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DES VERS

IL A ÉTÉ TIRÉ

Dix exemplaires numérotés sur papier de Hollande.

l'arù.— Imp. E. Capiomo»! et V. Rewauit, rue des Poileyins, 6.

DES VERS

GUY DE MAUPASSANT

PARIS

G. CHARPENTIER, ÉDITEUR

13, RUE DE GBENELLE-SAINT-GERMAIX, 13

i880 Tous droits réservés.

P0

GUSTAVE FLAUBERT

A l'illustre et paternel ami que faime de toute ma tendresse,

A l'irréprochable maître que j'admire avant tous.

LE MUR

LE MUR

Les fenêtres étaient ouvertes. Le salon Illuminé jetait des lueurs d'incendies ; Et de grandes clartés couraient sur le gazon. Le parc, là-bas, semblait répondre aux mélodies De l'orchestre, et faisait une rumeur au loin. Tout chargé des senteurs des feuilles et du foin, L'air tiède de la nuit, comme une molle haleine, S'en venait caresser les épaules, mêlant

4 LE MUE.

Les émanations des bois et de la plaine

A celles de la chair parfumée, et troublant

D'une oscillation la flamme des bougies.

On respirait les fleurs des champs et des cheveux.

Quelquefois, traversant les ombres élargies,

Un souffle froid, tombé du ciel criblé de feux,

Apportait jusqu'à nous comme une odeur d'étoiles.

Les femmes regardaient, assises mollement, Muettes, Von\ noyé, de moment en moment Les rideaux se gonfler ainsi que font des voiles; Et rêvaient d'un départ à travers ce ciel d'or, Par ce grand océan d'astres. Une tendresse Douce les oppressait, comme un besoin plus fort D'aimer, de dire, avec une voix qui caresse, Tous ces vagues secrets qu'un cœur peut enfermer. La musique chantait et semblait parfumée; La nuit embaumant l'air en paraissait rythmée; Et l'on crovait entendre au loin des cerfs bramer.

LE MUR. &

Mais lin frisson passa p;irmi les rohps blanches; Chacun (initia sa place et Torchesti'e se tut ; Car derrif^'iM» un bois noii-, sur un coteau pointu, On voyait s'élever, comme un feu dans les branches, La luno cnorme et rouge à travers les sapins. Et puis elle surgit au faîte, toute ronde, Et monta, solitaire, au fond des cieux lointains, Comme une face pâle errant autour du monde.

Chacun se dispersa par les chemins ombreux Où, sur le sable blond, ainsi qu'une eau dormante, La lune clairsemait sa lumière charmante. La nuit douce rendait les hommes amoureux, Au fond de leurs regards allumant une flamme. Et les femmes allaient, graves, le front penché. Ayant toutes un peu de clair de lune à Tàmel Les brises charriaient des langueurs de péché.

J'errais, et sans savoir pourquoi, le cœur en fête.

6 LE MUR.

Un petit rire aigu me fit tourner la tète.

Et j'aperçus soudain la dame que j'aimais,

Hélas I d'une façon discrète, car jamais

Elle n'avait cessé d'être à mes vœux rebelle :

(( Votre bras, et faisons un tour de parc, » dit-elle.

Elle était gaie et folle et se moquait de tout,

Prétendait cpie la lune avait l'air d'une veuve :

« Le chemin est trop long pour aller jusqu'au bout;

(( Car j'ai des souliers lins et ma toilette est neuve,

« Retournons. » Je lui pris le bras et l'entraînai.

Alors elle courut, vagabonde et fantasque;

Et le vent de sa robe, au hasard promené,

Troublait l'air endormi d'un souffle de bourrasque.

Puis elle s'arrêta, soufflant; et doucement

Nous marchâmes sans bruit tout le long d'une allée.

Des voix basses parlaient dans la nuit tendrement ;

Et parmi les rumeurs dont l'onde était peuplée

On distinguait parfois comme un son de baiser.

Alors elle jetait au ciel une roulade !

Vite tout se taisait. On entendait passer

LE MUR. 7

Une fuite rapide; et quelque amant maussade Et resté seul, i)estait contre les indiscrets.

Un rossignol chantait dans un arbre, tout près; Et dans la plaine, au loin, répondait une caille.

Soudain, blessant les yeux par son reflet brutal. Se dressa, toute blanche, une haute muraille, Ainsi que dans un conte un palais de métal. Elle semblait guetter de loin notre passage. « La lumière est propice à qui veut rester sage, « Me dit-elle. Les bois sont trop sombres, la nuit. « Asseyons-nous un peu devant ce mur qui luit. » Elle s'assit, riant de me voir la maudire. Au fond du ciel, la lune aussi me sembla rire ! Et toutes deux d'accord, je ne sais trop pourquoi, Paraissaient s'apprêter à se moquer de moi. Donc, nous étions assis devant le grand mur blême ; Et moi, je n'osais pas lui dire : « Je vous aime! »

LE ilUR.

Mais comme j"étoiiffais, je lui pris les deux mains.

Elle eut un pli léger de sa lèvre coquette;

Et me laissa venir comme un chasseur qui guette.

Des robes qui passaient au fond des noirs chemins Mettaient parfois dans Tombre une blancheur douteuse.

La lune nous couvrait.de ses rayons pâlis; Et, nous enveloppant en sa clarté laiteuse, Faisait fondre nos cœurs à sa vue amollis. Elle glissait très haut, très placide et très lente, Et pénétrait nos chairs d'une lan^çueur troublante.

J'épiais ma compagne, et je sentais grandir Dans mon être crispé, dans mes sens, dans mon âme, Cet étrange tourment nous jette une femme Lorsque fermente en nous la fièvre du désir! Lorsqu'on a, chaque nuit, dans le trouble du rêve,

LE MUR. !

Lo baiser qui consent, le <( oui » d'un œil fernu',

L'adorable inronnu des robes qu'on soulève,

Le corps qui s'abandonne, immobile et pâmé ;

Et qu'en réalité la dame ne nous laisse

Que l'espoir de surprendre un moment de faiblesse!

Ma gorge était aride; et des frissons ardents Me vinrent, qui faisaient s'entrechoquer mes dents; Une fureur d'esclave en révolte, et la joie De ma force pouvant saisir, comme une proie, Cette femme orgueilleuse et calme, dont soudain Je ferais sangloter le tranquille dédain!

Elle riait, moqueuse, eflVontément jolie;

Son haleine faisait une fine vapeur

Dont j'avais soif. Mon cœur bondit; une folie

Me prit. Je la saisis en mes bras. Elle eut peur,

Se leva. J'enlaçai sa taille avec colère,

10 LE ^UR.

Et je baisai, ployant sous moi son corps nerveux, Son œil, son front, sa bouche humide et ses cheveux!

La lune, triomphant, brillait de gaîté claire.

Déjà, je la prenais, impétueux et fort. Quand je fus repoussé par un suprême effort. Alors recommença notre lutte éperdue Près du mur qui semblait une toile tendue. Or, dans un brusque élan nous étant retournés, Nous vîmes un spectacle étonnant et comique. Traçant dans la clarté deux corps désordonnés Nos ombres agitaient une étrange mimique, S'attirant, s'éloignant, s'étreignant tour à tour. Elles semblaient jouer quelque bouffonnerie. Avec des gestes fous de pantins en furie. Esquissant drôlement la charge de l'Amour. Elles se tortillaient farces ou convulsives. Se heurtaient de la tête ainsi que des béliers ;

LE MUR. Il

Puis, redrossant soudain leurs tailles excessives, Restaient fixes, debout coninie deux i,Mands piliers. Quelquefois, déploviiit quatre bras gigantesques, Elles se repoussaient, noires sur le mur blanc; Et prises tout à cou}) de tendresses grotesques Paraissaient se i)iiiner dans un baiser brûlant.

La chose étant très gaie et très inattendue, Elle se mit à rire. Et comment se fâcher. Se débattre et défendre aux lèvres d'approcher Lorsqu'on rit? Un instant de gravité perdue Plus qu'un cœur embrasé peut sauver un amant !

Le rossignol chantait dans son arbre. La lune

Du fond du ciel serein recherchait vainement

Nos deux ombres au mur et n'en voyait plus qu'une.

UN COUP DE SOLEIL

UN COUP DE SOLEIL

C'était au mois de juin. Tout paraissait en fête.

La foule circulait bruyante et sans souci.

Je ne sais trop pourquoi j'étais heureux aussi;

Ce bruit, comme une ivresse, avait troublé ma tête,

Le soleil excitait les puissances du corps ;

Il entrait tout entier jusqu'au fond de mon être ;

Et je sentais en moi bouillonner ces transports

Que le premier soleil au cœur d'Adam fit naître.

16 UX COUP DE SOLEIL.

Une femme passait : elle me regarda.

Je ne sais pas quel feu son œil sur moi darda;

De quel emportement mon âme fut saisie ;

Mais il me vint soudain comme une frénésie

De me jeter sur elle, un désir furieux

De l'étreindre en mes bras et de baiser sa bouche 1

Un nuage de sang, rouge, couvrit mes yeux ;

Et je crus la presser dans un baiser farouche.

Je la serrais, je la ployais, la renversant.

Puis, l'enlevant soudain par un effort puissant,

Je rejetais du pied la terre, et dans Tespace

Ruisselant de soleil, d'un bond, je l'emportais.

Nous allions par le ciel, corps à corps, face à face.

Et moi, toujours, vers l'astre embrasé je montais,

La pressant sur mon sein d'une étreinte si forte

Que dans mes bras crispés je vis qu'elle était morte...

TERREUR

TERREUR

Ce soir-là j'avais lu fort longtemps quelque auteur. Il était bien minuit, et tout à coup j'eus peur. Peur de quoi? je ne sais, mais une peur horrible. Je compris, haletant et frissonnant d'effroi, Qu'il allait se passer une chose terrible... Alors il me sembla sentir derrière moi Quelqu'un qui se tenait debout, dont la figure Riait d'un rire atroce, immobile et nerveux :

20 TERREUR.

Et je n'entendais rien, cependant. 0 torture ! Sentir qu'il se baissait à toucher mes cheveux, Et qu'il allait poser sa main sur mon épaule, Et que j'allais mourir au bruit de sa parole !... Il se penchait toujours vers moi, toujours plus près: Et moi, pour mon salut éternel, je n'aurais Ni fait un mouvement ni détourné la tète... Ainsi que des oiseaux battus par la tempête. Mes pensers tournoyaient comme affolés d'horreur. Une sueur de mort me glaçait chaque membre. Et je n'entendais pas d'autre bruit dans ma chambre Que celui de mes dents qui claquaient de terreur.

Un craquement se fit soudain : fou d'épouvante, Ayant poussé le plus terrible hurlement Qui soit jamais sorti de poitrine vivante. Je tombai sur le dos, roide et sans mouvement.

UNE CONQUÊTE

UNE CONQUÊTE

Un jeune homme marchait le long du boulevard ; Et, sans songer à rien, il allait seul et vite, N'effleurant même pas de son vague regard Ces filles dont le rire en passant vous invite.

Mais un parfum si doux le frappa tout à coup Qu'il releva les ^eux. Une femme divine Passait. A parler franc, il ne vit que son cou ; Il était souple et rond sur une taille fine.

24 UNE CONQUÊTE.

Il la suivit pourquoi? Pour rien ; ainsi qu'on suit Un joli pied cambré qui trottine et qui fuit, Un bout de jupon blanc qui passe et se trémousse. On suit c'est un instinct d'amour qui nous y pousse.

Il cherchait son histoire en regardant ses bas. Elégante? beaucoup le sont. La destinée L'avait-elle fait naître en haut ou bien en bas? Pauvre mais déshonnéte, ou sage et fortunée?

Mais, comme elle entendait un pas suivre le sien, Elle se retourna. C'était une Merveille. Il sentit en son cœur naître comme un lien, Et voulut lui parler, sachant bien que l'oreille

Est le chemin de l'àme. Ils furent séparés Par un attroupement au détour d'une rue. Lorsqu'il eut bien maudit les badauds désœuvrés Et qu'il chercha sa dame, elle était disparue*

UNE CONQUÊTE. 25

Il ressentit d'alxjrd un vc-ritable ennui,

Puis, connue une ànie en peine, erra de i>lare en place,

Se rafraicliit le front aux fontaines Wallace,

Et rentra se coucher fort avant dans la nuit.

Vous direz qu'il a\ait l'ànie trop ingénue; Si Ton ne rêvait point, cpie ferait-on souvent? Mais n'est-il pas charmant, lorsque gémit le vent, De rêver, près du feu, d'une belle inconnue?

De ce moment si court huit jours il fut heureux. Autour de lui dansait Tessaim brillant des songes Qui sans cesse éveillait en son cœur amoureux Les pensers les plus doux et les plus doux mensonges.

Ses rêves étaient sots à dormir tout debout ; Il bâtissait sans fin de grandes aventures. Lorsque l'àme est naïve et qu'un sang jeune bout, Notre espoir se nourrit aux folles impostures.

2 G UNE CONQUETE.

Il la suivait alors aux pays étrangers; Ensemble ils visitaient les plaines de l'Hellade ; Et comme un chevalier d'une ancienne ballade Il l'arrachait toujours à d'étranges dangers.

Parfois au tlanc des monts, au bord d'un précipice, Ils allaient échangeant de doux propos d'amour; Souvent même il savait saisir l'instant propice Pour ravir un baiser qu'on lui rendait toujours.

Puis, les mains dans les mains, et penchés aux portières D'une chaise de poste emportée au galop, Ils restaient \k songeurs durant des nuits entières, Car la lune brillait et se mirait dans Teau.

Tantôt il la voyait, rêveuse châtelaine, Aux balustres sculptés des gothiques balcons ; Tantôt folle et légère et suivant par la plaine Le lévrier rapide ou le vol des faucons.

UNE CONQUÊTE. 27

Paire, il avait l'osprit do so faire aimer d'elle. La dame au vieux baron était vite inlidèle. Il la suivait j)artout, et dans les grands bois sourds Avec sa châtelaine il s'égarait toujours.

Pendant huit jours entiers il rêva de la sorte; A ses meilleurs amis il défendait sa porte ; Ne recevait personne, et, quelquefois, le soir, Sur un vieux banc désert, seul, il allait s'asseoir.

Un matin, il était encore de bonne heure, Il s'éveillait, bâillant et se frottant les yeux; Une troupe d'amis envahit sa demeure Parlant tous à la fois, avec des cris joyeux.

Le plan du jour était d'aller à la campagne, D'essayer un canot et d'errer dans les bois, De scandaliser fort les honnêtes bourgeois, Et de dîner sur Iherbe avec glace et Champagne.

28 UXE CONQUÊTE.

Il répondit d'abord, plein d'un parfait dédain, Que leur fête pour lui n'était guère attrayante; Mais quand il vit partir la cohorte bruyante, Et qu'il se trouva seul, il réfléchit soudain

Qu'on est bien pour songer sur les berges fleuries ; Et que l'eau qui s'écoule et fuit en murmurant Soulève mollement les tristes rêveries Comme des rameaux morts qu'emporte le courant.

Et que c'est une ivresse entraînante et profonde De courir au hasard et boire à pleins poumons Le grand air libre et pur qui va des prés aux monts, L'àpre senteur des foins et la fraîcheur de l'onde.

Que la rive murmure et fait un bruit charmant, Qu'aux chansons des rameurs les peines sont bercées, Et que l'esprit s'égare et flotte doucement, Comme au courant du fleuve, au courant des pensées.

