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DISCOURS

PRONONCÉ A l'inauguration

DE

LA STATUE D'ERNEST RENAN

A TRÉGUIER

LE 14 SEPTEMBRE 1 903

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

Format grand in-i8.

BALTHASAR 1 VOl.

LE CRIME DE SYLVESTRE BONNARD ( OuVrage

œuronné par l'Académie française)

l'étuidenacre , . . .

histoire comique

LE JARDIN d'ÉPICURE

JOCASTE ET LE CHAT MAIGRE

LE LIVRE DE MOIS AMI

LE LYS ROUGE

LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD ....

LE PUITS DE SAINTE-CLAIRE

LA RÔTISSERIE DE LA REINE PÉDAUQUE. . . .

THAÏS

LA VIE LITTÉRAIRE 4

HISTOIRE CONTEMPORAINE I. l'orme du mail 1 vol.

II. LE MANNEQUIN d'OSIER 1

III. —l'anneau d'améthyste 1

IV. monsieur BERGERET a PARIS 1

ÉDITION ILLUSTRÉE

c\.\Q (Illustrations en couleurs de Mucha) 1 vol.

IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS. 19U0-10-03. —(Encre Lorilleui)

ANATOLE FRANGE

DE l'acadévie française

DISCOURS

PRONONCÉ A l'inauguration

DE

LA STATUE D'ERNEST RENAN

A TRÉGUIER

^C^^LJ^

PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, ni'E AUBER, 3

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.

DISCOURS PRONONCE

A l'inauguration de

LA STATUE D'ERNEST RENAN

Mesdames et Messieurs,

Je sens vivement l'honneur qui m'est échu de porter à la mémoire d'Ernest Renan l'hommage des Bleus de Bretagne et de ^ - pâtièr, dans ces fêtes de l'intelligence, après l'homme illustre que vous venez d'applau- dir. Berthelot, Renan I J'unis vos deux noms, pour les honorer l'un par l'autre. Hommes '«dnai râbles qui, situés sur les deux extrémi- tés des sciences, en avez reculé les frontières.

1

2 DISCOURS PRONONCÉ A l'iN AU GU RATION

Tandis que Renan, avec une perspicacité sans égale et un rare courage intellectuel, appliquait au langage et aux religions la cri- tique historique, vous Berthelot, par des expériences innombrables, toujours déli- cates et souvent périlleuses, vous établissiez l'unité des lois qui régissent la matière, et vous rameniez les énergies chimiques aux conditions de la mécanique rationnelle. Ainsi tous deux, portant la lumière dans des ré- gions inconnues, vous avez gagné à la raison humaine, sur les larves et les fantômes, un immense territoire.

Cette réflexion, messieurs, m'a mis au cœur de mon sujet. Renan avait l'esprit fait pour sentir très vite la difficulté de croire. Tout jeune, au séminaire, il esquissa dans son esprit une philosophie des sciences. Il n'avait pas entendu parler de Lamarck, ni de Geoffroy Saint-Hilaire. Darwin n'avait

DE LA STATUE d'eRNEST RENAN. 3

pas encore publié son livre sur VOrigine des espèces. Écartant, comme enfantine et fabuleuse, l'idée de la création telle qu'elle est exposée dans les vieilles cosmogonies, sans initiateur et sans guide, il conçut une théorie du transformisme universel, une doctrine de la perpétuelle évolution des êtres et des métamorphoses de la nature. Ses croyances fondamentales étaient dès lors établies. En réalité, Renan, dans le cours de sa vie, changea peu. Ceux qui le croyaient flottant et mobile n'avaient pas pris la peine d'observer son monde de pensées. Il res- semblait à sa terre natale, les nuées y cou- raient dans un ciel agité, mais le sol en était de granit, et des chênes y plongeaient leurs racines. A vingt-six ans, après cette révolution de Février, source pour lui de grandes espérances, de grandes illusions, il exposa toute sa philosophie dans ce livre de

4 DISCOURS PRONONCÉ A l'iN A U GUR ATION

VAvenir de la science, que plus tard il appe- lait son vieux Pourânas, entendant par que c'était le recueil de ses jeunes et^ chères croyances, les premières incarnations de ses dieux bons. A cela près que le livre est un peu plus optimiste que de raison et n'a pas cette douceur de la maturité, on y trouve Renan tout entier, Renan dévoué à la science, attendant le règne de la science et le salut du monde par la science.

Ses premières contributions à la linguis- tique et à la critique furent un Essai sur Vorigine du langage, une étude sur Averroès et la philosophie arabe au moyen âge et V Histoire générale des langues sémitiques dont l'esquisse date de 1817. Messieurs, je n'éta- lerai pas devant vous les titres des nom- breux ouvrages de Renan comme les en- seignes et les tablettes d'un cortège triomphal. Si je rappelle ses œuvres de jeunesse, c'est

DE LA STATUE d'eRNEST RENAN. 5

pour montrer qu'à vingt-cinq ans, il est en pleine possession de sa méthode et de sa philosophie. L'histoire est pour lui la science, unique des choses mouvantes; et toutes les choses, à ses yeux, se meuvent et se trans- forment. « Les langues, dit- il, étant le pro- duit immédiat de la conscience humaine et se modifiant sans cesse avec elle, la vraie théorie des langues n'est, en un sens, que leur histoire », et il dit ailleurs : « La science des littératures et des philosophies, c'est l'histoire des littératures et des philosophies ; la science de l'esprit humain, c'est l'histoire de l'esprit humain. » Dès ses débuts, il est détaché de tout dogmatisme scientifique. Vous savez, messieurs, comment ses études de linguistique et d'histoire l'amenèrent à rechercher les origines du christianisme. Il entreprit cette grande tâche avec la sérénité

du savant. Il se disait : « Les religions sont

1.

