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The Estate of the late G. Percival Best, Esq.

HANDBOUND AT THE

UNIVERSITY OF TORONTO PRESS

ESSAIS

DE MICHEL

DE MONTAIGNE.

I

DE UIMPRIMERIE DE CRAPELET.

ESSAIS

/ DE MICHEL

DE MÔ'NTAIG'NE,

NOUVELLE ÉDITION.

TOME TROISIÈME.

A PARIS,

CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,

RUE DE l'Éperon, n^ 6.

1818.

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604

ESSAIS

DE MICHEL

DE MONTAIGNE.

SUITE DU LIVRE SECOND.

I

CHAPITRE XII.

apologie de Raimond Sebond.

C'est, à la vérité , une tresutile et grande partie Science :

I . 1-1 ^ . son utilité.

que la science ; ceuJx qui la mespnsent , tesmoi- gnent assez leur bestise : mais ie n'estime pas pourtant sa valeur iusques à cette mesure extrême qu'aulcuns luy attribuent , comme Herillus le philosophe {a) ^ qui logeoit en elle le souverain bien, et tenoit qu'il feust en elle de nous rendre s;>ges et contents ; ce que ie ne crois pas : ny ce que d'aultres ont dict, que la science est mère de toute vertu , et que tout vice est produict par l'ignorance. Si cela est vray, il est subiect à une longue interprétation.

{a) DioGÈNE Laekce, 1. 7, segm. i65. C. III. I

ta

a ESSAIS DE MONTAIGNE,

Ma maison a esté dez long temps ouverte aux gents de sçavoir, et en est fort cogneue ; car mon père, qui l'a commandée cinquante ans et plus, eschauffé de cette ardeur nouvelle de quoy le roy François premier embrassa les let- tres et les meit en crédit , rechercha avecques grand soing et despense l'accointance des hom- mes doctes , les recevant chez luy comme per- sonnes sainctes, et ayants quelque particulière inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences et leurs discours comme des oracles , et avecques d'autant plus de révérence et de religion , qu'il avoit moins de loy d'en iuger , car il n'avoit aulcune cognoissance des lettres, non plus que ses prédécesseurs. Moy , ie les aime bien ; mais ie ne les adore pas. Entre aultres , Pierre Bunel , homme de grande répu- tation de sçavoir , en son temps, ayant arresté quelques iours à Montaigne, en la compaignie de mon père, avecques d' aultres hommes de sa sorte , luy feit présent , au desloger , d'un Ouvrage livre qui s'intitule : Theologia naturalis ; si^e, de Sebonde ; Liber creaturoruin , magistri Raimondi de Se- bonde {a) ; et parce que la langue italienne et espaignolle estoient familières à mon père, et que ce livre est basty d'un espaignol bara-

{a) Dans la première édition des Essais, et dans celle de i588, m-4°. , ce titre est simplement en françois de cette manière , la Théologie naturelle de Raimond Se bond. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 3

goiiiné en terminaisons latines , il esperoit qu'avecques bien peu d'ayde il en pourroit faire son proufit , et le luy recommenda comme livre tresutile , et propre à la saison en laquelle il le luy donna ; ce feut lors que les nouvelletez de Luther commenceoient d'entrer en crédit, et esbransler en beaucoup de lieux nostre an- cienne créance : en quoy il avoit un tresbon advis, prévoyant bien , par discours de raison, que ce commencement de maladie declineroit ayseement en un exsecrable athéisme; car le vulgaire, n'ayant pas la faculté de iuger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences , aprez qu'on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et con- trerooller les opinions qu'il avoit eues en ex- trême révérence , comme sont celles il va de son salut, et qu'on a mis aulcuns articles de sa t'eligion en doubte et à la balance , il iecte tantost aprez ayseement en pareille incertitude toutes les aultres pièces de sa créance, qui n'a- voient pas chez luy plus d'auctorité ny de fon- dement que celles qu'on luy a esbranslees, et secoue , comme un ioug tyrannique , toutes les impressions qu'il avoit receues par l'auctorité des loix ou révérence le l'ancien usage ,

I Nam cupide conculcatur nimis antè metutiim (i) j

I (i) On foule aux pieds avec joie ce qu'on a craint et

■K révéré. Llcret. 1. 5 , v. ii3o

m

4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

entreprenant dez lors en avant de ne recevoir rien à quoy il n'ayt interposé son décret, et Traduit de presté particulier consentement. Or, cjuelaiies

respagnol en | ^ ? -i -i

françojs par iours avant sa mort, mon père, ayant, de for- Montaigne.

tune , rencontre ce livre soubs un tas d aultres

papiers abandonnez , me commanda de le luy mettre en François. Il faict bon traduire les aucteurs comme celuy là, il n'y a gueres que la matière à représenter : mais ceulx qui ont donné beaucoup. à la grâce et à l'elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommeement pour les rapporter à un idiome plus foible. Ces toit une occupation bien es- trange , et nouvelle pour moy ; mais estant , de fortune , pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur père qui feut oncques , i'en veins à bout , comme ie peus : à quoy il print un singulier plaisir, et donna charge qu'on le feist imprimer ; ce qui feut exécuté aprez sa mort. le trouvay belles les imaginations de cet aucteur , la contexture de son ouvrage bien suyvie , et son desseing plein de pieté. Parce que beaucoup de gents s'amu- sent à le lire, et notamment les dames, à qui nous debvons plus de service , ie me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour deschar- ger leur livre de deux principales obiections qu'on luy faict. Sa fin est hardie et courageuse; , car il entreprend , par raisons humaines et na-

turelles , d'establir et vérifier contre les atheïstes

LIVRE II, CHAPITRE XII. 5

touts les articles de la religion chrestienne : en qnoy , a dire la vérité, ie le treuve si ferme et si heureux , que ie ne pense point qu'il soit pos- sible de mieulx faire en cet argument là; et crois que nul ne l'a egualé. Cet ouvrage me sem- blant trop riche et trop beau pour un aucteur duquel le nom soit si peu cogncu , et duquel tout ce que nous sçavons , c'est qu'il estoit Es- paignol, faisant profession de médecine, à Tou- louse, il y a environ deux cents ans; ie m'en- quis aultresfois à Adrianus Turnebus , qui sçavoit toutes choses , que ce pouvoit estre de ce livre : il me respondit qu'il pensoit que ce feust quelque quintessence tirée de sainct Tho- mas d'Aquin; car, de vray, cet esprit là, plein d'une érudition infinie , et d'une subtilité ad- mirable, estoit seul capable de telles imagina- tions. Tant y a que , quiconque en soit l'aucteur et inventeur (et ce n'est pas raison d'oster sans plus grande occasion à Sebond ce tiltre) , c'es- toit un tressuffisant homme, et ayant plusieurs belles parties.

La première reprehension qu'on faict de son objection ouvrage , c'est que les chrestiens se font tort de *l"\° ^^^^^^*^

~ ' 1 contre ce li-

vouloir appuyer leur créance par des raisons vre, avec la

. . . réponse de

humaines, qui ne se conceoit que par foy, et Montaigne. par une inspiration particulière de la grâce di- vine. En cette obiection , il semble qu'il y ayt quelque zèle de pieté; et, à cette cause, nous fault il , avecques autant plus de doulceur et de

6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

respect , essayer de satisfaire à ceulx qui la mettent en avant. Ce seroit mieulx la charge d'un homme versé en la théologie, que de moy , qui n'y sçais rien : toutesfois ie iuge ainsi , qu'à une chose si divine et si haultaine , et surpas- sant de si loing l'humaine intelligence, comme est cette Vérité de laquelle il a pieu à la bonté de Dieu nous esclairer , il est bien besoing qu'il nous preste encores son secours , d'une faveur extraordinaire et privilégiée , pour la pouvoir concevoir et loger en nous; et ne crois pas que les moyens purement humains en soient aulcu- nement capables ; et , s'ils l'estoient , tant d'ames rares et excellentes , et si abondamment garnies de forces naturelles ez siècles anciens , n'eus- sent pas failly , par leur discours , d'arriver à cette cognoissance. C'est la foy seule qui em- brasse vifvement et certainement les haults mystères de nostre religion : mais ce n'est pas à dire que ce ne soit une tresbelle et treslouable entreprinse d'accommoder encores au service de nostre foy les utils naturels et humains que Dieu nous a donnez ; il ne fault pas doubter que ce ne soit l'usage le plus honorable que nous leur sçaurions donner, et qu'il n'est occu- pation ny desseing plus digne d'un homme chrestien , que de viser , par touts ses estudes et pensements, à embellir, estendre et ampli- fier la vérité de sa créance. Nous ne nous con- tentons point de servir Dieu d'esprit et d'ame;

I

f

LIVRE II, CHAPITRE XII. 7

nous luy debvons encores , et rendons , une ré- vérence corporelle; nous appliquons nos mem- bres mesmes , et nos mouvements , et les choses externes, à Thonorer : il en fault faire de mesme, et accompaigner nostre foy de toute la raison qui est en nous ; mais tousiours avecques cette réservation , de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle despende, ny que nos efforts et arguments puissent attaindre à une si supernaturelle et divine science. Si elle n'entre chez nous par une infusion extraordi- naire; si elle y entre non seulement par dis- cours , mais encores par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité ny en sa splendeur : et certes ie crains pourtant que nous ne la iouissions que par cette voye. Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'une foy vifve ; si nous tenions à Dieu par luy , non par nous ; si nous avions un pied et un fondement divin : les occasions humaines n'auroient pas le pou- voir de nous esbransler comme elles ont ; nostre fort ne seroit pas pour se rendre à une si foible batterie ; l'amour de la nouvelleté , la contraincte des princes , la bonne fortune d'un party, le changement téméraire et for- tuite de nos opinions , n'auroient pas la force de secouer et altérer nostre croyance; nous ne la lairrions pas troubler à la mercy d'un nouvel argument, et à la persuasion, non pas de toute la rhétorique qui feut oncques ; nous

8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

soustiendrions ces flots, d'une fermeté in- flexible et immobile :

lUisos fluctus rupes ut vasta refundit , Et varias circum latrantes dissipât undas Mole sua (I) :

La bonne si cc ravon de la divinité nous touchoit aulcu-

vie , marque . , . .

d'un vrai nement, il y paroislroit partout; non seule-

christianis- ^ i

j^g ment nos paroles, mais encores nos opérations,

en porteroient la lueur et le lustre ; tout ce qui partiroit de nous, on le verroit illuminé de cette noble clarté. Nous debvrions avoir honte, qu'ez sectes humaines il ne feust iamais par- tisan , quelque difficulté et estrangeté que main- teinst sa doctrine, qui n'y conformast aulcvine- ment ses desportements et sa vie : et une si di- vine et céleste institution ne marque les chres- tiens que par la langue ! Voulez vous veoir cela? comparez nos mœurs à un mahometan , à un païen ; vous demeurez tousiours au dessoubs : , au regard de l'advantage de nostre reli- gion , nous debvrions luire en excellence , d'une extrême et incomparable distance ; et debvroit on dire, ce Sont ils si iustes, si charitables, si bons? ils sont donc chrestiens ». Toutes aultres apparences sont communes à toutes religions;

(i) Tel , inébranlable sur ses bases profondes, un vaste rocher repousse les flots qui grondent autour de lui , et brise leur rage impuissante. {Vers d'un Anonjme , à la louange de Ronsard. )

LIVRE II, CHAPITRE XII. 9

espérance, confiance, événements, cerimonies, pénitence, martyres : la marque peculiere de nostre Vérité debvroit estre nostre vertu , comme elle est aussi la plus céleste marque et la plus difficile, et comme c'est la plus digne production de la Vérité. Pourtant eut raison nostre bon sa i net Louys , quand ce roy tartare qui s'estoit faict chrestien desseignoit de venir à Lyon baiser les pieds au pape , et y recog- noistre la sanctimonie qu'il esperoit trouver en nos mœurs, de l'en destourner instam- ment («), de peur qu'au contraire nostre des- bordee façon de vivre ne le desgoustast d'une si saincte créance : combien que depuis il ad- veint tout diversement à cet aultre , lequel , estant allé à Rome pour mesme effect, y voyant la dissolution des prélats et peuple de ce temps là, s'establit {b) d'autant plus fort en nostre re- ligion , considérant combien elle debvoit avoir de force et de divinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur parmy tant de corruption , et en mains si vicieuses. Si nous avions une seule goutte de foy , nous remuerions les montaignes de leur place, dict la saincte Parole (c) : nos ac-

{a) JorvviLLE, c. 19 , p. 88, 89. C.

{b) Montaigne pourroit bien avoir emprunté cette belle histoire d'un conte de Boccace, Ton assure qu'un juif se convertit au christianisme par la raison qu'on nous dit ici. Giornata prima, Novella 1. C

(r) Evanf^. S. Matth. c. \'j , v. 19. C.

lo ESSAIS DE MONTAIGNE,

lions, qui seroient guidées et accompaignees de la Divinité , ne seroient pas simplement hu- maines; elles auroient quelque chose de mira- culeux comme nostre croyance ; Bj^evis est insti tutio vitœ honestœ beatœque , si credas (i). Les uns font accroire au monde qu'ils croyent ce qu'ils ne croyent pas ; les aultres , en plus grand nombre , se le font accroire à eulx mesmes , ne sçachants pas pénétrer que c'est que croire : Dieu donne et nous trouvons cstraugc si , aux guerres qui

son secours à , ,

la religion , prcsscut a ccttc hcure nostre estât , nous voyons passions? '^^^ flotter les événements et diversifier d'une ma- nière commune et ordinaire ; c'est que nous n'y apportons rien que le nostre. La iustice , qui est en l'un des partis , elle n'y est que pour or- nement et couverture : elle y est bien alléguée; mais elle n'y est ny receue , ny logée , ny es- pousee : elle y est comme en la bouche de l'ad- vocat, non comme dans le cœur et affection de la partie. Dieu doibt son secours extraordinaire à la foy et à la religion , nor, pas à nos passions : Les hora- les hommcs y sont conducteurs , et s'y servent servent de la dc la rcligiou ; cc dcbvroit estre tout le con- pouf coniTn- traira. Sentez , si ce n'est par nos mains que terieurspas- j^Q^g ]a menous .* à tirer, comme de cire, tant

sions les plus ' '

injustes. de figurcs Contraires d'une règle si droicte et si ferme , quand s'est il veu mieulx, qu'en France,

(i) Croyons, nous connoîtrons bientôt la route de la vertu et du bonheur. Quintil. Jnst. 1. 12, c. 11.

LIVRE II, CHAPITRE XII. n

en nos iours? èeulx qui l'ont prinse à gauche, ceulx qui l'ont prinse à droicte, ceulx qui en disent le noir, ceulx qui en disent le blanc, l'employent si pareillement à leurs violentes et ambitieuses entreprinses , s'y conduisent d'un progrez si conforme en desbordement et iniustice, qu'ils rendent doubteuse et malaysee à croire la diversité qu'ils prétendent de leurs opinions , en chose de laquelle despend la con- duicte et loy de nostre vie : peut on veoir partir de mesme eschole et discipline des mœurs plus unies, plus unes ? Voyez l'horrible impudence de quoy nous pelotons les raisons divines; et combien irreligieusement nous les avons et re- iectees , et reprinses , selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publicques. Cette proposition si solenne , « S'il est permis au subiect de se rebeller et armer contre son prince, pour la deffense de la religion » : sou- vienne vous en quelles bouches , cette année passée , l'affirmative d'icelle estoit l'arc boutant d'un party; la négative, de quel autre party c'estoit l'arc boutant : et oyez (a) à présent de quel quartier vient la voix et instruction de l'une et de l'aultre; et si les armes bruyent moins pour cette cause que pour celle là. Et

(û) Ici , Montaigne se moque tout doucement des ca-» tholiques, comme dit M. Bayle dans son Dictionnaire, à l'article Holman, remarque i. C.

12 ESSAIS DE MONTAIGNE,

nous bruslons les gents qui disent qu'il fault faire souffrir à la Vérité le ioug de nostre be- soing : et de combien faict la France pis que de le dire? Confessons la vérité : qui trieroit de l'armée, mesme légitime, ceulx qui y marchent par le seul zèle d'une affection religieuse, et encores ceulx qui regardent seulement la pro- tection des loix de leur pais , ou service du prince , il n'en sçauroit bastir une compaignie de gentsd'armes complette. D'où vient cela , qu'il s'en treuve si peu qui ayent maintenu mesme volonté et mesme progrez en nos mou- vements publicques, et que nous les voyons tantost n'aller que le pas, tantost y courir à bride avalée, et mesmes hommes tantost gaster nos affaires par leur violence et aspreté , tantost par leur froideur , mollesse et pesanteur ; si ce n'est qu'ils y sont poulsez par des considéra- tions particulières et casuelles, selon la diver- Ztle des sité dcsqucllcs ils se remuent ? le veois cela plein cVin jus- évidemment, que nous ne prestons volontiers POTtemenT ^ ^^ dcvotiou quc Ics officcs qui flattent nos passions : il n'est point d'hostilité excellente comme la chrestienne : nostre zèle faict mer- veilles, quand il va secondant nostre pente vers la haine, la cruauté , l'ambition , l'avarice, la detraction , la rébellion ; à contrepoil , vers la bonté , la bénignité , la tempérance , si , comme par miracle, quelque rare complexion ne l'y porte , il ne va ny de pied , ny d'aile.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i3

Nostre religion est faicte pour extirper les vices : elle les couvre , les nourrit, les incite. Il ne fault point faire barbe de foarre à Dieu (comme on (a) dict). Si nous le croyions, ie ne dis pas par foy, mais d'une simple croyance; voire (et ie le dis à nostre grande confusion ) si nous le croyions et cognoissions , comme une aultre histoire , comme l'un de nos compaignons , nous l'aimerions au dessus de toutes aultres choses, pour l'infinie bonté et beauté qui re- luict en luy ; au moins marcheroit il en mesme reng de nostre affection que les richesses , les plaisirs, la gloire, et nos amis : le meilleur de nous ne craint point de l'oultrager, comme il craint d'oultrager son voisin, son parent, son maistre. Est il si simple entendement, lequel, ayant d'un costé l'obiect d'un de nos vicieux plaisirs, et de l'aultre, en pareille cognoissance et persuasion , Testât d'une gloire immortelle , entrast en troque de l'un pour l'aiiltre? et si, nousy renonceons souvent de pur mespris : car quelle envie nous attire au blasphémer , sinon à l'adventure l'envie mesme de l'offense? Le phi- losophe Antisthenes , comme on l'initioit aux

(a) Vieux proverbe , dont le sens est qu'il ne faut pas «e moquer de Dieu , et lui faire harbe de paille. On disoit , du temps de Rabelais, faire gerbe de feurre. Gargantua , dit-il , faisoit gerbe de feurre aux dieux , î. I , c. II. G.

i4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

mystères d'Orpheus , le presbtre luy disant que ceiilx qui se vouoient à cette religion avoient à recevoir, aprez leur mort, des biens éternels et parfaicts : « Pourquoy , si tu le crois , ne meurs tu doncques toy mesme? » luy dict il. Diogenes, plus brusquement, selon sa mode, et plus loing de nostre propos , au presbtre qui le prescboit de mesme de se faire de son ordre pour parvenir aux biens de Taultre monde : a Veulx tu {a) pas que ie croye qu'Agesilaus et Epaminondas , si grands hommes , seront misé- rables ; et que toy , qui n'es qu'un veau , et qui ne fais rien qui vaille, seras bienheureux, parce que tu es presbtre ? » Ces grandes promesses de la béatitude éternelle, si nous les recevions de pareille auctorité qu'un discours philoso- phique , nous n'aurions pas la mort en telle horreur que nous avons :

Non iam se moriens dissolvi conquereretur ;

Sed magis ire foras , vestemque relinquere , ut anguis ,

Gauderet, prseloiiga senex aut cornua cervus (i) :

« ie veulx estre dissoult , dirions nous, et estre avecques lesus Christ {b) » : la force du discours

{a) DioGÈNE Laerce , J^ie de Dîogene le Cynique y 1. 6, segm. 39. C.

(i) Bien loin de gémir de notre dissolution , nous nous en irions avec joie ; nous laisserions notre enveloppe comme le serpent quittte sa dépouille , comme le cerf se défait de son vieux bois. Lucret. 1. 3 , v. 612.

{h) S. Paul ;, dans son Éjntre aux Philipp.c. i, v. 23. C.

X

LIVRE II, CHAPITRE XII. i5

de Platon, de l'immortalité de l'ame, poulsa bien aulcuns de ses disciples à la mort, pour ioiiïr plus promptement des espérances qu'il leur donnoit. Tout cela , c'est un signe tresevi- Profession dent que nous ne recevons nostre religion qu'à chrîlHennr" nostre façon, et par nos mains, et non aultre- ^"^ "^""^ ^**'*" ment que comme les aultres religions se receoi- vent. Nous nous sommes rencontrez au pais elle estoit en usage; ou nous regardons son an- cienneté, ou Tauctorité des hommes qui l'ont maintenue ; ou craignons les menaces qu'elle attache aux mescreants , ou suyvons ses pro- messes : ces considérations doibvent estre employées à nostre créance, mais comme sub- sidiaires ; ce sont liaisons humaines : une aultre religion, d'aultres tesmoings , pareilles pro- messes et menaces nous pourroient imprimer, par mesme voye , une créance contraire; nous sommes chrestiens , à mesme tiltre que nous sommes ou perigordins ou allemans. Et ce que dict Plato , qu'il est peu d'hommes si fermes en l'athéisme, qu'un dangier pressant ne ramené à la recognoissance de la divine puissance : ce roolle ne touche point im vray chrestien ; c'est à faire aux rehgions mortelles, et humaines, d'estre receues par une humaine conduicte. Quelle foy doibt ce es^TC, que la lascheté et la foiblesse de cœur plantent en nous et estabUs- sent? plaisante foy, qui ne croid ce qu'elle croid , que pour n'avoir pas le courage d^ le

i6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

descroire! une vicieuse passion, comme celle de l'inconstance et de Tetonnement, peult elle faire en nostre ame aulcune production réglée? Ils establissent , dict il (a), par la raison de leur iugement, que ce qui se recite des enfers, et des peines futures, est feinct : mais l'occasion de l'expérimenter s'offrant lorsque la vieillesse ou les maladies les approchent de leur mort, sa terreur les remplit d'une nouvelle créance , par l'horreur de leur condition à venir. Et, parce que telles impressions rendent les cou- rages craintifs , il deffend , en ses loix (/>>) , toute instruction de telles menaces , et la persuasion que des dieux il puisse venir à l'homme aulcun mal , sinon pour son plus grand bien , quand il y escheoit , et pour un medecinal effect. Ils recitent de Bion, qu'infect des atheïsmes de Theodorus , il avoit esté long temps se moc- quant des hommes religieux ; mais, la mort le surprenant (c) , qu'il se rendit aux plus ex- trêmes superstitions : comme si les dieux s'os- toient et se remettoient selon l'affaire de Bion (d). Platon, et ces exemples, veulent con-

(a) De Republ. 1. i , vers le commencement. C.

{h) C'est le re'sultat de ce que dit Platon sur la fin du second livre , et au commencement du troisième de sa République. C.

(c) DiOG. Lafrce, T^ie de Bion, 1. 4, segm. 4- C.

{d) Cette réflexion , si juste et si naturelle , est de

LIVRE II, CHAPITRE XII. i^

clurre que nous sommes ramenez à la créance de Dieu , ou par raison , ou par force. L'athéisme estant une proposition comme desnaturee et monstrueuse , difficile aussi et malaysee d'es- tablir en l'esprit humain , pour insolent et des- reglé qu'il puisse estre , il s'en est veu assez , par vanité , et par fierté de concevoir des opi- nions non vulgaires et reformatrices du monde, en affecter la profession par contenance; qui, s'ils sont assez fols , ne sont pas assez forts pour l'avoir plantée en leur conscience : pourtant, ils ne lairront de ioindre leurs mains vers le ciel, si vous leur attachez un bon coup d'espee en la poictrine; et quand la crainte ou la mala- die aura abbattu et appesanti cette licencieuse ferveur d'humeur volage , ils ne lairront pas de se revenir , et se laisser tout discrettement manier aux créances et exemples publicques. Aultre chose est un dogme sérieusement digéré; aultre chose, ces impressions superficielles, lesquelles , nées de la desbauche d'un esprit desmanché , vont nageant témérairement et incertainement en la fantasie. Hommes bien misérables et escervellez , qui taschent d'estre pires qu'ils ne peuvent!

L'erreur du paganisme , et l'ignorance de Ce qui de-

Diogène Laërce lui-même, dans la Vie de Bion y 1. 4, segm. 55. Comme il n*est pas riche de son fonds, il seroit cruel de lui ravir le peu qu'il a. C.

111. a

i8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

vroit nous nostre saincte Vérité , laissa tiimber cette grande Udement à ame de Platon , mais grande d'humaine gran- ^^"' deur seulement, encores en cet aultre voisin

abus , a que les enfants et les vieillards se treu- vent plus susceptibles de religion » : comme si elle naissoit et tiroit son crédit de nostre imbé- cillité. Le nœud qui debvroit attacher nostre iugement et nostre volonté , qui debvroit es- treindre nostre ame et ioindre à nostre Créa- teur, ce debvroit estre un nœud prenant ses replis et ses forces , non pas de nos considéra- tions , de nos raisons et passions , mais d'une estreincte divine et supernaturelle , n'ayant qu'une forme, un visage, et un lustre, qui est l'auctorité de Dieu et sa grâce. Or , nostre cœur et nostre ame estant régie et commandée par la foy , c'est raison qu'elle tire au service de son desseing toutes nos aultres pièces, selon leur La Divinité portcc. Aussi u'cst il pas croyablc que toute seTouvrages ccttc macliinc u'ayt quelques marques em- vmbles. preiutcs de la main de ce grand architecte, et qu'il n'y ayt quelque image ez choses du monde rapportant aulcunement à l'ouvrier qui les a basties et formées. 11 a laissé en ces haults ou- vrages le charactere de sa divinité, et ne tient qu'à nostre imbécillité que nous ne le puissions descouvrir : c'est ce qu'il nous dict luy mesme, « Que ses opérations invisibles il nous les ma- nifeste par les visibles ». Sebond s'est travaillé à ce digne estude , et nous montre comment il

LIVRE II, CHAPITRE XII. 19

n*est pièce du monde qui desmente son facteur. Ce seroit faire tort à la bonté divine, si l'uni- vers ne consentoit à nostre créance : le ciel, la terre, les éléments, nostre corps et nostre ame, toutes choses y conspirent; il n'est que de trouver le moyen de s'en servir : elles nous ins- truisent , si nous sommes capables d'entendre, car ce monde est un temple tressainct, dedans lequel l'homme est introduict pour y contem- pler des statues , non ouvrées de mortelle main , mais celles que la divine Pensée a faict sen- sibles, le soleil, les estoiles, les eaux, et la terre, pour nous représenter les intelligibles, a Les choses invisibles de Dieu, dict sainct Paul , apparoissent par la création du monde, considérant sa sapience éternelle, et sa divi- nité, par ses œuvres (a) ».

Atque adeo faciem cœli non invidet orbi Ipse Deus , vultusque suos corpusque recludit Semper volveudo : seque ipsum inculcat et offert j Ut benè cognosci possit , doceatque videndo Qualis eat , doceatque suas attendere leges (i).

Or , nos raisons et nos discours humains , c'est

(a) Èpttre aux Romains , c. 1 , v. 20. C.

(i) Dieu n'envie pas à la terre l'aspect du ciel ^ en le faisant sans cesse rouler sur nos têtes , il se montre à nous face à face ; il s'offre à nous, il s'imprime en nous 5 il veut être clairement connu, il nous apprend à con- templer sa marche et à méditer ses lois. Manfl. 1. 4 > V. 907.

20 ESSAIS DE MONTAIGNE,

comme la matière lourde et stérile : la grâce de Dieu en est la forme ; c'est elle qui y donne la façon et le prix. Tout ainsi que les actions ver- tueuses de Socrates et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n'avoir eu leur fin, et n'avoir regardé l'amour et obéissance du vray créateur de toutes choses , et pour avoir ignoré Dieu : ainsin est il de nos imaginations et dis- cours ; ils ont quelque corps , mais une masse informe , sans façon et sans iour , si la foy et la grâce de Dieu n'y sont ioinctes. La foy venant à teindre et illustrer les arguments de Sebond, elle les rend fermes et solides : ils sont capables de servir d'acheminement et de première guide à un apprentif pour le mettre à la voye de cette cognoissance ; ils le façonnent aulcunement, et rendent capable de la grâce de Dieu , par le moyen de laquelle se parfournit , et se perfect aprez , nostre créance, le sçais un homme d'auc- torité , nourry aux lettres , qui m'a confessé avoir esté ramené des erreurs de la mescreance, par l'entremise des arguments de Sebond. Et quand on les despouillera de cet ornement et du secours et approbation de la foy , et qu'on les prendra pour fantasies pures humaines , pour en combattre ceulx qui sont précipitez aux espoventables et horribles tenebj'es de l'ir- réligion , ils se trouveront encores lors aussi solides et autant fermes , que nuls aultres de mesme condition qu'on leur puisse opposer :

LIVRE II, CHAPITRE XII. 21

de façon que nous serons sur les termes de dire à nos parties ,

Si melius quid habes , accerse j vel imperium fer (i) j

qu'ils souffrent la force de nos preuves, ou qu'ils nous en facent veoir ailleurs , et sur quelque autre subiect, de mieulx tissues et mieulx estoffees. le me suis, sans y penser, à demy desia engagé dans la seconde obiection à laquelle i'avois proposé de respondre pour Sebond.

Aulcuns disent que ses arguments sont foi- Réponse i

11 ^ A.' T VI 1^. ce qu'on di-

bles, et ineptes a vérifier ce qu il veult : et en- soit contre le treprennent de les chocquer ayseement. Il fault mo^nd dfse- secouer ceulx cy un peu plus rudement , car ils \^^^^^^ ^^^ sont plus danfijereux et plus malicieux que les «^e^ts en

\ 1 f 1 , sont foibles.

premiers. On couche volontiers le sens des es- cripts d'aultruy à la faveur des opinions qu'on a preiugees en soy ; à un atheiste touts escripts tirent à l'atheïsme. Il infecte de son propre ve- nin la matière innocente : ceulx cy ont quelque préoccupation de iugement qui leur rend le goust fade aux raisons de Sebond. Au demou- rant, il leur semble qu'on leur donne beau ieu de les mettre en liberté de combattre nostre religion par les armes pures humaines , laquelle

(1) Si vous avez quelque chose de meilleur, produi- sez-le : sinon acceptez ce qu'on vous présente. Hor. epist. 5 , 1. i,v.6.

22 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ils n'oseroient attaquer en sa maiesté pleine d'auctorité et de commandement. Le moyen que ie prends pour rabbattre cette frénésie , et qui me semble le plus propre , c'est de froisser et fouler aux pieds l'orgueil et l'humaine fierté; leur faire sentir l'inanité , la vanité et denean- tise {a) de l'homme; leur arracher des poings les chestifves armes de leur raison ; leur faire baisser la teste et mordre la terre soubs l'auc- torité et révérence de la maiesté divine. C'est à elle seule qu'appartient la science et la sa- pience ; elle seule qui peult estimer de soy quelque chose, et à qui nous desrobbons ce que nous nous comptons et ce que nous nous pri- sons. Où ^ct/3 iv (ppOvéilV 0 '3-gOr {JLèyoL cIkKOV Iv kctVTOV (l).

Abbattons ce cuider {b) , premier fondement de la tyrannie du maling esprit : Deus superhis ré- sista; humilibus autem datgratiam (2). L'intelli- gence est en touts les dieux , dict Platon [c) , et poinctou peu aux hommes. Or, c'est cependant beaucoup de consolation à l'homme chrestien de veoir nos utils mortels et caducques si pro-

{a) Le néant. E. J.

(i) Car Dieu ne veut pas qu'un autre que lui s'enor- gueillisse. Hérod. 1. 7, c. 10 , n. 5.

[b) Cette présomption , cette pensée. E. J.

(2) Dieu résiste aux superbes , et fait'grâce aux humbles. I''. Epist. S. Pétri, c. 5 , v. 5.

(c) Dans le Timée. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. a3

prement assortis à nostre foy saincte et divine, que , lorsqu'on les employé aux subiects de leur nature mortels et caducques, ils n'y soyent pas appropriez plus uniement, ny avec plus de force. Voyons donc si l'homme a en sa puis- sance d'aultres raisons plus fortes que celles de Sebond ; voire s'il est en luy d'arriver à aulcune certitude, par argument et par discours. Car sainct Augustin («), plaidant contre ces gents icy , a occasion de reprocher leur iniustice, en ce qu'ils tiennent faulses les parties de nostre créance, que nostre raison fault à establir; et, pour montrer qu'assez de choses peuvent estre et avoir esté, desquels nostre discours ne sçau- roit fonder la nature et les causes , il leur met en avant certaines expériences cogneues et in- dubitables ausquelles l'homme confesse ne rien veoir ; et cela faict il , comme toutes aultres choses , d'une curieuse et ingénieuse recherche. Il fault plus faire, et leur apprendre que pour convaincre la foiblesse de leur raison , il n'est besoing d'aller triant des rares exemples; et qu'elle est si manque {b) et si aveugle , qu'il n'y a nulle si claire facilité qui luy soit assez claire; que l'aysé et le malaysé lui sont un ; que touts subiects egualement, et la nature en gênerai, desadvoue sa iurisdiction et entremise. Que

{a) De Chit. Dei. 1. 21 , c. 5. C. {b) Si fautive. E. J.

24 ESSAIS DE MONTAIGNE,

nous presche la Vérité («), quand elle nous presche De fuyr la mondaine philosophie ; quand elle nous inculque si souvent {b) Que nostre sagesse n'est que folie devant Dieu ; Que de toutes les vanitez , la plus vaine c'est , l'homme ; Que l'homme , qui présume de son sçavoir , ne sçait pas encores que c'est que sça- voir ; et Que l'homme , qui n'est rien , s'il pense estre quelque chose , se seduict soy mesme et se trompe? ces sentences du sainct Esprit ex- priment si clairement et si vifvement ce que ie veulx maintenir, qu'il ne me fauldroit aulcune aultre preuve contre des gents qui se rendroient avecques toute soubmission et obéissance à son auctorité : mais ceulx cy veulent estre fouettez à leurs propres despens, et ne veulent souf- frir qu'on combatte leur raison , que par elle Quel est mcsmc. Considerons doncques pour cette heure

l'avantaeede ,,, , . ,

l'homme sur 1 hommc scul , saus sccours estrangier, arme cre'ature's!^^^ Seulement de ses armes, et despourveu de la grâce et cognoissance divine , qui est tout son honneur , sa force , et le fondement de son estre : voyons combien il a de tenue en ce bel equippage. Qu'il me face entendre, par l'effort de son discours , sur quels fondements il a basty ces grands advantages qu'il pense avoir sur les aultres créatures : Qui luy a persuadé

{a) S. Paul aux Colosses , c. 2 , 'j^. 8. C. {b) I. Corinth. c. 3, ir. 19. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 25

que ce bransle admirable de la voulte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulants si fièrement sur sa teste , les mouvements espo- ventables de cette mer infinie , soyent establis, et se continuent tant de siècles , pour sa com- modité et pour son service ? -Est il possible de rien imaginer si ridicule, que cette misérable et chestifve créature, qui n'est pas seulement maistresse de soy , exposée aux offenses de toutes choses , se die maistresse et emperiere de l'univers, duquel il n'est pas en sa puissance de cognoistre la moindre partie ,.tant s'en fault de la commander? Et ce privilège qu'il s'attribue d'estre seul en ce grand bastiment, qui ayt la suffisance d'en recognoistre la beauté et les pièces , seul qui en puisse rendre grâces à l'ar- chitecte, et tenir compte de la recepte et mise du monde; qui luy a scellé ce privilège? Qu'il nous montre lettres de cette belle et grande charge : ont elles esté octroyées en faveur des sages seulement? elles ne touchent gueres de gents : les fols et les meschants sont ils dignes de faveur si extraordinaire , et , estants la pire pièce du monde , d'estre préférez à tout le reste? En croirons nous cettuy là(i)? quorum igitur

(i) C'est-à-dire, le stoïcien Balbiis , qui, dans le livre de Cicéron , de Naturd Dcorum , 1. 2, c. 53 , parle ainsi: Quorum igitur y etc. « Pour qui dirons-nous donc que le monde a e'té fait ? C'est sans doute pour les êtres animés

26 ESSAIS DE MONTAIGNE,

causa quis dixerit effectum esse mundum ? Eorain scilicet animantiam quœ ratione utun- tur; hi sunt dii et homines , quihus profecto nihil est mellus : nous n'aurons iamais assez bafoué l'impudence de cet accouplage. Mais , pauvret, qu'a il en soy digne d'un tel advan- tage ? A considérer cette vie incorruptible des corps célestes , leur beauté , leur grandeur , leur agitation continuée d'une si iuste règle ;

Ciim susplcimus magni cœlestia mundi Templa super, stellisque micantibus aethera fixura. Et venit in mentem lunse solisque viarum (i) j

à considérer la domination et puissance que ces corps ont , non seulement sur nos vies et conditions de nostre fortune ,

Facta etenlm et vitas hominum suspendit ab astris (2),

mais sur nos inclinations mesmes , nos dis- cours, nos volontez, qu'ils régissent, poulsent et agitent à la mercy de leurs influences ,

» qui ont l'usage de la raison, savoir, les dieux et les » hommes , qui sont certainement ce qu'il y a de plus » excellent ». C.

(i) Quand on contemple au-dessus de sa tête ces im- menses voûtes du monde, et les astres dont elles ëtin- cellent; quand on réfléchit sur le cours réglé du soleil et de la lune. Lucret. 1. 5, v. i2o3.

(2) Car la vie et les actions des hommes dépendent de l'influence des astres. Manil. 1. 3 , v. 58.

LIVRE II, CHAPITRE XII. a;

selon que nostre raison nous l'apprend et le treuve ;

Speculataque longe Deprendit lacitis doniinantia legibus astra , Et totum alterna iniindum ratione nioveri , Fatorumque vices certis discernere signis (i) j

à veoir que non un homme seul , non un roy , mais les monarchies , les empires , et tout ce bas monde, se meut au bransle des moindres mouvements célestes :

Quantaque quàm parvi faciant discrimina motus : Tantum est hoc regnum quod regibus imperat ipsis (2) :

si nostre vertu , nos vices , nostre suffisance et science , et ce mesme discours que nous faisons de la force des astres, et cette compa- raison d'eulx à nous, elle vient, comme iuge nostre raison , par leur moyen et de leur faveur ;

Furit aller amore , Et pontum tranare potest et vertere Troiam : Alterius sors est scribendis legibus apta. Ecce patrem nati perimunt , natosqiie parentes ; Mutuaque arniati coeunt in vulnera fratres. Non nostrum hoc hélium est j coguntur tenta moverc,

(1) Elle reconnoît que ces astres que nous voyons si éloignes de nous , ont sur l'homme un secret empire^ que les mouvements de l'univers sont assujettis à des lois pé- riodiques , et que l'enchaînement des destinées est déter- miné par des signes certains. Maml. I. 1 , v. 60.

(7.) Que les plus grands changements sont produits par ces mouvements insensibles , dont l'empire suprême s'é- tend jusque sur les rois. Maml. I. i , v. 55 , et 1. 4, y. ç)3.

28 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Inque suas ferri pœnas, lacerandaque raembra.

Hoc quoque fatale est , sic ipsum expendere fatum (i) j

si nous tenons de la distribution du ciel cette part de raison que nous avons, comment nous pourra elle egualer à luy ? comment soub- mettre à nostre science son essence et ses conditions? Tout ce que nous veoyons en ces corps nous estonne : quœ molitio , quœ fer- rarnenta , qui vectes , quœ machinée , qui mi- nistri tanti operis fuerunt (2) ? Pourquoy les privons nous et d'ame , et de vie , et de dis- cours ? y avons nous recogneu quelque stupi- dité immobile et insensible , nous qui n'avons aulcun commerce avecques eulx , que d'obeïs- sance ? Dirons nous que nous n'avons veu , en nulle aultre créature qu'en l'homme , l'usage d'une ame raisonnable ? Eh quoy ! avons nous

(i) L'un, furieux d'amour, brave une mer orageuse pour causer la ruine de Troie , sa patrie. Celui-ci est destiné , par le sort , à composer des lois. Ici , les fils assassinent leurs pères ; , les pères égorgent leurs fils , et les frères arment contre leurs frères des mains sacri- lèges. N'accusons point les hommes de ces forfaits. C'est le destin qui les entraîne , qui les force à se punir , à se

déchirer de leurs propres mains Criminels par le

destin , c'est encore par le destin que nous sommes punis. Manil. 1. I , V. 79 , 118.

(2) Quels instruments , quels leviers, quelles machines , quels ouvriers ont élevé un si vaste édifice? Cic. de Nat. Deor. 1. I , c. 8.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 29

veu quelque chose semblable au soleil? laisse il d'estre , parce que nous n'avons rien veu de semblable? et ses mouvements, d'estre, parce qu'il n'en est point de pareils ? Si ce que nous n'avons pas veu n'est pas , nostre science est merveilleusement raccourcie : Quœ sunt tantœ animi angustiœ (i)\ Sont ce pas des songes de l'humaine vanité , de faire de la lune une terre céleste? y songer des montaignes, des vallées, comme Anaxagoras? y planter des habitations et demeures humaines , et y dresser des co- lonies pour nostre commodité , comme faict Platon et Plutarque ? et de nostre terre , en faire un astre esclairant et lumineux ? Inter cœtera mortalitatis incommoda^ et hoc est, ca- ligo mentium ; nec tantinn nécessitas errandi , sed erroruin anior (2). Corruptibile corpus ag- gravât animain , et deprimit terrena inhahitatio sensum multa cogitantem (3). La presumption Presomp- est nostre maladie naturelle et originelle. La naun^iie* plus calamiteuse et fragile de toutes les créa- 1^0^°^^*

(1) Ah î que les bornes de notre esprit sont étroites! Cic. de Nat. Deor. 1. i , c. 3i .

(2) Entre autres maux attachés à la nature humaine , est cet aveuglement de l'âme qui force l'homme à errer , et qui lui fait encore chérir ses erreurs. Senec. de Trd , 1. 2, c. 9.

(3) Le corps corruptible appesantit l'âme-de l'homme , et cette enveloppe grossière abaisse sa pensée et l'attache à la terre. Dibl. la Sagesse , c. 9 , v. 1^.

3o ESSAIS DE MONTAIGNE,

tures, c'est Thomme , et quant et quant la plus orgueilleuse : elle se sent et se veoid logée icy parmy la bourbe et le fient du monde , atta- chée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l'univers , au dernier estage du logis et le plus esloingné de la voulte céleste, avec- ques les animaulx de la pire {a) condition des trois; et se va plantant, par imagination, au dessus du cercle de la lune , et ramenant le De quel cicl soubs SCS picds. C'est par la vanité de cette

droit il se . . . vi ? i \ tx-

donne la su- uicsmc imagination , qu il s eguale a Dieu, qu il desanTm^aux! s'attribuc Ics Conditions divines , qu'il se trie soy mesme , et sépare de la presse des aultres créatures , taille les parts aux animaulx ses confrères et compaignons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces que bon luy semble. Comment cognoist il , par l'effort de son intelligence, les bransles internes et secrets des animaulx ? par quelle comparaison d'eulx à nous conclud il la bestise qu'il leur^ attribue ? Quand ie me ioue à ma chatte , qui sçait si elle passe son temps de moy, plus que ie ne fois d'elle ? nous nous entretenons de sin- geries réciproques : si i'ay mon heure de com- mencer ou de refuser, aussi a elle la sienne.

{a) Cest-à-dire , avec les animaux purement terres^ très j toujours rampants sur la terre ^ et y par cela même , de pire condition que les deux autres espèces qui volent dans Y air ou nagent dans les eaux, C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 3i

Platon («), en sa peinctiire de l'aage doré soubs Saturne, compte, entre les principaulx advan- tages de l'homine de lors, la communication qu'il avoit avecques les bestes, desquelles s'en- querant et s'instruisant, il sçavoit les vrayes qualitez et différences de cbascune d'icelles; par il acqueroit une tresparfaicte intelli- gence et prudence, et en conduisoit de bien loing plus heureusement sa vie, que nous ne sçaurions faire : nous fault il meilleure preuve à iuger l'impudence humaine sur le faict des bestes ? Ce grand aucteur a opiné qu'en la plus part de la forme corporelle que nature leur a donné, elle a regardé seulement l'usage des prognostications qu'on en tiroit en son temps. Ce default, qui empesche la communication d'entre elles et nous, pourquoy n'est il aussi bien à nous, qu'à elles? c'est à deviner à qui est la faulte de ne nous entendre point; car nous ne les entendons non plus qu'elles nous : par cette mesme raison , elles nous peuvent estimer bestes, comme nous les en estimons. Ce n'est pas grand' merveille si nous ne les entendons pas : aussi ne faisons nous les Bas- ques et les Troglodytes {b). Toutesfois aulcuns

{a) En son dialogue intitulé , le Politique. C.

{b) Anciens peuples sur la côte occidentale du golfe Arabique , ainsi nommés parce qu'ils habitoient dans de<: ' avernes. C.

32 ESSAIS DE MONTAIGNE,

se sont vantez de les entendre, comme Apol- lonius tyaneus {a) , Melampus {b) , Tiresias (c) , Thaïes , et aultres. Et puis qu'il est ainsi , comme disent les cosmographes , qu'il y a des nations qui receoivent un chien pour leur roy {d) , il fault bien qu'ils donnent certaine Les betes interprétation à sa voix et mouvements. Il nous

se communi- a

quent leurs fault remarquer la parité qui est entre nous :

pensées, aus- n i

si -bien que uous avous quclquc moyenne intelligence de es ommes. 1^^^,^ sews, ; aussi ont les bestes des nostres , environ à mesme mesure : elles nous flattent, nous menacent, et nous requièrent; et nous elles. Au demourant, nous descouvrons bien évidemment qu'entre elles il y a une pleine et entière communication , et qu'elles s'entr'en- tendent, non seulement celles de mesme es- pèce , mais aussi d'espèces diverses :

Cùm pecudes mutée , ciim denique ssecla feraruin

Dissimiles soleant voces variasque ciere ,

Cùramelus aut dolor est , et cùm iam gaudia gliscunt (i).

En certain abbayer du chien , le cheval cognoist {à) Voyez Philostrate, Vie éC Apollonius de Tjane ,

1. I , C. 20. C.

{h) Apollodore ,1. 1 , c. 9 , §. u.c.

(c) Id.\. 3, c. 6, §. 7. G.

{d) Pline, 1.6, c. 3o. C.

\\) Les animaux domestiques et les bêtes féroces font entendre des sons différents , selon que la crainte , la douleur ou la joie agissent en eux. Lucret. 1. 5, v- io58.

i

LIVRE II, CHAPITRE XII. 33

qu'il y a de la cholere ; de certaine aultre sienne voix , il ne s'effroye point. Aux bestes niesme qui n'ont pas de voix , par la société d'offices que nous veoyons entre elles, nous argumen- tons ayseement quelque aultre moyen de com- munication ; leurs mouvements discourent et traictent.

Non aliâ longé ratione atque ipsa videtur Protrahere ad gestum pueros infantia linguae (i).

Pourquoy non ? tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent, et content des his- toires, par signes : i'en ay veu de si souples et formez à cela , qu'à la vérité il ne leur man- quoit rien à la perfection de se sçavoir faire entendre. Les amoureux se courroucent , se reconcilient, se prient, se remercient, s'assi- gnent, et disent enfin toutes choses, des yeulx :

E '1 silentio ancor suole Aver prieghi e parole (2).

Quoy des mains ? nous requérons , nous pro- mettons, appelions, congédions, menaceons , prions , supplions , nions , refusons , interro- geons , admirons , nombrons , confessons , repentons, craignons, vergoignons, doubtons,

(i) Ainsi l'impuissance de se faire entendre par des bégayenients , force les enfants à recourir aux gestes. LucRF.T. 1. 5, V. 1029.

(2) Le silence même a son langage ; il sait prier , il sait se faire entendre. Aminta del Tasso , atto 2 , nel choro , V. 34.

III. 3

M ESSAIS DE MONTAIGNE,

instruisons , commandons , incitons , encou- rageons , iurons , tesmoignons , accusons , condamnons , absolvons , iniurions , mespri- sons , desfions , despitons , flattons , applau- dissons , bénissons , humilions , mocquons , reconcilions , recommendons , exaltons , fes- toyons , resiouïssons , complaignons , attris- tons, desconfortons, désespérons, estonnons, escrions , taisons , et quoy non ? d'une varia- tion et multiplication, à l'envy de la langue. De la teste , nous convions , nous renvoyons , advouons , desadvouons , desmentons , bien- veignons , honorons , vénérons , desdaignons , demandons, esconduisons , esguayons, lamen- tons, caressons, tansons, soubmettons, bra- vons , enhortons , menaceons , asseurons , en- querons. Quoy des sourcils? quoy des espaules? Il n'est mouvement qui ne parle et un lan- guage intelligible, sans discipline, et un lan- guage publicque ; qui faict , veoyant la variété et usage distingué des aultres , que cettuy cy doibt plustost estre iugé le propre de l'humaine nature. le laisse à part ce que particulièrement la nécessité en apprend soubdain à ceulx qui en ont besoing ; et les alphabets des doigts , et grammaires en gestes ; et les sciences qui ne s'exercent et ne s'expriment que par iceulx; et les nations que Pline (a) dict n'avoir point

(a) L. 6, c. 3o. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 35

d'aultre langue. Un ambassadeur de la ville d'Abdere, aprez avoir longuement parlé au roy Agis de Sparte , luy demanda : « Et bien (à) , sire , quelle response veulx tu que ie rapporte à nos citoyens ? » « Que ie t'ay laissé dire tout ce que tu as voulu , et tant que tu as voulu , sans iamais dire mot ». Voylà pas un taire parlier (^) et bien intelligible?

Au reste , quelle sorte de nostre suffisance Habileté

. . qu'on obser-

ne recognoissons nous aux opérations des ve dans la

, ^ T-. ^ 1 1 . 1 I conduite des

animaulx ? Est il police réglée avecques plus bêtes. d'ordre , diversifiée à plus de charges et d'of-. fices, et plus constamment entretenue, que celle des mouches à miel ? cette disposition d'actions et de vacations si ordonnée , la pou- vons nous imaginer se conduire sans discours et sans prudence ?

His quidam signis atqiie hœc exempla seqiiuti , Esse apibus partem divinae mentis , et haustus ^thereos, dixere (i).

Les arondelles (c), que nous veoyons au retour du printemps fureter touts les coins de nos

(a) Plutarque , Dits Notables des Lacédémoniens , au mot Agis, C.

{b) Un silence éloquent. E. J.

(i) Frappés de ces merveilles , des sages ont pensé qu'il y avoit dans les abeilles une parcelle de la divine intelli- gence. Géorg. 1. 4 > V. 219.

(c) Les hirondelles. E. J.

36 ESSAIS DE MONTAIGNE,

maisons , cherchent elles sans iugement , et choisissent elles sans discrétion , de mille places , celle qui leur est la plus commode à se loger? Et en cette belle et admirable con- texture de leurs bastiments, les oiseaux peu- vent ils se servir plustost d'une figure quarree, que de la ronde , d'un angle obtus , que d'un angle droit , sans en sçavoir les conditions et les effects ? prennent ils tantost de l'eau , tan- tost de l'argille , sans iuger que la dureté s'amollit en l'humectant ? planchent ils de mousse leurs palais , ou de duvet , sans pré- voir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l'ayse ? se couvrent ils du vent pluvieux, et plantent leur loge à l'orient, sans cognoistre les con- ditions différentes de ces vents, et considérer que l'ihi leur est plus salutaire que l'aultre ? Pourquoy espessit l'araignée sa toile en un endroict, et relasche en un aultre, se sert à cette heure de cette sorte de nœud , tantost de celle là, si elle n'a et délibération , et pen- La nature scment , et conclusion ? Nous recognoissons î'arr^-^"*o - ^^^^^ -) ^^ ^^ pluspart de leurs ouvrages , com- ciusion que bien les animaulx ont d'excellence au dessus

Montaigne

tire de ce de nous , et combicn nostre art est foible à

principe, en , . . ^ .

faveur des les imiter : nous veoyons toutesiois aux nos-

l'homme!^^^^ trcs , plus grossiers , les facultez que nous y

employons , et que nostre ame s'y sert de toutes

ses forces ; pourquoy n'en estimons nous au-

LIVRE II, CHAPITRE XII. 3;

tant d'eulx? poiirquoy attribuons nous à ie ne

sçais quelle inclination naturelle et servile

les ouvrages qui surpassent tout ce que nous

pouvons par nature et par art ? En quoy , sans

y penser , nous leur donnons un tresgrand

advantage sur nous , de faire que nature , par

une doulceur maternelle , les accompaigne et

guide , comme par la main, à toutes les actions

et commoditez de leur vie ; et qu'à nous elle

nous abandonne au bazard et à la fortune, et

à quester , par art , les choses nécessaires à

nostre conservation ; et nous refuse quant et

quant les moyens de pouvoir arriver, par aul-

cune institution et contention d'esprit, à la

suffisance naturelle des bestes : de manière

que leur stupidité brutale surpasse en toutes

commoditez tout ce que peult nostre divine

intelligence. Vrayement, à ce compte, nous

aurions bien raison de l'appeller une tres-

iniuste marastre : mais il n'en est rien; nostre

police n'est pas si difforme et desreglee. Nature La nature a

a embrassé universellement toutes ses créa- me^piusX-

tures; et nen est aulcune qu'elle n'ayt bien ^^J^tlTs^i

pleinement fournie de touts moyens neces- magine cora- il •' mimement.

saires à la conservation de son estre : car ces plainctes vulgaires que i'ois faire aux hommes (comme la licence de leurs opinions les esleve tantost au dessus des nues , et puis les ravalle aux antipodes), Que nous sommes le seul animal abandonné, nud sur la terre nue, lié.

38 ESSAIS DE MONTAIGNE,

garotté , n'ayant de quoy s'armer et couvrir que de la despouille d'aultruy ; toutes les aultres créatures nature les a revestues de coquilles, de gousses, d'escorce, de poil, de laine , de poinctes , de cuir , de bourre , de plume, d'escaille, de toison , et de soye, selon le besoing de leur estre : les a armées de griffes , de dents , de cornes , pour assaillir et pour deffendre , et les a elle mesme instruictes à ce qui leur est propre, à nager, à courir, à voler , à chanter ; tandis que l'homme ne sçait ny cheminer, ny parler, ny manger, ny rien que pleurer, sans apprentissage;

Tùm porro puer , ut ssevis proiectus ab undis Navita , nudus humi iacet , infans , indigus omni Vitali auxilio , cùm primiim in luminis oras Nixibus ex alvo matris natura profudit , Vagituque locum lugubri complet j ut œquum est Cui tautum in vitâ restet transire malorum. At variae crescunt pecudes , armenta , feraeque , Nec crepitacula eis opus est , nec cuiquam adhibenda est Almœ nutricis blanda atque infracta loquela j Nec varias quaerunt vestes pro tempore cœli ; Denique non armis opus est , non mœnibus altis Queis sua tutentur , quando omnibus omnia large Tellus ipsa parit , naturaque dœdala reruni (i) :

(i) Semblable au nautonnier qu'une affreuse tempête a jeté sur le rivage, l'enfant est étendu à terre , nu , sans parler , dénué de tous les secours de la vie , dès le moment que la nature l'a arraché avec effort du sein maternel , pour lui faire voir la lumière. Il remplit de ses cris plain- tifs le lieu de sa naissance ) et n'a-t-il pas raison de pleurer

LIVRE II, CHAPITRE XII. 39

ces plainctes sont faulses ; il y a en la police du inonde une egualité plus grande , et une relation plus uniforme. Nostre peau est pour- veue , aussi suffisamment que la leur , de fer- meté contre les iniures du temps : tesmoings tant de nations qui n'ont encoresgousté aulcun usage de vestements ; nos anciens Gaulois n'es- toient gueres vestus; ne sont pas les Irlandois nos voisins, soubs un ciel si froid : mais nous le iugeons mieulx par nous mesmes; car touts les endroicts de la personne qu'il nous plaist descouvrir au vent et àl'air, se treuvent pro- pres à le souffrir , le visage , les pieds , les mains, les iambes, les espaules, la teste, selon que l'usage nous y convie : car s'il y a partie en nous foible , et qui semble debvoir craindre la froidure , ce debvroit estre l'estomach , se faict la digestion ; nos pères le portoient descouvert; et nos dames, ainsi molles et dé- licates qu'elles sont, elles s'en vont tantost entrouvertes iusques au nombril. Les liaisons

rinfortuné à qui il reste tant de maux à souffrir ! Au con- traire , les animaux domestiques et les bêtes féroces crois- sent sans peine; ils n'ont besoin ni du hochet bruyant, ni du langage enfantin d'une nourrice caressante; la différence des saisons ne les force pas à changer de vête- ments : il ne leur faut ni armes pour défendre leurs biens , ni forteresses pour les mettre à couvert , puisque de son sein fécond la nature leur prodigue ses inépuisables bien- faits. LCCRET. 1. 5, V. 223.

4o ESSAIS DE MONTAIGNE,

et emmaillottements des enfants ne sont non plus nécessaires ; et les mères lacedemonien- nes (a) eslevoient les leurs en toute liberté de mouvements de membres , sans les attacher ne plier. Nostre pleurer est commun à la pluspart des aultres animaulx , et n'en est gueres qu'on ne veoye se plaindre et gémir long temps aprez leur naissance; d'autant que c'est une conte- nance bien sortable à la foiblesse en quoy ils se sentent. Quant à l'usage du manger, il est, en nous comme en eulx, naturel et sans in- struction ;

Sentit enim vira quisque suam quara possit abuti (i) :

qui faict doubte qu'un enfant , arrivé à la force de se nourrir , ne sceust quester sa nour- riture ? et la terre en produict et luy en offre assez pour sa nécessité , sans aultre culture et artifice; et si non en tout temps, aussi ne faict elle pas aux bestes , tesmoings les provisions que nous veoyons faire aux fourmis, et aul- tres , pour les saisons stériles de l'année. Ces nations que nous venons de descouvrir , si abondamment fournies de viande et de bru- vage naturel , sans soing et sans façon , nous viennent d'apprendre que le pain n'est pas

(a) Plutarque, T^ze de Ljcurgue , c. i3. C. (i) Car chaque animal sent sa force et ses besoins. LUCRET. 1. 5, V. io32.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 4i

nostre seule nourriture, et que, sans labou- rage, nostre mère nature nous avoit munis à plante (a) de tout ce qu'il nous falloit; voite , comme il est vraysemblable, plus plainement et plus richement qu'elle ne faict à présent que nous y avons meslé nostre artifice ;

Et tellus nitidas fniges vinetaque lœta Sponle suâ primùm mortalibns ipsa creavit , Ipsa dcdit dulces fœtus , et pabula lœta j Quae nunc vix nostro grandescunt aucta labore, Conterimusque boves et vires agricolarum (i) :

le débordement et desreglement de nostre appétit devanceant toutes les inventions que nous cherchons de l'assouvir.

Quant aux armes, nous en avons plus de L'homme naturelles que la pluspart des aultres animaulx, naturcUe?"*^ plus de divers mouvements de membres, et en tirons plus de service naturellement, et sans leçon; ceulx qui sont duicts à combattre nuds, on les veoid se iecter aux hazards, pareils aux nostres : si quelques bestes nous surpassent en

(«) A planté , c'est-à-dire, avec plénitude ^ du latin plenitas , et non du François plante : l'expression de plus plainement, qui suit, le prouve. E. J.

(i) La terre produisit d'elle-même , et offrit d'abord aux mortels les humides pâturages, les moissons jaunis- santes et les riants vignobles. A peine accorde-t-elle au- jourd'hui ces productions aux efforts de nos bras; le taureau maigrit sous le joug, le cultivateur s'épuise à la charrue. Llcret. 1. 2, v. iiSy.

4a ESSAIS DE MONTAIGNE,

cet advantage , nous en surpassons plusieurs aultres. Et l'industrie de fortifier le corps, et le couvrir par moyens acquis , nous l'avons par un instinct et précepte naturel : qu'il soit ainsi , l'elephant aiguise et esmould ses dents, des- quelles il se sert à la guerre (car il en a de par- ticulières pour cet usage , lesquelles il espargne , et ne les employé aulcunement à ses aultres services) ; quand les taureaux vont au combat, ils respandent et iectent la poussière à l'entour d'eulx; les sangliers affinent («) leurs deffenses , et l'ichneumon , quand il doibt venir aux prinses avecques le crocodile , munit son corps , l'enduict et le crouste tout à l'entour de limon bien serré et bien paistri , comme d'une cui- rasse : pourquoy ne dirons nous qu'il est aussi naturel de nous armer de bois et de fer? S'il est na- Quaut au parler, il est certain que, s'il n'est

turelàrhoni- ^ i -, , .

medeparler. pas naturel , il u cst pas ueccssaire. Toutesiois , ie crois qu'un enfant qu'on auroit nourri en pleine solitude, esloingné de tout commerce (qui seroit un essay malaysé à faire), auroit quelque espèce de parole pour exprimer ses conceptions : et n'est pas croyable que nature nous ayt refusé ce moyen , qu'elle a donné à plusieurs aultres animaulx ; car qu'est ce aultre

(a) Aiguisent, affilent. Je n'ai point trouvé dans les vieux dictionnaires le mot ajfmer dans le sens qu'il a ici. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 4^

chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre , de se resiouïr , de s'en- tr'appeler au secours, se convier à l'amour,

comme ils font par l'usage de leur voix? Com- Les bêtes

1 11 » 11 «^ 11 ®°* *^"'

ment ne parleroient elles entr elles i* elles par- gage natu-

lent bien à nous , et nous à elles : en combien de sortes parlons nous à nos chiens ? et ils nous respondent : d'aultre langage , d'aultres appella- tions , devisons nous avecques eulx qu'avecques les oyseaux , avecques les pourceaux , les bœufs , les chevaulx; et changeons d'idiome , selon l'es- pèce.

Cosi per entro loro schiera bruna S'ammusa Tuna con Taltra formica , Forse a spiar lor via e lor fortuna (i).

Il me semble que Lactance (a) attribue aux bestes, non le parler seulement, mais le rire encores. Et la différence de langage qui se veoid entre nous , selon la différence des contrées , elle se treuve aussi aux animaulx de mesme es- pèce : Aristote {b) allègue , à ce propos , le chant divers des perdrix, selon la situation des lieux:

Variaîque volucres. . . . Longé alias alio iaciunt in tempore voces. . . .

(i) Ainsi, dans le noir essaim des fourmis, on en voit qui semblent s'aborder et se parler entre elles : peut-être veulent-elles ainsi épier les desseins et la fortune l'une de

I l'autre. Dante, nel purg. c. 26, v. 34. {a) Inst. Divin. 1. 3, c. 10. C. {h) Hist. des Animaux, 1. 4 , c. 9, vers la fin. C.

\

44 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Et partini mutant cum tempestatibus unà Raucisonos cantus (i).

Mais cela est à sçavoir quel langage parleroit

cet enfant : et ce qui s'en dict par divination

Sourds na- n'a pas beaucoup d'apparence. Si on m'allègue,

turels, pour- ^ . . i -, ,

quoi ne par- coutrc ccttc opiuiou , quc Ics sourcls naturels poin . ^^^ parlent point ; ie responds que ce n'est pas seulement pour n'avoir peu recevoir l'instruc- tion de la parole par les aureilles , mais plustost pource que le sens de l'ouïe, duquel ils sont privez, se rapporte à celuy du parler, et se tiennent ensemble d'une cousture naturelle; en façon que ce que nous parlons, il fault que nous le parlions premièrement à nous , et que nous le facions sonner au dedans à nos au- reilles , avant que de l'envoyer aux estran- gieres. Hommes et l'ay dict tout cccy pour maintenir cette res- lement'^so^u- scmblaucc qu'il y a aux choses humaines, et deîaiia^ture! P^ur nous ramener et ioindre au nombre : nous ne sommes ny au dessus , ny au dessoubs du reste. Tout ce qui est soubs le ciel , dict le sage , court une loy et fortune pareille :

Indupedita suis fatalibus omnia vinclis (2) :

il y a quelque différence , il y a des ordres et

(i) Les oiseaux changent de voix , selon les différents temps; il en est même dont la voix rauque change avec les saisons. Lucret. 1. 5, v. 1077, 1080, 1082, io83.

(2) Tout est enchaîné par les liens de la destinée. Lucret. 1.5, v. 874.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 45

lies (legrez ; mais c'est soubs le visage d'une

mesnie nature :

Res. . . . quaequc suo rîtu procedit; et omnes Fœdere naturœ certo discrimina servant (i).

Il fault contraindre l'homme , et le renger dans les barrières de cette police. Le misérable n'a garde d'eniamber par effect au delà : il est en- travé et engagé , il est assubiecti de pareille obli- gation que les aultres créatures de son ordre, et d'une condition fort moyenne , sans aulcune preroga tive , preexcellence , vraye et essentielle ; celle qu'il se donne, par opinion et par fan- tasie, n'a ny corps ny goust. Et s'il est ainsi, que luy seul de touts les animaulx ayt cette liberté de l'imagination , et ce desreglement de pensées , luy représentant ce qui est , ce qui n'est pas , et ce qu'il veult , le fauls , et le véri- table ; c'est un advantage qui luy est bien cher vendu, et duquel il a bien peu à se glorifier: car de naist la source principale des maulx qui le pressent, péché, maladie , irrésolution, trouble , desespoir. le dis doncques, pour rêve- Les ani.

, VI 7 . i> maux sui-

nir a mon propos , qu il n y a pomt d apparence vent lii re- d'estimer que les bestes facent par inclination "cHnationT naturelle et forcée les mesmes choses que nous f^mme les

T hommes.

faisons par nostre choix et industrie: nous deb-

(i) Tous les êtres ont leurs progrès particuliers; tous gardent les diflerences que les lois de la nature ont e'tablios entre eux. Lucret. 1. 5 , v. 921 .

46 ESSAIS DE MONTAIGNE,

vons conclure de pareils effects, pareilles fa- cultez; et de plus riches effects, des facultez plus riches ; et confesser , par conséquent, que ce mesme discours, cette mesme voye, que nous tenons à ouvrer, aussi la tiennent les ani- maulx, ou quelque aultre meilleure. Pourquoy imaginons nous en eulx cette contraincte na- turelle, nous qui n'en esprouvons aulcun pa- reil effect? ioinct qu'il est plus honorable d'estre acheminé et obligé à regleement agir par natu- relle et inévitable condition , et plus appro- chant de la Divinité, que d'agir regleement par liberté téméraire et fortuite ; et plus seur de laisser à nature , qu'à nous , les resnes de nostre conduicte. La vanité de nostre presumption faict que nous aimons mieulx debvoir à nos forces , qu'à sa libéralité , nostre suffisance ; et enrichissons les aultres animaulx des biens naturels , et les leur renonceons , pour nous honorer et ennoblir des biens acquis : par une humeur bien simple , ce me semble , car ie pri- serois bien autant des grâces toutes miennes , et naïfves , que celles que i'aurois esté mendier et quester de l'apprentissage : il n'est pas en nostre puissance d'acquérir une plus belle recommen- dation , que d'estre favorisé de Dieu et de na- Raisonne- turc. Par aiusi , le regnard , de quoy se servent îe^i^nard/^ Ics habitants de la Thrace, quand ils veulent entreprendre de passer par dessus la glace de quelque rivière gelée, et le laschent devant

LIVRE II, CHAPITRE XII. 4^

eulx pour cet effect; quand nous le verrions au bord de l'eau approcher (a) son aureiile bien prez de la glace , pour sentir s'il orra (^) , d'une longue ou d'une voisine distance , bruire Teau , courant au dessoubs , et, selon qu'il treuve par qu'il y a plus ou moins d'espesseur en la glace , se reculer , ou s'advancer , n'aurions nous pas raison de iuger qu'il luy passe par la teste ce mesmc discours qu'il feroit en la nostre , et que c'est une ratiocination et conséquence tirée du sens naturel : « Ce qui faict bruict, se remue ; ce qui se remue, n'est pas gelé; ce qui n'est pas gelé, est liquide; et ce qui est liquide, plie soubs le faix ? » car d'attribuer cela seulement à une vivacité du sens de l'ouïe , sans discours et sans conséquence , c'est une chimère , et ne peull entrer en nostre imagination. De mesme fault il estimer de tant de sortes de ruses et d'inven- tions , de quoy les bestes se couvrent des entre- Hommeses-

r 11 T?^ claves d'au-

prinses que nous taisons sur elles. lit si nous treshommes voulons prendre quelque advantage de cela ^u^'J^gJ^'ies mesme , qu'il est en nous de les saisir , de nous en servir , et d'en user à nostre volonté ; ce n'est que ce mesme advantage que nous avons les uns sur les aultres : nous avons à cette condi- tion nos esclaves ; et les Climacides (c) estoient

(a) Plutarque, De T industrie des Animaux , c. 12. C. {b) S'il entendra. E. J.

(c) Plutarque , Comment on peut discerner le flatteur d'avec Vami. c. 3. C.

48 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ce pas des femmes, en Syrie, qui servoient, couchées à quatre pattes , de marchepied et d'eschelle aux dames à monter en coche ? et la pluspart des personnages libres abandonnent, pour bien legieres commoditez, leur vie et leur estre à la puissance d'aultruy : les femmes et concubines des Thraces {a) plaident à qui sera choisie pour estre tuée au tumbeau de son mary : les tyrans ont ils iamais failli de trouver assez d'hommes vouez à leur dévotion , aulcuns d'eulx adioustants davantage cette nécessité de les accompaigner à la mort comme en la vie? des armées entières se sont ainsin obligées à leurs capitaines : la formule du serment, en cette rude eschole des escrimeurs à oultrance , portoit ces promesses {b) : « Nous iurons de nous laisser enchaisner , brusler , battre , et tuer de glaive , et souffrir tout ce que les gla- diateurs légitimes souffrent de leur maistre ; engageant tresreligieusement et le corps et l'ame à son service j) :

Ure meuiri , si vis , flammâ caput , et pete ferro Corpus , et intorto verbere terga seca (i) :

{a) Hérodote, 1. 5. C.

{b) Ceci est tiré de Pétrone : Sacramentum iuravimus , uri, vinciri y verberari , ferroque necari , et quidquid aliud Eumolpus iussisset ; tanquam legitimi gladia- tores 'domino corpora animasque religiosissimè addi- cimus , Sat. c. 1 17, et p. 4^ ' > 4i2 , Petronii cum notis varier, anno 1669. C.

(i) Brûle-moi, j'y consens, brùle-moi la tête, perce

LIVRE II, CHAPITRE XII. 4g

c'estoit une obligation véritable; et si, il s'en trouvoit dix mille , telle année, qui y entroient et s'y perdoient. Quand les Scythes enterroient leur roy (a) , ils estrangloient sur son corps la plus favorie de ses concubines, son eschanson, escuyer d'escuirie , chambellan , huissier de chambre , et cuisinier : et , en son anniversaire , ils tuoient cinquante chevaulx, montez de cin- quante pages, qu'ils avoient empalez, par l'es- pine du dos , iusques au gozier , et les laissoient ainsi plantez en parade autour de la tumbe. Les Quel soin

1 *. 1 r 4. * -11 l^s hommes

hommes qui nous servent, le font a meilleur prennent des marché , et pour un traictement moins curieux *°^™^"^- et moins favorable , que celuy que nous faisons aux oyseaulx , aux chevaulx, et aux chiens. A quel soulcy ne nous desmettons nous pour leur commodité ? il ne me semble point que tk les plus abiects serviteurs facent volontiers pour leurs maistres ce que les princes s'ho- norent de faire pour ces bestes. Diogenes (b) voyant ses parents en peine de le racheter de servitude ; « Ils sont fols, disoit il; c'est celuy qui me traicte et nourrit, qui me sert » : et ceulx qui entretiennent les bestes , se doibvent

mon corps d'un glaive , et déchire-moi le dos à coups de fouet. TiBULL. eleg. 9, 1. i , v. 21.

(a) Hérodote ,1. 4- C.

(b) Vojez DioGÈNE Laerce , Vie de Diogene-le-Cj- nique, 1. G, segm. yS. C.

in. 4

5o ESSAIS DE MONTAIGNE,

dire plustost les servir, qu'en estre servis. Et si, elles ont cela de plus généreux, que iamais lion ne s'asservit à un aultre lion , ny un cheval à un aultre cheval , par faulte de cœur. Comme nous allons à la chasse des bestes : ainsi vont les tigres et les lions à la chasse des hommes ; et ont un pareil exercice les unes sur les aultres , les chiens sur les lièvres , les brochets sur les tenches , les arondelles sur les cigales, les esperviers sur les merles et sur les al- louettes :

Serpente ciconia puUos Nutrit , et inventa per dévia rura lacertâ. . . . Et leporeni aut capream famulae lovis et generosse In saltu venantur aves (i).

Nous partissons {a) le fruict de nostre chasse avecques nos chiens et oyseaux, comme la peine et l'industrie : et au dessus d'Amphipolis , en Thrace , les chasseurs {b) , et les faulcons sau- vages, partissent iustement le butin par moitié ; comme , le long des Palus Maeotides , si le pes- cheur ne laisse aux loups , de bonne foy , une part eguale de sa prinse , ils vont incontinent Subtilité deschirer ses rets. Et comme nous avons une

(i) La cicogne nourrit ses petits de serpents et de lé- zards qu'elle trouve loin des routes frayées ; l'aigle ,

ministre de la foudre , chasse dans les forêts le lièvre et le chevreuil. Jlv. sat. 14, v. 74? S'-

{a) Nous partageons. E. J.

{b) Pline, 1. lo, c. 8 , §. lo.G.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 5i

châsse qui se condiiict plus par subtilité que jcs animaux par force, comme celle des colliers (a), de nos chasse/*^*** lignes , et de Thamesson , il s'en veoid aussi de pareilles entre les bestes : Aristote (b) dict que la Sèche iecte de son col un boyau long comme une ligne, qu'elle estend au loing en le las- chant , et le retire à soy quand elle ^eult : à mesure qu'elle apperceoit quelque petit pois- son s'approcher, elle luy laisse mordre le bout de ce boyau , estant cachée dans le sable ou dans la vase, et, petit à petit, le retire iusques à que ce petit poisson soit si prez d'elle , que d'un sault elle puisse l'attraper.

Quant à la force , il n'est animal au monde Force de en butte de tant d'offenses , que l'homme : il ne inf^H^,re' à nous fault point une baleine, un éléphant, et «^5^^ ^^ P^"

r 7 17 sieurs am-

un crocodile, ny tels aultres animaulx, des- maw^- quels un seul est capable de desfaire un grand nombre d'hommes : les pouils sont suffisants pour faire vacquer la dictature de Sylla ; c'est le desieusner d'un petit ver, que le cœur et la vie d'un grand et triumphant empereur.

Pourquoy disons nous que c'est à l'homme Les bêtes

j . ^ ^ discernent ce

science et cognoissance , bastie par art et par quiieurpeut discours , de discerner les choses utiles à son f^^^ "^^^J vivre, et au secours de ses maladies, de celles maladies. qui ne le sont pas ; de cognoistre la force de la

{a) Des collets , sorte de lacs à prendre des lièvres. C. {b) Plutarouf. , De V industrie des Animaux , c. 28. C.

51 ESSAIS DE MONTAIGNE,

rubarbe et du polypode : et, quand nous voyons les chèvres de Candie , si elles ont receu un coup de traict , aller , entre un million d'herbes , choisir le dictame pour leur guarison ; et la tor- tue , quand elle a mangé de la vij)ere , chercher incontinent de l'origanum pour se purger ; le dragon ,' fourbir et esclairer ses yeulx avecques du fenoil ; les cigoignes , se donner elles mesmes des clysteres avecques de Peau de marine; les éléphants, arracher non seulement de leurs corps , et de leurs compaignons , mais des corps aussi de leurs maistres ( tesmoing celuy du roy Porus (a) , qu'Alexandre desfeit ) , les iavelots et les dards qu'on leur a iectez au combat , et les arracher si dextrement que nous ne le sçaurions faire avecques si peu de douleur ; pourquoy ne disons nous de mesme que c'est science et pru- dence? Car d'alléguer, pour les déprimer, que c'est par la seule instruction et maistrise de na- ture qu'elles le sçavent; ce n'est pas leur oster le tiltre de science et de prudence , c'est la leur attribuer à plus forte raison qu'à nous , pour l'honneur d'une si certaine maistresse d'es- Chien , ca- cliolc. Chrysippus , bien qu'en toutes aultres son.^ ^^^^' choses autant desdaigneux iuge de la condition des animaulx que nul aultre philosophe, con- sidérant les mouvements du chien qui, se ren- contrant en un carrefour à trois chemins , ou à

(a) Plutakque , De r industrie des Animaux , c. i3. C.

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LIVRE II, CHAPITRE XII. 5^

la qiieste de son maistre qu'il a esgaré, ou à la poursuitte de quelque proye qui fuyt devant luy, va essayant un chemin aprez l'aultre; et, aprez s'estre asseuré des deux , et n y avoir trouvé la trace de ce qu'il cherche, s'eslance dans le troisiesme sans marchander ; il est con- trainct de confesser (a) qu'en ce chien un tel discours se passe : « l'ay suyvi iusques à ce car- refour mon maistre à la trace; il fault nécessai- rement qu'il passe par l'un de ces trois che- mins : ce n'est ny par cettuy cy, ny par ce- luy ; il fault doncques infailliblement qu'il passe par cet aultre » : et que, s'asseurant par cette conclusion et discours , il ne se sert plus de son sentiment au troisiesme chemin , ny ne le sonde plus , ains s'y laisse emporter par la force de la raison. Ce traict, purement dialec- ticien , et cet usage de propositions divisées et conioinctes , et de la suffisante enumeration des parties , vault il pas autant que le chien le sçache de soy, que de Trapezonce (^)? Si ne Les bétes sont pas les bestes incapables d'estre encores ^^^ d'être instruictes à nostre mode : les merles , les cor- ^n^^''"^*^''-

(a) Sextus Empiricus , Pjrrh. Hjpot. 1. i , c. 14. C.

{b) Georgius Trapezuntius , qu'on nomme présente- ment en françois George de Tré bi sonde , l'un de ces savants qui, forcés de quitter l'Orient dans le quinzième siècle , se réfugièrent en Occident , ils firent revivre les belles-lettres. Eugène IV l'honora de la conduite d'un dps collèges de Rome. C.

54 ESSAIS DE MONTAIGNE,

beaux , les pies , les perroquets , nous leur ap- prenons à parler ; et cette facilité que nous re- cognoissons à nous fournir leur voix et haleine si souple et si maniable , pour la forrner , et l'as- treindre à certain nombre de lettres et de syl- labes , tesmoigne qu'ils ont un discours au dedans qui les rend ainsi disciplinables et vo- lontaires à apprendre. Chascun est saoul , ce crois ie , de veoir tant de sortes singeries que les basteleurs apprennent à leurs chiens; les danses ils ne faillent une seule cadence du son qu'ils oyent ; plusieurs divers mouvements et saults qu'ils leur font faire par le comman- dement de leur parole. Mais ie remarque avec- ques plus d'admiration cet effect , qui est tou- tesfois assez vulgaire , des chiens de quoy se servent les aveugles , et aux champs et aux villes ; ie me suis prins garde comme ils s'ar- restent à certaines portes , d'où ils ont accous- tumé de tirer Faulmosne ; comme ils évitent le choc des coches et des charrettes , lors mesme que , pour leur regard , ils ont assez de place pour leur passage ; i'en ay veu , le long d'un fossé de ville, laisser un sentier plain et uni, et en prendre un pire , pour esloingner son maistre du fossé : comment pouvoit on avoir faict concevoir à ce chien, que c'estoit sa charge de regarder seulement à la seureté de son maistre , et mespriser ses propres commoditez pour le servir? et comment avoit il la cognois-

LIVRE II, CHAPITRE XH. 55

sance que tel chemin luy estoit bien assez large, qui ne le seroit pas pour un aveugle? Tout cela se peult il comprendre sans ratiocination?

Il ne fault pas oublier ce que Plutarque (a) Chien qui

, contrcfaisoit

dict avoir veu a Rome , d un chien , avecques le mort. Tempereur Vespasian le père , au théâtre de Marcellus : ce chien servoit à un basteleur qui iouoit une fiction à plusieurs mines et à plu- sieurs personnages, et y avoit son roolle. Il falloit, entre aultres choses, qu'il contrefeist pour un temps le mort , pour avoir mangé de certaine drogue : aprez avoir avalé le pain qu'on feignoit estre cette drogue, il commencea tantost à trembler et bransler, comme s'il eust esté estourdi : finalement , s'estendant et se roidissant, comme mort, il se laissa tirer et traisner d'un lieu à aultre, ainsi que portoit le subiect du ieu; et puis, quand il cognent qu'il estoit temps, il commencea premièrement à se remuer tout bellement, ainsi que s'il se feust revenu {b) d'un profond sommeil , et , levant la teste , regarda çà et , d'une façon qui estonnoit touts les assistants. Des bœufs Bœufs des servoient aux iardins royaux de Suse, pour les yauxdeSmc. arrouser, et tourner certaines grandes roues à

(a) De l'adresse des Animaux , c. i8. C.

{b) Se revenir , se recolligere. NiroT. On ne dit. plus aujourd'hui se revenir, mais revenir d'un profond som- meil, d'une pâmoison, d'un évanouissement , etc. C.

h

56 ESSAIS DE MONTAIGNE,

puiser de l'eau , ausquelles il y avoit des bac- quets attachez (comme il s'en veoid plusieurs en Languedoc), on leur avoit ordonné d'en tirer par iour iusques à cent tours chascun , dont ils estoient si accoustumez à ce nom- bre (a) , qu'il estoit impossible , par aulcune force , de leur en faire tirer un tour davantage ; et , ayants faict leur tasche , ils s'arrestoient tout court. Nous sommes en l'adolescence avant que nous sçachions compter iusques à cent, et venons de descouvrir des nations qui n'ont aulcune cognoissance des nombres. Il y a encores plus de discours à instruire aultruy qu'à estre instruict : or, laissant à part ce que Democritus (b) iugeoit , et prouvoit , que la pluspart des arts , les bestes nous les ont apprinses , comme l'araignée à tistre (c) et à couldre , l'arondelle à bastir , le cygne et le rossignol la musique, et plusieurs animaulx, Rossignols par Icur imitation, à faire la médecine. Aris-

instruisent . . , . . ,

leurs petits totc (d) tient quc Ics rossignols instruisent leurs petits à chanter, et y employent du temps et du soing ; d'où il advient que ceulx que nous nourrissons en cage , qui n'ont point eu loisir d'aller à l'eschole soubs leurs parents, perdent

(a) Plutarque, De F adresse des Animaux , c. 20. C.

(b) Plutarque, ib. c. 14. G.

(c) Faire de la toile. "E. J.

(d) Plutarque, De V adresse des Animaux j c. 18. C

LIVRE II, CHAPITRE XII. K7

beaucoup de la grâce de leur chant : nous pou- vons iuger par qu'il receoit de Tamendement par discipline et par estude; et, entre les libres mesme , il n'est pas un (a) et pareil , chascun en a prins selon sa capacité ; et sur la ialousie de leur apprentissage, ils se débattent, à l'en- vy, d'une contention si courageuse, que, par fois , le vaincu y demeure mort , l'haleine luy faillant plustost que la voix. Les plus ieunes ruminent pensifs, et prennent à imiter certains couplets de chanson ; le disciple escoute la . leçon de son précepteur, et en rend compte avecques grand soing ; ils se taisent , l'un tantost, tantost l'aultre; on oyt corriger les faultes , et sent on aulcunes reprehensions du précepteur. l'ay veu , dict (b) Arrius , aul- trefois un éléphant ayant à chascune cuisse un cymbale pendu , et un aultre attaché à sa trompe , au son desquels touts les aultres dan- soient en rond , s'eslevants et s'inclinants à certaines cadences , selon que l'instrument les guidoit ; et y avoit plaisir à ouïr cette harmonie. Aux spectacles de Rome , il se Élephanti veoyoit ordinairement des éléphants dressez à seTaTsonj^

la voix.

(a) Ce chant nest pas exactement le même, E. J.

{h) C'est une traduction assez exacte de ce que Arricn dit avoir vu, Hist. indic. c. 14 » P- 328, éd. Gronov. Montaigne , ou ses imprimeurs , ont mis ici Arrius pour Arrianus. C.

58 ESSAIS DE MONTAIGNE,

se mouvoir («), et danser, au son de la voix, des danses à plusieurs entrelasseures , cou- peures , et diverses cadences tresdifficiles à apprendre. 11 s'en est veu {b) qui, en leur privé, rememoroient leur leçon, et s'exerçoient, par soing et par estude , pour n'estre tansez et battus de leurs maistres. Pie d'un Mais cett' aultre histoire de la pie , de laquelle quelle 'imi- uous avous Plutarquc (c) mesme pour respon- de la Irom- dant , cst cstrange : elle estoit en la boutique pette. ^5^j^ barbier, à Rome, et faisoit merveilles de

contrefaire avecques la voix tout ce qu'elle oyoit. Un iour, il adveint que certaines trompettes s'arresterent à sonner longtemps devant cette boutique. Depuis cela , et tout le lendemain , voylà cette pie pensifve , muette , et melancho- lique ; de quoy tout le monde estoit esmer- veillé, et pensoit que le son des trompettes l'eust ainsin estourdie et estonnee, et qu'avec- ques l'ouïe, la voix se feust quant et quant esteincte : mais on trouva enfin que c'estoit une estude profonde , et une retraictc en soy mesme, son esprit s'exercitant, et préparant sa voix à représenter le son de ces trompettes : de manière que sa première voix , ce feut celle là, d'exjirimer parfaictement leurs reprinses,

{a) Plutarque, De V adresse des Animaux , c. 12. C.

{b) Jd. «é.;PLiNE,1.8,c. 3. C.

(c) Plutarque , De l'adresse des Animaux , c. 18. G.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 59

leurs poses, et leurs muances («), ayant quitté, par ce nouvel apprentissage, et prins à des- daing, tout ce qu'elle savoit dire auparavant.

le ne veulx pas obmettre d'alleffuer aussi cet , industrie

1 11 1 """ chien ,

aultre exemple d un chien que ce mesme Plu- pour tirer

,. / X 1, 1 rhuile du

tarque dict avoir veu (car, quant a 1 ordre, ic fond d'une sens bien que ie le trouble ; mais ie n'en ob- ^^"*^ ^'^* serve non plus à renger ces exemples , qu'au reste de toute ma besongne), luy estant dans un navire : ce chien, estant en peine d'avoir l'huile qui estoit dans le fond d'une cruche , il ne pouvoit arriver de la langue , pour l'estroicte emboucheure du vaisseau, alla qué- rir des cailloux (6) , et en meit dans cette cruche iusques à ce qu'il eust faict haulser l'huile plus prez du bord , il la peust attaindre. Cela , qu'est ce , si ce n'est l'effect d'un esprit bien subtil ? On dict que les corbeaux de Barbarie (c) en font de mesme quand l'eau qu'ils veulent boire est trop basse. Cette action est aulcune- Deiasub-

, . . . tilité et pë-

ment voisine de ce que recitoit des éléphants netrationdes ^ un roy de leur nation, luba, que quand, par ®P*^°'- la finesse de ceulx qui les chassent, l'un d'entre eulx se treuve prins dans certaines fosses pro- fondes qu'on leur prépare, et les recouvre loii de menues brossailles pour les tromper, ses

(a) Mutations , changements. E. J.

(b) Plijtarque, De f adresse des Animaux , c. I3i. C.

(c) Id. ib.

\

6o ESSAIS DE MONTAIGNE,

compaignons {a) y apportent en diligence force pierres et pièces de bois , à fin que cela l'ayde à s'en mettre hors. Mais cet animal rapporte , en tant d'aultres effects , à l'humaine suffi- sance, que si ie voulois suyvre par le menu ce que l'expérience en a apprins, ie gaignerois ayseement ce que ie maintiens ordinairement, qu'il se treuve plus de différence de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme. Le gouverneur d'un éléphant, en une maison privée de Syrie, desrobboit à touts les repas la moitié de la pension qu'on luy avoit ordonné: un iour, le maistre voulut luy mesme le panser, versa dans sa mangeoire la iuste mesure d'orge qu'il luy avoit prescripte pour sa nourriture; l'elephant , regardant de mauvais œil ce gou- verneur, sépara avecques la trompe et en meit à part la moitié {b) , déclarant par le tort qu'on luy faisoit. Et un aultre, ayant un gou- verneur qui mesloit dans sa mangeaille des pierres pour en croistre la mesure , s'approcha du pot il faisoit cuire sa chair pour son disner, et le luy remplit de cendre. Cela, ce sont des effects particuliers : mais ce que tout le monde a veu, et que tout le monde sçait, qu'en toutes les armées qui se conduisoient du pais de Levant, l'une des plus grandes forces

{a) Pltjtarque, De V adresse des Animaux , c. lo. C (b) Plutarque, ib. c. 12. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 6t

consistoit aux éléphants , desquels on tiroit des effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à présent de nostre artillerie, qui tient à peu prez leur place en une batt'aille ordonnée ( cela est aysé à iuger à ceulx qui cognoissent les histoires anciennes);

Si quidem Tyrio servire solel)ant Annibali, et nostris ducibus, regique Moiosso, Horum maiores , et dorso ferre cohortes , Partem aliquam belli , et cuntem in praelia turrim(i)j

il falloit bien qu'on se respondist à bon escient de la créance de ces bestes et de leurs discours, leur abandonnant la teste d'une battaille., le moindre arrest qu'elles eussent sceu faire pour la grandeur et pesanteur de leur corps , le moindre effroy qui leur eust faict tourner la teste sur leurs gents , estoit suffisant pour tout perdre : et s'est veu peu d'exemples cela soit advenu qu'ils se reiectassent sur leurs troupes, au lieu que nous mesmes nous reiec- tons les uns sur les aultres, et nous rompons. On leur donnoit charge, non d'un mouvement simple, mais de plusieurs diverses parties, au combat; comme faisoient aux chiens les Espai- gnols à la nouvelle conqueste des Indes (a) ,

(i) Les ancêtres de nos éléphants combattoîent dans les armées d'Annibal, du roi d'Épire, et des généraux de Rome; ils portoient dans les combats des tours armées , des attirails de guerre, et des cohortes entières. Juv. sat. 12, v. 107.

'''7'^ C'est ce que plusieurs peuples avoient fait Jonc-

62 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ausquels ils payoient solde , et faisoient par- tage au butin : et montroient ces animaulx autant d'addresse et de iugement à poursuyvre et arrester leur victoire , à charger ou à recu- ler, selon les occasions, à distinguer les amis des ennemis, comme ils faisoient d'ardeur et d'aspreté.

Nous admirons et poisons mieulx les choses estrangieres que les ordinaires ; et , sans cela , ie ne me feusse pas amusé à ce long registre : car, selon mon opinion, qui contreroollera de prez ce que nous veoyons ordinairement ez animaulx qui vivent parmy nous, il y a de quoy y trouver des effects autant admirables que ceulx qu'on va recueillant ez païs et siècles estrangiers. C'est une mesme nature qui roule son cours : qui en auroit suffisamment iugé le présent estât, en pourroit seurement con- Hommesve- clurc et tout l'advenir et tout le passé. l'ay veu

nus de pays i . r i i

éloignes en aultrcstois parmy nous des hommes amenez par nus pour sau- ^^^ ^^ loingtain païs, desquels, parce que nous vages. n'entendions aulcunement le language, et que

leur façon , au demourant , et leur contenance, et leurs vestements , estoient du tout esloin- gnez des nostres , qui de nous ne les estimoit et sauvages et brutes ?. qui n'attribuoit à stu- pidité et à bestise de les veoir muets, ignorants

temps auparavant. Vojez Plin. H^at. Hist. 1. 8, c. 4^ ; et tElian. T^ar. Hist. 1. 14, c. 4^^- C.

\

LIVRE II, CHAPITRE XII. 63

la langue francoise, ignorants nos baisemains et nos inclinations serpentees, nostre port, et nostre maintien , sur lequel, sans faillir, doibt prendre son patron la nature humaine ? Tout ce qui nous semble estrange , nous le condam- nons, et ce que nous n'entendons pas; comme il nous advient au iugement que nous faisons des bestes. Elles ont plusieurs conditions qui se rapportent aux nostres ; de celles , par comparaison, nous pouvons tirer quelque con- iecture : mais, de ce qu'elles ont de particulier, que sravons nous que c'est ? Les chevaulx , les chiens , les boeufs , les brebis , les oyseaux , et la pluspart des animaulx qui vivent avecques nous, recognoissent nostre voix, et se laissent conduire par elle : si faisoit bien encores la murène de Crassus(a), et venoit à luy quand il l'appelloit ; et le font aussi les anguilles qui se treuvent en la fontaine d'Arethuse ; et i'ay veu des gardoirs assez , les poissons accou- rent, pour manger, à certain cri de ceulx qui les traictent ,

Nomen habent , et ad magistri Vocem quisque sui venit cita tus (i) :

nous pouvons iuger de cela. Nous pouvons aussi si les eic-

(a) Plutabque, De l'adresse des Animaux , c. 24. C. (i) Ils ont un nom ; et chacun d'eux vient à la voix du, maître qui l'appelle. Martial, epigr. 29, 1. 4 j V. 6.

64 ESSAIS m: Montaigne,

phants ont dire que les éléphants (a) ont quelque partici-

quelque sen- . , ,. . ,, , , .

timentde re- pation de religion , d autant qu aprez plusieurs *^^°"' ablutions et purifications, on les veoid haul-

santr leur trompe , comme des bras ; et , tenant les yeulx fichez vers le soleil levant, se planter longtemps en méditation et contemplation, à certaines heures du iour, de leur propre incli- nation j sans instruction et sans précepte. Mais, pour ne veoir aulcune telle apparence ez aul- tres animaulx , nous ne pouvons pourtant esta- blir qu'ils soient sans religion , et ne pouvons

»p|e prendre en aulcune part ce qui nous est caché ;

Exemj remarquaL-„

d'une espèce commc uous vcoyous quclquc chose en cette

decommuni- . i -i., | ^, .| ,.^

cation entre actiou quc Ic philosophc Clcanthes (b) remar- es ourmis. ^^^ ^ parcc qu'elle retire aux nostres : il veit , dict il, des fourmis partir de leur fourmilliere, portants le corps d'un fourmi (c) mort vers une aultre fourmilliere , de laquelle plusieurs aultres fourmis leur veindrent au devant , comme pour parler à eulx; et, aprez avoir esté ensemble quelque temps , ceulx cy s'en re- tournèrent pour consulter, penser avecques leurs concitoyens , et feirent ainsi deux ou trois voyages , pour la difficulté de la capitu- lation : enfin, ces derniers venus apportèrent

(a) Pline, 1. 8, c. i. C.

(b) Plutarque, De l'adresse des Animaux , c. I2. C.

(c) Fourmi y que nous faisons féminin, étoit masculin autrefois , comme on voit ici , et dans Nicot. C

LIVRE II, CHAPITRE XII. 65

aux preTniers tin ver de leur tanière , comme i

pour la rançon du mort, lequel ver les pre- miers chargèrent sur leur dos, et emportèrent chez eulx , laissants aux aultres le corps du trespassé. Voylà l'interprétation que Cleanthes y donna , tesmoignant par que celles qui n'ont point de voix , ne laissent pas d'avoir practique et communication mutuelle, de la- quelle c'est nostre default que nous ne soyons participants, et nous meslons à cette cause sottement d'en opiner. Or, elles produisent encores d'aultres effects qui surpassent de bien loing nostre capacité ; ausquels il s'en fault tant que nous puissions arriver par imi- tation , que , par imagination mesme , nous ne les pouvons concevoir. Plusieurs tiennent Petit pois-

, , 1 1 -n 1 son oui a la

qu en cette grande et dernière battaille navale propriété qu'Antonius perdit contre Auguste {a) , sa ga- nav^res^. 1ère capitainesse feut arrestee au milieu de sa course par ce petit poisson que les Latins nomment Rémora {b) , à cause de cette sienne propriété d'arrester toute sorte de vaisseaux ausquels il s'attache. Et l'empereur Caligula (c), voguant avecques une grande flotte en la coste de la Romanie, sa seule galère feut arrestee

{a) Pline, I. 32, c. i. C.

{b) Cest une fable ; mais en effet rémora signifie retar- dement, ce qui arrête; et reworar/, arrêter, retarder. E. J. {c) Pline, 1. 32, c. 32. C.

III. 5

66 ESSAIS DE MONTAIGNE,

tout court par ce mesme poisson ; lequel il feit prendre attaché comme il estoit au bas de son vaisseau , tout despit de quoy un si petit animal pouvoit forcer et la mer et les vents, et la violence de touts ses avirons, pour estre seulement attaché par le bec à sa galère (car c'est un poisson à coquille); et s'estonna encores , non sans grande raison , de ce que , luy estant apporté dans le bateau , il n avoit

Hérisson, pluS CCttC forCC qu'il avoit au dehors. Un ci- vent quidoit toyen de Cyzique {à) acquit iadis réputation souffler. j^Qjj mathématicien , pour avoir apprins la condition de l'hérisson ; il a sa tanière ouverte à divers endroicts et à divers vents, et, pré- voyant le vent advenir, il va boucher le trou du costé de ce vent : ce que remarquant , ce citoyen apportoit en sa ville certaines pre- Le poui- dictions du vent qui avoit à tirer. Le came- Se couie^ur^! ^^ovi (b) prend la couleur du lieu où. il est assis ; quandUveut j^^^[^ jg poulpc (c) sc dounc luy mcsmc la cou- leur qui luy plaist , selon les occasions , pour se cacher de ce qu'il craint, et attraper ce qu'il cherche : au caméléon , c'est changement de passion ; mais au poulpe , c'est changement d'action. Nous avons quelques mutations de couleur , à la frayeur , la cholere , la honte ,

{à) Plutarque , De l'adresse des Animaux, c. i5. C.

{b) Plutarque, ib. c. 28. C.

(c) Le polj'pe , sorte de poisson. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 67

et aultres passions, qui altèrent le teinct de nostre visage ; mais c'est par i'effect de la souf- france, comme au caméléon : il est bien en la iaunisse de nous faire iaunir; mais il n'est pas en la disposition de nostre volonté. Or, ces effects , que nous recognoissons aux aultres animaulx, plus grands que les nostres, tes- moignent en eulx quelque faculté plus excel- lente qui nous est occulte; comme il est vray- semblable que sont plusieurs aultres de leurs conditions et puissances , desquelles nulles apparences ne viennent iusques à nous.

De toutes les prédictions du temps passé, Préaic-

, , . , . . tions qui se

les plus anciennes et plus certaines estoient tiroient du celles qui se tiroient du vol des oyseaux : nous leaux.^* **^ n'avons rien de pareil , ny de si admirable. Cette règle, cet ordre du bransler de leur aile, par lequel on tire des conséquences des choses à venir, il fault bien qu'il soit conduict par quelque excellent moyen à une si noble ope- ration : car c'est prester à la lettre, d'aller attribuant ce grand effect à quelque ordon» nance naturelle , sans l'intelligence , consen- tement et discours de qui le produict; et est une opinion évidemment faulse. Qu'il soit ainsi : La torpille a cette condition , non seule- ment d'endormir les membres qui la touchent, mais , au travers des filets et de la seine (a) ,

(a) Seine , sorte de filet à prendre du poisson. E. J.

68 ESSAIS DE MONTAIGNE,

elle transmet une pesanteur endormie aux mains de ceulx qui la remuent et manient ; voire , dict on davantage , que si on verse de l'eau dessus, on sent cette passion qui gaigne contremont iusques à la main , et endort l'at- touchement au travers de l'eau. Cette force est merveilleuse : mais elle n'est pas inutile à la torpille ; elle la sent , et s'en sert , de manière que, pour attraper la proie qu'elle queste, on la veoid se tapir soubs le limon , à fin que les aultres poissons , se coulants par dessus , frappez et endormis de cette sienne froideur. Oiseaux tombent en sa puissance. Les grues , les aron- pre'vofent le dcllcs , ct aultrcs oyscaux passagiers , chan- des^^fis^n^ g^^^ts de demeure selon les saisons de l'an , montrent assez la cognoissance qu'elles ont de leur faculté divinatrice, et la mettent en usage. Chiennes Lcs chasscurs uous asscurcut que , pour choisir e"rîe meiî- ^'uu nombrc de petits chiens celuy qu'on doibt ïStitf^ ^^^^^ conserver pour le meilleur , il ne fault que mettre la mère au propre de le choisir elle mesme ; comme, si on les emporte hors de leur giste , le premier qu'elle y rapportera sera tous- iours le meilleur ; ou bien , si on faict semblant d'entourner de feu leur giste , de toutes parts , celuy des petits au secours duquel elle courra premièrement : par il appert qu'elles ont un usage de prognostique , que nous n'avons pas , ou qu'elles ont quelque vertu à iuger de leurs petits , aultre et plus vifve que la nostre.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 69

La manière de naistre, d'engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre, et mourir, des bestes, estant si voisine de la nostre , tout ce que nous retrenchons de leurs causes motrices, et que nous adioustons à nostre condition au dessus de la leur, cela ne peult aulcunement partir du discours de nostre raison. Pour règlement de nostre santé , les médecins nous proposent Texemple du vivre des bestes , et leur façon ; car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple ,

Tenez chaulds les pieds et la teste : Au demeurant , vivez en beste :

la génération est la principale des actions na- turelles ; nous avons quelque disposition de membres qui nous est plus propre à cela : toutesfois ils nous ordonnent de nous renger à l'assiette et disposition brutale , comme plus effectuelle ;

More ferarum , Quadrupedumque magis ritu , plerumque putantur Concîpere uxores : quia sic loca sumere possunt, Pectoribus positis , sublatis semina lumbis (i) j

et reiectent, comme nuisibles, ces mouvements

(1) On croit communément que, pour être féconde , Tunion des époux doit se faire sur le modèle de l'accou- plement des quadrupèdes, parce que, dans cette atti- tude , la situation horizontale de la poitrine et l'élévation des reins favorisent la direction du fluide générateur.

LlTRlT. 1. 4 , V. 1258.

7^ ESSAIS DE MONTAIGNE,

indiscrets et insolents que les femmes y ont meslé de leur creu ; les ramenant à l'exemple et usage des bestes de leur sexe , plus modeste et rassis :

Nani millier prohibet se coiicîpere atque répugnât , Clunibus ipsa viri Venerem si lœta retractet , Atque exossato ciet omni pectore fluctus. Eicit enim sulci recta regione viàque Vomerem, atque locis avertit seminis ictura (i).

Preuve de Si c'est iustice de rendre à chascun ce qui

bêtes/ ^ luy est deu, les bestes qui servent, aiment et

deffendent leurs bienfaicteurs , et qui pour-

suyvent et oultragent les estrangiers et ceulx

qui les offensent, elles représentent eri cela

quelque air de nostre iustice : comme aussi

en conservant une egualité tresequitable en

la dispensation de leurs biens à leurs petits.

Leur amitié Quaut à l'amitié, elles Font, sans comparaison ,

pluJœmtan- P^^^ vifve ct plus coustautc que n'ont pas les

des homm^l^ liommes. Hyrcanus (a) , le chien du roy Lysi-

machus , son maistre mort , demeura obstiné

sus son lict, sans vouloir boire ne manger;

et le iour qu'on en brusla le corps, il print

sa course , et se iecta dans le feu , il feut

(i) Les mouvements lascifs par lesquels la femme excite l'ardeur de son époux , et sollicite un épanchement immo- déré qui l'épuisé , sont un obstacle à la fécondation ^ ils otent le soc du sillon , et détournent les germes de leur but. LuçRET. 1. 4? V. 1263.

(a) Plutarque , De l'adresse des Animaux , c. i4- C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 71

bruslé : comme feit aussi le chien cFun nommé Pyrrhus (a) ; car il ne bougea de dessus le lict de son maistre depuis qu'il feut mort ; et , quand on l'emporta , il se laissa enlever quant et luy , et finalement se lancea dans le buchier on brusloit le corps de son maistre. Il y a certaines inclinations d'affection qui naissent quelquesfois en nous sans le conseil de la rai- son, qui viennent d'une témérité fortuite que d'aultres nomment sympathie; les bestes en sont capables comme nous : nous veoyons les chevaulx prendre certaine accoin tance des uns aux aultres , iusques à nous mettre en peine pour les faire vivre ou voyager separeement : on les veoid appliquer leur affection à certain poil de leurs compaignons, comme à certain visage , et , ils le rencontrent , s'y ioindre incontinent avecques feste et démonstration de bienveuillance , et prendre quelque aultre forme à contrecœur et en haine. Les animaulx Les ani-

. 1 1 . maux dcli-

ont choix , comme nous, en leurs amours, et cats, bizar- font quelque triage de leurs femelles ; ils ne vr4n\s dam sont pas exempts de nos ialousies et d'envies leursamours,

*■ ... comme les

extrêmes et irréconciliables. Les cupiditez sont hommes. ou naturelles et nécessaires, comme le boire et le manger; ou naturelles et non nécessaires, comme l'accointance des femelles; ou elles ne sont ny naturelles ny nécessaires : de cette der-

(a) Plutarquf. , De r adresse des Animaux, c. 14. C.

72 ESSAIS DE MONTAIGNE,

niere sorte sont quasi toutes celles des hom- mes; elles sont toutes superflues et artificielles; car c'est merveille combien peu il fault à na- ture pour se contenter , combien peu elle nous a laissé à désirer : les apprests de nos cuisines ne touchent pas son ordonnance ; les stoïciens disent qu'un homme auroit de quoy se sub- stanter d'une olive par iour : la délicatesse de nos vins n'est pas de sa leçon , ny la recharge que nous adioustons aux appétits amoureux :

Neque illa Magno prognatum deposcit consule cunnum (i).

Ces cupiditez estrangieres , que l'ignorance du bien et une faulse opinion ont coulées en nous, sont en si grand nombre , qu'elles chassent presque toutes les naturelles : ny plus ny moins que si en une cité il y avoit si grand nombre d'estrangiers , qu'ils en meissent hors les na- turels habitants , ou esteignissent leur aucto- rité et puissance ancienne , l'usurpant entiè- rement et s'en saisissant. Les animaulx sont beaucoup plus réglez que nous ne sommes, et se contiennent avecques plus de modération soubs les limites que nature nous a prescripts ; mais non pas si exactement, qu'ils n'ayent en- cores quelque convenance à nostre desbauche ; et tout ainsi , comme il s'est trouvé des désirs

(i) La volupté ne lui semble pas plus piquante, dans les bras de la fille d'un consul. Hor. sat. 2,1. i , v. 69.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ^3

furieux qui ont poulsé les hommes à Tamour des bestes , elles se treuvent aussi par fois esprinses de nostre amour, et receoivent des affections monstrueuses d'une espèce à aultre : tesmoing l'elephant corrival d'Aristophanes (a) le grammairien , en l'amour d'une ieune bou- quetière en la \ille d'Alexandrie , qui ne luy cedoit en rien aux offices d'un poursuyvant bien passionné ; car , se promenant par le marché l'on vendoit des fruicts , il en pre- noit avecques sa trompe, et les luy portoit; il ne la perdoit de vue que le moins qu'il luy estoit possible ; et luy mettoit quelquesfois la trompe dans le sein par dessoubs son collet, et luy tastoit les tettins. Ils recitent aussi d'un dragon (b) amoureux d'une fille ; et d'une oye esprinse de l'amour d'un enfant, en la ville d'Asope ; et d'un bélier serviteur de la menes- triere Glaucia : et il se veoid touts les iours des magots furieusement esprins de l'amour des femmes. On veoid aussi certains animaulx s'addonner à l'amour des masles de leur sexe. Oppianus (c) , et aultres , recitent quelques exemples pour montrer la révérence que les bestes , en leurs mariages , portent à la parenté ;

(a) PixTARQUE, De l'adresse des Animaux , c. 16. C.

