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ESSAIS

SUR BALZAC

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ESSAIS SUR BALZAC

DU MEME AUTEUR

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PAUL FLAT

ESSAIS

SUR BALZAC

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1], IM.ON, NOL'UHIT et C'«, Ii\lIM{IMEUIlS-ÉDITEURS

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I8î):{ Tous droits rhvrvi's

A MON CHER ET AFFECTIONNÉ

MARCEL SE M BAT

Je dédie ces Essais, en souvenir des heures pré- cieuses et charmantes, durant lesquelles la pénétration réciproque de 7ios esprits développa notre intimité, et fortifia le sentiment inaltérable d'une rare amitié.

P. F.

Avril 1893.

AYANT-PROPOS

Un des phénomènes caractéristiques de révo- lution littéraire moderne est la fortune diverse et contradictoire de ces deux maîtres du roman : Balzac et Stendhal. Le premier, dès l'abord, força la réputation, s'imposa comme une puissance do la nature, s'installa dans les lettres en conquérant : c'est qu'à côté de certaines qualités qui ne pou- vaient être appréciées que denosjours, il dévoila dès l'origine un don de vie intense et d'intérêt poi- {jiiant propre à saisir le succès immédiat, à lui assurer la prompte réputation. Steiidlial, bien au contraire, était un composé de talents rares, un précurseur en toutes choses, et par sa forme d'esprit si Ijizarre, et par son style si cnriciise- ment vouhi, et par l'attitude éuijjmalique de sa personnalité d'artiste ; il le comprit lui-même tellement bien qn'il ne s illusioima pas un instant

AVANT-PROPOS.

sur sa destinée littéraire, et marqua, uous savons avec quelle merveilleuse divination, l'époque précise de sa renommée. Aujourd'hui, c'est-à- dire depuis quelque dix ans, une gloire commune unit et associe leur nom : ils nous apparaissent tous deux contemporains, par l'exceptionnelle faveur dont ils jouissent parmi les artistes, autant que par l'influence indiscutable qu'ils exercent sur les productions imaginatives de notre âge. Stendhal a pris une place que l'on peut exalter comme M. Paul Bourget, ou déplorer, en termes un peu lourds, comme M. Edouard Rod, mais qu'il faut bien constater, quoi qu'on en pense. Quant à Balzac, son nom continue, après plus d'nn demi-siècle, à bénéficier de la célébrité qu'il souhaitait si ardemment, et son génie mar- que d'une empreinte ineffaçable les efforts litté- raires en apparence les plus opposés. Ce serait une très intéressante étude que de comparer les diverses catégories de « Balzaciens », et l'on y verrait, entre autres cuiieuses choses, unies par une commune admiration pour le maître du roman moderne, les doux classes d'écrivains les plus ii'réconciliables : les ccriunins natmalisles et les écrivains cC idées.

Entre Balzac et Stendhal, il convient de noter

AVANT-PROPOS.

une autre différence. Stendhal inspira toute une série de travaux ; depuis l'époque M. Taine le découvrit et le mit si magistralement en lumière, on vit se produire une floraison de critiques et d'études; aujourd'hui encore on continue à s'occnper de son œuvre et à commenter son talent : il faut reconnaître d'ailleurs que les récentes publications inédites livrées à la curio- sité des lettrés, qui dévoilent de plus en plus l'arrière-fond de ce mystérieux esprit, consti- tuaient des documents nouveaux, à maint égard précieux pour l'analyste. En ce qui concerne Balzac, il n'en fut pas ainsi : si l'on excepte la belle étude de M. Tainc mais la dimension même de ce travail limitait son effort on cite- rait difficilement, croyons-nous, un ouvrage qui compte sur Balzac, ou plutôt sur le génie de Bal- zac ; car toute une partie du travail a été exécutée la partie accessoire et fragmentaire; ou a réuni les matériaux de l'œuvre ; tout ce qui a Irait à l'élément anccdoti(jue et biogra[)hi(jue a été fait, tellement fait (jti il we reste rien à y ajouter, et (|ue, [)oui' noti'c paît, nous nous tarderons soi- gneusement de la plus légère inclusion dans ce domaine.

Il est clair (juc IJal/ac, par la hauteur et liui-

IV AVAM-PROPOS,-

nieusité de son génie, se prête mal à des études du genre de celles qui furent tentées sur Stendhal. Si rare et si complexe que soit F esprit de ce der- nier, il est de dimension moins vaste et se laisse plus aisément aborder. Balzac nous apparaît comme une montagne dont l'ascension épou- vante. L'occasion est ici propice d'expliquer ce que nons avons vonlu. En effet, s'il s'était agi d'une analyse complète et détaillée de son œuvre, nous n'aurions en ni la force ni le goût de 1 entre- prendre ; une telle besogne nous aurait semblé inutile et vaine : c'eût été à la fois trop et trop peu. Ce que nous avons cherché, ce qui restait à tenter suivant nous, c'était, une fois admis et constaté le retentissement, la réaction puissante du génie de Balzac sur lame moderne, de préci- ser les exemples do cette influence et de ce retentissement. Il ne faut donc voir dans ces « Essais » que le résultat d'heures employées à savourer Balzac, dilettantisme qui, loin d'être stérile, suggère une foule d'aperçus embrassant à la fois telle partie de l'oeuvre du maître roman- cier et telle face de la société : nous confondons les deux termes, puisque son triomphe est préci- sément d'avoir réalisé cette confusion dans ses ouvrages.

AVA^T-PROPOS.

Ne sont-ce point, en effet, deux choses identi- ques et réciproquement convertibles que l'étude de certains problèmes palpitants de la vie, et l'examen, en ses portions capitales, de l'œuvre de Balzac? réside son modernisme au regard des artistes, ce mot signifiant l'intensité de suggestion exercée sur nos âmes par tel ou tel écrivain. C'est ainsi, par exemple, que la sensibilité féminine ayant été examinée par lui sous la plupart de ses aspects, une étude des principaux types de femmes, surtout des femmes contristées et tortu- rées par l'existence, se trouvera être en même temps une étude de la sensibilité féminine. Emettre cette idée, c'est indiquer le but et la limite même de notre effort : cet effort ne doit pas por- ter seulement sur les jugements, sur la critique à faire de tel ou tel ouvrage, sur les contradictions ([u'il peut enfermer ; il dépasse de beaucoup et dans un sens tout différent tel ou tel type concret, pour s'attaquer au fond même de l'âme féminine, successivement envisagée par Balzac dans des milieux et des situations diverses, comme (;n présriicc d antanl de réactifs qui nous aident à pénétrer le secret de son essence !

Le point de vue auquel uous nous plaçons ici, qui a sug"{|éi"('' le cliapilrc des l'Cmmcs mallicii-

AVAM-PROPOS.

reuses, doits pourrions le reprendre et l'appliquer de manière identique aux différentes catégories sociales étudiées par Balzac. Notre raisonnement serait le même pour le chapitre que nous avons intitulé les Jeunes Gens, le même encore pour celui des Courtisanes, s il ne convenait d'ajouter que nous abordons ici une question plus com- plexe : en même temps que nous y tentons une étude de psychologie pure, nous touchons à l'un des plus graves problèmes sociaux. Dans le cha- pitre des artistes, nous y entrons bieu plus encore, en examinant ces belles études sur la presse, dans lesquelles Balzac pressent les développements et les vices du journalisme mo- derne.

Si les explications précédemment fournies ont bien marqué l'esprit qui a présidé à ces « Essais » , le plan en apparaîtra comme forcé : d'abord une étude sur l'œuvre maîtresse de Balzac, dans laquelle, écartant de parti pris tout ce qui a trait à la genèse, aux péripéties des romans, nous nous sommes uniquement appliqué à choisir, parmi s(;s créations, celles nous trouvions avec le plus d'intensité le reflet des préoccupations de nos âmes modernes : tel est l'objet de ce premier vohmie, consacré à la Comédie humaine. Nous

AVANT-PROPOS.

passerons ensuite à Fexamen de ce qu'on pour- rait appeler les parties adjacentes de son œuvre, en étudiant son ingénieux effort de style comme conteur, ses vues si profondes en matière de cri- tique générale, ces idées si larges et trop peu connues, par lesquelles Balzac se révèle comme un précurseur : idées qui constituent une mine d'une inépuisable richesse beaucoup allèrent puiser qui ne s'en vantèrent point. La consé- quence immédiate et directe sera l'examen de sa langue, de sa philosophie, en un mot des causes maîtresses qui contribuèrent à faire de lui la plus haute figure littéraire de ce siècle.

Tel est le cercle de notre effort : nous placer en face d'une grande œuvre écrite, comme dans un musée l'artiste se place en face des tableaux d'un grand peintre; en jouir profondément; noter les vibrations exquises ou puissantes qui nous agitent; laisser enfin ces vibrations produire en notre âme leurs conséquences nécessaires, c'est-à-dire l'évocation de quelques idées géné- rales sur l'Art et sur la Vie.

IS'.KJ.

ESSAIS SUR BALZAC

CHAPITRE PREMIER

LA PRÉFACE DK LA « COMÉDIE IIUMALNE » .

Conception d'enscinblc de la Comédie humaine : coniiiicnl elle s'opéra. Solidarité dos phénomènes de la vie ; esprit générali- saleur de Balzac. Nature du véritable esprit scientifique. L'esprit sjstéinatii/ue, soutien de toute yrande œuvre.

L'idée maîtresse de la Comédie humaine : l'iiuinanilé et l'anima- lité. — Doctrine de l'Évolution opposée à celle de la Création. h' Unité de plan appliquée aux espèces sociales. La théorie des Milieux et des Types indiquée par Balzac. lîéaclion de ces idées sur l'œuvre.

Les Idées à côté : La théorie des Forces. Conception amorale de l'art. Seule lacune de ses vues d'ensemble en ce qui touche la religion.

(i L'idée première de la Comédie humaine fut d'abord chez moi comme un rêve, comme un de ces projels im[)OS8iI)U'S (jiie l'on caresse cl (inon laisse s'envoler. Lue chimère (jui soiiril, qui montre son visajje de femme et qui déj)loic aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantasti<jue. Mais la chimère, comme heaiicuup de chimères, se chanjje en réalité : elle a ses commandcmeuls et sa tyrannie aux(jucls il faut céder. » Ne vous trompez [)as à cette phrase qui

1

2 CHAPITRE PREMIER.

figure au début de la Préface; si vague qu'elle semble au premier abord, si métaphorique qu'elle vous apparaisse et embrumée de poésie, elle n'en est pas moins suggestive en ce qui touche les tendances de l'esprit de Balzac et la manière dont s'imposa la conception d'ensemble de son œuvre.

Les phénomènes du monde lui apparurent un jour, non plus distincts et isolés comme aux intelligences moyennes qui ne sauraient embrasser la nature que fragmentairement, mais reliés entre eux par des attaches puissantes et dans un rapport de dépendance éternelle les uns à l'égard des autres. L'immense solidarité qui caractérise les manifestations de la vie et fait que, dans le choc des événements multiples, elles réagissent d'une manière aussi sûre que mysté- rieuse, cette solidarité dut le hanter en un jour d'obsession plus vive : le Roman, par conséquent, cette représentation artistique des choses, dut lui paraître susceptil)le, à l'image des réalités qu'il est destiné à fi.xer, d'une coordination par ensembles et par masses superposées. Mais comment s'opéra chez lui cette subordination d'œuvres diverses à une con- ception générale, cette superposition, ou, si vous aimez mieux, comment s'établit celte assise scienti- fique de son grand ouvrage? Tel est le point capital qu'il importe de fixer, car il nous servira à différen- cier Balzac d'une autre catégorie d'artistes radicalc- Icment opposés à lui. Ce travail ne se fit pas soudai- nement, à l'origine de ses inventions romanesques; ce ne fut pas une notion » plaquée " et artificielle.

LA PREFACE DE LA « COMEDIE HUMAINE », 3

Il s'imposa à lui lentement, sous Tinfluence de cet effort latent et inconscient du cerveau qui échappe à l'analyse, mais n'en produit pas moins ses effets, à l'insu de celui-là même qui les subit : ce qui ne veut pas dire qu'il se présenta d'une manière purement dédiictive, comme pourrait le faire croire la suite de sa préface. Je me l'imagine au contraire aboutissant à une sorte d'illumination soudaine, phénomène de véritable intuition, mais préparé de longue main par ses innombrables travaux antérieurs, par cette élaboration inconsciente dont nous parlions. A l'exemple de toutes les vastes généralisations philo- sophiques qui s'imposèrent au génie de leur inven- teur avec le caractère d'évidence, et qui n'en sont pas moins le résultat d'une patiente contemplation des phénomènes particuliers de la vie, cette gigan- tesque vue d'ensemble de la Comédie Inimaine dut se produire avec la rigueur d'une nécessité psycholo- gique, suite de la longue accumulation de docu- ments qui furent ses premières œuvres. On ne sau- rait trop insister sur cette idée pour marquer la dif- férence entre une conccj)lion scientifique réellement vialde et les conceptions scientiriquos rattachées et plaquées à un effort littéraire, ainsi que nous en vîmes naître à la suite et j)ar esj)rit d'imitation (1). Celle de Balzac découle de son œuvre et s'impose comme une conclusion logique; elle fait corps avec elle au poml d'eu être lusrpMrabh". Lts Miilrcs sont

(1) Telle la coriccjitinii i\v^ » lliiiijjiiii->Li('(|iiart " ili' M. Ilmile Zola.

4 CHAPITRE PREMIER.

antérieures à l'œuvre de leurs auteurs, qui paraît avoir été écrite j)Our les prouver; d'où cette impression qu'elles laissent d'être inefficaces et dépourvues de vie.

Plus d'une fois dans le cours de ces essais, nous aurons à indiquer le retentissement des théories phi- losophiques et scientifiques sur le fjénie de Balzac. Pour lui, comme pour tous les écrivains de premier ordre, elles formèrent l'assise de l'œuvre ; elles lui communiquèrent cette sève et cette saveur excep- tionnelles qui, malgré d'immenses défauts, marque- ront sa place immortelle dans l'histoire des lettres. A vrai dire, il n'est pas de grand ouvrage, même de pure imagination, qui ne révèle, chez celui qui l'a composé, une vue générale des choses, une doctrine par conséquent, qui ne soit en quelque manicre systé- matique et ne repose sur une conception d'ensemble de la vie. Quelle que soit leur forme, leur catégorie artistique : drame, roman, poésie, ils présentent tous ce point commun, à côté de leur affabulation individuelle, élément secondaire et contingent, de nous hausser au domaine inviolable de Vidée, qui est l'élément éternel. A cet égard, les productions de l'esprit peuvent se diviser en deu.\ classes : celles qui n'ont point de soutien et sont destinées à dispa- raître avec les circonstances transitoires qui leur ont donné naissance; les autres à côté, qui reposent sur une puissante assise et correspondent aux besoins éternels de l'iiniuanité. L'assise littéraire de l'œuvre de lUd/ac fut, sinon la connaissance, le mot serait

LA PREFACE DE LA » COMEDIE HU.MAINE ". 3

trop précis, l'intuition des grands problèmes dont la solution devait renouveler les sciences naturelles et les sciences morales. De même que les décou- vertes de Copernic et de Newton avaient précédem- ment Ijoulevcrsé de fond en comble les notions acquises par l'humanité sur le système du monde, de même aussi les hypothèses fécondes des Lamarck et des Geoffroy Saint-Hilalrc allaient exercer une réaction profonde sur l'esprit humain et renouveler son sens de la vie. L'œuvre de Balzac est imprégnée de cette bienfaisante influence. A ce titre, il fut au premier chef un moderne : il laissa le rare et magni- fique exemple d'une entière compréhension des des- tinées littéraires, et il semble que sa Préface ait été composée pour donner une attestation solennelle à cette phrase d'un de ses contemporains : " Le temps n'est pas loin l'on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est uwq, littérature homicide et suicide. ■•

L'idée maîtresse de la Comcdie humaine vient d'une (i comparaison entre rhiinijinilé et l'anima- lité 11 . Cette proposition nous sembh; bien simple aujourdhui; il faut songer c|u elle fut bu'miilée en 18i2, «-'est-à-dirc sous 1 iiillncnce des mémorables discussions entre Cuvier et (îeoffroy Saint-llilairc. A son heure, elle était étrangement hardie, mise en tète d'dMivres d'imagination, et passa pour une sur- prcii.'iiitc iiiiiovalioii Depuis lors, rcspnl Iiiiiumim a iiwuclié : les ventés enl revues par (îeoffroy Saint-

6 CHAPITRE PREMIER.

Hilaire, qui représentaient à cette époque la limite extrême de l'effort scientifique, ont été reprises, con- firmées, étendues, proclamées avec leurs consé- quences, et ont abouti aux hypothèses darwiniennes. En nous plaçant à ce point de vue, l'opposition se fait aussitôt dans notre esprit entre la conception ancienne de la création, et la conception moderne de V évolution. Au lieu de voir à tous les tournants de la pensée l'intervention d'une puissance surnaturelle, d'une Providence qui à chaque lacune de nos con- naissances intervient comme un coup de miracle, une autre conception a dominé notre cerveau : celle de la continuité, des transformations successives et insensibles grâce auxquelles toutes choses ont passé de l'état indifférencié de la nébuleuse primitive à travers les stades divers qui constituent l'évolution cosmique, géologique, puis biologique, et se résument dans les matières qui firent le fond de l'étude de Balzac : l'évolution sociologicjuc. Nous disons que le retentissement d'une telle doctrine doit être considé- rable et universel sur un esprit. Son effet principal est de communifjuer à l'artiste, quand l'esprit qui en est pénétré se trouve être tel , la forme de pensée j)liHosoj)lii(jue, ce qui au plus haut degré caractérise Balzac; bu-me de pensée qui a pour trait capital l'in- tense sentiment (più tout phénomène, physique ou moral, il existe une ou plusieurs causes. Causalité, sentiment de la causalité : c'est un des traits saillants de Sf)n (ab'nl lidéraire. I5alzac ji'assisla (ju'à la j)re- mièrc phase de rénovation des sciences naturelles; il

LA PREFACE DE LA « COMEDIE HUMAINE ». 7

s'arrêta à Geoffroy Saint-Hilaire et ne connut rien des théories darwiniennes. On peut se demander, on doit même se demander l'application qu'il en eût faite aux lettres, s'il avait vécu de notre temps, si, au lieu d'appartenir à la première moitié de ce siècle, car son effort intellectuel ne dépasse guère cette moitié, il avait écrit à partir de 1860. Quels j)oints de vue nouveaux et féconds il en eût su tirer!

La belle loi d'unité de covxpositio7i, empruntée à Geoffrov Saint-Hilaire, qu'il cite avec enthousiasme, tout en reconnaissant qu'elle avait été pressentie bien avant qu'on en vînt à la formuler nettement, le conduit à briser le cadre désormais trop étroit de sa précédente doctrine : comparaison entre l'humanité et l'animalité. » Il n'y a qu'un animal « , dit-il plus loin. Le mot est lâché; l'idée lui servira à étager toute sa conce[)tlon sociale. Lors même que les découvertes des naturalistes et son impérieux besoin de généralisation ne l'eussent point amené à procla- mer, comme savant, l'exactitude de cette loi, sa puissance de vision et les saisissantes analogies physio- nomiques entre certains types humains et les repré- sentants de l'animalité la lui auraient imposée comme artiste. Les exemples sont innombrables au cours de ses (ï'uvres, dans h's miruiticuses descriplions (pi il fait des parlicidarilés plivsiqu(>s de ses personnagi's, de l'obsession iiupiiétante «pii s'impose à son cerveau en face de ces analojjios.

Une fois |)()sé(> la loi (Viinilc de jildii v[ .^^orti du domaine de la naluic poni' ciilrcr dans le dnmainc de

8 CHAPITRE PREMIER.

la société, le problème des différenciations indivi- duelles ou des déformations du type primitif se pré- sente à lui. " La société ne fait-elle pas de l'homme, suivant les milieux son action se déploie, autant d'hommes différents qu'il y a de variétés en zoologie? " Ici encore comme plus haut, il vit puissamment et profondément; il pénétra jusqu'à la cause véritable et eut le mérite de la formuler, peut- être le premier, en ce qui touche l'espèce sociale. Il eut la hardiesse de prononcer le mot qui, érigé plus tard en doctrine, repris et développé par de purs savants (I), devait faire leur fortune et établir leur réputation. La théorie des milieux n'est-elle pas en effet le point essentiel de la conception scientifique à laquelle se rattache le nom de Darwin? Pour les naturalistes d'aujourd'hui, c'est une vérité incontes- table que les êtres vivants se sont moditiés en cent espèces diverses sous l'action de milieux différents. Pour les animaux, du moins pour la plupart, le seul dont il puisse être question est le milieu physique et matériel. Avec rhommc, les choses changent; à l'ac- lion de celui-ci s'ajoute celle d'un nouveau qui par- fois contrarie le premier, mais toujours se combine avec lui, et dont les effets l'emporlent en gravité sur les effets du miheu physique : c'est le milieu social. L'action qu'il exerce se manifeste de la même manière. Il ne s'agit pas, dans l'esprit de Balzac, d'une sinqile figure de rhétorique, d'une comparaison litté-

(1) M. T.iinc on csl lo plus illiisiro oxomjde.

LA PREFACE DE LA " COMEDIE HCMAINE ", 9

raire, mais d'une constatation scientifique rigoureu- sement exacte. Elle consiste en ceci que les milieux physique et social agissent tous deux en favoiMsant le développement, chez l'être vivant, de certaines aptitudes spéciales au détriment de certaines autres : c'est ce que la biologie appelle le phénomène de Vadaptation; d'où il suit que les facultés en harmonie avec le milieu finissent par régner aux dépens des autres, qui s'atrophient.

L'effet du milieu phvsique a élé de multiplier les diverses espèces animales; 1 effet du milieu social sera de multiplier les variétés de types humains. Dans ce sens, un distingué criminaliste de notre époque (1) essaya d'édifier une théorie des types proj'esswnncis. Il soutint que ce n'est pas le crimi- nel seul qui dans nos sociétés apparaît comme un être à part, un type particulier, mais que tout comme pour les criminels, on pourrait pour les profession- nels instituer des catégories très tranchées et re[)0- sant sur la constatation de déformations différentes. C'est identiquement l'idée qu'esquisse Balzac dans la préface de la Comédie humaine : » Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, lin oisif, un savant, un liniume d'I'^tat, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, lui prêtre, sont, quoique plus difliciles ù saisir, aussi considérahles que celles qui distinguent le loup, le lion, 1 àne, le corheaii, le rrcpiin, le veau marin, la

(1) M. T:inlc.

10 CHAPITRE PREMIER.

brebis, etc. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des espèces sociales comme il y a des espèces zoologiques. " Ces nombreuses variétés de types humains sont le produit de ce milieu social que précisait Balzac et qui a succédé, comme loi d'évolution pour Ihommc, au milieu physique seul connu des animaux. Le fait de vivre en groupes crée à riiomme des conditions de vie fort différentes de celles de l'animalité et transpose d'un ordre à un autre les exigences vitales, par suite leurs consé- quences. Si pour un animal le milieu physique a cet effet de lui rendre la nourriture abondante ou rare, si riierl^ivore, cantonné comme le renne dans les neiges de Laponie, trouve plus difficilement sa pâture que l'antilope dans les prairies herbues de l'Afrique centrale, est-ce que l'ouvrier de nos cités modernes ne voit pas changer, lui aussi, les conditions [)énibles ou faciles de son existence, mais cette fois avec les modifications apportées au milieu social?

Telles furent les idées maîtresses et dominantes auxquelles se sul)ordonna la conception de la vie chez Balzac : toutes scientifiques, on le voit, et pui- sées aux sources mêmes des découvertes modernes. Elles dominent son œuvre et la pénètrent, en ce sens (|iic leur salutaire réaction sur la pensée de l'écrivain se fait sentir à chaque tournant; preuve qu'il ne peut s'agir ici d'une doctrine artificielle, mais au contraire parfaitement assimilée et infusant à son (euvre quel- que chose comme un sang nouveau. l'^n effet, si l'on considère, ainsi (|u il le voulait lui-même, les multi-

LA PRKFACE DE LA " COMÉDIE HUMAINE ". II

pies conceptions de son génie comme un organisme vivant, à quoi pourrait-on mieux le comparer, cet ensemble de doctrines scientifiques, qu'à un principe de vie? C'est lui qui communique à ses créations cette force et cette sève, garanties d'une jeunesse éternelle; lui qui de personnages de fiction, pure- ment imaginaires semble-t-il, fait des êtres de vie ardente et passionnée, obsédants pour l'esprit, s'im- posant avec une réalité presque hallucinatoire; c'est de lui enfin que découlent les idées à calé, moins importantes que ses conceptions primordiales, mais qui ne s'en déduisent pas moins avec rigueur comme les conséquences d'un principe préalablement éta- bli.

Tout d'abord, ce que l'on a appelé la t/u'Oi'ie des forces, qu'il formule ainsi : « L'homme n'est ni bon, ni méchant : il naît avec des instincts et des aptitudes. » Nous examinerons plus loin (1) jusqu'à quel point Balzac osa l'appliquer et se montra par le rival des plus grands créateurs d'àmcs qui jamais aient e.\islé. Dans cette vue d'ensemble du monde, qui lui parait (X)nduit à des fins inconnues sous l'im- pulsion d'une destinée invincii)lc, l'homme, non plus que les autres êtres, n'est soustrait aux lois fatales : il comprend que, dans cette conception nouvelle de la vie, il n'y a plus de place pour l'antique dogme de la liberté d'acjir, et que si, dans le douiainc de l'exislence joui iialicrc, nous soiuiucs encore con-

(1) Voir le cli^ipllrc des l'cr.ioiiiiiifjes c.xccssl/.t.

1-2 CIIAPITHE PREMIER.

traints don tenii" compte, puisqu'il régit les rapports sociaux, dans celui de la spéculation ce mot n'a plus de sif^nification. Douloureuse et inquiétante anomalie que la société repose sur des principes dont la faus- seté est aujourd'hui établie; problème dont la solu- tion paraît hors de notre portée ! Balzac ne recule point devant cette vérité qui domine toute la psycho- logie , dont il avait déjà magnifiquement fourni la démonstration à l'époque il la formulait; presque tous ses types de vie intense et passionnée donnent l'impression de forces en mouvement, obéissant en aveugles à une destinée supérieure qui n'est que Tenchaînement successif des phénomènes mentaux, et se traduisant aussi rigoureusement par la santé ou parla maladie que les phénomènes de la vie physique dont ils sont les corollaires. Il n'existe peut-être dans l'histoire des littératures qu'un artiste qui puisse à ce point de vue être rapproché de Balzac : c'est Sha- kespeare; lui aussi nous communique dans ses créations dramatiques excessives l'impression d'écra- sement sous la main de fer de la fatalité.

De même que dans les espèces sociales Balzac ne relève ni vertus ni vices, mais simplement des instincts et des aptitudes, de mémo aussi il ne distin- gue dans le roman ni types moraux, ni types immo- raux. Si le mot avait existé à son époque, il se serait rangé lui-même comme artiste dans la catégorie des (inioraux. Durant loute son existence d'écrivain, il eut à sui)ir les furieux assauts de la critique et les accusations d'immoralité qui tombaient sur son œuvre

LA PRKFACE DE LA « COMÉDIE HUMAINE . 13

avec une âpreté d'autant plus vive qu'il s'était donné comme tâche de peindre la vie dans son infinie com- plexité, qu'en conséquence les déformations morales ne pouvaient manquer d'y fourmiller. Il s'en vengea comme l'on sait, de la bonne manière, en fixant dans un immortel roman de satire les ridicules et les bassesses de ce monde du journalisme qu'il avait su percer à jour : u Oiiand on veut tuer quelqu'un, on le taxe d'immoralité. Cette manœuvre familière aux partis est la honte de tous ceux qui l'emploient. » Vous sentez dans cette phrase comme un ressouvenir des ]>lessures cuisantes que les attaques de la presse lui avaient fait endurer. La préface de la Comédie humaine reprend cette question vieille comme le monde, mais on peut s'étonner de ne pas 1 y voir traitée avec l'ampleur qu'elle comporte. L'occasion était belle pourtant de montrer qu'une conception de la vie analogue à celle qui hantait son cerveau, impliquait la création de personnages de vie violente et passionnée : il ne s'arrêta pas à celte idée et pré- féra se livrer à la besogne légèrement puérile de réunir, pour les opposer aux autres, les figures irré- prochables imaginées j)ar lui. C'était tourner court et ne pas accepter la discussion sur le terrain il l'avait lui-même placée.

La sûreté des vues de I5al/,ac sur les phénomènes de la vie nous est ;ippaiiic vraiment géniale et digne de ce grand esprit ; il scuible qu'elle l'ait abnndonné sur un autre point < apilal, qui se rattachait pour- tant à la loi d'évobili(ui pressentie, lialzac, on le

14 CHAPITRE PREMIEU.

sait, était monarchiste : par tempérament et par rai- sonnement, il considérait le principe monarchique comme une nécessité; à la royauté il associait le catholicisme , les jugeant unis de manière indisso- luble, et en cela il pensait excellemment, car il avait pénétré les causes d'évolution de cette forme reli- gieuse qui, sous l'influence des hommes et des insti- tutions, al)Outissait à des conséquences en tout op- posées à celles qu'avaient prévues ses premiers fondateurs (1). Lorsque Balzac, convaincu de l'utilité sociale du catholicisme, écrivait qu'il y voyait un système complet de répression des tendances dépra- vées de l'homme, et le plus grand élément d'ordre, il ne disait rien qui ne fût exactement juste; car il faut être aveugle ou fanatisé par la passion pour ne pas constater dans la religion le })lus salutaire des freins individuels, la sauvegarde irremplaçable de la moralité du grand nombre. Mais quand, à côté de celte première vue et immédiatement après elle, Balzac en formulait une autre comme celle-ci : «La Pensée, principe des maux et des biens, ne peut être préparée, domptée, dirigée que par la religion " , il oubliait les premiers principes qu'il avait posés. En vérité ce n'était pas la peine d'avoir édifié tout un système scientifique sul)ordonné aux seules causes naturelles, pour en venir finalement à l'intervention d'une cause supra -terrestre dominant et expliquant toutes choses. Il semble qu'd y ait eu

(1) C'est une idée (juc Ilcuaii a reprise et développée dans maint passage de ses études religieuses.

LA PREFACE DE LA » COMEDIE HUMAINE ". 15

solution de continuité dans sa pensée ; tout au moins n'eut-il pas la hardiesse d'appliquer aux manifesta- tions d'ordre religieux les hautes vues généralisatrices qui jusqu'alors l'avaient soutenu. La religion, en effet, nous apparaît comme un organisme enfermant des principes de vie, de développement et finalement de ruine, soumis à des lois fixes et rationnelles; nous n'y devons voir aucune dérogation à l'ordre éternel, rien qui fasse échec à la belle loi d'unité de plan ou de composition qu'il avait appliquée aux phénomènes sociaux. Nous ne pouvons donc que constater ici chez Balzac une défaillance manifeste ; il manqua à sa gloire d'étendre ses doctrines jusqu'au point aurait les conduire la pensée du plus illustre des précurseurs en matière d'exégèse religieuse, ce Spinoza fpi'il connaissait pourtant, mais dont il allait laisser à d'autres le soin d'approfondir les œuvres et de moderniser les vues !

Reconnaissons que ce furent ses seules défail- lances. Sur tous les autres points il vit juste et puis- samment. Lorsfjue, par exemple, il touche à la question du progrès, il se pose comme un véritalde philoso[)he en négateur du perfectionnement indé- fini L(»i'.s(|ti(' ciiliu, par une sorte de coup d'o'il d'enseiiihle jeté sur son (cuvre , il s'interroge à sou sujet, roccasion lui est helle d'exalter la forme d'art dont il anparail Ir niailre lucoMtesté, de Mi;u«pier la place grande et gloriensi* (\y\. roman de inours dans l'histoire des liltéralures modernes, l'ar opposition avec celle des littératures anticjues, il précise le rôle

16 CIIAPITUK PU KM 1ER.

du roman, auxiliaire de l'histoire. C'est ainsi qu'en dehors de son intérêt comme œuvre imaginative, comme œuvre d'art, et par il se suffit à lui- même, le roman de mœurs tient un rang excep- tionnel. Balzac dut plus d'une fois penser, dans un de ces rêves grandioses auxquels il se complaisait, tel que celui à la faveur duquel Victor Hugo nous représente Paris à l'état de ville morte, Balzac dut penser à ce que pourrait être son œuvre dans une période lointaine pour écrire l'histoire des généra- tions éteintes. Il lui fut loisil)le de songer, avec une fierté légitime, que ce qui avait manqué aux histo- riens des temps antiques, les historiens de l'avenir le trouveraient dans ses romans, et (|u'au milieu de cet immense amas de ruines qui sont les derniers vestiges d'une civilisation disparue , l'édifice de la Comédie humaine se dresserait encore comme un monument indestructible de son génie et de sa gloire !

CHAPITRE II

LES JEUNES GENS.

Naissance du senliment d'amour chez le jeune homme. Calyste de Guénic. Eveil de la jalousie maternelle : mélange de crainte et de fierté. Caractéristique de ce premier amour : timidité apparente. Violence foncière de l'instinct du sexe.

Hri<;tigiiac : complexité de ses tendances. Absence de frein mo- ral. Nature ondoyante de sa personnalité. Théorie psycholojjique de M. Taine. Ses luttes; ses volte-face; pour quels motifs il doit succondjer.

Point commun aux principaux jeunes jjens de lîal/.ac : aucun prin- cipe directeur de la vie. Félix de Vandenesse. Souffrances des âmes d'élite. Réaction salutaire de ces souffrances : leur importance comme préparation à l'amour. Relations du jeune homme avec la femme dcjli mûre. Illusion volontaire de celle-ci : scnd>lant de maternité.

J/amour suliordonné au sentiment : Lord Grcnville. Kxtrèmc ra- reté de son cas. Cause de séduction d'un ordre unifjuc.

La naissance et le développement du senliment d'amour dans l'àmc vicrjjc d'un adolescent, aussi tendre et naïf qu'un Fortunio, mais plus passionne que lui ou, pour parler exactement, plus porté vers les résolutions extrêmes; l'envahissement de son être par la passion exclusive, avec cette particularité de l'amour ù (;et a{;e que .sa poursuite tend plutôt vers la satisfaction du senliment lui-même que vers

18 CHAPITRE II.

la possession de Tétre qui en est l'objet : telle nous semble une des thèses favorites de Balzac, sur la- quelle il est revenu avec complaisance dans plusieurs de ses grandes œuvres, mais qu'il n'a nulle part mieux étudiée en ses détails que dans le personnage de Ca- lyste de Guénic. Il convient donc d'y insister comme sur une des créations les plus typiques et les plus déli- catement analysées de la Comédie humaine.

Les antécédents physiologiques de Calyste de Gué- nic sont longuement expliqués par le romancier, ainsi que le milieu dans lequel s'épanouissent ses premiè- res années d'enfance. Il nous montre son père, vieux Breton ayant de sa race l'honnête entêtement, la bra- voure militaire et la noblesse morale, fidèle à ses croyances politiques et religieuses, mais borné par ces croyances mêmes, rebelle aux idées nouvelles autant qu'à l'instruction; sa mère, la douce fdle irlan- daise, vivante incarnation de la beauté du Nord, ten- dre et soumise comme elles le sont en ce pays, née plutôt pour subir que pour partager l'amour, n'ayant d'ailleurs jamais connu qu'un sentiment intense : l'adoration de cet enfant unique qui représente tous ses espoirs et en qui elle retrouve, à peine virilisés, les principaux traits de sa nature.

De sa mère, en effet, Calyste aura la tendresse et la féminéilé; de son père, la hauteur d'àme et la fierté. Avec quel soin jaloux l'anny O'Brien veilla sur les premières années du jeune homme ! Avec quelle piiidcncc elle écarta de lui, comme s'il se fut agi (le l;i pureté d'une vierge, les causes de

LES JEUNES GENS. 19

trouble el d initiation sensuelle qui assaillent les tout jeunes gens à leur entrée dans la vie! Les mères, si pieuses qu'elles soient, ou plutôt parce qu'elles sont pieuses, et que les enseignements chrétiens ont par- ticulièrement fixé leur attention sur ce point, ne vivent plus alors qu'avec un seul souci : éloigner de l'enfant aimé tout ce qui leur parait de nature à alté- rer cette innocence si chère. Le soin qu'elles pren- nent de la fdle est peu de chose auprès de celui qui les attache au fils; elles n'ignorent pas que la fîUe est gardée par son sexe même et son rôle de " passivité " dans l'amour. C'est alors chez la mère, et tout le temps qu'elle le sent sien, une joie de chaque instant. Mais aussi quelles douleurs, le jour les premières atteintes ont terni cette pureté, elle comprend que le fils n'est plus à elle, que l'image d'une autre femme a envahi sa pensée et soudain s'est substituée à la sienne ! Ce sont des douleurs secrètes qu'elle cache avec soin, des blessures d'ame qui, par leur inten- sité , peuvent être comparées à celles de l'amante prévenue que son aimé la tronn)e. Car il entre, ne l'oublions pas, dans un senliment maternel de cet ordre beaucoup d'éléments inconscients du sentiment d'amour. La mère éjjrouvc pour sa nouvelle rivale une haine d'autant plus \i\c (pielle aura cllc-mcmc goûté avec moins de vivacité l'amour dans le ma- riage, comme l"'anny O'Hrien, et (pie son enfant unique aura été la vraie passion de sa vie.

Cliosc ("Irauge! d s'a|i>u((' à ce sculiincnl-ià, le lait ii'csl pMiul rare, une soilc (h' (ii rie secrète de

20 CHAPITRE II.

voir leur fils, c'est-à-dire un fragment d'elles-mêmes, pesant sur une destinée humaine, s'élevant à la viri- lité, et nous voyons alors un bien bizarre mélange d'angoisse et d'orgueil. Balzac écrit à ce propos : (i Quand les mères conçoivent les inquiétudes que ressentait la baronne, elles tremblent presque devant leur fils, elles sentent instinctivement les effets de la grande émancipation de l'amour; elles comprennent tout ce que ce sentiment va leur emporter; mais elles ont en même temps quelque joie de savoir leur fils heureux : il y a comme un combat dans leur cœur. Quoique le résultat soit leur fils grandi, devenu supé- rieur, les véritables mères n'aiment pas cette tacite abdication; elles aiment mieux leur enfant petit et protégé. 1)

L'homme pourtant se dégage de l'enfant; une force irrésistible le pousse vers l'élément féminin, qui de loin l'attire. Quelle que soit son innocence native, si soigneusement qu'ait été cultivée son àme par l'amour jaloux de sa mère, les sentiments de pudeur et de honte qui font rougir sa joue à l'approche d'une femme, les cuisants appels de la puberté lui révèlent les mystères de la vie et son véritable rôle dans l'a- mour. Pour l'observateur c[ui ne poursuit dans la marche d'un sentiment que le bonheur de l'analyse et de la contemplation, le jeune homme offre alors un spectacle d'un ordre rare. Pour la femme aimante en (juéte d'une tendresse entière, il est le plus déli- cieux objet qui puisse s'offrir à ses désirs, et celle qui sait jouir d'un .si incstiuiable trésor, j'cnlcuds celle

LES JEUNES GENS. 21

qui n'est pas assez craintive pour hésiter ou assez coquette pour se refuser au bonheur, celle-là se réserve des joies sans analogue.

C'est bien ainsi que Balzac a conçu le personnage de Calyste : ni sa pudeur native, ni la piété de sa mère, ni les précautions avec lesquelles elle l'a gardé, n'ont empêché la naissance soudaine de ce besoin d'aimer; il met en Camille Maupin tous ses désirs et tous ses espoirs; il tend vers elle avec l'infaillible sû- reté de linslinct. Nous retrouvons en lui l'amour pareil à celui de Chérubin, une force intérieure le poussant vers le seul être qui, à ses yeux, incarne la femme : Camille Maupin. Fût-elle moins belle, moins supérieure d'intelligence, il y volerait encore, car lassouvissance d un pareil désir est obsédante et ab- sorbe l'énergie virile. Notez que tout en elle est fait pour irriter le désir : le refus de sa personne d'abord. Chez le tout jeune homme, l'amour ne se trompe pas; il tend, en dépit de son innocence, vers la hn ({ue la nature lui a prescrite : la possession, lîien j)lus net- tement que chez la jeune hllc, qui dans le plan de la nature représente l'élément passif, le jeune homme, même iguoraiiL en fait, a l'intuition des réalités phy- siques : la dénioiisliadoH extérieure de sa tendresse est inliniment plus précise !...

Camille Maupin se refuse donc, non par cocpiette- rie, sa nature de femme artiste est la négation même de la (•o(juetterie ; elle se refuse |)ar cjanite, parce (ju'elle sougc à l'jiveuir, parc(> ((u'elle re(h)ule cet avenir, parce (|ue, malgré son exceptionnelle

22 CHAPITRE II,

intelligence , il lui manque ce sentiment de haute sagesse que Schopenhauer résume si admirablement dans cette maxime : » Au lieu de nous occuper exclusivement de plans et de soins d'avenir, ou de nous livrer à l'inverse aux regrets du passé, nous devrions ne jamais oublier que le présent seul est réel, que seul il est certain, et qu'au contraire l'ave- nir se présente presque toujours autre que nous le pensions, et que le passé, lui aussi, a été diffé- rent; ce qui fait qu'en somme avenir et passé ont tous deux bien moins d importance qu'il ne nous semble. "

Joignez à cela, au milieu de cette naissance à la vie, avec cette excitation constante entretenue par un refus qui s'explique mal , l'influence irritante que peut avoir sur un jeune esprit, sur une sensibilité cxacerl)ée, la vue des belles choses, des élégances qui lui sont demeurées inconnues et que son àme d'ar- tiste goûte avec une singulière volupté.

C'est donc avec un véritable enthousiasme senti- mental, accru encore par l'enthousiasme de l'intelli- gence s'ouvrant au beau, que Calyste se laisse aller à la douceur de vivre auprès de Camille ^laupin : elle représente pour lui linitiation à la vie, une ini- tiation totale dans laquelle se trouvent satisfaits le cœur et l'esprit, seuls les sens sont tenus en échec. Lorsqu'il rentre au manoir paternel, dans son milieu honnête, mais borné, le pauvre enfant tente de faire comprendre aux siens la cause et la nature de ses enthousiasmes : » Elle a changé notre Calyste, dit

LES JEUNES GENS. 23

la vieille aveugle en l'interrompant, car je ne com- prends rien à ces paroles. Tu as une maison solide, mon beau neveu, de vieux parents qui t'adorent, de bons vieux domestiques ; tu peux épouser une bonne petite Bretonne, une fille religieuse et accomj)lie qui te rendra bcureux... C'est simple comme un cœur breton. Tu ne seras pas si promptement, mais plus solidement un riche gentilhomme. »

N'est-ce pas précisément cette simplicité, cet em- bourgeoisement de sa vie qui lui paraît insupporta- ble? 11 se révolte et repousse cette perspective de toutes les forces de son être : « Serais-je donc sans belles et folles amours? Ne pourrais-je trembler, pal- piter, craindre, respirer, me coucher sous d'impla- cables regards et les attendrir? Faut-il ne pas con- naître la beauté libre, la fantaisie de l'àme, les nuages qui courent sous l'azur du bonheur et (|ue le souffle du plaisir dissipe?... Ne connaîtrai-je de la femme que la soumission conjugale; de l'amour, que sa flamme de lampe égale? » Voilà une déclaration qui nous semble aujourd'hui fortement entachée de ro- mantisme; mais il faut songer à l'éjjoque elle fut écrite, et, de plus, 11 serait injuste de ne pas y recon- naître, sous une forme vieillie, l'ardriir iiiuiiorlelle et toujours vraii; des prenuers désirs...

Le senliuuMit d'amour se caractérise, à cet âge, bien jiliiliil parla poursuite de raiiioiir Im-iiiciuc que de l'objet de cet amour, (lomiue, d'aulic pari, c'est une loi psychologique que tout seulimciil clicrche sa satisfaction dans un objet réel et précis, Calysle aime

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CHAPTRE II.

intelligence , il lui manuc ce sentiment de haute sagesse que Schopenhau résume si admirablement

dans cette maxime : » exclusivement de plans

LU lieu de nous occuper de soins d'avenir, ou de

nous livi'er à l'inverse ax regrets du passé, nous devrions ne jamais ouLlr que le présent seul est réel, que seul il est certai, et qu'au contraire l'ave- nir se présente presqu toujours autre que nous le pensions, et que le jipsé, lui aussi, a été diffé- rent; ce qui fait qu'en Imme avenir et passé ont tous deux Lien moins emportance qu'il ne nous semble. "

Joignez à cela, au mil u de cette naissance à la vie, avec cette excitatioi constante entretenue par un refus qui s'explique n|l , l'influence irritante que peut avoir sur un jeunqesprit, sur une sensibilité exacerbée, la vue des belfe choses, des élégances qui lui sont demeurées incoriues et que son âme d'ar- tiste goûte avec une singjière volupté.

C'est donc avec un valable enthousiasme senti- mental, accru encore pai'enthousiasme de l'intelli- gence s'ouvrant au beau que Calyste se laisse aller à la douceur de vivre après de Camille Mau})in : elle représente pour lui Initiation à la vie, une ini-

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N'est-ce pas précisément c* e simplicité, cet em- bourgeoisement de sa vie qui ui paraît insupj>ôrta- ble? Il se révolte et repousf cette perspeclÎT^ «i toutes les forces de son être i. Serais-je donc sawi; belles et folles amours? Ne pi rrais-je trembler, jvil- piter, craindre, respirer, me oucher sous d'impî«- cables regards et les attendr ' Faut-il ne |vîï; con- naître la ])eautc libre, la fantai e de Tàme, les nuag*'?; qui courent sous Tazur du boueur et que le souffle du plaisir dissipe?... Ne conaîtrai-jo de la femme que la soumission conjugale de l'amour, que sa flamme de lampe égale? » Vc i une dcclaralion qui nous semble aujourd'hui fort lent entachée de ro- mantisme ; mais il faut songe i l'époque clic ht écrite, et, de plus, il serait inj te de ne pas r recon- naître, sous une forme vieilh lardour immortelle et toujours 1^ ^ liers ésirs

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24 CHAPITRE II.

Camille Maupin ; mais la présence d'une autre femme suffira pour que ses désirs se reportent avec une in- tensité au moins égale sur cette dernière. Bien plus, tant l'imagination est ardente à cet âge, il suffira que Camille Maupin lui fasse de Béatrice une enthou- siaste description, vantant sa grâce enveloppante et ses charmes de blonde, pour que, immédiatement, grâce à une transformation psychologique merveilleu- sement comprise par Balzac, il mette en elle toute sa complaisance. Tous ceux qui ont eu comme Câlyste une imagination très vive et un cœur également ar- dent, peuvent se rappeler des états d'âme analogues : l'imagination construit une figure idéale sur une sim- ple description, quelquefois même sur une concep- tion qui lui est personnelle, et la cristallisation s'opère. Dès la première entrevue de Galyste avec la jeune femme, nous voyons un envahissement total de son être : <i En un moment, Calyste fut saisi d'un amour qui couronna l'œuvre secrète de ses espérances, de ses craintes, de ses incertitudes. » S'agira-t-il désormais de Camille Maupin? Non, plus jamais. Cette femme, d'un âge mûr sans doute, mais hrillante de génie et de tendresse concentrée, cette intelligence qui a contribué à dévelop})er la sienne, qui, sous l'apparence trompeuse d'une maternité plus tendre, lui a révélé la beauté en étendant J'horizon de sa vie, elle disparaîtra de sa pensée, et il ne songera plus qu'à s'en servir pour atteindre à la satisfaction de son second amour. Le jour même où, poussant le dévoue- ment jusqu'à un j)oint qui peut })araître invraiscm-

LES JEUNES GENS. 25

blable, nous y reviendrons en étudiant Camille Maupin, elle fera mieux encore que sacrifier sa passion, elle favorisera la tendresse de Calyste pour Béatrice, ce jour-là, le jeune homme acceptera sans honte cette preuve surhumaine d'abnégation.

C'est qu'en effet, et Balzac l'a profondément senti, comme il l'a merveilleusement rendu dans son œuvre, l'amour sexuel, par son essence même, tient aux racines les plus égoïstes de l'être humain Il poursuit sa satisfaction avec une significative àpreté, et l'on retrouve, jusque dans le jeune homme inno- cent et pur, ignorant les fins de la vie, je dirai même, d'autant mieux qu'il les ignore, les traces de l'anima- lité primitive et quelque chose de ce qui caractérise l'appétit du mâle luttant pour la possession de la fe- melle. Lisez la lettre dans laquelle Calyste décrit à Béatrice son amour, et qui fait songer aux timides déclarations, ardentes néanmoins, d'un Chérubin ou d'un Fortunio : n Que suis-je pour vous? Un enfant attiré par l'éclat de la beauté, par les gran- deurs morales, comme un insecte est attiré par la lumière. Vous ne pouvez pas faire autrement que de marcher sur les Heurs de mon ame, mais tout mon bonheur sera de vous les voir fouler aux pieds .. Je «'ai [)as d'autre génie que celui de l'amoui-, je n'ai rien qui me rende redoutable, et je serai devant vous comme si je ne vous aimais pas. Bejellere/-vous la prière d'un amour si liuniMe, d un pauvre eiilanl (|iii demande pour toute grâ(;e à la luiuièri' de réelairer, à son soleil de le réchauffer? »

a

26 CHAPITRE II.

Quelle humilité! quelle tendresse discrète et douce! Vous seriez tenté de voir uniquement dans ces paroles l'expansion d'une àme virginale avec ses timides et chastes désirs. Il semhlc que les sens et leurs ohsédantes convoitises n'y aient point de part. Détrompez-vous : ce ne sont qu'apparences vaines. Sous cette enveloppe séduisante, mais fausse, parce qu'elle cache la véritable nature, il faut découvrir et discerner l'homme naissant qui aspire avec frénésie à la possession de l'être désiré. Lorsque Calyste se promène avec Béatrice au milieu des l'ochers de la cote bretonne, et que celle-ci, après avoir exaspéré son amour par sa coquetterie, se laisse aller un in- stant, puis se reprend, goûtant le suprême plaisir de la femme sans cœur : torturer celui qui l'aime, lors- qu'il l'a saisie par la ceinture et qu'elle lui répond : i( Eh bien! » d'un air imposant, une sorte de féro- cité jalouse s'empare de lui; l'image du rival surgit dans son cerveau. « Ne serez-vous jamais à moi? lui demanda-t-il, d'une voix étouffée par un orage de sang. Jamais, mon ami, répondit-elle. Je ne puis être pour vous que Béatrice, un rêve. N'est-ce pas une douce chose? Nous n'aurons ni amertume, ni chagrin, ni repentir. Et vous retournerez à Conti? Il le faut bien. Tu ne seras donc jamais à per- sonne?» dit Calyste en poussant la marquise avec inie violence frénétique. J'avoue que cette violence me plaît. Je la trouve vraie, quelque objection qu'on lui j)uisse adresser d'être à certains points de vue en désaccord avec les précédents connus de sa conduite.

LES JEUNES GENS. 27

Elle me plaît comme significative de la véritable nature de l'amour, de son fond brutal, et de ses fré- quents retours, malgré les dupeuses apparences du sentiment, vers le point de départ primitif!...

Calyste de Guénic, c'est le jeune homme aux prises avec l'amour, et l'amour exclusif de tout autre mobile. Mais la vie est complexe, et les passions multiples qui s'y entre-croisent sont autant de sujets d'invention pour le romancier actif et fécond; dans cette voie, suivons Balzac : il n'existe point de guide plus sûr, point de peintre plus puissant.

Être jeune et beau, mais n'avoir au service de cette jeunesse et de cette beauté pour les mettre en relief, pour les imposer, ni l'aristocratique décor de l'existence mondaine, ni la fortune qui fraye le chemin vers cette existence ; être avec des sens exquis et l'intime besoin du luxe, apparente faiblesse, accompagnement inévitable de ces délicatesses d'in- stincts, et ne posséder que la pension modeste du pauvre étudiant débarqué de province, à qui les sacrifices d'ime mère et de sœurs généreuses consti- tuent avec peine une rente de quebjues ccnlaines de francs; se sentir amhitieux, avide de pinssaïue et de renommée, et ne se savoir d aiilrc appui (pic (clui d'une femme du monde, influente sans doute, mais que ses innomhrables devoirs absorbent inévitable- ment; enfin, de toute la puissance de son être as[nrer à l'aiMoiir, à 1 aiiioiir le [)Ius délical , à la nu mi r, sen- timent (jue seule |)eut satisfaire la possession d une de ces femmes vues (mi rêve rpii coiuposciil la liau(e

2S CHAPITRE II.

société : telles sont en quelques traits épars, à peine indiqués, les contradictions cruelles qui, dans la pensée de Balzac, donnèrent naissance à cette création d'Eugène Rastignac, le plus significatif et le plus tranché des types de jeunes gens qui s'agitent et souffrent dans ce milieu complexe du monde créé par l'imagination du grand romancier.

Ajoutez la perpétuelle lutte en une àme de vingt ans entre le devoir qu'une instinctive noblesse lui pres- crit et cette ambition qui, sous toutes ses formes, l'obsède en le torturant; représentez-vous le démora- lisant exemple du succès rapide acquis au prix des plus dégradantes compromissions, du vice triom- phant en tous lieux, tandis que le véritable mérite et la vertu ne récoltent souvent qu'insuccès et dédains; imaginez enfin les troubles de conscience et les dou- loureuses hésitations d'une àme passionnée à laquelle une chose manque : un principe directeur de la vie, comme seules en possèdent les grandes ànics et les hautes intelligences; alors j)eut-étre comprendrez- vous dans son ensemble la plus diverse et la plus ondoyante des natures, tout comme la théorie psvcho- logique qu'une telle nature semble le mieux justifier, d'après laquelle notre personnalité se conq)ose uni- (piement des inq)ressions multiples et des émotions successives qui la traversent.

Lorsque nous l'envisageons, cette personnalité, en considérant les états d'àine (pii ont constitué notre vie ."Ultérieure, elle se présente à l'observation avec une apparence d'unité suffisante pour nous illusion-

LES JEUNES GENS. 29

ner : les différents actes de l'existence, qu'elle appar- tienne à l'ordre actif ou contemplatif, nous semblent subordonnés à une sorte de substance spirituelle une et toujours pareille à elle-même, et c'est cette illu- sion qui a pu si longtemps donner tant d'autorité à la doctrine d'un » moi » conscient, indépendant et comme détaché des impressions ressenties. Mais si, pénétrant mieux au fond des choses et nous écartant du souvenir de ces états d'àmc antérieurs, nous nous attachons uniquement à l'existence présente, si nous nous regardons agir, la diversité et le contraste des impressions subies, mieux encore la mobdité même de ces impressions et l'inconsistance qui en est le caractère, nous prouvent jusqu'à l'évidence l'eri'eur de cette doctrine enseignée. C'est en ce sens que l'un des philosophes qui le plus énergiqucmcnt l'ont combat- tue, celui qui a le plus contribué à la détruire, a pu dire avec une entière exactitude, si exagérées qu'aient paru ses conclusions : u Les idées, une fois qu'elles sont dans la télc humaine, tirent chacune de leur côté à l'aveugle, et h^ur éqiuhbre inq)arfait semljlc à chaque minute sur le point de se renverser. A pro- prement j)arler, l'homme est fou, comme le corps est malade par nature; la raison, comme la santé, n'est en nous qu'une réussite momentanée et un bel accident. "

Nous 11 insisterons pas, car ce n Cst poiiil ici le heu d'examiner des théories psychologitpies; nous n'avons qu'à nous occuper des âmes con(;ues et créées par lîal/.ac. Si pourtant nous avons rappelé celle-ci, c'est

2.

30 GHAPITJÏE II.

qu'elle nous a paru éclairer d'une lumière particu- lièrement favorable les actes et les démarches du personnage que nous tentons d'analyser, et dont l'importance est capitale comme type; c'est qu'enfin, si nous nous placions non plus au point de vue du psychologue, mais au point de vue du moraliste, aucune ne pourrait mieux justifier ou excuser ces actes et ces démarches. Que parlons-nous d'excuse? Ce mot ne saurait avoir de sens, car le même phi- losophe, dont nous invoquions })lus haut l'auto- rité, nous répondrait, conséquent avec sa doctrine : il En l'homme, point de puissance distincte et libre : lui-même n'est que la série de ses impulsions et de ses imaginations fourmillantes. " Et, de fait, il ne saurait être inutile de l'énoncer ici, cette doctrine, dès les premières pages de l'essai consacré à l'étude des œuvres maîtresses du grand romancier; car il n'est })a8 un seul ensemble d'autres écrits, sinon peut-être celui des œuvres de Shakespeare, à propos desquelles M. Taine la formulait, qui mieux que le sien en soit la vérification.

Si maintenant de la théorie psychologique, dont le propre est de revêtir un caractère d'abstraction, nous passons à l'être vivant créé par le romancier, quelle imposante démonstration va nous fournir Eugène llastignac ! Il a une âme naturellement noble, un esj)rit délicat et distingué, sinon supérieur. Il est ambitieux; f|iii [)ourrail le lui reprocher? L'ambition n'est (pie le légitime désir d occuper dans le monde la place pour laquelle on se sentmartpié. Du fond de

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sa province, au milieu de sa petite vie de nolde ruiné, Paris lui est apparu de loin comme le centre attirant, comme le seul lieu favorable à son dévelop- pement; il y est accouru. Ses intentions premières sont d'arriver par le travail et de tout devoir à son mérite. Noble résolution, mais combien difficile à tenir! « Son esprit était éminemment méridional ; à l'exécution, ses déterminations devaient donc être frappées de ces hésitations qui saisissent les jeunes gens, quand ils se trouvent en pleine mer, sans savoir ni de quel côté diriger leurs foi'ces, ni sous quel vent enfler leurs voiles. " Le monde lin- struira vite; il aura l>ientôt fait de lui déconseiller les moyens qu'il envisageait dans son enfantine igno- rance, de lui en montrer de moins nol)les, mais aussi de plus rapides pour parvenir.

C'est d'abord en lui, sans qu'il ait le temps de rai- sonner, le premier éblouisscment que peuvent pro- duire sur lui jeune homme de son ùge, ardent, pas- sionné, ambitieux et débordant de vie, les fascinantes splendeurs de l'existence aristocratique, c[ui ne laissent point de place à la réiiexion, au repliement sur soi-même, à la saine critique, lesquelles mettent toutes choses à leur rang, j)èsent ce qu'il y a de petit et de incs(piin dans tous ces dehors cl ces vaines appa- rences, il éprouve comme une griserie de l'àmo, et l'imaginalion, si puissante dans la jeunesse, contribue encore à emlxllir les rêves (pu Ibdk'ut dans sou cer- veau.

Ce Sont ensuite, et coiuinc conlic-parlu', b's niévi-

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tables et douloureux froissements d'amour-propre que lui attirent son inexpérience, ses maladresses de provincial, son ignoi^ance de Tinfini détail des nuances qui constituent les usages mondains. Il comprend l'importance de la fortune pour parvenir à briller dans ce milieu, en même temps qu'il se voit pauvre, irrémissiblement pauvre; un entretien rapide avec Maxime de Trailles, le roi du dandysme de l'é- poque, lui révèle ce qui lui manque, ce qu'il ne saurait acquérir de sitôt. La blessure est cruelle, étant faite à son amour-propre, car l'amour-propre est chatouilleux chez un jeune homme convanicu qu'il n'a qu'à paraître })Our conquérir le monde. Un moment d'orgueil légitimement révolté le ramène à ses premières résolutions : il vivra hors du monde et conquerra la réputation qui finira par l'im- poser. Mais ce n'est point impunément qu'il a fré- quenté ce milieu ; l'image lui est toujours présente de ces distinctions et de ces attirants dehors. La vie solitaire du travailleur obscur est faite pour des âmes mieux trempées que la sienne, et la tcrrd)lc phrase de Vautrin l'obsède sans cesse : « La fortune est la vertu. » Il deviendra donc riche : tous ses efforts tendront à ce but. D'ailleurs, il a rencontré en Mme de IJeauséant un ap[)ui solide, et les conseils de cette amie sûre lui ont montré la société comme une confpuHe gloi'ieuse dans laquelle il trouvera la satisfaction de ses désirs et de ses ambitions. Il Traitez ce monde comme il le mérite. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Plus froidement vous cal-

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culerez, plus avant vous irez... Frappez sans pitié, vous serez craint... Voyez-vous, vous ne serez rien ici, si vous n'avez pas une femme qui s'intéresse à vous. Il vous la faut jeune, riche, élégante. Mais si vous avez un sentiment vrai, cachez-lc comme un trésor; ne le laissez jamais soupçonner, vous seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vous devien- driez la victime. Vous aurez des succès; à Paris, le succès est tout, c'est la clef du pouvoir... Je vous donne mon nom comme un fd d'Ariane pour entrer dans ce labyrinthe. " Quel est le jeune homme qui, avec la nature de Rastignac, mobile, impression- nable et j)assionné, quel est le jeune homme qui, se sentant fort d'un tel appui, eût dirigé son existence autrement que lui?

Mme de Beauséant lui a révélé le monde tel (|u'il est, comme un milieu de luttes capable d'e.xciter son ambition et méritant le combat qu'il se sent prêt à livrer. Vautrin, autrement profond (ju'elle, à l'aide de ses maximes brèves, concises et [)erçant à jour l'immoralité des choses, porte le dernier coup à SCS résolutions premières; c'est comme un voile qui lui couvrait la vie et qui brusquement s'est déchiré. Son influence magnétique agit sur cette iialure riche, mais faible; une dernière lutte se livre en lui, et Hal- zac nous la décrit en un monologue étrangement sug{;estif : » Quelle tête de fer a donc cet homme? il m'a dit < rùmeiil ce (pic .Mme i\r hcauscant me disait en y mettant des formes. Il me déchirait le cœur comme avec des griffes d'acier... " Il s'assit et

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reste plongé clans une étourdissante méditation. (1 Être fidèle à la vertu, martyre sublime! Bah! tout le monde croit à la vertu ; mais (jui est vertueux? Les peuples ont la liberté pour idole ; mais est sur la terre un peuple libre? Ma jeunesse est encore bleue comme un ciel sans nuages; vouloir être grand ou riche, n'est-ce pas se résoudre à mentir, ployer, ramper?... Je veux travailler noblement, saintement; je veux travailler jovir et nuit, ne devoir ma fortune qu'à mon labeur. Ce sera la plus lente des fortunes, mais chaque jour, ma tète reposera sur mon oreiller sans une pensée mauvaise. Qu'y a-t-il de plus beau que de contempler sa vie et de la trouver pure comme un lis? Moi et la vie, nous sommes comme un jeune homme et sa fiancée... Vautrin m'a fait voir ce qui arrive après dix ans de mariage... Diable, ma tête se prend. . . Je ne veux penser à rien ; le cœur est un bon guide. . . i>

Il fallait citer la page entière, car le personnage de llaslignac s'en dégage avec une entière netteté, comme on y voit la justification vivante de la doctrine psychologique que nous indiquions au début de cette étude.

Désormais la vie du monde et ses compromissions roccu|)eront tout entier; il n'adia plus (ju'un but : arriver à la satisfaction de ses ambitions, non plus par le travail, qu'il avait envisagé un moment comme le seul moyen noble de parvenir, mais par l'habileté. OuMiant les sacriliccs (pic ses so-urs (>t sa mère, dans iciii- snl)bnic (b'\ oiiciiicmI . siinposcnt à ciuKjue in-

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stant de leur vie, il leur en demandera de nouveaux. Dominé par la toute-puissante influence de Vautrin, il se prêtera tacitement aux monstrueuses combinai- sons de ce génial forçat; à peine résistcra-t-il lors- que ces combinaisons le feront complice d'un homi- cide. Devenu enfin Tamant de Mme de Nucingcn, il en viendra pour elle à oublier le plus sacré des devoirs, celui qu'impose la reconnaissance, et il lais- sera agonisant le père de sa maîtresse pour obéir à un caprice de celle-ci. Il faudra le spectacle du long martyre et de la mort de Goriot pour réveiller brus- quement en lui le sentiment de sa noblesse ori- ginaire, ce mépris de Thomme supérieur à l'égard d'une société faite de conventions et de petitesses. Et les dernières paroles prononcées par Rastignac auront l»eau être un défi à la société : on comprend qu'il ne tardera pas à retomber sous son joug et à subir ses lois!...

Ce qui leur manque en effet à tous, presque sans exception , c'est ce » principe directeur de la vie " , dont nous parlions; j'entends une de ces convictions intimes et profondes auxquelles les ùmes fortement trempées subordonnent toute une existence. De (picbpie rares mérites que ÎJal/.ac les ait dotés, qu'ils soient nés comme C;dyste de (îuénic avec un C(»'ur ardent et droil, ou comme lùigène Rastignac avec de hautes et légilimcs aiubilious, il se rencontre toujours im moment ils transigent avec le devoir et parais- sent oublier leur passé : tel Calyste de (Juénii-, aimé par Camille Maupin, passant soudain de ce premier

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amour à la folle passion pour Béatrice de Rochefîde, et ne se rappelant même plus les sacrifices surhu- mains grâce auxquels ses récentes tendresses ont pu se donner cours ; plus tard, il épouse une jeune fille qui lui apporte le vérita])le amour en ce qu'il peut avoir déplus pur et de plus délicat; voici qu'il retrouve Béatrice dans le décor somptueux de l'existence pari- sienne; la dangereuse courtisane le reprend tout entier, lui fait fouler aux pieds ses premiers serments et le contraint aux dernières lâchetés. Tel encore Eugène Rastignac, dont nous avons essayé de montrer la nature ondoyante et l'incessante mobilité !

