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EMILE,

0 u

DE L'EDUCATION.

TOME TROISIEME.

E M I L E,

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DE r EDUCATION.

Par J. J. ROUSSEAU. Citoyen de Genève,

TOME TROISIEME.

G E K E V K

M. DCC LXXX.

tTï^rrrr

EMILE,

0 u

DE L'ÉDUCATION.

SUITE DU LIVRE HUATRIEMtr.

" U ^.? f ^"*^ ^"* ^"C dans une » ville a Italie, un jeune homme cx- » pâme le voyoit réduit à la dernière » mirerc. Il eroit Calvinifte; mais 5) par les luites d'une étourderic, fe » trouvant fugitif , en pays étran- » ger, Jans reifource, il chanrea de » religion pour avoir du pain! Il y " avoit dans cette ville un hofpice pour «les Profelytes, il y fut admis. Eii EmiU. Toiae III. A

^ E M ï L s.

rin^ruiraiit Rir la controverfe , on lui (iomia dos doutes qu'il inivoit pas, & on lui apprit le mal qu il \, ignoroii : il entendit des dogmes 1 nouveaux, il vit des mœurs encore plus nouvelles; il les vit, & tanht en être la vidime. Il voulut fuir, on renferma ; il fe plaignit', on le punit defes plaintes; à la merci de Tes tyrans, il fs vit traiter en cri- „.rcinel pour n^avoir pas voulu céder au crime. Qiieceux qui liivent com- bien la première épreuve de la vio- " lence& de l'iniuiHce irrite un jeune ' cœur fans expérience, fe fagurent l'état du lien. Des larines de rage ", coiiloient. de Tes yeux , hiidienation l rétouffoit. Il imploroitle Ciel &, les : hommes, il fe confioit a tout le ' monde , & n'étoit écoute de per- fonne. Il ne voyoit que de vils do- mell-iques foumis à l'infàm.e qui 1 ou- trageoit , ou des com.plices du même crime, qui fe railloient de fa reiifj ' tance & Tcxcitoient a les imiter.^ Il étoit perdu fans un honnête hccie- l fiaftique qui vint à Pholpice pour nuelque atfaire, & qu'il trouva le nioven de coni ulter en fecret. L li.c- cléilattique étoit pauvre, & avoit befoin de tout le monde j maiJ^

Livre ÎV, ^

15 Topprimé avoit encore plus befoiii de lui, & il n'héilta pas à l:avoriJcr 53 fon évafion, au rifque de le faire M im dangereux ennemi.

,:> Ecliappé au vice pour rentrer dans 55 landigence , le jeune homme luttoit » fans fucccs contre la deffcinée; un 55 moment il fe crut au-deiius d'elle. 55 A ia première lueur de fortune , fes 55 maux & fon protecteur furent ou- 55 bliés. Il fut bientôt puni .de cette 35 ingratitude , toutes fes cfperances 55 s^évanouirent : fa jeunelib avoit 55 beau le favorifer, fes idées roniii- ^ neiques gàtoiejit tout. N'ayant ni aifez de tal ens , ni alfcz d'adreile pour fe faire un chemin facile ; ne 5, fâchant être ni modéré, ni méchant, 5, il prétendit à tant de chofes qu'il iic fut parvenir à rien. Retombé dans 55 fa première détrcffe , fuis pain , fans 55 afyle, prêt à mourir de faim, il fe „• reifouvint de fon bienfiiteur.

Il y retourne, il le trouve, il. çH eft .bien requ -, fa vue rappel^ à rEccléïïafli-que une bonne adlion " ^VA^ avoit faite i un tel fouvenir réjouit toujours i'anie. Cet homme éioit naturellement humain, compa- 39 tiilant , il fentoit les peines d'autrui ^5 par les ilennes. Se le bien - être

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Emile.

n'avoit point endurci foncœiir; en- fin ies leçons de la il-geife & une vertu éc^airée avoient aiïcrmi fou bon naturel. Il accueille le jeune homme, lui cherche un gîte, l'y recommande j il partage avec lui fort néceifaire , à peine iuffifant pour deux. Il fait plus, il l'inllruit , le confole, il lui apprend Part difficile de fupporter patiemment Tadverllté. Gens a préjugés, eft-ce d'un Prêtre, eft-ce en Italie que vous euffiez et péré tout cela ?

5, Cet honnête Eccléfiaftique étoit un pauvre Vicaire Savoyard , qu'une aventure de jeuneffe avoit mis mal avec fon Evèque, & qui avoit pafîé les monts pour chercher les reiTour- ces qui lui manquoient dans fon pays. Il n'étoit ni fans efprit, ni îans lettres; & avec une £gure m- téreffmte, il avoit trouvé des pro- tcc1:eurs qui le placèrent chez un Aliniftre pour élever fon fils. Il pré- féroit la pauvreté à la dépendance, & il ignoroit comment il faut fe conduire chez les Grands. Il ne refta pas long-tems chez celui- ci; en le quittant il ne j^erdit point fon eftime -, & comme il vivoit fagement & fe fufoit aimer de tout le monde ,

Livre IV. f

., il fe flattoit de rentrer eu grnce au- ., près de fou Evèque, ^ d'en obte- 5, iiîi: que que petite Cure dans les montagnes 5 pour y pailer le relie 5, de les jours. Tel étoit le dernier 5, terme de Ion ambition.

5, Un penchant naturel PintérefToit au jeune fugitif, 8c le lui fit exa- miner avec foin. Il vit que la mau- vaife fortune avoit déjà flétri fou cœur, que l'opprobre & le mépris a voient abattu ion courage , &, que fa fiercé , changée en dépit amer, ne lui montroit dans l'injuftice 8c la dureté des hommes , que le vice de leur nature & la chimère de la vertu. Il avoit vu que la Religion ne fcrt que de mafque à Pintérèt, 55 & le culte ilxré de ftuvc- garde à rhypocriiie: il avoit vu dans la fub- >, tiiité des vaincs difputcs, le Paradis «Se l'Enfer mis pour prix à ties jeux 55 de mots ; il ; avoit vu la fublinie & 55 primitive idèo de la Divinité déR- 5, gurée par les fantafques imagina- 5. tions des hommes -, & trouvant que 55 pour croire en Dieu il faloit renon- 5, cer au jugement qu'on avoit requ 55 de lui , il prit dans le même dédain 55 nos ridicules rêveries ; & l'objet au- 55 quel nous les appliquons i fans rieu

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Emile.

fdvck de ce qui e{l:,fans rien ima- giner fur la génération des choies , il fe plongea dans fa ffcupide igno- rance 5 avec un profond mépris pour tous CQUX q^ui penfoient en favoir plus que lui.

5, L'oubli de toute religion conduit à foubli des devoirs de l'homme. Ce progrès étoit déjà plus d'à moitié fait dans le cœur du libertin. Ce n'étoit pas pourtant un enfant m/al ', mais l'incrédulité , la mifere , étouffant peu-à-peu le naturel , fen- trainoient rapidement à fa perte , & ne lui préparoient que les mœurs d'un gueux & la morale d'un athée. 5, Le mal , prefque inévitable , n'étoit pasabfolumencconfommé. Le jeune homme avoit des connoiiîances , & fbn éducation n'avoit pas été né- gligée. Il écoit dans cet âge heu- reux , le fang en fermentation commence d'échauffer famé fans Paifervir aux fureurs des fens. - La Tienne avoit encore tout fon rcifort. Une honte native, un caradere ti- mide fuppléoient à la gène, & pro- iongeoient , pour lui , cette époque dans laquelle vous maintenez votre Elevé avec tant de foins. L'exemple odieux d'une dépravation brutale

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Livre IV. 7

& d'un vice lins charme, loin d'ani- 5, mer Ion imagination , l'avoit amor- 5, tie. Long - tems le dégodt lui tint 5, lieu de vertu pour confcrver fon 3, innocence 3 elle ne devoit fuccomber 35 qu a de plus douces iëdudions.

35 •L'Ecc'éfiaftique vit le danger 8c 55 les relîbiirccs. Les diiîîcultes ne le 35 rebutèrent point ; il fe complaifoit 33 d.ms ion ou\rage , il rcfolut de 35 Tache ver , & de rendre à la vertu la viclime qu'il avoit arrachée à l'in- famie. Il s'y prit de loin pour exé- cuter fon projets la beauté du mo- 33 tif animoit fon courage , & lui inf- 33 piroit des moyens dignes de ion 33 zele. Quel que Rit le ilicces , il 5, étoit fur de n'avoir pas perdu ibn 5, tems : on réulîit toujours quand 0:1 55 ne veut que bien faire.

,. Il .commença par gagner ]a con- 5, £ance du Profélyte en ne lui ven- 5, dant point fes bienfaits , en ne le rendant point importun , en ne lui 5, faifant point de fermons , en fe 5, mettant toujours à portée, en fe faiiànt petit pour s'égalera lui. C'é- 5, toit, ce me femble , un fpedacle 3, aflei: touchant , de voir un homme 5, grave devenir le camarade d'un poiif- 35.. ion 3 & la vertu fe prêter au ton

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Emile.

de

a licence, pour en triompher plus furement. Qiiand l'étourdi ve- noit lui faire fes Iblles confidences & s'épancher avec lui , le Prêtre récoutoit , le mettoit à fon aile ; fans approuver le mal il s'intérell foit à tout. Jamais une indifcrete cenfure ne venoit arrêter fon babil & relferrer fon cœur. Le plaiiir avec lequel il fe croyoit écouté, augmen- toit celui qu'il prenoit à tout dire. Aiiili fe fit fi confeilion générale , {ans qu'il fongeât à rien confeifer. Après avoir bien étudié fes fen- timens & fon caradere , le Prêtre vit clairement que, fans être ignorant pour fon âge, il avoit oublié tout ce qifil lui importoit de fa voir , & que l'opprobre l'avoit réduit la fortune , étouHbit en lui tout vrai lentiment du bien & du mal. Il cil un degré d'r.brutiliement qui ôte la vie à Tame j & la voix intérieure m ùii point fe faire entendre- à celui qui ne fonge qu'à fe nourrir. Pour garantir le jeune infortuné de cette mort morale dont il étoit il près, il commença par réveiller en lui l'amour - propre & l'eftime de foi-même. Illui montroit un avenir plus heureux dans le bon emploi

L I V R E IV. f

de fes talensi il ranimoit dans fou cœur une ardeur géncreufe , par le ;, récit des belles actions d'autruijeii 5, lui laiian.t admirer ceux qui les 5, avoient laites , il lui rcndoit le de- lir d'en faire de femblables. Pour ., le détacher infenliblement de vie oiiîve & vagabonde, il lui faifoit 5, faire des extraits de li^Tes choifis ; ., & feignant d'avoir befoin de ces ., extraits , il nourrilfoit en lui le noble ,, fentiment de la rcconnoillànce. Il l'inftruifoit indiL-edement par ces livres i il lui faifoit reprendre alfez 5, bonne opinion de lui-même pour ne pas fe croire un être inutile à tout ,, bien, & pour ne vouloir pUis le 5, rendre méprifable à fes propres » yeux.

Une bagatelle fera juger de l'art 5, qu'employoit cet homme bicnfiifant ^, pour élever infenliblement le cœur de fon difciple aii-deiTus de la bat ihS^2 ^ fans paroître fonger à fon ,, iniirudion. L'Eccléfiailique avoit 5, ujie probité bien reconnue & un difcernement 11 fur, que plu. jReurs perfonnes aimoient mieux 5, faire paifer leurs aumônes par fes mains , que par celles des riches >, Curés des villes. \Jn jour qu'on lui

JO E M I L Ê» .

5, avoit donné quelqu'argent à diftri- biier au pauvres , le jeune homme eut , à ce titre , la lâeheté de lui 5, en demander. Non, dit-il , nous 5, fommes frères , vous m'appartenez , 5, & je ne dois pas toucher à ce dé- 5, pot pour mon ufage. Enfuite il lui 5, donna de fon propre argent autant qu'il en avoit demandé. Des leçons 5, de cette efpece font rarement pcr- 5, dues dans le co3ur des jeunes gens 3, qui ne font pas tout- à -fait cor- 5, rom.pus.

Je m.e laiïe de parier en tierce ,5 perfonne, 8c c'eft un foin fort fu- 5, perflu 5 car vous fentez bien, cher 5, concitoyen , que ce malheureux fu- 5, gitif c'eft moi-même j je me crois 5, allez loin des délbrdres demajeunef- ,5 pour ofer les avouer 5 & la main qui m'en tira mérite bien , qu'aux dé. 5, pens d'un peu de honte , je rende , 5, au moins , quelque homieur à lés bienfaits.

Ce qui me frappoit le plus , étoit 5, de voir , dans la vie privée de mon 3, digne maître, la vertu (ans hypo- 5, crilie , l'humanité fans foiblcjfe , des 5, difcours toujours droits & fmiples , & une conduite toujours corforme ^3 àfes difcours. Je ne le voyois point

L I V R E IV. II

5, s'inquiéter, fi ceux qu'il aidoit al- loicnt à Vêpres 5 s'ils fe confer- foieiit ibuventj s'ils jeanoient les jours prcfcrits ; s'ils faifoieiit mai- 5, grc : ni leur impoièr d'autr:s cou- ditions iembîabîes, fans iefqaellcs , dut-on mourir de mif?re, on n'a ^, nuîle aliiibnce a eipérer des dé- y^ vors.

Encouragé par ces obfervation? , loin d'étaler moi-même à les yeux le zèle atïedé d'un nouveau *^con-. verti, je ne lui cachois point trop mes manières de penier , & ne l'en voyois pas- plus fcandalifé. Qriei- quefois j'a;Urois pu me dire ; m.e 3, paiie mou inditicWence pour le culte « que j'ai embraiîe , en faveur de celle qu'il me voitaulfi pour le culte dans lequel je fais né^ il fait que mon dédain n'elt plus une affaire 55 de parti. Mais que de vois- je peu- 5, fer , quand je l'entendois quelq^ue- fois approuver des doa^mes contrai- res à ceux de FEgliië Romaine, 8^ 55 paroitre eltimer médiocrement tou- 5, tes (es cérémonies ? Je Paurois cru 5, Proteihiit ààgmil , fi je l'avois vu. « moins fidèle *à. ces mêmes ulàoe& dont il fembloit faire aifez peu "de « cas 3 mais lâchant qu'il s'acquittoit

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12 E M 1 L E.

£uis témoin de Tes devoirs de Prè> treaulFi ponduellement que fous les yeux du public , je ne favois plus qre juger de ces contradictions. Au >, défaut près, qui jadis avoit attiré ,, fa difgrace , & dont il n'étoit pas ,; trop bien corrigé , fa vie étoit exem- ,5 plaire , fes mœurs étoient irrépro- ,5 chables , fes difcours honnêtes 8i, judicieux. En vivant avec lui dans ,. la plus grande intimité, j'apprenois ,5 à le reipecler chaque jour davanta- ge i & tant de bontés m'ayajîttout- ,5 à-fait gagné le cœur , j'atcendois t.vec une curieufe inquiétude le mo- ,5 ment d'apprendre fur quel principe 55 il fondoit l'uniformité d'une vie aulil 55 ilnguliere.

5, Le moment ne vint pas iitôt. Avant de s'ouvrir à fon difciple, il 5, s'eiforça de faire germer les iemen- 55 CCS de raiibn & de bonté qu'il jet- 55 toit dans fon ame. Ce qu'il y avoit 55 en moi de plus difficile à déiruire 55 étoît une orgueilleufe mifanthropie ^ ,5 une certaine aigreur contre les riches 5, & les heureux du monde, comme 5, s'ils l'eulTent été a mes dépens 5 & 5, que leur prétendu bonheur eût été 3, uiurpé fur le mien. La folle vanité 5, de lu jeunelie qui regimbe contre

L I V R E I V. ig

5, rhiimiiiatioii , ne me donnoit que, 5, trop de penchant à cette humeur co- 1ère j & Tamour - propre que mon Mentor tàchoit de réveiller en moi > 5, me portant à la fierté , rendoit les 5, hommes encore plus vils à mes yeux j év'ue Faifoit qu'ajouter, pour 5, eux , le mépris à la h.iUie.

5, Sans combattre diredement cet 5, orgueil , il l'cmpècha de fc tourner 55 en dureté d'ame , & fans m'ôter 3, Teilime de moi-même, il la rendit 5, moins dédaigneufe pour mon pro- 5, cbain. En éci.rtant toujours la vaine 5, apparence & me montrant les maux" 5, réels qu'elle couvre, il m'apprenoit 5, à dép'orer les erreurs de mesTem-. 5, blables , à m'attendrir fur leui*s mi- >, feres , & à les plaindre plus qu'aies 55 envier. Emu de compaliion fur les 5, foiblclies humaines, parle profond 35 fentiment des i jeunes, il voj^oitpar- 5, tout les hommes viclimes de leurs 3, propres vices & de ceux d'autruii 35 il voyoit les pauvres gérnir fous le 3, joug des riches, & les riches fous 35 le joug des préjugés. Croyez -moi, 35 difoit-il , nos illu(ions,loin de nous 55 cacher nos maux , les augmentent, 55 en donnant un prix à ce qui n'en 5, a point 3 & nous rendant feniîbies ^

14 Emile.

mille fiiufles privations que nous

5-j ne fendrions pas fons elles. La paix

3, de l'ame confilie dans le mépris de

5, tout ce qui peut la troubler ; Phom-

me qui fait le plus de cas de la vie,

5, eft celui qui feit le moins en jouir,

,, & celui qui afpire le plus avide-

5 5 ment au bonheur , eft toujours le

5, plus mifëi'able.

5, Ahî quels triftes tableaux, nré- 5, criois-je avec amertume! s'il fautfe 5, refuièr atout , que nous a doncfervi 35 de naître , & s'il ^ faut méprifer le 5, bonhjeur même, qui eft-ce qui fait être heureux? C'eft moi, 'répondit un jour le Prêtre, d'un ton dont je 5, fus frappé. Rpureux , vous î peu fortuné, ii pauvre, exilé, perfécutéi vous êtes heureux l Et qu'avez- vous 5, fait pour l'être ? Mon enfant , reprit- il, je vous le dirai volontiers. \

., I^^-defîus il me fit entendre qu'a- près avoir reçu mes confeirions , il vouloit me faire les tiennes. J'é- pancherai dans votre fem, me dit- il en m'embralfant , tous les fenti- mens de mon cœur. Vous me ver- rez , fi non tel que je fuis , au moins tel que je me vois moi-mê- me. Quand vous aurez requ mou

:>

Livre I Y. ly

entière profclKon de foi , quand vous connoîtrez bien l'état de mon ame, yous iàurez pourquoi je m'ci- time heiireivx , 8i^ Ci vous penfez 3, comme moi , ce que vous avez à faire pour Pètre. Mais ces aveux ne font pas l'affaire d'un moment ; il faut du tems pour vous expofer tout ce que je pcnfe fur le fort de l'hom- me 5 8c fur le vrai prix de la vie ; prenons une heure, un lieu com- mode pour nous livrer paifiblement à cet entretien.

5, Je marquai de remprefferaent à l'entendre. Le rendez -vous ne fut pas renvoyé plus tard qu'au lende- main matin. On étoit en été ; nous nous levâmes à la pointe du jour. Il me mena hors de la ville , fur une haute colline , au-deifous de laquelle palfoit le , dont on voyoit le cours à travers les fertiles rives qu'il 55 baigne : Dans l'éloignement , Tim- 55 menfe chaîne des Alpes couroniioit 55 le payfage. Les rayons du foleil le- 55 vaut rafoient déjà les plaines , & 55 projettant fur les champs par longues 55 ombres les arbres , les coteaux , 35 les maifons, enrichiifoient de mille j5 accidens de lumière, le plus beau

i6 Emile.

tableau dont l'œil hiimaiti puifTe 5, être frappé. On eut dit que la Na- 5, ture étaloit à nos yeux toute fa 55 magnificence, pour en otirir le texte à nos entretiens. Ce fut , qu'a- s, près avoir quelque tems contemplé 5, ces objets en filence , l'homme de 55 paix me parla ainfi.

Livre IV. 17

►^^ecrs'C <S2'€d3>, ^"^c^se ^Dc^2>^.

PROFESSION DE FOI

BU VICAIRE SAVOYARD.

J\'l o N enfant , n'attende?; de moi ni des difcours favans , ni de profonds raifonnemcns. Je ne fuis pas un grand Philofophc, & je me foucie peu de l'être. Mais^ j'ai quelquefois du bon fens , & j'aime toujours la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous convaincre ; il me fuffit de vous expoi'er ce que je penfe dans la fimplicité de mou cœur. Confultez le vôtre durant moii dilcours , c'eft tout ce que je vous de- mande. Si je me trompe, c'eft de bonne foi j cela fuffit pour que mon erreur ne me foitpas imputée à crime 5 quand vous vous tromperiez de même, il y auroit peu de mal à cela : li je penfe bien , la raifon nous e(l commune , & nous avons le même intérêt à Pécou- ter; pourquoi ne penferiez -vous pas comme moi ?

Je fuis pauvre & pavfan, deftiué

j8 Emile.

par mon état à cultiver la terre; mais on crut plus beau que j'apprilie à ga- gner mon pain dans le métier de Prê- tre, & l'on trouva le moyen de me faire étudier. Aliuréraent ni mes pa- ïens , ni moi ne fongions gueres à chercher en cela ce' qui étoit.bon, vé- ricable, utile, mais ce qu'il faloit ia- \-oir pour être ordonné. J'appris ce 5que l'on vouloit que i'appriiie, je dis ce qu'on vouîoit que je dilfe, je m'en- gageai comme on voulut, & je fus fait Prêtre. ^îais je ne tardai pas à fentir .qu'en m'obligeant de n'être pas.hom- îTiC, j'avois promis plus que je ne pou- y ois tenir.

On nous dit que la confcience efi: l'ouvrage des préjugés 3 cependant je fais par mon expérience qu'elle s'obf- tme a iitivre l'ordre de la Nature contre toutes les loix des hommes. On a beau nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours ibiblement ce que nous permet la Nature bien or- donnée, à plus forte raifon ce qu'elle nous prefcrit. O bon jeune homme! elle n'a rien dit encore à. vos fens , vivez îo]ig-tems dans l'état heureux fa voix eil celle de l'innocence. Souve- nez-vous qu'on i'orfenfe encore plus quand on la prévient, que quand on

L I y R E I V. 39

la combat; il faut commencer par ap- prendre à réiîiter, pour favoir quand on peut céder lluis crime.

Dès ma jeuneilë j'ai refpedé le ma- riage comme la première & la plus {ainte inftitution de la Nature. M'étant ôté le droit de m'y foumettre, je ré- folus de ne le point profaner s car mal- gré mes cUilfes & mes études, ayant toujours mené une vie uniforme & fîmple, j'avois confcrvé dans mon eC prit toute la clarté des lumières [ri- mitives ; les maximes du monde ne les rivoient poin.t obfcurcies. , & ma pauvreté m'é'oignoi^tt des tentations qui dictent les ibphifmes du vice.

Cette réfolution fut précifément ce qui me perdit; mon refpcd pour le lit d'autrui lailFa mes fautes à décou- vert. Il falut expier le fcandalc; ar- rêté , interdit , chailé , je fus bien, plus la vidcime de mes fcrupules que de mon incontinence , & j'eus lieu de comprendre aux reproches dont ma. difgrace fut accompagnée , qu'il ne faut fbuvent qu'aggTaver la faute pour échapper au châtiment.

Peu d'expériences pareilles mènent loin un eiprit qui réiléchit. Voyant par de trilles ob fer varions renverfer les idées que j'avôis du juile , di

20 Emile.

rhonnète , & de tous les devoirs de rhomme,je perdois chaque jour quel- qu'une des opinions que j'avois rcques j celles qui me rei-toient ne fuffifant plus pour faire enfemble un corps qui pût fe foutenir par lui-même , je fen^ tis peu-à-peu s'obfcurcir dans mon ef- prit l'évidence des principes 3 & réduit enfin à ne favoir plus que penfér , je parvins au même point ou vous êtes , avec cette dilférence , que mon incré- dulité , fruit tardif d'un âge plus mûr, s'étoit formée avec plus de peine , & devoir être plus diflRcile à détruire.

J'étois dans om difpofitions d'incer- titude & de doute , que Dcfcartes exi- ge pour la recherche de la vérité. Cet état eil peu fait pour durer, il eft inquiétant & pénible ; il nV a que l'intérêt du vice ou la pareffe de Pâme qui nous y laine. Je n'avois point le cœur allez corrompu peur m'y plaire ; & rien ne conferve mieux l'habitude de réfléchir, que d'être plus content de foi que de ù fortune.

Je méditois donc fur le trifte fort des mortels, flottans fur cette mer des opinions humaines , fins gouvernail , fans boullole , 8z livrés à leurs paf- fions orageufes, fans autre guide qu'un pilote inexpérimenté qui méconnoit fa

L I V R E IV. 3tï

route , & qui ne fait ni d'où il vient, ni il va. Je me difois ; j'aime la vérité, je la cherche & ne puis la reconnoitre -, qu'on me h montre , & 'fy demeure attache : pourquoi £uit-il qu'elle ie dérobe à remprellemcnt d'un cœur fa^t pour Tadorer '^

Qiioique j'aie foiivent éprouve de plus grands maux , je n'ai jamais me- né une vie aulïi conftamment défa- grcable que dans ces tems de trouble & d'anxiétés, fans celle errant de doute en doute, je ne rapportois de mes longues méditations qu'incertitu- de , obfcurité , contradidlions fur la caufe de mon être & liir la règle de mes devoirs.

Comment peut-on être fccptique par fyftème & de bonne foi? j2 ne fau* rois le comprendre. Ces Philofophes, ou n'exiftent ^as , ou font les plus malheureux des hommes. Le doute fur les chofes qu'il nous importe de connoitreeft un étattrop violent pour Tcfprit humain ; il vCy réfifte pas long- tems , il fe décide malgré lui de ma-» niere ou d'autre , & il aime mieux fe tromper que ne rien croire.

Ce qui redoubloit mon embarras , étoit qu'étant dans une Eglife qui décide tout, qui ne permet aucuiv

3L2 Emile.

doute , un leul point rejette me faifoit fejetcer tout le refte , & c^ue l'impofl flbilicé d'admettre tant de dédiions abfurdes , me détachoit aullî de celles qui ne l'étoient pas. En me difant; croyez tout , on m'empechoit de rien croire, & Je ne favois plus m' ar- rêter.

Je confultai les Philofophes , je feuilletai leurs livres , j'examinai leurs diverfes opinions) je les trouvai tous fiers , affirmatifs , dogmatiques , mê- me dans leur fcepticirme prétendu , n'ignorant rien , ne prouvant rien , fe moquant les uns des autres ; «& ce point commun à tous, me parut le feul fin- lequel ils ont tous raifon. Triomphans quand ils attaquent , ils font fans vigueur. en fe défendant. Si vous pefez les raifons, ils n'en ont que pour détruire; C\ vous comptez les voix , chacun eft réduit à la fienne ; ils ne s'accordent que pour difjiuter : les écouter n'étoit pas le moyen de fortir de, mon incertitude.. .

conqus que PinfùlKfîinpç de Tef- prit'humam eit la première" caùfe de cette prodigieufe diveraté de fenti- mens , & que l'orgueil eil la féconde. Nous n'avons point les mcfurcs de cette machine immeiife y nous n en

Livre IV. 2i

pouvons calculer les rapports; nous n en connoiilbns ni les premières loix , ni la cauie finale -, nous nous igno- rons nous-mêmes ; nous ne connoiC- fous ni notre nature , ni notre prin- cipe adif i à peine favons-nous (i l'hom- me cil un être fimple ou compofe j àes myfleres impénétrables nous en- vironnent de toutes parts ; ils font au-deflus de la région feniible ; pour les percer nous croyons avoir de l'in- telligence , & nous n'avons que de i'imogijiation.. Chacun fe fraye, à tra-. vers ce monde imaginaire, une route qu'il croit la bpnne.; nul ne peut* fa- voir Ci la (iqïiïiq mené .au bue. Ce-. pendant- nous voulons tout pénétrer ,. tout connoitrc. . La , feule choie que: nous nefavpns point, eft;d'ighorer ce- que nous ne pouvons favoir. Nous aimons mieux nous déterminer au ha- sard, & croire ce qui n'eil pas, que d'avouer qu'aucun de .nous ne peut, voir ce qui eft. Petite partie d'un §y;and tout do.nt.les bornes nous échap-: I?ent, .Se que fan auteur livre à nos folles difputes ',!j,nQus femmes affezl vains pouf vouloir décider ce qu'eil' ce tout en lui-mèmie, & ce que nous" fommes par rapport à lui.

Quand les Philofophes feroient e^

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état de découvrir la vérité , qui d'en- tre eux prcndroit intérêt à elle? Cha- cun fait bien que ion fyitème n'eft pas mieux fondé que les autres 5 mais il le foutient parce qu'il eft à lui. Il n'y en a pas un feul , qui , venant à connoitre le vrai & le faux, ne pré- férât le m.enfonge qu'il a trouvé à la vérité découverte par un autre. cil le Philofophe , qui, pour fa gloire, ïie tromperoit pas volontiers le genre humain? eft celui, qui, dans le fecret de fon cœur , fe propofe un nutre objet que de fe diftinguer ? Pour- vu qu'il s'élève au-deffus du \T.ilgaire., pourvu qu'il efface l'éclat de fes con- currens , que demande - 1 - il de plus 1 L'elfe ntiel eft de penfer autrement que les autres. Chez les croyans il eft athée , chez les athées il feroit croyant.

Le premier fruit que je tirai de ces réflexions , fut d'apprendre à borner mes recherches à ce qui m'intéreifoit immédiatement 3 à me repofer daiir une profonde ignorance fur tout le relte, & à ne m'inquiétcr , jufqu*au doute , que des choies qu'il m'impor- toit de fivoir.

Je compris encore que , loin de me délivrer de mes doutes inutiles , les

Philofophe s

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fhilofophes ne fer oient que multi- plier ceux qui me tourmeiitoient , & n'eu réfoudroient aucun. |e pris donc un autre guide, &: je me dis: con^ lultons la lumière intérieure, elle m'c- garera moins qu'ils ne m'cgarent, ou, du moins , mon erreur fera la mienne » & je me dépraverai moins en fiiivant nies propres illufioii^, qu'en me livrant a leurs menfonges.

Alors en repalfant dans mon efprit les diverfes opinions qui m'avoient tour-a-tour entraîné depuis ma naif^ Icince, je vis que, bien qu'aucune .a elles ne fût allez évidente pour pro- duire immédiatement la convidion, elles avoient divers degrés de vraifem- blance, & que l'aiîentiment intérieur sy pretoit ou s'yrefufoit à dilFérentes melures. Sur cette première obfarva- tioii , comparant entre elles toutes ces dilterentes idées dans le filence des préjuges, je trouvai que la première, & la plus commune , étoit auliî la plus limple & la plus raifonnable ; & qu'il ne lui manquoit , pour réunir tous les iultrages , que d'avoir été propofée la dernière. Imaginez tous vos Philofo- phes anciens & modernes , ayant d'à- bord epuifé leurs bizarres fyltèmes de torces , de chances , de fatalité , de

Emile. Tome III. B

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nécefîité, d'atomes, de monde anime, de matière vivante, de ma:éiia!iir:ie de toute efpecc; & après eux lojs riiluitre Ciarke, éclaiiTtut ie monde , annonçant en6n PEtre des Etres & le diipeniateardes chof^s. Avec quelle univerfelle admiration, avec quel ap- plaudi iement unanime n'eût point écé reçu ce nouveau fv ileme fi grand , fi coiiib^ant, fi fliblime, Ci propre a éle- ver famé, à donner une bafe à la vertu , & en même tems fi frappant, fi lumineux , Ci fimple , & , ce me fem- ble , offrant moins^ de cîiofes incom- préhenfibles à l'efprit humain, qu'il n-en trouve d'abfurdes en tout autre fviième î Je me difoisj les objections iitiblables font communes a tous , par- ce que Pefprit de Phomme eil: trop borné pour les refondre , elles ne prou- vent donc contre aucun par préféren- ce j mais quelle différence entre les preuves directes! Celui-là feul qpi ex- plique tout ne doit-il pas être préféré , quand il n'a pas plus de diiïiculté que les autres';'

Portant donc en moi Pamour de la. vérité pour toute philoiopliie , & pour toute méthode une règle facile & fimple , qui me difpenfe de la vaine fubtfhté des argumens , je reprens ,

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fur cette règle, l'examen des' connoif- faiices qui m'intéreiient, réiblu d'ad- mettre pour évidentes toutes celles aux- quelles , dans la lincérité de mon coeur , je ne pourrai refuler mon confente- ment ; pour vraies , toutes celles qui me paroitront avoir une liaifon nécei- faire avec ces premières , ik de laif- fer toutes les autres dans Pincertitude , f ms les re jett-er ni les admettre , 8z fans me tourmenter à les éclaircir, quand elles ne mènent à rien d'utile pour la pratique.

Mais qui fuis-je? Quel droit ai -je de juger les chofes, & qu'cft-ce qui "détermine mes jugemens ? S'ils font entrainéi forcés par les imprelîions que je recois , je me f itigue en vain à cqs recherches, elles ne fe feront point, ou fe feront d'elles-mêmes, fins que je me mêle de les diriger. Il faut donc tourner d'abord mes regards fur moi pour connoitre i'initrument dont je veux me fervir, & jurqu'à quel point je puis me fier à fon ufage.

J'cxide , & j'ai des fens par lerqueîs je fuis aifedé. Voilà la première vé- rité qui me frappe, & à laquelle je fuis forcé d'acquiefcer. Ai-je un fenti- ment propre de mon exiitence, ou ne la fens - je que par mes fcnfations ^

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2t8 Emile.

Voilà mon premier doute, qu'il m'eft, quant à prefent , impoirible de refondre. Car étant continuellement ali'eclé de ièniations , ou immédiatement , ou par la mémoire, comment puis-je favoir le ientiment du mol eiî quelque chofe ]î(^rs de ces mêmes fenfations, & s'il peut être indépendant d'elles?

Mes fenfations fe paffent en moi, puifqu'clles me font fentir mon exif- tence 3 mais leur caufe m'eft étrangère , puiiqu'elles m'affeclcnt malgré que j'en ave , & qu'il ne dépend de moi ni de les produire, ni de les anéantir. Je conçois donc clairement que ma fen- iition qui d\ moi , & fa caufe ou fon objet qui eft hors de moi , ne font pas la même chofe.

Ainii non - feulement j'exifte, mais il e:dfte d'autres êtres, favoir les ob- jets de mes fenfations j & quand ces objets ne feroient que des idées , tou- jours eft-il vrai que ces idées ne font pas moi.

Or , tout ce que je fens hors de moi & qui agit fur mes fens, je Tap- pelie matière; & toutes les portions de matière que je con(;ois réunies en êtres individuels , je les appelle des corps. Ainfi toutes les difputes des idéa- lilles (Se des matcriaUftes ne ij^nilient

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rien pour moi : leurs difHncl'ons iiir l'apparence & la réalité des corps font des chimères.

Me voilà déjà tout aufii fiir de Texif- tcncc de l'Univers que la mienne. En- fuite je rétiéchis fur les objets de mes fenfations; & trouvant en moi la fa- culté de les comparer , je me fens doué d'iine force adive que je ne favois pas avoir auparavant.

Appercevoir c'eft fentir, comparer c'ell juger : juger & fentir ne font pas la même chclè. Par la fenfitioii , les objets s'oiîVent à moi féparés, ifolés, tels qu'ils font dans la Nature 3 par la comparaifon , je les remue , je les tranl^ ?orte, pour ainfi dire, je les pofë 'un fur l'autre pour prononcer fuir eur différence ou fur leur Hmilitudc , & généralement fur tous leurs rapports. Selon moi la faculté diftindive de l'ccre adif ou intelligent , eft de pouvoir donner un fens à ce mot efl. Je cher- che en vain, dans i'ètre.purement ien- fitif , cette force intelligente qui lu- perpofe & puis qui prononoe -, je no la faurois voir dans la nature. Cet être paffif fentira chaque objet (éparément , ou même il fentira l'objet total formé des deux 5 mais n'ayant aucune force pour les replier l'un fur l'autre, il ne

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^o Emile.

les comparera jamais , il ne les jugera point.

Voir deux objets à la fois ce n'eft 'pas voir leurs rapports, ni jug^r de îeiirs dilférenees j appercevoir pliiiieurs objets les uns hors des autres n'eft pas >les nombrer. Je puis avoir au mèiiie inilant ride e d'un grand bâton & d'un petit bAron fans les comparer , fans ju- ger, que fun ell plus petit que Tautre 5 comme je puis voir à la fois ma maia entière finis faire le compte de mes doigts (24). Ces idées comparatives, plus grand, plus petit, de même que les idées numériques d'un, de deux , &c. ne font certainement pas des fenfa- tions , quoique nion efprit ne les pro- duife qu'a roccaiion de mes fenfa- tions.

-On nous dit que Pètre fenlitif dit tingue les fenlarions les unes des au- tres par les dilférenees qu'ont entre elles ces mêmes fenfatiojis : ceci de- mande explication. Qiiand les leiila- tions font diiîérentes , l'être ferilitif les

(24) Les relations de M. de la Coniani'iie nous parlent d'un peuple qui ne favoit comp- ter tiuejufqu'à trois. Cependant les hommes qni comporoient ce peuple ayant des mains, avoient fouvent apperçu leurs doigtes ^ fansfavoir com^U^r jilfqu'à cinq. -

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diftingue par leurs différences : quand elles font femblables , il les diilingue parce qu'il fent les unes hors des au- tres. Autrement, comment, dans une fenfation limultanée, dillingueroit - il deux objets égaux ? Il faudroit nécef- fairement qu'il confondit ces deux ob- jets & les prît pour le même , fur- tout dans un fyflème l'on prétend que les feiifations repréfentatives de i'érendue ne font point étendues.

(^land les deux fenfations à com- *parcr font apperçues , leur imprellioii "eft faite , chaque objet effc fenti, les Heux font fentis ; mais leur rapport n'eil pas fenti pour cela. Si le juge- ment de ce rapport n'étoit qu'une {qh- fation 5 & me venoit uniquement de l'objet, mes jugemens ne me trompe- roient jamais , puiiqu'il n'ell jamais faux que je fente ce que je feus.

Pourquoi donc, eft -ce que je me trompe fur le rapport de ces deux bâ- tons, .fur- tout s'ils ne font pas pa- rallèles i^ Pourquoi dis -je, par exem- ple, que le petit bâton eft le tiers du grand, tandis qu'il n'en eft que le quart? Pourquoi l'image, qui eft la fenfation, n'eft-êliepas conforme à fon modèle, qui eft l'objet ? C'eft que je fuis actif quand je juge, que l'opéra-

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^2 Emile.

tion qui compare eft feutive, 8c que mon entendement qui juge les rap- ports , mêle fes erreurs à la vérité des fenfations qui ne montrent que les objets.

Ajoutez à cela une, réflexion qui vous frappera , je m'aiîure , quand vous y aurez penfé ) c'eiè que Ci nous étions purement palîifs dans Pufage de nos fens , il ji'y auroit entre eux aucune communication; il nous feroit impof- fible de connoitre que le corps que nous touchons & Pobjet que nou^ voyons font le m.ème. Ou nous ne [en- tirions jamais rien hors de nous, ou il y auroit pour nous cinq fubftances ienfibles , dont nous n'aurions nul moyen d'appercevoir l'identité.

Qij'on donne tel ou tel nom à cette f jrce de mon efprit ,qui rapproche & compare mes fenfations s qu'on l'appelle atteiition , méditation , réflexfon , ou comme on voudra ; toujours eft-il vrai qu'elle eft en moi & non dans les cho- ies , que c'eft moi feul qui la produis , quoique je ne la produife qu'à l'occa- lion de l'impreiîîon que font fur moi les objets. Sans être maître de fentir ou de ne pas fentir , je le fuis d'exa- miner plus ou moins ce que je fens.

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Je ne fuis donc pas fimplcmcnt ii:i être fcnfitif »S: piiiiîF, mais un être acbf & iiiteliigenc , & quoi qu'en dife la philoibphie, j'oferai prétendre à i'hcn^ neiir de pcnfer. Je fais ieuicment qae la vérité cil dans les chofes 6: non pas dans mon eiprit qui les juge, & que moins je mets du mten dans Jes^ jugemens que j'en porte, plus jo^iais îùr d'approcher de la vc."ité : amiî ma reg'C de me livrer au icntiment plus qu'a la raifon , cil confumée par la. railbn même.

M'étant, pour ainfi dire, a.^uré de moi-même , je commence à regarder - hors de moi , & je me confidere avvX- une forte de Frémiiîemenc , jette , perdu dans ce vaile Univers , <Sc comme noyé dans rimmenfité d:s êtres, iàns rien (avoir de ce qu'ils font, ni entre eux, ni par rapport à moi. Je les étudie, je les obferve , & le premier objet qui fe prélente a moi pour les comparer, c'efl moi-même.

Tout ce que j'appcrqois par les fens eft matière, & je déduis toutes les propriétés eUeiitielles de la matière des qualités fenfibles qui me la font ap- percevoir, & qui en font in réparables. Je la vois tantôt en mouvement &tau-.

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tôt en repos (^y), d'où j'infère que, ni le repos, ni le mouvement ne lui font eiTentiels -, mais le mouvement étant une action , eft l'effet d'une caufe- dont le repos n'cft que rabfeîice. Qiîand donc rien n'agit fur la matière, elle ne fe meut point, & par cela même qu'elle eft inditterente au repos & au mouvement, fon état naturel eft d'être en repos.

J^ippercois dans les corps deux for- tes de mouvement, lavoir^ j mouve- ment coramuni(^iié, & mouvement' i^ontané ou volontaire. Dans le pre- mier , la caufe motrice eft étrangère au corps 5 & dans le fécond elle eft en lui-même. Je ne conclurai pas de- là que le mouvement d'une monire , par exemple , eft fpontané j car fi rien d'étranger au reifort n'agiiîbit fur lui , il ne tendroit point à fe redreilcr , & ne tirèroit pas la chaine. Par la même i?aifon. je n'accord,erai point , non plus ,-

(z5) Ce. repos ii eft , fi rcii veut, qne relatif;. ITiai'î piiifqiie nous obicn'Oiis du plus 8i du ir.oins dans le mouvement , nous concevons très- elairement un des deux termes extrêmes qui ert le repos , & nous ie concevons fi bien que nous fommcs enclins même à prendre pour p.bfolu- le repos qui n eft que relatif. Or il n'eft pas vrai que le mouvement foit de l'tribnce de la matière , S elle peut être eençive eii regos.

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la fpontaneité aux fluides, ni au feu même qui fait leur fluidité. ( 26 )

Vous me demanderez li les mou- yemens des animaux font fpontanés ; je vous dirai que je n'en fus rien, mais q^ue Tana^ogie eil pour l'affirma- tive. Vous me demanderez encore com- ment je fais donc qu'il y a des mou- yemens fpontanés -, je vous dirai que je le fais parce que je le fens. Je veux mouvoir mon bras & je le meus, ians que ce mouvement ait d'autre caufe immédiate que ma volonté. C'clt eu vain qu'on voudroit raifonner pour détruire en moi ce ientiment, il eft plus fort que toute évidence; autant vaudroit me prouver que je n'exiib- pas.

S'il ny avoit aucune i]jontancité dans Jes adions des hommes, ni dans rien de ce qui fe lait fur la terre , ou ij'en leroit que plus oitibarraile à ima-^ giner la' première caufe de tout niou- vem.ent. Pour nioi, je me fens telle- ment perfuadé que l'état naturel de la

(26) Les Chyn^iftes rej^ardent le Phlogiftique ou 1 élément du feu comme épars ^ immobile , S^itagnanf dans Its mixtes dont il fait partie, jusqu'à ce que des caiifes éttraigeres le dé^iRg^nt^ ;^^/^eiin:fient,^'le mettent en mouvemm & le

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<^6 Emile.

matière eft deiit e > lepos , & qu^elle ifa par elle-même aucune force pour agir , qu'en voyant un corps en mou- vement je juge auffi-tôt , eu que c'eft un corps animé , ou que ce mouve- ment lui a été communiqué. Mon ef- prit refufb tout acquiefcement à ViàéQ de la matière non organifée, fe mou- vant d'elle-même , ou produisant quel- que ûdion.

Cependant cet Univers vifible eft matières matière éparfe & morte (27) , qui n'a rien dans fon tout de l'union , de l'organilhtion , du fentiment com- mun des parties d'un corps anime; puifqu'il eft certain que nous qui fom- mics parties ne nous fentons nullement dans le tout. Ce même Univers eft en mouvement 5 & dans fes mouve- mens régies, uniiorm.es, all'ujettis à des loix coniiantes , il n'a rien de cette liberté qui paroit dans les mouvem.ens fpontanés de l'homme & des animaux.. Le monde n'eft donc pas un grand animai qui fe meuve de lui-même 5 il

(-7) J !''i f^Jt *<^ -S nis^ efforts pour concevoir lire molécule vivante, fnns pouvoir en venir à bout. L'idée de la F.-.atiere, Tentant fans avoir des fens , me paroit inintelligible & contradic- toire. Pour adopter ou reietter cette idée il fvuiiiroit commencer par la comprendre, & j'a- Youe %ue je n'ai pas ce bonheur là.

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y a donc de fes mouvenicns quelque caufe étrangère à lui, laquelle je n'ap- perqots pas ; mais la periballon inté- rieure me rend cette caufc tellement fejifible , que je ne puis voir rouler le Ibleiî fans imaginer une force qui le pcuife, ou que fi la terre tourne, je crois fentir une main qui la fait tour* lier.

S'il faut admettre des loix généra- les dont je n'apperqois point les rap- ports elfentie^s avec la matière , de quoi îlrai-jc avancé? Ces loix n'étant point .des êtres réels , des fubllances , ont donc quel qu'autre fondement qui m'eft inconnu. L'expérience & l'obfervatioii nous ont fait connoitre les îoix du mouvement , ces loix déterminent les effets fuis montrer les caufess elles ne fuflifent point pour expliquer le fyllè- me du monde & la marche de l'uni- vers. Defcartes avec des dez formoit. le Ciel & la terre , mais il ne put doji- rfer le premier branle à ces dez , ni mettre en jeu i^à force centrifuge qu'à l'aide d'un mouvement de rotation. Newton a trouvé la loi de l'attrac- tion, m.ais l'attradion feule rédùiroit bientôt l'univers en une malfe immo- bile; à cette loi, il a falu joindre une force projedile pour faire décrire des

qg E M I L E.

courbes aux corî>s célelles. Qiie Def- cartes nous dife quelle loi phyrique a fait tourner les tourbillons j que New- ton nous iTiontre la main qui bjiqa les planètes fur la tangente de leurs or- bites.

Les premières caufes du, mouvement ne font point dans la matière ; elle re- qoit le mouvement & le communique, mais elle ne ie produit pas. Plus j'ob- fèrv^e l'aclion *& réaction des forces de la; Nature agiifant les unes fur les autres, plus je trouve que d'elïets en effets, il faut toujours remonter à quelque volonté pour premiers caufe, car fuppofer un prcfgrès de caufes à rin£ni, c'eft n'en point fuppofer du tout. En un mot, tout mouvement qui n'ell pas produit par un autre , ne peut venir que d'un adc fpontané, volontaires les corps inanimés n'aglf- ilnt que par le mouvement , & il n'y à point de véritable adlion Hms volon-, te. Voilà mon premier principe. Je crois doné qu'une volonté rncut ['Uni- Vers & anime la Nature. Voila mon premier dogme , ou mon premier ar- tic-e de foi. .

Comment une volonté produit-elle, une aclion phyfique & corporelle ? Je n'en fais rien, mais j'éprouve en moi

Livre IV. «9

qu'elle la produit. Je veux agir, & yagis ', je veux mouvoir mon corps , & mou corps le meut: mais qu'un corps inanimé Se en repos vienne à fe mouvoir de lui-même ou produife Je mouvement, cela elt incompréhen- fibîe & fans exemple. La volonté m'eft connue par fes ades , non par fa na- ture. Je connois cette volonté comme eaulé motrice, mais concevoir la ma- tière productrice du mouvement, c'eflr clairement concevoir un eiict ilms cau- fe , c'eit ne concevoir ablblument rien. -

Il n.e m'efi: pas plus poffible oon-, eevoir comment ma volonté meut mon cîorps , que cxDmment mes fenfàtiohs affectent mon ame. Je ne f lis pas mê- me pourquoi l'un de ces myftereà a paru, plus explicable que Pautre. Qiiant à moivfoit quand je^^fuispalfif ,' foit quand je fuis adif; le 'moyen d'union des deux ibbftances me paroit abfo'lu- ment incomprébenfible. Il eil bien étrange qu'on parte de cette inconi- préheniibilité même pour confondre les deux fubftances , comme fi des opé- r-ations de nature il différentes s'ex-, pliquôient mieux dans un feul fujet que dans deux. " '

Le dogme que je viens d'établir eft

40 E iM ILE.

obfciir , il eft vrai, mais enfin il of- fre un fens , & il n'a rien qui répu- gne à la raifon , ni a Pobfcrvation ; en' peut-on dire autant du niatérialifme 'i N'eft-il pas dair que il le mouvement étoit eilentiel à la matière, il en feroit infeparable , il y feroit toujours en nème degré, toujours le mèm.e dans chaque portion de matière , il feroit incommunicable, il ne pourroit aug- menter ni dmiinuer, & l'on ne pour- roit pas mième concevoir la matière en repos. Qiiand on me dit que le mouvement ne lui efl: pas eflentiel ^ mais néceifaire , on veut me donner le change par des mots qui feroient plus ailés à réfuter, s'ils avoient un peu plus de fens. Car, ou le mouve- ment de la matière lui vient d'elle- même & alors il hii efl eîfentiel , ou s'il lui vient d'une caufe étrangère , il n'eft néceifaire à la matière qu'autant que la caufe m.otrice agit fur elle : nous rentrons dans la première difficulté.

Les idées générales &: abilraites font la fource des plus grandes erreurs des hommes 5 jamais le jargon de la métaphyfique n'a fait découvrir une feule vérité , & il a rempli la philo- fophie d'abfurdités dont on a honte, fitôt qu'on les dépouille de leurs grands

Livre IV. ,41

mots. Dites-moi , mon ami , fi , quand on vous parle d'une force aveugle ré- pandue dans toute )a Nature, on porte quelque véritable idée à votre efprit? On croit dire quelque cholb par ces mots vagues de force univcrfelle , de mouvement ncceliaire : & Ton ne dit rien du tout. L'idée du mouvement n'eit autre chofe que Pidce du tranfl port d'un lieu à un autre, il n'y a point de mouvement fans quelque di- redionj car un être individuel ne fau- roit fe mouvoir à la fois dans tous les fens. Dans quel fens donc la ma- tière fe meut - elle necelîairement ? Toute la matière en corps a-t-elle un mouvement uniforme, ou chaque ato- me a-t-il fon mouvement propre ? Se- lon la première idée , TUnivers entier doit former une maffe iblide & indi- vifible ; félon la féconde , il ne doit form.er qu'un {îuide épars & in.cohé- rent 5 fans qu'il ibit jamais pofFible que deux atomes fe réunilTent. Sur quelle diredion fe fera ce nioiive- ment commun de toute la matière ? Sera-ce en droite ligne, ou circulai- rement, en haut, en bas, à droite, à gauche? Si chaque molécule de ma- tière a fa direiftion particulière , quel- les feront les caufcs de toutes ces di^

ifx Emile.

redions & de toutes ces diiFérences ? Si chaque atome ou molécule de ma- tière ne faifoit que tourner fur fon propre centre , jamais rien ne forti- roit de place , Se il n'y auroit point de mouvement communiqué -, encore même fliudroit-il que ce mouvement circulaire fut. déterminé dans quelque fens. Donner à la matière le mouve- ment paV abftraclion, c'cft dire" des 'mots qui ne fignifient rien ; & lui 'donner un mouvement déterminé , c'eft fuppofer iinQ caufe, qui le déter^ mine. "Plus je miiltiplie les forces parr ticulieres , plus j'ai de nouvelles 'cau- fes à expliquer, faiis jamais trouver aucun agent commun qui les dirigé. Loiil de pouvoir imaginer aucun or- dre dans le concours fortuit des élé- mens, je n'en puis pas même im.agi- ner le combat, & le cahos de l'Uni- vers m'eft plus inconcevable que fon harm.onie. Je comprends que le me- cbanilme du monde peut n'être pas intelligible à l'elp rit humain ; mais fitôt qu'un homme le mêie de l'expliquer, il doit dire des chofes que les hom- mes entendent.

Si la matière mue me montre une volonté , la matière mue félon de cer- taines loix me montre une intcliigen-

Livre IV. 4g

ce : c'efl mon fécond article de foi. 'Agir , comparer , choiiir , font des opé- rations d'un ècre adif «Se penfant : donc cet être exiile. le voyez- vous exiller , m'allez-vous dire? Non- feulement dans les Cieiix qui roulent;, dan.s Taftre qiii nous éclaire ; non-feu- lement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît, dans f oifeau qui volej, d.ins la pierre qui tombe , dans Isi fouiHe qu'emporte le vent.

Je juge de l'ordre du monde quoi- que j'en ignore la Bn , parce que pout juger de cet ordre il me futfit de com- parer les parties entre elles, d'ctudièi: leur concoit¥s , Icjrs rapports , d'eh remarquer le coiicert. J'ignore pout^- quoi l'Univers exiile; mais je ne faifflb pas de voir comment il eft modilîé ; je ne laiife pas d'appercevoir l'intime correfpondance par laquelle les êtres qui îe compoiëntfe prêtent un fecourè mutuel. Je luis comme un homme qui yerroit, pour la première fois , une montre ouverte, & qui ne Idlii^' roit pas d'en admirer l'ouvrage ^ quoi- qu'il ne connût pas l'ufage de la ma- chine 8c qu'il n'eût point vu le cadran. Je ne iàis , diroit-il , à quoi le tout eft bon : mais je vois que chaque pièce eft faite pour les autres s j'ad-

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mire l'ouvrier dans le détail de foîi ouvrage 5 & je fiiis bien fur que tous ces rou?ges ne marchent ainfi de con- cert , que pour une £n commune qu'il Txi'eft impoiîihle d'appercevoir.

Comparons les fins particulières , les moyens, les rapports ordonnés de toute efpece, puis écoutons le fen- timent intérieur j quel efprit iàin peut fe refufer à Ton témoignage : à quels yeux non prévenus l'ordre feniible de rUiiivers n'annoncc-t-il pas une fii- prème Intelligence, & que de fophif- mes ne faut-il point entalTer pour mc- connoître l'harmonie des êtres , & l'ad- jiiirable concours de chaque pièce pour la confervation des autres ? Qu'on me parle tant qu'on voudra de corn- binaifons des chances j que vous fcrt de me réduire au liience , fi vous ne pouvez m'amener à la perfuafioîi , &c comment m'ôteriez - vous le fenti- ment involontaire qui vous dément toujours malgré moi î' Si les corps or- ganises fe font combinés fortuitement de mille manières avant de prendre des formes confiantes , s'il s'eit formé d'abord des eftom?.cs fans bouches , des pieds fans tètes , des mains fans bras , des organes imparfaits de toute efpece qui font péris faute de pou-

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voir fe conferver, pourquoi nul de CCS informes eiiais ne frappc-t-il plus nos regards; pourquoi la Nature sVit- elle entin prcfcrit des loix auxquelles elle n'étoit pas d'abord aiîujettie ? Je ne dois point être lurpris qu'une chofe arrive iorfqu'elle eft poiïible, & que la diJficulté de révénement eft compeu- fée par la quantité des jets , j'en con- viens. Cependant fi l*on me venoit dire que des caraderes d'imprimerie, projettes au hafard , ont donné TE- néide toute arrangée, je ne daigne- rois pas faire un pas pour aller véri- fier le menlbnge. Vous oubliez , mes dira-t-on , la quantité des jets ; mais de ces jets combien faut-il que j'eu fuppofc pour rendre la combinailbii vraifemblable ? Pour moi , qui n'en vois qu'un feul ; j'ai l'infini à parier contre un , que ion produit n'eft point l'effet du hafard. Ajoutez que des corn- binaifons & des chances ne donneront jamais que des produits de même na- ture que les élémens combinés , que l'organifation Se la vie ne réiulteront point d'un jet d'atomes, & qu'un Chy^ mifte combinant des mixtes, ne les fera point fentir & penfer dans fou creufet (28). L C 28 ) Croiioit-on , fi l'oiiSi'en avoit la preuve.

4^ E M ÎLE.

J'ai lu Nieuventit avec furprife , & prefqiie avec fcandale. Comment cet homme a-t-ii pu vouloir faire un livre des merveilles de la Nature , qui mon- trent la fageiie de fon Auteur '< Son Livre feroit aulîi gros que le monde , qu'il n'auroit pas épuifé fon fuiet ; & iitôt qu'on veut entrer dans les dé- tails, la plus grande merveille échap- pe , qui eft l'harmonie & l'accord du tout. La feule génération des corps vi- vans & organiîes eit l'abyme de l'ef- prit humain j la barrière infurmon- table que la Nature a mife entre les diverfes efpeces afin qu'elles ne fe con- fondiifent pas, montre fes intentions avec la dernière évidence. Elle nes'eil: pas contentée d'étabHr l'ordre, elle a pris des mefures certaines pour que rien ne put le U'oubler.

•[lie l'extravagance humaine pût être portée à «e ^oint? Amutus Lujïtanus aâliroit avoir vu un petit homme long d'un pouce enfermé dans un verre, que Jt'.lius Caviillus ^ comme un autre Prométhee, avoit fait par la fcience Alc'.iynii- Que. Faractjlfe , de naturà rerum , enfeigne la tacon de produire ces petits hommes , & fou- tien t que les Pygmées., les Famés , les Saty- res & les Nymphes ont été engendrés par la chymie. En eftet^ je ne vois p?.s trop qu'il refre déKTniais autre chofe à faire pour établir la

fioffibîité de ces faits, li ce n'eft d'avancer que a matière organique r.Titlre à l'ardeur du feu , & que fes rnoleciiles peuvent fe conferver en vie dans mi fourneau de réverbère.

L I V R E IV. 47

Il n'y a pas un être dans TUnivers qu'on ne ^niule , à quelque égard , re- garder comme le centre commnn de tous les autres , autour duquel ils font tous ordonnes , en forte qu'ils font tous réciproquement fins & moyens les uns relativement aux autres. L'ef. prit confond & fe perd dans cette infinité de rapports , dont pas un n'eft confondu m perdu dans la foule. Qj.ic d^bfurdcs fuppolitions pour déduire toute cette harmonie de l'aveugie mé- chanifme de la matière mue fortuite- ment! Ceux qui nient l'unité d'inten- tion qui fe mamfefte dans les rapports de toutes les parties de ce grand tout, ont beau couvrir leurs galimathias d'abftradions , de co-ordinations , de principes généraux , de termes emblé- matiques; quoiqu'ils faflent, il m'eft impoliible de concevoir un fyftème d'êtres fi conftamment ordonnés 5 que je ne conçoive une intelligence qui l'ordonne. Il ne dépend pas de moi de croire, que la matière palFive & mort« a pu produire des êtres vivans & fen- tans , qu'une fatalité ^veugle a pu pro- duire des êtres intelligens , que ce qui ne penfe ponit a pu produire des êtres qui penfent.

Je crois donc que le monde eft

48 Emile.

gouverné ^ par une volonté puiiTante & fagej je le vois, ou plutôt je le fens , & cela m'importe à favoir : mais ce même monde eil-il éternel ou créé? Y ?-t-il un principe unique des cho- fes ? Y en a-t-il deux ou plufieurs , & quelle eft leur nature ? Je n'en fais rien j & que m'importe ? A mefure que ces connoilfances me deviendront in- téreflantes , je m'efforcerai de les ac- quérir ; jufques-là je renonce à des queftions oileufes qui peuvent inquié- ter mon amour-propre , mais qui font inutiles à ma conduite 8c fupérieures à ma raifon.

Souvenez-vous toujours que je n'en- feigne point mon fentiment, je l'ex- pofe. Que la matière foit éternelle ou créée , qu'il y ait un principe paffif ou qu'il n'y en ait point, toujours eft- il certain que le tout eft un, & an- nonce une Intelligence unique i car je ne vois rien qui ne foit ordonné dans le même fyftême, & qui ne concoure à la même fin , favoir la confervation du tout dans l'ordre établi. Cet Etre qui veut & qui peut, cet Etre adif par lui-même; cet Etre, enfin, quel qu'il foit, qui meut l'Univers & or- donne toutes chofes, je l'appelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d'intelli- gence ,

L I V R E IV. 49

çencc, de pulifance , de volonté que y ai raîlcmblées, & celle de bonté qui €11 ell une fuite uéceilhire ; mais je n'en connois pas mieux l'Etre auquel je Tai donné; il Te dérobe également à mes fens & à mon entendement j plus j'y penfe , plus je me confonds : je lais très-certainement qu'il exilte, & qu'il exille par lui- mèmej je fais que mon exiilence elt fubordonnée à la fiemie , & que toutes les chofcs qui me font connues font abiblument dans le même cas. J'apperqois Dieu par-tout dans fes œuvres, je le fens en moi, .je le vois tout autour de moi ; mais fitôt que je veux le contempler en lui- même, litot que je veux chercher il eft, ce qu'il efï, quelle eft la fnbf. tance, il m'échappe, & mon efprit troublé n'cippcrqoit plus rien. *

Pénétré de mon infuffifance , je ne raifonnerai jamais fur la nature de Dieu , que je n'y fois forcé par le feii- timent de Ces rapports avec moi. Ces raifonnemens font toujours téméraires > im homme làge ne doit s'y livrer qu'en tremblant, & lur qifil n'eft pas fait pour les approfondir : car ce qu'il y a de plus injureux à la Divinité n'eil pas de n'y point penfer , mais d'eu mal penfer.

Ewile. Tome III, C

fo Emile.

Après avoir découvert ceux de Tes attributs par icfquels Je connois fou exiileiice , je revins à moi, & je cher- che quel rang j'occupe dans Tordre des chofes qu'elle gouverne, & que je puis examiner. Je me trouve incon- tefrablement au premier par mon ef- pcce i car par ma volonté & par les inftrumens qui font en mon pouvoir pour l'exécuter , j'ai plus de force pour agir fur tous les corps qui m'environ- nent , ou pour me prêter ou me dé- rober comme il me plaît , à leur ac- tion , qu'aucun d'eux n'en a pour agir fur moi malgré moi par la feule im- pulfion phyfique , &, par mon intel- ligence, je fuis le feul qui ait infpec- tion fur le tout. Qj^iel être ici-bas , hors l'homme, fait obferver tous les autres, mefurer, calculer , prévoir leurs mouvemens, leurs etfets , & joindre, pour ainfi dire, le fentimcnt âe l'exif- tence commune à celui de fon exif- tence individuelle? Qu'y a-t-il de ii ridicule à p enfer que tout eft fait pour moi, (i je fuis le feul qui fâche tout rapporter à lui ?

Il cil: donc vrai que l'homme eft le Fvoi de la terre qu'il habite ; car non- reulenient il dompte tous les animaux, iion-feuiement il difpofe des élémeus

L I V R E IV. j-r

par Ton induftrie; mais lui féal far la terre en fait diipoier , c^ il s'ap- proprie encore, par la contemplation, les altres memios dont il ne p'^eut ap- procher. Qu'on me montre un autrr ammal fur la terre qui f-ache fairt uftge du feu, 8c qui fâche admirer le loleil. Qiioiîje puis obfcrver, coji- noître les êtres Se leurs rapports j je puisfentir ce que c'eft qu'ordre, beau- té, vertu; je puis contempler l'Unie vers , m'élever à la main qui le gou- verne ; je puis aimer le bien , le faire, & je me comparerois aux bêtes ^ Ame abjede, c'efl: ta triite philofophic qui te rend femblable à elles! ou p^ut-ôt tu veux en vain t'avilir; ton génw depole contre tes principes, ton cœur bienlailant dément ta doctrine, & labus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi.

^ Pour moi , qui n'ai point de fyftême a loutenir, moi , homme fwnp\f^ Se vrai que la fureur d'aucun parti n'eiu trame, & qui n'afpire point à l'hon- neur d'être chef de (ëc^e, content de la place ou Dieu m'a mis , je ne vois rien, après lui, de meilleur que mou eipece 3 & fi j'avois à choifir ma place dans l'ordre des êtres, que pourrois-

C 2

p Emile.

je clioifir de plus que d'être hom-

Cette réHexion m enorgueillit moins qu'elle ne me touche \ car cet état n'eft point de mon choix , & il n'étoit pas dii au mérite d'un être qui n'exii- toit pas encore. Puis-je me voir ainii diiîingué fans me féliciter de rempUr ce Doile honorable , & fans bénir la main qui m'y a placé 'i De mon pre- mier retour fur moi nait dans nioii cœur un fentiment de reconnoiilance ^ de bénédiction pour TAuteur de mon efpece , & de ce fentiment mon premier hommage à la Divinité bien- faifante. J'adore h puiifaJice fuprème , & je m'attendris fur fes bienfaits. Je n'ai pas belbin qu'on nvenfeigne ce -culte , il m'eft diclé par la Nature -eUe-même. N'ed-ce pi'S une conle- quence naturelle de l'umour de loi, d'honorer ce qui nous protège , & d'ai- mer ce qui nous veut du bien?'

Mais quand pour ccnnoitre enfuite ma place individuelle dans mon ef- pece , j'en conudere les divers rangs , & les hommes qui les rempjiiîent , que deviens- je > C^iiel fpedacle ! Ou eifc Tordre que j'avois obi erve ? Le tabieau de la Nature ne m'oiiroit qu'harmo- nie & proportions , celui du genre nu- I

L I V R E IV. 5'5

main ne m'oifre que confulion , dcfor- dre î Le concert règne entre les élé- mens, & les hommes font dans le ca- hosî Les animaux font heureux, leur roi feul eft miférable! O? fagelTe, font tes loix? ôî Providence, eft-ce ainfi que tu régis le monde '< Etre bienfaiiant qu'elt devenu ton pouvoir? Je vois le mal fur la terre.

Croiriez-vous , mon bon ami , que de ces tnftes réflexions, & de ces Gontradicflions apparentes fe formè- rent dans mon cfprit les fublimes idées de Pamc, qui n'avoient point jufqucs- réfulté de mes recherches? En mé- ditant fur la nature de Phomme, i'y crus découvrir deux principes diftinch , dont Pun f élevoit à l'étude des ventés éteriiclles, à l'amour de la julHce oc du beau moral , aux régions du monde intellectuel dont la contemplation fait ks délices du ïlgQ, , & dont l'autre le ramenoit baficment en lui-même , l'nf- f^rviffoit à l'empire des fens, aux pal- lions qui font leurs miniftrcs, & con- trarioit par elles tout ce que lui inf- piroit le fentiment du premier. En me fèntant entraîné , combattu par ces deux mouvcniens contraires , je me difois : non, l'homme n'eft point un; je veux & je ne veux pas , je me feus

j-4- E M I L E.

