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DE

LA RELIGION,

CONSIDÉRÉE

DANS SA SOURCE,

SES FORMES ET SES DÉVELOPPEMENTS. Par m. benjamin CONSTANT.

(Platon, T'unée.)

TOME QUATRIÈME.

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PARIS,

CHEZ PICHON ET DIDIER, ÉDITEURS,

QUAI DES AUGUSTINS , 47»

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IMPRIMERIE DE AMB. FIRMIN DIDOT,

RUE JACOB , TX° 24.

DE

LA RELIGION,

CONSIDÉRÉE

DANS SA SOURCE,

SES FORMES ET SES DÉVELOPPEMENTS.

Par m. benjamin CONSTANT,

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^ (Platow^ Timée.)

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PARIS,

CHEZ PIGHON ET DIDIER, ÉDITEURS,

RUE DES GRANDS-AUGUSTINS , ^'J .

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AVERTISSEMENT.

IM ous publions les deux derniers volu- mes d'un ouvrage que nous n'avons pu achever plutôt. Des devoirs politi- ques nous ont empêché de le rendre moins imparfait qu'il ne Test sans doute : nous ne disons point cela pour nous excuser: le lecteur juge le mérite intrinsèque d'un livre, non la position personnelle de l'auteur Une observation est nécessaire, sur- tout pour la première moitié du qua- trième volume.

Nous n y présentons que l'extérieur des religions sacerdotales, et nous y réunissons indifféremment les faits qui appartiennent à ces religions et les caractérisent. »

ij AVERTISSEMENT.

Cest que leur extérieur était pour les peuples dominés par les prêtres, toute la religion , et cpe l'intérêt des prêtres étant partout identique , elles ont eu partout les mêmes dogmes et les mêmes rites, sauf les modifications introduites par les climats et les cir- constances.

Si nous avions dédaigné cette por- tion vulgaire, et ne nous étions occu- pés que du sens mystique , nous nous serions donné un air de profondeur qui eut charmé bien des gens.

Il y en a qui se pâment encore , quand on leur parle des prêtres de l'Egypte, ou des Brames, ou des Ma- ges : on dirait qu'en admirant ces prétendus sages, ils deviennent aussi sages qu'eux.

Nous disons ceci de la partie niaise : car il y en a que nous n'accusons point de niaiserie.

AVERTISSEMENT. iij

Ils vantent ce qui était , parce que ce qui était leur conviendrait fort: ce qui est, et surtout ce qui s'an- nonce 5 leur convient peu.

On nous a reproché d'avoir pris pour point de départ, Tétat sauvage, parce qu'il n'est point démontré, nous a-t-on dit, qu'il ait été le pre- mier état de l'homme.

Nous avions reconnu avant nos adversaires, que l'origine de notre espèce était enveloppée de ténèbres impossibles à dissiper; mais nous avions déclaré que, voulant suivre l'intelligence dans ses progrès, nous avions partir du point ces pro- grès avaient commencé. Que l'état sauvage soit le premier, peu nous importe : l'homme y est tombé. Toutes les nations indiquent une époque cet état fut le leur : cela nous suffit.

iv AVERTISSEMENT.

I On a prétendu que nous aurions du prendre pour base une révélation universelle, la montrer se perdant par degrés, et retrouver ses traces à travers ses dégradations et ses souil- lures.

S'il y a eu une révélation univer- selle , elle a été successive , indivi- duelle et toute intérieure. Nous veut- on plus orthodoxes? La révélation bornée à un peuple est restée étran- gère aux autres peuples. Ils se sont agités au milieu des erreurs de l'igno- rance la plus épaisse , des barbaries , des superstitions les plus féroces, ou les plus licencieuses ; à Dieu ne plaise que nous cherchions des traces d'une révélation divine dans les sacrifices humains de Tyr, ou dans les débau- ches d'Ecbatane !

SECOND AVERTISSEMENT.

y_jES deux volumes devaient paraître à la fin de juillet dernier. Les heu- reux événements de cette époque en ont retardé la publication ; mais comme la totalité était imprimée , sauf la table analytique, rien n a été changé , si ce n'est une note de cinq ou six lignes à la page igS du tomeV*- Nos lecteurs ne doivent donc s'éton" ner ni de quelques expressions qui étaient peut-être, il y a trois mois, un acte de courage et qui ne se- raient aujourd'hui qu'un anachro- nisme, ni de quelques jugements un

vi SECOND AVERTISSEMENT,

peu sévères, sur des hommes qui, à cette époque , demandaient nos têtes. Ils sont vaincus, mais autre chose est loubU des injures, autre chose Testime; et si nous nous im- posons l'un comme un devoir, nous ne nous croyons point obligé à fein- dre l'autre, quand nous ne l'éprou- vons pas.

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DE LA RELIGION,

CONSIDÉRÉE

DANS SA SOURCE, SES FORMES ET SES DÉVELOPPEMENTS.

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LIVRE IX

DES RELIGIONS SACERDOTALES COMPAREES AU POLYTHÉISME INDEPENDANT.

CHAPITRE PREMIER.

Objet de ce Livre.

O N a vu , dans le volume qui a précédé celui-ci , quelles notions l'intelligence humaine, livrée à ses propres forces et jouissant de toute sa liberté, conçoit sur la figure et le caractère des dieux , sur la destinée et sur l'autre vie. Nous allons re- chercher maintenant comment ces notions se modifient sous l'empire des prêtres.

JF. I

O E I. A U ELI G ION

CHAPITRE II.

De la figure des dieux dans les religions sacerdotales.

JL/A figure des dieux, dans ces religions, reste stationnaire. Les Égyptiens, dit Synésius (i), ne permettent ni aux ouvriers, ni aux sculpteurs, de représenter les dieux à leur gré, de peur qu'ils ne s'écartent de la forme reçue. Les Gaulois,

(i) 2)e Providentia, page 73. Il ajoute que les prêtres faisaient jurer à leurs rois , en les consacrant , que , sous quelque prétexte que ce fût, ils n'introduiraient un usage étranger. Voyez aussi Platon (de Legib. , ÏI). En Egypte, observe un critique allemand, lorsqu'une fois les prê- tres avaient dessiné la figure d'une divinité, avec ses attributs, ou la représentation d'une fable, dans toutes ses parties, les artistes travaillaient pendant des mil- liers d'années d'après ce modèle, sans y changer le moindre détail , pas même les attitudes des personnages , de manière que, jusqu'au temps des Ptolémées,on ne peut distinguer aucune époque de peinture, de sculpture ou d'architecture.

LIVRE ÏX, CHAPITRE II. 3

au rapport de Deny s d'Halicarnasse( i ), n'avaient pu se résoudre, durant une longue suite de siècles, à l'innovation la plus légère, soit dans leurs rites, soit dans les images de leurs dieux. Le motif de cette prohibition est facile à comprendre, et la précaution n'était pas sans prudence. Si l'imagination avait pu s'exercer en liberté sur les formes divines , elle eût peut-être étendu bientôt son ingouvernable activité sur leurs qualités morales ou leurs attributs métaphysiques; et de la sorte, une altération légère en apparence serait deve- nue la source féconde de modifications im- portantes et indéfinies. Il valait mieux , pour le sacerdoce, que cette imagination, asservie et domptée, se brisât contre d'immuables simu- lacres. Ces dieux qui ne subissaient aucun changement, tandis que tout changeait autour d'eux, semblaient défier le temps par leurs dehors antiques. Monuments immobiles des âges écoulés, ils remplissaient l'ame de respect, €11 paraissant sortir des ténèbres d'une nuit profonde.

(i) Den. (I'Hal,, livre VII.

En conséquence , tandis que , dans le po- lythéisme indépendant , l'anthropomorphisme remplace le fétichisme et en efface presque toutes les traces, ce fétichisme, conservé en sous - ordre dans les religions sacerdotales , se prolonge jusqu'au milieu de la civilisa- tion (i). Partout le sacerdoce est l'autorité suprême, l'embellissement des formes divines est repoussé comme un sacrilège. Les piques et les troncs d'arbres (2) adorés dans les Gaules ne prirent à aucune époque des contours plus élégants ; et lors me aie que les Gaulois se fu-

(i) Starro, dieu que les Frisons invoquaient contre les inondations et les tempêtes, n'était qu'un morceau de bois (SuLZER, page 291 ). Le dieu de l'air, chez les Mexi- cains, Quetzalcotle, était un serpent couvert de plumes vertes. Le Mercure de Phénicie, un poisson à la tête de sanglier, surmontée d'une couronne (Proclus, in Tim. Firm. , 1. II, c. 7). Dagon avait la même forme, et Jupi- ter celle d'un épervier. Les Teusar-poulat , fétiches de la Bretagne païenne , étaient des génies sous forme de va- ches, de chiens ou d'autres animaux domestiques (Cam- BRY, I, 72).

( 2) Simulachraque mœsta Deorum

Artecarent, csesisque exstant informia trimcis.

Phars. IIL Et robora numinis instar Barbarici. Cla.ud. Laud. Stilic. I. 128.

LIVRE IX, CHAPITRE II. 5

rent familiarisés avec im luxe barbare, ces monuments antiques excitèrent toujours plus de vénération que les statues d'or(i), qui s'é- levèrent à coté d'eux.

Les prêtres, d'ailleurs, répugnent à donner aux dieux la figure humaine. Ils tendent tou- jours à mettre entre les adorateurs et les idoles une distance plus grande. Ce que nous avons dit (2) du mystère qui réside dans les animaux les rend plus propres à inspirer des terreurs religieuses que ne le seraient des êtres pareils à nous.

Les Egyptiens, qui ont élevé des temples à presque toutes les créatures vivantes , n'ont jamais placé l'homme parmi leurs divinités (3);

(i) Ces statues d'or existaient avant César (Polyb. II, 32). On l'accusa, non sans vraisemblance, d'en avoir enlevé plusieurs et d'avoir séduit ses concitoyens avec l'or de la Gaule (Suet. Caes., 54).

(2) Liv. Il, ch. 2, p. i56, seconde édition.

(3) Deux passages, l'un de Porphyre (de Abstih. IV, 9), l'autre d'Ensèbe (Praep. ev. III, 4-12), semblent con- tredire cette assertion : mais en premier lien ces auteurs restreignent l'adoration de l'homme à une seule ville nom- mée Anabin ; en second lieu , ils sont d'une époque qui donne peu de valeur à leur témoignage. Les prêtres d'É-

6 Dii LARELIGIOIV,

et les écrivains grecs, qui nous ont parié des hommes déifiés chez les Scythes, sont tombés dans une erreur maintenant bien connue (i).

Néanmoins le sacerdoce cède tôt ou tard à l'impulsion naturelle de l'esprit humain. Ce qu'il y a de plus parfait aux yeux de l'homme, c'est la forme humaine (2) : les prêtres finis-

gypte, suivant Hérodote (II, 142), niaient toute appa^ rition des dieux sous une forme humaine, durant les 340 générations des Piromis, lorsque les dieux gouver- naient cet univers immédiatement et par eux-mêmes. L'i- dole d'Anabin n'était probablement pas un homme, mais un singe de l'espèce des cynocéphales. (Pav*^, Rech. sur lesÉgypt, et les Chinois, I.)

(i) L'immortalité chez les Scythes était le privilège de ceux qui mouraient de mort violente ou qui périssaient sur les autels. Ils étaient considérés comme des messagers envoyés aux dieux. Les Grecs imbus de leurs idées d'apo- théoses virent dans ces victimes des héros déifiés. C'est ainsi que Lucien dit de Zamolxis , qu'il devint un dieu après avoir été un esclave, ce qui signifiait simplement que cet esclave avait été immolé. Voy. Hérodote, IV,

94-95-

(2) Cette préférence de l'homme pour sa propre forme est constatée par toutes les mythologies. Dieu fit l'homme il son image ( Genèse ).

Os homini sublime dédit. Ovide. ^

LIVRK IX, CHiVJ»IT*lE II. H

.sent par en revêtir leurs divinités (i); mais ils se plaisent à rappeler dans leurs cérémo> nies les vestiges de temps antérieurs (i). Leurs (lieux conservent toujours quelques restes de leurs anciennes difformités (3) ; et des allégo-

«■ Les divinités qui s'agitaient au sein de l'Océan suppliè- « rent le créateur de leur accorder une fornoie. Il leur « montra celle du cheval , de la vache, de^tous les animaux « successivement : elles n'en furent pas satisfaites. Enfin <i il leur présenta celle de l'homme, et toutes aussitôt par « rurent contentes. » (Rigveda. ) ;

(i) Nous avons déjà remarqué que la forme humaine est l'attribut des dernières incarnations de Wichuou. La même progression nous frappe en. Syrie. Derceto est d'abord moitié poisson, moitié femme. Bientôt elle ejt femme de la tête aux pieds. Nous verrons sa figure^ s-e compliquer de nouveau, lors de la confusion des deux polythéismes. ,

(a) Il a été dit plus haut que les prêtres égyptiens s'a- daptaient dans leurs fêtes des têtes de loups, de chiens, d'éperviers, et que les Mages, dans leurs mystères, revê- tus de peaux d'ours, de lions et de tigres, prenaient le nom de ces animaux.

(3) Erlik-lChan, dans la mythologie Lamaïque (Pall^s, Mongol. Vœlkersch. , II, 54) ; Vitzli-Putzli chez les Mexicains (CLAViGERO,liv.I ), sont un composé de l'homme et de l'animal ; l'Astarté phénicienne avait des cornes de taureau ; Saturne une tête de singe et une qu<îue de san- glier; Prithivi qui, aux Indes, préside à l'agriculture, reprend souvent la forme d'une vache. Le soleil chez Wji

8 DE LA RELIGION,

ries ou des fables expliquent ces monstruosités opiniâtres. Schiven , ayant , dans un accès de courroux, comme nous l'avons vu au chapitre 5 du livre 6^, coupé la tête àDachsa, son beau-père, consentit, quand la paix fut conclue, à le ren- dre à la vie ; mais la tête tranchée pendant le combat était tombée dans le feu : une tête de bouc lui fut substituée (i), etDachsa ressuscita

Chaldéens était un homme à deux têtes avec une queue. (Beger ad Selden, 257.) L'Oannès des Phéniciens était un poisson avec deux pieds d'homme et une voix hu- maine, (Hellad. ap. Phot., Selden de diis syris, III.) Des enfants de Schiven, l'un est un éle'phant, un autre un singe. Le Mithras des Perses a une tète de Hon ( Luc- TATius, in Statu Theb. I, 7i5), Anubis de chien. Ty- phon de crocodile, voy. sur ce dieu les recherches de M. Champollion. Ganeza, petit-fils de l'Himalaya, cette montagne si célèbre dans la géographie, la mythologie et l'histoire indienne (As. Res., III, 40), a une tête d'éléphant comme Pouléar. (Dubois, II, 421-422.) Le Gange est, comme Derceto ( voy. ci.dessus, p. 7, note 2 ), moitié femme et moitié poisson. Les singes demi-dieux, alliés de Rama, sont tantôt de purs animaux , tantôt un mélange de la béte et de l'homme. (Guign., 202 et 719-725.)

(i) As. Res., VI, 47^-477- L'auteur du journal le Ca- tholique, qui arrange à sa guise ce qu'il a compilé sur l'Inde, voit dans cette fable la réminiscence d'une lutte entre les deux cultes. Dachsa, dit-il, pontife de Brama, fut égorgé par Siva. Il y eut ensuite réconciliation, etc.,

LIVRE IX, CHAPITRE II. Q

ainsi défiguré. De même pour expliquer la figure de la déesse Ganga (i), moitié femme, moitié poisson , les Brames racontent que Schi- ven a métamorphosé de la sorte un immense déluge, de la sueur de son front, et Fa placé sur sa tête de peur qu'il ne submergeât le monde (2). Le sacerdoce proteste donc toujours contre l'attribution de la forme hu- maine aux dieux dont il dirige le culte. Dans les religions qu'il domine, cette forme n'est qu'un accessoire; la signification mystérieuse

XXIV, 294. CeUe hypothèse est aussi fausse et aussi ab- surde que celle de Sainte-Croix sur les guerres religieuses entre les Grecs et les colonies. Il y a eu , sans doute , abo- lition du culte de Brama et proscription des Bramines, à une époque et avec des circonstances que nous ignorons : mais travestir en événements historiques et détaillés de pures fables , survivant au fétichisme et revêtues ensuite d'un sens mystérieux , est une témérité de critique que rien n'autorise. Dachsa, à forme de bouc, avait été un fé- tiche; Dachsa, beau-père de Schiven, fut un dieu popu- laire; Dachsa, s'abîmant dans le grand tout, finit par être un symbole panthéiste.

(i) Le Gange.

(2) Voy. pour d'autres fables indiennes qui doivent leur origine à la même cause, Hamilton's new^ account of the East-Ind., I, 268-277; Sonnerat, I> i53-i54; K^mpf., Hist du Japon, trad. allem., II, 3 10.

JO DE L A R ELI G ION,

est l'idée essentielle. C'est le contraire dans les religions indépendantes (i).

Cette lutte constante du sacerdoce imprime à la figure des dieux une quadruple empreinte.

L'ancien fétichisme y contribue de ses ves- tiges qui sont consacrés (2).

L'esprit symbolique, plus raffiné, exprime les qualités divines par des images qui les in- diquent (3).

(i) Quand les dieux cessent d'avoir des figures d'ani- nnaux, on en voit à leur suite ou leur servant de monture. Lorsque l'adoration des lances tomba en désuétude chez les peuples du Nord, les dieux furent représentés une lance à la main. Aux Indes, Schiven est monté sur un tau- reau, Brama sur un cygne (Paulin, Syst, Bram. Sonne- rat, I), Cama, l'amour, sur un éléphant (Colebroore, As. Res., IV, 41 5). Dans les deux cas, la figure du dieu devient ou son symbole (Montfauc, Ant. expl., I, 22) ou l'un de ses attributs. Les Indiens de nos jours sont encore si imbus de ces idées, que voyant quelques saints du christianisme accompagnés d'un animal , ils at- tribuent à ces saints, comme à leurs propres dieux, des transformations miraculeuses.

(2) Voyez t. III, page 324.

(3) Porphyre, d'après Bardesanes (de Styge, ap. Stob. phys. I, 4. Paulin, sy§t. Braman. p. 27), nous donne de Brama une description qui dénote les efforts de l'esprit symbolique pour exprimer dans la figure des dieux toutes

t

LIVRE IX , CH APITR E II. H

Viennent ensuite les allégories scientifiques ,

leurs fonctions et toutes leurs forces. Ce créateur du monde est représenté non seulement comme hermaphro- dite, mais comme entouré de tous les objets sur lesquels s'étend son empire. A sa droite est le soleil , à sa gauche la lune, sur ses deux bras étendus en croix on voit des génies ailés, des étoiles, les différentes parties du monde, le ciel , la terre , la mer , les montagnes , les fleuves , les animaux , les plantes, toute la nature. Le Saturne phénicien avait quatre yeux par devant et quatre par derrière, deux plumes sur la tête, quatre ailes dont deux étaient repliées et deux étendues. Le nombre de ses yeux signifiait, disaient les prêtres, sa surveil- lance non interrompue. L'une de ses plumes indiquait sa suprématie sur le mon^e intellectuel , l'autre son autorité sur l'univers physique. Ses ailes étendues et repliées le désignaient comme le principe du mouvement et du repos. Des explications sacerdotales de la même subtilité pourraient rendre raison de la figure des dieux dans la mythologie lamaïque. Erlik-Khan , dont nous avons déjà parlé , a la crinière du lion , symbole de la force, le visage d'un buffle ou d'un bouc, et un énorme phallus, em- blème de la fécondité, deux têtes, pour indiquer l'inlelU- gence, et quatre bras, signe de l'accomplissement inévi- table de sa volonté. (Pallas, TSfachr. ueb. die Mongol. Vœlkersch, II, 54.) Dagon exprimait par sa queue de poisson la qualité fécondante. (Selden, de D, S, t>6i- 263; GuAsco, de l'Usage des statues.) L'Indien Ganéza , dieu de la sagesse, avait une tête d'éléphant ( Col^br. , As. Res. , IV, 41 5). Scanda ou Cartikeya a six bras; Eswara seize, Dourga dix ( Laflottk , p. 209); Bha- vani huit, avec lesquels elle tient des sabres, des épc^s,

12

partie souvent cachée, mais inséparable des cultes sacerdotaux (i).

Enfin, ces divers éléments sont mis en œuvre et modifiés par le penchant toujours inhérent

des piques et des haches. Bouddha se montre avec quatre bras à ceux qu'il favorise. Agni ou Agnini, le dieu du feu, le purificateur, eh a le même nombre. (Sonnerat,!, i57.) Brama est toujours représenté avec plusieurs bras et plusieurs têtes, comme le Dschoeschik du Tibet ( Pàllas , loc. cit.); et telle est la disposition des prêtres à se figurer les intelligences supérieures comme polycéphales, qu'ils ont in- venté des dieux à trente-six têtes , formant trois étages ou trois rangs. Le Tibétain Cenrezi en a onze en forme de pyramide. Celle qui en lait la pointe est entourée de rayons , et a un visage écariate autour duquel flotte une chevelure de couleur d'azur. Il a neuf bras : quatre portent une fleur, un arc , des flèches et un vase plein d'eau ; trois tiennent un chapelet , une roue et une bague ; les deux derniers joignent les mains comme pour prier. (Pallas, ib.) Ce penchant à se créer des divinités polycéphales n'est point particulier aux peuples du Midi et de l'Orient. Suentavith, le dieu du soleil chez les peuples Slaves, avait quatre têtes et regardait les quatre parties du monde. Rugiavith, le dieu de la guerre , avait sept visages : Porevith deux , etPorenetz, indépendamment de sa tête quadruple, avait un visage sur la poitrine, et tenant son menton de la main droite, il touchait aux étoiles de la gauche. (Sax. Gramm. Hist. Dan. XIV, 319-327.)

(1) Ainsi Mercure en Phénicie rappelait par la couleur blanche de l'un de ses bras et par la couleur noire de l'au- tre la succession des jours et des nuits. (Procl. in Tim.

LIVRE JX, CHA^PITREII. i3

au sacerdoce de remplir Famé du peuple de sur- prise et de terreur. La figure de Chandica ou Gali, surnommée aux Indes, la déesse aux dents horribles , a manifestement ce but. Lorsqu'on lui offre des sacrifices , dit le Calicapouran (i), on doit placer enidée à côté d'elle deux assistants qui ont trois yeux enflammés, le corps jaune, la tête rouge, des oreilles énormes, des dents longues et menaçantes, un collier de crânes humains, et qui, armés de tridents et de ha- ches, tiennent dans la main droite des têtes coupées et dans la gauche des vases remplis de sang. C'était avec la même intention que les prêtres vandales représentaient leur Pues- trich comme un nain contrefait et malfaisant, vomissant à travers des torrents de fumée des flots d'une eau brûlante (2).

Firmic, loc. cit. ) La peau de taureau qui couvrait la tête d'Astarté faisait allusion à la lune (Dupuis, III; Creutzer, II, io6), et les dix monstres des Cingalèses étaient en rapport avec dix constellations (Knox, p. 3o et 76). On peut voir dans Gœrres les explications astronomi- ques de ces diverses figures, I, 291-295.

(1) As. Res. 371-390.

(2)FRENZEL,de diisSoraborum, cap. 17; Sagittarii An- tiq. gent., p. 6; Pfeffercorn, Thiiring. gesch, p. Sg ; Ner- RETER, Heiden-tempel, p. 1084.

l4 DE LA RELIGION,

Cependant le sacerdoce trahit quelquefois un désir contraire. S'il veut que les formes de

ses dieux soient stationnaires , ce qui les maintient monstrueux; s'il veut qu'ils soient terribles, ce qui les rend des objets d'effroi; il regrette, quand il les compare avec les mortels, de ne les avoir pas revêtus d'une beauté supérieure, et il s'efforce de cacher la difformité sous la richesse. Les divinités grecques sont simples et élégantes, les simu- lacres des barbares surchargés d'ornements et de dorures, et dans leurs descriptions, c'est par un éclat miraculeux, par l'immobilité du regard et de tous les membres , par la faculté de planer dans les airs , sans que les vents agi- tent ni les vêtements, ni la chevelure, c'est- à-dire par des attributs qui ne tiennent point au perfectionnement de l'art , que les prêtres distinguent la race céleste. Le Mahabarad nous montre les dieux compétiteurs de Nala pour la main de Damayanti , entourés d'une splen- deur toujours uniforme, couronnés de fleurs toujours fraîches, parce qu'aucun souffle ne les fait mouvoir, l'œil fixe, et s'élevant au-des- sus du sol, sans que leurs pieds le touchent, tandis que Nala, couvert de sueur et de poudre, ne porte qu'une couronne fanée ; ses pieds trem-

l/vRE IX, CHAPITRE II. i5

blants reposent sur la terre , et son corps pro- jette au loin l'ombre qui constate l'infériorité de sa nature (i).

L'habitude d'offrir à l'adoration publique des formes bizarres , entraîne les artistes , qui travaillent sous les ordres des prêtres, à en introduire de pareilles dans les échelons inférieurs de la hiérarchie mythologique. De cette foule d'animaux imaginaires (2) , qu'on rencontre dans toutes les mythologies sa- cerdotales, tandis qu'il n'y en a point qui

(i) Mahabarad, épisode de Damayanti.

(2) V. t. II, 262; III, 124-125,244. Le roi des oiseaux, au regard perçant, au plumage doré, l'oiseau garoudaou garouva, assemblage fantastique de l'homme et de l'aigle, ou de l'épervier (As. Res. 1. 200, XIV, 467-468), la grande abeille bleue (ib. I, 200), le cheval Ourschirava à deux ou quatre têtes. Il est à remarquer que les animaux de l'Apocalypse sont parfaitement semblables à ceux des religions sacerdotales. Dans les raines de Persépolis, ville dont les débris attestent un luxe porté au plus haut point de raffinement, on ne trouve aucune forme pure et régulière : l'œil est fatigué partout de combinaisons étranges, d'animaux qui ont le corps d'un lion, les pieds d'un cheval, des ailes, la tête d'un homme à longue barbe, coiffé d'un diadème et d'une tiare. (Voy. de Chardin.) 11 nous importe peu de savoir si ces figures étaient indi- gènes en Médle et en Perse, ou si, pour y arriver, elles traversèrent la chaîne de montagnes qui sépare la Bac-

l6 DE LA RELIGION,

soient indigènes dans le polythéisme grec (i). Quelquefois le sentiment religieux , par un essor tout-à-fait disproportionné avec l'époque, a le désir et le besoin de rejeter tout simulacre (2). Les prêtres alors s'emparent de ce mouve- ment pour le diriger à leur gré. Il peut leur être utile en ce qu'ils sont plus sûrement les

triane de l'Inde. L'esprit sacerdotal dominait également dans ces différents pays. (Heerkn, Ideen, etc. I, 295.)

(i) Le Sphinx, la Gorgone, la Chimère, sont manifes- tement des inventions étrangères à la Grèce.

(2) Les habitants du Holstein avaient une telle aversion pour les simulacres et les églises fermées de murailles , que Charlemagne voulant en faire construire une et y éle- ver les symboles de la foi , fut obligé de faire bâtir im village, il plaça des chrétiens, avec ordre de défendre leur église. Mais cette haine des simulacres n'était point, comme on l'a cru, particulière aux peuples du Nord. Le sentiment religieux étant le même partout , a fait partout les mêmes tentatives, et les prêtres se sont prêtés à ces ten- tatives en en profitant et en les interprétant. A Hiéropo- lis, tous les autres dieux avaient des statues , on voyait deux trônes vacants réservés au soleil et à la lune. Lors- que l'auteur du traité sur la déesse de Syrie attribué à Lu- cien, s'informa du motif de cette différence, on lui ré- pondit que ces divinités, toujours visibles au haut du ciel , n'avaient pas besoin d'être présentées aux regards des hommes , tandis qu'il fallait des simulacres pour les dieux que l'œil humain n'apercevait nulle part.

LIVRE IX, CHAPITRE II. in

seuls intermédiaires entre les hommes et les divinités invisibles. Mais comme cette notion est hors de toute proportion avec l'état des lumières, elle ne saurait se soutenir; l'usage des simulacres a toujours triomphé (i). On ne citerait pas un exemple d'un peuple qui n'ait jamais eu de simulacres, bien qu'on en puisse citer plusieurs chez lesquels la haine des simu- lacres était un principe religieux.

Ce n'est donc point une erreur complète que celle des écrivains qui ont célébré , comme une preuve d'un élan vers des idées épurées, cette répugnance à donner aux dieux une forme ma- térielle : mais l'erreur a commencé lorsqu'ils ont voulu transformer en notion de l'esprit un sentiment vague : en examinant la question de plus près, ils auraient vu que l'intelligence

(i) Pour satisfaire à la fois le sentiment qui repousse les simulacres , et l'imagination qui en a besoin , les dieux, disent les Cingalèses , n'ont ni chair , ni os , ni corps soli- des, bien qu'on croie voir des cheveux sur leurs têtes, des dents dans leurs bouches , et sur leurs corps une peau brillante et lumineuse comme le soleil. Ce que les hom- mes voient ainsi n'est qu'une illusion : les dieux n'en sont pas moins invisibles et incorporels. ( As. Res. , VII , S5.)

I 8 D E L A R E L I C I O N ,

n'étant pas assez forte pour se maintenir à cette hauteur, il n'y avait aucun avantage à ce que le sacerdoce réduisît en maxime la haine des simulacres , puisque , d'une part , celte maxime était constamment démentie par la pratique , et que , de l'autre , les dieux invisi- bles et immatériels valaient moralement beau- coup moins entre les mains des prêtres, comme nous le prouverons dans le chapitre suivant, que les dieux visibles et matériels des religions libres.

|«D't f)i:

LIVRE IX, CHAPITRl; III.

CHAPITRE III

Du caractère des dieux dans les religion, sacerdotales.

Oi, avant d'exposer à nos lecteurs le caractère des dieux dans les religions soumises aux prê- tres, nous leur proposions le problème sui- vant : il y a deux sortes de religion ; l'une est le résultat des conjectures, des craintes, des espérances d'une multitude ignorante, livrée à toutes les erreurs peut la précipiter son ignorance ; l'autre est l'œuvre long-temps mé- ditée de l'élite de l'espèce humaine formée en corporations, qui ont recueilli toutes les con- naissances qu'elles ont pu conquérir par des travaux opiniâtres, des réflexions profondes, les découvertes de la science, les subtilités de la métaphysique, les raffinements de la con- templation. Dans laquelle de ces religions le ca- ractère des dieux doit-il être le plus pur, le plus

2,

20 DJ; LA RELIGION,

sublime, le plus dégagé de toutes les imperfec- tions et de tous les vices ? certes , la préférence serait accordée à la seconde; et néanmoins, en interrogeant l'histoire, on verrait les faits s'é- lever à l'envi contre cette préférence.

Si l'orgueil , la vénalité , la perfidie , sont les traits distinctifs des dieux homériques, ceux du sacerdoce, non moins mercenaires et non moins superbes, sont mille fois plus capricieux, plus vindicatifs et plus trompeurs. Les prêtres ont besoin de leur cruauté, de leurs capri- ces et de leurs fraudes, pour mieux asservir en leur nom la foule crédule. L'esprit de corps les avertit de cette condition nécessaire de leur existence et^de leur pouvoir; et il en résulte, partout ils dominent, une religion plus extravagante et plus oppressive que dans les contrées ils ne dominent pas.

Instruments d'une corporation dont le but est un empire sans bornes, les dieux doivent vouloir ce que cette corporation veut, c'est-à- dire subjuguer l'homme dans les petites comme dans les grandes choses, dans l'asile de ses pensées comme dans sa conduite extérieure. Aussi rien n'est comparable à la minutie de leur exigence, à l'arbitraire de leur volonté.

LIVRE IX, CHAPITRE III. '2 1

Des pratiques en foule remplissent chaque instant du jour et précèdent ou suivent toutes les actions de la vie.

Les modes d'adoration portent une empreinte d'abaissement et d'humiliation que repousse le polythéisme indépendant. On ne pouvait entrer dans la plupart des forets sacréesde la Germanie sans s'être fait charger de fers. Il était défendu de se tenir debout , ou même à genoux dans ces sanctuaires. On n'osait en sortir qu'en se rou- lant sur le sable (i); ces apparences de servi- tude étaient les seuls hommages qui fussent réputés dignes des dieux; et toutefois entre ces dieux, que le sacerdoce veut ainsi re- hausser, et les mortels qui les adorent, le trafic dont nous avons parlé bien souvent dé- grade les uns et corrompt les autres. Les pre- miers requièrent impérieusement des victimes et des sacrifices (2); et ces offrandes confè- \ rent aux seconds des titres obligatoires. ^

Les dieux du sacerdoce ont, comme ceux

(i) Tacit. Germ. 3g.

(2) Quoique tu fasses, quoi que tu manges, quoi que tu désires , fais-moi une offrande, dit Crischna à son dis- ciple. Bhag.-Gita, trad. fr., p. 92. Toutes les ruses des

22 DE LA RELIGION ,

d'Homère, les mœurs des peuples qui les en- censent. Ceux des Indiens placent leur bon- heur dans le repos; ceux des Scandinaves sont belliqueux et avides de carnage (i). Mollement bercés sur des vagues d'une blan- cheur éclatante, ou retirés sur la montagne

Brames et les fables qu'ils racontent pour obtenir les dons des fidèles, reposent sur la vénalité et l'avidité des dieux. (Voy. Dubois, II, 362.) A l'époque de l'année le Ca- véry débordé inonde les plaines brûlantes et stériles qui longent son cours, et y répand la fraîcheur et la ferti'lité, vers le milieu de juillet , les habitants se rendent en foule sur ses bords, pour féliciter la rivière, et lui consacrer des offrandes de toute espèce , de l'argent pour ses dé- penses, de la toile pour ses vêtements, des bijoux pour sa parure, du riz, des gâteaux, des fruits, des ustensiles de ménage, des cprbeilles, des vases, etc. (Dubois, II, 3oi.) On dirait une femme vénale ou coquette, accor- dant ses faveurs à l'adulation qui la flatte ou à la prodi- galité qui l'enrichit.

(i) Un des surnoms d'Alfadur est Kerian le destructeur, d'autres Nicar le vainqueur, Vidar le dévastateur, Suïdor l'incendiaire. Odin, ayant été confondu avec Alfadur, fut appelé le dieu des combats (Edda, fab. 28), bien qu'à proprement parler , ce fut Thor qui présidait à la guerre : mais la conception d'un dieu pacifique, dirigeant l'Uni- vers, ne pouvait être admise chez des tribus exclusivement livrées à des expéditions de piraterie et de pillage. Il y a dans la langue Scandinave i3o épithètes pour exprimer les attributs belliqueux d'Odin.

LIVRE IX^ CHAPITRE III. 2D

qui leur sert d'Olympe (r), les premiers tirent des sons harmonieux du Vounéï (2), rival de la lyre dont Apollon joue aux banquets de Jupi- ter. Odin, au contraire, assis sur les mers, une épée dans sa main puissante, ne respire que les tempêtes et la destruction. Ses cheveux enflammés flottent au gré des vents. Ses yeux brillent comme des éclairs sur son ténébreux visage , et sa voix est pareille au bruit du tor- rent dans le lointain (3).

Les peuples du Nord et de l'Occident se ras- semblaient sous de grands arbres pour leurs transactions civiles et judiciaires. Leurs dieux rendent la justice sous un frêne (4). Minerve et Junon vont tantôt à pied, tantôt en char dans Homère; les dieux de l'Inde montent sur des chars qui se meuvent d'eux-mêmes (5) :

(i) Le mont Mérou.

(2) Le Vounéï est une espèce de petite harpe indienne à l'usage des castes supérieures et surtout des Brames. (Dubois, I, 72-73.)

(3) Edda. Plusieurs traits de cette description se re- trouvent dans les poèmes d'Ossian , la Scandinavie est nommée Lochlin et Odin Loda.

(4) Edda, 8*^ fable. '. '

(5) As. Res., X, i5o. ^' n jt?î) î-'

9,4 DE L A. RELIGION,

Siva et Parvatti n'auraient pu traverser l'O- céan et regagner le ciel , si Dachsa ne leur eût prêté son char (i) : mais Scada , femme de Niord, saisit son arc, et attachant ses patins à ses pieds agiles, s'élance du ciel pour courir sur les glaçons à la chasse des bétes farou- ches (2). Les femmes, dans le Nord, exer- çaient la médecine; aussi dans FEdda, le mé- decin des dieux est-il une femme (3). Ce sexe, en général , jouissait chez les nations septen- trionales d'une plus grande considération que chez les Grecs (4) , et les déesses dans le Val- halla ont plus de crédit que dans l'Olympe. Nous avons vu chez les Grecs Apollon se faire expier du meurtre du serpent tombé sous ses coups : Odin , qui a tué le géant Ymer pour créer le monde, a besoin de même d'une expiation , et la mort de Balder est expliquée ainsi par les mythologues (5). Aux Indes, In-

(i)As.Res.,XI, 56.

(2) Edda, la® fable.

(3) Edda, 28® fable.

(4) Mallet, introd. à l'hist. du Danem. p. 272.

(5) MoNE, Symbol., 4^î- li y a peut-être ici une idée cosmogonique, mais qui ne change rien à l'effet de la fa-

LIVRE IX, CHAPITRE III. ^5

dra, qui a teint ses mains coupables du sang de ses compagnons, se plonge dans les eaux pour expier ce crime (i).

Les aliments mêmes des dieux sont apprêtés sur le modèle de ceux des hommes. Le vin les réjouit dans Homère presque autant que le nectar : les compagnons d'Odin s'enivrent de bière, et, chez les Hébreux, qui, malgré les efforts de Moïse, avaient adopté beaucoup de coutumes et de locutions de leurs voisins, l'autel est appelé la table de Dieu, le sacrifice son pain (a) ; et le sel est nécessaire dans toutes les oblations, parce que sans sel aucun ali- ment n'est agréable à l'homme (3). Ces aliments sont engloutis avec une avidité qui trahit une faim dévorante. Les dieux du Ramayan (4)

ble. Ymer est le chaos ou la matière non organisée. Odin le tue , pour former l'Univers avec ses membres. La mort de Balder (le soleil) est une des révolutions physiques qui menacent de bouleverser la création et de ramener le chaos.

(i) Ramayan, 270.

(a) Malac. cap. I, v. 12; Nombr. 28, 2 ; Ézech. 44, 67.

(3) Lévit. Il, i3.

(4) Pages 4a, 179.

26 DE LA RELIGION,

accourent en foule pour prendre leur part du sacrifice; et les peuples de la Bohême, dans leurs plaintes contre Charlemagne , disaient : Il nous empêche de préparer pour nos dieux affamés les mets du soir (i).

Les dieux du sacerdoce ne sont point doués d'une force sans bornes. Leurs efforts sont vains pour tendre Tare de Rama (2). Thor a besoin de revêtir sa ceinture magique, pour reprendre sa vigueur (3) , comme Junon de se reposer avec ses coursiers , après avoir fendu les nuages, pour hâter la prise de Troie (4); et Veidar, ainsi que Mercure, doit la rapidité de son vol à des sandales miraculeuses, qui le soutiennent dans les cieux et sur les eaux (5). ( De tristes infirmités menacent ces dieux. Hother est privé de la lumière du jour (6). Ils succombent à la fatigue. Le bocage

(i) Anciennes poésies bohèmes, publiées en allemand par Wenzel. Prague, 18 19. Voy. pour une foule d'au- tres exemples de cette imitation des mœurs et des coutu- mes humaines, Dubois, II, 877 et 410.

(2) Ramay. , p. 55o.

(3) Mallet, introd. p. 79.

(4) Iliad. IV, 26-28.

(5) Edda, i5« fable.

(6) Edda, i5« fable.

LIVRE IX, CHAPITRE II f . 2-7

Rama et sa fidèle épouse se reposèrent dans Jeurs voyages et baignèrent leurs pieds fati- gués (0, ombrage encore la montagne de Ri- mour. Le malheur les atteint. Souvent frappés d'une calamité imprévue, ils font sept fois le tour du monde,avec une vélocité prodigieuse, en poussant des cris lamentables (a). Freya, sœur et femme d'Odin, désolée comme Cérès ou Isis, parcourt tous les climats, cherchant son époux, et de les différents noms qu elle porte chez les divers peuples. Siva et Wichnou perdirent un jour la belle Parvatty , et répandirent tant de larmes, qu'un lac se forma, appelé encore de nos jours le lac des pleurs. Ces divinités im- parfaites sont accessibles à l'effroi. Saraswatti, perdue dans le désert, et que les démons poursuivaient de cris horribles , se cacha dans sa terreur au fond de la terre, et ne reparut que bien loin, sous la forme d'une fleur (3). Le plus grand des maux, la vieillesse, n'épar- gne pas ces dieux. Une pomme les rajeunit : elle est sous la garde de la déesse Iduna. Une fois elle leur fut enlevée , et bientôt leurs che-

(i) As. Res., VII, 60-61. .;^i|i/ u (a)/é«W.,VII, 477. .'ji

^8 DE LA RELIGION,

veux blanchirent, et leurs mains tremblantes soulevaient à peine le poids de leurs armes (i). Leur vue est faible et circonscrite. Lorsque le Gange, quittant le ciel, vint couler sur la terre, ils abandonnèrent leurs célestes de- meures, afin de s'assurer de près de cette ré- volution prodigieuse (2) ; et quand Jéhovah veut surveiller les prophètes, il s'éveille la nuit et se lève matin (3), comme un maître mortel , aiguillonnant des serviteurs paresseux. L'immortalité , cet attribut douteux des dieux de la Grèce, n'est pas un privilège plus assuré aux divinités du sacerdoce. Elles tra- vaillent sans cesse à conquérir l'Amrita, breu- vage merveilleux qui la confère , et que le sort a caché au fond des mers (4). Balder meurt piqué par la ronce : les dieux délibèrent s'ils ne feront pas subir à Loke un trépas doulou- reux (5); et Freya tremble pour les jours d'O- din (6).

(i)Edda, 14* fable. (a) Ramayau, page 396.

(3) Rois, IV, XVII, 10; XXtlI, 6, 27.

(4) Bagavadam, liv. 8, Sonnerat, I, i34. Supplément au Bhaguat-Gita par Wilkins.

(5) Edda, fable.

(6) Mallet. introd., page 275.

LIVKK IX, CHAPITKK III. ag

Ainsi, bornés dans leurs forces physiques, ces dieux le sont encore dans leurs facultés morales. Gna est leur messagère quand ils veulent savoir ce qui se passe parmi les hom- mes (i) , comme Iris est celle des dieux de l'Iliade. Odin découvre la terre du haut de son trône ; mais ce sont deux cor- beaux perchés sur ses épaules qui lui ra- content tout ce qu'ils observent (2). Un géant l'importune par sa renommée. Le dieu veut s'assurer si la science de ce rival sur- passe la sienne. Freya le retient : elle lui déconseille une lutte dangereuse. Les dieux imparfaits, lui répond-il, ont souvent besoin des lumières humaines (3). Elle l'accompagne alors de ses vœux. Puisses-tu, s'écrie-t-elle, avoir assez de science (4)! Mais la source même la science se puise n'est pas en son pou-

(i) Etlda,8*fable.

(•1) Edda, 20^ fable. Chez les Perses, c'est également un corbeau qui est assis sur l'épaule du père des dieux et lui inspire la sagesse. (Schahnameh de Ferdoucy. )

(3) Sàx. Gramm. 111,65, 66.

(4) Mallet, introd. p. 270-273.

3o DE LA RELIGION,

voir. Mimis la garde : Odin n'en peut appro- cher sans qu'il le permette, et se voit con- traint, pour désarmer ce surveillant jaloux, de lui laisser un de ses yeux en gage (i). Aussi l'erreur est-elle souvent le partage de ces dieux. Dans le premier âge, le but de l'Éternel fut déçu : sa volonté fut éludée (11). Cette notion d'un dieu qui se trompe ou que les ruses des créatures parviennent à tromper, rappelle la fable de Prométhée, et prouve la ressemblance des deux polythéismes sous l'un des rapports les plus importants (3).

Mais c'est surtout par leurs passions et leurs vices que les divinités sacerdotales sont sem-

(i) Edda,8^fable.

(2) Préface du Bhaguat-Gita, page viii.

(3) La mythologie indienne fourmille d'anecdotes les dieux sont pris pour dupes par les mortels. Soane, amoureux de la belle Nasmada, autre nom pour Bhava- ni, demanda cette déesse en mariage. Bhavani envoya son esclave Johilla pour examiner le cortège et la pompe dont son amant était entouré. Johilla, frappée de la beauté de Soane , se fit passer pour Bhavani , qui , furieuse de cette infidélité, défigura l'esclave coupable et précipita son amant dans les flots. Les larmes de Johilla formèrent une petite rivière qui porte son nom. As. Res. , VIÏ, io2-io3.

LIVRE IX, CHAPITRE 111. 3l

Ijlabies aux dieux de l'Iliade : ni la débauche , ni la cruauté , ni le parjure ne les font reculer. Vous vous prêtez aux désirs des hommes plus qu'aucune femme, dit Loke à la déesse Iduna (i). Lachmi, femme de Wichnou, sai- sie pour Camadeva d'une ardeur effrénée, quitte sou époux , et poursuit sans pudeur l'a- mant qui repousse avec mépris ses caresses brûlantes (2). Dans le Nord, Odin,par ses vo- lages amours , déshonore le rang qu'il occupe : les autres dieux le privent de l'empire, et se choi- sissent un nouveau maître : et ce n'est qu'après dix années qu'il regagne leur bienveillance , et que, chassant son compétiteur , il reprend son autorité (3). Cette tradition a probablement un fondement historique , et nous serons appelés à y revenir. Mais dans l'esprit et dans la bouche du peuple elle tendait à le convaincre des dé- règlements et de la licence de ses dieux. Dans le Midi, Brama se rend coupable de vol, et subit la peine d'un larcin honteux par la perte

(1) Lokasenna.

(2) As. Res. , XI, io3-io4.

(3) Sax. Gramm. III.

Ja DE LA RELIGION,

de son héritage. Ces dieux ne reculent point de- vant le parjure. Au mépris de leurs serments, ils tuent l'architecte quileur a construit la cita- delle qu'ils habitent (i); et telle est leur répu- tation de perfidie, qu'un guerrier qu'ils appellent dans leur sein ne veut entrer au milieu d'eux qu'armé de toute pièce (aj. Lié par des enga- gements solennels envers Ravana, Brama s'oc- cupe de les rompre, à l'instant même il vient de les contracter (3). Ce même Brama, loin d'être touché des sacrifices d'un monar- que plein de piété , cherche à découvrir quel- que négligence ou quelque oubli qui rende le sacrifice inutile (4). Odin sème, par ses prestiges, la discorde entre un roi de Suède et un roi de Danemarck (5j, comme le fils de Saturne trompe Agamemnon pour venger Achille. Tandis qu'Indra, jaloux des austérités

(i) Gebrochen wiirden Eide, Worteund Versprechungen Voluspa. Voy. sur les parjures des dieux Scandinaves, MoNE, 38o.

(2) Éloge de Haquin.

(3) Ramayan, page 18 3.

(4) Ibid., II 5.

(5) Sax. Gramm. VIII.

LIVRE IX, CHAPITRE III. '3^

(run solitaire, revêt, pour le séduire, un gé- nie perfide des attraits dune courtisane (i), le dieu des Juifs aveugle les fils d'Héli, pour qu'ils n'écoutent point les avis de leur père, car il a résolu leur perte (2). Il endurcit le cœur de Roboam , afin de produire le déchirement de son royaume. Il pousse Pharaon à la déso- béissance, cause de sa ruine (3). Il envoie un mauvais esprit entre Abimélech et les Siché- mites : c'est une expression parfaitement sem- blable à celles d'Homère (4).

Il est à remarquer que le sacerdoce fait assez

(i) Ramayan, page 532.

(2) Rois, I, 2, 24-25.

(3) Exode.

(4) Cette similitude se retrouve dans plusieurs passages du livre des Rois et de celui des Juges . Dieu rassemble ses anges pour délibérer avec eux contre Achab qu'il veut perdre , en l'entraînant dans une guerre contre les Syriens. Après une longue discussion , un esprit de mensonge se présente, qui dictera des paroles trompeuses aux prêtres de Baal , pour qu'ils enflent le cœur d'Achab par la pro- messe d'une victoire (Rois, XXII, 19-22). Ailleurs, en- nemi des Philistins , qui vivaient paisibles, Dieu inspire à Samson de l'amour pour Dalila. Ses parents s'étonnaient de cette passion subite ; mais , dit la Bible , c'est que Dieu cherchait querelle aux Philistins ( Juges , XIV, 4 ).

IV. 3

34 DE LA RELIGION,

habituellement un mérite à ses dieux de l'arti- fice et de la ruse.

Mahomet, qui, malgré la sévérité de son théisme, avait emprunté ses idées sur la na- ture divine de deux religions élaborées par les prêtres, appelle Dieu plus d'une fois le plus admirable des trompeurs (i). La chose s'explique quand on réfléchit que des dieux suspects de mensonge rendent d'autant plus in- dispensables des prêtres qui préservent l'homme d'être trompé par ces dieux.

(i) « Praestantissimus dolose agentium » (Coran, cap. 3, V. 53; cap. 4, x56). Voyez la note du 3^ vol., p. 336. nous indiquons la cause naturelle de l'admiration des tribus sauvages pour la ruse et le mensonge. Ici nous montrons comment le calcul du sacerdoce en a profité. Il est dit ailleurs dans le Coran: «Nous les avons jetés dans l'incertitude et nous leur avons menti. » Dans le catéchisme des Druses (Monit. du 9 mars 1808), l'instructeur de- mande à l'élève : comment est-il dit dans l'épître de Rha- mar-Ebn-Djaich-el-Selimari, qu'un hérétique est frère de Dieu ? Réponse : c'était un piège que Dieu tendait à Rha- mar pour le mieux tromper et lui ôter la vie ; et plus loin : l'usage de Dieu est de tromper les uns et d'éclairer les au- tres. Cali,dans le poème épique le Naidshadya, de Sri- Harsa, gagne au jeu , par la fraude , le royaume de Nala, roi de Nishada.

LIVRE IX, CHAPITRE IIF. ' 35

L'envie les tourmente au sein de leur splen- deur et de leur pouvoir. Le plus grand crime, dit le Ramayan (i), c'est l'orgueil, c'est-à-dire la confiance de l'homme en ses propres for- ces. Wichnou, dans sa neuvième incarnation, poursuit sans pitié un roi, qu'il fait périr, malgré ses prières , et dont le seul tort est une prospérité trop constante. Les sectateurs du dieu célèbrent encore aujourd'hui par une fête cette victoire facile et cruelle (2). Maleche- ren , roi deMahabalipour ,' racontent les brami- nes des sept pagodes, ayant embelli sa rési- dence, les dieux jaloux submergèrent une ville qui rivalisait de magnificence avec le séjour céleste (3). Ne croit-on pas entendre Neptune, se plaignant à Jupiter de la muraille élevée par les Grecs autour de leurs vaisseaux , et Jupiter apaisant Neptune en lui promettant de détruire cet orgueilleux ouvrage des hom-

(i) Ramay., page 180.

(2) Laflotte, 172-180.

(3) As. Res. I, i56-i57. L'usage indien de ne jamais féliciter quelqu'un sur sa santé ou sur ses succès, vient de l'idée de la jalousie des dieux. Dubois, 463, 464. V. sur le même usage chez les Grecs modernes, t. III, p. 345.

3.

36 DE LA RELIGION,

mes(i)? Les idoles mexicaines ne valent guère mieux. Le pays d'Anahuac, lors de la grande inondation qui le submergea, était habité par des géants dont un petit nombre se réfugia dans les cavités d'une montagne. Sortis de cet asile, ils voulurent célébrer leur délivrance par la construction d'une pyramide. Les dieux les frappèrent de la foudre. On voit dans les poé- sies serbes, beaucoup plus récentes, mais em- preintes des traditions d'une mythologie anté- rieure, des traces de l'envie des dieux. Maxime Zernojew^itch est fiancé à la fille du doge de Venise. Iwan , son père , annonce en paroles superbes , qu'il viendra chercher sa bru. « On me verra , dit-il , sous les murs de Venise, avec mille hommes. Venise aussi enverra mille hom- mes d'élite pour célébrer la gloire de mon fils. Mais nul n'égalera, nul ne paraîtra plus magni- fique et plus beau que Maxime, l'enfant chéri de son père. » Le Destin l'écoute , et soudain une maladie affreuse défigure le beau Maxime. Le père le contemple , et le crime de ses pa- roles superbes se retrace à son souvenir.

(i)Iliad. XII, 4,9.

LIVRE IX, CHAPITRE III. 3^

A l'envie et à l'imposture se joint la trahison. Le Mercure des Germains se laisse séduire par Marc-Aurèle (i). Lorsque Bomilcar, conjuré carthaginois, veut renverser le gouvernement de sa patrie, il accumule les cérémonies pour séduire les dieux (2) , et nous avons vu Xerxès, à son invasion en Grèce, essayer de corrompre les divinités tutélaires de cette contrée, en pratiquant les rites de leur culte. Aussi les na- tions sacerdotales prennent-elles contre leurs dieux les mêmes précautions absurdes ou inju- rieuses qui^ous ont frappés chez les Grecs (3).

Les Tyriens, assiégés par Alexandre, en- chaînent la statue d'Apollon; et le conqué- rant, maître de la ville, lui fait ôter ses fers, en le proclamant l'ami d'Alexandre (4).

Sans doute , cet usage d'enchaîner des divi- nités perfides , usage dont nous montrons ici le sens populaire, avait aussi sa signification mystérieuse. Ce que nous avons dit de la com- position du polythéisme sacerdotal a y pré-

(l)XlPHlLlN.

(2) DiODORE.

(3) DioD.,XIIÏ,a8;XVni,7-

(4) V. t. UI, p. 3/,2.

38 DELARELIGION,

parer nos lecteurs; les dieux de ces religions, symboles des forces de la nature, étaient en- chaînés aux époques ces forces semblaient décroître. On ôtait leurs liens lorsque la nature était censée reprendre une vigueur nouvelle; ce double sens servait au sacerdoce pour satisfaire les hommes instruits en con- tentant le peuple.

Il disait aux uns qu'il enchaînait et délivrait tour - à - tour des simulacres emblématiques , pour exprimer la régularité des saisons et la renaissance du soleil, lorsqu'il recommence, vainqueur de l'hiver, sa carrière annuelle. Il disait à l'autre que des divinités chargées de fers ne pourraient le quitter pour suivre ses ennemis (i). Mais cette dernière opinion, pro- portionnée aux notions vulgaires, dominait seule dans la religion publique.

Des dieux si imparfaits par leur nature physique , si vicieux par leurs attributs mo- raux ;, ne pouvaient pas plus que ceux des Grecs inspirer à leurs adorateurs une vénéra- tion profonde et sincère : les traditions

(i) Il est assez curieux de comparer ces explications sacerdotales à celles des artistes grecs. V. t. III, p. 34i-342.

LIVRE JX, CHAPITRE III. So

sacerdotales ne sont pas moins que la my- thologie homérique remplies de fables qui montrent les hommes prêts à se révolter con- tre les dieux. En Scandinavie, ils vivent re- tranchés dans une citadelle, et leur portier Heimdall (i) garde soigneusement le pont (2) qui faciliterait l'entrée de leur demeure. Ho- thar et Biarcon défient au combat tout l'O- lympe du Nord et Odin lui-même (3). Gylfe brise dans la main de Thor sa pesante massue. Aux Indes, le monde est à peine créé, qu'un géant chasse du ciel et de la terre toutes les divinités (4)' Un simple mortel les perce à coups de flèches (5). Plus tard, frappées de terreur, à l'aspect d'un roi couvert de gloire, et que ses austérités rendent invincible (6), elles multiplient, pour lui résister , leurs yeux, leurs têtes, leurs bras, qui brandissent des

(i) Edda, 5* fable.

(2) L'arc-en-ciel.

(3) MALLETjintrod., page 173.

(4) As.Mag. I, i3i.

(5) Ramay., 53^ sect., pag. 549,

(6) Viranrisinha.

4o

armes nouvelles (i). En Egypte enfin, les dieux se transforment en animaux, se dérobant ainsi aux mortels qui les surpassent en audace et en force (2). Chose bizarre à dire, et néan- moins vraie! ces absurdités , ces extravagances, cette dégradation de la nature divine, prouvent, qui le croirait î l'ascendant de la logique sur les prêtres comme sur le peuple (3). Leur intérêt les a contraints à faire de leurs dieux des êtres passionnés, et, par conséquent, vicieux et in- justes; le raisonnement les oblige ensuite à les concevoir malheureux, parce qu'ils sont injustes et passionnés. Le sentiment religieux se débat'en vain contre les imperfections dont les religions sacerdotales entachent ses idoles : la raison qui s'éclaire essaie inutilement de ren- dre leurs attributs moins incohérents ou leur

(i)As. Res.,III, 46.

(2) DiOD. I, 2. Nous avons repoussé l'usage que Dio- dore veut faire de cette fable, pour expliquer l'adoration des animaux en Egypte ; mais elle est précieuse , comme dogme populaire , parce qu'elle constate l'opinion adoptée sur les relations des dieux et des hommes.

(3) V. au sujet de cette puissance de la logique chez les Grecs, le t. III, p. 356 et 896,

LIVRE IX, CHAPITRE III. /Ji

conduite moins scandaleuse. Les prêtres s'y \ opposent. Ils aiment mieux briser le sentiment religieux que modifier une tradition , quelque révoltante qu'elle soit devenue : ils aiment mieux étouffer la raison que lui sacrifier un seul dogme.

Ils croient éluder les conséquences qui les importunent en prodiguant à des êtres pervers des épithètes que chaque récit dément ; et de résulte , dans ces religions , malgré leur ar- rangement systématique, plus de contradic- tions, et des contradictions plus palpables que dans les croyances simples et grossières que se serait construites l'esprit humain. Malgré les li- mites qui circonscrivent les forces physiques des essences divines, les prêtres les proclament des êtres tout puissants; malgré la jalousie qui tourmente ces divinités envieuses, ils leur at- tribuent une bonté sans bornes ; malgré les vi- ces qui souillent leur caractère moral, et les erreurs qui obscurcissent leur intelligence, ils les appellent des êtres parfaitement justes et parfaitement sages ; et malgré les malheurs inévitables, suite de passions désordonnées, ils leur assignent en partage le bonheur su- prême. Ainsi, de tout temps, dans les religions

\

4^ l^E LA KELIGIOJy,

/ sacerdotales, l'homme s'est débattu doulou- I reusement au milieu d'allégations discordantes. Loin d'avoir recueilli quelque avantage de sa soumission au sacerdoce , loin d'avoir été con- duit par ce guide privilégié, seul investi du droit de l'instruire , vers une doctrine meil- leure et plus pure, notre déplorable et aveu- gle race a courbé sa tête sous des fables cent fois plus extravagantes que celles que son ima- gination aurait enfantées. Elle s'est prosternée devant des êtres plus corrompus que les fan- tômes de ses propres rêves; elle s'est précipitée dans un abîme plus profond de superstitions et de délire, et le prix de l'abdication de son intelligence a été pour elle durant des siècles l'esclavage, l'erreur et l'effroi.

Cependant une autre réflexion qui nous a déjà frappé se représente à nous. Si l'homme a prodigué ses adorations à des dieux impar- faits, corrompus et malfaisants, n'est-ce pas une preuve quel'adoration de divinités quelcon- ques est un besoin de son ame ? Les Grecs , libres des prêtres , perfectionnent ce qu'ils adorent : lesjnations soumises au sacerdoce adorent ce qu'il leur offre , sans pouvoir rien perfec- tionner. L'absurdité de certaines formes reli-

LIVRE IX, CHAPITRE III. ^3

gieuses , loin d'être un argument coritre la re- ligion, est une démonstration que nous ne pouvons nous en passer. Nous nous trouvons encore moins misérables sous la plus défec- tueuse de ces formes, que nous ne le serions d'une privation complète. L'histoire de la dé- cadence du polythéisme nous le prouvera.

1

44 DE LA RELIGION,

CHAPITRE IV.

D'une notion singulière dont on n 'aperçoit^ dans la religion grecque ^ que quelques vestiges, mais qu'on trouve développée et réduite en dogme dans les religions sacerdotales.

JL)e toutes les opinions dont le sauvage se berce dans son ignorance, la première qui semble devoir se décréditer est celle qui sup- pose que les dieux peuvent être punis par les hommes , quand ils trompent leurs espérances et manquent à l'engagement tacite qui, à cette époque , sert de base à la religion.

En effet, cette opinion, inhérente au féti- chisme, s'affaiblit à mesure que le polythéisme fait des progrès : si les nègres brisent leurs fé- tiches lorsqu'ils pensent avoir à s'en plaindre, les peuples qui se civilisent renoncent à cet acte insensé d'une vengeance illusoire. Ils croient long-temps, ils croient toujours peut-

LIVRE IX, CHAPITRE IV. 4'>

être, que leurs dieux se laissent séduire, mais ils n'imaginent plus qu'on puisse les punir.

Lorsque dans un passage d'Homère, le fils de Pelée accusant Apollon, dit qu'il se venge- rait de ce dieu s'il en avait la force , il recon- naît son impuissance , même en manifestant sa colère. Pausanias rapporte (i) que Tyndare, imputant à Vénus les adultères et la vie licen- cieuse de ses filles, fit voiler et enchaîner sa sta- tue : mais Pausanias ne voit dans cette action que de la démence. Sans doute, dans les calamités imprévues , au milieu des accès du désespoir, l'homme policé revient quelquefois à cette idée , parce que la passion bouleversant tout son être, le fait reculer en-deçà de ses progrès , et le re- porte pour ainsi dire dans le chaos de l'état sauvage. Il se précipite alors sur ses dieux, renverse leurs autels, brise leurs statues. Tel on vit le peuple de Rome, après la mort de Germanicus, traîner dans les rues les simu- lacres sacrés, et leur prodiguer les insultes et les coups dont il eût voulu frapper Tibère (2). Tel on le vit encore, après le meurtre de Ca- ligula, punissant les dieux d'avoir laissé régner

(i) Lacon. ch. i5. (2) Tacit. Ann. IL

46 DE LA RELIGION,

un tel monstre. Mais cette fureur sacrilège n'est plus motivée sur un dogme précis, ce n'est plus un calcul sur le caractère des dieux, un châ- timent qu'on leur inflige dans l'espérance de les corriger; c'est une victime expirante et désarmée, qui s'élance sur ses bourreaux, par une impulsion irréfléchie. Le pouvoir absolu qui tourne les têtes , et met les tyrans au ni- veau et même au-dessous de la populace la plus ignorante, entraîna Auguste aux mêmes excès ; ayant , lors de la guerre qu'il faisait au jeune Pompée , perdu sa flotte dans une tem- pête, il défendit qu'aux jeux du cirque, l'on portait en pompe les images des dieux, on rendît les mêmes honneurs à celles de Neptune (i). Mais ce qui n'est dans le poly- théisme indépendant qu'un mouvement fortuit et désordonné , devient dans les croyances sa- cerdotales , un dogme consacré , réglé par des rites solennels.

Lorsque d'excessives chaleurs , nous apprend Plutarque (2) , amènent en Egypte une peste dévorante ou d'autres malheurs, les prêtres

(i) SoET. in Aug. , cap. 16. (2) De Isid.

LIVRE IX, CHA.PITRE IV. 47

portent en silence, entourés des ténèbres de la nuit, dans des lieux écartés, quelques-uns des animaux sacrés qu'ils adorent. Ils s'effor- cent d'abord de les effrayer par des menaces : mais si ces dieux sont inexorables et si le mal dure, les prêtres les dévouent et les immolent. Les Thraces lançaient durant l'orage des flèches contre le ciel, pour punir le dieu dispensateur de la foudre (i); et le vent du midi ayant desséché les citernes des Psylles, peuple de Libye, ils résolurent de déclarer la guerre à la divinité qui dirigeait le vent du midi (2). Les Indiens de nos jours , mécontents de leurs dieux, les accablent d'injures, et ceux d'en- tre eux qui ont en main l'autorité ferment la porte de leurs temples avec des fagots d'épi- nes, afin qu'on ne puisse y pénétrer pour y of- frir des sacrifices (3).

Il semble bizarre que la même autorité qui travaille avec une ardeur et une activité sou- tenues à mettre entre les dieux et les hommes un intervalle toujours plus vaste, maintienne.

(1) HÉROD. IV, 90.

(1) HÉROD. IV, 173.

(3) Dubois,!, 427.

4^ DE LA RELIGION,

dans les religions dont elle s'empare, des pra- tiques blessantes pour la majesté divine. Cette singularité tient à deux causes ; d'une part à la persistance dans tous les anciens usages; de l'autre à ce que, se constituant seul inter- médiaire entre le ciel et la terre , le sacerdoce se rend en quelque sorte responsable de la conduite des dieux. Il a besoin alors de s'ar-> roger sur eux une certaine juridiction, sous peine d'être considéré comme un inutile et impuissant auxiliaire; et, si l'on suppose les dieux obstinés, cette juridiction, de quelques formes respectueuses qu'elle soit revêtue, avec quelque adresse qu'elle soit déguisée , doit aboytir, et aboutit en effet, à une violence faite aux puissances surnaturelles, et même à des châtiments qu'on leur inflige.

Tous les peuples soumis aux prêtres ont nourri des idées plus ou moins semblables. Les Sabéens. concentraient dans des talismans et des amulettes l'influence des astres qu'ils obligeaient à les exaucer. Quelques docteurs juifs enseignaient contre Jéhovah des moyens de contrainte (i). Aux Indes , les man-

(i) ViTRiNGA, de Synag. Veter. , lib. III. Origène, irspl

LIVRE IX, CHAPITRE IV. /^q

trams (i) , et plus encore les deux irrésisti- bles formules Bala et Attibala, attirent les

iùyjiç. Casaubon , Exercit. anti Baron. XIV , 8. Corresp. de Creutzer et d'Hermanni Diod. II. Enseb. Prœp. evang. IV., i;V, lo.

(i) Les mantras ou mantrams sont des prières ou for- mules consacrées qui ont la vertu d'enchaîner les dieux et qui leur imposent une obéissance dont ils ne sauraient s'affranchir. L'univers , disent les Indiens ^ est au pouvoir des dieux ; les dieux au pouvoir des mantrams ; les man- trams au pouvoir des brames , donc les brames sont plus que des dieux. (Dubois, I, i68, 186-194.) Ménandre, hérétique ou plutôt magicien du premier siècle, disciple ou rival de Simon le magicien , faisait , disait-il , violence aux génies créateurs du monde. (Iren. adv. Haeret., I, cap. 21.) On trouve cette idée adoucie et épurée dans le christianisme primitif. La prière, dit saint Chrysostôme, éteint le feu, adoucit les animaux féroces, apaise les com- bats, calme les orages, chasse les démons, ouvre les por- tes du ciel, brise les liens de la mort, guérit les maladies, éloigne les maux, raffermit les cités ébranlées, déjoue les complots, etc. (De incomprehens. dei, 1. 489. Stauedltn, Hist. de la morale, II , 258.) A mesure que le christianisme dégénéra de sa pureté et que les prêtres prirent plus d'em- pire , cette notion devint plus grossière, et les chrétiens du moyen âge conçurent de l'efficacité de la prière des idées peu différentes de celles des Indiens sur les man- trams. (Voy. Mein. Cr. Gesch., 249-255; et Vcrgleichung desMittel-alters, vol. III. ) Chez les Juifs, la manière dont Jacob (Genèse, 27) surprend, par une supercherie, la bé-

ir. 4

5g, delareligiow,

immortels sur la terre (i). Dans plusieurs espèces de sacrifices, et notamment dans les cérémonies funéraires , le prêtre demande aux fidèles s'il faut que les dieux assemblés des- cendent : il commande ensuite à ces dieux de s'asseoir sur l'herbe sacrée , puis il les congé- die et leur permet à tous de se retirer dans leurs habitations (2).

Undanger pourtant estàcraindre pour les prê- tres dans l'exercice de cette juridiction mysté- rieuse. Les dieux peuvent n'être pas dociles. Il faut au sacerdoce une excuse. De vient la no- tion qu'un oubli, une négligence , une souil-

nédiction paternelle, qui néanmoins a son effet, rappelle le pouvoir des formules indiennes, faisant violence aux dieux.

(i) Ramayan, p. 258. Voy. pour plusieurs autres exem- ples de dieux contraints par les invocations des prêtres, Guigniaud, 83. Dans l'Attereya Brachmana du Rigveda, la puissance des prêtres est élevée fort au-dessus de celle des dieux. Ni les flèches divines, y est-il dit, ni les bras des mortels , n'atteignent celui pour qui des brames ins- truits célèbrent l'abischeca, cérémonie dans laquelle on répand sur celui qui en est l'objet une liqueur composée d'eau et de miel. (As. Res., VIII, 407.) (a) As. Res., VII, 255-265.

LIVRE IX, CHAPITRE IV. 5l

lure enlèvent à la cérémonie son efficacité (i). Si la prière, dans la bouche du prêtre, est douée d'une si vaste influence, la malédic- tion n'est pas moins puissante. Nous avons traité ce sujet dans un de nos précédents volumes (2), sous le rapport de l'action du climat sur les conceptions indiennes. Nous nous bornons ici à ce qui concerne la juri- diction du sacerdoce sur les dieux atteints par ses malédictions. Bouddha , maudit par une de ses amantes dont il a dédaigné les feux, est abandonné de tous ses adorateurs. La fille de Tarouka, demi-dieu ou puissant gé- nie, est transformée en monstre par l'ana- thème d'un sage (3). Un autre enlève à Rama , par le même moyen, les lumières sublimes qui appartiennent à sa nature céleste (4); et Parwatti voit tomber son culte , parce qu'un pénitent outragé prononce contre elle des im- précations dans sa colère (5).

(1) Ramay. , pag. 11 5. (a) II, 144 et suiv.

(3) Ramay., 276.

(4) Dubois, II, 404.

(5) Ibid., 396.

^

D2 DE LA RELIGION,

Les dieux de l'Egypte sont exposés airx mêmes périls. Nous arrêterons, disaient leurs prêtres , le vaisseau du soleil : nous livrerons au jour les mystères de l'abîme : nos com- mandements seront respectés des dieux, ou nous les ferons périr, s'ils résistent (i).

Cette juridiction , que le sacerdoce s'arroge sur des êtres dont il n'est cependant que l'or- gane ou le ministre, nous révèle la cause d'un fait célèbre dans l'histoire grecque, et resté jusqu'à présent sans explication; ce fut en présence des Mages, et probablement par leurs conseils, que Xerxès fit charger l'Hellespont de chaînes, après l'avoir fait battre de verges (a). L'étonnement des Grecs fut extrême lorsque cette action leur fut rapportée. C'est que leur polythéisme, ayant fait des progrès avec leur raison, avait laissé loin derrière eux le poly-

(1) Jamblique, ou l'auteur pseudonyme qui a pris le nom de ce philosophe, borne ces menaces aux démons, êtres mixtes entre les dieux et les hommes. Plus les lumiè- res font de progrès , plus en effet cette notion étrange doit se restreindre à des puissances d'un rang secondaire.

(2) HiROD. VII, 35.

LIVR F IX, CHAPITRE IV. 53

théisme sacerdotal. Mais ce qu'ils trouvaient inexplicable nous est expliqué par la doctrine des mages, qui prétendaient dicter des lois aux dieux par leurs enchantements, et les châ- tier quand ces lois étaient désobéies (i). Nous reconnaissons donc ici le fétichisme prolongé par l'influence des prêtres, et nous reconnais- sons aussi ce fétichisme dans ses fluctuations, quand nous voyons le roi de Perse, après avoir outragé la mer, vouloir l'apaiser par des pré- sents magnifiques, précipités au fond des abî- mes (2).

(i) Plin. I1I_, Hist. nat. , XXX. Plusieurs siècles après Xerxès , l'un de ses successeurs, Sapor II , l'adversaire de Julien, dans la guerre périt ce prince, soupçonnant ses dieux de combattre pour les Romains au siège de Nisibis, leur lança des flèches dans sa colère ( Julian. Orat. I et II. Theodoret , 11,26. ZosiME, III).

(2) Les singularités du culte de la déesse Dourga , au Bengale, ne seraient-elles pas un vestige de l'idée dont nous exposons ici le germe? Sa fête annuelle dure trois jours. Pendant les deux premiers, on lui prodigue les plus grandes marques de respect : le troisième, on l'accable d'injures, et on la jette enfin dans une rivière. (Grandpré, Voy. dans l'Inde, Paris, 1801. Staueblin, Rel. mag., II, 148-153. ) Peut-être y a-t-il aussi, au fond de cette céré- monie , quelque chose du bouc émissaire des Hébreux.

54 DBLARELIGION,

Tous ces faits sont autant de preuves d'une / vérité qui se reproduit souvent. L'esprit humain se montre plus inconséquent, plus déraison- nable , moins religieux même, lorsqu'une classe I d'hommes s'arroge le privilège de le guider, I que lorsqu'il suit en liberté sa marche na- '^ turelie.

LIVRE IX, CHAPITRE V. 55

CHAPITRE V

Des notions sacerdotales sur la destinée.

il ous avons vu (i) contre quels problèmes la raison de l'homme se brise, même dans les croyances libres, lorsqu'elle aborde la grande question de la destinée et de ses rapports avec les dieux. Ces problèmes ne sont pas moins insolubles dans les religions sacerdotales. Seu- lement les prêtres s'efforcent de les éluder par des sophismes plus compliqués et des sub- tilités plus inintelligibles.

Tantôt une destinée immuable, irrésistible, pèse sur les dieux et sur .les hommes (a)- C'est

(i)Vol. m, pag. 358-366.

(2) Nous aurions beau^ disent les Indiens, descendre dans le jNaraka (l'enfer), établir notre demeure dans le sé- jour de Brama ou le paradis d'Indra, nous précipiter dans les abîmes de la mer, gravir le sommet des plus hautes montagnes , habiter les plus affreux déserts ou la cité 1^

56 D E L A. R K L 1 G I O W ,

par la volonté du destin que l'enlèvement de Si ta s'effectue, malgré l'intérêt que les immor- tels prennent à Rama (i). La fatalité tibétaine, qui a créé le monde par un tourbillon et par un déluge, a ûxé par des lois invariables tous les événements depuis le commencement des êtres jusqu'à leur fin. Tous les dieux de la Scandinavie essaient vainement de résister au décret fatal qui condamne Balder à la mort. En vain Freya obtient de tous les êtres vivants ou inanimés le serment d'épargner les jours du dieu qu'elle protège. Il périt blessé par la ronce que la déesse avait oublié ou dédaigné de solliciter. Mais ce récit même renferme une contradiction manifeste : sans la négligence de Freya, l'arrêt du sort ne se fut pas accompli.

pllis magnifique, nous réfugier auprès <le Yama ( le dieu des morts), nous ensevelir dans les entrailles de la terre, affronter les périls des batailles sanglantes, séjourner au milieu des insectes les plus venimeux, ou nous élever jus- qu'au monde de la lune, notre destinée ne s'accomplirait pas moins, et il ne nous arriverait que ce qu'il n'est pas en notre pouvoir d'éviter. (Dubois, II, 199. ) Personne, disent les sages, ne meurt avant son heure. Rien n'est for- tuit en ce monde. Une destinée irrévocable règle tout. ( Mahabarad , dans l'épisode de Damayanti. ) il) Ramayan.

LIVRE IX, CHAPiTKi: V. 5n

D'autrefois les dieux ont dans le principe quelque autorité sur la destinée : mais, lors- qu'une fois ils ont prononcé, ils ne sauraient revenir sur leurs propres décrets. A la nais- sance de chacun, Brama inscrit sur sa tête le sort qui l'attend, et que rien alors ne peut modifier, et il juge ensuite les mortels selon leurs œuvres, inconséquence qui se reproduit partout. Odin, dès l'origine du monde, a tout déterminé par des lois irrévocables, et néan- moins ses guerriers se consument en efforts constants pour éviter un trépas paisible qui les priverait du Valhalla.

Quelquefois la gloire des dieux tient la place de la destinée. Ils ont on ne sait trop quels devoirs envers cette gloire, et les rem- plissent aux dépens des hommes (i). En dépit de cette terminologie recherchée, le sens est le même. La gloire des dieux, comme le des^

(i) Dieu veut être prié, dit saint Philippe, même par ceux dont il prévoit la réprobation, non parce qu'il veut leur pardonner, puisqu'ils doivent monrir dans l'impénitence finale, mais parce qu'il trouve sa gioiredans Ja confirmation du décret qu'il a porté contre eux.

58 DE LA RELIGION,

tin, n'est autre chose au fond qu'une borne à leur puissance.

La prescience divine est encore une autre difficulté. Le polythéisme homérique laisse cette question dans le vague. Les habitants de l'Olympe sont plutôt prévoyants à notre manière qu'ils ne sont doués d'une connais- sance assurée de l'avenir. La prescience de Dieu, dans le Bhaguat-Gita , s'étend au con- traire sur toutes choses , excepté , ajoute le docteur indien, sur les actions des êtres qu'il a créés libres. Mais la plupart des événements qu'il est censé prévoir étant la suite deis ac- tions hbres qu'il ne prévoit pas , comment ac- corder sa prescience des effets avec son igno- rance des causes (i)? Ainsi, contre des difficul-

(i) Voulez-vous un exemple de ces subtilités indiennes chez des auteurs chrétiens? «Dieu, dit saint Philippe (Mo- narch. des Hébreux, 1, 56-57 )? laissa les gentils pour éprou- ver Israël : non que sa prescience ait besoin d'expérience pour reconnaître en un moment l'éternité entière ; mais il veut donner occasion à la repentance de l'homme , en cas qu'il reconnaisse sa faute , ou à de nouveaux péchés , s'il s'obstine à mal faire ; en un mot, il ne trouble en rien le libre arbitre, et agit, en connaissant l'avenir, comme s'il l'ignorait. >*

LIVRE IX, CHAPITRE V. Sq

tés insurmontables^ les prêtres échouent aussi bien que le reste des mortels. Leur logique impuissante se brise contre ce qui est inexpli- cable , comme la logique la plus vulgaire. Ils n'ont qu'un privilège , celui d'interdire l'exa- men, et de tenir ainsi plus long- temps leurs contradictions inaperçues ; ressource éphémère qui ne trouve aucun point d'appui dans le sentiment, et qui ne repose que sur l'engour- dissement de l'intelligence.

6o DEL4REL1GIOJV,

CHAPITRE VI

Des moyens de communication des prêtres avec les dieux , dans les religions sacer- dotales.

JLjes communications immédiates des dieux avec les hommes, même dans les religions indépendantes des prêtres , deviennent d'au- tant moins fréquentes, que l'expérience leur oppose le témoignage des faits, et d'autant plus suspectes, que le sacerdoce, quelque limité que soit son pouvoir, a un vif intérêt à les décré- diter.

A plus forte raison, la défaveur jetée sur les communications de cette nature est- elle plus rapide et plus profonde dans les reli- gions sacerdotales. On a vu, dans notre troi- sième livre (i), les innombrables imprécations

(i) ï. 11,88-94.

LIVRE IX, CHAPITRE VI. 6l

des bonzes, des mages, et des prêtres de l'Egy- pte, contre toute tentative des profanes pour s'ouvrir vers le ciel une route directe. Mais comme on ne peut enlever cette espérance à la multitude sans la consoler par des dé- dommagements , l'astrologie et la divination prennent plus de consistance et plus d'éten- due. Leurs règles sont plus fixes, leurs formes plus mystérieuses, leurs pompes plus impo- santes, et leurs rites sont souvent barbares. On a vu (i) l'empire de l'astrologie entre les mains des prêtres égyptiens. Son application s'étendait jusqu'à la médecine, et nous avons encore des manuscrits grecs, d'une époque assez peu reculée à la vérité, mais qui , composés à Alexandrie , contiennent manifestement les notions de l'ancienne Egypte, et qui exposent les rapports des constellations avec les plan- tes (2). Les mêmes superstitions régnent sur les Indiens. C'est aux signes du zodiaque, et à l'étoile sous laquelle ils naissent , qu'ils deman-

(i) Tome III, page 3o-^3i, 37.

(2) Manuscrit de la bibliothèque de Leyde, cité par Creutz. Symb. I, 286-287.

62 DE LA RELIGION,

dent le secret de leur avenir (j). Ils tuent ou abandonnent les enfants dont la première heure dépend d'une planète funeste (2), et l'amour et l'hymen se plient aux présages (3). Les Chaldéens avaient placé les professions di- verses sous la protection des astres (4). A chacun était consacré un temple, dont la structure désignait symboliquement la divi- nité qu'on y révérait. Cette divinité , invoquée de la manière prescrite, et honorée par des

(i) Dubois, II, 53. (a) Ibid.y 226.

(3) Ceux qui vont demander une fille en mariage font choix d'un jour tous les augures soient favorables , et chemin faisant , ils font bien attention aux présages qu'ils remarquent. S'ils les jugent funestes, ils reviennent sur leurs pas. S'ils sont croisés par un serpent , un chat , un jackal , ils renoncent à l'union qu'ils avaient projetée. Dubois, II, 299, et plus loin, 897.

(4) Les agriculteurs sous celle de Saturne; les savants, les magistrats et les prêtres sous celle de Jupiter : les guerriers et les nobles avaient Mars pour patron , les princes et les grands le soleil ; les sculpteurs , les pein- tres , les poètes , tous les artistes au nombre desquels on rangeait les courtisanes, reconnaissaient Vénus pour divi- nité tutélaire. Mercure veillait sur les commerçants, et la lune enfin étendait son influence sur les classes inférieures»

LIVBE IX, CHA.P1TRE VI. 63

sacrifices convenables, descendait dans Ten- ceinte , et conférait à ses ministres le don de prophétie (i).