Balzac, comme tous les créateurs d'àme, se re- trouve dans les personnages qu'il a imaginés, avec ses aspirations et ses ambitions déformées ou détour- nées; mais ce que leur père spirituel ne leur a point communiqué, c'est cette volonté énergique dont il se fit le théoricien éloquent en une œuvre que nous étudierons plus tard , et dont il donna le magnifique exemple dans le cours de sa prodigieuse carrière d'artiste. Gardons-nous pourtant de généraliser trop A'itc : lorsque nous en viendrons à l'examen des types d'artistes qu'il a conçus, nous le verrons tout entier dans une de ses plus belles créations; n'eût-il point été invraisemblable que son portrait ne se trouvât pas en pied parmi la foule des personna- ges qui composent la Comédie hinnaine? Il n'en reste pas moins vrai, si l'on écarte cette exception, que la j)lupart des types en lesquels il s'efforça d'in- carner la jeunesse contemporaine, demeurent aussi

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distants de lui par réncrgie virile qu'ils en sont rap- prochés par l'ardeur de leurs aspirations !

Prenons Félix de Yandenesse, un de ceux qu il a créés avec le plus d'amour et développés avec le plus de complaisance! Ne paraît-il pas légitime de dire que l'enfance de Félix , c'est l'enfance même de Balzac? Lisez ses premières années, ses douleurs d'enfant incompris. Il lui prête les qualités de poésie et de rêverie dont son amc était pleine; c'est d'ail- leurs un thème qui lui est cher, qu'il développera avec insistance et avec toute l'étendue qu'il com- porte dans Louis Lambert, qu'il aborde déjà dans le Lys. Lorsqu'il nous peint les premières heures de la vie contemplative de Félix de Yandenesse, son amour de la nature et de la solitude , les vexa- tions auxquelles il est en hutte : " Châtiment hor- rihlc, écrit-il, je fus persillé sur mon amour pour les étoiles, et ma mère me défendit de rester au jardin le soir. " Il est déjà " incompris » , et 1 on pourrait dire de lui ce que le poète disait du jeune cnfantmar- qué par une vocation prématurée : » Je le regar- dais attentivement; il y avait dans son (eil et dans son front je ne sais quoi de précocement fatal qui éloigne généralement la sympatiiic et qui, je ne sais j)()ur(|uoi, excitail la luienne , au point cpu' j eus un instant l'idée bizarre que je pouvais avoir un frère à moi-même inconnu. " (Juellc est l'a me songeuse qui, aux heures de repliement sur elle-même, n'a <;onnu ces premières souffrances? Souffrances dans la famille, qui ne comprend ni ne pressent ses aspi-

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rations et ses tendresses ; souffrances au collège, au milieu des " hideux niais " formant déjà une réduc- tion en petit de l'humanité qu'elle connaîtra plus tard! Rude apprentissage sans doute, mais comhicn précieux et comhien nécessaire ! Car rien n'y sau- rait suppléer. Tel est le rôle des plus dures épreuves : si la volonté conserve assez d'énergie pour réagir, si la " vie intérieure » est assez forte pour résister aux atteintes du dehors, la douleur devient un bienfait , et ce sont des sources nouvelles et purifiantes qu'elle fait jaillir au plus intime de l'être.

Surtout quelle merveilleuse préparation à l'amour! Comme l'àme, sevrée jusqu'alors de sentiments ten- dres, s'ouvre naturellement et spontanément au plus doux et au plus pénétrant ! Voyez Félix de Yande- ncsse à vingt ans. Toutes les puissances de son être comprimées par les vulgarités ambiantes vont pren- dre essor et se détendre à la faveur du sentiment le plus pur, le plus délicat et le plus ardent. Rien n'égale la douceur de ces premières rencontres avec Mme de Mortsauf : c'est la naissance soudaine de l'amour conforme au vœu de la nature; ce sont ces premières sensations qui, dans le souvenir de ceux qui les ont goûtées en les savourant, demeurent sans analogues connues; ce sont ces troubles indicibles qui remuent l'ame jusqu'en ses replis les plus cachés; c'est la poésie intérieure, auxiliatrice souveraine du senti- ment et qui transfigure la personne aimée! Il n'est (pi lin âge dans la vie de semblal)les émotions

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puissent se produire; encore faut-il, j)Our favoriser leur éclosion, de ces coïncidences fortuites qui sont à la volupté sentimentale ce que l'inspiration visitant le poète est à la volupté créatrice ! a Des hasards inouïs, dit Félix de Vandenesse , m'avaient laissé dans cette délicieuse période surgissent les pre- miers troubles de l'âme , elle s'éveille aux voluptés. "

Que seront-elles donc ces relations du tout jeune homme avec la femme jeune encore, mais plus àgéc que lui ? Elles suivront des étapes successives et nette- ment différenciées. Tout d'abord le désir sexuel demeure au second plan , se précisant à peine et s'avouant encore moins ; chez la femme, un senti- ment de protection quasi maternelle domine et se fait jour à travers toutes les manifestations intérieures de tendresse : il est en quelque façon l'excuse de cette tendresse et le motif apparent dont elle la justi- fie à ses propres yeux; point de femme aimante et jusqu'alors malheureuse (pii n'appelle son enfant le jeune homme vers (jui la [)Oussent invinciblement les puissances refoulées de son cœur; il v a dans cette illusion qu'elles nourrissent comme un men- songe sentimentalqui satisfaite la fois leur conscience et leur besoin d'affection! Comment s'avoueraient- clles la véritable luiture de celte affection, sans se trouver, par cet aveu même, dans 1 oblijjalion d'y renoncer? n A chacpie heure, de momeni eu uio- ment, notre fraternel mariage, fondé sur la con- fiance, devint plus cohérent. Nous nous établissions

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chacun dans notre position : la comtesse m'envelop- pant dans les nourricières protections, dans les blan- ches draperies d'un amour tout maternel, tandis que mon amour, séraphique en sa présence, devenait, loin d'elle, mordant et altéré comme un fer rouge. " C'est justement préciser le rôle du jeune homme et la transformation qui s'opère en lui : l'heure arrive en effet la passion s'impose avec son caractère de sexualité fatale. La nature ne peut être trompée plus longtemps, et de même que chez l'amante, fût-elle la pure Henriette de Mortsauf, elle exigera ses droits impérieux à plus longue échéance, de même chez Félix de Vandenesse elle s'imposera, mais avec une autre rigueur! a Si elle demeura chaste et pure, je fus travaillé par des idées folles que m'inspiraient d'intolérables désirs. »

Au début de cette étude, à propos du personnage de Calyste de Guénic, nous avons insisté sur cette loi phvsiologiquc dont Balzac mieux que personne a compris l'importance : c'est cette u logique amou- reuse » , cette implacable nécessité dans la marche progressive du sentiment d'amour chez l'homme, cette impossibilité il se trouve de se confiner plus longtemps dans le domaine du cœur qui dut amener Balzac à imaginer l'épisode des amours de Félix de Vandenesse avec lady Arabelle. La composition de ce fragment du Ljs dans la vallée relève bien j)lut6t, nous semble-t-il, d'une nécessité logique de l'amour que de l'observation saine d'un caractère vrai! Si par l'intervention de cet épisode et sa valeur

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de contraste Balzac a voulu simplement préciser une loi psychologique, et telle estnotre pensée, cette fin de l'œuvre se justifie surabondamment; sinon elle demeure comme une tache et une erreur. C'est dire qu'au point de vue de la pure observation le per- sonnage de lady Arabelle est bien inférieur à la plupart de ses créations féminines : il représente la partie contestable du chef-d'œuvre qui a nom : le Lys dans la vallée.

Encore une fois, cet épisode, tout comme la création de femme qui s'y réfère, est le résultat d'une opposi- tion artificielle conçue par Balzac entre deux types rigoureusement op[)Osés ; il convient de l'envisager comme un moyen imaginé pour la vérification et l'affirmation d'une loi physiologique. " Elle lady Arabelle c'est Balzac lui-même qui l'écrit, était la maîtresse du corps, INIme de jNIortsauf était l'épouse de Tàme. » Tout est dans cette j)hrase, l'explication du contraste même qui s'est imposé à la pensée du romancier et la cause .de cette création féminine qui semble conçue en dehors des conditions de la vie.

Ne nous arrêtons i)as à lady Arabelle; retenons seulement du pcrsonnajjc ce (jiii peut servir à expli- quer la conduite de Félix de Vandenesse : elle rej^ré- scnte en effet le facteur principal de sa déchéance morale; c'est elle qui réveill(> en lui les sentiments bas, les idées vulgaires (pu soinuuMlKnl au fond de tout homme même supérieur, et n'attendent fpi'unc circonstance favorable pour s'élever à la surface;

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c'est elle qui, par les piqûres savamment faites et fréquemment réitérées à son amour-propre, le déta- che lentement de Mme de Mortsauf, ainsi que lîéatrice de Rochefide détourne Calyste de Guénic de son amour pour Camille Maupin et plus tard pour Sabine ; elle encore qui suscite les pensées de fortune et d'ambition à la réalisation desquelles Mme de Mort- sauf apparaît la plus opposée. Comme Calyste, comme Rastignac, comme tant d'autres dont nous n'avons pas à nous occuper ici , car ils ne sont que les reflets atténués de ces personnages principau.\, Vandenesse sent son énergie faiblir; la volonté s'annihile et le livre impuissant aux mains cupides de lady Arabelle. Que reste-t-il désormais du jeune homme que nous avons aimé, dans lequel nous nous étions plu à voir l'incarnation de l'amour naissant? Rien, ou bien peu de chose : il vérifie à nouveau l'idée maîtresse qui domine cette étude, à savoir, la diminution progres- sive de l'énergie sous rinflucuce déprimante du milieu.

Avec Lucien de Rubempré, la démonstration sera complète et la preuve établie, d'autant mieux que nous l'examinerons ici dans sa seconde incarna- tion, celle de l'homme du monde. Sa première incar- nation, le Rubempré des Illusions perdues, relève de l'étude des artistes. Nous verrons alors comment Ralzac s'est plu à représenter dans ( e personnage, à côté des })lus brillantes facultés intellectuelles, (les plus riches dons et des })lus rares séductions i\c l'esprit, les faiblesses et les compromissions

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d'une nature d'artiste telle qu'il s'en rencontre tant, sans consistance, comme sans réaction à l'encontre des influences destructrices qui les environnent. Dans le Rubempré de Splendeurs et misères des courti- sanes, plus rien ne survit de l'artiste ; ses facultés créatrices sont éteintes ; elle a disparu pour jamais, cette merveilleuse facilité de production qui fit sa gloire et sa perte ; il ne survit plus en lui que l'homme du monde, le rival des Maxime de Trailles, des d'Ajuta-Pinto ; mais conî])icn inférieur à eux comme représentant du » dandysme " ! Car il est un dandy déchu, et l'on ne saurait dire de lui ce qu'un écrivain fameux notait pour caractériser cette ma- nière de goûter la vie : <i Oue ces hommes se fas- sent nommer raffinés, incroyables, beaux, lions ou dandys, tous sont issus d'une même origine; tous par- ticipent du même caractère d'opposition et de révolte ; tous sont des représentants de ce qu'il y a de meilleur dans l'orgued humain, de ce bosom trop rare, che/ ceux d'aujourd'hui, de combattre et de détruire la tri- vialité. De naît chez les dandys cette attitude hau- taine de caste provocante, même dans sa froideur. Le dandvsme appar;iit surtout aux époques transitoi- res où la démocratie n'est pas encore toute-puissante, l'aristocratie n'est que partiellement chancelante et avilie. Dans le trouble de ces époques, quelques lioiuMics déclassés, dégoûtés, désoeuvrés, mais tous ri<'lies de force native, peuvent concevoir \c projet de fonder une e8j)èce nouvelle d'aristocratie, d'aulant plus difficile ù rompre (pi'elle sera basée sur les fa-

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cultes les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes que le travail et l'argent ne peu- vent conférer. Le dandysme est le dernier éclat d'hé- roïsme dans les décadences ; et le tvpc du dandy retrouvc par les voyageurs dans rAmériquc du Nord n'infirme en aucune façon cette idée; car rien n'em- pêche de supposer que les tribus que nous nommons sauvages soient les débris de grandes civilisations disparues. Le dandvsme est un soleil couchant ; comme l'astre qui décline, il est superbe, sans cha- leur et plein de mélancolie. "

Voilà ce que nous représente assez exactement un Maxime de Trailles, un du Tillet, un d'Ajuta- Pinto ou tel autre de ces jeunes hommes bril- lants et inconsistants, tout de dehors et de vie exté- rieure , mais conséquents avec leurs principes et dirigeant leurs actes avec une rigoureuse logique. Voilà ce que ne peut plus être Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères. C'est une figure pâle et effacée, peinte en grisaille, si l'on peut ainsi s'ex- primer; une personnalité sans ressort qui sera tout entière à la discrétion de Vautrin, qui le domine de toute son énergie et de toute son intelligence, une personnalité destinée à s'effondrer le jour Vautrin ne se trouvera plus derrière elle pour l'appuyer et la soutenir. Le secret de cette dernière incarnation est dans les paroles qu'il prononce lui-même : «J'ai mis en pratique vin axiome avec lequel on est sûr de vivre tranquille : Fitfje, late, tace. r> Nous retrou- vons dans Lucien homme du monde les traits moraux

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que nous avons rencontrés déjà clans Lucien artiste, mais de plus en plus affaiblis et inclinant vers la déchéance.

" Poète, écrivain, ambitieux, vicieux, à la fois orgueilleux et vaniteux, plein de négligence et sou- haitant Tordre, un de ces génies incomplets qui ont quelque puissance pour désirer, pour concevoir, ce qui est peut-être la même chose, mais qui n'ont aucune force pour exécuter. " Il est tout entier dans cette phrase; nous le constaterons dans l'étude sur Lucien artiste : les rapports de Lucien avec Vau- trin en demeurent la preuve évidente. Nous nous expliquerons ailleurs sur les relations de ces deux personnages, dont l'un semble la lumière et l'autre le reflet. N'ayant aucune énergie, il était naturel que Lucien de Piubempré se livrât corps et âme à celui qui avait pour ainsi dire passé avec lui un traité intime et secret. Sa personnalité se confond et se perd dans celle de Vautrin, qui l'absorbe et l'annihile. C'est à })einc si, de temps en temps, quelques anciens scrupules de riionuèteté primi- tive trans})araissent et se manifestent timidement. Vautrin en a vile raison, lui montrant le l>ut à atteindre, et jnsliliant les moyens par le but. Sur cette pente, 15ubempré ne s'arrête pas : il joue la comédie de rainoiir avec la jeuiu^ fille qu'il a intérêt h épouser; il aime ou prêlcinl aimer P'sthcr, (>l la livre au binon (b' Niiciii.jM'u ; il prtMid part aux intri- gues cpii ont pour but d\'\l<>r(pier au malln'ureux financier les sommes énornies dont il profitera. Sa

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volonté n'existe plus, et le jour Vautrin ne sera plus derrière lui, il finira par le suicide. Vautrin, d'ailleurs, résume ainsi sa nature : a II était faible : voilà son seul défaut, faible comme la corde de la lyre, si forte quand elle se tend. Ce sont les plus belles natures; leur faiblesse est tout uniment la ten- dresse, l'admiration, la facvdté de s'épanouir au soleil de l'art, de l'amour, du beau que Dieu a fait pour l'homme sous mille formes... Enfin, Lucien était une femme manquée... "

Jusqu'ici, nous n'avons rencontré, en somme, que faiblesse et inconsistance dans le sentiment d'amour. Balzac ne pouvait s'en tenir là, et il ne s'y est point tenu. Sans parler des personnages de jeunes gens comme Savinien de Portenduère, comme David Séchard, comme tant dautres encore qui trouve- ront leur place en des études postérieures, arrivons à Lord Grenville. Tandis que les Rastignac, les Ru- bcmpré, les Vandencssc, si pure à l'origine qu'ait été leur tendresse, si détachée qu'elle nous soit apparue de toute considération pratique, en viennent toujours à l'envisager comme un moyen de parvenir, comme un marchepied pour leurs ambitions politiques ou mondaines, ce sentiment, chez lord Grenville, est véritablement exempt de toute visée j)ositive et ne tend qu'à la satisfaction de son objet.

Sans doute, il nous semble une ligure de demi- tcintc, légèrement voilée de mélancolie septentrio- nale; mais la discrétion première et la j)er8islance de son amour, ce dévouement de toute la personne à la

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femme qui Ta distingué, enfin ce sacrifice de sa vie pour sauver son honneur, en font un réel héros de l'amour, une nohle victime du plus nohle des senti- ments, et lui assignent une place unique et excep- tionnelle dans l'œuvre de Balzac. Sa valeur psvcho- logique se mesure non point tant à l'importance du rôle qu'il joue qu'à la qualité de ce rôle... Tout, dans sa vie, est suhordonné à son amour : il est le principe et l'origine de ses actes; aucun mobile se- condaire ou bas ne vient y porter atteinte , et son exclusivisme est la garantie de sa durée.

Tout, dans son amour, il convient de l'ajouter, est subordonné au sentiment, et nous entendons par que le sentiment est le principe directeur de toutes ses démarches; par quoi il se différencie tota- lement de la plupart des jevines gens amoureux de Balzac, et par conséquent de la masse des hommes amoureux , puisque Balzac reflète en son oeuvre, comme en un miroir fidèle, la société dont il fait par- tie; par quoi enfin il se rapproche de l'amour tel que le conçoivent les femmes aimantes, dont la caracté- ristique est la prédominance du sentiment.

Tel est le secret de sa force et de l'attraction in- vincible qu'il exerce sur Mme d'Aiglemont. « Tous les hommes ont les sens de leur sexe, dit-elle en une heure de rêveuse mélancolie»; mais cebii «pu en a l'àme et qui satisfait ainsi à (otites b^s exigences de notre nature, dont hi méb)dieuse iiarmonie ne s'é- meut jamais (pic sous hi ju'essiou des senlimeuls, cebii-hi ne .se rciicdiilrc i)as deux lois dans iiolic exis-

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tcnce. » Nous avons essayé de montrer, à propos de Calyste de Guénic, de quelle manière et avec quelle intensité, même chez le tout jeune adolescent, l'ap- pétit sexuel, compliqué des brusques sursauts de la jalousie, pouvait précipiter celui qui en était esclave vers les résolutions extrêmes et le contraindre à des actes d'une violence irraisonnée ; nous avons tenté d'indiquer la persistance obsédante du désir physi- que, marque incontestable du rôle actif de l'élément masculin dans l'amour. Chez lord Grenville, nous ne trouverons rien d'analogue, rien de ce qui rap- proche l'homme de l'animal, de ce qui, à certaines heures, sous la poussée subite du désir, réveille la brute primitive en l'être raisonnable.

En lui, les sens seront toujours subordonnés au sentiment; on conçoit alors facilement l'attraction toute poétique qu'il peut exercer sur une jeune femme aux instincts délicats, dont l'unique malheur a été de sentir avec toute son aprcté l'affreux désaccord des réalités de l'amour avec le rêve qu'elle s'était complue à en faire. L'émotion qui l'agite au moment elle aperçoit cette idéale figure à peine entrevue se produit aussi soudaine que troublante, et Balzac rexpli([uc ainsi : » Les bizarres pressentiments qui avaient si souvent agité Julie se trouvaient tout à coup réalisés. En s'occupant d'Arthur, elle s'était complue à croire (pi'iin homme, eu aj)j)arence si doux, si dé- licat, devait élre resté fidèle à son premier amour. Parfois, elle s'était flattée d'être l'objet de cette belle passion, la passion pure et vraie d'un homme jeune.

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dont toutes les pensées appartiennent à sa bien- aimée, dont tous les moments lui sont consacres, qui n'a point de détours, qui rougit de ce qui fait rougir une femme, pense comme une femme, ne lui donne point de rivales et se livre à elle sans songer à l'am- bition, ni à la gloire, ni à la fortune. »

Comme tous ces traits, qui sont précisément les traits moraux de lord Grenville, le différencient des autres jeunes gens de lialzac! Ce sont eux qui, par leuri'éunion et leur solidarité, constituent cette puis- sance sentimentale dominatrice et exclusive qui font du jeune Anglais un personnage à pari, presque fémi- nin, malgré ses mérites intellectuels, qui sont bien ceux d'un homme, et d'un homme supérieur.

Une première fois, il a vu Julie d'Aiglemont, et cette apparition l'a ravi d'enthousiasme; mais son amour discret n'a pas cherché à s'imposer, bien qu'il eût compris et pressenti les tortures morales dont elle souffrait. Le hasard lui a permis de la revoir; il s'est rendu compte du rôle qu'il ])ourrait jouer auprès d'elle, des services qu'il pourrait lui rendre; il s'est attaché à sa destinée, la suivant, la soignant, mais toujours respeclueu.K et ne provoquant jamais l'aveu d'un amour. (Ai aveu, Mme d'Aiglemont l'a laissé échapper; elle lui a montré la profondeur et Tinti- mité de sa tendresse, mais en même temps lui n fait sentir (pie ses devoirs d'épouse et de mère renq)é- (•haient d'être à lui. Pas une protestation, pas une révolte ; il la quitte et s'éloigne, l^onrlanl, il lui de- vient lnîj)0ssible de demeurer loin d'elle; il revient

50 CHAPITRE 11.

Mme d'Aiglemont va non pas céder, mais s'offrir; elle s'écrie : " Connaître le bonheur et mourir ! » C'est lui qui meurt pour elle; donnant ainsi, pour sauver son honneur, le plus bel exemple de dévouement qu'un homme puisse offrir !

CHAPITRE III

LES JEUNES FILLES.

Comment Balzac a conçu les jeunes tilles : leur caractère de passi- vité dans l'amour. II les a peintes en grisaille.

Leur iinpersonnalité due surtout à l'éducation. Rôle capital de l'éducation : ce qu'elle est; ce qu'elle devrait être. Idées de Balzac à ce sujet : Mme du Tilfct et Mme Félix de Vandenesse.

Césarine Birotteaii : la jeune fille de la petite bourgeoisie. Ca- ractère é{;oïste de l'amour.

Eveil de l'amour chez la jeune tille : signes physiologiques. Ursule Miroiiet. La jeune tille {{iiidéc par l'instinct. Balzac applique la théorie de Schojienhauer.

Euf/énie Grandet. La fennne créée par l'amour.

Véronique Graslin. L'amour d'émotions intellectullcs.

Au cours d'Eufjénie Grandet, Balzac écrit : i. Dans la pure et monotone vie des jeunes filles, 11 vient une heure délicieuse le soleil leur épanche ses rayons dans l'ànic, la Heur leur exprime des pensées, les pal[)itations du cœur communiquent au cerveau leur chaude fécondaïu'e et fondent les idées en un vague désir; jotu- d iiuiocentes mélanco- lies et de suaves joyeusctés ; (jiimihI les cnliiiils com- mencent à voir, ils sourient ; (|ii;iii(l luie jciine fille entrevoit le senliinent dans l;i ii;i(iiii', elle sourit comme elle souriait enfant. Si la lumière est le

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premier amour de la vie, Tamour n'est-il pas la lumière du cœur?" En s'exprimant ainsi, Balzac ne cédait point simplement au plaisir de formuler en phrases délicieuses une observation psychologique; il présentait en outre ce que nous pourrions appeler ridée générale qu'il s'est formée de la jeune fîUe et la conception d'ensemble qui fut le point de départ de ses créations virginales. Si nous les envisageons en effet par le l'apide coup d'œil du souvenir, qui écarte les éléments indifférents pour retenir unique- ment ceux qui sont essentiels, une chose nous frappe : c'est que Balzac les a toujours peintes en grisaille, leur donnant peu de relief, peu de personnalité, ainsi que l'exige d'ailleurs la réalité des choses. Penser ainsi, c'était se trouver en conformité avec la nature ; c'était obéir aux lois de développement phy- siologique qui régissent l'clre féminin et lui impri- ment le caractère de réceptivité qui lui est propre. A ses yeux, en effet, la femme est créée de toutes pièces par l'amour et n'existe ])Our ainsi dire pas avant que ce sentiment ait développé son être. D'où la différence, au cours de ses œuvres, entre l'impor- tance qu'il attache à l'analyse des caractères de femmes et celle qu'il attache à l'analyse des caractères de jeunes filles. Il suffit, pour s'en convaincre, de rappeler quelques noms et de se souvenir en même temps du rôle que les j)ersonnages ainsi évoqués tUMiMciil (huis le mdieu h' romancier les a placés.

Modeste Mignon, Eugénie (Jrandet, Césarine Birot-

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teau, Céleste Colleville, Ursule Mirouet , et tant d'autres, autant de figures douces et discrètes qui, pour employer une expression d'école mais rendant bien l'idée, sont plutôt " agies " qu'agissantes, subis- sent les circonstances parmi lesquelles le hasard les a fait naître, et s'inclinent avec résignation devant la force des événements qui refoulent leurs pensées ou compriment leurs désirs!

Si l'on essaye de les classer en proportionnant leur relief comme personnages et leur intensité comme types au degré de conscience du sentiment d'amour, on arrive au résultat suivant : les moins conscientes, celles en qui ce sentiment est à peine indiqué, soit que les instincts religieux prédominent comme chez Céleste Colleville, dont la destinée de femme est tout entière subordonnée à la piété, soit que la crainte d'une autorité supérieure et respectée leur imprime un caractère d'excessive timidité, comme ù Césarine Birotteau, celles-là connaissent l'exisleiKu; du senti- ment, mais osent à peine se l'avouer; il n'aura pas d'action décisive sur leur vie de femme, et si elles en souffrent, elles cacheront leurs souffrances. Après Céleste Colleville et Césarine 15irotteau, nous en trouvons chc/, (|iii lamour es! plus conscieni sans être encore absorbant. Il régira certains de leurs actes, et en |)lu8 d'une circonstance pourra les pous- ser ù des démarches qu'elles s'expli(pi(Mit à p(>ine et dont la caiisc! est toute en lui : lùigénie Crandct, j)ar exemple, qui malgré la terreur (pie lui inspire son père, arrive à tenter des choses dont l'idée ne

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lui serait jamais venue si la présence de Charles Grandet n'avait soudainement fait jaillir en son cœur des sources vives de tendresse : Marguerite Clacs encore, trouvant dans son amour, qui chez elle est déjà de Tinstinct maternel, la force de diriger une famille et de résister aux folies ruineuses d'un père maniaque ! Notons en passant que l'on sent dans ses démarches plus encore la femme d'ordre, la jeune fdle née pour être mère, que la femme amoureuse : c'est ce qui la distingue d'Eugénie Grandet. Elle appartient à la classe des femmes qui seront plutôt mères cpi'amantes : tous ses actes s'expliquent ainsi, et c'est un point de vue essentiel sans lequel on ne saurait la comprendre. Nous arrivons enfin aux der- nières, très rares, car je ne vois guère que Véro- nique Sauviat, la future Mme Graslin, chez les- quelles on sente en la jeune fille le rôle absorbant que l'amour tiendra dans leur vie, instrument de dou- leur et de tortures morales. Nous ne parlons point ici de celles qui, comme la Péchina et la Fos- seuse, sont de véritables inconscientes, des mala- des, des irresponsables dans toute la force du terme, et dont le cas ne saurait infirmer en rien l'exactitude de ce que nous avançons.

Cette impersonnalité, cet effacement voulu, ne tient pas exclusivement, dans l'idée de Balzac, à la nature intime de la jeune fille et au caractère de réceptivité que nous indiquions plus haut; il est par certains points acquis, et ici se présente la grave (|ueslion do l'éducation. I^lie devait venir à la pensée

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du maître, pour une premièi^e raison d'abord : c'est que toutes les questions sociales d'une réelle impor- tance ont hanté son cerveau; puis ensuite, la place prépondérante qu'il assijrne à la femme dans la Comédie humaine, l'amour et la tendresse profonde qu'il manifeste pour son développement sentimental, pour son rôle d'initiatrice de l'homme aux nuances du désir, le culte réel qu'il professe pour cette divinité du poète, ce sont autant de motifs, et de motifs puissants, pour l'avoir fait s'allacher à ce point d'où dépendra souvent toute sa vie intérieure : Gomment la jeune femme a-t-elle été élevée quand elle était jeune fdle? Quelle éducation a-t-ellc sul)ie? Quelles influences a-t-elle traversées? L'intérêt qu'il y voit est et doit être énorme ; il doit l'être, à /«v'or/ d'abord, car nous savons que Balzac fut un des plus fervents adeptes de la théorie « des milieux » ; il en fut un des inventeurs dans le domaine littéraire, l'ayant appliqué le premier peut-être à l'analyse psycholo- gique. \\Vcs,l à posteriori, et il suffit, si nous voulons être convaincus , de nous souvenir de l'analyse du caractère de Véronique Graslin , [)om" coiu[)rendre quelle inq)ortance à ses yeux pouvait avoir cette édu- cation sur l'avenir de la femuie. l{jq)|)elons-nous cette jeune fille, à l'imagination et au co-ur vierges, élevée dans la plus extrêuu' ictenue, ignorant tout de hi vie, d'autant mieux que son existence s'est (h'M(julêe dans im coin de province isolée, pure comme un ange .uKpiel l)al/ac la compare. Voici (pie (oiit à cimii) un livre tombe eiilre ses mains! l'.l (|iiel li\re! \.v plus

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pur, le plus inoffensif pour toute autre nature! Pour elle il devient la révélation la plus troublante de l'existence; par et à travers ce livre le monde s'expli- que à elle; elle en comprend les mystères, ou plutôt elle les pressent.

Si Balzac avait été un moraliste pur au lieu d'être un romancier; s'il avait écrit des œuvres pour expo- ser non point ce qui est, mais c'e qui devrait être, il n'eût pas manqué de nous livrer le fruit de ses médi- tations sur ce grave sujet : comment procéder à l'éducation des jeunes filles ? Comment chez la vierge, dont l'esprit sommeille encore, préparer l'éclosion de la femme qui sera demain? Sans doute il n'eût pas posé de règle absolue, car il était trop intime- ment convaincu de la relativité de toutes choses ; il n'eût point conseillé de soumettre à une éducation identique tous les esprits féminins destinés à occuper un même rang dans la société. Il n'ignorait pas qu'en ce monde on ne doit considérer que des » individus » , et que la première règle d'une éducation parfaite est d'agir » individuellement" . Cette vérité psycholo- gique dont il avait fait la cruelle expérience au collège, il eût souhaité qu'on l'appliquât dans l'édu- cation des jeunes filles. Sans doute aussi, s'il est vrai de dire qu'il n'eût j)oint posé de règle absolue, il aurait recommandé aux éducateurs ne point appli- quer le système en usage de «contention spirituelle» et d'entière ignorance de la vie. Déjà dans les Mémoires dt; deux jeunes inariccs il insiste sur les inconvénients de cette mélhode. A maintes reprises,

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dans la Femme de trente ans, opposant 1 Ignorance absolue de la jeune fille à la brutalité ordinaire des premières initiations, i\ indique les dangers et les irréparables malheurs qui en sont Thabituelle consé- quence ; enfin les premières pages de l'œuvre intitu- lée : Une fille d'Eve, sont consacrées à la peinture de l'éducation donnée aux jeunes filles de l'aristocra- tie, et la manière dont il la décrit précise ses préfé- rences et ses antipathies!

Voilà sans doute dans sa pensée ce qui contribue le plus à en faire des êtres insignifiants, ayant si peu de relief, et présentant en somme un intérêt médio- cre pour le psychologue et l'observateur.

Examinons l'éducation des jeunes filles qui devien- dront plus tard Mme du Tillet et Mme Félix de Vandenesse : » Marie-Angélique et Marie-Eugénie atteignirent le moment de leur mariage, la première à vingt ans, la seconde à dix-sept ans, sans jamais être sorties de la zone domestique planait le regard maternel. Jusqu'alors elles n'étaient allées à aucun spectacle : les églises de Paris furent leurs théâtres. » L'ignorance de la vie est poussée chez elles à ses extrêmes limites, cette ignorance qui sera cause de la révolte, ([ui du moins y conlrihiiera, lorsque les réalités leur seront soudain dévoilées. » Leur instruction ne dépassa pas les limites imposées par des confesseurs élus parmi les ecclésiaslifpies les moins tolérants et les plus jansénistes... .btinais fiUcs ne furent livrées à des maris ni plus pures, ni plus vier{;es : leur mère semblait avoir vu dans ce point,

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assez essentiel crailleurs, raccomplissement de tous ses devoirs envers le ciel et les hommes. >'

Le résultat, Balzac l'indique, inévital)le : d'une part, l'assurance à peu près certaine que leur union sera faite d'autant plus légèrement que la jeune fille ne soupçonne même pas les obligations positives du mariage et qu'elle n'a qu'un désir : se soustraire à l'autorité des parents qui compriment ses sentiments d'indépendance. « Vous n'êtes pas très heureuses, mes chères petites, leur disait le père ; mais je vous marierai de bonne heure, et je serai content en vous voyant quitter la maison. Papa, disait Eugénie, nous sommes décidées à prendre pour mari le pre- mier homme venu. »> Et le père conclut tristement, faisant lui-même la critique de cette éducation : il A^oilà le fruit amer d'un semblable système. On veut faire des saintes, on obtient des... Il n'acheva pas. " D'autre part, la crise fatale, la soudaine révolte qui se produira lors du mariage et de ses révoltantes initiations : " Eve ne sortit pas plus innocente des mains de Dieu que ces deu.x filles ne le furent en sortant du logis maternel, pour aller à la mairie et à l'église, avec la simple mais épouvan- table recommandation d'obéir en toutes choses à des hommes auprès desquels elles devaient dormir ou veiller pendant la nuit »

Mais alors faudra-t-il donc éclairer les jeunes filles sur les réalités de la vie? Qu'aurait répondu Balzac à cette question? J'imagine qu'il n'y eût point apporté de solution précise et qu'il eût dit slmj)lement en

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substance : Tout dépend des natures; il n'y a pas ici, comme en tout ce qui touche à l'éducation, de règle générale applicable à des groupes, car toute méthode doit procéder de considérations individuelles!...

Ayant vu ce qui devrait être, examinons mainte- nant ce qui est : Césarine Birotteau, c'est la jeune fdle de la petite bourgeoisie, du milieu commerçant, élevée dans ce milieu rétréci et mesquin. Dans le portrait physique qu'en donne Balzac se trouveront unis les traits délicats et exquis d'une rare beauté physique et ces défauts de race qui ne peuvent lais- ser de doute sur son origine : quant à son portrait moral, il est marqué au coin de la plus parfaite entente des superlluités qui constituent léducation des jeunes fdles, avec celte caractéristique de la supériorité de l'enfant voulue par les parents sur eux-mêmes : « Elle aimait la musique, dessinait au crayon noir la Vierr/e à la cJiaisc, lisait les o'uvres de Mmes Gotlm et lli(;coboni, Bernardin de Saint- Pierre, Féuelon, Racine; son j)èrc et sa mère, comme tous ces parvenus empressés de cultiver l'in- gratitude de leurs enfants en les mettant au-dessus d'eux, se j)laisaient à déïHcr Césarine, qui heureuse- ment avait les vertus de la bourgeoisie et n"ai»usail pas de leur faihlesse. " l'^lle demeure le type accomj)li de la petite bour{;eoise, d'esprit médiocre sans doute, mais capahie du plus vif atlacliement et susccptililr <1 mi amour couslanl cl lidéle. Etudiez la naissance de son amour pour l*opinot, le jeune homme timide et contrefail, dont elle sent avec cette

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délicatesse d'àme qui n'est pas refusée aux natures même médiocres, la secrète adoration pour elle. Balzac explique ici ce qui paraît un mystère du cœur féminin, à savoir, par quelles complications psychologiques une jeune fille belle et riche comme Gésai'ine Birotteau peut s'éprendre d'un infirme et d'un boiteux.

Ce que certains esprits pourraient attribuer à un sentiment de générosité basé sur la pitié, Balzac l'attribue à une raison d'égoïsme fort compréhen- sible. Ce lui est une occasion d'expliquer qu'à son sens et de manière générale la tendresse amoureuse repose tout entière sur » l'égoïsme " , c'est-à-dire sur une sorte d'instinct secret qui nous pousse spon- tanément vers ce qui convient à notre nature et développe nos affinités intimes. Telle est une de ses idées les plus chères, une de celles qui le mieux cadrent avec son système général du monde et ses [héorics physiologiques. Cette conception de l'amour, aussi exacte pour ce qui tient de l'élément féminin que pour ce qui concerne l'élément mâle, relève directement de cette unité de plan qui suivant lui régit le monde moral comme le monde physique : Il (Juchpies moralistes pensent que l'amour est la passion la plus involontaire, la plus désintéressée, la moins calculatrice de toutes. Cette opinion comporte une erreur grossière. Si la plupart des hommes ignorent les raisons qui font aimer, toute symj)athie physique ou morale n'en est pas moins l)asée sur les calculs hiils par l'esprit, le senlimeut uu la brutalité.

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L'amour est une passion essentiellement égoïste. » L'cgoïsme de Césarine consistera donc, et c'est que Balzac cherchera l'explication de sa tendresse secrète pour Popinot à distinguer de préférence le jeune homme qui, par son adoration sdencieuse, par les disgrâces de sa nature physique lui paraîtra le plus propre à lui conserver une éternelle fîdé- hté!...

« J'ai bien observé les femmes et sais que si, chez la plupart, l'amour ne s'empare d'elles qu'après bien des témoignages, des miracles d'affection, si celles-là ne rompent leur silence et ne cèdent que vaincues, il en est d'autres qui, sous l'empire d'une sympathie explicable aujourd'hui par les fluides magnétiques, sont envahies en un instant. » Cette phrase d'analyse physiologique, ce jugement porté sur la nature intime de la femme au point de vue amou- reux, Balzac la place dans la bouche du docteur Minoret au moment sa pu[)illc bicn-aiméc, celle (|ui est devenue l'enfant de son intelligence et de son cœur, qu'il a élevée avec la tendresse d'un j)ère et la perspicacité d'un « csjirit " , lui avoue, avec la fran- chise de SCS vingt ans, la naissance de l'amour en son àme.

Peu de détails sont aussi touchants dans Idnivre de Balzac (\uc le récit des [)rcmièrcs années d Ursule Mirouct, l'histoire de cette petite fille élevée par son père adoptif, le vieux docteur Minoret, la douceur et l'affection croissante don! il rciilnure, cette entière communauté de ynvn et de doidcurs; ce sont d'abonl

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les premiers soins que réclame l'enfance, et pour lesquels Minoret a les douceurs d'une mère, les pré- cautions d'une nourrice attentive; puis, après ces années l'intelligence sommeille encore, la conscience est comme assoupie, ce sont les premiers éveils de la sensibilité; l'àme s'ouvre à la vie et le rôle de l'éducateur commence; toutes les qualités natives de la petite fdle se développent et fleurissent en ce milieu, favorable comme l'est un riche terreau pour une plante rare ; autour d'elle elle ne sent qu'affection, douceur, sympathie raisonnée, souci d'éducation pour son jeune esprit. Aucun souffle impur, aucune image chagrine ne vient assiéger son cerveau. Elle grandit cependant, et le premier motif de tristesse qui lui vienne est l'impiété du docteur. Minoret, en effet, est un savant de l'école matérialiste, et un sceptique en ce qui touche la foi religieuse ; il a pourtant fait élever Ursule chrétiennement, et c'est ce désaccord de croyances qui fait naître les premières inquiétudes de la jeune fille. Ce qui cause la plus vive peine à une femme réellement pieuse, c'est de sentir que ceu.\ qu'elle aime ne partagent [)as ses convictions. Ursule n'a que douze ans, mais son tact développé et affiné par l'éducation lui révèle une secrète divergence entre ses idées et celles du docteur; elle n'a de cesse qu'elle n'ait appris la vérité et la nature exacte des croyances de Minoret : Il Pressé de questions par 1 innocente créature, il fut impossible au docteur de cacher plus longtemps ce fatal secret. La naïve consternation d'Ursule le fit

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d'abord sourire; mais en la voyant quelquefois triste, il comprit ce que cette tristesse annonçait d'affection. Les tendresses absolues ont horreur de toute espèce de désaccord, même dans les idées qui leur sont étrangères. " N'est-ce pas l'énoncé d'une vérité souvent cruelle, dont la plupart de ceux qui « pensent» ont fait la douloureuse expérience à l'âge de l'éman- cipation intellectuelle? Quel est celui qui, doué d'une vraie personnalité, et poursuivant la recherche d'un but spirituel dans la franchise entière de ses convic- tions, n'a pas connu cette intime et vive souffrance du désaccord religieux avec ceux qui entourèrent son enfance de soins affectueux? Mais il ne suffit pas qu'Ursule la connaisse cette divergence d'idées, il faut qu'elle y porte remède. Ce que la tendresse d'une femme n'eût sans doute pas obtenu, ce dont l'affection d'une mère ne fût certes point venue à bout, la douce insistance de cette petite (ille de douze ans parvient à l'enlever.

Ursule grandit cependant, et voici qu'arrive l'âge de la puberté. Elle a le cœur tendre et son éducation n'a pas peu contribué à développer en elle tout ce qui se trouvait en germe d'affection, d'extpiise pvussance d'attachement! .luscpialors elle ne s'est jamais vue auprès d'un homme qui fût en agc de lui insj)ircr de la tendresse. On conçoit quel j)Ourra être l'effet pro- duit sur elle par l'arrivée du jeune Savinicn de l*ortenduère : c'est un ciivahisscniciil de I clii' p;ir la toute-puissante sympalhic>, et comme l'rsule est aussi innocente f|u'ignoranle, l'aveu (ju'eilo en fait

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au docteur est " symptomatique » au premier chef : il vaut à ce titre comme document psychologique. On y découvre, dans la naissance subite du sentiment d'amour, le mélange primordial de l'élément physique et moral : « Il m'a monté, je ne sais d'où, comme une vapeur par vagues au cœur, dans le gosier, à la tête, et si violemment que je me suis assise. Je ne pouvais me tenir debout, je tremblais. Mais j'avais tant envie de le voir que je me suis mise sur la pointe du pied : il m'a vue alors, et m'a, pour plaisanter, envoyé du bout des doigts un baiser, et... Et?... Et, reprit-elle, je me suis cachée aussi honteuse qu'heureuse, sans m'expliquer pourquoi j'avais honte de ce bonheur. Ce mouvement qui m'éblouissait l'âme en y amenant je ne sais quelle puissance s'est renouvelé toutes les fois qu'en moi-même je revoyais cette jeune figure... Il m'a semblé que je ne devais plus désormais m'occuper que de lui plaire. Son regard est maintenant la plus douce récompense de mes bonnes actions. »

Peut-il exister aveu plus franc, })lus naïf, décou- vrant mieux par cette naïveté même rentière igno- rance du mal, et nous ramenant mieux à ce qu'était le rapprochement des êtres en des civilisations pri- mitives? Chez la jeune fille complètement ignorante des réalités de l'amour, non j)oint seulement de sa fin dernière, mais encore des ruses préparatoires dont l'instinct de l'espèce nous environne pour atteindre à son but, tous ces troubles physiologiques qui accom- pagnent l'éveil du sentiment, ne correspondent à

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aucune idée précise dans le cerveau de la vierge, et peuvent faire l'objet d'un aveu d'autant plus sincère que leur cause est plus entièrement ignorée de celle qui fait cet aveu. Quel père, pourtant, inquiet des premières langueurs d'une fille trop aimée, en soup- çonnant la cause et désirant que cette cause soit pré- cisée, quel père obtint jamais confession si franche que celle d'Ursule au vieux docteur? Lui, vraiment digne d'une telle confiance, il découvre à Ursule la nature de son sentiment, lui marque l'antinomie qui existe entre la nature et la société, et, tout en lui indiquant que cette antinomie est artificielle, lui enseigne qu'il faut savoir s'y soumettre!...

Assez semblable à l'amour d'Ursule Mirouet nous apparaît celui d'Eugénie Grandet, du moins dans son origine, dans son primitif épanouissement; infiniment plus pitoyable et plus touchant d'ailleurs, puisqu'il se trouve traversé par des crises cruelles et qu'il n'en vient point à son aboutissement normal, la possession de l'être aimé, comme 11 arrive pour la filleule du docteur Minoret. Au délmt mémo, et bien que la naissance de cet amour donne Heu à des manifesta- tions physiologiques à peu près semblables à celles qui troublent Ursule, nous saisissons déjà les diffé- rences. Ce qui fait la su[)rème consolation d'Ursule, au mdieu des plus rudes traverses, c'est lindéfeclible tendresse du docteur, cpil pour elle est plus encore qu'un père. JNous avons montré l'ardeur de celte affection, son caractère d'intelligente et chaude pro- tection, ce qui est cause en un mot qu'il ne se trouve

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pas une douleur d'àmc, pas un chagrin qui ne soit compris et prévu par l'adorable vieillard!

Combien différente et cruellement opposée la destinée d'Eugénie Grandet! Et que Ton n'aille pas dire que son amour, pour plus effacé qu'il apparaisse, ne reste pas aussi touchant! Les manifestations sont peut-être moins soudaines ; la physionomie poétique d'Eugénie Grandet est plus discrète que celle d'Ur- sule; mais le travail intérieur de la sympathie amou- reuse y est tout aussi vif; c'est une âme plus concen- trée : cela ne veut pas dire qu'elle ne souffre pas aussi cruellement !

Dans les deux œuvres, Balzac s'est proposé un but à peu près identique : étudier la naissance et le déve- loppement de l'amour en des âmes vierges, mais singulièrement tendres et dans lesquelles il devait apparaître comme une brusque irruption. L'impres- sion produite par l'arrivée de Charles Grandet est peu différente de celle qu'éprouve Ursule à la vue de Savinien. Ce sont deux jeunes gens dans léclat de la première jeunesse : leur beauté phvsique, cette beauté qui, comme excitant à la naissance de l'amour, semble justiHcr pleinement la théorie de Schopen- haucr, est l'origine et la cause première du sentiment d'Eugénie, comme elle fut l'origine et la cause du sen- timent d'Ursule! C'est bien le fait d'une âme simple et primitive, toute voisine encore de la nature, de se laisser prendre loiil d'ahord aux apparences physi- ques. Comment ne pas trouver logique cet envahisse- ment d'un c(rur fait pour aimer sous l'inlluence de

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ce qui lui paraît essentiellement digne d'amour : la beauté du visage ? " Eugénie, à qui le type d'une perfection semblable, soit dans la mise, soit dans la personne, était entièrement inconnu, crut voir en son cousin une créature descendue de quelque région séraphique. " Si réellement le sentiment d'amour est l'éternelle duperie dont parle le philosophe alle- mand, grâce à laquelle le monde perpétue ses misères et ses souffrances, les causes les plus infimes, aux regards de ceux qui les observent en les analvsant froidement, peuvent devenir les plus puissantes et les seules puissantes pour pousser 1 être au résultat final que la nature lui assigne. De même que dans la sélection naturelle des animaux, et pour la perpétuité des races, le mâle triomphe des rivaux qui l'entou- rent par ses avantages physiques, et conquiert les bonnes grâces de la femelle par la supériorité qu'ils lui confèrent, de même aussi, dans cette sorte de sélection sociale à la faveur de laquelle s'accomplis- sent les unions, il est de toute vraisemblance et de toute logique que la jeune fille, docile esclave de l'instinct, aille droit à la beauté physique la mieux faite pour l'attirer. » La jeune fille qui, malgré le conseil de ses j)arenls, conlraircmeut à toute conve- nance, suit son penchant luslnulif, oITrc eu sacrifice au génie de res[)èce son bonheur individuel. I.lle a agi dans le sens de la nature, c'est-à-dire de l'espèce ; ses parents aj;i,ssai»nt dans le sens de l'égoïsme, c'est-à-(bre th' l'inchYidu. "

Cette théorie de l'amour, (jul ilemeurera sans

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doute dans l'histoire de la philosophie la plus haute gloire de son inventeur, lîalzac l'ignorait en ses grandes lignes ; mais s'il ne la connaissait point comme théorie, il la pressentait, il en avait une vague intuition; et cette intuition du poète, qui va souvent plus loin que la vue scientifique du philo- sophe, elle est manifeste en ces deux créations d'Ur- sule et d'Eugénie; elle se complétera d'ailleurs avec le personnage de Véronique Sauviat. Le soin qu'il prend de décrire ce moment physiologique chez la jeune fdle, l'insistance avec laquelle il y revient, prouvent l'importance qu'il y attache.

Chez Eugénie, c'est comme une naissance nou- velle, quelque chose comme une création spontanée ! L'être qui jusqu'alors était inerte et ne connaissait que deux sentiments, la crainte de son père et une respectueuse affection pour sa mère , cet être décou- vre aux ol)jets qui l'environnent une intime significa- tion'; elle comprend la beauté des choses, et comme nous ne rapportons rien qu'à nous-mêmes , elle s'ap- plique ce sens nouveau de la beauté. La coquet- terie, le besoin de [)arure, le désir d'être aimée sur- gissent en même temps, et ce lui est une cuisante blessure que cette pensée de ne point plaire, La crislullisation s'est faite, et les fleurs les plus déli- cates du sentiment vont cclore il n'y avait que sécheresse et aridité! L'éveil de son esprit aux beau- tés naliucllcs s'opère également, corollaire inévitable des autres sentiments; et puisque nous parlons de cet éveil que toutes les âmes sensibles ont connu, à

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l'heure elles se trouvaient transportées par un mouvement d'enthousiasme soit intellectuel, soit sentimental, n'est-ce pas le lieu de noter combien il juslihe l'ingénieuse pensée du philosophe : « Un paysage est un état de l'àme » ? 11 eut le mérite, lui, de formuler d'une façon définitive un mode de sentir qui apparaît commiui à toutes les intelligences poé- tiques ; mais l'idée était en germe dans plus d'une œuvre, et notamment dans celles que nous étudions. L'amour d'Eugénie Grandet ira désormais crois- sant et s'enno]>lissant chaque jour; elle est de ces femmes qui se donnent et ne se reprennent point : la fidélité de son sentiment ne sera pas le moins beau fleuron de sa couronne poétique. Elle avait aimé Charles d'un amour craintif et presque respec- tueux, lorsqu'il arriva auprès d'elle sous l'appareil trompeur mais séduisant d'une élégance inconnue pour elle! Quand elle saura la vérité, c'est-à-dire sa ruine totale, il lui semblera, comme à Ursule, que les distances se sont rapprochées, et elle s'attachera d'autant plus fidèlement (|ii il souffre et lui semble pitoyable. Son amour ne calcule pas : c'est le véri- table ; il agit tout spontanément, en effet, et le propre de sa nature est de conduire ceux qui en sont touches à des démarches (ju'il.s n'eussent mémo point osé concevoir avant de le connaître. VAlc est assurément belle, d'une rare beauté, la scène la jeune tille, emportant la bourse qui contient son trésor, monte dans la eliambre de (lluirles, cl, pour le contraindre à aece|)ter la siuimie (pie sa déliea-

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tesse lui fait refuser, plie le genou devant lui ; ce mélange de hardiesse, de pudeur et de générosité, en fait la plus touchante de l'œuvre. On comprend comment, une fois parti, sa pensée l'accompagnera dans ses voyages; comment à son retour, et lors- qu'elle voit que son amour est oublié, le déchirement de son cœur sera total, et communiquera à toute sa vie cette immense tristesse qui ne la quittera pas, non plus que le souvenir de son amour! Il est des âmes qui ne savent pas oublier, et qui donnent en ce monde, tout se transforme, un démenti flagrant à l'universelle métamorphose qui régit l'ordre moral et physique !..

La marque propre du caractère de Véronique Sauviat, la future Mme Graslin, c'est que le sentiment d'amour est en elle non point de la connaissance et du rapprochement d'un être sem- blable, comme chez les autres jeunes fdles amou- reuses, mais bien d'une idée, et en quelque façon à.' émotions intellectuelles. Cest l'indice d'une nature plus raffinée, plus complexe. Balzac a voulu nous montrer ici et tous les événements de sa vie de femme s'expliqueront de la sorte le rôle prépon- dérant que peut tenir l'imagination dans le dévelop- pement sentimental! Celte apj)arition d'un sentiment sans objet réel, sous la simple influence d'une lecture, ce coup de foudre, exj)licable par la vivacité d'une imagination qui sera dans l'avenir sa volupté et sa torture, font du personnage de Aéronique un type (pu mérite d'être examiné dans son jiremier épa-

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nouissenient de jeune fille. La femme demeurerait du reste inexplicable, si l'on ne connaissait la jeune fille.

Il convient de rappeler son oi'igine : elle est née de parents travailleurs , dans un milieu provincial, n'ayant pour illuminer leur existence que l'amour de leur fille. Dès l'enfance on distingue chez elle la marque d'une vie intérieure très accentuée, une piété profonde, assez voisine du mysticisme. Balzac, dans la description très précise qu'il fait de sa beauté, ne manque pas d'indiquer sa destinée de malheureux amour : » Elle avait une taille moyenne... mais ses formes se recommandaient par une souplesse gracieuse, par ces lignes serpentines si heureuses, si péniblement cherchées par les peintres, que la nature trace d'elle-même si finement, et dont les moelleux contours se révèlent aux yeux des connais- seurs, malgré les linges et ré[)aisseur des vête- ments » C'est en même temps l'indication d'une

beauté intérieure qui grandit avec le développement de sa nature amoureuse : n II était impossible de voir froidement Véronique, alors qu'elle revenait de l'autel à sa place, ajirès s'être unie à Dieu et (prcUc se mollirait à la j)arolsse dans sa primitive s[)lendeiir. Sa beauté eût aU)rs éclipsé celle des plus belles femmes. Quel charme pour un homme épris et jaloux que ce voile de chair qui devait cacher réponse à tous les regards, un voih> (pie la main de l'amour lèverait, et lalsscrail relombcr sur les volup- tés permises ! »

72 CHAPITRE III.

L'ardeur de style et sa passion contenue sont bien l'indice du sentiment que Balzac veut exprimer : la substitution prochaine de l'amour humain à l'amour divin; les tendresses mystiques de la relii^ion ne sont que le voile trompeur grâce auquel elle dissimule sa nature véritable !..

CHAPITRE IV

LES FEMMES MALHEUREUSES.

Seule manière de comprendre les « femmes » de Balzac : les aimer.

R(jle de Y imagination sympathifjue.

La femme abandonnée : Mme de Beauséant. Solitude hautaine et tière. Dédain du monde. La persistance du besoin d'aimer.

Rapports de l'iu^unne et de la femme dans le mariage. Gravité de la question. Souveraine maîtrise de Balzac : Mme d' Aiglemont.

Contraste entre les lois sociales et les besoins des àmcs supé- rieures. Le mariage, pi-ostitution légale. l'remière rencontre de iajeune tille avec les réalités de l'amour. Désaccord sensuel entre les époux. Infériorité fréijuentc du mari : le colonel d' Ai- glemont.

La fidélité dans l'amour; fidélité au souvenir : elle manque à Julie

d'Aiglemont. Mme de Morts-an/ : piédilcclion de Balzac pour ce personnage.

Avec (picl amour il l'a peint. Sa vie n'est qu'une souffrance

ininterrompue. Illusions de maternité. Les âmes qui ont une fin unique : l'amour. Mme (iraxlin et Mme

de M<jrtsauf. Points conununs et différences. Disproportion du

rêve et de la réalité. Les fcnuues mères; les femmes amantes.

La souffrance, cause de développement de la vie intérieure. L'adultère moral aussi grave que l'adultère physi(pie.

Mme Utilot : l'amour conjugal résigné. SciitiuuMit du devoir accom- pli. Objections adressées au personnage. Défense de Mmelluiot.

Mme Cluf's : sentiment d'amour cliez la fcnune ciuitrcfailo. Séduc- tion monde toujours renouvelée; sédiiclinn jilivsi(|ui- toujours la même.

La faiblesse, séduction décisive des fennnes tic lialzac. Caractère transligurateur île la p(jé8ic.

« Se sentir destinée an Iioiilu'iir cl pi'iir sans le recevoir, sans le donner... L-ne femme!... Ouello

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74 CHAPITRE IV.

douleur! " Vous entendez ces paroles et la plainte mélancolique qu'exhale, en les prononçant, le plus compréhensif des écrivains et le plus expert en ten- dresses féminines. Il y a dans celte phrase si pleine de douceur, si puissamment suggestive, comme un immense pardon, comme une absolution sans réser- ves prononcée par Balzac en faveur de ces âmes mal- heureuses dont l'unique faute fut d'avoir demandé à la vie plus que la vie ne peut donner, de n'avoir pu se résigner à mourir sans amour, lorsqu'elles sen- taient que l'amour seul pouvait satisfaire les puissan- ces inassouvies de leur être, de nous apparaître enfin comme une vivante démonstration de l'antinomie qui persiste, éternelle, entre les aspirations secrètes des créatures d'élite et les conventions sociales aux- quelles elles sont contraintes de su])ordonner ces aspirations! Il n'est qu'une manière de les com- prendre, c'est de les envelopper d'une tendresse égale à celle qu'éprouvait pour elles le poète qui les créa ; ici, l'imagination sympathique doit intervenir et jouer son rôle tout-puissant; par et à travers elle, la conception même de l'écrivain est recréée à nouveau dans l'esprit qui les contemple; en dehors d'elle et sans elle, il ne peut exister qu'inintelligence et totale jjîcoiu préhension !

Dans ce long martyrologe de l'aniour (jui est la Comédie humaine, entre toutes ces femmes, ou jeunes ou d'un âge mûr, auxquelles lu vie et ses ru- des épreuves ont communiqué des doutes cruels sur l'existence du l)onhcur, il n'est peut-être j)as de plus

LES FEMMES MALHEUREUSES. 75

noljle figui'e, sinon de plus touchante, que celle de Mme de Beauséant, la femme abandonnée; il n'en est pas qui donne un plus entier démenti à cette insi- nuation d'un critique sur l'œuvre du romancier, à savoir que Balzac n'a pas créé de types féminins ac- complis. Accompli, certes il l'est, ce tv[)e de la femme abandonnée, non qu'il se développe suivant la lente et patiente progression dont le romancier a donné l'exemple en d'autres créations féminines : Mme d'Aiglemont, Mme de Mortsauf cl Mme Oras- lin, que nous aurons à étudier ici morne, puis- qu'elles sont, elles aussi, des incarnations de la souffrance amoureuse. Le type de Mme de Beau- séant n'est, à proprement parler, qu'une esquisse, mais une esquisse exécutée par un maître, dans laquelle il a su mettre autant d'àmc, autant de pitié sympatlnquc que dans ses pcinlures les plus célèl)rcs comme les plus poussées; et de même que l'œil d'un amateur expert découvre souvent plus de saveur, une saveur d'un ordre autrement rare, à la simple ébauche fpTau poil rail iiiii, de nièine an.^si le lecteur psychologue goûte pcut-clre un charme aussi intense à ce récit de quarante pages; il en emporte le souvenir d'une figure aussi altachanle (\\\c si rd'uvre avail (Ml les proporlions duii long roiiiiin.

l'^lh' nous a|)paraiL d une rari> noblesse, cetle femme qui vit retirée dans la pensée de son anu»nr el de sa faute, isolée du moiub' (pu ih' sanr.nl la conipitiKhc et qu'elle iné|)rise, c(jnservant an nnlicn de la soli- tude celle lianlcur et celle lierli', (•aia(l("risli(pn's des

76 CHAPITRE I S'.

grandes âmes. Elle représente, dans le domaine du sentiment, ce que peuvent être dans celui de la peii- sée CCS intellectuels qui traversent la vie, solitaires, tout entiers à leur œuvre, et ne se commettant avec quiconque, sinon avec ceux qu'ils savent, infiniment rares, être leurs frères spirituels. Ta.xés d'orgueil et d'égoïsme, ils passent pour des maniaques et des ex- centriques, sauf aux regards de leurs égaux ou de ceux qui, les comprenant, méritent par cela même d'en être compris. N'est-ce pas le cas de Mme de Beauséant? Le monde, dont elle a violé les lois,, méprisé les conventions, n'a pour elle que dédains. Qu'irait-elle faire au milieu de lui? Elle n'y rencon- trerait qu'inintelligence et cruauté; car ce qu'il par- donne le moins, c'est une supériorité quelconque,, l'existence seule de cette supériorité étant la procla- mation de son universelle insuffisance. Il n'a d'in- dulgence que pour ce qui lui ressemble , et toute atteinte aux conventions qui sont sa loi suscite aussi- tôt ses mépris et sa haine. Ce qu'il peut le moins concevoir, ce qu'en tout cas il ne saurait jamais ad- mettre, c'est qu'à des êtres d'exception par la noblesse de leur àme une équitable répartition des choses de- vrait une vie d'exception, et que la révolte des cœurs doit suivre de près cclh; des intelligences : « Elle j)réscntait noljlcment son front, un front d'ange dé- chu, qui s'enorgueillit de sa faute et ne veut point de })ardon... N'étant ni épouse, ni mère, repoussée par le monde, privée du seul couir qui pût faire battre le sien sans honte... elle devait prendre sa force en elle-

LES FEMMES :M ALHEURE U SES. 77

même, vivre de sa propre vie et n'avoir d'autre espé- rance que celle de la femme abandonnée; attendre !a mort, en hâter la lenteur, malgré les l)caux jours qui lui restaient encore. «

Existait-il un être qui la pût rompre, cette solitude, une créature sur terre pouvant lui faire oublier que la vie est une souffrance, mais qu'à cette souffrance, et par instants, le doux abandon à lamour doit ap- porter un allè.jjcmcnt? Un seul en était capable, celui qui, par une inépuisa!)le sympathie, par une tendresse jeune et faite pour rajeunir, saurait éveiller à nou- veau, sans froisser les souvenirs d'autrefois, l'immor- tel instinct de tendresse qui nous fait pei'sévérer dans l'espoir, comme l'instinct de vie nous pousse à persé- vérer dans l'existence... (Gaston de Nueil n'est ici qu'un personnage secondaire ; l'œuvre a été conçue uniquement pour INIme de Beauséant. Il n'est aux yeux de Balzac (jue rinstrument nécessaire à la dé- monslraticju de cette vérité d'âme. Kt voyez avec quelle simpbcité, cpiellc spontanéité les senlimenls naturels reprennent leurs droits ! Gaston est d abord repoussé, mais Mme de Beauséant l'écoute une fois : elle se trouve aussitôt coiK(uise. 11 se déj>eint lui- même comme un jeune homme au ((i-ur tendre; d llattc .Mme de Beauséant cm bii lai.sant cMlrcvoir qu'elle seule peut le rentbc heureux II parle Ar pas- sion dans cette froitle solitude. M<>\eii siii\ moyen infadbble |)()ur atleuidri; au luit (|ii d se prdjmse : ti Mme (le l>eaiise;iiil élail privée depuis Imp long- temps des éiPotiDiis (lue diiiiiienl les S(Uilimenls vraiS

78 CHAPITRE IV.

finement exprimés, pour ne pas en sentir vivement les délices.. = En écoutant l'accent vrai avec lequel Gaston lui parlait des malheurs de sa jeunesse, elle devinait les souffrances imposées par la timidité aux grands enfants de vingt-cinq ans... Elle trouvait en lui le rêve de toutes les femmes, un homme chez le- quel n'existaient encore ni cet égoïsme de famille et de fortune, ni ce sentiment personnel, qui finissent par tuer dans leur premier élan le dévouement, l'hon- neur, l'almégation, l'estime de soi-même. »

De ces aveux du jeune homme, de cette sincérité, de cette ardeur d'amour, naît soudain, comme une fleur délicate, la sympathie, consolatrice de l'àme malheureuse... Ce sont d'al)ord des refus à soi-même, des raisons de ne point s'ahandonner à ce nouveau sentiment : la fierté de la femme une première fois trompée, la nohlesse de son attitude faite de réserve et de dédain, l'opinion même du monde, cju'elle mé- prise sans doute, mais aux yeux duquel elle ne veut point passer pour avoir eu un second amour; autant de motifs pour écarter au premier instant le sentiment (pil la pénètre... La nature pourtant l'emportera, et la sincérité de ses aveux, le récit qu'elle sera amenée à entreprendre de sa vie antérieure triompheront des considérations qui l'avaient retenue : cette vie, elle la raconte telle qu'elle fut; toute jeune, âme déjà incomprise au milieu du monde qui l'entourait, elle dit comment ce monde lui fut hostile en la mariant sans lui révéler ce (ju'élait le mariajje, comment elle n'a |i;is vouhi apparlenir à l'homme (pi'elle n'aimait

LES FEMMES MALHEUREUSES. 79

pas, et comment elle a brisé ses liens. Elle a cherché le bonheur et s'est donnée, avec amour cette fois; puis sont venus l'abandon et ses irréparables dou- leurs !

L'amour a été la conséquence de ces réciproques aveux. Quelle puissance l'empêchera désormais de se développer et de grandir? Le souvenir d'un pre- mier abandon, la différence d'âge entre elle et Gas- ton de Nueil! Ce sont les raisons qu'elle lui écrit pour le détourner d'elle. .. Mais sa lettre est un appel, et quand le jeune homme vient la retrouver en hâte au pays elle a fui, elle ouvre ses bras pour l'y re- cevoir. Elle se donne, et qui trouverait le courage de l'en blâmer? Qui pourrait, même ayant e.xcusé le premier amour, lui reprocher le second, sous le pré- texte qu'elle invoquait, essayant en quelque sorte de se tromper elle-même? Il faudrait avoir l'esprit quin- teux du critique moral pour ne point absoudre ce que le monde apjn'lle une « seconde chute » , comme il faudrait luie intelligence fermée aux lois psychologi- ques pour ne pas voir dans son cas une affirmation éclatante de l'immortelle persistance du besoin d'ai- mer qui régit les nobles âmes! La vie, d'ailleurs, dans sa cruelle et rigoureuse logique, se chargera de venger les lois Si^ciales, et le romancier, dont la plus haute gloire est de créer à l'image de la vie, nous peindra les tristesses suivant les joies de ce second amour, rai)andon ù nouveau après la possession, eiiliii l irréiMis.sible (lésenchaiilenienl (pie rien ne saurail pins Miieiir ! . . .