UNE CONQUÊTE. 29

Alors il appela son groom, sauta du lit, S'habilla, déjeuna, se rendit à la gare, Partit tranquillement en fumant un ci,i:are, Et retrouva bientôt tout son monde à Marly.

Des larmes de la nuit la [ilaine était humide ; Une brume légère au loin llottait encor ; Les gais oiseaux chantaient ; et le beau soleil d'or Jetait mainte étincelle à l'eau fraîche et limpide.

Lorsque la sève monte et que le bois verdit, Que de tous les côtés la grande vie éclate. Quand au soleil levant tout chante et resplendit, Le corps est plein de joie et l'àme se dilate.

11 est vrai qu'il avait noblement déjeuné.

Quelques vapeurs de \in lui montaient k la tète;

L'air des champs pour finir lui mit le cœur en fête,

Quand au courant du fleuve il se vit entraîné.

3.

30 UXE COXQUÊTJJ.

Le canot lentement allait à la dérive ; Un vent léger faisait murmurer les roseaux, Peuple frêle et chantant qui grandit sur la rive, Et qui puise son àme au sein calme des eaux.

Vint le tour des rameurs; et, suivant la coutume, Leur chant rythmé frappa l'écho des environs. Et, conduits par la voix, dans Teau blanche d'écume De moment en moment tombaient les avirons.

Enfm, comme on songeait à gagner la cuisine, D'autres canots soudain passèrent auprès d'eux. Un rire aigu partit d'une barque voisine, Et s'en vint droit au cœur frapper mon amoureux.

Elle ! Dans une barque 1 Étendue à l'arrière, Elle tenait la barre et passait en chantant ! Il resta consterné, pâle et le cœur battant. Pendant que sa Beauté fuvait sur la rivière.

UNE CONQUÊTE. 31

11 (''lait tristp rnroro à riicuic du dînor!

On s'arirla devant une [x'iitc aulx'i-gc,

Dans un jardin .liarniant, i)ar des vignes borné,

Ombragé de tilleuls, et qui longeait la berge.

Mais d'autres canotiers étaient déjcà venus; Ils lançaient des jurons dune voix formidable, Et, faisant un grand bruit, ils préparaient la table Qu'ils soulevaient parfois de leurs bras forts et nus.

Elle était avec eux et buvait une absinthe 1 Il demeura muet. La drôlesse sourit, L'appela. Lui restait stupide. Elle reprit : « Çà, tu me prenais donc, nigaud, pour une Sainte? »

Or, il s'approcha d'elle en tremblant ; il dîna A ses côtés ; et même au dessert s'étonna De l'avoir pu rêver d'une haute famille : Car elle était charmante, et gaie, et bonne lille.

32 UXE CONQUETE.

Elle disait : « Mon singe » et « mon rat, » et « mon chat Lui donnait à manger au bout de sa fourchette. Ils partirent, le soir, tous les deux en cachette. Et l'on ne sut jamais dans quel lit il coucha!

Poète au cœur naïf il cherchait une perle ; Trouvant un bijou faux, il le prit, et fit bien. J'approuve le bon sens de cet adage ancien : « Quand on n'a pas de grive, il faut manger un merle. »

NUIT DE NEIGE

NUIT DE NEIGE

La grande plaine est blanche, immobile et sans voix. Pas un bruit, pas un son; toute vie est éteinte. Mais on entend parfois, comme u-ne morne plainte, Quelque chien sans abri qui hurle au coin d'un bois.

Plus de chansons dans l'air, sous nos pieds plus de chaume; L'hiver s'est abattu sur toute floraison. Des arbres dépouillés dressent à l'horizon Leurs squelettes blanchis ainsi que des fantômes.

36 NUIT DE XEIGE.

La lune est large el pâle et semble se hâter.

On dirait qu'elle a froid dans le grand ciel austère.

De son morne regard elle parcourt la terre,

Et, \oyant tout désert, s'empresse à nous quitter.

Et froids tombent sur nous les rayons qu'elle darde, Fantastiques lueurs qu'elle s'en va semant. Et la neige s'éclaire au loin, sinistrement, Aux étranges reflets de la clarté blafarde.

Oh I la terrible nuit pour les petits oiseaux ! Un vent glacé frissonne et court par les allées. Eux, n'ayant plus l'asile ombragé des berceaux, Ne peuvent pas dormir sur leurs pattes gelées.

Dans les grands arbres nus que couvre le verglas Ils sont là, tout tremblants, sans rien qui les protège. De leur œil inquiet ils regardent la neige, Attendant jusqu'au jour la nuit qui ne vient pas.

E.WOI D'AMOUR

DANS LF. JARDIN BKi TUILERIES

ENVOI D'AMOUR

DANS LE JARDIN DES TUILERIES

Accours, petit enfant dont j'adore la mère Qui pour te voir jouer sur ce banc vient s'asseoir, Pâle avec les cheveux qu'on rêve à sa Chimère Et qu'on dirait blondis aux étoiles du soir. Viens là, petit enfant, donne ta lèvre rose, Donne tes grands yeux bleus et tes cheveux frisés; Je leur ferai porter un fardeau de baisers ; Afin que, retourné près d'EUe à la nuit close,

40 ENVOI D AMOUR.

Quand tes bras sur son cou viendront se refermer,

Elle trouve à ta lèvre et sur ta chevelure

Quelque chose d'ardent ainsi quune brûlure 1

Quelque chose de doux comme un besoin d'aimer !

Alors elle dira, frissonnante et troublée

Par cet appel d'amour dont son cœur se défend,

Prenant tous mes baisers sur ta tète bouclée,

(( Qu'est-ce que je sens donc au front de mon enfant? »

AU BORD DE L'EAU

4.

AU BORD DE L'EAU

Un lourd soleil tombait d'aplomb sur le lavoir ; Les canards engourdis s'endormaient dans la vase, Et l'air bridait si fort qu'on s'attendait à voir Les arbres s'enflammer du sommet à la base. J'étais couché sur l'herbe auprès du vieux bateau des femmes lavaient leur linge. Des eaux grasses, Des bulles de savon qui se crevaient bientôt

44 AU BORD DE L EAU.

S'en allaient au courant, laissant de longues traces. Et je m'assoupissais lorsque je vis venir, Sous la grande lumière et la chaleur torride, Une fille, marchant d'un pas ferme et rapide, Avec ses bras levés en l'air, pour maintenir Un fort paquet de linge au-dessus de sa tête. La hanche large avec la taille mince, faite Ainsi qu'une Vénus de marbre, elle avançait Très droite, et sur ses reins, un peu, se balançait. Je la suivis, prenant l'étroite passerelle Jusqu'au seuil du lavoir, j'entrai derrière elle.

Elle choisit sa place et dans un baquet d'eau

D'un geste souple et fort abattit son fardeau.

Elle avait tout au plus la toilette permise ;

Elle lavait son linge ; et chaque mouvement

Des bras et de la hanche accusait nettement,

Sous le jupon collant et la mince chemise.

Les rondeurs de la croupe et les rondeurs des seins.

AU BORD DE L EAU. 45

Ellr frnvnillait dur ; puis, (juaud dit' ('«(ait lasse, Elle ('levait les bras, et, superbo de grâce, Tendait son corps flexible en renversant ses reins. Mais le }>uissant soleil faisait craquer les planches ; Le bateau s'entr'ouvrait comme pour respirer. Les femmes haletaient ; on voyait sous leurs manches La moiteur de leurs bias par places transpirer. Une l'ougeur montait à sa gorge sanguine. Elle fixa sur moi son regard effronté. Dégrafa sa cliemise ; et sa ronde poitrine Surgit, double et luisante, en pleine liberté. Écartée aux: sommets et d'une ampleur solide. Elle battait alors son linge, et chaque coup Agitait par moment d'un soubresaut rapide Les roses fleurs de chair qui se dressent au bout.

Un air chaud me frappait, comme un souffle de forge,

A chacun des soupirs qui soulevaient sa gorge.

Les coups de son battoir me tombaient sur le cœur !

46 AU BORD DE L EAU.

Elle me regardait d'un air un peu moqueur ; J'approchai, l'œil tendu sur sa poitrine humide De gouttes d'eau, si blanche et tentante au baiser. Elle eut pitié de moi, me voyant très timide. M'aborda la première et se mit à causer. Comme des sons perdus m'arrivaient ses paroles. Je ne l'entendais pas, tant je la regardais. Par sa robe entr'ouverte au loin je me perdais, Devinant les dessous et brûlé d'ardeurs folles ; Puis, comme elle partait, elle me dit tout bas De me trouver le soir au bout de la prairie.

Tout ce qui m'emplissait s'éloigna sur ses pas ; Mon passé disparut ainsi qu'une eau tarie : Pourtant j'étais joyeux, car en moi j'entendais Les ivresses chanter avec leur voix sonore. Vers le ciel obscurci toujours je regardais, Et la nuit qui tombait me semblait une aurore !

II

Elle était la première au lieu du rendez-vous. J'accourus auprès d'elle et me mis à genoux, Et promenant mes mains tout autour de. sa taille Je l'attirais. Mais elle, aussitôt, se leva, Et par les prés baignés de lune se sauva. Enfin je l'atteignis, car dans une broussaille Qu'elle ne voyait point son pied fut arrêté. Alors, fermant mes bras sur sa hanche arrondie, Auprès d'un arbre, au bord de l'eau, je l'emportai. Elle, que j'avais vue impudique et hardie.

48 AU BORD DE l'eAU.

Était pâle et troublée et pleurait lentement, Tandis que je sentais comme un enivrement De force qui montait de sa faiblesse émue.

Quel est donc et d'où vient ce ferment qui remue Les entrailles de l'homme à llieure de l'amour?

La lune illuminait les champs comme en plein jour. Grouillant dans les roseaux, la bruyante peuplade Des grenouilles faisait un grand charivari. Une caille très loin jetait son double cri ; Et, comme préludant à quelque sérénade, Des oiseaux réveillés commençaient leurs chansons. Le vent me paraissait chargé d'amours lointaines, Alourdi de baisers, plein des chaudes haleines Que l'on entend venir avec de longs frissons Et qui passent roulant des ardeurs d'incendies. Un rut puissant tombait des brises attiédies. Et je pensai : " Combien, sous le ciel infini j

AU IJORD DE l'eau. 49

Par cotte douer nuit d'élé. eoniltieii nous sommes Qu'une angoisse soulève et (|ue liiisliiict unit Parmi les animaux comme parmi les hommes. » Va n)oi j'aurais voulu, seul, être tous ceux-là!

Je pris et je baisai ses doigts ; elle trembla. Ses mains fraîches sentaient une odeur de lavande Et de thym, dont son linge était tout end)aumé. Sous ma bouche ses seins avaient un goût d'amande Gomme un laurier sauvage on le lait parfumé Qu'on boit dans la montagne aux mamelles des chèvres. Elle se débattait ; mais je trouvai ses lèvres : . Ce fut un baiser long comme une éternité Qui tendit nos deux corps dans Timmobilité. Elle se renversa, râlant sous ma caresse ; Sa poitrine oppressée et dure de tendresse, Haletait fortement avec de longs sanglots ; Sa joue était brûlante et ses yeux demi-clos ; Et nos bouches, nos sens, nos soupirs se mêlèrent;

5

50 AU BORD DE L'EAU.

Puis, dans la nuit tranquille la campagne dort Un cri d"amour monta, si terrible et si fort Que des oiseaux dans Tombre effarés s'envolèrent. Les grenouilles, la caille, et les bruits et les voix Se turent ; un silence énorme emplit l'espace. Soudain, jetant aux vents sa lugubre menace, Très loin derrière nous un cbien hurla trois fois.

Mais quand le jour parut, comme elle était restée, Elle s'enfuit. J'errai dans les champs au hasard. La senteur de sa peau me hantait : son regard M'attachait comme une ancre au fond du cœur jetée. Ainsi que deux forçats rivés aux mêmes fers, Un lien nous tenait, l'affinité des chairs.

III

Pendant cinq mois entiers, chaque soir, sur la rive, Plein d'un emportement qui jamais ne faiblit, J'ai caressé sur l'herbe ainsi que dans un lit Cette fille superbe, ignorante et lascive. Et le matin, mordus encore du souvenir, Quoique tout alanguis des baisers de la veille. Dès l'heure dans la plaine un chant d'oiseau s'éveille Nous trouvions que la nuit tardait bien à venir.

Quelquefois, oubliant que le jour dût éclore,

Nous nous laissions surprendreembrassés, par l'aurore.

52 AU BORD DE L EAU.

Vite, nous revenions le long des clairs chemins,

Mes deux yeux dans ses yeux, ses deux mains dans mes mains.

Je voyais s'allumer des lueurs dans les haies,

Des troncs d'arbre soudain rouvrir comme des plaies,

Sans songer qu'un soleil se levait quelque part ;

Et je croyais, sentant mon fronl baigné de flammes,

Que toutes ces clartés tombaient de son regard.

Elle allait au lavoir avec les autres femmes ;

Je la suivais, rempli d'attente et de désir.

La regarder sans fm était mon seul plaisir ;

Et je restais debout dans la même posture,

Muré dans mon amour comme en une prison.

Les lignes de son corps fermaient mon horizon ;

Mon espoir se bornait aux nœuds de sa ceinture.

Je demeurais près d'elle, épiant le moment

quelque autre attirait la gaité toujours prête ;

Je me penchais bien vite, elle tournait la tête,

Nos bouches se touchaient, puis fuyaient brusquement.

Parfois elle sortait en m 'appelant d'un signe ;

J'allais la retrouver dans quelque champ de vigne

AU BORD DE L EAU. 53

Ou SOUS (jiK'Niuc Imissoii (|iii nous cacliait ;ui\ yeux. Nous regardions s'aimer les lirtcs accoiiplt^es, Quatre ailes (jui iKUtaieiil deux papillons joyeux, Un double insecte noii' qui passait les allées. Grave, elle ramassait ces petits amoureux Kt les baisait. Souvent des oiseaux sur nos têtes Se becquetaient sans i>eur ; et les couples des betes Ne nous redoutaient point, car nous faisions comme eux.

Puis, le cœur tout plein d'elle, à cette heure tardive j'attendais, guettant les détours de la rive. Quand elle apparaissait sous les hauts peupliers, Le désir allumé dans sa prunelle brune, Sa jupe balayant tous les rayons de Lune Couchés entre chaque arbre au travers des sentiers, Je songeais à Tamour de ces fdles bibliques. Si belles qu'en ces temps lointains on a pu voir. Éperdus et suivant leurs formes impudiques. Des anges qui passaient dans les ombres du soir.

IV

Un jour que le patron dormait devant la porte, Vers midi, le lavoir se trouva dépeuplé. Le sol brûlant fumait comme un bœuf essoufflé Qui peine en plein soleil ; mais je trouvais moins forte Cette chaleur du ciel que celle de mes sens. Aucun bruit ne venait que des lambeaux de chants Et des rires d'ivrogne, au loin, sortant des bouges, Puis la chute parfois de quelque goutte d'eau Tombant on ne sait d'où, sueur du vieux bateau.

AU BORD DE LEAU. 55

Qr, SOS lèvres l)rillai('iit roiiiiiic des cliaihons rouges D'où jailliriMit soudain des ci-ises de baisers, Ainsi que d'un brasier i)artent des étincelles, Jusqu'à l'alTaissement de nos deux corps brisés. On n'entendait plus rien boiuiis les sauterelles. Ce peuple du soleil aux éternels cris-cris Crépitant comme un feu parmi les prés tlétris. Et nous nous regardions, étonnés, immobiles. Si pâles tous les deux que nous nous faisions peur, Lisant aux traits creusés, noirs, sous nos yeux fébriles, Que nous étions frappés de l'amour dont on meurt, Et que par tous nos sens s'écoulait notre vie.