Les prêtres mexicains se distinguaient égale- ment par leur attachement à l'astrologie. Chaque période (2) avait, à les entendre, un caractère spécial et un signe qui lui était propre , et qui leur révélait tous les événements et l'issue de toutes les entreprises.

(i) « Les Chaldéens nommaient les planètes interprètes <* des dieux. Ils vénéraient surtout celle qui porte chez les « Grecs le nom deChronos (Saturne). Ils leur attribuaient « une faculté prophétique, parce qu'au lieu d'être fixes, « comme les autres étoiles, elles ont une marche sponta- «née, qui annonce, soit par leur lever et leur coucher, « soit par leur couleur , ce que les dieux préparent. Le « soleil donne les avertissements les plus importants et « les plus nombreux. Ces planètes indiquent d'avance tou- « tes les révolutions du ciel et de la terre. Les Chaldéens « les appellent BouXaiou; Qzoxiç , Deos consiliarios , dénomi- « nation qui répond aux DU consentes des Romains. La « moitié de ces étoiles observe ce qui se passe sur notre « globe , l'autre moitié ce qui arrive dans les cieux. Tous « les dix jours, une étoile supérieure descend parmi les « inférieures j et une inférieure monte vers les étoiles supé- « rieures. Cette marche leur est commandée de toute éter- «nité.»(DiOD.,n.2i.)

(2) Les périodes mexicaines étaient composées du nom- bre treize : treize jours, treize mois, un cycle de treize ans, etc.

64

Mais quelque étendue et diversifiée que fût l'application de l'astrologie aux choses hu- maines , la divination se subdivisait encore en catégories bien plus variées et bien plus nom- breuses (i). Elle se composait à la fois, et de l'in- terprétation des phénomènes qui, tout en in- terrompant en apparence l'ordre de l'univers , n'en sont pourtant que des combinaisons moins connues, et du sens arbitraire attaché aux ac- cidents les plus habituels.

Les divers modes de divination variaient suivant les climats. Les Etrusques, dont nous parlerons plus en détail ailleurs, cherchaient l'avenir dans les météores , et les prodiges ou monstres qui naissaient chez eux; les Phry- giens et les Ciliciens, habitants des montagnes, dans le chant des oiseaux (2); les Égyptiens

(i) On a vu, t. III, p. 368, combien la divination était dédaignée dans le polythéisme indépendant ; mais ce n'est que la divination systématique des prêtres. Celle que cha- que individu tire de ses observations propres est, au con- traire, fort en honneur. Comme la religion est l'élan de l'homme vers la puissance qui est hors de lui, toute ac- tion, tout événement qui a lieu indépendamment de sa volonté, il l'insère dans la religion. Toutes les choses fortuites lui paraissent le langage du ciel.

(2) Voy. Heyne , Opusc, III, 198 et 285, et suiv. ,

LIVRE IX, CHAPITRE VI. 65

et les Babyloniens uniquenient ^dans les astres , ne voulant point soumettre leurs prédictions à des événements fortuits ou ex- térieurs, et prétendant avoir appris directe- ment des dieux tout ce qu'ils révélaient (i). Mais chez les autres peuples, tous les phéno- mènes matériels avaient un sens prophétique. Quand la terre tremblait, c'était pour annon- cer les décrets des cfeux. Quand les astres se couvraient d'un voile, c'était un avertissement du sort : et non -seulement les grandes ca- lamités, comme les tremblements de terre, les phénomènes manifestes à tous les regards , comme les éclipses, étaient le langage des dieux : tout ce que nous attribuons aux lois de la pesanteur, au mécanisme des corps , aux jeux du hasard (2), à l'instinct des ani-

il explique la divination des divers peuples , par l'histoire naturelle de leur pays , surtout pour les peuples du La- tium.

(i) Plut. Conv. sept. sap. 33. jElian. V, H. 11, 3i.

(a) Les Arabes avaient des flèches prophétiques nom- mées Acdah, avant Mahomet. Il défendit cette pratique. (Coran, Sure 5. Pocock. Spec. Hist. arab.p. 327. D'Her- BEL. art. Acdah. Sale's introd. ) Les mahométans s'en dé- dommagèrent, en appliquant les versets du Coran même

IF, 5

66 DELARELIGIOJV,

maux (i), leurs mouvements, leurs cris, leur rencontre ou leur fuite, les moindres acci- dents de la nature inanimée, l'agitation des feuilles, la couleur des flammes, la direc- tion que prend la fumée en s'élevant dans les airs , le murmure des ondes (i) , la chute du tonnerre , tout ce qui dans l'homme est ma- chinal ou involontaire , le battement du pouls , les éternuments, et siu-tout les songes (3), si puissants sur les sauvages (4), les songes notre nature se complaît comme pour nous faire douter de nous-mêmes et aux- quels la raison semble prendre part pour s'humilier et pour se confondre, toutes ces choses étaient autant de manifestations de la

à la divination ( Chardin , III , 2o5). Les Grecs avaient employé au même usage les vers d'Homère, les Romains ceux de Virgile. ( Voyez sur ces Sortes Homericae, Euripi- deae, Virgilianae,etc., Van-Dale, de Orac. p. 299.) (i) Pklloutier, V, 33.

(2) Mallet , introd. 92.

(3) T. I, p. 228, 2^édit.

(4) Les songes, observe Meiners (Cr. Gesch, II, 617- 618), sont de toutes les espèces de divination celle à la- quelle l'antiquité et même les philosophes accordaient le plus de confiance. C'est pour cela que les anciens dor- maient dans les temples.

LIVRE IX, CHAPITRE VI. 67

volonté divine, car les dieux , au dire de leurs ministres, ne font rien sans raison, et tous les êtres leur obéissent comme l'arc et la flèche au bras de l'archer. Confucius, que nos philosophes se sont étrangement obstinés à placer dans leurs rangs, enseignait à ses disciples plusieurs de ces modes de divina- tion (i). Les Perses intermédiaires, comme nous l'avons dit (2), entre les peuples du Nord et ceux du Midi, réunissaient à l'astrologie la divination , et en particulier la pyromancie. Les prêtres Scandinaves interprétaient le croassement des corbeaux (3) : les Germains (4) attachaient une importance extrême à toutes

(i) Notice de l'Y-King, page 410.

(2) Tome II, page igS.

(3) RuHs. Scandin. antiq. p. 142-143. La vie aventu- reuse des Scandinaves devait leur faire attacher à tous les genres de présages un intérêt extrême; plus les hom- mes bravent les dangers, et tentent des expéditions dont les résultats sont incertains, plus ils ont soif de connaître l'avenir. Les Phansicars , bandes d'assassins qui infestent le siid de l'Inde et le royaume de Mysore , bien que pres- que tous musulmans , recourent dans leurs expéditions à la divination indienne. Chacun de leurs pas est dirigé par les indications qu'ils obtiennent du hasard , ou des con- vulsions des victimes dans les sacrifices. (As.Res.,XIII, 263.)

(4) C^s, de Bell. gall. I, 5o.

5.

68 DE LA^ RELIGION,

les paroles des femmes, parce que, disaient- ils, incapables d'une volonté suivie et rare- ment gouvernées par la raison , elles recevaient d'autant plus facilement les impressions subites des puissances invisibles, dont elles étaient à leur insu les organes (i).

Ainsi l'antiquité , suivant la remarque de je ne sais quel écrivain , épiait la nature dans ses plus petits détails, avec bien plus d'attention que les modernes : c'était un effet de la superstition , et cet effet, à son tour, devenait une cause. Il eiî résultait pour les prêtres une science qui , s'appliquant à tous les événements de la vie et aux intérêts de tous les instants , devait accroître immensément le pouvoir sacerdotal. Aussi l'étude des signes que nous avons rap- portés constituait-elle l'occupation principale des Druides (2); et la jeune noblesse, dont l'édu-

(i) Tacit. , Germ., cap. 8. Les prophétesses de la Ger- manie sont célèbres. Nornes de la terre, leur nom même (weib), venait d'un mot qui signifiait tresser, désignant et leurs travaux domestiques et Je fil des Nornes. Wizaga, prophétesse , a survécu à la croyance dans le langage , en devenant le verbe prophétiser ^ Weissagen en allemand. Qui ne connaît la Velléda des Bructères ?

(a) Pellout. V, 23; VIII, 127; Sil. Ital. HI, 344;

I

LIVRE IX, CHAPITRE VI. 6q

cation leur était confiée, employait vingt an- nées à se perfectionner dans Tart de compren- dre et d'interpréter ces signes (i).

Un seul peuple demeura toujours, par ses lois au moins , étranger à ces superstitions. Ce peuple est le peuple Juif (2) : et ce fait confère une force additionnelle à une observation que nous avons déjà faite, et que nous rappelons derechef aux méditations de nos lecteurs (3).

La divination passa du polythéisme sacer- dotal aux nations indépendantes du sacerdoce. Les Grecs la durent aux Phrygiens et aux Ca- riens(4); les Romains aux Étrusques (5). Mais, comme nous l'avons observé plus haut \6),

Lamprid. in Alex. Sev. p. 927. Diod. Justin. XXIV, 4; Ttt. Liv. V, 34; Tacit. Germ. c. 10. (i) C^s. de Bell. gall. VI, 14.

(2) On ne voit point d'idoles en Jacob, disent les Nom- bres, XXXIII, 21, 22, 23; on n'y voit point de divination, ni de sortilèges : c'est un peuple qui se fie au Seigneur , son dieu, dont la puissance est invincible.

(3) Tome II, pag. 117, 118.

(4) Clem. Alex. Strom. I, Plin. Hist. nat. VIII, 56. On peut voir rénumération des divers genres de divination dont les Grecs essayèrent, dans la Symbolique de Creut- rev, I, 191-196.

(5) Clem. Alex. loc. cit. Lucan. I, 635. Serv. ad. iEn. VIII, 398; CicER. deDiv. II, 5o ; Ovin. Metam.

. (6) Tome m, pag. 368.

70

elle n'occupa , surtout chez les premiers, qu'un rang subalterne. L'époque tardive de son in- troduction dans la religion grecque explique pourquoi l'on en rencontre bien moins de traces dans Homère que dans les écrivains postérieurs. On en trouve beaucoup moins aussi dans les poètes que dans les historiens. Les premiers , qui ne cherchaient que des ap- plaudissements, restaient fidèles, autant qu'ils le pouvaient, au merveilleux plus brillant et plus poétique qu'ils puisaient dans l'Iliade et dans l'Odyssée ; tandis que les seconds, aspirant à la confiance de leurs lecteurs, n'osaient les entretenir de fictions universellement reje- tées, mais rapportaient sans scrupule des pro- diges de détail qui avaient conservé plus de faveur. Car la divination , telle que les anciens l'avaient admise, étant plutôt du ressort de la science que du domaine de l'imagination , lors même que la crédulité perdait de sa force , ou l'imagination de sa complaisance, pouvait encore être respectée, et même acquérir un nouveau crédit , en raison des progrès suppo- sés de la science.

Les épreuves usitées chez tous les peuples dominés par les prêtres , et qui , transmises des religions barbares au christianisme, pri-

LIVRE IX, CHAPITRE VI. «yi

rent le nom célèbre de jugements de Dieu (i), n'étaient autre chose que l'application des moyens divinatoires aux relations qui existent entre les hommes. Ces épreuves avaient lieu chez les Scandinaves (2) et les Germains. Ils donnaient la préférence au duel , et c'était une suite naturelle de leur passion pour la guerre ; mais les autres genres d'épreuves ne leur étaient pas inconnus (3). Nous en retrouvons

(i) Jugements de Dieu par le feu, l'eau, la croix, le pain et le fromage bénits, l'eucharistie, les caractères sancto- rumy ou sortes apostolorum , imitations des sortes virgi- lianœ. Le clergé chrétien sanctifia les épreuves parle duel, malgré toutes les réclamations. Pellout. VIII, 1 56-2 18.

(2) Schonings, Rikeshistor. , II, 820; Dalin, Hist. de Suède, I, 162.

(3) Cependant le combat singulier était tellement pré- féré, que les lois mêmes soumettaient les autres épreuves à des conditions presque impossibles. Dans celle du feu , par exemple , l'accusateur devait entretenir le feu de sa propre main, depuis l'époque de l'accusation jusqu'à celle de l'épreuve , c'est-à-dire quatorze nuits et quatorze jours sans interruption. Il pouvait d'ailleurs pour une somme d'argent permettre à l'accusé de se justifier, en invoquant le serment de ses proches. L'épreuve par l'eau bouillante n'était imposée qu'aux serfs , aux colons ou Li- tes, hommes du peuple affranchis par les Romains, et aux hommes libres insolvables.

72 DE LA RELIGION,

de plusieurs espèces chez les Indiens (i), qui, transportant aux cieux leurs usages , y soumet- tent aussi leurs divinités. Accusée ou soupçon- née par Rama , Sita se précipite dans un bûr cher enflammé. Une voix descend des sphères invisibles : une pluie de fleurs inonde la terre, et Rama, convaincu par la parole d'Agni (2), que Sita est pure et sans tache, lui rend sa confiance (3). On peut considérer comme te- nant à la même notion cette opinion des Per-

(i) As. Res., I, 389;PoRPHYR. de Abst., IV, 17; Mém. de l'acad. des inscript., XXX, ii3, il est parlé du marais d'épreuves; Épreuve du Chyddy-Mandy, Dubois, II, 372-373-546; As. Res., IV, 60-61. Aujourd'hui en- core, lorsque quelque objet est volé dans une maison et que les soupçons se portent sur quelqu'un, on le conduit au temple de Ganeza, et on lui plonge la main dans du beurre bouillant. S'il est innocent, il n'éprouve aucun mal ; s'il est coupable, sa main est réduite en cendres. (As. Res. I, 389-404. ) Les lois de Menou contiennent une singulière application de Tidée qui sert de base aux épreuves. Le témoin qui, dans les sept jours postérieurs à sa comparution en justice, éprouve un malheur ou perd un de ses parents , doit être condamné comme coupable de faux témoignage (Lois de Menou, c. 8).

(2) Le dieu du feu.

(3) Ramay., pag. 22,

LIVRE IX, CHAPITRE VI. n3

ses , qui , lorsqu'ils exposaient des malades aux bétes farouches, les regardaient comme im- purs, si ces animaux les épargnaient (i). Les Hébreux, tout en repoussant la divination, admirent les épreuves (2), sans apercevoir l'identité du principe. Les Grecs, au contraire, n'offrent aucun vestige de pratiques sembla- bles , si ce n'est dans un passage de l'Antigone de Sophocle, les gardes, accusés par Créon d'avoir favorisé la princesse dans sa pieuse dé- sobéissance, veulent se justifier en posant les mains sur un fer brûlant (3) : mais on peut

(i) Agathias n'applique cette superstition qu'aux morts et àlavie future. Les Perses, dit-il, examinaient soigneusement si les bêtes sauvages déchiraient les corps ou les laissaient intactes. Dans le premier cas, ils félicitaient les aïnes , comme parvenues à une demeure de félicité : dans le se- cond, ils les regardaient comme la proie d'Arimane. ( Agâth., II, p. 60. ) On trouve, suivant Steller, la même hypothèse chez les Kamtschadales, qui repoussent comme souillés et indignes de vivre ceilx qui tombent dans la mer ou dans im fleuve sans s'y noyer.

(2) Voy. la Bible en plusieurs endroits, notamment, Nombres, V, II, 3i , et ailleurs, il est parlé des eauiç de jalousie.

(3) SoPH. Antig.

74 DE LA RELIGION,

ne voir dans cette offre qu'une manière énergi- que de protester de leur innocence , ou, ce qui nous paraît plus probable encore, une allusion à des coutumes étrangères, dont les Grecs avaient connaissance sans les pratiquer. Car Sophocle a mis les paroles qui se rapportent à ces épreuves dans la bouche des gardes de Créon , qui , comme tous les tyrans des villes grecques, n'avait pour gardes que des Bar- bares. Or, tous ces Barbares étaient origi- naires de contrées soumises à des religions sacerdotales.

Si , dans quelques occasions importantes , ces moyens de justification sont admis chez les Ro- mains, c'est l'héritage de l'Étrurie (i).

En méditant sur ce qui précède, on est, à ce

qu'il nous semble , frappé d'une contradiction

! manifeste dans les hypothèses sacerdotales.

L'astrologie et la divination devraient aboutir

au fatalisme le plus absolu, puisque la destinée

(i) La vestale Tuccia se justifie ainsi de l'accusation por- tée contre elle (Den. d'Hal. II, 69). Des épreuves par le feu avaient lieu dans le sanctuaire de Feronia (Tit. Liv. XXXJI, i; Serv. ad iEneid. VIII, 564 )•

MVRE IX, CHAPITRE VI. H S

de l'homme est déterminée par les planètes dès sa naissance , et que la direction ou la couleur d'un éclair indique les événements inévitables de la vie entière. Pourquoi les prêtres n'ont- | ils jamais admis ce résultat direct et incontes- / table de leur doctrine? c'est que l'incertitude \ de l'avenir est nécessaire à leur influence. Ils ont inculqué la divination et l'astrologie, afin de se donner le mérite d'interpréter les décrets du ciel : puis ils en ont nié la conséquence la plus évidente, pour conserver à la dévotion ses espérances et à leur intervention sa nécessité.

76 DE LA RELIGION,

CHAPITRE VIL

Des notions sur la vie future , dans les religions dominées par les prêtres.

vJn a vu le monde des morts et la destinée de ceux qui l'habitent être les objets constants de la pensée de l'homme , jusqu'à ce que , fatigué d'efforts inutiles, il se détermine à détourner sa vue de ce qu'il ne doit jamais savoir; réso- lution violente et triste , qui le dégrade sans le calmer. Jusqu'alors, il interroge et sa rai- son qui doute, et son sentiment intérieur qui s'agite et qui tremble , et la nature extérieure qui se tait. Il invente mille présages, il" a re- cours à mille cérémonies, il attache un sens arbitraire à mille circonstances minutieuses, pour conquérir le secret obstiné qui toujours lui échappe. Rien ne le satisfait, et le sacer- doce met à profit ses incertitudes et son im- puissance.

LIVRE IX, CHAPITRE VII. ^y

La vie future est le domaine de ce sa- cerdoce , et c'est vers ce terme qu'il di- rige tous les regards , toutes les espérances , et toutes les craintes. Les Égyptiens ne mettaient d'importance qu'à l'existence qui suit le trépas. Les maisons que l'homme bâtit sur la terre leur semblaient des hôtelle- ries d'un jour : les tombeaux étaient pour eux les demeures par excellence, les palais éter- nels (i). Les inclinations belliqueuses des Scan- dinaves et des Ganlois , combinées avec la do- mination sacerdotale, leur peignaient la mort non-seulement comme le terme, mais le but de la vie. Impatients de l'atteindre, ils s'élan- çaient dans la mêlée , moins pour y vaincre que pour y périr (2). Ils ne s'efforçaient de triom- pher de leurs adversaires que pour tomber à leur tour environnés de plus de gloire. Chaque succès les invitait à chercher ailleurs de nou- veaux périls ; et le guerrier qui ne pouvait trou- ver un trépas illustre sous le fer ennemi , était

(1) DiOD. I.

(2) On connaît les vers de Lucain sur le mépris des Gaulois pour la vie et leur amour pour la mort.

78 DE LA RELIGION,

réduit à se le donner de sa propre main (i). Ce qui prouve que cette répugnance pour la vieillesse et pour une mort naturelle, tenait en partie au moins à la religion sacerdotale des peuples du Nord, c'est que les Grecs, non moins belliqueux , ne nourrissaient aucune

(1) Il était d'usage chez les Germains, les Slaves et les autres peuples du Nord , que les héros , quand ils sen- taient leurs forces diminuer par l'âge, se fissent percer le cœur par leurs amis ou leurs prêtres (Pellout., I, 44 1- MoEHSEN, Gesch. der Wissensch. Ii44-5o). Odin, me- nacé de mourir de maladie , se déchira le corps pour voir couler son sang à sa dernière heure (Botin, Hist. de Suèdej I, 6, 24 ). Nyort, son petit-fils, suivit cet exemple , et se fit, avant d'expirer, plusieurs blessures avec une épée. D'autres se précipitaient du haut d'un rocher, croyant ainsi conquérir le Valhalla. « Nos ancêtres, dit l'ancienne «Saga, d'où cette tradition est tirée, ont tous pris la « route de ce rocher. » On l'avait surnommé le rocher d'Odin. Pline atteste cette coutume. Mors , non nisi satietate vitœ , epuUs delihutis senihus luxu , ex rupc quadam in mare salientihus , hoc genus sepulturœ bea- tissimum. (Hist. nat. , IV, 12. Chez les Islandais, « dit Solin, lorsqu'une femme accouche d'un fils, elle de- u mande aux dieux qu'il périsse en combattant» ( Cap. 25 ). Après leur conversion au christianisme , qui les força de renoncer au suicide, les guerriers de cette partie du monde s'armaient au moins de toutes pièces à l'approche de l'instant fatal.

LIVRE IX, CHAPITRE VII. yg

Opinion semblable. La vieillesse était chez eux en honneur , et la mort naturelle n'était point un opprobre.

Les Indiens accordent à ia vie future la même préférence que les Scandinaves ou les Égyptiens. L'immortalité de l'ame n'est pas seulement pour eux un désir vague , une espérance incertaine , c'est une conviction ab- solue, le motif déterminant de toutes les actions, le ressort et le but de toutes les lois, de toutes les institutions, de toutes les pratiques (i) : mais cette opinion prend chez eux une autre forme. Ni les moyens qu'ils emploient ni le prix qu'ils ambitionnent ne sont les mêmes. Les moyens ne sont pas une mort guerrière, mais une vie contemplative ; le prix n'est point une immortalité de combats , de plaisirs et de fêtes , mais une éternelle apathie , une absence complète de toute individualité (2).

(i) ScHLEGEL, Weish. der Indier, pag, ii3 (a) La récompense des bons, dit le Bhaguat-Gita, est d'être absorbés en Dieu et de participer à la nature divine inaccessible à toute émotion. Les Indiens, observe à ce sujet le traducteur de cet ouvrage , font consister le bien suprême dans une insensibilité, qui équivaut à l'anéantis- sement. Toutes les fois qu'ils parlent de l'ame réunie à

8o I)E LA RELIGION,

Cette fatigue .de l'action de vivre , sous le plus beau ciel, au milieu de toutes les jouis- sances, est une chose fort remarquable. Re- commencer pour l'éternité les occupations terrestres , est l'espoir le plus vif des peuples qui luttent ici-bas contre une destinée rigou- reuse et qui conquièrent avec effort , à travers les difficultés et les périls, une subsistance toujours disputée. Ne plus revenir dans ce monde est l'unique désir de ces nations en ap- parence favorisées, que la fertilité de leur sol et la douceur de leur climat préservent de toute peine et dispensent de tout travail. C'est que le travail, le besoin, les dangers, nous attachent à la vie, en nous offrant à chaque instant des luttes qu'il faut soutenir, un but qu'il faut atteindre; tandis que le repos nous livrant à nous-mêmes, nous fait sentir ^dou- loureusement le vide d'un bonheur facile et l'insuffisance de ce que nous possédons. L'homme a besoin, pour ne pas succomber sous le fardeau qui l'accable , d'être forcé par

Dieu , ils la peignent comme dans une impassibilité par- faite, également étrangère à la peine et au plaisir.

LIVRE IX, CHAPITRE VII. 8l

les obstacles à oublier la tristesse de sa desti- née , et à développer constamment ses facul- tés et ses forces.

Le désir ardent d'être soustraits à la condition humaine modifie dans la littérature des Indiens jusqu'aux ouvrages qui sont étrangers à la reli- gion. Ils se sentent froissés, quand on retrace sur leur théâtre les infirmités de notre nature. Ils veulent qu'on écarte d'eux la représenta- tion de tout ce qui ressemble trop exactement à la vie matérielle ; et la doctrine de l'absorp- tion dans la Divinité , influe aussi sur le dé- noûment de leurs drames. Ce dénoûment ne doit jamais être malheureux : il con- trarierait le dogme fondamental, la certitude d'tme réunion définitive avec l'apathie cé- leste.

Les notions grecques et les notions indien- nes sont les deux opinions extrêmes sur l'état des âmes après la mort. L'enfer homérique pré- sente ces âmes comme des êtres individuels, affaiblis au moral et au physique, et le monde des morts comme une image de ce monde avec le regret de la réalité. L'absorption in- dienne est la négation de toute faculté, de toute mémoire, de toute personnalité de l'a- IF. 6

82 DE LA RELIGION,

me , qui est ainsi réduite à n être qu'une abs- traction, privée de tout ce qui lierait son exis- tence à venir à son existence d'ici-bas.

Parmi les nations soumises à des corporations sacerdotales, il en est une toutefois qui pré- sente relativement à la vie future une exception singulière. La loi mosaïque garde sur. l'im- mortalité de l'ame un silence absolu. Elle n'entretient les Juifs que de récompenses tem- porelles, et quelquefois les prophètes eux- mêmes semblent ne prévoir au-delà du tombeau que le néant (i).

Nous pensons néanmoins qu'on s'est, fort

(i) Le sépulcre ne te célébrera point, dit ÉzéchitV3 à l'Éternel. La mort ne te louera point. Ceux qui descendent dans la fosse, ne s'attendent plus à ta vérité. Isaïe, ch. 38. Après la mort on ne pense plus à Dieu, on ne le loue plus, on ne le remercie plus. Ps. XXX, v. 9, lo ; CXVIII, v. 18. Les morts ne connaissent plus la bonté de Dieu; leur séjour est la terre de l'oubli. Ib., LXXXVIIL Je ressem- ble à ces morts auxquels tu ne penses plus, et dont ta main s'est retirée. Il n'y a ni science , ni sagesse, ni projets après la mort.Ecclésiaste. Job (ch. VII, v. 8-9; XIV, 8-1 3) paraît indiquer de la manière la plus positive qu'il ne croit ni à l'immortalité de l'ame ni à la résurrection ; et la secte des Sadducéens niait formellement toute récom- pense et toute punition après cette vie.

LIVRE IX, CHAPITRE VII. 83

exagéré l'absence de tout dogme sur l'existence future dans la religion juive (i). Moïse parle, dans le Deutéronome (2) , de l'évocation des morts; et les écrivains sacrés font à l'immor- talité de l'ame des allusions fréquentes (3).

(1) Cette exagération date de Warbiirton, qui, comme on sait , voulait trouver un nouveau genre de preuves de la vérité du christianisme, dans l'hypothèse que la doctrine des Hébreux ne sortait pas des limites du monde matériel , et que cette peuplade rejetait, ou pour mieux dire, ignorait le monde à venir. Séduits par les raisonnements ingénieux et l'érudition souvent imposante d'un maître qui leur était d'autant plus agréable qu'il était plus intolérant et plus passionné , les théologiens ont admis volontiers un système, à la faveur duquel le christianisme laissait loin derrière lui le judaïsme, son berceau; et les incrédules n'y ont point répugné, heureux de trouver, de l'aveu d'un orthodoxe savant, le peuple dont la loi, bien qu'abrogée, sert de base à la nôtre, étranger à toute notion sur la vie future , et ravalant comme eux , sous ce rapport , la . race humaine au rang des animaux.

(2) Deut. XXIII, II.

(3) L'histoire de la Pythonisse d'Endor prouve que l'opinion d'un séjour que les morts habitaient était une opinion vulgaire. Isaie représente le roi de Babylone, en- trant dans leur demeure et poursuivi des moqueries «et des sarcasmes de ceux qui l'y ont précédé (XXVI, 19}. Êzéchiel compare le rétablissement des Juifs dans leur ancienne prospérité à la résurrection. L'on peut opposer

6.

84 DELARELIGION,

On pourrait concilier cette contradiction ap- parente par une conjecture qui serait plausible.

au passage de Job cité dans la note précédente, un pas- sage non moins positif en sens contraire (XIX, 25-27). Élie en ressuscitant l'enfant de la veuve, demande à Dieu de faire revenir l'ame de l'enfant , et Tame rentre dans ce corps déjà sans vie (Rois, XVII, 3 ). L'Ecclésiaste , à côté de son matérialisme, digne d'Épicure, dit que la pous- sière retourne à la terre d'où elle est venue, et l'ame à Dieu qui l'a créée ( XII , 7 ). Daniel divise en deux caté- gories ceux qui sont couchés dans la poudre, et dont les uns se relèveront pour la vie éternelle, et les autres pour l'opprobre et le châtiment ( XXII , 2-3 ), Tobie (II, i5- 28 ) compte sur la vie que Dieu donnera à ceux qui ont une foi ferme et qui marchent dans ses voies avec confiance. Il est enfin parlé , dans plusieurs endroits de. la Bible, de Bélial, le roi des ombres, qui gouverne ceux qui ne sont plus- Du temps des Machabées, les Juifs prient pour leurs morts, et leur offrent des sacrifices. Les Machabées meurent en espérant une vie meilleure , et leur mère les encourage par cet espoir. (Machab. , liv. II, Josèphe, Gué- née, pag. 86.) Voy. le même, pag. 94, sur le séjour des morts (Schéol) et de plus Goerres I, 499, 5o6, 619, 522, et Stauedlin, Relig. magaz. Ce dernier attribue à des com- munications avec la Perse les idées de résurrection et de jugement dernier qui se rencontrent dans Ézéchiel et Da- niel. Mais , dans tous les cas , il est évident que les paro- les de Jésus-Christ à ce sujet, quoiqu'elles renferment un sens bien autrement spirituel et sublime, se fondent sur des notions antérieures.

l/vRE IX, CHAPITRE VJ I. 85

Chez presque tous les peuples soumis au gou- vernement théocratique , les prêtres, bien que revêtus d'un pouvoir immense, avaient à lutter contre les rois et contre les guerriers : et l'épo- que des livres ou des traditions qui nous sont parvenues ne remonte nulle part jusqu'aux temps le sacerdoce régnait sans rival. Les annales hébraïques, au contraire, témoignent du despotisme complet et incontesté des prêtres jus- qu'à l'étabhssement de la monarchie. Or, quand les prêtres sont investis de tous les pouvoirs, et disposent directement de l'autorité divine , ils n'ont pas besoin d'ajourner son interven- tion, et peut-être même craindraient-ils, en l'a- journant, d'affaiblir l'effet qu'elle doit produire. Mais s'ils rencontrent dans les puissances tem- porelles des rivaux jaloux de leur influence, ils cherchent à regagner, par les craintes de l'avenir, la domination que le présent leur dispute. Quand ils régnent dans ce monde, ils soignent moins l'autre; quand la possession de ce monde leur est contestée , ils appellent l'autre à leur secours. Les terreurs de la vie future sont pour eux des opinions auxiliaires. Ainsi le sacerdoce , successeur immédiat de

S6 DK LA RELIGION,

Moïse, aurait négligé ces opinions; mais après la substitution de la royauté à la théocratie, les prêtres hébreux les auraient invoquées. C'est en effet à cette époque que remonte le mythe de la pythonisse d'Endor. Cette hypothèse ne paraîtra pas sans vraisemblance, si l'on réfléchit que ce dogme, qui ne fut jamais enseigné aux Juifs comme article de foi , prit surtout de la force dans la bouche des prophètes et des mi- nistres de la religion , lorsqu'ils eurent à liitter contre une tyrannie indigène ou étrangère , et furent appelés soit à effrayer les oppresseurs , soit à défendre ou à consoler les faibles.

Mais en laissant de côté cette conjecture sur un fait particulier, un fait général est incontestable. Dans toutes les hypothèses que les prêtres veulent inculquer, dans les des- criptions à l'aide desquelles ils veulent inspi- rer l'espoir ou l'épouvante , ils sont contraints à suivre la pente naturelle de l'esprit humain. Ces descriptions, ces hypothèses , doivent avoir pour base une imitation plus ou moins exacte de la vie réelle. Ses usages, ses événements, ses occupations, sont le moule se jettent toutes les notions sur le monde futur.

LIVRE IX, CH A. PITRE VII. 87

Les femmes égyptiennes, avides de plaire dans l'Amenthès (i), comme dans Memphis ou Alexandrie, faisaient ensevelir avec elles des couleurs et des pinceaux, pour ranimer l'éclat de leur teint ou se noircir les yeux. Les Gaulois écrivaient aux amis que la mort leur enlevait, et confiaient leurs lettres aux flammes, ajour- nant à leur réunion après cette vie le règle- ment de leurs comptes avec leurs créanciers et leurs débiteurs (9.). Les Perses environnaient

(i) L'Amenthès, copie de la terre, avait ses dieux, ses habitants, même ses animaux. Dionysus et Cérès, qui, d'a- près l'explication d'Hérodote, ne sont autres qu'Isis et Osiris, régnaient dans ce monde souterrain , Dionysus porte le surnom de Sérapis (Zoega, p. 3o2-3io). Ce sé- rapis avait son temple au milieu de l'Amenthès. Des loups étaient préposés à sa garde; aussi voit-on fréquemment des figures de loups sur les tombeaux.-

(2) DiOD. V, 20. Val. Max. II, 6, 10. « Vêtus ille mos Gallorum occurrit, quos memoriae proditum est, pecunias multias, quae his apud inferos redderentur, dare solitos, quod persuasum habuerint animas immortales esse. » On a retrouvé dans le tombeau de Chilpéric I^*' les armes de ce roi des Francs, et les ossements du cheval qu'il comptait monter pour se présenter au dieu de la guerre. Dans un cercueil ouvert près de Guben , un Germain avait fait en-

88 DE LA RELIGION,

les monuments funéraires de leurs rois de tout ce qu'exigeaient les besoins de la terre (i). On connaît le culte si méthodique et si minu- tieux des ancêtres à la Chine (2) , culte qui a transmis aux Chinois d'aujourd'hui des rites sacerdotaux , à travers l'athéisme. Les habitants du Tonquin , dans la fête solennelle qu'ils cé-

terrer avec lui des ustensiles pour les repas, des flacons et des coupes de toutes grandeurs. Les guerriers d'Hialmar en lui rendant les honneurs funèbres prennent de l'or qu'ils enfouissent. Voy. l'extrait d'un poème Scandinave, dans l'introduct. de Mallet, pag. 3o3,

(1) Voy. la description du tombeau de Cyrus par Arrien, cap. 29. Les courtisans du roi des Perses devaient habiter autour de sa sépulture. Bagorazus , l'un d'eux, ayant quitté la cendre de son maître, fut disgracié par son successeur; et Bagapatis, l'inspecteur du sérail de Darius, fils d'Hys- taspe, demeura pendant sept années, et mourut, près du lieu ce prince était enseveli. (Ctes. Pers. 46, id. 19; Heeren, I, 280.) Les Perses sacrifiaient tous les mois un cheval sur ce tombeau. Lucien nous montre le satrape Arsace, demandant à monter son cheval dans les enfers, parce que ce cheval a été enterré avec lui. Chardin nous apprend que les Guèbres ont conservé de leurs ancêtres l'usage d'enterrer avec leurs morts tout ce qiîi leur a servi dans ce monde.

(a) Meiners, Crit. Gesch. ,1, 3o6, 307.

LIVRE rx, CHAPITRE VII. So

lèbrent toutes les années, préparent leurs maisons pour recevoir ceux qui ont cessé do vivre , et pour les héberger comme des hôtes illustres (i).

Les Indiens placent des fruits et du lait au- près des cercueils (2), et non-seulement les oc-

(i) Marigwy, Nouvelles des royaumes de Tonquin el de Laos, p. 249-^50. « A minuit, le premier jour de l'an- née, on lient les portes ouvertes, pour que les morts en- trent. On étend des tapis pour qu'ils marchent , des lits pour qu'ils se couchent ; on prépare des bains , des sanda- les , des bambous pour qu'ils s'appuient. On pose des mets sur les tables pour qu'ils mangent, et quand on sup- pose qu'ils se retirent, on les reconduit avec des révéren- ces et des génuflexions. »

(2) Le pranata , ou le souffle qui a animé le mort, vient pendant dix jours boire el manger. (Dubois, II, 209.) On pourvoit à ce qu'il n'endure ni la faim , ni la soif, ni la nudité {Ih., II, 332-333), et ne renaisse ni sourd, ni aveugle , ni infirme [Ih. 2 1 3 ). Les Hindous sont tenus, par un précepte des Vèdes, d'offrir un gâteau qu'ils appellent Pinda, aux mânes de leurs ancêtres jusqu'à la troisième génération. Les Vèdes ordonnent aussi de leur apporter de l'eau chaque jour , et ce rite est appelé tarpa, la satisfaction, l'apaisement. Quand il est négligé, l'ame est précipitée aux enfers , pour rentrer dans le corps d'un animal impur. (Bhag.-Gita, note, p. i54.) L'astrolâtrie se joint à ces superstitions , et les planètes ont leur part dans les hommages rendus aux morts. (Dubois, II, 220.)

cupatioris et les besoins des âmes dans l'autre monde , mais leurs voyages sont empruntés de la terre. Suivant le Garouda Pourana, les âmes, réduites à la diminutive stature d'un pouce de hauteur , sont transportées à travers les airs , par les serviteurs de Yama, sur des montagnes elles séjournent lin mois. Elles vont en- suite à pied, sur les bords de l'Océan occi- dental, où Yama les juge. Il y a deux routes, l'une belle et facile pour les bons , l'autre pé- nible pour les méchants. Les âmes s'arrêtent deux fois en chemin pour prendre de la nour- riture et des vêtements (i).

Enfin si les richesses des guerriers Scandi- naves sont brûlées sur leur bûcher, en l'hon- neur des dieux, c'est qu'on leur ouvre, par ce sacrifice, un champ de bataille de nou- veaux combats les attendent. Leur dîgnité dans le Valhalla dépend des trésors qu'ils ont con- quis. Admis dans ce séjour de gloire, ils pro-

(i) As. Res. XIV, 44i- Plusieurs cérémonies destinées à favoriser le voyage des âmes , et sans lesquelles elles resteraient errantes, parmi les démons et les mauvais gé- nies, sont de même copiées des usages terrestres. Ib.y, VII, 263.

LIVilE IX, CHAPITRE VII. QI

mènent sur leurs compagnons d'armes des re- gards jaloux. Bientôt ils revêtent leurs armes brillantes, montent leurs coursiers, se défient et s'attaquent. L'air retentit du choc des lances et des épées. Le sang ruisselle , et les parvis cé- lestes sont jonchés de champions frappés d'un second trépas. L'heure du festin sonne, la lutte cesse, les blessures.se ferment, les morts re- vivent, pour s'asseoir à la table de leur chef. , servis par les Valkyries aux formes aérien- nes, aux blonds cheveux, au sein de neige, ils dévorent le sanglier Skrimner, qui renaît cha- que jour, et boivent la bière enivrante et l'hy- dromel délicieux. Le Niflheim renferme les femmes, les enfants, les vieillards, qui ont atteint sans efforts le terme d'une vie obscure. Eux aussi recommencent le passé , conservent leurs noms, leur rang, leurs honneurs, et con- tinuent le rêve renouvelé de la vie , aussi pai- siblement qu'ils ont vécu sur la terre (i).

(i) Avant que le destin de Balder fut apcompli (voyez ci-dessus, chap. de la destinée), Odin descendit dans le palais d'Hela (la mort), pour demander l'explication des songes effrayants qui le poursuivaient. Il vit un banquet

C)1 DE LA RELIGION,

préparé, des estrades ornées de diamants, des couches éclatantes d'or, des coupes remplies d'hydromel, en un mot tout ce qui caractérise les festins terrestres. Balder parut avecsa fidèle épouse, ils se placèrent sur deux trônes, pour contempler la fête souterraine, semblable en tout à celles que célèbrent les vivants (Edda, 44^ fable).

LIVRE IX, CHA.PITRE VIII. 9^

CHAPITRE VIII.

Des demeures des morts ^ et de la description des supplices m/eT^naux dans les religions sacer- dotales,

JLje polythéisme homérique n'indique pour les morts qu'une seule demeure, qui n'est point un Heu de châtiments réservés au crime, mais un espace vaste et lugubre, toutes les om- bres, sans distinction, promènent la mélan- colie qui les accable, et que n'aggrave ni ne dissipe le mérite moral de leur conduite pas- sée (i). Les religions sacerdotales ont des en- fers plus nombreux et plus soignés. L'Edda en compte deux, le Niflheim et le Nastrond; les Indiens tantôt trois (2) , tantôt quatorze (3) ,

(i) v.t. III,p. 389.

(2) Bhaguat-Gita , p. i34.

(3) Laflottk , p. 226,

94 I>E LA RELIGION,

et quelques sectes jusqu'à quatre-vingts (i). Chez les Perses (2) il y en avait sept; il y en a cinq chez les Birmans , trente-trois chez les Japo- nais, trois au Tibet, mais subdivisés en dix- neuf régions les peines sont diversifiées, car c'est surtout dans la description des suppli- ces que le sacerdoce se complaît (3).

Les enfers des livres Zend (4) sont placés au

(1) Voy. Dubois, II, 309-326, 522-53o; As. Res. , VI, 21 5-224. Ces peuples relèguent les enfers dans une terre au-delà de l'Océan, opinion fondée sur une erreur de physique et de géographie. Ils croient qu'un continent quelconque doit entourer les eaux , pour qu'elles ne tom- bent pas dans le vide. Ib. XI , io5.

(2) Le pont qui conduit aux enfers est commun aux Perses et aux Scandinaves. Voy. sur ce pont, Wagn., 453 et Meiners, Cr. Gesch., 771 , 772.

(3j Les enfers des Tibétains sont gnielva, jang-sci- jangso et nasmé. Le gnielva est divisé en deux zones, celle du froid et celle du chaud, partagées chacune en huit a-utres. Dans cette dernière, les damnés sont couchés sur une terre recouverte d'un fer rouge : ils avalent du feu liquide : ils sont écrasés entre deux rochers , puis mis dans des cuillères ardentes, avec lesquelles les démons remuent le fer et le plomb fondus : ils sont sciés en deux ou jetés sur des épées brûlantes, ou écartelés en quatre, en huit, en trente ou en soixante parties. Georg. Alphab. tib. , p. i83, 265-266.

(4) Hyde, de Rel. pers.

LIVRE IX, CHAPITRE VIII. q5

bord d'une onde fétide, noire comme la poix, froide comme la neige. Les âmes condamnées s'y agitent sans cesse. Une fumée épaisse sort de cet antre ténébreux, et Fintérieiir est rempli de scorpions et de serpents. '

L'Ifurin des Gaulois est une contrée impé- nétrable aux rayons du jour. Des animaux venimeux sont les compagnons et les bour- reaux des habitants de cette affreuse demeure. Des loups affamés les dévorent. Ils invo- quent la mort, mais en vain. Après avoir servi de proie aux bétes farouches, ils renaissent pour leur offrir une pâture nouvelle. Les plus coupables sont étendus dans une sombre ca- verne au milieu d'innombrables reptiles. Un poison qui les brûle tombe sur eux goutte à goutte. Partout règne un froid si perçant, que ces ombres misérables seraient bientôt conver- ties en glace, si elles n'étaient destinées à des douleurs sans fin (i).

(i) « Je verrai ton ame, dit à l'une de ces victimes un « Barde dans ses vers sacrés; je verrai ton ame, tantôt sus- « pendue dans les entrailles d'un brouillard épais , tantôt « jetée au sein d'un nuage humide , jouet malheureux des « vents qui t'agiteront dans l'espace ne brille jamais le

96 DE LA RELIGION^

Les Indiens, malgré la douceur de leurs dispositions naturelles, n'ont pas des enfers moins épouvantables. Yama, juge des morts, prononce la sentence. Ceux qui ont négligé les préceptes de la religion sont punis durant un nombre d'années égal aux cheveux qui couvrent leurs têtes. Les athées sont percés départ en part en tombant sur des armes aiguës. Les contem pteurs desbrames sont coupés en piè- ces et jetés dans le feu. L'adultère embrasse des simulacres rougis par la flamme. Des corbeaux au bec d'airain déchirent l'infidèle qui a renié sa caste. Le meurtrier d'un homme ou d'un animal est plongé dans un gouffre infect. Le voluptueux marche pieds nus sur des ronces. Le calomniateur chargé de chaînes est nourri d'aliments immondes. L'avare est dévoré par des vers insatiables. Celui dont la main sacrilège a immolé une vache, devient une enclume vi- vante frappée par un marteau brûlant. Le faux

«f soleil» (Gall. Alterth. I, 62-63). Cette poésie druidi- que rappelle ces vers de Voltaire :

et moi prédestiné,

Je rirai bien , quand vous serez damné.

LIVRE IX, CHAPITRE VIII. gy

témoin roule de rocs en rocs, teignant de son sang leurs pointes acérées : et les corps de ces infortunés, composés d'une matière impalpable, se rejoignent comme le vif-argent pour su- bir de nouveaux supplices (i).

On aperçoit dans ces tableaux soignés un calcul prémédité, une volonté de faire effet, un arrangement méthodique. Cette multiplicité d'enfers, creusés pour ainsi dire les uns sous

(i) Bagavadam , liv. V. Il est si vrai que ces raffinements de tortures sont inhérents à l'esprit sacerdotal, que des catholiques zélés les réclament, quand on les leur dispute. Un auteur anglais nommé Sumner, désireux, dans son at- tachement au christianisme , de montrer la supériorité de cette croyance sur celle des peuples païens, l'avait louée de ce qu'elle repousse les peintures horribles des supplices de l'enfer. Aussitôt un catholique orthodoxe lui répond : J'en suis fâché pour le novateur , mais ces pailles que le fils de l'Éternel brûlera d'un feu inextinguible, cette gène du feu encourue par celui qui outrage son frère, cette ivraie qui est vouée au feu à la fin des siècles , ces anges qui rassemblent les coupables des quatre coins du monde et qui les jettent dans des fournaises ardentes, ces pleurs, ces grincements de dents , ces maudits qui seront à la gau- che de Dieu , et qu'il précipitera dans le feu éternel , pré- paré pour le diable et ses anges , tout cela est dans l'Évan- gile. (Gaz. de France, i8 août 1826.) Le même journal reproche amèrement ( 2 1 octobre 1829) à M. de Chateau- briand d'avoir ouvert aux païens l'entrée du purgatoire.

IV. 7

g8 DfitARELIGIOIV,

les autres, trahissent le désir de rendre plus profonde l'impression produite par répouvante de l'avenir. Les prêtres ne trouvent jamais cette impression suffisamment forte ; ils diver- sifient leurs conceptions, ils les étendent. Ils traitent les cieux et les enfers comme des propriétés qui leur appartiennent. Ils inven- tent de nouveaux cadres pour les remplir plus en liberté. Souvent même, pour présider aux sentences , ils font paraître un dieu nou- veau (i). En un mot, ils retravaillent sans cesse la religion , tout en maintenant ses dog- mes anciens , comme un ouvrier améliore ses instruments,ou comme un soldat polit ses armes. Ils mêlent aussi l'espérance à la terreur. Ils multiplient les paradis comme les enfers. Le Gimle vient chez les Scandinaves, après le Val- halla, comme le Nastrond après le Niflheim (2).

(i) A l'époque les droites de Scandinavie introdui- sirent un second ehfer et un second paradis, ce ne fut plusOdin, mais un dieu inconnu qui fut le dispensateur des châtiments et des récompenses.

(2) Nous indiquerorts dans une autre partie de cet ou- vt^age les différences qui distinguent ces deux enfers et ces deux paradif>. Nous n'avons ici à nous occuper que de Ifeur nombfe.

LIVRE IX, CHAPITRE VIII. g<^

Les habitants de Ceylan comptent vingt-six paradis , vers lesquels les justes s'élèvent suc- cessivement , en retournant par intervalles dans un corps humain, jusqu'à ce qu'ils parvien- nent enfin au séjour de la félicité complète (i). Les paradis inférieurs des Indiens sont maté- riels. Leurs habitants se livrent à l'amour , aux festins, aux jouissances grossières. Les paradis supérieurs sont consacrés à des plaisirs plus purs, la contemplation, l'extase. Enfin, dans le plus élevé de tous, le Chattia Logam (2), l'ame s'incorpore à la nature divine (3).

Indépendamment de ces promesses et de ces menaces, le sacerdoce prend d'autres moyens de provoquer les libéralités dés fidèles ; il permet

(a) Ils appellent aussi ce paradis suprême Zabudeba. As. Res.^ VI , 224 , 233,

(3) Voir pour les paradis des Indiens plus détaillés, Dubois, II, 4^4 > 5o5, et les Redherches asiatiques, VI, 179 ; et pour leurs descriptions des plaisirs de l'autre vie, Lanjuinais , sur l'Oupnékat, page 83. Malgré toutes ces peintures de bonheur, l'horreur de la mort prévaut. Les prêtres qui président aux funérailles inspirent de la répu- gnance. On les appelle maha-bramines. (Digest of hindoo laws,Il, 175; As. Res., VII, 241.) ;

7-

1 OO D K L A R r L I G I O X ,

à l'abîme souterrain de s'entr'ouvrir. Larunda Mania, en Étrurie, conduisait trois fois par année ses pâles sujets au milieu des vivants, qu'ils effrayaient de leur aspect livide ou qu'ils poursuivaient de leurs cris aigus (i). Les an- cêtres assistaient invisibles aux repas et aux sacrifices. Les mânes s'asseyaient autour du foyer paternel. Les lares étaient l'objet d'une vénération périodique; et durant les cinq jours épagomènes, la fête d'Apherina-Ghan rame- nait au sein des familles de la Perse les aïeux captifs dans la tombe, qui les rappelait au bout de quelques heures, pour se refermer de nouveau sur eux, à moins que rachetés par des dons et des offrandes, ils n'obtinssent d'Oromaze qu'il les séparât de la troupe im- monde et leur ouvrît la route des cieux.

Une observation importante doit frapper ici nos lecteurs. Si, dans le polythéisme homé- rique, la morale ne décide en rien de l'état des morts, les religions sacerdotales lui attri- buent au contraire une grande influence.

Partout on voit des juges pour ceux qui

(i) Varro , de Ling. lat. VIII; Festus , v". Mania.

LIVRE IX, CHAPITRE VII f. ïOf

descendent aux enfers et des supplices pour les coupables (i). Il est aisé d'assigner le motif de

(i) Yama, comme on Ta vu, est aux Indes le juge des enfers. A l'entrée de chaque enfer des Birmans sont placés des juges. Tout le mondé connaît les arrêts célèbres pro- noncés en Egypte, aux bords du fleuve, image de celui que les ombres traversaient. On sait qu'avant de procéder à la cérémonie funéraire, un tribunal de quarante juges exami- nait la conduite du mort et décidait s'il méritait l'hon- neur de la sépulture. En cas d'affirmative, on invoquait les dieux du monde souterrain, présidés par Sérapis, Ce tribu- nal des dieux paraît assemblé sur un cercueil égyptien dé- posé au Muséum britannique , et dont Zoega nous donne l'explication (de Obelisc. 3o8). Un rouleau de papyrus, enseveli avec une momie que l'expédition d'Egypte nous a procurée, reproduit le même tableau ^(Denon, Voy. en Égypt., planche i4i)- Cet antiquaire ingénieux, mais un peu léger, y reconnaît à tort une initiation. Osiris y siège avec ses attributs ordinaires, ayant devant lui une fleur de lotus , symbole de la vie éternelle, et une lionne. Une petite figure humaine est pesée dans une grande balance , par deux génies à têtes d'animaux, l'an de chien, faisant allusion aux inclinations matérielles, l'autre d'épervicr, em- blème de la nature divine. Ces génies ont tous deux une main sur la balance , et semblent plaider devaut Osiris- Hermès , à la tête d'ibis , un rouleau à la main , inscrit les vices et les vertus qui doivent motiver l'arrêt d'Osiris. Hceren (Afric. III, 68i) croit ce jugement des morts postérieur aux notions primitives de l'Egypte : il rend compte de cette progression à peu près comme nous expli-

lOa DE LA RELIGION,

cette différence. Les prêtres qui ne tolèrent l'in- dépendance d'aucune de nos facultés, de nos conjectures , de nos rapports soit avec le ciel soit avec la terre , doivent s'empresser de cour- ber sous le joug de la croyance qu'ils imposent les relations des hommes entre eux. Cette fu- sion de la religion avec la morale , fusion qui s'opère lentement et par degrés dans la croyance grecque, s'effectue plus rapidement dans les cultes sacerdotaux. Mais l'espèce humaine y perd plutôt qu'elle n'y gagne. La morale sacer- dotale est toute factice, fondée, non sur la va- leur des actions humaines , mais sur la volonté^ des dieux. La soumission aux prêtres, les dons sans mesure, les prodigalités aux dé- pens de la justice ou des affections, sont la première vertu (i); et comme rien n'assure

querons celle du polythéisme grec. Mais nous pensons qu'il a été trompé par une analogie apparente. Les prêtres en Egypte ont devancé l'introduction naturelle de la morale dans la religion et faussé l'une en l'asservissant à l'autre. (i) Celui qui trompe un brame renaît comme un dé- mon à figure hideuse : il ne peut ni habiter sur la terre ni vivre dans les airs. Relégué dans quelque épaisse foret, il gémit nuit et jour, et boit dans un crâne humain en guise de coupe le jus infect du palmier, mêlé avec l'é-

LIVRE IX, CHAPITRE Vlir. io3

mim^ robéissance que la pratique servile de, cérémonies, souvent révoltantes, toujours mi-» nutieuses (i) , le code des prêtres est surchargé de lois étranges, destructives des lois natu- relles.

cume du chien. Dubois, 1 , 240; II, 266, 879, 464. « Hâta! hala ! s'écria un jour un singe , en voyant un renard qui dévorait un cadavre. Tu as donc commis des crimes inouïs, puisque tu es condamné à te repaître de pareils aliments. Hélas! répondit le renard, je fus homme jadis : j'avais promis des dons à un brame, j'ai manqué de pa- role, tu vois mon châtiment. » Ceux qui durant leur vie n'ont pas donné des provisions aux prêtres, ceux qui ne les ont pas habillés, leur ont fait violence, ou dit des in- jures, sont dans l'autre monde en proie à la faim, à la nudité, au feu, à des tourments de tout genre. Le meurtre d'un brame est plus criminel que le parricide, et il vaut mieux avoir tué son père qu'exciter des divisions dans l'ordre des brames. L'incrédulité, le plus impardonnable des attentats aux yeux du sacerdoce, est punie plus sé- vèrement encore. Le feu qui consume les impies ne s'é- teindra jamais (As. Res. VI, 2i5-22o). L'homicide, en revanche, ne subit qu'un châtiment temporaire, après lequel les transmigrations offrent au pécheur de nouvelles chances de salut (HoLWEL. trad. allem, II, 5i et suiv.).

(i) Les bouddhistes [ne sont point sauvés par leurs bonnes œuvres, s'ils ne les sanctifient en répandant de l'eau sur la terre (As. Res. VI, 21 5, 220).

io4

Cette observation était nécessaire, et pour le moment elle est suffisante , parce que nous aurons plus tard à comparer l'influence morale du polythéisme perfectionné d'Athènes et de Rome, avec Tactioii des cultes de Brama, d'Isis, de Zoroastre ou d'Odin.

LIVRE IX, CHAPITRE IX. I05

CHAPITRE IX.

De la Métempsycose,

vJn a vu, dans notre premier volume (i) , que le dogme de la métempsycose se mêlait aux conjectures du sauvage sur l'état des âmes après cette vie. A mesure que l'intelligence se développe , l'incompatibilité de cette notion avec celle d'un monde à venir, peu diffé- rent du nôtre , acquiert plus d'évidence , et la métempsycose semble devoir être repoussée des religions qui se régularisent et se coor- donnent.

Aussi ne la retrouvons-nous chez aucun des peuples qui se sont créé progressivement et librement leurs formes religieuses. Ni les Grecs ni les Romains ne l'ont admise dans leur culte public, bien qu'elle eût pénétré dans leurs

(i) Tom. I, liv. II, ch. 4, p. 2oi-2o3, seconde édit.

I06 im I^A RElt^IGIOW,

systèmes philosophiques et dans leurs mystè- res; mais elle a été consacrée de la manière la plus positive chez toutes les nations sacerdo- tales; et ce serait à tort qu'on la reléguerait dans les explications scientifiques des prêtres. Sans doute elle en fit partie pour se com- biner, tantôt avec des abstractions métaphy- siques , tantôt avec des calculs d'astronomie. Ainsi les Indiens (i) la rattachent plus parti- culièrement à îeurç subtilités sur la nature et la purification des âmes , tandis que les Égyp -

(i) Les Vèdes assignent cet univers pour purgatoire aux {imes qui ont méconnu leur céleste origine; en- foncéç^ dans la matière , elles s'incarnent daus les corps animés. C'est le châtiment de leur infidélité. Voy. sur la métempsycose des Indiens , Dubois , II , 5o5. Aussitôt que l'ame quitte son corps , elle se rend devant le juge des morts, pour y recevoir sa sentence; puis elle monte au ciel ou descend aux qnfers, ou, suivant ses fautes, elle prend la forme d'un oiseau, d'un minéral ou d'un quadrupède. As. Res., ,1, 239-240. Les Cingalèses ont les mêmes notions; les TOPrts, disent- ils, sont jugés par l'un des dieux inférieurs, Yammab Raya (leur Yama), et renaissent en vertu de ce juge- ment, comme hommes ou comme brutes : ces renaissan- ces continuent jusqu'à leur arrivée et leur séjour définitif dans Içs Bramah-Loke ou paradis. As, Res., VU, 35.

LIVRE IX, CHAPITRE IX. 107

tieni (i), sans rejeter ce système d'épurationa graduelles , unissaient la métempsycose à l'as- tronomie par le cycle de trois mille années qu'ils assignaient aux transmigrations (2).

Mais, indépendamment de ses çignifications scientifiques, il est incontestable que I4 mç^ tempsycose faisait partie de la croyance publi- que des peuples régis par le sacerdoce.

Favorisée dans les climats du Midi par la sympathie et la pitié que ces climats inspirent pour tous les êtres vivants et souffrants (3)^ transplantée probablement dans le Nord par

(i) Voy. sur la métempsycose des Égyptiens, Hérodote, II, 123; Guigniaud, 882-894; Dubois, II, 3o9-3i6; Creutzer, III, 176, qui prétend que les notions égyp- tiennes étaient communes aux Thraces; Gœrres, 889-393. Les doctrines égyptienne et indienne diffèrent en ceci, que la première est plus scientifique et astronomique, et la seconde plus métaphysique et morale.

(2) C'était au nom des âmes bienheureuses que les Égyptiens prononçaient sur la tombe des morts la prière que nous rapporte Porphyre : « Soleil, maître de tous, et vous, dieux de l'univers, dispensateurs de la vie, rece- vez-nous et rendez-nous les compagnons des dieux éter- nels. » (De abst. , IV, 10 ; Goerres, II , 370. )

(3) Heîider, Phil. de l'hist.III , 42, 43.ZerstnBlaett.I» S18.

Io8 DE LA RELIGION,

des colonies, elle a été conservée partout, peut- être parce qu'offrant aux fidèles un spectacle réel de récompenses et de punitions , elle a paru aux prêtres une leçon plus énergique que les dogmes qui relèguent dans un monde invisible ces punitions et ces récompenses. Nous venons de la voir aux Indes ; elle avait pénétré dans la religion des Gaulois (i), des Perses (2) , des Gètes , et il n'est point sûr qu'elle ait toujours été étrangère à la mytho- logie des Hébreux (3).

La prolongation de ce dogme , à côté d'au- tres hypothèses qui auraient l'exclure , con-

(1) DiOD. V, 20; Cms. de Bello Gallico, VI. Les peu- ples du pays de Galles , berceau des Druides et , par con- séquent, de la religion gauloise, admettaient également la métempsycose. Davies, 463-477-

(2) Voy. sur la métempsycose chez les Perses, Gui- GNiAUD, notes , p. 700; PoRPH. de Abst. , IV.

(3) Un passage de Josèphe indique , au contraire, qu'elle était la croyance au moins d'une secte. Toutes les âmes sont immortelles, dit-il , suivant l'opinion des Pharisiens. Celles des hommes vertueux passent dans de nouveaux corps, celles des criminels sont condamnées à d'éternels tourments. Ainsi, ce qui sert chez les Indiens de punition aux méchants, aurait chez les Juifs été la récompense des bons.

LIVRE IX, CHAPITRE IX. 1 09

^irnie ce que nous avons établi ailleurs de la dou- ble doctrine des prêtres, et de son peu d'action sur la religion publique. Ceux de l'Egypte com- binaient la métempsycose avec l'existence d'un monde souterrain, en en faisant les deux bran- ches d'un même système à la fois mystique et scientifique. Ce monde souterrain n'était alors qu'un lieu de repos les morts des- tinés à des purifications nouvelles , qui se rattachaient à l'astronomie, attendaient le si- gnal des transmigrations qui les purifiaient (i),

(i) Virgile a transporté cette combinaison dans son Enéide. Anchise dit à Énée que les âmes séjournent mille ans dans l'Elysée , avant de passer dans de nouveaux corps. Mais dans l'état étaient les croyances du temps de Virgile, ce poète ne tenait guère à ses opinions. Il dit, dans les Géorgiques (IV, 218 ), que les âmes des héros, des sages et des hommes vertueux passent immédiatement dans les étoiles. Les premiers Pères de l'Église, sans ad- mettre la métempsycose, empruntèrent de la doctrine égyptienne l'idée d'un séjour passager des âmes, avant leurs punitions ou leurs récompenses définitives. Elles descendaient, disaient-ils , dans le monde souterrain : les justes avaient le pressentiment de leur bonheur, les chants de leurs peines, et leur destinée s'accomplissait ensuite à la résurrection. Les martyrs seuls montaient immédiatement de la terre aux cieux.V. Traité de la

1 lO DE LA RELIGION,

et c'était à ce séjour passager que se rappor- taient des pratiques inconciliables avec la mé- tempsycose (i).

La multitude demeurait indifférente à ces explications raffinées , et suivant les enseigne-

créance des prêtres louchant l'état des âmes après cette vie, par Blondel, 1661 ; Baumgàrten, Hist. doct.de statu animar. séparât. , 1754. Saint-Augustin perfectionna celte doctrine, eh faisant de ce séjour des âmes un lieu de pu- rification. Caesarius,évôqUe d'Arles, et Grégoire VI, lacoii- sacrèrent. De le purgatoire.

(i) Cette observation s'applique également à la religion indienne, et sert de réponse aux objections de M. de Paw. n On ne saurait ^ dit*il , concevoir que les Indiens préten- dent rejoindre leurs épouses, en les obligeant à se brûler sur leurs bûchers, puisqu'ils soutiennent que les ames voyagent d'un corps à l'autre^ de sorte que l'anie du mari pourrait se trouver dans l'embryon d'une souris , et l'ame de la femme dans celui d'Un chat. » (Rech. sur les Amer. ^ II) 182.) Les mômes objections pourraient se reproduire contre la doctrine des Birmans. Leur croyance à la trans- migration devrait les préserver de la crainte des reve- nants, et pourtant quelques personnes de l'ambassade chinoise étant mortes à Amarapara, cet événement sema la terreur dans le pays, parce qu'on supposait les âmes des étrangers plus malfaisantes que celles des indigènes. (As. Res*, VI, 180.) En indiquant la compositioti double et compliquée des religions soumises aux prêtres, nous croyons avoir levé la difficulté.

LIVRÉ It, CHAPITHE IX. III

ïtietits isolés et partiels qu'elle recevait, croyait tour à tour à la métempsycose ou à l'Amen- thès , sans être frappée de l'opposition de deux opinions qu'elle n'avait pas la pensée de rap- procher (i).

Ainsi se confirme toujours l'une de nos as- sertions les plus importantes. Tout ce qui, dans le polythéisme indépendant, ne frappe l'imagination que d'une manière vague et pas- sagère, est enregistré dans le polythéisme sa- cerdotal. Les conjectures les plus fugitives, celles qui paraissent ne pouvoir être admises que par des esprits encore plongés dans l'i- gnorance de l'état sauvage , s'amalgament avec les doctrines moins grossières que les progrès de l'inteUigence amènent ; et s'il ne faut point attribuer la différence qui existe entre les

(i) L'importance que les Égyptiens attachaient à la cou- servatioii des corps, et la recherche qu'ils apportaient à les embaumer (Héeren II, 67$), tenaient au dogme de l'A- menthès, l'état des âmes destinées à recommencer leur vie passée dépendait, comme sur la terre, de la perfection des organes matériels. La métempsycose servait de base à d'autres portions du culte, exprimant symboliquement des notions plus abstraites.

112 DE LA RELIGION,

deux espèces de polythéisme aux inventions spontanées du sacerdoce, il faut reconnaître néanmoins qu elle provient en grande partie du soin qu'il prend de tout recueillir et d'em- pêcher que rien ne s'oublie.

DE LA RELIGION,

CONSID EREE

DANS SA SOURCE,

SES FORMES ET SES DÉVELOPPEMENTS.

LIVRE X.

DES DOGMES PARTICULIERS AU POLYTHEISME SACERDOTAL.

CHAPITRE PREMIER.

Objet de ce livre.

JNoTJS avons traité dans le livre précédent

des dogmes communs aux deux espèces de

religions, et nous avons indiqué les différences

IF: 8

Il4 WE LA RELIGIOIY,

que l'esprit sacerdotal introduit dans ces dog- mes. Mais il y en a d'autres qui appartiennent plus spécialement aux religions dont les prê- tres disposent. Nous allons nous en occuper.

i-iiHi

LIVRE X, CHAPITRE II. Il5

CHAPITRE II.

De la suprématie dun dieu sur les autres y dans les religions sacerdotales.

i

Jr LU SIEURS passages d'Homère prouvent que l,es dieux de la Grèce étaient primitivement égaux (i) : Jupiter avait conquis certaines pré- rogatives; mais les autres habitants de l'O- lympe bravaient son pouvoir et désobéissaient à sa volonté (2).

Il n'en est pas de même dans le polythéisme sa- cerdotal. Chez les Indiens, Schiven, quelque-

(i) Notamment le discours de Neptune à Jupiter. Iliad., XV, 185-199.

(2) La suprématie de Jupiter semblerait, il est vrai, résulter même dans l'Iliade , du symbole de la chaîne d'or. (Liv. VIII, V. 17.) Mais ce symbole, nous Tavoins déjà observé (t. III,p. 468-469), est visiblement emprunté d'une religion sacerdotale.il se retrouve littéralement dans le Bha- guat-Gita;tousceux qui ont étudié Homère ont été frappés de l'air étranger de cette fable (v. Creutz., I, 120) : c'est qu'elle n'appartenait pas à la Grèce : elle venait d'Orient.

8.

Il6 DE LA RELIGION,

fois Indra (i), et Brama dans les Vèdes (2); chez les Perses, Zervan Akerene ; chez les Scan- dinaves, Alfadur; chez les Égyptiens, Gneph, occupent luie place à part, et régnent sur les autres dieux, sujets parfois rebelles, mais tou- jours inférieurs à leur maître en force et en dignité. v>\^\n^

Plusieurs causes impriment aux religions sacerdotales ce caractère distinctif.

Premièrement, les dieux de ces religions n'étant dans la doctrine scientifique que des personnifications de quelques parties de la nature ou des symboles de forces occultes,

(i) Dans le XXXVIII^ chapitre du Rig-Véda, Indra est choisi par les dieux pour leur chef suprême. Son trône est bâti avec des textes tirés des Vèdes, et les céré- monies de son installation sont en tout pareilles au sacre des rois indiens. On voit par-là que le dieu suprême des religions sacerdotales n'est pas toujours le même. L'em- pire se transporte de l'un à l'autre, et cette variation est une des causes de l'obscurité qui règne dans les anciennes mythologies. Chaque dieu paraît successivement revêtu des attributs de tous.

(2) Brama, qui est souverain dans les livres sacrés, n'occupe jamais que le second rang dans les fables. Il est supplanté par Siva ou Wichnou , suivant les diverses sec- tes. Cela tient à l'abolition de son culte. Nous en avons parlé ci-dessus.

LfVliE X, en API THE II. 11^

ils perdent nécessairement leur individualité. Le système général qui les réunit et les coor- donne les classe comme fractions d'un en- semble, et dans la langue mythologique, cet ensemble devient la divinité suprême. Mais rindividualité étant aussi nécessaire à la dé- votion que la métaphysique l'est à la science, ce dieu suprême redevient ensuite le lien com- mun entre les doctrines , ayant tantôt une na- ture variable et active, adaptée aux besoins et aux vœux populaires , tantôt une nature inac- tive et immuable, comme le demande la mé- ditation philosophique.

En second lieu, quand l'imagination s'est trop familiarisée avec les objets de ses hom- mages, le sentiment réclame quelque chose de moins connu , de plus imposant. Il n'est jamais parfaitement satisfait de ce qu'on lui présente. Toute borne le blesse, et toute des- cription, toute définition est une borne. Il tend à s'élever plus haut, pour se trouver plus au large dans le vague. Les prêtres alors lui révèlent de nouveaux secrets, lui dévoilent une essence supérieure encore ignorée, le flattant parla hauteur et parle mystère, tan-

Ïl8 DE LA RELIGION,

dis qu'ils réveillent l'imagination par la nou- veauté.

Aussi le dieu suprême des religions façon- nées par les prêtres est-il d'ordinaire un dieu différent de ceux qu'entoure l'adoration vul- gaire. En Scandinavie , ce n'est pas Odin , c'est un être invisible, qui, lorsque les siècles se- ront accomplis, sortira de sa retraite incon- nue pour replonger le monde dans le néant (i).

En Egypte , Cneph vient tardivement domi- ner, non-seulement sur les divinités populaires, Isis,Osiris, Horus, mais sur Phthas, qui aupa- ravant était le premier principe (2). C'est de

(i) Ce qui prouve que c'est une progression, dans les notions religieuses des Scandinaves, c'est que dans l'Edda, Odin avec ses frères gouverne la terre et le ciel, et qu'il est le plus puissant des dieux (Edda, fable); doctrine contraire à celle d'Alfadur, et qui est plus ancienne, puisqu'elle est plus grossière. On a voulu, nous le sa- vons, regarder cette portion des fables du Nord comme une interpolation des moines chrétiens ; mais le retour des mêmes idées dans toutes les mythologies réfute ce soupçon.

(2) CicER. de Nat. Deor. III, 2. Dion. I, 12. Arnob. Adv. Gentes. I, 4. Jamblich. de Myster.

LIVRE X, CHAPITRE II. I | ()

la bouche de Cneph que sort l'œuf mystique , dont Phthas brise l'enveloppe pour se mon- trer à l'univers; et ce dernier n'est plus qu'un dieu secondaire, puisqu'il doit sa nais- sance à un autre dieu (i).

Zervan Akerène, chez les Perses, n'a rien de commun avec Oromaze ou avec Mithras. Il est séparé des divinités actives ; et par une suite de la complication toujours inhérente aux dogiiies sacerdotaux, il est à la fois une puissance cosmogonique et un symbole astro- nomique, d'une part le temps sans bornes, créature du verbe , de l'autre la grande période de I2000 ans (2).

Ce n'est pas tout. Par cela même que les di- vinités actives des my thologies prennent intérêt aux destins des hommes, et s'associent à leurs débats , elles contractent inévitablement leurs imperfections et leurs faiblesses. Il y a dans leur caractère de la versatilité; leur nature n'est pas immuable , à l'abri de toute passion ,

(1) PoRPHYR. in Euseb. Praep. evang. III, 9. Plutarch. de Is. et Os. Jablonsky, Panth. JEg. p. 93.

(2) Vendidad, Izeschné XIX, Goerres, Asiat. myth. Gesch. 1 , 219-220.

I20 DE LA RELIGION,

inaccessible à tout changement. Pour se dédom- mager de cette espèce de dégradation forcée, le sacerdoce place au faîte de la hiérarchie céleste une divinité d'une nature qui semble plus élevée, parce qu'elle est plus vague et plus indéfinis- sable. Son immobilité a quelque chose de ma- jestueux. Sa complète apathie la distingue des êtres variables. Le dieu du Bhaguat-Gita, bien que pénétrant ainsi que l'air dans la diversité des êtres, est étranger à cette diversité : au- cune modification ne l'affecte (i). Amida, au Japon, est séparé de tous les éléments, indiffé- rent au monde qui s'agite et dont il ne partage point les agitations. Sommonacodom , chez les Siamois, est plongé d^ns un repos qu'aucune pensée , aucune volonté , aucune action ne troublent : mais pour concilier cette concep- tion avecles exigencesdel'anthropomorphisme, les Siamois ajoutent que leur dieu suprême n'a obtenu cette impassibilité que par des ef- forts inouïs , et la violence qu'il s'est imposée a remplacé le sang qui coulait dans ses veines par une liqueur blanche comme le lait et froide comme la neige.

(i) As. Iles. IL, 'iZo.

LIVRE X, CHAPITRE II. I2|

Cette notion n'est pas aussi développée dans les religions du Nord. Les peuples septentrio- naux, tout entiers aux orages de la vie, ne pouvaient admettre un repos fondé sur l'ab- sence de toutes les émotions qui leur étaient si chères, une félicité semblable au néant. Néanmoins leur dieu suprême ne joue aucun rôle dans leur mythologie. Il n'apparaît que pour planer sur ses ruines.

Bien que le Jéhovah des Hébreux fût une divinité nationale , marchant , combattant , lut- tant avec son peuple, ou contre son peuple, les rabbins, dans leur cabale, déclaraient toute action indigne de la majesté divine. Ils appe- laient le dieu suprême le père inconnu, l'ob- scur Aleph.

Nous pensons que nos lecteurs n'ont pas besoin d'être avertis de la liaison intime de ces conceptions sur l'impassibilité du dieu suprême avec le panthéisme, dernier terme de la métaphysique des prêtres.

Ainsi le sacerdoce courtise à la fois le sen- timent religieux qui , comme nous l'avons dit ailleurs (i), éloigne l'objet de son culte pour

(i) Voy. tome T^', -i^ édit. , iiv. II, ch. 2.

/

122 DE LA RELIGION,

mieux l'adorer, et l'intérêt, qui le rapproche pour mieux s'en servir , et cette ardeur d'abs- traction qui s'empare des têtes humaines , lorsqu'elles abordent des questions insolubles qu'elles croient résoudre, en marchant de sub- tilités en subtilités, et d'abstractions en abstrac- tions.

LIVRE X, CHAPITRE III. 123

CHAPITRE III.

Des dieux inférieurs ou de la démonologie sacerdotale.

JLiE dieu suprême, placé en dehors du inonde et de ses intérêts, semble avoir tout-à-fait échappé à l'homme. Le sentiment religieux qui l'a placé à cette hauteur, ne peut l'attein- dre. Le faible mortel dirige vers les cieux de tristes regards, étonné qu'il est de la solitude il se trouve , et de son impuissance à rétablir entre l'être immuable et lui des liens que sa soif de perfection a brisés.

Lorsque la religion est indépendante, ces liens se reconstituent d'eux-mêmes. Libre de s'a- bandonner à ses impressions successives, l'hom- me n'est pas enchaîné sans retour à un sys- tème; et, suivant les besoins de son ame, tan- tôt il se plonge dans une contemplation vague qui lui peint l'être suprême comme hors de toute proportion avec sa nature ; tantôt il fran-

1^4 DE LA RELIGION,

chit la distance et rappelle à lui cet être pour mieux jouir de sa protection.

Mais dans les religions dont le sacerdoce dispose, comme il enregistre les conjectures de l'homme , il le gêne dans ses suppositions présentes , par la sanction dont il a revêtu ses suppositions passées. Il faut alors qu'il se charge de présenter à l'imagination qu'il retient captive , quelque hypothèse qui remette la religion à sa portée. De cette immensité de dieux subalternes , de génies et d'êtres in- termédiaires, qui peuplent les croyances sou- mises aux prêtres (i).

Les Égyptiens, dit Celse (2), ont trente-six démons , qu'ils appellent décans ou dieux éthérés. Trois sont attachés à chaque dieu su- périeur, et chaque démon commande à des in- telligences inférieures, ce qui porte leur nom- bre à trois cent soixante (3). Ces démons ne

(i) Le Ramayan (p. 41 5) parlé de 600 millions d'Upsa- ras ou nymphes célestes.

(2) Origène , contre Celse. V. d'ailleurs pour la démo- nologie égyptienne, Creutzer, III, 71, et Guignaut, 447>

456.

(3) Lact/vnt. de Falsa relig.

LIVRE X, CHAPITRE III. laS

sont point absorbés dans la contemplation, comme le dieu suprême (i) : ils agissent sans cesse, et leur activité est infatigable (2). Les uns sont purs et bienfaisants, protègent les mor- tels, les avertissent, les secourent. Leur chef est Osiris, qui, couvert d'un manteau resplen- dissant , tient en main le Phallus mystique (3). La nature des autres est impure et malfaisante ; une queue de serpent trahit leur malignité (4). C'est la race des géants, vaincus par Horus ou Hercule, et dont le sang, mêlé à la terre, a produit la vigne , présent dangereux , qui ver- sant dans les veines des humains le sang d'une race criminelle, les jette dans un funeste dé- lire (5). Le chef de ces mauvais génies est Typhon : car, par une cause que nous expli- querons tout à l'heure, la notion de divinités méchantes, notion étrangère au polythéisme libre , fait toujours partie du polythéisme sa- cerdotal ; et les divinités malfaisantes une fois

(1) Hermès ad Tatium. Stobée, Jambl. de myst.

(2) Jamblich. Ib.

(3) KiRCHER , OEd. JEg.

(4) GOERRES,II, 385.

(5) Plut, de Is. et Os.

126 DELARELIGION,

admises, un certain penchant de notre esprit à la symétrie institue une hiérarchie dans les enfers comme dans le ciel.

Cependant cette démonologie, qui par la faculté attribuée aux démons de protéger les hommes ou de leur nuire , s'identifie d'un côté avec la religion populaire, rentre d'une autre part dans la doctrine scientifique , par les rap- ports établis entre ces démons et les astres. Assujettir trois d'entre eux à chacun des douze dieux supérieurs , c'était les combiner avec les douze signes du zodiaque , et leur nombre de trois cent soixante est manifestement une di- vision astronomique; alors les dénominations changent. Le chef des intelligences perverses n'est plus Typhon, c'est Sérapis, le soleil en hiver, froid, pâle, et n'exerçant qu'une in- fluence maligne (i).

Mais ce même Sérapis revient par une autre route se rattacher à la croyance du peu- ple. Il est le Dieu des enfers , il préside au monde souterrain, à l'Amen thés, ce séjour des âmes qui vivent sous la terre d'une vie terres-

(i) PoRPH. ap. Eus. Praep. ev. III.

LIVRt X, CHAPITRE 1 1 1. 1^7

tre ( I ). Ainsi, comme nous l'avons avancé dans un volume précédent, la superstition vulgaire et la science des prêtres se touchent continuelle- ment, rentrent sans cesse l'une dans l'autre , se font des emprunts mutuels , échangent des développements réciproques , et forment deux systèmes tellement unis, tellement enlacés, bien qu'admettant souvent des détails incon- ciliables, qu'il est impossible de ne pas courir à chaque instant risque de les confondre.

Il en est de même de la démonologie des Per- ses. Elle constitue une hiérarchie de gé- nies bons et mauvais, qui, indépendamment du rang qu'ils occupent dans la religion pu- blique, ont des significations astronomiques, cosmogoniques et métaphysiques. Toutes les mesures du temps sont personnifiées. Les Fervers, idées prototypes (2) conçues dans l'es- prit du premier être , deviennent des créatures vivantes (3) , parce que la pensée divine confère la vie. Les hommes, les astres, les animaux

(1) Plut, de Isid.

(î)Heeren, Ideen., Perses, 272.

(3) GoERREs, I, 26 et suiv.

128 DE LA RELIGION,

ont tous leurs Fervers particuliers : ces Perverti sont la source de toute pureté, de toute abon- dance, de toute beauté. Le ruisseau limpide descend - il de la montagne pour féconder la plaine? Un Ferver le dirige. Les arbres se couvrent-ils de fruits ou d'ombrage, les prairies de fleurs, les champs de moissons? C'est l'œu- vre des Fervers, pour qui l'homme doit prier, et qu'il doit en même temps invoquer sans cesse. Opposés aux Fervers, les mauvais gé- nies s'agitent.

La démonologie indienne (i) est peu dif- férente de celle de l'Egypte (2). Indra remplace Osiris , Moisazour Typhon , et les Dévétas ou les Daints, au nombre de plusieurs millions à figure monstrueuse (3), les démons subalter- nes. Indra est en même temps le maître du fir- mament ; à ses côtés sont les éléments et les astres, esclaves de sa volonté

Les Hébreux eurent aussi leur démonologie,

(i) Dubois, II, 440, 442.

(2) GoERREs, II, p. 386, en note. Polier, Myth. des Indous, I, 12, i3. Voyez aussi Wagn. 180, Oupnekat, I,

(3)GoERR. II, 386.

LIVRK X, CHAPITRE III. I 9;C)

surtout depuis la captivité de Babylone (i). Leurs anges ressemblaient aux Dévétas in- diens. Cette démonologie se fondait princi- palement sur le système des émanations. Des Éons, substances immatérielles, pareilles aux êtres intermédiaires des écoles orphiques , py- thagoriciennes et platoniciennes , étaient sor- tis de Dieu : onze étaient leur nombre , Azi- loth leur nom. Trois de ces Eons, la sa- gesse, le verbe et l'esprit, avaient créé le monde, et communiquaient aux hommes les décrets divins (2).

Indépendamment et au-dessous de cette dé-

(i) A dater de cette captivité, le dieu des Juifs fut dé- peint entouré de sept anges, comme les sept amschas- pans, et devint en tout pareil au dieu de Zoroastre. Da- niel est de cette époque.