à la fois efclave & libie ; je vois le bien ^ je l'aime , & je fais le mal : je ftiis ?.étif quand j'écoute la raifon, palFif quand mes pallions m'entraînent, & mon pire tourment , quand je fuc- combe, eft de fentir que j'ai pu ré- tiikn

Jeune homme, écoutez avec con- fiance , je ferai toujours de bonne foi. Si la c^nfcience eft l'ouvrage des pré- jugés, j'ai tort, fans doute, & il n'y a point de morale démontrée j mais fi ie préférer à tout eil^un penchant naturel à l'homme, & pourtant le premier fentiment de la juftice eil inné dans le cœur hum.ain , que celui qui fait de l'homme un être limplc , levé œs contradictions , & je ne reconnois plus qu'une fubllance.

Vous remarquerez que par ce mot de fubftance , j'entends en général l'Etre doué de quelque qualité primi- tive, &abliradion faite de toutes mo- difications particulières ou fecondair-es. Si donc toutes les qualités primitives qui nous font connues, peuvent fe réunir dans un même être , on ne doit admettre qu'une fubllance j mais s'il y en a qui s'excluent mutuellement, il y a autant de diverfes fubftances qu'on j)eut fidre de pareilles exclufions. Vous

Livre IV. ff

réfléchirez fur cela; pour moi je n'ai befoiii, quoi qu'en dile Locke, de coii- lîoitrc la matière que commic étendue 6c divilible, pour être alhiré qu'elle ne peut penfer; & quand un Philofbphe viendra me dire que les arbres Ten- tent, & que les rochers penfent (29),

C.29 ) Il me feruble que loin de dire que les ro- chers penfent ^ I^ philGfophie moderne a décou- vert au contraire que les hommes ne penfent point. Elle ne reconnoit plus que des êtres fcn- lîtifs dans la Nature, & toute la différence qu'elle trouve entre un homme & une pierre , clt que l'homme eft un être fcnfitif qui a des fenfations. Se la pierre un être fenfitif qui n'en a pas. Mais s'il eil vrai que toute matière fente , oli con- cevrai-jc l'unité fenfitive,! ou le moi individuel? fera - ce dans chaque molécule de matière, ou ihns ces corps aggrégatifs? Placerai-je également cette unité dans les fluides & dans les folidcs, dajis les mixtes & dans les élém.ens ?,Iln'v a, dit- on , que des individus dans la Nature , mais quels font ces individus? Cette pierre ell-elleun indivi- du ou une aggrégation d'individus? Eft -elle un feul-étre fenfitif , ou en contient-elle autant que de grains de fable ? Si chaque atome élémeirtaire eft un être fenlîtif , comment conccvrai-je cette intime communication par laquelle l'un fe fent dans Pautre , en forte que leurs deux moi fe confondent en un ? L'attraélion peut être une loi de la Nature dont le myftere nous eft in- connu ; mais nous concevons au moins que l'at- traftion , agiffant félon les malles, n'a rien d'in- compatible avec l'étendue & la divifibilité. Con- cevez-vous la même chofe du fentim.ent? Les parties fenfibles font étendues, mais l'être fen- lîtif eft indivifible & un •-, il ne fe partage pas , il eft tout entier ou nul : l'être fenfitif n'eft donc pas un corps. Je ne fais comment rentendent

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T6 E m I l e,

il aiira beau m'embarralTer dans fes argimiens fubtils , je ne puis voir en lui qu'un fophiite de mauvaife Foi, qui aime mieux donner le fentiment aux pierres , que d'accorder une ame à l'homme.

Suppofons un fourd qui nie Pexif- tcnce des fons , parce qu'ils n'ont ja- mais frappé fon oreille. Je mets fous fes j-eux un infiruraent à corde , dont je Fais fonner l'uniiïbn par un autre inftr ornent caché : le fourd voit Fré- mir la cordes je lui dis, c'cft le fon qui Fait cela. Point du tout, répond- il j la caufe du frémllfement de la corde eft en elle-mèm.e; c'eit une qualité commune à tous les corps de frémir ainlj : montrez-moi donc , reprends-jc , ce frcmiiiement dans les autres corps , ou du moins fa caufe dans cette corde? Je ne puis, rcpUque le fourd; mais parce que je ne conçois pas comment firémît cette corde, pourquoi faut-il que j'aille expliquer cela par vos fons , dont je n'ai pas la moindre idée ? C'eit

nos matérialifres , mais il me femble que les mêmes difF.cnltes qui leur ont fait rejetter la penfée , leur ilevroient faire auffi rejetter le fentiment, & je ne vois r^s pourquoi 'ayant fait le premier pas, ils ne feroicnt pas aufii Tautrc; que leur en coùteroit-il de plus , <i puil- qu'ils foni: fùrs qnils no penfcnt yxz , comment ofù-nt-ik affirmer qu'ils fcntent ?

L I V R E IV. f7

expliquer un lait obfcur, par une caufe encore, plus oblcure. Ou rendez- nuÀ vos ions fenlibics , ou je dis qu'ils n'exiitent pas.

Plus je rétîéchis fur la penfée (5c fur la nature de Telprit humain, plus je trouve que le rairoimcment des maté- rialilks rcilemble à celui de ce lourd. Ils font fourds , en effet, à la voix intérieure qui leur erio d'un ton dif- ficile à mccoinioitre : Une machine ne penfe point, il nV a ni mouvement , ni fignre qui produife la réflexioîi : quelque cholé en toi cherche àt. brilcr les liens qui le comprimant : refpace jiell: pas ta mefure , l'Univers entier n'eit pas affez grand pour toi; tes fcn- timens , tes délits , ton inquiétude , ton orgueil même , ont un autre principe que ce corps é&it dans lequel tu to Ibus enchaîné.

Nul être matériel n'eft aciif par lui^ même, & moi, je le fuis. On a beau me difputer cela, je le fe*ns , & ce fcn- tnnent qui me parle e(t plus fort que la raifon qui le combat, j'ai un corps fur lequel les autres agiifent & qui agit fur eux ; cette action réciproque n'eft pas douteufe ; mais ma volonté eft indépendante de mes feus , je con- fèns ou je rélifte , je fuccombe ou

fg E M I L E.

je fuis vainqueur , & je fens par- faitement en moi-même quand je fais ce que j'ai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes pallions. J'ai toujours la puiiîance de vouloir, non. la force d'exécuter. Qiiand je me li- vre aux tentations , j'agis félon l'im- puliion des objets externes. Qiiand je me reproche cette foibleife, je n'é- coute que ma volonté; je fuis efciave par mes vices , & libre par mes remords ; le fentiment de ma liberté ne s'efface en moi que quand je me déprave, & que j'empêche Qïiun la voix de l'anie de s'élever eo*ntre la loi du corps.

Je ne connoisia volonté que par îe fentiment de la mienne, & i'entende- msnt ne m'eR pas mieux connu. Qiiand on me demande quelle eif la caufe qui détermine ma volonté , je demande à mon tour, quelle efl: la cauie qui détermine mon jugement: car il eil clair que ces deux caufes n'en font qu'une, & fi Ton com.prend bien que l'homme eft adif dans fes jugemens , qii-e fou entendement n'eft que le pouvoir de comparer & de ju- ger , on verra que fa liberté n'eft qu'un pouvoir femblable, ou dérivé de ce- lui-là ; il choifit le bon comme il a jugé le vrais s'il juge faux il choiiit

L 1 V R E IV. f^

mal. Quelle eft donc la caufe qui détermine (a volonté ? C'cil fon juge- ment. Et quelle eit la caufe qui déter- mine fon jugement ? C'ell fa faculté intelligente , c'eft {-d puilfance de ju- ger ; la caufe déterminante eil en lui- même. Paifé cela , je n'entends plus rien.

Sans doute je ne fuis pas libre de ne pas vouloir mon propre bien, je ne fuis pas libre de vouloir mon mal ; mais ma liberté coniiite en cela mê- me , que je ne puis vouloir que ce qui m'ell convenable , ou que j'etlime tel , fans que rien d'étranger à moi me détermine. S'enfuit-il que je ne fois pas mon maître , parce que je ne iltis pas le maître d'être un autre que moiî'

Le principe de toute adion eft dans la volonté d'un être libre , on ne fau- roit remonter au-delà. Ce n'eil pas le mot de liberté qui ne fignifie rien^ e'eft celui de nécelîité. Suppofer quel- que ade , quelque elfet qui ne dérive pas d'un principe aclif , c'eft vraiment îuppofer des effets fans caufe, c'eft: tomber dans le cercle vicieux. Ou il n'y a point de première impulfion , ou toute première impullion n'a nulle «aufe antérieure 5 & il n'y a point de

C ^

6o Emile.

véritable volonté fans liberté. L'hom- me eft donc libre dans Tes actions , & comme tel animé d'une fubdance im- matérielle y c'cil: mon troifieme arti- cle de foi. De ces trois premiers vous déduirez aifément tous les autres , fans que je continue à les compter.

Si f homme eil acl:if & libre , il agit de lui-même 3 tout ce qu'il fait libre- ment n'entre point dans le fyilème ordonné de la Providence, & ne peut lui être imputé. Elle ne veut point le mal que fait Phomriie, en abufmt de la liberté qu'elle lui donne , mais elle ne rempèche pas de le faire ; foit , que de la part d'un être fi foible ce mai foit nul à fes yeux 3 ibit qu'elle ne pût f empêcher fans gêner fa liber- té , & faire un mal plus grand en dégradant fa nature. Elle l'a fait libre abn qu'elle fit, non le mal, mais le bien par choix. Elle l'a mis en état de f lire ce choix , en ufuit bien des facultés dont elle i'a doué: mais eile a tellement borné fes forces , que l'a- bus de la liberté qu'elle lui laiirè,ne peut troubler Tordre général. Le mal que l'homme fiit , retombe fur lui, lans rien changer au fyitème dp mon- de, fans empêcher que l'efpece hu- maine elle-même ue fe conferve maU

Livre IV. 6i

jrrc qu'elle en ait. Murmurer de c^ que Dieu ne Tempèchc pas de faire le mal , c'elt murmurer de ce qu'il la Ht d'une nature excellente, de ce qu'il mit à f:s adions la moralité qui les ennoblit, de ce qu'il lui donna droit à la vertu. La fuprème jouiiiancc elt dans le contentement de ibi , c'eft pour mériter & obtenir ce contentement que nous fommes placés fur la terre & doués de la liberté , que nous ibm- mes tentés par les paillons & retenus par la confcience. Que pouvoit de plus en notre faveur la puiiTance Di- vine elîe-mème? Pouvoit-elle mettre de la contradiction dans notre nature ^ & donner le prix d'avoir bien fait à qui n'eut pas le pouvoir de mal faire ? Qiun ! pour empêcher Thomme d'être jiiéchaiit faloit-il le borner à PiniHncl & le faire bête ? Non , Dieu de mon ame , je ne te reprocherai jamais de l'avoir faite à ton image, afin que je pulTe être libre , bon & heureux com- me toi î

C'eil l'abus de nos facultés qui nous rend malheureux & méchans. Nos cha- grins, nos foucis,nos peines nous viennent de nous. Le mal moral eit inconteftablement notre ouvrage, &. le mal phyiique ne feroit rien fans

62 Emile.

nos vices qui nous Font rendu fen- fible. >s''eft-ce pas pour nous confer- ver que la Nature nous fait fentir nos befoiiis? La douleur du corps n'eit- elle pas un figne que la machine fe dérange , & un avertillement d'y pour- voir ? La mort. ... les méchans n'em- poifonnent-ils pas leur vie & la nôtre? Qui eft-ce qui voudroit toujours vi- vre ? La mort eft le remède aux maux que vous vous faites ; la Nature a voulu que vous ne foutfriiriez pas toujours. Combien l'homme vivant dans la limplicité primitive eft fujet à peu de maux î II vit prefque fans ma- ladies ainli que fans paillons , & ne prévoit ni ne fent la mortj quand il la fent, fes miferes la lui rendent de- firable^: dès lors elle n'eft plus un mal pour lui. Si nous nous conten- tions d'être ce que nous fom^mes , nous n'auriorrs point à déplorer notre fort > mais pour chercher un bien-ètre ima- ginaire nous nous donnons mille maux réels. Qui ne fait pas fupporter un j)eu de fouffrance doit s'attendre à beaucoup ibutirir. Quand on a gâté fa conftitution par une vie déréglée , on la veut rétablir par des remèdes j au mal qu'on fent on ajoute celui qu'on eraint j la prévoyance de la

Livre I V. 6^

îiiorc la rend 'horrible & î'accelcre ; plus on la veut fuir, plus on la fcnti & Ton meurt de frayeur durant toute fa vie, en murmurant contre la Na- ture , des maux qu'on s'eil faits en Torfenfant.

Homme, ne cherche plus Tauteur du mal ; cet auteur c'eft toi-même. Il n'exiite point d'autre mal que celui que tu fais ou que tu foulires , & l'un & l'autre te vient de toi. Le mal général ne peut être que dans ledét ordre , & je vois dans le fyftème du monde un ordre qui ne fe dément point. Le mal particulier n'efl que dans le fentiment de l'être qui fouf- frei & ce fentiment, l'homme ne l'a pas requ de la Nature , il ie l'eft don- né. La douleur a peu de prife fur qui- conque , ayant peu réfléchi , n'a ni fouvenir, ni prévoyance. Otez nos funeftes progrès , ôtez nos erreurs nos vices , ôtez l'ouvrage de l'homme -, & tout eft bien.

tout eft bien , rien n'eft in- jufte. La juftice eit in réparable de la bonté. Or la bonté elt l'eifet nécet faire d'une puiiTance fans borne & de l'amour de foi , eifentiel à tout être qui fe fent. Celui qui peut tout , étend , pour ainjQ dire> fou exiftlince avee

€4 Emile.

celle des êtres. Produire & conferrer font Pade perpétuel de la puilfance , elle n'agit point far ce qui ]f eft pas i Dieu if eft pas le Dieu des niorts , il ne pourroit être defl;rucl:eur & mé- chant fans fe nuire. Celui qui peut tout ne peut vouloir que ce qui eft bien (^o). Donc PEtre fouverainement bon , parce qu'il eil Ibuverainement puiiîant, doit être aufîi fouverainement jufte, autrement il fe contrediroit lui- même 5 car l'amour de l'ordre qui le produit s'appelle bontés & l'amour de Tordre qui le conferve s'appelle juf- tice.

Dieu , dit-on , ne doit rien à fes créatures ; je crois qu'il leur doit tout ce qu'il leur promit en leur donnant l'être. Or c'eft leur promettre un bien , que de leur en donner l'idée & de leur en faire fentir le befoni. Plus je rentre en moi, plus je me confulte , & plus je lis ces mots écrits dans mon ame ; fois jujte ^ tu feras heureux. . Il n'en eft rien pourtant , à conudérer l'état préfent des chofes : le méchant

(30) Oiiand les Anciens appelloicnt Optimus Jiluximns , le Dieu fiiprême , ils diioicnt , très- vrai; mais en diiant Maxinitis Optimus ^ ils au^ roieiit parie' plus exadement , pnifqiie fa bonté viciit de fa piiifTauce : il eft bon parce qu'il «ft grand.

L I V R E IV. €^

profpcrc, & le julie refte opprimé. Voyez aulh quelle indignation s'al- lume en nous quanc! cette attente eit fnillrée ! La conicience s'élcve & mur- mure contre ion auteur -, elle lui crie en gémiirant ; tu m'as trompé !

Je t\\i trompé , téméraire î & qui te Ta dit ? Ton ame elt-elle^ anéantie ? As-tu celle d'exider '^ O Brutus î ô mon fils î ne fouille point ta noble vie en la finiilhnt: ne laiiié point ton efpoir & ta gloire avec ton corps aux champs de Phi'ippes. Pourquoi dis-tu : la vertu n'ell rien, quand tu vas jouir du prix de la tienne? Tu va mourir, penfes-tu j non , ru va vivre , & c'eft alors que je tiendrai tout ce que je t'ai promis.

On diroit, aux murmures des im- patiens mortels , que Dieu leur doit la récompenfe avant le mérite , & qu'il eit obligé de payer leur vertu d'avan- ce. Oh î foyons bons premièrement, & puis nous ferons heureux. N'exi- geons pas le prix avant la victoire , ni le falaire avant le travail. Ce n'eft point dans la lice, difoit Plutarque, que les vainqueurs de nos jeux facrés font couronnés , c'eft'/qîi'ils l'ont par- courue.

Si l'ame eft immatérielle , elle peut

66 Emile.

furvivre au corps -y & fi elîe lui fiirvit la Providence eil iuili£ée. Quand je n'aurois d'autre preuve de l'immaté- rialité de rame, que le triomphe du méchant, & Popprelîion du juiie en ce monde , ceîa feul m'crnpècheroit d'en douter. Une 11 choquante diifo- nance dans l'harmonie univerfelie , me fer oit chercher à la réfoudre. Je me dirois: tout ne £nit pas pour nous avec la vie , tout rentre dans l'ordre à la mort. J'aurois , ala vérité, l'embar- ras de me demander ou eft l'homme, quand tout ce qu'il avoit de fenlible eft détruit. Cette queftion n'eft plus ime difficulté pour moi , fitôt que j'ai reconnu deux fubftances. Il eit très- fimple que durant ma vie corporelle , n'appercevant rien que par mes fens , ce qui ne leur eft point fournis m'é- chappe. Qiiand l'union du corps & de l'ame eft rom.pue, je conqois que l'un peut fe diifoudre & l'autre i"e con- ferver. Pourquoi la deftruclion de l'un entraîneroit-elle la deftruclion de l'au- tre ? Au contraii-e , étant de natures fi différentes, ils étoient, par leur union, dans un état violent i & quand cette union celfe , ils rentrent tous deux dans leur état naturel. La fubftance adlive & vivante regagne toute la for-

L I V R E IV. 6j

ce qu'elle employoità mouvoir la fubP. tance piiiTive 6c morte. Hc*asî je ne fens trop par mes vices-, l'homme ne vie qu'a moitié durant la vie, & la vie de Tame ne commence qu'a la uiort du corps.

Mais quelle eft cette vie, & l'ame eft-clle immortelle par fa nature? Je Tignore. Mon entendement borné ne conçoit rien fans bornes j tout ce qu'on appelle infini m'échappe. Qiie puis-je nier, affirmer, quels raifonnemens puis- je faire fur ce que je ne puis conce- voir '< Je crois que l'ame furvit au corps affez pour le maintien de l'ordre; qui fait fi c'eil: alTez pour durer toujours ? Toutefois je conqois comment le corps s'ufe & fe détruit par la divifion des parties , mais je ne puis concevoir une deftrudion pareille de l'être pen- fant3 & n'imaginant point comment il peut mourir, je préfume qu'il ne meurt pas. Puifque cette préfomptioii me confole , & n'a rien de déraifon- nable , pourquoi craindrois-je de m'y livrer?

Je fens mon ame , je la connoispar le fentiment & par la penfée y je fais qu'elle eft, fans fa voir quelle eft fon elfence; je ne puis raifonner fur des idées que je n'ai pas. Ce que je fais

(5S E M I L E.

bien, c'eft que l'identité du moine fe prolonge que par la mémoj^re ; & que pour être le même en efFet , il faut que je me fouvienne d'avoir été. Or, je ne faurois me rappeller après ma iPiOrt ce que j'ai été durant ma vie , que je ne me rappelle auiîî ce que j'ai fenti , par conséquent ce que j'ai faiti & je ne doute point que ce fou- venir ne falîe un jour la félicité de* bons & le tourm^ent des mechans. Ici bas mille pallions ardentes abforbcnt le fentiment interne , & donnant le change aux remords. Les humiliations, les difgraces , qu'attire l'exercice àcs vertus , l'empêchent d'en f^ntir tous les charmes. Mais quand , délivrés des illufions que nous font le corps & les fens 5 nous jouirons de la contem- plation de l'Etre fuprème & des véri- tés éternelles dont il eft la fource, quand la beauté de l'ordre frappera toutes les puiflances de notre ame , Se que, nous ferons uniquement occu- pés à comparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons du faire , c'eft alors que la voix de la confcien- ce reprendra fd force 8c fou empire ; c'eft alors que la volupté pure, qui liait du contentement de foi-même , & le regret amer de s'être avili, dif-

Livre IV, 69

tingueront par des fciitimens inépiii- Idb^cs le fort que chacun fe fera pré- paré. Ne nieJemaïuiez point , ô mou bon ami , s'il y aura d'autres fources de bonheur & de peines ; je l'ignore , & c'ell aîTez de celles que j'imagine pour me confbler de cette vie & m'en faire efpércr une autre. Je ne dis point que les bons feront récompcnfés; car quel autre bien peut attendre un être ex'cellent, que d'exilfcr félon f\ natu- ture ? Mais je dis qu'ils feront heureux , parce que leur Auteur, l'Auteur de toute juftice les ayant faits fenfibles, ne les a pas faits pour foutfrir j & que n'ayant point abufc de leur liberté fur la terre , ils n'ont pas trompé leur deft ination par leur faute ; ils ont fouf- fcrt pourtant dans cette vie , ils feront donc dédommagés dans une autre. Ce fentiment eit moins fondé fur le mérite de l'homme , que fur la notion de bonté qui me femble inféparable de Pelfence divine. Je ne fais que fup- pofer les loix de l'ordre obfcrvées > ik Dieu confiant à lui-même (51).

(31} Non fas pour nous, non pas pour nous ^ Seigneur , JUais pour ton nom , inais pour ton propre horineur , 0 Dieu ! fuis-nous revivre / Pf. iiç.

70 E M I L E.

Ne me demandez pas non plus fi les tourmens des méchans feront éter- nels, & S'il eft de la boncé de TAu- teur de leur être de le condamner à fbulTrir toujours. Je l'ignore^ encore, & n'ai point la vaine curiolité d'éclair- cir des queftions inutiles. Quem'im- porte ce que deviendront les méchans ; je prends peu d'intérêt à leur fort. Toutefois j'ai peine à croire qu'ils foient condamnés à des tourmens fans fin. Si la fuprème Juftice fe venge , elle fe venge dès cette vie. Vous <Sc vos erreurs , ô nations î êtes fes mi- niftres. Elle employé les maux que vous- vous faites, à punir les crimes qui les ont attirés. C'eft dans vos cœurs infatiabîes , rongés d'envie , d'avarice & d'ambition , qu'au fein de vos fauifcs profpérités les palHons vengerelfes puniifent vos forfaits. (>Li'efi;-il bsfoin d'aller chercher l'en- fer dans l'autre vie? il ell dès celle- ci dans le cœur des méchans.

iiniifent nos befoins périlîables , ©ù ceifent nos defirs infenfés , doi- vent cefler aulîi nos pallions & nos crimes. De quelle perverfité de purs efprits feroient - ils fufceptibles ? N'aj-ant befoin de rien, pourquoi fe- -roient-ils méchans i Si , deititués de

Livre IV. 71

nos fens grolîiers , tout leur bonheur cft dans la contempiatioii des êtres , ils ne fauroient vouloir que le bien; Si quiconque celle d'être méchant , peut-il être à jamais miférable '^ Voilà ce que j'ai du penchcUit à croire , fans prendra peine à me décider là- dclTus. O Etre clément & bon î quels que foient tes décrets, je les adore; fi tu punis éternellement les médians , j'anéantis ma foible raifon devant ta jufHce. Mais fi les remords de ces in- fortunés doivent s'éteindre avec le tems, fi leurs maux doivent finir, & fi la même paix nous attend tous éga- lement un jour, je t'en loue. Le mé- chant n'eft-il pas mon frère? Com- bien de fois j'ai été tenté de lui réf. fembler ? Qiie , délivré de f i mifcre , il perde aulîi la malignité qui l'accom- pagne; qu'il foit heureux ainfi que moi ; loin d'exciter ma jaloufie , lôii bonheur ne fera qu'ajouter au mien. C'elt ainfi que , contemplant Dieu dans fes œuvres , & l'étudiant par ceux de ces attributs qu'il m'iniportoit de connoltre , je fuis parvenu à étendre Se à augmenter par degrés l'idée , 4'abord imparfaite & bornée, que je me faifois de cet Etre immenle. Mais fi cette idée eft devenue plus noble &

72 Emile.

plus grande , elle eft aiiiîî moins pro- portio^inée à la raifon humaine. A mefure que j'approche en eOrit de réternelle lumière , fbn éclat n-i'éblouit , me trouble, & je fuis forcé d'aban- donner toutes les notions terrePires qui m'aidoient à l'imaginer. Dieu n'eft plus corporel &, fenlible ; la Tuprème Intelligence qui régit le monde n'eft plus le monde même : j'élève & fati- gue en vain mon elprit à concevoir fon efTence. Qiiand je l'CnCe que c'eft elle qui donne la vie & i 'activité à la fubftance vivante & active qui régit les corps animés ; quand j'entends dire que mon ame eft fpirituelle & que Dieu eft un efprit, je m'indigne contre cet uviliiiement de Peilence divine , com- me Il Dieu & mon ame étoient de même nature; comme fi Dieu n'étoit pas le feul Etre abiblu, le feul vrai- ment actif , Tentant, penfant, voulant par lui-même , & duquel nous tenons la penfée, le fentiment, l'aétivité, la volonté, la liberté, l'être. Nous ne fommes libres que parce qu'il veut que nous le foyons , & fa i'ubftance inexplicable eft à nos âmes ce que nos âmes font à nos corps. S'il a créé la matière, les corps, les efprits, le monde, je n'eu lais rien. L'idée de

création

L I V R E IV. 7?

création me confond & paiFe ma por- tée, je la crois autant que je la puis concevoir; mais je fais qu'il a i'ormé Tunivers 8c tout ce qui exifte , qu'il a tout fait, tout ordonné. Dieu eil éternel , fans doute i mais mon efprit peut -il embraller l'idée de l'éternité? Pourquoi me payer de mots fans idée? Ce que je conçois , c'eil qu'il eil avant les chofes , qu'il fera tant qu'elles fub- fiileront, & qu'il f croit même au-delà, fi tout devoir finir un jour. Qii un Etre que je ne conqois pas donne Texiftence à d'autres êtres , cela n^dï qu'obfcur & incompréhenfible; mais que l'être & le néant fe convertiifont d'eux - mcmes l'un dans l'autre , c'eil une contradicl;ion palpable, c'eil une claire abfurdité.

Dieu eft intelligent; mais comment reft-il? L'homme e(l intelligent quand il raifonne, & la fuprème Intelligence n'a pas befoin de raiibnner; il n'y a pour elle m prémiifes , ni conféquen- ces , il n'y a pas même de propoiî- tion; elle eft purement intuitive, elle voit égaicment tout ce qui c(l, & tout t:e qui peut être; toutes les vérités ne font pour elle qu'une feule idée, com^ me tous les lieux un feul point , & tous les tems un fcul moment. puilfance

Emile. Tome UI. D

74 Emile.

humaine agit par des moyens , la puiC- fance Divine agit par elle-même : Dieu peut, parce qu'il Veut, fa volonté fait îbii pouvoir. Dieu eft^bon , rien n'ell plus manifefte : mais la bonté dans îliomme eil l'amour de les fembiablcs, tSc la bonté de Dieu eil l'amour de Tor- dre; car c'efi; par l'ordre qu'il main- tient ce qui exifte , & lie chaque par- tie avec le tout. Dieu eil: juile; j'en fuis convaincu, c'eft une fuite de fi bonté ; Pinjuftice des hommes eft leur œuvre & non pas la lienne : le déf. ordre moral qui dépofe contre la Pro- vidence aux yeux des Philofophes ne fait que la démontrer aux miens. Mais la juftice de l'homme eft de ren- dre à chacun ce qui lui appartient, & la juftice de Dieu de demander compte à chacun de ce qu'il lui a donné.

Que Cl je viens à découvrir fuccef- fivement ces attributs dont je n'ai nulle idée abfolue , c'eft par des conféquen- ces forcées , c'eft par le bon ufage de ma raifon : mais je les affirme fans les comprendre , & dans le fond , c'eft n'af- firmer rien. J'ai beau me dire, Dieu eft ainli ; je le fens, je me le prouve; je n'en conçois pas mieux commenti pieu peut être aiuiî.

L ï V R E I \" 7f

Enfin plus je m'elForce de contem- pler fon elîence infinie, moins je la conçois 3 mais elle elè, cela me fiiffit ; moins je la conqois , plus je l'adore. Je m'humilie , & lui dis : Etre des êtres, je fuis, parce que tu es; cxfl m'élever à ma fource que de te méditer fans celfe. Le plus digne ufige de ma raifon cil de ^'anéantir devant toi t c'eft mon ravilfement d'efprit, c'ell: le charme de ma foiblelie de me fcntir accablé de ta grandeur.

Après avoir ainfi de l'impreiTion des objets fenlibles , & du ientiment in- térieur qui me porte à juger des eau- fes félon mes lumières naturelles , dé- duit les principales vérités qu'il m'im- portoit de connoître ; il me rcile à chercher quelles maximes j'en dois tirer pour ma conduite, & quelles règles je dois me prefcrire pour remplir ma det tination iur la terre, félon l'mtentioa de celui qui m'y a placé. En fuivant toujours ma méthode , je ne tire point ces règles des principes d'une haute philofophie, mais je les trouve au fond de mon cœur écrites par la Na- ture en caraderes ineiiaçables. Je n'ai qu'à me confulter fur ce que je veux faire : tout ce que je fens être bien eft bien, tout ce qL.:e je fens être mai eft

D 2

7*5 Emile,

mal : le meilleur de tous les Cafuiftes eft la cojifciencc , & ce n'eft que quand on marchande avec elle, qu'on a re- cours aux fubtilités du raifonnement. Le premier de tous les foins eft celui de foi-mème ; cependant combien de fais la voix intérieure nous dit qu'en faifant notre bien aux dépens d'au- trui, nous faifons mal! Nous croyons fuivrc l'impuifion de la Nature , & nous lui réfiftons : en écoutant ce qu'elle dit à nos fens , nous méprifons^ ce qu'elle dit à nos cœurs ; l'être aclif obéit, l'être palfif commande. La conC- cience eft la voix de l'ame , les paffions font la voLx du corps. Eft-il étomiant que Ibuvent ces deux langages fe con- tredifent, & alors lequel faut-il écou- ter ? Trop fouvent la raifon nous trompe, nous n'avons que trop acquis Je droit de la récuferj mais la con- feience ne trompe jamais , elle eft le vrai guide de l'homme -, elle eft à Pâme ce que hnftind eft au corps (52)^

{32) La Philofophie moderne qui n'admet que ce qu elle explique , n'a garde d'admettre cette obfciire faculté appelle infiinci ^ qui paroit gui- iler, fans aucune connoi^tance a:quife , les ani- maux vers quelque fin. L'inftird , félon lun de nos plus iages philofophes , n'eit qu'une 1 abi- tude privée de rcflexion , mais acquife en re'- fiéchifi'ant j &, de la manière dont il explique

L I V R E I V, 77

qui la fuit , obéit à la Nature , 8c ne craiiit poiut de s'égarer. Ce point elt important , pourfuivit mon bienfaiteur , voyant que j'alîois Tintcrrompre ; fouf- frez que je m'arrête un peu plus à réclaircir.

ce progrès, on doit conclure que les enfiinx re- fiechiflent plus que les hommes; parailoxe afTez étrau'^e pour valoir la peine irêtre examinj. Sans entrer ici *'.ans cette dilcuffion , je demande quel nom je dais donner à Tardeur avec laquelle mon chien fait la guerre aux taupes qu'il ne mange point, à la patience avec laquelle il les guette quelquefois îles heures entières, & à l'habileté avec laquelle il les iaifit, les jette hors terre au moment qu'elles poufient, & les tue enfuite

four les laiiïer là, fans que jamais perfonne ait drefTc à cette chafîe , S: lui ait appuis qu'il y avait des taupes ? Je demancte cnc re , & ceci eR; pins important , pourquoi la première fois que j'ai menacé ce mane chien , il s'eft jette le dos contre terre , les pattes repliées , dans une attitude fuppliante & la plus })ropre à me toucher ; pollure dans laquelle il fe fût bien gardé de reiter , li, fans me laifler fléchir, je l'euiïe battu dans cet état? Quoi! mon chien tout pe- tit encore , & ne faifant prcfque que de naitre ; avoit-il acquis déjà des idées morales , fayoit-il ce que c'étoit que clcm.cnce & générofite? fur quelles lumières acquifes efpéroit-il m'appaifer en s'abandonnant ainfi à ma difcrétion? Tous le? chiens du monde font à-peu-près la même ehofe dans le même cas, & je ne dis rien ici que chacun ne puiiTe vériScr. Que les Fhilofophes, qui rejettent C dédaigneiifement rinftincl, veuil- lent bien expliquer ce fait par le feul jeu des fcnfations & des connoiflances qu'elles nous font acquérir : qu'ils l'expliquent d'une manière fatisfaifonte pourtoutîhcrnnie fenfé : alors je n'au- rai plus rien à dire , & je ne parlerai plus d'inftintl:.

D ?

^8 Emile.

Toute la moralité de nos adlions €il dans le jugement que nous en por- tons nous-mêmes. S'il eft vrai que le bien foit bien , il doit Pètre au fond de nos cœurs comme dans nos œu- vres -■, & le premier prix de la juftice elt de fentir qu'on la pratique. Si la bonté morale eft conforme à notre na- ture , l'hommie ne iauroit être fiin d'ef- prit ni bien conftitué , qu'autant qu'il eft bon. Si elle ne VeÛ pas , & que l'homme foit méchant naturellemient, il ne peut celfer de fècre ians fe cor- rompre , & la bonté n'eft en lui qu'un vice contre Nature. Fait pour nuire à fes femblables comme le loup pour égorger fa proie, un homme humain feroit un animal auiîi dépravé qu'un loup pitoyable, & la vertu feule nous lailferoit des remords.

Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami! examinons, tout intérêt perfonnel à part , à quoi nos pcnchans nous portent. Qiîelfpeclac'le nous flatte je plus , celui des tour mens ou du bon- heur d'autrui ? (Xii'eft-ce qui nous eft le plus doux à faire, & nous laiife une imprelFion plus agréable après l'avoir fait , d'un acte de bienfaifance ou d'un acle de méchanceté '^ pour qui

L I V R E I V. 79

vous intcrefîcz-vous fur vos théâtres ? Eli- ce aux forfliits que vous prenez plaiiir j eit-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes '< Tout nous cit jndiiférent , difent-ils , hors notre intérêts & tout au contraire, les dou- ceurs de l'amitié, de riiumanité, nous- confolent dans nos peines*, &. , même dans nosplaihrs, nous ferions trop feuls, trop miférableSjfi nous n'avions avec qui les partager. S'il ny a rien de moral dans le cœur de l'homme , d'où lui viennent donc ces tranlports d'admiration pour les adions héroï- ques, ces raviflemens d'amour pour les . grandes âmes ? Cet enthouiiafme de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre intérêt privé? Pourquoi voudrois- je être Caton qui déchire fes entrailles , plutôt que Céfar triomphant? Otcz de nos cœurs cet amour du beau , vous otez tout le charme de la vie. Celui dont les viles palTions ont étouffé dans fon ame étroite ces fentimens dcii- cieiix 3 celui qui , à force de fe con- centrer au-dcdans de lui, vient à bout de n'ainicr que lui-même, n'a plus de tranfports, fon cojur glacé ne palpite plus de joie, un doux attendriiîement n'humede jamais fes yeux , il ne jouit plus de rien 5 le malheureux ne l'entî

D4

go Emile.

plus, lie vit -plus y il eft déjà mort. Mais quel que foit le nombre des médians fur la terre ^ il eft peu de ces âmes cadavreufes, devenues infenfi- b-es, hors leur intérêt, à tout ce qui eft JLiite & bon. L'niiqiiité ne piait qu'autant qu'on en profite 3 dans tout le re(i:e on veut que l'innocent foit pro- tégé. Voit-on dans une rue ou fur un chemin quelque ac1:e de violence & d'in- juihce : à finilaiit un mouvement de colère & d'indignation s'élève au fond du cœur , & nous porte à prendre la dcfenfe de l'opprimé ; mais un devoir plus puiifant nous retient, & les loix nous ôtent le droit de protéger l'in- nocence.- Au contraire , li quelque acle de clémence ou de générofité frappe nos yeux , quelle admiration, quel amour il nous infprre ! Qiii eil-ce qui ne fe dit pas s j'en voudrois avoir iait autant? Il nous importe furcment fort peu qu'un homme ait été méchant ou juile il y a deux mille ans ; & cependant le même intérêt nous aifede dans THiftoire ancienne , que il tout cela s'étoit paiîé de nos jours. Qiie me font a moi les crimes de Ca- tiïina? Ai-je peur d'être fa victime? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s'il étoit mon contempo-

Livre IV. §ï

raiii? Nous ne hailFons pas feulement les médians parce qu'ils nous nuiient; mais parce qu'ils font médians. Non- feulement nous vouions être heu- reux, nous voulons aulîi le bonheur d'autrui ; & quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre , il faugmente. Eniin l'on a , malgré ibi , pitié des in- fortunés y quand on eft témoin de leur mal , on en fouifre. Les plus pervers ne lauroient perdre tout- à -fait ce pen- chant : fou vent il les met en contra- diction avec eux-mêmes. Le voleur qui dépouille les paifans, couvre encore la nudité du pauvre i & le plus féroce alîàlîin foutient un homme tombant eu défaillance.

On parle du cri des remords, qui punit en fecret les crimes cachés, & les met fi fou vent en évidence. Hé- las î qui de nous n'entend jamais cette importune voix ? On parle par expé- rience, & Ton voudroit étouffer ce fentiment tyrannique qui nous donne tant de tourment. Obéiifons à la Na- ture , nous connoitrons avec quelle douceur elle régne,, & quel charme on trouve après l'avoir écoutée, à fe rendre un bon témoignage de loi. Le méchant fe craint & fe fuit ; il s'égaye eu fe jettaut hors de lui-même y il

82 E i>I I L E.

tourne autour de lui des yeux inquiets , & cherche un objet qui Pamufe , {ans la fatyre amere , ilms la raillerie inlul- tanre, il feroit toujours trille 5 le ris moqueur cit Ton feul plailir. Au con- traire, la ierénité du jufte eit inté- rieure j fon ris n'eil: point de maligni- té, mais de joie: il en porte la fource en lui-m.ème 5 il eft aulîi gai feul qu'au m-ilieu d'un cercle j il ne tire pas fon contentement de ceux qui l'approchent , il le leur communique.

Jettez les yeux far toutes les Na- tions du mor.de, parcourez toutes les Kiitoires. Parmi tant de cultes inhu- mains & bizarres , parmi cette pro- digieuîè diverllté de mœurs & de ca- rad?res^ volîs a^ouyerez par-tout les mêmes idées de juftice & rhonnèteté, par-tout les mêmes principes de mo- rale , par-tout les mêmes notions du bien & du mal. L'ancien paganifmc enfanta des Dieux abominables qu'on eut punis ici-bas comme des fcélérats, & qui n'olfroient pour tableau du bon- heur fuprême, que des forfaits à com- mettre & des pallions à contenter. Mais le vice, armé d'une autorité fd- crée , delcendoit en vain du féjour éternel, l'iniHîicT: moral le repouîioit du cœur des humains. Eu célébrant

Livre IV. 8^

les débauches de Jupiter , on admiroit; la continance de Xénocratei In chatte Lucrèce adoroit Pimpudique Vénus > riiitrépide Romain facrifioit à la Peur; il invoquoit le Dieu qui mutila ion père , & mouroit fans murmure de main du lien: les plus mcprifables Di- vinités furent fervics par les plus g:rands hommes. La fainte voix de la Nature , plus Forte que celle des Dieux , fe faifoit refpeder lurla terre, & iem« bloit reléguer dans ie Ciel le crime avec les coupables.

n eit dojic au fond des âmes uit principe innà de juiHce & de vertu , fur lequel , malgré nos propres maxi- mes , nous jugeons nos ad.ions & cel- les d'autrui comme bonnes ou mau- vaifes > & c'eft à ce principe que je doii- ne le nom de confcience.

Mais à ce mot j'entends s'élever de toutes parts la clameur des prétendus: fages : erreurs de l'enfance, préjugés de l'éducation, s'écrient -ils tous de concert î II n'y a rien dans l'efprit hu- main que ce qui s'y introduit par l'ex- périence 5 <& nous ne jugeons^ d'aucune chofe que fur des idées acquiics. Ils font plus 5 cet accord évident & uni- verfel de toutes les Nations , ils Pc- fent rejettera <Sc contre l'éclatante uiii-

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formite du jug-ement des hommes ^ ils vojit chercher dans les ténèbres quelque exemple obfcur & connu d'eux ièuls , comme tous les penchaus de la >.'ature étoient anéantis par la dé- pravation d'un peuple, & que fitôt qu'il eft des monftres , l'elpece ne fut plus rien. Mais que fervent au fcep- tique Montaigne les tour mens qu'il fe donne pour déterrer en un coin du monde une coutume oppofée aux no- tions de la juitice '^ Qi:c lui fert de doi'ner aux plus fufpecls voyageurs l'autorité qu'il refufe aux Ecrivains les plus célèbres? Qiielqueiufages in- certains & bizarres , fondés ilir des caufes locales qui nous Ibnt inconnues > dérruiront-ils l'inducl;ion générale ti- rée du concours de tous les peuples j opi ofcs en tout le refte, & d'accord fur ce feul point? O Montaigne! toi qui te piques de franchife & de vérité ,. ibis lincere & vrai^ fi un Philoibphe peut l'être, & dis-moi s'il eit quel- que pays fur la terre ce foit un crime de garder fa foi , d'être c-ément,. bienfaifant > généreux ; l'homme de bien foit méprifible , & le perHde ho- noré ?

Chacun, dit-on, concourt au bien public pour foii intérêt j mais d'où

L I V R E IV. Sf

vient ôm\c que le jufte y concourt à fon préjudice ? Qii'eil-ce qu'aller à la mort pour Ion intérêt '^ Sans doute nul n'agit que pour ion bien 3 mais s'il n'elt un bien moral dont il faut tenir compte , on n'expliquera jamais par l'intérêt propre que les aclions des nicchans. Il eil; même à croire qu'on ne tentera point d'aller plus loin. Ce feroit une trop abominable philofophie que celle l'on lèroit embarraifc des avions veruicufes -, Ton ne pourroit fe tirer d'affaire qu'en leur controuvant des intentions balFes & des motîFs fans vertu, l'on feroit forcé d'avilir Socrate & de calomnier Régulus. Si jamais de pareilles doc- trines pou voient germer parmi nous > la voix de la Nature , ainii que celle de la raifon s'éleveroient incefîam- ment contre elles , & ne laiil croient jamais à un feul de leurs partifans ï'excafe de l'être de bonne foi.

i\Ion deflein n'eit pas d'entrer ici dans des difcuflions métaphyiiques qui paifent ma portée & la vôtre, & qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne vouîois pas philofopher avec vous , mais vous aider à confulter votre cœur. Quand tous les Philofophes prouveroient que

g5 Emile.

j'ai tort , fi vous fentez que j'ai rafc. fon, je n'en veux pas davantage.

Il ne faut pour cela que vous faire diftin^uer nos idées acquifes de nos fentiniens naturels, car nous Tentons avant de connoitre; & comme nous n'apprenons point à vouloir notre bien & a fuir notre mal , mais que nous tenons cette volonté de la Nature , de même l'amour du bon & la haine du mauvais nous font auffi naturels que î'amour de nous-mêmes. Les ades de la confcience ne font pas des juge- mens, mais des Ibntimens; quoique toutes nos idées nous viennent du de- liors, les fentimens qui les appré- cient font au-dedans de nous, & c'eft par eux feuls que nous comioiifons la convenance ou difconvenance qui exilie entre nous & les chofes que nous devons rechercher ou fuir.

Exifter, pour nous , c'eft l^ntir ; no- tre fenlibilité eit inconteftablement antérieure à notre inteUigence , & nous avons eu des fentimens avant des idées ( "^ ). Quelle que ibit la caufe de

(*) ^ certains égards les itfées- font des fenti- mens & les lent Imens font des idées.Les deux noms cciivienaciK à toute peicepti; n qui nous occupe & de fon objet, & de nous-n êines qui en fom- mes aifectes : il u'y a ^ue l'ordre ile cette g£-

L I V R E IV. 87

ilotreêtre, elle a pourvu à notre con- ferviition en nous donnant des fen- timens convenables à notre natin'e , & Ton ne fauroit nier qu'au moins ceux-là nefoient innés. Ces ièntimens,

Î [liant à Tindividu , font l'amour de bi, la crainte de la douleur, Phor-. leur de la mort, le defir du bien-ètrei Mais fi , comme on n'en peut doub- ler, l'homme e(l fociabîe par la na- ture, ou du moirs lait pour le deve^ nir , il ne peut Tetre que par d'autres fentimens innés , relatifs à fon elpece; -car à ne confidérer que le befoin phy- fique , il doit ccrtaijiement difperler les hommes au lieu de les rapprocher. Or c'elt du lyftème moral , Formé pat ce double rapport, à foi-mème & à l'es Icmb-ables, que nait l'impulfiou de la coiifcience. Connoitre le bien , ce n^eil pas l'aimer : l'homme n'en a pas la connoifTance innée j mais fitôt que fa raifon le lui fait connoitre, la confcience le porte à l'aimer : c'eil ce fentiment qui eit inné.

feftion qui détermine le nom qui lui convient. Loifquc premièrement occupés de l'objet nour "ne penibns ù noiiv que par réflexion , c'efl wne ide'e 5 au contraire quand l'impreflion reque ex- cite notre première attenticn , & que nous ne penfons que par réflexion à Vobjet <iui la caufe _, #'ell un fciitiment.

88 Emile.

Je ne crois donc pas , mon ami , qu'il foit impolîible d'expliquer par des conféquences de notre nature, le principe immédiat de la confcience in- dépendant de la raifon même ; & quand cela feroit impoiîible , encore ne feroit- il pas nécelîaire : car puifque ceux qui nient ce principe admis & reconnu par tout le genre humain, ne prou- vent point qu'il n'exifle pas, mais fe contentent de l'affirmer j quand nous affirmons qu'il exiile , nous fommes tout aulîi bien fondés qu'eux , & nous avons de plus le témoignage intérieur, & la voix de la confcience qui dé- pofe pour elle-même. Si les premiè- res lueurs du jugement nous éb'ouif- fent (Se confondejit d'abord les objets à nos regards , attendons que nos îbi- bles yeux fe rouvrent , fe raffermit fcnt 5 & bientôt nous reverrons ces mêmes objets aux lumières de la rai- fon, tels que nous le rnontroit d'a- bord [a Nature > ou plutôt , foyons plus iimpies & moins vains 3 bor- nons-nous aux premiers fentimens que nous trouvons en nous-mêmes > puilque c'eit toujours à eux que l'é- tude nous ramené , quand elle ne nous a point égarés.

Confcience ! confcience î inftinct di-

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vin } immortelle & célefte voix , guide airiué d'un être ign orrait & borné , mais intelligent ik libre; juge infail- lible du bien & du mal, qui rends l'homme femblable à Dieu -, c'eit toi qui tliis rexcellence de fa nature & la moralité de fcs avions : fans toi je ne fens rien en moi qui m'élève au- delfus des bètes , que le trille privi* lége de m'cgarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement fans règle, & d'une raifon fans principe.

Grâces au Ciel , nous voilà déli- vrés de tout cet effrayant appareil de phiioiophie; nous pouvons être hom- mes fans être fivans ; diipenfés de cou- fumer notre vie à l'étude de la mo- rale, nous avons à moindres fraixuii guide plus aifuré dans ce dédale im- menfe des opinions humaines. Mais ce n'eit pas alfez que ce guide exifte ,, il faut favoir le reconnoître & le fui- vre. S'il parle à tous les cœurs , pour- quoi donc y en a-t-il li peu qui l'en- tendent ? Eh î c'eft qu'il nous parle la langue de la Nature , que tout nous a fait oublier. La confcience eft timide, elle aime la retraite & la paix; le mon- de & le bruit ~ l'épouvantent ; les pré- jugés dont on la fait naître font fes plus cruels ennemis , elle fuit ou fc

90 Emile,

tait devant eux-, leur voix brimnte étouife la fîeiine , & Pempèche de fe faire entendre , le fanatilme ofe la con- trefaire , & dicler le crime en fon nom. Elle fe rebute enfin à force d'être cconduite 3 elle ne nous parle plus , elle ne nous répond plus j & après de fi longs mépris pour elle, il en coûte autant de la rappeller qu'il en coûta de la bannir.

Combien de fois je me fuis laiTé dans mes recherches de la froideur que je fentois en moi ! Combien de fois ia triiteife & l'ennui, verfant leur poifon fur mes premières méditations , me les rendirent infupportables ! Mon cœur aride ne donnoit qu'un zèle languiiiant & tiede à Pamour de la vérité. Je me difois, pourquoi me tourmenter à chercher ce qui n'eft pas? Le bien moral n'eft qu'ure chi- mère \ il n'y a rien de bon que les plaiiirs des fens. O quand une fois on a perdu le goût des plaifirs' de l'ame, qu'il eft diiiicile de le repren- dre! Qii'il eft plus difficile encore de je prendre quand on ne Ta jamais euî S'il exiftoit un homme aifez miicra- ble pour n'avoir rien fait en toute la vie dont le fouvenir le rendit con- tent de lui-même , (S; bien- aile d'avoir

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voeu , cet homme feroit incapable de jamais fe coniioitre -y & faute de feii- tir quelle bonté convient à fa nature, il reilcroit méchant par force , & fe- roit éternellement malheureux. Mais croyez-vous qu'il y ait fur la terre entière un fcul homme allez dépravé, pour n'avoir jamais livré fon cœur à la tentation de bien faire ? Cette ten- tation eiî: Il naturelle & fi douce, qu'il ell; impolfible de lui réfifter toujours; & le fouvenir du plaifir qu'elle a pro- duit une fors , fiiffit pour la rappeller fins ceife. Malheureufement elle ell d'abord pénible à fitisfaire ; on a mille ■raifons pour fe refufer au penchant de fon cœur; la fauffe prudence le reifèrre dans les bornes du moi hu- main; il faut mille efforts de courage pour ofer le franchir. Se plaire à bien faire eil le prix d'avoir bien lait , & ce prix ne s'obtient qu'après l'avoir mérité. Rien n'eit plus aimable que la vertu, mras il en faut jouir pour la trouver telle. Q_uand on la veut cmbraifer, femblabîe au Protée de la Fable, elle prend d'abord mille for- mes effrayantes , & ne ic montre enûn fous la fienne qu'à ceux qui n'ont point lâché prife.

Combattu fans ccife par mes fenti-

$2 Emile.

mens naturels qui parloient pour l'in- térêt commun , & par ma raifon qui rapportoit tout à moi, j'aurois flotté toute ma vie dans cette continuelle alternative , faifant le mal , aimant le bien , & toujours contraire à moi- même , fi de nouvelles lumières n'eiif^ fent éclairé mon cœur ; fi la vérité qui £xa mes opuiions , n'eût encore aifuré ma conduite & ne m'eût mis d'accord avec moi. On a beau vouloir établir la vertu par la railon feule, quelle foiide bafe peut-on lui donner f* La vertu , difenc-ils , eil l'amour de Tor- dre : mais cet amour peut-il donc & doit-il l'emporter en moi fur celui de mon bien-être? Qiuis me donnent une raifon c'aire & fufïifante pour le préférer. Dans le foîid, leur pré- tendu principe^eft un pur jeu de mots y car je dis auili moi , que le vice eft l'amour de Tordre , pris dans un fens diiférent. Il y a quelqye ordre nioral par-tout il y a fentiment & intel- ligence. La dinérence eft , que le bon s'ordonne par rapport au tout, & que le méchant ordonne le tout par rap- port à lui. Celui-ci fe f ait le centre de toutes chofes , Tautre mefure fon rayon &: fe tient à la circonférence. Alors il eft ordonné, par rapport au centre

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commun, qui eil Dieu, & par rap- port à tous les cercles concentriques , qui font les créatures. Si la Divinité n'eft pas, il n'y a que le méchant qui raifoime , le bon n'eft qu'un in- lenfé.

O mon enfant î puifîîez-vous fen- tir un jour de quel poids on eft fou- lage , quand , après avoir épuifé la va- nité des opinions humaines & goûté l'amertume des pallions , on trouve enfin 11 près de foi la route de la fa- gelfe , le prix des travaux de cette vie , & la fource du bonheur dont oïl a défefpéré. Tous les devoirs de la loi naturelle , prefque effacés de mou cœur par Pinjuftice des hommes , s'y retracent au nom de l'éternelle juf- tice , qui me les impofè & qui me les voit remplir. Je ne fens plus en moi que l'ouvrage & l'inftrument du grand Etre qui veut le bien , qui le fait , qui fera le mien par le concours de mes volontés aux fiennes , & par le bon ufage de ma liberté : j'acquiefce à l'or- dre qu'il établit , fur de jouir moi- même un jour de cet ordre & d'y trouver ma félicité; car quelle félicité plus douce que de fe ,fentir ordonné dans un fyflème tout eft bien ? En proie à la douleur , je la fupporte

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avec patience, en fongeant qu'elle eft paHagere & qu'elle vient d'un corps qui n'eil point a moi. Si je fais unô bonne action fans témoin , je fais qu'elle ell vue, & je prends acle pour l'autre vie de ma conduite en celle-ci. En fouiFrant une injufl;ice , je meidis , l'Etre jufte , qui régit tout, (aura bien m'en dédommager j les befoins de mon corps , les miferes de ma vie me rendent l'idée de la mort plus fup- portable. Ce feront autant de liens de moins à rompre , quand il faudra tout quitter.

Pourquoi mon ame eft-elle foumifc à mes fens & enchaînée à ce corps qui l'alTervit & la gène ? Je n'en fais rien -, fiiis-je entré dans les décrets de Dieu? Mais je puis , fans témérité , former de modeiles conjedures. Je me dis, 11 l'efprit de l'homme fût refté libre & pur, quel mérite auroit- il d'aimer & fuivre l'ordre qu'il ver- roit établi & qu'il n'auroit nul inté- rêt à troubler ir II feroit heureux, il eft vrai j mais il manqueroit à fon bonheur le degré le plus fublime ; la gloire de la vertu & le bon témoi- gnage de foi y il ne feroit que comme les Anges , & fans doute Thomme ver- tueux fera plus qu'eux. Unie à un

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corps mortel , par des liens non moins puiiiàns qa'incompréheniiblcs , le (biu de la conlervation de ce corps excite Famé à rapporter tout à lui, Se lui donne un intérêt contraire à Tordra général qu'elle eft pourtant capable de voir & d'aimer; c'eii: alors que le bon iifage de liberté devient à la fois le mérite Se la récompenfe , & qu'elle fe prépare un bonheur inalté- rable , en combattant les paiîxons ter- reilres & fe maintenant dans fa premiè-

re volonté.

Qiie il même, dans Pétat d'abJ^iH. fement nous fommes durant cette vie , tous nos premiers penchans font légitimes , Ci tous nos vices nous vien- nent de nous, pourquoi nous plai- gnons-nous d'être fubjugués par eux ? Pourquoi reprochons-nous à l'Auteur des chofes, les maux que nous nous faifons, Se les emiemis que nous ar- mons contre nous - mêmes '^ Ah î ne gâtons point l'homme ; il fera toujours bon fans peine, & toujours heureux fans remords! Les coupables qui fe difent forcés au crime , font auffi men- teurs que méehans ; comment ne voyent-i.s point que la foiblelfe donc ils fe plaignent, eit leur propre ou- vrage i que leur première dépravatiou

S><5 Emile.

vient de leur volonté ; qu'à force de vouloir céder à leurs tentations , ils leur cèdent enfin malgré eux & les rendent irréfiftibles '< Sans doute il ne dépend plus d'eux de n'être pas mé- dians & foibless mais il dépendit d'eux de ne pas le devenir. O que nous ref- terions aifément maîtres de nous & de nos pallions , m.ème durant cette vie , Il , lorique nos habitudes ne font encore point acquifes , lorique notre elprit comm.ence à s'ouvrir , nous fa- vio4is l'occuper des objets qu'il doit conhoître, pour apprécier ceux qu'il ne comioit pas ; nous voulions iin- cerementnous éclairer, non pour bril- ler aux yeux des autres , mais pour être bons & fages félon notre nature, pour nous rendre heureux en prati- quant nos devoirs ! Cette étude nous paroit ennuyeufe & pénible , parce que nous n'y fongeons que déjà corrom- pus par le vice , déjà livrés à nos paf- fions. Nous fixons nos jugemens & notre eiHme avant de connoitre le bien & le mal , & puis rapportant tout à cette fauÂe mefure , nous ne donnons à rien fa jufte valeur.

Il eli: \x\\ âge, ou le cœur libre en- core, mais ardent, inquiet, avide du bonheur qu'il ne connoit pas , le cher- che

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che avec une ciirieufë incertitude, 8c trompé par les lens, fc fixe enfin iiir ia vaine image, (Se croit le trouver il n'elt point. Ces illutlor.s ont duré trop long-tcms pour n:oi. Héh.s î je les ai trop tard coiiiuies , & n'ai pu tout-à-faic les détruire i elles dureront; autant que ce corps mortel qui les caufe.^ Au moins elles ont beau me féduire, elles ne m'abufent plus ; je les connois pour ce qu'elles font, en les i'uivant je les mépriib. Loin d y voir Tobjet de mon bonheur , j'y vois Ton obliacle. J'afpire au moment où, dé- livré des entraves du corps , je ferai moi liais contradiclion , fans partage, & n'aurai befoin que de moi pour être heureux ; en attendant je le fais dès cette vie , parce que j'en compte pour peu tous les maux, que je la regarde comme prefque étrangère à mon être , & que tout le vrai bien que j'en peux retirer dépend de moi.

Pour m'clever d'avance autant qu'il fe peut à cet état de bonheur , de force & de liberté, je m'exerce aux fubli- mes contemplations. Je médite fur Tordre de l'Univers , non pour l'ex- pliquer par de vains lyitèmes , mais. pour l'admirer fans cefle, pour ado-

M'};ile. Tome III, E.

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rer le fage Auteur qui s'y fait fentîr. Je coiiverfe avec lui, je pénètre tou- tes mes facultés de fa divine elfence ; je m'attendris à fes bienfaits , je le bénis de fes dons , mais je ne le prie pas ; que lui demanderois - je ? qu'il changeât pour moi le cours des cho- i fes, qu'il fit des miracles en ma fa- ' veur ? Moi qui dois aimer par-deifus \ tout l'ordre établi par fa fageiie & ' maintenu par la providence , voudrois- 'i je que cet ordre fût troublé pour i moi? Non, ce vœu téméraire méri- teroit d'être plutôt puni qu'exaucé. Je '^ ne lui demande pas non plus le pou- voir de bien faire ; pourquoi lui de- mander ce qu'il m'a domié ? Ne m'a- '; t-ii pas donné la confcience pour ai- ;• mer le bien , la raifon pour le con- ^: noitre , la liberté pour le choiiir '^ Si ; je fais le mal, je n'ai point d'cxcufe; | je le fais parce que je le veux ; lui | demander de changer ma volonté , c'eit | lui demander ce qu'il me demande ; c'ell vouloir qu'il faiie mon œuvre , ^c que j'en recueille le falaire , n'être pas content de mon état c'ell ne vou- loir plus être homme, c'eil vouloir autre chofe que ce qui ell, c'eit vou- loir le défoidre & le mal. Source de jufticc & de vérité , Dieu clémeut ^

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L î V R E IV. 9f

ton! dans ma confiance en toi, le iiiprènie vœu de mon cœur eft que ta volonté foit faite. En y joignant la mienne , je fais ce que tu fais , j'ac- quiefee à ta bonté, je crois partager 'd'avance la fuprème félicité qui en eft le prix.

- Dans la juO:e- défiance de moi-même la feule chofe que je lui demande, ou plutôt que j'attends de £i juièice , eft de redreiiër mon erreur fi je m'égare, -Se il cette erreur m'efl: dangereufe. Pour être' de bonne foi je ne me crois pas infaillible : mes opinions qui me lemblent les plus vraies font peut-être autant de menfonges; car quel hom- 'me ne tient pas a^ux fiennes , & com- bien d'hommes font d'accord €n tout? L'illuiîon qui m'abufe a beau me ve- nir de moi , c'eil lui féal qui m'en peut guérir. J'ai fait ce que j'ai pu pour at- teindre à la vérité i mais fi {ource eit trop élevée : quand les forces, me man- quent pour aller plus loia, de quoi -piiis-je être coupable '^ c'eft à elle à s'ap- procner.

Le bon Prêtre avoit parlé avec véhémence j il étoit ému , je l'étois aulTi. Je crOyoîs entendre le divin Orphée chanter les premiers Hymnes, & ap-

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lOO E M I L D.

prendre aux hommes le culte dei Dieux. Cependant je voyois des fou- les d'objedions à lui faire j je n'en fis ]ças une , parce qu'elles étoient moins solides qu'embarraiPantes , & que la perfuafion étoit pour lui. A mefure qu'il me parloit félon fa confcience, la mienne fembloit me confirmer ce Qu'il m'avoit dit.

Les fentimens que vous venez de ni'expofer , lui dis - je , me paroiifenfr plus nouveaux parce que vous avouez ignorer , que par ce que vous dites croire. Jy vois , à peu de chofes près , le théifme ou la religion naturelle, que les chrcdens aifeclent de confondre avec l'athéifine ou Tirréligion , qui efl la dodrine directement oppofée. Mais dans rétat acluel de ma foi , j'ai plus à remonter qu'il defcendre pour adop- ter vos opinions , & je trouve diiHcile de refter précifément au point ou vous êtes , à moins d'être aulîi lage que vous. Pour être, au moins , aulii fnicere, je veux con fui ter avec moi. C'eftlefenti- nient intérieur qui doit me conduire à votre exemple , & vous m'avez ap- pris vous - même qu'après lui avoir îong-tems impofé filence, le rappel- 1er n'eft pas l'atfairc d'un moment. J'emporte vos difcours dans mon cœur.

Litre IV. loi

il f.iiir eue je les médire. Si, après m'e:rc bien coniulté , 'f en demeure aulîi convaincu que vous , vous icrczr mon dernier uporrc , c^ je ferai votre proi'e]yte jufqu'à la mort. Continuez, cependant, à m'ijidruirc ; vous ne m'avez dît que la moitié de ce que je dois iavoir. Paa^lez-moi de la révé- lation , des Ecritures, de ces dogmes obfcurs, lur lelquels je vais errant des 3non enicUice , llins pouvoir les conce- voir ni les croire, & fj.ns favoir ni les admettre ni les rejetter.

Oui, mon enfant, dit -il en m'em- braiiant, j'achèverai de vous dire ce que je penfe 3 je ne veux point vous ouvrir mon cœur à demi : mais le de^ Un que vous me témoignez étoit nécet fiire, pour m'autorifer à n'iivoir au- cune rélérve avec vous. Je ne vous ai rien dit jufqu'ici que je ne cruife pou- voir vous être utile, &. dont je ne fulle intimement perfuadé. L'examen qui me relie à faire cil; bien différent > je n'y vois qu'embarras, myi'i:ere, obf- curité ', je n'y porte qu'incertitude & défiance. Je ne me détermine qu'eu tremblant , S: je vous dis plutôt mes doutes que mon avis. Si vos fentimens étoient plus itables , j'hcnterois de vous expofcr les miens ^ mais dans l'état

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VOUS êtes , vous gagnerez à penfer com- me moi ( ?0- -^^^ refte , ne domiez à mes difcours que l'autorité de la rai- ^fon ; j'ignore fi je fuis, dans l'erreur. Il ell difficile, quand on difcute, de ne pas prendre quelquefois le ton af- firmatîfj mais fbuvenez- vous qu'ici toutes mes affirmations ne font que des raifons de douter. Cherchez la vé- liié vous-même î pour moi je ne vous-, promets que de la bonne foi.

Vous ne voyez dans mon expofé que la religion naturelle : il eft bien étrange qu'il en faille une autre î Par connoitrai - je cette néceintér' De quoi puis-je être coupable en fervant Dieu félon les lumières qu'il donne à mon efprit, &. félon les fcntimens qu'il iufpire à mon cœur? Qiieilc pu- reté de morale , quel dogme utile à rhomme, & honorable à ion Auteur > puis-je tirer d'une doctrine pofitive,. que je ne puiiie tirer fins elle du bon uiage de mes facultés? Montrez -raoi ce qu'on peut ajouter, pour la gloire de Dieu , pour le bien de la focicié , & pour mon propre avantage ,, aux de- voirs de la loi naturelle , 8c quelle vertu vous ferez naître d\in non veau cuite ,

(33) Voilà, je crois, ce qv.c le bon Vicaire poiirroit liiic à préicnt au public.

Livre IV. ic^

qui ne foit pas une conféquencc du inicni:' Les pins grandes idées de la Divinité nous viennent par la raifou feule. Voyez le ipedacle de la Nature, écoutez la voLx intérieure. Dieu n'a- ; t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conrcicnce,à notre jugement? Qii'eil:- ce que les hommes nous diront' de plus? Leurs révélations ne ibnt que dégrader Dieu , en lui donnant les palî^or.s humaines. Loiji d'éc^aircir les notions du grand Etre , je vois que les dogmes particuliers les embrouillent; que loin de les ennoblir ils les avilil- lént; qu'aux mylleres inconcevabi'ics qui Tcnvironnent ils ajoutent des coîu traditions abfardcs ; qu'ils rendent i'hommeorcn-ieillcux , intolérant, crueli qu'au lieu cï'établir la paix fur la terre, ils y portent le Ter & le feu. Je me demande à quoi bon tout cela, fans fivoir me répondre. Je n'y vois que les crimes des hommes 8c les niifereâ du genre humain.

On me dit qu'il faloit une révéla- tion pour apprendre aux h-ommes la manière dont Dieu vouloit être fervi; on affigne en preuve la diverfité des cul- tes bizarres qu'ils ont inftitués; é^cl'on ne voit pas que cette diverfité nicme vient de la faniaiiic des révélations. Des

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204 Emile.

que îcs peuples fe font avifés de faire parler Dieu , chacun l'a fait parler à fa mode, & lui a fait dire ce qu'il a \:oLilu. Si Pon n'eût écouté que ce que Dieu dïu au cœur de Thomme , il n'y auroit jamais eu qii une religiojifur la terre.

Il, f Joit un culte uniforme ; je le veilx bien : mais ce point étoit-il donc fi important qu'il falût tout l'appareil de îa puiiiance divine pour l'établir ? Ne confondons point le cérémonial de h religion avec la religion. Le culce que Dieu dem/ande efr celui du cœur; & celui - , quand il eft fincere , cft toi'jours mùforme; c'cil avoir une va- nité bien folle , de s'imaginer que Dieu prenne un fi grand intérêt à la forme de Phabit du Prêtre, à Pordre des mots qu'il prononce, aux gelies qu'il fiit à Pautel , & à toutes fes génuflexions. Eh! mon ami, refte de toute ta hau- teur, tu feras toujours alle2 près de terre. Dieu veut être adoré en efpric U en vérité : ce devoir eil de toutes les religions, de tous les pays, de tous les hommes. Quant au culte ex- térieur, s'il doit être uniforme pour le bon ordre , c'cit purement une aifaire de police; il ne faut point de révéla- tion pour cela.