6 DISCOURS PRONONCÉ A l' IN AUGUR ATION

des faits, elles doivent être discutées comme des faits et soumises aux lois de la critique historique. » Toutes les qualités nécessaires pour écrire l'histoire religieuse, il les réu- nissait : une science vaste et profonde, une philosophie bienveillante, le culte de la vérité, cette connaissance des hommes que le savoir ne donne guère et qui avait chez lui la sûreté d'un instinct, le respect des illusions consolantes, une disposition natu- relle à comprendre, à aimer les erreurs et les faiblesses des simples.

De plus, il avait gardé de sa première édu- cation une très haute idée de la valeur mo- rale du christianisme. La disposition favo- rable de son esprit paraît dès l'examen des sources. Avec quelles précautions il manie ces documents fragiles et comme on voit - qu'il veut en sauver pour l'histoire autant et plus même qu'il n'est possible !

^ DE LA STATUE d'eRNEST RENAN. 7

Dans œs textes Strauss ne .voyait que des mythes, Renan avec autant de bon vou- loir que de sincérité s'efforça de déchiffrer une histoire vraie. Il fit mieux : il en tira des récits animés et des tableaux d'une fraî- cheur délicieuse. Il traça du Nazaréen une image charmante et fit flotter autour d'elle le parfum qui lui restait d'une croyance desséchée. Tout le ravissait dans l'idylle galiléenne, même l'esprit communiste, qu'ail- leurs il goûtait peu. Il sut peindre avec suavité les saintes femmes, les bateliers, les publicains, les pauvres gens qui suivaient le Maître. Il eut des trésors de tendresse pour les premiers hommes apostoliques.

La critique voltairienne faisait une grande part à la fraude dans la fondation des reli- gions. Les philosophes du xviii® siècle, trop disposés à croire que l'homme est partout et toujours le même, se figuraient volontiers

8 DISCOURS PRONONCÉ A l'iN AUGURATION

les apôtres comme des capucins fripons. La critique renanienne, habile à saisir les états obscurs de la conscience, ramène volontiers la fraude aux illusions d'un cerveau malade et pieux. Renan, qui avait voyagé en Syrie, concevait que ces juifs enthousiastes et ten- dres eussent vécu dans un mirage perpétuel. Sans doute, la thaumaturgie, la glossolalie, tout le merveilleux de la primitive Église, qui paraissait si ridicule à un lettré comme Lucien, ne lui plaisait guère. Il laisse percer le malaise qu'il en éprouve. Il ne s'arrête à ces pratiques affligeantes qu'autant que sa probité d'historien l'y oblige ; et, s'il en tient quelque compte dans ses jugements sur les mœurs d'une société, il n'en fait, ce semble, un grief à nul homme isolément

Messieurs, il y a peu de temps, j'ai eu le rare plaisir de causer avec un prince orien-

DE LA STATUE d'eRNEST RENAN. 9

tal d'une belle intelligence, qui a vécu sa jeunesse dans une contrée la puissance créatrice de l'esprit religieux n'est pas épui- sée, et qui produit encore des prophètes, des apôtres et des martyrs.

Il me demandait avec une surprise à peine feinte et un orgueil asiatique, comment il se faisait que l'Occident n'eût point de pro- phètes, lorsque d'Orient il s'en levait sans cesse des milliers.

Aujourd'hui comme autrefois, me di- sait-il, par tout l'Islam, on trouve des pro- phètes, au bazar, dans la boutique du bar- bier, au coin de la rue hurlent les chiens errants. Et les Européens n'en découvrent pas un seul, alors qu'ils en auraient le plus besoin. Voyez les Français, par exemple. Quel avantage il y aurait pour eux à ce que M. Combes fût prophète !

Nous parlâmes des dieux morts et des

10 DISCOURS PRONONCÉ A L'INAUGURATION

dieux vivants. J'écoutai avec une attention singulière cet Oriental qui sait comment se font les religions, qui en a vu faire, qui peut-être en a fait une. Il ne me confia pas sans doute toute sa pensée, mais j'appris de lui qu'il faut trois choses pour faire une religion. D'abord une idée générale d'une extrême simplicité, une idée sociale. En se- cond lieu, une liturgie ancienne, depuis longtemps en usage, dans laquelle on in- troduit cette idée. Car il est à noter qu'un culte naissant emprunte toujours son mobi- lier sacré au culte régnant et que les nou- velles religions ne sont guère que des héré- sies. Troisièmement (et j'obtins cet aveu sans trop de difficultés), il y faut un tour de main, il y faut cet art des prestiges qu'on appelle dans notre vieille Europe la phy- sique amusante. Et je ne sais, après avoir entendu ce prince intelligent et religieux, si

Dt LA STATUE d'eRiNEST RENAN. 11

parfois la nouvelle école n'a pas noyé trop complaisamment le miracle dans le demi- jour de la pathologie nerveuse, s'il ne faut pas admettre de temps en temps l'hypo- thèse de la fraude consciente, s'il n'y aurait pas lieu, enfin, sur ce point, comme sur plusieurs autres, de concilier Voltaire avec Renan.