(2) Glasner, dissert, de Trin. Cabbal. et Rabbin, non christ, sed mère plalon. ; Helmst , 1741 ; Brucker, Hist. phil. judaïc. cabbal. Les chrétiens , selon Creutzer, ont «mprunté leur démonologie , en partie des Hébreux, et en partie des philosophes platoniciens. Il cite à ce sujet deux passages très-remarquables de Denys l'are'opagiste et de saint Bazile. Les Gnostiques, en comptant dans leur dé- monologie 365 classes de génies, avaient conservé le nom- bre astronomique, dont ils avaient perdu le sens (Creutz., 111,86-88).

IV. o

i3o

monologie, moitié savante et moitié religieuse, on en distingue chez toutes les nations sacer- dotales une autre d'un ordre inférieur, qui a moins de rapports avec la religion, et qui n'en a point avec la science , mais qui néan- moins prend son origine dans la croyance enseignée par les prêtres, et qui en est l'i- mitation ou pour mieux dire la parodie. Elle se compose de ces esprits de l'air, des fleu- ves,, des bois, des sources, des montagnes, des cavernes, êtres capricieux que l'Allemagne désigne encore sous mille noms bizarres, et qui emploient leur pouvoir borné à jouer aux humains des niches enfantines, effrayant la jeune fille, égarant le voyageur, fantasques plutôt que méchants , mais méchants quand on les irrite. Tels sont aux Indes les génies qui habitent près des sources du Bhagarati, et qui pleins d'un amour ardent pour la jeu- nesse et pour la beauté, attirent dans leurs retraites sauvages les adolescents des deux sexes. Les victimes enlevées de la sorte de- viennent pareilles à leurs ravisseurs, dont elles trompent ainsi l'espérance. Un enfant qui jouait près de leur demeure, tomba dans leurs piè- ges , en reconnaissant la voix de son père , om-

LIVRE X, CHAPITRE IH. j3l

l)re inquiète, séparée du corps. L'amour pa- ternel l'emporta sur le charme, et le père ob- tint la liberté de son fils sous la promesse d'un profond silence. Cette promesse fut vio- lée, et le jeune indiscret, privé de la parole, était encore , il y a peu d'années , cité comme une preuve vivante de la puissance des génies, hôtes redoutables des bords ou des ondes du Bhagârati (i). On voit clairement ici les tradi- tions sacerdotales descendant par une dégra- dation insensible au rang de la féerie.

Les anciens Gallois avaient une démonolo- gie presque identique (2).

Toutes ces notions sont étrangères au poly- théisme indépendant. Nous les chercherions en vain dans la véritable croyance des Grecs (3).

(i) As. Res. XIII, i83. Ce qui prouve qu'il y a une relation entre la eroyance religieuse et cette dé- monologie inférieure , c'est que les Brames qui pénètrent dans les lieux habités par ces esprits, prédisent Ta venir, la mort des princes et les révolutions des empires.

(2) Davies , Myth. Celt. i55-i56.

(3) Creutzer ( Symbolic. , 1^® édit. allemande, III, 4) reconnaît que les démons ou héros , comme êtres inter- médiaires, ne se rencontrent point dans la mythologie homérique. Le mot démon ^ dans l'Iliade, s'applique aux/

9-

l32 DE LA RELIGION,

Ce ne fut que lors de sa décadence qu'elles reparurent sous le nom de magie, pour servir d'aliment à la crédulité qui ne savait se replacer.

Hésiode, qui parle de dieux subalternes et de démous veillant sur les hommes (i), avait puisé dans des traditions méridionales ces idées qu'il entassait confusément et sans les comprendre (2). Plus tard les philosophes , admirateurs des doctrines empruntées aux bar- bares , s'emparèrent de leur démonologie , pour épurer et refondre le polythéisme , mais ils avouèrent toujours qu'ils devaient aux étrangers ces prétendus perfectionnements.

Plutarque , qui loue le compilateur béotien d'avoir distingué les diverses natures intelli-

dieux. Pallas remonte dans l'Olympe , elle rejoint les autres démons. II., T, '22.

(i) Op. et Di,, 8-9 , 122, aSi.

(2) Tout ce qui est arrangé systématiquement dans la religion perse, remarque Creutzer avec beaucoup de sa- gacité ( Symbol. , III , 70 , 1^^ édit. allem. J, n'est que frag- mentaire et incohérent dans Hésiode. Les notions impor- tées par ce poète étaient si peu analogues à l'esprit grec, que ceux qui vinrent après lui n'en firent aucun usage dans le merveilleux qu'ils employèrent.

LIVRE X, CHAPITRE II r. 1 33

gentes qui nous unissent aux dieux (i), ajoute qu'il ignore si cette découverte sublime est due aux Mages et à Zoroastre, aux Thraces et à Orphée , aux Égyptiens ou aux Phrygiens (2). La croyance populaire des Grecs repoussa long-temps ces additions exotiques , et s'ils eu- rent, à des époques assez avancées de leur po- lythéisme, des dieux secondaires, ces dieux, délaissés par le culte pubhc et livrés, pour ainsi dire, dédaigneusement aux superstitions individuelles, ne formèrent jamais qu'une foule anarchique et incohérente , sans but , sans or- dre, sans consistance et sans hiérarchie. Ils n'avaient que des relations accidentelles avec les humains : ils n'en avaient point avec les habitants de l'Olympe. Leur nombre n'était pas fixé. Leur existence était incertaine, et leur multiplication, spontanée et fortuite, dépendait du caprice de chacun.

(i) Il en forme quatre classes, les dieux, les démons, les héros et les hommes. (Cretjtz., III, 14) Théopompe, dans ÉHen (Var. Hist., III, 14), dit que Silène est un être au-dessous des dieux et au-dessus de la race humaine.

(2) De Oracul. defectu.

l34 1>E LA RELIGION,

CHAPITRE IV.

Des divinités malfaisantes .

JL ARMi les conceptions du sauvage est celle de dieux malfaisants (i). Cette conception n'est pas l'œuvre du sentiment religieux, mais de l'intérêt. L'homme, qui veut que ses dieux lui soient utiles, les accuse de méchanceté quand ils s'y refusent. A pins forte raison considère- t-il comme des êtres pervers ceux qu'il soup- çonne de lui être nuisibles. Mais il suffit que ses lumières fassent des progrès , pour qu'il écarte cette idée ; l'anthropomarphisme même larepousse.Les dieux de l'anthropomorphisme sont des êtres mélangés de vices et de vertus, parce qu'ils ressemblent à l'homme; ils s'amé- liorent graduellement. Aucun ne fait le bien sans intérêt, mais aucun ne fait le mal pour le

(i) Voyez tome I, page 166 , 'i^ édit.

LIVRE X, CHAPITRE IV. 1 33

mal. Il n'en existe point dont la vocation spé- ciale, l'inclination constante, soient de nuire à l'espèce inférieure par laquelle ils veulent être adorés.

D'ailleurs , à mesure que la nature est mieux observée et l'enchaîne ment des faits mieux saisi , le bien et le mal , le plaisir et la douleur , tour-à-tour cause et effet l'un de l'autre , semblent plus intimement liés , et n'exigent point, pour être expliqués, qu'on les attribue à deux principes séparés et dis- tincts. Nous ne trouvons en conséquence au- cune divinité essentiellement méchante dans le polythéisme grec (i).

Plutarque insinue que les habitants de certaines contrées de la Grèce reconnais- saient deux principes opposés fa) ; mais il

(i) Quand Arnobe veut insinuer que les prodiges dont se glorifiaient les païens, étaient l'œuvre de Satan : « Quis- nam iste est unus, dit-il, interrogabit aliquis ? Ne nobis fidem habere nolitis : ^Egyptios, Persas, Indos, Chaldaeos, Armenios interroget. » Preuve évidente qu 'Arnobe savait que ces nations croyaient à un mauvais principe, et que les Grecs et les Romains n'y croyaient pas.

(i) De Isid. et Osir.

l36 DE LA RELIGION,

ne fortifie cette assertion d'aucun fait; il la restreint à quelques provinces ce dogme avait pu facilement s'introduire de l'étranger ( i ). Il écrivait d'ailleurs à une époque les divers genres de polythéismes n'étaient plus distincts. Les dogmes, les divinités et les pratiques de tous les peuples courbés sous le joug d'un peuple despote, se mêlaient, se confondaient, ne composaient plus qu'une masse informe. Enfin Plutarque, dans le traité curieux, mais inexact, cette assertion se rencontre , s'était expressément proposé de retrouver la doctrine du double principe , dans toutes les religions comme dans tous les systèmes de philosophie, et ce désir l'a conduit à dénaturer les opinions qu'il a rapportées.

On pourrait croire au premier coup d'œil que les Titans et les Géants , monstres ennemis des dieux et à formes hideuses , occupaient chez les Grecs la place du Typhon égyptien , ou

(i) Dans les fables homériques, Circé est une divinité malfaisante , puisqu'elle cherche à dégrader ceux que le hasard livre à sa puissance; mais cette fable nous re- porte à la Colchide, et les habitants de la Colchide étaient une colonie d'Egypte.

LIVRE X, CHAPITRE IV. l3']

du Loke des Scandinaves. Mais ces monstres ne jouent aucun rôle dans la mythologie na- tionale; ils n'ont aucune relation avec les hommes : on ne leur rend aucun culte. On n'établit pas non plus des cérémonies pour les outrager, comme en Egypte. Typhon, le dieu du mal, dans la croyance égyptienne, source de vice et de souillure , exerçant sa funeste influence sur l'univers et la destinée des hommes, devient en Grèce un monstre vaincu par les dieux (i).

Les divinités infernales des Grecs avaient sans doute quelque chose de malveillant et de sombre. L'analogie des idées attache na-

(i) HoMER. Iliad. II, 78. HÉsioD. Theog. 820. Le Typhon égyptien pénétra plus tard dans la mythologie grecque. Plusieurs fables de cette mythologie en étaient dérivées; celle d'Adonis, par exemple, que Mars poursuit et lue sous la forme d'un sanglier (Lycophr., 58o), parce que Typhon, qu'on représentait quelquefois sous cette forme, avait tué Osiris. Nonnus, dans ses Dionysiaques, décrit les combats de Jupiter contre Typhon , en. termes assez semblables à ceux qu'emploient les prêtres pour peindre la lutte des deux principes ; mais Nonnus est un mytho- logue très-moderne, imbu d'allégories orientales (Moeser, Ammerk ad Nonni Dionvs. VIII).

l38 DE LA RELIGION,

turellement des attributs menaçants et lugur bres aux êtres qui président à la destruction et à la mort. Le dieu des enfers, dit Euri- pide (i), se réjouit de nos douleurs. Pluton se plaisait à la vue des objets funèbres, et dans ses fêtes, les femmes grecques et ro- maines se déchiraient les joues, et se meur- trissaient le sein (2). Mais ces dieux infernaux n'agissaient point sur la terre, à moins que ce ne fût pour punir quelque grand crime (en- core est-ce à une époque très-postérieure), et l'on ne voit point qu'ils persécutassent les mortels, plus que ne faisaient les autres dieux. Hécate est une divinité visiblement étran- gère (3), et de plus elle cesse d'être mal-

(i) Suppl., 923.

(2) Voss. ap. Serv. ad vEneid., III, 67.

(3) Hésiode dit que Jupiter respecta toutes les préro- gatives dont Hécate jouissait, avant qu'il eût usurpé l'empire. M. de Sainte-Croix, l'esprit toujours frappé des guerres religieuses qui avaient, si on l'en croit, substitué le culte de Jupiter à celui des Titans, voit dans ce pas- sage d'Hésiode l'indication des peines à venir réservées au crime dans un autre monde par les deux religions qui se succédèrent. Il est bien plus conforme à la vraisem- blance d'admettre qu'Hécate était une divinité malfai-

LIVRE X , CHAPITRE IV. I 39

faisante , lorsque , soumise à l'action du génie ^rec^ elle emprunte les traits et le nom de Diane.

santé , transportée par Hésiode dans la mythologie grec- que, et placée derrière les divinités populaires ( v. t. III, p. 323) , ce qui était naturel, puisque celles-ci sont tou- jours la génération présente. (V. tom. I., liv. I, ch. IX ^ 2*^ édit.) C'est ce qu'Hésiode exprimait, en disant que Jupiter n'avait point porté atteinte au pouvoir d'Hécate. En effet, la sphère elle était reléguée la mettait hors de tout contact avec les divines agissantes. Elle n'est mentionnée ni dans l'Iliade , ni dans l'Odyssée , et son rôle, dans le poème bien plus récent des Argonautiques , est celui de Proserpine dans Homère. (V. Creutz. , I, i58; II, 120 et suiv.; Gœrr., I, 254-255; Hermann Handb. der Myth. , II, 45; note 87; Pausan, II, 3o.) Jablonski ( Panth. JEg. ) regarde Hécate comme la Ti- trambo e'gyptienne. Son action sur la nature , ses attri- buts si diversifiés, ses fonctions innombrables, sont un mélange de physique , d'allégorie , de magie , et de tra- ditions philosophiques sur la fusion des éléments et la génération des êtres. Elle était quelquefois représentée avec une tète de chien (Hésychius in àyaXjxa Ejc.) Pau- sanias avait vu une statue pareille faite par le célèbre sculpteur Alcamène (Paus, II, 3o,). Hécate était la nuit, et, par uîie extension de cette idée , la nuit primitive, première cause ou première motrice de tout. Elle était la lune , et par se rattachaient à elle toutes les notions accessoires, groupées autour de la lune : elle était la déesse qui trouble la raison des hommes , celle

i4o

Le polythéisme sacerdotal, toutes les notions, une fois reçues, se maintiennent in- tactes, se contredisant sans se supplanter, ne permet pas à l'intelligence qu'il opprime de répudier ainsi l'héritage des temps d'ignorance. Le culte des divinités méchantes s'y perpétue, et plusieurs causes concourent à sa prolonga- tion.

Premièrement, il est tout simple que le même dimi , qui, dans le système astronomi- que, est le représentant de l'astre des nuits, de la saison rigoureuse , ou dans la cosmogo- nie , celui de la destruction , devienne le mau- vais principe dans la mythologie populaire (i).

En second lieu , les religions soumises aux prêtres ont une difficulté de plus à combattre que le polythéisme livré à lui-même. Ce der-

qui préside aux cérémonies nocturnes, et^ par conséquent, à la magie : de son identité avec Diane pour la mytho- logie grecque, avec Isis pour l'égyptienne, et de aussi toutes ses qualités cosmogoniques, attribuées à Isis en Egypte.

(i) Cali et Bhavani étaient à la fois la lune et la force destructive; leurs adorateurs se peignaient un croissant sur le front. Voyez sur les rapports de Cali avec Artémis., Cr.EUTz. II, 12!), 124.

LIVRE X, CHAPITRE IV. ll^l

nier n'a point à concilier le respect pour la justice clés dieux avec les événements qui sem- blent les taxer d'injustice. Ses divinités une fois reconnues pour vicieuses et pour impar- faites, tout est conséquent dans le reste du système. L'homme ne recherche point pour- quoi le caractère de ses dieux est tel qu'il se le représente. Il le conçoit semblable au sien , et il le prend pour un fait. Mais les prêtres dis- posant de la croyance ne peuvent admettre aucune imperfection dans les êtres dont ils sont exclusivement les interprètes et les mi- nistres (i). Ils commencent par donner à leurs dispositions cruelles ou capricieuses des déno- minationshonorables (îi). Leur sévérité sans bor- nes n'est qu'une inflexible équité; leur impitoya- ble jalousie est le soin qu'ils doivent à leur propre gloire, gloire étrange, insatiable à la

(i) Les Druses sont le seul peuple qui reconnaisse po- sitivement que Dieu est l'auteur du mal, et pour couper court aux objections , leur catéchisme ajoute : « Le Sei- gneur a dit : Mes créatures me doivent bien compte de ce qu'elles font , mais je ne leur dois pas compte de ce que je fais, a

(2) V. ci-dessus, liv. IX, p. 35.

ï42 I>E LA RELIGION,

' fois et minutieuse, qui se complaît dans les malheurs qu'elle impose et se nourrit des lar- mes qu'elle fait verser; mais cela même ne met pas un terme à toutes les objections (i). Les

(i) Tant qu'on voudra s'en tenir à la logique, le di- lemme d'Epicure sera sans réponse. Ou Dieu, disait il, peut détruire le mal et ne le veut pas, ou il le veut et ne le peut pas, ou il ne le peut ni ne le veut , ou il le peut et le veut. S'il le veut et ne le peut pas , il est sans puis- sance; s'il le peut et ne le veut pas , il est sans bonté ; s'il ne le veut ni ne le peut, il est à la fois méchant et faible; s'il le veut et le peut, d'où provient le mal? (Lactant. de ira Dei, cap. i3. ) Rien n'est plus évident, suivant les règles de la dialectique. La justice humaine doit le bonheur pour prix de la vertu. Si vous appliquez la même règle à la justice divine, ou le malheur doit être la preuve d'un crime caché , ou l'existence du mal devient un problème insoluble. Ici éclate de nouveau le danger de l'anthropo- morphisme. Il confond la justice divine et la justice hu- maine. Il établit entre l'être suprême et les hommes les rapports d'un monarque avec ses sujets. Mais si les rela- tions sont les mêmes , comme un monarque doit sa pro- tection à ceux de ses sujets qui obéissent aux lois , Dieu doit le bonheur au juste. Certes la dette est rarement ac^ quittée. Au contraire , si nous écartons l'anthropomor- phisme , si nous concevons l'être suprême comme ayant marqué pour but à sa créature, non le bonheur, mais l'amélioration , tout s'explique. Un nouvel horizon se découvre. IVous nous élevons à une hauteur nouvelle. Le bonheur et le malheur ne sont que des moyens :

LIVRE X, CHAPITRE IV. 1^3

calamités pèsent également sur les fidèles et sur les impies. Il serait dangereux de les

Dieu n'est point injuste en les employant. Toute autre solution de l'existence du mal est insuffisante, et ne repose que sur des sophismes. Le dualisme , la plus gros- sière de ces solutions , est encore la meilleure. Si nos lecteurs voulaient se convaincre de la vérité de ces ob- servations , il leur suffirait de lire l'ouvrage le plus re- marquable d'une école à laquelle d'ailleurs nous sommes fort oppose's, nous voulons dire les Soirées de St.-Péters- bourg, par M. de Maistre. L'auleur, doué d'une grande force de tête, d'une dialectique irre'sislible , quand il a raison , et en même temps d'une éloquence qui prend sa source dans une sensibilité, mêlée de mépris et d'amer- tume, comme l'est toujours celle du génie, se débat pres- que avec fureur contre le dilemme que nous avons cité , et pour y échapper il foudroie, et le système des causes finales, et celui des lois immuables de la nature, qu'il déclare incompatibles avec toute religion et avecloutculte : mais quand il a suffisamment tonné contre ces deux ad- versaires, il est poussé à deux conclusions, l'une que la prière peut suspendre les règles générales qui gouvernent l'univers , l'autre que le malheur est toujours la suite du crime. Avec le premier de ces deux principes , il n'y a plus de science; avec le second , il n'y a plus de pitié. Le cours du soleil est à la merci des invocations d'un prêtre ou d'une femme , et l'innocent qui meurt sur la roue doit périr chargé de la réprobation de celui-là même qui con- naît son innocence , car il a mérité son supplice par quel- que forfait ignoré. Ce n'est que lorsque M. de Maistre, oubliant sa propre théorie , est entraîné par l'élan de sou ame hors de la sphère de la dialectique , lorsqu'il se re-

l44 Î^E LA RELIGION,

regarder toujours comme le châtiment de

plie sur le sentiment religieux , sans essayer de le conci- lier avec le trafic que l'intérêt suggère à l'homme, c'est-à- dire lorsqu'il abjure à son insu l'anthropomorpliisme dont il embrasse ailleurs la défense , ce n'est qu'alors qu'il de- vient sublime à la fois et raisonnable; ce qu'il dit, par exemple (t. I, p. 443)^ sur prière, en la dégageant de l'efficacité puérile qu'il lui attribuait quelques pages plus haut, et en décrivant son effet moral sur celui qui prie , comme acte de soumission , de confiance et d'amour, est applicable à toutes les formes religieuses et admirable dans tous les systèmes, l'athéisme excepté, encore n'est- ce que l'athéisme dogmatique, la plus étroite et la plus présomptueuse de toutes les doctrines. Mais enchaîné malheureusement à des dogmes fixes , qu'il a pour but de faire triompher, M. de Maistre ne reste pas long-temps dans cette atmosphère d'émotion , de désintéressement et de pureté. Le sophiste, dévoué à une forme exclusive, remplace bientôt l'homme religieux. La pensée perd son étendue, le sentiment sa profondeur, le style son éléva- tion , sa clarté et sa force. M. de Maistre est pourtant de beaucoup le plus distingué des hommes de cette école. M. de Lamennais vient après lui , seul disciple digne de son maître , mais inconséquent, jouet des vents qui souf- flent tour à tour sur son esprit, et craignant trop peu de se contredire. MM. Ferrand, de Bonald , d'Eckstein, n'ont emprunté de son système que ce qu'il a de failx. C'est du galimatias sans verve, de l'agitation sans cha- leur; c'est dans les deux premiers une ignorance présomp- tueuse et de l'absurdité sans talent, dans le troisième une érudition superficielle, et un talent faussé par le dé- sir d'être imposant et par le besoin d'être agréable.

LIVRE X, CHAPITRE IV. l45

quelque faute cachée (i). Que dirait le pontife, atteint au pied des autels de quelque infir- mité douloureuse , ou frappé de quelqu'un de ces accidents que le sopt réserve , grâce au ciel , à la puissance comme à la faiblesse? Il faut donc assigner au mal une autre cause que la justice divine. Le mauvais principe , ou une classe de dieux faisant le mal par instinct, par nature , fournit une explication momenta- nément satisfaisante.

On peut remarquer que la nécessité de cette hypothèse devient plus pressante à mesure que les croyances représentent leurs dieux comme des êtres plus souverainement justes et puissants. Suivant les conclusions néces- saires de la raison humaine , le dogme du mau- vais principe est un résultat inévitable des perfections divines , portées au plus haut point que l'intelligence puisse concevoir. Cette asser- tion est tellement vraie , que lorsque les phi-

(i) Les Saducéens , croyant que le bonheur était une récompense et le malheur une punition , considéraient comme un acte de religion de ne pas secourir les mal- heureux ; inconvénient naturel de l'idée de la justice di- vine appliquée aux événements de cette terre.

IV. lo

.46

losophes de la Grèce eurent été conduits par le progrès des lumières à rejeter les fables de la mythologie commune, pour épurer le ca- ractère des dieux, ils se rapprochèrent du dualisme. On ne peut méconnaître cette ten- dance dans les ouvrages des Platoniciens. Maxime de Tyr , dans son traité sur l'origine du mal, dit que les maux ne sauraient descen- dre du ciel il n'y a point de natures per verses , mais qu'ils naissent pour le mal phy- sique d'une dépravation inhérente à la matière, et pour le mal moral, d'une dépravation inhé- rente à l'ame. Cette dépravation est une espèce de mauvais principe.

Indépendamment de ces causes, qui ont leurs racines dans l'intelligence , des cir- constances locales, des événements particu- liers ont favoriser le dualisme. Les prêtres ont considéré les guerriers qui luttaient con- tre eux , comme les agents des divinités malfai- santes. Des peuples^ menacés par des hordes avides de rapine , ont conçu assez naturelle- ment la même pensée. Ils ont placé sur leurs limites le royaume du mal. Un arbre mysté- rieux sépare les deux empires; il couvre les enfers d'ombres éternelles. Les fils du jour et

LIVRE X, CHAPITRE IV. \ /^n

ceux de la nuit s'observent, s'attaquent; et ces derniers , fréquemment vaincus , renouvel- lent néanmoins sans cesse leurs agressions sa- crilèges.

L'impureté attachée à l'union des sexes (i) a probablement introduit dans la religion le dogme du mauvais principe par une autre route. La femme est toujours sa victime ou son agent, et souvent l'une et l'autre. Eve séduit notre premier père ; le rapt de Sita parRavana, de Rukméni par Sishupala, dans les deux épopées indiennes , de Rriemhild par un monstre dans les Niebelungen, montre par- tout la femme, coupable ou innocente, cau- sant le carnage et la guerre , et principe fatal de tous les maux des humains. La fable de Pandore et le sujet de l'Iliade même ont été rapportés, par un critique d'ailleurs très -peu sûr, à ce dogme commun aux mythologies sa- cerdotales : mais certainement les rhapsodes grecs , comme Hésiode , avaient séparé cette tradition du sens religieux qu'ils ignoraient.

Ces diverses causes font du dualisme un

(i) V. 1. 1, liv. II , p. 172 et suiv. , 2* édit. <^

10.

t/fS DE LA RKLIGrON,

dogme fondamental dans les religions soumi- ses aux prêtres. Comme Loke est le mauvais principe chez les Scandinaves (i), et Typhon chez les Égyptiens (2), deux planètes exer- cent chez les Chaldéens une influence per- nicieuse (3). Enfin, les Gaulois (4) et les GTermains (5) , et à l'autre extrémité du globe , les Mexicains (6) , révéraient des

(i) La fable de Loke indique la différence des deux polythéismes. Comme Prométhée, Loke est enchaîné sur un rocher. Il est, comme lui, livré à des tortures toujours renaissantes. Au lieu du vautour qui dévore le fils de Ja- pet , un serpent verse sur le dieu du Nord un venin qui le brûle. (Edda, 3i* fable.) Mais dans la mythologie grecque, Prométhée est un dieu vaincu, un dieu ami de l'homme. Chez les Scandinaves, Loke est le mauvais principe.

(2) Typhon était l'objet d'un culte particulier dans plu- sieurs villes de l'Egypte. Des temples toujours fort petits s'élevaient à côté des temples magnifiques des autres di- vinités. On les appelait des Typhoniums, Tu^wveta. Stra- bon, VIL

(3) Plut, de Is. et Osir.

(4) Helmold. Chron. Slav., ch. i5. Voss. de orig. Idol. Hagenberg, Germ. med. Diss. 8.

(5) Mém. de l'acad. des inscript. XXIV. 345. Caes. de Bell. gaU. VI.

(6) Parmi leurs divinités malfaisantes, Tlacatecololotl occupe 4 e premier ra«g; c'est un hibou, doué d'intelli-

LIVRE X, CHAPITRK IV. 1 49

divinités méchantes. Si le panthéisme des Indiens les a portés à confondre avec l'être suprême la force destructive, dans la personne de Schiven, ils ont fait néanmoins du prin- cipe du mal un être à part , Moïsasour , chef des anges rebelles , qui les entraîne à la révolte, et qui est précipité avec eux dans rOnderah , séjour des ténèbres (i) : une moi- tié de la nature est soumise à son empire (2). L'idée d'une divinité malfaisante n'était point étrangère à la religion juive (3), et le chris- tianisme lui-même, toutes les fois qu'il a été mal compris, n'a pu se défendre d'accorder au mauvais principe une place éminente. Les

gence, qui se plaît à effrayer les hommes et qui leur fait du mal.

(1) Shastabade.

(2) Quatre nuages donnent la pluie, Kambaita et Drona des pluies fécondantes, Abarla et Pouchkara deà inondations et des tempêtes. Sept éléphants portent les âmes, soit au ciel, soit aux enfers. Quatre sont doux et bienveillants, trois sont malveillants et perfides. Sept ser- pents régnent sur tous les serpents. Ahanta et Karkata sont ennemis, Maha-Padma est ami des hommes. Du- bois, II, 5o-52.

(3) On peut voir un exposé très-curieux du dévelop- pement de ce dogme chez les Hébreux dans le commen- taire d'Eichhorn sur le Nouveau Testament, II, i 59- i6u.

l5o DE LA RELIGION,

chrétiens l'ont nommé le prince de ce monde, le dieu de ce siècle (i).

Les notions des Perses sont enveloppées, à cet égard , d'assez d'obscurités. Ces obscu- rités tiennent à une cause dont nous avons traité ci-dessus (2). Le premier polythéisme des Perses n'étant point une religion sa- cerdotale, n'admettait point de divinités mal- faisantes par essence. Ce dogme vint de Mé- die avec les mages appelés par Cyrus : mais la doctrine des mages ne fut jamais complète- ment adoptée par la nation. De , une con- tradiction frappante entre des auteurs presque contemporains. Les uns, Platon, Hérodote, Xénophon, ne parlent en aucune manière du dualisme des Perses. Les autres, Eudoxe, ami de Platon et son compagnon dans ses voya- ges (3), Aristote, Théopompe, disciple d'Iso- crate, en font une mention positive et détail- lée. Le silence d'Hérodote peut s'attribuer à sa crainte excessive de s'expliquer indiscrètement sur les mystères : celui de Xénophon, à ce

(1) Évang. de Saint- Jean, XIV, 3o; Épîtr. aux Co- rinih. , IV. , 4.

(2) T. IL, p. 182-197.

(3) V. Hermippe dans Diog. Laert. ,1,8.

LIVRE X , Cil A P l T 11 K I \ . I 5 1

(ju'il ne coiiiiaissait de la religion perse que la partie publique: celui de Platon, à ce qu'il ne s'est occupé de cette religion que fort en passant. Mais aucun historien des guerres macé- doniennes ne disant que les Perses, dans leurs revers, aient essayé d'apaiser Arimane, tan- dis que Plutarque décrit les sacrifices terribles célébrés en son honneur, cette circonstance nous porterait à croire que le dogme du mau- vais principe resta long-temps étranger à la re- ligion du peuple, et concentré dans l'ordre des mages. Sa publicité progressive se ma- nifesta par la haine toujours croissante contre certains animaux nuisibles. Cette haine, d'a- bord particulière à l'ordre sacerdotal , qui sa- vait seul que ces animaux étaient consacrés au mauvais principe, se communiqua à toutes les classes, à mesure que le dualisme devint la croyance commune.

x\près avoir ainsi proclamé l'existence de dieux malfaisants, le sacerdoce sent le bcvSoin de rassurer l'homme contre cette création qui l'épouvante. De-là tour-à-tour des fables, des promesses ou des cérémonies solennelles.

Les fables reposent toujours sur* la même pensée, essentiellement sacerdotale. La pre- mière vertu de l'homme est la soumission. Les

l5a DE LA RELIGION,

dieux le livrent au mauvais principe , pour qu'il se résigne à leur volonté. C'est l'idée dominante du livre de Job, de l'épisode de Naia et Damayanti dans le Mahabarad , et sur- tout de l'histoire du roi Harichandra. Préci- pité du trône, ce prince descend à la con- dition de tchandala. Il enterre les morts, ba- laie les grands chemins, fonctions immondes que les seuls parias remplissent : sa fidèle com- pagne, son fils bien-aimé, expirent. Son déses- poir ne lui arrache aucun murmure, sa con- fiance n'est point affaiblie; et les dieux, après ces épreuves , le dérobant à la puissance per- verse , lui rendent non-seulement sa couronne, mais les objets chéris dont la perte avait dé- chiré son cœur.

lues promesses annoncent que le dieu du mal sera vaincu , et qu'en attendant on peut le désarmer. Oromaze doit remporter une vic- toire définitive, et jusqu'alors Arimane est con- tenu par les imprécations des mages (i). Mais

(i) C'est ce qui a persuadé à des écrivains d'ailleurs très-judicieux, que la doctrine perse n'admettait pas le dualisme d'une manière absolue , mais comme forme ac- cidentelle du théisme. Celle doctrine, dit M.^Guigniaut p. 322 ), ne s'arrête point au dualisme. Non, sans doute,

LIVRi: X, CMA.PITRJ: IV. i53

les prêtres laissent toujours planer sur ce mys- tère le doute et l'incertitude. Nul ne sait , dit l'Edda, si Thor a tué le grand serpent (i). Typhon, chargé de chaînes et jeté dans un marais il se cache , cherche les moyens de s'échapper (2), et déjaune fois il a réussi par l'imprudence d'Isis (3). Il est donc nécessaire de se prémunir sans cesse contre la divinité malfai- sante, et les précautions prises dans ce but sont de nouveaux appuis du pouvoir sacerdotal.

On peut toutefois remarquer l'effort du senti- ment religieux contre un dogme qui le déso- riente et qui l'afflige. Il ne saurait admettre l'éga- lité entre le bon et le mauvais principe. Il cher- che donc à rendre au premier la suprématie que le dualisme lui conteste. Indra frappe de son tonnerre la montagne aimantée, oeuvre des mauvais génies, et de -là les aérolithes qui

elle ne s'y arrête pas , parce qu'aucune doctrine , soit religieuse, soit philosophique, ne s'arrête : toutes obéis- sent à la loi éternelle de la progression ; mais par-là même il faut reconnaître que la progression a ses époques , et que celle du dualisme est autre que celle le théisme vient le remplacer.

(0 Edda, 27Mable.

(-2) Jablonsky, Panth. M^. V, io-'22.

{'\) Plutarch. de Is. et Os. Dion, i 22.

1 54 D E L A R E L I G I O N ,

tombent du ciel(i). Au bien seul, disent sou- vent les mages, appartient l'éternité. Le mal est circonscrit dans le temps, et n'a qu'une durée passagère (2).

Mais ici se présente un nouvel inconvénient. L'être éminemment juste et bon devient le véritable auteur de la malice infernale : elle nest que son instrument (3), et, en bonne

(i) As. Res, XIV, 429.

(2) Hyde, de Rel. Pers. cap. i. Il prétend que ceux des mages qui regardaient les deux principes comme éternels , ne formaient qu'une secte d'hérétiques. On la nommait Thanavea, dualité. Ce témoignage est, au reste, un peu suspect. Hyde arrangeait sans le vouloir les faits dans le sens le plus favorable à son système de théisme. Creutzer , moins partial (Symbol. II , 198 - 199 , i^^ édit. ail.), reconnaît deux doctrines chez les Perses, l'unité, Zervan Akerene , créateur d'Oromaze et d'Ari- mane , et le dualisme, ou OroHiaze et Arimane, premiers principes égaux. Mais il fait de l'une de ces doctrines le secret des prêtres, de l'autre la croyance populaire, et mé- connaît ainsi les fluctuations du sentiment religieux.

(3) «Le Démon, » dit un écrivain très-religieux (S. Phil. « Mon. des Hébr. I, 187 ), ne peut rien que par Dieu qui « seul peut et qui lui accorde, par des vues secrètes , un « pouvoir si limité que ce n'est pas liberté dans le Démon, >< mais pure obéissance qui le fait agir. Il est l'instru- « ment invisible des décrets de celui qui le précipita " dans les enfers. » Il est curieux de voir les dualistes per ses s'agiter dans ce cercle sans en pouvoir sortir. Sentant

LIVRE X, CHAPITRE J V. 1 5f)

logique , ce n'est pas rinstriiment , c'est le moteur qui est responsable.

Expulsé de ce poste , le sentiment religieux s'empare d'un autre, sa défaite est moins évidente. Le dieu dont il se plaît à concevoir la bonté sans bornes aussi bien que la puis- sance, ne saurait condamner aucune de ses créatures à un malheur sans fin. Aussi le mauvais principe doit-il se réconcilier avec le principe bienfaisant (i). Lors de la résurrec- tion générale, après que les métaux brûlants

que si la lumière est éternelle et les ténèbres créées , les ténèbres sont le produit et par conséquent le crime de la lumière, les uns, les Zervanites , disaient que la lumière avait créé Zervan , le temps, duquel Oromaze et Arimane étaient émanés, rejetant ainsi sur une seconde cause le tort dont ils prétendaient disculper la première. Les au- tres faisaient venir de Dieu la lumière et les ténèbres , mais celles-ci, comme l'ombre qui suit nécessairement le corps. ( Hy©. cap. i . ) Dieu ne les a pas voulues , dit le traducteur de Creutzer , en interprétant leur pensée (p. 324), niais il les a tolérées. D'autres encore accusaient Arimane d'être pervers par sa volonté , non par sa nature .(Izeschné, XXX. Ha.). Sophismes vains , qui laissent tou- jours peser le reproche sur la toute-puissance, responsable, soit des êtres auxquels elle confie son pouvoir , soit de la nécessité , mot vide sens il y a toute-puissance. (i) Cette idée se reproduit dans certaines fables égyp- tiennes, dont nous parlent les poètes grecs. Typhon éta

1 56 D E L A R E L I G 1 O N ,

auront purifié Arimane dans leur feu liquide, il se lèvera dégagé de toute sa corruption an- térieure , et louant l'être créateur et cet Oro- njaze , objet de sa longue envie , il entonnera les hymnes célestes et prononcera les mots consacrés (i).

Quelquefois de simples cérémonies tendent à adoucir la notion importune du mauvais principe. Sérapis était confondu avec lui comme dieu du monde souterrain , de la mort, de la destruction. Pour désarmer sa malfaisance, on portait dans ses temples les malades, qu'on le suppliait d'épargner. Bientôt cette pratique suggéra une autre idée, celle qu'il les guérissait. Il devint en conséquence un dieu bienfaisant. Il a pu en être de même du Nil, divinité méchante, lorsqu'avant la dé- couverte de l'agriculture , ses inondations n'é-

l'ennemi de l'harmouie. Il se plaisait à contrarier les dieux et à troubler l'ordonnance du monde. Hermès, inventeur de la musique , l'ayant vaincu , lui laissa la vie : mais il fit de ses nerfs qu'il lui enleva, les cordes de sa lyre, contraignant ainsi ce qui est discordant à former des ac- cords , et ce qui est opposé à l'unité , à concourir à cette unité. (PiNDAR. Pyth. I, 25-3i ; Schol. ib.; Plut, de Is. et Os., 55.)

(i) Zendavesta, Izeschné,XXX; Boiindehesch, p. io/|.

LIVRK X, CHAt»Mi{|; IV. i 5^

taient que funestes, et dieu protecteur, après cette découverte, parce qu'il fertilisait le sol cultivé.

D'autres fois le sentiment religieux ne pou- vant affranchir les natures divines de toute perversité, les aime mieux capricieuses qu'es sentiellement etconstamment méchantes. Voyez le Varouna des Indiens (i) ou la Wila des Ser- bes , dont la longue chevelure et les vêtements à mille replis flottent dans les airs, qui sème des roses, maisrassemble aussi les noires nuées; verse le sang sur les plaines théâtres de com- bats futurs, et tour-à-tour propice ou fatale aux amants, se montre aux jeunes vierges, pour les conduire ou les égarer, les aider ou leur nuire.

Le travail du sentiment religieux est donc manifeste. Il introduit dans le caractère des dieux malfaisants des modifications, des incon- séquences qui mitigent leurs penchants hos- tiles : il s'élance vers l'époque ces êtres ré- générés doivent se réunir à la divinité apai- sée. Il arrache de la sorte au sacerdoce des concessions plus ou moins limitées , et place, à côté du découragement, l'espérance, à côté de la terreur la consolation.

(i)V.le vol., sur la doctrine secrète des prêtres, p. 169.

58

CHAPITRE V.

Conséquences de ce dogme dans les religions sacerdotales.

J_jA. supposition d'une ou de plusieurs divi- nités malfaisantes entraîne d'importantes con- séquences. Ces divinités . essentiellement enne- mies de l'homme, s'efforcent de le rendre, non- seulement malheureux, mais criminel. Elles l'entourent de pièges , elles dressent des em- bûches sous ses pas, elles le troublent par leurs prestiges , elles le pervertissent par leurs tentations. L'Éternel, dit le Shastabade, permet aux Debtahs rebelles d'entrer dans ce monde pour y séduire les créatures qui doivent être éprouvées (i). Chez les Egyptiens, les âmes qui, au lieu de s'être purifiées, s'étaient cor- rompues , poussaient au mat les nouveaux corps dans lesquels elles entraient (2).

(1) Bhag.-Gita, Préf. de Wilkins, p. XCI'.

(2) Hermès Trism. 3, 10. .

L I V R K X , C H A PI T R F V. I 5c)

La mythologie grecque nous montre quel- quefois les (lieux instigateurs des crimes, mais pour leur intérêt personnel et dans des cir~ constances particulières. L'hypothèse d'esprits se consacrant à tenter l'homme et à l'entraî- ner ail mal, pour le seul plaisir de le cor- rompre, appartient exclusivement aux religions soumises aux prêtres. La démonologie dont^ nous avons parlé favorise le développement et l'extension de cette hypothèse. Il faut que l'imagination occupe les êtres qu'elle a créés. Tant que l'homme n'existait pas , dit un théo- logien, le diable n'avait rien à faire (i).

Cette supposition influe sur la morale d'une manière fâcheuse. L'homme ne sait jamais si les mouvements de son cœur, les élans de son ame, l'activité de son esprit ne sont pas les suggestions d'un pouvoir malin. La science peut n'être qu'une curiosité criminelle , le té- moignage satisfaisant d'une conscience pure

(i) (Donec crearetur homo, non erat pro diabolo opus in mundo agendum. » (HYDE,de Rel. pers., cap. 3, p. 8i.) Ainsi après avoir créé le diable pour expliquer le mal- heur de l'homme, les théologiens ont imaginé que Dieu avait créé l'homme pour donner de l'occupation au diable.

l6o DELARELIGIO^,

1 un orgueil condamnable (i), la pitié une ré- volte contre les décrets de la providence.

Ce péril plane sur les têtes les plus inno- centes, et menace les intentions les plus droites. Il est d'autant plus inévitable , que les divi- nités corruptrices sont revêtues souvent de formes charmantes. Mohammaya, l'illusion per- fide , est parée des attraits les plus sédui- sants. La figure de Loke est pleine de grâce. Bien qu'Arimane soit hideux lui-même (2), Dsyé , mauvais génie à sa suite , est un adolescent d'une beauté sans défaut ; et les couleurs éclatantes du serpent captivent les yeux, son éloquence charme les oreilles (3).

(i) On connaît l'anecdote de l'ami de saint Bruno , damné pour s'être félicité en mourant d'avoir mené une vie irréprochable.

(2) Boundehesch, ch. 3; Kleuker Anhang zum Zenda- vesta, II, 3, 172. En revanche, les divinités bienfaisantes, dans les religions sacerdotales, prennent quelquefois des figures terribles.

(3) Dans un bas-relief qu'on voit au musée du Vatican, à Rome, les furies sont belles et jeunes. On ne reconnaît leur mission terrible qu'aux serpents qui sont entrelacés avec leurs cheveux et aux torches qu'elles tiennent en main. Mais dans la mythologie grecque, les furies ne sont pas des divinités malfaisantes, ce sont des divinités venge- resses.

LIVRE X, CHAPITRE V. l6l

Dans c€tte doctrine, tout est danger, tout est piège de la part de la divinité même. Les \ meilleurs sentiments, les passions les plus no- bles sont une source de doutes et de terreurs : j et c'est au sacerdoce à calmer ces terreurs et à lever ces doutes.

ir.

T r

l6l DELARELIGION,

CHAPITRE VI.

De la notion d'une chute primitive (i).

Jr ouR peu que l'homme rentre en lui-même , il est averti de sa double tendance et de la lutte constante qu'il soutient dans son propre cœur, théâtre de combats toujours renaissants , dont il est spectateur surpris et misérable I victime. En vain travaille-t-il à rétablir une harmonie dont il n'est point destiné à jouir sur la terre. Tandis qu'il s'abandonne à l'une de ses moitiés discordantes , il ne saurait imposer silence à l'autre. L'innocent succom- be à la tentation, le coupable au remords. L'opposition du bien et du mal , dans l'univers extérieur , a donné lieu au dogme du mauvais principe. L'opposition du bien et du mal, dans l'intérieur de l'homme , a donné lieu à l'idée

(i) V. pour le germe de cette notion , t. I, p. 164.

LIVRE X, CHAPITRE VI. l63

d'une chute , d'une transgression , d'un péché originel. Nous en trouvons des traces dans toutes les mythologies. Elles nous parlent toutes d'une faute , dont la souillure s'est transmise du premier individu de la race hu- maine jusqu'à la génération présente , ou même d'un crime qui , ayant précédé la créa- tion, explique notre dépravation et justifie notre misère actuelle.

Ce n'est toutefois que dans les religions sa- cerdotales que cette hypothèse acquiert de l'importance et de la durée.

Sans doute cette notion pénétra dans les systèmes philosophiques des Grecs. Les disci- ples d'Orphée, dit Platon (i), appelaient le

(i) Dans le Cratyle. Les aines qui s'abandonnent aux plaisirs des sen.s , dit-il aussi dans le Phédon, restent sur la terre et entrent dans de nouveaux corps : celles qui ont travaillé à se dégager de toute souillure se retirent après la mort dans un lieu invisible. , continue-t-il dans le second Timée, le pur s'unit au pur, le bon à son sem- blable, et notre essence immortelle à l'essence divine. Voyez encore l'allégorie du règne de Saturne dans le dialogue du Politique. Les Indiens s'expriment presque dans les mêmes termes. L'ame unie à un corps, disent- ils >. est emprisonnée dans l'ignorance et le pe'ché, comme une grenouille dans la gueule d'un serpent , jusqu'à ce

1 I.

l64 DELARELIGION,

corps une prison , parce que l'ame y est dans un état de punition, jusqu'à ce qu'elle ait expié les fautes qu'elle a commises dans le ciel : et la même hypothèse fut reçue dans les mys- tères, empreints des doctrines étrangères ; mais dans la croyance publique, cette opinion ne se reconnaît qu'à quelques traces assez con- fuses. La fable de Pandore et celle des quatre âges du monde dont l'idée première fut trans- portée de l'Orient en Grèce (i), ne se lient au culte populaire que par des traditions qui ne les modifient en rien. Les expiations n'é-

que par la pratique de la contemplation et de la péni- tence, elles se réunissent de nouveau et pour toujours à la divinité ( Dubois, II , 85 ). La différence entre les doc- trines philosophiques et les systèmes religieux , c'est que d'ordinaire les philosophes ne supposent pas que, pour l'expiation du Igenre humain, l'assistance divine soit au- trement nécessaire que comme protégeant la vertu , l'en- courageant , et donnant à l'homme la force de résister à la tentation, tandis que les religions sacerdotales imagi- nent une assistance divine , d'une nature toute mysté- rieuse , dans laquelle l'homme n'a aucun mérite , puisque la divinité se charge de l'expiation vis-à-vis d'elle-même. V. plus bas le chapitre sur la sainteté de la douleur , liv. XL

(i) L'âge d'or, d'airain, d'argent et de fer, se reproduit au Tibet (Pall\s, Sammlung, etc.).

LIVRE X, CHAPITRE VI. l65

taient en usage que pour les crimes commis directement par les expiés, et sans rapport avec un crime antérieur ou une dépravation naturelle. Les Grecs ne furent conduits par le spectacle des maux de la condition humai- ne, qu'à en conclure la jalousie et les passions des dieux.

Dans tous les climats, au contraire, l'empire théocratique s'affermit de bonne heu- re (i), les hommes, ne pouvant conciher leurs souffrances et l'équité divine, imaginèrent un délit, soit antérieur à notre race (12), soit lé- gué par son premier père à ses malheureux enfants (3) , soit commis par eux dans une

(i) V. pour l'Inde, la préface anglaise du Bhaguat-Gita, p. LXXXIV ; pour la religion lamaïque , Turner et Pal- las. Gœrres (II, 635-638) trace un tableau fort ingénieux de la progression qu'a suivie dans plusieurs religions le dogme de la chute primitive. V. pour la Perse , Guign., p. l'jg-iSo-

(2) Dans le Shastahbade , la rébellion des Debtahs est le crime qu'ils doivent expier en animant des corps nou- veaux. Au Tibet, le crime des anges , c'est l'union des sexes.

(3) Les rabbins parlent d'un penchant inné au ma!., Jiéritage d'Adam et pesant sur toute sa race.

l66 DELARELIGIOJN,

autre sphère et une vie précédente (i), Lesprétres ont un puissant intérêt àaccréditer cette notion. Elle motive des purifications, des pénitences, des devoirs mystérieux, des ri- gueurs non méritées, imposées à l'homme par le dieu qui l'a palace dans ce monde, non comme un être innocent qui a droit à sa jus- tice, mais comme un coupable, pour qui le malheur n'est qu'un châtiment; et le sacerdoce est l'organe, le représentant de la divinité vengeresse.

Une hypothèse qui semble plus bizarre, mais qui s'explique, par un penchant que nous avons souvent remarqué dans l'hom- me, celui d'attribuer à ses dieux ses propres l aventures, c'est la supposition d'une chute encourue par la divinité même, en raison d'un crime qu'elle aurait commis. Saisi d'a- mour pour Saraswatti sa fille. Brama ne put résister à ses attraits, et poursuivi des repro-

(i) Dayamanti, dans le Mahabarat, poursuivie par la caravane que les éléphants ont dispersée, s'écrie, en cherchant la cause de son malheur : « J'ai dii commettra avant ma vie , dans une autre existence, quelque épou- vantable forfait. »

LIVRE X, CHAPITRE VI. 167

ches des Brames, ses créatures, il quitta le corps qu'il avait souillé , ou suivant une au- tre légende que transmettent les Pouranas, ce dieu créateur enorgueilli de ses œuvres, voulut s'égaler au dieu suprême dont il n'a- vait fait qu'accomplir la volonté ; mais il s'en- fonça dans la matière, entraînant dans le Na- raka toute la création (i).

Le Ramayan et le Mahabarat sont le déve- loppement de cette doctrine. Leur base est l'incarnation du principe divin , expiant sa faute.

L'hypothèse d'une chute primitive se com- bine facilement avec la métempsycose. Le pas- sage de l'ame dans différents corps est une punition , et l'on a vu dans nos chapitres sur la composition du polythéisme sacerdotal en Egypte et aux Indes, la route que les âmes ainsi châtiées prenaient pour expier leurs cri- mes et reconquérir les cieux (2).

(1) CeUe doctrine est celle des Manichéens, qui pla- çaient le mal dans la matière , et distinguaient du dieu suprême le dieu créateur de cette nature.

(2) Creutzer (I, 339) a de très-bonnes observations là-dessus.

l68 DE LA REl^IGIOI»^,

CHAPITRE VII

D^un Dieu médiateur.

JLiivRÉ sans défense à l'action capricieuse et malfaisante d'êtres qui se plaisent à lui nuire , victime des embûches que lui tendent les in- \ telligences supérieures qui s'appliquent à le tromper et à le corrompre , ou vicié dans sa nature même par une première faute, dont le crime lui a été transmis et dont la peinç lui est imposée , l'homme tomberait dans le (Jésespoir , s'il ne s'attachait à quelque dogme, à l'aide duquel il renoue avec la divinité la communication interceptée. Le sacerdoce qui a fait le mal , parce que ce mal était dans son intérêt, sent qu'il est de son intérêt de four- nir le remède. Une nouvelle combinaison s'of- fre à lui, et il la met en œuvre. Une médiation surnaturelle réconcilie le ciel avec la terre. Chez tous les peuples soumis aux prêtres ,

LIVBE X, CHAPITRE VII. l6q

nous rencontrons des dieux nnédiateurs. Fohi remplissait cette fonction dans l'ancienne religion chinoise fi), Mithras dans celle des Perses (2). Plusieurs incarnations occupent la même place dans la mythologie des Indiens ; et bien que le Nord soit naturellement peu enclin dîux raffinements de ce genre, Thor est quelquefois considéré comme un médiateur entre la race divine et la race humaine (3).

Le polythéisme grec admet des dieux su- balternes, mais non des dieux médiateurs pro- prement dits. Le Prométhée délivré d'Eschyle, tragédie perdue dont nous connaissons l'idée

(i) Couplet et Duhalde.

(2) Les Perses, dit Plutarque (de Ind. ) , nomment Mi- thras, Mésithès, l'intermédiaire entre Oromaze et Ari- inane. Fréd. Schlegel (Weish. der Ind., p. 129) prétend que Mithras était l'intermédiaire entre l'homme et les deux prncipes. Kleucker (Anh. zum Zendaveska, III, 82) ap- puie l'assertion de Plutarque de plusieurs autorités. Le Mithras astronomique, au double visage comme Janus (Caïus Bassus, ap. Lyd., p. 57), et qui était tantôt le soleil, tantôt un intermédiaire entre la terre et le soleil, se ressentait de la notion religieuse : il ramenait les âmes a Dieu, en suivant la carrière du soleil , à travers le zo- diaque (GuicN. 35:^ et 732 ).

(3) Mallet, Myih. celt. p. 127.

170 DE LA RELIGION,

dominante, contenait à quelques égards la notion d'un dieu médiateur. Hercule, fils de Jupiter et libérateur de Prométhée, réconci- liant les immortels et la race terrestre , est un intermédiaire assez semblable à celui de plu- sieurs religions sacerdotales. Mais Eschyle avait emprunté ses traditions sur Prométhée de sources étrangères à la* religion grecque, soit par le pays, soit par la date (i).

(i) Nous traiterons d'Eschyle et de ses emprunts | quand nous nous occuperons des tragiques grecs. ^

LIVRE X, CHAPITRE VIII. 1^1

CHAPITRE VIII.

Des divinités triples ou ternaires.

v><ES différentes notions, encouragées et en- registrées par le sacerdoce , ont probablement donné lieu , dans presque toutes les religions qu'il a dominées , à ces divinités triples ou ter- naires \ qu'on y voit figurer au haut de la hié- rarchie surnaturelle (i).

Cette notion se reproduit chez les Indiens, sous une foule de formes variées. Les trois lettres de leur mot mystique correspondent à leurs trois dieux, Brama qui crée, Wichnou qui conserve, Schiven qui détruit (a). Celui

(i) L'idée delà Trinité, dit Goerres (638-64i, 652-659 ) prend une de ses origines dans la notion du bon et du mauvais principe , et d'un dieu médiateur. Il donne des exemples de Trinité dans toutes les mythologies sacerdo- tales. ,

(2) Wagn. 180-184; As. Mag., I, 852.

172 DE LA RELIGION,

dont le nom nous est inconnu, disent les Vè- des, s'éveille et contemple le monde enfermé dans son sein. Il veut le projeter au-dehors; sa volonté, c'est l'amour (i), et la Timourtise compose de Dieu, de l'amour et du monde. D'autres fois c'est le feu, produit de l'être éter- nel , qui est toute lumière , Feau qu'engendre le feu , la terre qui s'élève sur la surface des eaux (2); ou le feu, le globe terrestre et l'air, dans lequel réside Pradjapate, maître de tout ce qui fut créé (3), et le trident de Schiven est l'emblème de cette triple énergie (4). Enfin les divinités secondaires elles-mêmes se fondent quelquefois dans la Trimourti. Les Pouranas nous révèlent la triple nature de Suéta-Dévi la déesse blanche, et Coumari la vierge divine, est née sur le mont Raïlasa, de la réunion des trois dieux (5). Chez les Perses, Oromaze est Brama, Milhras Wichnou, Arimane Schiven, et Mithras

(1) Cama, l'amour, c'est l'Éros des Orphiques.

(2) Oupnekat.

(3) Lois de Menou.

(4) Le Trilinga.

(5) As. Res.jXI, iia. V. pour d'autres détails sur 1? trinité indienne, Guignaut, 176.

LIVRE X, CHAPITRE VJII. 1^3

que nous avons vu le médiateur absorbe les deux autres dans sa triple essence (i). En Phé- nicie , c'est la lumière , le feu et la flamme ; au Tibet, le dieu suprême, la loi divine et l'uni- vers , créé par ce dieu et coordonné par cette loi (2); en Egypte, l'intelligence, le monde et l'image du monde , Amoun , Phthas et Osi- ris (3). Le trépied , transmis aux Chinois par des traditions obscures, comme l'objet de leur plus ancienne adoration , présente une Trinité composée du principe du bien, de celui du mal, et d'un médiateur qui convertit l'un et apaise l'autre (4)-

(i) Dyonys. Areop. Epist. VIII.

(2) Georg. Alphab. tib. p. 272-273. La trinité tibétaine est quelquefois encore plus métaphysique : l'univers cesse d'en faire partie. Elle se compose d'un dieu unique et tri- ple, l'intelligence , le verbe et l'amour; mais ce dieu n'en est pas moins matériel; sa substance est l'eau la plus pure et la plus transparente.

(3) Cneph est l'intelligence; l'image de Cneph est le monde; l'image du monde est le soleil (Mens ad Mer- cur. § 1 1). Il y avait aussi une ou plusieurs trinités phy- siques chez les Égyptiens : tantôt la terre , l'eau et le feu; tantôt, comme en Phe'nicie, ce dernier, considéré sous trois formes, la flamme, la lumière et la chaleur.

(4) Voy., sur la trinité chez les Scandinaves, le i^*" eh. de TEdda.

,74

Toutes ces formes presque identiques, mal- gré la diversité des dénominations, sont de* moyens tantôt d'éluder l'immutabilité du pre- mier être inaccessible à nos vœux, et près duquel une médiation nous est nécessaire, tantôt de contre-balancer la perversité des natures malignes , en leur opposant une puis- sance qui intervienne et intercède pour nous , tantôt de nous relever de notre propre chute , à l'aide d'un protecteur qui expie cette chute pour notre salut et en notre nom.

Les dieux triples se réunissent ensuite en un seul (i), parce que le sentiment se plaît dans l'unité, et que la méditation entraîne l'esprit vers le panthéisme.

(i) Celui qui est visible et que les yeux ne voient point, s'appelle Ki; celui qu'on comprend et que les oreilles n'entendent point, s'appelle Hi; celui qui est sensible et que le tact n'atteint point, s'appelle Ouei. Les sens ne peu- vent rien vous apprendre sur ces trois ; mais votre raison vous dira qu'ils ne sont qu'un; la substance de Fo est une, mais il a trois images (Tchin, dans Duhalde, III, 66). Il n'y a que trois dieux ; mais Pradjapati est le dieu ces trois se confondent. 11 est l'unité dans la iripli- cité. (Lois de Menou, c. 2 , p. 78.) La syllabe om ren- ferme les trois dieux : mais dans la réalité un seul dieu existe , Mahan-Atma , la grande ame ( Glossaire du Rig- veda. )

LIVRE X, CHAPITRE VIII. l'JO

La loi de Moïse, prise dans sa rigueur, et telle que son auteur l'avait promulguée, pa- raît n'offrir aucune trace de trinité ; cependant une idée analogue s'introduisit chez les Hé- breux par leur démonologie (i).

Le polythéisme public de la Grèce ne con- naît aucune de ces subtilités : ses dieux lui suffisent aussi long-temps qu'il peut les amé- liorer. Quand il arrive à la dernière limite de leur amélioration possible, il s'écroule aveceux^ sans jamais accueillir les conceptions étran- gères que pourtant ses prêtres appellent au. secours d'une croyance ruinée , et que ses phi- losophes mêmes adoptent quelquefois comme solution de questions insolubles.

(i) Les trois Éons, ou Aziloth , qui ont créé le monde , V. le ch. III ci-dessus et la note à ce sujet, plus Euseb., Praep. evang. (VII, 5 ; XI, lo), et Maimmonide, BerescheB Nabba.

176 DE LA RELIGION,

CHAPITRE IX.

Du dogme de la destruction du monde.

JM ous avons vu, dans notre second livre (i), l'effet que produit sur les notions religieuses du sauvage , le souvenir des calamités physi- ques et des bouleversements de la nature. Cet effet se prolonge chez les peuples policés. Par- tout des fêtes ou publiques ou secrètes, des rites effrayants ou des commémorations mysté- rieuses, rappellent ces épouvantables catas- trophes. Mais ici apparaît encore une diffé- rence entre les cultes indépendants des prêtres et ceux que le sacerdoce a façonnés. Les pre- miers n'ont conservé de ces convulsions ef- frayantes que des traces confuses, déguisées par des cérémonies dont le sens était caché (2).

(i) Tome I., pag. 2^5, 228, second, édit.

(2) Voyez Boulanger, Antiq. dévoil. par ses usages.

LIVRE X, CHAPITRE IX. l'jn

Les législateurs se sont efforcés d'écarter des esprits l'inutile terreur d'un péril inévitable. Les nations gouvernées par le sacerdoce ont semblé, au contraire, prendre un triste plaisir à se nourrir de ces souvenirs lugubres : elles les ont rattachés souvent aux divinités malfaisantes qu'elles enseignaient à redouter. Leurs rites ont été à la fois commémoratifs de malheurs anciens et prophétiques de nouveaux malheurs. Leurs fêtes ont annoncé le retour des événe- ments terribles , dont elles perpétuaient la mé- moire. Toutes leurs mythologies nous peignent les dieux ne résistant à la force destructive que par des efforts et des ruses continuelles, et destinés à succomber tôt ou tard dans la lutte.

La portion scientifique et métaphysique des religions sacerdotales donne à cet égard aux prêtres un grand avantage (i). Les con-

(i) Dans la métaphysique indienne, la destruction et la création sont une et même chose. La création n'est point , comme dans le polythéisme grec , l'effet de la sé- paration du chaos , qui entre en fermentation et produit l'univers, les dieux et les hommes. Le dieu suprême existe seul dans son repos ineffable : il sort de ce repos, se con- temple , médite, se divise en deux parts et projette hors

//^. 12

178

naissances dont ils sont les seuls propriétai- res, leurs calculs astronomiques et l'obser- vation des phénomènes physiques, dont ils font une étude qu'ils se réservent exclusive- ment , leur servent à rattacher les révolu- tions qu'ils prédisent, soit au retour de ces phénojnènes, soit ,au cours des astres : leur philosophie s'y mêle ensuite, et le panthéisme, qui est son dernier terme , combine la destruc-

de lui le monde matériel , partie de lui-même. De ré- sulte que lorsqu'il rentre dans son repos , lorsqu'il cesse de se contempler dans l'universalité de ses attributs , le monde immortel qu'il enferme en son sein , reste plongé dans l'unité mystérieuse. Le monde matériel et temporel disparaît : la création visible n'est plus animée du souffle céleste, et tout ce qui n'est pas Dieu s'anéantit. C'est de moi que cet univers émane, dit Crishna dans le Bhavishya- pourana ; et c'est en moi qu'il s'anéantira. Dans l'un des Oupanishads , le dieu créateur éprouve une faim dévo- rante, et engloutit son œuvre, aussitôt qu'il l'a pro- duite. De une lutte constante entre la vie et la mort, lutte qui occasionne la destruction du monde existant et son remplacement par un monde nouveau. Wilson, dans son volumineux Traité de la poe'sie théâtrale des Indiens, imprimé à Calcutta, en 1827, parle d'une pièce écrite en rhytliraes sacrés, et représentant la destruction du monde, la terre s'abîmant au fond des eaux, et reparais- sant rajeunie et purifiée.

L I V R E X , C II A P I T R E I X. I ^Q

lion (lu monde avec cet être infini, immobile, inaperçu, inactif, qu'ils ont placé au-dessus de tous les djeux actifs et visibles (i).

A la fin des douze mille années divines, qui sont égales à quatre millioi^s trois cent quatre- vingt-dix mille de nos années, et qui composent un jour de Brama, ce dieu s'endort, et tout ce qu'il a créé disparaît. A son réveil, il crée de nouveau toutes les choses; mais au bout de cent ans il meurt, et sa mort est suivie de la destruction de tous les êtres (2). D'épaisses

(1) Le Mah-Pirli , l'anéanlissement de l'univers, se ter- mine, suivant le Bedang, par l'absorption de toutes choses en Dieu.

(2) Les Indiens nomment ces révolutions raenvrantu- ras. Leurs yogs , qui sont des âges pareils à ceux de la mythologie grecque, se terminent par un déluge, leurs menwanturas par un incendie universel. Plusieurs sectes indiennes comptent dix mille menwanturas. Il est vrai- semblable que des calamités locales ont plus d'une fois accrédité ces traditions. Le géant Nirinachéren, disent les bramines de Mahabalipour , voisins du lieu dit les Sept pagodes, roula la terre comme une masse informe et l'emporta dans l'abîme. Wicïinou le poursuivit, le tua, et replaça la terre dans sa position primitive. D'après la description des ruines de Mahabalipour par Chambers, on y aperçoit des traces manifestes d'un tremblement de

12.

l8o Ï)E LA RELIGION,

ténèbres enveloppent le globe. Wichnou seul reste comme un point resplendissant dans l'es- pace. Les mers soulevées couvrent les trois mon- des. Le cheval blanc qui porte la dixième incar- nation pose sur la terre son quatrième pied qu'il tient levé depuis le commencement des siècles, et dont le poids précipite dans l'abîme la de- meure des hommes. La tortue qui la soutient sfe retire. Le serpent dont les replis l'entou- raient, Àdiseschen aux mille têtes, vomit des flanmies qui réduisent tout en cendre. Schiven dépose ses formes variées et s'agite comme un feu livide sur les ruines du monde brisé (i).

Chez les Birmans, un être mystérieux des- cend sur la terre : ses vêtements noirs flot- tent dans les airs; ses cheveux sont épars : il

terre. Les bramines du lieu ont généralisé l'événement partiel. (As. Res. I, i53-i54.)

(i) Bagavadam,liv. XII. Suivant d'autres livres sacrés, six mille et une de ces révolutions ont déjà eu lieu. Le Shas- tabade n'en admet que quatre : Trois fois , dit-il , la race humaine a été détruite : la terre , couverte de cadavres, a trois fois porté le repentir dans l'ame du dieu qui avait donné cet ordre sévère. Le quatrième âge dure encore; mais le moment approche tous les corps seront anéan- tis, où Dieu rappellera dans son sein tourtes les âmes. (As. Res. VI, 245.)

LIVRE X, CHAPITRE IX. l8l

pousse dés cris aigus d'une voix tremblante. Des torrents de pluie gonflent soudain les mers et les lacs. Une affreuse sécheresse succède à ces inondations. Les plantes se fanent , la terre s'entr'ouvre. Les hommes se livrent des com- bats sans motifs et sans terme. Deux soleils dar- dent sur le globe des feux dévorants. Le der- nier arbre périt desséché. Un troisième soleil tarit les rivières; un quatrième et un cin- quième les mers et l'Océan; un sixième fait sortir de l'abîme des tourbillons de flammes ; un septième consume les habitations des dieux et des hommes, et s'éteint enfin lui-même faute d'aliments (i).

Les Mexicains reconnaissaient aussi quatre âges du monde; l'un avait fini par un déluge, le second par un tremblement de terre , le troisième par un ouragan; le terme du qua- trième n'était pas éloigné. Dans cette attente , ces peuples , à l'expiration de chaque siècle , ou de chaque période de cinquante-deux ans, éteignaient tous les feux dans les temples et dans les maisons , et brisaient les meubles et

(i) As. Res. VI, 246.

182 DE LA RELIGION,

les vases. Les prêtres portant les attributs de leurs dieux, se rendaient sur une haute mon- tagne, et déclaraient aux assistants que toutes les divinités avaient quitté la ville peut-être pour n'y jamais revenir; mais que, pour con- naître les intentions divines, ils allaient es- sayer de rallumer les feux qu'ils avaient éteints. Les femmes et les enfants se couvraient le vi- sage de feuilles d'aloès, et la multitude fixait d'inquiets regards sur la torche dépositaire de sa destinée. A l'instant la flamme paraissait, des cris de joie saluaient les dieux pour les remercier du répit qu'ils accordaient aux hom- mes (i). La durée du monde, au dire des Ti- bétains, était divisée en quarante-neuf pério- des. Sept incendies , suivis par un déluge , se renouvelaient sept fois, et à la dernière ca- tastrophe, des flèches empoisonnées sillon- naient l'espace : les ressorts de l'univers se brisaient, et toutes les existences devenaient la proie du néant (ta). ^i -'

L'incendie universel des Égyptiens devait

(1) Clavig. Hist. of Mexico, I, 4oï-4o2 ; Humboldt.

(2) Voy. de Turner et de Pallas.

LIVRE X, CHAPITRE IX. l83

avoir lieu tous les 3,ooo ans , à Téquinoxe du printemps ou à celui d'automne. Au lieu d'i- nondations fécondantes survient un déluge de feu. Le monde entier est la proie des flammes, et la terre sacrée d'Hermès s'évanouit en fu- mée ; mais c'est moins une destruction qu'un renouvellement de la nature. Au solstice d'été suivant , le soleil étant dans le Lion , la lune à sa droite dans l'Écrevisse, les planètes dans leurs demeures respectives, et le Bélier au milieu du firmament, Sothis reparaît et salue à son lever le nouvel ordre de choses, et les temps nouveaux qui commencent. Une fête solennelle rappelait et annonçait ces ré- volutions. On y peignait en couleur de sang les troupeaux et les arbres : cette couleur était expressive de la chaleur extrême qui devait tout détruire (i).

Les livres sacrés du gord sont remplis de descriptions non moins lamentables. Le

(i) Épiphan. adv. Haer. V. Sur le déluge et la destruc- tion du monde chez les Chaldéens, Gœrres. I. 268-272, et sur ce dogme emprunté d'eux par les Juifs, ib. II, 522. Staiidlin (Hist. de la Mor., II, 14) prétend qu'ils l'ont puisé chez les Perses.

l84 DELARELIGIOW,

crépuscule des dieux (i), dit la Voluspa, com- mencera par trois hivers terribles (2) que nul printemps, nul été n'interrompront. La nature, vieille et décrépite, n'opposera qu'une faible résistance aux forces réunies qui conspirent sa perte. Tous les éléments franchiront leurs li- mites. Un monstre nourri par une magicienne ennemie des mortels, sortira de la foret qu'il habite : des vents impétueux mugiront de tous côtés. Le coq prophétique, agitant ses ailes noires, frappera les échos de ses cris sinistres. La nuit couvrira l'arc-en-ciel , pont mystérieux entre les cieux et la terre. Surtur , le roi du feu, viendra du Midi avec ses phalanges invincibles. Il sera monté sur un coursier dont les naseaux fumants jetteront des flammes. Le vaisseau fu- nèbre (3) qui, depuis qu'Héla (4) exerce son empire, se construit lentement des os de ses victimes , cinglera vers l'Orient , conduit par le géant qui lui sert de pilote (5); il recevra

(ï) Ragna-Rockur.

(2) Fimbul -Wetter.

(3) Negel-Fare.

(4) La Mort.

(5) Le géant Rymer.

LIVRE X, CHAPITRE IX. l85

sur son bord les génies impatients de consom- mer le grand œuvre de la destruction. Loke et Garmur, le Cerbère du Nord, se join- dront aux enfants de la gelée. Le loup Fenris a brisé ses fers. Le serpent Mitgard , tel qu'un fantôme obscur, se dresse, sort des ondes et se roule sur le rivage. Les montagnes tremblant sur leur base s'entre-choquent avec un cra- quement effroyable. Le soleil pâlit, la terre s'enfonce, Surtur approche, le ciel se fend. Les compagnons de Surtur pénètrent par des brèches enflammées jusqu'à la plaine immense que domine la citadelle des dieux. Heimdall (i) donne du cor au haut de la tour. Les Nains , à l'entrée de leurs cavernes, gémissent et ver- sent des larmes. Les hommes meurent en foule , et l'aigle les dévore en poussant des cris de joie. Les dieux prennent leurs armes : les héros qu'Odin rassemble dans le Valhalla s'a- vancent, et il les passe en revue. Sur sa tête est un casque d'or : ses membres sont couverts d'une armure étincelante. Il brandit sa lance jusqu'ici victorieuse; mais il connaît les arrêts

i) Le portier céleste.

i86

du sort. Sa perte est infaillible. Il n'en luttera pas moins vaillamment. Fenris ouvre sa gueulQ énorme. Le serpent lance autour de lui des flots de venin. Thor lui porte un coup mortel ; mais il entoure de ses replis son vainqueur et l'étouffé. Frey succombe sous les coups de Sur- tur. Le chien Garmur et le dieu Thyr périssent Fun par l'autre. Fenris dévore Odin , et tombe sous Fépée de Veydar. Loke et Heimdall s'en- tre-tuent. La fin des âges est accomplie. Le dieu inconnu prononce ses arrêts. Les bons et les méchants séparés habiteront à l'avenir dif- férentes demeures (i). Une terre nouvelle sur- gira du sein de Fonde : un jeune couple, en- fant du soleil, la repeuplera. L'aigle, en se retirant, portera dans son bec les poissons jetés par Forage sur la cime des monts. Les dieux se bâtiront un palais resplendissant, désormais leur félicité sera sans mélange, et Loke abjurera sa révolte pour s'identifier à l'ê- tre infini.

Nos lecteurs remarqueront sans doute que dans ce tableau toutes les idées sacerdotales

(i) Les bons, le Gimle ; les méchants, le Naslrond.

LIVRE X, CHAPITRE IX. 187

se combinent : le dieu suprême autre que les divinités agissantes, la lutte des puissances malfaisantes contre la force préservatrice, l'in- h

troduction de la morale, la division des morts en deux classes, enfin la défaite et la conver- sion du mauvais principe.

Partout les mêmes dogmes et les mêmes descriptions se reproduisent. Les Perses s'at- tendaient à un incendie universel (i). Une inondation générale était annoncée par les Druides (i). La prophétie d'un événement pareil contenu dans le Chiking est probable- ment un reste du culte sacerdotal qui exista jadis à la Chine. On connaît les passages rela- tifs à cette catastrophe dans les écrits des chré- tiens (3) : plus d'une fois l'Éghse a renouvelé ces prédictions lugubres, et le pouvoir ou les ri- chesses des prêtres en ont toujours profité ; quoi

(i) Dans le Zendavesta, comme dans le Mahabarad , ce sont les comètes qui mettront fin au monde actuel , quand elles auront accompli les temps qui leur sont assi- gnés. Zend. LXVII. Ha.

(2) Strab., Mém. de l'acad. des inscript. XXIV, 345.

(3) V. l'Épître de Barnabas, disciple de saint Paul. Il fixe la Qn du monde à laôooo*' anne'e. Stauedlin, Hist. de la morale, II, 14.

l88 DE LA RELIGION,

de plus propre, en effet , à donner aux terreurs religieuses un ascendant sans bornes que l'at- tente perpétuelle d'un bouleversement qui fera disparaître tous les intérêts terrestres ? Les ap- proches de la mort ramènent d'ordinaire les individus à la dévotion. Le dogme de la des- truction du monde tient l'espèce entière dans une longue agonie.

LIVRE X, CHAPITRE X. 1 89

CHAPITRE X.

Du Phallus, du Lingam et des divinités hermaphrodites (i).

J^ous rencontrons enfin, dans les religions sacerdotales, une classe de dieux qui nous sem- blent bizarres, qui, par degrés, deviendront révoltants et scandaleux , et dont les religions indépendantes des prêtres ne se sont souillées

(i) Ce n'est pas sans répugnance que nous sommes condamnés à parler de ces divinités obscènes et scanda- leuses ; mais elles occupent une telle place dans les an- ciennes mythologies et dans les religions encore existan- tes de l'Inde et du Tibet, que nous n'aurions pu les pas- ser sous silence, sans laisser une lacune, qui aurait eu pour inévitable résultat de jeter de grandes obscurite's sur les autres parties de nos recherches. Il a donc fallu aborder ce sujet : nous avons tâché d'y apporter de la réserve et de la décence. On trouvera des détails mille fois plus libres dans l'ouvrage de M. de Sainte-Croix sur les mystères, et dans les mémoires de l'Académie des inscriptions.

190 i>^ LA RELIGlOJy,

que malgré elles , clans leurs rites secrets , eu les repoussant toujours des rites publics. Nous voulons parler du Phallus, du Lingam et des divinités hermaphrodites.

Rappelons d'abord que , dès l'époque la plus reculée, nous avons vu les prêtres placer dans les religions dont ils s'emparaient , une doctrine secrète , étaient déposées leurs cos- mogonies , exprimées par des symboles. Rap- pelons encore que ces symboles étaient le plus souvent empruntés de la notion d'engen- drer et de naître, appliquée à la force produc- tive et au monde qu'elle avait créé. Quoi de plus naturel que de chercher l'image de cette force dans les organes générateurs?

L'union des sexes doit attirer toute l'attention de l'homme, a'ussitôt qu'il réfléchit sur lui-même. C'est par qu'il tient d'une part aux races passées, et que d'une autre part il se he aux races futures. Il cesse d'exister isolément; il dérobe aux ravages du temps une portion de son être , et prend possession de l'éternité. Tout ce qui se rapporte à l'union des sexes est énig- matique et inexplicable. Cet oubli complet de notre individualité, d'ailleurs si dominante et si obstinée , ce renversement momentané de tou-

LIVRE X, CHAPITRE X. IQI

tes les barrières qui nous séparent toujours des autres, et fqnt de chacun de nous son propre centre et son propre but ; ce mélange d'affection morale et de délire physique, cette suspension ou cette confusion de toutes nos facultés, cet amour impérieux et sans bornes qui s'élève en nous pour le fruit inconnu de la plus vive, mais de la plus courte de nos jouissances, tout fait de l'union des sexes le grand mystère de la nature. Il a fallu toute la corruption de la société pour désenchanter et dégrader ce mystère.

Il n'est donc pas étonnant que les prêtres des peuples anciens , étrangers à cet effet de la civilisation , ayent pris l'union des sexes pour symbole de ce qu'ils imaginaient sur l'origine de cet univers. De le culte des dieux andro- gynes(i).

(i) L'adoration de dieux de ce genre est une consé- quence toute naturelle de la notion d'engendrer appli- quée au monde. Avant la création , la puissance produc- tive se trouve seule dans l'immensité. En créant, elle se divise en quelque sorte : elle remplit la fonction de l'être actif et de l'être passif, du mâle et de la-femelle. C'est la

L'Aphroditus (i) et FAdonis (2) de Syrie; FAdagoous, révéré par les Phrygiens (3); en Egypte, Phthas et Neith (4); en Perse, Urania

doctrine des Vèdes, elle est très-explicitement établie dans le Manara-Dharma-Sastra. V. aussi les lois de Me- nou. As. Res. V, viii.

(i) Le culte d'Aphroditus fut transporté dans l'île de Chypre. (Aristophane.) Lœvinus dit que son sexe est incertain, et Philochore dans son histoire d'Attique le confond avec la lune. Suidas parle aussi de la Vénus bar- bue, qui avait les doubles organes générateurs, parce qu'elle présidait à toute génération , et qui était homme de la ceinture en haut et femme de la ceinture eu bas.

(2) Creutz. II , 12.

(3) HÉRODOTE, I, ior>. Heinrich, hermaphroditorum origines et causse, III. Salmasii Exercit. Plinian. Ja- BLONSKY, de lingua lycaonia , Opusc. p. 64. Creutz. I, 35o. Agdestis, héros hermaphrodite , qui avait pénétré dans quelques fables assez peu connues et assez récen- tes de la mythologie grecque, était fils du Jupiter phry- gien et du géant Agdal.

(4) Le Phthas de l'Egypte, dit Orphée ( hymne V ), le Protogone, le premier-né, qui parcourt les airs sur ses ailes d'or, hermaphrodite ineffable , qui jouissant de la puissance des deux sexes, a produit les hommes et les dieux. Creutz. I, 35o-358. Minerve et Vulcain, Phthas et Neith, étaient, suivant Horapollo, les seuls dieux her- maphrodites en Egypte. Ils n'étaient pas hermaphrodites en Grèce.

LIVRE X, CHAPITRE X. IQ^

Mithra (j ); Freya, hermaphrodite, dans son temple d'Upsal (2); Cenrezi au Tibet (3); aux Indes, Esvara, qui passionnément amou- reux de la belle Parvatty, lui donna une moitié de son corps , et fut depuis ce temps moitié homme et moitié femme (4); Brama, dont la statue mâle du côté droit, et femelle du côté gauche, a été décrite par Porphyre (5); Schiven (6) , qui dans une incarnation ne fait

(i ) JuL. FiRMicus , de errore prof. Relig. i-5. C'est pour cela que des écrivains grecs disent que Jupiter était her- maphrodite chez les Mages (Goerr. I, ^S/J.) Kaiomorts, le premier homme, était mâle et femelle (Guign. 706). L'arbre de la création avait la forme d'un homme et d'une femme, unis l'un à l'autre. (Ib. 707.)

(2) GoER. , II, 574-575. Dans l'acte de la génération, disaient les Bardes, l'époux devient femme, l'épouse de- vient homme. (Mone, 372.) Une légende Scandinave pourrait bien être une réminiscence des dieux herma- phrodites. Thor s'endort; Thrymer lui dérobe son man- teau dans la nuit de l'équinoxe. Thor, déguisé en femme, épouse Thrymer. Le mariage se consomme , et la fausse épouse tue son mari avec son marteau qu'elle reprend. (Mone , 406.) Cette fable a aussi un sens astronomique.

(3) Wagn. 199.

(4) Roger, Pagan. In. II, 2.

(5) Paulin., Syst.Brahman., p. igS. Porphyr., in vSiob. Eclog. phys. I, 4.

(6) Schiven était représenté avec le sein d'une femme,

IV. i3

194 DE LA RELIGION,

qu'un avec Wichnou , devenu sa femme , et se nomme Ardhanari (i), ou Astanarrissu- ra (-2) ; Pourrou, fils de Bouddha, passant d'un sexe à l'autre plusieurs fois en un mois, par l'effet d'une imprécation; lia , fille de Ma- nou et femme de Bouddha, jeune chasseur d'abord , mais transformé en fille par Schi- ven, dont il avait troublé les amours; le so- leil hermaphrodite dans les Vèdes, sous le nom de Savitri (3) ; la Gayatri , prière ineffa- ble par l'efficacité de laquelle l'époux devient épouse, comme dans le symbole Scandinave rapporté plus haut (4); Grischna, qui se dé- clare à la fois le père et la mère de touj: ce qui existe (5); Wichnou, auquel une subdivision de ses sectateurs (6) attribue cette double qua-

ce qui l'a fait prendre pour une Amazone, par Barde- sanes, contemporain d'Héliogabale. Hef.rkn, Inde, p. 3i5. Wagn. 167. i ,M iii»,

(î"» Bagavadam , Wagn. 167. f . .

(a) SONITERAT, T, 148.

(3) Coi/EBROOiELE , on thc rcHg. cerem. of the Hindoos, XV, 519.

(4) V. ci-dessus, p. 198, note 2. . (5) Bhaguat-Gita.

(6) Les Ramanajages. Philostrate , Vie d'Apollonius deTyane,in, 34.