(b) Id. ibid.

(c) De Venatione y 1. 1 , v. 236. C.

74. ESSAIS DE MONTAIGNE,

mais rexperience nous faict bien souvent veoir

le contraire ;

Nec habetur turpe iuvencse Ferre patrem tergo : fit eqiio sua filia coniux : Quasque creavit , init pecudes caper : ipsaque cuius Semine concepta est , ex illo concipit aies (i).

Exemple De Subtilité malicieuse , en est il une plus tilitl? mali- expresse que celle du mulet du philosophe un mulet''"' Thalcs ? Icqucl , passant au travers d'une ri- vière , chargé de sel , et , de fortune , y estant brunché , si que les sacs qu'il portoit en feu- rent touts mouillez , s'estant apperceu que le sel {a) , fondu par ce moyen , luy avoit rendu sa charge plus legiere, ne failloit iamais, aussi- tost qu'il rencontroit quelque ruisseau , de se plonger dedans avecques sa charge; iusques à ce que son maistre , descouvrant sa malice , ordonna qu'on le chargeast de laine; à quoy, se trouvant mesconté , il cessa de plus user de Bétes qui ccttc fincsse. Il y en a plusieurs qui represen- eniachées tcut naïfvcnlent le visage de nostre avarice; d avance j ^^j. ^^ Iqut veoid un soing extrême de sur- prendre tout ce qu'elles peuvent , et de le cu-

(i) La génisse se livre sans honte à son père^ la cavale assouvit les désirs du cheval dont elle est née : le bouc s'unit aux chèvres qu'il a engendrées; et l'oiseau féconde l'oiseau à qui il a donné l'être. Ovid. Métam. fab. 9 , 1. 10, V. 28.

{à) Plutarque , De l'adresse des Animaux , c. i5j et Élien , de Animalibus , 1. 7, c. 42. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 7$

rieiisement cacher , quoyqu'elles n'en tirent point d'usage. Quant à la mesnagerie , elles D'autrefi

!.. q"i sont fort

nous surpassent , non seulement en cette pre- ménagères. voyance d'amasser et espargner pour le temps à venir, mais elles ont encores beaucoup de parties de la science qui y est nécessaire : les fourmis estendent au dehors de Taire leurs grains et semences pour les esventer, refres- chir, et seicher, quand ils vcoyent qu'ils com- mencent à se moisir et à sentir le rance , de peur qu'ils ne se corrompent et pourrissent. Mais la caution et prévention (a) dont ils usent à ronger le grain de froment , surpasse toute imagination de prudence humaine : parce que le froment ne demeure pas tousiours sec ny sain , ains s'amollit, se resouît, et destrempe comme en laict, s'acheminant à germer et pro- duire ; de peur qu'il ne devienne semence , et perde sa nature et propriété de magasin pour leur nourriture , ils rongent le bout par le germe a coustume de sortir.

Quant à la guerre , qui est la plus grande et La passion pompeuse des actions humaines , ie sçaurois r^"^ p^rJe volontiers si nous nous en voulons servir pour jy^^n^J^t argument de quelque prérogative , ou , au con- "»*-•' ^^ *'^""- traire , pour tesmoignage de nostre imbécillité q"cs ani- et imperfection ; comme de vray , la science de nous entredesfaire et entreluer, de ruyner et

(ri) La précaution et la pnvojance. E. J.

y6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

perdre nostre propre espèce , il semble qu'elle n'a pas beaucoup de quoy se faire désirer aux bestes qui ne Font pas :

Quando leoni Fortior eripuit vitara leo ? quo neraore uuquara Expiravit aper maiorîs dentibus apri ? (i)

mais elles rien sont pas universellement exemptes pourtant ; tesmoing les furieuses ren- contres des mouches à miel , et les entreprinses des princes des deux armées contraires :

Saepè duobus Regibus incesslt magno discordia motu : ^ Continuôque animos vulgi et trepidantia bello Corda licet longe praesciscere (2).

le ne veois iamais cette divine description , qu'il ne m'y semble lire peincte l'ineptie et vanité humaine : car ces mouvements guerriers, qui nous ravissent de leur horreur et espovente- ment, cette tempeste de sons et de cris ,

Fulgur ubi ad cœlum se tollit , totaque clrcùm Aère renidescit tellus , subterque virûm vi Excitur pedibus sonitus , clamoreque montes Icti reiectant voces ad sidéra mundi (3) ^

(i) Vit-on jamais un lion déchirer un lion plus foible que lui? Dans quelle forêt un sanglier a-t-il expiré sous la dent d'un sanglier plus vigoureux? Juven. sat. i5 , V. 160.

(2) Souvent , dans une ruche, il s'élève entre deux rois de sanglantes querelles : dès lors on peut pressentir la fureur des combats dont le peuple est agité. Virg. Géorg. 1. 4, V. 67.

(3) L'acier renvoie ses éclairs au ciel; les campagnes

LIVRE II, CHAPITRE XII. 77

cette effroyable ordonnance de tant de milliers d'hommes armez, tant de fureur, d'ardeur, et de courage, il est plaisant à considérer par combien vaines occasions elle est agitée , et par combien legieres occasions esteincte :

Paridis propter narratur amorem Graecia Barbarie diro collisa duello (i) :

toute l'Asie se perdit , et se consomma en guerres pour le macquerellage de Paris : l'envie d'un seul homme , un despit , un plaisir , une ialousie domestique , causes qui ne debvroient pas es- mouvoir deux harengieres à s'esgratigner , c'est l'ame et le mouvement de tout ce grand trouble. Voulons nous en croire ceulx mesmes qui en sont les principaulx aucteurs et motifs ? oyons le plus grand, le plus victorieux empereur, et le plus puissant qui feust oncques, se iouant, et mettant en risée tresplaisamment et tresinge- nieusement plusieurs battailles bazardées et par mer et par terre , le sang et la vie de cinq cents mille hommes qui suyvirent sa fortune, et les forces et richesses des deux parties du

sont colorées par le reflet de Tairain: la terre retentit sous les pas des soldats, et les monts voisins repoussent leurs cris guerriers jusqu'aux voûtes du monde. Lucret. 1. 2 , V. 327.

(i) On raconte qu'une guerre funeste, allumée par l'amour de Paris, épui:>a toute la Grèce. Hor. epist. 2, I. I, V. G.

^8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

monde espuisees , pour le service de ses entre- prinses :

Quôd futuit Glaphyran Antonius , hanc mihi pœnam Fulvia coiistituit, se quoque uti futuam.

Fulviam ego ut futuam ! quid j si me Manius oret Pœdicem , faciam ? non puto , si sapiam.

Aut futue , aut pugnemus , ait : quid , si mihi vitâ Charior est ipsâ mentula? signa canant (i).

( i'use en liberté de conscience de mon latin , avecques le congé que vous {«) m'en avez donné) : or , ce grand corps , à tant de visages et de mou- vements , qui semble menacer le ciel et îa terre ;

Quàm multi Lybico volvuntur marmore fluctus ,

(i) Cette e'pigramme , composée par Auguste , nous a été conservée par Martial , épigr. 20 , /. 11, v. 3. Voici la traduction libre que Fontenelle a faite de cette petite pièce , qu'on ne pouvoit traduire littéralement dans une langue aussi chaste que la nôtre :

Parce qu'Antoine est charme de Glaphyre , Fulvie à ses beaux yeux me veut assujettir. Antoine est intidèle. He' bien donc ? Est-ce à dire Que des fautes d'Antoine on me fera pâtir ?

Qui ? moi , que je serve Fulvie !

Suffit-il qu'elle en ait envie ? A ce compte , on verroit se retirer vers moi

Mille e'pouses mal satisfaites. Aime-moi , me dit-elle , ou combattons. Mais quoi ? Elle est bien laide î Allons , sonnez trompettes.

{a) Montaigne s'adresse ici à une dame d'une qualité distinguée , qui l'avoit chargée de faire l'apologie de Se- bond , et à laquelle nous devons par conséquent ce cha- pitre douzième, le plus long, et, au jugement de bien des gens^ le plus curieux. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 79

Saevus ùbi Orion hybernis conditur undis,

Yel quàm sole novo densae torrenlur aristœ ,

Aiit Hermi campo , aut Lyciae flaventibus arvisj

Scuta sonaiit , pulsuque pedum tremit ex'cita tellus (i) :

ce furieux monstre , à tant de bras et à tant de testes, c'est tousiours l'homme, foible , cala- miteux et misérable; ce n'est qu'une fourmil- liere esmeue et eschauffee ;

It uigrum campis agmen (2) ;

un souffle de vent contraire , le croassement d'un vol de corbeaux , le fauls pas d'un cheval , le passage fortuite d'un aigle, un songe, une voix , un signe , une brouee matiniere , suffisent à le renverser et porter par terre. Donnez luy seulement d'un rayon de soleil par le visage , le voylà fondu et esvanouï ; qu'on luy esvente seu- lement un peu de poulsiere aux yeulx, comme aux mouches à miel de nostre poète , voylà toutes nos enseignes, nos légions , et le grand Pompeius mesme à leur teste, rompu et fra-

(i) Comme les flots innombrables qui roulent en mu- gissant sur la mer de Lybie , lorsque, amenant l'hiver, Torageux Orion se plonge dans les eaux ; comme les in- nombrables épis qui, au retour de l'été, frémissent sur les rives de l'Hermus, ou dans les champs dorés de la Lycie : ainsi les boucliers retentissent, ainsi la terre tremble sous les pas des guerriers. Entid. 1. 7, v. 718.

(2) Le noir essaim marche dans la plaine. Énéid. 1. 4 » V. 404.

8o ESSAIS DE MONTAIGNE,

cassé : car ce feut luy , ce me semble (<?), que Sertorius battit enEspaigne avecques ces belles armes , qui ont aussi servi à Eumenes contre Antigonus, à Surena contre Crassus :

m motus animorum , atque hœc certamiua tanta , Pulveris exigui iactu compressa quiescent (i) :

qu'on descouple {b) mesme de nos mouches aprez , elles auront et la force et le courage de le dissiper. De fresche mémoire , les Portugais assiégeants la ville de Tamly , au territoire de Xiatine, les habitants d'icelle portèrent sur la muraille grand' quantité de ruches, de quoy ils sont riches; et avec du feu chassèrent les abeilles si vifvement sur leurs ennemis , qu'ils aban- donnèrent leur entreprinse , ne pouvants sous- tenir leurs assaults et piqueures : ainsi demeura la victoire et liberté de leur ville à ce nouveau secours; avecques telle fortune, qu'au retour du combat il ne s'en trouva une seule à dire.

{a) Ici , Montaigne se défie un peu de sa mémoire , et avec raison ; car ce ne fut pas contre Pompée que Ser- torius employa cette ruse , mais contre les Caracitaniens , peuples d'Espagne qui habitoient dans de profondes ca- vernes creusées dans le roc , oii il étoit impossible de les forcer. Vojez , dans Plutarque , la Vie de SertoriuSy c. 6. C.

(i) Et tout ce fier courroux , tout ce grand mouvement , Qu'on jette un peu de sable , il cesse en un instant.

Géorg. 1. 4 , V. 86.

{b) Quon lâche, cjuon détache une couple, etc. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 81

Les âmes des empereurs et des savatiers («) sont iectees à mesme moule : considérants l'impor- tance des actions des princes, et leur poids, nous nous persuadons qu'elles soient pro- duictes par quelques causes aussi poisantes et importantes; nous nous trompons : ils sont menez et ramenez en leurs mouvements par les mesmes ressorts que nous sommes aux noslres ; la mesme raison , qui nous fiiict lanser avecques un voisin , dresse entre les princes une guerre; la mesme raison, qui nous faict fouetter un laquay, tumbant en un roy, luy faict ruyner une province; ils veulent aussi le- gierement que nous , mais ils peuvent plus : pareils appétits agitent un ciron et un éléphant.

Quant à la fidélité, il n'est animal au monde Les chiens, traistre, au prix de l'homme. Nos histoires ra- quTles'hom- content la vifve poursuitte que certains chiens ™^'* ont faict de la mort de leurs maistres. Le roy Pyrrhus , ayant rencontré un chien qui gardoit un homme mort, et ayant entendu qu'il y avoit trois ijDurs qu'il faisoit cet office, commanda qu'on enterrast ce corps , et mena ce chien

(a) Savntier, ou savetier, dit Cotgrave. Savatier a été en usage long-temps avant Montaigne^ car, du temps de Villon , on disoit savatier :

Et vous, Blanche lasavatiére.

Savatier vient fort naturellement de savate , mot très- usité encore aujourd'hui. G.

m. 6

82 ESSAIS DE MONTAIGNE,

quant et liiy. Un iour qu'il assistoit aux montres générales de son armée, ce chien (a), apperce- vant les meurtriers de son maistre , leur courut sus avecques grands abbays et aspreté de cour- roux, et, par ce premier indice, achemina la vengeance de ce meurtre , qui en feut faicte bientost aprez par la voye de la iustice. Autant en feit le chien du sage Hésiode {b) , ayant con- vaincu les enfants de Ganistor , naupactien , du meurtre commis en la personne de son maistre. Un aultre chien (c), estant à la garde d'un temple à Athènes , ayant apperceu un lar- ron sacrilège qui emportoit les plus beaux ioyaux , se meit à abbayer contre luy tant qu'il peut; mais les marguilliers ne s'estants point esveillez pour cela , il se meit à le suy vre , et , le iour estant venu , se teint un peu plus es- loingné de luy , sans le perdre iamais de veue : s'il luy offroit à manger , il n'en vouloit pas ; et, aux aultres passants qu'il rencontroit en son chemin , il leur faisoit feste de la queue , et prenoit de leurs mains ce qu'ils luy don- noient à manger : si son larron s'arrestoit pour dormir, il s'arrestoit quant et quant au lieu mesme. La nouvelle de ce chien estant venue

{a) Plut ARQUE, De l'adresse des Animaux, c. 12. C. {b) Id. ibid.

(c) Id, ibid. La même histoire , ou plutôt la même fable ,. est dans Élien , de Animal. 1. 7, c. i3. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 8i

aux margiulliers de cette église, ils se meirent à le suyvre à la trace , s'enquei ants des nou- velles du poil de ce chien , et enfin le rencon- trèrent en la ville de Cromyon, et le larron aussi, qu'ils ramenèrent en la ville d'Athènes, il feut puni : et les iuges , en recognoissance de ce bon office, ordonnèrent, du publicque, certaine mesure de bled pour nourrir le chien , et aux presbtres d'en avoir soing. Plutarque tes- moigne cette histoire comme chose tresaveree et advenue en son siècle.

Quant à la gratitude (car il me semble que Noble gra- nous avons besoing de mettre ce mot en crédit) , Hon. ce seul exemple y suffira, qu'Appion (a) recite comme en ayant esté luy mesme spectateur : Un iour, dict il, qu'on donnoit à Rome, au peuple, le plaisir du combat de plusieurs bestes estranges , et principalement de lions de gran- deur inusitée, il y en avoit un, entre aultres, qui , par son port furieux , par la force et gros- seur de ses membres, et un rugissement haul- tain et espoventable, attiroit à soy la veue de toute l'assistance. Entre les aultres esclaves qui feurent présentez au peuple en ce combat des bestes , feut un Androclus , de Dace, qui estoit à un seigneur romain de qualité consulaire. Ce lion, l'ayant apperceu de loing, s'arresta pre-

(rt) Voyez Aulu-Gelle, I. 5, c. 14 ; et Sénèque , de Benef. 1. 2, c. 19. C.

84 ESSAIS DE MONTAIGNE,

mierement tout court , comme estant entré en admiration , et puis s'approcha tout doulce- ment , d'une façon molle et paisible , comme pour entrer en recognoissance avecques luy : cela faict, et s'estant asseuré de ce qu'il cher- choit, il commencea à battre de la queue, à la mode des chiens qui flattent leur maistre , et à baiser et leicher les mains et les cuisses de ce pauvre misérable , tout transi d'effroi , et hors de soy. Androclus , ayant reprins ses esprits par la bénignité de ce lion , et r'asseuré sa veue pour le considérer et recognoistre ; c'estoit un singulier plaisir de i^eoir les caresses et les festes qu'ils s'entrefaisoient l'un à l'aultre. De quoy le peuple ayant eslevé des cris de ioye , l'empereur feit appeller cet esclave pour entendre de luy le moyen d'un si estrange événement. Il luy 'recita une histoire nouvelle et admirable : « Mon maistre , dict il , estant proconsul en Afrique , ie feus contrainct, par la cruauté et rigueur qu'il me tenoit , me faisant iournellement battre , de me desrobber de luy , et m'en fuyr ; et, pour me cacher seurement d'un personnage ayant si grande auctorité en la province, ie trouvay mon plus court de gaigner les solitudes et les contrées sablonneuses et inhabitables de ce païs là, résolu , si le moyen de me nourrir venoit à me faillir , de trouver quelque façon de me tuer moy mesme. Le soleil estant extrême- ment aspre sur le midi , et les chaleurs in$up-

LIVRE II, fcHAPITRE XII. 85

portables , ie m'embatis (a) sur une caverne ca- chée et inaccessible, et ie me iectay dedans. Bientost aprez y surveint ce lion, ayant une patte sanglante et blecee, tout plaintif et gé- missant des douleurs qu'il y souffroit. A son arrivée , i'eus beaucoup de frayeur ; mais luy , me voyant musse dans un coing de sa loge , s'approcha tout doulcement de moy, me pré- sentant sa patte offensée, et me la montrant comme pour demander secours ; ie luy ostay lors un grand escot (b) qu'il y avoit , et , m'estant un peu apprivoisé à luy, pressant sa playe, en feis sortir l'ordure qui s'y amassoit, Tessuyay et nettoyay le plus proprement que ie peus. Luy, se sentant allégé de son mal et soulagé de cette douleur, se print à reposer et à dormir, ayant tousiours sa patte entre mes mains. De en hors , luy et moy vesquismes ensemble en

(à) Je rencontrai une caverne , etc. Embattre signifie arriver en quelque lieu , soit par dessein , soit par des cas d*aventure. Qui sont ces gens qui ainsi se sont em- battus en ces pais , c'est-à-dire , sont entrez ou se sont ruez dedans? NicoT. Je ni embatis sur luj-, je le ren- contrai par hazard. Cotgrave. C.

{b) Un grand éclat de bois. Escot signifie ici une ë char de f un piquant de chardon ou de bois ; et, pris dans ce sens-là , il se trouve dans le Dictionnaire François et anglois de Cotgrave. Ibi ego stirpem ingenlem vestigio pedis ejus hœrentem revelli , dit Androclus dans Aulu-Gelle, Noct, Atiic. I. 5, c. 14. C.

86 ESSAIS DE MONTAIGNE,

cette caverne , trois ans entiers , de mesmes viandes; car des bestes qu'il tuoit à sa chasse, il m'en apportoit les meilleurs endroicts , que ie faisois cuire au soleil , à faulte de feu , et m'en nourrissois. A la longue, m'estant ennuyé de cette vie brutale et sauvage , comme ce lion estoit allé un iour à sa queste accoustumee , ie partis de ; et , à ma troisiesme iournee , feus surprins par les soldats qui me menèrent d'A- frique en cette ville à mon maistre , lequel soubdain me condamna à mort, et à estre aban- donné aux bestes. Or , à ce que ie veois , ce lion feut aussi prins bientost aprez , qui m'a à cette heure voulu recompenser du bienfaict et gua- rison qu'il avoit receu de moy ». Voylà l'histoire qu'Androclus recita à l'empereur , laquelle il feit aussi entendre de main à main au peuple : parquoy , à la requeste de touts , il feut mis en liberté , et absouls de cette condamnation , et , par ordonnance du peuple , luy feut faict pré- sent de ce lion. Nous voyions depuis , dict Ap- pion , Androclus conduisant ce lion à tout une petite lesse, et se promenant par les tavernes à Rome, recevoir l'argent qu'on luy donnoit, le lion se laisser couvrir des fleurs qu'on luy iectoit , et chascun dire en les rencontrant : tf Voylà le lion , hoste de l'homme : Voylà l'homme , médecin du lion ».

Nous pleurons souve^it la perte des bestes que nous aimons ; aussi font elles la nostre :

LIVRE II, CHAPITRE XII. 87

Post , bellator cquus , positis insigiilbus , jEthon It lacryraans , guttisque humectât grandibus ora (i).

Comme aulcunes de nos nations ont les femmes en commun ; aulcunes , à chascun la sienne : cela ne se veoid il pas aussi entre les bestes ; et des mariages mieulx gardez que les nostres ? Quant à la société et confédération quelles Société qui

S observe cH'"

dressent entre elles pour se liguer ensemble et tre les ani- s'entresecourir , il se veoid, des bœufs, des ™^"^' porceaux , et aultres animaulx , qu'au cry de celuy que vous offensez, toute la troupe ac- court à son ayde , et se rallie pour sa deffense ; l'escare {a) , quand il a avallé l'hameçon du pes- Entre les cheur , ses compaignons s'assemblent en foule qu'on "nom- autour de îuy , et rongent la ligne; et, si d'ad- ™c^*^«'*^^' venture il y en a un qui ayt donné dedans la nasse, les aultres Iuy baillent la queue par de- hors, et Iuy la serre tant qu'il peult à belles dents; ils le tirent ainsin au dehors, et l'en- traisnent (h). Les barbiers (c) , quand l'un de Entre les

f . , 11- poissons

leurs compaignons est engage, mettent la ligne nommés bar- contre leur dos , dressants (d) un' espine, qu'ils '^'^*'

(i) Ensuite venoit , sans harnois et sans ornement, ^thon , son cheval de bataille , pleurant , et laissant tomber de ses yeux de grosses larmes. Enéid. 1. 1 1 , V. 89.

{a) Le scare, espèce de poisson. E. J.

{b) Plutarque, De V adresse des Animaux, c. 26. C.

(c) Les barbeaux , autre espèce de poisson. E. J.

(^0 Plutarque, De V adresse des Animaux , c. 26, C

88 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ont dentelée comme une scie, à Taide de la- Entre la quelle ils la scient et coupent. Quant aux par-

haleincetun . ,. ^^ . d i u i

petit pois- ticuliers oirices que nous tirons 1 un de 1 aultre ' pour le service de la vie , il s'en veoid plusieurs

pareils exemples parmi elles : ils tiennent que la baleine {a) ne marche iamais qu'elle n'ayt au devant d'elle un petit poisson semblable au gouion de mer, qui s'appelle pour cela La guide : la baleine le suit , se laissant mener et tourner , aussi facilement que le timon faict retourner la navire ; et , en recompense aussi , au lieu que toute aultre chose, soit beste, ou vaisseau , qui entre dans l'horrible chaos de la bouche de ce monstre, est incontinent perdu et englouti , ce petit poisson s'y retire en toute seureté , et y dort ; et pendant son sommeil la baleine ne bouge : mais aussi tost qu'il sort , elle se met à le suyvre sans cesse ; et si , de for- tune , elle l'escarte (b) , elle va errant çà et , et souvent se froissant contre les rochiers, comme un vaisseau qui n'a point de gouver- nail : ce que Plutarque tesmoigne avoir veu^^n Entre le l'islc d'Anticvrc. Il V a une pareille société (c)

roitelet et le .

crocodile j entre le petit oyseau qu'on nomme le roytelet, et le crocodile : le roytelet sert de sentinelle à ce grand animal ; et si l'ichneumon , son en-

(a) Plutarque, De l'adresse des Animaux, c. 32. C. {b) Si y par hasard, elle s'écarte de lui, etc. E. J. (c) Plutarque, De l'adresse des Animaux, c. 32. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 89

nemy, s'approche pour le combattre, ce petit oyseau, de peur qu'il ne le surprenne endormi, va, de son chant, et à coups de bec,resveillant, et l'advertissant de son dangier : il vit des de- meurants {a) de ce monstre, qui le receoit fami- lièrement en sa bouche, et luy permet de bec- queter dans ses machoueres et entre ses dents , et y recueillir les morceaux de chair qui y sont demeurez; et, s'il veult fermer la bouche, il l'advertit premièrement d'en sortir, en la ser- rant peu à peu , sans restreindre et l'offenser. Cette coquille, qu'on nomme la Nacre (^), vit Entre la

I . , . nacre et le

aussi ainsm avecques le pmnothere , qui est un pinnotère. petit animal de la sorte d'un cancre , luy servant d'huissier et de portier , assis à l'ouverture de cette coquille, qu'il tient continuellement en- trebaaillee et ouverte , iusques à ce qu'il y veoye entrer quelque petit poisson propre à leur prinse : car lors il entre dans la nacre , et luy va pinceant la chair vifve , et la contrainct de fermer sa coquille : lors eulx deux ensemble mangent la prove enfermée dans leur fort. En Science de

- . 1 «"^ 1 1 matlufinati-

la manière de vivre des thuns (c) , on y remarque aues, connue

des thons.

{a) Des restes, des morceaux , etc. Des morceaux de chair qui sont demeurés entre les dents de ce monstre , comme Montaigne nous le dira lui-même bientôt après. C.

{b) Plutarque, De rad)>csse des Animaux , c. 3?.; et CicÉRON, de Natur. Deor. 1. 2 , c. 48. C.

(c) Plltakqle , De V adresse des Animaux , c. 29. C.

go ESSAIS DE MONTAIGNE,

une singulière science des trois parties de la mathématique : quant à l'astrologie, ils l'en- seignent à l'homme ; car ils s'arrestent au lieu le solstice d'hyver les surprend , et n'en bougent iusques à l'equinoxe ensuyvant; voylà pourquoy Aristote («) mesme leur concède vo- lontiers cette science : quant à la géométrie et arithmétique , ils font tousiours leur bande de figure cubique , carrée {b) en touts sens , et en dressent un corps de battaillon solide, clos et environné tout à l'entour, à six faces toutes eguales ; puis nagent en cette ordonnance car- rée , autant large derrière que devant; de façon que qui en veoid et compte un reng , il peult ayseement nombrer toute la troupe , d'autant que le nombre de la profondeur est egual à la largeur , et la largeur à la longueur. Magnanimi- Quant à la magnanimité , il est malaysé de

d'un chien , ,

des Indes. luy donner un visage plus apparent qu en ce faict du grand chien qui feut envoyé des Indes au roy Alexandre : on luy présenta première- ment un cerf pour le combattre, et puis un sanglier, et puis un ours; il n'en feit compte, et ne daigna se remuer de sa place : mais, quand il veid un lion (c) , il se dressa incontinent sur

(a) Aristote , Hist. desAnim. 1. 8 , c. i3 ; et Élien, ^e Animal. 1. 9, c. 42- C.

{b) Plut ARQUE, de S olertiâ Animal, c. 21. C. (c) Plutarque, iô. c. 14. c.

I

LIVRE II, CHAPITRE XII. 91

ses pieds , montrant manifestement qu'il decla- roit celuy seul digne d'entrer en combat avecques luy. Touchant la repentance et re- Repcnian- cognoissance des faultes , on recite d'un ele- phant. pliant {a) , lequel ayant tué son gouverneur par impétuosité de cholere, en print un dueil si extrême, qu'il ne voulut oncques puis manger, et se laissa mourir. Quant à la clémence , on Clémence

,, . ,.1 1 -1 1 d'un tigre.

récite d un tigre {b) , la plus inhumaine beste de toutes, que luy ayant esté baillé un che- vreau , il souffrit deux iours la faim avant que de le vouloir offenser , et le troisiesme il brisa la cage il estoit enfermé , pour aller chercher aultre pasture, ne se voulant prendre au che- vreau , son familier et son hoste. Et quant aux droicts de la familiarité et convenance , qui se dresse par la conversation , il nous advient or- dinairement d'apprivoiser des chats , des chiens et des lièvres ensemble. Mais ce que l'expe- Desquaii-

, , I . tés merveil-

rience apprend a ceulx qui voyagent par mer , leuses des et notamment en la mer de Sicile , de la condi- *^ ^^°°^' tion des halcyons (c) , surpasse toute humaine cogitation : de quelle espèce d'animaulx a ia- mais nature tant honoré les couches , la nais- sance, et l'enfantement? car les poètes disent bien qu'une seule isle de Delos , estant aupara-

{a) Arrien , Hist. indic. c. 14. C.

{b) Plutarque, de Solertiâ Animal, c. 19. C.

(c) Id. ib. c. 34. C.

92 ESSAIS DE MONTAIGNE,

vant vagante , feut affermie pour le service de l'enfantement de Latone ; mais Dieu a voulu que toute la mer feust arrestee, affermie, et applanie , sans vagues , sans vents et sans pluye , ce pendant que Fhalcyon faict ses petits , qui est iustement environ le solstice , le plus court iour de Fan; et, par son privilège, nous avons sept iours et sept nuicts , au fin cœur de l'hy- ver, que. nous pouvons naviguer sans dangier. Leurs femelles ne recognoissent aultre masle que le leur propre ; l'assistent toute leur vie , sans iamais l'abandonner : s'il vient à estre de- bile et cassé , elles le chargent sur leurs es- paules , le portent partout , et le servent iusques Fabrique à la mort. Mais aulcune suffisance n'a encores

admirable de i > i i

leur nid. pcu atteindre a la cognoissance de cette mer- veilleuse fabrique de quoy l'halcyôn compose le nid pour ses petits , ny en deviner la matière. Plutarque {a) , qui en a veu et manié plusieurs, pense que ce soit des arrestes de quelque pois- son qu'elle conioinct et lie ensemble, les entre- laceant, les unes de long, les aultres de travers , et adioustant des courbes et des arrondisse- ments, tellement qu'enfin elle en forme un vaisseau rond prest à voguer : puis , quand elle a parachevé de le construire , elle le porte au battement du flot marin, la mer, le bat- tant tout doulcement , luy enseigne à radouber

{a) De S olertiâ Animal, c. 34- C,

LIVRE II, CHAPITRE XII. gS

ce qui n'est pas bien lié , et à mieulx fortifier aux endroicts elle veoid que sa structure se desmeut et se lasche par les coups de mer : et, au contraire, ce qui est bien ioinct, le batte- ment de la mer levons estreinct et vous le serre, de sorte qu'il ne se peult ny rompre, ny dis- souldre , ou endommager à coups de pierre, ny de fer, si ce n'est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer , c'est la proportion et figure de la concavité du dedans : car elle est composée et proportionnée de manière qu'elle ne peult recevoir ny admettre aultre chose que l'oyseau qui l'a bastie; car à toute aultre chose elle est impénétrable, close, et fermée, tellement qu'il n'y peult rien entrer , non pas l'eau de la mer seulement. Voylà une description bien claire de ce bastiment, et empruntée de bon lieu : toutesfois il me semble qu'elle ne nous esclaircit pas encores suffisamment la difficulté de cette architecture. Or, de quelle vanité nous peult il partir, de loger au dessoubs de nous , et d'inter- préter desdaigneusement, les effects que nous ne pouvons imiter ny comprendre?

Pour suy vre encores un peu plus loing cette faculté egualité et correspondance de nous aux bestes ; commilnr* le privilège , de quoy nostre ame se glorifie, de ^"^ i^»'tes et ramener à sa condition tout ce qu'elle conceoit, au^chevau.t| de despouiller de qualitez mortelles et corpo- etauxcMens! relies tout ce qui vient à elle, de renger les choses, qu'elle estime dignes de son accoin-

94 ESSAIS DE MONTAIGNE,

tance, à desvestir et despouiller leurs condi- tions corruptibles, et leur faire laisser à part, comme vestements superflus et viles, l'espes- seur, la longueur, la profondeur , le poids, la couleur , l'odeur , l'aspreté , la polisseure , la dureté , la mollesse , et touts accidents sen- sibles, pour les accommoder à sa condition im- mortelle et spirituelle ; de manière que Rome et Paris, que i'ay en l'ame , Paris que i'imagine, ie l'imagine et le comprends sans grandeur et sans lieu , sans pierre , sans piastre , et sans bois : ce mesme privilège , dis ie , semble estre bien évidemment aux bestes ; car un cheval ac- coustumé aux trompettes, aux arquebusades , et aux combats , que nous voyons trémousser et frémir en dormant, estendu sur sa lictiere, comme s'il estoit en la meslee , il est certain qu'il conceoit en son ame un son de tabourin sans bruict , une armée sans armes et sans corps :

Quippe videbis equos fortes , cùm membra iacebunt In sommis , sudare tamen , spirareque sœpè , Et quasi de pahnâ summas contendere vires (i) :

ce lièvre , qu'un lévrier imagine en songe, aprez lequel nous le voyons haleter en dormant, alon-

(i) Vous verrez des coursiers, quoique étendus et pro- fondément endormis , se baigner de sueur , souffler fré- quemment, et tendre tous leurs muscles, comme s'ils disputoient le prix de la course. Lucret. 1. 4 , v. 984.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 95

ger la queue, secouer les iarrets, et représenter parfaictement les mouvements de sa course, c'est un lièvre sans poil et sans os :

Venantûmque canes in molli sœpè quiète lactant crura tamen subito , vocesque repente Mitlunt, et crebras reducunt naribus auras, Ut vesligia si tcncant inventa ferarum : Erpergefactiquc sequuntur inania sœpè Cervorum slmulacra , fugœ quasi dedita cernant ; Donec discussis redeant erroribus ad se (i) :

les chiens de garde que nous voyons souvent gronder en songeant , et puis iapper tout à faict, et s'esveiller en sursault, comme s'ils apperce- voient quelque estrangier arriver ; cet estran- gier, que leur ame veoid , c'est un homme spi- rituel et imperceptible, sans dimension, sans couleur , et sans estre :

Consueta domi catulorum blanda propago Degere , saepe levem ex oculis volucremque soporem Discutere , et corpus de terra corripere. instant , Proinde quasi ignotas faciès atque ora tueantur (2).

(i) Souvent , au milieu dii sommeil , les chiens de nos chasseurs agitent tout à coup les pieds , aboient , et aspi- rent l'air à plusieurs reprises, comme s'ils étoient sur la trace de la proie : souvent même , en se réveillant , ils continuent de poursuivre les vains simulacres d'un cerf qu ils s'imaginent voir fuir devant eux, jusqu'à ce que , revenus à eux , ils reconnoissent leur erreur. Lucret. 1. 4 > v. 988.

(2) Souvent le gardien fidèle et caressant , qui vit sous nos toits, dissipe tout à coup le sommeil léger qui couvroit

96 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Ce qui Quant à la beauté du corps , avant passer beauté. oultre il me fauldroit sçavoir si nous sommes d'accord de sa description. Il est vraysemblable que nous ne sçavons gueres que c'est que beauté en nature et en gênerai , puisque à l'humaine . et nostre beauté nous donnons tant de formes diverses , de laquelle s'il y avoit quelque pres- cription naturelle , nous la recognoistrions en commun , comme la chaleur du feu. Nous en fantasions {à) les formes à nostre poste :

Turpis romano belgicus ore color (i) :

les Indes la peignent noire et basannee, aux lèvres grosses et enflées, au nez plat et large; et chargent de gros anneaux d'or le cartilage d'entre les nazeaux , pour le faire pendre iusques à la bouche; comme aussi la balieure (^), de

ses paupières , se dresse avec précipitation sur ses pieds , croyant voir un visage inconnu et des traits suspects.

LUCRET. 1. 4 , V. 995.

{a) Nous nous en figurons les formes selon notre caprice , notre imagination , à notre fantaisie et à notre gré. E. J.

(i) Le teint Belgique dépare un visage romain. Propert. 1. 2 , eleg. 18, V. 26.

{b) J'estime , dit Borel dans son Trésor de Recherches gauloises , que le mot de baleures (car c'est ainsi qu'il Fa écrit) dénote les joues ou mâchoires. FhOissARD : Per- coient bras y testes et baleures. Il signifie la même chose , selon Cotgrave , qui écrit balieure s y comme a fait Mon- taigne. Mais , selon Nicot , lei'res et balieure s sont termes

LIVRE II, CHAPITRE XII. 97

gros cercles enrichis de pierreries , si qu'elle leur tumbe sur le menton , et est leur grâce de montrer leurs dents iusques au dessoubs des racines. Au Peru , les plus grandes aureilles sont les plus belles, et les estendent autant qu'ils peuvent par artifice : et un homme d'au- iourd'huy dict avoir veu, en une nation orien- tale, ce soing de les agrandir en tel crédit, et de les charger de poisanls ioyaux, qu'à touts coups il passoit son bras vestu au travers d'un trou d'aureille. Il est ailleurs des nations qui noircissent les dents avecques grand soing, et ont à mespris de les veoir blanches : ailleurs, ils les teignent de couleur rouge. Non seule- ment en Basque, les femmes se treuvent plus belles la teste rase; mais assez ailleurs, et, qui plus est , en certaines con trees glaciales , comme dict Pline («). Les Mexicanes comptent entre les beautez la petitesse du front ; et elles se font le poil par tout le reste du corps, elles le nourrissent au front, et peuplent par art; et ont en si grande recommendation la grandeur des tettins , qu'elles affectent de pouvoir dont ner la mammelle à leurs enfants par dessus

synonymes. Et pour moi, je crois que, par balieure , Montaigne entend ici la IcK^rc d'en bas , (jui , percée de gros cercles enrichis de pierreries , tombe sur le menton , et découvre les dents jusq[ue au-dessous des racines. C. {a) L. 6,c. i3. C. iir. *7

98 ESSAIS DE MONTAIGNE,

l'espaule : nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent grosse et massifve ; les Es- paignols , vuidee et estrillee : et entre nous , l'un la faict blanche, l'aultre brune; l'un molle et délicate, l'aultre forte et vigoreuse; qui y de- mande de la mignardise et de la doulceur ; qui , de la fierté et maiesté. Tout ainsi que la préfé- rence en beauté, que Platon (a) attribue à la figure spherique , les épicuriens (b) la donnent à la pyramidale plustost, ou carrée, et ne peu- A l'égard vcut avallcr un dieu en forme de boule. Mais ,

(le la beauté, ,., . ,

les hommes quoy qu il cu soit, uaturc ne nous a non plus de^^priviîége privilégiez en cela qu'au demeurant, sur ses particulier j^j^ commuucs : ct , si nous nous iusreons bien,

au-dessus des ' o '

bêtes. nous trouverons que s'il est quelques animaulx

moins favorisez en cela que nous , il y en a d'aultres , et en grand nombre , qui le sont plus, à multis anùnalihus décore vincimur (i), voire des terrestres nos compatriotes ; car , quant aux marins, laissant la figure, qui ne peult tumber en proportion , tant elle est aul- tre , en couleur , netteté , polisseure , disposi- tion, nous leur cédons assez, et non moins en toutes qualitez aux aérez. Et cette préro- gative , que les poètes font valoir de nostre

{a) Dans son Timée. C. {b) Cic. de Nat. Deor. c. lo. C.

(i) Plusieurs animaux nous surpassent en beauté. Sen'. epist. 124.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 99

stature droicte , regardant vers le ciel son ori- gine ,

Pronaque cîim spectent animalia caetera terram , Os homini sublime dédit , cœiumque tueri lussit , et erectos ad sidéra toUere vultus (i) ,

elle est vrayement poétique ; car il y a plusieurs bestioles qui ont la veue renversée tout à faict vers le ciel; et l'encoleure des chameaux et des austruches, ie la treuve encores plus relevée et droicte que la nostre ; quels animaulx n'ont la face au hault, et ne Font devant, et ne regar- dent vis à vis, comme nous, et ne descouvrent, en leur iuste posture , autant du ciel et de la terre , que l'homme ? et quelles qualitez de nostre corporelle constitution («), en Platon et en Cicero , ne peuvent servir à mille sortes de bestes? Celles qui nous retirent le plus (^) , ce sont les plus laides et les plus abiectes de tonte la bande : car, pour l'apparence extérieure et forme du visage , ce sont les magots ;

(i) Dieu a courbé les animaux, et a attaché leurs regards à la terre j mais il a donné à Thomme un front sublime ^ il a voulu qu'il regardât le ciel , et qu'il levât , pour contempler les astres, sa face majestueuse. Ovide, Met. fab. 2,1. I, V. 54.

{a) Décrites par Platon et par Cicéron : par le pre- mier , dans son Tintée ; et par le dernier , dans son traité De la Nature des Dieux y 1. 2 , c. 54 , etc. C.

{b) Les bétes qui nous ressemblent le plus , etc. E. J

loo ESSAIS DE MONTAIGNE,

Simia quàm similis , turpissima bestia, nobis ! (i)

pour le dedans et parties vitales , c'est le por- L'homme ceau («). Certes , quand i'imagine l'homme tout son"^de^^së uud , ouj en ce sexe qui semble avoir plus de nul autre a- P^^* ^ ^^ beauté, ses tares (^), sa subiection na- tiimal. turelle et ses imperfections, ie treuve que nous

avons eu plus de raison que nul aultre animal de nous couvrir. Nous avons esté excusables de emprunter ceulx que nature avoit favorisez en cela plus que nous , pour nous parer de leur beauté , et nous cacher soubs leur despouille , de laine , plume , poil , soye. Remarquons au demourant que nous sommes le seul animal duquel le default offense nos propres compai- gnons , et seuls qui avons à nous desrobber , en nos actions naturelles , de nostre espèce. Vrayement , c'est aussi un effect digne de con- sidération , que les maistres du mestier ordon- nent , pour remède aux passions amoureuses , l'entière veue et libre du corps qu'on recherche; et que pour refroidir l'amitié , il ne faille que veoir librement ce qu'on aime ;

111e quod obscœnas in aperto corpore partes Viderat , in cursu qui fuit , haesit araor (2) :

(1) Tout difforme qu'il est , le singe nous ressemble.

EwNiLS , apud Cic. de JVat Deor. 1. i, c. 35. {a) Le pourceau. E. J. (é) Ses défectuosités y ses défauts. E. J. (2) Souvent , pour avoir vu à découvert ce qu'il aimoit ,

LIVRE II, CHAPITRE XII. loi

or, encores que cette receptc puisse à l'adven- ture partir d'une humeur un peu delieate et refroidie, si est ce un merveilleux signe de nostre défaillance («) , que Tusage et la cognois- sance nous desgouste les uns des aultres : ce n'est pas tant pudeur , qu'art et prudence , qui rend nos dames si circonspectes à nous refuser l'entrée de leurs cabinets avant qu'elles soyent peinctes et parées pour la montre publicque :

Nec Vénères nostras hoc Tallit f quô magis ipsae

Omnia summopere hos vita; postscenta celant ,

Quos retinere voluut, adstrictoque esse in amore (i) :

, en plusieurs animaulx , il n'est rien d'eulx que nous n'aimions, et qui ne plaise à nos sens; de façon que de leurs excréments mesmes et de leur descharge nous tirons non seulement de la friandise au manger , mais nos plus riches ornements et parfums. Ce discours ne touche que nostre commun ordre, et n'est pas si sacri- lège d'y vouloir comprendre ces divines, su- pernaturelles et extraordinaires beautez qu'on veoid p|ir fois reluire entre nous, comme des

Tamour , dans ses plus vifs transports , s*est tout à coup trouvé glacé. Ovid. de Remed. Amor. v. 4^9-

{a) De notre imperfection, défectuosité. E. J.

(i) Aussi nos déesses , qui n'ignorent pas cela , ont-elles grand soin de cacher ces arrière -scènes de la vie, aux amants qu'elles veulent retenir dans leurs chaînes. Lucret. 1. 4, V. 1179.

102 ESSAIS DE MONTAIGNE,

L'homme astrcs soubs un voile corporel et terrestre. Au

s'attribue des j j. i ^ r

biens imagi- clemourant, la part mesme que nous taisons TaYsseles réels ^^^ animaulx des faveurs de nature, par nostre aux animaux, confession , elle leur est bien advantageuse : nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absents, des- quels l'humaine capacité ne se peult d'elle mesme respondre , ou des biens que nous nous attribuons faulsement par la licence de nostre opinion , comme la raison , la science et l'hon- neur ; et à eulx , nous laissons en partage des biens essentiels , maniables et palpables , la paix, le repos, la sécurité, l'innocence, et la santé : la santé , dis ie , le plus beau et le plus riche présent que nature nous sçache faire. De façon que la philosophie, voire la stoïque (a) , ose bien dire que Heraclitus et Pherecydes , s'ils eussent peu eschanger leur sagesse avec- ques la santé, et se délivrer, par ce marché, l'un de l'hydropisie , l'aultre de la maladie pe- diculaire qui le pressoit , ils eussent bien faict. Par ils donnent encores plus gTSti^ prix à la sagesse , la comparant et contrepoisant à la santé , qu'ils ne font en cette aultre proposition , En quoi qui cst aussi des leurs : ils disent (b) que si Circé

consiste l'ex- , , , , , ,,

cellence de cust prcscute a U lysscs dcux bruvages , 1 un

(a) Plutarque , Des communes conceptions contre les Stoïques y c. 8. C.

(b) Id. ibid.

LIVRE II, CHAPITRE XII. io3

pour faire devenir un homme de fol sage , rhomme sur 1 aultre de sage fol , qu'Ulysses eust deu plustost accepter celuy de la folie, que de consentir que Circé eust changé sa figure humaine en celle d'une beste : et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cette manière : « Quitte moy, laisse moy là, plustost que de me loger soubs la figure et corps d'un asne ». Comment, cette grande et divine sapience , les philosophes la quittent donc pour ce voile corporel et ter- restre? ce n'est doncques plus par la raison, par le discours et par l'ame, que nous excellons sur les bestes ; c'est par nostre beauté , nostre beau teinct et nostre belle disposition de mem- bres , pour laquelle il nous fault mettre nostre intelligence, nostre prudence, et tout le reste à l'abandon. Or, i'accepte cette naïfve et franche confession : certes , ils ont cogneu que ces par- ties là , de quoy nous faisons tant de feste , ce n'est qure vaine fantasie. Quand les bestes au- roient doncques toute la vertu , la science , la sagesse et suffisance stoïque, ce seroient tou- siours des bestes ; ny ne seroient pourtant com- parables à un homme misérable, meschant, et insensé. Car enfin tout ce qui n'est comme nous sommes, n'est rien qui vaille; et Dieu mesme pour se faire valoir, il fault qu'il y re- tire (a) , comme nous dirons tantost : par il

(a) Y ressemble. 'E.i.

io4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

appert que ce n'est point par vray discours (a) , mais par une fierté folle , et opiniastreté , que nous nous préférons aux aultres animaulx, et nous séquestrons de leur condition et société. Vices et Mais pour revenir à mon propos , nous avons

passions de i,. t>- i

i'homrac. pour nostre part 1 inconstance , 1 irrésolution , l'incertitude, le dueil, la superstition, la soli- citude des choses à venir, voire aprez nostre vie, l'ambition, l'avarice, la ialousie, l'envie, les appétits desreglez , forcenez et indomp- tables, la guerre, la mensonge, la desloyauté, la detraction et la curiosité. Certes , nous avons estrangement surpayé ce beau discours (b) , de quoy nous nous glorifions , et cette capacité de iuger et cognoistre, si nous l'avons achetée au prix de ce nombre infiny de passions ausquelles nous sommes incessamment en prinse : s'il ne nous plaist de faire encores valoir, comme faict bien Socrates , cette notable prérogative sur les aultres animaulx , que nature leur a pres- cript certaines saisons et limites à la volupté vénérienne (c) , elle nous en a lasché la bride à toutes heures et occasions. Ut vinurn œ gratis ^ quia prodest rare , nocet sœpissimè , melius est non adhibere onininb , quàni , spe duhiœ salutis ,

{a) Par des raisons solides. E. J. [b) Exalté cette belle raison. Surpayer une chose , c'est la payer au-delà de son juste prix. C.

{c) Xénophon, Apomnemoneum , I. i , c. 4 ? v. i2. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. io5

in apertam perniciem incurrere : Sic , haud scio an nielius fuerit humano generi niotwn istiim ce- lèrent , cogitationis acumen, solertiam, quain lia- tionein vocamus , quoniain pestifera sint multis, admodum paucis salutaria , non dari omnino , quàni tàin munificè et tàin large dari(i). De quel La scien-

ce ne nous

marnes.

fruict pouvons nous estimer avoir esté à Varro exempte pas et Aristote cette intelligence de tant de choses? motlites hu- les a elle exemptez des incommoditez hu- maines? ont ils esté deschargez des accidents qui pressent un crocheteur? ont ils tiré de la logique quelque consolation à la goutte? pour avoir sceu comme cette humeur se loge aux ioinctures , l'en ont ils moins sentie? sont ils entrez en composition de la mort, pour sçavoir qu'aulcunes nations s'en resiouissent ; et du cocuage , pour sçavoir les femmes estre com- munes en quelque région? au rebours, ayants tenu le premier reng en sçavoir , l'un entre les

( I ) Il vaut mieux ne point donner de vin aux malades , parce qu'en leur donnant ce remède quelquefois utile , mais le plus souvent nuisible, on les exposeroit à un danger visible , dans l'espoir d*un bien incertaiu ; de même il vaudroit peut-être mieux , à mon avis , que la nature nous eût refusé cette activité, cette vivacité, cette sub- tilité d'esprit que nous appelons Raison , et qu'elle nous a accordée si libéralement , puisque cette noble faculté n'est salutaire qu'à un petit nombre d'hommes, tandis qu'elle est funeste à tous les autres. Cir. de Nat. Dcor. 1. 3, c. 27.

io6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Romains, l'aultre entre les Grecs, et en la saison la science fleurissoit le plus, nous n'avons pas pourtant apprins qu'ils ayent eu aulcune particulière excellence en leur vie ; voire le Grec a assez à faire à se descharger d'aulcunes taches notables en la sienne : a Ion trouvé que la volupté et la santé soyent plus savoureuses à celuy qui sçait l'astrologie et la grammaire?

Illiterati niim minus nervi rigent? (i)

et la honte et pauvreté moins importunes?

Scilicet et morbis et debilitate carebis ,

Et luctum et curam effugies , et tempora vitœ

Longa tibi post haec fato meliore dabimtur ! (2)

11 y a plus l'ay veu en mon temps cent artisans, cent la-

de personnes , , ,

excellentes Dourcurs , plus sagcs ct plus hcurcux que des g^OT^nts^quë recteurs de l'université ; et lesquels i'aimerois vant"^^^^^ mieulx ressembler. La doctrine, ce m'est advis, tient reng entre les choses nécessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, la dignité, ou pour le plus , comme la beauté, la richesse , et telles aultres qualitez qui y servent voirement, mais de loing , et plus par fantasie que par na-

(i) Un ignorant soutient-il avec moins de vigueur les combats de l'amour? Hor. epod. lib. od. 8, v. 17.

(2) C/est par , sans doute , que vous serez exempt d'infirmités et de maladies ; vous ne connoîtrez ni le chagrin ni l'inquiétude j vous jouirez d'une vie plus longue et pkis heureuse! Juv. sat. 14? v. i56.

LIVRE IT, CHAPITRE XII. 107

ture. Il ne nous fault guère plus d'offices, de

règles et de loix de vivre en nostre commu- er

nauté, qu'il en fault aux grues et aux fourmis en la leur ; et ce néantmoins nous voyons qu'elles s'y conduisent tresordonneement, sans érudition. Si l'homme estoit sage, il prendroit le vray prix de chasque chose, selon qu'elle seroit la plus utile et propre à sa vie. Qui nous comptera par nos actions et deportements , il s'en trouvera plus grand nombre d'excellents entre les ignorants qu'entre les sravants : ie dis en toute sorte de vertu. La vieille Rome me semble en avoir bien porté de plus grande va- leur, et pour la paix et pour la guerre, que cette Rome sçavante qui se ruyna soy mesme : quand le demourant seroit tout pareil , au moins la preud'hommie et l'innocence demeu- reroient du costé de l'ancienne; car elle loge singulièrement bien avecques la simplicité. Mais ie laisse ce discours , qui me tireroit plus loing que ie ne vouldrois suyvre. l'en diray seulement encores cela , que c'est la seule hu- milité et soubmission qui peult effectuer un homme de bien. Il ne fault pas laisser au iugement de chascun la cognoissance de son debvoir ; il le luy fault prescrire , non pas le laisser choisir à son discours : aultrement, selon l'imbécillité et variété infinie de nos raisons et opinions , nous nous forgerions enfin des debvoirs qui nous mettroient à nous

io8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

manger les uns les aultres, comme dict Epi- curus {a). Obéissance La première loy que Dieu donna iamais à

pnre , pre- r

micreioique 1 honime , ce feut une loy de pure obéissance;

Dieu imposa n , i i <

auxhommes. cc icut uu Commandement nud et simple, ou l'homme n'eust rien à cognoistre et à causer, d'autant que l'obéir est le propre office d'une ame raisonnable , recognoissant un céleste su- périeur et bienfacteur. De l'obéir et céder, naist toute aultre vertu; comme du cuider (6), tout péché. Et au revers, la première tentation qui veint à l'humaine nature de la part du diable; sa première poison s'insinua en nous par les promesses qu'il nous feit de science et de cog- noissance , eritis sicut dii , scientes bonum etma- lum (i) : et les sireines, pour piper Ulysse en Homère (c) , et l'attirer en leurs dangereux et ruyneux laqs , luy offrent en don la science (^). Ignoraiice L^ pcstc de l'homme , c'est l'opinion de scavoir :

recomman- ^ ^ i s

dee par notre voylà pourquoy l'ignorancc nous est tant re-

{d) Ou plutôt l'épicurien Coîotes. Voyez le traité que Plutarque a écrit contre lui , c. 27 ; et Porphyre , de Abstinent. 1. i. C.

[b) De la présomption, C.

(i) Vous serez comme des dieux , sachant le bien et le mal. Gènes, c. 3 , v. 5.

(c) Et les sirènes pour séduire Ulysse , dans Ho^ mère. E. J,

{d) Odj-ssA. 12, y. 188. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 109

commendee par nostre religion , comme pièce propre à la créance et à Tobeissance ; cavete ne quis vos decipiat per philo sophiain et inanes se- ductiones ^ secundkm eleinenta mundi (i). En Pre'somp- cecy, y a il une générale convenance entre touts „ue partage les philosophes de toutes sectes, que le souve- i^iorame. rain bien consiste en la tranquillité de Famé et du corps: mais, la trouvons nous?

Ad summum , sapiens uno miuor est love , dives , Liber, honoratus , pulcher, rex denique regum : Prœcipuè sanus, nisi cùm pituita molesta est (2).

Il semble , à la vérité , que nature , pour la consolation de nostre estât misérable et chestif , ne nous ayt donné en partage que la pre- sumption; c'est ce que dict Epictete {a) , « que l'homme n'a rien proprement sien que l'usage de ses opinions » : nous n'avons que du vent et de la fumée en partage. Les dieux ont la santé en essence , dict la philosophie , et la maladie en intelligence : l'homme, au contraire, pos-

(1) Prenez garde que personne ne vous séduise par la philosophie, et par de vaines et trompeuses subtilités, selon les doctrines du monde. S. Paul, ad Coloss. c. 2 , v. 8.

(2) Le sage ne voit au-dessus de lui que Jupiter : il est riche, bien comblé d'honneurs, libre; il est le roi des rois, et surtout il jouit d'une santé merveilleuse, si ce n'est pourtant quand la pituite le tourmente. Hor. epist i , 1. I , v. 106.

(a) Enchirid. c. 2. C.

no ESSAIS DE MONTAIGNE,

sede ses biens par fantasie , les maulx en es- sence. Nous avons eu raison de faire valoir les forces de nostre imagination ; car touts nos biens ne sont qu'en songe. Oyez braver ce pauvre et calamiteux animal : « Il n'est rien , dict Gicero , si doulx que l'occupation des let- tres, de ces lettres, dis ie, par le moyen des- quelles l'infinité des choses, l'immense gran- deur de nature, les cieux en ce monde mesme, et les terres et les mers nous sont descouvertes : ce sont elles qui nous ont apprins la religion (a) , la modération, la grandeur de courage, et qui ont arraché nostre ame des ténèbres , pour luy faire veoir toutes choses haultes, basses, pre- mières , dernières , et moyennes ; ce sont elles qui nous fournissent de quoy bien et heureu- sement vivre , et nous guident à passer nostre aage sans desplaisir et sans offense » : cettuy cy ne semble il pas parler de la condition de Dieu toutvivant et toutpuissant? et , quant à l'effect , mille femmelettes ont vescu au village une vie plus equable, plus doulce et plus constante que ne feut la sienne.

Deus ille fuit , deus , inclute Memmi , Qui princeps vitse rationem inveriit eam, quae Nunc appellatur Sapieiitia j quique per artem Fluctibus è taiïtis vitam , tantisque tenebris , In tam tranquilla et tam clara luce locavit (i) :

(à) Cic. Tusc. quœst. 1. i , c. 26. C.

(i) Il fut un dieu, illustre 3Iemmius ; oui, il fut un

LIVRE II, CHAPITRE XII, m

voylà des paroles tresmagnifiques et belles; mais un bien legier accident meit l'entende- ment de cettuy cy (a) en pire estât que celuy du moindre berger, nonobstant ce dieu pré- cepteur , et cette divine sapience. De mesme impudence est cette promesse du livre de De- mocritus (b) , « le m'en voys parler de toutes choses »; et ce sot tiltre , qu'Aristote (c) nous preste , de « dieux mortels » ; et ce iugement de Chrysippus , que « Dion (d) estoit aussi vertueux que Dieu » : et mon Seneca recognoist, dict il , que a Dieu luy a donné le vivre , mais qu'il a de soy le bien vivre »; conformément à cet aultre , in virtute verè gloriamur; quod non contingeret y si id donmn à deo, non à nohis haherenius (i) :

dieu , celui qui le premier trouva cet art de vivre auquel on donne aujourd'hui le nom de Sagesse j celui qui , par cet art vraiment divin, a fait succéder le calme et la lumière à l'orage et aux ténèbres. Lucret. 1. i , v. 8.

(a) De Lucrèce, qui, dans les vers qui précèdent cette période , parle si magnifiquement d'Épicure , et de sa doctrine ; car un breuvage , que lui donna sa femme ou sa maîtresse , lui troubla si fort la raison , que la violence du mal ne lui laissa que quelques intervalles lucides , qu'il employa à composer son poëme; et le porta enfin à se tuer lui-même. Eusebii Chronicon. C.

(i) Cic. Acad. quœst. 1. 2 , c. 23. C.

(c) Cic. de FInib. 1. 2, c. i3. C.

{d) Plutarque , Des communes conceptions des Stoï- ques , c. 3o. C.

(i) C'est avec raison que nous nous glorifions de noire

112 ESSAIS DE MONTAIGNE,

cecy est aussi de Seneca (a) : « que le sage a la fortitude pareille à Dieu, mais en l'humaine foiblesse ; par il le surmonte. ». Il n'est rien si ordinaire que de rencontrer des traicts de pareille témérité : il n'y a aulcun de nous qui s'offense tant de se veoir apparier à Dieu , comme il faict de se veoir déprimer au reng des aultres animaulx : tant nous sommes plus ialoux de nostre interest, que de celuy de nostre Créateur!

Mais il fault mettre aux pieds cette sotte va- nité, et secouer vifvement et hardiement les fondements ridicules sur quoy ces faulses opi- nions se bastissent. Tant qu'il pensera avoir quelque moyen et quelque force de soy , iamais l'homme ne recognoistra ce qu'il doibt à son maistre ; il fera tousiours de ses œufs poules , comme on dict : il le fault mettre en chemise. Notables Yoyons quclquc notable exemple de l'effect de philosophie sa philosophic : Possidonius , estant pressé d'une stoique. gj^ douloureuse maladie qu'el le luy faisoit tordre les bras et grincer les dents , pensoit bien faire la figue à la douleur, pour s'escrier contre elle : « Tu as beau faire (b) , si ne diray ie pas que tu

vertu ; ce qui ne seroit point , si nous la tenions d'un dieu , et non pas de nous-mêmes. Cic. de Nat. Deor. 1. 3,c. 36.

{a) Epist. 53 , à la fin. C.

{b) Crc. Tusc. quœst. 1. 2 , c. a5. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ii3

sois mal ». Il sent mesmes passions que mon laquay; mais il se brave (a), sur ce qu'il con- tient au moins sa langue soubs les loix de sa secte : re succumhere non oportebat ^ verbis gloriantem (i). Archesilas (^), estant malade de la goutte, Carneades, qui le veint visiter, s'en retournoit tout f'asché ; il le rappella , et , luy montrant ses pieds et sa poictrine : « Il n'est rien venu de icy », luy dict il. Cettuy cy a un peu meilleure grâce , car il sent avoir du mal , et en vouldroit estre depestré , mais de ce mal pourtant son cœur n'en est pas abbattu ny affoibli ; l'aultre se tient en sa roideur, plus , ce crains ie , verbale , qu'essentielle : et Dionysius Heracleotes (c) , affligé d'une cuison véhémente des yeulx , feut rengé à quitter ces resolutions stoïcques. Mais , quand la science Effets de feroit par effect ce qu'ils disent, d'esmoucer préférables à et rabbattre l'aigreur des infortunes qui nous scienc^'^ ^* suyvent, que faict elle que ce que faict beau- coup plus purement l'ignorance, et plus évi- demment? Le philosophe Pyrrho (^), courant en mer le hazard d'une grande tourmente, ne

{a) Il fait le brave , parce qu'il, etc. E. J. (i) Pour se glorifier de son courage , il ne falloit pas succomber en effet. CiC. Tusc. quœst. 1. 2 , c. I2. {h) Cic. deFinib. 1. 5, c. 3i. C. (c) Jd. ibid. ; et Tusc. quœst. 1. 2 , c. 25. C. {d) DioG. Laerce , Vie de Pyrrhus ,1.9, segm. 69. C.

III. 8

ii4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

presentoit à ceulx qui estoient avecques luy à imiter , que la sécurité d'un porceau qui voyageoit avecques eulx , regardant cette tem- peste sans effroy. La philosophie , au bout de ses préceptes , nous renvoyé aux exemples d'un athlète et d'un muletier , ausquels on veoid ordinairement beaucoup moins de ressenti- ment de mort , de douleur et d'aultres incon- vénients , et plus de fermeté , que la science n'en fournit oncques à aulcun qui n'y feust nay et préparé de soy mesme par habitude naturelle. Qui faict qu'on incise et taille les tendres membres d'un enfant, et ceulx d'un cheval, plus ayseement que les nostres, si ce n'est l'ignorance ? Combien en a rendu de ma- lades la seule force de l'imagination ? nous en veoyons ordinairement se faire saigner, purger et medeciner , pour guarir des maulx qu'ils ne sentent qu'en leurs discours ? Lorsque les vrays maulx nous faillent, la science nous preste les siens : cette couleur et ce teinct vous pré- sagent quelque defluxion (a) catarrheuse; cette saison chaulde vous menace d'une esmotion fiebvreuse ; cette coupeure de la ligne vitale de vostre main gauche vous advertit de quelque notable et voisine indisposition : et enfin elle s'en addresse tout destrousseement (b) à la santé

(à) Fluxion. E. J. (b) Ouvertement. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ii5

mesme ; cette alaigresse et vigueur de ieunesse ne peult ariester en une assiette , il luy fault desrobber du sang et de la force , de peur qu'el le ne se tourne contre vous mesme. Comparez la vie d'un homme asservi à telles imaginations, à celle d'un laboureur se laissant aller aprez son appétit naturel , mesurant les choses au seul sentiment présent, sans science et sans prognostique , qui n'a du mal que lorsqu'il l'a ; l'aultre a souvent la pierre en l'ame avant qu'il l'ayt aux reins : comme s'il n'estoit point assez à temps de souffrir le mal lorsqu'il y sera, il l'anticipe par fantasie, et luy court au devant. Ce que ie dis de la médecine se Reconnoître peult tirer, par exemple , généralement à toute je son juge- science : de est venue cette ancienne opi- rain bi^n nion des philosophes , qui logeoient le souve- s^^''" K^' rain bien à la recognoissance de la foiblesse sophcs. de nostre iugement. Mon ignorance me preste autant d'occasion d'espérance que de crainte ; et, n'ayant aultre règle de ma santé que celle des exemples d'aultruy et des événements que ie veois ailleurs en pareille occasion , i'en treuve de toutes sortes , et m'arreste aux comparaisons qui me sont plus favorables. le receois la santé les bras ouverts, libre, plaine, et entière; et aiguise mon appétit à la iouïr, d'autant plus qu'elle m'est à présent moins ordinaire et plus rare : tant s'en fault que ie trouble son repos et sa doulceur par l'amertume d'une nouvelle

ii6 ESSAIS DE MOjNTAlGi^E,

Maladies de et coïitraincte forme de vivre. Les bestes nous

corps et d'es- , . ^ , . . ,

prit, causées montrent assez combien 1 agitation de nostre tïon de notre csprit nous apporte de maladies : ce qu'on âme. nous dict de ceulx du Brésil , qu'ils ne mou-

roient que de vieillesse, on l'attribue à la sé- rénité et tranquillité de leur air; ie l'attribue plustost à la tranquillité et sérénité de leur ame, descliargee de toute passion, pensée, et occupation tendue ou desplaisante ; comme gents qui passoient leur vie en une admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans loy, sans roy, sans religion quelconque. Et d'où vient , ce qu'on veoid par expérience , que les plus grossiers et plus lourds sont plus fermes et plus désirables aux exécutions amoureuses ; et que l'amour d'un muletier se rend souvent plus acceptable que celle d'un gallant homme ; sinon qu'en cettuy cy l'agitation de l'ame trouble sa force corporelle , la rompt et lasse , comme elle lasse aussi et trouble ordinaire- ment soy mesme ? Qui la desment, qui la iecte plus coustumierement à la manie , que sa promptitude , sa poincte , son agilité , et enfin sa force propre ? de quoy se faict la plus sub- tile folie , que de la plus subtile sagesse ? Gomme des grandes amitiez naissent de grandes ini- mitiez ; des santez vigoreuses , les mortelles maladies : ainsi des rares et vifves agitations de nos âmes , les plus excellentes manies et plus destracquees ; il n'y a qu'un demi tour de

LIVRE II, CHAPITRE XII. 117

cheville à passer de l'un à Taultre. Aux actions des hommes insensez , nous veoyons combien proprement la folie convient avecques les plus vigoreuses opérations de nostre ame. Qui ne scait combien est imperceptible le voisinage d'entre la folie avecques les gaillardes esleva- tions d'un esprit libre, et les effects d'une vertu suprême et extraordinaire ? Platon dict les me- lancholiques plus disciplinables et excellents : aussi n'en est il point qui ayent tant de pro- pension à la folie. Infinis esprits se treuvent , Un àf%

*■ * plus excel-

ruynez par leur propre force et soupplesse ; lents poètes

I I . , , I . italiens perd

quel sault vient de prendre, de sa propre agi- l'esprit qucl- tation et alaigresse, l'un (a) des plus iudicieux, ?^ntsa"mo/t' ingénieux, et plus formez à l'air de cette an- tique et pure poésie , qu'aultre poète italien aye iamais esté ? n'a il pas de quoy sçavoir gré à cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté , qui l'a aveuglé ? à cette exacte et tendue appréhension de la raison , qui l'a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse queste des sciences , qui l'a conduict à la bestise ? à cette rare aptitude aux exercices de l'ame , qui l'a rendu sans exercice et sans ame ? l'eus plus de despit encores que de compassion , de le veoir à Ferrare en si piteux estât , survivant à soy mesme, mescognoissant et soy et ses ou-

(a) Le fameux Torquato Tasso , auteur de la Jérusalem délivrée. C.

ii8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

vrages , lesquels , sans son sceu , et toutesfois à sa veue , on a mis en lumière incorrigez et informes. L'indoicn- Voulez VOUS un hommc sain , le voulez vous

ce et la pe- santeur d'es- réglé , et en ferme et seure posture ? affublez

gnesde\vl- le de teuebres d'oysifveté et de pesanteur : il

S'santl* ^ nous fault abestir, pour nous assagir (a) ; et

nous esblouïr , pour nous guider. Et si on me

dict que la commodité d'avoir l'appétit froid

et mouce aux douleurs et aux maulx, tire aprez

soy cette incommodité de nous rendre aussi,

par conséquent , moins aigus et friands à la

iouïssance des biens et des plaisirs ; cela est

vray : mais la misère de nostre condition porte

que nous n'avons pas tant à iouïr qu'à fuyr,

et que l'extrême volupté ne nous touche pas

comme une legiere douleur , segniiis hommes

bona quàm mala sentiunt{{) : nous ne sentons

point l'entière santé , comme la moindre des

maladies ;

Pungit In dite vix summâ violatum plagula corpus j Quando valere nihil quemquam movet. Hoc iuvat uniim , Quod me non torquet latus aut pes : caetera quisquam Vix queat aut sanum sese , aut sentire valentem (2) :

nostre bien estre , ce n'est que la privation

{à) Rendre sage. E. J.

(i) Les hommes sont moins sensibles au plaisir qu'à la douleur. Tit. Liv. 1. 3o , c. 21.

(2) Nous sentons vivement la piqûre qui nous effleure à peine ^ et nous ne sommes pas sensibles au plaisir de la

LIVRE II, CHAPITRE XII. 1,9

d'estre mal. Voylà poiirquoy la secte de philo- sophie (a), qui a le plus faict valoir la volupté, encores Ta elle rengee à la seule indolence, l^e n'avoir point de mal , c'est le plus avoir de bien que l'homme puisse espérer, comme disoit Ennius,

Nimium boni est , cvii nihil est mali (i) •''

car ce mesme chatouillement et aiguisement qui se rencontre en certains plaisirs , et semble nous enlever au dessus de la santé simple et de l'indolence; cette volupté actifve , mouvante, et ie ne sçais comment cuisante et mordante, celle mesme ne vise qu'à l'indolence, comme à son but; l'appétit qui nous ravit à l'accoin- tance des femmes , il ne cherche qu'à chasser la peine que nous apporte le désir ardent et fu- rieux , et ne demande qu'à l'assouvir et se loger en repos et en l'exemption de cette fiebvre : ainsi des aultres. le dis doncques que si la sim- plesse nous achemine à n'avoir point de mal , elle nous achemine à un tresheureux estât, selon nostre condition. Si ne la fault il point imaginer si plombée qu'elle soit du tout sans

santé. L'homme se félicite de n*avoir ni la pleurésie ni la goutte ; mais à peine sait-il qu'il est sain et plein de vigueur. Stephani Bocliaîii poemata. Ces vers latins , qu'on a attribués à Ennius, sont tirés d'une satire latine d'Esuenne de la Boëtie. C.

{a) La secte épicurienne. C.

(1) Iljs'MUS apud Cic. de. Fini h. I. ? . r.\'^.

i2to ESSAIS DE MONTAIGNE,

Indolence Sentiment : car Crantor avoit bien raison de mposîfbîe^ni Combattre l'indolence d'Epicurus, si on la bas- désirable. tissoit si profonde que l'abord mesme et la nais- sance des maulx en feust à dire , « le ne loue point cette indolence qui n'est ny possible ny désirable : ie suis content de n'estre pas ma- lade ; mais si ie le suis , ie veulx sçavoir que ie le suis ; et si on me cautérise ou incise , ie le veulx sentir (i) ». De vray, qui desracineroit la cognoissance du mal , il extirperoit quant et quant la cognoissance de la volupté, et enfin aneantiroit l'homme : istud nihil dolere , non sine magna mercede contingit, imrnanitatis in animo , stuporis in corpore (2). Le mal est , à l'homme, bien à son tour : ny la douleur ne luy est tousiours à fuyr , ny la volupté tousiours à suyvre. La science C'cst un tresgrand advantage pour l'honneur

nous renvoie j iv i

àFignorance, "^ ^ iguoraucc , quc la sciencc mesme nous re- sauver °des ^^^^^ entre ses bras , quand elle se treuve em-

(r) Nec absurde Crantor : Minime, inquit, assentior lis qui islam nescip quam indolentiam magnoperk laudant , quœ nec potest ulla esse , nec débet. Ne œgro- tus sim , inquit ; sed si fuerim , sensus adsit , sive se- cetur quid, sive avellaiur à corpore. Cic. Tusc. quœst, 1. 3, c. 7. C.

(2) Cette indolence ne se peut acquérir, qu'il n'en coûte cher à l'esprit et au corps ; il faut que l'esprit devienne féroce , et que le corps tombe en une sorte de léthargie. Cic. '^Fusc. quœst. 1. 3, c. 6.

LIVRE II, CHAPITRE XII. isr

peschee à nous roidir contre la pesanteur des injuix-s de la maulx; elJe est contraincte de venir à cette ^^*'*""'^ composition , de nous lascher la bride , et don- ner congé de nous sauver en son giron , et nous mettre , soubs sa faveur , à Tabri des coups et iniures de la fortune : car que veult elle dire aultre chose, quand elle nous presche « De retirer nostre pensée des maulx qui nous tien- nent, et l'entretenir des voluptez perdues; De nous ser\ir , pour consolation des maulx pré- sents, de la souvenance des biens passez; et D'appeler à nostre secours un contentement esvanouï , pour l'opposer à ce qui nous presse » ? levationes œgritudinum in avocatione à cogitandâ jjiolestiâ, et revocatione ad contemplandas vo- luptates , ponit (i) : si ce n'est que la force luy manque, elle veult user de ruse, et donner un tour de soupplesse et de iambe la vigueur du corps et des bras vient à luy faillir; car non seulement à un philosophe , mais simplement à un homme rassis , quand il sent par effect l'altération cuisante d'une fiebvre chaulde , quelle monnoye est ce de le payer de la soubve- nance de la doulceur du vin grec? ce seroit plustost luy empirer son marché :

Che ricordarsi il ben doppia la noia (2).

(i) Pour bannir le chagrin , il faut, ditÉpicure, ëcarler toute idée fâcheuse, et se rappeler des idées riantes. Cu Tusc. qiiœst. 1. 3, c. i5.

(2) Le souvenir du bien double le mal.

122 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Conseil de De Hiesme condition est cet aultre conseil que ^'eToInTîà 1^ philosophie donne («), « De maintenir en la philosophie , jYiemoire seulement le bonheur passé , et d'en

d oublier nos r '

maux passés, effaccr Ics dcsplaisirs que nous avons souf- ferts »; comme si nous avions en nostre pouvoir la science de l'oubli : et conseil duquel nous valons moins , encores un coup.

Suavis est laborum prœteritorum memoria (i).

Comment, la philosophie, qui me doibt mettre les armes à la main pour combattre la fortune; qui me doibt roidir le courage pour fouler aux pieds toutes les adversitez humaines, vient elle à cette mollesse de me faire conniller par ces destours couards et ridicules ! car la mémoire nous représente , non pas ce que nous choi- sissons, mais ce qui luy plaist; voire, il n'est rien qui imprime si vifvement quelque chose en nostre souvenance , que le désir de l'oublier : c'est une bonne manière de donner en garde, et d'empreindre en nostre ame quelque chose, que de la soliciter de la perdre. Et cela est fauls, est sitwn in nobis , ut et adversa quasi perpétua ohlivione ohruamus , et secunda iucundè et sua- viter meminerimus (2) ; et cecy est vray , Memini

{a) Cic. Tiisc. qiiœst. 1. 3 , c. i5. C. (i) Des maux passes le souvenir est doux.

EuRiPiD. apnd Cic. de Finib. 1. 2 , c. Sa. (a) Il est en notre puissance d'effacer entièrement nos nialheui^ de notre me'moire , et de rappeler dans notre

LIVRE II, CHAPITRE XII. ii'S

etiam quœ nolo : ohlivisci non possum quœ volo (i). Et de qui est ce conseil (a)? de celuy, qui se unus sapientem profiteri sit ausus (2) ;

Qui geniis humanum ingenio superavit, et omnes Praestinxit stellas , exortus uti aetherius sol (3).

De vuider et desmuiiir la mémoire, est ce pas le vray et propre chemin à l'ignorance ?

Iners malorum remedium ignorantia est (4)>

Nous voyons plusieurs pareils préceptes, par lesquels on nous permet d'emprunter, du vul- gaire , des apparences frivoles , la raison vifve et forte ne peult assez, pourveu qu'elles nous servent de contentement et de consolation : ils ne peuvent guarir la playe, ils sont contents de l'endormir et pallier. le crois qu'ils ne me

esprit l'agréable souvenir de tout ce qui nous est arrivé d'heureux. Cic. de Finih. 1. i , c. 17.

(i) Je me souviens des choses que je voudrois oublier, et je ne puis oublier celles que je voudrois bannir de mon souvenir. Cic. de Finib. 1. 2, c. 32.

{a) Ce conseil d'ensevelir nos malheurs dans un éternel oubli ? de celui, etc. C.

(2) Qui , seul entre les hommes , a osé se dire sage. Cic. de Finib. 1. 2, c. 82.

(3) Qui, par son génie , supérieur à tous les hommes, les a tous effacés; comme le soleil , en se levant , éteint tous les feux célestes. Lucret. 1. 3 , v. io56.

(4) Et l'ignorance n'est à nos maux qu'un foible re- mède. Senec. OEdip. ac. 3, v. 7.

124 ESSAIS DE MONTAIGNE,

nieront pas cecy , que s'ils pouvoient adiouster de l'ordre et de la constance, en un estât de vie qui se mainteinst en plaisir et en tranquillité par quelque foiblesse et maladie de iugement , qu'ils ne l'acceptassent :

Potare , et spargere flores Incipiam, patiarque vel inconsultus haberi (i).

Il se trouveroit plusieurs philosophes de l'advis de Lycas : cettuy cy ayant , au demourant , ses mœurs bien réglées , vivant doulcement et pai- siblement en sa famille, ne manquant à nul office de son debvoir envers les siens et estran- giers , se préservant tresbien des choses nui- sibles, s'estoit, par quelque altération de sens, imprimé en la cervelle une resverie , C'est qu'il pensoit estre perpétuellement aux théâtres à y veoir des passetemps , des spectacles , et des plus belles comédies du monde, Guari qu'il feut , par les médecins , de cette humeur pec- cante , à peine qu'il ne les meist en procez pour le restablir en la doulceur de ces imagi- nations :

Pol ! me occidistis , amlcî , Non servastis , ait ; cui sic extorta voluptas , Et demptus , per vim , mentis gratissimus error (2) :

(1) {Et ne disent avec Horace) : Au hasard de passer pour fou , je veux boire , je veux me couronner de fleurs. HoR. epist. 5 , V. i4-

(2) Ah ! mes amis , qu'avez-vous fait ? En me guéris- sant, vous m'avez tué! C'est m'ôter tous mes plaisirs,

LIVRE II, CHAPITRE XII. i25

tl'une pareille resverie à celle de Thrasylaus («), fils de Pythodorus, qui se faisoit accroire que touts les navires qui relaschoient du port de Pyree et y abordoient ne travailloient que pour son service : se resiouïssant de la bonne fortune de leur navigation, les recueillant avecques ioye. Son frère Crito (b) , l'ayant faict remettre en son meilleur sens , il regrettoit cette sorte de condition en laquelle il avoit vescu en liesse, et deschargé de tout desplaisir. C'est ce que dict ce vers ancien grec , qu' « Il y a beaucoup de commodité à n'estre pas si advisé » ,

Et l'Ecclesiaste , « En beaucoup de sagesse , beau- coup de desplaisir : et , Qui acquiert science , s'acquiert du travail et du torment » (2).

Cela mesme à quoy la philosophie consent Autre preu-

1 ^^ ^ M. 'Il ve de l'im-

en gênerai ; cette dernière recepte qu elle or- puissance de donne à toute sorte de nécessitez, qui est De kie^PquI'^e'îi mettre fin à la vie que nous ne pouvons sup- genéral,no!is

*■ * ' permet de

porter. Placet? pare : Non placet? quâcumque mettre fin à

que de m'arracher de Tâme cette douce erreur dont j'étois enchanté. Hor. epist. 2 , 1. 2 , v. i38.

{a) Toute cette histoire est prise d' Athénée, 1. 12, à la fin. Elle est aussi dans Élie\ , J^ar. Hist. 1. 4 , c. 25 , oii Ton trouve Thrasjrllus au lieu de Thrasjrlaus. C.

{b) Athénée ,1. 12 , à la fin. C.

(1) Sophocles in Ajacc Mue-iyoÇoov , 554-

(2) C. I , V. 18. C.

vons rer.

126 ESSAIS DE MONTAIGNE,

la vie ([y\e vis exL... Pungit dolor? velfodiatsanè? sinudus

nous ne pou- i j - ^ ^ 7.. .7

endu- ^^ y "^ lugulwn; siTi tectus ormis vulcamis, id est fortitudine , résiste (^i)'^ et ce mot des Grecs convives qu'ils y appliquent, yéut bibat, aut abeat (2) , qui sonne plus sortablement en la langue d'un gascon, qui change volontiers en V le B , qu'en celle de Cicero :

Vivere si rectè nescis, decede peritis. Lusisti satis , edisti satis , atque bibisti \ Tempus abire tibi est , ne potum largiùs aequo Rideat, et pulset lasciva decentiùs setas (3) :

qu'est ce , dis ie , que ce consentement de la philosophie , sinon une confession de son im- puissance , et un renvoi non seulement à l'igno-

(i) Te plaît-elle encore ? supporte-la. En es-tu las? sors-en par oii tu voudras. ... La douleur te perce , te de'cliire ? prête le flanc , si tu es sans défense; mais , si tu es couvert des armes de Vulcain , c'est-à-dire , armé de force et de courage , résiste. ~ Les premières paroles sont un passage altéré de Séîvèque, epist. 70, que voici dans son intégrité : P lacet ? vive. Non place t ? licel eb re- s^erti unde venisti. Le reste est de Cicéron , Tusc. quœst. 1. 2, c. i3. C.

(2) Qu il boive ou qu'il s'en aille. Cic. Tusc. quœst. 1. 5,c. 4.

(3) Si tu ne sais point user de la vie , cède la place à ceux qui le savent. Tu as assez joué , assez bu , assez mangé ; il est temps pour toi de faire retraite. Ne crains-tu pas de t'enivrer, et de devenir la risée et le jouet des jeunes gens à qui la gaîté convient mieux qu'à toi? Hor. epist. 2 , 1. 2 j v. 2i3.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 127

rance , pour y estre à couvert , mais à la stupi- dité mesme, au non sentir, et au non estre?

Democritum postquàm matura vetustas Admonuit memorem motus languescere mentis j Sponte sua letlio caput obvlus obtulit ipse(i).

C'est ce que disoit Antisthenes (a), « qu'il falloit faire provision ou de sens pour entendre, ou de licol pour se pendre »; et ce que Chrysippus alleguoit sur ce propos du poëte Tyrtaîus (^),

De la vertu , ou de mort approcher : et Cratez (c) disoit « que l'amour se guarissoit par la faim, sinon par le temps; et, à qui ces deux moyens ne plairoient , par la hart (d) ». Ce Sextius , duquel Seneque et Plutarque (e) parlent avecques si grande recommendalion , s'estant iecté, toutes choses laissées, à l'estude de la philosophie , délibéra de se précipiter en

(1) Démocrite , averti par l'âge que les ressorts de son esprit coramençoient à s'user, alla lui-même au-devant de la mort. Lucret. 1. 3, v. iofj>2.

(a) Plutarque, Contredits des Philosophes stoïques , c. 14. C,

{b) Id. ibid.

(c) DiOG. Laerce, Vie de Crates , 1. 6, segm. 86. C.

{d) La corde. Hart signifie proprement , i**. un lien de bois mince et tortillé qui sert à lier un fagot j 2°. la corde d'un pendu , parce qu*on pendoit jadis les criminels à des arbres avec une hart. E. J.

{c) Plltarque , Comment on pourra apercevoir si on omandt' , etc. , C. 5.

128 ESSAIS DE MONTAIGNE,

la mer, voyant le progrez de ses estudes trop tardif et trop long : il couroit à la mort , au default de la science. Voicy les mots de la loy sur ce subiect : « Si d'adventure il survient quelque grand inconvénient qui ne se puisse remédier, le port est prochain , et se peult on sauver, à nage, hors du corps, comme hors d'un esquif qui faict eau ; car c'est la crainte de mourir , non pas le désir de vivre , qui tient le fol attaché au corps )>. Comme la vie se rend par Lasimpli- la simplicité plus plaisante, elle s'en rend aussi

cité et l'igno- i 1 1

rance : leur plus innoccnte et meilleure , comme le com- menceois tantost à dire : les simples , dict sainct Paul , et les ignorants , s'eslevent et se saisissent du ciel; et nous, à tout nostre sçavoir, nous plongeons aux abismes infernaux. le ne m'ar- reste ny à Yalentian , ennemy déclaré de la science et des lettres , ny à Licinius , touts deux empereurs romains, qui les nommoient le ve- nin et la peste de tout estât politique ; ny à Ma- humet, qui, comme i'ay entendu, interdict la science à ses hommes : mais l'exemple de ce grand Lycurgus , et son auctorité, doibt certes avoir grand poids , et la révérence de cette di- vine police lacedemonienne , si grande , si ad- mirable , et si long temps fleurissante en vertu et en bonheur, sans aulcune institution ny iSomeaii- cxercicc de lettres. Geulx qui reviennent de ce l'on vivoit ïïionde nouveau , qui a esté descouvert du temps tr^t er^sfns ^^ ^^^ pcrcs par les Espaignols , nous peuvent

Hisons.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ,129 tesmoigner combien ces nations, sans magis- loi, plnsrë- trat et sans loy , vivent plus légitimement et nue'nous*^ne plus regleement que les nostres, il y a plus d'officiers et de loix qu'il n'y a d'aultres hom- mes, et qu'il n'y a d'actions;

Di cittatorie pîene , e di libelli , D'esamine, e di carte di procure, Hanno le mani e il seno , e gran fastelli Di chiosc , di consigli , e di letture : Per cui le facultà de' poverelli Non sono mai nelle ciltà sicure j Hanno dietro e diuanzi, et d^ainbi i lati. Notai, procuratori, ed avvocati (i).

C'estoit ce que disoit un sénateur romain des derniers siècles («) , Que leurs prédécesseurs avoicnt Thaleine puante à l'ail, et l'estomach musqué de bonne conscience ; et qu'au con- traire, ceulx de son temps ne sentoient au de- hors que le parfum , puants au dedans à toute sorte de vices : c'est à dire y comme ie pense , qu'ils avoient beaucoup de sçavoir et de suffi-

(i) Ils ont le soin et les mains pleines d'ajournements , de requêtes, d'informations, de lettres et de procura- tions ; ils marchent chargés de sacs remplis de gloses , de consultations et de procédures. Poursuivi par ces hommes avides, le pauvre peuple n'est jamais en sûreté dans les villes; par devant, par derrière , des deux cotés, il est entouré d'une foule de notaires , de procureurs et d'avo- cats , qui ne le quittent jamais. Orlandofiirioso, cant. 14 , stanz. 84.

{a) C'est un passage de Varron , qu'on trouve dans NoN'ius Marcellus, au mot Cèpe , p. 201 , ed. Mercer. C. III. 9

. i3o ESSAIS DE MONTAIGNE,

sance , et grand' faulte de preud'hommie. L'in* civilité, l'ignorance, la simplesse , la rudesse, s'accompaignent volontiers de l'innocence; la' curiosité , la subtilité , le sçavoir , traisnent la malice à leur suytte : l'humilité, la crainte, l'obeïssance , la debonnaireté, qui sont les pièces principales pour la conservation de la société humaine , demandent une ame vuide , docile , Funestes et prcsumant peu de soy. Les chrestiens ont

effets de la . i i i

curiosité et unc particulière cognoissance combien la curio- de l'orgueil. ^^^^ ^^^ ^^ ^^^j naturel et originel en l'homme :

le soing de s'augmenter en sagesse et en science , ce feut la première ruyne du genre humain ; c'est la voie par il s'est précipité à la damna- tion éternelle ; l'orgueil est sa perte et sa cor- ruption ; c'est l'orgueil qui iecte l'homme à quartier des voyes communes , qui luy faict embrasser les nouvelletez , et aimer mieulx estre chef d'une troupe errante et desvoyee au sentier de perdition , aimer mieulx estre régent et précepteur d'erreur et de mensonge , que d'estre disciple en l'eschole de vérité, se laissant mener et conduire par la main d'aultruy à la voye battue et droicturiere. C'est à l'adventure ce que dict ce mot grec ancien , que « la super- stition suyt l'orgueil , et luy obéît comme à son père (à) » : « S'éta-iS'a.t^ovia, KctSciTrip Trctrpi t$ TV(p$ tJ-

(à) C'est un mot de Socrate , s'il faut en croire Stobée , qui le lui attribue , segm. 22> C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i3i

QiTctt. Ocuider(«)! combien tunousempesclies^ Aprez que Socrates feiit adverti que le dieu de Ce qui fit sagesse luy avoit attribué le nom de Sage , il en crrteTe'^nom feut estonné; et, se recherchant et secouant ^^'^"S^- partout , n'y trouvoit aulcun fondement à cette divine sentence : il en sçavoit de iustes , tempé- rants, vaillants, sçavants comme luy, et plus éloquents , et plus beaux , et plus utiles au pais. Enfin il se résolut , qu'il n'estoit distingué des aultres, et n'estoit sage, que parce qu'il ne se tenoit pas tel; et que son dieu estimoit bestise singulière à l'homme l'opinion de science et de sagesse ; et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l'ignorance , et la simplicité sa meilleure sagesse. La saincte parole déclare mi- sérables ceulx d'entre nous qui s'estiment : « Bourbe et cendre , leur dict elle , qu'as tu à te glorifier? » Et ailleurs, « Dieu a faict l'homme semblable à l'ombre » ; de laquelle qui iugera quand par l'esloingnement de la lumière elle Recherche

.. ^ ^ , ^ . j , de la nature

sera esvanouie .'* Ce n est rien que de nous. Il divine, con- s'en fault tant que nos forces conceoivent la '^"^'^^ *"' haulteur divine, que, des ouvrages de nostre Créateur , ceulx portent mieulx sa marque et sont mieulx siens , que nous entendons le moins. C'est aux chrestiens une occasion de croire , que de rencontrer une chose incroyable ; elle est d'autant plus selon raison , qu'elle est

(a) O présomption ! combien Ut nous nuis / E. J.

j32 essais de MONTAIGNE,

contre l'humaine raison : si elle estoit selon raison , ce ne seroit plus miracle; et si elle estoit selon quelque exemple , ce ne seroit plus chose singulière. Meliûs scitur Deus, nesciendo (i), dict / sainct Augustin ; et Tacitus , sanctius est ac rêve- rendus de actis deorum credere^ quàm scire (2) ; et Platon estime qu'il y ayt quelque vice d'im- piété à trop curieusement s'enquérir et de Dieu , et du monde , et des causes premières des choses : atque illum quidem parentem huius uni- versitatis invenire difficile; et, quinn iam inve- neris y indicare in vulgus , nef as (3), dict Cicero. A quoi se Nous disons bien , Puissance , Vérité , lustice :

rëduisentnos , i ' c t. i t_ j

notions de la cc sont parolcs qui Signifient quelque chose de Dmnité? grand; mais cette chose là, nous ne la voyons

aulcunement ny ne la concevons : Nous disons

que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que

Dieu aime ,

Iramortalia mortali sermone notantes (4) *-

ce sont toutes agitations et esmotions qui ne

(1) On connoît mieux ce qu'est la Divinité quand on se soumet àTignorer. D. Augustin, 1. 3, ^e Ordine , c. 16.

(2) A l'égard de ce que font les dieux, il est plus reli- gieux et plus respectueux de croire que de s'instruire. Tacit. de Mor. German. c. 34-

(3) Il est difficile de connoître l'auteur de cet univers ; et , si on parvient à le découvrir , il n'est pas jDermis de le faire connoître au vulgaire. Cic. Timœus, c. 2.

(4) Exprimant des choses divines en termes humains.

LUCRET. 1. 5, V. 122.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i33 peuvent loger en Dieu, selon nostre forme; ny nous, l'imaginer selon la sienne. C'est à Dieu seul de se cognoistre , et interpréter ses ouvra- ges ; et (a) le faict en nostre langue impropre- ment, pour s'avaller et descendre à nous, qui sommes à terre couchez. La prudence (^), com- ment luy peult elle convenir, qui est Teslite entre le bien et le mal : veu que nul mal ne le touche? quoy (c) la raison et Tintelligence, desquelles nous nous servons pour arriver , par les choses obscures , aux apparentes : veu qu'il n'y a rien d'obscur à Dieu ? la iustice , qui dis- tribue à chascun ce qui luy appartient, en- gendrée pour la société et communauté des hommes, comment est elle en Dieu? la tempé- rance, comment? qui est la modération des voluptez corporelles , qui n'ont nulle place en la divinité : la fortitude à porter la douleur, le labeur, les dangiers , luy appartiennent aussi peu; ces trois choses n'ayants nul accez prez de luy : parquoy Aristote (^)jle tient egualement exempt de vertu et de vice : neque gratiâ neque ira teneri potest; quod quœ talia essent, imbe-

(a) C'est-à-dire, et il le fait, etc., afin de s'abaisser et de, etc. E. J.

(b) Montaigne transcrit ici un long passage de Ciceron , sans le nommer. Voy. de Nat. Deor. 1. 3 , c. i5. C.

(c) En quoi lui peuvent convenir la raison et Vin" telligence , desquelles , etc. E. J.

{d) Ethic. Nicom. 7, i. C.

i34 ESSAIS DE MONTAIGNE,

D'où nous cilla essent omnia il). La participation auenous

vient la con- \^ jx ^ \r - > ii

noissance de avons a la cognoissance de la Vente , quelle

la vérité ? ? 1 1 . ? . ^

quelle soit, ce n est point par nos propres forces que nous l'avons acquise : Dieu nous a assez apprins cela par les tesmoings qu'il a choisis du vulgaire , simples et ignorants , pour nous instruire de ses admirables secrets. Nostre foy , ce n'est pas nostre acquest ; c'est un pur / présent de la libéralité d'aultruy : ce n'est pas

par discours («), ou par nostre entendement, que nous avons receu nostre religion ; c'est par auctorité et par commandement estrangier : la foiblesse de nostre iugement nous y ayde plus que la force, et nostre aveuglement plus que nostre clairvoyance ; c'est par l'entremise de nostre ignorance, plus que de nostre science, que nous sommes sçavants de ce divin sçavoir. Ce n'est pas merveille, si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette cog- noissance supernaturelle et céleste : apportons y seulement , du nostre , l'obeïssance et la sub- iection ; car , comme il est escript : « le destrui- ray la sapience des sages , et abbattray la pru- dence des prudents : est le sage? est Tescrivain ? est le disputateur de ce siècle ? Dieu n'a il pas abesty la sapience de ce monde?

(i) Il n'est susceptible ni de haine ni d'amour , parce que ces passions décèlent des êtres foibles. Cic. Nat. Deor. 1. I , c. 17.

(à) Par raisonnement. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i35

car, puisque le monde n'a point cogneu Dieu par sapience , il luy a pieu , par l'ignorance et simplesse de la prédication , sauver les croyants (à) ».

Si me fault il veoir enfin s'il est en la puis- S'il est en

I ,,, I la puissance

sance de 1 homme de trouver ce qu il cherche; de l'homme et si cette queste qu'il y a employée depuis tant vérlté"^*^^ de siècles l'a enrichi de quelque nouvelle force et de quelque vérité solide. le crois qu'il me confessera , s'il parle en conscience , que tout l'acquest qu'il a retiré d'une si longue pour- suitte , c'est d'avoir apprins à recognoistre sa foiblesse. L'ignorance , qui estoit naturellement en nous , nous l'avons , par longue estude , con- firmée et avérée. Il est advenu aux gents véri- tablement sçavants ce qui advient aux espics de bled; ils vont s'eslevant et se haulsant la teste droicte et fiere , tant qu'ils sont vuides ; mais quand ils sont pleins et grossis de grains en leur maturité, ils commencent à s'humilier et baisser les cornes : pareillement, les hommes ayant tout essayé , tout sondé , et n'ayant trouvé, en cet amas de science et provision de tant de choses diverses , rien de massif et ferme , et rien que vanité, ils ont renoncé à leur presump- tion , et recogneu leur condition naturelle. C'est ce que Velleius reproche à Cotta et à

(a) S. Paul, ÈpU. aux Corinth. c. i , v. 19 , etc. C

i36 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Cicero (i) , « qu'ils ont apprins de Philo n'avoir rien apprins ». Pherecydes , l'un des sept sages , escrivant à Thaïes , comme il expiroit , « l'aj , dict il {a) , ordonné aux miens , aprez qu'ils m'au- ront enterré , de te porter mes escripts. S'ils contentent et toy et les aultres sages , publie les ; sinon, supprime les : ils ne contiennent n'allé certitude qui me satisface à moy mesme; aussi ne foys ie pas profession de sçavoir la vérité , ny d'y attaindre : i'ouvre les choses plus que ie ne les descouvre ». Le plus sage homme (l>) , qui feut oncques , quand on luy demanda ce qu'il sçavoit , respondict , « Qu'il sçavoit cela , qu'il ne sçavoit rien (c) ». Il veri- fioit ce qu'on dict, que la plus grand' part de ce que nous sçavons est la moindre de celle que nous ignorons; c'est à dire, que ce mesme que nous pensons sçavoir , c'est une pièce , et bien petite , de nostre ignorance. Nous sçavons les choses en songe , dict Platon , et les igno- rons en vérité : ornnes penè veteres nihil cog- nosci, nihil percipi , nihil sciri posse dixerunt :

(i) Amho , inqiiit, ab eodein Philone nihil scire didiscitis. Apud. Cic. de Nat. Deor. 1. i , c. 17. Ce Philon , philosophe académicien , vivoit du temps de Ci- céron, et l'avoit eu pour auditeur. C.

{a) Cette lettre , vraie ou fausse , est dans DioG. Laerce , 1. I , à la fin delà Vie de Phérécides , segm. 122. C.

{b) Socrate. C.

(c) Cic. Acad. quœst. 1. i , c. 4- C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i^y

angustos sensus , imhecilles animos , hrevia curri- cilla vitœ (i). Cicero mesnie , qui debvoit au ^ravoir tout son vaillant , Valerius {à) dict que, sur sa vieillesse , il commencea à desestimer les lettres : et, pendant qu'il les traictoit, c'estoit sans obligation d'aulcun party ; suyvant ce qui luy sembloit probable, tantost en l'une secte, tantost en l'aultre; se tenant tousiours soubs la dubitation de l'académie : Dicendum est, sed ita ut niliil adfirmein ; quœrain omnia , duhitans "pierumque , et inilii diffidens (2).

l'aurois trop beau ieu , si ie voulois consi- dérer l'homme en sa commune façon et en gros ; et le pourrois faire pourtant par sa règle propre, qui iuge la vérité, non par le poids des voix, mais par le nombre. Laissons le peuple,

Qui vigilans stertit ,

Mortua cui vita est propè iam vivo atque videnti (3) ,

(i) Presque tous les anciens ont dit qu'on ne pouvoit rien connoître , rien concevoir , ni rien savoir ; que nos sens étoient bornés , notre esprit foible , et notre vie trop courte. Cic. Acad. quœst. 1. i , c. i3.

{a) Valère-Maxime , 1. 2 , c. 2 , art. 2. C.

(2) Je vais vous répondre {dit-il à son frère), mais sans rien affirmer ; je chercherai toujours , mais je dou- terai souvent , et je me défierai de moi-même. Cic. de Divinat. I. 2, c. 3.

(3) Qui dort en veillant , qui est presque mort , quoi-

De la con- noissance

i38 ESSAIS DE MONTAIGNE,

qui ne se sent point , qui ne se iuge point , qui laisse la pluspart de ses facultez naturelles , oysifves : ie veulx prendre l'homme en sa plus les grands haulte assictte. Considérons le en ce petit parvenir par nombre d'hommes excellents et triez, qui, art. ^ ^ ^^^ ayants esté douez d'une belle et particulière force naturelle , l'ont encores roidie et aiguisée par soing , par estude , et par art , et l'ont mon- tée au plus hault poinct de sagesse elle puisse attaindre : ils ont manié leur ame à touts sens et à touts biais, l'ont appuyée et estan- sonnee de tout le secours estrangier qui luy a esté propre , et enrichie et ornée de tout ce qu'ils ont peu emprunter, pour sa commodité, du dedans et dehors du monde : c'est en eulx que loge la haulteur extrême de l'humaine na- ture : ils ont réglé le monde de polices et de loix; ils l'ont instruict par arts et sciences, et instruict encores par l'exemple de leurs mœurs admirables. le ne mettray en compte que ces gents là, leur tesmoignage , et leur expérience; voyons iusques ils sont allez , et à quoy ils se sont tenus : les maladies et les de- faults que nous trouverons en ce collège , le monde les pourra hardiement bien advouer pour siens. Toute la Quiconque cherche quelque chose , il en vient

qu'il vive , et qu'il ait les yeux ouverts. Lucret. 1.3, ïo6i , 1059.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 139

à ce poinct (a) , ou qu'il dict qu'il Ta trouvée ; philosophie

5 11 1 . . vi . divisée on

OU quelle ne se peult trouver; ou qu il en est trois genres.

encores en queste. Toute la philosophie est

despartie en ces trois genres : son desseing est

de chercher la vérité , la science , et la certitude.

Les peripateticiens , épicuriens, stoïciens, et

aultres, ont pensé l'avoir trouvée : ceulx cy ont

establi les sciences que nous avons, et les ont

traictees comme notices certaines. Glitomachus,

Carneades, et les académiciens, ont désespéré

de leur queste, et iugé que la vérité ne se pou-

voit concevoir par nos moyens : la fin de ceulx

cy, c'est la foiblesse et humaine ignorance; ce

party a eu la plus grande suitte et les sectateurs

les plus nobles. Pyrrho , et aultres sceptiques Quelle ctoit

, . , , 1 1 ^^ profession

OU epechistes, les dogmes de qui plusieurs an- des Pyrrho- ciens ont tenu estre tirez de Homère, des sept °^®°** sages , et d'Archilochus et d'Euripides , et y at- tachent Zeno,Democritus,Xenophanes, disent qu'ils sont encores en cherche de la vérité ; ceulx cy iugent que ceulx qui pensent l'avoir trouvée se trompent infiniment, et qu'il y a en-

(a) C'est précisément par que Sextus Empiricus , d*où Montaigne a tiré bien des choses , commence son livre des Hjpotyposes pjrrhoniennes : de il infère , comme Montaigne , qu'il y a trois manières générales de philosopher ; l'une dogmatique , l'autre académique , et l'autre sceptique : les uns assurent qu'ils ont trouvé la vérité; les autres déclarent qu'elle est au-dessus de notre compréhension^ et les autres la cherchent encore. C.

i4o ESSAIS DE MONTAIGNE,

cores de la vanité trop hardie en ce second degré qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d'y attaindre ; car cela , d'es- tablir la mesure de nostre puissance, de cog- noistre et iuger la difficulté des choses, c'est une grande et extrême science , de laquelle ils doubtent que l'homme soit capable :

Nil sciri si quis putat , id quoque nescit , An sciri possitj quoniam nil scire fatetur (i).

L'ignorance qui se sçait, qui se iuge , et qui se condamne , ce n'est pas une entière ignorance; pour l'estre, il fault qu'elle s'ignore soy mesme : de façon que la profession des pyrrhoniens est de bransler , doubter , et enquérir , ne s'asseurer de rien , de rien ne se respondre. Des trois ac- tions de l'ame , l'imaginatifve , l'appetitifve , et la consentante , ils en receoivent les deux pre- mières; la dernière, ils la soustiennent et la maintiennent ambiguë, sans inclination ny ap- probation d'une part ou d'aultre , tant soit elle legiere. Zenon {a) peignoit de geste son imagi- nation sur cette partition des facultez de l'ame : la main espandue et ouverte , c'estoit Appa- rence ; la main à demy serrée , et les doigts un peu croches. Consentement; le poing fermé, Compréhension ; quand de. la main gauche il

(i) Quiconque croit qu'on ne peut rien savoir, ne sait pas même si on ne peut rien savoir, puisqu'il reconuoît qu'il ne sait rien lui-même. Lucret. 1. 4? V. 47i-

(a) Cic. Acad. quœst. 1. 4? c. 47- C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 141

venoit encore à clorre ce poing plus estroict , Science. Or, cette assiette de leur iugement(a), Des avan droicte et inflexible , recevant touts obiects sans rhonismi? ' application et consentement, les achemine à leur Ataraxie (b) , qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que nous recevons, par l'impression de l'opinion et science que nous pensons avoir des choses , d'où naissent la crainte, l'avarice, l'envie, les désirs immoderez, l'ambition , l'orgueil , la su- perstition , l'amour de nouvelleté , la rébellion , la désobéissance, l'opiniastreté , et la pluspart des maulx corporels : voire ils s'exemptent par de la ialousie de leur discipline; car ils dé- battent d'une bien molle façon ; ils ne craignent point la revenche à leur dispute : quand ils disent que le poisant va contre bas , ils seroient bien marris qu'on les en creust; et cherchent qu'on les contredie, pour engendrer la dubi- tation et surseance de iugement, qui est leur fin. Us ne mettent en avant leurs propositions, que pour combattre celles qu'ils pensent que nous ayons en nostre créance. Si vous prenez la leur, ils prendront aussi volontiers la con- traire à soustenir : tout leur est un ; ils n'y ont aulcun choix. Si vous establisscz que la neige soit noire ; ils argumentent, au rebours , qu'elle

{a) Du jugement des pjrrrhoniens. C, {b) Impassibilité, E. J.

ï4i ESSAIS DE MONTAIGNE,

est blanche : si vous dites qu'elle n'est ny l'un ny l'aultre ; c'est à eulx à maintenir qu'elle est touts les deux : si, par certain iugement, vous tenez que vous n'en sçavez rien ; ils vous main- tiendront que vous le sçavez : oui; et si , par un axiome affirmatif, vous asseurez que vous en doubtez, ils vous iront débattant que vous n'en doubtez pas, ou que vous ne pouvez iuger et establir que vous en doubtez. Et , par cette ex- trémité de doubte , qui se secoue soy mesme , ils se séparent et se divisent de plusieurs opi- nions , d'entre celles mesmes qui ont maintenu en plusieurs façons le doubte et l'ignorance. Pourquoy ne leur sera il permis , disent ils , comme il est entre les dogmatistes , à l'un dire vert, à l'aultre iaulne, à eulx aussi de doubter? est il chose qu'on vous puisse proposer pour l'advouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loi- sible de considérer comme ambiguë? et, (a) les aultres sont portez, ou par la cousturae de leurs pais, ou par l'institution des parents, ou par rencontre , comme par une tempeste , sans iugement et sans chois, voire le plus souvent avant l'aage de discrétion , à telle ou telle opi- nion , à la secte ou stoïque ou épicurienne , à laquelle ils se treuvent hypothéquez , asservis et collez, comme à une prinse qu'ils ne peuvent

(a) Et puisque. C*est ce que doit signifier , et j dans cet endroit. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 143

démordre , ad quamcumque disciplinam , velut tempestate , delati, adeam, tanquam ad saxuni ^ adhœrescunt(\) ; pourquoy à ceiilx cy ne sera il pareillement concédé de maintenir leur liberté, et considérer les choses sans obligation et ser- vitude ? Iioc liheriores et solutiores , quod intégra Ulis est iudicandi po testas (2). N'est ce pas quel- que advantage de se trouver desengagé de la nécessité qui bride les aultres^ vault il pas mieulx demeurer en suspens, que de s'infras- quer (</) en tant d'erreurs que l'humaine fantasie a produictes? vault il pas mieulx suspendre sa persuasion , que de se mesler à ces divisions sé- ditieuses et querelleuses ? Qu'iray ie choisir ? « Ce qu'il vous plaira , pourveu que vous choi- sissiez ». Voylà une sotte response : à laquelle pourtant il semble que tout le dogmatisme ar- rive, par qui il ne nous est pas permis d'ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux party, iamais il ne sera si seur, qu'il ne vous faille , pour le deffendre , attaquer et combattre

(i) Ils s'attachent à la première secle qu'ils rencon- trent ; de même que le malheureux matelot saisit le premier rocher vers lequel le pousse la tempête. Cic Acad. quœst. I. 2 , c. 3.

(2) D'autant plus libres , qu'ils ont une pleine puis- sance de juger. Id. ib.