Livre IV. lof

Je ne commençai pas par toutes ces réflexions. Entramé par ies préjugés de réducation, & par ce dangereux amour-propre qui veut toujours porter l'homme au - deiTus de fa fpliere , ne pouvant élever mes ibibles conceptions julqu'au grand Etre , je m'd-Forqois de le rabailler juiqu'à moi. Je rapprochois les rapports infiniment éloignés, qu'il a mis entre fa nature & la mienne. Je voulois des communications pli^s im- médiates, des in[]:rucS:ions plus parti- culières 'y & non content de faire Dieu fembl'jble à l'homme ; pour être privi- légié moi-même parmi mes iemblables , -je voulois des lumières iuriraturelless je voulois un cuite excluiif 5 je vou- lois que Dieu m'eut dit ce qu'il n'avoit pas dit à d'autres, ou ce que d'au- tres n'auroient pas entendu comnio moi.

Regardante point on j'ctois parvenu comme le point commun d'où par- toient tous les croyans pour arriver à un culte plus éclairé, je ne trou- vois dans les dogmes de la religion naturelle que les élémens de toute re- ligion. Je confidérois cette diverfité de fectes qui régnent fur la terre , «Se qui s'accufent mutuellement de menfonge & d'erreur 3 je demandois , quelle eji la

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ÏC(5 E M ï L E.

bonne? Chacun merépondoit, c'eft Jîi. mienne ) chacun difoit, moi feiil & mes partiiahs penîbns jiifte, tons les antres {ont dans l'erreur. Et comment favez-vous que votre ferre eft la bonne! Parce que Dieu l'a dit (54). Et qui vous dit que Dieu Ta dit? Mon Far- teur qui le fait bien. Mon Pafteur me dit d'ainfi croire , & ainfi je crois 5 ii nValTure que tous ceux qui difcnt au- trement que lui mentent, & je ne les écoute pas.

(^4) Tous, dit un bon & fage Prêtre , dîfcfît ffu'ils la tiennc7:t ç^ la croie^it , ( cf ^^«-^ lifn't de ce jargon, ) qi^.e non des hommes , ne d'aucune créature , ains de Dieu.

Jïlc.is à dire vrai fu'JS rien flatter' ni déguifer . il n'en eji rien , elles font , quoi qu'on die , tenues far mains ç^ moyens huwains j- tefrnoin premic- rement la manière qi:e les Religion^ ont été reçues vu wcnde , ç^ font encore tous les jours, far les par- ticuliers : la nation , le pays , le lieu donne la Re- lizirn : Von ejl de celle que le lieu auquel on efi' ^ éleié tient : mus fommes circoncis , h:ip- tif^s , Juifs , Malr.ométans ,^ Chreftiens , avant que nous fâchions que nous fommes ^ hommes , LiReli- gioK n'ejl pas de notre choix ^^ é'tsâi'ion yjcfnoiit •»Près la vie ^ les maurs fi mal accordantes cvti La Religion ,' tcfmoin que par occajtç'ns. humaines ^ hier. ' légères , l'on va cor.tre -la jtencur de fa Re- ligion. Charron , de la fagefic. L. IL Chap. ç, p". 2^7. Edition de Bordeaux i^oi.

Il V a grande apparence que la Cncere pra- feffion de foi du vertueux Théologal de Con- dom , n'eut pas été fort différente "de celle 'du "Vicaire Savoyard. ..

Livre IV. 107

Qiioi 5 penfois-jc , la vérité n'ed- elle pas une, & ce qui eft vrai che5: moi, peut-il être faux chez voiis? Si la méthode de cehii qui fuit la benne route te celle de celui qui s'égare cih la niènie, quel mérite ou quel tort a l'un de plus q^ie Faucre?' Leur choix cil l'eliet du ]ia:^ard, le leur imputer ; eft iniquité i c'eft^réconip enfer c;i {Và- , uir , pour être dans tel oa tel pays.. Ofer (hre q;-ie Dieu nous juge aind, c'eft outrager juiTice.

Ou toutes les religions font bonnes <Sc agréables à Dieu , ou , s'il en eft une qu'il prefcrive aux hommes, & .qu'il les piniiiiè de méconnoitre, il lui a donné des %:ies certains 81 ma- nifeR-es pour être diftingiiée ce con- nue pour la feule véritable. CesTignes ibnt de tous les tenis & de tous les lieux, également fenlibîcs à tous les Jiommes , grands & petits , favans & ignorans , Européens , Indiens , Afri- quains , Sauvages. S'il étoit une reli- gion fur la terre hors de laquelle il i l'y eut que peine éternelle, & qu'en quelque lieu du monde un feul mor- tel de bonne foi n'eût pas été frappé de ion lévidcnce , le Dieu de cette re- Jig'O.n feroit'le plus inique & le plus cruel des tyrans.

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jos E M I L e;

Cherchons -noiîs donc finceremene la vérité '< Ne donnons rien au droit de la naiilànce & à l'autorité des pè- res &: des pafteurs , mais rappelions à l'examen de la confcience & de la raifon tout ce qu'ils nous ont appris des notre enfance. Il ont beau me crier, fou mets ta raifon; autant m'en peut dire celui qui me trompes il me îliiit des raifon^ pour fbumettre ma raifon.

Toute la théologie que je puis ac- quérir de moi-même par rinipeclion de l'Univers , h par le bon ufage de mes facultés, fe borne à ce que je \ous ai ci-devant expliqué. Pout en favoir davantage , il faut recourir à des moyens extraordinaires. Ces riioyens ne {iiuroient être l'autorité des hommes : c^^r nul hom.me n'étant d'une autre efpece que moi , tout ce qu'un homme connoit naturellement, •je puis aulfi le connoitre , ^z un au- tre homme peut fe tromper auiîi bien que moi: quand je crois ce qu'il dit, ce n'elt pafl parce qu'il le dit, niais parce qu'il le prouve. Le témoignage des hommes n*eft donc au fond que celui de ma raifon même, & n'ajoute rien aux moyens naturels que Dieu nra donnés de connaître la vérité.

L I V R E IV. 105

Apôtre de la vérité, qu'avez -vous donc à me dire dont je ne refte pas le juge ? Dieu lui-même a parlé ; écou- tez fa révélation. Celé autre chofe. Dieu a parlé î voilà certes un grand mot? Et à qui a-t-il parlé:' 11 a parlé aux hommes. Pourquoi donc n'en ai- je rien entendu? Il a chargé d'autres hommes de vous rendre fa parole. J'entends: ce ibnt des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. J'ai- merois mieux avoir entendu Dieu lui-même ; il ne lui en auroit pas coûté davantage , & j'oiiirois été à l'abri de la rcdtidion.IÎ vous en garantit, en manifeR-ant la million de ils en- voyés. Comment celai' Par des pro- diges. Et font ces prodiges '^ Dans des livres. Et qui a fait ces livres? Des homm.es. Et qui a vu ces prodi- ges r* Des hommes qui les attel'^ent. Quoi! toujours des témoignages hu- mains ? toujours des hommes qui me rapportent ce que d'autr&s hommes ont rapporté if Qiie d'hommes entre Dieu êc moi î Voyons toutefois , exa- minons , comparons , vérifions. O il Dieu eût daigné me diipenfer de tout ce travail , l'en aurois^je fervi de moins bon cœur.

Conlldérez , mon ami , dans quelle

110 Exil e.

horrible dircufîion me voilà engagé; de quelle immenre érudition j'ai beibiii ^jour remonter dans les plus hautes antiquités ; pour examiner , pefer , con- fronter les prophéties, les révélations , les faits , tous les monumens de foi propofés dans tous les pays du monde ; pour en alligner les tems , les lieux , les auteurs, les occafiousî Quel juf- teiîe de critique m'eft jiéceiTaire pour diftinguer les pièces authentiques des pièces fuppoféesj pour comparer les objeclions aux réponfes, les traduc- tions aux orginau^ j pour juger de Tmipa-rtialité des témoins , de leur bon fens , de leurs lumières ; pour favoir il Ton n'a rien, fupprimé , rien ajouté > xien tranfpofé , changé, fali-ihé; pour lever les contradichons qui reftcntj .pour juger quel poids doit avoir le fil ence des adverfaires dans les faits allégués contre .eux j ces allégations leur ont été connues.; s'ils en ont fiit allez de cas pour daigner y répondre, fi les livres étoier.t'aiiez communs pour que les nôtres leur parvinlfenti fi nous avons été d'alfez bonne foi pour donner cours aux leurs parmi nous , & pour y lailfer leurs plus for- tes objections , telles qu'ils les avoieiit iiites.

Livre I V. lîi

' Tous ces, rxionumeiis reconniis pour iiiconceitables ,.il foutpaifer eîifui;e aux preuves delà miiîioii.de leurs auieurs j il faut bien fa voir les. loix des forts , les probabilités éventives , pour juger quelle 'prédiclion ne peut s'accomplir fuis miracles le génie dcsjangues ori-* ginales , pour diilinguer ce qui eil prédiction dans ces langues , & ce qui n'eiè que fjgure oratoire ; quels faits font dans- l'ordre de la Nature, & quels autres faits n'y font pas i pour du'e jufqu'à quel point un homms adroit peut faiciner les yeux des fim- p-es , peut étonner même les' gens éclairés; chercher de quelle efpece doit être un prodige & quelle authenticité il doit avbir, non^fculement pour être cru, mais pour, qu'on foit pu3iilfable d'en douter 3 comparer les preuves des vrais & des faux prodiges , & trouver les règles fdres pour les difcerner -, dire enEn pourquoi Dieu choifit ^ pour àttefter ia parole, des moyens qui ont eux-mêmes fi grand befoiii d'atteftation , comme s'il fe jouoit de la crédulité. des hommes, & qu'il évi- tât à delfein leS' vrais moyens de les perfuader.

Suppofons que la Majefté divine «daigne s'abaiffcr allez pour rendre un.

in Emile*

homme Porganè de fes volontés ft- crécs 5 eft-il raifoimable, eil-il jiifte d'exiger que tout le genre humain obéiîle à la voix de ce miniftre , fans le lui faire connoître pour tel ? Y a-t-il de réquîté à ne lui donner pour toutes lettres de créance , que quel- ques figues particuliers faits devant peu de gens obfcurs , & dont tout le refte des hommes ne laura jamais rien que par ouï- dire ? Par tous les pays du monde fi l'on tenoit pour vrais tous les prodiges que le peuple & les iimples difcnt avoir vus, chaque fedle feroit la bonne , il y auroit plus de prodiges que d'évenemens natu- rels; & le plus grand de tous les mii- rac^es feroit que , il y a des fanatiques perlëcutés , il n^y eût point de mnracles. C'eil l'ordre inaltérable de la Nature qui montre le mieux la fage main qui la régits s'il arrivoit beau- coup d'exceptions , je ne faurois plus qu'en penfer; & pour moi, je crois trop en Dieu pour croire à tant de miracles fi peu dignes de lui.

Qirun homme vienne nous tenir ce langi ge : Mortels, je vous annonce la volonté du Très-Haut j reconnoif- fez a ma voix celui qui m'envoye. j'ûrdomie au ibleii de changer fa courfc;

Livre IV. iij

aux étoiles de former un autre arran- gement, aux montagnes de s'applanir, aux fiots de s'élever, à la terre de prendre un autre alped: à ces mer* veilles, qui ne reconnoitra pas à l'inii tant le maître de la Nature? Elle n'obéit point aux impolteurs , leurs miracles fe font dans des carrefours, dans des déferts , dans des chambra^ ; Se c'eft quHls ont bon marché d'un petit nombre de fpedateurs déjà dit pofés à tout croire., Qiii eil-ce qui m'oiera dire combien il faut de témoins GCLilaii es pour rendre un prodige digne de foi ? Si vos miracles faits pour prouver votre dodrine ont eux-mê- mes befoin d'être prouvés , de quoi fervent-ils ? Autant vaioit n'en point faire.

Refte enfin l'examen le plus impor- tant dans la dodrine annoncée 3 car puifque ceux qui difent que Dieu fait ici-bas des miracles , prétendent que le diable les imite quelquefois ; avec les prodiges les mieux attelles nous ne fommxes pas plus avancés qu'aupa- ravant , & puifque les magiciens de Pharaon ofoient , en préf3nce même de Moyfe , faire les mêmes fignes qu'il faiibit par l'ordre exprès de Dieu ;, pourquoi dans fon abfeace n'eufleut-

Iî4 E M I L t.

ils pas , aux mêmes titres , prétendu la même autorité? Ainfi donc après avoir proiivé la doc1:rine par le mi- racle , il Huit prouver le miracle par îa dodriiie (^f), de peur de prendre l'œuvre du Démon pour l'auvrc de Dieu. Qiie penfez-vous de ce dialele?

(35) Cela eft fcrmel en mille endroits de rEcrin:re , & entre autres dans le Deiiterouo- me , Chapitre XÎÎI, il eft ait que, fi v.n ï'rojhete annonçant ces Dieux étrangers confir- me les difcouTS par des prodiges, & que ce ^ui\ prédit arrive , loin d'y avoir aucun égard çn doit mettre ce Prophète à mort. Qi:and dcnc les Payens mertoicnt n mort les Apôtres kur an- nonçant un Dieu étranger, & prciivant leur îiiiflion par des prédictions & des miracles, je ji^ vois pas ce qu'on avcit h leur objecler de folide , qu'ils ne puffcnt à Pinflant rétorq^icr Contre nous. Or que faire en pareil cas? Lne feule chofe : Revenir au rai fonnv" nient , & laif- fcr Ils miracks. Ivlieiix et. valu n'y pas recourir. C'eft- du bon-fens le plus liinple , quotî n'cllcurcit qu'à force de diflinsfrions tout au moins très -fiibti les. Des fubtilités dans le Chrifrianifme ! Mais Jcfus-Chrid a donc eu tort de promettre le royaume des Cieux aux fim- ples? il a donc eu tort de commencer le. pins beau de fes difcours par fcîiciter les pauvres d'efprit ; s'il faut tant d'cfprit pour entendre fa doftrine , & pour apprendre à croire en lui? Quand vous m aurez prouvé que je dois me foumcttre , tout ira fort bien : mais pour i-:ie prouver cela, mettez-vous à ma portc^c ^ mefu- rez vos raifonnemens à la capacité d'un pauvre d'cfprit, ou je r.e rcconnois ]'lus en \ortS le vrai diiciple de votre maître , S; ce n'eft pa« fa dot^rine que vous m'annoncez.

Livre IV. nf

Cette dodriiie venant de Dieu, doit porter le facré caradere de la Divir nité y non-ieulement elle doit noiis^ éckiircir les idées confufes que le m- fonnement en trace dans notre efiirit; mais elle doit aiiiîi nous propcler un culte , une morale , & des maximes convenables aux attribut:s par lefquels feuls nous co^^cevons Ion efrence. Si donc elle ne nous apprenoit- que des chofes abfurdcs & ians raifon , fi elle ne nous infpiroit que des fentimens d'averfion pour nos fembiables & de la frayeur pour nous-mêmes. Ci elle ne nous peignoit qu'un Dieu colère , .jaloux, ve)*:geur , partial , hraifant les hommes, un Dieu de la gucrre"& des Combats 'toujours prêt à détruire & ibudroyèr, toujours parlant de tour- ments, des peines, & ie vantant de punir même îe§ mnocens , mon co:ur ne {croit point attiré vers ce Dieu' terrible, & je me garderois de quit- ter la religion naturelle pour embrai- icr celle-là; car vous voyez bien qu'il feidroit n'éceiiaircment opter. Votre Dieu n'eft pas le nôtre , dirois-jc àfes feclateurs. Celui qui commence par fe choilir un feul peiTple & profcrire le refte du genre humain, n'eit pas' le père commun des hommes, celui

si6 Emile.

qui deftine au iupplice éternel le plus grand nombre de les créatures , n'elt pas le Dieu clément & bon que ma raifon m'a montré.

A Pégard des dogmes, elle me dit qu'ils doivent être clairs, lumineux, frappais par leur évidence. Si la reli- gion naturelle cil infurnfante , c'eft par l'obTcurité qu'elle laiiie dans les gran- des vérités qu'elle nous enfeigne : c'eil à la révélation de nous enfeigner ces vérités d'une m.aniere fenlible à Pefprit de l'homme, de les mettre à fa por- tée , de les lui faire concevoir afin qu'il les croye. La foi s'afîure & s'af- fermit par l'entendement ; la meilleure de toutes les religions dl infaillible- ment la plus cl;ire : celui qui charge de myfteres , de contradiclions , le culte qu'il me prêche, m'apprend par cela même à m'en défier. Le Dieu que j'adore n'ell point un Dieu de té- nèbres , il ne m'a point doué d'un en- tendement pour m'en interdire l'uf?:ge > me dire de fou mettre ma raifon, c'eil outrager fon Auteur. Le miniilre de la vérité ne tyrannilé point ma raifon; il réc!aire.

Nous avons mis à part toute auto- rité humaine , & fuis elle je ne fuirois Toir comment un homme en peut con-

Livre IV. ii;

\^incre un autre en iui prêchant une doclrine déraifonnàble. Mettons un moiricntces deux hommes aux priil'S, & cherchons ce qu'ils ponrro:;t fe dire dans cette apreté de langage ordmairc aux deux partis.

VInfpiré,

55 La raifon vous apprend que îe 55 tout eft plus grand que fa partie ; 5; mais moi, je vous apprends de la 55 part de Dieu , que c'eft la partie 5t qui eft plus grande que le tout.

Le Raifonneur,

55 Et qui êtes-vous , pour m'ofer dire 5i que Dieu fe contredit ; & à qui croi- ,5 rai - je par préférence, de lui qui 35 m'apprend par la raifon les vérités 5) éternelles, ou de vous qui m'aiinou-. a^ cez de fa part une abfurdité.

rinfpirc^.

A moi; car mon inftrudion eft » plus poiitive , & je vais vous prou- a> ver invinciblement que c'eft lui qui 5^ m' envoyé.

; îS £ M I L u.

Le Ralfonneur,

j5 Comment î vous me prouverez « que c'ed Dieu qui vous envoyé ji dépoi'er contre luii^ Et de quel genre 53 feront vos preuves pour me con- 33 vaincre qu'il eft plus certain que )3 Dieu me parle par votre bouche,

que par l'entendement qu'il m'a

donné ?

Î3

VInfpi

re.

55 L'entendement qu'il vous a donné ! » Homme petit & vain! comme ù vous 33 étiez le premier, impie qui s'égare 33 dans fa raifon corrompue par i& 'y péché!

Le Raijonnew. .

. n Homme de Dieu , vous ne fèries D pas, non plus, le. premier fourbe 33 qui donne fon arrogance pour preuv© » de fa mllfion?

V Infpiré.

55 Qyoi î les Phiiofophes difent auili 9 des mjures !

Livre IV. ri^

Le Raifonncur.

5, Quelquefois , quand les Saints leufi ^ en donnent Pexemple.

U Infpirc.

35 Oh! moi j'ai le droit d'en dire: V je parle de la part de Dieu.

Le Raifonncur.

5, Il feroit bon de montrer vos titre« 33 avant d'ufer de vos 'privilèges.

V Infpiré,

55 Mes titres font authentiques. La » terre & les Cieux dépoferont pour 55 moi. Suivez bien mes raiibnnemens , » je vous prie.

Le Raifonncur,

55 Vos raifonnemens ! vous n'y i^^en- 35 {qz pas. M'apprendre que ma raifon 35 me trompe, n'eft-ce pas réfuter ce ^ qu'elle m'aura dit pour vous ? Qiii- 55 conque veut récafer la raifon , doit 55 convaincre fans 13 fervir d'elle. Car, ^ fuppofons qu'en railbnnaiit vous

120 Emile.

,y m'ayez convaincu ; comment faiirai-

53 je 11 ce n'eft point ma raifon cor-

« rompue par le péché qui me fait ac-

33 quieicer à ce que vous me dites?

53 D'ailleurs , quelle preuve, quelle

5, démonftration pourrez- vous jamais

55 employer, plus évidente que l'axio-

ii me qu'elle doit détruire? Il eft

55 tout aufli croyable qu'un bon fyl-.

53 Icgifme eftun menfonge, qu'il l'efr,

33 que la partie eil plus grande que le

M tout.

VInfpiré,

33 Qiielîe diiFéreirce ! mes preuves 35 font fans réplique i elles font d'un ordre furnatureL

« Le Raifonneur,

53 Surnaturel! Que fignifie ce mot? }} Je ne l'entends pas.

VInfpiré.

55 Des changemens dans l'ordre de M la Nature , des prophéties , des », miracles , des prodiges , de toute H elpece.

Xr

Livre IV. 121

Le Raifonneur.

,, Des prodiges, des niiradesî je iVui jamais rieii vu de tout cela.

Z' hifpirc.

D'autres Toîit vu pour vous. Des

nuées de témoins le témoignage

>, des peuples . . .

Le Raifonneur.

,, Le témoignage des peuples eft-il il d'an ordre furnatureii'

Vinfpiré.

,, Non; mais quand il eft unanime, 5. Il eit inconteilable.

Le Raifonneur^

n n'y a rien de plus inconteftabîc que \qs prmcipes de la raifon, & 5, 1 on ne peut autorifer une ab^ 5, lurdite fur le témoignage des hom* mes. Encore une fois , voyons des .5 preuves iurnatureiles , car l'attefta- tion du geiure humain n'^n eft pas 3, une. ^ -

Emiîe.TomQlH, K

laa Emile.

V Infpirc.

O cœur endurci î la grâce ne vous parle point.

Le Ralfcnneur.

5, Ce n'eft pas ma faute ; car félon vous , il faut avoir déjà requ la grâce pour favoir la demander. Commen- cez donc à me parler au lieu d'elle.

rinfp

ire.

Ahî c'eft ce que je fais, & vous ne uVécoutez pas : mais que dites- 5, vous des prophéties.

Le Raijonneur.

Je dis premièrement que je n'ai 5, pas plus entendu de prophéties , que je n'ai vu de miracles.^ je dis de plus, qu'aucune prophétie ne fau- roit faire autorité pour moi.

UInfp

ire.

Satellite du Démon î & pourquoi. les prophéties ne font-elles pas au- 55 torité pour vousi^

L I V R E IV. ï2?

Le Raijonncur.

,, Parce que pour qu'elles la fiifent, il faudroit trois chofes dont le con- cours efl impoinble; iavoir , que j'eufîe^été témoin de la prophétie , que je fuiîe témoin de l'événement, & 5, qu'il me fiit démontré que cet évé^ 5, nement n'a pu quadrer fortuitemer-t avec la prophétie: car, fut-elle plus 5, precife, plus claire, plus lumineufe qu'un axiome de géométrie i puilque la clarté d'une prédiclion faite au ha- zard n'en rend pas i'accompliifenient mipofTible , cet acconipliiibnient ^ quand il a lieu , ne prouve rien à la rigueur pour celui qui l'a ;prédit. Voyez donc à quoi fe réduifent vos prétendues preuves furnaturcU les, vos miracles, vos propliéties. A croire tout cela fur la foi d'autrui * 5, & à foumettre a l'autorité des hom- 5, mps fautorité de Dieu parlant à ma raifbn. Si les vérités éternelles que mon efprit conçoit, pouvoicnt fôuitrir quelque atteinte, il n'y au- roit plus pour moi nulle efpece de certitude, & loin d'être fîir que vous me parlez de la part de Dieu, je ne 3, ferois pas même aifuré qu'il exiiic.

F 2

114 Emile.

Voilà bien des difficultés , mon en- fant, & ce n'cft pas tout. PîU'mi tant de religions diverles qui fc prolcrivent & s'excluent mutuellement, une feule eil: la bonne , fi tant cil qu'une le fbit. Pour la reconnoitre, il ne fuffit pas d'en examiner une , il fuit les examiner toutes y & dans quelque matière que ce foit, on ne doit point condamner fans entendre ( :>5 ) ; il faut comparer les ob- jeclions aux preuves ; il faut favoir ce que chacun oppofe aux autres, & ce qu'il leur repond. Plus un fentiment nous pa- roit démontré , plus nous devons cher- cher fur quoi tant d'hommes fe fon- dent pour ne pas le trouver tel. Il fau- droit être bien fauple pour croire qu'il iliint d'entendre les Dodeurs de fon parti pour s'intlruire des raifons du parti contraire. Oiilbntles Théologiens qui fe piquent de bonne foii' ou font

(36) Plutarqiic rapporte que les Stcï iens, entre autres bizarres paradoxes , foutenoieut que dans un jugement contradictoire , il élolt inu- tile d'entendre les deux parties : car , difoicnt- ils , ou le premier a prouvé fon dire , ou il ne la pas prouvé. S'il l'a prouvé , tout eft dit, ^c la partie ndvcrfe doit être condanme'ei s'il ne Fa pas prouvé, il a tcrt , & doit être débouté. Je trouve que-la méthode de tous ceux qui admettent une révélation exclurive, rcfiemble beaucoup à cellt^'-de ces Stoïciens. Sitôt oue chacun prétend avoir feiil raifon , pour choifir uure tant de partis,, il le« faut tout écouter , ou. l'on eil injulle.

Livre IV. i^j-

ceux qui , pour réfatcr les raiTo^is de leurs adverfkires , ne commencent pas par les atfoibliri:' Chacun bri'le dans ^ ion parti, mais tel au milieu des liens - ti\ Ficrde Tes preuves , qui tcroit un fort '^ fctperfonn âge avec ces mêmes preuves parmrdes gens à'^un autre parti. Voulez- vous vous inltruire dans les livres ? quelle érudition il faut acquérir, & de langues il faut apprendre, que de bi- bliothèques il faut feuilleter , quelle immenfe leclure il faut faire ^ Qiii me guidera dans le choix? Difficilement trouvera- 1- on dans un pays les meil- leurs Hvres du parti contraire, à phis forte raifon ceux de tous- les partis 5 quand on les trouveroit, ils feroicnt bientôt réfutés. L'abfent a toujours tort , 8z de mauvaifes raifons dites avec aiTurance, effacent aifément les bonnes expofécs avec mépris. D'ailleurs fou- vent les livres nous trompent, & ne rendent pas fidèlement les fentimens de ceux qui les ont écrits. Qiiand vous avez voulu juger de la Foi catholique fur le livTQ de Boffuet, vous vous êtes trouvé loin de compte après avoir vécu parmi nous. Vous avez vu que la doc- trine avec laquelle on répond aux Pro- teitans n'eli: point celle qu'on eiifeigne au peuple, & que le livre de Bolfuet

F?

J26 E M I L E.

ne reiTenible gueres aux inftrudion^ du prône. Pour bien juger d'une re- ligion, il ne faut pas l'étudier dans les livres de fes fcdateurs , il faut aller l'apprendre chez eux ; cela efl: fort dif- férent. Chacun a fes traditions , fou fens, fes coutumes, fes préjugés, qui font l'efprit de fa croyarce , & qu'il y faut joindre pour en juger.

Combien de grands peuples n'im- priment point de livres & ne lifent pas les nôtres î Comment jugeront-ils de nos opinions ? comment jugerons- nous des leurs i' Nous les raillons , ils nous raillent : ils ne favent pas nos raifons, nous ne favons pas les leurs,. & il nos voyageurs les tournent eii ridicule, il ne leur manque , pour nous le rendre , que de voyageur parmi nous. D:ms quels pays n'y a-t-iL pas des gens feniés» des gens de bonne foi, d'honnêtes gens amis de la vérité , qui, pour la profeiler, ne cherchent qu'à la connoitre? Cependant chacun Tla voit dans fon culte , & trouve ab- !!furdes les cultes des autres Ivations j ^ donc ces cultes étrangers ne font pas Ml extravagans cfu'ils nous femb^ent , ou la raiibn que nous trouvons dans 'les nôtres ne prouve rien.

Nous avons trois principales reli-

Livre IV. 127

gioiis en Europe. L'une admet une feule révélation , Tautre en admet deux > l'autre en admet trois. Chacune dé- telle , maudit les deux autres , les ac- cule travcuglement , d'endurciiiement , d'opiniâtreté , de m.enlbnge. Qiiel homme impartial olera juger entre elles , s'il n a prcmiercmicnt bien pcfé leurs preuves, bien écouté leurs rai- fonsi:' Celle qui n'admet qu'une révé- lation ell la plus ancienne , & paroit la plus fùrej celle qui en admet trois ell la plus moderne, & paroit la pi us conréqucnte ; celle qui en admet deux &. rejette la troilieme peut bien être la meilleure, mais elle a certainement tous les préjuges contre eue, i'iiïcon- féquence faute aux yeux.

Dans IcSl trois révélations, les Li- vres facrés font écrits en des langues inconnues aux peuples qui les Hiivent^ Les Juifs n'entendent plus l'Hébreu, les Chrétiens n'entendent ni l'Hébreu ni le Grec , les Turcs ni les Perfans- n'entendent point l'Arabe, & les Ara- bes modernes , eux-mêmes , ne par- lent plus la langue de Mahomet. voilà-t-il pas une manière bien iimple d'indruire les hommes , de leur par- ler toujours une langue qu'ils- n'en- tendent point? On traduit ces livres*

F4

128 Emile.

dira-t-on ; belle réponfè î Qiii m'aiTu- reraqiie ces livres font fidèlement tra- duits, qu'il eft même polîible qu'ils le foient , & quand Dieu fait tant que de parler aux ho n mes, pour- quoi faut -il qu'il ait befoin d'inter- prète '<

Je ne concevrai jam^ais que ce que tout homme eil obligé de favoir foit enfermé dans des livres , <Sc que celui qui \x^it a portée ni de ces livres , ni des gens qui les entendent, foit puni d'une ignoiv.v.ce involontaire. Tou- jours des livres î Qiielle manie ! Parce que l'Europe efl: pleine des livres, les Européens les regardent conjme Lndif- penfables , fuis fonger que fur les trois quarts de la terre on n'en a ja- mais vu. Tous les livres n'onc-ils pas été écrits par des hommes? Comment donc f homme en auroit-il befoin pour connoitrefes devoirs , & quels mo3/ens avoit-il de les comioitre avant que ces livres fulfent faits? Ou il apprençiia ces devoirs de lui-même , ou il eft dif- penfé de les favoir.

Nos Catholiques font grand bruit de l'autorité de PEglife \ mais que gagnent-ils à cela 5 s'il leur faut uii iiulfi grand appareil de preuves pour iiabiir cette autorité j qu'aux autres

Livre IV. 129

téûes pour établir directement leur doctrine ? L'EgUie décide que l'Eglile "J a droit de décider. Ne voilà-t-il pas ^ une autorité bien prouvée '^ Sortei^ de- là , vous rentrez dans toutes nos dit cuirions.

ConnoilTez-vous beaucoup de Chré- tiens qui aient pris la peine d'exami- ner avec foin ce que le Judaïfme al- lègue contre eux!:* Si quelques-uns eu ont vu quelque chofe,. c'etE dans les livres des Chrétiens. Bonne manière de s'initruire des raifons de leurs ad- ver£ures ! Mais comment faire i' Si quelqu'un ofoit publier parmi nous des livres l'on favoriferoit ouverte- ment le Judaïfme , nous punirions TAuteur , l'Editeur , le Libraire (^7). Cette police ell commode & lare pour avoir toujours raifon. Il y a"^ piaiiir à réfuter des gens qui n'ofent ? parler.

(37) Entre raille faits connus , en voici xin C|iii n'a pas befoin de commentaire. Dans le Icizieme fiecle , les Théologiens catholiques ayant condamné au feu taus les livres des J'iiifs, faus diftin(3:ion, l'illuftre & lavant Reuch» lin confiilté fur cette affaire , s'en attira de terribles, qui faillirent le perdre, pO'iir Evoir feulement été tl'avis qu'on pouvcit coiiferver ceux de ces; livres qui ne faifoient.rien contre le Chifti'anifnie , & qui traitoient de matière» indifférentes à la religion.

I r

igo Emile.

Ccita d'entre nous qui font à p{>r- tée de conveiTer avec des Juifs ne font gueres plus avancés. Les maU heureux fefentent à notre difcrérion; ]a tyrannie qu'on exerce envers eux les rend craintifs; ils favenr combiea p^u l'injuitice & îa cruauté coûtent à Ja charité chrétienne: qu'oferont - ils dire fans s'expofer à nous faire crier au blafphème ? L'avidité nous donne du zeîe , & ils font trop riches pour n'avoir pas tort. Les plus favans , les plus éclairés font toujours les plus circonfpecls. Vous convertirez quelque miff rable payé pour calomnier fi fecte > . vous ferez parler <]?ielques vils fri- j pons y qui céderont pour vous flatter y i vous triompherez de leur ignorance '■ ou de leur lâcheté, tandis que leurs "Docteurs fouriront en lilence de vo- -trei3^:eptie. Mais croyez-vous que dans les lieux ils fe llntiroient en fii- Teté Ton eut aulîi bon marché d'eux ? En Sorbomie , il eft clair comme le jour que les prédictions du Meflie rapportent à Jéius-Chriif. Chez les Rabbins d'A.nfterdam, il cil toutaulîî clair qu'elles n'y ont pas le moindre rapport. Je ne croirai jamais avoir bien cnt(^nJu les raifbns des Juifs, qu'ils iVaient iiii Etat libre y des écoles , des

Livre IV. i^r

univerfîtes, ils puiirent parler & diipiitcr iaus nique. Alors , feule- ment, nous pourrons favoir ce qu'ils ont à dire.

A Conftantiiiople , les Turcs difent leurs raifons , mais nous n'ofons dire les nôtres; la, c'eft notre tour de ramper. Si les Turcs exigent de nous pour Mahomet , auquel nous ne croyons point, le même rerpcd que nous exigeons pour Jéllis-Chrilî: des Juits qui n'y croyent pas davantage; les Turcs ont -ils tort, avons -nous railon î^ Sur quel principe équitable reloudrons-nous cette queftion ?

Les deux tiers du genre humain ne iont^ ni Juifs , ni Mahométans , ni Chrétiens ,- & combien de millions d'hommes n'ont jamais ouï parler de Moyfe, de Jéius-Chnft , ni de Maho- ^;^^ ^^^ ^^ ^^' ^^^ foutient que nos MiL'ionnaires vont par-tout. Cela eft bientô^dit': mais, vont-ils dans le cœur de l'Afrique encore inconnue, & oii janijAs Européen li'a pénétré jufqu'à prefcnt ? Vont-ils dans la Tartarie mé- diterrannée fuivre à cheval les Hor- des ambulantes dont jamais étrano-cr nXnproche , & qui loin d'avoir Suï parler du Pape, connoiilent à peine le grand Laraa^ Vont-ils dans les cqi>

¥6

i;2 Emile.

tineiis immenfes de r'Amérique, des Nations entières ne favent pas en- core que des peuples d'un autre mon- de ont mis les pieds dans le leur ? Vont-ils au Japon , dont leurs manœuvres les ont fait chafler pour jamais , & leurs prédéceiîeurs ne font connus des générations qui naif- fent , que. comme des intrigans rufés , venus avec un zèle hypocrite pour s'emparer doucement de PEmpire ? Vont- ils dans les Harems des Princes de PÂlie , annoncer FEvangjle a des milliers de pauvres efclaves ?" Qii'ont laif les femmes de cette partie du monde pour qu'aucun Miffionnaire ne puifie leur prêcher la Foi? Iront- elles toutes en enfer pour- avoir été rcclufcs?

Qiiand il fercit vrai que l'EvangHe eft annoncé par toute la terre, qu'y rgneroit-on? La veille du jour que e premier Miïïïonnaire eft arrivé dans un p:;ys, il y eft fiirement mort quel- qu'wi qui n'a pu l'entendre. Or , dites- moi que nous ferons de ce quel- qu'un 'là ? N'y eîit-il dans tout l'Uni- vers qu'un feul homme à qui l'on n'auroit jamais prêché Jéfus-Chrift, robjedion feroit aulfi fone pour ce

L rv R E IV. ï^?

feul homme , que pour le quart du gen- re humain.

Qiiand les Minières de t'Evangile fe font fait entendre aux peuples éloi- gnés, que leur ont -ils dit qu'on pût raifonnablement admettre llir leur pa- role, & qui ne demandât pas la plus exade vérification î' Vous m'annoncez un Dieu ne & mort il y a deux mille ans à fautre extrémité du monde , dans je ne fais quelle petite ville, & vous me dites que tous ceux qui n'auront point cru à ce mydere fe- ront damnés. Voilà des chofes bien étranges pour les croire fi vite fur la feule autorité d'un homme que je ne connois proint! Pourquoi votre Cieu a-t-il fait arriver f\ loin de moi les événemens dont il vouloit m'obli- gcr d'être inftruit f" Eft-ce un crime d'ignorer ce qui fe paffe aux Antipo- des '^ Puis-je d-eviner qu'il y a eu dans un autre hémifphere un peuple Pïébreu & une viile de Jéruialcmi ? Autant vaudroit m'obliger de favoir ce qui fe fait dans la lune. Vous venez , dites- vous, me l'apprendre 5 mais pourquoi n'ètes-vous pas venu l'apprendre à mon père , ou , pourquoi damnez- •vous ce bon vieillard pour n'en avoir jamais rien feu i Doit-il être éternel-

154 E M I L t.

lement puni de votre pareiTe, lui qui étoit h bon, Ci bienfaifànt, & qui ne cherchoit que la vérité ? Soyez de bonne foi, puis mettez-vous à ma place : voyez (i je dois , fur votre leul té- moignage, croire toutes les chofes in- croyables que vous me dites, & con- cilier tant d'injulHces avec le Dieu jull:e que vous m'annoncez. Laiifez- moi, de grâce, aller voir ce pays loin- tain, où s'opérèrent tant de merveilles inouies dans celui-ci i que j'aille (avoir pourquoi les habitans de cette Jéru- jalem ont traité Dieu comme un bri- gand. Ils ne l'ont pas, dites -vous, reconnu pour Dieu ? Qiie ferai-je donc , moi qui n'c-ii ai jamais entendu par- ler que par vous? Vous ajoutez qu'ils ont été piuiis , difperfés , opprimés » aflervis ; qu'aucun d'eux n'approche plus de la même ville. Airurément ils ont bien méricé tout cela : mais les habitans d'aujourd'hui, que difent-ils du déïcide de leurs, prédéceifeurs? Ils le aiient , ils ne reconnoilient pas non plus Dieu pour Dieu : autant valoit donc laiiler les enfans des au- tres.

Quoi î dans cette même ville ou Dieu eltmort, les anciens ni les nou- veaux habitans ne l'ont point reconnu ^

L I V R F IV. î^y

& vous voulez que )e le reconnoiffc , nioi qui luis ne deux mille ans après à deux mille lieues dc~]'à î Ne voyez- vous pas 'qu'avant que j'ajoute foi à ce livre que vous appeliez iacré, 8t auquel je ne comprends rien, je dois iavoir par d'autres que vous quand & par qui il a été fait^ comment il s'eiï coiiicrvé, comment il vous eft parvenu , ce que dilent dans le pays pour leurs raiibns, ceux qui le rejet- tent, quoiqu'ils fâchent aulli bien que vous tout ce que vous m'apprenez '^ Vous Tentez bien qu'il faut nécellai- rement que j'aille en Europe , en Afie , en PalelHne, examiner tout par moi- même; il faudroit que je fulfe fou pour vous écouter avant ce tems là.

Non-feulement ce difcours me pa- roit raifonnable , mais je foutiens que tout homme fenie doit, en pareil cas 3. parler ainfi , 8c renvoyer bien loin le Mifllonnaire , qui , avant la veriÊca- . tien des preuves veut fe dépêcher de l'inltruire & de le baptifer. Or je fou- tiens qu'il n'y a pas de révélation con- tre laquelle les mêmes cbiedions ou d'autres équivalentes 'n'ayent autant & plus de ibrce que contre les Chriî- tianiiaie. D'où il fuit que s'il n y ?.

^^6 Emile.

qu'une religion véritable , 8c que tout homme Toit obligé de la fuivre ions ]pdnQ de damnation , il faut palier ia vie à les étudier toutes , à les appro- fondir, à les comparer, à parcourir les pays elles font établies : nul ii'eft exempt du premier devoir de l'homme , nul n'a droit de fe £er au jugement d'autrui. L'artifan qui ne vit que de fon travail, le laboureur jqui ne fait pas lire, la jeune lille dé- licate & timiide , l'infirme qui peut à peine fortir de fon lit , tous , fans ex- ception 5 doivent étudier , méditer , difputer , voyager , parcourir le monde : il n'y aura plus de peuple fixe & (la- bié j la terre entière ne fer^i couverte que de pèlerins allant y à grands frarx & avec de longues fatigues, vérifxcr, eomp. rer , examiner par eux-mêmes îts cu'tes divers qu'on y fuit. Alors adieu les métiers, les arts, les fcieii- ces humaines, & toutes les occupa- tions civiles r il ne peut plus y avoir d'autre étude que celle de religion : à grand'pein.e celui qui aura joui de îa fuite la plus robuile , le mieux em- ployé fon tcms, le mieux ufe de raifon ^ vécu le plus d'années, fàura- t-il dans fa vieiîlelfe à quoi s'en tenir > & ce fera beaucoup s'il apprend avant

Livre IV. 1^7

f-i mort dans quel culte il auroit vivre.

Voulez-vous mitiger cette méthode , 8c donner la moindre prilb à Tauto- rité des hommes i:' A rinlbnt vous lui rendez tout; & fi le fils d'un Chré- tien fait bien de fuivre , lans un exa- men profond & impartial , la religion de fon père , pourquoi le fils d un Turc feroit-il mal de fuivre de même la religion du Cicn ? Je uéfie tous les intolérans du monde de répondre à cela rien qui contente un homme fenfé.

PrelTés par ces raifons , les uns ai- ment mieux faire Dieu injuite, & punir les innocens du péché de leur père, que de renoncer à leur barbare dogme. Les autres fe tirent d'aitaircj en envoyant obligeamment un Ange inflruire quiconque, dans une igno- rance invincible, auroit vécu morale- ment bien. La belle invention que cet Angç ! Non contens de nous aifervir à leurs machines, ils mettent Dieu lui-même dans la nécelîité d'Qïi em- ployer.

Voyez, mon fi;s,à quelle abfurdité mènent l'orgueil & l'intolérance , quand chacun veut abonder dans fon fens 5

jlS Emile.

& croire avoir raifou exclu (ivement au rcde du genre humain. Je prends à témoin ce Dieu de paix que j'adore '& que je vous annonce, que toutes mes recherches ont été fmceres ; mais voyant qu'elles et oient , qu'elles fe- Toient toujours fans fuccès , & que je m'abymois dans un océan fans rives , je fuis revenu fur mes pas, & j'ai reiferré ma foi dans mes notions pri- rnitivcs. Je n'ai jamais pu croire que Dieu m'ordonnât , fous peine de Ten- fer , d'être ii favant. J'ai donc re- fermé tous les livres. Il efi: un feul ouvert à tous les yQiix, c'eft celui de la Nature. C'eft dans ce grand & iubli- me livre que j'apprends à fervir Se adorer fon divin Auteur. Nul n'eft excufable de n'y pas lire , parce qu'il parle à tous les hommes une langue intelligible à tous les efprits. Quand je ferois dans une Ille défcrte , quand je n'aurois point vu d'autre homrne que moi, quand je n'aurois jamais appris ce qui s'eft fait anciennement dans un coin du monde; fi j'exerce ma raifon , je la cultive , (i j'ufe bien des facultés immédiates que Dieu me donne, j'apprendrois de moi-même à le connoitre, à l'aimer, à aimer fcs œuvres, à vouloir le bien qu'il veut.

à

L I y R E IV. 1:59

8c: à remplir , pour lui plaire , tous mes devoirs ilir la terre. Q_u'err-ce que tout le lavoir des hommes m'apprendra de plus?

A l'égard de la révélation , fi j'ctois meilleur raifonneur ou mieux initruit, peut - être fentirois - je fa vérité , fou utilité pour ceux qui ont le bonheur de la rcconnoitre^ mais it je vois en fa faveur des preuves que je ne puis combattre , je vois aulfi contre elle des objedions que je ne puis réfoudre. Il y a tant de raifons folides pour & contre , que ne lâchant à quoi me dé- terminer, je ne l'admets ni ne la re- jette î je rejette feulement robîigatiou de la reconnoitre , parce "que cette obligation prétendue me femble in* compatible avec la jullice de Dieu y 8c que, loin de lever par-là les oblta- clés au falut , il les exit multipliés, il les eût rendus infurmontables pour la plus grande partie du genre humain. A cela près, je reile fur ce point dans un doute reipedtucux. Je n'ai pas la préfomption de me croire infaillible : d'autres hommes ont pu décider ce qui me femble indécis; je raifonne pour moi & non pas pour eux; je ne- les blâme ni ne les imite : leur juge- ment peut être meilleur que le mien j

140 Emile.

mais il n'y a pas de ma faute fi ce n'eit pas le mien.

Je vous avoue aufîî que la majeflé des Ecritures m'étomie , la fainteté de l'Evangile parle à mon cœur. Voyez les livres des Fhilolbphes avec toute leur pomper qu*ils font petits près de celui-iàî Se peut- il qu'un livre, à la fois n fublime Se finiple , foit Von- Tiage des hommes? Se peut-il que ce- lui dont il fait l'hilloire ne ioit qu'un homme lui-même ? Eit-ce le ton d'un enthoufiaik ou d'un ambitieux fedaire? Quelle douceur, quelle pureté dansfes mœurs ! quelle grâce touchante dans fes inftrucT;ions î quelle élévation dans fes maximes î quelle profonde fageile dans fes difcours î quelle pré- fence d'efprit, quelle finelfe & quelle jufteffe dans fes réponfes î quel em- pire fur fes paillons î eft Thomme, eft le fage qui fait agir , fouffrir & m.ourir iaiis foibleife & fans ofkntation? Q_uand Platon peint fon jufte imagi- naire (57) couvert de tout l'opprobre du crime, 8c digne de tous les prix de la vertu , il peint trait pour trait Jéfus-Chrift : la reifemblance eft fi frappante , que tous les Pères l'ont fea-

C37)DeRep.DiaI. 2.

L I V R E IV. 141

tic, 8c qu'il n'eft pas pofTible de sY tromper. Qiiels préjugés, quel aveu- glement ne faut-il point avoir pour ofer coniparer le fils de Sophronit que au hîs de Marie? Quelle dillance de Tun à l'autre ! Socrate mourant fans douleur 5 fans ignominie, fou- tint aifèment jufqu'au bout ion per- lomiage , & cette facile mort n*eiit honoré fa vie, on douteroit II Socrate, avec tout fon efprit , fut autre chofe qu'un fophifte. Il inventa , dit-on , la morale. D'autres avant lui l'avoient mife en pratique ; il ne fit que dire ce qu'ils avoient fait, il ne fit que mettre en leqon leurs exemples. Arif. tide avoit été jufte avant que Socrate eût dit ce que c'étoit que juftice : Léonidas étoit mort pour fon pays avant que Socrate eut fait un devoir d'aimer la patrie j Sparte étoit fobre avant que Socrate eut loué la fobriété: avant qu'il eût défini la vertu , la Greç.e abondoit en hommes vertueux. Mais Jéfus avoit-il pris chez les fiens cette morale élevée & pure , donc lui feul a donné les leqons & l'exem- ple (:>8) ? Du fein du plus furieux

C38) Voyez dans le difcours fur la Montagne^ le parallèle qu'il fait lui-même lîe Li momie de Moyfe A la fieuiie. Mdiib, e. 5. \ï. 21. c^/^^. '-

I4i E MI L E.

fanatifme la plus haute fligeffe fc fit entendre , Se la iirnpîicité des plus héroïques vertus honora le pkis vil de tous les peuples. La mort de So- crate philolophant tranquillement avec fes amis , eit la plus douce qu'on puiiîe defircr ) celle de Jéius expirant dans les tourmens , injurié, raillé, maudit de tout un peuple, eil: la plus horri- ble qu'on puilTe craindre. Socrate pre- nant la coupe empoifbnnée , bénit ce- lui qui la lui préiente & qui pleure ; Jéllis au milieu d'un fupplice axtreux crie pour fes bourreaux acharnés. Oui, ji la vie & la mort de Socrate font d'un Sage , la vie & la mort de Jéfus font d'un Dieu. Dirons-nous que Thif- toire de l'Evangile eil inventée à plai- fiï? Mon ami, ce n'eft pas uinii qu'on invente , & les faits de Socrate , dont peribnne ne doute, font. moins attel- tés que ceux de Jéfus-Chrirt. Au fond,, c'elt reculer la difficulté fans la détrui- re; il feroit plus inconcevable <jue plulieurs hommes d'accord eulfent fi- briqué ce livre, qu'il ne VqH qu'un feul en ait fourni le fujet. Jamais des Auteurs Juifs n'euifcnt trouvé ni ce: ton, ni cette morale, Se l'Evangile a des caradercs de vérité fi grands , fi frappans. Ci pariaitement inimitables.

Livre IV. 14^

qtfc riiiventeur en feroit plus éton- nant que le héros. Avec tout cela, ce même Evangile eit plein de chofes in- croyables 5 de chofes qui répugnent à ia raifon , & qu'il eft impofîible à tout homme fenfé de concevoir ni d'ad- mettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions? Etre toujours mo- defte & circonfpedt, mon enfant: ref- peder en lilence ce qu'on ne fauroit ni rejetter, ni comprendre, & s'humilier devant le grand Etre qui feul fait la vérité.

Voilà le fcepticifme involontaire je fuis refté> mais ce fcepticifme ne m'eft: nullement pénible ,; parce qu'il ne s'étend pas aux points eiientiels à la pratique , & que je fuis bien déci- dé fur les principes de tous mes de- voirs. Je fers Dieu dans la fimplicité de mon cœur. Je ne cherche à favoir que ce .qui importe à ma conduite ; quant aux dogmes qui n'influent ni iiiries aclions, ni fur la morale, & dont tant de gens fe tourmentent , je ne mi'cn mets nullement en peine. Je regarde toutes les religions particuliè- res comme autant d'inlUtutions iidu- taircs qui prefcrivent dans chaque pays une manière uniforme d'honorer Dieu par un culte public; & qui peuvent

144 Emile.

toutes avoir leurs raifons dans le cli- mat, dans le gouvernement, dans le génie du peuple, ou dans quelqu'autre caufe locale qui rend l'une prérérablc à l'autre, félon les tems & les lieux. Je les crois toutes bonnes quand on y fert Dieu convenablement : le culte elTentiel eft celui du cœur. Dieu n'en rejette point l'hommage , quand il eft fincere, fous quelque forme qu'il lui foit oifert. Appelle dans celle que je profeifeau fervice de l'Eglife , j'y rem- plis, avec toute l'exaditude polFible , ics foins qui me font prelcrits, & ma confcience me reprocheroit d'y man- quer volontairement en quelque pouit. Âpres un long interdit , vous favez que j'obtins , par le crédit de M. de Mellarede , la permilîion de reprendre rnes fonctions pour m'aider à vivre. Autrefois je difois la Melfe avec la lé- gèreté qu'on met à la longue aux cho- ies les plus graves quand on les fait trop fouvent. Depuis mes nouveaux principes , je la célèbre avec plus de vénération : je me pénètre de la Ma- jeité de l'Etre fuprême , de fa préfen- ce , de rinfaffifance de l'efprit humain qui conçoit peu ce qui fe rapporte à fon Auteur. En fongeant que je lui ^orte les vœux du peuple fous une

forme

L I V R E I V. I4f

forme prefcrke , je fuis avec foin tous les Rites ; je récice attentivement : je m'applique à n'omettre jamais ni le moindre mot, ni la moindre cérémo- nie! quand j'approche du moment de la confécration , je me recueille pour la faire avec toutes les difpodtions qu'exige l'Eglife & la grandeur du facrementj je tâche d'anéantir ma raifon devant la fuprème Intelligence ; je me dis , qui es-tu , pour mefurer la Paiifancc infi- nie? Je prononce avec refpecl les mots facramentaux , & je donne à leur effet toute la foi qui dépend de moi. Qiioi qu'il en foit de ce myflere inconceva- ble, je ne crains pas qu'au jour du ju- gement je fois puni pour l'avoir jamais profané dans mon cœur.

Honoré du minillere facré, quoique dans le dernier rang, je ne ferai, ni ne dirai jamais rien qui me ren.de in- digne d'en remplir les fublimes devoirs. Je prêcherai toujours la vertu aux hom- mes , je les exhorterai toujours à bien iair3j & tant que je pourrai, je leur en donnerai l'exemple. Il ne tiendra pas à moi de leur rendre la religion aimibiCi il ne tiendra pas à moi d'affer- n-iir leur foi dans les dogmes vraiment utiles, & que tout homme eft obligé de croire : mais à Dieu ne plaife que

Emile. Tome III. G

14=^ Emile.

jamais je îeur prèdie le dogme cruel de rintolérance i que jamais je les porte à déteiler leur prochain, à dire à d'au- tres hommes, vous ferez damnés i à dire , hors de TEglife point xie Eilut (40)' Si j'étois dans un rang plus remarqua- ble , cette réferve pourroit m'attirer des affaires -, mais je fuis trop petit pour avoir beaucoup à craindre , & je ne puis gueres tomber plus bas que' je ne fuis. ()i!oiqu'il arrive, je ne blafphème- rai point contre la JuiHce divine, & ne nientirai point contre le Saint-Efprit.

J'ai long-tems ambitionné l'honneur d'être Curé '■, je l'ambitionne encore , inais je ne l'efpere plus. Mon bon ami , je ne t.ouve rien d'être (i beau que d'être Curé. Un bon Curé eil: un Minidrede bonté, comme un bon Ma- giilrat eft un Minift:e de juitice. Un Curé n'a jamais de mal à fauci s il ne

(40) Le devoir de fuivre & d'aimer la rcli- ~ion de l'on pays ne s'étend pas julqu'a;'x dog- ines contraires a l:i bonne morale, teh nue celui de l'intolérance. C'eir ce do^me horrible qui ar- ;ne les hommes les uns contre les autres, & les rend tous ennemis du genre humain. La diiliJic- tion entre la tolérance civile' & la toi^-ance tne'o- lojiqiie, eft puérile & vaine. Ces deux tol-vaii- ces font infépaisules , & l'on ne peut aii.t'tre l'une ians l'nutre. Des Anges mêmes ne viv raient pas en paix avec des hommcsqu'ils regarderoient comuic les enRemis de Dieu.

L I Y R E IV. Î47

peut pas toujours faire le bien par liii- mèaie, il c(l toujours à place quand il le foUîcite , & fouvent il l'obtient quand il fait fe faire rcfpedter. O jamais dans nos montagnes j'avois quelque pauvi'e Cure de bonnes gens à deiièrvir, je ferois heureux; car il nie femble que je ferois le bonheur de nies parc'lîiens! Je ne les rendrois pas riches , mais je partagerois leur pauvreté; j'en ôterois la flétriiiure & le mépris plus infupportabic que l'indigence. Je leur ferois aimer la concorde & Téga- litc qui chalTent fouvent la mifere & la font toujours fupporter. Quand ils verroient que je ne ferois en rien mieux qu'eux, & que pourtant je vivrois con- tent, ils apprendroient à fe confoler de leur fort , & à vivre contens comme moi. Dans mes inllrudions je m'atta- cherois moins à l'efpritde l'Eglife, qu'à l'efprit de l'Evangile, le dogme eft (im- pie & la morale fublime , l'on voit peu. de pratiques religieufes, & beau- coup d'œuvres de charité. Avant de leur enfeigner ce qu'il fiut faire, je m'etforcerois toujours de le pratiquer» afin qu'ils vilîent bien que tout ce que je leur dis, je le penfe. Si j'avois des Protetfans dans mon voifinage ou dans maparoiiic, je ne les diilinguerois point

G z

148 Emile.

de mes vrais paroilîieiis en tout ce qui tient à la charité chrétienne j je les porterois tous également à s'entre- aimer , à fe regarder comme frères, à relpecter toutes les religions & à vivre en paix chacun dans la iieiine. Je penie que ibllicitcr quelqu'un de quitter celle ou il eftfné, c'ell le folliciter de mal faire , & par couJéquent faire mal foi- même. En attendant de plus grandes lumières , gardons l'ordre public s dans tout pays refpeclons les loix , ne trou- blons point le culte qu'elles prefcrivent , ne portons point les Citoyens à la déf- obéiifance ; car nous ne favons point certainement li c'eft un bien pour eux de quitter leurs opinions pour d'au- tres , & nous favons très - certaine- ment que c'eft un mal de défobéir aux loix.

Je viens , mon jeune ami , de vous réciter de bouche ma profelïîon de foi telle que Dieu la lit dans mon cœur: \ous êtes le premier a qui je fai faite; vous ères le feul peut-être à qui je «a ferai jamais. Tant qu'il reite quelque bonne croyance parmi les homme: , il ne faut point troubler les âmes paili- bles , ni allarmer la foi des limp!:s p.u: des difficultés qu'ils ne peuvent t.'^ju- dre & qui les inquiètent fans les etUi-

L I V R E IV. 149

rer. i\îais quand une fois tout eft ébran- lé, on doit conurver le tronc aux dé- pens des branches j les confciences agi- tées, incertaines, prefque éteintes, & dans l'état j'ai vu la vôtre, ont befoin d'être affermies & réveillées; Se pour les rétablir fur la bafe des vé- rités éterneîles, il faut achever d'arra- cher les piliers flottans , auxquels elles penient tenir encore.

Vous êtes dans l'âge critique l'et prit s'ouvre à la certitude , le cœur reçoit fa forme & fon caradere , & l'on fe détermine pour toute la vie , foit en bien, foit en mal. Plus tard la fubltance elt durcie , & les nouvelles empreintes ne marquent plus. Jeune homme, recevez dans votre ame, en- core Hexible, le cachet de la vérité. :Si j'étois pUis fur de moi-même j'aurois pris avec vous un ton dogmatique & déci- fif; mais je fuis homme, ignorant, fujet à Terreur , que pouvois-je faire '^ Je vous ai ouvert mon cœur fans ré- fer ', ce que je tiens pour fur , je vous Tai donné pour telj je vous ai donné mes doutes pour des doutes, mes opi- nions pour des opinions 5 je vous ai dit mes raifons de douter & de croire. Maintenant c'eit à vous de juger : vous avez pris du tems ; cette précaution eit

G ?

ifo Emile,

fiige, & me fait bien penfer de voiîs. Commencez par Pxiettre votre conicience en état de vouloir être éclairée. Soyez fincers avec vous - même. Appropriez- vous de mes fentimeiis ce qui vous aura perlliadé , rejettez le rede. Vous n'êtes pas encore allez dépravé par le vice, pour rilquer de mal choiiîr. Je vous propoferois d'en cimféi'cr entre nous -, 1 mais lltôt qu'on dilpiite , on s'échautTe ; J )a vanité, robftinanon s'en mêlent, la / bonne foi n'y cil plu;>. Mon ami, ne ^difputez jamais; car on n'éclaire par la /difpute ni foi, ni les autres. Pour moi, ^ ce n'ell qu'après bien des années de méditation que j'ai pris mon parti ; je m'y tiens , ma confciencecfl: tranquille ,. mon cœur eil content. Si je voulois recommencer un nouvel examen de mes fentimens, je n'y porterois pas un plus pur amour de la vérité, (Se mon cfprit déjà nvi^ins aclif feroit moins en €tat de la, connoitre. Je relierai com- me je fuis, de peur qu'inf^nhblement le goût de la contemplation devenant une paillon oiléulc , ne m'attiédit fur l'exercice de mes devoirs, & de peur de retomber dans mon premier pyr- rhonifme, lans retrouver la force d'en fortir. Plus de la moitié de ma vie elt écoulée ; je n'ai plus que le tems qu'ii

Livre FV. ifi

me faut pour en mettre à profit le rcfle , ^ pour effacer mes erreurs par mes vertus. Si je me trompe, c'eft malgré moL Celui qui lit au fond de mon cœur fait bien que je ivaime pas mon aveuglement. Dans PimpuiHancc de m'en tirer par mes propres lumières, le fcul moyen qui me rede pour en fortir eft une bomie vie ; Si fi des pierres mêmes Dieu peut rufciter des cnfans à Abraham, tout homme adroitd'efpércr d'ètieéclairé lorfqu'il s'en rend digne. Si mes réflexions vous amènent à peufer comme je penie, que mes fen- ti mens foie nt les vôtres, & que nous ayons la même proFelîion de foi, voici le confeil que je vous donne. Nex- pofez plus votre vie aux tentations de la mil f ère & du défefpoir , ne la traî- nez plus aves ignominie à la îuerci des étrangers, & ceffez de manger le vil pain de raumône. tletournez dans votre patrie, reprenez la religion de vos pères, fuivez-la dans la fincéritc de votre cœur, & ne la quittez plus ^ elle eit très-fimple & très-faintcj je la crois de toutes les religions qui font fur la terre, celle dont la morale eft la plus pure , & dont la raifon ie con- tente le mieux. Qirant aux fraix du voyage n'en foyez point en peine , ou

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if2 Emile.

y pourvoîta. Ne craignez pas, non plus , îa mauvaife honte d'un retour

? humiliant j il faut rougir de faire une faute, -& non de la réparer. Vous êtes ehcore diins l'âge tout fe pardon- ne, mais Fou ne pèche plus impu- néniciit. Quand vous voudrez écouter votre confcience, mille vains obftacles ttriparoîtront à fa voix. Vous lèntirez que, dans fincertitude nous fom- îues, c'eft une inexcufaule préfomp- tion de profeiTer une autre religion que celle Ton efl , & une iauf- ft'té de ne pas pratiquer fincérement celle qu'on profeife. Si l'on s'égare , on s'ôte une grande excufe au tribu- r-al du Souverain Juge. Ne pardon- nera-t-il pas plutôt l'erreur l'on fut nourri , que celle qu'on ofa choiGr foi- même ?

Mon fils , tenez votre ame en état de defirer toujours qu'il y ait un Dieu, & vous n'en douter^^ jamais. Au fur- plus, quelque parti que vous puifTiez prendre, fongez que les vrais devoirs de la religion font indépcndans des inftitutions des hommes; qu'un cœur juRe eif le vrai temiple de la Divinité j qu'en tout pays & dans toute fecle, aimer Dieu par - delfus tout & fun prochain comme foi-mème , elt le fom-

Livre IV. if^

niaire de la loi ; qu'il n'y a point de religion qui dii^enfe des devoirs de la morale; qu'il n'y a de vraiment cirenticls que ceux-là 3 que le culte in- térieur eft le premier de ces devoirs , &. que (ans la foi nulle véiitable vertu

n exille.

Fuyez ceux qui, fous prétexte d'ex- pliquer la Nature , fement dans les cœurs des hommes de défolantes doc- trines , 8c dont le fceptifme apparent eft cent fois plus affirmatif & plus dogmatique que le ton décidé de leurs adverfaires. Sous le hautain prétexte qu'eux feuls font éclairés, vrais, de bonne foi , ils nous foumettent impé- rieufement à leurs décidons tranchan- tes, & prétendent nous donner, pour les vrais principes des chofes , les in- intelligibles fyllèm.es qu'ils ont bâtis dans leur imagination. Du refte, ren- verfant , détruifant , foulant aux pieds tout ce que les homme» refpedent , ils ôtent aux affligés la dernière con- folàtion de leur mifere, aux puilHins & aux riches le feul frein de leurs pallions j ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, Peipoîr de la vertu , & fe vantent encore d'être les bienfaiteurs du genre humain. Jamais, difent-iis , la

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ï)"'4 Emile.

fible aux hommes : je le croîs comme eux, & c'elt à mon avis une grande preuve que ce qu'ils enfeignenc n'ell pas la véritc. (41 )

(41 ) Les denx partis s'attaquent réciproque- ment par tant tle fophifmes, que ce feroit une tntreprife imm?nre& téméraire de vouloir le»; re- kver tous j c'cfl; déjà btftucoup d'en noter que?- q!:e£-\:RS à mtTure qu'ils fe préfer.tent. Un des plus familiers an p^rti philcfophiiîo cil ù'opt'o- f\ir un peuple fuppofé de bons Philoforhes à un ptv.ple de mauvais Chrétiens; ecmme fi un peu- ple de vrais Philofophes écoit plus facile à faire" qu'u;i pcup'e da v^ais Chrétiens? Je ne fais fi , parmi les indivlîus , Tun eft plus fr.cile à trou- ver que l'autre; mais je fais b'en que, dès qu'il cft quefriin de p uples, il en fart fuppofer qui rbsf. ront de la phi-oforbie fans religion , comme les nôtres abufent delà reîigion fans uhilofcphie, & cela me paroit changer beaucoup l'eut de la. qucfti<n.

Bay'e a très-bien prouvé que le fanatifme eft phis pernicieux que l'Athéifir.e , & cela eîl in- eont'ftnble; mais ce qu'il n'a eu garde de dire, & Pi.i n'-.ft pas moins vrai, c'eft que le fanatif- îr.e, qroique ^inguinairc & cruel, eîl pourtant i:re palTion giande & forte qui élevé le cœur de l'homme, qui lui fait méprifer la mort, qui lui donne un rtlfort prodigieux, & qu'il ne fiut que mieux diriger porr en tirer les plus fui/iimes vertus; au lieu que lirréHgion, & en générai rcfprit raifbnneur & phiîofophique a^tathe à la vie, efféminé, avilit ie«: amcs, concentre toutes ks paffions dans la banVffe de l'intérêt particu- lier, dans l'objection du nui humain, &: fape ainfi à petit bruit les vrais foncemens de toute fecittf , car ce q;iie ks intérêts particuliers ûutdfi

Livre I V. ly f

Bon ieuiic homme, foyez fincere tk vrai fans orgueil 3 fâchez ècre ignorant ,

commun cft li peu de chofc, qu'il ne b:iîancera jamais ce qu'ils ont croppofé.

Si l'Athéilme ne fait pas verfcr le fnng des hommes, c'cli moins par amour pour In paix qne f:ir indifférence pour le bien; eonimc que tout aille, p<.u importe au prétcniîu fa^^ef, pourvu qu'il refl-e en repo.^ dans fon cabinet. Ses principes ne font pas tuer les honnncs : mais ils le> Cinpê- chent de naître , en détruifant ks mœurs qui les mult'plient, en les de'tnchant de leur efpece, en réduifant toutes leurs affeclions à un fecret égoïC- me, auffi funefte à la ]>opulation qu'à la vcrtu^ L'indifférence philofopliiquc reffemble à la tran- quillité de l'Etat fous le deipotilme : c'efr la tranquillité de la mort j elle cft plus deihufdve que la i^uerre même.

Ainfi leFanatiTme, quoique plus funeils dans fes effets imméliats, que ce qu'en appelle au- jourd'hui l'efprit philofcphique , Teft beaucoup moins dans fes c n'equcnces. D'ailleurs il eil aife d'étaler de belles maxi'ues dans dis livres : mais la queftion cft de favcir fi elles tiennent bien à la dûftrine, il elles en découlent néceffairement ? & cVft ce qui n'a poir.t paru chir jurqu'ici. Relie à favoir en.:ore ii la philofopl i-: à fon aife fe fur le Trône commanderait bien à la gloriole, à l'in- térêt, à l'ambition, aux petites pallions de 1 hom- me , & il elle pratiqueroit cette humanité fi douce- qu'elle nous vante la plume à la main.

Par les principes, la plùlofopbie ne peut ffire* aucun bien, que la religion ne le faÔe encore mieux, & la reli';;ion en fait beaucoup, que la philofoj-.hie ne fauroit fiire.

Par la prntique, c'tft autre chofe; mais en- core fant-il examiner. Nul homme ne fuit de tout point fa religion quand il en a une; cf-> eft vrai : la plupart n'en ont gueres & ne iui>

G 6

1)6 E ?rî I L E.