LIVRE X, CHAPITRE X. Iq5

lité ; les éléments comme le feu dans les livres Zend, la lune chez plusieurs nations de l'Asie (i ); tous ces objets de l'adoration réunissent les deux sexes (2), et, par une suite de cette notion symbolique, les prêtres changent de vêtements , et prennent des habits de femme , dans les cérémonies instituées en l'honneur de ces dieux, pour exprime;r leur double natu-

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Mais un emblème beaucoup plus com- mun, parce qu'il était à la fois plus simple et plus facile à expliquer au peuple , c'était Tor-

(i) Spartian. in vita Caraeallae , cap. 7. Casaùbôn, Ndl. ad eundem. V. en général, sur toutes les divinités her- maphrodites, Macrob,, Saturn. lïl, 3. Creutz. I, 35o-363.

(a) Il est remarquable que cette notion ait pénétré dans les rêveries des mystiques chrétiens. Antoinette Bouri- gnon voyait Adam , doué des deux sexes , se fécondant lui-même, avec des délices ineffables, lorsqu'il était en- flammé de l'amour de Dieu.

(3) Les prêtres d'Hercule, dans l'île de Cos, ceux de Cybèle hermaphrodite dans l'île de Chypre. Macrobe ( Sîklurn. , m, 8) ajoute que la statue de cette déesse était nue avec une grande barbe; ses prêtres se déguisaient en femmes pour leurs sacrifices, et les fidèles qui y assistaient prenaient les habits du sexe opposé au leur.

196 DE LA RELIGION,

gane générateur isolé (i). Aussi rencontrons- nous partout le Phallus (2J , ou le Lin-

(i) V. pour l'adoration du Lingam, Guigniant, p. lijS, 147, iA9) et pour le Phallus, érige par Isis, en mémoire de la mutilation d'Osiris, le même , p. 392. Lucien nous décrit le Phallus colossal qu'on voyait dans le vestibfile du temple de Saturne à Hiérapolis.

(1) On portait dans les fêtes d'Osiris, en Egypte, des statues de ce dieu, avec des Phallus mobiles d'une gran- deur énorme (Hérod. II, 48). On y montrait aussi le IVlyllos , ou le Cteis, pendant du Phallus. Arnobe expli- que par une anecdote l'origine de ce culte. Les femmes égyptiennes suspendaient à leur col l'image du Phallus. Il y avait à Hiérapolis deux Phallus, hauts de trois cents coudées, que Bacchus avait offerts à Junon. L'Osiris Arsaphès était le Phallus déployant son énergie produc- trice (KiRCH. OEd. JEg. I). Voyez sur ce culte, Jablonsky, Panth. iEg. Zoega, de Obelisc. p. 21 3. Creutz. I, 3 19. GoERR. I, 24-25; II, 369. Sésostris fit ériger des Phallus partout il pénétra. Hérodote , imbu de l'esprit grec, explique ce fait en disant que Sésostris exprime ainsi le coarage viril de ses guerriers, et la lâcheté efféminée des peuples qu'il avait vaincus (Schleg. W. d. Ind. p. 120). Plusieurs écrivains, très-religieux, ont prétendu que la croix des chrétiens avait été empruntée du simulacre du Phallus. (Jablonsry, Panth. JEg. V, 75. Lacroze, Hist. du Christ, des Indes, p. 43i. Carli, Lettres améric. I, 499; II, 5o4. LARCHER,Not. sur Hérodote, II, 260-272, dern. édition.) On trouve sur les modifications progressi-

LIVRE X, CHAPITRE X. ign

gam(i), tantôt adoré seul sous une forme mons- trueuse, tantôt combiné avec les statues des dieux (2), les animaux et les pierres.

Cette adoration ne renfermait dans l'origine aucune idée d'indécence. Il y a dans les fables indiennes des traits de pudeur étran- gement associés aux hommages rendus à

ves du Phallus depuis son adjonction aux pierres consa- crées jusqu'à sa réunion aux statues d'Osiris, des détails très-curieux dans l'ouvrage de Dulaure sur le culte du Phallus , p. 49- Denon a vu encore de nos jours le Phallus adhérent auxTheruxes. Atlas, pi. CXXV, i5.

(1) V. Dubois sur le Lingam des Indiens, II, 420. Ce culte a pris chez eux trois formes différentes. Une secte a personnifié la force productrice, et choisi pour symbole les parties viriles, une autre celles de la femme, et la troisième les a combinées en une seule représentation. (Paters. As.Res. VIII, 54-55). L'adoration du Lingam est tellement enracinée dans les mœurs de l'Inde, que les missionnaires ont été forcés de transiger avec cette idolâ- trie, et de permettre aux femmes qu'ils convertissent d'en conserver l'image en y réunissant celle de la croix (Sonne- BAT, I, 1). Les Indiennes la placent dans leurs cheveux ou la peignent sur leur front (Rag. Pag. Ind. ch. '^).

(2) Erlik-Khan, dieu des enfers dans la religion lamaï- que, indique par un Phallus énorme la réunion de la re- production et de la destruction, (Pallas, Samml. Hist. Nachr. ueb. die Mongol. Vœlkersch. )

i9^ DELAKELIGIOJV,

(les représentations qui blessent nos yeux et nos habitudes. Les brames de la pagode de Perwattum racontent qu'une femme, s étant approchée seule , mais nue , du Lingam pour l'adorer, un bras en sortit qui la repoussa, une voix se fit entendre qui lui défendit de se montrer aux dieux dans cet état immodeste (i). Mais à mesure que la simplicité des mœurs disparut, le culte du Lingam et du Phallus dut choquer davantage les idées de pudeur que dé- veloppent les raffinements de la vie sociale : aussi fut-il repoussé par les peuples dont les institutions indépendantes des prêtres n'étaient pas frappées d'immobilité : non-seulement les philosophes grecs, nommément Heraclite etXé- nophane, rejetèrent toujours le culte du Phal- lus (2j; mais la religion publique n'admit ja- mais ni ce culte ni les divinités androgynes (3).

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(i) As. Res. V. 3i?». 1 (a) Voss, Anti-symb., p. igS.

(3) Nous avons montré dans nos précédents volume» toutes les divinités androgynes apportées en Grèce par les souvenirs des colonies, et dépouillées de cet attribut par l'esprit grec. T. II, p. 389, 407 , /#3i , 440, et t. III,

p. 240-271- i .ti3ë*tuifei»/ .ioj^li

LIVRE X, CHAPITRE X. \ g^

Adonis, hermaphrodite chez les Syriens, n'é- tait en Grèce qu'un beau jeune homme (i). Il en fut autrement dans les mystères. L'Éros androgyne (2), Misé, mâle et femelle. Mi- nerve (3), la lune (4), Bacchus (5), les Cabi- res (6) , qui , comme on l'a vu , étaient le point de réunion de tous les dogmes sacerdotaux , paraissent dans ce culte secret, avec les at- tributs des deux sexes. Les hymnes orphiques les célèbrent, l'auteur des Argonautiques les chante (7), et Platon, dont l'imagination bril-

(i) Alciphron (III, 37) parle d'une chapelle d'Athènes, Hermès et Vénus étaient représentés comme unis l'un à l'autre. On la nommait la chapelle d'Hermaphro- dite, et les veuves y suspendaient leurs couronnes, comme les guerriers dans d'autres temples leurs armes devenues inutiles. Mais ces traces d'usages anciens ou étrangers , ne changent rien à la vérité de notre assertion en général.

(2) AiçuçTj, Hymn. orph. Hermann, 23.

(3) Wagn., 3o8.

(4) Wagn., 348, V. d'ans Selden, de Diis Syris, p. 240, ou dans Henrich, de Hermaphr., p. 17., l'ancienne tradi- tion sur lunus et lima.

(5) Hymne orph. 29 et 41

(6) V. ci-dessus, t. II, p. 34o-433.

(7) L'auteur des Argonautiques fait de l'Éros andro- gyne le premier moteur de sa cosmogonie.

!200 DE LA RELIGION.

Jante s'emparait de tout pour tout épurer, y puise le sujet d'une allégorie. Mais le Phallus porté en pompe dans les orgies, profana ra- rement les temples publics : les chants de Pindare ni les chœurs de Sophocle ne célébrè- rent jamais ce hideux simulacre : le pinceau d'Apelles ni le ciseau de Phidias, ne l'offrirent jamais aux regards des Grecs. Le sacerdoce , au contraire , combinant cet héritage des temps antiques avec un principe dont nous allons traiter tout à l'heure, s'en fit une arme pour dompter sous un double rapport les penchants de l'homme.

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DE LA RELIGION,

CONSID ERE E

DANS SA SOURCE, SES FORMES ET SES DÉVELOPPEMENTS.

LIVRE XL

DU PRINCIPE FONDAMENTAL DES RELIGIONS SACERDOTALES.

CHAPITRE PREMIER.

Exposé de ce principe.

-Les différences que nous avons remarquées jusqu'à présent entre les deux espèces de po- lythéisme ne sont que partielles : il est temps de remonter au principe, qui fait de ces deux croyances deux systèmes entièrement opposés. Pour découvrir ce principe, nous devons repro-

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202 DE LA. RELIGION,

duire ici une idée déjà précédemment exposée à nos lecteurs, mais dont nous sommes appelés maintenant à développer toutes les consé- quences.

La notion du sacrifice , avons-nous dit dans notre premier volume (i), est inséparable de la religion. Exempte d'abord de tout raffine- ment, cette noti^on conduit l'homme à partager avec ses idoles tout ce qui lui est ici-bas né- cessaire ou agréable. Si , à mesure que la ci- vilisation fait des progrès, l'homme posses- seur de choses plus précieuses, offre à ses dieux une portion de ces choses plus pré- cieuses, c'est toujours dans l'hypothèse qu'ils en éprouvent un véritable besoin , et qu'ils font réellement usage de ce qu'il leur consacre , comme lui-tnéme fait usage de la part qu'il se réserve. Mais avec la civilisation que nous pou- vons nommer matérielle, s'introduit une civi- lisation morale. Les notions sur la nature di-

1^9 II 1 ^oibitï^q *^«p Jif(» (i) P. 169, 2* édit. Il y a dans le système de M. de Mais- tre, sur les sacrifices, des choses très-curieuses, et qui font connaître parfaitement la théorie sacerdotale que nous de'crivons ici.

LIVllK XI, CHAPITRE I. 2o3

vine se modifient et s'épurent : l'homme s'é- lève à des idées moins grossières; il ne sup- pose plus que les êtres qu'il adore aient des besoins physiques semblables aux siens; il les conçoit tout-puissants, il ne peut donc rien leur offrir dans ce monde qui de droit et de fait ne letir appartienne. Ils trouvent hors de lui, sans lui, leur félicité, leurs plaisirs , leurs jouissances ( i ). Alors le sacrifice se présente à l'es- prit sous un nouveau point de vue : il n'est plus méritoire par la valeur intrinsèque des offran- des; il ne saurait l'être que comme témoignage de' soumission , de dévouement, de respect (2). Dans les religions indépendantes des prê- tres, cette manière de considérer ce sacri-

(i) De quelle utilité, demande Socrate dans l'Euty- phron, peuvent être pour les dieux les présenta que nous leur faisons ?

(2) Dans l'un des Shasters indiens , la raison humaine demande à la sagesse divine d'où vient la nécessité des sacrifices. Dieu, dit-elle, mange-t-il et boit-il comme les hommes? Dieu, lui répond Brimha, ne mange ni ne boit comme les hommes : mais les biens de ce monde étant l'objet de tous leurs désirs, Dieu veut qu'ils lui fassent volontiers le sacrifice de ces choses. (Extrait du Dirai shaster. 1 '

204 1)K LA IIELIGIOIV,

fice n'a que des avantages. L'homme en conclut que les dieux attachent plus de prix à la dis- position intérieure de ceux qui entourent leurs autels qu'à la valeur et au nombre des victimes. La morale profite de cette appréciation plus noble et plus relevée; les cérémonies perdent de leur importance; la vertu, la pureté du cœur, le triomphe remporté sur des penchants vicieux ou des passions fougueuses, deviennent les meilleurs moyens d'obtenir la protection et les faveurs célestes. C'est la doctrine que consacrera le polythéisme de la Grèce, dans la succession des écrivains postérieurs à l'é- poque homérique, qu'ils soient historiens ou philosophes, prosateurs ou poètes.

Mais le sacerdoce a sa logique particulière , qui, supplantant celle de l'esprit humain, sait mettre à profit ses erreurs et s'autoriser de ses écarts. De ce que les dieux doués d'une puis- sance illimitée, d'une perfection sans bornes, d'une félicité inaltérable (i), n'ont pas besoin

(i) CeUe perfection, ce pouvoir et ce bonheur, attri- bués aux dieux des religions sacerdotales, ne sont point, comme onjpourrait le croire, en contradiction avec les vices, les faiblesses et les infortunes de ces mêmes dieux. Nous avons explique plus haut, p. 4i et i4i-i42,par

LIVRE Xr, CHAPITRE I. 2o5

(les hommes, leurs ministres n'en infèrent point que les cérémonies sont superflues, et que les vertus suffisent. Ils en concluent que les sacrifices n'ayant de mérite qu'en raison de ce qu'ils coûtent à ceux qui les offrent, il faut raf- finer sur la douleur qu'ils causent pour ajouter à leur mérite. Tel est le principe dominant des cultes sacerdotaux; et tout esprit éclairé doit facilement en prévoir les conséquences. Il impose d'abord à l'homme le renoncement à ce qu'il a de plus précieux; bientôt il lui prescrit d'immoler ce que ses affections ont de plus cher; il lui fait un devoir ensuite d'une résistance douloureuse à ses penchants les plus impérieux et les plus légitimes : enfin , il le condamne à la violation de ce qu'il y a de plus sacré dans les vertus mêmes. Alors se succè- dent, par une progression déplorable, les sa- crifices humains , la continence exagérée qui fait souffrir la nature , les rites licencieux qui outragent la pudeur, les macérations, les pé-

qiiels subterfuges les prêtres, forcés de les présenter dans leurs fables comme malheureux et imparfaits, les procla- ment dans leurs doctrines parfaits et heureux.

ao6 DE LA HELIGION,

nitences, les mutilations, les tortures volon- taires, le suicide, hommages injurieux prodi- gués par des mortels en délire à des dieux qu'ils insultent en croyant les honorer.

Certes, jamais exemple plus frappant ne nous fut présenté des conséquences toutes con- traires qu'entraîne le même principe , quand c'est l'intelligence qui le découvre et le déve- loppe en hberté, et quand c'est une easte qui s'en empare et s'en fait un instrument de pou- voir. Le sacerdoce de l'antiquité a tourné con- tre l'homme jusqu'à ses progrès. Ce qui rend la religion plus pure, plus désintéressée, plus sublime , lorsqu'elle reste libre , a servi à ceux qui se disaient ses ministres, pour la souiller de ce que la férocité a de plus bar- bare, la débauche de plus révoltant. Tout grossier qu'il est, le polythéisme homérique vaut mille fois mieux que les cultes vantés des nations orientales et méridionales. Des dieux égoïstes , orgueilleux , passionnés , exigeant des hommages qui flattent leur vanité, des victimes qui réjouissent leurs sens, laissent la partie morale de l'homme dans son indé- pendance. Les religions sacerdotales violent ce sanctuaire , font du sentiment religieux

LIVftE XI, CHAPITKE I. 307

leur esclave et leur complice; et ce qu'il y a déplus pur dans ce sentiment, le besoin de se sacrifier à ce qu'il adore, se transforme dans les mains des prêtres en une cause de dé- lire, d'abrutissement et de cruauté.

ao8 DE LA. RELIGION,

CHAPITRE II

Des sacrifices humains.

il ous avons exposé dans notre second li- vre (i) les causes principales qui ont introduit chez tous les peuples l'horrible pratique des sa- crifices humains (2) : nous disons chez tous les

(i) V. t. I, p. 236, 2^ éd.

(2) On peut consulter, sur les sacrifices humains chez les divers peuples, Eusèbe (Praep. lib. IV, p. i55j, qui rapporte un extrait de Porphyre énume'rant toutes les na- tions chez lesquelles ces sacrifices étaient en usage : Hé- rodote (II, 4; IV, io3); Pausanias (Attic. 43); Pompo- nius-Mela (II, i); Solin (cap. 25); Lucien (Dialogues); Clément d'Alexandrie (Cohort. ad Gent.) ; Cyrille (Adv. Julian. IV); Ammien-Marcellin (XXV, 8); Ovide (Epist. ex Ponto. III, 2-55); Strabon (liv. VII); Minutius-Félix ( passim); Meursius (Graecia Feriata) ; Meiners (de Sacrif. hum. Com. Soc. Goett. VIII, 68 ; IX, 63) ; Goerres ( I, 42) ; pour les Huns en particulier, Menandre (in Excerpt. légat, p. 64); pour les Islandais, Procope (Goth. II, i5); pour les Goths, Jornandès (cap. 4).

LIVRE XI, CHAPITRE II. 209

peuples, qu'ils aient été policés ou sauvages, an- ciens ou modernes , si nous classons parmi les modernes ceux chez lesquels le christianisme à qui nous devons l'abolition de ces cérémonies ef- froyables (i), n'a pénétré que long-temps après son triomphe dans l'Occident et l'Orient civi- lisés. Mais, ainsi que nous l'avons annoncé dans le même chapitre (2), ces sacrifices tom- bèrent rapidement en désuétude, dans les pays indépendants des prêtres, et se perpétuè- rent là le sacerdoce exerça l'empire (3).

(i) En reconnaissant au christianisme cet immense mérite, nous ne nous écartons point de Tidée fondamen- tale dont la démonstration est le but de notre ouvrage. Le christianisme est un progrès, le plus important, le plus décisif des progrès que l'espèce numaine ait faits jus- qu'à ce jour. En conséquence, les termes que nous em- ployons ici se réduisent à déclarer que l'homme, en fai- sant des progrès, s'affranchit nécessairement des opi- nions et des rites qui souillaient les époques de la bar- barie et de l'ignorance.

(2) Tome I, p. 238, 2** édit.

(3) Cette relation entre la puissance du sacerdoce et les sacrifices humains se fait remarquer dès l'état sauvage. De tous les nègres, ceux de W'iddha ou Juidah accor- dent le plus d'autorité à leurs prêtres; aussi sont-ils v-le tous les plus adonnés à ces sacrifices.

IV. ,4

^ÏO DE LA RELIGION,

Un exposé succinct de faits incontestables nous convaincra de cette importante vérité.

Les Mexicains immolaient des prisonniers, des femmes, des esclaves (i). Les Gaulois ho- noraient de la même manière Tentâtes, Taranis

(i)Roberts. (Hist. of Amer.). A la consécration du grand temple du Mexique par Ahuitzal , huitième roi de cette contrée, il y eut soixante à soixante-dix mille prisonniers de sacrifiés. (Clavigero, IV, § 2i-23.) Dans une autre occasion, cinq mille captifs furent égorgés en un seul jour. Le nombre des victimes humaines se montait an- nuellement à plus de deux mille. Les Mexicains les man- geaient , dans de certaines fêtes , après le sacrifice. Ils faisaient danser devant la statue de Centeotle une esclave revêtue des habits de la déesse , et la tuaient ensuite. Ils offraient trois esclaves à Texcat-Zoucat, le dieu du vin ; des enfants à la déesse des fleurs et aux fleuves, des hommes et des femmes aux montagnes (Clav. ibid.). Les mêmes rites se pratiquaient en l'honneur de Vitzliputzli. Les simulacres de plusieurs divinités étaient faits d'une pâte pétrie de sang humain. Il y avait d'immenses bâtiments l'on déposait les têtes des victimes. IfCS Espagnols en comptèrent jusqu'à cent trente- six mille (LoPEZ de Gomara, Hist. des Indes occidentales, ch. 82). Un certain nombre de captives, parées comme l'idole , périssait sur l'autel de la déesse Huirlourhaal, qui présidait aux salines, et le sacrificateur dansait en- suite, leur tête à la main (Gomarà, ibid. )•

LIVRE XI, CHAPITRE II. 2||

et leur Mercure qu ils nommaient lïésus (i). I^es Scandinaves vouaient à Odin ceux que leur livrait le destin des batailles (2). Quand ils célébraient la mémoire des héros, ils en informaient leurs mânes par des envoyés mis à mort sur leurs tombes (3). On tirait au sort, et les rois mêmes n'étaient pas exceptés (4).

(i) Mém. dci'Acad. des inscr., XXVI; ScHLEG.Weish. der Ind., p. 120; Pline, Hist. nat., VI, 2. Ils avaient des simulacres d'osier d'une grandeur colossale, et les rem- plissaient de victimes pour y mettre ensuite le feu. (C-es. de Bell. Gall, VI, 16.) Dans toutes ces cére'monies, ils recouraient au ministère des Druides. (Aug. de Civ. Dei, VII, i5 ; C/es. loc. cit.)

(2) Keysler, Antig. sept., i34.

(3) A Lethra , en Sélande, on sacrifiait tous les neuf ans 99 hommes, autant de chevaux et autant de coqs. DiTHM. Merseb., Chron, I, 12; Keysler, 159-326; Mall., Introd. à l'hist. du Danem., 116.

(4) Ketsl., i33; Loccenius, Antiq. Suewo-Goth, i5; Barthol. pag. 323, 393, 394. On s'efforce inutilement, dit Riilîs (Einleit. zur Edda, p. 29-30), denier les sacrifi- ces humains des Scandinaves; des témoignages unanimes les attestent. Dithmar de Merseburg constate cet usage chez les Danois; Adam de Brème chez les Suédois; plusieurs autres écrivains, chez les peuples du Nord en géne'ral. Les historiens le prouvent par des monuments et des faits po- sitifs. Dans le temple de Thor, était un grand vase d'ai-

14.

mi DE LA RELIGION,

Les forets de la Germanie, du temps des Romains , étaient un objet d'épouvante pour les voyageurs, dont les regards étaient frappés sans cesse d'arbres arrosés de sang et de sque- lettes suspendus aux branches (i). Les habi- tants de la Sicile apaisaient par de sembla- bles offrandes les Palices,fils d'une nymphe et

rain , de forme ronde , destiné à recevoir le sang des ani- maux et des hommes. Près d'un autre temple élait une pierre , la pierre de Thor, Thorstein , l'on cassait les reins aux victimes. Les Islandais, craignant d'être forcés de se convertir au christianisme, essayèrent de détourner ce péril en réunissant un grand nombre d'étrangers , de captifs, et même de leurs concitoyens qu'ils choisirent pour les massacrer au pied des autels.

(i) Lucis propinquis [apud Germanos) barbarœ arœ , apud quas tribunos ac primorum ordinum centuriones mac- tavere (au camp de Varus. Tacit. Ann. I, 6i.) Les Ger- mains, dit le même auteur, adorent surtout Mercure, en lui sacrifiant des hommes (Germ. lo). Il décrit les céré- monies pratiquées en l'honneur d'Herlha, la Terre; de» esclaves lavaient le simulacre de la déesse, puis étaient noyés dans un lac (ibid. 40 )• Ce lac était probablement situé dans l'île de Rugen; car les habitants de cette île racontent encore aujourd'hui que leurs ancêtres avaient consacré des vierges aux plaisirs du diable, et montrent le lac au fond duquel on les précipitait , quand elles avaient cessé de lui plaire.

LIVRE XI, CHAPITRE II. 2l3

de Jupiter ( i ).Diodore nous raconte qu'Amilcar, assiégeant Agrigente , immola , suivant la cou- tume des Carthaginois, un enfant à Saturne (2). De nos jours encore les Chinois jettent leurs enfants dans les rivières en l'honneur de l'es- prit du fleuve (3). Au Tonquin, on les empoi-

(i) Virgile dit, en parlant de ces sacrifices :

Placabilis ara Palici.

^if.. IX, 685.

parce qu'ils avaient été remplacés par d'autres moins af- freux. (Serv. ad eund. loc.)

(2) Dtod, XIII, 24. Il jeta cette victime à la mer, ce qui paraît tenir au culte des éléments. Le même historien nous parle aussi d'une statue de Saturne à Cartilage, dans les mains de laquelle on plaçait les enfants destinés à l'holocauste , et qui les laissait tomber sur des brasiers ardents. Par une de ces conformités qui feraient croire à l'origine commune de tous les peuples, il y a dans le palais du Samorin, roi de Calicut, une idole qu'on faisait rougir au feu pour placer des enfants dans sa bouche; et nos missionnaires à la Chine nous apprennent qu'un prince, qu'ils nomment Vou-yé, fit construire une es- pèce d'automate, jouant aux échecs contre les victimes désignées qu'on mettait à mort si elles perdaient la partie ( Mém. du P. Amyot à M. de Guignes, inséré dans les Ob- servations sur le.Chou-king).

(j) Mém. sur les Chinois, II, 400. Ceci n'est point en contradiction avec ce que nous avons dit de l'athéisme

2l4 DE LA RELIGION,

sonne (i); k Laos, on les enterre (2). Les Phéni- ciens pratiquaient des rites non moins féroces(3). Les Perses, dans leur invasion en Grèce, en- sevelirent vivants neuf jeunes garçons et neuf jeunes filles; et la reine Amestris, parvenue à une extrême vieillesse , fit mourir ainsi qua- torze rejetons des plus illustres familles, en signe d'actions de grâces aux dieux infer- naux (4). •,,,.,,,.

On aperçoit sur les ruines de Persépolis des figures enchaînées prêtes à recevoir le coup mortel (5). Les Ethiopiens immolaient des hom-

chinois. Les craintes religieuses étant indestructibles , le fétichisme et ses pratiques se placent sous l'athéisme des mandarins, comme sous le panthéisme des brames. ( As. Res. II, 378.)

(1) OvïKGTON, Voyage, II, 5gi.

(2) SONNERAT , II , 39.

(3) EusÈBE de Césaréc, Philon Juif.

(4) Hérodot. VII, 114. Le même auteur rapporte ( ibid. 180) que les Perses, ayant pris un vaisseau grec, choi- sirent parmi les prisonniers un jeune homme qu'ils im - molèrent sur le tiilac. Photius, dans sa Bibliothèque , p. 144S, et Sozomène, Hist. eccl. III, 2, attestent éga- lement le* sacrifices offerts à Mithras.

(5) Voy. de Chardin.

LIVRE XI, CHAPITRE II. ilS

mes en l'honneur du soleil et de la lune (i), les Égyptiens en haine de Typhon; et les bas-reliefs de leurs temples représentent par divers emblèmes ces pratiques cruelles (2).

(i) HÉLiODORE , Théagène et Chariclée.

(2) V. sur l'immolation des victimes humaines en Lgypte, GoERRES, Préf. xxxviij, et Diodore, I, a, Sa, avec les notes de Wesseling sur ce passage. Eratosthène soutient que la tradition portant que Busiris sacrifiait tous les étrangers qui abordaient en Egypte, venait de ce qu'on avait attribué à un seul homme le crime de la na- tion entière. Hérodote nie ces sacrifices. Mais Schmîdt (de Sacerd. et Sacrif, œgypt. pag. 276-279) explique très-bien Terreur d'Hérodote. (V. aussi Larcher, Philos, de l'Hist.) Marsham , Canon, chronol. pag. 3i7, et Jablonsky , Panth. Mg. III, c. 3, § 8 , ont également prouvé la méprise de l'historien grec, et leurs arguments sont confirmés par les peintures des ruines de Dendera et les bas-reliefs du temple d'Osiris dans l'île de Philé. (Denon, Voy. en Ég. ) A l'époque les Turcs s'emparèresnt de ce pays , on je- tait encore dans le Nil une vierge pour obtenir du fleuve une inondation favorable (Shaw,II, 148. Pococre, V, 27). Nicéphore Callisle (XIV, 87) et Sozomène (Hist. eccl. VII, 20) racontent longuement un fait arrivé sous Théodose, et qui prouve l'attachement des Égyptiens à ces sacrifices , et Plutarque en transmet un autre (liv. des Fleuves); mais il le place dans une antiquité fort reculée. On a contesté ces derniers témoignages. Cependant le récit de Sozomène et surtout celui de Nicé[)liore nous- semblent vraisemblables.

2l6 DELARELIGIOnr,

Le plaisir qu'éprouve la divinité par le sacri- fice d'une tortue, disent les Indiens, ne dure qu'un mois; celui qu'elle reçoit du sacrifice d'un crocodile, dure trois mois; une victime humaine, lui cause un plaisir de mille ans; trois victimes humaines, un plaisir de cent mille ans. Le chapitre de sang duCalica-Pouran contient de très-longs préceptes sur les rites à observer (i), et les sculptures d'Éléphante, près de Bombay, en retracent l'image (2).

(i) « En prenant la hache, dit le Calica-Pouran , on « doit répéter deux fois l'invocation suivante : Salut, « déesse du tonnerre; salut, déesse au sceptre de fer, « déesse aux dents horribles; mange, déchire, détruis, « tranche avec cette hache , garrotte avec ces fers , saisis , « saisis, bois du sang, bois du sang, consume , consume. » La déesse des ténèbres dirige alors elle même les coups portés par celui qui l'implore , et la perte de ses ennemis est assurée. Nous avons dit (t. II, p. lÔa) que les paroles prononcées par le sacrificateur attestaient la douceur du caractère indien, et la répugnance qu'il éprouvait, même en se condamnant à pratiquer des rites sanguinaires. Mais le sacerdoce ne veut point que cette concession, faite à la disposition nationale , s'étende de l'homme à ses dieux : s'il permet au premier de se laisser émouvoir par la pitié, il maintient les seconds dans toute leur férocité et leur exigence,

(2) As. Rcs. IV, 4-24-434.

LIVRE XI, CHA.PITRE II. 2I7

En Arabie, la tribu des Roréishites sacri- fiait des tilles à sa divinité Alura, et les Dama- tiens un adolescent au commencement de l'année (i). Un roi captif fut égorgé avec une pompe religieuse par le chef des Sarrasins que les Romains soldaient comme auxiliaires (a). Le père de Mahomet avait lui-même été dévoué à ce genre de mort, et cent chameaux avaient racheté sa vie (3). Enfin, pour abréger ces af-

(i) Porphyre.

(2) Procop. de Bello Pers. I, 28.

(3) EVAGRITJS, VI , 2J. POCOCK, SpCC. 72-86. GiBB. C. 5o.

Nous avons établi dans notre second volume (pag. 49-52), que les Arabes n'étaient point soumis aux prêtres. Mais nous avons dit en même temps que les Mages , dispersés après les conquêtes d'Alexandre, avaient porté dans le désert plusieurs usages sacerdotaux, entr'autres les sacri- fices humains.

Un auteur d'une érudition immense (M. Creulzer), et qui a mêlé à des hypothèses beaucoup trop systématiques des aperçus très-neufs et très-ingénieux, a voulu, dans son amour pour les cultes symboliques, faire en faveur de la religion de Lycie une exception peu fondée. Il a pré- tendu que ce culte, consistant en pures offrandes de fruits et de gâteaux , n'avait jamais été souillé par des sacrifices de créatures vivantes. Mais pour appuver celte assertion il s'est vu forcé de démentir le témoignage de Platon, qui

2l8 DE LA RELIGION,

freux détails, ajoutons en peu de mots que chez les Scythes les captifs (i) ; chez les Taures , tous les étrangers (2); chez les Hérules, des vieillards (3) ; chez les Thraces, des vierges (4) ; chez les Frisons, des enfants périssaient au pied des autels (5); le sacrificateur des Sarmates buvait le sang des victimes (6) ; et les mêmes horreurs étaient en usage chez les Bretons (7) et les Espagnols (8).

Tournons maintenant nos regards vers la Grèce. Nous verrons sans doute, dans les temps les plus anciens , ses habitants se livrer, comme

dit qu'en Lycie on immolait des hommes (Minos), et \l n'a infirmé ce témoignage qu'en proposant une correction grammaticale-, triste et facile ressource des écrivains en- traînés par des suppositions exclusives.

(i) Hérod. IV, 72. EusÈB. Praep. ev. I. Hieronim. Adv. Jovin. II. Vales. ex Nicol. Damasc. et Stobée, pag. 526. Dio. Chrys. XIII , 219.

(2) HÉROD. IV, io3.

(3) Procop. II, 1 4-

(4) Steph. de Urbib. p. 5i2.

(5) Nachtraege zu Suîzers Théorie des Schœn. Kiinste , VI, 2, 289.

(6) Helmold. Chrori. Slav. I, 53; II, 12.

(7) Athénée, IV.

(8) Strab. III.

, LIVRE XI, CHAPITRE II. 2I9

tous les autres peuples, aux abominables pra- tiques que nous venons de décrire. Nous ne parlons point ici du sacrifice d'Iphigénie , ni de celui des filles d'Érechtée par leur propre père. Ces événements, qui remontent à l'époque mythologique des annales grecques, peuvent être relégués au rang des fables (i); mais il est certain que les Arcadiens et les tribus de FAchaïe faisaient périr des hommes sur les autels de Jupiter (2) et de Diane (3). Aux siècles les plus reculés d'Athènes, on immo- lait un homme et une femme lors de l'ex- piation de la ville (4). Dans les premiers

(i) légende d'Iphigénie ressemble à celle de Jephté , on en trouve de pareilles chez toutes les nations, mais tou- jours à l'époque fabuleuse : elle n'a, par conséquent , au- cun poids historique. Le sacrifice d'Iphigénie était la suite d'un vœu qu'Agamemnon avait fait à Diane , en lui pro- mettant l'offrande du plus beau fruit de Tannée, et, dans cette année, Clytemnestre était accouchée d'Iphigénie. EuRip. (Iphig. in Taur. 20-24.)

(2) AuG. de Civ. Dei. XVIII, 17. Porphyr., I.

(3) Paus. Achaïc. , ch. 19.

(4) On peut consulter sur les réminiscences des Athé- niens relativement à ces sacrifices, Théophraste (ap. Por phyr. de Abst. II, 5) ; Eusèbe (Praep. ev. I); Platon (de Leg.); Clément d'Alexandrie (Strom. VII); Aristophane^ (in Pace, 1020); Élien (Var. hist. VII, 3).

220 DE LA RELIGION,

temps de Sparte, les Lacédémoniens mettaient à mort des enfants et des prisonniers de guer- re (e). Tel fut le sort de trois cents Messéniens tombés dans les fers. Les Argiens , maîtres de Mycènes, offrirent aux dieux la dîme de leurs captifs (2). Ces faits malheureusement sont incontestables; mais il est également démontré que les Grecs repoussèrent de très-bonne heure ces pratiques barbares, et les eurent toujours en horreur. L'ascendant obstiné des supersti- tions antiques les y contraignit de temps à au- tre , dans des circonstances périlleuses. Ainsi le devin Euphrantidès força Thémistocle à verser sur l'autel de Bacchus Omestès (3) le sang de trois jeunes princes, parents du roi de Perse, et tombés au pouvoir des Grecs, avant le com- bat de Salamine (4). Mais Thémistocle résista long-temps aux injonctions du prophète san- guinaire, et ce ne fut que pour ne pas jeter ses soldats dans un découragement funeste

(i) Paus. Lacon. 16. ('2) DioD., XI, 22.

(3) Bacchus se nourrissant de chair crue.

(4) Creutz. III, 342.

LIVRE XI, CHAPITRE II. 221

qu'il permit, à regret, celte horrible exécution. Les sacrifices humains se prolongèrent en Ar- cadie plus que dans d'autres contrées de la Grèce (i). La civiUsation grecque entourait l'Arcadie , et n'y pénétrait pas. Plusieurs ves- tiges de la religion des premiers Pelages s'y conservèrent. Dans tout le reste de la Grèce , les divinités dont le culte exigeait des sacri- fices humains, étaient d'une origine étrangère. Les rites sanglants de Saturne avaient été ap- portés par les Phéniciens (2). Nous avons vu que Diane avait eu la figure des divinités sa- cerdotales (3); elle avait parcouru la terre avec une tête de taureau (4). Les Lacédémoniens, de leur propre aveu, l'avaient empruntée de Tauride (5), e4: le premier effet de son appa- rition avait été une frénésie qui avait causé des combats acharnés et des meurtres innom- brables. Tous ceux qui s'étaient approchés d'elle étaient devenus furieux , tant elle effrayait des

(i) PoRPHYR. de non edend. animal. Lib. I.

(2) Sainte-Croix , des Mystères.

(3) V. Tome II, p. 4o2-4o3.

(4) Apollodore, Fragm. éd. Heyne, p. 402.

(5) Suidas, in Lycurg.

2 22 DE LA RELIGION,

imaginations qui n'étaient accoutumées, ni à ses formes monstrueuses, ni à ses cérémonies révoltantes (i).

Pausanias raconte fort en détail (2) comment les sacrifices humains furent institués en Arca- die, et comment ils y furent abolis. La tradi- tion qui attribue leur origine aux amours de Ménalippe et de Cometho , et l'aventure d'Eu- ripyle qui les fit cesser, en rapportant de Troie une statue de Bacchus, sont indifférentes à notre sujet. Ce qui nous intéresse , c'est qu'ils ces- sèrent presque entièrement, au retour des Grecs, après le siège de Troie, c'est-à-dire dès les pre- miers temps de leur histoire. Le même Pausa- nias, en parlant de Lycaon qui immola un en- fant à Jupiter Lycaeus , ajoute qu'au milieu de la cérémonie ce prince coupable fut changé en loup (3). Les Grecs croyaient donc leurs dieux indignés de ces rites barbares.

(i) Lucien fait dire à Junon que Diane, en vivant chez les anthropophages, avait pris leurs mœurs et leurs cruautés. (Dial. des dieux, XXI.) Je ne puis croire, dit Iphigénie dans Euripide , qu'une déesse se plaise à voir répandre le sang des hommes (Iphig. in Taur. 385-391 ).

(2) Pausanias, Achaïc. 19.

(3) Id. Arc. 2.

I

LIVRE XI, CHA^PITBE II. 2'J»3

Il n'est pas invraisemblable que le huitième travail d'Hercule , faisant dévorer Dioméde roi de Thrace parles cavales que ce prince nourris- sait de la chair des étrangers, est encore une tra- dition défigurée de l'abolition de ces sacrifices.

Elle repose à la vérité sur un anachronisme, puisqu'elle fait remonter à une' époque beau- coup trop reculée cette abolition, qui ne date, pour Lacédémone, que du temps de Lycurgue. Mais cet anachronisme n'en démontre que mieux le désir qu'avaient les Grecs de rejeter dans une antiquité fabuleuse des rites dont ils rougissaient pour leurs ancêtres (i).

(i) Lactance (Inst. div. I, ai) prétend qu'à Salamine, dans l'île de Chypre, on immolait un homme, jusqu'au règne d'Adrien , en mémoire d'un sacrifice pareil institué par Teucer (Porph. de Abst. II. Eusèb. Prîep. ev. IV, i6). Mais la date seule que Lactance assigne à l'abolition de ce sacrifice prouve que le fait est faux : les Romains, qui s'opposèrent, dès le temps de César, aux sacrifices hu- mains partout leurs armes pénétrèrent, ne les auraient pas tolérés en Chypre plus d'un siècle après. Tacite , qui parle de la construction du temple de Salamine par Teucer, ne dit rien de cette anecdote (Annal. III), et saint Cyrille (in Julian. IV.) affirme qu'il cessa sous le règne de Diphilus , qui substitua un taureau à la vic- time humaine.

Oli[\ de la religion,

Tous les sacrifices qui de loin en loin se reproduisent dans l'histoire grecque s'expli- quent par des haines nationales, des dan- gers pressants , en un mot des circonstances qui sortaient de l'ordre habituel (i). Tout dé- montre que ce n'était pas une institution con- sacrée, mais tantôt une déplorable imitation d'usages étrangers, tantôt l'égarement d'un fa- natisme subit et momentané. L'horreur des Grecs pour ces coutumes éclate dans tous les récits de leurs historiens. Ménélas est blâmé par Hérodote d'avoir offert aux vents contraires deux enfants Égyptiens (2). Agésilas est loué par Plutarque de ce qu'il n'avait consacré à Diane qu'une biche au lieu d'une vierge , bien que les habitants s'écriassent que la déesse exi- geait des hommes et non des animaux (3). Les présages ayant été menaçants avant la ba- taille de Leuctres , les devins de Thèbes propo-

(i) Dans la tragédie d'Hécube, sujet national, il s'agissait de la gloire d'Achille, le héros grec par excel- lence , tout l'intérêt se porte sur Polixène , et l'indigna- tion sur ses bourreaux. ^2) HÉROD. II, 119. V. la note de Larcher. (3) Plutarque, Vie d'Agésilas.

L I V H XI, CHAPITRE If. 5».^ §

sèrent à Pélopidas d'apaiser les dieux par deis victimes humaines; mais il rejeta leur con- seil (r). Partout les Grecs substituèrent à ces pratiques des rites moins sanguinaires. Les en- fants de l'Achaïe se rendaient aux bords d'un fleuve en habits de victimes et déposaient aux pieds de Diane les couronnes d'épis dont leurs têtes étaient décorées (2). A Sparte, les jeunes garçons étaient battus de verges sur les autels de la même déesse, qui, disait-on, accoutumée à des hommages sanglants , voulait en conser- ver du moins une faible image (3).

D'autres tribus de race dorique rougissaient de même d'un peu de sang le tombeau de Pélops (4)' Bacchus avait approuvé que les Thébains remplaçassent par une chèvre la

II) Plctarque.

(2) Paus. Ach. 20. Cet écrivain remarque lui-même cet adoucissement progressif. Le roi de la sauvage Arca- die, Lycaon, dit-il, avait répandu le sang d'un enfant sur les autels de son Jupiter. Cecrops ordonna qu'on dépose- rait des gâteaux sur l'autel du Jupiter Athénien (Arcad. 33).

(3) Medrsius, Miscellan. Lacon. III, 4.

(4) Paw, Rech. sur les Grecs, II, 337-338.

ly. l5

226 DE LA RKIIGIOK,

victime humaine, qu'ils lui offraient précé- demment (i), et nous ne serions pas éloignés de reconnaître un adoucissement de même nature dans la cérémonie annuelle de Leucade, l'on précipitait du haut du promontoire un homme qu'on s'efforçait de sauver , en lui at- tachant des ailes pour le soutenir et en prépa* rant des harques pour le recevoir (2).

Nous voyons chez les Grecs, ainsi qu'à Rome, des actes de dévouement volontaire, qui ont une fausse analogie avec les sacrifices humains. Lorsque Épiménide purifie Athènes, Cratinus, le plus beau des jeunes gens, s'offre pour racheter de son sang les fautes de ses conci- toyens (3) : Pausanias, général des Spartia- tes (4), oblige ses guerriers à rester immo- biles , jusqu'à ce que Callicratidas ait péri. Thrasybule ordonne aux Athéniens d'attendre qu'un des leurs ^périsse avant d'attaquer les trente tyrans (5). Codrus se fait tuer pour le salut

(i) PAUsAN.Bœot. 8.

(2) Strab. X, 3ii.

(3) Athénée, XIII, 2.

(4) Plutarch.

(5) Xknope. , Hist. grecq. , III, /, , § 11

LIVRE Xr, CHAPITRE II. 22']

de son peuple. Deux Lacédémoniens se pré- sentent pour être livrés à Xerxès, en expia- tion de l'assassinat commis par les Grecs sur les envoyés de Darius (i). A Rome, Curtius se précipite dans un gouffre (2), et Décius appelle snr sa tête les périls dont la républi- que est menacée (3).

Mais ces actes de dévouement sont l'effet accidentel et spontané d'un patriotisme digne d'admiration, même dans ses écarts, l'acte hé- roïque et volontaire d'un enthousiasme porté à l'excès , par l'excès des dangers de la patrie. Il n'y a point de victimes traînées à l'autel, en verlu d'un usage régulier, d'un devoir dont l'accomplissement périodique fasse partie du culte légal. ôh ^l^^^uoa

Au contraire, dans les Gaules, soumises au sacerdoce, ces sacrifices subsistèrent toujours, malgré la sévérité des lois romaines (4)- Les

(l) HÉRODOTE, VII, 184.

{1) TiT.-Liv., VII, 6.

(3) Jb, V. 28.

(4) Tertullien, Apolog. 9. Eusèb. Praep. ev. IV, iS-iy. Lactant. Div. inst. I, 21. Tacit. Ann. XIV, 3o. Suet. in Claiid. c. 3o.

^^s

DR LA It ELrc; ION

Druides profitèrent, pour les perpétuer, de Fin- dépendance que rendaient aux peuples as- servis les guerres civiles (i).

Cet usage se prolongea chez les Francs et les Goths jusqu'au huitième siècle (2), et ce qui est horrible, mais constaté, les chrétiens leur vendaient des esclaves pour être immolés (3). De nos jours encore, malgré les efforts des An- glais vainqueurs, les Indiens jettent dans le Gange des hommes qui sont dévorés par des requins. Les familles avides de postérité s'en- gagent à restituer de la sorte aux dieux le cin- quième des enfants qui leur sont accordés : et des matelots européens ont vu, dans ces der- nières années, des parents impitoyables re- pousser dans les flots un jeune garçon qui se sauvait à la nage (4). L'on doit conclure de ces faits , à ce qu'il nous semble , que, bien que

(i) LuciN. Phars. I, i5o. Les Francs, dit Procope, ob- servent encore une grande partie de leurs anciennes su- perstitions. Ils font périr des hommes en l'honneur des dieux, et pratiquent des choses exécrables (Goth. II, i5).

(2) Grotius, Hist. goth. p. 617.

(3) GiEGOR. ni Papœ epist. ad Bonif. 122.

(4) As. Res. V, 26-29.

I. IViîK XI, CHAPITBK II. xig

les sacrifices humains aient eu d'autres causes que les calculs du sacerdoce, il a néanmoins toujours été dans l'esprit et dans l'intérêt sa- cerdotal d'introduire ces sacrifices ils n'existaient pas , et de les maintenir ils existaient.

Premièrement le sacerdoce , nous avons déjà pu nous en convaincre, ne renonce à au- cun usage ancien. En second lieu, les prêtres auxquels était naturellement confiée la mission de désigner les victimes, se trouvaient , et nous l'avons remarqué ailleurs (i), investis par du droit de vie et de mort. Ils atteignaient le souverain sur son trône (2), le général vain- queur au milieu de son armée. On conçoit l'a- vantage qui résultait d'un droit pareil. Ce qui indique àlafoisle calcul sacerdotal et l'influence

(1) Tome II, p. 95 et suiv.

(2) Chez toutes les nations soumises aux prêtres , dit un écrivain, qui, tout dévoué à la cause de cette caste, laisse néanmoins échapper quelquefois des aveux remar- quables, ceux-ci ont toujours enseigné que la terre était souillée par la domination temporelle , et dans les sacri- fices humains ils traversaient l'homme pour arriver au. Koi. (Catholique, n" 11, p. ai8 et '^40.)

23o DE LA RELIGION,

du sacerdoce, c'est que d'ordinaire il se met à l'a- bri par une exception spéciale. « Qu'aucun « Brame n'offre son propre sang , dit le Calica- « pouran. Il nefaut jamais sacrifier un Brame ou a le fils d'un Brame (i). » Les grandes calamités triomphent quelquefois de cette exception. Dans les temps de guerre , de peste ou de fa- mine, les Indiens, par une suite du principe même que nous exposons ici, choisissent les Brames pour les immoler, comme des victimes plus précieuses (2).

Les allégories scientifiques et cosmogoniques qui paraissent, au premier coup d'œil, n'être qu'imposantes et profondes, ont contribué, d'une manière qui n'a pas été assez remarquée, à la prolongation des sacrifices humains; celles qui se rapportent aux forces de la nature , à la puissance créatrice ou destructive, ont fréquem- ment réuni ces deux puissances dans la même

(i) As. Res. 1,371-381.

(2) SoNNERAT, I, 189. Les Albanais, au rapport de Slrabon (IX), immolaient aussi leurs prêtres, et l'on mettait à mort, sur le tombeau du roi du Mexique, son directeur spirituel. (Acosta, Hist. nat. et mor. des Ind. occid, )

LlYRi: XI, CHAPITRE II. l3 i

divinité (i). Alors, pour exprimer cette combi- naison , l'homicide est devenu un symbole. Ainsi, le culte du Lingam, malgré la simplicité de son origine (2), a produit partout, non- seulement l'obscénité , mais le meurtre (3). Dans les fables grecques Médée, ressuscitant Mson en le faisant bouillir dans une chaudière, qui rappelle celle des Bardes bretons (4); dans les mystères , les rites commémoratifs du mas- sacre de Bacchus et de Cadmille (5) ; aux Indes,

(i) Paterson (As. Res. VIII, 57-58) nous décrit une ancienne représentation du temps qui produit et détruit tout, sous le nom de Mahacal. Elle avait huit bras, dont deux sont brisés ; avec deux de ceux qui lui restent, elle jette un voile sur le soleil pour l'éteindre. Ses quatre autres bras sont employés à l'immolation d'une victime humaine. D'une main il la saisit, de l'autre il brandit un glaive; la troisième tient un bassin plein de sang, la quatrième sonne une cloche qui annonce le sacrifice. On égorgeait aussi des hommes devant Bhavani ou Dourga , qui est de même le symbole de la destruction et de la fé- condité. V. Creutzer, II, 124-125, et Goerres, sur le culte de Schiven, II, 557-559.

i'i) V. ci-dessus, p. 195.

(3) V. t. II,p. 465.

(4) Archaeol. of Wales.

(5) V. plus loin le Livre XIII, nous traiterons des mystères.

^'i^ DE LA RJiLIGIOIV,

la légende de Schiven , qui met en pièces son épouse Sati, et jette au hasard ses membres déchirés, sont l'offrande de la vie au pouvoir mystérieux qui donne tour-à-tour la vie et la mort. C'est la renaissance par le sacrifice.

Un autre dogme , qui a pu motiver ces rites affreux, a été celui de la chute primitive (i). Quoi de plus simple, quand on conçoit l'homme comme coupable avant sa naissance, que d'of- frir ce coupable en expiation à la divinité ven- geresse (2) ?

(i) Les Vèdes ordonnent formellement le sacrifice de l'homme (Pouroushaméda), pour racheter le monde flélrl par le péché.

(2) Écoutons à ce sujet l'un des apôtres les plus élo- quentset les plus dévoués de l'Eglise orlliodoxe.« L'homme -< a été persuadé de tout temps qu'il était coupable, dit « M. deMaistre (Éclairciss. sur les sacrifices, p. 872), qu'il <( vivait sous la main d'une puissance irritée , et que cette fi puissance ne pouvait être apaisée que par les sacrifi- « ces. » Il établit ensuite que l'homme a deux âmes, que l'ame de la chair est dans le sang ( p. 38i ) , et il en con- clut que l'homme étant coupable par l'ame qui est dans son sang, c'est ce sang qu'il faut verser. Il cite le Léviti- que(XIII, II}, qui dit en termes exprès : Je vous ai donné le sang, afin qu'il soit répandu sur l'autel, pour r«^xj)iatiou de vos péchés; el bien que les Hébreux n'en

LIVRJi XI, CHAPITIU: II. .l33

Quelquefois, une simple analogie dans les mots, ou un désir d'imitation déplorable, ont

aient pas conclu que ce sang devait être celui des hom- mes, M. de Maistre, tout en désapprouvant l'extension du principe, trouve assez naturel que toutes les nations aient attribué à l'effusion du sang humain une vertu ex- piatoire , qu'elles aient cru que la rémission ne pouvait s'obtenir que par ce sang, et que quelqu'un devait mourir pour le bonheur d'un autre. (P. 394-) Cette efficacité du sang répandu plaît singulièrement à M. de Maistre. Il y revient sans cesse. Tout en appelant le taurobole, le sang coulait en forme de pluie, une cérémonie dégoû- tante, il la décrit avec une sorte de complaisance (p. 397); il se délecte dans la communion par le sang, « juste et pro- phétique dans sa racine » (p. 471)- H aime cette métaphore de saint Augustin : « le Juif converti au christianisme boit le sang qu'il a versé (p. 470) > » «"t termine son traité bizarre p^r une proclamation solennelle de la réversibi- lité des mérites de l'innocence payant pour le coupa- ble, et en lettres majuscules, du salut pour le sang.

(P. 3740

Un de ses élèves, que nous avons cité dans une des notes précédentes, dit, en défendant la peine de mort : Le coupable est une victime nécessaire, dont le sacrifice expia- toire peut seul accomplir la réconciliation avec Dieu, et rétablir l'harmonie détruite ( Cathol., VIII, 272). Et ail- leurs poursuivant la même pensée, dans son style mysti- que :La doctrine de l'expiation^ dit-il , se manifeste de la manière la plus sublime dans cette législation primor- diale. Le sacerdoce en était chargé. Le ])ontife était un

234 DE LA RELIGION,

eu des effets également funestes; Hercule, re- présentant de l'année, dévorait ses enfants, les mois et les jours. Les Carthaginois et les Tyriens lui offrirent les leurs en holocauste.

Mais le principe , que nous avons indiqué comme essentiel aux religions sacerdotales, a favoriser plus que toute autre cause la pro- \ longation de ces rites. Ce principe , chez presque tontes les nations, traînait à l'autel les enfants de parents pieusement féroces. Plus le cœur paternel était déchiré , plus l'offrande avait de valeur. Haquin, roi de Norv^ège (i),

représentant du genre humain, dont il expiait le péché par ie sacrifice, en l'immolant dans la victime au pied de l'autel. Celle-ci était censée ressusciter et monter au séjour des dieux , au milieu de la flamme purifiante. On supposait ainsi que le pontife lui-même s'enlevait vers l'empyrée, au moyen de la victime, et que l'essence corporelle de l'être sacrifié devenait la nourriture du souverain maître des dieux, ce qui figurait l'absorption de l'arae du sacrificateur dans le sein de la divinité. (Ib., III, 460.) Cet écrivain, M. Ferrand et M. de Maistre, sont tellement pénétrés de l'excellence et de la nécessité du sacrifice qu'ils sont enclins à excuser l'anthropophagie qui, chez quelques peuples, l'accompagnait. Ils la dé- finissent une tentative de l'homme pour s'unir à Dieu. (i) Sax. Grammat. X. Barthol. 228.

LIVRE XI, CHAPITRE II. 235

et Dag, le onzième successeur d'Odin(i), im- molèrent leurs fils. Aune le vieux (2) livra neuf des siens au couteau sacré, pour obtenir que sa vie fût prolongée (3).

Une preuve évidente de l'importance que le sacerdoce attachait à ces pratiques , c'est qu'il les associait toujours à la connaissance de l'avenir. Les Druides jugeaient des choses futures tant par la chute des victimes que

(1) BoTiN. Hist. de Suède, ép., cap. 9.

(2) Id. ib. et Bartholin, p. 700.

(3) Ceci démontre l'erreur de César (de Bello Gall. 81), qui prétend que les peuples commencèrent par immoler des criminels, et que ce n'est qu'à leur défaut qu'ils pri- rent des innocents pour victimes. Le remplacement des seconds par les premiers a été, au contraire, un effet as- sez tardif de l'adoucissement des idées; adoucissement contre lequel les prêtres luttèrent toujours. Le chapitre de sang des Indiens défend expressément de sacrifier au- cun homme affligé d'une infirmité ou coupable d'un cri- me. «L'aveugle, l'estropié, le décrépit, le malade, l'her- « maphrodite, le difforme, le timide, le lépreux, le nain, « et celui qui a commis des crimes graves , comme de « tuer un brame, de voler de l'or, ou de souiller le lit «de son maître spirituel, celui qui n'a pas douze ans, «celui qui est impur par la mort de ses parents, tous «ceux-là ne ])euvent être offerts en sacrifice, quand < même ils seraient purifiés. » (Calicapouraii. )

'236 DK L A R ELIGIOJN ,

par les palpitations de leurs membres et le ruissellement de leur sang (i). Les Péru- viens en multipliaient le nombre, jusqu'à ce que les présages fussent favorables (2). Les Cimbres les disséquaient pour lire dans leurs entrailles (3). Les Lusitaniens les foulaient aux pieds pour provoquer des convulsions prophétiques (4). Les Scythes répandaient leur sang sur un glaive , et le sort se faisait connaître à la manière dont ce sang coulait (5). L'agonie avait de la sorte sa signification mystérieuse, et la curiosité devenue féroce s'armait contre la nature(6).

(i) Djod. V.

(2) Zarate, Hist. de la conquête du Pérou , 1 , Si.

(3) Strabon , VII. Mallet , notes sur la 8^ fable de l'Edda.

(4) Strab. XIII.

(5) HÉROD. IV. Chez les Slaves, c'était en le buvant que les prêtres se procuraient une ivresse qui leur dé- voilait l'avenir.

(5) « Lorsque tu sacrifies un homme , dit le Calica- «pouran, si sa tête tombe à l'est, elle te promet la ri- ( cbesse; au sud, quelque sujet de terreur; au sud-ouest, «< la puissance; à l'ouest, le succès; au nord-ouest, un « lils. Si des larmes s'échappent de ses yeux, c'est l'indica- .c tion de quoique révolution politique; si la tête sourit^

L I V R J* XI, C H V V I l" H F If. •Jl'^'J

Nous ne nierons point que dans tous les pays , les sacrifices humains ne tendent à s'a- doucir (i); aucune puissance ne résiste avec un succès complet à la marche nécessaire de l'esprit humain. L'intérêt et la pitié se réunis- sent contre une coutume barbare, et même dans les religions sacerdotales , elle tombe graduellement en désuétude. Du temps de la conquête de l'Amérique les Péruviens y avaient renoncé (2). Ils se contentaient de tirer du front des enfants un peu de sang, qu'ils répandaient sur de la farine, avec la- quelle ils pétrissaient des gâteaux, distribués solennellement au peuple. Les Syriens avaient substitué une biche à la vierge immolée pré- cédemment (3). La tradition des Guèbres porte que les Perses présentaient leurs fils au feu

« séparée da corps , c'est pour le sacrificateur un gage de X bonheur et de longévité ; si elle te parle, tu peux croire « toutes ses paroles.» (As. Res. V, 371-391.) Dans le Ra~ raayan. Rama tue le terrible Kabandha et le brûle sur un bûcher; celui-ci prend aussitôt une forme divine et révèle à Rama tout ce qu'il veut savoir.

(i) Creutz. II, 481; III, 28 et 341.

(2) Gabcil. de la Vega, Hisr. des Ind. II, 16.

(H) PoRPH. de Abst. II.

s38 DE LA RELIGION,

sacré; cette cérémonie rappelait les victimes brûlées en l'honneur des dieux (i). Le roi d'E- gypte, Amosis, ordonna qu'on jetât dans un bûcher des simulacres de cire (2).

Les Egyptiens ont conservé l'habitude de li- vrer au Nil l'image d'une vierge, le jour l'on perce la digue pour faciliter l'inonda- tion (3). La plupart des réformateurs de la reli-

(i) On retrouve la même coutume chez les tribus voi- sines des Juifs : les princes idolâtres d'Israël et de Juda, Achaz et Manassez , firent traverser les flammes à leurs enfants pour les consacrer à leurs idoles (Rois. II , c. 16, V. 3, et c. 2, v. 6).

(2) PoRPH. in Eusèb. Pr. ev. IV, 16. Théodoret, de Sa- crif. c. 8. En d'autres lieux, ces simulacres furent rempla- cés par des gâteaux, comme en Amérique (Athénée, IV, Marsham, Can. Chron. sect. XI. Meurs, de Rep. ath. I, 9). Plutarqne rapporte que les prêtres marquaient les ani- maux qu'ils se préparaient à frapper d'un cachet figurant un homme à genoux , les mains liées et la têle menacée d'un glaive (de Isid.). Un érudit moderne a reconnu fa- cilement à ces traits une réminiscence des sacrifices autre- fois en vigueur (Schmidt, de Sacerd. et Sacrif. ^Egypt. p. 287).

(3) Savary. I, i3. SiCART, Mém. sur l'Egypte. Lett. éd. p. 471- li est assez curieux de retrouver chez les Chinois la même progression pour l'immolation des animaux. L'empereur Kaolzée voulut qu'on les remplaçât par de

LIVRE X r , C H A P I T R F II. ^39

gion indienne désapprouvent les sacrifices hu- mains (j). Dans le Ramayan , Ombourischa veut en offrir un : Indra sauve la victime (2). Les Brames se servent de figures de pâte , et procèdent d'ailleurs à la cérémonie comme s'ils immolaient des êtres vivants (3).

petites images (Paw, Ég. et Chin. II, aia). Les habitants de Siam ont imité, par économie, ce que d'autres nations ont fait par humanité. Toutes leurs offrandes sont en pa- pier arlistement découpé, suivant la forme des objets sa- crifiés autrefois en nature (Laloubère, I, 367 ).

(i) Bouddha , la 9^ ou la 19® incarnation de Wichnou, les proscrivit de la manière la plus formelle. V. Gita- Govinda , ou l'hymne de Jajadeva , en l'honneur des in- carnations de Wichnou.

(2) Ramay., p. 4 1 2^-5 1 3. V. pour des détails, vol. III, p. 199-201. L'Aschwameda , sacrifice du cheval; le Go- medha, sacrifice de la vache, sont des adoucissements du Pourousharaeda, sacrifice de l'homme.

(3) As. Res. I, 265. On n'offre plus à la déesse Bhavani , dont nous avons parlé ci-dessus, que des coqs et des tau- reaux au lieu d'hommes. On voit dans le Jajour-vède des traces d'adoucissement. Il prescrit d'attacher à des pieux cent quatre-vingt-cinq hommes de diffe'rentes tribus, pro- fessions et casies; mais, après un hymne récité en mé- moire du sacrifice de Nayarana (Wichnou, As. Res. VII, 25 1), ils sont détachés et mis en liberté. Les animaux profitent d'une progression du même genre. A la célé- bration des noces, ou lors de la réception de tout étranger

^4o ï> ï^ LA RELIGION,

Ainsi le pouvoir sacerdotal fléchit, malgté lui, devant le travail de la nature et du temps; mais ce n'est pas sans opposer à ces deux ad- versaires une résistance obstinée; ce n'est pas sans remporter sur eux de fréquentes victoires. Vainement un roi du Mexique (i) prohibe les sacrifices humains; il est contraint à les réta- blir, et tout ce qu'il obtient, c'est de les bor- ner aux prisonniers de guerre. Vainement les peuples demandent à Centéotle (si) de les dé- livrer de ces rites cruels. La déesse promet, mais les prêtres ajournent l'accomplissement de ses promesses. En dépit des lois d'Araosis , les Égyptiens offrirent long-temps des hom- mes pour victimes. En dépit des réforma- teurs indiens, et malgré l'autorité des incar- nations, le Gange engloutit encore aujourd'hui des enfants et des femmes ; et le sacerdoce pro-

distingué, on avait l'habitude de sacrifier une vache, et^ en souvenir de cet usage, un hôte est encore appelé gohhna, tueur de vache. Aujourd'hui l'hôte intercède, et la vache amenée près de l'autel est renvoyée libre (As. Res. VII, 290-293). V. ci-dessus, tome III, p. 204.

(i) Nezahual-Cololt, roi d'Acolhuacan.

(2) La déesse de la fécondité.

LIVRi: XI, CH A. PITRE II. ^^4 I

fite de toutes les circonstances pour réclamer contre des innovations dont il s'irrite, et pour rétablir avec une pompe triomphale les rites de l'antiquité. Le relâchement n'est que mo- mentané. Dès que les peuples, assez malheu- reux pour être soumis à l'empire des prêtres, éprouvent quelques revers, ou qu'un phéno- mène extraordinaire les effraie, la négligence paraît une criminelle tentative pour frau^ der les dieux de ce qui leur est dû, et l'homme abjure, au milieu des remords, un respect impie pour la vie de l'homme, le père mie pitié sacrilège pour les jours de ses en- fants (i).

(i) Voyez le fait relatif aux Carthaginois, tome II, p. 169-170. Il est si vrai que le principe sacerdotal est au fond de toutes ces notions, que les apologistes les plus zélés de l'Église le reconnaissent en termes exprès. « La théorie également consolante et incontestable du suffrage catholique, dit M. de Maistre, se montre au milieu des ténèbres antiques , sous la forme d'une superstition san- guinaire ; et comme tout sacrifice réel, toute action mé- ritoire, toute macération, toute souffrance volontaire peut être véritablement cédée aux morts, le polythéisme, brutalement égaré par quelques réminiscences vagues et corrompues, versait le sang humain pour apaiser les morts. » (Loc. cit. 411. )

IF. 16

a4^ I^E LA RELIGION,

Les sacrifices funéraires qu'on peut regarder comme de la même nature que les sacrifices humains disparurent graduellement chez les Grecs. Il y aurait ignorance à relever quel- ques faits épars pour en inférer l'existence d'un usage permanent. Lorsque Achille poi- gnarde, sur le bûcher de Patrocle, douze prisonniers troyens (i), cette barbarie n'est ni motivée, ni justifiée par la religion, et l'hor- reur qu'en témoigne le poète en la racontant prouve qu'elle n'était conforme ni aux opi- nions, ni aux mœurs nationales.

Virgile , dont toutes les descriptions de rites 9^ religieux sont empruntées d'Homère, sauf les inexactitudes introduites par la philosophie contemporaine ou le désir de faire effet, Vir- gile, disons-nous , montre les Troyens, auxquels il attribue toujours les mœurs grecques , brû- lant sur le bûcher de Misène ses vêtements, sa trompette et ses armes; l'idée de sacrifices sanglants ne- se présente point à la pensée du poète (2). Si dans un autre livre de l'Enéide (3),

(i) Iliade.

(2) iEneid. VI, 214-221.

(3) yEneid. X, 5i7-5i5, et aussi XI, 81-82,

LIVRE Xï, CHi\^ PITRE f!. ^43

il parle des captifs que son héros veut immo- ler aux mânes du fils d'Évandre, c'est une imitation d'Homère. Mais l'imitateur n'ajoute point que le sacrifice ait eu lieu.

Le sacerdoce s'oppose encore à cet effet du progrès des idées. Sous son empire la férocité de l'homme sauvage, la superstition de l'homme ignorant, traversent les époques de la civilisation qui s'en effraie sans s'en affranchir. Chez les Scandinaves, non-seulement les richesses des princes étaient consumées avec les armes qui leur avaient servi à les conquérir , mais leurs esclaves étaient massacrés, et leurs femmes enterrées ou brûlées avec eux (i). Cel- les des Caciques de Saint-Domingue subis- saient le même sort, soit par une résignation volontaire, soit par la contrainte exercée sur elles pour les réduire à l'obéissance (2). En

(i) Hist. Norw. pass. Olaus, Trycgues. Sag. Kempf. Antiq. Select, p. 147. Segride, reine de Suède, se sépara d'Eric, son époux, parce qu'il n'avait plus que dix ans à vivre, et qu'elle aurait été forcée de s'ensevelir dans le même tombeau. (Babthol. Ant. 5o6 et suiv.) Branhilda, dans l'Edda, monte sur le bûcher de Sigourd , et entonne un chant de triomphe , en se laissant brûler avec lui.

{■i) V. ci-dessus, t.I,liv. II,chap. IV^p. 29^-294, inédit,

16.

244 1>E LA. RFLIGION,

Perse et en Ethiopie, les courtisans revêtus de certaines dignités devaient mourir avec le monarque (i). Au Mexique et au Pérou, les frères du roi périssaient avec lui, et, malgré l'exception introduite d'ordinaire par les prê- tres en leur propre faveur, celui qui présidait au culte privé du prince était enfermé dans son tombeau (2). On enterraitavecleroidesScythes, sa concubine, son échanson, son cuisinier, son ministre, ses écuyers, des chevaux, et à l'expi- ration de l'année, cinquante de ses serviteurs étranglés étaient placés à cheval autour de sa sépulture (3). Les Ephtalites renfermaient un certain nombre de guerriers dans la tombe de leurs généraux morts en combattant (4). Chez les Japonais, qui conservent soigneusement les formes d'une religion sacerdotale, dont le fond a disparu, on ensevelit des soldats et des es-

(i) XÉNOPH. Cyrop. VII, 3. Diod. III , 4.

(2) AcosTA, Hist. nat. et mor. des Ind. occid. V, 78. On sacrifiait de plus des hommes difformes, pour que dans l'autre monde ils amusassent leurs maîtres. Singulier mé- lange de religion, de bouffonnerie et de cruauté.

(3) HÉRODOT. IV, 71-72.

(4) Procop. de Pers.

LIVRE XI, CHAPITRE II. 24^

claves avec les chefs de l'armée et de la cour ( i ). La coutume qui contraignait les femmes à mourir avec leurs maris avait été en vigueur chez les Gaulois; car César nous dit que de son temps elle était à peine abolie (2); elle sub- sistait chez les Hérules (3), et nous la retrou- vons aux Indes (4).

Les deux femmes de l'Iudien Cétès , officier de l'armée d'Eumène, après la mort d'Alexan- dre, furent la proie des flammes (5). Cette pratique défie les lois européennes à Bénarès et à Bombay (6) : et ce sont les brames qui traînent au bûcher les malheureuses victimes, tantôt les enivrant de parfums et de liqueurs spiritjieuses et les étourdissant d'une musique bruyante, tantôt les poursuivant de l'idée de l'opprobre , et même employant la violence

(i) Rel. des Voy. qui ont servi à l'établissement de la compagnie liolland. des Ind. orient.

(2) De Bello Gallic. VI , 19. Pomp. Mêla , III , 8.

(3) Procop. Golli. III, 14. SoLiN, XIV. V. Pomponius Mêla, II, 2, sur d'autres peuples.

(4) Valer. Max. II, 6. (5)Di0D. XÏX, 10.

(6) Herd. Phil. de l'Hist. III, 43. As. Res. IV, 224.

246 D E L A II E L I G I O W ,

pour consommer l'affreux sacrifice; car si la veuve se rétracte, lorsque la cérémonie est commencée, la force est permise pour la con- traindre à l'achever (i).

(i) Histor. fragm. of the Mog. empire of the Marattoes, and of the English concerns in Hiudostan , p. 126.

LIVRK XI, CHAPITRE III. 1^47

CHAPITRE III.

Des Privations contre nature.

jNous avons déjà fait remarquer à nos lec- teurs (i) ce qu'il y a de mystérieux dans le sentiment de pudeur ou de honte inhérent à l'union des sexes ; nous avons indiqué par quelle transition fort naturelle ce sentiment inexplicable a pu suggérer à l'homme l'idée de quelque chose de criminel dans les jouis- sances dont il rougissait. Même aujourd'hui que la religion et la société ont sanctifié la reproduction des êtres par des formes solen- nelles, une notion de souillure y demeure at- tachée. L'épouse qui sort des bras d'un époux, nous semble, quand notre imagination veut la suivre dans les embrassements qu'elle a subir, avoir perdu de sa pureté, et la mater-

(i) T. I, p. 172, 2*édit.

•^4^ 1>E I^A RELIGION,

nité est nécessaire pour lui rendre cette pu- reté sous un rapport nouveau. Il n'est donc pas étonnant que le polythéisme sacerdotal, empreint de l'idée du sacrifice, se soit appuyé sur la pudeur, pour commander à l'homme le renoncement aux plaisirs des sens.

Le polythéisme indépendant a parfois sanc- tionné ces injonctions rigoureuses. La plu- part des prêtresses d'Hercule, de Minerve, de Diane et de Gérés (i), en Grèce, étaient as- treintes à une continence plus ou moins lon- gue. Mais les Grecs adoucissaient d'ordinaire les privations prescrites par la religion , soit en leur assignant un terme, soit en ne les impo- sant qu'à une époque ou l'âge amortit le be- soio des sens. Les prêtresses d'Hercule à Thes- pis étaient seules soumises à une virginité per- pétuelle (9^).

(i) On a vu , tome II , Liv. V, ch. 5 , que ces divinités étaient un amalgame de notions sacerdotales , refondues par l'esprit grec : c'est peut-être par une réminiscence de ces notions qu'on leur avait consacré des vierges.

(2) Pausan. Corinth. ( V. sur les vierges sacrées chez les Grecs, Meurs, Lect. Attic. IV. 21.) La Pythie était as- treinte à la continence. Eustathe dit que le ce'libat des

LIVRE XI, CHAPITRE III. ^^49

Le polythéisme sacerdotal consacre ces pri- vations plus sévèrement (i). Chaque pagode aux Indes a un grand-prêtre auquel le nja- riage est interdit (2). Les loguis et les Sanias- sis font vœu de continence (3) , et les moines du Tibet et de Siam, parvenus aux grades su- périeurs de leur hiérarchie, prennent le même engagement : son infraction est punie de mort (4). Le célibat était ordonné aux prêtres

prêtresses ne s'introduisit en Grèce que long-temps après les temps homériques. En effet, Théano, prêtresse de Mi nerve, était femme d'An ténor (Iliad. XXIV, 5o3), et la prê- tresse de Vulcain chez lesTroyens avait deux enfants (ib.). Il serait possible que les prêtres grecs , bien que sans influence légale , eussent réussi à glisser dans quelques portions de la discipline religieuse des imitations partiel- les d'usages sacerdotaux. Le livre XIII nous montrera cette imitation bien plus complète dans les mystères. (i) V. sur ce sujet, Creuïzer I, 190, et les notes.

(2) SONN., I. i85.

(3) Ils peuvent emmener leurs femmes dans leur soli- tude, mais sans avoir de commerce avec elles.

(4) Personne, dans la secte de Bouddha, n'arrive à l'état de bienheureux hors da célibat. (As. Res. VI. 48.) L'une des sectes de la religion lamaïque permet le mariage à ses prêtres, l'autre le leur défend. Comme de raison, \n plus sévère est la dominante.

25o DE LA RELIGION,

de la déesse Centêotle, au Mexique; et les Ja- ponais, dans leurs pèlerinages, sont obligés de s'abstenir des plaisirs de l'amour, même avec leurs épouses légitimes. Le même artifice qui , pour réconcilier l'homme aux sacrifices hu- mains, faisait dépendre de ces sacrifices la con- naissance de l'avenir, attachait à la chasteté cette même connaissance. C'était, dès les temps les plus anciens, une condition indispensable à la divination , chez une classe de gymnosophistes, et les Semnai qui observaient les astres et prédisaient les choses futures , étaient des vierges sacrées. Les provinces péruviennes en- voyaient à la cour un certain nombre de jeu- nes filles, dont les unes étaient immolées et les autres vouées à la virginité (i). On connaît les châtiments terribles qui les attendaient, si elles n'étaient pas inaccessibles à la séduction^ Le feu les consumait vivantes, ou la terre s'ouvrait pour les engloutir. Le même sort menaçait les trois cents vierges de Caran- gua (2).

(1) ACOSTA, V. ch. 5.

(2) AcosTA, ib.

LIVRE XJ, CHA^PITRE Jll. î5 1

La religion persane semble faire excep- tion. Le Zend-Avesta défend expressément les jeûnes, les privations, et surtout l'absti- nence des plaisirs de l'amour. Cependant quel- ques passages du Boundehesch présentent Funion des sexes comme la cause première de la chute de l'homme et de la dépravation de sa nature (i). Cette contradiction ne peut s'expliquer que par les vestiges d'une religion plus ancienne que celle de Zoroastre, et que ce réformateur ne parvint point à faire com- plètement disparaître (i).

Comme le principe qui conduit l'homme à cette exagération n'est pas susceptible d'être limité, les fidèles se sont persuadés bientôt que leurs privations n'étaient pas suffisam- ment pénibles. Ils ont provoqué leurs sefts, pour que la résistance fut plus méritoire. Ils ont recherché les tentations, pour que leurs diêux*leur sussent plus de gré de les combat- tVe.ï.es Fakirs des Indes, mystiques obscènes.

(j) Boundehesch, p. 83-86; Goerr., 53o-53i. [7.) Voyez ce f|ue. nous avons dit sur la réforme de Zoroastre, t. II.

2 52 DE LA RELIGION,

s'enorgueillissent, au milieu des caresses de femmes dévotement impudiques, d'être non- seulement continents, mais impassibles (i) : et, qui le croirait? le christianisme défiguré a renouvelé, dans le moyen âge, ces honteuses et ridicules épreuves (2). « Dans le midi de l'Eu- rope, dit M. de Montesquieu (3), par la na- ture du climat, la loi du célibat est plus dif- ficile à observer, elle a été retenue. Dans le Nord, les passions sont moins vives, elle a été proscrite. » C'est que le renoncement aux

(i) Anquetil, 365 366.

(2) Le christianisme défiguré , disons-nous , car St-t*anl est bien plus mesuré qu'on ne l'a été depuis relativement à la valeur du renoncement aux plaisirs des sens. Il ne s'en fait point un mérite à lui-même. II ne regarde point le célibat comme un état plus relevé, plus pnr, que le mariage. Le mariage, dit-il, est la règle, le célibat l'ex- ception (Eiclihorn. Nouv. Test. vol. I, p. i3o, i5i, i58, 29.1 , 228, 284, 285). Il est très- remarquable que toute» les exagérations , les abstinences, les macérations excessi- ves aient été désapprouvées dans les premiers siècles par les chrétiens encore dociles à la direction de leur divin chef; de sorte qu'on peut affirmer en toute vérité que loin d'avoir ajouté à ce délire de l'espèce humaine, le chris- tianisme a travaillé toujours à le modérer.

(3) Esp. des lois, XXV, 4-

253

plaisirs des sens n'a semblé un mérite qi>e il était une douleur : et il est si vrai que les religions sacerdotales recommandaient la continence comme un sacrifice, comme une victoire sur la nature, plutôt que sous le point de vue de sa valeur intrinsèque , que dans les mêmes contrées la stérilité était une malédic- tion, une honte (j). Mais se refuser à ce qu'on désire , et fouler aux pieds ses penchants , était un acte méritoire d'abnégation et de piété.

(i) MEiN.,Cr. Gesch., I, 239.

254 DE LA RELIGION,

CHAPITRE IV.

Des Rites licencieux.

IN o s observations sur le devoir du renonce- ment aux plaisirs des sens , et sur les priva- tions contre nature imposées par les religions sacerdotales aux nations qui les professent, sont applicables à des rites d'un genre tout opposé. Nous voulons parler des rites licen- cieux, pratiqués dans le Midi, en Orient, et pénétrant quelquefois jusque dans TOccident et le Nord. Ces rites remontent à l'état sauvage : ils disparaissent dans le polythéisme indépen- dant, ils se perpétuent sous l'empire des prê- tres.

En Egypte, les femmes forment des danses lascives autour du taureau, divinité de Lycopo- lis (i). On a vainement nié la prostitution re-

(i) On peut consulter, pour connaître les indécences du culte égyptien, Heeren , Africa , p. 668; Hérodote

.^

LIVRE XI, CHAPITRE IV. 2.55

ligieiise des Babyloniennes (i); des traces de cette coutume s'aperçoivent en Lydie (2), dans la Phénicie (3) et à Carthage (4). Les prophètes

(II , 60) sur celui d'Isis en particulier (ib. 5i), et sur ce- lui de Diane à Bubaste (ib.) avec les notes de Larcher (II, 267, 268). V. aussi les fragments de Pindare dans Strabon (liv. XVII). Les Égyptiennes à Chemnis se li- vraient aux embrassements du bouc Mendés (Suidas in Priapo. Jablonsky. Panth. JEg. II , 7. Plutarque, Dialo- gue intitulé, Que les bêtes ont l'usage de la raison). On voit encore à présent quelques restes des rites licen- cieux dans Achmin, ville bâtie sur les ruines de Chemnis : on y entretient des congrégations de filles, désignées sous Je nom de filles savantes et consacrées à la volupté. (i) V. nos observations à ce sujet, t. I, p. 35i, 352. Metners, Cr. G. I. 893; etCREUxzKR, II, 21, 22 et 55, 57, sur les amours des prêtres de Cybèle après leur mutilation.

(2) Creutzer, II, 249.

(3) Selden, de Dis Syris. Synt. II. 7. p. 284. Ac. Inscr. XXVIII. 59. AuGUST. de Civ. Dei. IV. 10. On y adorait, ainsi qu'en Syrie et en Assyrie, le Phallus sous le nom de Péor ou de Phégor, et les jeunes filles lui sacrifiaient leur virginité. (Bayer ad Seld. 235 et suiv. Michael. Mos. Recht.)Isis, pendant ses courses, resta dix ans en Phénicie , suivant une tradition du pays , faisant le mé- tier de courtisane, (S. Epiph. édit. Petav., t. II.) Les lé- gendes de Marie l'Égyptienne ne seraient- elles que la réminiscence des aventures d'Isis?

(4) V. Culte du Phallus, de Dulaure, p. 170.

SiSG DE LA. RELIGION,

juifs se plaignent fréquemment de ce que les prêtres des faux dieux séduisaient les Israélites par des pratiques impudiques (i). Ezéchiel s'élève contre la fabrication du Phallus, et reproche aux Juives de rendre à ce simulacre les hommages dus à Jehovah (2). En effet, nous le voyons érigé en pompe dans le temple de Jehovah même (3). Lors de l'apos- tasie d'Osias,roi de Juda, le culte dePriapefut introduit dans le royaume. Josias abattit les cabanes des efféminés qui étaient dans la maison du Seigneur, et ces efféminés n'étaient que des prêtres idolâtres, qui célébraient des rites obscènes (4). Des cérémonies sembla- bles souillaient la religion du Mexique (5). Parmi les fêtes auxquelles donne heu, dans

(i) Belphégor , un des dieux des idolâtres enne- mis des Juifs, avait des formes priapiques, et l'on ce'lé- brait en son honneur des rites licencieux. (Kircher, GEd. Mg. 1 , 333.)Unpassagedela Bible nous porterait à croire que des pratiques du même genre eurent lieu chez les Juifs lors de l'adoration du veau d'or (Exod. Sa).

(2)E3ECH.,XVI, 16-17.

(3) Rois, 11,23,7.

(4) Rois, ib. et IV.

(5) Garcil. ue la Vega, Hist. des Incas ,11, 6.