80 CHAPITRE IV.

Parmi les écrivains qui ont étudié la question des rapports de riiomme et de la femme dans le mariage, il n'en est pas qui, mieux que Balzac, aient montré l'importance du prol)lème et l'aient plus dramatique- ment présenté. . . Nous aurons à examiner plus loin dans ses détails l'œuvre il résume ses opinions sur ce point et nous confie, en maximes assez voisines de celles des moralistes, le fruit de ses méditations. Mais une telle œuvre, si considérable qu'elle fût, ne pou- vait suffire à épuiser la matière; disons mieux, elle ne pouvait être qu'une exception, car sa forme même était contraire au génie de son auteur, et son carac- tère d'abstraction en opposition flagrante avec la na- ture intime de l'artiste : le propre de ces natures est le besoin de créations vivantes, correspondant aux réalités de la vie ; il fallait donc que sa conception d'ensemble s'affirmât en des tvpes féminins d'une existence concrète : citer les noms de Mme d'Aigle- mont, de Mme de Mortsauf et de Mme Graslin, n'est- ce pas rappeler les plus célèbres et les plus atta- chants ?

De cette conception, une idée maîtresse se dégage, car SI les postulations les plus intimes de son génie le poussaient à de vivantes créations, ses facultés s'af- firmaient invinciblement en vues générales sur le monde qu'il inventait à l'image de la société; elle se résume de la manière suivante : l'a/Jirniation du contraste et de l'éternel divorce entre la plus nécessaire des inslitnlions sociales, le niariarje, et les aspirations opposées des âmes d'élite qui s'y trouvent soumises. Si

LES FEMMES MALHEUREUSES. 81

l'on s'attache, en effet, au sens des trois grandes œu- vres qui contiennent le martyrologe de ses héroïnes : la Femme de tretite ans, le Lys dans la vallée et le Curé de village, on aboutit à cette conclusion que la plus protectrice en apparence des conventions, celle qui parait la hase indispensable de Tordre social, de- vient en mainte circonstance la cause des plus tragi- ques misères. Rien d'étonnant que Balzac, à qui n'échappait aucun des grands problèmes de la vie, se soit longuement étendu sur ce sujet et en ait fait Tas- sise de ses plus touchantes inventions! Rien d'éton- nant non plus qu'un psychologue, qui était aussi un puissant moraliste, en soit venu à des conclusions qui peuvent déconcerter les esprits étroits, et qui pourtant, malgré leur caractère de révolte, semblent bien faites pour rallier l'opinion de l'observateur liautement détaché des considérations utilitaires, ])arce qu'il envisage uniquement la vérité psycholo- gique !

Dans la confession (pTellc fait de sa vie et de ses espérances brisées, alors que retirée en luic solitude assez analogue à celle de Mme de Reauséant, Mme d'Aiglemont se reporte avec une tristesse pleine de désillusions vers ses révcs de jeunr lillc, pour leur opposer les désenchantements de son mariajje et la cruauté du destin, elle s'écrie : » J^e mariajjc tel (pi d se pratique anjourd hui me semble être une j)roslitiili()ii légale... Quels moyens ont les mères d'assurer à leurs Hlles que Tiu)mme auipud elles les livrent sera un époux selon leur c(cur? Vous honnis-

82 CHAPITRE IV.

sez de pauvres créatures qui se vendent pour quelques écus à un homme qui passe : la faim et le besoin absolvent ces unions éphémères ; tandis que la société tolère, encourage l'union immédiate, bien autrement horrible, d'une jeune fdle candide et d'un homme qu'elle n'a pas vu trois mois durant; elle est vendue pour toute sa vie!... n Paroles imprudentes, diront les esprits étroits; révolte dangereuse, ajou- teront les observateurs aveugles de la loi morale. Paroles admirables au contraire, penseront ceux qui sont capables dans la vie de se hausser à des vues d'ensemble et à la contemplation des états d'âme.

Vovons en effet comment les choses se passent : une jeune fille est élevée par sa mère, chastement et pieusement, dans l'ignorance entière de la vie; ses réalités, on les lui a soigneusement cachées, non pas seulement voilées, car il est entendu qu'aucune image troublante ne doit même effleurer sa pensée, laquelle, jusqu'au mariage, demeurera comme son corps, vierge et immaculée. De l'amour elle ne con- naît que le nom, ou tout aii plus d'innocentes caresses que son imagination sentimentale lui repré- sente; de ses devoirs, de ses exigences, elle ne sau- rait rien soupçonner. Voici pourtant qu'arrive l'heure du mariage ; pendant quelques mois un jeune homme officiellement accueilli comme un futur mari vient chaque jour passer quehjucs inslanls près d'elle sous l'œil sévère des parents qui ne les qu illent point; de CCS aspirations secrètes, de ces désirs d intimité, de

LES FEMMES MALHEUREUSES. 83

ces échanges de sentiment nécessaires à la connais- sance de Tétre qui partagera sa vie, il ne saurait rien exister, car la première condition pour de pareils épancheraents, c'est la solitude. Quant à ces caresses qui, sans lui préciser le vœu suprême de la nature, contribueraient pourtant à l'y préparer, à l'initier lentement à ral)andon qu'on attend d'elle, comment en serait-il question? Et pourtant c'est la veille de l'union ! La cérémonie a lieu : cette vierge dont le front jusqu'ici fut à peine effleuré par le baiser des fiançailles est livrée à l'homme dont elle ne sait qu'une chose; c'est qu'il est devenu son maître et qu'd faudra bu obéir : ainsi le veulent les lois humaines et divines! Chez le jeune homme, que deux causes contribuent à affoler : la continence observée pendant l'époque des fiançailles et cette obsession d'une volupté jus(ju'alors inconnue, la possession d'une vierge, chez riiomme, disons-nous, le mâle originaire se réveille avec ses appétits irraisonnés; c'est un inconscient retour à l'animalité, d'où les convenances mondaines, l'éducation, les usages de la société paraissaient l'avoir pour jamais écarté, et ce retour arrive au moment nu'UK! il conviendrait qu'd (h'MKMU'al b' pbi.s niaitrc dr bii.

Telle est la première rencontre de la jeune fille avec les réalités de la vie, rencontre elle joue souvent le rùlc de victime et dans laquelle ses plus chères illusions oui bnu (bs cliaiucs d'élrc brisccs. Etrange chose en vérité (jue le monde continue ainsi! Chose non moins étrange que les scandales qui en sont

84 CHAPITRE IV.

la conséquence ne se manifestent pas plus nombreux!

N'est-ce point Balzac qui a écrit : a Le bonheur ou le malheur d'un ménage dépend de la première nuit de noces " ? C'était là, sovis une forme évidemment exagérée, l'équivalent d'une vérité que l'on peut ainsi préciser : La principale cause des dissentiments et des désaccords d'àmc qui se produisent dans la vie conjugale réside dans un premier désaccord sensuel tout entier et presque toujours à l'insuffisance du mari.

Si nous avons insisté sur cette idée à propos de Mme d'Aiglemont, c'est que Balzac s'y est étendu avec plus de complaisance dans la Femme de trente ans que partout ailleurs. Non que Julie d'Aigle- mont ait été mariée sans amour; bien au contraire, et c'est ce qui la distingue de Mme de IMortsauf et de Mme Graslin, elle a aimé et désiré le colo- nel Victor d'Aiglemont, mais comme peut aimer et désirer une jeune fille, avec une tendresse toute sen- timentale, haliituée à n'envisager qu'une chose dans le mariage : une immatérielle union. Aussi sa dou- leur n'en est que plus vive, lorsqu'elle tombe du haut de ses visées idéales aux étranges amertumes de la réalité. Bien n'est révélateur au même titre que cette scène avec la vieille marquise de Listomère, cpii par charité autant que par curiosité confesse la jeune femme et tente de lui arracher le secret de sa tris- tesse; leur dialogue est rem])li de ces questions-dis- crètes et de ces suggestives réticences à la faveur desquelles se précisent les secrets les plus inlunes de

LES FEMMES MALHEUREUSES. 85

cette malheureuse union : « Ainsi, mon bon petit ange, le mariage n'a été jusqu'à présent pour vous qu'une longue douleur ? " La jeune femme n'osa répondre; mais elle fit un geste affirmatif qui trahis- sait toutes ses souffrances. " Vous êtes donc malheu- reuse? — Oh! non, ma tante. Victor m'aime à l'ido- lâtrie et je l'adore, il est si hon! Oui, vous l'aimez; mais vous le fuyez, n'est-ce pas? Oui... quelque- fois... il me cherche trop souvent. " Et encore : « Mon âme est op})ressée par une indéfinissable appréhension qui glace mes sentiments et me jette dans une torpeur continuelle. Je suis sans voix pour me plaindre et sans ])aroles pour exprimer ma peine. Je souffre, et j'ai honte de souffrir en voyant Victor heureux de ce qui me tue. i> Le point de départ de ces souffrances est donc un désaccord des sens : le colonel Victor d'Aiglemont appartient à cette classe de maris qui non seulement n'onf pas su res- pecter chez leur femme les premières timidités d'une pudeur légitimement froissée, mais encore n'ont pas su faire s'épanouir en elle cette suave fleur du désir, qui naît lorsque, donnant le bonheur, la femme l'éprouve en même temps.

Sa nullité éclate comme mari d'abord, puis ensuite comme homme!... Sa situation sociale, son grade dans l'armée, sa fausse distinction de mondain, qui peuvent en imposer aux médiocres, sont insufdsanls pour cacher à la jeune femme la niédioenlé lulellec- liicllc de celui que, jeune fille, elle s'était pbi à embellir d'une auréole. Sa valeur comparée à celle

86 CHAPITRE IV

de Victor se manifeste en mille circonstances de la vie, et elle en souffre comme toute femme distinguée doit souffrir de sa supériorité sur l'être que la nature a mis au-dessus d'elle pour la diriger et la conduire : (i Son instinct si délicatement féminin lui disait qu'il est Lien j)lus beau d'oLéir à un homme de talent que de conduire un sot, et qu'une jeune épouse, obli- gée de penser et d'agir en homme, n'est ni femme ni homme, qu'elle abdique toutes les grâces de son sexe, et n'acquiert aucun des privilèges que nos lois ont remis aux plus forts. »

C'est à l'heure s'accentue cette crise que lord Grenvdle , cette idéale figure du jeune homme, qu'elle n'avait vue qu'une fois, reparaît à ses yeux et l'impressionne si puissamment! Aussi comprend-on la naissance du véritable sentiment d'amour; on conçoit qu'avec la santé et la vie, sa tendresse se précise et se fixe sur ce jeune homme qui la soigne comme une enfant, qui l'adore discrètement et sacrifierait tout au monde pour la rendre heureuse; on conçoit que, ne voulant pas tromper Victor, mais voulant aussi concilier sa tendresse avec ses devoirs, elle s'écrie : (i Je ne veux être une prostituée ni à mes yeux, ni à ceux du monde : si je ne suis pas à iNI. d'Aigle- mont, je ne serai jamais à un autre, d On voudrait peut-être à ce moment la voir plus tendre, plus femme, prête à s'abandonner, car un tel dévouement justilie par sa noblesse ce que le monde appelle une faute. Lord Grenville la quitte et s'éloigne, sur la volonté qu'elle en exprime; })uis soudain il revient :

LES FEMMES MALHEUREUSES. 87

sans cloute elle sera à lui, et clans une scène d'une déchirante beauté, on comprend que ces paroles puissent expirer sur ses lèvres pâmées : " Connaître le bonheur et mourir... Eh bien, oui!

Hélas! ce cjui lui manc|ue, ce cjui porte un coup décisif à sa beauté morale, c'est la fidélité du souve- nir. Elle a aimé lord Grenville, et lord Grenville l'a aimée, comme peu d'hommes le savent faire. Quelle figure à jamais noide et pitoyable elle fût demeurée, si elle avait été fidèle à sa première tendresse ! Il n'en va pas ainsi, et son premier baiser à Yandenessc nous apparaît comme une profanation!...

La fidélité dans l'amour! fidélité à l'être aimé, tant qu'il est là, fidélité à son souvenir, cjuand il a disparu, tel est le plus précieux fleuron de la couronne poé- ticjue dont un artiste puisse embellir le front d'une héroïne conçue par lui! Nous nous faisons difficile- ment à cette pensée qu'une femme ait appartenu à deux hommes : la pudeur dont nous nous plaisons à la parer s'oppose à ce (|ue le mhV' «pu cachait sa beauté, et dont l'amour l'a fait consentir à se dépouil- ler, puisse, une seconde fois et pour un autre être, tomber sans fpi'aussitôt une sorte de déchéance morale ratlcigne du même coup. Sa seule excuse serait dans les désillusions et les soufframes d'une première union! Mais (pie dira-t-on, lorscpie, ayant connu l'amour le plus pur, le plus désintéressé, le plus noMc, clh' oublie le SDiivenir dout clic aniiut vivre/ Ce sera la tache ineffaçable de Mme d Ai^le- mont de n avoir point vécu de son amour, comme

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d'en être morte sera la gloire éternelle de Mme de Mortsauf!

Au-dessus, en effet, des créations féminines de Bal- zac plane la figure angélique et quasi divine d'Hen- riette de Mortsauf. Elle les domine par la grandeur et la pureté de son amour : sa grandeur, car aucune ne fut touchée d'un sentiment plus haut; sa pureté, car elle demeura fidèle à ses devoirs, alors que tout lui commandait d'y renoncer! De toutes les figures de femmes sacrées par la douleur, 1 héroïne du Lys dans la vallée nous apparaît la plus louchante et la plus digne de pitié, tant par la persistance et la pureté de sa tendresse que par les douleurs et les irrémédiahles tortures de sa destinée d'épouse!...

Ce fut aussi celle que Balzac peignit avec le plus de complaisance, imaginée qu'elle fut, de son aveu même, à l'aide des principau.\ traits de la femme à laquelle il voua, dans ses premières années de luttes, la plus ardente affection. Avec quel amour il esquisse cette figure ! <i Sa figure est une de celles dont la ressemhlance exige l'introuvalde arti.ste de qui la main sait peindre le reflet des feux intérieurs, et sait rendre cette vapeur lumineuse que nie la science, que la parole ne traduit pas, mais que voit un amant. "

Telle fut la femme qui connut les douleurs de la vie conjugale la plus intoléral)le et mourut sans avoir goûté les voluptés de l'amour complet! Torture d'autant plus atroce que cet amour, elle en pressen- tit les douceurs sans consentir ù s'v al>andonner, ne

LES FEMMES MALHEUREUSES. 89

voulant point ternir la pureté de l'épouse et de la mère, et qu'elle éprouva toutes les amertumes de la jalousie comme de l'abandon , n'ayant pas eu cette consolation suprême de s'être donnée à celui qu'elle aimait Mariée à un homme dont elle pouvait être la fille, avec qui sa nature intime la mettait en perpé- tuel désaccord, le sentiment d'amour lui fut révélé par la tendresse à la fois hardie et timide du jeune homme que son cœur lui désignait comme un amant, et que ses devoirs lui firent avec ol)stination consi- dérer comme un enfant. Perpétuellement ballottée entre ces deux sentiments contraires, elle passa son existence à se refuser au bonheur et à tromper le vœu de la nature. Écoutez-la lorsque, après les pre- miers aveux de Félix de Yandenesse et le baiser déposé sur ses épaules par l'enfant inconscient et hardi, écoutez-la lorsque, décidée à s'illusionner elle-même , elle s'impose de n'être jamais qu'une mère pour le jeune homme qui lui a dévoilé le mystère sacré ! « Voici, lui dit Félix, la première, la sainte communion de l'amour. Oui, je viens de; parti- ciper à vos douleurs, de m'unir à votre âme, comme nous nous unissons au Christ en buvant la divine substance. Aimer sans espoir est encore un bon- heur... J'accepte ce contrat (jui doit se résoudre en souffrances pour moi. Je me donne à vous sans arrière -pensée et serai ce que vous voucbcz que je sois. Il l^lh; m'arrêta par un fjcstc et me dit de sa voi.v |)i'o('on(Ie : « Je roiiscns à ce jxiclr, si }>niis voulez ne jamais presser les liens (jui nous aliarhcront . »

90 CHAPITRE IV.

Elle est victime des brutales indiscrétions de son mari, car ne pouvant être à celui qu'elle aime, elle s'efforce de n'être point à l'homme que les dures nécessités de l'existence la contraignent à subir : « Cette femme, elle me sèvre de tout bonheur; elle est autant à moi qu'à vous, et prétend être ma femme... Elle m'excède de courses et me lasse pour que je la laisse seule ; je lui déplais, elle me hait et met tout son art à rester jeune fille. Elle me rend fou par les privations qu'elle me cause, car tout se porte alors à ma pauvre tête. Elle me tue à petit feu et se croit une sainte... Ça communie tous les jours. » Quelle est l'épouse qui en butte à de pareils outrages n'irait point, suivant une expression vigoui'euse, " se pré- cipiter dans les eaux tourbillonnantes de l'adul- tère » ! Et pourtant elle demeure pure, conti- nuant à dominer ses désirs ! Son amour pour Félix grandit avec les brutalités de M. de Mortsauf; mais elle le comprime ; quand l'expression de ses senti- ments vient à lui échapper, c'est voilée par une sorte de mysticisme trompeur ! Félix revient après l'avoir quittée, et retrouvant l'homme après avoir laissé l'enfant, un trouble enfin la saisit !

C'est l'instant le plus dangereux, riieure déci- sive d'où dépend la vertu. Toute autre qu'elle, répé- tons-le, succomberait, et bénéficierait en succombant de toutes les indulgences. Ici la langue s'élève, et atteint presque au lyrisme pour rendre l'extase du sentiiiu'iil : la passion est transfigurée par l'envolée de j)uésie au travers de kupielle elle nous aj)paraît :

LES FEMMES MALHEUREUSES. 91

nous ne sommes plus pour ainsi dire dans le domaine du roman. A ceux qu'aveugle un réalisme grossier et qui voient simplement dans cet art une notation précise et Lrutale de la vie, la page de Balzac qui dépeint les sentiments d'Henriette de Mortsauf a pu sembler conçue en dehors de la vérité; nous n'y voyons, pour notre part, qu'une idéale transfigura- tion de l'amour. » Dites, dites, je suis sûre de moi, je puis vous entendre sans crime. Dieu ne veut pas que je meure : il vous envoie à moi comme il dispense son souflle à ses créations, comme il épand la pluie des nuées sur une terre aride. Dites, dites, m'aimez- vous saintement? Saintement. A jamais? A jamais. Comme une vierge Marie qui doit rester dans ses voiles et sous sa couronne blanche? Gomme une vierge Marie visible. Comme une sœur? Comme une sœur trop aimée. Comme une mère? Comme une mère secrètement désirée. Chevalcresquement, sans espoir? Chevaleres- quement, mais avec es})oir. » Pourtant, comme la passion ne saurait demeurer à cette luiuteur, et (ju'à la créature la plus divine, cette créature s'aj)pelàt-elle Henriette de Mortsauf, une minute de faiblesse ou d'abandon peut venir, de cette faiblesse et de cet abandon peut-être nous donne-l-ellc revemplc lorsque, dans ses confidences à l'Ydi.x, elle touche à ces questions brûlantes des ra|)ports entre époux qui ne s'aimcnl point et dans un en d él(K[uen(i' passion- née découvre au jeune homme les tortures morales de sa vie. S;uis iloule nt^us eussions |)réléré qu'elle

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n'effleurât même pas le sujet, tant il nous plaît de l'aimer pure et à l'abri de toute atteinte, cette chaste victime de l'amour! Hélas! n'est-ce point une souil- lure, sans cesse renouvelée, que l'abandon de son corps à celui que n'appelbmt point ses désirs !

Rien ne lui sera épargné, et, nous le disions plus haut, elle connaîtra les tortures de la jalousie, sans avoir goûté les délices de la possession. Lorsque Félix aura succoml>é à l'amour de ladv Arabelle et sera revenu ensuite auprès d'Henriette, qui a tout appris , la pureté et l'élévation de sa tendresse se feront jour encore : elle pardonnera doucement. Une seule pensée lui sera consolante : celle de savoir qu'à la trahison de Yandencssc les sens seuls ont participé, mais que le cœur appartient toujours à elle. N'est-ce point trop, en vérité, et la nature peut- elle ainsi supporter de telles humiliations? Ce qu'il y a d'angélique et de presque divin en un être résistera- t-il au.v coups répétés de la destinée et ne connaîtra-t-il pas la révolte? La nature, nous l'avons dit déjà, doit nécessairement , un jour ou l'autre , reprendre ses droits, et Balzac l'a bien compris. Henriette de Mort- sauf était née pour l'amour, et elle ne l'a jamais connu dans sa plénitude : les aspirations secrètes de son cœur l'ont portée toute sa vie à la réalisation du sentiment auquel aspirent les nobles âmes, et sa vie entière s'est passée à refouler ces aspirations; pas une faiblesse, pas une défaillance. Henriette de Mortsauf va mourir, et dans une sorte de délire, proche (]\i moment suprême, alors que la responsa-

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bilité de Fètre n'est plus entière, elle pousse le cri déchirant de la femme assoiffée de bonheur qui revoit toute sa vie manquéc comme dans l'illumina- tion d'un éclair : a J'avais soif de toi , me dit-elle d'une voix plus étouffée, en me prenant les mains dans ses mains brûlantes et m'attirant à elle pour me jeter ces paroles à l'oreille. Mon agonie a été de ne pas te voir! Ne m'as-tu pas dit de vivre? Je veux vivre. Je veux monter à cheval aussi, moi; je veux tout connaître : Paris, les fêtes, les plaisirs... Oui, me dit-elle en me faisant lever et s'appuyant sur moi, vivre de réalités et non de mensonges. Tout a été mensonge dans ma vie; je les ai comptées depuis quel- ques jours, ces impostures! Est-il possible que je meure, moi qui n'ai pas vécu! ^^ Paroles déchirantes et qui sont comme le testament d'amour du Lys de la vallée : elles nous semblent, avec celles que nous inscrivions au début même de ce chapitre, résumer, dans une plainte inoubliable, l'éternelle lamentation des âmes qui n'ont point connu le bonheur et meu- rent de l'avoir ignoré ! . . .

Aj)rès la douce et attendrissante figure d'Henriette de Mortsauf, la figure non moins digne de pitié, plus dramatique encore, de Véronicpie (îraslin. Nées toutes deux j)our une destinée plus clémente, avec de rares quabtés d'àme, elles auraienl puisé dans le dévelop[)ement du sentiment auprès d'un c(tMir de leur choix les joies intimes qu'exijjeait biir nature; toutes deux eUes présentent ce point commun, au milieu de circonstances différentes, que la vie leur

CHAPITRE IV.

fut hostile, que le mariage fut leur torture! L'une trouva dans son orgueil de femme honnête le cou- rage de résister au sentiment qui s'offrait à elle. L'autre, au contraire, plus inévitahlement marquée pour l'amour, s'y ahandonna une fois en secret, et le reste de son existence ne fut qu'une longue douleur, une expiation lente de la faute commise ! Dans l'étude que nous faisons ici des principaux tvpes de femmes malheureuses créés par Balzac, Mme de Mortsauf et Mme de Graslln ne sauraient être séparées, car on pourrait leur appliquer ces paroles prononcées par le curé Bonnet devant Mme Graslin : u Vous n'êtes pas juge dans votre propre cause; vous relevez de Dieu; vous n'avez le droit ni de vous condamner, ni de vous absoudre. Dieu est un gi'and réviseur de procès. Il voit l'origine des choses, nous n'avons vu que les choses elles-mêmes. »

Dans un chapitre antérieur, nous avons examiné l'àme de la jeune fille chez la future INImc Graslin (1), Nous avons marqué cette enfance pure et solitaire, dans un milieu de travail et d'honnêteté, les ten- dances de sa nature vers la })iété mvstique, et l'ar- deur avec laquelle elle accomplissait ses devoirs de chrétienne. Ikdzac nous a montré en elle, à travers le sentiment religieux, déversoir naturel de sa ten- dresse, une âme ardente et exceptionnelle, fatale- ment vouée à l'amour. 11 nous a montré celte àme s'élevant soudain à la compréhension de choses jus-

(1) Voir le cliapitrc «les Jeunes filla;.

LES FEMMES MALHEUREUSES. 95

qu'alors inconnues, et cFaulant plus brusquement que son être avait plus longtemps sommeillé! C'est alors une transformation totale de sa nature, une sorte de naissance nouvelle, un éveil à la vie. Ce qui jusqu'alors n'avait eu aucun sens à ses yeux revêt une signification subite , bien que confuse encore. Elle tend vers une fin unique : l'amour. Toutes ses aspirations se subordonnent à celle-là, et son incon- science même est un danger de plus !...

Que lui eût-il fallu, à cette heure solennelle de crise que connaissent presque toutes les âmes nobles et qui décide de leur destinée? Crise d'iutelligence chez les hommes supérieurs, crise de sentiment chez les femmes d'élite !... Que lui eût-il fallu pour rester dans le mariage ce qu'elle avait été jeune fille , c'est- à-dire un être pur, réalisant l'idéal d'une existence féminine complète ? U amour en accord avec le devoir, ce qu'il y a de })lus beau, mais aussi de plus rare... car son rêve n'était autre que celui des jeunes filles aimantes et j)récoccs : « Klh; rêva d'avoir pour amant un jeune homme semblal)lc à Paul... Habi- tuée sans doute à l'idée d'épouser \in homme du peuple, elle trouvait en elle-même des instincts qui icpoussaicnt loule grossièreté... l'Ile embrassa, peut- être avec l'ardeur naturelle à une imagination élé- {jantc et vierge, la l)ellc idée d'ennol)lir un de ces hommes, de l'élever à la hauteur le mettaient ses rêves. » Qu'y avait-il en de tels désirs (|ui ne fûl par- faitement noble et parfaitement pur? ^Jn'y avait-il (jui ne fût conforme à la j)lus stricte honnêteté? Kt

96 CHAPITRE IV.

pourtant quoi de plus difficile dans son milieu? Quoi de plus impossible? C'est réternclle disproportion du rêve avec la réalité, en même temps qvic la con- damnation à une douleur fatale de toutes les intelli- gences un peu exceptionnelles ! D'une part, la vie, avec le long cortège de ses platitudes et de ses vulga- rités, l'ennui de ses perpétuelles routines! De l'autre, le rêve avec l'infinie puissance de ses appétitions, l'inutile mais inévitable tendance vers l'idéal qui, toujours convoité , se soustrait toujours à nos pour- suites : idéal intellectuel pour ceux-ci, idéal d'amour pour celles-là! Et la raison, qui nous conseille l'abs- tention, demeure impuissante contre le sentiment qui nous pousse ! . . .

Véronique , au moment précis de sa vie s'affir- maient ses besoins d'affection , se trouve unie par la force des cboses à l'bomme le moins fait pour les comprendre et y répondre : elle épouse Graslin, banquier à Limoges, homme d'affaires entièrement fermé à tout ce qui est sentiment ; elle l'épouse, comme la plupart des jeunes filles prennent un mari, parce qu'il convient à leurs parents, parce que les intérêts pécuniaires s'accordent, parce que, surtout, elles ignorent les réalités du mariage ! Mais aussi quel réveil, lorsque ces réalités leur sont enfin connues, lorsque le mystère des choses se dévoile à leur intelligence étonnée et brusquement révoltée! Quel bouleversement, moral et physique à la fois! <i Le mariage, ce dur métier, disait-elle, pour lequel l'Église, le Code et sa mère lui avaient

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recommandé la plus grande résignation , la plus par- faite oljéissancc, sous peine de faillir à toutes les lois humaines et de causer d'irréparables malheurs, la jeta dans un étourdissemcnt qui atteignit parfois à un délire vertigineux. » Comme elle est pieuse, et que sa foi est aussi vive que sincère, c'est d'abord à la religion qu'elle va demander les premiers secours : elle prie avec ferveur et attend avec impatience le seul bonheur que l'Eglise promette à la femme ma- riée sans amour : la maternité. Cette attente peut consoler certaines femmes; elle peut même suppléer quelquefois aux voluptés de la tendresse conjugale : elle est inactive pour d'autres, car s'il existe des femmes qui sont nées mères , qui n'ont jamais été et ne seront jamais que mères, il y en a par contre qui sont nées épouses et amantes, dont les aspirations intimes ne se satisferont que par l'exercice d'une faculté unique, la faculté d'amour. Mme Graslin est de ce nombre : tout le prouve dans son développe- ment de jeune fille, et les détails que Balzac a eu soin de préciser, môme les détails physiques, contri- buent à démontrer que l'auiour seid peut combler le vide de son àme ! Aussi dépérit-elle physi(|uement et moralement. De même, en effet, (jue l'exercice d'uiu' faculté maîtresse produit chez l'élre qui en bénélicie une surabondance anormale de vitalité, tle même, à l'inverse, tout arrêt, toute interruption dans le j(Mi tle cette faculté amcuc connue consé(|uence une dimi- nution de cette vitalité! L'écpiilibre parfait des facul- tés mentales est généraliMuent acc(jmpagné d'un

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98 CHAPITRE IV.

équilibre coiTcspondant des puissances physiques, car elles se trouvent, les unes à Tcgard des autres, dans un rapport de cause à effet.

Toutefois, comme Mme Graslin est une intelli- gence d'un ordre rare, elle résiste à l'abattement; son esprit chercheur remonte des effets aux causes, et semblable à un malade qui, se voyant atteint d'une affection mortelle, consulte avec ardeur les ouvrages traitant de son cas, elle se précipite passionnément dans la lecture, espérant y trouver la solution de ce problème d'àme cruel et toujours nouveau : » Elle lut les romans de Walter Scott, les poèmes de lord Byron, les œuvres de Schiller et de Gœthe, enfin la nouvelle et l'ancienne littérature... Tous ces livres lui peignaient l'amour; elle cherchait une application à ces lectures, et n'a})ercevait la passion nulle part. L'amour restait dans son cœur à l'état de ces germes qui atteiulcnt un coup de soleil. " De au.v rêves brillant de la jeune fille, la distance n'est pas grande ; et elle y revient, à ces rêves qui se précisent d'autant mieux et plus douloureusement dans son imagination de femme, que le point de comparaison est maintenant à sa portée et lui montre le malheur irrémissible. Le résultat le plus certain de ces expé- riences spirituelles est un développement toujours croissant de la vie intérieure, une conscience de plus en })lus vive de la réalité, partant, une souffrance corres[)ondant aux progrès de son intelligence. Elle comprend l'insuffisance de son milieu, le peu de syinpadiic cpTclle ins[)ire. Ne sont-ce pas autant

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de ferments de révolte qui se lèvent, grandissent et préparent une femme comme elle à d'inquiétantes extrémités? Notez qu'elle s'analyse elle-même, ce qui marque définitivement sa supériorité sur la plu- part des femmes, lesquelles agissent presque toujours sous l'inconsciente poussée de mouvements instinc- tifs. Non seulement elle voit ce qui se passe en elle, mais elle remonte aux causes et les précise : " Je sens en moi, écrit-elle, des forces superbes et malfai- santes peut-être, que rien ne peut humilier, que les plus durs commandements de la religion n'abattent point... Pourquoi désiré-je une souffrance qui rom- prait la paix énervante de ma vie?... »

Sa vie entici'e estdans ce mot. Il l'explique comme il en justifie tous les événements : désirs d'amour, rancœur du mariage, luttes avec elle-même, distrac- tions clicrchées dans le plaisir, dans le travail, dans l'étourdissemcnt mondain; abandon à l'an^our, chute, si l'on peut employer ce mot; remords final et impossibilité de supporter la vie ! Toute éner- gie hiiiiiauie tend à se satisfaire, et linlensité de cette énergie est la mesure unique de la respon- sabilité morale de celui chez qui elle .se trouve. Mme (Jraslin succombe parce (pie la Iciidaïue à l'amour csl, chez elle, démesurée : c'est une àiue toute (h' passion. Halzac a pris soin iK" l\'\pli- qiier en faisant son porirail pliysi(|iic, (\ clic dévoi- h:ra la iiicinc ardeur daiis le l'cpenlii' (iiic dans la faute. Mme de Morlsaul, clic, ne siiccoiiilic pas, et voilà |)(tiirqii()i ccrlaiiis cspnis nul pu lin cunscrvcr

100 CHAPITRE IV.

plus d'admiralioa qu'à Mme Graslin. En réalité, il n'y a qu'apparence, simplement la différence du fait brutal et tangible, et s'il est exact, comme nous le croyons, que l'adultère consiste aussi bien dans le don de l'être moral que dans celui de la personne physique, Mme de Mortsauf, n'hésitons pas à le dire, commet un adultère au moins aussi grave que Mme Graslin !....

Dans ce long et terrible récit d'une famille ruinée par son chef, qui s'appelle la Cousine Bette, parmi les personnages vicieux ou laids , malhonnêtes ou répugnants, au milieu de cette tragique et mémorable décadence que rien ne saurait arrêter, que tout, au contraire, contribue à pousser vers son al)Outissement fatal, une figure apparaît d'une rare noblesse, se ma- nifestant au cours de l'œuvre comme une statue de la Résignation, calme et soumise, quoique rongée par d'effroyables soucis domestiques, belle de dou- ceur et de vertu, ne connaissant que deux mobiles : l'amour conjugal, qui lui fait fermer les veux sur d'impardonnables fautes, et la tendresse maternelle, qui la soutient aux heures d'abattement, en lui mon- trant le devoir comme but suprême, comme souve- raine consolation !

Pourtant, la baronne llulol, cette haute incarna- tion de la femme malheureuse et outragée, a donne prise à bien des attaques. On lui a reproché cette ré- signation et cette vertu même qui ont paru à certains yeux nivr;ns('iublid)l('s. On a invoqué en son nom les droits sacrés de IVpofisCr sa ficrlé et son orgueil légi-

LES FEMMES M ALHELREUSES. 101

times atteints par d'incessantes injures. On a trouvé contraire à la vérité psycholof^ique l'attitude de cette femme qui, connaissant les fautes de son mari, se 3)orne à la résignation, llulot lui confesse ses torts; il le fait comme un infortune monomane, sachant à merveille la passion qui le tue et comprenant qu'il en est à jamais esclave; elle veut tout ignorer; elle met sa main devant la bouche de son mari pour arrêter ses aveux; elle le traite comme un malade, comme un irresponsable. Cette conduite n'est-elle pas la sagesse suprême, loin qu'elle soit la pire faiblesse? On y doit voir, nous semble-t-il, l'inattaquable vénération de la femme pour l'homme qui, vingt années durant, lui donna le bonheur, la tirant du milieu social elle •était née , comme aussi l'inlinie commisération de l'àme féminine à l'égard d'une passion qui a pris le caractère d'une maladie mentale. Balzac l'a comprise ainsi, et, jugeant sa conduite, il l'approuve tacitement dans cette phrase du récit : » Telle ftit la pensée de cette femme qui, certes, avait plus ol)tenu par sa douceur qu'une autre ])ar quelque colère jalouse. » Telle se montre la baronne Hidol dès le début, telle elle se maintient durant le cours du roman, telle elle persiste jusfpi'au dénouement. TiOrsque, ses en- fants mariés, le baron ravaiil coiiliiiée diiii.^ un [xlit appartement f[ui contient les débris de leur ancienne s[)lendeur, elle fait un triste retour sur elle-même, sur son passé si brillant, c'est toujours comme une pale et mélancolique ligure de résignée (pi ellf appa- raît, ligure de denii-leinte, surtout si nous l'opposons

G.

102 CHAPITRE IV.

aux portraits cruellement intenses qui l'environnent, mais fi^jurc suscitant la pitié, commandant la sympa- thie profonde. Le sentiment du devoir accompli lui communique une étrange beauté morale et la fait atteindre simplement, dans le développement des cir- constances auxquelles elle se trouve mêlée, à la plus haute philosophie que les hommes aient inventée jusqu'ici : la soumission de notre volonté aux événe- ments inéluctaLles. Rien n'exprime plus nettement, rien ne fait mieux saisir par contraste le fond même de sa nature que la scène dans laquelle sa fîllc, Ilor- tensc Stcinhock, abandonnée par son mari pour Va- lérie IMarneffe, s'enfuit affolée du domicile conjugal et se précipite éperdue dans ses bras. Une indicible tristesse se dégage de la situation des deux femmes atteintes dans leur honneur par le môme outrage, venant de la même femme, trompées à la faveur des mêmes ruses et des mêmes hvpocrisies, à la faveur aussi des mêmes faiblesses, et se confiant mutuelle- ment les douleurs de leur àmc blessée; Hortcnse, avec l'emportement aveugle que la première offense produit toujours sur un cœur passionné ; Mme llulot, au contraire, avec le calme et la soumission a[)pi'is au cours d'une vie féconde en douleurs! « Imite- moi, mon enfant... Sois douce et sois bonne, et tu auras la conscience pai8il)le; au lit de mort, un homme se dit : « Ma femme ne m'a jamais causé la moindre «peine! » et Dieu, qui entend ces derni(;rs soupirs- là, noii.s k'S compte. Si je m'étais livrée à des fureurs connue loi, (pie serait-il arrivé .^.. l'on père se serait

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aigri, peut-être m'aurait-il quittée, et il n'aurait pas été retenu par la crainte de m'affliger; notre ruine, aujouixlliui consommée, l'aurait élé dix ans plus tôt; nous aurions offert le spectacle d'un mari et d'une femme vivant chacun de son côté : scandale affreux, désolant, car c'est la mort de la famille... Je l'ai tenu pendant vingt-trois ans, ce rideau derrière lequel je pleurais, sans mère, sans confident, sans autre se- cours que celui de la religion, et j'ai procure vingt- trois ans d'honneur à la famille... » Conseds d'une sagesse profonde par lesquels la femme vertueuse se rend justice à elle-même, sans qu'elle puisse un in- stant être taxée d'orgueil, })uisque c'est sous forme de recommandation à sa fille et dans le but de l'arrê- ter sur la pente dangereuse des représailles!...

Comment une telle femme, comment une telle épouse, une mère si sage et si prudente put-elle un seul moment se trouver sur le chemin d'une faute? Gomment put-elle en quelque sorte préparer cette faute et la préméditer? Nous touchons ici à la plus grave ol>jcction qui ait été faite au personnage de Mme Ilulot, nous touchons à l'objeclion (jui condui- sit l'un des [)liis éminents de nos écrivains moder- nes (1) à formuler cette proposition d'apparence inouïe, à savoir, que Hal/ac n'avait pas su i-récr un seul type de femme parfaitenunl |>iirc. Ce n'est pas ici le lieu de la relever et de la comhatlri*; nous au- rons à le faire plus lard, lorsfjue nous étudierons 1 al-

(1) M. Tainc.

104 CHAPITRE IV.

titiidc de la critique française à l'égard de Balzac ; contentons-nous de la rappeler à propos de la situa- tion la plus délicate et non la moins dramatique de cette œuvre, la passion fait verser tant de larmes et cause de si cruelles blessures. Hulot est à bout de ressources; non seulement les derniers restes de sa fortune ont été engloutis par Valérie, mais encore il se trouve compromis dans une affaire voisine de la concussion. Le déshonneur le menace, et il en a in- struit sa femme. La malheureuse, dont l'existence s'est passée jusqu'alors à cacher la décadence de son mari, voit d'un coup et dans une sorte d'affolement la honte se joignant à la ruine et accablant sa famille ; en même temps, par une hallucination, elle revit la première scène de r(i'uvre, celle Crcvel s'est pré- cipité à ses pieds, lui offrant sa fortune en échange de ses faveurs. L'image s'impose à son esprit avec la rigueur d'une ol)session; elle s'associe nécessairement ù celle du déshonneur qui menace ceux qu'elle aime. Il lui faut deux cent mille francs; un seul homme peut avancer cette somme grâce à laquelle la honte sera évitée. Vous figurez- vous maintenant ce qui se passe en sa pauvre âme et comment, par une impla- cable logique, s'insinue dans son es})rit la pensée de la faute? Songez à son affolement, et vous compren- drez rirresponsabilité (pi'on peut invoquer en sa fa- veur! Croyez-vous d'ailleurs que, dans l'examen des « possibles " auxquels donnera lieu la démarche qu'elle tente auprès de Crcvel, dans cette vision in- stantanée des sacrifices qu'elle devra faire à sa pudeur,

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l'idée lui vienne du don complet de sa pci'sonne, de la faute et de la chute irrémissil)le? Pour ma part, je ne le pense pas : elle se figure sans doute que des pa- roles touchantes, la peinture éloquente d'une situation effroyable tout un })assé d'honneur doit somjjrer, tout cela, joint à de légères faveurs, à des sem])lants d'abandon, attendrira Crevel et le rendra généreux. Elle se prépare à le recevoir, et, dans son igno- rance des roueries féminines, de ce que les filles de plaisir savent inventer pour exciter les hommes et exaspérer leurs désirs, elle se donne à elle-même l'il- lusion de la courtisane : « La certitude de sa cri- minalité, les préparatifs d'une faute déliliéréc, cau- sèrent à cette sainte femme une violente fièvre qui lui rendit l'éclat de la jeunesse pour un moment. Ses yeux brillèrent, son teint resplendit. Au lieu de se donner un air séduisant, elle se vit en quelque sorte un air dévergondé qui liu lit horreur. »

Ah! certes, si Crevel ne se montrait pas le parvenu bouffi d'orgueil et le plat imbécile c|uc nous étudie- rons plus tard, s'il comprenait la séduction bizarre et l'attrait inégalable (h^ celte honnête femme (pii, par un sacrifice surhumain, s Cssave maladroitement au rôle de courtisane, sans doule la baronne llulot, cou- <luite [)ar la rigoureuse logKjue de sa (léinarcbe. serait à lui tout (iiiuM'e. Auisi, (In liant de sou piédestal, cette statue de la Vertu pn(li([uo et de la Résignation tomberait au déshonneur et piM'drait en un instant le béncfice de toute nue vie innnaenlée! Les circon- stances lui épargnent la lanle, les circonstances

lOG CHAPITRE IV.

seules, il en faut convenir : la grossièi'eté de Ci'cvel et l'infamie de ses propositions sauvent la situation.

Lorsque nous nous faisons d'un être une idée grande et haute, lorsque nous nous plaisons à consi- dérer en lui toute une vie de vertu, la moindre atteinte à son honneur nous semble une ineffaçable souillure; le moindre soupçon nous paraît comme une faute réelle; ainsi en va-t-il, on du monis ainsi en a-trJl été de la baronne Hulot, pour certains esprits qui, s'érigeant en juges de cette terri]>le situation, se sont montrés d'autant plus implacables qu'ils avaient été jusqu'alors plus fervents admirateurs de sa vertu. Ce point de vue est facile à com})rendrc, mais il n'en reste pas moins que celui auquel nous avons essayé de nous placer conserve sa valeur et peut surabon- damment justifier une des plus troublantes situations psychologiques que jamais romancier ait exposées.

Quel long martyre d'ailleurs et quelle expiation sans précédent que la fin de cette existence si dou- loui'eusc déjà et si foncièrement digne de pitié! N'est- ce pas comme une montée au Calvaire, cette longue recherche de l'infortuné monomane à travers les plus inavouables recoins de Paris, ses démarches auprès de l'actrice Josépha, cnHn la découverte du pau- vre homme, vivant dans une soupenLe en compagnie (rime |)clilc fille qui lui lient lieu de femme? Elle l'ar- rache à ces misères et à cette abjection; elle croit enlin l'avoir à elle et le préserver pour l'avenir d'une dernière infamie; une nuil, elle le trouve dans les bras d'une uiarilorne à son service et lui promettant

LES FEMMES MALHEUREUSES. 107

le mariage, ainsi que le titre de ])aronne : " Ade- line jeta un cri, laissa tomber son ])Ougcoir et s'en- fuit. Trois jours après, la ]>aronnc, administrée la veille, était à Tagonie et se voyait entourée de sa fa- mille en larmes. Un moment avant d'expirer, elle prit la main de son mari, la pressa et lui dit à Torcillc : il Mon ami, je n'avais plus que ma vie à te donner; (i dans un moment, tu seras libre et tu pourras faire Il une baronne Ilulot. " Et Ton vit, ce qui doit être rare, des larmes sortir des yeux d'une morte. La fé- rocité du vice avait vaincu la patience de l'ange à qui, sur le bord de léternité, il écbappa le seul mot de reproche qu'elle eût fait entendre de toute sa vie. "

S'il est un point qui différencie la baronne Hulot des autres types de " femmes malheureuses " exami- nés en cette étude, à savoir, l'origine et la cause de son malheur, il en est un autre qui leur est commun à toutes, c'est que le j)rincipe de leurs souffrances est une réalité objective, tangible, si j'ose ainsi parler : pour les unes, la baronne Hulot et INIme Wenceslas Steinbock, l'existence d'une rivale; pour ^Ime d'Al- glemonl, Mme de IJeauséanl, Mme de Mortsaul" et Mme (^raslln, l'existence d'êtres en qui elles ont placé toute leur complaisance, par lesquels elles vivront, souffriront et iiioinroiil . Pour Mme (Ihies, d n'en est [)as(le mémo : elle juissi a une rivale, mais mie rivale immatérielle, sur bupiclle elle n'a j)Oint de prise, la plus dangereuse, parce (pi'elle est uivineible.

En Mme Glaës, nous voyons une iemnie double- ment malheureuse : il y a eu d'abord la jeune lilb>

108 CHAPITIiE IV.

croyant à 1 impossibilité d'être aimée pour elle, parce qu'elle était contrefaite, sentant néanmoins combien elleétaitdignedetenclresse;ily a eu ensuite la femme malheureuse, l'épouse à qui son mari a préféré la science. Entre ces deux périodes de souffrances, elle a comme une période d infini bonheur, ce bonheur de la jeune fille contrefaite trouvant un amant qui 1 adore et qui se donne tout à elle, comme si elle était la plus belle des femmes. « La femme con- trefaite (jue son mari trouve droite, la femme boi- teuse que son mari ne veut pas autrement, ou la femme âgée qui paraît jeune, ne sont-elles })as les plus heureuses créatures du monde féminin? La pas- sion humaine ne saurait aller au delà. » Balzac, paraît-d, enviait à ^L de Custine cette création de la jeune fille laide et amoureuse : ce type, en effet, de- vait le séduire par ses complexités psychologiques et le fait qu il se prétait aux longues analyses... Il ex- plique le secret d'un tel attachement par la prédomi- nance du sentiment sur le plaisir physique, par le caractère en quelque sorte illimité de la beauté mo- rale opposée à la limitation inévital)le de la beauté j)hysique. Le charme moral est essentiellement sus- ceptible de renouvellement, tandis que le charme physique est toujours identicpie et finit par sembler monotone. L'explication n'est ])ourlant pas tout entière : elle doit être cherchée autre j)art; j'entends dans les trésors d'amour échangé, dans l'abandon reconnaissantdont une femme, (pii se sait contrefaite et pourtant se sent aimée, doit gratifier son amant.

LES FEMMES MALHEUREUSES. 109

Une femme très belle semble faire une grâce en se laissant adorer : elle est entre les mains de lamant comme une statue de marbre qu'il s'agit d échauffer. Une femme laide, l)ien au contraire, n'a pas assez de transports et d'épanchements de cœur pour remer- cier celui qui lui manifeste de la tendresse. Ce sont alors, pour ainsi dire, les rôles renversés, et Thomme doué de sensibilité peut trouver une étrange volupté d'âme à cette bizarre et rare interversion!

Ce fut évidemment le cas de Mme Claës; Balzac le laisse soupçonner quand il écrit : « Elle eut cette soumission de la Flamande qui rend le foyer domes- tique si attrayant et à laquelle sa fierté d'Espagnole donnait une plus haute saveur. Elle était imjiosanfc, savait commander le respect par un regard écla- tait le sentiment de sa valeur et de sa noblesse ; mais devant Claës elle tremblait, et, à la longue, elle avait fini parle mettre si haut et si près de Dieu, en lui rap- j)ortant tous les actes de sa vie et ses moindres pen- sées, que son amour n'allait j)as sans une teinte de crainte respectueuse (pii l'aiguisait encore. » C est d'une telle hauteur que cet amour et ce bonheur von! tomber, et la douleur qtii s'ensuivra, la douleur de la femme oubliée après avoir connu des délices ines- pérées, sera plus rude encore que celle de la jeune fille négligée, mais qui du moins savait la cause de sadis{{râce et n'osait espérer d'élre aimée. Les alten- tions de Claës diniinnenl el se fonl plii.s rart-s l'.lle n'y prend pas {janh; lout dabord, mais elle ne larde pas ù en souffrir: elle essaye de lutter conire la

110 CHAPITRE IV.

science, sa rivale, et son impuissance est rapidement constatée. Ici, c'est Balzac intellectuel qui parle : il parle en connaissance de cause, comme l'artiste pour qui son art est tout, comme le savant qui ne voit rien sur terre méritant mieu.x que ses recherches de fixer son attention et d'ahsoi'ljcr ses forces. Mme Glaës tente tout ce qu'il est possi])lc de tenter : elle pénètre dans le laboratoire de son mari malgré la défense qui lui a été faite; il seml)le qu'elle veuille lutter corps à corps avec sa rivale, comme si cette rivale n'était pas immatérielle et insaisissable . Il lui reste une der- nière ressource : tenter de le reprendre comme amant, tenter de réveiller en lui l'ardeur des senti- ments éteints, des plaisirs qu'il semble avoir oubliés : cette femme si chaste, cette épouse si pure se ferait presque courtisane pour conquérir à l'amour celui qui s'éloigne d elle. " Le secret de ces apprêts, c'était lui, toujours lui. Joséphine ne pouvait pas dire plus clairement à Balthazar qu'il était toujours le prin- cipe de ses joies et de ses douleurs... Les rideaux soi- gneusement tirés trahissaient un désir de solitude, une intention jalouse de garder les moindres èons de la parole et d'enfermer les regards de l'époux recon- quis, y)

Un moment, elle croit ou peut croire l'avoir repris ; elle lui fait j)resque renier et fouler aux pieds la science qu'elle déleste; il reviendra à elle, il renon- cera à celte rivale de l'amour. Alors, c'est un bonheur sans précédent, une joie qui manque la faire défaillir ; c'est le dernier moment heureux de sa vie, hélas! de

LES FEMMES MALHEUREUSES. 111

courte durée, car l'idce aljsor])ante reparaît vite pour ne plus abandonner sa victime, et Mme Claës suc- combe au cbagrin.

S'il est vrai de dire que la beauté d'une œuvre soit d'ordinaire en proportion de l'amour avec lequel son auteur l'a conçue, il ne saurait rien exister de plus beau que ces créations de femmes, caressées avec la tendresse de l'artiste, exécutées avec la toute-puis- sante sympathie imaginative du psychologue. Nous trouverons, au cours de cette étude, des conceptions [)lus vigoureuses peut-être, nous n'en saurions décou- vrir de plus attendrissantes. C'est qu'elles ont toutes cette grâce et ce charme innommables (pi'ù défaut d'autre mot nous quabfîons de faiblesse, et dont les poètes de tous les temps ont fait lauréole de la fémi- néité. FJles nous apparaissent comme des vaincues de la vie, et la souffrance est le principe de leur en- noblissement. Faibles, elles le sont d'origine, par leur com[)lexion délicate, par leur nervosité maladive, par tout cet ensemble de causes destructrices qui consti- tuent leur infériorité comme types sociaux, mais en même temps leur éclatante supériorité comme élé- ments de rêve, loutre les mains du jioète (jiii sut les aimer et les compiciidrc, vicnl s ad|<>iii(b(' an cliariiie de leur originale faihlessc cebii (b- leur di'Sliuée irré- luédiaMeiuenl doiiloiireiise. l'dles sont sncrées par la souffrance cl devieiiiieiil ainsi, dans le iiioiiiie du rêve, lessd'iirs égaleinenl glorieuses de celles (|iii les ont |)récédées. Les plus profondes d Ciilre l(>s leiivres d'art reposent sur b> sentiment de la douleur, et il

112 CHAPITRE IV.

serait aisé, en rcmonlant des créations de l'antique poésie à celles de la poésie moderne, de montrer que les littératures n'ont été en quelque sorte qu'un immense martyrologe de l'humanité. Presque toutes les grandes destinées ont abouti à une fin tragique, et la poésie, dont le rôle ici-bas est de communiquer une vie immortelle à la beauté, n'est jamais si haute qu'en revêtant ces destinées de sa splendide parure !

CHAPITRE V

LES COURTISANES.

Sur la liberté de l'art. Lart purifié par l'artiste.

Puissance et fatalité de l'instinct d'amour. Estlicr. L'àiue de- meurée vierge en dépit des souillures physiques. Réapparition des premiers instincts. Toute la psychologie d'Esther repose sur des observations physiologiques. Rapprochement entre lîal- zac et Goya. Auréole poétique d'Esther. Elle est plutôt une « femme malheureuse » qu'une courtisane.

L'inconscience acquise, trait caractéri.^tiquc de la Fille. Joscpha Jenny Cadine.

La courtisane consciente : Valérie Manteffe. OJjsédante réalité de ce type. Pour le psychologue, rien que des états d'àtnc néces- saires et tranchés. Balzac à la fois m<jraliste et psvchologue; ne se contente pas de peindre un personnage ; précise sa réaction sur son milieu. Valérie Marncffc, la courtisane bourgeoise. Ca- ractère redoutable de ce type. Différence avec la " Hlle » : tout cnellcestdissimulé. Diversité de ses incarnations; ressources iné- puisables de sou esprit. Sa mort, impuissante à faire nailrc la pitié.

La servante maitrcsse : Flore Brazicr. Sa fonction sociale. Ses lâ- chetés de hlle; une seule chose lui manque pour se développer : un milieu favorable.

Irresponsabilité originelle de la courtisane : les proteclinns sci- ciales, seules causes de vertu.

La courtisane femme du monde : Mme de /'.oclic/ide. Rnppiocho- mciit avec Valérie .Marncffc.

Il ToiiL (\s( (loiilc cl l(''iu-l>i(S (laii.s tiiic siIiimIidh (jiie la sciiMicc a (Icdanjnc d CxamiiM r, v\\ li»»u\aiil le

114 CHAPITIIK V.

sujet trop immoral et trop compromettant, comme si le médecin et l'écrivain, le prêtre et le politique, n'étaient pas au-dessus du soupçon. » C'est ainsi que Balzac justifie , si l'expression peut convenir, c'est ainsi du moins qu'il explique la continuation de ses études sociales par le choix d'un sujet capable de choquer les oreilles pudiques et timorées , mais que son universelle curiosité ne pouvait omettre, sous peine de négliger un des rouages les plus importants de la société moderne. C'est ainsi au surplus qu'il proclame un des premiers, fravant la voie à ceux qui devaient le suivre , la sainte liberté de l'art et la suprême indépendance de l'artiste pour qui tous les sujets sont chastes, transfigurés par la beauté de la poésie. Tout aussi bien que, dans une autre de ses études, il posait en principe qu'aucune classe de la société, si peu digne parût-elle de fixer l'attention, ne devait rester indifférente au romancier, ici même il proclame qu'aucun sujet n'est impur ni compro- mettant, réservant à l'écrivain, confiant à son talent le soin de le présenter sous un jour tel qu'il en voile pour ainsi dire les côtés troj) scabreux! Et plus loin il ajoute : « Les filles sont des êtres cssejitiellement mobiles qui passent sans raison de la défiance la plus hébétée ù une confiauce al)solue. I^lles sont sous ce rajtport au-dessous de l'anlinal. Ivxtrêmes en tout, dans leurs joies, dans leurs désespoirs, dans leur religion, dans leur irréligion, presque toutes devien- draient folles si la mortalité qui leur est particulière ne les déciinail, et si d'heureux hasards n'élevaient

LES COURTISANES. 115

quelques-unes crentre elles au-dessus de la fange elles vivent. » Vous sentez dans cette phrase comme une sympathie, comme une pitié profonde, la pitié du philosophe et du poète qui perce à jour les lois mystérieuses de la vie, qui eml)rasse d'un regard vraiment catholique renscml)lc des choses humaines ; celui-là enfin dont Tintelligence, s'élevant au-dessus des conventions et des partis pris, prononce que sou- vent il faut absoudre lorsque le monde condamne, de même qu il y a heu maintes fois de condamner le monde absout!

C'est réternclle histoire de la " Courtisane amou- reuse » , de la fille relevée et poétisée par l'amour, que Balzac a raconlce dans ce roman complexe et touffu, touchant parfois à linvraisemblalde , vrai pourtant, qui s'appelle : Splendeurs et misères des courtisanes. Imaginez un être l)eau, à qui les hasards de la naissance ont départi tout ce qui peut constituer la grâce et la séduction féminines, mais que ces mêmes hasards ont jeté tout enfant dans les hideurs de la prostitution. P'ile n'a cxpéiinienté de la vie que les caresses séniles des vieillards débau- chés. Son àme pourtant est vierge, car elle n'a connu que la grimace de l'amour, ce qui s'achète et se vend, les ((un plaisances dociles et les soumissions résignées. Que dans cette àme un rayon de pur amour se glisse et transparaisse, qu'elle rencontre l'être jenu(^ ])our lequel elle semblait créée, ce sera alors comme une renaissance, nue n'-pndial ion soii(l;iine de s,i vie pre- mière. \ oilà I idée (|iii a |iresi(lé à la coiiceplKin

116 CHAPITRE Y.

de l'œuvre et à la création du type d'Esther. Nous verrons qu'en maintes circonstances, et comme d'ailleurs la chose s'est rcpclce au cours de ses innombrables productions, Balzac a forcé la vérité psychologique. Presque toutes les œuvres d'analyse, partant ainsi d'une idée préconçue, amènent leurs auteurs, dans le développement, à des conclusions exagérées. Il n'en demeure pas moins que, par la puissance de l'exposition et par la hauteur de l'idée, cette création est une des plus importantes de Balzac. Victorieux et vaincu tour à tour, le puissant instinct d'amour s'y manifeste et la domine, avec son carac- tère d'indéfecti])le fatalité qui en fait la force aveugle du monde. Cette mystérieuse attraction de la femme, cette puissance qu'on ne saurait vaincre, et qui prime chez certains êtres tous les mol)iles humains, Balzac en avait compris la grandeur, et sa plus haute ambition devait être de nous en laisser une peinture fidèle dans le domaine du roman. Splendeurs et misères des courtisanes, voilà peut-être, avec la Cousine Bette^ l'œuvre dans laquelle il l'a le plus puissamment dégagée !. . .

Quelques traits empruntés au portrait physique d'Esther donnent l'idée de cette perfection accom- plie qui en faisait un type de beauté unique et capti- vante : Il l'.sther eût remporté le prix au sérail , elle possédait les trente beautés harmonieusement fon- dues. Loin de porter atteinte au fini des formes, à la fraîcheur de renvelop})e, son étrange vie lui avait cominmiKjné le je ne sais quoi de la femme : ce n'est

LES COURTISANES. 117

plus le tissu lisse et serre des fruits verts, et ce n'est pas encore le ton chaud de la maturité ; il v a de la fleur encore. Quelques jours de plus passes dans la dissolution, elle serait arrivée à l'emljonpoint. Cette richesse de santé , cette j)erfection de l'animal chez une créature ù qui la volupté tenait lieu de la pensée, doit être un fait éminent aux yeux des physiolo- gistes... L'origine d'Esther se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupières turques et dont la couleur était d'un gris d'ardoise qui contrac- tait aux lumières la teinte hleue des ailes noires du corbeau. L'excessive tendresse de son regard pou- vait seule en adoucir l'éclat... » Tels sont les princi- paux traits du portrait d'J^sthcr; quelques-uns des traits qui en font une des plus rares incarnations de beauté et vouent presque irrémédiablement celles qui en sont dotées à cette destinée étrange d'exercer une fascination souveraine sur ceux (jui les ap[)ro- chent. Différente pourtant de ses semblables en ceci qu'elle connaitra les tortures qu'elle-même aura causées et qu'elle mourra d'un amour aussi ardent que celui qu'elle aura su insj)irer !

Les dégradations et les souillures de sa vie passée, ses malheurs et les rudes éj)reiives de sa vie, enfin la révélation du véritable amour : vodà ce (pi elle tlit à Vautrin, qui se luanifeste à elle sous rincarnalion du préire esj)a};iiol Carlos Ilerrera : « H y a trois ans, je vivais dans le désordre oi'i je suis iiéi> ; j'élais la dernière des ciéaliires, et la plus ndViinc ; mainte- nant j(; suis seulement la plus mal lie lire use de lonles. ..

7.

118 CHAPITRE V.

Un Lucien, voyez-vous, est aussi rare qu'une femme sans péché. Quand on le l'encontre, on ne peut plus aimer que lui; voilà, mais à un pareil être il faut sa pareille. Je voulais donc être digne d'être aimée par mon Lucien. » C'est le seul mobile qui dirige sa conduite, et lorsque Carlos, après avoir torturé son àme en lui peignant les difficultés de sortir des mi- sères morales elle a été plongée jusqu'alors, fait luire à ses yeux, comme suprême espoir, la possibi- lité d une régénération , elle cmljrasse ses genoux avec Fonction et la ferveur d'une sainte extasiée. Désormais elle vivra sous la domination de Vautrin, qui exercera sur elle le pouvoir de fascination qui lui est propre et marque son influence sur tous ceux qui l'entourent; elle ne sera plus entre ses mains qu'un jouet fragile, qu'il aura tout intérêt à ne point ])riser; un moyen dont il usera avec la liberté du créateur vis-à-vis de sa créature; elle n'existe plus que par lui et par son amour pour Lucien , et comme elle sait Vautrin maître de disposer de cet amour, c'est avec la plus entière résignation qu'elle se soumet à ses ordres. Il lui ordonne de quitter Lucien; elle obéit. Il lui enjoint de se retirer dans un couvent; clic se résigne, humiliée devant celui qui la torture et ne voyant qu'un but à sa vie : la régénération morale qui la rendra digne de Lucien.

Au couvent, elle traverse inie double phase cor- respondant au caractère double de sa nature; l'àme est vierge si le corps est impur; elle est vierge en ce sens qu'clU' n'a pas connu 1 amour, jusqu au moment

LES COURTISANES, 119

la charmante figure de Lucien de Rul^empré lui est apparue; c'est alors que tout ce qu'il y avait en elle de délicat et d'exquis, tout ce que la société avait contribué à déformer et à salir, a soudainement reparu et s'est affirmé en trésors de tendresse. C'a été, nous l'avons vu, une renaissance et la création d'un nouvel être, la réapparition d'une sensibilité igno- rante d'elle-même et de son pouvoir. A cette àme vierge d'amour et possédée d'un seul désir : se rendre digne de son amant, lespoir d'atteindre au ])ut qu'elle envisage comme le souverain bonheur doit communiquer des forces inconnues, la maintenir en un état de constante exaltation propre à favoriser le progrès moral que Carlos attend d'elle... Mais voici que les premiers instincts reparaissent; voici que ce passé, dont nous sommes impuissants à nous départir, renaît et s'impose avec ses troublantes obsessions. Tout son être aspire à la pureté et à l'amour; toute sa vie antérieure lui rappelle limpu- reté et la honte ; elle le lui rappelle avec une si inquiétante ardeur qu'elle j)i"ime les asj)iralions sa- crées du désir et menace de ruiner le corps, qui n'est pas hal)itué à ces règles et à ces strictes observances. Situation cruelle, bien faite pour arrêter l'attention du psychologue et de laualyste ; situation rcIcvMut avant tout de la |)livsi()l()gie , celle science rpu veiuiit d'être <réé(>, cl à hupielle le niailre romaru'ier aimait à empniiih r .ses plus récentes (b'couvertes, pour p(>u qu'elles fussent de naliirc à éclairer les Mi\.s|rres d(? l'âme !

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LES COUJIISAXES.