(a) S* embarrasser j s'embrouiller. Infrasquervient de l'italien infrascare , qui signifie couvrir de feuillages , et , par métaphore , embrouiller t embarrasser. C.

i44 ESSAIS DE MONTAIGNE, cent et cent contraires partis : vault il pas mieulx se tenir hors de cette meslee? Il vous est permis d'espouser , comme vostre honneur et vostre vie , la créance d'Aristote sur l'éter- nité de l'ame, et desdire et desmentir Platon dessus; et à eulx il sera interdit d'en doubter? S'il est loisible à Pansetius (a) de soustenir son iugement autour des aruspices , songes , oracles , vaticinations , desquelles choses les stoïciens ne doubtent aulcunement; pourquoy un sage n'osera il , en toutes choses , ce que cettuy cy ose en celles qu'il a apprinses de ses maistres, establies du commun consentement de l'es- choie , de laquelle il est sectateur et professeur ? Si c'est un enfant qui iuge , il ne sçait que c'est ; si c'est un sçavant, il est*preoccupé. Ils se sont réservé un merveilleux advantage au combat , s'estant deschargez du soing de se couvrir : il ne leur importe qu'on les frappe, pourveu qu'ils frappent ; et font leurs besongnes de tout : s'ils vaincquent, vostre proposition cloche; si vous, la leur : s'ils faillent, ils vérifient l'igno- rance; si vous faillez, vous la vérifiez : s'ils prouvent que rien ne se sçache , il va bien; s'ils ne le sçavent pas prouver, il est bon de mesme : Utquîim in eâdem re paria contrariis inpartibus momenta inveniuntur , faciliiis ah utrâque parte

{a) De suspendre son jugement , etc. Voy. Cic. Acad. quœst. 1. 2 . c. 33. G.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 145

assertio sustineatur (i) : et font estât de trouver bien plus facilement pourquoy une chose soit faulse , que non pas qu'elle soit vraye ; et ce qui n'est pas , que ce qui est ; et ce qu'ils ne croyent pas, que ce qu'ils croyent. Leurs façons de a^nlirc^^aux parler sont, « le n'establis rien : Il n'est non Pyrrhomem. plus ainsi qu'ainsin , ou que ny l'un ny l'aultre le ne le comprends point : Les apparences sont eguales partout : La loy de parler, et pour et contre , est pareille : Rien ne semble vray , qui ne puisse sembler fauls ». Leur mot sacramen- tal , c'est l'Tg;)^« 5 c'est à dire , « ie soustiens , ie ne bouge (a) » : voylà leurs refrains , et aultres de pareille substance. Leur effect, c'est une pure , entière , et tresparfaicte surseance et sus- pension de iugement : ils se servent de leur raison pour enquérir et pour débattre, mais non pas pour arrester et choisir. Quiconque imaginera une perpétuelle confession d'igno- rance , un iugement sans pente et sans incli- nation , à quelque occasion que ce puisse estre , il conceoit le pyrrhonisme. l'exprime cette fan- tasie autant que ie puis, parce que plusieurs la treuvent difficile à concevoir; et les aucteurs mesmes la représentent un peu obscurément

(i) Afin que , trouvant sur un même sujet des raisons égales pour et contre , on puisse aisément suspendre son jugement des deux côtés. Cic. Acad. quœst. 1. i , c. ult.

{a) T arrête y je suspens mon jugement. C. Retineo asscnsum, neque ajfirmans , nequc negans. E. J. III. 10

i46 ESSAIS DE MONTAIGJNE,

Quelle est et diversement. Quant aux actions de la \'ie,

la conduite .^ i i i r

des Pyirho- ils sont en Cela de la commune façon : ils se vie"commu- prcstcut et accommodcnt aux inclinations na- "^' turelles (a), à l'impulsion et contraincte des

passions , aux constitutions des loix et des cous- tûmes , et à la tradition des arts : non enim nos Deus ista scire^ sed tantummodo uti, voluit(i). Ils laissent guider à ces choses leiîrs actions communes , sans aulcune opination ou iuge- ment : qui faict que ie ne puis pas bien assortir à ce discours ce que on dict de Pyrrho ; ils le peignent stupide et immobile , prenant un train de vie farouche et inassociable , attendant le heurt des charrettes , se présentant aux préci- pices , refusant de s'accommoder aux loix. Cela est enchérir 5ur sa discipline : il n'a pas voulu (b) se faire pierre ou souche; il a voulu se faire homme vivant, discourant, et raisonnant, iouïs- sant de touts plaisirs et commoditez naturelles,

(a) C'est ce que Sextus Empiricus déclare expressé- ment , et en autant de mots , Pjrrh. Hjpot. 1. i , c. 1 1 , p. 6. C.

(i) Car Dieu nous a refusé la connoissance de ces choses, et ne nous en a accordé que l'usage. Cic. de Divinat. 1. i , c. i8.

{h) Montaigne, qui se déclare ici tout ouvertement, et avec raison , contre cette aveugle insensibilité qu'on a imputée à Pyrrhon ; semble la reconnoître ailleurs , quoiqu'elle lui paroisse, dit-il, quasi incrojahle , 1. ?. , e. î^-C), vers le commencement. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i4;

et se servant de toutes ses pièces corporelles et spirituelles , en règle et droicture : les privi- lèges fantastiques, imaginaires et fauls, que rhomme s'est usurpé , de régenter , d'ordonner, d'establir, il les a de bonne foy renoncez et quittez. Si n'est il point de secte {à) qui ne soit Dans la vie,

-. ^ 1 le sase est

contraincte de permettre a son sage de suyvre détermine assez de choses non comprinses, ny perceues , reuces.^^^* ny consenties , s'il veult vivre : et quand il monte en mer, il suyt ce desseing, ignorant s'il luy sera utile; et se plie, à ce que le vais- seau est bon, le pilote expérimenté, la saison commode ; circonstances probables seulement, aprez lesquelles il est tenu d'aller, et se lais- ser remuer aux apparences , pourveu qu'elles n'ayent point d'expresse contrariété. Il a un corps , il a une ame ; les sens le poulsent, l'es- prit l'agite. Encores qu'il ne treuve point en soy cette propre et singulière marque de iuger, et qu'il s'apperceoive qu'il ne doibt engager son consentement , attendu qu'il peul t estre quelque fauls pareil à ce vray ; il ne laisse de conduire les offices de sa vie pleinement et commodé- ment. Combien y a il d'arts qui font profession de consister en la coniecture plus qu'en la science ; qui ne décident pas du vray et du fauls , et suyvent seulement ce qui le semble ?

{a) Montaigne ne fait ici que copier Cicérox , Acad. quœst. 1. 2 , c. 3i. C.

ï48 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Il y a, disent ils, et vray et fauls; et y a en nous d^ quoy le chercher, mais non pas de quoy Tarrester à la touche. Nous en valons bien mieulx de nous laisser manier, sans inquisi- tion , à l'ordre du monde : une ame garantie de preiugez a un merveilleux advancement vers la tranquillité ; gents qui iugent et contreroollent leurs iuges, ne s'y soubmettent iamais deue- Quels es- ment. Combien, et aux loix de la religion, et ExdiJpo- ^ux l^i^ politiques, se treuvent plus dociles, ses à se sou- q^ avscz à mcucr , les esprits simples et incu-

niettre a la •^ . .

religion et ricux , quc CCS cspxits survcillauts et paida-

aux lois poli- ,. . , i ti »

tiques? gogues des causes divines et humaines! Il n est rien en l'humaine invention il y ayt tant de verisimilitude et d'utilité : cette cy présente l'homme nud et vuide; recognoissant sa foi- blesse naturelle; propre à recevoir d'en hault quelque force estrangiere; desgarni d'humaine science , et d'autant plus apte à loger en soy la divine; anéantissant son iugement pour faire plus de place à la foy; ny mescreant, ny esta- blissant aulcun dogme contre les observances communes; humble, obéissant, disciplinable, studieux, ennemy iuré d'heresie, et s'exemp- tant , par conséquent , des vaines et irreligieuses opinions introduictes par les faulses sectes : c'est une charte blanche , préparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu'il luy plaira d'y graver. Plus nous nous renvoyons et com- mettons à Dieu, et renonceons à nous; mieulx

LIVRE II, CHAPITRE XII. 149

nous en valons : « accepte, dict l'Ecclesiaste , en bonne part , les choses au visage et au goust qu'elles se présentent à toy, du iour à la iour- nee; le demourant est hors de ta cognoissance ». Dominus scit cogitationes hoininum, quoniam vanœ sunt (i).

Voylà comment, des trois ejenerales sectes a cfiioi se

. . 1 r c réduit la pro-

de philosophie , les deux font expresse proies- fession des

, , , . . ,,. Il doematistes.

sion de dubitation et d ignorance : et, en celle des dogmatistes, qui est troisiesme, il est aysé à descouvrir que la pluspart n'ont prins le visage de Tasseurance, que pour avoir meilleure mine; ils n'ont pas tant pensé nous establir quelque certitude , que nous montrer iusques ils estoient allez en cette chasse de la vérité, quam docti fingunt , magis quàm nôrunt {0). Ti- macus {d) , ayant à instruire Socrates de ce qu'il sçait des dieux , du monde et des hommes , propose d'en parler comme un homme à un homme; et maintient qu'il suffit, si ses raisons sont probables comme les raisons d'un aultre : car les exactes raisons n'estre en sa main , ny en mortelle main. Ce que l'un de ses sectateurs a ainsin imité : Ut potero, explicabo : nec ta-

(i) Dieu sait que les pensées des hommes ne sont que vanité. Psalm. 94 , sccundiijn Hcbr. v. \\.

(2) Que les savants font à leur fantaisie, plutôt qu'il'î ne la connoissent.

{a) Platov , dans le Tintée. C.

i5o ESSAIS DE MONTAIGNE,

men , ut Pjthius Apollo , certa ut sint et fixa quœ dixero ; sed, ut homunculus, prohabilia coniec- turâ sequens (i) ; et cela sur le discours du mes- pris de la mort , discours naturel et populaire ; ailleurs il Ta traduict sur le propos mesme de Platon : Si forte , de deorum naturâ ortuque mundi disserentes , minus id quod habemus in animo consequimur ^ haud erit mirurn : œquum est eniin meniinisse , et me , qui disseram , homi- nem esse , et vos , qui iudicetis ; ut , si prohabilia dicentur , nihil ultra requiratis (2). Aristote nous entasse ordinairement un grand nombre d'aul- tres opinions , et d'aultres créances , pour y comparer la sienne , et nous faire veoir de cbm- bien il est allé plus oultre , et combien il ap- proche de plus prez la verisimilitude : car la vérité ne se iuge point par auctorité et tesmoi-

(i) Je m'expliquerai comme je pourrai ; mais , en m'e'coutant , ne croyez pas entendre Apollon sur son trépied, et ne prenez pas ce que je dirai pour des vérités indubitables : je ne suis qu'un homme ordinaire , et je ne cherche à découvrir par conjecture que la vraisem- blance. Cic. Tusc. quœst. 1. 1 , c. 9.

(2) Si , en discourant sur la nature de Dieu et sur l'ori- gine du monde , je ne puis atteindre le but que je me propose , il ne faut pas vous en étonner ^ car vous devez vous souvenir que moi, qui vais discourir , et vous , qui devez juger, nous ne sommes que des hommes : ainsi , si je ne vous donne que des probabilités , ne me demandez rien de plus. Cic. Timœus , c. 3.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i5i

gnage d'aultruy ; et pourtant évita religieuse- ment Epicurus d'en alléguer en ses escripts. Cettuy (a) est le prince des dogmatistes ; et si , nous apprenons de luy que le beaucoup sça- voir apporte l'occasion de plus doubter : on le veoid à escient se couvrir souvent d'obscurité si espesse et inextricable , qu'on n'y peult rien choisir de son advis ; c'est par effect un pyrrho- nisme soubs une forme resolutifve. Oyez la pro- testation de Cicero, qui nous explique la fan- tasie d'aultruy par la sienne : qui requirunt quid de quâque re ipsi seniiamus , curlosiùs idfaciunt

quàm necesse est Hœc in philosophiâ ratio ,

contra oinnia disserendi , nullamque rem apertè iudicandi, profecta a Socrate , repetita ah Arce- sila , confirmata a Carneade , usque ad nostram

viget œtatem Hi sumus , qui omnibus veris

falsa quœdam adiuncta essedicamus , tantâ simi- litudine, ut in iis nulla insit certè iudicandi et assentiendi nota (i). Pourquoy, non Aristote

{a) Aristote est le prince des dogmatistes , et cepen- dant nous apprenons de lui que , etc. C.

(i) Ceux qui voudront savoir ce que nous pensons sur

chaque matière , poussent trop loin la curiosité La

secte des académiciens, dont le caractère est de tout sou- mettre à la dispute, sans décider sur rien^ cette secte, qui a été fondée par Socrate , rétablie par Arcésilas , et

affermie par Carneade, a fleuri jusqu'à nos jours

Voilà donc ce que nous disons : c'est que le faux est par- tout mêlé avec le vrai , et lui ressemble si fort , qu'il n'y

132 ESSAIS DE MONTAIGNE,

seulement , mais la pluspart des philosophes ont affecté la difficulté {a) , si ce n'est pour faire valoir la vanité du subiect, et amuser la curio- sité de nostre esprit, luy donnant se paistre, à ronger cet os creux et descharné ? Clitoma- chus {b) affermoit n'avoir iamais sceu , par les escripts de Carneades , entendre de quelle opi- nion il estoit : pourquoy a évité aux siens Epi- curus (c), la facilité; et Heraclitus en a esté surnommé crKonivlç (i). La difficulté est une monnoye que les sçavants employent , comme les ioueurs de passe passe , pour ne descouvrir l'inanité de leur art , et de laquelle l'humaine bestise se paye ayseement :

Clarus , ob obscuram linguam , magls inter inanes :

Omnia enim stolidi magis admirantur amantque Inversis quœ sub verbis latitantia cernunt (2).

a point de marque certaine pour le distinguer. Cic. de Nat. Deor. 1. i , c. 5.

{a) Uobscurité. G.

{b) Cic. Acad. quœst. 1. 4 ? c. 4^ ^ et DioG. Laerce, Vie de Clitomachus , 1. 4 ? segm. 67. C.

(c) C*est pourquoi Epicure a éuité , dans ses écrits , d'être clair et facile à entendre. E. J.

(1) Ténébreux. E. J.

(2) C'est par Tobscurité de son langage qu'Heraclite s'est attiré la vénération des hommes superficiels ; car la stupidité n'estime et n'admire que les opinions cachées sous des termes mystérieux. Lucret. 1. i , v. 640.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i53

Cicero (a) reprend aulcuns de ses amis d'avoir Disciplines accoustnmé de mettre à l'astrologie , au droict, priS^ par à la dialectique et à la géométrie, plus de temps J^s^^^^^^Vm^' que ne meritoient ces arts ; et que cela les di- «ophes. vertissoit des debvoirs de la vie, plus utiles et honnestes : les philosophes cyrenaïques (6) mes- prisoient egualement la physique et la dialec- tique : Zenon , tout au commencement des livres de la république , declaroit inutiles toutes les libérales disciplines (c) : Chrysippus disoit (d) que ce que Platon et Aristote avoient escript de la logique, ils l'avoient escript par ieu et par exercice ; et ne pouvoit croire qu'ils eussent parlé à certes d'une si vaine matière : Plutarque le dict de la métaphysique ; Epicurus l'eust en- cores dict de la rhétorique, de la grammaire, poésie, mathématique, et, hors la physique, de toutes les sciences ; et Socrates , de toutes aussi , sauf celle seulement qui traicte des mœurs et de la vie : de quelque chose qu'on s'enquist à luy, il ramenoit en premier lieu tousiours l'enquerant à rendre compte des con- ditions de sa vie présente et passée, lesquelles il examinoit et iugeoit, estimant tout aultre

(a) De Offic. I. i , c. 6. C.

{b) DiOG. Laerce, Vie Aristippe ,1.2, segm. 92. C.

(c) Id. Vie de Zenon, 1. 7, segm. 32. C.

[d) Plctarque, Contredits des Philosophes stoïques , c. 25. C.

t54 ESSAIS DE MONTAIGNE,

apprentissage subsecutif à celuy et supernu- meraire ; pariun ?nihi placeant litterœ , quœ ad virtutem doctorihus nihil profuerunt (i); la pluspart des arts ont esté ainsi mesprisees par le mesme sçavoir : mais ils n'ont pas pensé qu'il feust hors de propos d'exercer leur esprit , ez choses mesmes il n'y avoit aulcune solidité proufi table. Platon : ^^ dcmouraut , les uns ont estimé Plato doff-

quels ont été i i i

sesvéritables matistc ; Ics aultrcs , dubitatcur ; les aultres, en

sentiments. . , ,, . . ,

certaines choses lun, et en certaines choses l'aultre ; le conducteur de ses dialogismes , So- crates , va tousiours demandant et esmouvant la dispute, non iamais l'arrestant, iamais sa- tisfaisant ; et dict n'avoir aultre science que la science de s'opposer. Homère , leur aucteur , a planté egualement les fondements à toutes les sectes de philosophie , pour montrer combien il estoit^indifferent par nous allassions. De A combien Platou nasquircut dix sectes diverses , dict on ;

de sectes Pla- . , , . .• r ^

ton a donné aussi , a inou grc , lamais instruction ne teut titubante et rien asseverante («), si la sienne ne l'est. Socrates disoit, que les sages femmes, en prenant ce mestier de faire engendrer les aul- tres , quittent le mestier d'engendrer , elles :

(i) Je méprise ces arts qui ne servent en rien à rendre vertueux ceux qui les possèdent. Sallust. Jugurth. Bell. Marii oratîo.

{a) Vacillante j et n assurant rien. E. J.

naissance.

femmes.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i55

que luy , par le tiltre de Sage homme que les dieux luy ont déféré , s'estoit aussi desfaict, en son amour virile et mentale, de la faculté d'en- fanter; se contentant d'ayder et favorir de son secours les engendrants , ouvrir leur nature , graisser leurs conduicts, faciliter l'yssue de leur enfantement, iuger d'iceluy , le baptizer, le nourrir, le fortifier, l'emmaillotter, et cir- concire; exerceant et maniant son esprit aux périls et fortunes d'aultruy. Il en est ainsi de On peu»

, , , ^ I . . dire la même

la pluspart des aucteurs de ce tiers genre , chosedeplu- comme les anciens ont remarqué des escripts philosophes^ d'Anaxafiforas , Democritus , Parmenides , Xe- ^} . ^'«»eux

o ^ ' 7 écrivains.

nophanes, et aultres : ils ont une forme d'es- crire , doubteuse en substance et en desseing, enquerant plustost qu'instruisant ; encores qu'ils entresement leur style de cadences dog- matistes. Cela se veoid il pas aussi bien en Se- neque et en Plutarque ? combien disent ils tan- tost d'un visage, tantost d'un aultre, pour ceulx qui y regardent de prez? Et les reconci- liateurs des iurisconsultes dévoient première- ment les concilier chascun à soy. Platon me semble avoir aimé cette forme de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus dé- cemment en diverses bouches la diversité et variation de ses propres fantasies. Diversement traicter les matières, est aussi bien les traicter que conformément, et mieulx; à sçavoir plus copieusement et utilement. Prenons exemple

i56 ESSAIS DE MONTAIGNE,

de nous : les arrests font le poinct extresme du parler dogmatiste et résolutif; si est ce que ceulx que nos parlements présentent au peuple , les plus exemplaires, propres à nourrir en luy la révérence qu'il doibt à cette dignité, princi- palement par la suffisance des personnes qui l'exercent , prennent leur beauté , non de la conclusion qui est à eulx quotidienne, et qui est commune à tout iuge , tant comme de la disceptation et agitation des diverses et con- traires ratiocinations que la matière du droict souffre : et le plus large champ aux reprehen- sions d'une part des philosophes à l'encontre des aultres , se tire des contradictions et diver- sitez, en quoy chascun d'eulx se treuve em- pestré ; ou par desseing , pour montrer la va- cillation de l'esprit humain autour de toute matière, ou forcé ignoramment par la volubi- lité et incomprehensibilité de toute matière, que (a) signifie ce refrain : a en un lieu glissant et coulant suspendons nostre créance j) ; car , comme dict Euripides ,

(a) C'est-à-dire , laquelle incomprehensibilité est in- diquée par ce re frein (souvent employé par Plutarque , Sénèque et plusieurs autres écrivains de cet ordre) : En un lieu glissant et coulant, suspendons notre créance f car, comme dit Euripide ,

Les œuvres de Dieu , etc. 5

refrein semblable à celui qu Empédocle semait sou- vent, etc. E, J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. iS;

Les œuvres de Dieu , en diverses Façons, nous donnent des traverses (i) j

semblable à celuy qu'Empedocles (a) semoit souvent en ses livres, comme agité d'une divine fureur , et forcé de la vérité : « non , non, nous ne sentons rien , nous ne voyons rien ; toutes choses nous sont occultes, il n'en est aulcune de laquelle nous puissions establir quelle elle est » ; revenant à ce mot divin : cogitationes mor- talium timidœ , et incertœ adinventiones nostrœ et providentiœ (2). Il ne fault pas trouver es- Recherche trange, si gents désespérez de la prinse, n'ont occupation ' pas laissé d'avoir plaisir à la chasse, l'estude bîe!'^^"*' estant de soy une occupation plaisante, et si plaisante, que, parmy les voluptez, les stoï- ciens deffendent aussi celle qui vient de l'exer- citation de l'esprit, y veulent de la bride, et treuvent de l'intempérance à trop sçavoir. De- Démocrite; mocritus (^), ayant mangé à sa table des figues pour^esU^^

(i) De la traduction d'Amyot. Plutauque , dans le traité des Oracles qui ont cessé , c. 25. C.

{a) Voyez Sextus Empikicus , Ad{f. math, y et Cicéron , Quœst. acad. 1. 4 ? c. 5. C.

(2) Les pensées des hommes sont timides; leur pré- voyance et leurs inventions sont incertaines. Sapientid libro, c. 9, V. 14.

{b) Voyez Plutarque {Des propos de table., 1. i , (juest. 10), qui fait manger un concombre àDémocrite, Tov tU'joi^ et non pas une figue, xo tukch. C'est la traduc-

r

i58 ESSAIS DE MONTAIGNE

cherches qui sentoient le miel , commencea soubdain à P ysiques. ^jjgj.çjjçj. gyj gQj^ esprit d'où leur venoit cette

doulceur inusitée; et, pour s'en esclaircir, s'al- loit lever de table pour veoir l'assiette du lieu ces figues avoient esté cueillies : sa cham- brière , ayant entendu la cause de ce remue- ment, luy dict, en riant, qu'il ne se peinast plus pour cela, car c'estoit qu'elle les avoit mises en un vaisseau il y avoit eu du miel. Il se despita de quoy elle luy avoit osté l'occa- sion de cette recherche , et desrobbé matière à sa curiosité : « Va , luy dict il , tu m'as faict des- plaisir; ie ne lairray pourtant d'en chercher la cause , comme si elle estoit naturelle y^ : et vo- lontiers n'eust failly de trouver quelque raison vraye à un effect fauls et supposé. Cette histoire d'un fameux et grand philosophe, nous repré- sente bien clairement cette passion studieuse qui nous amuse à la poursuyte des choses , de l'acquest desquelles nous sommes désespérez : Plutarque recite un pareil exemple de quel- qu'un qui ne vouloit pas estre esclairci de ce de quoy il estoit en doubte, pour ne perdre le plaisir de le chercher ; comme l'aultre , qui ne vouloit pas que son médecin luy ostast l'alté- ration de la fiebvre , pour ne perdre le plaisir de l'assouvir en beuvant : Satiiis est supervacua

tion françoise d'Amyot , ou la traduction latine de Xy- lander , qui a égaré Montaigne. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 139

discere, quàm nihil (i). Tout ainsi qu'en toute La consi-

•1 1 !•• ^ 1..*.^ tleration de

pasture, il y a le plaisir souvent seul ; et tout ce la nature est que nous prenons, qui est plaisant, n'est pas "o^^V /ctprit toiisiours nutritif, ou sain : pareillement ce ""«»»^n- que nostre esprit tire de la science, ne laisse pas d'estre voluptueux, encores qu'il ne soit ny alimentant ny salutaire. Voicy comme ils disent : « La considération de la nature est une ^

pasture propre à nos esprits; elle nous esleve et enfle, nous faict desdaigner les choses basses et terriennes, par la comparaison des supé- rieures et célestes ; la recherche mesme des choses occultes et grandes est tresplaisante , voire à celuy qui n'en acquiert que la révérence et crainte d'en iuger » : ce sont des mots de leur profession. La vaine image de cette maladifve curiosité , se veoid plus expressément encores en cet aultre exemple qu'ils ont par honneur si souvent en la bouche : Eudoxus (a) souhaitoit et prioit les dieux, qu'il peust une fois veoir le soleil de prez, comprendre sa forme, sa gran-

(i) Il vaut mieux apprendre des choses inutiles, que de ne rien apprendre. Seneca, epist. 88.

{à) Dans le traité de Plutarque , Quon ne saurai l vnTc joyeusement y selon la doctrine d'Epicure , 1. 8 , de la traduction d'Amyot. Vous trouverez dans Diogèxe Laerce, 1. 8 , segm. 86 , 91 , la f^ie d* Eudoxus ^ célèbre philosophe pythagoricien , qui étoit contemporain de Platon. C.

i6o ESSAIS DE MONTAIGNE,

deur et sa beauté, à peine d'en estre bruslé ^ soubdainement. Il veult , au prix de sa vie , ac- quérir une science, de laquelle Tusage et pos- session luy soit quant et quant ostee; et, pour cette soubdaine et volage cognoissance, perdre toutes aultres cognoissances qu'il a, et qu'il peult acquérir par aprez. Atomesd'É- Ic ne me persuade pas ayseement qu'Epicu- L^ "piatoii^: l'IIS , Platon , et Py thagoras , nous ayent donné Pythaeore^^^ pour argent comptant leurs Atomes , leurs à quelle fin j^ees, ct Icurs Nombres : ils estoient trop saa^es

mis en avant. "^ r d

pour establir leurs articles de foy de chose si incertaine et si debattable. Mais , en cette ob- scurité et ignorance du monde, chascun de ces grands personnages s'est travaillé d'apporter une telle quelle image de lumière ; et ont pro- mené leur ame à des inventions qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence , pour- veu que, toute faulse, elle se peust maintenir contre les oppositions contraires : unicuique ista Quelle est pro ingejîio Jîjiguntur , non ex scientiœ vi {i). Un

la vraie phi- . , . , . ,., ^ . .

losophie ? ancien , a qui on reprochoit qu il taisoit pro- philosopher fession de la philosophie , de laquelle pourtant la rtfr^*^ *^t ^^ ^^^ iugement il ne tenoit pas grand compte, des lois. respondit que « Cela c'estoit vrayement philo- sopher ». Ils ont voulu considérer tout , balan-

(i) Ces systèmes sont les fictions du génie de chaque pliilosojîhe , plutôt que le résultat de leurs découvertes. M. Senec. suasor. 4.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i6i

cer tout, et ont trouvé cette occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous : aul- cunes choses ils les ont escriptes pour le be- soing de la société publicque, comme leurs religions; et a esté raisonnable, pour cette considération, que les communes opinions ils n'ayent voulu les esplucher au vif, aux fins de n'engendrer du trouble en l'obéissance des loix et coustumes de leur païs. Platon traicte ce mys- tère, d'un ieu assez descouvert: car, il es- cript selon soy, il ne prescript rien à certes (a) : quand il faict le législateur, il emprunte un style régentant et asseverant , et si y mesle har- diement les plus fantastiques de ses inventions, autant utiles à persuader à la commune, que ridicules à persuader à soy mesme ; scachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, et, sur toutes, les plus farouches et énormes : et pourtant, en ses loix, il a grand soing qu'on ne chante en publicque que des poésies, desquelles les fabuleuses feinctes ten- dent à quelque utile fin ; estant si facile d'im- primer toute sorte de phantosmes en l'esprit humain , que c'est iniustice de ne le paistre plustost de mensonges proufitables , que de mensonges ou inutiles, ou dommageables; il dict (b) tout destrousseement, en sa Republique,

{a) D'une manière certaine , aj/lrmati^e. E. J. {6) Plato.n, de Repiibl, 1. 5. G. III. II

i62 ESSAIS DE MONTAIGNE,

« Que, pour le proufit des hommes , il est sou- vent besoing de les piper ». Il est aysé à distin- guer quelques sectes avoir plus suyvi la vérité, quelques aultres l'utilité, par celles cy ont gaigné crédit. C'est la misère de nostre condi- tion , que souvent ce qui se présente à nostre imagination pour le plus vray, ne s'y présente pas pour le plus utile à nostre vie : les plus hardies sectes , épicurienne , pyrrhonienne , nouvelle académique, encores sont elles con- trainctes de se plier à la loy civile , au bout du compte. 11 y a d'aultres subiects qu'ils onT; be- luttez (a) , qui à gauche, qui à dextre, chascun se travaillant d'y donner quelque visage , à tort ou à droict; car n'ayant rien trouvé de si caché de quoy ils n'ayent voulu parler, il leur est sou- vent force de forger des coniectures foibles et folles , non qu'ils les prinssent eulx mesmes pour fondement , ny pour establir quelque vé- rité , mais pour l'exercice de leur estude ; non tàm id sensisse quod dicerent, quàm exercere ingénia mater ice difficultate videnturvoluisse (i). Et si on ne le prenoit ainsi, comme couvririons nous une si grande inconstance , variété , et va- nité d'opinions , que nous veoyons avoir esté

(«) Blutés, passés au sas , au tamis , au blutoir. E. J.

(i) Ils semblent n'avoir pas été convaincus de ce qu'ils disoient, mais avoir voulu seulement exercer leur esprit par la difficulté.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i63

produictes par ces âmes excellentes et admi- rables? car, pour exemple, qu'est il plus vain que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et coniectures ? le régler, et le monde , à nostre capacité et à nos loix ? et nous servir , aux des- pens de la Divinité, de ce petit eschantillon de suffisance qu'il luy a pieu despartir à nostre naturelle condition ; et, parce que nous ne pou- vons estendre nostre veue iusques en son glo- rieux siège, l'avoir ramené çà bas à nostre cor- ruption et à nos misères?

De toutes les opinions humaines et an- La plus

, . . 1 1 1 r vraisembla-

ciennes , touchant la religion, celle me sem- ble des opi-

, , . I , , , , nions humai-

bïe avoir eu plus de vraysemblance et plus nés touchant d'excuse, qui recognoissoit Dieu comme une ^^^^8^*^° puissance incompréhensible, origine et con- servatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection , recevant et prenant en bonne part l'honneur et la révérence que les humains luy rendoient , soubs quelque visage , soubs quel- que nom et en quelque manière que ce feust :

lupiter omnipotens, rerum, regumque, deûmque Progenitor genitrixque (i).

Ce zèle universellement a esté veu du ciel de bon œil. Toutes polices ont tiré fruict de leur dévotion ; les hommes , les actions impies , ont

(i) Tout-puissant Jupiter , père et mère du inonde, et des dieuic et des rois. P^alen'us S or anus ^ in Divo Augus" tino , de Civit. Dei , I. 7, c. 9 et 1 1.

i64 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Idées que eu partout les événements sortables ; les his-

les histoires . . i i t ^

païennes toires païennes recognoissent de la dignité, Se Die™^"^* ordre , iustice , et des prodiges et oracles em- ployez à leur proufit et instruction , en leurs religions fabuleuses : Dieu , par sa miséricorde , daignant, à l'adventure, fomenter, par ces bé- néfices temporels , les tendres principes d'une telle quelle brute cognoissance , que la raison naturelle leur donnoit de luy au travers des faulses images de leurs songes. Non seulement faulses, mais impies aussi et iniurieuses, sont celles que l'homme a forgé de son invention; Ce que S. et de toutcs Ics religions que sainct Paul {a) du^Dieu^^- trouva en crédit à Athènes , celle qu'ils avoient Ath^niens.^^ dcdicc à unc « Dcité cachée et incogneue »; luy Ce que sembla la plus excusable. Pythagoras adumbra croyoïr'^^de 1^ vcrité de plus prez , iugeant que la cognois- î'tfomtne '"^ saucc de ccttc Cause première et Estre des estres peut avoir dcbvoit cstrc indéfinie , sans prescription , sans déclaration ; que ce n'estoit aultre chose que l'extrême effort de nostre imagination vers la perfection, chascun en amplifiant l'idée selon sa capacité. Mais si Numa entreprint de con- former à ce proiect la dévotion de son peuple, l'attacher à une religion purement mentale, sans obiect prefix et sans meslange matériel , 11 faut une il entreprint chose de nul usage : l'esprit hu-

relicion pal- . ...

pablepourle mam ne se sçauroit maintenir, vaguant en cet

{a) Actes des Apôtres, c. 17, v. 23. G.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i65

infini de pensées informes ; il les luy fault com- poupic, selon piler (a) en certaine image à son modèle. La maiesté divine s'est ainsi, pour nous, aulcune- ment laissé circonvscrire aux limites corporels : ses sacrements supernaturels et célestes ont des signes de nostre terrestre condition : son adoration s'exprime par offices et paroles sen- sibles ; car c'est l'homme qui croit et qui prie, le laisse à part les aultres arguments qui s'em- ploient à ce subiect : mais à peine me feroit on accroire que la veue de nos crucifix et peincture de ce piteux supplice, que les ornements et mouvements cerimonieux de nos églises , que les voix accommodées à la dévotion de nostre pensée , et cette esmotion des sens , n'eschauf- fent l'ame des peuples d'une passion religieuse de tresutile effect. De celles (b) ausquelles on a Adoration donné corps, comme la nécessité l'a requis culte le piuJ parmy cette cécité universelle , ie me feusse, ce ^^*^"5^^^^- me semble , plus volontiers attaché à ceulx qui adoroient le soleil ,

La lumière commune , L'œil du monde 5 et si Dieu au chef porte des yeulx , Les rayons du soleil sont ses yeulx radieux , Qui donnent vie à touts , nous maintiennent et gardent , Et les faicts des humains en ce monde regardent : Ce beau , ce grand soleil qui nous faict les saisons ,

(a) Adapter à certaine image proportionnée à sa capacité. C.

{b) Des religions. E. J.

i66 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Selon qu'il entre ou sort de ses douze malsons 3

Qui remplit l'univers de ses vertus cognues 5

Qui d'un traict de ses yeulx nous dissipe les nues :

L'esprit , l'ame du monde , ardent et flamboyant ,

En la course d'un iour tout le ciel tournoyant ;

Plein d'immense grandeur , rond , vagabond , et ferme ;

Lequel tient dessoubs luy tout le monde pour terme :

En repos , sans repos 5 oysif , et sans seiour 5

Fils aisné de nature, et le père du iour.

d'autant qu'oui tre cette sienne grandeur et beauté, c'est la pièce de cette machine que nous descouvrons la plus esloingnee de nous , et par ce moyen si peu cogneue, qu'ils estoient pardonnables d'en entrer en admiration et ré- vérence. Diverses Thaïes (a) , qui le premier s'enquit de telle

opinions des v ' 7 t. j:- t.

philosophes matière, estima dieu un esprit qui feit d'eau

touchant la . iii-

nature de toutcs choscs : Auaximaudcr (b) , que les dieux estoient mourants et naissants à diverses sai- sons , et que c'estoient des mondes infinis en nombre : Anaximenes (c) , que l'air estoit dieu , qu'il estoit produict et immense , tousiours mouvant. Anaxagoras (d) , le premier, a tenu la description et manière de toutes choses estre conduicte par la force et raison d'un esprit in- fini. Alcmaeon (e) a donné la divinité au soleil , à la lune, aux astres, et à l'ame. Pythagoras (/)

(a) Cic. de Nat. Deor. 1. i , c. 10. {b) Id. ibid. (c) Id. ibid. {d) Id. ibid. c. u. (e) Id. ibid. (/) Id. ibid, C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ,67

a faict dieu un esprit espandu par la nature de toutes choses , d'où nos âmes sont desprinses : Parmenides (a) , un cercle entournant le ciel , et maintenant le monde par l'ardeur de la lumière. Empedocles {b) disoit estre des dieux, les quatre natures , desquelles toutes choses sont faictes : Protagoras (c), n'avoir rien que dire s'ils sont ou non , ou quels ils sont : Democritus [d) , tan- tost que les images et leurs circuition^ sont dieux ; tantost cette nature qui eslance ces images; et puis, nostre science et intelligence. Platon (e) dissipe sa créance à divers visages : il dict, au Timee , le père du monde ne se pouvoir nommer ; aux Loix , qu'il ne se fault enquérir de son estre; et ailleurs, en ces mesmes livres, il faict le monde , le ciel , les astres , la terre , et nos âmes, dieux; et receoit, en oultre, ceulx qui ont esté receus par l'ancienne institution , en chasque republique. Xenophon (/) rapporte un pareil trouble , de la discipline de Socrates ; tantost qu'il ne se fault enquérir de la forme de dieu; et puis il luy faict establir que le soleil est dieu, et l'ame, dieu; qu'il n'y en a qu'un; et puis , qu'il y en a plusieurs. Speusippus {g) , nep-

(a) Cic. de Nat. Deor. 1. i , c. 1 1. C. {b) Id. ibid. c. 12.

(c) Id. ibid. ; et Sextus Empir. Adv. math. 1.8. C. {d) Id. ibid. (e) Id. ibid. (/) Id. ibid. {g) Id. ibid.c, i3. C.

i68 ESSAIS DE MONTAIGNE,

veu de Platon , faict dieu certaine force gou- vernant les choses , et qu'elle est animale : Aris- tote (a), asture (b) que c'est l'esprit, asture le monde ; asture il donne un aultre maistre à ce monde, et asture faict dieu l'ardeur du ciel. Xenocrates (c) en faict huict; les cinq nommez entre les planètes; le sixiesme, composé de toutes les estoiles fixes, comme de ses mem^ bres; Je septiesme et huictiesme , le soleil et la lune. Heraclides ponticus (d) ne faict que vaguer entre ses advis , et enfin prive dieu de senti- ment, et le faict remuant de forme à aultre; et puis dict que c'est le ciel et la terre. Theo- phraste (e) se promené, de pareille irrésolution, entre toutes ses fantasies; attribuant l'inten- dance du monde, tantost à l'entendement, tan- tost au ciel, tantost aux estoiles : Strato (/), que c'est nature ayant la force d'engendrer, aug- menter , et diminuer, sans forme et sentiment : Zeno (g) , la loj naturelle , commandant le bien et prohibant le mal ; laquelle loy est un ani- mant (h) , et oste les dieux accoustumez , lupi-

(a) Cic. de Nat. Deor. 1. i , c. i3. C.

{h) A cette heure , comme portent les autres édi- tions. E. J.

(c) Cic. de Nat. Deor. 1. i , c. i3. C. {d) Id. ihid. (e) Id. ihid. (/) Id. ihid. {g) Id. ihid. c. 14.

(h) Un être animé , qui anime , donne l'âme , le mouvement et la vie. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 169

ter, luno, Vesta : Diogenes apolloniates, que c'est l'aage (a). Xenophanes (b) faict dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n'ayant rien de commun avecques l'humaine nature. Ariston (c) estime la forme de dieu incomprenable , le prive de sens, et ignore s'il est animant ou aultre chose : Cleanthes {d), tantost la raison, tantost le monde, tantost Tame de nature, tantost la chaleur suprême entourant et enveloppant tout. Perseus (e), auditeur de Zeno, a tenu qu'on a surnommé dieux ceulx qui avoient apporté

(a) Je ne sais Montaigne pourroit avoir pris que M Age étoit le dieu de Diogène d'Apollonie. Il nous dira lui-même , dans ce chapitre , que l'Air étoit le dieu de ce Diogène. Il faut donc qu'on ait mis âge au lieu de air dans une des premières éditions des Essais , d'oii cette faute aura passé dans toutes celles qui ont suivi. Au reste , Cicéron assure positivement que VAir est le dieu de Diogène ApoUoniate : Aër quo Diogenes Apollo- niates utiiur Deo. De Nat. Deor. 1. i , c. 12. ^oj-. S. Au- gustin , de Civit. Dei , 1. 8, c. 2 5 et Bayle, à l'article Diogène d'Apollonie. C. Je ne pense pas qu'il y ait ici une faute typographique : les anciens ont reconnu pour dieu AII2N5 ou AEon, dont le nom grec signifie dge (jEvum), ainsi que Kronos, ou Saturne, dont le nom paroît n'être qu'une variante du mot grec XfùvoTy tempus. E. J.

{b) DiOG. Laerce, Vie de Xenophanes, 1. 9, segm. 19. C

(c) Cic. de Nat. Deor. 1. i , c. 14, C.

(d) Jd. ibid.

(e) Jd.ibid. c. i5.

I70 ESSAIS DE MONTAIGNE,

quelque notable utilité à l'humaine vie , et les choses mesmes proufitables. Chrysippus («) fai- soit un amas confus de toutes les précédentes sentences , et compte entre mille formes de dieux qu'il faict, les hommes aussi qui sont immortalisez. Diagoras etTheodorus(é) nioient tout sec qu'il y eust des dieux. Epicurus (c) faict les dieux luisants , transparents et perflables (d) , logez , comme entre deux forts , entre deux mondes , à couvert des coups ; revestus d'une humaine figure et de nos membres , lesquels membres leur sont de nul usage ;

Ego deûm genus esse semper duxi , et dicam cœlitum j Sed eos non curare opinor quid agat humanum genus (i).

Fiez vous à vostre philosophie ; vantez vous d'avoir trouvé la febve au gasteau , à veoir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques! Le trouble des formes mondaines a gaigné sur moy que les diverses mœurs et fantasies aux

(a) Cic. de Nat. Deor. 1. i , c. i5. C.

{b) Id. ihid. c. 23 ; et Sextus Empiricus , Adi>, math. !. 8. C.

[c] Cic. de Divin. 1. 2, c. 17. C.

{d) Et soufflant de tous cotés y ou exposés à tous vents. E. J.

(i) J'ai toujours cru des dieux j et cru toujours aussi Que des foibles mortels ils n'avoient nul souci.

Ennius in Cicérone , de Dwin. /. 2 , c. 5o , traduction de Régnier.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i^ï

miennes ne me desplaisent pas tant, comme elles m'instruisent; ne m'enorgueillissent pas tant, comme elles me humilient en les confé- rant : et tout aultre chois , que celuy qui vient de la main expresse de Dieu, me semble chois de peu de prérogative. le laisse à part les trains de vie monstrueux et contre nature. Les polices du monde ne sont pas moins contraires en ce subiect, que les escholes : par nous pouvons apprendre que la fortune mesme n'est pas plus diverse et variable, que nostre raison, ny plus aveugle et inconsidérée. Les choses les plus Des hom- ignorees sont plus propres à estre deïfiees : par- j^7 ^dieu^*^ quoy , de faire de nous des dieux, comme l'an- ^^^£^^5*^^^! tiquité , cela surpasse l'extrême foiblesse de dis- travagances. cours {a). l'eusse encores plustost suyvi ceulx qui adoroient le serpent, le chien , et le bœuf; d'autant que leur nature et leur estre nous est moins cogneu , et avons plus de loy d'imaginer ce qu'il nous plaist de ces bestes là, et leur attribuer des facultez extraordinaires : mais d'avoir faict des dieux de nostre condition , de laquelle nous debvons cognoistre l'imperfec- tion, leur avoir attribué le désir, la cholere, les vengeances, les mariages, les générations et les parenteles, l'amour et la ialousie, nos membres et nos os , nos fiebvres et nos plaisirs, nos morts , nos sépultures, il fault que cela soit

(a) De la raison. E. J.

172 ESSAIS DE MONTAIGNE,

party d'une merveilleuse yvresse de l'entende- ment humain ;

Quae procul usque adeo divino ab numine distant j Inque deûm numéro quœ sint indigna videri (i) j

Fomiœ, œtates , vestitus , ornatus noti sunt; gê- nera , coniugia , cognationes , oinniaque traducta ad similitudinem iinhecillitatis hurnanœ : nam et perturbatis aniinis inducuntur ; accipùnus enim deorum cupiditates , œgritudines, iracundias {^\ comme d'avoir attribué la divinité non seule- ment à la foy , à la vertu, à l'honneur, con- corde , liberté , victoire , pieté , mais aussi à la volupté, fraude, mort, envie, vieillesse, mi- sère , à la peur , à la fiebvre , et à la maie for- tune , et aultres iniures de nostre vie fraile et caducque :

Quid iuvat hoc , templis nostros inducere mores ? O curvœ in terris animae et cœlestium inanes ! (3)

(i) Toutes choses qui sont indignes des dieux , et qui n'ont rien de commun avec leur nature. Lucret. 1. 5 ,

V. 123.

(2) On connoît les différentes figures de ces dieux , leur âge , leurs habillements , leurs ornements , leurs généa- logies, leurs mariages , leurs alliances; et on les repré- sente , à tous égards , sur le modèle de l'infirmité hu- maine , sujets aux mêmes passions , amoureux , chagrins , colères. Cic. de Nat. Deor. 1. 2 , b. 28.

(3) Pourquoi consacrer dans les temples la corruption de nos mœurs ? 0 âmes attachées à la terre , et vides de la Divinité ! Pers. sat. 11 , v. 6i.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 173 Les ^Egyptiens , d'une impudente prudence , impuaente deffendoient, sur peine de la hart, que nul eust 5!^y,,rirnsJu à dire que Serapis et Isis, leurs dieux, eussent aîiux/ ' aultresfois esté hommes ; et nul n'ignoroit qu'ils ne l'eussent esté : et leur effigie , représentée le doigt sur la bouche , signifioit , dict Varro («), cette ordonnance mystérieuse , à leurs presb- tres, de taire leur origine mortelle, comme, par raison nécessaire, annullant toute leur véné- ration. Puisque l'homme desiroit tant de s'ap- parier à Dieu, il eust mieulx faict, dict Cice- ro (h) , de ramener à soy les conditions divines et les attirer çà bas, que d'envoyer hault sa corruption et sa misère : mais , à le bien pren- dre , il a faict , en plusieurs façons , et l'un et l'aultre, de pareille vanité d'opinion. Quand Silesphi- les philosophes espluchent la hiérarchie de traîté sl^rieu- leurs dieux, et font les empressez à distinguer ifièvarchie ail- leurs alliances, leurs charges, et leur puissance, H"]^ î^'^"'^ >

' ^ ' A ' et de la con-

ie ne puis pas croire qu'ils parlent à certes, ^lition des

r^ II 1 I rr 1 «Il hommes

Quand Platon nous deschitrre le vergier de Plu- dans une au- ton , et les commoditez ou peines corporelles qui nous attendent encores aprez la ruyne et anéantissement de nos corps , et les accommode au ressentiment que nous avons en cette vie ;

(a) Vous trouverez dans S. Augustin, de Civit. Dei , 1. 18, c. 5, le passage de Varron tout ceci est con- tenu. C.

{b) Tusc. quœst. 1. I, c. 7fo. C.

174 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Secreti celant calles , et myrtea circiim

Sylva tegit j curœ non ipsâ in morte relinquunt (i) j

quand Mahumet promet aux siens un paradis tapissé , paré d'or et de pierreries , peuplé de garses d'excellente beauté , de vins et de vivres singuliers : ie veois bien que ce sont des moc- queurs , qui se plient à nostre bestise pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espé- rances convenables à nostre mortel appétit; si sont aulcuns des nostres tumbez en pareil erreur, se promettant, aprez la résurrection, une vie terrestre et temporelle , accompaignee de toutes sortes de plaisirs et commoditez mon- daines. Croyons-nous que Platon , luy qui a eu ses conceptions si célestes , et si grande accoin- tance à la divinité, que le surnom (a) luy en est demeuré, ayt estimé que l'homme, cette pauvre créature, eust rien en luy d'applicable à cette incompréhensible puissance? et qu'il ayt cru que nos prinses languissantes feussent capa- bles , ny la force de nostre sens assez robuste , pour participer à la béatitude , ou peine éter- nelle ? Il fauldroit luy dire , de la part de la rai- son humaine : Si les plaisirs que tu nous pro- mets en l'aultre vie sont de ceulx que i'ay sentis

(i) Ils se cachent dans un bois sombre , coupé de sen- tiers solitaires^ la mort même ne les a pas délivrés df leurs soucis. Énéid. 1. 6, v- 443'

{a) De divin. E. J,

LIVRE II, CHAPITRE XII. i;5

çà bas, cela n'a rien de commun avecques l'in- finité : Quand touts mes cinq sens de nature se- roient combles de liesse , et cette ame saisie de tout le contentement qu'elle peult désirer et espérer, nous scavons ce qu'elle peult; cela, ce ne seroit encores rien : S'il y a quelque chose du mien , il n'y a rien de divin : Si cela n'est aultre que ce qui peult appartenir à cette nostre condition présente , il ne peult estre mis en compte ; tout contentement des mortels est mortel : La rjecognoissance de nos parents , de nos enfants et de nos amis, si elle nous peult toucher et chatouiller en l'aultre monde , si nod^ tenons encores à un tel plaisir, nous sommes dans les commodités terrestres et fi- nies : Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces haultes et divines promesses, si nous les pouvons aulcunement concevoir ; pour dignement les imaginer, il les fault ima- giner inimaginables , indicibles et incompré- hensibles , et parfaictement aultres que celles de nostre misérable expérience. OEil ne sçau- roit veoir, dict sainct Paul (a), et ne peult mon- ter en cœur d'homme, l'heur que Dieu prépare Quel doit

T- 111 êtrelcchan-

aux siens. Et si , pour nous en rendre capables, gement de on reforme et rechange nostre estre (comme tu ^lll^ nous dis, Platon, par tes purifications), ce doibt î^^"fd/con- estre d'un si extrême changement et si univer-

(a) /. Corinth. o. 2 , v. o. C

176 ESSAIS DE MONTAIGNE,

tentements scl , quc , par la doctrine physique, ce ne sera

éternels. ,

plus nous;

Hector erat tune ciim bello certabat ; at ille

Tractus ab iEmonio, non erat Hector, equo (i) j

ce sera quelque aultre chose qui recevra ces recompenses :

Quod mutatur. . . dissolvitur , interit ergo 5 Traiiciuntur enim partes , atque ordine migrant (2).

Car, en la metempsychose de Pythagoras, et changement d'habitation qu'il imaginoit aux âmes , pensons nous que le lion , dans lequel est l'ame de César, espouse les passions qui touchoient César, ny que ce soit luy ? si c'estoit encores luy, ceulx auroient raison , qui, com- battants celt' opinion contre Platon , luy repro- chent que le fils se pourroit trouver à chevau- cher sa mère revestue d'un corps de mule ; et semblables absurditez. Et pensons nous qu'ez mutations qui se font des corps des animaulx en aultres de mesme espèce , les nouveaux ve- nus ne soient aultres que leurs predeces eurs ? Des cendres d'un phoenix {a) s'engendre, dict on.

(1) C'étoit Hector qui combattoit les armes à la main; mais le corps qui fut traîné par les chevaux d'Achille , ce n'étoit plus Hector. Ovid. Trist. 1. 3, eleg. 11, v. 27.

(2) Ce qui est changé, se dissout, donc il périt; en effet , les corps sont séparés par d'autres corps ^ et l'orga- nisation est détruite. Lucret. 1. 3 , v. 736.

(a) Pline. 1. 10, c. 3. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i;y

un ver, et puis un aultre phœnix; ce second phœnix,qui peult imaginer qu'il ne soit aultre que le premier? Les vers qui font nostre soye, on les veoid comme mourir et asseicher, et de ce mesme corps se produire un papillon , et de un aultre ver, qu'il seroit ridicule estimer estre encores le premier : ce qui a cessé une fois d*estre , n'est plus :

fiec , si materiam nostram collegerit œtas Post obitum , rursiimquc redegerit , ut sita nunc est , Atqiie iterùm iiobis fuerint data lumina vitae , Pertineat quidquam tamen ad nos id quoque factum, Interrupta semel cùm sit repetentia nostra (i).

Et quand tu dis ailleurs , Platon , que ce sera la partie spirituelle de l'homme à qui il touchera de iouïr des recompenses de l'aultre vie , tu nous dis chose d'aussi peu d'apparence ;

Scilicet , avolsis radiclbus , ut nequit ullam Dispicere ipse oculus rem , seorsùm corpore toto (2) j

car, à ce compte, ce ne sera plus l'homme, ny nous , par conséquent , à qui touchera cette iouïssance ; car nous sommes bastis de deux

(i) Et si le temps rasserabloit la matière de notre corps après qu'il a été dissous , de sorte qu'il remît cette ma- tière dans la situation elle est à présent , et qu'il nous rendît à la vie, tout cela ne seroit rien à notre égard, dès que le cours de notre existence a été une fois inter- rompu. LucRET. 1. 3, V. 859.

(2) De même Toeil arraché de son orbite , et séparé du corps , ne peut voir aucun objet. Lucret. 1. 3 , v. 562. IH. 12

1^8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

pièces principales , essentielles , desquelles la séparation c'est la mort et ruyne de nostre estre :

Inter enim iecta est vitaï pausa , vagèque Deerrarunt passim motus ab sensibus omnes (i) :

nous ne disons pas que l'homme souffre quand les vers luy rongent ses membres de quoy il vivoit , et que la terre les consomme :

Et nihil hoc ad nos , qui coïtu coniugioque Corporis atque animse consistimus uniter apti (2).

Sur quoi Davantage, sur quel fondement de leur iustice ks"^ îécora- peuvent les dieux recognoistre et recompenser penses et les ^ l'hommc , aprcz sa mort, ses actions bonnes

pemes dans ' r '

une autre et vcrtueuscs, puisquc ce sont eulx mesmes qui les ont acheminées et produictes en luy? Et pourquoy s'offensent ils et vengent sur luy les vicieuses , puisqu'ils l'ont eulx mesmes produict en cette condition faultiere , et que d'un seul clin de leur volonté ils le peuvent empescher de faillir ? Epicurus opposeroit il pas cela à Pla- ton , avecques grand' apparence de l'humaine raison , s'il ne se couvroit souvent par cette sentence , « Qu'il est impossible d'establir quel- que chose de certain de l'immortelle nature, par

(i) Car, dès que le cours de la vie est interrompu, le mouvement abandonne tous les sens , et se dissipe. Lucret. 1.3,v.872.

(2) Cela ne nous toi^che pas , puisque nous sommes un tout formé du mariage du corps et de l'âme. Lucret. 1.3, V. 857.

LIVRE II, CHAPITRE XII. lycj

la mortelle?» Elle ne faict que fourvoyer par- tout , mais spécialement quand elle se mesle des choses divines. Qui le sent plus évidemment que nous? car, encores que nous luy ayons donné des principes certains et infaillibles , en- cores que nous esclairions ses pas par la saincte lampe de la Vérité , qu'il a pieu à Dieu nous com- muniquer, nous veoyons pourtant iournelle- ment, pour peu qu'elle se desmente du sentier ordinaire, et qu'elle se destourne ou escarte de la voye trassee et battue par l'Eglise , comme tout aussitost elle se perd , s'embarrasse, et s'en- trave, tournoyant et flottant dans cette mer vaste , trouble et ondoyante , des opinions hu- maines , sans bride et sans but : aussitost qu'elle perd ce grand et commun chemin, elle se va divisant et dissipant en mille routes diverses. L'homme ne peult estre que ce qu'il est , ny Combien il

I .. i-i» t 1 j 6st ridicule

imaginer, que selon sa portée. C est plus grande de pr<^tendre presumption , dict Plutarque {a) , à ceulx qui ne ïJ-eu^'^èn le sont qu'hommes , d'entreprendre de parler et comparant

*■ ' l ^ avec Ihom-

discourir des dieux et des demy dieux , que ce me. n'est à un homme ignorant de musique vouloir iuger de ceulx qui chantent, ou à un homme qui ne feut iamais au camp, vouloir disputer des armes et de la guerre , en présumant com-

(a) Dans le traité , Pourquoi la justice divine diffère quelquefois la punition des maléfices, c. 4 > de la ver- sion (VAniyot. C.

i8o ESSAIS DE MONTAIGNE,

prendre , par quelque legiere coniecture , les effects d'un art qui est hors de sa cognoissance. L'antiquité pensa , ce crois ie , faire quelque chose pour la grandeur divine , de l'apparier à l'homme, la vestir de ses facultez, et estrener de ses belles humeurs et plus honteuses néces- sitez , luy offrant de nos viandes à manger, de nos danses , mommeries et farces à la resiouïr, de nos vestements à se couvrir, et maisons à loger, la caressant par l'odeur des encens et sons de la musique, festons et bouquets, et, pour l'accommoder à nos vicieuses passions, flattant sa iustice d'une inhumaine vengeance, l'esiouïs- sant de la ruyne et dissipation des choses par elle créées et conservées : comme Tiberius Sem- pronius {a) , qui feit brusler , pour sacrifice à Vulcan , les riches despouilles et armes qu'il avoit gaigné sur les ennemis en la Sardaigne ; et Paul Emyle , celles de Macédoine , à Mars et Usage gé- à Minerve {b) ; et Alexandre (c) , arrivé à l'océan Siid'apai- indique , iecta en mer , en faveur de Thetis , nité^^en lui pl^sieurs grands vases d'or ; remplissant en sacrifiantdes oultrc ses autcls d'une boucherie , non de bestes

hommes.

innocentes seulement, mais d'hommes aussi; ainsi que plusieurs nations, et entre aultres la

(a) TiTE-LivE, 1. 4i j c. 16. C. {b) Id. 1. 45 , c. 33. G.

(c) Arrien , 1. 6, c. 19; et Diodore de Sicile, 1. 17, c. 104. G.

LIVRE II, CHAPITRE XII. î8i

nostre , avoient en usage ordinaire ; et crois qu'il n'en est aulcune exempte d'en avoir faict essay.

Siilmonc creatos Quatuor hîc iuvenes , totidem quos educat Ufens , Viventes rapit, inferias quos iramolet umbris (i).

liCS Getes (a) se tiennent immortels ; et leur mourir, n'est que s'acheminer vers leur dieu Zamolxis. De cinq en cinq ans , ils despeschent vers luy quelqu'un d'entre .eulx pour le requé- rir des choses nécessaires. Ce député est choisi au sort ; et la forme de le despescher , aprez l'avoir, de* bouche , informé de sa charge , est que de ceulx qui l'assistent , trois tiennent de- bout autant de iavelines , sur lesquelles les aultres le lancent à force de bras. S'il vient à s'enferrer en lieu mortel , et qu'il trespasse soubdain , ce leur est certain argument de fa- veur divine : s'il en eschappe,ils l'estiment mes- chant et exsecrable , et en députent encores un aultre ,de mesme. A m es tris (è), mère de Xerxes, devenue vieille , feit, pour une fois, ensepvelir touts vifs quatorze iouvenceaux des meilleures maisons de Perse, suyvant la religion du pais,

(i) Énée saisit quatre jeunes guerriers , fils de Sulmone , et quatre dont Ufens est le père , pour les immoler vi- vants aux mânes de Pallas. Ènéid. 1. lo, v. Siy.

{a) Hérodote ,1. 6. C.

{b) Plutarque , De la superstition , c. 1 3 ; et Hérodote , 1. 7. C.

i82 ESSAIS DE MONTAIGNE,

pour gratifier à quelque dieu soubterrain. En- cores auiourd'huy les idoles de Themistitan se cimentent du sang des petits enfants ; et n'ai- ment sacrifice que de ces puériles et pures âmes : iustice affamée du sang de l'innocence !

Tantum relligio potuit suadere malorum ! (i)

Les Carthaginois (a) immoloient leurs pro- pres enfants à Saturne ; et qui n'en avoit point, en achetoit : estant cependant le père et la mère tenus d'assister à cet office, avecques contenance Combien gayc etcontcntc. C'estoit une estrange fantasie, toit farouche de vouloir payer la bonté divine, de nostre af- et insensé, fliction; commc les Lacedemoniens (^), qui mi- gnardoient leur Diane par le bourrellement (c) des ieunes garsons qu'ils faisoient fouetter en sa faveur, souvent iusques à la mort : humeur vray- ment farouche , de vouloir gratifier l'architecte, de la subversion de son bastiment, et de vou- loir garantir la peine due aux coulpables, par la punition des non coulpables ; et que la pau- vre Iphigenia , au port d'Aulide, par sa mort et par son immolation , deschargeast envers Dieu

(i) Tant la superstition a pu inspirer aux hommes de barbaries! Lucret. I. i , v. 102.

(a) Plutarque, De la superstition , c. i3. C.

{b) Id. Dits Notables des Lacedemoniens , vers la fin. C.

(c) Par un supplice digne de bourreaux. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i83

larmee des Grecs des offenses qu'ils a voient cona mises;

Et casta inceste , iiubendi tempore in ipso , Hostia concideret mactatii mœsta parentis (i) :

et ces deux belles et généreuses âmes des deux Dccius , père et fils , pour propitier la faveur des dieux envers les affaires romaines, s'allas- sent iecter, à corps perdu, à travers le plus espais des ennemis. Quœ fuit tanta deorum iniquitaSy ut placari populo roinano nonpossent, nisi taies viri occidissent ? (2) loinct que ce n'est pas au criminel de se faire fouetter à sa me- sure et à son heure; c'est au iuge, qui ne met en compte de cliastiement que la peine qu'il ordonne , et ne peult attribuer à punition ce qui vient à gré à celui qui le souffre : la ven- geance divine présuppose nostre dissentement entier, pour sa iustice, et pour nostre peine. Et feut ridicule l'humeur de Polycrates [a) , tyran de Samos , lequel , pour interrompre le cours de son continuel bonheur, et le compenser, alla iecter en mer le plus cher et précieux ioyau qu'il eust , estimant que , par ce malheur ap-

(1) Que cette vierge infortunée, au moment destiné à son hymen , expirât sous les coups d'un père. Lucret. 1. I , V. 99.

(2) Comment les dieux étoient-ils si irrités contre le peuple romain , qu'ils ne pussent être satisfaits qu'au prix d'un sang si généreux ? Cic. de Nat. Deor. 1. 3 , c. 6.

(a) HtKODOTE, I. 3. C.

i84 ESSAIS DE MONTAIGNE,

posté , il satisfaisoit à la révolution et vicissi- tude de la fortune : et elle , pour se mocquer de son ineptie , feit que ce mesme ioyau reveinst encores en ses mains , trouvé au ventre d'un poisson. Et puis , à quel usage les deschire- ments et desmembrements desCorybantes, des Menades , et , en nos tetnps , des Mahumetans qui se balaffrent le visage, l'estomach, les mem- bres , pour gratifier leur prophète : veu que l'of- fense consiste en la volonté , non en la poic- trine , aux yeulx , aux genitoires , en l'embon- poinct, aux espaules, et au gosier? Tantus est perturhatœ mentis , et sedibus suis puis ce fur or ^ ut sic du placentur, quemadmodum ne homines qui- dem sceviunt [}). Cette contexture naturelle re- garde , par son usage , non seulement nous , mais aussi le service de Dieu et des aultres hom- mes ; c'est iniustice de l'affoler à nostre es- cient; comme de nous tuer pour quelque pré- texte que ce soit : ce semble estre grande las- cheté et trahison de mastiner et corrompre les functions du corps, stupides et serves («), pour espargner à l'ame la solicitude de les conduire selon raison ; uhi iratos deos timent, qui sicpro-

(i) Telle est la fureur , tel est l'égarement des malheu- reux aveuglés par la superstition , qu'ils pensent apaiser les dieux , par une cruauté que les hommes eux-mêmes ne porteroient pas dans l'emportement de leur fureur. D. Augustin, de Civit. Dei , l. 6, c. lo.

[a) Serves , pour esclaffes , du latin servus, E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i85

pitios hahere mer entur ?.:,.. In regiœ libidinis vo- luptatem castrati sunt quidam ; sed nemo sibi, ne vir esset y iuhente domino , manus intulit (i). Ainsi remplissoient ils leur religion de plusieurs mauvais effects.

Sœpiùs olim Relligîo peperit scelerosa atque impia facta (2).

Or rien du nostre ne se peult apparier ou rap- Combien il

^ , , est noiciile

porter, en quelque façon que ce soit , à la na- de juçcr du ture divine , qui ne la tache et marque d autant des nerfcc- d'imperfection. Cette infinie beauté, puissance, pa" rapport et bonté, comment peult elle souffrir quelque ^ons.^^°^*^^ correspondance et similitude à chose si abiecte que nous sommes, sans un extrême interest et deschet de sa divine grandeur? Infirmum Dei fortius est hominibus : et stultum Dei sapientius est hominibus (3) : Stilpon {a) , le philosophe ,

(i) De quelles actions pensent-ils que les dieux s'irri- tent, ceux qui croient se les rendre propices jiar des crimes ?... On a vu des hommes être faits eunuques , pour servir aux plaisirs des rois ) mais jamais esclave ne s*est mutilé lui-même, lorsque son maître lui commandoit de ne plus être homme. D. Augustlv. de Civil. Dei j 1. 6, c. 10; è Seîveca.

(2) Autrefois, la superstition a souvent inspiré des ac- tions impies et détestables. Lucret. 1. i , v. 83.

(3) La foiblesse de Dieu est plus forte que la force des hommes; sa folie est plus sage que leur fagesse. /. Corinth. c. I, v. 25.

(a) DioG. Laerce, F^ie de Stilpon, 1. 2, segm. 117. C.

i86 ESSAIS DE MONTAIGNE,

interrogé si les dieux s'esiouïssent de nos hon- neurs et sacrifices : « Vous êtes indiscret, res- pondit-il ; retirons nous à part , si vous voulez parler de cela : m toutesfois, nous luy prescrivons des bornes, nous tenons sa puissance assiégée par nos raisons (i'appelle raison nos resveries et nos songes , avecques la dispense de la phi- losophie , qui dict (a) : « Le fol mesme , et le meschant , forcener par raison ; mais qUe c'est une raison de particulière forme»); nous le voulons asservir aux apparences vaines et foibles de nostre entendement , luy qui a faict et nous et nostre cognoissance. Parce que rien ne se faict de rien , Dieu n'aura sceu bastir le monde sans matière. Quoi ! Dieu nous a il mis en main les clefs et les derniers ressorts de sa puissance? s'est il obligé à n'oultrepasser les bornes de nostre science? Mets le cas , ô homme, que tu ayes peu remarquer icy quelques traces de ses effects ; penses tu qu'il y ayt employé tout ce qu'il a peu , et qu'il ayt mis toutes ses formes et toutes ses idées en cet ouvrage? Tu ne veois que l'ordre et la police de ce petit caveau tu es logé; au moins si tu la veois : sa divinité a une iurisdiction infinie au delà ; cette pièce n'est rien au prix du tout :

{a) Qui dit que le fou même et le méchant fore enent c'est-à-dire , sont hors de sens par raison. E. 3.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 187

Omnia cum cœlo , terrâque , manque , ^il suDt ad siimmam summaï totius omneni (i) :

c'est une loy municipale que tu allègues, tu ne sçais pas quelle est Tuniverselle. Attache to^ à ce à quoy tu es subiect , mais non pas luy; il n'est pas ton confrère , ou concitoyen, ou com- paignon. S'il s'est aulcunement communiqué à toy , ce n'est pas pour se ravaller à ta petitesse , ny pour te donner le contreroolle de son pou- voir : le corps humain ne peult voler aux nues; c'est pour toy. Le soleil bransle (a) , sans seiour , sa course ordinaire ; les bornes des mers et de la terre ne se peuvent confondre; l'eau est in- stable et sans fermeté; un mur est, sans frois- sure, impénétrable à un corps solide; l'homme ne peult conserver sa vie dans les flammes ; il ne peult estre et au ciel, et en la terre, et en mille lieux ensemble corporellement : c'est pour toy qu'il a faict ces règles ; c'est toy qu'elles attachent : il a tesmoigné aux chrestiens qu'il les a toutes franchies , quand il luy a pieu. De vray , pourquoy , tout puissant comme il est, auroit il restreinct ses forces à certaine mesure? en faveur de qui auroit il renoncé son privi-

(i) Le ciel , la terre et la raer, pris ensemble, ne sont rien, en comparaison de Timmensité du grand tout. Lltret. 1. 6, V. 678.

(a) Fait sa course ordinaire , san'^ jamais se repo- ser. G.

i88 ESSAIS DE MONTAIGNE,

lege ? Ta raison n'a , en aulcune aultre chose , plus de verisimilitude et de fondement , qu'en ce qu'elle te persuade la pluralité des mondes,

Terramque et solem , lunam , mare , caetera quae sunt , Non esse unica , sed numéro magis innumerali (i) :

Pluralité les plus fameux esprits du temps passé l'ont

des mondes . i i . c

crue autre- CFCue , et aulcuus dcs uostrcs mesmes , lorcez c°ore rpre- P^'' l'apparencc de la raison humaine ; d'autant ^uWne^eut ^^^^ ^^ bastimcnt que nous veoyons , il n'y a

conclure, se- rien SCul Ct UU ,

Ion Montai-

^"^' Ciim in summâ res nuUa sit una ,

Unica quœ gignatur , et unica solaque crescat (2) ;

et que toutes les espèces sont multipliées en quelque nombre ; par il semble n'estre pas vraysemblable que Dieu ayt faict ce seul ou- vrage sans compaignon , et que la matière de cette forme ayt esté toute espuisee en ce seul individu ;

Quare etiam atque etiam taies fateare necesse est

Esse alios alibi congressus materiaï ,

Qualis hic est avido complexu quem tenet œther (3) :

(i) Que la terre , le soleil, la lune, la mer, et tous les êtres , loin d'être des individus uniques , sont infinis en nombre. Lucret. 1. 2, v. io84-

(2) Qu'il n'y a point , dans la nature , d'individu unique de son espèce , qui naisse et qui croisse isole. Lucret. I. 2 , V. 1076.

(3) Car on ne peut s'empêcher de convenir qu'il a se faire ailleurs d'autres aggrégations de matière , sem-

l

LIVRE II, CHAPITRE XII. 189

notamment, si c'est un animant, comme ses mouvements le rendent si croyable que Platon l'asseure {a) , et plusieurs des nostres , ou le confirment, ou ne l'osent infirmer; non plus que cette ancienne opinion, que le ciel, les estoiles , et aultres membres du monde , sont créatures composées de corps et ame, mortelles en considération de leur composition , mais immortelles par la détermination du Créateur: or , s'il y a plusieurs mondes , comme Demo- critus , Epicurus , et presque toute la philoso- phie a pensé , que sçavons nous si les principes et les règles de cettuy cy touchent pareillement les aultres? ils ont , à l'adventure , aultre visage et aultre police. Epicurus (b) les imagine ou semblables , ou dissemblables. Nous veoyons , Extrême en ce monde , une infinie différence et variété, sur la terre, pour la seule distance des lieux : ny le bled , ny [f^^^ \f^^' le vin ne se veoid , ny aulcun de nos animaulx , ^^<^^^^ en ce nouveau coin du monde que nos pères ont descouvert; tout y est divers : et, au temps passé , voyez en combien de parties du monde on n'avoit cognoissance ny de Bacchus , ny de Gères. Qui en vouldra croire Pline et Hérodote,

blables à celles que Tair embrasse dans son enceinte im- mense. LucRET. 1. 2, V. io63.

{a) Dans son Timde. C.

{b) DioGÈNE Laerce , Vif; d'Êpicuve , ! . t o , segm . 85. C.

190 ESSAIS DE MONTAIGNE,

il y a des espèces d'hommes , en certains en- droicts , qui ont fort peu de ressemblance à la nostre ; et y a des formes mestisses et ambiguës entre l'humaine nature et la brutale: il y a des contrées (a) les hommes naissent sans teste , portant les yeulx et la bouche en la poictrine ; ils sont touts androgynes (è) ; ils mar- chent de quatre pattes (c); ils n'ont qu'un œil au front , et la teste plus semblable à celle d'un chien (d) qu'à la nostre ; ils sont moitié poisson par embas, et vivent en l'eau; les femmes accouchent à cinq ans (e), et n'en vivent que huict; ils ont la teste si dure et la peau du front, que le fer n'y peult mordre, et rebouche contre ; les hommes sont sans barbe ; des nations sans usage de feu (/) ; d'aul- tres qui rendent le sperme de couleur noire (§■); quoy , ceulx qui naturellement se changent en loups (/^), en iuments , et puis encores en hommes? et, s'il est ainsi, comme dict Plu- tarque , qu'en quelque endroict des Indes il y

(a) Hérodote ,1.4- C.

(b) Pline, 1. 8, c. 2. G.

(c) Jd. ibid.

(d) Hérodote, 1. 3. C.

(e) Pline, 1. 7, c. 2. C.

(f) /^. 1. 6,c. 3o. C.

(g) Hérodote, 1. 3. G. {h) Pline, 1. 8, c. 22. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 191

aye des hommes sans bouche (û), se nourrissants de la senteur de certaines odeurs, combien y a il de nos descriptions faulses? l'homme n'est plus risible, ny à l'adventure capable de raison et de société ; l'ordonnance et la cause de nostre bastiment interne seroient, pour la pluspart, hors de propos. Davantage, combien y a il de Bien de«

choses Geins

choses en nostre cognoissance qui combattent la nature qui ces belles règles que nous avons taillées et près- re" auî 7/- criptes à nature? Et nous entreprendrons d'y fy^n^,"^"®^ attacher Dieu mesme! Combien de choses ap- <;n»fsàlana-

i ture.

pelions nous miraculeuses et contre nature? cela se faict par chasque homme , et par chasque nation, selon la mesure de son ignorance : com- bien trouvons nous de proprietez occultes et de quintessences? car « aller selon nature », pour nous , ce n'est qu' « aller selon nostre in- telligence», autant qu'elle peult suyvre , et autant que nous y voyons : ce qui est au delà, est monstrueux et desordonné. Or , à ce compte, aux plus advisez et aux plus habiles , tout sera doncques monstrueux : car à ceulx l'humaine raison a persuadé qu'elle n'avoit ny pied ny fondement quelconque , non pas seulement pour asseurer si la neige est blanche, et Anaxa- goras la disoit noire (^), s'il y a quelque chose,

(a) Plijtarque, De la face de la lune ; et Plwe, 1. 7, r. 2. C.

(h) * A nax agoras nivem nigram dixitesse. Cic. Acad.

192 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ou s'il n'y a nulle chose ; s'il y a science , ou ignorance , c^ que Metrodorus Ghius {a) nioit l'homme pouvoir dire ; ou , si nous vivons , comme Euripides est en double , « si la vie que nous vivons est vie , ou si c'est ce que nous ap- pelions mort qui soit vie » :

To Ç^v i'e ùv^a-fjitv gÇi (l) ;

et non sans apparence ; car pourquoy prenons nous tiltre d'estre , de cet instant qui n'est qu'une eloise (é), dans le cours infini d'une nuict éternelle, et une interruption si briefve de nostre perpétuelle et naturelle condition, la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment , et encore une bonne partie de ce moment ? D'aultres iurent Qu'il n'y a point de mouvement (c) , que rien ne bouge , comme

guœst. 1. 4, c. 23. On remarquera que Montaigne, dans la traduction de ce passage , a suivi la tournure latine , et a évité le fameux que retranché , qui fait le supplice des enfants , quand il s'agit de le rendre en latin. E. J.

(a) Cic. Acad. quœst. I. 4 , c. 23; et Sext. Empiricus. C.

(i) Platon, Gorgias. C.

{b) C'est-à-dire , un éclair. Borel , qui sur ce mot cite Montaigne , le fait venir de elucere. En Languedoc , ajoute-t-il , un liaus veut dire un éclair; et lieussa, faire des éclairs : deux mots qui viennent aussi du latin lucere. C.

(c) DiOG. Laerce , Vie de Melissus , 1. g, segm. 24. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 193

les siiyvants de Melissus; car s'il n'y a rien qu'Un , ny ce mouvement spherique ne luy peult servir, ny le mouvement de lieu à aultre, comme Platon preuve : d'aultres, Qu'il n'y a ny génération ny corruption en nature. Prota- goras (a) dict qu'il n'y a rien en nature que le double; que de toutes choses on peult eguale- ment disputer ; et de cela mesme , si on peult egualement disputer de toutes choses : Nausi- phanes {b) , Que , des choses qui semblent , rien n'est non phis que non est; Qu'il n'y a aultre certain, que l'incertitude : Parmenides , Que de ce qu'il semble il n'est aulcune chose en gê- nerai ; Qu'il n'est qu'Un (c) : Zenon (d) , Qu'Un mesme n'est pas, et qu'il n'y a rien ; si Un es- toit , il seroit ou en un aultre ou en soy mesme ; s'il est en un aultre, ce sont deux; s'il est en soy mesme, ce sont encores deux, le compre- nant et le comprins. Selon ces dogmes, la na- ture des choses n'est qu'un' umbre ou faulse ou vaine.

Il m'a tousiours semblé qu'à un homme Lapuissan- chrestien cette sorte de parler est pleine d'in- doit pàrt^tre discrétion et d'irrévérence : « Dieu ne peult loj^^e'notJe

langage.

{a) DiOG. Laerce, JF^ie de Protagoras , 1. g, segm. 5i ; et StNÈQUE, epist. 99. C. {b) Sénèque , epist. 88. C.

(c) Id. ibid. ; et CicÉAON , Quest. acad. 1. 4 , c. 27. C.

(d) Id. ibid.

iir. ' i3

194 ESSAIS DE MONTAIGNE,

mourir ; Dieu ne se peult desdire ; Dieu ne peult faire cecy , ou cela ». le ne treuve pas bon d'en- fermer ainsi la puissance , divine soubs les loix de nostre parole : et l'apparence qui s'offre à nous en ces propositions , il la fauldroit repré- senter plus reveremment et plus religieuse- Langage hu- ment. Nostre parler a ses foiblesses et ses de- dTdifauts!^'^ faults , comme tout le reste : la plus part des occasions des troubles du monde sont grammai- riens {a) ; nos procez ne naissent que du débat de l'interprétation des loix ; et la plus part des guerres, de cette impuissance de n'avoir sceu clairement exprimer les conventions et traictez d'accord des princes : combien de querelles et combien importantes a produict au monde le double du sens de cette syllabe , Hoc? Prenons la clause que la logique mesme nous présentera pour la plus claire : si vous dictes , « Il faict beau temps », et que vous dissiez vérité , il faict doncques beau temps. Voylà pas une forme de parler certaine ? encores nous trompera elle : qu'il soit ainsi , suyvons l'exemple : si vous dictes , « le ments » , et que vous {b) dissiez vray ,

{a) Viennent de la grammaire ou des gramtnai- riens. E. J.

(b) C'est ainsi que Montaigne a orthographié deux fois de suite ce mot dans l'exemplaire corrigé de sa main. Nous écririons aujourd'hui disiez : mais c'est bien plus la précision et l'énergie , que la correction et la pureté du style, qu'il faut chercher dans Montaigne. Ce philo-

esenter eur opinion.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 195

vous mentez doncques. L'art , la raison , la force de la conclusion de cette cy sont pareilles à l'aultre; toutesfois nous voylà embourbez. le Pyrrhonien veois les philosophes pyrrhoniens qui ne peu- àTrouTcrdes vent exprimer leur générale conception en aul- ^^J^^lH^^ 'jl"' cune manière de parler; car il leur fauldroit T' un nouveau langage : le nostre est tout formé de propositions affirmatifves qui leur sont du tout ennemies ; de façon que, quand ils disent le doubte , on les tient incontinent à la gorge , pour leur faire avouer qu'au moins assurent et sçavent ils cela, qu'ils doubtent. Ainsin on les a contraincts de se sauver dans cette compa- raison de la médecine , sans laquelle leur hu- meur seroit inexplicable : quand ils pronon- cent « rignore » , ou « le doubte », ils disent que cette proposition s'emporte elle mesme quant et quant le reste, ny plus ny moins que la ru- barbe (a) qui poulse hors les mauvaises hu- meurs, et s'emporte hors quant et quant elle mesme. Cette fantasie est plus seurement con- ceue par interrogation : Que sç\y ie ? comme ie la porte à la devise d'une balance. Voyez com-

sophe n'est pas un guide plus sûr en fait d'orthographe et de ponctuation : aussi dit-il expressément qu'il ne se mesle ni de l'une ni de l'autre , et qu'il recommande seulement aux imprimeurs de suivre Vorthografe an- tiene. N.

(û) DroGÈffF. Lakrce, Vie de Pyrrhon , 1. 9, segm.

76. C.

196 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ment on se prevault de cette sorte de parler, pleine d'irrévérence («) : aux disputes qui sont à présent en nostre religion, si vous pressez trop les adversaires , ils vous diront tout des- trousseement qu' « Il n'est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble ». Et ce mocqueur (b) antien , comment il en faict son proufit ! « Au moins , dict il , est ce une non legiere consolation à l'homme de ce qu'il veoid Dieu ne pouvoir pas toutes choses : car il ne se peult tuer quand il le vouldroit, qui est la plus grande faveur que nous ayons en nostre condi- tion ; il ne peult faire les mortels immortels , ny revivre les trespassez , ny que celuy qui a vescu n'ayt point vescu , celuy qui a eu des hon- neurs ne les ayt point eus ; n'ayant aultre droict sur le passé que de l'oubliance : et à fin que cette société de l'homme à Dieu s'accouple en- cores par des exemples plaisants , il ne peult faire que deux fois dix ne soient vingt (c) ».

(à) Dont Montaigne a parlé ci-dessus ; savoir , Dieu ne peut faire ceci , ou cela. C.

{b) Dans la première édition des Essais , publiée en i58o, et dans l'édition i/2-4°. de i588, chez Abel VAn- gelier, Montaigne avoitmis : Et ce mocqueur de Pline , comment il en faict son prouft! Mais il a rayé lui- même de Pline, et a écrit au-dessus, antien. Voyez le passage auquel il fait a l.sion , 1. 2 , c. 70. N.

(c) Pline, Hist. nat. 1. 2, c. 7. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 197

Voylà ce qu'il dict,et qu'un chrestien debvroit éviter de passer par sa bouche : , au re- bours, il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de langage, pour ramener Dieu à leur mesure :

Cras vel atrâ Nube polum , Pater , occupato , Vel sole puro ; non tamen irritum Quodcumque retrô est efticiet , neque DifHnget infectumque reddet Quod fuglens semel hora vexit (i).

Quand nous disons Que l'infinité des siècles, tant passez qu'à venir, n'est à Dieu qu'un in- stant; Que sa bonté , sapience , puissance , sont mesme chose avecques son essence : nostre pa- role le dict, mais nostre intelligence ne l'appré- hende (a) point : et toutesfois nostre oultrecui- dance {b) veult faire passer la Deité par nostre estamine ; et de s'engendrent toutes les res-

(i) Que demain l'air soit couvert de nuages e'pais, ou que le soleil brille dans un ciel pur , les dieux ne peuvent faire que ce qui a été n'ait point été , ni détruire ce que le temps rapide a emporté sur ses ailes. Hor. od. 2g , 1. 3, v. 43.

(a) Ne le comprend point. Du mot latin apprehen- dcre y prendre, saisir, on a fait appréhender, pour dire, comprendre, saisir une idée, une pensée ; et , du temps de Montaigne , le mot appréhender n'étoit employé que dans ce sens-là. Appréhender , pour dire craindre , étoit absolument inconnu. C.

{b) Notre présomption téméraire. E. J.

198 ESSAIS DE MONTAIGNE,

veries et les erreurs desquelles le monde se treuve saisi, ramenant et poisant à sa balance chose si esloingnee de son poids : mirum quo procédât ùnprobitas cordis hujnani, parvulo ali- quo invitatasuccessu(i)\ Combien insolemment rebrouent {d) Epicurus les stoïciens , sur ce qu'il tient , l'Estre véritablement bon et heureux n'appartenir qu'à Dieu , et l'homme sage n'en avoir qu'un umbrage et similitude! combien témérairement ont ils attaché Dieu à la des- tinée! (A la mienne volonté, qu'aulcuns du sur- nom de chrestiens ne le facent pas encores! ) et Thaïes , Platon et Pythagoras l'ont asservy à la nécessité. Cette fierté de vouloir descouvrir Dieu par nos yeulx, a faict qu'un grand per- sonnage des nostres a attribué à la Deité une forme corporelle; et est cause de ce qui nous advient touts les iours d'attribuer à Dieu les événements d'importance , d'une particulière as- signation; parce qu'ils nous poisent(^),il sem- ble qu'ils luy poisent aussi , et qu'il y regarde plus entier et plus attentif qu'aux événements qui nous sont legiers, ou d'une suit te ordinaire ,

(i) Il est étonnant jusqu'où se porte l'arrogance du cœur de Thomme , lorsqu'elle est encouragée par le moindre succès! Pline, Hist. nat. 1, 2 , c. 23.

{à) Les Stoïciens réprimandent , reprennent avec rU" desse et mépris, Èpicure. E. J.

[b) Intéressent. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. igy

magna DU curant , par va negligunt{i) : escoutez son exemple , il vous esclaircîra de sa raison , nec in regnis quidem reges omnia minima cu- rant (2); comme si à ce roy estoit plus et moins de remuer un empire ou la feuille d'un arbre; et si sa providence s'exerceoit aultre- ment, inclinant l'événement d'une battaille , que le sault d'une pulce. La main de son gou* vernement se preste à toutes choses, de pareille teneur , mesme force , et mesme ordre ; nostre interest n'y apporte rien; nos mouvements et nos mesures ne le touchent pas : Deus ita ar- tifex magnus in magnis , ut minor non sit in par- vis (3). Nostre arrogance nous remet tousiours en avant cette blasphemeuse appariation. Parce que nos occupations nous chargent, Straton a estrené les dieux de toute immunité d'of- fices , comme sont leurs presbtres ; il faict pro- duire et maintenir toutes choses à nature; et de ses poids et mouvements construit les par- ties du monde , deschargeant l'humaine nature de la crainte des iugements divins; quod bea-

(i) Les dieux prennent soin des grandes choses, et négligent les petites. Cic. de Nat. Deor. 1. 2, c. 66.

(2) Les rois même n'entrent pas dans les petits détails de l'administration. Id. ibid. 1. 3, c. 35.

(3) Dieu , qui est si parfait ouvrier dans les grandes choses, ne l'est pas moins dans les petites. D. Augustin. de Civil. Dei, 1. ii , c. 22.

200 ESSAIS DE MONTAIGNE,

tum œternwnque sit , ici nec hahere negotii quic- quam, nec exhibere alteri{i). Nature veult qu'en choses pareilles, il y aye relation pareille : le nombre doncques infini des mortels conclud un pareil nombre d'immortels; les choses in- finies qui tuent et ruynent en présupposent autant qui conservent et proufitent. Gomme les âmes des dieux , sans langue , sans yeulx , sans aureilles, sentent entre elles chascune ce que l'aultre sent, et iugent nos pensées : ainsi les âmes des hommes , quand elles sont libres et desprinses du corps par le sommeil ou par quelque ravissement , divinent , prognosti- quent, et voyent choses qu'elles ne sçauroient veoir meslees aux corps. Les hommes , dict sainct Paul {o) , sont devenus fols , pensants estre sages ; et ont mue {b) la gloire de Dieu incor- ruptible , en l'image de l'homme corruptible. Voyez un peu ce bastellage des déifications anciennes : aprez la grande et superbe pompe de l'enterrement (c), comme le feu venoit à prendre au hault de la pyramide et saisir le lict du trespassé , ils laissoient en mesme temps es-

(i) Un être heureux et immortel n'a point de peine , et n'en fait à personne. Cic. de Nat. Deor. 1. i , c. 17.

{a) Épître aux Romains , c. i , v. 22 , 23,

{b) Et ont changé. E. J.

(c) Tout cela est exactement décrit par Hérodien , L4. C.

I

LIVRE II, CHAPITRE XII. 9.01

chapper un aigle , lequel , s'envolant à mont {a) , signifioit que l'ame s'en alloit en paradis : nous avons mille médailles , et notamment de cette honneste femme de Faustine, cet aigle est représenté emportant à la chevremorte {b) vers le ôîel ces âmes déifiées. C'est pitié que nous nous pipons de nos propres singeries et inven- tions ;

Quod finxere timent (i) :

comme les enfants qui s'effroyent de ce mesme visage qu'ils ont barbouillé et noircy à leur compaignon ; quasi quicquani infelicius sit ho- mine , cui sua figmenta dominantur (2). C'est bien loing d'honorer celuy qui nous a faicts, que d'honorer celuy que nous avons faict : Au- guste eut plus de temples que lupiter, servis avec autant de religion et créance de miracles. I.es Thasiens , en recompense des bienfaicts f ju'ils avoient receus d'Agesilaus , luy veinrent dire qu'ils l'avoient canonisé : « Vostre na- tion {c) , leur dict il , a elle ce pouvoir de faire

(a) En haut. E. J.

{b) Celui qui est porte à la chevremorte est couché sur le dos de celui qui le porte , et lui embrasse le cou , en tenant ses cuisses et ses jambes autour de son corps. C.

(i) Ils redoutent ce qu'ils ont fait eux-mêmes. Luca\. 1. i,v. 486.

(2) Quoi de plus malheureux que l'homme , esclave 'les chimères qu'il s'est faites !

(c) Plutarque , Dits Notables des Lacédémoniens. C.

202 ESSAIS DE MONTAIGNE,

dieu qui bon luy semble ? Faictes en , pour veoir , l'un d'entre vous : et puis , quand i'auray veu comme il s'en sera trouvé , ie vous diray grandmercy de vostre offre ». L'homme est bien insensé ! il ne sçauroit forger un ciron , et forge des dieux à douzaines ! Oyez Trismegiste louant nostre suffisance : « De toutes les choses ad- mirables , cecy a surmonté l'admiration , que l'homme aye peu trouver la divine nature et la faire ». Voicy des arguments de l'escholemesme de la philosophie ,

Nosse cui divos et cœli numina soli , Aut soli nescire , datum (i) :

a Si Dieu est, il est animal (a) ; s'il est animal , il a sens ; et s'il a sens , il est subiect à corrup- tion. S'il est sans corps , il est sans ame , et par conséquent sans action ; et s'il a corps , il est périssable ». Voylà pas triumphé ! « Nous som- mes incapables d'avoir faict le monde : il y a doncques {b) quelque nature plus excellente qui y a mis la main. Ce seroit une sotte arro- gance de nous estimer la plus parfaicte chose de cet univers : il y a doncques quelque chose

(i) Qui seule peut connoître les dieux et les puissances célestes, ou savoir qu'on ne peut les connoître. Lucan. 1. I , V. 4^2.

(a) C'est-à-dire, animé. f^oj. Cic. de Nat. Deor. I. 3, c. i3, i4- C.

{b) Jd. ibid. 1. 2, c. 6. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 20'à

de meilleur; cela c'est Dieu. Quand vous veoyez une riche et pompeuse demeure , encores que {a) vous ne sçachez qui en est le maistre; si ne direz vous pas qu'elle soit faicte pour des rats : et cette divine structure que nous voyons du pa- lais céleste, n'avons nous pas à croire que ce soit le logis de quelque maistre plus grand que nous ne sommes? Le plus hault (6) est il pas tousiours le plus digne ? et nous sommes placez au plus bas. Rien sans ame et sans raison (c) ne peult produire un animant capable de raison : le monde nous produict; il a doncques ame et raison. Chasque part de nous est moins que nous : nous sommes part du monde ; le monde {d) est doncques fourny de sagesse et de raison , et plus abondamment que nous ne sommes. C'est belle chose que d'avoir un grand gouverne- ment : le gouvernement (e) du monde appar- tient doncques à quelque heureuse nature. Les astres ne nous font pas de nuisance (/) : ils sont doncques pleins de bonté. Nous avons besoing de nourriture (g) : aussi ont doncques les dieux,

(à) Cic. de Nat. Deor. 1. 2 , c. 6. C.

{b) Jd. ibid.

(c) Id. ibid. c. 8. C.

{d) Id. ibid. c. 12. G.

(c) Id. ibid. c. 11. C.

(/) De mal. E. J.

{g) Cic. de Nat. Deor. 1. 2, c. 16. C.

2o4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

et se paissent des vapeurs de çà bas. Les biens mondains ne sont pas biens à Dieu : ce ne sont doncques pas biens à nous. L'offenser et l'estre offensé sont egualement tesmoignages d'imbé- cillité : c'est doncques folie de craindre Dieu. Dieu est bon par sa nature ; l'homme par son industrie , qui est plus. La sagesse divine et l'humaine sagesse n'ont aultre distinction , si- non que celle est éternelle : or , la durée n'est aulcune accession à la sagesse; parquoy nous voylà compaignons. Nous avons vie , raison et liberté , estimons la bonté , la charité et la iustice : ces qualitez sont doncques en luy ». Somme, le bastiment et le desbastiment («), les conditions de la divinité , se forgent par l'homme , selon la relation à soy. Quel patron ! et quel modèle ! Estirons (6) , eslevons et gros- sissons les qualitez humaines tant qu'il nous plaira : enfle toy , pauvre homme , et encores , et encores , et encores ,

Non, si te ruperis, inquit (i).

Profecto non Dewn , quem cogitare non possunt , sed semetipsos pro illo cogitantes , non illum sed

{a) Le théisme et V athéisme , tous ces arguments pour et contre une divinité , se forgent, etc. C.

{b) Etendons , allongeons. E. J.

(i) Quand tu créverois, tu n'en approcherois pas. HoR. sat. 3,1. 2, V. Sig.

LIVRf II, CHAPITRE XII. 2o5

seipsos y non illi , sed sibi comparant (i). Ez choses naturelles , les effects ne rapportent qu'à demy leurs causes : quoy cette cy? elle est au dessus de Tordre de nature; sa condition est trop haultaine, trop esloingnee et trop mais- tresse, pour souffrir que nos conclusions l'at- tachent et la garottent. Ce n'est point par nous qu'on y arrive, cette route est trop basse: nous ne sommes non plus prez du ciel sur le mont Cenis , qu'au fond de la mer : consultez en pour veoir avecques vostre astrolabe. Ils ramènent Dieu iusques à l'accointance charnelle des fem- mes , à combien de fois , à combien de généra- tions : Paulina («), femme de Saturninus, ma- trone de grande réputation à Rome, pensant coucher avec le dieu Serapis (6), se trouva entre les bras d'un sien amoureux , par le macque- rellage des presbtres de ce temple : Varro (c) , le plus subtil et le plus sravant aucteur latin , en ses livres de la théologie , escript que le sacris- tain de Hercules , iectant au sort d'une main

(i) Aussi les hommes, croyant penser à Dieu, dont ils ne peuvent se former l'idée, ne pensent point à lui, mais à eux-mêmes; et c'est à eux, non à lui-même, qu'ils pensent véritablement. D, Augustin, de Civ. Dei, 1. 12, c. 17.

{a) Vojez JosÈPHE, Anliq. jud. 1. 18 , c. 4* C

{b) Avec Anubis , selon Josephe , ibid.

(c) Dans S. Augustin, de Civil. Dei ,1.6, c. ';'. C

3o6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

pour soy , de l'aultre pour Hercules , ioua contre luy un soupper et une garse ; s'il gaignoit , aux despens des offrandes ; s'il perdoit , aux siens : il perdit, paya son soupper et sa garse; son nom feut Laurentine , qui veid , de nuict , ce dieu entre ses bras , luy disant au surplus que , le lendemain , le premier qu'elle rencontre- roit la payeroit celestement de son salaire : ce feut (a) Taruncius , ieune homme riche , qui la mena chez luy , et avecques le temps la laissa héritière. Elle , à son tour , espérant faire chose agréable à ce dieu , laissa héritier le peuple ro- main : pourquoy on luy attribua des honneurs divins. Gomme s'il ne suffisoit pas que par double estoc (b) Platon feust originellement descendu des dieux , et avoir pour aucteur com- mun de sa race Neptune ; il estoit tenu pour certain , à Athènes , que Ariston (c) ayant voulu iouïr de la belle Perictione, n'avoit sceu; et feut adverti en songe par le dieu Apollo (d) de la laisser impollue et intacte iusques à ce qu'elle feust accouchée : c'estoient les père et mère de

(a) Ou Tarutiits. Voyez Pltjtarque, F'ie de Romuliis ^ c. 3 , de la traduction d'Amyot. C.

{b) Des deux côtés , du côté paternel et maternel. Estoc y ligne d'extraction, la source d'une lignée, toute la lignée rapporte son commencement , dit Nicot.

(c) DioG. Laerce, J^ie de Platon, \. 3, segm. 2. C.

{d) Plutarque , Propos de table, 1. 8, quest. i'*'. C.

LIVRE 11, CHAPITRE XII. 207

Platon. Combien y a il, ez histoires, de pareils cocuages procurez par les dieux contre les pau- vres humains ? et des maris iniurieusement des- criez, en faveur des enfants? En la religion de Mahumet, il se treuvc, par la créance de ce peuple , assez de Merlins, a sçavoir enfants sans père , spirituels , nays divinement au ventre des pucelles; et portent un nom qui le signifie en leur langue.

Il nous fault noter qu'à chasque chose, il n'est A la hHe , rien plus cher et plus estimable que son estre; à l'homme , le lion, l'aigle, le daulphin, ne prisent rien au piu^precien^x dessus de leur espèce ; et que chascune rapporte ^^^ ^°° ^'^*^' les qualitez de toutes aultres choses à ses pro- pres qualitez; lesquelles nous pouvons bien estendre et raccourcir, mais c'est tout; car, hoi:s de ce rapport et de ce principe, nostre imagination ne peult aller, ne peult rien di- viner aultre , et est impossible qu'elle sorte de et qu'elle passe au delà : d'où naissent ces anciennes conclusions («); « De (b) toutes les » formes, la plus belle est celle de l'homme : » Dieu doncques est de cette forme. Nul ne peult » estre heureux, sans vertu; ny la vertu estre » sans raison ; et nulle raison loger ailleurs » qu'en l'humaine figure : Dijeu est doncques » revestu de l'humaine figure ». Ita est informa-

(a) Cic. de Nat. Dcor. 1. i , c. 18. C

[b) Id. ibid.

2o8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

tum et anticipatum mentibus nostris , ut hoinini, quiun de Deo cogitet, forma occurratliurnana{\\ Pourtant , disoit plaisamment Xenophanes («), que si les animaulx se forgent des dieux, comme il est vraysemblable qu'ils facent,ilsles forgent certainement de mesme eulx, et se glorifient comme nous. Car pourquoy ne dira un oyson ainsi : « Toutes les pièces de l'univers me re- gardent ; la terre me sert à marcher , le soleil à m'esclairer, les estoiles à m'inspirer leurs in- fluences ; i'ay telle commodité des vents , telle des eaux ; il n'est rien que cette voulte regarde si favorablement que moy; ie suis le mignon de nature? est ce pas Fliomme qui me traicte, qui me loge, qui me sert? c'est pour moy qu'il faict et semer et mouldre ; s'il me mange , aussi faict il bien l'homme son compaignon; et si foys ie moy les vers qui le tuent et qui le man- gent ». Autant en diroit une grue; et plus ma- gnifiquement encores, pour la liberté de son vol, et la possession de cette belle et haulte région : Tain hlanda conciliatrix , et tam sui est \'M con- lenaipsanatura (2). Or doncques , par ce mesme

(i) L'idée de la forme est tellement gravée dans notre esprit , que nous ne jDOuvons penser à Dieu sans nous le représenter sous une forme humaine. Cic. de Nat. Deor. 1. I , c. 27.

(o) F^oj. EusÈBE, Prép. évangél. 1. i3, c. i3. C.

(2) Tant sont doux et puissants les attraits par lesquels

LIVRE II, CHAPITRE XII. 209

train, pour nous sont les destinées, pour nous sdqucncc tk le monde; il luict, il tonne pour nous; et le ines'imaj;îii créateur et les créatures, tout est pour nous : pour îm/* c'est le but et le poinct vise l'université des choses. Regardez le registre que la philosophie a tenu , deux mille ans et plus, des affaires ce- lestes : les dieux n'ont agi, n'ont parlé que pour l'homme; elle ne leur attribue aultre consulta- tion et aultre vacation : les voylà contre nous en guerre;

Domitosqiie Herculeâ mauu Telluris iuvenes , unde periculum

Fulgens contremiiit doinus Saturni veteris (1) :

les voicy partisans de nos troubles , pour nous Dieux oui rendre la pareille de ce que tant de fois nous querelles des sommes partisans des leurs ; ommes.

Neptunus niuros magnoque emota tridenti Fundame!ita quatit , totanique a sedibus urbem Eruit : hic luno scscas sxvissima portas Prima tenet '2) :

la nature de chaque animal se fait aimer de lui I Cic. dt: Nat. Deor. 1. i , c. 27.

(i) Les enfants de la terre firent trembler le palais du vieux Saturne , et tombèrent enfin sous le bras d'Hercule HoR. od. 12, 1. 2, V. 6.

(2) Neptune , de son trident redoutable , ébranle les murs de Troie , et renverse de fond en comble cette cité superbe ; plus loin , rimpitoyable Junon s'est saisie des portes de Scée. Virg. Énéid. 1. 2, v. 610. III. l4

210 ESSAiS DE MOiNTAIGNE,

Dieux les Gaulliens («), pour la ialousie de la clomina-

tîtratieers . , , ,.

bannis par tion de leuFS dieux propres, prennent armes

aumens. ^^ j^^ j^ iour de leur dévotion, et vont courant

toute leur banlieue, frappants l'air par cy, par

à tout leurs glaives , pourchassants ainsin à

oultrance,et bannissants les dieux estrangiers,

Puissance de Icur territoire. Leurs puissances sont retren-

des dieux , , , ^ . , |

bornée à cer- chces sclou uostrc neccssite : qui guarit les tames c o- ^hevaulx , qui les hommes, qui la peste , qui la teigne , qui la toux, qui une sorte de gale, qui une aultre , adeo minimis etiaîn rébus prava re- ligio inserit deos (i) ; qui faict naistre les rai- sins, qui les aulx; qui a la charge de la pail- lardise , qui de la marchandise ; à chaque race d'artisans , un dieu ; qui a sa province en orient, et son crédit , qui en ponent ;

Hîc illius arma , Hîc currus fuit (2) 5

Osancte Apollo , qui umbilicum (b) certum terrarum obtines î (3)

(a) Hérodote, 1. i. C.

(i) Tant la superstition aime à placer la Divinité même dans les plus petites choses! Tit. Liv. 1. 27, c. 23.

(2) ëtoient les armes et le char de Junon. Enéid. l. i,v. 16.

{b) Les Grecs croyoient que Delphes , oii Apollon avoit im temple célèbre , étoit le nombril et le centre de la terre j et c'est ce que signifie le nom de Delphes, qui vient du grec ^t?^<puç , vulve ^ matrice. E. J.

(3) Puissant Apollon , qui habitez le centre de la terre. Cic. de Divin. 1. 2 , c. ^Ç>.

LIVRE II, CHAPITRE XII. on

Pallada Cecropidœ , niinoïa Creta Dianam ,

Vulcanuin telliis hypsipylea colit, lunotiern Sparte , pelopeïadesque Mycenae j

Piiiigerum Fauni Mœnalis ora caput Mars Latio venerandus erat (i) j

qui n'a qu'un bourg ou une famille en sa pos- session ; qui loge seul ; qui, en compaignie ou volontaire ou nécessaire ,

lunctaque sunt magno templa nepotis avo (a) :

il en est de si chestifs et populaires (car le Dieux ché- nombre s en monte lusques à trente six mule), laires. qu'il en fault entasser bien cinq ou six à pro- duire un espic de bled, et en prennent leurs noms divers ; trois à une porte , celuy de l'ais, celuy du gond , celuy du seuil ; quatre à un en- fant, prolecteurs de son maillot, de son boire, de son manger, de son tetter : aulcuns certains, aulcuns incertains et doubteux ; aulcuns qui n'entrent pas encores en paradis :

Quos , quoniam cœli nondùm dignarour honore , Quas dedinius certè terras habitare sinamus (3) :

(i) Athènes adore Pallas ; l'île de Minos , Diane ; Lemnos , le dieu du feu. Sparte et Mycène honorent Junon ; Pan est le dieu du Ménale hérissé de pins : Mars est celui du Latium. Ovid Fast. 3, v. 8i.

(2) Et le temple du petit-fils est réuni à celui de son divin aïeul. Ovid. Fast. 3,1. i , v. 2q4-

(3) Puisque nous ne les jugeons pas encore dignes d'être admis dans le ciel , permettons-leur d'habiter les terres ((ue nous leur avons accordées. Ovid, Métam. 1. i , lab. G , V. 32.

212 ESSAIS DE MONTAIGNE,

il en est de physiciens, de poétiques, de civils : aulcuns, moyens entre la divine et l'humaine nature, médiateurs , entremetteurs de nous à Dieu ; adorez par certain second ordre d'adora- tion et diminutif; infinis en tiltres et offices; les uns bons , les aultres mauvais : il en est de vieux et cassez, et en est de mortels ; car Chry- sippus {a) estimoit qu'en la dernière conflagra- tion du monde , touts les dieux auroient à finir, sauf lupiter. L'homme forge mille plaisantes societez entre Dieu et luy ; est il pas son com- patriote ?

lovis incunabula Creten (i).

Voycy l'excuse que nous donnent , sur la con- sidération de ce subiect , Scevola , grand pon- tife , et Varron , grand théologien , en leur temps : « Qu'il est besoing que le peuple ignore beaucoup de choses vrayes , et en croye beau- coup de faulses » : quwn veritatem quâ liberetur inquirat , credatur ei expedire quod fallitur (2). Les yeulx humains ne peuvent appercevoir les choses , que par les formes de leur cognois-

{a) Plutarque , Des communes conceptions , etc., c. 27. C.

(i) L'île de Crète, berceau de Jupiter. Ovid. Métam. I. 8, fab. 1 , V. 99.

(2) Comme il ne cherche la vérité' que pour y trouver la liberté , on doit croire qu'il lui est plus avantageux d'être dans l'erreur. D. Augustin, de Civit. Dei , 1. 4^ Q. 27.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 21:^

5ance : et ne nous souvient pas quel sault print Je misérable Phaëthon pour avoir voulu ma- nier les renés des chevaulx de son père d'une main mortelle. Nostre esprit retumbe en pa- reille profondeur , se dissipe et se froisse de mesme par sa témérité. Si vous demandez à la philosophie de quelle matière est le ciel et le soleil? que vous respondra elle, sinon de fer, ou , avecques Anaxagoras , de pierre , ou aultre estoffe de nostre usage. S'enquiert on à Zenon, que c'est que nature? « Un feu, dict il («) , ar- tiste , propre à engendrer, procédant reglee- ment ». Archimedes, maistre de cette science qui s'attribue la presseance sur toutes les aul- tres en vérité et certitude , « Le soleil , dict il , est un dieu de fer enflammé ». Voylà pas une belle imagination produicte de la beauté et inévitable nécessité (!es démonstrations géomé- triques! non pourtant si inévitable et utile, que Socrates {b) n'ayt estimé qu'il suffisoit d'en sca- voir iusques à pouvoir arpenter la terre qu'on donnoit et recevoit; et que Polyacnus, qui en avoit esté fameux et illustre docteur, ne les ayt prinses à mespris (c), comme pleines de faul- jseté et de vanité apparente , aprez qu'il eut gousté les doulx fruicts des iardins poltrones-

(à) Cic. de Nal: Deor. L 2 , c. 22. C. {b) Xénophox, Mirab. 1. 4i §• 7> ^' 2. C. (c) Cic. Àcad. quœsl. 1. 4 ? c. 38. C.