VOUS ne tromperez ni vous, ni les au- tres. Si janrais vos talens cultivés vous

vent point au tout celle qu'ils ontj cela cft en- core vrai : mais enfin quelques-nns en ont une, la fLÙvetit du moins en partie, & il eil iiidnbita- tle que des motifs de religion les empêchent fou- vcnt de mal faire , & obtiennent d'eux des vertus , des aftions louables , qui n'auroient point eu lieu ians ces motifs.

Qu'un Moine nie un de'pot î que s'enfnit-il , fmon qu'un fot le lui avoit confié ? Si Pafchal en eut nié un ,. cela prouveroit que rafchai étoit un hy- pocrite , & rien de plus. Mais un .Moine î . . .'. Les gens qui font trafic de la religion font -ils «îorc ceux qui en ont? Tous les crimes qui fe font dans le Clergé , con:me ailleurs, ne prou- Tent point que la religion foit inutile, mais qr^e tiès-pcu de geiîs ont de la religion.

Nos gouverr.fmens modernes doivent incon- teilablement au Chnftiaiiifme leur plus foîide aii- tcrlté, & leurs révolutions m -ins fréquentes ui les a rendus eux-mêmes moins fanguinairrs j cela fe prouve par le fait en les comparant aux gou-" vernemens anciens. La religion mieux connue écartant le fanatifme a donné plus de duuceur aux mœurs chrétiennes. Ce changL-ment n'eft point l'ouvrage t'es lettres j car par-tout elles ont brillé, rhumanité n'en a pas été p>lus respec- tée ; les cruautés des Athéniens, dis Ei'yptien>;, des Empereurs de Rome, ds-'s Chinois, en font foi. Que d^œuvres de niifsricorde fo«t l'ouvrage de l'Evangile ! Que de reftitucions , de répara- tions la confeffion ne fait-elle point faire chez Jes Catholiques? Ch<?z nous combien les appr^j- thos des tems d'o commi^nion n'Q^;erent - ellts point de réconciliations & d'aumcnes ? Combien le jubilé des Hébreux ne rcndoit-il pas les ufur- fitcurs moins avid'^s ? Que de miftr€S ne pré-

L I V R E I V. Jf7

mettent en état de parler aux hom-. mes 5 ne leur parlez jamais que félon

venoit-il pas ? La fraternité légale iiniiToit toute la nation , en ne voyoit pas un mendiant chez eux , on n'en voit point non plus chez les Turcs, les fendations picuîes font innombrables. Ils font par principe de religion hofpitaiicrs même envers les ennemis de leur cuite.

Les Mahcmétans difcnt , félon Chardin , qu'après l'examen qui fiiivra la réfurreclion j, univerfelle , tous les corps iront paGTer un pont 53 appelle Poid-Serrho ^ qui eft jette fur le feu 55 éternel, pont qu^^on peut appeller, difent-ils, Y, le troifieiaie & dernier examen & le vrai jw- 5, gement final , parce que c'eft fe fera >, la féparation des bons d'avec les méchans . . . &c.

5, Les Perfans , ( pourfnit Chardin , ) font fort jj infatués de ce puHt , & lorfque quelqu'un fouf- 55 fre une injure dont, par aucune voie, ni dans 5, aucun tems , il ne pei:t avoir raifon, fa der- 55 niere confoiation eft de dire : Eh bien ! par 55 le Dieu ^n-vcint , in me Le ■payeras au double JJ au dernier jour ; tu ne fulferus point le Foui- 55 Serrho , que tu ne me fatisf.rjfes auparavant : ,5 Je ni attacherai au bord de tu ^■eJle ^ je me 5, jetterai à tes jambes. J'ai vu beaucoup de gens éminens , & de toutes fortes de profeiFions , qui , 53 apprchcndant qu'on ne criât ainfi Haro fur eux 35 au paflTage de ce pont rcdoutabîe , follicitoient ,5 ceux qui fe pbignoient d'eux de leur par- 5, donner : cela m'eft arrivé cent fois à moi-tnê- 55 mé. Des gens de qualité qui m'avoient fait faire, 53 par iroportunité, des démarches autrement que 33 je n'eulfc voulu , m'abordoient au bout de quel- 55 que tems , qu'ils penfoient que le chagrin en >3 étoit paffé , & me difoient : je te prie , halaî 53 ifco« c;!?^/^//?^ ,,c'eft-à-dire, rends-moi cette (cf. ^: ftiire licite oujufie. Qiielques-uns même m'or.i

3f8 Emile»

Totre confcience, fans vous embarraf- s'jls vous applaudiront. L'abus du fa- voir produit rincrédulite. Tout favant dédaigne le femimeiit vulgaire j chacun en veut avoir un à foi. Uorgueilleufe philorophie mené à l'efprit fort , com- me l'aveugle dévotion mené au iana- tifme. Evicez ces extrémités y reftez toujours ferme dans la voie de la vérité , ou de ce qui vous paroitra l'être dans la fimplicité de votre cœur , fans ja- mais vous en détourner par vanité ni

3, fait des préfens Se renJu de? fervices , afin 5j que je leur pardonnalTe en déclarant que je le 55 faifois de bon cœur; de quoi h caufe n'cTt 55 autre que cette créance qu'on ne paiTera peint jj le pont de TEnFer qu'on n'ait rendu le der- 35 nier quatrinà ceux qu'on a opprefles. T. 7. in-i2. p. 50.

Croirai-je que l'idée de ce pont qui repare tant d'iniquités n'en prévient jamais ? Q.ue il Ton étoit aux Perfans cette idée, en leur perCuadant qu'il n'y a ni Foui Serrho ^ ni rien de fembhble, cil les opprimes foient vengés de leurs tyrans après la mort , n'eR-il pas clair que cela mettroit ceux-ci fort à leur aife , & les délivreroit du foin d'appaifcr ces malheureux? Il eft donc faux que cette dodrine ne fut pas nuifible j elle ne feroit donc pas la vérité.

Philofcphe, tes loix morales for.t fort belles, mais montre m'en, de grâce, la fanftion. Ccffe un mom.ent de battre la campagne, & dis -moi nettement ce que tu mets à la place du Feul-- Serrbo,

Livre IV. îf9

par foibicfl'b. Ofez coiiFeiTer Dieu chez les Philofophes ; ofez prêcher Thiima^ nité aux intolérans. Vous ferez feuî de votre parti, peut- être j nrais vous- porterez en vous-même un tcmoigr.age qui vous difpenfera de ceux des hom- mes. Qif ils vous aiment ou vous haïf- fent, qifils lifent ou méprifent vos. écrits, il n'importe. Dites ce qui eiï vrai , faites ce qui eil bien ; ce qui importe à l'homme eft de remplir fes devoirs fur la terre , & c'ell: en s'ou- bliant qu'on travaille pour foi. Mon enfant , l'intérêt particulier nous trom- pe ; il n'y a que l'efpoir du jufte qui ne trompe point.

A 2\I E N.

J'ai tranfcrit cet écrit, non comme- une règle des fentimens qu'on doit fuu vre en matière de religion , mais comme un exemple de la manière dont on peut raifonner avec fon Elevé , pour ne point s'écarter de la méthode que j'ai tâché d'établir. Tant qu'on ne donne rien à l'autorité des hommes, ni aux préjugés du pays l'on efu île j les feules lumières de la raifba

/

i6"o Emile.'

ne peuvent dans l'inRitiitîon de h Nature nous mener plus loin que la religion naturelle , & c'eft à quoi je me borne avec mon Emile. S'il en doit avoir une autre, je n'ai plus en- cela le droit d'être fon guide 3 c'ell à lui feul de la choilir.

Nous travaillons de concert [avec la Nature , & tandis qu'elle forme l'homme phyiîque , nous tâchons de former l'homme morah ruais nos pro- grès ne font pas les mêmes. Le corps eft déjà robufte 8i fort, que Famé eft encore languiiTante oc foible ; & quoi que l'art humain puiiTe faire, le tempéra- ment précède toujours la raifon. C'eit à retenir l'un & à exciter l'autre, que nous avons jufqu'ici donné tous nos foins , afin que l'homme fat toujours un, le plus qu'il étoit pollible. En dé- veloppant le naturel, nous avons donné le change à fa fenlibilicé nailfanre 5 nous l'avons réglée en cultivant la rai- fon. Les objets inteîîeduels modéroîent l'impreflion des objets fenhbles. En re- montant au principe des chofes , nous l'avons fouitrait à l'empire desfens , il étoit (impie de s'élever de fétudc de la Nature à la recherche de Ion Auteur.

Quand nous en fommes venus , quelles nouvelles prifes nous nous fom-

Livre IV. i^i

mes données fur notre Elevé! que de nouveaux moyens nous avons de par- ler à fon cœur î C'efl alors feulement qu'il trouve fon véritable intérêt à être bon, à faire le bien loin des regards des hommes & fans y être forcé par les loix, à être jufte entre Dieu & lui, à remplir fon devoir, même aux dépens de vie , & à porter dans fon cœur la vertu, non- feulement pour Tamour de Tordre auquel chacun pré- fère toujours l'amour de foi s mais pour l'amour de PAutciir de fon être, amour qui ie confond avec ce même amour de foi 5 pour jouir enfin du bonheur du- rable que le repos d'une bonne con- fcience & la contemplation de cet Etre fuprêmc lui promettent dans l'autre vie , après avoir bien ufi de celle-ci. Sor- tez de-là , je ne vois plus qu'injuflice , hypocriiie & menfonge parmi les hom- mes 3 l'intérêt particulier qui, dans la concurrence , l'emporte ncceilàirement fur toutes chofes, apprend à chacun d'eux à parer le vice du mafque de la vertu. Que tous les autres hommes falfent mon bien aux dépens du leur, que tout fe rapporte à moi feul , que tout le genre humain meure, s'il le faut, dans la peine & dans la m^ifere pour m' épargner un moment de douleur ou

î^ Emile.

de faim ; tel eft le langage înterieiit de tout incrédule qui raiionnc. Oui, je le foutiendrai toute n:a vie ; quiconque a dit dans fon cœur , il rCy a point de Dieu, «Se paile autrement , n'eit qu'un menteur, ou un infenfé.

Lec1:cur, j'aurai beau faire, je fens bien que vous & moi ne verrons ja- mais mon Emile fous les mêmes traits j vous vous le figurerez toujours f^mhla- ble à vos jeunes gens -, toujours étourdi , pétulant, volage, errant de fête en fête, d'amufement en am.ufcmeni, fins jamais pouvoir fe fixer à rien. Vous rirez de me voir faire un contemp'atif , un Philofophe , un vrai Théologien d'un jeune hon:me ardent, vif, em- porté , fougueux dans Page le plus bouillant de la vie. Vous direz: ce rê- veur pouriiiit toujours fa chimère j en lions donnant un Elevé de fa f;con , il ne le forme pas feulemxnt -, il le crée, il le tire de {on cerveau,. & croyant toujours fuivre la Nature , il s'en éearte à chaque inftant. Moi , cora, parant mon Elevé aux vôtres, je trouve à peine ce qu'ils peuvent avoir de com- mun. Nourri û différemment, c'ell pref- que un miracle s'il leur reifemb^e en quelque chofe. Comme il a pailé fon enfance dans toute la liberté qu'ils preu-

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lient dans leur jeuneife, il commence à prendre dans fa jeunelTe la règle à laquelle oii les a fournis enfans; cette règle devient leur fléau , ils la pren- nent en horreur , ils n'y voyent que la longue tyrannie des maîtres , ils croyent ne fortir de l'enfance qu'en fecouant toute cfpece de joug C42)> ils fe dédommagent alors de la longue contrainte Ton les a tenus, comme un prifonnicr délivré des fers, étend, agite & fléchit fes membres.

Emile, au contraire, s'honore de fe . faire homme & de s'aifujettir au jouj^ de la raifon nuiflàntc; fon corps déjà formé n'a plus befoin des mêmes mou- vemens , & commence à s'arrêter de lui-même , tandis que fon efprit à moi-^ tic développé cherche à fon tour à pren- dre l'eflTor. Alnii l'âge de ratfon n'eil: pour les uns que l'âge de la licence^ pour l'autre il devient l'âge du raifon- nement.

Voulez-vous favoir lefquels d'eux ou

de lui font mieux en cela dans l'ordre

de la Nature ? Conlidérez les diiféren-

(42) Il n'y a perfonne qui voye l'enfance avec tout lie mépris que ceux qui en fortent , comme il n y a pas de pays on les ran^s foien!: gardés avec plus d'affcclation que ceux oii rinéçalité n'eil pas grande , & chacun craint toujours d'être confon-. Hu avec foii inférieur.

j(?4 Emile.

ces dans ceux qui en font plus ou moins éloignés : obfervez les jeunes gens chez les villageois, & voyez s'ils font auiïî petulans que les vôtres. Durant Penfance des Sauvages , dit le Sr. le Beau , on les voit toujours actifs . ^ s'' occupant à àïf- férens jeux qui leur agitent le corps j mais à peine ont - ils atteint rage de l'adolef- cence , cpCils deviennent tranquilles , rê- veurs : ils ne s"" appliquent plus gneres qu'à des jeux férieux ou de hazard. (4^). Emile ayant été élevé dans toute la li- berté des jeunes payfans & des jeunes fauvages, doit changer & s'arrêter com- me eux en grandiiîant. Toute la différen- ce dl qu'au lieu d'agir uniquement pour jouer ou pour fe nourrir , il a dans Tes tra- vaux & dans fes jeux appris à penfer. Parvenu donc à ce terme par cette route , ii fe trouva tout dilpofé pour celle je l'introduis ; les fu;ets de réflexions que je lui préfente irritent fi curiohté, parce qu'ils font beaux par eux-mêmes , qu'ils font tout nouveaux pour lui , & qu'il elt en état de les comprendre. Au contraire, ennuyés , excédés de vos fades leçons , de vos longues morales , de vos éternels ca- téchifmes , comment vos jeunes gens ne fe refuferoient-ils pas à l'application d'ef.

(45) Aventures du Sieur C. le Beau, Avocat au rarlemcnt. T. II. p. 70.

Livre IV, \6f

prit qu'on leur a rendu trille , aux lourds préceptes dont on n'a celle de les acca- bler, aux médications lur l'Auteur de leur être, donc on a fait l'ennemi de leurs pliiiirsi:' Ils n'ont conqu pour tout cela qu'averlion , dégoût j la contrainte les en a rebutés : le moyen déformais qu'ils s'y livrent quand ils commencent à difpofer d'eux 'i 11 leur faut du nou- veau pour leur plaire , il ne leur faut plus rien de ce qu'on dit aux enfans. C'elt la même chofe pour mon Elevé ; quand il devient homme, je lui parle comme à un homme & ne lui dis que des chofes ■nouvelles , c'eft précifément parce qu'elles ennuyent les autres qu'il doit les trouver de fon goût.

Voilà comment je lui fais doublement gagner du tems , en retardant au profit de la raifon le progrès de la Nature j mais ai-je en effet retarde ce progrès ? Non ; je aai fait qu'empêcher l'imagination de l'accélérer j )'ai balancé par des leçons.- d^une autre efpece les levons précoces que le jeune homme reçoit d'ailleurs. Tandis que le torrent de nos inditutions rcntraine , l'attirer en fèns contraire par d'autres- inRitutions , ce vCqïï pas l'ôter de \x place , c'eit l'y maintenir.

Le vrai moment de la Nature arrive enfin 3 il faut qu'il arrive. Puifqu'il fauls

166 Emile.

que rhomme meure, il faut qu'il fe re- produire , afin que reipece dure & que l'ordre du monde foi: coiifervé. Qiiand par les lignes dont j'ai parlé , vous pref- îcntirez le moment critique, à rinltant quittez avec lui pour jamais votre ancien ton. C'elt votre diiciple encore, mais ce n'eft plus votre Elevé. C'cft votre ami, c'eil un hommes traitez -le déformais comme tel.

Quoi ! faut-il abdiquer mon autorité lo! {qu'elle m'eft le plus néceifaire ? Faut- il abandonner l'adulte à lui-même au mo- ment qu'il fait le moins fe conduire, -St qu'il fait les plus grands écarts ? Faut-il renoncer à mes droits quand il lui im- porte !e plus quî j'en ufe c Vos droits? Q_ui vous dit d'y renoncer ? ce n'el-t qu'à préfent qu'ils com-nencent pour lui. Jufqu'ici vous n'en obteniez rien que par force ou par rufe j rautc-iité , la loi du devoir lui étoient inconni^es; il faloit le contraindre ou ^e tromper pour vous faire obéir. Mais voyez de com- bien de nouve^es chaînes vous avez en- vironné fon cœur. La raifon , l'amitié , la r^-^connailfance , mille arieclions lui par- lent d'un ton qu'il ne peut méconnoicre. Le vice ne l'a point encore rendu fourd à leur voix, il n'eil fenlible encore qu'aux pallions de la Nature. La première de

Livre IV. \6j

toutes , qui e(l l'amour de foi , le livre à vous j l'habitude vous le livre encore. Si le tranfport d'un mon-ient vous l'ar- rache , le regret vous le ramené à PmC- tant i le fentiment qui l'attache à vous, ell le feul permanents tous les autres paflent c^ s'eiFacent mutuellement. Ne le laiflez point corrompre , il fera tDUJOLirs docile ; il ne commence d'être rébelle que quand il elt déjà perverti.

J'avoue bien que , Ç\ heurtant de front fesdcfirs nailTàns, vous alliez fottement traiter de crimes les nouveaux befoins qui fe font fentir à lui , vous ne feriez pas long-tems écouté i mais litôt que vous quitterez ma méthode, je ne vous ré- ponds plus de rien. Songez toujours que vous êtes le Miniitre de la Nature i vous n'en ferez jamais l'ennemi.

Mais quel parti prendre ? On ne s'attend ici qu'à l'alternative de favorifer fes pen- chans, ou de les combattre; d'être fon tyraji , ou fon complaifànt : & tous deux ont de (i dangereufes confiquences , qu'il n'y a que trop à balancer fur le choix.

Le premier moyen qui s'oifre pour ré- foudre cette dilflculté, e(î: de le marier bien vite ; c'elt inconteiiablement l'expé- dient le plus fur & le plus naturel. Je dou:e pourtant que ce fjii le meilleur , ni le plus utile : je dirai ci- après mes raifons : en at- tendant 5 je conviens qu'il fkuc marier les

i<Sg Emile,

jeunes gens à l'âge nubile; mais cet âge vient pour eux avant le tems ; c'eft nous qui l'avons rend u précoce 3 on doit le pro- longer jufqu'â la maturité.

S'il ne faloit qu'écouter les penchansoc fuivre les indications , cela feroit bientôt fait i mais il y a tant de contradidions en- tre les droits de la Nature , & nos loix fo- ciales , que pour les concilier , il faut gau- chir & tergiverfer fans ceffe : il faut em- ployer beaucoup d'art pour empêcher l'homme focial d'être tout-à-fait artificiel.

Sur les raifons ci-devant expofées , j'eH time que par les moyens que j'ai données, & d'autres femblables , on peut au moins étendre jufqu'à vingt ans l'ignorance des defirs & la pureté des fens ; cela eft 11 vrai, que chez les Germains , un jeune homme qui perdoit fa virginité avant cet âge , en relloit diiîamé ; 8c les auteurs attribuent , avecraifon, à la continence de ces peu- ples durant leur jeunelfe, la vigueur de leur conilitution & la multitude de leurs enfans.

On peut rîiême beaucoup prolonger cette époque, & il y a peu de fiecîes que rien n'étoit plus commun dans la France même. Entr'auires exemples con- nus , le père de Montaigne , homme non moins fcrupuleux & vrai que fort & bien coaftitué , juroit s'être marié vierge

à

Livre IV. 169

à , trente-trois ans, après avoir fervi Ibng-tcms , dans les guerres dlralie ; S: Von peut voir dans les écrits du £ls quelle vigueur & quelle gaieté conier- voit le père à plus de ibixante ans. Certainement l'opinion contraire tient plus à n.os mœurs & à nos préiugjs , qu'à la connoiiànce de rdpece eu général. '

^ Je puis donc laiiTer à part Texem- ple- de notre Je un elfe , il ne prouve rien pour qui n'a pas été élevé com- me elle. Confidérant que la Nature n''a point là-de.ius de term? fixe qu'oîi ue puifle avancer pu retarder , je croiî pouvoir, fans fortir de la loi , fup-. pofsr Emile reftéjurques-là par mes foins dans (a primitive innocence , & je vois cette heurcaie époque prête à finir. Entouré de périls touioarscroiC fans 5 il va m'échapper, quoi que je fafle. A la première occafion , ( & ce'cti occafion ne tardera pas à naître , ) il va iuivre l'aveugle rinlUncl; des feiis; il y a mille à parier contre un qu'il va fe perdre. J'ai trop réHéchi fur les' mœurs des hommeé , pour ne pas voir l'influence invincible de ce pre- mier moment fur le reile de i^à vie. Si je difîimule Se feins de ne rien voir, il fe prévaiit de ma foibleife^i

Emile. Tome III. H

ly Emile.

croyant me tromper , il me méprife , & je fuis le complice de fa perce, Si j'elldve de le ramener , il n'eft plus tems , il ne m'écoute plus i je lui de- viens incommode , odieux , infuppor- table y il ne tardera gueres à fe dé- barraiier de moi. Je n'ai donc plus qu'un parti raifonnable à prendre ; ceft de le rendre comptable de Tes adions à lui-même; de le garantir.au moms des furprifes de l'erreur , &,de lui montrer a découvert les périls dont il eii environné. Jufqu'ici je i'arretois par Ion ignorance i c'eil maintenant par fes lumières qu'il faut l'arrêter.

Ces nouvelles inllruclion.s font im- portantes , & {1 convient , de repren- dre les chofes de plus haut. Voici l'inftant de lui rendre , pour ainfi dire , mes comptes ; de lui montrer l'emploi de fon tems c^ du mien s de lui décla- rer ce qu'il eft & ce que je fuis, ce que j\ai fait, ce qu'il a fait, ce que nous devons l'un à l'autre , toutes fes relations morales , tous les enga'gemens qu'il a contractés, tous ceux qu'on a contradés avec lui, à quel pomt il eft parvenu dans le progrès de fes fa- cultés , quel chemin lui refte à faire , les difficultés qu'il y trouvera, les moyens de fraiicliir ces diinculiés , en

L I r R E I V. 171

quoi je lui puis aider encore , en quoi lui feiil peut déformais s'aider , enfin le point critique il fe trouve , les nouvetiux périls qui l'environnent , & toutes les folides raifons qui doivent l'engager à veiller attentivement fur lui-même avant d'écouter fes deiirs naiifans.

Songez que pour conduire un adul- te , il faut prendre le contre-pied de tout ce que vous avez fait pour con^ duire un enfant. Ne balancez point à l'inftruire de ces dan^^ereux myfteres que vous lui avez cachés il long-tems avec tant de loin. Puifqu'il faut enfin qu'il les fâche, il importe qu'il ne les apprenne , ni d'un autre, ni de lui- même, mais de vous feul : puifque le Voilà déformais force de combat- tre, il faut, de peur defurprife, qu'il connoiiTe fon ennemi.

Jamais les jeunes gens qu'on trouve favans fur ces matières , fans favoir comment ils le font devenus , ne le 'font devenus impunément. Cette in- difcrete inftruélion ne pouvant avoir un objet honnête, fouille au moins l'imagination de ceux qui la reçoivent , & les difpofe aux vices de ceux qui la donnent. Ce n'eft pas tout , des domeftiques s'iufinuent ainfi dans l'ei-

H z

ÏJ2 Emile.

prit d'un enfant, gagnent h confian- ce , lui font enviiiiger Ton gouverneur comme un peribnna^e trille & fâ- cheux , & l'un des lujets flivoris de leurs fecrets colloques , eft de médire de lui. Quand l'Elevé en eft là, le maître peut fe retirer^ il n'a plus rien de bon à faire.

- Mais pourquoi l'enfant fe choifit-il des contidens particuliers i* Toujours par la tyrannie de ceux qui le gouver- nent. Pourquoi fe cacheroit-il d'eux , s'il n'étoit forcé de s'en cacher '^ Pour- quoi s'en plaindroit-il , s'il n'a voit nul iujet de s'en plaindre!^ NatureUenient ils font Tes premiers conEdens ; on voit a i'cmpre^iément avec kquel il vient leur dire ce qu'il penfe, qu'il croit ne l'avoir penfé qu'à moitié juf- qu'à ce qu'il le leur ait dit. Comptex que 11 l'enfant ne craint de votre part, ni fer mon , ni réprimande , il vous dira toujours tout , & qu'on n*pfera lui rien confier qu'il vous doive taire, quand on fera bien fur qu'il ne vous taira rien.

Ce qui me fait le pius compter fur ma méthode , c'ell qu'en fuivant fes eiîéts le plus exactement qu'il m' eft polîîMe , je ne vois pas une (ituatiou dans la vie de mon Elevé qui ne me

L I V R E IV. Î75

laiirc de lui quelque image agréable. Au moment même les fureurs du tempérament Tentrainent, (Se où, ré- volté contre la main qui l'arrête, il fe débat & commence à m'échapper, dans fes agitations , dans fes emporte- mens , je retrouve encore la première ilmpiicité ; ion coeur auili pur que fou corps ne connoit pas plus le déguife- ment que le vice ; les reproches ni le mépris ne Pont point rendu lâche > jamais la vile crainte ne lui apprit à fe déguifer : il a toute l'indifcrétion de l'innocence, il eu: naïf fans fcrupule, il ne fait encore à quoi fert de trom^ per. Il ne fe paile pas un mouvement dans fon ame , que bouche ou fes yeux ne te difent } & fou vent les fen- tim.ens qu'il éprouve me font connus plutôt qu'à lui.

Tant qu'il continue de m'ouvrir ainfi librement fon ame, & de me dire avec plaifir ce qu'il fènt, je n'ai rien à craindre, mais s'il devient plus ti- mide, plus réfervé, que j'apperqoive dans fes entretiens le premier embar- ras de la honte; déjà l'inilinâ; fe dé- veloppe , il n'y a plus un moment à perdre 5 & fi je ne me hâte de l'ini- truire, il fera bientôt inilruit mpjgré moi.

H 9

J74 ï M I L ï.

Plus d'un ledleur, même en adop- tant mes idées , penfera qu'il ne s'agit ici que d'une converfation prife au hazard , & que tout eft fait. Oh ! que ce n'eil pas ain(i que le cœur humain fe gouverne î ce qu'on dit ne lignifie rien, 11 Ton n'a prépare le moment de le dire. Avant de femer il faut la- bourer la terre : la femence de la ver- tu levé difficilement, il faut de longs apprêts pour lui faire prendre racine. Une des cliofes qui rendent les pré- dications le plus inutiles, eil qu'on les fait indifféremment à tout le monde fans difcernement & fans choix. Com- ment peut-on penfer que le même fermon convienne à tant d'auditeurs diveriement difpofés , différens d'et prits , d'humeurs-, d'âges , de fexes , d'états & d'opinions '< 11 ny en a pcu:- ètre pas deux auxquels ce qu'on dit à tous puifle être convenable j & toutes nos affedions ont Ç\ peu de conftànce , qu'il ny a peut-être pas deux momens dans la vie de chaque homme, le même difcours fit fur lui la même imprelTion. Jugez fi , quand les fens enflammés aliènent l'entendement & ty^annifent la volonté, c'eft le tems d'écouter les graves leçons de lafigelfe. Ne parlez donc jamais raifon aux jeu-

Litre IV. Jjf

nés gens , même en âge de raifon , que vous ne les ayez premièrement mis en état de J'éntendre. La plupart des dit cours perdus le font bien plus par la faute des maîtres que par celle des dilciplcs. Le pédant & l'inftituteur difent à-peu-près les mêmes choies ; mais le premier \q?. dit atout propos > le fécond ne les dit que quand il eft fur de leur eff^t.

Comme uh fomnambule, errant du- rant fon fommeil , marche en dormant fur les bords d'un précipice, dans le- quel il tomberoit s'il étoit éveillé tout- à-coup ; ainfi mon Emile, dans le fom- meil de l'ignorance , échappe à des périls qu'il n'apperçoit point: fi je ré- veille en iurniut il eft perdu. Tâchons premièrement de Téloigner du préci- pice, & puis nous l'éveillerons pour le lui montrer de plus loin.

La lec1:ure , la folitude , Poifiveté , la vie molle & fédeataire, le com- merce des femmes & des jeunes 'gens jr voilà les fentiers dangereurx à frayer à fon àgq, & qui le tieiment fans celle à côté du péri^î. C'eft par d'autres ob- jets ilînfibles que je donne le change à fés feiis)!' c'cll: en traçant un autre cours aux efptits , que je les détour- ne'dîe celuttjii'i^s eommenqoient à pren-

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dre ; c'eft en exerçant fon corps à de^ travaux pénibles, que j'arrête racli^ vite de Timagination qui Pentraine. Qi^and les bras travaillent beaucoup , l'imagination repofe; quand le corps eft bien las, le cœur ne s'échauffe point. La précaution la plus prompte & la plus facile 1 eft de rarrachcr au danger local. Je Femmene d'abord hors des villes , loin des objets capa- bles de le tenter. Mais ce n'eft pas -àScz i dans quel défert , dans quel fauT vage afyle échappera-t-il aux images qui le pourfiiiventî^ Ce n'efl rien d'é- loigner les objets dangereux , fi je n'en éloigne aulîl le fouvenir, fi je ne trou- ve i'art de le dé:acher de tout, Ç[ je ne le diftrais de lui-même 5 autant va-T loit le 'aiJer il étoit.

Emile fut un métier, mais ce mé- tier n'eft pas ici notre reifource; il aime & entend l'agriculture, mais l'ar- gricu^ture ne nous fuffit pas 3 les oc- cupations qu'il connoit deviemient une ïoudne, en s'y livrant il eft comme ne fiifant rien i il penfe à toute autre chofe , la tète a les bras agitîent. fépa- rément. Il lui faut une occupation nouvelle qui l'intérelie par fa nou- veauté, qui le tienne ei| haleine , qui luiplaife, qui l'<-Ppnqva>î'ôi)W'^^^.^?^^r

Livre JV. ly^

une occupation dont il fe paffîon.ne.» (S: à laquelle il foit tout entier. Or la feule qui me paroic réunir toutes ces conditions elt: la chailc. Si la ehaiîe cil jamais un p^aillr innocent , fi ja- mais elle d\ convenable- à l'homme ,. c'eft à prélènt qu'il y fout avoir 6<^«r. ic-, cours. Emile a tout ce qiul faut pour y rcLilîir i il eir robuftc^ adroit , pa*- tient , iniatigable. Infailliblement il prendra du goût peur cet exercice» il y mettra toute fardeur de foriug'ej il y perdra, du moins pour un te:ns , les dang^ereux pcnchans qui nailfent de lu moîieliè. La chaliè endurcit le cœur auiii bien que le corps ; cUe accoutu- me au fang, à la cruauté. On a fait Diane ennemi de l'amour, & l'allé- gorie eft très-juile : les langueurs de l'amour ne naiifent que dans un doux repos s un violent exercice étouffe le« fentimens tendres. Bans les bois^ dans les lieux champêtres, l'amant;, le chaiTeur font li di ver fem eut aifec- tés, que fiir les mêmes objets ils por- tent cies images toutes différentes. Les ombrages frais , les bocages ,■ les doiïk afvles du premier , ne font pour l'au- tre que des viandis, des forts, dos remifes : l'un n'entend que roi^ fignols, que ramages , i'ai:tre fefigrare

iyS Emile.

les cors, & les cris des ch'ens ; Pim n'irnapine que Dryades & Nymphes, l'autre que piqueurs , meutes & che- vaux. Prorx-ienez- vous en campagne avec ces deux fortes d'hommes, à la dilïerence de leur langage , vous con- nokrez biemôt que la terre n'a pas pour eux un afpecl femblable , & que le tour de leurs idées eft aufR di- vers que le choix de leurs plaiilrs.

Je comprends comment ces goûts fe réuniiient , & comment on trouve en- fin du rems pour tout. Mais les paf- fions de la jeuneiîe ne fe partagent pas ainii: donnez-lui une feule occu- pation qu'elle aime, & tout le refte fera bientôt oublié. La variété des de- ilrs vient de celle des connoiirances, & les premjiers plaifirs qu'on eonnoit font long-tems les feu] s qu'on recher- che. Je ne veux pas que toute la jeu- neife d'Emile palTe à tuer des bètes, &i je ne prétends pas même juftifier en tout cette féroce pallion -, il me fuffit qu'elle ferve aifez à fufpendre une paiîion plus dangereufe pour me i^ûïQ écouter de fang-froid parlant d'elle, &. me donner le tems de la peindre fans l'exciter.

Il eft des époques dans la vie hu- maine, qui font faites pour jVêtie ja-

L I V R E I V. 17^

iwais oubliées. Telle cft , pour Emile, celle de rinllruclion dont je parle; elle doit influer fur le refte de Tes jours. Tâchons donc de la graver dans ïa mémoire , enforte qu'elle ne s'en efface point. Une des erreurs -de no- tre âge , eft d'employer la raifon trop nue , comme fi les fiommes n'étoient qu'efprit. En négligeant la langue des figiies qui parlent à Fimagination , Ton a perdu le plus énergique des lan- gages. L'nnprelîion de la parole eft toujours foible , & l'on parle au cœur par les yeux bien mieux que par les oreilles. En voulant tout donner au raifomiement , nous avons réduit en mots nos préceptes , nous n'avons rien mis dans les adions. La feule raifon n'eil: point adive; elle retient quel- quefois , rarement elle excite ,& jamais elle n'a rien fait de grand. Toujours raifonner eft la manie des petits cf. prits. Les âmes fortes ont bien un autre langage s c'eft par ce langage qu'on perfuade & qu'on fait agir.

J'obferve que dans les fiecles mo- dernes 5 les hommes n'ont plus de prife les uns fur les autres que par la force & par l'intérêt , au lieu que les anciens agiilbient beaucoup plus par la perfualîon , par les alîedions

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i8o E M I LE.

l'ame , parce qu'ils ne ncgligeoient pas la langue des fignes. Toutes les con- ventions lè palFoient avec folemnité pour les rendre plus inviolables : avant que la force fût établie, les Dieux étoient les Magiftrats du genre hu- main ; c'eif par devant eux que les par- ticuliers faifoient leurs traités , leurs alliances , prononcoient leurs promef- iesj la face de la terre étoit le livre s'en confervoient les archives. Des rochers , des arbres , des monceaux de pierre conlacres par ces ades , & vendus refpedables aux hommes bar- bares, étoient les feuillets de ce livre, ouvert fans ceiie à tous les yeux. Le puits du ferment, le puits du vivant & voyant, le vieux chêne de mambré, ie monceau du témom i voilà quels étoient les monumens grolliers , mais auçuifes, de la fainteté des contrats 5 nuT n'eût ofé d'une main facrilége at- tenter à ces monimiens , & la foi des hommes étoit pUis ailurée par la ga- rantie de c:s témoins muets, qu'elle ne l'eft aujourd'hui par toute la vaine rigueur des loix.

Dans le gouvernement, l'augufte ap. pareil de la puiflance royale en impo- ibit aux fujets. Des marques de di- gnités , un trône , im fceptre , une

Livre IV. igi

robe de pourpre, une couronne, un b^mtleau , ctoicnt pour eux des cho- fes fàcrées. Ces lignes refpcdés leur rendoient vénérable l'homme qu'ils en voy oient orné; fans foîdats, fans me- naces , fitùt qu'il parloit il étoit obéi. ^Maintenant qu'on atfede d'abolir ces fignes (45) , qu'arnve-t-il de ce mé- pris ? Qiie la majedé royale s'efface de tous les cœurs, que les Rois ne fe font plus obéir qu'à force de troupes, iSc que le refped: des fuicts n'eit que dans la crainte du châtiment. Les Rois n'ont plus la peine de porter leur diadème , ni les Grands les mar;- qucs de leurs dignités i mais il faut avoir cent mille bras toujours prêts poiir faire exéaiter leurs ordres; Qrioiquc ce'a leur femble plus beau»

(4:^) Le Clergé ronvain les a très- habilement COiûervés , & à fon exemple quelques Répi.bli- ques , entre antres ccL'e de Venife. Aiifli le Goii- V€rne<îTKînt Vénitien ^ maliijrd la thute de l'Eta!:', jo>nt-il encore fous l'apppreil tle fon antique ma«- jcllc , de route l'affté^ion , de toute l'adoration. du peuple ;^ & aprè<; le Pape , orné de fa Tiare , il n'y a peut-être ni Roi, ni Potentat, ni lionime att inonde auflirefpedé que le Doge de Venife , fans pouvoir , fans autorité , mais rendli facré par fa pompe , & paré fous fa corne ducale d'une coèf- fure de femme. Cette cérémonie du Bucentaure, qui fait tant rire les fots , feroit verfer à la po- pulace de Venife tout fon fang pour le maiiitiea de fon tyrannit^ue Gouvernement.

^2 Emile.

peut-être, il eft aifé de voir qu'à la ■longue cet échange ne leur tournera pas à profit.

Ce que les anciens ont fait avec l'éloquence efl prodigieux ; mais cette éloquence ne confiitoit pas feulement en beaux difcours bien arrangés , & jamais elle n'eût plus d'effet que quand l'orateur parloit le moins. Ce qu'on difoit le plus vivement ne s'exprimoit pas par des mots , mais par des figness on ne le difoit pas , on le montroit. L'objet qu'on expofe aux yeux ébranle l'imagination , excite la curiolité , tient l'efprit dans l'attente de ce qu'on va dire, & fouvent cet objet feui a tout dit. Traiîbule & Tarquin coupant des tètes de pavots , Alexandre appliquant ion fceau fur la bouche de fon favori, Diogene marchant devant Zenon, ne parloient-ils pas mieux que s'ils aVoient fait de longs difcours ? Qiïel circuit de paroles ep.t auiîi-bien rendii les mè- ■jnes idées. Darius engagé dans la Scy- thie avec fon armée , reçoit de la part du Roi des Scythes un oifeau , une grenouille , une fouris & cinq flèches. L'Ambaliadeur remet fon préfent , & «'en retourne fans rien dire. De nos jours cet homme eût pafle pour fou. jOette terrible harangue fut entendue ,

Livre IV. ig?

& Darius n'eut plus grande hâte que de regagner Ton pays comme il put. SublHtuez une lettre à cesfigresi plus elle fera menaçante, & moins elle effrayera: ce ne fera qu'une fanfa- ronnade dont Darius n'eût fait que rire.

Qiie d'attentions chez les Romains à la langue des fignes î Des vête mens divers ielon les âges , félon les condi- tions; des toges, des f;yes, des «pré- textes , des huiles , des laticlaves , des chaires, des licleurs, des faifceaux , des haches , des couronnes d'or , d'her- bes , de feuilles , des ovations , des triomphes, tout chez eux écoit appa- reil , repréfentation , cérém.onie , & •tQUt faifoit imprefîîon fur les cœurs des citoyens. Il importoit à l'Etat que le peuple s'alfemblât en tel lieu plu- tôt qu'en tel autre ; qu'il vit ou ne vit pas le capitole ; qu'il fût ou ne fût pas tourné du côté du Sénat 5 qu'il délibérât tel ou tel jour par préférence. -Les accufés changeoient d'habit , les Candidats en changeoient , les guer- riers ne vantoient pas leurs exploits > ils montroient leurs bleifures. A la mort de Céfar , j'imagine lui de nos orateurs voulant ém.ouvoir le peuple , ipuifer tous les lieux communs de l'art >

384 Emile.

pour faire une pathétique defcriptiofi de fes plaies , de fon iaiig, de fon ca- davre : Antoine, quoiqu'cloquent,nè dit point tout cela i il fait rapporter les corps. Qiielie rhétorique î

Mais cette djgrellion m'entraîne in- fenfiblemeut loin de mon fujet,ain(î que font beaucoup d'autres , & mes écarts font trop fréquens pour pou- \'()ir ècre longs & toîérables : je reviens donc.

i\c raifonnez Jamais fechement avec la .{euneiie. Revêtez la ra^fon d'un corps , fi vous voulez la lui rendre fentîb!e. Faites palier^ par le cœur le langa.s^e de iVfprit, afin qu'il fe faiTe entendre, fe !e répète , les argumens froids peuvent déterminer nos opi- nions , non nos actions > Ts nous font croi'-e & non pas agir > on démontre ce qu'il faut p:nfer, & non ce qu'il faut faire. Si cela eil vrai pour tous les hommes, à p'us forte raifon l'elt- il pour les jeunes gens, encore enve- loppés dans leurs fcns, & qui ne pen- fent qu'autant qu'ils imaginent.

Je me garderai donc bien , même après les préparations dont j'ai par'é, d'a'îer tout d'un coup dans la cham- .bre d'i'mi'e , lui faire 'ourdem'?nt un long difcours fur le fjjet dont je veuJt

Livre IV. ^8f

riiilhiiire. Je commercerai par émou^ voir fbn imagination ; je choillrai tcms , le lieu , les objets les plus fdf vorablcs à rimprclFion que je veux iliirc r j'appellerai , pour aiuil dire , toute la N.iture à témoin de nos en^ trctiens , j'attellerai l'Etre éternel , dont elle dl Pouyrage, de la vérité de mes dilcours ; je le prendrai pour juge eny trc Emi^.e 6c inoi j je marquerai 1^ place nous lomnies, les rochers j les bois , les montagnes qui nous en- tourent , pour monumens de Tes en- gagemens 8c des miens y je mettrai dans mes yeux, dans m^ou accent, dans mon gerte , renthouriafme & l'ardeur que je lui veux infpirer. Alors je lui panerai & il m'écoutera , je m'atten- dirai & il fera ému. En me pénétrant de la fiiinteté de mes devoirs , je lui rendrai les fiens plus rerpcclables j j'animerai la force du railbnncment d'images & de figures j je ne ferai point long & ditfus en froides maximes, mats abondant en fentimens qui dé-r bordent ; ma raifon fera grave & fen^ tentieule, mais mon cœur n'aura ja^ mais aifez dit. C'eil alors qu'en lui montrant tout ce que j'ai fait pour lui, je le lui montrerai comme fait pour moi-même; il verra dans ma tendre

3S5 Emile.

îifFedion la raifon de tous mes foins. QiielJe furpriie , quelle agitation je vais lui donner en changeant tout-à-coup de langage î au lieu de lui rétrécir l'a- nie en lui parlant toujours de fon in- térêt, c'eft du mien leul que je lui parlerai déformais, & je le toucherai davantage 5 j'enflammerai fon jeune Cœur de tous les fentimens d'amidé , de générofité, de reconnoiifance que j'ai déjà fait naître , & qui font fi doux â nourrir. Je le preiferai contre mon fein, en verfant fur lui des larmes d'attendriifement ; je lui dirai: tu es mon bien , mon enfant , mon ouvrage , c'eft de ton bonheur que j'attends le mien -, fi tu frultres mes efpérances , tu me voles Tingt ans de ma vie , & tu fais le malheur de mes vieux jours. C'eft ainfî qu'on fe fait écouter d'un jeune homme, & qu'on grave au fond de fon cœur le fouvenir de ce qu'on lui dit.

Jufqu'ici j'ai tâché de donner des exemples de la manière dont un gouver- neur doit initruire fon difciple dans les occafions difficiles. J'ai taché d'en faire autant dans celle-ci j mais après bien des elfais jV renonce, convaincu que la langue francoife leii trop pré- cicufe pour fupporter jamais dans un

Livre IV. iSf

livre la naïveté des premières inftruç^ tions fur certains fujets.

La lan^e franqoiie eft, dit-on, If plus chaire des langues ; je la crois , moi, la plus obfcene : car il me fem- ble que la challeté d'une lang^ue ne confifte pas à éviter avec foin les tours dcshonnètes , mais à ne les pas avoir. En effet , pour les éviter , il faut qu'on Y penfej & il n'y a point de langue il foit plus difficile de parler pure- ment en tout fens que la Franqoife, Le Lcdteur , toujours plus habile à trouver des fens obfcenes que l'Auteur à les écarter , fe fcandalife &; s'effa- rouche de tout. Comment ce qui paff© par des oreilles impures ne contrac- teroit-il pas leur fouillure? Au con- traire, un peuple de bonnes mœurs a des termes propres pour toutes cho- fes y & ces termes font toujours hon- nêtes , parce qu'ils font toujours em- ployés honnêtement. Il eft impolîible d'imaginer un langage plus niodefte que celui de la Bible, précifément parce que tout y eft dit avec naïveté. Pour rendre immodeftes les mêmes choies, il fuffit de les traduire en franqois. Ce que je dois dire à mon Emile n'au- ra rien que d'honnête & de chafte à fon oreilles mais pour le trouver tel

j8§ Emile.

à la^ledure, il faudroit avoir un cocuï aulil pur que le fîen.

Je penfcrois même que des réflexions fur Ja véruabie pureté du diicours & fur la faulfe délicaterie du vice,pour- roient tenir ime place utile d:jis les entretiens de morale ce lu jet nous conduits car en apprenant le langage de rhonnèteté , il doit apprendre aulïî celui de la décence, & il faut bien qu'il fâche pourquoi ces deux langa- ges iont il ditférens. Quoi qu'il en foir , je foutiens qu'au lieu des vains pré- ceptes dont on rebat avant le tems ies oreilles de la Jeuneife, & dont elle fe moque à Page ils fer oient de faifonj il l'on actcnd, fi Pon prépare le moment de fe faire entendre j qu'a- lors on lui expofe les loix de la Na- ture dans toute leur vérité 5 qu'on lui montre la fàndion de ces mêmes loin dans les maux phyfiqucs <Sc moraux qu'attire leur infraction fur les coupa- bles ; qu'en lui parlant de cet incon- cevable mrftere de la génération , Pon joigne à Pidée de l'attrait que l'Auteur de la Nature doiuie à cet ade , celle de l'attachement exclufif qui le rend délicieux, celle des devoirs de fidéUté, de pudeur qui Penviroinient ; Si qui redoublent ion charme en rcmpliiiant

L I V R E IV. Ig^

Ton objet ; qu'en lui peignant le ma- riage, non-ibulement comme la phis douce des fociéccs , mais comme le plus inviolable & le plus faint de tous les contrats, on lui dife avec force toutes les raifons qui rendent un nœud Ci facré rclpecfbible à tous les hommes , & qui couvre de haine &: de malédiclions quiconque ofe eii fouiller la pureté -, qu'on lui faife ini tableau frappant & vrai des horreurs de la débauche ; de fou fhipide abru- tiifemenc , de la pente infcufible par laquelle un premier défordre conduit à tous , & traîne enfin celui qui s'y livre à fa perte; ii, dis- je, on lui montre avec éviJence comment , au goût de la chafteté , tiennent la fanté , la force , le courage, les vertus, l'a- mour même , & tous les vrais biens de l'homme ; je foutiens qu'alors ou lui rendra cette même chafletc defira- ble & chère , & qu'on trouvera fou efpric docile aux moyens qu'on lut donnera pour la conferver: car tant qu'on la conferve, on la rcipedr : on ne la méprife qu'après Tavoir per- due.

Il n'eft point vrai que le penchant au mal foit indomptable , Se qu'on ne foit pas maître de le vaincre avan»^

19® K M I t Ê.

d^avoir pris Phabitude d'y fuccombei*. Aurélius Vidor dit que pluheurs hom- mes traiirportés d'amour , achetèrent volontairement de leur vie une nuit de Cléopatre , & ce fdcrlfice n'efl: pas impollible à Tivreife de la paillon. Alais fuppofons que l'homme le plus furieux, & qui commande le moins à Tes fens , vit l'appareil du fupplice, fur d'y périr dans les tour mens un quart - d'heure après j non-feulement cet homme , dès cetinftant, deviendroit fupérieur aux tentations , il lui en coùteroit même peu de leur réfifter : bientôt l'inrige affreufc dont elles feroient accompa- gnées le diftrairoit d'elles i & toujours rebutées , elles fe lalfer oient de reve- nir. C'eft la feule tiédeur de notre, volonté qui fait toute notre foibieiîe, & l'on elt toujours fort pour faire ce qu'on veut fortement : Volenti nihil àiffici't, O î ^\ nous déteftions le vice autant que nous aimons la vie, nous nous abifiendrions aulîi aifément d'un crime agréable que d'un poifon mortel dans un mets délicieux î

Comment ne voit-on pas que Ç\ tou- tes les leqons qu'on donne far ce point à un jeune homme font fans îuccès , c'etl qu'elles font fans raifoii pour fon âge 5 & qu'il importe à tout

Livre IV. ï9£

âge de revêtir la raifon de formes qui la falîent aimer. Parlez-lui gravement quand il le faut*, mais que ce que vous lui dites ait toujours un attrait qui le force à vous écouter. Ne com- battez pas fes deiirs avec fécherefle , n'étouifez pas fon imagination: gui- dez-la de peur qu'elle n'engendre des monllres. Parlez-lui de l'amour, des femmes , des plaifirs i faites qu'il trouve dans nos converfations un charme qui flatte fon jeune cœur ; n'épargnez rien pour devenir fon confident, ce n'eil qu'à ce titre que vous ferez vraiment fon maître: alors ne craignez plus que vos entretiens l'ennuyent j il vous fera parler plus que vous ne vou- drez.

Je ne doute pas un inftant que , fi fur ces maximes j'ai fqu prendre tou- tes les précautions néceiiaires , & tenir à mon Emile les difcours convenables à la cpnjondure le progrès des ans l'a.; fait arriver , il ne vienne de lui- même au point je veux le con- duire , qu'il ne fc mettç avec empref- fement fous ma fauve-garde, & qu'il ne me dife avec toute la chaleur de fon âge , frappé des dangers dont rij fe voit euviroViî'é : O mon ami , moii protedeur , mon maître ! reprenez l'au-

loi E M I LE.

torité que vous voulez dépofer au moment qu'il m'importe le plus qu'elle vous rcfte i vous ne l'aviez juiqu'icî que par ma foibleiTe , vous l'aurez maintenant par ma volonté, & elle m'en fera plus iacrée, Défendez - moi de tous les ennemis qui m'aiîiégent , & fur-tout de ceux que je porte avec moi, & qui me trahifTentj veillez fur votre ouvrage , afin qu'il demeure digne de vous. Je veux obéir à vos loix , je le veux toujours, c'efl: ma volonté coudante ; fi jamais je vous défobéis , ce fera malgré moi ; rendez-moi libre en me protégeant contre mes paffio ns qui me font violence 5 cmpècHez-moi d'être leur efclave , &" forcez-moi d'ê- tre mon propre maître en n'obéilfant point à mes fens , m?is à ma raifon.

Qiiand vous aurez amené votre Èleve à ce point, (& s'il n'y vient pas , ce fera votre fiute j ) gardez- vous de le prendre trop vite au mot,' peur que jamais votre empire luf paroit trop rude, il ne fe croye eii droit de s'y fouftraire en vous acciV-' faut de l'avoir iurpris. C'efl; en ce mo- ment que ia réferve & la gravité font irleur place ; .& ce ton lui en impoiéra d'autant plus , que ce fera la première fois qu'il vous l'aura vu prendre.

Vous

Livre IV. 195

^"ous lui direz donc: jeune hom- me , vous prenez légèrement des en- gagemens pénibles : il faudroit les con- noitre pour être en droit de les for- mer; vous ne favez pas avec quelle fureur les fens entraînent vos pareils dans le goulFre des vices fous l'attrait du plailîr. Vous n'avez point une ame abjccle , je le fais bien j vous ne vio- lerez jamais votre foi , mais combien de fois, peut-être, vous vous repen- tirez de l'avoir donnée! Combien de fois vous maudirez celui qui vous ai- me , quand , pour vous dérober aux maux qui vous menacent , il fe verra forcé de vous déchirer le cœur I Tel qu'Ulylfe, ému du cliant des Sirènes, crioit à fes condudeurs de le déchaî- ner i féduit par l'attrait des , plaifirs vous voudrez brifer les liens qui vous gênent 5 vous m'importunerez de vos plaintes s vous me reprocherez ma tyrannie quand je ferai le plus ten- drement occupé de vous ', en no fon- geant qu'à vous rendre heureux je m'attirerai votre haine. O mon Emile î je ne fuppporterai jamais la douleur de t'ètre odieux ; ton bonheur même eft trop cher à ce prix. Bon jeune homme, ne voyez-vous pas qu'en vous obligeant à m'obéir , vous m'obHgez

Emile. Tome III. I

194 Emile.

à vous conduire, à m'oublier pour me dévouer à vous , à n'écouter ni vos plaintes , ni vos murmures , à combat- tre inceiîamment vos defirs & les miens? Vous m'impofez un joug plus dur que le votre. Avant de nous en char- oer tous deux, confultons nos forces; prenez du tems , doinie2-m'en pour y pentér , & fâchez que le plus lent à promettre eil toujours le plus fidèle à tenir.

Sachez aufTi vous-même qiTe plus vous vous rendez diHicile fur renga- gement , & plus vous en facilitez Texé- cution. Il importe que le jeune hom- me fente qu'il pro net beaucoup , 3c que vous promettez eiicore plus. Qiiand le moment fera venu, & qu'il aura, pour ainfi dire , figné le contrat , chan- gez alors de langage , mettez autant de douceur dans votre^ empire que vous avez annoncé de févérité. 'Vous lui direz: mon jeune ami, l'expérience vous manque , mais j'ai fait en forte que la raifon ne vous manquât pas. Vous êtes en état de voir par -tout les motifs de ma conduite; il ne faut pour cela qu'attendre que vous foyez de iang froid. Commencez toujours par obéu' , & puis deinandez-moi compte de mes ordres, je ièrai prêta vous eu

L I V R E IV. 19f

rendre raifon fitôt que vous ferez en état de m'entondre, & je ne craindrai jamais de vous prendre pour juge en- tre vous & moi. Vous promettez d'ê- tre docile , & moi je promets de ii'ufer de cette docilité que pour vous ren- dre le plus heureux des hommes. J'ai pour garant de ma promefle le iort dont vous avez joui jufqu'ici. Trou- vez quelqu'un de votre âge qui ait pailé une vie auffi douce que la vô- tre, & je ne vous promets plus rien. Après rétabliiiément de mon auto- rité, mon premier foin fera d'écarter la riécenité lVqw fiire ufdge. Je n'épar- gnerai rien pouri m'établir do plus en plus dans fa conÉance , pour me ren- dre de plus en plus 1^ confident de fon cœur & l'arbitre de fes plaifirs. Loin de combattre les penchans de fon âge, je les corifulterai pour en être le maîtres j'entrerai dans fes vues pour les diriger , je ne lui chercherai point, aux. dépens du préfent , un bonheur éloigné. Je ne veux point qu'il foit heureux une fois, mais toujours , s'il eft pollible.

Ceux qui veulent conduire fagernent la Jeuneife pour la garantir des pièges, des fens , lui font horreur de l'amour ^ & lui fer oient volontiers un crime

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igS E JM I L E.

<iy fonger à Ton âge, comme il l'a- mour étoit fait pour les vieillards. Toutes les leqons trompeufes que le cœur dément ne perfuadent point. Le jeune homme conduit par un inftinct plus (iir , rit en fecret des trides maxi- mes auxquelles il feint d'acquiefcer , & n'attend que le moment de les rendre vaines. Tout cela eft contre la Na- ture. En fuivant une route oppofée , j'arriverai plus furement au même but. Je ne craindrai point de flatter en lui le doux fenriment donc il eft avide ; je le lui peindrai comme le fuprème bonheur de la vie , parce qu'il Pell en cîiet ; en le lui peignant je veux qu'il s'y livre. En lui iaifant fentir quel charme ajoute à l'attrait des fens l'u- liion des cœurs , je le dégoûterai du libertinage , iv je le rendrai fiige en le rendant amoureux,

(^fil faut être borné pour ne voir dflns les delirs nailFans d'un jeune hom- me qu'un obltacle aux leçons de la raifbnî Moi, j'y vois le vrai moyen de le rendre docile à ces mèmics îeqons. On n'a de prilë fur les palTions , que par les pallions j c'eft par leur empire qu'il faut combattre leur tyrannie , & ceit toujours de la Nature elle-même

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qu'il faut tirer les inftrumens propres à la régler.

Emile u'efl: pas fait pour reftcr tou- jours foJitaire 3 membre de la fociété,. il en doit remplir les devoirs. Fait pour vivre avec les hommes , il doit les connoitre. Il comioit Phomme en général : il lui rclte à connoitre les^ individus. Il fdit ce qu'on fait dans le monde ; il lui relie à voir comment on y vit. Il eft tems de lui montrer Pextérieur de cette grande fcene dont il coimoit déjà tous les jeux cachés. Il n'y portera plus d'admiration fhi- pide d'un jeune étourdi, mais le diC- cernement d'un clprit droit & juile. Ses paillons pourront l'abufcr, fans doute ; quand eft-ce qu'elles n'abuient pas ceux qui s'y livrent ? Mais au miOins il ne fera point trompé par celles des autres. S'il les voir , il les verra, de l'œil du fage , fans être entraîné par leurs exemples , ni féduit par leurs préjugés.

Comme il y a un âge propre à l'étu- de des fcicnces , il y en a un pour bien flûlir Pufage du monde. Quicon- que apprend cet ufage trop jeune, le fuit toute {k vie , fans choix , fans ré^ flexion , & quoiqu'avec fuffifance , fuis jamais bien favoir ce qu'il fait. Mais

193 Emile.

celui qui rapprend, & qui en voit les raifons , le fuit avec plus de difcerne- ment, & par conféquent avec plus de }ufteiië & de grâce. Donnez-moi \u\ enfant de douze ans qui ne fâche rien du tout, à quinze ans je dois vous le re idrc aulTi favant que celui que vous avez inftruit dès le premier âge, avec la diiférence que le lavoir du vôtre ne fera que dans fa mémoire, & que ce- lui du mien fera dans fon jugement. De mèm.e , introduifez un jeune hom- me de vingt ans dans le monde ; bien conduit, il fera dans un an plus aima- b-e Se plus judicieufement poli, que celui qu'on y aura nourri dès fon en- fance y car le premier étant capable de fentir les raifons de tous les pro- cédés relatifs à Page , à l'état , au fexe qui conitituent cet ufage , les peut réduire en principes , & les éten.dre aux cas non prévus -, au lieu que l'au- tre n'ayant que fa routine pour toute règle, efb embarralîé fitôt qu'on l'en fort.

Les jeunes demoifellcs francoifes font toutes élevées dans des Couvens jufqu'à ce qu'on les marie. S'apper- coit-on qu'elles aient peine alors à prendre ces manières qui leur font nouvelles , & accu fera- t-on les femmes

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de Paris d'avoir Pair gauche & em- barraîîé, d'ignorer l'ufage du monde, pour n'y avoir pas été niifes dès leur enfance ? Ce préjugé vient des geiis du monde eux-mèines , qui , ne con- noiirant rien de plus important que cette petite fcience , s'imaginent faiif- fcment qu'on ne peut s'y prendre de trop bonne heure pour l'acquérir.

Il eft vrai qu'il ne faut pas non plus trop attendre. Quiconque a pallé toute fa jeuneiîe loin du grand monde, y porte le refte de fa vie un air embar- railé, contraint, un propos toujours hors de propos , des manières lour- des & mal-adroites , dont l'habitude d'y vivre ne le défait plus, & qui n'ac- quièrent qu'un nouveau ridicule, par PelFort de s'en délivrer. Chaque forte d'inllrudion a fon tcms propre qu'il faut connoitre , & fes dangers qu'il faut éviter. C'eft fur-tout pour celle-ci qu'ils ie réunilfent, jamais je n'y ex- pofepas non plus mon Elevé fans pré- cautions pour l'en garantir. ^Quand ma méthode remplit d'un même objet toutes les vues , & qu'en parant un inconvénient elle en pré- ' vient un autre, je juge alors qu'elle eft bonne, & que je fuis dans le vrai. C'eft ce que je crois voir dans l'expé-

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200 Emile.

dient qu'elle me fuggere ici. Si ie veux être auftere & fec avec mon dïlciple , je perdrai fa confiance , & bientôt il fe cachera de moi. Si je veux être corn- plaifant , facile , ou fermer les yeux , de quoi lui fert d'être fous ma garde? Je ne fais qu'autorifer fon défordre , & foulager fa confcience auxr dépens de la mienne. Si je l'introduis dans le monde avec le fcul projet de Tinf- truire j il s'inilruira plus que je ne veux. Si je l'en tiens éloigne jufqu'à la fin 5 qu'aura -t- il appris de moi ? Tout, peut-être, hors Part le plus né- ceifaire à l'homme & au citoyen, qui eft de favoir vivre avec fes femblahles. Si je donne à fec foins une utilité trop éloignée , elle fera pour lui comme nul'e , il ne fait cas que du préfent : fi je me contente de lui fournir des amufemejis, quel bien lui fais-je'î' Il s'amollit & ne s'inltruit point.

Rien de tout cela. Mon expédient feul pourvoit à tout. Ton cœur, dis- je au jeune homme, a befoin d'une compagne: allons chercher celle qui te convient j nous ne la trouverons pas aifément , peut-être ; le vrai mé- rite eft toujours rare j mais ne nous prelTons , ni ne nous rebutons point. Sans doute il en eft une, & nous la

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trouverons à la fin, ou du moins celle qui en approche le plus. Avec un pro- jet fi flatteur pour lui je Tintroduis dans le monde j qLfai-je befoin d'en dire davantage '< Ne voyez-vous pas que j'ai tout fait ?

£n lui peignant la maîtrelfe que je lui deftine, imaginez fi je faïK'ai m'en faire écouter: Çi je faurai lui rendre ag:réab]es & chères les qualités qu'il doit aimer; fi je faurai difpofer tous fes fentimens à ce qu'il doit recher- cher ou fuir? Il fout que je fois le plus mal-adroit des hommes, Ç\ je ne le rends d'avance paifionné fans fovoir de qui. Il n'miporce que l'objet eue je lui peindrai foit imaginaire , ilniffit. qu'il le dégoûte de ceux qui pourroient le tenter 3 il fuffit qu'il trouve par-, tout^ des comparaifons qui lui faiTent préférer fa chimère aux obiets réels qui le frapperont, & qu'eft-ce que le véritable amour lui-même , Çi ce n'eft chimère , menfbnge , illufion ? On aime bien plus l'image qu'on fe fait, que 1. objet auquel; on l'applique. Si Ton voyoit ce qu'on aime exaclemeiit tel qu'il eft, ii n'y auroit plus d'amour fur la terre. Oiiand on celfe d'aimer, La perfonne qu'on aimoit reik la même qu'auparavant , mais on ne la vok plus.

If

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la mènic. Le voiîc du prcdige tombe & l'amour s'évanouit. Or , en Fournif- fant Tobjet imaginaire , je fuis le maî- tre des comparaifons , & j'empêche ai- fémcnt Pillulion des objets réels.

Je ne veux pas pour cela qu'on trompe un jeune homme en hii pei- gnant un modèle de perfeclion qui ne puiiîé exiger j mais je choilirai telle- ment les défauts de fa maitrelfe , qu'ils hii conviennent , qu'ils lui plaiftnt , & qu'ils fervent à corriger les ficns. Je ne veux pas non plus qu'on lui mente, en affirmant fauflemeîit que l'objet qu'on lui peint exifte; mais s'il fe complait à l'iinage , il lui fou- haitera bientôt un original. Dufiuhait à la fuppolition, le trajet eft facile 5 c'eif l'atïaire de quelques defcriptious adroites, qui, fous des traits plusfen- iiblcs 5 donneront à cet objet imagi- naire un plus grand air de vérité. Je voudrois aller jufqu'à la nommer: je dirois en riant, appelions Sophie votre future maitrelfe : Sophie eft un nom de bon augure ; il celle que vous choi- firez ne le porte pas , elle fera digne au moins de le porter; nous pouvons lui en faire honneur d'avance. Après tous ces détails , li , fans affirmer , làns iiier , on s'échappe par des délai-

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tes , fes foupQons le changeront en ccr- tiriuie j il croira qu'on hn fait myilere de Pcpoule qu'an lui dclHnc , Se qu'il la verra quand il lera tems. S'il en el\ une Fois la, & qu'oii ait bien choill les traits qu'il faut lui'montrer , tout le rerte eii facile ; on peut Texpoier dans le monde prclque fans riique ; défendez-le feulement de fes feus, fou cœur eft eu lareté.

Mais , fcnt qu'il perfonnifie ou non le modèle que j'aurai fqii lui rendre aimable y ce modèle , s'il cil bienfait^ ne l'attachera pas moins à tout ce qui lui reifemble, & ne lui donnera pas moins d'éloignement pour tout ce qui ne lui relfemble pas , que s'il avoit un objet réel. Qiiel avantage pour préfer- ver fon cœur des dangers auxquels fa perfonne doit être expofée, pour ré- primer fes f:ns par fon inagination, pour l'arracher fur-tout à ces donneu- îes d'éducation, qui la font payer G cher <Sc ne forment un jeune homme à la politeife qu'en lui ôtant toute honnêteté ! Sophie eli: modelle f De quel œil verra-t-il leurs avances ? So- phie a tant de (implicite î Comment aimera-t-il leurs airs ? 11 y a trop loin de fes idées à fes obfcrvations , pour

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2c4 Emile.

que celles -ci lui foient jamais dan- gereiifes.

Tous ceux qui parlent du gouver- nement dos enfans, fuivent les mê- mes préjugés & les mêmes maxim.es, parce qu'ils obfervent niai & réflechii^ lent plus mai encore. Ce n'eft ni par le tempérament, ni par les fens que com.n'jcncerégarement de la Jeuneile, c'eft par Topinion. S'il étoit ici quef- tion des garqons qu'on élevé dans les Collèges , «Se des filles qu'on élevé dans les Couvens , je ferois voir que cela cil vrai, même à leur égards car les premières leçons que prennent ;es uns &i les autres, les foules qui fruc'uifient , font celles du vice , & ce n'eft pas la Nature qui les corrompt, c'eft l'exem- ple; mais abandonnons les penfionnai- res des Collèges & des Couvens à leurs mauvaifes mœurs, elles feront toujours ft.ns remède. Je ne parle que de l'éducation domeftique. Prenez un jeuiie homme élevé figemcnt dans la maifon de fon'pere en province, & l'examinez au moment qu'il arrive à Paris 5 ou qu'il entre dans le monde 3 vous le trouverez penfant bien furies chofes honnêtes , & ayant la vojonté même auifi faine que la raifon. Vous lui trouverez du mépris 'pour le vice.

Livre IV. aof

&: de l'horreur pour la débauche. Au iiomfeul d'une proiUtuce , vous verrez dans Tes yeux le icaiidale de l'iniio- cence. Je ibutiens qu'il n'y en a pas. un qui pût fe réfoudre à entrer ieul dans les triftes demeures de ces mal- heureufes. quand meniC il en fauroit i'ufag-e , & qu'il en ientiroit le befoin. A llx mois de-là , coniiderez de nou- veau le même jeune homme; vous ne le reconnoitrez plus. Des propos li- bres , des maximes du haut ton , des- airs dégagés le feroient prendre pour un autre homme , fi fes pîaifanteries fur fa première fimpîicité, fa honte ,. quand on la lui rappelle,, ne mon- troient qu'il eil le même & qu'il en rougit, O combien il s'eft formé dans peu de temsî D'où vient un change- ment fî grand & fi brufque? Du pro- grés du tempérament ?, Son tempéra- ment n'eût-il pas fait le même pro- grès dans la maifon paternelle, & fu- rement il n'y qv/: pris ni ce ton, ni ces maximes ? Des premiers plaiiirs des fens ? Tout au contraire. Quand ©n commence à s'y livrer > on- eft crain-. tif, inquiet , on fuit le grand jour & le bruit. Les premières voluptés font toujours iTxyftérieufes ; la pudeur les alîaifonnc & les cache : la première

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maitreiTe ne rend pas- effronté, mais- timide. Tout abforbé dans un état noiiyeau pour lui , le jeune homme ie recueille pour le goûter, & trem- ble toujours de le perdre. S'il eft bruyant , il n'eft ni voluptueux ni tendre 3 tant qu'il fe vante , il n'a pas joui.