La Vie de Jésus parut le 24 juin 1863. Elle déchaîna sur la tête de son auteur une effroyable tempête d'invectives et d'injures. Toute l'Église tonna. Il avait prévu l'orage ; il n'avait cherché ni à l'attirer, ni à le dé- tourner. Il se faisait une obligation de dire tout ce qu'il croyait être la vérité. Sa maxime invariable était « qu'il n'est pas permis au savant de s'occuper des consé- quences qui peuvent sortir de ses recher- ches ».

12 DISCOURS PRONONCÉ A l'iN AU G UR ATION

Fière revendication des droits de la science, juste sentiment du devoir intellec- tuel I Combien nous en avons vu de philo- sophes et de savants, faute de suivre cette règle, devenir complices de l'erreur et du mensonge, du préjugé barbare, trahir la vé- rité I « Je voudrais parler, disait l'un, mais je ne puis, ce serait ébranler les fondements des sociétés humaines et creuser un abîme. » Et l'autre déclarait avec l'énergie de la fai- blesse que, connût-il le secret de l'univers, il n'en révélerait rien de peur d'inquiéter dans sa conscience un berger sur la monta- gne, un matelot sur la mer. Nous avons vu mieux encore, nous avons vu des hommes graves, affranchis de toutes croyances, des athées, professer un sombre catholicisme pour le salut de nos institutions.

Renan, sans entendre les menaces des su- perbes et les plaintes des humbles, accom-

DE LA STATUE d'eRNEST RENAN. 13

plit sa tâche. Dans un des plus beaux et des plus grands livres qu'on ait jamais écrits, monument de la probité la plus sévère et du plus vaste génie, il mit au jour de l'histoire les origines obscures du christianisme. Il fit voir la première Église de Jésus persécutée par l'orthodoxie de Jérusalem, les missions de saint Paul, qui n'eurent d'effet que sur quelques petites associations juives établies dans le monde hellénique ; l'entrée inaper- çue du christianisme à Rome, il eut bientôt la fortune incomparable de souffrir par Néron, de trouver en Néron l'ennemi de Jésus, l'Antéchrist, de paraître d'un coup et pour les siècles le bien opposé au mal ; puis la destruction de Jérusalem qui périt en donnant à l'univers un Dieu qu'elle re- niait et qui, par sa mort, délivra l'Église d'une mère ennemie. Il montra ensuite la seconde génération chrétienne fixant la lé-

14 DISCOURS PRONONCÉ A l'iN AU GURATION

gende et substituant à la communauté pri- mitive la hiérarchie sacerdotale. Il conduisit son histoire jusqu'aux temps oii l'Église eut ses livres sacrés, le gernie de ses dogmes, les premières formes de sa liturgie, et il la termina à la mort de Marc-Aurèle, qui fut la mort du monde antique.

Ce livre nous découvre dans l'humilité même du christianisme la cause de sou triomphe. Rome étend sa puissance bienfai- sante sur tout le monde connu. Plus grande dans la paix que dans la guerre, elle admi- nistre les provinces avec une souveraine sagesse. Elle maintient la sûreté des mers et des routes, la tranquillité des campagnes, la police des villes. Elle élève partout des aqueducs, des thermes, des théâtres. Elle respecte, sur toute l'étendue de l'empire, les coutumes des peuples et leurs religions. Douée d'un admirable esprit politique, elle

DE LA STATUE d'ERNEST RENAN. 15

identifie les dieux des Grecs et des barbares avec ses propres dieux. Elle vénère dans les cités grecques les images et les symboles de la liberté. Les peuples reconnaissants élèvent des temples à Rome tutélaire. Mais des millions d'esclaves et de misérables échappent à ses bienfaits. Elle ne les con- naît pas. Victorieuse et pacificatrice, fière de ses orateurs et de ses légions, elle dé- daigne les artisans et toutes ces petites gens qui s'occupent de produire ou de trans- porter les choses nécessaires à la vie. Elle méprise le travail manuel et considère tout trafic comme indigne d'un citoyen. Elle se fait servir par des armées d'esclaves, aux- quels, dans sa cruelle prudence, elle n'en- seigne que la terreur des supplices. Elle voit sans crainte la misère orientale ronger comme une lèpre les berges du Tibre. Là, les Juifs issus des prisonniers de Pompée

16 DISCOURS PRONONCÉ A l'iN AU GURATION

et une foule sans cesse accrue de Syriens, de Chaldéens, d'Égyptiens vivent des mé- tiers les plus vils, déchargent les chalands, échangent des allumettes contre des verres cassés, vendent des loques et des rogatons ; leurs femmes vont dire la bonne aventure dans les maisons des riches ; leurs enfants mendient pieds nus dans les bosquets d'Égérie. Rome châtie avec une sévérité impitoyable et distraite leurs émeutes et leurs turbu- lences. Sa police apaise à coups de bâton leurs querelles au sujet d'un certain Chres- tus, puis cette Rome, providence de l'uni- vers, les laisse dédaigneusement croupir dans la misère et l'infamie. Elle n'essaie pas d'adoucir leurs maux ; elle ne fait rien pour les gagner à elle. Elle ne leur apprend rien de romain ; elle n'apprend d'eux rien d'hu- main. Elle ignore leur humble pensée, leur foi, leurs espérances. Ils sont la lie de l'hu-

DE LA STATUE d'eRNEST RENAN. 17

manité, le rebut des peuples, ces Juifs du Janicule. Dans leur abjection et leur dénue- ment, ils n'ont que leurs rêves. Ce sont leurs rêves qui changeront le monde. De l'infâme \ . Suburre, des ergastules, des carrières, des / prisons, va sortir l'Église que Constantin fera asseoir dans la pourpre, qui arrachera de la curie la statue de la Victoire et qui, debout sur les ruines de Rome, disputera l'empire aux césars germains et se fera bai- ser les pieds par les rois et les empereurs.