2i4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ques d'Epicurus. Socrates, en Xeriophon, sur ce propos d'Anaxagoras , estimé par l'antiquité, entendu au dessus de touts aultres ez choses célestes et divines , dict qu'il se troubla du cer- veau (a), comme font touts hommes qui per- scrutent (b) immodereement les cognoissances qui ne sont de leur appartenance : sur ce qu'il faisoit le soleil une pierre ardente , il ne s'ad- visoit pas qu'une pierre ne luict point au feu; et, qui pis est, qu'elle s'y consomme ; en ce qu'il faisoit un du soleil et du feu ; que le feu ne noircit pas ceulx qu'il regarde ; que nous regardons fixement le feu; que le feu tue les plantes et les herbes. C'est , à Tadvis de So- crates, et au mien aussi, le plus sagement iugé du ciel, que n'en iuger point. Platon, ayant à parler des daimons au Timee : « C'est entre- prinse, dict il , qui surpasse nostre portée ; il en fault croire ces anciens , qui se sont dicts en- gendrez d'eulx : c'est contre raison de refuser foy aux enfants des dieux , encores que leur dire ne soit establi par raisons nécessaires ny vraysemblables , puisqu'ils nous respondent de parler de choses domestiques et familières ». A quoi se Vcoyons si nous avons quelque peu plus de

réduit notre i , i i i i

connoissance clartc cu la co^uoissancc dcs choses humaines natureîler^^ et naturelles. N'est ce pas une ridicule entre-

(a) Xénophon, Mirab. 1. 4 ? §• 6 et 7, c. 2. C. {h) Recherchent f scrutent. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ai5

prinse, qu'à celles aiisquelles , par nostre pro- pre confession , nostre science ne peult attain- dre, nous allions forgeant un aultre corps , et prestant une forme faulse,de nostre invention; comme il se veoid au mouvement des planètes, auquel d'autant que nostre esprit ne peult ar- river, ny imaginer sa naturelle conduicte, nous leur prestons , du nostre , des ressorts maté- riels , lourds, et corporels :

Tcmo aurcus, aurca summae Curvatura rotac , radioram argcnteus ordo (i) :

VOUS diriez que nous avons eu des cochers, des charpentiers , et des peintres, qui sont allez dresser hault des engins à divers mouve- ments , et renger les rouages et entrelassements des corps célestes bigarrez en couleur, autoui* du fuseau de la nécessité , selon Platon :

Mundus domus est maxima rerum , Quam quinque altitonse fragmine zouae Cingunt, per quam llmbus pictus bis sex signis Slellimicantibus , altus in obliqiio acthere, lunae Bigas acceptât (2) :

(i) Le timon éloit d'or, les roues de même métal, et les rayons étoient d'argent. Ovid. Mélam. 1. 2 , fab. 1 , V. 107.

(?.) Le monde est une maison immense, environnée de cinq zones , et traversée obliquement par une bor- dure enrichie de douze signes rayonnants d'étoiles , sont admis le char-'Ct les deux coursiers de la lune. Ces vers sont de Varron , et c'est le grammairien Valerins

2i6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ce sont touts songes et fanatiques folies. Que ne plaist il un iour à nature nous ouvrir son sein , et nous faire veoir au propre les moyens et la conduicte de ses mouvements, et y prépa- rer nos yeulx ? ô Dieu ! quels abus , quels mes- comptes nous trouverions en nostre pauvre science! le suis trompé, si elle tient une seule chose droictement en son poinct : et m'en par- tiray d'icy plus ignorant toute aultre chose que La phiioso- mon ignorancc. Ay ie pas veu , en Platon , ce

phie est une ... , . ,

poésie sophi- divm mot , « quc nature n est rien qu une poésie s iquee. ainigiTiatiquc [a) ? » comme, peultestre , qui di- roit une peincture voilée et ténébreuse, entre- luisant d'une infinie variété de fauls iours à exercer nos coniectures : latent ista ornnia cras- sis occultât a et circunifasa tenebris ; utnulla actes hwnani ingenii tanta sit , quœ penetrare in cœ* lum, terrain intrare y possit (i). Et certes , la phi*

Probus qui les rapporte dans ses notes sur la sixième e'glogue de Virgile. Mais il y a , dans le premier , Maxima homuli ^ et dans le dernier , Bigas solisque receptat. C.

(«) Montaigne a fort mal pris le sens de Platon , dont VOICI les propres paroles : Eç-; n (puni Troitjrtx)} tj (rv^%a,sct uhiyfiUTûûè'i^ç ^ in Alcihiade 2, p. 4^ ; ce qui signifie: « Toute poésie est , de sa nature , énigniatique » . C.

(i) Toutes ces choses sont enveloppées des plus épaisses ténèbres : aussi n'y a-t-il point d'esprit assez perçant pour pénétrer dans le ciel , ou dans les profondeurs de la terre. Cic. Acad. quœst. 1. 4 > c. 89.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 217

losophie n'est qu'une porsie sophistiquée. D'où tirent ses aucteurs anciens toutes leurs auclo- ritez, que des poètes? et les premiers feurent poètes eulx mesmes,et la traicterent en leur art. Platon n'est qu'un poète descousu : Timon l'appelle , par iniure , Grand forgeur de mira- cles. Toutes les sciences surhumaines s'accous- trent du style poétique. Tout ainsi que les femmes emploient des dents d'yvoire, les leurs naturelles leur manquent ; et au lieu de leur vray teinct, en forgent un de quelque ma- tière estrangiere ; comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l'embonpoinct de co- ton ; et , au veu et sceu d'un chascun, s'embel- lissent d'une beauté faulse et empruntée; ainsi faict la science (et nostre droict mesme a , dict on , des fictions légitimes , sur lesquelles il fonde la vérité de sa iustice); elle nous donne en payement , et en presupposition , les choses qu'elle mesme nous apprend estre inventées ; car ces epicycles excentriques , concentriques, de quoy l'astrologie s'ayde à conduire le bransle de ses estoiles , elle nous les donne pour le mieulx qu'elle ayt sceu inventer en ce subiect : comme aussi , au reste , la philosophie nous présente , non pas ce qui est , ou ce qu'elle croit , mais ce qu'elle forge , ayant plus d'apparence et de gentillesse. Platon («), sur le discours de

^d) Dans le Timée. C.

2i8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Testât de nostre corps , et de celuy des bestes : « Que ce que nous avons dict soit vray, nous en asseurerions , si nous avions sur cela con- firmation d'un oracle ; seulement nous asseu- rons que c'est le plus vraysemblablement que Idées con- uous ayous sccu dire ». Ce n'est pas au ciel seu- rhomme^^"a liment qu'elle envoie ses cordages, ses en- de soi-même, ^j^^^ ^^^ ^ ^^ ^^^ roucs ; cousidcrons un peu ce

qu'elle dict de nous mesmes et de nostre con- texture: il n'y a pas plus de rétrogradation , tré- pidation , accession , reculement , ravissement aux astres et corps célestes , qu'ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vrayement, ils ont eu par raison de l'appeler le petit Monde : tant ils ont employé de pièces et de vi- sages à le massonner et bastir. Pour accom- moder les mouvements qu'ils voyent en l'hom- me , les diverses functions et facultez que nous sentons en nous , en combien de parties ont ils divisé nostre ame ? en combien de sièges logée? à combien d'ordres et d'estages ont ils desparty ce pauvre homme, oultre les naturels et per- ceptibles ? et à combien d'offices et de vaca- tions ? Ils en font une chose publicque imagi- naire : c'est un subiect qu'ils tiennent et qu'ils manient ; on leur laisse toute puissance de le descoudre , renger, rassembler, et estoffer, chas- cun à sa fantasie : et si ne le possèdent pas en-

(«) Ses machines. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 219

cores. Non seulement en vérité , mais en songe mesme , ils ne le peuvent régler, qu'il ne s'y treuve quelque cadence, ou quelque son , qui eschappe à leur architecture , toute énorme qu'elle est, et rapiécée de mille loppins fauls et fantastiques. Et ce n'est pas raison de les ex- cuser: car, aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les isles es- cartees , nous leur condonnons {a) qu'ils nous en rapportent seulement quelque marque le- giere , et , comme de choses ignorées , nous contentons d'un tel quel umbrage et feincte ; mais quand ils nous tirent, aprez le naturel, ou aultre subiect qui nous est familier et cogneu, nous exigeons d'eulx une parfaicte et exacte représentation des linéaments et des couleurs; et les mesprisons , s'ils y faillent. le sçais bon gré à la garse (6) milesienne, qui , voyant le phi- losophe Thaïes s'amuser continuellement à la contemplation de la voulte céleste , et tenir tous- iours les yeulx eslevez contremont , luy meit

{a) Nous leur accordons. E. J.

(b) On fille milésieuTie. Elle étoit servante de Thaïes, nécenThrace, non pas à Milet , Qçût'Jcc B-ifitcprumç^ comme dit Platon , d'où ce conte a été tiré. Du reste , Platon ne dit pas que cette fille eût TTfis quelque chose sur le pas- sage de Thaïes pour le J'ai re broncher, mais que Tha- ïes, marchant les yeux levés vers le ciel pour contempler les astres , tomba dans un puits. Garce signifioit en- core y?//e du temps d*Amyol et de Montaigne. C.

220 ESSAIS DE MONTAIGNE,

en son passage quelque chose à le faire brun- cher, pour Tadvertir qu'il seroit temps d'amu- ser son pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit prouveu à celles qui estoient à ses pieds : elle luy conseilloit certes bien de regarder plustost à soy qu'au ciel; car, comme dict Democritus, par la bouche de Gi- cero,

Quod est anle pedes , nemo spectat : cœli scrutanlur plagas (i).

Mais nostre condition porte que la cognoissance de ce que nous avons entre mains est aussi es- loingnee de nous , et aussi bien au dessus des nues , que celle des astres : comme dict So- crates , en Platon (a) , que à quiconque se mesle de la philosophie , on peult faire le reproche que faict cette femme à Thaïes , qu'il ne veoid rien de ce qui est devant luy : car tout philo- sophe ignore ce que faict son voisin ; ouy, et ce qu'il faict luy mesme ; et ignore ce qu'ils sont touts deux, ou bestes,ou hommes. Ces gents icy, qui treuvent les raisons de Sebond trop foibles , qui n'ignorent rien , qui gouver- nent le monde, qui sçavent tout,

Quae mare compescant causée ; quid temperet annum ^ Stellœ sponte sua , iussœve , vagentur et errent j

(i) Personne ne regarde ce qui est à ses pieds, et Y on sonde les abîmes des deux. Cic. de Divin. 1. 2 , c. i3. {a) Dans le dialogue intitulé, Theœtelus. G.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 221

Quid preniat obscurum lunae , quid proférât orbem j Quid velit et possit rerum concordia discors ^i) :

n'ont ils pas qnelquesfois sondé , parmy leurs livres, les difficiiltez qui se présentent à cog- noistre leur estre propre ? Nous veoyons bien que le doigt se meut, et que le pied se meut, qu'aulcunes parties sebranslent d'ellesmesmes, sans nostre congé , et que d'aultres nous les agitons par nostre ordonnance; que certaine appréhension engendre la rougeur , certaine aultre la pasleur; telle imagination agit en la rate seulement, telle aultre au cerveau; Tune nous cause le rire, l'aultre le pleurer; tellp aultre transit et estonne touts nos sens, et ar- reste le mouvement de nos membres; à tel ob- iect Testomach se soubleve, à tel aultre quelque partie plus basse : mais (a) comme une impres- sion spirituelle face une telle faulsee dans un

(1) Ce qui retient la mer dans ses bornes, ce qui règle les saisons ; si les étoiles ont un mouvement propre , ou sont emportées par une force étrangère; d'oii vient que la lune croît et décroît régulièrement^ et comment la discorde des éléments fait l'harmonie de l'univers. Hor. epist. 12, 1. I , V. 16.

(a) Mais comment une impression spirituelle peut s* insinuer ainsi dans un sujet corporel et solide , c*est ce que Vhomine n'a jamais su , etc. Faussée vient de Jausscr on faulser , lorsqu'il si^mûe percer tout outre , comme dans cet exemple : // lui donna un si grand coup de lance , qu il faulsa escu et haubert. N.

222 ESSAIS DE MONTAIGNE,

subiect massif et solide, et la nature de la liai- son et cousture de ces admirables ressorts , ia- mais homme ne l'a sceii , omnia incerta rationej et in iiaturœ inaiestate ahdita (i), dict Pline, et sainct Augustin , modus quo corporibus ahhœ- rent spiritus omnino mirus est, nec coinpre- hendi ab homine potest ; et hoc ipse homo est (2} ; et si ne le met on pas pourtant en double, car les opinions des hommes sont receues à la suitte des créances anciennes , par auctorité et à cré- dit, comme si c'estoit religion et loix : on re- ceoit comme un iargon ce qui en est commu- nément tenu ; on receoit cette vérité avecques tout son bastiment et attelage d'arguments et de preuves , comme un corps ferme et solide qu'on n'esbransle plus , qu'on ne iuge plus; au contraire , chascun , à qui mieulx mieulx , va plastrant et confortant cette créance receue , de tout ce que peult sa raison , qui est un util soupple , contournable , et accommodable à toute figure : ainsi se remplit le monde , et se D'où vient coufit cu fadcsc ct cu meusouge. Ce qui faict

qu'on ne dou- , i i i i i i

tedeguèrede q^ OU uc doubtc dc gucrcs de choscs , c est que

ohoses.

(i) Tous ces mystères sont impénétrables à la raison humaine , et restent cachés dans la majesté de la nature. Plin. Hist. nat. 1. 2, c. Sy.

(2) La manière dont les esprits sont unis aux corps est tout-à-fait merveilleuse, et ne peut être comprise par l'homme ; et cette union est l'homme même. D. Augustin. de Civit, Dci, 1. 21 , c, 10.

\

LIVRE II, CHAPITRE XII. 223 les communes impressions, on ne les essaye iamais (a) ; on n'en sonde point le pied , gist la faulte et la foiblesse ; on ne débat que sur les branches : on ne demande pas si cela est vray, mais s'il a esté ainsin ou ainsin entendu ; on ne demande pas si Galen (^) a rien dict qui vaille , mais s'il a dict ainsin ou aultrement. Vrave- ment c'estoit bien raison que cette bride et con- traincte de la liberté de nos iugements, et cette tyrannie de nos créances , s'estendist iusques aux escholes et aux arts : le dieu de la science scholastique, c'est Aristote; c'est religion de débattre de ses ordonnances , comme de celles de Lycurgus à Sparte ; sa doctrine nous sert de loy magistrale, qui est, à l'adventure, autant faulse qu'une aultre. le ne sçay pas pourquoy Diversité

, , . 1 T 1 d'opinions

le n acceptasse autant volontiers , ou les Idées sur le sujet de Platon , ou les atomes d'Epicurus , ou le naturî^^^^ plein et le vuide de Leucippus et Democritus , ou Teau de Thaïes (c) , ou l'infinité de nature d'Anaximander , ou l'air de Diogenes {d) , ou les nombres et symmetrie de Pythagoras, ou l'in- fini de Parmenides, ou l'Un de Museus, ou l'eau et le feu d'ApoUodorus, ou les parties si-

(a) On ne les met jamais à V épreuve ou en question. C. {b) Galien. E. J.

(c) Sf.xtus Empik. Pjrrh. Hjpot. 1. 3. c. 4. C. {d) De Diogene Jpolloniate , apud Sextum Empiriclm , 1. 3,c.4.C.

224 ESSAIS DE MONTAIGjNE,

milaires d'Anaxagoras («) , ou la discorde et ami- tié d'Empedocl es, ou le feu de Heraclitus, ou toute aultre opinion de cette confusion infinie d'advis et de sentences que produict cette belle raison humaine, par sa certitude et clairvoyance , en tout ce de quoy elle se mesle , que ie ferois l'opinion d'Aristote sur ce subiect des principes des choses naturelles : lesquels principes il bastit de trois pièces , matière, forme , et priva- tion. Et qu'est il plus vain que de faire , l'inanité mesme, cause de la production des choses? la privation , c'est une negatifve ; de quelle hu- meur en a il peu faire la cause et origine des choses qui sont? Cela toutesfois ne s'oseroit es- bransler , que pour l'exercice de la logique ; on n'y débat rien pour le mettre en doubte , mais pour deffendre l'aucteur de l'eschole des obiec- tions estrangieres : son auctorité, c'est le but au delà duquel il n'est pas permis de s'enquérir. En rece- Il est bien aysé , sur des fondements avouez , cipes sans dc bastir ce qu'on veult; car, selon la loy et est'TxpJs/à ordonnance de ce commencement, le reste des d^^'^are-^^^*^^ picccs du bastimcut se conduict ayseement, ments. saus sc dcsmcutir. Par cette voye , nous trou-

vons nostre raison bien fondée , et discourons à boule veue : car nos maistres préoccupent et gaignent avant main autant de lieu en nostre créance qu'il leur en fault pour conclure aprez

{a) Sext. Empir. ibid. Pjrrh. Hjpot. 1. 3^ c. 4- C.

LIVRE II, CHAPITRE XIÏ. 22.>

ce qu'ils veulent, à la mode des geometrieus, parleurs demandes advouees; le consentement et approbation que nous leur prestons, leur donnant de quoy nous traisner à gauche et à dextre , et nous pirouetter à leur volonté. Qui- conque est creu de ses presuppositions , il est nostre maistre et nostre dieu ; il prendra le plan de ses fondements , si ample et si aysé , que par iceulx il nous pourra monter, s'il veult, ius- ques aux nues. En cette practique et négocia- tion de science , nous avons prins pour argent comptant le mot de Pythagoras, « Que chasque expert doibt estre creu en son art » : le dialecti- cien se rapporte au grammairien de la signifi- cation des mots ; le rhetoricien emprunte du dialecticien les lieux des arguments; le poète, du musicien , les mesures ; le geometrien , de l'arithméticien , les proportions ; les métaphy- siciens prennent pour fondement les coniec- turcs de la physique : car chasque science a ses principes présupposez; par le iugement hu- main est bridé de toutes parts. Si vous venez à chocquer cette barrière en laquelle gist la prin- cipale erreur, ils ont incontinent cette sen- tence en la bouche , « Qu'il ne fault pas débattre contre ceulx qui nient les principes »; or, n'y peult il avoir des principes pour les hommes, si la Divinité ne les leur a révélez : de tout le demourant, et le commencement, et le milieu , et la fin , ce n'est que songe et fumec. A ceulx m. i5

326 ESSAIS DE MOJNTAIGJNE,

qui combattent par presupposition , il leur fault présupposer au contraire le mesme axiome de quoy on débat : car toute presupposition humaine, et toute enunciation , a autant d'auc- torité que l'aultre , si la raison n'en faict la dif- férence. Ainsin il les fault toutes mettre à la balance ; et premièrement les générales et celles qui nous tyrannisent. La persuasion de la cer- titude est un certain tesmoignage de folie et d'incertitude extrême ; et n'est point de plus folles gents ny moins philosophes que les phi- lodoxes (a) de Platon : il fault sçavoir si le feu est chauld , si la neige est blanche , s'il y a rien Si l'expé- de dur ou de mol eh nostre cognoissance. Et

rience peut ^ , j -i r * . i

terminer quant S. CCS rcsponscs , de quoy il se raict des phiîosoph^^ contes anciens; comme à celuy qui mettoit en que. doubte la chaleur , à qui on dict qu'il se iectast

dans le feu ; à celuy qui nioit la froideur de la glace , qu'il s'en meist dans le sein ; elles sont tresindignes de la profession philosophique. S'ils nous eussent laissé en nostre estât naturel , recevants les apparences estrangieres , selon qu'elles se présentent à nous par nos sens , et

(a) Gens qui se remplissent l'esprit d'opinions dont ils ignorent les fondements , qui s'entêtent de mots , qui n'aiment et ne voient que les apparences des choses. Cette définition est prise de Platon , qui les a caractérisés très-particulièrement à la fin du cinquième livre de sa République. G.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 227

nous eussent laissé aller aprez nos appétits simples et réglez par la condition de nostre naissance, ils auroient raison de parler ainsi; mais c'est d'eulx que nous avons apprins de nous rendre iuges du monde; c'est d'eulx que nous tenons cette fantasie, « Que la raison hu- maine est contreroolleuse générale de tout ce qui est au dehors et au dedans de la voulte ce- leste; qui embrasse tout, qui peult tout , par le moyen de laquelle tout se sçait et cognoist ». Cette response seroit bonne parmy les Canni- bales, qui iouïssent l'heur d'une longue vie, tranquille et paisible , sans les préceptes d'Aris- tote , et sans la cognoissance du nom de la phy- sique : cette response vauldroit mieulx à l'ad- venture, et auroit plus de fermeté que toutes celles qu'ils emprunteront de leur raison et de leur invention : de cette cy seroient capables avecques nous touts les animaulx, et tout ce le commandement est encores pur et simple de la loy naturelle; mais eulx, ils y ont re- noncé. Il ne fault pas qu'ils me dient, « Il est vray ; car vous le voyez et sentez ainsin » : il fault qu'ils me dient si ce que ie pense sentir, ie le sens pourtant en effect; et, si ie le sens, qu'ils me dient aprez pourquoy ie le sens , et comment, et quoy ; qu'ils me dient le nom, l'origine , les tenants et aboutissants de la cha- leur , du froid , les qualitez de celuy qui agit et de celuy qui souffre ; ou qu'ils me quittent leur

228 ESSAIS DE MONTAIGNE, ^

profession , qui est de ne recevoir ny approuver

rien que par la voye de la raison : c'est leur

Si notre touchc à toutes sortes d'essays ; mais certes ,

[ugeTde^^ce c'cst uuc touchc pleine de faulseté , d'erreur,

3r;!!r!3§!r de foiblesse , et défaillance. Par la voulons

tement. nous miculx csprouver que par elle mesme? s'il

ne la fault croire , parlant de soy, à peine sera

elle propre à iuger des choses estrangieres : si

elle cognoist quelque chose, au moins sera ce

son estre et son domicile; elle est en l'ame, et

partie, ou effect, d'icelle : car la vraye raison

et essentielle, de qui nous desrobbons le nom

à faulses enseignes, elle loge dans le sein de

Dieu; c'est son giste et sa retraicte; c'est de

elle part quand il plaist à Dieu nous en

faire veoir quelque rayon , comme Pallas saillit

de la teste de son père pour se communiquer

au monde.

Ce que la Or, vcoyous cc quc l'humaine raison nous a

raison nous . i ^ i u i i?

apprend de apprms de soy , et de 1 ame ; non de 1 ame , en notrfâme.^^ gênerai , de laquelle quasi toute la philosophie rend les corps célestes et les premiers corps participants, ny de celle que Thaïes {a) attri- buoit aux choses mesmes qu'on tient inani- mées , convié par la considération de l'aimant; mais de celle qui nous appartient, que nous debvons mieulx cognoistre :

Ignoratur enim quœ sit natura animai j («) DioG. Laerce , T^ie de Thaïes , 1. i , segra. 24. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 229

Nata sit j an , contra , nascentibus insinuetur j Et siinul intereat nobisciim morte dirempta j An tenebras Orci visât , vastasque lacunas , An pecudes alias divinitùs insinuet se (i) :

à Crates (a) et Dicaearchus (A), qu'il n'y en avoit du tout point, mais que le corps s'esbransloit ainsi d'un mouvement naturel : à Platon (c) que c'estoit une substance se mouvant de soy mesme : à Thaïes (d) , une nature sans repos (e) : à Asclepiades , une exercitation des sens : à He- siodus et Anaximander, chose composée de terre et d'eau : à Parmenides (/), de terre et de feu : à Empedocles (g) , de sang;

(i) La nature de l'âme est un problème : naît-elle avec le corps , s*y insinue-t-elle au moment de la naissance , périt-elle avec nous par la dissolution de ses parties , va-t-elle visiter les sombres bords ; enfin , les dieux la font-ils passer dans les corps des animaux ? On l'ignore.

LUCRET. 1. I , V. II 3.

(a) C'est-à-dire , la raison humaùie a appris à Crates et à Dicœarchus quil nj avoit absolument point d'âme , mais que le corps s^ébranloil , etc, C.

{b) Sextus Empikicus , Pjrrh. Hjpot. 1. 2 , c. 5 ; et CicÉRON, Tusc. quœst. 1. i , c. lo. C.

(c) Traité des Lois, 1. 10. C.

{d) Plutarque, Des opinions des Philos. 1. 4> 2. C.

(e) C'est-à-dire , selon Plutarque, qui se meut d'elle- même , avroKiiiiToi. De Placitis philosophorum , \. 4 ^ c. 2. C.

(/) Macrob. Somn. Scip. 1. i , c. 14. C.

(^) Cic. Tusc. quœst. 1. i , c. 9. C.

23o ESSAIS DE MONTAIGNE,

Sanguineam vomit ille animam (i) :

à Possidoniiis {a) , Cleanthes et Galen {b) , une chaleur ou complexion chaleureuse,

Igneus est ollis vigor , et cœlestis origo (2) :

à Hippocrates {c) , un esprit espandu par le corps : à Varro (^), un air receu par la bouche, eschauffé au poulmon , attrempé au cœur, et espandu par tout le corps : à Zeno (e) , la quin- tessence des quatre éléments : à Heraclides Pon- ticus (/), la lumière : à Xenocrates {g) et aux Égyptiens , un nombre mobile : aux Chaldees {h) , une vertu sans forme déterminée ;

(i) Il vomit son âme de sang. Enéid. I. 9 , v. 349.

{a) DioG. Laerce , 1. 8 , §. i56. C.

{b) On cite là-dessus le traité , qubd animi mores se^- quantur corporis temperamentum : mais Némésius , de Naturâ hominis y c. 2 , p. 67, éd. Oxon., , rapporte un passage de Galien , oii ce me'decin déclare qu'il n'ose rien affirmer sur la nature de l'âme. C.

(2) Les âmes ont la force et la vivacité du feu , et leur origine est céleste. Yirg. Enéid. 1. 6 , v. 780.

(c) Macrob. Somn. Scip. 1. i , c i4- C.

(d) Lactance, de Opif. Dei, c. 17, n" 5. C.

(e) Cic. Tusc. quœst. 1. i , c. get 10. C. {f) Stobée , Eclog. pJijs. 1. 1 , c. 40. C.

{g) Macrob. Somn. Scip. 1. i , c. 14 ; et Plutarque , Des opinions des Philos. 1. 16, c. 2. C. (h) Aux Chaldéens. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 23i

Habitum qiiemdain vitalem corporis esse , Harmoniam Graeci quara dicunt(i) :

n'oublions pas Aristote, Ce qui naturellement faict mouvoir le corps , qu'il nomme Entele- chie(a)^ d'une autant froide invention que nulle aultre, car il ne parle ny de l'essence, ny de l'origine , ny de la nature de l'ame, mais en re- marque seulement l'effect : Lactance (b) , Se- neque (c), et la meilleure part entre les dogma- tistes, ont confessé que c'estoit chose qu'ils n'entendoient pas : Et aprez tout ce dénombre- ment d'opinions , harum sententiarujn quœ vera sity deus aliquis viderit , dict Cicero (2). le cog- nois par moy , dict S. Bernard [d) , combien Dieu est incompréhensible ; puisque les pièces de mon estre propre , ie ne les puis comprendre. Heraclitus , qui tenoit tout estre plein d'ames et de daimons , maintenoit pourtant (e) qu'on

(i) Une certaine habitude vitale , nommée par les Grecs harmonie. Lucret. 1. 3 , v. 100.

{a) Du grec tirtXtx^tiot^ perfection. E. J. Cic. Tusc. ijuœst. 1. I , c. 10, dit qu'Aristote appelle l'esprit, enté- chie , mot nouveau qui signifie un mouvement continu et constant. C.

{h) De Opif. Dei , c. 17, au commencement. C.

(c) Natur. quœst. 1. 7, c. 14. C.

(2) Entre tant d'opinions diverses, un Dieu seul peut distinguer la véritable. Cic. T'use, quœst. I. i , c. 11.

{d) Lib. de Anima y c. i. C.

(e) Dioc. Laerce , Vie d* Heraclite , 1. 9 , segm. 7. C.

232 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ne pouvoit aller si avant vers la cognoissance (le l'ame , qu'on y peust arriver ; tant son es- sence estoit profonde. En quelle H n'y a pas moins de dissention ny de débat

partie de .

rhomme ré- à la loger. Hippocrates et Hierophilus («) la mettent au ventricule du cerveau : Democritus et Aristote (b) , par tout le corps :

Ut bona sœpè valetudo ciim dicitur esse

Corporis , et non est tamen hœc pars ulla valentis (i) :

Epicurus , en l'estomach (c) ,

Hîc exsultat enim pavor ac metns ; hœc loca circum Lœtitiœ raulcent (2) :

les Stoïciens {d) , autour et dedans le cœur : Era- sistratus (e), ioignant la membrane de l'epi- crane : Empedocles (/) , au sang ; comme aussi Moïse , qui feut la cause pourquoy il deffendit

(a) Plutarque , Des opinions des Philos. 1. 4 ? c. 5. C.

(b) Sextus Empiricus , adu. Mathem. G.

(i) Ainsi l'on dit que la santé appartient à tout le corps , et pourtant elle n'est pas une. partie de l'homme en santé. LUCRET. 1. 3 , V. io3.

(c) Media regione in pectoris hœret. Lucret. 1. 3 , V. 141. C.

(2) C'est qu'on sent palpiter la crainte et la terreur ; c'est que l'on éprouve les douces émotions du plaisir. Id. ibid. V. 142.

(d) Plutarque , Des opinions des Philos. 1. 4 ? c. 5. C.

(e) Id. ibid. {/) Id. ibid.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 233

de manger le sang des bestcs auquel leur ame est ioincte : Galen a pensé que chasque partie du corps ayt son ame : Strato («) Ta logée entre les deux sourcils : Quâfacie quidem sit animas , aut uhi hahitet , ne quœrendmn quidem est (i) , dict Cicero ; ie laisse volontiers à cet homme ses mots propres : irois ie à l'éloquence altérer son parler? ioinct qu'il y a peu d'acquest à des- robber la matière de ses inventions; elles sont et peu fréquentes , et peu roides , et peu igno- rées. Mais la raison pourquoy Chrysippus l'ar- gumenté autour du cœur , comme les aultres de sa secte, n'est pas pour estre oubliée: c'est parce , dict il (b) , que , quand nous voulons as- seurer quelque chose , nous mettons la main sur l'estomach, et quand nous voulons pro- noncer ^ya> 5 qui signifie Moy , nous baissons vers l'estomach la maschouere d'en bas. Ce lieu ne se doibt passer sans remarquer la vanité d'un si grand personnage ; car oultre ce que ces considérations sont d'elles mesmes infiniment legieres , la dernière ne preuve que aux Grecs qu'ils ayent l'ame en cet endroict : il n'est

(a) Pll'tarque, Des opinions des Philos. 1. 4 » c. 5. C.

(i) Pour la figure de râriie et le lieu ou elle réside, c'est ce qu'il ne faut pas chercher à connoître. Cic. Tusc. quœst. 1. I , c. 28.

{b) Galems, 1. 2, de P lac i lis Hippocralis et Plo^ tonis, c. 2.. C.

234 ESSAIS DE MONTAIGNE,

iugement humain , si tendu, qui ne sommeille par fois. Que craignons nous à dire? voylà les stoïciens {à) , pères de l'humaine prudence , qui treuvent que l'ame d'un homme , accablé soubs une ruyne , traisne et ahanne {b) long temps à sortir , ne se pouvant desmesler de la charge , comme une souris prinse à la trappelle (c). Aul- cuns tiennent que le monde feut faict pour donner corps, par punition, aux esprits des- cheus , par leur faulte , de la pureté , en quoy ils avoient esté créez, la première création n'ayant esté qu'incorporelle ; et que , selon qu'ils se sont plus ou moins esloingnez de leur , spiritualité, on les incorpore plus, et moins alaigrement ou lourdement : de vient la va- riété de tant de matière créée. Mais l'esprit qui feut, pour sa peine, investi du corps du soleil, debvoit avoir une mesure d'altération bien rare Vanité des et particulière. Les extremitez de nostre per- philosophi- quisition tumbent toutes en esblouïssement ; 'ï"^^- comme dict Plutarque (d) de la teste des his-

toires , qu'à la mode des chartes , l'oree (e) des terres cogneues est saisie de marests, forests profondes , déserts et lieux inhabitables : voylà

(a) Sénèque, épis t. 67. C.

(b) Peine f fatigue. E. J.

(c) Souricière. E. J.

{d) Vie de Thésée , préamhiiJe. C. (e) Le bord. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ^35

pourquoy les plus grossières et puériles ravas- series («) se treuvent plus en ceulx qui traictent les choses plus haultes et plus avant, s'abys- mants en leur curiosité et presuniption. La fin et le commencement de science se tiennent en pareille bestise : voyez prendre à mont l'essor à Platon en ses nuages poétiques, voyez chez luy le iargon des dieux ; mais à quoy songeoit Ridicule il , quand il définit l'homme « un animal à deux rhomme fai- pieds , sans plumes (^) ? » fournissant à ceulx tonî^^*^ qui avoient envie de se mocquer de luy une plaisante occasion, car ayants plumé un cha- pon vif, ils alloient le nommant « l'Homme de Platon ». Et quoy les épicuriens , de quelle sim- Extrava

des

plicité estoient ils allez premièrement imaginer principes que leurs atomes, qu'ils disoient estre des corps Ses^^^l'pku- ayants quelque poisanteur et un mouvement "'^"^' naturel contre bas, eussent basti le monde : iusques à ce qu'ils feussent advisez par leurs adversaires , que par cette description il n'es- toit pas possible qu'ils se ioignissent et se prins- sent l'un à l'aultre, leur cheute estant ainsi droicte et perpendiculaire, et engendrant par tout des lignes parallèles? parquoy il feut force qu'ils y adioustassent depuis un mouvement de costé, fortuite , et qu'ils fournissent encores

[a) Rêvasseries. E. J.

(A) Dioc. Làerce, Vie de Diogenc-le-Cj'nique , 1. 4 ? sogm. 4o- C.

236 ESSAIS DE MONTAIGNE,

à leurs atomes des queues courbes et crochues pour les rendre aptes à s'attacher et se coudre : et lors mesme , ceulx qui les poursuyvent de cette aultre considération les mettent ils pas de rechef en peine? « si les atomes ont, par sort, formé tant de sortes de figures, pourquoy ne se sont ils iamais rencontrez à faire une maison et un soulier? pourquoy de mesme ne croit on qu'un nombre infini de lettres grecques versées emmy la place seroient pour arriver à la con- Foibies ar- texture de l'Iliade »? Ce qui est capable de rai-

guments de j-. ry , , ^ n -,

/ie'non. SOU , dit Zcuo («) , est meilleur que ce qui n en

est point capable : il n'est rien meilleur que le monde ; il est doncques capable de raison. Cotta , par cette mesme argumentation , faict le monde mathématicien ; et le faict musicien et organiste par cett' autre argumentation aussi de Zeno : « Le tout {b) est plus que la partie : nous sommes capables de sagesse , et sommes parties du monde ; il est doncques sage ». 11 se veoid infinis pareils exemples , non d'argu- ments fauls seulement , mais ineptes, ne se te- nants point, et accusants leurs aucteurs, non tant d'ignorance que d'imprudence , ez re- proches que les philosophes se font les uns aux aultres sur les dissentions de leurs opinions et de leurs sectes.

(«) Cic. de Nat. Deor. 1. 3 , c. 9. C.

(b) Id. ib.\.2,C. 12. G.

LIVRE II, CHAPITRE XII. i>3-

Qui fagoteroit suffisamment un amas des as- neries de l'humaine sapience , il diroit mer- veilles, l'en assemble volontiers, comme une montre , par quelque biais non moins utile que les instructions plus modérées. lugeons par ce que nous avons à estimer de l'homme , de son sens et de sa raison , puis qu'en ces grands personnages , et qui ont porté si hault l'hu- maine suffisance , il s'y treuve des defaults si apparents et si grossiers. Moy i'aime mieulx si les an- croire qu'ils ont traicté la science casuellement, Jophcs^ ont ainsi qu'un iouet à toutes mains , et se sont es- *^?'*^ *^ ,

T^ ' science sé-

battus de la raison, comme d'un instrument lieusement. vain et frivole, mettants en avant toutes sortes d'inventions et de fantasies , tantost plus ten- dues , tantost plus lasches. Ce mesme Platon (a), qui définit l'homme comme une poule , dict ail- leurs, aprez Socrates, «Qu'il ne sçait à la vé- rité que c'est que l'homme ; et que c'est l'une des pièces du monde d'autant difficile cognois- sance ». Par cette variété et instabilité d'opi- nions , ils nous mènent comme par la main ta- citement à cette resolution de leur irrésolution. Ils font profession de ne présenter pas tousiours leur advis, à visage descouvert et apparent; ils l'ont caché tantost soubs des umbrages fabu- leux de la poésie, tantost soubs quelque aultre masque ; car nostre imperfection porte encores

(a) Dans le dialogue Intitulé, Alcibiade. C.

238 ESSAIS DE MONTAIGNE,

cela , que la viande crue n'est pas tousiours propre à nostre estomach; il la fault asseicher, altérer et corrompre : ils font de mesme; ils obscurcissent par fois leurs naïfves opinions et iugements,et les falsifient, pour s'accommoder à l'usage publicque. Ils ne veulent pas faire pro- fession expresse d'ignorance et de l'imbécillité de la raison humaine , pour ne faire peur aux enfants : mais ils nous la descouvrent assez soubs l'apparence d'une science trouble et in- PMlosophie constante. le conseillois, en Italie, à quelqu'un cerdtude et ^^lî cstoit en peine de parler italien , que pour- "anc*er^^ vcu qu'il ne cherchast qu'à se faire entendre , sans y vouloir aultrement exceller, qu'il em- ployast seulement les premiers mots qui luy viendroient à la bouche , latins, françois, espai- gnols , ou gascons , et qu'en y adioustant la ter- minaison italienne , il ne fauldroit iamais à ren- contrer quelque idiome du pays, ou toscan, ou romain , ou vénitien , ou piemontois , ou napo- litain , et de se ioindre à quelqu'une de tant de formes : ie dis de mesmes de la philosophie ; elle a tant de visages et de variété , et a tant dict , que touts nos songes et resveries s'y treu- vent; l'humaine fantasie ne peult rien conce- voir, en bien et en mal , qui n'y soit ; nihil tam absurde dici potest , quod non dicatur ah aliquo philo sophorum (i). Et i'en laisse plus librement

(i) On ne peut dire aucune absurdité, qui n'ait été

LIVRE II, CHAPITRE XII. 289

aller mes caprices en public : d'autant que bien qu'ils soient nayz chez moy et sans patron , ie sçais qu'ils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne , et ne fauldra quelqu'un de dire : Voilà d'où il le print ». Mes mœurs sont naturelles ; ie n'ay point appelé, à les bastir, le secours d'aulcune discipline : mais toutes im- becilles qu'elles sont, quand l'envie m'a prins de les reciter, et que, pour les faire sortir en public un peu plus décemment, ie me suis mis en debvoir de les assister et de discours et d'exemples ; c'a esté merveille à moy mesmes de les rencontrer, par cas d'adventure , con- formes à tant d'exemples et discours philoso- phiques. De quel régiment estoit ma vie , ie ne l'ay apprins qu'aprez qu'elle est exploictee et employée : nouvelle figure, Un philosophe im- premedite et fortuite.

Pour revenir à nostre ame : ce que Platon (a) L'opinion

1 IV ^ 1 la plus vrai-

a mis la raison au cerveau, 1 ire au cœur et la semblable cupidité au foye , il est vraysemblable que c'a suriMmehu- esté plustost une interprétation des mouve- ments de l'ame , qu'une division et séparation qu'il en ayt voulu faire, comme d'un corps en plusieurs membres. Et la plus vraysemblable de leurs opinions est , Que c'est tousiours une

avancée par quelque philosophe. Cic. de Divinat. 1. 3, c. 58.

{à) DioG. L\ERCE, 1. 3 , §. 67. c.

maine.

24o ESSAIS DE MONTAIGNE,

ame qui , par sa faculté ratiocine (a) , se sou- vient , comprend , iuge , désire, et exerce toutes ses aultres opérations, par divers instruments du corps; comme le nocher gouverne son na- vire selon l'expérience qu'il en a , ores tendant ou laschant une chorde , ores haulsant l'an- tenne , ou remuant l'aviron ; par une seule puissance conduisant divers effects : et Qu'elle loge au cerveau ; ce qui appert de ce que les bleceures et accidents qui touchent cette par- tie , offensent incontinent les facultez de l'ame ; de il n'est pas inconvénient qu'elle s'escoule par le reste du corps ;

Médium non deserit unquam Cœli Phœbus iter j radiis tamen omnia lustrât (i) j

comme le soleil espand du ciel en hors sa lu- mière et ses puissances , et en remplit le monde :

Caetera pars animae, per totum dissita corpus , Paret , et ad numen mentis momenque movetur (2) .

Difiërents Aulcuus out dict qu'il y avoit une ame gene- Jur^Forigine ^^^^ ? comme uu grand corps , duquel toutes les

de l'âme.

(a) Raisonne» E. J.

(i) Le soleil ne s'écarte Jamais, dans sa course, du milieu des cieux , et j^ourtant il éclaire tout de ses rayons. Claudian. de Sexto consul. Honorii, v. 41 !•

(2) L'autre partie de l'âme , répandue par tout le corps , est soumise à l'esprit , et se meut à son gré et à sa vo- lonté. LucRET. 1. 3, y. i44-

!

LIVRE II, CHAPITRE XII. a4i

âmes particulières estoient extraictes et s'y en retournoient , se rpmeslant tousiours à cette matière universelle :

Deum namque ire per omnes Terrasque , tractiisque maris , cœlumque profundum r Hinc pecudes , arnienta , viros , genus omne ferarum, Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas : Scilicet hue reddi deinde ac resoluta referri Oinnia : nec raorti esse locum (i) :

d'aultres , qu'elles ne faisoient que s'y reioin- dre et r attacher : d'au 1 très , qu'elles estoient produictes de la substance divine : d'aultres , par les anges, de feu et d'air: aulcuns,de toute ancienneté ; aulcuns , sur l'heure mesme du besoing : aulcuns les font descendre du rond de la lune , et y retourner : le commun des an- ciens croyoit qu'elles sont engendrées de père en fils , d'une pareille manière et production que toutes aultres choses naturelles ; argumen- tants cela par la ressemblance des enfants aux pères ;

Instillata patris virtus tibi (2) j

(i) Dieu remplit , disent-ils , le ciel , la terre et Tonde , Dieu circule partout , et son âme féconde A tous les animaux prête un souffle léger : Aucun ne doit périr > mais tous doivent changer , Et , retournant aux cieux en globe de lumière , Vont rejoindre leur être à la masse première.

ViRG. Géorg. 1. 4> V. aai, traduct. de M. Delille. (2) La vertu de ton père t'a été transmise avec la vie. Je ne connois pas Vauleur de ce vers. C.

III. I 6

242 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Fortes creantur fortibus , et bonis (i) j

et de ce qu'on veoid escouler des peres aux en- fants , non seulement les marques du corps , mais encores une ressemblance d'humeurs , de complexions et inclinations de l'ame ;

Denique cur acrJs violentia triste leonum Seminium sequitur? dolu' vulpibus , et fuga cervis A patribus datur , et patrius pavor incitât artus?

Si non certa suo quia semine , seminioque Vis animi pariter crescit cum corpore toto ? (2)

que dessus se fonde la iustice divine , punis- sant aux enfants la faulte des peres ; d'au- tant (a) que la contagion des vices paternels est auculnement empreinte en l'ame des enfants , et que le desreglement de leur volonté les tou- Le sen- chc : dadvantagc , que si les âmes venoient prëeSstence d'aillcurs quc d'uuc suittc naturelle, et qu'elles vanttme ^^^scnt csté quclquc aultre chose hors du corps ,

(i) D'un père plein de valeur naît un fils courageux, HoR. od. 1- 4^ V. 29.

(2) Enfin , pourquoi le lion transniet-il à sa race sa férocité ? pourquoi la ruse est-elle héréditaire aux re- nards , aux cerfs la fuite et la timidité ? .... si ce n'est que l'âme ayant, comme le corps, son germe et ses élé- ments particuliers , les qualités de l'âme croissent et se développent en même temps que celles du corps ? Lucret. 1. 3,v. 741-746.

(a) Plutarque , Pourquoi la justice divine y etc. y c. 19. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 24^

elles auroieiit recordation de leur estre pre- tre unie^ â mier, attendu les naturelles facultez qui luy rëfutiî^'^* ' sont propres , de discourir, raisonner et se sou- venir :

Si iu corpus nascentibus insinuatur , Cur super anteactam aetatem meminisse nequimus, Nec vestigia gestarum rerum uUa tenemus ? ( i )

car, pour faire valoir la condition de nos âmes, comme nous voulons , il les fault présupposer toutes sçavantes, lors qu'elles sont en leur sim- plicité et pureté naturelle : par ainsin elles eus- sent esté telles, estants exemptes de la prison corporelle, aussi bien avant que d'y entrer, comme nous espérons qu'elles seront aprez qu'elles en seront sorties : et de ce sçavoir, il fauldroit qu'elles se ressouvinssent encores es- tants au corps , comme disoit Platon (a). « Que ce que nous apprenions n'estoit qu'un ressou- venir de ce que nous avions sceu w : chose que chascun par expérience peult maintenir estre faulse ; en premier lieu , d'autant qu'il ne nous ressouvient iustement que de ce qu'on nous apprend , et que , si la mémoire faisoit pure- ment son office, au moins nous suggereroit elle quelque traict oultre l'apprentissage ; se-

(i) Si l'âme s'insinue dans le corps au moment il naif , pourquoi ne pouvons-nous nous rappeler notre vie passée? pourquoi ne conservons -nous aucune trace de nos anciennes actions? Lucrkt. 1. 3, v. 671.

(a) Dans le dialogue intitulé , Phédon. C

244 ESSAIS DE MONTAIGNE,

condement, ce qu'elle sçavoit estant en sa pu- reté , c'estoit une vraye science , cognoissant les choses comme elles sont, par sa divine in- telligence : icy on luy faict recevoir la mensonge et le vice, si on l'en instruit; en quoy elle ne peult employer sa réminiscence, cette image et conception n'ayant iamais logé en elle. De dire que la prison corporelle es- touffe de manière ses facultez naïfves, qu'elles y sont toutes esteinctes : cela est premièrement contraire à cette aultre créance de recognoistre ses forces si grandes , et les opérations que les hommes en sentent en cette vie, si admirables, que d'en avoir conclu cette divinité et éternité passée et l'immortalité à venir ;

Nam si tantoperè est animi mutata potestas , Omnis ut actarum exciderit retinentia rerum , Non (ut opinor) ea ab letho iara longior errât (i) :

en oultre , c'est icy, chez nous, et non ailleurs, que doibvent estre considérées les forces et les effects de l'ame; tout le reste de ses perfections luy est vain et inutile : c'est de Testât présent, que doibt estre payée et recogneue toute son immortalité ; et de la vie de l'homme , qu'elle est comptable seulement. Ce seroit iniustice de

(i) Car, si ses facultés sont tellement altérées, qu'elle ait entièrement perdu le souvenir de tout ce qu'elle a fait , cet état diffère bien peu, ce me semble, de celui de la mort. LucRET. 1. 3, v. 674.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 245

luy avoir retrenché ses moyens et ses puis- sances; de ravoir désarmée , pour, du temps de sa captivité et de sa prison , de sa foiblesse et maladie, du temps elle auroit esté forcée et contraincte, tirer le iugement et une condam- nation de durée infinie et perpétuelle ; et de s'arrester à la considération d'un temps si court, qui est à Tadventure d'une ou de deux heures, ou au pis aller d'un siècle, qui n'ont non plus de proportion à l'infinité qu'un instapt ; pour, de ce moment d'intervalle, ordonner et establir definitifvementde tout son estre : ce seroit une disproportion inique aussi , de tirer une recom- pense éternelle en conséquence d'une si courte vie. Platon , pour se sauver de cet inconve- tiient, veult que les payements futurs se limi- tent à la durée de cent ans , relatifvement à l'humaine durée ; et des nostres assez leur ont donné bornes temporelles : partant , ils iu- Que iMme

. . 1 naît, se for-

geoientque sa génération suyvoit la commune tifie et s'af- condition des choses humaines , comme aussi \°^^}!l „^^^^

' le corps.

sa vie , par l'opinion d'Epicurus et de Demo- critus , qui a esté la plus receue : suyvant ces belles apparences , Qu'on la voyoit naistre à mesme que le corps en estoit capable , on voyoit eslever ses forces comme les corporelles ; on y Tecognoissoit la foiblesse de son enfance , et avecques le temps sa vigueur et sa maturité , et puis sa declination et sa vieillesse, et enfin sa décrépitude ,

246 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Gigni pariter cum corpore , et unà Crescere sentimus , pariterque senescere mentem (i) :

ils l'appercevoient capable de diverses passions, et agitée de plusieurs mouvements pénibles, d'où elle tumboit en lassitude et en douleur ; capable d'altération et de changement, d'alai- gresse , d'assopissement et de langueur; sub- jecte à ses maladies et aux offenses , comme l'estomach ou le pied;

Mentem sanari , corpus ut œgrum , ^ Cernimus , et flecti medicinâ posse videmus (2) 5

esblouïe et troublée par la force du vin ; des- meue (a) de son assiette par les vapeurs d'une fiebvre chaulde ; endormie par l'application d'aulcuns médicaments , et réveillée par d'aul- tres ;

Corporeara naturam animi esse necesse est , Corporels quoniam telis ictuque laborat (3) :

on luy voyoit estonner et renverser toutes ses facultez par la seule morsure d'un chien ma-

(i) Nous sentons qu'elle naît avec le corps, qu'elle croît et vieillit avec lui. Lucret. 1. 3, v. 44^-

(2) Nous voyons l'esprit se guérir comme un corps malade , et se rétablir par les secours de la médecine. Lucret. I. 3 , v. 609.

(a) Déplacée. E. J.

(3) Il faut que l'âme soit corporelle , puisque nous la voyons sensible à toutes les impressions des corps. Lucret. 1. 3, V. 176-

LIVRE II, CHAPITRE XII. 247

lade , et n'y avoir nulle si grande fermeté de discours , nulle suffisance , nulle vertu , nulle resolution philosophique , nulle contention de ses forces , qui la peust exempter de la subiec- tion de ces accidents ; la salive d'un chestif mastin , versée sur la main de Socra tes , secouer toute sa sagesse et toutes ses grandes et si ré- glées imaginations , les anéantir de manière qu'il ne restast aulcune trace de sa cognois- sance première,

Vis animai

Conturbatur, et divisa seorsiun

Dlsiectatur, eodem illo distracta veneno (i) j

et ce venin ne trouver non plus de résistance en cette ame qu'en celle d'un enfant de quatre ans : venin capable de faire devenir toute la philosophie , si elle estoit incarnée , furieuse et insensée ; de sorte que Caton , qui tordoit le col à la mort mesme et à la fortune , ne peust souffrir la veue d'un mirouer ou de l'eau, ac- cablé d'espovantement et d'effroy, quand il se- roit tumbé , par la contagion d'un chien en- ragé, en la maladie que les médecins nomment hydrophobie :

Vis inorbi distracta per artus Turbat agens aniroam , spumantes œquore salso Ventorum ut validis fervescunt viribus undae (2).

(i) L'âme est troublée, confondue, renversée parla force de ce poison. Lucret. 1. 3 , v. 498.

(2) La violence du mal répandue dans les membres ,

24B ESSAIS DE MONTAIGNE,

L'âme de Or, quant à ce poinct , la philosophie a bien pluTTage ! armé l'homme , pour la souffrance de touts aul- venfr^ l'âme ^^^^ accideuts , OU de patience, ou , si elle couste d'un fou. trop à trouver , d'une desfaicte infaillible , en se desrobbant tout à faict du sentiment : mais ce sont moyens qui servent à une ame estant à soy et en ses forces, capable de discours et de délibération ; non pas à cet inconvénient (a) , chez un philosophe, une ame devient l'ame d'un fol , troublée , renversée et perdue : ce que plusieurs occasions produisent , comme une agitation trop véhémente, que, par quelque forte passion, l'ame peult engendrer en soymesme, ou une bleceure en certain endroict de la per- sonne, ou une exhalation de l'estomach , nous iectant à un esblouïssement et tournoyement de teste ,

Morbis in corporis avius errât Sœpè animus j démentit enim , deliraque fatur : Interdumque gravi lethargo fertur in altum ^

JEternumque soporem , oculis nutuque cadenti (i).

trouble l'âme et la tourmente , comme le souffle impe'- tueux des vents fait bouillonner la mer écumante. Lucret», 1. 3, V. 491.

[a) Accident f qui est le mot qu'on trouve ici dans l'édition de i587, à Paris, chez Jean Richer. Acci-' dent par lequel Vâme d'un philosophe devient l'âme d'un fou , etc. C.

(i) Souvent, dans les maladies du corps, la raison s'e'gare , la démence et le délire paroissent dans les dis-

LIVRE II, CHAPITRE XII. 24^ Les philosophes n'ont , ce me semble , gueres touché cette chorde , non plus qu'un' aultre de pareille importance : ils ont ce dilemme tous- iours en la bouche , pour consoler nostre mor- telle condition : « Ou l'ame est mortelle, ou im- mortelle : Si mortelle , elle sera sans peine ; Si immortelle, ell' ira en amendant ». Ils ne tou- chent iamais l'aultre branche; « Quoy, si elle va en empirant ? » et laissent aux poètes les menaces des peines futures : mais par ils se donnent un beau ieu. Ce sont deux omissions qui s'offrent à moy souvent en leurs discours. le reviens à la première (a). Cette ame perd l'usage du souverain bien stoïque si constant et si ferme : il fault que nostre belle sagesse se rende en cet endroict , et quitte les armes. Au demourant , ils consideroient aussi, par la va- nité de l'humaine raison , que le meslange et société de deux pièces si diverses , comme est le mortel et l'immortel , est inimaginable :

Quippe etenim raortale aeterno iungere , et imà Consentire putare , et fungi mutua posse , Desipere est. Qald enini diversiùs esse piitandum est, Aut magis inter se disiiinctum discrepitansqiic ,

cours ; quelquefois une violente léthargie plonge Pâme dans un assoupissement profond et éternel ; les yeux se ferment , la tête n'a plus de soutien. Lucret. 1. 3 , v. 464.

{a) A la première omission , que l'dme la plus sage et la plus vigoureuse peut devenir folle et imbécille. C.

25o ESSAIS DE MONTAIGNE,

Quàm , mortale quod est , immortali atque perenni lunctum , in concilio saevas tolerare procellas ? (i)

dadvantage ils sentoient l'ame s'engager en la mort comme le corps :

Simul œvo fessa fatiscit (12) :

ce que , selon Zeno , l'image du sommeil nous montre assez ; car il estime « que c'est une dé- faillance et cheute de l'ame , aussi bien que du corps » , contrahi animum , et quasi làhi putat atque decidere (3) : et , ce qu'on appercevoit en aulcuns , sa force et sa vigueur se maintenir en la fin de la vie , ils le rapportoient à la di- versité des maladies ; comme on veoid les hom- mes , en cette extrémité , maintenir, qui un sens, qui un aultre, qui l'ouïr, qui le fleurer, sans altération ; et ne se veoid point d'affoiblisse- ment si universel , qu'il n'y reste quelques par- ties entières et vigoreuses :

(i) Quelle folie d'unir le mortel à rimmortel , de sup- poser entre eux un accord mutuel , une communauté de fonctions ! Qu'y a-t-il de différent , de plus distinct et de plus opposé que ces deux substances , l'une périssable , et Tautre indestructible , que vous prétendez allier, pour leur faire supporter , de concert , mille accidents funestes ? LUCRET. 1. 3, V. 8oi.

(2) Abattue avec lui sous le poids des anne'es.

LucRET. 1. 3, V. 459

(3) Cic. de Dwinat. l. 2 , c. 58. Montaigne explique les paroles de Cicéron avant que de les citer.

LIVRE II, CHAPITRE XII. :^:>i

3\on alio pacto quàra si pes ciim dolet aegri , In nullo caput intereà sit forte dolore(i).

La veue de nostre iugement se rapporte à la ve- L'immoria- rité , comme faict l'œil du chathuant à la splen- foibiemcnt** deur du^oleil , ainsi que dict Aristote (a). Par feTph," har- le sçaurions nous mieulx convaincre , que ^}^ dogma- par si grossiers aveuglements en une si appa- rente lumière? car l'opinion contraire de Tim- mortalité de l'ame , laquelle Cicero dict avoir esté premièrement introduicte, au moins selon le tesmoignage des livres , par Pherecydes Sy- rius (è) , du temps du roy Tullus , d'aultres en attribuent l'invention à Thaïes, et aultres à d'aultres, c'est la partie de l'humaine science traictee avecques plus de réservation et de doubte. Les dogmatistes les plus fermes sont contraincts , en cet endroict principalement, de se reiecter à l'abry des umbrages de l'acadé- mie. Nul ne sçait ce qu'Aristote a establi de ce subiect , non plus que touts les anciens , en gê- nerai , qui le manient d'une vacillante créance; rem gratissîmam promittentium magis , ^uà?n probantium (2) : il s'est caché soubs le nuage de

(1) Ainsi quelquefois les pieds sont malades sans que la tête ressente aucune douleur. Lucret. 1. 3 , v. i 1 i .

(û) Métaphjs, 1. 2, c. I. C. (b) Tusc. quœst. 1. i , c. 16. C.

(2) C'est la promesse agréable d'un bien dont ils uc nous prouvent guère l'existence. Senec. epist. 102.

252 ESSAIS DE MONTAIGNE,

paroles et sens difficiles et non intelligibles, et a laissé à ses sectateurs autant à débattre sur Sur quoi SOU iugemcnt, que sur la matière. Deux choses l'opinion de Icur rcndoicut cette opinion plausible: l'une, de"î'âme^ * que sans l'immortalité des âmes il n'y auroit plus de quoy asseoir les vaines espérances de la gloire, qui est une considération de mer- veilleux crédit au monde : l'aultre, que c'est une tresutile impression , comme dict Platon , que les vices , quand ils se desrobberont de la veue et cognoissance de l'humaine iustice , de- meurent tousiours en butte à la divine , qui les poursuy vra , voire aprez la mort des coulpables. Un soing extrême tient l'homme d'alonger son estre : il y a pourveu par toutes ses pièces ; et pour la conservation du corps sont les sépul- tures ; pour la conservation du nom , la gloire : il a employé toute son opinion à se rebastir , impatient de sa fortune , et à s'estansonner (a) par ses inventions. L'ame , par son trouble et sa foiblesse , ne se pouvant tenir sur son pied , va questant de toutes parts des consolations , espérances , et fondements , et des circonstances estrangieres elle s'attache et se plante; et, pour legiers et fantastiques que son invention les luy forge , s'y repose plus seurement qu'en

(a) Estanconner, appuyer , étayer. Nicot. S' estant conner par ses inventions , c'est assurer , renforcer son existence par ses propres imaginations. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ^53 soy, et plus volontiers. Mais les plus aheurtez à cette si iuste et claire persuasion de l'immor- talité de nos esprits , c'est merveille , comme ils se sont trouvez courts et impuissants à Testa- blir par leurs humaines forces : soinnia sunt non docentis y sed optantis , disoit un ancien (r). L'homme peult recognoistre , par ce tesmoi- gnage , qu'il doibt à la fortune et au rencontre la vérité qu'il descouvre luy seul; puisque , lors mesme qu'elle luy est tumbee en main, il n'a pas de quoy la saisir et la maintenir, et que sa raison n'a pas la force de s'en prévaloir. Toutes choses produictes par nostre propre discours et suffisance, autant vrayes que faulses, sont subiectes à incertitude et débat. C'est pour le chastiement de nostre fierté, et instruction de nostre misère et incapacité, que Dieu produisit le trouble et la confusion de l'ancienne tour de Babel : tout ce que nous entreprenons sans son assistance , tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grâce , ce n'est que vanité et folie : l'essence mesme de la vérité , qui est uniforme et constante , quand la fortune nous en donne la possession, nous la corrompons et abastar- dissons par nostre foiblesse. Quelque train que l'homme prenne de soy, Dieu permet qu'il ar-

(i) Ce sont les rêveries d'un homme qui désire que les choses soient comme il le dit , mais qui ne le prouve pas. Cic. Acad. quœst. 1. 4, c. 38.

254 ESSAIS DE MONTAIGNE,

rive tousiours à cette mesme confusion , de la- quelle il nous représente si vifvement l'image par le iuste chastiement de quoy il battit l'oul- trecuidance de Nembroth , et anéantit les vaines entreprinses du bastiment de sa pyram ide ; />e/'- dam sapientiam sapientimn , et prudentiam pru- dentium reprobaho (i). La diversité d'idiomes et de langues , de quoy il troubla cet- ouvrage , qu'est ce aultre chose que cette infinie et per- pétuelle altercation et discordance d'opinions et de raisons , qui accompaigne et embrouille le vain bastiment de l'humaine science , et l'em- brouille utilement? qui nous tiendroit, si nous avions un grain de cognoissance ? Ce sainct m'a faict grand plaisir , ipsa veritatis occultatio , aut huniilitatis exercitatio est, aut elationis attri- tio {i) : iusques à quel poinct de presumption et d'insolence ne portons nous nostre aveugle- ment et nostre bestise ? C'est de Mais pour reprendre mon propos, c'estoit a^reve a^ion yr^yement bien raison que nous feussions te- vient rassu- ^^^ ^ Dicu scul , et au bénéfice de sa ^race , de

rancedelim- ' o ^

mortalité de la vérité d'uuc si noble créance , puisque de sa seule libéralité nous recevons le fruict de l'im- mortalité , lequel consiste en la iouïssance de

(i) Je confondrai la sagesse des sages, et je réprou- verai leur prudence. /. Corinth. c. i , v. 19.

(2) Les ténèbres dans lesquelles la vérité se cache , exercent l'humilité ou domptent l'orgueil. D. Augustin de Civit. Dei, 1. 11 , c. î>2.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ^55

la béatitude éternelle. Confessons ingenuement que Dieu seul nous l'a dict, et la foi ; car leçon n'est ce pas de nature et de nostre raison : et qui retentera son estre et ses forces , et dedans et dehors , sans ce privilège divin ; qui verra l'homme sans le flatter , il n'y verra ny efficace ny faculté qui sente aultre chose que la mort et la terre. Plus nous donnons et debvons , et rendons à Dieu , nous en faisons d'autant plus chrestiennement. Ce que ce philosophe stoïcien dict tenir du fortuite consentement de la voix populaire , valoit il pas mieulx qu'il le tinst de Dieu? ciim de animorum œternitate disserimus , non levé inomentwn apud nos habet consensus hominum aut timentium inferos , aut colentium. Utor hâcpuhlicâ persuasione ( i ). Or , la foiblesse Ce qui con-

-, , . -, . ^ stitue Tim-

des arguments humains sur ce subiect, se cog- mortaiitë de noist singulièrement par les fabuleuses circon- différent °" stances qu'ils ont adioustees à la suitte de cette P^^ilosophes. opinion , pour trouver de quelle condition es- toit cette nostre immortalité. Laissons les stoï- ciens , usuram nobis largiuntur tanquam corni- cibus : dià mansuros aiunt animos ; semper , negant (2) , qui donnent aux âmes une vie au

(1) Lorsque nous traitons de l'immortalité de l'âme, nous comptons beaucoup sur le consentement uniforme des hommes qui craignent les dieux infernaux , ou qui les honorent. Je profite de cette persuasion publique. Senec. epist. 117-

(7.) Ils prétendent que nos âmes ne vivent que comme

256 ESSAIS DE MONTAIGNE,

delà de cette cy , mais finie. La plus universelle et plus receue fantasie , et qui dure iusques à nous , en divers lieux (a) , c'a esté celle de la* quelle on faict aucteur Pythagoras ; non qu'il en feust le premier inventeur, mais d'autant qu'elle receut beaucoup de poids et de crédit par l'auctorité de son approbation : c'est que a les âmes , au partir de nous , ne faisoient que rouler d'un corps à un aultre , d'un lion à un cheval , d'un cheval à un roy , se promenants ainsi sans cesse de maison en maison » : et luy, disoit « se souvenir avoir esté ^thalides (^), depuis Euphorbus, puis aprez Hermotimus, enfin de Pyrrhus estre passé en Pythagoras ; ayant mémoire de soy de deux cents six ans ». Adioustoient aulcuns que ces mesmes âmes re- montent au ciel par fois , et aprez en devallent encores :

O pater , anne aliquas ad cœlum hinc ire putandum est Sublimes animas , iterumque ad tarda reverti Gorpora? Quae lucis miseris tàm dira cupido ? (i)

des corneilles , long-temps , mais non pas toujours. Cic, Tusc. quœst. 1. i , c. 3i.

(a) En Perse , dans l'Indoustan , et ailleurs. C.

{b) DioGÈNE Laerce , J^ie de Pjthagore , 1. 8, c. 4, 5. C.

(i) O mon përe ! est-il vrai que des âmes retournent d'ici vers le ciel , et s'enferment encore dans des corps matériels? Qui peut inspirer à ces malheureux cet excès d'amour pour la vie 1 Éndicl. 1. 6 , v. 719.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ^5;

Origene les faict aller et venir éternellement tlu bon au mauvais estât. L'opinion que Varro recite {a) est qu'en quatre cents quarante ans de révolution elles se reioignent à leur premier corps : Gbrysippus {b) , que cela doibt advenir aprez certain espace de temps incogneu et non limité. Platon (c) , qui dict tenir de Pindare et de l'ancienne poésie , cette croyance des infinies vicissitudes de mutation ausquelles l'ame est préparée, n'ayant ny les peines ny les recom- penses en Taultre monde que temporelles , comme sa vie en cettuy cy n'est que tempo- relle, conclud en elle une singulière science des affaires du ciel, de l'enfer, et d'icy, elle a passé , repassé , et seiourné à plusieurs voyages ; matière à sa réminiscence. Voicy son progrez ailleurs : « Qui a bien vescu, il se re- ioinct à l'astre auquel il est assigné : qui mal, il passe en femme; et, si lors mesme il ne se corrige point, il se rechange en beste de condi- tion convenable à ses mœurs vicieuses; et ne verra fin à ses punitions , qu'il ne soit revenu à sa naïfve constitution, s'estant, par la force de la raison, desfaict des qualitez grossières,

[a] De quelques faiseurs d'horoscope , genethliaci quidam. Le passage se trouve dans S. Augustin , de Civit. Dei,]. 22, c. 28. C.

{b) Lactance , Ji/5/. rf/V. 1. 7, c. 23. C.

(c) In Menone. C. III. 17

258 ESSAIS DE MONTAIGNE,

stupides, et élémentaires qui estoient en luy ». Mais ie ne veulx oublier l'obiection que font les épicuriens à cette transmigration de corps en aultre; elle est plaisante : ils demandent « Quel ordre il y auroit , si la presse des mou- rants venoit à estre plus grande que des nais- sants? car les âmes deslogees de leur giste se- roient à se fouler à qui prendroit place la première dans ce nouvel estuy y) ; et demandent aussi « à quoy elles passeroient leur temps, ce pendant qu'elles attendroient qu'un logis leur feust appresté? Ou, au rebours, s'il naissoit plus d'animaulx qu'il n'en mourroit , ils disent que les corps seroient en mauvais party, atten- dant l'infusion de leur ame ; et en adviendroit qu'aulcuns d'iceulx se mourroient avant que d'avoir esté vivants ».

Denîque connubia ad veneris partusque ferarum Esse animas praesto , deridiculum esse videtur j Et spectare immortales mortalia membra Innumero numéro , certareque prœproperanter Inter se , quae prima potissimaque insinuetur (i).

D'aultres ont arresté l'ame au corps des tres- passez, pour en animer les serpents , les vers,

(i) Il est ridicule de s'imaginer que les âmes se trouvent prêtes au moment précis de l'accouplement des animaux et de leur naissance ; qu'un nombreux essaim de substances immortelles s'empressent autour d'un germe mortel, et se disputent l'avantage d'être introduite la première. Lucp.ET. 1. 3, V. 777.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 259 et aiiltres bestes , qu'on dict s'engendrer de la corruption de nos membres, voire et de nos cendres : d'au I très la divisent en une partie mortelle, et Taultre immortelle ; aultres la font corporelle, et ce neantmoins immortelle: aul- cuns la font immortelle, sans science et sans cognoissance. II y en a aussi qui ont estimé que des âmes des condamnez il s'en faisoit des diables ; et aulcuns des nostres l'ont ainsi iugé : comme Plutarque pense qu'il se face des dieux de celles qui sont sauvées; car il est peu de choses que cet aucteur establisse d'une façon de parler si résolue qu'il faict cette cy , mainte- nant partout ailleurs une manière dubitatrice et ambiguë : « 11 fault estimer, dict il {a) ^ et croire fermement, que les âmes des hommes vertueux, selon nature et selon iustice divine, deviennent d'hommes, saincts ; et de saincts, demy dieux ; et de demy dieux , aprez qu'ils sont parfaictement, comme ez sacrifices de pur- gation , nettoyez et purifiez , estants délivrez de toute passibilité et de toute mortalité, ils de- viennent, non par aulcune ordonnance civile, mais à la vérité, et selon raison vraysemblable, dieux entiers et parfaicts, en recevant une fin tresheureuse et tresglorieuse {b) ». Mais qui le vouldra veoir , luy qui est des plus retenus

(a) Vie de Roniulus , c. 14. C.

{h) La traduction employée ici par Montaigne est d'AMYOT, Vie de Romulus , c. 14. C.

36o ESSAIS DE MONTAIGNE,

pourtant et modérez de la bande, s'escarmou- cher avecques plus de hardiesse, et nous conter ses miracles sur ce propos, ie le renvoyé à son discours de la Lune , et du daimon de Socrates, , aussi évidemment qu'en nul aultre lieu , il se peult adverer les mystères de la philosophie avoir beaucoup d'estrangetez communes avec- ques celles de la poésie : l'entendement humain se perdant à vouloir sonder et contrerooller toutes choses iusques au bout ; tout ainsi comme , lassez et travaillez de la longue course de nostre vie , nous retumbons en enfantillage^ Voylà les belles et certaines instructions que nous tirons de la science humaine sur le subiect de nostre ame ! Diversité de H n'y a pas moius de témérité , en ce qu'elle sur\Tmatiè- nous apprend des parties corporelles. Choisis- re qui pro- gQus cu uu OU dcux exemples; car aultrement

duit le corps J^ '

de rhorame. nous nous perdrions dans cette mer trouble et vaste des erreurs médicinales. Sçachons si on s'accorde au moins en cecy. De quelle matière les hommes se produisent les uns des aultres : car, quant à leur première production, ce n'est pas merveille si , en chose si haulte et ancienne , l'entendement humain se trouble et dissipe. Archelaus le physicien , duquel Socrates feut le disciple et le mignon , selon Aristoxenus , di- soit {a) , Et les hommes et les animaulx avoir

(a) DiOG. Laerce, 7^~ie d' Archélaiïs ^ 1. 2 , segm. 17. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 261 esté faicts d'un limon laicteux exprimé par la chaleur de la terre ; Pythagoras dict (a) nostre semence estre l'escume de nostre meilleur sang : Platon (b)j Tescoulement de la moelle de Tes- pine du dos ; ce qu'il argumente de ce que cet endroict se sent le premier de la lasseté de la besongne : Alcmeon (c) , partie de la substance du cerveau ; et qu'il soit ainsi , dict il , les yeulx troublent à ceulx qui se travaillent oullre me- sure à cet exercice : Democritus (d) , une sub- stance extraicte de toute la masse corporelle ; Epicurus (e) , extraicte de l'ame et du corps : Aristote , un excrément tiré de l'aliment du sang , le dernier qui s'espand en nos membres : aultres, du sang cuict et digéré par la chaleur des genitoires , ce qu'ils iugent de ce qu'aux extrêmes efforts on rend des gouttes de pur sang; en quoy il semble qu'il y ayt plus d'ap- parence, si on peult tirer quelque apparence d'une confusion si infinie. Or, pour mener à Par quch effect cette semence , combien en font ils d'opi- ^^çnce dé- nions contraires? Aristote (/) et Democritus y/ent proh-

^^ fique ?

(a) Plutarque , Des opinions des Philos, l. 5 , c. 3. C {b) Id. ibid,

(c) Id. ibid.

(d) Id. ibid.

(e) Id. ibid.

if) Plutarque , dans son traité des Opinions des Phi- losophes, joint sur cet article Zenon avec Aristote , et dit

262 ESSAIS DE MONTAIGNE,

tiennent Que les femmes n'ont point de sper- me , et que ce n'est qu'une sueur qu'elles eslan- cent par la chaleur du plaisir et du mouve- ment , qui ne sert de rien à la génération : Galen , au contraire, et ses suyvants, Que sans la rencontre des semences la génération ne se Temps de peult faire. Voylà les médecins , les philoso-

la grossesse *■ ,.. iii-

des femmes phcs , Ics uirisconsultes, et ics théologiens, aux

indëterrai- . i , n

né. prinses pesle mesle avecques nos femmes, sur

la dispute : « A quels termes les femmes portent leur fruict » ; et moy ie secours , par l'exemple de moy mesme , ceulx d'entr' eulx qui main- tiennent la grossesse d'onze mois. Le monde est basty de cette expérience ; il n'est si simple femmelette qui ne puisse dire son advis sur toutes ces contestations : et si nous n'en sçau- rions estre d'accord.

En voylà assez pour vérifier que l'homme n'est non plus instruict de la cognoissance de soy en la partie corporelle, qu'en la spirituelle. Nous l'avons proposé luy mesme à soy; et sa raison , à sa raison , pour veoir ce qu'elle nous en diroit. Il me semble assez avoir montré combien peu elle s'entend en elle mesme ; et qui ne s'entend en soy, en quoy se peult il en- tendre ? quasi verô mensuram ullius rei possit

expressément que Démocrite croyoit que les femelles jetoient de la semence. De Placilis Philosophoriim, 1. 5 , c. 5. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 268

agere , qui sui nesciat (i). Vrayement, Protago- ras(<ï) nous en contoit de belles, faisant l'homme la mesure de toutes choses, qui ne sceut iamais seulement la sienne : si ce n'est luy, sa dignité ne permettra pas qu'aultre créature aye cet ad- vantage ; or, luy estant en soy si contraire , et un iugement subvertissant l'aultre sans cesse, cette favorable proposition n'estoit qu'une ri- sée , qui nous menoit à conclure , par néces- sité, la neantise du compas et du compasseur. Quand Thaïes {b) estime la cognoissance de l'homme très difficile à l'homme , il luy ap- prend la cognoissance de toute aultre chose luy estre impossible.

Vous (c) , pour qui i'ay prins la peine d'es- tendre un si long corps {d)^ contre ma coustu- me, ne refuyrez point (e) de maintenir vostre Sebond par la forme ordinaire d'argumenter

(i) Comme si celui qui ignore sa propre mesure, pouvoif entreprendre de mesurer quelque autre chose. Plin. Hist. nat. 1. 2, c. I.

{a) Skxtus Empir. adv. Math. C.

{b) DioG. Laerce, 1. I , §. 36. C.

(c) Montaigne s'adresse ici à une dame d'une qualité distinguée, qui l'avoit chargé de faire V Apologie de Se- bond, et à laquelle nous devons par conséquent ce dou- zième chapitre des Essais , le plus long, et au jugement de bien des gens, le plus curieux de tous. C.

{d) Un si long discours. E. J.

(e) Vous ne refuserez pq^s de soutenir , etc. E. J.

5,64 ESSAIS DE MONTAIGNE,

de quoy vous estes touts les iours instruicte , et exercerez en cela vostre esprit et vostre estude: car ce dernier tour d'escrime icy, il ne le fault employer que comme un extrême remède; c'est un coup désespéré, auquel il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à vostre adversaire les siennes ; et un tour secret , duquel il se fault servir rarement et reserveement. C'est grande témérité de vous perdre pour perdre un aul- tre : il ne fault pas vouloir mourir pour se ven- ger, comme feit Gobrias ; car, estant aux prinses bien estroictes avecques un seigneur de Perse (a), Darius y survenant l'espee au poing , qui crai- gnoit de frapper de peur d'assener Gobrias , il lui cria qu'il donnasthardiement, quand il deb- vroit donner au travers de touts les deux. l'ai vu reprouver pour iniustes des armes et condi- tions de combats singuliers, désespérées , et aus- quelles celuy qui les offroit mettoit , luy et son compaignon , en termes d'une fin à touts deux inévitable. Les Portugais prindrent , en la mer des Indes, certains Turcs prisonniers, lesquels, impatients de leur captivité , se résolurent , et leur succéda , de mettre , et eulx , et leurs mais- tres , et le vaisseau , en cendre , frottant des clous de navire l'un contre l'aultre , tant qu'une estin- celle de feu tumbast dans les caques de pouldre qu'il y avoit dans l'endroict ils estoient gar-

(a) Hérodote, 1. 3. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 265

dez. Nous secouons icy les limites et dernières clostures des sciences , ausquelles l'extrémité est vicieuse , comme en la vertu. Tenez vous dans la route commune : il ne faict pas bon estre si subtil et si fin : souvienne vous de ce que dict le proverbe toscan :

Chi troppo s*assottiglia , si scavezza (i).

le vous conseille , en vos opinions et en vos discours , autant qu'en vos mœurs et en toute aultre chose, la modération et rattrempance(«), et la fuyte de la nouvelleté et de l'estrangeté : toutes les voyes extravagantes me faschent. Vous, qui, par l'auctorité que vostre grandeur vous apporte , et encores plus par les advan- tages que vous donnent les qualitez plus vos- très , pouvef , d'un clin d'œil , commander à qui il vous plaîst , debviez donner cette charge à quelqu'un qui feist profession des lettres , qui vous eust bien aultrement appuyé et enrichi cette fantasie. Toutesfois , en voicy assez pour ce que vous en avez à faire.

Epicurus disoit , des loix , que les pires nous Lois, com- cstoient si nécessaires, que , sans elles , les ^^fr" s "^"Jr hommes s'entreman^eroient les uns les aultres ; **^"'^ rhora-

~ ^ ^ ' me en regle-

et Platon (b) , à deux doigts prez , a vérifié que,

( I ) Par trop subtiliser , on s'e'gare soi-même.

PETRA.RCH. CanZ. II, V. 48.

(a) La tempérance. E. J.

(b) Traité des Lois , I. 9. C.

'266 ESSAIS DE MONTAIGNE,

sans loix , nous vivrions comme bestes brutes. Nostre esprit est un util vagabond , dangereux, et téméraire ; il est malaysé d'y ioindre l'ordre et la mesure : et , de mon temps , ceulx qui ont quelque rare excellence au dessus des aultres , et quelque vivacité extraordinaire , nous les voyons quasi touts desbordez en licence d'opi- nions et de mœurs ; c'est miracle s'il s'en ren- contre un rassis et sociable. On a raison de donner à l'esprit humain les barrières les plus contrainctes qu'on peult : en l'estude, comme au reste, il luy fault compter et régler ses mar- ches ; il luy fault tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de loix , de coustumes , de science , de pré- ceptes, de peines et recompenses mortelles et immortelles ; encores veoid on que , par sa vo- lubilité et dissolution , il eschappe à toutes ces liaisons : c'est un corps vain , qui n'a par estre saisi et assené ; un corps divers et dif- forme , auquel on ne peult asseoir nœud nj prinse. Certes , il est peu d'ames , si réglées , si fortes , et bien nées , à qui on se puisse fier de leur propre conduicte , et qui puissent , avec- qi^es modération et sans témérité , voguer en la liberté de leurs iugements , au delà des opi- nions communes : il est plus expédient de les mettre en tutelle. C'est un oultrageux glaive , à son possesseur mesme, que l'esprit, à qui ne scait s'en armer ordonneement et discrette-

LIVRE II, CHAPITRE XII. 267

ment ; et n'y a point de beste à qui pins inste- ment il faille donner des orbieres («), pour tenir sa veue subiecte et contraincte devant ses pas, et la garder d'extravaguer ny çà , ny là, hors les ornières que l'usage et les loix luy tracent: par- quoy il vous sii^ra miculx de vous resserrer dans le train accoustumé, quel qu'il soit, que de iecter vostre vol à cette licence effrénée. Mais si quelqu'un de ces nouveaux docteurs en- treprend de faire l'ingénieux en vostre pré- sence, aux despens de son salut et du vostre; pour vous desfaire de cette dangereuse peste qui se respand tous les iours en vos courts , ce préservatif à l'extrême nécessité empeschera que la contagion de ce venin n'offensera ny vous, ny vostre assistance.

La liberté doncques et gaillardise de ces es- Les sciences prits anciens produisoit , en la philosophie et d^hui^[!ihi-es sciences humaines , plusieurs sectes d'opinions i"^^ ordon-

^ A ^ nancc en île.

différentes; chascun entreprenant de iuger, et de choisir, pour prendre party. Mais à présent, que les hommes vont touts un train , qui certis quihusdam destinatisque sententiis addicti et con- secrati sunt ^ ut etiam, quœ non probant ^ cogan- tur defendere (i) , et que nous recevons les arts

{a) Des œillères, des garde~vuc. E. J.

(1) Qu*ayant épousécertainsclogmesdonl ils ne peuvent se départir , ils sont forcés d'admettre et de défendre (les conséquences que sans cela ils rejetteroient. Cic. Tusc. nuœst. I. 2, c. 2.

268 ESSAIS DE MONTAIGNE,

par civile auctorité et ordonnance, si bien que les escholes n'ont qu'un patron et pareille in- stitution et discipline circonscripte , on ne re- garde plus ce que les monnoyes poisent et va- lent , mais chascun à son tour les receoit selon le prix que l'approbation commune et le cours leur donne ; on ne plaide pas de Talloy, mais de l'usage. Ainsi se mettent egualement toutes choses : on receoit la médecine, comme la géo- métrie; et les bastelages , les enchantements, les liaisons , le commerce des esprits , des tres- passez , les prognostications , les domifica- tions (a) , et iusques à cette ridicule poursuitte de la pierre philosophale , tout se met sans con- tredict. Il ne fault que sçavoir que le lieu de Mars loge au milieu du triangle de la main , celuy de Venus au poulce , et de Mercure au petit doigt ; et que quand la mensale (h) coupe le tubercle de l'enseigneur (c) , c'est signe de cruauté ; quand elle fault soubs le mitoyen , et que la moyenne naturelle faict un angle avec- ques la vitale soubs mesme endroict , que c'est

(a) Ce mot est formé de domifier, terme d'astrologie , qui signifie partager le ciel en douze maisons , pour dresser un thème céleste ou un horoscope : du latin , domus , maison , eXfacere , faire. E. J.

{b) La mensale est , en terme de chiromancie , une ligne qui traverse le milieu de la main , depuis l'index jusqu'au petit doigt. E. J.

(c) Le tubercule de V indicateur. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 269

signe d'une mort misérable; que si à une fem- me , la naturelle est ouverte, et ne ferme point Tangle avecques la vitale , cela dénote qu'elle sera mal chaste : ie vous appelle vous mesme à tesmoing , si avecques cette science un homme ne peult passer, avec réputation et faveur, par- ray toutes compaignies.

Theophrastus disoit que Thumaine cognois- Jusqu'où

I . 1 . ^ peut attein-

sance , acheminée par les sens, pouvoit luger ^^e la con- des causes des choses iusques à certaine me- î^!Jine?^*^^" sure ; mais qu'estant arrivée aux causes extrê- mes et premières, il falloit qu'elle s'arrestast, et qu'elle rebouchast, à raison ou de sa foi- blesse, ou de la difficulté des choses. C'est une opinion moyenne et doulce , Que nostre suffi- sance nous peult conduire iusques à la cognois- sance d'aulcunes choses , et qu'elle a certaines mesures de puissance , oultre lesquelles c'est témérité de l'employer : cette opinion est plau- sible, et introduicte par gents de composition. Mais il est malaysé de donner bornes à nostre esprit; il est curieux et avide , et n'a point oc- casion de s'arrester plustost à mille pas qu'à cinquante : ayant essayé , par expérience , que ce à quoy l'un s'estoit failly, l'aultre y est arri- vé , et que ce qui estoit incogneu à un siècle , le siècle suyvant l'a esclairci , et que les sciences et les arts ne se iectent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu en les maniant et polissant à plusieurs fois , comme les ours

270 ESSAIS DE MONTAIGNE,

façonnent leurs petits en les laichant à loisir ce que ma force ne peult descouvrir, ie ne laisse pas de le sonder et essayer, et en retastant et paistrissant cette nouvelle matière, la remuant et l'eschauffant , i'ouvre à celuy qui me suyt quelque facilité, pour en iouïr plus à son ayse, et la luy rends plus soupple et plus maniable,

Ut hymettia sole Cera remollescit , tractataque pollice multas Vertitur in faciès, ipsoque fit utilis usu (i) j

autant en fera le second au tiers ; qui est cause

que la difficulté ne me doibt pas désespérer,

ny aussi peu mon impuissance, car ce n'est que

la mienne.

Pourquoi L'iiommc est capable de toutes choses, comme

l'hwMie est d'aulcunes : et s'il advoue , comme dict Theo-

ïarnver^àk phrastus , l'ignorance des causes premières et

connoissance (j^g principes , qu'il me quitte hardiement tout

évidente des *■ . .

choses. le reste de sa science ; si le fondement luy fault , son discours est par terre : le disputer et l'en- quérir n'a aultre but et arrest que les princi- pes ; si cette fin n'arreste son cours, il se iecte à une irrésolution infinie. Non potest aliud allô magls mlniisve comprehendl , quonlam omnium

(i) Comme la cire du m^ont Hymette s'amollît au soleil , et , dorile au doigt qui la presse , preiid mille form.es diffé- rentes , devient plus maniable à mesure qu'elle est manie'e. OviD. Metam. 1. 10, f. 8, v. 42.

LIVRE il, CHAPITRE XII. 271

rcrum una est definitio comprehendendi (i). Or, il est yraysemblable que si l'ame sravoit quel- que chose, elle se sçauroit premièrement elle mesme ; et si elle sçavoit quelque chose hors d'elle, ce seroit son corps et son estuy, avant toute aultre chose : si on veoid , iusques auiour- d'huy, les dieux de la médecine se débattre de nostre anatomie ,

Mulciber in Troiam , pro Troiâ stabat Apollo (2) ^

quand attendons nous qu'ils en soient d'ac- cord? nous nous sommes plus voisins, que ne nous est la blancheur de la neige ou la pesan- teur de la pierre; si l'homme ne se cognoist, comment cognoist il ses functions et ses forces? Il n'est pas, à Tadventure, que quelque notice véritable ne loge chez nous; mais c'est par ha- zard : et d'autant que par mesme voye , mesme façon et conduicte, les erreurs se receoivent en nostre ame, elle n'a pas de quoy les distinguer, ny de quoy choisir la vérité , du mensonge.

Les académiciens recevoient quelque incli- Le senti- nation de iugement ; et trouvoient trop crud de ^dSmidens dire « qu'il n'estoit pas plus vraysemblable que ™Xnir'quc la neige feust blanche que noire; et que nous ceiuidesPyi-

(1) Une chose ne peut être plus ou moins comprise qu'une autre, dans une définition qui les comprend toutes. CiC. Acad. qvœst. 1. 4 > c. 4»'

(2) Vulcain combattoit contre Troie , mais Troie avoit pour elle Apollon. QviO. de Triitib. J. i, eleg. :* , v. 5.

272 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ne feussions non plus asseurez du mouvement d'une pierre qui part de nostre main, que de celuy de la huictiesme sphère » : et, pour éviter cette difficulté et estrangeté , qui ne peult à la vérité loger en nostre imagination que malay- seement, quoy qu'ils establissent que nous n'es- tions aulcunement capables de sçavoir , et que la vérité est engoufree dans des profonds abysmes la veue humaine ne peult péné- trer; si advouoient ils aulcunes choses estre plus vraysemblables que les aultres, et rece- voient en leur iugement cette faculté de se pou- voir incliner plustost à une apparence qu'à une aultre : ils luy permettoient cette propension, luy deffendant toute resolution. L'advis des pyrrhoniens est plus hardy , et quant et quant plus vraysemblable (a) : car cette inclination académique , et cette propension à une propo- sition plustost qu'à une aultre , qu'est ce aultre chose que la recognoissance de quelque plus apparente vérité en cette cy qu'en celle là? si nostre entendement est capable de la forme, des linéaments , du port , et du visage de la vé- rité , il la verroit entière , aussi bien que demie, naissante et imperfecte : cette apparence de

(a) Ou, beaucoup plus véritable el plus ferme , comme il y a dans l'éclition m-^° de i58i. Montaigne veut dire ici que l'opinion des pyrrhoniens est plus liée, et se sou- tient mieux que celle des académiciens. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 373

verisimilitude qui les faict prendre plustost à gauche qu'à droicte , augmentez la ; cette once de verisimilitude qui incline la balance, mul- tipliez la de cent, de mille onces ; il en advien- dra enfin que la balance prendra party tout à faict , et arrestera un chois et une vérité entière. Mais comment se laissent ils plier à la vraysem- blance, s'ils ne cognoissent le vray? comment cognoissent ils la semblance de ce de quoy ils ne cognoissent pas l'essence? ou nous pouvons iuger tout à faict; ou tout à faict nous ne le pouvons pas. Si nos facultez intellectuelles et sensibles sont sans fondement et sans pied, si elles ne font que flotter et venter , pour néant laissons nous emporter nostre iugement à aul- cune partie de leur opération , quelque appa- rence qu'elle semble nous présenter ; et la plus seure assiette de nostre entendement, et la plus heureuse, ce seroit celle il se maintien- droit rassis, droict, inflexible, sans bransle et sans agitation : inter visa , vera autfalsa, ad animi assensum , nihil interest {i). Que les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur essence , et n'y facent leur entrée de leur force propre et auctorité, nous le voyons assez : parce que s'il estoit ainsi , nous les recevrions

(i) Entre les apparences, vraies ou fausses, il n*y a point de difTérence qui puisse déterminer l'esprit. Cic. Acad. quœsl. 1. 4 > c. 28.

III. 18

274 ESSAIS DE MONTAIGNE,

de mesme façon ; le vin seroit tel en la bouche du malade, qu'en la bouche du sain ; celuy qui a des crevasses aux doigts , ou qui les a gourds, trouveroit une pareille dureté au bois ou au fer qu'il manie , que faict un aultre : les subiects es- trangiers se rendent doncques à nostre mercy; ils logent chez nous comme il nous plaist. Or, si de nostre part nous recevions quelque chose sans altération , si les prinses humaines estoient assez capables et fermes pour saisir la vérité par nos propres moyens , ces moyens estants communs à touts les hommes , cette vérité se reiecteroit de main en main de l'un à l'aultre; et au moins se trouveroit il une chose au monde , de tant qu'il y en a , qui se croiroit par les hommes d'un consentement universel : mais ce, qu'il ne se veoid aulcune proposition qui ne soit débattue et controverse entre nous, ou qui ne le puisse estre , montre bien que nostre iugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu'il saisit; car mon iugement ne le peult faire recevoir au iugement de mon compai- gnon , qui est signe que ie l'ay saisi par quelque aultre moyen que par une naturelle puissance qui soit en moy et en touts les hommes. Lais- sons à part cette infinie confusion d'opinions qui se veoid entre les philosophes mesmes, et ce débat perpétuel et universel en la cognois- sance des choses : car cela est présupposé tres- veritablement , Que d'aulcune chose les hom-

LIVRE II, CHAPITRE XII. 276

mes, ie dis les sravants les mieiilx nays , les plus suffisants , ne sont d'accord, non pas que le ciel sôit sur nostre teste ; car ceulx qui doub- lent de tout , doubtent aussi de cela ; et ceulx qui nient que nous puissions comprendre aul- cune chose, disent que nous n'avons pas com- prins que le ciel soit sur nostre teste : et ces deux opinions sont, en nombre, sans compa- raison les plus fortes.

Oultre cette diversité et division infinie; par inceititude le trouble que nostre iugement nous donne à peut rem"r" nous mesmes , et l'incertitude que chascun sent jijl^enîents!*^^ en soy, il est aysé à veoir qu'il a son assiette bien mal asseuree. Combien diversement iu- geons nous des choses? combien de fois chan- geons nous nos fantasies ? Ce que ie tiens au- iourd'huy, et ce que ie crois, ie le tiens et le crois de toute ma croyance ; touts mes utils et touts mes ressorts empoignent cette opinion , et m'en respondent sur tout ce qu'ils peuvent; ie ne sçaurois embrasser aulcune vérité , ny la conserver avecques plus d'assurance, que ie foys cette cy; i'y suis tout entier, i'y suis voire- ment : mais ne m'est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et touts les iours , d'avoir embrassé quelque aultre chose , à l'aide de ces jmesmes instruments , en cette mesme condition, que depuis i'ay iugee faulse? Au moins fault il devenir sage à ses propres des- pens : si ie me suis trouvé souvent trahi soub«

2y6 ESSAIS DE MONTAIGNE, cette couleur; si ma touche se treuve ordinai- rement faulse, et ma balance ineguale et in- iuste , quelle asseurance en puis ie prendre à cette fois plus qu'aux aultres? n'est ce pas sot- tise de me laisser tant de fois piper à un guide? Toutesfois , que la fortune nous remue cinq cents fois de place , qu'elle ne face que vuider et remplir sans cesse , comme dans un vaisseau , dans nostre créance aultres et aultres opinions; tousiours la présente et la dernière, c'est la certaine et l'infaillible : pour cette cy il fault abandonner les biens , l'honneur , la vie , et le salut , et tout.

Posterior res illa reperta

Perdit, et immutat sensus ad pristina quaeque(i).

Quoy qu'on nous presche, quoy que nous ap- prenions , il fauldroit tousiours se souvenir que c'est l'homme qui donne , et l'homme qui receoit : c'est une mortelle main qui nous le présente; c'est une mortelle main qui l'accepte. Les choses qui nous viennent du ciel ont seules droict et auctorité de persuasion , seules («) , la marque de vérité : laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeulx, ny ne la recevons par

(i) La dernière nous de'goùte des premières , et les de- crédite dans notre esprit. Lucret. 1. 5 , v. 141 3.

(a) Sont les seules qui ayent le sceau , la marque de la vérité. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 277

nos moyens ; cette saincte et grande image ne pourroit pas (a) en un si chestif domicile, si Dieu pour cet usage ne le prépare , si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grâce et faveur particulière et supernaturelle. Au moins deb- vroit nostre. condition faultiere {b) nous faire porter (c) plus modereement et retenuement en nos changements : il nous debvroit sou- venir, quoy que nous receussions en l'enten- dement, que nous recevons souvent des choses faulses , et que c'est par ces mesmes utils qui se desmentent et qui se trompent souvent.

Or, n'est il pas merveille s'ils se desmentent, estants si aysez à incliner et à tordre par bien legieres occurrences. Il est certain que nostre appréhension, nostre incrément, et les facultez Les juge-

/^ , rr 11 mentsdelW

de nostre ame , en gênerai , soutirent selon les prit fortdë- mouvements et altérations du corps, lesquelles aUeratlons^^ altérations sont continuelles : n'avons nous pas " ^^^^^ l'esprit plus esveillé , la mémoire plus prompte , le discours plus vif, en santé qu'en maladie?

(a) Lire reçue. Ces deux mots , qui manquent pour compléter la phrase , et qui ne peuvent pas se sous-entendre , n'ont sans doute été omis que par une faute typographique , ou par une distraction de l'au- teur. E. J.

{b) Sujette à faillir. : Coste a vais fautive. E. J. (c) Nous faire comporter avec plus de modération et de retenue. E. J.

27^ ESSAIS DE MONTAIGNE,

la ioye et la gayeté ne nous font elles pas rece- voir les subiects qui se présentent à nostre ame, d'un tout aultre visage que le chagrin et la nielancholie ? Pensez vous que les vers de Catulle ou de Sappho rient à un vieillard ava- ricieux et rechigné, comme à un ieune homme vigoreux et ardent? Cleomenes, fils d'AnaxTan- dridas , estant malade , ses amis luy repro- choient qu'il avoit des humeurs et fantasies nouvelles et non accoustumees : « le crois bien (a), répliqua il ; aussi ne suis ie pas celuy que ie suis estant sain : estant aultre, aussi sont aultres mes opinions et fantasies ». En la chicane de nos palais, ce mot est en usage, qui se dict des criminels qui rencontrent les iuges en quelque bonne trempe , doulce et débon- naire, Gaudeat de bona fortuna (i); car il est certain que les iugements se rencontrent, par fois plus tendus à la condamnation, plus espi- neux et aspres, tantost plus faciles, aysez, et enclins à l'excuse : tel qui rapporte de sa maison la douleur de la goutte, la ialousie, ou le lar- recin de son valet , ayant toute l'ame teincte et abruvee de cholere, il ne fault pas doubler que son iugement ne s'en altère vers cette part là. Ce vénérable sénat d'Aréopage iugeoit de nuict,

{a) Plutarque, Dits Notables des Lacédém. C. (i) Qu'il jouisse de ce bonheur. Traduction de Mon- taigne.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 279

de peur que la veue des poursuyvants corrom- pist sa iustice. L'air mesme et la sérénité du ciel nous apporte quelque mutation , comme dict ce vers grec , en Cicero ,

Taies sunt hominum mentes , quali pater ipse luppiter auctiferâ lustravit lampade terras (i).

Ce ne sont pas seulement les fiebvres , les bruvagcs, et les grands accidents qui renver- sent nostre iugement, les moindres choses du monde le tournevirent (a) : et ne fault pas doubler, encores que nous ne le sentions pas, que si la fîebvre continue peult atterrer nostre ame , que la tierce n'y apporte quelque altéra- tion selon sa mesure et proportion ; si l'apo- plexie assopit et esteinct tout à faict la veue de nostre intelligence, il ne fault pas doubter que le morfondement ne l'esblouïsse ; et, par con- séquent , à peine se peult il rencontrer une seule heure en la vie nostre iugement se treuve en sa deue assiette , nostre corps estant subiect à tant de continuelles mutations, et estoffé de tant de sortes de ressorts, que (i'en crois les médecins) combien il est malaysé

(i) Nos humeurs changent , selon que Jupiter donne au monde un jour obscur ou serein. Cic. Fragmenta poe- matum. Les vers latins sont une traduction de deux vers d'Homère, Odyss. 1. 18, v. i35. C.

{a) Le tournent et le virent en tout sens. E. J.

28o ESSAIS DE MONTAIGNE,

qu'il n'y en ayt tousiours quelqu'un qui tire de travers. L'infirmité Au demouraut , cette maladie ne se descouvre gement mal- p^s si ayscemeut , si elle n'est du tout extrême couvrir. ^^ ^* irrémédiable ; d'autant que la raison va tou- siours , et torte , et boiteuse , et deshanchee , et avecques le mensonge , comme avecques la vé- rité : par ainsin , il est malaysé de descouvrir son mescompte et desreglement. l'appelle tou- siours raison cette apparence de discours que chascun forge en soy : cette raison , de la con- dition de laquelle il y en peult avoir cent con- traires autour d'un mesme subiect , c'est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable , et accommodable à touts biais et à toutes mesures; il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner. Quelque bon desseing qu'ayt un iuge , s'il ne s'escoute de prez , à quoy peu de gents s'amusent, l'inclination à l'amitié, à la parenté, à la beauté , et à la vengeance, et non pas seulement choses si poisantes , mais cet instinct fortuite , qui nous faict favoriser une chose plus qu'une aultre , et qui nous donne sans le congé de la raison le chois en deux pareils subiects , ou quelque umbrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensible- ment en son iugement la recommendation ou desfaveur d'une cause , et donner pente à la balance. Moy , qui m'espie de plus prez , qui ay les yeulx incessamment tendus sur moy.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 281

comme celuy qui n'a pas fort à faire ail- leurs,

Quis sub Arcto Rex gelidœ raetuatur orac , Quid Tyrldatem terreat unicè , Securus(i),

à peine oserois ie dire la vanité et la foiblesse que ie treuve chez moy : i'ay le pied si instable et si mal assis , ie le treuve si aysé à crouler et si prest au bransie, et ma veue si desreglee, que à ieun ie me sens aultre qu'aprez le repas ; si ma santé me rid et la clarté d'un beau iour, me voylà honneste homme ; si i'ay un cor qui me presse l'orteil , me voylà renfrongné , mal plaisant, et inaccessible : un mesme pas de cheval me semble tantost rude, tantost aysé; et mesme chemin, à cette heure plus court, une aultre fois plus long; et une mesme forme, ores plus , ores moins agréable : maintenant ie suis à tout faire, maintenant à rien faire; ce qui m'est plaisir à cette heure, me sera quel- quesfois peine. 11 se faict mille agitations indis- crettes et casuelles chez moy ; ou l'humeur me- lancholique me tient, ou la cholérique; et, de son auctorité privée , à cett' heure le chagrin prédomine en moy , à cett' heure l'alaigresse.

(1) Qui ne m'inquiète guères de savoir quel roi fait tout trembler sous l'ourse glacée , et pourquoi Tyridate ost dans les alarmes. Hor. od. 26, 1. i , v. 3.

282 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Quand ie prends des livres , i'auray apperceu , en tel passage , des grâces excellentes, et qui auront féru (a) mon ame : qu'un' aultre fois i'y retumbe, i'ay beau le tourner et virer, i'ay beau le plier et le manier , c'est une masse in- cogneue et informe pour moy. En mes escripts mesmes , ie ne retreuve pas tousiours l'air de ma première imagination ; ie ne sçais ce que i'ay voulu dire ; et m'eschaulde souvent à cor- riger et y mettre un nouveau sens , pour avoir jDerdu le premier qui valoit mieulx. le ne foys qu'aller et venir : mon iugement ne tire pas tousiours avant ; il flotte , il vague ,

Velut minuta magno Deprensa navis in mari, vesaniente vento (i).

Maintesfois , comme il m'advient de faire vo- lontiers, ayant prins, pour exercice et pour esbat , à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit, s'appliquant et tournant de ce costé , m'y attache si bien , que ie ne treuve plus la raison de mon premier advis , et m'en despars. le m'entraisne quasi ie pen- che, comment que ce soit, et m'emporte de mon poids. Chascun à peu prez en diroit au- tant de soy , s'il se regardoit comme moy : les

(a) Frappé. E. J.

(i) Comme une foible barque surprise , en pleine mer , par la fureur de la tempête. Catull. épigr. 23, v. 12.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ^83

prescheurs sçavent que l'esmotion qui leur Lc predi- vient en parlant , les anime vers la créance ; et ^^cat per- qu'en cholere nous nous addonnons plus à la J"^^^^'^ ^^^J^^ deffense de nostre proposition , rimprimons passion. en nous et l'embrassons avecques plus de vehe^ mence et d'approbation , que nous ne faisons estant en -nostre sens froid et reposé. Vous re- citez simplement une cause à Tadvocat: il vous y respond chancellant et doubteux; vous sen- tez qu'il luy est indiffèrent de prendre à sous- tenir l'un ou l'aultre party : l'avez vous bien payé pour y mordre et pour s'en formaliser , commence il d'en estre intéressé, y a il es- chauffé sa volonté? sa raison et sa science s'y eschauffent quant et quant ; voylà une appa- rente et indubitable vérité qui se présente à son entendement ; il y descouvre une toute nouvelle lumière, et le croit à bon escient, et se le persuade ainsi. Voire , ie ne sçais si l'ar- deur qui naist du despit et de l'obstination à rencontre de l'impression et violence du ma- gistrat et du dangier, ou l'interest de la répu- tation , n'ont envoyé tel homme soustenir ius- ques au feu l'opinion pour laquelle, entre ses amis et en liberté, il n'eust pas voulu s'eschaul- der le bout dq doigt. Les secousses et esbrans- lements que nostre ame receoit par les passions corporelles peuvent beaucoup en elle, mais encores plus les siennes propres, ausquelles elle est si fort en prinse , qu'il est , à l'advenr

284 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ture , soustenable qu'elle n'a aulcune aiiltre allure et mouvement que du souffle de ses vents , et que sans leur agitation elle resteroit sans action, comme un navire en pleine mer, que les vents abandonnent de leur secours : et qui maintiendroit cela , suyvant le parti des peripateticiens , ne nous feroit pas «beaucoup de tort, puisqu'il est cogneu que la pluspart des plus belles actions de l'ame procèdent , et ont besoing de cette impulsion des passions; la vaillance , disent ils, ne se peult parfaire sans l'assistance de la cholere ;

Semper Aiax fortis , fortissimus tamen in furore (i) j

ny ne court on sus aux meschants et aux en- nemis assez vigoreusement , si on n'est cour- roucé ; et veulent que l'advocat inspire le cour- roux aux iuges , pour en tirer iustice. Passions Lcs cupiditcz csmeurcnt Themistocles , es- ni^^?ntrtac- mcurcnt Demosthenes , et ont poulsé les phi- îeTtSuf^mi- losophes aux travaux , veillées et peregrina- nentes ver- t^Q^s ; nous mènent à l'honneur , à la doctrine , à la santé , fins utiles : et cette lascheté d'ame à souffrir l'ennuy et la fascherie sert à nourrir en la conscience la pénitence et la repentance, et à sentir les fléaux de Dieu pour nostre chas^

(i) Ajax fut toujours courageux^ mais il ne fut jamais si courageux que dans sa fureur. Cic. Tusc. quœst. 1. 4> c. 23.

tus

LIVRE II, CHAPITRE XII. 285

tiement , et les fléaux de la correction politique : la compassion sert d'aiguillon à la clémence ; et la prudence de nous conserver et gouverner est esveillee par nostre crainte : et combien de belles actions par Tambition? combien par la presumption ? aulcune eminente et gaillarde vertu enfin n'est sans quelque agitation desre- glee. Seroit ce pas Tune des raisons qui auroit Pourquoi meu les épicuriens a descharger Dieu de tout riens ont d<?- soing et solicitude de nos affaires , d'autant que Ditmite de les effects mesmes de sa bonté ne se pouvoient je"loin.*°*^^*^ exercer envers nous , sans esbransler son repos par le moyen des passions , qui sont comme des picqueures et solicitations acheminant l'ame aux actions vertueuses ? ou bien ont ils creu aultrement, et les ont prinses comme tempestes qui desbauchent honteusement l'ame de sa tranquillité? ut maris tranquillitas intelligitur , nullâ , ne miniinâ quidein , aura fluctus couiino- vente : sic animi quietus et placatus status cer- nitur, quiim perturbatio nulla est quâ moveri queat (i).

Quelles différences de sens et de raison , Quels ef- quelle contrariété d'imaginations , nous pre- a^nire^ia^di*- sente la diversité de nos passions? Quelle as- versitedcnos

(i) On juge que la mer est calme , quand sa surface n'est point agitée par le moindre souffle du vent; et, de même, on juge que l'âme est tranquille quand nulle passion ne peut l'agiter. Cic. Tusc. quœst. 1. 5, c. 6.

286 ESSAIS DE MONTAIGNE,

seurance pouvons nous doncques prendre de chose si instable et si mobile, subiecte par sa condition à la maistrise du trouble, n'allant iamais qu'un pas forcé et emprunté? Si nostre iugement est en main à la maladie mesme et à la perturbation ; si c'est de la folie et de la té- mérité, qu'il est tenu de recevoir l'impression des choses ; quelle seureté pouvons nous at- Voicsnatu- tendre de luy? N'y a il point de hardiesse à la entrer Sans philosophic d'cstimcr (a) dcs hommcs , qu'ils ^^eu^"^^**^^^ produisent leurs plus grands effects et plus ap- prochants de la divinité, quand ils sont- hors d'eulx , et furieux , et insensez ? nous nous amendons par la privation de nostre raison et son assopissement ; les deux voyes natu- relles (b) , pour entrer au cabinet des dieux, ^t y preveoir le cours des destinées, sont la fureur et le sommeil ; cecy est plaisant à considérer; par la dislocation que les passions apportent à nostre raison , nous devenons vertueux ; par son extirpation (c) , que la fureur ou l'image de la mort apporte , nous devenons prophètes et devins. Iamais plus volontiers ie ne l'en creus.

(a) Platon , Phèdre. C.

(b) Montaigne a pris ceci de Cicéroîv , de Divinatione , 1. I , c. 57, la chose est traitée assez au long. C.

(c) Et par un anéantissement de la raison , causé par la fureur , ou par le sommeil , image de la mort ., nous devenons , etc. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 287

C'est un pur enthousiasme que la saincte Vérité a inspiré en l'esprit philosophique, qui luy arrache, contre sa proposition , que Testât tran- quille de.nostre ame , Testât rassis , Testât plus sain que la philosophie luy puisse acquérir , n'est pas son meilleur estât : nostre veillée est plus endormie que le dormir ; nostre sagesse moins sage que la folie ; nos songes valent mieulx que nos discours; la pire place que nous puissions prendre , c'est en nous. Mais pense elle pas que nous ayons Tadvisement de remarquer que la voix qui faict l'esprit, quand il est desprins de l'homme, si clairvoyant, si grand , si parfaict , et pendant qu'il est en l'homme, si terrestre , ignorant , et ténébreux , c'est une voix partant de l'esprit qui est en l'homme terestre, ignorant et ténébreux; et, à cette cause, voix infiable (a) et incroyable?

le n'ay point grande expérience de ces agi- Passion

, ,, , . qu'on nora-

tations véhémentes, estant dune compiexion me amour, molle et poisante, desquelles la pluspart sur- a^^dVmpire prennent subitement nostre ame, sans hiy ^"^j^Jjj^^'^J^ donner loisir de se recognoistre : mais cette passion, qu'on dict estre produicte par Toysif- veté au cœur des ieunes hommes , quoyqu'elle s'achepiine avecques loisir et d'un progrez me- suré , elle représente bien évidemment , à ceulx qui ont essayé de s'opposer à son effort, la

(a) Infidèle , peu digne de foi. E. J.