LIVRE XI, CHAPITRE IV. l5']

le Ramayan (i), la réception de Bourroutta, fic^urent au premier rang des danses de cour- tisanes. De jeunes Indiennes dansent aussi le sein découvert devant les pagodes (2). Les nouvelles mariées offrent à ces images hideu- ses les prémices de la virginité qu'elles vont perdre; et, chose remarquable, cette pratique est pareille en tout à celle que les Romains adoptèrent lors du mélange de tous les poly- théismes. Dans le culte de Cali, les sacrifices humains, les jouissances illicites (3), et les chants obscènes, sont simultanément ordonnés.

(i) Ram., p. 637.

(2) On peut consulter Meitvers, Crit. Gesch., I, 263; Hamilton, New account of the East-Indies. L'obscénité des figures du temple de Schiven à Éléphantine surpasse, dit Heeren, tout ce que l'imagination la plus corrompue pourrait concevoir. (Inde, 322.) Rien n'est plus licencieux que l'histoire de la déesse Mariathale, et le culte de Dourga est un mélange de férocité et de débauche. (ScHLEG.VPeish. der Ind. p. 119.)

(3) Laflotte, p. 216. Chez quelques tribus indiennes (Moore's. narrative of the opérations of Captain Little's Detachm. of the Mahratta army, p. 45.;id. Mein. C. G. II, 264), et dans quelques temples du Mexique (Kirch. OEd. JE§. I, 5, Laet, Beschryr. \an West. Ind. V, 5), des

H fêtes solennelles offraient la représentation théâtrale

2^8 DE L4 RKLIGIpK,

L'âpreté des climats du Nord ne préserva point leurs habitants des excès honteux d'une superstition raffinant sur elle-même. Les Scan- dinaves, à la fête de Thor, dans la nuit la plus longue de l'année , se livraient , disent plusieurs Sagas, à des débauches de tous les genres, et les jeunes prêtresses de Frey servaient aux plaisirs du dieu ou de ses ministres (i).

A cet égard , comme dans ce qui se rapporte aux sacrifices humains et aux privations con- tre nature , la religion des Perses semble mé-

des plaisirs contre nature. Creutzer rapporte un fait semblable sur les mystères de Samothrace. Antoinette Bourignon (Vie continuée) fait du péché contre nature l'incarnation du diable. Serait-ce qu'à son insu, et par la lecture de quelques mystiques des premiers siècles , imbus de traditions empruntées à des religions sacerdo- tales, ces traditions s'étaient mêlées à l'extravagance de ses propres conceptions?

(i) Oloff Tryggueson Saga, et Bartholin, Anh'q. Danic, II, 5. La Saga suédoise, qui nous est transmise par ces auteurs, est, à la vérité, l'ouvrage d'un moine, qui repré- sente toujours Frey comme le diable, et qui cherche à rendre odieux le culte que le christianisme avait remplacé. Mais il n'est pas vraisemblable qu'il ait supposé ce qui n'était pas, bien qu'il le soit qu'il a exagéré ce qui était.

LIVRE XI, CHAPITRE IV. :t^g

riter moins de reproches que les autres. Ce- pendant le jour de la fête de Mitbras , le monarque persan avait ou la liberté ou le devoir de s'enivrer et de danser publiquement une danse nationale (i), ce qui pouvait être un reste de quelques rites grossiers ou licen- cieux, que la réforme de Zoroastre avait abolis, en faisant aux coutumes antérieures une concession rare et passagère (2).

Ainsi que les sacrifices humains, les fêtes impudiques avaient leurs explications scien- tifiques. La fable d'Attys, les amours de Cy- bèle , la disparution de son amant mutilé , les orgies célébrées par les fidèles qui le cher- chent, et les indécences qui caractérisent leur joie frénétique, lorsqu'ils le retrouvent, tou-

(i) Athén. X, iojKleurer, Anhang Zuni.Zendavesta, II, 3, p. 194.

(2) Nous aurions pu prolonger à l'infini cette énumé- ration. Les rites licencieux se retrouvent chez les Chaî - déens (Goerr. I, 270; Paralip. II, i5-i6), les Cappa- dociens (Creutz. II, 22), les Arme'niens (id.ib. 22-23), et dans toutes les îles les navigateurs étrangers avaient porté leurs rites, telles que Samothrace, Lei?inos, Chy- pre, la Sicile ( Athén. XIV, 647; Satnte-Croix, 217, 400).

»7-

9.6o DE LA RELIGION,

tes ces choses se rapportent à l'astronomie (i).

Les rites obscènes, comme les rites san- glants, tendent à tomber en désuétude. Les sectes indiennes qui rendent hommage aux organes générateurs se divisent en deux bran- ches, dont l'une admet, dont l'autre repousse les pratiques immodestes (2) : l'opinion flétrit la première. Mais le sacerdoce résiste, et le plus pur des réformateurs , Crishna, est honoré encore aujourd'hui par les cérémonies indé- centes qu'il essaya de bannir (3).

Nous n'apercevons rien de pareil dans les religions indépendantes des prêtres , telles qu'elles sont professées publiquement. Il y avait bien en Grèce des fêtes des femmes paraissaient nues; mais ces femmes n'étaient

(i) Creutz., t. II, p. 33-47.

(2) Les Indiens représentent ces deux subdivisions par deux sentiers dont l'un conduit à droite, et l'autre à gauche. Celui de droite est un culte décent , celui de gau- che se compose d'obscénités plus ou moins grossières. Le sentier à gauche est désapprouvé par ceux qui ne le suivent pas, et ses tantras ou livres sacrés sont l'objet de leur repoussement et de leur mépris. (Colebrooke , As. Res., Vil, 279-282.)

(3) V. tome III, p. 2i5 et la note.

LIVRE XI, CHAPITRE IV. 26 1

que des courtisanes (i), tandis que les rites licencieux des religions sacerdotales forçaient à l'indécence ou à Fimpudicité les femmes de toutes les conditions

Les filles de Sparte dansaient sans vêtements avec les jeunes garçons : mais bien que nous soyons fort loin d'admirer les lois moitié mo- nacales et moitié sauvages de Lycurgue , nous ne saurions trouver entre ces lois et les rites de l'Egypte ou de la Syrie aucune affinité.

Les pratiques licencieuses introduites en Grèce se rattachaient toujours à des dieux étrangers (2). Dans les mystères mêmes, les

(i)STRABON(liv.VIII) raconte qu'à Corinthe des femmes vouées au culte de Vénus faisaient trafic de leurs charmes, et en déposaient le prix dans le trésor du temple. Mais le métier de ces femmes, malgré cet emploi de leur salaire, pouvait n'avoir avec la religion que des relations fort in- directes. Encore de nos jours dans un pays catholique, en France, une portion de l'impôt mis sur la débauche sert à payer des écrivains religieux, et peut-être des pépinières de prêtres, sans que le catholicisme puisse être accusé de recommander des rites licencieux; et Strabon appelle ces femmes corinthiennes des Hétaires, au lieu que la prosti- tution des Babyloniennes s'étendait à tout leur sexe.

(2) Strabon (XIII) met Priape au nombre des divinités les plus récentes, inconnues à Hésiode. Suivant plusieurs

26a LA Religion,

femmes grecques, en adorant le Phallus, ne se prostituèrent jamais comme celles d'Écba- tane ou celles d'Héliopolis. Diagondas avait interdit à Thèbes les fêtes obscènes, et pour les mieux bannir il avait proscrit les rites nocturnes (i). Aristophane propose, dans une de ses comédies, de chasser les dieux qui pres- crivent de telles pratiques. Nous verrons qu'il en fut de même à Rome, durant la pureté du polythéisme romain (2). Cette différence entre les deux espèces de polythéisme ne peut s'expliquer que par le principe dont nous développons ici les applications et les consé- quences. Le sacerdoce avait ordonné la chas-

tradifions, Priapc était le fils d'Adonis et de Vénus, ou f)luiôt le fruit d'un double mariage de cette déesse avec Adoriis et Bacchus (Schol. Apollon. Rhod. I, g3i). Or Adonis et Bacchus étaient l'un et l'autre des dieux étran- gers. Quand les poètes cherchèrent partout des allégo- ries, ils expliquèrent cette naissance de Priape par l'effet que produit sur les désirs physiques le vin qui les rend plus indomptables et plus grossiers.

(i) CicÈR. de Leg. II.

(2) CïcER. de Nat. Deor. III, ^3; Sainte -Croix, des Myst. î3'7.

LIVRE XI, CHAPITRE IV. !i63

teté, sacrifice de la nature. Il a commandé l'indécence, sacrifice de la pudeur (i).

(i) La même déviation, dans les notions du sacrifice, suggéra à plusieurs hérétiques de diverses époques les pratiques les plus révoltantes. Les Manichéens préten- daient que l'esprit venant du bon principe, et la chair du mauvais, il fallait, en haine de ce dernier, et pour sacri- fier la chair, la souiller de mille manières, et, sous ce prétexte, ils se livraient à tous les genres d'impureté. (Bayle, art. Manichéens.) Dès le second siècle, Prodicus, et dans le onzième Taulerus d'Anvers , recommandaient con^me victoire sur l'inslinct de la nature l'oubli le plus scandaleux de tout mystère dans le plaisir. (Theodoret, Haeret. I, 6, v. 27 ; X, 20.) Sitôt après la mort des apô- tres, la doctrine de l'union mystique entre les fidèles fut symboliquement figurée par l'union des sexes, ap pele'e l'initiation. Les Adamites, les Picards, les Anabap- tistes s'imposaient la nudité comme un devoir. (Bayle, art. Turlupins.) De-là les processions des flagellants, les hommes et les femmes , sans vêtements aucuns, par- couraient les rues et les grandes routes. Ces pratiques ont duré jusqu'au quinzième siècle. Il paraît d'ailleurs qu'in- dépendamment de cette manière de considérer le sacri- fice, il existe entre la dévotion exaltée à l'excès, et la soif la plus effrénée de volupté, une relation assez intime. (V. le Cantique des cantiques et le Gita-Govinda des In- diens.) Tous les mystiques se sont laissé entraîner à des actes, à des descriptions, à des allégories, à des image» irès-indecentes. Pour s'en convaincre, il suffit de lire les mystiques anglais ou français, Barrow, Mad. Guyon,

264 DELA

Antoinette Bourignon surtout, que le caractère le plus âpre et le plus sec ne préserva point de cet écueil. Toutes les expressions destinées à décrire les jouissances de la dévotion sont empruntées des plaisirs physiques, et les détails deviennent plus libres, à mesure que la dévotion devient plus ardente.

Un auteur, que nous avons fréquemment cité dans cette partie de notre ouvrage, parce qu'il est l'apologiste con- stant, bien que plus ou moins direct, de tous les rites sacerdotaux et l'expression naïve de l'esprit sacerdotal de l'antiquité voulant se glisser dans le christianisme , a écrit à ce sujet des pages très-curieuses. Il commence par at- tribuer à une connaissance profonde du cœur humain les fêtes burlesques et obscènes , placées à côté des fêtes sa- crées. Les hommes qui ont établi ces fêtes burlesques, obscènes, impies en apparence (il le reconnaît), savaient, dit-il, avec quelle adresse le génie du mal se glisse, pour contre-balancerla puissance angélique. Ces fêtes subsistent partout les peuples sont encore religieux, et disparais- sent à mesure que l'indifférentisme dans les croyances de- vient dominant. Ces fêtes sont bannies alors, comme ob- scènes et grossières, comme un attentat à la vertu et un outrage aux choses saintes : mais ces choses saintes s'ef- facent en même temps de tous les cœurs et cessent d'oc- cuper les esprits. Et n'est-ce pas du sein des bouleverse- ments et du désordre que l'ordre renaît ? De même les saturnales, commencées par des fêtes de débauches, se terminaient par des solennités. Passant ensuite de la théo- rie à l'application et même à l'image, notre auteur nous donne l'extrait du poème de Jayadéva , qu'on peut appe- ler le Cantique des cantiques des Indiens. Crishna, dit-il, le dieu pasteur, se fait aimer des jeunes bergères, les Gopis ou Copias, avant que lui-même ait ressenti Ta-

LIVRE Xr, CHAPITRE IV. 265

mour. Ses jeux enfantins se mêlent aux peintures mys- tiques, d'une manière qui souvent effraie la pruderie

de nos mœurs civilisées

Enfin le feu du de'sir s'allume dans le cœur du jeune dieu, et la peinture de ce développement du jeune homme porte un caractère de gaîté naïve que repousserait la réserve de nos mœurs. . . . Raddha, la bergère choisie de Crishna, s'alarme de ses danses avec les autres bergères. C'est, dit l'auteur français ou allemand, comme on le voudra , le symbole de la communion spirituelle du genre humain qui s'inquiète de son divin sauveur, de son ami céleste. Les plus brûlantes expressions de la poé- sie orientale servent à peindre sous les couleurs d'une passion terrestre lajalousie de Raddha ... 11 y a une mys- ticité' charnelle, que l'on aurait tort de reggrder comme uniquement terrestre et impure. . . . Partout l'amour cé- leste se voile des expressions les plus vives de l'amour profane. . . Que l'on imagine ce que le Cantique des can- tiques offre de plus véhément, ce que l'expression du désir a de plus délirant , on aura quelque idée des trans- ports de Raddha, transports près desquels la frénésie de Phèdre elle-même semble pâlir. . . . Crishna vient , et la pudeur qui avait trouvé un dernier asile dans les noi- res prunelles de Raddha s'évanouit enfin. Les bergères ont l'air, pour cacher leur malin sourire, de chasser les insectes ailés qui voltigent. Elles se retirent de la grotte , et Raddha se penche avec un mol abandon sur la couche parsemée de feuilles et de fleurs nouvelles. . . Le matin renaît, et le désordre de sa parure et la fatigue de ses yeux trahissent une nuit passée sans sommeil. Le dieu la contemplant avec délices, médite sur ses charmes. Je ne puis, s'écrie- t-il, la voir sans extase , bien que ses cheveux soient épars, que l'éclat de son teint soit flétri, et qu'elle

266 DE LA RELIGION,

cherche à cacher avec une pudeur remplie de grâce le dé- sordre de sa guirlande et de sa ceinture qui a mal dé- fendu ses appas les plus secrets. . . . Bien -aimé de mon cœur , lui dit Raddha , place sur ma paupière qui voile des rayons plus doux que les traits lancés par l'amour, cette poudre odorante qui ferait envie à l'abeille : sus- ])ends à mes oreilles ces diamants, chaîne de l'amour, qui répand au loin une clarté si vive; que tes yeux, gui- dés par leur éclat, puissent comme deux antilopes fugi- tives, parcourir mes charmes et poursuivre leur douce

proie O toi dont le cœur est si tendre, remets dans

leur ordre mes vêtements, rends aux bijoux qui me pa- rent leur place accoutumée , et que mes clochettes d'or retentissent de nouveau autour de ma ceinture harmo- nieuse : et après ce tableau fort adouci des indécences de l'auteur indien, notre écrivain conclut de nouveau que ce poème a pour sujet l'attraction de l'ame vers son sauveur. Ce poème de Jayadeva est encore après deux mille ans l'objet d'une fête religieuse. Pendant la nuit une pantomime exacte représente les scènes du chant du pas- teur, et les spectateurs récitent les odes de Jayadeva. ( V. Paterson sur la danse du Rasijatra, As. Res. XVII, 318-619.)

r, 1 V R F. X [ , C 11 A P 1 ï 11 K Y. 267

CHAPITRE V.

De la sainteté de la douleur.

En commençant le chapitre relatif au principe dominant des religions sacerdotales, nous avons dit que l'homme , lorsqu'il partait de ce prin- cipe, ne pouvait s'arrêter. Il n'est satisfait d'au- cun des sacrifices nombreux et variés qu'il se prescrit ; son cœur ne lui paraît pas suffisam- ment déchiré par la perte de ce qu'il a de plus cher. Ses sens ne lui semblent éprouvés que d'une manière incomplète par la privation des plaisirs les plus vifs. Il ne croit pas avoir fait assez, en abjurant, dans les temples des dieux, la pureté même, devant laquelle il a imposé silence aux plus impérieux de ses penchants. Il lui faut des douleurs positives , visibles, qui ne puissent être méconnues, qui ne laissent aucun doute sur ses intentions. La tendance aux macérations est donc dans le

a68 DE LA RELIGION,

cœur (le l'homme (i). On pourrait même dire qu'elle prend sa source dans une idée vraie. C'est par la douleur que Thomme s'améliore. C'est comme principe d'activité, ou moyen de perfectionnement que la Providence nous la prodigue , avec une abondance dont tout au- tre système ferait une gratuite et inexcusable cruauté. La douleur réveille en nous, tantôt ce qu'il y a de noble dans notre nature, le cou- rage; tantôt ce qu'il y a de tendre, la sympa- thie et la pitié. Elle nous apprend à lutter pour nous, à sentir pour les autres. Averti par l'instinct qui hii révèle tant de vérités que ne devinerait pas la logique, le sentiment re- ligieux cherche quelquefois la douleur pour y retremper sa pureté ou sa force. Mais le sa- cerdoce s'empare de ce mouvement, et lui imprime une direction fausse et déplorable.

Dans tous les cultes sacerdotaux , les minis- tres et ceux des sectateurs de ces cultes qui veulent s'élever au plus haut degré de perfec- tion se condamnent à des jeûnes, à des macé- rations et à des supplices qui nous inspirent

(i) Voyez loin. I.

LIVRE XI, CHAPITRE V. 269

une surprise voisine du doute. Les uns se déchirent les bras à coups de couteaux, d'au- tres se frappent de verges (i), ou placent sur leur poitrine une mèche brûlante. D'autres se mutilent, croyant charmer les dieux, en ces- sant d'être hommes; tantôt ils traversent pieds nus des charbons ardents (2); tantôt ils se sus- pendent à des crochets de fer; tantôt ils traî- nent des poids énormes, qu'ils font river au- tour de leur col , pour se soustraire à la ten- tation de les détacher.

D'autres fois , levant en l'air leurs bras qu'ils ne baissent plus vers la terre, ils attendent qu'une main dévote porte les aliments à leur bouche, ou reçoivent immobiles sur leurs têtes nues les eaux du ciel et les frimas de l'hi- ver (3).

(i) LucREj. de Nat. rer. II.

(2) A Castabala, en Cappadoce (Strab. XII), chez les Samnites et les Sabins (Spangenberg , de vet. lat. relig., p. 48).

(3) On peut consulter sur ces faits les philosophes de l'antiquité, les Pères de l'Église, les historiens et les voya- geurs modernes. Voyez sur les jeûnes religieux chez les anciens, Morin (Ac. Inscr. IV, 29); sur les tortures vo- lontaires chez les Mexicains, Robcrtson THist. of Amer.);

270 DE LA RELIGION,

Par une suite du même principe, on admi- rait encore, il n'y a pas cent ans, saint Siméon

sur leurs macérations, leurs mutilations, leurs abstinences pendant cent soixante-deux jours, Mayer (Myth. Lex. art. Caynmaxtle)\ Clavigero (Hist. of Mexic. I, 363); Meiners ( Crit. gesch. II, 164). Durant des mois entiers, ils se tiraient du sang de différentes parties du corps. Les Égyp- tiens se frappaient eux-mêmes dans leurs fêtes mysté- rieuses ( HÉROD. II, 61; MuLL. de Myster. 192). Ils se flagellaient publiquement à la fête d'Isis. ( Mein. Crit. Gesch. II, 16 5). jEgyptu sacerdotes, Satiirno dicati, dit saint Épiphane ^ferreis collarihus se ipsos alligabant j cir- culosque slhi narihus ajfligebant. Ah isto génère sacrorum non minoris insaniœ judicanda sunt publica illa sacra , quorum alla sunt matris Deûm , in quihus homines suis

ipsi virilibus litant Alia virtutis quam eandem Bello-

nam vacant : in quibus ipsi sacerdotes non alieno sed suo cruore sacrificant. Sectis namque humeris et utrâque manu destrictos gladios exerentes currunt, efferuntur^ in- saniunt. Ces pratiques égyptiennes étaient pareilles en tout à celles des Joguis et des Saniassys de l'Inde (Cheremon. adv. Jovinian. La mutilationdes prêtres de Syrie est assez célèbre (Lucian. de Dea Syr.; Muller, de Myst. p. 59 ; Wa- gner, 210, 211, 216). Les Perses qui se faisaient initier aux mystères de Mithras étaient soumis à des tourments quel- quefois mortels (Suidas, Greg. Nazianz. cli. 4; HYDE,de Rel. Pers. 109). Les prêtres de Baal, dans leurs sacrifices, se découpaient la chair en dansant autour de l'autel, qu'ils arrosaient de leur sang (Rois, I, c. 19, v. 28). Voyez

'271

Stylite, au haut de sa colonne, saint François d'Assise, pressant dans ses bras des statues de

nommément le sacrifice qu'ils offrent en opposition à Élie (Rois, II, eh. i8, v. 21). Les Thérapeutes des Hé- breux regardaient toute jouissance physique, et môme toute condescendance envers les besoins du corps, comme une œuvre de te'nèbres (Philon Juif.) Les vierges du Pé- rou se déchiraient le sein et les joues Les prêtres du même pays se crevaient les yeux ( Acosta , V, p. i i 5 , i 7 ; Za- RATE, Hist. de la conquête du Pérou, I , i53). La religion populaire des Indes recommande les souffrances volon- taires, soit en expiation des fautes qu'on a commises, soit comme un moyen d'obtenir les faveurs qu'on désire. Les pénitences qui donnent à l'homme les droits les plus assurés à la miséricorde ou à l'assistance divine sont de s'exposer ai* soleil dans le temps le plus chaud, au mi- lieu de quatre brasiers ardents, et de se plonger dans l'eau glacée pendant le plus grand froid. « Le sang qu'un «fidèle tire de son corps pour faire une offrande, dit le « Calica-Pouran, plaît à la divinité , en proportion de la « grandeur de l'instrument qu'il emploie. Celui qui offre « son sang et sa chair avec zèle et ferveur, voit ses prières « exaucées dans le cours de six mois ; et celui qui se laisse «brûler patiemment par une mèche allumée est bientôt « comblé de richesse et de bonheur » (As. Res. V, 871 , 391 ). V. aussi lois de Menou, ch. 5 (Mills, Hist. of Ind. I, 35i-352). M. Duncan (As. Res. V, 37-52) rend compte des macérations de deux faquirs qu'il avait rencontrés ; l'un, après avoir parcouru toute l'Inde et toute la Perse,

l'JI DE LA RELIGIOJV,

neige, et tant d'autres dont le seul mérite était d'avoir cherché la douleur (i) : et les lettres

était arrivé jusqu'à Moscou, tenant toujours ses bras croi- sés sur sa lête; le second s'était d'abord renfermé dans une cellule il avait fait vœu de supporter douze ans les pi- qûres des insectes qui le dévoraient. En ayant été retiré au bout d'une année, il s'élait fait construire un lit hérissé de pointes de fer, sur lequel il avait passé trente-cinq ans à lire et à méditer les livres sacrés, ens'exposant de plus, pendant quatre mois d'hiver, à la pluie et à toutes les in- tempéries des saisons. Les Bouddhistes et les secta- teurs de Fo, à la Chine, ne sont pas moins barbares envers eux-mêmes. Ces pénitences indiennes remontent à l'antiquité la plus reculée. L'Oupnekat parle (I, 274) d'un brame , Raja-Brahdratch, qui alla dans le désert, et s'y tint jusqu'à sa mort sur un pied, fixant ses regards sur le soleil, ce qui est, mot pour mot, ce que Pline rap- porte des anciens Brachmanes (Hlst. nat. VII). Suivant Cicéron , ils se roulaient tout nus dans les neiges du Cau- case. Voyez pour les crochets de fer auxquels ils se sus- pendaient , Roger (Pag. Ind.) ; Ovington ( Voy. II , 74) ; Lacroze (Christ, des Ind.); Sonnerat (au chapitre des Pé- nitents Indiens).

(1) Saint Godin , qui mourut en Angleterre l'an 1170, usa trois chemises de fer qu'il portail à nu. Il mettait de la cendre dans son pain , du sel dans ses plaies, et brisait la glace pour passer des nuits entières dans les rivières. (Pennant, Tour in Scotland, p. 3o; Saint - Foix , Essai sur Paris, V, 88.) Sainte Catherine de Cordoue paissait

LIVRE XI, CHAPITRE V. 27^

de nos missionnaires de la Chine et du Japon manifestent la même avidité de souffrance (i).

De cette sainteté attachée à la douleur ré- \ \ suite assez naturellement l'idée d'une efficacité

comme les animaux, et les jours de jeûne moins qu'à Tor- dinaire. Pascal, au rapport de sa sœur, portait une cein- ture de fer, garnie de pointes, et lorsqu'il prenait quel- que plaisir au lieu il était, à la conversation ou à toute autre chose, il tâchait de l'expier, en redoublant la vio- lence des piqûres. Et qu'on ne s'y trompe pas, la fidélité au principe de la sainteté de la douleur caractérise le sa- cerdoce à toutes les époques; aujourd'hui encore, ouvrez la Bibliothèque chrétienne de l'abbé Boudon, imprimée il y a trois ans à Paris- La sœur Angélique de la Providence y est proposée pour modèle aux jeunes filles. «Or cette sœur Anf;élique avait une inclination ex- « traordinaire pour la propreté... aussi dut-elle surmonter « celte inclination, et que faisait-elle? Elle répandait des « balayures et des immondices dans la maison pater- « nelle.... » Le dégoût nous empêche de continuer, et tous ces triomphes révoltants de la sœur Angélique sur son penchant à la propreté, étaientpourelle la route infaillible du salut, et font l'admiration de son dévot biographe.

(i) V. les lettres du P. Brilo, dans le recueil des Let- tres édifiantes. Saint Ignace, dans une épître aux fidèles (Epist. ad. Rom. ap. Patr. apostol. II, p. 27), les supplie de ne pas le priver, par leurs intercessions, de la cou- ronne du martyre. Saint Basile décrit les devoirs du moine, dans un style qui rappelle toutes les austérités du Sanyassi indien (Stauedl. Hist. de la Mor., p. aaS). IV, 18

274 ^^ ^^ RELIGION,

mystérieuse dans les tourments que l'homme s'inflige. De-là le pouvoir prodigieux des aus- térités chez les Indiens. De-là ces épithètes sur lesquelles nous avons déjà fixé l'attention de nos lecteurs, et qui reviennent sans cesse dans les prières et les poèmes sacrés de l'Inde : a puissants par la souffrance, riches d'austéri- tés » ; et ces austérités , en effet , sont une ri- chesse, car c'est l'arsenal le mortel puise des armes pour lutter contre les dieux immor- tels. C'est par ses austérités que Dascharatta contraint le ciel à lui accorder des enfants ( 1 ). Ravana, héros, génie ou incarnation rebelle, force par ses austérités Brama de le rendre in- vulnérable {1). Les macérations de Goutama le mettent de pair avec les dieux, auxquels il dispute la victoire (3). Vaschitas, le pé- nitent célèbre du Ramayan, place les austé- rités parmi les moyens de combattre et d'a- néantir ses ennemis (4). Mais le moindre re-

(1) Ramay., p. io5-iio. .

(2) Ramay., 19^.

(3) Ramay., 43S.

(4) Ramay., 240-258. Vicramaditya, après de lon- gues pénitences infructueuses, était prêt à se couper la

LIVRE XI, CHAPITRE V. 2^5

lâchement , la moindre faiblesse envers le plaisir, enlève aux mortifications leur mérite. Wischwamitra, séduit par une femme que les dieux ont envoyée , perd le fruit de mille ans d'austérités (i). Il les recommence, et les dieux subjugués s'écrient : Tes austérités ont été sans bornes; ton énergie sera incommen- surable (2).

Quelquefois les rites licencieux se combi- nent avec les macérations et les pénitences : les mêmes jeunes Indiennes qui dansent à demi nues devant les pagodes , s'infligent des souffrances cruelles et raffinées (3). Les prê-

tête, lorsque Cali lui apparut. Forcés de te céder > lui dit-elle, les dieux t'accordent un grand pouvoir et une longue vie. Tu auras mille ans de prospérités , puis tu pé- riras de la main d'un enfant, d'une vierge. (As. Res,, IX, 119, tiré du Vicrama Chéritra. ) On voit, dans la collection de fables intitulée Suças aptati , ou récits du perroquet^ un pénitent se coupant toujours la tète, et la jetant aux pieds de Cali, qui chaque fois lui accorde sa prière. (Ib. 122.)

(i) Ramay., a65.

(2) Ramay., 546-547.

(3)Laflotte, Essais historiques sur l'Inde, p. 2if). Les Hédeschins , les efféminés dont la Bible parle

i8.

très de Cybèle, qui se mutilaient, se livraient avec les femmes à des impuretés que leur im- puissance rendait plus horribles (i), et ce double triomphe sur la souffrance d'une part, et la honte de l'autre , leur attirait les respects de la foule.

Ce raffinement dans les tortures va souvent jusqu'au suicide. Il était commun aux Brach-

(RoisII, 23, 7), étaient des eunuques, qui s'étaient mu tilés par dévotion. (Seld. de Diis syr., p. 287.)

(i) V. Sur les rites à la fois indécents et sanguinaires des prêtres de Bellone et de Cybèle, Lact. (Inst. div., I, 21 ), Bayle (art. Comana), Strab. (liv. X.), Creutz. (II, 34). Les Derviches, les Santons et les Kalenders turcs se soumettent d'une part à l'opération très-douloureuse de l'infibulation, et de l'autre recherchent des voluptés que nous ne voulons pas indiquer ici. ( Locke , Entend, hu- main, I; voyage de Baumgart. , II , i ; Paw, Rech. sur les Américains, II, 121. )" On voit, dans une principauté d'Allemagne , voisine du Rhin , un château qu'habitait il y a un siècle une princesse de la maison qui y règne en- core. Dans ce château est une chambre consacrée aux macérations. On y montre le lit de fer hérissé de pointes sur lequel couchait la royale pénitente , la discipline qui mettait en sang ses membres délicats, et plusieurs instru- ments de torture. La princesse passait tous les ans qua- rante jours à se macérer, et quand elle avait ainsi expié ses fautes, elle se préparait de nouveaux sujets d'expia- tion pour l'année suivante, ,

LIVRE XI, CHAPITRE V. 277

luuiies de se précipiter dans les flammes (i). Soudraka, prince et poète, auteur du drame de Mrichhakati, se brûla sur un bûcher à l'âge de cent ans, comme l'atteste le prologue de sa pièce; et les Brames modernes, tout en profitant de l'abolition de cette coutume, di- sent qu'elle n'est tombée en désuétude que dans le Cali-youg, l'âge de corruption et d'im- piété. Les dévots d'Arrakhan en agissaient de même. Les adorateurs d'Amida se font écraser sous les roues de son char; et de nos jours, deux matelots anglais furent témoins du délire religieux de trente-neuf Indiens qui se jetèrent ensemble dans le Gange (2).

L'idée que nous avons déjà vue l'une des causes des sacrifices humains, la supposition d'une chute primitive, a sans doute contribué puissamment à ce mérite attaché à la douleur (3) . Toutes les affections (4), tous les liens terres-

(i) Philabet. , Oneisir. ap. Lucian.

(2) En novembre 1801. ; As. Res. V, 26-29.

(3) Cette idée paraît avoir été la base des croyances mexicaines. La nature de l'homme dégradée avant sa naissance, ne pouvait remonter à Vilzliputzli et s'identi- fier à ce dieu que par des tortures excessives.

(4) On lit dans la vie de mad. Guyon, écrite par elle-

78

DE LA RELIGIOjy

très, ont semblé une suite de la dégradation que la race humaine a subie. Les désirs pour les choses de ce monde, dit le Neadirsen, sont une offense à Dieu; il faut les dompter par les mortifications et la pénitence.

La notion de la division en deux substan- ces a pu également fortifier le penchant de l'homme aux macérations. Dans ce système, la matière est l'ennemie et, pour ainsi dire, le tyran de l'esprit, emprisonné dans son épaisse enveloppe.il faut vaincre celte ennemie, dé- trôner ce tyran. Tout ce qui le fait souffrir ou ce qui l'affaiblit, les jeûnes, les abstinences, la résistance aux besoins ou aux attraits des sens , les tortures volontaires, sont des triom- phes qui affranchissent de ses liens grossiers la substance spirituelle; et l'esprit pur, rendu à sa liberté, s'élève jusqu'à Dieu pour se con- fondre et se perdre en lui.

Les raffinements de cruauté qu'on remarque dans les sacrifices humains chez certains peu- ples , tiennent au dogme de la sainteté de la

même , ces paroles curieuses : « Je perdis dans la même « semaine mon père et mon mari , Dieu me fit la grac« « de ne regretter ni l'un ni l'autre. «

LIVJRE XI, CHAPITRE V. 2^9

douleur. Chez les Mexicains, tantôt on traînait les victimes par les cheveux jusqu'au haut de ia pyramide sur laquelle elles devaient périr ; tantôt on les écorchait en vie, et les prêtres se revêtaient de leur peau sanglante ; tantôt on les jetait dans un brasier ardent , pour les en retirer avec des crochets, pendant qu'elles respiraient encore , et les égorger sur l'autel.

Observons toutefois que pour s'empreindre profondément dans la religion , l'idée de la sainteté de la douleur eut besoin toujours d'ê- tre secondée par le climat. On confondrait à tort avec les macérations et les tourments spontanés des nations méridionales les suicides fréquents dans le Nord. Ces suicides prenaient leur source dans les habitudes guerrières, d'après lesquelles une mort violente étant seule honorable, les héros impatients s'indignaient d'attendre de la vieillesse une dégradation lente et progressive (i). > «. .:.

M. de Montesquieu , dont nous avons rap- pelé plus haut une observation relative au mé- rite de la continence, en fait une autre noA

(i) V. ci-dessus, p. 78.

aSo DE LA RELIGION,

moins juste , sur la contradiction qui semble exister entre la mollesse du Midi et la manière dont ses habitants courent au-devant de la mort, la bravent, la défient. Mais il n'a vu qu'une des causes de cette contradiction, et l'une de ses causes secondaires. La principale est la religion qui transforme le plaisir en crime et la souffrance en mérite. La crainte du plaisir devient une fureur dans les climats qui portent impérieusement les hommes aux jouissances physiques. Comme les sens tour- mentés plutôt que soumis par les macérations et les abstinences, reprennent sans cesse leur empire, les consciences timorées s'épouvan- tent de retrouver partout ce plaisir qu'elles fuient, et pour mieux combattre cet adver- saire opiniâtre , elles entassent rigueurs sur rigueurs et supplices sur supplices. Ce sont les personnes les plus susceptibles d'affections vives , les plus portées à la volupté , qui se li- vrent aux austérités les plus recherchées et sont comme saisies de l'amour de la douleur. Fatiguées d'une lutte toujours inutile, elles se font de l'excès de la souffrance un rempart contre leur faiblesse et les séductions de la nature.

LIVRE XI, CHAPITRE V. 28 1

Les Grecs repoussèrent toujours de leur re- ligion publique les macérations ainsi que les rites licencieux. Les philosophes, jusqu'au deuxième siècle de notre ère , nourris dans les lettres grecques , avaient tant de peine à s'ex- pUquer les austérités des solitaires de la Thé- baïde et les chaînes de fer dont ils se char- geaient, qu'ils les croyaient frappés de délire, en punition de ce qu'ils avaient abandonné le culte des dieux (i)-

Qu'on n'objecte pas que ces mêmes philo- sophes, les stoïciens , les nouveaux pythagori- ciens, et les platoniciens d'Alexandrie, impo- saient des douleurs et des austérités à leurs disciples (2). Il a pu y avoir dans Pytha- gore, qui, dit-on, fut obligé de se soumettre

(i) V. un ancien fragment, intitulé le Philosophe ^ dans le 9* vol. des Mémoires ecclésiastiques de Tillemont, p. 661-668.

(2) Ces austérités philosophiques remontent même au temps de Socrate. Strepsiade, son prétendu disciple dans Aristophane (Nuées, 38) , se déclare prêt à souffrir tout ce que voudront les philosophes : « Je livre volontiers, dit-il, mon corps au fouet, à la faim , à la soif, au froid; et quand ils m'écorcheraient vif, j'y consens, pourvu qu'ils me tirent des mains de mes créanciers. »

a82 DE LA RELIGION,

à des tourments de tout genre , afin d'être ad- mis à la connaissance de la doctrine secrète des prêtres d'Egypte, quelque imitation de leurs pratiques ; mais son école les considérait comme des épreuves du courage et de la discrétion des récipiendaires, sans y attacher un mérite reli- gieux. Les stoïciens voulaient démontrer de la sorte que la douleur n'était pas un mal; et, quant aux platoniciens , auxiliaires à demi vaincus d'une religion dans laquelle ils intro- duisaient des extravagances étrangères, croyant la rendre plus forte contre des rivaux qu'ils parodiaient , ils ne sauraient valablement être consultés sur l'esprit véritable d'une religion que leurs efforts tendaient à dénaturer.

LIVRE XI, CHAPITRE VI. ^83

CHAPITRE VI.

De quelques dogmes qui ont pu s'introduire dans les religions sacerdotales ^ comme con- séquences de ceux que nous venons d indi- quer.

Avant de terminer ce livre, nous devons rapporter quelques effets singuliers d'une dis- position que nous avons souvent remarquée dans l'homme civilisé ou sauvage : nous vou- lons parler de son penchant à prêter à ses dieux ses inclinations, ses sentiments et même ses aventures. Ce penchant s'est manifesté de la manière la plus évidente dans toutes les reli- gions soumises aux prêtres , et y a fait péné- trer les dogmes les plus bizarres. Ainsi, les Égyptiens croyaient Â.pis d'une génisse fé- condée par le soleil (i). liCs Scythes rapportaient

(i) VoGKL, Rel. der vEgyp. p. I7v5.

284 DE LA RELIGION,

leur origine à une vierge accouchée par un pro- dige d'un enfant qu'ils nommaient Scytha (i). Une vierge était mère de Tagès (2). Les Chi- nois, dont les traditions tiennent manifeste- ment à d'anciens dogmes sacerdotaux, disent que la naissance de Fo-Hi fut miraculeuse, en ce qu'il n'eut point de père. Xaca, dans l'une de ses apparitions , au Tibet (3) , et Mexit-Li et Vitzliputzli , au Mexique , sortirent du sein d'une jeune fille étrangère aux mystères de l'hymen. Les Asiomis, Dioscures indiens, qui , doués d'une beauté comme d'une jeunesse éternelle, parcourent achevai le globe, en gué- rissant les maux du corps et de l'ame, sont nés d'une cavale que l'astre du jour imprégna de ses rayons. Sita, l'épouse de Rama, eut un sillon pour berceau (4); et la plus glorieuse

(i) DioDORE. Cette vierge avait de la ceinture en bas la forme d'un serpent ou d'un poisson. Le fétichisme s'alliait ainsi à l'idée mystique. Hérodote, au lieu de la supposer vierge, lui attribue avec Hercule un commerce secret. On reconnaît l'esprit grec, c'est-à-dire anti- sacerdotal, s'efforçant toujours de s'assujettir les fables sacerdotales.

(2) CicER. de Divin. II. 23. Arnob. adv. Gentes, II, 62.

(3) Georgii Alph. Tibet. Prcf. p. 16.

(4) Ramayan, p. 368.

LIVRE XI, CHAlPITRE VI. ^85

(les incarnations de Wichnou est celle sons le nom de Crishna il vit le jour, sans que sa mère eût subi les caresses d'un homme (i).

Cette idée ne serait-elle pas venue de l'im- portance attachée par les peuples sacerdotaux à la sainteté des abstinences et des privations contre nature ? Le germe se trouve sans doute dans le cœur humain. Nous l'avons indiqué chez le sauvage : mais les prêtres ont déve- loppé ce germe; ils en ont fait un dogme qu'ils ont inséré dans leurs récits mythologiques. L'union des sexes a été réprouvée dans les cieux comme sur la terre ; et la divinité, même en s'incarnant, n'a pas voulu devoir sa nais- sance à un acte impur (2).

Il est à remarquer que le désir d'épargner aux dieux les souillures d'une naissance mor- telle a jeté quelquefois les prêtres dans des

(i) RoGERS, Pagan. Ind. II, 3; Creutz. III, i34- D'anciennes images de la vierge la représentent comme une femme ayant les pieds sur un croissant et la tête couronnée d'étoiles; et dans la mythologie indienne, la mère de Crischna est représentée de même.

(2) De-là peut-être, chez les chrétiens, les disputes sur la conception immaculée.

iS6

fictions plus indécentes que la notion vulgaire qu'ils se proposaient d'éviter. La belle Amo- gha devient enceinte de Brama par des moyens que nous ne pouvons décrire, et l'oreille vir- ginale de la jeune Andani lui sert à concevoir d'une manière aussi obscène qu'étrange le fils de Schiven, Hanouman, le satyre des Indiens, et l'auxiliaire actif et intelligent des dieux dans leurs guerres.

Ce qui confirmerait la conjecture que nous hasardons , c'est qu'aucune notion sembla- ble n'apparaît chez les Grecs , à l'époque leur mythologie devient un système ré- gulier. Si Hésiode ou Nonnus nous trans- mettent quelques fables du genre de celles que nous venons d'emprunter à l'Inde, elles sont antérieures au règne de Jupiter, ou ne racontent que les aventures de sa jeu- nesse. Ce dieu veut faire violence à Vé- nus , et son ardeur trompée par la résistance de la déesse , féconde une pierre qui accouche d'un fils au bout de dix mois (i). Ce mythe remonte donc à la période cosmogonique

(i) ÀRNOB. V, 162; Nonnus, lib. XIV. /

LIVRt XI, CHAPITRE VI. 9187

que nous avons prouvé tant de fois être étrangère à la Grèce. Minerve s'élance toute ar- mée du cerveau de Jupiter, et Vulcain est le fruit du courroux solitaire de Junon contre un époux infidèle. Mais nous avons expliqué comment s'étaient glissées dans la mythologie grecque ces deux fables dont la première se rapporte à l'Onga phénicienne et la seconde au Phthas égyptien ( i). Tout au plus l'orgueil que met Diane à rester vierge, et ses rigueurs envers ses compagnes plus fragiles , paraîtraient se rapprocher des sévérités sacerdotales : mais ce mythe, emprunté d'Hertha, n'eut jamais d'influence sur la religion, et finit même par être pour les poètes un sujet de raillerie, tant il avait peu d'analogie avec les dogmes reçus et révérés du peuple.

Ce n'est pas seulement dans ce qui regarde la virginité et les naissances divines, sans l'in- tervention de l'union des sexes, que les prê- tres ont voulu que leurs dieux se conformas- sent aux notions des hommes. 11 en a été de même relativement aux sacrifices humains, et à la valeur mystérieuse attachée à la souf-

(i) T.n,p. :^89.

CkSS DE LA. RELIGION,

france. L'adorateur , considérant l'offrande comme d'autant plus efficace, que l'objet offert était plus précieux , a d'abord préféré les ani- maux aux plantes , puis ses semblables aux animaux , puis enfin les dieux à ses sembla- bles. Il en est résulté que plusieurs nations ont cru que leurs dieux s'étaient immolés sur leurs propres autels.

Cette idée, telle qu'elle se présente dans les cultes de l'Egypte , de la Phénicie et de l'Inde (car elle n'a nul rapport avec un dogme que nous devons respecter comme un objet de vé- nération pour plusieurs communions chrétien- nes), ramenait la supposition que les dieux mêmes ne sont point à l'abri de la mort (i), supposition que le polythéisme indépendant s'empresse de reléguer dans des traditions ob- scures; et elle était favorisée par les allégo- ries cosmogoniques.

Dans les cosmogonies indiennes, fondées sur le panthéisme, la création est un sacrifice. Le dieu qui existe seul se sacrifie , en se divi- sant violemment, et en tirant le monde de son essence (o.).

(i) Tome 1 , 2^ édit.

(2) V. le Rigvéda, dernier chapitre de l'Aitareya Brah-

LIVRE XI, CHAPITRE VI. 289

Telle est l'une des significations de la légende de Bacchus déchiré par les Titans; d'Osiris, dont les membres sont dispersés sur tout l'u- nivers; de Mithras égorgé par ses frères, sous le nom d'Iresch (i); Cenrézy, au Thibet, se brise également la tête contre un rocher pour créer le monde.

D'autres fois, imitant les usages de leurs adorateurs plus scrupuleusement encore, les dieux sacrifient ce qu'ils ont de plus cher, leurs enfants , race divine comme eux (2).

Cette notion d'un sacrifice divin avait donné lieu, chez les Mexicains, à un étrange usage. Dans une de leurs fêtes les plus solennelles, les prêtres frappaient au cœur le dieu que leurs hommages avaient honoré, et distri- buaient aux assistants ce cœur mis en pièces, nourriture mystique qui leur procurait la pro- tection du ciel (3).

(1) Bouddha est sacrifié de la même manière, mis en pièces par les démons, avalé par son pontife, qui décou- vrant qu'il sert de prison au dieu qu'il adore , se tue pour le mettre en liberté ; il renaît et ressuscite à son tour le pontife qui s'est immolé pour lui.

(2) Mythologie phénicienne. (Wagner, 285-286.)

(3) On nommait cette fête Téoculao, la fête du dieu

P90 t>E r. A RELIGION ,

A cette fiction de la mort des dieux, se joint le mérite de la douleur volontaire. Sommonacodom descend aux enfers pour y souffrir durant cinq cents générations succes- sives (i) : Esmoun et Attys se mutilent (i) :

qu'on mange. Un homme qui s'est appliqué à commen- ter toutes les idées mystiques de la théologie indienne, et à rattacher toutes les superstitions à ce mysticisme, dit à ce sujet des choses curieuses, en ce qu'elles montrent la série de subtilités à l'aide desquelles on a substitué aux sacrifices offerts à Dieu , le sacrifice de Dieu lui même. « C'est sur l'autel que l'homme et la divinité se rencontrent. s'accomplit la mystérieuse union de l'ame avec son créateur. C'est que l'homme souffre et se régénère dans les flammes de l'holocauste. Dans la famille primitive, chaque sacrifice était le repas. Le sacrificateur commu- niait avec la divinité ; il communiait ensuite avec le genre humain. Chacun, en mangeant de la victime sacri- fiée , se nourrissait de la substance du créateur devenu victime et créature. On sacrifiait l'homme-dieu , et ceux qui assistaient à ce sacrifice, en qualité de pontifes ou de simples fidèles, communiaient avec le médiateur, se nourrissaient de sa divine substance. Ces idées ont pro- fondément pénétré dans le culte de Bacchus, dieu du vin, qui est le sang de l'univers, et dans celui de Cérès, déesse du pain, qui est la chair de ce même univers. » (Catholique,

XXIII, 247-)

(i) Laloubère, II, 14.

(a) V. sur l'histoire d'Esmoun , Creutzf.r ;II, 148);

LIVRE XI, CHA.PITRE VI. 2QI

Wichnou, dans sa quatrième incarnation, se macère au fond d'un désert (i). Ditty, son épouse, pratique des austérités effroyables pendant mille années. C'est la douleur di- vine , la pénitence de Dieu , la Tapasya , comme disent les Vèdes, qui a produit le monde : cette même douleur est nécessaire pour le sauver. Les Indiens ont supposé de tout temps que la nature divine entrait dans les sacrifices, comme partie souffrante (2). Leurs dieux en s'immolant expirent dans une agonie longue et cruelle. Le principe qui engageait les adorateurs à tant de macé- rations qui nous font frémir les entraînait à se figurer les objets de leur adoration, s'im- posant, suivant leur essence plus sublime, des macérations plus étonnantes encore et plus douloureuses. Mais comme Tintelligence ,

Wagn. (286); Mein. (Cr. Gesch., I, 70); et pour les diverses légendes sur les mutilations d'Attys, Wagner (238).

(i) V. sur les souffrances et les mutilations de Brama, Roger (Pag. Indien, II, i); Sonnerat (I, 128-129); An- QUETiL ( 139), et Wagner (221-228).

(2) V. les notes du traducteur de Sacoutala, p. 294.

19-

292 DE LA RELIGION,

même en s*égaraiit, aime à lier ses conceptions entre elles, et à leur donner une sorte d'u- nité, l'hypothèse de la chute primitive est d'ordinaire le nœud de cette espèce de drame. Les dieux prêtent par leurs souffrances une assistance surnaturelle à l'espèce humaine dé- chue. Le dieu médiateur rétabht la communi- cation interrompue. La purification de l'homme s'opère par les tourments du Dieu qui l'expie ( i ). La nécessité d'une telle expiation s'est transmise de siècle en siècle et a pénétré dans le christia- nisme pour s'y maintenir jusqu'à nos jours (2). « La foi nous apprend, disent des auteurs « très-modernes, qu'il a fallu pour effacer le V péché inhérent à la nature de l'homme , une « victime théandrique, c'est-àdire divine et a humaine tout ensemble. Peut-être les inven- « teurs des sacrifices humains chez les nations

(i) Cette expiation est désignée dans l'ancienne reli- gion chinoise (Goerres, I, 146) et dans la croyance la- maïque (ib. I, i63-i64) par le mot de rédemption. Les Brames dans leurs prières demandent au soleil le sacri- fice d'Indra, descendant du rang de créateur au rang de créature, mourant et renaissant chaque jour pour consom- mer dé nouveau la mort expiatrice.

(2) C'est par le sang, c'est par la souffrance du Logos, disent les chrétiens indianisants de nos jours , que le monde doit être réconcilié avec son auteur.

LIVRE XI, CHAPITRE VI. aC)3

« idolâtres avaient-ils appris cette vérité par « quelque tradition vague, et les rites qui « nous révoltent n'étaient de leur part qu'une « tentative pour trouver la victime destinée à « délivrer le genre humain par sa mort (t). » Rien de pareil dans les religions indépen- dantes. Si les dieux d'Homère sont exposés à souffrir, c'est une suite de leur nature impar- faite et bornée. Leur douleur n'a rien de mystérieux et ne profite point à la race mortelle.

(i) Pelloutier,VIII, 34; Ferrand, Esprit del'histoire, I, 374. M. deMaistre, par une suite de la même idée, dit que « le genre humain ne pouvait deviner le sang dont « il avait besoin. » (Eclairciss. sur les sacrif., p. 4-^5.) On ne verra point , nous l'espérons , dans cette réfutation d'idées qui nous paraissent hasardées ou fausses, une attaque dirigée contre la croyance , pour laquelle nous avons si souvent manifesté notre reconnaissance et notre respect. Le christianisme, ramené à sa simplicité primi- tive, et combiné avec la liberté d'examen, c'est-à-dire avec l'exercice de l'intelligence que le ciel nous accorde, n'a rien à perdre en se dégageant des subtilités vaines et parfois féroces, dont l'imagination de ses commentateurs l'a environné, et nous pensons servir cette doctrine céleste, en la délivrant des auxiliaires qui lui donnent une ressem- blance trompeuse avec les religions imposées aux peuples de l'antiquité par des corporations ambitieuses, auxquel- les le sacerdoce chrétien s'indignerait certainement de se voir comparé.

294 I>E LA RELIGION,

CHAPITRE VII.

Démonstration des assertions ci-dessus, tirées de la composition du polythéisme de Van- cienne Rome.

J_jA composition du polythéisme de l'ancienne Rome présente la démonstration la plus com- plète des assertions contenues dans les chapi- tres qu'on vient de lire. On voit , chez les Ro- mains, durant les trois siècles pendant lesquels leur croyance s'est formée graduellement, la lutte manifeste de l'esprit sacerdotal contre l'esprit grec, c'est-à-dire contre l'esprit indé- pendant de la direction sacerdotale.

Au moment de la fondation de Rome, l'É- trurie (i) qui tenait sous son joug plusieurs

(i) II serait lout-à-fait étranger à notre sujet de re- chercher l'origine des diverses peuplades de l'Italie. Nous renvoyons les lecteurs curieux d'approfondir ces ques-

L I V R K X. 1, C 11 A P l T 11 K VII. 2C)'J

peuplades de l'Italie antique, et qui exerçait sur toutes beaucoup d'autorité, n'était gou- vernée ni par un seul monarque, ni par une assemblée du peuple, ni par un sénat. Elle

tioiis difficiles aux ouvrages de Plutarque, au traité de Varron sur la langue latine, et sur l'économie rustique, aux Fastes d'Ovide , aux commentateurs de Virgile , Ser- vius, ProbuSjFestus, etc. , à THistoire naturelle de Pline, aux Questions naturelles de Sénèque, aux Nuits attiques d'Aulugelle ; enfin aux fragments de Porcius Cato , de Fabius Pictor, de Cincius Alimentus, rassemblés dans j)lusitMirs éditions de Salluste ; et pour les modernes , au Trésor des antiquités grecques de Grsevius, à l'Etruria Re- galis de Dempster, aux dissertations de Heyne dans les cortimentaires de Gœltingue, aux ouvrages de Winkel- mann, à la Symbolique de Creutzer, et surtout au i*^* vol. de l'Histoire romaine de Niebuhr. Nous remarquerons seulement, qu'en parlant du culte de l'Étrurie, nous trai- tons de celui de toute l'Italie antique, jusqu'à la fonda- lion de Rome : car bien que le culte du Latium fût dif- férent dans quelques détails, son esprit n'en était pas moins étrusque. Les Ombriens, les Sabins, les Latins avaient été long-temps dans la dépendance de l'Étrurie et de sa fédération, formée de douze villes , dont cha- cune avait son chef. La diète ou assemblée générale de cette fédération se réunissait à Volsinium, dans le temple de Yuicain. (Den. u'Hal. , II, i5 et 6i. ) Les chefs poli- tiques étaient soumis à un pontife commun à tous les états lédércs, et qui gouvernait tout l'ordre sacerdotal.

296 DE LA RELIGION,

obéissait à une caste oppressive, comme la caste sacerdotale d'Egypte (i) ; et c'était si bien une caste de même nature, que, jus- qu'au temps de Cicéron, les jeunes nobles de Rome étaient envoyés près d'elle pour s'in- struire dans la science sacrée de la divina- tion (2).

(i) Cette caste avait pour nom générique celui de Lu- cumon, qui signifiait primitivement possédé ou inspiré, et dont on a fait un des Ancêtres de Tarquin l'ancien. Les énormes constructions de l'Étrurie , ces masses qui sem- blaient ne pouvoir être soulevées par des bras mortels, et qu'en conséquence l'antiquité appela d'abord Cyclo- péennes , pour les désigner ensuite sous une dénomina- tion moins fabuleuse , celle de Pélasgiques ou de Tyrrhé- niennes, prouvent les travaux dont cette classe , comme en Egypte, accablait les peuples. (V. ci-dessus , t. II, p. 80. ) Aussi les annales étrusques parlent-elles de fréquentes ré- volutions dont quelques-unes aboutirent à l'expulsion des oppresseurs. La famille des Ciliciens fut chassée violem- ment d'Arretium. (Tit.-Liv., X, 3.) L'insurrection des esclaves de Volsinium est connue. Cette tyrannie sacer- dotale contribua beaucoup aux succès de Rome. Les es- claves n'ont pas toujours la sottise de se battre pour leurs maîtres. On démêle aussi dans l'histoire étrusque comme dans l'égyptienne, quelques tentatives des rois contre les prêtres. ( V. ce qui a trait à Mézence, t. II, p. 181.)

(2) CicER. de Legib. , X, 3.

LIVRE XI, CHAPITRE VU. 297

Nous n*avons point à examiner si cette division en castes était indigène en Etrurie, contrée dont le climat (i) favorisait le pouvoir sacerdotal, ou si elle était venue du Midi, peut-être de l'Egypte même, avec laquelle la marine commerçante des Etrusques les avait mis de bonne heure en communication. Un fait incontestable, c'est que des collèges de prêtres étaient répandus dans toute l'Italie (2), et que leur pouvoir était sans limites. L'étude de l'astronomie (3), de la médecine (4), leur

(i) V. ce que nous avons dit du climat de l'Étrurie, t. II, p. i63.

(2) Il y avait dans la ville d'Ardée une corporation de prêtres, nommés Saurani , et consacres au culte de la mère-des dieux (Vulp. vet. lat., v. 209 ; Serv. ad Mn.); et dans plusieurs autres cités italiques , des corporations de même espèce présidaient aux rites d'autres divinités.

(3) Les corporations sacerdotales des Étrusques pa- raissent avoir eu des connaissances assez étendues en as- tronomie. Ce peuple avait de temps immémorial un ca- lendrier régulier. Numa, qui substitua Tannée solaire à l'ancienne année lunaire (Macrob., Sat. I, i3), se servit pour cette rectification du secours des prêtres toscans, et M. Bailly a très-bien prouvé (Hist. de l'astron., VIII, P- ^9^) qu'il n'avait pu recourir aux Grecs, alors très- peu avancés dans cette science.

(/») Les prêtres étrusques, comme les Égyptien» , exer-

W-

1i)S DE LA RELIGION,

était réservée. Ils étaient les seuls historiens de rÉtrurie (j). L'éducation de la jeunesse leur était confiée exclusivement (2). L'adoration des astres et des éléments constituait, nous l'a- vons déjà prouvé , l'ancienne religion latine ou étrusque (3). Les habitants de toute l'Italie offraient des sacrifices aux fleuves, aux lacs.

çaienl seuls la médecine. Ils avaient à cet égard la même renommée dans l'Occident que les Égyptiens dans l'O- rient. Si l'Egypte était surnommée le pays des plantes sa- lutaires, rÉtrurie était appelée la patrie des remèdes. (Mart. Capella, de nupt. philos., cap. 6.) Théophrastk (Hist. plant., IX, i5) cite un vers d'Eschyle en l'hon- neur des Toscans, maîtres dans l'art de guérir.

(i) Les Annales des Étrusques étaient une histoire sa- cerdotale, comme les Pouranas indiens (NiKBUHR, J, 76). Celte histoire, rédigée par les prêtres toscans, comme celle des Indiens par les Brames, était renfermée dans un cycle astronomico- théologique. Les événements s'adap- taient au système, plutôt que le système aux événements. Ils devaient cadrer avec les huit périodes ou huit jours cosmiques assignés au genre humain. Chaque peuple de- vait dur^r un de ces jours , c'est-à-dire dix siècles ou onze cents ans. (Varr, ap. Censorin,, c. 17.) V. ci-dessous la note relative aux dix âges des Étrusques.

(a) TiT.-Liv., \. 27.

('3) V. sur rancicnne religion du Laliuni, le t. III, p. 8 et 9.

LIVRE XI, CHAPITRE VII. 299

aux fontaines (i). Dans cette religion, comme chez tous les peuples sacerdotaux , le féti- chisme s'était placé sous l'astrolatrie (2).

(i) PiTiscus , au mot Fontes. La religion romaine avait conservé des restes de cet ancien culte , aux fêtes du Ti- bre, dans les mois de juin, d'août et de décembre. (Ov., Fast. III et VI; Horat. III, i3.) Ces pratiques survécu- rent à l'introduction du christianisme, et se perpétuè- rent jusqu'au temps de The'odose. (Théod., Cod. de Pa- gan. )

(2) Nous avons parlé ( t. III, p. 8 et 9) des animaux, des pierres, des arbres (Jupiter Fagutal , Jupiter Hêtre), des lances, et du pivert rendant des oracles. Cybèle était une pierre (Ov., Sat. IV); Vesta, un globe (ib. VI) ; la bonne déesse une pierre du Mont Aventin. Pline (Hist. nat. , II, 197) fait mention d'une pierre miraculeuse à Egnatia : Horace (Sat. V, i) s'en était déjà moqué. On prétend, ditDENYS d'Halicarnasse, qu'à Matiène, an- cienne ville des Aborigènes , appelée aussi Tiore ou Ma- tière, il y avait un fort ancien oracle de Mars. Il était à peu près comme celui de Dodone, excepté qu'à Dodone c'était un pigeon qui prédisait l'avenir du haut d'un chêne sacré; au lieu que chez les Aborigènes, un autre oiseau envoyé des dieux prophétisait du haut d'une colonne de bois. (Liv. I, II.) Si nos lecteurs se souviennent de ce que nous avons dit (t. II, p. 334) sur la combinaison du fétichisme et du pouvoir sacerdotal à Dodone, ils sentiront que nos observations s'appliquent éj^aleraent à l'oracle italique, dont parle ici Denys i)'HALicAnNASSE.

300 DE LA RELIGION,

Tous les dogmes, tous les rites, tous les usages caractéristiques des cultes soumis aux prêtres faisaient partie du culte italique. On y retrouve les dieux à figures monstrueuses, ré- sultat de l'esprit sacerdotal, toujours station- naire. Junon Lanuvienne porte une peau de chèvre et des cornes (i); Janus est fameux par son double visage (i); Herilus, fils de Feronia, la Proserpine des Sabins, et tout à- la-fois le dieu tutélaire et le roi de Préneste, doit à son triple corps l'honneur d'être chanté par Virgile (3). Tagès , l'auteur des livres aché- rontiques, est un dieu nain (4), comme le Vul- cain de Memphis, qu'Hérodote compare aux Cabires (5). Les Pénates de Lavinium sont de

(i) HiRT. , Mythol. Bilderb., I, 22; Cicer. , de Nat. Deor. , 1 , 29 ; Creutz. , II , 385.

(2) Ovide lui fait dire pour cette raison qu'il est dif- férent de tous les dieux grecs :

Quem tamen esse deum te dicam, Jane biformis ? Nam tibi par nullum Graecia numen habet. Fast. L

(3) ^néid, VIII, 564 > et Serv. ad eund. loc.

(4) Serv. ad. ^Eneid., I, 6; Amm. Marcell., XXI, 1; XXVII, 10; IsiDOR. Orig. VIII, 8.

(5) HÉRODOTE, III, 37.

LIVRE XI, CHAPITRE VII. 3o I

petits caducées (i); et ces dieux réunissent aux formes sacerdotales les autres qualités carac- téristiques des divinités que les prêtres révè- lent. Tagès, de la terre encore vierge, étonne les peuples par sa sagesse, apprend à l'homme à se relever de la chute qui l'a dégradé , lui enseigne les sacrifices sanglants qui le rappro- chent de la nature divine, et les purifications progressives qui le placent au rang des hé- ros (2).

Les clefs dont Janus (3) est dépositaire, le

(1) Timée ap. Den. d'Hal., I, i5.

fa) Arnob. adv. Gent., II, 62.

(3) D'après ce que nous avons dit des significations multipliées de chaque symbole sacerdotal, on ne s'éton- nera pas de la foule des attributs de Janus. C'était d'a- bord un dieu tout astronomique, qu'on adorait au com- mencement de l'année et aux se Istices, dans un temple à quatre faces et à douze autels, en l'invoquant comme l'ami de Saturne ou du temps , et l'époux de la lune. (Bailly, Astron. anc. I, 99.) Il était quelquefois pris pour le temps lui-même. (Fronticus, ap. Lyd., 57-58.) Plusieurs de ses attributs lui sont communs avec les di- vinités de la Perse et de l'Egypte. On le représentait te- nant dans sa main gauche une clef (Clavemque sinistrâ, OviD., Fast. I. ) Or, Mithras ou le soleil paraît avec deux clefs dans l'Antiquité expliquée de Montfaucon (I, a ), et

3oa

DE LA RELIGION

vaisseau sur lequel il est debout, les portes de la nuit et du jour, confiées à sa garde;

Spanheim observe que chez presque tous les peuples, une ou plusieurs clefs caractérisent les divinités astrono- miques. (Spane. Observ. ad Callim., 5gi ; Lyd. de Mens., p. 55.) On retrouve Janus sur plusieurs médailles, avec le modius de Sérapis (Vaillant, Familles romaines, pas- sim), parce qu'il conduisait, comme Sérapis, les âmes des morts aux enfers. (Lyd. ib.) Des auteurs anciens ne le distinguent point du Mercure de l'Egypte, et Justin 7)rétend que son culte avait passé d'Orient en Étrurie. ( Hist. LXIII. ) On voit sur des pièces de monnaie ro- maines, d'un côté sa double tête, de l'autre une proue :

Navalis in asre Altéra signala est, altéra forma biceps. Ov., Fast. T.

Or, les Égyptiens , dit Porphyre (Euseb., Pr. ev. III, 3), dans leurs images du soleil, le plaçaient debout sur un vaisseau. Fabius Pictor donne pour épouse à Janus Vesta ou le feu, au lieu de la lune. C'était une combinaison de l'astrolatrie et du culte des éléments. Virgile, qui vou- lait tout rapporter à son héros j prétend que le feu de Vesta avait été allumé par Enée , sur le foyer du temple dllion, et conservé soigneusement durant la traversée. Il le désigne sous le nom de feu troyen (.^n. II) : mais Virgile écrivant dans un temps d'incrédulité religieuse , n'est rien moins qu'un interprète fidèle des croyances anciennes, ni même de celles qui survivaient. Janus est de plus le monde ( Serv. ad. ^En. VI, 610 ; Varr. ap. Lyd.

LIVRE XI, CHAPITRE VII. 3o3

Vesta, son épouse, qui est tantôt la lune et tantôt le feu; le privilège en vertu duquel ainsi que quelques autres divinités d'Etrurio, il jouit des facultés des deux sexes (i); son hymen incestueux (2), sa mort expiatrice (3),

IV, a ), les saisons (Luctat. ap. Lyd. ib.), l'année, et alors ses deux faces s'expliquent par le coucher et le lever du soleil (Serv. ib. 607; Aug. de Civ. Dei., VII; Heyne, Excurs. V. ad. ^n. VII; Cicer. de nar. Deor. , II, 27), le principe de tout(Varr. ap. Cicer. de Nat. Deor., II, 16), le chaos, et c'est lorsque les éléments se sont séparés qu'il a pris une forme. (Ov., Fast. , Fest. Chaos.) Il est enfin un personnage historique, un roi de l'ancien Latium (Arnob. adv. Gent. , III, 147 auquel presque tous les peuples latins rapportaient leur ori- gine (Plutarch. , Nuraa , 19), qui avait enseigné aux hommes les cérémonies de la religion (Lyd. de Mens. 57), et engendré deux fils, dont l'un , tué sur les bords du Tibre, donna son nom à ce fleuve, tradition qui peut avoir été transportée dans la légende de Romu- lus et de Rémus. ,

(i) Janus , en sa qualité d'hermaphrodite , était simul- tanément le soleil et la lune. (Macrob. Saturn., 1,7.) Les Etrusques avaient encore leur Deus Venus, et leur Ju- piter mère des dieux. (Creutz., II, 43o-43i.) (a) V. t. III, p. 240-241-

(3) Suivant une tradition, Janus fut tué par des pay- sans, auxquels il avait enseigné l'art de cultiver la vigne,

3o4 DE LA RELIGION,

forment le mélange de science, d'astronomie et de mysticisme habituel dans les religions soumises aux prêtres.

La foule de ces dieux divers et énigmati- ques reconnaît un chef (i), dont la supréma- tie se confond souvent avec la destinée , et se perd toujours dans le panthéisme (2). Cette foule s'accroît par la démonologie (3); les di-

et qui s'étaient enivrés. (Plut., Quaest. rom. ) Cette tradi- tion a quelques rapports avec une fable grecque dont nous avons fait mention ailleurs : mais cette fable ne pro- duisit en Grèce qu'un usage fétichiste. En Étrurie, le même récit servit d'enveloppe à une doctrine mystérieuse, admise dans toutes les religions sacerdotales, la doctrine de l'expiation de l'homme par la mort d'un dieu. Voy. le chapitre précédent,

(i) Le Jupiter e'trusque, nommé Tina par les prêtres, occupait un rang à part de toutes les autres divinités. (Creutz. , II, 44o-)

(2) La doctrine métaphysique de Tagès conduisait, comme toutes les doctrines sacerdotales, à la réunion de toutes les divinités, c'est-à-dire de toutes les forces de la nature, en une seule divinité ou puissance productrice, conservatrice et destructive. (Placid. Luctat. ad Stat. Theb., IV, 5i6.)

(3) La démonologie des Étrusques n'était pas moins artislement travaillée que celle des Égyptiens, des In- diens ou des Perses. Leur Jupiter avait un conseil de

LIVRE XI, CHAPITRE VII. 3o5

vinités malfaisantes y figurent (i); elles enlè- vent à l'homme son innocence, elles le flétris- sent d'indélébiles souillures , elles le plongent dans des abîmes affreux et sans nombre , d'oii

douze génies, sujets à naître et à mourir. (Varr. ap. Arn. Adv. Gent. , III.) Leurs Pénates étaient divisés en quatre classes; ceux de la dernière, mâles et fe- melles , protégeaient les hommes dans toutes les oc- casions , et les femmes à leur mariage , durant leur grossesse et lors de leurs couches. (Creutz., II, 441, 449) Les génies féminins s'appelèrent d'abord Ju- nons : mais la mythologie grecque ayant donné Junon pour femme à Jupiter, cette dénomination, appliquée à des êtres secondaires, tomba en désuétude. (Plin., Hist. nat., II, 7; Heyne, de Vestig. domest. relig. in art. Etrusc. oper. Novi Comment., VI.) Les Étrusques croyaient de plus qu'à chaque dieu était attaché un gé- nie, qui lui était subordonné et lui rendait des services domestiques , présidait à sa toilette, le rafraîchissait avec un éventail, etc. (Heyn., Comment,, II, 45.)

(i) Le Pluton de l'Italie antique, nommé Juvie ou le destructeur , le Jupiter vejovis ou jeune et méchant (Creutz., II, 4^5), le Mantus des Sabins (Serv. , ad. tEu., X, 198) , le Februus étrusque ( Akys., Ap. Lyd. , p. 68), ont plusieurs traits de ressemblance avec le Ty- phon d'Egypte. Mantus était , dans la doctrine sa- cerdotale, une personnification de la mort, et par-là même quelquefois , au lieu de Janus , il conduisait les âmes de la terre aux enfers et des enfers au ciel.

IV. 20

3o6 DE LA RELIGION,

ses vains efforts ne sauraient le sortir, et qui ne s'ouvrent pour sa délivrance que grâce à l'intervention d'un dieu médiateur (i), à la fois triple et unique , car l'Étrurie sacerdotale a aussi sa trinité (2). Ces mêmes puissances acharnées menacent notre globe, et les pro- phètes toscans annoncent sans cesse la destruc- tion du monde (3). A ces dogmes empreints

Il devenait alors un dieu bienfaisant. Les divinités qui sont malfaisantes dans la religion publique i^rennent fré- quemment dans la doctrine secrète un sens allégorique qui modifie leur caractère. Ainsi le dieu de la destruc- tion, méchant par nature dans l'opinion populaire , ne l'est que par nécessité dans le système cosmogonique , et souvent même il devient un être bienfaisant, en ce sens qu'il préside aux renaissances. Mais le peuple s'inquiète peu de ces subtilités , et quand les prêtres lui parlent du Diable, il ne s'attache qu'au sens de leurs paroles.

(1) Janus est tour-à-tour le dieu suprême , à la place de Tina, et un dieu médiateur, qui porte aux divinités supérieures les prières des hommes, et rapporte à ceux- ci les faveurs des premiers.

(2) V. les vers déjà cités de Martial, t. II, p. 414.

(3) Les dix âges (yém) des Étrusques ressemblaient aux Yogs des Indiens , bien qu'ils fussent plus courts. Les huit premiers ne composaient en tout que neuf siè- cles. La fin de chaque siècle était marquée par des signes prodigieux. ( Varr. , ap. Cens, de Dienat., 17; Plutarch.

LIVRF XI, CHAPITRE VII. ^0<J

des couleurs funèbres et des calculs raffinés du sacerdoce, se joignent les rites cruels ou obs- cènes que nous avons rencontrés chez tous les peuples qui ont subi son joug. Ici le sang des hommes inonde les autels (i) : plus loin des

in Sulla; Creutz., II, 436.) Cette opinion s'était perpé- tuée à Rome, puisque Servius (ad Virg. , Ecl. IX, 47) nous rapporte une prédiction du devin Volcatius, qui, au milieu des jeux que célébrait César, déclara que le dixième âge venait de commencer. Les révolutions physi- ques de l'Italie , la séparation de la Sicile d'avec le conti- nent, p. e. (Justin, IV, 1), avaient fourni aux prêtres d'Étrurie le moyen d'appuyer, comme les brames de Mahabalipour , leurs prédictions lugubres sur des faits historiques.

(i) L'Italie entière, avant l'arrivée des colonies grec- ques, offrait des sacrifices humains. Lactance raconte que Faune immolait des hommes à Saturne ( de Fais, relig. , I, 22), et Plutarque ajoute qu'on lui sacrifiait tous les étrangers. (Parallei. ) On voit dans Denys d'HALicAR- NASSE (1 , 5 ) les dieux des Pelages d'Étrurie, qui deman- dent ces victimes (v. aussi le Scholiasle de Pindare , Pyth., II), et ils en obtiennent. Non loin de Rome, dans la forêt d'Aricie, le pontife lui-même périssait quel- quefois. (LucAN.,111, 86; VI, 74": Ov.,Met., XI, 33i; Fast., III, 271-272; Serv. , ad iEn., II, ii6.) On égor- geait des enfants devant Larunda, la mère des Lares. (Macrob. , Sat., I, 7.) On brûlait des hommes en l'hon- neur de Vulcain ( Festus ) , on sacrifiait des filles à la Ju- non deFaléries (Creutx., II, 471-472); trois cents sol-

20.

3o8 DE LA RELIGION,

lois sévères proscrivent le plaisir (i), tandis

dats romains furent immolés par les habitants de Tar- quinies, dans le quatrième siècle de Rome. (Tit.-Liv. V, i5.) Les Étrusques arrosaient de sang le simulacre de Jupiter Latialis.(LACTANT., I, 21 ; Tertull., Contr.Gnos- tic, c. 7.) Ennius atteste cette pratique dans un vers souvent cité.

nie SOS ( suos ) deiveis mos sacrificare puellos.

Les Sabins , lorsqu'ils se trouvaient dans quelques dangers, vouaient à Mars les productions de toute l'an- née [ver sacrum), y compris les garçons et les filles qui naissaient (Den. d'IIiL. ,1, 16; Strab. , V). Lorsque les sacrifices humains s'adoucirent, ces peuples se bornèrent à envoyer leurs enfants ainsi dévoués en colonie hors de leur pays. (Serv. ad. ^n.) On avait immole' des vierges dans le bois consacré depuis à Anna Perenna.

Et quod virgineo cruore gaudet Annœ pomiferum nemus Perennae. Mart., IV, 64.

Dis était honoré par les mêmes rites sur le mont Soracte. (Den. d'HAL., I, 4.) V. aussi la note de Servius, sur ce vers de Virgile :

Summe deus , sancti custos Soractis Apollo.

Aux fêtes du printemps , trente sexagénaires étaient pré- cipités dans le Tibre. (Pellout. V, iSg.) Le sacrifice de ces trente sexagénaires pourrait bien avoir été un reste de la coutume des sauvages , de tuer les vieillards qui n'ont plus la force de les suivre. Ce serait alors un exemple frappant de la tendance du sacerdoce à perpétuer dans la civilisation les pratiques de la barbare. (Fest. v" Sexa- gen.; Plutârch., Quaest. rom.)

(i) L'institution des vestales était une institution étrus-

LIVRE XI, CHAPITRE VII. 3o9

que des rites licencieux outragent la pu- deur (i), et que des tourments effroyables

que; elle fut portée de la ville d'Albe dans celle de Rome. Le supplice de Rhéa Sylvia , mère de Romulus , fabu- leux on non, est la consécration d'une rigueur sacerdo- tale antérieure au culte romain, mais qui malheureuse- ment s'y introduisit et s'y prolongea.

(ï) Creutz. III , 337. Le culte du Phallus e'tait établi chez les Étrusques, les Sabins, les Ombriens et autres peuples de l'ancien Latium. A Lavinies , pendant les fê- tes de Bacchus qui duraient un mois, on promenait cha- que jour en pompe un priape de figuier. (Fest. Lucem facere; Macrob., Sa t. III, 6; Den. d'HAL. , I, 40.) Les matrones les plus irréprochables étaient choisies pour le couronner. ( Aug. de Civ. Dei , VII, 21.) Les orgies de ce culte avaient donné à l'Étrurie une renommée de cor- ruption devenue proverbiale. ( Niebuhr, 1 , 96.) Les dieux complices, le conseil de Jupiter (v. la note ci-dessus), avaient des figures de Phallus. Plusieurs fables, moitié romaines et moitié étrusques, se rattachaient à ce culte; v. entre antres celle qui concerne la naissance de Servius Tullius. (Arnob. Adv. Cent.; v. Ovin. Fast. ) A la fête d'Anna Perenna, les jeunes filles chantaient des chansons obscènes. Les dieux qui présidaient aux mariages chez les anciens Latins étaient d'une indécence qui se ressent à la fois du culte licencieux des nations sacerdotales et de Tesprit allégorique du sacerdoce. Depuis la déesse Virgi- nensis , qui délie la ceinture de l'épouse, le dieu Subigus, la déesse Pruna , la déesse Pertunda ( Aug. de civit. Dei , VI, 9), le dieu Mutunus Tiitunus ( Tertull, ad Nat. II,

3lO DE LA RELIGION,

font frémir la nature (i). Enfin, la divination, ce moyen d'empire, si soigneusement cultivé, si minutieusement développé par les prêtres (2),

1 1 ; Creutz. II, 487-488 ) , les dieux ou les déesses Anxia et Cincia (Arnob. adv. Gent. III ; Martian. Capeixa , II ), la déesse Persica (Arn. ib. IV), jusqu'à Liber et Libéra ( AuG. , ioc. cit. ) , tout est décrit avec la plus bizarre et la plus re'voltante exactitude. Le dieu Mutunus avait une analogie complète avec le Lingam, sur lequel on met aux Indes les jeunes mariées à cheval. Les bramines et les prêtres étrusques ont été conduits par la même série d'i- dées aux mêmes pratiques. Ces divinités de l'ancien culte italique disparurent lors de la formation du polythéisme à Rome, et ne reparurent que lorsque les rites sacerdo- taux inondèrent l'empire.

(i) Les prêtres étrusques se déchiraient les bras, se faisaient en différentes parties du corps de profondes blessures, ou marchaient sur des charbons ardents (Stra- BON, V); leurs danses, dont ces rites sanguinaires faisaient une partie essentielle, ressemblaient aux contorsions frénétiques au milieu desquelles les corybantes et les eu- rètes se mutilaient. ( Spangenberg, de Veterib. lat. reli- gionib., p. 48.)

(2) Les augures toscans avaient divisé le ciel en dix- huit parties pour observer plus exactement le cours des astres, le vol des oiseaux, la direction des nuages, le point de départ de la foudre, et la couleur des éclairs. Ces derniers phénomènes occupaient une grande place dans la discipline étrusque. Ce qu'un éclair avait annoncé

LIVRE XI, CHAPITRE VII. 3il

et toujours accompagné d'une sorte de juri-

était plus sûr que ce qui était prédit par toute autre voie. Quand les entrailles des -victimes ou le vol des oiseaux présageaient des événements sinistres, un éclair favora- ble dissipait les craintes : mais aucun présage ne pouvait infirmer l'autorité prophétique d'un éclair. (Cœcinna ap- Senec. Nat. qusest. II, 34.) On divisait les éclairs en plu- sieurs classes, fulmina monitoria, pestifera , fallacia, deprecanea, peremptalia, attestata, atteranea , obruta, regalia, hospitalia, auxiliaria. (Sen. ib. 49.) Quelques- unes de ces épithètes s'expliquent d'elles-mêmes. Les Ro- mains étaient en doute sur la signification de plusieurs autres. Ils distinguaient aussi les éclairs en publica (qui avaient rapport à l'état), et privata (qui concernaient les particuliers ); l'influence des fulmina familiaria ne se bor- nait pas à un événement , mais s'étendait à toute la vie. Jupiter présidait spécialement aux éclairs. (Sen. loc. cit., cap. 45.) Il en tenait trois dans sa main droite (Fest. in v" Manubia); le premier n'était destiné qu'à avertir les hommes ; le second que Jupiter ne lançait qu'après avoir consulté les douze grands dieux , était déjà un commen- cement de peine ; le troisième était le complément du châtiment mérité. Il frappait de mort les individus et bouleversait les empires. Les dieux se voilaient, et de-là l'épithète de Dii involuti. (Senec. loc. cit., cap. 41 •) ^^ philosophe romain tire de cette tradition sacerdotale des règles morales qu'il adresse aux puissances de la terre. Plus l'autorité est absolue, dit-il, plus elle doit être modérée, et celui qui en est revêtu ne doit déployer la sévérité qu'après s*étre entouré de conseils salutaires.

3

2

diction qu'ils s'arrogent sur les dieux (i), est porté dans l'Italie antique au plus haut degré de solennité et de profondeur. On le fait re- monter jusqu'à Picus , le premier roi des Abo- rigènes (2). Tous les éléments sont prophé- tiques. L'air révèle l'avenir par le bruit du

(Sen. ib., c. 41.) Sénèque pensait plus à Néron qu'à Ju- piter. Les principes de la divination par le vol des oiseaux ou les augures chez les Étrusques avaient une grande analogie avec ceux des Perses. Leurs oiseaux prophéti- ques (alites praepetes et oscines ) rappellent les quatre oiseaux célestes désignés dans les livres zend. ( Izeschné, I, Ha 64 ; II, 89.) Pline remarque qu'il y avait sur les bas- reliefs étrusques des figures d'oiseaux inconnus de son temps , ce qui nous ramène aux oiseaux fantastiques de Persépolis et d'Ecbatane. (Plin. Hist. nat., X, i5.)Tous les autres modes de divination étaient en usage dans l'É- trurie, et la pyromancie se pratiquait à Préneste , avec les mêmes rites à peu près que dans l'Orient, et chez les Hébreux, quand ils violaient les prohibitions de la loi mosaïque. (Esth. cap. III, 7; IX, 26, 28-29, 3i-32. )

(i) Les prêtres toscans arrachaient à Jupiter son ton- nerre, et le faisaient à volonté descendre du ciel. (Plin., Hist. nat., II, 53.) La tradition relative à Tullus Hosti- lius tient manifestement à ce pouvoir mystérieux dont ces prêtres se vantaient. (Tit. Liv. I, 3i.)