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Aimer Lucien d'un amor sans exemple, être tout pour lui et ne A'oir que lui s'être relevée à ses pro- pres yeux par la puissancele cette tendresse ; d'autre part, et pour conserver Luico, pour lui assurer une vie brillante, glisser à noveau sur la pente fatale qui l'a conduite une premire fois à la honte; sup- j)ortcr comme protecteur 1 l)aron de Nucingen , en sachant qu un jour il fauda se livrer à lui, que le moment approche l'oi ne pourra plus différer; tenter, en un mot, une cociliation entre un amour qui la possède tout entières les caresses serviles qui doivent alioiidr au don de s personne : Ici est le rôle de la malheureuse Kslherirelle est 1 impasse elle se trouve engagée, et dont lie ne pourra sorlir «juc par la mort volontaire, dénuement inévilahle de destinée. Et pourtant une :iréuli' brdle au front de la pauvre fille, qu'elle doit i la sineérilé de sa ten- dresse, à sa lin tragique; aréole que ne sauraient

b

120 CHAPITRE V.

Cette vie au couvent est la partie la plus intéres- sante de l'histoire d'Esther ; car, à compter du mo- ment où elle sera redevenue, dans les mains de Vautrin, le moyen de faire parvenir Lucien, Estlier nous apparaîtra, au milieu de cette peinture des dessous de l'existence parisienne, une figure de second plan, toute pâle, tout effacée : «Que faut-il faire? s'écria-t-elle fanatisée. M'obéir aveuglé- ment, dit Carlos. Et de quoi pourriez-vous vous plaindre? Il ne tiendra qu'à vous de vous faire un beau sort. Une fois nos affaires faites , notre amou- reux est assez riche pour vous rendre heureuse... Heureuse! dit-elle en levant les yeu.x: au ciel. Vous avez eu quatre ans de paradis, reprit-il; ne peut-on vivre avec de pareils souvenirs? Je vous obéirai, répondit-elle, en essuyant une larme dans le coin de ses veux. Ne vous inquiétez pas du reste. Vous l'avez dit, mon amour est une maladie mortelle. »

Quelle scène que celle Esther, résignée, vêtue en ouvrière, et installée dans une misérable chambre garnie, attend l'arrivée de Nucingen! Le contraste préj)aré par Vautrin entre la jeunesse de la char- mante fille et le milieu sordide dans lequel il la pré- sente au vieux banquier, évoque en notre mémoire de troublants souvenirs, et la mystérieuse poésie de certauK's j)lanches des Caprices de Goya, l'illustre fantaisiste nous montre de jeunes vierges livrées à de vieux déljauchés ! Néanmoins, dans la création de Balzac, différents nous ap})araisseut par ceitains jxjjnts les personnages représentés ! A Nucin-

LES COURTISANES. 121

gen, la suppliant de Tacccpter comme protecteur, Esther répond en laissant couler de grosses larmes : «Mais il le faut Ijicn, monsieur. » Nous voyons dans cette résignation à sa destinée quelque chose de tou- chant et d'enfantin que ne nous suggèrent pas les eaux-fortes de l'artiste espagnol ! Elle agira désor- mais, poussée par une force irrésistihle, dont elle sent seulement l'impulsion , vers l'avenir qui lui est inconnu, un seul point restant clair pour clic, c'est que le moindre refus, d'obéissance aux ordres de Vautrin deviendrait fatal à Lucien. Tout est mené par ce sinistre homme de génie!...

Aimer Lucien d'un amour sans exemj)le, être tout pour lui et ne voir que lui ; s'être relevée à ses pro- pres yeux par la puissance de cette tendresse; d'autre part, et pour conserver Lucien, pour lui assurer une vie Ijrillante, glisser à nouveau sur la pente fatale qui l'a conduite luie première fois à la honle; su[)- porter comme protecteur le baron de Nucingen , en sachant qu'un jour il faudra se livrer à lui, que le moment approche l'on ne pourra plus différer; tenter, en lui mot, une concilialiou cuire un amour qui la possède tout entière et les caresses scrviles qui doivent alioutir au don de sa personne : tel est le rôle de la malheureuse Eslher! Telle est l'impasse elle se trouve engagée, et dout clic ne pourra sorlir (juc par la mort volontaire, dénouement lucvilalde de su destinée. Et pourlant une auréoh' brille au front de la pauvre (illc, (piClic doit à la sincérilé Ac sa ten- dresse, à sa lin liagicpic ; auréole que ne saurauMit

122 CHAPITRE V.

lui enlever ni les hontes de son existence d'autrefois, ni le marchandage qui se fait autour de sa personne, ni ses caresses payées, ni ses bruyants retoui's vers son origine de fdle ; auréole de pitié, quelque chose de cette grâce innommable que la nature a départie à plus d'une femme perdue et que le poète se charge d'immortaliser, en le consacrant par son génie!...

En composant le personnage d'Eslher, Balzac n'a pas fait une étude de « courtisane » au sens véritable du mot, et certains esprits pourraient penser, n'était le titre même de l'œuvre dans laquelle il Ta placée, qu'il eût mieux convenu de l'étudier dans le cha- pitre des a femmes malheureuses ». En effet, si nous écartons pour un moment ses origines et ses débuts, qui devaient en faire, comme la plupart de ses semblables, luie victime de la société, un être sacrifié ; si nous écartons les circonstances qui enveloppèrent sa destinée comme un réseau fatal, pour l'envisager exclusivement dans ses rapports avec Lucien de Rubempré; si, d'autre part, nous nous arrêtons à cet amour, à l'élévation morale qu'il communique au personnage, si nous suivons, avec l'intérêt qu'elle comporte, la transforma- tion d'individualité , conséquence de son appari- tion dans l'àmc d l^sllier, si nous envisageons en dernier lieu cette résolution finale qui, de propos délibéré, lui fait préférer l'anéantissement de son être au don de sa personne, la mort à la honte de se livrer sans amour, il faudra bien reconnaiire cpi d ne subsiste plus en elle aucun des traits connnuns à la

LES COURTISANES 123

courtisane. De la e. fille » elle ne présente ni Tâpreté d'instinct qui depuis la constitution de l'homme en société a régi et régira éternellement cette dernière ; ni la vulgarité acquise en ces accouplements d'un jour, qui, par une étrange ironie du sort, et comme conséquence extrême des civilisations avancées, fait redescendre l'être humain au rang de l'animalité d'où l'exercice progressif de la raison l'avait fait sortir; ni enfin cette ignorance des notions élémentaires de la morale, qui la pousse à accomplir sa fonction sociale comme une besogne de ruine et d'anéantisse- ment. Courtisane dans la première période de son existence, Esther, ne nous lassons pas de le répéter, est rcdcvcnue femme et amante; telle elle est demeu- rée, grâce à l'intervention d'un sentiment sincère et sj)ontané; telle elle est morte, grâce à la pcr.^^istance de ce sentiment, ayant su dominer la crainte de la mort qui accable l'être et lui enlève cette siq:)rémc énergie qui fait du suicide un acte de courage, loin qu'il soit un acte de lâcheté !

(i L'inconscience acquise " , cette marque caracté- ristique de la « fille " , elle ne devait pas échapper à lîalzac, et le grand écrivain qui, tout vn peignant les nifcurs transitoires de la société il vivait, devait peindre u étcnicl » en vertu dv la loiilc-puissante vision de son esprit génêralisateur, ne pouvait la méconnaître, cette inconscience. Il la jx-inle dans les personnages de la Comédie hunuiinc (pi du |toiir- liiil ;i|)|i(l('r les « ('((iirlisaiics de niêdcr ", les .losé- pha , les Jeiuiy Cadiiie, h s Silidiit/, les Mahiga,

124 CHAPITRE V.

ligures de second plan, mais qui n'en gardent pas moins leur importance et dont le rôle social ne sau- rait être omis. Elles apparaissent, au cours de ses études, instruments nécessaires de l'état de choses qu'il décrivait, accomplissant leur besogne de dis- solution morale avec la rigueur indéfectible de la fatalité.

Ce n'était point à elles pourtant que devait aller sa svnipatbie de « créateur » . Le théoricien de la volonté, le jumeau spirituel de Louis Lambert, allait réserver toutes ses forces productrices pour un type bien autrement vivant et agissant, correspondant merveilleusement à son intime conception du monde, destiné à faire vibrer, en ses fibres les plus secrètes, le psychologue artiste au.\ yeux duquel il ne saurait exister dans le domaine de l'art ni bien ni mal, mais simplement des états d'âme nécessaires et tranchés. Certes il la j)einte avec amour, la courtisane experte en corruptions savantes, pleinement maîtresse de ses a effets 1) et consciente du résultat qu'elle atteindra; le démon de ^a perversité et des roueries féminines masquées sous les dehors attirants de la vertu mo- deste ; il lui a communiqué ce relief intense, marque distinctive des créations qui persistent à travers les âges en immortalisant le nom de leur père spirituel. Valérie Marneffe est au plus haut degré «consciente» de ses actes, et c'est bien ainsi qu'il l'a voulue; c'est ainsi fju'clle dut se présenter à son imagination, en ces heures d'élahoiatiou mystérieuse et de travad latent fpii échappent à 1 aualvse du plus habile psvcliolo-

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gue, mais durant lesquelles se soudent et prennent corps les traits divers de ces enfants du rêve qui sont les personnages des poètes et des romanciers. Telle il l'a conçue, non pas en vertu d'un contraste prémé- dité entre sa nouvelle création et les tvpes de courti- sanes qu il avait jusqu'alors inventés, les créations vivantes comme Valérie Marneffe ne surgissent pas à la faveur d'une idée abstraite, telle il l'a conçue, parce que telle elle s'imposait à son intelligence dans son ol )sédantc réalité ! . . .

Nous disions plus haut que pour le véritable artiste il ne pouvait exister, dans le domaine esthétique, que des états d'âme nécessaires et tranchés. Ainsi en va-t-il, lorsque le romancier est exclusivement psy- chologue; mais lorsqu'il est doublé d'un moi'aliste, et c'était le cas pour Balzac, à coté de ces états d'àme qu'il constate et décrit pour le plaisir de pein- dre, il V a leur réaction sur le nulieu dans lequel ils se produisent, leur iniluencc bienlaisante ou nui- sible, leurs conséfjuenccs et leurs effets. A la diffé- rence i\u pur psychologue, qui se contente d'indiquer CCS influences par la série des faits décrits, Hal/ac les souligne, il y insiste, et la peine (ju'il prend d'y insister jette une lumière plus vive encore sur les intentions du romancier, sur les divergences (jui séparent les catégories de l'espèce sociale dite cdur- tisane : le propre de celle-là est de ne jamais se révéler telle, ou dyi moins de ne If l.iiic (|ii à 1 heure de sou liidiuphc (hliiiilif, l()is(jii illr lient en sou pouvoii' la vi'linic choisie, l'.ii mcnic ltiii[is cpie

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Balzac présente le type, il en indique le danger social : « Une vraie courtisane porte, dans la fran- chise de sa situation , un avertissement aussi lumi- neux que la lanterne rouge de la prostitution ou les quinquets du trente-et-quarante. Un homme sent alors qu'il s'en va de sa ruine. Mais la doucereuse humilité, mais les semhlants de vertu, mais les façons hypocrites d'une femme mariée qui ne laisse voir que les besoins vulgaires d'un ménage et qui se refuse en apparence aux folies, entraîne à des ruines sans éclat, et qui sont d'autant plus singulières qu'on les excuse en ne se les expliquant point. " Il indique le danger, hien convaincu d'ailleurs qu'il n'existe point de remède possijde, et s'appuyant, comme tous les esprits philosophiques, sur l'immutabilité des choses humaines, car il ajoute cette phrase pleine de mélancolie : "Valérie est une triste réalité, moulée sur le vif dans ses plus légers détails. Malheureuse- ment ce portrait ne corrigera personne de la manie d'aimer des anges aux doux sourires, à l'air rêveur, à figure candide, dont le cœur est un coffre-fort. »

Un ange au doux sourire, c'est bien ainsi que la délicieuse Valérie se montre au baron llulot d'Ervy, avec la souveraine puissance de dissimulation qui, chez cette redoutable petite bourgeoise, voile une profondeur de perversité n'ayant d'égale (pie l'ambi- tion de sortir du rang médiot're le sort l'a jetée, et l;i constitue rivale dvs plus illustres courtisanes! Fdic nahircUc (bi maréchal de Monlcornet, mariée à un luisérahh' employé (pii lui répugne autant par

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sa laideur que par ses mœui^s inavouaLles, Valérie est née avec cette délicatesse de coniplexion et cette finesse aristocratique qui font pour elle, des élé- gances de la vie mondaine, un besoin intime, une nécessité. Joignez à cela la paresse la plus extrême, l'horreur de toute peine physique, href tout ce qui en fait un exemplaire achevé de la femme créole, avec cette différence pourtant qu'une intelligence admirablement déliée, une habileté su[)réme à jouer des rôles divers, favorisera ses incarnations. Vivant d'une existence médiocre, elle n'a qu'un l)ut, en sortir ; et comme elle est arrivée à ce funeste moment la nécessité de vivre fait chercher une friponnerie heu- reuse, on se figure par quels moyens. La première fois qu'elle aperçoit Ilulot, leurs regards se croisent simplement, et cet instant lui suffit pour deviner en lui u riioinme à femmes » dans sa plus haute accep- tion ; elle apprend qui il est, et désormais elle n'a de cesse qu'une entrevue ait eu lieu. C'est d'ailleurs en timide postulante qu'elle se présente, alléguant le hasard ([ui les a fait se rencontrer, ajoutant que le sort de son mari est aux mains du baron. IIulol , (pii voit en elle la jolie maîtresse ardemment convoitée, cpii a hatc de l'avoir à bii, va ])lus vite en besogne qu'il ne couvicnl, SI bien (pic A alêne se trouve coulrainte de I arrêter (bins son ébin ; elle joue la pudeur et le désintéressement, sentant (jue b; [>liis sur nioxen de l'attacber à elle est de se monircr dinV'riMite (les « (iilcs " (pi d a fi'éfjiiciilccs |ii.s(pi alors. Dans toute celle preiuu're [larlie de son rôle, elle de-

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meure la petite l^ourgeoise rangée et craintive, la femme mariée fidèle à ses devoirs, qui peut-être Lien à la longue se résignerait à faillir, mais à coup sûr n'en viendrait à cette extrémité qu'en faveur d'un attachement hautement démontré. Ce sont, pour lui faire accepter des l'iens, de gentilles manières, de pudiques refus, toute la stratégie habile d une cour- tisane consommée : u Bon pour les ])laccs, les grati- fications, tout ce que vous pourrez nous obtenir du gouvernement ; mais ne commencez pas par désho- norer la femme que vous dites aimer. Autrement je ne vous croirai pas... Et j aime à vous croire, ajou- tait-elle, avec une œillade à la sainte Thérèse gui- gnant le ciel. » Puis quelques instants après, jouant la comédie de Tamour avec une supériorité sans pré- cédent, elle se montre jalouse de Mme Hulot, déclare sérieusement au baron qu'elle ne conçoit pas qu'on fasse une faute pour un homme qui ne serait pas tout à vous. Chez lui ce n'est plus de l'amour, mais de l'affolement, d'autant mieux qu il n'a pas obtenu la plus petite faveur, et que Valérie saura le mainte- nir en haleine jiisqu au moment elle aura reçu, sans avoir rien demandé, tout ce qu'elle désirait. . . Ce qu'elle a voulu, elle l'a eu : avancement pour Mar- neffe, gratilicalion à l'employé, cadeaux importants qu'elle a paru n accepter qu'à contre-cœur, qu'elle a pris néanmoins, l^lle s'est révélée dans l'éclat de sa beauté au bal donné par le baron, et lorsque llulot, <Hilili;iiil tout pour elle, la reconduit à sa voi- ture, c'est avec des protestations d'innocence non

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encore flétine que iMme Marneffe le paye de ses Jjontés; elle lui persuade qu'elle en est à sa première faute ; elle a des pudeurs, des effarouchements de vierge ignorante ; il ne s'en manque guère que le vieillard dupe s'imagine avoir joui des j)remiers abandons d'une femme qui, tout en étant mariée, serait demeurée jeune fille !. . .

Hulot, pourtant, ne saurait lui suffire : ce premier triomphe met en goût l'ambitieuse Valérie. La for- tune du baron est singulièrement compromise, et, quelle que soit sa passion pour la jeune femme, la ruine financière qui le menace devient un avertisse- ment pour elle d'avoir à prendre un second protec- teur. C'est alors que surgit à point le vaniteux Cre- vel, ce type admirable du bourgeois enrichi, du commerçant ^K/rve?»/, l'homme qui, parmi ses bonnes fortunes, n'a point encore compté de femmes honnê- tes, pour qui la 8U[)rème satisfaction serait d'en avoir \}nc\ Il eiit fait des folies pour Mme Ilulot, si la pau- vre femme y avait consenti; il en fera pour Valérie. Désormais, elle mène de front ce double amour; te- nant en main les deu.v vieillards, les conduisant avec cette dextérité souveraine qui ne faillira pas une mi- nute, elle saura dispenser à chacun le genre cl la dose de j)laisir approprié. Chez (.'revel, elle taresse les ambitieuses visées du parvenu; (piaiit à Ihdol, elle lui j)ersua(le (pi'il est toujours désirabh' et (jiie les cheveux bhmcs vont bien à sa njMiic. « Valérie j)08sédait des spécialités de tendresse (jui hi rendaient indispensable à Crevel aussi bien (pi'au baron. En

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présence du monde, elle offrait la réunion enchante- resse de la candeur pudique et rêveuse, de la décence irréprochable et de l'esprit rehaussé par la gentil- lesse, par la grâce, par les manières de la créole; mais dans le téte-à-tète, elle dépassait les courtisanes; elle y était drôle, amusante, fertile en inventions nouvelles. » A certaines heures, néanmoins, l'ennui la prend, une sorte de rancœur des serviles complai- sances et de l'étrange ])esogne qui consiste à ranimer les désirs éteints des deux vieillards : elle se confesse à Lisbeth, lui fait part de ses dégoûts. " Lisbeth, mon amour, ce matin, deux heures de Grevel à faire, c'est Ijien assommant!.. . Oh! comme je voudrais pou- voir t'y envoyer à ma place! » Une fantaisie s'est emparée d'elle, non ])as un amour, car l'amour ne saurait germer dans une pareille unie; une fantaisie pour l'artiste Wenceslas Steinbock, et ce caprice de jolie femme non satisfaite la torture comme une vraie passion : » Aimer Wenceslas à en maigrir et ne pouvoir réussir à le voir!... Hulot lui propose de venir dîner ici, mon artiste refuse. Il ne se sait pas idolâtré, ce monstre d'homme ! Qu'est-ce que sa femme? De la jolie chair. Oui, elle est belle, mais moi je me sens : je suis pire! "

Pire, voilà le véritable mot : elle se juge elle- même, et personne ne saurait mieux dire })our carac- tériser cette prodigieuse incarnation des roueries féminines. P'.lle a^i pire, et elle aj)})araîtra bien telle dans cette scène inoublia1)le il lui faudra, mettant enjeu toutes les ressources de son esprit, de sa dissi-

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mulation savante, duper chacun des acteurs du drame sur le compte de celui qu'il soupçonne. Crevel et llulot sont réunis chez elle, autour d'une table de jeu, se surveillant mutuellement, et surveillés par l'ignoble Marneffe qui profite de leurs distractions pour les voler; par un étrange contraste psvchologi- que, l'emplové qui favorise les relations de sa femme avec le baron, le mari discret qui sait se retirer à temps, ne supporte qu'avec peine les amours de Va- lérie et de Crevel; il est pris à son égard de rages sourdes que le commerçant parvenu comprend à merveille et qui le font filer doux au moment elles menacent d'éclater. A la lueur des bougies, ces trois hommes se surveillent, songeant chacun à sa passion maîtresse; Marneffe gardant, lui seul, le sang-froid nécessaire pour profiter de leurs moments d'oubli ! Derrière cu.k se meut, dans sa grâce et sa beauté fé- line, la délicieuse Valérie, qui dispense à l'un une caresse, à l'autre un sourire, au troisième une parole càbne, cl, [)ar sa présence, rend pos.'^ible leur réu- nion; ils n'e.vistent que pour ell(> et par elle; c'est d'elle que part en quelque sorte le fluide qui leur commuiii((ue la force d'agir et les mène à l'assouvis- sauce de leurs pas.sious, les coudiiis.iiil coiunu' avec la sûreté d un instinct ! Lullc IragKpu' et sdcucicuse <|ui se passe ou ces Injis cervelles dlKMnuu-, bien faite pour leiiler le puissant éciM\;iiri qn ehui i!;il/;ie, comme des sentimeiils aiiabjgues avaieiil leiile b: |)einlre élraiige el complexe fpii s'appelail (loNa. Les pages du romancier sont les digues rivab-s des plan-

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ches de Taquafortistc : elles exposent le problème inquiétant de la persistance des désirs et de la toute- puissance de Tinstinct sexuel qui domine et perpétue le monde !

Avec le retour de son premier amant, le Brésilien Montés, et sa l>rusque réapparition dans le milieu que nous venons d'indiquer, les difficultés s'accen- tuent; mais Valérie n'est-elle pas femme à sortir des situations les plus embarrassées? Après le mouve- ment de surprise et de crainte qui pourrait la traliir, et qu'elle a vite réprimé, elle va nous offrir une occasion nouvelle d'admirer son sang-froid, sa rare entente des cboses de l'amour. Avec Montés, elle sait qu'elle n'a plus affaire à un vieillard qu'on dupe, qu'une caresse suffit à faire taire; elle n'ignore }ias la violence de sa nature, et qu'il se joue de la vie hu- maine à ces heures de colère aveugle que connais- sent les créoles; elle saura, pour un moment, lui tout sacrifier. Ce qu'il lui faut, c'est reprendre ^lontès, mais en même temps conserver Hulot, qui doit faire la situation de Marneffe, conserver aussi Grevel, qui, par des placements hal)iles à son nom, lui constitue une fortune importante... Pour llulot, elle sait qu'il est lié à elle à 1 ont jamais par la violence de la passion ; elle n'a donc })lus de mesure à garder; elle se révèle à lui telle qu'elle est en réalité, c'est-à-dire sans âme et sans j)itié. Si aveugle qu'il soit, des soupçons lui sont venus sur K' Urésibcn, et le pauvre ])aron adresse à Valérie de timides reproches : « Aimez-moi avec mes défauts, lui répond-elle, ou laissez-moi. Si vous

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me rendez ma liherté, ni vous ni M. Crevel ne revien- drez ici ; je prendrai mon cousin pour ne pas perdre les mauvaises hal)itudes que vous me supposez. Adieu, monsieur le baron Hulot! » C'est elle qui fait la loi, et hautement désormais!

Voyez-vous comme elle s'est démasquée, comme elle apparaît maintenant sous son vrai jour, et avec quel relief, quelle implacaLle énergie, la petite bour- geoise pudique, l'épouse honnête et malheureuse... qui, dans le mariage, n'avait pas trouve la satisfac- tion de cœur qu'elle attendait... Ainsi soupirait-elle autrefois sur la poitrine du crédule baron. Avec Cre- vel, elle tient aussi la dragée haute : c'est par la va- nité qu'elle l'a pris , c'est par la vanité qu'elle le conserve; elle joue la grande dame, la femme désin- téressée; elle jongle avec l'argent qu'il lui offre, et, après avoir tiré de lui ce qu'elle voulait, termine par cette tirade de comédienne : " Toujours des mar- chés! Les l)Ourgeois n'apprendront jamais à donner! Vous voulez vous faire des relais d'auiour dans la vie, avec des inscriptious de rente!... Ah! bouticjuier, marchand de [)onimade, tu étiquettes tout!... Vous avez, pour faire; vos fredaines, trois cent luillc francs en dehors de votre fortune, un magot enfin, et vous ne pensez qu'ù l'augmenter... Pour loi, ma Valé- rie, car je t'en offre la moitié », dit-il en lomI)aut ù genoux. l'^Mc conseut à le relever, à (•ouq)ter son argent, à lui permet! ri; d'écraser Ilidot de son triom- phe; cependant, elle court à Montés, et avec lui seul elle se fait câline et chatte, comme elle sait l'être,

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voulant avant tout le reprendre. Le passage ne peut être omis, car il la peint tout entière, et résume en son éloquente simplicité le génie de cette prodigieuse créature : " INIaintenant, écoute-moi bien. M. Mar- neffe n'a pas cinq ans à vivre, il est gangrené jusque dans la moelle des os; sur douze mois de l'année, il en })asse sept à boire des drogues, des tisanes; il vit dans la flanelle; enfin, il est, dit le médecin, sous le coup de la faux à tout moment; la maladie la plus innocente pour un homme sain sera mortelle pour lui; le sang est corrompu, la vie est attaquée dans son principe. Depuis cinq ans, je n'ai pas voulu qu'il m'eml)rassàt une seule fois, car cet homme, c'est la peste! Un jour, et ce jour n'est pas éloigné, je serai veuve; eh bien, moi, déjà demandée par un homme qui possède soixante mille francs de rente, moi qui suis maîtresse de cet homme comme de ce morceau de sucre, je te déclare que tu serais pauvre comme llulot, lépreux comme Marncffe, c'est toi que je veux pour mari, toi seid que j'aime, de qui je veuille por- ter le nom. Serai-je ta femme, Henri? Je le jure. Ce n'est pas assez : jure-le par les cendres et le salut éternel de ta mère; jure-le par la Vierge Marie et par tes espérances de catholique ! "

Le portrait vous paraît-il complet, et pensez-vous qu'on y pourrait rien ajouter?... Nous avons vu les deux principales faces de sa nature, et tout ce qui arrivera j»ar la suite ne saurait être qu'un développc- menl, une accentuation de ce que nous connaissons déjà! Hulotet Crevel sont retombés en son pouvoir

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de telle manière qu'ils n'en soiliront plus ; le Brési- lien est devenu son esclave; du baron, elle a tiré jus- qu'à son dernier sou ; il ne lui reste plus que son influence et les effets de sa protection; pour les hâter, rencontrant une résistance, elle concerte avec Mar- neffe un flagrant délit d'adultère, et le malheureux Hulot, pris entre la honte d'un procès et l'obligation de procurer à Marncffe un avancement scandaleux, se résout au dernier parti. Les coups de Mme Mar- neffe vont au delà, et par delà les premières victimes : à la fille de la baronne Hulot, à la jeune Hortense Steinbock, elle prend son mari ; des malheurs succes- sifs accablent la famille déjà ruinée par son chef, et lorsque Grevel, attendri par la douleur de Mme Hu- lot, parle à Valérie de lui prêter deux cent mille francs, elle trouve, pour le faire renoncer à son pro- jet, des accents inoubliables, qui résument en une scène la dou])le face de sa nature et présentent tour à tour les deux masques de la puissante comédienne : (i Sainte Valérie, ma bonne patronne, pourquoi ne visitez-vous pas plus souvent le chevet de celle qui vous est conflée? Oh! venez ce soir, comme vous êtes venue ce matin, m'inspirer de bonnes jiensées, et je quitterai le mauvais seiilicr; je rcuoiuerai comme Madeleine aux joies trompeuses, à l'éclat menteur cbi monde, même à celui que j'aime tant! » Puis, [)ous- sant un infernal éclat de rire : » (Jros cornichon! s'écna-l-cllc, voilà la manière (h)iit Ks fcmiiics pieu- ses s'y prcniiciit pour vous tirer une earotle de deux cent mille francs! (larde donc ton argent; si tu en as

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de trop, ce trop m'appartient! Si tu donnes deux sous à cette femme respectable qui fait de la piclc parce qu'elle a cinquante-sept ans, nous ne nous reverrons jamais, et tu la prendras pour maîtresse; tu me re- viendras le lendemain tout meurtri de ses caresses anguleuses et soûl de ses larmes, de ses petits bon- nets guinguets, de ses pleurnicheries qui doivent faire de ses faveurs des averses ! "

Quel trait pourrait-on ajouter qui, mieux que ce dernier, mieux que la scène entière, par son étrange contraste et l'àprcté de sa conclusion , résumât la nature de Valérie Marneffe ? La mort seule l'ar- rête dans sa besogne d'anéantissement ; et lorsque vient l'heure de l'expiation, lorsqu'elle endure les souffrances de l'agonie la plus atroce, la mort par empoisonnement , la décomposition progressive de cette chair adorable, autrefois objet d'amour, objet de dégoût maintenant, à peine si la pitié nous prend, tant elle nous est a})parue comme un instrument de torture et de malheur ! Cette fin misérable nous semble une revanche de la société qu'elle a pressurée sans trêve ni pitié, un châtiment d'en haut qui réta- blit, par sa suprême équité, VéqxiiUhre du bien et du mal !

C'est un personnage bien curieux dans sa spécialité que cette n Flore J5ra/ier " des scènes de la Vie de province, dite » la Rabouilleuse " , sorte de servante maîtresse, mais d'un ordre plus raffiné que ne le sont (I hahitudc; ces créatures, vouée ])ar les circonslances qui entourèrent sa jeunesse à dominer une existence

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de vieux garçon : servante et roturière par son ori- gine, son manque complet d'éducation et cette vul- garité native que les transformations de sa fortune ont eu peine à modifier; maîtresse et courtisane, mais courtisane inconsciente, par la l)eauté physique que la nature lui a départie et cette irrésistible séduction qui marque certaines créatures féminines pour le métier d'amour, avant l'âge de la puberté, alors que s'ébauchent à peine en leur personne les grâces en- fantines, prélude des ravissantes beautés qui affole- ront les hommes, et pour la possession desquelles ils se précipiteront à la ruine !

Prise à douze ans, cloîtrée par un vieillard qu'en- flamme son exquise séduction. Flore lirazier, élevée par ses soins et destinée à ses plaisirs, trompe l'at- tente de son protecteur et demeure vierge en dépit de ses efforts; instruite par les tentatives réitérées d'une passion qui ne peut s'assouvir, soumise dès ses [)remièrcs années aux caresses impuissantes mais révélatrices du vieillard, elle perd tout d'abord cette fleur d'innocence qui est l'attrait de l'enfant, pour apprendre, avec sa finesse matoise de paysanne, le pouvoir de sa beauté et la séduction de ses charmes. A la morl i\u vicilhiid. elle loinbc, coin ni c un objet de succession, entre les mains de son fils, garçon d'in- telligence obtuse, mais en qui l'instinct (]i\ sexe, hé- rité de son père, se manifeste avec une liruidc gau- cherie : Jean-.lae(|iies a grandi atqirès de l'iore, l'amour s'est développé en lui, en même lein[)S que se sont accrues les grâces de la jeune fille. Ecoutez la

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conversation qui s'engage entre le jeune garçon et Flore après la mort du père; rien de plus frappant que cette déclaration d'amour, cet appel du désir; Jean-Jacqvies voudrait savoir l'exacte vérité sur les relations de son père avec Flore : « Toute la vérité sur mon père " , demanda-t-il d'une voix étranglée. Elle répond avec une impudeur et une sincérité qui touchent au cynisme : « Votre père, dit-elle en plongeant son regard dans les yeux de son maître, était un brave homme. Il aimait à rire... quoi!... un brin... Mais, pauvre cher homme... c'était pas la bonne volonté qui lui manquait. Enfin, rapport à je ne sais quoi contre vous, il avait des intentions... oh! de tristes intentions. Souvent, il me faisait rire... Quoi! voilà... Après?... » Et le pauvre idiot offre à Flore de rester avec lui et de devenir la maîtresse. En peu de temps, il s'acoquine avec cette fille, ne pouvant plus s'en passer, ayant d'elle un besoin irri- tant de chaque jour, souffrant dès qu'elle n'est plus auprès de lui; bref, attaché à sa destinée par des liens si puissants qu'en les brisant on briserait sa vie, et que pas un acte de sa volonté, si infime soit-il, ne se produit sans avoir passé par le contrôle de celle qui s'est emparée de son esprit.

Vous pensez qu'avec le succès raiulace lui vient, et qu'ayant sondé la j)rofondeur d'imbécillité de son maître, elle lui imposera les coudilions qui lui plai- ront, sûre par avance qu'juicun pouvoir ne le déta- chera d'elle! I^lle s'est amourachée d'un beau garçon, moitié soudard , moitié geulilhomme campagnard,

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qui répond à ridée qu'elle se fait de la beauté mas- culine; il le lui faut; elle l'aura, et, qui mieux est, elle l'aura chez son maître; elle prétendra le lui im- poser, le faire manger à sa table, partager ses cares- ses entre le maître qu'elle se donne et celui qu'elle a subi pour atteindre à la fortune. Elle est dégrossie maintenant : ce n'est plus la paysanne habile, mais un peu lourde, du début; c'est la « fdle experte» qui, sachant exactement la mesure de son pouvoir, en use et en abuse à sa fantaisie; pour imposer Maxence, elle emploie les arguments les plus divers et finit par le plus décisif, montrant à Jean-Jacques la possibilité d'un abandon : « H y en a par la ville plus d'un qui m'a fait la cour, da! On m'offrait des chaînes d'or par-ci, des montres par-là... « Ma petite Flore, si tu « veux quitter cet imbécile de père Rouget! » Car voilti ce qu'on me disait dessus. INIoi, le quitter? Ah! bien plus souvent! un innocent comme ça, que qui deviendrait? ai-je toujours répondu. Non! non! la chèvre est attachée il faut qu'elle broute. Oui, Flore, je n'ai que toi au monde, et je suis trop heu- reux. Si ça te fait plaisir, mon enfant, nous aurons ici Maxence Gilet; il mangera avec nous. »

Cette femme si forte en a[)parence, si sûre (rdle- méme, elle a toutes les faiblesses dv lu chair, lous les tressaillements, toutes les lâchetés de \n lilK' en pré- sence du danger. Lorsque, dominée à son tour par Philippe Bridau, senlaut qu'elle a trouve son maître, (jue le maître s'inq)Ose à sa volonté comiiie une lorce du destin, elh; v<»it iniiuiiiente la mort de Maxence,

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lorsqu'elle comprend que tout va lui échapper, son amant et sa fortune, ou plutôt la fortune de Jean- Jacques, si elle n'agit pas comme un instrument entre les mains de Philippe, elle tremble comme une per- sonne prise de fièvre, clac|ue des dents et se soumet. (i Servez-lui du bonheur premier numéro, dit Phi- lippe... Commencez votre service des ce soir, car si demain le l)onhomme n'est pas gai comme un pinson, je ne vous dis qu'une chose, écoutez-la bien. Il n'y a cju'une seule manière de tuer un homme sans C|ue la justice ait le plus petit mot à dire, c'est de se battre en duel avec lui; mais j'en connais trois pour nie dé- barrasser d'une femme. Voilà, ma biche. Allez, dit-il. Tenez, voilà mon oncle. " En effet, le père Rouget vint dans la rue prendre Flore par la main, comme un avare eût fait pour son trésor : il rentra chez lui, l'emmena dans sa chambre et s'y enferma, n Pein- ture d'une haute et puissante signification, pleine de sous-entendus mvstérieux, vagues et profonds comme l'instinct qui mène l'homme et dirige le plus grand nombre de ses actes, lui impose sa destinée en maître souverain (ju'il est, et fait des créatures en apparence plus agissantes cjui l'entourent les instruments aveu- gles de sa ruine !

Dans l'œuvre de lialzac, Flore lirazicr n'est pas la seule de son espèce : ce (jui lui crée une figure à part, c'est le milieu dans lequel elle se développe, le milieu de province, nécessairement restreint, il est impossd)le (jue sa natiiri' de u lilK' " prenne toute re.vtension (pi'clle com[)orte! Modifiez le milieu.

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transportez-la à Paris, soumctlez-la au régime des actrices Je petit tlicàtrc, elle deviendra vite la rivale des Jcnny Cadine et des Joséplia ; peut-être même sera-t-elle pire que celles-ci. Toutes, en effet, ou presque toutes ont commence comme elle, et c'est dans ral)andon des années de jeunesse qu'il faut chercher le secret de leur existence ! A l'origine de toute destinée de a tille >' , il v a immanqiial)lemcnt une faute qui ne saurait lui être imputée, et dont la société seule est responsaljle. La vertu de la femme n'existe et ne suhsiste que grâce aux protections sociales dues à l'éducation et au milieu ; à \ édncalioii d'aljord, car il est clair que l'ignorance dans laquelle ou tient les jeunes filles des classes aisées ne contrihue pas peu à les empêcher de faillir; au nnlieii enfin, car telle liherté prise avec une jeune fille qui n'est point du monde, et parlant sans conséquence, deviendrait aussitôt un outrage des plus graves à l'égard de celles que l'ordre social protège! Faisons ahstraction pour un moment de ces deux facteurs, l'éducation et le mi- lieu ; la vérité cruelle se dressera devant nous! H est peu de pages qui le fassent mieux conq)rendre dans l'œuvre entière de Balzac que celles le roman- cier nous montre, à la fin de la Cousine licite, la ba- ronne Ilidot tentant d'inculquer des principes de morale dans l'àme naïve et rudimentaire de la jxiite Alala .liidici. Livrée par ses parents an père \ vder, (jiii n'est mil re (pic 1 1 iilol , I en la lit est aussi étrangère ù toute notion niuiide (pi(> raiiiiii;il ddininé par l'in- stinct; pour elle, K" monde se divise en deux classes

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de i^ens : ceux qui la battent et ceux qui lui donnent des friandises. Des premiers , elle s'écarte avec crainte; avec les autres, elle est pleine de confiance: le père Yyder est de ce nombre, et voilà pourquoi elle raime : " Depuis deux mois, je ne sais plus ce que c'est que d'avoir faim! Je ne mange plus de pommes de terre. Il m'apporte des ])onl)ons, des pra- lines. Oh! que c'est bon, le chocolat praliné!... Je fais tout ce quil veut pour un sac de chocolat. . . Eh bien, pourquoi, mon enfant, ne ferais-tu pas ton mai'i du père Vyder?... Mais, c'est fait, madame! dit la jeune fille en regardant la baronne d'un air plein de fierté, sans rougir, le front pur, les veux calmes. Il m'a dit que j'étais sa petite femme... Mais c'est bien embêtant d'être la femme d'un homme!... Allez, sans les pralines! Mon Dieu, se dit à voix basse la baronne, quel est le monstre qui a pu abuser d'une si complète et si sainte innocence? Moi, je savais ce que je faisais, se dit-elle en pensant à la scène avec Grevel; elle, elle ignore tout! "

Quelle lumière ne jette-t-elle pas siu" les réalités sociales, cette dernière phrase venant après le dia- logue de Mme Hulot et d'Atala Judici! A qui })eut voir au delà des faits, et comparer en remontant aux causes, il apparaît clairement que le mal dont la so- ciété se plaint est tout entier à l'organisation sociale elle-même. La petite Atala Judici, c'est une future Josépha, ou, si vous aime/, mieux, Josépha a com- mencé par être une Atala Jticbci, une Olympe Bijou, celte aulre eiifanl de quatorze ans (|ii(' .loscplia pro-

LES COURTISANES. 143

pose à Hulot : " Je connais Bijou, c'est moi-même à quatorze ans. J'ai sauté de joie quand cctaljominable Crevel m'a fait ces atroces propositions-là. Eh bien, viens; tu seras emballe pour trois ans; c'est sage, c'est honnête, et ça aura d'ailleurs des illusions pour trois ou quatre ans, pas plus. " Alors, en effet, et peu à peu, la u fille " se développera chez l'enfant trom- pée : Olympe Bijou deviendra Josépha et saura se venger cruellement, sans en avoir conscience sou- vent, des infamies supportées ! . . .

On pourrait éprouver, au premier abord, quelque surprise à voir figurer parmi les « courtisanes » la séduisante Mme de Rochefide. C'est que nous entendons donner à cette expression un sens plus étendu que celui qu'il comporte d'habitude. Dans son sens étroit, une « courtisane n , c'est toute femme qui fait métier de son corps, qui le livre sans amour, pour en tirer profit : telle, la malheureuse Esther, que les circonstances impitoyables ont con- damnée à une prostiluliou prématurée, et que son ardent amour liii-méiiie est impuissant à relever; telle encore, et au prciuierchef, radoral)le et perverse Valé- rie Marncffe, la plus séduisante cl la plus dangereuse de toutes; enlin,les Jenny Cadine, les Josépha, qui rcj)résentent le type classique, se parent de leur débauche et exercent leur métier à la face de tous avec uuc iMsnIl.inIc provociilKin ! Mais si, dans Ténu- méralion des Ivpes pouvant rentrer dans celte caté- gorie sociale dite la « courtisane " , on s'en tenait aux trois classes de femmes que nous venons d'indi(juer,

144 CHAPITRE V.

Fexpression conserverait son sens étroit, et c'est dans son sens large, avons-nous dit, qu'il convient de l'envisager.

Par courtisane, nous entendons encore, et qui viendra nous contredire? ces femmes qui, ayant une àme pour aimer, luie beauté faite pour rendre un amant heureux, se servent de cette beauté pour déchirer par morceaux et à plaisir le cœur de 1 homme qui les adore, d'autant plus redoutables qu'elles se couvrent du masque trompeur de la distinction et de l'élégance mondaine. Lisez le portrait que Camille Maupin fait de Béatrice de Rochefide. « Béatrice est une de ces blondes auprès desquelles la ])londe Iwe paraîtrait une négresse. Elle est mince et droite comme un cierge et blanche comme une hostie... Son front est magnifique, mais un peu trop auda- cieux. Ses prunelles sont vert de mer pâle et nagent dans le blanc sous des sourcils faibles, sous des pau- pières paresseuses... La nature lui a donné cet air de princesse qui ne s'acquiert point, qui lui sied et révèle soudain la femme noble... » En réalité, cette Béatrice n'est qu'une coquette chci'chant à jouer avec l'amour de Calyste de Guénic, ne visant qu'à une chose : se faire désirer, le conduire à la minute du bonheur, puis se retirer traîtreusement; ce qu'elle éprouve pour lui, c'est une sorte de fantaisie bizarre. Lisez la lettre qu'elle lui envoie, en réponse à celle, si passionnée et si sincère, dans laquelle il lui dévoilait sa ten- dresse. VAXç. use de tous les artifices à l'aide desquels elle peut justifier un refus : elle se couvre d'un man-

LES COUr.TISA.NKS. 145

teau d'honnêteté; elle jouo la femme chaste qui res- pecte le devoir et la parole donnée; elle invoque, pour se refuser, la peine qu'elle causerait à la mcro de Calvste.

La véritahle nature de i. fille " apparaît dans la scène avec Camille ^laupin, alors que la malheureuse femme, lassée du sacrifice sublime qu'elle a fait en renonçant à Calyste, se sent mordue au cœur par une indomptable jalousie; elle pousse le raffinement jus- qu'à lui mettre sous les veux la lettre de Calyste. Après la promenade dans les rochers et la tentative homicide de Calyste, c'est encore la coquetterie qui domine : « Ses coquetteries furent alors d'autant j)lus tenaces qu'elle se sentit plus faible. Elle joua la malade pendant un(î semaine avec une charmant*' hy[)0crisie. " lîalzac l'a définie (Inii mot : elle est de race féline.

Mais c'est après le mariage de Calyste, lorscpi'elle a résolu de le reprendre tout entier, c'est alors (prelb- devienl redoutable et se dresse dans toute sa puis- sance i. Elle avait imaginé, comme toutes les femmes abandonné(!S, de se donner l'air vierge. " Klle joue le sentiment avec des larmes dans la voix, (julyste s'y laisse j)reii(li'e coinme au prenner jour Lorsfpie enlin elle est sure de lui, si faible, si fémiiim, elle lui lail fouler aux pieds les senlimeuls les j)liis chers, les devoirs les j)liis sacrés, n Trois lieures se passèrent, pendant les(|uelles Mme de Hochefide maintint Calyste dans l'observalioii de la foi conjii- gah; en lui posant l'horrible iilliiuatiim (liiiie reiioii-

9

140 CHAPITRE V.

dation radicale à subir. . . " Votre femme vous est en- core chère » , dit-elle en le regardant d'un air froid à lui ^eler la moelle des os; allez, «allez dîner avec elle. "

De Valérie Marneffe ou de Béatrice de Rochefide, quelle est la plus redoutable? Il serait difficile de décider. Elles sont « conscientes » de leurs actes au même degré : c'est ce qui frappe le plus en elles et pcriuet de les rapprocher!. . .

CIJAPITUE VI

LES PERSONNAGES EXCESSIFS.

J^c roman de caractères et le roman de mœuis. Balzac a excellé dans les deux. Diversité des êtres et des destinées. Il ne vit dans le monde que des forcex en mouvement.

Goriot : cai'actère absorbant de son amour. En quoi il a donné prise aux attaques. Goriot, création sliakespearicnne. Hap- procliement avec le roi Lear.

Persistance de l'instinct sexuel. L'amnui- clic/ le vieillard : Ilnlot.

Caractère trafique et douloureux de sa passion. H la constate et la déplore lui-nicme. Jusqu'où il descend. llulot est un véritable symbole.

Les passions érjoïstes et les paashtm ultruistes. L'avarice, passion égoiste. J/absorption monomaniaque : Grandet.

Vautrin : Sa sijjniHcation et sa portée synd)olique. Tout est clrangc et hors cadre en lui. Ses vues d'ensemble sur la vie.

Son don de pénétration psychologique, l'récisionet hardiesse de ses jujjements. Il est artiste et poète. Transposition ou dédoublement tic sa personnalité. Ses amours et ses haines.

La plus haute lijjure de iSal/.ac.

Nouvelle application de la théorie i\cs forces : Philippe Bridait.

1. idée Hxe ou mouoiuanic : lialttiazar Clues. La maladie men- tale inguérissable.

Les personnajies excessifs chez, ilickciis cl ll,d/.a<-. l»ans Icuis créations on retrouve les (pialilés ih" leiu- race. (Iliaque ten- dance doit cire poussée à l'excès poui' <lr<' couq)risc. Les passions (u'ijjiiu.-lles et les passions tardives : les premières, bicu- laisantes ; les secondes, nieurlricies.

Iilciitilé foncière de l'àuu' humaine.

Dans Miif [x'-iirtiaiilc Oliidc ilc |)sycl)olo(jio, iiii (N-

lis CIIAPITIIK VI.

nos })lus suljtils cssavistes modernes (1) distingue parmi les romanciers ceux qui ont fait porter leurs observations sur les caractères, et ceux qui, plus particulièrement, se sont montrés des peintres de mœurs. Il établit une différence capitale entre ces deux pleures d'écrivains, soutenant, avec preuves à l'appui, qu'ils relèvent de facultés d'observation radicalement contraires, et que leur talent implique une vision de la vie tout opposée. » Le caractère, dit-il, résume les traits par lesquels un homme se distingue des autres; les mœui's résument les traits par lesquels il ressemble à toute une classe. Repré- senter des caractères, c'est donc peindre des })er- sonnages en saillie; représenter des mœurs, c'est peindre des personnages de facultés moyennes. '> L'idée était féconde en aperçus nouveaux ; aussi y revint-il avec insistance en plusieurs de ses autres études : elle lui j)ermit de nettement différencier un Stendhal par exemple, peintre unique de caractères et de caractères excessifs, d'un FIuid)ert, dont la mar- que propre, si l'on s'attache à ce point de vue, fut de représenter exclusivement des personnages de facul- tés moyennes, a Peut-être, dit-il en concluant, l'art suprême consiste-t-il à égab-r la richesse de la nature, bujuelle produit en même temps des groupes entiers d'hommes semblables et des génies exceptionnels. » Enoncer une pareille idée, c'est prononcer le nom même de lialzac. L'artiste dont le génie créateur sut

(i) M. Paul lîourjjct.

LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 1 iO

concevoir et développer en leurs détails les traits de mœurs infiniment variés des personnages qui pul- lulent dans des œuvres comme les Employés et les Petits Bourgeois , 1 artiste qui fut capable en même temps de modeler la puissante figure d'un (irandct et d'un Vautrin, d un Philippe Bridau et d'un Hulot, un tel artiste mérite sans conteste d'être appelé le « lUval de la Nature " , parce que la vision ((u'il eut de la vie égale en puissance et en com- plexité la réalité des choses et des êtres qui posaient devant ses yeux. Il eut cette faculté supérieure de ne point voir seulement les groupes d'individus médio- cres qui s'agitent dans leur milieu social, sans inihicnce sur ce milieu, mais encore d imaginer, de dresser debout, en leur éclatant relief, quelques-uns de ces êtres excessifs qui, jiar lexagération de passions maîtresses et exclusives, dominent le monde envi- ronnant et pèsent de tout leur jioids sur les desti- nées qui les entourent!

La nature, en créant la diversité des êtres, créa du même coup la diversité des destinées. Klle voulut, du liaul en bas de rêcliellr. (pie rexisleuee (K'S |)bis faibles demeurât subordonnée à lêiierjjie des plus forts; elle uistitua une sorte* de hiérareliie dont le pruK ij)e suprêuie e.sl uu |)()u\<iir (li.sliuel de persé- vérer dans rexisleuee, j)rop(»rliouuê à la force de eluKpie individu autant (pi'à l'êiu'rgic des individus xoisins! M.il/;ic avait puissammeiil compris celle loi de réaelioii (|iii (l<uiiiiie l;i \ le |)li\siipie aussi bien <|ue l.'i vie iiior.ile, cl eoiniue il [oiiissail iiiieii\ (oi au-

150 CHAPITRE VI.

cun autre de cette aclmlral)le faculté d'imaginer les énergies supérieures, il devait nous laisser du monde, à ce point de vue, une image aussi puissante qu'exacte. Il possédait en effet ce don de suivre, par l'imagination sympathique, le travail intérieur qu'o- père dans une amc humaine rexistencc ahsorhante d'une passion maîtresse, soit que cette passion, par un agrandissement de la personnalité qu'elle domine, la hausse à des destinées supérieures, soit que, au contraire, par un rétrécissement progressif de cette personnalité, elle la déjirime et la précipite à Tanéan- lissement! Vautrin d'une part, Ilulot de l'autre : ces deux noms prononcés suffisent pour illummcr l'idée que nous exprimons. Il vit autour de lui, comme il est vrai que cela seul existe, un cnsemhle de forces réagissant les unes sur les autres, et la grande loi iWinité deplan ((), fpii Favait si fortement séduitdans le domaine de la vie phvsique, le conduisit, par une vaste et soudaine généralisation, à concevoir le monde moral à l'image du monde physifjuc !. .. Si mainte- nant nous revenons à l'idée par laquelle nous com- mencions ce chapitre, nous pouvons dire qu'après avoir été, ou plus exactement en même temps qu'il était le peintre de mœurs le plus complexe et le plus exact de son époque, il se révélait le ])eintre de carac- tères le plus énergique : d'où sou universalité, comme sa ])lace unique dans l'histoire littéraire du siècle!... Il est des existences que la destinée poursuit avec

(Il V(jir noli'c (';lii(Ic sur la l'irlacc (le la Cvnicdie liiuiiaiiic

LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 151

un opiniâtre acharnement; tel le père » Goriot i> , et Balzac le montre ainsi, dès les premières pages de l'œuvre, aux prises avec les pensionnaires de la maison Vauqucr : » Y avait-il donné lieu par quel- ques-uns de ces ridicules ou de ces bizarreries que Ton pardonne moins qu'on ne pardonne des vices? Ces questions tiennent de près à bien des injustices sociales. Peut-être est-il dans la nature humaine de tout faire supporter à qui souffre tout par humilité vraie, par faii>lesse ou par indifférence? " Obser- vation saisissante et qui touche les insondaldes pro- fondeurs de la lâcheté humaine, en même temps qu'elle découvre la véritaldc nature de Goriot, l'indif- férence; il supporte tout par indifférence pour ce qui n'est pas son unique passion, sa passion maîtresse et dominatrice : l'amour de ses filles. I''n toutes cir- constances de la vie il est comme as.soiq)i ; dès qu'on lui parle de ses filles, ou (pi'il comprend qu'on va lui en parler, c'est un réveil subil, une sorte de galvani- sation de son être. lu'<>utez-le, eulreteuaut lîasiignac de ses lilles; \\ bu raconte, avec (juelbî passion! la joie qu'il éprouve m les voyant simplement dans leur voiture aux (Ihanq)s- l''Ivsées u .le les attends au passage; le ((iiir mm- bal (juand bs voi- tures arrivent; je les admire diuis leur loibllc; elles me jettent en passant un petit riri; (pii me doie la nature, <'omme s'il v lombail un layon de (piebpie beau soleil... .l'aime les cbeNanx (pu les (raineni, et le voudrais élre le |ielil (bien (jii elles oiil siii" leurs genoux .. 1) l'.l (piaiid lbisli;;iiae lui demande

15-2 CIlAPnUK YI.

comment il se fait qu'ayant deux filles si richement mariées, leur père vive si misérablement: a A quoi cela me servirait-il d'être mieux?... Tout est là, ajouta-t-il en se frappant le cœur. Ma vie à moi est dans mes deux fdlcs ! " Tout passe après cet amour, ou plutôt rien n'existe de ce qui n'est pas cet amour : les lois de la société, les convenances, la morale reçue, tout cet ensemble de conventions qui mène le monde, nécessaires à son ])on ordre, il ne les con- naît plus, du moment qu'il s'agit du bonheur de ses filles !

Ici nous touchons à la partie contestable, à cer- tains yeux, du caractère de Goriot. Imaginez un père autre que lui, aimant sans doute passionnément ses enfants, mais pour qui la paternité ne soit pas un sen- timent exclusif, pour qui elle ne tienne pas lieu de ciel, de religion, de tout; un père enfin pour qui elle ne soit pas V absolu comme elle l'est pour Goriot. Ses enfants ont été mal mariées, Delphine surtout; il dé- plorera leurs malheurs; il détestera les maris; peut- être tentera-t-il de les débarrasser légalement du lien conjugal; en un mot, il considérera la morale, la loi, la société, avant le bonheur de son enfant. Mais j)Our Goriot il n'en sera pas ainsi. La société, c'est sa lillc; la religion et le ciel, ce sont les yeux de son enfant. Il l'aime, ne peut-on le dire? à la fois comme un père et comme un auiant. Un jeune homme se présente, beau, élégant, distingue, capable de faire le boidu'ur de Delphine. Que fera (îoriot? Peut-être (hiiis \\\ réalité pareille chose ne se supporterait-elle

LES PEUSOXXAGES EXCESSIFS. 153

j)as? Toujours est-il (jue Goriot n'a de cesse qu'il n'en ait fait l'amant de Delphine; il joue pour ainsi dire le rôle d'entremetteur... Eh bien! qu'en ré- sulte-t-il au point de vue poétique? Cette hardiesse n'est-elle pas une grandeur de plus dans le déve- loppement du caractère? Elle est une grandeur parce qu'elle est une vérité; il était impossil)le qu'il se conduisît autrement, ce » Christ de la paternité " . La logique de l œuvre impliquait ce dénouement. La question vaut qu'on y insiste, car le développement j)Svchologi(|ue de (loriot à cet égard est une des plus saisissantes parties de l'd'uvre : «Mon Dieu! un homme (jui rendrai! ma j)elite Delphine aussi heu- reuse qu'une femme 1 est quand elle est l)ien aimée, mais je lui cirerais ses hottes, je lui ferais ses com- missions ! )) "Oh! que je vous aimerais, mon cher monsieur, si vous lui plaisiez! continua-t-il à Rasti- gnac; vous êtes bon, vous ne la bousculeriez pas ! » Et plus tard, (piand les entrevues de Del[)hine avec llaslijjuac ont été organisées par (Joriot, quand il leur a inénajjé un petit nid p(»ur abriter leurs amours : Il Elle est si malheureuse de ne rien connaître aux plaisirs de c(; monde que je l'absous de tout... Vous la rendrez bien heureuse, prometlez-le-nioi ! Vous irez ce soir, n'esl-ee pas? "

l\ncore iiiu! fois, de semblables paroles dans la houche d'un père, uiu; pareille situation, un Ici rôle seraienl insoulonables, si ce père n'élail pas (loriot. Il a fallu loiih; I audace du génie de l!al/.ae pour concevoir 1111 pareil (\|»i'. cl I a\aul coiicii. le pousser

154 CHAPITRK VI.

ainsi jusqu'à ses extrêmes conséquences. Je ne crois pas que le moindre scrupule ou la moindre hésita- tion ait pu exister un seul instant dans la pensée du créateur. Tout le développement du drame car c'est l)ien un drame qui se développe, et le plus poignant a s'imposer à son esprit avec un caractère d'inéluclaMe nécessité.

Elles sont d'ailleurs durement expiées, les faiblesses de Goriot. Toute la fin de sa vie nous montre, et avec quelle tristesse poignante! les longues heures du martvre. Il est expirant et il rêve de ses filles : li Pas une de ses filles ne viendrait, s'écria Rastignac. Je vais écrire à toutes les deux! Pas une, répondit le vieillard en se dressant sur son séant. Elles ont des affaires, elles dorment, elles ne viendront pas, je le savais. Il faut mourir pour savoir ce que c'est que des enfants... Ah! mon ami, ne vous mariez pas, n'ayez pas d'enfants. Vous leur donnez la vie, ils vous donnent la mort. " Seules paroles de reproches qui sortent de la houche du malheureux abandonné. Ses derniers mots sont pour pardonner : il expire en souj)iraiit : » Mes anges » , croyant toucher les che- veux de ses filles, alors (ju'il touche ceux des deux étudiants qui le soignent et le veillent.

Nous aurons sans doute |)lus d'une fois dans le cours de ce livre à prononcer le nom <le Shakespeare en parlant de Hal/.ac. Ici laissons la j)arole à un écrivain (1) de haute et rare personnalité (jui va les

(1) lîarluy (l'A mcvilly .

LES PERSONNAGES EXCESSIFS. i:.5

rapprochei* : " Le roi Lear, dit-il, donne le porc Goriot. Il me lardait d'y arriver, car Tanalof^ie est frappante. Le père Goriot, c'est exactement le roi Lear! C'est la même idée que le roi Lear, la même situation, le même sentiment, le même malheur. Les personnages seuls du drame et du roman diffèrent. Ils diffèrent de société, de coutumes et de mœurs. Le drame et le roman diffèrent aussi j)ar les détails. Dans le père Goriot, pas de pauvre Tom, pas de fou du roi, pas de Cordélic ! Mais il n'y aurait que cette colossale figure de Vautrin (pii s y élève , que Balzac lutterait par elle avec Shakespeare et ne serait pas renversé. Quant à l'idée même, quant à la racine même du sujet, si Shakesj)care l'a prise au.\ mains secondaires (pii l'avaient, avant lui, exploitée, Balzac l'a prise à Shakespeare, ce qui était un peu moins facile, s'il l'a prise pourtant, s'il ne s'est pas plutôt rencontré avec Shakespeare, dans ce sujet humain, fécond et éternel, comme la famille et l'humanité, v De toutes les passions maîtresses f(ui s'implantent au ((ciir de 1 homme et y poussent leurs rameaux, ahsorhant sa persouiialilé, mille ne revêt un carac- tère si fatal, si dominateur que l amour, un pour parler plus exactement, l'instinct sexuel. Il n'eu est pas (pu par ses origines tienne pins ohslinément à la nature intime (h; l'êlre; il n Cn existe pas non plus qui, par ses consécpiences, pmdnise desiavagi's aussi redoutahles eu .sa eonsliluliou physique et iiunale; nous iir saunons en liuiiver niic riilin sur hxpulh; l'énergie patieiilr cl l;i xujonlé leiiaee aient iiKjiiis do

156 CHAPITRE VI.

prise, puisqu'elle est la manifesLatioii de rinslinct le plus puissant que la nature ait déposé en nous pour atteindre à son but suprême, la perpétuité du monde ! Qui d'entre nous, parmi ceux qui se piquent d'être observateurs et possèdent réellement cette faculté féconde en jouissances toujours nouvelles de reconsti- tuer, d'imaginer des étals d'àmc à la seule vue du personnage pliysiquc sur lequel se concentre leur attention, qui d'entre nous ne conserve présent à la mémoire un tvpe bien souvent rencontré, dont les incarnations diverses offrent presque toujours de nombreux traits communs? C'est un homme proche de la soixantaine, qui quelquefois l'a dépassée : arrivé à cette époque delà vie où, suivant une image saisissante , nous « redescendons la colline " , il se résigne à la condition, fortunée ou médiocre, que le sort lui a départie ; il a son siège fait et ne songe plus à le quitter. Ses forces ont déjà sensiblement baissé, vX son intelligence ne conserve plus celte vision lucide des choses qui jusqu'alors l'a dirigée : l'être physique et moral est touché en lui par les premières atteintes de celle décadence à laquelle nous ne pou- vons nous soustraire et (jue seules certaines constitu- tions extraordinaires et hors cadre n'ont pas connue. Qu'une femme jeune passe au])rès de lui, HUe du peuple ou femme du monde, ouvrière ou bourjj(>oise, ])eu importe; (pie celte femme soit seule et que la nuit tombante, lui perinettanl de l'accoster sans être vu, favorise ini rapprochement! Suivez-les : vous remanpiere/ che/ cet homme au seud de la vieillesse

LES PEP.SO.NNAGES EXCESSIFS. 157

comme un afflux de vie : sa démarche que vous trou- viez lente et lourde, s'affermira soudain ; sa tadle légèrement inclinée se redressera, mue comme par un ressort, et ce sera pour un moment quelque chose d'assez semblable à une jeunesse nouvelle. Vous avez devant vous, à n'en point douter, un exem- plaire de ce tvpe auquel nous faisions allusion, un de ces " hommes à femmes » ainsi que les appelait éncrgiquement une dame en présence de Sainte- Beuve, qui notait l'expression et sans doute, dans son for intérieur, se l'appliquait à lui-même. J'ima- gine en effet que tel il dut être dans les dix dernières années de sa vie, et, puisque des indiscrétions cou- pables ne nous ont rien laissé ignorer sur son compte, je me figure cpTil présenta de ce type une saisissante incarnation (l).

La persistance de l'amour chez les vieillards ui)préte le plus souvent à rire, car elle s'associe dans notre pensée au ridicule doni la uu>nnaic courante (les pièces de théâtre s'est plu à 1 entourer. " Vieil- lard amoureux » est pour la plupart synonvine de vieillard dupé. Le rire, «pu chez nous auéanlit lou( ce qu'il touche, llagellc avec la même àpreté la ten- dresse sincère, touchante à certaines heures, de l'amant d'Agnès et les j)olissonncries séniles des vieux débauchés. Conception Imcm légère à coup sur, à lii(|iielle ne peuvent se tenir les esprits habitués à pénétrer au delà des trompeuses appjirences! l'.n

(I) Voir le trrb <iiiiiii\ livre i\r M. I'ull^ i^m Siiirilo-Kcnvc.

158 «Il \pn i;i-: vi.

effet, si, laissant de côté pour un instant les incidents plus ou moins ridicules pouvant survenir au person- nage qui nous sert de type, nous tachons de per- cer à jour cette àme, de deviner ce qui s'y passe; si, nous élevant encore, et abandonnant Fliomme, nous remontons jusqu'à la passion pour l'envisager avec son véritable caractère de fatalité, en tant que manifestation tardive de l'instinct d'amour, ou comme disent éncrgiquemcnt les psychologues, de Vappetit du sexe, nous ne serons plus tentés de sou- rire, et ce sera plutôt une conception douloureuse et presque tragique qui se sul)Stituera à la première. Nous ne songerons plus au personnage individuel que nous avons rencontré, mais au type qu'il incarne, mieux, à la loi qui le domine, à la « force » qu'il représente, el, ])arlis d'une image égrillarde, nous nous élèverons à une vue d'ensemble, à une con- ception générale de la vie, basée sur l'irrémédialile destin et sur les lois immuables qui nous régissent.

C'était bien ainsi que lîalzac envisageait cette persistance des désirs à l'âge la nature semble i-omniander le repos et l'aljstention ; c'était ])ien à cette conclusion (pi'il aboutissait, et dans la plupart des œuvres il nous présente des vieillards amou- reux, je ne sais quelle impression triste et tragique survit à l'exposition des événements au milieu des- ([uels il les décrit. Triste el tragique dans son incon- science animale , la passion du vieillard pour la Il Kabouillcusc II Flore Ijra/.icM"; triste encore et atten- drissante à certaines heures, en dépit des pièges

LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 159

va donner sa crédulité , la tendresse de Niicingen pour Eslher; seul peut-être le sentiment qu'éprouve Crevel pour Valérie Marncffe est impuissant à retenir notre sympathie, parce qu'il repose sur le |)lus ridi- cule des mobiles humains : la vanité du parvenu Mais combien lamenttihle et douloureux en revanche nous apparaît l'amour de son infortuné rival, le baron ïlulot d'Ervy, tragique dans ses causes et dans ses résultats, aux yeux du psychologue dont le rôle est d'analyser la naissance et le développement d'une passion, comme aux regards du moraliste qui constate et déplore ses conséquences sur le milieu social dans lequel elle se produit !...