Toutes les puissances de la terre grandis- sent dans l'opprobre. Que les dominateurs du peuple regardent à leurs pieds, qu'ils cherchent parmi les peuples qu'ils oppri- ment et les doctrines qu'ils méprisent : c'est de que sortira la force qui doit les abattre.

Le christianisme triomphe. Mais il triom- phe aux conditions imposées par la vie à

tous les partis politiques et religieux. Tous,

2.

18 DISCOURS PRONONCÉ A l'iNAU GUR ATION

quels qu'ils soient, ils se transforment si complètement dans la lutte, qu'après la vic- toire, il ne leur reste d'eux-mêmes que leur nom et quelques symboles de leur pensée perdue.

Paul a édifié ses églises de Gorinthe et d'Éphèse. Ce fut en annonçant la fm du monde, la conflagration immédiate de l'uni- vers, en enseignant le renoncement à la fa- mille, à l'État, à la société, à la terre, qu'il fonda pour vingt siècles des dogmes, des mœurs, une société, plus contraires peut-être à son esprit ardent de visionnaire et de pauvre, que les mystères et les cultes orien- taux dont il détournait avec horreur sa petite troupe de saintes femmes et de Juifs ignorants.

Mais je me garderai de développer devant cette statue des considérations sur le chris-

DE LA STATUE d'eRNEST RENAN. 19

tianisme. Il ne faut pas apporter des chouettes à Athènes. Quand il eut achevé cette grande œuvre, composé ces sept volumes des Ori- gines, Renan déjà vieux et atteint des trou- bles qui lui annonçaient sa fin, se donna une autre tâche assez vaste pour remplir une existence entière, mais à laquelle il était préparé par les études et les réllexions de toute sa vie. Il entreprit d'écrire l'histoire du peuple d'Israël et de relier ainsi les dé- veloppements du christianisme à ceux du judaïsme. La destinée historique et religieuse d'Israël, quel sujet pour ce grand observa- teur des transformations des peuples et des métamorphoses des idées I

Israël conçoit d'abord les Eloïm, images monotones du désert, son âme, aride comme le sable, ne parvient pas à se figurer chacun de ces génies sous une forme distincte. Son impuissance à représenter la diversité de la

20 DISCOURS PRONONCÉ A l'IN A U GURATION

nature par la diversité des symboles le conduit à se faire un dieu unique et assure ainsi son originalité religieuse au milieu des peuples d'une imagination plus savante et d'une pensée plus philosophique. Jahvé, le dieu d'Israël, mena longtemps la vie de la grande tente. 11 était nomade et patriarcal. Il aimait les troupeaux. Il avait l'esprit pa- cifique. Plus tard, quand son peuple chercha une terre pour s'y établir, il changea de caractère. Le patriotisme le rendit sangui- naire et féroce. Il se prit de querelle avec les dieux des nations étrangères, Molok, Khamos, qui lui ressemblaient à s'y mé- prendre et qui étaient aussi méchants que lui. Il ne se plaisait que dans les massacres et les exterminations. Il avait à chaque ins- tant des caprices odieux. Un jour, en voyage, son coffre de dieu nomade, son arche man- que de tomber. Un homme serviable y porte

la main. Jahvé furieux le tue. Enfin c'était, comme dit Renan, « une abominable créa- ture ». Mais les prophètes d'Israél, de ce dieu cruel et stupide, feront un dieu juste. Dans les deux derniers siècles de la royauté juive, et durant la captivité de Babylone, Israël crie par la bouche de ses prophètes, sa soif de justice. Il soupire : « Que l'équité jail- lisse comme Teau des fontaines et la justice comme un fleuve intarissable ! » Tandis que Rome achève la conquête du monde, les Juifs élèvent d'une ardente haleine leur plainte en faveur de l'opprimé, appellent le Messie qui fera régner la paix sur la terre, promettent aux doux un royaume en ce monde, annoncent aux pauvres qu'ils ver- ront Dieu. Jahvé est devenu le défenseur des faibles, le vengeur de l'innocence persé- cutée, et Jésus va naître. Ces pages, Renan montre les prophètes

22 DISCOURS TRONONCÉ A l'iN A UGUR ATI ON

construisant pièce à pièce le dieu qui va conquérir le monde, sont parmi les plus belles qu'il ait écrites. Il termina le cin- quième et dernier volume de l'histoire d'Israël le 24 octobre 1891. Son œuvre s'achevait avec sa vie. Il exprima le conten- tement de la tâche accomplie dans des termes que je veux rapporter parce qu'on y voit que ni l'âge ni la maladie n'avaient altéré en lui ce sentiment exact du devoir qui était le mobile de toute sa conduite.