Nous nous sommes quittés en nous disant tout bas Qu'au bord de l'eau, le soir, nous ne viejidrions pas.

Mais, à l'heure ordinaire, une invincible envie Me prit d'aller tout seul à l'arbre accoutumé Rêver aux voluptés de ce corps tant aimé.

56 AU BORD DE L EAU.

Promener mon esprit par toutes nos caresses, Me coucher sur cette herbe et sur son souvenir.

Quand j'approchai, grisé des anciennes ivresses, Elle était là, debout, me regardant venir.

Depuis lors, envahis par une lièvre étrange,

Nous hâtons sans répit cet amour qui nous mange.

Bien que la mort nous gagne, un besoin plus puissant

Nous travaille et nous force à mêler notre sang.

Nos ardeurs ne sont point prudentes ni peureuses ;

L'effroi ne trouble pas nos regards embrasés;

Nous mourons l'un parlautre, et nos poitrines creuses

Changent nos jours futurs contre autant de baisers.

Nous ne parlons jamais. Auprès de cette femme

Il n'est qu'un cri d'amour, celui du cerf qui brame.

Ma peau garde sans lin le frisson de sa peau

Qui m'emplit d'un désir toujours âpre et nouveau;

Et si ma bouche a soif, ce n'est que de sa bouche !

AU BORD DE I/EAU. 5"

Mon ardoiir s'exaspère et ma ronc s'ahat Dans cet accouplement mortel comme un combat. Le gazon est brûlé qui nous servait de couche; Et, désignant l'endroit du retour continu, La marque de nos corps est entrée au sol nu.

Quelque matin, sous l'arbre nous nous rencontrâmes, On nous ramassera tous deux an bord de l'eau. Nous serons rapportés au fond d'un lourd bateau, Nous embrassant encore aux secousses des rames. Puis, on nous jettera dans quelque trou caché, Comme on fait aux gens morts en état de péché.

Mais alors, s'il est vrai que les ombres reviennent. Nous reviendrons, le soir, sous les hauts peupliers ; Et les gens du pays, qui longtemps se souviennent, En nous voyant passer l'un à l'autre liés. Diront, en se signant, et l'esprit en prière : « Yoilà le mort d'amour avec sa lavandière. »

LES OIES SAUVAGES

LES OIES SAUVAGES

Tout est muet, l'oiseau ne jette plus ses cris.

La morne plaine est blanche au loin sous le ciel gris.

Seuls, les grands corbeaux noirs, qui vont cherchant leurs proies,

Fouillent du bec la neige et tachent sa pâleur.

Voilà xju'à l'horizon s'élève une clameur ;

Elle approche, elle vient, c'est la tribu des oies.

Ainsi qu'un trait lancé, toutes, le cou tendu,

62 LES OIES SAUVAGES.

Allant toujours plus vite en leur vol éperdu. Passent, fouettant le vent de leur aile sifflante.

Le guide qui conduit ces pèlerins des airs Delà les océans, les bois et les déserts, Gomme pour exciter leur allure trop lenie, De moment en moment jette son cri perçant.

Comme un double ruban la caravane ondoie, Bruit étrangement, et par le ciel déploie Son grand triangle ailé qui va s'élargissant.

Mais leurs frères captifs répandus dans la plaine, Engourdis par le froid, cheminent gravement. Un enfant en haillons en sifflant les promène, Comme de lourds vaisseaux balancés lentement. Ils entendent le cri de la tribu qui passe, Ils érigent leur tète ; et regardant s'enfuir

LES OIES SAUVAGES. 03

Les liluTs voyaf,'ours au travers de l'espace,

Les captirs tout à coup se lèvent p(jur paitii'.

Ils agitent eu vain leurs ailes impuissantes,

Et, dressés sur leuis pic^ls, sentent confusément,

A cet appel errant, se lever grandissantes

La liberté première au fond du cœur dormant,

La flèvie de. l'espace et des lièdes rivages.

Dans les champs pleins de neige ils courent effarés,

Et jetant par le ciel des cris désespérés

Ils répondent longtemps à leurs frères sauvages.

DECOUVERTE

DÉCOUVERTE

J'étais enfant. J'aimais les grands combats, Les Chevaliers et leur pesante armure, Et tous les preux qui tombèrent hVbas Pour racheter la Sainte Sépulture.

L'Anglais Richard faisait battre mon cœur; Et je l'aimais, quand après ses conquêtes Il revenait, et que son bras vainqueur Avait cout)é tout un collier de têtes.

es DÉCOUVERTE.

D'une Beauté je prenais les couleurs. Une baguette était mon cimeterre ; Puis je partais h. la guerre des fleurs Et des bourgeons dont je jonchais la terre.

Je possédais au vent libre des cieux

Un banc de mousse s"éle\ait mon trône.

Je méprisais les rois ambitieux,

De rameaux verts j'avais fait ma couronne.

J'étais heureux et ravi. Mais un jour

Je vis venir une jeune compagne.

J'offris mon cœur, mon royaume et ma cour,

Et les châteaux que j'avais en Espagne.

Elle s'assit sous les marronniers verts ; Or je crus voir, tant je la trouvais belle, Dans ses yeux bleus comme un autre univers, Et je restai tout songeur auprès d'elle.

DÉCOUVERTE. 69

Pourquoi laisser mon n've et ma gaîté En regardaut cette (illette blonde? Pourquoi Colomb lut-il si tourmenté Quand, dans la brume, il entrevit un monde?

L'OISELEUR

L'OISELEUR

L'oiseleur Amour se promène Lorsque les coteaux sont fleuris. Fouillant les buissons et la plaine, Et chaque soir sa cage est pleine Des petits oiseaux qu'il a pris.

Aussitôt que la nuit s'efface Il vient, tend avec soin son lil, Jette la glu de place en place,

74 LOISELEUE.

Puis sème, pour cacher la trace, Quelques brins d'avoine ou de mil.

Il s'embusque au coin d'une haie, Se couche aux berges des ruisseaux, Glisse en rampant sous la futaie De crainte que son pied n'effraie Les rapides petits oiseaux.

Sous le muguet et la pervenche L'enfant rusé cache ses rets. Ou bien sous l'aubépine blanche tombent, comme une avalanche, Linots, pinsons, chardonnerets.

Parfois d'une souple baguette

D'osier vert ou de romarin

Il fait un piège, et puis il guette

L OISELEUR. 75

Les petits oiseaux en goguette Qui viennent becqueter son grain.

Étourdi, joyeux et rapide, Bientôt approche un oiselet : Il regarde d'un air candide, S'enhardit, goûte au grain perfide, Et se prend la patte au filet.

Et l'oiseleur Amour l'emmène Loin des coteaux frais et fleuris, Loin des buissons et de la plaine, Et chaque soir sa cage est pleine Des petits oiseaux qu'il a pris.

L'AÏEUL

7.

L'AÏEUL

L'aïeul mourait froid et rigide. Il avait quatre-vingt-dix ans. La blancheur de son front livide Semblait blanche sur ses draps blancs. Il entr'ouvrit son grand œil ptlle, Et puis il parla d'une voix Lointaine et vague comme un râle, Ou comme un souffle au fond des bois.

80 L aïeul.

(( Est-ce un souvenir, est-ce un rêve? Aux clairs matins de grand soleil L'arbre fermentait sous la sève, Mon cœur battait d'un sang vermeil. Est-ce un souvenir, est-ce un rêve? Comme la vie est douce et brève ! Je me souviens, je me souviens Des jours passés, des jours anciens! J'étais jeune ! je me souviens !

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ? L'onde sent un frisson courir A toute brise qui s'élève ; Mon sein tremblait à tout désir. Est-ce un souvenir, est-ce un rêve, Ce souffle ardent qui nous soulève? Je me souviens, je me souviens ! Force et jeunesse ! ô joyeux biens ! L'amour î l'amour ! je me souviens I

l'aïeul. 81

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve? Ma poitrine est pleine du bruit Que font les vagues sur la grève, Ma pensée hésite et me fuit. Est-ce un souvenir, est-ce un rêve Que je commence ou que j'achève? Je me souviens, je me souviens! On va m'étendre près des miens ; La mort ! la mort ! je me souviens î

DÉSIRS

DESIRS

Le rêve pour les uns serait d'avoir des ailes, De monter dans l'espace en poussant de grands cris, De prendre entre leurs doigts les souples hirondelles, Et de se perdre, au soir, dans les cieux assombris.

D'autres voudraient pouvoir écraser des poitrines En refermant dessus leurs deux bras écartés ; Et, sans ployer des reins, les prenant aux narines, Arrêter d'un seul coup les chevaux emportés.

86 DÉSIRS.

Moi, ce que j'aimerais, c'est la beauté charnelle : Je voudrais être beau comme les anciens dieux, El qu'il restât aux cœurs une flamme éternelle Au lointain souvenir de mon corps radieux.

Je voudrais que pour moi nulle ne restât sage, Choisir l'une aujourd'hui, prendre l'autre demain; Car j'aimerais cueillir l'amour sur mon passage. Comme on cueille des fruits en étendant la main.

Ils ont, en y mordant, des saveurs différentes; Ces arômes divers nous les rendent plus doux. J'aimerais promener mes caresses errantes Des fronts en cheveux-noirs aux fronts en cheveux roux.

J'adorerais surtout les rencontres des rues. Ces ardeurs de la chair que déchaîne un regard, Les conquêtes d'une heure aussitôt disparues, Les baisers échangés au seul gré du hasard.

DÉSIRS. 87

Je voudrais au matin voir s'éveiller la brune Qui vous lient étranglé dans l'étau de ses bras ; Et, le soir, écouter les mots que dit tout bas La blonde dont le front s'argente au clair de lune.

Puis, sans un trouble au cœur, sans un regret mordant, Partir d'un pied léger vers une autre Chimère. Il faut dans ces fruits-là ne mettre que la dent ; On trouverait au fond une saveur amère.

LA DERNIÈRE ESCAPADE

LA DERNIERE ESCAPADE

Un grand château bien vieux aux murs très élevés.

Les marches du perron tremblent , et l'herbe pousse , S'élançant longue et droite aux fentes des pavés Que le temps a verdis d'une lèpre de mousse. Sur les côtés deux tours. L'une, en chapeau pointu, S'amincit dans les airs. L'autre est décapitée. Sa tête fut, un soir, par le vent ernportée;

92 LA DERNIERE ESCAPADE.

Mais un lierre, grimpé jusqu'au faîte abattu, S'ébouriffe au-dessus comme une chevelure ; Tandis que, slnfillrant dans le flanc de la tour, L'eau du ciel, acharnée et creusant chaque jour, L'entr'ouvrit jusqu'en bas d'une immense fêlure. Un arbre, poussé là, grandit au creux des murs. Laissant voir vaguement de vieux salons obscurs, Chaque fenêtre est morne ainsi qu'un regard vide. Tout ce lourd bâtiment caduc, noirci, fané. Que la lézarde marque au front comme une ride, Dont s'émiette le pied, de salpêtre miné. Dont le toit montre au ciel ses tuiles ravagées, A l'aspect désolé des choses négligées.

Tout autour un grand parc sombre et profond s'étend; Il dort sous le soleil qui monte : et l'on entend, Par moments, y passer des rumeurs de feuillages, Gomme les bruits calmés des vagues sur les plages, Quand la mer resplendit au loin sous le ciel bleu.

LA DERNIÈRE ESCAPADE. 9)

Les arbre? ont poussé des branches si mêlées Que le soleil jetant son averse de feu Ne pénètre jamais la noirceur des allées. Les arbustes sont morts sous ces géants touffus; Et la voùle a grandi comme une cathédrale; Il y flotte une odeur antique et sépulcrale, L'humidité des lieux l'homme ne va plus.

Mais sur les hauts degrés du perron qui dominent

Les longs gazons qu'au loin de grands arbres terminent,

Des valets ont paru, soutenant par les bras

Deux vieillards très courbés qui vont à petits pas.

Ils traînent lentement sur les marches verdies

Les hésitations de leurs jambes roidies,

Et tâtent le chemin du bout de leur bâton.

Très vieux, l'homme et la femme,— et branlant du menton,

Ils ont le front si lourd et la peau si fanée,

Qu'on ne devine pas quel pouvoir enfonça

Aux moelles de leurs os cette vie obstinée.

94 LA DERNIERE ESCAPADE.

Affaissés dans leurs grands fauteuils on les laissa, Plies en deux, tremblant des mains et de la tête. Ils ont baissé leurs yeux que la vieillesse hébète, Et regardent tout près, par terre, tixement. Ils n'ont plus de pensée. Un long tremblotement Semble seul habiter cette décrépitude. Et s'ils ne sont pas morts, c'est par longue habitude De vivre à deux, tout près l'un de l'autre toujours ; Car ils n'ont plus parlé depuis beaucoup de jours.

II

Mais un souffle de feu sur la plaine s'élève.

Les arbres dans leurs flancs ont des frissons de sève,

Car sur leurs fronts troublés le soleil va passer.

Partout la chaleur monte ainsi qu'une marée;

Et sur chaque prairie une foule dorée

De jaunes papillons flotte et semble danser.

Épanouie au loin la campagne grésille,

C'est un bruit continu qui remplit l'horizon,

Car, afi'olé dans les profondeurs du gazon.

Le peuple assourdissant des criquets s'égosille.

96 LA DERXIÈEE ESCAPADE.

Une fièvre de vie enflammée a couru. Et rajeuni, tout blanc dans la chaude lumière, Ainsi qu'aux premiers jours d'un passé disparu, Le vieux château reprend son sourire de pierre.

Alors les deux vieillards s'animent peu à peu ; Ils clignotent des yeux; et, dans ce bain de feu, Leurs membres desséchés lentement se détendent. Leurs poumons refroidis as[)irent du soleil ; Et leurs esprits, confus comme après un réveil, S'étonnent vaguement des rumeurs qu'ils entendent. Ils se dressent, pesant des mains sur leur bâton. L'homme se tourne un peu vers son antique amie, La regarde un instant et dit : « Il fait bien bon. » Elle, levant sa tète encor tout endormie, Et parcoui'ant de l'œil les horizons connus. Lui répond : a Oui, voilà les beaux jours revenus, n Et leur voix est pareille au bêlement des chèvres. Des gaités de printemps rident leurs vieilles lèvres* Ils sont troublés, car les senteurs du bois nouveau

LA DERNIKRE ESCAPADE. 97

Les travorsiMit parfois dune brusque secousse, Ainsi qu'un vin trop fort montant à leur cerveau. Ils balancent leurs fronts d'une faron très douce, Et retrouvent dans l'air des souffles d'autrefois. Lui, tout à coup, avec des sanglots dans la voix :

« C'était un jour pareil que vous êtes venue

« Au }>reniier rendez-vous, dans la grande avenue. » Puis ils n'ont plus rien dit ; mais leurs pensers amers Remontaient aux lointains souvenirs du jeune âge, Ainsi que deux vaisseaux, ayant passé les mers. S'en retournent toujours par le même sillage. Il reprit : « C'est bien loin, cela ne revient pas. « Et notre banc de pierre, au fond du parc, là-bas?» La femme lit un saut comme d'un trait blessée :

« Allons le voir, » dit-elle; et, la gorge oppressée, ïous deux se sont levés soudain d'un même effort!

Couple prodigieux tant il est grêle et pâle.