Balzac a soin, voulant conserver au personnage son intensité douloureuse, d'écarter tout ce qui pour- rait être un ridicule, dans le portrait qu'il fait de lui au début : a Chez le baron, rien ne sentait le vieillard : sa vue était encore si bonne (|u il lisail sans lunettes. Sa l)elle figure oljlongue, encadrée de favoris trop noirs, hélas! offrait une carnation animée par les marbrures qui signalent les tempéraments sanguins... Un }ji;uid ;nr d aristocratie et beaiicdiqi d'affabilité servaient d'cnveloppi! au lihertin avei- (jui Crevel avait fait tant de parties lines... C'était bien l;i un de ces hommes dont les yeux s'animent à la \ uc d'une jolie feiiimc cl «pu Sdiincnl à toutes les belles, même à celles cpiils ne renverront plus. » J^e por- trait physique fait pressentir rame du personnage. Il a vécu dans la hauti; société de ri'lmpire : une dislinclion native se jouit che/. lui au graïul air ac(piis

160 CHAPITRE VI.

au contact des classes supcricures. Son intelligence et son activité lui ont valu une haute position, une influence réelle, une fortune solide. Jouissant de la considération générale, aimé des siens, adoré d'une l'emnie qui a pour lui ce culte, cette vénération que rien ne saurait atteindre, il semble que sa destinée soit à labri de toute menace; cependant au fond de lui-même germe lentement une passion malheureuse (jui se développera à mesure, et poussant ses rameaux jusqu'aux plus intimes replis de l'être, désagrégera progressivement cet édifice d'honneur et de fortune : l'amour des femmes petit à petit s'est glissé en lui; c'a été d'abord la série des aventures d'un jour, aussi- tôt oubliées, qui demeurent ignorées du monde et nont point de conséquence dans la conduite do la vie; ])uis la «courtisane" a pris place dans son existence, sous sa forme la plus dispendieuse : la femme de théâtre Cette fois il y va de sa fortune et tle la tranquillité de son intérieur! La baronne, qui conserve pour lui l'attachement le plus obstiné, ferme les yeux sur ses fautes, et fait semblant de les igno- rer, bien qu'elle souffre au dedans d elle-même un martyre ininterrompu ; le désastre financicrs'aggrave : liulot se voit dans l'impossibilité de constituer une dot à sa iille. iSe croyez, pas du reste, qu'il ne com- prenne pas le danger de la situation, qu'il ne sente |)as coinbicii est glissante la pente sur la(|uelle i\ est cnjjagé : il est parfaitement conscient de sa jiassion, mais il est également conscient de son impuissance à l'enrayer, et dans une de ces heures de lucidité ])ar-

LES PERSO.NNAGES EXCESSIFS. 161

faite les monomanes embrassent d'un rapide coup d'œil leur passé et prophétisent en quelque sorte leur avenir, il s'écrie, envahi par une exaltation enthou- siaste : Il Oui, je n'ai pas un sou dans ce moment ù donner à Ilortense, et je suis bien malheureux; mais, puisque tu m'ouvres ainsi ton cœur, j'y puis verser des chagrins qui m'étouffaient. Si ton oncle Fischer est dans l'embarras, c'est moi qui ly »• mis; il m'a souscrit pour vingt-cinq mille francs de lettres de change! Et tout cela pour une femme qui me trompe, qui se mnritie de moi, quand je ne suis pas là, qui m'appelle xin vieux chat teint !. . . Oh ! c'est affreux ((u'un vice coûte plus cher à satisfaire qu'une famille à nourrir! Et c'est irrésistible. . . Je te promettrais à l'instant de ne jamais retourner chez cette abomi- nable Israélite, et si elle m'écrit deux lignes, j'irai, comme on allait au feu sous l'I^^mpereur. »

Que répondre à de pareilles protestations? A peine le personnage est-il présenté par le romancier, et vous sentez déjà l'étau de fer de la passion qui étreint la volonté; vous devinez l'avenir, comme le malheu- reux I lidol bii-méine, et vous coiupreiuv, (|u aucun pouvoir ne saurait rarréter! lucapalib' tlésormais de suffire aux [)rodigalités de la cantatrice, il se voit un beau jour jeté à la porte, comme un serviteur doul on ne veut plus, assiiié par avaucc (|iic |aiuais d iic pourra remellre le pied cbez .b»séplia. (l'est alors qu'il rencoiifrc \ abirie Manieffc , vivant coiilrasle avec sa précédcuU- maîtresse : 1 auidur se présente à bii sous sa b.riue la plus dangereuse, couvraiil son

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impudeur sous le masque altlrant de la vertu et lui promettant les délices de sensations inéprouvées ! Il s'éprend pour Valérie d'une passion qui touche à l'affolement, que l'habile rouée entretient avec art, prolongeant en courtisane experte l'attente exaspérée du plaisir, grâce aux mille réticences exquises d'une pudeur simulée. Et qu'importe après tout que cette jHideur soit jouée ! L'amoureux en quête d'émotions à la manière du baron Tlulot, goûte ces émotions en tout état de cause; pourvu qu'il les sente vraies, il en tire d'éti'anges voluptés, d'un prix incstimal)le à ses yeux. Valérie Marneffe sans doute joue la comédie; mais elle le fait avec un tel art que de plus habiles s'v laisseraient prendre, et lorsque le vieillard, fou d'amour, entraîne dans sa voiture la jeune femme qu'il adore, lorsque celle-ci proteste que c'est sa première faute, lorsqu'elle arrive à lui faire croire (\uQ, mariée, elle est demeurée vierge, il n'en reste pas moins que l'amant est de bonne foi, et qu'il lire tout le bénéfice de sa crédulité!...

L'illusion cependant ne pourra se prolonger : un moment viendra la vérité se fera jour, et le réveil sera terrible. Pour Valérie, llulot aura tout fait; il aura engagé jusqu'à ses dernières ressources; il se sera livré à des opérations financières malhonnêtes; (pie lui importe? Il croit être aimé. Valérie ne lui a-t-elle pas dit que les cheveux blancs seyaient bien à sa tête? N'a-t-elle })as protesté maintes fois que ce ([u'elle aimait en lui, c'était précisément sa vieillesse? Il est convaincu (pi'elle est tout à lui, et celU> Icu-

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dresse le dédommage de l)îcn des sacrifices. Voici pourtant qu'apparaît Crevel : ce ne sont d'abord que des soupçons; peu à peu les soupçons se changent en certitudes; puis le Brésilien INIontcs ; cette fois, c'en est trop, et le pauvre Hulot demande des éclair- cissements. Mais Valérie, sûre de le tenir, se révèle pour la première fois dans la franchise de sa nature, en lui signifiant son congé. Qu'il ferme les yeux: sur ses défauts, ou hien qu'il disparaisse. Elle sait qu'il ne disparaîtra pas : la phrase de Balzac résume la situation dans son éloquente simplicité : u Elle se leva, mais le conseiller d'Etat la saisit par le hras et la fit asseoir. Le vieillard ne pouvait plus rempla- cer Valérie; elle était devenue un besoin plus impé- rieux pour lui que les nécessités de la vie , et il aima mieu.x rester dans l'incertitude que d'acquérir la plus légère preuve de l infidélité de Valérie. " 1j' habitude, en effet, voilà la grande ennemie dans le domaine des passions nuisibles, comme elle est la souveraine auxiliatrice dans celui des passions bien- fîiisantes! C'est elle qui nous lie à nos travaux en soutenant les défaill.uices ; c-'esl elle (pil enfanic cette longue patience dans laquelle on a pu Irouvei- le secret du génie. Hélas! c'est elle égaU'Munl (jui nous enveloppe ave<- ses mille liens dans un réseau fatal, favorise ce (pi il pciil \ avoir tu nous Ar lâche ou de vil et nuiinlieiit notre éuerjjie vaincue (Unis la voie une fois prise. Lisez radniirabh' scène C.revcl et IIulol, après l'arrivt'c (bi lliM-sibcii NfonlèSjSe coii- vaiu(|iicii( l'un laiiln' (pi ils sonl les dupes dune

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malheureuse passion, que Valérie Marneffe se moque deux, qu'ils ont affaire à la plus redoutable des courtisanes, et que le seul parti raisonnable est, comme dit Crevel, de a dételei' ^y . Ce n'est pas sans mélancolie qu'ils font de tels aveux, et leur tristesse est grande d'avoir à renoncer aux joies de la vie : (i Oui, c'est vrai, dit Hulot, je l'avoue ; nous vieillis- sons. Mais, mon ami, comment renoncer à voir ces belles créatures se déshabillant, roidant leurs che- veux, nous l'egardant avec un fin sourire à travers leurs doigts, quand elles mettent leurs pajjillotes, faisant toutes leurs mines, débitant leurs mensonges, et se disant peu aimées, quand elles nous voient harassées par les affaires, et nous distrayant malgré tout! Sans rancvuie, nest-ce pas? car nous ne pensons plus ni l'un ni l'autre à Mme Marneffe. Oh! c'est fini u , répondit Ilulot, en exprimant une sorte d'horreur. Et le lendemain les deux vieil- lards se retrouvent dans lantichambre de celle qui se manifestait à Hulot dans sa première incarnation comme un ange au doux sourire : " Ilulot et Cre- vel descendirent ensemble, sans se dire un mot, jusque dans la rue; mais sur le trottoir ils se regar- dèrent et se mirent à rire tristement. Nous sommes deux vieux fous, dit Crevel. >'

On comprend, après cela, toute la suite du (hame, les misères de cette fanulle ruinée, les faiblesses du malheureux amant, cl lorsque llub)l, aurjuel l'hon- ncur seid restait, voit tout d un coup, dans une suprciue calaslrophe, sombrer sa réputation d bon-

LES PERSOxNXAGES EXCESSIFS. IG5

nête homme , on conçoit le dénouement comme l'aboutissement logique et rigoureux, la conclusion implacable, mais vraie, de toute son existence. Il quitte la société au milieu de laquelle il ne saurait plus paraître sans honte, fuyant sa famille même qui lui a offert un refuge ; il gagne sa vie par de liasses besognes et vient échouer chez Josépha, Tactrice qui a contribué à sa ruine. Josépha, contemplant cette décadence, est prise de celte pitié bonne enfant qui caractérise les u filles " , et leur inspire de bons mots. Elle se rappelle ce qu'elle lui doit; elle veut le caser, et le casera son idée : à ses veux, Hulotne peut vivre sans femme, et ce serait pilié que de ne pas lui en fournir : « Ecoute-moi bien, au bas de la Cour- tille, rue Sainl-Maur-du-Temple , je connais une pauvre famille qui possède un trésor : une petite fille plus jolie que je ne l'étais à seize ans! Ah! ton oeil flambe déjà ! Ça travaille seize heures par jour, à bro- der des étoffes précieuses pour les marchauds de soieries, et ça gagne seize sous par jour, un sou par heure, inie misère.» llulot, d'abord, repousse la proposition, en esquissant un geste, ce geste des alcooliques à qui Ton offre un verre d'eau-de-vic et qui écartent avec- horreur ce qu'ils savent cire h* poison. Mais voici qu'd voit l'enfant, la petite Olvmpe iJijou, et comme un inconscient, comme un mauiaqut^ eu fpii .siirvil iiiiKpu'iuciil ruisluicl di>iMiiial('iir cl ahsorltaiil, il avance sa main Irciulilaiitc c( la pose ardemiucut sur ce nouvel objet d'amour. a l"U, lui ditJosé[)ha, c'est garanti neuf, c'est honnête, et pas

IGtJ CHAPITIIE VI.

de pain. A^oilà Paris! J ai été ça. G'esldit» , l'épli- qua le vieillard en se levant et se frottant les mains! Hulot emmène l'enfant et la (jarde ainsi qu'un trésor; mais en peu de temps elle lui échappe; il tombe au dernier degré de la misère. Sa femme qui le cherche dans tout Paris le découvre enfin dans une misérable soupente, écrivain public, sous le nom de " Yvder » , gardant auprès de lui une petite fdlc de quinze ans qui lui sert de femme, tout en trouvant cela bien ennuveux. Désormais l'inconscience est entière : à peine s'il reconnaît la baronne. Nous nous le représentons comme un de ces automates, accom- plissant uniquement les mouvements nécessaires aux fonctions indispensables de la vie, et ne conservant une lueur de sensibdité que pour ce qui concerne le |)cncbant effroyaldc dont il est la A'ictime ! Au.vques- lion.s de sa femme, qui lui propose de revenir avec elle, il répond pénihlcnu'ul : celle-ci le traite avec douceur, comme on traiterait un enfant ou un pau- vre idiot ; il ne trouve que ces mots : » Je le veux bien, mais pourrai-je emmener la petite? " Il revient avec la baronne, qui peut croire un moment 1 avoir soustrait à ses misères morales, espérer qu'il oul)liera son i)assé el vi\ ra (U'ciinmeut. L eri'cur est grande, car linslinct persiste et persistera jusqu'à Ihcure de sa mort, l'ne luiit que Mme liulot se lève, in(|uiètc de ne plus voir son mari dans le lit qu il occupait, elle le trouve entouiaiil de ses bras une affreuse marilurne et pr(»nt)nçant ces alléchantes paroles, pour vaiiH i(; sa résistance : n Ma femme n a pas

LliS PEUSONN AGKS EXGLSSIFS. 167

longtemps à vivre, et si tu veux, tu pourras être ])aronne ! "

En est-ce assez, et jamais peintre de caractères est-il allé plus loin dans l'analyse d'une passion absorbante, conduisant sa victime , par une progression d'une logicjue implacable, vers la ruine phvsique et l'anéan- tissement moral? IJulot n'est plus un homme, mais une passion vivante ! Il prend à nos yeux les propor- tions d'un symbole ! C'est à de semblables créations, cinq ou six peut-être d un tel relief, que Balzac doit le plus pur de sa gloire, car elles laissent dans l'ima- gination une trace inen"açal)le et s imposent avec la rigueur d une hantise !..

Balzac a consacré la part la plus considérable de son œuvre à la peinture des passions que les psvcho- logues qualifient cV ^ a/lrin'ste^ ■'^ , telles que lamour ou sens génésique , l'affection j)aternelle. Par néces- sité de tempérament autant que par largeur de vues csthctiques, il devait réserver une place im|)ortante à l'étude des passions u(;f/oïsles i^ , comme l ambillon, l'amour de l'argent.

L'avarice j)résen(e ce doubl(> caractère d avoir cumiue base et comnu' objel (piebpie cluise d arlili- ciel ou, pour parler plus t-xactemenl, d'<i<(/in's, à savoir le sij;ne monétaire car lavanee eu soi esl l'amour de l'or, envisagé eoiiime ob|el propre de passiou, comme lin d une leu(buu'e, iu(h'pen(bim- ment de loule ulée Avi^ usages de cet or, des sallsfac- lioiis (pi'd peul ser\u' à proeiirei' e( <'nsiiile, sur cetle base, de |)ren(hc un (leve!oj)peiiunl , une pro-

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fondeur, une persistance cral)sorption de l'être, qui ne le cèdent en i^ien à la puissance des plus fortes passions dites « naturelles u , tellement que , dans l'âme de l'individu elle prédomine , l'avarice étouffe et fait disparaître toutes ces autres passions. Grandet est la vérification saisissante de cette vérité psychologique.

Balzac a conçu par vues de génie familières la transformation du combat entre les hommes ; aujour- d'hui ce combat se livre sur le terrain des intérêts économiques : il fallait que le grand romancier indi- quât quelques-unes de ces luttes. Seulement, à l'époque il vivait, cette lutte n'avait pas encore atteint à la perfection de stratégie et de tactique à laquelle elle est arrivée de nos jours. Actuellement, le héros de cette lutte serait un » Rothschild » , livrant ses batadles à la Bourse, faisant manœuvrer ses millions avec la rigueur scientifique qui caracté- risait un II de ISIoUke " dans le maniement des forces militaires ; nul doute que si Balzac avait assisté aujourd'hui auxtransformationsde la société moderne, il en eût été le peintre inégalable. Grandet est aussi éloigné de llothschild que d'Harpagon, cette autre incarnai ion de l'avarice à une é[)oque le rôle de l'argent était encore tout différent. Personnage exces- sif, Balzac ne pouvait le placer parmi son monde de financiers, j)iiis(pie ce monde était en formation. Il le place eu plein milieu provincial, il opère avec les anciens procédés. Grandet lient d'Harpagon par le procédé et de Bothschild |)ar une partie de la

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jouissance. Le personnage de Grandet, en effet, a donné à Balzac cet avantage de pouvoir peindre sur le vif la passion de Favarice. Rothschild ne saurait être , au sens précis du terme , un » avare » , parce que le maniement de l'or ne peut lui inspirer des sentiments grandioses, mais plutôt du mépris. Gran- det, au contraire, tout comme Harpagon, peut jouir au contact des louis ^ mais cette jouissance se double chez lui du sentiment d'écrasante supériorité sur les autres hommes, qui sera la jouissance propre d'ini Rothschild.

Nous avons dit que, de toutes les passions égoïstes, la plus absorbante était l'avarice . A cela il y a une double cause : d'abord son objet précis, son caractère de limitation; tandis que l'ambition, par exemple, a un objet complexe et multiforme qui disperse l'esprit de l'ambitieux dans des directions très différentes, l'avarice a un objet précis et concret Cjui rend possi- ble l'absorption » inonomaniaque " ; la monomanie, ne l'oublions pas, est le critérium de toute passion intense. La secr)nde cause nous paraît être son anli- quité atavicpic : 1 avarice n'est que la forme sociale de la tendance originelle, non pas seulement de l'homme, mais jucme d(; l'aninud, à coiujnérir la proie nécessaire à sa nourriture. Des éta[)es succes- sives et nettement différi>nciées distinguent à cet égard 1 homme primitif des exemplaires modernes l'I achevés fpie nous p<jiivoiis envisiigcr aiijoiird liiii : n'importe, s(jii.s leurs formes modernes et leurs mani- festations en apparence confradieloires , la passion

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no CHAPITRE VI.

demeure idenliquc, et sa racine est toujours la même. Les métaphores à l'aide desquelles Balzac a peint les sentiments de Grandet sont une preuve irrécusa- l)le de Tintensité de sa passion : elle éclate en traits inoubliables qui demeurent gravés dans la mémoire, pour ne plus jamais en sortir. Seul peut-être à ce point de vue, Vautrin est aussi fécond que lui; mais comme Vautrin a un génie beaucoup plus complexe et des tendances infiniment diversifiées, les traits qui illuminent son personnage ne présentent pas ce caractère d'extraordinaire unité qui frappe chez Grandet. Lorsque Charles Grandet pleure son père :

« Il faut laisser passer la première averse, dit l'avare... Mais ce jeune homme n'est bon à rien : il s'occupe plus des morts que de l'argent ! " il Tiens, voilà de la bougie. diable a-t-on péché

de la bougie? Les garces démoliraient le plancher de ma maison pour cuire des ceufs à ce garçon-là. "

Eugénie a donné à Charles le fruit de ses écono- mies, et Grandet, qui ignore la chose, veut voir le petit [)écule de sa fille : » Nom d'un petit bon- homme, il n'y a pas un grain d'or ici. Montre-moi ton or, lifille. Oue dis-tu, fifille? Lève donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser pour te (bre anisl des secrets et des mystères dévie et de mort pour les écus. Vraiment les écus vivent et grouillent comme h's hommes. Ça va, ça vient, ça sue, ça produit, v l^t quand Eugénie, forte de son amour, refuse de lui livrer le secret : » CoMiiiieul ici, dans ma propre maison, cliez moi,

LES PERSONNAGES EXCESSIFS. ITI

quelqu'un aura pris Ion or, le senior qu'il y ait! Et je ne saurais pas qui? L'or est une chose chère. Les plus honnêtes filles peuvent faire des fautes, donner je ne sais quoi; cela se voit chez les grands seigneurs et même chez les hourgeois! Mais donner de l'or, car vous l'avez donné à qui'lf(u'un, heu! » Une seidc scène est coinijarahle, par sa significative inten- sité, celle (irandct découvre le nécessaire en or que Charles a remis à Eugénie avant son dépari : <i Qu'est-ce que cela? dit-il, en emportant le trésor et allant se placer à la fenêtre? Du hon or, de l'or! s'écria-t-il. Beaucoup d'or. Ca pèse deux livres. Ah! ah ! Charles t'a donné cela contre tes belles pièces, hein! Pourquoi ne l'avoir pas dit? C'est une l)onne affaire, fifille. Tu es ma fille, je te reconnais ». Il meurt comme il a vécu, et son dernier geste est lui geste de convoitise. « Lorsque le j)rélre lui appio- cha des lèvres le crucifi.v en vermeil, pour lui faire haiser 1 image du Christ, il fit un é[)Ouvanlahle geste pour le saisir, et ce dernier effort lui coûta la vie!... » C'est d'un 1(1 cnscMi I lie de ( rails que résulte 1 ad un - rahle unilé île couqxisiliou qiu a présidé à la créaliou de Halzac, Il u'cst pas uu acte du persoiniage de (iraudcl, pas une parole sortie de sa lioiiclie «pu soil en désaccfu'd avi'c l'idée ahsiraile doiil il nous seinhle 1 iiicaniatioii \ivaiile! Nous coiislalercMis autre pari encore celle merveilleuse ((U'rélalion entre le signe et la chose signilice ; mais nulle pail ailleiiis inie dans le lv|>e de (Irandel elle n appaiailra plus mani- fesl(; el plus saisissante!

17-2 CHAPITRE VI.

Nous arrivons maintenant à sa plus grandiose créa- tion, à celle qui le classe hors pair entre tous les modernes, et en fait un rival inégalé de ce Shakes- peare dont nous inscrivions le nom, et duquel il convient de le rapprocher, si Ton veut le compren- dre. Balzac, en concevant le personnage de " Vau- trin » , a brisé en quelque sorte le cadre du « roman» qui semblait trop étroit à sa vaste imagination, pour prendre son élan, d'un vigoureux coup d'aile, vers les régions supérieures du rêve! Qu'importe, en effet, que, par la nécessité de l'affalndation, l'activité de Vautrin se déploie dans un milieu comme celui de la maison Vauquer? Qu'importe qu'il soit le con- seil de Rastignac et le soutien de Rubempré? Ce qvi'il faut voir avant tout, c'est la force qu'il représente, c'est l'énergie suprême qu'il incarne, c'est la toute- puissante fatalité dont il nous apj)arait le vivant sym- bole. Quiconque, ayant lu le « Père Goriot», puis " Splendeurs et misères des courtisanes » , continue après cette lecture à s'imaginer un être fait de chair et d'os à notre image, n'.a point compris Vautrin, ou du moins n'en a eu qu'une représentation inexacte et incomplète! Quiconque, au contraire, a su s'abstraire des conditions inhérentes à la réalité des choses, au point de pouvoir se le figurer, comme une force en mouvement, celui-là s'est d'autant mieux rapproché de la vérité poétique qu'il a fui plus délibérément les trompeuses apparences! Vautrin appartient à celte catégorie de personnages le nombre en serait vite conij)té dans lesquels les créateurs d'excep-

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tionnel (jénic ont tenté d'incarner les puissances aveu- gles qui mènent le monde!

En lui tout est étrange et hors cadre : son influence magnétique, l'attraction qu'il exerce et la crainte qu'il inspire. Sa supériorité intellectuelle n'a d'égale que la pénétration de ses vues et d'ailleurs découle entièrement de cette pénétration. Il a sur toutes choses, semhlahle en cela du prodigieux esprit (|ui l'a con(;u , des idées d'ensemhle, résultat de ces facultés intuitives qui, lorsqu'elles s'allient à la puis- sance d'ohservation, créent les génies complets. Les prohlèmes capitaux de la vie lui sont apparus dans leur complexité, et le monde s'est présenté à son cerveau dépouillé de toutes les conventions, de toutes CCS apparences qui le travestissent aux yeux du vul- gaire. 11 en a ])ercé à jour les réalités, comme d en a comj)ris Vamoralitc. De toute une philosophie, profondément immorale si l'on tient compte de l'opi- nion, mais coml)ien puissante! Désastreuse, si elle était susceptihle de se généraliser, mais comhien salutaire dans la lutte individuelle pour l'existeiK^e ! Sa conduite est d'accord avec ses vues, comme sa philoso|)liie conséquente avec son esprit; pour lui le ni(Mi(h' csl iiii (iisciiiMc de forces eu coinhal perpé- tuel les unes coiilre les autres. H ap|)li(pi(' dans la vie pratupic les pnncipcïs qui régissent le dévcloppcMnent phvsiqnc des èlres, et loiscpi'il les expose, il a de ces IroiivaiJIfs liciin-iiscs, de ces accouplements de mots (jiii sont, dans h; ddiiiaiue littéraire, ce (pic peul être, dans celui de la statuaire, le puissant coup de pouce

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du sculpteur : u Savcz-vous comment on fait son chemin? dit-il à Raslignac. Par Téclat du ^cnie ou par la sagesse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d'hommes comme un houletde canon, ou s'y glisser comme une peste... Que croyez-vous que soit l'honnétc homme? A Paris, Ihonnéte homme est celui qui se tait ou refuse de partager. Je ne vous parle pas de ces pauvres ilotes qui partout font la hesogne sans jamais être récompenses de leurs tra- vau.\ et que je nomme la confrérie des savates du bon Dieu. Certes, est la vertu dans toute la fleur de sa bêtise, mais est la misère. Je vois d'ici la grimace de ces braves gens, si Dieu nous faisait la mauvaise plaisanterie de s'absenter du jugement der- nier. '' Et plus loin : « Il n'v a pas de principes, il n'v a que des événements; il n'v a pas de lois, il n'y a que des circonstances. L'homme supérieur épouse les événements et les circonstances pour les conduire. » Que sont-elles autre chose, ces paroles, que le principe directeur de la vie chez la plupart des grands hommes d'action (|ui ont pesé sur les destinées de leurs semblables?

De même qu'il j)énètrc les choses, Vautrin pénètre aussi les âmes; il en démonte les rouages avec celte suprême de.xtérité qui le caractérise. Qu'il s'agisse de lîastignac ou de Rubempré, de Mme de Nucingen iiu d'Esther, c'est toujours dans la pleine certitude de ses effets qu'il agini. Tous les mobiles, cachés à d'autres yeux, qui dirigent la conduili> des comparses du drame, il les connaît et sait en jouer de manière à

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demeurer toujours supérieur aux évcuements et à les dominer. Enfin il s'analyse lui-même, et en montrant sa force il découvre en même temps sa faiblesse. Ici nous touchons à la face la plus originale de sa nature : chez Vautrin, disions-nous, tout est étrange et excep- tionnel; en dernière analyse, c'est un artiste et un poète : un irrésistible l)esoin de création le guide; seulement, comme ses efforts sont exclusivement consacrés à la vie active, il créera dans le domaine réel, non plus dans le domaine imaginaire; il dédou- blera sa personnalité en celle d'un autre, dont la destinée lui devuMidra plus chère que la sienne pro- pre : "Je vous aime, moi, dit-il à Rastlgnac. .l'ai la passion de me dévouer pour un autre... Voye/- vous, mon petit, je vis dans une sphère ])lus élevée que celle des autres hommes. Je considère les actions comme des moyens et ne vois que le but. Qu'est-ce qu'un homme pour moi? Ça, fit-il en faisant claquer l'ongle de son [)Oucc sous inie de ses dents. Vu homme est tout ou rien... Il est moins que rien quand il s'ap|)elle Polrct; on pcul l'écraser comme une punaise; il est plat, et il pue. Mais un homme est un Dieu quand il vous ressemble. Ce n'est plus une machine couverte en j)eau , c'est un théâtre s'émeuvent les pins beaux .scnliiuenls , el je ne \ is (pu; pai" les sentiments. . . LJn sentiment, n'est-ce j)as le monde dans uih> pensée? Vove/ le |)ère («oriol : SCS deux filles son! |)iiiir Im (oui I Univers; elK'S sont le fil avec lecpiel il se (Iiiijm- dans la création, l'.li bien, pour moi, (pu ai bien creusé la vie, il n'exisle

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qu'un seul sentimenl réel , une amitié d'homme à homme. » L'homme auquel il s'attache, Rastignac ou Ruberapré, celui dont il dirige les actes, sera comme le personnage de poésie ou de roman, qui doit la vie à son père spirituel !

Dans " Splendeur et misères des courtisanes " , Balzac nous montre la seconde et dernière incarna- tion de Vautrin : il reparaît en prêtre espagnol. C'est toujours le même caractère de fatalité et de domina- tion souveraine qui en fait un être extraordinaire, une création en apparence artificielle, parce qu'elle nous semble conçue en dehors des conditions nor- males de la vie et s'élève à la hauteur d'un svml)ole. Dans le développement du drame, Vautrin domine et dirige toute la suite des événements avec l'assu- rance d'un maître tout-puissant tenant les ficelles de pantins qui s'agitent, et il n'est pas un acte des per- sonnages en jeu qui se produise sans 1 intervention de sa volonté. Mais à tout mobile humain il faut chercher une cause. Vautrin est ici le protecteur de Lucien de Rubempré auquel il s'est attaché par une affection analogue à celle qu d avait conçue pour Rastignac. Balzac explique cette transposition de sa personnalité en celle de Lucien jiar 1 immense éten- due de son activité, en vertu de ce besoin dominateur qui fait qu'une force eu mouvenii'iU ne saura. t s'arrê- ter et doit nécessairement trouver son emj)loi. De même que pour le poète, et dans le domaine de la production esthétiqiu* , les images conçues par le cerveau doivent se transformer en personnages

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vivants et agissants, de même chez l'homme d'action doué de l'esprit de combinaison, les plans médités doivent tendre à la réalisation : tel est Vautrin. H Contraint à vivre en dehors du monde la loi lui interdisait à jamais de rentrer, épuisé par la vie, et par de furieuses, par de terribles résistances; mais doué d'une force d'âme qui le rongeait, ce person- nage ignoble et grand, ol»scur et célèbre, dévoré surtout d'une fièvre de vie, revivait dans le corps élégant de Lucien, dont Fàme était devenue la sienne. Il se faisait représenter dans la vie sociale par ce poète auquel il donnait sa consistance et sa volonté de fer. Pour lui, Lucien était plus qu.'un fils, plus qu'une femme aimée, pbis que la vie; il était sa vengeance. . . "

Cette phrase e.\[)llque touU- la cuiuluiLc de Vautrin. Balzac analvse son âme en indiquant la cause de toutes ces démarches étranges, inexplicables pour qui ne remonte pas j)lu8 haut que les faits : impossi- l>illté de se montrer en [)lein jour et d'y déployer sa dévorante activité; désespoir sourd et terrible d'être ù jamais exclu de la société (pii l'entoure à laquelle il se sent supérieur par le génie; Impérieux l)esoin de création dans le domaine des fails, comme d'au- Ires éj)roiiv<'ii( ce besoin dans le domaine dos ulées. SI vous joignez à ces considérations premières celte faculté de grossissement propre à tous les idéalistes et à tous les » Intuitifs" comme l?al/ac, cette néces- sité cb' (b)nner an\ événcinenis (pi'il.'^ peiJMicnt un relief, uni; aeeenhialion sn|)erienre à telle de la

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réalité, de même qu'ils communiquent aux per- sonnages créés par leur imagination un caractère plus tranché que celui des modèles de la vie réelle, vous aurez la raison d'être de la conduite de Vautrin ; elle ne vous apparaîtra plus celle d'un homme ordi- naire, doué des moyens appropriés aux circonstances banales de la vie, mais bien plutôt celle du person- nage excessif personnifiant toutes les rancunes, toutes les vengeances, toutes les haines du génie comprimé, s'efforçant de prendre place à la lumière d'où on l'a ignominieusement chassé.

Son ambition pour Lucien de Rubempré est sans bornes. Il n'y voit d'autres limites que ce que le monde réprouve comme la dernière des turpitudes, et encore se charge-t-il de faire en sorte qu'à tout jamais le monde l'ignore. D'un coup d'œil il a com- pris le parti merveilleux qu'il pouvait tirer d'Esthcr et de son amour pour Lucien; \\ a embrassé tous les possil)les et s'est chargé de faire naître les circon- stances : " Ecoute, dit-il froidement à Lucien, j'en ai fait une femme chaste, pure, bien élevée, une femme comme il faut; elle est dans le chemin de l'instruc- tion. Elle {)eut, elle doit devenir, sous l'empire de ton amour, une Ninon, une Marion Delorme, une (bi IJarry... Tu l'avoueras pour la maîtresse ou tu resteras derrici'c le rideau de ta création, ce qui sera ])lus sage! L'un ou l'autre parti t'apportera profit el orgueil, plaisir et progrès; mais si lu es aussi grand politique que grand j)oète , Eslher ne sera rpiune (ilb' pour toi ; elle nous lirora peul-élre d'affaire.

LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 179

elle vaut son pesant d'or. » Et plus loin, quand il leur explique la conduite qu'ils doivent tenir tous deux et rim[)ossibilité de vivre comme ils désirent, ils se résignent, ne comprenant pas le but de Vautrin, mais sentant qu'aucune force ne saurait lui résister : » Toi, dit-il à Esther, toi que j'ai tirée de la boue, et que j'ai savonnée âme et corps, tu n'as pas la pré- tention de te mettre en travers sur le chemin de Lucien? n II leur décrit la situation avec la franchise cynique et l'étendue de vues qui caractérisent son esprit; aucune considération ne l'arrête, ni l'amour, ni la pitié; il ne voit qu'iuie chose : le but à atteindre parles moyens les [)lus favorables. Ecoute/- le lors- (ju'il montre à Esther l'impossibilité pour elle de se relever et d'être autre qu'elle n'est : " Mon enfant, j'ai tente de vous donner au ciel; mais la fille repen- tie sera toujours une mvslilication pour l'Eglise ; s'il s'en trouvait une , elle redeviendrait courtisane. Vous y avez gagné de vous faire oublier et de ressem- blera une femme comme il faut... Vous ne me devez lien, (it-d vu voyanl une délicieuse expression de reconnaissance sur la ligure d'i^sther, j'ai fait tout pour lui et d montra Lucien. Vous êtes fille, \(»us rcsicrc/ (illc; car, nialjjré les sétluisanh's lliéo- iies des éleveurs de bêtes, on ne peut devenu' ui-bas (pie ce (|u'on est. L'bommc au\ bosses a raison : vous avez la bosse. "

\ aiMriii iqiprend raïuoiir désordonné et les désirs inassouvis de Niicingen [)our i'.sther; c'est comme un trait (le lumière : il livrera la jeune lille au \ieil-

180 CHAPITRE VI.

lard. Il n'a pas une seconde d'hésitation, car le pro- pre de ces natures est d'aller droit au buta atteindre, de ne point connaître le doute. Ils envisagent les situations avec une certitude de coup d'œil qui les empêche de faillir : >i A^endre Esther! s'écria Lucien, dont le premier mouvement était toujours excellent. Tu oublies donc notre position! » s'écria Carlos Herrera. Lucien baissa la léte. « Plus d'ar- gent, reprit l'Espagnol, et soixante mille francs de dettes à payer... Esther est un gibier après lequel je vais faire courir ce loup cervier, de manière à le dégraisser d'un million. Ça me regarde! Esther ne voudra jamais. Ça me regarde. Elle en mourra. Ça regarde les pompes funèbres. » Lucien trop faible s'est résigné, et désormais toute la conduite du drame appartient à Vautrin : la fascina- tion qu'il exerce sur Esther est tellement absolue, qu'elle n'a pas le courage de prononcer une parole de protestation, lorsque Carlos lui dicte sa conduite etqu'-elle verse seulement quelques larmes de déses- poir en soupirant : "Je vous obéirai. Vous l'ave/ dit : mon amour est une maladie mortelle. "

Dans la suite ininterrompue des infortunes amou- reuses de Nucingen, dans le récit tragique et comique à la fois des espérances et des désespoirs du finan- cier, au milieu des machinations sourdes menées avec la science rigoureuse de Vautrin, dans tous ces complots dirigés contre sa fortune et derrière tous ces agissements, on sent Ta.'^surance indéfectible du génie de Vaulrin, et bien (pill j)araisse à peine dcu.x

LES PEKSON NAGES EXCESSIFS. 181

OU trois fois, on comprend qu'il est le souverain maître, le directeur suprême de cette stratégie savante, qui a pour but d'extorquer des sommes considérables à Nucingen en retardant le plus long- temps possible le l)onhcur qu'il espère comme la plus haute récompense : le don de la personne d'Esther. La courtisane joue mieux encore son rôle que Vautrin ne paraît le désirer : forte de son amour, elle évince Nucingen, qui lui déclare une dernière fois qu'il ne peut pas être toujours : le « Père Éter- nel » . Vautrin comprend que le moment est venu de donner au moins des « arrhes » à cet amour si per- sistant qui pourrait finir par se lasser. Il reparaît subitement, et sa sinistre figure glace Ksther : » Savez- vous ou vous envoyez Lucien? reprit Carlos, quand il se trouva seul avec Esther. ? demànda- t-elle d'une voix faible, en se hasardant à regarder son bourreau Là, d'où je viens, mon bijou Esther vit tout rouge en regardant l'homme ^— aux galères, ajouta-t-il à voix basse... V\\ bien ! com- posez vos chansons, dit-il en terminant; soyez gaie, soyez folle, soyez irrésistil)lc et... insatiable! Vous m'avez entendu? Ne m'obligez plus à parler... Baisez papa. Adieu! »

Après la mort d'I'lsther, Vautrin est impliqué avec Lucien dans l'instruction criminelle qui les accuse d'assassinat. II reparaît alors avec toute la force et toute la lucidité de sou intelligence. Son sang-froid en présence du juge d'inslruclion, pour détourner de lui l'accusation, [)Our échap[)er aux dangers (|ue

II

182 CHAPITRE VI.

court rancien foi\^at, n'a d'égal que la crainte de voir Lucien faiblir et perdre tout par ses aveux; ses prévisions ne le trompent point : Lucien livre Vautrin et se condamne lui-même; comprenant alors la grandeur de sa faute et les conséquences de ses aveux, il se fait justice et se pend dans sa prison.

Vautrin supportera-t-il ce coup? Voilà ce qui inté- resse Balzac. Cet homme extraordinaire qui semble n'avoirqu'un motif de vivre, son amour pour Lucien, Vautrin résistera-t-il à cette épreuve? Il apprend la mort de Lucien, et Balzac nous décrit ainsi sa dou- leur : (1 Jamais tigre trouvant ses petits enlevés n'a fraj)pé les jun{jlcs de l'Inde d'un cri si épouvan- table que le fut celui de Jacques Gollin qui se dressa sur ses pieds comme le tigre sur ses pattes, qui lança sur le docteur un regard brûlant, comme l'éclair de la foudre, quand elle tombe; puis il s'affaissa sur son lit de camp, en disant : » 0 mon (ils! "

Il appartient pourtant à sa vengeance encore })lus qu'à Lucien, car Lucien n'était qu'un moyen de servir cette vengeance, et le génie du mal qu'il sym- bolise en sa grandeur lui insuffle une vie nouvelle. Il traitera de puissance à puissance avec cette justice qui lui a enlevé Lucien; il se transformera à nouveau et imposera ses conditions à la justice qui a besoin de lui. Lorsque le procureur général s'adresse à lui pour rentrer en possession des lettres de Mme de Sérizy, Vautrin se redresse et fait ses conditions. Il les fait de telle manière, avec une vue des choses si précise et si géniale, que M. de Granvillc baisse

T.ES PERSONNAOKS EXCESSIFS. 183

pavillon devant lui et songe à se l'attacher : « J'ai le dossier de Mme de Sérizv, dit-il, et celui de la duchesse de Maufrigneuse, et (|uellcs lettres!... Tenez, monsieur le comte, les filles publiques eu écrivant font du style et de beaux sentiments : eh bien! les grandes dames qui font du style et dr grands sentiments toute la journée écrivent comme les filles agissent. » Sa dernière parole est une parole de triomphe qui affirme une fois de plus sa supériorité, son pouvoir fascinateur sur tout ce qui l'entoure : u Kt, se dit-il, ils me croient, ils obéis- sent à mes révélations, et ils me laisseront à ma |)lace. Je régnerai toujours sur ce uiondr (jui depuis yiujjl- cinq ans m'obéit. » Etrange et grandiose figure, qui se dressa dans la pensée de son créateur et doit de- meurer dans la nôtre avec le caractère d'un symbole bien pliihU que d'un [)ersonnage viyant !...

lîal/.ac écrit en tète de la llaboui lieuse : " Assez de beaux caractères, assez de grands et nobles dévouements brilleront dans les scènes de la vie militaire, pour (pi il m miI permis (riuilupH r ui combien de déprayalnjus causent les nécessités de la guerre cliez certains esprits <pii, dans la vie privée, osent agir comme sur les eliamps de bataille. "> Il semble f|u'il veuille par ces tpiehpies mois d iiilro- duetion s'(;xcuser en (piel«|iie manière de llioireur (pi inspire cetti! ligure de IMiilippe llridau! (Ju'est-ee. en effet, (pu; c(> l'liili|)|ie lîridan, sinon un \anliin sorti de l'armée, le typ»' immortel du soudard porte à sa plus liante puissance, moins génial et moins

184 CHAPITRE VI.

grandiose que son cx'imincl rival, mais plus humain peut-être, plus débordant de vie et de vérité! Il semble, disions-nous, qu'il ait voulu s'excuser, com- prenant la portée d'une semblable création et qu'elle dépassait les limites de la pure individualité, pour entrer dans le domaine de la généralisation. Par delà le personnage lui-même, il faut voir et comprendre sa signification, indiquée déjà dans la phrase de la dédicace que nous citions plus haut; il faut pénétrer l'esprit de Balzac et cette philosophie qui domine l'ensemble du monde créé par lui, non plus à la manière de l'enseignement sec et quinteux du mora- liste, mais suivant le mode large et puissant du créateur d'àmes, dans l'imagination duquel toute vérité psychologique se traduit en personnages vivants. Ce fut le secret de son génie, comme ce fut le secret du génie de Shakespeare.

L'idée qui a présidé à l'œuvre, que l'on ne saurait omettre puisqu'elle s'en dégage avec une implacable rigueur, est toute dans le contraste entre l'homme d'action et l' « Intellectuel " , cause de cette haine instinctive qui exista de tout temps et tient aux plus élémentaires différences de nature ; en tout temps l'esprit a méj^risé la force, comme la force a méprisé l'esprit. Balzac, est-il l)esoin de le dire? se place du côté de l'esprit, et si l'attitude \)n$c par lui ne se dégageait pas nettement de l'ensemble de l'œuvre que nous étudions, on l'en pourrait déduire de cer- taines réflexions personnelles qui sont mélangées à l'aclion. Il parle de ces hommes » doués du courage

LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 185

physique, mais lâches et ignobles au moral » . ^Ne sen- tez-vous pas le mépris de rintellcctuel pour l'homme d'action, et n'avions -nous pas raison de dire que la figure de Philippe lîridau allait hriser le cadre étroit de l'individualité, pour entrer dans le domaine des généralisations ?

Suivons Philippe Bridau dans le cours (h) sa vie : nous y trouverons la magnifique démonstration de ce caractère de fatalité qui dirige et régit la conduite de tous les hommes, mais qui, nulle pari, ne s'impose d'une manière plus évidente que dans la destinée de ceux qui se différencient des autres par la grandeur de leur génie ou la profondeur de leurs vices. Ses débuts sont ceux de tous les soldats de l'empire. Enrôlé dans l'armée impériale et voué par sa nature même à la vie militaire, il voit sa carrière Ijrisée par l'effondre- ment du régime auquel il était attaché. Enfant d'une mère qui n'a de regards et d'amour fjue pour lui. il tombe à sa charge, refusant de servir \\\\ autre gou- vernement que celui sous lequel il a gJigué ses grades. Incapable de roncevoii ;uiire < lios(^ f[ue la gloire militaire, et iuépri.<anl tout ce (\\\\ n'es! pas la force, il n'a (pie du dédain pour son frère .lose|)h Bridau, artiste sincère «t <Milhousiaste , et lorstpie leur mère manifeste des inqiiirludes jiour l'avenir de ce dciiiH r : >i l'auvrc .;;arç(»ii, (b(-il. il \\v laiil pas le tracasser; laisse/.-le s amuser, v II mciic re\islciice de garnison, passe sa vie au café, au cercle, s'enivre, cl (onilie peu à peu de la décadence physirpu- à la décadence Uiorale. I)e\()re de lanibilioii de f;iiie

186 CHAPITRE VI.

fortune, aucun scrupule ne l'arrête ; il avait été jus- qu'alors le type du soudard viveur, il devient celui du soudard voleur : ne pouvant plus prendre l'argent de sa mère qui est sans ressource, il dérobe celui de son frère, puis celui de sa tante; celle-ci meurt de désespoir, et quand sa mèi^e reproche à Bridau sa conduite, le cynisme du misérable apparaît dans toute son horreur : a Me chasser! reprit-il. Ah! vous jouez ici le mélodrame du fds banni. Tiens, tiens, voilà comment vous prenez les choses! Eh Itien, vous êtes tous de jolis cocos! Qu'ai-je donc fait de mal? J'ai jiratiqué sur les matelas de la vieille un j>etit nettoyage. L'argent ne se met pas dans la laine, que diable ! n

Dans la seconde partie de l'œuvre, le ty[)e de Ih'idau s'accentue. Jusqu'alors nous n'avions vu que U" soudard livré à ses instincts, quelque chose comme la brute déchaînée en plein milieu social et satisfai- sant ses appétits sans conscience et sans crainte ; il semble que pas un atome d'intelligence n'ait brillé dans ce cerveau de soldat; détrompons-nous : cette rude enveloppe cachait un esprit [)lus délié qu'on n'aurait pu croire, et les événements le prouveront. Il s'agit pour lui maintenant de détourner une suc- cession qui doit appartenir à sa mère; de s'appro- pner la fortime d'un vieux parent presque idiot, unicjuement rattaché à la vie par l'amour qu'il éprouve pour une servante uuiîtresse. Flore IJrazier, amour qu'il a |)arla,;;er, de crainte de la perdre, ;iv('c un jcuue iii(il;;aii( . Maxence Gillet. liridau

LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 187

flaire lin coup de maître, comprend qu'il faut se débarrasser à tout prix de iNIaxence pour s'imposer à Flore et, la tenant de cette manière, elle qui est toute- puissante sur l'esprit du vieillard, s'emparer de sa fortune. Ses facultés s'éveillent et se surexcitent : Philippe va lui découvrir son plan et le lui faire accepter : n Maxcnce ne sera pas votre manda- taire, dit-il, ou bien il m'aura tué. Si je le tue, vous me prendrez chez vous à sa place. Je vous ferai viai'cher alors cette jolie fille au doigt et à l'œil. Oui, Flore vous aimera, tonnerre de Dieu! ou, si vous n'êtes j)as content d'elle, je la cravacherai. » Et comme le pauvre idiot se révolte, ne voulant pas qu'on la traite ainsi , Philippe lui réj)ond, dévoilant ses maximes de j)hilosophic masculine : " C'est pourtant la seule manière de {jouverner les femmes et les chevaux. Les femmes sontdes enfants méchants : c'est (les bâtes inférieures ii lliouime , et il faut s'en faire craindre, car la pire condition pour nous est d'être gouvernés par ces hrutes-là. " Fnfin il triomphe des indécisions du vieillard en lui montrant que son bonheur est (bni.s l:i réussite de sa tentative : (i Dans quelques jours d'ici, vous et la Uabouil- Icuse, vous vivrez ensemble comme des cœurs à la fleur d'orange, une fois son deuil |)assé, car elle se lorlillcr.i (((lUMic un ver, cllt' jappera, elle fondra en larmes... Mais laissez couler beau. »

Il tue Maxence en duel, fait éjiouser à son oncle Flore Hrazier, la servanle maîtresse qui devient la feinine léj;iliiiie, <ar, ainsi (pi'd rexpiicpii! à cette

188 CIIAPITUE VI.

dernière, leurs intérêts sont maintenant communs :

(i Entre nous, il ne faut pas d'ambiguïté. Je puis épouser ma tante après un an de veuvage, tandis que je ne pouvais pas épouser une fille déshonorée. ^ Ses vœu.x sont exaucés; Tonclc meurt, laissant sa fortune à Flore, et lui, se mariant avec elle, riche de ses millions, arrive à se faire réintégrer dans les cadres de l'armée; il atteint à la plus haute fortune, et l'œuvre de Balzac, logitjue dans sa conclusion, comme elle l'avait été dans ses développements, se termine, ainsi qu'elle avait commencé, par la plus haute expression de cynisme dont un être puisse donner l'exemple. La mère de Bridau est dans la misère; il refuse de lui porter secours. Elle va mou- rir, et, à l'heure suprême, prête à pardonner à l'en- fant dont la conduite a été pour elle une cause de tortures ininterrompues, elle l'appelle à son chevet :

Il Et que diable veux-tu que j'aille faire là? dit-il à l'ami chargé du message. Le seul service que puisse me rendre la bonne femme est de crever le plus tôt possible, car elle ferait une triste figure à mon mariage avec Mlle de Soulanges... Tiens, déjeune avec moi, et j)arlons d'autre chose. Je suis un par- venu, mon cher, je le sais. Je ne veux pas laisser voir mes langes... Mon fils, lui, sera plus heureux que vioi, il sera grand seigneur. Le drôle souhaitera ma mort; je m'y attends bien, ou il ne sera pas mon fils, ti Le génie seul invente de ces Iraits-lù; seul il est capable de les mettre en biinièrc et de commu- niquer ù ses créations celte [)oésie (bi terrible qui a

LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 189

fait de Balzac, comme on Ta dit justement, le plus grand créateur d'âmes de ce temps.

<i Trop souvent le vice et le génie j)roduisent des effets semblables au.vquels se trompe le vulgaire. Le génie n'est-il pas un constant ç.\cès qui dévore le temps, l'argent, le corps, et qui mène à l'hôpital plus rapidement encore que les passions mauvaises? Les hommes paraissent mémo avoir plus de respect pour les vices que pour le génie, car ils se refusent à lui faire crédit. » Cette phrase qui s'e.xhalc à la manière d'une plainte au milieu du récit des infor- tunes de la famille Claës, ne vous paraît-elle point comme une transition naturelle et nécessaire, des sombres et dramaticjucs figures que nous avons étu- diées jusqu'ici au non moins douloin'cux et pourtant bien attendrissant Halthazar Claës? Ne semble-t-il pas, des le premier abord, l)ien digne d'être rangé parmi les ])cr80nnages excessifs , ce martyr de la science, ce chercheur d'absolu, que l'extraordinaire tension de facultés supérieures précipite à la ruine et à la mort? C'est parla, grâce à l'entière absorption de son être, cpiil est comme type le digue rival des (Joriot, des (jrandel, des Vautrin; poussés à ce point, \v vice et le {jéint; sont frères et procèdcMJt <le causes idenlupies : la nioiin)))anie, faisant le vide autour d'elle, et ne laissant plus rien subsister dans la conscience de ce cpii pourrait être un obslacli' à son dévelo|)p('inent ; ;ii()uluiKS qii ils produisent des effets semblables et modèlent I flre iiitéiuiir avec un despotisme analojjue.

II.

190 CHAPITRK VI.

Ces mouvements internes se reflètent avec une fidélité presque photo[;raphique dans le personnage extérieur. Tous les gestes de Balthazar Claës révèlent I dluminé , vivant au-dessus du monde qui Tenvi- ronne, et constamment soumis aux exigences de sa nature exceptionnelle. Tous ces traits pliysionomiques (■ontiMJjucnt à donner l'impression de quelque chose ([extraordinaire et de disproportionné : « Par moments, quand il regardait dans l'espace, comme pour y trouver la réalisation de ses espérances, on eût dit qu'il jetait par les narines la llamme qui dévo- rait son àme. » C'est ])ien en effet une flamme Ultérieure qui consume ce chercheur; mais comme (Ile est de noble origine, elle communique à tout lindividuune sorte de beauté poétique étrange, bien laite pour séduire un œil artiste : « A un prêtre il eût paru plein de la parole de Dieu ; un artiste l'eût salué comme un grand maître; un enthousiaste l'eût |)ris pour un voyant de l'Eglise swedenborgienne. " - Et Balzac ajoute, pour marquer qu'il y a désor- mais corrélation parfaite entre le personnage phy- si(pie et les exigences de sa nature intime : " .lamais Balthazar Claés n'avait été plus poétique (pi'il ne l'était en ct^ moment. »

Une fois hanté j)ar l'idée li.\e, par l obsession de ses recherches et la conscience de sa destinée supé- rieure, nous trouvons dans lUdlhazar les conséquences lo.gupies de l'absorpUon du terveau , telles que les jgrands chercheurs d'idées, ailistcs, poètes ou savants, en ont donné re\(in|)le isolemenl complet du

LES PERSON.NAGKS EXCESSIFS. 101

monde ; oubli de ce qui les entoure ; concentra- tion de la pensée dans un travail exclusif . Cet homme qui jusqu'alors avait vécu d'une existence normale, qui avait connu les joies de l'amour et de la famille, peu à peu devient insensible à tout ce qui ne cadre plus avec sa nouvelle passion. C'est dans ce lent et fatal envahissement de l'être par la monomanie, gran- dissant avec la réjjularité d'une marée montante, c'est dans la peinture de cette obsession du cerveau par la recherche de l'absolu scientifique, de même (jue le baron Ilulot d Ervy était poursuivi par la hantise de l'appétit {{énésique , c'est dans de tels tableaux qu'excelle Bal/ac et qu'il se révèle inéga- lable. Nul avant lui iia décrit avec un relie/ aussi intense les progressifs affaiblissements de la volonté, les inconscientes déjx'rditions de force nerveuse, les compromis et les concessions qui peu à peu condui- njnt l'être épuisé à la folie et à la mort.

Tout comme llulot, Claés a aimé sa femme fidèle- ment et passionnément pendant de longues années ; tout comme lui, il a goûté les douces vohq)tés de l'existence intime ; mais dès 1 instant la pjission maîtresse s'est fait jour dans son àme, il est aussi iMq)uissant qu'JIulot ; encon; Joséphine Claës est-elle plus experte et mieux armée que la douce Adeline pour résister. Tu iikuikiiI elle ci'oit l'avoir repris, lavoir arraché à la science, et de lait Haltha/.ar, un instant vaincu j)ar les séductions féminines, maudit la science (pii l'a détourné de son amour. L'effet de ses [U'omesses, hélas! ne ser;i [»as de longue durée; la

192 CHAPITRE VI.

vie n'est plus qu'une torture pour lui; chaque jour il s'affaisse davantage, et sa femme finit par le délier de son serment.

A partir de ce moment, tout est perdu : Balthazar ne pourra plus se reprendre, et il entraînera les siens à la ruine finale. Insensible à tout, aux douleurs de sa femme qui meurt de chagrin, aux douleurs de ses enfants dont le silence même est un hlàme , aux observations de ceux qui l'entourent, il va de l'avant dans ses recherches, vivant si peu sur terre qu'à l'heure sa femme expire il songe à la solution du problème qui le hante. Avant de mourir, elle le fait appeler, et celui qui avait été amant passionné, époux fidèle, père tendre et dévoué, celui-là arrive à peine pour assister à ses derniers moments : « En voyant entrer son mari, Joséphine rougit, et quelques larmes l'oulèrent sur ses joues : Tu allais sans doute décomposer l'azote , lui dit-elle avec une dou- ceur d'ange qui fit frissonner les assistants. C'est fait, s'écria-t-il d'un air joyeux. L'azote contient de l'oxygène et une sul)slance de la nature des impon- dérables qui vraisemblablement est le principe... Il s'éleva des murmures d'horreur qui l'interrompi- rent et lui rendirent sa présence d'esprit. »

La monomanie est donc enlière, et la maladie mentale inguérissaljle. Un être seul veille sur lui et le protège : sa fille, portrait fidèle de la femme qu'il a perdue ; elle dirige la maison , se constitue la gar- dienne et la protectrice de celui qui est redevenu enfant. Oràce à des prodiges d'ordre, d'économie

LE,S PEKSOiN NAGES EXCESSIFS. 193

domestique, elle arrive à enrayer la ruine. Ici se place la scène capitale de l'œuvre, qui demeure inou- bliable et se grave en traits de feu dans la mémoire, évoquant les pages maîtressesdela Comédie humaine : la scène de l'or, digne pendant de celle Grandet, dans le silence de la nuit, rend visite à son trésor, de celle Goriot fait fondre ses couverts d'argent dans la mansarde misérable, pour satisfaire les caprices de ses filles ti'op aimées ; de celle Hulot, recueilli par son ancienne maîtresse Josépha, étend sa main sénile et tremblante vers la petite Olympe Bijou ; de toutes ces scènes enfin dont la signification puissante résume les personnages extraordinaires qui sont la plus incontestable gloire de Balzac : Marguerite Claës veut cacher les ducats que sa mère lui a remis avant de mourir, pour être la suprême ressource de la maison : elle projette de les placer sous une colonne de marbre dont le socle est creux et per- sonne n'imaginerait d'aller les chercher; mais au moment elle va les cacher, la tète de Balthazar apparaît dans l'ombre, effrayante j)ar son exj)ression d'avidité : cet argent, ce sont ses expériences; cet argent, c'est le gage du succès, car il croit toujours le tenir, et toujours le succès se dérobe. Les ducats s'échappent des mains {{lacées de la jeune fille :

II Ce fracas de l'or sur le pjircpu't fut h<)rrd)le et son éparpjllement propliélifjue. Marguerite, il me faut cet or, dit-il impérieusement. » VA comme la jeune fille résiste : "Sois maudite, ajouta-t-il; tu n'es

III lillc 111 fciiiiiie ; lu n as pas de cd'ur; lu lu' seras ni

104 CHAPITRK VI.

une mère, ni une épouse!... Laisse-moi prendre, (lis, ma chère petite, mon enfant chérie. Je t'adore- rai, fit-il en avançant hi niani sur l'or avec un mou- vement d'atroce énergie. Je suis sans défense contre la force, mais Dieu et le grand Claës nous voient, dit Marguerite en montrant le portrait. ijicn, essaye de vivre couverte du sang de ton père, ci'ia Balthazar en lui jetant un regard d'horreur, d

A de semblables traits que pourrait-on ajouter? (j'est de situations aussi tragiques que sont faites les scènes capitales des grandes (cuvres auxquelles nous nous sommes attaché dans le cours de cette étude. Les épisodes qui les précèdent et qui les suivent, tout en les expliquant, n'ajoutent rien à l'impression définitive qu'elles laissent dans l'esprit. Définitives, elles le sont en ce sens (juclles re[)résentent le point extrême, la limite de tension des personnages ima- ginés par le romancier; et de fait, comment en con- cevoir d'autres qui, mieux que celles-là, parachève- raient les prodigieuses figures auxquelles son génie créateur a su communiquer la vie?

On ])0urrait écrire une étude d un rare et pénétrant intérêt, en comparant, au double point de vue de leur valeur et de leur signification psychologique, les per- sonnages excessifs créés par les romanciers de races diverses; on y trouverait en effet réunis les traits capitaux de la variété humaine ù la([uelle ils appar- tiennent, et l'on atteindrait ainsi du coup à l'àme même de cette race. Chez Dickens, par exemple, le caractère typnpie (|u'il s'est complu à décrire est

LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 195

celui du grand orgueilleux. C'est surtout dans « Dombcy » , ce despote du haut commerce, doué dinstincts résolument et obstinément autocratiques, (jue le romancier anglais a concentré les tendances (jrgucilleuses qui constituent aux gens de sa race une personnalité si tranchée, une vie intérieure si intense, l'.n vain chercherions-nous dans IVx'uvrc de Balzac un type d'orgueilleux analogue ou simplement appro- chant, et si un tel personnage ne s'y rencontre point, c'est que lui-même n'a pas découvert dans le milieu social qu'il étudiait le correspondant d'une semblable créature. Ce qu'il a peint, c'est l'avare, c'est le débauché, c'est l'exploiteur d hommes. S'il eut voulu représenter un caractère voisin de celui de Dickens, ce n'est j)as 1 orgueil qu'il eût ti'ouvé devant lui, mais bien plutôt la vanité, sorte; de réduction appro- priée à nos instincts et conforme à notre tempéra- ment, d Une jiassioH trop excessive et trop intense pour être le propre de notre race.

Mais, dira-t-on, n'est-ce pas le caractère même de Joutes les |)assions excessives d'apparaître acciilen- /(7/e.s.' Sans doute, en tant (pic réalité concrète. Ce (jui les distingue pourtant et fait leur valeur d'art, c'est de résumer en elles toute la foule des âmes ordinaires qui se rattaclient eu séries diverses à tel on le! jx'isoiiiiajjc excessif; car, si la passion est en apparenci; un phénomène anormal et monstrueux, elle n'est en (b-iiiière analyse que le développement des leiKJaiiccs (|iii s'ébaiiclient et se contrarient dans toute àme. ICnoiicer cette idée, c'est e\pli(pier en

196 CHAPITRE VI.

même temps la raison pour laquelle nous avons traiter avec une attention particulière ce chapitre des «Personnages excessifs". Il représente, dans l'œuvre de Balzac, un point culminant : il a une por- tée philosophique exceptionnelle. En effet, toute passion, pour être comprise, doit se ramener à sa forme la plus exagérée et la plus mor])ide; tout caractère doit être rapproché de son type, du person- nage excessif qui le met en relief, de sorte qu'en étudiant les personnages excessifs de Balzac, on saisit l'idée même que le romancier se faisait de la valeur relative des sentiments, on touche à sa Théorie des passions.

Cette science des caractères, qui fut l'idéal obsé- dant de Balzac, précise, à travers son œuvre, une conception du dévelojipement ])as8ionnel singulière- ment différente de la conception de l'ancienne litté- rature. Elle y volt une tendance dépassant les auti'es et envahissant tout l'être, si bien qu'une âme humaine y apparaît, ainsi que nous apparaîtra l'âme même de Balzac, quand nous la chercherons dans son style, comme un chaos de tendances ébauchées, le plus sou- vent en lutte, et de force à peu près égale. Mais par- fois une d'entre elles grandit, et transforme ce chaos en un système organisé, par la suprématie qu'elle contpiiert. L'âme alors devient tranchée et typique; rindividu prend une valeur abstraite et se rapproche de la notion que nous en fournit le théâtre. A l'état de simple tendance, le désir est refréné par mille obstacles; quand 11 s'élève jusqu'à la passion maîtresse

LES PERSONNAGES EXCESSIFS. 107

et absorbante, rien ne peut plus l'arrêter; cette somme des énergies humaines qui se dispersaient en vingt canaux divers, la passion l'aspire en un coui'ant unique : elle se confond avec la personnalité, ou bien elle l'opprime.

Parmi les personnages excessifs étudiés au cours de ce chapitre, les uns, comme Goriot, Glaës, et surtout Hulot, sont envahis par la monomanic, non point dès le début de leur vie et en vertu d'une fatalité originelle, mais au milieu de leur existence, et par un soudain développement; les autres, au con- traire, comme Vautrin, Bridau , Grandet surtout, incarnent, de naissance, le vice dont ils sont devenus en quelque sorte le svmbole littéraire. (Jrandet n'est qu'une passion ayant pris corps et se développant. Celles qui s'installent tardivement dans la personna- lité, qui ne se confondent pas avec l'individu, ont d'ordinaire un résultat meurtrier |)Our lui. Goriot, Clacs et Hidot sont, socialement et physiquement parlant, les victimes de la manie qui les obsède, tandis que Bridau, Vautrin et Grandet, dont l'àme est une et se constitue tout entière d'une monomanic origniellc, ne se heurtent jias au milieu environnant, mais s'y trouvent au contraire tout adaptés; leur passion offre ce caractère d'être et/oïstc, et la j)assion égoïste est une raison de persévérer dans l'être.

Mais meurtrières ou bienfaisantes, les passions demeurent nos reines, parce que nous sommes des jouels aux mauis des f<»rcc'S intérieures; laiilot bru- tales et elfrayaiiles, (aiilot viilucllcs cl ( acliécs, K'iir

198 CHAPITRE VI,

domination est toujours présente et perpétuelle. Pour le psychologue, elles sont des " forces i> ; pour l'artiste, une mine d'œuvres littéraires. L'Art est la transfigura- lion élargie, mais forcément fidèle, puisque les maté- riau.K sont des phénomènes de vie, des sensations et des images sans cesse accumulées dans le réservoir qu'emplissent sans cesse nos expériences de sensihi- lité. Et pour revenir en finissant à l'idée qui fut le point de départ de cette étude, nous sommes amenés à conclure que cette distinction du roman de mœurs et du roman de caractères est plutôt le résultat d'un ingénieux effort d'analyse littéraire (jue l'expression d'une vérité psychologique. Ce qui domine et résume tout, c'est V identité foncière de Tàme humaine, laquelle nous présente les individus de sensihilité hanale, sujets d'éludé du romancier de mœurs, masse indifférenciée ou milieu de laquelle se concrète et i)rend vie une passion j)uissanle , ua personnage excessif, sujet d'étude du peintre de caractères. Ilalzac fut à la fois l'un et l'autre : d'où la portée de son génie et de son œuvre !

CHAIMTUK VII

LLS AiniSTKS.

Amour de Bal/.ac pour rarlislc. II s'est altailic surtout à l'ar- tiste incomplet.

Lucien (le iaibempré. Cotés féminins de sa nature. Sa déli- catesse de complcxion. Ses initiations sentimentales : Mme de Hargoton. Ses désillusious à l'aris, comme liomme et connue artiste.

Daniel cl' Art/iez, contraste vivant avec Iluljcmpré. Il représente

I énergie virile et la volonté.

Tentative de lîalzac pour réhahililer l'artiste; il généralise le type de d'Artliez. Conception fausse d'une société d'artistes idéale. Ce que sont en réalité les artistes entre eux.

Haine de IJalzac pour le journalisme : les souffrances (pi'il endure.

II se venge dans les Illusions perdues. Il réunit dans le poi-son- iiagc de Lousteau tout ce qu'il a vu de lâche et de vil.

Satire cruelle du journalisme. l'ortcc de ses jugements : le jour- nalisme destructeur de la personnalité. Lucien do llnhempré succomlin.

Jiuoul JS'al/ian assez send)lal)lc à d Arliiez, mais inférieur.

Isolement né<'cssairc au véritable artiste. Exemple de Halzac.

Wenccsias Sieinlioch : Le Rcvc et la Production.

Joseph Jliidau : iSapprocliement avec Italzac.

Im fentnie artiste : Camille Maujiin. Viiilisation du type féminin.

l'orlrait du poète : Louis Lambert. Différences avec le milieu. Souffrances inévitables. Ilévoltes : Cliatcauhriand, Slielley, A. de Vigny, Haudelairc, Edg. l'oé. Louit. Landierl est pres- que une aulip|)iogra|»liic. La vie au collège. lloircnr de la

200 CHAPITRE VII.

promiscuité. Compensations du poète : Tendresse et sensi- bilité. — Impuissance dans le domaine de la vie active. Conditions indispensables à un mouvement d'art réformateur.

De quel amour Balzac ne devait-il pas le chérir, ce tvpe de Tartiste complet, tel qu'il le rêvait, tel qu'il l'était lui-même! Il en a donné à maintes reprises dans ses oeuvres de l^rèves et rapides esquisses ; jamais il n'en a tenté une représentation totale avec l'importance et le développement que comporte un personnage de premier plan. En revanche est-ce par esprit de contraste ?^ il a fait mieux qu'esquisser l'artiste incomplet, celui qu'une tare quelconque de sa nature, faihlesse de volonté, défaut d'énergie intellectuelle, empêche d'atteindre à son entière réussite. Lucien de Ruhempré en est le plus saisis- sant exemple, le plus curieux à étudier, parce que Balzac le place dans un milieu qui lui fournit l'occa- sion de produire au jour ses plus chères théories, d'exprimer ses idées et ses croyances sur mille points qui nous intéressent.