288 ESSAIS DE MONTAIGNE,

force de cette conversion et altération que nostre iugement souffre. l'ay aultresfois entre- prins de me tenir bandé pour la soustenir et rabbattre , car il s'en fault tant que ie sois de ceulx qui convient les vices , que ie ne les suys pas seulement, s'ils ne m'entraisnent : ie la sentois naistre , croistre , et s'augmenter en despit de ma résistance , et enfin , tout voyant et vivant, me saisir et posséder, de façon que, comme d'une y vresse , l'image des choses me commenceoit à paroistre aultre que de cous- tume ; ie veoyois évidemment grossir et croistre les advantages du subiect que i'allois désirant , et les sentois aggrandir et enfler par le vent de mon imagination ; les difficultez de mon entre- prinse s'ayser et se planir {a) , mon discours et ma conscience se tirer arrière : mais , ce feu estant évaporé , tout à un instant , comme il arrive soubs la clarté d'un esclair , mon ame reprendre une aultre sorte de veue , aultre es- tât , et aultre iugement ; les difficultez de la retraicte me sembler grandes et invincibles, et les mesmes choses de bien aultre goust et visage que la chaleur du désir ne me les avoit présentées : lequel plus véritablement? Pyrrho n'en sçait rien. Nous ne sommes iamais sans maladie : les fiebvres ont leur chauld et leur froid; des effects d'une passion ardente, nous

(a) Devenir aisées , et s'aplanir. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. - 289 retiimbons aux effects d'une passion frilleuse : autant que ie ni'estois iecté en avant, ie me re- lance d'autant en arrière :

Qualis ubi alterno procurrens gurgite pontus , ISunc mit ad terras, scopulosque superlacit undam Spunieus, exlreniamque siiui perfundit arenam : !Nunc rapidus rétro, atque œstu revoluta resorbens Saxa, lugit, littusque vado labente relinquit(i).

Or, de la cognoissance de cette mienne vo- Pourquoi lubilité, i'ay , par accident, engendré en moi ne°" prenoit quelque constance d'opinion, et n'ay gueres Ijrnouvcnes altéré les miennes premières et naturelles : car, opinions. quelque apparence qu'il y ayt en la nouvelleté, ie ne change pas ayseement , de peur que i'ay de perdre au change; et puisque ie ne suis pas capable de choisir, ie prends le chois d'aultruy , et me tiens en l'assiette Dieu m'a mis : aul- trement ie ne me sçaurois garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis ie, par la grâce de Dieu , conservé entier , sans agitation et trouble de conscience , aux anciennes créances de nostre religion , au travers de tant de sectes et de divisions que nostre siècle a produictes. Les escripts des anciens, ie dis les bons escripts ,

(1) Ainsi la mer , dans son double mouvement , tantôt s'élance vers la lerre, inonde les rochers d'écume, et va couvrir la grève la plus éloignée j tantôt, retournant sur elle-même, entraîne dans son reflux rapide les pierres qu'elle avoit apportées, et, abaissant ses eaux, laisse la plage à découvert. ICncide, I. 1 1 , v. 624.

III. jq

290 ESSAIS DE MONTAIGNE,

pleins et solides, me tentent et remuent quasi ils veulent; celuy que i'ois me semble tou- siours le plus roide; ie les treuve avoir raison chascun à son tour, quoy qu'ils se contrarient : cette aysance que les bons esprits ont de rendre ce qu'ils veulent vraysemblable , et qu'il n'est rien si estrange, à quoy ils n'entreprennent de donner assez de couleur, pour tromper une sim- plicité pareille à la mienne , cela montre évi- demment la foiblesse de leur preuve. Le ciel et les estoiles ont branslé trois mille ans; tout le monde l'avoit ainsi creu , iusques à ce que Cleanthes le samien (a) , ou , selon Theophraste , Nicetas syracusien (b) , s'advisa de maintenir quec'estoit la terre qui se mouvoit, par le cercle oblique du zodiaque tournant à l'entour de son aixieu ; et , de nostre temps , Copernicus a si bien fondé cette doctrine , qu'il s'en sert très- regleement à toutes les conséquences astrolo- giennes : que prendrons nous de , sinon qu'il ne nous doibt chaloir lequel ce soit des deux ? et qui sçait qu'une tierce opinion, d'icy à mille ans, ne renverse les deux précédentes?

Sic volvenda œtas commutât tempora rerum : Quod fuit in pretio , fit nuUo denique honore j Porrô aliud succedit , et è contemptibus exit ,

(a) Plutarque, De la face de la lune , c. 4 ? ^'^ ^^" NAGE, sur Diogene Laërce , 1. 8, segm. 85. C. {h) Cic. Acad. cjuœst. 1. 4 » c. 89. G.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 291 .

Inqiie dies magis appetitur, florctque repertum Laudibus, el iiilro est mortales inter honore (i).

Ainsi , quand il se présente à nous quelque doc- Pouniuoi

,, * , . l'on doit sa

tnne nouvelle , nous avons grande occasion défier d'une de nous en desfier , et de considérer qu'avant ^eL.'"'^"*^" qu'elle feust pioduicte, sa contraire estoit en vogue; et, comme elle a esté renversée par cette cy , il pourra naistre à l'advenir une tierce invention qui chocquera de mesme la seconde. Avant que les principes qu'Aristote a intro- duicts feussent en crédit, d'aultres principes contentoient la raison humaine, comme ceulx cy nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceulx cy , quel privilège particulier, que le cours de nostre invention s'arreste à eulx , et qu'à eulx appartienne pour tout le temps advenir la possession de nostre créance? ils ne sont non plus exempts du houte-hors, qu'es- toient leurs devanciers. Quand on me presse d'un nouvel argument, c'est à moy à estimer que ce à quoy ie ne puis satisfaire, un aultre y satisfera : car de croire toutes les apparences desquelles nous ne pouvons nous desfaire, c'est

(i) Ainsi le temps change le prix des choses : ce qui fut estimé, tombe dans le mépris , ce qu'on avoit dé- daigné s'élève, et est estimé à son tour ; on le désire de plus en plusj il devient l'objet de tous les éloges, et il se place au premier rang dans l'opinion des hommes.

T.LCr.IT. I. 5, V. 2'^5.

292 ESSAIS DE MONTAIGNE,

une grande simplesse; il en adviendroit par que tout le vulgaire, et nous sommes touts du vulgaire, auroit sa créance contournablecomme une girouette, car son ame , estant molle et sans résistance , seroit forcée de recevoir sans cesse aultres et aultres impressions, la dernière effaceant tousiours la trace de la précédente. Celuy qui se treuve foible , il doibt respondre , suyvant la practique, qu'il en parlera à son conseil; ou s'en rapporter aux plus sages des- quels il a receu son apprentissage. Combien y a il que la médecine est au monde ? on dict qu'un nouveau venu, qu'on nomme Paracelse, change et renverse tout l'ordre des règles an- ciennes , et maintient que iusques à cette heure elle n'a servi qu'à faire mourir les hommes. le crois qu'il vérifiera ayseement cela : mais de mettre ma vie à la preuve de sa nouvelle expé- rience , ie treuve que ce ne seroit pas grand' sa- gesse. Il ne fault pas croire à chascun, dict le précepte , parce que chascun peult dire toutes choses. Un homme de cette profession de nou- velletez et de reformations physiques, me di- soit, il n'y a pas longtemps, que touts les an- ciens s'estoient notoirement mescomptez en la nature et mouvements des vents, ce qu'il me feroit tresevidemment toucher à la main , si ie voulois l'entendre. Aprez que i'eus eu un peu de patience à ouïr ses arguments qui avoient tout plein de verisimilitude , « Gomment donc-

LIVRE II, CHAPITRE XII. 293

qiies, luy respondis ie, ceulx qui navigeoient soubs les lois de Theophraste , alloient ils en occident, qnand ils tiroient en levant? alloient ils à costé ou à reculons? » « C'est la fortune, me respondit il ; tant y a qu'ils se mescomp- toient ». le luy lepliquay lors que i'aimois mieulx suyvre les effects que la raison. Or, ce sont choses qui se chocquent souvent: et m'a Ion dict qu'en la géométrie (qui pense avoir gaigné le hault poinct de certitude parmy les sciences), il se treuve des démonstrations iné- vitables, subvertissant la vérité de l'expérience : comme lacques Peletier me disoit chez moy, qu'il avoit trouvé deux lignes s'acheminant Tune vers l'aultre pour se ioindre («), qu'il ve- rifioit toutesfois ne pouvoir iamais, iusques à l'infinité , arriver à se toucher. Et les pyrrho- niens ne se servent de leurs arguments et de leur raison que pour ruyner l'apparence de

(a) C'est l'hyperbole , et les lignes droites , qui , ne pouvant arriver à se joindre à elle , ont été , pour cela même , nommées asymptotes. Voj. les Coniques Apol- lonius ^ 1. 2, propos. I , et la propos. 14, oii cet ancien mathématicien a démontré que les asymptotes et l'hy- perbole ne peuvent jamais venir à se loucher, quoiqu'elles s'approchent l'une de l'autre à l'infini. Les mathémati- ciens n'ont pas besoin qu'on leur développe cette dé- monstration , qu'ils reconnoissent tous pour incontes- table ; et ceux qui ne le sont pas, doivent s'en rapporter à la décision des géomètres. C.

294 ESSAIS DE MONTAIGNE,

l'expérience : et est merveille iusques la soupplesse de nostre raison les a suyvis à ce desseing de combattre l'évidence (les effects; car ils vérifient que nous ne nous mouvons pas, que nous ne parlons pas, qu'il n'y a point de poisant ou de chauld, avecques une pareille force d'argumentations que nous vérifions les choses plus vraysemblables. Ptolomeus, qui a esté un grand personnage , avoit establi les bornes de nostre monde ; touts les philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure , sauf quel- ques isles escartees qui pouvoient eschapper à leur cognoissance; c'eust esté pyrrhoniser, il y a mille ans , que de mettre en doubte la science de la cosmographie , et les opinions qui en es- toient receues d'im chascun ; c'estoit hérésie d'advouer des antipodes : voylà de nostre siècle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une isle ou une contrée particulière , mais une partie eguale à peu prez en grandeur à celle que nous cognoissions , qui vient d'estre descou- verte. Les géographes de ce temps ne faillent pas d'asseurer que meshuy ttout est trouvé , et que tout est veu ,

Nam quod adest prîesto, placet, et poUere videtur (i).

Sçavoir mon , si Ptolomee s'y est trompé

(i) Car on se plaît dans ce qu'on a, et on le croit préférable à tout le reste. Lucret. 1. 5 , v. 141 i*

LIVRE II, CHAPITRE XII. 295

aultresfois , sur les fondements de sa raison , si ce ne seroit pas sottise de me fier maintenant à ce que ceulx cy en disent; et s'il n'est plus vray- semblablc que ce grand corps , que nous appel- Ions le Monde , est chose bien aultre que nous

ne lugeons.

Platon tient (a) qu il change de visase a touts Le mon sens ; que le ciel , les estoiles et le soleil ren- de conti-.

r ' 1 . nuels chan-

versent par lois le mouvement que nous y gements. voyons , changeant Torient en occident. Les presbtres œgyptiens dirent à Hérodote (b), Que depuis leur premier roy, de quoy il y avoit onze mille tant d'ans (et de touts leurs roys , ils luy feirent veoir les effigies en statues tirées aprez le vif) , le soleil avoit changé quatre fois de route ; Que la mer et la terre se changent alternatifvement Tune en l'aultre; Que la nais- sance du monde est indéterminée : Aristote , Cicero , de mesme : et quelqu'un d'entre nous , ''

Qu'il est de toute éternité , mortel , et renais- sant à plusieurs vicissitudes , appellant à tes- moing Salomon et Esaïe ; pour éviter ces oppo- sitions , que Dieu a esté quelquesfois créateur sans créature ; qu'il a esté oysif ; qu'il s'est des- dict de son oysifveté, mettant la main à cet ouvrage ; et qu'il est par conséquent subject aux changements. En la plus fameuse des es-

(a) Dans le dialogue intitulé , le Politique. C. {b) Hérodote, 1. 3. C.

296 ESSAIS DE MONTAIGNE,

choies grecques , le monde est tenu pour un dieu, faict par un aultre dieu plus grand, et est composé d'un corps , et d'un' ame qui loge en son centre , s'espandant , par nombres de musique , à sa circonférence ; divin , tresheu- reux , tresgrand, tressage , éternel : en luy sont d'aultres dieux, la terre, la mer, les astres, qui s'entretiennent d'une harmonieuse et per- pétuelle agitation et danse divine; tantost se rencontrants , tantost s'esloingnants , se ca- chants , se montrants , changeants de reng , ores d'avant , et ores derrière. Heraclitus (a) establis- soit le monde estre composé par feu; et, par l'ordre des destinées, se debvoir enflammer et resouldre en feu quelque iour, et quelque iour encores renaistre. Et des hommes , dict Apu- leius , sigillaûm mortales y cunctïm perpetui (i). Alexandre ifi) escrivit à sa mère la narration d'un presbtre segyptien , tirée de leurs monu- ments , tesmoignant l'antiquité de cette na- tion , infinie , et comprenant la naissance et progrez des aultres païs au vray. Cicero (c) et Diodorus {d) disent , de leur temps , que les

{d) DioG. Laerce, Vie d'Heraclite ^ 1. 9, segm. 8. C. (i) Comme individus, ils sont mortels ; comme espèce, immortels. Apuleius, de Deo Socratis.

(b) ITojez S. AuGUSTL^, de Civil. Dei , 1. 12 , c. lo. C.

(c) Cic. de Divin. 1. i , c. 19. C.

(d) DioDORE DE Sicile , 1. 2 , c. 3i. C.

I

LIVRE II, CHAPITRE XII. 297

Chaldeens tenoient registre de quatre cents mille tant d'ans : Aristote, Pline (a) , et aultres, que Zoroastre vivoit six mille ans avant l'aage de Platon. Platon (A) dict que cculx de la ville de Sais ont des mémoires, par escript, de liuict mille ans, et que la ville d'Athènes feut bastie mille ans avant ladicte ville de Sais : Epicurus, qu'en mesme temps que les choses sont icy, comme nous les voyons, elles sont toutes pa- reilles et en mesme façon en plusieurs aultres mondes; ce qu'il eust dict plus asseureement, s'il eust veu les similitudes et convenances de ce nouveau monde des Indes occidentales avec- ques le nostre présent et passé, en de si es- tranges exemples. En vérité , considérant ce qui est venu à nostre science du cours de cette pol ice terrestre, ie me suis souvent esmerveilléde veoir, en une tresgrande distance de lieux et de temps, les rencontres d'un si grand nombre d'opi- nions populaires, monstrueuses, et des mœurs et créances sauvages , et qui, par aulcun biais, ne semblent tenir à nostre naturel discours.' C'est un grand ouvrier de miracles, que l'esprit humain ! Mais cette relation a ie ne srais quoy encores de plus hétéroclite : elle se treuve aussi en noms , et en mille aultres choses : car on y trouva des nations n'ayant , que nous sçachions,

{a) L. 3o , c. I . C.

(0) Dans son Timée, C.

iigH ESSAIS DE MONTAIGNE,

iamais ouï nouvelles de nous ; {a) la circon- cision estoit en crédit ; il y avoit des estais et grandes polices maintenues par des femmes, sans hommes ; nos ieusnes et nostre cares- me estoit représenté , y adioustant l'abstinence des femmes : nos croix estoient en diverses façons en crédit ; icy on en honoroit les sépul- tures ; on les appliquoit , et nommeement celle de sainct André, à se deffendre des vi- sions nocturnes, et à les mettre sur les couches des enfants contre les enchantements; ailleurs, ils en rencontrèrent une de bois, de grande haulteur, adorée pour dieu de la pluye , et celle bien fort avant dans la terre ferme : on y trouva une bien expresse image de nos péni- tenciers ; l'usage des mitres , le cœlibat des presb- tres , l'art de diviner par les entrailles des ani- maulx sacrifiez , l'abstinence de toute sorte de chair et poisson , à leur vivre ; la façon aux presbtres d'user, en officiant, de langue parti-

(a) Montaigne entasse ici tous ces rapports , tels qu'il les a trouvés dans certaines relations, sans se mettre en peine d'examiner s'ils sont réels , ou uniquement fondés sur l'ignorance et la prévention espagnole. On peut voir encore ces prétendus rajîports , détaillés à peu près de la même manière que Montaigne nous les donne ici , dans V Histoire de la Conquête du Mexique , écrite par An- tonio Solis ; dans V Histoire des Guerres cii^iles des Es- pagnols en Amérique ; dans le Commentaire royal de l'iuca Garcillasso de la Vega. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 299

CTiliere et non vulgaire; et cette fantasie, que le premier dieu feust chassé par un second, son frère puisné : qu'ils feurent créez avecques toutes commoditez , lesquelles on leur a de- puis retrenchees pour leur péché ; changé leur territoire , et empiré leur condition naturelle : qu'aultresfois ils ont esté submergez par l'inon- dation des eaux célestes ; qu'il ne s'en sauva que peu de familles , qui se iecterent dans les haulls creux des montaignes, lesquels creux ils bouchèrent, si que l'eau n'y entra point, ayant enfermé dedans plusieurs sortes d'ani- maulx ; que quand ils sentirent la pluye ces- ser, ils meirent hors des chiens , lesquels estants revenus nets et mouillez , ils ingèrent l'eau n'estre encores gueres abbaissee ; depuis , en ayant faict sortir d'aultres, et les voyants reve- nir bourbeux, ils sortirent repeupler le mon- de, qu'ils trouvèrent plein seulement de ser- pents : on rencontra , en quelque endroict, la persuasion du iour du iugement , de sorte qu'ils s'offensoient merveilleusement contre les Es- paignols , qui espandoient les os des trespas- sez en fouillant les richesses des sépultures , disants que ces os escartez ne se pourroient fa- cilement reioindre ; la traficque par eschange , et non aultre ; foires et marchez pour cet effect; des nains et personnes difformes pour l'orne- ment des tables des princes ; l'usage de la faul- connerie selon la nature de leurs oiseaux; sub-

3oo ESSAIS DE MONTAIGNE,

sides tyranniques ; délicatesses de iardinages ; danses , saults basteleresques , musique d'in- struments, armoiries; ieux de paulme , ieu de dez et de sort, auquel ils s'eschauffent souvent iusques à s'y iouer eulx mesmes et leur liberté ; médecine non aultre que de charmes ; la forme d'escrire par figures; créance d'un seul pre- mier homme père de touts les peuples; adora- tion d'un Dieu qui vesquit aultresfois homme en parfaicte virginité , ieusne et pénitence , pres- chant la loy de nature et des cerimonies de la religion , et qui disparut du monde sans mort naturelle ; l'opinion des géants ; l'usage de s'enyvrer de leurs bruvages et de boire d'au- tant; ornements religieux peincts d'ossements et testes de morts, surplis , eau beneicte, as- pergez; femmes et serviteurs, qui se présentent à l'envy à se brusler et enterrer avecques le mary ou maistre trespassé; loy que les aisnez succèdent à tout le bien , et n'est réservé aul- cune part au puisné , que d'obeïssance ; cous- tume , à la promotion de certain office de grande auctorité , que celuy qui est promeu prend un nouveau nom et quitte le sien ; de verser de la chaulx sur le genouil de l'enfant freschement nay, en luy disant, «Tu es venu de pouldre , et retourneras en pouldre » ; l'art des augures. Ces vains umbrages de nostre re- ligion , qui se voyent en aulcuns de ces exem- ples , en tesmoignent la dignité et la divinité :

LIVRE II, CHAPITRE XII. 3oi

non-seulement elle s'est aulcunement insinuée en toutes les nations infidelles de deçà par quelque imitation , mais à ces barbares aussi comme par une commune et supernaturelle in- spiration ; car on y trouva aussi la créance du purgatoire, mais d'une forme nouvelle ; ce que nous donnons au feu, ils le donnent au froid, et imaginent les âmes et purgées et punies par la rigueur d'une extrême froidure ; et m'advertit cet exemple, d'une aultre plaisante diversité ; car, comme il s'y trouva des peuples qui ai- moient à deffubler le bout de leur membre, et en retrenchoient la peau à la mahumetane et à la iuifve , il s'y en trouva d'aultres qui faisoient si grande conscience de le deffubler, qu'à tout des petits cordons ils portoient leur peau bien soigneusement estiree et attachée au dessus , de peur que ce bout ne veist l'air ; et de cette di- versité aussi, que, comme nous honorons les roys et les festes en nous parant des plus hon- nestes vestements que nous ayons ; en aulcunes régions , pour montrer toute disparité et soub- mission à leur roy, les subiects se presentoient à luy en leurs plus vils habillements , et en- trants au palais prennent quelque vieille robbe deschiree sur la leur bonne , à ce que tout le lustre et l'ornement soit au maistre. Mais suy- vons. Si nature enserre dans les termes de son progrez ordinaire, comme toutes aultres cho- ses, aussi les créances, les iugements et opi-

3o2 ESSAIS DE MONTAIGNE,

nions des hommes; si elles ont leur révolution, leur saison , leur naissance , leur mort, comme les choux ; si le ciel les agite et les roule à sa poste , Quelle magistrale auctorité et perma- nente leur allons nous attribuant? Si, par ex- périence , nous touchons à la main, que la forme de nostre estie despend de l'air, du climat et du terroir nous naissons , non seulement le teinct , la taille , la complcxion et les conte- nances , mais encores les facultez de l'ame ; et plaga cœli non solàm ad rohar corporwn , sed etiam animorum facit ( [) , dict Vegece ; et que la déesse fondatrice de la ville d'Athènes choisit, à la situer, une température de païs qui feist les hommes prudents , comme les presbtres d'iEgypte apprindrent à Solon , Alhenis tenue cœlum ; ex quo etiam acutiores putantur Atlici : crassum Thebis ; itaque pingues Thebani, et va- lentes {o) ; en manière que , ainsi que les fruicts naissent divers et les animaulx, les hommes naissent aussi plus et moins belliqueux, ius- tes , tempérants et dociles ; icy subiects au vin, ailleurs au larrecin ou à la paillardise ; icy en-

(i) Le climat ne contribue pas seulement à la vigueur du corps , mais aussi à celle de l'esprit. Veget. 1. i , c. 2.

(2) L'air d'Athènes est subtil , et l'on croit que c'est ce qui rend les Athéniens plus spirituels : celui de Thëbes est épais ) aussi les Thébains sont-ils grossiers et pleins de vigueur. Cic. de Fato , c. 4-

LIVRE II, CHAPITRE XII. 3o:^

clins à superstition , ailleurs à la mescreance ; icy à la liberté, icy à la servitude; capables d'une science , ou d'un art ; grossiers , ou ingé- nieux; obéissants, ou rebelles; bons , ou mau- vais , selon que porte l'inclination du lieu ils sont assis ; et prennent nouvelle complexion si on les change de place, comme les arbres, qui feut la raison pour laquelle Cyrus {à) ne voulut accorder aux Perses d'abandonner leur pais , aspre et bossu (b) , pour se transporter en un aultre doulx et plain , disant que les terres grasses et molles font les hommes mois, et les fertiles, les esprits infertiles : Si nous voyons tantost fleurir un art , une créance , tantost une aultre, par quelque influence céleste ; tel siècle produire telles natures , et incliner l'hu- main genre à tel ou tel ply; les esprits des hommes tantost gaillards , tantost maigres , comme nos champs ; Que deviennent toutes ces belles prérogatives de quoy nous nous allons flattant? Puisqu'un homme sage se peult mes- compter, et cent hommes, et plusieurs nations; voire et l'humaine nature selon nous se mes- compte plusieurs siècles en cecy ou en cela; quelle seureté avons nous que par fois elle cesse de se mescompter, et qu'en ce siècle elle ne soit en mescompte?

(a) Hérodotf. , à la fin du livre q ^'•

(b) Montuvux. E. J.

3o4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

L'homme H ^16 Semble , entre aultres tesmoignages de danTf^"de- nostrc imbécillité, que celiiy cy ne mérite pas sirs : bonne (J'estre oublié , Que , par désir mesme, l'bomme

preuve de sa -' ^ -' i ?

foiblesse. ne sache trouver ce qu'il luy fault; Que, non par iouïssance , mais par imagination et par souhait, nous ne puissions estre d'accord de ce de quoy nous avons besoing pour nous con- tenter. Laissons à nostre pensée tailler et cou- dre à son plaisir ; elle ne pourra pas seulement désirer ce qui luy est propre , et se satisfaire :

Quid enim ratione timemus, Aut ciipimus ? quid tam dextro pede concipis , ut te Conatûs non pœniteat, votique peracti? (i)

c'est pourquoy Socrates ne requeroit les dieux sinon de luy donner ce qu'ils sçavoient luy estre salutaire : et la prière des Lacedemoniens {à) , publicque et privée, portoit simplement, Les choses bonnes et belles leur estre octroyées ; remettant à la discrétion de la Puissance su- presme leur triage et chois :

Coniugium petimus , partumque uxoris ; at illis Notum , qui pueri , qualisque futura sit uxor (2) :

(1) Est-ce la raison qui règle nos craintes et nos désirs ? Qui jamais conçut un projet , sous des auspices assez favo- rables, pour ne s'être pas repenti de l'entreprise et du

* succès? Juv. sat. 10, v. 4-

(a) Platon , dialogue intitulé , Alcihiade IL C.

(2) Nous voulons une épouse , et la voulons féconde ; mais ce sont les dieux qui savent quelle sera la mère , quels seront les enfants. Juy. sat. 10, v. 35i.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 3o5

et le chrestien supplie Dieu « Que sa volonté soit faicte » : pour ne tuniber en l'inconvénient que les poètes feignent du roy Midas. Il requit les dieux que tout ce qu'il toucheroit se con- vertist en or : sa prière feut exaucée; son vin feut or, son pain or, et la plume de sa couche , et d'or sa chemise et son vestement ; de façon qu'il se trouva accablé soubs la iouïssance de son désir , et estrené d'une insupportable com- modité : il luy falut desprier (a) ses prières.

AUonitus novitate mali , divesque miserque , Effugere optât opes , et , quae modo voverat , odit (i).

Disons de moy mesme : le demandois à la for- tune, autant qu'aultre chose, l'ordre sainct Mi- chel , estant ieune ; car c'estoit lors l'extrême marque d'honneur de la noblesse françoise , et tresrare. Elle me l'a plaisamment accordé : au lieu de me monter et haulser de ma place pour y aveindre , elle m'a bien plus gracieusement traicté , elle l'a ravallé et rabaissé iusques à mes espaules et au dessoubs. Cleobis et Bi- ton {b) , Trophonius (c) et Agamedes , ayant re-

{a) Révoquer ses prières , faire des prières con- traires. E. J.

(i) Étonné d'un mal si nouveau, riche et indigent à la fois , il voudroit échapper à ses richesses , et déteste ses vœux imprudents. Ovide , Métam. 1. 1 1 , fab. 3 , v. 43.

{b) Hérodote, 1. i. C.

(c) Plutarque , Consolation à Apollonius , c. i4- C. III. ao

3o6' ESSAIS DE MONTAIGNE,

quis , ceulx leur déesse , ceulx cy leur dieu , d'une recompense digne de leur pieté, eurent la mort pour présent : tant les opinions ce- lestes sur ce qu'il nous fault sont diverses aux nostres ! Dieu pourroit nous octroyer les ri- chesses , les honneurs , la vie et la santé mes- me, quelquesfois à nostre dommage; car tout ce qui nous est plaisant ne nous est pas tous- iours salutaire. Si , au lieu de la guarison , il nous envoyé la mort ou l'empirement de nos m aulx , vù^ga tua et baculus tuus , ipsa me con- solata sunt (i); il le faict par les raisons de sa providence , qui regarde bien plus certainement ce qui nous est deu , que nous ne pouvons faire ; et le debvons prendre en bonne part, comme d'une main tressage et tresamie ;

Si consilium vis : Perraittes ipsis expendere Numinibus quid Conveniat nobis , rebusque sit utile nostris :

Charior est illis homo quàm sibi (2) :

car de les requérir des honneurs , des charges , c'est les requérir qu'ils vous iectent à une bat- taille , ou au ieu des dez , ou de telle aultre

(i) Ta verge et Ion bâton m'ont consolé. Psalm. 22 , v. 4.

(2) Croyez-moi, laissons faire aux dieux: ils savent ce qui nous convient : nous demandons ce qui nous plaît ^ ils donneront ce qu'il nous faut : l'homme leur est plus cher qu'il ne l'est à lui-même. Juv. sat. 10, v. 346.

LIVRE II, CHAPITRF. XII. 307

chose de laquelle Tyssiie vous est incogneue et le fruict doubteux.

Il n'est point de combat si violent entre les philosophes , et si aspre , que celuy qui se dresse sur la question du souverain bien de l'homme ; duquel , par le calcul^le Varro (a) , nasquirent deux cents quatre vingt huict sectes. Quiautem de summo bono dissentit, de totâ philosophiœ ratione disputât (i).

Très mihi convivae propè dissentire vldentur , Poscentes vario multiini diversa palato : Quid dem ? quid non dem ? Renuis tu quod iubet aller 5 Quod petis , id sanè est invisum ackiumque duobus (2) :

nature debvroit ainsi respondre à leurs contes- tations et à leurs débats. Les uns disent nostre bienestre loger en la vertu ; d'aultres , en la vo- lupté ; d'aultres au consentir à nature ; qui en la science, qui à n'avoir point de douleur, qui à ne se laisser emporter aux apparences ; et à cette fantasie semble retirer cett' aultre de l'an- cien Pythagoras ,

{a) S. Augustin, de Civil. Dei ^ 1. 19, c. 2. C.

(i) Dès qu'on n*est pas d'accord sur le souverain bien , on diffère d'opinion sur toute la philosophie. Cic. de Finib. bon. et mal. 1. 5 , c. 5.

(2) Il me semble voir trois convives de goûts différents : que leur donnerai-je ? Vous refusez ce qu'un autre de- mande , et ce que vous voulez déplaît aux deux autres. HoK. epist. 2, 1. 2 , V. 61.

3o8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Nil admirari , propè res est una , Numici , Solaque , quse possit facere et servare beatum (i) ,

qui est la fin de la secte pyrrhonienne : Aris- tote (a) attribue à magnanimité n'admirer rien : et , disoit Archesilas (b) , les soustenements et Testât droict et inflexible du iugement , estre les biens , mais les consentements et applica- tions , estre les vices et les maulx ; il est vray qu'en ce qu'il l'establissoit (c) par axiome cer- Vataraxie tain , il sc dcspartoit du pyrrhonisme : les pyr- n^ensjce'quê rhonicus , quaud ils disent que le souverain cest bien c'est Vataraxie {d) , qui est l'immobilité du

iugement , ils ne l'entendent pas dire d'une façon affirmatifve , mais le mesme bransle de leur ame , qui leur faict fuyr les précipices , et se mettre à couvert du serein , celuy mesme leur présente cette fantasie , et leur en faict re- fuser une aultre. Plan d'un Combien ie désire que , pendant que ie vis , LTdl^ëren- ^^ quclquc aultrc , ou lustus Lipsius , le plus phiîr*^^^* sçavant homme qui nous reste , d'un esprit

(i) Ne rien admirer, c'est presque le seul moyen d'as- surer son bonheur. Hor. epist. 6,1. i , v. i. {a) Eûiic, ad. Nicom. 1. 4, c. 8. C.

(b) Sextus Empir. Pjrrh. Hjpot. 1. i , c. 33. G.

(c) Jd. ibid.

(d) Mot grec qui signifie, tranquillité parfaite, ab- solue indifférence : â^(u(pofUy autre terme de la philo- sophie pyrrhonienne. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. Sop

trespoli et iudicieux,vrayement germain à mon Turnebus , eust et la volonté, et la santé, et assez de repos , pour ramasser en un registre , selon leurs divisions et leurs classes , sincère- ment et curieusement autant que nous y pou- vons veoir, les opinions de l'ancienne philoso- phie sur le subiect de nostre estre et de nos mœurs, leurs controverses, le crédit et suitte des parts, l'application de la vie des aucteurs et sectateurs à leurs préceptes ez accidents mé- morables et exemplaires : Le bel ouvrage et ' utile que ce seroit !

Au demourant, si c'est de nous que nous ti- Confusion rons le règlement de nos mœurs , à quelle con- î'e" hommes , fusion nous reiectons nous? car ce que nostre mentdeillrs raison nous y conseille de plus vraysembable , mœurs. c'est généralement à chascun d'obeïr aux loix de son pais , comme porte l'advis de Socrates , inspiré, dict il, d'un conseil divin; et par que veult elle dire, sinon que nostre debvoir n'a aultre règle que fortuite? La Vérité doibt avoir un visage pareil et universel : la droicture et la iustice, si l'homme en cognoissoit qui eust corps et véritable essence , il ne l'attacheroit pas à la condition des coustumes de cette con- trée ou de celle là; ce ne seroit pas de la fan- tasie des Perses ou des Indes , que la vertu pren- droit sa forme. Il n'est rien subiect à plus Loîssujetir

,1 . . 1 1 1 à des chan

continuelle agitation que les loix : depuis que gementscon- ie suis nay, i'ay veu trois et quatre>/o?s re- **""**

3io ESSAIS DE MONTAIGNE,

changer celles des Anglois nos voisins ; non seulement en subiect politique, qui est celuy qu'on veult dispenser de constance, mais au plus important subiect qui puisse estre , à sça- voir de la religion : de quoy i'ay honte et despit, d'autant plus que c'est une nation à laquelle ceulx de mon quartier ont eu aultresfois une si privée accointance, qu'il reste encores en ma maison aulcunes traces de nostre ancien cousi- nage : et chez nous icy , i'ay veu telle chose qui nous estoit capitale , devenir légitime ; et nous , qui en tenons d'aultres , sommes à mesme , selon l'incertitude de la fortune guerrière , d'estre un iour criminels de leze maiesté humaine et di- vine , nostre iustice tumbant à la mercy de Finiustice , et , en l'espace de peu d'années de possession , prenant une essence contraire. Comment pouvoit ce dieu ancien (a) plus clai- rement accuser en l'humaine cognoissance l'ignorance de l'estre divin, et apprendre aux hommes que leur religion n'estoit qu'une pièce de leur invention propre à lier leur société, qu'en déclarant , comme il feit à ceulx qui en recherchoient l'instruction de son trépied , « Que le vray culte à chascun estoit celuy qu'il trouvoit observé par l'usage du lieu il es- toit? » ODieu! quelle obligation n'avons nous

to-cCedieu, c'est Apollon. J^ojez Xe^opu. Memorab. 6Wr.VM^, c. 3, §. I. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 3ii à la bénignité de nostre souverain Créateur, pour avoir desniaisé nostre créance de ces vaga- bondes et arbitraires dévotions, et l'avoir logée sur Teternelle base de sa saincte parole! Que nous dira doncques en cette nécessité la phi- losophie? a que nous suyvions les loix de nostre pais » : c'est à dire cette mer flottante des opi- nions d'un peuple ou d'un prince , qui me pein- dront la iustice d'autant de couleurs, et la re- formeront en autant de visages , qu'il y aura en eulx de changements de passion : ie ne puis pas avoir le iugement si flexible. Quelle bonté est ce , que ie veoyois hier en crédit , et demain ne la sera plus ; et que le traiect d'une rivière faict crime? Quelle vérité est ce que ces mon- taignes bornent, mensonge au monde qui se tient au delà?

Mais ils sont plaisants , quand , pour donner S'il y a des

I . , I •! T VI lois naturel-

quelque certitude aux loix, ils disent qu il y en les, c'est-à-

a aulcunes fermes, perpétuelles et immuables, stantès *^°ct qu'ils nomment naturelles, quisont empreintes en l'humain genre par la condition de leur propre essence ; et de celles , qui en faict le nombre de trois, qui de quatre , qui plus, qui moins : signe que c'est une marque aussi doub- teuse que le reste. Or, ils sont si desfortunez (car comment puis ie nommer cela, sinon des- fortune, que d'un nombre de loix si infini, il ne s'en rencontre pas au moins une que la for- tune et témérité du sort ayt permis estre uni-

immuables

3i2 ESSAIS DE MONTAIGNE,

versellement receue par le consentement de toutes les nations?) ils sont, dis ie, si misé- rables , que de ces trois ou quatre loix choisies, il n'en y a une seule qui ne soit contredicte et desadvouee , non par une nation , mais par plu- sieurs. Or , c'est la seule enseigne vraysem- blable par laquelle ils puissent argumenter aulcunes loix naturelles , que l'université de l'approbation : car ce que nature nous auroit véritablement ordonné, nous l'ensuyvrions sans doubte d'un commun consentement; et non seulement toute nation , mais tout homme par- ticulier , ressentiroit la force et la violence que luy feroit celuy qui le vouldroit poulser au con- traire de cette loy. Qu'ils m'en montrent , pour Justice des vcoir , uuc de cette condition. Protagoras et fonàe'e.'^ ^"^* Ariston ne donnoient aultre essence à la iustice des loix , que l'auctorité et opinion du législa- teur ; et disoit que , cela mis à part, le bon et l'honneste perdoient leurs qualitez , et demeu- roient des noms vains de choses indifférentes : Thrasymachus ; en Platon (a) , estime qu'il n'y a point d'aultre droict, que la commodité du su- périeur. 11 n'est chose en quoy le monde soit si divers qu'en coustumes et loix : telle chose est icy abominable , qui apporte recommenda- tion ailleurs , comme en Lacedemone la subti- lité de desrobber ; les mariages entre les proches

(a) DelaRépublA. i. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 3i3

sont capitalement deffendus erftre nous, ils

sont ailleurs en honneur,

Gentes esse feruntur , In quibus et nato genitrix , et nata parenti lungitur, et pietas geminato crescit amore (i) ^

le meurtre des enfants, meurtre des pères, '

communication de femmes , traficque de vole- ries, licence à toutes sortes de voluptez, il n'est rien en somme si extrême qui ne se treuve receu par Tusage de quelque nation.

Il est croyable qu'il y a des loix naturelles, Lois na-

., . : , . turelles, per-

comme il se veoid ez aultres créatures : mais dues parmi

11 . 1 .,.-111 les hommes.

en nous elles sont perdues ; cette belle raison humaine s'ingerant par tout de maistriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses , selon sa vanité et inconstance ; nihil itaque ampliàs nostium est; quod nostruin dico, artis est (2). Les subiects ont divers lustres et diverses considérations; c'est de que s'en- gendre principalement la diversité d'opinions : une nation regarde un subiect par un visage, et s'arreste à celuy là; l'aultre, par un aultre.

Il n'est rien si horrible à imaginer que de Chezqucl-

. . ques peuples,

manger son père : les peuples , qui avoient an- les enfants

(1) Il est , dit-on , des peuples la mère se livre à son fils, la fille à son père, et l'amour resserre les liens sacrés de la nature. Ovid. Métam. 1. 10 , fab. g , v. 34.

(2) Il ne reste plus rien qui soit véritablement nôtre : ce que j'appelle nôtre, n'est qu'une production de l'art.

3i4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

mangeoient ciennement cette coustume (a), la prenoient

le corps de ^ , . .

leur père; et toutesiois pour tesmoignage de pieté et de pourquoi. J^onne affection , cherchants par à donner à leurs progeniteurs la plus digne et honorable sépulture ; logeants en eulx mesmes et comme en leurs moelles les corps de leurs pères et leurs reliques ; les vivifiants aulcunement et régénérants par la transmutation en leur chair vifve, au moyen de la digestion et du nourris- sement : il est aysé à considérer quelle cruauté et abomination c'eust esté à des hommes ab- bruvez et imbus de cette superstition, de iecter la despouille des parents à la corruption de la^ terre et nourriture des bestes et des vers. Le larcin, Lycurgus cousidcra au larrecin la vivacité, permis par diligcncc , hardicssc et adresse qu'il y a à sur- ycurgne. prendre quelque chose de son voisin, et l'uti- lité qui revient au public que chascun en re- garde plus curieusement à la conservation de ce qui est sien ; et estima que de cette double institution à assaillir et à deffendre, il s'en tiroit du fruict à la discipline militaire (qui estoit la principale science et vertu à quoy il vouloit duire cette nation ) de plus grande con- sidération que n'estoit le desordre et l'iniustice de se prévaloir de la chose d'aultruy. Robeparfu- Dionvsius le tyran offrit à Platon une robbe

mée refusée , , , , , , . .

par Platon, a la mode de Perse, longue, damasquinée et

(a) Sextus Empir. Pjrrh. Hjpot. 1. 3, c. 24. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 3i5

parfumée ; Platon la refusa , disant {a) qu'estant et acccpice

I .| . . I . par Aristiiv

nay homme, li ne se vestiroit pas volontiers pe. de robbe de femme : mais Aristippus l'accepta, avecques cette response « Que nul accoustre- ment ne pouvoit corrompre un chaste cou- rage ». Ses amis tahsoient sa lascheté de prendre si peu à cœur que Dionysius luy eust craché au visage : « Les pescheurs {b) , dict il , souffrent bien d'estre baignés des ondes de la mer, de- puis la teste iusqu'aux pieds , pour attraper un gouion » : Diogenes lavoit ses choux , et le voyant passer , « Si tu sçavois vivre de choux (c) , tu ne ferois pas la court à un tyran » : à quoy Aristippus, « Si tu sçavois vivre entre les hom- mes , tu ne laverois pas des choux ». Voylà com- ment la raison fournit d'apparence à divers effects : c'est un pot à deux anses , qu'on peult saisir à gauche et à dextre :

Bellum , ô terra hospita , portas : Bello arraantur equi j bellum hœc armenta minantur. Sed tamen idem olim curru succedere sueti Quadrupèdes , et frœna iugo concordia ferre , Spes est pacis (i).

(a) DfOG. Laf.rce, Fie d'Jristippe , I. 2, segm. 78. C.

(b) Id. ibid. segm. 67. C.

(c) Id. ibid. segm. 68; et Horace, I. i, epist. 17, v. I. C.

(i) 0 terre étrangère, tu nous annonces la guerre! Le cheval est un animal belliqueux; ces chevaux nous menacent de la guerre. Mais quelquefois aussi on les

3i6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

On preschoit Solon de n'espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : « Et (a) c'est pour cela, dict il, que plus iuste- ment ie les espands , qu'elles sont inutiles et impuissantes ». La femme de Socrates rengre- geoit (b) son dueil par telle circonstance : Oh! qu'iniustement le font mourir ces meschants iuges ! ce Aimerois tu (c) doncques mieulx que ce feust iustement ? » luy répliqua il. Nous por- tons les aureilles percées ; les Grecs (d) tenoient cela pour une marque de servitude : nous nous cachons pour iouïr de nos femmes ; les Indiens le font en public (e) : les Scythes immoloient (/) les estrangiers en leurs temples ; ailleurs les temples servent de franchise :

Inde furor vulgi , quôd numina vicinorura Odit quisque locus , ciim solos credat habendos Esse deos quos ipse colit (i).

attelé à un char , et ils marchent sous le joug d'un pas égal. Nous pouvons donc espérer la paix. Enéide ^ 1. 3, V. 539.

(a) DioG. Laerce, F'ie de Solon, 1. i , segm. 63- C. {b) Réag gravait. E. J. «

(c) DioGÈNE Laerce, dans la T^ie de Socrate , 1. 2, segm. 35. C.

{d) Sextus Empir. Pjrrh. Hjpot. 1. 3, c. 24- C- (e) Id. ibid. 1. I , c. 14. (/) Id, ibid. C. (1) 11 règne entre certains peuples une haine mu- tuelle , parce que les uns adorent des dieux que les autres détestent , et que tous sont persuadés qu'on ne

LIVRE II, CHAPITRE XII. 317 Fay ouï parler d'un iuge, lequel, il ren- controit un aspre conflict entre Bartolus et Bal- dus (û), et quelque matière agitée de plusieurs contrarietez, mettoit en marge de son livre, « Question pour Tami » ; c'est à dire que la vé- rité estoit si embrouillée et débattue , qu'en pa- reille cause il pourroit favoriser celle des parties que bon luy sembleroit. Il ne tenoit qu'à faulte d'esprit et de suffisance , qu'il ne peust mettre par tout , (f Question pour l'ami » ; les advocats et les iuges de nostre temps treuvent à toutes causes assez de biais pour les accommoder bon leur semble. A une science si infinie, des- pendant de l'auctorité de tant d'opinions , et d'un subiect si arbitraire , il ne peult estre qu'il n'en naisse une confusion extrême de iuge- ments : aussi n'est-il gueres si clair procez au- quel les advis ne se treuvent divers; ce qu'une compaignie a iugé, l'aultre le iuge au contraire, et elle mesme au contraire une aultre fois. De quoy nous voyons des exemples ordinaires par cette licence, qui tache merveilleusement la cerimonieuse auctorité et lustre de nostre ius- tice , de ne s'arrester aux arrests , et courir des uns aux aultres iuges pour décider d'une mesme cause. Quant à la liberté des opinions philoso-

doit rendre hommage qu'aux seuh objets de leur culte. Juv. Sat. i5 , V. 37.

(a) Deux célèbres jurisconsultes. E. J.

3i8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

phiques touchant le vice et la vertu , c'est chose il n'est besoing de s'estendre , et il se treuve plusieurs advis qui valent mieulx teus que publiez aux foibles esprits : Arcesilaus di- soit {a) n'estre considérable en la paillardise {b) de quel costé et par on le feust : Et obscœnas voluptates , si natura requiritj non génère , aut loco , aut ordine , sed forma , œtate, figura, me-

tiendas Epicurus putat : Ne amores quidem

sanctos à sapiente alienos esse arhitrantur :

Quœramus ad quant usqueœtatem iuvenes aman- di sint (i). Ces deux derniers lieux stoiques , et , sur ce propos, le reproche de Dicaearchus (c) à Platon mesme , montrent combien la plus saine philosophie souffre de licences esloingnees

{a) Disoitqu il importoit peu.... on fût paillard. E. J.

{b) Plutarque , dans un dialogue intitulé , les Règles et Préceptes de santé , c. 5, oii le philosophe Arcésilaiis ne dit cela que pour blâmer également toute sorte de débauche. « Il soiiloit dire contre les paillards et luxu- rieux, quil ne peu.lt chaloir de quel costé on le soit , pource qu'il y a (ajoute Plutarque, fidèlement traduit par Amyot) autant de mal à Vun quà V a^ltre ». C.

(i) A regard des plaisirs lascifs de l'amour, Épicure pense qu'il faut moins s'arrêter à la naissance et au rang, qu'à l'âge et à la figure. Cic. Tusc. quœst. 1. 5 , c. 33. Les Stoïciens ne pensent pas que les amours sacrés soient interdits au sage. Cic. de Finib. bonor. et mal. 1 3 , c. 20. .Voyons {disent les Stoïciens) jusqu'à quel âge on doit aimer les jeunes gens. Senec. epist. i23.

(c) Cic. Tusc. quœst. 1. 4 , c. 33 et 34- C*

LIVRE II, CHAPITRE XII. 319

de l'usage commun, et excessifves. Les loix prennent leur auctorité de la possession et de l'usage ; il est dangereux de les ramener à leur naissance: elles grossissent et s'annoblissent en roulant, comme nos rivières; suyvez les con- tremont iusques à leur source , ce n'est qu'un petit sourgeon d'eau à peine recognoissable , qui s'enorgueillit ainsin et se fortifie en vieil- lissant. Voyez les anciennes considérations qui ont donné le premier bransle à ce fameux tor- rent, plein de dignité, d'honneur et de révé- rence ; vous les trouverez si legieres et si déli- cates , que ces gents icy, qui poisent tout et le ramènent à la raison , et qui ne receoivent rien par auctorité et à crédit, il n'est pas merveille s'ils ont leurs iugements souvent tresesloingnez des iugements publicques. Gents qui prennent pour patron l'image première de nature , il n'est pas merveille , si en la pluspart de leurs opi- nions ils gauchissent la voye commune : com- me , pour exemple, peu d'entre eulx eussent approuvé les conditions contrainctes de nos mariages; et la pluspart ont voulu les femmes communes et sans obligation : ils refusoient nos cerimonies ; Chrysippus(a) disoitqu'un phi- losophe fera une douzaine de culebuttes en pu- blic, voire sans hault de chausses, pour une

(a) Plutarque, Contredits des Philo^phes stoïques , c. 3i. C.

ï

3ao ESSAIS DE MONTAIGNE,

douzaine d'olives ; à peine eust il donné advis à Clisthenes de refuser la belle Agariste, sa fil- le {a) , à Hippoclides , pour luy avoir veu faire Tarbre fourché {b) sur une table : Metrocles las- cha un peu indiscrètement un pet , en dispu- tant , en présence de son eschole , et se tenoit en sa maison caché de honte ; iusques à ce que Crates (c) le feut visiter, et adioustant, à ses consolations et raisons , l'exemple de sa liberté, se mettant à peter à l'envy avecques luy, il luy osta ce scrupule , et , de plus , le retira à sa secte stoïque , plus franche , de la secte peripa- tetique , plus civile , laquelle iusques lors il avoit suyvi. Ce que nous appelions Honnesteté, de n'oser faire à descouvert ce qui nous est hon- neste de faire à couvert , ils l'appelloient Sot- tise ; et de faire le fin à taire et desadvouer ce que nature , coustume et nostre désir publient et proclament de nos actions, ils l'estimoient Vice ; et leur sembloit , Que c'estoit affoler les mystères de Venus que de les oster du retiré sacraire (d) de son temple , pour les exposer à la

{a) Hérodote, 1. 6. C.

(b) C'est faire une double fourche , en se tenant la tête en bas sur les deux mains, et les pieds en l'air , contre un arbre ou un mur. Ce jeu d'enfant s'appelle aujourd'hui ,

faire l' arbre fourchu ou la bourrée. E. J.

(c) DioG. Laerce , J^ie de Metrocles, 1. 6, segm. g4. C {d) Sanctuaire. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 32i

veiie du peuple; et Que tirer ses ieux hors du rideau, cestoit les perdre : c'est chose de poids que la honte; la recelation , réservation, cir- conscription , parties de l'estimation : Que la volupté tresingenieusement faisoit instance , sous le masque de la vertu , de n'estrè prosti- tuée au milieu des quarrefours , foulée des pieds et des yeulx de la commune , trouvant à dire la dignité et commodité de ses cabinets accoustumez. De disent aulcuns que d'oster les bordels publicques , c'est non seulement espandre partout la paillardise qui estoit assi- gnée à ce lieu ; mais encores aiguillonner les hommes vagabonds et oisifs à ce vice, par la malaysance :

Mœchiis es Aufidiae, qui vir, Corvine, fuisti :

Rivalis fuerat qui tuus , ille vir est. Cur aliéna placet tibi , quae tua non placet uxor ?

Numquid securus non potes arrigere? (i)

cette expérience se diversifie en mille exem- ples :

Nullus in urbe fuit totâ , qui tangere veUet Uxorem gratis , Caeciliane , tuam ,

(i) Après avoir été mari d'Anfidie, Corvinus, te voilà son galant, maiTitenant qu'elle est la femme de ton rival. Elle te déplaisoit quand elle éfoit à toi : d'où vient qu'elle te plaît depuis qu'elle est à un autre? Es-tu donc im- p!ii<;sant dès que tu n'as rien à craindre? Martial. 1. 3, epigr. 70.

îir. Il

322 KSSAIS DE MONTAIGNE,

Dum licuit : scd nunc , positls custodibus , ingens Turba futulorum est. Ingeniosus homo es (i).

On demanda, à un philosophe qu'on surprit à mesme , « ce qu'il faisoit » : il respondit tout froidement , cr le plante un homme » (a) : ne rougissant non plus d'estre rencontré en cela, que si on l'eust trouvé plantant des aulx. Jusqu'où C'est , comme i'estime , d'une opinion ten-

aîloit riiii- ^ ^

pudence des drc , respectueusc , qu un grand et religieux oviiiques/* aucteur (^) tient cette action si nécessairement obligée à l'occultation et à la vergongne, qu'en la licence des embrassements cyniques, il ne se peult persuader que la besongne en veinst à sa fin ; ains qu'elle s'arrestoit à représenter des mouvements lascifs seulement, pour main-

(i) Dans toute la ville , ô Ce'cilianus! il ne s'est trouvé personne qui voulut gratis approcher de ta femme , tant qu'on en avoit la liberté; mais, depuis que tu la fais garder, les amants l'assiègent : tu es un homme ingénieux ! Martial. 1. i , epigr. 74*

(a) Ce conte qu'on fait de Diogène-Ie-Cynique se débite tous les jours en conversation , et a passé dans plusieurs livres modernes : mais , si l'on en croit Bayle , « il n'est fondé sur le témoignage d'aucun ancien écrivain ». J^ojez son Dictionnaire, art. Hipparchia, rem. D, p. 1473, édit. de 1720. C.

{h) S. Augustin, dans son livre, de Civit. Dei y 1. 14, c. 20. Le passage latin de ce saint évéque est pour Je moins aussi licencieux que le françois de Mon- taigne. C.

LIVRE 11, CHAPITIIE Xll. 3:^3

tenir l'impudence de la profession de leur es- chole ; et que, pour eslancer ce que la honte avoit contrainct et retiré, il leur estoit encores aprez besoing de chercher l'umbre. îl n'avoit pas veu assez avant en leur desbauche : carDio- genes («), exerceant en public sa masturbation , faisoit souhait , en présence du peuple assis- tant, « de pouvoir ainsi saouler son ventre en le frottant » : A ceulx qui luy demandoient pourquoy il ne cherchoit lieu plus commode à manger qu'en pleine rue : « C'est (^), respondoit il , que i'ay faim en pleine rue ». Les femmes philosophes , qui se mesloient à leur secte , se mesloient aussi à leur personne, en tout lieu , sans discrétion ; et Hipparchia (c) ne feut receue en la société de Crates , qu'à condition de suyvre en toutes choses les iiz et coustumes de sa règle. Ces philosophes icy donnoient ex- trême prix à la vertu, et refusoient toutes aul- tres disciplines que la morale : si est ce qu'en toutes actions ils attribuoient la souveraine auctorité à l'eslection de leur sage, et au dessus des loix ; et n'ordonnoient aux voluptez aultre bride , que la modération et la conservation de la liberté d'aultruy.

(a) Diogkne'le'Cjriiiquc . Voyez sa Vie , dansDioGKNF. Laerce, 1. 6, segm. 69. C. {b) Jd. ibid. segm. 58. C. (c) Ib. F^ie d* Hipparchia , 1. 6, segm. 96. C.

324 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Philosophes Heraclitus et Protagorâ^ (a) , de ce que le vin

qui ont sou- , , , i

tennqii'iise Semble amer au malade et gracieux au sain; vmm7m^su! l'avirou tortu dans l'eau et droict à ceulx qui

jetdesappa- ]q veoycut hors de là, et de pareilles appa- rences con- '^ ' ^ rr traires. rcnccs Contraires qui se treuvent aux subiects,

argumentèrent que touts subiects avoient en eulx les causes de ces apparences ; et qu'il y avoit au vin quelque amertume qui se rappor- toit au goust du malade ; en l'aviron , certaine qualité courbe se rapportant à celuy qui le re- garde dans l'eau ; et ainsi de tout le reste : qui est dire que tout est en toutes choses , et par conséquent rien en aulcune ; car rien n'est, La parole tout est. Cette Opinion me ramentoit l'expe- faiteest sus- ricncc quc nous avons , qu'il n'est aulcun sens ceptibie de visae:e , ou droict, ou amer, ou doulx, ou

divers sens. J o ^ 7 7 7

courbe , que l'esprit humain ne treuve aux es- cripts qu'il entreprend de fouiller : en la pa- role la plus nette , pure et parfaicte qui puisse estre , combien de faulseté et de mensonge a Ion faict naistre? quelle hérésie n'y a trouvé des fondements assez et tesmoignages pour en- treprendre et pour se maintenir? C'est pour cela que les aucteurs de telles erreurs ne se veulent iamais despartir de cette preuve du tesmoignage de l'interprétation des mots. Un personnage de dignité, me voulant approuver par auctorité cette queste de la pierre philoso-

{a) Sextus Empir. Pj-rrJi. Hjpot. 1. i , c. 29 et 32. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. ^aS

phale il est tout plongé, nrallegua dernic- reiiient cinq ou six passages de la Bible sur les- quels il disoit s'estre premièrement fondé pour la descharge de sa conscience (car il est de pro- fession ecclésiastique) ; et, à la vérité, l'inven- tion n'en estoit pas seulement plaisante, mais encores bien proprement accommodée à la def- fense de cette belle science. Par cette voye se Écrits ob- gaigne le crédit des fables divinatrices : il n'est yent^ ^aLsï- prognostiqueur, s'il a cette auctorité qu'on le ^r^rt^es"* daio^ne feuilleter, et rechercher curieusement q"i leur font

*^ ^ honneur.

touts les plis et lustres de ses paroles , à qui on ne face dire tout ce qu'on vouldra, comme aux Sibylles; il y a tant de moyens d'interpré- tation , qu'il est malaysé que, de biais ou de droict fil, un esprit ingénieux ne rencontre en tout subiect quelque air qui luy serve à son poinct: pourtant se treuve un style nubileux et doubteux en si fréquent et ancien usage. Que l'aucteur puisse gaigner cela , d'attirer et embesongner à soy la postérité , ce que non seulement la suffisance, mais autant, ou plus, la faveur fortuite de la matière peult gaigner; qu'au demourant il se présente, par bestise , ou par finesse, un peu obscuremment et di- versement ; ne luy chaille : nombre d'esprits , le beluttant et secouant, en exprimeront quan- tité de formes , ou selon , ou à costé , ou au con- traire, de la sienne, qui luy feront toutes hon- neur; il se verra enrichi des moyens de ses dis-

326 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ciples , comme les régents du {a) landy. C'est ce qui a faict valoir plusieurs choses de néant, qui a mis en crédit plusieurs escripts , et les a char- gez de toute sorte de matière qu'on a voulu ; une mesme chose recevant mille et mille , et autant qu'il nous plaist d'images et considéra- tions diverses. Homère re- Est il possiblc quc Homcre aye voulu dire maître ^^de to^t ce qu'on luy faict dire ; et qu'il se soit d^gens^'^s^r P^esté à tant et si diverses figures , que les theo- quei^ fonde- logieus , législateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gents qui traictent sciences , pour diversement et contrairement qu'ils les traic- tent, s'appuyent de luy, s'en rapportent à luy? maistre gênerai à touts offices , ouvrages et ar- tisants ; gênerai conseiller à toutes entreprin- ses : quiconque a eu besoing d'oracles et de pré- dictions , en y a trouvé pour son faict. Un per- sonnage sçavant , et de mes amis , c'est mer- veille quels rencontres et combien admirables

{a) Landit ou landj signifie ici le salaire que les e'co- liers donnoient à leui ùiaître. ... Il signifie aussi la foire de S. Denis en France. Vojcz Ménage , dans son Dic- tionnaire étymologique. C. -— Coste auroit du ajouter que ce salaire, ou présent du Landj , s'appeloit ainsi parce qu'il se donnoit à l'époque de la fête et de la foire du Landj- ; que c'est pour cela qu'on traduisoit , en latin , Landj par Minerval ; et qu'on appeloit , en terme d'éco- lier,^z/?/^e/«w^/^, les écoliers qui frustroient leurs régent ^ de ce présent. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 827

il y faict naistre en faveur de nostre religion; et ne se peult ayseement despartir de cette opinion, que ce ne soit le desseing d'Homère; si luy est cet aucteur aussi familier qu'à homme de nostre siècle ; et ce qu'il trcuve en faveur de la nostre, plusieurs anciennement l'avoient trouvé en faveur des leurs. Voyez démener et agiter Platon : chascun, s'honorant de l'appli- quer à soy, le couche du costé qu'il le vcult : on le promeine et l'insère à toutes les nouvelles opinions que le monde receoit ; et le diffé- rente (a) Ion à soy mesme , selon le différent cours des choses ; l'on faict desadvouer à son sens les mœurs licites en son siècle, d'autant qu'elles sont illicites au nostre : tout cela, vif- vement et puissamment, autant qu'est puis- sant et vif l'esprit de l'interprète. Sur ce mesme fondement qu'avoit Heraclitus(6) et cette sienne sentence, «Que toutes choses avoient en elles les visages qu'on y trouvoit», Democritus en tiroit une toute contraire conclusion , c'est (c) « Que les subiects n'avoient du tout rien de ce que nous y trouvions »; et, de ce que le miel

(a) Et on le met en opposition à lui-même , etc. C'est ce qu'emporte ici le mot differenter , que je n'ai pu trouver que dans le Dictionnaire françois et ançloîs de Cotgrave. C.

{6) Sextus ëmpir. Pjrrh. Hj-pot. 1. i , c. 29. C.

(c) Ib. Adv. Math. i63. C.

3:â8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

estoit doulx à l'un et amer à Taultre , il argu- mentoit qu'il n'estoit ny doulx , ny amer. Les pyrrhoniens diroient, qu'ils ne sçavent s'il est doulx ou amer , ou ny l'un , ny l'aultre , ou touts les deux; car ceulx cy gaignent touiours le hault poinct de la dubitation. Les cyre- nayens (a) tenoient (b) que rien n'estoit percep- tible parle dehors, et que cela estoit seulement perceptible qui nous touchoit par l'interne at- touchement, comme la douleur et la volupté; ne recognoissants ny ton, ny couleur, mais certaines affections seulement qui nous en ve- noient ; et que l'homme n'avoit aultre siège de son iugement. Protagoras estimoit « estre vray (c) à chascnn ce qui semble à chascun ». Les épi- curiens logent aux sens tout iugement en la notice des -choses , et en la volupté. Platon (d) a voulu le iugement de la vérité , et la vérité mesme, retirée des opinions et des sens , ap- partenir à l'esprit et à la cogitation. Les sens Ce propos m'a porté sur la considération des

sont le rora- i i i i r i

menrement «cns , ausqucis gist le plus grand rondement et

et la lin de i . rn ■_

»o« connois- p^^uve de nostrc ignorance. Tout ce qui se

sances.

(o) Ou Cj-rénaïques , philosophes , ainsi nommés parce qu'ils étoient sectateurs d'Aristippe , natif de Cyrène. C.

{b) Cic. Jcad. qnœst. 1. 4? c. 7. C.

(c) Id. ibid. c. 46. C.

{d) C'est le résultat de ce que Platon dit au long dans le Phédon i p. 66 , etc. , et dans le Thaétete , p. 186 , etc. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 829 cognoist, il se cognoist sans double par la fa- culté du cognoissant; car, puisque le iugement vient de Toperation de celuy qui iuge , c'est raison que cette opération il la parface par ses moyens et volonté , non par la contraincte d'aul- truy, comme il adviendroit si nous cognois- sions les choses par la force et selon la loy de leur essence. Or, toute cognoissance s'achemine en nous par les sens; ce sont nos maistres :

Via qua munita fidci Proxima fert humanum in pcctus , templaque mentis (i) :

la science commence par eulx, et se resoult en eulx. Aprez tout, nous ne sçaurions non plus qu'une pierre , si nous ne savions qu'il y a son , odeur, lumière , saveur, mesure , poids , mol- lesse , dureté , aspreté, couleur, polisseure, lar- geur, profondeur : voylà le plan et les principes de tout le bastiment de nostre science; et selon aulcuns, Science n'est rien aultre chose que Sentiment. Quiconque me peult poulser à con- tredire les sens , il me tient à la gorge ; il ne me sçauroit faire reculer plus arrière : les sens sont le commencement et la fin de l'humaine cog- noissance :

Invenies priinis ab sensibus esse creatam

Nolitiam veri j neque sensus posse rcfell!. »

(1) Ce sont les voies par lesquelles l'évidence pénètre dans le sanctuaire de Tesprit humain. Lucket. 1. 5 , y. io3.

33o ESSAIS DE MONTAIGNE,

Quid majore fide porro , quàm sensiis haberi Débet? (I)

Qu'on leur attribue le moins qu'on pourra , tousiours fauldra il leur donner cela , que , par leur vo e et entremise , s'achemine toute nostre instruction. Cicero dict («) que Chrysippus , ayant essayé de rabbattre de la force des sens et de leur vertu, se représenta à soy mesme des arguments au contraire, et des oppositions si véhémentes , qu'il n'y peut satisfaire : sur- quoy Carneades , qui maintenoit le contraire party, se vantoit de se servir des armes mesmes et paroles de Chrysippus pour le combattre ; et s'escrioit à cette cause contre luy : « O misé- rable , ta force t'a perdu ! [b) » Il n'est aulcune absurdité, selon nous, plus extrême, que de maintenir que le feu n'eschauffe point , que la lumière n'esclaire point, qu'il n'y a point de pesanteur au fer ny de fermeté , qui sont no- tices que nous apportent les sens ; ny créance ou science en l'homme qui se puisse comparer à celle en certitude.

(i) Vous serez convaincu que la connoissance de la vérité nous vient primitivement des sens, et qu'on ne peut récuser leur témoignage : en effet , à quel autre guide devons- nous jîlutôt nous confier ? Lucret. I. 4? v. 480.

(a) Acad. quœsl. 1. 4 > c. 27. C.

{b) Plutarque, Contredits des Philosophes stoïques , c. 9. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 33i

La première considération que i'ay sur le ii y a lieu

, , , . . 1 T_. de douter si

snbiect des sens , est que le mets en doubte que rhomme est l'homme soit p<ltirveu de touts sens naturels, fo^^e^nsna- le veois plusieurs animaulx qui vivent une vie *"^*^'' entière et parfaicte , les uns sans la veue, aùl- tres sans l'ouïe : qui sçait si, à nous aussi , il ne manque pas encores un , deux , trois , et plu- sieurs aultres sens? Car, s'il en manque quel- qu'un , notre discours n'en peult descouvrir le default. C'est le privilège, des sens d'estre l'ex- trême borne de nostre appercevance : il n'y a rien au delà d'eulx qui nous puisse servir à les descouvrir ; voire ny l'un des sens ne peult descouvrir l'aultre :

An poterunt oculos aures repreheiidere ? an aures Tactus ? an hune porrô tactum sapor arguet oris ? An confutabunt nares , oculive revincent? (i)

ils font trestouts la ligne extrême de nostre fa- culté :

Seorsun* cuiqiie poteslas Divisa est , sua vis cuique est (2).

Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle , qu'il n'y veoid pas; im-

(1) L'ouïe pourra-t-elle rectifier la vue , et le toucher rouïe?legoût nous préservera-t-il des surprises du tact? l'odorat et la vue pourront-ils le réformer? Lucret. 1. 4 ? V. 488.

(2) Chacun d'eux a sa puissance à part, et sa faculté particulière. Td. ibid. v. 49 r.

332 ESSAIS DE MONTAIGNE,

possible de luy faire désirer la veue , et re- gretter son default : parquoy nous ne debvons prendre aulcune asseurance dte ce que nostre ame est contente et satisfaicte de ceulx que nous avons; veu qu'elle n'a pas de quoy sentir en cela sa maladie et son imperfection , si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aveugle , par discours, argument, ny similitude, qui loge en son imagination aulcune appréhension de lumière , de couleur , et de veue : il n'y a rien plus arrière qui puisse poulser le sens en évidence. Les aveugles naiz , qu'on veoid dé- sirer à veoir, ce n'est pas pour entendre ce qu'ils demandent : ils ont apprins de nous qu'ils ont à dire quelque chose , qu'ils ont quel- que chose à désirer qui est en nous , laquelle ils nomment bien , et ses effects et consé- quences ; mais ils ne sçavent pourtant pas que c'est, ny ne l'appréhendent ny prez ny loing. l'ay veu un gentilhomme de bonne maison, aveugle nay , au moins aveugle de tel aage qu'il ne sçait que c'est que de veue : il entend si peu ce qui luy manque, qu'il use et se sert comme nous des paroles propres au veoir, et les applique d'une mode toute sienne et parti- culière. On luy presentoit un enfant, duquel il estoit parrain ; l'ayant prins entre ses bras ; « Mon Dieu, dict il , le bel enfant î qu'il le faict beau veoir ! qu'il a le visage gay » ! il dira , comme l'un d'entre nous , « Cette salle a une

LIVRE II, CHAPITRE XII. 333

l)elle veue; il faict clair; il faict beau soleil ». 11 y a plus : car, parce que ce sont nos exercices que la chasse , la paulme, la bute (a) , et qu'il l'a ouï dire, il s'y affectionne, s'y empesche, et croit y avoir la mesme part que nous y avons : il s'y picque et s'y plaist; et ne les receoit pour- tant que par les aureilles. On luy crie que voyià un lièvre, quand on est en quelque belle spla- nade ^b) il puisse picquer ; et puis on luy dict encores que voylà un lièvre prins : le voy aussi fier de sa prinse , comme il oit dire aux aultres qu'ils le sont. L'esteuf , il le prend à la main gauche, et le poulse avec sa raquette : de la ar- quebuse, il en tire à l'adventure, et se paye de ce que ses gents luy disent qu'il est ou hault ou costier (c). Que sçait on si le genre humain faict une sottise pareille, à faulte de quelque sens, et que par ce default la pluspart du visage des choses nous soit caché? Que sçait on si les diffi- cultez que nous trouvons en plusieurs ouvrages de nature viennent de là? et si plusieurs effects des animaulx, qui excédent nostre capacité, sont produicts par la faculté de quelque sens que nous ayons à dire? et si aulcuns d'entre

(a) La bute : ce mot a signifié, i®. la butte Ton tire de l'arquebuse; i°. l'exercice même de l'arquebuse : c'est dans ce dernier sens qu'il est pris ici. E. J.

{b) Esplanade. E. J.

(c) Qu'il a tiré au haut ou à côté du but. E. J.

334 ESSAIS DE MONTAIGNE,

eulx ont une vie plus pleine par ce moyen, et plus entière que la nostre? Nous saisissons la pomme quasi par touts nos sens ; nous y trou- vons {a) de la rougeur, de la polisseure, de l'odeur et de la doulceur : oultre cela , elle peult avoir d'aultres vertus, comme d'asseicher ou restreindre, ausquelles nous n'avons point de sens qui se puisse rapporter. Les proprietez que nous appelions occultes en plusieurs cho- ses, comme à l'aimant d'attirer le fer, n'est il pas vraysemblable qu'il y a des facultez sen- sitifves en nature propres à les iuger et à les appercevoir, et que le default de telles facultez nous apporte l'ignorance de la vraye essence de telles choses? C'est, à Tadventure, quelque sens particulier qui descouvre aux coqs l'heure du matin et de minuict, et les esmeut à chanter; qui apprend aux poules , avant tout usage et expérience , de craindre un esparvier (/^) , et non un' oye ny un paon , plus grandes bestes ; qui advertit les poulets de la qualité hostile qui est au chat contre eulx , et à ne se desfier du chien ; s'armer contre le miaulement, voix aulcune- ment flatteuse , non .contre l'abbayer , voix aspre et querelleuse ; aux freslons , aux fourmis et aux rats, de choisir tousiours le meilleur fromage et la meilleure poire, avant que d'y

(a) Sextus Empir. Pjrrh. Hypot. 1. i , c. i4- G. (h) Epervier. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 335

avoir tasté; et qui achemine le cerf, Telephant, le serpent, à la cognoissance de certaine herbe propre à leur guarison. Il n'y a sens qui n'ayt une grande domination, et qui n'apporte par son moyen un nombre infini de cognoissances. Si nouft avions à dire l'intelligence des sons, de l'harmonie et de la voix , cela apporteroit une confusion inimaginable à tout le reste de nostre science ; car, oultre ce qui est attaché au propre effect de chasque sens, combien d'arguments, de conséquences et de conclusions tirons nous aux aultres choses, par la comparaison d'un sens à l'aultre? Qu'un homme entendu ima- gine l'humaine nature produicte originellement sans la veue, et discoure combien d'ignorance et de trouble luy apporteroit un tel default, combien de ténèbres et d'aveuglement en nostre ame; on verra par combien nous importe, à la cognoissance de la vérité, la privation d'un aultre tel sens, ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous avons formé une vérité par la consultation et concurrence de nos cinq sens: mais à l'adventure falloit il l'accord de huict, ou de dix sens , et leur contribution , pour l'ap- percevoir certainement, et en son essence.

Les sectes qui combattent la science de Thom- La science me, elles la combattent principalement par l'in- combauue certitude et foiblesse de nos sens : car, puisque IJfèssc et rin- toute cognoissance vient en nous par leur en- c"*»^"'^^ ^^

D r nos sens.

tremise et moyen , s'ils faillent au rapport qu'ils

\

336 ESSAIS DE MONTAIGNE,

nous font, s'ils corrompent ou altèrent ce qu'ils nous charrient du dehors, si la lumière, qui par eulx s'escoule en nostre ame, est obscurcie Que les au passagc, nous n'avons plus que tenir. De

sens ne troni- i m i

pent jamais, Cette cxtrcmc diliiculté sont nées toutes ces lan- se on pieu- ^^^'^^^ . ^^ q^j^ chasquc subiect a en soy tout ce

que nous y trouvons; Qu'il n'a rien de ce que nous y pensons trouver » : et celle des épicu- riens , « Que le soleil n'est non plus grand que ce que nostre veue le iuge :

Quicquid id est , nihilo fertur maiore figura ,

Quàm , nostris oculis quam cernimus , esse videtur (i) :

Que les apparences qui représentent un corps grand à cehiy qui en est voisin, et plus petit à celuy qui en est esloingné , sont toutes deux vrayes :

Nec tamen hic oculos falli concedimus hnum j

Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli (2) :

et resoluement. Qu'il n'y a aulcune tromperie aux sens; qu'il fault passer à leur mercy, et chercher ailleurs des raisons pour excuser la différence et contradiction que nous y trou- vons, voire inventer toute aultre mensonge et

(i) Montaigne vient de traduire ce vers. Llcret. 1. 5, V. 577.

(2) Nous ne convenons pas pour cela que les yeux se trompent. ... Ne leur imputons donc j)as les erreurs de Tesprit. Lucret. L 4? v. 38o , 386.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 337

resverie (ils en viennent iusques là), plustost que d'accuser les sens » : Timagoras (à) iuroit que pour presser ou biaiser son œil , il n'avoit iamais apperceu doubler la lumière de la chan- delle, et que cette semblance venoit du vice de l'opinion, non de l'instrument : de toutes les absurditez, la plus absurde aux épicuriens {b) est desadvouer la force et effect des sens;

Proinde , quod in quoque est lus vîsum tempore , vérum est.

Et , si non poterlt ratio dissolvere causarti,

Cur ea , quae fuerint iuxtini quadrata , procul sint

Visa rotunda j tamen praeslat rationrs egentem

Reddere mendosè causas utriusque figurae ,

Quàm manibus manifesta suis émittere quaequam ,

Et violare fidem primam , et convellere tota

Fundamenta , quibus nixaf:ur vita , salusque :

Non modo enim ratio ruât omnis , vita quoque ipsa

Concidat extemplo , nlsi credere sensibus ausis ,

Praecipitesque locos vitare, et caetera quae sint

In gencre hoc fugienda (1).

(a) Cic. Acad. quœst. l. 4, c. 25. C.

{b) C'est-à-dire , au jugement des Épicuriens, C.

(i) Les rapports des sens sont vrais en tout temps. Si la raison ne peut expliquer pourquoi les objets qui sont carrés de près , paroissent ronds dans l'éloignement , il vaut mieux, au défaut d'une solution vraie , donner une fausse raison de cette double apparence , que de laisser échapper l'évidence de ses mains, que de détruire tous les principes de la crédibilité , que de ruiijer cette base sur laquelle sont fondées notre vie et notre conservation. Car, ne croyez pas qu'il ne s'agisse que des intérêts de la raison j la vie elle-même ne se conserve qu'en évitant , nr. 7.0

338 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Ce conseil désespéré , et si peu philosophique , ne représente aul tre chose , si non que ] 'humaine science ne se peult maintenir que par raison desraisonnable , folle et forcenée ; mais qu'en- cores vault il mieulx que l'homme, pour se faire valoir , s'en serve , et de tout aultre remède tant fantastique soit il, que d'advouer sa néces- saire bestise : vérité si desadvantageuse. Il ne peult fuyr que les sens ne soient les souverains maistres de sa cognoissance : mais ils sont in- certains, et falsifiables à toutes circonstances; c'est il fault battre à oultrance, et, si les forces iustes luy faillent, comme elles font, y employer l'opiniastreté , la témérité, l'impu- dence. Au cas que ce que disent les épicuriens soit vray , à sçavoir « Que nous n'avons pas de scien ce , si les apparences des senis sont faulses w ; et que ce que disent les stoïciens , soit vray aussi, « Que les apparences des sens sont si faulses , qu'elles ne nous peuvent produire aul- cune science » : nous coiiclurons, aux despens de ces deux grandes sectes dogmatistes. Qu'il L'expërien- n'y a poiut de science. Quant à l'erreur et incer-

ce démontre .-. i i i? m.- j i ?

l'erreur et titudc dc 1 Opération des sens , chascun s en

d^^^Topëit^- peult fournir autant d'exemples qu'il luy plaira :

tiondessens. j-^i^t Ics faultcs et trompcrics qu'ils nous font

sont ordinaires. Au retentir d'un valon , le son

sur le rapport des sens , les précipices et les autres objets nuisibles. Lucret. 1. 4 ? v. 5o2.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 339

d'une trompette semble venir devant nous , qui vient d'une lieue derrière :

Exstantesque procul medio de gurgite montes , Classibus inter quos liber patet exitus , iideni Apparent , et longé divolsi licet , ingens Insuia coniunctis tamen ex bis una videtur.

Et fugere ad puppim colles campique vldentur, Quos agimus praeler navim , velisque volamus.

Ubi in medio nobis equus acer obbœsit Flumine , equi corpus transversum ferre videtur Vis , et in adversum flumen contrudere raptim (i) :

fois a notre

à manier une balle d'arquebuse soubs le second doigt, celuy du milieu estant entrelacé par des- sus, il fault extrêmement se contraindre pou^ advouer qu'il n'y en ayt qu'une, tant le sens nous en représente deux : car que les sens Que les

P . . 1 -1* .1 sens impo-

soient maintestois maistres du discours, et le sentauelque- contraignent de recevoir des impressions qu'il srait et iuge estre faulses , il se veoid à touts coups. le laisse à part celuy de l'attouchement,

(î) Une chaîne de montagnes élevées au-dessus de la mer, entre lesquelles des flottes entières trouveroient un libre passage , ne nous paroissent de loin qu'une même masse ; et , quoique très-distantes Tune de l'autre , elles se réunissent à l'œil , sous l'aspect d'une grande île. . . . Les collines et les campagnes que nous côtoyons , en naviguant à pleines voiles , semblent accourir vers la poupe. . . . Si votre coursier s'arrête au milieu d'un fleuve , le cheval vous paroîtra emporté par une force étrangère . contre le courant. Lucret. 1. 4, y- 398, 890, 4^3

34o ESSAIS DE MONTAIGNE,

qui a ses functions plus voisines , plus vifves et substaucielles, qui renverse tant de fois, par l'effect de la douleur qu'il apporte au corps , toutes ces belles resolutions stoïques , et con- trainct de crier au ventre celuy qui a establi en son ame ce dogme, avecques toute resolution , « Que la cholique, comme toute aultre maladie et douleur, est chose indifférente, n'ayant la force de rien rabbattre du souverain bonheur et félicité en laquelle le sage est logé par sa vertu »; il n'est cœur si mol, que le son de nos tambours et de nos trompettes n'eschauffe, ny si dur , que la doulceur de la musique n'esveille et ne chatouille ; ny ame si revesche , qui ne se sente touchée de quelque révérence à consi- dérer cette vastité sombre de nos églises , la di- versité d'ornements et ordre de nos cerimonies, et ouïr le son devotieux de nos orgues , et l'har- monie si posée et religieuse de nos voix : ceulx mesmes qui y entrent avecques mespris sentent quelque frisson dans le cœur, et quelque hor- reur , qui les met en desfiance de leur opinion. Quant à moy , ie ne m'estime point assez fort pour ouïr en sens rassis des vers d'Horace et de Catulle, chantez d'une voix suffisante par une belle et ieune bouche : et Zenon (a) avoit raison de dire que la voix estoit la fleur de la beauté. On m'a voulu faire accroire qu'un homme, que

(a) DiOG. Laerce, 7^/e de Zenon, 1. 4> segm. 23. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 54i

touts nous aultres François cognoissons, m'a- voit imposé , en me recitant des vers qu'il avoit faicts; qu'ils n'estoient pas tels sur le papier qu'en l'air, et que mes yeulx en feroient con- traire iugement à mes aureilles : tant la pronon- ciation a de crédit à donner prix et façon aux ouvrages qui passent à sa mercy ! Sur quoy Phi- loxenus (a) ne feut pas fascheux; en ce qu'oyant un liseur donner mauvais ton à quelque sienne composition, il se print {b) à fouler aux pieds et casser de la brique qui estoit à luy ; disant : <c le romps ce qui est à toy ; comme tu corromps ce qui est à moy ». A quoy faire , ceulx mesmes qui se sont donné la mort d'une certaine reso- lution, destournoient ils la face pour ne veoir le coup qu'ils se faisoient donner? et ceulx qui, pour leur santé, désirent et commandent qu'on les incise et cautérise, pourquoi ne peuvent ils soustenir la veue des apprests, utils et opéra- tion du chirurgien; attendu que la veue ne doibt avoir aulcune participation à cette dou- leur? cela, ne sont ce pas propres exemples à vérifier l'auctorité que les sens ont sur le dis- cours? Nous avons beau sçavoir que ces tresses sont empruntées d'un page ou d'un laquay; que cette rougeur est venue d'Espaigne , et cette blancheur et polisseure, de la mer oceanne;

(a) Ne fut pas blâmable, neut pas tort. E. J.

{b) DiOG. Laerce , Vie dArcésilaùs, I. 4 , segm. 36. C.

342 ESSAIS DE MONTAIGNE,

encores faiilt il que la veue nous force d*en trouver le subiect plus aimable et plus agréable , contre toute raison : car en cela , il n'y a rien du sien.

Auferimur cultu : gemmîs , auroque teguntur Grimina : pars minima est ipsa puella suî.

Sœpè , ubi sit quod âmes , inter tam multa , requîras : Decipit hac oculos œgide dives amor (i).

Narcisse Combien donnent à la force des sens , les poètes

épris de l'a- r -«t i i n i

mourdeiui- qui lout Narcissc esperdu de 1 amour de sou

même : et i

Pygmalion , umbrc ;

de la vue de

la statue qu'il Cunctaque miratur quibus est mirabilis ipse ;

vient de fai- gg cupit imprudens j et , qui probat , ipse probatur :

Dumque petit, petiturj pariterque accendit, et ardet (2) :

et l'entendement de Pygmalion («) si troublé par l'impression de la veue de sa statue d'ivoire, qu'il l'ainie et la serve pour vifve ?

Oscula dat , reddique putat j sequiturque tenetque ,

(ï) Nous sommes séduits par la parure^ l'or et les pierreries cachent les de'fauts du corps. Notre maîtresse est ce qui nous plaît le moins en elle-même ; souvent on a peine à trouver ce qu'on aime , sous ces riches orne- ments : c'est l'égide avec laquelle l'amour et Topulence éblouissent nos yeux. Ovid. de Remed. amor. I. i, v. 343.

(2) Il admire ce qu'il a lui-même d'admirable. L'in- sensé ! il se désire lui-même^ il est l'objet de ses vœux, de ses louanges, et brûle des feux qu'il a lui-même allu- més. Otide, Métam.. 1. 3, fab. 6, v. 424.

{a) Et qui nous représentent l'entendement de Pj'g^ malion si troublé , etc. G.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 343

Et crédit tactis digitos insidere membris j Et metuit presses veniat ne livor in artus (i).

Qu'on loge un philosophe dans une cage de De rim- menus filets de fer clair-semez, qui soit sus- ITVue^ dr pendue au hault des tours Nostre Dame ^^"'^' ^^*^ Paris; il verra, par raison évidente, qu'il est impossible qu'il en tumbe; et si ne se sçauroit garder (s'il n'a accoustumé le mestier des cou- vreurs), que la veue de cette haulteur extrême ne l'espovante et ne le transisse : car nous avons assez affaire de nous asseurer aux galeries qui sont en nos clochiers, si elles sont façonnées à iour, encores qu'elles soient de pierre ; il y en a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on iecte une poultre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la fault à nous promener dessus , il n'y a sagesse phi- losophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher , comme nous ferions si elle estoit à terre. l'ay souvent essayé cela en nos montaignes de deçà , et si suis de ceulx qui ne s'effroyent que médiocrement de telles choses , que ie ne pouvois souffrir la veue de cette profondeur infinie, sans horreur et

(i) Il la couvre de baisers , et croit qu'elle y répond j il la saisit , il l'embrasse ; il se figure que ses membres cèdent à l'impression de ses doigts, et craint d'y laisser une empreinte livide eu les serrant trop fortement. Ovide, Méiam. 1. lo, fab. 8, v. i4-

344 ESSAIS DE MONTAIGNE, tremblement de iarrets et de cuisses ; encores qu'il s'en fallust bien ma longueur que ie ne feusse du tout au bord, et n'eusse sceu cheoir si ie ne me feusse porté à escient au dangier. l'y remarquay aussi, quelque haulteur qu'il y eust, que pourveu qu'en cette pente il se presentast un arbre ou bosse de rochier poursoustenir un peu la veue et la diviser, cela nous allège et donne asseurance , comme si c'estoit chose de quoy à la cheute nous peussions recevoir se- cours; mais que les précipices coupez et unis, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoyement de teste : ut despici sine ver- tigine simul oculorum animique non possit (i) : qui est une évidente imposture de la veue. Ce fut pourquoy ce beau philosophe {a) se creva les yeulx , pour descharger l'ame de la desbauche qu'elle en recevoit, et pouvoir philosopher plus en liberté : mais à ce compte, il se debvoit aussi faire estoupper les aureilles, que Theophras- tus {h) dict estre le plus dangereux instrument

(i) De sorte qu'on ne peut regarder en bas , que la tête ne tourne , et que l'esprit ne se trouble. Tite-Live , 1. 44 > c. 6.

(a) Démocrite. Cic. de Finib. bon. et mal. 1. 5 , c. 29. Mais Cicéron n'en parle que comme d'une chose incer- taine ; et Plutarque dit positivement que c'est une faus- seté. De la Curiosité , c. n , de la traduct. d'Amyot. C.

{b) Au rapport de Plutarque , dans son traité , Com- ment il faut ouïr f c. 2, version d'Amyot. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 345

que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer , et se cleb- voit priver enfin de touts les aultres sens, c'est à dire de son estre et de sa vie; car ils ont touts cette puissance de commander nostre discours et nostre ame. Fit etiam sœpë specie quàdam, sœpè vocum gravitate et cantibus , ut pellantur animivehernentiiis ; sœpè etiam cura et timoré ( i ). Les médecins tiennent qu'il y a certaines com- plexions qui s'agitent, par aulcuns sons et in- struments, iusques à la fureur. l'en ay veu qui ne pouvoient ouïr ronger un os soubs leur table , sans perdre patience ; et n'est gueres homme qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant que font les limes en raclant le fer; comme , à ouïr mascher prez de nous , ou ouïr parler quelqu'un qui ayt le passage du gosier ou du nez empesché, plusieurs s'en esmeuvent iusques à la cliolere et la haine. Ce fleuteur pro- tocole {a) de Gracchus , qui amollissoit , roi-

(i) Il arrive souvent que la vue de quelque objet , qu'un son de voix, que des chants, font de fortes im- pressions sur l'esprit ; et souvent aussi , l'inquiétude et la crainte produisent le même effet. Cic, de Divinat. 1. 1 , c. 36.

(a) Protocolle , dit Nicot , signifie entre autres choses , celui qui porte le roollel par derrière et à Vespaule dun qui harangue , ou joue en farces et nwralitez , pour les redresser et remettre au fil de leur harangue , ou roollet , quand ils varient, ou demeurent court : posticus suin-

346 ESSAIS DE MONTAIGNE,

dissoit et contournoit la voix de son maistre lorsqu'il haranguoit à Rome, à quoy servoit il , si le mouvement et qualité du son n'avoit force à esmouvoir et altérer le iugement des audi- teurs ? vrayement il y a bien de quoy faire si grande feste de la fermeté de cette belle pièce, qui se laisse manier et changer au bransle et accidents d'un si legier vent! Les sens Cette mesme piperie que les sens apportent

sont altëre's ^ i i i - \

et corrora- à nostrc entendement, ils la receoivent à leur

pus par les ^ . , , ,

passions de tour ; nostrc ame par lois s en revenche de ^^' mesme : ils mentent et se trompent à l'envy. Ce

que nous voyons et oions, agitez de cholere, nous ne l'oïons pas tel qu'il est :

Et solem geminum , et duplices se ostendere Thebas (i) : ,

l'obiect que nous aimons , nous semble plus beau qu'il n'est;

Multimodis igitur pravas turpesque videmus Esse in deliciis , summoque in honore vigere (2) 5

et plus laid celuy que nous avons à contre

monitor. C'est ce que nous appelons aujourd'hui un souf- fleur. — Ce que Montaigne dit ici est tiré de Plutarque , dans le traité , Comment il faut refréner la colère ^ c. 6 , de la traduction d'Amyot. C.

(i) Alors on voit (comme Penthée) deux soleils et deux Thëbes. Enéide , 1. 4> c. 470.

(2) Souvent nous voyons la laideur et la difformité captiver les cœurs , et fixer les hommages. Lucret. 1. 4 > V. 1149.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 347

cœur : à un homme ennuyé et affligé , la clarté du iour semble obscurcie et ténébreuse. Nos sens sont non seulement altérez , mais souvent hebestez du tout par les passions de Famé : combien de choses voyons nous , que nous n'appercevons pas si nous avons nostre esprit empesché ailleurs?

In rébus quoque apertis noscere possis , Si non advortas anîmum , proinde esse , quasi omni Tempore seniota; fuerint, longeque reniota3 (i).

il semble que Tame retire au dedans , et amuse les puissances des sens: par ainsin, et le dedans et le dehors de l'homme est plein de foiblesse et de mensonge. Ceulx qui ont apparié nostre Vie de

11' > n 1 l'homme

Vie a un songe , ont eu de la raison, a 1 adven- comparée , ture, plus qu'ils ne pensoient. Quand nous Tun^songe/ songeons, nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez , ne plus ne moins que quand elle veille ; mais si , plus mollement et obscuré- ment, non de tant, certes, que la différence y soit comme de la nuict à une clarté vifve ; ouy , comme de la nuict à l'umbre : elle dort, icy elle sommeille ; plus et moins , ce sont tousiours ténèbres , et ténèbres cimmeriennes. Nous veil- lons dormants , et veillants dormons. le ne

(i) Les corps même les plus exposés à la vue , si l'âme ne s'applique à les observer , sont pour elle comme s'ils en avoieut toujours été à une très-grande distance. Luœet, 1.4, v. 809.

348 ESSAIS DE MONTAIGNE,

veois pas si clair dans le sommeil; mais quant au veiller, ie ne le treuve iamais assez pur et sans nuage : encores le sommeil , en sa profon- deur, endort par fois les songes; mais nostre veiller n'est iamais si esveillé qu'il purge et dis- sipe bien à poinct les resveries, qui sont les songes des veillants , et pires que songes. Nostre raison et nostre ame recevant les fantasies et opinions qui luy naissent en dormant, et auc- torisant les actions de nos songes de pareille approbation qu'elle faict celles du iour, pour- quoy ne mettons nous en doubte si nostre pen- ser, nostre agir, est pas un aultre songer, et nostre veiller quelque espèce de dormir? Considéra- Si Ics scus sont nos premiers iuges , ce ne

lion sur les ■. vi r i i n

sens des ani- sout pas Ics uostrcs qu il lault sculs appcllcr maux rutes. ^^^ conseil; Car , en cette faculté, les animaulx! ont autant ou plus de droict que nous : il est certain qu'aulcuns ont l'ouïe plus aiguë que l'homme , d'aultres la veue , d'aultres le senti- ment , d'aultres l'attouchement ou le goust ; Democritus (à) disoit que les dieux et les bestes avoient les facultez sensitifves beaucoup plus Différence parfaictcs quc l'homme. Or, entre les effects tre les effets de Icurs scus et Ics nostrcs , la différence est et leJ^ffets extrcmc : nostre salive nettoie et asseiche nos des nôtres, plaies , elle tuc le serpent :

(a) Plutarque , Des opinions des Philosophes , 1. 4 ? c. 10. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 349

Tantaque in his rcbus distantia differitasque est, Ut quod aliis cibus est, aliis fiiat acre venenuin. Est utique , ut serpens , hominis contacta saliva, Dispcrit, ac sese mandendo conficit ipsa (i).

quelle qualité donnerons nous à la salive? ou selon nous, ou selon le serpent? par quel des deux sens , vérifierons nous sa véritable essence que nous cherchons ? Pline (a) dict qu'il y a aux Indes certains lièvres marins qui nous sont poison , et nous à eulx, de manière que du seul attouchement nous les tuons : qui sera véritable- ment poison, ou rhomme, ou le poisson? à qui en croirons nous, ou au poisson (b) de l'homme, ou à l'homme du poisson? Quelque qualité d'air infecte l'homme , qui ne nuit point au bœuf; quelque aultre, le bœuf, qui ne nuit point à rhomme : laquelle des deux sera, en vérité et en nature, pestilente qualité? Ceulx qui ont la iaunisse, ils voient toutes choses iaunastres et plus pasles que nous :

Lnrida yaeterea fiunt , quaecunque tuentur Arquati >2) :

(i) Entre ces effets , il y a une telle différence, que ce qui nourrit les uns, est pour les autres un poison mortel. Ainsi le serpent , à peine humecté de la salive humaine , périt et se dévore de ses propres dents. Lucret. 1. 4 , v. 640.

(a) L. 3^2, c. I. C.

(b) A qui en croirons-nous , ou au poisson , poison de l homme , ou à Vhomm,c , poison du poisson ? E. J.

(2) Tout paroît jaune à ceux f(^ui ont la jaunisse. Lucret. 1.4, Y. 333.

35o ESSAIS DE MONTAIGNE,

ceulx qui ont cette maladie , que les médecins nomment Hjrposphagma {a) , qui est une suffu- sion de sang soubs la peau , voyent toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs qui changent ainsi les offices de nostre veue, que sçavons nous si elles prédominent aux bestes, et leur sont ordinaires? car noiis en voyons les unes qui ont les yeulx iaunes comme nos ma- lades de iaunisse , d'aultres qui les ont sanglants de rougeur; à celles là, il est vraysemblable que la couleur des obiects paroist aultre qu'à nous ; quel iugement des deux sera le vray ? car il n'est pas dict que l'essence des choses se rap- porte à l'homme seul ; la dureté , la blancheur, la profondeur , et l'aigreur , touchent le service et science des animaulx comme la nostre : na- ture leur en a donné l'usage comme à nous. Quand nous pressons l'oeil, les corps que nous regardons , nous les appercevons plus longs et estendus ; plusieurs bestes ont l'œil ainsi pressé : cette longueur est doncques, à l'adVenture, la véritable forme de ce corps , non pas celle que nos yeulx luy donnent en leur assiette ordi- naire. Si nous serrons l'œil par dessoubs , les choses nous semblent doubles :

Bina lucernaruni flagrantia lumina flammis ,

Et duplices hominum faciès , et corpora bina (i).

(«) Sextus Empir. Pjrrh. Hjpot. 1. i , c. 14. C.

(1) Nos flambeaux envoient deux lumières ; nous

LIVRE II, CHAPITRE XII. 35i Si nous avons les aureilles empeschees de quel- que chose, ou le passage de Touïe resserré, nous recevons [a) le son aultre que nous ne faisons ordinairement : les animaulx qui ont les aureilles velues, ou qui n'ont qu'un bien petit trou au lieu de l'aureille , ils n'oyent par conséquent pas ce que nous oyons , et receoi- vent le son aultre. Nous voyons aux festes et aux théâtres, qu'opposant, à la lumière des flambeaux , une vitre teincte de quelque cou- leur, tout ce qui est en ce lieu nous appert ou vert , ou iaune , ou violet :

Et volgo faclunt id lutea russaque vêla , El ferrugina , cùm , magnis intenta theatris , Per malos volgata , trabesque trementia pendent : Namque ibi concessum caveaï subter , et omnem Scœnaï speciem , patrum , matrumque , deorumque loficiunt, coguntque suo fluitare c'olore (i) :

il est vraysemblable que les yeulx des animaulx , que nous voyons estre de diverse couleur, leur

voyons les hommes avec deux corps et deux visages. LucRET. 1. 4 » V. 452.

(o) Sextus Empir. Pj-rrh. Hjpot. 1. i , c. i4- C.

(i) C'est l'effet que produisent ces voiles jaunes , rouges et noirs, qui, suspendus à des poutres, couvrent nos théâtres, et flottent au gré de Tair dans leur vaste en- ceinte ; l'éclat de ces voiles se réfléchit sur les specta- teurs ; la scène en est frappée j les sénateurs , les dames , les statues des dieux , sont teints d'une lumière mobile. LucRET. 1. 4, V. 73.

352 ESSAIS DE MONTAIGNE,

produisent les apparences des corps de mesme leurs yeulx. Combien Pour le iue^ement de l'opération des sens , il

estincertara ^ , , . .

le jugement fauldroit doucqucs que nous en feussions pre-

de Fonera- . i5 i i i

tiondessens. miercment a accord avecques les bestes, secon- dement entre nous mesmes ; ce que nous ne sommes aulcunement , et entrons en débat touts les coups de ce que l'un oit, veoid, ou gouste quelque chose aultrement qu'un aultre; et débattons , autant que d'aultre chose , de la diversité des images que les sens nous rappor- tent. Aultrement oit et veoid, par la règle ordi- naire de nature, et aultrement gouste un en- fant, qu'un homme de trente ans; et cettuy cy aultrement qu'un sexagénaire : les sens sont aux uns plus obscurs et plus sombres , aux aultres plus ouverts et plus aigus. Nous rece- vons les choses aultres et aultres , selon que nous sommes , et qu'il nous semble : or, nostre sembler estant si incertain et controversé, ce n'est plus miracle si on nous dict que nous pouvons avouer que la neige nous apparoist blanche; mais que d'establir si de son essence elle est telle et à la vérité , nous ne nous en sçaurions respondre : et ce commencement es- branslé, toute la science du monde s'en va né- cessairement à vau l'eau. Quoy , que nos sens mesmes s'entr' empeschent l'un l'aultre ? une peincture {a) semble eslevee à la veue , au ma-

(a) Sextus Empir. Pjrrh, Hjpot. 1. i , c. 14. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 353

niement elle semble plate :. dirons nous que le musc soit agréable ou non , qui resiouït nostre sentiment^ et offense nostre goust? il y a des herbes et des onguents propres k une partie du corps , qui en blecent une aultre : le miel (a) est plaisant au goust, mal plaisant à la veue : ces bagues , qui sont entaillées en forme de plumes , qu'on appelle en devise, Pennes sans /in , f\ n'y a œil qui en puisse discerner la largeur, et qui se sceust deffendfte de cette piperie que d,'«n costé elles n'aillent en eslargissant, et s'ap- poinctant et estrecissant par l'aultre, mesme quand on les roule autour du doigt; toutesfois au maniement elles vous semblent equables en largeur et partout pareilles. Ces personnes qui, pour ayder leur volupté , se servoient ancien- nement de mirouers propres à grossir et ag- grandir Tobiect qu'ils représentent, à fin que (è) les membres qu'ils avoient à employer , leur pleussent davantage par cette accroissance ocu- laire; auquel des deux sens donnoient ils gai- gné, ou à la veue qui leur representoit ces membres gros et grands à souhait, ou à l'attou- chement qui les leur presentoit petits et des- daignables? Sont ce nos sens qui prestent au subiect ces diverses conditions , et que les sub- iects n'en aient pourtant qu'une? comme nous

(a) Sf.xtus Empir. Pjrrh. Hjpot. 1. i , c 14. C. {b) Sénèque, Quœst. natur. 1. i , c. 16. C.

III. ït3

354 ESSAIS DE MONTAIGNE,

voyons du pain que nous mangeons ; ce n'est que pain, mais nostre usage en faict des os, du sang, de la chair, des poils et des ongles;

Ut cibus in membra atque artus ciim diditur omnes , Disperit, atque aliam naturam sufficit ex se (i) }

rhumeur {a) que succe la racine d'un arbre , elle se faict tronc , feuille et fruict ; et l'air n'esfant qu'un , il se faict , par l'application à une trompette, divers en mille sortes de sons : sont ce, dis ie, nos sens quil^çonnent de mes- me de diverses qualitez ces subiects ? ou s'ils les ont telles? et sur ce doubte, que pouvons nous resouldre de leur véritable essence ? Dadvan- tage , puisque les accidents des maladies , de la resverie ou du sommeil , nous font paroistre les choses aultres qu'elles ne paroissent aux sains, aux sages , et à ceulx qui veillent ; n'est-il pas vraysemblable que nostre assiette droicte , et nos humeurs naturelles , ont aussi de quoy donner un estre aux choses , se rapportant à leur condition , et les accommoder à soy, comme font les humeurs desreglees ? et nostre santé aussi capable de leur fournir son visage , comme la maladie? pourquoy (b) n'a le tempéré quel-

, . . •„

(i) Comme les aliments qui se filtrent dans nos mem- bres , périssent en formant une nouvelle substance. LUCRET. 1. 3 , V. 7o3.

(a) Sextus Empir. Pjrrh. Hjpot. 1. ï , c. 14. C.

{b) Jd. ibid.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 355

que forme des obiets relatifve à soy, comme rintemperé ; et ne leur imprimera il pareille- ment son cliaractere ? le degousté charge la fa- deur au vin; le sain , la saveur; l'altéré, la friandise. Or , nostre estât accommodant les choses à soy, et les transformant selon soy, nous ne sçavons plus quelles sont les choses en vé- rité ; car rien ne vient à nous que falsifié et altéré par nos sens. le compas , l'esquarre (a) et la règle sont gauches , toutes les proportions qui s'en tirent , touts les bastiments qui se dres- sent à leur mesure, sont aussi nécessairement manques et défaillants ; l'incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu'ils produisent :

Denique ut in fabricâ , si prava est régula prima , Normaque si fallax rectis regionibus exit , Et libella aliquâ si ex parti claudicat hilum j Omnia mendosè fieri , atque obstipa necessum est , Prava , cul)antia , prona , supina , atque absona tecta j lam ruere ut quaedam videantur velle , ruantque Prodita iudiciis fallacibus omnia primis : Sic igitur ratio tibi rerura prava necesse est , Falsaque sit , falsis qusecunque ab sensibus orta est (i).

(a) Véquerre. E. J.

(i) Si , dans la construction d'un édifice , l'architecte se sert d'une règle fausse ; si l'équerre s'écarte de la di- rection perpendiculaire, si le niveau s'éloigne par quelque endroit de sa juste situation , il faut nécessairement que tout le bâtiment soit vicieux , penché , affaissé , sans grâce , sans aplomb , sans proportion ; qu'une partie paroisse prête à s'écrouler , et que tout s'écroule en effet ,

356 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Au demonrant, qui sera propre à iuger de ces différences? Comme nous disons, aux débats de la religion , qu'il nous fault un iuge non at- taché à l'un ny à l'aultre party, exempt de chois et d'affection , ce qui ne se peult parmy les chrestiens : il advient de mesme en cecy ; car, s'il est vieil , il ne peult iuger du sentiment de la vieillesse , estant luy mesme partie en ce débat ; s'il est ieune , de mesme ; sain , de mes- me; de mesme, malade, dormant et veillant: il nous fauldroit quelqu'un exempt de toutes ces qualitez , à fin que, sans préoccupation de iugement, il iugeast de ces propositions comme à luy indifférentes; et , à ce compte, il nous fauldroit un iuge qui ne feust pas. On ne peut Pour iugcr dcs apparcuccs que nous rece- finitivlment VOUS dcs subiccts , il nous fauldroit un instru- parL'^a^^^^^^^ mcut iudicatoirc; pour vérifier cet instrument, renées que [\ nous v fault dc la démonstration: pour ve-

nous ca don- «^ ^ ' r^

nentlessens. rificr la démonstration , un instrument : nous voylà au rouet («). Puisque les sens ne peuvent arrester nostre dispute , estants pleins eulx

pour avoir été d'abord mal conduit. De même , si l'on ne peut compter sur le rapport des sens , tous les jnge- ments qu'on portera seront trompeurs et illusoires. LUCRET. 1. 4 j V. 5i6.

(a) C'est-à-dire , au bout de nos inventions. Je trouve, dans le Dictionnaire de (otgrave, (\\x'étre mis au rouet se dit proprement du lièvre qui, épuisé par une longue course, ne fait plus que tourner autour des chiens. G.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 35;

mesmes d'incertitude, il fault que ce soit la raison; aiilcune raison ne s'establira sans une aultre raison ; nous voyià à reculons iusques à l'infini. Nostre fantasie ne s'applique pas aux choses eslrangieres , ains elle est conceue par l'entremise des sens; et les sens ne compren- nent pas le subiect estrangier, ains seulement leurs propres passions : et par ainsi la fantasie et apparence n'est pas du subiect , ains seule- ment de la passion et souffrance du sens; la- quelle passion et le subiect sont choses diver- ses : parquoy qui iuge par les apparences, iuge par chose aultre que le subiect. Et de dire que les passions des sens rapportent à l'ame la qua- lité des subiects estrangiers, par ressemblance; comment se peult l'ame et l'entendement as- seurer de cette ressemblance, n'ayant de soy nul commerce avecques les subiects estran- giers? Tout ainsi comme, qui ne cognoist pas Socrates, voyant son pourtraict, ne peult dire quil luy ressemble. Or, qui vouldroit toutes- fois iuger par les apparences; si c'est par toutes, il est impossible; car elles s'entr' empeschent par leurs contrarietez et discreparices , comme nous voyons par expérience : sera ce qu'aul- cunes apparences choisies règlent les aultres? il fauldra vérifier cette choisie par une aultre choisie, la seconde par la tierce; et par ainsi ce ne sera iamais faict. Finalement , il n'y a aul- cune constante existence, ny de nostre estre,

358 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ny de çeluy des obiects ; et nous , et nostre iu- gement, et toutes choses mortelles , vont cou- lant et roulant sans cesse : ainsin , il ne se peult establir rien de certain de l'un à l'aultre', et le iugeant et le iugé estant en continuelle muta- tion et bransle. Rien de Nous n'avons aulcunc communication à Fes-

ce cfui exis- . ,

te, excepte trc , parcc quc toute humaine nature est tous- suStoncr^ iours au milieu , entre le naistre et le mourir, ne srite^**^^^ baillant de soy qu'une obscure apparence et umbre , et une incertaine et débile opinion : et si y de fortune , vous fichez vostre pensée à vou- loir prendre son estre , ce sera ne plus ne moins que qui vouldroit empoigner l'eau ; car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout , tant plus il perdra ce qu'il vou- ' loit tenir et empoigner. Ainsin , vu que toutes choses sont subiectes à passer d'un change- ment en aultre, la raison , qui y cherche une réelle subsistance, se treuve deceue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en estre et n'est pas en- cores du tout, ou commence à ^mourir avant qu'il soit nay. Platon {a) disoit Que les corps n'avoient iamais existence , ouy bien naissance ; estimant que Homère eust faict l'Océan père des dieux , et Thetis la mère , pour nous mon- trer que toutes choses sont en fluxion , muance

{a) Dans le dialogue intitule , Thœetetus. C.