Lui, dans un vieil babit de chasse à boutons d'or^

Elle, sous les dessins étranges d'un vieux chàle!

III

Ils guettèrent, ayant grand'peur d"étre aperçus ; Et puis, voûtés, avec le dos rond des bossus, Humbles d'être si vieux quand tout semblait revivre, Ainsi que des enfants ils se prirent la main, Et partirent, barrant la largeur du chemin. Car chacun oscillant un peu. comme un homme ivre, Heurtait l'autre d'un coup d'épaule quelquefois ; Et des zigzags guidaient leur douteux équilibre. Leurs bâtons supportant chaque bras resté libre Trottaient à leurs côtés comme deux pieds de bois.

LA DERNIÈRE ESCAPADE. 90

Mais, (l'arri'ts on anvts dans leur course essoufflée,

Ils gagnrri'iit le parc et puis la grande allée.

Leur passé se levait et marchait devant eux;

Et sur la terre humide ils croyaient voir, par places,

L'empreinte fraîche encor de leurs pieds amoureux;

Comme si les chemins avaient gardé leurs traces,

Attendant chaque jour le coui)le habituel.

Ils allaient, tout chétifs, près des arbres énormes,

Perdus sous la hauteur des chênes et des ormes

Qui versaient autour d'eux un soir i)erpétuel.

Et comme un livre ancien dont on tourne la page : « C'est ici, » disait l'un. L'autre disait : « C'est là. » « La place je baisai vos doigts? » « Oui, la voilà.» « Vos lèvres? » « Oui, c'est elle ! » Et leur pèlerinage. De baisers en baisers sur la bouche ou les doigts, Continuait ainsi qu'un chemin de la croix. Ils débordaient tous deux d'allégresses passées, Élans que prend le cœur vers les bonheurs finis,

/

Vo„

100 LA DERRIERE ESCAPADE.

En songeant que. jadis, les tailles enlacées, Les yeux parlant au fond des yeux, les doigts unis, Muets, le sein troublé de fièvres inconnues, Ils avaient parcouru ces mêmes avenues!

ÏV

Le banc les attendait, moussu, vieilli comme eux.

«C'est lui!» dit-il. «C'est lui reprit-elle. Ils s'assirent.

Et sous les chauds reflets des souvenirs heureux

Les profondes noirceurs des arbres s'éclaircirent.

Mais voilà que dans l'herbe ils virent s'approcher

Un crapaud centenaire aux formes empâtées.

Il imitait, avec ses patles écartées.

Des mouvements d'enfant qui ne sait pas marcher.

Un sanglot convulsif fit râler leurs haleines;-

Lui I le premier témoin de leurs amours lointaines,

102 LA DERNIERE ESCAPADE.

Qui venait chaque soir écouter leurs serments.

Et seul il reconnut ces reliques d'amants;

Car hâtant sa démarche épaisse et patiente,

Gonflant son ventre, avec des yeux ronds attendris,

Contre les pieds tremblants des amoureux flétris

Il traîna lentement sa grosseur confiante.

Ils pleuraient. Mais soudain un petit chant d'oiseau

Partit des profondeurs du bois. C'était le même

Qu'ils avaient entendu quatre-vingts ans plus tôt !

Et dans l'effarement d'un délire suprême,

Du fond des jours finis devant eux accourut,

Par bonds, comme un torrent qui va, sans cesse accru,

Toute leur vie, avec ses bonheurs, ses ivresses,

Et ses nuits sans repos de fougueuses caresses,

Et ses réveils à deux si doux, las et brisés.

Et puis, le soir, courant sous les ombres flottantes.

Les senteurs des forêts aux sèves excitantes

Qui prolongent sans Un la lenteur des baisers !...

Mais comme ils s'imprégnaient de tendresse, Tallée

LA DERNIERE ESCAPADE. 103

S'ouM'it, laissant passer une l)nse affolée; Et, parfumé, frappant leur cœur, comme autrefois, Ce souflle, qui poitait la jeunesse des bois, Réveilla dans leur sangle frisson mort des germes.

Ils ont senti, brûlés de chaleurs d'épidermes,

Tout leur corps tressaillir et leurs mains se presser.

Et se sont regardés comme pour s'embrasser !

Mais au lieu des fronts clairs et des jeunes visages

Apparus à travers Téloignement des âges,

Et qui les emplissaient de ces désirs éteints,

L'une tout contre l'autre, étaient deux vieilles faces

Se souriant avec de hideuses grimaces î

Ils fermèrent les yeux, tout défaillants, étreints

D'une terreur rapide et formidable comme

L'angoisse de la mort !...

'.( Allons-nous-en I » dit l'homme. Mais ils ne purent pas se lever ; incrustés Dans la rigidité du banc, épouvantés

104 LA DERNIERE ESCAPADE.

D'être si loin, étant si vieux et si débiles. Et leurs corps demeuraient tellement immobiles Qu'ils semblaient devenus des gens de pierre. Et puis Tous deux, soudain, d'un grand élan, se sont enfuis.

Ils geignaient de détresse, et sur leur dos la voûte Versait comme une pluie un froid lourd goutte à goutte. Ils suffoquaient, frappés par des souffles glacés, Des courants d'air de cave et des odeurs moisies Qui germaient là-dessous depuis cent ans passés. Et sur leurs cœurs, fardeau pesant, leurs poésies Mortes alourdissaient leurs efforts convulsifs. Et faisaient trébucher leurs pas lents et poussifs.

La femme s'abattit comme un ressort qui casse. Lui, resta sans comprendre et l'attendit, debout, Inquiet, la croyant seulement un peu lasse. Car sa robe tremblait toujours. Puis tout à coup L'épouvante lui vint ainsi qu'une bourrasque. Il se pencha, lui prit les bras, et d'un effort Terrible, il la leva, quoiqu'il fût très peu fort. Mais tout son pauvre corps pendait, sinistre et flasque. Il vit qu'elle étouffait et qu'elle allait mourir ; Et pour chercher de l'aide il se mit à courir

lOG LA DERNIERE ESCAPADE.

Avec de petits bonds effrayants et grotesques ;

Décrivant, sans la main qui lui servait d'apput;

Au galop saccadé par son bâton conduit,

Des chemins compliqués comme des arabesques.

Son souffle était rapide et dur comme une toux.

Mais il sentit fléchir sa jambe vacillante,

Si molle qu'il semblait danser sur ses genoux.

Il heurtait aux troncs noirs sa course sautillante ;

Et les arbres jouaient avec lui, le poussant,

Le rejetant de l'un à l'autre, et paraissant

S'amuser lâchement avec cette agonie.

Il comprit que la lutte horrible était finie ;

Et, comme un naufragé qui se noie, il jet^

Un petit cri plaintif en tombant sur la face.

Faible gémissement qu'aucun vent n'emporta !

Il entendit encor, quelque part dans l'espace,

Les longs coassements lugubres d'un corbeau

Mêlés aux soins lointains d'une cloche cassée.

Et puis tout bruit cessa. L'ombre épaisse et glacée

S'appesantit sur eux, lourde comme un tombeau.

VI

Ils restaient là. Le jour s'éteignit. Les ténèbres

Emplirent tout le ciel de leurs houles funèbres.

Ils restaient là, roulés comme deux petits tas

De feuilles, grelottant leurs fièvres acharnées,

Si vagues dans la nuit qu'on ne les trouva pas.

Ils formaient un obstacle aux bétes étonnées

En barrant le sentier tracé de chaque soir.

Les unes s'arrêtaient, timides, pour les voir;

D'autres les parcouraient ainsi que des épaves.

Des limaces rampaient sur eux, traînant leurs baves.

108 LA DERXIERE ESCAPADE.

Des insectes fouillaient les replis de leurs corps, Et d'autres s'installaient dessus, les crevant mort:

Mais un frisson bientôt courut par les allées.

Une averse entr'ouvrit les f^'uilles flagellées, Ruisselante et claquant sur le sol avec bruit. Et sur les deux vieillards qui grelottaient encore La pluie, en flots épais, tomba toute la nuit.

Puis, lorsque rt'jiarut la clarté de l'aurore, Sous l'égout persistant des bauts feuillages verts On ramassa, tout froids en leurs liabits bumides, Deux petits corps sans vie, effrayants et rigides Ainsi que les no) es qu'on trouve au fond des mers

PROMENADE

A SEIZE ANS

10

PROMENADE

A SEIZE ANS

La terre souriait au ciel bleu. L'herbe verte De gouttes de rosée était encor couverte. Tout chantait par le monde ainsi que dans mon cœur. Caché dans un buisson quelque merle moqueur Sifflait. Me raillait-il? Moi, je n'y songeais guère. Nos parents querellaient, car ils étaient en p^uerre Du matin jusqu'au soir, je ne sais plus pourquoi. Elle cueillait des fleurs, et marchait près de moi.

1 1 2 pro:mexade

Je gravis une pente et m'assis sur la mousse A ses pieds. Devant nous une colline rousse Fuyait sous le soleil jusques à l'horizon. Elle dit : « Voyez donc ce mont, et ce gazon « Jauni, cette ravine au voyageur rebelle ! » Pour moi je ne vis rien, sinon qu'elle était belle. Alors elle chanta. Combien j'aimais sa voix ! Il fallut revenir et traverser le bois. Un jeune orme tombé barrait toute la route; J'accourus ; je le tins en l'air comme une voûte. Et, le front couronné du dôme verdoyant, La belle enfant passa sous l'arbre en souriant. Émus de nous sentir cote à côte et timides Nous regardions nos pieds et les herbes humides. Les champs autour de nous étaient silencieux. Parfois, sans me parler, elle levait les yeux ; Alors il me semblait, (je me trompe peut-être), Que dans nos jeunes cœurs nos regards faisaient naître Beaucoup d'autres pensers , et qu'ils causaient tout bas Bien mieux que nous, disant ce que nous n'osions pas.

OM M ATI ON

SAxNS RESPECT

10.

SOMMATION

ANS RESPECT

Je connaissais fort peu voire mari, maiJame ; Il était gros et laid, je n'en savais pas plus. Mais on n'est pas fâché, quand on aime une femme, Que le mari soit borgne ou bancal ou perclus.

Je sentais que cet être inoffensif et bèto Se trouvait trop petit pour être dangereux, Qu'il pouvait demeurer debout entre nous deux, Que nous nous aimerions au-dessus de sa tète.

116 SOMMATION.

Et puis que m'importait d'ailleurs. Mais aujourd'hui Il vous vient à l'esprit je ne sais quel caprice. Vous parlez de serments, devoirs et sacrifice Et remords éternels ! ... Et tout cela pour lui ?

Y songez- vous, madame ? Et vous croyez-vous née, Vous, jeune, belle, avec le cœur gonflé d'espoir, Pour vivre chaque jour et dormir chaque soir Auprès de ce magot qui vous a profanée ?

Quoi 1 Pourriez-vous avoir un instant. de remords? Est-ce qu'on peut tromper cet avorton bonasse, Eunuque, je suppose, et d'esprit et de corps, Qui m'étonnerait bien s'il laissait de sa race.

Regardez-le, madame, il a les yeux percés Comme deux petits trous dans un muid de résine. Ses membres sont trop courts et semblent mal poussés, Et son ventre étonnant, sombre sa poitrine,

SOMMATION. 11?

En touto occasion doit le g^'Hcr beaucoup. Quand il dine, il suspend sa serviette à son cou Pour ne point maculer son plastron de chemise Qu'il a d'ailleurs poivré de tabac, car il prise.

Une fois au salon il s'assied à l'écart,

Tout seul dans un coin noir, ou bien s'en va, sans morgue,

A la cuisine auprès du fourneau bien chaud, car

Il sait qu'en digérant il ronfle comme un orgue

Il fait des jeux de mots avec sérénité; Vous appelle : « ma chatte » et : « ma cocotte aimée » , Et veut, pour toute gloire et toute renommée. Être, en leurs difl'érends, des voisins consulté.

On dit partout de lui que c'est un bien brave homme. Il a de l'ordre, il est soigneux, sage, économe. Surveille la servante et lui prend le mollet, Mais ne va pas plus haut.... Elle le trouve laid.

118 SOiOTATIOX.

Il cache la bougie et tient compte du sucre, Volontiers se mettrait à ravauder ses bas ; Et, bien qu'il ait très fort au cœur l'amour du lucre, Il Aous aime peut-être aussi. Dans tous les cas

Il ne vous comprend point plus qu'un âne un poème. Il vit à vos côtés, et non pas avec vous. Et si je lui disais soudain que je vous aime, Peut-être serait-il plus flatté que jaloux.

Soufflez, gonflez de vent ce gendarme en baudruche, Grotesque épouvantait que sur l'amour on juche. Comme on met dans un arbre un mannequin de bois Dont les oiseaux nont peur que la première fois.

Je vous aurai bientôt entre mes bras saisie ; Nous allons l'un vers l'autre irrésistiblement. Qu'il reste entre nous deux ce bonhomme vessie, Nous le ferons crever dans un embrassement !

LA CHANSON

DU RAYON DE LUNE

FAITE POUR UNE NOUVELLE

LA CHANSON DU RAYON DE LUNE

FAITE POUR UNE .\ 0 U \ E L L K

Sais-tu qui je suis? Le Rayon de Lune. Sais-tu d'où je viens? Regarde là-haut. Ma mère est brillante, et la nuit est brune. Je rampe sous l'arbre et glisse sur Teau : Je m'étends sur l'herbe et cours sur la dune ; Je grimpe au mur noir, au tronc du bouleau, Gomme un maraudeur qui cherche fortune. Je n'ai jamais froid ; je n'ai jamais chaud.

12 LA cha:s.sox du eayûx de lune.

Je suis si petit que je passe

nul autre ne passerait.

Aux vitres je colle ma face,

Et j'ai surpris plus d'un secret.

Je me couche de place en place;

Et le? bètes de la foret.

Les amoureux au pied distrait,

Pour mieux s'aimer suivent ma trace.

Puis, quand je me perds dans l'espace,

Je laisse au conir un long regret.

Rossignol et fauvette Pour moi chantent au faîte Des ormes ou des pins. J'aime à mettre ma tète Au terrier des lapins : Lors, quittant sa retraite Avec des bonds soudains, Chacun part et se jette A travers les chemins.

LA CIIAXSON DU RAYON DE LUNE. 123

Au fond (les creux ravins Je réveille les daims Et la liiclie inquiète. Klle évente, muette, Lv chasseur qui la guette La mort entre les mains, Ou les appels lointains Du grand cerf qui s'apprête Aux amours clandestins.

Ma mère soulève Les flots écumeux ; Alors je me lève, Et sur chaque grève J'agite mes feux. Puis j'endors la sève Par le bois ombreux ; Et ma clarté brève, Dans les chemins creux, Parfois semble un glaive

12 4 LA CHAXSOX DU RAYOX DE LUXE.

Au passant peureux. Je donne le rêve Aux esprits joyeux, Un instant de trêve Au\ cœurs malheureux.

Sais tu qui je suis? Le -Rayon de Lune. Et sais-tu pourquoi je viens de là-haut? Sous les arbres noirs la nuit était brune ; Tu pouvais te perdre et glisser dans l'eau, Errer par les bois, vaguer sur la dune. Te heurter, dans Fombre, au tronc du bouleau, Je veux te montrer la route opportune ; Et voilà pourquoi je viens de là-haut.

FIN D'AMOUR

11.