Par la délicatesse de sa complexion, par sa Hnesse et sa distinction aristocratique, Lucien de Rubempré a pu rentrer en partie dans la catégorie des jeunes gens chers à Balzac, que nous avons précédemment étudiés; mais il y a en lui quelque chose de plus qui nous le fait placer parmi les artistes et nous contraint à l'y maintenir : « Son visage avait la distinction des lignes de la heauté anti(jue : c'était un front et un nez grecs, la hlancheur veloutée des femmes, des yeux noirs, tant ils étaient Meus, des veux pleins

LES ARTISTES 201

d'amour. " Il .faut noter avant tout chez lui ce caractère de féminéité qui perce à travers toutes les indications physiologiques que donne Balzac. Cette complexion féminine, vous en trouverez le contre- coup dans les faiblesses et les infériorités morales qui se manifesteront au cours de sa vie : "A voir ses pieds, un homme aurait été d'autant plus tenté de le prendre pour une jeune fdle déguisée que, sem- blable à la plupart des hommes fins, pour ne pas dire astucieux, il avait les hanches conformées comme celles d'une femme. " Toute l'explication de sa conduite, de ses faiblesses intellectuelles et morales est contenue dans ces quelques lignes qui se trouvent à la fin du portrait, et complètent la physionomie de cet artiste, l'opposé de ce que pouvait être Balzac lui- même, l'opposé du type qu'il aimait et qu'il a peint avec amour dans d'Arthez et Joseph Bridau. Joignez à cette délicatesse de complexion la vive et péné- trante intelligence que Balzac prête à Lucien, vous comprendrez alors comment plus tard ce jeune esprit, sans défense apparente, qui semble devoir être la victime de la société au milieu de laquelle il se trouve jeté, justifie par sa conduite le portrait qu'en fait le romancier, surtout si l'on ajoute cette observation finale : « L'un des malheurs auxquels sont soumises les grandes intelligences, c'est de (com- prendre forcément toutes choses, les vices nw^'i bien que les vertus. t>

Sa première initiation à la vie se fait en province, grâce i\ l'amour d'une femme de province, Mme de

202 CHAl'lTltK VII,

Bargeton, qui trouve dans l'adoration de Lucien les consolations d\ine existence en constante oppo- sition avec ses rêves. Vivant dans un pays qu'elle déteste, entourée de la rancune jalouse, des mesqui- neries et des bassesses d'un milieu exécré, Mme de Bargeton, supérieure à ce milieu plus encore par ses aspirations que par ses mérites réels, distingue Lucien dès l'abord et lui donne les premiers acomptes de l'amour sans s'abandonner. Quant au poète, enivré de bonheur, aspirant à la possession de la femme avec cette ardeur du désir qui caractérise la première jeunesse, il lui seml)lc que la présence seule de Mme de Bargeton soit le ciel ouvert devant lui. Il ne voit ni la différence d'âge qui les sépare, ni les ridi- cules de la femme de province, ni l'impossibilité d'une telle liaison dans une ville tout se sait et se répète. Bien entendu, il n ol)tiendra rien! « Les cheveux ne cachaient pas entièrement le cou; la rol)e négligemment croisée laissait voir une poitrine de neige l'reil devinait une gorge intacte et bien pla- cée. De ses doigts effilés et soignés, mais un peu secs, Mme de Bargeton fit au jeune poète un geste amical pour lui indiquer la place qui était près d'elle... La conversation de Mme de Bargeton enivra le poète de V Hoiinicau. Les trois heures passées près d'elle furent pour Lucien un de ces rêves fjue l'on voudrait rendre éternels. " Va plus loin, (puuid il l'a vue à plusieurs re- prises et que sa tendresse s'est accrue : » Lucien {)rit une main qu'on lui laissa prendre et la baisa

LES ARTISTES. 203

avec la furie du poète, du jeune homme, de l'amant. Louise alla jusqu'à permettre au tlls de rapothicalre d'atteindre à son front et d'y imprimer ses lèvres pal- pitantes. — Enfant, enfant, si Ton vous voyait, je serais bien ridicule. "

Les choses n'iront jamais })lus loin, car Mme de Bargeton ignorera toujours l'amour véritahle, celui-là précisément qui ne craint pas le ridicule. Quelles joies et quelles voluptés exquises elle eût connues, quelles tendresses d'une àme prête à s'épancher, si, se laissant aller à l'amour de Lucien, elle avait su jouir d'un tel sentiment! Elle l'eût gardé pour elle, elle en eût fait l'ohjet de ses plus chères préférences et l'eût cultivé comme une fleur rare. Mais sa conduite sera le contraire de ce (|u'une saine entente des jouissances de l'amour avait la décider à choisir comme la seule voie à suivre! Lucien pourtant, mal- gré son apparente timidité, exigera j)lus qu'elle ne veut lui accorder : elle refuse de se donner et per- siste dans une froideur voulue. Il oublie tout et quitte les siens pour la suivre à Paris, ("-'est alors que com- mencent les épreuves qui nous apparaissent comme le résumé des souffrances attendant le jeune homme qui affronte cette lutte trajjique pour la vie. T^es pre- mières déceptions l'atteijjnent dans son amour. Il a tout quitté pour suivre Afine de Hargeton, et elle se refuse toujours. " Louise, je suis effrayé de te voir si sage. Song(^ M"*' j^' ^"''' "" é'daut, cjue je me suis ahandonué (ont entier à la chère volonté. » Non seulement elle se refuse, mais en(;ore clic l'éloigné,

204 CHAPITIIE VII.

elle récarte de sa personne, com[)renant le ridicule qui s'attacherait à leurs relations. Le ridicule, tou- jours le ridicule! Ce sentiment si vif et si cuisant poursuit Lucien dans tout ce qu'il voit : les élégances et les raffinements de la vie parisienne lui sont révé- lés tout à coup; il sent son infériorité et son provin- cialisme ; il en souffre d'autant plus cruellement que son intelligence est plus fine, son tact plus délicat.

Ses désillusions sont générales, et Balzac, en les peignant, va nous montrer les différentes couches so- ciales, depuis le monde le plus élégant jusqu'aux coulisses des petits théâtres : ce sera une occasion d'étudier et de peindre les milieu.v qu'il traversera. Lucien de Rubempré va présenter un manuscrit au libraire Porchon, et lui offre de lui vendre son ou- vrage : Il De la poésie! s'écria Porchon en colère. Et pour qui me prenez-vous? ajouta-t-il en lui riant au nez et disparaissant dans son arrière-boutique. » Pourtant, comme la plupart des artistes, âmes faibles mais enthousiastes, se rattachant au premier espoir qui se présente, promptes à succomber, mais se relevant avec une égale rapidité, il s'en revient rêvant la gloire, sur la simple promesse que son ma- nuscrit sera lu !

Ici Balzac, lassé sans doute des incertitudes et des faiblesses de Lucien, place en face de lui, comme son vivant contraste, le tvpc d'artiste qu'il admire et qu'il aime, celui qu'il était sans doute lui-même, si- non par la parfaite beauté morale, du moins par la volonté constamment tendue vers le but à atteindre,

LES AUTISTES. 205

par cette inébranlable 6ncr[;ie qui lui faisait Ijriser tous les obstacles, et édifier son œuvre avec l'assu- rance et la force des infatigables travailleurs. Par opposition avec l'artiste féminin, il a voulu créer l'ar- tiste viril; il a conçu Daniel d'Arthez, celui que rien ne saurait détourner de sa voie, n'ayant qu'un but : l'aîuvre à créer, celui qu'il résume en en donnant cette magnifique définition : « Ce jeune bomme était Daniel d'Arthez, aujourd'bui l'un des plus illustres écrivains de notre époque et l'un des génies rares qui, selon la belle pensée d'un poète, offrent l'accord d'un beau talent et d'un beau caractère. » Cbez lui, pas de doute, pas d'illusions sur les réalités de la vie; il sait ce qu'elle est, il sait ce que valent les iiommes : il les a toisés. Il n'ignore j)as le cas qu'on en peut faire. Mais il sait aussi qu'il a une (Kuvre à faire, et fort de son intelligence et de sa vo- lonté, il marche droit devant lui, armé pour la lutte. A Lucien, qui lui demande des conseils pour diri- ger sa conduite, il ne cache i)as la vérité. Ces conseils sont emj)reiMts de la plus baute sagesse, de la i)lus parfaite connaissance de l'hunuiuilé. C'est Halzacqui parle j)ar la bouche de d'Artbez : l'expérience de d'Artbez, croyez-le l^ien, c'est l'expérience de Balzac même, comme la fermeté de d'Artbez, son courage à toute épreuve, c'est la fermeté, c'est le couragi; de Halzac^ : » On ne peut pas être grand homme à bon marché, lui dit Daniel de sa voi.v douce. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes. Le (alenl est une créature morale (|ui a, commi' tous les êtres, uni'

1-2

206 Cil A PITRE VII.

enfance sujette à des maladies. La société repousse les talents incomplets, comme la nature emporte les créatures faibles ou mal conformées. » Quelle vivante opposition avec l'esprit de Lucien! quel con- traste et quelle différence! Lucien ])ourtant se sent attiré à lui, fasciné sans doute par cette énergique volonté, par cette pénétration complète de la vie : sa sympathie pour lui est également profonde; en cela il a bien l'exquise sensil)ilité de l'artiste : c'est sa grâce et son charme.

Il ne suffit pas à Balzac de créer et de représenter avec Daniel d'Arthcz l'idéal de l'artiste, tel qu'il le conçoit, c'est-à-dire grand j)ar l'intelligence, |)ar la volonté et par le caractère. Il éprouve le besoin de généraliser et de nous montrer ce type en groupe : il fait la description d'un cénacle, d'une réunion d'esprits vibrant tous à l'unisson, et poursuivant la recherche du Beau avec une entière noblesse d'âme. L'idée de Bal/ac est assurément grande et haute : vouloir réhaljiliter l'artiste, aux yeux de ceux qui voient en lui un être plutôt dangereux ; montrer que parmi ces personnalités dont s'écartent avec crainte la plupart de ceux qui suivent la routine de la vie, montrer, disons-nous, que parmi ces personnalités il en peut exister qui réunissent la noblesse du carac- tère à rélévati(jii de la pensée ! D'Arthe/- est le plus accompli d'entre eux. Ajoutons qu'en voulant trop prouver, Balzac n'a rien prouvé du tout, et que ses portraits, pour fieaiix ipiils nous |)araissent, s'é- loignent sensiblement de la réalité! (jue d'Arlhezait

LKS AUTISTES. 207

existe à l'état d'exception, nul n'en doute; qu'il en existe d'aiitrcs que lui, nous le croyons également, liélas! séparés })ar les exigences et les rudes nécessités de la vie : âmes faites pour se comprendre et })Our s'aimer, qui se cherchent et voudraient confondre leurs pensées! Mais que, dans la réalité, les choses se passent de telle manière «jue neuf artistes se ren- contrent, également assoiffés de vérité et de heautc, tous Hobles par le cn'ur, ccunme ils le sont par l'es- prit, voilà nous touchons à l'invraisemblance, lîalzac a peint ce qui devrait être : il n'a pas peint ce qui est; il a représenté, ou plutôt, transporté dans le diimaine de la (ictiou r<>man(S(|nc un vvw séduisant de sa puissante imagination. (a> sont de belles pages, d(!S pages éloquentes, dans lesquelles lécri- \ain, porté par l'élévation du sujet, soutenu par l'en- îhousiasme propre aux naturesgénéreuses, s'estleurré lui-même, espérant nous leurrer é{;alement : Il Tous discutaient sans disputer. Ils n'avaient pas de vanité, étant eux-ménu's leur auditoire, ils se coiu- muniquaient leurs travaux et se consultaient avec l a- dorable bonne foi de la jtMiuesse. S'agissait-il d'une affaire sérieuse, ro|)p()sant (piitlail sou o|)inion pour ciilrcr dans b's idées de son ami, d aiilaiil pliis;i|)((' à l aider (pi il élail iin|)artial dans une cause ou dans une (ru\ le tii dcliois de ses idées Tous doués de

relie beaiilc morale (pu rcMgil sur la foiiue, et (|ui non moins (nie les li;i\;in\ cl les veilles dore les |eunes visages (riine teinle divine, ils olfraient COS Irails un p(Mi tourmentés (pie l:i |iiiri;lé tle la vie et le

208 CHAPITRE VII.

feu (le la pensée régularisent et purifient. » On le voit, Balzac ici touche au lyrisme; la haute idée qu'il se faisait de l'art, cette idée partagée par tous ceux qui voient en lui le plus nohle effort de l'esprit hu- main, le trompait sur le compte des artistes. Ce qu'ils sont en réalité, il suffit de les avoir vus de près, de les avoir examinés dans leurs rapports, pour s'en rendre mi compte exact. Envieux et jaloux les uns des autres, ils attaquent les réputations naissantes avec une apreté d'autant plus vive que celles-ci portent ombrage à leur propre renommée. Les plus gi'ands même n'échappent pas aux petitesses et aux infériorités morales, et c'est un des plus pénibles spectacles de la vie artistique que ce contraste trop fréquent entre la supériorité intellectuelle et la bas- sesse morale. Rien n'est plus rare que celui dont on peut dire ce que Balzac écrivait de d'Arthez : "Il offrait l'accord d'un beau talent et d'un beau carac- tère. »

Il nous seml)le que lUilzac fut poussé à cette pein- ture idéale d'une société d'artistes par le besoin d'une antithèse favorable à l'idée qui domine l'ctnivre en- tière, qui en est, si j'ose ainsi parler, la raison d'être : la peinture du Journalisme, auquel il avait voué la haine la plus violente et dont il avait ré.'^olu de se venger. Il n'est pas surj)renant que, dans son ardent désir de présenter au pubHc le monde du journa- lisme sous ses faces les })lus viles et les })lus mépri- sables, pour former une opposition plus parfaite avec le tableau qu'il allait peindre, Balzac se soit laisse

LES ARTISTES. 203

entraîner une fois en dehors et au delà des limites de l'observation dans lesquelles il enfermait sa vision du monde, si originale et si puissante! Il lui fallait ce repoussoir à cette société idéale d'artistes! Et quel repoussoir que celui qu'il va nous montrer! End'Arthez il a incarné tout ce que le véritable ar- tiste pouvait offrir de sincérité généreuse et d'ardent amour; en Loustcau il réunira toutes les bassesses, toutes les lâchetés, toutes les compromissions, toutes les trahisons de l'intelligence et du cœur. Et c'est ainsi que dans cette étude qui devait être une des plus chères à Balzac, le romancier nous a montré les deux extrémités, les deux pôles de l'art : d'une part, l'artiste convaincu et généreux; de l'autre, le journaliste sceptique et vendu.

Dans toutes les épigrammcs dont il va les cribler, dans toutes les attaques qu'il dirigera contre cu.\, attaques violentes, pourtant méritées, vous sentirez la haine du producteur contre le critique, cet iuunor- tel désaccord qui durera autant que la pensée. Lors- qu'il s'agit pour Lucien de suivre la voie de d'Arlhez, cette voie sûre, mais longue, rude, mais honnête, ou de s'ab;ni(bMiiici- à l;i vie fa( de et alliraiih^ du monde parisH'u, écoulez ISalzac (pu parle |)ar la houche de Daniel d'Arthez : » Tu ne résisteras pas à la con- stante opposition de plaisir et de travail qui se trouve daus la vu- des joui iialisles, <'t résister, c est le fond de la veilii . IjC journalisme est un ciller, un abime (riiiupiiles. (le meiisouges, de trahisons (pie l'on ne peut lia\( iser et ddu Ton ne peut sortir (|U(> protégé

12.

210 CHAPITIU: VII.

comme Dante [)ar le divin laurier de Virgile... Pour faire de l)clles œuvres, vous |)uiserez à pleines plumées d'encre dans votre cœur la tendresse, la sève, l'énergie, et vous 1 étalerez en passions, en sen- timents, en phrases. Oui, vous écrirez au lieu d'agir, vous chanterez au lieu de combattre, vous aimerez, vous haïrez, vous vivrez dans vos livres; mais quand vous aurez réservé vos richesses pour votre style, votre or, votre pourpre pour vos personnages, que vous vous promènerez en guenilles dans les rues de Paris, heureux d'avoir lancé, en rivalisant avec l'état civil, un être nommé Adolphe, Corinne, Clarisse, René ou Manon, que vous aurez gâté votre vie et votre estomac, pour donner la vie à cette création, vous la verrez calomniée, trahie, vendue, déportée dans les lagunes de l'oul)li par les journalistes, ensevelie par vos meilleurs amis. » A l'éloquence de la plainte vous sentez la profondeur de la blessure et combien était cruelle la rancune qui dictait de telles paroles ! Entre le travail et la vie facile, Lucien, qui a hésité un instant, succombera vite. Piien ne pourra le retenir dans la voie il s'engagera, ni la connaissance qui lui est révélée des dessous du journalisme, ni celle des dessous de la vie parisienne que Balzac indique et souligne, profitant de cette circonstance })Our opposer au travail t-onsciencieu.\ du cénacle les inconsistances de la vie du journaliste, comme il se phiit à opj)Oser le caractère d'un d'Arthez à celui d un llubempré. Tout lui sert dans celte œuvre à indi- quer son idée et à marquer ses préférences. Il nous

LES AiniSTES. 211

montre la u cuisine " des journaux, aussi hien que eelle des lil)raires; mais c'est aux journalistes qu'il a voué sa haine la plus implacable; c'est à eux qu'il reviendra sans trêve. Après un triomphe de Lousteau, et comme Lucien s'en étonne, écoutez-le : « La conscience, mon cher, est un de ces hâtons que cha- cun prend pour battre son voisin et dont il ne se sert jamais j)Our lui. Ahçà, à qui diable en avez-vous ? Le hasard fait pour vous en ini jour un miracle que j'ai attendu pendant deux ans, et vous vous amusez à en discuter les moyens? Comment, vous qui me paraissez avoir de l'esprit, vous barbotez dans des scrupules de relijjieux (|ui s'accuse d'avoir man^jé son œ'uf avec concupiscence! » l'^t comme il sait le point vulné- rable de [iUcien, conime il a vu que cette âme autre- fois pure et qui conserve encore des scrupules, sera impuissante contre les difficultés matérielles de l'exis- tence, comme 11 a merveilleusement débrouillé les (ils de cette conscience faible et féminine, il ajoute : " Soyez dur et sj)irituel, pendant un ou deux mois ; vous serez accablé d'invitations, de parties avec les actrices; vous serez courtisé par leurs amants; vous ne dînerez chez Flicoleau qu'aux jours vous n'au- rez pas trente sous dans ndIic poche, u

La satue est cruelle et saisissante' . H faut (jue la blessure ait été bien profonde pourtjue la venjjcancc soit si ù[)re. ]''n vérité, l'on se demande quel fut le plus {jrand bonheui- (pic <;oii(a llalzac en composani «ctle o'iivre : créer les silualioiis (pi'il nous dépeint ou bien dire son fait au monde (pi il déteste : (> IjC journal,

312 CHAPITRE VII.

au lieu d'être un sacci'doce, est devenu un moyen pour les partis ; de moyen il s'est fait commerce, et comme tous les commerces il est sans foi ni loi. Tout journal est une boutique l'on vend au public des paroles de la coideur dont il les veut. « ... » Nous savons tous, tant que nous sommes, que les journaux iront plus loin que les rois en ingratitude, plus loin que le plus sale commerce en spéculations et en calcvds, qu'ils dévoreront nos intelligences à vendre tous les matins leur trois-six cérébral; mais nous y écrirons tous, comme ces gens qui exploitent une mine de vif-argent en sachant qu'ils y mourront. »

En même temps qu'il indique le danger et avec ({uelle puissance de prophète ! il montre l'atti- rance du gouffre, ces facilités de succès qui dévo- rèrent et par la suite devaientdévorer tantde talents, jeunes et consciencieux, ardents et pleins d'avenir, mais fail>les et sans ressources, sans ressorts pour la lutte, séduits par les avantages du moment!

De plus forts (jue Ilubempré y ont succombé. Comment pourrait-il résister ?Tout contril)ueraàren- traîner : la facilité du succès, l'amourqui se présente à lui dans la personne d'une actrice follement éprise de sa jeunesse et de son talent; cniin et surtout les jouissances et les séductions de l'existence mondaine :

(i Travailler, n'est-ce pas la mort pour les âmes avides de jouissances? Aussi avec quelle facilité les écrivains ne glissent-ils pas dans le far niente, dans la bonne chère et les délices de la vie luxueuse des artistes et des femmes faciles! Le châtiment n'est pas

LES ARTISTES. 213

éloigné de la faute : l'effet est voisin de la cause; les conséquences fatales y touchent de près : elles sont résumées tout entières dans cette phrase de Lousteau, dans ce portrait du journaliste, d'une éter- nelle vérité, dont nous retrouvons à chaque pas le modèle et le type : « Il a de l'esprit, c'est un arti- clier. Vernou porte des articles, fera toujours des articles et rien que des articles. Le travail le plus ohstiné ne pourra jamais greffer un livre sur sa prose. Félicien est incapahle de concevoir une onivrc, d'en disposer les masses, d'en réunir harmonieusement les personnages dans un plan qui commcncM: et se noue. 1) Lucien comprend cet affreu.x (hàliment des succès trop faciles, cette tare irrémédiable de l'esprit, cette maladie mentale que Balzac expose avec une si éloquente virulence; mais comment résister, hélas! aux succès qui se pressent, à l'argent ([lù lui vient, aux félicitations qui l'environnent? Un jour, poussé par un mouvement de sincérité, il veut dire ce qu'il pense, ù propos d'une reuvre qu'il aime ; il veut laisser sa conscience s'exprimer en liberté. C'est alorsqu'ilcomprend la servitude qui l'opprime : il faudrait écrire dans un sens contraire à 1 idée du journal, et cela est impossible! Enrégimentement et servitude ; le nu es égaux et <onvertibles<pii (>\ priment dans sa cnulbî vérité la idiilosopbic du journalisme et des basses besognes (jii iinpli<|ii(' le métier !

l'iiilriiiué dans iiii monde pour le(jiicl il n est point fait, Lucien se livre an jeu et à la débanclie; il gas- pille SCS bu'ccs cércbralcs .Viiisi s<> Icnniiic la pre-

214 CHAPITRE VII.

mière partie de cette vie, brillante, mais inconsis- tante, pleine de promesses à son début, mais aboutissant à la ruine et à un désastre intellectuel. Illusions perdues! Existence perdue! Assurément l'œuvre a vieilli par certains de ses détails ; mais si la forme en est démodée, si la contexture du roman n'est plus de notre époque, Vesprit en est immortel, et le soutïle qui l'a inspiré passe au-dessus des géné- rations de lecteurs qui y chercheront des enseigne- ments et des modèles ! . . .

Nous avons au en Daniel d Arthez un type accompli de l'artiste grand par l'esprit car il n'y a chez lui aucune tare ni aucune défaillance grand par le cœur et le sentiment, bref un de ces héros intellectuels dont on doit admirer en même temps, comme Balzac le faisait dire à 1 un de ses })ersonnages, 1 Intelligence et le caractère. Mais, comme tous les exemplaires ty})lqucs et achevés, les d'Arthez sont rares, excep- tionnels, surtout dans un monde la vie est pleine de pièges et de dangers, et la nature même de ceux qui le fréquentent, constitue le plus redoutable des périls. Les Lucien de Rubcmpré, les Wenceslas Stembock y sont j)lus fréquents, même les Raoul Nathan.

Qu'est-11 donc, ce Raoul Nathan? Avec quels traits ])hyslonomlcjues halzac nous le présenle-t-U? Point Si immoral que Lucien de Rubcmpré, ni si falbleque Wenceslas Stelnbock, il n'aboutira pas comme le premier à la honte et à la riiinc^ déliuillve, ni comme le se('()nd à riiiipuissitucc lii(;ilc de produire |)ar

LES AISTISTLS. 215

défaut d'énergie. Il y a dans sa nature intellectuelle de beaux et nobles côtés : « llaoul, rendons-lui cette justice, offre dans sa personne je ne sais quoi de grand, de fantasque et d'extraordinaire. » Cette notation physique se traduit au moral par une indi- cation précisément correspondante : une sorte de révolte contre la société, et cette hauteur de vues qui ne va pas sans le mé|)ris des conventions, point de rencontre de tous les esprits supérieurs, dont Balzac offrait un exemplaire si parfait : « Il apporte dans le monde une gaucherie hardie, un dédain des con- ventions, un air de critique pour tout ce qu'on y respecte, qui le met mal avec les petits esprits, connue avec ceux qui s'efforcent de conserver les doctrines de l'ancienne politesse. " Nous disions que telle était la règle des esprits supérieurs; telle est en effet, comme le fit à maintes reprises ressortir Scho- peuhaiier, la cause maîtresse de cette solitude dans la<pielle se plaisent à vivre les hommes d'élite. Le |)hilosophe allemand voit avec raison dans cette ten- danc(î à l isolemenl , daii.s cel aiiuiiii- de la vie iulé- riiMire, le critérium le |)liis certain de la siipérionlé inlellectiielle ! I5;il/;u- n'clait-il point tel? n'a-l-11 pas dote de celle |);iili(iil;irilé |).svcli(»l(t;ji(|ii«> les artistes émmcnls (|imI nous ii pié.seiites, lui d. Vrille/, par exem|)le mi un .Inscpli lîiidaii ? et n est-ce point encore parce (jiic des iiilelligences magiiili(|ue- iiieiil (louées pour I ail. un Lucien de rinlicni nre on un Weuccslas Sleiuhuck, n'ont pas su résisler à I eiil laineuHMil de re\isleuc(> mondaine qn ils oui

21G CHAPITRE VII.

perdu leur talent et leur puissance productive ? Il y a d'ailleurs chez Nathan un peu de recherche et de pose dans son attitude en présence du monde ; ce qui lui manque, c'est la simplicité d'un Joseph Bridau. " Pourquoi étes-vous comme cela? lui dit un jour la marquise de Vandenesse. Les perles ne sont-elles pas dans des écailles? répondit-il fas- tueusement. A un autre qui lui adressait la même question, il répondit : Si j'étais bien pour tout le monde, comment pourrais-je paraître mieux à une personne choisie entre toutes? » Le sentiment d'aristoc-ratie intellectuelle est donc très vif chez Nathan. JU pourtant il est victime, lui aussi, du tra- vail obligatoire, cause d'affaiblissement intellectuel, même en dehors du journalisme, qui est sa forme la plus immédiate et la plus tangilde. Il est curieux de voir ici Balzac, qui lui aussi devait se ressentir de cette rude nécessité, montrant les terribles consé- quences de la production hâtive : « Tenu de pro- duire par son manque de fortune, il allait du théâtre à la presse et de la [)ressc au théâtre, se dissipant, s'éparpillant et se croyant toujours en veine. » En le jugeant à un point de vue exclusivement littéraire, Balzac se montre d'une rigueur extrême à son égard et le classe dans la cjitégorie des écrivains qui, tou- jours pour la même cause, manquent d'éducation [)remicre : « Jugé au point de vue littéraire, il manque à Nathan le style et l'instruction. Comme la plupart des jeunes ambitieux de la littérature, il dégage aujourd'hui son instruction d'hier. Il n'a ni

LES ARTISTES. 217

le temps, ni la patience d'écrire; il n'a pas observe, mais il écoute. Incapable de construire un plan vigou- reusement charpente, |)CuL-êlrc se sauve-t-il par la fougue de son dessin. " Ijref, une nature brillante, mais incomplète, riche, c'est-ù-dire douée de belles qualités de prime saut, mais qui manquera toujours des éléuients indispensables à l'entière réussite; éminemment susc(^plil)l(^ de tendresse et de passion; bien faite d ailleurs pour enthousiasmer une àme féminine et lui inspirer un sentiment durable.

C'est ce que Balzac avait supérieurement compris, (le même qu'il avait vu tout le parti qu'il en pourrait tirer dans ses études sociales; car l'ccuvre dont nous iiou.s occupons n'est pas seulement intéressante au point de vue du développement psychologique de Nathan, elle l'est encore et davantage peut-être au jioint de vue du développement [)Svchologique dr Mme Félix de Yandenesse, de la naissance de son amour pour l'écrivain. C'est en réalité Tbistoire des ;in»(»urs d'une femme du grand monde pour un artiste, digne à plus d'un titre de faire naître un tel senti- ment. On sait ce (pi'est Mme de Vandcncsse. Son cufauce et sa première éducation ont été ex|)liqué('? plus haut. Nous avons luimlré de (|ii('lli' manière nue éducation étroit(Mnent religieuse avait arrêt»'- en cWv rexjiansion des sentiments (pii naturellement se (h'velop|)enl iiii ((eiir de la jeune lille; comment elle s était niiiriée [xiiir fuir I;i maison piil enielle (I) On

,1) Voir le rli;ij)ilro de» " .Icmii-s tilles « .

218 ciiAPriiîi: VII.

conçoit ce que peut être rinlluence de Nathan sur Mme de Vandenesse : il représentera pour elle, pour cette femme du monde, qui s'ennuie dans le monde, la liberté d'appréciation, le talent personnel opposé à la convention et à la mesquinerie environnante : u II devait être et fut pour l'Eve ennuyée de son paradis de la rue du Rocher, le serpent chatoyant, coloré, beau diseur, aux yeux magnétiques, aux mouvements harmonieux, qui perdit la première femme. Dès que la comtesse Marie aperçut Raoul, elle éprouva ce mouvement intérieur dont la violence cause une sorte d'effroi. "

Ils se rencontrent dans un des salons les plus bril- lants de la haute société parisienne, et Ralzac ne manque pas cette occasion de marquer combien le monde peut exercer de fatales influences sur un cer- veau d'artiste, en éveillant chez lui une sorte parti- cidière d'ambition qui n'est point de celles que devrait susciter sa nature : " Au fond de son cœur il résolut de se jouer des opinions, à l'instar des de Marsay, Rastignac, Rlondct, Talleyrand le chef de cette secte, de n'accepter que les faits, de les tordre à son profit. Mon avenir se dit-il, dépend d'une femme qui appartienne à ce monde. » De même Mme de Vandenesse suit son rêve intérieur et sent l'inévitable entraînement de son être vers Raoul Nathan : entre eux commence alors réternclle his- toire de ramour-sentiment, tel que peuvent l'éprou- ver deux élres délicats, nés avec des sens d'une finesse exquise; passe-temps délicieux pour Mme de

LES ARTISTES, 210

Vandcncssc, perte de temps irréparaMc pour l'artiste : <i La vie s'use, dit Nathan à Marie qui lui reproche de ne pas assez l'aimer, et vous aurez en quelques mois dévoré la mienne. Vos re[)roches insensés m'ar- rachent aussi mon secret. Ah ! vous n'êtes pas aimée ; vous l'êtes trop! "

Par delà les «uivrcs arrêtons-nous à l'enseigne- ment qui s'en dégage, à l'idée maîtresse qui y a pré- sidé, à la conception d'ensemble que le romancier eut de l'artiste; s'il y revient avec tant d'insistance, si, dans le cours de ses ouvrages, une question scmMe le préoccuper entre toutes, celle de la production, c'est qu'il en a senti la gravité, tout aussi hien qu'il a compris l'importance d'une hygiène mentale rigou- reuse et exceptionnelle pour ces êtres d'exception qui sont les hommes de pensée. Nous parlions plus haut de cet amour de solitude, de cet isolement intel- lectuel qui fait la force et la grandeur des intelligences d'élite. JjH vie entière de Halzac, «-ette vie unique- ment consacrée au travail nous paraît aujourd'hui la plus évi(h'ril(' démonstration de cette vérité d'àine. Intimement convain<;u qii'il n'y a pas de plus funeste entrave au laheurde l'esprit que sa dispersion même, et les entraînements mondains auxquels se trouvent (exposés la pliqtarl (h's artistes, \\ posa comme lui |)riiicq)(' de salutaire hygiène la règle de l'isolement, et il se l'applupia avec une sévérité dont aucun écri- vain pisqu'alors n'avait donné l'exemple. La vie iiiteHeeliielie et cii cela sa eoiiee])! ion noiissemhle juste - lui apparaît eoinme une sorte de j)récieu\

'2-20 CHAPITRE Vil.

trésor exposé aux perpétuelles indiscrétions d'une société jalouse qui ne demande qu'à s'en emparer. Il existe à cet égard dans la Cousine Bette, au milieu du développement psychologique de Wenceslas Stein- hock, cet artiste qui n'est autre que le Rubempré de la sculjHure, une page définitive, tant par la perfection de la forme que par l'élévation de l'idée, confidence suprême de Balzac sur cette question capitale : Il Le travail moral, la chasse dans les hautes régions de l'intelligence, est un des plus grands efforts de l'homme. Ce qui doit mériter la gloire dans l'art, car il faut comprendre sous ce mot toutes les créations de la pensée, c'est surtout le courage, un courage dont le vulgaire ne se doute pas, et qui peut-être est expliqué ici pour la première fois... Penser, rêver, concevoir de belles œuvres, est une occupation déli- cieuse. C'est fumer des cigares enchantés, c'est mener la vie de la courtisane occupéeà sa fantaisie. L'œuvre apparaît alors dans la grâce de l'enfance, dans la joie folle de la génération, avec les couleurs embaumées de la fleur et les sucs rapides du fruit dégusté par avance. Telle est la conception et ses plaisirs... Mais produire, mais accoucher, mais élever laborieuse- ment l'enfant, le coucher gorgé de lait tous les soirs, l'embrasser tous les matins avec le cœur inépuisé de la mère... mais ne pas se rebuter des convulsions de cette folle vie, et en faire le chef-d'o'uvre animé qui parle ù tous les regards en sculpture, à toutes les intelligences en littérature, à tous les souvenirs en peinture, ù tous les cœurs en musique, c'est l'exé-

LES ARTISTES. 221

ciilion et ses travaux. La main doit s avancer à tous moments, prête à tous moments à obéira la tête... Le travail est une lutte lassante que redoutent et «hérissent les iielles et puissantes organisations. Un };rand poète de ce temps-ci disait en parlant de ce labeur effrayant: » Je m'y mets avec désespoir et je le quitte avec chagrin. »

Il est rare qu'un artiste ne marque pas dans ses ouvrages, si impartial qu'il s'y manifeste, si discrète- ment caché derrière ce voile d'impersonnalité que G. Flaubert recommandait aux écrivains, les préfé- rences de son esprit et les tendresses de son àme. C'est ainsi que dans cette peinture de la vie de pro- vince qui s'appelle la Rabouilleuse, peinture pleine de lâchetés et de bassesses, de turpitudes et de crimes, un type nous apparaît vraiment puir et noble, noble par l'intelligence et le talent, pur par le cœur : Joseph Bridau, le frère de Philippe. Ce n'est j)as un person- najje d<; premier plan, en ce sens (jue I5al/.ac n'a pas voulu lui donner trop d'importance pour laisser leur (1 valeur w aux types principaux : Philipj)e IJridau cl Flore Brazier; mais par son caractère de contraste, il mérilf (ju'on s'y arrête. Si Balzac, en effet, a concentré «•M IMidippe Bridau toute; la haine et le mépris ([ue lui inspiiiiicnt la force luiilah' cl la grossièreté i\i\ sol- dat, le romancier, aux yeux «lu(|ucl la produclioii inlellectuelle représentait la suprême jjloirc, a incaruc ('i\ Joseph Hridau Tardsle cher à son cd'iir II est bien ridéal de Tarlisle tel (|iie le coin |ii-eiiail llal/.ac, cl il <'st chiir ipi'' réciivam a iiii.s liciiKuiip de hii-inême

222 CHAPITRE VII.

dans cette ébauche rapide, mais puissante. On trouve chez ce jeune peintre la vocation précoce, apparue dès le jeune âge, résistant aux objurgations des parents et aux difficultés des débuts, d'autant plus pénibles que la misère est proche. On y trouve ce sérieux et cette haute tenue d'une existence vouée tout entière au labeur, l'existence des véritables artistes. On y rencontre enfin cette générosité du cœur, cette impétuosité de sentiments, preuve de force et de surabondance de vie, digne accompagne- ment de la volonté tenace, le travail opiniâtre que nous avons observé déjà chczd'Arthez.

Voyez avec quel soin Balzac le pare de toutes les curiosités qui sont de nature â parfaire son éducation, à nous donner une haute idée de son intelligence : a II lisait bcaucoiqi, d se donnait cette profonde et sérieuse instruction (|ue l'on ne tient que de soi- même et à laquelle tous les gens de talent se sonl livrés entre vingt et trente ans. " Il se plaît à le différencier des ra[)ins vulgaires, des spécialistes cloîtrés dans leur atelier, qui se refusent à ouvrir les yeux sur la scène perpétuellement transformée du monde.

Voilà pour sa supériorité intellectuelle; quant à sa supériorité morale, elle éclate en toutes les parties (le l'rKMivre, non point seulement par opposition avec la bassesse de IMidippc, mais d'une manière absolue, lelle qu'elle brillerait dans un milieu tout différent. Méconnu longtemps de sa mère qui ne pouvait com- prendre sa valciii-, il ne lui en a pas voulu un instant,

LES ARTISTES. . 223

se rendant compte que les choses étaient telles parce que telles elles devaient être, et le jour la pauvre femme, à bout de tortures morales, voit enfin la vérité et qu'en somme elle n'a jamais eu qu'un enfant, le jour elle comprend ses injustices et en demande pardon à Joseph, il répond avec la Ijon- liomie des grands cœurs : « En voilà une charge ! Vous ne m'avez pas aimé! Depuis sept ans ne vivons- nous pas ensemble? Depuis sept ans n'es-tu pas ma femme de ménage? Est-ce que je ne te vois pas tous les jours? Est-ce que je n'entends pas la voix? Est-ce (|ue tu n'es pas la douce et indulgente compagne de ma vie misérable? Tu ne comprends pas la peinture? N[ais ça ne se donne pas." Tel il semble qu'aurait été Bal/ac en des circonstances analogues ; tel nous paraît le véritable artiste, noble et désintéressé, bourru quelquefois dans ses manières, mais de cœur haut et délicat!. ..

Le propre des créateurs de génie est de s'intéresser à toutes les manifestations de la vie, de s'attacher non seulement aux généralités, mais encore aux exceptions, aux exceptions avec [)Ius d'amour [)eut- étrc, [)arce que l;i rareté leur prête un regain d'in- térêt. Entre toutes, une des plus saisissantes est la supériorité inteUectuelIc ciie/, la femme, celle-là sur- Inul (pu Si; nianifcslc daii.s b' doiiiaiiic (h; bi vie COU- Icmpbilivc par la producliou artistique. Depuis (pie I liiiiuanilé pense e| Iriidiiil sa pensée sous forme ecnle, rinfénonlé spinluelie de la fenniKî a servi de lliemeaiix obseivalioiis des écrivains et aux décla-

224 CHAPITRE VII.

mations des philosophes; ces déclamations, elles peuvent toutes se résumer dans la phrase fameuse que le plus illustre des Misogynes aimait tant à répéter : « Les femmes ont les cheveux longs et les idées courtes. " Montrer que les lois psycholo- giques les plus universellement vérifiées comportent des exceptions, montrer que parmi ces exceptions la plus rare et la plus intéressante, une femme de génie, peut se rencontrer, et faire de cette création l'ohjet d'une œuvre d'art, il y avait de quoi tenter Balzac : la figure de Camille Maupin dans le roman de Béatrix a été le fruit de ses méditations sur ce sujet.

Une idée à priori devait nécessairement dominer cette conception et la rendre vraisemblable, comme elle la domine en fait et constitue la pensée maîtresse de l'œuvre : cette idée, c'était la virilisation à son maximum de la femme, qu'il nous monlrerasupérieure aux autres êtres de son sexe. Elle ne pouvait exister psychologiquement vraie, c'est-à-dire s'élevant au- dessus de la pure abstraction, que grâce à cette défor- mation voulue de sa nature intime, et à condition de l'élever au rang supérieur qu'occupe l'homme intel- lectuel dans l'ordre social. Tous les efforts de Balzac tendent en effet à la dégager de son sexe, à l'expli- quer par des tendances, une éducation, un milieu qui sont en tous points la contre-partie des tendances, de l'éducation, du milieu , des circonstances habituelles de la femme. Son éducation d'abord : elle s'élève seule, en garçon, parmi les livres, surveillée par

LES ARTISTES. 2i5

un vieux parent archéologue qui l'abandonne à ses instincts. La vie lui est révélée tout en théorie; mais si son esprit perd son innocence et sa pureté, l'àmc et le sentiment demeurent vierges chez elle : c'est un développement purement spirituel, qui donne nais- sance au.\ idées et comprime les sentiments. La nature lui apparaît donc en sa chasteté première, et ces révélations sont exemptes du trouble inséparable de l'initiation sentimentale.

C'est exactement, vous le voyez, l'inverse de l'édu- cation habituelle des femmes, qui arrivent aux idées par le sentiment, chez lesquelles le développement du cœur est généralement exclusif du développement intellectuel, et pour qui à l'ignorance entière des réalités de la vie succède brutalement une initiation soudaine, d'autant plus dangereuse qu'elle froisse en elles toutes les notions acquises. Nous n'avons pas à insister sur ce point, l'ayant déjà fait dans des études antérieures; rappelons simplement que la plupart d(;s [)ersonnages féminins étudiés dans le chapitre des Femmes malheureuses subissent une crise doni les causes sont |)récisénient celles-là.

La virjjMiité (hi s(;nliniciit est donc cbez la future Camille Maupin le résultat de sa nature et de son éducation. » Félicité n'avait aucune pente au mal : elle concevait tout par la j)ensée et s'abstenait du fait, n La première consérpience d'une lelU^ édu- cation est une conscience de sa supériorité, (raulanl [dus nette (pic la jeune fille a vécu dans un nnluii provincial. La seconde est la crainte, lliorrcnr du

11.

2-26 CIIAPITHF, VII.

mariage qui ne peut lui sembler qu'un jouj;, le plus insupportable de tous, puisqu'il implique l'abdica- lion de la volonté et de l'énergie féminine. La viri- lisation chez elle est même physique ; Balzac la pré- sente comme une beauté presque masculine : Il Elle a ce teint olivâtre au jour, et blanc au.K lumières, qui distingue les belles Italiennes : vous diriez de l'ivoire animé. Ce visage plus long qu'ovale ressemble à celui de quelque belle Isis de bas-reliefs éginétiques... Le front est plein, large, renflé au. v tempes, illuminé par des méplats s'arrête la lumière, coupé comme celui de la Diane chasse- resse, un front puissant et volontaire, silencieux et calme. La chute des reins est magnifique et rappelle plus le Bachus que la Vénus Gallipyge... se voit la nuance qui sépare de leur sexe presque toutes les femmes célèbres; elles ont comme une vague similitude avec l'homme ; elles n'ont ni la souplesse ni l'abandon des femmes que la nature a destinées à la maternité. "

Si nous nous arrêtions ici, la virilisation du per- sonnage, tant au physique qu'au moral, serait com- |)lètc et exclusive de toute féminéité. Mais Balzac n'a j)as voulu (ju'il vn fût ainsi. Quelque virile (ju'apparaisse Camille Maupin par l'intelligence et l'éducation, la nature ne l'a pas moins cvéce femme par le sentiment : c'est du contraste de ce sentiment ( t de (îcttc intelligence que naîtra le drame intime (pii est la raison d'exister du personnage. Car, en der- nière analyse, c'est bien une femme, et une femme

LES AUllSlES. 227

malheureuse, celte Camille Maupin. Si nous l'avons rangée parmi les artistes, c'est que sa valeur intel- lectuelle et la haute porté de son esprit permet- taient difficilement de l'assimiler aux autres. Par la puissance du sentiment, qui devient un motif de cruelles tortures, elle mériterait une place entre Mme de Mortsauf et Mme Graslin.

Quelles différences pourtant dans l'origine et la manifestation première du besoin d'aimer entre Camille Maupin et celles-ci! Tandis que, chez les héroïnes du Lys et du Curé de village, la vie senti- mentale a coexisté avec les premiers phénomènes de l'existence consciente, tandis qu'elle en a été la manifestation originale et unique , chez Camille Maupin et c'est le propre des natures intellec- tuelles — la prépondérance de l'esprit et la faculté d'observation ont étouffé le reste. Dès qu'elle a com- mencé à vivre, elle s'est regardée vivre, elle en a oublié de sentir. Contresens manifeste pour uneàme de femme, mais contresens nécessaire, parce qu'il est la marque distinclive de cette créature d excep- tion! Aussi par quelle cruelle revanche la nature <pii a toujours raison devait-elle reprendre ses droits! c'est-là, à notre sens, la vue la plus originale de l'ceu- \ rc, la plus vivîuite assuréincul, cl hi nuciix comprise (■»)mnie psychologie. iJalzac résume les causes de la (lise et la fait pressentir en des pages (pii méritent le premier rang dans ses créations, l'dle aime d'abord n\\ homnu; snnph'imMil beau ; la supériorilé de son esprit l'en (léfMjul»' vile, (•( (.Ile s'épic.'iid d un artiste

228 CHAPITRE VII.

qui complète son éducation, l'emmène avec lui, puis l'abandonne : est l'origine de son talent et de sa puissance d'écrivain; elle raconte sa passion et com- pose un chef-d'œuvre : a Elle était dans les plus violentes convulsions qui puisse agiter une ame aussi forte que la sienne, en se trouvant la dupe de son esprit, en voyant la vie éclairée trop tard par le so- leil de l'amour, brillant comme il brille dans les cœurs à vingt ans. »

Alors prend place dans son existence l'amour de Calyste de Guénic, tendre et timide, ardent et géné- reux, sorte de Chérubin, mais plus noble que Ché- rubin, qui s'attache à elle passionnément et donne- rait sa vie pour un instant d'amour. Ah ! si, répon- dant naïvement à cette naïve tendresse, repoussant loin d'elle toutes les raisons que lui suggère son esprit d'analyse, elle s'était abandonnée, si, entr'ouvrant les bras pour l'y recevoir, elle s'était donné simple- ment la peine de vivre et de goûter la vie, nul doute qu'en des instants de délices suprêmes elle eût connu de l'amour ce qu'il a de plus tendre et de plus inno- cent. Mais ici encore, son cœur est victime de son esprit : elle raisonne et réfléchit, alors qu'il lui suffi- rait de sentir : » Je vous ai repoussé par cgoïsme, lui dit-elle; tôt ou tard, l'âge nous eût séparés. " Avec lui elle joue comme autrefois la comtesse jouait avec Chérubin. » Une pureté comme la vôtre est si rare. 11 me semble que pour caresser le duvet sa- tiné de vos joues, il faut la main d'une i^ve sortie des mains de Dieu. » Mais la comtesse était })bis

r

LES ARTISTES. 22i>

osée qu'elle; elle était plus femme, n'étant que femme; peut-être aussi Chérubin était-il plus hardi?

De tels jeux néanmoins ne se continuent pas sans danger. Le cœur s'est illusionné un instant : il a cru qu'il s'agissait de protection et de maternité, alors que c'était bien d'amour; il s'est dérobé à la réalité, et quand il veut désespérément s'y rattacher, voici qu'il est trop tard et cjue l'image d'une rivale plus habile s'interpose entre lui et l'être aimé. N'est-ce pas l'histoire de bien des femmes qui, n'ayant pas aimé lorsqu'elles étaient jeunes, puis ayant ren- contré aux approches de la quarantaine une ame vierge s'offrant naïvement à elles, ont tremblé de la prendre et regretteront éternellement un bonheur qui, dans la vie, ne s'offre pas deux fois! Avec sa brutale et incisive franchise, Claude Vignon retourne le poignard dans la plaie de Camille : « Quand hier je vous ai fait l'éloge des femmes de votre âge, en vous expliijuant pourcjuoi Calyste vous aimait, croyez-vous quej aie pris pour moi vos regards ravis, brillants, enchantés? N'avais-je pas déjà lu dans votre àme? Les yeux étaient bien tournés sur moi, mais le C(eur battait pour Calyste. Vous n'avezjamais été année, ma (janvrc .Maiipiii, et vous ne le serez jamais après vous être refusé le beau fruit que le hasard vous a offert aux portes de l'enfer des femmes et (jui tournent sur leurs gonds poussées par le chiffre 50! »

l'.Ibî joue un rôle sublime, presque im[)ossible, et <|ui (lé[)asse l;i portée de ce (|ue con(;oit le dévoue-

230 CHAPITRE Vil.

ment féminin. N'ayant pas su être l'amante, ne pou- vant plus l'être maintenant, elle entreprend de res- ter la mère que, dans ses illusions d'autrefois, elle s'imaginait être uniquement. Calyste aime Bcatri.x de Rochide, et n'a plus qu'un désir : être aimé d'elle. Mais Béatri.x, en coquette accomplie, ne voit dans la passion du jeune homme qu'une occasion de faire souffrir un nouvel amant et de le désespérer en irri- tant ses désirs. Camille Maupin se sacrifie à cet amour : elle consedle Calyste et lui montre comment il poura parvenir à ses fins. Quelque opinion que l'on puisse avoir, au point de vue de la vérité psycho- logique, d'un pareil dénouement et j'avoue pour ma part qu'il me semhle être la partie contestahle de l'œuvre il faut y voir encore une affirmation nouvelle de la virilisation du personnage de Camille. Une telle conduite n'est point le fait d'une femme : elle est trop nohle et trop peu personnelle ! . . .

Dans mainte œuvre de Balzac, au travers de ses nombreuses et complexes créations, le portrait du " poète » se trouve esquissé; en inscrivant ici ce mot Il poète 1) , nous entendons l'employer non dans son sens étroit, mais dans sa plus large acception, dans son acception étymologique, comme synonyme de créateur, en quelque ordre que ce soit. Précisons davantage encore, et disons que Balzac désigne ainsi tout être avec des facultés {)eu communes, en dis- proportion avec son milieu, en lutte par conséquent avec lui, et ne devant attribuer ses souffrances à d'autre cause «pi'à ces facultés mêmes. Au cours de

LES ARTISTES. 231

cette étude, nous avons vu l'artiste que la faiblesse de sa volonté empêche d'atteindre au but que sem- blaient présager ses brillantes facultés, Lucien de riubempré et W^encelas Steinbock; nous avons vu celui qui, joignant à la supériorité intellectuelle une valeur morale encore plus rare, présente l'exem- plaire achevé d'un grand esprit : Joseph Bridau, et mieux encore Daniel d'Arthez. Qu'ils réussissent ou succombent dans leur destinée, un point leur est commun à tous; [)Our cxprnner mon idée, il me suf- fira de dire, employant l'expression de Stendhal, qu'ils sont différents (\u milieu dans lequel ils se pro- duisent; leurs aspirations sont en j)crpétuel désac- cord avec ce milieu, et c'est un germe de douleur (pi'aucune puissance humaine ne saurait étouffer, puisqu'il faudrait pour cela, ou modifier leur es[)ril, ou refaire le milieu social dans lequel ils sont appe- lés à vivre !

Toutes les é[)0(pies ont connu ce divorce , et si 1 on peut dire «pie les littératures de tous les âges s'en sont préoccupées, il n'est pas moins juste d'a- jouter que les écrivains modernes se sont comj)lu à renchérir sur leurs devanciers. Depuis Chateaubriand jusqu'à Ijaiidelaire, pour ne ciler (pu- des artistes de ce siècle, en passant par Shelley, Alfred (h; Vigny et l"'dgar l*oë, ce thème a été repris et dévelopjjé avec une éloquence plus ou moins grande. Nul mieux que ce dernier n'a précisé la ( anse de cettt' disproporlioii, <'t c'est à lui (pi'il faut revt'uir (piand on en veut cou- naitre les origines et préciser la portée : a Un ar-

232 CHAPITRE VII.

liste, a-t-il écrit, n'est un artiste que grâce à son sens exquis du Beau, sens qui lui procure des jouis- sances enivrantes, mais qui, en même temps, im- plique un sens également exquis de toute difformité et de toute disproportion. Ainsi un tort, une injustices faite à un poète qui est vraiment un poète, l'exaspère à un degré qui apparaît à un jugement ordinaire en complète disproportion avec l'injustice commise. Les poètes voient l'injustice, jamais elle n'existe pas, mais des yeux non poétiques n'en voient pas du tout. 1)

Balzac n'a certes pas connu cette délicate analyse du célèbre conteur américain ; mais il ne parait pas téméraire d'affirmer que, s'il l'avait connue, il se la fût appropriée sans hésitation, comme exprimant une de ses plus intimes convictions. La précision de formule, la brève concision d'Edgar Poë ne pouvait être le fait de ce cerveau, puissant, mais lourd, ayant l)esoin, pour se produire, de vastes étendues; il de- vait néanmoins arriver aux mêmes affirmations dans l'analyse des personnages de roman auquel nous fai- sons allusion; il devait y aboutir plus impérieuse- ment encore, lorsque, dans une œuvre de longue ba- leine, uniquement consacrée à la mise en oeuvre de cette idée, il allait pouvoir la prendre et la déveloji- j)er : j'ai nommé » Louis Lambert » .

Cette création, long martyrologe du » poète » , est en même temps une <inl< biographie. Mais à ce! égard, il convient de s'expii(juer et de ne pas donner à ce mot plus de portée qu'il n'en doit avoir. C'est

LES ARTISTES. 233

une autobiographie avec dédoublement de person- nalité. En effet, si la plupart des traits moraux pré- tés à Louis Lambert peuvent être revendiqués par le biographe comme appartenant en propre à Balzac, il faut avouer qu'à plus d'un point de vue Louis Lam- bert diffère du Balzac que nous connaissons, que ses œuvres nous ont fait connaître. Chose curieuse, ces parties complémentaires de son esprit se retrouvent très nettement dans l'esquisse du poète dont il fait le (i famulus " , Valter ego de Louis; c'est ce qui jus- tifie notre expression : dédoiiblenienl de personnalité. De l'homme extraordinaire, de l'être marqué par le sort pour une destinée anormale, Louis Lambert présente l'enfance solitaire et rêveuse, ennemie des jeux habituels à son âge, subissant la fatigue d'un dé- veloppement cérébral exce[)tionnel, car il manifeste dès ses premières années une précocité intellectuelle et des facultés d'assimilation peu communes. Comme son père, ou si vous aimez mieux son frère spirituel Balzac, Louis Lambert a une intelligence de philo- sophe et de poète; du philosophe il a l'intense curio- sité, le souci des causes elle don d'associer les idées; du poète, l'ardente et suave imagination. Ses facultés iuiaginatives nous semblent même les dignes rivales de celles que nous admirons le plus dans l'histoire litté- raire, ctsesconfidences nous rappellent les confidences analogues d'écrivains illustres : » Quand je le veux. . . je tire un vode sur mes yeux... Soudain je rentre eu luoi-niême et j'y trouve luie ehauibre noire les aciidciils (|;j la iiahirc vieunt iil se reproduire sous

■23i CHAPITRE VII.

une forme plus pure que la forme sous laquelle ils sont d'abord apparus à mes sens extérieurs. » ^e reconnaissez-vous pas dans une telle déclaration ce don de résurrection et d'obsession des images, cette forme particulière de vision psychologique qui constituait la qualité maîtresse d'un Flaubert et sur l'intensité de laquelle certaines confidences par lui faites, lorsqu'il écrivit l'empoisonnement d'Emma Bovary, ne peuvent laisser de doute : » En lisant le récit de la bataille d'Austerlitz, j'en ai vu tous les incidents, les volées de canon ; les cris des combat- tants retentissaient à mes oreilles et m'agitaient les entrailles : je sentais la poudre, j'entendais le bruit des chevaux et la voix des hommes... ce spectacle me semblait effrayant comme un passage de l'Apo- calypse. " Dans les « Confessions du mangeur d'opium 1) de l'essayiste de Quinccy, vous trouverez une déclaration exactement pareille, ainsi qu'en maint passage des œuvres d'Edgar Poë, avec cette différence toutefois que ces derniers n'atteignaient à cette prodigieuse obsession qu'à l'aide d'excitants artificiels, tandis que Louis Lambert ici lisons Balzac y arrivait ualurellcment et par le jeu nor- mal de ses facultés. Joignez à ce trait psychologique l'amour du merveilleux, du surnaturel, « ce goût pour les choses du ciel", comme dit éloquemment Balzac, et vous posséderez les Irails les plus saillants de son esprit!

Que pouvait devenir une organisation de celte na- liire dans l'épaisse et lourde atmosphère des collèges?

LES ART1STF:S. 235

OiTy pouvait-elle faire, sinon s'étioler et souffrir? Tous ceux qui ont le sens de ce qu'on a si justement nommé Farislocratic intellectuelle, et qui, arrivés à 1 à{TC d'homme, après avoir mûri leur esprit sous l'influence d'une culture personnelle, se reportent vers ces années de jeunesse que le vuljjalre appelle les plus heureuses de la vie, tous ceux-là se rap- pellent avec tristesse, sinon avec dégoût, cette promis- cuité, cet enseignement égalitaire qui ne tient compte ni des tendances ni des aptitudes individuelles, cette grossière férule de maîtres aveugles, accomplissant leur hesogne d'éducateurs comme une tache de ma- u(euvrcs. Tout ce qu'il y a dans l'enfant de délicat et de pur s'en trouve froissé; tout ce qui peut être la personnalité et la spontanéité (Vun esprit s'ouvrant à la vie en est atteint. Dans ce milieu, un maître par hasard se révèle-t-ihuoins pédant, moins inintelligent que les autres, son influence est étouffée; elle de- meure sans effet, parce qu'elle est tro}) exception- nelle.

Si des natures simplement distinguées ou plus dé- licates que la masse ont souffert cruellement de cette éducation artificielle, quelles intolérahles hlessures s'imaginc-t-on qu'ait pu endurer un es[)rit comme celui de f.ouis r^ambert! Tcjute la première pailie de l'ouvre est une peinture de la vie de collège avec ses misères et ses lâchetés, comme il n'en existe, (puî je sache, auciuie autre plus exacte. La vile cruauté de l'enfatit , la lounhî iiiiutelligence des maîtres, euMii et suiloul I is((lfincnl Iiorrildc du poète, toul

236 CHAPITRE VII.

cela est peint avec une vigueur et un relief qui nous prouvent à quel point l'illustre romancier avait lui- même l'expérience de cette vie, combien il en avait souffert, et avec quelle rancoeur ses souvenirs le re- portaient à cette période de son existence.

Les renseignements ( l) que nous possédons sur cette existence d'enfantcprrespondentaux traits les plus sai- sissants sur lesquels Balzac insiste dans l'analyse du caractère de Louis Lambert; ils peuvent se résumer par le mot que nous inscrivions au début •.différence. Différence entre Louis Lambert et les maîtres qui l'oppriment : a Notre indépendance, nos occupa- tions illicites, notre fainéantise apparente, nousyalu- rent la réputation incontestée d'être des enfants lâches et incorrigibles. Nos maîtres nous mépri- sèrent. » Différence avec les camarades qui deviennent des instruments d'op})rcssion. u L'instinct

(1) iNous avons sur toute cette période, et pour conlirincr l'Iiv- pothèse cC autobioçjraphie qui parait si vraisemblable, des rensei- gnements intéressants, recueillis par M. de Lovenjoul auprès, du directeur du collège tîalzac fut élevé. Aux questions posées par lui sur les aptitudes de Balzac, il fut ainsi répondu : ^ « Fendant les deux premières années, on ne pouvait rien tirer de lui, ni leçons ni devoirs : répugnance invincible à s'occuper d'aucun travail com- mandé. H a passé la plus grande partie de ce temps en pénitence, soit dans sa cellule, soit dans un bûcher ' il futcnfermé une semaine entière. On le regardait comme l'invaiiteur,'dù nibips.pour le collège de Vendôme, de la plume à trois^ becs,, avec laquelle il avait coutume de faire ses pensums... Il lui vint ensuite la pensée de devancer les occupations des classes de graunnàirèV pàp-des com- positions anticipées, tulles qu'il en voyait faire ou en entendait lire aux séances publiques par les seconds et les rhétoricicns. Aussi dès la (jualrième sa réputation d'auteur était faite ; son pupitre était encombré de paperasses. «

LES ARTISTES. 237

si pénétrant, ramour-propre si délicat des écoliers leur fit pressentir en nous des esprits situés plus haut ou plus bas que n'étaient les leurs. De là, chez les uns, haine de notre muette aristocratie; chez les autres, mépris de notre inutilité. "

Au milieu de ces souffrances et comme première compensation, nous découvrons ce sentiment de supé- riorité fait de la conscience d'une réelle valeur, sen- timent quia suffi pour soutenir bien des âmes nobles, l'ùût-il suffi pour soutenir Louis Lambert, parmi les crises de ces années d'enfance, et pour le réconforter dans l'abandon moral il vivait ? Cela n'est guère probable, et s'il fût alors demeuré seul et sans appui, le suicide eût été sans doute l'aboutissement logique de sa destinée. De semblables natures ne vivent pas uniquement j)ar l'intelligence. Si hautes et si puis- santes que soient leurs facultés spirituelles, il faut à ces âmes d'élite un objet digne de leur affection. Lambert est un philosophe, mais il est aussi, ne l'oublions pas, un poète doublé d'un artiste; à ce titre, et tel que IJalzac nous le dépeint, il ne peut se passer damier; il ne peut se passer d'une àme véri- tablement sœur et qui vibre à l'unisson de la sienne. Dans son isolement, il la rencontra, cette âme, et entre eux il se fit des échanges intellectuels tels que l'histoire littéraire nous en offre de rares et magni- fiques exeni[)les. Entre eux s'opéra cette communion spirituelle qui compte parmi les biens les plus pré- cieux d'ici-bas, parmi les plus nobles aussi, piiis- fpi'ollc rsf exciiinli' de loiil iiih'ri'-l ; ([iiclqiic chusr

238 CHAPITRE VII.

de ce que ressentirent l'un pour l'autre Montaigne el la Boëtie, Flaul)crt et Lepoittevin. Pythagorc et le poète, également solitaires, également désolés allèrent l'un à l'autre avec cette spontanéité qui attire les esprits seniblaLles : ils ne pouvaient faire autrement que de penser ensemljlc, de se communi- quer leurs rêveries.

Ne sont-ce point les légitimes compensations du poète ? Et de même qu'à certaines heures les enivrantes délices de la volupté peuvent consoler du mal d'ai- mer, de telles joies inconnues du vulgaire lui foui oublier la douleur de vivre. Joignez-y, si vous voulez avoir une idée complète du personnage, la faculté de contemplation portée à sa plus haute puissance, cette faculté souveraine de sortir de soi-même, de se dédoubler et de vivre dans le rêve, grâce à ce pouvoir qu'on a si justement nommé l'imagination sympa- thique. De à la création artistique il n'y a qu'un pas, puisque cette imagination est la condition de la nais- sance et de la persistance en notre cerveau des élé- ments affectifs dont l'harmonieuse coml)inaison produit les œuvres d'art. H y a une phrase au cours du roman qui en dit long sur cet état d'âme propre aux poètes et aux artistes : " Sens-tu comme moi, me demanda-t-il un jour, s'accomplir en toi, malgré loi, de fantasques souffrances? Si, par exemple, je pense vivement à l'effet que produirait la lame de mon canif en entrant dans ma chair, j'y ressens tout â coup une douleur aiguë, comme si je m'étais récl- h'ment coupé : il n'y a de moins (jue le sang. "

LES AUTISTES. 23.T

L'examen des doctrines philosophiques de Louis Lamhert trouvera sa place dans une autre étude, nous l'envisagerons à un point de vue exclusivement intellectuel, car, si difficile qu'il puisse paraître de séparer l'homme du penseur, la chose est pourtant nécessaire, si l'on veut avoir des deux une idée com- [)lcte et d'ensemhle. Une fois sorti du collège, Lam- hert ahorde le monde, et l'on sent, dès ses premiers essais, qu'il sera aussi malhahile à s'y frayer une route (ju'il a été malhahile à le faire dans cette petite société en réduction qui est l'intérieur d'un collège. Le divorce continue entre sa nature et la société, et la principale cause en est l'impossihilité pour lui do se plier à Vaction. En cela il est hien de son siècle et nous apparaît la preuve vivante d'une vérité depuis longtemps démontrée : plus nous allons en effet, et plus s'accentue la différence entre les hommes de pensée et les hommes d'action. Ce hcau rêve si sou- vent caressé et réalisé autrefois, en des temps d'éner- gie plus intense, d'une vie également grande par la pensée et par l'action, cerôveque fit I5al/ac lui-même car en cela, il faut hien le dire, il diffère essen- tiellement de Louis Lamhert nous scmhle aujour- d'hui complètement irréali.sahic l>"homme qui agit et riiomnie cpii pense se rencontrent et ne se recon- naissent plus, (juand ils ne se vouent pas mutuelle- ment à l'anathèmc. Le mépris de celui-ci poiir celui-là n'a d'égal (pie le dédain i\u preuiier jiour le second. (Jet état de choses a des causes profondes qu'il serait intéressant d'étudier, qui d'ailleurs ont

240 CHAPITRE VII.

été déjà examinées. Quoiqu'il en soit et pour revenir à Louis Lambert, l'action ne pouvait être son fait; dès l'abord, il y a renoncé. De même qu'il étouffait dans la lourde atmosphère des collèges, il se sent mal à l'aise au milieu du combat pour la vie. L'exis- tence des villes, avec ses conditions artificielles, répugne à sa nature : il était pour se développer au sein de la nature : « L'homme qui combat et qui souffre en marchant vers un noble but, présente certes un beau spectacle; mais ici, qui se sent la force de lutter? Je ne me craindrais pas dans une grotte au désert, et je me crains ici... Le monde est impitoyable pour l'inventeur, pour tout homme qui médite. Ici tout doit avoir un résultat immédiat, réel : l'on s'y moque des essais d'abord infructueux qui peuvent mener aux plus grandes découvertes, et l'on n'y estime pas cette étude constante et profonde qui veut une longue concentration des forces. »

Que de vérités lumineuses dans ces vue d'ensemble sur la vie en société ! Que de vérités dont les artistes sincères, Balzac tout le premier, ont fait et feront éternellement l'expérience! Mais, il faut bien dire le mot, Lambert n'était pas pour la bitte, même pour cette lutte sourde et silencieuse que soutient l'artiste en vue du triomphe (b' sou (t'uvre ! Ici encore Louis Lambert n'est plus IJal/ac.ll nu pas ces qua- lités de résistance tenace (jui ont permis à l'un de s'affirmer et de vaincre, faule desquelles l'autre suc- combera , nial^;ié la supériorilé de son es])nl liOuis LaiiilM'il élail mal armé pour la vie, et la

LES ARTISTES. 2 'i I

vie implacable le repousse comme un organisme incomplet!. . .