Si je venais à mourir demain, l'ouvrage, avec l'aide d'un bon correcteur, pourrait paraître. L'arche du pont qui me restait à jeter entre le judaïsme et le christianisme est établie. Dans la Vie de Jésus, j'ai essayé de montrer la majes- tueuse croissance de l'arbre galiléen depuis le col de ses racines jusqu'à son sommet chantent lés oiseaux du ciel. Dans le volume que j'ai fini l'été dernier, je pense avoir réussi à faire con- naître le sous-sol poussèrent les racines de

DE LA STATUE d'eRXEST RENAN. 23

Jésus. Ainsi mon principal devoir est accompli. A l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le travail sur les rabbins touche aussi à son terme et le Corpus inscriptionum semiticaruin est en excellentes mains. Tout cela me cause une grande satisfaction intérieure et voilà ce qui me fait croire qu'après avoir ainsi payé toutes mes dettes, je pourrais bien m'amuser un peu.

Quel dévouement dans cette grande âme ! Quel bon ordre dans celte admirable vie ! Son Histoire d'Israël est terminée, sa contri- bution à l'histoire littéraire de la France est fournie, le Corpt^ est en bonnes mains, Renan meurt en souriant.

Le Corpus était Tobjet de sa plus vive sollicitude. Déjà vieux, il disait à sa fille : Je voudrais avoir deux tables. Tune pour mes travaux historiques, l'autre pour le Corpus. » J'ignore si ce vœu fut comblé. Mais on sait à l'Académie des Inscriptions que

24 DISCOURS PRONONCÉ A l'iN AU GURATION

Renan suivait assidûment les séances consa- crées à ce grand recueil épigraphique dont il était l'âme. Notre ami Armand Dayot rap- porte que l'auteur des Origines du Chnstia- nisme et de tant de beaux livres disait par- fois : « De tout ce que j'ai fait, c'est le Corpus que j'aime le mieux. »

« Je pourrais bien m'amuser un peu », écrivait-il dans la joie de sa tâche accomplie. Les amusements du beau soir de sa vie, ce furent ces livres profonds et charmants, ces dialogues, ces discours familiers, ces drames philosophiques, dans lesquels il exprimait avec grâce de fortes pensées, confiait à ses amis inconnus les craintes, les espérances, les doutes qui l'agitaient, exposait sa philo- sophie et confessait sa foi. En 1891, comme en 1848, il croyait fermement que l'avenir appartenait à la science et à la raison.

Sa philosophie morale était celle du parfait

DE LA STATUE D'eRNEST RENAN. 25

savant. Il considérait que le plus noble < emploi qu'on pût faire d'une vie humaine / était de pénétrer les secrets de l'univers. Comme le mystique aspire à s'abîmer en Dieu, il aspirait à s'abîmer dans la science. L'humanité lui était précieuse parce qu'elle produit la science. Il tenait absolument à la moralité parce que des races honnêtes peu- vent seules être des races scientifiques. Sa politique procédait de sa morale. Pour lui, le gouvernement le plus favorable aux inté- rêts de la science était le meilleur. Mais commençait la difficulté, et comme il était très honnête, la politique l'embarrassait beaucoup. C'est une science incertaine qui n'a pas fait de progrès depuis Aristote. Renan a exposé ses doutes et ses contradictions à ce j sujet dans deux drames philosophiques : j Caliban et l'Eau de Jouvence. Le gouvernement qui lui plaît le mieux y

DISCOURS PRONONCÉ A l'iN AU GUR ATION

n'est pas, à vrai dire, une démocratie. C'est un gouvernement aristocratique d'un carac- tère très particulier, puisque le prince y I prend un savant pour premier ministre et I qu'il est lui-même un savant. Ce prince se nomme Prospéro, et Renan, après Shakes- peare, le tient pour habile et vertueux. Au contraire, Renan, comme Shakespeare, se défie de Caliban. Caliban, fils de Sycorax, a les oreilles pointues et un crâne de go- rille. Il est informe et velu. C'est le peuple ignorant. Renan voulait que Caliban atten- dît, pour s'emparer du gouvernement, que ses oreilles s'accourcissent et que son cer- veau s'enrichît de circonvolutions nouvelles. Mais Caliban n'attendit pas. Il renversa Prospéro dont il prit la place. Renan s'en consola et il ne souhaita pas que Prospéro fût restauré.

« J'aime Prospéro, dit-il, mais je n'aime

DE LA STATUE d'eRNEST RENAN. 27

guère les gens qui le rétabliraient sur son trône, Caliban, au fond, nous rend plus de services que ne le ferait Prospéro restauré par les jésuites et les zouaves pontificaux. Loin d'être une renaissance, le gouverne- ment de Prospéro, dans les circonstances actuelles, serait un écrasement. »

Et il conclut: « Gardons Caliban. » v Plutôt que de sacrifier la science à la dé- mocratie, Renan eût sacrifié la démocratie à la science. Mais dès qu'il s'aperçut que la science avait moins à perdre avec Caliban qu'avec Prospéro, il préféra Caliban.

Ces_ilrames, dans lesquels il montre en souriant les difficultés de la politique, sont des chefs-d'œuvre de grâce, d'ironie et de finesse.