FIN D'AMOUR

Le gai soleil chauffait les plaines réveillées. Des caresses flottaient sous les calmes feuillées. Offrant à tout désir son calice embaumé, scintillait encor la goutte de rosée, Chaque fleur, par de beaux insectes courtisée, Laissait boire le suc en sa gorge enfermé. De larges papillons se reposant sur elles Les épuisaient avec un battement des ailes; Et Ton se demandait lequel était vivant, Car la bête avait l'air d'une fleur animée.

128 FIX D AMOUR.

Des appels de tendresse éclataient dans le vent. Tout, sous la tiède aurore, avait sa bien-ainiée; Et dans la brume rose se lèvent les jours On entendait chanter des couples d'alouettes, Des étalons hennir leurs fringantes amours. Tandis qu'offrant leurs cœurs avec des pirouettes Des petits lapins gris sautaient au coin d'un bois. Une joie amoureuse, épandue et puissante, Semant par l'horizon sa fièvre grandissante. Pour troubler tous les cœurs prenait toutes les voix. Et sous l'abri de la ramure hospitalière Des arbres habités par des peuples menus. Par ces êtres pareils à des grains de poussière, Des foules d'animaux de nos yeux inconnus, Pour qui les Uns bourgeons sont d'immenses royaumes, Mêlaient au jour' levant leurs tendresses d'atomes.

Deux jeunes gens suivaient un tranquille chemin Noyé dans les moissons qui couvraient la campagne.

FIN D AMOUR. 129

Ils ne s'étreigimient point du bras ou do la main; L'homme ne levait |»as les yeu\ sur sa compagne.

Elle dit, s'asseyant au revers d'un talus :

« Allez, j'avais bien vu que vous ne m'aimiez plus. »

Il fit un geste pour répondre : « Est-ce ma faute? »

Puis il s'assit près d'elle. Ils songeaient, côte à côte.

Elle reprit : « Un an ! rien qu'un an ! et voilà

(( Comment tout cet amour éternel s'envola !

« Mon âme vibre encor de tes douces paroles!

« J'ai le cœur tout brûlant de tes caresses folles î

« Qui donc t'a pu changer du jour au lendemain ?

« Tu m'embrassais hier, mon Amour; et ta main,

(( Aujourd'hui, semble fuir sitôt qu'elle me touche.

« Pourquoi donc n'as-tu plus de baisers sur la bouche ?

« Pourquoi? réponds?)) Il dit:» Est-ce que je le sais?»

Elle mit son regard dans le sien pour y lire :

(( Tu ne te souviens plus comme tu m'embrassais,

« Et comme chaque étreinte était un long délire ? »

130 FIX D AIMOUR.

Il se leva, roulant entre ses doigts distraits

La mince cigarette, et, d'une voix lassée :

« Non, c'est Uni, dit-il, à quoi bon les regrets?

« On ne rappelle pas une chose passée,

« Et nous n'y pouvons rien, mon amie! »•

A pas lents Ils partirent, le front penché, les bras ballants. Elle avait des sanglots qui lui gonflaient la gorge, Et des larmes venaient luire au bord de ses yeux. Ils firent s"envoler au milieu d'un champ d'orge Deux pigeons qui, s'aimant, fuirent d'un vol joyeux. Autour d'eux, sous leurs pieds, dans l'azur sur leur tète, L'Amour était partout comme une grande fête. Longtemps le couple ailé dans le ciel bleu tourna. Un gars qui s'en allait au travail entonna Une chanson qui fit accourir, rouge et tendre, La servante de ferme embusquée à l'attendre.

Ils marchaient sans parler. Il semblait irrité,

FIX n'A.MOUU. 131

Et lu guettait paiiois (rim rt';:ai(l de coté. Ils gagnèiviit un l)ois. Sur riinhc d'um' sente, A tra\ers la Ncrduic encur claire t't léconte, Des na([ues de soleil toinbaieut devant leurs pas; Ils aN auraient dessus et ne les voyaient pas. Mais elle s'affaissa, haletante et sans force, Au pied d'un arbre dont elle étreignit l'écorce. Ne pouvant retenir ses sanglots et ses cris

Il attendit d'abord, immobile et surpris.

Espérant que bientôt elle serait calmée.

Et sa lèvre lançait des lilets de fumée

Qu'il regardait monter, se perdre dans l'air i>ui-.

Puis il frappa du pied, et soudain, le front dur :

u Finissez, je ne veux ni larmes ni querelle. »

« Laissez-moi souffrir seule, allez-vous-en,» dit-elle.

Et relevant sur lui ses yeux noyés de pleurs :

(( Oh ! comme j'avais Tàme éperdue et ravie 1

« Et maintenant elle est si pleine de douleurs !...

132 FIX D AilOUH.

« Quand on aime, pourquoi n'est-ce pas pour la vie?

« Pourquoi cesser d'aimer? Moi, je t'aime... Et jamais

'< Tu ne m'aimeras plus autant que tu m'aimais ! »

Il dit : '( Je n'y peux rien. La vie est ainsi faite.

« Chaque joie, ici-bas, est toujours incomplète.

« Le bonheur n'a qu'un temps. Je ne t'ai point promis

« Que cela durerait jusqu'au bord de la tombe.

« Un amour naît, vieillit comme le reste, et tombe.

(( Et puis, si tu le veux, nous deviendrons amis ;

«■ Et nous aurons, après cette dure secousse,

« L'affection des vieux amants, sereine et douce. »

Et pour la relever il la prit par le bras.

Mais elle sanglota : « Non, tu ne comprends pas. »

Et, se tordant les mains dans une douleur folle,

Elle criait : « Mon Dieu ! mon Dieu I » Lui, sans parole,

La regardait. Il dit : « Tu ne \euxpas finir,

« Je m'en vais. » Et partit pour ne plus revenir.

Elle se sentit seule et releva la tète.

Des légions d'oiseaux faisaient une tempête

FIN D AMOUR. 133

Do ci'is joyeux. Parfois un rossij^nol lointain Jetait un trille aigu dans l'air frais du matin, Et son souple gosier semblait rouler des perles. Dans tout le gai feuillage éclataient des chansons : Le hautbois des linots et le sifflet des merles, Et le petit refrain alerte des pinsons. Quelques hardis pierrots, sur l'herbe delà sente, S'aimaient, le bec ouvert et l'aile frémissante.

Elle sentait partout sous le bois reverdi

Courir et palpiter un souffle ardent et tendre;

Alors, levant les yeux vers le ciel, elle dit :

«—Amour! Thomme est trop bas pour jamais te comprendre! »

PROPOS DES RUES

PROPOS DES RUES

Quand sur le boulevard je vais flâner un brin, Combien de fois j'entends, sans mourir de chagrin, Deux messieurs décorés, qui semblent fort capables, Causer, en se faisant des sourires aimables.

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Comment, c'est vous?

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Par quel hasard ?

12.

138 PROPOS DES RUES.

PRliMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Et la santé?

DECXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Pas mal, et vous?

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Merci, très bien.

DEUXIÈME MONSIEUR DÉlORÉ.

Quel temps superbe !

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

S'il peut continuer, nous aurons un été Magnifique I

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

C'est vrai.

PRF.MIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Demain je vais à l'herbe I Dans ma propriété.

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

C'est le moment, tout part.

PllOrOS DES RUES. I^'J

PHKMIKII MONSIEUR DIXOHF.

()i,i Chez moi Irs lilis ont un peu de retard; Le fond de l'air est sec et les nuits sont très fraîches.

Dia'XIKME MONSIKUR DKr.ORÉ.

Voici la lune rousse. Aurez-vous bien des pêches?

PREMIKR MONSIEUR DÉCORK.

Oui pas mal.

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Quoi de neuf, en outre?

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Rien.

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Madame

Va bien?

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Un peu grippée.

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Oh, par le temps qui court,

140 PROPOS DES RUES.

Tout le monde est malade. Avez-\ous \u le drame De Machin ?

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Moi ? non pas. Qu'en dit-on ?

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Presque un four. Ce n'est pas assez fait au courant de la plume. Ce n'est point du Sardou. Très fort, Sardou 1

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Très fort !

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Machin s'applique trop. C'est bon dans un volume, On y remarque moins le travail et l'effort ; Mais au théâtre il faut écrire comme on cause.

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Moi je reprends Feuillet. En voilà de la prose ! Quant à tous les faiseurs de livres d'aujourd'hui

PROPOS DES RUES. 1 i 1

Jo iiM'ii |iii\('. Ji' n'ai plus l'à^'O l'on peut lire Beaucoup: el niun journal suflit ù mon ennui.

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Le journal... et... le sexe!...

Ils ont ce petit rire Par lequel on avoue un \ice comme il faut.

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Et la table?...

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Oh ça non ! Je n'ai pas ce défaut.

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Et VOUS VOUS occupez toujours de politique?

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Beaucoup, c'est même ma consolation!

1*2 PROPOS DES EUES.

DEL'XIIÎME MONSIEUR DÉCORÉ.

Oh ! consacrer sa \ie à la Chose publique, Certes, c'est une grande et noble ambition. Nous avons maintenant une tîère phalange D'orateurs à la Chambre.

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Ils sont très forts, très forts.

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Mais quel malheur que Thiers et Changarnier soient morts ! A propos, lisez-vous ce Zola?

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Quelle fange ! ! !

DEUXIÈ:JE MONSIEUR DÉCORÉ. I

Et l'on viendra se plaindre après que tout est cher : r

Et qu'on fraude, et qu'on trompe, et qu'on vole, et qu'on pille I On sape la morale, on détruit la famille. tombons-nous?

i

I

PROPOS DES RUES. ïMi

PUi:.MIER MONSIEUR DECORE,

Hélas!... Allons, adirii mon cher, L'Iu'urc me jtresse.

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ.

Adieu. Compliments à madame.

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ.

Je n'y manquerai pas. Mes respects, s'il vous plaît, A votre demoiselle.

Et chacun s'en allait.

Et des prêtres savants disent qu'ils ont une àme ! Et que s'il est un signe l'on voit sûrement (Ju'un Dieu lit naître riiomme au-dessus de la hêto, C'est qu'il mit la pensée auguste dans sa tête. Et que ce noble esprit progresse incessamment.

Mais voilà si longtemps que ce vieux monde existe, Et la sottise humaine obstinément persiste I

144 PEOPOS DES EUES.

Entre l'homme et le veau si mon cœur hésitait, Ma raison saurait bien le choix qu'il faudrait faire ! Car je ne comprends pas, ô cuistres, qu'on préfère La bêtise qui parle à celle qui se tait !

VENUS RUSTIQUE

13

VÉNUS RUSTIQUE

Les Dieux sont éternels. Il en naît parmi nous Autant qu'il en naissait dans l'antique Italie, Mais on ne reste plus des siècles à genoux, Et, sitôt qu'ils sont morts, le peuple les oublie. Il en naîtra toujours, et les derniers venus Régneront malgré tout sur la foule incrédule. Tous les héros sont faits de la race d'Hercule ; La vieille terre enfante encore des Vénus.

Un jour de grand soleil, sur une grève immense, Un pécheur qui suivait, la hotte sur le dos, Cette ligne d'écume l'Océan commence, Entendit à ses pieds quelques frêles sanglots. Une petite enfant gisait, abandonnée, Toute nue, et jetée en proie au flot amer, Au flot qui monte et noie ; à moins qu'elle fût née De l'éternel baiser du sable et de la mer.

Il essuya son corps et la mit dans sa hotte. Couchée en ses filets l'emporta triomphant ; Et, comme au bercement d'une barque qui flotte,

VENUS RUSTIQUE. H9

Ij' roulis (le s(»n dos fil s'ciKloiiiiir IVuruul. Bientôt il ne lut plus (|u"uu |)oiMt insaisissable, Et le vaste horizon se icrciiu.i sur lui; Tandis que se déroule an boni de l'eau qui luit Le chapelet sans tin de ses pas sur le sable.

Tout le pays aima l'enfant trouvée ainsi ; Et personne n'avait de plus grave souci Que de baiser son corps mignon, rose de vie, Et son ventre à fossette, et ses petits bras nus. Elle tendait les mains, par les baisers ravie. Et sa joie éclatait en rires continus.

Quand elle put entin s'en aller par les rues. Posant l'un devant l'autre, avec de grands efforts, Ses pieds sur qui roulait et chancelait son corps. Les femmes racclamaient, pour la voir accourues. Plus tard, vêtue à peine avec de courts haillons. Montrant sa jambe Une en ses élans de chèvre,

13.

150 VEXUS RUSTIQUE.

A travers Tlierbe haute au niveau de sa lèvre Elle courut la plaine après les papillons. Et sa joue attirait tous les baisers des bouches, Comme une fleur séduit le peuple ailé des mouches. Quand ils la rencontraient dans les champs, les garçons L'embrassaient follement de la tête aux chevilles, Avec la même ardeur et les mêmes frissons Qu'en caressant le col charnu des grandes filles. Les vieillards la faisaient danser sur leurs genoux; Ils enfermaient sa taille en leurs mains amaigries, Et pleins des souvenirs de l'ancien temps si doux, Effleuraient ses cheveux de leurs lèvres flétries.

Bientôt, quand elle alla rùder par les chemins. Elle eut à ses côtés un troupeau de gamins Qui fuyaient le logis ou désertaient la classe. D'un signe elle domptait les petits et les grands, Et du matin au soir, sans être jamais lasse. Elle traîna partout ces amoureux errants.

VÉNUS RUSTIQUE. 151

Leurs cœurs, pour la S('(l 11 iro,iiiv(Mitai('nt mainte fi"aucl(\ Les uns, la nuil venue, allaient à la maraude, Sautant li^s murs, volant iW<> fruits clans les jardins, Et ne redoutant rien, f^ardes, chiens ou gourdins. D'autres, pour lui trouver de mignonnes fauvettes, Des merles au bec jaune, ou des chardonnerets, Grimpaient de branche en branche au sommetdes forets.

Quelquefois on allait à la pêche aux crevettes.

Elle, la jambe nue et poussant son filet.

Cueillait la bète alerte avec un coup rapide ;

Eux regardaient trembler, à travers l'eau limpide,

Les contours incertains de son petit mollet.

Puis, lorsqu'on retournait, le soir, vers le village,

Ils s'arrêtaient parfois au milieu de la plage.

Et se pressant contre elle, émus, tremblant beaucoup,

La mangeaient de baisers en lui serrant le cou ;

Tandis que grave et fière, et sans trouble, et sans crainte,

Muette, elle tendait la joue à leur étreinte.

II

Elle grandit, toujours plus belle, et sa beauté

A\ait lodeur d"uii fruit en sa maturité.

Ses cheveux étaient blonds, presque roux. Sur sa face

Le dur soleil des champs avait marqué sa trace :

Des petits grains de feu, charmants et clairsemés.

Le doux effort des seins en sa robe enfermés

Gonflait Tétoffe, usant aux sommets son corsage.

Tout vêtement semblait taillé pour son usage,

Tant on la sentait souple et superbe dedans.

Sa bouche était tendue et montrait bien ses dents ;

VÉNUS RUSTIQUE. 153

Et ses yeux bleus nNuiciif iiue lutd'oiMlcur claire. Les hommes du pays seraient morts jtour lui plaire; En la voyant v(Miir ils couraient au-devant. Elle riait, sentant l'ardeur de leurs prunelles, Puis passait son chemin, tranquille, et soulevant, Au vent de ses jupons, les passions charnelles. Sa grâce enguenillée avait l'air d'un défi ; Et ses gestes étaient si simples et si justes, Que mettant sa noblesse en tout, quoi qu'elle fît. Ses besognes les plus humbles semblaient augustes.

Et l'on disait au loin, qu'après avoir touché Sa main, on lui restait pour la vie attaché.