C'est quils furent toujours rares et exceptionnels, ajoutons: c'estqu'ils apparaissent de moins en moins fréquents, les artistes présentant cet harmonieux équi- libre des facultés mentales dont les époques de [jrande production nous ont laisse l'exemple. A mesure que s'est affiné le sens de la vie, à mesure que la sensibilité frémissante de ces êtres anormaux qui ont pour mission d'exprimer la Beauté s'est trouvée en contact plus directavec les épreuves jour- nalières, leur faculté de résistance et de vouloir s'est atrophiée et comme émiettée. Il en est résulté une manière toute spéciale et particulièrement fine de goûter l'existence, toute une sensibilité intellectuelle se manifestant en des œuvres que les vrais artistes auraient mauvaise grâce à regretter, puisqu'elles représentent la plus précise comme la plus délicate notation de leur façon d'aimer et de sentir. Il est permis néanmoins de regarder vers l'avenir, puisque i'a:uvrc du grand romancier nous v convie, et tout eu chérissant cequifutiVmw tendresse peu suspecte, iKjus avons l'obligation de nous demander ce qui sera. Il n'est pas besoin d'être grand prophète pour mar- (|uer quelques-unes au moins des conditions qui paraissent indispensables à un mouvement d'arl icformatcur. Il semble bien qu'une des [)remières, suion des plus importantes, doive être de se retremper au.x sources vivifiantes d'énergies nouvelles, et parmi ces énergies, \\ n'en sera piHil-êlrc pas de plus

•2ii GHAPITr. F. VII.

fécondes que celles dont nous voyons poindre les premiers résultats dans les transformations sociales. Il peut sembler difficile, pour ne pas dire plus, à des esprits dont les croyances se rattachèrent obstiné- ment à un idéal d'art aristocratique, d'entrevoir comme possible un avenir aussi directement con- traire à ce qui fut la religion de leur jeunesse enthou- siaste, et pourtant ils ne sauraient, sans encourir le reproche de tenir les yeux volontairement fermés sur ce qui est, méconnaître des transformations dont les conséquences s'étendront, n'en doutons pas, à la pro- duction même de l'œuvre d'art, comme aux condi- tions de sa durée!

CHAPITRE YIII

LA VIE BOURGEOISE

l'iincipe d'esthétique moderne posé par Balzac : L'imagination sym- patliique peut s'attaclier à toute classe sociale. La bourgeoisie : Ce^ar Biiotteau. Le bourgeois : Sens spécial donné au mot. Mélange d'honnêteté stricte, de siniplicité d'esprit et de va- nité. — Uapprocheuicnt entre lîirolteau et Homais : Ilomais, caricature de Birotteau.

I,a femme dans la bourgeoisie : Mme Birotteaii. Sa supériorité de jugement. La femme dans le j)cuple. Elévation morale de Mme Birotteau : Elle est la femme forte. Sa supériorité sur son milieu.

Ilidicules de Birotteau, rachetés jiar ses vertus : Birotteau grandi par le malheur.

Le parucini : Crevel. Points conununs entre Crevcl et M. Pruil- liomme. L'esprit saliriqvu' de Balzac. Crevel n'est plus seu- lement un portrait : c'est une caricature.

l.ii classe Iwurijeoise. Etudes de groupes : Les petits hourt/eois. Encore l'esprit satiricpie : Thuillier ; L'employé de bureau. Minard : L'inventeur de lieux conununs. l'iiellion: L honnr- leté niaise. Culleritle : L'cspi'it capable et gausscur.

la l'eyrade : Comment il domine ce groupe. Ses rclation> avec Mme CoUeville. I^a bourgeoise en (juêtc d'émotions. Le comédien dans La l*eyra«lc. Comment il est passé maître en l'art de tromper la femme. l'roiédé iiifailiiiiie : emjihase et cxagér.ation du senlimenl.

Dans les niciiiu'iHs |»i>j;f"^ *K; l'csar llirotlcati , l»;il/.ac ('< rit : .. l'nissc (((li' lusUmc l'Irc; le poème

2ii CHAPITRE VIII.

des Vicissitudes l^ourgcoiscs, auxquelles nulle voix n'a songé, tant elles semblent dénuées de grandeur, tandis qu'elles sont au même titre immenses. Il ne s'agit pas d'un seul homme ici, mais de toutun peuple de douleurs. » Cette phrase perdue au milieu du récit des malheurs de César Birotteau pourrait servir d'épigraphe à l'œuvre entière, car elle indique l'es- prit dans lequel elle a été composée, en même temj)s ([u'elle révèle sa portée. Elle en indique d'abord l'esprit, esprit d'universelle enquête, de curiosité générale, s'étendant à toutes les manifestations de la vie ; elle révèle cette sympathie sans bornes, le mot étant employé dans sa plus haute acception, qui se réfère à tout ce qui souffre, à tout ce qui vit, et ne considère aucune douleur comme indigne de retenir son attention.

Exprimer une pareille idée, c'est toucher à l'uni- versalité qui caractérisait Balzac, qu'il devait à cette faculté d'intuition en quelque sorte illimitée, grâce à laquelle son intelligence a pu embrasser tous les groupes d'individus qui s'agitent depuis les bas-fond.s jusqu'aux sommets de la société. C'est enfin toucher à un point capital de l'évolution littéraire moderne, poser un principe d'eslhétique qui a réagi sur la pro- duction intellectuelle de notre époque avec une autorité incontestable, à savoir que, dans le domaine des sentiments, il ne pouvait y avoir de négligeable pour l'artiste que ceux dont la peinture ne cadrait point avec son tempérament personnel, autrement qu'il devait s'arrêter à toutes les classes sociales el à

LA VIE BOURGEOISE. -245

toutes les catégories d'individus, qu'il n'existait plus de {troupes qu'on pût qualifier de non esthétiques^ c'est-à-dire qui ne devinssent susceptibles d'être transfigurés par l'éclat du rayon poétique. C'est en quelque sorte un principe d'affranchissement que pose Balzac, c'est en tout cas un cri de réaction qu'il pousse en faveur de la liberté. Nous n'avons pas à examiner ici jusqu'à quel point les disciples dii maître ont outré les conséquences d'une doctrine dont il s'était lait l'éloquent défenseur, jusqu'à quel point, forts de son exemple, ils ont donné dans de regret- tables excès et défiguré en quelque manière son idéal esthétique. Ce que nous pouvons dire simplement, c'est que dans la phrase de Balzac se trouve enfermée l'expression juste et précise d'une vérité théorique dont il s'est chargé dans ses œuvres de démontrer la rigoureuse exactitude : a II ne s'agit pas d'un seul homme ici, mais de tout un peuple de douleurs. " Ce qu'il a voulu représenter, ce n'a point été seule- ment IJirotteau, mais toute la catégorie des individus qui de près ou de loin avoisinent celui qu'il désigne de ce nom et qu'd choisit coruMu; héros.

Nous aurons à revenir plus tard, (juand il nous faudra résumer son génie, sur le haut caractère de généralité dont sont em[)reintes ses<*réations. Nous y trouverons alors une occasion de marqu<M' par (puds traits il se distinjjue d'une foule d'écrivaius (|ui se sont réclamés de lui avec énerjjie et (h)ul le procédé <le coucepliou (hnère r-idicideineiil (hi sicMi 11 ikiiis suffira |>our l'iuslaul de le l;iissei(iili<'viiir. ee prncechî

246 CHAPITRE VIII.

de conception qui est celui de tous les intuitifs et conduit aux généralisations.

Ou'est-il en effet, ce César Birotteau, sinon une synthèse de l'âme bourgeoise, la réunion en un seul personnage des qualités et des défauts correspon- dants, caractéristiques de cette âme bourgeoise? Synthèse non point factice et artificielle, aboutissant à une création abstraite, dépourvue de vie, mais bien au contraire à une création débordante de vie qui s'impose à l'esprit avec tout son relief moral et phy- sique. Et qu'on n'entende pas ici ce mot a bour- geois » dans le sens étroit que lui ont prêté certains littérateurs de cette seconde moitié du siècle. En considérant Birotteau comme l'incarnation du bour- geois, Balzac s'est attaché aune catégorie d'individus représentant cette classe de la société qui est arrivée par le travail à l'aisance à la fortune. Birotteau (piittc son pays avec un louis dans sa poche; il débarque à Paris il se place comme garçon de magasin et homme de peine ; l'existence lui est rude pendant les premiers temps; peu à peu, grâce à son assiduité, il gagne la confiance de ses maîtres et voit augmenter son salaire. Son ambition se borne à amasser une certaine somme pour s'en retourner vivre à la campagne. Mais voici que cette âme simple se prend à aimer, et au moment l'amour l'envahit, c'est avec la spontanéité et l'inconscience des natures primitives, avec ce caractère sérieux, presque tragique, que revêt l'instinct sexuel chez riiDinnu! du peuple et le paysan. Il épouse ccllequ'il

LA VIK BOUllGEOISE. 247

a choisie, et le lien d'affection qui les unit est si fort que vingt années après leur mariage, sa femme peul s'écrier, après un doute passager sur sa fidélité, cette phrase pleine à la fois d'injustice et de vérité pro- fonde : Il Aurait-il une maîtresse? // est trop bête, reprit-elle, et il m'aime trop pour cela! " Il est lro[) héte : c'est-à-dire, il a une àme trop simple, trop une, trop peu complexe pour désirer un honheur différent de celui qu'il goûte, pour s'imaginer des plaisirs autres que ceux qu'il a ressentis.

Honnête et rangé dans sa vie privée, il est dans son commerce un modèle de prohité et de conscience ; merveilleusement secondé d'ailleurs par une femme qui lui est supérieure, comme il arrive presque tou- jours dans cette classe, il voit sa fortune s'accroître et son jjien-étrc augmenter. Considéré par tous ceux qui l'approchent, il devient juge consulaire, et ce premier honneur 1 aveugle sur son propre mérite car nous touchons ici à la plaie secrète de sa nature : cet amour des dignités, ce désir de paraître, d'être quelque chose, qui envahit les espnls médiocres, leur faisant voir un idéal de vie pour lequel ils ne sont point nés. Du parvenu il a toutes les iusufli- sances et toutes les médiocrités; le portrait que r>al/ac fait de sou cspril loiulic à la caricature, (juoi- (pi'il nous apparaisse saisissant (\v vérité : » Il éj)ousa facilement le langage, les erreurs, les opi- nions du hourgeois de Paris, qui admire Molière, \«»Ilaire et Ilousscau sur paroh-, (jui achète; leurs (cuvres sans les lire, ipii soulicnl (jiic l'on doil dirt'

248 CHAPITRE VIII.

ormoire^ parce que les femmes serraient dans ces meubles leur or et leurs robes autrefois presque tou- jours en moire , et que l'on dit par corruption Il armoire " . Potter. Talma, Mlle Mars étaient dix fois millionnaires et ne vivaient pas comme les autres hommes; le grand tragédien mangeait de la chair crue, Mlle Mars faisait parfois fricasscr des perles pour imiterune célèbre actrice égyptienne. Les écri- vains, les artistes mouraient à l'hôpital par suite de leur originalité ; ils étaient d'ailleurs tous athées; il fallait bien se garder de les recevoir chez soi. " Qui ne reconnait à ces traits, grossis sans doute parla vision du créateur, le type de l'esprit médiocre, de l'intelligence étroite et bornée? Nous avons tous connu des Birotteau, et qu'est-ce autre chose, par exemple, cet Homais de Mme Bovary, qu'un Birot- teau d'ordre inférieur, avec la probité et la délica- tesse de cœur en moins? C4'est par en effet que Mirotteau se relève à nos yeux; cette beauté morale, dont nous aurons plus tard à noter des exemples, cette générosité d'âme lui communique je ne sais quoi de respectable rpii relient le sourire sur les lèvres et arrête le sarcasme. Balzac mdique la contra- diction entre son intelligence et son conir, et la résume ainsi : " Un homme pusdlanime, médiocre, sans instruction, sans idées, sans connaissances, sans caractère, et cjui ne devait |)oint réussir sur la place la plus glissante du monde, arriva par son esprit de conduite, parle seulimeiildu jiist(>, par la bonté d'une âme vraiment chrétieiuie, par amour pour la seule

LA V[E P.OURGEOISE, -2i9

femme qu'il eût possédée, à passer pour un homme remarquable, courageux et plein de résolution. "

A un tel homme, que son ambition devait perdre, le hasard avait donné la femme qui seule, par sa sagesse, fût capable de Tarréter sur la pente funeste il devait s'engager; car, aussi bien que César Birotteau résume en sa personne toute une classe d'individus, Mme Birotteau résume toute une caté- gorie de femmes, j'entends ces bourgeoises honnêtes et rangées qui par leur initiative et leur intelligente activité contribuent, mieux que toute autre cause, à la prospérité du ménage, dont elles représentent la moitié la plus éclairée. Inférieure en effet, dans les classes élevées de la société, à l'homme qui la domine par la hauteur de ses vues, la portée de son intelligence et cet ensemble de facultés créatrices dont il semble avoir été seul doué, la femme, dans la classe moyenne et surtout dans le peuple, lui est inll- niment supérieure |)ar la finesse de sa nature, la délicatesse de ses instincts, ce je ne sais quoi de délié qui lui permet de voir clair il est aveugle, de saisir des nuances il en est empêciiéparsa gros- sièreté native et sou manque de; tact. Voilà ce que Balzac avait senti et ce qu il a réussi à montrer en créant le personnage de Muie Birotteau. Assurément si un être au monde avail pu arrêter Birotteau, sa Ivinme l'eût fait; voyez, lorsjpu; le bouli(piier grisé j)ar ses premiers succès et sa rapide» fortune lui expose ses rêves d'avenir cl ses ainbilious l>our- geoises; tandis que vous uv décDiivrc/. élu-/. Birotteau

250 CHAPITRE VIII.

que prétentions et ridicules, vous ne rencontrez chez sa femme que l)on sens et tact. César lui fait part de ses visées politiques qu'il lui expose avec Tempha- tique orgueil du parvenu : « Tiens, Birotteau, sais-tu ce que je pense en t'écoutant? Eh bien, tu me fais l'effcl d'un homme qui cherche midi à quatorze iieures. Souviens-toi de ce que je t'ai conseillé quand il a été question de te nommer maire : ta tranquillité avant tout. Tu es fait, t'ai-je dit, pour êti'e en évi- dence, comme mon bras pour faire une aile de mou- lin. Les grandeurs seraient sa perte. " Et plus loin, quand Birotteau lui conte ses rêves de fortune, ses projets de spéculation sur les teri^ains : « Voilà donc les beaux projets c[ue tu roules dans ta caboche depuis deux mois sans vouloir n'en rien dire. Je viens de me voir en mendiante à ma propre porte : quel avis du ciel! Dans quelque temps il ne nous restera (jiie les yeux pour pleurer. Jamais tu ne feras ça, moi vivante, entends-tu, César? Il se trouve là-dessous quelque manigance que tu n'aperçois pas. Tu es troj) probe et trop loyal pour soupçonner des friponneries (liez les autres!... Tiens, ces .gens-là veulent ton argent. " Il semble au premier abord qu'il y ait dans ces paroles f(uelque amertume, (juelque àpreté, quelque chose de cet ascendant dominateur que l'épouse tente d'exercer sur celui (pu' la société lui a donné pour maître. N'y voyez, bien au contraire, que le bon sens, le tact délicat de la femme, plus intelligente que son mari, (pii comprend le danger de vouloir s'élever, (|ui pressent l'improbité, l'indéli-

LA VIE BOUIIGEOISE. ^51

catcsse, compagnes des spcculalions. D'ailleurs, elle haïsse vite le ton, car elle est avant tout soumise et résignée : « Allons, calme-toi, tu es le maître, après tout. Cette fortune, tu Tas gagnée, n'est-ce pas? Elle est à toi, tu peux la dépenser. Nous serions réduites à la dernière misère, ni moi ni ta fille nous ne te ferions un seul reproche. » Mme liirottcau est tout entière dans cette phrase, avec sa vertu modeste et ces qualités de résignation qui consti- tuent la femme forte au sens l'entendent les Écritures. Jamais elle ne sortira de la voie que lui marquent son devoir d'épouse et sa conscience de femme honnête. Simple et nohle incarnation de toute une classe d'êtres que la destinée condamne à d'ohs- cures infortunes et qui demeurent jusqu'à la fin supé- rieurs à leur milieu social!

Une fois engage sur cette pente fatale, Birottcau se précipitera à la ruine avec l'inconscience et la rapi- dité prévues par sa femme. Il a donné sa parole poul- ies achats de terrains; il signe le contrat et confie SCS fonds, le fruit de ses économies pendant vingt ans, au notair(; lîogum (jui s'enfuira par la suiliv Atteint de la folie des grandeurs, il veut (jue son intérieur soiten harmonie avec ses rêves d'auil)ili(jn : il y dépense en décorations, anieuhlement et frai.s d'aménagement près de soixante mille francs Mme IJirotU.'au ne dit rien, mais sa tristesse augmente ; elle a le j)resseutnucn( d'une ( ala.slroplie ; elle se mine sourdement, et tout ce qu'elle peut faire, c'est de conserver à son mari l'amour et la (idélilé dont

2)2 CHAPITRF VIII.

elle ne s'est jamais départie. Biroiteau voit toutes choses à travers le prisme de son ambition, et cet iiomme qui avait amassé une fortune grâce à la plus stricte économie, à la plus sage prudence, qui avait mis vingt années à se constituer un capital, en vient h ne plus calculer, à compter sur les chances pro- blématiques des spéculations pour combler le vide de sa caisse. En même temps que ses ambitions augmentent et que sa ruine se prépare, ses préten- tions vaniteuses se dessinent plus nettement; la phra- séologie de son langage prend les proportions du haut comique. Elle se manifeste en traits inoubliables qui sont demeurés typiques et presque proverbiaux. Il va trouver Vauquelin, le célèbre chimiste, pour lui faire part d'une découverte, lui demandant ses con- seils avant de l'appliquer à son industrie. » Vois, mon garçon, dit-il à Popinof, le commerce est l'inter- médiaire des productions végétales et de la science. Angélique Madon récolte, M. Yauquelin extrait, et nous vendons une essence. Les noisettes valent cinq sous la livre. M. Vauquelin va centupler leur valeur, et nous rendrons peut-être service à l'humanité, car si la vanité cause de grands tourments à l'homme, iMi bon cosmétique est alors un bienfait... Sois res- pectueux, Anselme, dit-il en entrant dans la rue demeurait Vauquelin, nous allons j)énétrer dans le sanctuaire de la science. " Lorsque l'ancien juge consulaire reçoit la décoration et qu'il revient chc/, lui après avoir été présenté à M. de Lacépède, le graud chancelier : n Ma femme, dit-il, M. de

LA VIE BOURGEOISE. 233

Lacépèdc est un grand homme; oui, autant que M. Vauquelin : il a fait quarante volumes. INIais aussi est-ce un auteur pairde France! N'oublions pas de lui dire : votre seigneurie ou monsieur le comte, u Si maintenant nous arrivons à la soirée de César, qui termine et résume la première partie de ce drame intime, nous y trouvons les plus accomplies des pein- tures qui aient été faites de ce milieu l)ourgcois, au- quel Balzac s'attachait avec amour, comme il s'était attaché à celui des hautes élégances parisiennes et de l'aristocratie. De ce milieu, il a su dire les petitesses et les ridicules, mais il en a proclamé aussi les grandeurs ignorées et les mérites méconnus : " C'était bien cette bourgeoisie qui habille ses en- fants en lancier, qui achète Victoires et conquêtes, le Soldai lahoiirenr^ admire le Convoi du pauvre, se réjouit le jour de garde, va le dimanche dans une maison de campagne à soi, s'inquiète d'avoir l'air distingué, rêve aux honneurs municipaux; cette bourgeoisie jalouse de tout, et néanmoins bonne, ser- vialjlc, dévouée; dupe de ses vertus et bafouée pour ses défauts par une société qui ne la vaut pas, car elle a du cfxnir précisément parce qu'elle ignore les convenances. "

César aux prises avec le malheur! c'est ainsi que Balzac intitule la seconde partie du roman. César grandi par le nial/it-iir, ainsi aurail-il [m iappidiM'l Du moins telle est l'impression (pii se dégage à la lecture de cette seconde |)hasc de sa vie; nous m- voyons chez ce héros des nueurs de la petite bour-

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25i CHAPITRE YIII.

geoislc qu'une représentation accomplie des ridi- cules et des infériorités de sa classe ; dans la seconde, par contraste la beauté morale et la rigide honnêteté du commerçant tombé donnent je ne sais quelle tra- gique grandeur et quelle étrange poésie à sa destinée misérable. La ruine commence et les malheurs racca])lent; les factures affluent, il faut les payer sans délai : à peine s'il lui reste quelque argent dans sa caisse; il se voit contraint de réclamer à sa clien- tèle tout ce qu'elle lui doit. Un dernier désastre s'al)at sur lui : il apprend que le notaire auquel il avait confié ses fonds a disparu, emportant son argent. La douleur est trop forte pour sa pauvre cer- velle, et la maladie mentale s'empare de lui. Il échappe à la mort; mais à peine convalescent, voici qu il lui faut lutter à nouveau pour prévenir la fail- lite, le déshonneur du commerçant. Alors commen- cent ces démarches humiliantes, ces demandes de crédit au.\ banquiers, véritable chemin de croix dont il connaîtra toutes les angoisses : chez les Keller d'abord, il lui est dit que « les affaires ne reposent j)as sur les sentiments » ; chez son ancien commis du Tillet, qui, parvenu à la fortune par des spéculations véreuses, l'écrase de son luxe insolent et de sa vanité de viveur. Du Tillet a tenté autrefois de séduire jNIme l5irolteau, et Mme lUrotteau lui a résisté; il a soustrait à son patron 3,000 francs, et celui-ci a bien vonhi fermer les yeux ; ce sont choses qu'il n'a pas oiilibées, et il a juré la ruine de Birotteau. Pourtant le reiit de ses malheurs semble l'apitoyer, et peut-

LA vu: BOURGF.OISK. 255

élre va-t-il le secourir; mais Birotteau gâte tout en lui rappelant le passe : « Du Tillct, dit avec emphase et gravite le bonhomme en se levant, je te rends toute mon estime. " Du Tillet ne lui par- donnera pas cette phrase qui l'atteint en plein cœur et envoie Hirotteau à Nucingcn, qui se joue de lui. Abreuve d'outrages, l'assasic de douleurs, il se voit oblige de déposer son bilan, et la scène dans laquelle Balzac le mijntre prenant cette résolution suprême est une des plus dramatiques de l'œuvre. Un seul parti lui reste à prendre : se faire oublier, travailler avec acharnement et désintéresser ses créanciers à force de laheur etdc veilles. Birotteau se révèle alors dans toute sa beauté morale et sa scrupuleuse hon- nêteté. Servi d ailleurs par les circonstances et par le dévouement des âmes généreuses qui l'entourent, il atteint au but quils'est proposé : la réhabilitation du failli. Ce jour-là, la joie l'étouffé, et il meurt étranglé par l'anévrismc.

A le birn prendre et pour conclure, il y a dans celte existence plus de grandeurs (pu- de petitesses! La noblesse du cieur fait oublier les ridicules de l'esprit, et le personnage se trouve lransli{;uré à nos yeux iiar s;i ciiiKliiitc in lace de I .■i(lv<MSité. Le sen- timent de lliiinMciir, poussé an pcunl on d se ren- contre chez Ibrullcan, n'esl p;is t'li»n;nc de v;d(nr certaines vcrlus (pu' le monde traite de sidijinns cl anxqnrilf.s \\ clcvf des statues. Scnicnicnl , coninie son champ d actn>n est limité dans b- cercle élnuldes intérêts domestiques, il demeure à jamais ignore et ne

256 CMAPITIiE VIII.

trouve sa récompense que dans l'estime de soi-même et les satisfactions de la conscience...

Il est un autre personnage qui a servi de plastron aux railleries de Balzac et c|ui, celui-là, nous paraît l>ien l'exemplaire achevé des ridicules et des peti- tesses de l'esprit l)Ourgeois : c'est Crevel. Sans doute il offre plus d'un trait commun avec César Birottcau, mais l'accentuation de son type dans le sens du parvenu l'en différencie totalement. Il est à la fois supérieur et inférieur à Birotteau : supérieur par l'éducation qu'il a reçue, par les milieux dans lesquels il s'est développé; inférieur, car il n'a rien de cette noblesse de cœur, de cette scrupuleuse hon- nêteté qui fait presque un héros de l'infortunée vic- time de l'honneur commercial; inférieur enfin parce que la vanité ridicule dont il nous apparaît bouffi, cette vanité qui l'accompagne dans tous les actes de sa vie, et qui communique à sa personne une sorte de grotesquerie solennelle, empêchera toujoui^s l'in- dulgence de se fixer sur lui.

Du a parvenu " , disions-nous, il présente tous les ridicules. Il a l'amour de ce qui est riche et voyant, semblal)le par aux enfants et aux sauvages c|ui tendent désespérément la main vers ce qui brille; c'est même le scid trait qu'il puisse avoir de com- mun avec les àmcs j)rimitive8, car tout en lui est ar- hficicl, et il n'est point jusqu'aux naïvetés de son misérable esprit qiu ne nous parai.ssenl accpuses et voulues. Il a ambitionné les honneurs hourgeois : ancien adjoint, garde national et maire, il a rempli

LA VIE BOURGEOISE. 257

ses devoirs avec la gravité digne qui caractérise le citoyen investi de fonctions dont il se plaît à exagé- rer l'iniportancc pour s'en jjien pcnclrer. Il en a con- servé cet air de haute supcriorilc, de parfaite suffi- sance qui se traduit en duretés à l'égard de ceux qui socialement sont ses subordonnés, mais n'hésite pas à condescendre jusqu'à l'humilité la ])lus basse dans les ra])porls avec ses supérieurs. Sur toutes choses il expose des vues d'ensemble, des principes immualdes, qu'il proclame bien haut, et dont la réunion forait le digne pendant des immortels axiomes de Joseph Prudhomme. Sa grande force est l'inconscience du ridicule. Comment en serait-il autrement? Il faudrait qu'il se vil lui-même, et voilà ce dont il est le moins capable. C'est sur l'amour qu'il faut l'entendre rai- sonner; là il est incomparable et n'a sans doute ja- mais eu d'égal : " Crevel avait un marché ferme avec Mlle Méloïse : elle lui devait j)0ur cinq cents francs de bonheui' tous les mois. Il disait à ce sujet aux négociants veufs aimaiil Irop leurs lilles, (pTil valait mieii.'v avoir des chevau.\ loués au uiois qu une écurie à soi. w «Son plus ardent désir est de possé- der iiiU! Icniiiie (lu iiioiide, (h* ee moiuh' il n'a jauiais péiieti'é, el (]ui lui parait à dislanee eoiiime un paradis iiiaeet'ssible : u Je puis V(»us 1 av(»iier, |e n ai jamais eu di- leiiinie eoiiinie il iiiiil, el \,\ plus grande de mes ambitions, c Cst d Cii conii;iilre iiiu". Les hoiins de Mahomet ne sont rien eu eoiiipaiaisoii de ee (pie |e me ligure les femmes du iiioii(h> Miiliu, c'est 111(111 ideiil, e (Sl ma lolie, el lelleiiieiil que.

258 CHAPITRE VIII.

voyez-vous, la baronne Hulot n'aura jamais cinquante ans pour moi » , dit-il en se rencontrant sans le savoir avec un des esprits les plus fins du dernier siècle. Il tente de la séduire, mais se conduit avec elle comme le dernier des Ijoutiquiers et se fait chasser comme un laquais. Il tombe entre les mains expertes de l'adorable Mme Marneffe, qui le traite comme un a toutou 1) . Un seul trait dans le cours du récit inter- rompt l'impression du ridicule que produit le per- sonnage, c'est son attendrissement final dans la fa- meuse scène avec la baronne. Mais le ridicule n'est pas lon^j à reparaître, et il atteint à son maximum lorsque Valérie joue devant lui la femme pieuse : Il Gros cornichon ! d s'écria-t-clle en poussant un infernal éclat de rire.

Il meurt comme il a vécu, et les horribles souf- frances de ses derniers moments sont impuissantes à atténuer le ridicule du j)crsonnagc. Il déclame jus- qu'à la mluule suprême : « Soyez calmes, mes enfants, la mort regarde à deux fois avant de frapper un maire de Paris! dit-il avec un sang-froid comique. Et puis, si mon arrondissement est assez malheureux pour se voir enlever l'homme qu'il a deux fois honoré de ses suffrages (Ilcin ! voyez comme je m'exprime avec facihté!), eh l»ien! je saurai faire mes paquets, Je suis un ancien commis voyageur, j'ai Tluabitudc. Ah! mes enfants, je suis un esj)rit forl. Papa, |tromets-mol de laisser venir l'Lglise à ton chevet. .laniais! répondit Crevcl. Que voulez-vous? j'ai sucé le lail de la Uévolulion, je n'ai pas l'espnl du baron

LA VIE BOURGEOISE. 250

cFHolbach, mais j'ai la force d'àme. Je suis plus que jamais régence, mousquetaire gris, ahbc Dubois, et maréchal de Richelieu ! " Ce n'est plus un por- trait, mais une satire combien cruelle, mais aussi combien profonde ! et qui demeure éternelle comme le ridicule qui l'a inspirée!

Après les individus, voyons les groupes, et pour les bien examiner, arrêtons-nous à l'œuvre des Petits Bourgeois. Ici encore Balzac sera notre guide, et ses facultés d'observateur s'y révéleront d initant plus précises qu'il aura plus de détails à peindre. Tout ce qu'il y a de plat et de mesquin dans la petite bourgeoisie, tout ce qu'il s'y rencontre de médiocre et de bassement intéressé, vous lelrouvercz réuni et comme condensé dans les cinq ou six personnages principaux qui sont les acteurs de ce drame domestique. Si l'on voulait établir luie com- [laraison ou mieux une opposition entre César Hiroi- îcaii d'une part, Crcvel et les Petits Boiirfjcois de l'autre, on arriverait à cette conclusion que la pre- mière (cuvre constitue un [»anégvri(pu>, les deux autres wnc satire de l'esprit bourgeois.

I'>n effet, dès le débul de (•(•Uc-ci, vuns alliv, vinr réunis tous les traits, ou ri<b(iib s ou nicsipniis. (pu <;iiii(l('riscii( «fil»' classe sociale. Il sciublr (pic Ual- /.ac ait cbcrclié in, de iuciik! (jii il la i.nl pour les journalisles (buis b s Illusions ncrdiics, ;i exeiver une Soile <le vengeance personnelle el à cjiikmI iirer coinnie D.niinM r, Ti.nies, ou (iaviiini l'eu iMiiiorle d aillciii'.s le poinl de dep.irt de la coiKtplion; nous

260 CHAPITRE VIII.

n'avons qu'à envisager les résultats, tout en consta- tant peut-être un parti pris de grossissement et d'exa- gération ! Voyez le principal personnage, Thuillier, celui qu'on pourrait appeler le principal "médiocre » de la pièce, le type achevé de l'employé de bureau : il Engrené dans la machine ministérielle, il cul- tiva peu les lettres, encore moins les arts; il acquit une connaissance routinière de sa partie et, quand il eut l'occasion de pénétrer, sous l'Empire, dans la sphère des employés supérieurs, il y prit des formes superficielles qui cachèrent le fils du concierge; mais il ne s'y frotta même pas d'esprit. Son ignorance lui apprit à se taire et son silence le servit. Il s'ha- hitua, sous le régime impérial, à cette obéissance pas- sive qui plaît aux supérieurs, et ce fut à cette qualité qu'il dut plus tard sa promotion au grade de sous- chef. Sa routine devint une grande expérience. Ses manières et son silence couvrirent son défaut d'in- struction. Cette nullité fut un titre, quand on eut be- soin d'un homme nul. )> Joignez à cette nullité quelque chose de la prétention et de la vanité bon enfant qui marque les hommes fiers de leurs succès féminins car Thuillier est un homme abonnes for- tunes. — Il a tout ce qui plaît aux femmes, l'aisance et la dcmi-élégancc de manières, la fausse distinc- tidii (jiii les séduit, la médiocrité d'esprit nui se ré- pand avec prolixité sur tous les sujets. Thuillier ne serait })as complet, si l'on ne lui adjoignait sa sœur IJrigittc, vieille fille qui ne vit que par lui et pour lui, ;;l()ii(Mise de ses succès mondains, s'exagérant

LA VIE BOURGEOISE. 261

leur imj)ortance, cl qui rcsscml)lc assez exactement aux mères follement éprises de leur fils, décidées par avance à fermer les yeux sur tout ce qui consti- tue en eux une tare intellectuelle ou morale.

Mais ici ce n'est point un type unique que Balzac va peindre, comme dans César Birotteau , le principal personnage a une telle importance, un tel relief, qu'il efface tous les autres et fait le vide autour de lui ; c'est toute une classe sociale, toute une caté- gorie d'individus vivant dans le même milieu, appar- tenant au même monde, agissant de concert et réa- gissant les uns sur les autres, se surveillant et s'é- piant, présentant en un mot, chacun avec les traits spéciaux qui marquent sa physionomie individuelle, un ensemlde de ridicules et de petitesses, caricaturés de parti [)ris, il faut en convenir, mais assez énergi- mcnt reproduits pour que nul n'hésite à convenir qu'il v a la synlhcsc de tout un monde; monde dont les dehors et les apparences se modifient et se modifieront avec les usages éminemment variahles, dont pourtant les tics et les manies, tout le fonds psychologique restera éli-nu^llcmcnl l(hiili(|ue. Nous avons vu l'escpiisse de Thuillier, le principal acteur. Voyons maintenaut les comparses : D'ahord Minard : » Talcnl houffi, s'épanchant en phrases filainhcuscs, picuanl I (il)S('(|iii()sil(' |)oiir (h' la po- litesse et la formulr [idiii- de 1 ts|)nt, \\ (h'Inlail des lieux communs avec un aplnuiii et une rondeur qui s'acceptaieni (((ninic (h- 1 clixincnce. Ces mois qui ne discnl rien cl rcponihnl à IomI ; progrès, vapeur,

15.

262 CHAPITRE VUJ.

liltume, f[arde nationale, ordre, clément démocra- tique, esprit d'association, légalité, mouvement et résistance, intimidation, semblaient à chaque phrase politique inventés pour INIinard, qui paraphrasait alors les idées du journal. » Puis Phellion, repré- sentant la niaiserie carrée et honnête : a Ce mo- dèle du petit bourgeois offrait autant de vertus que de ridicules. Subordonné pendant sa vie bureaucra- tique, il respectait les supériorités sociales...; véri- tables comparses de la grande comédie sociale, Phel- lion, Lendigeois et leurs pareils remplissent les fonc- tions du chœur antique. Ils pleurent quand on pleure, rient quand il faut rire, et chantent en ritour- nelles les infortunes et les joies publiques... Cet hon- nête vieillard est toujours digne : la dignité sert à expliquer sa vie. Il a élevé dignement ses enfants, il est resté père à leurs yeux, il tient à être honoré chez lui, comme il honore le pouvoir et ses supé- rieurs. Il n'a jamais eu de dettes. Juré, sa conscience le fait suer sang et eau à suivre les dé]>ats d'un pro- cès, et il ne rit jamais, alors que rient la cour, l'au- dience et le ministère public. Eminemment serviablc, il donne ses soins, son temps, tout, excepté son ar- gent. " La Bruyère, il faut l»ien le dire, eût signé ce portrait. Enfin Golleville, le bourgeo s capal)le et gausseur : " Toujours gai, rond, bonhomme, diseur de (juolii)ets, faisant des anagrammes, il l'C- préscntait la faculté sans le succès, le travail opi- niâtre sans résultat, mais aussi la résignation jo- viale, l'esprit sans [)ortéc, l'art inutile, car il était

LA VIE BOURGEOISE. 2G3

excellent musicien et ne jouait plus que pour sa fille. 1)

Une fois posés les personnages principaux du roman, Balzac dresse devant nous celui qui les relie les uns aux autres, qui nous semble le trait d'union entre eux tous. Il tient les fils de ces pantins et les fait se mouvoir suivant sa volonté à raison de l'influence que lui vaut une apparente supériorité. Balzac se plaît dans une longue description phvsiquc et mo- rale du personnage à montrer, en insistant sur les détails physiologiques, ainsi qu'il en est coutumier. Il le présente commcun type de race « un de ces hommes pâles, assez gros, à l'œil quasi troublé, pire espèce de la Provence. Il se met en mouvement chez eux une espèce de bile, d'humeur amèrc qui leur porte à la tête, les rend capables d'actions féroces, faites à froid en apparence. » Qui ne connaît ce tvpe, un des plus dangereux parmi C(,mix qu'on a nommés, suivant une expression commune mais énergirjuc, des rageurs à froid? Ils vont droit devant eux, fort peu sou- cieux des considérations habituelles de moralilé un de devoir, uuitpiemeut préoccupés ilu but à atleiudre el prêts à briser tout ce qui leur semlde devoir être uu ol»sl;ul(v

Quflb' loiliMir pDiir un p;ii<'il boiniuc (\r loinber (huis INI p.ii'cd indien! Donc d Hue i;u'e ciilciile des siliialions (pTil préleiid e\pb)iler, d une soi'U' d iiilni- liou psycbologifpie des personnages médiocres (pi il approche, |oignaiit à ces facultés, (pu S(nil une ;ii'nu> puissante à reiiconlie de ceux cpii s i-u Iroux l'iil lola-

264 CHAPITRF, VIII.

Icment dépourvus, une étonnante facilité de parole, un bagou étourdissant, il dominera tout ce monde du haut de son apparente supériorité. Si l'on ajoute la réputation de charité et de dévouement qu'il s'est faite à dessein pour tromper plus sûrement, on aura une idée à peu près complète du personnage.

C'est d'abord à Mme Colleville qu'il s'attaque, à la femme mûre, ayant aspiré à l'amour et ne l'ayant jamais rencontré, sentant que l'âge vient tout sera irrémédiablement perdu, et se raccrochant avec dés- espoir à la ressource suprême qui s'offre. Avec elle il jouera la comédie de l'amour sincère, protestera de sa passion et aura toutes les chances de réussir; non qu'il l'aime ou ressente pour elle un de ces ca- prices passagers qu'inspirent souvent aux très jeunes f^ens les femmes de cet âge, mais il a besoin de lui donner l'illusion de l'amour pour arriver à son l)ut : épouser sa fille. Il flatte en elle tous les sentiments jusqu'alors comprimés. Il y emploie toutes ses res- sources, même celle d'une dévotion habilement cal- culée, n'ignorant pas combien est puissante l'inter- vention des choses pieuses au milieu des choses d'a- mour. 11 lui glisse dans l'orcilb; des phrases ardentes et réservées tout ensemble, des propos d'amour et de j)iété, de savantes et chaleureuses déclarations la ruse du hardi tentateur est déguisée sous de pieuses réticences. Mme Colleville s'est, en effet, réfugiée dans la dévotion comme dans une sorte de consola- tion au.v désenchantements de sa vie passée, qui n'a pas laissé que d'être orageuse. Balzac peint cette

LA VIE BOURGEOISE. 265

crise d'âme à l'aide de métaphores qui présentent une véritable grandeur tragicpie : «Elle entendait une voix autrement criarde et, attendu que sa reli- gion était un masque nécessaire à porter et non une conversion, qvi'elle ne le déposait pas, parce qu'elle y voyait une ressource, et que la dévotion feinte ou vraie était une manière d'être appropriée à son ave- nir, elle 'restait à l'église comme dans le carrefour d'une forêt, assise sur un banc, lisant les indications de route et attendant un hasard, en sentant venir la grande nuit. "

Ce hasard, c'est Théodore de la Peyrade, qui se présente à point au milieu de cette " grande nuit » à laquelle Balzac compare le vide de son âme. Il mène avec une telle habileté son entreprise amoureuse, qu'il ne paraît guère possible que Flavie Collevillc ne succombe pas. Après sa ])rcmière déclaration il laisse passer un certain temps, le temps néces- saire pour qu'elle produise son effet; puis, quand il la revoit, s'étant fait désirer, ce sont de nouvelles paroles d'adorateur : « Oh! voilà ]>ien la femme que j'ai rêvée, s'écrie le Provençal avec cette extase et cet accent qui n'embrasent que des âmes et ne sortent que des lèvres méridionales. Pardon, ma- dame, dit-il en se reprenant et revenant d'un monde supérieur à lange; exilé (|u'd regarda pKMiscnïcnt; pardon, je reviens à ce que je disais. » Sentant enlin qu'elle est bien à lui, il se fait plus hardi : u l'^h ! l)ien, oui, je vous aime, dit-il, et je vous ainie d'une affection sans bornes. Vous êtes au-dessus diiuc foule

266 CHAPITRE VllI.

de petites considérations s'entortillent les sots. Entendons-nous. » Notez bien que la Peyrade ne sonj^e nullement à faire de Flavie sa maîtresse : elle n'est pour lui qu'un moyen d'arriver au mariage qu'il désire. Mais pour atteindre à son Lut, Flavie ne suffit pas. Il lui faut gagner les bonnes grâces du père, non pas de Colleville, mais de Tbuillier, qui sait que Céleste est sa fille. Il flattera ses aml)itions, lui per- suadera qu'il ne peut ainsi demeurer dans l'oisiveté, qu'il se doit à son pays, et comme Tbuillier fasciné s'étonne et demande la cause d'un si vif intérêt, la Peyrade lui avoue en confidence que cette cause, c'est son amour pour Céleste : a Votre chère petite Céleste et mon amour vous réj)ond de tout mon dévouement. Que ne ferais-jc pas pour un beau- père ! C'est de l'égoïsme, c'est travailler pour moi! " S'être attaché Mme Colleville en lui donnant l'il- lusion d'une passion sincère, avoir gagné Phellion en caressant son aml)ilion, cela ne lui suffit pas en- core; il lui faut l'estime de l'intègre et stupide Phel- lion, chose d'autant plus difficile que Phellion se défie de lui, ayant les plus graves soupçons sur la pureté de ses mrcurs. Il y arrivera néanmoins, grâce à son admirable souplesse d'esprit, grâce à cet art extraordinaire de comédien qu'il pousse au point de s'identifier complètement avec la personnalité de ceux (ju'il veut duper, et de revêtir cette personnalité (b; telle manière qu'on sa présence ceux-ci s'imagi- nent être en face de leur propre image : » Il était iiiqxjssible à Phellion d'être })lus Phellion que Théo-

LA VIE BOURGEOISE. 267

dore en ce moment n'était Phellion. » Il faut lire la scène d'un bout à l'autre, car aucune analyse n'en saurait donner l'idée. Tous ces personnages assuré- ment sont bien petits et bien mesquins; petits et mes- quins par la bassesse de leurs sentiments, par la mé- diocrité de leur intelligence, ils nous représentent un monde assez peu digne d'intérêt; mais puisqu'il faut tout peindre, puisque Balzac a tout peint, puisqu'au- cune classe de la société ne lui est demeurée indiffé- rente, reconnaissons que dans cette ceuvrc il a dé- ployé autant de génie inventif, il a manifesté autant de sympathie psychologique, il a conçu ses person- nages, ou médiocres ou vils, avec un relief aussi sai- sissant que lorsqu'il avait à nous montrer ses plus puissantes créations ou ses plus attendrissantes figures féminines.

A tous ceux qui rapj)rochent, la Peyrade pa- raît supérieur, tout au moins par son audace. Il est sim[)lement expert en l'art de les manier, surtout en l'art de s'adresser aux femmes; il sait comme on les prend et par quelles paroles elles se laissent séduire. Le seul développement de la passion sincère, l'ex- posé tout simple et tout franc d'un sentiment vrai ont, dans la j)lupartdes cas, bien moins de chance de réus- sir (pit; les phrases prétentieuses et solennelles, les (b'claratKjiis empli.itiqiies et guindées. Soyez francs, mettez sMnplement votre (-(eur à nu, sans apostro- phes; vous paraîtrez froid. Usez-en au contraire connue Théodore de la Peyrade, forcez un senliment jusqu'à le rendre prescpie ruliiule dans sou exprès-

268 CRAPITRE VIII.

sion, VOUS aurez toutes chances d'emporter la place. Tous les « hommes à femmes " ont été plus ou moins des Théodore de la Peyradc.

Qu'importe, après de tels portraits, de connaître l'affabulation du roman ! son déveloj)pement et ses conclusions ! Qu'importe de savoir si Théodore épou- sera Céleste ou non, si Thuillier arrivera aux hon- neurs qu'il convoite ! L'important est d'avoir précisé les caractères qui évoquent au dedans de nous les personnages réels, faits de chair et d'os, éternelle- ment vrais, que nous coudoyons dans la vie et qui ressemblent aux prototypes du romancier'

CHAPITRE IX

LA VIE DE PROVINCE

Haine de Balzac pour l'esprit provincial. Première partie des Illusions perdues. Les portraits n'ont pas vieilli : Le fjcnlil- honime camj)a{»nard : M. de Cliandour, prototype du Rodolphe de Madame Bovary. M. de bai)itot, M. de Barta. La préten- tion jointe à l'ijjnorancc.

Grossissement voulu des traits physionomiques. Procédé iden- tique à celui de la caricature. Les conversations complètent les portraits.

La bassesse des sentiments. Rapproclicinent avec La Bruyère : Les âmes pétries de boue et d'ordure. Minoret Levrault. Goupil. Mme Crémière.

Quelques âmes nobles, par exception : I^e docteur Minoret. L'abbé Chaperon. Ils vivent isolés, sans rapports avc<; les autres.

Solidarité de la vie de province. La vieille tille : Mlle Cormon. Le désir du mariage devenu obsession : elle suscite la pitié plutôt que le sarcasme. Elle est duj>c jusqu'à la tin.

Le rri'iiloiii' de l\|)(s, railislc (|iii avait su porcor ù jour el iK'indio diiiK' loiiclic si vigoureuse tant et de si jniissanls iustincts, ne jxxivail (Icinciircr iiiseii- silde aux ridicules de la province (loinnie tous les {grands esprits et parce (ju il était un jjrand esprit, jufjcant ave(t celte ahsencc de convcnlions (pii c arac- tcrise tous ceux qui pensent |)ar eiix-niéines. IJal/.ac

•270 CHAPITRE IX.

devait porter une haine vigoureuse à ce milieu, le plus favorable à la naissance et au développement des préjugés. Il l'a peint avec l'implacable rigueur de l'homme qui a souffert d'une chose, et qui apporte dans la peinture de cette chose une àprcté d'autant plus grande qu'il tend pour ainsi dire à se venger d'une injustice contre lui commise. La femme elle- même, pour laquelle il professe ce culte et cette adoration propres à tous lcs| grands » féminins », la femme, pour laquelle il n'a jamais assez d indulgence (juand elle succombe, la femme de province n'échappe pas à ses sarcasmes et à ses attaques. Dans ses scènes de la vie de province, il la montrera luttant parfois contre son milieu, s'essayant à un développement, à une culture contre laquelle réagira ce milieu même, mais presque toujours entachée de cette affectation ridicule qui sera pour elle une tare indélébile et gâtera ses meilleures tendances : « A Paris, dit-il, il existe plusieurs espèces de femmes : il y a la duchesse et la femme du financier, l'ambas- sadrice et la femme du consul; il y a la femme comme il faut de la rive droite et celle de la rive gauche ; mais en province il n'y a qu'ime femme ; et cette pauvre femme est la femme de province. " Vous voyez dans cette phrase une condamnation en dernier ressort, sur laquelle il ne reviendra plus, condamnation injuste sans doute, puisqu'elle enferme dans un jugement d'enseml)le toute une catégorie d'êtres et qu'il n'y a en ce monde que des indivi- dus^ nuiis (pii dénutnlre nna fois de plus \v carac-

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tère de son intelligence intuitive et gcnéralisatrice!

Pour bien comprendre à quel point est poussée sa haine de Tesprit de province, il faut s'arrêter à une œuvre, ou plutôt à la première partie d'une œuvre dans laquelle il s'est plu à grouper les principaux types de provinciaux ridicules, les faisant valoir les uns par les autres et les réunissant de parti pris, afin de pouvoir mieux les détailler : j'entends la première partie des Illusions perdues. Quand on l'envisagerait simplement comme un ensemble de portraits, elle mé- riterait d'être étudiée à part et qu'on s'y arrêtât lon- guement. Ce roman n'a d'ailleurs pas vieilli; car le propre du génie de Balzac est de créer pour l'avenir et de peindre d'une touche assez vigoureuse pour que ses conce[)lions, dans leur ensemble sinon dans leurs détails, soient et demeurent à toute époqu<> d'une entière vérité. Nous retrouvons dans les descri})tions (jn'il MOUS donne, dans l'analyse morale (|u il lait des types représentés, les traits généraux des personnages qu'il nous est loisible de coudoyer aujourd'hui et d'examiner dans notre société actuelli-.

Hal/.a(' décrit la soirée offerte par Mme de Uar- geton aux principaux personnages (pu lialutent la ville d'Angoulême et devant lesquels elle veut pro- duire le jeune Lucien de Rubempré. Il convient de manpiir des Taliord le cniiliMsIc (h-s idées (pu explupie le c(»iilrasle des personnages (pie IJalzac va peintire : liU<'ien de Hubempré re|)resenlail, dans cette première partie du roman, la délicatesse et l'arislocial K du .sentiiiieiil connue di I iiilcllifjeiice.

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Lucien de Rubempré le poète, c'cst-à-dirc l'être fragile et faillie, mais doué d'une sensibilité exquise et toute frémissante; la société dans laquelle il paraît présentait au contraire toutes les médiocrités intel- lectuelles. Balzac craint sans doute qu'on ne trouve sa peinture ou fausse ou trop hardie, car il prend soin de qualifier u d'extraordinaires, ces personnages que les gens auxquels la province est inconnue seraient tentés de croire une fantaisie " .

C'est d'abord le fat, l'homme satisfait de lui-même, de sa beauté physique et de sa prestance corporelle: M. de Chandour. Après une dcsci'iption minutieuse de son costume, Balzac ajoute : « Tout son vête- ment avait un caractère exagéré qui lui donnait une si grande ressemblance avec les caricatures, qu'en le voyant les étrangers ne pouvaient s'empêcher de sourire. Stanislas se regardait continuellement avec une sorte de satisfaction de haut en bas, en A'érifiant le nombre de l)Outons de son gilet, en suivant les lignes onduleuses de son pantalon collant, en cares- sant ses jambes par un regard qui s'arrêtait sur les pointes de ses bottes. » C'est l'homme à femmes dans toute la force de l'expression, le désœuvré qui passe son existence dans la perpétuelle poursuite des succès féminins, le beau mule triomphant et victo- rieux : Il La plupart du temps, ses discours com- portaient des gravelures comme il s'en disait au dix- huitième siècle. Ce détestable genre de conversation lui procurait rjuelqucs succès auprès des femmes, il les faisait rire. " Vous reconnaissez à ce portrait

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le prototype et le précurseur du Rodol[)he de Ma- dame Bovary.

A côté des prétentions physiques, il y a les préten- tions intellectuelles. M. de Saintot les incarne, et le ridicule est encore plus saisissant, car la prétention est plus disproportionnée. Celui-ci passe pour un savant, et toule la ville est en admiration devant lui. Toute proportion gardée et en marquant les diffé- rences qui peuvent exister entre un village et une ville, il nous apparaît comme le «Homais» d'Angou- léme ; il en a la suffisance vaniteuse et l'imLécillité :

« Ignorant comme une carpe, il n'en avait pas moins écrit des articles sur les eaux-dc-vic dans un dictionnaire d'agriculture, deux oeuvres pillées en détail dans tous les articles de journaux, et il était question de ces deux produits. Tout le département le croyait occupé d'un traité sur la culture moderne. Si quelqu'un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des pa[)ier8, cherchant une note égarée ou taillant .'^a plume; mais il employait en niaiseries tout le temps qu'il demeurait dans son cabinet; il y lisait longuement son journal; il sculptait des bou- chons avec son canif; puis le soir il s'efforçait d'ame- ner la conversaliou sur un sujet fjui lui penuil de dire : » Il se trouve dans Cicéron un passage qui semble avoir été écrit pour ce qui se passe de nos jours. i> Il récitait alors son passage au grand ctonnement des auditeurs, (jiii se disaieul entre eux :

Il Vraiment .Vslf)lplie est un puits de science. »

Voici M. de Hrébion, l'homme aux prétentions

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d'artiste : il se croit dessinateur et fait pendant à M. de Barta, qui s'imagine être musicien. Les tares morales viennent se joindre aux tares intellectuelles : (i Chacun d'eux donnait le bras à la femme de l'autre. Au dire de la chronique scandaleuse, cette transposition était complète. Les deux femmes, égale- ment préoccupées d'un fichu, d'une ganture, de l'assortiment de quelques couleurs hétérogènes, étaient dévorées du désir de paraître Parisiennes et négligeaient leur maison tout allait à mal. "

Le trait commun à toutes ces peintures est évi- demment un grossissement voulu, prémédité par avance; mais c'est une condition inhérente au genre même du portrait : vous la trouvez au même titre chez les plus célèbres des écrivains qui y ont excellé, chez La Bruyère par exemple, dontil convient de rapprocher ici Balzac. Les procédés sont identiques, et dans maint passage le style diffère si peu, qu'on pourrait s'v tromper. De même que l'art de la cari- cature tire ses effets les plus saisissants de l'accen- tuation quasi invraisemblable des traits physiono- uiiqucs les plus marqués du personnage, de même aussi cette caricature morale dont La Bruyère nous a fourni les exemplaires les plus achevés, et que Balzac à sa suite appliquait auv nireurs de son temps, doit son intensité, sa puissance d'obsession au gros- sissement, voisin souvent de la déformation, que l'artiste fait subir à la réalité. Vous avez vu les por- traits ; écoutez les conversations : Lucien de Bubciiipré. proué par Mme de Bargelon, vient de

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réciter des vers de Chénier : " Trouvez-vous cela bien amusant, Fifine? dit à sa voisine la sèche Lili, qui s'attendait peut-être à des tours de force. Ne me demandez pas mon avis, ma chère; mes yeux se ferment aussitôt que j'entends lire. C'est fort bien déclamé, dit Alexandre ; mais j'aime mieux le Avhist. " Et encore : " Mais nous étions venus pour entendre des poésies de M. Chaudron, et vous nous donnez des vers (verse) imprimés. Quoique ces mor- ceaux soient fort jolis, par patriotisme ces dames aimeraient mieux le vin du cru. Ne trouvez-vous pas que la lanjjue française se prête peu à la poésie? dit Astolphc au directeur des contributions. Je trouve la prose de Cicéron mille fois plus poétique. La vraie poésie française est la poésie légère, la chanson, répondit Chatelot. La chanson prouve que notre langue est très musicale " , répondit Adrien.

Ce que nous avons vu jusqu'ici, ce sont des ridi- cules tenant plutôt à l'infériorité de l'esprit qu'à la bassesse du cœur. Dans le roman d'Ursule Mi- l'Oîiet, c'esl cette bassesse du co'ur (h)iinant nais- sance aux actes les plus vils et les plus méprisa- bh's fjuc IJalzac étudie, qu'il analvse avec un luxe de détails, unr snrahondancc (h' lails peu «Dni- mune. Tous hs |)(MSonnages qui s'agitent dans hi petite ville de |iroviiuM' autour de la suc(^ession i\u vieux docli'iii- Minorcl ajjparlicnncnt à la catégorie la plus niiscialilc ; ds donncnl de ICspccc liiniiaine, envisajjéc dans ses rcprcscnlanis inférieurs, au poini (le vue des mitbiles ignobles de la plus liiche cupidité,

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une idée tellement vile qu'ils ont pu servir de thème aux adversaires déclarés de Balzac pour incriminer son œuvre et leur permettre d'élever contre lui l'ac- cusation d'avoir exclusivement arrêté son attention sur les bas-fonds de l'âme. C'est ainsi, et par un pro- cédé familier à ceux qui se constituent les détracteurs du génie, que les ennemis du grand romancier pre- naient prétexte des œuvres qui, semblables à Ursule Mirouet, à la Rabouilleuse, à la Vieille fille, décou- vrent plus particulièrement ces bas-fonds, pour fermer volontairement les yeux sur d'autres peintures d'une rare noblesse qui en sont comme la contre- partie, et prétendre que Balzac n'avait excellé que dans les premières. La vérité est que, avant eu' du monde une vision complète et intégrale, il avait visé à ne rien omettre et qu'il s'était montré aussi puis- sant dans la peinture des 'parties viles que dans celle des parties hautes de l'àme. Elles nous appa- raissent en effet d'une saisissante et cruelle vérité, ces âmes dont on peut dire, suivant la belle expression de La Bruyère, qu'elles sont u pétries de boue et d'ordure " , ce Minoret-Levrault, maître de poste de Nemours, Caliban de bas étage, type de la brute, insensible à tout, sinon à ce qui concerne ses intérêts. Il présentant une de ces physionomies le penseur aperçoit difficilement trace d'âme sous la violente carnation que produit un brutal développement delà chair" ; ce Goupil, le plus lâche et le plus crapu- leux, mû par des instincts grossiers, d'une immoralité llagraiile, qui, a armé de prétentions que comportait

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sa laideur, avait un détestable esprit, particulier à ceux qui se permettent tout, et remployait à venger les mécomptes d'une jalousie permanente " ; ce Massin-Levrault, " un des plus âpres bourgeois de la petite ville, ayant la physionomie d'un Tartare : des yeux petits et ronds comme des sinelles sous un front déprimé, les cheveux crépus, le teint huileux, de grandes oreilles sans rebords, une bouche presque sans lèvres et la barbe rare » ; cnHn cette Mme Crémière » , au teint criblé de taches de rous- seur, un j)eu trop serrée dans ses rol)CS, et qui pas- sait pour instruite parce qu'elle lisait des romans. Cette financière du dernier ordre, pleine de préten- tions à l'élégance et au bel esprit, attendant l'héri- tage de son oncle pour prendre un certain genre, orner son salon et y recevoir la bourgeoisie, car son mari lui refusait les lampes Carcel, les lithographies et les futilités qu'elle voyait chez la notairesse " .

La série de leurs actes pour atteindre au but qu'ils poursuivent, en vue duquel ils réunissent leurs efforts avec une entière solidarité, ressemble assez aux uiouvements instinctifs de bétes de proie se concer- tant pour s'emparer d'un gibier. On peut se désin- téresser de telles peintures, ou plutôt réserver ses préférences pour des o-uvres se référant à des senti- ments d'un autre ordre; mais il est impossil>le de n<; pas recoiniaître, une fois admis le |)rincipe de runiversabté (hs points de vue en ;irl, (pic IJal- zac a représenté c-es instincts avec une iiie|;alalih' puissance, e( (pi'il s'est révélé dans ces jn'inturcs

11.

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un maître aussi accompli que partout ailleurs!...

Nous n'avons rencontré jusqu'à présent, en étu- diant la vie de province, que des imbéciles et des maniaques, des malhonnêtes et des êtres vils. L'idée préconçue de Balzac a été manifestement de repré- senter ce milieu sous un jour défavorable, et l'on peut dire qu'il y a pleinement réussi. Pourtant les imbéciles et les maniaques n'y sont pas seuls ; il s'y rencontre des créatures d'exception, soit qu'ayant passé la première partie de leur existence dans un milieu plus favorable au développement intellectuel, elles conservent, même dans la société médiocre elles se trouvent transplantées, quelque chose de leur supériorité première , soit qu'en vertu de leur noblesse native elles aient été marquées pour une vie élevée, et que les mesquineries de la province aient glissé sur elles sans les entamer!

De la première catégorie nous apparaît le docteur Minoret. Il a été l'un des célèbres praticiens de la science parisienne, et il vient se retirer dans sa vieil- lesse avec sa nièce Ursule dans la petite ville de Nemours. Les petitesses de la vie de province ne sauraient l'atteindre, car sa haute éducation, son savoir immense et la noldesse de son ame le placent au-dessus de tous ceux qui l'entourent. Il vivra à Nemours avec la jeune fille qu'il considère comme son enfant, seul ou du moins avec ceux-là seulement aux- quels il permettra de l'approcher; en effet le pre- mier souci de l'homme supérieur est de se montrer jaloux de sa lil)erté, comme du plus précieux des

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trésors, de ne laisser personne empiéter sur sa vie.

L'abbé Chaperon fera un contraste spirituel avec Minoret : Tun, le savant, Fidèle à ses croyances maté- rialistes; l'antre, le prêtre, croyant et spiritualiste ; mais la beauté de leur àme les rapproche et les unit. L'abbé Chaperon est le type accompli du prêtre véritablement saint, comme il en existe quelques- uns, aussi rcspcctal)le par la sincérité de ses croyances que par la pureté de sa vie et la largeur de ses idées. Entre lui et Minoret l'amitié est soudaine et j)rofonde, car ce sont deux beaux caractères dans la haute acception du mot. Joignez à ces deux personnages principaux un gentilhomme vieux garçon, M. de Jordy, et un vieux juge de paix excelloul, le père Bongrand, vous aurez la société habituelle du D' Minoret : "La réunion de ces personnes supé- rieures, les seules qui eussent des connaissances assez universelles pour se comprendre, explique la répul- sion du vieux Minoret pour ses héritiers : s'il devait leur laisser sa fortune, il ne pouvait les admettre dans sa société. " b;i douce Irsidc Miroiul est leur enfant commune i\ tous : ■' Celle l.iinilh^ d'esprils choisis eut dans Ursule une enfanl iidopléc par chacun d'cnx scion .ses gouls : le ( nrc pensait à l'ame, le |n;;c (h' pai\ Se faisait le ciiialciii'. Ii' mili- taire sc |iioiiiell;iil de dcvenii- le précepteur : et (piaut h Miuiuel, il était à la lois le père, la mère et le médecin. -

Sa tendresse pour I isiile se manifeste coiimie nu seritiiiienl d nii ordre lare : «est la |iateriiile avec

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quelque chose de plus, que les liens du sang sont incapables de donner et qui tiennent précisément à cette paternité d'élection : " L'heureux vieillard suivit avec les sentiments d'une mère les progrès de cette chevelure blonde, d'abord duvet, puis soie, puis cheveux, légers et fins, si caressants aux doigts c|ui les caressent. La beauté d'Ursule, sa douceur la rendaient si chère au docteur qu'il aurait voulu changer pour elle les lois de la nature; il dit quel- quefois au vieux Jordy avoir mal dans ses dents quand Ursule faisait les siennes. Lorsque les vieil- lards aiment les enfants, ils ne mettent pas de bornes à leur passion, ils les adorent. Pour ces petits êtres, ils font taire leurs manies et pour eux se souviennent de tout leur passé. " Il faut suivre dans le roman le développement de cette affection, l'action et la réac- tion qu'elle exerce sur ces deux êtres ; c'est là, au milieu des laideurs et des vulgarités environnantes, la partie pure de l'œuvre, celle qui repose l'esprit fatigué par toutes ces bassesses. La douce jeune fille traverse ces infamies, comme une fleur immaculée à l'abri de tout contact impur. Son influence est toute-puissante sur l'esprit du vieux docteur ; elle l'amène à la foi, ou du moins à l'illusion de la foi par sa tendresse et ses touchants reproches. Quant à Minoret, ses préoccu- pations d'éducateur tendent à faire d'Ursule une âme exquise, autant par la douce féminéité de sa nature que par la contemplation élevée de ses devoirs : il est à la fois doux et sévère, indulgent et bon. Lorsque, arrivée à celle période critique de la

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naissance de l'amour chez la vierge, Ursule avoue naïvement à Minoret les troubles qui l'agitent, avec quelle noblesse il lui marque sa conduite ! 11 ne craint pas de lui révéler les lois mystérieuses de la vie, fort de cette conviction qu'il n'y a l'ien d'impur dans l'ordre de la nature, et qu'à une âme malsaine seule- ment de telles révélations peuvent être nuisibles : « Les sensations que tu éprouves, ce mouvement de ta sensibilité qui se précipite de son centre encore inconnu sur ton cœur et sur ton intelligence, ce bon- heur avec lequel tu penses à Savinien, tout est naturel; mais, mon enfant adorée, comme t'a dit notre l)on abijé Chaperon, la société demande le sacrifice de beaucoup de penchants naturels. » se trouve, nous semhle-t-il, l'idéal de l'éducation, et il ne nous a pas paru inutile de le marquer, connais- sant de quelle manière on l'entend d'habitude!...