On ne trouvera jamais d'expressions assez simples pour louer l'art de Renan, qui est

28 DISCOURS PRONONCÉ A L*IN AU GU R ATI ON

la simplicité parfaite. Il se défiait de Télo- quence et avait la rhétorique en aversion. Son discours fluide est moins dans la ma- nière des Latins que dans celle des Grecs, qui est de beaucoup la plus fine et ne se I laisse guère imiter. Comme les Grecs, il évita toujours l'emphase et la déclamation. Il a mis de l'art dans tous ses livres, puisque dans tous il a mis de l'ordre, et qu'il a tou- jours approprié la manière d'écrire au sujet et toujours subordonné le détail à l'en- i semble. Mais son art se montre avec le ■plus de charme, facile à tous et précieux aux connaisseurs, c'est dans ces Souvenirs d'enfance qui brillent en son œuvre comme la fleur d'or sur les rochers de sa Bretagne. De tous ses livres, c'est le plus aimable parce que c'est celui il a mis le plus de lui- même. On l'y voit tel qu'il était, très grand et très bon. Il aimait les siens et il était

I

DE LA STATUE d'eRNEST RENAN. 29

aimé d'eux. Je célébrerais mal sa mémoire

si je n'appelais pas autour de ce monument

les âmes qui lui furent les plus proches et

les plus douces : Henriette, « si haute et si

pure » (j'emprunte au frère les louanges de

la sœur), Henriette qui, lorsqu'il avait vingt

ans, r lui tendit la main pour franchir un

pas difficile » et qui, dans les nuits de

Ghasir, renouvelait avec lui, d'une pensée

plus forte, les entretiens d'Augustin et de

Monique, au rivage d'Ostie ; Cornélie Schefîer,

la compagne de sa vie, belle, simple, de

l'esprit le plus vif, nourrie de vertus

aimables et fortes ; Ary, son fils, qui vécut

peu de temps, penché sur la mort dans une

langueur qui se répandit en délices et en

grâce sur sa peinture et sa poésie. Auprès

de ces ombres chères, j'appellerai celle qui

reçut de lui le nom de Noénii comme un

souvenir touchant et comme un heureux

3.

30 DISCOURS PRONONCÉ A l'iN AU GURATION

présage, la femme accomplie qui charme et pénètre de respect tous ceux qu'elle reçoit à cette table de famille, couronnée d'enfants, l'image de Renan flotte encore, comme celle du Maître à la table des pèlerins d'Em- maûs. '

J'appellerai les professeurs et les élèves de ce Collège de France, qui fut la demeure de son intelligence et la maison de sa pensée. J'appellerai ses amis, ses disciples, et tous ceux qui l'ont connu. Ils témoigneront tous de sa bonté, de sa tendresse, de sa douceur et de son courage.

Renan se fit toujours du devoir une idée précise et rigoureuse. Pour satisfaire à ses obligations de linguiste, d'épigraphiste , d'exégète, d'archéologue, je ne dirai pas qu'il se priva de tout plaisir. Si nous en croyons d'excellents philosophes, c'eût été commettre le plus gros des péchés. Mais il

DE LA STATUE d'eRNEST RENAN. 31

mit tout son plaisir dans Taccom plissement de ses devoirs, et prit aux moindres un in- térêt fidèle. Il se garda même des amuse- ments de l'intelligence et des joies de Tart qui ne s'accordaient pas avec la régularité professionnelle.

Que cette entente des obligations, cette ponctualité se soit trouvée dans un si vaste esprit, il ne faut pas s'en étonner. De sa nature, le génie est plus ponctuel, plus exact, que la médiocrité. Et ce n'est pas certes une connaissance étendue de la nature qui peut aflaiblir en nous le sentiment du relatif et du nécessaire.

Renan était vertueux de la façon la plus rare ; il l'était avec grâce. Il avait des vertus fortes et des vertus charmantes. Il était bienveillant et serviable. Il mettait tout son soin à ne désobliger personne. Il s'efforçait de se faire pardonner sa supériorité à force

32 DISCOURS PRONONCÉ A l'iN AU GURATI ON

de simplicité, de déférence pour autrui, et en se donnant, autant que possible, les dehors d'un homme ordinaire. Dans des souffrances longues et parfois cruelles , il gardait sa douceur ; et sa joie restait abon- dante : il la composait de la joie des autres. Il conservait du bien qu'on lui voulait une mémoire toujours fraîche, et le mal qu'on lui faisait, il l'ignorait toujours. On pourrait lui appliquer ce vers de Sophocle : « Je naquis pour partager l'amour et non la haine. »

Voilà l'homme sur lequel l'Église a, pen- dant un demi-siècle, versé l'injure et l'ou- trage. Il les souffrit avec une tranquillité souriante. Il disait, dans une de ses préfaces de la Vie de Jésus :

J'écris pour proposer mes idées à ceux qui cherchent la vérité. Quant aux personnes qui ont besoin, dans l'intérêt de leurs croyances, que

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je sois un ignorant, un esprit faux ou un homme de mauvaise foi, je n'ai pas la prétention de modifier leur avis. Si cette opinion est nécessaire au repos de quelques personnes pieuses, je me ferais un véritable scrupule de les désabuser.

Il s'attendait à ce que sa mort fût contée dans des légendes pieuses avec une grande abondance de détails horribles, comme rÉglise a fait pour les derniers moments d'Arius et de Voltaire. « Mon Dieu ! que je serai noir >, s'écriait-il avec un effroi plein de bonhomie.