LIVRE II, CHAPITRE XII, 359

et variation perpétuelle ; opinion commune à touts les philosophes avant son temps, comme il clict, sauf le seul Parmenides , qui refusoit mouvement aux choses, de la force duquel il faict grand cas ; Pythagoras opinoit, Que toute matière est coulante et labile : les stoïciens , Qu'il n'y a point de temps présent, et que ce que nous appelions Présent n'est que la ioinc- ture et assemblage du futur et du passé; Hera- clitus (a) , Que iamais homme n'estoit deux fois entré en mesme rivière : Epicharmus , Que ce- luy qui a iadis emprunté de l'argent , ne le doibt pas maintenant ; et que celuy qui cette nuict a esté convié à venir ce matin disner, vient auiourd'huy non convié, attendu que ce ne sont plus eulx , ils sont devenus aultres : « et (If) qu'il ne se pouvoit trouver une sub- Paroles re- » stance mortelle deux fois en mesme estât ; dePhaarque

sur ce sujet.

{a) Sénèque, epist. 58, Hoc est quod ait Heracliliis: In idemflumen bis non descendimus. Et Plutarque , dans son traite intitulé , Que signijie ce mot «/? c. 12. C.

(b) Depuis ces mots, et quil ne se pouvoit trouver une substance, etc. , jusqu*à ces mots inclusivement, sans qu'on puisse dire , Il a été , ou II sera , sans comment cernent et sans fin, tout cela, excepté le passage de Lu- crèce , est copié mot pour mot du traité de Plutarque cité dans la note précédente, c. 12 , et dans les propres termes d'Amyot. J'ai eu soin de faire marquer cette longue cita- tion par des guillemets , alin qu'elle n'échappât point aux yeux du lecteur. C.

36o ESSAIS DE MONTAIGNE,

» car, par soubdaineté et legiereté de change- » ment , tantost elle dissipe , tantost elle ras- » semble , elle vient , et puis s'en va ; de façon » que ce qui commence à naistre ne parvient » iamais iusques à perfection d'estre , poitr au- » tant que ce naistre n'achevé iamais et iamais » n'arreste comme estant à bout , mais , depuis » la semence , va tousiours se changeant et » muant d'un à aultre; comme de semence hu- » maine se faict premièrement , dans le ventre » de la mère , un fruict sans forme , puis un » enfant formé , puis , estant hors du ventre , » un enfant de mammelle , aprez il devient » garson , puis consequemment un iouvenceau, » aprez un homme faict , puis un homme » d'aage , à la fin décrépite vieillard ; de ma- » niere que l'aage et génération subséquente » va tousiours desfaisant et gastant la prece- » dente :

Mutât enim muudi naturam totius œtas , Ex alioque alius status excipere omnia débet j Nec manet'ulla suî similis res : omnia migrant, Omnia commutât natura et vertere cogit (i).

» Et puis , nous aultres , sottement craignons

(i) Le temps change la face entière du inonde ; un nouvel ordre de choses succède nécessairement au pre- mier : rien ne demeure constamment le même ^ tout nous atteste les vicissitudes , les révolutions , et les métamor- phoses continuelles de la nature. Lucret. 1. 5, v. 826.

LIVRE II, CHAPITRE XII. 36i

)) une espèce de mort , quand nous en avons » desia passé et en passons tant d'aultres ; car, » non seulement, comme disoit Ileraclitus, la » mort du feu est génération de l'air, et la mort » de l'air, génération de l'eau, mais encores » plus manifestement le pouvons nous veoir » en nous mesmes ; la fleur d'aage se meurt et » passe quand la vieillesse survient, et la ieu- 5) nesse se termine en fleur d'aage d'homme » faict, l'enfance en la ieunesse , et le premier » aage meurt en l'enfance , et le iour d'hier » meurt en celuy du iour d'huy, et le iour d'huy » mourra en celuy de demain , et n'y a rien qui » demeure ne qui soit tousiours un ; car qu'il » soit ainsi, si nous demeurons tousiours mes » mes et un , comment est ce que nous nous » esiouïssons maintenant d'une chose , et main- » tenant d'une aultre ? comment est ce que nous » aimons choses contraires ou les haïssons , » nous les louons ou nous les blasmons ? com- » ment avons nous différentes affections, ne » retenants plus le mesme sentiment en la » mesme pensée ? car il n'est pas vraysembla- » ble que, sans mutation, nous prenions aul- » très passions ; et ce qui souffre mutation ne ') demeure pas un mesme , et s'il n'est pas un » mesme , il n'est doncques pas aussi , ains , y^ quant et l'estre tout un , change aussi l'estre » simplement, devenant tousiours aultre d'un » aultre : et par conséquent se trompent et men-

362 ESSAIS DE MONTAIGNE,

» tent les sens de nature, prenants ce qui ap- » paroist pour ce qui est , à faulte de bien sça- » voir que c'est qui est. Mais qu'est ce doncques » qui est véritablement ? ce qui est éternel ; » c'est à dire , qui n'a iamais eu de naissance , » ny n'aura iamais fin ; à qui le temps n'ap- » porte iamais aulcune mutation : car c'est chose » mobile que le Temps , et qui apparoist comme )) en umbre, avecques la matière coulante et » fluante , tousiours sans iamais demeurer sta- » ble ny permanente , à qui appartiennent ces » mots , Devant , et Aprez , et A esté , ou Sera , » lesquels tout de prime face montrent evidem- » ment que ce n'est pa.9 chose qui soit, car ce » seroit grande sottise , et faulseté toute appa- » rente , de dire que cela soit , qui n'est pas en- » cores en estre , ou qui desia a cessé d'estre ; » et quant à ces mots , Présent , Instant , Main- )) tenant , par lesquels il semble que principa- » lement nous soustenons et fondons l'intelli- » gence du temps, la raison le descouvrant, le » destruict tout sur le champ , car elle le fend » incontinent , et le partit en futur et en passé, » comme le voulant veoir nécessairement des- » parti en deux. Autant en advient il à la na- » ture qui est mesurée , comme au temps qui la » mesure ; car il n'y a non plus en elle rien qui » demeure , ne qui soit subsistant , ains y sont » toutes choses ou nées, ou naissantes, ou mou- » rantes. Au moyen de quoy ce seroit péché de

LIVRE II, CHAPITRE XII. 36:S

» dire de Dieu , qui est le seul qui Est , que II » feut , ou II sera ; car ces termes sont dccli- » naisons , passages ou vicissitudes de ce qui » ne peult durer ny demeurer en estre : par- » qucfy il fault conclure que Dieu seul Est, non » point selon aulcune mesure du temps, mais » selon une éternité immuable et immobile , » non mesurée par temps , ny subiecte à aul- » cune déclinaison ; devant lequel rien n'est, » ny ne sera aprez , ny plus nouveau ou plus » récent; ains un realement Estant , qui, par )) un seul Maintenant, emplit le Tousiours; et » n'y a rien qui véritablement soit , que luy » seul , sans qu'on puisse dire , Il a esté , ou , Il » sera, sans commencement et sans fin )).

A cette conclusion si religieuse d'un homme Critique païen {a) , ie veulx ioindre seulement ce mot a^une pensée d'un tesmoing de mesme condition , pour la fin ^^ Seneque. de ce long et ennuyeux discours, qui me four- niroit de matière sans fin : « O la vile chose , dict il (b) , et abiecte , que l'homme , s'il ne s'es- leve au dessus de l'humanité! (i) » Yoylà un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde : car de faire la poignée plus grande

(û) De Plutarque. Vojez la note b y page SSg. C.

(h) Séptèque, Natur. quœst. 1. i , in Prœfalione. C.

(i) O quant contempla res est homo, nisî sitprà liu- mana se erexerit ! Senec. Natur. quœst. 1. i , in Prœ- falione. C.

364 ESSAIS DE MONTAIGNE,

que le poing , la brassée plus grande que le bras, et d'espérer eniamber plus que de l'es- tendue de nos iambes,cela est impossible et monstrueux, et l'est encore que l'homme {«} se monte au dessus de soy et de l'humanité, car il ne peult véoir que de ses yeulx , ny saisir que de ses prinses ; il s'eslevera, si Dieu luy preste extraordinairement la main ; il s'eslevera, aban- donnant et renonceant à ses propres moyens, et se laissant haulser et soublever par les moyens purement célestes. C'est à nostre foy chrestien- ne , non à sa vertu stoïque , de prétendre à cette divine et miraculeuse métamorphose.

CHAPITRE XIII.

De iuger de la mort d'aultruy,

Peud'hom- QuAND nous iugcous de l'asseurancc d'aultruy Sec™^une"* ^ïi la mort , qui est sans doubte la plus remar- lë^dâme™^' quable action de la vie humaine , il se fault prendre garde d'une chose , Que malayseement on croit estre arrivé à ce poinct. Peu de gents meurent, résolus que ce soit leur heure der- nière; et n'est endroict la piperie de l'espé- rance nous amuse plus : elle ne cesse de corner

{d) Ou phitôt, comme il V est encore (c'est-à-dire, impossible) que l'homme s'élève , etc. C.

LIVRE II, CHAPITRE XIII. 365 aux aureilles : « D'au I très ont bien esté plus ma- lades sans mourir; L'affaire n'est pas si déses- pérée qu'on pense ; et, au pis aller, Dieu a bien faict d'aultres miracles ». Et advient cela , de ce que nous faisons trop de cas de nous: il semble que l'université des choses souffre aulcune- ment de nostre anéantissement, et qu'elle soit compassionnee à nostre estât; d'autant que nostre veue altérée se représente les choses abusivement, et nous est advis qu'elles luy fail- lent à mesure qu'elle leur fault : comme ceulx qui voyagent en mer, à qui les montaignes, les campaignes, les villes, le ciel , et la terre vont mesme bransie et quant et quant eulx : Provehimur portu, terraeque urbesque recedunt (i).

Qui veid iamais vieillesse qui ne louast le temps passé et ne blasmast le présent, chargeant le monde et les mœurs des hommes de sa misère et de son chagrin ?

lamque caput quassans , grandis suspirat arator ,

Et ciim tempora temporibus praesentia confert

Praeteritis, laudat forJunas Sicpè parentis,

Et crepat antlquum genus ut pietate repletum (a).

Il . m

(i) La terre et la mer reculent à mesure que nous nous éloignons du port. Enéide , 1. 3 , v. 7?..

(2) Le vieux laboureur secoue, en soupirant, sa tête chauve j il compare le temps passé avec le présent; il envie le sort de ses pères, et parle sans cesse de la piété des anciens temps. Lucuet. 1. 2, y. iiÔ4<

366 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Suites im- Nous entraisnons tout avecques nous; d'où il

I sortantes QC a mort des s'cusuit quc uous estimoiis grande chose nostre

leur avTs.' ^ mort , et qui ne passe pas si ayseement, ny sans solenne consultation des astres ; tôt circa unwn caput tumultuantes deos (i) ; et le pensons d'au- tant plus , que plus nous nous prisons : « Gom- ment? tant de science se perdroit elle avecques tant de dommage , sans particulier soulcy des destinées? Un' ame si rare et exemplaire ne couste elle non plus à tuer, qu'un' ame popu- laire et inutile ? Cette vie , qui en couvre tant d'aultres , de qui tant d'aultres vies despen- dent , qui occupe tant de monde par son usage, remplit tant de places, se desplace elle comme celle qui tient à son simple nœud?» Nul de nous ne pense assez n'estre qu'un : de vien- nent ces mots de César à son pilote , plus en- flez que la mer qui le menaceoit :

Italiam si , cœlo auctore , récusas , Me pete : sola tibi causa haec est iusta timoris , Vectorera non nosse tuum 5 perrumpe procellas , Tutelâ secure nieî (2) :

et ceulx cy,

Crédit iam digna pericula Gœsar

(1) Tant de dieux en mouvement pour la vie d'un seul homme. M. Senec. Suasoriar. 1. i , suasor. 4-

(2) Au défaut des dieux ^ vogue sous mes auspices : tu ignores qui tu conduis , et voilà pourquoi tu te troubles 1 Fort de mon appui , précipite-toi à travers la tempête. LucAN. 1. 5, V. 579.

LIVRE II, CHAPITRE XIII. 36;

Fatis esse suis j tantusque evertere (dixit)

Me superis labor est , parvâ quem puppe sedentem ,

Tarn magno potière mari (i) :

et cette resverie publicqiie, que le soleil porta en son front , tout le long d'un an , le deuil de sa mort :

Ille etiam cxlincto miseratus Cœsare Romam , Cùm caput obscurâ uitidum ferrugine texit (2) ;

et mille semblables, de quoy le monde se laisse

si ayseement piper, estimant que nos interests

altèrent le ciel , et que son infinité se formalise

de nos menues actions. Non tanta cœlo societas

nobiscuni est, ut nostro fato mortalis sit ille quo-

que siderum fulgor (3). Or, de iuger la résolu- Ce qu'on

tion et la constance en celuy qui ne croit pas hfeiSéde

encores certainement estre au dangier, quoy ^u^^g^^f^"*

qu'il y soit , ce n'est pas raison ; et ne suffit pas "O'^"^ ^*

qu'il soit mort en cette desmarche, s'il ne s'y

estoit mis iustement pour cet effect : il advient

(i) César reconnoît enfin des périls dignes de son cou- rage. Quoi I dit-il , les immortels ont besoin de tant d'ef- forts , pour perdre César ! ils attaquent le frêle esquif oii je suis assis , de toute la fureur des mers. Lucan. 1. 5 , V. 653.

(2) A la mort du grand César, le soleil prit part au malheur de Rome, et couvrit son front d'un voilç lu- gubre. ViRC. Géorg. 1. 1 , V. 4^'

(3) Il n'y a point de si grande alliance entre le ciel et nous, qu'à notre mort la lumière des astres vienne à s'éteindre. Pline , Hist. nat, 1. 2 , c. 8.

368 ESSAIS DE MONTAIGNE,

à la pluspart de roidir leur contenance et leurs paroles pour en acquérir réputation , qu'ils espèrent encores iouïr vivants. D'autant que l'en ay veu mourir, la fortune a disposé les con- tenances , non leur desseing ; et de ceulx mes- mes qui se sont anciennement donné la mort , il y a bien à choisir (a) si c'est une mort soub- daine , ou mort qui ayt du temps. Ce cruel (b) empereur romain disoit de ses prisonniers , qu'il leur vouloit faire sentir la mort ; et si quel- qu'un se desfaisoit en prison , « Celuy m'est eschappé » , disoit il : il vouloit estendre la mort et la faire sentir par les torments.

Yidimus et toto quamvis in corpore cœso Nil animae lethale datum , moremque nefandae Durum saevitiae , pereuntis parcere morti (i).

(a) A examiner. // est nécessaire cV observer si cest une mort soudaine , ou qui vienne, pour ainsi dire y à pas comptés. C.

{b) Le cruel empereur qui vouloit faire sentir la mort à ses prisonniers j c'étoit Caligula , comme on peut voir dans sa Vie , écrite par Suétone , §. 3o j et c'est Tibère qui dit d'un prisonnier nommé Carvilius , qui s'étoit tué lui-même , qu'il lui étoit échappé : Carvilius me evasii. Suétone, dans la Vie de 'Tibère , §. 6i. Mais ces deux monstres se ressemblent si fort en cruauté , qu'il est aisé de prendre l'un pour l'autre. C.

(i) Nous l'avons vu, ce corps, qui, tout Couvert de plaies , n'avoit pas encore reçu le coup mortel , et dont on ménageoit la vie , par un excès inouï de cruauté- LucAN. 1. 4, v. 178.

LIVRE II, CHAPITRE XIII. 369

De vray , ce n'est pas si grand' chose d'establir, tout sain et tout rassis , de se tuer; il est bien aysé de faire le mauvais avant que de venir aux prinses : de manière que le plus efféminé homme du monde, Heliogabalus, parmi ses pluslasches voluptez, desseignoit bien de se faire mourir délicatement l'occasion l'en forceroit; et, à fin que sa mort nedesmentist point le reste de sa vie, avoit faict bastir (<7) exprez une tour sumptueuse , le bas et le devant de laquelle es- toit planché d'ais enrichis d'or et de pierre- ries, pour se précipiter; et aussi faict faire des chordes d'or et de soye cramoisie pour s'estran- gler; et battre une espee d'or pour s'enferrer; et gardoit du venin dans des vaisseaux d'eme- raude et de topaze , pour s'empoisonner, selon que l'envie luy prendroit de choisir de toutes ces façons de mourir :

Impiger. .... et fortis , virtute coactâ (i).

toutesfois, quant à cettuy cy, la mollesse de ses apprests rend plus vraysemblable que le nez luy eust saigné , qui l'en eust mis au propre. Mais de ceulx mesmes qui , plus vigoreux , se sont résolus à l'exécution , il fault veoir , dis ie, si c'a esté d'un coup qui ostast le loisir d'en sentir l'effect : car c'est à deviner , à veoir es-

(a) Lampride, p. 112, ii3, Hist. August. C. (i) Courageux par nécessité. Lucan. 1. 4 » v. 798. III. 124

370 ESSAIS DE MONTAlGiNE,

couler la vie peu à peu , le sentiment du corps se meslant à celuy de l'ame, s'offrant le moyen de se repentir, si la constance s'y feust trouvée, et l'obstination en une si dangereuse volonté. Lâcheté de Aux gucrrcs civilcs de César, Lucius Domi- d'a™res"^qui tius , prius en {a) l'Abbruzze , s'estant empoi- solusSlol- sonné (b) , s'en repentit aprez. Il est advenu de nerlamort. nostrc temps quc tel, résolu de mourir, et de son premier essai n'ayant donné assez avant, la démangeaison de la chair luy repoulsant le bras , se reblecea bien fort à deux ou trois fois aprez, mais ne peut iamais gaigner sur luy d'enfoncer le coup. Pendant qu'on faisoit le procez à Plan tins Silvanus , Urgulania (c) , sa mère grand', luy envoya un poignard , duquel n'ayant peu venir à bout de se tuer, il se feit couper les veines à ses gents. Albucilla {d) , du temps de Tibère , s'estant, pour se tuer, frappée trop mollement, donna encores à ses parties moyen de l'emprisonner et faire mourir à leur mode. Autant en feit le capitaine Demos-

{a) Je mets ici VAbbruzze au lieu de la Prusse , faute d'impression que j'ai trouvée dans toutes mes éditions de Montaigne. Sur cette aventure de Domitius, voyez Plu- TARQUE, dans la ï^ie de J. César , c. lo. C.

{b) Plutarque, P^ie de J. César, c. 10. C.

(c) Tacite, Annal. 1. 4- C.

{d) Jd, ibid.\.6,k\afin. C.

LIVRE II, CHAPITRE XIII. Sji thenes (a), aprez sa route en la Sicile : et C. Fim- bria (^), s'estant frappé trop foiblement, im- petra de son valet de l'achever. Au rebours, Ostorius(c), lequel, pour ne se pouvoir servir de son bras, desdaigna d'employer celuy de son serviteur à aultre chose qu'à tenir le poi- gnard droict et ferme ; et , se donnant le bransle , porta luy mesme sa gorge à l'encontre , et la transpercea. C'est une viande, à la vérité , qu'il fault engloutir sans mascher , qui n'a le gosier ferré à glace : et pourtant l'empereur Adria* nus (d) feit que son médecin marquast et cir- conscrivist, en son tettin, iustement l'endroict mortel, celuy eust à viser, à qui il donna la charge de le tuer. Voylà pourquoy César, quand on luy demandoit quelle mort il trouvoit la plus souhaitable , « La moins préméditée , res- pondit il , et la plus courte (i) ». Si César l'a osé dire , ce ne m'est plus lascheté de le croire. « Une mort courte , dict Pline , est le souverain heur de la vie humaine (2) ». Il leur fasche de

(a) Plltarque, Vie de Nicias , c. 10. C.

{b) Appien d'Alexandrie , de Bello Milhrid. C.

(c) Tacite, Annal. 1. 16. C.

{d) XiPHiLiN , Vie d'Adrien. C.

(i) In sermone nato. . . . quisnam esset Jînis vitce commodissimusy repentinum inopinatumque prœtulerat. SuETON. inJ. Cœsar. §. 87.

(?,) Mortes repentinœ , hoc est summavitœ félicitas. Hist. nat. 1. 7, c. 53.

3712 ESSAIS DE MONTAIGNE,

la recognoistre. Nul ne se peult dire estre ré- solu à la mort, qui craint à la marchander , qui ne peult la soustenir , les yeulx ouverts : ceulx qu'on veoid aux supplices courir à leur fin, et haster l'exécution et la presser , ils ne le font pas de resolution, ils se veulent oster le temps de la considérer; l'estre mort ne les fasche pas , mais ouy bien le mourir ;

Emori nolo , sed me esse mortuum nihili aestimo (i) :

c'est un degré de fermeté auquel i'ay expéri- menté que ie pourrois arriver, comme ceulx qui se iectent dans les dangiers, ainsi que dans 3>ioblecon- la mer, à yeulx clos. Il n'y a rien, selon moy , paroît à la plus iUustrc en la vie de Socrates, que d'avoir crate. ^^ trente iours entiers à ruminer le décret de

sa mort, de l'avoir digérée tout ce temps d'une trescertaine espérance, sans esmoy, sans altération, et d'un train d'actions et de paroles ravallé («) plustost et anonchaly (é), que tendu et relevé par le poids d'une telle cogitation (c). Mort de Ce Pomponius Atticus, à qui Cicero escript, Atticus. estant malade, feit appeller Agrippa, son gen-

(i) Je ne crains pas d'être mort, mais de mourir. Cic. T'use, quœst. 1. i , c. 8.

(a) Rabaissé. E. J.

{b) Rendu nonchalant , languissant, sans force et sans ejfet. E. J

(c) Pensée. Du mot latin cogitatio f(\m signifie pensée, a été fabriqué cogitation , qui se trouve aussi dans Nicot. C.

LIVRE II, CHAPITRE XIII. SjS dre, et deux ou trois aultres de ses amis; et leur dict {a) qu'ayant essayé qu'il ne gaignoit rien à se vouloir guarir , et que tout ce qu'il fai- soit pour allonger sa vie, allongeoit aussi et augmentoit sa douleur, il estoit délibéré de mettre fin à l'un et à l'aultre, les priant de trouver bonne sa délibération , et, au pis aller, de ne perdre point leur peine à l'en destourner. Or, ayant choisi de se tuer par abstinence, voylàsa maladie guarie par accident: ce remède, qu'il avoit employé pour se desfaire, le remet en santé. Les médecins et ses amis , faisants feste d'un si heureux événement, et s'en res- iouissants avecques luy , se trouvèrent bien trompez , car il ne leur feut possible pour cela de luy faire changer d'opinion , disant qu'ainsi comme ainsi luy falloit il , un iour , franchir ce pas , et qu'en estant si avant, il se vouloit oster la peine de recommencer un'aultre fois. Cettuy cy ayant recogneu la mort tout à loisir , non seulement ne se descourage pas au ioindre, mais il s'y acharne; car estant satisfait en ce pourquoy il estoit entré en combat, il se picque par braverie d'en veoir la fin ; c'est bien loing au delà de ne craindre point la mort , que de la vouloir taster et savourer.

L'histoire du philosophe Cleanthes (b) est fort Oéanthe

(a) CoRv. Nepos, P^ie d'Auicus, vers la fin. C.

(b) DiOG. Laerce, F'ie de Cli^anthe, 1.8, segni. 176. C.

374 ESSAIS DE MONTAIGNE,

sa resolution pareille .* Les gengives («) luy estoient enflées et pourries ; les médecins luy conseillèrent d'user d'une grande abstinence : ayant ieusné deux iours , il est si bien amendé qu'ils luy déclarent sa guarison, et permettent de retourner à son train de vivre accoustumé ; luy , au rebours , goustant desià quelque doulceur en cette dé- faillance , entreprend de ne se retirer plus ar- rière, et franchit le pas qu'il avoit fort ad^ vancé. Mort ferme Tullius Marccllinus {b) , ieune homme ro- red'un^eunê main, voulant anticiper l'heure de sa destinée, Romain, pour se desfaire d'une maladie qui le gour- mandoit plus qu'il ne vouloit souffrir , quoyque les médecins luy en promissent guarison cer- taine , sinon si soubdaine , appella ses amis pour en délibérer: les uns, dict Seneca , luy donnoient le conseil que par lascheté ils eussent prins pour eulx mesmes; les aultres, par flat- terie, celuy qu'ils pensoient luy debvoir estre plus agréable : mais un stoïcien luy dict ainsi (c) : a Ne te travaille pas, Marcellinus, comme si tu

{a) Ou gencives f comme on a mis dans les dernières éditions , et comme nous parlons présentement. C. Gengwe vient du latin gingiva, d'oii vient également notre mot actuel gencive y par le changement ordinaire du g en c. E. J.

{b) Sénèque , epist. 77. C.

(c) Id, ibid.

LIVRE II, CHAPITRE XIII. SyS » deliberois de chose d'importance : ce n'est pas » grand' chose que vivre; tes valets et les bestes » vivent : mais c'est grand' chose de mourir » honnestement , sagement et constamment. « Songe combien il y a que tu foys mesme » chose, manger, boire, dormir; boire, dormir » et manger : nous rouons (a) sans cesse en ce » cercle : Non seulement les mauvais accidents » et insupportables , mais la satiété mesme de » vivre donne envie de la mort ». Marcellinus n'avoit besoing d'homme qui le conseillast, mais d'homme qui le secourust : les serviteurs craignoient de s'en mesler ; mais ce philosophe leur feit entendre que les domestiques sont souspeçonnez lors seulement qu'il est en doubte si la mort du maistre a esté volontaire : aultre- ment qu'il seroit d'aussi mauvais exemple de l'empescher , que de le tuer ; d'autant que

Invitum qui servat, idem facit occidenti (i).

Aprez il advertit Marcellinus qu'il ne seroit pas messeant, comme le dessert des tables se donne aux assistants , nos repas faicts , aussi la vie

{a) Nous tournons. C'est ce que signifie rouer dans NicoT. C. Il a encore cette signification en terme de marine : on dit rouer une manœuvre y pour la plier en rond , in orbem circumvolvere. Ainsi rouer, c'est tourner comme une roue. E. J.

(i) C'est tuer un homme , que de le sauver malgré lui. HoR. de Arte poët. y. 467.

376 ESSAIS DE MONTAIGNE,

finie , de distribuer quelque chose à ceulx qui en ont esté les ministres. Or, estoit Marcel- linus de courage franc et libéral : il feit des- partir quelque somme à ses serviteurs, et les consola. Au reste , il n'y eut besoing de fer ny de sang; il entreprint de s'en aller de cette vie, non de s'en fuyr ; non d'eschapper à la mort , mais de l'essayer (a). Et pour se donner loisir de la marchander (é), ayant quité toute nourri- ture, le troisiesme iour suyvant, aprez s'estre faict arrouser d'eau tiède, il défaillit peu à peu, et non sans quelque volupté , à ce qu'il disoit. De vray , ceulx qui ont eu ces défaillances de cœur qui prennent par foiblesse , disent n'y sentir aulcune douleur, ains plustost quelque plaisir, comme d'un passage au sommeil et au repos. Voylà des morts estudiees et digérées. Avecquelle Mais afin quc le seul Caton peust fournir à tout

fermeté Ca- -^ ^

ton affronta cxcmplc de vcrtu , il Semble que son bon destin luy feist avoir mal en la main , dequoy il se donna le coup , à ce qu'il eust loisir d'affronter la mort et de la colleter, renforceant le cou- rage au dangier , au lieu de l'amollir. Et si c'eust esté à moy de le représenter en sa plus superbe assiette , c'eust esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles; plustost que l'espee au poing, comme feirent les statuaires de son

(a) De la goûter. E. J. {b) Sénèque, epist. 77. C.

LIVRE II, CHAPITRE XIII. 877 temps : car ce second meurtre feut bien plus furieux que le premier.

CHAPITRE XIV.

Comme nostre esprit s'empesche soj mesme.

C'est une plaisante imagination , de concevoir Comment

-11'- 1 Fesprit de

un esprit balance lustement entre deux pa- rhomme se reilles envies : car il est indubitable qu'il ne chobî?e"nVe prendra iamais parti, d'autant que l'application ^^^ fl^renteT et le chois porte inegualité de prix , et qui nous logeroit entre la bouteille et le iambon, avec- qnes egual appétit de boire et de manger, il n'y auroit sans doubte remède que de mourir de soif et de faim. Pour pourveoir à cet incon- vénient, les stoïciens (a), quand on leur de- mande d'où vient en nostre ame l'eslection de deux choses indifférentes, et qui faict que d'un grand nombre d'escus nous en prenions plus- tost l'un que l'aultre, estants touts pareils, et n'y ayant aulcune raison qui nous incline à la préférence, respondent que ce mouvement de lame est extraordinaire et desreglé, venant en nous d'une impulSion estrangiere , accidentale et fortuite. Il se pourroit dire , ce me semble ,

{o) Plutarque , dans les Contredits des Philosophes stoïques, c. 24. C.

378 ESSAIS DE MONTAIGNE,

plustost , que aulcune chose ne se présente à nous, il n'y ait quelque différence, pour le- giere qu'elle soit; et que, ou à la veue ou à l'at- touchement, il y a tousiours quelque choix qui nous tente et attire, quoyque ce soit impercep- tiblement : pareillement qui présupposera une fiscelle egualement forte par tout, il est impos- sible de toute impossibilité qu'elle rompe , car par voulez vous que la faulsee commence ? et de rompre par tout ensemble, il n'est pas en nature. Qui ioindroit encores à cecy les pro- positions géométriques qui concluent , par la certitude de leurs démonstrations , le contenu plus grand que le contenant , le centre aussi grand que sa circonférence , et qui trouvent deux lignes s'approchant sans cesse l'une de l'aultre , et ne se pouvant iamais ioindre, et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, la raison et l'effectsontsi opposites; en tire- roit à l'adventure quelque argument pour se- courir ce mot hardy de Pline , solum certum nihil esse certiy et homine nihil miseriùs aut sU' perbiùs (i).

(i) Il n'y a rien de certain que l'incertitude, et rien de plus misérable et de plus fier que l'homme. Plin. Hist. nat. 1. 2 , c. 7. C'est ainsi que Montaigne traduit ce passage dans sa première édition , Bourde aux y i58o. C.

LIVRE II, CHAPITRE XV. 879

CHAPITRE XV.

Que nostre désir s' accrois t par la malaysance.

Il n'y a raison qui n'en aye une contraire , dict le plus sage parti des philosophes. le remas- chois {a) tantost ce beau mot qu'une ancien allègue pour le mespris de la vie , « Nul bien ne nous peult apporter plaisir, si ce n'est celuy à la perte duquel nous sommes préparez ». In œquo est dolor amissœ rei, et timor amit- tendœ ( i ) ; voulant gaigner par que la fruition de la vie ne nous peult estre vrayement plai- sante, si nous sommes en crainte de la perdre.

Il se pourroit toutesfois dire , au revers, que La difficulté nous serrons et embrassons ce bien , d'autant chos*e°^^fai*t plus estroict et avecques plus d'affection , que ^."'°° '^ ¥'

A^ ^ r 'T. sire avec plus

nous le voyons nous estre moins seur, et crai- d'ardeur. gnons qu'il nous soit osté : car il se sent évi- demment , comme le feu se picque à l'assistance du froid , que nostre volonté s'aiguise aussi par le contraste:

{d) Remascher y au figuré , c'est repasser plusieurs fois dans son esprit. E. J.

(1) Le chagrin d'avoir perdu une chose, et la crainte de la perdre , affectent également l'esprit. Senec. epist. 08.

38o ESSAIS DE MONTAIGNE,

Si numquam Danaën habuisset ahenea turris, Non esset Danae de Jove facta parens (i) j

et qu'il n'est rien naturellement si contraire à nostre goust, que la satiété qui vient de l'ay- sance ; ny rien qui l'aiguise tant, que la rareté et difficulté : omnium rerum voluptas ^ ipso quo débet fugare periculo y crescit (oi).

Galla, nega, satiatur amor , nisi gaudia torquent (3).

Pour tenir l'amour en haleine, Lycurgue or- donna que les mariez de Lacedemone ne se pourroient practiquer qu'à la desrobbee , et que ce seroit pareille honte de les rencontrer couchez ensemble qu'avecques d'aultres. La difficulté des assignations , le dangier des sur- prinses, la honte du lendemain,

Et languor , et silentium , ... et latere Petitus imo spiritus (4) ,

c'est ce qui donne poincte à la saulse. Combien

(i) Si Danaé n'eut pas été renfermée dans une tour d'airain , elle n'eut jamais donné des fils à Jupiter. Ovid. Amor. 1. 2, eleg. 19, v. 27.

(2) En tout , le plaisir reçoit un nouvel attrait du péril même qui devroit nous en éloigner. Senec. de Benefic. 1. 7, c. 9.

(3) Galla , refuse-moi quelquefois : l'amour se rassasie bientôt , si le plaisir n'est mêlé de tourment. Martial. 1. 4, epigr. 37.

(4) Et la langueur, et le silence, et des soupirs tirés du fond du cœur. Hor. Epod. lib. od. 1 1 , v. i3.

LIVRE II, CHAPITRE XV. 38i

de ieux treslascifvement plaisants naissent de l'honneste et vergongneiise manière de parler des ouvrages de l'amour? La volupté mesme cherche à s'irriter par la douleur : elle est bien plus sucrée quand elle cuict , et quand elle escorche. La courtisane Flora disoit {a) n'avoir iamais couché avecques Pompeius, qu'elle ne luy eust faict porter les marques de ses mor- sures.

Quod petiere , premunt arctè , faciuntque dolorem Corporis , et dentés inlidunt sœpè labellis :

Et stimuli subsunt, qui instigaiit laedere idipsum Quodcunque est , rabies uude illœ germina surgunt (i).

Il en va ainsi partout; la difficulté donne prix aux choses : ceulx de la Marque d'Ancone (f>) font plus volontiers leurs vœux à sainct lac- ques (c), et ceulx de Galice à Nostre dame de Lorete : on faict au Liège (d) grande feste des

(a) Plutarque, jf^ie de Pompée , c. i. C.

(i) Ils serrent avec fureur Tobjet de leurs désirs; ils le blessent , et , d'une dent cruelle , impriment sur ses

lèvres des baisers douloureux 5 ils sont anime's , par

de secrets aiguillons, contre l'objet qui allume la fureur de leurs transports. Lucret. 1. 4 > v. loyS.

(b) La Marche d'Ancone , en Italie , oii est Notre- Dame de Lorette. C.

(c) Saint-Jacques de Compostelle , en Galice. C. {d) A Liège, ou aux eaux de Spa , près de Liège, E. J.

382 ESSAIS DE MONTAIGNE,

bains de Luques ; et , en la Toscane , de ceulx (^a) d'Aspa : il ne se veoid gueres de Romains en Teschole de l'escrime à Rome , qui est pleine de François. Ce grand Caton se trouva , aussi bien que nous, desgousté de sa femme, tant qu'elle feut sienne, et la désira, quand elle feut à un aultre. l'ay chassé au haras un vieux cheval, duquel , à la senteur des iuments , on ne pou- voit venir à bout : la facilité l'a incontinent saoulé envers les siennes ; mais envers les es- trangieres et la première qui passe le long de son pastis, il revient à ses importuns hennis- sements et à ses chaleurs furieuses, comme devant. Nostre appétit mesprise et oultrepasse ce qui luy est en main, pour courir aprez ce qu'il n'a pas :

Transvolat in medio poslta, et fugientia captât (i).

Nous deffendre quelque chose , c'est nous en donner envie :

Nisi tu servare piiellam Incipis , incipiet desinere esse mea (2) :

nous l'abandonner tout à faict , c'est nous en

(a) De Spa, près de Liège. C.

(i) Il dédaigne ce qui est à sa disposition, et poursuit ce qui fuit. HoR. sat. 2 , 1. i , v. 108.

(2) Si tu ne fais garder ta maîtresse , elle cessera bientôt d'être à moi. Ovid. Amor. 1. 2, eleg. 19, v. 47*

LIVRE 11, CHAPITRE XV. 383

engendrer mespris. La faulte et l'abondance retumbent en mesme inconvénient :

Tibi quod superest, niihi quod défit, dolet (i) :

le désir et la iouissance nous mettent pareille- ment en peine. La rigueur des maistresses est ennuyeuse; mais l'aysance et la facilité Test, à vray dire, encores plus : d'autant que le mes- contentement et la cholere naissent de l'esti- mation en quoy nous avons la chose désirée , aiguisent l'amour et le reschauffent ; mais la satiété engendre le desgoust ; c'est une passion mousse , hebetee , lasse et endormie.

Si qua volet reguare diù , contemnat amantem (2).

Contemnite , amantes : Sic hodiè veniet , si qua negavit lieri (3).

Pourquoy inventa Poppea de masquer les beau- Beautés qui tez de son visage, que pour les renchérir à ses ^pa^Xs^nt amants? Pourquoy a Ion voilé iusques au des- ^e^Jr^^^u g"" soubs des talons ces beautez que chascune de- vères:pour-

. quoi.

sire montrer, que chascun désire veoir? pour- quoy couvrent elles de tant d'empeschements ,

(i) Tu te plains de ton superflu , et moi de mon indi- gence. Tere.xt. Phorm. act. i , se. 3 , v. 9.

(2) Voulez-vous régner long-temps sur votre amant , dédaignez ses prières. Ovid. Amor. 1. 2, eleg. 19, v. 33.

(3) Amants , faites les dédaigneux : celle qui vous re- fusa hier , viendra elle-même s'offrir à vous. Propert. eleg. i4> 2, v. 19.

384 ESSAIS DE MONTAIGNE,

les uns sur les aultres, les parties loge prin- cipalement nostre désir et le leur? et à quoy servent ces gros bastions , dequoy les nostres viennent d'armer leurs flancs , qu'à leurrer nostre appétit, et nous attirer à elles en nous esloingnant?

Et fugit ad salices , et se cupit antè vider! (i). Interdùm tunicâ duxit operta moram (2).

A quoy sert Fart de cette honte virginale , cette froideur rassise , cette contenance severe , cette profession d'ignorance des choses qu'elles sça- vent mieulx que nous qui les en instruisons , qu'à nous accroistre le désir de vaincre , gour- mander et fouler à nostre appétit toute cette cerimonie et ces obstacles ? car il y a non seu- lement du plaisir, mais de la gloire encores, d'affolir (a) et desbaucher cette molle doulceur et cette pudeur enfantine, et de renger à la mercy de nostre ardeur une gravité froide et magistrale : c'est gloire , disent ils , de trium-

(1) La bergère court se cacher dans les saules, mais auparavant elle désire être aperçue. Virg. eclog. 3, v. 65.

(2) Souvent elle a opposé sa robe à mes impatients désirs. Propert. eleg. i5, 1. 2, v. 6.

(a) De porter à une gaité licencieuse cette molle douceur. AJJolir , rendre fou , badin. C'est sans doute dans ce sens-là que Montaigne emploie ici ce mot, qui, du reste , ne se trouve dans aucun de nos vieux diction- naires. C.

LIVRE II, CHAPITRE XV. 385

pher de la modestie , de la chasteté et de la tem- pérance ; et qui desconseille aux dames ces parties là, il les trahit et soy mesme : il fault croire que le cœur leur frémit d'effroy , que le son de nos mots blece la pureté de leurs au- reilles, qu'elles nous en haïssent, et s'accordent à nostre importunité d'une force forcée. La beauté, toute puissante qu'elle est, n'a pas de quoy se faire savourer, sans cette entremise. Voyez en Italie, il y a plus de beauté à ven- dre, et de la plus fine , comment il fault qu'elle cherche d'aultres moyens estrangiers et d'aul- tres arts pour se rendre agréable; et si, à la ve* rite , quoy qu'elle face , estant vénale et pu- blicque , elle demeure foible et languissante : tout ainsi que, mesme en la vertu, de deux effects pareils, nous tenons neantmoins celuy le plus beau et plus digne, auquel il y a plus d'empeschement et de hazard proposé.

C'est un effect de la Providence divine de Pourquoi permettre sa saincte Eglise estre agitée, comme qurKuL nous la voyons , de tant de troubles et d^orages , Jroubîel*!^*^*' pour esveiller par ce contraste les âmes pies, et les r'avoir de l'oisifveté et du sommeil les avoit plongées une si longue tranquillité : si nous contrepoisons la perte que nous avons faicte par le nombre de ceulx qui se sont des- voyez, au gaing qui nous vient pour nous estre remis en haleine, resuscité nostre zèle et nos forces à l'occasion de ce combat, ie ne sçais si

III. A 5

386 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Si, enôtatit l'utilité ne surmonte point le dommage. Nous disSreles avons pensé attacher plus ferme le nœud de mariages on ^^^ mariafijes , pour avoir osté tout moyen de

en a rendu Je . .

nœud plus les dissouldre ; mais d'autant s'est desprins et

161*1X16

relasché le nœud de la volonté et de l'affection , que celuy de la contraincte s'est estrecy : et, au rebours, ce qui teint les mariages, à Rome, si long temps en honneur et en seureté, feut la liberté de les rompre qui vouldroit; ils gar- doient mieulx leurs femmes, d'autant qu'ils les pouvoient perdre, et, en pleine licence de di- vorces , il se passa cinq cents ans , et plus , avant que nul s'en servist (a).

Quod licet , ingratum est 5 quod non licet, acriùs urit (i).

A ce propos se pourroit ioindre l'opinion d'un ancien , « Que les supplices aiguisent les vices , plustost qu'ils ne les amortissent; Qu'ils n'en- gendrent point le soing de bien faire , c'est l'ouvrage de la raison et de la discipline, mais seulement un soing de n'estre surprins , en fai- sant mal » :

Lœliùs exclsse pestis contagia serpunt (2) :

' ' (a) Repudium inter iixorem et virum , à conditâ

urhe usque ad -vigesimum et quingentesimum annum , nullimi intercessit. Valer. Max. 1. 2, c. i , §. 4-

(1) Ce qui est permis , n'a aucun attrait pour nous yCe qui est défendu , irrite nos désirs. OviD. ^mor. 1. 2,el. 19, v. 3.

(2) Le mal qu'on croyoit avoir extirpé , gagne et s'étend au loin. Itincrar. Rutilii 3 l. i , v. 397.

LIVRE II, CHAPITRE XV. 887

ie ne sçais pas qu'elle soit vraye ; mais cocy sçais ie par expérience , que iamais police ne se trouva reformée par : Tordre et règlement des mœurs despend de quelque aultre moyen.

Les histoires cjrecques (a) font mention des P<*uple qui Argippees, voisins de la Scythie, qui vivent cemment et sans verge et sans baston a oirenser ; que non satis armes seulement nul n'entreprend d'aller attaquer, ^^*°^*^®' mais quiconque s'y peult sauver, il est en fran- chise, à cause de leur vertu et saincteté de vie ; et n'est aulcun si osé d'y toucher : on recourt k eulx pour appoincter les différends qui naissent entre les hommes d'ailleurs. Il y a nation la closture des iardins et des champs qu'on veult conserver , se faict d'un filet de coton , et se treuve bien plus seure et plus ferme que nos

fossez et nos hayes. Furem signala sollicitant

Àperta effractarius prœterit (i).

A l'adventure sert, entre aultres moyens, Montaigne l'aysance, à couvrir ma maison de la violence Sanf^^^une de nos guerres civiles : la deffense attire l'entre- Sîf fi^,^s^ /du* prinse; et, la desfiance l'offense. l'ay affoibly re"civiils.*^ le desseing des soldats , ostant à leur exploict le hazard et toute matière de gloire militaire, qui a accoustumé de leur servir de tiltre et d'excuse : ce qui est faict courageusement, est

(a) Hérodote, I. 4. C.

(1) Les serrures attirent les voleurs; ceux qui brisent les portes, n'entrent pas dans les maisons ouvertes. Senec epist. 68.

388 ESSAIS DE MONTAIGNE,

tousiours faict honorablement, en temps la iustice est morte, le leur rends la conqueste de ma maison lasche et traistresse : elle n'est close à personne qui y hurte ; il n'y a pour toute prouvision qu'un portier, d'ancien usage et ce- rimonie, qui ne sert pas tant à deffendre ma porte , qu'à l'offrir plus décemment et gracieu- sement; ie n'ay ny garde ny sentinelle que celle que les astres font pour moy. Un gentilhomme a tort de faire montre d'estre en deffense , s'il ne l'est parfaictement. Qui est ouvert d'un costé, l'est par tout : nos pères ne pensèrent pas à bastir des places frontières. Les moyens d'assaillir, ie dis sans batterie et sans armée, et de surprendre nos maisons , croissent touts les iours au dessus des moyens de se garder ; les esprits s'aiguisent généralement de ce costé là: l'invasion touche touts; la deffense non, que les riches. La mienne estoit forte selon le temps qu'elle feut faicte; ie n'y ai rien adiousté de ce costé , et craindrois que sa force se tournast contre moy mesme ; ioinct qu'un temps paisible requerra qu'on les desfortifie. 11 est dangereux de ne les pouvoir regaigner, et est difficile de s'en asseurer : car en matière de guerres intes- tines, vostre valet peult estre du party que vous craignez ; et la religion sert de prétexte , les parentez mesmes deviennent infiables (a) avec-

(a) Peu dignes de fiance ou de confiance, E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XV. 389

ques couverture de iustice. Les finances pu- blicques n'entretiendront pas nos garnisons domestiques ; elles s'y espuiseroient : nous n'a- vons pas dequoy le faire sans nostre ruyne^ ou, plus incommodement et iniurieusement encores, sans celle du peuple. L'estat de ma perte ne seroit de guère pire. Au demourant, vous y perdez vous : vos amis mesmes s'amu- sent à accuser vostre invigilance et improvi- dence {a) , plus qu'à vous plaindre , et l'igno- rance ou nonchalance aux offices de vostre profession. Ce que tant de maisons gardées se sont perdues , cette cy dure , me faict sous- péçonner qu'elles se sont perdues de ce qu'elles estoient gardées ; cela donne et l'envie et la raison à l'assaillant : toute garde porte visage de guerre. Qui se iectera , si Dieu veult , chez moy ; mais tant y a, que ie ne l'y appelleray pas : c'est la retraicte à me reposer des guerres, l'essaye de soustraire ce coing à la tem peste publicque , comme ie fois {b) un aultre coing en mon ame. Nostre guerre a beau changer de

(a) Votre négligence à veiller et à pourvoir à votre sûreté. C.

{b) Montaigne écrit toujours ie fois , ie vois, au lieu de je fais, je vais; et Amyot, contemporain de Mon- taigne , emploie la même orthographe , que j'ai cru de- voir conserver, et dont on trouve même plusieurs exemples dans l'édition in-folio àe iSç^S. N.

390 ESSAIS DE MONTAIGNE,

formes, se multiplier et diversifier en nou- veaux partis : pour moy ie ne bouge. Entre tant de maisons armées , moy seul , que ie sçache , en France, de ma condition , ay fié pu- rement au ciel la protection de la mienne ; et n'en ay iamais osté ny vaisselle d'argent , ny tiltre, ny tapisserie. le ne veulx ny me craindre, ny me sauver à demy. Si une pleine recognois- sance acquiert la faveur divine, elle me durera iusqu'au bout; sinon , i'ay tousiours assez duré pour rendre ma durée remarquable et enregis- trable. Comment? il y a bien trente ans.

CHAPITRE XVI.

De la gloire.

Ce qu'em- AL y a Ic uom et la chose : le nom, c'est une Ses choseï"" ^^^^ ^^^ remarque et signifie la chose ; le nom , ce n'est pas une partie de la chose, ny de la sub- stance , c'est une pièce estrangiere ioincte à la chose , et hors d'elle. Comment le Dicu , qui cst en soy toute plénitude et le pe^tarFrc- comble de toute perfection, il ne peult s'aug- cru. menter et accroistre au dedans ; mais son nom

se peult augmenter et accroistre par la béné- diction et louange que nous donnons à ses ou- vrages extérieurs : laquelle louange , puisque nous ne la pouvons incorporer en luy, d'autant

LIVRE II, CHAPITRE XVI. 391 qu'il n'y peult avoir accession de bien , nous l'attribuons à son nom , qui est la pièce hors de luy la plus voisine; voilà comment c'est à Dieu seul à qui gloire et honneur appartiennent : et il n'est rien si esloingné de raison, que de nous en mettre en queste pour nous, car^ estants in- digents et nécessiteux au dedans , nostre es- sence estant imparfaicte, et ayant continuelle- ment besoing d'amélioration , c'est à quoy nous nous debvons travailler ; nous sommes tout creux et vuides ; ce n'est pas de vent et de voix que nous avons à nous remplir, il nous faultde la substance plus solide à nous reparer; un homme affamé seroit bien simple de cher- cher à se pourveoir plustost d'un beau veste- ment que d'un bon repas ; il fault courir au plus pressé. Comme disent nos ordinaires prières, Gloria in excelsis Deo ; et in terra pax homini- hus (i). Nous sommes en disette de beauté ^ santé, sagesse, vertu, et telles parties essen- tielles : les ornements externes se chercheront, aprez que nous aurons pourveu aux choses né- cessaires. La théologie traicte amplement et plus pertinemment ce subiect; mais ie n'y suis gueres versé.

Chrysippus et Diogenes (a) ont esté les pre- phiiosoph*

(1) Gloire à Dieu dans les cieux, et paix aux hommes sur la terre. S. Luc, c. 2 , v. i4-

{a) Cic. de Finib. bon. et mal. 1. 3, c. 17. C.

393 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ontprêchëia micrs aucteuFS , et les plus fermes, du mespris

mépris de la , , , . * , , * . ,

gloire. de la gloire ; et , entre toutes les voluptez , ils

disoient qu'il n'y en avoit point de plus dange- reuse , ny plus à fuyr, que celle qui nous vient de l'approbation d'aultruy. De vray , l'expé- rience nous en faict sentir plusieurs trahisons bien dommageables : il n'est chose qui empoi- sonne tant les princes que la flatterie, ny rien par les meschants gaignent plus ayseement crédit autour d'eulx ; ni macquerelage si propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des fem- mes , que de les paistre et entretenir de leurs louanges : le premier enchantement que les si- rènes employent à piper Ulysses est de cette nature :

Deçà vers nous , deçà , ô treslouable Ulysse ,

Et le plus grand honneur dont la Grèce fleurisse (a).

Ces philosophes disoient (b) , que toute la gloire du monde ne meritoit pas qu'un homme d'entendement estendist seulement le doigt pour l'acquérir :

Gloria quantalibet quid erit, si gloria tantiim est? (r)

Gloire à ie dis pour elle seule ; car elle tire souvent à sa pour les a- suittc plusieurs commoditez, pour lesquelles

{a) HoMER. Odjss. 1. 12, V. 184. C. (b) Cic. de Finib. bon. et mal. 1. 3 , c. 17. C. (i) La plus grande gloire n'est pas grand'chose, si c'est de la gloire et rien de plus. Juy. sat. 7, y. 81.

LIVRE 11, CHAPITRE XVl. 39^ elle se peult rendre désirable : elle nous acquiert vaniages qui de la bienvueillance ; elle nous rend moins ex- gnent™^*" posez aux iniures et offenses d'aultruy, et choses semblables. C'estoit aussi des principaulx dog- mes d'Epicurus ; car ce précepte de sa secte , Cache ta vie , qui deffend aux hommes de s'em- pescher des charges et négociations publicques, présuppose aussi nécessairement qu'on mes- prise la gloire, qui est une approbation que le monde fiiict des actions que nous mettons en évidence. Celuy qui nous ordonne de nous ca- cher, et de n'avoir soing que de nous , et qui ne veult pas que nous soyons connus d'aultruy, il veult encores moins que nous en soyons ho- norez et glorifiez : aussi conseille il à Idome- neus de ne régler aulcunement ses actions par Topinion ou réputation commune , si ce n'est pour éviter les aultres incommoditez acciden- tales que le mespris des hommes luy pourroit apporter.

Ces discours sont infiniment vray s , à mon , Preuve advis, et raisonnables : mais nous sommes, ie ?"cb^rchoit ne sçais comment , doubles en nous mesmes , laslo""*" qui faict que ce que nous croyons , nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons desfaire de ce que nous condamnons. Voyons les dernières paroles d'Epicurus , et qu'il dict en mourant : elles sont grandes , et dignes d'un tel philoso- phe; mais si ont elles quelque marque de la recommendation de son nom , et de cette hu-

394 ESSAIS DE MONTAIGNE,

meiir qu'il avoit descriee par ses préceptes. Voici une lettre (a) qu'il dicta un peu avant son dernier soupir :

EPICURUS A HERMACHUS, salut.

« Ce pendant que ie passois l'heureux , et celuy mesme le dernier iour de ma vie , i'es- crivois cecy , accompaigné toutesfois de telle douleur en la vessie et aux intestins , qu'il ne peult rien estre adiousté à sa grandeur : mais elle estoit compensée par le plaisir qu'appor- toit à mon ame la souvenance de mes inven- tions et de mes discours. Or toy, comme re- quiert l'affection que tu as eu dez ton enfance envers moy et la philosophie , embrasse la pro- tection des enfants de Metrodorus »

Voilà sa lettre. Et ce qui me faict interpréter que ce plaisir, qu'il dict sentir en son ame de ses inventions, regarde aulcunement la répu- tation qu'il en esperoit acquérir aprez sa mort, c'est l'ordonnance de son testament, par lequel il veult que {h) « Amynomachus et Timocrates , ses héritiers , fournissent pour la célébration de son iour natal , touts les mois de ianvier, les frais que Hermachus ordonneroit, et aussi pour

(a) Traduite fidèlement ici du latin de Cicéron , de Finib. bon. et mal. 1. i , c. 3o. C.

{b) Cic. de Finib. bon. et mal. 1. 2 , c. 3i. C,

LIVRE II, CHAPITRE XVI. 395 Ja despense qui se feroit le vingtiesme iour de chasque lune, au traictement des philosophes ses familiers, qui s'assembleroient à l'honneur de la mémoire de luy et de Metrodorus ».

Carneades a esté chef de l'opinion contraire; Gloire dé- et a maintenu {a) que la gloire estoit pour elle clîe-meW^ mesme désirable : tout ainsi que nous embras- phOosopher sons nos posthumes pour eulx mesmes, n'en ayant aulcune cognoissance ny iouïssance. Cette opinion n'a pas failly d'estre plus communé- ment suyvie, comme sont volontiers celles qui s'accommodent le plus à nos inclinations. Aris- tote luy donne le premier reng entre les biens externes : « Evite , comme deux extresmes vi- cieux , l'immoderation et à la rechercher et à la fuyr ». le crois que si nous avions les livres Erreur âv que Cicero avoit escripts sur ce subiect, il nous ^r"^ que'^ïa en conteroit de belles; car cet homme feut ^^r*u n'eioit

désira bloque

si forcené de cette passion , que, s'il eust osé, pour la eioi-

. . I . , re qui Tac-

il feust, ce crois ie, volontiers tumbé en Texccz compagne. tumberent d'aul très , Que la vertu mesme n'estoit désirable que pour l'honneur gui se tenoit tousiours à sa suitte :

Pauliim sepultae distat inertiae Celata virtus (i) :

qui est un opinion si faulse , que ie suis despit

(a) Cic. de Finib. bon, et mal. 1. 3 , c. 17. G. (1) Le héros ignoré difiere peu du liiche enseveli. HoB. od. 9, I. 4, V. 29.

Ôg6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

qu'elle ait iamais peu entrer en l'entendement d'homme qui eust cet honneur de porter le nom de philosophe. Si cela estoit vray, il ne fauldroit estre vertueux qu'en public ; et les opérations de l'ame , est le vray siège de la vertu , nous n'aurions que faire de les tenir en règle et en ordre , sinon autant qu'elles deb- vroient venir à la cognoissance d'aultruy. N'y va il doncques que de faillir finement et subti- lement ! « Si tu sçais , dict Carneades {a) , un ser- pent caché en ce lieu auquel, sans y penser, se va seoir celuy de la mort duquel tu espères prou fit, tu foys meschamment si tu ne l'en ad- vertis ; et d'autant plus que ton action ne doibt estre cogneue que de toy ». Si nous ne prenons de nous mesmes la loy de bien faire, si l'im- punité nous est iustice ; à combien de sortes de meschancetez avons nous touts les jours à nous abandonner? Ce que Sext. Peduceus feit (b) , de rendre fidèlement cela que G. Plotius avoit commis à sa seule science , de ses richesses , et ce que i'en ay faict souvent de mesme , ie ne le

(a) Si scieris , inqiiit Carneades , aspidem occulte latere uspiam , et velle aliquem imprudentem. super eam as sidère , eu jus mors tihi emolumentum futura sit , improbè feceris nisi monueris ne assideat; sed impu- nité tamen : scisse enim te quis coarguere possit ? Cic. de Finib. bon. et mal. 1. 2 , c. 18. C.

(J?) Cic. de Finib. bon. et mal. I. 2 , c. 18. C.

LIVRE II, CHAPITRE XVI. 897 treuve pas tant louable, comme ie trouverois exsecrable que nous y eussions failly : et treuve bon et utile à ramentevoir en nos iours l'exem- ple de P. Sextilius Rufus , que Cicero {a) accuse pour avoir recueilli une hérédité contre sa conscience , non seulement , non contre les loix , mais par les loix mesmes; et M. Crassus, et Q. Hortensius {b) , lesquels , à cause de leur auctorité et puissance , ayant esté , pour cer- taines quotitez, appeliez par un estrangier à la succession d'un testament fauls, à fin que , par ce moyen , il y establist sa part , se contentè- rent de n'estre participants de la faulseté, et ne refusèrent d'en retirer du fruict; assez cou- verts, s'ils se tenoient à l'abri des accusations, et des tesmoings et des loix : Meminerint Deum se habere testem , id est ( ut ego arhitror) men- tem suain (i).

La vertu est chose bien vaine et frivole , si La venu elle tire sa recommendation de la gloire : pour ^^^^H f^ivo- neant entreprendrions nous de luy faire tenir r^- j^^^^^^ /gl son rené à part , et la desioindrions de la for- commanda-

o 1 ^ tion de la

tune; car qu'est il plus fortuite que la reputa- gloire. tion ? Profecto forluna in omni re dominatur :

(a) Cic. de Finib. bon. et mal. 1. 2, c. 17. G.

{b) Id. deOffic. 1. 3,c. 18. C.

(1) Il faut se souvenir qu'on a Dieu pour témoin , et ce témoin, à mon avis, c'est notre propre conscience. Cic. de Offic \. 3 , c. 10.

398 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ea res cunctas , ex lihidine magis quàm ex vero , célébrât, obscuratque (i). De faire que les ac- tions soient cogneues et veues , c'est le pur ou- vrage de la fortune ; c'est le sort qui nous ap- plique la gloire, selon sa témérité. le l'ay veue fort souvent marcher avant le mérite; et sou- vent oultrepasser le mérite , d'une longue me- sure. Celuy qui premier s'advisa de la ressem- blance de l'umbre , à la gloire , feit mieulx qu'il ne vouloit : ce sont choses excellemment vaines ; elle va aussi quelquesfois devant son corps , et quelquesfois l'excède de beaucoup en longueur. Ceulx qui apprennent à la noblesse de ne chercher en la vaillance que l'honneur, quasi non sit honestuni quod nohilitaturn non sit (2), que gaignent ils par , que de les in- struire de ne se hasarder iamais , si on ne les veoid, et de prendre bien garde s'il y a des tes- moings qui puissent rapporter nouvelles de leur valeur : il se présente mille occasions de bien faire , sans qu'on en puisse estre remarqué ? Combien de belles actions particulières s'en- sepvelissent dans la foule d'une battaille? qui-

(1) Certainement, l'empire de la fortune s'étend sur tout : elle rend les uns célèbres , et laisse les autres obscurs , moins selon leur mérite , que selon leur ca- price. Sallust. in Catilin.

(2) Comme si une action n'étoit pas vertueuse , lors- qu'elle restoit obscure. Cic. de Offlc. 1. i , c.

LIVRE II, CHAPITRE XVI. 399 conque s'amuse à contrerooller aultruy pen- dant une telle meslee , il n'y est gueres embe- songné, et produict contre soy mesme le tes- moignage qu'il rend des desportements de ses compaignons. Vera et sapiens animi magnitudo , honestum illud quod maxime naturam sequitur, in factis positum y non ingloriâ, iudicat(i). Toute la gloire que ie prétends de ma vie , c'est de ravoir vescue tranquille : tranquille, non se- lon Metrodorus , ou Arcesilas , ou Aristippus mais selon moy. Puisque la philosophie n'a sceu trouver aulcune voye pour la tranquillité , qui feust bonne en commun; que chascun la cher- che en son particulier. A qui doibvent César et Alexandre cette grandeur infinie de leur re- nommée , qu'à la fortune? combien d'hommes a elle esteincts sur le commencement de leur progrez , desquels nous n'avons aulcune cog- noissance , qui y apportoient mesme courage que le leur, si le malheur de leur sort ne les eust arrcstez tout court sur la naissance mesme de leurs entreprinses? Au travers de tant et si extresmes dangiers , il ne me souvient point avoir leu que César ayt esté iamais blccé : mille sont morts de moindres périls que le moindre

(i) C'est dans les actions vertueuses, et non dans la gloire, qu'une âme vérilableraent grande place l'hon- neur, qui jamais ne s'écarte de la nature. Cic. de OJJic. 1. I, c. 19.

4oo ESSAIS DE MONTAIGNE,

de ceulx qu'il franchit. Infinies belles actions se doibvent perdre sans tesmoignage , avant qu'il en vienne une à proufit : on n'est pas tous- iours sur le hault d'une bresche , ou à la teste d'une armée , à la veue de son gênerai , comme sur un eschaffaud; on est surprins entre la haye et le fossé ; il fault tenter fortune contre un poulailler ; il fault dénicher quatre chestifs ar- quebusiers d'une grange ; il fault seul s'escarter de la troupe , et entreprendre seul ^ selon nécessité qui s'offre. Et , si on y prend garde , on trouvera qu'il advient, par expérience, que les moins esclatantes occasions sont les plus dangereuses ; et qu'aux guerres qui se sont pas- sées de nostre temps, il s'est perdu plus de gents de bien aux occasions legieres et peu im- portantes, et à la contestation de quelque bi- coque , qu'ez lieux dignes et honorables. La vertu Qui tient sa mort pour mal employée, si ce

doit être re- ? . . . , , ,.

cherchée ^ ^st cu occasiou Signalée, au heu d illustrer sa même,inde'- ^^o^t , il obscurcit volouticrs sa vie, laissant Sr^rT^ro- ^schapper ce pendant plusieurs iustes occa- bation des sions de sc hazardcr : et toutes les iustes sont

nommes.

illustres assez , sa conscience les trompettant suffisamment à chascun. Gloria nostra est tes- timoniinn conscientice nostrœ (i). Qui n'est hom- me de bien que parce qu'on le sçaura , et parce

(i) Notre gloire , c'est le te'moignage de notre con-' science. S. Pauli , epist, II ad Corinth. c. i , v. 12,

LIVRE II, CHAPITRE XVI. 4oi qu'on l'en estimera mieulx aprez l'avoir sceii ; qui ne veult bien faire qu'en condition que sa vertu vienne à la cognoissance des hommes , celuy n'est pas personne de qui on puisse tirer beaucoup de service.

Credo che "1 resto di quel verno cose Facesse degne di teuenie conto j Ma fur sin da quel tempo si nascose , Che non è colpa mia s' or non le couto : Perché Orlando a far l'opre virtuose, Più ch' a narrarle poi , seinpre era pronto j Ne mai fu alcuno de' suoi fatti espresso , Se non quando ebbe i testimoni appresso (i).

Il fault aller à la guerre pour son debvoir ; et en attendre cette recompense , qui ne peult faillir à toutes belles actions pour occultes qu'elles soient, non pas mesme aux vertueuses pensées ; c'est le contentement qu'une con- science bien réglée receoit, en soy, de bien faire. Il fault estre vaillant pour soy mesme, et pour l'advantage que c'est d'avoir son courage logé en une assiette ferme et asseuree contre les as- saults de la fortune :

(i) Je crois que, le reste de cet hiver, Roland fit des choses très-dignes de mémoire ; mais jusqu'ici elles ont été si secrètes, que ce n'est pas ma faute si je ne les raconte point ; car Roland a toujours été plus prorapt à faire de belles actions, qu'à les publier; et jamais ses exploits n'ont été divulgués , que lorsqu'il en a eu des témoins. Ariosto , cant. ii , stantz 8i.

iii. a6

4o2 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Virtus , repulsae nescia sordidae ,

Intaminatis fulget honoribus : Nec sumlt , aut ponit secures Arbitrio popularis auras (i).

Ce n'est pas pour la montre , que nostre ame doibt iouer son roolle; c'est chez nous, au de- dans , nuls yeulx ne donnent ^ue les nos- tres : elle nous couvre de la crainte de la mort , des douleurs et de la honte mesme ; elle nous asseure de la perte de nos enfants , de nos amis et de nos fortunes ; et quand l'oppor- tunité s'y présente, elle nous conduict aussi aux hazards de la guerre , non eniolumento ali- quo , sed ipsius honestatis décore (2). Ce proufit est bien plus grand , et bien plus digne d'estre souhaité et espéré , que l'honneur et la gloire, qui n'est aultre chose qu'un favorable iuge- ment qu'on faict de nous. Combien le II fault trier de toute une nation une dou- îa^imiStude zainc d'hommcs , pour iuger d'un arpent de est mepnsa- terre ; et le iugement de nos inclinations et de nos actions , la plus difficile matière et la plus importante qui soit, nous le remettons à la voix de la commune et de la tourbe , mère d'igno-

(i) La véritable vertu brille d'un éclat que rien ne peut ternir^ elle ne connoît point les refus honteux ; elle ne prend pas , elle ne quitte pas les faisceaux au gré d'un peuple volage. Hor. od. 2 , 1. 3 , v. 17.

(2) Non pour notre intérêt personnel , mais pour l'hon- neur attaché à la vertu. Cic. 1. \ ^ de Finib. c. lo.

LIVRE II, CHAPITRE XVI. 4o3 rance, d'iniustice et d'inconstance. Est ce rai- son de faire despendre la vie d'un sage , du iu- gement des fols ? An quidquam stultiUs^ quàm quos singulos contemnas , eos aliquid putare esse universos (i)? Quiconque vise à leur plaire, il n'a iamais faict ; c'est une butte («) qui n'a ny forme, nyprinse : niltam inœstimahile est quàm animi multitudinis (2). Demetrius {b) disoit plai- samment de la voix du peuple, qu'il ne faisoit non plus de recepte de celle qui luy sortoit par en hault , que de celle qui luy sortoit par en bas : celuy dict encores plus , Ego hoc iudico , si quando turpe non sit y tamen non esse non turpe, quum ida multitudine laudeturi^), NuU'

(1) Quoi de plus insensé , que d'estimer réunis ceux que Ton méprise séparément! Cic. Tusc. quœst. I. 5, c. 36.

{a) Un but. E. J.

(2) Rien de si méprisable que les jugements de la mul- titude.

(b) Cétoit un philosophe cynique , fameux à Rome sous le règne de Néron. Sénëque , qui en parle comme d'un homme comparable aux plus grands philosophes de l'antiquité ( de Benef. 1. 7, c. i , 8 , g , etc. ) , nous a con- servé le mot que Montaigne lui donne ici. n E le ganter , dit-il, Demetrius noster solet dicere , eodem loco sibi esse voces imperitorum , qiio ventre redditos crépi tu s : quid cnim , incjuity nied refert sursùm isti , an deorsiim, sonent? » Senec. epist. 91 , sub fine. C.

(3) Quoiqu'une chose ne soit pas honteuse en elle- même , cependant j'y trouve quelque chose de honteux ,

4o4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

art , nulle soupplesse d'esprit ne pourroit con- duire nos pas à la suitte d'un guide si desvoyé et si desreglé : en cette confusion venteuse de bruits , de rapports et opinions vulgaires qui nous poulsent , il ne se peult establir aulcune route qui vaille. Ne nous proposons point une fin si flottante et volage : allons constamment aprez la raison : que l'approbation publicque nous suyve par là, si elle veult; et, comme elle despend toute de la fortune , nous n'avons point loy de l'espérer plustost par aultre voye que par celle là. Quand , pour sa droicture , ie ne suyvrois le droict chemin , ie le suyvrois pour avoir trouvé , par expérience , qu'au bout du compte, c'est communément le plus heu- reux et le plus utile : dédit hoc providentia ho- minihus munus , ut honesta magis iuvarent{{). Le marinier ancien disoit ainsin à Neptune, en une grande tem peste : « {a) O dieu , tu me sau- veras , si tu veulx ; si tu veulx, tu me perdras : mais si tiendray ie tousiours droict mon ti-

si elle est louée par le peuple. Cic. de Finib. bon. et mal. 1. 2 , c. i5.

(i) C'est un bienfait de la jDrovidence des dieux, que les choses honnêtes sont aussi les plus utiles. Quintil. Inst. orat. 1. i , c. 12.

{a) Montaigne se plaît ici à paraphraser ces paroles de Sénèque : «1 Qui hoc potiiit dicere , Neptune , nunquain hanc navem , nisi rectam , arti satisfecit ». Epist. 85, p. 360, t. II, edit. varier, ann. 1672. C.

LIVRE II, CHAPITRE XVI. 4o5 mon ». l'ay veu de mon temps inill' hommes soiipples , mestis , ambigus , et que nul ne doub- toit plus prudents mondains que moy, se per- dre où ie me suis sauvé :

Rtsi successu posse carere dolos (i).

Paul Emile , allant en sa glorieuse expédition de Macédoine, advertit (a) surtout le peuple à Rome « de contenir leur langue de ses actions, pendant son absence ». Que la licence des iuge- ments est un grand destourbier aux grands affaires! d'autant que chascun n'a pas la fer- meté de Fabius, à Tencontre des voix commu- nes contraires et iniurieuses , qui aima mieulx laisser desmembrer son auctorité aux vaines fantasies des hommes, que faire moins bien sa charge, avecques favorable réputation et po- pulaire consentement.

Il y a ie ne sçais quelle doulceur naturelle à La louange se sentir louer; mais nous luy prestons trop de tation mises beaucoup : ^^^p *»^"^

Laudari haud metuam , neque enim mlhi cornea fibra est j Sed recti fincmqiie extreniumque esse recuso Euge tuum et belle (2).

(i) J'ai ri de voir que la ruse échouoit souvent. Ovm. Epist. Penelopes ad Llyssem, v. 18.

{a) C'est à la fin de la liarangue que Tite-Live lui prête, /. 44 > ^- 22. C.

(2) Je ne hais pas d'être loué, car je ne suis pas de pierre , mais jamais un , Que cela est beau I ne me paroîtra le

4o6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

le ne me soulcie pas tant quel ie sois chez aul- truy, comme ie ne me soulcie quel ie sois en moy mesme : ie veulx estre riche par moy, non par emprunt. Les estrangiers ne voyent que les événements et apparences externes ; chascun peult faire bonne mine par le dehors , plein au dedans de fiebvre et d'effroy : ils ne voyent pas mon cœur, ils ne voyent que mes contenances. On a raison de descrier l'hypocrisie qui se treuve en la guerre ; car qu'est il plus aysé à un homme practique («), que de gauchir aux dangiers, et de contrefaire le mauvais , ayant le cœur plein de mollesse ? Il y a tant de moyens d'éviter les oc- casions de se hazarder en particulier, que nous aurons trompé mille fois le monde , avant que de nous engager à un dangereux pas; et lors mesme, nous y trouvant empestrez, nous sçau- rons bien , pour ce coup , couvrir nostre ieu d'un bon visage et d'une parole asseuree, quoy- que l'ame nous tremble au dedans : et qui au- roit l'usage de l'anneau platonique, rendant in- visible celuy qui le portoit au doigt, si on luy donnoit le tour vers le plat de la main , assez de gents souvent se cacheroient il se fault présenter le plus, et se repentiroient d'estre

terme et le but qu'on doive proposer à la vertu. Pers. sat. I , V. 47-

[à] Qui a de la pratique , de V expérience , que de ss détourner des dangers. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XVI. 407 placez en lieu si honorable auquel la nécessité les rend asseurez.

Falsus honor iuvat , et mendax infamia terret Quem, nisi mendosum et mendacem ? (i)

Voylà comment touts ces iugements, qui se font des apparences externes , sont merveilleu- sement incertains et doubteux ; et n'est aulcun si asseuré tesmoing, comme chascun à soy mesme. En celles combien avons nous de gouiats, compaignons de nostre gloire? celuy qui se tient ferme dans une trenchee descou- verte , que faict il en cela que ne facent de- vant luy cinquante pauvres pionniers qui luy ouvrent le pas, et le couvrent de leurs corps pour cinq sols de paye par iour?

Non , quicquid turbida Roma Elevet, accédas j examenque improbum in illâ Castiges trutinâ : nec te quaesiveris extra (2).

Nous appelions aggrandir nostre nom , l'es- tendre et semer en plusieurs bouches ; nous voulons qu'il y soit receu en bonne part, et que cette sienne accroissance luy vienne à prou-

(i) Qui est flatté des fausses louanges, qui redoute la calomnie ? N'est-ce pas celui qui se sent coupable , et qui veut en imposer? Hor. epist. 16, 1. i , v. 39.

(2) Lorsque la tumultueuse Rome déprime quelque chose , il ne faut ni l'en croire , ni entreprendre de redresser sa balance infidèle. Ne cherchez point hors de vous-même ce que vous êtes. Pers. sa t. i , v. 5.

4o8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

fit : voylà ce qu'il y peult avoir de plus excu- sable en ce desseing. Mais Texcez de cette ma- ladie en va iusques là, que plusieurs cherchent de faire parler d'eulx en quelque façon que ce soit : Trogus Pompeius (a) dict de Herostratus, et Titus Livius (b) , de Manlius Capitolinus , qu'ils estoient plus désireux de grande que de bonne réputation. Ce vice est ordinaire : nous nous soignons plus qu'on parle de nous , que comment on en parle ; et nous est assez que nostre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu'il y coure : il semble que l'estre cogneu, ce soit aulcunement avoir sa vie et sa durée en la garde d'aultruy. Moy, ie tiens que ie ne suis que chez moy ; et de cette aultre mienne vie , qui loge en la cognois- sance de mes amis , à la considérer nue et sim-

(à) Il ne reste de Trogus Pompeius qu'un abrégé de son ouvrage , fait par Justin , ceci ne se trouve point. J'ai appris de M. Barbejrac , qu'apparemment Montaigne s'est brouillé ici , en copiant négligemment ce qu'il avoit lu dans Joannes Sarisberiensis , 1. 8, c. 5, vers la fin , oii cet auteur , parlant de ceux qui ont trouvé beau de se rendre fameux par de grands crimes , qui vel ex scele^ ribus innotescere magni duxeriint , allègue l'exemple de Pausanias , qui tua Philippe , roi de Macédoine , auctore Trogo , à qui il joint immédiatement après l'exemple d'Hérostrate , tiré , non de Justin , comme le premier , mais de Valère-Maxime , 1. 8, c. 14, n. ult. extern. C.

(Z») TiTE-LivE, 1. 6, c. II. C.

LIVRE II, CHAPITRE XVI. 409

plement en soy , ie srais bien que ie n'en sens friiict ny iouïssance que par la vanité d'une opinion fantastique : et quand ie seray mort, ie m'en ressentiray encores beaucoup moins; et si perdray tout net l'usage des vrayes utilitez, qui accidentalement la suyvent par fois. le n'auray plus de prinse par saisir la réputa- tion, ny par elle puisse me toucher, ny ar- river à moy ; car de m'attendre que mon nom la receoive : premièrement, ie n'ay point de nom qui soit assez mien; de deux que i'ay , l'un est commun à toute ma race, voire encores à d'aultres; il y a une famille à Paris et à Mont- pellier qui se surnomme Montaigne , une aultre en Bretaigne et en Xaintonge , De la Montaigne ; le remuement d'une seule syllabe meslera nos fusées de façon que i'auray part à leur gloire, et eulx à l'adventure à ma honte; et si les miens se sont aultresfois surnommez Eyquem , sur- nom qui touche encores une maison cogneue en Angleterre : quant à mon aultre nom , il est à quiconque aura envie de le prendre ; ainsi i'honoreray peut estre un crocheteur en ma place. Et puis , quand i'aurois une marque par- ticulière pour moy, que peult elle marquer quand ie n'y suis plus? peult elle designer et favorir (a) l'inanité ?

(a) Favoriser la vanité même , lui donner du relief. Favorir, que Montaigne a peut-être forgé lui-même

4io ESSAIS DE MONTAIGNE,

Nunc levior cippus non imprlmit ossa, liaudat posteritas j nunc non e manibus illis, Nunc non e tumulo , fortunatâque favillâ , Nascuntur violae (i) :

mais de cecy l'en ay parlé ailleurs. Au demoii- rant, en toute une battaille dix miirhommes sont stropiez ou tuez, il n'en est pas quinze de quoy l'on parle ; il fault que ce soit quelque grandeur bien eminente, ou quelque consé- quence d'importance que la fortune y ayt ioincte, qui face valoir un' action privée, non d'un arquebuzier seulement , mais d'un capi- taine : car de tuer un homme , ou deux , ou dix , de se présenter courageusement à la mort, c'est à la vérité quelque chose à chascun de nous , car il y va de tout; mais pour le monde, ce sont choses si ordinaires , il s'en veoid tant touts les iours, et en fault tant de pareilles pour produire un effect notable , que nous n'en pouvons attendre aulcune particulière recom- mendation;

Casus multis hic cognitus , ac iam

du latin f avère ^ favoriser , ne se trouve ni dans Cotgrave ni dans Nicot. C.

(i) Que la postérité me loue : la pierre qui couvre mes os en est-elle plus légère ? mes mânes , mon tombeau , mon bûcher, vont-ils pour cela se couronner de fleurs? Pers. sat. I , V. 37. Ici Montaigne change le sens du latin , et substitue laudat posteritas à laxidant con- vivcç, E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XVL 4"

Tritus, et c lucdio fortunœ diictus acervo (i).

De tant de milliasses de vaillants hommes qui sont morts, depuis quinze cents ans en France, les armes en la main , il n'y en a pas cent qui soient venus à nostre cognoissance : la mé- moire, non des chefs seulement, mais des bat- tailles et victoires, est ensepvelie : les fortunes de plus de la moitié du monde , à faulte de re- gistre , ne bougent de leur place , et s'esvanouïs- sent sans durée. Si i'avois en ma possession les événements incogneus , i'en penserois tresfaci- lement supplanter les cogneus , en toute espèce d'exemples. Quoy , que des Romains mesmes et des Grecs, parmy tant d'escrivains et de tes- moings , et tant de rares et de nobles exploicts , il en est venu si peu iusques à nous !

Ad nos vix tenuîs famae perlabitur aura (2).

Ce sera beaucoup, si, d'icy à cent ans, on se souvient en gros que de nostre temps il y a eu des guerres civiles en France. Les Lacedemo- niens sacrifioient aux Muses (a), entrants en battaille, a fin que leurs gestes feussent bien et

(1) C'est un accident ordinaire qui est arrivé à mille autres, et qui se renouvelle tous les jours. Juvex. sat. i3, V. 9.

(3) Le bruit en est à peine arrivé jusqu'à nous.

Knéulcy 1. 7, V. 646.

{a) Plutarque , Dits Notables des Lacédémon. C.

4i2 ESSAIS DE MONTAIGNE,

dignement escripts, estimants que ce feust une faveur divine et non commune que les belles actions trouvassent des tesmoings qui leur sceussent donner vie et mémoire. Pensons nous qu'à chasque arquebusade qui nous touche, et à chasque hazard que nous courons , il y ayt soubdain un greffier qui l'enroolle? et cent greffiers oultre cela le pourront escrire, des- quels les commentaires ne dureront que trois iours , et ne viendront à la veue de personne. Nous n'avons pas la milliesme partie des es- cripts anciens; c'est la fortune qui leur donne vie , ou plus courte , ou plus longue , selon sa faveur : et ce que nous en avons , il nous est loisible de doubter si c'est le pire , n'ayant pas veu le demourant. On ne faict pas des histoires de choses de si peu : il fault avoir esté chef à conquérir un empire ou un royaume; il fault avoir gaigné cinquante deux battailles assi- gnées , tousiours plus foible en nombre , comme Gesar : dix mille bons compaignons et plusieurs grands capitaines moururent à sa suitte vail- lamment et courageusement , desquels les noms n'ont duré qu'autant que leurs femmes et leurs enfants vesquirent :

Quos fama obscura recondit (i).

De ceulx mesmes que nous voyons bien faire,

(i) Qui sont ensevelis dans un oubli profond.

Enéide ,\. 5 , v. 3o2.

LIVRE il, CHAPITRE XVI. 4i3 trois mois ou trois ans aprez qu'ils y sont de- meurez, il ne s'en parle non plus que s'ils n'eussent iamais esté. Quiconque considérera , Ce que c'est

, que la gloire

avecques luste mesure et proportion , de quelles dont la mé- gents et de quels faicts la gloire se maintient en servedam'îes la mémoire des livres, il trouvera qu'il y a, de ^^*^^^* nostre siècle , fort peu d'actions et fort peu de personnes qui y puissent prétendre nul droict. Combien avons nous veu d'hommes vertueux survivre à leur propre réputation , qui ont veu et souffert esteindre en leur présence l'honneur et la gloire tresiustement acquise en leurs ieunes ans? Et pour trois ans de cette vie fan- tastique et imaginaire, allons nous perdant nostre vraye vie et essentielle , et nous engager à une mort perpétuelle! Les sages se proposent une plus belle et plus iuste fin à une si impor- tante entreprinse : Rectè facti, fecisse inerces est (i) : Officii fructus , ipsum qfjicium est. Il seroit, à l'adventure, excusable à un peintre ou aultre artisan, ou encores à un rhetoricien ou grammairien , de se travailler pour acquérir nom par ses ouvrages ; mais les actions de la vertu, elles sont trop nobles d'elles mesmes pour rechercher aultre loyer que de leur propre

(i) La récompense d'une bonne action , c'est de l'avoir faite. Senec. epist. 8i.

Le fruit d'un bienfait , c'est Je bienfait lui-même.

4i4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

valeur , et notamment pour la chercher en la vanité des iugements humains. Pourquoi Si toutesfois cette faulse opinion sert au pu-

Tapproba- i,., -ii i ii-.

tion publi- Dlic 3L Contenir les nommes en leur debvoir ; si recherchee^^ le peuple cu est csvcillé à la vertu; si les princes sont touchez de veoir le monde bénir la mémoire de Traian , et abominer celle de Néron ; si cela les esmeut de veoir le nom de ce grand pendard , aultrefois si effroyable et si redoublé, mauldit et oultragé si librement par- le premier escholier qui l'entreprend : qu'elle accroisse hardiement , et qu'on la nourrisse entre nous le plus qu'on pourra : et Platon («), employant toutes choses à rendre ses citoyens vertueux , leur conseille aussi de ne mespriser la bonne réputation et estimation des peuples; et dict que par quelque divine inspiration il advient que les meschants mesmes sçavent sou- vent, tant de parole que d'opinion, iustement distinguer les bons des mauvais. Ce personnage et son paidagogue sont merveilleux et hardis ouvriers à faire ioindre les opérations et révé- lations divines tout partout fault l'humaine force ; ut tragict poëtce confugiunt ad deum , ciun explicare argumenti exitum nonpossunt ( i ) :

{a) Dans le douzième livre des Lois. C.

(i) A Texemple des poètes tragiques, qui ont recours à un dieu , lorsqu'ils ne savent comment trouver le dé- noûment de leur pièce. Cic. de Nal. Deor. 1. i , c. 20.

LIVRE II, CHAPITRE XVI. 4i5

pourtant, à l'adventure, Tappelloit Timon, en Tiniuriant, le grand forgeur de miracles {a). Puisque les hommes, par leur insuffisance, ne se peuvent assez payer d'une bonne monnoye; qu'on y employé encores la faulse. Ce moyen a esté practiqué par touts les législateurs; et n'est police il n'y ayt quelque meslange , ou de vanité cerimonieuse , ou d'opinion menson- giere, qui serve de bride à tenir le peuple en office. C'est pour cela que la pluspart ont leurs origines et commencements fabuleux , et en- richis de mystères supernaturels; c'est cela qui a donné crédit aux religions bastardes, et les a faictes favorir (b) aux gents d'entendement; et pour cela , que Numa et Scrtorius , pour rendre leurs hommes de meilleure créance, les pais- soient de cette sottise , l'un que la nymphe Ege- ria, l'aultre que sa biche blanche, luy apportoit de la part des dieux touts les conseils qu'il pre- noit : et l'auctorité que Numa donna à ses loix soubs tiltre du patronage de cette déesse, Zo- roastre , le législateur des Bactrians et des Perses , la donna aux siennes , soubs le nom du dieu Oromazis; Trismegiste des ^Egyptiens, de Mercure ; Zamolxis des Scythes , de Vesta ; Charondas des Chalcides , de Saturne ; Minos des Gandiots, de lupiter ; Lycurgus des Lacede-

(a) DiOG. Lafrce , P'îe de Platon , 1. 3 , §. 26. C. {by Et les a fait favoriser par les , etc. E. J.

4i6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

moniens , d'Apollo ; Dracon et Solon des Atlie- niens , de Minerve : et toute police a un dieu à sa teste , faulsement ies aultres , véritablement celle que Moïse dressa au peuple de ludee sorty d'iEgypte. La religion des Bedoins , comme dict le sire de louinville (a), portoit, entre aultres choses, que Tame de celuy d'entre eulx qui mouroit pour son prince, s'en alloit en un aultre corps plus heureux, plus beau et plus fort que le premier : au moyen de quoy ils en hazardoient beaucoup plus volontiers leur vie;

In feiTum mens prona viris , animœque capaces Mortis , et ignavum est rediturae parcere vitae (i).

Voylà une créance tressalutaire , toute vaine qu'elle soit. Chasque nation a plusieurs tels exemples chez soy : mais ce subiect meriteroit un discours à part. Différence Pour dire cncorcs un mot sur mon premier

cru il Va entre

l'honneur et propos , ic ne conscillc non plus aux dames

damer^^ ^^ d'appellcr honneur leur debvoir ; ut enim con-

suetudo loquitur, id solum dicitur honestum ,

quod est popularifamâ gloriosum (2) ; leur deb-

(a) Dans ses Mémoires , c. 58, p. SSy. C.

(i) Leur ardeur bravoit le fer, leur courage embrassoit la mort : c'étoit une lâcheté de ménager une vie qu'on ne devoit perdre que pour un instant. Lucaînt. 1. i , v. 461.

(2) Dans le langage ordinaire , on n'appelle honnête que ce qui est glorieux dans l'opinion du peuple. Cic. df. Finib. bon. et mal. 1. 2, c. i5.

LIVRE II, CHAPITRE XVI. 417 voir est le marc , leur honneur n'est que l'es- corce : ny ne leur conseille de nous donner cette excuse en payement de leur refus ; car ie présuppose que leurs intentions, leur désir et leur volonté, qui sont pièces l'honneur n'a que veoir, d'autant qu'il n'en paroist rien au dehors , soient encores plus réglées que les effects :

Quae , quia non liceat , non facit j illa facit (i) :

l'offense et envers Dieu et en la conscience se- roit aussi grande de le désirer , que de l'effec tuer : et puis ce sont actions d'elles mesmes cachées et occultes; il seroit bien aysé qu'elles en desrobbassent quelqu'une à la cognoissance d'aultruy, d'où l'honneur despend, si elles n'avoient aultre respect à leur debvoir et à l'af- fection qu'elles portent à la chasteté, pour elle mesme. Toute personne d'honneur choisit de perdre plustost son honneur , que de perdre sa conscience.

(i) Celle-là est déjà coupable , qui ne s'abstient de faire le mal que parce qu'il ne lui est pas permis de le faire. OviD. Amor. 1.3, eleg. 4> v. 4-

■x^

4i8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

CHAPITRE XVII.

De la presumption.

Ce crue c'est 1l y a Une aultre sorte de gloire, qui est une

que la pré- . i ,

somption. trop Donne opinion que nous concevons de nostre valeur {a). C'est un' affection inconsi- dérée, de quoy nous nous chérissons, qui nous représente à nous mesmes aultres que nous ne sommes : comme la passion amoureuse preste des beautez et des grâces au subiect qu'elle em- brasse, et faict que ceulx qui en sont esprins * treuvent, d'un iugement trouble et altéré, ce

^qu'ils aiment aultre et plus parfaict qu'il n'est. La crainte le ne vculx pas quc , de peur de faillir de ce

de tomber . ^ .

dans la pré- costc la, un hommc sc mescognoisse pourtant,

somption ne vi ^ vi . i

nousdoitpas ^y qu il pcusc cstrc moins que ce qu il est; le conlolssa'^^ iugcmcut doibt tout partout maintenir son blés à nous- droict : c'cst raisou qu'il vove en ce subiect ,

mêmes , ni t. j ?

nous empê- commc aillcurs , ce que la vérité luy présente ;

cher de n tus . ,., i i

faire counoî- SI c'cst Ccsar , qu il se treuve hardiement le

tre.

plus grand capitaine du monde. Nous ne som- mes que cerimonie : la cerimonie nous em- porte , et laissons la substance des choses : nous nous tenons aux branches, et abandonnons le tronc et le corps : nous avons apprins aux dames

{a) Mérite. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 419 de rougir, oyant seulement nommer ce qu'elles ne craignent aulcunement à faire : nous n'osons appeller à droict nos membres , et ne craignons pas de les employer à toute sorte de desbauches : la cerimonie nous deffend d'exprimer, par pa- roles, les choses licites et naturelles, -et nous l'en croyons ; la raison nous deffend de n'en faire point d'illicites et mauvaises, et personne ne l'en croit. le me treuve icy empestré ez loix de la cerimonie; car elle ne permet, ny qu'on parle bien de soy , ny qu'on en parle mal : nous la lairrons pour ce coup.

Ceulx de qui la fortune (bonne ou mauvaise qu'on la doibve appeller) a faict passer la vie en quelque eminent degré, ils peuvent par leurs actions publicques tesmoigner quels ils Sont : mais ceulx qu'elle n'a employez qu'en foule , et de qui personne ne parlera , si eulx mesmes n'en parlent, ils sont excusables, s'ils prennent la hardiesse de parler d'eulx, mesmes envers ceulx qui ont interest de les cognoistre ; à l'exemple de Lucilius,

Ille velut fidis arcana sodalibus olim Credebat libris, neque si malè cesserai, usquam Decurrens ali6 , neque si benè : quo fit , ut omnis Volivâ pateat veluti descripta tabellâ Vita senis (i) j

(i) Qui confioit tous ses secrets à son papier , comme à un ami fidèle ', qu'il en arrivât bien ou mal , jamais il ne chercha d'autres confidents : aussi le voit-on tout entier

420 ESSAIS DE MONTAIGNE,

celuy commettoit à son papier ses actions et ses pensées , et s'y peignoit tel qu'il se sentoit estre : nec id Rutilio et Scauro citrafidem, aut obtrectationi fuit (i). Geste par- Il me souvient doncques que, dez ma plus

ticulier de i ^

Montaigne, tendre eniance, on remarquoit en moy le ne trente (Tu- sçais quel port de corps et des gestes , tesmoi- ne sotte fier- gnants quelque vaine et sotte fierté, l'en veulx dire premièrement cecy , qu'il n'est pas incon- vénient d'avoir des conditions et des propen- sions si propres et si incorporées en nous , que nous n'ayons pas moyen de les sentir et recog- noistîre ; et de telles inclinations naturelles , le corps en retient volontiers quelque pli , sans nostre sceu et consentement : c'estoit une cer- taine affetterie consente («) de sa beauté , qui faisoit un peu pencher la teste d'Alexandre sur un costé , et qui rendoit le parler d'Afcibiades mol et gras ; Iulius César {h) se grattoit la teste d'un doigt, qui est la contenance d'un homme rempli de pensements pénibles; et Cicero, ce

dans ses ouvrages, comme dans un tableau qu'il auroit voulu consacrer aux dieux. Hor. sat. i , 1. 2 , v. 3o.

(i) Rutilius et Scaurus n'en ont été ni moins crus, ni moins estimés {pour avoir écrit leur propre histoire). Tacit. Vita Agricolœ y c. i.

(«) Convenable à sa beauté , ou qui sejoit bien à sa beauté. E. J.

{b) Vojez Plutarque, dans la Vie de César , c. i , à la fin. C.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 421 me semble , avoit accoustumé de rincer {a) le nez, qui signifie un naturel mocqueur : tels mouvements peuvent arriver imperceptible- ment en nous. Il y en a d'aultres artificiels, de quoy ie ne parle point , comme les salutations et révérences , par on acquiert, le plus sou- vent à tort, l'honneur d'estre bien humble et courtois : on peult estre humble , de gloire. le suis assez prodigue de bonnetades, notamment en esté, et n'en receois iamais, sans revenche, de quelque qualité d'hommes que ce soit, s'il n'est à mes gages. le désirasse d'aulcuns princes que ie cognois, qu'ils en feussent plus espar- gnants et iustes dispensateurs : car ainsin in- discrètement espandues , elles ne portent plus de coup; si elles sont sans esgard, elles sont sans effect. Entre les contenances desreglees, n'oublions pas la morgue de l'empereur Con- stantius (b) , qui en public tenoit tousiours la teste droicte, sans la contourner ou fleschir ny çà ny , non pas seulement pour regarder ceulx qui le saluoient à costé ; ayant le corps planté immobile , sans se laisser aller au bransle de son coche , sans oser ny cracher, ny se mou-

(a) De ringere , selon Ménage , dans son Dictionnaire étymologique , il cite ce passage de Montaigne. Je ne sais si l'on pourroit trouver ailleurs le mot de rincer, pour signifier, comme ici ^ froncer y rider : i\ n*est pas, du moins , dans nos vieux dictionnaires. C.

{b) Ammiex Marcellin , 1. 21 , c. 14. C,

422 ESSAIS de; MONTAIGNE,

cher , ny essuyer le visage devant les gents. le ne sçais si ces gestes qu'on remarquoit en moy, estoient de cette première condition , et si à la vérité i'avois quelque occulte propension à ce vice , comme il peult bien estre ; et ne puis pas Deuxsortes respondre des bransles du corps : mais quant

de prësomp- -, i i i? i r

tion. aux bransles de 1 ame , le veulx icy confesser ce

que l'en sens. Il y a deux parties en cette gloire : sçavoir est, de S'estimer trop ; et N'estimer pas I assez aultruy. Quant à l'une , il me semble pre- mièrement ces considérations debvoir estre Montaigne miscs en compte , Que ie me sens pressé d'une

porte'àrava- i, . j i ^ ^

îerieprixdes erreur dame, qui me desplaist , et comme

CllOSGS Gtl il * 1

possedoit, et i^iquc , et cncorcs plus comme importune ; ^ranTc^^^T ^'^^^^Y^ ^ ^^ Corriger, mais l'arracher ie ne puis : lui-même, c'cst quc ie diminue du iuste prix des choses que ie possède , et haulse le prix aux choses d'autant qu'elles sont estrangieres , absentes et non miennes : cette humeur s'espand bien loing. Comme la prérogative de l'auctorité faict que les maris regardent les femmes propres d'un vicieux desdaing, et plusieurs pères leurs en- fants : ainsi foys ie , et entre deux pareils ou- vrages poiserois tousiours contre le mien; non tant que la ialousie de mon advancement et amendement trouble mon iùgement, et m'em- pesche de me satisfaire , comme que , d'elle mesme , la maistrise (a) engendre mespris de

(a) La possession. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 428 ce qu'on tient et régente. Les polices , les mœurs loingtaines me flattent , et les langues ; et m'ap- perceois que le latin me pipe par la faveur de sa dignité, au delà de ce qui luy appartient, comme aux enfants et au vulgaire : l'œconomie, la maison, le cheval de mon voisin , en eguale valeur, vault mieulx que le mien, de ce qu'il n'est pas mien : dadvantage que ie suis tres- ignorant en mon faict, i'admire l'asseurance et promesse que chascun a de soy ; au lieu qu'il n'est quasi rien que ie sçache sçavoir , ny que i'ose me respondre pouvoir faire. le n'ay point mes moyens en proposition et par estât, et n'en suis instruict qu'aprez l'effect ; autant doubteux de ma force, que d'une aultre force. D'où il advient , si ie rencontre louablement en une besongne , que ie le donne plus à ma for- lune qu'à mon industrie; d'autant que ie les desseigne {a) toutes au hazard et en crainte. Pa- reillement i'ay en gênerai cecy, que De toutes les opinions que l'ancienneté a eues de l'homme en gros, celles que i'embrasse plus volontiers, et ausquelles ie m'attache le plus , ce sont celles qui nous mesprisent, avilissent et anéantissent le plus : la philosophie ne me semble iamais avoir si beau ieu , que quand elle combat nostre presumption et vanité, quand elle recognoist de bonne foy son irrésolution , sa foiblesse et

{à) J'en forme le dessein, le projet toujours au^ etc. E. J.

424 ESSAIS DE MONTAIGNE,

son ignorance. Il me semble que la mère nour- rice des plus faulses opinions, et publicques et particulières , c'est la trop bonne opinion que l'homme a de soy. Ces gents qui se perchent à chevauchons sur l'epicycle de Mercure , qui veoient si avant dans le ciel; ils m'arrachent les dents : car , en Festude que ie foys , duquel le subiect c'est l'homme, trouvant une si ex- trême variété de iugements , un si profond la- byrinthe de difficultez les unes sur les aultres, tant de diversité et incertitude en l'eschole mesme de la sapience ; vous pouvez penser , puisque ces gents n'ont peu se resouldre de la cognoissance d'eulx mesmes et de leur propre condition , qui est continuellement présente à leurs yeulx , qui est dans eulx , puis qu'ils ne sçavent comment bransle ce qu'eulx mesmes font bransler, ny comment nous peindre et deschiffrer les ressorts qu'ils tiennent et ma- nient eulx mesmes , comment ie les croirois de la cause du flux et reflux de la rivière du Nil. La curiosité de cognoistre les choses a esté donnée aux hommes pour fléau, dict la saincte parole. Mais pour venir à mon particulier, il est bien difficile , ce me semble , qu'aulcun aultre s'estime moins , voire qu'aulcun aultre m'estime moins, que ce que ie m'estime : ie me tiens de la commune sorte , sauf en ce que ie m'en tiens ; coulpable des defectuositez plus basses et populaires, mais non desadvouees ,

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 4^5 non excusées ; et ne me prise seulement que de ce que ie sçais mon prix. S'il y a de la gloire ; Montaigne ell'est infuse en moy superficiellement, par la jours peu sa-

I . 1 I . t . 1 tisfait de ses

trahison de ma complexion, et n a point de productions corps qui comparoisse à la veue de mon iuge- gùrtoutdeses ment : i'en suis arrousé , mais non pas teinct ; ^«^^^^ F*^*^'

' , ques.

car, à la vérité, quant aux effects de Tesprit, en quelque façon que ce soit , il n'est iamais parti de moy chose qui me contentast; et l'ap- probation d'aultruy ne me paye pas. l'ay le iugement tendre et difficile, et notamment en mon endroict : ie me desadvoue sans cesse , et me sens par tout flotter et fléchir de foiblesse; ie n'ay rien du mien de quoy satisfaire mon iugement. l'ay la veue assez claire et réglée , mais, à l'ouvrer («), elle se trouble : comme i'essaye plus évidemment en la poésie; ie l'aime infiniement, ie me cognois assez aux ouvrages d'aultruy; mais ie foys , à la vérité, l'enfant quand i'y veulx mettre la main ; ie ne me puis souffrir. On peult faire le sot partout ailleurs , mais non en la poésie;

Mediocribiis esse poëtis Non , non homines, non concessere coluninae (i).

(à) Au travail, à l'ouvrage. E. J.

(i) Personne ue pardonne la médiocrité aux poètes, ni les dieux , ni les hommes , ni les colonnes des portiques oii sont aflichés les ouvrages nouveaux. Hor. de Artc poéticâ , V. 372.

426 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Pleust à Dieu que cette sentence se trouvast au front des boutiques de touts nos imprimeurs, pour en deffendre l'entrée à tant de versifi- cateurs !

Verùm Nil securiùs est roalo poëtâ (i).

Quel cas le Quc n'avous uous de tels peuples (a) ? Dionysius Euquement" 1^ P^^e u'cstimoit rien tant de soy que sa deDenyMy^ poèsic : à la saison des ieux olympiques, avec- randeSyra- q^es des chariots surpassants touts aultres en

cuse. J^ ^

magnificence, il envoya aussi des poètes et mu- siciens, pour présenter ses vers, avecques des tentes et pavillons dorez et tapissez royalement. Quand on veint à mettre ses vers en avant , la faveur et excellence de la prononciation attira sur le commencement l'attention du peuple; mais, quand par aprez il veint à poiser l'ineptie de l'ouvrage, il entra (b) premièrement en mes- pris , et continuant d'aigrir son iugement , il se iecta tantost en furie , et courut abattre et des- chirer par despit touts ses pavillons : et, ce que

(i) Mais rien de si confiant qu'un mauvais poète. Martial, epigr. 63 , 1. 12, v. i3.

(à) C'est-à-dire , des peuples qui , dans V assemblée des jeux olympiques j marquèrent si vivement le mépris au ils faisaient de la m.auvaise poésie du vieux Denjrs , tjran de Sjracuse , et maitre de la meilleure partie de la Sicile. C.

(b) DiODORE DE Sicile, 1. 14 ? c. 28. C.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 427 ses chariots (a) ne feirent non plus rien qui vaille en la course, et que la navire qui rappor- toit ses gents faillit la Sicile , et feut par la tem- peste poulsee et fracassée contre la coste de Ta- rente ; ce mesme peuple teint pour certain que c'estoit un effect de l'ire des dieux irritez , comme luy, contre ce mauvais poème; et les mariniers mesmes escliappez du naufrage al- ioient secondant l'opinion de ce peuple, à la- quelle l'oracle qui prédit sa mort sembla aussi aulcunement souscrire : il portoit {b) « que Dio- nysius seroit prez de sa fin , quand il auroit vaincu ceux qui vauldroient mieulx que luy ». Ce que il interpréta des Carthaginois qui le surpassoient en puissance; et ayant affaire à eulx, gauchissoit souvent la victoire, et la tem- peroit, pour n'encourir le sens de cette pré- diction : mais il l'entendoit mal (c) ; car le dieu marquoit le temps de Tadvantage que par fa- veur et injustice il gaigna à Athènes sur les poètes tragiques meilleurs que luy , ayant faict iouer à l'envy la sienne intitulée les Leneïens ; soubdain aprez laquelle victoire il trespassa, et en partie pour l'excessifve ioye qu'il en conceut.

Ce que ie treuve excusable du mien , ce n'est

(a) DioDOKE DE Sicile ,1. 14? c- 28. C. (^) Id, 1. i5,c. 20. C. (c) Id. ibid.

4^8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

pas de soy et à la vérité, mais c'est à la com- paraison cFaultres choses pires, ausquelles ie veois qu'on donne crédit. le suis envieux du bonheur de ceulx qui se sçavent resiouir et gra- tifier en leur ouvrage; car c'est un moyen aysé de se donner du plaisir, puisqu'on le tire de soy mesme , spécialement s'il y a un peu de fer- meté en leur opiniastrise. le sçais un poète qui , fort et foible , en foule et en chambre , et le ciel et la terre crient qu'il n'y entend gueres : il n'en rabbat pour tout cela rien de la mesure à quoy il s'est taillé ; tousiours recommence, tousiours reconsulte , et tousiours persiste , d'autant plus fort en son advis , et plus roide, qu'il touche à luy seul de le maintenir. M^rtafgnfî- M^s ouvrages, il s'en fault tant qu'ils me voitdesesou- rient, Qu'autaut de fois que ie les retaste, au-

vrages. ' ^ ^ '

tant de fois ie m'en despite :

Cùm relego , scripsisse pudet 5 quia pluriraa cerno , Me quoque , qui feci , iudice , digna lini (i).

l'ay tousiours une idée en l'ame et certaine image trouble , qui me présente comme en songe une meilleure forme que celle que i'ay mis en besongne ; mais ie ne la puis saisir et exploicter : et cette idée mesme n'est que du moyen estage.

(i) Quand je les relis, j'en ai honte; car j'y vois bien des choses qui , même aux yeux indulgents de leur au- teur, méritent d'être effacées. Ovid. de Ponto , eleg. 5, 1. i,v. i5.

LIVRE 11, CHAPITRE XVII. 429 Ce que i'argumente par , que les productions de ces riches et grandes âmes du temps passé sont bien loing au delà de Textreme estendue de mon imagination et souhaict : leurs escripts ne me satisfont pas seulement et me remplis- sent, mais ils m'estonnent et transissent d'ad- miration ; ie iuge leur beauté, ie la veois, sinon iusques au bout, au moins si avant qu'il m'est impossible d'y aspirer. Quoy que i'entreprenne, ie doibs un sacrifice aux Grâces, comme dict Plutarque de quelqu'un («), pour practiquer leur faveur :

Si quid enim placet , Si quid dulce hominum sensibus influit , Debentur lepidis omnia Gratiis (i).

elles m'abandonnent par tout; tout est grossier chez moy ; il y a faulte de gentillesse et de beauté : ie ne scais faire valoir les choses pour le phis que ce qu'elles valent : ma façon n'ayde riea à la matière ; voylà pourquoy il me la fault forte , qui ayt beaucoup de prinse, et qui luise d'elle mesme. Quand i'en saisis des populaires et plus gayes , c'est pour me suyvre à moy , qui n'aime point une sagesse cerimonieuse et triste,

{a) De Xénocrate , dans les Préceptes du mariage , c. 26 , de la version d*Amyot. C.

(i) Car tout ce qui plaît, tout ce qui charme les sens , c'est aux Grâces qu'on en est redevable. Coste n'a pu déterrer la source de ces vers latins.

43o ESSAIS DE MONTAIGNE,

comme faict le monde; et pour m'esgayer, non pour esgayer mon style, qui les veult plustost graves et sévères : au moins si ie doibs nommer style un parler informe et sans règle , un iargon populaire , et un procéder sans définition , sans partition, sans conclusion, trouble, à la guise de celuy d'Amafanius et de Rabirius {à), le ne sçais ny plaire, ny resiouïr, ny chatouiller : le meilleur conte du monde se seiche entre mes mains et se ternit. Te ne sçais parler qu'en bon escient : et suis du tout desnué de cette facilité , que ie veois en plusieurs de mes compaignons , d'entretenir les premiers venus, et tenir en haleine toute une troupe , ou amuser , sans se lasser , l'aureille d'un prince de toute sorte de propos; la matière ne leur faillant iamais, pour cette grâce qu'ils ont de sçavoir employer la première venue , et l'accommoder à l'humeur et portée de ceulx à qui ils ont affaire. Les princes n'aiment gueres les discours fermes ; ny moy à faire des contes. Les raisons pre- mières et plus aysees , qui sont communément les mieulx prinses , ie ne sçais pas les employer ; mauvais prescheur de commune : de toute ma- tière ie dis volontiers les dernières choses que

[à) Amafanius et Rabirius , nulld arte adhibilâ de rébus ante oculos positis vulgari sermone disputant ^ nihil definiunty nihil partiuntur , nihil aptâ interfoga- tione concludunt. Cic. Acad. quœst. 1. i , c. 2.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 43i i'en sçais. Cicero estime (a) que ez traictez de la philosophie (6) , le plus difficile membre soit l'exorde : s'il est ainsi , ie me prends à la con- clusion sagement. Si faut il conduire (c) la chorde à toute sorte de tons; et le plus aigu est celuy qui vient le moins souvent en ieu. Il y a pour le moins autant de perfection à relever une chose vuide , qu'à en soubtenir une poi- sante : tantost il fault superficiellement manier les choses , tantost les profonder (d). le sçais. bien que la pluspart des hommes se tiennent en ce bas estage , pour ne concevoir les choses que par cette première escorce ; mais ie sçais

(à) Montaigne ne cite cette pensée, que pour se moquer de Cicéron , qu'il conside'roit plutôt comme un beau par- leur que comme un subtil philosophe ; en quoi il n'avoit pas grand tort : car, à bien examiner les ouvrages phi- losophiques de Cicéron , il est aisé de voir que ce ne sont , en effet, que les pensées de Platon, d'Aristote, d'Épi- cure , de Zenon , etc. , traduites nettement et poliment en latin. C.