Pendant les durs hivers, quand l'àpre froid pénètre Les murs de la chaumière et les gens dans leurs lits , Lorsque les chemins creux sont par la neige emplis. Des ombres s'approchaient, la nuit, de sa fenêtre.

154 YEXUS EUSTIQUE.

Et, tachant la pâleur morne de Fhorizon, Rôdaient comme des loups autour de sa maison.

Puis, dans les clairs étés, lorsque les moissons mûres

Font venir les faucheurs aux hras noirs dans les blés,

Lorsque les lins en fleur, au moindre \ent troublés,

Ondulent comme un flot, avec de longs murmures,

Elle allait ramassant la gerbe qui tombait.

Le soleil dans un ciel presque jaune flambait,

Versant une chaleur meurtrière à la plaine.

Les travailleurs courbés se taisaient, hors d'haleine.

Seules les larges faux, abattant les épis.

Traînaient leur bruit rythmé par les champs assoupis.

Mais elle, en jupon rouge, et la poitrine à Taise

Dans sa chemise large et nouée ta son col,

Ne semblait point sentir ces ardeurs de fournaise

Qui faisaient se faner les herbes sur le sol.

Elle marchait alerte et portant à l'épaule

La gerbe de froment ou la botte de foin.

VENUS RUSTIQUE. 155

Les liommes se dressaient en la \oyant de loin, Frissonnant comme on fait quand un désir vous frôle, Et semblaient aspirer avec des souflles forts La troublante senteur qui venait de son corps, Le grand i)arfunî daniour de cette fleur humaine !

Puis, voilà qu'au déclin d'un long jour de moisson, Quand l'Astre rouge allait plongera Thorizon, On vit soudain, dressés au sommet de la plaine Comme deux géants noirs, deux moissonneurs rivaux, Debout dans le soleil, se battre à coups de faux !

Et l'ombre ensevelit la campagne apaisée.

L'herbe rase sua des gouttes de rosée.

Le couchant s'éteignit, tandis qu'à l'orient

Une étoile mettait au ciel un point brillant.

Les derniers bruits, lointains et confus, se calmèrent :

Le jappement d'un chien, le grelot des troupeaux.

La terre s'endormit sous un pesant repos.

I&6 YÉXUS EUSTIQUE.

Et dans le ciel tout noir les astres s'allumèrent.

Elle prit un chemin s'enfonçant dans un bois,

Et se mit à danser en courant, affolée

Par la puissante odeur des feuilles, et parfois

Regardant, à travers les arbres de l'allée,

Le clair miroitement du ciel poudré de feu.

Sur sa tête planait comme un silence bleu.

Quelque chose de doux, ainsi qu'une caresse

De la nuit, la subtile et si molle langueur

De l'ombre tiède qui fait défaillir le cœur,

Et qui vous met à l'àme une vague détresse

D'être seul. Mais des pas voilés, des bonds craintifs,

Ces bruits légers et sourds que font les marches douces

Des bêtes de la nuit sur le tapis des mousses.

Emplirent les taillis de frôlements furtifs.

D'invisibles oiseaux heurtaient leur vol aux branches.

Elle s'assit, sentant un engourdissement

VENUS RUSTIQUE. 1;,7

Qui, du bout (lo ses piods, lui montait jusqu'aux lianclies,

Un besoin do jeter au loin son vrtt'nicnt,

De se coucher dans riierbe odorante, et d'attendre

Ce baiser incoiuui qui flottait dans l'air tendre.

Et parfois elle avait de rai>ides frissons,

Une chaleur courant de la peau jusqu'aux moelles.

Les points de feu des vers luisants dans les buissons Mettaient à ses cotés comme un troupeau détoiles.

Mais un corps tout à coup s'abattit sur son corps ; Des lèvres qui brûlaient tombèrent sur sa bouche ; Et dans l'épais gazon, moelleux comme une couche, Deux bras d'homme crispés lièrent ses efforts. Puis soudain un nouveau choc étendit cet homme Tout du long sur le sol, comme un bœuf qu'on assomme. Un autre le tenait couché sous son genou Et le faisait râler en lui serrant le cou.

. 14

158 VENUS RUSTIQUE.

Mais lui-même roula, la face martelée Par un poing furieux. A travers les halliers On entendait venir des pas multipliés. Alors ce fut, dans Tombre, une opaque mêlée, Un tas d'hommes en rut luttant, comme des cerfs Lorsque la blonde biche a fait bramer les mâles. C'étaient des hurlements de colère, des râles. Des poitrines craquant sous l'étreinte de^ nerfs, Des poings tombant avec des lourdeurs de massue. Tandis qu'assise au pied d'un vieux arbre écarté, Et suivant le combat d'un œil plein de fierté. De la lutte féroce elle attendait l'issue. Or quand il n'en resta qu'un seul, le plus puissant, Il s'élança vers elle, ivre et couvert de sang ; Et sous l'arbre touffu qui leur servait d'alcôve Elle reçut sans peur ses caresses de fauve !

III

Quand le feu prend soudain dans un village, on voit L'incendie égrener, ainsi qu'une semence. Ses flammes à travers le pays : chaque toit S'allume à son voisin comme une torche immense, Et l'horizon entier flamboie. Un feu d'amour Qui ravageait les cœurs, brûlait les corps, et, comme L'incendie, emportait sa flamme d'homme en homme, Eut bientôt embrasé le pays d'alentour. Par les chemins des bois, par les ravines creuses, la poussait, le soir, un instinct hasardeux,

IGO VEXrS EUSTIQrE.

Son pied semblait tracer des routes amoureuses; Et ses amants luttaient sitôt qu'ils étaient deux. Elle s'abandonnait sans résistance, née Pour cette œuvre charnelle, et le jour ou la nuit, Sans jamais un soupir de bonheur ou d'ennui, Acceptait leurs baisers comme une destinée. Quiconque avait suivi de la bouche ou des yeux Tous les sentiers perdus de son corps merveilleux, Cueillant ce fruit d'ivresse éternelle que sème La Beauté dans ces flancs de déesse qu'elle aime. Gardait au fond du cœur un long frémissement: Et, grelottant d'amour comme on tremble de fièvre, Il la cherchait sans cesse avec acharnement, Laissant tomber des mots éperdus de sa lèvre.

IV

Les animaux aussi l'aimaient étrangement.

Elle avait avec eux des caresses humaines ;

Et près d'elle ils prenaient des allures d'amant.

Ils frottaient à son corps ou leurs poils ou leurs laines ;

Les chiens la poursuivaient en léchant ses talons ;

Elle faisait, de loin, liennir les étalons,

Se cabrer les taureaux comme auprès des génisses ;

Et l'on voyait, trompés par ces ardeurs factices,

Les coqs battre de Taile, et les boucs s'attaquer

Front contre front, dressés sur leurs jambes de faunes.

14.

f62 VÉXUS RUSTIQUE.

Les frelons bourdonnants et les abeilles jaunes Voyageaient sur sa peau sans jamais la piquer. Tous les oiseaux du bois chantaient à son passage, Ou parfois d'un coup d'aile errant la caressaient, Nourrissant leurs petits cachés en son corsage.

Elle-emplissait d'amour des troupeaux qui passaient. Et les graves béliers aux cornes recourbées, N'écoutant plus Tappèl chevrotant du berger. Et les brebis, poussant un bêlement léger, Suivaient, d'un trot menu, ses grandes enjambées.

Certains soirs, échappant à tous, elle partait Pour aller se baigner dans Teaii fraîche. La lune Illuminait le sable et la mer qui montait. Elle hâtait le pas ; et sur la blonde dune Aux lointains infinis et sans rien de vivant. Sa grande ombre rampait très vite en la suivant. En un tas sur la plage elle posait ses bardes. S'avançait toute nue, et mouillait son pied blanc Dans le flot qui roulait des écumes blafardes. Puis, ouvrant les deux bras, s'y jetait d'un élan.

164 TÉXrS RUSTIQUE.

Elle sortait du bain heureuse et ruisselante, Se couchait tout du long sur la dune, enfonçant Dans le sable son corps magnifique et puissant. Et, quand elle partait d'une marche plus lente, Son contour demeurait près du flot incrusté. On eut dit à le voir qu'une haute statue De bronze avait été sur la grève abattue. Et le ciel contemplait ce moule de Beauté Avec ses milliers d'yeux. Puis la vague furtive L'atteignant refaisait toute plate la rive !

YI

C'était l'Être absolu, créé selon les lois

Primitives, le type éternel de la race

Qui dans le cours des temps reparaît quelquefois,

Dont la splendeur est reine ici-bas, et terrasse

Tous les vouloirs humains, et dont l'Art saint est né.

Ainsi que THomine aima Cléopâtre et Phryné

On l'aimait ; et son cœur répandait, comme une onde,

Sa tendresse abondante et sereine sur tous.

Elle ne détestait qu'un être par le monde :

C'était un vieux berger perlide à qui les loups

Obéissaient.

Jadis une Bohémienne

166 TÉXUS RUSTIQUE.

Le jeta tout petit dans le fond d'un fossé. Un pâtre du pays qui l'avait ramassé L'éleva, puis mourut, lui laissant une haine Pour quiconque était riche ou paraissait heureux, Et, disait-on, beaucoup de secrets ténébreux. L'enfant crrandit tout seul sans famille et sans joies, Menant paître au hasard des chèvres ou des oies, Et tout le jour debout sur le flanc du coteau, Sous la pluie et le vent et l'injure des bouches. Alors qu'il s'endormait roulé dans son manteau, Il songeait à ceux-là qui dorment dans leurs couches ; Puis, quand le clair soleil baignait les horizons, Il mangeait son pain noir en guettant par la plaine Ce tllet de fumée au-dessus des maisons Qui dit la soupe au feu dans la ferme lointaine.

Il vieillit. Un effroi grandit à ses côtés. On en parlait, le soir, dans les longues veillées; Et d'étranges récits à son nom chuchotes Tenaient jusqu'au matin les femmes réveillées.

VÉNLS RUSTIQUE. 1 G7

A son gré, disait-un, il .uuidiiit les destins. Sur les toits ennemis faisait <lioird<'s d<''sastres, Et, déchillVant ces mots de feu qui sont les astres, Epelait Tavenir au l'und des cieu\ lointains. Tout le jour \\ roulait sa hutte vagabonde, Ne se mêlant jamais aux hommes, et souvent, Ouand il jetait des cris inconnus dans le vent, Des voivlui répondaient qui n'étaient [xjint du monde. On lui croyait encore un pouvoir dans les yeux, Car il savait dompter les taureaux furieux.

Et puis d'autres rumeurs coururent la contrée.

Une fille, qu'un soir il avait rencontrée. Sentit à son aspect un trouble la saisir. Il ne lui parla pas; mais, dans la nuit suivante, Ellle se réveilla frissonnant d'épouvante ; Elle entendait, au loin, l'appel de son désir. Se sentant impuissante à soutenir la lutte. Malgré robscurité redoutable, elle alla

168 VEXUS RUSTIQUE.

Partager avec lui ia paille de sa hutte !

Lors, suivant son caprice impur, il appela Des filles chaque soir. Toutes, jeunes et belles, Sans révolte pourtant et sans pudeurs rebelles. Prêtaient des seins de vierge aux choses qu'il voulait, Et paraissaient l'aimer bien qu'il fût vieux et laid.

Il était si velu du front et de la lèvre.

Avec des sourcils blancs et longs comme des crins,

Que, semblable au savon qui lui couvrait les reins.

Sa figure semblait pleine de poils de chèvre 1

Et son pied bot mettait sur la cime du mont.

Quand le soleil couchant jetait son ombre aux plaines,

Comme un sautillement sinistre de démon.

Ce vieux Satan rustique et plein d'ardeurs obscènes,

Près d'un coteau désert et sans verdure encor

Mais que les fleurs d'ajoncs couvraient d'un manteau d'or,

VÉNUS RUSTIQUE. 109

Par un luillant matin daMil, irncoiilra Cflle

Que le pays entier adorait. Il ifnil

Comme un coup de soleil alors qu'il raporrut,

Et frémit de désir, tant il la trouva belle.

Et leurs regards croisés s'attaquèrent. Ce fut

La rencontre de Dieux ennemis sur la terre î

Il eut l'étonnement d'un chasseur à railùt

Qui cherche une gazelle et trouve une panthère !

Elle passa. La fleur de ses lourds cheveux blonds

Se confondit, au pied de la cote embaumée,

Comme un bouquet plus pâle, avec les fleurs d'ajoncs.

Pourtant elle tremblait, sachant sa renommée, Et malgré le dégoût qu'elle sentait pour lui, Redoutant son pouvoir occulte, elle aNait fui.

Elle erra jusqu'au soir ; mais, à la nuit venue, Elle s'épouvanta, pour la première fois. De l'ombre qui tombait sur les champs et les bois.

15

170 VÉXUS RUSTIQUE.

Alors, en traversant une noire avenue, Entre les rangs pressés des chênes, tout à coup, Elle crut voir le pâtre immobile et debout. Mais, comme elle partit d'une course affolée. Elle ne sut jamais, dans son effarement. Si ce qu'elle avait vu n'était pas seulement Quelque tronc d'arbre mort au milieu de l'allée.

Et des juurs et des mois passèrent. Sa raison. Gomme un oiseau blessé qui porte un plomb dans l'aile, S'affaissait sous la peur incessante et mortelle. Même elle n'osait plus sortir de sa maison, Car sitôt qu'elle allait aux champs, elle était sûre De voir le Vieux paraître au détour d'un chemin ; Sen œil rusé semblait dire : « C'est pour demain ; » Et mettait comme un fer ardent sur la blessure.

Bientôt un poids si lourd courba sa volonté Qu'en son cœur engourdi de crainte, vint à naître

VÉNUS RUSTIQUE. 171

Un besoin dOln'ir à la l'atalilr.

E(, (lécidéo onfin à se rendre à son Maître,

Elle alla le trouver i)ar une nuit d'hiver.

La neige dont le sol était partout couvert

Étalait sa blancheur immobile. Une brise,

Qui paraissait venir du bout du monde, errait

Glaciale, et faisait craquer par la foret

Les arbres qui dressaient, tout nus, leur forme grise.

Dans le ciel douloureux, la lune, ainsi qu'un (il

De lumière, indiquait à peine son profil.

La souffrance du froid étreignait jusqu'aux pierres.

Elle marchait, les pieds gelés, et sans songer, Certaine qu'elle allait trouver le vieux berger. Et tachant d'un point noir les plaines solitaires. Mais elle s'ariéta clouée au sol : là-bas, Sur la neige, couraient deux bétes effrayantes ; Elles semblaient jouer et prenaient leurs ébats,

172 TÉNUS RUSTIQUE.

Et Tombre agrandissait leurs gambades géantes. Puis, poussant par la nuit leurs élans vagabonds, Toutes deux, dans l'ardeur d'une gaîté folâtre, Du fond de l'horizon vinrent en quelques bonds. Elle les reconnut : c'étaient les chiens du pâtre. Hors d'haleine, efflanquée par la faim, l'œil ardent Sous la ronce des poils emmêlés de leur tête, Ils sautaient devant elle avec des cris de fête Et ce rire velu qu? découvre la dent. Gomme deux grands Seigneurs vont en une province Quérir et ramener la Belle de leur Prince, Et, la guidant vers lui, caracolent autour, Ainsi la conduisaient ces messagers d'amour.

Mais l'Homme qui guettait, debout sur une butte.

Tint, et lui prit le bras en montant vers sa hutte.