Après les luttes autour d'un héritage, les luttes autour d'une héritière, et toujours, pour cadre à ces bassesses, le milieu de province ! Pourquoi cette persistance à envisager la j)r(>vince sous un tel jour? Est-ce que ces luttes, ces rivalités, ne se produisent pas dans le décor de l'existence parisienne? Sans doute, et Balzac mieux que personne le savait. Si donc il h'S a |)l;u'écs avec parti pris dans ses études sur la vie de province, c'est (pi'il a considéré ce cadre «•oninic pbis favorable à leur développement et à leur ;uiiil\sc La vie parisienne avec ses agita- lions et ses troubles est, tic sa nature, trop complexe, il s'y remue tro|) de passions, Iropd'intéréts opposés ;

IG.

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les personnages qui se présentent sur cette scène mobile et changeante courent à Tassouvissance de désirs trop variés, pour que l'existence d'une préoc- cupation unique, exclusive comme celle qui fait l'objet de la Vieille fille, ou à.' Ursule Miroiiet, puisse y offrir le même caractère absorbant. Dans le décor de la vie de province tout, au contraire, est réglé par avance, les acteurs répètent pour ainsi dire chaque jour les mêmes rôles et esquissent les mêmes gestes, lorsqu'un intérêt capital pour un même groupe d'individus, lorsqu'un but passionnant se dresse devant eux, l'absence complète d'événe- ments saillants de nature à les en distraire est une cause suffisante et nécessaire de l'insistance avec laquelle ils s'orientent dans le sens de cette passion. C'est ce qui fait qu'en province les coteries et les groupes ont une telle influence et que la solidarité entre individus s'y précise avec une telle netteté !

Balzac avait à merveille compris cette loi psycho- logique, et dans maint passage de ses œuvres, nous pouvons dire : dans chacune de ses études impor- tantes sur la vie de province, si l'on excepte le Lys dans la vallée, qui est une analyse purement indi- viduelle, — dans Eugénie Grandet, dans Ursule Mirouet, dans la Muse du département, dans la Vieille fille, dans les Illusions perdues, à côté des person- nages de premier plan qui sont les acteurs princi- ])auxdu drame, nous trouvons les personnages acces- soires constitués en groupes et agissant directement, par leur influence et la répétition ininterrompue

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(le leurs intrijjucs, sur le dénouement du drame.

Il n'est peut-être pas d'œuvre cette observation se vérifie mieux que dans la Vieille fille. Avant d'en étudier riiéroïne, Mlle Cormon, Balzac décrit avec le luxe de détails, avec la fatigante insistance qui lui est particulière, le milieu dans lequel se développe- ront les intrigues du roman : il nous montre ce salon de la vieille fille de province se retrouvent, chaque jour et à la même heure, les mêmes person- nages, où se reprennent avec une invariable régula- rité les mêmes conversations, les personnages reçus exécutent leurs grimaces quotidiennes avec une précision d'automates. Et c'est justement cette précision, c'est cette insistance et cette répétition qui créent la force des passions en province : elles y gagnent en intensité ce qu'elles n'ont j)as en variété, et comme la solidarité entre les divers individus y constitue des groiqjes puissants, elles revêtent un caractère particulièrement redoutable ! On pourrait préciser d'un mot l'opposition entre les scènes de la vie de province et les scènes de la vie parisienne : les unes sont avant tout des études de fj/'oiipcs sociaux, les autres des études (\'i/tdivi(lns.

Dans une beure de pbilosophie assez douce qui parait contraire à son liabituelle mauure dCiivisager la province, Halzac écril, résumant la (b'scnplion (pi'il a faile du salon de Mlle (lornion : >' Si le rcloiir exact cl |(miiiab(r des iiirmcs [las dans un même sentier n'est pas le bonbeiir, il le joue si bien que les gens amenés par les orages d une vie agitée

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à réfléchir sur les bienfaits du calme, diront que était le bonheur, n Le bonheur sans doute peut être dans une conception assez étroite et médiocre de la vie. Il est clair que certaines natures faites pour le repos, pour la tranquillité, nullement douées de cette ardeur de lutte qui dans le domaine des faits ou des idées fait les êtres supérieurs, peuvent y trouver la satisfaction de leurs goûts et des conditions excep- tionnelles de bonheur : elles pourront même réaliser un idéal d'e.xistence particulièrement noble, pourvu qu'elles se tiennent en dehors des groupes et des coteries. Mais pour peu que leur activité se trouve mêlée à la vie ambiante, avec quelle rapidité la rou- tine et le ridicule s'y attacheront : voilà ce que Balzac a puissamment dégagé dans l'ensemble de ses études sur la province, voilà la vérité saisissante qui en ressort et en constitue la philosophie.

Prenons par exemple le type de Mlle Gormon. Balzac intitule son œuvre : la Vieille fille, et cette dénomination ne lui convient peut-être pas absolu- ment, car ce mot, vieille fille, implique quelque chose de dur et d'acariâtre qu'elle n'a pas. Riche et nullement désagréable, elle est arrivée àquarante ans sans s'être mariée; non qu'elle ait manqué de pré- tendants, — une fdle riche en trouve toujours, mais parce qu'elle les a successivement écartés. Notez que ses prétentions sont loin de déceler une àme vulgaire : ayant de la fortune, elle a craint d'être épousée pour cette fortune; elle veut être aimée pour elle : quoi de j)lus légitime et de plus digue? d L'ambilionde

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Mlle Cormon prenait sa source dans les sentiments les plus délicats de la femme : elle comptait régaler son amant en lui démasquant mille vertus après le mariage, comme d'autres femmes dévoilent les mille imperfections qu'elles ont soigneusement voilées; mais elle fut mal comprise ; la noble fdle ne rencontra que des âmes vulgaires régnait le calcul des inté- rêts positifs, et qui n'entendaient rien aux beaux calculs du sentiment, n

Ce n'est pas une àmc basse, et Balzac prend soin, dès l'abord, de la différencier de celles qui l'entou- rent, la mettant en opposition avec elles; mais voici que le ridicule va l'atteindre, et ce ridicule lui viendra précisément de ses rap[)orts avec son milieu. Le désir du mariage devient chez elle obsession et com- munique à ses démarches je ne sais quoi d'apprêté, de guindé qui en fait à certaines heures un person- sonnage voisin du grotesque ; un détail de son être psychologique y contribue surtout : c'est le contraste qui caractérise d'ailleurs la plupart des filles mûres désireuses de l'amour et qui ne l'ont pas rencontré, entre leur ignorance des réalités de la vie et la liberté d'actions que semble leur octroyer ce simple fait d'avoir dépassé un certain âge. INIlle Cormon est libre de ses ai^tes, maîtresse de sa forlune; elle lient salon, et le salon le plus couru de la ville; elle y reçoit une nombreuse société dont le principal souci est de la tourner en ridicule, et malgré cela elK^offre le contraste diiue i-nioranee aussi comjilèle de l'amour qu'on |)eiit la rencontrer clie/, la plus naïve

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des vierges de quinze ans, l'appelant néanmoins de toute la force de son âme, de tous les désirs de sens qui s'Ignorent, contraste piquant et fertile en sur- prises : « Il n'y avait pas une seule personne dans tout Alençon qui attribuât à cette vertueuse fille un seul désir des licences amoureuses; elle aimait en Lloc sans rien imaginerde l'amour; c était une Agnès catholique incapal)le d'inventer une seule des ruses de l'Agnès de Molière... " » Mlle Cormon avait beau prier Dieu de lui faire la grâce de lui envoyer un mari, afin qu'elle pût être chrétiennement heu- reuse, il était sans doute écrit qu'elle mourrait vierge et martyre, car il ne se présentait aucun homme qui eût tournure de mari. » Balzac, dans cette œuvre, s'est plu à étudier, en y insistant longuement, les tor- tures sentimentales et physiques de l'être pour qui l'amour est un besoin impérieux du cœur aussi bien que des sens, et qui assiste avec douleur, à mesure que les années s'écoulent, à la diminution progressive des chances que ce besoin soit un jour satisfait. Sujet singulièrement poignant pour un observateur comme lui et qui ne peut manquer d'e.\citer la sym- pathie de ceux qui s'Intéressent au développement de la passion, partout elle est sincère : u Se moque qui voudra de la pauvre fille! Vous la trouverez sublime, âmes généreuses qui ne vous inquiétez jamais de la forme que prend le sentiment et l'admi- rez là il est. 1)

Toute sa sympathie de créateur et d'observateur est dans ces mots. A ses yeux, toutes les démarches

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irraisonnées auxquelles elle se livrera, toutes ses innocences et ses ijq;norances, qui paraissent si dépla- cées à son âge, auront une signification, parce qu'elles lui sembleront les éléments psychologiques indis- . pensables d'une existence manquée et par conséquent pitoyable. Que maintenant ces traits si intéressants pour le psychologue, si apitovants aux regards du mo- raliste, deviennent le plastron de toutes les attaques, de toutes les railleries de ceux qui vivent auprès d'elle, qu'ils plaisantent avec cruauté et les accidents physiologiques auxquels donne lieu ce célibat pour lequel elle n'est pas faite, et ces naïvetés qui éclatent en mots inoubliables, et ces démarches inconsidérées qui sont la conséquence d'une vie manquée, il n'y a rien de bien surprenant, et c'est un thème d'une rare richesse, étrangement favorable à l'étude des petitesses de l'existence de province.

Que sa fortune devienne le j)oint de mire de toutes les ambitions, la cause de toutes les jalousies, qu'elle soit l'objet de toutes les rivalités, des luttes les plus ardentes comme les plus soigneusement dissimulées, la chose est encore fatale et cadre à merveille avec ce (pic nous connaissons des comj)élitions et des luttes de ce milieu. Deux iiitngauls se (bspulent cette fortune : 1 un, vieillard niiiié, noble de l'ancien temps, ayant conservé de la cour de IjouIs XVI les habitudes élégantes, les manières du grand seigneur, comptant parce mariage redorer son blason; Taiilre, une espèce de gentilliomine campagnard, à Tasjjccl plus viril, bourgeois et hobereau, au fond vil ambi-

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tieux; le chevalier àa Valois et du Bousquier s'exè- crent, car ils se savent rivaux et sentent que le succès de l'un sera la ruine de l'autre. Du Bousquier exerce sur Mlle Cormon ce genre spécial d'attraction que produisent sur les femmes ignorantes les hommes, entreprenants, qu'elles redoutent, mais vers lesquels elles se sentent invinciblement entraînées. Il y a de mystérieuses attirances qui expliquent Ijien des svmpathies en apparences inexplicables : " Elle avait tout ensemble comme un pressentiment qu'elle l'épouserait, et une terreur qui l'empêchait de sou- haiter ce mariage. Son âme, stimulée par ces idées, se préoccupait de du Bousquier. Sans se l'avouer, elle était influencée par les forces herculéennes du répu- blicain. " Quant au chevalier de Valois, il eût satisfait en elle les visées aristocratiques, la manie de noblesse, plus vivace encore en province que partout ailleurs ; mais son âge lui fait écarter la pensée d'un mariage, et bien qu'ignorante des choses de l'amour, elle ne peut s'accoutumer à voir en lui un mari. Lui, de son côté, caresse avec amour la pensée d'une union qui satisferait son désir de richesse, comme ses fan- taisies de libertin !

La hantise du mariage la poursuit avec une crois- sante obsession. Il faut lire toute la scène car elle est à la fois tragique et comique; elle découvre avec une intense vérité la puissance des appels de la nature dans laquelle Balzac la montre se raccro- chant comme à un espoir su})rème à l'idée d'un mariage avec un vieux soldat qu'elle croitcélibataire

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et qui vient s'installer à Alençon : tout à coup elle apprend qu'il est marié, et tombe foudroyée. Du Bousquier comprend alors que l'instant est venu de porter un coup décisif, et de s'offrir, alors que les dernières espérances de la pauvre fille ont disparu pour jamais : elle se laisse prendre à la plus grossière déclaration : » Elle se souvenait d'avoir été dans les bras de du Bousquier, au moment elle s'était évanouie, et ce hasard surtout lui paraissait un ordre du ciel. Elle avait été vue pour la première fois par un homme, sa ceinture brisée, son lacet rompu, ses trésors violemment lancés hors de leur écrin. « C'est dommage, ajouta-t-il que cela ne m'ait pas donné le droit de vous garder pour tou- jours à moi. (Elle écouta d'un air ravi.) Evanouie sur ce lit, entre nous vous étiez éblouissante ; je n'ai jamais vu de ma vie de plus belle personne, et j'ai vu beaucoup de femmes. "

La pauvre fille se laisse prendre ù ces paroles grossières : elle épouse du Bousquier, et le dernier paragraphe du roman en dit long sur les douleurs de la femme, pour (jui a compris celles de la vierge : u Mme du Bousquier vit encore; n'est-ce pas duc qu'elle souffre toujours? En atteignant l'àgc de soixante ans, époque à laquelle les femmes se per- mettent des aveux, elle a dit en confidence à Mme du Coudrai, qu'elle ne su/>/)orlait pas l'idée de mourir fille. Il

n

CHAPITRE X

LA VIE DE CAMPAGNE.

]dée maîtresse et portée sociale du roman le.i Paysans: Son carac- tère eu quelque sorte prophétique. Balzac pressent les .- revendications sociales. L âme paysanne composée de quelques instincts rudimentaires .

La vie morale n'y dépasse guère la limite de ces instincts.

Cette conception se dégajje à merveille des types de Balzac : Fourchon, Tonsard.

Grossissement voulu jusqu'au tragique du type de Fourchon. On sent trop Balzac derrière son personnage. Le Germinal de M. E. Zola : Souvarine opposé à Fourchon.

Exclusivisme de l'instinct dans les rapports sexuels. Le paysan s'accouple comme l'animal. Retour aux origines premières de l'homme.

Le Curé de village contraste avec les Paysans. Influence toute puissante de l'éducation. Noblesse et pureté du type du curé Bonnet. Haute poésie de cette figure. Il est une manifesta- tion de l'idéal.

Influence bienfaisante de la nature sur certains esprits. Bénas- sis. Le sens de la solitude. Grandeur morale de la vie soli- taire.

L'épigraphe du roman les Paysans est ainsi conçu : a Le l)ut de cette étude d'une effrayante vérité, tant que la société voudra faire de la })hiIanthro- pie un principe au lieu de la prendre j)Our un acci- dent, est de mettre en relief les principales figures d'un peuple oublié par tant de plumes à la poursuite

LA VIE DE CAMPAGNE, 291

de sujets nouveaux.. Cet oubli n'est peut-être que de la prudence, par un temps le peuple hérite de tous les courtisans de la royauté. On a fait de la poésie avec les criminels, on s'est apitoyé sur les boureau.x, on a presque déifié le prolétaire. Des sectes se sont émues et crient par toutes leurs plumes : « Levez- vous, travailleurs " , comme on a dit au tiers état : (i Lève-toi! » Cette déclaration léfrèrement em- phatique, ce cri d'alarme poussé par Balzac dans la dédicace de son étude sociale des Paysans en marque la portée et le but. Ici en effet, et au premier chef, il s'ayit d'une œuvre subordonnée ;\ une idée, d'un roman composé pour la démonstration d'une vérité sociale; comme toutes les conceptions de cet ordre, le roman des Paysans présente les quali- tés et les défauts inhérents aux (i;uvres à thèse. Des qualités d'abord, car l'idée maîtresse qui soutient l'é- crivain dans l'exécution de pareilles (ouvres leur donne une unité et une portée j)eu communes ; elle devient comme un inrilanicnlinn pcrpéliicl, un appui pour hu, à travcr.s les diflicullcs (K' rcxécii- tion. Des défauts ensuite, et des déf;mls <|iii sont justoMient la contre-partie de ces qualités : le pbis saillant dv. tous, est la subordination t\c la vérité psy- chologupir, (le 1 cx.uIiIikIc (b'S délads iiuuaiix à la nécessité d'écrire conformément à colle idée domnia- trice, <[Ui pèse de tout son poids sur Irriivre inéiue. Il ne s'a};il pins h'i simpleiuenl d ;iii;il\S( r drs caiae- lères, d él imIm rdes seiilmuiils et ^\^•>^ iiislincls; d liiiil avant tout <|i;e la pcinliirc (jimmi en f:iil s accorde

292 CHAPITRE X.

avec le cadre on Ta placée ; il faut que l'ien n'ad- vienne qui aille contre la thèse soutenue ; et si par hasard un détail surgit, de nature à amoindrir l'effet attendu, le romancier doit ou l'atténuer, ou le faire disparaître. Le résultat est donc parfois une altération, une déformation nécessaire du type psy- chologique. Nous aurons à le montrer au cours de cette étude, et s'il faut reconnaître que la chose se présente rarement dans l'œuvre de Balzac, il con- vient de noter qu'elle est manifeste dans le roman dont nous allons étudier la portée sociale.

L'idée maîtresse qui a donné naissance à cette création se trouve déjà en germe dans la phrase citée plus haut; sa portée définitive et son hut serontmieux connus, si nous complétons la citation de Balzac : Il On voit hien qu'aucun de ces Erostrates n'a eu le courage d'aller au fond des campagnes étudier la consp ration permanente de ceux que nous appelons encore les faibles contre ceux qui se croient les forts. . . Il s'agit seulement d'éclairer, non pas le législateur d'aujourd'hui, mais celui de demain. » Ne revét-il point le caractère d'une inquiétante et sinistre pro- phétie, à la fin de ce siècle les problèmes sociaux s'imposent à nos esprits troublés, ce cri d'alarme ])Ous8é par le grand romancier, voici bientôt cin- quante années, car l'œuvre est de 1845, et n'est-ce j)oint le fait des esprits de haute envergure, comme était le sien, d'avoir pressenti, à l'époque elle n'apparaissait encore (jue vaguement indiquée, l'im- portance de questions dont la solution menace d'être

LA VIE DE CAMPAGNE. 293

un bouleversement complet de l'ancien état de cho- ses? Changez le milieu, modifiez les personnages : aux paysans substituez le peuple des villes, agglo- méré dans les grands centres, dans les usines et les manufactures; en place de l'aristocratie et des pro- priétaires terriens, qui de plus en plus deviennent rares, le morcellement des fonds s'accentuant de jour en jour, mettez la classe bourgeoise, contre la- quelle sont accumulées aujourd'hui plus d'inimitiés et plus de haines qu'il n'en était accumulé il y a cent ans contre la noblesse ; opérez celte double substitu- tion : vous n'aurez fait que modifier les acteurs; le problème demeurera toujours aussi insoluble, le dan- ger aussi menaçant. Le drame enfin ne nous apparaît pas moins tragique, ni les préoccupations moins grosses de conséquences !

Mais ce n'est point le but de notre étude. Nous n'avons pas à examiner la portée sociale de l'œuvre, ou du moins ce ne doit être qu'un souci secondaire. Il convenait de l'indiquer, puisque c'est de que doi- vent découler nos observations critiques : conservons lui sa {)lace et son importance relative au point de vue littéraire. A ce point de vue, la question se résume en ceci : en dehors de toute thèse à démontrer, la peinture ((iie Halzac nous a laissée des paysans cst- cllc conforme à la vérité psychologifjue, se j)résentc- t-clle à nos yeux comme un laMeaii correspondant à la réalité des choses? La réponse à celle (pies- lion se trouve implicitement contenue dans le début de nos observations et dans la remar(|iie faite ([ut; le

CHAPITRE X.

roman avait été » composé pour la démonstration d'un danger social» . C'est assez faire pressentir qu'en mainte circonstance Balzac s'est écarté de la vérité psychologique : en ses grandes lignes du moins a-t- elle été respectée?

Dans l'examen et la comparaison entre ceux des différents groupes sociaux, l'espèce paysan nous apparaît avec des traits nettement tranchés qui la dif- férencient de la manière la plus absolue des groupes voisins. Le point de départ et l'origine de sa nature se résolvent en un ensemble d'appélils vivaces, bien qu'à moitié inconscients, qui en font au premier chef un exemplaire accompli de la vie instinctive^ comme l'animal avec lequel il présente les })lus frappantes analogies. Radicalement différent à ce point de vue de V ouvrier, qui gagne à la fréquentation des milieux plus relevés, à la lecture des feuilles publiques et de certains livres, une culture, d'ordre inférieur sans doute , mais incontestable , le paysan demeure impuissant à s'élever comme l'ouvrier à la notion d'une idée. Toutes les manifestations de la vie sont subordonnées chez lui à un groupe d'instincts rudi- mentaires qui le poussent à l'accomplissemenl de certaines fonctions et de certains actes d'une immua- ble fixité. Ces instincts, il serait aisé de les énumé- rer; ils se résument à peu près ainsi : cupidité et avarice se manifestant par l'amour de la terre, qui est pour lui la seule richesse et à laquelle il tient par ses plus profondes racines, comme l'arbre de son champ dont il reproduit à peu de choses près l'exis-

LA VIE DE CAMPAGNE. 2^5

tence végétative. Cette donnée est fondamentale; quelles que soient les différences psychologiques que nous remarquerons dans la peinture des divers personnages du groupe, il y faudra toujours revenir comme au point de départ de tous leurs actes. Elle réagit avec une toute-puissante influence sur les manifestations de ce qu'on pourrait appeler leur vie morale, s'il s'agissait d'individus plus élevés dans l'ordre de l'intelligence : elle est en quelque sorte l'angle sous lequel ils voient toutes choses, et elle marque la limite de leurs perceptions.

Voilà ce que Balzac a merveilleusement compris a priori^ si l'on peut ainsi s'exprimer, c'est-à-dire en tant que conception générale de cette classe sociale, dans cette re})résentation synthétique du groupe qu'il voulait peindre, et dont il allait nous donner une analyse détaillée. Il marque lui-même, en résumant ces instincts, leur nature et leur portée, et tous ses efforts tendront, lorsqu'il s'agira pour lui de décrire les personnages individuels dont l'cnscmMe constitue l'espcce, à préciser et à accentuer ces iiistincls. " Los paysans n'invoquent la morale, à propos d'une île leurs filles séduite, que si le séducteur est riche. . L'intérêt est devenu le seul mohile de IcMirs idées. Il ne s'agit jamais \n)\\v cnx de savoir si nnc action csl h'{;ale ou iniinoialc, mais si elle est prolilal)K' .. l'ar la nature de W'urs fondions sociale.'^, les p.ivsjins vivent d'une vie purement matérielle, «|iii .^c lap- proche (le rêlal siiiivagc ;iii(|ii(l les invite leur union constante. Le travail, (|iiau(l il é<'rase le corps, ote à

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la pensée son action purifiante, surtout chez des gens ignorants. » H y a clans cette phrase Texphcation en même temps que l'excuse de cette infériorité mo- rale, et l'on ne peut s'empêcher de mettre en regard l'éloquente et lamentable description de La Bruyère : «On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, li- vides, et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invin- cible. Il ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face hu- maine: en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières ils vivent de pain noir, d'eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne point manquer de ce pain qu'ils ont semé. "

Si nous passons maintenant de la conception d'en- semble indiquée par Balzac à la mise en œuvre de cette conception, autrement dit à la peinture des per- sonnages qu'il présente pour la justifier, c'est alors peut-être que nous aurons occasion déjuger que cette pcinturccst volontairement poussée au noir; non qu'ils soient le moins du monde faux ou exagérés, ce Four- chon type du paysan rusé et menteur, ce Tonsard, ivrogne, débauche et voleur; non qu'elles soient moins vraies la Tonsard, dans son immoralité bonne enfant, et les filles Tonsard, qui s'abandonnent librement et sans frein â leurs instincts, courant les bois avec les garçons du village et s'oubliant

LA VIE DE CAMPAGNE. 297

avec eux sur le' revers des^ fossés. Tout cela est vrai d'une vérité nécessaire. Des êtres n'ayant d'autres données que celles de la vie instinctive, doivent s'y laisser glisser comme les animaux, dont ils sont à ce point de vue les frères à peine supérieurs : cela n'offre rien que de parfaitement normal, et seuls les aveugles ou les niais peuvent s'en montrer surpris ; car si la moralité ne commence pas avec l'aisance, ainsi que le prétend Balzac, elle nous apparaîtcomme le résultat de l'éducation, puisqu'elle est en dernière analyse la conséquence d'une convention sociale et qu'un effet ne peut exister indépendamment de sa cause. Fourchon, Tonsard, sa femme et ses filles sont donc vrais d'une saisissante vérité; mais ils ne peu- vent pas représenter à eux seuls toute la classe des paysans; il en est d'autres, à l'état d'exception, je le veux bien, car a l'homme absolument probe et mo- ral est dans la classe des paysans luie exce])tion » , et ce sont les autres que Balzac nous a laissés par trop ignorer!...

C'est qu'il ne faisait pas ici simplement une pein- ture — et voici que nous nous trouvons ramenés à nos observations du début. Balzac prétendait in- diquer un danger social : il voulait le préciser avec tout le luxe (1(! preuves que comportait un Ici Lui. C'est l'impression dominante qu'on éprouve à la lecture de cette (jeuvre, admirable par endroits, d'une justesse d'observation souvent cruelle et |)rofonde, mais incomplète en certains points, imparfaite, non pas parce que les paysans ne sont pas tels (juil les a

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représentés, mais parce qu'il y en a d'autres que ceux qu'il a dépeints, et qu'en ce sens sa peinture ressemble à une toile les personnages du premier plan se- raient seuls visibles, les autres restant dans une ombre presque entière. N'importe, les premiers sont esquisssés par un grand maître, et il convient qu'on s'y arrête.

L'affabulation du roman n'a généralement qu'un- intérêt secondaire chez Balzac, comme chez tous les romanciers d'ordre supérieur, et les péripéties que traversent les personnages servent uniquement à nous expliquer leur àme et leurs instincts. Le sujet de l'œuvre est tout entier dans la lutte entre le géné- ral de Montcornet, grand propriétaire terrien, et les paysans de sa commune, qui lui portent cette haine et cette envie du misérable pour le riche. Il faut lire en son intégralité la scène Fourchon, amené au château, expose en une langue tragi-comique, pliis tragique encore que comique, car ce sontles accents d'une manière de prophète, les revendications des paysans et fait le tableau de leurs misères : " J'ai vu l'ancien temps et je vois le nouveau ; l'enseigne est changée, c'est vrai, mais le vin est toujours le même. Aiijord'hiti n'est que le cadet d'hier. Allez, mettez ça dans vout journiau! Est-ce que nous som- mes affranchis? Nous appartenons au même village et le seigneur est toujours : je l'appelle travail... lia houe, qui est toute notre chevance, n'a pas quitté nos mains. Que ce soit pour un seigneur ou pour l'impôt qui prend le plus clair de nout' avoir, faut

LA VIE DE CAMPAGNE. 200

toujours dé}»en8er noiit' vie en sueurs... Mais vous pouvez choisir un état, tenter ailleurs la fortune, dit Blondet. Vous me parlez d'aller quérir la for- tune?... Où donc irais-jc? Pour franchir mon dépar- tement, il me faut un passeport qui coûte quarante- sous. Via quarante ans que je n'ai pas pu voir une gueuse ed' pièce de quarante sous sonnant dans ma poche avec une voisine. Pour aller devant soi, faut autant d'écus que l'on trouve de villages, et il n'y a pas beaucoup de Fourchon qui aient de quoi visiter si.x villages... Ce que nous avons de mieux à faire est donc de rester dans nos communes, nous sommes parqués comme des moutons par la force des choses, comme nous l'étions par les seigneurs. Et je me mo- que l)ien de ce qui m'y cloue. Cloué par la loi de la nécessité, cloué par la seigneurie, on est toujours condamné à perpétuité ù remuer la tarre. nous sommes, nous la creusons la tarre^ nous la bêchons, nous la fumons, nous la travaillons pour vo^is mit' qu'êtes nés riches, comme nous sommes nés pau- vres... La masse sera toujours la même : elle reste ce qu'elle est... vous voulez rester les maîtres, nous serons toujours ennemis, aujord'/nd comme il y a trente ans... Vous avez tout, nous n'avons rien, vous ne pouvez pas core prétendre à notre amitié... l'.h bien ! ça finira mal ; vous serez cause de quelque mau- vais couj)... La malédiction des pauvres, monseigneur, ça pousse et ça devient plus grand que le pus grantl rd' vos ( hénes! I^t le chêne fournit la potence! Per- sonne ici ne vous dit la varilc : la v'Ia la vari'té. J'ai-

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tends tous les matins la mort ; je ne risque pas grand'- chose à vous la donner par-dessus le marché, la varité. »

Assurément, voilà qui est admirable ! Cette pro- fession de foi du vieux paysan est saisissante de vérité intense et forte, de bonhomie sincère et ironique ; il y a un merveilleux tableau de la sourde colère du pauvre contre son éternel ennemi ; peut-être néan- moins y découvre-t-on trop nettement derrière le personnage le talent du romancier qui lui dicte de telles paroles ! Je ne pouvais m'empécher, tout en lisant cette œuvre, de songer à un autre livre, l'un des plus puissants qui aient été écrits en ces dernières années, et dont l'inspiration est identique, bien que le milieu et les personnages soient différents : je veux parler du Germinal de E. Zola. A quarante années de distance, ce sont les mêmes plaintes, les mêmes colères, les mêmes revendications de ceux qui n'ont rien contre ceux qui possèdent : seulement, les uns sont des ouvriers, les autres, des bourgeois. L'évolution s'est faite en un demi-siècle, transformant le milieu et les acteurs du drame. Dans Germinal comme dans les Paysans \\ y a un personnage qui dirige la lutte, fomente les haines et relève les cou- rages affaiblis ; c'est un ancien ouvrier, mais un ouvrier relativement instruit, qui a lu et qui sait; son rôle est, à mon sens, mieux expliqué, et je ne crois ])as me tromper en disant que le Souvarine de M. Zola est plus dans la vérité psychologique que le père Fourchon de Balzac !

LA VIE DE CAMPAGNE. 301

C'est dans les rapports sexuels que s'accentue le mieux la nature instinctive du paysan. Ils nous appa- raissent chez lui, non plus même comme la grimace d'un sentiment, mais plutôt comme un retour à l'animalité d'origine et à la fonction première, c'est- à-dire à ce que notre éducation moderne, tout en- tière basée sur la conception catholique de l'amour, nous désigne comme le plus grossier et le plus haïs- sable des instincts. Quelque détachés que nous soyons des croyances positives, elle n'en survit pas moins au fond de nous-mêmes, cette manière d'envisagerle rapprochement des sexes et de n'y voir d'autre rai- son, d'autre excuse que la perpétuité de l'espèce, aux yeux de ceux qui sont restés fidèles à leur religion, ou bien la manifestation intérieure d'un sentiment qui atténue par son apparente idéalité ce que l'acte physique présente de trop brutal. C'est le résultat indéniable de l'influence du christianisme sur notre concei)tion consciente ou inconsciente de la vie, par contraste avec celle des âges primitifs et du monde antique, qui lui était directement opposée. Nul de nous n'y échappe, car c'est un phénomène d'atavismedonl les plus raffinés sont victimes. Chez le paysan, l'a- mour se montre dans sa réalité brutale, tel qu'il est en dernière analyse, une soudaine poussée du désir, se résolvant en un spasme court et violent auquel succède l'indifférence. Il n'y faut ])oint chercher autre chose qui; la manifestation du plus impérieux des instincts. C'est précisément ces instincts que M. Zola a tracé, au travers de ses différentes œuvres.

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une peinture puissante et précise, grâce à laquelle certains de ces romans vivront, et voilà pourquoi au- jourd'hui les amours sentimentales des paysans de George Sand nous semblent d'insipides fadaises d'o- péra-comique.

Balzac, qui a tout compris dans les différentes classes sociales dont il s'est fait l'historien, Balzac avait bien senti que telle était l'essence même de l'a- mour chez le paysan. S'il ne l'a pas dépeint avec l'intensité que nous constatons chez M. Zola, c'est que d'abord son tempérament d'artiste ne l'y pous- sait pas aussi fatalement que l'auteur de Germinal. C'est qu'aussi ses efforts d'écrivain se sont portés ail- leurs et n'ont été que momentanément concentrés sur ce point. J'ai dit que néanmoins sa conception de l'ame rurale avait été la vraie en ce qui touche l'amour. Il suffit, pour vérifier l'exactitude de cette assertion, d'examiner au cours du roman le person- nage de Catherine Tonsard, de la suivre dans ses fantaisies amoureuses. Seulement Balzac ajoute à son impudeur une sorte de raffinement voisin de la féro- cité qui l'élève au-dessus des instincts vagues de sa classe et en fait un démon femelle acharnée à la ruine de ce qu'elle hait. Suivez le dévcloppe- lîient de cette nature dans la scène elle entre- ])rend de séduire, pour la livrer à la passion brutale de son frère, la douce et innocente Péchina, cette fille ardente mais pure, qui, tout inconsciemment, s'éveille au sentiment d'amour. Voyez avec quelle ruse et quelle adresse savante elle lui glisse dans

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roreille les paroles qui la perdront, irritant en elle cette curiosité inhérente à la femme, et lui décrivant les plaisirs qui l'attendent à la foire de Soulanges. Il On dit que c'est bien beau la foire à Soulanges, s'écria naïvement la Péchina. Je vas te dire ce que c'est en deux mots, reprit Catherine. On y est reluquée quand on est belle. A quoi cela sert-il donc d'être jolie comme tu l'es, si ce n'est pour être ad- mirée par les hommes? Ah! quand j'ai entendu dire pour la première fois : « Quel beau brin de fille ! » tout mon sang est devenu en feu. Viens-y donc écouter cette bénédiction de l'homme, elle ne te manquera pas ! s'écria Catherine... Oh! si tu savais ce que c'est que de régner sur un homme, d'être sa folie et de pou- voir lui dire : « Va " , comme je le dis à Godain, et qu'il y va. . . » Fais cela » et il le fait ! . . . Et tu es tour- née, vois-tu, ma petite, à démonter la tête à un bour- geois comme le fils à M. Lupin. » C'est ainsi qu'elle attire la pauvre enfant sans défiance jusqu'à l'endroit son frère est caché : alors ils joignent leurs efforts et la renversent à terre, Catherine la tenant immo- bile et la livrant à sa brutalité. Un hasard seul sauve la Péchina, le hasard d'une rencontre, et telle est la crainte que lui inspire Catherine (ju'elle n'ose pas la dénoncer.

De senildables scènes font comprendre ce qu'est la férocité de l'homme en proie à ses instincts ; elles prouveiil, mieux rpie toute démonstration scientifique, ses origines animales et les retours de sa nature vers le point d'où il est parti. La réalité de la vie nous

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montre des scènes aussi atroces ; il appartient donc légitimement à l'historien des mœurs de nous en tracer l'image. On comprend également ce sauvage et pro- fond égoïsme qui domine chez la plupart des paysans et dicte à Balzac cette description de leurs rapports entre eux : » De l'autre côté du bassin de l'A- vonne, les vieillards impotents tremblent de rester à la maison, car alors on ne leur donne plus à manger; aussi vont-ils aux champs tant que leurs jambes peu- vent les porter; s'ils se couchent, ils savent très bien que c'est pour mourir, faute de nourriture. " La peinture sera complète et définitive quand nous les aurons vus en groupe, s'excitant les uns les autres, poussant leurs cris de haine et de vengeance contre l'ennemi commun, proférant des menaces de mort et réclamant leur part, poussés par Fourchon, le paysan-prophète que nous avons déjà vu : « Salut, cria le vieillard; vous êtes beaucoup de gredins ici. Salut, dit-il à sa petite-fille qu'il surprit embrassant Jionnebault; salut, Marie, pleine de vices; que Satan soit avec toi! Sois maudite entre toutes les^femmes. Salut, la compagnie, vous êtes pinces! vous pouvez dire adieu à vos gerbes. Il y a des nouvelles; je vous l'ai dit que le bourgeois vous materait; eh bien, il va vous fouetter avec la loi. Il y aura du sang ré- pandu, dit Nicolas d'un air sombré. Si vous voulez m'écouter, on descendra Michaud. Mais vous êtes des veules et des drogues. » La lutte s'accentue et rien n'y fera, ni les procédés d'intimidation, ni la pa- tience, ni la douceur. Le général de Montcornet et

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sa femme essayent de faire le bien, de secourir les malades, de distribuer des aumônes. Ils n'arrivent qu'à irriter des jalousies et à accentuer les haines. Les vexations deviennent telles qu'ils en sont réduits à quitter le pays et à vendre leur domaine. Ils se retirent vaincus ! . . .

Et c'est là, je ne dis pas la preuve, car le mot de preuve n'aurait ici aucun sens, mais la recon- naissance, l'affirmation du sage relativement à l'inu- tilité de la philanthropie comme remède aux misères sociales. Tous ceux-là qui espèrent, par la charité, par les bons traitements, par la générosité, si large soit-elle, diminuer en quelque façon le divorce exis- tant entre les classes riches et celles qui souffrent, faire cesser même un jour la sourde hostilité des unes à l'égard des autres, tous ceux-là se bercent d'une illusion consolante, mais fausse; si même ils agissent en vue de ce résultat, ajoutons qu'ils font un véritable marché de dupe. La philanthropie , fût-elle cent fois plus grande qu'elle n'est même aujourd'hui, ne saurait avoir d'influence sur les rapports des dif- férentes classes; elle peut dans certains cas agir in- dividuellement; elle n'agira jamais sur les groupes, et ceux qui la pratiquent avec celte arrière-jiensée se trompent étrangement. Car ce serait la solution toute trouvée de la question sociale, et s'il est un problème qui paraît insoluble, c'est, à n'en pas douter, ('clui-là, (\v. qui ne veut pas dire que dans ses appli- cations il faille la rcslreiiidrc ; quand bicu même elle arriverait à produire des résultats encore moins

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palpables que ceux qu'en attendent les plus clair- voyants d'entre nous, elle devrait être pratiquée ; di- sons mieux : elle devrait l'être d'autant plus qu'elle nous apparaîtrait en ce cas plus noble, étant plus désintéressée : la sympathie humaine d'ailleurs nous est une garantie de sa durée. Que ce soit du moins sans illusion sur ses conséquences possibles. Nous y gagnerons de n'avoir pas été dupes, ce qui est une supériorité intellectuelle, et d'avoir rempli un devoir sans en attendre de récompense, ce qui est la plus éminente des supériorités morales!

Dans le cours de cette étude nous avons parlé du Germinal de M. Emile Zola, et nous avons rap- proché cette œuvre des Paysans de Balzac. Nous ne pouvons mieux faire en terminant que de les rap- procher encore, puisqu'elles résument, à cinquante années de distance, chacune suivant le tempérament propre à son auteur, la crise sociale sous les efforts de laquelle notre monde moderne risque de sombrer, le Germiïial de M. Zola avec une réalité autre- ment intense et menaçante. C'est leur plus grand mérite à toutes deux, comme ce sera la plus incon- testable gloire des écrivains qui les ont conçues !..

L'étude des Paysans nous a montré la vie de campagne en son instinctive et rudimcntaire bruta- lité. Il nous a été donné d'y suivre, dans le dévelop- pement de leur nature, ces êtres primitifs, si proches de l'animalité par leurs aj)pétits et dont les manifes- tations extérieures nous semblent un perpétuel re- tour vers elle. C'est que, s'il n'est pas exact de dire

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avec Balzac que « la moralité commence avec l'ai- sance », et par moralité entendons tout ce qui nous dégage du pur instinct pour nous élever au sen- timent, — il est du moins certain qu'elle est une con- séquence immédiate de l'éducation. Le fond naturel de l'homme est la méchanceté et la bassesse, et comme le disait un grand artiste : « La connais- sance du devoir ne s'acquiert que très lentement; ce n'est que par la douleur, le châtiment et par l'exer- cice progressif de la raison que l'homme diminue peu à peu sa méchanceté naturelle. » Dans cette pein- ture, outrée par instants, mais significative et puis- sante, d'une vérité saisissante presque en tous ses détails, la vie de campagne nous est apparue comme une réalité laide et grossière, l)ien faite pour répu- gner aux instincts délicats de l'homme qui s'est mo- ralisé par l'exercice progressif de la raison. Nous avons tenté de marquer pour quels motifs ce roman pouvait être taxé d'outrance. Nous avons avancé qu'au milieu de cette bassesse, de cette immoralité générale, certains êtres pouvaient exister donnant le plus complet démenti à ce principe posé. Balzac ne l'ignorait pas, et il semble qu'il ait écrit ses autres scènes de la vie de campagne pour créer un vivant contraste avec cette première œuvre,

Prenons le Ctiré de viUaqe. Imagine/ un être naturellenjcnt noble, doué d'une àme élevée, ayant grandi dans une atmosphère d'honneur et de devoir, li;il)itué dès sa jeunesse à la scrnpub'use observance des obligations morales. Tne éducation rcligicMise

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308 CHAPITRE X.

solide et les tendances mêmes de son esprit l'ont con- duit à envisager comme seul important le service de Dieu : d'autre part, l'absence entière d'ambition et cette haute sagesse qui mène les êtres supérieurs au détachement des honneurs humains ont borné ses aspirations à la desservance d'une petite cure de vil- lage. N'oubliez pas que vous avez affaire non seule- ment à une supériorité morale de premier ordre, mais encore à une incontestable supériorité intellec- tuelle. Il ne s'agit plus du simple curé de village ob- servant honnêtement, mais étroitement, les devoirs de son ministère, d'un esprit à peine supérieur à ce- lui des pauvres gens dont il a la direction morale. Tel est le curé de village de Balzac; vous voyez quelle noblesse touchante et haute communique- ront à cette physionomie déjà si pure la vie de cam- pagne et le développement de son existence dans un pareil milieu. L'humilité de ses fonctions, au lieu d'être une déchéance, devient au contraire une per- pétuelle auréole qui illumine cette figure déjà ra- dieuse. Il apparaît, dès l'abord, tel qu'un sage, en- tièrement détaché des préoccupations terrestres, ayant acquis dans l'exercice de la méditation et du perpétuel retour sur lui-même cette haute insou- ciance des agitations stériles, et terminant dans l'ac- complissement de devoirs saintement remplis une existence qui demeurerait toute contemplative, si la perfection de ses qualités morales ne le poussait à faire le bien autour do lui.

Dans une telle peinture, la vie de campagne, loin

LA VIE DE CAMPAGNE. 309

d'être, comme dans l'œuvre des Paysans^ un élément de vulgarité, sera la raison de cette sagesse etde cette pureté; elle nous semble le décor nécessaire d'une telle vie; elle nous représente l'atmosphère purifiante au milieu de laquelle une âme si haute peut atteindre à la perfection de développement moral dont le curé Bonnet donne le magnifique exemple. Il n'est pas jusqu'à l'humilité de ses moyens d'existence, jus- qu'à la médiocrité de son intérieur, jusqu'à la pau- vreté de son église qui ne soit le complément néces- saire, l'explication de sa conduite, comme nous avons accoutumé de lire en la biographie des plus éminents esprits ce détachement du confort et des jouissances matérielles si chères aux autres hommes. L'àme, tout entière absorbée par des préoccupations plus nobles, ne se soucie aucunement de ces choses, et leur absence contribue à expliquer de telles exis- tences. Non seulement elle contribue à les expliquer, mais elle en fait la » poésie » , de même qu'une simple église de village peut à certaines heures du jour et dans de certaines dispositions d àme nous communiquer une impression plus religieuse que la plus splfudule calhédrale. " Malgré tant de pau- vreté, cette église ne manquait })as dos douces har- monies qui plaisent aux belles âmes et que les cou- leurs mettent si bien en relief... A l'aspect de cette chélive maison de Dieu, si le premier sentiment était la surprise, il était suivi (111110 ii(hnii;ili()u uu-lée de pitié. N'oxpriiiuiit-olle pas la misère (bi pays? Ne s'accordait-elle pas avec la simplicité naive du près-

310 CHAPITRE X,

bytèrc? Elle était d'ailleurs pi'opre et bien tenue. On y respirait comme un parfum de vertus champê- tres, rien n'y trahissait l'abandon. Quoique rustique et simple, elle était habitée par la prière, elle avait une âme : on la sentait, sans s'expliquer comment! »

Cette âme de la petite église de village, c'est l'âme même du curé Bonnet, une âme d'un ordre rare et d'une singulière pureté, faite pour inspirer l'admi- ration et pour attirer les réciproques confidences. Toute sa conduite s'explique par des mobiles inté- rieurs de la plus haute noblesse. A l'abbé Gabriel, type du prêtre mondain, qui est entré dans les Ordres pour a faire une belle carrière » , et qui lui demande avec étonnement pour quelles raisons il a embrassé l'état ecclésiastique, l'abbé Bonnet répond simple- ment : "Je n'ai point vu d'état dans la prêtrise. Je ne comprends pas qu'on devienne prêtre pour des raisons autres que les indéfinissables puissances de la vocation, n

Tel est le type du j)rêtre accompli, si nol)le et si rare, comme toute chose belle en ce monde, figure à jamais respectable et digne de notre admiration, quelles que soient les croyances de celui qui l'ap- proche, car il offre l'exemple de ce qui se rencontre ici-])as de plus ])ré('ieux et de plus pur ; le dévoue- ment à un idéal supraterrestre ! Frère du savant convaincu et de l'artiste passionné, il mérite un res- pect non moindre que ceux-ci, parce qu'il poursuit comme eux un but supérieur et (jue son âme nous parait d'une essence aussi rare que la leur. De même

LA VIE DE CAMPAGNE. 311

que le savant et l'artiste apportent à l'humanité souf- frante le fruit de leurs découvertes et le baume con- solant de la beauté, le curé Bonnet communique à ceux qui l'entourent le réconfort de ses pieux ensei- gnements ; pour les humbles, il est le pasteur res- pecté dont la parole est écoutée comme un oracle : à ceux que l'existence passionnée a jetés hors des voies droites de la vertu, que les exigences d'une nature extrême a poussés vers des actes que le monde ré- prouve, il donne la consolation suprême. A une ma- dame Graslin, torturée par le remords, il apporterait le calme, si le calme pouvait exister pour une telle àme. [Il prononce du moins les seules paroles qui puissent convenir à sa situation morale et dévoile en les prononçant la supériorité de son esprit : «Vous n'êtes pas juge dans votre propre cause; vous rele- vez de Dieu, dit le prêtre; vous n'avez le droit ni de vous condamner ni de vous al)Soudre. Dieu, ma fdle, est un grand reviseur de procès. Ah! Ht-elle. // voit l'origine des choses, nous n'avons vu que les choses elles-mêmes. » Le curé Bonnet est une des plus hautes figures de Balzac, une dos plus se- reines et des [)Ius imposantes parmi les agitations et les troubles de la comédie humaine... j

La campagne est un milieu exceptionnellement favorable au développement des natures riches non pas seulement par le c(rur, mais aussi par l'intelli- gcncc. Edgar Poe écrivait (jnau nouiluc des condi- tions indispensables, selon lui, pour faire une exis- tence heureuse, il fallait compter la vie en plein air :

312 ^APITRE X.

» Les idées de nii ami, dit-il dans le domaine d'Arnheim, peuvent ;re résumées en quelques mots. Il n'admettait que c atre principes, ou plus stricte- ment quatre conditi(is élémentaires de félicité. Celle qu'il considérait conne la principale était chose étrange à dire la mple condition purement phy- sique du libre excrcie en plein air. La santé, disait- il, qu'on peut obteni par d'autres moyens est à peine digne de nom. » îdgar Poë semble se placer ici au point de vue ex«usivement physique ; mais les conditions physiologjues du développement ne réa- gissent-elles pas, et pissamment, sur les conditions morales? Après un mp: et rigoureux examen '' ""^its, ne sommes-nous pa^menés à confondr "x

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312 CHAPITRE X.

Il Les idées de mon ami, dit-il dans le domaine d'Arnheim, peuvent être résumées en quelques mots. Il n'admettait que quatre principes, ou plus stricte- ment quatre conditions élémentaires de félicité. Celle qu'il considérait comme la principale était chose étrange à dire la simple condition purement phy- sique du libre exercice en plein air. La santé, disait- il, qu'on peut obtenir par d'autres moyens est à peine digne de nom. » Edgar Poë semble se placer ici au point de vue exclusivement physique ; mais les conditions physiologiques du développement ne réa- gissent-elles pas, et puissamment, sur les conditions morales? Après un mûr et rigoureux examen des faits, ne sommes-nous pas amenés à confondre les deux et à les envisager dans un rapport de cause à effet? La première condition pour que la vie de cam- pagne puisse jn-oduire les conséquences que nous marquons, est que l'individu qui s'y trouve soumis soit déjà moralement ou intellectuellement riche, c'est-à-dire qu'il ait des facultés assez hautes pour supporter la solitude. C'est ici le lieu de rappeler la magnifique page de Schopcnhauer sur la solitude, conséquence de la supériorité : " Toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, un tempérament : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul. Qui n'aime donc pas la solitude, n'aime pas la liberté, caron n'est libre qu'étant seul. Toute société a pour compagne insé- parable la contrainte et réclame des sacrifices qui

LA VIE DE CAMPAGNE. 313

coûtent d'autant plus cher que l'individualité est plus marquante. Par conséquent chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. C'est que le mesquin sent toute sa mesquinerie, et le grand esprit toute sa grandeur : bref chacun s'y pèse à sa vraie valeur. » La seconde condition, qui n'est que le corollaire de la première, c'est qu'une activité quelconque vienne remplir cette solitude et la meubler en quel- que sorte, car et c'est encore Schopenhauer qui l'affirme après Aristote, « la vie est dans l'acti- vité. Plus cette activité sera d'ordre nol)le, plus hautes seront les facultés qu'elle mettra enjeu, plus la nature intime de l'être soumis à ce régime se déve- loppera noblement, et tendra vers des fins supé- rieures. "

Cette idée de la bienfaisante action d'une vie soli- . taire dut hanter Balzac, et ce fut pour lui donner un corps qu'il créa ces deux types si rares et si nobles : l'abbé Bonnet et le médecin Bénassis. Dans la retraite ils vivent, ils tendent tous deux vers le développement le plus complet de leur être intérieur, et tous deux y tendent pour des causes différentes : le premier, en vertu de sa nature intime et parce que la simplicité de ses goûts, jointe ù l'absolue conviction de la foi, lui marque sa vocation, ainsi ([u'il le dit lui- même. Le second se consacre à une existence de (b''VOUCmenl pour onldicr une vie aiiléricure troublée par des [)assions multiples, et s'il nous semble aussi nol)le que l'aldté Boimel daii.s l'exercice de ses bleu- is

314 CHAPITRE X.

faisantes fonctions, peut-être les événements de son passé le diminuent-ils à nos yeux! Il n'arrive en effet à la noblesse morale qu'assez tardivement, après de cruelles expériences : le récit de ses années de jeunesse, la confession qu'il fait à son ami Genes- tas expliquent entièrement sa conduite : « Je cherchais alors à me faire une vie autre que celle dont les peines m'avaient lassé. Il me vint au cœur une de ces pensées que Dieu nous envoie pour nous faire accepter nos malheurs. Je résolus d'élever ce pays comme un précepteur élève un enfant. Ne me sachez pas gré de ma bienfaisance : j'y étais intéressé par le besoin de distraction que j'éprouvais. »

Il s'explique lui-même par ces paroles. Ce besoin d'activité qui est au fond de tout être va chercher à se satisfaire dans la bienfaisance et la charité : il entreprendra d'améliorer le sort de ceux qui l'entou- rent, de les intéresser au travail, de développer en eux l'instruction et de les moraliser par le bien-être : "Je ne me suis abandonné à aucune illusion ni sur le caractère des gens de la campagne, ni sur les obstacles que l'on rencontre en essayant d'améliorer les hommes et les choses. Je n'ai point fait des idylles sur mes gens ; je les ai acceptés parce qu'ils sont de pauvres paysans, ni entièrement bons, ni entièrement méchants, auxquels un travail constant ne permet point de se livrer au sentiment, mais qui parfois peuvent sentir vivement. Enfin j'ai surtout compris que je n'agirais sur eux que par des calculs d'intérêts et de bien-être immédiat. »

LA VIE DE CAMPAGNE. 315

C'est de bonne psychologie en matière d'éduca- tion. Bénassis disserte beaucoup dans le cours de cet ouvrage; il est quelquefois fatigant par sa manière de philosopher : on sent trop souvent Balzac derrière les idées qu'il exprime. Ses narrations sont d'une lon- gueur exagérée et ses vues sur la société à maintes re- prises fastidieuses. On n'en goûte que mieux par con- traste les pages ilagit, tout le chapitre par exemple dans lequel Balzac le montre parcourant, avec Genestas, la campagne se trouvent disséminées les maisons des paysans de sa commune. Il apparaît dans toute la noblesse de sa nature, faisant le bien simplement et grandement, consacrant son temps, son intelligence et son activité avec ce désinté- ressement des âmes dont le sacrifice fait la gran- deur!

FIN.

TABLE DES MATIERES

CHAPITRE PREMIER

lA PHÉFACE de la « COMÉDIE HUMAINE ".

Conception d'ensemble de la Comédie humaine : comment elle s'opéra. Solidarité des phénomènes de la vie ; esprit générali- sateur de Balzac. Nature du véritable esprit scientifique. L'esprit systématique, soutien de toute grande œuvre.

L'idée maîtresse de la Comédie humaine : l'humanité et l'anima- lité. — Doctrine de l'Evolution opposée à celle de la Création. Y,' Unité de plan iipplicjuée aux espèces sociales. La théorie des Milieux et des Types indiquée par IJalzac. Réaction de ces idées sur l'iKuvre.

Les Idées à côté : La théorie des Forces. Conception amorale de l'art. Seule lacune de ses vues d'enseudjic en ce qui touche la religion 1

CHAPITRE II

LES J E U M E S CENS.

Naissance du sentiment d'amour chez h; jeune homme. Calyste de Guénic. Eveil de la jalousie maternelle : .mél.ingc de crainte et de Herté. Caractéristiipic île ce premier amour : timidité apparente. Violcnco foncière de l'instinct «lu sexe.

Hastijnac : complexité de ses Icnd.uice». Al)8cnce de frein mo- ral. Nature ondoyante de sa personnalité. Tiiéorio p!*y<'ho|(>j;iqiie de M. Tainc. Ses lull<'«; ses volte-face; pour quels motifs il doit »ucc<>mber.

Point commun aux principaux jeunes gens «le |{al/..»i' : ancun prin - cipe directeur de la vie. Féli.x de Vandenessc. Souffrance» tic»

18.

318 TABLE DES MATIERES.

âmes d'élite. Réaction salutaire de ces souffrances : leur importance comme préparation à l'amour. Relations du jeune homme avec la femme déjà mûre. Illusion volontaire de celle-ci : semblant de maternité. L'amour subordonné au sentiment : Lord Grenville. Extrême ra- reté de son cas. Cause de séduction d'un ordre unique.. . 17

CHAPITRE III

LES JEDNES FILLES.

Comment Balzac a conçu les jeunes filles : leur caractère de passi- vité dans l'amour. Il les a peintes en grisaille.

Leur impersonnalité due surtout à l'éducation. Rôle capital de l'éducation : ce qu'elle est; ce qu'elle devrait être. Idées de Balzac à ce sujet : Mme du Tillet et Mme Félix de Vandenesse.

Césarine Birotteau : la jeune fille de la petite bourgeoisie. Ca- ractère égoïste de l'amour.

Eveil de l'amour chez la jeune fille : signes physiologiques. Ursule Miroiiet. La jeune fille guidée par l'instinct. Balzac applique la théorie de Schopenhauer.

Eugénie Grandet. La femme créée par l'amour.

Véronique Graslin. L'amour d'émotions intellectuelles.. . 51

CHAPITRE IV

LES FEXi:>IES MALHEUREUSES.

Seule manière de comprendre les « femmes » de Balzac : les aimer.

Rôle de l'imagination sympathique.

La femme abandonnée : Mme de Beauséant. Solitude hautaine et fière. Dédain du monde. La persistance du besoin d'aimer.

Rapports de l'homme et de la femme dans le mariage. Gravité de la question. Souveraine maîtrise de Balzac : Mme d'Aiglemont.

Contraste entre les lois sociales et les besoins des âmes supé- rieures. Le mariage, prostitution légale. Première rencontre de lajeune fille avec les réalités de l'amour. Désaccord sensuel entre les époux. Infériorité fréquente du mari : le colonel d'Ai- glemont.

La fidélité dans l'amour ; fidélité au souvenir : elle manque à Julie d'Aiglemont.

TABLE DES MATIÈRES. 319

Mme de Mortsauf : prédilection de Balzac pour ce personnage. Avec quel amour il l'a peint. Sa vie n'est qu'une souffrance ininterrompue. Illusions de maternité.

Les âmes qui ont une fin unique : l'amour. Mme Graslin et Mme de Mortsauf. Points communs et différences. Disproportion du rêve et de la réalité. Les femmes mères; les femmes amantes. La souffrance, cause de développement de la vie intérieure. L'adultère moral aussi grave que l'adultère physique.

Mme Hulot : l'amour conjugal résigné. Sentiment du devoir accom- pli. Objections adressées au personnage. Défense de Mme Hulot.

Mme Claés : sentiment d'amour chez la femme contrefaite. Séduc- tion morale toujours renouvelée ; séduction physiqu^ toujours la même.

La faiblesse, séduction décisive des femmes de Balzac. Caractère transfigurateur de la poésie 73

CHAPITRE V

LES COURTISANES,

Sur la liberté de l'art. L'art purifié par l'artiste.

Puissance et fatalité de l'instinct d'amour. Esther. L'âme de- meurée vierge en dépit des souillures physiques. Réapparition des premiers instincts. Toute la psychologie d'Esther repose sur des observations physiologiques. Rapprochement entre Bal- zac et Goya. Auréole poéti(|ue d'Esther. Elle est plutôt une « femme malheureuse " qu'une courtisane.

L'inconscience acquise, trait caractéristique de la Fille. Joscpha. Jenny Cadine.

La courtisane consciente : Vulcrie Manie/fe. Obsédante réalité de ce type. Pour le psychologue, ricii que des états d'âme néces- saires et tranchés. Balzac à la fois moraliste et psychologue; ne se contente pas de peindre un personnage ; précise «a réaction sur son milieu. Valérie Marncffe, la courlisanc bourgeoise, t'a- ractèrc redoutable de ce type. Différence avec la " fille » : tout cnelleestdissiinulé. Diversité de ses incarnations; ressources in6* puisables de son es|)rit. Sa mort, iiiqxiissantc à faire n;titrc in pitié.

La servante maîtresse : Flore Jirazier. Sa fonction sociale. Se.-* lâ- chetés (le fille; une seule chose lui man<|uc pour se développer : un milieu favorul>le.

320 TABLE DES MATIERES.

Irresponsabilité originelle de la courtisane : les protections so- ciales, seules causes de vertu.

La courtisane femme du monde : Mme de Rochejide. Rapproclie- ment avec Valérie Marneffe 113

CHAPITRE VI

LES PERSONNAGES EXCESSIFS.

Le roman de caractères et le roman de mœurs. Balzac a excellé dans les deux. Diversité des êtres et des destinées. Il ne vit dans le monde que àts forces en mouvement.

Goriot : caractère absorbant de son amour. En quoi il a donné prise aux attaques. Goriot, création shakespearienne. Rap- prochement avec le roi Lear.

Persistance de l'instinct sexuel. L'amour chez le vieillard : Hulot.

Caractère tragique et douloureux de sa passion. Il la con- state et la déplore lui-même. Jusqu'où il descend. Hulot est un véritable symbole.

Les passions égoïstes et les passions altruistes. L'avarice, passion égoïste. L'absorption monomaniaque : Grandet.

Vautrin : Sa signification et sa portée symbolique. Tout est étrange et hors cadre en lui. Ses vues d'ensemble sur la vie.

Son don de pénétration psychologique. Précision et hardiesse de ses jugements. Il est artiste et poète. Transposition ou dédoublement de sa personnalité. Ses amours et ses haines.

La plus haute figure de Balzac.

Nouvelle application de la théorie des forces : Philippe Bridau.

L'idée fixe ou monomanie : Balthazar Clacs. La maladie men- tale inguérissable.

Les personnages excessifs chez Dickens et Balzac. Dans leurs créations on retrouve les qualités de leur race. Chaque ten- dance doit être poussée à l'excès pour être comprise. Les passions originelles et les passions tardives : les premières, bien- faisantes ; les secondes, meurtrières.

Identité foncière de l'âme humaine 147

CHAPITRE VII

LES ARTISTES.

Amour de Balzac pour l'artiste. Il s'est attaché surtout à l'ar- tiste incomplet.

TABLE DES MATIÈRES. 321

Lucien de Rubempré. Côtés féminins de sa nature. Sa délica- tesse de coinplexion. Ses initiations sentimentales : Mme de Bai'geton. Ses désillusions à Paris, comaje homme et comme artiste.

Daniel d'Aithez, contraste vivant avec Rubempré. Il représente l'énergie virile et la volonté.

Tentative de Balzac pour réhabiliter l'artiste; il généralise le type de d'Arthez. Conception fausse d'une société d'artistes idéale.

Ce {jue sont en réalité les artistes entre eux.

Haine de Balzac pour le journalisme : les souffrances fju'il endure. Il se venge dans les Illusions perdues. Il réunit dans le person- nage de Lousteau tout ce qu'il a vu de lâche et de vil.

Satire cruelle du journalisme. Portée de ses jugements : le jour- nalisme destructeur de la personnalité. Lucien de Rubempré succombe.

Raoul Nathan assez semblable à d'Arthez, mais inférieur.

Isolement nécessaire au véritable artiste. Exemple de Balzac.

Wenceslas Steinbeck : Le Rêve et la production.

Joseph Bridau : Rapprochement avec Balzac.

La femme artiste : Camille Maupin. Virilisalion du type féminin.

Portrait du poète : Louis Lambert. Différences avec le milieu. Souffrances inévitables. Révoltes : Chateaubriand, Shelley, .A. de Vigny, Baudelaire, Etlg. Poii. Louis Lambert est pres- que une autobiographie. La vie au collège. Horreur de la promiscuité. Compensations du poète : Tendresse et sensibi- lité. — Impuissance dans le domaine de la vie active.

Conditions indispensables à un mouvement d'art réformateur. 199

CHAl'ITUE VIII

I. A V ) K n o u n G K O I S E .

Principe d'esthétique moderne posé par Balzac : L'imagination sym- pathique peut s'attachera toute classe sociale. I^a bourgeoisie : César Birolteau. Le bourgeois : Sens spécial donné au mot.

Mélange d'honnêteté stricte, de simplicité d'esprit et de va- nité. — Rapprochement entre Birottcau et Ilomais : lloinais, rari«;alure de Birott(!an.

La femme dans la bourgeoisie : Mme llirollcuu. Sa «upériorité de jugement. La femme dans le peuple. Elévation morale de Mme liirotlcau : l'^llc est la femme forte. Sa supériorité sur son milieu.

322 TABLE DES MATIERES.

Ridicules de Birotteau, rachetés par ses vertus : Birotteau ^?aji(/i par le malheur.

Le parvenu : Crevel. Points communs entre Crevel et il/. Prud- liomme. L'esprit satirique de Balzac. Crevel n'est plus seu- lement un portrait : c'est une caricature.

La classe l> ourgeoise. Etudes de groupes : Les petits bourgeois. Encore l'esprit satirique : Thuillier : L'employé de bureau. Minard : L'inventeur de lieux communs. Phellion .•L'honnê- teté niaise. Colleville : L'esprit capable et gausseur.

ia Peyrade : Comment il domine ce groupe. Ses relations avec Mme Colleville. La bourgeoise en quête d'émotions. Le comédien dans La Peyrade. Comment il est passé maître en l'art de tromper la femme. Procédé infaillible : emphase et exagération du sentiment 243

CHAPITRE IX

LA VIE DE PROVINCE

Haine de Balzac pour l'esprit provincial. Première partie des Illusions perdues. Les portraits n'ont pas vieilli : Le gentil- homme campagnard : M de Chandour, prototype du Rodolphe de Madame Bovary. M. de Saintot, M. de Barta. La préten- tion jointe à l'ignorance.

Grossissement voulu des traits physionomiques. Procédé iden- tique à celui de la caricature. Les conversations complètent les portraits.

La bassesse des sentiments. Rapprochement avec La Bruyère. Les âmes pétries de boue et d'ordure. Minoret-Levrault. Goupil. Mme Crémière.

Quelques âmes nobles par exception : Le docteur Minoret L'abbé Chaperon. Ils vivent isolés, sans rapports avec les autres .

Solidarité de la vie de province. La vieille fille : Mlle Cormon. Le désir du mariage devenu obsession : Elle suscite la pitié plutôt que le sarcasme. Elle est dupe jusijii'à la fin. . . 269

CHAPITRE X

LA VIE DE CAMPAGNE

Idée niaîtrcssc et portée sociale du roman les Paysans ; Son carac-

TABLE DES MATIÈRES. 323

tère en quelque sorte prophétique Balzac pressent les reven- dications sociales.

L'àine paysanne composée de queKjues instincts rudirnentaires. La vie morale n'y dépasse guère la limite de ces instincts. Cette conception se dégage à merveille des types de Balzac: Fourchon. Toii^ard.

Grossissement voulu jus(ju'au tragique du tvpe de Fourchon. On sent trop Balzac derrière son personnage. Le Germinal, de M. E. Zola : Souvarine opposé à Fourchon .

Exclusivisme de l'instinct dans les rapports sexuels. Le paysan s'accouple comme l'animal. Retour aux origines premières de l'homme .

Le Curé de villaje, contraste avec les Paysans. Influence toute puissante de l'éducation. Noblesse et pureté du type du cure Bonnet. Haute poésie de cette figure. Il est une manifestation de l'idéal.

Influence bienfaisante de la nature sur certains esprits. Bénat- sis, Le sens de la solitude. Grandeur morale de la vie solitaire 290

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