D'autres manières de peni'er ont pro- duit feules ces diiférences. Son cœur eft encore le même , mais fes opinions ont changé. Ses fentimens, plus lents à s'altérer , s'altéreront enfin par elles , & c'elt alors feulement qu'il fera véri- tablement corrompu. A peine eft -il entré dans le monde qu'il y prend une féconde éducation toute oppofée à la première , par laquelle il apprend à méprifer ce qu'il cftimoit , 8c à efti- mer ce qu'il méprifoit : on lui fait re- garder les leqons de fes parens & de fes maîtres, comme un jargon pédan- teique, & les devoirs qu'ils lui ont prêches , comme une morale puérile qu'on doit dédaigner étant grand. Il fe croit obligé par honneur à changer de conduite 3 il devient entreprenant iluis defirs & fat par mauvaife honte. Il raiile les bonnes mœurs avant d'a- voir pris du goût pour les niauvaifes, & fe pique de débauche fans iavoir

Livre IV. 207

être débauché. Je n'cviibiierai }amais raveu d\m jeune Oificier aux Gar- des-Suilîcs qui s'cnnuyoit beaucoup des plaiiirs bruyans de fes camara- des , & n'ofoits'y refufcr de peur d'être moqué d'eux. je m'exerce à cela, difoit-il, comme à prendre du tabac malgré ma répugnance ; le goût 5, viendra par l'habitude ; il ne faut ,y pas toujours être enfant ".

Ainfi donc c'ciî; bien moins de la fenfuaiité , qi>c de la vanité qu'il faut préferver im jeune homme entrant dans le monde; il cède plus aux pen- chans d'autriii qu'aux fiens , & l'a- mour-propre fait plus de libertins que raniour.

Cela pofé, je demiande s'il en eft un fur la terre entière mieux armé que le mien; contre tout ce qui peut attaquer fes mœurs, fes fentimens ,. fes principes ? s'il en tft un plus en état de réfifter au torrent r Car, con- tre quelle fédudion n'eif-il pas en dé- fenfe ? Si fes defirs l'entraînent vers le fexe , il nV trouve point ce qu'il cherche, & fon cœur préoccupé le re- tient. Si fes fens J'i-gite^it & le prefl. feiit, trouvera-t-il à les contenter? L'horreur de l'adultère & de la débau- che éloigne également des fciles publi-«

2.0S £ M 1 L E.

ques & des femmes mariées, & c'eft toujours par i'un de ces deux états. que commeiicejit les dcfordres de la Jeunelîè. Uîie Elle à marier peut-être coquette: mais elle ne fera pas effron- tée , elle n'ira pas fe jetter à la tète d'un jeune homme qui peut l'époufer s'il la croit fage; d'ailleurs , elle aura quelqu'un pour la furveiller. Emile de fon coté ne fera pas touc-à-fait livré à lui- même ^ tous deux auront, au moins, pour gardes, la crainte & la honte , inféparables des premiers defirs; ils île paiferont point tout d'un coup aux dernières familiarités , & n'auront pas le tems d'y venir par degrés fans obf- tacles. Pour s'y prendre autrement ,. il fiiut qu'il ait déjà pris leçon de fes camarades , qu'il ait appris d'eux à fe moquer de fa retenue, à devenir in- folent à leur imitation. Mais quel hom- me au monde ell moins imitateur qu'Emile? Quel homme fe mené moins, par le ton plaifant, que celui qui n^a point de préjugés & nefiit rien donner à ceux des autres '^ J'ai travaillé vingt: ans a l'armer contre les moqueurs, il leur faudra plus d'un jour pour en faire leur dupe j car le ridicule n'eft à fes yeux que la raiion des fots , «Se rien ne rend plus infeniible à la rail-

Livre IV. 209

lerie, que d'être aii-deffiis de Popi- nion. Au lieu de puitiàuterics , il lui faut des raifons, & tant qu'il en fera , je n'ai pas peur qu? de jeunes foux me l'enlèvent ', j'ai pour moi la confcience & la vérité. S'il faut que le préjugé s'y mêle, un attachement de vingt ans eit aulîi quelque chofe : on ne lui fera jamais croire que je l'ave ennuyé de vaincs leçons 5 & , dans un cœur droit 8c lénfible, la voix d'un ami fidsle & vrai faurabieii effacer les cris de vingt fédudeurs. Comme il n'eft alors queftion que de lui montrer qu'ils le trompent & qu'eu feignant de le traiter en homme , ils le traitent réellement en enfant; j'af-- feclcrai d'être toujours fimple mais grave & clair dans mes. raifonnemens,. aÉn qu'il fente que c'eft moi qui le traite en homme. Je lui dirai: „vous yy voyez que votre feul intérêt , qui. eft le mien , dicle mes difcours , je 5, n'en peux avoir aucun autre; mais- ^, pourquoi ces jeunes gens veulent- 5, ils vous perluadcr ? C'eft qu'ils veu- lent vous iéduire; ils ne vous ai-, s, ment point, ils ne prennent aucun 5, iîitérét à vous; i;s ont pour tout ., motif , un dépit fecret de voir que 5, vous valez mieux qu'eux; ils veu-

aïo Emile.

lent vous rabaiiTer à leur petite mcfure , & ne vous reprochcin de vous laiiTer gouverner, qu'aiin de vous gouverner eux-mêmes. Pou- vez-vous croire qu'il y eût à gagner pour vous dans ce changement ? Leur fagelîe efl-elle donc il fupé- rieure , & leur attachement d'un jour eft-il plus fort que le mien ? Pour donner quelque poids à leur raillerie , il faudroit en pouvoir donner à leur autorité , & quelle expérience ont-ils pour élever leurs maximes au-deiîus des nôtres ? ils n'ont fait qu'imiter d'autres étour- dis , comme ils veulent être imités à leur tour. Four fe mettre au-def- fus des prétendus préjugés de leurs pères , ils s'alfervilTent à ceux de leurs camarades ; je ne vois point ce qu'ils gagnent à cela, mais je vois qu'ils y perdent furement deux grands avantages ; celui de l'affedion paternelle , dont les confeils font ten- dres & finceres , & celui de l'expé- rience qui fait juger de ce qu'on connoiti car les pères ont éré en- fans, & les enfans n'ont pas été pères ".

j5 Mais les croyez- vous finceres au moins dans leurs folles maximes ?

L I V R E IV. au

3, Pas même cela , cher Em.ile j ils fe trompent pour vous tromper, ils ne 55 font point d'accord avec eiix-mè- 55 mes. Leur cœur les dément fans 5, ceifc, & fouvent leur bouche les ,5 contredit. Tel d'entre eux tourne 55 en dérifion tout ce qui eft hon- 5, nete, qui feroit au déiefpoir que fa 55 femme penlàt comme lui. Tel autre ,5 poulfera cette indifférence de mœurs, 5, jiifqu'à celles de la femme qifil n'a 55 point encore 5 ou pour comble d'in- j, famie, à celles de la femme qiiHl a ,5 déjà, mais alk2 plus loin, parlez- 55 lui de fa mère 5 8c voyez Vil paifera ,5 volontiers pour être un enfant d'à- dultere & le fils d'une femme^ de 55 mauvaife vie, pour prendre à faux ,5 le nom d'une famille , pour en voler 5, le patrimoine à l'héritier naturel ; en- 35 fin s'il fe laiffera patiemment traiter 5, de bâtard! Qiii d'entre eux voudra 5, qu'on rende à fa fille le déshonneur 5, dont il couvre celle d'autrui i:' il n'y 5, en a pas un qui n'attentAt même à votre vie , fi vous adoptiez avec 5, lui, dans la pratique , tous les-prin- 5, cipes qu'il s'efforce de vous don- 5, ner. C'eff ainii qu'ils décèlent enfin 55 leur inconféquence, & qu'on (ent 5, qu'aucun d'eux ne croit ce qu'il dit.

aïs E M I L E^

3, Voilà des raifons , cher Emile , pefez les leurs , s'ils en ont , & com- parez. Si je voulois ufer comme 35 eux de mépris & de raillerie, vous ^ les verriez prêter le flanc au ridi- 5, cule , autant peut-être , & plus que 5, moi. Mais je n'ai pas peur d'un 5, examen fcrieux. Le triomphe des 35 moqueurs eft de courte durée; la vérité demeure & leur rire infenfé ,5 s'évanouit. "

Vous n'imaginez pas comment à vingt ans Emile peut être docile '< Qiie nous penlbns différemment î Moi je ne concpif pas comment il a pu l'être à dix; car quelle prife avois-je fur lui à cet âge i' Il m'a falu quinze ans de foins pour me ménager cette prife. Je ne rélevois pas alors , je le préparois pour être élevé ; il l'eil: maintenant affez pour être docile, il reconnoit la voix de l'amitié , & il fait obéir à la raifon. Je lui laiife , il eft vrai , fap- parence de l'indépendance ; mais jamais il ne me fut mieux alTujetti ; car il l'eft parce qu'il veut l'être. Tant que je n'-ai pu m.e rendre maître de fi Volonté , je le fuis demeuré de fi per- fônnej je ne le quittois pas d'un pas. Maintenant je le laiife quelquefois à lui-même, parce que je le gouverne

Livre IV. 21^

toujours. En le quittant je rembrafle , & je lui dis d'un air alTuré: Emile , je te confie à mon ami , je te livre à ion cœur honnête 5 c'eit lui qui me répondra de toi.

Ce n'eit pas TaiFaire d'un moment de corrompre des alfecftions faines qui n'ont requ nulle altération précédente , & d'effacer des principes dérivés im- médiatement des premières lumières de la raifon. Si quelque changement s'y fait durant mon abfence, elle ne fera jamais aiTez longue, il ne faura jamais afFez bien fe cacher de moi , pour que je n'apperqoive pas le dan- ger avant le mal , & que je ne fois pas à tems d'y porter remède. Comme on ne fc déprave pas tout d'un coup , •on n'apprend pas tout d'un coup à ^iilîmuler j & fi jamais homme eft mal- adroit en cet art, c'eft Emile , qui n'eut de fa vie une feule occafîon d'en «fer.

Par ces foins, & d'autres fembla- bles , je le crois fi bien garanti des objets étrangers & des maximes vul- gaires , que j'aimerois mieux le voir mi milieu de la plus mauvaife fociété de Paris, que feul dans fa chambre eu dans un parc, livré à toute l'm- quiétude de fon âge. On a beau faire 3

214 E M I L E.

de tous les ennemis qui peuvent atta- quer un jeune homme, le plus dange- reux & le feul qu'on ne peut écarter , ceft lui-même: cet ennemi, pourtant, n'ell: dangereux que par notre faute ; car comme je Pai dit mille fois , c'cll par la feule imagination que s'éveillent les fens. Leur befoin proprement n'eft point un befoin phylique ; il n'eit pas vrai que ce foit un vrai befoin. Si jamais objet laicif n'eût frappé nos yeux , Il jamais idée déshonnète ne fût entrée dans notre efprit, jamais , peut-être, ce prétendu befoin ne fe tut fait fentir à nous, & nous ferions demeurés challes fiins tentations , fans eiîbrts & fans mérite. On ne fait pas quelles fermentations fourdes certai- nes fîtuations & certains Ipedacles ex- citent dans le iang de la Jeuneife, fans qu'elle fâche démêler elle - même la caufe de cette première inquiétude , qui n'ett pas facile à calmer, &. qui ne tarde pas à renaître. Pour moi , plus je rédéchis à cette importante crife & à fes caufes prochaines ou éloignées , plus je me perfliade qu'un fo'itaire élevé dans un défert fans li- vres , fansiuiiiruclions 8c fans femmes, 5^ mourroit vierge à quelque âge qu'il fut parvenu.

Livre IV. iif

Mais il vCdl pas ici queftioii d'un fauvage de cette efpcce. Eu é.'evant un homme parmi les fcmb'ables, & pour la Ibciété , il cil impoliible, il n'eil pas même à propos, de le nour- rir toujours dans cette laUitaire igno- rance -y Se ce qu'il y a de pis pour la fagciie , ell d'être Vivant à demi. Le fouvenir des objets qui nous ont frap- pé, les idées que nous avons acquifes , nous iliivcnt dans la retraite, la peu- plent, malgré nous, d'images plus fé- duifai^.tes que les objets mêmes , Se ren- dent la folitude aulFi funelle à celui qui les y porte, qu'elle clt utile à ce- lui qui s'y maintient toujours feu!.

Veillez donc avec foui llir le jeune homme , il pourra Te garantir de tout le relie i mais c'elè à vous de le ga- rantir de lui. Ne le îaiûez iculni jour ni nuit, couchez ,tout au moms, dans fa chambre. Qu'il ne fe mette au lit qu'accablé defommeil , & qu'il en forte à l'niitant qu'il s'éveille. Déhez-vous de rinlHnd; fitôt que vous ne vous y bornez plus , il eil bon tant qu'il agit feul, il eft fufped dès qu'il fe mêle aux inftitutions des hommes -, il ne faut pas le détruire , il faut le régler, & cela, peut-être, eft plus dif- ficue que de fanéautir. Il feroittrès-.

^l6 E M I L E.

dangereux qu'il apprît à votre Elevé à donner le change à fes fens, & à" fuppléer auxoccaiions de les fatisfaire; s'il connoic une fois ce dangereux fap- plément, il eft perdu. Dès lors il aura toujours le corps & le cœur énervés , il portera jufqu'au tombeau les triftes effets de cette habitude, la plus fu- n elle à laquelle un jeune homme puilfe être alîujetti. Sans doute il vau droit

mieux encore Si les fureurs d'un

tempérament ardenc deviennent invin- cibles, mon cher Emile, je te plains; mais je ne balancerai pas un moment, je ne foutFrirai point que la ^n de la Nature foit éludée. S'il faut qu'un tyran te fubjugue , ]8/*te livre par préférence à celui dont je peux te dé- livrer; quoi qu'il arrive, je t'arrache- rai plus aifément aux femmes qu'à toi.

Jufqu'à vingt ans le corps croît, il a befoin de toute la fubftance s la con- tinence eft alors dans l'ordre de la Nature, & l'on rCy manque gucres qu'aux dépens de fa conftitution. De- puis vingt ans la continence eft un devoir de morale j elle importe pour apprendre à régner fur foi-mème , à refter le maître de fes appétits , mais les devoirs moraux ont leurs modifi- cations y

Livre IV. ai;

cations , leurs exceptions , leurs règles. Qiiand la fbiblclie humaine rend une alternative inévitable, de deux maux préférons le moindre, en tout écat de caufe il vaut mieux commettre une faute que decontrader un vice.

Souvenez-vous que ce n'eil plus de mon Elevé que je parle ici , c'eit du vôtre. Ses paillons que vous avez laiiré fermenter vous fubjuguent; cé- dez-leur donc ouvertement , & fans lui déguifer fa vidoire. Si vous favcz la lui montrer dans fon jour, il en fera moins fier que honteux , & vous vous ménagerez le droit de le guider durant ion égarement, pour lui thire, au moins , év^iter les précipices. Il im- porte que le difciple ne faile rien, que le maître ne le fâche & ne le veuille , pas même ce qui eil; mal ; 8c il vaut cent fois mieux que le gouverneur ap- prouve une faute 8c fe trompe, que s'il étoit trompé par fon Elevé , & que la fuite fe fit fans qu'il en fut rien. Qui croit devoir fermer les yeux fur quelque choie, fe voit bientôt for- cé de les fermer fur tout ; le premier abus toléré en amené un autre , & cette chaîne ne finit plus qu'au renver- fement de tout ordre & au mépris de toute loi.

Efnile. ToniQ IIÏ. K

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Uiie autre erreur que j'ai déjà com- battue, mais qui ne Ibrtira jamais des petits efprits, c'elt d'att'ecler toujours Ja dignité magiirrale , & de vouloir palier pour un homme parfait dans l'cipii: de fbn difciple. Cette méthode ell à con^'re-i^ens. Comment ne voyent- ils pas qu'en voulant aifermir leur au- torité ils la détruifeiit , que pour taire écouter ce qu'on dit il faut fe mettre à la place de ceux à qui l'on s'adreile, & qu'il faut être homme pour favoir parler au cœur humain ^ Tous ces gens parfaits ne touchent ni ne per- iuadent ; on fe dit toujours qu'il leur cil bien aifé de combattre des palFions qu'ils ne fentcnt pas. Montrez vos ibibleiies à votre Elevé , Ci vous voulez le guérir des fiennes ; qu'il voye en vous les mêmes combats qu'il éprouve , qu'il apprenne a le vaincre à votre exemple , & qu1l ne dife pas comme les autres : ces vieil- lards dépités de n'être plus jeunes , veulent traiter les jeunes gens en vieil- lards , & parce que tous leurs defirs ibnt éteints , ils nous font un ciime des nôtres.

Montaigne dit qu'il demandoit un jour au Seigneur de Langey combien de fois, dciiis les négociations d'Aile-

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magiic, il s'étoit enivré pour le fer- vice du Roi. Je ciemanderois voion- tiers au gouverneur de certtiin jeune lioaime combien de fois il eil entré .dans un mauvais lieu pour le fervice de ibn Elevé. Combien de foisi:' je me trompe. Si la première n'ôtc à ja- mais au libertin le deiir à' y rentrer , s'il vCqw rapporte le repentir & la hon- te , s'il ne vcrfe dans votre f^in des torrens de larmes , quittez-le à fiiif- tant; il n'eft qu'un monitre , ou vous n'êtes qu'un imbécille ; vous ne lui fervirez jamds à rien. Mais laiiFons ces expédicns extrêmes auiîi rrilles que dangereux, & qui n'ont aucun rapport à notre éducation.

QjLie de précautions à prendre avec \\\\ jeune homme bien né, avant que de l'expofer au fcandale des mœurs du fiecle! Ces précautions font pénibles, mais elles font indifpenfables : c'eib la négligence en ce point qui perd toute la jeunelle; c'eft par le défordre du premier âge que les hommes à^gQWc^ rent , & qu'on les voit devenir ce qu'ils font aujourd'hui. Vils & lâches dans leurs vices mêmes, ils n'ont que de petites âmes , parce que leurs corps ufés ont été corrompus de bonne heure y à peine leur reile-t-il aifez de vie pou.r

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fe mouvoir. Leurs fubtiles penfées marquent des eHn'its fans étoffe , ils ne lavent rien lentir de grand & de no- ble ; ils n'ont ni llmplicité ni vigueur. Abjecls en toute cliofe , & balièment médians, ils ne font que vains, fri- pons, fauxi ils n'ont pas même alfez de cour?.ge pour être d'illuftres fcélé- rats. Tels font les méprifables hom- mes que ibrme la crapule de la Jeu- îîelfc ; s'il s'en trouvoit un feul qui fqût être tempérant & fobre , qui fqût , au milieu d'eux, préferver fon cœur, ion fang, fes mœurs de la contagion de Pexemple, à trente ans il écrafcroit tous ces infecfles , & deviendroit leur maître avec moins de peine qu'il n'en eut à reitcr le fien.

Pour peu que la naiiTancc ou la for- tune eût tait pour Emile, il feroit cet homme s'd vouloit l'être: mais il les m.épriferoit trop pour daigner les ai^ fervir. Voyons-le maintenant au mi- lieu d'eux entrant dans le monde, non pour y primer, mais pour le connoî- tre, 8c pour y trouver une compagne digne de lui.

Bans quelque rang qu'il puiife être , dans quelque fociécé qu'il com- mence à s'introduire, fon début fera j(imp]c <Sc fans éclat i à Dieu ne plaift

Livre IV. zii

qit'il foit alTez malheureux pour y bril- ler: les qiiaHcés qui frappent au pre- mier coup-d'œil ne font pas les (len- nés, il ne les a ni ne les veut avoir.. Il met trop peu de prix aux jugemens des hommes pour en mettre à leurs préjugés, & ne fe foucie point qu'on i'eltime avant que de le connoitre. Sa manière de ie préfenter n'eft ni mo- àd\Q ni vain(« elle cft naturelle & vraie j il ne connoit ni gèwQ , ni dcgai- iement , & il eft au milieu d'un cer- cle, ce qu'il eil; feul & fims témoin. Sera -t- il pour cela groiFier, dédai- gneux , uns attention pour pcrfo nne ? Tout au contraires (i feul il ]ie compte pas pour rien les autres hommes , pourquoi les compteroit-il pour rien , vivant avec eux ?" Il ne les préfère point à lui dans fes manières, parce qu'il ne les préfère pas à lui dans fon cœur> mais il ne leur montre pas, non plus, une indiiférence qu'il eft bien éloigné d'avoir : s'il n'a pas les formules de ia politeife , il a les Ibins de l'huma- nité. Il n'aime à voir fouifrir perfonne , il n'offrira pas fa place à un autre par fim/agrée, m.ais il la lui cédera volon- tiers par bonté, il, le voyant oublié, il juge que cet oubli le mcrti£e i car, il en coûtera moins à mon jeune

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a2:z E M I L E.

homme de refter debout volontaire- ment , que de voir i';\utre y rcfter par force.

Qiioiqu'cn général Emile n'eftime pas les hommes 3 il ne leur montrera point de mépris, parce qu'il les pluiit &. s'attendrit fur eux. Ne pouvant leur donner le goût des biens réels , il leur laiiîe les biens de Topinion dont i^s fe contentent , de peur que les leur ôtant à pure perte ,. il ne les rendit plus m^alheureux qu'auparavant. Il n'eft donc point difruteur, ni con- trediiant 3 il n'eft pas, non plus,com- plaiiant & flatteur -, ildit Ton avis fans combattre celui de perfonne , parce qu'il aime la liberté par-deifus toute chofe, & que la IVanchife en eft un des plus beaux droits.

Il parle peu parce qu'il ne fe foucie gueres qu'on s'occupe de lui s par la même raifon, il ne dit que des cho- fes utiles : autrement , qu'eft-ce qui l'en- gageroit à parler '^ Emile eft trop ini^ truit pour être jamais babillard. Le grand caquet vient nécellairement , ou de la prétention à i'cfprit, dont je parlerai ci-après , ou du pri:: qu'on donne à des bagatelles , dont on croit fottement que les autres font autant de cas que nous. Celui qui' connoit

Livre IV. 3ii^

aïïez de chofes , pour donner à tontes leur véritable prix, ne parle jamais trop; car il (iiit apprécier aniîi l'atten- tion qu'on lui donne, t^^ Tintcrèt qu'on, peut prendre à fes difcours. Généra- lement les gens qui lavent peu , par- lent beaucoup, & les gens qui favent beaucoup , parlent peu : il ell llmple qu'un ignorant trouve important tout ce qu'il fait, & le diie à tout le mon- de. Mais un homme inftruit , n'ouvre pas aifément fon répertoire : il auroit trop à dire, & il voit encore plus d dire après lui-, il fe tait.

Loin de choquer les manières des autres, Emile s'y conforme ailez vo- lontiers 3 non , pour paroitre inllruit d^s ufages, ni pour affecter les c.irs d'un homme poli, mais au contraire , de peur qu'on ne le diftingue, pour éviter d'être apperqu ; oc jamais il n'cft plus à fon aife, que quand on ne prend pas garde à lui.

Quoiqu'entrant dans le monde , il en ignore abfolument les manières : il n'eft pas pour cela timide & crain- tif; s'il fe dérobe , ce n'elt point par embarras, c'eil que pour bien voir il faut n'être pas vu : car ce qu'on penfe de lui, ne l'inquiete gueres , & le ridi- cule ne lui faïc pas la moindre peur.

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Ceh fait qu'étant toujours tranquille t'z de fang- froid , il ne fc trouble point par la nrauvaife honte. Soit qu'on le regarde ou non , il fait toujours de fon mieux ce qu'il fait) & toujours tout à lui pour bien obferver les au- tres, iî iailit leurs manières avec une aiiancc que ne peuvent avoir les efcla- ves de Topinion. On peut dire qu'il prend plutôt i'ufiige du monde , pré- cifément parce qu'il en fiit peu de cas.

Ne vous tromipez pr.s , cependant , fiir fa contenance, & n'allez pas la comparer à celle de vos jeunes agréa- bles. Il eft ferme & non fuliifant; les manières font libres & non dedaigneu- fes : Pair infoient n'appartient qu'aux elclaves , l'indépendance n'a rien d'af- feclé. Je nai jamais vu d'homme ayant de lalierté dans Famé en montrer daiis fon maintien : cette aifcclation cil bien plus propre aux âmes viles & vaines, qui ne peuvent en impofer que par-là. Je lis dans un livre, qu'un étranger fe préf3ntant un jour dans la faile du fa- meux Marcel, ccîui-ci lui demajida de q.iel pays il étoit. Je fuis Anglais ^xè- pond l'étranger. Vous Ançlois ? rcplio^ue le danfeur ; vous feriez de cette Isle aîi les Citoyens ont part à CadminijlratioTi

Livre IV. 22f

publique , & font une portion de la piiij- fance fouveraine (4f ). Non , Monjicur ,• \e front ùailje , ce regard timide, cette démarche incertaine ne m\innonccnt que Vefcuive titré d'un Electeur.

Je ne fais , fi ce jugemenr montre une grande connoilîànce du vrai rapport qui eil entre le caradere à\\\\ homme & fon extérieur. Pour moi qui n'ai pas l'honneur d'être maître à danler y j'aiu rois penfé tout le coîitraire. J'aurois dit : cet Awglois n\J} pas ccurtijan ,• Je n^ai jamais oui-dire que les courtifans cuji fcnt le front baiflç. 't^ la démarche incer- taine : un homme timide chez un danfeur ^ . pourroit bien ne l'être pas dans ta Cham^ bre des Communes. Alîurément ce M./ Marcel doit prendre ies compatrio- tes pour autant de Romains !

Oiiand on aime on veut être airfié; Emile aime les hommes, il veut donc leur plaire. A plus forte raifon, il YCi>i

(4c) Comme sMl y avait (Tes Citoyens qai ne fufièiit pas mcmci-es de îa Cité, & qiù n'cuficnt pas V comme tels ., part à raiitorité l'ouveraine î >lais les François ayant jugé à propos d'ulurper ce refpedable nom de Citoyens , jactis aux membres des Ciiés Ganloiies, en ont dénaturé ridée , au point qu'on n\- conçoit plus nca. Uîi homme qui vient de m'écHre beaiicoiip de betifes: contre îa nouvelle Kéloife, a orné {a.ligiirtturt du titre de CItoyrn de Fainheuf^ & a cru me faire une excellente plaifantcrie.

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pVciire aux femmes. Son âge , fes mœurs ^ fon projet, tout concourt à nourrir en lui ce delir. Je dis les mœurs, car eiles y font beaucoup ; les hommes qui en ont, font les vrais adorateurs des fem- mes. Ils uont pas comme les autres, ]e ne fais quel jargon moqueur de ga- lanterie, mais ils ont un empreifement plus vrai, plus tendre & qui part du cœur. Je con=ioitrois près d'une jeune femme un homme qui a des mœurs & qui commande à la Nature, entre cent mille débàLiches. Jugez de ce que doit être Emi^e avec un tempérament tout neuf, & tant de raifons d'y rcrùlerî Pour auprès d'elles, je crois qu'il i'era quelquefois timide & embarraile; mais f:;reme t cet embarras ne leur dép'aira pas , & les moins friponnes n'auront encore que trop fouvent l'art d'en jouir & de l'augmenter. Au reife, fon em- preifement changera feniiblement de 1 r ne félon les états. 11 fera plus mo- d^He 8i plus refpedu eux pour les fem- mes, plus vif & plus tendre auprès des filles à marier. Il ne perd point de vue l'objet de fes recherches, & c'eft tou- jours à ce qui les lui rappelle, qu'il marque le plus d'attention.

Perfo u'.e ne fera plus exacl: à tous les égards fondés fur Tordre de la

Livre IV. 1:127

Nature, & même fur le bon ordre de la fociétc, mais les premiers feront toujours préférés aux autres , & il ref- pedera davantage un particulier plus vieux que lui qu'un Magiltrat de fju âge. Etant donc, pour Pordinaire , un des plus jeunes des focictés il fe trouvera , il iera toujours un des plus modeltes , non par la vanité de paroi- tre humble , mais par un fentmient naturel & fondé fur la raifon. Il n'aura point l'impertinent favoir- vivre d'un jeune fat, qui, pour amufcr la com- pagnie, parle plus haut que les fages, & coupe la parole aux anciens : il n'au- torifjra point, pour ia part, la réponfe d'un vieux Geiitilhomme à Louis X'v^, qui lui demandoit lequel il prcféroit de fon fiecie, ou de celui-ci. Sire ^ f ai pajjé niajeunej]e à refpecîer les vieillards , g^ il faut que je pajje ma vieiEejJe à ref- peêîer les enfans.

Ayant un? ame tendre 8c fenfible> mais n'appréciant rien fur le taux de l'opinion, quoiqu'il aime à plaire aux autres, il fe fouciera peu d'en être coiifidéré. D'où il iùit qu'il lëra plus affeclueux que poli, qu'il n'aura jamais d'airs ni de falle, & qu'il fera pins touché d'une careife , que de mille éloges. Par les mêmes raifons, il ne

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négUgera ni fcs manières , rÀTon main- tien, il pourra même avoir quelque recherche dans fa parure, non pour paroitre un homme de goût , mais pour rendre fa figure plus agréable -, ihraura point recours au cadre doré, S: ja- nids Penléigne de la richeiié ne fouil- lera fon ajuikment.

On voit que tout cela n'exige point de ma part un étalage de préceptes, & n'eil qu'un erfct de fa première édu- cation. On nous fait un grand mylLcre de i'ufage du nionde, comme fi d:ais l'âge l'on prend cet ufige , on ne le prenoit pas naturellement , &: com- me Il ce n'éroit pas dans un coeur lion- nere qu'il faut chercher ies premières ioix? La véritable politeiiè ccnffte à marquer de la bienveillance aux hom- mes i elle fe n:ontre fans peine quand on en a j c'eft pour celui qui n'en a pas, qu'on eit forcé de réduire en art fes apparences.

Le p-us nialJiturcux effet de la poli- tfjje (rufaue , ejr d'ertfcigner Part de fe pai'er des vertus quelle imite. Qu^on nous infplie dans Tcdiication Phumanif-e ^^ la hienfaifunce , nous curons la politejje , ou ncus ncii aurons plus hcfoin.

Si nous n"* avens pas celle qui s^awionce jpar les grâces , nous aurons celle qui o/t.

Livre IV. 21$

nonce Vhonnête homme Èf le citoyen ,• nous ■pL aurons pas befoin de recourir à lafaujj'eté.

Au lieu d'être artificieux pour plaire ^ il fuffira d'hêtre bon ,• au lieu d'être faux pour fatter les foibiejjts des autres , il fuffira d'êtres induicjcnt.

Ceux avec qui Von aura de tels procé- des , n''en feront ni enorgueillis , ni corrom- pus i i.s n^ en fer ont que reconnoifjans , ^5' ^n deviendront meilleurs (46).

11 nfe femb'e que H quelque éduca- tion doit produire Fefpece de politefle qu'exige ici M. Duclos , c'ell celle dont j'ai tracé le plan jufqu'ici.

Je conviens pourtant qu*avec des maximes Çi différentes, Emile ne fera point comme tout le monde, & Dieu le prcierve de l'être jamais ; mais en ce qu'il fera différent des autres, il ne fera ni ficheux, ni ridicule, la diffé- rence fera fenilble fans être incom- mode. Emile fera, fi l'on veut, un ai- mable étranger. D'abord on lui par- donnera f s fingularités , en difant : il fe formera. Dans la (liite on lëra tout accoutumé à fes manières , & voyant qu'il lien change pas, on les lui par- donnera encore, en diiànt : il eft faii ainjî.

(46) Confidératlons fur les mœurs de ce fiecle, par M. Duclos , p. 65.

2^o Emile.

Il ne fera point fèré comme un hom- me aimable, mais on Tai niera fans fa- voir pourquoi ; perfonne ne vantera fon efprit, mais on le prendra volon- tiers pour juge entre les gens d'efpriti le lien fera net & borné, il aura le fens droit , & le jugement fain. Ne courant jamais après les idées neuves^ il ne fàuroit piquer d' efprit. Je lui ai fait i'eutir que toutes les idées fa- lutaires & vraiment utiles aux* hom- mes ont été les premières connues, qu'elles font de tout tems les f:uls vrais Hens de la fociété , & qu'il ne reile aux efprits tranfcendans qu'a fe dilHu- guer par des idées pernicieufes v!v: fu« neftes au genre humain. Cetre manière de fe faire admiier ne le touclie gue- rcs : il fait ou il doit trouver le bon- heur de £i vie , & en quoi il peut con- tribuer au bonheur d'autrui. La fphere de fes connoiilànces ne s'étend pas plus loin que ce qui eil: proRtab'e. Sa route eft étroite & bien marquée -, n'étant point tenté d'en fortir, il refte con-- fondu avec ceux qui la fuivent, il ne veut ni s'égarer, ni briller. Emile eft un homme de bon fens , & ne veut pas être autre chofe : on aura beau vouloir l'inJLirier par ce titre , il s'en tiendra toujours honoré.

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Quoique le defir de plaire ne le bille plus ablblument indiiiërcnt fur l'opinion d'autrui^ il ne prendra de cette opijiion que ce qui fe rapporte immédiatement à fa perfonne , iàns le foucier des appréciations arbitraires y qui n'ont de loi que la mode 'OU les préjugés. Il aura l'orgueil de vouloir bien [lure tout ce qu'il fait, même de le vouloir faire mieux qu'un autre. A la courfe il voudra être le plus léger, H la lutte le plus fort, au travail le plus habile , aux jeux d'a- drelfe le plus adroit i mais il recher- cheni peu les avantages qui ne font pas clairs par eux-mêmes, & qui ont befoin d'être conifatés par le jugement d'autrui , comme d'avoir plus d'efprit qu'un autre, de parler mieux, d'être plus favant, &c. encore moins ceux qui ne tiennent point du tout à laper-^ fonne , comme d'être d'une plus gran- de naiiiànce , d'être eilimé plus riche , plus en crédit, plus coniidéré, d'en imp.ofer par un plus grand iafle.

Aimant les hommes parce qu'ils font les ferablab^cs, il aimera far-tout ceux qui lui relfemblentle plus, parce qu'il fe fentira bon, & jugeant de cette reifemblance par la conformité des goûts dans les chofes morales ^

12,^2 Emile.

dans tout ce qui tient au bon carac- tère , il iera fort aife d'être approuvé. Il ne fe dira pas prcciiément , je me réjouis parce qu'on m'approuve , mais , je me réjouis parce qu'on approuve ce que y ai fait de bien -, je me réjouis de ce que les gens qui m'honorent fe font honneurs tant qu'ils jugeront aulli Ui- nement , il fera beau d'obtenir leur eftime.

ftudiant les hommes par leurs mœurs dans le monde comme il les étiidioit ci-devant par leurs pallions dans î'Hiftoire, il aura fouvent lieu de réfléchir iur ce qui flatte ou cho- que le cœur humain. Le voila philo- fophant fur les principes du goût , & voilà l'étude qui lui convient duranî: cette époque.

Plus on va chercher loin les dé£ni- tior.s du goût , & plus on s'égare ; le goût n'elt que la faculté de juger de ce qui p'ait oZi dcp'ait au plus grand nombre. Sortez de-là , vous ne faVez plus ce que c'eif que le goût. Il ne s'eriûit pas qu'i^ y ait plus de gens de goût q le d'aurres i car bien que la pluralité juge lainement de chaque objet 5 il y a peu d'hommes qui ju- gent comme e"ile fur touf ; & bien que le concours des goûts les plus gcné-

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raiix falTe le bon goût, il y a peu de gens de goût; de même qu'il y a peu de belles perfonnes , quoique Pallem- blage des traits les plus communs faiîe la beauté.

Il faut remarquer qu'il ne s'agit pas ici de ce qu'on aime parce qu'il nous ti\ utile, ni de ce qu'on hait parce qu'i) nous nuit. Le goût ne s'exerce que fur les chofcs indiiférentcs , ou d'un iaitérèt d'anudement , tout au plus , & non fur celles qui tiennent à nos belbins ; pour juger de celles-ci le goût n'eft pas néceiiaire , le feul appétit fuffit. Voilà ce qui rend il diiliciles , '& ce femble fi arbitraires, les pures décinons du goût ; car hors l'inftind qui le détermine, on ne voit plus la raifon de ces dccifiors. On doirdiiHn- guer encore Tes loix dans les chofes morales , & fes loix dans les chofes phyfjques. Dans celles-ci, les princi- pes du goût f3mblent eib loi u ment inex- plicables 5 mais il importe d'obferver qu'il entre du moral dans tout ce qui tient à l'imitation (47) : ainfi l'on ex- plique des beautés qui paroiilent phy- fiques, & qui ne le font réellement

(47) Cela cft prouvé dans un elîai fur l'origine des langues , qu'on trouvera lians le recueil de mes écrits.

a^ Emile.

point. J'a'iouterai que le goût a des règles locales, qui le rendent en mille choies dépendant des climats , des mœurs , du gouvernement , des chofes d'inititution ; qu'il en a d^autres qui tiennent à Tàge , au fexe, au caractè- re , & que c'eft en ce fens qu'il ne faut pas difpater des goûts.

Le goût eft naturel à tous les hom- mes 5 mais ils ne l'ont pas tous en mê- me mefure, il ne fe développe pas dans tous au même degré, & dans tous il eft fujet à s'altérer par diverfes cau- ies. La mefure du goCit qu'on peut avoir dépend de la fenfibilité qu'on a reçue j fa cu'ture & fa forme dépendent des fociétés l'on a vécu. Premièrement il faut vivre dans des fociéiés nom- breufes pour faire beaucoup de com- paraifons : fecondement il faut des fo- ciétés d'amufement & d'oifiveté ; car dans celles d^atfaires on a pour règle, non le plaiilr , mais l'intérêt : en troi- fiemc lieu il faut des fociécés ou l'iné- galité ne foit pas trop grande , ou la tyramiie de l'opinion ibit modérée ,- & règne la volupté plus que la vanité : car dans le cas contraire la mode étouîfe le goût , & l'on ne cher- che plus ce qui plait , mais ce qui dit tinsrue.

Livre IV. î^f

' Dans ce dernier cas n'eft plus vrai que le bon goût eli; celui du plus grand nombre. Pourquoi cela ? Parce que Tobjct change. Alors la nuiltitude n'a plus de juG;ement à elle, elle ne juge plus que d'après ceux qu'elle croit plus éclairés qu'elle , elle approuve , non ce qui eft bien , mais ce qu'ils ont ap- prouvé. Dans tous les tems , faites que chaque homme ait Ton propre ientimenti <îv ce qui cil le plus agréa- ble en foi aura toujours la pluralité des fuffrages.

Lcs^ hommes dans leurs travaux ne font rien de beau que par imitation. Tous les vrais modèles du goût font dans la Nature. Plus nous nou^ éloi- gnons du maître, plus nos tableaux font défigurés. C'elt alors des objets que nous amions que nous tirons nos modèles; & le beau de fantailie, fujet au caprice & à Pautorité , n'eft plus rien que ce qui plait à ceux qui nous guident.

Ceux qui nous guident font les ar- tiftes , les grands , les riches ; & ce qui les guide eux-mêmes , ell; leur inté- rêt ou leur vanité: ceux-ci pour étaler leurs richeifes , & les autres pour en profiter, cherchent à Penvi, de nou- veaux moyens de dépenfe. Par-là le

ig6 Emile.

grand luxe établit fon empire , & fait aimer ce qui eli: diificile & coûteux ; alors le prétendu beau, loin d'imiter la Nature, n'eft tel qu'à force de la contrarier. Voilà comment le luxe & le mauvais goût font ^inféparabics. Par-tout le goût elT: dirpeiidieiix , il eft faux.

C'eft flir-tout dans le commerce des deux fexes que le goût , bon ou mau- vais , prend fa forme -, fa culture eft un eifet nécelTaire de l'objet de cette focicté. Mais quand la facilité de jouir attiédit le defîr déplaire, le goût doit dégénérer j & c'eft là, ce me fenible , une autre raifon des plus fenfibles pourquoi le bcn goût tient aux bon- nes mœurs.

Conililtez le goût des femmes dans les chofes phyiiques , & qui tiennent au jugement des feus; celui des hom- mes dans les chofes morales , & qui dépendent plus de l'entendement. Qiiand les femmes feront ce qu'elles doivent être, elles fe borneront aux chcfes de leur conipétence , & jugeront toujours bien; mais depuis qu'elles fe font établies les arbitres de la litté- rature, depuis qu'elles fe font mifes à juger les livres & à en faire à toute force, elles ne fe connolifent plus à

Livre IV. 2^7

rien. Les auteurs qui coiifulteiit les favcUites fur leurs ouvrages , font tou- jours fiirs d'être mal confeillés : les galans qui les conlultent fur leur pa- rure font toujours ridiculement mis. J'aurai bientôt occafion de parler des vrais talens de ce fexe, de la manière de les cultiver , & des chofes fur lef- quelles fes décilions doivent alors être écoutées.

Voilà les confidérations élémentaires que je poferai pour principes en rai- fonnant avec mon Emile fur une ma- tière qui ne lui eft rien moins qu'in- diîférente dans la circonftance il le trouve 5 & dans la recherche dont il eit occupe ; & à qui doit-elle être in- diiférente '< La connoiiîance de ce qui peut être agréable ou défagréable aux hommes Ji'ell pas feulemoit nécciiaire à celui qui a bcfoin d'eux, mais en- core à celui qui veut leur être uti^e ; il importe même de leur plaire pour les fervir ; & Fart d'écrire n'ai: rieii moins qu'une étude oifeufe, quand on l'employé à faire écouter la vé- rité.

Si, pour cultiver le goût de mon difciplej j'avois à choîiir entre des pays cette culture elt encore à naî- tre , & d'autres elle auroic déjà

2^8 E M I L E.

dégénéré , je fuivrois l'ordre rétro- grade, je commencerois fa tournée par ces derniers , & je finirois par les premiers. La raifon de ce choix eli; que le goût fe corrompt par une délicatelle exceirive, qui rend fenfible à des choC^s que le gros des hommes n'apperqoit pas ; cette délicatefle mené à j'eiprit de dilcuiiion; car pUis ou fubtilife les objets, plus ils fe multi- pHent : cette fubtilité rend le tad plus délicat & moins uniforme. Il fe for- me alors autant de goûts qu'il y a de têtes. Dans les difputes fur la préfé- rence', la philofophie & les lumières s'étendent ; & c'eiî ainfi qu'on apprend à penfer. Les obicrvations iines ne peu- vent gueres être fûtes que par des gens très-répandus , attendu qu'elles frap- pent après toutes les autres, & que les gens peu accoutumés aux fociétés nombrcufes y épuifent leur attention fur les grands traits. Il n'y a pas , peut-être , à préibnt un lieu policé fur la terre , le goût générai foit plus mauvais qu'à Paris. Cependant c'eft dans cette Capitale que le bon goût fe cultive j & il paroit peu de livres eftimés dans l'Europe, dont l'auteur n'ait été fe former à Paris. Ceux qui peiifeiit qu'il fuifii; de lire les livres

Livre IV. 2159

qiû s'y font, fe trompent 3 on apprend be.iucoLip plus dans la convCiicidoa des auteurs que dans leurs livres \ & les auteurs eux-mêmes ne font pas ceux avec qui l'on apprend le plus. Cett l'elprit des fociétés q.ii dévelop- pe une tète penfante, & qui porte la vue aufli loin qu'elle peut aller. Si vous avez une étincelle de. génie , allez palfer une année à Paris. Bientôt vous ferez tout ce que vous pouvez ètrcj ou vous ne ferez jamais rien.

On peut apprendre à penfer dans les lieux le mauvais goût règne j mais il ne faut pas penfèr comme ceux qui ont ce mauvais goût , & il eftbieii difncile que cela n'arrive , quand on reftc avec eux trop long tems. Il faut perfeclionner par leurs foins l'indru- ment qui juge , en évitant de l'em- ployer comme eux. Je rr.e garderai de poiir le jugement d'Emile jufqu'à l'ai- térer ; & quand il aura le tact allez fin pour fentir & comparer les divers goûts des hommes, c'eft fur des objets plus fmiples que je le ramènerai fixer le lien.

Je m'y prendrai de plus loin encore pour lui confervcr un goût pur & fciin. Dans le tumulte de la diffipatioii je (aurai me ménager avec lui des eu-

3i4«> Emile.

tretieiis utiles j & les dirigeant tou- jours fur des objets qui lui plaifent, j'aurai loin de les lui rendre aulîiamu- ians qu'inftructifs. Voici le tems de la lecture & des livres agréables. Voici le tems de lui apprendre à faire Pana- lyfc du difcours , de le rendre fen- fible à toutes les beautés de l'éloquen- ce & de la diclion. C'eilpeu dechofc d'apprendre les langues pour elles- mêmes, leur ufige n'eft pas il impor- tant qu'on croit j mais l'étude des lan- gues mené à celle de la grammaire gé- nérale. Il faut apprendre le latin pour favoir le franqoisj il faut étudier <Sc comparer l'un & l'autre , pour enten- dre les règles de Part de parler.

Il y a d'ailleurs une certaine fmipli- cité de goût qui va au cœur, & qui ne fe trouve que dans les écrits des anciens. Dans l'éloquence, dans la poeilc , dans toute cfpece de littéra- ture, il les retrouvera, comme dans THiftoire , abondans en cliofes , & fo- bres à juger. Nos auteurs , au con- traire, difent peu & prononcent beau- coup. Nous donner fans celle leur ju- gement pour loi , n'eit pas le moyen de former le nôtre, La différence des deux goûts fe fait fentir dans tous les aïonumens & jufques fur les tom- beaux.

Livre IV. 241

beaux. Les nôtres fout couverts d'é- loges j fur ceux des anciens ou liioic des faits.

Sta , z'iatoi' , Hrrocm calcuî.

Quand j'aurois trouvé cette épita- pîie fur un monument antique, j'au- rois d'abord deviné qu'eUe étoit mo- derne y car rien n'eit Ci commun que des Héros parmi nous , mais chez les anciens ils étoient rares. Au lieu de dire qu'un homme étoit un Héros , ils auraient dit ce qu'il a voit fait pour l'être. A l'épitaphe de ce Héros , com- parez celle de l'eiFéniiné Sardanapale;

J'ai bâti Tarfi ^ Anchicik en tin jour^ ^ maintenùint je fuis mort^

Laquelle dit plus à votre avis ? Notre ftyîe lapidaire avec fou enflure n'eit bon qu'à fouftler des nains. Les an- ciens miOntroient les hommes au na- turel, & l'on voyoit que c'étoient des hommes. Xenophon honorant la mé- moire de quelques guerriers tués en trahifon dans la retraite des dix mille, ils moururent , dit-il , irrcprochablcs dans la guerre t^ dans Caniitic. Voilà tout; mais confidérez dans cet é'oge il court oc il limple 5 de quoi l'auteur de voit

Emile. Tome III. L

24^ Emile.

avoir le cœur plein. Malheur à qui ne trouve pas cela ravilîantî

On lifoit ces mots gravés fur uu marbre aux Thermopyles :

. Ftijant, va Aire à Sparte que nous fjm;nes morts ici pour obéir à/es fciintes loix.

On voit bien que ce n'eft pas Paca- démie des Infcriptions qui a compofé ceîle-là.

Je fuis trompé Ci mon Elevé, qui domie peu de prix aux paroles, ne porte fa première attention fur ces dif- férences , & il elles n'ini^uent fur le choix de fes leclures. Entraîné par la mâle éloquence de Démofthene , il dira : c'eft un Orateur ; mais en lifant Ci- céron , il dira : c'eft un Avocat.

En générai Emile prendra plus de goût pour les Hvres des anciens que pour les nôtres , par cela feul qu'étant les premiers, les anciens font les plus près de la Nature, & que leur génie eit plus à eux. Qiioiqu'en aient pu dire la Motte & Pabbé Terraiîon , il iiV a point de vrai progrès de rai ion dans Tefpece humaine, parce que tout ce qu'on gagne d\m côté , on le perd de l'autre; que tous les efprits par- tent toujours du même point, & que

Livre IV. 24^

le tems qu'on employé à favoir ce que d'autres ont penfé étant perdu pour apprendre à penfer foi-mème , on a plus de lumières acquifes & monis de vigueur d'efprit. Nos eiprits font comme nos bras exercés à tout faire avec des outils , & rien par eux-mê- mes. For-tenelle diloit que toute cette difputc fur les anciens & les moder- nes fe réduifoit à favoir, li les arbres d'autrefois étoient plus grands que ceux d'aujourd'hui. Si l'agriculture avoit changé , cette quelHon ne ieroit pas im- pertniente à faire.

Après l'avoir ainfi fait remonter aux ■fources de la pure littérature, je lui en montre auifi les égoùts dans les réfervoirs des modernes compilateurs -, journaux, traductions, dicT;ionnaires ; il jette un coup-d'œil fur tout ce'a , puis le iaiife pour n'y jamais revenir. Je lui fais entendre, pour le réjouir, le bavardage des académies, je lui fiis remarquer que chacun de ceux qui les compofent vaut toujours mieux leul qu'avec le corps i là-deiliis il tire- ra de lui-même la conféquence de l'utilité de tous ces beaux établilfe- nicns.

Je le mené aux fpcâ:acles pour étu- dier, non les mœurs, mais le goût 5

L a

244 Emile,

car c'efl; fur-tout qu'il fe montre à ceux qui faveiit rérlechir. Lailîez les prccepces & la morale , lui dirois-je ^ ce n'eft pas ici qu'il faut les appren- dre. Le thé-itrc n'eil pas fait pour la vérité ; il ell fait pour fliitter, pour amuiér les hommes ; il n'y a point d'é- cole où l'on apprenne li bien l'art de Jeur plaire , & d'intéreiîer le cœur hu- main. L'étude du théâtre mené à celle de la poéfie ; elles ont exaclement le même objet. Qri'il ait une étincelle de goût pour elle , avec quel plaiiir il cukivera les langues des Poètes , le <ir€c , le Latin , l'Italien î Ces études feront pour lui des amufemens ians contrainte , Se n'en 'profiteront que mieux ; elles lui feront délicieufes dans un âge Si des circonftances ou le cœur s'intérelîe avec tant de charme à tous les genres de beauté fiits pour le tou- cher. Figurez-vous d'un côté mon Emile , & de l'autre un polilfon de.CoU Icgo lifant le quatrième livre de l'E- néide, ou Tibulle, ou le banquet de Platon j quelle diiférence î Combien le cœur de l'un eft remué de ce quin'af- iecle piis même l'autre. O bon jeune homme! arrête, fufpends ta leclure, je te vois trop ému : je veux bien que le langage de l'amour plaife^

Livre IV. 24 f

niais non pas qu'il t'égarcj fois hom- me ienlible, mais itis homme fage. Si tu n'es que Tun des deux , tu n'es rien. Au rcite , qu'il réuiîiiie ou noil dans les langues mortes, dans les bel- les-lettres , dans la poélie, peu m'im- porte. Il n'en vaudra pas moins s'il ne fliit rien de tout cela, & ce n'cft pas de tous ces badinages qu'il s'agit dans Ton éducation.

Mon principal objet, en lui appre- nant à fentir & aimer le beau dans tous les genres , ell d'y fixer les arfcc- tions & Tes goûts , d'empèchcr que fes appétits naturels ne s'altèrent , & qu'il ne cherche ini jour dans £1 ri- cheife les moyens d'être heureux , qu'il doit trouver plus près de lui. J'ai dit ailleurs que le goût n'étoit que l'art de fe connoitre en petites chofes, & cela eft très-vrai; mais puifque c'eft d'un tilfu de petites chofes que dépend l'agrément de la vie, de tels foins ne font rien moins qu'indifférens ; c'eft par eux que nous apprenons à la rem- plir des biens mis à notre portée, dans, toute la vérité qu'ils peuvent avoir pour nous. Je n'entends point ici les biens moraux qui tiennent à la bonne difpo- fition de l'ame , mais feulement ce qui eil de fenfualité 5 de volupté réelle^

314^ E M I L E.

mis à part les préjugés & Popinion.

Qij'on me p^lmette , pour mieux déve'opper mon idée , de laiffer un mo- ment Emile, dont le cœur pur & fliiii ne peut plus fervir de règle à per- foniie, & de chercher en moi-même im exemple plus fenlible & plus rap- proché des mœurs du lecteur.

Il y a des états qui femblent chan- ger la Nature & refondre, foit en mieux, foit en pis, les hommes qui les rempliliént. Un poltron devient brave en entrant dans le régiment de Navarre \ ce n'eft pas feulement dans le militaire que Pon prend Pefprit du Corps , & ce n'eft pas toujours en j bien que fes eiiets fe font iéritir. j'ai ' ! penfé cent fois , avec effroi , que fi j'a- vois le malheur de remplir aujour- d'hui tel emploi que je penfe en certain pays , demain je ferois prefliue inévi- j tablement tyran, conculfonnaire, def- I trucleur du peuple , nuifible au P.rin- ce, ennemi par état de toute huma- nité, de toute équité, de toute efpece de vertu.

De même , fi j'étois riche , j'aurois fait tout ce qu'il faut pour le devenir j je ferois donc infoîent & bas , feniible & délicat pour moi fcul , impitoyable & dur pour tout le monde, fpec^lateur

Livre IVL 247

dédaigneux des miferes de la canaille; car je ne donnerois p'US d'autre nom auxïiidigens, pour faire oublier qu'au- trefois je fus de leur cVaiîe. Enfin je ierois de ma fortune l'inftrument de mes plaifirs dont je ferois uniquement occupé 5 &jurques-là5 jeferois comme tous les autres.

Mais en quoi je crois que j'en dif- férerois beaucoup , c'eit que je ferois fenfuel & voluptueux plutôt qu'or- gueilleux & vain, & que je me livre- rois au luxe de molleiTe , bien plus qu'au luxe d'oftentation. J'aurois mé- -me quelque honte d'étaler trop ma ri- clielie , & je croirois toujours voir l'envieux que j'écraferois de mon fafte , dire à Tes voifins à l'oreille; vofà un fripon qui a grand' peur den être pas connu pour tel!

De cette immenfe profufion de biens qui couvrent la terre , je chercherois ce qui m'eft le plus agréable, & que je puis le mieux m'approprier : pour cela, le premier ufage de ma richeilc, léroit d'en acheter du loillr <Sc la H- berté, à quoi j'ajouterois la fanté , It elle étoit à prix; mais comme elle ne s'achète qu'avec la tempérance , & q^u'il n'y a point , fans la fanté , de vrai

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248 Emile.

plaifir dans h vie, je ferois tempérant par feiirualité.

Je refterois toujours au^Ti près de la Nature qu'il feroit poilible , pour flatter les fens que jVl reçus d'elle 3 bien fiir que p^us elle metrroitdu fien dans mes joùiiîaiices , plus jy trouve- rois de réalité. Dans le choix des ob- jets d'imitation , je la prendrois tou- jours pour modèle i dans mes appétits , je lui donnerois la préférence , dans mes goûts , je la confuiterois toujours y dans les mets, je voudrois toujours ceux dont elle fait le meilleur apprêt , & qui paiTent par le mioins de mains pour parvenir fur nos tables. Je pré- viendrois les falfifications de la frau- de , j'irois au-devant du plaifir. j\Ia iotte <Sc grolliere gourmandife n'enri- chiroit point ini maitre-d'hôtel ; il ne me vcndrolt point au poids de For du poifon pour du poiiibn ; ma table ne feroit point couverte avec appareil de magnifiques ordures , & de charognes lointaines ; je prodiguerois n:a pro- pre peine pour fatisfaire ma fenfiialité , puifqu'alors cette peine eii: un plaifir elle-même , & qu'elle ajoute à celui qu'on en attend. Si je voulois goûter un mets du bout du monde , jlrois, comme Apicius , plutôt l'y chercher 3

L I V R E IV. 049

que de Pen faire venir : car les mets les plus exquis manquent toujours d'un alîaiibnnement qu'on n'apporte pas avec eux , & qu'aucun cuifinier ne leur donne j l'air du climat qui les a pro- duits.

Par la même raifon, je n'imiterois pas ceux qui ne fe trouvant bien qu'où ils ne ibnt point, mettent toujours les {aiibns en contradidlion avec elles- mêmes , Se les climats en contradic- tion avec les icdfons ', qui , cherchant l'été en hiver , & l'hiver en été , vont avoir froid en Italie, & chaud dans le Nord \ fans fonger qu'en croyant fuir la rigueur des îàifons, ils la trou- vent , dans les lieux l'on n'a point appris à s^en garantir. Moi, je refte- rois en place , ou je prendrois tout le contre-pied : je voudrois tirer d'une faifon tout ce qu'elle a d'agrér.ble > & d'un climat tout ce qu'il a de par- ticulier. J'aurois une diverfité de plaifir & d'habitudes , qui ne fe reiîemblc- roient point , & qui {croient toujours dans la Nature ; j'irois palier l'été à Naples,. & l'hiver à Petersbourg 5 tan- tôt refpirant un doux zé^hir à demi couché dans les fraîches grottes de Tarente > tantôt dans l'illumination

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2fO E M I L E.

d'un palais de g]?ce , hors d'haleme & fan gué des pldifiis du baL

Je voiidrois dans le fervice de ma tabiC, dans la paiure de mon loge- ment, imiter par des orncmens très- iîrtip'es, la variété des failons, & tirer de chacune toutes fcs délices, fans an- ticiper fiir celles qui h fiiivront. Il y a de la peine ^ îon du goût à trou- bler ?infi l'ordre de la Katurci à lui arracher des productions involontai- res qu'elle donne à re::ret, dans fa nialédiction , & qui, n'ayant ni qua- lité, ni faveur,rc peuvrnt ni nour- rir l'ciicmacJÙ fiattcr le palais. Rien n'efl: plus infipide que les primeurs ; ce n'eft qu'à grands fi'aix que tel riche de Paris avec fes fourneaux & fes ferres chaudes 'vient à bout de n'avoir fur fa tcib^e toute l'année que de mau- vais légumes S: de mauvais fruits. Si j'avois des cerifes quand il ge^e, Se àts melons ambrés au cœur de l'hiver , avec quel plaif r lesgoiiterois-je , quar.d mon palais n'a befoin d'être humeclé ni rafraîchi ? Dans les ardeurs de la canicule le lourd maron me feroit-il fort agréable? le préférerois-je fortant de la pc-ëie, à la grofeillc, àlafraife. Se aux fruits déf Itcrans qui me font ©iferts fur la terre fans tant de foins?

L I V R E IV. 2fl

Couvrir fa cheminée au mois de Jan- vier de végétations forcées , de fleurs pales & fans odeur, c'eit moins parer l'iiiver que déparer le printems s c'elt s'ôter le plaiiir d'aller dans les bois chercher la première violette , épier le premier bourgeon, & s'écrier dans un failiirement de joie 5 mortels , vous n'êtes pas abandonnés, la Nature vit encore î

Pour être bien fervi j'aurois peu de domeiHques i cela a déjà été dit , & celaeil bon à redire encore. Un bour- geois tire plus de vrai fervice de fou feul laquais , qu'un Duc des dix Mell fieurs qui l'entourent. J'ai peiifé cent ■fois qu'ayant à table mon verre à côté de moi, je bois à l'initant qu'il me plait î au lieu que ii j'avois un grand couvert, il faudroit que vingt voix répécairent à boire avant que je puiife étancher ma foif Tout ce qu'on fait par autrui fe fut mal , commue qu'on s y pre}ine. Je n'enverrois pas chez. les Marchands , j'irc-is moi-même., J'irois pour que mes gens ne traitaf- fent pas avec eux avant moi, pour choifir plus faremeiit, & payer moins: chèrement 3 j'irois pour faire un exer- cice agréable , pour voir un peu ce qui fe fait hors de chez moi; cela ré-

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2)2 E T-I I L E.

crée , & quelquefois cela inftrult: en- fin j'irois pour aller, c'eft toujours quelque chofe : Pennui commence par hi vie trop fédentaire, quand on va beaucoup , on s'ennuye peu. Ce font de mauvais interprètes qu'un portier & des laquais -, je ne voudrois point avoir toujours ces gens entre moi 6c le refte du monde , ni marcher tou- jours avec le fracas d'un carrolîe , com- me il i'avois peur d'être abordé. Les chevaux d'un homme qui fe fert de fes jambes font toujours prêts : s'ils font fatigués ou m.alades, il le fait avant tout autre ; & il ne craint pas d'être obligé de garder le logis fous ce prétexte , quand fon cocher veut fe donner du boii tems , en chemin , mille embarras ne le font point fecher d'impatience , ni refter en place au moment qu'il voudroit voler. Entn , Il nul ne nous fert jamais 11 bien que nous-mêmes , fût-on plus puillant qu'A- lexandre & plus riche q>ie Créfus-, on ne doit recevoir des autres que les ler- vices qu'on ne peut tirer de foi.

Je ne voudrois point avoir un palais pour demeure i car dans ce palais je n'habiterois qu'une chambre ; toute picce conimune iveft à peribnric, & la chambre de chacun de mes gens me fe-

L ï V R E IV. 2fî

roît aiîfli étrangère que celle de mon voillii. Les Orientaux , bien que très- voluptueux , font tous logés & meu- blés fimplement. Ils regardent la vie comme un voyage , & leur maifon com- me un cabaret. Cette raifon prend peu fur nous autres riches, qui nous ar- rangeons pour vivre toujours , mais j'en aurois une diifé rente qui prodai- roit le même el^et. Il me lembleroit que m'établir avec tant d'appareil dans un lieu feroit me bannir de tous les autres , m'emprifonner , pour ainfi dire, dans mon palais. C'eit un aifez beau palais que le monde 5 tout n'eft-il pas . au riche quand il veut jouir ? Ubi hene , ibl patria; ç:''Q\k. ïà de vif 3 5 fes lares font les lieux l'argent peut tout ; fon pays eft par-tout peut palfer fon coffre- fort, comme Philippe tenoit à lui toute place forte pouvoit en- trer un mulet chargé d'argent. Pour- quoi donc s'aller circonfcrire par des murs & par des portes comme pour n'en fortir jamais ir Une épidémie , une guerre, une révolte me chaffe-t- elle d'un lieu '< je vais dans un autre , & j'y trouve mon hôtel arrivé avant moi. Pourquoi prendre le foin de m'en faire un moi-même, tandis qu'on en bâtit pour moi par tout l'Univers ? Pourquoi,

2lf4 E M I L E.

fi preiîé de vivre, m'apprèter de fi loin des jouiliances que je puis trouver dès aujourd'hui? L'on ne fauroit fe fljire un ibrt agréable en fe mettant fans celle en contradiction avec foi. C'ei-t ainii qu'Empédoclereprochoit aux Agri- gentins d'entaifer les plaifirs comme s'ils n'avoient qu'un jour à vivre , & de bâtir comme s'ils ne dévoient jamais mourir.

D'ailleurs que me fert un logement fi vafte , ayant fi peu de quoi le peu- pler , & moins de quoi le remplir ? Mes meubles feroient fimples comme mes gOLitSi je n'aurois ni galerie, ni bibliothèque , fur-tout R j'aimois la lecture & que je me connuiTe en ta- bleaux. Je faurols alors que telles col- lections ne font jamais complettes , & que le défont de ce qui leur manque donne plus de chagrin que de n avoir l'icn. En ceci l'abondance fait la mife- re ; il nW a pas un faifeur de collec- tions qui ne l'ait éprouvé. Qiiand on s'y connoit on n'en doit pouit faire: on n'a gueres un cabinet à montrer aux fAitres, quand on fait s'en fervir pour foi.

Le jeu n'rft point un amufement d'homme riche, il eft la rciîource d\:n dcfcuvré 3 & mes plaiiirs me domie-

1

Livre IV. sfi*

roient trop d'affaires pour me laiiîer bien du tems à ii mal remplir. Je ne joue poijit du tout, étant iblitaire & pauvre. Il ce Ji'elt quelquefois aux échecs , & cela de trop. Si j'etois riche je jouerois moins encore , & Iculement un tres-pctit jeu , pour ne voir point de mécontent, ni Tècre. L'uilérèt du jeu manquant de motif dans l'opu! en- ce , ne peut jamais fe changer en fu- reur que dans un efprit mal-fait. Les profits qu'un homme riche peut faire au jeu lui font toujours moins fen-r fibles que les pertes \ & comme la for- me des jeux modérés, qui en ule le béîié''lcc à la longue, fait qu'en géné- ral ils vont plus en pertes qu'en gains ^ on' ne peut, en raifonnani bien , s'af- fedionner beaucoup à un amufement les rifques de toute efpece font con- tre foi. Celui qui nourrit fa vanité des préférences de la fortune , les peut chercher dans des objets beaucoup plus piquans j & ces préférences ne le marquent pas moins dans le plus pe- tit jeu que dans le plus grand. Le goût du jeu, fruit de l'avarice & de l'ennui , ne prend que dans un efprit & dans im cœur vuides ; & il me femble que j'aiirois allez de fentiment & de con- noilïànces pour me palier d'un telfup-

2)*'5 Emile.

plément. On voit rarement les peu- leurs fe plaire beaucoup au jeu , qui fufpend cette habirude ou la tourne fur d'arides combinaifons j auiîi l'un des biens, «Se peut-être le feul qu'ait produit le goût des fciences, eit d'a- mortir un peu cette palîion fordide: on aimera mieux s'exercer à prouver rudlité du jeu que de s'y livrer. Moi je le combatterois parmi les joueurs , & j'aurois plus de plaifir à me mo- quer d'eux en les voyant perdre , qu'à leur gagner leur argent.

Je ferois le même dans ma vie pri- vée & dans le commerce du monde. Je voudrois que ma fortune mît par- tout de l'aifance , & ne fit jamais fen- tir dinégalité. Le clinquant de la pa- rure el-l; incommode à mille égards. Pour garder parmi les hommes toute la liberté poiîible , je voudrois être mis de manière que dans tous les rangs je parulîe à ma place , & qu'on ne me diltinguàt dans aucun j que fans aii'ec- tation , fans changement fur ma per- fonne, je fulfe peuple à la Guinguette & bonne compagnie au Pal^is-kcyal. Par-là plus maître de ma conduite , je mettrois toujours à ma portée les plai- firs de tous les états. Il y a , dit-on, des femmes qui ferment leur porte

L I V R E IV. HfJ

aux manchettes brodées, & ne reçoi- vent perfonne qu'en dentelle j j'irois donc paiFer ma journée ailleurs: mais il CCS femmes étoient jeunes & jolies , je pourrois quelquefois prendre delà dentelle pour y pailer la nuit tout au plus.

Le feul lien de mes fociétés feroit l'attachement mutuel , la conformité des goûts , la convenance des caractè- res ] je m'y livrerois comme homme & non comme riche , je ne fouririrois jamais que leur charme fût empoifon- par l'intérêt. Si mon. opulence m'a- yoit lailié quelque humanité , j'éten- drois au loin mes fervices & mes bien- faits ; mais je voudrois avoir autour de moi une fociécé & non une cour, des amis & non des protégés -, je ne ferois point le patron de mes convi- ves , je ferois leur hôte. L'indépen- dance & l'égalité laiiFeroient à mes liai- fons toute la candeur de la bienveil- lance 5 & le devoirni l'intérêt n^en- treroient pour rien , le plaiilr de Ta- mitié feroient feuls la loi.