La porte était ouverte, il la poussa dedans,

La dévêtant déjà de ses regards ardents.

Et des pieds à la tête il tressaillait de joie.

Ainsi qu'on fait au choc d'un bonheur qu'on attend.

VÉNUS RUSTIQUE. 17 3

Depuis (jii'il l'aNuit mic il était haletant

Gomme un limier (jui chasse et n'atteint point sa proie!

Or, quand elle sentit traîner contre sa peau

La caresse visqueuse ainsi qu'une limace

De ce vieux qui gai'dait l'odeur de son troupeau,

Tout son être frémit sous ce baiser de glace.

Mais lui, tenant ce cor{)s d'amour, aux flancs si doux,

Que tant de tiers gairons devaient déjà connaître,

Et fait pour être aimé si follement de tous,

En son cœur de vieillard difforme, sentit naître

La jalousie aiguë et sans pardon. Il eut

Un besoin vague et fort de vengeance cruelle !

Elle subit d'abord l'amant maigre et poilu, Puis, comme elle luttait, il se rua sur elle En la frappant du poing pour qu'elle consentît. Et le silence épais des neiges amortit Quelques cris, comme ceux des gens qu'on assassine.

15.

17 i YÉXrS RUSTIQUE.

Tout à coup, les deux chiens poussèrent longuement

Par la plaine déserte un triste hurlement,

Et des frissons de peur couraient sur leur échine.

Dans la cabane alors ce fut comme un combat : Les heurts désespérés d'un corps qui se débat Sonnant contre les murs de l'étroite demeure; Puis, comme les sanglots d'une femme qui pleure ! Et la lutte reprit, dura longtemps, cessa Après un faillie appel de secours qui passa Et mourut sans écho dans les champs !

Le jour pâle Commençait à tomber faiblement du ciel gris. Un vent plus froid geignait avec le bruit d'un râle. Le givre avait roidi les arbres rabougris Qui semblaient morls. C'était partout latin des choses.

Mais, comme on lève un voile, un nuage glissant Fit pleuvoir sur la neige un flot de clartés roses.

VKNUS RUSTIQUE. 175

Le ciol (Icveiiii ponrpi-c (''clnlxxissa de sanj,'

Et le coteau (l(''srrl aii bout des plaiuos l)lanches,

Et la lnittr (lu |i;ili'(\ cl la ^;Iacc des bi'aiiclKs.

(Ju eût (lit (|iriii» liraiid meurtre emplissait Tlioiizon !

Et le l»ci>(cr [)aiut au seuil de sa maison.

11 était rou^T aussi, plus roui^^e que Taurore !

Même, lorsque le ciel cramoisi fut lavé,

Quand tout redevint blanc sous le soleil levé,

Lui, hagard et debout, semblait plus rouge encore,

Comme s'il eut trempé son visage et sa main,

Avant que de sortir, dans un Ilot de carmin.

Il se pencha, prenant de la neige, et la trace

De ses doigts fit par terre un large trou sanglant.

S'étant agenouillé pour se laver la face,

Une eau rouge en coula, qu'il regardait, tremblant,

Avec des soubresauts de peur. Puis il s'enfuit.

Il dévale du mont, roule dans les ornières, Perce d'épais fourrés pareils à des crinières,

176 VEXUS RUSTIQUE.

Et fait mille détours comme un loup qu'on poursuit!

Il s'arrête. Soh œil que la terreur dilate

Guette de tous côtés sil est lom d'un hameau ;

Alors dans sa main creuse il fait fondre un peu d'eau,

Pour effacer encor quelque tache écarlate 1

Puis il repart. Mais en son cœur surgit l'effroi

D'errer jusqu'à la mort, sans rencontrer personne,

Par la neige si vaste et sous un ciel si froid !

Il écoute. Il entend une cloche qui sonne,

Et va vers le village à pas précipités.

Les paysans déjà causaient de porte en porte:

Il leur crie en courant : *( Venez tous. Elle est morte î »

Il passe. Il va frapper aux logis écartés,

Répétant : « Venez donc, venez, je l'ai tuée! »

Alors une rumeur grandit, continuée

Jusqu'aux hameaux voisins. Et chacun se levant,

Et quittant sa maison, accompagne le pâtre.

Mais lui n'arrête pas sa course opiniâtre:

Il marche. Le troupeau des hommes le suivant

Déroule par les prés sans tache un ruhan sombre.

VÉNUS RUSTIQUE. 177

Toiitpays qu'on traverse augmenti; encorlcur nombre; Ils vont, tiinuiU lieux, là-bas, vers la hauteur les guide, essoufflé, leur sinistre pasteur !

Ils ont compris quelle est la femme assassinée ; Et ne demandent pas ni pourquoi ni comment Le meurtre fut commis. Ils sentent vaguement Planer sur cette mort comme une Destinée.

Elle avait la Beauté, lui la Ruse ; il fallait Qù^un des deux succombât. Deux Puissances égales Ne régnent pas toujours. Deux Idoles rivales Ne se partagent point le ciel ; et le Dieu laid Ne pardonne jamais au Dieu beau.

Sur la cime De la cote, et devant la hutte on s'arrêta. Il osa seul entrer en face de son crime ;

178 TÉXrS RUSTIQUE.

Et, ramassant la morte aimée, il l'apporta. Pour la leur jeter, nue, et d'un geste d'outrage, Comme s'il eut crié : « Tenez, je vous la rends I » Puis il gagna sa hutte et s'enferma dedans. On l'y laissa, mordu d'amour, et plein de rage.

Sur la neige gisait le corps éblouissant n'apparaissait plus une goutte de sang; Car les chiens, la trouvant immobile et couchée, L'avaient avec tendresse obstinément léchée. Elle semblait vivante, endormie. Un reflet De beauté surhumaine illuminait sa face. Mais le couteau restait planté, juste à la place s'ouvrait une roule entre ses seins de lait. Sa figure faisait une tache dorée Sur la blancheur du sol. Les hommes éperdus La contemplaient ainsi qu'une chose sacrée! Et ses cheveux ardents, en cercle répandus. Luisaient comme la queue en feu d'une comète,

VENUS RUSTIQUE. 170

Comme un soleil tombé de la vuùte des cieux ; On eût dit d<'> rayons (jiii sortaient de sa tète, L'auréole qu'on met autour du Iront des dieux!

Mais quelques paysans, des vieux au cœur pudique, Arrachant de leur dos la veste en peau de bique. Couvrirent brusquement sa claire nudité. Et les jeunes ayant coupé de longues bi'anclies, Construit une civière et retroussé leurs manches, Par vingt bras qui tremblaient son corps fut emporté I

La foule, sans parole, à pas lents raccompagne; Et, jusqu'aux bords lointains de la pâle campagne. Rampe, comme un serpent, 1" immense défdé. Et puis tout redevient muet et dépeuplé!

Mais le pâtre, enfermé dans sa hutte isolée, Sent une solitude horrible autour de lui. Comme si l'univers tout entier l'avait fui.

180 VÉNUS EUSTIQUE.

Il sort et n'aperçoit que la plaine gelée !... La peur Tétreint . N'osant rester seul plus longtemps, 11 siffle ses grands chiens, ses deux bons chiens de garde. Comme ils n"accourent point, il s'étonne, il regarde; Mais il ne les voit pas gambader par les champs... Il crie alors. La neige étouffe sa voix forte... Il se met à hurler à la façon des fous I

Ses chiens, comme entrâmes dans le départ de tous, Abandonnant leur maître, avaient suivi la morte.

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS

SCENE EN VERS

Interprétée pour la première fois sur le 3e Théâtre-Français, le 19 février 18 79.

16

A MADAME

CAROLINE COMMANVILLE

Madame,

Je vous ai offert, alors que vous seule la coymaissiez, cette toute petite pièce qu'on devrait appeler plus simpleme?it « dialogue. » Maintenant qu'elle a été jouée devant le publie et applaudie par quelques amis, permettez-moi de vous la dédier.

C'est ma première œuvre dramatique. Elle vous appar- tient de toute façon, car après avoir été la compagne de mon enfance, vous êtes devejiue une amie charmante et sérieuse ; et, comme pour nous rappjrocher encore, une affection com- mune, celle de votre oncle que faime tant, nous a, pour ainsi dire, faits de la même famille.

Veuillez donc agréer, Madame, Vhommage de ces quelques vers comme téinoignage des sentiments très dévoués, respec- tueux et fraternels de votre ami bien sincère et ancien camarade.

Guy de Maupassant.

Paris, le 23 février 1879.

PERSONNAGES

LE COMTE. LA MARQUISE.

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS

Chambre Louis XV. Grand feu dans la cheminée. On est en hiver. La vieille marquise est dans son fauteuil, un livre sur les genoux; elle parait s'ennuyer.

UN VALET, annonçant,

« Monsieur le comte. »

LA MARQUISE.

Enlin, cher comte, vous voici. Vous pensez donc toujours aux vieux amis, merci. Je vous attendais presque avec inquiétude;

188 HISTOIRE DU VIEUX TEMPS.

De VOUS voir chaque jour on a pris l'habitude; Puis, je ne sais pourquoi, je suis triste ce soir. Venez, auprès du feu nous allons nous asseoir Et causer.

LE COMTE, s' asseyant, après lui avoir baisé la main.

Moi, je suis tout triste aussi, marquise. Et, lorsqu'on se fait vieux, cela démoralise. Les jeunes ont au cœur cargaison de gaîté ; Un nuage en leur ciel €st bien vite emporté, Et toujours tant de buts, tant d'amours à poursuivre! Nous autres, il nous faut de la gaîté pour vivre. La tristesse nous tue, elle s'attache à nous Comme la mousse à Tarbre épuisé. Voyez-vous, Contre ce mal terrible il faut bien se défendre. Et puis, tantôt, d'Armont est venu me surprendre; Nous avons remué la cendre des vieux jours, Parlé des vieux amis et des vieilles amours ; Et depuis ce moment , comme une ombre incertaine, Je revois s'agiter ma jeunesse lointaine.

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS. 189

Aussi je suis venu, tout triste et tout l)lessé, M'asseoir auprès de vous, et parler du passé.

LA MARQUISE.

Moi, depuis le matin, Thorrible froid m'assiège; J'entends souffler le vent, je vois tomber la neige. A notre âge, l'hiver afflige et fait souffrir. Quand il gèle bien fort on croit qu'on va mourir. Oui, causons, car un bon souvenir de jeunesse Ravive par instants notre froide vieillesse. C'est un peu de soleil...

LE COMTE.

Mais dans un jour d'hiver. Mon soleil est bien pâle et mon ciel bien couvert.

LA MARQUISE.

Allons, racontez-moi quelque folle équipée. Vous étiez, dit l'histoire, un grand traîneur d'épée Jadis, monsieur le comte, insolent, beau garçon,

190 HISTOIRE DU VIEUX TEMPS.

Riche, bon gentilhomme et de fière façon:

Vous avez fait scandale, et croisé votre lame

Avec plus d'un mari: car une belle dame,

Un soir que nous causions, m'a raconté, tout bas,

Que tous les cœurs sautaient au seul bruit de vos pas.

Si l'on ne m'a menti, vous avez été page.

Grand coureur de ruelle et faiseur de tapage :

Et vous avez dormi quatre mois en prison

Pour un certain manant pendu dans sa maison,

Lequel avait, dit-on, femme jeune et jolie.

La femme d'un manant, comte, quelle folie I

Quatre mois en prison pour celai C'eut été

Dame de haute race et de grande beauté.

Soit... Voyons, trouvez-moi quelque galante histoire

De grande dame: amour romanesque, et l'armoire

Classique le mari, dans ses retours subits,

Surprend l'amant transi parmi les vieux habits.

LE COMTE.

Et pourquoi donc toujours, toujours la grande dame?

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS. 101

Les aiitivs, cqMMidaiit, [tlaiscnl aussi; la femme Est faite pour charnier, qu\'lle soil noble ou non. La grâce est saus aïeux et la beauté sans nom.

LA MARQUISE.

^lercil Je ne veux point de vos amours banales. Vous avez autre chose au fond de vos annales, Cher comte, et maintenant, je vous écoute. Allez 1

LE COMTE.

Il faut vous obéir, puisque vous le voulez.

Ah! certes, le proverbe est bien vrai, sur mon àme,

Qui prétend que Dieu veut ce que veut une femme.

Quand je vins à la Cour j'étais sentimental;

J'ouvris bientôt les yeux; le réveil fut brutal

Par exemple. J'aimai, j'aimai la toute belle

Comtesse de Paulé. Je la croyais fidèle.

Je la surpris, un soir, au bras d'un autre amant;

J'en eus le cœur brisé, marquise, et sottement

Je la pleurai deux mois I Mais la Cour et la Ville

Ont bien ri. Cette engeance est envieuse et vile.

192 HISTOIRE DU VIEUX TEilPS.

Siffle les malheureux, applaudit au succès.

J'étais trompé, j'avais donc perdu mon procès.

Pourtant, bientôt après, j'eus une autre maîtresse ;

Mais nous logions encore à deux dans sa tendresse.

L'autre était un poète. Il lui tournait des vers,

L'appelait fleur, étoile, astre de l'univers,

Et je ne sais quels noms. Je provoquai le drôle.

C'était un bel esprit, il resta dans son rôle;

Trop lâche pour se battre, il fit un plat sonnet...

Et l'on en rit encor, me traitant de benêt.

La leçon, cette fois, mit un terme à mes doutes;

Je cessai d'en voir une, et je les aimai toutes ;

Or je pris pour devise un dicton très ancien :

(( Bien fol est qui s'y fie, )> et je m'en trouvai bien.

LA MARQUISE.

Mais, autrefois, quand vous déclariez votre flamme, Et soupiriez aux pieds de quelque belle dame, L'enveloppant d'amour, de respects et de soins, Parliez-vous ainsi ?

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS. 193

LE COMTE.

Non ; mais avouez du moins, Entre nous, que la femme est une enfant gâtée. On l'a trop adulée, et surtout troj) chantée. Ses flatteurs attitrés, les faiseurs de sonnets, Lui versant tout le jour, comme des robinets. Compliments distillés au suc de poésie, En ont fait un enfant gonflé de fantaisie. Aime-t-elle*du moins? Point du tout: il lui faut Non l'amour de vingt ans, et dont le seul défaut Est d'aimer saintement, comme on aime à cet âge. Mais un roué ; celui qu'on regarde au passage Avec étonnement et presque avec respect. Toute femme s'émeut et tremble à son aspect. Parce qu'il est, mérite exquis et vraiment rare, Le premier séducteur de France et de Navarre ! Non qu'il soit jeune, non qu'il soit beau, non qu'il ait De grandes qualités... rien; mais cet honnne plait Parce qu'il a vécu. Voilà la chose étrange;

17

194 HISTOIRE DU VIEUX te:m:ps.

Et c'est ainsi pourtant que l'on séduit cet ange ! Mais quand un autre vient demander, par hasard, De quel tribut payer l'aumône d'un regard, Elle lui rit au nez et demande la lune ! Et vous le savez bien, je ne parle pas d'une, Mais de beaucoup.

LA MARQUISE.

C'est très galant ; encor merci I A mon tour, à présent, écoutez bien ceci : Un vieux Renard perclus, mais de chair fraîche avide, Rôdait, certaine nuit, triste et le ventre vide; Il allait, ruminant ses festins d'autrefois, La poulette surprise un soir au coin d'un bois, Et le souple lapin qu'on prenait à la course. L'âge, de ces douceurs avait tari la source; On était moins ingambe et l'on jeûnait souvent. Quand un parfum de chasse apporté par le vent Le frappe; un éclair brille en sa vieille prunelle. Il aperçoit, dormant et la tète sous l'aile,

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS. 195

Oii('I(|iios jeunes poulets i»enlirs sur un vi«'U\ uiur. Mais Renard est bien lourd elle rheiuiu peu sur, Et malgré son envie, et sa faim, et son jeune : « Us sont trop verts, dit-il, et bons. . . pour un plus jeune. »

LE COMTE.