(^) Dijfficillimiim autem est, in omni conquisitione rationis , exordiiim. De Universo, c. 2. C.

(c) Conduire la chorde , est une expression purement latine, que Montaigne applique ici à ^art de monter les cordes des instruments , sur différents tons. Horace a dit , en parlant de l'art du cordier , dont il décrit même très- bien le mécanisme :

Tortum digna sequi potiùs , quàm ducerc funem.

HoRAT. epist 10, 1. 1 , V. 48. N.

{d) Les approfondir , les creuser profondément. E. J

432 ESSAIS DE MONTAIGNE,

aussi que les plus grands maistres , et Xeno- phon et Platon , on les veoid souvent se relas- cher à cette basse façon et populaire de dire et traicter les choses , la soubtenant des grâces Dustjlede qui ne leur manquent iamais. Au demourant,

Montaigne. ^ , ^ . , r -i i- -i

mon langage n a rien de lacile et poli ; il est aspre et desdaigneux , ayant ses dispositions libres et desreglees ; et me plaist ainsi , sinon par mon iugement, par mon inclination : mais ie sens bien que par fois ie m'y laisse trop aller, et qu'à force de vouloir éviter l'art et l'affecta- tion , i'y retumbe d'une aultre part ,

Brevis esse laboro , Obscurus fio (i).

Plato dict {a) , que le long ou le court ne sont pas proprietez qui ostent ny qui donnent prix au langage. Quand i'entreprendrois de suyvre cet aultre style equable (6), uny et ordonné, ie ny sçaurois advenir : et encores que les cou- pures et cadences de Saluste reviennent plus à mon humeur, si est ce que ie treuve César et plus grand et moins aysé à représenter; et si mon inclination me porte plus à l'imitation du parler de Seneque, ie ne laisse pas d'estimer davantage celuy de Plutarque. Comme à taire,

(i) J'évite d'être long , et je deviens obscur.

HoRAT. de Arte poet. v. a5. («) De Republ. 1. lo. C. {h) Égal E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 433 à dire aussi , ie suys tout simplement ma forme naturelle : d'où c'est, à l'adventure, que ie puis plus à parler, qu'à escrire. Le mouvement et action animent les paroles, notamment à ceulx qui se remuent brusquement, comme ie foys, et qui s'eschauffent : le port , le visage , la voix , la robbe , Tassiette , peuvent donner quelque prix aux choses qui d'elles mesmes n'en ont gueres, comme le babil. Messala se plainct, en Tacitus (a) , de quelques accoustrements es- troicts de son temps, et de la façon des bancs les orateurs avoient à parler, qui affoiblis- soient leur éloquence.

Mon langage françois est altéré , et en la pro- Son fran-

... ..-Il 11.1-j Çois corrom-

nonciation , et ailleurs, par la barbarie de mon puparielan- creu : ie ne veis iamais homme des contrées de où^^if'h^^in- deçà, qui ne sentist bien évidemment son ra- **'^*- mage , et qui ne bleceast les aureilles pures françoises. Si n'est ce pas pour estre fort en- tendu en mon perigordin , car ie n'en ay non plus d'usage que de l'allemand , et ne m'en chault gueres; c'est un langage (comme sont Du langage autour de moy, d'une bande et d'aultre , le ^^^P^y*"- poittevin , xaintongeois , angoumoisin , limo- sin , auvergnat), brode (b) , traisnant, esfoiré :

(a) Dans le dialogue intitulé , de Causis corruptœ elo- quentiœ , que quelques-uns attribuent à Tacite, d'autres à Quintilien. Voyez vers la fin. C.

{b) Lent , traînant , lâche et inou. E. J. III. 28

434 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Du langage il J a bien au-dessus de nous , vers les montai-

èascon. . ^ . ,.

gnes, un gascon que le treuve singulièrement beau , sec , bref, signifiant , et à la vérité , un langage masle et militaire plus qu'aultre que i'entende , aultant nerveux , puissant et perti- nent , comme le françois est gracieux , délicat Facilite que et abondant. Quant au latin, qui m'a esté

Montaigne a- , , i •? i i

voiteuàpar- donue pour maternel , i ai perdu par desaccous-

jgf et écrire i i i 9

en latin. tumaucc la promptitudc de m en pouvoir ser- vir à parler; ouy, et à escrire : en quoy aul très- fois ie me faisois appeler maistre lehan. Voylà combien peu ie vaulx de ce costé là. Du prix de La bcauté est une pièce de grande recom-

la beauté' du , . , , , ,

(îorps. mendation au commerce des nommes; cest le

premier moyen de conciliation des uns aux aultres, et n'est homme si barbare et si rechi- gné, qui ne se sente aulcunement frappé de sa doulceur. Le corps a une grande part à nostre estre , il y tient un grand reng; ainsi sa struc- ture et composition sont de bien iuste considé- ration. Ceulx qui veulent desprendre nos deux pièces principales , et les séquestrer l'une de l'aultre , ils ont tort : au rebours , il les fault r'accoupler et reioindre ; il fault ordonner à l'ame , non de se tirer à quartier , de s'entre- tenir à part , de mespriser et abandonner le corps (aussi ne le sçauroit elle faire que par quelque singerie contrefaicte ) , mais de se r'al- lier à luy, de l'embrasser, le chérir, luy assister, le contrerooller, le conseiller, le redresser, et

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 435 ramener quand il fourvoyé, lespouser en som- me , et luy servir de mary, à ce que leurs effects ne paroissent pas divers et contraires, ains ac- cordants et uniformes. Les chrestiens ont une particulière instruction de cette liaison : car ils sçavent que la iustice divine embrasse cette société et ioincture du corps et de Tame , ius- ques à rendre le corps capable des recompenses éternelles ; et que Dieu regarde agir tout l'hom- me , et veult qu'entier il receoive le chastie- ment , ou le loyer, selon ses démérites. La secte peripatetique , de toutes sectes, la plus socia- ble, attribue à la sagesse ce seul soing, de pour- veoir et procurer en commun le bien de ces deux parties associées : et montrent les aultres sectes, pour ne s'estre assez attachées à la con- sidération de ce meslange, s'estre partialisees, cette cy pour le corps , cette aultre pour l'ame, d'une pareille erreur; et avoir escarté leur sub- iect , qui est 1 Homme.; et leur guide , qu'ils ad vouent en gênerai estre Nature. La première distinction qui ayt esté entre les hommes, et la première considération qui donna les préémi- nences aux uns sur les aultres , il est vraisem- blable que ce feut l'advantage de la beauté :

Agros divisere atque dedere Pro facie cuiusque , et viribiis ingenioque i Nam faciès multiim valuit , viresque vigcbant(i).

(i) Le partage des terres fut réglé à proportion de la

436 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Qualités Or, ie suis d'une taille un peu au dessoubs de ar^Montai- la moyenne : ce default n'a pas seulement de ^^*' la laideur, mais encores de l'incommodité à

ceulx mesmement qui ont des commandements et des charges ; car l'auctorité que donne une belle présence («) et maiesté corporelle en est à dire. C. Marins ne recevoit pas volontiers des soldats qui n'eussent six pieds de haulteur (è). Le courtisan (c) a bien raison de vouloir, pour ce gentilhomme qu'il dresse , une taille com- mune , plustost que toute aultre ; et de refu- ser pour luy toute estrangeté qui le face mon- trer au doigt. Mais de choisir, s'il fault à cette médiocrité , qu'il soit plustost au deçà , qu'au delà d'icelle , ie ne le ferois pas à un homme militaire. Les petits hommes , dict Aristote (ê?), sont bien iolis , mais non pas beaux ; et se cog- noist en la grandeur, la grand' ame : comme la beauté , en un grand corps et hault : les Ethiopes et les Indiens, dict il (e), élisants leurs roys et

beauté , de la force et de Tesprit ; car la beai*té et la force étoient les premières distinctions. Lucret. 1.5, V. 1109.

(«) Prestance. E. J.

{b) Végèce ,1. I , c. 5. C.

(c) Livre italien composé par Baltazar de Castillon , sous le titre del Corlegiano , c'est-à-dire , du Courti- san. C.

{d) EiJiic. Nicom. 1. 4, c. 7. C.

(e) Polit. 1. 4, c. 4. C.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 43; magistrats , avoient esgard à la beauté et pro- cerité {a) des personnes. Ils avoient raison ; car il y a du respect pour ceulx qui le suyvent, et, pour Tennemy, de l'effroy, de veoir à la teste d'une troupe marcher un chef de belle et riche taille.

Ipse inter primos praestanti corpore Turnus Verlitur , arma tencns , et toto vertice suprà est (i).

Nostre grand roy divin et céleste , duquel toutes les circonstances doibvent estre remar- quées avec soing , religion et révérence , n'a pas refusé la recommendation corporeWe , speciosus forma prœ filiis hominuui (2) : et Platon {h) , avecques la tempérance et la fortitude, désire la beauté aux conservateurs de sa republique. C'est un grand despit , qu'on s'addresse à vous parmy vos gents pour vous demander « est monsieur ? » et que vous n'ayez que le reste de la bonnetade qu'on faict à vostre barbier ou à vostre secrétaire ; comme il adveint au pauvre Philopœmen (c) : Estant arrivé le premier de sa

{a) Et à la haute taille. E. J.

(i) A la tête des guerriers, on voit marcher Turnus, les armes à la main ; sa taille est haute , et il passe de la lête tous ceux qui l'entourent. Virg. Enéide , 1. 7 , V. 783.

(2) Il e'toit le plus beau des fils des hommes. Ps. 45 , V. 3,

(b) De RepubL 1. 7 et 1. 3. C.

(c) Plltarqle, Vie de Philopœmen. C.

438 ESSAIS DE MONTAIGNE,

troupe en un logis on l'attendoit , son hos- tesse , qui ne le cognoissoit pas , et le voyoit d'assez mauvaise mine, l'employa d'aller un peu ayder à ses femmes à puiser de l'eau , ou attiser du feu , pour le service de Philopœmen : les gen- tilshommes de sa suitte estants arrivez, et l'ayant surprins embesongné à cette belle vacation, car il n'a voit pas failly d'obeïr au commandement qu'on luy avoit faict, luy demandèrent ce qu'il faisoit : « le paie , leur respondit-il , la peine de ma laideur ». Les aultres beautez sont pour les femmes : la beauté de la taille est la seule beauté des hommes. est la petitesse ; ny la largeur et rondeur du front, ny la blancheur et doulceur des yeulx , ny la médiocre forme du nez , ny la petitesse de l'aureille et de la bou- che , ny l'ordre et blancheur des dents , ny l'es- pesseur bien unie d'une barbe brune à escorce de chastaigne , ny le poil relevé , ny la iuste rondeur de teste , ny la frescheur du teinct, ny l'air du visage agréable, ny un corps sans sen- teur, ny la proportion légitime des membres, Sa taille , peuvent faire un bel homme. l'ay, au demou- son air, etc. p^jj|- ^ ]^ taille forte et ramassée ; le visage , non pas gras , mais plein ; la complexion entre le iovial et le melancholique , moyennement san- guine et chaulde ,

Unde rigent setis mihi crura, et pectora villis (i) ;

(i) Aussi ai-je l'estomac, les jambes et les cuisses hé- rissés de poils. Martial, epigr. 36, 1. 2 , v. 5.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 489 la sanlé, forte et alaigrc, iiisques bien avant en mon aage, rarement troublée par les maladies, l'estois tel , car ie ne me considère pas à cette heure que ie suis engagé dans les avenues de la vieillesse , ayant pieça franchy les quarante ans :

MinutatiiiJ vires et robur adultum Frangit , et iii partem peioreiu liquitur a;tas (i) :

ce que ie seray doresnavant, ce ne sera plus qu'un demy estre, ce ne sera plus moy ; ie m'es- chappe touts les iours , et me desrobbe à moy.

Singula de nobis apoi praedantur euntes (a).

D'addresse et de disposition , ie n'en ai point Montaigne eu; et si suis fils d'un père tresdispos, et d*une corm^'ergë- alaigresse qui luy dura iusques à son extrême ^7a™v*^ vieillesse. Il ne trouva ^ueres homme de sa mais plein de

, . . . ■• 1 % 1 vigueur , et

condition qui segualast a luy en tout exercice qui duroit à

1 . , . ^ , , la peine, lors-

cle corps : comme le n en ai trouve gueres aul- q„'ii s'y por- cun qui ne me surmontast ; sauf au courir, en re* vofonte" quoy i'estois des médiocres. De la musique , ny pour la voix , que i^y ay tresinepte , ny pour les instruments , on ne m'y a iamais sceu rien apprendre. A la danse , à la paulme , à la luicte,

(i) Insensiblement les forces se perdent, la vigueur s'épuise , et notre être va toujours en déclinant. Lucret. 1. 2, v. ii3o.

(2) Dans leur fuite rapide , les années nous dérobent sans cesse quelque portion de nous-mêmes. Hor. epist. 2 , 1. 2, V. 55.

44o ESSAIS DE MONTAIGNE,

ie n'y ay peu acquérir qu'une bien fort legiere et vulgaire suffisance ; à nager, à escrimer, à voltiger et à saulter, nulle du tout. Les mains, ie les ay si gourdes («), que ie ne sçais pas escrire seulement pour moy ; de façon que , ce que i'ay barbouillé , i'aime mieulx le refaire que de me donner la peine de le demesler : et ne lis gueres mieulx ; ie me sens poiser aux escoutants : aultrement bon clerc, le ne sçais pas clorre à droict une lettre , ny ne sceus ia- mais tailler plume , ny trencher à table , qui vaille, ny equipper un cheval de son harnois, ny porter à poing (b) un oyseau et le lascher, ny parler aux chiens , aux oyseaux , aux che- vaulx. Mes conditions corporelles sont, en som- me , tresbien accordantes à celles de l'ame : il n'y a rien d'alaigre ; il y a seulement une vi- gueur pleine et ferme : ie dure bien à la peine;

(a) Si pesantes, si maladroites. Du. mot latin ^wr- dus j dont le peuple de Rome se servoit pour signifier sot y stupide , du temps de Qufntilien , qui avoit ouï dire que ce mot e'toit originairement espagnol , Inst. Orat. 1. I , c. 5, nos pères ont formé le mot gourd, gourde , dans le sens qu'il est employé ici par Montaigne. De gourd est venu engourdir , qui est encore en usage. C.

{b) Montaigne a écrit point ^ mais il est clair qu'il faut poing. Son orthographe est, en général, peu exacte , et surtout peu uniforme ; le même mot est souvent diver- sement orthographié dans la même p-igo- N.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 44i mais i'y dure , si ie m'y porte moi mesme , et autant que mon désir m'y conduict,

Molliter austerum studio fallente laborem (i) :

aultrement, si ie n'y suis alleiché par quelque plaisir, et si i'ay aultre guide que ma pure et libre volonté , ie n'y vauls rien ; car i'en siiis , que , sauf la santé et la vie , il n'est chose pour quoy ie veuille ronger mes ongles , et que ie veuille acheter au prix du torment d'esprit et de la contraincte :

Tanti mihi non sit opaci Oranis arena Tagi , quodque in mare volvitur aurura (a).

Extrêmement oysif, extrêmement libre, et par nature et par art , ie («) presterois aussi volon- tiers mon sang que mon soing. I'ay une ame libre et toute sienne , accoustumee à se con- duire à sa mode : n'ayant eu , iusques à cette heure, ny commandant, ny maistre forcé , i'ay marché aussi avant, et le pas, qu'il m'a pieu ; cela m'a amolli et rendu inutile au service

([) Car le plaisir qui accompagne le travail en fait oublier la fatigue. Hor. sat. 2 , 1. 2 , v. 12.

(2) Non , je ne voudrois point à ce prix-là tout le sable du Tage, avec l'or qu'il roule dans la mer. Juv. sat. 3, V. 54.

(a) Montaigne avoit d'abord écrit , ie ne treuve rien chèrement acheté que ce qui me couste du soing ; mais il a préféré la leçon du texte , et a rayé la première , que je mets ici en note. N.

U'i ESSAIS DE MONTAIGNE,

Asusecon- d'aultriiv , et ne m'a faict bon qu'à moy. Et,

tenter de son . i î , i i r

état. pour moy, il n a este besoing de forcer ce na-

turel poisant, paresseux et fainéant; car, m'es- tant trouvé en tel degré de fortune , dez ma naissance , que i'ay eu occasion de m'y arres- ter, et en tel degré de sens, que i'ay senti en avoir occasion , ie n'ay rien cherché , et n'ay aussi rien prins :

Non agîmur tumidis velis Aquilone secundo , Non tamen adversis œtatem ducimus Austris j Viribus , ingeiiio , specie , virtute , loco , re , Extrerai primorum, extremis usque priores (i) :

ie n'ay eu besoing que de la suffisance de me contenter ; qui est toutesfois un règlement d'ame , à le bien prendre , egualement difficile en toute sorte de condition , et que , par usage, nous veoyons se trouver plus facilement en- cores en la disette qu'en l'abondance ; d'au- tant , à l'adventure , que , selon le cours de nos aultres passions , la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage que par leur disette, et la vertu de la modération , plus rare que celle de la patience : et n'ay eu besoing que de iouïr doulcement des biens que Dieu , par sa libera-

(i) Le zéphyr n'enfle pas mes voiles, il est vrai; mais l'aquilon ne trouble pas ma course paisible. Je suis en force , en talent , en figure , en vertu , en naissance , en biens , des derniers de la première classe , mais des pre- miers de la dernière. Hor. epist. 2, 1. 2 , v. 201.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 443 lité, m'avoit mis entre mains. le n'ay goiisté aulciine sorte de travail ennuyeux : ie n'ay eu gueres en maniement que mes affaires; ou, si i'en ay eu , ce a esté en condition de les manier à mon heure et à ma façon , commis par gents qui .s'en fioient à moy, et qui ne me pressoient pas , et me cognoissoient ; car encores tirent les experts quelque service d'un cheval restif et poulsif. Mon enfance mesme a esté conduicte Natnreiie- d'une façon molle et lihre, et exempte de sub- et^noncha- iection rigoureuse. Tout cela m'a formé une complexion délicate et incapable de solicitude; iusques , que i'aime qu'on me cache mes pertes et les desordres qui me touchent. Au chapitre de mes mises , ie loge ce que ma non- chalance me couste à nourrir et entretenir ;

Hœc nempe supersunt , Quae dominum fallunt , quae prosunt furibus (i) ^

i'aime à ne savoir pas le compte de ce que i'ay, pour sentir moins exactement ma perte : ie prie ceulx qui vivent avecques moy, l'affection leur manque et les bons effects , de me piper et payer de bonnes apparences. A faulte d'avoir assez de fermeté pour souffrir l'importuuité des accidents contraires ausquels nous sommes subiects , et pour ne me pouvoir tenir tendu à

(i) Tout cela échappe aux yeux du maître, et les vo- leurs s'en accommodent. Hor. rpist. 6,1. i , v. 45.

444 ESSAIS DE MONTAIGNE,

régler et ordonner les affaires , ie nourris , au- tant que ie puis , en moy cett' opinion , m'a- bandonnant du tout à la fortune , « De prendre toutes choses au pis ; et ce pis , me resoul- dre à le porter doulcement et patiemment » : c'est à cela seul que ie travaille , et le but au- quel i'achemine touts mes discours. A un dan- gier, ie ne songe pas tant comment i'en eschap- peray, que combien peu il importe que i'en es- chappe : quand i'y demeurerois , que seroit ce? Ne pouvant régler les événements, ie me règle moy mesme ; et m'applique à eulx , s'ils ne s'appliquent à moy. le n'ay gueres d'art pour sçavoir gauchir la fortune et luy eschapper ou la forcer, et pour dresser et conduire par pru- dence les choses à mon poinct : i'ay encores moins de tolérance pour supporter le soing as- pre et pénible qu'il fault à cela ; et la plus pé- nible assiette pour moy, c'est estre suspens ez choses qui pressent , et agité entre la crainte Ennemi de et l'espcrance. Le délibérer, voire ez choses

la délibéra- i i v

lion. plus legieres , m importune ; et sens mon es-

prit plus empesché à souffrir le bransle et les secousses diverses du doubte et de la consulta- tion , qu'à se rasseoir et resouldre à quelque party que ce soit, aprez que la chance est li- vrée. Peu de passions m'ont troublé le som- meil ; mais , des délibérations , la moindre me le trouble. Tout ainsi que des chemins , i'en évite volontiers les costez pendants et glissants.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 445 et me iecte dans le battu , le plus boueux et enfondrant, d'où ie ne puisse aller plus bas; et y cherche seureté : aussi i'aime les malheurs touts purs, qui ne m'exercent et tracassent plus aprez l'incertitude de leur rabillage, et qui du premier sault me poulsent droictement en la souffrance :

Dubia plus torquent mala (i).

Aux événements , ie me porte virilement ; en la conduicte , puérilement : l'horreur de la cheute me donne plus de fiebvre que le coup. Le ieu ne vault pas la chandelle : l'avaricieux a plus mauvais compte de sa passion, que n'a le pauvre ; et le ialoux , que le cocu ; et y a moins de mal souvent à perdre sa vigne , qu'à la plaider. lia plus basse marche est la plus fer- me : c'est le siège de la constance ; vous n'y avez besoing que de vous ; elle se fonde et appuyé toute en soy. Cet exemple d'un gentilhomme que plusieurs ont cogneu , a il pas quelque air philosophique? Il se maria bien avant en l'aage, ayant passé en bon compaignon sa ieu- nesse, grand diseur, grand gaudisseur (a). Se

(1) Ce sont les maux incertains qui me tourmentent le plus. Senec. Jgamemn. ac. 3 , se. 1 , v. 29.

{a) Grand railleur. Gaudir, c'est , dit Nicot , se moquer par jeu et en riant (au 3* liv. à^ Amadis , c. 4)- Reprindrenl leur chemin gaudissans l'un Vautre d'avoir esté ainsi deceus par la malice des femmes. C.

446 ESSAIS DE MONTAIGNE,

souvenant combien la matière de cornardise luy avoit donné de quoy parler et se mocquer des aultres ; pour se mettre à couvert , il es- pousa une femme qu'il print au lieu chascun en treuve pour son arguent , et dressa avecques elle ses alliances : « Bon iour, putain »; « Bon iour, cocu »; et n'est chose de quoy plus souvent et ouvertement il entretinst chez luy les surve- nants que de ce sien desseing : par il bri- doit les occultes cacquets des mocqueurs, et es- mousseoit la poincte de ce reproche. Dégoûté de Quant à l'ambition, qui est voisine de la pariWrti- prcsumption , ou fille plustost , il eust fallu, complgne^^ pour m'advanccr, que la fortune me feust ve- nue quérir par le poing; car, de me mettre en peine pour un' espérance incertaine , et me soubmettre à toutes les difficultez qui accom- paignent ceulx qui cherchent à se poulser en crédit sur le commencement de leur progrez, ie ne l'eusse sceu faire :

Spem pretio non emo (i) :

ie m'attache à ce que ie veois et que ie tiens , et ne m'esloingne gueres du port ;

Aller remus aquas , alter tibi radat arenas (2) :

(i) Je n'achète pas Tespérance au prix de ce que j'ai déjà. T ERENT. \A de Ip h. act. 2 , se. 3 , v. 1 1.

(2) Qu'une rame fende les flots , et que l'autre touche le rivage. Propekt. eleg. 3 , 1. 3, v. 23.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 44; et puis , on arrive peu à ces advancements , qu'en bazardant premièrement le sien ; et ie suis d'advis que si ce qu'on a suffit à maintenir la condition en laquelle on est nay et dressé, c'est folie d'en lascher la prinse sur l'incerti- tude de l'augmenter. Celuy à qui la fortune re- fuse de quoy planter son pied, et establir un estre tranquille et reposé , il est pardonnable s'il iecte au hazard ce qu'il a , puis qu'ainsi comme ainsi la nécessité l'envoyé à la queste :

Capienda rébus in raalis praeceps via est (i) :

et i'excuse plustost un cadet de mettre sa légi- time au vent, que celuy à qui l'honneur de la maison est en charge , qu'on ne peult point veoir nécessiteux que par sa faulte. l'ay bien trouvé le chemin plus court et plus aysé , avec- ques le conseil de mes bons amis du temps passé , de me desfaire de ce désir, et de me tenir coy;

Cui sit conditio dulcis , sine pulvere palmae (a) :

iugeant aussi bien sainement de mes forces, qu'elles n'estoient pas capables de grandes cho- ses; et me souvenant de ce mot du feu chance- lier Olivier, « que les François semblent des

(i) Dans le malheur, choisissons les résolutions témé- raires. Sevec. Agdmemn. act. 2 , v. 4/-

(?) Vainqueur sans avoir combattu. HoR. epist. i , 1. i V. 5i.

448 ESSAIS DE MONTAIGNE,

guenons, qui vont grimpant contremont un arbre , de branche en branche , et ne cessent d'aller, iusques à ce qu'elles soyent arrivées à la plus haulte branche , pour y montrer le cul quand elles y sont :

Turpe est quod nequeas capiti commiUere pondus , Et pressum inflexo mox dare terga genu (i).

Siècle Les qualitez mesmes qui sont en moy non

naquît Mon- iii «i ... ., .

taigne , nul- Teprochablcs , le les trouvois inutiles en ce sie- venabieàson ^^^ ' ^^ facilité de mcs mœurs, on l'eust nom- humeur, j^gg lascheté et foiblesse ; la foy et la con- science s'y feussent trouvées scrupuleuses et superstitieuses ; la franchise et la liberté, im- portune , inconsidérée et téméraire. A quelque chose sert le malheur : il faict bon naistre en un siècle fort dépravé; car, par comparaison d'aultruy , vous estes estimé vertueux , à bon marché : qui n'est que parricide en nos iours et sacrilège , il est homme de bien et d'hon- neur :

Nunc , si depositum non inficiatur amicus , Si reddat veterem cura totâ œrugine follem j Prodigiosa fides , et thuscis digna libellis , Quseque coronatâ lustrari debeat agnâ (2) :

(i) Il est honteux de se charger la tête d'un fardeau qu'on ne sauroit porter , pour plier ensuite , et être obligé de fuir honteusement. Propert. eleg. g, 1. 3 , v. 5.

(2) Maintenant, si ton ami ne nie point ton de'j)ôt , s'il te rend ton vieux sac, et ton argent noirci par le temps, c'est un trait de probité digne d'être inscrit dans

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 449 et ne feut iamais temps et lieu il y eust, pour les princes , loyer plus certain et plus grand proposé à la bonté et à la iustice. Le pre- mier qui s'advisera de se poulser en faveur et en crédit par cette voye , ie suis bien deceu si à bon compte il ne devance ses compai- gnons : la force, la violence peuvent quelque chose, mais non pas tousiours tout. Les mar- chands, les iuges de village, les artisans, nous les voyons aller à pair de vaillance et science militaire avecques la noblesse; ils rendent des combats honorables et publicques et privez , ils battent, ils deffendent villes en nos guerres présentes : un prince estouffe sa recommenda- tion emmy cette presse : Qu'il reluise d huma- nité, de vérité, de loyauté , de tempérance, et surtout de iustice; marques rares, incogneues et exilées : c'est la seule volonté des peuples dequoy il peult faire ses affaires ; et nulles aul- tres qualitez ne peuvent attirer leur volonté comme celles là, leur estants la plus utile: Nihil est tam populare quàin bonitas (i). Par cette proportion (cr), ie me feusse trouvé grand

les livres de nos pontifes, c'est un prodige dont on est tenté de se purifier par des sacrifices. Juv. sat. i3 , v. 60.

(1) Rien n'est si populaire que la bonté. Cic. proLigar. c. 12.

{a) D'apri's cette comparaison de mes qualitt^s et de mes mœurs avec celles des temps modernes , etc. E. J.

III. 29

aversion.

45o ESSAIS DE MONTAIGNE,

et rare ; comme ie me treuve pygmee et popu- laire , à la proportion d'aiilcuns siècles passez , ausquels il estoit vulgaire, si».d'aultres plus fortes qualitez n'y concurroient , de veoir un homme modéré en ses vengeances , mol au res- sentiment des offenses , religieux en l'obser- vance de sa parole , ny double, ny soupple, ny accommodant sa foy à la volonté d'aultruy et aux occasions (a) : plustost lairrois ie rompre le col aux affaires , que (b) de tordre ma foy Dissimula- pour Icur scrvicc. Car, quant à cette nouvelle âeui^^^our v^ï'tu de fcinctisc et dissimulation, qui est à lequel Mou- cette hcurc si fort en crédit, ie la hais capita-

taigne avoit . , *■

une extrême lemcut ; et de touts Ics viccs , ie n'en treuve aulcun qui tesmoigne tant de lascheté et bas- sesse de cœur. C'est une humeur couarde et servile de s'aller desguiser et cacher soubs un masque , et de n'oser se faire veoir tel qu'on est : par nos hommes se dressent à la perfidie; es- tants duicts à produire des paroles faulses, ils ne font pas conscience d'y manquer. Un cœur généreux ne doibt point desmentir ses pensées; il se veult faire veoir iusques au dedans; tout y est bon, ou au moins, tout y est humain.

(a) Ici Montaigne a voulu se caractériser lui-même, fj[uoiqu'il ne le fasse pas d'une manière si directe et distincte que dans réditi(j>n i/2-4''. de i588, p. 277. C.

(b) De plier, édit. in-Jol. de iSqS , mais effacé par Montaigne dans l'exemplaire qu'il a corrige. N.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 45i

Aristote (a) estime office de magnanimité, haïr et aimer à descouvert ; iiiger, parler avecques toute franchise , et , au prix de la vérité , ne faire cas de l'approbation ou réprobation d'aul- truy. Apollonius (/>) disoit que « c'estoit aux serfs de mtntir, et aux libres de dire vérité » : c'est la première et fondamentale partie de la vertu ; il la fault aimer pour elle mesme. Ccluy qui dict vray, parce qu'il y est d'ailleurs obli- gé, et parce qu'il sert (c), et qui ne craint point à dire mensonge , quand il n'importe à per- sonne, il n'est pas véritable suffisamment. Mon ame , de sa complexion, refuyt la menterie, et hait mesme à la penser : i'ay une interne ver- gongne et un remords picquant, si parfois elle m'eschappe ; comme parfois elle m'eschappe, les occasions me surprenant et agitant ira- premeditement. Il ne fault pas tousiours dire tout ; car ce seroit sottise : mais ce qu'on dict, il fault qu'il soit tel qu'on le peiise ; aultre- ment , c'est meschanceté. le ne scais quelle commodité ils attendent de se feindre et con- trefaire sans cesse , si ce n'est , de n'en estre pas creus lors mcsmes qu'ils disent vérité; cela peult tromper une fois ou deux les hommes : mais de faire profession de se tenir couvert, et

(a) Ethic. ad Nicom. 1. 4. C.

{b) Philostratk, p. 409, éd. Olearii , an. 1709. C.

(c) Parce (ju en cela , il rend service aux autres. E.J.

452 ESSAIS DE MONTAIGNE,

se vanter , comme ont faict aulcuns de nos princes, Que « ils iecteroient leur chemise au feu , si elle estoit participante de leurs vrayes intentions » , qui est un mot de l'ancien Metel- lus Macédoniens («); et publier. Que « qui ne sçait se feindre , ne sçait pas régner {b) » , c'est tenir advertis ceulx qui ont à les practiquer, que ce n'est que piperie et mensonge qu'ils disent ; que quis versutior et callidior est , hoc invisior et suspectior, detractâ opinione probita- tis{ï) : ce seroit une grande simplesse à qui se lairroit amuser ny au visage , ny aux paroles de celuy qui faict estât d'estre tousiours aultre au dehors qu'il n'est au dedans , comme faisoit Ti- bère. Et ne sçais quelle part telles gents peu- vent avoir au commerce des hommes, ne pro- duisants rien qui soit receu pour comptant : qui est desloyal envers la vérité, l'est aussi en- vers le mensonge. ' Combien il Cculx qui , de nostrc temps, ont considéré, minces^ *de ^^ l'cstablissement du debvoir d'un prince , le fuir la four- })ien de ses affaires seulement , et l'ont préféré au soing de sa foy et conscience , diroient quel- que chose à un prince de qui la fortune auroit

{a) AuRELius ViCTOK, de Vir. illusir. c. 6i. G.

{h) Maxime favorite de Louis XI. C.

(i) Plus uii homme est fin et adroit, plus il est odieux et suspect , lorsqu'il vient à perdre la réputation d'homme de bien. Cic. de OJJîc. 1. 2, c. 9.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 453 rengé à un tel poinct les affaires , que pour tout iamais il les peust cstablir par un seul manquement et faulte à sa parole : mais il n'en va pas ainsin ; on recheoit souvent en pareil marché ; on faict plus d'une paix , plus d'un traicté en sa vie. Le gaing qui les convie à la première desloyauté , et quasi tousiours il s'en présente, comme à toutes aultres meschance- tez ; les sacrilèges , les meurtres , les rebellions, les trahisons , s'entreprennent pour quelque espèce de fruict : mais ce premier gaing ap- porte infinis dommages suyvants, iectant ce prince hors de tout commerce et de tout moyen de négociation, par l'exemple de cette infidé- lité. Soliman , de la race des Ottomans , race peu soigneuse de l'observance des promesses et paches (a), lorsque, de mon enfance, il feit descendre son armée à Otrante, ayant sceu que Mercurin de Gratinare, et les habitants de Cas- tro , estoient détenus prisonniers aprez avoir rendu la place, contre ce qui avoit esté capi- tulé par ses gents avecques eulx , manda qu'on les relaschast , et qu'ayant en main d'aultres grandes entreprinses en cette contrée là, cette desloyauté , quoyqu'elle eust quelque appa- rence d'utilité présente , luy apporteront pour

(a) C'est-à-dire, accords, traitas , et pactes, comme on a mis dans les dernières éditions. Pache est encore en usage à Genève et dans le pays de Gex. C.

4^4 ESSA.IS DE MONTAIGNE,

radvenir un descri et une desfîance d'infini pre- Montaigne iudice. Or, de moy, i'aime mieulx estre impor- ment ^ouvert tuu et indiscret , que flatteur et dissimulé. l'ad- leVgrïnds r ^^"^ ^^*'^^ ^^ peult ineslèr quelque poincte de fierté et d'opiniastreté , à se tenir ainsin entier et ouvert comme ie suis, sans considération d'aultruy; et me semble que ie deviens un peu plus libre il le fauldroit moins estre , et que ie m'eschauffe par l'opposition du respect : il peult estre aussi que ie me laisse aller aprez ma nature, à faulte d'art. Présentant aux grands cette tnesme licence de langue et de contenance que i'apporte de ma maison , ie sens combien elle décline vers l'indiscrétion et incivilité: mais, oultre ce que ie suis ainsi faict, ie n'ay pas l'es- prit assez soupple pour gauchir à une prompte demande, et pour en eschapper par quelque destour, ny pour feindre une vérité, ny assez de mémoire pour la retenir ainsi feincte, ny certes assez d'asseurance pour la maintenir, et foys le brave par foiblesse ; parquoy ie m'aban- donne à la naïfveté , et à tousiours dire ce que ie pense , et par complexion et par desseing , laissant à la fortune d'en conduire l'événement. Arislippus disoit (a) , « le principal fruict qu'il eust tiré de la philosophie , estre Qu'il parloit librement et ouvertement à chascun ». Avoitlame- C'est un util de merveilleux service que la

[a) DioG. Laerce, T^ie (V Aristippe , 1. 2 , segm. 68. C.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 4^5 mémoire , et sans lequel le iugemeiit faict bien mohefortin à peine son office ; elle me manque du tout. Ce qu'on me veult proposer, il fault que ce soit à parcelles ; car de respondre à un propos il y eust plusieurs divers chefs, il n'est pas en ma puissance : ie ne sçaurois recevoir une char- ge {a) , sans tablettes : Et , quand i'ay un propos de conséquence à tenir, s'il est de longue ha- leine, ie suis reduict à cette vile et misérable nécessité d'apprendre par cœur, mot à mot, ce que i'ay à dire ; aultrement ie n'aurois ny façon , ny asseurance , estant en crainte que ma mé- moire veinst à me faire un mauvais tour : mais ce moyen m'est non moins difficile; pour ap- prendre trois vers, il me fault trois heures; et puis, en un propre ouvrage , la liberté et auc- torilé de remuer l'ordre, de changer un mot, variant sans cesse la matière, la rend plus ma- laysee à concevoir. Or, plus ie m'en destie, plus elle se trouble ; elle me sert mieulx par ren- contre : il fault que ic la solicite nonchalam- ment; car, si ie la presse, elle s'estonne ; et de- puis qu'elle a commencé à chanceler, plus ie la sonde, plus elle s'empestre et embarrasse : elle me sert à son heure , non pas à la mienne.

Cecy que ie sens en la mémoire, ie le sens Ktoit cnn<--

- * . , r 1 mi de toute

en puisieurs aultres parties : le luys le com- obligation et

1 »^i'i_i- ^- ^1 ..• . contrainte.

mandement, i obligation et la contraincte; ce (a) Une commission. E. J.

4^6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

que ie foys ayseement et naturellement, si ie m'ordonne de le faire par une expresse et pres- cripte ordonnance , ie ne sçais plus le faire. Au corps mesme , les membres qui ont quelque liberté et iurisdiction plus particulière sur eulx , me refusent parfois leur obéissance , quand ie les destine et attache à certain poinct et heure de service nécessaire : cette preordon- nance contraincte et tyrannique les rebute; ils se croupissent d'effroy ou de despit , et se transissent. Aultresfois, estant en lieu c'est discourtoisie barbaresque de ne respondre à ceulx qui vous convient à boire , quoy qu'on m'y traictast avec toute liberté , i'essayai de faire le bon compaignon en faveur des dames qui estoyent de la partie , selon l'usage du pays : mais il y eut du plaisir; car cette menace et pré- paration d'avoir à m'efforcer oultre ma cous- tume et mon naturel, m'estoupa de manière le gosier, que ie ne sceus avaller une seule goutte, et feus privé de boire pour le besoing mesme de mon repas; ie me trouvay saoul et désaltéré par tant de bruvage , que mon imagi- nation avoit préoccupé. Cet effect est plus ap- parent en ceulx qui ont l'imagination plus véhémente et puissante ; mais il est pourtant naturel , et n'est aulcun qui ne s'en ressente aulcunement : On offroit à un excellent archer, condamné à la mort, de luy sauver la vie, s'il vouloit faire veoir quelque notable preuve de

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 4^y son art : il refusa de s'en essayer, craignant que la trop grande contention de sa volonté luy feist fourvoyer la main, et qu'au lieu de sauver sa vie, il perdist encores la réputation qu'il avoit acquise au tirer de Tare : Un homme qui pense ailleurs , ne fauldra point, à un poulce prez, de refaire tousiours un mesme nombre et mesure de pas au lieu il se promené; mais s'il y est avecques attention de les mesurer et compter , il trouvera que ce qu'il faisoit par nature et par hazard , il ne le fera pas si exac- tement par desseing.

Ma librairie, qui est des belles entre les li- Comlncn la brairies de village , est assise à un coing de ma Monta'4*ne /- maison : s'il me tumbe en fantasie chose que l^^^ aefcc-

* tueuse.

i'y vueille aller chercher ou escrire, de peur qu'elle ne m'eschappe,en traversant seulement ma cour, il fault que ie la donne en garde à quelqu'aultre. Si ie m'enhardis, en parlant, à me destourner tant soit peu de mon fil , ie ne fauls iamais de le perdre : qui faict que ie me tiens, en mes discours, contrainct, sec et res- serré. Les gents qui me servent, il faidt que ie les appelle par le nom de leurs charges ou de leur pays , car il m'est tresmalaysé de retenir des noms; ie diray bien qu'il a trois syllabes, que le son en est rude, qu'il commence ou ter- mine par telle lettre : et si ie durois à vivre longtemps, ie ne crois pas que ie n'oubliasse mon nom propre, comme ont faict d'au 1 très.

458 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Messala Corvinus (a) feut deux ans n'ayant trace aiilcune de mémoire , ce qu'on dict aussi de George Trapezonce. Et pour mon interest, ie rumine souvent quelle vie c'estoit que la leur, et si , sans cette pièce , il me restera assez pour me soubtenir avecques quelque aysance ; et y regardant de prez , ie crains que ce default , s'il est parfaict , perde toutes les functions de l'ame :

Plenus rimarum sum , hàc atque illàc perfluo (i).

Il m'est advenu plus d'une fois d'oublier le mot du guet, que i'avois trois heures auparavant donné, ou receu d'un aultre; et d'oublier i'avois caché ma bourse , quoy qu'en die Ci- cero (b) : ie m'ayde à perdre ce que ie serre par- ticulièrement. Memoria certe non modo philo- sophiarn, sedomnis vitœ uswn, omnesque artes y unà maxime continet (2). C'est le réceptacle et

{a) Pline dit absolument que Messala Corvinus oublia son nom. Hist. nat. 1. 7, c. 24- C.

(i) Je suis comme un vase fêlé , je ne puis rien retenir. Terent. Eunuch. act. i , se. 2 , v. 25.

{b) De Senectute , c. 7. Nec verô quejnquam senum audivi oblitum quo loco thesaurum obruisset. - C'est- à-dire : Je nai pas entendu dire qu'aucun vieillard ait oublié le lieu ou il avoit caché son trésor. E. J.

(2) Certainement, la mémoire renferme non-seulement la philosophie , mais tous les arts , et tout ce qui appar- tient à l'usage de la vie. Cic. Jcad. quœst. 1. 4, c. 7.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 4% l'estny de la science que la mémoire : l'ayant si défaillante, ie n'ay pas fort à me plaindre si ie ne scais giieres. le srais en gênerai le nom des arts, et ce de qiioy ils traictent; mais rien au delà. le feuilleté les livres; ie ne les estudic pas : ce qui m'en demeure , c'est chose que ie ne recognois plus estre d'aultruy, c'est cela seulement de quoy mon iugement a faict son proufit , les discours et les imaginations de quoy il s'est imbu ; l'aucteur, le lieu, les mots et âultres circonstances, ie les oublie inconti- nent : et suis si excellent en l'oubliance, que mes escripts mesmes et compositions, le ne les oublie pas moins que le reste ; on m'allègue touts les coups à moy mesme, sans que ie le sente. Qui vouldroit sçavoir d'où sont les vers et exemples que i'ay icy entassez, me mettroit en peine de le luy dire : et si ne les ay mendiez qu'ez portes cogneues et fameuses ; ne me con- tentant pas qu'ils feussent riches , s'ils ne ve- noient encores de main riche et honorable : l'auctorité y concurre (a) quand et la raison. Ce n'est pas grand' merveille si mon livre suyt la fortune des aultres livres , et si ma mémoire de-

(û) C'est-à-dire , que V au ton y concoure avec la raison. Dans l'édition de Jean Petit-pas , 161 1 , à Paris , il y a ici concure , et dans les dernières, concoure. Je crois que le mot ôe concourir éioii encore tout nouveau du temps de Montaigne, parce qu'il ne se trouve ni dans >îicot, ni dans Cotgrave. C.

46o ESSAIS DE MONTAIGNE,

sempare ce que i'escris, comme ce que ie lis, et ce que ie donne, comme ce que ie receois. Caractère Oultre le dcfault de la mémoire, i'en ay d'aul-

tle l'esprit de i i <

Montaigne, trcs qui aydcut beaucoup a mon ignorance : l'ay l'esprit tardif et mousse, le moindre nuage luy arreste sa poincte , en façon que ( pour exemple) ie ne luy proposay iamais énigme si aysé , qu'il sceust desvelopper ; il n'est si vaine subtilité qui ne m'empesche ; aux ieux l'es- prit a sa part , des échecs , des chartes , des dames et aultres, ie n'y comprends que les plus grossiers traicts : L'appréhension , ie l'ay lente et embrouillée; mais ce qu'elle tient une fois , elle le tient bien , et l'embrasse bien universel- lement, estroictement et profondement, pour le temps qu'elle le tient : l'ay la veue longue , saine et entière, mais qui se lasse aiseement au travail , et se charge ; à cette occasion , ie ne puis avoir long commerce avecques les livres, que par le moyen du service d'aultruy. Le ieune Pline instruira ceulx qui ne l'ont essayé com- bien ce retardement est important («) à ceulx qui s'adonnent à cette occupation {b). Il n'est point

{a) Je crois qu'il faut lire ici importun, c'est-à-dire, incommode : le trait de Pline , cite' jDar Montaigne , le prouve. E. J.

{b) Montaigne a ici en vue Tépître cinquième de Pline , 1. 3 , oii cet illustre romain , rendant compte à un de ses amis de la manière dont le vieux Pline son oncle emplojoit son temps à l'e'tude , remarque entre, autres

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 461 anie si chestifve et brutale, en laquelle on ne veoye reluire quelque faculté particulière ; il n'y en a point de si ensepvelie , qui ne face une saillie par quelque bout : et comment il ad- vienne qu'une ame , aveugle et endormie à toutes aultres choses, se treuve vifve , claire et excdlente à certain particulier effect, il s'en fault enquérir aux maistres. Mais les belles Son igno-

. rance à Të-

ames , ce sont les âmes universelles, ouvertes garddcscho-

. , . . . .... . ses les plus

et prestes a tout; si non instruictes, au moins vulgaires. instruisables : ce que ie dis pour accuser la mienne ; car, soit par foiblesse ou nonchalance (et de mettre à nonchaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons entre mains, ce qui regarde de plus prez l'usage de la vie, c'est chose bien esloingnee de mon dogme), il n'en est point une si inepte et si ignorante que la mienne de plusieurs telles choses vulgaires, et qui ne se peuvent sans honte ignorer. Il fault que i'en conte quelques exemples, le suis iiay et nourry aux champs , et parmy le labourage ;

choses , « Qu'un jour un de ses amis , qui assistoit avec » son oncle à la lecture d'un livre , ayant arrêté le lec- >• teur pour l'obliger à répéter quelques mots qu'il avoit mal prononcés , son oncle lui dit sur cela : N'aviez-vou» » pas bien compris la chose ? Sans doute , répondit son ami. Et pourquoi donc, reprit-il , l'avezvous era- » pêche de continuer ? voilà plus de dix lignes que nous avons perdues , par votre interruption. Tant il étoit bon » ménager du temps ». C

462 ESSAIS DE MONTAIGNE,

i'ay des affaires et du mesnage en main, depuis que ceulx qui me devanceoient en la possession des biens que ie iouys m'ont quitté leur place: or, ie ne sçais compter ny à iect (a) ny à plume; la pluspart de nos monnoyes, ie ne les cognois pas ; ny ne sçais la différence d'un grain à l'aultre, ny en la terre, ny au grenier, si^elle n'est par trop apparente ; ny à peine celle d'entre les choux et les laictues de mon iardin : ie n'entends pas seulement les noms des pre- miers utils du mesnage, ny les plus grossiers principes de l'agriculture , et que les enfants sçavent ; moins aux arts mechaniques , en la tra- ficque (^), et en la cognoissance des marchan- dises, diversité et nature des fruicts, de vins, de viandes, ny à dresser un oyseau, ny à me- deciner un cheval ou un chien ; et, puisqu'il me fault faire la honte toute entière, il n'y a pas un mois qu'on me surprint ignorant de quoy Le levain servoit à faire du pain , et que c'estoit que Faire cuver du vin. On coniectura ancien-

(à) Avec des jetons. On écrit à présent jet, et ce mot est encore en usage pour signifier calcul. Le jet à la plume , dit Richelet , est plus sûr que celui des jetons. G. Les anciennes éditions, entre autres celles de Coste et de Bastien , portent gect au lieu de ject, qui est ortho- graphié d'une manière plus conforme au miot \aiiinjactus, d'où il vient. E. J.

{b) Au trafic , comme on a mis dans les dernières édi- tions. G.

LIVRE 11, CHAPITRE XVII. 4(a

iicment à Athènes («) une aptitude à la mathé- matique, en celuy à qui on voyoit ingénieu- sement adgencer et fagotter une charge de brossailles : vrayement on tireroit de moy une bien contraire conchision ; car qu'on me donne tout l'apprest d'une cuisine, me voylàà la faim. Par ces traicts de ma confession, on en peult imaginer d'aultres à mes despens. Mais quel que ie me face cognoistre, pourveu que ie me face cognoistre tel que ie suis, ie foys mon effect; et si ne m'excuse pas d'oser mettre par escript des propos si bas et frivoles que ceulx cy , la bassesse du subiect m'y contrainct; qu'on accuse si on veult mon proiect, mais mon pro- grez, non : tant y a que, sans l'advertissement d'aultruy, ie veois assez le peu que tout cecy vault et poise , et la folie de mon desseing ; c'est prou que mon iugement ne se desferre point,

duquel ce sont icy les essais.

«

Nasutus sis usque licet , sis denique nasus ,

Quantum noluerit ferre rogatus Atlas , Et possis ipsum tu deridere Latinum ,

(o) Si Montaigne cite ceci de mémoire, comme il y a grande apparence , il s'est mépris, en fixant le fait à Athènes : car, selon Diogène Laërce , 1. 9, segm. 53, ce fut Protagore d'Abdère que Déraocrite jugea capable des sciences les plus sublimes, en lui voyant agencer artis- tement des fagots ; de sorte qu'il prit soin de les lui en- seigner lui-même. C. Aulu-Gelle, qui raconte la tuéme anecdote , place révéoement à Abdère , I. 5 , c. 3. E. J.

464 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Non potes in nugas dicere plura meas Ipse ego quàm dixi : quid dentem dente iuvabit

Rodere ? carne opus est , si satur esse velis. Ne perdas operam : qui se mirantur , in illos

Virus habe^ nos hœc novimus esse nihil (i).

le ne suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourveu que ie ne me trompe pas à les cog- noistre : et de faillir à mon escient, cela m'est si ordinaire, que ie ne faulx gueres d'aultre façon; ie ne faulx (a) iamais fortuitement. C'est peu de chose de prester à la témérité de mes humeurs les actions ineptes , puisque ie ne me puis pas deffendre d'y prester ordinairement les vicieuses. Montaigne le veis un iour, à Barleduc, qu'on presentoit

etoit naturel- . ' i i

lement irré- au roy Frauçois sccoud , pour la rccommenda- tion de la mémoire de René , roy de Sicile , un pourtraict qu'il avoit luy mesme faict de soy :

(i) Soyez le plus fin critique du monde; confondez, par vos plaisanteries , Latin us lui-même : vous ne sauriez jamais dire pis de ces bagatelJes que ce que j'en ai dit moi- même. Pourquoi vous tourmenter pour y trouver de quoi mordre ? Attaquez quelque chose de plus solide. Si vous ne voulez pas perdre votre peine , répandez votre venin sur ceux qui s'admirent eux-mêmes ; car , pour moi , je sais que tout ceci n'est rien. Martial, epigr. 2,1. i3. Nous nous sommes contentés de faire entendre le sens de cette épigramme : une traduction plus fidèle eût été inintelli- gible.

(a) Gueres, édit. de iSgS, mais effacé par Montaigne dans l'exemplaire qu'il a corrigé. N.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 465

Pourquoi n'est il loisible de mesme à chascun de se peindre de la plume , comme il se peignoit d'un creon (a)? le ne veulx doncques pas ou- blier encores cette cicatrice , bien mal propre à produire en public; c'est l'irrésolution : default tresincommode à la négociation des affaires du monde. le ne sçais pas prendre party ez entre- prinses doubteuses :

Ne si , ne no , nel cor mi suona intero (i) :

ie sçais bien soubtenir une opinion, mais non pas la choisir. Parce qu'ez choses humaines, à quelque bande qu'on penche, il se présente force apparences qui nous y confirment (et le philosophe Chrysippus disoit {b) qu'il ne vouloit apprendre, de Zenon et Cleanthes, ses mais- très, que les dogmes simplement, car quant aux preuves et raisons , qu'il en fourniroit assez de luy mesme), de quelque costé que ie me tourne , ie me fournis tousiours assez de cause et de vraysemblance pour m'y maintenir ; ainsi i'arreste chez moy le doubte et la liberté de choisir, iusques à ce que l'occasion me presse; et lors , à confesser la vérité , ie iecte le plus souvent la plume au vent , comme on dict , et m'abandonne à la mercy de la fortune , une

(a) Crayon. E. J.

(i) Le cœur ne me dit ni oui , ni non. Petrarca.

{b) DioG. Laerce , Vie de Chrysippe, 1. 7, segm. 1 79. C.

TIT. 3o

466 ESSAIS DE MONTAIGNE,

bien legiere inclination et circonstance m'em- porte ;

Dùm in dubio est animus , paulo momento hiic atque Illuc impellitur (i).

L'incertitude de mon iugement est si eguale- ment balancée en la pluspart des occurrences, que ie compromettrois volontiers à la décision du sort et des dez ; et remarque , avecques grande considération de nostre foiblesse humaine , les exemples que l'histoire divine mesme nous a laissé de cet usage de remettre à la fortune et au hazard la détermination des eslections ez choses doubteuses : sors cecidit super Ma- thiam (2). La raison humaine est un glaive double et dangereux; et en la main mesme de Socrates , son plus intime et plus familier amy, voyez à quants de bouts c'est un baston ! Ainsi, ie ne suis propre qu'àsuyvre , et me laisse aysee- ment emporter à la foule : ie ne me fie pas assez en mes forces , pour entreprendre de com- mander , ny guider ; ie suis bien ayse de trouver mes pas tracez par les aultres. S'il fault courre le hazard d'un chois incertain , i'aime mieulx que ce soit soubs tel qui s'asseure plus de ses opinions, et les espouse plus, que ie ne foys

(i) Lorsque Tesprit est dans le doute , le moindre poids le fait pencher d'un côté ou de l'autre. Terent. Andr. act. I , se. 6, V. 32.

(2) Le sort tomba sur Mathias. Act. Aposi. c. i , c. 26.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 467 les miennes, ausquelles ie treuve le fondement et le plant glissant : et si ne suis pas trop facile Peu favora- pourtant au change; d'autant que i'apperceois gement^^par aux opinions contraires une pareille foiblesse; ^^^s^res p^t ipsa consuetudo assentiendi periculosa esse vide- ti^i^es tur et luhrica (i) ; notamment aux affaires poli- tiques, il y a un beau champ ouvert au bransle et à la contestation ;

lusta pari premitur veluti ciim pondère libra

Prona, nec hâc plus parte sedet , nec surgit ab illâ (2),

Les discours de Machiavel , pour exemple , es- toient assez solides pour le subiect; si y a il eu grand' aysance à les combattre ; et ceulx qui Tout faict, n'ont pas laissé moins de facilité à combattre les leurs : il s'y trouveroit tousiours, à un tel argument, de quoy fournir responses , dupliques, répliques, tripliques, quadrupli- ques , et cette infinie contexture de débats que nostre chicane a alongé tant qu'elle a peu en faveur des procez ;

Cœdimur , et totidem plagis consumimus hostem (3) \

les raisons n'y ayant gueres aultre fondement

(1) L'habitude d'épouser les opinions des autres paroît entraîner bien des erreurs et des dangers. Cic. Acad. quœst. 1. 4, c. 21.

(2) Ainsi, lorsque les bassins de la balance sont égale- ment chargés, elle ne penche, elle ne s'élève d'aucun coté. TiBULL. 1. 4> Panegjrr. adMessalam, v. 4i-

(3) L'ennenai nous bat , et nous le battons à notre tour. HoR. epist. 2, 1. 2, y. 97.

468 ESSAIS DE MONTAIGNE,

que Texperience , et la diversité des événements humains nous présentant infinis exemples à toutes sortes de formes. Un sçavant personnage de nostre temps dict qu'en nos almanacs, ils disent chauld, qui voudra dire froid , et au lieu de sec , humide , et mettre tousiours le rebours de ce qu'ils prognostiquent , s'il debvoit entrer en gageure de l'événement de l'un ou l'aultre, qu'il ne se soulcieroit pas quel party il prinst; sauf ez choses il n'y peult escheoir incerti- tude , comme de promettre à Noël des chaleurs extrêmes, et à la sainct lean des rigueurs de l'hiver : l'en pense de mesme de ces discours politiques ; à quelque roolle qu'on vous mette , vous avez aussi beau ieu que vostre compai- gnon , pourveu que vous ne veniez à chocquer les principes trop grossiers et apparents : et pourtant , selon mon humeur , ez affaires pu- blicques , il n'est aulcun si mauvais train , pourveu qu'il aye de l'aage et de la constance , qui ne vaille mieulx que le changement et le remuement. Nos mœurs sont extrêmement cor- rompues, et penchent d'une merveilleuse in- clination vers l'empirement ; de nos loix et usances, il y en a plusieurs barbares et mon- strueuses : toutesfois, pour la difficulté de nous mettre en meilleur estât, et le dangier de ce croullement, si ie pouvois planter une cheville à nostre roue et l'arrester en ce poinct, ie le ferois de bon cœur ;

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 469

Nunquam adeô fœdis , adeôque pudendis Utimur exemplis, ut non peiora supersint (i).

Le pis que ie treuve en nostre estât , c'est Tin- stabilité; et que nos loix , non plus que nos vestements , ne peuvent prendre aulcune forme arrestee. 11 est bien aysé d'accuser d'imperfec- tion une police , car toutes choses mortelles en sont pleines; il est bien aysé d'engendrer à un peuple le mespris de ses anciennes obser- vances, iamais homme n'entreprint cela qui n'en veinst à bout : mais d'y restablir un meil- leur estât en la place de celuy qu'on a ruyné, à cecy plusieurs se sont morfondus de ceulx qui l'avoient entreprins. le foys peu de part à ma prudence de ma conduicte; ie me laiss^ volon- tiers mener à l'ordre publicque du monde. Heu- reux peuple qui faict ce qu'on commande mieulx que ceulx qui commandent, sans se tormenter des causes; qui se laisse mollement rouler aprez le roulement céleste! l'obéissance n'est iamais pure ny tranquille en celuy qui raisonne et qui plaide.

Somme, pour revenir à moy, ce seul par Surquoiesi

. ^ % ^ fondi^e Testi-

le m estime quelque chose, cest ce en quoy mequeMon- iamais homme ne s'estima défaillant. Ma re- lui^^ême. commendation est vulgaire, commune et po- pulaire; car qui a iamais cuidé avoir faulte de

(i) Citez Inaction la plus honteuse, la plus infâme, il en est encore de plus criminelle. Juv. sat. 8, v. i83.

470 ESSAIS DE MONTAIGNE,

sens ? ce seroit une proposition qui implique- roit en soy de la contradiction : c'est une ma- ladie qui n'est iamais elle se veoid ; elle est bien tenace et forte, mais laquelle pourtant le premier rayon de la veue du patient perce et dissipe , comme le regard du soleil un brouil- las {à) opaque : s'accuser , seroit s'excuser en ce subiect là; et se condamner, ce seroit s'ab- souldre. Il ne feut iamais crocheteur ny femme- lette qui ne pensast avoir assez de sens pour sa provision. Nous recognoissons ayseement aux aultres l'advantage du courage , la force cor- porelle , de l'expérience , de la disposition , de la beauté : mais l'advantage du iugement , nous ne le cédons à personne ; et les raisons qui par- tent du simple discours naturel en aultruy , il nous semble qu'il n'a tenu qu'à regarder de ce costé là, que nous ne les ayons trouvées. La science,lestyle et telles parties que nous veoyons ez ouvrages estrangiers , nous touchons {h) bien ayseement si elles surpassent les nostres : mais les simples productions de l'entendement , chascun pense qu'il estoit en luy de les ren- contrer toutes pareilles ; et en apperceoit ma- layseement le poids et la difficulté, si ce n'est, et à peine , en une extrême et incomparable distance ; et qui verroit bien à clair la haulteur

{a) Brouillard. E. J.

{h) Nous sentons, nous connoissons , etc. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 471 d'un iugement estrangier , il y arriveroit , et y porteroit le sien. Ainsi, c'est une sorte d'exer- citation , de laquelle on doibt espérer fort peu de recommendation et de louange, et une ma- nière de composition de peu de nom. Et puis, pour qui escrivez vous? Les sçavants , à qui ap- Si Ton peut

,..,..,. . prétendre à

partient la lunsdiction livresque, ne cognois- quelque re- sent aultre prix que de la doctrine , et n'ad- ti^on'^ar tés vouent aultre procéder en nos esprits que celuy ^^"^• de l'érudition et de l'art; si vous avez prins l'un des Scipions pour l'aultre, que vous reste il à dire qui vaille? qui ignore Aristote, selon eulx, s'ignore quant et quant soy mesme : Les âmes communes et populaires ne veoyent pas la grâce et le poids d'un discours haultain et deslié. Or, ces deux espèces occupent le monde. La tierce, à qui vous tumbez en partage, des âmes réglées et fortes d'elles mesmes , est si rare , que iustement elle n'a ny nom, ny reng entre nous : c'est , à deifly , temps perdu d'aspirer et de s'efforcer à luy plaire.

On dict communément que le plus iuste par- Sur quoi

^r ' 1 fonde, Mon-

tage que nature nous ayt taict de ses grâces, taigne pen-

, ,, '1 y .. % ' ^ ^^ soi^ avoir les

c est celuy du sens; car il n est aulcun qui ne se opinions sai- contente de ce qu'elle luy en a distribué : n'est °®^- ce pas raison? qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veue. le pense avoir les opinions bonnes et saines; mais qui n'en croit autant des siennes? L'une des meilleures preuves que i'en aye , c'est le peu d'estime que le foys de

472 ESSAIS DE MONTAIGNE,

moy ; car si elles n'eussent esté bien asseurees, elles se fussent ayseement laissé piper à l'affec- tion que ie me porte , singulière , comme celuy qui la ramené quasi toute à moy, et qui ne l'es- pands gueres hors de : tout ce que les aultres en distribuent à une infinie multitude d'amis et de cognoissants , à leur gloire , à leur gran- deur , ie le rapporte tout au repos de mon esprit et à moy; ce qui m'en eschappe ailleurs, ce n'est pas proprement de l'ordonnance de mon discours :

Mihi nempè valere et vivere doctus (i).

Or , mes opinions , ie les treuve infiniment har- dies et constantes à condamner mon insuffi- sance. De vray, c'est aussi un subiect auquel i'exerce mon iugement autant qu'à nul aultre. Le monde regarde tousiours vis à vis : moy , ie replie ma veue au dedans ; ie la plante , ie l'amuse là. Chascun regarde devant soy : moy , ie regarde dedans moy ; ie n'ay affaire qu'à moy, ie me considère sans cesse, ie me contreroolle , ie me gouste. Les aultres vont tousiours ailleurs , s'ils y pensent bien ; ils vont tousiours avant ;

Nemo in sese tentât descendere (2) :

(1) Vivre , me bien porter, voilà ma science. Lucret. 1. 5 , V. 959.

(2) Personne ne cherche à descendre en soi-même. Pers. sat. 4^ V. 2.3

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 473 moy , ie me roule en moy mesme. Cette capacité de trier le vray , quelle qu'elle soit en moy , et cett' humeur libre de n'assubiectir ayseement ma créance, ie la doibs principalement à moy; car les plus fermes imaginations que i'aye , et générales , sont celles qui , par manière de dire , nasquirent avecques moy ; elles sont na- turelles et toutes miennes. le les produisis crues et simples, d'une production hardie et forte, mais un peu trouble et imparfaicte : de- puis , ie les ay establies et fortifiées par Taucto- rité d'aultruy , et par les sains exemples des an- ciens ausquels ie me suis rencontré conforme en iugement ; ceulx m'ont asseuré de la prinse, et m'en ont donné la iouïssance et pos- session plus claire. La recommendation que chascun cherche De vivacité et promptitude d'esprit ; ie la prétends du règlement : D'une action esclatante et signalée, ou de quelque particulière suffisance; ie la prétends de l'ordre, correspondance et tranquillité d'opinions et de mœurs : omnino si quidquam est décorum , nihil est profecto magis quàm œquabilitas universœ vitœ, tùm singularuin actionum ; quain conser- vare non possis , si, aliorum naturam imitans y omittas tuam (i). Voylà doncques iusques

(1) S'il y a quelque chose de bienséant et d'honorable , c'est, sans contredit, une conduite uniforme et consé- quente dans toutes les actions de la vie ; ce qui ne peut se trouver dans un homme qui , se dépouillant de son

474 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ie me sens coiilpable de cette première partie que ie disois estre au vice de la presumption. Montaigne Pour la seconde , qui consiste à N'estimer point

peu prévenu . ...

en faveur de asscz aultruy,ie ne sçais si ie m'en puis si bien

son siècle. * ,., . , ,.,

excuser ; car , quoy qu il me couste , le délibère de dire ce quj en est. A l'adventure {a) que le com- merce continuel que i'ay avecques les humeurs anciennes, et l'idée de ces riches âmes du temps passé, me desgouste et d'aultruy, et de moy mesme ; ou bien qu'à la vérité nous vivons en un siècle qui ne produict les choses que bien médiocres : tant y a que ie ne cognois rien digne de grande admiration. Aussi ne cognois ie gueres d'hommes avecques telle privante qu'il fault pour en pouvoir iuger ; et ceulx ausquels ma condition me mesle plus ordinairement, sont , pour la pluspart , gents qui ont peu de soing de la culture de l'ame , et ausquels on ne propose , pour toute béatitude , que l'honneur, et pour toute perfection , que la vaillance. Il airaoit à Ce quc ie veois de beau en aultruy , ie le loue

louer le me'- . i> i . ., , .

ri e dans ses ct 1 cstimc trcsvolouticrs; voirc 1 enchéris sou-

me^dan*s*^es ^^^^ ^^^ c^ ^^6 i'cn pcusc , et me permets de

ennemis. mentir iusques là, car ie ne sçais point inventer

un subiect fauls : ie tesmoigne volontiers de

mes amis, par ce que i'y treuve de louable, et

d'un pied de valeur i'en foys volontiers un

caractère , s'attache à imiter les autres. Cic. de Offîc. 1. I , c. 3i.

{a) Soit peut-être que le commerce , etc. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 475 pied et demy ; mais de leur prester les qualitez qui n'y sont pas , ie ne puis , ny les deffendre ouvertement des imperfections qu'ils ont : voire à mes ennemis , ie rends nettement ce que ie doibs de tesmoignage d'honneur ; mon affection se change , mon iugement non , et ne confonds point ma querelle avecques aultres circon- stances qui n'en sont pas : et suis tant ialoux de la liberté de mon iugement, que malaysee- ment la puis ie quitter, pour passion que ce soit; ie me foys plus d'iniure en mentant, que ie n'en foys à celuy de qui ie ments. On re- marque cette louable et généreuse coustume de la nation persienne , qu'ils parloient de leurs mortels ennemis, et à qui ils faisoient guerre à oultrance, honorablement et equitablement, autant que portoit le mérite de leur vertu. le cognois des hommes assez qui ont diverses par- ties belles , qui Tesprit , qui le cœur , qui l'adresse, qui la conscience, qui le langage, qui une science, qui un'aultre; mais de grand homme en gênerai, et ayant tant de belles pièces ensemble, ou une en tel degré d'excel- lence qu'on le doibve admirer ou le comparer à ceulx que nous honorons du temps passé , ma fortune ne m'en a faict veoir nul : et le plus Éloge de son grand que i'aye cogneu au vif, ie dis des parties d™la BoèUe* naturelles de l'ame, et le mieulx nay, c'estoit Estienne de la Boètie; c'estoit vrayement un ame pleine , et qui montroit un beau visage à

4ye ESSAIS DE MONTAIGNE,

tout sens; un'ame à la vieille marque, et qui eust produict de grands effects si sa fortune Teust voulu ; ayant beaucoup adiousté à ce riche D'où vient naturel , par science et par estude. Mais ie ne'

que les gens . -i i . . i .

de lettres sçais commeut il advient, et si advient sans forweTd'en- ^oubtc , qu'il sc trcuvc autant de vanité et de tendement. foiblesse d'entendement en ceulx qui font pro- fession d'avoir plus de suffisance , qui se mes- lent de vacations lettrées et de charges qui des- pendent des livres , qu'en nulle aultre sorte de gents ; ou bien parceque l'on requiert et attend plus d'eulx, et qu'on ne peult excuser en eulx les faultes communes ; ou bien, que l'opinion du sçavoir leur donne plus de hardiesse de se produire et de se descouvrir trop avant , par ils se perdent et se trahissent. Comme un ar- tisan tesmoigne bien mieulx sa bestise en une riche matière qu'il ayt entre mains , s'il l'ac- commode et mesle sottement et contre les règles de son ouvrage , qu'en une matière vile; et s'offense Ion plus du default en une statue d'or qu'en celle qui est de piastre : ceulx cy en font autant lors qu'ils mettent en avant des choses qui d'elles mesmes, et en leur lieu , se- roient bonnes ; car ils s'en servent sans discré- tion , faisants honneur à leur mémoire aux des- pens de leur entendement: et faisants honneur à Cicero, à Galien , à Ulpian, et à sainct Hie- rosme , pour se rendre eulx mesmes ridicules. le retumbe volontiers sur ce discours de

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 477 l'ineptie de nostre institution : elle a eu pour sa fin , de nous faire, non bons et sages, niais sçavants ; elle y est arrivée : elle ne nous a pas apprins de suyvre et embrasser la vertu et la prudence , mais elle nous en a imprimé la déri- vation et Tetymologie ; nous sçavons décliner Vertu , si nous ne sçavons l'aimer ; si nous ne sçavons que c'est que prudence par effectet par expérience, nous le sçavons par iargon et par cœur : de nos voisins, nous ne nous contentons pas d'en sçavoir la race, les parentelles et les alliances , nous les voulons avoir pour amis , et dresser avecques eulx quelque conversation et intelligence ; toutesfois elle (a) nous a apprins les définitions, les divisions et partitions de la vertu, comme des surnoms et branches d'une généalogie, sans avoir aultre soing de dresser entre nous et elle quelque practique de fami- liarité et privée accointance; elle nous a choisis, pour nostre apprentissage, non les livres qui ont les opinions plus saines et plus vrayes, mais ceulx qui parlent le meilleur grec et latin , et parmi ces beaux mots nous a faict couler en la fantasie, les plus vaines humeurs de l'anti- quité.

Une bonne institution, elle change le iuge- Effets d'une ment et les mœurs : comme il adveint à Pôle- ^^^"«««^"^a- mon , ce ieune homme grec desbauché, qui,

(fl) Notre institutionoM éducationnous a appris, etc. E. J.

47B ESSAIS DE MONTAIGNE,

estant allé ouïr par rencontre une leçon de Xe- nocrates, ne remarqua pas seulement l'élo- quence et la suffisance du lecteur, et n'en rap- porta pas seulement en la maison la science de quelque belle matière, mais un fruict plus ap- parent et plus solide , qui feut le soubdain changement et amendement de sa première vie. Qui a iamais senti un tel effect de nostre discipline ?

Faciasne quod olim Mutatus Poleraon ? ponas insignia morbi , Fasciolas , cubital , focalia ; potus ut ille Dicitur ex coUo furtira carpsisse coronas , Postquàm est impransi correptus voce magistri? (i)

Les mœurs La moins desdaignable condition de gents me

peuple^^'pfus semble estre celle qui par simplesse tient le

celt^sXsphf- dernier reng, et nous offrir un commerce plus

losophes. réglé : les mœurs et les propos des païsans , ie

les treuve communément plus ordonnez, selon

la prescription de la vraye philosophie, que ne

sont ceulx de nos philosophes : plus sapit vul-

gus ; quia tantùm quantum opus est y sapit (2).

(i) Ferez-vous ce que fit autrefois Polémon converti? Rènoncerez-vous à toutes les marques de votre folie , comme ce jeune débauché qui , s'étant trouvé par ha- sard aux leçons de Taustère Xénocrate , rougit de son état , et jeta à la dérobée ses couronnes et ses fleurs. HoR. sat. 3, 1. 2, v. 253.

(2) Le vulgaire est plus sage , parce qu'il n'est sage qu'autant qu'il le faut. Lactant. Div. Institut. 1. 3 , de Divinâ Sapientiâ, c. 5.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 479

Les plus notables hommes que i'aye iugé, Les plus par les apparences externes (car, pour les iuger f[eT" ^^u " à ma mode , il les fauldroit esclairer de plus iSlig^e prez), ce ont esté, pour le faict de la guerre et suffisance militaire , le duc de Guyse, qui mou- rut à Orléans , et le feu mareschal Strozzi ; pour Lesplusha- gents suffisants et de vertu non commune , m/ritefepius Olivier, et THospital , chanceliers de France. Il "^plusieurs me semble aussi de la poésie, qu'elle a eu sa ^^^ poètes vogue en nostre siècle ; nous avons abondance de bons artisans de ce métier , Aurat (a) , Beze , Buchanan , THospital , Mont-doré , Tur- nebus : quant aux François , ie pense qu'ils Excellence l'ont montée au plus haut degré elle sera francois!'*^ ^' iamais ; et aux parties en quoy Ronsard et du Bellay excellent, ie ne les treuve gueres esloin- gnez de la perfection ancienne. Adrianus Tur- ÉWe de nebus scavoit plus , et sçavoit mieulx ce qu'il "'■^^**^- sçavoit, qu'homme qui feust de son siècle , ny loing au delà. Les vies du duc d'Albe, dernier Duducd'Al- mort,et de nostre connestable de Montmoren- nëlabie"*^^dê cy, ont esté des vies nobles , et qui ont eu plu- ^ïo^^moren- sieurs rares ressemblances de fortune : mais la beauté et la gloire de la mort de cettuy cy, à la veue de Paris et de son roy, pour leur ser- vice, contre ses plus proches, à la teste d'une

(a) Ou plutôt D aurat f savant humaniste, et Irës-bon poète, au jugement de Bayle , dans son Dictionnaire, à Tarticle Daurat. C.

48o ESSAIS DE MONTAIGNE,

armée victorieuse par sa conduicte , et d'un coup de main , en si extrême vieillesse , me semble mériter qu'on la loge entre les remar- quables événements de mon temps ; comme aussi , la constante bonté, doulceur de mœurs

DeM.deLa et facilité consciencieuse de monsieur de la Noue, en une telle iniustice de parts (a) armées (vraye eschole de trahison , d'inhumanité et de brigandage), tousiours il s'est nourri, grand homme de guerre et tresexperimenté.

Et de Marie l'ay prins plaisir à publier, en plusieurs de Gournay. jj^^j^ ^ l'espcrance que i'ay de Marie de Gournay le lars, ma fille d'alliance (ô), et certes aimée de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraicte et solitude comme l'une des meilleures parties de mon propre estre : ie ne regarde plus qu'elle au monde. Si l'adolescence peult donner présage , cette ame sera quelque iour capable des plus belles cho- ses, et entre aultres, de la perfection de cette tressaincte amitié , nous ne lisons point que son sexe ayt peu monter encores : la sincérité

{a) De partis armés. E. J.

(b) Sur ce qu'emportent ces mots , majîlle d'alliance , voyez l'article Gournaj dans le Dictionnaire de Bayle , cil vous trouverez que le jugement que la demoiselle de Gournay fit des premiers Essais de Montaigne donna lieu à cette sorte d'alliance , long-temps avant qu'elle eut vu Montaigne. C.

LIVRE II, CHAPITRE XVII. 481 et la solidité de ses mœurs y sont desia bas- tantes («) ; son affection vers moy, plus que sura- bondante, et telle, en somme, qu'il n'y a rien à sovihaiter, sinon que l'appréhension qu'elle a de ma fin , par les cinquante et cinq ans aus- quels elle m'a rencontré , la travaillast moins cruellement. Le ingénient qu'elle feit des pre- miers Essais , et femme, et en ce siècle , et si ieune , et seule en son quartier ; et la véhé- mence fameuse dont elle m'aima et me désira longtemps, sur la seule estime qu'elle en print de moy, longtemps avant m'avoir veu, sont des accidents de tresdigne considération.

Les aultres vertus ont eu peu ou point de Lavailiauce

. -1 -Il 11 .1 devonue po-

mise en cet aage : mais la vaillance, elle est de- p„iaiie en venue populaire par nos guerres civiles ; et en "^°<^^- cette partie , il se treuve parmy nous des âmes fermes iusques à la perfection , et en grand nombre, si que le triage en est impossible à faire. Voylà tout ce que i'ay cogneu , iusques à cette heure , d'extraordinaire grandeur et non commune.

(a) Dans un assez haut degré. De l'italien bastare , «uffire , on a fait baster , baslant , et baste. C. Bastant est encore en usage dans le langage populaire^ on dit: 7w n'est pas bastant pour faire cela. E. J.

III. 3i

/lS-2 ESSAIS DE MONTAIGNE,

CHAPITRE XVIII.

Du Desmentir.

Pourquoi Voi RE lïiais , on me dira que ce desseing de se

Montaiene . i i. . ^

parle si sou- scrviF de soj, poiir subiect a escnre, seroit ex- m^me^'^dans cusable à des homines rares et fameux, qui, ce livre. p^j, \^\xv réputation , auroient donné quelque désir de leur cognoissance. Il est certain , ie l'ad- voue et sçais bien , que pour veoir un homme de la commune façon , à peine qu'un artisan levé les yeulx de sa besongne; , pour veoir un personnage grand et signalé arriver en une ville , les ouvroirs («) et les boutiques s'aban- donnent. Il messied à tout aultre de se faire cognoistre , qu'à celuy qui a de quoy se faire imiter, et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron : César et Xenophon ont eu de quoy fonder et fermir (^) leur narration, en la grandeur de leurs faicts , comme en une base iuste et solide : ainsi sont à souhaiter les pa- piers iournaux du grand Alexandre, les com- mentaires qu'Auguste , Caton, Sylla, Brutus et aultres avoient laissé de leurs gestes : de telles

{a) Les ouvroirs étoient les ateliers oii les gens de mé- tier travailloient , faisoient leur ouvrage. E. J. (Z») AJjermir , confirmer, E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XYIII. 433 gents, on aime et estudie les figures, en cuivre mesme et en pierre. Celte remontrance est tresvraye; mais elle ne me touche que bien peu :

Non recito cuiquam , iiisi amicis , idque rogatus j Non ubivis , coramve qiiibuslibet : in niedio qui Scripta foro récitent sunt niulti , quique lavandes (i).

le ne dresse pas icy une statue à planter au quarrefour d'une ville , ou dans ime église, ou place publicque ;

Non equidem hoc studeo , bullatis ut mihi nugis Pagina turgescal : ,

Secreti loquiinur (2) :

c'est pour le coing d'une librairie (a), et pour en amuser un voisin, un parent, un ami, qui aura plaisir à me raccointer (b) et repractiquer en cett' image. Les aultres ont prins cœur de

(i) Je ne lis pas ceci en tout lieu , ni devant toute sorte de personnes: je le lis à mes seuls amis , et lorsque j'en suis prie; tandis qu'il est des auteurs qui déclament leurs ouvrages dans les bains ou au milieu de la place publique. HoR. sat. 4 f 1* I 9 V. 73. Au lieu de coaclus , qui est dans le premier vers d'Horace , Montaigne a mis rogatus ^ qui exprime plus exactement sa pensée. C.

(2) Mon dessein n'est pas de grossir ce livre de beaux vers qui ne signifient rien ; je parle comme en tête à tête avec mon lecteur. Pers. sat. 5, v. 19.

(a) Bibliothèque. E. J.

{b) A se familiariser encore avec moi par le moyen de cette i finisse. C

484 ESSAIS DE MONTAIGNE,

parler d'eulx , pour y avoir trouvé le subiect digne et riche ; moy, au rebours , pour l'avoir trouvé si stérile et si maigre, qu'il n'y peult escheoir souspeçon d'ostentation. le iuge vo- lontiers des actions d'aultruy : des miennes, ie donne peu à iuger, à cause de leur nihilité («); ie ne treuve pas tant de bien en moy, que ie ne le puisse dire sans rougir. Quel contente- ment me seroit ce d'ouïr ainsi quelqu'un qui me recitast les mœurs , le visage , la conte- nance, les plus communes paroles , et les for- tunes de mes ancestres ! combien i'y serois at- tentif ! Vrayement , cela partiroit d'une mau- vaise nature , d'avoir à mespris les pourtraicts mesmes de nos amis et prédécesseurs, la forme de leurs vestements et de leurs armes. l'en con- serve l'escriture , le seing , des heures , et un' espee peculiere qui leur a servi ; et n'ay point chassé de mon cabinet des longues gaules que mon père portoit ordinairement en la main : Paterna vestis , et annulus , tanto caiior est pos- teris , quanta erga parentes maior affectus {\). Si toutesfois ma postérité est d'aultre appétit, i'auray bien de quoy me revencher ; car ils ne sçauroient faire moins de compte de moy que

[ci) De leur néant , de leur peu de valeur. G.

(i) La robe et l'anneau d'un père sont d'autant plus chers à ses enfants , qu'ils conservent plus d'affection pour lui. D. Augustin, de Civit. Dei , 1. i , c. i3.

LIVRE II, CHAPITRE XVIII. 485 i'en feray d'eulx en ce temps là. Tout le com- merce que i'ay en cecy avecques le public , c'est que remprunte les utils de son escriture , plus soubdaine et plus aysee : en recompense , i'em- pescheray peut estre que quelque coing de beurre ne se fonde au marché :

Ne toga corclyllis , ne penula desit olivis (i), Et laxas scombris saepè dabo tunicas (2).

Et quand pers.onne ne me lira , ay ie perdu mon Montaigne temps , de m'estre entretenu tant d'heures oy- pario^rdeloC syfves à des pensements si utiles et agréables? pluV^exacTè- Moulant sur moy cette figure, il a fallu si sou- ment et de

•^ ^ ' se penulre tel

vent me testonner et composer pour m'ex- q«'d «toit. traire , que le patron s'en est fermi et aulcune- ment formé soy mesme : me peignant pour aul- tniy, ie.me suis peinct en moy, de couleurs pluS nettes que n'estoient les miennes premie res. le n'ay pas plus faict mon livre , que mon livre m'a faict : livre consubstantiel à son auc- teur, d'une occupation propre , membre de ma vie , non d'une occupation et fin tierce et es- trangiere, comme touts aullres livres. Ay ie perdu mon temps, de m'estre rendu compte de moy, si continuellement, si curieusement? car

(i) Afin que les olives et le poisson ne manquent pas d'enveloppe. Martial. 1. i3, epigr. 1 , v. i.

(2) Souvent je fournirai aux maquereaux des habits ils seront fort à Taise. Catull. epig. 92 , v. 8.

486 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ceulx qui se repassent par fantasie seulement et par langue ^ quelque heure, ne s'examinent pas si primement(a) ny ne se pénètrent, comme celuy qui en faict son estude , son ouvrage et son mestier, qui s'engage à un registre de du- rée, de toute sa foy, de toute sa force : les plus délicieux plaisirs, si se digèrent ils au dedans, fuyent à laisser trace de soy, et fuyent la veue, non seulement du peuple , mais d'un aultre. Combien de fois m'a cette besongne diverti de cogitations (è) ennuyeuses? et doibvent estre comptées pour ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a estrenez d'une large faculté à nous entretenir à part ; et nous y appelle sou- vent, pour nous apprendre que nous nous deb- vons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous. Aux fins de renger ma fantasie à resver mesme par quelque ordre et proiect , et la garder de se perdre et extravaguer au vent , il n'est que de donner corps et mettre en re- gistre tant de menues pensées qui se présentent à elle : i'escoute à mes resveries ; parce que i'ay à les enrooller. Quantesfois , estant marry de quelque action que la civilité et la raison me prohiboient de reprendre à descouvert, m'en suis ie icy desgorgé , non sans desseing de

[a) Si exactement. Primeinent se trouve dans Cot-

GRAVE. C.

{b) Pensées. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XVIII. 487 publicque instruction ? et si ces verges poé- tiques ,

Zon dessus l'œil , zon sur le groin , Zon sur le dos du sagoin \^a) ,

s'impriment encores mieulx en papier, qu'en la chair vifve. Quoy, si ie preste un peu plus at- tentifvement l'aureille aux livres, depuis que ie guette si i'en pourray fripponner quelque chose de quoy esmailler ou estayer le mien ? le n'ay aulcunement estudié pour faire un livre ; mais i'ay aulcunement estudié pour ce que ie l'avois faict : si c'est aulcunement estudier, que effleurer et pincer, par la teste , ou par les pieds, tantost un aucteur, tantost un aultre , nulle- ment pour former mes opinions ; ouy, pour les assister pieça formées , seconder et servir.

Mais à qui croirons nous parlant de soy, en Le peu de

^ ,.1 cas ([u on fait

une saison si gasteer veu qu il en est peu , ou delà vérité:

. y 1 ' *. 1 vice odieux.

point, a qui nous puissions croire parlant d aui- truy, il y a moins d'interest à mentir. Le pre- mier traict de la corruption des mœurs, c'est le bannissement de la vérité : car, comme disoit Pindare {b) , Testre véritable est le commence- ment d'une grande vertu, et le premier article c[ue Platon demande au gouverneur de sa ré-

{à) M AROT , dans son épître intitulée , Fripelippes , valet de Marol , à Sagon. C.

{b) Voyez Clément d'Alexandrie, Strom. 1. 6, c. 10: et Stobée, Serm, 1 1. C.

488 ESSAIS DE MONTAIGNE,

publique. Nostre vérité de maintenant, ce n'est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à aul- truy : comme nous appelons Monnoye , non celle qui est loyale seulement, mais la faulse aussi qui a mise. Nostre nation est de long temps reprochée de ce vice : car Salvianus Mas- siliensis , qui estoit du temps de. l'empereur Valentinian , dict (i) « qu'aux François le men- » tir et se pariurer n'est pas vice , mais une fa- » çon de parler ». Qui vouldroit enchérir sur ce tesmoignage , il pourroit dire que ce leur est à présent vertu : on s'y forme , on s'y façonne, ' comme à un exercice d'honneur; car la dissi-

mulation est des plus notables qualitez de ce siècle. D'où vient Ainsi , i'ay souvent considéré d'où pouvoit

qu'on est si . t .

sensible au uaistrc ccttc coustumc, quc nous observons si l[u'lT nous religieusement, De nous sentir plus aigrement lait de men- offenscz du rcprochc de ce vice , qui nous est si ordinaire, que de nul aultre; et que ce soit l'extrême iniure qu'on nous puisse faire de pa- role , que de nous reprocher la mensonge : sur cela, ie treuve qu'il est naturel de se deffendre le plus des defaults de qu.oy nous sommes les plus entachez ; il semble qu'en nous ressen- tants de l'accusation et nous en esmouvants,

(i) Si pejeret Francus y qiiid novi faciet , qui per-^ jitrium ipsum sermonis genus putat esse _, non criminis ? De Gubernat. Dei , 1. 4 ? c. i4 ? p- 87, edit. 3. Baluz.

LIVRE II, CHAPITRE XVIII. 489 nous nous deschargeons aulcunement de la coulpe ; si nous l'avons par effect, au moins nous la condamnons par apparence. Seroit ce pas aussi que ce reproche semble envelopper la couardise et lascheté de cœur? en est il de plus expresse que se desdire de sa parole? quoy ! se desdire de sa propre science? C'est un vilain vice que le mentir, et qu'un ancien peinct bien honteusement, quand il dict que « c'est don- ner tesmoignage de mespriser Dieu , et quant et quant de craindre les hommes » : il n'est pas possible d'en représenter plus richement l'hor- reur , la vilité , et le desreglement ; car que peut on imaginer plus vilain que d'estre couard à l'endroict des hommes, et brave à l'endroict de Dieu? Nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parole , celuy qui la faulse trahit la société publicque : c'est le seul util par le moyen duquel se communiquent nos vo- lontez et nos pensées , c'est le truchement de nostre ame; s'il nous fault, nous ne nous te- nons plus , nous ne nous entrecognoissons plus; s'il nous trompe, il rompt tout nostre commerce , et dissoult toutes les liaisons de nostre police. Certaines nations des nouvelles Indes (on n'a que faire d'en remarquer les noms, ils ne sont plus; car, iusques à l'entier abolissement des noms, et ancienne cognois- sance des lieux , s'est estendue la désolation de cette conqueste, d'un merveilleux exemple et

490 ESSAIS DE MONTAIGNE,

inouï), offroient à leurs dieux du sang humain, mais non aultre que tiré de leur langue et au- reilles , pour expiation du péché de la men- songe, tant ouïe que prononcée. Ce bon com- paignon de Grèce (a) disoit que les enfants s'a- musent par les osselets , les hommes par les paroles. LesGrecset Quaut aux divcrs usages de nos desmentirs, mohis^^de'fi- ^t les loix de nostre honneur en cela, et les mentr/^^cfuê changements qu'elles ont receu , ie remets à

Bousnesom- ^nc aultrc fois d'en dire ce que i'enscais:et mes. /^ " ^

apprendray ce pendant , si ie puis , en quel temps print commencement cette coustume de si exactement poiser et mesurer les paroles, et d'y attacher nostre honneur : car il est aysé à iuger qu'elle n'estoit pas anciennement entre les Romains et les Grecs ; et m'a semblé sou- vent nouveau et estrange de les veoir se des- mentir et s'iniurier, sans entrer pourtant en querelle : les loix de leur debvoir prenoient quelque aultre voye que les nostres. On ap- pelle César, tantost voleur (6), tantost ivron- gne , à sa barbe : nous voyons la liberté des invectives qu'ils font les uns contre les aultres, ie dis les plus grands chefs de guerre de l'une et l'aultre nation , les paroles se revenchent

(a) Ljsandre. Voyez sa Vie dans Plutarque , c. 4 ? de la traduction d'Amyot. C.

{b) Plutarque, TTie de Pompée , c. 16. C.

LIVRE II, CHAPITRE XVIII. 49' seulement par les paroles, et ne se tirent à aultre conséquence.

CHAPITRE XIX.

De la liberté de conscience.

Il est ordinaire de veoir les bonnes intentions, Zèledereli- si elles sont conduictes sans modération , poul- fic"ssi*"J^et ser les hommes à des effects tresvicieux. En ce }!f,^ . ^Z'"''^"

ffuent mjus-

debat, par lequel la France est à présent agitée **^- de guerres civiles , le meilleur et le plus sain party est sans double celuy qui maintient et la religion et la police ancienne du pais : entre les gents de bien toutesfois qui le suyvent (car ie ne parle point de ceulx qui s'en servent de prétexte pour, ou exercer leurs vengeances par- ticulières , ou fournir à leur avarice , ou suyvre la faveur des princes ; mais de ceulx qui le font par vray zèle envers leur religion, et saincte affection à maintenir la paix et Testât de leur patrie), de ceulx ci, dis ie , il s'en veoid plu- sieurs que la passion poulse hors les bornes de la raison , et leur faict par fois prendre des conseils iniustes , violents , et encores témé- raires. Il est certain qu'en ces premiers temps Cc/èienor- igion commenceade gaigner auc- tiens, deve- torité avecques les loix , le zèle en arma plu- "at-tmïlcs

492 ESSAIS DE MONTAIGNE,

livres des sieurs coiitre toute sorte de livres payens , de ip^^eus, qiioy les gents de lettres souffrent une mer- veilleuse perte; l'estime que ce desordre ayt plus porté de nuisance aux lettres , que touts les feux des Barbares : Cornélius Tacitus en est un bon tesmoing; car quoyque l'empereur Ta- citus , son parent , en eust peuplé , par ordon- nances expresses, toutes les librairies du mon- de ; toutesfois un seul exemplaire entier n'a peu eschapper la curieuse recherche de ceulx qui desiroient l'abolir pour cinq ou six vaines Et à louer clauses contraires à-nostre créance. Ils ont aussi

de mauvais i . . i i

empereurs ^^i cccy , de prcstcr aysccmcnt des louanges cîrr*iltkni-" fa^ilses à touts Ics cmpcrcurs qui faisoient pour me,etàbiâ- nous, ct Condamner universellement toutes

mer absolu- ^ j^ >

ment ceux les actious dc ceulx qui nous estoient adver- toient con- saircs , commc il est ayse a veoir en 1 empereur

traires, com- tt ' ^•> k m. m. r^^ a. ^ ^ i

meJuiienFA- luliau , sumommc 1 Apostat. C estoit , a la ve- granï'hom- ^^^^ ^ ^^^ trcsgraud homme et rare, comme ce- rne, et plein j^^ ^^^ avoit SOU amc vifvement teincte des

d excellentes «^ ^

vertus. discours de la philosophie , ausquels il faisoit

profession de régler toutes ses actions ; et de vray il n'est aulcune sorte de vertu de quoy il n'ait laissé de très notables exemples : En chas- teté (de laquelle le cours de sa vie donne bien clair tesmoignage), on lit de luy un pareil traict à celuy d'Alexandre et de Scipion , que de plusieurs tresbelles captifves (a) , il n'en vou-

(«) Ammien Marcellin, 1. 24 > c. 8. C. .

LIVRE II, CHAPITRE XIX. 493

lut pas seulement veoir une, estant en la fleur de son aage; car il feut tué par les Parthes {a) , aagé de trente un ans seulement : Quant à la iustice (h) , il prenoit luy mesme la peine d'ouïr les parties ; et encores que par curiosité il s'in- formast, à ceulx qui se presentoient à luy, de quelle religion ilsestoient, toutesfois l'inimitié qu'il portoità la nostre ne donnoit aulcun con- trepoids à la balance : Il feit luy mesme plu- sieurs bonnes loix (c) ; et retrencha (d) une grande partie des subsides et impositions que levoient ses prédécesseurs. Nous avons deux bons histo- L'empereur riens tesmoings oculaires de ses actions : l'un pa/deuxlîis- desquels , Marcellinus, reprend aigrement, en ^^".ens, té- divers lieux de son histoire (e), cette sienne or- ^^ims «le ses

actions.

donnance par laquelle il deffendit l'eschole et interdict l'enseigner à touts les rhetoriciens et grammairiens chrestiens , et dict qu'il souhai- teroit cette sienne action estre ensepvelie soubs le silence : il est vraysemblable , s'il eust faict quelque chose de plus aigre contre nous, qu'il ne l'eust pas oublié , estant bien affectionné à nostre party. Il nous estoit aspre , à la vérité, Samodéra-

I tion, selon le

mais non pourtant cruel ennemy ; car nos témoignage

(à) Ammien Marcellin, 1. 25, c. 4- C

{b) Jd. 1. 22, c. 10. C.

(c) Jd. 1. 25, c. 6. C.

{d) Id. ibid. c. 5. C.

(e) Id, 1. 22 , c. 10 , à la fin. C.

494 ESSAIS DE MONTAIGNE,

même d'un gents (a) mcsmes recitent de luy cette histoire, tien^^ *^^"''" Que se pourmenant un iour autour de la yille de Chalcedoine , Maris , evesque du lieu , osa bien l'appeler Meschant , Traistre à Christ : et qu'il n'en feit aultre chose , sauf luy respondre : « Va , misérable , pleure la perte de tes yeulx » ; à quoy l'evesque encores répliqua : « le rends » grâces à lesus Christ de m'avoir osté la veue , » pour ne veoir ton visage impudent » : affec- tant en cela, disent ils, une patience philoso- phique. Tant y a que ce faict ne se peult pas bien rapporter aux cruautez qu'on le dict avoir exercées contre nous. « Il estoit , dict Eutro- » plus (b) , mon aultre tesmoing, ennemy de » la chrestienté , mais sans toucher au sang ». Et , pour revenir à sa iustice , il n'est rien qu'on y puisse accuser, que les rigueurs de quoy il usa, au commencement de son empire, contre ceulx (c) qui avoient suyvi le parti de Constan- Sa sobriété, tius , SOU predcccsseur. Quant à sa sobriété {d), il vivoit tousiours un vivre (e) soldatesque; et se nourrissoit , en pleine paix , comme celuy qui se preparoit et accoustumoit à l'austérité

(a) SozoMÈNE, Hist. ecclés. 1. 5, c. 4- C {b) L. 10 , c. 8. C.

(c) AmMIEN MaRCELLIN ,1.22,C.2.C.

{d) Id. 1. i6,c. 2. C.

(e) Cette locution est toute latine : les Romains di- soient, vivere vitam.. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XIX. 49J. de la guerre. La vigilance estoit telle en luy («), Son appli- qu il despartoil la nuict a trois ou a quatre par- vail, ties, dont la moindre estoit celle qu'il donnoit au sommeil : le reste, il l'employoit à visiter luy mesme en personne Testât de son armée et ses gardes, ou à estudier ; car, entre aultres siennes rares qualitez , il estoit tresexcellent en toute sorte de littérature. On dict d'Alexandre le grand (b) , qu'estant couché , de peur que le sommeil ne le desbauchast de ses pensements et de ses estudes , il faisoit mettre un bassin ioignant son lict, et tenoit Tune de ses mains au dehors , avecques une boulette de cuivre, à fin que, le dormir le surprenant et relaschant les prinses de ses doigts, cette boulette, par le bruict de sa cheute dans le bassin , le reveil- last : cettuy cy avoit l'ame si tendue à ce qu'il vouloit , et si peu empeschee de fumées , par sa singulière abstinence, qu'il se passoit bien de cet artifice (c). Quant à la suffisance mili- Son hahile- taire, il feut admirable en toutes les parties militaire.^' d'un grand capitaine; aussi feut il quasi toute sa vie en continuel exercice de guerre , et la pluspart , avecques nous , en France , contre les Allemands et Francons (d) : nous n'avons

{a) Ammien Marcellln , L 16 , c. 17, et 1. 26, c. 5. G. {b) JdA. 16, c. 2. C.

(c) Id. ibid.

(d) El les Francs de la Franconie. E. J.

496 ESSAIS DE MONTAIGNE,

gueres mémoire d'homme qui ayt veii plus de hazards, ny qui ayt plus souvent faict preuve Sa mort, de sa personne. Sa mort a quelque chose de celle d'Epa- pareil à celle d'Epaminondas {a) ; car il feut jnmon as. fp^pp^ d'un traict , et essaya de l'arracher, et l'eust faict, sans ce que le traict estant tren- chant, il se coupa et affoiblit la main. Il de- mandoit {b) incessamment qu'on le rapportas! en ce mesme estât , en la meslee, pour y encou- rager ses soldats , lesquels contestèrent cette battaille {c) sans luy trescourageusement , ius- ques à ce que la nuict sépara les armées. Il deb- voit , à la philosophie, un singulier mespris en quoy il avoit sa vie et lés choses humaines : il Entête du avoit ferme créance de l'éternité des âmes. En

cultedesfaux . , ,. . .,,...

dieux. matière de religion, il estoit vicieux par tout;

on l'a surnommé l'Apostat , pour avoir aban- donné la nostre : toutesfois cette opinion me semble plus vraysemblable , Qu'il ne l'avoit ia- mais eue à cœur, mais que , pour l'obéissance des loix , il s'estoit feinct iusques à ce qu'il Excessive- tcinst l'empire en sa main. Il feut si supersti-

ment super- ,v i i

stitieux. tieux {d) en la sienne, que ceulx mesmes qui en estoient , de son temps , s'en mocquoient ; et, disoit on , s'il eust gaigné la victoire contre

(a) Ammien Marcellin , 1. 25 , c. 3. C. {b) Jd. ibid.

(c) Id. ibid.

(d) Jd. ibid. c. 6. G.

LIVRE II, CHAPITRE XIX. 497

les Parthes , qu'il eust faict tarir la race des bœufs au inonde, pour satisfaire à ses sacri- fices. Il estoit aussi embabouiné de la science divinatrice («), et donnoit auctorité à toute fa- çon de prognostiques. Il dict , entre aultres choses (6), en mourant, qu'il sçavoit bon gré aux dieux , et les remercioit, de quoy ils ne l'a- voient pas voulu tuer par surprinse, l'ayant de long temps adverti du lieu et heure de sa fin ^ ny d'une mort molle ou lasche, mieulx conve- nable aux personnes oysifves et délicates, ny languissante, longue et douloureuse; et qu'ils l'avoient trouvé digne de mourir de cette noble façon , sur le cours de ses victoires , et en la fleur de sa gloire. Il avoit eu une pareille vi- sion à celle de Marcus Brutus (c) , qui premiè- rement le menacea en Gaule, et depuis se re- présenta à luy en Perse, sur le poinct de sa mort {d). Ce langage qu'on luy faict tenir , quand il se sentit frappé : «Tu as vaincu (e) , Nazaréen » : ou, comme d'aultres, « Contente toy , Nazaréen», n'eust esté oublié, s'il eust esté creu par mes tesmoings , qui , estants pré- sents en l'armée , ont remarqué iusques aux

(a) Ammien Marcellix , 1. 25 , c. 6. C. {b) Jd. ibid. c. 4. C. (c) Id. 1. 20, C.5. C.

{d) Id. 1. 25, c. 2. C.

(e) Théodoret, Hist. ccclés, 1. 3, c. 20. C. III. 3a

498 ESSAIS DE MONTAIGNE,

moindres mouvements et paroles de sa fin ; non plus que certains aultres miracles qu'on y at- n vouloit tache. Et pour venir au propos de mon thème,

rëtablir le . . . .

paiianisme , il couvoit , dict MarcclUnus {a) , de long temps

et de>rnire i . .

leschretiens, ^^ '^^n coeur le pagauismc; mais parce que toute en entrete- ^^^j armcc cstoit de chrcstieus, il ne l'osoit des-

nant leurs '

divisions par couvrir : enfin (b) , quand il se veit assez fort

une toleran- *

ce générale, pour oscr publier sa volonté, il leit ouvrir les temples des dieux , et s'essaya par touts moyens de remettre sus l'idolâtrie. Pour parvenir à son effect , ayant rencontré , en Constantinople, le peuple descousu , avecques les prélats de l'E- glise chrestienne divisez , les ayant faict venir à luy au palais , il les admonesta instamment d'assopir ces dissentions civiles , et que chas- cun , sans empeschement et sans crainte, ser- vist à sa religion (c) : ce qu'il sollicitoit avec- ques grand soing, pour l'espérance que cette licence augmenteroit les parts et les brigues de la division , et empescheroit le peuple de se reunir, et de se fortifier par conséquent contre luy par leur concorde et unanime intelligence; ayant essayé , par la cruauté d'aulcuns chres- tiens , « Qu'il n'y a point de beste au monde tant à craindre à l'homme , que l'homme » : voylà ses mots à peu prez. En quoy cela est

(«) Ammifn Mahcfllint, 1. 21 , c. 2. c.

{b) Id.\. 22, C. 3. C.

(c) Id. ibid.

LIVRE II, CHAPITRE XIX. 499

digne de considération , que l'empereur Iulian se sert, pour attiser le trouble de la dissention civile , de cette mesme recepte de liberté de conscience que nos roys viennent d'employer pour l'esteindre. On peult dire d'un CQsté, que Réflexion de de lascher la bride aux parts d'entretenir leur sur cette po- opinion , c'est espandre et semer la division ; l,a^^,ort à'ia c'est prester quasi la main à l'augmenter, n*y **^«';tf '^^ avant aulcune barrière ny coerction des loix accordée de qui bride et empesche sa course : mais, d aultre aux protes- costé , on diroit aussi que , de lascher la bride aux parts d'entretenir leur opinion , c'est les amollir et relascher par la facilité et par l'ay- sance , et que c'est esmousser l'aiguillon qui s'affine par la rareté , la nouvelleté et la diffi- culté ; et si crois mieulx, pour l'honneur de la dévotion de nos roys , c'est que , n'ayants peu ce qu'ils vouloient, ils ont faict semblant de vouloir ce qu'ils pouvoient.

CHAPITRE XX.

Nous ne goustons rien de pur.

La foiblesse de nostre condition faict que les Les biens choses, en leur simplicité et pureté naturelle, goMons°ont ne puissent pas tumber en nostre usage : les î^"^d"'^''™f éléments que nous iouïssons , sont altérez , et ^"•' incom-

^ ' moditë.

5oo ESSAIS DE MONTAIGNE,

les métaux cle mesme; et l'or, il le fault empi- rer par quelque aultre matière pour raccom- moder à nostre service : ny la vertu ainsi simple, qu'Ariston et Pyrrho , et encores les stoïciens faisoient « But de la vie » , n'y a peu servir sans composition ; ny la volupté cyrenaïque et aris- tippique. Des plaisirs et biens que nous avons, il n'en est aulcun exempt de quelque mes- lange de mal et d'incommodité :

Medio de fonte leporum Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat (i).

nostre extrême volupté a quelque air de gémis- sement et de plaincte ; diriez vous pas qu'elle se meurt d'angoisse ? Voire quand nous en for- geons l'image en son excellence , nous la far- dons d'épithetes et qualitez maladifves et dou- loureuses, langueur, mollesse, foiblesse , dé- faillance , morhidezza : grand tesmoignage de leur consanguinité et consubstantialité. La pro- fonde ioye a plus de sévérité que de gayeté ; l'extrême et plein contentement, plus de rassis que d'enioué ; Ipsa félicitas , se nisi tempérât ^ premit (2) : l'ayse nous masche. C'est ce que dict un verset grec ancien , de tel sens , « Les

(i) Dans la coupe même du plaisir, il se mêle je ne sais quelle amertume ; et souvent l'épine cruelle se trouve cachée sous les fleurs. Lucret. 1. 4 , v. i 127.

(2) La félicité qui ne se modère pas, se détruit elle- même. Senec. epist. 74.

LIVRE II, CHAPITRE XX. 5oi

dieux nous vendent touts les biens qu'ils nous donnent (a) » : c'est à dire, ils ne nous en don- nent aulcun pur et parfaict, et que nous n'a- chetions au prix de quelque mal. Le travail et le plaisir, tresdissemblables de nature, s'asso- cient pourtant de ie ne sçais quelle ioincture naturelle. Socrates dict {b) que quelque dieu es- La douleur saya de mettre en masse et confondre la dou- ll^^ ^^^îJ/Jes leur et la volupté ; mais que , n'en pouvant sor- ^o^"^e^°"\i tir (c), il s'advisa de les accoupler au moins par paraît par la

. , , . mélancolie.

la queue : Metrodorus disoit {d) , qu en la tris- tesse il y a quelque alliage de plaisir. le ne sçais s'il vouloit dire aultre chose ; mais , moy, i'imagine bien qu'il y a du desseing, du con- sentement et de la complaisance, à se nourrir en la melancholie : ie dis , oultre l'ambition qui s'y peult encores mesler, il y a quelque umbre de friandise et délicatesse qui nous rit et qui nous flatte au giron mesme de la melan- cholie. Y a il pas des complexions qui en font leur aliment?

Est quœdam flere voluptas (i).

{a) Epicharmus , dans Xénophon , Apomnêm. c. i ,

§. 20. C.

(ô) Dans le dialogue de Platon , intitule' Phœdon. C. (c) Venir à bout. E. J. {d) Sénèque , epist. 99. C.

(i) Les larmes ont leur douceur. Ovid. Trist, 1, 4? eleg. 3, V. 37.

5o2 ESSAIS DE MONTAIGNE,

et dict un Attalus en Seneque (a), que la mé- moire de nos amis perdus nous aggree; comme l'amer , au vin trop vieux ,

Minister vetuli , puer , Falerni , Inger' calices amariores (i) ,

et comme des pommes doulcement aigres. Na- ture nous descouvre cette confusion : les pein- tres tiennent que les Mouvements et plis du visage qui servent au pleurer , servent aussi au rire : de vray, avant que l'un ou l'aultre soyent achevez d'exprimer, regardez à la conduicte de la peincture , vous estes en doubte vers lequel c'est qu'on va ; et l'extrémité du rire se mesle aux larmes.

Nullura sine auctoramento malum est (2).

Volupté Quand i'imagine l'homme assiégé de commo- Wer^eUe^! ditez dcsirablcs (mettons le cas que touts ses insupporta- membres feussent saisis pour tousiours d'un

ble a Ihora- ^

nae. plaisir pareil à celuy de la génération , en son

poinct plus excessif) , ie le sens fondre soubs la charge de son ayse , et le veois du tout inca- pable de porter une si pure , si constante vo- lupté , et si vmiverselle. De vray, il fuyt quand

(a) Sénèque, epist. 63. C.

(1) Jeune homme , qui sers le vin vieux de Falerne , verse-m'en du j)lus amer. Catull. epigr. 27, y. i.

(2) Il n'y a point de mal sans compensation. Senec. epist. 69.

LIVRE II, CHAPITRE XX. 5o3

il y est, et se haste naturellement d'en eschap- per, comme d'un pas il ne se peult fermir (a) , il craint d'enfondrer.