On n'acheté ni Ton ami , ni fa maî- treflé. Il eiï aifé d'avoir des femmes avec de l'argent ; mais c'eft le moyen de n'être jamais l'amant d'aucune. Loin que l'amour foit à vendre , l'argent le

2f8 E M I L E.

tue infailliblement. Quiconque paye, fut-il le plus aimable des hommes , par cela feul qu'il paye , ne peut être long-tems aimé. Bientôt il payera pour un autre, ou plutôt cet autre fera payé de fon argent; & dans ce double lien formé par l'intérêt, par la débau- che , dans amour , fans honneur , ians vrai plailir, la femme, avide , iiifidelle & miférable, traitée par le vil qui re- çoit comme elle traite le fot qui don- ne , refte ainii quitte envers tous les deux. Il feroit doux d'être libéral en- vers ce qu'on aime , 11 cela ne faifoit un marché. Je ne connois qu'un moyen de fatisfaire ce penchant avec fa mai- treiié fans empoifonner l'amour ; c'efl: de Ifâi tout donner, & d'être enfuite nourri par elle. Refte à favoir ou eft la femme avec qui ce procédé ne fut pas extravagant.

Celui qui difoit: jepoHede Laïs fans qu'elle me poOede, difoit un mot fans efprit. La polfeilton qui n'etf pas ré- ciproque n'eif rien : c'eft tout au plus la poiielFion du fexe , mais non pas de l'individu. Or, le moral de l'amour n'clfpas, pourquoi faire une fi grande affaire du reite? Rien n'eil fi facile à trouver. Un»mulctier cil là-delfusplus près du bonheur qu'un millionnaire.

Livre IV. 2ff

Oh! Cl Ton pouvoit développer alîez les inconféquences du vice, combien, lorfqii'il obtient ce qu'il a voulu , on letrouveroit loin de Ton compte ! Pour- quoi cette barbare avidité de corrom- pre Tinnoccnce , de fe faire une vic- time d'un jeune objet qu'on eût du protéger, & que de ce premier pas on traîne inévitablement dans un gouf- fre de miferes , dont il ne fortira qu'à la mort ? Brutalité , vanité , fottife^ , erreur & rien davantage. Ce plaillr même n'eft pas de la Nature , il e(l de l'opinion , & ie l'opinion la plus vile, puifqu'clle tient au mépris de foi. Celui qui fe fent le dernier des hom- mes , craint la comparaifon de tout autre, & veut palfer le premier pour être moins odieux. V^oye2 fi les plus avides de ce ragoût imaginaire font jamais de jeunes gens aimables, di- gnes de plaire, &: qui feroient plus ex cM^ifables d'être difficiles? Non, avec de la. figure, du mérite & des fenti- mens, on craint peu l'expérience de fa maitreffe j dans une juif e confiances on lui dit : tu connois les pîaifirs , n'im- porte j mon cœur t'en promet que tu n'as jamais connus.

Mais un vieux Satyre ufé de débau- che , fuis agrément , làns ménagement 3

i6o. Emile.

lans égard, fiins aucune efpece d'hon- nêteté, nicapable, indigne de plaire à toute femme qui fe connoit en gens aimables, croit fappléer à tout cela chez une jeune innocente , en gagnant de la viteiie fur l'expérience, & lui don- nant la première émotion des fens. Son dernier efpoir eft de plaire à la faveur de la nouveauté j c'eft incon- teftablement le motif fecret de cette fantailie : mais il fe trompe , l'horreur qu'il fait n'eft pas moins de la Natu^ re , que Vicn foiit les defns qu'il vou- droit exciter ; il fe trompe auih dans fa folle attente ; cette même Nature a foin de revendiquer fes droits : toute fille qui fe vend, s'eft déjà donnée, & s'étant donnée à fon choix , elle a fait la comparaifon qu'il craint. Il acheté donc un plaifir imaginaire , & n'en ePz pas moins abhorré.

Pour moi , j'aurai beau changer étant riche , il eft un point je ne chan- gerai jamais. S'il ne me refte ni mœurs , ni vertu , il me reilera du moins quel- que goût, quelque fens, quelque dé- licateife, & cela me garantira d'ufer ma fortune en dupe à courir après des chimères ; d'épuifer ma bourfe & ma vie à me faire trahir & moquer par des cnfans. Si j'étois jeune, je cher-

L I V R E IV. 261

cherois les plaifirs de la jeuneiTe, 8c les voulant dans toute leur volupté, je ne les chercherois pas en homme riche. Si je rcliois tel que je fuis , ce feroit autre chofe ) je me bornerois prudem- ment aux plaifirs de mon âge; jepren- drois les goûts dont je peux jouir , & j'étoul-Ferois ceux qui ne feroient plus que mon fupplicc. Jen'irois point of- frir ma barbe grife aux dédains rail- leurs des jeunes filles j je ne fupporte- rois point de voir mes dégoûtantes carelTes leur faire foulever le cœur, de leur préparer à mes dépens les ré- cits les plus ridicules, de les imagi- ner décrivant les vilains plaifirs du vieux fnige , de manière à venger de les avoir endurés. Qiie Ci des ha- bitudes mal combattues a voient tour- né mes anciens defirs en befoins , j'y ilitisferois peut-être, mais avec honte , mais en rougiiiant de moi. J'ôterois la paillon du b^foin , je m'aiîbrtirois le mieux qu^il me feroit polîible, & m'en ' tiendrois ; je ne me ferais plus une occupation de ma foibleile, & je voudrois fur-tout n'en avoir qu'un feul tém^oin. La vie humaine a d'autres plaifirs quand ceux-là lui manquent ; en courant vainement après ceux qui fuient , ou s'ùte encore ceux

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qui nous font lailTés. Changeons de goûts avec les années , ne déplaçons pas plus les âges que les faifons : il faut être foi dans tous les tems , & ne point lutter contre la Nature : ces vains efforts ufent la vie, & nous em- pêchent d'en ufer.

Le peuple ne s'ennuie gueres , fa •vie eft active ; fi fes amufemens ne font pas variés, ils font rares; beaucoup de jours de fatigue hii font goûter avec délices quelques jours de fêtes. Une alternative de longs travaux & de courts loifirs tient lieu d'alfaifon ne nient aux plailirs de fon état. Pour les ri- ches , leur grand fléau c'eft l'ennui : au fein de tajir d'amufemens raiieni- blés à grands fraix , au milieu de tant de gens concourans à leur plaire , l'en- nui les conilime & les tue ; ils paiient leur vie à le fuir & à en être atteints; ils font accablés de fon poids infup- portable : les femmes, fur - tout^ qui ne favent plus s'occuper, ni s'amuler, en Ibiit dévorées fous le nom de va- peurs; il Ib rransfjrme pour elles en un mal horrib'e,qui leurôte qurquc- fois laraifon, & en.*în Ja vie. rour moi jeneconnois point de fort plus affreux que celui d'une jolie femme de Paris, après celui du petit agréable qui s'at-

Livre IV. 26^

tache à elle, qui changé de même en femme oiiive , s'éloigne ainfi double- ment de fon état , & à qui la vanité d'être homme à bonnes fortunes, fait fupporter la longueur des plus triftes jours qu'ait jamais paifé créature hu- maine.

Les bienféances , les modes , les ufa- ges qui dirivent du luxe Se du bon air, renferment le cours de la vie dans la plus maulîade uniformité. Le plaifir qu'on veut avoir aux yeux des autres , eil perdu pour tout le monde ; on ne l'a ni pour eux , ni pour foi (48). Le ridicule que l'opinion redoute fur toute chofe , eit toujours à côté d'elle pour la tyrannifer & pour la punir. On n'elï jamais ridicule que par des for- mes déterminées ; celui qui fait varier f:s iltuations & fes plaifirs , eiface au- jourd'hui l'mipreffi on d'hier 5 il eit comme nul dans i'eiprit des hommes ,

(48) Deux femmes du monde, pour avoir Tair d.e s'amufer beaucoup , fe font une loi de ne jamais fe coucher qu'à ci'.iq heiires du ma- tin. Dans la rigueur de l'hiver leurs gens paf- fcjit la nuit dans la rue à les attendre , fort embarriiiTés à s'y garantir d'être gelés. On entre iini^oir, ou pour mieux dire, un matin, dans l'aiiparteinent oii ces deux perfouiies fi amufées laiîr.xcrt couler les heures fans les corriptjr : on les trouve cxadenient feules , dormant chacune dans fon fauteuil.

264 Emile.

mais il jouit ; car il eft tout entier à chaque heure & à chaque chofe. Ma feule forme conftaiite feroit celle-là; dans chaque fituation je ne m'occu- perois d'aucune autre, & je prendrois chaque jour en lui-même , comme in- dépendant de la veille & du lendemain. Comme je ferois peuple avec le peu- ple , je ierois campagnard aux champs, & quand je parlerois d'agriculture, le payian ne fe moqueroit pas de moi. Je n'irois pas me bâtir une ville en campagne, & mettre au fond d'une Province les Tuilleries devant mon appartement. Sur le penchant de quel- que agréable colline bien ombragée , j'aurois une petite maifon ruftique, une maifon blanche avec des contre- vents verds, & quoiqu'une couverture de chaume foit en toute faifon la meil- îeure , je préférerois magnifiquement, non la trilie ardoife , mais la tuile , parce qu'elle a l'air plus propre & plus gaie que le chaume , qu'on ne couvre pas autrement les maifons dans mon pays , & que cela me rappelleroit un peu l'heureux tems de ma jeuneiie. J'aurois pour cour une baife-cour, & pour écu- rie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurois un potager pour jardin, & pour

parc

L I V R E IV. 16 f

parc un joli verger , femblable à celui dont il fera parlé ci-après. Les fruits , à la difcrétioii des promeneurs , ne feroieiit ni comptés, ni cueillis par mon jardinier, & mon avare magni- ficence n'étaleroit point aux yeux, des efpaliers iuperbes , auxquels à peine on oiat toucher. Or , cette petite pro- digalité feroit peu coûteufe, parce que j'auroîs choiii mon afyle dans quelque Provmce éloignée Ton voit peu d'argent & beaucoup de denrées, & régnent l'abondance & la pau- vreté.

Là, je raffemblerois une fociété plus choilie que nombreulc , d'arnis aimant le plailir & s'y .connoiiiant , de fem- mes qui puiîént fortir de leur fauteuil & fe prêter aux jeux champêtres , pren- dre quelquefois, au lieu de la navette Se des cartes, la ligne, les gl uaux, le râteau des faneufes , &. le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville feroicnt oubliés, & devenus vil- lageois au village , nous nous trouve- rions livrés à des foules d'amnifenie;is divers , qui ne nous donneroient cha- que foir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice & la vie ac- tive nous feroient un nouvel eftomac & de nouveaux goûts. Tous nos re-

£mile. Tome III, M

0.66 Emile.

pas feroient des feftius , l'abondance plairoit plus que la déiicatelîe. La gaieté, les travaux ruftiques, les fo- lâtres jeux font les premiers cuifiniers du monde, & les ragoûts fins font bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du foleil. Le fervice n'auroit pas plus d'ordre que d'élégan- ce ; la falLe à manger feroit par-tout » dans le jardin , dans un bateau , fous ini arbre i quelquefois au loin; près d'une fource vive , fur Therbe ver- doyante Se fraîche , fous des toutfes d'aulnes & de coudriers, une longue proceiîion de gais convives porteroit en chantant l'apprêt du feftin , on au- roit le gazon pour table & pour chaife, les bords de la fontaine ferviroient de buifet, & le delfert pendroit aux ar- bres. Les mets feroient fervis fans ordre , l'appétit difpenfcroit des fa- çons ; chacun fe préférant ouvertement à tout autre , trouveroit bon que tout autre fe préférât de même à lui : de -cette familiarité cordiale & modérée, naitroit fans grolflereté , fans faulfeté, finis contramte , un conflit badin , plus charmant cent fois que la politeiïe , & plus fait pour lier les cœurs. Point d'importuns laquais épiant nos dif* coursât critiquant tout bas nos main-

Livre IV. 26 j

tiens , comptant nos morceaux d'un œil avide , s'amufant à nous faire at^ tendre à boire & murmurant d'un trop long diné. Nous ferions nos valets pour être nos maîtres , chacun feroit fervi par tous, le tems palferoit fans le compter , le repas feroit le repos Se dureroit autant que Tardeur du jour. S'il paifoit près de nous quelque payfau retournant au travail fes outils fur Pépaule , je lui réjouirois le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon yuVy qui lui feroient porter plus gaiement fa mifere ; Se moi j'aurois aulh le plaifir de me fentir émouvoir un peu les entrailles, & de me dire en fecret -, je fuis encore homme.

Si quelque fête champêtre ralTem- bloit les habitans du lieu, j'y ferois des premiers avec ma troupe i (i quel- ques mariages , plus bénis du Ciel que ceux des villes, fe faifoient à mou voifinage , on fauroit que j'aime la joie , & 'fy lerois invité. Je porterois à ces bomies gens 'quelques dons fimples comme eux, qui contribueroient à la fête , & 'fy trouverois en échange des biens d'un prix ineftimable, des biens Cl peu connus de mes égaux, la fran- ohife & le vrai plaifir. Je fouperois

M z.

268 Emile.

avec eux au bout de leur longue table, j'y icrois chorus au re frein d'une vieille chanibn ruitique, & je danferois dans leur grange de meilleur cœur qu'au bal de rOpéra.

Jufquici tout eft à merveille , me dira-t-onj mais la chaiTei:' elt-ce être en campagne que de n'y pas cliaiîer i J'entends : je ne voulois qu'une mé- tairie , & j'avois tort. Je me fappofG riche, il me faut donc des plaifirs ex- cluiifs, des plaifirs deltrudtifs v voici da tout autres atfaires. Il me faut des terres, des bois, des gardes, des re- devances, des honneurs feigneuriaux, fur -tout de fencens & de Peau -bé- nite.

Fort bien ; mais cette terre aura des voifins jaloux de leurs droits, & de- fireux d'ufarper ceux des autres : nos gardes fe chamaili er ont, & peut-être les maîtres : voilà des altercations, des querelles, des haines , des procès tout au moins \ cela n'eft déjà pas fort agréable. Mesvaifauxne verront point avec plaifir iabourer leurs bleds par mes iievresy-,&i;ki|rs fèves par mes iangliers; chacu;i xxfiX'ànt tuer fenne- mi qui décruit fbn travail , voudra du moins le clialTer. de fpn champ : après ^vûjir. paiTé le Jçi^' a cultiver Içurs ter-

Livre IV. 259

res, il faudra qu'ils paiTent la nuit à les gr.rder ; ils auront des mâtins , des. tambours, des cornets, des fonnettes: avec tout ce tintamarre ils troubleront mon fommeil : je fongerai malgré moi à la mifere de ces pauvres gens , & ne^ pourrai m'empèchcr de me la repro- cher. Si j'avois Thonneur d'être Prince ,, tout cela ne me toucheroit guefes^' mais moi , nouveau parvenu , nouveau riche, j'aurai le cœur encore un peu' roturier.

Ce n'eft pas tout j l'abondance du, gibier tentera les chaffeurs , j'aurai 'bientôt des braconniers à punir; il nie faudra des prifons , des geôliers , des archers , des galères : tout cela me pa- roit afiez cruel. Les femmes de ces maU heureux viendront afliéger ma porte &' m'importuner de leurs cris , ou bien il faudra qu'on les chaifè , qu'on les mal- traite. Les pauvres gens qui n'auront point braconné , oc dont mon gibier aura fouragé la récolte , viendront fe plaindre de leur côté i les uns feront punis pour avoir tué le gibier, les autres ruinés pour Favoir épargné s quelle trifte alter- native î Je ne verrai de tous côtés qu'ob-' jets de mifere, je n'entendrai que gé- milfemens : cela doit troubler beau- coup, ce me femble , le plaifir de maf-

M 9

0,10 Emile.

iàcrer à Ton aife des foules de perdrix & de lièvres prefque fous fes pieds.

Voulez-vous dégager les plaiiirs de leurs peines? Orez-enrexcluîion i plus vous les lailferez communs aux hom- mes, plus vous les goûterez toujours purs, je ne ferai donc point du tout ce que je viens de dire \ mais fans changer de goûts je fui vrai celui que je me iuppofe , à moindres fraix. J'éta- blirai mon féjour champêtre dans un pa3^s la chaife foit libre à tout le monde , & j'en puiife avoir l'amu- fcment fans embarras. Le gibier fera plus rare ; mais il y aura plus d'adrelfe à le chercher & de plailir à l'atteindre. Je me fouviendrai des battemens de cœur qu'éprouvoit mon père au vol de la première perdrix , & des tranf- ports de joie avec lefquels il trouvoit le lièvre qu'il avoit cherché tout le jour. Oui, je foutiens que, feul avec fon chien , chargé de fon fufil , de fon t.'xnier, de fon fourniment, de fa pe- tite proie , il revenoit le foir ,' rendu de fatigue 5: déchiré des ronces , plus content de fa journée que tous vos chalfeurs de ruelle , qui , fur un bon cheval , fuivis de vingt fufils chargés , ne fout qu'en changer , tirer & tuer

Livre IV. ly*»

autour d'eux, fans art, fins gloire, & prefqLie- fins exercice. Le plaiQr n'ell donc pas moindre ; & Pinçon^ vénient eil ôté quand on n'a ni terre à garder, ni braconnier à punir, ni mifërable à tourmenter. Voilà donc une fblide raifbn de préférence. Qiioi qu'on falfe , on ne tourmente point fins fin ]es hommes, qu'on n'en reqoive aulîî quelque mal-aife : & longues malédic- tions du peuple rendent tôt ou tard le gibier amer.

Encore im coup , les plaifirs exclufifs font la mort du plaifir. Les vrais amu- femens, font ceux qu'on partage avec le peuple i ceux qu'on veut avoir à foi feul, on ne les a plus. Si les murs que j'élève autour de mon parc m'en font une trille clôture, je n'ai fait à grands fraix que m'ôter le plaifir de la pro- menade 3 me voilà forcé de l'aller cher- cher au loin. Le démon de la pro- priété infecte tout ce qu'il touche. Un riche veut être par- tout le maître & ne fe trouve bien qu'où il ne feft pas s il eft forcé de fe fuir toujours. Pour moi, je ferai là-deifus, dans ma ri- chelfe , ce que j'ai fait dans ma pau- vreté. Plus riche maintenant du bien des autres que je ne ferai jamais du

M 4

^72; Emile.

mien, je m'empare de tout ce qui me convient dcUis mon voifiné^ge : il n'y a pas de conquérant plus détermirié que moi 5 j'ufurpe fur les "Princes mê- mes j je m'accommode laiis dillinclion de tous les tcrrcins ouverts qui m.e piaifeiit 3 je leur donne des noms, je fais de l'un mi on paie , de l'autre ma terrafTê , & m'en voiià le maître y dès lors je m'y promené impunément, 'fy reviens fouvent pour maintenir la potlelTion^ j'ule autant que je veux le loi à force d'y marcher j & Ton ne me perfuadera jamais que le titulaire du fonds que^e m'approprie, tire plus d'uiâge qH*e l'argent qu'il lui produit y que i'en tire de fon terrein. Que Ton vient à me vexer par des foiîcs , par des haies , peu m'importe , je prends nion parc fur mes épaules , & je vais le pofer ailleurs i les emplacemens ne manquent pas aux environs, & j'aurai long-tems à piller mes voiiins avant de manquer d'afyle.

Voilà quelque eflai du vrai goût dans. le choix- des loiiirs agréables : voilà dans quel èfprit on jouit j tout le refte n'ellqu'illufion, chimère, forte vanité. Qiiiconque s'écartera de ces règles, quelque riche qu'il puiife être , miui-

L I V R E IV. 275

^cra fou or eu fumier ,- j& ne connok tra jamais le prix de la vie.

On m'objecTtera, fuis doute, que de tels aniLifemens font à la portée de tous les hommes , & qu'on n'a pas befoiu d'être riche pour les goûter. C'eir pré- cifémcnt à quoi j'en vouîois venir. On a du plaifir quand on en veut avoir : e'eft l'opinion ieule qui rend tout dif- Écile, qui chalfe le bonheur devant nous j & il eit cent fois plus aifé d'être heureux que de le paroitre. L'homme de goût , & vraiment voluptueux , n'a que faire de richeifc -, il lui fuJîit d'être libre & maître de lui Q^iiconque jouit de la fanté & îie manque pas du né- ceifaire, s'il arrache de fon cœur les biens de l'opinion , eil/àHex riche: c'efi Vaurcamediocritas d'Horace. Gens à cof- fres-forts, cherchez donc quelque au- tre emploi de votre opulence ; car pour le plaifir q]\q n'eft bonne à rien. Emile ne faurapas tout cela mieux que moi>, mais ayant- le cœur plus pur & plus iain, il le lëntira mieux encore, & toutes fes obfervations dans le monde ne feront que lui coniirmer. ^ En palfant ainfi le tems, nous cher- chons toujours Sophie, & nous ne la trouvons point. Il importoit qu'elle- ne fe trouvât pas fi vite, & nous Ta^.

M f

3174 Emile.

vous cherchée j'étois bien fur qu'elle n'étoit-pas (49 ).

Enhn le moment prefle ; il cft tems de la chercher tout de bon , de peur qu'il ne s'en fade une qu'il prenne pour elle, & qu'il ne connoilTe trop tard fon erreur. Adieu donc Paris , Ville célè- bre. Ville de bruit, de fumée & de boue, ou les femmes ne croyent plus à rhonneur , ni les hommes à la vertu. Adieu Paris -, nous cherchons l'amour , le bonheur , l'iiuiocence ; nous ne fe- rons jamais allez loin de toi.

( 49 ) Mulieremfortetn quis invenîct ? Procul ^ été liltiuiis f.nibus pitium ejus. Ptov. xxxj. lo.

Fin du Livre quatrUme,

E M I L E,

0 u

DE L'ÉDUCATION

LIVICE CIKj^UIEME,

jN o U s voici parvenus au dernier adle de la Jeunelîe, mais nous ne ibmmes pas encore au dénouement..

Il n'eft pas bon que rhomma foit feuî. Emile eil homme s nous lui avons> promis une compagne, il faut la lux donner. Cette compagne eft Sophie., En quels lieux eft fon aiyle ? Ou la

M 6

2-6 Emile."

trouverons -nous? Pour la trouver il la faut connoitre. Sachons première- ment ce qu'elle efl: , nous jugerons mieux des lieux qu'elle habites & quand nous Taurons trouvée , encore tout ne iera-t-il pas fait. Puifque notre jmne Gentilhomme , dit Locke , efi^prêt à fe marier , il eji tenu de le laijjer auprès de fa Maitreijç. Et - detfus il ênit fon ouvrage. Pour moi qui n'ai pas riionneur d'élever un Gentilhomme, je me garderai d'imiter Locke en. €ela.

Livre V. 277

S O P FI I E

0 V

L A F E M M E.

Sophie doit être femme comme Emile eft homme j c'e(î:-à-dire , avoir tout ce qui co^ivient à la coiiftitution de Ton efpece & de fon fexe pour remplir la place dans l'ordre phyfique & moral. Commeii(;oiis donc par exa- lîiiiier les conformités & les- différences de fon fexe & du. nôtre.

En tout ce qui ne tient pas au fexe la femme eft komme ; elle a les mêmes organes, les mêmes befbins, les mêmes facultés > la machine eft eonftruite de la même manière, les pièces en font les mêmes , le jeu de l'une eft celui de l'autre, la figure eft femblable , & fous quelque rapport qu'on les confidere 5- ils ne différent entre eux que du plus au moins.

En tout ce qui tient au fexe la fem- jKie & l'homme ont par-tout des rap-

aya Emile.

ports & par -tout des différences; la difficulté de les comparer vient de cell» de déterminer dans la conftitution de l'un & de l'autre ce qui eft du fexe & ce qui n'en eft pas. Par Panatomie comparée ^ & même à la feule infpec- tion, l'on trouve entre eux des diffé- rences générales qui paroiffentne point tenir au fexcr elles y tiennent pour- tant, mais par des liaifons que nous fommes hors d'état d'appercevoir 5 nous ne favons jufqu'où ces liaifons peu- vent s'étendre j la feule chofe que nout îàvons avec certitude , eft que tout ce qu'ils ont de commua eft de Tefpece ; & que tout ce qu'ils ont de différent eft dufexe; fous ce double point de vue , nous trouvons entre eux tant de rap- ports 5 & tant d'oppofitions , que c'eft peut-être une des merveilles de la natu- re d'avoir pu. faire deux êtres fembla- bles en les conftituant fi différemment. Ces rapports & ces différences doi- vent influer fur le moral y cette con- féquence eft fenfible, conforme à l'ex- périence , & montre la vanité des difl putes fur la préférence ou l'égaHté des îexes j comme chacun des deux al- lant aux fins de la nature , feion fa deftination particulière , n'étoit pas plus parfait en cela que s'il reâembioit da«

L I V R E V, 279

Vantage à l'autre? En ce qu'ils ont de commun ils font égaux i en ce qu'ils ont de différent ils ne font pas com- parables : une femme parfaite & un homme parfait, ne doivent pas plus fe relfembler d'efprit que de vifage ^ & la perfedionn'eft pas fufceptible de plus & de moins.

Dans l'union des fexes chacun con- court également à Pobjet commun , mais non pas de la même manière. De cette diverfité nait la première différence alTîgnable entre les rapports moraux de l'un & de l'autre. L'un doit être- adif & fort, l'autre paifif 8c foible 3 il faut néceflhirement que l'un veuille & puiffe; il fuffit que l'autre rélifte peu.

Ce principe établi, il s'enfuit que la femme eft faite Ipécialement pour plaire à l'homme ; fi l'homme doit lui plaire à fon tour, c'eft d'une né- ceiîité moins direde, fon mérite eil dans fa puilfance, il plait par celafeul qu'il eft fort. Ce n'eft pas ici la loi de l'amour ,. j'en conviens y mais c'eft celle de la nature , antérieure à l'amour même.

Si la femme eft faite pour plaire & pour être fubjuguée , elle doit fe ren- dre agréable à l'homme au lieu de le

28o Emile.

provoquer: fli violence à elle efî: dans fes chcirmesj c'eft par eux qu'elle doit le contraindre à trouver fa force & à en. ufer. L'art le plus fur d'animer cette force , ell: de la rendre néceiiaire par la reliftance. Alors f amour-propre îe joint au deiir, & l'un triomphe de la vicloire que l'autre lui fait rempor- ter. De-la nailfent l'attaque & la dé- fenfe, l'audace d'un fexe & la timidi- té de l'autre , enfin la modeftie & la honte dont la nature arma le foible pour alTervir le fort.

Qui eft-ce qui peut penfer qu'elle ait prefcrit indiiféremment les mêmes avances aux .uns & aux autres , & que le premier à former des dchrs , doive être aufii le premier à, les témoi- gner ir Qiielie étrange dépravation de jugement! L'enureprife ayant des con- féquences fi différentes pour les deux fexes, elt-il naturel qu'ils aient la mê- me audace à. s'y livrer î* Comment ne voit- on pas qu'avec une grande iné- galité dans la mife commune, ii la. réferve n'impofoit à l'iui la modéra- tion que la nature impofe à l'autre ,- il en réfulteroit bientôt la ruine de tous deux, & que- le genre humain périroi:t par les moyens étabUs pouc le conferver'î' Avec la facilité qu'ont

L I V R E V. 2Sï

les femmes d'émouvoir les feiis des hommes , & d'aller réveiller au fond de leurs cœurs les relies d'un tempé- rament prefque éteint, s'il étoit quel- que malheureux climat ilir la terre, la Ftiiloibphie eût introduit cet ufage , fur-tout' dans les pays chauds il nairplus de femmes que d'hom- mes , tyrannifes par elles l's {croient en^m leurs viclimes , & fe verroient tous traîner la mort fans qu'ils pii£. fent jamais s'en défendre.

Si les femelles des animaux n'ont pas la même honte, que s'enfuit-il? Ont-elles comme les femmes les de- firs illimités auxquels cette honte fert de frein? Le dcllr ne vient pour elles qu'avec le befoin j le belbin fatisfait , le defir ceÏÏe; elles ne repouifcnt plus le maie par feinte (i), mais tout de bon: elles font tout le contraire de ce que faifoit la fille d'Augufte, elles ne reçoivent plus de paiiage^s quand le navire a fa cargaifon. Même quand elles font libres leurs tems de bonne

( I ) J'ai déjà remarqué que les refus de firna- grée é: d'agacerie font communs à prefque toutes les femelles, même parmi les animaux, & mê- me quand elles font le plus difpofées à fe ren- dre ; -il faut n'avoir jamais obfervé leur ma- nège pour difconveiiir de cela.

asa Emile.

volonté font courts & bientôt paflTés , rinttincft les pouiFe & l'inftind les ar- rête > ou fera le fupplément de cet jmfHncl négatif dans les femmes quand vous leur aurez ôté la pudeur ? Atten- dre qu'elles ne fe foucient plus des hommes , c'ei-fc attendre qu'ils ne foient plus bons à rien.

L'Etre fuprème a voulu faire en tout honneur à i'efpece humaine > en don- 3iant à l'homme des penchans fans me- fure, il lui donne en même tems la îoi qui les régie , afin qu'il foit libre Se fe commande à lui-même y en le li- vrant à des paillons immodérées, il joint à ces pallions la raifon pour les gouverner : en livrant la femme à àes defirs illimités , il joint à ces defirs la pudeur pour les contenir. Pour fur- croit , il ajoute encore une récompenfë aduelle au bon ufage de fes facultés , favoir le goût qu'on prend aux chofes honnêtes lorfqu'on en fait la règle de fes adlions. Tout cela vaut bien , ce me femble, l'inftind des bêtes.

Soit donc que la femelle de l'homme partage ou non fes defirs & veuille ou non les fatisiaire , elle le repouffe & fe défend toujours , mais non pas tou- jours avpc la même force ^ ni par con- féquent avec le même fuccés. Pour que

Livre V. ag^

l'attaquant Toit vidorieiix , il faut que l'attaqué le permette ou l'ordonne > car que de moyens adroits n'a-t-il pas pour forcer Paggrelîeur d'ufer de force ? Le plus libre & le plus doux de tous les adcs n'admet point de violence réelle, la nature & la raifon s'y oppo- fent: la nature, en ce qu'elle a pour- vu le plus foible , d'autant de force qu'il en faut pour réfifter quand il Jui plait 5 la raifon , en ce qu'une vio- lence réelle eft non-feulement le plus brutal de tous les ades , mais le plus contraire à fa fin ; foit parce que l'hom- me déclare ainfi la guerre à fa com- pagne & l'autorife à défendre fa per- îbnne & fa liberté aux dépens même de la vie de raggreffeur ; foit parce que 3a femme feule eft juge de l'état elle fe trouve , <& <ju'un enfant n'auroit point de père , U tout homme en pou- voit ufurper les droits.

Voici donc une troifieme conféquen- ce de la canftitution des fexes 5 c'eft que le plus fort foit le maître en ap- parence & dépende en effet du plus foible j & cela , non par un frivole ufagede galanterie, ni par une orgueil- leufe générofité de protecteur , mais par une invariable loi de la Nature , qui , donnant à la femme plus de facilité d'ex-

184 Emile.

citer les defirs qu'à Thomme de les £itis Elire , fait dépendre celui-ci,^ mal- gré qu'il eu ait , du bon p'ailir de l'autre, <Sc le contraint de chercher à fon tour à lui plaire, pour obtenir qu'elle confente à le laiiîer être le plus fort. Alors ce qu'il y a de plus doux pour l'homme dans fa victoire, eft de douter fi c'cft la foibieiïe qui cède à- la force, ou Ci c'eft la volonté qui fe rend ; & la rufe ordinaire de la femme eft de laiifer toujours ce doute entre elle & lui. L'efprit des femmes répond en ceci parfliitement à leur conlHtu- tion: loin de rougir de leur foibleile , elles en font gloire; leurs tendres muf-^ clés font fans réfilfance j elles affec- tent de ne pouvoir foulever les plus légers fardeaux; elles auroient honte d'être fortes: pourquoi cela ? ce n'eft pas feulement pour paroitre délicates , c'eft par une précaution plus adroite; elles fe ménagent de loin des excu- fes, & le droit d'être foibles au be- foin.

Le progrès des lumières acquifcs par nos vices , a beaucoup changé Inr ce point les anciennes opinions parmi nous, & l'on ne parle plus gueres de violences, depuis qu'elles font fi peu nécelfaires, Se que les hommes n'y

L I V R E V. 22f

croient plus (2); au lieu qu'elles font très- communes dans les hautes anti- quités Grecques & Juives , parce que ces mêmes opinions font dans la lini- plieité de la Nature, 8c que la feulé expérience du libertinage a pu les dé- raciner. Si l'on cite de nos jours moins d'ades de violence, ce n'eftfu- rement pas que les hommes foient plus tempérans , mais c'efi; qu'ils ont moins de crédulité, & que telle plainte qui jadis eût perfiiadé des peuples fimples , ne feroit de nos jours qu'attirer les ris des moqueurs , on gagne davantage à fe taire. Il y a dans le Deuterono- me une loi par laquelle une fille abufée étoit punie avec le fédudeur , fi le dé- lit avoit été commis dans la ville ; mais s'il avoit été commis à la cam- pagi]e ou dans les lieux écartés , l'hom- me feul étoit puni : car , dit la Loi , la fille a crié , f«f na point étclenten- due. Cette bénigne interprétation ap- prenoit aux filles à ne pas fc laiiTer furprendre en des lieux fréquentés. L'eifet de ces diverfités d'opinions

( 2 ) Il peut y avoir une telle difproportioii iVàge & tk force qu'une violence réelle ait lieu , mais traitant ici de l'état relatif des fexes félon Tordre de la nature , je les prends tous deux tîans le rapport commun ^ui conf-itue cet état»

3t8^ Emile.

fur les mœurs eft fenfible. La galan- terie moderne en eft l'ou^Tage. L.es hommes, trouvant que leurs plaifirs dépendoientplus delà volonté du beau fexe qu'ils n'avoient cru , ont captivé cette volonté par des complaifances dont il les a bien dédommagés.

Voyez comment le phyfique nous amené infenliblement au moral , & comment de la grolîîere union des fexes naiflènt peu-à-peu les plus dou- ces loix de l'amour. L'empire des fem- mes n'eft poiiu à elles parce que les hommes l'ont voulu, mais parce qu'ainfî le veut la natures il étoità elles avant qu'elles paruiFent l'avoir : ce même Hercule qui crut faii'e violence aux cinquante filles de Thefpitius , fut pour- tant c-ontraint de filer près d'Omphale , & le fort Samfon n'étoit pas li fort que Dalila. Cet empire eft aux fem- mes &: ne peut leur être été , même quand elles en abufent; (i jamais elles pouvoient le perdre , il y a long-tems qu'elles l'auroient perdu.

Il n'y a nulle parité entre les deux fexes quant à la conféquence du fexe.. Le mâle n'eft mâle qu'en certains inf- tants , la femelle eft femelle toute fa vie , ou du moins toute {a jeuneife ; tout la rappelle fans ceffe à fon fexe ,

Livre V. agf

& pour en bien remplir les fondions , il lui faut une conftitution qui s'y rapporte. Il lui faut du ménagement durant fa grofleflc , il lui faut du re- pos dans fes couches , il lui faut une vie molle & fédentaire pour allaiter fes enfans , il lui faut pour les élever de la patience & de la douceur, un zèle , une afFedion que rien ne rebute ; elle fert de liaifon entre eux Se leur père , elle feule les lui fait aimer & lui donne la confiance de les appeller fiens. Que de tendrelTe & de foins no lui faut-il point pour maintenir dans Tunion toute la famille ! Et enfin tout cela ne doit pas être des vertus , mais des goûts, fans quoi Teipece humaine feroit bientôt éteinte.

La rigidité des devoirs relatifs des deux fexes n'efl: ni ne peut être la même. Quand la femme fe plaint là- deifus de Tinjulle inégalité qu'y met rhomme, elle a tortj cette inégalité n'eft point une inftitution humaine» ou du moins elle n'eft point Pouvrage du préjugé , mais de la raifon : c'eft à celui des deux que la nature a charge du dépôt des enfans d'en répondre à Tautre. Sans doute il n'eft permis à perfonne de violer fa foi, & tout mari infidèle qui prive fa femme du feul

ftSS Emile.

prix des aiifteres devoirs de fon fexe «11: un homme injuile & barbare : mais la. femme inEdele fait plus, elle dif- fo.ut la famine, elle brife tous les liens de la nature, en donnant à l'homme des enfans qui ne font pas à lui, elle trahit les uns & les l'autres , elle joint la perfidie à rin£dé]ité. J'ai peine à voir quel défordre & quel crime ne tient pas à celui-là. S'il eft un état atfreux au monde , c'efl: celui d'un mal- heureux père, qui, {ans conhance en fa femme , n'ofe ic livrer aux p-us doux fentimens de Ton cœur , qui dou- te en embraiîant fon enfant s'il n'em- bralfe point fenfant d'un autre , le gage de fou déshonneur , le raviifeur du bien de fes propres enfans. Qu'cft-ce alors que la famille, il ce n'eif une fociété d'ennemis fecrets qu'une fem- me coupable arme l'un contre l'autre en les fbrqant de feindre de s'entre- aimer?

Il n'importe donc pas feulement que la femme foit fidèle, mais qu'elle ibit jugée telle par fon mari, par fes pro- ches , par tout le monde , il importe qu'elle foit modefte , attentive , réier- vée , & qu'elle porte aux yeux d'au- trui , comme en fa propre confcience , le témoignage de fa vertu: s'il im- porte

Livre V. 289

porte qu'un père aime fes enfaiis , il importe qu'il ciHme leur mère. Telles font les raifons qui mettent l'apparence même au nombre des devoirs des fem- mes , & leur rendent l'honneur & la réputation non moins indirpenfables que la chafteté. De ces principes dé- rive avec la diiférence morale des fexes un motif nouveau de devoir Se de convenance, qui prefcrit (péciale- ment aux femmes l'attention la p-us fcrupuleufe fur leur conduite , fjr leurs manières , fur leur maintien. Soutenir vaguement que les deux fexes font égaux & que leurs devoirs font les mêmes , c'eft fe perdre en déclamations vaines , c'eft ne rien dire tant qu'on ne répondra pas à cela.

N'eit-ce pas une manière de raifon- ner bien folide de donner des excep- tions pour réponfe à des loix généra- les auilî bien fondées ? Les femmes » dites-vous, ne font pas toujours des enfans? Non: mais leur deftination propre eft d'Qii faire. Quoi î paixe qu'il y a dans l'Univers une centaine des grandes villes les femmes vi- vant dans la licence font peu d'cnfans, vous prétendez que l'état des femmes eit d'en faire peu î Et que devien- droient nos villes, les campagnes

Efnile. T^ome III. N

ipo Emile.

éloignées , les femmes vivent plus llmpiement & plus chaftement,ne ré- paroient la itérilité des Dames r Dans combien de Provinces les femmes qui n'ont fait que quatre ou cinq enfans paiîent pour peu fécondes (^) î En£n que telle ou telle femme fane peu d'enfans , qu'importe '< L'état de la femme elf-il moins d'être mère , & \\^t\ï^. ce pas par des loix générales que la nature & Tes mœurs doivent pourvoir à cet état?

Qiiand il y auroit entre les groiTelTes- d'auifi longs intervalles qu'on le lup- pofe , une femme changera-t-elle ainii l3rufquement & alternativement de ma- nière de vivre fans péril & fans rif- que '^ Sera-t-elle aujourd'hui nourrice à demain guerrière îf' changera- t-elle de tempérament & de goûts comme un caméléon de couleurs '< Paflera-t- elle tout-à-coup de l'ombre de la clô- ture , & des ibins dometfiques ,• aux injures de l'air, aux travaux , aux

C3) Sans cela refpece dépériroit nécefiaire- ment: pour qu'elle fc conferve il faut, tuiit com- ]'enfé, que chaque femme fafTe à-peu-près q^ia-re eufaiîs : car des enfans qui naiOcnt , il en meurt . prts de lit muitié avant qu'ils puihcnt en avoir d'autres, & il en faut deux refbnspour icprcfcn- ter le perc & la mcre. Voyez ii le^ villes vous four- nirout cette population là.

Livre V. 291

£uigues , aux périls de la guerre ?Se- ra-t-elle tantôt craintive (4) & tantôt brave, tantôt délicate & tantôt ro- bufte i' Si les jeunes' gens élevés dans Paris ont peine à fupporter le métier des armes ; des femmes qui n'ont ja- mais affronté le foleil , & qui fa vent à peine marcher, le fupportcro'it-clles après cinquante ans de moilelfe? Pren- dront-elles ce dure métier à l'âge les hommes le quittent?

Il y a des Pays les femmes ac- couchent prefque fans peine , «Se nour- riifent leurs enfans prefque fans foin; ■j'en conviens i mais dans ces mêmes pays les hommes vont demi-nuds eu tout' tems 5 terralfént les bctes féro- ces , portent un canot comme un ha- vre-fac, font des chaifes de fept ou huit cens lieues , dormant à l'air à plate-terre , lupportent des fatigues iu-. croyables , & paifent plufieurs jours fans manger. Qjriand les femmes de-, viennent robuftes , les hommes le de- viennent encore plus ; quand les hom- mes s'amollilfent , les femmes s'amol- Hlfent davantage j quand les deux ter-

( 4^ La timitlité des femmes efl encore un inf- tind de la nâttire contre le double rifc^ue cj[ii'clic5 courent duraiitieurgroficUe.

N 2

29i Emile.

mes changent également, la difFérence reilc la même.

Platon dans fa République donne aux femmes les mêmes exercices qu'aux hommes ; je le crois bien. Ayant ôté de fon Gouvernement les familles particulières, & ne fâchant plus que faire des femmes, il fe vit forcé de les faire hommes. Ce beau génie avoit tout combiné, tout pré- vu: il alloit au-devant d'une objedioii que perfonne peut-être n'eût fongé à lui faire , mais il a mal réfolu celle qu'on lui fait. Je ne parle point de cette prétendue communauté de fem- mes dont le reproche tant répété , prouve que ceux qui le lui font ne l'ont jamais lu : je parle de cette pro- niifcuité civile qui confond par -tout les deux fexes dans les mêmes em- plois, dans les mêmes travaux, & ne peut manquer d'engendrer les plus in- tolérables abus ; je parle de cette fub- verfion des plus doux fentimens de la nature immolés à un fentiment ar- tificiel qui ne peut fubfifter que par eux; comme s'il ne filloit pas une prife natureHe pour former des liens de convention ; comme fi l'amour qu'on a pour fes proches n'éioit'pas le prin- cipe de celui qu'on doit à l'Etat i com-

Livre V. 29^

me fi ce n'étoit pas par la petite pa- trie , qui eft la famille , que le cœur s'attache à la grande ; comme Ci ce n'étoient pas le bon fils, le bon ma- ri , le bon père , qui font le bon Citoyen ?

Dès qu'une fois il eft démontré que riiomme & la femme ne font ni ne doivent être conititués de même, de caraclere ni de tempéram.ent , il s'en- iuit qu'ils ne doivent pas avoir la même éducation. En fuivant les direc- tions de la nature , ils doivent agir de concert, mais ils ne doivent pas faire les mêmes chofes^la fin des tra- vaux eft commune , mais les travaux font différens , & par conféquent les goûts qui les dirigent. Après avoir tâché de former riiomme naturel y pour ne pas lailfer imparfait notre ouvrage, voyons comment doit fe for- mer auilx la femme qui convient à cet homme.

Voulez -vous toujours être bien guidé '^ Suivez toujours les indica- tions de la nature. Tout ce qui ca- raclérife le fexe doit être refpedés com- me établi par elle. Vous dites faits celle ; les femmes ont tel & tel défaut que nous n'avons pas : votre orgueil vous trompe , ce feroit des défauts

N î

a94 Emile.

pour vous , ce font des qualités pour elles j tout iroit moins bien 11 elles ne les avoient pas. Empêchez ces pré- tendus défauts de dégénérer \ mais gar- dez-vous de les décruire.

Les femmes de leur côté ne ceiTenc de crier que nous les -élevons pour être vaines & coquettes , que nous les amufons ii\ns celîe à des puérilités pour relier plus facilement les maîtres 3 elles s'en prennent à nous des défauts que nous leur reprochons. Qiielle folie î Et depuis quand font-ce les hommes qui fe mêlent de l'éducation des filles? Qiii eiî-ce qui empêche les mères de les élever comme il leur plait ? Elles n'ont point de Collèges: grand mal- heur ! Eh , plût à Dieu qu'il n'y en eût point pour les garçons , ils feroient plus fenfément & plus honnêtement élevés î Force-t-on vos filles à perdre leur tems en niaiferies !:' leur fait -on malgré elles pafîer la moitié de leur vie à leur toilette à votre exemple ? Vous empèche-t-on de les inf truire & faire inftruire à votre gré ? Elf-ce notre faute ^\ elles nous plaifent quand elles font belles, ii leuri; minauderies noi-TS féduifent, (1 l'art quelles apprennent de vous nous attire & nous flatte, Il nous aimons à les voir miies avec

L I V R E V. 29r

^oiit, nous leur laiiTo lis affiler à loiGr les armes dont elles nous fiibiu- guent^^Ehî prenez le parti de les éle- ver comme des hommes j ils y con- fentiront de bon cœur î Plus elles vou- dront leur reiTembler , moins elles les gouverner onti & c'eit alors qu'ils feront vraim.ent lesmaitres-

Toutes les facultés communes aux deux fexes ne leur font pas également partagées , mais prilès en tout elles fe compenfent -, la femme vaut mieux comme femme & moins comme hom- me ; par-tout elle &it valoir fes droits elle a l'avantage 3 par-tout elle veut ufurper les nôtres elle relie au-dcifous de nous. On ne .peut ré- pondre à cette vérité générale que par des exceptions ; confiante manière d'argumenter des galans partiians du beau [exe.

Cultiver dans les femmes les qualités de l'homme & négliger celles qui leur font propres , c'eft donc viiiblement tra- vailler à leur préjudice: les ruféos le voient trop bien pour en être les du- pes ', en tachant d'ufurper nos avan- tages elles n'abandonnent pas les leurs ; mais il arrive dc-là que , ne pouvant bien ménager les uns & les autres , parce qu'ils font incompatibles, elles

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296 E M I L î/

relient ?.ii>tleHbus de leur portée faiîs fe mettre à la nôtre , & perdent la moi- tié de leur prix. Croyez-moi , mère judicicufe , ne faites point de votre tille un honnête homme , comme pour donner un démenti à la nature ; faites- en une honnête femme , & foyczfûre qu'e'le en vaudra mieux pour elle & pour nous.

S'eniiiit-il qu'elle doive être élevée dans f Ignorance de toute chofe^Sc bor- née aux feu; es fondions du ménage ? L'homme fera-t-il h fervante de fa compagne., le privera-t-ii auprès d'elle du plus grand charme de la fociété ? Peur mieux l'aliervir l'empèchera-t-il de rien fentir , de rien connoitre '{ En fcra-t-il un véritable automate '^ Non , fans doute : ainii ne l'a pas la nature, qui donne aux femmes un efprit il agréable & fi délié; au contraire, elle veut qu'elles penfent , qu'elles jugent, qu'elles aiment, qu'elles comioilfent , qu'elles caîdvent leur efprit comme ieiirEgure; ce font les armes qu'elle leur donne pour llipplécr à la force qui leur manque & pour diriger la nô- tre. Elles doivent apprendre beaucoup de chofes, mais feulement celles qifil leur convient de favoir.

Soit que je confidere la deftination

Livre V. 29-^

particulière dufexe. Toit que j'obTerve les peiichans , ibit que je compte fes devoirs 5 tout concourt également à m'indiquer la forme d'éducation qui lui convient. La femme & l'homme font faits l'un pour l'autre, mais leur mutue le dépendance n'eit pas égale : les hommes dépendent des femmes par leurs defirs , les femmes dépendent des hommes, & par leurs defîrs & par leurs befoins , nous fubiliferions plu- tôt fans elles qu'elles fans nous. Pour qu'elles aient le nécelfaire, pour qu'el- les foient dans leur état, il faiit que nous le leur donnions ; que nous vou- - lions le leur donner, que nous les en eftimions dignes , elles dépendent de nos fentimens , du prix que nous met- tons à leur mérite, du cas que nous faifons de leurs charmes & de leurs vertus. Par la loi mèmx de la nature les femmes , tant pour elles que pour leurs enfans, font à la merci des ju- gemens des hommes: il ne fufht pas qu'elles foient etHmables , il faut qu'el- les foient eftiniées j il ne leur fuiîit pas d'être belles , il faut qu'elles plaifent, il ne leur fulnt pas d'être fages , il faut qu'elles foient reconnues pour telles > leur honneur n'eft pas feulement dans leur conduite , mais dans leur répii-

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298 E iM I L E.

tation , & il n'cftnas p'.^iîlb^e que eelle qui coiifcnt à p lier pour inFctrii^ p' iiie jamais être honnête. L'honirno en bien failant ne dépend que de lui-ir:une & peut braver le jugement public , mais îa femme en bien faifunt n'a fait que la moitié de fa tâche, oc ce que l'on penfe d'elle ne lui importe pas moins que ce qu'elle eft en eifet. Il fuit de- là que lefyllême de fon éducation doit être, à cet égard, contraire à celui de la nôtre: l'opinion eil le tombeau de la vertu parmi r?s hommes. Se fon trône parmi les femmes.

De la bonne conftitution àcs mères dépend d'abord celle des enfans ; du ibiii des femmes dépeiid la première éduc.uion des hommes j des femmes dépendent encore leurs mœurs , leurs p-ilions , leurs 'goiits, leurs plaiiirs , leur bonheur m.eme. Ainfi toute l'édu- cation des femmes doit être relative aux hommes. Leur p'aire, leur être utiles , fe f ire aimer & honorer d^c^x y les élever jeunes, les foigner grands, les confei'ler, les confoler , leur ren- dre la vie agréable & douce, voilà le? devoirs des femmes dans tous les tems , & ce qu'on doit leur apprendre dès leurenfcuice. Tant qu'on ne rem.ontera pas à ce principe on s'écartera du but ■>

Livre V. 299

8c tous les préceptes qu'on leur don- nera ne ferviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre.

Mais quoique toute femme veuille plaire aux hommes & doive le vou- loir , il y a bien de la différence entre vouloir plaire à l'homme de mérite , à l'homme vraiment aimable. Se vou- loir plaire à ces petits agréables qui déshonorent leur iexe & celui qu'ils imitent. Ni la nature , ni la rail on ne peuvent porter la femme à aimer dans les hommes ce qui lui relîémbte , & ce n'eiè pas non plus en prenant leurs manières qu'elle doit chercher à s'en faire aim^er.

Lors donc que quittant le ton mo- defte & pofé de leur fexe elles pren- nent les airs de ces étourdis , loin de fuivre leur vocation elles y renoncent, elles s'ôtent à elles-mêmes les droits qu'elles peiifent ufurper : fi nous étions autrement, difent-elles , nous ne plai- rions point aux hommes j elles men- tent, il faut être folie pour aimer les foux j le dedr d'attirer ces gens mon- tre le goût de celle qui s'y livre. S'il n'y avoit point d'hommes frivoles elle fe preiïeroît d'en faire, & leurs frivo- lités font bien plus fon ouvrage, que les iîeniies ne font le leur. L<a femme:

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goo E 31 I L E.

qui aime les vrais hommes 8c qui veut leur plaire prend des moyens alTortis à Ton deifein. La femme eft coquette par état , mais coquetterie change de forme & d'objet félon les vues ; réglons ces vues fur celles de la Na- ture , la femme aura l'éducation qui lui convient.

Les petites filles prefque en naiifant aiment la parure: non contentes d'être jolies elles veulent qu'on les trouve tel- les ; on voit dans leurs petits airs que ce foin les occupe* déjà , & à peine font-elles en état d'entendre ce qu'on leur dit , qu'on les gouverne en leur parlant de ce qu'on penfera d'elles. Il s'en faut bien que fe même m:Otiftrès- indifcretement propofc aux petits gar- qons n'ait fur eux le même empire. Pourvu qu'ils foient indépendans & qu'ils ayent du plaifir, ils foucient fort peii de ce qu'on pourra p enfer d'eux. Ce n'eft qu'à force de tems & de peine qu'on les alfujettit à la mê- me loi.

De quelque part que vienne aux filles cette première leqon , elle elf très- bonne. Puifque le corps nait, pour ainfi dire avant l'ame , la première cul- ture doit être celle du corps : cet or- dre eft commun aux deux fexes , mais

L T V R E V. gor

Tobict de cette culture cil différent ; dans l'un cet objet ell le développe- ment des Forces , dans l'autre il eft celui des agrémens : non que ces qua- lités doivent être cxcliilivcs dans cha- que fexe ; l'ordre feulement eft renverfé : il faut alfez de force aux femmes pour faire tout ce qu'elles font avec grâ- ce, il faut aifez d'adrefle aux hommes pour faire tout ce qu'ils font avec facilité.

Par l'extrême molleife des femmes commence celle des hommes. Les femmes ne doivent pas être robuftes comme eux , mais pour eux , pour . que les hommes qui naîtront" d'elles le foient auiFi. En ceci les Couvens, les Penfionnaires ont une nourri- ture grofliere , mais beaucoup d'ébats , de courfes , de jeux en plein air & dans des jardins , font à préférer à la maifon paternelle une fille délicate- ment nourrie , toujours flattée ou tan- cée , toujours aiîife fous les yeux de fa mère dans une chambre bien clofe , n'ofe fe lever ni marcher, ni parler, ni foulfier , Se n'a pas un moment de liberté pour jouer , fauter , courir , crier, fe livrer à la pétulance natu- relle à fon âge : toujours ou relâche^ ment dangereux ^ ou févérité mal-en-

^01 Emile.

tendue ; jamais rien félon la raifon. Voilà comment on ruine le corps & le cœur de la Jeunelie.

Les filles de Sparte s'exerqoient com- me les garqons aux jeux militaires , non pour aller à la guerre , miais pour porter un jour des enfans capables d'en foutenir les fatigues. Cen'eitpas ce que j'approuve : il n'eft point nécelfaire pour domier des foldats à TEtat que les mères aient porté le jnoufquet & fait TexerciGe à la Pruf- fienne ; mais je trouve qu'en géné- ral l'éducation grecque étoit très-bien entendue en cette partie. Les jeunes filles iTaroilToient fouvent en public, non pas mêlées avec les garçons , mais ralTemblées entre elles. Il n'y a voit prefque pas une fête , pas un facri- lice , pas une cérémonie l'on ne vît des bandes de filles des premiers Ci- toyens couronnées de fleurs', chantant des hymnes, formant des chœurs de danfes , portant des corbeilles , des va^ fes , des oifrandes , & préfentant aux fens dépravés des Grecs un fpeclacle charmant & propre à balancer le mau- vais eifet de leur indécente gymnalti- que. Qiie'que impreffion que fit cet ufage fur les cœurs des hommes, tou- jours étoit-il excellent pour donner au

Livre V. ;o^

fcxe une bonne cor.rcimtion dans la jcLineiîe, par des exercices agréables, modérés , falutaires , ^Sc pour aigaiifer Se former Ton goût par le defir conti- nuel de plaire , fans jamais expofer les moeurs.

Sitôt que ces jeunes perfonnes étoient mariées , on ne les voyoit plus en pu- blic; reniermécs dans leurs maifons, elles bornoient tous leurs foins à leur ménage 8c à leur fr^niflle. Telle eft la manière de vivre quç la Nature & la railbn prefcrit au fexe ; aulïï de ces. mères nailfoient les hommes les p^us fains , Jes plus robuftes , les mieux faits de la terre : & malgré le mau- vais renom de quelques Isles, il efl con.ifant que de tous les Peuples du monde fans en excepter même les Romains , on rCen cite aucun les femmes aient été à la fois plus fa- gcs & plus amiables, & aient mieux réuni les mœurs & la beauté , que l'antienne Grèce.

On fait que Paifance des vètemens qui ne gènoient point le corps , cou- tribuoit beaucoup à lui laiiier dans les deux fexes ces belles proportions qu'où voit dans leurs flatues , & qui fervent encore de modèle à l'art, quand la Na- ture défigurée a celle de lui en four-

504 Emile.

nir parmi nous. De toutes ces entra- ves gothiques , de ces multitudes de \i- gatures qui tiennent de toutes parts nos membres en prelFe , ils n'en avoient pas une leule. Leurs femmes ignoroient i'ufwge de ces corps de baleine par lef- quels les nôtres contrefont leur taille plutôt qu'elles ne la marquent. Je ne puis concevoir que cet abus pouiîé en Arg'Cterre à un point inconcevable , n'y faile pas à la fin dégénérer l'efpece, (Se je foutiens mèmie que l'objet d'a- grément qu'on fe propofe en cela eft de mauvais goût. 11 n'elf point agréa- ble de voir une femm.e coupée en deux comme une guêpe; cela choque la vue & fait fouitrir l'imagination. La finelTe dt' la taille a , comme tout le refte, fes proportions, fa mefure, pailé laquelle elle eft certainement un déHiut: ce dé- faut feroit mèmiC frappuut à l'œil fur le nîij pourquoi léroit-il une beauté fous le vêtement ?

Je n'ofe preiTer les raifons fur- \q£- quelles les femmes s'obftinent à s'en- cuiraifer ainfi : un fein qui tombe, un ventre qui grolfit, &c. ceîa déplaît fort, . j'en conviens , dans une perfonne de vingt ans, mais cela ne choque plus à trente ; & comme il f::ut en dépit de nous être en tout tems ce qu'il plait

' L I V R E V. gof

à la nature , & que l'œil de l'homme ne s y trompe point , ces défauts font moins déplaifans à tout âge, que lu fotte aiFedation d'une petite fille de quarante ans.

Tout ce qui gène & contraint la na- ture cil de mauvais goût ; cela eft vrai des parures du corps comme des or- nemcns de i'efprit : la vie , la faute , la raifon, le bien-être doivent aller avant tout -, la grâce ne va point fans raifance 5 la délicateiîe n'eft pas la lan- gueur, & il ne faut être mal-fiine pour plaire. On excite la pitié quji-nd on ibuffre, mais le plaifir & le d^eôr cher- chent la fraîcheur de la ianté.

Les enfans des deux fexes ont beau- coup d'amufemens communs, & cela doit être; n'en font -ils pas de même étant grands? Ils ont aulli des goûts propres qui les diftinguent. Les gar- dons cherchent le mouvement & le bruit ; des tambours , des Jabots , de petits carolfes : les filles aiment mieux ce qui donne dans la vue & fert à Forne- ment ; des miroirs , des bijoux , des chiffons , fur-tout des poupées j la pou- pée eft l'amufement fpécial de ce (exe; voilà très-évidemment fon goût déter- miné fur fa deilination. Le- phyfique de l'art de plaire eft dans la parure j

^o6 Emile.

c'eft tout ce que des enfans peuvent cultiver de cet art.

Voyez une petite fille paiTer la jour- née autour de fa poupée , lui changer fans ceile d'ajuftement , rhabiller, la déshabiller cent & cent fois , chercher continuellement de nouvelles combi- naifons d'ornemens , bien ou mal af. fortis il n'importe : les doigts man- quent d'adreiië , le goût n'eft pas for- mé, mais déjà le penchajit fe montre; dans cette éternelle occupation le tems coule lans qu'elle y foîige , les heures paifent;^ ièlle n'en fiit rien , elle ou- blie - 1& repas mêmes , elle a plus faiiu de parure que d'aliment : mais , direz- Vous, elle pare fa poupée & non fi perfonne 3 fans doute , elle voit fa pou- pée & ne fe voit pas, elle ne peut rien laire pour elle - même , elle n'eft pas formée , elle n'a ni talent ni force , elle n'eil rien encore ) elle eft toute dans fa poupée, elle y met toute fa coqueticne, elle ne l'y lailfera pas tou- jours ', elle attend le moment d'être fi poupée elle-même.

Voilà donc un premier goût bien décidé : vous n'avez qu'à le fuivre & le régler. Il eft fur que la petite vou- droit de tout fon cœur favoir orner fa poupée, i'aire fes nœuds de manche.

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Ton fichu , fon falbala , fa dentelle ; en tout cela on la fait dépendre fi dure* ment du bon plaifir d'autrui , qu'il lui feroit plus commode de tout devoir à fon induikie. Ainfi vient la raifon des premiers leqons qu'on lui donne; ce ne font pas des tâches qu'on lui pref- crit, ce font des bontés qu'on a pour elle. Et eii effet prefque toutes les pe-i tites filles apprennent avec répugnance à lire & à écrire ; mais quant à tenir l'aiguille, c'eft ce qu'elles, apprennent toujours volontiers. Elles s'imaginent d'avance être grandes , & fongent avec plaiiir que ces talens pourront un jour leur fervir à fe parer.

Cette première route ouverte eft fa- cile à fuivre : la couture , la broderie, la dentelle viennent d'elles-mêmes : la tapiiferie n'eft plus fi fort à leur gré. Les meuble.'? font trop loin d'elles , ils ne tiennent point à la peribnne , ih tiennent à d'autres opinions. La tapif- ferie eft l'amufement des femmes -, de jaunes filles n'y prendront jamais un fort grand plaiïir.

Ces progrès volontaires s'étendront aifément jufqu'au dellin , car cet art n'eft pas indifférent à celui de fe met- tre avec goût: mais je ne voudrois point qu'on les appliquât au payfage.

gog Emile.

encore moins à la figure. Des feuilla- ges , des fruits , des fleurs , des dra- peries, tout ce qui peut fervir à don- ner un contour élégant aux ajufte- mens , & à faire foi-mènie un patron de broderie quand on n'en trouve pas à fon gré, cela leur fuffit. En géné- ral , s'il importe aux hommes de bor- ner leurs études à des connoilîances d'ufage , cela importe encore plus aux femmes j parce que la vie de celles-ci , bien que moins laborieufe , étant ou devant être plus affidue à leurs foins & plus entrecoupée de foins divers , ne leur permet pas de le livrer par choix à aucun talent au préjudice de leurs devoirs.

Qiioi qu'en difoit les plaifans, le bon fens eft également des deux fexes. Les filles en général font plus dociles que les garçons , & l'on doit même ufer fur elles de plus d'autorité , com- me je le dirai tout à l'heure : mais il ne s'enfuit pas que l'on doive exiger d'elles rien dont elles ne puiifent voir l'utilité 3 l'art des mères eft de la leur montrer dans tout ce qu'elles leur pref- crivent, & cela eft d'autant plus aifé que l'intelligence dans les filles eft plus précoce que dans les garçons. Cette règle bannit de leur fexe , ainfi

Livre V. 509

que du nôtre, 110 11-reulc ment toutes les études oillves qui n'aboutiilent à rien de bon & ne rendent pas même plus agréables aux autres ceux qui les ont faites , mais même toutes celles dont l'utilité n'eft pas de Tage , & l'enfant ne peut la prévoir dans un âge plus avancé. Si je ne veux pas qu'on prelîe un garçon d'apprendre- à lire , à plus forte raifon je ne veux pas qu'on y force de jeunes filles avant de leur faire bien fentir à quoi fert la ledure , 8c dans la manière dont 01* leur montre ordinairement cette utilité, on fuit bien plus fa propre idée qut? la leur. Après tout, eiUa nécelîité qu'une fille fâche lire & écrire de (i bonne heure? Aura-t-elle (itôtun mé- nage à gouverner '^ Il y en a bien peu qui ne flilfent plus d'abus que d'ufa- ge de cette fatale fcience, & toutes font un peu trop curieufes pour ne pas l'apprendre fans qu'on les y force , quund elles en auront le loifir & l'oc- caiion. Peut-être devroient-elles ap- prendre à chiffrer avant tout , car rien n'offre une utilité plus fenfible en tout tems , ne demande un plus long ufige, & iailfe tant de pnfe à l'erreur que les comptes. Si îa petie n'iivoit les cerifes de fou goûté que par une opé-

^ro Emile.

ration d'arithmétique, je vous réponds qu'elle fauroit bientôt calculer.

Je connois une jeune perfonne qui apprit à écrire plutôt qu'à lire , & qui commença d'écrirer avec l'aiguille avant que d'écrire avec la plume. De toute l'écriture elle ne vouloit d'abord faire que des 0. Elle faifoit inceiram- nient des 0 grands & petits , des 0 de toutes les tailles , des 0 les uns dans les autres , & toujours tracés à rebours. Maiheureufement , un jour qu'elle étoit occupée à cet utile exercice , elle fe vit dans une m.iroir , & trouvant que cette attitude contrainte lui donnoit mauvaife grâce, comme un autre Mi- nerve , elle jctta la pHime & ne vou- lut plu s faire des 0. Son frère n'aimoit pas plus à écrire qu'elle, mais ce qui le fàchoit étoit la gêné, & non pas l'air qu'elle lui donnoit. On prit un autre tour pour la ramener à l'écritu- re \ la petite Rlle étoit délicate &; vaine, elle n'entendoit point que fon linge fervit à fes focurs: on le marquoit , on ne voulut plus le marquer i il fal ut apprendre à marquer elle-même: on conçoit le reitc du progrès.

JuitiPiCZ toujours les Ibins que vous impofez aux jeunes filles, mais im.- pofez-leur en toujours. L'oiliveté et

L I V R E V. ?IÏ

rincîocilité foiil les deux défauts les. plus dangereux pour elles , & dont ou guérit le moins quand on les a con-» tractés. Les filles doivent être vigi- lantes & laborieufes ; ce n'eft pas tout , elles doivent être gênées de bonne heure. Ce malheur, Il c'en eft un pour elles, eft inféparable de leur fexe, & jamais elles ne s'en délivrent que pour en fouifrir de bien plus cruels. Elles feront toute leur vie allervis à la gène la plus continuelle & la plus févere , qui eft celle des bienféances : il faut les exercer d'abord à la contrainte , afin qu'elle ne leur coûte jamais rien; à dompter toutes leurs fantaifies pour les ioumettre aux volontés d'autrui,. Si elles vouîoient toujours travailler ^ on devroit quelquefois les forcer à ne rien faire. La dùlipation , la frivoUté, Pmcouftance , ibnt des défauts qui naif- fent aifément de leurs premiers goûts corrompus & toujours fuivis. Pour prévenir cet abus, apprenez-leur fur- tout, a fe vaincie. Dans nos infenfés étabUifemens , la vie de l'honnête fem- me eft un combat perpétuel contre elle- même -y il eft jufte que ce fexe parta- ge la peine des maux qu'il nous a cau- fés.