(2) Strab. VII; Plutarch. Qnaest. Rom.; Den. d'Hal. I, II.

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LIVRE XI, CHAPITRE VII. 3x3

tonnerre, le mouvement, la couleur, les for- mes fantastiques des nuages , les oiseaux qui les traversent dans tous les sens (i). Le bruit des flots a sa signification divi- natoire, et du fond de l'abîme liquide sor- tent des prophètes et des dieux. Le sein de la terre n'est pas moins fécond. D'un sil- lon entr'ouvert par la charrue, Tagès pa- raît tout à coup aux yeux des peuples. De toutes parts , des gouffres laissent s'élever jusqu'à l'homme des inspirations surnaturelles ; enfin le feu qui brûle sur l'autel, la flamme qui consume la victime , expriment par leurs ondulations les mystères de la destinée. Les augures et les aruspices de la Toscane sont illustres dans l'histoire. Denys d'Halicarnasse et Diodore nous vantent leur habileté (2) ; et

(i) Et aves deus raovit. Senec. Quaest. nat., II, Sa.

(a) Den. d'Hal. IX, 2. Les habitants de la Toscane, dit Diodore (V. 27 et 40), se sont appliqués à l'élude des lettres et de la philosophie , mais ils se sont particuliè- rement attachés à la connaissance des présages. Tanaquil, femme de Tarquin l'Ancien, est vantée par Tite-Live pour avoir été instruite d'après les règles de la discipline lyrrhénienne. « Perila, lUvulgo Elrusci, cœleslium prodi-

3l4 1>E LA RELIGION,

le superstitieux Julien consultait encore , dans le troisième siècle de notre ère , des aruspices qu'il avait fait venir d'Étrurie.

Tel était l'état religieux de l'Italie, quand des colonies grecques y abordèrent. Nous n'entrerons point ici dans les discussions rela- tives à ces colonies, dont tous les historiens racontent en détail l'arrivée et les établisse- ments. Nous observerons seulement qu'il ne faut pas rejeter ces récits avec un dédain trop superbe. L'auteur qui s'est livré sur cette matière aux recherches les plus assidues, bien qu'il soit peu favorable lui-même aux témoi- gnages d'une époque les renseignements étaient rares, la critique imparfaite, et les es- prits faussés par des prétentions de vanités

giorum mulier.» Nous ne citons point ici Taûaquil comme un personnage historique; mais les faits partiels, vrais ou faux, prouvent toujours l'opinion reçue, et la tradi- tion, qui se compose de fables , a néanmoins pour base une vériié que les détails , inventés après coup , ne sau- raient infirmer. L'arrivée d'Énée et des Troyens dans le Latium, observe M. Niebùhr (Hist. Rom. I, 126), est sûrement une fiction; mais il serait absurde de lui refuser un fondement historique. Certainement la prise d'Ilion est fabuleuse , et pourtant il y a de l'histoire au fond.

LIVRE XI, CHAPITRE VII. 3l5

nationales, convient néanmois qu'il existait antérieurement à la fondation de Rome des colonies grecques riches et florissantes (i). Les premières de ces colonies n'apportèrent point, à ce qu'il paraît , dans les cités qu'elles cons- truisirent, la religion de la Grèce, telle qu'Ho- mère nous la fait connaître (2). Elles avaient

(i) NiEBUHR (Hist. Rom.) rejette les traditions relatives aux colonies œnotriennes et peucétiennes , mais il ne nie point que des colonies grecques n'aient exercé sur l'É- trurie et sur le Latium la plus grande influence. Il recon- naît que, constituées en républiques, et détruites vers l'an 400 de Rome, elles avaient fleuri pendant plusieurs siècles : donc elles étaient antérieures à sa fondation (Ibid. I, io5). Quant à la division de Niebuhr entre ce qu'il y a d'historique et ce qu'il y a de fabuleux dans les annales romaines, nous ne pouvons, tout en rendant justice à la gravité des recherches et à la nouveauté des aperçus , nous dispenser de dire qu'il y a beaucoup d'ar- bitraire dans cette division. On ne démêle jamais suffi- samment le motif de l'auteur pour accorder à certains faits l'autorité de l'histoire, et pour la refuser à d'autres, souvent de la même nature et presque de la même épo- que. C'est le régime du bon plaisir transporté dans la science.

(2) L'époque de l'arrivée de la première de ces colonies est fixée par la chronologie ordinaire à l'an 17 19 avant .Fe'sus-Christ.

3l6 DE LA. RELIGION,

quitté leur patrie , avant la révolution opérée clans son polythéisme par les navigateurs égyp- tiens ou phéniciens (i); et leur arrivée en Ita- lie n'eut d'autre effet que d'établir entre cette contrée et la Grèce Pélagienne des communi- cations plus fréquentes (2). Mais plus tard, d'autres colonies grecques ayant débarqué dans le Latium, commencèrent à réformer les rites féroces des indigènes. Elles s'étaient éloignées de Grèce après la formation du polythéisme

(i) L'arrivée de ces navigateurs est postérieure de près d'un siècle et demi au départ des premiers Pelages pour l'Italie.

(^) Il paraîtrait même que, loin de détruire la religion sacerdotale de l'Italie , ces colonies l'enrichirent de quel- ques notions e'galement sacerdotales. Elles y portèrent, par exemple, le culte desCabires, dont nous avons traité ci-dessus. Au moins les noms de Cabires étaient-ils les mêmes en Grèce et en Italie: 0eol (as^ocXoi chez les Grecs, et Du potes j patentes^ suivant l'explication de Varron (de Ling. lat. IV, 10), chez les Romains, successeurs et imitateurs des Étrusques. V. aussi (t. II, p. 4i3) l'Hermès sacerdotal apporté en Étrurie par les Pelages, représenté par une colonne, se combinant avec le dieu Terme, puis restant le dieu Terme seul , le Mercure grec remplaçant Hermès. V. enfin le tome III, p. '3i8-3i9, texte et note.

LIVRE XI, CHAPITRE Vil. 'dl'J

grec (i); elles bâtirent plusieurs villes (2); elles y transportèrent avec beaucoup d'autres usages, tous ceux qui avaient rapport à la re- ligion (3). A Faléries, il y avait un temple de Junon (4), construit sur le modèle de celui d'Argos. On y pratiquait les mêmes cérémo- nies pour les sacrifices. Des prétresses offi- ciaient d'après les rites grecs (5); et de jeunes filles, appelées canéphores, comme en Grèce, portaient les corbeilles sacrées dans les pom- pes religieuses (6). Ces colonies conservèrent

(i) Un peu moins de i3oo ans avant l'ère chrétienne.

(2) Caeré, Pise, Saturnie, Alsion, Faléries, Fescennes et Larisse en Carapanie, qui fut ainsi nommée du nom de la capitale du Péloponnèse. Den. d'Hal. I, 3.

(3) Den. d'Hal. ib.

(4) Un autre temple de Junon passait pour avoir été construit à Lanuvium , par les compagnons de Dio- mède, après la guerre de Troie.

(5) Cicéron dit que, dès les premiers siècles de Rome, le culte de Cérès y avait été adopté ; qu'il avait été em- prunté des Grecs , et qu'on faisait venir de Naples ou de Vélie des prétresses pour le célébrer exactement. (Orat. pro Balbo, § 24, in Verrem. Valer. Max. I, i.) M. de Sainte-Croix pense que ce culte de Cérès fut apporté de Grèce par les Tarquinfe. (Des Myst., p. 5o4.)

(6) Den. d'Hal. 1,3.

3i8

avec leur patrie ancienne des relations telle- ment étroites, qu'elles envoyaient tous les ans à Delphes la dîme de leur revenu (i). Elles inspirèrent aux indigènes assez de respect en- vers les dieux grecs, pour qu'Arimnus, roi d'É- trurie, crût devoir faire hommage d'un trône d'or à Jupiter Olympien (2). Enfin, elles com- muniquèrent aux Etrusques la connaissance et le goût des arts (3). Leurs chefs firent en dif- férents lieux des incursions plus ou moins heureuses , et partout ils pénétrèrent avec succès , ils introduisirent quelques changements dans le culte italique.

Ce ne fut néanmoins qu'à Rome que l'in- fluence des colonies grecques opéra une révo- lution complète et décisive. Jusqu'à la fonda-

(i) Den. d'Hal. ib.

(2) Paus. Voy. en Éiide, ch. 12.

(3) Heyne, de Etrusc. Com. Soc. Gœtt. , et Dempster Etruria Regalis, surtout sur Bacchus et sur Hercule. Il serait absurde de nier, dit Niebuhr (I, 87), que l'em- bellissement des arts étrusques ne soit aux Grecs, bien que leur architecture leur fût particulière. Il ajoute que la littérature étrusque ne fut jamais améliorée par la grecque (ib. 88) , ce qui est un effet et une preuve de la lutte dont nous allons parler.

LIVRE XI, CHAPITRE VII. !^IQ

tion de cette ville , les deux cultes subsistèrent à côté l'un de l'autre. La raison en est simple. Le sacerdoce étrusque s'opposait, comme cela doit toujours être, à toute innovation. L'on a souvent remarqué, dans les monuments de rÉtrurie qui nous sont parvenus , les diffé- rences qui existent entre ces ouvrages de l'art et les mêmes ouvrages en Grèce. Ces diffé- rences tiennent peut-être à ce que les colo- nies grecques avaient quitté leur pays , avant que les arts y fussent arrivés à leur perfection : mais l'esprit sacerdotal prohibitif, immobile, y eut sans doute la plus grande part. Les cor- porations théocratiques , dans les villes qu'elles dominèrent, combattirent avec succès l'action des colonies grecques. Il n'en fut pas de même à Rome. Ses habitants, réunis par le hasard, et fugitifs de tous les pays, n'avaient point d'institutions préexistantes ou consacrées, et le mépris même dont les cités opulentes et paisibles qui les repoussaient de leur sein couvraient un ramas de brigands guerriers, les préserva de l'ascendant des corporations toutes puissantes dans ces cités.

En conséquence , au moment leur culte prit une forme stable, les Romains puisèrent

SaO DE LA RELIGIOIS,

également dans la religion de l'Italie antique et dans celle de la Grèce. Pendant quelque temps, les deux religions se disputèrent le peuple romain : c'était se disputer l'empire du monde.

Pour décrire cette lutte mémorable, nous citerons des faits , auxquels le désir d'être courts nous force d'attacher des noms d'in- dividus qui n'ont peut-être jamais existé : mais nous les employons pour désigner des époques, et les individus seraient des êtres fa- buleux ou des noms génériques (i), que nos assertions n'en seraient point ébranlées. Que Romulus , Numa , Tatius , Tullus Hostilius même , bien qu'il y ait un peu plus d'histoire dans ce qui le regarde (2), n'aient point eu

(1) Niebuhr regarde Romulus comme le nom générique du peuple romain , et Latinus , père de Romulus , comme le nom générique des peuples du Latium. (Hist. Rom.,

I, 148.)

(2) Voy. Niebuhr , sur Tullus Hostilius. Ce n'est pas qu'il n'y ait assurément beaucoup de fable dans ce qui concerne ce troisième roi de Rome; car les historiens, Denys d'Halicarnasse par exemple (III , 1), le disent fils d'Hostus Hostilius, général tué dans la guerre des Sa- bins, c'est-à-dire qu'il aurait eu 80 ans à son avènement

LIVBE XI, CHAPITRE VII. ^21

d'existence réelle; que les colonies dites her- culiennes n'aient point abordé en Italie, dans l'année ou de la manière indiquée par des écrivains, les uns crédules comme Ïite-Live, les autres compilateurs comme Denys d'Hali- carnasse; que Tarquin l'Ancien n'ait été ni le petit-fils d'un fugitif de Corinthe , ni de la fa- mille des Bacchiades, peu nous importe. Nous n'en voyons pas moins tout ce qui est sacer- dotal descendre d'Étrurie, et tout ce qui ap- partient au polythéisme indépendant arriver de Grèce. Nous accordons à la fiction tout ce que les nouveaux critiques réclament pour elle : mais cette concession n'infirme en rien des vérités qu'on ne peut contester. Nous commencerons donc par Romulus, ou par le moment que son nom désigne.

Déjà le penchant pour le culte grec se manifeste. Des cérémonies, en l'honneur de Jupiter, sont substituées à l'adoration du chêne consacré (i). Mais Tatius, roi des Sabins, as-

au trône, et pourtant on lui attribue des penchants guerriers et des inclinations belliqueuses.

(i) Voy. l'endroit Tite-Live raconte que Romulus, ayant dépouillé de ses armes le général ennemi , déposa IV. Il

3l1 DE LA RELIGION,

socié à l'empire, après la réunion des deux peuples, fait bâtir des temples au soleil, à la lune , au feu, à la terre ( i ). Numa , Sabin comme Tatius, transporte à Rome ses dieux paternels. Il place dans son palais une lance, simulacre an- tique du dieu de la guerre (2). Il défend à ses sujets d'attribuer aux immortels la figure hu- maine (3). C'était une interdiction sacerdotale. Quand il y eut chez les Romains de la philo- sophie, ils firent honneur de cette prohibition de Numa à des idées philosophiques.

ce trophée au pied d'un vieux chêne adoré par les ber- gers , et consacra cette place à une divinité , qu'il nomma Jupiter Férétrien.

(i) Varr. IV: Den. d'Hal. I, 32, et II, 12; Ovide (Fast. VI), et Plut, (vie de Numa) , attribuent à ce prince l'introduction du culte du feu à Rome sous le nom de Vesta; mais Numa étant Sabin de même que Tatius, le résultat, pour ce que nous affirmons ici , serait identique. Tatius introduisit aussi un dieu guerrier sous la forme d'une lance. TertuUien (Apologet. 24) dit que c'était un dieu des Falisques.

(2) Plut, in Numa.

(3) OviD. Fast. VI, 29$; Plut, in Rom. ; Varro, ap. AuG. de Civit. Dei, IV, 3i-36. Cette défense fut long-temps respectée. Tite-Live, dans l'histoire des deux premiers rois, ne parle d'aucune image ni d'aucune statue des dieux.

LIVRE XI, CHA.PITRE VII. 323

C'est peut-être à cause de la faveur accordée par ce prince à l'ancienne religion de l'Italie , que lorsque les livres qu'on lui attribuait fu- rent déterrés par une inondation , quatre cents ans après sa mort , le sénat voulut qu'ils fussent livrés aux flammes. Le soin qu'on apporta de les brûler sur un bûcher qu'allumèrent les of- ficiers mêmes qui servaient dans les sacrifices, prouve qu'en les détruisant, on continuait à les respecter (i). Quoi qu'il en soit de ce fait par-

(i) TïT.-Lïv., XL, 29. Il dit expressément que le préteur qui, en affirmant par serment que ces livrei étaient dangereux pour la religion, décida le sénat à les faire brûler, ne les trouvait tels que parce qu'ils étaient contraires au culte établi. Or ce ne pouvait être comme incrédules qu'ils étaient en contradiction avec ce culte; c'était comme contenant des doctrines ou des formules sacerdotales. «Orphée, dit Clavier (I, 86), avait, à «l'exemple des prêtres égyptiens ses maîtres^ une doc- « trine secrète qu'il ne communiquait qu'à des disciples « choisis, et après de longues épreuves. Ce fut sans doute « cette doctrine qui, énoncée dans les écrits qu'on trouva « au tombeau de Numa , scandalisa tellement les pontifes « romains, qu'ils ordonnèrent de les brûler. Il est très- « probable en effet que Numa connaissait cette doctrine « secrète d'Orphée, etc. « L'ensemble de l'hypothèse est fort hasardé ; mais elle a ceci de vraisemblable , qu'en

21.

3^4 J^K LA HELIGIO]V,

ticulier , le culte rétabli à Rome après Romu- lus, par Tatius ou Numa, était manifestement celui que professaient toutes les nationà asser- vies par les prêtres (ij.

Dans l'histoire de Tullus Hostilius, éclate, en traits non méconnaissables, la rivalité de la royauté et du sacerdoce. Mais ce n'est point en favorisant la religion grecque aux dépens de celle de l'Étrurie , c'est en cherchant à s'em- parer des forces mystérieuses de cette der- nière , que le troisième roi de Rome paraît avoir voulu résister au pouvoir spirituel. Il se dé- clare l'émule des prêtres toscans : il prétend pénétrer les secrets de leur magie; il dérobe leurs conjurations (i) pour évoquer la fou-

supprimant le nom fabuleux d'Orphée pour y substituer celui de doctrine Orphique , elle implique que la doctrine de Numa e'tait une doctrine de prêtres.

(i) Denys d'Halicarnasse ajoute que Tatius honorait des dieux dont il n'était pas facile d'exprimer les noms en grec. Cette observation prouve la différence des deux espèces de divinités.

(2) Ces conjurations avaient été révélées à Numa par Picus et par Faune , après qu'Égérie l'eut averti de les garrotter. Elles avaient l'art de forcer les dieux à faire connaître leur volonté par les éclairs et le vol des oi-

LIVRE XJ, CHAPITRE VII. 3^5

dre à leur manière; et ils le punissent en attribuant sa mort à quelque omission sa- crilège dans les redoutables cérémonies qu'il avait essayées d'une main profane (i). Tar- quin l'Ancien (2) repousse plus directement

seau3>, signes que les mortels vulgaires n'obtenaient que par une faveur que les dieux pouvaient leur refuser.

(NiEBUHR, I, 167.)

(i) « Tradunt volventem commentarios Numae, quum ibi quaedam occulta solennia sacrificia Jovi Elicio facta invenisse, operalum his sacris se abdidisse : sed non rite initum aut curatum id sacrum esse : nec solum uUam ei oblatam cœlesliumspeciem , sed ira Jovis sollicitati prava religione fulmine iclum cum domo conflagrasse. » (Tit. Liv. I,3i.)

(2) La tradition fait de Tarquin l'Ancien le petit- fil» d'un fugitif de Corinthe. Elle raconte que son aïeul Dé- marate, de la race des Bacchiades^ voyant sa famille opprimée par la tyrannie des Cypsélides, avait cherché un asile en Étrurie vers la 3o® olympiade, et y avait amené plusieurs artistes grecs. (Pline, Hist. Nat., XXXV, 3-5; Strab. V.) En effet, quelques années après l'expul- sion des rois, des artistes grecs étaient établis à Rome, et deux d'entre eux, Damophile et Gorgasus, travail- lèrent à la décoration d'un temple de Cérès. (Plin. ibid. 12; Den. u'Hal. VII, 17 ; Tacit. Annal. II, 9.) Les 170 ans pendant lesquels , suivant Varron , les Romains n'eurent point de simulacres, finissent précisément sous

326

DE LA RELIGION

la religion étrusque, pour introduire l'esprit de la religion grecque. Il appelle à Rome des fa- milles grecques de toutes les parties de lltalie elles s'étaient réfugiées (i). Il ordonne la cons- truction d'un temple de Jupiter sur le mont Tarpéien; son fils l'achève , et comme il y avait sur cette colline plusieurs autels érigés à des divinités italiques, on les en expulse solennel- lement (2). Ainsi , comme nous l'avons dit en

H règne de Tarquin l'Ancien , puisque , d'après la chro- nologie Varronienne, ce prince mourut l'an de Rome 175 ; et nous apprenons de Pline (Hist. Nat., XXV, 12 et 45) qu'il avait fait placer dans le Capitole une statue de Jupiter, et dans un autre temple une statue d'Hercule, Il y a dans Tertullien un passage qui indique que les Romains avaient conservé le souvenir de celte révolution : « Elsi a Numa concept^i est curiositas superstitiosa, non- diim tamen aut simulacris aut templis res divina apud Romanos constabat, frugi religio et pauperes ritus, ac nulla Capitolia certantia cœlo , sed temeraria de cœspite altaria, et vasa adhuc Samia et nidor ex illis, et Deus ipse nusquam. Nondum enim tune ingénia Graecorum atque Tuscorum fingendis simulacris urbem inundave- runt. » (Apolog., cap, i5.)

(i) Notamment de Vélitri, colonie grecque. Suet. in Augusto,

(2) Le passage de Tite-Live (I, 55) prouve clairement

L I V R XI, CHAPITRE VII. 3^7

coiumençant ce chapitre, Rome naissante vit lutter dans ses murs les deux espèces de po- lythéisme. L'ensemble de la lutte nous échappe, mais d'incontestables détails la trahissent.

Cette lutte dut avoir ses vicissitudes et ses intervalles. Les rivalités des rois et des prêtres engagèrent probablement les premiers, tantôt à chercher contre les seconds des appuis dans les étrangers qu'ils accueillaient et qui leur apportaient l'esprit anti-sacerdotal de la Grèce, tantôt à négocier avec des rivaux toujours à craindre. Romulus avait fait venir des pontifes d'Etrurie, afin d'apprendre d'eux les rites né- cessaires pour concilier aux villes nouvelle- ment fondées la protection des dieux (i). Tarquin l'Ancien, malgré son anathème contre les dieux d'Italie, emprunta des Toscans leurs

la révolution opérée dans la religion par les Tarquins : « Tarquinius (superbus) Jovis templum in monte Tarpeio reliquit. Tarquinios ambos , patrem vovisse, filium per- fecisse. Et ut libéra a caeteris religionibus area esset, et

tola Jovis templique ejus exaugurare fana sacellaque

statuit, quae aliquot ibi a Tatio rege consecrala inaugu- rataque fuerant. »

(i) Plutàrch. in Romulo.

3^8 DE LA RELIGION,

jeux sacrés et quelques cérémonies religieu- ses (i); et son fils, dédaigneux d'abord des li- vres sibyllins, rendit ensuite un solennel et barbare hommage fa) à ces feuilles recueillies par des devins étrusques et dépositaires des destins de Rome (3).

Ce qui paraît avoir mis un terme à cette os- cillation des deux cultes, et déterminé la vic- toire en faveur du polythéisme grec , c'est l'ex- pulsion des rois et l'établissement de la répu- blique. Chose singulière! cette révolution fut probablement l'ouvrage des prêtres; elle tourna contre eux. Sans elle les pontifes se seraient vraisemblablement coalisés avec les monarques. Les premiers auraient fait recevoir, par les se- conds, leurs dogmes et leurs rites, en prêtant à leur empire temporel une sanction sacrée : mais la liberté politique, quelque différente qu'elle fût chez les anciens de ce que nous nommons liberté dans nos temps modernes, op- posa une puissante barrière aux empiétements

(i) TiT.-Liv. I, 35-38.

(a) Il fit coudre dans un sac et jeter à la mer un Ro- main qui avait donné ces livres à copier. Den. d'Hal. IV. (3) Den. d'Hal. IV, 14.

LIVRE XI, CHAPITRE VII. 3^9

du pouvoir sacerdotal. Les gouvernements populaires, ou même les aristocraties qui ap- pellent beaucoup d'individus à la participation des affaires, balancent, par les intérêts de ce monde , l'autorité spirituelle. Le despotisme , versant à grands flots sur ses esclaves tous les malheurs et tous les opprobres, les met à la merci de quiconque leur promet un asile ail- leurs , à moins que le despotisme , habile à tout avihr, n'avilisse aussi la religion; mais ceci n'arrive que chez les nations très-corrompues, et par un concours de circonstances heureu- sement assez rares (i).

Sans doute, les expéditions militaires des Ro- mains contribuèrent aussi à diminuer l'autorité des prêtres. Un auteur français remarque avec raison que si le règne guerrier de Tullus Hosti- lius n'eût succédé immédiatement au règne pa- cifique de Numa, la superstition la plus grossière aurait pesé sur Rome naissante. L'esprit guerrier seul n'aurait pas sauvé Rome. Les Scandinaves , plus belliqueux que les Romains, ont, à une épo- que tardive à la vérité, subi le joug des prêtres.

(i) V. t. I, p. 60, 2^ éditi

33o DE LA RELIGION,

Sans la liberté , Rome pacifique eût éprouvé la même destinée que les Égyptiens; Rome guer- rière, avec les différences que les climats en- traînent, la même destinée que les Scandi- naves. Ce qui le prouve, c'est que toutes les réformes qui décidèrent du génie et de la ten- dance de la religion romaine , eurent lieu dans le siècle qui suivit l'abolition de la royauté.

Les dieux prirent alors des formes plus élé- gantes. En adoptant la figure humaine, ils se dégagèrent des monstruosités dont l'esprit symbolique, enté sur le fétichisme, les sur- charge (i). Les pénates, par exemple, au lieu d'être des vases informes, entourés de serpents, furent des adolescents armés de lances (2). Alors aussi furent supprimés les sacrifices humains (3). Junius Brutus remplaça les en-

(i) Creutz. II, 3i5.

(2) Creutz. ib.

(3) La suppression des sacrifices humains est attribuée à Hercule, dans toutes les traditions italiques. Il tua Faunus , qui immolait des hommes. (Plutarch. Parallel. Min. n^ 35.) Il expliqua aux Sabins le sens d'un oracle, sur la foi duquel ils offraient aux dieux des victimes hu- maines , et il les fit renoncer à cette pratique. (Den. d'Hal. I, i4; Steph. Byz. in Aêopiy. ) Il est évident que le nom

LIVRE XJ, CHAPITRE VII. 33 1

fants immolés à Larunda par des têtes de pa- vots, et les trente sexagénaires qu'on jetait

d'Hercule est ici un nom générique ; ce héros occupe sans cesse la première place dans toutes les le'gendes latines. Il intervient dans des événements ou dans des fables qu'on racontait en Grèce sans faire aucune mention de lui ; son souvenir s'entremêle à beaucoup de rites et d'in- stitutions du culte romain. On offrait annuellement à Rome un sacrifice ayec des cérémonies purement grec- ques, en mémoire d'une tradition relative à Hercule (Den. d'Hal. I, 9, et VI, i) , et les seules familles sacer- dotales qui existassent dans cette ville lui étaient consa- crées. (DaN. d'Hal. VIII,) Denys d'Halicarnasse nous parle de vestiges de temples et d'autels en son honneur, antérieurs à la fondation de Rome, et sur le lieu même elle fut construite (id. ib.). Nous pensons donc que le nom d'Hercule était la désignation collective de plusieurs des colonies grecques. Cette conjecture s'accorde très- bien avec l'influence de ces colonies, et quand Denys d'Halicarnasse (ib.) nous dit qu'on trouverait à peine dans l'Italie entière un endroit Ton ne rendît pas à Hercule les honneurs divins, il démontre clairement, ce nous semble, l'universalité de cette influence. Mais en même temps l'abolition des sacrifices humains par les colonies grecques prouve que ces sacrifices tenaient, du moins quant à leur prolongation, à l'esprit sacerdotal. Les colonies grecques n'étaient pas soumises à la puis- sance du sacerdoce; elles affaiblirent ou détruisirent cette puissance partout elles pénétrèrent , et les sacrifices humains disparurent avec elle. Une tradition particulière

v^32 DE LA RELIGION,

dans le Tibre, par trente simulacres faits de paille (i). Des jeux solennels furent institués en mémoire de ce triomphe de l'humanité (2). Dès-lors, ces cérémonies ne se renouvelèrent que comme de tristes exceptions, dans des

rapporte néanmoins cette abolition, non à Hercule, mais à un vainqueur aux jeux olympiques. Un des compa- gnons d'Ulysse, jeté sur les côtes d'Italie, ayant violé une jeune fille de Tecmesse, les habitants le lapidèrent. Il devint un mauvais génie, qui mettait à mort tous ceux qu'il rencontrait. Les habitants ayant consulté l'oracle de Delphes , il leur fut commandé d'honorer la mémoire de celui qu'ils avaient tué, en lui consacrant un bois, lui bâtissant un temple, et lui sacrifiant tous les ans une vierge. Ils le tirent jusqu'à l'époque un Lacédémonien , Euthymus, qui avait mérité une statue par ses victoires aux jeux olympiques, ému de pitié et d'amour pour la victime, offrit de combattre le mauvais génie et en fut vainqueur. Alors le sacrifice fut aboli. (^Elien, Var. Hist., VIII, 18; Pausan. VI, 6.) On voit que c'est toujours à un Grec que cette abolition est attribuée. Saturne et Ops, dit une autre légende, avaient , dit- on, mangé de la chair humaine : Jupiter avait rejeté ce détestable usage. (Macr. Sat. 1,7; Arnob. adv. Gent. II; Lactant. I, 20.) Ops et Saturne sont des divinités italiques; Jupiter est un dieu grec. (V. tom. I , ch. 9.)

(i) OviD. Fast. V; Serv. ad Georg. I, 43; Pomp. Fest. Varro, de ling. lat. VI; Den. d'Hal. I.

(2) Ludi compitalitii. Pinsc.

LIVRE XI, CHAPITRE VU. 333

circonstances extraordinaires (i); et lors même que de telles circonstances ramenèrent, par intervalles, cette superstition déplorable, les Romains en détournèrent toujours leurs re- gards avec horreur. La mort d'un homme, bien qu'ordonnée par les dieux , ne leur pa- raissait point, comme à d'autres peuples, une occasion de fêtes, mais de lamentations, de deuil et de regrets.

Phitarque, en nous racontant que, dans l'espérance de détourner les calamités que l'incontinence des vestales et les livres sibyl- lins leur faisaient craindre, les Romains enter- rèrent vivants un Grec et une Grecque, un Gaulois et une Gauloise, ajoute qu'un sa- crifice expiatoire était offert tous les ans aux mânes de ces victimes (2). Ovide nie que des rites pareils eussent jamais existé à

(1) Les conspirateurs qui voulaient ramener à Rome les Tarquins expulsés s'étaient engagés réciproquement par le sacrifice d'une victime kumaine. ( Plut, in vita Public. )

(2) Pldtarch. Quaest. Rom. 83. La même chose eut lieu du temps de César (Plin. XXVIII , 2) ; mais il n'en est pas moins positif que ces rites avaient été prohibés à Rome par une loi formelle l'an 655 de cette ville.

334 ^^E LA RELIGIOK,

Rome. Il est naturel qu'un poète, écrivant du temps d'Auguste, ne voulût pas croire aux usages féroces de ses ancêtres. Mais il y a, dans le même poète, un dialogue curieux à cet égard, entre Jupiter et Nu ma (i); et ce dia- logue, qui contient, sous une apparence de plaisanterie, l'histoire exacte de cette révolu- tion dans le culte, prouve, en même temps, que l'assertion d'Ovide n'était pas fondée.

A dater de la liberté de Rome, sa puissance fut toujours employée à interdire les sacrifices

(t) Caede caput, dixit (Jupiter). Cui rex, parebimus, inquit.

Caedenda est hortis erecta cs^pa meis. Addidit hic, hominis : summos, aît ille, capillos. Postulat bic animam, cui Numa, piscis, ait.

Risit.

Fast. III.

« Je veux une tête, dit Jupiter. Tu seras obéi, répond le roi ; je couperai la tête à un ognon qui s'e'Iève dails mes jardins. Je veux la tête d'un homme, reprend le premier. Je t'offrirai, dit le second, l'extrémité de ses cheveux. C'est une ame que je demande , s'écrie enfin le dieu impatient. Tu auras celle d'un poisson, répliqué Numa. Le dieu se prit à rire. » Notez que dans ce dialogue Jupiter paraît évoqué par Faune et Picus , deux divinités de l'ancien Latium. Il est inutile de faire observer à nos lecteurs que c'est à tort qu'Ovide attribue à Numa une réforme qui ne fut complète que plus d'un siècle après lui. Plutarque (vit. Numae) partage cette erreur.

LIVRE Xr, CHAPITRE Vif. 335

humains chez les peuples alliés ou vaincus. Elle en purifia d'abord l'Italie, et successive- ment elle travailla à en délivrer l'Espagne et les Gaules (i). César, préteur en Ibérie, abolit cet usage, que les Phéniciens avaient porté à Cadix (2). Enfin, Tibère et Claude, voyant la persévérance obstinée des Druides, les persé- cutèrent et les détruisirent (3).

Quelques écrivains ont considéré comme une forme de sacrifices humains , les combats de gla- diateurs usités à Rome, et devenus , surtout dans les derniers siècles, une partie essentielle de tou- tes les pompes et de tous les plaisirs prodigués à un peuple inquiet, corrompu et redoutable. Mais ces combats étaient des amusements fé- roces , non des cérémonies religieuses. L'esprit de conquête, toujours arrogant et toujours fa-

(i) V. dans Pline (XXX, i) le sénatus-consulte pro- mulgué l'an 657 ^^ Rome, et qui regardait principale- ment les Gaulois.

(2) CicER. pro Balbo, 43.

1^3) Pline (VIII, 2) fait de l'abolition de cette pratique un grand sujet d'éloges pour ses compatriotes. « Non sa- tis aestimari potest quantum Romanis debeatur , qui suS- tulere monslra in quibus hominem occidere religiosisii- mum erat, mandi yero etiam saluberrimum. »

336 D F LA RELIGION,

roiiche, dépouillait, aux yeux des vainqueurs, les malheureux tombés dans les fers, de tous les droits de la condition humaine. Les Ro- mains, dédaigneux de leur sang sur le champ de bataille, se plaisaient à voir couler, dans le cirque, le sang de leurs ennemis. Ce n'est pas leur religion, ce sont leurs habitudes guerrières qu'il faut accuser. La preuve en est dans le privilège que les spectateurs s'étaient réservé, de faire grâce au combattant qui se distinguait par son courage. Ils n'auraient osé frauder les dieux d'une victime que la piété leur aurait consacrée. Enfin , c'étaient des prisonniers que les Romains forçaient à s'entr'égorger , et Rome se serait soulevée contre l'insolent pontife qui aurait frappé l'un de ses citoyens d'un sem- blable arrêt. > ina^i

Les rites licencieux furent également écar- tés du polythéisme de Rome. L'histoire nous transmet une tentative du sacer- doce toscan , pour introduire dans cette reli- gion des pratiques indécentes. Les Sabines enlevées demeuraient stériles. Leurs époux inquiets, consultèrent Junon dans la foret sa- crée du mont Esquilin. La cime des arbres an- tiques s'agita tout-à-coup, un oracle scanda-

LIVRE XI, CHA.PITRE VII. 337

leux se fit entendre (i). Heureusement la su- perstition ne put vaincre l'hoiTeur nationale. Un devin, interprète de l'oracle, proposa d'é- luder l'ordre des dieux par une cérémonie moins révoltante, qui devint partie des fêtes lupercales, dans lesquelles des jeunes gens nus, ou presque nus, armés d'un fouet que for- maient des courroies de peau de chèvre, frappaient les femmes qui se présentaient de- vant eux. Il est impossible de méconnaître, dans ce récit, la tendance du sacerdoce, qui, jusqu'à l'arrivée des colonies grecques, avait dominé l'Italie, tendance qui fut surmontée par le bon sens de ces colonies. Les règlements qui prohibaient les rites obscènes, sont tous émanés du sénat après l'affermissement de la république (2). Nous les verrons tomber en

(i) « Italidas matres, inquit, capér hirtus inito. » Fa$t. III.

(a) Le décret du sénat contre les bacchanales et les orgies dans lesquelles on portait le Phallus est de l'an de Rome 568, 86 ans arànt J.-Ch., 100 ans après l'as- servissement de rÉtrurie par les Romains. (V. Heyîtk, Monnm. Étrusc. art. nov. Com. .Soc. Goelt. V. p. 49.) Les jeux floraux , célèbres par leur obscénité qui obligea Caton à se retirer, datent de la religion de l'Étrurie.

338 DE LA RliLIGIOlV,

désuétude, et les pratiques licencieuses re- naître, à rapproche de l'empire (i).

En même temps que les Romains repous- sèrent les rites obscènes, ils mitigèrent, bien que légèrement , les privations contre nature. A Albe, les vestales étaient astreintes à une continence perpétuelle; à Rome, elles pou- vaient s'en affranchir après trente ans {i).

Varron (de ling. la t. IV) et Denys d'Halicarnasse (I, Sa) font remonter l'institution de ces jeux à Tatius, roi des Sabins. La tradition qui l'attribue à une courtisane nommée Flora est fondée sur la ressemblance du nom , mais d'ailleurs très-peu vraisemblable. Le sénat, qui pou- vait fermer les yeux sur un usage antique et consacré, n'anrait pas permis une innovation scandaleuse.

(i) Le dieu Mutunus Tutunus, dont nous avons parlé cî--dessus , et qui avait été banni de Rome dans les temps de la sévérité aristocratique et de l'effervescence popu- laire , d'accord sur le seul point de la religion , reparut au milieu du délire des tyrans et de l'abjection des esclaves.

(a) Ce fut Numa qui transporta d'Àlbe à Rome l'in- stitution des vestales, et qui choisit lui-même les quatre premières. (Tit. Liv. I, 20.) Dans la ville d'Albe, les vestales coupables étaient battues de verges jusqu'à la mort. Numa les condamna à être lapidées. Tarquin l'An- cien ordonna qu'elles seraient enterrées vivantes. (Den. u'Hal. VIII, 14 ; IX, 10.) On reconnaît une conces-

LIVRE XI, CHAPITRE VII. 33^

Les tortures volontaires ne s'introduisirent que fort tard dans le polythéisme de Rome, soit comme un usage étranger, soit comme rémi- niscence des pratiques antiques^ espèce de ré- miniscence qui se réveille facilement dans les calamités et dans les dangers (i).

En résultat , nous apercevons à Rome , d'une manière plus évidente que partout ailleurs , l'opposition fondamentale du polythéisme sa- cerdotal et du polythéisme indépendant. Si les habitants de Rome naissante étaient re- portés par quelques habitudes antérieures et des souvenirs traditionnels vers la religion de l'Italie, qui était le culte de leurs ancêtres.

sion de ce prince envers les prêtres. Nous en avons parlé ci-dessus.

(i) Les lois des douze tables défendaient expressément aux femmes de se déchirer les joues. Mulieres gênas ne radunto. C'était un usage étrusque, emprunté des sacri- fices funéraires, m? j<2/?g'«z«e ostenso inferis satisfiat. (Varr. ap. Rosiu. antiq. Rom. éd. Dempster, p. 44^0 Lorsque, vers la fin du cinquième et surtout dans le sixième siècle de Rome, le culte de Cybèle y arriva de contrées sacerdo- tales, les Romains prohibèrent les danses frénétiques des Corybantes, qui se mutilaient. (Lact. de Fais. ReL I, 21; JuvENAL , sat. IV ; Propert. ; Plut, in Pyrrh. ; Tix. Liv. XXIX, 10, II, 14 ; AppiAN. de bello Annibal. , XLV. )

22.

34o DE LA RELIGION,

et vers l'histoire de l'Italie , qui était leur his- toire, le respect que les descendants des co- lonies avaient conservé pour leur patrie ori- ginaire plana, pour ainsi dire, sur ces souve- nirs et ces habitudes. La religion italique fournit aux Romains un nombre infini de di- vinités (i), beaucoup de légendes, d'usages et de rites (2). Mais le génie de la religion grecque s'empara de ces choses pour les modifier (3) , et comme les Athéniens avaient nationalisé Minerve (4) , les Romains identifièrent à leur histoire Jupiter Stator : un symbole scientifique devint un dieu protecteur de la cité. Le soleil qui s'arrête rallia les légions en fuite.

(i) Des noms étrusques furent transportés à ces divi- nités grecques. Pallas Athèné, que les Étrusques nom- maient Ménerva ou Minerve , conserva cette appellation. (MicALi II, p. 48 et suiv.)

(2) La musique dont les Romains se servaient dans leurs pompes religieuses était l'ancienne musique étrus- que. (Strab. V; PuN. Hist. Nat. XV, 26; Virg. Georg. IIj 193 , ibiq. interprètes.)

(3) Romulus, c'est-à-dire le peuple romain personnifié (v. ci -dessus). Romulus, dit Denys d'Halicarnasse (II, 7), prit dans les institutions grecques ce qu'il y avait de ùielUeu.r,

(4) V. t. Il, p. 393.

LIVRE XI, CHAPITRE VU. 34l

Le soleil qui renaît fut Véturie (i). Les Romains conservèrent du premier de ces po- lythéismes tout ce qu'ils purent en conserver; leur politique peupla les collèges des pontifes des citoyens les plus éminents dans l'état et l'armée , dépouillant ainsi ces collèges de l'es- prit théocratique (2). La même politique se fit de la divination un instrument qui pourtant réagissait quelquefois contre elle (3). Elle em-

(i) V. t.I, p. ièV, a^ éiiit. ' '■"

(2) Le personnel des pontifes fut changé ; le» formes de la législation pontificale restèrent les nxêmes. (Ni4b.

1,96)

(3) Le sénat envoya six fils des plus illustres familles chez six différentes peuplades de l'Étrurie pour y ap- prendre la divination. Lab^on traduisit en latin les six. livres de Tagès sur cette scienre. (Tit.-Liv. IX, 36.) La politique romaine rattachait habilement la divination à la plus ancienne tradition nationale, Romulus et Rémus, disait-on, se disputant l'empire, étaient convenus de laisser la décision aux augures. Celui qui en apercevrait de favorables avant son rival monterait sur le trône. Rémus vit six vautours qui volaient du Nord au Sud : mais au lever du soleil Romulus en vit douze. ( Varr. I , x8, ap. Censorin., 17; Niébuhr, I, 1 56.) Nous appre- nons de Cicéron que la divination romaine était di- visée en deux grandes branches, subdivisées elles-mêmes

(

3*42 1>K LA RELIGION,

prunta des Étrusques quelque chose de k division en castes , pour ajouter une religieuse sainteté aux relations des patrons et des clients (i). Aussi long-temps que Rome fut une monarchie , ses rois , à leur avènement au trône , revêtirent , d'après les formes étrusques, les signes de leur dignité (2). Mais l'esprit du sacerdoce, les dogmes qui lui appartenaient en propre, les victimes humaines, les rites licencieux, le mérite mystique attaché aux privations ou à la douleur, toutes ces choses furent bannies du culte pour n'y rentrer que fortuitement , quand la terreur égarait les âmes (3), ou tardivement, quand la corrup- tion les eut dégradées.

en plusieurs autres, La première se composait de ce que l'homme peut regarder comme une manifestation directe de la divinité, les pressentiments , les songes, les extases. La seconde consistait en signes auxquels on avait attaché une signification arbitraire. Aussi appelait-on la première naturelle, la seconde artificielle. (Ciceb. de Div. 1,6.)

(1) NlÉBUHR. I, 80.

(2) NlÉBUHR. I, 96.

(3) Les traditions et les dogmes, éfruscpies ou sacerdo- taux, laissèrent dans les notions des Bomains même

LIVRK XI, CHA.PITRE VII. 343

Nous nous arrêtons ici. La vérité que nous avions promis de prouver nous paraît hors de doute, et nous n'aurons à revenir sur la reli- gion romaine que lorsqu'il s'agira de montrer les modifications ultérieures du polythéisme.

éclairés , des vestiges isolés, mais remarquables. Cicéron, l'élève, l'admirateur, le critique et le juge des diverses philosophies grecques, fut tenté, pour se venger de l'in- grat et impitoyable Octave, de se donner la mort sur l'au- tel d'un mauvais génie, Alestor ou Alastor , qui recueil- lait l'anathème de la bouche des mourants, et s'achar- nait, armé de cette malédiction solennelle , sur ceux qui avaient abusé de leur pouvoir. (V. Plut. Vit. Cicer. 34 , et De la décadence des otacles.) C'est une idée toul-à-fait analogue à la doctrine indienne sur la puissance des ma- lédictions.

DE LA RELIGION,

CONSIDÉKÉE

DANS SA SOURCE, SES FORME$ ET SES DÉVELOPPEMENTS.

LIVRE XIL

DE LA MA-RGHE OU POLYTHEISME INDÉPENDANT DES

pn^T:^«s, jusqu'à, soîî Pi^igs paut pq^nï de pi^ii-

FECTIONNEMENT (l).

CHAPITRE PREMIER

Comment les progrès de Vétat social intro- duisent la morale dans la religion.

J^lous avons établi, comme la vérité princi- pale à démontrer dans notre ouvrage, que

(i) Nou» avoHS tâché d'aller rapidement dans ce livre. La Grèce étant plus connue que l'Inde , et moins énig-

is la situation

346 DE LA RELIGION,

chaque révolution qui s'opère dans de l'espèce humaine en produit une dans les idées religieuses, et nous avons déjà vu le polythéisme substitué au fétichisme , par le passage de l'état sauvage à l'état barbare. Le polythéisme subit d'autres modifications importantes, par le passage de l'état bar- bare à un état plus civilisé; et les notions d'une justice distributive , d'une rémunération équi- table et injfaillible , deviennent des dogmes précis et positifs, au lieu de n'être que l'ex- pression de vœux impuissants, d'espérances confuses.

Cette révolution s'opère d'une manière évi- dente chez les peuples que ne retardent ou n'enchaînent aucune circonstance accidentelle, aucune calamité physique, aucune tyrannie religieuse ou politique.

Forts de la jeunesse de toutes leurs impres- sions, excités par la nouveauté de ce qu'ils éprouvent , les hommes n'ont encore à se dé- fendre ni de la lassitude intérieure , ni du mé-

matique que l'Egypte, nous avons cru pouvoir nous fier aux connaissances et à la sagacité du lecteur.

LIVRE XII, CHAPITRE I. 347

canisme extérieur, résultats tristes et inévita- bles d'une longue civilisation. Aucune arrière- pensée ne les affaiblit, aucun scepticisme ne les trouble ; ils sont exposés à beaucoup de maux , mais l'expérience n'est pas pour les avertir qu'il y a des maux sans remède. Ils ne voient que des obstacles à vaincre dans ce qui nous paraît une nécessité à subir. nous nous résignons, ils luttent; et leur activité s'accroît des difficultés qui découragent la nôtre.

Dans le passage de la vie purement belli- queuse à la vie civile, de l'état uniquement guer- rier à l'état agriculteur, les peuples éprouvent des besoins d'une espèce tout-à-fait nouvelle ; celui du travail (i), qui a remplacé l'emploi de la force , en substituant l'échange à la con- quête; celui de la propriété, sans laquelle le travail ne serait qu'une suite d'efforts illu- soires; celui de la sécurité, sans laquelle la propriété serait précaire.

Pour satisfaire ces besoins inconnus jusqu'a- lors , des institutions fixes sont indispensables.

(i) V. le passage sur Hésiode, t. III, p. 29^-300 .

34Ô DE LA RELIGION,

Elles ne tardent pas à prendre la place que la nécessité leur assigne ; une force publique se forme, qui tend à préserver l'association des attentats de ses membres, et les membres de l'association de leurs violences réciproques. La force irrégulière des individus conserve quel- que temps ses funestes privilèges, mais ils lui sont chaque jour plus contestés. L'injustice qui, précédemment , ne renconti'ait d'obstacles que dans ceux qu elle blessait d'une manière immédiate , en rencontre maintenant dans la coalition de tous ceux qui ne profitent pas de ses succès. Il n'y avait jadis que les offensés qui réclamassent; tous ceux qui sont désinté- ressés réclament. Le plus grand nombre fonde ses calculs sur l'observance des lois, c'est-à- dire sur la justice et sur la morale. La morale et la justice deviennent le centre de la majorité des intérêts , le point autour duquel se réunit la. majorité des forces.

Cette révolution dans les idées et dans les institutions en produirait une dans les notions religieuses, lors même que l'intérêt seul les modifierait. Cet intérêt veut toujours employer à son usage l'autorité des dieux. Tant que l'état social, à peine constitué, n'influait sur les in-

LIVRE XII, CHA^PITRE 1. 34^

dividus que d'une manière partielle et inter- rompue, Fintérêt occupait ses dieux principa- lement de la protection individuelle. Maintenant il s'agit d'une protection plus générale ; l'auto- rité des dieux s'y consacre.

Ces puissances invisibles, que nous avons déjà remarquées précédemment , se modelant sur les humains , et de fétiches épars compo- sant un peuple céleste , suivent de nouveau l'exemple des hommes. Lorsque ceux-ci n'a- vaient pour occupations que des guerres per- pétuelles, pour délassements que des plaisirs grossiers , pour moyens de salut ou de succès que leur vigueur ou leur adresse, pour chefs que les plus hardis et les plus violents, les objets de leur culte se livraient au haut des cieux à im genre de vie tout semblable. Ils protégeaient sans distinction les projets inno- cents et les desseins coupables, les désirs effré- nés et les entreprises légitimes. Les sacrifices et les présents avaient droit de les intéresser à toutes les causes, et la vertu, comme le crime, était obligée de les acheter. Mais aus- sitôt que les hommes ont des lois, des juges, des tribunaux, mie morale publique, les dieux président à l'exécution de ces lois , surveillent

35o DE LA RELIGION,

la conduite de ces juges , composent eux-mêmes un tribunal suprême, et prêtent à la morale une assistance surnaturelle. Toutes leurs rela- tions avec les hommes sont modifiées confor- mément à cette tendance. Les moyens de se concilier leur bienveillance ne sont plus ce qu'ils étaient auparavant (i); les hommages, les vœux , les offrandes perdent de leur effica- cité. Nécessaires encore pour que les dieux ne s'irritent pas de la négligence des mortels , ils ne suffisent plus pour assurer à l'injustice les secours célestes. Fidèles aux usages de la pre- mière époque du polythéisme, les peuples qui entrent sur le territoire de leurs ennemis cherchent à gagner en leur faveur les divinités tutélaires de ce territoire , mais ils croient n'y pouvoir mieux parvenir qu'en prenant ces di- vinités à témoin de l'équité de leur cause. L'homme n'ose plus demander aux dieux leur

(i) Les dieux, dit Zaleucus dans son préambule (V. Heyne, Legum Locris a Zaleuco scriptarum fragmenta, Opuscul. II, 72 et seq.) , ne se plaisent pas aux dons des méchants comme de misérables hommes , mais veulent être honorés par les sentiments généreux et les actions vertueuses.

LIVRE XIJ, CHAPITRE 1. 35l

assistance pour les crimes qu'il veut commettre ; il essaie tout au plus d'obtenir d'eux son par- y

don pour les crimes qu'il a commis. Ils ne sont /

plus bassement envieux de toute prospérité r

humaine, mais ennemis sévères de la prospé- \

rite des méchants. Leurs foudres ne se dirigent ]

plus contre les heureux , mais contre les cou- ^

pables; ils ne persécutent plus, ils punissent. Lorsqu'il arrive aux puissants de la terre quel- que grande calamité , ce n'est plus à la jalousie des dieux qu'on l'attribue , c'est à leur justice. j

Le sentiment s'associe avec enthousiasme à ce changement dans les idées religieuses. Ces notions nouvelles répondent à tous ses désirs ; elles lui permettent d'estimer ce qu'il adore ; elles donnent au caractère des dieux plus d'é' lévation, plus de noblesse; elles les rendent plus dignes d'être honorés. La confiance suc- cède à la crainte. Même à l'aspect du crime triomphant, les mortels s'attendent avoir bien- tôt le malheur fondre sur sa tête. Si quelque- fois une évidence trop irrésistible force l'homme à reconnaître que , malgré la providence des dieux , la vertu peut souffrir, l'iniquité régner, il se persuade que tôt ou tard viendront les

/

35;

DE L/L RELIGION

l^

jours de la réparation et de la vengeance (i). Ainsi pénètre dans son cœur l'idée d'un appel du présent à l'avenir, de la terre au ciel, re- cours solennel de tous les opprimés dans toutes les situations, dernière espérance de la faiblesse qu'on foule aux pieds, de la vertu qu'on im- mole, pensée consolante et fière, à laquelle la philosophie n'a jamais essayé de renoncer, sans en être aussitôt punie par sa propre dé- gradation.

C'est donc ici l'époque de l'introduction formelle de la morale dans la religion. Nous avons prouvé que, même auparavant, la reli- gion favorisait la morale. Les dieux , en thèse générale, doivent toujours préférer le bien au mal , la vertu au crime. L'amour de l'ordre est inhérent à l'homme aussi long-temps qu'il

(i) Ce qui trompe les mortels, dit Théognis (Theog. V. 199 et suiv.), c'est que les dieux ne les punissent pas dans l'instant ils commettent le crime. Le parjure ne peut se cacher aux dieux , dit l'orateur Lycurgue contre Leocrate (v. Larcher, note sur He'rod. VI, p. 119), ni échapper à leur vengeance. S'il n'en est pas lui-même l'objet, du moins ses enfants et sa race entière tombent dans les plus grands malheurs.

LIVRE XII, CHAPITRE I. 353

raisonne abstraitement. Le même penchant est donc inhérent aux dieux, dès qu'au lieu d'être, comme les fétiches, payés, si l'on me permet cette expression, chacun à part, par les indi- vidus, ils le sont collectivement, par la so- ciété toute entière. L'intérêt de toute commu- nauté se trouve dans la morale. Les dieux protecteurs de la communauté ne peuvent remplir leur emploi qu'en empêchant les in- dividus d'offenser la morale, c'est-à-dire de mettre en péril la communauté.

Mais, aussi long-temps que, dans l'exercice de ces fonctions , ils sont mus par des motifs mercenaires ; tant qu'ils n'agissent que par un intérêt personnel; tant que les récompenses et les châtiments assurés aux hommes dans cette vie et dans l'autre, n'ont aucun rapport- > nécessaire avec leur conduite envers leurs \ semblables, la morale ne fait pas, à propre- \ ment parler, partie de la religion. Pour qu'elle | en fasse partie, il faut que l'injustice d'homme \ à homme attire la rigueur des dieux, bien que J le criminel n'ait mérité leur colère par aucune négligence, ou aucune insulte qui ait pu les blesser directement.

IF.

354 l> K I> A RELIGION,

CHAPITRE II.

Des contradictions qui caractérisent cette époque du polythéisme , et de la manière dont ces contradictions disparaissent.

JLe passage de i'état barbare à l'état civilisé, est un moment de grande fermentation. La justice lutte contre la violence , l'esprit de pro- priété contre l'esprit de rapine, les principes de la morale contre l'habitude de la force. Les hommes cherchent long-temps en vain une as- siette fixe. Ils se voient assaillis tout à la fois par les inconvénients de la situation dont ils sortent, et par ceux, qui ne sont pas moins grands et qui sont plus inattendus, de la situa- tion dans laquelle ils entrent.

La religion se ressent de cette fermentation. Les maximes qui s'introduisent viennent se heurter contre celles que les souvenirs consa- crent. Les opinions qui commencent à se

LIVRE XII, CHA.PITRE II. 355

perdre, celles qui commencent à s'établir, se rencontrent et se contredisent (i).

Mais, à mesure que la civilisation fait des progrès, la morale s'identifie davantage avec la religion, la confusion cesse et les contra- dictions disparaissent; la vénalité des dieux est encore reconnue ; l'égoïsme ne peut renoncer à ce dogme, dont il fait un si grand usage, et cette opinion traverse, avec plus ou moins de déguisements , toutes les époques. Mais elle a subi déjà une modification importante. Les dieux ne sont pas encore devenus des êtres désintéressés , mais ils sont devenus d'honnêtes gens, dans le sens ordinaire de ce mot. lisse font payer pour faire le bien, mais ils ne per- mettent plus qu'on les paie pour faire le mal.

(ï) Un écrivain prétend que lorsqu'un peuple a admis la morale dans sa religion , il ne permet plus aux dieux qu'il adore comme bons que des actions vertueuses , et que , s'il leur en attribue de mauvaises , c'est qu'il ne les regarde pas comme telles. Des exemples sans nombre , dans toutes les religions , prouvent le contraire. L'homme a une telle vénération pour la force, qu'il respecte long- temps en elle des actions qu'il croit interdites à la fai- blesse. Cependant l'épuration s'opère peu à peu , et l'au- teur qui avait tort finit par avoir raison.

23.

356 DE LA RELIGION,

Les gradations de ce perfectionnement sont lentes; beaucoup de vestiges de notions an- ciennes s'y mêlent et les retardent. Lors même qu'on adopte , sur la conduite présente des dieux, des opinions plus honorables, on rappelle leurs crimes antérieurs.

Par degrés, toutefois, les traditions qui leur sont désavantageuses , sont reléguées dans un lointain plus obscur. On se fait une espèce de scrupule de les raconter, et bientôt l'on arrive à les révoquer en doute.

Ainsi, par une réaction heureuse, la morale, qui a trouvé dans la religion une garantie, épure et améliore cette religion qui la sanc- tionne.

Il y a une observation curieuse à faire sur les hommes qui, à cette époque, s'obstinent à rappeler les traditions dégradantes. Ce retour apparent aux opinions primitives , n'est souvent qu'un commencement d'in- crédulité. Dans le polythéisme sans morale, c'était pour honorer les dieux, pour exal- ter leur puissance, qu'on parlait de leurs ja- lousies et de leurs vengeances implacables. Après l'introduction de la morale dans le po- lythéisme, c'est pour leur faire tort et pour les

LIVRE XII, CHA.PITHE II. 357

rabaisser dans l'esprit des hommes, que Ton reproduit ces mêmes traditions. Ce que jadis les dévots racontaient de bonne foi, comme des actes dignes de respect, les incrédules le répètent plus tard avec ironie, comme des scandales. Ainsi, Bossuet et Voltaire se ren- contrent pour entretenir leurs lecteurs de Sa- muel massacrant Agag. Le premier vante cette action féroce , le second la dénonce. Les fidè- les du dix-septième siècle y voient un mo- dèle à suivre; les philosophes du dix-huitième, un forfait à détester.

L'incrédulité , au reste , est toujours voisine du triomphe complet de la morale dans la re- ligion. Dès que les hommes se sont bien péné- trés de la nécessité de la morale , leur logique les force à comparer les faits que la religion rapporte et les dogmes qu'elle enseigne, avec les principes nouveaux qu'elle est appelée à sanctionner. Il s'ensuit que, lorsque ces faits ou ces dogmes leur semblent contraires à ces principes, ils révoquent les premiers en doute: ils y sont d'autant plus obligés, que l'habitude de la réflexion faisant des progrès dans tous les esprits, des fables que, précédemment, l'on adoptait sans conséquence, servent tout

358 DE LA RELIGION,

à cQup d'apologie aux coupables (i). L'homme, frappé de ce danger, n'accepte plus la croyance que sous la condition expresse qu'elle proté- gera la morale. Il exige des dieux , pour prix de ce qu'il veut bien ne pas contester leur existence, qu'ils se rendent utiles; et, loin de leur reconnaître, comme autrefois, des droits absolus, il leur impose des devoirs. La morale devient donc une espèce de pierre de touche, une épreuve à laquelle on soumet les notions religieuses , et qui ne peut manquer d'en faire contester une partie, et d'affaiblir la confiance qu'on accordait à l'ensemble.

C'est une suite de l'intervention de cette troisième puissance dont nous avons déjà parlé : le raisonnement, se constituant juge des débats qui s'élèvent entre le sentiment et l'in- térêt , trompe tour à tour les désirs de l'un et les calculs de l'autre.

( i) C'est ainsi qu'OviDE justifie l'inceste, par i'exem- ple de Jupiter.

Jupiter esse pium statuit quodcunque juraret. Et fas omoe facit fratre marita soror.

Pliaedr. ad. Hippol.

Et long-temps auparavant, dans Eschyle, le même abn» ies tables anciennes se laisse entrevoir. « Jupiter, dit « Oreste, protège la dignité paternelle; Jupiter qui alui- «« môme attenté contre son père. » (Euménid., 64'3-644-)

LIVRE XII, CHAPITRE III. SoQ

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CHAPITRE III.

Que les poèmes d'Hésiode sont contemporains de la révolution que nous décrivons.

JuEs poèmes d'Hésiode (i) nous sont parve- nus , comme ceux d'Homère , grâce à des

(i) Les deux poèmes d'Hésiode sont la Théogonie et les Œuvres et les Jours. Le Bouclier d'Hercule est pro- bablement un fragment de la Théogonie , doïit les deux derniers vers annoncent que l'auteur va parler des fem- mes des héros et de leurs enfants. Or, c'est précisément le fils d'une de ces femmes , qui est le sujet du Bouclier d'Hercule. Ce fragment aura, par quelque hasard, été séparé du corps du poème. Cependant le grammairien Aristophane ne le regardait pas comme authentique, et le déclarait fort inférieur à la Théogonie proprement dite.

On reconnaît, dans ce dernier poème, des portions détachées d'un ou de plusieurs systèmes sacerdotaux, ténébreux et mystiques, dont l'ensemble n'était pas com- pris par le barde qui nous transmettait ces détails épais. Les hypothèses physiques d'Hésiode sur l'origine des choses , le chaos et la matière informe, sur les enfants de Phorcys et de Céto, appartiennent à la Phénicie. JËn gé-

((

360 DE LA RELIGION,

rhapsodes, qui, les chantant de ville en ville, sur les places publiques, les transmirent d'une

néral , ses allégories sont plutôt phéniciennes qu'égyp- tiennes. Dans toutes les cosmogonies égyptiennes on rencontre, pour premier principe, l'œuf mystérieux qui reparaît dans les allégories grecques empruntées des Égyptiens; mais Hésiode commence par le chaos, et les Phéniciens sont le peuple du Midi auquel l'idée du chaos fut la plus familière. Les Gorgones, qui habitent l'Occi- dent, doivent leur origine à l'habitude des écrivains de l'antiquité, qui reléguaient dans cette partie du monde, alors inconnue, tous les monstres et tous les prodiges. « A les entendre, dit Voss (Géogr. ancienne), le Nord et l'Occident étaient peuplés de magiciens et de magiciennes, qui commandaient aux vents et aux orages, tuaient ou métamorphosaient les étrangers; de géants anthropopha- ges, à trois têtes avec un œil ; de nains hauts d'une cou- dée, faisant la guerre aux grues; de griffons gardant des trésors ; de vieilles femmes, n'ayant entre elles qu'une seule dent; de monstres velus, dont l'aspect pétrifiait les spectateurs; d'hommes sans tête ou à tête de chien, avec des pieds qui leur servaient de parasol quand ils étaient couchés , ou avec des oreilles dans lesquelles ils s'enve- loppaient, comme d'un manteau pendant l'orage. » Le sphinx est une importation égyptienne. Les traditions re- latives à l'Amour (l'Éros, l'Amour cosmogonique , qu'il ne faut pas confondre avec celui que des poètes postérieurs ont donné pour fils à Vénus) , l'engendrement du ciel, des montagnes et de l'Océan, l'apparition des Titans, dont Saturne est le plus jeune, sont, d'une part , des fragments de cosmogonie qu'Hésiode ne se met point en peine de clas- ser par ordre, mais qu'il accumule au hasard, suivant que

LIVRJ: XII, CHAPITRE III. 36l

génération à l'autre , jusqu'au moment des copistes les rassemblèrent, en les rédigeant par

chaque notion se présente à lui; et, de l'autre part, le com- mencement d'une mythologie historique ou narrative, car les Cyclopes et les Centimanes sont les frères des Titans. Or les Centimanes et les Cyclopes sont , dans le langage d'un peuple qui se civilise, la réminiscence de l'état sauvage.

Uranus mutilé est encore un débris cosraogonique; c'est la nature perdant sa force génératrice. Nous avons retrouvé ce symbole dans plusieurs religions sacerdotales, avec cette différence qu'il est la base de toutes leurs cé- rémonies, et ne cesse jamais d'être présent dans toutes leurs fables, tandis que le polythéisme grec, après lui avoir rendu un stérile hommage, l'écarté comme un souvenir qui l'importune. Du sang d'Uranus, tombé sur la terre, naissent les géants et les Érynnies. Vénus est fille du ciel et de l'onde (Théogon. 187-206.) C'est l'idée primitive sous des dénominations nouvelles. L'Amour avait été représenté comme fils du chaos, principe de toutes choses; Vénus, qui remplace l'Amour, est ap- pelée fille de la mer, devenue le premier principe dans des cosmogonies plus récentes.

Cette naissance de Vénus sortant des ondes , cette vé- nération pour la mer, mère de tout, tenaient probable- ment en partie à quelque connaissance imparfaite de la philosophie des barbares , et en partie aux souvenirs des colonies et à la mémoire de leurs expéditions maritimes. Les filles de l'Océan portent les noms des diverses parties du monde, l'Europe, l'Asie, etc. Hésiode dit qu'il y en a 3,000, et s'excuse de ne pas les nommer toutes, en ajoutant que ceux qui habitent auprès d'elles savent assez leurs noms. Nérée, ce vieillard prophétique, fait

36^ DE LA RELIGION,

écrit, et y introduisant de nombreuses in- terpolations qui ont fait souvent révoquer en doute leur authenticité (i). Mais l'époque à la- allusion aux lois de la nature, d'après lesquelles la mer est agitée en hiver et paisible en été. C'est manifestement un emblème des premières observations des navigateurs suf l'ordre des saisons.

Saturne, précipité à son tour dans le Tartare avec les Titans, est le signal du triomphe de la véritable mytho- logie grecque (v. t. II, p. 446-450). Les allégories d'Hé- siode deviennent dès-lors plus claires, plus agréables, plus élégantes; les Muses sont filles de la Mémoire, l'Harmonie doit sa naissance aux embrassements de Mars et de Vénus, mais cette partie même de la Théogonie se ressent des emprunts sacerdotaux. Nous avons montré ailleurs qu'Hésiode introduit dans la religion grecque la démonologie orientale.

Les Œuvres et les Jours sont un ouvrage agronomique qui embrasse l'état social tout enlier, et la religion est bien plus appliquée à la vie humaine que dans la Théogonie. Il était composé, ainsi que ce dernier poème, de rhapsodies plus ou moins longues , dont chacune for- mait un tout. C'est un monument précieux de la plus ancienne civilisation. On voit, pour ainsi dire, l'esprit humain dans son enfance, se développer avec une activité paisible et croissante , dans les bornes étroites que lui assignent ses travaux encore récents et sa propriété pré- caire, auprès de ses foyers tout nouvellement construits.

(i) Le célèbre Heyne , dans sa dissertation sur la Théo- gonie ^Com. Soc. Gœtl.), indique beaucoup de passages manifestement interpolés. Pausanias confirme de son té- moignage l'assertion du savant moderne. La tradition

LIVRE XII, CHA.PITIIE III. 363

quelle ces poèmes ont être composés n'en est pas moins indiquée par leur nature même. Ce sont des ouvrages didactiques , postérieurs à l'épopée primitive ; des ouvrages la réflexion domine au lieu de l'inspiration, l'envie de produire des effets d'artiste remplace l'élan spontané et la candeur naïve des plus anciens poètes; enfin, l'individua-

qu'Esculape était fils d'Alcinoé, dit-il, est un conte ima- giné par Hésiode, ou par ceux qui ont pris la liberté d'ajouter leurs vers aux vers de ce poète. (Corinth. 26.) Pausanias va même plus loin dans ses doutes; il déclare que, après avoir lu la Théogonie attentivement, il la tient pour supposée (Arcad. 18), et il s'appuie de l'opi- nion des Béotiens, qui prétendaient, à ce qu'il assure, que les OEuvres et les Jours étaient le seul poème qui fût véritablement d'Hésiode; encore, ajoute- t -il, ces peuples retranchent Texorde, ou l'invocation aux Muses (Bœot. ch. 27 et 3i). Cette invocation, en effet, est peu d'accord avec le reste du poème. Les Muses qui dansent sur THélicon autour de l'autel de Jupiter, et qui louent ce dieu et son épouse, la Junon d*Argos; les épithètes individuelles et caractéristiques attachées à chaque divi- nité , tandis que les prêtres ne donnent aux leurs que des épithètes cosmogoniques et métaphysiques , sont des images et des conceptions complètement grecques. Mais ce n'est point un motif de rejeter cette invocation aux Muses. Hésiode pouvait et devait confondre tous les gen- res, comme il confondait toutes les conceptions.

364 DE LA RELIGION,

lité entraîne les auteurs à des digressions sur leur situation, leurs espérances, leurs craintes personnelles. Hésiode, à différentes reprises, parle de lui-même, de sa position, de ses rela- tions privées, tandis que, soit dans l'Iliade, soit dans l'Odyssée , tout se rapporte au sujet, rien à l'écrivain.

Les portions diverses qui entrent dans la composition des poésies d'Hésiode n'ont aucune proportion entr'elles. Tantôt abréviateur aride, tantôt rhéteur diffus, il ne subordonne point l'étendue des développements à celle de l'en- semble; ce qui le détermine, c'est la quantité de matériaux qu'il a pu recueillir dans les tra- ditions les plus discordantes; c'est un second symptôme d'un état social déjà plus compliqué, et la poésie était un moyen plutôt qu'un but.

Le style d'Hésiode serait, au besoin, une troisième preuve qu'il écrivait dans un mo- ment de crise et d'agitation sociale. Ce style, bien que sa douceur ait été remarquée par Quintilien,est sombre, sérieux, souvent triste; et ce qui démontre que ce caractère était celui de son époque et non le sien , c'est qu'il saisit toutes les occasions qu'il rencontre ou qu'il fait naître pour s'étendre en descriptions et en

LIVRE XII, CHAPITllE III. 365

digressions poétiques. Mais au milieu de ses efforts pour n'être que poète, il redevient sans cesse penseur. La terre est pleine de maux , dit-il, la mer en est remplie (i). La descrip- tion des différents âges de l'espèce humaine finit par les prophéties les plus sinistres (2). C'est à regret que les Parques filent aux mor- tels quelques jours heureux, et la Douleur, assise auprès d'elles, promène sur leurs fuseaux ses yeux mouillés de larmes. Les plaintes d'Hé- siode contre la tyrannie des grands et des rois ne sont que l'expression du malaise d'un état social encore imparfait, et troublé par ceux mêmes qui avaient mission de le faire respec- ter (3). Produit inévitable de cette agitation et de ce malaise, la réflexion reparait toujours, infatigable et décourageante. L'homme a fait le pas irréparable, ce retour sur lui-même, sur le malheur de sa condition. Il a découvert les pièges dont il est environné, les dangers de la confiance et la duperie de l'enthousiasme.

(i) Théogon. 32 et seq. (a) Ib. i63-i6a. (3) V. t. III, p. 297.

366 DE LA RELIGION,

Après cette découverte, aucune illusion n'est long-temps complète. La pureté d'ame , Télan du sentiment religieux soulèvent parfois le fardeau qui pèse sur l'imagination et le cœur. Quelques génies privilégiés s'en dégagent, nous en verrons un exemple dans Sophocle; mais la foule des écrivains demeure courbée sous ce poids : la poésie traine alors après elle une arrière-pensée qui est contre sa nature, et dont elle veut en vain s'affranchir. Elle se débat pendant plusieurs siècles, elle varie ses formes , elle calcule ses effets , elle reprend des apparences de vie , mais elle porte en elle le germe de mort.

Les contradictions qu'introduit dans les no- tions religieuses l'état social sous l'influence duquel Hésiode écrivait, frappent à chaque instant le lecteur attentif. On y voit d'abord , comme dans Homère, Jupiter dévoré d'amour pour une mortelle (i). Minerve encourageant Hercule à blesser Mars {i)\ Mars, en consé- quence, blessé et renversé par Hercule (3).

(i) Boucl. d'Herc. 3i-36.

(2) Id. :^3 1-335.

{\) Id. 458-/i62.

LIVRE XII, CHAPITRE III. 367

L'Olympe ne se constitue que par la victoire des dieux sur les Titans , qui sont leurs; rivaux et les attaquent à forces égales (i); Typhée aurait inévitablement saisi l'empire de l'Uni- vers, si Jupiter ne l'avait prévenu en le frap- pant de la foudre (2). Le Tartare d'Hésiode (3) est en tout semblable à celui de l'Odyssée. Les vaincus y sont renfermés (4); Gygès, Cottus et Briarée en sont les gardiens (5), avec leurs cent bras et leurs cinquante têtes (6). Les crimes d'homme à homme n'y sont point punis. Les OEuvres et les Jours contiennent cette idée fondamentale de la première époque du polythéisme , que les dieux et les nortels sont originairement une même race, et qu'ils sont nés en même temps (7), c'est-à-dire que les dieux ne diffèrent des hommes que par la force et par la puissance (8).

(i) Theog. 881-885.

(2) Theog. 820-868.

(3) Ib. 724-804.

(4) Ib. 7îi9-73i-

(5) Ib. 734-735.

(6) Ib. i48-i52.

(7) Œuvres et Jours , 108.

(8) Si nos recherches nous permettaient d'entrer dans

368 DE LA RELIGION,

Leur perversité est encore une opinion con-- sacrée. Jupiter envie à l'espèce humaine Tusage du feu, parce qu'elle est robjetdesahaine(i). Il ôte la voix aux maladies, de peur que les mortels avertis ne leur échappent (2). Il les a destinés à d'éternelles discordes (3). Tous les dieux concourent à embellir Pandore pour la perte des hommes (4)- Prométhée connaît si bien Jupiter, qu'il défend à son frère Épimé- thée de recevoir aucun présent de ce dieu perfide (5).

Mais, à côté de ces vestiges d'une reli- gion qui prête à ses idoles toutes les im- perfections et tous les vices, les maximes

tous les détails des mythologies, nous remarquerions que celle d'Hésiode se rapproche davantage de l'Odyssée que de riliade. Mercure , par exemple , est toujours le mes- sager des dieux et remplace Iris , ce qui fut , ainsi que nous l'avons observé plus haut, un changement à la fable, postérieur à l'opinion accréditée par le chantre du siège de Troie.

(i) Theogon. 563-568.

(2) OEuvres et Jours , 10/4.

(3) Ib. 16. (/i) Ib. 81-82. (5) Ib. 85-88.

LIVRE X 1 1 , (Ml A P I l R t 111. ^69

énoncées par le poète, prouvent que déjà les dieux se sont améliorés. Jupiter, dit-il, comble de biens les rois et les peuples justes (i). Il châtie le fourbe et dompte l'orgueilleux (2). Il a donné à l'homme FÉquité pour suprême loi (3). Cette déesse est assise auprès de lui (4). Trente mille dieux parcourent incessamment la terre, observateurs rigides des vices et des ver- tus (5). Les Furies sortent du fond des enfers pour punir le parjure (6). L'adultère, l'inceste, la spoliation des orphelins, l'ingratitude envers les parents, subissent des peines sévères (7), et ces peines s'étendent jusque sur la postérité du coupable (8) , car on sent de bonne heure que, pour l'honneur de la justice divine, l'exécution de ses arrêts doit être placée dans

(i) OEuvres et Jours, 22/|-235. ; 1.

W Ib. 7. l

(3) Ib. 274-277.

(4) Ib. 254-260. >

(5) Ib. 25o-253. Ces dieux sont des démons ou être* intermédiaires. On peut voir ce que nous avons dit, dans le livre X , de la démonologie d'Hésiode,

(6) pEuvres et Jours, 800-802,

(7) Ib. 236-245; 325-332. ;'8) Ib. 282.

3^0 DE LA RliLIGION ,

un autre monde , ou dans Tavenir de celui-ci. Les dieux, enfin, récompensent le travail, con- damnent la paresse (i), enlèvent les richesses mal acquises (2).

Ce n'est pas seulement dans ces idées géné- rales qu'Hésiode réunit des notions contra- dictoires; le même amalgame se reproduit dans ses descriptions de divinités particulières. Ici, Jupiter sujet à l'erreur, est le jouet de Prométhée (3). Ailleurs, il est appelé deux fois celui qui connaît les décrets éternels (4), et le poète se consume en subtilités théolo- giques pour concilier l'omniscience du dieu avec le succès des artifices de l'homme. Le premier, dit-il, connaissait la ruse et ne se laissait tromper que parce qu'il voulait du mal aux mortels (5). L'anthropomorphisme a introduit dans toutes les mythologies des so- phismes pareils.

Dans le Bouclier d'Hercule, les Parques hi-

(j)OEuvres et Jours, 3oi-3o8.

(2) Ib. 319-324.

(3) Theogon. 535.

(4) Ib. 55oet56i.

(5) Ib. 55i-552.

LIVRE XII, CHAPITRE III. ^^I

deus^s, terribles, ne sont que des génies mal- faisants et sanguinaires (i). Elles traînent les morts à travers la mêlée; elles se disputent les blessés; elles sacrifient ceux mêmes qui n'ont reçu aucune blessure. Dans la théogonie , elles sont les filles de la Justice (2); elles ne pour- suivent que les coupables, mais sont inexo- rables dans leur sévérité contre les crimes des dieux et des hommes (3). Cette expression, les crimes des dieux, dans le vers même le châtiment est confié à des ^divinités venge- resses, nous semble dénoter évidemment le mélange de deux idées d'époques diver- ses (4).

Nous pourrions prolonger à l'infini cette énumération. Hésiode appelle deux fois leStyx

(i) Boucl. d'Hercule, 1 56-162.

(2) Theogon. 904.

(3) Ib. 218-219.

(4) On pourrait à quelques égards comparer la persis- tance des anciens à conserver les traditions qui attri- buaient aux dieux des actions coupables, à celle des chré- tiens, qui, sous une religion de douceur et d'humanité, n'en ont pas moins conservé long-temps les traditions juives, sur le caractère jaloux et cruel de Jéhovah.

2/,.

37^ DELA RELIGION,

une divinité incorruptible (i), et quelques vers plus loin, il le nomme un monstre hor- rible et abominable (2). Dans la Théogonie, Némésis est la fille de la Nuit, le fléau des mortels ; elle verse sur eux les maux indistinc- tement^et se complaît au spectacle de leurs misères (3). Dans les Œuvres et les Jours, c'est une divinité qui habite au haut des ci eux avec la Pudeur (4). Vénus elle-même, telle que la Bhavani des Indes, a deux caractères. Elle paraît sur l'Océan , ayant à sa suite l'amour , la fécondité , un cortège plein de séduction, charme et de joie (5) ; mais bientôt elle en- gendre la nécessité, la mort et la haine (6).

(i) Theogon. ^^89-397. (•2) Theogon. 775-776.

(3) Theogon. 223.

(4) OEuvres et Jours, 198. Il y a de même deux Éris, Tune bonne et l'autre méchante. La méchanJe est la plus ancienne , car elle est fille de la Nuit. La bonne Éris est la plus moderne; Jupiter est son père. (Theog. 226; OEuvres et .Tours, 17.)

(5) Theog. 195-202.

16) Ib. 219 225. Il est bien certain que l'Aphrodite dont Hésiode parle vers 195, et la Nuit dont il est question

LIVRK XII, CHAPITRK 111. SyS

Méduse enfante Échidna, vierge admirable de beauté, et dont le soleil se plaît à faire briller les attraits, en arrêtant ses rayons sur elle (i). Deux vers plus loin, cette vierge si belle est un effroyable serpent (2).

Id se réalise donc ce que nous avons dit des caractères qui distinguent la transition d'une époque à l'autre. Les opinions s'entre-cboquent , les hommes paraissent coupables des inconsé- /^ quences et des contradictions qui sont dans les choses; mais ces inconséquences vont dis- paraître, ces contradictions se concilier, à me- sure que le présent triomphera du passé.

vers 9.19, sont une et la même divinité. Nous en avons la preuve dans le troisième hymne orphique, la Nuit mère de tout est appelée aussi Cypris, épilhète qu'Hé- siode lui donne, et dans le 55^ hymne , Aphrodite est nommée la Nocturne , tour à tour éclatante et in- visible, vu^cTspiYi , çaivofjLEvYi t' açavYiç TS.

(i) Theog. 296.

(1) Ib. 298-299. Remarquez que dans Hésiode ce monstre n'a point de père : c'est beaucoup plus tard qu'Apollodore lui assigne pour parents la Terre et le Tar- tare. On reconnaît donc ici le mélange de deux idées sa- cerdotales, l'une relative à la figure des dieux, l'autre

374 A)E LA RELIGION,

tenant aux conceptions miraculeuses, indépendantes de Tunion des sejccs. Mais Hésiode relègue Échidna loin des regards des dieux et des hommes ( v. 384 )• H semble avoir senti que toutes ces images étaient repoussées par la mythologie en circulation.

^54^

•a!D toov

r.{ Bf», li<r.T fll II.

LIVilE XII, CHAPITRE IV. 3^5

CHAPITRE IV.

De Pin dure (i).

Jl iNDARE, écrivant, suivant la chronologie vulgaire, près de cinq cents ans après Hé- siode , ne tombe presque jamais dans les inconséquences dont ce dernier est rempli. Il repousse, le plus qu'il le peut, tout ce qui, dans les traditions antiques , ne s'accorde pas avec les maximes devenues , de son temps , une partie essentielle de la croyance publique.

(i) Nos lecteurs ne doivent pas s'étonner si nous pas- sons rapidement d'Hésiode à Pindare. Nous avons scruté scrupuleusement et minutieusement les poètes qui rem- plissent un intervalle de près de cinq siècles, mais à peine avons-nous trouvé quelques symptômes ])resque imper- ceptibles de la marche dont nous essayons de rendre compte. Tyrtée et Sapho ne nous ont rien offert; les fragments de Stésichore sont pleins de traditioBS et d'i mages orphiques ou sacerdotales; les odes très-peu au- tiientiques d'Anacre'on n'ont guère de poids; Phocylide

3^6 DE LA. RELIGION,

Non-seulement toutes ses assertions géné- rales sont conformes à cette tendance. La Jus- tice est assise à côté de Jupiter (i). Toutes les vertus viennent des dieux (2). La félicité de l'homme irréprochable est seule assurée , celle du méchant s'évanouit comme im songe (3). Ces assertions générales ne seraient pas une preuve suffisante d'une modification dans la religion, puisque nous en voyons dépareilles semées çà et dans l'Iliade et dans la Théo- gonie , à côté des traits les plus propres à les démentir; mais Pindare érige, en principe po- sitif et direct, la nécessité d'épurer la mytho- logie dans le sens de la morale. Il convient

aux hommes, dit-il, de ne raconter sur les .îiupiiûiiC[ s^a^^otj lit v

et Théosçnis nous présentent un petit nombre de sentences dignes d'allention, aussi les avons-nous cités quelque- fois. Mais la révolution religieuse qui nous occupe ne s'aperçoit d'une manière clàiVe et manifeste que dans les ouvrages de Pindare; encore faut-il écarter ses allusions mystérieuses à des doctrines étrangères ou philosophi- ques, dont il avait et surtout dont il affectait d'avoir connaissance.