Il ne se trompait pas. Vous avez vu ce matin encore les éternels ennemis de la science et de la raison obstinés à le noir- cir. Ce serait trahir sa mémoire que d'op- poser pour la défendre l'injure à Tinjure. Nous. n'attaquerons pas l'Église. Bien mieux, nous ne voulons pas la juger aussi sévère- ment qu'elle se juge elle-même quand elle

34 DISCOURS PRONONCÉ A l' IN AU GUR ATION

se proclame immuable. Nous voulons croire qu'elle s'adoucit avec l'âge. Ne l'écoutons pas, elle est plus accommodante qu'elle ne dit, elle est plus humaine qu'elle ne vou- drait le faire croire. De ses vieilles habi- tudes, il lui reste, il est vrai, la manie im- portune de fulminer sans cesse ; mais songez que c'est un progrès moral et qu'elle faisait bien pis autrefois. On peut, sans trop d'in- convénient, lui laisser la liberté de ses ana- thèmes et de ses excommunications. Que ses foudres éclatent, mais qu'elles soient spirituelles I Et que l'État n'en fasse plus les frais I

Messieurs, le sculpteur dont l'œuvre vient d'être dévoilée devant vous n'a pas sans rai- son représenté Pal las Athènè au côté de Renan. Homère nous l'apprend : Athènè a cou- tume de descendre du vas ^ ciel pour s'entre- tenir avec les hommes qui lui sont chers. Elle

DE LA STATUE D'eKNEST RENAN. 35

visita plusieurs fois cet Ulysse, qui avait beaucoup enduré et qu'elle aimait parce qu'il était subtil. Mais le héros ne savait pas tout de suite que ce fût elle et manquait de con- fiance. Un jour, sur le rivage d'Ithaque, elle le lui reprocha doucement :

N'as -tu donc point reconnu Pallas Athènè qui t'assiste dans tes travaux et te protège?

Et le héros fit cette réponse, à laquelle nous trouvons plus de sens que le fils de Laerte n'en a mis :

Il est difficile à un homme de te recon- naître, même au plus sage.

Gomme autrefois sur le rivage de la mer bleue qui vit naître la science et la beauté, maintenant au bord du sombre océan dont la voix berça les rêves d'une race patiente, Pallas Athènè converse avec un ami terrestre •'

36 DISCOURS PRONONCÉ A l' IN AU GURATION

Elle dit :

« Je suis la Sagesse. Il est difficile aux hommes les meilleurs de me reconnaître dès l'abord, à cause de mes voiles et des nuées qui m'enveloppent, et parce que, semblable au ciel, je suis orageuse et sereine. Mais toi, mon doux Celte, tu m'as toujours cherchée, et chaque fois que tu m'as rencontrée, tu as mis tout ton esprit et tout ton cœur à me reconnaître. Tout ce que tu as écrit de moi, poète, est véritable. Le génie grec me fit descendre sur la terre, et je la quittai quand il expira. Les Barbares, qui envahirent le monde ordonné par mes lois, ignoraient la mesure et l'harmonie. La beauté leur faisait peur et leur semblait un mal. En voyant que j'étais belle, ils ne crurent pas que j'étais la Sagesse. Ils me chassèrent. Lorsque, dissi- pant une nuit de dix siècles, se leva l'aurore de la Renaissance, je suis redescer^ ue sur la

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DE LA STATUE D*ERNEST RENAN. 37

terre. J'ai visité les humanistes et les philo- sophes dans leur cellule, ils gardaient pré- cieusement quelques livres au fond d'un coffre, les peintres et les sculpteurs dans leurs ateliers qui n'étaient que de pauvres bou- tiques d'artisans. Quelques-uns se firent brûler vifs plutôt que de me désavouer. D'autres, à l'exemple d'Érasme, échappaient par l'ironie à leurs stupides adversaires. L'un d'eux, qui était moine, riait parfois d'un rire si gros en contant des histoires de géants, que mes oreilles s'en seraient offensées, si je n'avais pas su que parfois la folie est sagesse. Peu à peu, mes fidèles grandirent en force et en nombre. Les Français, les premiers, m'éle- vèrent des autels. Et tout un siècle de leur histoire m'est dédié.

» Depuis lors, depuis que la pensée, dans ses hautes régions, est libre, je reçois sans cesse rhc image des savants, des artistes et

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38 DISCOURS PRONONCÉ A l' IN AU GUR ATION

des philosophes. Mais c'est par toi, peut-être, que me fut voué le culte le plus austère et le plus tendre; c'est de toi que j'ai reçu les plus pures et les plus ferventes prières. Sur ma sainte Acropole, devant mon Parthénon dévasté, tu m'as saluée dans le plus beau lan- gage qu'on ait parlé en ce monde, depuis les jours mes abeilles déposaient leur miel sur les lèvres de Sophocle et de Platon.

» Les immortels doivent plus qu'on ne ; croit à leurs adorateurs. Ils leur doivent I la vie. C'est un mystère auquel tu fus initié. Les dieux reçoivent leur aliment des hom- mes. Ils se nourrissent de la vapeur qui monte du sang des victimes. Tu sais qu'il faut entendre par que leur substance se compose de toutes les pensées et de tous les sentiments des hommes. Les offrandes des hommes bons nourrissent les dieux bons. Les noirs sacrifices de l'ignorance et de la

DE LA STATUE d'ERNEST RENAN. 39

haine engraissent les dieux féroces. Tu Tas dit : les dieux ne sont pas plus immortels que les hommes. Il y en a qui vivent deux mille ans, courte durée si on la compare à celle de la terre, ou seulement à celle de l'humanité, moment imperceptible de la vie des mondes. En deux mille ans, les soleils ardemment lancés dans l'espace n'ont pas seulement eu l'air de bouger.