Quand ie me confesse à moy religieusement, Le bien et

, . , , , , ., le mal moral

le treuve que la meilleure bonté que laye se trouvent,

1 , . . dans riiom-

a quelque teincture vicieuse ; et crains que ^e , mêles Platon, en sa plus verte vertu (moy qui en «°s«™^*e suis autant sincère et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque , qu'aultre puisse estre ) , s'il y eust escouté de prez , comme sans doute il faisoit, y eust senty quelque ton gauche de mixtion humaine, mais ton obscur et sen- sible seulement à soy. L'homme , en tout et partout, n'est que rapiècement et bigarrure. Les loix mesmes de la iustice ne peuvent sub- Les lois les

, , ,,. . . plus justes

sister sans quelque meslange a iniustice ; et , ont quelque dict Platon (6), que ceulx entreprennent de d^in""sfice. couper la teste de Hydra , qui prétendent oster des loix toutes incommoditez et inconvénients. Omne magnum exemplum habet aliquid ex ini- quo , quod contra singulos^ utilitate publicâ , re- penditur {\) ^ dict Tacitus, Il est pareillement Esprits

1, 11'.. j communs

- j ^ , ^ usage de la vie , et service du pi^s propres

(a) Ou il ne peut se fixer , s arrêter , et il craint de s'embourber. C.

(A) De la Républ. I. i2, au commencement. C.

(i) Dans toute punition sévère , il y a quelque injustice qui atteint les particuliers, mais qui se trouve réparée par Tutilité publique. Tacit. Annal. 1. 14, c. 44-

5o4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

aux affaires commerce publicque, il y peult avoir de Texcez

que les sub- , ^ / ^ ^ ^ i

tils. en la pureté et perspicacité de nos esprits; cette

clarté pénétrante a trop de subtilité et de cu- riosité : il les fault appesantir et esmousser pour les rendre plus obéissants à l'exemple et à la practique , et les espessir et obscurcir pour les proportionner à cette vie ténébreuse et terres- tre : pourtant se treuvent les esprits communs et moins tendus , plus propres et plus heureux à conduire affaires; et les opinions de la philo- sophie eslevees et exquises se treuvent ineptes à l'exercice. Cette poinctue vivacité d'ame, et cette volubilité soupple et inquiète, trouble nos négociations. Il fault manier les entreprinses humaines plus grossièrement et superficielle- ment ; et en laisser bonne et grande part pour les droicts de la fortune : il n'est pas besoing d'esclairer les affaires si profondement et si subtilement; on s'y perd, à la considération de tant de lustres contraires et formes diverses, volutantibus res inter se pugnantes , obtorpue- rant,... animi (i). C'est ce que les anciens di- sent de Simonides : parce que son imagination luy presentoit , sur la demande que luy avoit faict le roy Hieron (^), pour à laquelle satisfaire

(i) Considérant en eux-mêmes des choses si opposées, ils en étoient tout étourdis. Tite-Live, 1. 32, c. 20.

{a) Le roi Hiéi'on Tavoit prié de lui dire ce que c'est que Dieu ; et Simon ide lui ayant répondu qu'il avoit

LIVRE II, CHAPITRE XX. 5oS

il avoit eu plusieurs iours de pensement, di- verses considérations aiguës et subtiles ; doub- tant laquelle estoit la plus vraysemblable , il désespéra du tout de la vérité. Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances et consé- quences , il empesche son eslection : un engin moyen conduict egualement et suffit aux exé- cutions de grand et de petit poids. Regardez que les meilleurs mesnagiers sont ceulx qui nous sçavent moins dire comme ils le sont; et que ces suffisants conteurs n'y font le plus sou- vent rien qui vaille : ie sçais un grand diseur et tresexcellent peintre de toute sorte de mes- nage , qui a laissé bien piteusement couler par ses mains cent mille livres de rente ; l'en sçais un aultre qui dict , qui consulte , mieulx qu'homme de son conseil , et n'est point au

besoin d'un jour pour examiner cette question , le len- demain il demanda encore deux jours, et doubla chaque fois le nombre des jours après cela. Sur quoi Cicéron dit :

Simonidem arbitror quia multa venirent in mentem

acuta atque sublilia , dubitanlem quid eorum esset ve~ rissimiim, desperasse omnem verilatem. « Je crois que » Simonide perdit à la fin toute espérance de trouver la » vérité , après que son esprit se fut promené d'opinions » en opinions , les unes plus subtiles que les autres, sans M pouvoir démêler la véritable ». Cic. de Nat. Deor. 1. 1,0. 22 , de la traduction de l'abbé d'Olivet. C. On peut consulter , sur la demande de Hiéron et sur la réponse de Simonide , le Dictionnaire de Bayle , article Simonide. N.

5o6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

monde une plus belle montre d'ame et de suf- fisance ; toutesfois , aux effects , ses serviteurs treuvent qu'il est tout aultre , ie dis sans mettre le malheur en compte.

CHAPITRE XXI.

Contre la fainéantise.

Un prince Ij'empereitr Vcspasicn , estant malade de la

doit mourir i t i -i i

debout. maladie dont il mourut , ne laissoit pas de vou- loir entendre Testât de l'empire; et, dans son lict mesme , depeschoit sans cesse plusieurs af- faires de conséquence : et son médecin l'en tansant, comme de chose nuisible à sa santé, <c II fault , disoit il , qu'un empereur meure de- bout {a) ». Voylà un beau mot , à mon gré , et digne d'un grand prince. Adrian , l'empereur (3) , s'en servit depuis à ce mesme propos : et le debvroit on souvent ramentevoir aux roys , pour leur faire sentir que cette grande charge qu'on leur donne du commandement de tant d'hommes , n'est pas une charge oysifve ; et qu'il n'est rien qui puisse si iustement desgous- ter un subiect de se mettre en peine et en ha- zard , pour le service de son prince , que de le

[à) Suétone , dans la Vie de Vespasien, §. 24. Impe^ fatorem ait stantem mori oporlere. G. {b) Spartiani ^lius Verus. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXI. 607 veoir appoltrony {a) ce pendant luy mesme à des occupations lasches et vaines , et d'avoir soing de sa conservation , le veoyant si noncha- lant de la nostre.

Quand quelqu'un vouldra maintenir qu'il Hdoitcom-

t ^ . . mander seg

vault mieulx que le prince conduise ses guerres armées en par aultre que par soy, la fortune lui fournira P®^^°°° ' assez d'exemples de ceulx à qui leurs lieute- nants ont mis à chef des grandes entreprinses ; et de ceulx encores desquels la présence y eust esté plus nuisible qu'utile : mais nul prince vertueux et courageux ne pourra souffrir qu'on l'entretienne de si honteuses instructions. Soubs couleur de conserver sa teste , comme la statue d'un sainct , à la bonne fortune de son estât, ils le dégradent de son office , qui est iuste- ment tout en action militaire , et l'en déclarent incapable. l'en sçais un qui aimeroit bien mieulx estre battu que de dormir pendant qu'on se battroit pour luy, et qui ne veid iamais sans ialousie ses gents mesmes faire quelque chose de grand en son absence. Et Selym pre- mier disoit , avecques grande raison , ce me semble , « que les victoires qui se gaignent sans le maistre ne sont pas complètes » : de tant plus volontiers eust il dict que ce maistre deb- vroit rougir de honte d'y prétendre part pour

(a) Rendu , devenu poltron , et livré , pendant ce temps'là , à des occupations , etc. E. J.

5o8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

son nom, n'y ayant occupé que sa voix et isa pensée ; ny cela mesme, veu qu'en telle beson- gne , les advis et commandements qui apportent l'honneur, sont ceulx seulement qui se don- nent sur la place et au milieu de l'affaire. Nul pilote n'exerce son office , de pied ferme («). Les princes de la race ottomane , la première race du monde en fortune guerrière , ont chaul- dement embrassé cette opinion ; et Baiazet se- cond, avecques son fils, qui s'en despartirent , s'amusants aux sciences et aultres occupations casanières , donnèrent aussi de bien grands soufflets à leur empire : et celuy qui règne à présent, Amurath troisiesme, à leur exemple, commence assez bien de s'en trouver de mesme. Feut ce pas le roy d'Angleterre , Edouard troi- siesme , qui dict , de nostre Charles cinquies- me , ce mot : « Il n'y eut oncques roy qui moins s'armast ; et si n'y eut oncques roy qui tant me donnast à faire ». Il avoit raison de le trou- ver estrange, comme un effect du sort plus que de la raison. Et cherchent aultre adhèrent que moy , ceulx qui veulent nombrer, entre les bel- liqueux et magnanimes conquérants , les roys de Castille et de Portugal , de ce qu'à douze cents lieues de leur oysifve demeure , par l'es- corte de leurs facteurs , ils se sont rendus mais-

{a) Ayant les pieds sur la terre , comme un planteur de choux. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXI. 609 très des Indes d'une et d'aultre part, desquelles c'est à sçavoir s'ils auroient seulement le cou- rage d'aller iouïr en présence. L'empereur lu- Quelle de- lian disoit {a) encores plus , « Qu'un philosophe Tactivitë et et un galant homme ne debvoient pas seule- l^^ pinces. ment respirer » ; c'est à dire , ne donner aux né- cessitez corporelles que ce qu'on ne leur peult refuser, tenant tousioursTameet le corps embe- songnez à choses belles, grandes et vertueuses. Il avoit honte, si en public on le veoyoit cra- cher ou suer (ce qu'on dict aussi de la ieu- nesse lacedemonienne, et Xenophon (^) de la persienne), parce qu'il estimoit que l'exercic , le travail continuel et la sobriété , debvoient avoir cuict et asseiché toutes ces superfluitez- Ce que dict Seneque ne ioindra pas mal en cet endroict , que les anciens Romains mainte- noient leur ieunesse droicte ; « Ils n'ensei- gnoient, dict il (c) , rien à leurs enfants qu'ils deussent apprendre assis ».

C'est une généreuse envie , de vouloir mourir L'envie de

., . ., ' 1, rr mourir utile-

mesme utilement et virilement; mais 1 enect mentesttits-

, . ^ ^ ^ .1 I ,. louable,quoi-

n en gist pas tant en nostre bonne resolution que rexccu-

qu'en nostre bonne fortune : mille ont proposé pas^en^noTre de vaincre ou de mourir en combattant, qui P"i=^sance. ont failli à l'un et à l'aultre , les bleceures , les

{a) Vojez ZoNARAS , à la fin de X Histoire de Julien. C. {b) De Cjri Institut. 1. 1 , c. :z, §. 16. C. (c) Senèque, epist. 88. C.

^10 ESSAIS DE MONTAIGNE,

prisons leur traversant ce desseing , et leur prestant une vie forcée; il y a des maladies qui atterrent iusques à nos désirs et nostre cognoissance. Fortune ne debvoit pas seconder la vanité des légions romaines qui s'obligèrent, par serment, de mourir ou de vaincre : Victor^ Marce Fabi , rêver tar ex acte : si f allô, Jovem patrem , gradivumque Martem , aliosque iratos invoco deos (i). Les Portugais disent qu'en cer- tain endroict de leur conqueste des Indes , ils rencontrèrent des soldats qui s'estoient con- damnez , avec horribles exsecrations , de n'en- trer en aulcune composition que de se faire tuer ou demeurer victorieux; et, pour marque de ce vœu , portoient la teste et la barbe rase. Nous avons beau nous bazarder et obstiner, il semble que les coups fuyent ceulx qui s'y pré- sentent trop alaigrement, et n'arrivent volon- tiers à qui s'y présente trop volontiers et cor- rompt leur fin. Tel ne pouvant obtenir de perdre sa vie par les forces adversaires , aprez avoir tout essayé , a esté contrainct , pour fournir à sa resolution d'en rapporter l'honneur ou de n'en rapporter pas la vie , de se donner soy mesme la mort en la chaleur propre du corn-

(i) Je retournerai vainqueur du combat, ô Marcus Fabius î Si je manque à mon serment , j'invoque sur moi la colère de Jupiter , de Mars , et des autres dieux. Tit. Lfv- î. 2 , c. 45.

LIVRE II, CHAPITRE XXI. 5n

bal. Il en est d'aultres exemples; mais en voici un : Philistus , chef de Tarmee de mer du ieune Dionysius contre les Syracusains , leur présenta la battaille, qui feut asprement contestée, les forces estants pareilles : en ce combat , il eut du meilleur au commencement par sa proues- se; mais, les Syracusains se rangeants autour de sa galère pour l'investir, ayant faict grands faicts d'armes de sa personne, pour se desve- lopper, n'y espérant plus de ressource, s'osta (a) de sa main la vie qu'il avoit si libéralement abandonnée, et frustratoirement(^), aux mains ennemies.

Moley Moluch , roy de Fez, qui vient de gai- intrépide gner (c) , contre Sébastian , roy de Portugal , Moley^ Mo- cette iournee fameuse par la mort de trois roys, FJz^'aans"^ et par la transmission de cette grande cou- combat, il

* ^ " expire vain-

ronne à celle de Castille, se trouva griefve- q«eur de?

1111 1 rk Portugais.

ment malade dez lors que les Portugais entrè- rent à main armée en son estât; et alla tous- iours depuis en empirant vers la mort , et la prévoyant, lamais homme ne se servit de soy plus vigoreusement et bravement. Il se trouva foible pour soustenir la pompe cerimonieuse

(a) Plutarque, F'ie de Dion, c. 8.

(6) Jnitlilement, envain. Frustrntoire , vain et inu- tile , est encore en usage au Palais. Fruslratoirement n'est plus François. C.

(c) En 1578. C.

5i2 ESSAIS DE MONTAIGNE,

de rentrée de son camp, qui est, selon leur mode , pleine de magnificence , et chargée de tout plein d'action ; et resigna cet honneur à son frère : mais ce feut aussi le seul office de capitaine qu'il resigna; touts les aultres néces- saires et utiles, il les feit treslaborieusement et exactement, tenant son corps couché , mais son entendement et son courage debout et ferme iusques au dernier souspir, et aulcunement au delà. 11 pouvoit miner ses ennemis , indiscrète- ment advancez en ses terres ; et luy poisa mer- veilleusement qu'à faulte d'un peu de vie, et pour n'avoir qui substituer à la conduicte de cette guerre et aux affaires d'un estât troublé, il eust {a) à chercher la victoire sanglante et ha- zardeuse , en ayant une aultre pure et nette entre ses mains : toutesfois il mesnagea mira- culeusement la durée de sa maladie , à faire consumer son ennemy, et l'attirer loing de l'ar- mée de mer et des places maritimes qu'il avoit en la coste d'Afrique, iusques au dernier iour de sa vie, lequel, par desseing, il employa et réserva à cette grande iournee. Il dressa sa battaille en rond , assiégeant de toutes parts l'ost des Portugais ; lequel rond venant à se courber et serrer, les empescha non seulement au conflict (qui feut tresaspre par la valeur de ce ieune roy assaillant), veu qu'ils avoient à

(a) De Thou , Hist. 1. 65. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXI. 5i3

montrer visage à touts sens, mais aussi les em- pescha à la luyte aprez leur roupie (a), et, trou- vants toutes les yssues saisies et closes , ils feu- rent contraincts de se reiecter à eulx mesmes, coacervanturque non soliun cœde , sed etiamfu- (i), et s'araonceller les uns sur les aultres, fournissants aux vainqueurs une tresmeur- triere victoire et tresentiere. Mourant, il se feit porter et tracasser le besoing l'appelloit, et, coulant le long des files , enhortoit ses capi- taines et soldats, les uns aprez les aultres: mais un coing (b) de sa battaille se laissant enfon- cer (c), on ne le peut tenir qu'il ne montast à cheval l'espee au poing; il s'efforroit pour s'aller mesler, ses gents l'arrestants, qui parla bride, qui par sa robbe et par ses estriers. Cet effort acheva d'accabler ce peu de vie qui luy restoit : on le recoucha. Luy, se resuscitant comme en sursault de cette pasmoison, toute aultre fa- culté luy défaillant pour advertir qu'on teust sa mort, qui estoit le plus nécessaire comman- dement qu'il eust lors à faire, afin de n'engen- drer quelque desespoir aux siens par cette nou-

(a) Leur déroute. E. J.

(i) Entassés non-seulement par le carnage , mais aussi par la fuite.

(b) Un corps de bataille rangé en/orme de coin. E. J.

(c) DeTiiou, 1.65. C.

iir. 33

5i4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

velle, expira («) tenant le doigt contre sa bou- che close, signe ordinaire de faire silence. Qui vescut oncques si long temps et si avant en la mort? qui mourut oncques si debout? L'ex- trême degré de traicter courageusement la mort, et le plus naturel, c'est la veoir, non seulement sans estonnement , mais sans soing , continuant libre le train de la vie iusques dedans elle, comme Caton , qui s'amusoit à dormir et à estudier, en ayant une violente et sanglante, présente en sa teste et en son cœur, et la tenant en sa main.

CHAPITRE XXII. Des postes.

Te n'ay pas esté des plus foibles en cet exer- cice , qui est propre à gents de ma taille , ferme et courte: mais i'en quitte le mestier; il nous Chevaux de cssajc {b) trop pour y durer long temps. le li-

poste établis , x > ^.. i i r^

parCyrus. SOIS (c) , a ccttc hcurc , quc le roy Cyrus , pour

{a) TiiUAPfi, Hist. 1. 65, p. 248, oii M. de Thon re- marque qu'on disoit que Charles de Bourbon avoit fait la même chose en expirant au pied des murailles de Rome, qui fut prise d'assaut par ses troupes , un peu après sa mort. C.

{b) Jl nous fatigue trop. E. J.

(c) Dans la Cjropédie de XÉxoPHOîf , 1. 8 , c. 6 , §. 9. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXII. 5i5

recevoir plus facilement nouvelles de touts les costez de son empire , qui estoit d'une fort grande estendue , feit regarder combien un cheval pouvoit faire de chemin en un iour, tout d'une traicte; et, à cette distance, il esta- blit des hommes qui avoient charge de tenir des chevaulx prests pour en fournir à ceulx qui viendroie»U vers luy : et disent aulcuns («), que cette vistesse d'aller revient à la mesure du vol des grues. César {b) dict que Lucius Vibulus Cette ma-

^ r 11 1 "^''^<^ d'aller.

Rutus, ayant haste de porter un advertissc- pratiquée ment à Pompeius, s'achemina vers luy iour et ^Jins? ° nuict, changeant de chevaulx , pour faire dili- gence : et luy mesme , à ce que dict Suétone (c), faisoit cent milles par iour sur un coche de louage; mais c'estoit un furieux courrier, car les rivières luy trenchoient son chemin , il les franchissoit à la nage , et ne se destournoit du droict, pour aller quérir un pont ou un gué. Tiberius Nero {d) , allant veoir son frère Drusus malade en Allemaigne, feit deux cents milles en vingt quatre heures , ayant trois coches. En la guerre des Romains contre le roy Antiochus, T. Sempronius Gracchus , dict Tite-Live , per dispositos equos propè incredibili celeritate ah

{a) Xénophon, 1. 8, c. 6, §. g. C. {h) De Bello civiliy I. 3, c. 4. C. (c) Sletomus in Cœsare , §. Sy. C. {d) Pline, 1. 6, c. 20. C.

5i6 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Amphissâ tertio die Pellani pervenit (i) : et ap- pert («), à veoir le lieu, que c'estoient postes assises, non ordonnées freschement pour cette Hirondelles course. L'invention de Cecina à renvoyer des porter *^^des nouvelIes à ceulx de sa maison, avoit bien plus de promptitude : il emporta {h) quand et soy des arondelles , et les relaschoit vers leurs nids quand il vouloit r'envoyer de ses nouvelles, en les teignant de marque de couleur propre à signifier ce qu'il vouloit, selon qu'il avoit con- Pigeons ccrté avccqucs les siens. Au théâtre à Rome , porter des l^s maistrcs de famille avoientdes pigeons dans ettres. \ç^\\\: sein, ausquels ils attachoient des lettres,

quand ils vouloient mander quelque chose à leurs gents au logis ; et estoient dressez à en rapporter response. D. Brutus (c) en usa as- Comment siégé à Mutine {d) ; et aultres , ailleurs. Au Peru ,

les hommes ., . , , i i

couroient la ils couroicut sur Ics hommcs , qui les char- ?ou!^ ^" ^' geoient sur les espaules avecques des portoires, par telle agilité , que , tout en courant, les pre- miers porteurs reiectoient aux seconds leur Descouriers charge, sans arrester un pas. l'entends que les

(i) Se rendit en trois jours d'Amphisse à Pella , sur des chevaux de relais , avec une rapidité presque incroyable. TiT. Liv. 1. 37, c. 7.

{d) Et il paroit. E. J.

{h) Pline, 1. 10, c. 24. C.

[c] Jd. ihid. c. 77. C.

{d) Modene , comme on dit à présent. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXII. Si; Valachi, courriers du grand Seigneur, font des <ln Grand-

i.|. I, ^ l't 11 Seigneur.

extrêmes diligences, d autant qu ils ont loy de desmonter le premier passant qu'ils treuvent en leur chemin , en luy donnant leur cheval recreu; et que, pour se garder de lasser, ils se serrent à travers le corps bien estroictement d'une bande large , comme font assez d'aultres. le n'ay trouvé nul seiour {à) à cet usagé.

CHAPITRE XXIII.

Des mauvais moyens employés à bonne fin.

Il se treuve une merveilleuse relation et cor- Les états respondance en cette universelle police des su|cts*"^aux ouvrages de nature , qui montre bien qu'elle "^^^^^ ^cci- n'est ny fortuite , ny conduicte par divers mais- le corps hu-

_. 1 T 1- 1 main.

très. Les maladies et conditions de nos corps se veoient aussi aux estats et polices : les royau- mes , les républiques naissent , fleurissent et fanissent de vieillesse , comme nous. Nous som- mes subiects à une repletion d'humeurs , inu- tile et nuysible ; soit de bonnes humeurs , soit de mauvaises, qui est l'ordinaire cause des ma- ladies ; ie dis repletion des bonnes humeurs , car cela mesme les médecins le craignent; et,

{a) Nul soulagement. E. J.

5i8 ESSAIS DE MONTAIGNE,

parce qu'il n'y a rien de stable chez nous , ils disent que la perfection de santé trop alaigre et vigoreuse, il nous la fault essimer (a) et rabattre par art , de peur que nostre nature , ne se pou- vant rasseoir en nulle certaine place, et n'ayant plus monter pour s'améliorer, ne se recule en arrière en desordre et trop à coup ; ils or- donnent pour cela aux athlètes les purgations et les saignées , pour leur soustraire cette su- perabondance de santé. De semblable repletion se veoient les estats souvent malades , et a Ion accoustumé d'user de diverses sortes de purga- tion ; tantost on donne congé à une grande multitude de familles , pour en descharger le pais , lesquelles vont chercher ailleurs s'ac- commoder aux despens d'aultruy; de cette fa- çon nos anciens Francons , partis du fond d'Al- lemaigne , veindrent se saisir de la Gaule et en deschasser les premiers habitants; ainsi se for- gea cette infinie marée (b) d'hommes, qui s'es- coula en Italie sous Brennus et aultres ; ainsi les Goths et Vandales, comme aussi les peuples

(a) Essaimer, tailler comme un essaim. E. J.

[b) Marée veut dire ici foule. Ce mot ne se trouve point en ce sens-là dans nos vieux dictionnaires. Il re'- pond , en quelque manière , à celui de flot , fort usité pour signifier quantité , multitude , comme dans ces vers de Boileau :

Cotin , à ses sermons traînant toute la terre ,

Fend Xesjlots d'auditeurs pour aller à sa chaire. C

LIVRE II, CHAPITRE XXIII. fîiQ qui possèdent à présent la Grèce , abandon- nèrent leur naturel païs pour s'aller loger ail- leurs plus au large; et à peine est il deux ou trois coings au monde qui n'ayent senti Teffect d'un tel remuement. Les Romains bastissoient par ce moyen leurs colonies ; car sentants leur ville se grossir oultre mesure, ils la deschar- geoient du peuple moins nécessaire , et l'en- Yoyoient habiter et cultiver les terres par eulx conquises : par fois aussi ils ont à escient nourry Pourquoi les

di j 1 Romains en-

es guerres avecques aulcuns de leurs enne- tretenoient

mis, non seulement pour tenir leurs hommes i'^s«cne. en haleine , de peur que l'oysifveté , mère de corruption , ne leur apportast quelque pire in- convénient ,

Et patîmur longae pacis raala , saevior armis Luxuria incurabit (i) j

mais aussi pour servir de saignée à leur repu- blique, et esventer un peu la chaleur trop vé- hémente de leur ieunesse , escourter et esclair- cir le branchage de ce tige foisonnant en trop de gaillardise ; à cet effect se sont ils aultrefois servis de la guerre contre les Carthaginois. Au Politique traité de Bretigny, Edouard troisième , roy d'An- nf ^r^^^'An- gleterre , ne voulut comprendre , en cette paix g^cie^rc. générale qu'il feit avec nostre roy, le différend

(i) Nous subissons les maux inséparables d'une trop longue paix j plus terrible que le fer ennemi , la raollcsso nous a domptés. Juv. sat. 6, v. 291.

520 ESSAIS DE MONTAIGNE,

du duché de Bretaigne {a) , afin qu'il eust se descharger de ses hommes de guerre, et que cette foule d'Anglois , dequoy il s'estoit servy aux affaires de deçà , ne se reiectast en Angle- terre. Ce feut l'une des raisons pourquoy nostre roy Philippe consentit d'envoyer lean son fils à la guerre d'oui tremer, afin d'emmener quand et luy un grand nombre de ieunesse bouillante Guerre e- qui cstoit en sa gendarmerie. Il y en a plu- queïe^^u'tili- sicurs cu cc tcmps qui discourent de pareille *^' façon , souhaitants que cette esmotion chaleu-

reuse qui est parmy nous se peust dériver à quelque guerre voisine, de peur que ces hu- meurs peccantes qui dominent pour cette heure nostre corps , si on ne les escoule ailleurs , maintiennent nostre fiebvre tousiours en force, et apportent enfin nostre entière ruyne : et de vray, une guerre estrangiere est un mal bien plus doulx que la civile. Mais ie ne crois pas que Dieu favorisast une si iniuste entreprinse d'offenser et quereller aultruy pour nostre commodité.

Nil mihi tàm valdè placeat , Rhamniisia virgo , Quod temerè invitls susclpiatur heris (i).

(a) Vojez Froissart , t. I , c. 2i3. C.

(i) 0 puissante Némésis ! puissé-je ne jamais rien dé- sirer si vivement , que j'entreprenne de l'avoir malgré les légitimes possesseurs I Catlll. adManliuin, carm. ^^y y. 77.

LIVRE II, CHAPITRE XXIII. 521 Toutesfois la foiblesse de nostre condition nous Les liom-

. , -, 1 mes réduits

poulse souvent a cette nécessité de nous servir à se servir

1 i_ T de mauvais

de mauvais moyens pour une bonne fin : Ly- moyempour curgus (a) le plus vertueux et parfaict legisla- ^^ ^^"^^^^ teur qui feust oncques , inventa cette tresin- iuste façon, pour instruire son peuple à la tem- pérance 5 de faire enyvrer par force les Elo- tes (b) qui estoient leurs serfs , afin qu'en les voyant ainsi perdus et ensepvelis dans le vin , les Spartiates prinsent en horreur le desbor- dement de ce vice. Ceulx avoient encores plus de tort, qui permettoient anciennement que les criminels (c), à quelque sorte de mort qu'ils feussent condamnez, feussent deschirez tout vifs par les médecins, pour y veoir au na- turel nos parties intérieures, et en establir plus de certitude en leur art: car, s'il se fault des- baucher, on est plus excusable le faisant pour la santé de l'ame , que pour celle du corps; comme les Romains dressoient le peuple à la Les specta- vaillance et au mespris des dangiers et de la diateurs ^in- mort , par ces furieux spectacles de gladia- i,^sp\rer^au teurs et escrimeurs à oultrance qui se com- p^mp^ ^o-

* main le me-

battoient, detailloient et entretuoient en leur p»is de la

mort.

présence ;

(a) Plutarqle, T^ie de Ljcurgue , c. ai. C.

(b) Les ilotes. E. J.

(c) Celsi Medicina , in Prœfal. C.

522 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Quid vesani aliud sibi vult ars impia lurli ,

Quid mortes iuvenum, quid sanguine pasta voluptas?(i)

et dura cet usage iusques à Theodosius , l'em- pereur :

Arripe dilatam tua , dux , in tempora famam , Quodque patri superest , successor laudis habeto.

Nullus in urbe cadat , cuius sit pœna voluptas.

lam solis contenta feris infamis arena

Nulla cruentatis homicidia ludat in armis (2).

C'estoit, à la vérité , un merveilleux exemple, et de tresgrand fruict pour l'institution du peuple, de veoir touts les iours en sa présence cent , deux cents , voire mille couples d'hommes , armez les uns contre les aultres, se hacher en pièces, avecques une si extrême fermeté de cou- rage , qu'on ne leur veit lascher une parole de foiblesse ou commisération , iamais tourner le dos, ny faire seulement un mouvement lasche pour gauchir au coup de leur adversaire , ains

(i) N'est-ce pas le but de Fart insensé des gladia- teurs , de ces jeux barbares , et de ces torrents de sang qui repaissent les yeux des Romains?

(2) Saisissez, grand prince, une gloire réservée à votre règne ; ajoutez à l'héritage de gloire de votre père , la seule louange qui vous reste à mériter : que le sang ne coule plus pour le plaisir du peuple ; que l'arène ne boive que le sang des bétes , et que l'homicide ne souille plus nos yeux. Prudeintii contra Sjmmachum , 1. 2 ,

V. H2I.

LIVRE II, CHAPITRE XXIII. SaS tendre le col à son espee , et se présenter au coup : il est advenu à plusieurs d'entre eulx , estants blecez à mort de force playes, d'envoyer demander au peuple s'il estoit content de leur debvoir, avant que se coucher pour rendre l'es- prit sur la place. Il ne falloit pas seulement qu'ils combattissent et mourussent constam- ment, mais encores alaigrement; en manière qu'on les hurloit et mauldissoit, si on les voyoit estriver (a) à recevoir la mort : les filles mesmes les incitoient :

Consurgit ad ictus , Et , qiiotles Victor fernim iugiilo inscrit, ilia Delicias ait esse suas, pectusque iaceritis Yirgo modesta iubet converse pollice rumpi (r).

Les premiers Romains employoient à cet exem- ple les criminels : mais depuis on y employa des serfs innocents, et des libres mesmes qui se vendoient pour cet effect , iusques à des sé- nateurs et chevaliers romains, et encores des femmes :

Nunc caput in mortem vendunt , et funas arenœ ,

Atque hosleni sibi quisque parât , cùm bella quiescunt (2) :

(a) Résister, témoigner de la répugnance. C.

(1) La vierge modeste se lève à chaque coup ; et toutes les fois que le vainqueur égorge son adversaire, elle est charmée, ravie, et elle ordonne qu'on perce le sein du vaincu étendu sur l'arène. Prudent, contra Sjrmmachuni , \, 2, v. 1095.

(2) Maintenant ils vendent leur sang, et, pour \\n

5^4 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Hos inter fremitus novosque lusus.

Stat sexus riidls , insciusque ferri , Et pugnas capit improbus viriles (i) :

ce que ie trouverois fort estrange et incroya- ble , si nous n'estions accoustumez de veoir touts les iours, en nos guerres, plusieurs mil- liasses d'hommes estrangiers, engageants, pour de l'argent, leur sang et leur vie à des que- relles où ils n'ont aulcun interest.

CHAPITRE XXIV.

De la grandeur romaine.

Ie ne veulx dire qu'un mot de cet argument infini , pour montrer la simplesse de ceulx qui apparient à celle les chestifves grandeurs de ce temps. Au septiesme livre des Epistres fami- lières de Cicero (et que les grammairiens en ostent ce surnom de familières, s'ils veulent, car, à la vérité , il n'y est pas fort à propos ; et

prix convenu, ils vont mourir sur l'arène : au milieu de la paix , chacun d'eux se fait un ennemi. Manil. Astron. 1. 4? v. 225.

(i) Parmi ces frémissements et ces nouveaux plaisirs, un sexe, peu fait pour les armes, descend dans l'arène, et , devenu barbare , s'exerce aux jeux des guerriers. Stat. Syl-^, 1. i , v. 5u

LIVRE II, CHAPITRE XXIV. 525

ceulx qui, au lieu de familières, y ont substi- tué ad familiares ^ peuvent tirer quelque argu- ment pour eulx de ce que dict Suétone en la vie de César {a) , qu'il y a voit un volume de let- tres de luy ad familiares)\ il y en a une qui s'adresse à César estant lors en la Gaule, en la- quelle Cicero redict ces mots , qui estoient sur la fin d'une aultre lettre que César lui avoit es- cript : a Quant à Marcus Furius , que tu m'as Royaumes » recommendé, ie le feray roy de Gaule (6); et vendus par » si tu veulx que i'advance quelque aultre de ^^[{^ ^^Xt » tes amis, envoyé le moy ». Il n'estoit pas nou- ^l^^^^ ^^ veau à un simple citoyen romain, comme es- ™»i"- toit lors César, de disposer des royaumes, car il osta bien au roy Deiotarus le sien , pour le donner à un gentilhomme de la ville de Per- game (c) , nommé Mithridates : et ceulx qui es- crivent sa vie enregistrent plusieurs royaumes par luy vendus ; et Suétone {d) dict qu'il tira pour un coup, du roy Ptolomaeus , trois mil- lions six cent mill' escus , qui feut bien prez de luy vendre le sien.

Tôt Galatae , tôt Pontus eat , tôt Lydia nummis (i).

{a) C. 56. C. {b) L. 7, epist. 5. C. (c) Cic. de Divin. 1. 2 , c. Sy. C. {d) In Jul. Cœsare, §. 54- C.

(i) A tel prix la Galatie, à tel prix le Pont, à tel prix la Lydie. Claudian. Eu trop. 1. i , v. 20 3.

526 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Un grand Marciis Antonîus disoit (a) , que la grandeur du

roi dépouille , . .

de ses con- peuple romaiii ne se montroit pas tant par ce uîîe ^^ leuîe ^ii'îl prcnoit , que par ce qu'il donnoit : si en nJain!"^* '°' avoit il, quclquc siècle avant Antonius, osté un , entre aultres, d'auctorité si merveilleuse, que, en toute son histoire, ie ne sçache marque qui porte plus hault le nom de son crédit. An- tiochus possedoit toute l'Egypte , et estoit aprez à conquérir Cypre et aultres demourants de cet empire. Sur le progrez de ses victoires , C. Po- pilius arriva à luy de la part du sénat; et, d'a- bordeé , refusa de luy toucher à la main , qu'il n'eust premièrement leu les lettres qu'il luy apportoit. Le roy les ayant leues, et dict qu'il en delibereroit, Popilius circonscrit (b) la place il estoit , à tout sa baguette , en luy disant : « Rends moy response que ie puisse rapporter au sénat , avant que tu partes de ce cercle ». Antiochus , estonné de la rudesse d'un si pres- sant commandement , aprez y avoir un peu songé : « le feray (répliqua il) ce que le sénat me commande ». Lors le salua Popilius, comme amy du peuple romain. Avoir renoncé à une si grande monarchie et cours d'une si fortunée prospérité , par l'impression de trois traicts d'escripture ! il eut vrayement raison , comme il feit , d'envoyer depuis dire au sénat , par ses

(a) Plutarque, l'^w d'Antoine y c. 8. C. {b) TiTE-LiYE, 1. 45, c. 12. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXIV. 527 ambassadeurs , qu'il avoit receu leur ordon- nance (aj, de mesme respect que si elle feust venue des dieux immortels. Touts les royaumes Pourquoi

, . . 1 1 . , I les Romains

qu Auguste gaigna par droict de guerre, li les rendoient

d-, . 1 -1 . ^ 1 _ aux rois leurs

it a ceulx qui les avoient perdus , ou en royaumes ,

feit présent à des estrangiers. Et, sur ce pro- ^^[rçonT it pos , Tacitus (A), parlant du roy d'Angleterre Cogidunus, nous faict sentir, par un merveil- leux traict, cette infinie puissance : Les Ro- mains, dict il, avoient accoustumé , de toute ancienneté , de laisser les roys qu'ils avoient surmontez, en la possession de leurs royaumes, soubs leur auctorité, « à ce qu'ils eussent des » roys mesmes, utils de la servitude » : Ut ha- berent instrumenta senntutis et reges (c). Il est vraisemblable que Solyman, à qui nous avons veu faire libéralité du royaume de Hongrie et aultres estats , regardoit plus à cette consi- dération , qu'à celle qu'il avoit accoustumé d'alléguer , « Qu'il estoit saoul et chargé de tant de monarchies et de dominations que sa vertu ou celle de ses ancestres luy avoient acquis ».

{à) TiTE-LivE , 1. 45, c. i3. C. {h) Vie d' Agricole. C.

(c) Tacit. in Vit. Agricol. c. i4- Montaigne a tra- duit ce passage avant que de le citer. C.

528 ESSAIS DE MONTAIGNE,

CHAPITRE XXV.

De ne contrefaire le malade.

Goutte 11 y a un epigramme en Martial , qui est des

contrefaite , . ., i i i

changée en Dons , Car il y en a chez liiy de toutes sortes , viaiegou e. ^y^ ^j rccitc plaisamment l'histoire de Celius , qui , pour fuyr à faire la court à quelques grands à Rome , se trouver à leur lever , les assister et les suyvre , feit la mine d'avoir la goutte ; et , pour rendre son excuse plus vray- semblable , se faisoit oindre les iambes , les avoit enveloppées, et contrefaisoit entièrement le port et la contenance d'un homme goutteux. Enfin la fortune luy feit ce plaisir, de le rendre goutteux tout à faict.

Tantùm cura potest , et ars doloris ! Desît fingere Caelius podagram(i).

Exemple Tay vcu en quelque lieu d'Appian (a), ce me

d'un homme , , 'ii i n

qui devint Semble, uuc pareille histoire d un , qui, vou- fa^sfnt sera"^ l^*^* cschappcr aux proscriptions des triumvirs hiant de l'e- j^ Rome , pour sc dcsrobbcr de la cognoissance

(i) Voyez ce que c'est que de si bien faire le malade ! Célius n'a plus besoin de feindre qu'il a la goutte. Martial. 1. 7, epigr. 89, v. 8.

{a) De Bello Civili , 1. 4. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXV. 629

de ceulx qui le poursuy voient, se tenant caché et travesti, y adiousta encores cette invention, de contrefaire le borgne : quand il veint à recouvrer un peu plus de liberté , et qu'il voulut desfaire l'emplastre qu'il avoit long temps porté sur son œil, il trouva que sa veue estoit effectuellement perdue, sous ce masque. 11 est possible que l'action de la veue s'estoit hebetee pour avoir esté si long temps sans exercice, et que la force visive s'estoit toute reiectee en l'aultre œil; car nous sentons évi- demment que l'œil que nous tenons couvert , renvoyé à son compaignon quelque partie de son effect, en manière que celuy qui reste s'en grossit et s'en enfle : comme aussi l'oysifveté, avec la chaleur des liaisons et des médicaments, avoit bien peu attirer quelque humeur poda- grique au goutteux de Martial.

Lisant chez Froissard («) le vœu d'une troupe Rd^exionde

, . .,1 1-1 Montaicne -

de leunes gentilshommes anglois , de porter sur un vœu

l'œil gauche bandé , iusques à ce qu'ils eussent gentîmom"-"

passé en France et exploicté quelque faict d'ar- ^^^ anglois.

mes sur nous ; ie me suis souvent chatouillé

de ce pensement, qu'il leur eust prins comme

à ces aultres , et qu'ils se feussent trouvez

touts esborgnez au reveoir des maistresses

pour lesquelles ils avoient faict l'entreprinse.

.Les mères ont raison de tanser leurs enfants On a raison

(a) T. I", c. 29. C. III. 34

53o ESSAIS DE MONTAIGNE,

d'empêcher quand ils contrefont les borgnes, les boiteux contrefaire et les bicles («) , et tels aultres defaults de la

les de'fauts i. _. i

corporels. personne : car , oultre ce que le corps , ainsi tendre, en peult recevoir un mauvais ply, ie ne sçais comment il semble que la fortune se ioue à nous prendre au mot ; et i'ay ouï reciter plusieurs exemples de gents devenus malades, ayant desseigné de s'en feindre. De tout temps , i'ay apprins de charger ma main , et à cheval et à pied , d'une baguette ou d'un baston , iusques à y chercher de l'elegance , et de m'en seiourner d'une contenance affettee : plusieurs m'ont menacé que fortune tourneroit un iour cette mignardise en nécessité. le me fonde sur ce que ie serois tout le premier goutteux de ma race. Exemple Mais aloufi^eons ce chapitre , et le bigarrons

d'un homme ,, . ^ . , ^ i , .

de venu aveu- dune aultrc piccc , a propos de la cécité.

liant" ^^ Pline dict (b) d'un qui , songeant estre aveugle, en dormant, se le trouva lendemain, sans aulcune maladie précédente. La force de l'ima- gination peult bien ayder à cela, comme i'ay dict ailleurs ; et semble que Pline soit de cet advis : mais il est plus vraysemblable que les mouvements que le corps sentoit au dedans, desquels les médecins trouveront, s'ils veu-

(a) Bide , ou bigle , comme on dit présentement , signifie louche. C. {b) L. 7, c. 5o. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXV. 53i lent, la cause, qui lui ostoient la veue, feurent occasion du sonee. Aclioustons encores un' Foii^deye-

*-' nue aveugle,

histoire voisine de ce propos , que Seneque s'en prend à

15 1 1 ni j' ^ ^^ maison ,

récite en 1 une de ses lettres : « lu sçais, dict qu'elle croit il escrivant à Lucilius {a) , que Harpasté , la hna^gé^de ce folle de ma femme, est demeurée chez moy, plll/^r^des pour charge héréditaire : car, de mon goust, nommes. ie suis ennemy de ces monstres ; et , si i'ay envie de rire d'un fol , il ne me le fault cher- cher gueres loing , ie ris de moy mesme. Cette folle a subitement perdu la veue. le te récite chose estrange, mais véritable : elle ne sent point qu'elle soit aveugle , et presse incessam- ment son gouverneur de l'emmener , parce qu'elle dict que ma maison est obscure. Ce que nous rions en elle , ie te prie croire qu'il advient k chascun de nous ; nul ne cognoist estre avare, nul convoiteux : encores les aveu- gles demandent un guide ; nous nous four- voyons de nous mesmes. le ne suis pas am- bitieux , disons nous ; mais à Rome , on ne peult vivre aultrement : ie ne suis pas sumptueux; mais la ville requiert une grande despense : ce n'est pas ma faulte si ie suis cholere, si ie n'ay encores establi aulcun train asseuré de vie; c'est la faulte de la ieunesse. Ne cherchons pas hors de nous nostre mal , il est chez nous, il est planté en nos entrailles : et cela mesme,

(a) Epist. 5o. C.

532 ESSAIS DE MONTAIGNE,

que nous ne sentons pas estre malades , nous rend la guarison plus malaysee. Si nous ne commenceons de bonne heure à nous panser, quand aurons nous pourveu à tant de playes et à tant de maulx ? si avons nous une tres- doulce médecine («), que la philosophie; car, des aultres, on n'en sent le plaisir qu'aprez la guarison , cette cy plaist et guarit ensemble ». Voylà ce que dict Seneque (^), qui m'a emporté hors de mon propos ; mais il y a du proufit au change.

CHAPITRE XXVI.

Des Poulces.

Coutume de Iacitus (c) rccitc quc , parmi certains roys de"![bfeTser barbares, pour faire une obligation asseuree, et sucer les j^^j. ^lanicre estoit de ioindre estroictement

pouces.

leurs mains droictes l'une à l'aultre, et s'en- trelacer les poulces : et quand , à force de les presser, le sang en estoit monté au bout, ils les bleceoient de quelque legiere poincte , et Étymologie puis se Ics cntresuceoient. Les médecins di-

{a) Sf.nèque, ejDi'st. 5o. C.

{b) Id. ihid.

(c) Annal. 1. I2. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXVI. 533

sent(«) que les poulces sont les maistres doigts de ce mot de la main, et que leur etymologie latine vient de pollere {b). Les Grecs appellent le pouice ÀvTtxi^p 9 comme qui diroit une aijtre main. Et il semble que parfois les Latins les pren- nent aussi en ce sens de main entière ;

Scd nec vocibus excitata blandis , Molli pollice nec rogata, surgit (i).

C'estoit à Rome une signification de faveur, Poucesbais-

, . 1-1 1 ses, marque

de comprimer et baisser les poulces , de faveur j

et haussés , Fautor utroque tuum laudabit pollice ludum (2) j marque du

contraire.

et de desfaveur , de les haulser et contourner au dehors :

Converse pollice vulgi , Quemlibet occidunt populariter (3).

Les Romains dispensoient de la guerre ceulx Ceux qui se

^•^11 I VI coupoientlea

qui estoient blecez au pouice , comme s ils pouces,pour- n'avoient plus la prinse des armes assez ferme, chezies^iw^ Auguste confisqua les biens à ufi chevalier "^^^^s.

(a) Ceci semble pris de Macrobe , qui Va pris à son tour d'Ateïus Capito. F' oj-ez M AC?.oh. Saturn. 1. y, c. i3. C.

{b) Être fort et puissant. C.

(i) Ces deux vers sont trop libres pour être traduits. Martial. 1. 12, epigr. 98, v. 8.

(2) Il applaudira à tes jeux , en baissant les deux pouces. HoR. epist. 18, 1. I , V. 66.

(3) Dès que le peuple a tourné le pouce en haut, il faut égorger les gladiateurs , pour lui plaire. Juy. sat. 3 , V. 36.

534 ESSAIS DE MONTAIGNE,

romain («), qui avoit, par malice, coupé les poulces à deux siens ieunes enfants , pour les excuser d'aller aux armées : et avant luy, l^ sénat , du .temps de la guerre italique , avoil condamné Caius Vatienus à prison perpétuelle] et luy avoit confisqué touts ses biens (^), poui s'estre à escient coupé le poulce de la maii Pouces cou- gauche, pour s'exempter de ce voyage. Quel-

pës à des en- ? i i

némis vain- qu un , Qont il ne me souvient point , ayant ^"*' gaigné une battaille navale , feit couper les

poulces à ses ennemis vaincus , pour leur oster le moyen de combattre et de tirer la rame. Les Athéniens (c) les feirent couper aux iEginetes , pour leur oster la préférence en Fart de ma- rine. En Laçedemone (c?) , le maistre chastioit les enfants en leur mordant le poulce.

(a) SuETONius, in Cœsare Augusio , §. 24. C. {b) Valère-Maxime , 1. 5, c. 3, §. 3. C.

(c) Id. 1. 9, in Externisy §. 8.

(d) Plutàrque, Vie de Ljcurgue , c. 14. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXVII. 535

CHAPITRE XXVII.

Couardise {a), mère de la cruauté.

I'ay souvent ouï dire que la couardise est mère Cruauté ,

di ^ ' a_ eflet ordinai-

e la cruauté : et si ay par expérience apperceu rede la pol-

que cette aigreur et aspresté de courage mali- ^°«°^"®- cieux et inhumain s'accompaigne coustumie- rement de mollesse féminine ; i'en ay veu des plus cruels, subiects à pleurer ayseement , et pour des causes frivoles. Alexandre, tyran de Phere; (6), ne pou voit souffrir d'ouïr au théâtre le ieu des tragédies, de peur que ses citoyens ne le veissent gémir aux malheurs de Hecuba et d'Andromache, luy qui, sans pitié, faisoit cruellement meurtrir tant de gents touts les iours. Seroit ce foiblesse d'ame qui les rendist ainsi ployables à toutes extremitez ? La vail- lance, de qui c'est l'effect de s'exercer seule- ment contre la résistance ,

Nec nisi bellantis gaudet cervice iuvenci (i),

{a) Lâcheté y poltronnerie. E. J.

{b) PuTTARQUE , Vie de Pélopidas , c. 1 5. C.

(i) Qui ne se plaît à combattre un taureau, que lorsqu'il fait une vigoureuse résistance. Claudia^. Epist. ad Ha- drianum, c. 3o.

536 ESSAIS DE MONTAIGNE,

s'arreste («) à veoir l'ennemy à sa mercy : mais la pusillanimité , pour dire qu'elle est aussi de la feste, n'ayant peu se mesler à ce premier roolle, prend pour sa part le second, du mas- sacre et du sang. Les meurtres des victoires s'exercent ordinairement par le peuple et par les officiers du bagage : et ce qui faict veoir tant de cruautez inouies aux guerres popu- laires , c'est que cette canaille de vulgaire s'aguerrit , et se gendarme , à s'ensanglanter iusques aux coudes , et deschiquetter un corps à ses pieds , n'ayant ressentiment d'aultre vail- lance :

Et lupus et turpes instant morientibus ursi , Et quœcunque minor nobilitate fera est (i) :

comme les chiens couards , qui deschirent en la maison et mordent les peaux des bestes sau- vages qu'ils n'ont osé attaquer aux champs. Qu'est ce qui faict, en ce temps, nos querelles toutes mortelles ; et qu'au lieu que nos pères avoient quelque degré de vengeance , nous commenceons à cette heure par le dernier ; et ne se parle , d'arrivée , que de tuer ? qu'est ce , C'est rendre si ce n'est couardisc ? Chascun sent bien qu'il

{à) S'arrête , dès quil voit l'ennemi à sa merci. E. J.

(i) Le loup, l'ours, et les animaux les moins nobles, s'acharnent sur les mourants. Ovid. Trist» 1. 3, eleg. 5, V. 35.

LIVRE II, CHAPITRE XXVII. 537 V a plus de braverie et desdaine à battre son fa vengeance

J i muhlc , que

ennemy qu'à l'achever, et à le faire bouquer de tuer son

ennemi.

qu'à le faire mourir ; d'advantage , que 1 appétit de vengeance s'en assouvit et contente mieulx, car elle ne vise qu'à donner ressentiment de soy : voylà pourquoy nous n'attaquons pas une beste ou une pierre quand elle nous blece, d'au- tant qu'elles sont incapables de sentir nostre revenche : enfin , tuer un homme, c'est le mettre à l'abry de nostre offense. Et tout ainsi comme Rias («) crioit à un meschant homme , « le sçais que tost ou tard tu en seras puny, mais ie crains que ie ne le veoye pas » ; et plaignoit les Or- choraeniens , de ce que la pénitence que Ly- ciscus souffrit de la trahison contre eulx com- mise, venoit en saison qu'il n'y avoit personne de reste de ceulx qui en avoient esté intéressez, et ausquels debvoit toucher le plaisir de cette pénitence : tout ainsin est à plaindre la ven- geance , quand celuy envers lequel elle s'em- ployé perd le moyen de la souffrir; car, comme le vengeur y veult veoir clair pour en tirer du plaisir, il fault que celuy sur lequel il se venge y veoye clair aussi pour en recevoir du des- plaisir et de la repentance. « Il s'en repentira », disons nous; et, pour luy avoir donné d'une

(a) Plltarque , Pourquoi la justice divine diffère quelquefois la punition des maléfices ^ c. 2. C.

538 ESSAIS DE MONTAIGNE,

pistolade (a) eu la teste , estimons nous qu'il s'en repente ? au rebours , si nous nous en prenons garde , nous trouverons qu'il nous faic; la moue en tumbant; il ne nous en sçait p seulement mauvais gré , c'est bien loing de s'en repentir ; et lui prestons le plus favorable de touts les offices de la vie , qui est de le faire mourir promptement et insensiblement: nous sommes à conniller (b) , à trotter , et à fujr les officiers de la iustice qui nous suyvent; et luy est en repos. Le tuer, est bon pour éviter l'of- fense à venir ; non pour venger celle qui est faicte ; c'est une action plus de crainte, que de braverie ; de précaution, que de courage; de deffense , que d'entreprinse. Il est apparent que nous quitons par et la vraye fin de la vengeance , et le soing de nostre réputation : nous craignons, s'il demeure en vie , qu'il nous recharge d'une pareille : ce n'est pas contre luy, Duels corn- c'cst pour toy quc tu t'en desfais. Au royaume torSe's^dans ^^ Narsiuguc , cct expédient nous demeureroit Jf ^97*"'?^® inutile : , non seulement les gents de guerre , gue. mais aussi les artisants desmeslent leurs que-

relles à coups d'espee. Le roy ne refuse point le camp à qui se veult battre, et assiste , quand

(a) PisLolade , pistoletade , coup de pistolet. Ces deux mots se trouvent dans Nicot. C.

{b) A nous cacher dans des trous , comme des con- pils , des lapins. E. J.

3n

il

LIVRE II, CFIAPITRE XXVII. 5^9 ce sont personnes de qualité , estrenant le vic- torieux d'une chaisne d'or ; mais , pour laquelle conquérir, le premier à qui il en prend envie peult venir aux armes avec celuy qui la porte; et pour s'estre desfaict d'un combat, il en a plusieurs sur les bras. Si nous pensions , par vertu , estre tousiours maistres de nostre en- nemy, et le gourmander à nostre poste , nous serions bien marris qu'il nous eschappast , comme il faict en mourant. Nous voulons vain- cre , mais plus seurement que honorablement; et cherchons plus la fin , que la gloire , en nos- tre querelle. Asinius Pollio {a) , pour un hon- AsiniusPol.

hi 1 . lio inexcusa-

omme moins excusable , représenta une bie cVatien-

erreur pareille ; qui ayant escriptdes invectives arPlanTur

contre Plancus , attendoit qu'il feust mort pour po"r publier

'A ^ des invecti-

les publier : c'estoit faire la figue à un aveugle, ves contre et dire des pouilles (A) à un sourd , et offenser un homme sans sentiment, plustost que d'en- courir le hazard de son ressentiment. Aussi disoit on pour luy, « que ce n'estoit qu'aux lu- tins de luicter les morts (c) ». Celuy qui attend à veoir trespasser l'aucteur duquel il veult com- battre les escripts , que dict il , sinon qu'il est

(û) Pline , dans sa Préface à F^espasien, vers la fin. C.

{b) Dire des injures. E. J.

(c) C'est Plancus lui-même qui fit cette réponse. Nec Plancus illepidh : Cum morluis , non nisi larvas luctari. Pline , dans sa Préface à Vespasicn , vers la fin C.

54o FSSAIS DE MONTAIGNE,

foible et noisif («) ? On disoit à Aristote , que quelqu'un avoit mesdict de luy : « Qu'il face plus , dict il {b) , qu'il me fouette , pourveu que le n'y sois pas ». La mode Nos peres se contentoient de revencher une

des duels . . , . ,

fondée sur luiure par uu desmentijUu desmenti par un

une véritable . j -i .

lâcheté. coup , et ainsi par ordre ; ils estoient assez va- leureux pour ne craindre pas leur adversaire vivant et oultragé : nous tremblons de frayeur, tant que nous le voyons en pieds ; et qu'il soit ainsi, nostre belle praticque d'auiourdliuy porte elle pas de poursuyvre à mort , aussi bien celuy que nous avons offensé, que celuy qui nous a C'est par offcuscz ? C'est aussi une espèce de lascheté qui a introduU ^ iiitroduict en nos combats singuliers cet dersecotdf^ usage de nous accompaigner de seconds, et des tiers, des fiers et Quarts : c'estoit anciennement des duels;

quarts, etc. ^ '

ce sont à cette heure rencontres et battailles. La solitude faisoit peur aux premiers qui l'in- ventèrent , quàm in se cuique ininbnum fiduciœ esset (i); car naturellement quelque compai- gnie que ce soit apporte confort et soulagement au dangier. On se servoit anciennement de personnes tierces , pour garder qu'il ne s'y feist desordre et desloyauté, et pour tesmoigner de la fortune du combat : mais depuis qu'on a prins

{a) Et qui aime à chercher noise ou à nuire. E. J. {b) DioG. Laerce, Vie éC Aristote ,\. io,segm. i8. C, (i) Parce que chacun se défioit de soi-même.

LIVRE II, CHAPITRE XXvII. 54i

ce train , qu'ils s'y engagent eulx mesmes, qui- conque y est convié ne peult honnestement s'y tenir comme spectateur, de peur qu'on ne lui attribue que ce soit faulte ou d'affection ou de cœur. Oullre l'iniustice d'une telle action , et vilenie , d'engager à la protection de vostre honneur aultre valeur et force que la vostre, ie treuve du desadvantage à un homme de bien, et qui pleinement se fie de soy, d'aller mesler sa fortune à celle d'un second : chascun court assez de hazard pour soy, sans le courir encores pour un aultre; et a assez à faire à s'asseurer en sa propre vertu pour la deffense de sa vie , sans commettre chose si chère en mains tierces. Car, s'il n'a esté expressément marchandé au contraire, des quatre, c'est une partie liée; si vostre second est à terre , vous en avez deux sus les bras , avecques raison : et de dire que c'est supercherie , elle l'est voirement ; comme de charger, bien armé, un homme qui n'a qu'un tronçon d'espee , ou , tout sain , un hom- me qui est deia fort blecé ; mais si ce sont ad- vantages que vous ayez gaigné en combattant, vous vous en pouvez servir sans reproche. La disparité et inegualité ne se poise et considère que de Testât en quoy se commence la meslee ; du reste prenez vous en à la fortune : et quand vous en aurez, tout seul, trois sur vous, vos deux compaignons s'estant laissez tuer, on ne vous faict non plus de tort que ie ferois, à la

542 FSSAIS DE MONTAIGNE,

guerre, de donner un coup d'espee à l'ennemy qi e ie verrois attaché à l'un des nostres , de pareil advantage. La nature de la société porte, il y a trouppe contre trouppe , comme nostre duc d'Orléans {a) desfia le roy d'Angle- terre Henry, cent contre cent ; trois cents contre aittant, comme les Argiens contre les Lacede- moniens (b) ; trois à trois , comme les Horaciens contre les Curiaciens , Que la multitude de chasque part n'est considérée que pour un homme seul : par tout il y a compaignie , le Histoire hazard y est confus et meslé. l'ay interest do-

d'unduelen- ^' ^ t r j

tredesFran- uiestiquc a cc discours : car mon trere sieur de queUm frère Matccoulom fcut couvié , à Romc , à seconder de Montai- ^^^ ^gentilhomme qu'il ne cos^noissoit eiiere, le-

gne se trouva . r> ?

engage. quel cstoit deffeudeur, et appelle par un aultre. En ce combat, il se trouva de fortune avoir en teste un qui luy estoit plus voisin et plus cog- neu : ie vouldrois qu'on me feist raison de ces loix d'honneur qui vont si souvent chocquant et troublant celles de la raison. Aprez s'estre desfaict de son homme (c) , voyant les deux maistres de la querelle en pieds encores et en- tiers , il alla descharger son compaignon. Que

(a) Chroniques de MonstreLet , v. I, c. 9. C

{h) Hérodote, 1. i , c. 37. C.

{c) On peut voir tout le détail de cette affaire dans les Mémoires de Brantôme , touchant les duels , p. 1 1 1 et 112. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXVII. 54i pouvoit il moins ? debvoit il se tenir coy, et re- garder desfaire, si le sort l'eiist ainsi voulu, celuy pour la deffense duquel il estoit venu? ce qu'il avoit faict iusques alors ne servoit rien à la besongne; la querelle estoit indécise. La courtoisie que vous pouvez et certes debvez faire à vostre ennemy, quand vous l'avez re- duict en mauvais termes et à quelque grand desadvaiitage , ie ne veois pas comment vous la puissiez faire, quand il va de Tinterest d'aul- truy, vous n'estes que suyvant , la dis- pute n'est pas vostre : il ne pouvoit estre ny iuste, ny courtois , au hazard de celuy auquel il s'estoit preste. Aussi feut il délivré des pri- sons d'Italie par une bien soubdaine et solenne recommendation de nostre roy. Indiscrette nation! nous ne nous contentons pas de faire sçavoir nos vices et folies au monde, par répu- tation ; nous allons aux nations estrangieres pour les leur faire veoir en présence ! Mettez trois François aux déserts de Lybie , ils ne se- ront pas un mois ensemble, sans se barceler et esgratigner; vous diriez que cette pérégrination est une partie dressée pour donner aux estran- giers le plaisir de nos tragédies, et le plus sou- vent à tels qui s'eiouïssent de nos maulx et qui s en mocquent. Nous allons apprendre en Italie à escrimer, et l'exerceons aux despens de nos vies, avant que de le sçavoir; si fauldroit il, suivant l'ordre de la discipline , mettre la theo-

544 ESSAIS DE MONTAIGNE,

rique (a) avant la practique : nous trahissons nostre apprentissage :

Primitise iuvenis miserœ , bellique propinqui Dura rudimenta ! ( i )

L'escrime le sçais bien que c'est un art utile à sa fin

n'a rien de / * i i i j

noble. mesme (Au duel des deux princes cousins ger-

mains , en Espaigne , le plus vieil , dict Tite Live (è) , par l'addresse des armes et par ruse, surmonta facilement les forces estourdies du plus ieune); et art, comme i'ai cogneu par expérience , duquel la cognoissance a grossi le cœur à aulcuns oultre leur mesure naturelle; mais ce n'est pas proprement vertu, puis qu'elle tire son appuy de l'addresse , et qu'elle prend aultre fondement que de soy mesme. L'hon- neur des combats consiste en la ialousie du courage , non de la science : et pourtant ay ie veu quelqu'un de mes amis , renommé pour

(«) Nous disons aujourd'hui théorie , quoique nous ayons conservé pratique : c'est une bizarrerie de l'usage. Mouillez - vous pour seicher , ou seichez - vous pour mouiller ? Je nentens point la théorique : la prac- tique, je ni en aide quelque peu. Rabelais, 1. i , c. 5. Les Italiens f dit Brantôme en parlant des duels, sont estez les premiers fondateurs de ces combats et de leurs poinctilles , et en ont treshien sceu les théoriques et practiques , p. 1 79. C.

(i) Tristes épreuves d'un jeune courage, funeste ap- prentissage de la guerre ! Enéide , 1. 1 1 , v. i56.

{b) L. 28, c. 21. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXVII. 545

grand maistre en cet exercice , choisir en ses querelles des armes qui luy estassent le moyen de cet advantage , et lesquelles despendoient entièrement de la fortune et de Tasseurance , afin qu'on n'attribuast sa victoire plustost à son escrime qu'à sa valeur ; et , en mon enfance, la noblesse fuyoit la réputation de bien escri- mer comme iniurieuse, et se desrobboit pour l'apprendre , comme un mestier de subtilité desrogeant à la vraye et naïfve vertu.

Non schivar, non parar, non ritirarsi Voglion costor , ne qui destrczza ha parte ; Non danno i colpi or finti , or pieni, or scarsl : Toglle 1' ira e '1 furor V uso dell' arte. Odi le spade orribilmente urtarsi A mezzo il ferro ^ il pic d' orina non parte : Seinpre è 11 piè fermo, e la inan sempre in moto, Ne scende taglio iu van , ne punta a voto (i).

Les buttes , les tournois , les barrières , l'image

des combats guerriers , estoient l'exercice de

nos pères : cet aultre exercice est d'autant Cet art est

moins noble, qu'il ne regarde qu'une fin pri- JÎJ^rcr^il'il

vee : qui nous apprend à nous entreruvner , ".""^ V^^*®. ^

' ^ i^r j 7 violer les lois.

(i) Ils ne veulent ni esquiver, ni parer, ni fuir; l'adresse n'a point de part à leur combat , leurs coups ne sont pas mesurés j la fureur leur ôte l'usage de l'adresse et de la ruse : leurs pieds sont toujours immobiles, leurs mains toujours en mouvement j les épées étincellent l'une contre l'autre heurtées ; de la taille,* de la pointe , leurs coups ne sont jamais sans effet. Torquato Tasso nclla Gerusal. liber at a , cant. I2 , stanz. 55.

III. 35

546 ESSAIS DE MONTAIGJNE,

contre les loix et la iustice , et qui , en toute façon , produict tousiours des effects domma- geables. Il est bien plus digne et mieulx séant de s'exercer en choses qui asseurent, non qui offensent nostre police , qui regardent la pu- blicque seureté et la gloire commune. Publius Rutilius {a) , consul , feut le premier qui in- struisit le soldat à manier ses armes par ad- dresse et science , qui conioingnit l'art à la vertu, non pour l'usage de querelle privée, ce feut pour la guerre et querelles du peuple ro- main ; escrime populaire et civile: et, oultre l'exemple de César {b) , qui ordonna aux siens de tirer principalement au visage des gents- darmes de Pompeius, en la battaille de Phar- sale , mille aultres chefs de guerre se sont ainsin advisez d'inventer nouvelle forme d'ar- mes , nouvelle forme de frapper et de se cou- n est inu- vrir, selon le besoing de l'affaire présent. Mais, mageabk^ *^^* aiusi quc Philopocmcn (c) condamna la bats miîitS- ^"^^^6 , en quoy il excelloit, d'autant que les '■**• préparatifs qu'on employoit à cet exercice es-

toient divers à ceulx qui appartiennent à la dis- cipline militaire , à laquelle seule il estimoit les gents d'honneur se debvoir amuser : il me semble aussi que cette addresse à quoy on fa-

{a) Valère-Maxime , 1. 2, c. 3, §. 2. C.

[b) Plut ARQUE, Vie de J. César, c. 12. C.

(c) Id. T^ie de Philopœmen , c. 12. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXVII. 54; ronne ses membres , ces destours et mouve- ments à quoy on dresse la ieunesse en celte nouvelle eschole, sont non seulement inutiles, mais contraires plustost et dommageables à l'usage du combat militaire; aussi y emploient communément nos gents des armes particu- lières, et peculierement destinées à cet usage : et i'ay veii qu'on ne trouvoit gueres bon qu'un gentilhomme, convié à l'espee et au poignard, s'offrist en équipage de gentdarme; ny qu'un aultre offrist d'y aller avecques sa cappe {à) , au lieu du poignard. Il est digne de considération que Lâchez, en Platon (6), parlant d'un ap- prentissage de manier les armes, conforme au nostre , dict n'avoir iamais de cette eschole veu sortir nul grand homme de guerre, et nom- meement i\QS maistres d'icelle : quant à ceulx , nostre expérience en dict bien autant. Du reste , au moins pouvons nous tenir que ce sont suffisances de nulle relation et correspon- dance ; et, en l'institution des enfants de sa police, Platon (c) interdict l'art de mener les poings, introduict par Amycus et Epeius , et celuy de luicter, inventé par Antaeus et Cer- cyo, parce qu'ils ont aultre but que de rendre

(o) C'est-à-dire, en habit de guerre. Cappe, chlamjs , sagum mililarc. Nicot. C.

(^) Dans le dialogue de Platon , intitulé Lâches. C. (c) Traité des Lois , 1. y. C.

548 ESSAIS DE MONTAIGNE,

la ieunesse plus apte au service bellique, et n y confèrent point. Mais ie m'en vois un peu bien à gauche de mon thème. Les gens L'empereur Maurice («) , estant adverty, par SeurtHers «ongcs et phisicurs prognostiques , qu'un Pho- ^Tt' 'd^!*^^ ^^^> soldat pour lors incogneu, le debvoit tuer, demandoit à son gendre Philippus, qui estoit ce Phocas , sa nature , ses conditions et ses mœurs ; et comme , entre aultres choses , Phi- lippus luy dict qu'il estoit lasche et craintif, l'empereur conclud incontinent par qu'il estoit doncques meurtrier et cruel. Qui rend les tyrans si sanguinaires, c'est le soing de leur seureté , et que leur lasche cœur ne leur fournit d'aultres moyens de s'asseurer, qu'en extermi- nant ceulx qui les peuvent offenser, iusques aux femmes , de peur d'une esgratigneure :

Cuncta ferit, dum cuncta timet (i).

Un pre- Les premières cruautez s'exercent pour elles

mier acte de i i ^ ? i i i?

cruauté en mcsmcs ; dc la S engendre la crainte d une luste

tre^snécessai- Tcvenche , qui produict aprez une enfileure de

lement. nouvcllcs cruautcz , pour les estouffer les unes

par les aultres. Philippus, roy de Macédoine,

(a) ZoNARE et Cedren , dans le règne de cet empereur. Mais celui à qui Maurice fit cette question s'appeloit Philippicus ; et il n'étoit pas son gendre , mais son beau-frère. C.

(i) Il frappe tout, parce qu'il craint tout. Claudiapt. in Eutrop. L i , v. 182.

LIVRE II, CHAPITRE XXVII. 549 celiiy qui eut tant de fusées à desmesler avec- ques le peuple romain , agité de l'horreur des meurtres commis par son ordonnance, ne se pouvant asseurer ny resouldre contre tant de familles en divers temps offensées, print party de se saisir de touts les enfants de ceulx qu'il avoit faict tuer, pour, de iour en iour, les perdre l'un aprez raultre,etainsin establirson repos.

Les belles matières tiennent toustours bien leur reng, en quelque place qu'on les semé : moy, qui ay plus de soing du poids et utilité des discours , que de leur ordre et suitte , ne doibs pas craindre de loger icy, un peu à l'es- cart, une tresbelle histoire. Quand elles sont si riches de leur propre ijeau té, et se peuvent seules trop soubstenir, ie me contente du bout d'un poil pour les ioindre à mon propos.

Entre les aultres condemnez par Philip- Exemple

, _, ,. . , remarquable

pus {a) , avoit este un Herodicus , prmce des sur ce sujet. Thessaliens (b) : aprez luy, il avoit encores de- puis faict mourir ses deux gendres , laissants chascun un fils bien petit. Theoxena et Archo estoient les deux veufves. Theoxena ne peut estre induicte à se remarier, en estant fort poursuyvie. Archo espousa Poris , le premier

(a) Trre-LivE, 1. 40, c. 4. C.

(^) Toute cette histoire est prise de Tite-Live, I. > c. 4 ; roais Montaigne n'a pas toujours traduit fidèlement son original. C.

55o ESSAIS DE MONTAIGNE,

homme d'entre les Aeniens, et en eut nombre d'enfants , qu'elle laissa touts en bas aage. Theoxena, espoinçonnee d'une charité mater- nelle envers ses nepveux,pour les avoir en sa conduicte et protection , espousa Pons. Voicy venir la proclamation de l'edict du roy. Cette courageuse mère , se desfiant et de la cruauté de Philippus, et de la licence de ses satellites contre cette belle et tendre ieunesse , osa dire qu'elle les tueroit plustost de ses mains que de les rendre. Poris , effrayé de cette protestation, luy promet de les desrobber et emporter à Athènes , en la garde d'aulcuns siens hostes fidèles. Ils prennent occasion d'une feste an- nuelle qui se celebroit à Aenie , à l'honneur d'Aeneas, et s'y en vont. Ayant assisté , le iour, aux cerimonies et banquet publicque , la nuict ils s'escoulent dans un vaisseau préparé , pour gaigner pais par mer. Le vent leur feut con- traire ; et , se trouvants le lendemain à la vue de la terre d'où ils avoient desmaré , feurent suyvis par les gardes des ports. Au ioindre(«), Poris s'embesongnant à haster les mariniers pour la fuitte , Theoxena , forcenée d'amour et de vengeance , se reiectant à sa première pro-

(«) C'est-à-dire , comme ils s approchoient. Montaigne nous donne ici la traduction de ces mots de Tite-Live , 1. 40 > c. 4> QuUm. jam appropinquabant , dans le temps que les gardes s'approchoient pour les prendre. G.

LIVRE II, CHAPITRE XXVII. 55r

position , faict apprest d'armes et de poison, et les présentant à leur veue : « Or sus {a) , mes » enfants, la mort est meshuy le seul moyen » de vostre deffense et liberté , et sera matière » aux dieux de leur saincte iustice : ces espees » traictes , ces couppes pleines , vous en ou- » vrent l'entrée : courage. Et toy, mon fils , qui » es plus grand, empoigne ce fer, pour mourir » de la mort plus forte (h) ». Ayants d'un costé cette vigoreuse conseillère , les ennemis de l'aultre à leur gorge , ils coururent de furie chascun à ce qui luy feut le plus à main ; et , demy morts , feurent iectez en la mer. Theoxe- na , fîere d'avoir si glorieusement pourveu à la seureté de touts ses enfants, accollant chaulde- ment son mary : « Suyvons ces garsons , mon amy; et iouïssons de mesme sépulture avec- ques eulx ». Et, se tenants ainsin embrassez, se précipitèrent : de manière que le vaisseau feut ramené à bord , vuide de ses maistres.

Les tyrans , pour faire touts les deux en- Tyrans semble, et tuer, et faire sentir leur cholere , JfrEgeîles ont employé toute leur suffisance à trouver to»rmentsde

* ^ ceux qu ils

moyen d'alonger la mort. Us veulent que leurs ^ont mourir, ennemis s'en aillent, mais non pas si viste qu'ils n'ayent loisir de savourer leur vengeance. dessus ils sont en grand' peine ; car si les tor-

- (à) TiTE-LivE, 1. 40, c. 4- C. (A) Plus courageuse. E. J.

552 ESSAIS DE MONTAIGNE,

ments sont violents, ils sont courts; s'ils sont longs , ils ne sont pas assez douloureux à leur gré ; les voyla à dispenser leurs engins. Nous en veoyons mille exemples en l'antiquité ; et ie ne sçais si, sans y penser, nous ne retenons Executions pas quelque trace de cette barbarie. Tout ce

de justice au- . i i\ i i i i i

delà de mort qui cst au delà de la mort simple, me semble cmaute'.^"^^ pure cruauté. Nostre iustice ne peult espérer que celuy que la crainte de mourir, et d'estre descapité , ou pendu , ne gardera de faillir , en soit empesché par l'imagination d'un feu lan- guissant, ou des tenailles, ou de la roue. Et ie ne sçais ce pendant , si nous les iectons au de- sespoir ; car en quel estât peult estre l'ame d'un homme , attendant vingt quatre heures la mort, brisé sur une roue , ou , à la vieille façon , cloué à une croix? losephe (a) recite que pendant les guerres des Romains en ludée , passant l'on avoit crucifié quelques luifs il y avoit trois iours, il recogneut trois de ses amis, et ob teint de les oster de là; les deux moururent , dict il , Supplice l'aultre vescut encores depuis. Chalcondyle(^),

barbare pra- , j r vi i , i

tique par homme de loy , aux mémoires qu il a laisse des Mechmed! choscs advcuucs de son temps et prez de luy, re- cite pour extrême supplice celuy que l'empereur Mechmet practiquoit souvent, de faire tren-

(à) Dans rbistoire de sa vie , sur la fin. C. (è) Dans son Histoire des Turcs, 1. lo, vers le com- mencement. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXVII. 553 cher les hommes en deux parts par le fauls (a) du corps, à Tendroict du diaphragme, et d'un seul coup de cimeterre ; d'où il arrivoit qu'ils mourussent comme de deux morts à la fois ; et veoyoit on , die til , l'une et l'aultre part pleine de vie se démener long temps aprez , pressée de torment. le n'estime pas qu'il y eust grande souffrance en ce mouvement ; les supplices plus hideux à yeoir ne sont pas tousiours les plus forts à souffrir ; et treuve plus atroce ce que d'aultres historiens en recitent contre des sei- gneurs epirotes , qu'il les feit escorcher p^r le menu , d'une dispensation si malicieusement ordonnée , que leur vie dura quinze ioiirs à cette angoisse. Et ces deux aultres : Crœsus {b) ayant Deuxexem-

g. . , .,, r ' ^ -n plesd'uneex-

laict prendre un gentilhomme, lavori de Pan- trémecruau- taîeon , son frère , le mena en la houtique d'un '^* foullon , il le feit tant gratter et carder à coups de cardes et peignes de ce mestier , iusqu'à ce qu'il en mourut. George Sechel (c), chef de ces païsans de Poloigne, qui, soubs tiltre de la croisade , feirent tant de maulx, des-

{a) Par V enfourchure ; à la lettre , par le défaut du corps. E. J.

{b) Hérodote, 1. i. C.

(c) Vous trouverez ce fait , avec toutes ses circon- stances , daiîs la Chronique de Cariun, refondue par Mélanchton et Gaspard Peucer , son gendre , I. 4 , p. 700 , et dans les Annales de Silésie , compilées en latin par Joachim Curaus , p. 233. C.

554 ESSAIS DE MONTAIGNE,

faict en battaille par le vayvode de Transsyl- vanie , et prins , feut trois iours attaché nud sur un chevalet, exposé à toutes les manières de torments que chascun pouvoit inventer contre luy; pendant lequel temps on fit jeûner plu- sieurs aultres prisonniers. Enfin , luy vivant et veoyant, on abbruva de son sang Lucat, son cher frère , et pour le salut duquel seul il prioit, tirant sur soy toute l'envie de leurs mesfaicts : et feit Ion paistre vingt de ses plus favoris ca- pitaines, deschirants à belles dents sa chair, et en engloutissants les morceaux. Le reste du corps et parties du dedans, lui expiré, feurent mises bouillir, qu'on feit manger à d'aultres de sa suitte.

t

CHAPITRE XXVIII.

Toutes choses ont leur saison.

La vertu de Ceulx qui apparient Gaton le censeur au ieunc

Catond'Uti- ^ ^ t-l-

que plus pu- Caton , mcurtricr de soy mesme, apparient de ïaton-ie- dcux bcllcs naturcs et de formes voisines. Le Censeur. premier exploicta la sienne à plus de visages

et precelle («) en exploicts militaires et en uti- lité de ses vacations publicques : mais la vertu du ieune , oultre ce que c'est blasphème de luy en apparier null' aultre en vigueur , feut bien

(a) Excelle , surpasse. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XXVIII. 555 plus nette ; car qui deschargeroit d'envie et d'ambition celle du censeur, ayant osé chocquer l'honneur de Scipion , en bonté et en toutes parties d'excellence de bien loiug plus grand, et que luy et que tout aultre homme de son siècle? Ce qu'on dict, entre aultres choses, de Caton-le- luy (fl), qu'en son extrême vieillesse il se meit visatroptard à apprendre la langue grecque, d'un ardent le'Trcc." appétit, comme pour assouvir une longue soif, ne me semble pas luy estre fort honnorable: c'est proprement ce que nous disons , « Re- tumber en enfantillage ». Toutes choses ont Toutes cho-

, -Il , . . ses ont leur

leur saison, les bonnes, et tout (A); et le puis saison. dire mon patenostre hors de propos; comme on défera T. Quintius Flaminius (c),dece qu'es- tant gênerai d'armée, on l'avoit veu à quartier, sur l'heure du conflict , s'amusant à prier Dieu , en une battaille qu'il gaigna.

(a) Plutabque, P^ie de Caton-le^Censeur , c. i. C.

{b) Aussi. Et tout , dans ce sens-là , est un vrai gasconisrae, dont voici encore un exemple que j'ai trouvé dans Bratttôme, p. 432 , t. II , de ses Femmes galantes, cil , parlant d'un homme marié à une belle et aimable femme, il dit ; Qui Va telle, ne va point au pourchas , comme if autres, autrement il est bien misérable ; et qui njr va, peu se soucie-il de dire mal des Dames, ni bien et tout^ sinon (jue de la sienne. C. On dit encore itout pour aussi , en Sologne. E. .1.

(c) Plutarque , Comparaison de T. Q. Flaminius avec Philopœmen , §. 2. C.

556 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Imponit finem sapiens et rébus honestis (i).

Eudemonidas , veoyant Xenocrates , fort vieil , s'empresser aux leçons de son eschole : « Quand sçaura cettuy cy, dict il, s'il apprend enco- res ! (a) » Et Philopœmen {b) , à ceulx qui hault louoient le roy Ptolomaeus de ce qu'il durcis- soit sa personne touts les iours à l'exercice des armes ; « Ce n'est, dict il, pas chose louable à un roy de son aage de s'y exercer ; il les deb- vroit hormais (c) réellement employer », Le ieune doibt faire ses apprests; le vieil , en iouir, disent les sages : et le plus grand vice qu'ils remarquent en nous, c'est que nos désirs ra- ieunissent sans cesse , nous recommenceons Nos désirs tousiours à vivre : nostre estude et nostre en-

étrY^amortis ^^^ dcbvroicut quclqucsfois sentir la vieillesse.

avec l'âge, ^q^^ avons le pied à la fosse ; et nos appétits et poui^suittes ne font que naistre ,

Tu secanda marmora

(i) Même dans la vertu, le sage sait s'arrêter. Juv. sat. 6, V. 443-

Ici Montaigne de'tourne les paroles de ce poète du sens qu'elles ont dans Toriginal , oii elles signifient tout autre chose. C.

(a) Plutarque , Dits Notables des Lacédémoniens. C-

{b) Id. F'ie de Philopœmen. C.

(c) Désormais f à l'avenir. Désorm^ais , en prenant la place de horm,ais , l'a dépossédé entièrement. Du temps de Nicot, on pouvoit écrire des ores mais , au lieu de désormais. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXVIII. 55;

Locas sub ipsum funiis , et , scpulcri liiiinemor, struis doinos (i).

Le plus long de mes desseings n'a pas un an d'estendue : ie ne pense désormais qu'à finir, me desfoys {a) de toutes nouvelles espérances et entreprinses , prends mon dernier congé de touts les lieux que ie laisse, et me despossede touts les iours de ce que i'ay : Olim iam nec

périt quicqucm rnihi, nec acquiritur plus

superest viatici, quàin vice (a).

Vixi, et quem dederat cursura fortuna peregi (3).

C'est enfin tout le soulagement que ie treuve en ma vieillesse, qu'elle amortit en moy plu- sieurs désirs et soings de quoy la vie est in- quiétée; le soing du cours du monde, le soing des richesses , de la grandeur , de la science , de la santé , de moy. Cettuy cy apprend à parler, lors qu'il luy fault apprendre à se taire pour iamais. On peult continuer à tout temps

(i) Vous faites tailler des marbres, à la veille de mou- rir ; vous bâtissez une maison , et il faudroit songer à un tombeau. Hor. I. 2, od. 18, v. 17.

{à) Je me défais, E. J.

(2) Depuis long-temps , je ne perds ni ne gagne ; . . . . il me reste plus de provisions que de chemin à faire. Sepœc. epist. 77.

(3) J'ai vécu , j'ai fourni la carrière que la fortune m'avoit donnée à parcourir. Virg. Énéiile , I. 4> v. 653.

558 ESSAIS DE MONTAIGNE,

Festude, non pas l'escliolage : la sotte chose qu'un vieillard abécédaire !

Diverses diversa iuvant , non omnibus annis Omnia conveniunt (i).

Quelle est S'il fault estudicr , estudions un estude sortable

rëtude qui , ^' o

convient à la a uostrc conditiou , afin que nous puissions

vieillesse. i i ^ j i

respondre , comme celuy a qui , quand on de- manda à quoy faire ces estudes en sa décrépi- tude , « A m'en partir meilleur, et plus à mon ayse » , respondict il. Tel estude feut celuy du ieune Caton , sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, De l'éternité de l'ame ; non , comme il fault croire , qu'il ne feust de long temps garny de toute sorte de munitions pour un tel deslogement; d'asseu- rance, de volonté ferme et d'instruction, il en avoit plus que Platon n'en a en ses escripts ; sa science et son courage estoient , pour ce regard, au dessus de la philosophie : il print cette occupation , non pour le service de sa mort ; mais , comme celuy qui n'interrompit pas seulement son sommeil en l'importance d'une telle délibération, il continua aussi sans choix et sans changement ses estudes avecques les aultres actions accoustumees de sa vie. La

(i) Les hommes aiment des choses diverses : toute chosp ne convient pas à tout âge. Cornel. Gallus. eleg. i , V. io3.

LIVRE II, CHAPITRE XXVIII. 559 nuict (a) qu'il veint d'estre refusé de la pre- ture, il la passa à iouer ; celle en laquelle il debvoit mourir, il la passa à lire : la perte ou de la vie, ou de l'office, tout luy feut un.

CHAPITRE XXIX. De la Vertu,

1e treuve , par expérience, qu'il y a bien à dire l homme entre les boutées et saillies de l'ame, ou une ?emcntàcet résolue et constante habitude : et veois bien ';!/*\,^^^^^'^

constam-

qu'il n'est rien que nous ne puissions , voire "J*;"^ ^^ ^^- iusques à surpasser la Divinité mesme , dict fon les nVin-

, » 1 1 1 cipes d'une

quelqu un , a autant qite c est plus de se rendre vertu sol^c. impassible , de soy, que d'estre tel , de sa con- dition originelle ; et iusques à pouvoir ioindre à l'imbécillité de l'homme une resolution et asseurance de Dieu , mais c'est par secousses: et ez vies de ces héros du temps passé, il y a quelquesfois des traicts miraculeux , et qui semblent de bien loing surpasser nos forces naturelles; mais ce sont traicts, à la vérité; et est dur à croire que de 2es conditions ainsin eslevees , on en puisse teindre et abbruver l'ame en manière qu'elles luy deviennent ordi-

(a) Senec. epist. 71 et 104. C.

56o ESSAIS DE MONTAIGNE,

naires et comme naturelles. Il nous escheoit à nous mesmes , qui ne sommes qu'avortons d'hommes , d'eslancer par fois nostre ame , esveillee par les discours ou exemples d'aul- truy , bien loing au delà de son ordinaire : mais c'est une espèce de passion , qui la poulse et agite , et qui la ravit aulcunement hors de soy ; car , ce tourbillon franchi y nous veoyons que , sans y penser, elle se desbande et relasche d'elle mesme , sinon iusques à la dernière tou- che , au moins iusques à n'estre plus celle ; de façon que lors , à toute occasion , pour un oyseau perdu , ou un verre cassé , nous nous laissons esmouvoir à peu prez comme l'un du vulgaire. Sauf l'ordre , la modération et la constance, i'estime quf toutes choses soient faisables par un homme bien manque («) et défaillant en gros. A cette cause, disent les sages, il fault, pour iuger bien à poinct d'un homme, principalement contrerooller ses ac- tions communes, et le surprendre en son(ô) à touts les iours. Pyrrhon Pyrrho , celuy qui bastit de l'ignorance une menÏÏeTal" ^^ plaisautc scicuce , essaya , comme touts les re repondre aultrcs vravcmeut philosophes, de faire res-

sa vie a sa «^ * . ,

doctrine. poudrc sa vic à sa doctrine. Et, parce qu il maintenoit la foiblesse du iugement humain

{d) Défectueux j imparfait ^ foi ble. E. J. {b) En son habit de tous les jours. E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XXIX. 56i estre si extrême que de ne pouvoir prendre party ou inclination , et le vouloit suspendre perpétuellement balancé , regardant et ac- cueillant toutes choses comme indifférentes , on conte {à) qu'il se maintenoit tousiours de mesme façon et visage : s'il avoit commencé un propos, il ne laissoit pas de l'achever, bien que celuy à qui il parloit s'en feust allé; s'il alloit , il ne rompoit son chemin {b) pour empeschement qui se presentast, conservé des précipices, du heurt des charrettes et aultres accidents , par ses amis : car , de craindre ou éviter quelque chose, c'eust esté chocquer ses propositions , qui ostoient aux sens mesmes toute eslection et certitude. Quelquesfois il souffrit d'estre incisé et cautérisé, d'une telle constance, qu'on ne luy en veit pas seulement ciller les yeulx. C'est quelque chose de ramener Tame à ces imaginations; c'est plus d'y ioindre

(a) DiOG. Laerce, J^ie de Pjrrrhon, 1. 9, segm. 63. C.

(b) Jd. ibid. segm. 62. Montaigne dit positivement ailleurs , que ceux qui peignent Pyrrhon « stiipide et » immobile, prenant un train de vie farouche et inasso- » ciable, attendant le heurt des charrettes , se présentant M aux précipices , refusant de s'accommoder aux loix » , enchérissent sur sa doctrine. Pyrrhon, ajoute-t-il , « n*a » pas voulu se faire pierre ou souche ; il a voulu se faire M homme vivant , discourant , et raisonnant , jouissant » de touts plaisirs et commoditez naturelles , etc. » , I. 2 , c. 12. C.

III. 36

562 ESSAIS DE MONTAIGNE,

les effects ; toutesf'ois il n'est pas impossible . mais de les ioindre avecques telle persévérance et constance, que d'en establir son train ordi- naire, certes , en ces entreprinses si esloin- gnees de l'usage commun , il est quasi in- croyable qu'on le puisse. Voylà pourquoy, comme il feut quelquesfois rencontré en sa maison, tansant (a) bien asprement avecques sa sœur, et luy estant reproché de faillir en cela à son indifférence : « Quoy, dict il, faut il qu'encores cette femmelette serve de tesmoi- gnage à mes règles ? » Une aultre fois, qu'on le veit se deffendre d'un chien : «Il est, dict il (^), tresdifficile de despouiller entièrement l'homme : et se fault mettre en debvoir et fefforcer de combattre les choses , première- ment par les effects , mais , au pis aller , par la raison et par les discours ». Actions II y a environ sept ou huict ans , qu'à deux res, produi- licucs d'icy , uu hommc de village, qui est

tes par une . ^ ^ i . . i i

soudaine ré- cucorcs Vivant , ayant la teste de long temps so ution. rompue par la ialousie de sa femme , revenant un iour de la besongne , et elle le bienvei- gnant (c) de ses criailleries accoustumees , entra en telle furie, que sur le champ, à tout la serpe qu'il tenoit encores en ses mains ,

(a) DioG. Laerce , ^ie de Pjrrhon, 1. 9, segm. Œ. C.

{b) Id. ibid.

(c) U accueillant , pour sa bienvenue. E. .T.

LIVRE II, CHAPITRE XXIX. 563 s'estant moissonné tout net les pièces qui la mettoient en fiebvre, les luy iecta au nez. Et il se dict qu'un ieune gentilhomme des nostres, amoureux et gaillard, ayant, par sa persévé- rance, amolli enfin le cœur d'une belle mais- tresse, désespéré de ce que, sur le poinct de la charge, il s'estoit trouvé mol luy mesme et desfailly, et que

Non virlliter Iiiers senile pénis extulerat caput (i),

il s'en priva soubdain revenu au logis, et l'en- voya , cruelle et sanglante victime, pour la purgation de son offense. Si c'eust esté par discours et religion, comme les presbtres de Cybele,que ne dirions nous d'une si haultaine entreprinse? Depuis peu de iours, à Bergerac, Exemple

, . ,. , . ^ ^ , remarquable

a cmq lieues de ma maison, contremont la n- d'une femme viere de Dordoigne , une femme ayant esté tor- ^",^,/^ "^"^i^ mentee et battue, le soir avant, de son mary, eiébattuede

' •' ' son man.

chagrin et fascheux de sa complexion , délibéra d'eschapperà sa rudesse, au prix de sa vie; et s'estant, à son lever, accointée de ses voisines

(i) La partie dont il attendoit le plus de service, n'avoit donné aucun signe de vigueur. Tihullus ad Prinpum, de inertiâ inguinis , cormen 84 , diversorurn poetarum in Priapum Lusus. Montaigne met ici extulerat au lieu d*extulit, qui est dans l'original, ('es fragments, ou ces priapées, ont été recueillis et publiés à la suite du Pé- trone variorum, édit. de 1669. C.

564 ESSAIS DE MONTAIGNE,

comme de coustume , leur laissant couler quel- que mot de recoramendation de ses affaires, prenant une sienne sœur par la main , la mena avecques elle sur le pont , et, aprez avoir prins congé d'elle , comme par manière de ieu, sans montrer aultre changement ou altération, se précipita du hault en bas en la rivière, elle se perdit. Ce qu'il y a de plus en cecy, c'est que ce conseil meurit une nuict entière dans Moitvolon- sa teste. C'est bien aultre chose des femmes mes des In- indiennes : car estant leur coustume , aux ma- foup *^plus l'îs d'avoir plusieurs femmes , et à la plus chère merveilleuse, d'elles de sc tuer aprez son mary, chascune, par le desseing de toute sa vie , vise à gaigner ce poinct et cet advantage sur ses compaignes; et les bons offices qu'elles rendent à leur mary ne regardent aultre recompense que d'estre préférées à la compaignie de sa mort.

...Ubi mortifero iacta est fax ultima lecto , Uxorum fusis stat pia turba comis :

Et certamen habent lethi , quae viva sequatur Coniugium : pudor est non licuisse mori.

Ardent victrices , et flammae pectora praebent , Tmponuntque suis ora perusta viris (i).

(i) Lorsque la torche funèbre est lancée sur le lit de mort, on voit autour du bûcher les épouses échevelées se disputer l'honneur de mourir , et de suivre leurs époux: survivre est pour elles une honte. Celle qui sort victorieuse de ce combat, se précipite dans les flammes, et, d'une

LIVRE II, CHAPITRE XXIX. 565 Un homme escrit encores en nos iours avoir veu en ces nations orientales cette coustume en crédit , que non seulement les femmes s'en- terrent aprez leurs maris , mais aussi les esr claves desquelles il a eu iouïssance : ce qui se faict en cette manière : Le mary estant tres- passé, la veufve peult, si elle veult , mais peu le veulent, demander deux ou trois mois d'es- pace à disposer de ses affaires. Le iour venu , elle monte à cheval , parée comme à nopces, et d'une contenance gaye , comme allant , dict elle, dormir avecques son espoux , tenant en sa main gauche un mirouer, une flesche en Taultre : s'estant ainsi promenée en pompe , accompaignee de ses amis et parents et de grand peuple en feste, elle est tantost rendue au lieu publicque destiné à tels spectacles : c'est une grande place, au milieu de laquelle il y a une fosse pleine de bois ; et ioignant icelle , un lieu relevé de quatre ou cinq marches , sur lequel elle est conduicte , et servie d'un magnifique repas; aprez lequel, elle se met à baller et à chanter, et ordonne, quand bon luy semble, qu'on allume le feu. Cela faict, elle descend, et, prenant par la main le plus proche des pa- rents de son mary, ils vont ensemble à la ri- vière voisine, elle se despouille toute nue ,

bouche ardente , embrasse en mourant son époux. Propert. cleg. 12, 1. 3, V. 17.

^66 ESSAIS DE MONTAIGNE,

et distribue ses ioyaux et vestements à ses amis, et se va plongeant dans l'eau , comme pour y laver ses péchez : sortant de , elle s'enve- loppe d'un linge iaune de quatorze brasses de long; et, donnant derechef la main à ce pa- rent de son mary, s'en revont sur la motte , elle parle au peuple , et recommende ses en- fants , si elle en a. Entre la fosse et la motte, on tire volontiers un rideau , pour leur oster la veue de cette fornaise ardente , ce qu'aulcunes deffendent, pour tesmoigner plus de courage. Finy qu'elle a de dire , une femme luy présente un vase plein d'huile à s'oindre la teste et tout le corps , lequel elle iecte dans le feu quand elle en a faict , et en l'instant s'y lance elle mesme. Sur l'heure , le peuple renverse sur elle quantité de busches pour l'empescher de lan- guir ; et se change toute leur ioye en dueil et tristesse. Si ce sont personnes de moindre es- toffe , le corps du mort est porté au lieu on le veult enterrer; et mis en son séant, la veufve , à genoux devant luy , l'embrassant estroictement , et se tient en ce poinct , pen- dant qu'on bastit autour d'eulx un mur, qui , venant à se haulser iusques à l'endroict des espaules de la femme , quelqu'un des siens , par le derrière prenant sa teste , luy tord le col ; et rendu qu'elle a l'esprit , le mur est soubdain Resolution Hionté et clos , ils demeurent ensepvelis. En so^isteT"^' ce mesme pais , il y avoit quelque chose de pa-

LIVRE II, CHAPITRE XXIX. 56; reil en leurs erymnosophistes : car, non par la qui se brû-

, , ^ ,'. ^ . . loientvolon-

contraincte daultruy, non par 1 impétuosité taircmcnt. d'un' humeur soubdaine, mais (a) par expresse profession de leur règle , leur façon estoit , à mesure qu'ils avoient attainct certain aage, ou qu'ils se voyoient menacez (b) par quelque ma- ladie , de se faire dresser un buchier, et au dessus un lict bien paré ; et aprez avoir fes- toyé ioyeusement leurs amis et cognoissants, s'aller planter dans ce lict, en telle resolution , que le feu y estant mis, on ne les veist mou- voir ny pieds, ny mains : et ainsi mourut l'un d'eulx, Calanus (c), en présence de toute l'ar- mée d'Alexandre le grand. Et n'estoit estimé entre eulx ny saînct , ny bienheureux qui ne s'estoit ainsi tué, envoyant son ame purgée et purifiée par le feu , aprez avoir consommé tout ce qu'il y avoit de mortel et terrestre. Cette constante préméditation de toute la vie, c'est ce qui faict le miracle.

Parmy nos aultres disputes , celle du Fatum Doctrine

, , 1111 qui établit la

S y est meslee : et , pour attacher les choses ad- nécessité des venir et nostre volonté mesmes a certaine et ^^j. inévitable nécessité , on est encores sur cet ar- gument du temps passé , « Puisque Dieu pre- veoit toutes choses debvoir ainsin advenir,

(a) QuiNTE-CuRCE , 1. 8, c. 9. c.

(b) Strabox, 1. i5. c.

(c) Plutarque, I^ie (i*j4 le xandre-le~Gr and, c. 9.1. C.

568 ESSAIS DE MONTAIGNE,

comme il faict sans double ; il faiilt doncques qu'elles adviennent ainsin ». A quoy nos mais- tres respondent , « Que le veoir que quelque chose advienne, comme nous faisons, et Dieu de mesmes (car tout luy estant présent, il veoit plustost qu'il ne preveoit) , ce n'est pas la for- cer d'advenir : voire , nous voyons, à cause que les choses adviennent ; et les choses n'advien- nent pas , à cause que nous voyons : l'advene- ment fait la science , non la science l'advene- ment. Ce que nous voyons advenir, advient; mais il pouvoit aultrement advenir; et Dieu, au registre des causes des advenements qu'il a en sa prescience , y a aussi celles qu'on appelle fortuites, et les volontaires qui despendent de la liberté qu'il a donné à nostre arbitrage {a) , et sçait que nous fauldrons , parce que nous aurons voulu faillir ». Quels usa- Or, i'ay veu assez de gents encourager leurs

ses on a fait , ' , r i

de cette doc- troupes dc ccttc neccssitc fatale : car si nostre heure est attachée à certain poinct , ny les ar- quebusades ennemies, ny nostre hardiesse, ny nostre fuyte et couardise , ne la peuvent ad- vancer ou reculer. Cela est beau à dite ; mais cherchez qui l'effectuera : et s'il est ainsi , qu'une forte et vifve créance tire aprez soy les actions de mesme, certes cette foy, de quoy nous remplissons tant la bouche, est merveil-

(a) A noire libre arbitre (ad nostriim arbitrium). E. J.

LIVRE II, CHAPITRE XXIX. 569 leusement legiere en nos siècles ; sinon que le mespris qu'elle a des œuvres , luy face desdai- gner leur compaignie. Tant y a , qu'à ce mesme propos , le sire de louinville , tesmoing croyable autant que tout aultre , nous raconte des Be- doins, nation meslee aux Sarrasins , auxquels le roy sainct Louys eut affaire en la Terre saincte, qu'ils croyoient si fermement, en leur religion , les iours d'un chascun estre de toute éternité prefix et comptez , d'une preordon- nance inévitable , qu'ils alloient à la guerre nndz , sauf un glaive à la turquesque , et le corps seulement couvert d'un linge blanc : et pour leur plus extrême mauldisson , quand ils se courrouceoient aux leurs, ils avoient tous- iours en la bouche ; « Mauldit sois tu comme celuy qui s'arme , de peur de la mort (a) ! » voylà bien aultre preuve de créance et de foy que la nostre. Et de ce reng est aussi celle que don- A quelle é- nerent ces deux religieux de Florence, du temps ?eîigie^ux^de de nos pères : Estants en quelque controverse fcuïcnrinet- de science , ils s'accordèrent d'entrer touts deux *^*^ Jeurdiffé-

' rente croy an-

dans le feu, en présence de tout le peuple, ce.

et en la place publicque, pour la vérification chascun de son party : et en estoient desia les apprests touts faicts, et la chose iustement sur le poinct de l'exécution , quand elle feut inter- rompue par un accident improuveu (5).

(a) Mémoirts de Joinuillc , c. 3o. C.

(h) Mém. de Philippe de Commines , I. 8, c. 19. C.

Sjo ESSAIS DE MONTAIGNE,

Jeune Turc Un ieunc seigiieuF turc, ayant faict un si-

qui eut un .

lièvre pour gualc laict cl armcs de sa personne, a la veue SrvaiJiance. ^^^^ deux battailles d'Amurath et de l'Hunia- de («), prestes à se donner (/^), enquis par Amu- rath , qui l'avoit , en si grande ieunesse et inexpérience (car c'estoit la première guerre qu'il eust veu ) , rempli d'une si généreuse vi- gueur de guerre, respondit, « Qu'il avoit eu pour souverain précepteur de vaillance un lièvre : quelque iour, estant à la chasse, dict il , ie descouvris un lièvre en forme ; et encores que i'eusse deux excellents lévriers à mon costé , si me sembla il, pour ne le faillir point, qu'il valloit mieulx y employer encores mon arc , car il me faisoit fort beau ieu. le com- menceay à descocher mes flèches, et iusques à quarante qu'il y en avoit en ma trousse, non sans l'assener seulement , mais sans l'esveiller. Aprez tout , ie descouplai mes lévriers aprez , qui n'y peurent non plus. l'apprins par qu'il avoit esté couvert par sa destinée ; et que ny les traicts ny les glaives ne portent que par le congé de nostre fatalité , laquelle il n'est en nous de reculer ny d'advancer ». Ce conte

(a) Le fameux Jean Corvin Huniade, vaivode de Tran- sylvanie , général des armées de Ladislas , roi de Hongrie, et Tun des plus grands capitaines de son siècle. C.

(b) A se livrer , ou à se choquer, comme on a mis dans quelques anciennes éditions. E. J. ^

LIVRE II, CHAPITRE XXIX. 571 doibt servir à nous faire veoir en passant com- bien nostre raison est flexible à toute sorte d'images. Un personnage^grand d'ans, de nom, de dignité et de doctrine, se vantoit à nioy d'avoir esté porté à certaine mutation tresim- portante de sa foy par une incitation estran- giere, aussi bizarre; et au reste, si mal con- cluante , que ie la trouvois plus forte au revers ; luy l'appelloit miracle; et moy aussi, à divers Fomlemem

-. , . . ,. , -le plus com-

sens. Leurs historiens disent que la persuasion munducou- estant populairement semée entre les Turcs de Xurcs, *^^ la fatale et imployable prescription de leurs iours, ayde apparemment à les asseurer aux dangiers. Et ie cognois un grand prince qui en faict heureusement son proufict, soit qu'il la croye , soit qu'il la prenne pour excuse à se ba- zarder extraordinairement : Pourveu que for- tune ne se lasse trop tost de luy faire espaule!

11 n'est point advenu de nostre mémoire un Rf^solution plus admirable effect de resolution , que de sassins'^ de ces deux qui conspirèrent la mort du prince î^"^*prince d'Orange (a). C'est merveille comment on peut d'Orange, eschauffer le second, qui l'exécuta, à une en-

(a) Le fondateur de la république de Hollande. En i582, le 18 de mars , ce prince fut assassiné d*un coup de pisto- let à Anvers, au sortir de table, par un habitant de la Biscaye , nommé Jehan de Jeaureguy , et guérit de celte blessure; mais, en i584 , le 10 de juillet, il fut tué d'un coup de pistolet dans sa maison ù Drift, en Hollande, par Palthazar Gérard, natif de la Franche-Comte. C.

572 ESSAIS DE MONTAIGNE,

treprinse en laquelle il estoit si mal advenu à son Gompaignon , y ayant apporté tout ce qu'il pouvoit , et , sur ce^e trace , et de mesmes armes , aller entreprendre un seigneur , armé d'une si fresche instruction de desfiance , puis- sant de suitte d'amis et de force corporelle, en sa salle , parmy ses gardes , en une ville toute à sa dévotion. Certes , il y employa une main bien déterminée , et un courage esmeu d'une vigoreuse passion. Un poignard est plus seur pour assener , mais d'autant qu'il a besoing de plus de mouvement et de vigueur de bras que n'a un pistolet , son coup est plus subiect à estre gauchy ou troublé. Que celuy ne courust à une mort certaine , ie n'y foys pas grand doubte ; car les espérances de quoy on eust sceu l'amu- ser ne pou voient loger en entendement rassis, et la conduicte de son exploict montre qu'il n'en avoit pas faulte , non plus que de courage. Les motifs d'une si puissante persuasion peu- vent estre divers , car nostre fantasie faict de soy et de nous ce qu'il luy plaist. L'exécution qui feut faicte prez d'Orléans («), n'eut rien de pareil ; il y eut plus de liazard que de vigueur ; le coup n'estoit pas à la mort, si la fortune ne

{à) Par Poltrot , qui assassina le duc de Guise , un soir que ce duc s'en retournoit à cheval à son logis. Voyez les Mémoires de Brantôme , à l'article de M. de Guise , t. III, p. 1 12 , ii3 , 1 15. C.

LIVRE II, CHAPITRE XXIX. SjS leust rendu tel; et l'entreprinse de tirer, estant à cheval, et de loing, et à un qui se mouvoit au bransle de son cheval , feust l'entreprinse d'un homme qui aimoit mieulx faillir son effect que faillir à se sauver. Ce qui suyvit aprez le montra ; car il se transit et s'enyvra de la pensée de si haulte exécution, si qu'il perdit entière- ment son sens et à conduire sa fuyte et à con- duire sa langue en ses responses. Que luy falloit il , que recourir à ses amis au travers d'une rivière? c'est un moyen ie me suis iecté à moindres dangiers, et que i'estime de peu de hazard , quelque largeur qu'ait le passage , pourveu que vostre cheval treuve l'entrée fa- cile , et que vous prévoyiez au delà un bord aysé , selon le cours de l'eau. L'aultre (a), quand on luy prononcea son horrible sentence : « l'y estois préparé , dict il ; je vous estonnerai de ma patience ».

Les Assassins , nation despendante de la Phœ- Gens qui nicie , sont estimez , entre les Mahumetans , l'assaLmat ^ d'une souveraine dévotion et pureté de mœurs, p^™"^ J^ Ils tiennent que le plus court chemin à gaigner j^^^/^p^'^j' paradis, c'est de tuer quelqu'un de religion ^Us. contraire. Parquoy on l'a veu souvent entrer prendre, à un ou deux , en pourpoinct, contre des ennemis puissants , au prix d'une mort cer-

(fl) Ballhazar Gérard , qui venoit de tuer le prince fVOrange par un iofârae assassinat. C.

^74 ESSAIS DE MONTAIGNE,

taine , et sans aulcun soing de leur propre dan- gier. Ainsi feut assassiné (ce mot est emprunté de leur nom) nostre comte Raymond de Tri- poli , au milieu de sa ville , pendant nos entre- prinses de la guerre saincte ; et pareillement Conrad , marquis de Montferrat : les meur- triers conduicts au supplice , touts enflez et fiers d'un si beau chef d'oeuvre.

FIN DU TOME TROISIEME.

TABLE DES CHAPITRES

CONTENUS DANS CE VOLUME.

SUITE DU LIVRE SECOND.

Chapitre XII. Apologie de Rafinond Sebond. Page i

Chap. XIII. De iuger de la mort d*aultriiy 3G4

Chap. XIV. Comme nosire esprit s*empesche soy

même 877

Chap. XV. Que nostre desir s'accroist par la malay-

sance 879

CriAP. XVI. De la gloire 890

CiiAP. XVII. De la presumption 418

Chap. XVIII. Du desmeutir 482

Chap. XIX. De la liberté de conscience 491

Chap. XX. Nous ne goustons rien de pur 499

Chap. XXI. Contre la fainéantise 5o6

Chap. XXII. Des postes 5i4

Chap. XXIII. Des mauvais moyens employez à bonne

fin 5i7

Chap. XXFV. De la grandeur romaine $24

Chap. XXV. De ne contrefaire le malade 628

Chap. XXVI. Des poulces 532

Chap. XXVIT. Couardise, mère de la cruauté 535

Chap. XXVIII. Toutes choses ont leur saison 554

Chap. XXIX. De la vertu 5^9

PQ Montaigne, Michel Eyquem de

IGAI Essais Nouv. éd.

Al

1818

t. 3

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