(i) Olymp. , VIII, 28 et 29. .{a) Pytb. 1,79-82. Mhi(3) Isthm. III, 7-IO.

LIVKK \1I, CHAPITRE IV. 377

immortels que des choses honorables; alors, en supposant qu'ils inventent, ils ne com- mettront qu'une moindre faute (i).

Ce passage est remarquable sous deux rap- ports. 11 indique les progrès qui faisaient re- jeter les fables désavantageuses aux dieux et même aux héros (2), et, de plus, il contient l'a- veu du poète, qu'il choisissait de préférence, d'après une certaine critique morale, entre les traditions consacrées, les plus conformes aux nouvelles idées de dignité, d'ordre et de justice qui avaient pénétré dans la religion.

11 est à remarquer que cette critique. morale qui dirige Pindare, bien qu'elle doive aboutir,

(i) Olymp. I, 55-5;; Pyth. III, 27; IX, 45. On trouve dans l'Edda quoique chose de pareil : Ne ré- Télez pas vos destinées aux hommes , dit l'épouse d'Odin aux dieux Scandinaves, cachez-leur ce que vous avez fait dans la naissance des temps. Lors même, dit l'Edda ( 23® fable), que Thor aurait eu le dessous dans quelque rencontre, il n'en faudrait pas parler, puisque tout le monde doit croire que rien ne peut résister à sa puis- sance.

(2) Stésichore lui avait déjà donné cet exemple en fai- sant amende honorable de ce qu'il avait dit sur Hélène, car les poètes travaillaient alors à relever le caractère de» héros comme celui des dieux.

l

378 DE LA RELIGION,

en définitive, à l'incrédulité, n'y conduit point encore ce poète ; ce n'est point le fait qu'il ré- voque en doute ; le merveilleux n'est point ce qui l'effarouche; il ne cherche point à ébran- ler la croyance en ce qui constitue réellement la mythologie, c'est-à-dire l'action des dieux sur les hommes. Il pense seulement que le fait a été défiguré, soit par légèreté, soit par mal- veillance. L'envie et la perversité, dit-il, ont accrédité secrètement ces récits coupables (i). Il ajoute (2) que de brillants mensonges ont trop souvent entraîné les hommes et leur ont déguisé la vérité. C'est ainsi que les douces paroles d'Homère et ses vers enchanteurs ont revêtu l'imposture d'une autorité imposante, et que son génie a captivé l'imagination des mortels crédules (3). Pindare reconnaît donc que le fond des fables est vrai , que la place qu'y occupe le surnaturel doit lui être laissée, mais il se défie des inventions et des embel- lissements postérieurs ; il les examine , non comme un sceptique railleur ou hostile ,

(i) Olymp. I, /,7.

(2) Ibid., 28.

(3) IVem. Vil, 20.

LIVRE XII, CH.V PITRE IV. '^HQ

mais comme un dévot sérieux et ortho- doxe ; il s'attache à la croyance , tout en l'é- purant. Les fables ne sont. point, à ses yeux, des matériaux il ait le droit de puiser à son gré; ce sont des faits qu'il a le devoir de dé" gager des additions qui les dénaturent.

S'il parle de Tantale , c'est en substi- tuant au dogme populaire une fiction plus décente; je ne puis regarder, ajoute-t-il, les dieux comme intempérants et comme voraces. Loin de nous cette pensée crimi- nelle (i). S'il s'afflige souvent de l'instabilité des choses humaines (a), et se laisse en- traînera cette mélancolie si naturelle aux es- prits méditatifs, il ne prononce jamais un mot qui inculpe les dieux ou les taxe d'une basse et cruelle jalousie (3). Si nous retrouvons dans une de ses odes , comme dans Hésiode , l'axiome fondamental de la mythologie homérique, la race des dieux et celle des hommes déclarées

(i) Olymp.X, 82-102.

(2) Pyth. YIII, 188-111.

(3) Phocylide, dans les vers que rapporte Stobée, dit comme Pindare, qu'il n'existe aucune envie parmi les dieux.

38o

DE LA RELIGION,

une et la même (i), ailleurs, il parle des pre- miers, de leur supériorité surTespèce humaine, de leur science universelle, de manière à in- diquer l'intervalle immense qui avait, depuis peu, séparé ces deux races (2). Dans sa neu- vième Olympique, il commence, à l'exemple des poètes ses prédécesseurs, à raconter les combats des dieux; mais, s'arrétant soudain, Loin de moi , s'écrie-t-il , d'outrager dans mes vers la majesté céleste; et il interrompt ces récits profanes (3). L'auteur de l'Iliade était bien loin d'éprouver de pareils scrupules. Aussi Pythagore disait-il avoir vu Homère dans les enfers, tourmenté comme Hésiode, pour avoir calomnié les immortels.

Enfin, dans les deux endroits Pindare parle de Némésis, il choisit entre les deux ca- ractères (4) qu'Hésiode donne à cette déesse, le plus instructif et le plus moral. Ce n'est plus Némésis fléau des mortels, c'est Némésis qui punit l'abus de la puissance , et Pindare invite

#

(i) Nem. VI, 1-9.

(2) Pyth. 79-87.

(3) Olyrap. IX, i5, 62.

(4) V. ci-dessus, p. 367.

LIVRE X I f , C H A. P IT R E IV. j^8 I

son héros à ne pas l'irriter (i); c'est Némésis qui juge les actions des hommes, et dont les Hyperboréens sont heureux de ne jamais pro- voquer la colère.

Nous remarquerons ici, en peu de mots, combien la progression de la religion grecque se fait apercevoir clairement dans cette con- ception de Némésis; dans Homère, ce n'est point une déesse, c'est une exclamation, une espèce d'invocation qui détourne les mauvais présages et le scandale ; dans Hésiode , elle paraît à double, tour-à-tour fille de l'abyme ou habitante des cieux. Pindare repousse ceux de ses attributs qui en font une force mal- faisante (2); c'est comme juste que, tout-à- rheure, les tragiques l'invoqueront (3); et, plus tard, sa justice ne se bornera point à des châtiments matériels , elle devien-

(i) Olymp. VIII, 144.

(2) Herder nous semble avoir mal interprété l'e'pilhète de ^lyoêouXov. Elle n'est nullement expressive d'une dis- position malveillante; c'est Némésis changeant de disposi- tion, et c'est un avertissement à Alcimédon de ne pas mé- riter ce changement, en aHasant d'une prospérité dont «Tlors il ne serait plus digne.

(3) Electre. 793.

382 DE LA. RELIGION,

dra, par un nouveau raffinement, par une nou- velle délicatesse d'expression et de pensée , la compagne de la modération ; sa statue même rappellera aux Grecs combien sont funestes les égarements d'un orgueil sans bornes et l'eni- vrement du pouvoir. Le bloc de marbre em- ployé par Phidias sera celui que les Perses , se croyant assurés de la victoire , destinaient à immortaliser, par un monument magnifique, le succès de leurs armes et l'asservissement de la Grèce (i). Marathon les voit fuir, périr dans les marais, ou rougir de leur sang les ondes ils se précipitent, et le marbre reconquis sur eux devient la déesse qui préside à l'équité dans les entreprises, et à la modestie dans les espérances.

Cette idée se transmit, s'épurant de siècle en siècle , et Mésomèdes , six cents ans après Pindare (2), la célèbre encore dans ses vers.

« O Némésis ! dit-il, déesse ailée , qui décides

(i) Pausaw. Attic. 33. î«>i> pHifiliiavûmaoïi-^

(q.) Mésomèdes était contemporâîh d'Adrîëri; mais, ainsi que tous les lyriques CHte époque, il avait re- cueilli et il conservait les idées morales de la religion grecque.

LIVRE XII, CHAPITKE IV. 38!i

(c de la vie humaine; déesse au regard sérieux , « qui tiehs d'une main sévère les rênes de nos il destinées, à nous misérables mortels, prompts a à nous égarer ; tu vois l'orgueil qui nous « perd, l'envie qui nous dévore; la roue du « sort tourne toujours sans laisser de trace, « tu la suis invisible , courbant le front superbe « qu'élève une prospérité excessive , modérant « l'abattement du malheur, pénétrant dans les « cœurs pour les calmer, et touchant du doigt « la balance pour y rétablir l'égalité : sois-nous « propice , toi qui distribues la justice, Némésis « ailée , au front méditatif, inaccessible à l'er- « reur, ne trompant jamais les humains, et « n'ayant que l'Equité pour compagne, l'É- «. quité, qui étend dans les airs ses ailes blah- « ches , l'Equité puissante, qui nous préserve « de nous-mêmes, et de tes rigueurs, et duTar- 1 tare (i). »

(i) Anthol. grecq. II, 847. On remarquera facilement dans cette ode la dégénérâtion de la poésie et de l'art. L'affeclation de Mésomèdes à répéter trois fois l'épithète d'ailée, prouve que le goût s'était corrompu et avait perdu sa simplicité antique. Mais le fond des idées n'en ëiait pas moins nécessaire à rappeler.

384 DKLA.RFLIG10JV,

CHAPITRE V.

De l enfer de Pindare, comparé à celui d'Ho- mère et d'Hésiode.

Lja. comparaison de l'enfer de Pindare avec celui d'Homère et d'Hésiode, est singulière- ment propre à jeter un grand jour sur le su- jet de nos investigations; mais cette compa- raison demande, pour être utilement faite, une attention suivie et des yeux exercés; les différences échapperaient facilement à des re- gards superficiels.

Rien ne paraît matériellement changé à qui ne considère que de loin l'empire des morts. La topographie du monde futur, si l'on peut employer cette expression, reste, à beau- coup d'égards, la même. Les mêmes dénomi- nations se conservent, les mêmes grandes di- visions subsistent. Tout a pris néanmoins une destination différente , tout concourt à favori- ser le but nouveau de la religion.

LIVRE XII, CHAPITRE V. 385

Nous avons vu dans l'enfer primitif un lieu de supplices, gémissent exclusivement les ennemis personnels des dieux. Par une trans- formation! naturelle et facile , lorsque les dieux se déclarent les défenseurs de la morale , ce lieu de supplices n'est plus consacré à leurs vengeances particulières , mais au châtiment de tous les crimes. L'idée de châtiment en- traîne celle de jugements et de sentences. L'i- magination cherche en conséquence de quoi former un tribunal chez les morts. Quoi de plus simple, que d'étendre aux actions com- mises pendant la vie, la juridiction des rois et des vieillards , juridiction déjà reconnue dans l'enfer d'Homère, mais ne s'exerçant que sur les querelles accidentelles de ceux qui ont vécu ( i )? Devant ces juges, comparaissent donc, non plus les morts, pour des différents momentanés, mais chaque mort, à son arrivée sur le funè- bre rivage. Il se présente, chargé du poids de ses fautes, ou accompagné de la mémoire de ses vertus; et cet aréopage inflexible;, tenant

(i) V. t. III, p. 38i. IV.

386

Turne fatale en main, démasque la ruse et l'adresse, condamne l'injustice à expier ses suc- cès, et punit la force arrogante qua désarmée le tombeau.

La rigueur exercée contre les morts cou- pables change nécessairement la destinée des morts innocents ou vertueux. Ils ne font plus retentir le séjour qu'ils habitent de gémisse- ments et de plaintes ; ils ne regrettent plus la vie; ils ne se livrent plus à des plaisirs gros- siers ou farouches. Leur demeure devient celle de la félicité la plus pure. Tout y était autrefois plus triste, plus terne, plus sombre que sur la terre : tout y prend maintenant des couleurs plus riantes et plus belles; les vents sont par- fumjés , la verdure est plus touchante , le soleil plus resplendissant. Le commerce des dieux , la contemplation des astres , la révélation des secrets de la nature, toutes les jouissances éle- vées et élégantes, sont l'éternel partage de ces ombres bienheureuses.

Voyons si tel n'est pas en effet l'enfer de Pindare.

Dans une des îles Fortunées , doucement ra- fraîchies par les vents de l'Océan, et déco-

LIVRE XII, CHAPITRE V. 387

rées de fleurs éclatantes (i), habitent, éclairés par un soleil éternel , et libres de peines et de fatigues , ceux qui, trois fois dans cette vie (2), ont repoussé la tentation du crime et de l'in- justice. Ils ne fendent point avec effort la terre rebelle, ni avec danger Fonde perfide (3). Leurs jours, exempts de larmes, se passent dans le commerce des favoris des immortels. Leurs occupnitions sont des chants , des hymnes , des courses, des concerts, des jeux, ou bien à l'ombre de bosquets qu'embaument les parfums que Ton offre aux dieux sur la terre , ils se retra- cent dans leurs entretiens les souvenirs du passé. Saturne les gouverne, assisté de Rhada- piante et peut-être d'^aque, qui avait autrefois

(i) PiND. Olymp. I, io5-i45.

(2) Ceci est une allusion à la philosophie pythagori- cienne.

(3) Pindare bannit ainsi de l'Elysée l'agriculture et la navigation , deux des occupations les plus habituelles de la vie ; tentative louable, mais impuissante , de ne plus faire du monde futur la copie de celui-ci. Si le succès ne répond pas à l'intention du poète , puisqu'il n'assigne d'ailleurs à ses bienheureux que des plaisirs imités de la terre, la tentative n'en est pas moins la preuve d'un pro- grès.

a5.

388 DE LA RELIGÎOîr,

prononcé sur les disputes même des dieuic. Dans FÉrèbe, au contraire , règne une nuit perpétuelle, les criminels, livrés à un éternel oubli, sont en proie aux tourments d'une inquiétude qui ne doit jamais finir.

Qui peut méconnaître ici la progression des idées? Tout le roy-aume des ombres est, dans Homère , un séjour de gémissements. Les jouissances, les peines, y sont purement phy- siques. Il n'y a point de juges pour les actions de celte vie. iEaque n'y est pas nommé ; Rha- damante habite l'Elysée qui n'est pas la de- meure des morts (i) , et la juridiction de Minos n'est qu'un arbitrage accidentel sur des différents passagers. Pluton punit les attentatÇi qu'on lui dénonce , mais sa fonction n'est pas de châtier le crime, il cède seulement aux in- vocations de ceux qui l'implorent, il leur ac- corde leur demande, non comme équitable, mais comme il exaucerait toute autre prière. Il n'attend pas les humains aux enfers, il en- voie les Furies sur la terre contre les vivants , comme Jupiter et Junon y font descendre Iris

( i) Odyss. IV, 564.'

LIVRE Xn, CHAPITRE V. 389

OU Mercure pour y poursuivre leurs ennemis.

L'enfer, dans Pindare , est, au contraire, un séjour de punitions et récompenses mé- ritées; les châtiments et les jouissances y sont intellectuelles et morales. 11 y a un tribunal établi , Saturne le préside , Saturne , qu'Homère nous montre déposé par Jupiter et chargé de chaînes (i).

Observons encore combien le poète con- sacre plus clairement et plus explicitement qu'Homère, la nature mtelligente et presque divine de l'ame. Le corps, dit-il, est la proie de la mort toute puissante; mais l'ame, qui vient d'une divinité, ne saurait mourir (2).

Cependant, Pindare , malgré ses efforts pour échapper à la loi qui influe toujours sur les descriptions du monde à venir, est subjugué malgré lui, par cette loi. En peignant les oc- cupations des justes, il est forcé de revenir aux plaisirs de cette vie, choisissant seulement les

(i) Platon, dans l'apologie, ponr mieux nationaliser ce tribunal, place à côté des trois juges des enfers , Trip- tolème , le favori de Cérès , qui , le premier , donna aux Athéniens l'agriculture , et avec elle les lois et la vie so- ciale.

(2) PiNi). ap. Clem. Alex. vStrom. IV, 640, et Théodo- RET. Serm. VIII , 599.

390 DE LA RELIGIOIV,

plus purs et les plus nobles. L'imagination est tellement impuissante dans ses conceptions de bonheur, qu'elle est réduite à emprunter, pour les jouissances du monde futur, celles qui déjà ici-bas lui sont insuffisantes. Aussi , je ne sais quelle tristesse plane sur l'Elysée, tout perfec- tionné qu'il est; mais cette tristesse est diffé- rente de celle du polythéisme primitif. Les ombres, dans Homère, sont tristes de la tris- tesse de la barbarie; dans Pindare leur tris- tesse est celle de la civilisation. Les unes sont des enfants qui pleurent et se dépitent; les autres , des vieillards qui , promenant un regard calme, mais sérieux, sur leur vie pas- sée, ont quelque chose de mélancolique sous les dehors même du bonheur.

Terminons ces courtes observations sur Pin- dare, par une réflexion relative au changement progressif de la situation des poètes, observa- tion que la lecture d'Hésiode nous a déjà sug- gérée et que celle de Pindare corrobore. Les poètes du temps d'Homère, errants, mais ac- cueillis dans tous les palais , assis auprès des princes, ne parlent point de leur destinée, parce qu'ils n'ont qu'à s'en louer. Du temps d'Hésiode, leur existence idéale a fait place aux relations communes et pénibles de la vie.

LIVRE XII, CHAPITRK V. BqI

La chute des rois leur enlève des protecteurs; la naissance des républiques est accompagnée d'orages; ils nous entretiennent de leur sort, parce qu'ils ont à s'en plaindre. Du temps de Pindare, ils» s'interdisent même la plainte. Ce n'est pas qu'ils soient plus heureux, mais ils sont plus timides. L'auteur élégant et super- ficiel d'Anacharsis , nous disons superficiel , parce que la profondeur n'est pas dans l'éru- dition qui compile, mais dans la perspicacité qui apprécie , l'auteur d'Anacharsis , nourri dans 1^ lettre des chefs-d'œuvre de la Grèce, mais ne pénétrant jamais leur esprit , nous vante, il est vrai, les longues prospérités de Pindare, sa statue qui porte un diadème (i), les honneurs qui lui sont décernés à Delphes (2) , les oracles rendus en sa faveur, les banquets sacrés il assiste; mais il suffit de lire le poète pour discerner l'erreur du panégyriste. Pindare est occupé sans cesse à demander grâce. Tout l'effraie. Il s'épuise en efforts per- pétuels, pour désarmer la malveillance; il n'y

(1) yEscHiN. Epist. 4, p. 207.

(2) Païjsan. X, 24.

392 DE LA RELIGION,

réussit pas. Frappé d une amende par ses con- citoyens (i), vaincu cinq fois par Corinne (a), il se traîne aux pieds du tyran de Syracuse , re- doutant sa colère, mendiant ses bienfaits et lui prodiguant en échange des louanges que dément l'histoire (3). Quelques tentatives pour repousser les traits de l'envie, en paraissant la dédaigner, le regret sincère ou affecté des jours l'intérêt ne souillait pas le langage de la poésie fl\)^ l'éloge de la médiocrité (5), lieux communs de tous ceux qui n'ont pu ac- quérir le pouvoir ni la richesse, n'ôtent point aux chants de Pindare le caractère de dépen- dance qui nous importune et nous afflige, au milieu des beautés dont nous sommes éblouis, et nous gémissons de voir le talent se résigner à n'occuper qu'un rang subalterne, et devenir par même avide et flatteur.

(i) Pausan. IX, 20.

(2) Pausan. I, 8.

(3) Ce roi de Syracuse que Pindare célèbre, est Hié- ron I", que tous les historiens, et notamment Diodore de Sicile, représentent comme un mauvais prince.

(4) Isthmiques II, i5.

(5) Pythiques XI, 76.

LIVRE XII, CHAPITRE VI. 3^3

CHAPITRE VI-

Çue la même progression se fait remarquer dans les historiens.

JuA progression que nous venons de remar- quer dans les poètes doit exister dans les his- toriens, avec des symptômes différents.

Quand les poètes sentent le besoin d'épurer la religion, ils modifient les faits, les historiens modifient les causes.

Nous n'avons point d'historien grec, con- temporain du polythéisme homérique. La Grèce ne comptait que des poètes, mais nous avons un historien qui correspond assez , par ses riotions religieuses; avec l'époque repré- sentée par Hésiode.

Cet historien , c'est Hérodote. Comme il est postérieur en date à Pindare , et que son poly- théisme est néanmoins beaucoup moins épuré , il faut expliquer la raison de ce retard dans ses opinions , et par conséquent employer

?fC)f\ DE LA RELIGION,

quelques instants à considérer son caractère, ses circonstances, et l'influence de ces deux choses sur les tableaux qu'il nous a transmis. Hérodote, homme à la fois curieux, crédule et timide , nourrissait un respect égal pour toutes les traditions et toutes les croyances, à quelque temps et à quelques peuples qu'elles appartinssent; son but, comme il nous l'ap- prend lui-même, était d'écrire ce qu'il avait entendu dire à chacun (ï). Il paraît avoir fait, dans ce travail , abstraction complète de tout jugement individuel. Lorsqu'il ose avouer qu'une anecdote lui paraît douteuse , il ajoute avec soin qu'un autre peut-être la trouvera vraisemblable (2). Sa superstition est connue; on en rencontre des preuves à chaque page. Hippias annonce-t-il aux habitants de Corinthe qu'ils auront beaucoup à souffrir des Athé- niens? nul homme, ajoute Hérodote, n'avait une connaissance plus parfaite des oracles (3).

(1) HÉROD. II, 122.

(2) HÉROD. V, 86.

(3) HÉROD. V. 96. Je n'ose contredire les oracles, et je ii'aj>prouve point que d'autres le fassent. Hkrou. VIII,

LIVRE XII, CHAPITRE VI. 395

Mais Hippias , chassé avec toute sa famille par les citoyens d'Athènes, avait un intérêt mani- feste à les représenter aux yeux des Corin- thiens comme des ennemis dangereux. Cepen- dant Hérodote aime mieux rendre hommage à une science surnaturelle que reconnaître le langage d'un tyran fugitif, calomniant, comme ils le font tous , ses compatriotes. Les Poti- déates, assiégés par Artabaze, attribuent-ils un accident qui fit périr beaucoup de Perses à la colère de Neptune, se vengeant ainsi de ceux qui avaient insulté sa statue? Hérodote s'em- presse de donner à cette explication son as- sentiment (i). Il pense que si aucun des vain- cus, après la bataille de Platée, n'essaya de se réfugier près des autels de Cérès, c'est que la déesse leur en interdit l'entrée, parce qu'ils avaient livré aux flammes son temple d'Eleu- sis (a). Il ne s'exprime sur le culte et sur les fables qu'avec une terreur continuelle; il de- mande pardon de tout ce qu'il écrit aux dieux.

77. Preuve de la crédulité d'HÉRODOTE et de l'incrédulité naissante.

(i) Hérod. VÎII, 129.

(2) Hérod. I, i3-i4.

396 DE LA RELIGION,

aux héros et aux prêtres (1); il se fait scrupule de rien omettre , de rien rejeter , de rien ap- profondir , de rien expliquer. Un tel historien devait confondre toutes les doctrines , sans distinguer leur date et sans remarquer leurs contradictions. Il devait être l'Hésiode de l'his- toire , et il l'a été.

Nous trouvons d'abord dans ses récits le caractère des dieux homériques. Minerve em- ploie auprès de Jupiter les prières et les rai- sons (ce sont ses propres paroles), et ne peut le fléchir (2). Crésus , sur le bûcher, implore Apollon contre le malheur qui le menace , et lui rappelle ses nombreuses et riches offran- des (3). Le discours de ce prince n'est autre chose que la traduction en prose de celui de Chrysès , dans le premier livre de l'Iliade. Ju- piter poursuit d'un courroux implacable les descendants de Phryxus, parce que Cytisson, son fils , délivre un malheureux que les Achéens voulaient sacrifier (4). Les dieux

(1) HÉROD.I, 66-68.

(2) Id. VII, 14a.

(3) HÉROD. 1 , 87.

(4) Hérop., VII, 197.

LIVRE XII, CHAPITRE VI. 3gj

légitiment l'assassinat de Candaule par Gy- gès, et reçoivent les présents du meurtrier avec bienveillance (i). Ils attachent le succès des entreprises, non pas à la justice , mais à des choses indifférentes et à l'exécution de leurs ordres arbitraires; par exemple, dans La guerre des Lacédémoniens contre les Tégéates, à la translation des ossements d'Oreste à Sparte (2). Leurs oracles sont trompeurs et funestes, et les surnoms même que l'on donne à plusieurs divinités font allusion à leur perfidie. Héro- dote, en rapportant ces surnoms, ne tente point de les expliquer, comme des écrivains postérieurs Fessaient. Quand il parle de Jupiter Apatenor, c'est bien Jupiter Trompeur qu'il désigne (3). Ses expressions sur la jalousie des dieux sont formelles et précises , bien que des savants modernes aient , à cet égard , voulu faire son apologie (4). Non-seulement il attribue à Solon une opinion injurieuse à la justice

(1) Hérod. IX, 64. V. aussi VI ,27; IX, 99.

(2) HÉROD. II, 45.

(3) HÉROD. 1 , 147.

(4) V. la justification d'Hérodote, par l'abbé Geinor, Mém. del'acad. des inscrip., XIX, i63.

39H DE LA RELIGION,

divine, lorsqu'il lui fait répondre à Crésus que les dieux envient le bonheur des hommes et se plaisent à le.troubler (i), mais il ajoute, en son propre nom, que la colère de ces dieux éclata sur ce prince d'une manière terrible, en punition de ce qu'il s'estimait le plus heu- reux des mortels (2). Il revient fréquemment sur cette idée. Dieu , dans sa jalousie , dit-il , envoie aux humains des terreurs, ou les frappe d'aveuglement (3) ; et si la vie est assaisonnée de quelques plaisirs, c'est pour en rendre la privation plus pénible (4).

Si nous comparons à cette opinion d'Héro- dote celle de Platon(5), qui dit que l'envie ne se trouve point parmi les dieux , ou celle de Plu- tarque (6) , qui déclare la nature divine incom-

(1) HÉROD. I, 32.

(2) HÉROD. I, 34. .

(3) HÉROD. Vn, 10.

(/i) HÉROD. VII, 46. V. Larcher, notes sur Hérod. I , 79 , et les remarques de Wesseling et de Walkenaer dans leur édition de l'auteur grec, sur cette jalousie des dieux.

(5) Plat, in Phaedon.

(6) Plutarch. « Non posse suaviter vivere, secundum Epicuri décréta. » Plutarque s'élève fortement contre la

LIVRE XI 1, CHAPITRK V I. 3q9

patible avec la jalousie , la crainte , la colère et la haine , ou plus tard celle d'Ammien Marcel- lin (i), qui regarde la chute des grands comme un acte de la justice céleste, nous ne pourrons méconnaître le changement que la progression avait amené.

Hérodote, en même temps, offre presque toujours une double explication des faits qu'il raconte. C'est une ressemblance nouvelle et frappante de cet historien avec Hésiode. Ainsi, par exemple, après nous avoir dit que Grésus fut puni par les dieux de la confiance que sa prospérité lui avait inspirée , il porta , dit-il ail- leurs , la peine du crime de son aïeul , assassin de son maître légitime (2); de sorte que, dans la première hypothèse , c'est à la jalousie , dans la seconde, à la justice divine, qu'il attribue la chute de Grésus. Singulière justice , à la vérité ; car ces mêmes dieux avaient or- donné aux sujets de Gandaule de se soumettre

malignité (I'Hérodote dans ce que ce dernier dit de la ja- lousie des dieux.

(i) XIV, 17.

(2) HÉROD. I, 91.

4oo

à son meurtrier, qu'ils avaient de la sorte ré- compensé de l'attentat dont ils punissaient sa postérité (i).

Dans plusieurs récits d'Hérodote , la religion* se perfectionne parle développement des idées humaines.

Tantôt les dieux reçoivent de l'homme des leçons de morale auxquelles ils sont forcés, comme par pudeur, de se conformer; tantôt ils punissent leurs adorateurs de les avoir ou- tragés par des questions ou par des prières qui les supposaient méchants ou mercenaires.

Pactyas, Lydien révolté contre Cyrus, s'étant réfugié à Cyme , ville d'Éolie , les habitants consultèrent l'oracle des Branchides, pour sa- voir s'ils devaient rendre le fugitif au roi de Perse qui le réclamait. L'oracle leur ayant conseillé l'extradition de cet infortuné, un de leurs principaux citoyens, qui désapprouvait cette réponse, enleva de leurs nids les oiseaux du temple. Le dieu se plaignit avec indigna- tion de ce qu'on maltraitait ainsi ceux qui avaient près de lui cherché un asile. Eh quoil

(i) V. à ce sujet ticER. de Nat. Deor. III, 38.

LIVRE XII, CHAPITRE Vf. /|OI

répondit Aristodicus, vous protégez vos sup- pliants, et vous nous ordonnez de livrer les nôtres! Oui, répondit le dieu, afin qu'étant coupables d'une impiété, vous en périssiez plus promptement, et ne veniez plus consulter les oracles, pour savoir s'il vous est permis de commettre un crime (i). Qui peut mécon- naître ici l'amalgame de deux opinions oppo- sées et successives ? Le premier conseil de l'o- racle avait été simple et positif; et, sans la ruse d'Aristodicus , les habitants de Cyme au- raient suivi ce conseil barbare. La seconde réponse du dieu n'est qu'une justification tar- dive , devenue nécessaire , et inventée après coup.

Une autre anecdote Uous montre les dieux s'améliorant par degrés , mais de manière à permettre encore aux hommes de compter sur leur vénalité et leur perfidie. Cléomène, mar- chant contre Argos à la tête des Spartiates, arrive sur les bords d'un fleuve, dans le terri- toire des Argiens. Aussitôt, conformément à Tusage, il offre des sacrifices au dieu de ce

(i) Hérod. I, iSg-iôo. IV.

4oa DK LA RELIGION,

fieuve, pour l'engager à protéger les armes la- cédémoniennes. Mais ses sacrifices sont rejetés, et il rend hommage à la loyauté du dieu qui ne veut pas trahir ses compatriotes (i). Dans ce récit, la tentative du général Spartiate , pour séduire un dieu par ses sacrifices , prouve l'o- pinion reçue que ces moyens de séduction étaient efficaces. La résistance du dieu prouve que cette opinion commençait à s'affaiblir.

L'histoire de Glaucus est du même genre. Glaucus , consultant l'oracle de Delphes , pour savoir s'il doit rendre un dépôt qu'il a reçu sous la foi du serment , l'oracle lui représentant l'infamie du parjure, Glaucus, épouvanté, re- nonçant à l'iniquité qu'il méditait, mais les dieux punissant son intention seule sur sa pos- térité la plus reculée (2), tout cela dénote une phase de la religion les hommes pensaient

(1) HÉROD. VI, 76. '

(2) HÉROD. VI, 86. L'histoire de Glaucus, dit Héro- dote, prouve deux choses , Tune que les dieux jaunissent non-seulement les coupables , mais leurs descendants ; l'autre, que l'intention est punie aussi sévèrement que l'action elle-même. C'est ce que dit plus tard .Tuvéual.

Has patitnr pœuas peocandi sola voluntas. XIII, 199,

MVRK Xli, CHAPITRE Vï. ^O^

t^ncore que les dieux pouvaient approuver le crime, mais ceux-ci commençaient à s'in- digner de cette supposition comme d'une in- sulte.

La conduite des habitants de Chio , qui ont acquis par un attentat contre l'hospitalité nne petite province en Mysie annonce même un pas de plus. Ils n'osent offrir, dans les sa^ crifices, aucune des productions de ce terri- toire. Ils ne consacrent à aucun dieu les gâ- teaux pétris avec le blé de cette province : ils ne répandent sur la tête d'aucune victime l'orge qu'ils y recueillent. En un mot, tout ce qui provient de cette source impure est immonde ^t banni des temples et des lieux sacrés (i).

Hérodote subit de la sorte l'empire de l'atmosphère qui commence à l'entourer. Il se tourmente pour placer à côté des faits, malgré les traditions , quelque cause qui fasse honneur à la justice du ciel. Il se plaît à nous montrei Cléomène puni par la perte de sa raison , d'a- voir dépouillé Démarate du trône , en corrom- pant la Pythie. Il ne veut pas qu'on assigne

/«) HÉROU. I, i6o.

a6.

4 o4 1) K L A R E L f G I O N ,

une autre cause à la frénésie de Cléomène (i). Les Spartiates l'attribuent , dit-il, à l'habitude qu'il avait contractée de s'enivrer chez les Scythes , mais je pense plutôt qu'il a payé cette peine à Démarate (2). Arcésilas, roi de Cyrène, reçoit la mort pour prix de sa cruauté contre des ennemis sans défense (3) ; Phérétirne , sa mère, pour avoir vengé son fils avec trop d'inhumanité (4) .* tant il est certain , poursuit l'historien , que les dieux haïssent et châtient ceux qui portent trop loin leur ressentiment f 5). Ces assertions d'Hérodote portent d'autant plus clairement l'empreinte de la révolution qui s'était opérée dans les notions religieuses, qu'elles sont en contraste avec les légendes précédentes. Dans l'histoire d'Arcésilas , par exemple, ce n'est point pour avoir commis une action barbare, c'est pour n'avoir pas compris un oracle, que ce prince est l'objet

(i) V. sur cette anecdote de Cléomène, Meiners C. G., 1,486.

(2) HÉROD. IV, 205.

(3) HÉROD. VI, 24.

(4) HÉROD. IV, i65.

(5) HÉRon. IV, ao5.

k

LJVRE XII, CHAPITRK VI. 4^^

de la colère des dieux (i). Hérodote lui-même le reconnaît. Il fut victime , dit-il , de sa déso- béissance, ou volontaire, ou involontaire (2). Mais, après avoir payé ce tribut aux opinions antérieures, l'historien revient aux opinions de son temps, et voit de l'équité les gé- nérations précédentes n'apercevaient que du pouvoir.

Passons maintenant d'Hérodote aux histo- riens qui lui ont succédé ; nous remarquerons entr'eux et lui le même intervalle qui nous a paru séparer Pindare d'Hésiode.

Parmi ces historiens nous ne placerons pas Thucydide ; cet Athénien célèbre ne s'occupe presque point de la religion dans son ouvrage, et lorsqu'il en parle, c'est avec assez de mé- pris. Il semble avoir devancé son siècle en fait d'incrédulité.

(i) L'oracle avait défendu à Arcésilas de faire cuire les vases de terre, qu'il trouverait dans un fourneau ; il mit le feu à une tour s'étaient réfugiés quelques re- belles, et delà sorte désobéit à l'oracle sans le compren- dre. Ce fait vient à l'appui de ce que nous avons dit de la nature des oracles chez les Grecs.

(2) HÉRon. VII, 197.

4()6 DE LA RELIGION,

Maïs Xénophon , dans son Histoire grecque, qu'il écrivit environ cent ans après Hérodote , attribue constamment la bonne et la mauvaise fortune à la colère des dieux, fondée sur les vertus et les vices des humains. Il reconnaît, à la vérité, qu'il est dans les natures divines d'abaisser les puissants et de relever les fai- bles (i), mais il ne parle point de l'envie des dieux, et l'on doit simplement conclure de ses paroles que Xénophon savait, il y a plus de vingt siècles, ce que nous savons comme lui, que l'injustice et la puissance se tiennent de près. Lorsque Tissapherne déclare , au mépris des traités, la guerre aux Spartiates, Xéno- phon nous montre Agésilas se félicitant de cet événement. Tissapherne, dit-il, a rendu les dieux ses ennemis, et sa trahison les attache indissolublement au parti des Grecs (2). Lors- que , dans l'expédition des dix mille , les Perses font emprisonner Cléarque, Xénophon pro- met la victoire à ses compatriotes parce que la justice est de leur côté (3). Cette doctrine

fi) Hist. grecque, liv. V.

;a) Xen. Hist. gr. III, 4, § 11. ■-i^Kuno < 3) Xkn. Rfitr. des dix mille, 111, t,; % t!\.

LIVRE XIJ, CHAPITRE VI. l^Q'J

est développée bien pjus clairement encore dans le récit de la conspiration qui délivra ïhèbes de la tyrannie lacédémonienne. Après avoir raconté le succès de cette conspiration, tramée par les exilés thébains , les Spartiates , dit-il, furent punis par ceux-là seuls envers lesquels ils avaient été injustes. Jusqu'alors^ aucune force mortelle ne les avait pu vaincre. Les dieux renversèrent leur empire, sans em* ployer d'autres mains que celles des bannis, pour donner une preuve mémorable de leur puissance et de leur équité. Nous pourrions, continue-t-il, rapporter beaucoup d'exemples semblables, tant chez les Grecs que chez les barbares. On y verrait que les dieux ne négli- gent jamais de frapper ceux qui exécutent ou qui projettent des crimes (i). Si l'opinion que les dieux étaient les protecteurs de la morale n'eût pas été l'opinion reçue, Xénophon ne l'aurait pas professée, car il était de tous les hommes le plus soumis aux dogmes comme aux pratiques de la religion de son pays. Nous dé- montrerons ailleurs celte vérité, quand nous le considérerons comme philosophe.

i) XÉN. Hist. gr. V, 4, §

4o8 DELARELIGIOJV,

L'introduction de la morale dans la religion place tous les faits sous un nouveau jour; car les faits sont entre les mains des historiens, et reçoivent leur empreinte. Les écrivains pos- térieurs à Hérodote assignent des causes mo- rales aux événements auxquels il n'avait assi- gné aucune cause. En parlant de la destruc- tion de Sybaris par les Crotoniates, il dit sim- plement que ces derniers prirent cette ville (i). Héraclide de Pont, disciple de Platon et d'A- ristote, prétend que les Sybarites, ayant mas- sacré des suppliants, attirèrent sur eux la colère céleste (^). Hérodote n'aperçoit dans la mort tragique de Polycrate , qu'un effet de l'envie des dieux. Amasis, nous dit-il, apprenant que le tyran de Samos avait retrouvé «on anneau , rompit avec lui tout commerce, prévoyant qu'une félicité si complète attirerait infaillible-- ment le courroux des immortels, toujours en- nemis des prospérités humaines (3). Diodore, écrivant à une autre époque de la religion, attribue au roi d'Egypte un motif plus moral

(i) Herod. V, 44-

(2) Athen. Deipnos. XII, ch. 4<

(3) Hérod. III, 40-43-125.

LIVRE XII, CHAPITRE VI. ^Og

et plus honorable. Amasis, selon lui, n'ignorait pas qu'un prince qui gouverne injustement, ne peut éviter la punition destinée par le ciel à la tyrannie (i). Ainsi, dans ce passage de Diodore qui, du reste, n'est point conséquent dans ses opinions religieuses, parce que, de son temps , la religion était déjà fort ébranlée , dans ce passage de Diodore, disons-nous, les dieux sont équitables; dans Hérodote, ils ne sont que jaloux (2).

(i) DiOD. I, 95.

(2) Philippe de Macédoine et Antiochus , roi de Syrie, dit ailleurs Diodore , ayant entrepris des guerres injus- tes, et commis plusieurs sacrile'ges et autres actions bar- bares, la colère des dieux s'étendit sur leurs états. Au contraire , les Romains n'ayant entrepris dès-lors et de- puis que des guerres justes, et ayant été toujours fidèles à leurs serments et à leurs traités, ce n'est pas sans cause que les dieux ont toujours paru favoriser leurs projets et leurs entreprises. Diod. Fragm. XXVI. Ceci est assuré- ment une flatterie pour les Romains, car nul peuple ne fut plus injuste dans ses guerres : mais cette flatterie re- pose sur les idées reçues , et cela nous suffit.

^lO DE LA. R EL [G ION ,

CHAPITRE VIL

Pe la même progression chez les tragiques grecs.

JL'oN s'étonnera peut-être de ce que nous cherchons à démêler une marche progressive dans trois auteurs à peu près du même temps; car les tragiques grecs sont morts tous les trois dans un espace de vingt années; mais si les premiers pas de Fintelligence sont lents , à raison des obstacles quelle rencontre, quand elle commence à se mettre en marche (i), les modifications qu'elle fait subir aux idées reli- gieuses deviennent bientôt plus rapides. Lors- que la première s'est opérée, la seconde de- vient une nécessité; elles se suivent de la sorte avec une vitesse accélérée, et des auteurs presque contemporains marquent assez sou- vent deux époques différentes.

^^ %■' , ^ i) V. cf-dessiis, p. 116.

LIVRE XI r, CHAPITRE VII. 4'*

Sous un certain rapport j il entrerait dans notre sujet de remonter à l'origine de la tragédie. L'invention des représentations dramatiques a précéder le plaisir qu'elles font éprouver aux spectateurs , et néanmoins l'espoir de ce plaisir est la seule cause indépendante de la religion , qu'on puisse assigner à ces représen- tations. C'est un cercle vicieux dont le sacer- doce nous aide à sortir; ses fêtes, ses céré- monies ouvrirent au génie une carrière il s'élança , et dont il finit par exclure ceux qui les premiers avaient donné l'exemple. Ceux-ci, pour s'en venger, proscrivirent plus tard ce qu'eux-mêmes avaient inventé.

En Grèce comme aux Indes , la tragédie fut d'abord une composition religieuse ,• et l'acte d'y assister, un acte de culte; alors ce spectacle importé de l'étranger était à -la- fois effrayant et grotesque , mélange qui appartient éminemment à l'esprit des prê- tres , et dont nous apercevrons quelques traces dans les bouffonneries d'Aristophane, qui ont semblé si long-temps inexplicables aux modernes. Les animaux figuraient dans les fêles de Rama , souvent demi-dieux et demi-hommes; et dans les premiers essais des <^'.n*cs, aux fêtes de Bacrhns, les Satvrcs occu-

4*2 DE LA R ELiGlOW,

pèreiit la place des ours et des singes de l'Inde.

Le génie des Grecs ne tarda point à repous- ser cet amalgame informe.

Peu après Thespis , les Satyres ne parurent plus sur la scène grecque. La mythologie continua de fournir le fond des drames ; mais ce qu'il y avait de sacerdotal, les monstruo- sités des dieux, les orgies, les luttes cosmo- goniques, s'effacèrent toujours davantage. On les trouve encore dans un des ouvrages d'Es- chyle; on ne les rencontre plus dans ceux de Sophocle. Les mystères dont nous parlerons au livre suivant sont , pour ces deux poètes , comme pour Euripide, qui est au reste dans une catégorie toute différente , l'occasion d'allusions nombreuses ; mais la partie plus spécialement sacerdotale des mystères y entre pour beaucoup moins que leur partie morale , et celle-ci même y est présentée sous un tout autre jour. Les tragiques l'épurent sans s'en douter, en prenant ses maximes et sa théorie, et en la séparant des pratiques et des devoirs factices qui, dans les mystères , la dénaturaient et la souillaient (i). Les grandes bases de la

^^i) V. le livre suivant sur les mystères.

LIVRE XII, CHAPITRE VII. /!^^'^

morale religieuse, la soumission aux dieux , la nécessité d'une vie sans tache , la doctrine du dévouement et du sacrifice, y étaient corrompues par l'alliage de l'esprit sacerdotal. Les tragi- ques, qui n'étaient point dominés par cet esprit, affranchirent de cet alliage et la mo- rale et la tragédie.

Malheureusement ces recherches nous con- duiraient trop loin ; nous ne pouvons oublier que nous nous occupons principalement de l'influence populaire des croyances, et de la manière dont cette influence se modifie par la progression. Si nous nous livrions à des inves- tigations sur les emprunts faits , surtout par Eschyle, aux mythologies étrangères, nous répéterions inutilement ce qui a été dit (i) du triomphe de l'esprit grec sur les dogmes im- portés par les colonies et les navigateurs, et (2) sur les éléments constitutifs du poly- théisme de la Grèce. Nous devons également repousser tout ce qui n'aurait de relation qu'avec les sectes de philosophie que les tra-

(1) T. II. h) T. III.

^ï4 t)K LA R tLl&iON,

giques avaient adoptées (i). Nous aurons d'ail- leurs à traiter ce sujet avec étendue, quand nous raconterons, dans un ouvrage qui com- plétera celui-ci, la chute du polythéisme, et la part que les philosophes, à dater de l'école ionienne, prirent à ce grand événement intel- lectuel. Maintenant, quelque intéressantes que ces digressions pussent paraître, sous le point de vue historique, ou philosophique, ou littéraire, nous avons nous les interdire. Nous ne pouvons rien dire de superflu, quand le temps et l'espace nous suffisent à peine pour le nécessaire.

Il doit y avoir plus de contradictions sur le caractère des dieux dans la tragé- die que dans l'épopée. Ici ce caractère se fait connaître par des actions, au lieu que chez les tragiques , il se manifeste par des axiomes qui, dans la bouche d'interlocuteurs intéressés ou passionnés, varient suivant les

(i) Eschyle, suivant Cicéron, penchait pour la secle pythagoricienne. La doctrine de Pythagore a probable- ment influé sur la conception des Furies épargnant Oreste dans le sanctuaire , et le saisissant de nouveau quand il veut quitter ce religieux asile.

I

LIVRE XIJ, CHAPITRE \II. l^ l ^

passions ou les intérêts des personnages; tan- tôt ils veulent tromper ceux qui les écoutent, tantôt ils se trompent eux-mêmes; d'autres fois ils disent autre chose que ce qu'ils croient, ou cherchent à ne croire que ce qu'ils désirent. Le caractère des dieux est pratique dans l'épo- pée et de théorie dans les tragiques.

Une autre circonstance qui rend le témoi- gnage de ces derniers plus ou moins suspect, ce sont leurs allusions aux intrigues , aux usages, aux abus qui sont présents à l'esprit des spectateurs. Impatients de leur arracher des applaudissements instantanés, les poètes dramatiques prêtent à leurs héros des opinions plus avancées que celles de leur siècle. Ainsi, nous démêlons dans Eschyle un effort cons- tant pour élever Athènes au-dessus de Delphes, même sous le rapport religieux, tentative qui s'accorde mal avec le respect qu'inspirait à toute la Grèce cette cité sainte, centre de sa croyance, et envers laquelle toutes ses tribus rivalisaient de déférence et de vénération ; plus loin, le poète prodigue à l'Aréopage des éloges que le sujet de sa pièce n'amenait point naturellement, mais qui étaient la défense an- ticipée de ce tribunal auguste, dont l'autorité.

4 l 6 I) E L A K E L I G I O W ,

déjà chancelante, devait bi entôt succomber sous Périclès (i). Sophocle choisit de préférence, dans les traditions relatives à OEdipe, celles qui font le plus ressortir la piété des Athé- niens, la douceur de leurs mœurs et leur res- pect pour les suppliants (2). L'une de ses tra- gédies (3) n'a pour bue que de célébrer Thésée, le héros favori d'Athènes, et pour motiver mieux ses louanges, le poète met dans la bouche du fils d'Egée, des maximes de modé- ration et de morale que ne professait assuré- ment point le Thésée des fables antiques (4).

(i) OEdipe à Colone.

(2) Euménides, 684-71 3.

(3) OEdipe à Colone, 901-902-961-966-11 55-1007.

(4) L'enthousiasme des Athéniens pour Thésée leur faisait tolérer les plus absurdes anachronismes. Dans le tableau du combat de Marathon, par Polygnote, Thésée assiste à cette bataille. (Padsan. , Att. i5.) Un fait qui montre combien les tragiques défiguraient l'histoire pour plaire à la foule, c'est que Ménélas, grave, prudent, va- leureux dans Homère , est à la fois lâche et cruel dans toutes les tragédies athéniennes ; c'est un effet de la haine des Athéniens contre Sparte; et, pour compléter l'évi- dence, les pièces Ménéîas est injurié sans cesse, sont en même temps remplies d'invectives contre les coutumes lacédén^oniennes. (V. l'Andromaque d'EuRipioE, 595-601»

LIVRE XII, CHAPITRE VII. 4^7

Ce n'est pas que l'inconvénient n'ait son avan- tage. Si ces allusions qui altèrent la vérité historique représentent mal le siècle du héros, elles en représentent d'autant mieux le siècle de l'auteur. o^ïiïiuùUy/ ^l^ ^u<?<î Uinamun

Eschyle fleurissait vers le même temps que Pindare. La religion, toutefois, paraît bien moins améliorée dans les tragédies du premier que dans les odes du second. Si nous accor- dions à son Prométhée une foi implicite , nous reculerions jusqu'à l'Iliade. La pensée domi^ nante de ce drame , si étincelant de beautés sé- vères , et si effrayant dans sa conception, c'est la haine de Jupiter contre l'homme (i). Ce maître du tonnerre est cruel, impitoyable, ingrat, per- fide et féroce dans ses amours mêmes (2). L'O- lympe est représenté comme sa proie (3). Il le gouverne par des lois terribles que lui seul a faites , menaçant de sa lance les dieux qu'il a

445-453. Le poète, pour rendre ces allusions plus piquan- tes , commet un anachronisme.

(i) Eschyle, Prométhée , 9-n-28-82-83-iao-ia3- a38-233-944-945.

(2) Ib., 304-306-734-737-893-905-1090-1093.

(3) Ib., i49-i5i-3io.

7^. 27

DK LA RELIGlOiV,

renversés (i). C'est un usurpateur nouvelle- ment établi sur un trône qu'il a conquis par un parricide (2); il est détesté des autres dieux (3); l'antiquité cède à ses décrets arbitraires, et plie en frémissant sous sa volonté coupable (4), car, nous dit Eschyle , un nouveau maître est tou- jours dur (5). Les dieux, dans cette pièce, sont tellement semblables aux mortels, que la chute de Jupiter y est annoncée comme dési- rable et comme possible (6). Le langage de Prométhée est celui du chef d'une faction vaincue , dans une révolution politique (7). Il brave le fils de Saturne, comme ne devant ré- gner que passagèrement (8). Les temps chan- geront, s'écrie-t-il, ils apprendront à Jupiter lui-même à connaître le malheur (9). N'ai-je

(i) Eschyle, ib. 4o3-4o6. (a) Ib., 199-203-909-91 1. (3) Ib., ioo3. (/,) Ib., i49-i5i.

(5) Ib., 34-35.

(6) Ib., 162-166.

(7) Il>-. 199-^'^^'

(8) Ib., 937-939. , fe) Ib.,98o.

LIVRE XTI, CHAPITRE VII. 4^9

pas déjà vu deux souverains chassés de l'empire des cieux (i)? Jupiter, chargé de la malédic- tion paternelle (2), perdra cet empire à son tour de la main d'un de ses enfants (3), et j'aime; mieux souffrir, enchaîné sur ce roc, qu'être son esclave (4).

Même dans les autres tragédies d'Es-, chyle, les dieux sont toujours prêts à trahir leurs adorateurs (5). Ils emploient contre l'homme la ruse et le mensonge (6). Ils sortent des villes quand elles sont prises (7); on ne les retient qu'à force de sacrifices (8). Agamem- non, lorsqu'il revêt son manteau de pourpre, craint que tant de splendeur n'excite leur ja- lousie.

Mais, pour juger Eschyle en connaissance d^ cause , il faut faire entrer en ligne de compte son caractère personnel. Son génie impétueux,

(i) Ib., 955-958.

(.) Ib., 909-914. l^i.^>nU,qu,

(3) Ib., 759-967-906-926. ' 1

(4) Ib., 967-968. , . ,

(5) Les Sept devant Thébes, io5-i07-i7a-i76.

(6) Les Perses, 93-101.

(7) Les Sept devant Thèbes, 22? 224.

(8) Ib., 76-77-186-187-309-310.

27.

I{l6 DE LA RELIGION^

quelquefois sauvage , le reporte volontiers k des époques de la religion plus orageuses, et par conséquent plus pittoresques. Il semble regretter le chaos dont il se voit contraint de sortir. Ces forces cosmogoniques , fermentant dans l'abîme, impatientes de produire comme d'engloutir ce qu'elles ont produit, ces chocs effroyables, ces luttes de la nature, ces pas- sions effrénées, transportées au monde moral comme un héritage de l'ancien désordre du monde physique, plaisent à cette imagination puissante qui se sent de force à les dominer; et Titan lui-même, Eschyle aime à se mesurer avec les Titans.

Ajoutez à ces traits primitifs l'exaltation des idées républicaines. Eschyle composait ses tra- gédies au moment le roi de Perse, à la tête d'un million d'esclaves, menaçait de nouveau d'envahir la Grèce; et le poète, dont le bras avait , à Marathon, vaillamment combattu pour sa patrie , reproduisait dans ses vers cette hor- reur pour la servitude et cet amour pour la liberté , qui avaient présidé à ses exploits.

De-là cette disposition altière et inquiète qui influa sur sa vie privée comme sur ses ouvrages, et qui l'entraîna loin de cette Athènes,

LIVRK XI r, CHAPITRE VII. l^ll

qu'il avait défendue, lorsqu'une défaite litté- raire lui en eut rendu le séjour odieux (i). Cette disposition se manifeste non-seulement dans ses conceptions, mais dans son style âpre, sac- cadé, souvent dur et bizarre. Le retentisse- ment de Forage se prolonge quand déjà l'o- rage commence à s'apaiser. Le même carac- tère distingue les pompes dont Eschyle ac- compagne ses représentations théâtrales. Ces pompes colossales portent l'empreinte d'un univers gigantesque. On sait quel effet terrible produisit sur les femmes qui assistaient au spectacle l'apparition des Furies (2),

Et cependant, observez-le bien, son siècle

(i) Il fut vaincu par Sophocle, au jugement de Cimon et des neuf généraux ses collègues , nommés par le prc' mier archonte pour prononcer entre les deux rivaux. (Plut. Vie de Cimon.)

(a) On a nié la présence des femmes dans les théâ- tres des anciens. Cependant l'anecdote que nous rappor- tons, un passage de Platon (de Leg.) , il parle du goût i)assionné des Athéniennes pour la tragédie, et l'ar- ticle de Pollux sur les spectatrices, prouvent qu'elles n'en étaient pas exclues. Elles l'étaient probablement de la comédie.

oblige notre poète à peindre une religion plus douce et des dieux plus justes. Ces Titans, ces monstres à cent bras et à cent têtes, les opinions contemporaines le forcent à les dé- sarmer, et à offrir aux Grecs qui l'écoutent des formes moins hideuses et des idoles meil- leures. Il fait sei'vir, presque malgré lui, ces puissances long-temps indomptées, au triomphe de l'éternelle équité; et ces divinités, jadis redoutables, deviennent bienveillantes pour les hommes quelles poursuivaient naguère de leurs inimitiés acharnées.

Il ne faut pas considérer isolément cha- cune des tragédies d'Eschyle. La réunion de plusieurs est nécessaire pour former un tout complet et régulier.

Agamemnon, par exemple, les Goéphores et les Euménides composaient une trilogie des- tinée à montrer d'abord le crime triomphant, puis ce crime puni par un autre crime; enfin, l'expiation de ce dernier attentat mettant un terme aux calamités et aux forfaits de la famille d'Atrée.

De même le Prométhée que nous possédons n'est que le tiers de l'histoire de Prométhée.

LIVRE XII, CUAPITRK VII. 4^^

Eschyle lavait présenté comme le bienfaiteur de l'espèce humaine , ensuite comme per- sécuté par les dieux , irrités des faveurs qu'il accordait aux mortels, et le Prométhée délivré terminait le dramfe, en montrant ce héros mis en liberté par Hercule , et faisant avec Jupiter sa paix et celle des hommes ses protégés. :. : s H

Ces trilogies noiis sémblenit rdxpreséioi]^ manifeste de la marche du polythéisme grec, puisque dans le même poète, les traditions se succèdent , toujours moins grossières , en raison des mœurs qui s'adoucissent et des idées qui s'épurent. De la sorte , ce qui était une contradiction dans Hésiode est un progrès dans Eschyle, et nous conce- vons qu'après avoir offert à nos yeux les vio- lences des dieux homériques dans leur ef- frayante nudité, le même auteur place la mo- rale sous l'égide de ces dieux améliorés. La divinité que les mortels appellent la Justice, est la fille de Jupiter (i). Les coupables se flat-

(i) Coéph., 949-951; Suppl. 365.

4^4 I>E LA. RELIGION,

tent en vain que les dieux négligent les choses humaines (i); leur providence veille, au con- traire, sur la m^son des hommes vertueux (2); les prières des méchants sont impuissantes pour les fléchir ( 3). C'est une loi antique et sa- crée, que le sang qui rougit la terre exige et obtient du sang (4). Nul n'échange avec im- punité l'innocence contre le crime (5). Enfin , le chant dans lequel les Furies annoncent les maux qui se répandront sur le monde, si on les décourage et qu'elles ne punissent plus les forfaits, est un plaidoyer poétique en faveur de l'appui que la religion prête à la morale , car , dit le poète , les crimes contre les hommes sont la suite inévitable de l'impiété envers les dieux (6).

(i) Agameranon, 378-381.

(2) Suppl., 28-29-386-389.

(3) Coéph. , 958-869.

(4) Coéph., 398-402 ; Suppl., 418-4*1-

(5) Ib., 1 18-119.

(6) Suppliantes, 536-537. Nous aurionspu multiplier les preuves à l'infini. La furie Érynnis punit lecrime. (Coéph. 649 65o.) Érynnis qui punit lentement les ravisseurs.

LIVRE XII, CHAPITRE VII. 4^^

S'il était vrai, comme le raconte Quin- tilien , que les Athéniens , trouvant encore dans Eschyle des choses révoltantes, eussent autorisé les poètes postérieurs à corriger ses pièces, en les admettant, ainsi corrigées , à con- courir avec celles des auteurs vivants (i), ce serait une autre explication des maximes diverses qui s'y rencontrent; mais cette ex- plication nous conduirait toujours au même résultat.

Étudiez avec attention la Minerve d'Eschyle pour la comparer aux Minerves précédentes, vous reconnaîtrez la progression. Il y a dis- tinctement trois Minerves dans la religion grecque : celle de l'Iliade, celle de l'Odyssée, celle d'Eschyle dans les Euménides. Cette der-

( Agamemn., 58-69.) Les dieux n'oublient pas les auteurs des meurtres. Les noires Furies poursuivent enfin celui qui est devenu heureux par le crime. ( Agam. 469-470. ) Si je vous livre, vous qui vous êtes réfugiées dans les temples des dieux , je crains d'exciter contre moi un ven- {jfeur terrible qui ne m'abandonnera pas, même après ma mort, dans les enfers. (Suppl., 4i8-4n.)

(i) Les Athéniens disaient à ce sujet, qu'Eschyle avait remporté plus de prix après sa mort que durant sa vie.

4^6 DE LA RELIGION,

ilière est le type du caractère idéal des dieux , tel que le progrès des lumières l'avait fait , comme dans Sophocle , celui de Thésée est le type du caractère idéal des héros.

Lorsqu'on passe d'Eschyle à Sophocle, on croit arriver sous un ciel plus serein, respirer un air plus pur. On éprouve envers les dieux immortels une confiance jusqu'alors inconnue. Sophocle est le poète le plus religieux de l'an- tiquité : il a toute la grâce de l'Inde, avec la pureté de goût de la Grèce. En lisant l'OE- dipe à Colone et l'Antigone, on se sent ré- concilié , pour ainsi dire , avec le polythéisme , tant ses formes sont majestueuses , sa morale noble et élevée , ses dogmes utiles , et nous dirons presque raisonnables (i).

La nature reprend dans Sophocle son har- monie et son calme; partout régnent l'ordre et la mesure. Si le poète est ramené malgré lui à

(i) Cette impression doit être bien profonde, puisque M. de Laharpe, de tous les critiques le plus étranger au sens moral de l'antiquité , n'a pu s'empêcher de la res- sentir.

LIVR£ XII, CHAPITRK Vil. 4^7

des traditions injurieuses pour les dieux, il s'empresse, soit de les adoucir, soit d'y ajou- ter quelques mots qui en sont i'excuse ou l'apologie. Hercule tue encore son hôte (i); mais Jupiter s'en indigne. Nous avons remar- qué (2) que le crime d'Hercule n'avait pro- voqué que l'indignation d'Homère , non celle de Jupiter dans l'Iliade.

Le chœur, qui est toujours l'organe de l'o- pinion publique, ne manque jamais, dans So- phocle , de célébrer l'équité des dieux , en exaltant leur toute-puissance (3). Il promet à Electre que Jupiter , à l'œil de qui rien n'é- chappe , punira ses oppresseurs (4) ; les cou- pables, dit-il, sont infailliblement atteints par la vengeance de Thémis céleste (5); Pluton,

(i) Trachin. , 38. Si, comme plusieurs critiques l'ont pensé , les Trachiniennes n'étaient qu'un ouvrage fausse- ment attribué à Sophocle, cette circonstance explique- rait encore mieux la le'gère difficulté qui pourrait embar- rasser le lecteur.

(î.) T. m, p. 398.

(3^ Electre, 471-5 1 5.

(4) Ib., 175-178.

(5) Ib., 1064-1065.

4^8 DE LA RELIGION,

Proserpine, Mercure, les Furies aux chiens écumants, poursuivent en tous lieux l'homi- cide et l'adultère (i). Jupiter est le père des lois qui font le bonheur des hommes (i). Dès que les immortels, vigilants et justes, aper- çoivent les forfaits, ils en préparent le châti- ment (3); et si Polynice est impuni, c'est que leur regard ne s'est pas encore tourné vers ce fils rebelle (4).

Si quelquefois Sophocle semble reculer vers des opinions moins épurées, cette marche rétro- grade s'applique aux rites, plus qu'aux maximes. De même que dansEschyle,Clytemnestre mutile le corps d'Agamemnon qu'elle vient d'assassiner, pour se mettre à l'abri de la colère de ses mâ- nes (5), dans Sophocle, elle essuie aux cheveux de son époux le fer sanglant qu'elle a retiré de sa poi- trine, afin que son sang retombe sur sa tête (6);

(i) Électr. , iio-ii5.

(2) OEdipe roi, 865-868.

(3) Ib., 863-910.

(4) OEd.àCol., 1370-1371,

(5) Coéph., A37.

(6) Éleclr., 445-/,46.

LIVRE XII, CHAPITRE VII. 4^9

OEdipe s'arrache les yeux, pour ne pas voir clans l'autre vie son père et sa mère (i). On reconnaît , dans ces détails , les coutumes des hordes sauvages. Dans l'Alceste d'Euripide les dieux infernaux boivent encore le sang des victimes funéraires (2); ce qui n'est qu'une assez légère modification de la description d'Homère qui fait boire ce sang par les om- bres mêmes. Enfin , chose plus étrange , dans Virgile, Deïphobus, à qui les Grecs ont coupé le nez, les oreilles et les mains, se cache tout honteux de paraître ainsi défiguré aux en- fers (3). Il y a dans l'homme une lutte perpé- tuelle : les habitudes, les souvenirs, le passé tout entier, s'attachent à lui pour entraver sa route vers l'avenir; mais il n'en suit pas moins cette route , et la prolongation des rites , for- mes matérielles qui se conservent après que les opinions se sont modifiées, ne dément qu'en apparence la modification qui s'est opé- rée.

Rien , au premier coup-d'œii, ne paraît plus

(1) OEdipe roi, 1371-1373. (a) Alceste, 844-845. (3) .Eneid., VI 495-497-

43o DE LA. RELIGION,

révoltant que la seconde scène d'Ajax, Minerve insulte bassement à son malheur, et Ulysse, qu'elle protège, donne les signes les. plus ignobles d'une lâcheté ridicule. Mais avec quel art admirable le poète efface cette impression , pour la remplacer par une leçon plus satisfaisante et plus morale , lorsque Ulysse, l'ennemi d'Ajax, réclame des Grecs irri- tés la çépuUure du héros tombé sa propre victime ! C'est la modération , l'oubli de l'in- jure, la pitié pour l'infortune, le respect pour les morts, ce sont tous les sentiments géné- reux personnifiés et sanctionnés par la reli- gion , sous les traits de Minerve.

Cette mesure si remarquable, ces ménage- ments si délicats, éclatent encore dans la pein- ture des Furies. Eschyle les offre aux regards , féroces , altérées de sang , et ce n'est qu'après que l'expiation les a désarmées, que le genre humain respire en sûreté (i). Sophocle les dé- robe aux yeux des spectateurs. Il épargne

(i) Il les peint même dans un endroit comme en hor- î-eur aux dieux et aux hommes. On reconnaît la my- thologie confuse et double d'Hésiode.

LIVRE XÏI, CHAPITRE VII. 43'

Tnéme à leurs oreilles ces noms redoutables. De poétiques circonlocutions y suppléent. Dans Eschyle, ces divinités sortent des enfers, inexorables et impitoyables. Dans Sophocle, elles se retirent au fond d'un bois sacré. L'ha- leine parfumée des vents les apaise : elles reposent dans le silence, jusqu'à ce que de nouveaux devoirs réveillent leur activité contre les habitants de la terre (i).

Les notions reçues sur la justice des dieux, bien qu'admises et professées par Eschyle , se fondent bien moins dans ses ouvrages, y com- posent un tout bien moins uniforme, que dans les tragédies de Sophocle. Le poète parle sans scrupule des crimes des dieux. La morale est une théorie que la pratique contredit encore. Le tribunal redoutable que nous avons vaine-

•Hiiii r't)<itf':^nv flirt i^lVh

(i) Le temple des Furies fut construit à Athènes du temps de Solon, par l'ordre d'Épiménide. (tîupuis, des Mystères , 120-189.) Athènes était la ville de la Grèce les Furies étaient le plus révérées , peut-être parce que la religion s'y développa plus vite , et s'unit à la morale d'une manière plus intime que partout ailleurs. Les Fu- ries étaient les protectrices de l'Aréopage, et on les invo- quait immédiatement après Jupiter sauveur et Apollon. (Staiiedl. Rel. Ma gaz. , 491-/192.)

432 DE LA RELIGION,

ment cherché dans Homère, et que nous avons vu constitué dans Pindare, est consacré par les deux tragiques : mais tout est effrayant dans Eschyle. Pluton, juge puissant des mor- tels, exerce aux enfers la tardive vengeance (i). Il n'est jamais question que du supplice des per- vers. Dans Sophocle, Antigone espère la féli- cité des justes : l'amitié des ombres, répond* elle à la timide Ismène, me sera plus durable que la faveur des vivants (i).

Dans Eschyle, les dieux se font craindre; dans Sophocle, ils se font aimer; et c'est un progrès incontestable, que ce passage de l'é- pouvante à l'amour. La religion s'identifie à la poésie de Sophocle , bien plus qu'à celle d'Es- chyle. Celui-ci la fait sortir menaçante de la nuit épaisse ; elle lance des flammes soudaines au sein de la foudre et des éclairs. L'autre, par d'harmonieuses nuances, l'associe à l'astre du jour; l'azur des cieux est plus brillant, sans être moins paisible. Si nous ne craignions de hasarderune comparaison trop profane, nousdi-

(i) Coéph., 321-326-379-380. (a) Antigone, 80-82.

LIVRE XII, CÏ1AP1T.RE Vil. 4^3

lions qu'Eschyle est en quelque. sorte rancieii Testament du polythéisme; Sophocle en est l'Évangile.

Lors même que le but des deux poètes est identique, leurs moyens diffèrent. Eschyle, dans les Euménides, aussi-bien que Sophocle dans rOEdipe à Colone travaillent à représenter Athènes comme la ville gardienne des lois, la demeure privilégiée d'une race supérieure, le boulevard devant lequel s'arrête le pouvoir injuste, le sanctuaire s'expie le crime in- volontaire, ou le crime repentant. Mais dans le premier, les dieux prononcent un arrêt re- vêtu de formes presque judiciaires; dans le second, la suprématie de la cité de Minerve pénètre plus lentement , mais plus profondé- ment, jusqu'au fond de l'ame, par une suite de sentiments et d'émotions religieuses , qu'un prodige complète, sans les interrompre et les troubler'.

Eschyle paraît l'esclave indocile et révolté de son siècle. Sophocle en est le noble inter- prète, toujours fidèle et scrupuleux; et, par un privilège malheureusement bien rare, la carrière de ce grand poète fut digne en tout de son talent. Citoyen du pays le plus éclairé

434 DE. LA RELIGION,

du monde antique, doué des avantages de la naissance , de la fortune et de la beauté , il parvint à tous les honneurs , il conquit toutes les gloires. Choisi dans son adolescence pour célébrer, à la tête de ses jeunes compagnons, la victoire de Salamine; pontife et général, col- lègue de Périclès et de Thucydide, dans son âge mûr : il défendit, sanctifia, illustra son pays. Tandis que l'irritable Eschyle recherchait, comme l'avide Pindare , le patronage d'un ty- ran, Sophocle repoussait les invitations des rois barbares (i). La vieillesse même , en l'at- teignant, sembla le respecter. Elle vint seule, sans le hideux cortège des infirmités qui l'ac- compagnent. L'ingratitude de ses enfants ne fut pour Sophocle que le sujet d'un nouveau triomphe. On dirait que les dieux de ce poly- théisme qu'il rendait si noble et si pur , éprou- vèrent envers lui de la reconnaissance, tant ils le comblèrent de tous leurs bienfaits. Le plus éclatant de ces bienfaits , fut sans doute de lui

(i) Plutarque (vie de Pompée), nous a conservé de lu>i ces deux vers : « Quiconque n'évite pas les palais des « rois, peut y entrer libre, mais y reste esclave. »

LIVRE XI 1, CHAPITRE VU. 4^5

épargrier le douloureux spectacle de la déca- dence de i^atrie : à peine ses yeux s'étaient- ils fermés, que la liberté périt à Athènes, sous la main des étrangers, et le farouche Spar- tiate empêcha que le corps du poète ne fut déposé dans la tombe de ses aïeux.

Pour juger du polythéisme dans son enfance, il faut s'arrêter à l'Iliade (i); pour apercevoir ses premiers développements , il faut lire Hé-

(i) Après avoir comparé Homère aux poètes qui lui succédèrent, nous pourrions le comparer aux peintres qui puisèrent dans ses poèmes le sujet de leurs ouvrages. Nous trouverions de nouvelles preuves de la modification des opinions. Bien qu'il soit parlé, dans le onzième livre de l'Odyssée, de Pirithoiis et de Thésée, îl n'y est point dit qu'ils subissent aucun châtiment; mais Polygnote, dans son tableau de la descente d'Ulysse (v. t. III, p. 452) , nous peint ces héros expiant , enchaînés sur des trônes d'or, leur impiété et leurs flammes adultères. (Pausan., Phocide, 28-29 et 3o.) Le tableau de Polygnote était exposé dans la Leschc de Delphes (la Lesché était l'endroit où, dans chaque ville, les citoyens se rassem- blaient ). Le même peintre , dans le même tableau , re- présente sous la barque de Caron plusieurs coupables punis, et rien de pareil ne se rencontrant dans le poète antique , ces additions n'ont pu être suggérées au pein- tre que par les idées de son temps.

28.

436 J>E LA RELIGION,

siode. Eschyle nous le montre dans ses épu- rations successives encore contestées , et si nous voulons le connaître dans sa perfection, \ c'est Sophocle surtout qu'il faut consulter.

. ' s.^^

LIVRE XII, CHA.PITRE VIII. 4^7

CHAPITRE VIII.

D* Euripide.

J^ous nous étions proposé d'abord de ne point parler d'Euripide : c'est un peintre si peu fidèle de la religion grecque, un auteur si étranger à toute exactitude et à tout scrupule, que nous ne croyons , presque sur aucun point, devoir invoquer son témoignage. Il est à-la-fois incrédule et rhéteur. En conséquence, loin de se complaire dans les perfectionne- ments de la religion , il aime à exagérer ses côtés faibles. Néanmoins, le lecteur nous au- rait reproché une lacune, et nous n'avons pas voulu mériter ce blâme. Mais pour montrer avec quelle défiance il faut consulter ce troi- sième des tragiques grecs, et quel genre de lumières il peut répandre sur quelques dé- tails, nous devons parler d'abord de son ca-

438 DE LA RELIGION,

ractère individuel , des circonstances de sa vie privée , du talent que la nature lui avait donné, et de l'application de ce talent à la tragédie. L'histoire de l'art dramatique en Grèce, bien que resserrée, comme nous l'avons ob- servé plus haut, dans un très-court espace de temps, peut se diviser en trois époques. Du- rant la première, le génie s'avançait dans la carrière, rapide et fougueux, mais sans direc- tion fixe. Durant la seconde, il profitait des expériences et des fautes de ses devanciers. Durant la troisième , le besoin de la nouveauté se faisant sentir , il s'agitait au hasard , cher- chant tous les moyens de briller. Eschyle et Sophocle correspondent aux deux premières époques, Euripide à la dernière.

Cette circonstance devait à elle seule rendre ses tableaux infidèles , niais son caractère par- ticulier ajoutait à l'influence de la eau se générale. Euripide possédait plusieurs qualités bril- lantes, l'éloquence, l'imagination , une mo- bilité extrême , qui ressemblait souvent à la sensibilité, une flexibilité remarquable, une ironie puissante et profonde : sous ce dernier rapport, Médée est un chef-d'œuvre.

LIVRE Xri, CHAPITRE VIII. 4^9

Sa scène avec Jason (i), son amertume avec le vieillard qu'un instinct confus avertit de protéger ses enfants contre elle (2), ses retours à l'amour maternel, quand elle est prête à saisir le fer qui doit les immoler (3) , ébranlent le lecteur même aujourd'hui jusqu'au fond de l'ame, malgré l'absence de l'illusion théâtrale. Mais à ces dons de la nature , Euripide joi- gnait un esprit inquiet, une vanité sans bor- nes , une excessive avidité d'applaudissements , un sentiment peu sûr et peu délicat des con- venances. La vérité des mœurs, des opinions, des usages, lui paraissaient des objets subal- ternes. Les traditions antiques lui semblaient une propriété des poètes; et plus d'une fois, sous plus d'un rapport , il les traita comme sa propriété (4).

(i) 873-900.

(2) 901-931.

(3) 1002-1080.

(4) Les Corinthiens, par exemple, si nous en croyons d'anciens scholiastes, le séduisirent et l'engagèrent, pour une somme de cinq talents, à mettre à la charge de Mcdéele meurtre de ses enfants, que les habitants de cette ville avaient lapidés. (Schol. Euripid., in Medeam, 9; jEliàn. , Var. hist., V, 21 ; Pausin., Corinth., 3.)

44o t>E LA RELIGION,

Nous serions tentés de croire qu'il avait voulu se livrer d'abord aux affaires publiques, bien que l'antiquité ne nous dise rien de pré- cis à cet égard. 11 s'était exercé à l'art oratoire, et ses allusions perpétuelles contre les orateurs, les démagogues , la démocratie , le peuple d'A- thènes , en un mot contre toutes les institu- tions de sa patrie , annoncent un amour-propre froissé. Les défauts, les prétentions, les qua- lités même d'Euripide s'opposaient à ses suc- cès dans la carrière de l'ambition. Mais il n'y renonça probablement qu'avec peine : et qui peut, en effet, renoncer sans douleur, dans un état libre, aux suffrages de ses concitoyens, aux jouissances du pouvoir, aux plaisirs de la popularité? C'est tout autre chose, quand un homme seul gouverne. Ce n'est alors que l'o- pinion d'un homme qu'on se résigne à ne pas captiver, et l'on s'en console.

Quoi qu'il en soit de ces premiers désirs et de ces premiers regrets d'Euripide, ce qu'il y a de sûr, c'est qu'avant de se vouer aux let- tres, proprement dites, il parut vouloir se consacrer à la philosophie. Il fut quelque temps disciple d'Anaxagore et d'Archélaùs; mais il quitta bientôt des recherches abstraites et fa-

LIVRE XIJ, CHAPITRE VIII. 44 1

tigantes , soit qu'il fût effrayé des persécu- tions qu'Anaxagore avait éprouvées, soit qu'il fût séduit par l'espérance des applaudisse- ments plus bruyants et plus immédiats, que des compositions théâtrales promettaient de lui valoir. Il ne conserva de ses études philoso- phiques, que l'habitude des axiomes qu'il place à tout propos dans la bouche de ses interlocu- teurs. Du reste , il porta dans ses travaux lit- téraires une disposition toujours amère et tou- jours mécontente : des succès équivoques vin- rent la fortifier. Auteur de soixante et quinze pièces au moins, il obtint le prix tout au plus quatre ou cinq fois (i). Non-seulement il fut écrasé par le souvenir de la supériorité de SopUiocle , mais il rencontra des rivaux qui l'emportèrent souvent sur lui (2). Les raille- ries mordantes d'Aristophane le poursuivirent et l'humilièrent. On dit que des chagrins do- mestiques se joignirent aux souffrances de sa vanité, et que l'infidélité d'une épouse fut la cause de sa haine et de ses invectives contre

(1) Aul. Gdl. Noct. au. , XVIT, 4 (a) Agathon par exemple.

44î* Ï>E LA RELIGIOJV,

les femmes. Il mourut enfin loin de son pays (i), qui rendit à sa mémoire un inutile et tardif hommage.

La marche de l'esprit humain étant toujours la même, on retrouve parmi nous les trois époques de la tragédie, dans Corneille, Racine et Voltaire. Mais Corneille est toutefois bien plus différent d'Eschyle , et Racine de Sopho- cle , que Voltaire ne Test d'Euripide (2).

Euripide et Voltaire ont toujours un but, autre que la perfection de leurs ouvrages. Ils sèment tous deux à pleines mains des généra- lités déplacées (3). Ils ramènent à tout propos des allusions aux usages , à la religion , à la politique contemporaine. Dans une pièce dont le sujet précède de huit siècles la guerre du Péloponèse, l'auteur grec fait allusion à l'al- liance ^ des Argiens avec les Spartiates (4) ' plus loin, il injurie les orateurs (5), les démago-

(i) A la cour d'Archélaùs roi de Macédoine.

(2) V. t. III,p. 3o3-3o4.

(3) Idées sur la vie et sur la yieillesse; Eurip., Suppl. 1064-1097-1080-113; digression sur la jeunesse, Herc. fur. 637-652-627-254.

(4) Suppl. 1094-1093-1181-1182.

(5) Ib. 734-738-744-749-864-865-879-880.

LIVRE XII, CHAPITRE VIII. 4^3

gues , la démocratie , choses dont aucune n'existait, quand Adraste régnait sur Argos. Ailleurs, il se jette dans une digression inat- tendue sur le pouvoir populaire et la monar- chie (i). Ailleurs encore, le même Thésée que déjà Sophocle avait embelli , et qui , vainqueur des monstres et des brigands , ne pouvait con- naître que l'état barbare, trace en vers pom- peux l'histoire philosophique de la civilisa- tion (2).

Euripide aurait pu faire une tragédie comme Tancrède, c'est-à-dire, il aurait réuni dans la même pièce une sensibilité passionnée à cette fureur de maximes et de déclamations qui a porté Voltaire à mettre dans la bouche d'une jeune fille , lorsqu'elle apprend que son amant cherche la mort au milieu de la mêlée, une dissertation sur les droits des femmes et sur l'injustice qui produit à la fin l'indépendance. C'est ainsi que dans Hécube (3), cette mère infortunée demandant à Ulysse la vie de sa fille, fait une digression contre les orateurs

(i) Suppl., 339-343-350-353.471-493.

(2) Bacchant., 249-251-270-271.

(3) Hécub., 254-257.

444 ^^ LA RELIGION,

qui trompent 1^ peuple; et que, plus loin, pleurant la mort de Polixène, elle s'arrête pour examiner l'influence de l'éducation sur la jeu- nesse (i).

Si nous ne craignions de nous trop écarter de notre sujet, nous ferions remarquer bien d'autres rapports entre Euripide et Voltaire ; tous deux terminent leurs tragédies par des réflexions morales , qui indiquent le besoin de prononcer un résultat propre à captiver les applaudissements (2). Dans l'auteur français, comme dans l'auteur grec, les interlocuteurs ne parlent ppint entre eux , mais pour le pu- blic. La nature et la vérité sont continuelle- ment sacrifiées à ce but. Ménélas, en Egypte, apportant la fausse nouvelle de sa propre mort au roi de cette contrée, ne répond ja- mais à ses interrogations ce que raisonnable- ment il devrait lui répondre. Son langage est plein d'équivoques affectées , en con- tre-sens avec sa situation. Il n'a en vue que les spectateurs qui l'écoutent; et, pour leur

(i) Hécub. , 592-602.

(2) Ion, 1595-1596-1621-1622.

LIVKE XIJ, CHAPITRE VIII. 44^

plaire, il risque sa sûreté, c est-à-dire toute vraisemblance ( i ). Oreste , dans Electre , arri- vant sur le théâtre déguisé , proscrit , méditant de venger son père et de tuer sa mère , et par- courant en trente vers les différents états de la vie (2), nous rappelle Alzire, et le traité qu'elle fait sur le suicide, quand son amant vient d'assassiner son époux.

Sophocle ayant composé une Electre, de même qu'Euripide, la comparaison de ces deux pièces est très-propre à faire connaître la dif- férence des deux poètes. Dans Sophocle, le parricide est l'effet d'une destinée irrésistible- Dans Euripide, ce parricide est prémédité; on le discute sur le théâtre , parce qu'Euripide ne peut jamais se refuser une discussion^ et cet examen préalable rend le forfait mille fois plus révoltant.

Voltaire et Euripide ont, en général, atta- \ que la religion , et tous deux ont cherché des effets tragiques dans la religion même , objet de leurs railleries. Euripide semble avoir fait

(i) Hélène.

(.4) Electre, 263-290.

446 DE LA RELIGION,

ses Bacchantes (i) , pour consacrer Je triomphe de la superstition la plus fanatique , oubliant qu'ailleurs il affichait l'incrédulité. C'est ainsi que Voltaire a fait Alzire et Zaïre : et , pour que la conformité fût plus complète , le poète grec, dans une pièce destinée à montrer combien sont terribles les châtiments des dieux contre l'impiété , ne peut se refuser à des al- lusions irréligieuses (9.), de même que Voltaire commence sa tragédie chrétienne par ces vers célèbres, si philosophiques et si déplacés :

u J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux, « Chrétienne dans Paris , Musulmane en ces lieux.

Les pièces d'Euripide , comme celles de Vol- taire, ne sont, la plupart du temps, que des pré- textes pour faire triompher son idée domi- nante : sa sensibilité même est subordonnée à son inte,nti,on systématique. Le philosophe se met san§ cesse aux prises avec J^e poète , et il

(i) Les Anciens croyaient qu'il avait beaucoup profité d'une pièce d'Eschyle sur le même sujet, pièce qui ne nous est point parvenue.