Marquise, c'est méchant, ce que vous dites là; Mais je vous répondrai : Samson et Dalila, Antoine et Cléopâtre, Hercule aux pieds d'Omphale.

LA MARQUISE.

Vous avez en amour une triste morale î

LE COMTE.

Non. L'homme est comme un fruit que Dieu sépare en deux. Il marche par le monde; et, pour qu'il soit heureux. Il faut qu'il ait trouvé, dans sa course incertaine. L'autre moitié de lui : mais le hasard le mène : Le hasard est aveugle et seul conduit ses pas ; Aussi, presque toujours, il ne la trouve pas.

196 HISTOIRE DU VIEUX TEMPS.

Pourtant, quand d'aventure il la rencontre... il aime. Et vous étiez, je crois, la moitié de moi-même Que Dieu me destinait et que je cherchai, mais Je ne vous trouvai pas, et je n'aimai jamais ! Puis voilà qu'aujourd'hui, nos routes terminées, Le sort unit, trop tard, nos vieilles destinées.

LA MARQUISE.

Enfin, cela vaut mieu^, mais vous avez péché, Et je ne vous tiens pas quitte à si bon marché. Savez-vous, mon cher comte, à quoi je vous compare? Votre cœur est fermé comme un logis d'avare; Vous êtes l'hôte ; quand on vient pour visiter Vous vous imaginez qu'on va tout emporter, Et ne montrez aux gens qu'un tas de vieilleries. Voyons, plus de détours et trêve aux railleries ! Tout avare, en un coin, cache un coffret plein d'or, Et le cœur le plus pauvre a son petit trésor. Qu'avez-vous tout au fond? Portrait de jeune fille De seize ans, qu'on aima jadis; légère idylle

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS. 197

Dont on roii^'it [wnit-rtiv ot qu'on cache avec soin, N'est-ce pas ? Mais, parfois, plus tard, on a besoin De venir conteniplcr ces images, laissées Là-bas, derrière soi : ces histoires passées Dont on souffre et pourtant dont on aime souffrir. On s'enferme tout seul, une nuit, pour ouvrir Certain vieux livre et son vieux cœur. Comme on regarde La pauvre fleur donnée un beau soir, et qui garde La lointaine senteur des printemps d'autrefois! On écoute, on écoute, et l'on entend sa voix Par les vieux souvenirs faiblement apportée. Et l'on baise la fleur, dont l'empreinte est restée Comme au feuillet du livre à la page du cœur. Hélas ! Quand la vieillesse apporte la douleur, Vous embaumez encor nos dernières journées, Parfums des vieilles fleurs et des jeunes années !

LE COMTE.

C'est vrai ! Même à l'instant j'ai senti revenir. Tout au fond de mon cœur, un tiès vieux souvenir ;

17.

198 HISTOIRE DU VIEUX TEMPS.

Et je suis prêt à vous le raconter, marquise. Mais j'exige de vous une égale franchise, Caprice pour caprice, et récit pour récit. Et vous commencerez.

LA MARQUISE.

Je le veux bien ainsi. Pourtant mon histoire est un simple enfantillage ; Mais, je ne sais pourquoi, les choses du jeune âge Prennent, comme le \in, leur force en vieillissant, Et d'année en année elles vont grandissant. Vous connaissez beaucoup de ces historiettes : C'est le premier roman de toutes les fillettes, Et chaque femme, au moins, en compte deux ou trois. Je n'en eus qu'une seule; et c'est pourquoi, je crois, Je l'ai gardée au cœur plus vive et plus tenace ; Et dans ma vie elle a rempli beaucoup de place. J'étais bien jeune alors, car j'avais dix-huit ans; J'avais appris à lire avec les vieux romans; J'avais souvent rêvé dans les vieilles allées

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS. 199

Du \ieux parc, regardant. If soir, sous les saulées,

Les reflets de la lune, écoutant si le vent

Ne parlait pas d'amour à la branche, et rêvant

A celui que tout bas la jeune iille appelle,

Qu'elle attend, qu'ell»» croit que Dieu créa pour elle !

Puis voilà que celui que j'avais tant rêvé,

Jeune, fier et charmant, un jour, est arrivé...

Et je sentis bondir mon cœur de jeune fille.

Je me pris à l'aimer; il me trouva gentille...

Mon beau jeune homme, hélas ! partit le lendemain.

Rien de plus : un baiser, un serrement de main.

Un regard échangé qu'il oublia bien vite.

Il s'était dit : « Elle est mignonne, la petite. »

Et cela lui sortit du cœur: mais Dieu défend

De se jouer ainsi de l'amour d'une enfant !

Ah ! vous trouvez la femme insensible : elle saute

De caprice en caprice; allez, c'est votre faute.

Elle pourrait aimer, mais vous l'en empêchez.

Le premier amour qui lui vient, vous l'arrachez !

Pauvre fille I j'étais bien folle et bien crédule:

200 HISTOIRE DU VIEUX TEMPS.

Mais TOUS allez trouver cela fort ridicule,

Vous qui raillez l'amour... Longtemps je l'attendis!.

Gomme il ne revint pas, j'épousai le Marquis.

Mais je confesse que j'aurais préféré l'autre !

J'ai mis mon cœur à nu, découvrez-moi le vôtre

Maintenant.

LE COMTE, souriant.

Ainsi, c'est une confession?

LA MARQUISE.

Et vous n'obtiendrez pas mon absolution

Si vous raillez encor, méchant homme insensible.

LE COMTE.

C'était dans la Bretagne, à l'époque terrible Qu'on nomme la Terreur. Partout on se battait. Moi j'étais Vendéen; je servais sous Stofflet. Or, cela dit, ici commence mon histoire. On venait, ce jour-là, de repasser la Loire.

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS. 201

Nous étions demeurés, postés en partisans, Quelques l)raves amis, quelques vieux paysans. Et moi leur chef, en tout jieut-étre une centaine, Cachés dans les buissons qui contournaient la plaine, Protégeant la retraite et cédant peu à peu. Nos hommes, à la fin, avaient cessé le feu ; Et Ton se dispersait, selon notre coutume, Quand un soldat soudain, un Bleu, qui, je présume. S'était, gnice aux buissons, avancé jusqu'à nous. Sauta dans le chemin et me tira deux coups De pistolet. J'ouvris la tète de ce drôle; Mais j'avais, pour ma part, deux balles dans l'épaule. Tout mon monde était loin. En prudent général, J'enfonçai l'éperon aux flancs de mon cheval. Alors, à travers champs, et la tète éperdue. Comme un fou qui s'enfuit, j'allai, bride abattue; Tant qu'enfin, harassé, brisé, n'en pouvant plus, Je tombai, tout en sang, au revers d'un talus. Mais bientôt, près de moi, je vis une lumière Et j'entendis des voix. C'était une chaumière

202 HISTOIRE DU VIEUX TEMPS.

je heurtai, criant : a Ouvrez, au nom du roi ! » Et puis, à bout de force et tout roidi de froid, Je m'affaissai râlant en travers de la porte. Suis-je resté longtemps étendu de la sorte? Je ne sais; mais, alors que je repris mes sens, J'étais dans un bon lit bien chaud ; de braves gens, Attendant mon réveil avec inquiétude, S'empressaient, m'entouraient, pleins de sollicitude. Et je vis, au milieu de ces lourdauds bretons, Comme un oiseau des bois couvé par des dindons, Une enfant de seize ans ! ah I marquise, marquise ! Quelle tête ingénue et quelle grâce exquise ! Comme elle était jolie avec ses cheveux blonds Sous son petit bonnet, si soyeux et si longs Qu'une reine pour eux eut donné sa richesse ! Puis elle avait des pieds et des mains de duchesse ! Si bien que je doutai très fort de la vertu De sa grosse maman; j'aurais pour un fétu Vendu mes droits d'auteur, à la place du père. Dieu 1 Qu'elle était jolie avec sa mine austère

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS. 203

Et itii(li(iin'. VA (liiriiiit (|uatr.' nuits et trois jours

Elle ne quitta pas mon elievet; et toujours

Je la voyais auprès de moi, tantôt assise,

Tantôt debout, lisant dans son livre d'église

Et priant, mais pour ([ui? Pour moi, pau\re blessé?

Ou pour un autre? Puis, son petit [»ied pressé

Allait, venait, trottait lestement par la chambre;

Et puis, de ses yeux clairs et dorés comme l'ambre

Elle me regardait ; car elle avait un œil

Jaune comme celui de Taigle, et i)lein d'orgueil.

Et même j'éprouvai, quand je vous vis, marquise,

Pour la première fois, une grande surprise,

En retrouvant cet œil et ce regard pareil

Qu'on eût dit éclairé d'un rayon de soleil.

Elle était, sur ma toi, si fraîche et si jolie

Que, presque à mon insu, j'avais fait la folie

De me mettre à l'aimer. Mais voihà qu'un malhi

J'entendis le canon gronder dans le lointain.

Mon hôte entra soudain, tout pâle et hors dhaleine :

« Les Bleus, les Bleus, dit-il, ils vont cerner la plaine,

204 HISTOIRE DU VIEUX TEMPS.

« Sauvez-vousl » Cependant, j'étais bien faible êncor, Mais je me dépêchai, car le temps pressait fort. Comme un cheval frissonne au bruit de la trompette, La lièvre du combat me montait à la tête. Mais elle, tout de noir vêtue, et comme en deuil, Quelques larmes aux yeux, m'attendait sur le seuil. Elle tint l'étrier quand je me mis en selle. En galant chevalier je me penchai vers elle, Et déposai gaîment un baiser sur son front. Elle se redressa, comme sous un affront. Un fauve éclair jaillit de sa fière prunelle. Et rougissant de honte : ((Ah! Monsieur», me dit-elle. Certe, elle n'était point ce que j'avais pensé; Elle avait trop grand air, et j'avais offensé Gauchement, lourdement, la noble jeune (lUe, L'enfant de quelque ancienne et fidèle famille Que de vieux serviteurs cachaient au milieu d'eux, Quand le père, avec nous, luttait contre les Bleus. Ah I je fis tout d'abord contenance assez sotte; Mais j'étais, en ce temps, quelque peu Don Quichotte,

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS. 205

Et tous les vieux romans me tournaient le cerveau. Aussi, de mon cheval descendant aussitôt, Je fléchis humblement un ^m'uou devant elle, Et je lui dis : « Pardon, pardon, mademoiselle; « Ce baiser, croyez-moi car je ne mens jamais, « N'est point d'un libeitin ou d'un étourdi, mais, « Si vous le voulez bien, sera de fiançailles. « Je reviendrai, si le permettent les batailles, « Chercher gage d'amour que je vous ai laissé. » « Soit, dit-elle en i'iant. Adieu I mon fiancé. » Elle me releva; puis, de sa main mignonne M'envoyant un baiser : « Allez, on vous pardonne, « Dit-elle, et revenez bientôt, bel inconnu I » Et je partis.

LA MARQUISE, tristement.

Et VOUS n'êtes pas revenu?

LE COMTE.

Mon Dieu ! non. Mais pourquoi? Je ne sais trop moi-même.

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206 HISTOIRE DU VIEUX TEilPS.

Je me suis dit : Est-il possible qu'elle m'aime Cette enfant que je vis un instant? Pour ma part L'aimais-je? J'hésitais. J'arriverais trop tard Peut-être? Pour trouver ma belle jeune fille Aimant quelque autre, aimée et mère de famille. Et puis ce vain propos d'un fou, dit en passant, Sans doute avait glissé sur elle, lui laissant Un mignon souvenir, une douce pensée. Et puis, la trouverais-je je l'avais laissée? M"étais-je pas trompé? Ne valait-il pas mieux Garder ce souvenir lointain, frais et joyeux, La voir telle toujours que je me Tétais peinte, Et ne point revenir et la revoir, de crainte De ne trouver, hélas, que désillusion? Mais il m'en est resté comme une obsession, Une vague tristesse au cœur, et comme un doute D'un bonheur coudoyé mais laissé sur ma route.

LA MARQUISE, avec des sanglots dans la voix.

Elle l'aurait peut-être aimé, cet inconnu?

HISTOIRE DU VIEUX TEMPS. 207

Dieu seul le sait I mais vous n'êtes point revenu.

LE COMTE.

Marquise, aurais-je donc commis un si grand ciime?

LA MAHQUISE.

Ne me disiez-vous point, tout à l'heure: « J'estime

« Que l'homme est comme un fruit que Dieu sépare en deux ;

« Il marche par le monde ; et, pour qu'il soit heureux,

« Il faut qu'il ait trouvé, dans sa course incertaine,

« L'autre moitié de lui: mais le hasard le mène;

« Le hasard est aveugle et seul conduit ses pas;

« Aussi, presque toujours, il ne la trouve pas.

« Pourtant, quand d'aventure il la rencontre, il aime.

(( Et vous étiez, je crois, la moitié de moi-même

« Que Dieu me destinait et que je cherchais, mais

« Je ne vous trouvai pis et je n'aimai jamais.

« Puis voilà qu'aujourd'hui, nos routes terminées,

« Le sort unit, trop tard, nos vieilles destinées. »

Trop tard, hélas, car vous n'êtes pas revenu !

208 HISTOIRE DU VIEUX TEMPS.

LE COMTE.

Marquise, vous pleurez!...

LA MARQUISE.

Ce n'est rien, j'ai connu La pauvre fille dont vous parliez tout à l'heure ; Ce récit m'attrista; voilà pourquoi je pleure. Ce n'est rien.

LE COMTE.

L'enfant qui jadis reçut ma foi. Marquise, c'était vous !

LA MARjUISE.

Eh bien! oui, c'était moi...

[Le comte se met à genoux et lui baise la 7yiain. // est très ému.) LA MARQUISE, après un moment de silence.

Allons, n'y pensons plus. 11 est un temps aux roses. Notre vieux front pâli n'est plus fait pour ces choses.

HISTOIRE DU VIEUX TEIIPS. 209

Rirait hien ([ui pourrait nous voir en ce moment! Relevez-vous ; et pour finir ce ^ieu\ roman, Souvenir du passé qui n'est plus de notre âge, Tenez, comte, je vais vous rendre votre gage; Je ne suis plus fillette, et j'ai le droit d'oser.

{Elle r embrasse sur l^ front. Puis, avec un sourire triste.)

Mais il a bien vieilli, votre pauvre baiser!

i«.

TABLE

TABLE

Le Mur 1

Coup de soleil ^-^

Terreur ^ "

Une Conquête - ^

Nuit de neige ^^

Envoi d'amour "^^

Au bord ai l'eau "^^

Les oies sauvages ^^

Découverte ^^

L'oiseleur *

L'aïeul ' ^

T^ , . 83

Désirs

89 La Dernière Escapade

, 109

Promenade

2U TABLE.

Sommation 113

La chanson du Rayon de Lune 119

Fin d'amour 125

Propos des rues 135

Vénus Rustique . 145

Histoire du vieux temps. 181

FIN DE LA TABLE.

Paris. Imp. E. Capi owo.nt et V. Renault, rue des PoitCTins, 6.

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La Bibliothèque

Université d'Ottawa

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