Empêchez que les filles ne s'en-

^12 Emile.

nu vent dans leurs occupations 8z ne fc "paiîionnent dans leurs amufemens , comme il arrive toujours dans les édu- cations vulgaires , ou Ton met , comme dit Feiielon, tout l'ennui d'un côté & tout le plaifir de l'autre. Le premier de ces deux inconvéniens n'aura lieu , Cl on fuit les règles précédentes , que quand les perfonnes qui feront avec elles leur déplairont. Une petite fille qui aimera fa mère ou fa mie travail- lera tout le jour à fes côtés iàns emiui : le babil feul la dédommagera de toute fa gène. Mais fi celle qui la gouverne lui elHnfupportable , elle prendra dans le même dégoût tout ce qu'elle fera fous fes yeux. Il eft très-difficile que celles qui ne fe plaifent pas avec leurs mères plus qu'avec perfonne au monde , puillent un jour tourner à bien : mais pour jager de leurs vrais fentimens , il faut \gs étudier , & non pas fe fier à ce qu'elles diient j car elles font iiat- tcLifes, dilKmulées, & favent de bonne heure fe déguifer. On ne doit pas non plus leur prefcrire d'aimer leur nierez f'atfeclion ne vient point par devoir , & ce n'elf pas ici que fert la con- trainte. L'attachement , les foins , la feule habitude feront aimer la mère de la fiile , fi elle ne fait rien pour

s'attirer

L I V R E V. qi^

s'attirer ia haine. La gène même elle la tient, bien dirigée, loin d'af- foiblir cet attachement, ne fera que l'augmenter, parce que la dépendance étant un état naturel aux femmes, les filles fe Tentent faites pour obéir.

Par la même railbn qu'elles ont ou doivent avoir peu de liberté, elles por- tent à l'excès celle qu'on leur laule i extrêmes en tout, eîles fe livrent à leurs jeux avec puis d'emportement encore que les garçons : c'eil le fécond des inconvéniens dont je viens de par- ler. Cet emportement doit être modé- ré ; car il eif la caufe de plufieurs vi- ces particuliers aux femmes, comme entre autres le caprice & rengoiiement , par lefquels une femme fe tranfporte aujourd'hui pour tel objet qu'elle ne regardera pas demain. L'iiiconilance des gOLits leur elt auiîi funelle que leur excès, & l'un & l'autre leur vient de la même fource. Ne leur ôtcz pas la gaieté, les ris, le bruit , les folâtres jeux , mais empêchez qu'e'Ies ne fe ralfafient de l'un pour courir à Tau- trei ne foutfrez pas qu'un feul inlbnt dans leur vie elles ne conroiifcnt plus de frein. Accoutumez-les à fe voir iiv terrompre au milieu de leurs jeux,& 'ramener à d'autres foins fans murmu-

Bmle. Tome III, O

5 14 Emile.

rer. La feule habitude fuffit encore en ceci, parce qu'elle ne fait que fécon- der la nature.

Il réfulte de cette contrainte habi- tuelle une dociUté dont les femmes ont befoin toute leur vie, puifqu'el- les ne ceifent jamais d'être affujetties ou à un homme, ou aux jugemcns des hommes , & qu'il ne leur eft jamais permis de fe mettre au-deifus de ces jugemens. La première & la plus im- portante qualité d'une femme eft la iiouceur: faite pour obéir à un être auifi imparfait que l'homme, fouvenc Çi plein de vices, & toujours fi plein de défauts , elle doit apprendre de bon- ne heure à fouffrir même l'injuftice, & à fupporter les torts d'un marilans fe plaindre; ce n'eft pas pour lui , c'elt pour elle qu'elle doit êcre douce : faigreur & l'opiniâtreté des femmes ne font jamais qu'augmenter leurs maux & les mauvais procédés des- ma- ris ; ils fentent que ce n'eft pas avec ces armes qu'elles doivent les vain- cre. Le Ciel ne les fit point infinuan- tes & perfuafives pour devenir acariâ- tres i il ne les fit point foibles pour être impérieufes s il ne leur donna point une voix fi douce pour dire des inju- res; il ne leur fit point des traits fi

I

L I V R E V. qry

délicats pour les défigurer par la co- lère. Qiiaiid elles fe fâchent , elles s'ou- blient j elles ont fou vent raifon de fe plaindre , mais elles ont toujours tort de gronder. Chacun doit garderie ton de Ion fexe 5 un mari trop doux peut rendre une femme impertinente ) mais , à moins qu'un homme ne foit un m^nf-r tre , la douceur d'une femme le ra- mené , & triomphe de lui tôt ou tard.

Qiie les filles foient toujours fou- mifes, mais que les mères ne foient pas toujours inexorables. Pour ren- dre docile une jeune perfonne, il ne faut pas la rendre malheureufe j pour la rendre modcfte , il ne faut pas l'abrutir. Au contraire, je ne ferois pas £aché qu'on lui lailfàt mettre un peu d'adrelfe , non pas à éluder la puni- tion dans fa dérobéiifance , mais à fe faire exempter d'obéir. Il n'eft pas^ quedion de lui rendre fa dépendance pénible , il fuiîit de la lui faire fèntir. La rufe eft un taleiit naturel au fexe ; & perfuadé que tous les penchans na- turels font bons & droits par eux-mê- mes 5 je fuis d'avis qu'on cultive celui- comme les autres : il ne s'agit que à^cn prévenir l'abus.

Je m'en rapporte fur la vérité àc^

O %

qi6 Emile.

cette remarque à tout obfervateur ds bonne foi. Je ne veux point qu'on examine là-deiFus les femmes mêmes i nos gênantes inll:itutions peuvent les forcer d'aiguifer leur efprit. Je veux qu'on examine les filles, les petites Elles qui ne font, pour ainfi dire, que de naître ; qu'on les compare avec les petits gar<;ons du même âge j & fi ceux- ci ne paroilfent lourds , étourdis , bêtes auprès d'elles, j'aurois tort incontefta- blement. Qu'on me permette un feul exemple pris dans toute la naïveté puérile.

Il eft très-commini de défendre aux enfons de rien demander à table; car on ne croit jamais mieux réulîir dans leur éducation qu'en les furchargeant de préceptes inutiles; comme un morceau de ceci ou de cela n'étoit pas bientôt accordé ou refufé ( f ) , fans faire mourir fans celle un pauvje en- à fant d'une convoirife aiguilee par l'ef. •! pérance. Tout le monde fait l'adreife d'un jeune garçon foumis à cette loi , lequel ayant été oublié à table s'avifa de demander du fel ; &c. Je ne dirai

(• ç ) Un enfant fe rend importun quand il trouve f.)n compte à l'être : mais il ne deman- dera ja:nais deux fois la même choie, fi la pre-» miere réponie cfl toujours irrcTOcable.

I

L I V R E V. 1^17

pas qu'on pouvoit le chicaner pour avoir demandé diredement du fel & indirectement de la viande j l'omifRoii étoit il criieîle , que quand il eût en- freint ouvertement la loi & dit fans détour qu'il avoit faim , je ne puis croire qu'on fen eût puni. Mais voici comment s'y prit en ma préfence une petite fille de iix ans dans un cas beau- coup plus difficiles car outre qu'il lui étoit rigoureufement défendu de de- mander jamais rien ni direclcmcr^t ni indireclement , la défobéilfance n'eut pas été graciable , puifqu'elie avoit mangé de tous les plats hormis un ieul , dont on avoit oublié de lui donner. Se qu'elle convoitoit beaucoup.

Or pour obtenir qu'on réparât cet oubli fans qu'on pût faccuf^r de déf- obéilfance, elle fit, en avançant fc-n doigt, la revue de tous les plats, di- fant tout haut à mefure qu'elle les mon- troit,j"u/ mangé de çà^fai mangé de çà : mais elle affecfa fi vinblement de paffer fans rien dire celui dont elle n'avoit point mangé , que quelqu'un s'en appercevant , lui dits (S. de ce-a, en ave2-vous mangé? Oh! non ^ re- prit doucement la petite gourmande, en baiifant les yeux. Je n'ajouterai rieni comparez ; ce tour - ci eir une

o 5

:^ïg Emile.

rufe de fille > l'autre eft une rufe de gar(;on.

Ce qui eft , eft bien , & aucune loi géiiérale n'cft mauvaife. Cette adreiFe particulière donnée au fexe, eft un dédommagement très -équitable de la force qu'il a de moins , ians quoi la femme ne feroit pas la compagne de Phomme, elle feroit fon efclave^ c'eft par cette fupériorité de tarent qu'elle fe maintient ion égale, & qu'elle le gouverne en lui obéiiiant. La femme a tout contre elle , nos défauts , fa ti- midité, fa foibleire; elle n'a pour elle que fon art & fa beauté. N'eft-il pas juftc qu'elle cultive l'un & l'autre ? Mais la beauté n'eft pas générale j elle périt par mille accidens , elle paifc avec les années , l'habitude en détruit feifet. L'efprit feul el^ la véritable reilburce. du lexe^ non ce fot efprit annuel oit donne tant de prix dans le monde , & qui ne fert à rien pour rendre la vie- heureufe ; mais l'efprit de fon état , l'artr de tirer parti du nôtre, & de fe pré- valoir de nos propres avantriges. On ne fait pas combien cette adretie des femmes nous eft utile à nous-mêmes, combien elle ajoute de charme a la fbciété des deux fcxes, combien elle fert à réprimer la pétulance des en-

Il

Livre V. 9 19

fans , combien elle contient de maris brutaux , combien elle maintient de bons ménages que la difcorde trou- bleroit fans cela. Les femmes artifi- cieufes & méchantes en abufent , je le fais bien : mais de quoi le vicen'abufe- t-il pas? Ne détruifons point les inf- trumens du bonheur , parce que les méchans s'en fervent quelquefois à nuire.

On peut briller par îa parure, mais on ne plait que par la perfonne; nos aiuf. temens ne font point nous : fou vent ils déparent à force d'être recherchés , & fouvent ceux qui font le plus re- marquer celle qui les porte , font ceux qu'on remarque le moins. L'éducation des jeunes filles eft en' ce point tout- à-fait à contre- fens. On leur promet des ornemens pour récompenfe , on leur fait aimer les atours recherchés ; qu'elle eft belle ! leur dit-on quand elles font fort parées ; & tout au contraire , on devroit leur faire entendre que tant d'ajuilement n'eft fait que pour cacher des défauts , & que le vrai triomphe de la beauté eft de briller par elle-mê- me. L'amour des modes eft de mau- vais goût, parce que les vifiges ne changent pas avec elles , & que la'figure

O 4

^20 Emile.

xeitant la même, ce qui lui ficâ une fois lui (led toujours.

Oiiand je- ver rois la jeune fille fe pavaner dans fes atours , je paroitrois inqiîiete de fa figure ainli déguifée & de ce qu'on en pourra penfer : je dirois ; tous ces ornemensla parent trop, c'eïï dommage 3 croyez-vous qu'elle en pût iiipporter de plus fimples ? Eft-elle aiie2 belle pour fe palier de ceci ou de cela? Peut-être fera~t-elle alors la pre- mière à prier qu'on lui ote cet orne- ment, & qu'on juge : c'eft le cas de l'applaudir s'il y a lieu. Je ne la loue- rois jamais tant que quand elle feroit le plus ilmplement m.iie. Quand elle ne regardera la parure que comme un fupplément aux grâces de la perfonne , & comme un aveu tacite qu'elle a bc- foin de fecours pour plaire, elle ne fera point nere de fon ajuftement , elle en fera humble -, & fi , plus parée que de coutume , elle s'entend dire , (jiicile ejl hcilt ! clic en rougira de dépit.

Au refte, il y a des figures qui ont bcfoin de parure , mais il rCy en a point qui exigent de riches atours. Les parures ruineufcs font la vanité du rang 6< non de la perfoime , elles tien-

Livre V. q2i

lient iini(|uement au préjugé. La vérita- ble coquetterie eil quelquefois recher- chée, mais elle n'eft jamais faftueule , & Junou fe mettoit plus fuperbemeiit que Vénus. Ne pouvant la faire belle ^ tu la fais riche , difoit Appelles à un mauvais Peintre, qui peignoit Hélène fort chargée d'atours, j'ai auiii remar- qué que les plus pompeufes parures annonqoient le plus fouvent de laides femmes :on ne fauroit avoir une va- nité plus mal-adroite. Donnez à une jeune fille qui ait du goût 8c qui mé- prilé la mode, des rubans, de la gaze, de la moulîeîine Se des fleurs i fans diamans , fans pompons , fans dentelle (6), el'e va fe faire un ajultement qui la rendra cent fois plus charmante, qiie n'euffent fait tous les brillans chif- fons de la Duchapt.

Comme ce qui eft bien eft toujours bien, & quïl faut être toujours le mieux qu'il eft poiîible, les femmes quî fe connoiifent en ajuftemçns choiflilent les bons, s'y tiemienti «Scn'en changeant

(6} Les femmes qui ont la peau afTez blan- che pour fe paffer de dentelle , donncroient bien du dépit aux autres fi elles n'en portoient pas. Ce {'ont prefque toujours de lait' es perionnes quî amènent les modes auxquelles leî belles ont ia iétiie de s'affujettir.

Of

:J22 E M ILE.

pas tous les jours, elles en lont moins, occupées que celles qui ne favent à quoi fe fixer. Le vrai ibin de la parure tiemande peu de toilette : les jeunes- Demoifelles ont rarement des toilettes-, d'appareil : le travail , les leqons rem- plilîent leur journée > cependant en général elles font mifes , au rouge près ,. avec autant de foin que les Darnes^ & fouvent de meilleur goût. L'abus de la toilette n'ell pas ce qu'on penfe ,. il vient bien plus d'ennui que de va- nité. Une femme qui paffe fix heures à fa toilette , n'ignore point qu'elle n'en fort pas mieux mife que celle qui n'y paife qu'une demi-heure; mais c'eit autant de pris fur rafibnimante lon« gueur du tcms , & il vaut mieux s'a~ muier de foi que de s'ennuyer de tout.. Sans la toilette que feroit-on de la vie tlepuis midi jufqu'à neuf heures '< Eni raCmb^ant des femmes autour de foi ©n s'amufe à les impatienter , c'eft déjà quelque chofe j on évite les tète. -à- tèté avec un mari qu'on ne voit qu'à cette heure , c'elt beaucoup plus : &- puis viennent les Marchandes ^ les Brocanteurs ,. les petits Mef- (ieurs, lés petits Auteurs, les v.ers , les chanfons , les brochures j fans la toilette 5 on ne réuniroit jamais II biea

L I V R E V. 52^

tout cela. Le fcul proat réel qui tienne la chofe eft le prétexte de s'étaler un peu plus que quand on eil; vêtue j mais ce profit n'elt peut-être pas fi grand qu'on penfe, &. les femmes à toilette nV gagnent pas tant qu'elles^ diroient bien. Donnez fans fcrupule une éducation de femme aux femmes , faites qu'elles aiment les foins de leur fexe , qu'elles aient de la modeitie, qu'el- les facheiit veiller à leur ménage & s'oc- cuper dans leur maifon , la grande toilette tombera d'elle-même, & elles n'en feront mifes que de meilleur

go Lit.

La première chofe que remarquent en grandiifant les jeunes perfonnes » e'eft que tous ces agrémens étrangers ne leur fuflifent pas , fi elles n'en ont qui foient à elles. On ne peut jamais fe donner la beauté, & l'on n'cft pas fitôt en état d'acquérir la coquetterie; mais on peut déjà chercher à donner un tour agréable à fes gefies , un ac- cent flatteur à fa voix, à compofer fon maintien , à marcher avec légèreté ^ à prendre des attitudes gracieufes & à choifir par - tout fes avantages. La voix s'éte.nd, s'affermit & prend du timbre; les bras fe développent, la démadfche s'aifure; & l'on s'apperquit

O 6

524 Emile.

que, de quelque manière qu'on foit mife 5 il y a un art de fe faire regar- der. Dès lors il ne s'agit plus feule- ment d'aiguille & d'induftrie -, de nou- veaux talens fe préfentent, & font déjà fentir leur utilité.

Je fais que les féveres Inftituteurs veulent qu'on n'apprenne aux jeunes filles ni chant , ni danié , ni aucun des arts agréables. Ce]a me paroit plaifant î & à qui veulent-ils donc qu'on les apprenne '< aux garçons ? A qui des hommes ou des femiUies appartient - il d'avoir ces talens par préférence? A peribnne , répondront-ils. Les chan- fons profanes font autant de crimes ; la danfe eft une invention du démon ; une jeune fifle ne doit avoir d'amufe- mcnt que fon travail & la prière. Voilà d'étranges amufcmens pour un enfant de dix ans î Pour moi j'ai grand'peur que toutes ces petites faintes qu'on force de paiier leur enfance à prier Dieu , ne palient leur jeuneiie à toute autre chofe , & ne réparent de leur mieux 5 étant mariées, le tems qu'elles penfent avoir perdu filles. J'eftinie qu'il faut avoir égard à ce qui con- vient à Page aulfi bien qu'au fexe , qu'Uiie jeune fii^e ne doit pas vivre comme ïà grand'mere, qu'elle doit être

' L I V R E V. ^25^

vive , enjouée , folâtre , chanter , danfcr autant qu'il lui pjait, & goûter tous les innocens plaifirs de Ion âge : le tcms ne viendra que trop tôt d'être pofëe, 8c de prendre un maintien plus iërieux.

Mais la nécefilté de ce changement même eii: elle bien réelle? N'eiKelle point peut-être encore un Fruit de nos préjugés? en n'aiierviilant les honnêtes femmes qu'à de triitcs devoirs , on a banni du mariage tout ce qui pouvoit le rendre ag;é..b'e aux hommes. Fautr il s'éconnerfi lataciturnité qu'ils voyent régner chez eux les en chaffe , ou s'ils font peu tentés d'embrailer un état fi dépsaifant? A i'orce d'outrer tous les devoirs, le Chîiitiamfme les rend im- praticables & vains i à force d'interdire aux femmes le chant , la daiife & tous les am.ufemcns du monde, il les rend mauiiades , grondeufcs , infupportabîes dans leurs maifons. ïi n'y a point de religion le mariage foit fournis à des devoirs fi féveres i & point un engagement ii fàmt foit li niépnfé. Ou a tant fait pour empêcher les fem- m.es d être jimables, qu'on a rendu les mans indiilérens. Cela ne devroit pas être j j'entends fort bien : mais moi je dis que cela devoit être , puifqu'en-

525 Emile.

fin les Chrétiens font hommes. Pour moi, je voudrois qu'une jeune Angloife culcivat avec autant de loin les talons agréables pour plaire au mari qu'elle aura, qu'une jeune Albanoife les cul- tive pour le Harem dlfpahan. Les maris , dira-t-on , ne fe foucient point trop de tous ces talens: vraiment je le crois , quand ces talens , loin d'être employés à leur plaire, ne fervent que d'amorcer pour attirer chez eux déjeu- nes impudens qui les déshonorent- Mais pcnfez-vous qu'une femme aima- ble & fage , ornée de pareils talens » 8c qui les confacreroit à l'amufement de fon mari , n'ajouteroit pas au bon- heur de fa vie, & ne î'cmpècheroit pas, fbrtant de fon cabinet la tète epuifée, d'aller chercher des récréa- tions hors de chez luiî' Perfanne n'a- t-il vu d'heureufes Familles ainll réu- nies, ou chacun fait fournir du fien aux amufemens communs '^ Qu'il dife fi la confiance & la familiarité qui s'y joint, fi l'innocence & la douceur des p'iailirs qu'on y goûte, ne rjchctent pas bien ce que les plaihrs publics ont de plus bruyant.

On a trop réduit en art les talens agréables. On les a trop généralifés , ©n a tout fait maxime & précepte, &

Livre V. ^27

Fou a rendu fort ennuyeux aux jeu- nes perfonnes ce qui ne doit être pour elles qu'amuicment & foiiitres jeux. Je n'imagine rien de plus ridicule que de voir un vieux maitre-à-danlbr ou à chanter aborder^ d'un air refrogné , de jeunes perionncs qui ne cherchent qu'à rire , & prendre pour leur enfei- gncr la frivole fcience un ton plus pé- dantelque & plus niagi lirai que s'il s'agillbit de leur catéchiimc. É(r-ce, par exerriçle , que l'art de chanter tient à la miifique écrite ? Ne iauroit - on rendre voix flexible & julle , appren-^ dre à chanter avec goût , rnème a s'ac- eonipagner, fans connoitre une feule note ? Le même gera'e de chant va-t-il à toutes les voix ? La même méthode va-t-elle à tous les efprits ? On ne me fera jamais croire que les mêmes atti- tudes , les mêmes pas , les mêmes mou- vcmens, les mêmes geftes., les mêmes danfes conviennent à une petite brune vive & piquante , & à une grande belle blonde aux yeux languilfans. Quand donc je vois un maître donner exac- tement à toutes deux les mêmes le- ^oîis , je dis y cet homme fuit fa routine , mais il n'entend rien à fou mt.

On demande s'il faut aux filles des

528 Emile.

maîtres ou des maitreires ? Je ne fais ; je vuudrois bien qu'elles n'eulient be- foin ni des uns ni des autres, qu'el- les apprirent libementce qu'elles ont tant de penchant à vouloir apprendre, & quon ne vit pas fans cède errer dans. nos villes, tant de baladins cha- marrés. J'ai quelque peine à croire que le conimerce de ces gens ne foit pas plus nuiiîble à de jeunes filles que leurs leqons ne leur font uti'es ; & que leur jargon, leur ton, leurs airs ne donnent pas à leurs écolicres le premier goût des frivolités , pour eux fi importantes , dont ei lésine tar- ^,, deront gueres , à leur exemple , de faire leur unique occupation.

Dans les arts qui n'ont que fagré- ment pour objet, tout peut fervir de maître aux jeunes perfonnes. Leur père , leur mère , leur frère , leur fœur , leurs amies , îeu.s gouvernantes, leur miroir , & fur-tout leur propre goût. On ne doit point olirir de leur don- ner ie^on, il tant que ce foient elles qui la demandent : Oii ne doit point faire une tache d'une récompeiife , & c'en fur-tout dans ces fortes d'études que le premier fuccès de vouloir réuf- iir. Au reile, s'il faut abfolu ment des leqous en règle , je ne déciderai point

i

Livre V. 929

da fexe de ceux qui les doivent don- ner. Je ne fais s'ii faut qu'un maître- à-danfer prenne une jeune écoliere par la main délicate & blanche, qu'il lui falfe accourcir la jupe , lever les yeux, déployer les bras, avancer un lein palpitant; mais je fais bien que pour rien au monde je ne voudrois être ce maître là.

Par Pindullrie & les talens le goût fe forme; par le goût l'efprit s'ouvre infenfiblement aux idées du beau dans tous les genres , & enfin aux notions morales qui s'y rapportent. C'eil peut- être une des raifons pourquoi le fen- timent de la décence & de l'honnê- teté s'iniinue plutôt chez les filles que chez les gardons ; car pour croire que ce fentiment précoce^ foit fouvrage des Gouvernantes , il faudroit être fort mal inirruit de la tournure de leurs leqons & de la marche de l'eiprit hu- main. Le talent déparier tient le pre- mier rang dans Tari: de pldire, c'eil; par lui feul qu'on peut ajouter de nou- veaux charmes à ceux auxquels l'habi- tude accoutume les fens.^ C'eit l'efprit qui non- feulement vivine le corps , mais qui le renouvelle en quelque forte ; c'eil par la fuccellion des fentimens & des idées qu'il anime & varie la phy-

qgo E M IL E.

fionomiej & c'eft par les difcours qu'il infpire , que rattention , tenue en ha- leine 5 foutient iong-tems le même in- térêt fur le même objet. C'eit , je crois , par toutes ces raiibns que les jeunes filles acquièrent vite un petit babil agréable , qu'elles mettent de l'accent dans leurs propos , même avant que de les fentir , & que les hommes s'amufent fitôt à les écouter , même avant qu'el- les puiiîent les entendre j ils épient le premier moment de cette intelligence pour pénétrer ainii celui du fentim.ent.

Les femmes ont la langue flexible; elles parlent plutôt , plus aifément & plus agréablement que les hommes > on les accufc aulii de parler davantage : cela doit être, & je chDJigcrai volon- tiers ce reproche en éloge : la bouche & les yeux ont chez elles la même ac- tivité & par la même raifon. L'hom- me dit ce qu'il fait , la femme dit ce qui plait; l'un pour parler a bcfoin de connoilfance , ^i l'autre de goût; l'un doit avoir pour objet principal les cho- fes utiles 5 l'autre les agréables. Leurs difcours ne doivent avoir de formes communes que celles de la vérité.

On ne doit donc pas contenir le ba- bil des Elles comme celui des garçons par cette interrogation dure^ à quoi

L I V R E V. 5ÎI

te^a efl-il bon? mais par cette autre à laquelle il n'cfî pas plus aifé de répon- dre j quel effet cela fera-t4l ? Dans xe premier âge où, ne pouvant difcerner encore le bien & le mal , elles ne font les juges de pcrfonne , elles doivent s'impolèr pour loi de ne jamais rien dire que d'agréable à ceux à qui elles parlent, & ce qui rend la pratique de cette règle plus diHicile , eft qu'elle refte toujours fubordonnée à la pre- mière , qui eft de ne jamais mentir.

J'y vois bien d'autres difficultés enco- re , mais elles font d'un âge plus avancé. Quant à préfent, il n'en peut coûter aux jeunes filles pour être vraies que de l'être lànsgrolîiereté, & comme naturellement cette groiîiereté leur répugne, l'éduca- tion leur apprend aifément a l'éviter. Je remarque en général dans le commerce du monde que la politeiTe des hommes eft plus oificieuie, & celle des femmes plus careifuite. Cette diiférence n'eft point d'inftitution , elle eft nriturelle. L'homme paroit chercher davantage à vous fcrvir 5 & la femme à vous agréer. Il fuit de-là , que quoi qu'il en foit du caraAere des femmes, leur politeiie eft moins fauffe que la nôtre, elle ne fait qu'étendre leur premier inftind; mais quand un lïDmme feint de préférer moa

^^t Emile.

intérêt au fien propre , de quelque dé- monftration qu'il colore ce menfonge, je fuis tres-fùr qu'il en fait un. Il if en coûte donc gueres aux femmes d'être polies , ni par conféquent aux filles d'apprendre à le devenir. La première leçon vient de la nature , l'art ne fait plus que la fuivre, & déterminer fui- vaut nos ufages fous quelle forme elle doit fe montrer. A l'égard de leur po- liteife entre elles , c'efl tout autre chofe. Elles y mettent un air contraint, & des attentions il froides , qu'en fe gê- nant mutuellement elles n'ont pas grand foin de cacher leur gêne, & femblent finceres dans leur menfonge, en ne cherchant gueres à le deguifer. Cepen- dant les jeunes perfoniies fe font quel- quefois tout de bon des amitiés plus franches. A leur âge la gaieté tient lieu de bon naturel , & contentes d'el- les, elles le font de tout le monde. Il eil confiant aulU qu'elles fe baifent de meilleur cœur, & fe careifent avec plus de grâce devant les hommes, fie- res d'aiguifer impunément leur con- voitife par l'image des faveurs qu'elles favent leur faire envier.

Si l'on ne doit pas permettre aux jeunes garqons des queliions indr'fcre- tes 5 a plus forte raiiun doi^cu les m-

L I V R E V, ^^^

terdire à de jeunes filles , dont lacurio- iité fatisfoite ou mal éludée ell bien d'une autre conléquence , vu leur pé- nétration à preifentir les myfteres qu'on leur cache , & leur adreiîè à les décou- vrir. Mais fans fouiîrir leurs interro- gations , je voudrois qu'on les inter- rogeât beaucoup elles-mêmes , qu'on eût foin de les faire caufer , qu'on les agaqàt pour les exciter à parler aifé- ment, pour les rendre vives à la ri- polle , pour leur délier l'efprit & la lan- gue tandis qu'on le peut fans danger. Ces converfations, toujours tournées en gaieté , mais ménagées avec art & bien dirigées, fcroient un amufement charmant pour cet âge , & pourroient porter dans les cœurs innoeens de ces jeunes perfonnes les premières , 8c peut- être les plus utiles leqons de morale qu'elles prendront de leur vie , en leur apprenant fous l'attrait du plaiiir 8c de la vanité à quelles qualités les hommes accordent véritablement leur eilime, & en quoi coniille la gloire & le bonheur d'une honnête femme. On comprend bien que C\ les enfans mâles font hors d'état de fe former aucune véritable idée de religion, à plus forte raifon la mè.ne idée eft-elle % j-deifus de la conception des filles j,

^U E M I L E.

c'eft pour cela niè ne que je voudrois en pur'er à ceiies-ci de rûci leurc heure ; Cclv s'il faloit attendre qu'ei>es FaTeut en état de difcuter méthodiquement ces queftioiis profondes , on coûrroit rifque de ne leur en parler jamais. La railbn des femm?s eïï une rciU';;i ^^ra- tiqae, qui leur £*it trouver trij-ha!)i- lement les moyens d'arriver à une nu connue , mais qui ne leur fait pas trouver cette fin. La relation fociale des fexcs elf admirable. De cette fo- ciété rcfulte une perfonne moraie dont la femme eft Pœil & l'homme le bras, mais avec une telle dépendance Tune de l'autre, que c'eit de l'homme que la femme apprend ce qu'il faut voir , & de la femme que l'homme apprend ce qu'il faut faire. Si la femme pou- voit remonter aulîi bien que Thom- ine aux principes , & que l'homme eût âuiîi bien qu'elle l'efprit des détails , toujours indépendans l'un de l'autre, ils vivroient dans une diicorde éter- nelle, & leur fociété ne pourroit fub- iilfer. Mais dans l'harmonie qui règne entre eux tout tend à la fin commu- ne, on ne fait lequel met le plus du fien ; chacun fuit fimpullion de l'autre ; chacuji obéit , <Sc tous deux font les maîtres.

L I V R E V. 5^f

Par cela même que la conduite de la femme, eil aiiervie à rcpinion pu- blique, fa croyance eiï aiiervie à l'au- torité. Toute Elle doit avoir la reli- gion de fa mère, & toute femme celle de fou mari. Qiiand cette religion fe- roit fa aile , la docilité qui fou met la mère & la fille à l'ordre de la Nature , eifacc auprès de Dieu le péché de Ter- reur. Hors d'état d'être juges elles- mêmes, elles doivent recevoir la déci- fion des pères & des maris comme cel- le de l'Eglife.

Ne pouvant tirer d'elles feules la règle de leur foi, les femmes ne peu- vent lui donjier pour bornes celles de l'évidence -& de la raifon, mais fe laiillint entraîner par mille impuliions étrangères , elles font toujours au-deqà ou au-delà du vrai. Toujours extrè- jiies , elles font toutes libertines ou dévotes i on n'en voit point (avoir réu- nir la fageffe à la piété. La fource du mal n'eft pas feulemejit dans le carac- tère outré de leur fexc , mais aufîi dans l'autorité mal réglée du nôtre : le liber- tinage des mœurs la fait méprifcr , Pef- froi du repentir la rend tyrannique , Se voilà comment on en fait toujours trop ou trop peu.

ruifque l'autoritc doit régler la re-

^5^ Emile.

ligioji des femmes , il ne s'agit pas tant de leur expliquer les raifons qu'on a de croire , que de leur expofer net- tement ce qu'on croit : car la foi qu'on donne à des idées obfcures eft la pre- mière fource du fanatifme , & celle qu'on exige pour des chofes abfurdes mené à la folie ou à l'incrédulité. Je ne fais à quoi nos catéchifmes por- tent le plus , d'être impie ou fanatique , mais je fais bien qu'ils font néceifai- rement Pun ou l'autre.

Premièrement, pour enfeigner la religion a de jeunes hlles , n'en faites jamais pour elles un objet de triifeife & de gène , jamais une tciche ni un devoir i par conféquent ne leur faites jamais rien apprendre par cœur qui s'y rapporte , pas même les prières. Con- tenteis-vous de faire régulièrement les vôtres devant elles , fans les forcer pourtant à'y alhlter. Faites-les cour- tes félon rinilrucHon de Jéfus-ChriO:. Faites-les toujours avec le recueille- ment & le refpecl convenables; fon- gez qu'en demandant à l'Etre fuprème de l'attention pour nous écouter , cela vaut bien qu'on en mette à ce qu'on va lui dire.

Il importe moins que de jeunes fil- les fâchent fitôt leur religion, qu'il

n'importe

Livre V. ;'^7

n'importe qu'elles la fâchent bien , & fur -tout qu'elles faimeiit. Quand vous la leur rendez onéreufe , quand vous leur peignez toujours Dieu fàchc contre elles, quand vous leur impofez en fon nom mille devoirs pénibles qu'elles ne vous vcycnt ja- mais remplir, que peuvent-elles pen- fer, fînon que favoir ibn catéchtfme & prier Dieu font les devoirs des pe- tites filles , & defirer d'être grandes pour s'exempter comme vous de tout cet alfujettiliement i" L'exemple , l'exem- ple! fans cela jamais on ne reullit à rien auprès des enflins.

. Qiiand vous leur expliquez des ar- ticles de foi , que ce foit en forme d'inftrudtion directe , & non par demandes & par répoîifes. Elles ne doivent jamais répondre que ce qu'elles penfent & non ce qu'on leur a didé. Toutes les réponfes du catéchifne ibiit à contre -ibns, c'elt l'écolier qui iiif. truit le maître; elles fo îit même des menfonges dans la bouche .des enfaiîs, puifqu'ils expliquent ce qu'ils n'enten- dent point, & qu'ils affirment ce qu'ils font hors d'état de croire. Parmi hs hommes les plus intelligens , qu'on me montre ceux qui ne mentent pas en difant leur catéchifme.

Ernile. Tome III. P

:»58 Emile.

La première qucftion que je vois dans le nôtre eA celle-ci : Qui vous a crc'cc ^ mife au monde? A quoi la petite fille croyant bien que c'eit fa mère, dit pourtcUit fans hériter que c'ell Dieu. La feule chofe qu'elle voit , c'eièqu'à une demande qu'elle n'en- tend gueres , elle fait une réponfe qu'elle n'entend point du tout.

Je voudrois qu'un homme qui con- noitroit bien la marche de l'eiprit des enfans , voulut faire pour eux un ca- téchifme. Ce feroit peut-être le livre le plus utile qu'on eût jamais écrit, & ce ne feroit pas , à mon avis , celui qui feroit le moins d'honneur à fou Auteur. Ce qu'il y a de bien fur , c'efb que fi ce livre étoit bon , il ne relfem- bleroit gueres aux nôtres.

Un tel catéchifme ne fera bon que quand fur les feules demandas l'en- fant fera de lui-même les réponfes fans les apprendre. Bien entendu quïl, fera quelquefois dans le cas d'interroger à fbn tour. Pour faire entendre ce que je veux dire, il fuidroit une efpece de modèle, & je fens bien ce qui me manque pour le tracer. J'eifayerai du moins d'en donner quelque légère idée.

L r V R E V. 5^9

Je n'imagine donc que pour v?nir à^ la première queition de notre caté- chifine, il faiidroit que celui-là com^ mencât à-peu-près àinfu "

La Bonne.

Vous fouvenez-vous du tems que votre mère étoit fille ?

La Petite.

Non j ma Bonne.

La Bonne.

Pourquoi non? voiis qui avez Ci bonne mémoire ?

La Petite.

C'cH que je n'étois pas au monde.

La Bpjme.

^ Vous n'avez donc pas toujours vécu ^ '

La Petite. Non.

P 2

i^^o Emile.

La Bonnr, Vivrez-voiis toujours? La Petite.

Oui.

La Bonne, Etes-vous jeune ou vieille?

La Petite. Je fuis jeune.

La Bonne,

Et votre grand-maman , cft-elle jeune ou vieille ?

La Petite, Elle eft vieille.

La Bonne. A-t-elle été jeune?

La Petite, OuL

4

Livre V. 541

La Bonne. Pourquoi ne l'eft-elle plus ?

Le Petite, C'eft qu'elle a vieilli.

La Bonne. Vieillirez- vous comme elle?,

La Petite. Je ne fais (7).

La Bonne.

font vos robes de l'année paiïëe ?

La Petite.'

On les a défaites»

La] Bonne. Et pourquoi les a-t-on défaites?

(7) Si par-tout j'ai mis , ic ne fais , la Petite répond autrement, il faut fe lïéRer de la réponfe & la lui faire exDiiqiîer avec foin.

t^4^ Emile.

La Petite.

Parce qu'elles m'étoient trop pe* tites ?

La Bonne,

Et pourquoi vous étoient-elles trop petites ?

La Petite. Parce que j'ai grandi.

La Bonne, Grandirez-vous encore ?

La Petite, =

Ohî oui.

La Bonne, Et que deviennent les grandes filles?

La Petite, Elles deviennent femmes.

La Bonne. Et que deviennent les femmes?

i

Livre V. 1^41

La Petite. Elles deviennent mères.

La Bonne. Et les mères , que deviennent-elles ?

La Petite. Elles deviemient vieilles.

La Bonne. Vous deviendrez donc vieille?

La Petite. Qiiand je ferai mère.

La Bonne.

Et que deviennent les vieilles gens ?

La Petite,

Je ne £iis.

La Bonne, Qii'eft devenu votre grand -papa?

P4

44 Emile.

La Petite^ Il eft mort ( 3 ).

La Benne, Et pourquoi eft-il mort ?

La Petite. l'arcs qu'il étoit vieux.

La Bonne,

Que deviennent donc les vieilles gens i

La Petits. Ys meurent.

Lj. Bonne.

Et vous 5 quand vous ferez vieille 5 que

(8) La Petite cir?. ceîn, parce qu'elle Ta en- tendu dire; mais il i?.\\t vérifier fi elle a quel- que iufte idée de la mort, car cette iùce n'elt pas fi fimple ni fi à la portée des cnfa ns que l'on p'J!i{b. On peut voir dans le petit po.me d'Ahcl un exemple de la manière dont on doit la leur donner. Ce charmant ouvrage refpire une fimplicité dciicicnfe dont om ne peut trop fe nourrir pour converfcr avec les cnfans.

L I V R E V. ^4T

La Petite, rinterrompant.1

Oh ma bonne! je ne veux pas mourir.

La Bonne,

Mon ^ifant , perfonne ne veut mou- rir, & tout le monde meurt.

La Petite,

Comment ? eft-ce que maman mourra auiii i*

La B

onne.

Comment tout le monde. Les fem- m.es veiDiiTent ainfi que les hommes ^ sklci visiiieiîe mené à la mort.

La Petite.

Que £iut-ii faire pour vieillir bien tard?

-" ^ La Bonne,

Vivre fagement tandis qu'on cft jeune.

? r

:54<^ E M I L E.

La Petite.

Ma bonne , je ferai toujours fag-e.

La Bonne,

Tant mieux pour vous. Mais, enfin ^ croyez- vous de vivre toujourai^

La Faite,

Quand je ferai bien vieille , bien '}, vieille .....

La BowK.

bien ?

La Petite.

Enfin, quand on eft fi vieille, vous dites qu'il faut bien mourir.

i

La Bonne ^ Vous mourrez donc une fois ?

La Petite. Hélas î oui.

1

I

Livre V. ^47

La Bonne.

Qiii eft-ce qui vivoit avant vous ?

La Petite, Alon père & ma mère.

La Bonne.

Qiii eft-ce qui vivoit avant eux ?

La Petite, Leur père & leur m^ere.

La Bonne.

Qui eft-ce qui vivra après vous ?

La Petite.

Mes enfans.

La Bonne. Qui eft-ce qui vivra après eus ?

La Petite. Leurs enfans, &c-

948 Emile.

En fiiiv:uit c^tte route on trouve à la rnce hiinraine , par des indiidions fenllblcs, un commencenient & une fin 5 comme à toutes cîiofes i c'eit- à - dire , un père & une mère qui n'ont eu ni père ni merc, & des en- fans qui n'auront point d'enfans ( 9 ). Ce n'cil qu'après une longue fuite de qiieftions pareilles , que h première quelblon du catéchifme eft iuiîilam- H; eut préparée. Alors feulement on peut la faire 8z l'enfant peut l'enten- dre, ^lais de -là julqu'à la deuxième réponfe, qui ePc, pour ainii dire, la définition de l'ciience divine, quel faut immeniè î Qiiand cet intervalle lera - t - il rempli ir Dieu eft un efprit ! Et qu'eft-ce qu'un efprit '^ îrai-je em- barquer celui d'un enfant dans cette obf- cure mécaphyfique dont les hommes ont tant de peine à le tirer ? Ce n'eil pas à une petite Elle à réfoudre ces queilions, c'eif tout au plus a elk à les faire. Alors je lui répondrois lini- pîemciiti vous me demandez ce que c'clt que Dieu : cela n'cil pas facile à dire. On ne peut entendre, ni voir,

( 9 ) L'idée de l'cternité ne faiiroit s'appli- quer aux générations humaines avec le con- ientcmcut de l'elprit. Toute fuccefiion numé- j::jue séduite en acte eit inccaipatible avec cette iiice.

Livre V. 549

m toucher Dieu : ou 11e le connoit que par fes œuvres. Pour juger ce qu'il ell, attendez de favoir ce qu'il a fait. Si nos dogmes font tous delà même vérité, tous ne font pas pour cela de la même importance. Il elt fort in- ditïerent à la gloire de Dieu qu'elle nous foit connue en toutes choies , mais il importe à la focieté humaine 61 à cha- cun de fes membres; que tout hom- me connoilfe c^ rempUifc les devoirs que lui impofe la loi de Dieu envers {on prochain & envers foi - même. Voilà ce que nous devons inceilam- rtient nous enfeigner les uns aux au- tres, & voilà fur-tout de quoi les pè- res & les mères font tenus dinftruire leurs enfans. Qii'une Vierge foit b mère de fon Créateur , qu'elle ait en- fanté Dieu ou feulement un homme auquel Dieu s'elt joint, que la fubt tance du Père Se du Fils foit la mê- me ou ne foit que femblùble ,- que Tefprit procède de l'un àQS deux qui font le même, ou de tous deux con- jointement 5 je ne voiS' pas que la dé- cilion de ces queitions en apparence eilentielles , importe plus a l'espèce humanie, que de favoir quel jour de la lune on doit célébrer la i'aque, s'il faut dire le chapelet , jeûner ^ faire

5fo Emile.

maigre , parler latin ou francois à l'Egliie , orner les murs d'images , dire ou entendre la Meife , & n'avoir point de femmie en propre. Qiie cha- cun penfe là-deii*us comme il lui plaira , j'ignore en quoi cela peut intéreifer les autres , quant à moi cela ne m'in- téreiie point du tout. Mais ce qui rn'intérelle , moi & tous mes fembla- bles, c'ed que chacun fâche qu'il exifte un Arbitre du fort des humains du- quel nous fommes tous les enfons , qui nous prelcrit à tous d'être juites, de nous aimer les uns les autres , d'être bienfaifans «^ m.ifericordieux, détenir nos" cngagemcns envers tout le mcnde, même envers nos ennemis & les liens y que l'apparent bonheur de cette vie ii'eft rien j qu'il en eit une autre après elle, dans laquelle cet Etre fupreme fera le rémunérateur des bons & le Juge des médians. Ces dogmes & les dogmes icmblabîes font ceux qu'il im- porte d'enleigner à la jeuneile & de- perfuader à tous les Citoyens. Qiii- con.que les combat mérite châtiment, ians doute ; il eft le perturbateur de l'ordre & l'ennemi de la fociété. Qui- conque les palfe , & veut nous aifer- vir à fes opinions particulières, vient au même point par une route oppofée > -

Livre V. t^f i"

pour établir ''ordre à fd manière il troiible la paix; daas fon téméraire or- gueil il le rend l'interprète de la Di- vinité, il exige en fon nom les hom- mages & 'les refpeds des hommes, il ie iait Dieu tant qu'il peut à la places on devroit le punir comme le-crilege , quand on ne le punir oit pas comme intolérant.

Négligez donc tous ces dogmes myf- térieux qui ne font pour nous que des mots làns idées, toutes ces doc- trines bizarres dont la vaine étude tient lieu de vertus à ceux qui s'y li- vrent , Se fert plutôt à les rendre foux que bons. Maintenez toujours vos cn- .fans dans le cercle étroit des dogmes qui tiennent à la morale. Perfuadez- leur bien qu'il rCy a rien pour nous, d'utile à favoir que ce qui nous ap- prend à bien faire. Ne faites point de vos filles des Théologiennes & derai- fonneufes ; ne leur apprenez des cho- fes du Ciel que ce qui fert à la fageife humaine: accoutumez -les à fe fentir toujours fous les yeux de Dieu, à l'a- voir pour témoin de leurs adions , de leurs penlees, de leur vertu, de leurs plaifirs j à faire le bien fans of. tentation , parce qu'il l'aime -, à fouf- frir le mal fans murmure , parce qu'il

^fl Emile.

les en dédommagera; à être, enfin , tous les jours de leur vie ce qu'elles ièront bien aifes d'avoir été lorfqu'el- les comparoitront devant lui. Voilà la véritable religion , voilà la feule qui n'eil ibfceptible ni d'abus, ni d'im- piété , ni de fanatifme. Qii'on en prê- che tant qu'on voudra de plus fubli- mes 5 pour moi , je n'en reconnois point d'autre que celle-là.

Au reite , il eft bon d'obferver que jufqu'à Page la raifon s'éclaire 8c le fentiment naiiiant fait parler la confcience, ce qui eft bien ou mal pour les jeunes perfonnes , eft ce que les gens qui les entourent ont décidé tel. Ce qu'on leur commande eft bien , ce qu'on leur défend eft mal 5 elles n'en doivent pas favoir davantage > par l'on voit de quelle importan- ce eft , encore plus pour elles que pour les garçons , le choix des perfonnes qui doivent les approcher & avoir quelque autorité fur elles. Enfin, le moment vient elles commencent à jug'^r des chofes par elles-mêmes, & a ors il eft tems de changer le plan de leur éducation.

.T'.n ai trop dit jufqu'ici peut-être^ A q .oi réduirons-nous les femmes , il' nous ne leur donnons pour loi que

L I V R E V. gj-g

les préjugés publics ? N'abaiiTons pas à ce point le iexe qui nous gouverne, & qui nous honore quand nous ne l'avons pas avili. Il exiite pour toute Tefpece humaine une règle antérieure à l'opinion. C'eft à l'inflexible direc- tion de cette règle que le doivent rap- porter toutes les autres; elle juge le préjugé même, & ce n'eft qu'autant que l'ellime des hommes s'accorde avec elle 5 qiie cette eilime doit faire auto- rité pour nous.

Cette règle eft le fentiment intérieur. Je ne répéterai point ce qui en a été dit ci-devant : il me fuffit de remar- quer que fi ces deux règles ne con- courent à l'éducation des femmes , elle fera toujours défedueufe. Le fentiment fans l'opinion ne leur donnera point cette délicatelTe d'ame qui pare les bonnes m.œurs de l'homieur du monde ^ & l'opinion fans le fentiment n'en fera jamais que des femmes fauifes & dés- honnêtes , qui mettent l'apparence à la place de la vertu.

Il leur importe donc de cultiver une faculté qui ferve d'arbitre entre les deux guides , qui ne laille poûit éga- rer la confcience , & qui redrelTe les erreurs du préjugé. Cette faculté eli; la raifon : mais à ce mot que de quef-

-^^4 Emile.

tions s'élèvent! les femmes font-elles capables d'un folide raifonnement ? Im- porte-1- il qu'elles le cultivent ? Le cul- tiveront-elles avec fuccès ? Cette cul- ture eft-elle utile aux fondions qui leur font impofées, eft-elle compati- ble avec la fimplicité qui leur con- vient ?

Les diverfes manières d'envifager & de réfoudre ces queftions font.que don- nant dans les excès contraires, les uns bornent la femme à coudre & filer dans fon ménage avec fes fervantes, 8f n^en font ainO que la première fer- vante du maître : les autres , non con- tens d'alfurer fes droits, lui font en- core ufurper les nôtres 3 car la laiifer au-delfus de nous dans les qualités propres à fon fexe, & la rendre no- tre égale dans tout le refte, qu'eft- ce autre chofe que tranf}3orter à la femme la primauté que la nature don- ne au mari ?

La raifon qui mené Thomme à la connoiifance de fes devoirs n'cft pas fort compofée ; la raifon qui mené la femme à la connoiifance des fiens eft plus llmple encore. L'obéilfance & la fidélité qu'elle doit à fon mari , la ten- dreife & les Ibins qu'elle doit à fes en- fans 5 font des coniéquences fi naturel-

Livre V. ^ff

les 8c fi fenfibles de fa condition , qu'elle ne peut ilms mauvaife foi re- nifer fon confentement au fentinient intérieur qui la guide, ni niéconnoi- tre le devoir dans le penchant qui n'eil point encore altéré.

Je ne blâmerois pas fans diftindion qu'une femme fût bornée aux feuls travaux de fon fexe, & qu'on la laif- fat dans une profonde ignorance fur tout le reife 3 niais il faudroit pour cela des mœurs publiques, très-fim- ples, très^faines, ou une manière de vivre très-retirée. Dans de grandes vil- les & parmi des hommes corrompus , cette femme feroit trop facile àféJuirej fouvent fa vertu ne tiendroit qu'aux occalions ; dans ce fiecle phiîofophe il lui en faut une à l'épreuve. Il faut qu'elle fâche d'avance, & ce qu'on lui peut du'e , & ce qu'elle en doit peu- ' fer.

D'ailleurs , foumife au jugement des hommes , elle doit mériter leur eilime i elle doit fur-tout obtenir celle de fon époux j elle ne doit pas feulement lui faire aimer fa perfonne, mais lui faire approuver fa conduite, elle doit juf- tifter devant le public le choix qu'il a fait 5 & faire honorer le mari, de riionneur qu'on rend à la femme. Or

:;f6 Emile.

eomment s'y prendra-t-elle pour tout cela , elle ignore nos inftitudons , (1 elle ne fait rien de nos ulages , de nos bienfcances , fi elle ne connoit ni la fource des jugemens humains, ni les paillons qui les déterminent? Dès -là qu'elle dépend à la fois de fa propre confcience & des opinions des autres, il faut qu'elle apprenne à comparer ces deux règles, à les concilier, & à ne préférer la première que quand el- les font en oppofition. Elle devient le juge de fes juges , elle décide quand elle doit s'y ioumettre & quand elle doit les récufer. Avant de rejetter ou d'admettre leurs préjugés elle les pefcj elle apprend à remontrer à leur four- ce , à les prévenir , à fe les rendre favorables , elle a foin de ne jamais s'attirer le blâme quand fon devoir lui permet de l'éviter. Rien de tout cela ne peut bien fe fiire fans culti- ver fon efprit & fa raifon.

Je reviens toujours au principe ^, & il me fournit lafolution de toutes mes difficultés. J'étudie ce qui cfl: , j'en re- ckerche la caufe, & je trouve enfin que ce qui eit , eft bien. J'entre dans des mailbns ouvertes dont le maître & la maitreif- font conjointement les honneurs. Tous deux ont eu la même

L I V R E V. ^r/

éducation , tous deux font d'une égale politelTe, tous deux également pour- vus de goût & d'efprit, tous deux animés du même defir de bien recevoir leur monde & de renvoyer chacun content d'eux. Le mari n'omet aucun foin pour être attentif à tout: il va, vient , fait la ronde & fe donne mille peines ; il voudroit être tout attention. La femme refte à fa place; un petit cercle fe raffembie autour d'elle & femble lui cacher le refte de l'aifem- blée; cependant il ne s'y paife rien qu'elle n'apperqoive , il n'en fort per- fonne à qui elle n'ait parlé -, elle n'a rien omis de ce qui pou voit intéref- -fer tout le monde , elle n'a rien dit à chacun qui ne lui fût agréable, 8c fans rien troubler à l'ordre, le moin- dre de la compagnie n'efl pas plus oublié que le premier. On eft fervi , l'on fe met à table j l'homme , inftruit des gens qui fe conviennent, les pla- cera félon ce qu'if fait; la femme fans rien favoir ne s'y trompera pas. Elle aura déjà lu dans les yeux , dans le maintien toutes les convenances, & chacun fe trouvera placé comme il veut l'être. Je ne dis point qu'au fer- vice perfonne n'ePr oublié. Le maître de la maifon en faifant la ronde aura

5f8 E M I L E.

pu n'oublier perfoniie. Mais la femme devine ce qu'on regarde avee plaiilr <k vous en otfre ; en parlant à {on voi- fin elle a rœil au bout de la table s elle difcerne celui qui ne mange point, parce qu'il n'a pas faim, & celui qui n'ofe fe fervir ou demander parce qu'il ell mal-adroit ou timide. En fortant de table chacun croit qu'eUe n'a {owgê qu'à luii tous ne penfent pas qu'elle ait eu le tems de manger un feul mor- ceau : mais la vérité eit qu'elle a mangé plus que perfonne. . '

Qiiand tout le monde cft parti , Ton parle- de ce qui s'eO: palTé. L'homme rapporte ce qu'on lui a dit , ce qu'ont dit & fait ceux avec lefquels il s'eft entretenu. Si cen'eft pas toujours là- deifus que la femme eft le plus exacte , en revanche elle a vu ce qui s'eft dit tout bas à l'autre bout de la falle ; elle fait ce qu'un tel a penfé, à quoi tenoit tel propos ou tel geftes il s'eft fait à peine un mouvement exprelîif , dont elle n'ait l'interprétation toute

Î)rète &^ prefque toujours conforme à a vérité. .

Le nième tour d'efpritqui fait excel- ler une femme du monde dans l'art de tenir mailbn , fait exceller une co-

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Livre V. ^f9

quette dans Part d'amufer plufieurs foupirans. Le manège de la coquetterie cxigQ un difcernement encore plus fin que celui de la politeiîe; car pourvu qu'une femme polie le foit envers tout le mondc^ elle a toujours alîez bien fait ; mais la coquette perdroit bientôt fon empire par cette uniformicé mal- adroite. A force de vouloir obliger tous les amans , elle les rebuteroit tous. Dans la fociété les manières qu'on -prend avec tous les hommes ne laif- îent pas de plaire à chacun ; pourvu qu'on foit bien traité , Ton n'y regarde pas de fi près fur les préférences: mais en amour une faveur qui n'eft pas exclufive elt une injure. Un homme fenfible aimeroit cent fois mieux être feul maltraité que careifé avec tous les autres , & ce qui lui peut arriver de pis eft de n'être point diftingué. Il faut donc qu'une femme qui veut conferver pluiieurs amans perfuade à chacun d'eux qu'elle le préfère , & qu'elle le lui perfuade fous les yeux de tous les autres -, à qui elle en per- fuade autant fous les Tiens.

Voulez - vous voir un perfonnage embarraifé ? placez un homme entre deux femmes avec chacune defquelles il aura des liaifons fecretes, puis ob-

q6o Emile.

fewez quelle fotte figure il y fera. Placez en même cas une femme entre deux hommes , ( & furement l'exem- ple ne fera pas plus rare), vous ferez émerveillé de Padrelfe avec laquelle elle donnera le change à tous deux & fera que chacun fe rira de l'autre. Or fi cette femme leur témoignoit la même confiance & prenoit avec eux la même familiarité, comment feroient-ils un inftant fes dupes? En les traitant éga- lement ne montreroit- elle pas qu'ils ont les mêmes droits fur elle? Oh , qu'elle s'y prend bien mieux que cela! Loin de les traiter de la même ma- nière , elle affecle de mettre entre eux de Tinégalité : elle fait II bien que ce- kii qu'elle flatte croit que c'eft par tendreffe , & que celui qu'elle maltraite croit que c'eil par dépit. Ainfi chacun content de fon partage la voit toujours s'occuper de lui , tandis qu'elle ne s'oc- cupe en eîFet que d'elle feule.

Dans le defir général de plaire la coquetterie fuggcre de fembhbles moyens; les caprices ne feroient que rebuter, s'ils n'étoient fagement mé- nagés -, & c'eil en les difpenfant avec art qu'elle en fut les plus fortes chaî- nes de fcs efciiives.

L I V R E V. q6l

U fa o^.i'srte la donna , onde fia colto >jwaa fiia rete aleun novello amante; Ne contiitti , ne fempr^ un lleiTo volto Serba, ma cailgia a tempo atto e tcmbiantc.

A quoi tient tout cet art , Ci C3 n'eft à des obfervations fines & con- tinuelles qui lui font voir à chaque i liftant ce qui fe palîè dans les ciKurs des hommes , Se qui la dirpoicnt à porter à chaque mouvement fccret qu'elle apperqoit la force qu'il fiut pour le fufpendre ou l'accélérer? Or cet art s'apprend-il ? Non : il nait avec les femmes; elles l'ont toutes, Se ja- miiis les hommes ne l'ont au m.ème degré. Tel ell: un des caraderes dif^ tinclifs du fexe. La préfence d'eiprit, la pénétration , les obfervatioiis fines font la ibience des femmes -, Thabile- de s'en prévaloir eft leur talent.

Voilà ce qui eit , & l'on a vu pour- quoi cela doit être. Les femmes fout faulîes , nous dit-on : elles le devien- nent. Le don qui leur eft propre eit l'adreiTe & non pas la faullété ; dans les vrais penchans de leur lexc, mè- nie en mentant, elles ne font point faillies. Pourquoi confultez-vous leur bouche , quand ce n'eft pas elle qui doit parler ? Confultez leurs yeux ,

^^>;?7f.Tomein, CL

q6a E :ni I L E.

leur teint, leur refpiration, leur air craintif, leur molle réhllance ; voilà le langage que la nature leur donn»^ pour vous répondre. La bouche dit toujours, non , & doit le direj mais l'accent qu'elle y joint n'eft pas tou- jours le même , & cet accent ne fait point mentir. La femme n'a-t-cllc pas les mêmes befoins que l'homme , lans avoir le même droit de lestém.oigner f Son fort feroit trop cruel , fi même dans les defirs légitimes elle n'ayoït ini langage équivalent à celui qu'elle n'ofe t'enir? Faut-il que fa pudeur la rende malheureufe > - Ne lui taut-il pas ini -^rt de communiquer fes penchans jans les découvrir ? De quelle adrelle r'a-t-elle pas befoin pour taire qu on lui dérobe ce qu'elle brûle d'accorder < Combien ne lui importe-t-il point d ap- prendre à toucher le cœur de ^ f 1^""^- mc fans paroitre fongcr à lui < Oiiel difcours charmant n'ell-ce pas que la pomme de Galathée & fa fuite mal- adroite ?Qiie faudra-t-il qu'elle ajoute à cela? Ira-t-elle dire au Berger qui. la fuit entre les faules , qu'elle ny fuit qu'à deifein de l'attirer 'i Elle meii- tiroit, pour ainfi dire i car alors elle ne fattireroit plus. Plus une temme a de rcferve, plus elle doit avoir d art >

Livre V. n^.

même avec Ton mari. Oui, je foutieiis qu'en tenant la coquetterie dans fes Hmites on la rend modeite Se vraie , on en fait une loi de l'honnêteté.

La vertu cil une , difoit très - bien un de mes adverlaires s on ne la dé- compofe pas pour admettre une par- tie & rejetter Pautre. Qiiand on l'ai, rne , on Faime dans tout ion intégru , & l'on refule fon cœur quand^on peut , & toujours fa bouche aux fen^ timens qu'on ne doit point avoir. La vérité morale n'eil pas ce qui eft , mais ce qui eft biens ce qui eft mal i^^ devroit point être ,& ne doit point être avo.ié, ilir-tout quand cet aveu lui donne uu effet qu'il n'auroit pas €ufans cela. Si j'étois tenté de voler oc qu en le difant je tentalfe un tre d'être raon complice, lui dé-' ma tentation, ne feroit-ce pas v^u combef? Pourquoi dites -vous ou- pudeur rend les femmes fauiîés ^ C- les qui la perdent le plus, font-elles au reite, pjus vraies que les autres^ Icmt s;en faut; elles font plus fiuif-s mille. fois. On n'arrive à ce point de dépravation qu'à force de vices qu'on garde tous & qui ne régnent qu'à la faveur de l'intrigue & du menloii.

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^64 Emile.

oc (lo). Au contraire, celles qui ont encore de la honte, qui ne s'énorgueil- liflcnt poi^'^C ^2 ^^^^s fautes , qui fa- vent cacher leurs defirs à ceux-mè- mes qui les ir.ipirent , celles dont ils en arrachent les aveux avec le plus de peine , font d/ailleurs les plus vraies , ]cs plus finceres , les plus conltantes dans tous leurs engagemens , & cel- les fur la foi defquellcs on peut ge- ncraîeaient le plus compter.

Je ne fâche que la feule Mademoi- felle de l'Enclos qu'on ait pu citer pour exception connue à ces remar- ques. Aufll Mademoifelle de TEnc^^^ u^t-eUc .palfe pour un prodige. D^^i^s le mépris des vertus do ^^^^ J^^^' elle a voit, dit-on, confervecches du nôtre : on vante fi tranchile, iadroi- j

cl s V'/ts L" rUis i;raiKl frein de leur fexe ore ,

ue rc ic- :il CiUi îcs retienne ,, & de qiirl hon-

i^^nr ft^rout-clLC. ca. , après avoir renonce a c.m

il^:"^^^ ASeur con Jt-if mieux k cœur < humain dans les deux fexes , que celui qiu a dit

Lcla ?

Livre V. g6f

turc, la liirQté de iva commerce, fa fidélité dans Pamitié. Ennii , pour ache- ver le tableau de fa gloire, ou dit qu'elle s'étoit faite homme: à la bon- ne heure. Mais avec toute fa haute réputation, je n'auroispas plus voulu de cet homme pour mon, ami que pour ma maitrelTe.

Tout ceci n'efl pas (i hors de pro- pos qu'il paroit être. Je vois ten- dent les maximes de la Philoibphie moderne en tournant en dérifion ia pudeur du fexe & fauifeté y & je vois que l'effet le plus aifuré de cette Piiilofophie , fca d'ôter aux femmes de notre liecle le peu d'honneur qui leur eit refté.

Sur ces confidérations je crois qu'on peut déterminer en général quelle cil pece de culture convient à l'efprit des femmes , & fur quels objets on doit tourner leurs réflexions dès leur jeu- i^lfe.

Je l'ai déjà dit , les devoirs de leur fexe font plus aifés à voir qu'à rem- plir. La première chofe qu'elles doi- vent apprendre efl à les aimer par Ll confidératioji de leurs avantages ^ c'elt le léul moyen de les leur rendre fa- ciles. Chaque état & chaque âge a fes devoirs. On comioit bientôt les liens

ai

^66 Emile.

pourvu qu'on ha aime. Honorez vo« tre état de fcRime, & dans quelque rang que le Ciel vous place vous fe- rez toujours une femme de bien. L'ef- fentiel cft d'être ce que nous Et la Nature ; on n'eft toujours que trop ce que les hommes veulent que l'on fojt.

La recherche des vérités abftraites 8< fpéculativcs , des principes , des axio- mes dans les ibiences , tout ce qui tend à généralifer les idées n'eft point du rellort des femmes -, leurs études doivent fe rapporter toutes à la prati- que j c'eft à eiies à faire l'application des principes que l'homme a trouvés , (îs: c'eft à elles de faire les obfervations qui mènent Thomme à l'établilîèment des principes. Toutes les réflexions des femmes, en ce qui ne tient pas inuTiédiatement à leurs devoirs , doi- vent tendre a l'étude des hommes ou aux connoiiranccs agréables qui n'ont que le goût pour objet -, car quant aux ouvrages de génie ils palîent leur portée ; elles n'ont pas , non plus , aifcz de juftefle & d'attention pour réuiîir aux icicnces exactes , & quant aux con- noiifances phyliques , c'eft à celui des deux qui'eft le plus agiifant, le plus allant, qui voit le plus d'objets, c'eft

1

Livre V. ^67

à celui qui a le plus de force , & qui l'exerce davantage , juger des rap- ports des êtres fenlibles & des loix de la Nature. La femme , qui eft foi- ble & qui ne voit rien au-dehors-, appré- cie & juge les mobiles qu'elle peut mettre en œuvre pour fuppléer à fa foibleire , & ces mobiles font les pat lions de Phomme. Sa méchanique à elle eit plus forte que la nôtre, tous ies leviers vont ébranler le cœur hu- main. Tout ce que fon fexe ne peut faire par lui-même & qui lui eft né- ceiiàire ou agréable, il faut qu'il ait Part de nous le faire vouloir: il faut donc qu'elle étudie à fond Pefprit de Phomme, non par abftradtion l'efpric de l'homme en général, mais Pefprit des hommes qui Pentourent , Pefprit des hommes auxquels elle eft afîujet- tie , foit par la loi , foit par Popinion. Il faut qu'elle apprenne à pénétrer leurs fentimens par leurs difcours ; par leurs aclions, par leurs regards, par leurs geftes. Il faut que par fes difcours , par fes adions , par fes re- gards , par fes gelles , elle fâche leur donner les fentimens qu'il lui plait , flins même paroitre y fongcr. Ils phi- lofbpheront mieux qu'elle fur le cœur humains mais elle lira mieux qu'eux

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^6^ E M I L E.

dans les coeurs des hommes. C'cil aux femmes à: trouver , pour ainfi dire , la jiiorak expérimentale 5 à nous à la re- daire en iyitème, La femme a plus d'efpnt5& flromme plus de génJe-, la iemme obferve <Sc Phom.me raifbnne ; de ce concours réfiiltcnt la lumière la plus claire- 8c la fcience- la plus com- plctte que puiife acquérir de lui-même refprit humain, îa plus fàre connoif- iance, en un mot, de foi & des autres qui fait à la portée^ de notre efpece ; Lv: voilà comment fart peut tendre inceiîamment à perfeclionner Pinilru- menr donné par la Nature.

Le monde elt le livre des femmes i quand- elles lifent mal, c'eft leur faute , ou quelque paillon, les aveugle. Cepen- dant la véritable mère de famille , loin d'être une femme du monde , n'eit gueres moins reclufe dans fa maifon que la Reîigieufe dans ion cloître. Il laudroit donc taire pour ks jeunes perfonnes qu'on nïarie, comme on fait ou comme on. doit- faire pour celles qu'on met dans des Couvensi leur montrer les plaiGrs qu'elles quittent avant de les y laider renoncer , de peur que la fauife image de ces plai- iirs qui leur font inconnus , ne vienne

Livre V. ^6^

un )our égarer leurs cœurs & troubler le bonheur de leur retraite. En France, les filles vivent dans des Couvejis, & les Femmes courent le monde. Chez les anciens , c'étoit tout le contraire j les filles avoient, comme je Pai dit, beaucoup de jeux & de fêtes publiques : les femmes vivoient retirées. Cet ufage étoit plus raifonnable & maintenoit mieux les mœurs. Une forte de co-. quetterie eft permife aux filles à marier y s'amufer ell leur grande affaire. Les femmes ont d'autres foins chez elles ,, & n'ont plus de maris à chercher : mais elles ne trouvcrcient pas leur comp^e à cette réforme , & malheureu- fement elles donnent le ton. Mères, faites du moins vos compagnes de vos filles. Donnez -leur un fens droit & une ame honnête ,puis ne leur cachez, rien de ce qu'un œil challe peut re-, garder. Le bal , les feftins , les jeux > même le théâtre -, tout ce qui , mal vu, fait le charme d'une imprudente jeu neiîe , peut être oifert fans rifque à des yeux fiins. Mieux elles verroiit- ces bruyans plaifirs, plutôt elles eu feront dégoûtées.