» Moi, Pallas Alhènè, la déesse aux yeux clairs, je te dois de vivre encore. Mais c'était peu de prolonger ma vie : je plains les dieux qui traînent dans les fades vapeurs d'un reste d'encens leur pâle et morne dé- clin. Tu m'as rendue plus belle que je n'étais il et plus grande. Tu m'as nourrie de ta force et de ta doctrine, et par toi, par ceux qui te ressemblent, mon esprit s'est élargi jus- qu'à pouvoir contenir l'univers de Kepler et de Newton.

40 DISCOURS PRONONCÉ A l'iNAUGUR ATION

» Je suis née intelligente chez les Grecs heureux. Déjà, dans ma jeunesse, j'avais pénétré bien des lois de la vie, que le Dieu nouveau, qui m'a chassée, ne soupçonna jamais. Mais le monde alors était petit. Le soleil n'était pas plus grand que le Pélopo- nèse et le ciel ne dépassait pas la pointe de ma lance. Je ne savais pas plus de géométrie qu'Euclide, ni plus de médecine qu'Hippo- crate, ni plus d'astronomie qu'Aristarque de Samos. 0 savants modernes, vous m'avez fait voir au delà du neigeux Olympe l'infini des univers, et dans chacune des poussières que foule ma sandale, l'infini des atomes, astres eux-mêmes soumis aux lois qui régis- sent les astres.

» Mes regards n'embrassaient que l'At- tique et ses montagnes violettes croît l'olivier. Je ne connaissais de barbares que les Perses et les Scythes. Les navires phé-

DE LA STATUE d'ERNEST RENAN. 41

niciens mouillés au Pirée renfermaient pour moi tout le commerce du monde. J'étais législatrice. Du haut de ma roche sacrée, je gouvernais quelques milliers d'hommes libres, habiles à la parole. Sur les tables des lois, on sculptait mon image dans une attitude simple et pensive, d'une telle beauté, que les hommes d'aujourd'hui ne peuvent la voir sans en être émus. 0 Renan, j'ai mérité les noms que tu m'as donnés de Salutaire, Pacifique, Protectrice du travail, Archégète, Démocratie et Victoire. Mais qu'est-ce que la cité antique auprès des grands peuples modernes? 0 sages, vous m'avez découvert un horizon plus vaste que l'em- pire romain. Vous m'avez montré, sur un sol trépidant du souffle de la vapeur et des chocs de l'électricité, les nations immenses, naguère ennemies, rivales encore, prises toutes à la fois, irritées et en armes, dans

42 DISCOURS PRONONCÉ A l'iN AUGURATION

le réseau d'acier dont la science et l'indus- trie ont enveloppé le globe, cités, peuples, races, un millard six cents millions d'hommes, travaillent les uns pour les autres et les uns contre les autres, s'ignorant ou se haïssant, dans les liens qui déjà les unissent.

» Comment se réglera ce conflit de toutes les énergies et de toutes les passions? Qui vaincra? La haine ou Tamour, l'ignorance ou la science, la guerre ou la paix, la bar- barie ou la civilisation, la force de ceux que tu as appelés « les rois issus d'un sang lourd », ou la puissance de la démocratie? Ne le demande pas. L'avenir est caché même à ceux qui le font. Ne demande pas quelle sera la cité future. Mais sache que c'est moi qui la construirai. Car seule, je suis archi- tecte et géomètre, et ce n'est pas en vain que les savants et les philosophes m'ont rappelée sur la terre.

DE LA STATUE d'eRNEST RENAN. 43

» Pendant que les Titans ennemis des Dieux justes entassent les rochers et que les géants impies forgent leurs armes, je fonde la Ville sainte. A voir mes ouvriers creuser la terre et transporter les matériaux, parfois les sages eux-mêmes ont peine à discerner mes plans ingénieux. Dans les chantiers Ton taillait, au lendemain de Salamine, les marbres de mes Propylées, il était difficile de découvrir, parmi les blocs épars, la pensée harmonieuse de Mnésiclès. C'était pour- tant qu'elle prenait sa forme et naissait à la lumière. L'avenir ne s'y trompera pas : on reconnaîtra mes œuvres à leur stabilité. Les édiûces de l'ignorance et de l'erreur s'écroulent misérablement. Tu l'as dit : Rien ne résiste, rien ne dure, que ce qui a été mesuré et calculé par moi, car je suis la prévoyance, l'ordre et la mesure, car je suis la pensée de tous les hommes qui pensent, la science de

44 INAUGURATION DE LA STATUE DE RENAN.

tous les hommes qui savent, ta science et ta pensée, ô Renan î

» Reçois de mes mains le rameau d'or que tes soins ont fait croître ; vis dans la gloire, vis dans les plus nobles cœurs et dans les plus fortes âmes des hommes, vis en moi, ô le meilleur de mes amis. Tu as obtenu l'immortalité à laquelle tu aspirais. Tout ce que tu as conçu de beau et de bien demeure et rien n'en sera perdu. Lentement, mais toujours l'humanité réalise les rêves des sages. »

FIN

IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS. •— ^ 91 JlO-1 0-03. (Encre Lorflleui).

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