(2) V. toute la scène de Bacchus avec Pentbée, Baccli., 910-974.

LIVRE XII, CHAPITRE VIII. 447

en résulte tantôt des invraisemblances qui dé- truisent toute illusion , et plus souvent encore inie certaine monotonie dans les caractères, un retour perpétuel aux mêmes pensées, l'ab- sence, en un mot, de cette impartialité dra- matique, sans laquelle l'art n'arrive jamais à la perfection, Toute littérature qui a un but hors d'elle-même, peut être plus utile, plus effi- cace, comme moyen, mais elle est toujours moins parfaite qu'une littérature qui est elle- même son propre but.

La tragédie d'OEdipe roi , dans Sophocle, et celle des Bacchantes, dans Euripide, ont la même tendance. Leur résultat est de donner un exemple de l'infaillibilité des oracles, et du danger de manquer de respect aux immortels. La destinée atteste la véracité des dieux, dit Créon à Œdipe ; c'est la morale de la pièce^ La même conclusion émane du sort de Pen- thée, dans les Bacchantes. Mais ces tragédies diffèrent, parce que le caractère de leurs au- teurs était différent. Sophocle avait rempli les fonctions les plus importantes , tant militaires que civiles, et cette pratique de la vie lui avait enseigné la mesura et imposé la gravité. Il était pénétré de respect pour la religion , d'à-

448 DE LA RELIGION,

mour pour la constitution de son pays. Euri- pide , dont l'esprit n'avait point reçu l'éduca- tion des affaires, ne saisissait, de toutes les institutions, que les inconvénients. Incrédule, il ne pouvait prendre le langage religieux , sans tomber dans le fanatisme. Sophocle porte, dans rOEdipe roi , tout le sérieux , tout le calme de la conviction. Euripide n'ayant point de con- viction, n'a point de mesure. Il s'abandonne, dans le^ Bacchantes, à la fougue, à l'inconsé- quence, à l'exagération d'un homme qui n'est jamais averti par le sentiment qu'il éprouve de l'effet qu'il produit. On pourrait remarquer, dans un moindre degré, parce que Voltaire avait plus de goût qu'Euripide , la même diffé- rence entre Athalie et Zaïre (i). Chose bizarre,

(i) Plùtarque nous rapporte une anecdote bien pro- pre à nous convaincre de Tindifférence d'Euripide pour les opinions qu'il prêtait à ses interlocuteurs , et du peu de rapport qu'il se proposait d'établir entre ces opinions et leur rôle. Il avait commencé la tragéâie de Ménalippe par des vers qui semblaient révoquer en doute la divinité de Jupiter. Les Athéniens ayant témoigné leur désappro- bation par des murmures , Euripide aussitôt substitua des vers qui exprimaient une croyance tout opposée, (Plut., in Amat. )

LIVUE XII, CHAPITRE VIII. 449

rincrédulité d'Euripide ne le préserve point de l'abus du merveilleux. Des dix-huit tragé- dies qui nous restent de lui, neuf se terminent par l'apparition d'un dieu sur la scène.

Les défauts d'Euripide ne tiennent point, comme ceux d'Eschyle, à l'ignorance de Fart ou à des vestiges d'une grossièreté à peine subjuguée. Ils appartiennent en propre à ses conceptions affectées et ambitieuses. Ce sont des digressions sans rapport avec le sujet, des descriptions d'une longueur qui détruit toute vraisemblance, des allusions qui ôtent à ses pièces toute couleur historique ou locale, des épigrammes qui deviennent absurdes dans la bouche de ses interlocuteurs. C'est contre les orateurs, qu'Hippoly te fait une sortie (i). Oreste se perd dans des attaques indirectes contre le gouvernement d'Athènes (2). Andromaque,au milieu de ses lamentations, s'interrompt et s'écrie : c'est toujours la manie des femmes d'avoir sur les lèvres la douleur qui les tour- mente, et de remplir l'air de leurs plaintes (3).

(i) Hippol., 486-487. (•2) Oreste, SSS-gSa. (3) Andromaque, 92-94.

^9

45o DE LA RELIGION,

Lorsque Eschyle nous blesse , il a son apo- logie dans les souvenirs des mœurs qui avaient existé. Mais ce qui nous choque dans Euri- pide , n'est conforme aux mœurs d'aucune nation. Hécube décrivant les caresses que Cas- sandre, sa fille, esclave d'Agamemnon , prodi- gue à ce destructeur de Troie (i), Admète re- prochant à son père, avec une dureté ignoble, de ne pas vouloir mourir à sa place (2), sont des choses inexcusables , soit comme peinture de la nature , soit comme peinture des mœurs.

L'on croirait que , plus les auteurs se pro- posent de plaire au public, plus ils doivent perfectionner l'ensemble de leurs ouvrages : cela n'est pas. Lorsque leur but unique est de faire effet, ils ne travaillent, pour ainsi dire, qu'à bâtons rompus, et ne soignent que les parties les plus propres à captiver immé- diatement la foule. Mauvais calcul ! Pour domi- ner la multitude d'une manière durable, en littérature, comme en politique, le secret le plur sûr est fréquemment de la dédaigner.

(i) Hécube, 81 4-832. (2) Alceste , 629-670.

LIVRE XII, CHAPITRE VIII. 4^1

De même que dans les poèmes de nos jours , le plan est sacrifié aux épisodes et aux descriptions; de même , dans les tragédies d'Eu- ripide, le fond est sacrifié aux accessoires. Les expositions sont presque toujours misérables. Je n'excepte guère que celle d'Andromaque qui, d'un autre côté, est l'une des tragédies les plus faibles de cet écrivain. Mais l'exposi- tion est claire et naturelle, et fait connaître, dès les premiers vers , ce que les divers carac- tères doivent amener. Les chœurs ne tiennent que faiblement au sujet. Aussi dirait-on que le poète l'a senti. Euripide leur témoigne plus de défiance que Sophocle. Tantôt les interlo- cuteurs les menacent de la mort, s'ils les tra- hissent, tantôt ils leur font mille promesses, pour les engager au silence. Sophocle ne prend pas de telles précautions , parce que ses chœurs sont partie intégrante de ses pièces. Euripide, au contraire, se met, sans le sa- voir, sans cesse en garde contre eux, parce que ce sont des intrus, qui ne paraissent sur le théâtre que pour déclamer (i).

i) Sophocle ne tombe dans ce défaut qu'une seule

29.

4^2 DE LA. RELIGION,

Si c'était ici le lieu de prouver combien Euripide s'écarte du vrai caractère de Fanti- quité, nous nous bornerions à citer quelques traits de sa pièce du Cyclope. Cette pièce est un assemblage d'impiétés , d'indécences, de plaisanteries spirituelles et d'une immoralité révoltante (i). C'est en quelque sorte la Jeanne d'Arc des Grecs, et c'est une nouvelle confor- mité d'Euripide avec Voltaire.

Les défauts d'Euripide n'inspirent donc point cet intérêt curiosité qui nous soutient dans la lecture des auteurs anciens, dont les im- perfections mêmes sont instructives , parce qu'elles portent l'empreinte de leur siècle et de leur pays. Les défauts d'Euripide sont cho- quants , comme ceux d'un auteur moderne. Cependant c'est peut-être pour cette raison î même , que nous jugeons Euripide plus favora- l blement qu'il ne paraît l'avoir été de son temps. \ Comme il arrive souvent dans le monde, c'est

fois, c'est lorsque, dans l'OEdipe roi, le chœur demande dans un hymne, d'ailleurs très-beau, quel dieu a donné le jour à OEdipe, puisqu'il n'est pas le fils de Polybe, tandis que dcs-lors tout démontre qu'il est celui de Laïus. (i) V. surtout vers 3 1 5-345.

LIVRE XII, CHAPITRE VIII. 4^3

un vice de plus qui lui vaut notre indulgence. De tous les tragiques grecs, c'est le moins na- tional, et, par conséquent, le plus analogue à nos idées.

Avec du talent, de l'esprit, de la mobilité, de l'instruction, de la verve, on peut égaler Euripide. Mais on mettrait ensemble tous les écrivains qui ont existé depuis la renaissance des lettres et probablement tous ceux qui existeront , on ne produirait pas un Sophocle. Nous ne voulons point dire, comme quelques . écrivains du jour le prétendent, que l'espèce \ humaine se détériore : mais les circonstances j des modernes ne créent point en eux ce sen- I timent exquis de la beauté idéale, dont le climat, les institutions, la religion de la Grèce remplissaient tous ses habitants. Nos langues sont plus imparfaites , notre ordre social plus positif , nos calculs plus resserrés , notre existence à la fois plus monotone dans sa marche et plus agitée dans son égoïsme : toute notre nature, en un mot, est moins poétique. Assurément, ce n'est pas un mal; les Grecs devaient en partie leur poésie à leur loi- sir, leur loisir à l'esclavage, qui refoulait sur

//54 DE LA RELIGION,

une race proscrite et dégradée les travaux mécaniques. Nous aimons mieux avoir moins de poètes, et n'avoir plus d'esclaves.

Le lecteur nous pardonnera cette digression sur Euripide, s'il réfléchit qu'elle était indis- pensable, pour expliquer la confusion qui rè- gne dans ses ouvrages, relativement aux opi- nions religieuses; il parcourt tout le cercle de ces opinions, les mêle, les amalgame, sans égard pour la vérité du costume , ou pour l'u- nité des caractères. Si nous ne possédions, pour concevoir l'antiquité, que les tragédies d'Euripide , il serait impossible de nous faire jour dans un pareil chaos.

Ce poète est inexact , dans les petites comme dans les grandes choses. Il prête à tous les peuples et à tous les siècles les usages de ses contemporains et de ses compatriotes. Pour en prendre un exemple au hasard, il fait dire à Médée , qu'une femme qui veut avoir un époux, doit lui apporter en dot des trésors considé- rables (i). C'était la coutume athénienne du temps d'Euripide ; mais dans les âges héroïques,

(i) Médée , 2i5-224.

LIVRE Xll, CHA.PITRE VIII. 4^5

et par conséquent du temps de Médée, les maris n'obtenaient leurs épouses que par de magnifiques présents. Dans sa tragédie de Rhésus , la catastrophe se rattache à la présomption d'Hector (3). Or , Hector , dans l'Iliade ^ n'est rien moins que présomp- tueux.

Sophocle change aussi quelquefois le ca- ractère des anciens héros; mais c'est pour l'a- méliorer et pour l'ennoblir. Thésée , dans OEdipe à Colone, parle de lui-même avec une réserve, une modestie bien opposée aux fanfaronnades des héros d'Homère. Euripide , trouvant dans Homère un caractère noble et soutenu, n'a pas su rester fidèle à ce caractère. Ce que Sophocle a fait en bien , Euripide l'a fait en mal.

Il est donc , comme nous l'avons dit en com- mençant ce chapitre, un garant très-peu sûr de l'état réel de la religion grecque , au mo-

(i) Plusieurs critiques prétendent que Rhésus n'est pas d'Euripide. Mais cette tragédie , si elle n'est pas de lui , est certainement de son école. Elle a les mêmes dé- fauts que les siennes , quelques-unes de ses beautés , et elle est composée d'après les mêmes principes.

456 DE LA RELIGION,

ment il composait ses nombreuses tragédies. En les analysant toutefois avec attention , l'on peut y remarquer, à travers les inconséquences et les inexactitudes du poète , des preuves in- contestables des progrès de cette religion. « Je croirais les dieux insensés, dit Glytemnestre, si j'osais les implorer pour un assassin. Quelle prière oserait adresser aux immortels le meur- trier de ses enfants (i)? » Voilà donc l'effica- cité des prières subordonnée à la valeur morale des actions. Lorsque Hélène veut se justifier de son adultère , en le rejetant sur la destinée et sur la toute-puissance que Vénus exerce sur les dieux mêmes, Hécube l'accuse de calomnie : « Les dieux, lui répond-elle, ne sont point les auteurs de tes égarements; ils ne t'en ont point donné ie pernicieux exemple. La divinité qui t'a séduite, c'est ton cœur perfide et ta pas- sion insensée (2). » C'est presque la réponse de Socrate à Eutyphron, quand ce dernier se jus- tifie d'avoir été l'accusateur de son père, en disant que Jupiter a châtié Saturne.

(i) Iphig. en Aul. , iiSS-iigo. (2) Troy.,9r7 1-982.

LIVRE XII, CHAPITRE VIII. 45>7

La raison lutte de la sorte à chaque instant contreles fables antiques. Hercule repousse tou- tes les traditions désavantageuses aux dieux (i). Euripide les rappelle cependant ; mais ce nW point par respect, c'est par hostilité: « Phébus t'a commandé le meurtre, dit Mé- nélas à Oreste , tu comptais sur son assistance. Il tarde maintenant , suivant la coutume de ceux qu'on nomme les immortels (2). ?>> Apollon, que Pyrrhus a offensé, le fait périr à Delphes; et le messager qui raconte cet évé- nement observe que le dieu s'est souvenu d'une ancienne querelle, et s'en est vengé comme un méchant homme. «Pouvons-nous, ajoute- t-il, le regarder, après cette action, comme juste ou sage (3)?»« O dieux! s'écrie Hécube, j'invoque, il est vrai, de perfides auxiliaires; mais c'est une ombre d'espérance que de prier les immortels, quand le malheur nous at- teint (4). » Polynice demande à Junon , Etéocle

(i) Herc. fur., i34i-i346.

(2) Oreste, 419-/120.

(3) Androm. ii6i-ii65.

(4) Troy. 469-471.

458 DE LA RELIGION,

à Minerne l'affreux succès de tuer un frère (i). Le cœur de Jupiter est plein d'envie contre Rhésus (i) , et dans Oreste cette même envie s'acharne impitoyablement sur tous les heu- reux (3).

Mais ces réminiscences ne sont point un pas rétrograde vers la croyance, c'est un pas en avant vers l'irréligion. Les ouvrages d'Euripide sont les premiers l'incrédulité ait revêtu des formes publiques ^t populaires. Et de même qu'Es- chyle nous montre la lutte des fables et de la morale dans le polythéisme primitif, Euripide nous présente la lutte du polythéisme devenu moral et de l'incrédulité. Dans les Phéniciennes, il prête des paroles impies au caractère le plus vertueux de la pièce, celui d'Antigone (4). Sophocle n'aurait jamais commis cette faute.

Les trois Électres des tragiques marquent assez bien les trois époques. On voit dans

(i) Phénic. i374-i385. (a) Rhésus 456-458.

(3) Orest. 34o.344.

(4) Phen. 1717-1718.

LIVRE XII, CHAPITRE VIII. 4^9

celle d'Eschyle (i), la fatalité dominant la reli- gion ; dans celle de Sophocle , la morale alliée à elle; dans celle d'Euripide, cette morale ser- vant d'argument contraire.

Résumons -nous en peu de mots : Euri- pide confond , comme Hésiode , des doctrines de dates différentes, mais pour une raison op- posée. Hésiode s'était trouvé entre deux épo- j ques de la croyance de son pays. Euripide écrivait, lorsque celte croyance marchait vers sa chute. En conséquence, le premier puisait indistinctement, dans les opinions qui n'étaient pas encore détruites, dans celles qui n'étaient pas encore établies; le second se servait avec > indifférence de toutes ces opinions , parce que toutes se décréditaient également.

(i) Nommée autrement les Coéphores.

46o

DE LA RELIGION

CHAPITRE IX.

Quelques mots sur Aristophane.

Aristophane, le seul comique grec qui nous reste , n'est pas moins nécessaire à étu- dier que les tragiques. Prises à la lettre ^ ou mal comprises , ses pièces fourniraient contre les perfectionnements de la religion des objec- tions puissantes. Il représente les dieux de la Grèce, comme vicieux, abjects, ridicules; et ces peintures outrageantes , tolérées par les ma- gistrats , sont couvertes des applaudissements populaires.

Plusieurs causes expliquent cette singulaçité: Premièrement , la tragédie grecque avait pris son origine dans la partie sérieuse de la reli- gion; la comédie dut sa naissance à la partie grotesque du culte , partie transmise aux Grecs, comme nous l'avons dit , par l'importation des orgies sacerdotales. Car nous avons déjà remar- qué que la bouffonnerie et la licence étaient un

LIVRE XII, CHAPITRE IX. /|6l

trait caractéristique des religions soumises aux prêtres; elles privent leurs esclaves de toutes les jouissances élevées , et les abrutissent pour les dédommager.

Il y a eu quelque chose de pareil, dans les pièces appelées mystères par les chrétiens du moyen âge. Rien de plus audacieux, de plus satirique, contre les objets les plus révérés: la dévotion pourtant régnait sans rivale , et ne voyait point dans ces drames burlesques une profanation des choses sacrées.

Peut-être même une idée plus profonde avait-elle présidé dans le sanctuaire à ces imi- tations qui nous sembleraient sacrilèges. Le mauvais principe, la matière impure, luttant contre le ciel, devenaient dans ces parodies des êtres bouffons, difformes de figure, haineux dans leur ironie, gais d'une gaieté perfide ou obscène.

Il faut se l'avouer, il y a dans la gaieté, quand elle n'est pas le simple développement des joies enfantines, il y a dans l'ironie surtout, quelque chose qui approche du vice : tout ce qui est bon, est grave. La vertu, l'affection, le courage, le bonheur qui naît de la paix de l'ame, sont choses sérieuses. La gaieté, dans les

46a DE LA RELIGION,

religions sacerdotales, a souvent représenté le mauvais principe. Ne lereprésente-t-elle pas aujourd'hui plus que jamais, dans nos sociétés civilisées ?

Nous n'appliquons point ces observations d'une manière directe au poète qui nous oc- cupe. Il ignorait probablement lui-même quel héritage il mettait en œuvre ; mais nous pen- sons que ces réminiscences d'emprunts exoti- ques, bien que repoussées du culte populaire, avaient pu préparer les Athéniens à quelque indulgence pour les accès d'une gaieté folle , qui avait l'autorité d'une tradition.

Ajoutez à cette conservation d'usages anti- ques le caractère du peuple d'Athènes, pour qui la raillerie était un besoin , et qui croyait que ses dieux entendaient comme lui la plai- santerie. Les sculpteurs, les peintres , non moins que les poètes, ajoutaient aux récits mytholo- giques des traits qui les dépouillaient de leur gravité. Nous voyons sur un vase antique , Ju- piter et Mercure avec des masques en carica- tures, grimpant à l'aide d'une échelle dans l'appartement d'Alcmène.

En second lieu, les pièces d'Aristophane étaient , pour la plupart , des parodies de quel-

LIVRE XII, CHAPITRE IX. 4^3

que œuvre tragique, et principalement des ouvrages d'Euripide. Les Grenouilles, par exemple, l'une de ses comédies Bacchus est traité avec le plus d'irrévérence, sont l'i- mitation burlesque de Sémélé (i), ce dieu descendait aux enfers , pour chercher sa mère. Dans la Paix, des railleries sanglantes sont dirigées contre les habitants de l'Olympe, mais la Paix est une parodie de Bellérophon (2). Les Nuées invoquant l'Éther, en sont une d'Hélène (3).

Quelquefois c'est Pindare qu'Aristophane

(i) Tragédie d'Eschyle (v. Fabric. Bibliothèque grec- que), ou d'Euripide, suivant le P. Brumoy, t. VI, p. 70.

(2) V. les fragments d'Euripide , dans l'édition de Leipzick, t. II, p. 481. Bellérophon est à cheval sur Pé- gase , Trigée sur un scarabée , Jupiter s'empare du sca- rabée, ainsi que de Pégase; ni Trigée ni Bellérophon n'arrivent jusqu'aux dieux, parce que ceux-ci se sont re- tirés au haut de l'Olympe.

(3) Bergler, dans son commentaire sur Aristophane, indique les passages des tragiques qu'il a parodie's. L'ha- bitude de ces parodies dura long-temps après Aristo- phane, et la réforme de la comédie ancienne, comme nous l'apprend un fragment de Timoclès , dans Stobe'e.

464 WE lA RELIGION,

travestit en même temps qu'Euripide (i).

Il en résultait que les spectateurs, dans la mémoire desquels les vers du lyrique et sur- tout du tragique étaient gravés (2), trouvaient qu'Aristophane se moquait de ces poètes, plu- tôt que des dieux (3).

Enfin la vérité que nous avons établie dans notre ouvrage, la progression des idées religieuses , devait puissamment contribuer à ce que les sarcasmes de l'auteur comique fussent pardonnes et applaudis.

(i) La voracité d'Hercule est empruntée de ces deux poètes , v.Pindare, Olymp. 1 , 82 , et le passage d'Alceste, V. 747-760, l'intendant d'Admète suppute combien Hercule a bu de yin et mangé de viande. t

(2) On voit dans Plutarquc, vie de Nicias, que les grecs prisonniers en Sicile savaient par cœur^ les tragé- dies d'Euripide.

(3) Lorsque Aristophane, dans les nuées, présente Socrate comme abandonnant les dieux de l'état et n'adorant que le chaos, l'air et les nues qui invoquent l'Éther leur père ( V. 568), les Athéniens reconnaissaient tout de suite l'al- lusion à Euripide, donnant à l'Éther une épithète qu'A- ristophane renforce, pour la rendre plus ridicule (Hé- lène, V. 872). Quand il montre Bacchus (Grenouilles, V. 1 469-1 47 1) protégeant le parjure, c'était une autre al- lusion au vers fameux pour lequel Euripide avait été poursuivi.

LIVRE XII, CHAPITRE IX. 4^5

Dans quelles traditions en effet puisait-il les fables qui semblaient livrer à la dérision les principaux objets du culte? N'était-ce pas dans l'ancienne mythologie, qui racontait les im- perfections et les vices des dieux? Pourquoi ces vices et ces imperfections, qui n'avaient point choqué les Grecs du temps d'Homère, les blessaient-ils sousPériclès ? C'est qu'une dispro- portion immense avait séparé ces notions des idées qui les avaient remplacées. Loin que les succès d'Aristophane nous portent à nier les progrès de la religion grecque , ces succès nous prouvent les améliorations incontestables qui s'étaient opérées dans cette religion. Les Grecs ne pouvaient plus long - temps tolérer des dieux sans morale , mercenaires , protecteurs intéressés du crime , et achetés par des sacri- fices, en faveur de la fraude et de l'iniquité : leur sentiment religieux s'était élevé au-dessus des premières notions du polythéisme, et, quand on l'y ramenait, il était, suivant la forme sous la- quelle on lui présentait ces notions surannées , ou dominé par le besoin de les épurer, et alors Sophocle était son interprète, ou frappé de leur absurdité, et alors il applaudissait Aristophane.

IV, 3o

466 DE LA RELIGION,

Ces explications nous paraissent plus naturel- les et plus satisfaisantes que celles qu'on cherche dans la jouissance prétendue qu'éprouvaient, dit-on , les Athéniens à voir rabaisser ce qui était au-dessus d'eux. Cette disposition aurait ga- ranti Aristophane de la vengeance des hommes puissants ; mais le peuple ne pouvait se plaire à l'avilissement de ses dieux. Un peuple dé- mocrate aime à voir bafouer ceux qui le do- minent, mais aucun peuple ne se complaît à ce qu'on dégrade les êtres qu'il adore , à moins qu'il ne cesse de les adorer : or , les Athéniens n'en étaient pas à ce point. Sans doute les succès d'Aristophane impli- quaient un germe de décadence dans la reli- gion : le comique de ses pièces était fondé sur la disproportion qui existait entre l'immobilité du dogme et le perfectionnement de l'idée. Une disproportion pareille, lorsque la forme reste la même , est un principe de mort pour une croyance ; car chaque perfectionnement en prépare un nouveau, et, par conséquent, rapproche le moment la forme doit être brisée.

Mais il n'en faut pas conclure qu'elle le soit encore : elle ne l'était pas du temps d'Aristo-

LIVRE XII, CHAPITRE IX. [\^q

phane. Le peuple, après avoir ri, n'en courait pas moins dans les temples , n'en respectait pas moins les mystères. Le germe de destruc- tion, qu'un œil attentif démêle, n'était point développé.

Demandera-t-on comment les causes qui ont obtenu grâce pour les attaques d'Aristophane contre l'ancienne mythologie n'ont pas pré- servé de la persécution, de l'exil, de la mort, des philosophes qui attaquaient la même croyance par le raisonnement ?

Il nous semble facile d'expliquer ce phé- nomène.

Amant passionné de la licence et des nou- veautés, enthousiaste des arts qui faisaient ses délices et qui ont fait sa gloire, le peuple d'Athènes avait soustrait les poètes à l'Aréo- page et aux juges ordinaires (i). Un tribunal

(i) Les Athéniens avaient établi une action contre les impies (ypaçYiv àcrs'êsiaç, Pollux. VIII, 40) et contre les athées (àôeov). Cette action se portait devant le second archonte, chargé de tout ce qui regardait le culte, et ap- pelé l'archonte roi, parce qu'autrefois l'administration du culte était une prérogative royale. (Pollux. ib. 90.) L'ar- chonte soumettait l'accusation au tribunal des Hëliastes. Mais les lois contre l'impiété n'atteignaient que ceux qui

3o.

468 DE LA RELIGION,

particulier exerçait sur eux sa juridiction. Les lois positives contre l'impiété étaient faciles à éluder, comme elles le seront toujours pour tout ce qui tient à la pensée et à l'expression dont elle est revêtue. L'arbitraire seul peut atteindre les délits de ce genre; et certes, si c'est un avantage, il est amplement contre- balancé ; car l'arbitraire, en atteignant tout, étouffe tout, le bien comme le mal, l'usage comme l'abus. Le tribunal, juge des poètes, les traitait avec indulgence. Euripide , coupable dans son Hippolyte d'une célèbre apologie du parjure, fut poursuivi, mais fut absous (i).

Le peuple d'Athènes, jaloux de sa liberté, craignait toujours qu'une autorité, qu'il ne supportait qu'avec impatience , n'empiétât sur ses droits; et, lorsqu'il n'était pas entraîné par

niaient les dieux ou divulguaient les mystères. Les ou- ■vrages dramatiques ne leur étaient point soumis , et les auteurs introduisaient sans danger des impiétés , pourvu quelles fussent dans la bouche de leurs personnages, et non dans la partie du poème considéré comme apparte- nant au poète, par exemple dans les chœiirs.

(i) Walkenaer cIBeck., sur Euripide, III, 27a; Bar- thélémy, Anacharsis, VI, ch. 71, , ,

LIVRE XII, CHAPITRE IX. /^6ç^

une passion politique, il prenait, d'instinct et d'inclination, le parti des accusés auxquels il devait ses amusements, et dont une approba- tion bruyante l'avait en quelque sorte rendu le complice.

Aristophane d'ailleurs se ménageait , contre les sévérités légales, d'adroits subterfuges. Les traditions même, dont il se jouait, lui ser- vaient de sauvegarde; elles étaient littérale- ment dans l'ancienne mythologie homérique. Si , dans la bouche de ses interlocuteurs , elles excitaient la gaieté du peuple, on ne pouvait accuser le poète de les avoir niées ou dé- figurées. Il avait grand soin de placer à côté de ses amères plaisanteries, des éloges de la justice et des hommages à la dignité des dieux. Voyez dans Plutus, comme il s'élève contre l'idée que les hommes puissent les en- gager par des offrandes à favoriser le crime (i) ; et comme, dans les Nuées (2), il parle affir- mativement des punitions célestes contre les méchants et les impies.

(1) Plutus, 1122.

(2) Nuées, 1456.

47^ DE LA RELIGION,

Il uen était pas ainsi des philosophes. En se déclarant contre l'ancien polythéisme, ils n avaient ni l'appui de la foule dont ils ne captivaient pas les suffrages, renfermés qu'ils étaient dans le sanctuaire de leurs écoles ou dans les bosquets de l'Académie , ni la res- source d'un hommage aux fables qu'ils avaient attaquées; ils les niaient ou les interprétaient, ce qui n*apaisait point les dévots. Après les représentations d'une comédie d'Aristophane, que restait-il ? Le souvenir d'un spectacle qui avait provoqué la gaieté des assistants, mais auquel on ne pouvait attribuer ni résultats positifs, ni conclusions formelles. Les doctrines d'Anaxagore, ou les leçons de Socrate , con- duisaient au contraire à des conséquences di- rectes, indifférentes à la multitude, offensantes pour les prêtres.

Ces prêtres, malgré leur autorité bornée, en possédaient assez pour persécuter des phi- losophes, odieux au peuple comme censeurs de la démagogie, fatigants pour la classe éclai- rée comme dénonçant sa corruption, impor- tuns à tous comme réformateurs.

Aristophane ne voulait rien réformer : tout était en butte à sa moquerie; il attaquait la phi-

LIVRI- XII, CHA.PITRE IX. l\'J l

losophie aussi bien que Ja religion, dont il redevenait, sous ce point de vue, l'auxiliaire utile, et qu'il ne semblait avoir blessée que par inadvertance. L'esprit sacerdotal traite avec assez d'indulgence les ennemis de ses ennemis ; il pardonne volontiers à la licence , pourvu qu'elle se tourne avec lui contre la rai- son.

Néanmoins cette tolérance a toujours ses limites et son terme. L'autorité souffre impa- tiemment l'indépendance de ses instruments. Antagoniste des philosophes et des orateurs, excitant contre eux les soupçons de la multi- tude et la haine du pouvoir , Aristophane n'en fut pas moins frappé par le pouvoir même , au- quel il avait dénoncé la philosophie et la li- berté. Ce poète qui avait livré l'éloquence à la risée, et le raisonnement à la persécution, fut bâillonné par l'aristocratie, triomphante vers la fin de la guerre du Péloponnèse. La même tyrannie qui avait puni les opinions de Socrate, étouffa la verve d'Aristophane : il put juger alors quels maîtres il avait servis (i).

(i) On a révoqué en doute l'influence de la comédie des Nuées sur le procès et la mort de Socrate. Il nous

{\rj1 DE LA RELIGION,

semble que M. Cousin (Fragm. phil., p. i5i-i59) ^ P^^- failçment éclairci cette question. L'influence ne fut ni soudaine ni directe. La mort du philosophe n'entrait pro- bablement point dans l'intention du poète : mais ses at- taques préparèrent les esprits, et nous ne pensons point qu'on puisse l'absoudre du résultat qu'elles amenèrent. Ce qui est constaté , c'est qu'il demeura spectateur paisible et indifférent de l'événement auquel il avait contribué. Socrate périt long-temps avant lui, sans qu'il essayât de le sauver. La chose n'est pas étonnante. Aristophane était à Athènes ce que sont de nos jours les hommes qui voudraient que les siècles reculassent. Or, les meilleurs de cette opinion voient avec indulgence ce que font les mauvais. Inaccessibles aux idées, ils s'acharnent sur les personnes, croyant toujours que si tel homme n'existait pas, le triomphe de telle idée ne serait plus possible. La mort d'un individu leur semble la mort d'un système. C'est pour cela, plus que par une perversité na- turelle, qu'ils ne secourent et n'épargnent aucun ennemi. Pardonnons-leur : la nature fait contre eux ce qu'ils vou- draient faire contre nous. Il ne faut qu'attendre. Us dis- paraissent sans se recruter.

LIVRK XII, CHAPITRE X. 4^3

CHAPITRE X.

Pourquoi nous ne parlons point ici des philo- sophes grecs.

iNous ne traitons point, dans ce livre, des progrès de la morale dans le polythéisme , tel que le conçurent les philosophes grecs. Ces philosophes, loin de travailler à détruire la rehgion populaire, s'efforcèrent long-temps de la concilier avec la morale, et de l'épurer. Mais comme malgré leurs intentions, si paci- fiques dans l'origine , leurs efforts n'aboutirent qu'à la chute de la croyance publique , c'est lorsque nous décrirons cette révolution mé- morable et les. causes qui l'amenèrent , que nous pourrons placer plus convenablement quelques recherches sur la marche de la philosophie et sur ses rapports avec la reli- gion.

474

CHAPITRE XI.

Des rapports de la morale ai^ec les deux formes religieuses.

J_jES perfectionnements du polythéisme in- dépendant se font remarquer dans toutes ses parties. La figure des dieux, leur caractère, leurs aventures, leurs habitudes dans le ciel, leurs modes d'agir sur la terre, tout porte l'empreinte de l'améhoration ; mais c'est sur- tout dans ce qui tient à la morale que cette amélioration est plus sensible, et que la dif- férence entre les deux genres de polythéisme est plus manifeste.

La morale s'introduit par degrés dans le polythéisme indépendant de la direction du sacerdoce. Elle y pénètre et se perfectionne, à mesure que la civilisation fait des progrès et que les lumières s'étendent. 11 en résulte que les dieux ne paraissent point les auteurs, mais les

LIVRE XII, CHAPITRE XI. 47^

garants de la loi morale; ils la protègent, mais ne la modifient pas. Ils ne créent point sesrègles; ils les sanctioiment. Ils récompensent le bien, punissent le mal ; mais leur volonté ne déter- mine pas ce qui est mal et ce qui est bien ; les actions humaines tirent d'elles-mêmes leur propre mérite.

11 y a sans doute des circonstances dans lesquelles les individus , et quelquefois les nations entières, mettent plus d'importance à complaire à la puissance divine qu'aux règles strictes de la morale. Ainsi, les Athéniens veulent repousser Œdipe, aveugle, infirme, fugitif, parce que ce malheureux vieillard est l'objet du courroux céleste (i;. Neptune s'irrite contre les Phéaciens, parce qu'ils ont rempli les devoirs de l'humanité envers Ulysse. Il change en rocher le vaisseau qui avait débar- qué le héros sur les rives d'Ithaque, pour que ce peuple, dit-il, ne soit plus tenté de prêter ses navires aux étrangers qui lui deman- deraient du secours (2). Alcinoûs en tire en effet

(i) OEdip. Colon., 233-236, ib. 256-257, (2) Odyss. XIIÏ, 146.

47^ DE LA RELIGION,

la conséquence, qu'il faut s'abstenir de rendre à ses hôtes de pareils services (i). C'est par obéissance pour les dieux qu'Oreste plonge le fer dans le sein de sa mère; et Pylade lui dit, en l'exhortant à ce meurtre , qu'il vaut mieux braver l'indignation des hommes que l'ini- mitié des immortels (2). Enfin , beaucoup plus tard, les Lacédémoniens violent les droits de l'hospitalité pour obéir à l'oracle de Delphes, ce qu'ils firent , ajoute Hérodote (3) , parce que les ordres des dieux leur étaient plus précieux que toute considération humaine.

Toutefois, même alors, la morale ne change pas de nature ; elle est sacrifiée dans l'occasion particulière, mais elle reste indépendante en principe général.

L'hospitalité , malgré les inconvénients qu'elle entraîne pour les Phéaciens, n'est pas considérée comme un crime. Les Athéniens, lorsqu'ils balancent s'ils ne chasseront pas OEdîpe, sentent qu'en faisant une chose qu'ils croient agréable aux dieux, ils ne feront point

s^i) Odyss., i5i.

(2) EscH. Cœph. 902.

(3) Hkrod. V, 63.

LIVRE Xir, GHA.PITRE XI. 477

une action vertueuse. C'est en vain qu'Oreste, après avoir tué Clytemnestre , se justifie au- près de Ménélas , sur ce qu'il n'a fait que remplir les volontés d'Apollon; ce dieu, lui répond le roi de Sparte, ne savait-il donc pas ce qui est juste (i)? et le fils parricide, bien qu'il soit l'exécuteur des arrêts célestes, n'en est pas moins détesté des hommes et pour- suivi des Furies.

Pour que la morale cessât d'être indépen- dante dans le polythéisme qui n'est pas soumis à la direction sacerdotale, il faudrait deux choses que cette croyance n'admet pas, des dieux tout puissants, et dans ces dieux des volontés unanimes ; mais dans toutes les com- binaisons de ce polythéisme , la puissance des dieux est toujours plus ou moins bornée. On ne saurait concevoir un grand nombre d'êtres tous également revêtus d'un pouvoir sans bornes; leur pluralité met im obstacle invin-

(i) EuRip. Orest., 4i5-4i8, Il est à remarquer dans ce dialogue d'Oreste et de Ménélas, qu'il n'y est point dit que l'ordre des dieux rende légitime raction qu'ils com- mandent. On leur obéit comme à la force, non comme à la morale.

47^ DE LA. RELIGION,

cible à leur toute-puissance : cette pluralité suggère d'ailleurs l'idée d'intérêts divers, et, pour décider entre ces intérêts, l'homme ne peut recourir qu'à sa raison. Gomment recon- naîtrait-il pour juges compétents, des dieux qui ne sont pas d'accord? Tl n'est donc jamais asservi par ces dieux, entre lesquels il pro- nonce. La protection de l'un le défend de la haine de l'autre (i); et si tous les êtres surnaturels le trahissent, il conserve le droit d'en appeler de leurs décisions à sa pro- pre conscience. Quand la morale et la religion s'unissent étroitement dans le polythéisme laissé à lui-même, c'est la religion qui se sou- met à l'autorité de la morale, et se déclare dans sa dépendance. «S'il y a des dieux qui protègent ce qui est équitable, et qui s'inté- ressent aux nobles projets, dit le consul Horatius, nous sommes sûrs de leur pro- tection ; si au contraire , des divinités en- nemies s'opposent à nos succès, rien ne sera capable de nous détourner d'une entreprise glorieuse et légitime (2). » C'est le vers célèbre

(i) Saepè preraente Deo , fert Dens aller opem. (a) Denys d'Halicarn. , X , 6.

LIVRE XII, CHAPITRE XI. 479

de l'auteur de la Pharsaie(i); mais ces paroles sont plus remarquables dans un historien re- ligieux, comme Denys d'Halicarnasse,que dans un poète sentencieux et philosophe.

Ainsi, les dieux forment une espèce de pu- blic, non pas infaillible, non pas incorrupti- ble, mais plus impartial et plus respecté que le vulgaire des mortels. L'opinion présumée et la force reconnue de ce public céleste ne sont pas sans avantages. L'homme souffre en présence de ces témoins augustes; il les dé- sarme par sa vertu; il les frappe de respect par son courage; et l'idée d'offrir à des êtres d'une nature et d'une raison supérieure, le magnifique spectacle.de l'homme irréprocha- ble, luttant contre le malheur, a quelque chose qui exalte l'imagination et qui élève l'ame.

Dans le polythéisme sacerdotal, au con- traire, les prêtres, maîtres du peuple, se hâ- tent de lui donner un code de lois. Au lieu de se répandre dans les diverses fables, et de se fondre, comme en Grèce, avec la partie de la

(i) Victrix causa Diis placuit , sed victa Catoniv

48p > DE LA. RELIGION,

croyance, qu'on peut nommer historique, la morale compose un corps de doctrine. Elle se produit sous cette forme , dans le Vendidad des Perses , dans l'Havamaal des Scandinaves , dans le Samavède des Indiens, et dans les lois de Menou (i). Des codes pareils n'existent point dans la religion grecque.

(i) V. la préface du Bhaguat-Gita. Les Athéniens avaient un livre prophétique et mystérieux : ils le cachaient avec tant de soin , qu'aucun passage n'en est parvenu jusqu'à nous. Dinarque est le seul auteur qui en parle, dans sa harangue contre Démosthène, qu'il accuse d'avoir manqué de respect envers ce volume, duquel dépendait, selon lui, le salut de l'e'tat. (Reiske etPAW., Rech. sur les Grecs, II, ao5. ) Mais rien n'an- nonce que ce livre contînt des préceptes de morale; il prescrivait, probablement, des rites, des cérémonies et des prières. Le docteur Coray croit que les Athéniens le re- gardaient comme renfermant le secret de leurs destinées, secret confié à Thésée par OEdipe. (Chard. de la Roche; Mélanges, II, 445-45i.) Le Scholiaste de Théocrite (Idylle IV) mentionne aussi les livres que portaient les femmes dans les Thesmophories; mais l'observation qu'on vient de lire s'applique également à ces volumes sacrés. Les livres des pontifes que Flavius , secrétaire de cette corporation , divulgua et qu'Ovide mit en vers dans ses Fastes, ne contenaient point de préceptes moraux, mais l'indication des jours de fête et les légendes de l'ancienne Rome.

LIVRE Xri, CHAPITRE XI. 4^^

Or, quand la morale s'allie d'une manière pré- maturée^ et comme de force, ave(i la religion, elle est inévitablement plus imparfaite que lors- qu'elle s'y introduit naturellement.Dans ce der- nier cas, elle y pénètre à une époque avancée de la société; elle y entre épurée, améliorée, en- richie de tous les progrès qu'ont faits les peuples en se poliçant. Les prêtres, en rendant la reli- gion stationnaire , maintiennent la morale, telle qu'elle était au sein de la barbarie : et dès-lors, la religion, l'ayant sanctionnée, s'oppose à ce que les lumières qui se développent la corri- gent; de la sorte, des religions qui pouvaient faire à une époque déterminée un bien relatif, ne font plus que du mal aux époques posté- rieures; leur force conservatrice s'exerce en faveur de ce qu'il faudrait ne pas conserver.

Ce n'est pas tout ; les dieux , au nom des- quels le code de la morale sacerdotale est pro- mulgué, ne sont pas seulement des juges, ils sont aussi des législateurs; ils créent la loi mo- rale, ils peuvent la changer. Ils déclarent ce qui est mal et ce qui est bien. La règle di* juste et de l'injuste est bouleversée (i); une ré-

(i] H est si vrai que dans celte croyance la ])rotection

IV. 3i

4^2 DE LA RELIGIOPÎ,

Yolution incalculable est produite dans la con- science de l'homme. Les actions tirent toute leur valeur du mérite que les dieux y atta- chent ; elles ne leur plaisent plus parce qu'elles sont bonnes; elles sont bonnes parce qu'elles leur plaisent: de-là, deux espèces de crimes et deux espèces de devoirs ; ceux qui sont tels par leur nature , et ceux que la reli- gion déclare tels. Mille choses sans utilité réelle deviennent des vertus; mille choses sans in- fluence nuisible sont transformées en crimes ( i ). Ce qui ne sert de rien aux hommes peut être exigé par les dieux , ce qui ne blesse personne peut les offenser. Les délits factices sont pu- nis avec plus de rigueur que les véritables^

lit

des dieux justifie le crime, que les brigands indiens, les Phansigards, dont nous avons déjà parlé une fois, se croient innocents et religieux , lorsqu'ils suivent les rè- gles prescrites dans un code intitulé Chaudra-Vidya, science des voleurs. On trouve dansune comédie indienne (le Mrichhatti) le formulaire un peu travesti des prières que les brigands adressent au dieu qui les protège.

(i) Plusieurs' lois des Juifs, dit un érudit très-pieux ( CuN^us, de Rep. hebr., II, 24) , ne sont dictées, ni par la raison, ni par la nature, mais par l'inexplorable vo- lonté de Dieu. Il se sert même de l'expression incertâ numinls volontate; et par ce mot, incertâ,\\ indique que la volonté de Dieu changeant, les choses défendues, et par

LIVRE XII, CHAPITRE XI. 4^3

Les premiers sont des péchés , tandis que les seconds ne sont que des fautes.

Chez les Perses, enterrer un chien, jeter de l'eau sur le feu (i); chez les Égyptiens, causer involontairement la mçrt d'un animal sacré (2) ; aux Indes , franchir, en s'apprachant d'un membre d'une autre caste , la distance ordonnée, ou rompre une branche de fi- guier (3), ou tuer un serpent (4), sont des actions non moins sévèrement défendues que la violence , la tyrannie et le meurtre. Les prêtres arméniens pardonnent les attentats les plus noirs, plutôt que l'infraction des abstinences prescrites (5). Un voyageur raconte que des bri-

conséquent mauvaises, deviendraient permises, et par conséquent bonnes, (i) Hyde, I; Strabon.

(2) DiOD.*, I, 2.

(3) Préface du Bhaguat-Gita, p.. 62. *

(4) Rech. Asiatiques, IV, 35-37.

(5) TouRNEFORT, voyagc au Levant, II, 167. Il est frappant, dit Spencer, que Dieu, chez son peuple, eût attaché la peine de mort à la moindre violation des rites, tandis que le rapt, le vol ou l'assassinat étaient punis avec beaucoup moins de sévérité. « Proclivè est observare Deum cuilibetlegi rituali, supplicium extremum statuisse, quum tamen peccatis suâ naturâ gravioribus, fornica-

3i.

^

A

4^4 I>E LA RELIGIÔPT,

gands Illyriens massacrèrent le chef qui , depuis long-temps , les conduisait au carnage, et dont ils admiraient et imitaient la férocité , parce qu'il avait bu du lait dans un jour de jeûne (i). Aucun forfait , disent les Turcs , ne ferme les portes du ciel à celui qui meurt en jeûnant (à). Suivant le code des Gentous ^ l'homme qui lit uii Shaster hétérodoxe est aussi coupable que s'il avait tué son ami. Bhaguat-Gita place l'amour du travail et l'industrie , de pair avec l'intempérance et les désirs déréglés (3).

Le polythéisme grec est en général étranger aux devoirs factices. Si nous trouvons, dans

lioni, furlo, proximi mutila tîonî, et ejusmodi pœnas longé mitiores dédisse. » (Ib. , p. 48.) Il cite en preuve (Levit,VI, 2-3 4; VII, lo-2i-a5-iï7 ; X, 1-2 j XI, 44- 45; XVIII, 2-4-5.20-2I-22-23-30; tout lechap. XIX, XX, 7-8 ; XXII , 3 ; XXIII , 22-29-30 ; XXIV; 19; XXV, 36- 38-39-43; XXVI, 34; Deutéronome, V, 10; tout le chap. VI;X, 12; XI, 26-27-28; XVII, 12; XXVI, i3- i4-i6-i7et 18; XXVII, 10; XXVIII, i , i5; XXX, 8- 10; Exode XXII; i , XXIII, 22; XXX, 33-38, XXXI, i4'i5; Josué, VIII, 24.) Si un homme pèche conti'e un autre homme, Dieu pourra être apaisé; mais s'il pèche immédiatement contre Dieu, qui priera pour lui? (Sa- iiUEL, I, 2-24-25. )

(i) Taube, Descript. d'EsclaVonie, I, 76.

(1) Chakdin, IV, 157.

(3) Bhag..Gita, v. 124.

LIVRE XII, CHAPITRE XI. 4^^

Hésiode, quelques actions innocentes ou in- différentes qui soient défendues, comme ou- trageant les dieux (i), et si les préceptes de ce poète ont^ cet égard, pour le fond ainsi que pour la forme , assez de rapport avec ceux qui sont inculqués dans les religions sacerdotales, c'est que ces préceptes en étaient probablement empruntés , à l'insu même d'Hésiode ; mais ils n'avaient aucune influence sur la morale de la religion grecque , telle qu'elle était conçue , par le peuple.

Dans les religions sacerdotales, l'homme garrotté par une foule de commandements et d'interdictions arbitraires (2), s'agite en aveugle

(i) OEuv. et Jours, V, 725-758.

(a) 3pencer, auteur d'un ouvrage d'une érudition im- inense et d'une intention très-orthodoxe, a été conduit par la bonne foi qui luttait en lui contre sa qualité de théologien, à reconnaître ce caractère arbitraire dans le style impérieux de la loi mosaïque. Il n'y trouve aucune explication qui en dévoile la cause, ou morale ou natu- relle. Il convient que ces mots qui précèdent et qui sui- vent presque toutes les lois : « Je Èids l'Eternel, votre dieu , gardez mes commandements » , ne peuvent se tra- duire que par cette paraphrase despotique : « Ces com- mandements peuvent vous paraître futiles ou contraires à vos idées du bien et du mal; mais qu'il vous suffise que j'en sois l'auteur, moi, votre maître. » (Spencer, de Lcg. rilual. Hebr. , p. 6i3.) Spencer reconnaît enfin que.

486 DE LA RELIGION,

dans l'espace insuffisant qui lui reste; de quel- que coté qu'il se tourne, il se sent froissé dans sa liberté. Bientôt il ne distingue plus le bien d'avec le mal , ni la loi d'avec la nature.

dans tous les temps, les Juifs avaient regardé les lois di- vines comme émanant d'un pouvoir discrétionnaire. (Id. ib. , p. 7.) Envisageant leur religion sous ce point de vue, les Juifs ont proclamé sacrilège l'examen des motifs qui avaient dirigé la Divinité. ( V. le livre inti- tulé Coseri , in Buxtorfio, part. I, § 26.) En effet, cet examen se trouve interdit par leurs lois mêmes. (Nom- bres, XV, 89.) «Vous ne rechercherez point, d'après votre cœur , ni d'après vos yeux. « Les commentateurs des Hé- breux ajoutent : « La curiosité pervertit et dénature la foi. Qui peut vouloir, sans impiété , pénétrer dans les se- crets de son dieu? Si la raison d'un précepte était con- nue de l'homme, serait la gloire de l'obéissance? (V. le liv. de la Gemara et le rabbin Schem-Yobh, dans Spenceb. ) Lorsque l'homme découvre le but de ce qui lui est prescrit, il est plus disposé à s'en acquitter. Cette connaissance lui facilite l'exécution du précepte; et l'es- prit frappé à la fois de l'ordre et de la raison qui le mo- tive , n'a plus le mérite d'une pleine servitude. » Il y a , dans cette manière de concevoir les rapports de l'Être su- prême avec rhommt, un singulier anthropomorphisme. Dieu est alors comme les despotes sur la terre , qui veu- lent être obéis sans question, comme sans murmure, et qui sont flattés que leurs volontés soient remplies, sans être comprises. Si elles étaient comprises ou approuvées, leur autorité en souffrirait; ils perdraient en pouvoir ce qu'ils gagneraient en approbation. Bochart (de Animal.

LIVRE XII, CHAPITRE XI. 4^7

Ce qui préserve du crime la majorité des hommes, c'est le sentiment de n'avoir jamais franchi la ligne de l'innocence; plus on resserre cette Hgne, plus on expose l'homme à la dé- passer ; et quelque légère que soit l'infraction , par cela seul qu'il a vaincu le premier scru- pule, il a perdu sa sauvegarde la plus as- surée.

Plusieurs écrivains ont remarqué ce danger. Les lois qui font regarder comme nécessaire ^ ce qui est indifférent , dit M. de Montesquieu , font bientôt regarder comme indifférent ce qui est nécessaire (i).

Toutefois, comme pour arriver à la vérité, il faut considérer les questions sous toutes leurs faces, nous reconnaîtrons que cette exigence de la religion a son avantage ; elle accoutume l'homme au sacrifice; elle l'habitue à ne pas se proposer dans tout ce qu'il fait un but ignoble et rapproché. Il est utile que l'homme se prescrive quelquefois des devoirs inutiles,

sacris , p. i , lib. II, 491 ) est tellement tombé dans cet anthropomorphisme, qu'il appelle l'autorité de Jehovah de l'autocratie.

(l) MONTESQ. E. d. L., XXIV, li

488

ne fût-ce que pour apprendre que tout ce qu'il y a de bon sur la terre, ne réside pas dans ce qu'il nomme utilité.

]VIais il en est de ceci, comme de tout ce qui ti^nt à l'exaltation, à l'enthousiasme, au sen- timent intérieur. Ce sentiment, cet enthou- siasme, cette exaltation, sublimes quand ils sont spontanés, deviennent terribles quand d'autres en abusent. La puissance de créer d'un mot Iqs vertus et les crimes, quand elle est remise entre les mains d'une classe d'hom- mes, n'est plus qu'un moyen redoutable de despotisme et de corruption.

Cette classe ne se borne pas à placer au premier rang des forfaits toute résistance à son pouvoir; elle ne se borne pas à comman- der des actions indifférentes, ou inutiles; elle en prescrit de nuisibles et de criminelles. La pitié pour les ennemis du ciel est une faiblesse clésapprouvée ou proscrite; au mépris des liens les plus forts ou des affections les plus tendres, il est défendu de porter du secours à celui qui s'est rendu l'objet de l'indignation divine. La cruauté contre les impies et les infidèles est un devoir sacré ; la perfidie à leur égard est une vertu; et, de même que la théorie du

LIVRE XIÏ, CHAPITRE XI. 489

dévouement, poussé à l'excès, fait du sacri- fice le plus douloureux le sacrifice le plus mé- ritoire, les vertus religieuses, quand les actions n'ont de mérite que parce qu'elles sont con- formes à l'ordre des dieux, en ont d'autant plus qu'elles sont l'opposé des vertus humai- nes (i). Nous voyons dans les fastes de l'Egypte,

(1) Un auteur que nous avons cité quelquefois, bien qu'il ne soit distingué ni par l'érudition ni parle talent, mais parce qu'il a porté, dans ses raisonnements, une candeur qui devient précieuse , en l'empêchant de voiler les conséquences des prémisses qu'il adopte, est très- curieux à lire sur ce sujet. Toutes les fois qu'il raconte quelque trait de clémence ou de pitié de la part des rois juifs envers les vaincus , « Les hommes , dit-il , auraient jugé cette action vertueuse, mais elle était un crime, parce qu'elle était contraire à la volonté de Dieu. » (St.-PniLippE, Monarchie des Hébreux. V. le récit de l'indulgence d'A- chab pour Benhadad et mille autres passages.) Quand i! nous peint le farouche Aza , menaçant sa mère du dernier supplice, « Un prince, continue-t-il ( ib. II, 3o5), lors- qu'il s'agit de la religion, ne tient aux hommes par au- cune relation. Il n'est ni fils , ni père, il est seulement le lieutenant de Dieu , dont il représente le pouvoir , et qui l'a substitué pour exercer sa justice. » Enfin, quand il ra- conte l'assassinat de Sisara par Jahel (ib. I, 128 ), « Il y a, s'écrie-t-il , de la grandeur et de la noblesse à respecter dans un ennemi la confiance qu'il nous témm^tic ; mais

un roi puni pour sa douceur et sa bienfaisance. L'oracle ayant signifié à Mycérinus qu'il n'avait plus à vivre que six années: « D'où vient, ré- pondit-il, que mes prédécesseurs, les fléaux de leurs sujets, sont parvenus paisiblement à une vieillesse avancée , et que les dieux me traitent avec tant de rigueur, moi qui me suis consacré au bonheur de mes peuples Ces dieux , ré- pliqua l'oracle , condamnaient l'Egypte à cent cinquante années de misère et d'esclavage. Les monarques qui t'ont précédé ont rempli

la religion est-elle intéressée dans notre conduite, la générosité n'est plus de saison. L'amour de la religion remua le bras de Jahel. La religion est le premier devoir des hommes. Jahel put, en conscience, employer toutes sortes de moyens, inviter Sisara d'un air ami, le couvrir de son manteau, le tuer dans son sommeil. Aussi l'ange qui annonça l'incarnation ne put trouver en l'honneur de Marie des expressions plus glorieuses que celles que les Hébreux avaient employées pour célébrer la victoire de Jahel. >> (V. encore dans le même ouvrage le récit de l'assassinat d'Aglon par Aod.) « S'il était vrai, dit Sozo- mène, en parlant de la mort de Julien, dont les chré- tiens étaient accusés, que quelqu'un, pour le service de Dieu et de la religion , se fût armé d'un courage pareil à celui des anciens libérateurs de la patrie, on aurait peine à le condamner. » (Hist. eccle's. VI , 12. ) -^

f

LIVAE Tf^ll^ CHAPITRE XI. 49^

leurs décrets; tu les as violés. Ta mort est le châtiment de ta désobéissance. »

Presque toujours, dans le. polythéisme sa- cerdotal, l'interdiction des crimes est accom- pagnée d'une réserve expresse, pour le cas ces crimes seraient commandés par les dieux. Quiconque comm'et un meurtre de sa propre volonté, disent les bramines, ne jouira jamais du bonheur céleste ; mais Dieu ordonne-t-il à un homme d'en tuer un autre, il le fait et vit heureux et content (i).

La morale religieuse ainsi conçue peut avoir encore un autre inconvénient. L'homme s'i- magine être élevé par elle au-dessus de tous les devoirs. Des hérétiques du quatorzième siè- cle , et long-temps auparavant quelques giios- tiques, pensaient que, sauvés par l'interven- tion divine, ils n'étaient plus soumis à la loi, et plusieurs d'entre eux se livraient en con- séquence publiquement au plus révoltant li- bertinage (2). Les bonzes raisonnent de même.

(i) Asiat. Res. IV, 36. Dans un passage du Bhaguat- Gita , les principes religieux sur l'immortalité de l'arae sont employés à pallier ou à justifier l'homicide.

[%) Gesen. apud Prateol.

]

^

49^1 DE LA RELIGION,

Xaca et Amida, s'étant affligés des crimes des hommes, ont subi, pouç les expier, de mysté- rieuses souffrances. Le repentir et les bonnes œuvres sont autant d'outrages envers ces di- vinités, dont les sacrifices ont suffisamment effacé toutes nos fautes (i)..

Nous avons dit qu'en gérîéral , dans le po- lythéisme, le caractère personnel des dieux n'avait que peu d'influence ; mais cette asser- tion n'est complètement vraie, que lorsque la morale est indépendante de la religion. Les relations des sociétés humaines étant les mê- mes partout, la loi morale, qui est la théorie de ces relations, est aussi partout la même. Quand les dieux ne sont chargés que d'appli- quer cette loi, leur caractère individuel im- porte peu, parce que dans l'exercice de cette fonction, ils font abstraction de ce caractère. Mais lorsque la volonté des dieux décide de la loi morale, comme leur caractère influe sur leur volonté, toute imperfection dans ce ca- ractère produit un vice dans la loi. L'homme s'estime alors, en faisant le mal. Quand il obéit

(i) PossKv. Bibl. Select., X.

LIVRE XIÎ, CHAPITRE XI. 49^

à la religion aux dépens de la morale, il s'ap- plaudit de cet effort, et en violant les plus saintes des lois naturelles, non-seulement il se flatte de se rendre agréable aux dieux qu'il adoré, mais, ce qui est un inconvénient plus gravé, il se croit moralement vertueux. Su- bordonner dans ce sens la morale à la religiori , c'est produire, en morale, la même révolution que produit en politique l'axiome : Si veut le roi, si veut la loi.

Les conséquences pratiques de ce rénver^ sèment d'idées, ne sont pas toujours égales à ses dangers en théorie. Le sacerdoce , conjme toute autorité constituée chez les hommes , est forcé , dans les circonstances ordinaires , à maintenir les grandes lois de la morale , pour que la société qu'il domine ne périsse pas ; mais la porte est ouverte à toutes les excep- tions, et la morale naturelle est sans cesse me- nacée par une morale factice.

Cette morale , inexorable à-la-fois et capri- cieuse , poursuit l'homme dans les plus petits détails, ne lui laisse d'asile ni dans le sanc- tuaire de son ame, ni dans le secret de ses pensées, fait de l'ignorance un délit, et châtie les actions involontaires. Dès l'itistant qnî les

,i\

494 ^^ LA RELIGION^

a VUS naître, les enfants peuvent être crimi- nels. Les bramines présentent à la lune les leurs, âgés de huit jours, pour leur obtenir l'absolution de leurs fautes. L'intention n'est plus qu'une garantie précaire. Le remords an- nonce le crime ; mais la paix de l'ame n'atteste point rinnocence. L'homme n'ayant plus le I droit de consulter sa conscience, n'est jamais \ certain de n'avoir pas offensé la Divinité. Le judaïsme et le christianisme , souvent défigurés 1 par l'esprit sacerdotal, nous en fournissent de j nombreux exemples. « Seigneur, dit le psal- miste hébreu, pardonne -moi ceux de mes péchés qui me sont inconnus(i).» «Je ne me reproche rien, écrit un apôtre, mais ce n'est pas une preuve de mon innocence (2).»

(i) Psaume XIX, V, i3.

(a) Corinth. IV, 4- No\is avons parlé du compagnon de saint Bruno qui, s'étant félicité en mourant de n'avoir jamais péché, fut condamné aux feux éternels, en puni- tion de sa confiance en lui-même. Mais voyez combien les théologiens sont difficiles : Prudence , poète chrétien , ne se permet pas d'espérer que son ame sera sauvée; il n'aspire qu'à n'être pas plongé dans le plus profond des abîmes ; et les mêmes auteurs qui trouvent équitable que le compagnon de saint Bruno soit damné, pour s'être

HVRE XII, CHAPITRE XI. ^9^

Cette incertitude peut être un bien dans une religion très - perfectionnée. L'homme qui a sur la Divinité des idées très-pures, ne sait jamais si ses efforts suffisent pour le rendre digne de lui plaire. Il travaille sans relâche sur son propre cœur, pour en arracher tout ce qui le sépare de l'être parfait qu'il adore ; son inquiétude est d'ailleurs adoucie par la notion de la bonté, unie à celle de la sagesse et de la puissance. Mais dans un culte dont les dieux sont imparfaits et méchants , une telle inquiétude , loin d'être un encouragement pour la vertu , est une cause toujours renais- sante d'abattement et de désespoir.

L'homme adopte, pour s'en délivrer, mille expédients bizarres. Tantôt, fatigué' de se con- sumer en actions toujours douteuses, et sur la valeur desquelles plane une obscurité dé- solante , il se condamne à une inertie com- plète; il met l'activité, le travail, la bienfai- sance, au rang des passions condamnables.

cru trop certain du paradis, déclarent impie l'humble de- mande de Prudence, qui ne désire qu'un adoucissement aux souffrances de l'enfer. (Bayle , art. Prudence.)

49^

D'après l'axiome d'un des fondateurs d'une religion sacerdotale, il s'abstient dans le doute, c'est-à-dire il reste immobile, de peur de ^e rendre coupable par un mouvement, et pour échapper au crime, il s'interdit jusqu'à la vertu ; d'autres fois, il se précipite aux pieds du sacerdoce , qui s'arroge à lui seul l'important privilège de l'expiation. Ce moyen de récon- cilier l'homme avec sa conscience a des avan- tages, quand son efficacité repose sur la dis- position intérieure, sur la conduite future de celui que la religion retire ainsi de l'abîmé ses vices l'avaient plongé. Mais dans les religions sacerdotales, l'expiation change de caractère. L'absolution des crimes les plus noirs est attachée à une crédulité implicite (i), ou à des pratiques minutieuses (2) et même

(i) Les catholiques sont quelquefois tombés dans cette erreur. J'en connais un qui, aujourd'hui encore, repro- che aux protestants du zèle pour la morale et du refroi- dissement pour la foi. (Le Cathol. n Y, p. 23o.)

(2) Tout Indien, quelle qu'ait e'té sa conduite, est vsauvé, lorsqu'il meurt dans un lieu saint, ou en tenant en main la queue d'une vache, ou lorsqu'il est plongé mourant dans le Gange, ou qu'il y est jeté après sa mort,

LIVRE XÏI, CHAPITRE XI. 497

fortuites (i), à des rites qui ne supposent ni amélioration, ni réparation, ni repentir (2), à la vue d'un temple (3), à l'ombrage d'un arbre (4), à l'attouchement d'une pierre, à l'ablution dans les eaux de certains fleuves (5),

ou, enfin, lorsqu'il secoue sur lui une branche d'arbre, trempée dans Teau de ce fleuve. (Roger, Pagan. Ind. )

(1) Le nom de Wichnou, prononcé sans intention, a le pouvoir dleffacer tous les crimes.

(2) Les cérémonies et les ablutions prescrites puri- fient l'homme des actions les plus coupables, disent les brames, dans leurs prières expiatoires. (Rech. asiat., V, 36o. ) C'est un des inconvénients des idées d'impureté et de purification. L'homme passe facilement de la notion de la purification, à celle que ces purifications l'absolvent de ses fautes.

(3) Dans une inscription samscrite, trouvée près de Gya, on lit ces mots : « Amara Deva a bâti le saint temple qui purifie du péché. Un crime, égal à cent, sera expié par la vue de ce temple ; un crime, égal à mille , par l'at- touchement; un crime, égal à cent mille, par l'adora- tion. » (As. Res., I, 286.) Le pardon de tous les péchés est attaché à la visite du temple consacré à Rama dans l'île de Ceylan. (Paulin, Syst. brahman.)

(4) Il suffit de voir le Kolpo, ou le Toulochi, pour être relevé de tous ses péchés.

(5) Nous avons déjà parlé de l'efficacité des eaux du Gange; les mourants dont on humecte la bouche avec

IF. 3a

49^ DE LA RELIGION,

à la répétition mécanique de certaines paro- les (i), à la lecture de certains textes sacrés; ou, ce qui est plus avilissant encore pour la religion, et plus corrupteur pour les hommes,

l'eau de ce fleuve, sont purifiés de tous leurs péchés. (Préf. du Bhag., LXII, LXX.) L'opinion des chrétiens des premiers siècles sur l'efficacité du baptême, est très- peu différente de celle des Indiens. On sait que le bap- tême était souvent ajourné jusqu'au moment de la mort, comme un moyen sûr d'effacer tous les péchés commis pendant la vie. Constantin fut ainsi baptisé peu d'instants avant de mourir. Les pères de l'Église, en blâmant ce calcul, ne niaient point l'effet du baptême. (Chrysost., in Epist. ad Hebrœos. , Homel. i3; Chard., Hist des sacrem.)

(i) Les syllabes om, am, oum, composent une prière très-efficace pour la rémission de tous les péchés. Les bra- mes attribuent aussi un pouvoir expiatoire à certains mots répétés cent fois, ou mille fois de suite, en les comptant sur leurs chapelets. (As. Res. , V, 356.) Lors- que les paroles mystérieuses ont été prononcées sur la victime, dit le chap. de sang que nous avons cité ail- leurs. Brama et toutes les autres divinités s'assemblent en elle, et quelque péché que le sacrificateur ait commis, il devient pur et irréprochable. (As. Res.) La répétition d'une sentence des Vèdes, absout des péchés les plus graves. (Lois de Menou, XI, a6o.) Les Chinois qui pro- fessent la religion de Fo, croient qu'en répétant les mots Omito-fo, ils obtiennent une absolution plénière.

LIVRE XII, CHAPITRF XI. 499

Texpiation s'obtient à prix d'argent (i) , et Tin- dulgence, ou plutôt la connivence divine de- vient l'objet d'un trafic honteux. Ainsi, dans ces religions, la morale est corrompue, et par

(i) Une donation de terres à des hommes pieux, pour de saints pèlerinages , ou pour les fêtes solennelles , est le moyen, disent les brames, de traverser l'Océan sans fond de ce monde. Une donation de terres par les sou- verains est le véritable pont de justice Celui qui,

par avarice, porte atteinte à 'ces donations , se rend cou- pable de cinq grands crimes , et habitera long-temps la demeure de punition. ... Le donateur de terres demeure dans le ciel 60,000 ans ; celui qui s'en empare , demeure le même temps aux enfers. (Extrait d'une donation de terres, trad. du samscrit; Rech. As., I, 363-367.) Les Parsis qui ne savent, ou ne peuvent pas remplir eux-mêmes les cérémonies prescrites, paient un prêtre pour s'en acquitter à leur place ; et ces cérémonies , faites par pro- curation, ont la même efficacité. (Anquet., V. aux Indes; Boundehesch, I.) L'idée de pénitence subit, en gé- néral , dans les religions sacerdotales, une modification singulière, relativement à la morale. Les Talapoins (voy. Laloubère, Relat. de Siam) et les prêtres des Druses (Nieb,, Voy. en Arab. II, 4^9) déclarent que la pénitence est nécessaire; mais que les profanes, loin de s'en char- ger eux-mêmes, doivent s'en remettre à des prêtres quïls paient. Avec celte précaution , ils peuvent commettre im- punément des péchés que d'autres expient valablement en leur place.

32.

5oO DE LA RELIGION,

la dépendance elle se trouve de la volonté des dieux, et par l'arbitraire qui s'introduit dans le nombre et dans la classification des délits, et par les moyens mêmes que cet ar- bitraire offre aux coupables, pour apaiser le ciel et pour reconquérir l'innocence. Car il ne faut pas se le déguiser, la religion, dans ses rapports , avec la morale , est toujours placée entre deux périls. Si elle déclare qu'il y a des crimes inexpiables, elle jette les hommes dans le désespoir. Si elle offre l'expiation pour tous les crimes, elle encourage les coupables par l'espoir de l'impunité.

Mais ce danger est beaucoup moins grand dans les religions libres que dans les sacerdo- tales. Quand la morale reste elle-même, elle contient les expiations dans de justes limites : quand elle est asservie , il n'y a plus ni règle ni frein. Il en est des expiations comme du droit de grâce sous les gouvernements absolus et sous les gouvernements constitutionnels.

On arrive donc toujours à ce résultat : avec la liberté, la morale améliore la religion; avec l'esclavage , la religion fausse la morale.

LIVRE XII, CHAPITRE XII. 5o:

CHAPITRE XII.

Des véritables rapports de la religion auec la morale.

JjjN accordant cette préférence aux cultes li- bres de toute domination , nous ne voulons point dire qu'il y en ait eu dans l'antiquité qui aient suffisamment consacré les véritables rap- ports de la morale avec la religion.

Ceux qui ont écrit sur ce sujet, autrefois comme de nos jours , nous paraissent avoir commis une grande méprise.

Les législateurs anciens ne distinguaient point entre la morale vulgaire , qui se borne à main- tenir l'ordre en prohibant les délits, et la mo- rale plus délicate et plus relevée qui prévient le crime, en inspirant à l'homme une dispo- sition d'ame qui ne lui permet plus de le com- mettre.

5o2 DE LA RELlGlOjy,

Les modernes ont suivi les anciens dans cette fausse route. Tâchons d'en sortir.

Pour prévenir les attentats grossiers en les punissant, les lois et les châtiments suffisent. C'est pour changer l'intérieur de l'homme, au lieu d'arrêter seulement son bras, que le sentiment religieux est indispensable. En res- treignant la religion à un genre d'utilité ma- tériel et borné, on la dégrade de son rang véritable. On a de la sorte toujours méconnu sa dignité , sa sainteté , sa plus noble influence.

Le mal ne s'est pas arrêté là. On a fait de la religion un code pénal, et dès qu'elle est un code pénal , elle est bien près de devenir un code arbitraire. De-là tous les dangers que nous avons décrits dans le chapitre précédent. Ces dangers seraient plus terribles encore dans le théisme , parce que la puissance du dieu du théisme est toujours illimitée.

Les dogmes les plus salutaires, les précep- tes les plus purs ne peuvent réparer le mal qu'entraîne toute doctrine qui infirme ainsi la règle éternelle. Un culte dont les divinités sei'aient cruelles et corrompues , mais qui lais- serait à la vertu le tribunal de son propre

LIVRE XII, CHAPITRE Xlî. 5o3

cœur , serait moins pernicieux qu'une religion dont le dieu , revêtu des qualités les plus ad- mirables, pourrait changer la morale par un acte de sa volonté.

La religion n'est point un code pénal, elle n'est point un code arbitraire , elle est le rap- port de la Divinité avec l'homme, avec ce qui le constitue un être moral et intelligent , c'est- à-dire avec son ame, sa pensée, sa volonté. Les actions ne sont de sa sphère, que comme symptômes de ces dispositions intérieures. La religion ne peiit rien changer à leur mérite. Œuvre de Dieu, comme le sentiment religieux lui-même, émanée de la même source , la morale est comme lui, incréée, indépendante. Sa règle est placée dans tous les cœurs. Elle se dévoile à tous les esprits , à mesure qu'ils s'éclairent. L'être que le sentiment nous fait connaître, ne peut être servi ni satisfait par aucune excep- tion à cette règle. Ce serait vouloir le servir, comme nous servons les puissants de la terre, en flattant leur intérêt du moment, pour un temps donné, dans une circonstance critique.

Sans doute, quand une religion est excel- lente, sa morale est beaucoup plus douce, plus nuancée, plus conforme à toutes les dé-

f

5o4 1>E LA RELIGION,

licatesses de la sensibilité, et par-là plus équi- table que ne peut Fétre la justice humaine. Mais ce n'est pas la règle , ce n'est que l'appli- cation qui varie , parce que la religion distin- gue ce que n'aperçoit pas le regard de l'homme. Celui-ci ne prononce que sur les ac- tions; il ne connaît qu'elles : il ne voit que leur extérieur, et par cela seul, ses jugements sont imparfaits et injustes. La même action, commise par deux individus, dans deux cir- constances, n'a jamais une valeur uniforme. La loi sociale ne peut démêler ces nuances. Semblable au lit de Procruste, elle réduit à une mesure pareille des grandeurs inégales. La religion casse ses arrêts pour un autre monde. Mais ce n'est pas que les bases diffèrent, ce n'est pas que la religion puisse y rien innover; c'est seulement qu'elle est mieux instruite; et, sous ce rapport , elle n'est pas moins souvent un recours contre l'imperfection de la justice humaine, qu'une sanction des lois générales que cette justice a pour but de maintenir.

Considéré sous ce point de vue, le sentiment religieux ne peut jamais nuire à la morale. Les ministres de la religion ne peuvent jamais , au nom de la divinité qu'ils enseignent, décider

LIVRE XII, CHAPITRE XIÏ. 5o5

de la valeur des actions. La religion laisse aux lois leur juridiction sur les effets : elle se borne à améliorer la cause.

Elle fait ainsi le bien, que les lois hu- maines ont toujours en vain tenté de pro- duire : l'axiome souvent répété, qu'il vaut mieux prévenir les crimes que les punir, est une source intarissable de vexations et d'ar- bitraire, quand l'autorité temporelle veut ré- gler son intervention d'après cet axiome. Mais le sentiment religieux qui pénètre jusqu'au fond des âmes, peut atteindre ce but, sans arbitraire et sans vexations. Les lois, dans leurs tentatives hasardées et qu'elles font en aveu- gles, sont forcées de prononcer sur des appa- rences, de se gouverner d'après des détails qu'elles isolent, d'écouter des soupçons que rien ne prouve, et, pour empêcher ce qui pourrait être criminel, elles punissent ce qui est encore innocent. Le sentiment embrasse l'ensemble, épure au lieu de contraindre, en- noblit au lieu de punir.

C'est alors seulement qu'on peut résoudre un problème qui a embarrassé tous les philo- sophes. Dans tous les temps, à peine la mo- rale avait-elle pénétré dans une croyance re-

5o6 DE LA RELIGIO]?r,

ligieuse, que tous les hommes éclairés, frap- pés des inconvénients que nous avons décrits ci-dessus , se voyaient forcés d'en revenir à sé- parer la morale de la religion. Ils s'y prenaient de diverses manières. Ils se déguisaient leurs propres intentions. Mais le résultat de leurs efforts était toujours le même.

Comparez les axiomes des Stoïciens de Rome, avec les discours des héros d'Homère. Ce que répond Hector à Polydamas, est pré- cisément ce qu'écrit Sénéque. Ainsi , à l'épo- que où la morale était le plus unie au poly- théisme, le langage des philosophes redevenait pareil à celui que tenaient les hommes ver- tueux , lorsque la morale faisait à peine partie de cette croyance.

Dans les religions fondées sur le théisme, les philosophes les plus religieux ont donné à la morale le nom de religion , en laissant de côté et en sacrifiant tout ce qui constituait la religion proprement dite, et tout ce qui lui attribuait sur la morale une suprématie dan- gereuse. Tel a été, dans ces derniers temps, le travail des théologiens les plus éclairés de l'Allemagne. C'était une autre route vers le même but.

LIVRE XII, CHAPITRE XII. 5o7

Mais, en envisageant ia religion comme nous le faisons, en plaçant sa juridiction à la hauteur qui lui est propre, en laissant à la justice humaine ce qui est de son ressort, les détails et les effets, pour ne soumettre à la religion que ce qui est de sa sphère, l'ensemble et les causes, vous échappez à tous les dangers. Vous empêchez que ses ministres , interprètes infidèles de ses lois , ne les dénaturent : vous assurez à la morale la sanction divine, en consacrant néanmoins son indépendance in- violable et primitive.

Ici une considération nous frappe. Il est si vrai que la marche de l'esprit humain est progressive; il est si vrai que, malgré ses ap- parences rétrogrades et ses déplorables aber- rations, il s'élève toujours vers des notions plus épurées; que la religion, conçue de la sorte, nous conduit à de nouveaux perfection- nements de la doctrine la plus admirable à laquelle l'homme soit arrivé, d'une doctrine qui , sous le polythéisme , a été le point de réu- nion de toutes les âmes nobles et fières , l'asile de toutes les vertus élevées, et qui, sous le théisme , a souvent fait envie à ce qu'il y avait

5o8 DE LA RELlGIOrr,

de plus distingué parmi les sages des temps modernes (i) : je veux dire le Stoïcisme. 'YV Le Stoïcisme était un élan sublime de l'ame,

fatiguée de voir la morale dans la dépendance d'hommes corrompus et de dieux égoïstes , et s'efforçant , en rompant tous ses liens avec les dieux et avec les hommes, de se placer dans une sphère au-dessus de toutes les injustices de la terre et du ciel même. Mais il y avait dans le Stoïcisme une sorte d'effort qui ren- dait son influence moins salutaire et moins durable. Pour arriver à cette liberté intérieure qui bravait tous les coups du sort, il fallait étoufferen soi le germe de beaucoup d'émotions douces et profondes. Le sentiment rehgieux, tel que nous avons tâché de le faire concevoir, assure à l'homme le même asile, en lui con- servant ces émotions inséparables de sa na- ture , et qui font le charme et la consolation de sa vie. La morale n'est à la merci, ni des législateurs qui parlent au nom du ciel , ni de ceux qui commandent à la terre. L'homme

(i) Moutesquieu.

LIVRE XII, CHAPITRE XII. SoQ

est indépendant de tout ce qui pourrait frois- ser et pervertir la plus noble , ou, pour mieux dire, la seule noble partie de lui-même : mais il jouit de cette indépendance, sous l'égide d'un dieu qui le comprend , l'approuve et l'estime. Il est fort, comme le Stoïcien, de la force de son ame : mais de plus il est fort de la force d'un appel constant et intime au cen- tre de tout ce qu'il y a de bon.

Cette idée porte dans le Stoïcisme la vie et la chaleur qui lui manquent. Elle contente cette portion de notre ame, qui se refuse à l'impassibilité, et que le Stoïcisme est forcé d'anéantir, faute de pouvoir la satisfaire. La résignation devient la compagne du courage. L'espoir est à la fois son guide et sa récom- pense. La résignation en est plus ferme et le courage en est plus doux.

TiBLE

DES CHAPITRES DU QUATRIÈME VOLUME.

LIVRE IX.

Des religions sacerdotales comparées au poly- théisme indépendant.

Pages.

Chapitre V^. Objet de ce livre i

Chapitre II. De la figure des dieux, dans les religions sacerdotales 2

Chapitre III. Du caractère des dieux, dans les mêmes religions 19

Chapitre IV. D'une notion singulière dont on n'aperçoit , dans la religion grecque , que quelqnies vestiges, mais qu'on trouve déve- loppée et réduite en dogmes dans les reli- gions sacerdotales ^^

Chapitre V. Des notions sacerdotales sur la destinée 55

DI2 TABLE.

^ Pag'»s.

Chapitre VI. Des moyens de communication des prêtres avec les dieux, dans les religions sacerdotales

Chapitre VII. Des notions sur la vie future . dans les religions dominées par les prêtres .

Chapitre VIII. Des demeures des morts et de la description des supplices infernaux , dans les religions sacerdotales g3

Chapitre IX. De la métempsycose io5

LIVRE X.

Des dogmes particuliers au polythéisme sa- cerdotal.

Chapitre F^ Objet de ce livre ii3

Chapitre IL De la suprématie d'un dieu sur les autres, dans les religions sacerdotales . . ii5

Chapitre III. Des dieux inférieurs, ou de la démonologie sacerdotale i23

Chapitre IV. Des divinités malfaisantes i34

Chapitre V. Conséquences de ce dogme, dans les religions sacerdotales. i58

Chapitre VÏ. De la notion d'une chute primi- tive 162

Chapitre VIL D'un dieu médiateur 168

TABLE. 5l3

Pages. ^HAPiTRE VIII. Des divinités triples ou ter- naires , 171

r:*:4PiTRE IX. Du dogme de la destruction du

Monde 1 ^6 4

CftAPiTRE X. Du Phallus, du Lingam et des ^ 'IWinités hermaphrodites 1 89

LIVRE XI.

Du principe fondamental des religions sacer- dotales.

Chapitre I". Exposé de ce principe 201

Chapitre II. Des sacrifices humains 208

Chapitre III. Des privations contre nature. . . 247

Chapitre. Des rites licencieux «54

Chapitre V. De la sainteté de la douleur. . . . 267 Chapitre VI. De quelques dogmes qui ont pu s'introduire dans les religions sacerdotales, comme conséquences de ceux que nous ve- nons d'indiquer 283

Chapitre. VIL Démonstration des assertions ci -dessus tirée de la composition du poly- théisme de l'ancienne Rome 294

IF. 33

5l4 . TABLE.

LIVRE XII.

De la marche du polythéisme indépendant des prêtres^ jusquà son plus haut point de perfectionnement.

Pages.

Caapitre P^. Commerrt les progrès de l'état social introduisent la morale dans la reli- gion 345

Chapitre II. Des contradictions qui caracté- risent cette époque du polythéisme et de la manière dont ces contradictions dispa- raissent 354

Chapitre III. Que les poèmes d'Hésiode sont contemporains de la révolution religieuse que nous décrivons SSp

Chapitre IV. De Pindare 378

Chapitre V. De l'enfer de Pindare, comparé à celui d'Homère et d'Hésiode 382

Chapitre VI. Que la même progression se fait remarquer dans les historiens 393

Chapitre VII. De la même progression chez les tragiques grecs 4io

Chapitre VIII. D'Euripide 437

TA.BLE. 5l5

Pages,

Chapitre IX. Quelques mots sur Aristo-

phanes /{6o

Chapitre X. Pourquoi nous ne parlons point

ici de philosophes grecs 47*^

Chapitre XI. Des rapports de la morale avec

les deux formes religieuses 474

Caapitre XII. Des véritables rapports de la

religion avec la morale 5oi

FIN DE LA TABLE.

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