J'enterids la clameur qui s'élève con- tre moi. Qiielle fille réiife à ce dan- gereux exemple? A peine ont-elles va

?'7o Emile.

le monde que la tète leur tourne à toutes; pas une d'elles ne veut le quit- tre. Cela peut être ; mais avant de leur olirir ce tableau trompeur, les avez- vous bien préparées à le voirians émotion? Leur avez -vous bien an- noncé les objets qu'il reprcTente '< Les leur avez-vous bien peints tels qu'ils font ? Les avez-vous bien armées con- tre les illufions de la vanité? Avez- vous porté dans leur jeunes cœurs le goiit des vrais plaifirs qu'on ne trouve

^ point dans ce tumulte ? Quelles pré- cautions , quelles melures avez -vous prifcs pour les préferver du faux goiit qui les égare? Loin de rien oppcfer dans leur cfprit à Fempire des préju- gés publics , vous les y avez nourries. Vous leur avez fait aimer d'avance tous les frivoles amufemens qu'elles trouvent. Vous les leur faites aimer encore en s'y livrant. De jeunes per- lonnes entrant dans le monde n'ont d'autre gouvernante que leur mère, fuuvent plus folle qu'elles, & qui ne peut leur montrer les objets autrement qu'elle ne les voit. Son exemple, plus,

. fort que la raifon même, les juftifie à kurs propres yeux , ■& fautorité de la

. mère eft pour la £lle ;'une excule fans réplique. Qiiand je veux-qu'unc niere

Livre V. ^71

introduire £1 Elle diins le monde , c'eft en fuppofant qu'elle le lui fera voir tel qu'il eft.

Le mal commence pHitôt encore. Les Couvens font de vciitables écoles de coquetterie; non de cette coquet- terie honnête dont j'ai parlé, mais de celle qui produit tous les travers des femmes , & fait les plus extrayagan- tes petites-maitreifes. En fortant de- pour entrer tout d'un coup dans des Sociétés bruyantes , de jeunes fem,mes s'y fentent d'abord à leur place. Elles ont été élevées pour y vivre; faut- il s'étonner qu'elles s'y trouvent bien. Je n'avancerai point ce que je vais dire fans crainte de prendre un préjugé pour une obfervation ; mais il me iem- ble qu'en général dans les pays Pro- teftans il y a plus d'attachement de famille , de plus dignes époufes & de plus tendres mères que dans les pays Catholiques ; & fi cela eft , on ne peut douter que cette diîférence ne foit due en partie à l'éducation des Cou- vens.

Pour aimer la vie paifible 8c do- meftique il faut la connoitre -, il faut en avoir fenti les douceurs dès Vciu fîmce. Ce n'eit que dans la niaiibn pa-

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g^a E IM I L E.

ternelle qu'on prend du goût poiir fa propre niailbn , & toute iemme que h n^icre n'a point élevée n'aimera point élever fes en. tans. Malheureufement il n y a plus d'éducation privée dans les grandes Villes. La fociété y eit fi gé- nérale & fi mêlée qu'il ne refte plus d'cdyle pour la retraite, & qu'on eft en public jufques chez foi. A force de vivre avec tout le monde on n'a p'us de famille, à peine connoit-on ics parens; on les voit en étrangers, & la fimpîicité des m.œurs domeftiques s'éteint avec la douce familiarité qui en faifoit le charme. C'eR ainfi qu'on {iice avec le lait le goût des p^aiiirs du fiecle & des maximes qu'on y voie régner.

On impofe au filles une gène appa- rente pour trouver des dupes qui les cpoufent fur leur maintien. Mais étu- diez un moment ces jeunes perfonnes j fous un air contraint elles dégiifent mal la convoitife qui les dévore, & déjà on lit dans leurs yeux l'ardent dehr d'imiter kurs mères. Ce qu'elles convoitent n'eft pas un mari, mais la licence du marij^ge. Qii'a-t-on befoiii d'un mari avec tant de re Jour ce s pour s'en paderr' ALds on a befoiu d'un

L r V R E V. ^71

niOTÎ pour couvrir ces reifources ( 1 1 ). La modeftie eit fur leur viPage, & le libertinage eft au fond de leur cœur; cet- te feinte modeilie elle-même en elt un figne. Elles ne l'aifeAcnt que pour pouvoir s'en débarralîer plutôt. Fem- mes de Paris & de Londres , pardon- nez-le-moi , je vous fupplie. Nul fé- jour n'exclut les miracles , mais pour moi je n'en connois point, & Ci une feule d'entre vous a Pâme vraiment honnête , je n'entends rien à nos inC- titutions.

Toutes ces éducations diverfes li- vrent également de jeunes perfonnes au goût des plaifirs du grand monde, & aux paiîions qui naiiîent bientôt de ce goût. Dans les grandes villes la dé- pravation commence avec la vie , & dans les petites elle commence avec la raifon. De jeunes provinciales int truites à méprifer Pheureufe lîmplicitê de leurs mœurs , s'emprelient à venir à Paris partager la corruption des nô- tres ', les vices ornés du beau nom de taiens font l'unique objet de leur voya-.

C II ) La voie de l'homnie dans, fa jeiinefle étoit une des quatre chofes que le Sage ne pou- voit comprendre : la cinquième étoit l'impru- dence de la femme adultère , qtia comedit , £5? tergens os fuiwt , Aicit i non fiim opcratd indunt, Prov. XXX. 20.

574 Emile.

ge ; & honteufes en arrivant de fe trou- ver (i loin de la noble licence des femmes du pays , elles ne tardeiit pas à méri- ter d'être aulfi de la Capitale. Ou com- mence le mal à votre avis ? dans les lieux Pon fe projette , ou dans ceux Ton l'accomplit '^ . Je ne veux pas que de la province une mère fenfée amené fa fille à Paris pour lui m^oncrer ces tableaux il pernicieux pour d'autres s mais je dis que quand cela feroit , ou cette fille eil: mal éle- vée , ou ces tableaux feront peu dan- gereux pour elle. Avec du goût, du fens , & l'amour des chofes honnêtes , on ne les trouve pas 11 attrayans qu'ils le font pour ceux qui s'en laiifent char- mer. On remarque à Paris les jeunes écervelées qui viennent fe hâter de prendre le ton du pays , & mettre à la mode fix mois durant pour fe faire fiSer le refte de leur vie s mais qui eft-ce qui remarque celles qui, rebutées de tout ce fracas, s'en re- tournent dans leur province, conten- tes de leur fort , après l'avoir comparé à celui qu'envient ies autres? Combien j'ai vu de' jeunes femmes amenées dans la Capitale par des maris complaifans & maîtres de sy fixer, les en détour- ner elles-mêmes, repartir plus volon-

Livre V. '^7f

tiers qu'elles n'étoieiit venues, & dire avec attendriliement la veiiie de leur déparc -, ah ! retournons dans notre chau- mière î on y vit plus heureux que dans les palais d'ici î On ne £ut pas com- bien il refte encore de bonnes gens qui n'ont ponit fléchi le genoail devant l'idole, & qui niéprifent Ton culte in- fenié. Il n'y a de bruyantes que les folles 5 les femmes fages ne font point de fenfation.

Qiie fi , malgré la corruption gé- nérale, malgré les préjugés univerfeis, malgré la mauvaifa éducadon des El- les 5 plufieurs gard-ent encore un ju- gement à répreuve, que fera ce quand ce jugement aura été nourri par des inftrudions convenables , ou , pour mieux dire, quand on ne l'aura point altéré par des inilrudions vicieufes -, car tout confifte toujours à conferver ou rétablir les fentimens naturels? Il ne s'agit point pour cela d'ennuyer de jeunes filles de vos longs prônes , ni de leur débiter vos féches mora- lités. Les moralités pour les deux fexes font la mort de toute bonne éduca- tion. De trilles leçons ne font bonnes qu'à faire prendre en haine , & ceux qui les donnent & tout ce qu'ils di- fent. Il ne s'agit point en parlant

^jS Emile.

de jeunes perfonnes de leur faife peur de leurs devoirs, ni d'aggraver le joug qui leur ell: impofé par la nature. En leur expofant ces devoirs foyez précife & facile , ne leur laif- fezpas croire qu'on eft chagrine quand on les remplit ; point d'air fuché , point de morgue. Tout ce qui doit pafler au cœur doit en fortir j leur cathéchifme de morale doit être aufîx court & aulTi clair que leur cathé- chifme de religion , mais il ne doit pas être auiii grave. Montrez - leur dans les mêmes devoirs la fource de leurs phifirs & le fondement de leurs droits. Eft-il pénib-e d'aimer pour être aimée , de fe rendre aimable pour être heureufe, de fc rendre eftimable pour être obéie , de s'honorer pour fe faue honorer '^ Qiie ces droits font beaux! qu'ils font refpcctables! qu'ils font chers aux cœur de l'homme quand la femme fait le £jre valoir î Il ne faut point attendre les ans ni la vieillclfe pour en Jouir. Son em- pire commence avec les vertus ; à pei- ne fes attraits fe déve^oppent, qu'elle règne déjà par la douceur de fon ca- ractère «S: rend fa modeilie impofante. Quel homme infenfib'e vSc barbare n'a- doucit pas fa £erté , & ne prend pus

Livre V. ^77

des manières plus attentives près d'une fille de leize ans , aimable & fàge , qui parle peu , qui écoute , qui met de la décence dans ïon maintien & de l'hon- nêteté dans ibn propos , à qui fa beau- té ne fait oublier ni fon fexe ni jeunelfe ; qui fait intérelier par fa timi- dité mèm.e , & s'attirer le refped qu'elle porte atout le monde ?

Ces témoignages, bien qu'extérieurs, îie font point frivoles -, ils ne font point fondés feulement fur l'attrait des iens; ils partent de ce fentiment intime que nous avons tous , que les femmes font les juges naturels du mérite, des hom-^ mes. Qiii cil-cQ qui veut être mépri- des femmes i' perfonne au monde; non pas même celui qui ne veut plus les aimer. Et moi qui leur dis des vé- rités Il dures 5 croyez -vous que leurs jugemens me foient indifférens? Non ^ leurs fufîrages me font plus chers que les vôtres , Lcdeurs fouvent plus fem- mes qu'elles. En méprilant leurs mœurs je veux encore honorer leur juftic® : peu m'importe qu'elles me haïifent , il je les force à m'eitimer.

Qiie de grandes chofes on feroit avec ce reifort l'on làvoitle mettre en œuvre î Malheur au liecle les femmes perdent leur alccndant , &

978 E M I L E.

leurs jugemens ne font plus rien aux hommes î C'eft le , dernier degré de la dépravation. Tous les peuples qui ont eu des m.œurs ont refpecté les femmes. Voyez Sparte, voyez les Ger- mains , voyez Rome ; Rome le fiége de la gloire & de la vertu, jamais elles en eurent un fur la terre. Ceil: que les femmes honoroient les ex- ploits des grands Généraux, qu'elles pleuroient publiquement les pères de la patrie , que leurs vœux ou leurs deuils étoient confacrés comme le plus folemnel jugement de la République. Toutes les grandes révolutions y vin- rent des femmes -, par une femme Rome acquit la liberté , par une iem- lîie les Plébéiens obtinrent le Confu- lat, par une femme finit la tyrannie des Décemvirs, par les femmes Rome ailiégéefutfauvée des mains d'un Prof- crit. Galans François , qu'eulfiez-vous dit en voyant paîfer cette procefîion, il ridicule à vos yeux moqueurs? Vous i'culFiez accompagnée de vos huées. Qi-îc nous voyons d'un œil diiiércnt les mêmes objets ! & peut-être avons- nous tous raifon. Formez ce cortège de belles Dames francoifes^ je n'en connois point de plus indécent : mais compofez-le de Romaines , vous aurez.

L I V R E V. ^19

tous , 1p<^ '^'^^^ ^^^ V^olfques , & le cœur vie \^briolan.

Je dirai davantage , h je foutiens que la vertu n'eft pas moins favora- ble à l'amour qu'aux autres droits de la nature , & que l'autorité des maî- trelFes n'y gagne pas moins que celle des femmes & des mcrcs. Il v^y a point de véritable amour -fms enthouijafme , & point d'enthoullafme fans un objet de perFeclion réci ou chimérique , mrds toujours exilhnt dans l'imagina- tion. De quoi s'enflammeront des amans pour qui cette pcrfedion n'eik plus rien, & qui jie voyant dans ce qu'ils aiment que l'objet du plaifir des fensi' Non, ce x^lq^ pas aiiifi que Fa- mé s'cchauîfe, & fe 'ivre à ces tranf- ports fublimes qui font le délire des amans & le char m; e de leur paiPiOn. Tout n'eft qu'illuiion dans l'amour , je l'avoue ; mais ce qui eft réel , ce font les fentimens dont il nous anime pour le vrai beau qu'il nous fait ai- mer. Ce beau n'eft point dans l'objet qu'on aime, il eit l'ouvrage de nos erreurs. Eh î qu'importe ? En facrifie- t-on moins tous fes fentimens bas à ce modèle imaginaire? En pénètre- t-on moins fon cœur des vertus qu'on prête à ce qu'il chérit? S'en détache-

?8o Emile.

t-on moins de la baiTeile au .^^; f,y^ main? cft le véritable amant qui n'eit pas prêt à immoler fa vie à fa maitreile , & eft la paiîiou fenfbdllc & groffiere dans un homme qui veut mourir ^ Nous nous moquons des Paladins! c'ell qu'ils connoilibient Pa- mour , & que nous ne connoiîibns plus que la débauche. Qiiand ces maxi- mes romanefques commencèrent à de- venir ridicules , ce changement fut moins l'ouvrage de la raifon que ce- lui des mauvaifes mœurs.

Dans quelque fiecle- que ce foit les. rel'ations. naturelles ne changent point,. la eoxivenance ou difconvenance qui en réfulte refte la même, les préju- gés fous le vain nom de raiibn n'en, chvûigcnt que l'apparence. Il fera tou- jours grand &. beau de régner fur foi, fût-ce poux obéir à des opinions fm- tailiques ; &les vrais motifs. d'honneur parleront toujours au cœur de toute femme de jugement , qui faura clier- cher dans fon état le bonheur de la vie. La chafteté doit être une vertu délicieufe pour une belle femme qui a quelque élévation dans l'ame. Tan- dis qu'elle voit toute la terre à fcs pieds 5 elle triomphe de tout &, d'elle-

Livre V. 581

même : elle s'cleve dans fou propre cœur un rrône auquel tout vient ren- dre hommage -y les fcntim^i\s tendres ou jaloux, mais toujou^-' ^'efpeducux, des' deux fexes , l'cif'^^- umveiTel'- ^ la Tienne propre,- ^^ f ^^r^nt ^^ns ceife

en tribut d/^,^7^, ^ ^^"^^^^^^^ ^^ Gueloues ,---^^^^-, ^^^ Privations font

--obie, que/^1§[^^^^^^^'^ vertu lomte àla\.cai-eîReaUiezune r.^roïne d^ Roma^ 5 elle goûtera ves volu^^^s p-us exqu^es que les Lais & les CiO.pa- tres-, <^^ quand fa beau^ ne fera plus., la P-:oire & fes plaifirs refteront en- core j elle feule fau:a joû- du paiTcf.

Plus les devoirs font grands ^ pé- nibles , plus les raifons fur ,rquelk' on les fonde d^^ivent être len^bles i forres II y a m certain langa^ devo dont , fur les fajcts les plus gra^^^s , 01. rebat les oreilles des jeunes perWes fans produire la perruahon. De ce a 4ge rrop difproportionne a leurs dé^sf&dupeudecas gf^^ fontenfecret, naitlafacdte^i^^^

der à leurs pcncnans, ^l'fj^^^^^ .fons dV réfider tirées des chof . mêmes Une fille élevée iagcrneiit &. pieu.

gg2 Emile.'

fement , a fans douce de fortes ar- mes contre les tentations, mais celle dont on nourrit uniquement le cœur ou plutôt \-s oreilles du jargon myf- tique devient i,^|.^ii||ii3ienient i^ proie du f --pmier i^^^'-.^eur adroit qui i'en- trepreno. lamais -^^^ ^ ^^^^^

peribnne ^'^^t^J^ corps, ja- mais elle ne ,1^^^^^^^^ ^^ Uonne foi des grands P^^^^'-^^'^^^f^ Be..,é fait commettre, f ^'^'^^^"^^ ne pleur.rn fincerem^-i^ & àv^aiit Diux ^'etr.- un objet *^ conv^tile , jamau elle ne poi^ia croire -n iecret que le plus .voux fentimer- du cœur foit Une in- vention de S?^i^- Donnez-lui d^utres unions en ddans ^& pour elle-même j car celles-'a ne pénétreront pas. Ce f-ra pis --ncore fi "on met , comme 011 n y manque gucres, de la contra- diclioi-i dans ics ic4es,-& qu'après i'a voir humiliée en avjiifant fon corps <fe^ ih charmes comme la fouillure du péale , on lui falie enfuite refpecler c^^mme le temple de Jéfus-Chrift , ce même corps qu'on lui a rendu mé- pnlable. Les idées trop fubUmes & trop balfes font également infulîîfantes & ne peuvent s'a.îbcier: il faut une raiion a la portée du fexe & de l'âge. La coiilidération du devoir n'a de

L I V R E V. gg^

force qu'autant qu'on y joint des mo- tifs qui nous portent à le remplir :

Qux quia non liccat non facit, illa facit :

On ne fe douteroit pas que c'eft Ovi- \^ '-'^rfe un jugement févere. Voulez-vous donc inip.x. des bouuc. -p^^r. aux%un s7e^! fonnesi' fans leur dire ud^^.^. f^j- foyez fages , donnez-leur ungranïlîi- térèt à l'être ; faites leur fentir tout le prix de la fagelfe , & vous la leur ferez aimer. Il ne fuilit pas de pren- dre cet intérêt au loin dans l'avenir; montrez-le leur dans le moment mê- me, dans les relations de leur âge , dans le caraclere de leurs amans. Dé- peignez-leur l'homme de bien , l'hom- me de mérite; apprenez-leur à le re- connoitre , à l'aimer , & à l'aimer pour elles ; prouvez-leur qu'amies, femmes ou maitreifes , cet homme feul peut les rendre heureufes'. Amenez la vertu par la raifon: faites-leur fentir que l'empire de leur fexe & tous fes avan- tages ne tiennent pas feulement à fa bonne conduite, à fes miocurs, mais encore à celles des hommes ; qu'elles ont peu de prife fur des âmes viles

•^<*Si2Siîî^

:^g4 Emile.

(ScbaiTcs, & qucm ne fait fervir (a niaitrefle que comme on fait fervir la vertu. Soyez fCire qualors en leur dépeignant les mœurs de nos jours , vous leur en infpirerez un dégoût fin- cerc i en leur montrant les gens à la mode vous les leur ferez T^^J^i'f^iQnt vous n^Jf,%4:^^ês ^ averÏÏon pour T'^^'^^ r,.--- ' aeaain pour leurs vaines galanteries ; vous leur ferez naître une ambition plus noble , celle de régner fur des âmes grandes & for- tes , celle des femmes de Sparte , qui étoit de commander à des hommes. Une femme hardie , eifi'ontée , intri- guante , qui ne fût attirer fes amans que par la coquetterie, ni les confer- ver que par les faveurs , les fait obéir comme des valets dans les chofes fer- viles & communes ; dans les chofes importantes & graves elle eft fans au- torité fur eux. Mais la femme à la fois honnête, aimable & fage , celle qui force les fiens à la rcfpcdcr , celle qui a de la réferve & de la modcilie, celle, en un mot, qui foutient Pamour par Peftime , les envoie d'un ligne au bout du monde, au com^bat , à la gloi- re , à la mort , il lui plait ; cet empire e(t beau, ce me femble, &

vaut

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vaut bien la peine d'être acheté (12). Voiià dans quel efprit Sophie a été élevée avec plus de foin que de pei- ne,' & plutôt en fuivant ion goût qu'en le gênant. Difons maintenant un mot de fa peribnne , félon le portrait que j'en ai fait à Emile, & félon qu'il imagine lui-même Pépoufe qui peut le rendre heureux.

Je ne redirai jamais trop que je laiife à part les prodiges. Emile n'en eft pas un , Sophie n'en pas un non plus. Emile eft homme , & Sophie ed femme ; voilà toute leur gloire. Dans la confufion des fexes qui règne entre nous 5 c'eftprefque un prodige d'être da lien.

Sophie eft bien née, elle eft d*uii

(12) Brantôme dit qwe , du tems de Fran- qois premier , une jeune perfonne ayant iiiî amant babillard, lui impofa un filence âbfolu & illimité , qu'il garda li fidèlement deux ans en- tiers , qu'on le crut devenu muet par maladie. Un jour en pleine aflemblée, fa maitrelle , qui , dans ces tems oii l'amour fe faiioit avec niyl- tere , n'étoit point connue pour telle , fe vanta de. le guérir fur-le-cliamp , & le Ht avec ce feuL mot h parlez. N'y a-t-il pas quelque chofe de grand & d'hércï-iue dans cet amour ? Qu'eût fait de plus la Philofophie de Pythagore avec tout fon fafte? Quelle femme aujourd'hui pounoit compter fur un pareil iilence un fcul jour, dùt- elle le payer de tout le prix qu'elle y peut aiettre ?

Emile.TomQ III. R.

;S^ E .M I L E.

bon naturel ; elle a le crcur très-feii- jfible , & cette extrême ieiifibilité lui donne quelquefois une adivité d'ima- gination difficile à modérer. Elle a refprit moins jufle que pénétrant , l'humeur facile & pourtant inég^ale , la figure commune, mais agréable ; une phyfionomie qui promet une ime & qui ne ment pas ; on peut l'abor- der avec indifférence, mais non pas la quitter uns émotion. D'autres ont Ô2 bonnes qualités qui lui manquent; d'autres ont à plus grande mefiuT cel- les qu'elle a; mais nulle n'a des qua- lités mieux ailorties pour faire un heu- reux caractère. Elle fait tirer parti de ios dirauts mêmes , Se Ci elle étoit plus parfaite elle plairoit beaucoup moins.

Sophie n'eil: pas belle, mais auprès d'elle les hommes oublient les belles femmes , & les belles femmes ibnt mécontentes d'elles-mêmes. A peine elf-cUe jolie au premier afpecl:. mai: plus on la voit &plus elle s'embellit; e-le gagne tant d'autres perdent , & ce qu'elle gagne elle ne le perd plus. On peut avoir de plus beaux veux , une plus belle bouche, une figure plus impofante i mais on ne Jauroit avoir une taille mieux prife ,

Livre V. ^sr

Tiii plus beau teint, une main plus blanche , un pied plus mi-gnon, un regard plus doux , une phyfionomic plus touchante. Sans cblouir elle in- térelTe , elle charme, & l'on ne fau- roit dire pourquoi.

Sophie aime la parure & s'y con- noitj ïamere n'a point d'autre femme de chambre qii'ellei elle a beaucoup .de goût pour ie mettre avec avantage , mais- elle hait les riches habillemens i on voit toujours dans le fien la (im- plicite jointe à Pelégancej elle n'aime point ce qui brille , mais ce qui fied. Elle ignore quelles font les couleurs à la mode, mais elle fait à merveille celles qui lui font favorables. Il vCy a pas une jeune perlbnne qui paroifTe mife avec moins de recherche , &. dont Tajudement foie plus recherché; pas une pièce du Hen n'eft prife au hazard, & Part ne paroit dans aucu- ne. Sa parure eft très-modefte en ap- parence & très-coquette en effet; elle n'étale point fes charmes, elle les cou- vre, mais en les couvrant elle fait les faire imaginer. En la voyant on dit; voilà ime fille modefte 8c fage ; mais tant qu'on relie auprès d'elle les yeux & le cœur errent fur toute fa perfon- nc , fans qu'on puille les en détacher.

ggg Emile.

& l'on diroit que tout cet ajuftement Il iimple n'ell mis à fa place , que pour en être ôté pièce à pièce par l'imagi^ nation.

Sophie a des talens naturels ^ elle les fcnt & ne les a pas négligés -, mais n'ayant pas été à portée de mettre beaucoup d'art à leur culture , elle s'efl: contentée d'exercer fa jolie voix a chanter jufte & avec goiit , Tes petits pieds à marcher légèrement , facile- ment , avec grâce , à faire la révéren- ce en toutes fortes de fituations fans gène & fans mal- adr elfe. Du refte ^ elle n'a eu de maître^ à chanter que ion père , de maitreife à danfer que fa mère, & un organiite du voifinage lui a donné fur le clavecin quelques leçons d'accompagnement qu'elle a depuis cultivé feule. D'abord elle ne fongeoit qu'à faire paroitre fa main 2,/Fec avantage fur ces touches noires ; enfuite elle trouva que le fou aigre & fec du clavecin rendoit plus doux le fon de la voix , peu-à-peu elle devint fenfible à l'harmonie 5 enfin en gran- dilfant elle a commencé de fentir les charmes de l'exprefîion, & d'aimer la mufique pour elle-même. Mais c'elt ua goCit plutôt qu'un talent , elle ne

Livre V. qss^

fait point déchiiFrer un air fur la note.

Ce que Sophie fait le mieux & qu'on lui a fait apprendre avec le plus de foin, ce font les travaux de fou fexe , même ceux dont on ne s'avife point comme de tailler & coudre fes robes. Il n'y a pas un ouvrage à l'ai- guille qu'elle ne fâche faire & qu'elle ne faffe avec plaifir 3 mais le travail qu'elle préfère a tout autre eft la den- telle 5 parce qu'il n'y en a pas un qui donne une attitude plus agréable , & les doigts s'exercent avec plus de grâce & de légèreté. Elle s'eft ap- pliquée auiîi à tous les détails du mé- nage. Elle entend la cuifine & l'olHce , elle fait les prix des denrées, elle en connoit les qualités, elle fait fort bien tenir les comptes, elle l'ert de maître- d'hôtel à fa mère. Faite pour être un jour mère de famille elle - même , eu gouvernant la maifon paternelle elle apprend à gouverner la fienne; elle peut fiippléer aux fondions des do- mcftiques & le fiit toujours volontiers. On ne fait jamais bien commander que ce qu'on fait exécuter foi-même: c'eft la raifon de la mère pour l'occu- per ainfi i pour Sophie , elle ne va pas û loin. Son premier devoir eft celui

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de fille , & c'eft niaiiitenant le feiil qifellc fonge à remplir. Son unique -vue cft de fèrvir fa mère à de la fou- îager dhinç partie de fes ibins. eft pourtant vrai qu'elle ne les remplit pas tous avec un plailir égal. Par exem- ple, quoiqu'elle ioit gourmande, elle n'aime pas la cuilln-e : le détail en a quelque chofe qui la dégoûte ; elle n'y trouve jamais aiTez de propreté. Elle efr là-dclilis dlane délicateiîè extrême , & cette délicateiTe poullée à l'excès dl devenue un de les défauts : elle laiiFeroit plutôt aller tout le diné par le feu q:ue de tacher fa man- chette. Elle n'a jamais voulu de l'inf- pecliou du jardin par la même rai- fon. La terre loi paroit mal -propre; iitôt qu'elle voit d;i fumier, elle croie enfentir l'odeur.

Elle doit ce défaut aux leqons de fi mère. Selon elle, entre les devoirs de la femme, un des premiers eft la pro- preté : devoir fpécial , indifpenlable, impofé par la nature ; il n'y a pas au monde un objet plus dégoûtant qu'une femme mal-propre , & le n'iari qui s'en dégoûte n'a jamais tort. Elle a tant prêché ce devoir à fa fille dès fon en- fance i elle en a tant exigé de pro- preté fur fi pcrfonnc, tant pour fcs

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bardes , pour fon appartement , pour ion travail, pour ia toilette, quQ tou- tes ces attentions tournées en habi- tude prennent une alîez grande partie de fon tems & prclident encore à Tau- tre 5 enibrte que bien faire ce qu'elle iait n'ell que le fécond de fcs ibins ; le premier cil toujours de le faire pro-- prement.

Cependant tout^ cela n'a point dégé- néré en vaine atfectation ni en mol- leiTe i les rafinemens du luxe n'y font pour rien. Jamais il n'entra dans ibii appartcmait que de l'eau ilmple; elle ne connoit d'autre parfum que celui des fleurs , & jamais ion mari n'en rcf- pirera de plus doux que fon haleine. Enfin l'attention qu'elle donne à l'ex- térieur ne lui fiit pas oublier qu'elle doit fa vie & fon tems à des foins plus nobles : elle ignore ou dédaigne cette excefTive propreté du corps qui fouille Pâme; Sophie eil bien plus que pro- pre, elle eft pure.

J'ai dit que Sophie étoit gourmande. Elle l'étoit naturellement j mais elle e(t dcveni:e fobre par habitude, & main- tenant elle l'eit par vertu. Il n'en efi; pas des filles comme des garçons , qu'on peut jufqu'a certain point [gouverner par la gou^mandife» Ce penchant n'eilt

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^gf Emile.

point fans confequence pour le fexe; il elt trop dangereux de le lui lailTer. La petite Sophie dans fon enfance en- trant feule dans le cabinet de fa mère, îi'en revenoit pas toujours vuide , & ii'étoit pas d'une Edélité à toute épreuve fur les dragées & fur les bonbons. Sa mère la furprit, la reprit, la pu- nit , la £t jeûner. Elle vint enfin à bout de lui perfuader que les bonbons gatoient les dents , & que de trop jnanger groifiiroic la taille. Ainfi So- phie fe corrigeai en grandilTant elle a pris d'autres goûts qui font détournée de cette fènliialité balfe. Dans les fem- mes , comme dans les hommes , fitôt que le cœur s'anime, la gourmaudife n'eil plus un vice dominant. Sophie a coiifervé le goût propre de fon fexe; elle aime le laitage & les fucreriesj elle aime la pâtillerie &:les entremets ^ mais fort peu la viande *, elle n'a ja- mais goûté ni vin ni liqueurs ibrtes. Au furplus elle mange de tout très- médiocrement; fon fexe moins labo- rieux que le nôtre a moins befoin de réparation. En toute chofe elle aime ce qui eft bon & le fait goûter; elle fait aulH s'accommoder de ce qui ne Peft pas, fans que cette privation lui coûte.

Livre V. ^95

Sophie a refprit agréable fans être brillant , & folide fans être profond , un efprit dont on ne dit rien , parce qu'on ne lui en trouve jamais ni plus ni moins qu'à foi. Elle a toujours ce- lui qui plaît aux gens qui lui parlent, quoiqu'il ne foit pas fort orné , félon l'idée que nous avons de la culture de l'efprit des femmes : car le fien ne s'eft point formé par la ledure 5 mais feulement par les converfations de fou pexe & de fa mère, par fes propres réflexions , & par les obfervations. qu'elle a faites dans le peu de monde qu'elle a vu. Sophie a naturellement de la gaieté; elle étoit même folâtre, dans fon enfance, mais peu-à-peu fa mère a pris foin de réprimer fes airs évaporés , de peur que bientôt un changement trop fubit n'initruisit du moment qui l'avoit rendu néceilaire. Elle eft donc devenue modelle & ré- fervée même avant le tems de l'être; & maintenant que ce tems eii: venu ^ il lui eft plus aifé de garder le ton qu'elle a pris , qu'il ne lui fer oit de le prendre fans indiquer la raifbn de ce changement : c'eit une chofe plai- fante de la voir fe livrer quelquefois par un reitc d'habitude à des vivaci-. tés de l'enfance 3 puis tout-d'un-caup

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rentrer en elle-même , fe taire , baifTer les yeux &; rougir : il faut bien que le terme intermédiaire entre les deux âges participe un peu de chacun des deux.

Sophie e[ï d'une fenfibilité trop grande pour conferver une parfaite égalité d'humeur , mais elle a trop de douceur pour que cette feniibiîité foit fort importune aux autres 3 c'eft à elle feule qu'elle fait du mal. Qii'on dife un feui motquilableife, elle ne boude pas , mais fon cœur fe gonfle ; elle tache de s'échapper pour aller pleurer. Qu'au milieu de fes pleurs fon père ou fa mère la rappelle & dife un feui mot , elle vient à l'inftant jouer & rire en s'eiiuvant adroitement les yeux, & tachant d'écouix'er fes fanglots.

Ei'e n'eft pas, non plus, tout-à-fait exempte de caprice. Son humeur , un peu trop pouliée, dégénère en muti- nerie 5 & alors elle eit iu jette à s'ou- blier. Mais laiife2-lui le tems de reve- nir a elle , & fa manière d'eifacer {on tort lui en fera prcique un mérite. Si on la punit , elle eli: docile & fou- mife , <k Ton voit que fa honte ne vient pas tant du châtiment que de la faute. Si on ne lui dit rien , jamais elle ne man- que de la réparer d'elle-même , mais

Livre V. ^9f

il franchement & de fi bonne grâce » qu'il n'eil pas pofîible d'en garder la rancune. Elle baiferoit la terre devant le dernier domcftique , fans que cet abaii- fement lui fit la moindre peine , & iîtôt qu'elle eft pardonncc , la Joie & ies carefles montrent de quel poids^ fou cœur eft foulage. En un mot , elle ibuf- fre avec patience les torts des autres & répare avec plaifir les fiens. Tel eft l'aimable naturel de fon fexe avan.t que nous l'ayons gâcé. La femme fft faite pour céder a riiomme & pour fupporter mèm.e fon injiiiticcj vous ne réduirez jamais les jeunes garçons: au même point. Le fentiment intérieur s'élève & fe révolte en eux contre l'injultice ; la Nature ne ks fit pas pour la tolérer.

Peliiî^e ftomachum ecdere neiclL

Sophie a de la religion , mais une religion raifbnnable & fimple, peu de dogmes & moins de pratiques de dé- votion , ou plutôt ne connoiiràiit de pratique eifentielle que la morale, elle dévoue vie entière à fervir Dieu en laifant le bien. Dans toutes les int trustions que fcs parons lui ont don-

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59<^ E M I L t.

nées fur ce fuiet, ils l'ont aecoutu- niée ? une foumilîîon refpedueure en lui difant toujours : " Ma fille, ces 33 connoiîiances ne font pas de votre 35 âge, votre mari vous eïi inftruira 33 quand il fera tems „. Du refte , su lieu de longs difcours de piété, ils fe contentent de la lui prêcher par leur exemple, & cet exemple eit gravé dans fon cœur.

Sophie aime la vertu -, cet amour eft devenu fa palhon dominante. Elle Tai- me parce qu'il n'y a rien de li beau que la vertu j elle Paime , parce que la vertu fait la gloire de la femme, & qu'une femme vertueufe lui paroit prefl que égale aux Anges ; elle l'aimée comme k feule route du vrai bonheur , & parce qu'elle ne voit que mifere, abandon, malheur , ignominie dans la vie d'une femme déshonnète ; elle l'aime enfin comme chère à fon refpedtabîe père, à fa tendre & digne mère j non contens d'être heureux de leur propre vertu, ils •veulent l'être auiîi de la fienne, & fon premier bonheur à elle-même eft l'et poir de faire le leur. Tous ces fenti- mens. lui infpirent un enthoufiafme qui lui élevé famé, & dent tous fes petits .; penchans alTervis à une palFion fi no« "b-le. Sophie fera cha'lc & honnête juX^

Livre V. :^97

qu'à fon dernier foiipir, elle Pa juré dans le fond de Ion ame , & elle Ta juré dans un tems elle fentoit déjà tout ce qu'un tel ferment coûte à te- nir : elle Ta juré quand elle en au- roit révoquer rengagement , (i fes fens étoient faits pour régner fur elle,

Sophie n'a pas le bonheur d'être une amiable francoife , froide par tem- pérament <S: coquette par vanité, vou- lant plutôt briller que plaire, cher- chant l'amufement & non le plaifir. Le feul befoin d'aimer la dévore , il vient la dillraire & troubler fon cœur dans les fêtes s elle a perdu fon ancienn.e gaieté; les folâtres jeux ne font plus faits pour elle 5 loin de craindre l'ennui de la folitude elle la cherche : elle y penie à celui qui doit la lui rendre douce; tous les indifîérens l'importunent ; il ne lui faut pas une cour , mais un amant; elle aime mieux plaire à un feul honnête homme , & lui plaire tou- jours 5 que d'élever en ia faveur le cri de la mode qui dure un jour, & le lendemain fe change en huée.

Les femmes ont le jugement plutôt formé que les hommes ; étant îiir la défenfive prefque dès leur enfance, & chargées d'un dépôt difficile à garder, le bien & le mal leur font néceifaire-^

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jiient plutôt connus. Sophie, précoce en tout 5 parce que Ton tempérament la porte à Tètre, a auiîi le jugement plutôt formé que d'autres filles de ion âge. Il n'y a rien à cela de fort ex- traordinaire : la maturité n'eft pas par- tout la même en mème-tems.

Sophie eft inftruite des devoirs & des droits de fon iéxe & du nôtre. Elle connoit les défauts des hommes & les vices des femmes ; elle connoit auffi les qualités , les vertus contraires , & les a toutes empreintes au fond de Ibn cœur. On ne peut pas avoir une plus haute idée de Fhonnète femme que celle qu'elle en a conçue, & cette idée ne l'épouvante point : mais elle perde avec plus de complaifance à rhonnète homme, à l'homme de mé- rite j elle fent qu'elle eft faite pour cet homme , qu'elle en eft digne , qu'elle peut lui rendre le bonheur qu'elle re- cevra de lui 3 elle fent qu'elle faura bien le recoiuioitre 3 il ne s'agit que de le trouver.

Les femmes font les juges naturels du mérite des hommes, comme ils le font du niérite des femmes 3 cela eft de leur droit réciproque , & ni les uns ni les autres ne l'ignorent. Sophie connoit ce droit & en ufe, mais avçc

Livre V. ^99

la mcdeftie qui convient à fa jciineiTej à fon inexpérience , à fon état ; elle ne juge que des choies qui font à fa por- tée 5 & elle n'en juge que quand cela fert à développer quelque maxime utile. Elle ne parle des abfens qu'avee la plus grande circonfpedion , fur- tout fi ce font des femmes. Elle penfe que ce qui les rend médifantes & fa- tyriques , eft de parler de leur fexe : tant qu'elles bornent à parler du nôtre ^ elles ne font qu'équitables. So- phie s'y borne donc. Quant aux fem- mes, elle n'en parle jamais que pour en dire le bien qu'elle fait : c'eft un honneur qu'elle croit devoir à fon fexe > & pour celles dont elle ne fait aucun bien à dire, elle n'en dit rien du tout & cela s'entend.

Sophie a peu d'ufage du monde, mais elle eft obligeante , attentive , & met de la grâce à tout ce qu'elle fait. Un heureux naturel la fert mieux que beaucoup d\irt. Elle a une certaine politelîe à elle qui ne tient point aux ibrmules , qui n'eft point aflervie aux modes , qui ne change point avec elles , qui ne fait rien par ufage, mais qui vient d'un vrai defir de plaire , & qui plait. Elle ne fait point les complimens triviaux & n'en invente point de plus

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recherches ; elle ne dit pas qu'elle eft: très-obligée, qu'on lui fait beaucoup d'honneur, qu'on ne prenne pas la peine , &c. Elle s'avife encore moins de tourner des phrafes. Pour une at- tention , pour une politelîe établie , elle répond par une révérence ou par un limple , je vous remercie ,• mais ce mot dit de ia bouche en vaut bien un autre. Pour un vrai fervice elle laiiTe parler fon cœur , & ce n'eft pas un compliment qu'il trouve. Elle n'a ja- mais ibuiîert que l'ufage franqois l'af- fervit au joug des fimagrées, comme d'étendre la main en palîant d'une chambre à l'autre fur un bras fexagé- naire qu'elle auroit grande envie de foutenir. Quand un galant miifqué lui offre cet impertinent fervice, elle laiife l'officieux bras fur l'efcalier & s'élance en deux fauts dans la chambre, en ^ifant qu'elle n'eft pas boiteufe. En eiîet, quoiqu'elle ne foit pas grande, elle n'a jamais voulu de talons hauts : elle a les pieds aiiéz petits pour s'en palfer.

Non-feulement elle fe tient dans le filence & dans le refpec^ avec les fem- mes, mais même avec les hommes mariés, ou beaucoup plus âgés qu'elle; elle n'acceptera jamais de place au-def-

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fus d'eux que par obéiiTance , & re- prendra la Cicnne au-delfous (itôt qu'elle le pourra; car elle fait que les droits de l'âge vont avant ceux du fexe comme ayant pour eux le préjugé de la figeife , qui doit être honorée avant tout.

Avec les jeunes gens de fon âge , c'ed autre chofe; elle a befoin d^un ton diHérent pour leur en impofer, & elle fait le prendre fans quitter l'air modefte qui lui convient. S'ils font modeltes & réfervés eux-mêmes, elle gardera volontiers avec eux l'aimable familiarité de la jeunelfe ; leurs en- tretiens pleins d'innocence feront ba- dins mais décens ; s'ils deviennent fé- rieux, elle veut qu'ils foient utiles; s'ils dégénèrent en fadeurs , elle les fera bientôt celfer; car elle méprife fur-tout le petit jargon de la galanterie , comme très - oiïenfant pour fon fexe. Elle fait bien que l'homme qu'elle cher- che n'a pas ce jargon là, & jamais elle ne fouifrc volontiers d'un autre ce qui ne. convient pas à celui dont elle a le caraclere empreint au fond du cœur. La haute opinion qu'elle a des droits de fon fexe, la fierté d'ame que lui donne la pureté de fes iéntimens , cette énergie de ia vertu qu'elle feht

4c2 E M I L E.

en cile-mème , <^c qui la rend rcfpec- table à les propres yeux, lui font écouter avec indignation les propos doucereux dont on prétend Tamuier. Elle ne les reçoit point avec une co- lère apparente, mais avec un ironi- que applaudillement qui céconcerte, ou d'un ton froid auquel on ne s'at- tend point. Qu'un beau Phébus lui débite fes gemille/îes , la loue avec ef- prit fur le iieii, fur la beauté, fur fes grâces , fur le prix du bonheur de lui plaire, elle eft fille à l'interrompre en lui difant poliment ; " Monfieur^ j'ai 33 grand'peur de favoir ces chofes 33 mieux que vous; fi nous n'avons 33 rien déplus curieux a dire, je crois 33 que noiis pouvons finir ici l'entre- 33 tien „. Accompagner ces mots d'une grande révérence, & puis fe trouver à vingt pas de lui n'eft pour elle que l'affaire d'un inftant. Demandez à vos agréables s'il eft aifé d'étaler fon Ca- quet avec un efprit auiîi rebours que celui-là.

Ce n'eft pas pourtant qu'elle n'aime fort à être louée , pourvu que ce foit tout de bon, & qu'elle puilfe croire qu'on penfe en effet le bien qu'on lui dit d'elle. Pour paroitre touché de fon mérite , il faut commencer par en

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montrer. Un homme fonde fur Pefti- nie peut flatter fon cœur altier , mais tout g'aianc ftrlilBage ell toujours rebuté 3 Sophie n'eil; pas faite pom; exticer les petits talens d'un baladin.

Avec une^ grande maturité de ju- gement & formée à tous égards com^ me une fille de vingt ans , Sophie à quinze ne fera point traitée en en- fant par fcs parens. A peine apperce- vront-ils en elle la premiiere inquié^ tude de la jeunelfe , qu'avant le pro- grès ils fe hâteront d'y pourvoir j ils lui tiendront des difcours tendres 8c fenfés. Les difcours tendres & lénfés font de fon âge & de Ion caractère. Si ce caradere eft tel que je l'imagine , pourquoi foii père ne lui parlcroit-il pas à-peu-prcs ainfi :

" Sophie, vous voilà grande fille 5 55 & ce n'eft pas pour l'être toujours 53 qu'on le devient. Nous voulons que 33 vous foyez heure aie ; c'ell pour 33 nous que nous le voulons , parce 33 que notre bonheur dépend du vôtre. 35 Le bonheur d'une honnête fille ell 33 de faire celui d'un honnête homme j 35 il faut donc penfer à vous marier j 35 il y faut peîîfer de bonne heure , 33 car du mariage dépend le fort de

4o4 Emile.

,:) la vie , & Ton n'a jamais trop de ,5 tems pour y pcnfer.

3, Rien n'eft plus difficile que le choix 35 d'un bon mari , fi ce n'eit peut-être 55 celui d'une bonne femme. Sophie , 55 vous ferez cette femme rare, vous 55 ferez la gloire de notre vie & le bon- 55 heur de nos vieux jours : mais de 55 quelque mérite que vous foyez pour- 55 vue , la terre ne manque d'hommes 35 qui en ont encore plus que vous. 55 II n'y en a pas un qui ne dût s'ho- 55 norer de vous obtenir j il y en a 35 beaucoup qui vous honoreroient da- 35 vantage. Dans ce nombre , il s'a- 35 git d'en trouver un qui vous con- 55 vienne , de le connoitre & de vous 35 faire connoitre à lui.

55 Le plus grand bonheur du ma- 35 riage dépend de tant de convenan- 35 ces, que c'eft une folie de les vou- 35 loir toutes raifembler. Il faut d'a- 35 bord s'alTurer des plus importantes ; 55 quand les autres s'y trouvent, on 55 s'en prévaut; quand elles manquent, 3, on s'en paife. Le bonheur parfait 3, n'eft pas fur la terres mais le plus 55 grand des malheurs & celui qu'on 5, peut toujours éviter , eft d'être mal- ., heureux par fa faute.

Il y a des convenances naturelles, 3, il y en a d"inftitution , il y en a qui

Livre V. 40/

i, ne tiennent qu'à l'opinion feule. Les parens font juges des deux der- 3, nieres efpeces, les enlans feuls le 5, font de la première. Dans les ma- riages qui fe font par l'autorité des 3, pères, on fe règle uniquement fur 5, les convenances d'inilitution & d'o- 55 pinion ; ce ne font pas les perfon- 5, nés qu'on marie , ce font les condi- 3, tions & les biens, mais tout cela 5, peut changer , les perfonnes feules refient toujours , elles fe portent par- tout avec elles ; en dépit de la for- 5, tune , ce n'eit que par les rapports perfonnels qu'un mariage peut être heureux ou malheureux.

,, Votre mère écoit de condition , 5, j'étois riche; voilà les feules con- fidérations qui portèrent nos pa- 5, rens à nous unir. J'ai perdu mes 5, biens, elle a perdu fon nom, ou- bliée de fa famille , que lui fert au- jourd'hui d'être née Demoifelle ? Dans nos déiàftres , l'union de nos cœurs nous a confolés de tout; la conformité de nos goûts nous a fait choifir cette retraite ; nous y vivons 5, heureux dans la pauvreté , nous nous tenons lieu de tout l'un à l'au- n tre : Sophie eft notre tréfor corn- w mun i nous béniifons le Ciel de nous

4c6 E M I L E.

5, avoir donné celui-là , & de nous 5, avoir ôté tout le refte. Voyez , mou 5, enfant , nous a conduit la Pro- », vidence î Les convenances qui nous firent marier font évanouies j nous 3, ne fommes heureux que par celles 55 que Ton compta pour rien.

C'eft aux époux à s'aifortir. Le 5, penchant mutuel doit être leur pre- 3, mier lien : leurs yeux , leurs cœurs 5, doivent être leurs premiers guides i 3, car comme leur premier devoir , 5, étant unis , eft de s'aimer , & qu'ai- 3, mer ou n'aimer pas ne dépend point 3, de nous-mêmes , ce devoir en em- porte nécellàirement un autre, qui ^3 elî: de commencer par s'aimer avant 3, de s'unir. C'eft le droit de la na- ture que rien ne peut abroger : ceux 3, qui Pont gênée ^par tant de loix ci- viles, ont eu plus d'égard à l'ordre apparent qu'au bonheur du mariage 8c aux mœurs des Citoyens. Vous 5, voyez, ma Sophie, que nous ne ■3, vous prêchons pas une morale dilTicile. Elle ne tend qu'à vous ren- dre maitrelTe de vous - même , & à 5, nous en rapporter à vous fur le choix 3, de votre époux.

Après vous avoir dit nos rai Tons iV pour vous lailfer une entière liberté'.

Livre V, 407

,-, il efl: jufte de vous parler aufîî des

vôtres pour en ufer avec fagefle.

Ma iilie, vous êtes bonne & rai-

fbnnable , vous avez dj la droiture

5, & de la piété, vous avez les talens

,5 qui conviennent à d'honnêtes fem-

mes , & vous n'êtes pas dépourvue

d'agréaiens; mais vous êtes pauvre;

3, vous avez les biens les plus efti-

5, niables , & vous manquez de ceux

qu'on edime le plus. N'afpirez donc

55 qu'à ce que vous pouvez obtenir,

& réglez votre ambition , non fur

vos jugemens ni fur les nôtres ,

mais fur l'opinion des hommes. S'il

5, n'étoit queftion que d'une égalité de

mérite, j'ignore à quoi je devrois

5, borner vos cfpéranccs : mais ne les

élevez point au-delTus de votre for-

tune, & n'oubliez pas qu'elle eii: au

plus bas rang. Bien qu'uîi homme

5, digne de vous ne compte pas cette

inégalité pour un obitacle , vous de-

vez faire alors ce qu'il ne fera pas :

,, Sophie doit imiter fi mère , & n'en-

5, trer que dans une famille qui s'ho-

nore d'elle. Vous n'avez point vu

notre opulence, vous êtes née du-

5, rant .notre pauvreté; vous nous la

rendez douce & vous la partagez

,. fans peine. Croyez - moi , Sophie ,

4o2 E M L L E.

ne cherchez point des biens dont 3, nous béniiîbns le Ciel de nous avoir 5, délivrés i nous n'avons goûté le bon- heur qu'après avoir perdu la ri- cheiie.

5, Vous êtes trop aimable pour ne plaire à perfonne , & votre mifere ,5 n'eit pas telle qu'un honnête honi- 5, me fe trouve embarrafTé de vous. 3, Vous ferez recherchée , & vous 5, pourrez l'être de gens qui ne vous vaudront pas. S'ils fe montroient 5, à vous tels qu'ils Ibîit, vous les 5, eilimeriez ce qu'ils valent , tout leur j, fade ne vous en impoferoit pas long- tems; mais quoique vous ayez b jugement bon , & que vous vous connoiiîiez eu mérite , vous man- quez d'expérience Se vous ignorez 5, jufqu'où les hommes peuvent fe con- 3, trefaire. Un fourbe adroit peut étu- dier vos goûts pour vous féduire, 5, & feindre auprès de vous des ver- tus qu'il n'aura point. Il vous per- droit, Sophie, avant que vous vous 5, en fuiîiez apperque , & vous ne connoitriez votre erreur que pour 5, la pleurer. Le plus dangereux de ,5 tous les pièges, & le feul que la raifon ne peut -éviter , eft celui des ^ fensi il jamais vous avez le malheur

Livre V. 409

d'y tomber , vous ne verrez plus qu'illulions & chimères , vos yeux 5,-fe .fafcmcront, votre jugement Te 5, troublera, votre volonté iera cor- 5, rompue , votre erreur même vous fera chère , Se quand vous feriez en 3, état de la connoitre, vous n'en 9, voudriez pas revenir. Ma fille, c'ctb 3, à la raifon de Sophie que je vous 3, livre ; je ne vous livre point au 3, penchant de fon cœur. Tant que s, vous ferez de lang-froid , reftez vo- 5, tre propre juge; mais fitôt que vous 5, aimerez , rendez à votre mère le 3, foin de vous.

Je vous propofe iin accord qui 3, VOUS marque notre eflimc & réta- 3, bliife entre nous l'ordre naturel. Les 5, parens choiliifent l'époux de leur fille 5, & ne la confultent que pour la for- me; tel eft l'ufage. Nous ferons a, entre nous tout le contraire; vous 3, choifirez & nous ferons confultés. Ufez de votre droit, Sophie; ufez- 3, en librement & fagement. L'époux 35 qui vous convient doit être de vo- 3, tre choix &non pas du nôtre; mais 3, c'eft à nous de juger fi vous ne 3, vous trompez pas fur les conve- nances, & fi fans le fivoir vous a, ne faites point autre chofe que

Emile, Tome III. S

4io Emile.

ce que vous voulez. La naiffiince, les biens , le rang , l'opinion n'en- treront pour rien dans nos raifonsw Prenez un honnête homme dont la perlbnne vous plaiie & dont le ca- ractère vous convienne , quel qu'il foit d'ailleurs , nous l'acceptons pour . notre gendre. Son bien fera toujours aifez grand , s'il a des bras , des mœurs , & qu'il aime fa famille. Son rang fera toujours alfez illuf- tre, s'il l'ennoblit par la vertu. Quand toute la terre nous blame- roit , qu'importe? nous ne cherchons pas l'approbation publique j il nous fuffit de votre bonheur. Lecteurs , j'ignore quel effet feroît un pareil difcours furies filles élevées à votre manière. Quand à Sophie , elle pourra n'y pas répondre par des pa- roles. La honte & l'attendriffement ne la lailferoient pas aifément s'exprimer : mais je fuis bien fur qu'il reliera gravé dans fon cœur le^relle de fa vie, & que il Ton peut compter fur quelque réfolution humaine, c'eil fur celle qu'il lui fera faire d'être digne de l'elHme de fes parens.

Mettons la chofe au pis , & donnons lui un tempérament ardent qui lui rende pénible une longue attente. Je

Livre V. 41 î

dis que fon jugement , fes connoiiîau- ces 5 fon goût, la délicateire , & iiir- tout les fentimens dont fon cœur a été nourri dans fon enfance, oppofe- ront à rimpétuofité'des fens un con- trepoids qui lui ful£ra pour les vain- cre, .ou du moins pour leur réiiitcr long-tems. Elle mourroit plutôt mar^ tyre de fon état , que d'aiîliger fes pa- ïens, d'époufer un homme fins mé- rite , & de s'cxpofer aux malheurs d\u\ mariage mal alforti. La liberté même qu'elle a reque ne fût que lui don- ner une nouvelle élévation d'ame, 8c la rendre plus difficile fur le choix de fon maître. Avec le tempérament d\in(î Italienne & la fenfibilité d'une An- gloife, elle a pour contenir fon cœur Se fes (èns la fierté d'une Efpagnole, qui , même en cherchant un amant , ne trouve pas aifément celui qu'elle eftime digne d'elle.

Il n'appartient pas à tout le monde de fentir quel reifort famour des chofes honnêtes peut donner à l'ame , & quelle force on peut trouver en foi quand on veut être fincerement vertueux. Il y a des gens à qui tout ce qui eil grand paroit chimérique, & qui dans leur baife & vile raifon, ne oonnoitront jamais ce que peut fur

S z

41^ Emile.

les palTions humaines la folie même de la vertu. 11 ne faut parler à ces gens que par des exemples : tant pis pour eux s'ils s'obfti lient à les nier. Si je leur dii()is que Sophie n'eft point un être ima^i^inaire, que Ion nom feul eft de mon invention , que fon éducation , fes mœurs, 'Ton caractère, fa figure même ont réellement exifté, & que fa mémoM-e coûte encore des larmes à toute une honnête famille, fans doute ils n'en croiroient rien : mais enfin, que rifqucrai-je d'achever f^ms détour Phiftoire d'une fille fi femblable à So- phie, que cette hilloire pourroit être la fienne fans qu'on dut en être fur- pris. Qii'on la croye véritable ou non, peu importe; j'auiai, û l'on veut, ra- conté des ficelions , mais j'aurai tou- jours expliqué ma méthode , j'irai tou- jours à mes fins.

La jeune perlbnne, avec le tempé- rament dont je viens de charger So- phie, avoit d'ailleurs avec elle toutes les conformités qui pouvoieut lui en faire mériter le nom , 8c je le lui laiiîe. Après l'entretien que j'ai rapporté, ion perc & fa mère jugeant que les partis ne viendroicnt pas s'oifrir dans le ha- meau qu'ils habitoient, l'envoyèrent palier un hiver à la ville , chez une

L I V R E V. 4j:^

tante qu'on inftruifit en fccret da fa- jet de ce voyage. Car la nere Sophie portoit au fond àc ion conir le no- ble orgueil de fivoir triompher d'elle, & quelque befoin qu'elle eut d'un mari, elle i-'ut morte fille plut>jt que de fe réfoudre à l'aller chercher.

Pour répondre aux vues de fes pa- ïens , fa tante la préfenta dans les maifons , la mena dans les fociétés, dans les fêtes ; lui fi: voir !c monde ou plutôt l'y fit voir , car Sophie ic foucioit peu de tout ce fracis. On re- marqua pourtant qu'elle ne fuyoit pas les jeunes gens d'une figi:re agréable qui paroilfoient décens & modeiles. Elle avoit dans fa réferve même un certain art de les attirer, qui reifem- bloit aife^ à de la coquetterie : mais après s'être entretenue avec eux deux ou trois' fois elle s'en rebutoit. Bien- tôt à cet air d'autorité, qui lemble accepter les hommages , elle fubili- tuoit un maintien plus humble & une poîiteiie plus repouilante. Tou- jours attentive fur elle-même, elle ne leur lailibit plus foccafion de lui rendre le moindre fervice : c'étoit dire allez qu'elle ne vouloit pas être Ijur maîtrcife.

s 3

4i4 E xM I L E.

Jamais les cœurs fenfibles n'aime- rcnt les plaihrs bruyans , vain & ité- rilc bonheur des gens rqui ne fcntent r:en , & qui croyent. qfu'étourdir la vie c'eft en jouir. Sophie ne trouvant point ce qu'elle cherchoit , & déicfpé- rant de le trouver aiiiii , s'ennuya de la ville. Elle aimoit tendrement fes pa- re.is , rien ne la d-idommageoit d'eux , rien n*étoit propre à les lui faire ou- blier j elle retourna les joindre long- tems' avant le terme £xé pour fon letour.

A peine eut-elle repris fes fonctions dans la majfon paternelle, qu'on vit qu'en gardant la même conduite elle avoit changé d'hurficur. Elle avoit des diih'LxIions , de Timpatience , elle étoit triil:e & rèveule , elle fe cachoit pour pleurer. On crut d'abord qu'elle aimoit & qu'elle en avoit honte : on lui en parla , elle s'en défendit. Elle protcfta n'avoir vu perfonne qui pût toucher fon cœur , & Sophie ne mentait point.

Cependant fa langueur augmentoit fans celfe, & fa fanté commenqoit à s'altérer. Sa mère inquiète de ce chan- gement réfolut enfin d'en favoir la caufc. Elle la prit en particulier & mie

Livre V. 41 f

fil œuvre auprès d'elle ce langage in- iinuant & ces carelies invincibles que la feule tendrefîe maternelle fait em- ployer. Ma Elle , toi que j'ai portée dans mes entrailles «S: que je porte in- ceifamment dans mon cœur , verfe les fecrets du tien dans le fein de ta mère. Qiiels font donc ces fecrets qu'une mère ne peut favoir? Qiii eft-ce qui plaint tes peines? Qui eft-ce qui les partage? Qiii. eil-ce qui veut les fju- lager , il ce n'elt ton père & moi ? Ah î mon enfant , veux - tu que je meure de ta douleur fans la connoître?

Loin de cacher fes chagrins à fa mère, la jeune fille ne demandoif pas mieux que de l'avoir pour confolatricè & pour confidente. Mais la honte l'em^ pèchoit de parler , & fa modeftie ne trouvoit point de langage pour dé- crire un état fi peu d'ignc d'elle, que l'émotion qui troubloit fes fens mal- gré qu'elle en eût. Enfin, fa honte même fervant d'indice à la mère , elle lui arracha ces. himiilians aveux. Loin de l'affliger par d'injuftes réprimandes , elle la confola, la plaignit, pleura fur elle y elle étoit trop fage pour lui faire un crime d'un mal que fi vertu feule rendoit fi cruel. Mais pourquoi fup-

S4

v4i^ Emile.

porter (lins la néccinté un mal dont le remède étoit il facile Se Ci légitime ? Qiie n'ufoit-eile de Ja liberté qu'on luiavoit donnée?' Qi^e n'acceptoit-elle .un maii, que ne Je choiiiiîoit- elle ? Ne {<ivoit-e:te pds que Ion fort dépen- doit d'elle i'eule, & que, quel que fat ion choix, il feroitconiiimé, puirqu'elie n'en pouvoir faire un qui ne fut hon- nête f On Pavoit envoyée à la vilié, elle n'y. avoit point voulu refter; pîu- fieurs partis s'étoient preicntés, elle les avoit tous rebutés. Qri'attendoic- elle donc ? Que vouloit-elle '^ Quelle inexplicable contradiction î

La réponfe étoit fimple. S'il ne s'a-- giflbit que d'un fecours pour la jeu- iielTe , le choix feroi: bientôt fait : mais un maître pour toute la vie n'eft pas fi facile à choifirs & puifqu'on ne peut réparer ces deux choix, il faut bien attendre , & fouvent perdre fa jeu- neiÏQ , avant de trouver l'homme avec qui l'on veut palîer fes Jours. Tel étoit le cas de Sophie : elle avoit be- loin d'un amant, mais cet amant de- voit être un marij & pour le cœur qu'il faloit au (ien, l'un étoit prcfquc aulFi difficile à trouver que l'autre. Tous ces jeunes gens il brillaiis n'a-

Livre V. 417

voient avec elle que la convenance de l'agc, les autres leur manquoient tou- jours ; leur efprit iuper£ciel, leur va- nité, leur jargon, leurs mœurs fans règle, leurs frivoles imitations la dé- eoùroicnt d'eux. Elle chcrchoit un nomme & ne crouvoit que des iinges j 'elle cherchoit une amc & n'en trou- ^voit point. ^

()ue je liiis malheureufe, difoit-elle à fa meie ! J'ai befoin d'aimer & ne -.vois rien qui me plaife. Mon cœur repoiuTe tous ceux qu'attirent mes fens. -Je n'en vois pas un qui ifexcite mes dcilrs, & pas un qui les réprime; un -goût fans ellime ne peut durer, Abî ce n'eft pas l'iiomme qu'il faut à "votre Sophie! fon charmant m.odele eiï empreint trop avant dans fon ame. Elle ne peut aimer que lui, elle ne peut rendre heureux que lui , elle ne peut être heureule qu'avec lui feul. Elle aime mieux fc coniumer & com- battre fans celle , elle aime mieux mou- rir malheureufe & libre, que déièfpc- ré.e auprès d'un homme qu'elle n'aime- roit pas & qu'elle rendroit malheureux lui-même ; il vaut mieux n'être plus que de n'être que pour fouiirir.

Frappée de ces fingularités , fa merc ]gs trouva trop biiiaires pour a y pas

4i8 Emile.

ibiipconner quelque myftere. Sophie ii'étoit ni précieufe ni ridicule. Com- ment cette délicateife outrée avoit-ellc pu lui convenir , à elle à qui l'on n'a- voit rien tant appris dès fon eniance qu'à s'accommoder des gens avec qui elle avoit à vivre , & à faire de né- ceiîité vertu? Ce modèle de l'homme aimable , duquel elle ctoit enchantée, & qui revenoit 11 fouvent dans tous fes entretiens , fit conjedlurer à fa mère que ce caprice avoit quelque autre fon- dement qu'elle ignoroit encore, & que Sophie n'avoit pas tout dit. L'infortu- née , furchargée de fa peine fccrete,, ne cherchoit qu'à s'épancher. Sa mère la preiîe i elle hélite , elle fe rend enfin , & ibrtant fans rien dire , elle rentre un moment après un livre à la main. Plai- gnez votre malheureufe fille, fa trif- telfe eft fans remède, fes pleurs ne peuvent tarir. Vous en voulez lavoir la caufe : eh bien! la voilà , dit -elle en jettant le livre fur la table. La mère prend le livre & l'ouvre : c'étoient les aventures de Télém.aquc. Elle ne com- prend rien d'abord à cette énigme : à force de queifions &: de réponfes obf- cures, elle voit enfin avec une fur- prife facile à concevoir , que £\ fille eil la rivale d'Eucharis.

Livre V. 419

Sophie aimoit Télémaque , & l'ai- moit avec une pairion dont rien ne put la guérir. Sitôt que fon père & fa mère connurent fa manie , ils en ri- rent Se crurent la ramener par la rai- fon. Ils fe trompèrent : la raifon n'étoit pas toute de leur côte : Sophie avoit aulfi la fienne & fwoit la faire valoir. Combien de fois elle les réduifit au filence en fe fervant contre eux de leurs propres raifonnemcns , en leur mon- trant qu'ils avoient fait tout le mal eux- mêmes, qu'ils ne l'avoient point for- mée pour un homme de fon iîecîe, qu'il faudroit néceffairement qu'elle adoptât les manières de penfer de, fon mari ou qu'elle lui donnât les fîennes ; qu'ils lui avoient rendu le premier moyen impoliible par la manière dont ils l'avoient élevée , & que l'autre étoit précifément ce qu'elle cherchoit. Don- nez-moi , difoit-elle , un. homme im- bu de mes maximes, ou que j'y puiffe amener , & je l'époufe ; mais jufques- là' pourquoi me grondez - vous ? Plai- gnez-moi. Je fuis maiheureufe Se non pas folle. Le cœur dépend-il de la vo- lonté? Mon père ne l'a-t-il pas dit lui- même ? Eit-ce ma faute fi j'aime ce qui n'eft pas ? Je ne fuis point vifionnaire 5 je ne veux point un Prince ,je lie cher-

420 Emile.

che point Tclémaque , je fais qu'il n'eft qu'une hdlioii ; je cherche queiqif un qui hïi reîîemble y & pourquoi ce quel- qu'un ne peut-il exifter , puifque j'exif- te , moi qui me icns un cœur il fembla- bîe au fienir Non, ne déshonorons pas ainfi l'humanité j ne penfons pas qu'un homme aimable Se vertueux ne foit qu'une chimère. Il exifte, il vit, il me •cherche peut-être ; il cherche une ame qui le fâche aimer. Mais qu'eil:-il '< elc-il? Je l'ig-nore; il n'eil aucun de -ceux que j'ai vus -, fans doute il n'eft raucun de ceux que je verrai. O ma -mère! pourquoi ni'avez-vous rendu la vertu trop aimable ? Si je ne puis ai- mer qu'elle , le tort en eil moins à ^îoi qii'à vous.

Amencrai-je ce trille récit jufqu'àfa cataftrophe? Dirai-je les longs débats qui la précédèrent '^ Rcpréfenterai - je une mcre impatientée changeant en rigueurs fes premières car elfe s î' ivlon- trerai-je un père irrité oubliant fes premiers cngagemcns ,& traitant com- me une folle la plus vertueufe des ^ Elles 'i' Pcindrai-je enfin l'infortunée, encore plus attachée à fa chimère par la perfécution qu'elle lui fait iouifrir, iiiarchant à pas lents vers la. mort, &

i

L I V R E V. 421

defcendant dans la tombe au moment qu'on croit l'entraîner a l'autel? Non , j'écarte ces objets funeftes. Je n'ai pas belbin d'aller (1 loin pour montrer par un exemple ailez frappant, ce me fem- ble, que malgré les préjugés qui nail- fcnt des mœurs du ficcle , l'enthou- fiafme de liionnètete & du beau n'elt pas plus étranger aux femmes qu'aux hommes, & qu'il n'y a rieu que , fous la direciion de la nature , on ne puilfe obtenir d'elles comme de nous.

On m'arrête ici pour me demander fi c'ed la nature qui nous prefcrit de prendre tant de peines pour répri- mer des defirs immodérés? Je réponds que non , mais qa'auifi ce n'eft point la nature qui nous donne tant de de- firs immodérés. Or tout ce qui n'ell pas d'elle elt contre ellei j'ai prouvé cela mille fois.

Rendons à notre Emile fa So- pbie y reiîu (citons cette aimable fille pour lui donner une imagination moins vive & un dellin plus heu- reux. Je voulois peindre une femme ordinaire , & à force de lui élever l'ame j'ai troublé £1 raifon> je me fuis

422 Em ILE, Livre V.

égaré moi-même. Revenons fur nos pas. Sophie n'a qu'un bon naturel dans une ame commune i tout ce qu'elle a de^ plus que les autres , eft Feifet de fcn éducation.

Fin du Tome troifrèmc.

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