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ESSAI
Sur le Principe et les Lois
DE LA CRITIQUE D'ART
PAR
André FONTAINE
ESSAI
SUR
LE PRINCIPE ET LES LOIS
DE LA
CRITIQUE D'ART
ANDRE FONTAINE
Docteur ès-lettrcs
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE THOHIN ET FILS
ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR
Libraire des Ecoles françaises d'Athènes et de Rome
du Collège de France et de l'Ecole Normale Supérieure
4. Rue Le Goff, 4
1903 Tous droits réservés
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A Madame Pauline KERGOMARD Inspectrice générale de VInstruction Publique
Respectueux et affectueux hommage.
A. F.
PREMIÈRE PARTIE
L'Objet du Jugement esthétique
CHAPITRE I
Impossibilité de réduire l'un a l'autre
LE BEAU DANS LA NATURE ET LE BEAU DANS l'aRT
Confusion constante des deux ordres de beauté, même chez les esthéticiens modernes. — La représentation du laid dans les arts ruine la théorie qui ramène le beau artis- tique au beau naturel.
Objections tirées : 1° de la communauté fréquente d'origine entre les deux formes du beau; — 2" de la nécessité d^em- ployer dans les arts les beaux éléments fournis par la nature. — Réfutation de ces objections.
Objections philosophiques : 1° la beauté naturelle ne se connaît que par V abstraction et le beau artistique nest que la copie de la beauté naturelle ainsi restituée : Winckelmann et Diderot. — 2° la beauté naturelle et la
4 l'objet du jugement esthétique
beauté artistique proviennent Vune et Vautre de l'expres- sion de la vie. — Réfutation de ces objections.
Le beau naturel ne se ramène pas à son tour à une concep- tion esthétique formée par association d'images.
La confusion perpétuelle des deux ordres de beauté s'ex- plique ; mais elle est condamnable, et il faut rechercher le principe de la beauté artistique, en dehors du principe du beau naturel.
Il suffit de parcourir les œuvres des philosophes qui se sont occupés d'esthélique, aussi bien que celles des critiques d'art proprement dits, pour s'apercevoir que presque tous ont considéré le beau dans l'art comme une sorte d'émanation du beau dans la nature.
S'il est quelqu'un en qui se résume la théorie classi- que de la beauté, c'est à coup sûr Winckelmann (1) dont les idées générales se retrouveront partout pendant plus d'un siècle, aussi bien chez Quatremère de Quincy (2) que chez son contradicteur Emeric David (3), aussi bien chez le délicat Gustave Planche (4) que chez l'emphatique Charles Blanc (5). Or, Winckelmann déclare que « la beauté suprême réside en Dieu », et que
(t) Toutes les idées éparses au xvii' siècle dans les Conférences de l'Aca- démie ou dans Félibien, Guillet de St. -Georges et Roger de Piles aboutissent aux quelques pages que Winckelmann consacre à la théorie du beau.
(2) Cf. en particulier l'Essai sur 1 Idéal.
(3) Cf. Recherches sur l'art statuaire. 2* partie secl.ni § 6.
(4) Cf. en particulier Portraits d'artistes. T. I p. 34 et 192.
(5) Cf. Grammaire des arts du dessin, p. 20.
LA NATURE ET L ART 5
«l'idée de la beauté humaine se perfectionne à raison de sa conformité et de son harmonie avec l'être suprême, avec cet être que l'idée de l'unité et de l'indivisibilité nous fait distinguer de la matière (1), » Il est donc clair que toute beauté, dans la nature comme dans l'art, dérive d'un principe unique et présente les mêmes caractères essentiels. D'ailleurs Winckelmann nous apprend que l'artiste ne doit pas perdre de vue la nature (2), mais au contraire s'inspirer du beau individuel. C'est ainsi que « les Grecs, dit-il, cherchèrent à réunir le beau de plu- sieurs beaux corps, comme nous le voyons par l'entre- tien de Socrate avec le célèbre peintre Parrhasius. Ils surent épurer leurs figures de toutes les affections per- sonnelles qui détournent notre esprit du vrai beau. Ce choix des belles parties et leurs rapports harmonieux dans une figure produisirent la beauté idéale qui par conséquent n'est pas une idée métaphysique » (3). Et cette identification du beau dans la nature et du beau dans l'art est si nette chez l'esthéticien allemand qu'il ajoute un peu plus bas : « Pour les détails (du corps humain) nous serons obligés de convenir qu'il se trouve dans la nature d'aussi hautes beautés que l'art en puisse produire, mais pour le tout nous avouerons que l'art l'emporte sur la nature » . Cette comparaison ne laisse aucun doute sur une communauté, non seulement d'ori-
(1) Histoire de l'Art. L, IV, ch. II. T. II, p. 40 de la Irad. Huber.
(2) Id. L. IV, ch. VI, T. Il, p. 238 de la trad. Huber.
(3) Histoire de l'Art. Liv. IV, ch. Il, T. II, p. 45 de la traduction Huber,
6 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
gine, mais d'essence, attribuée par Winckelmann aux deux ordres de beauté.
Kantafait très spirituellement la distinction négligée par l'auteur de l'Histoire de l'art : « Une beauté natu- relle, dit-il, est une chose belle : la beauté artistique est une belle représentation d'une chose » (1). Et il se garde bien de spécifier que cette chose représentée doit être belle. Mais pour définir la nature du jugement esthétique, il n'a tenu aucun compte de cette différence, établie seulement dans la dernière partie de son ouvrage comme un point accessoire. Bien au contraire, il parle, dans sa préface, de « ces jugements appelés esthétiques qui concernent le beau et le sublime de la nature ou de l'art », sans distinguer entre ceux qui concernent la nature et ceux qui concernent l'art ; et lorsqu'il définit le beau : « ce qui plaît universellement sans con- cept » (1), il applique ces mots aussi bien aux belles arabesques qu'aux belles formes vivantes. D'ailleurs, si l'on veut toute sa pensée sur la question, il suffit de se reporter au chapitre 41 : « On peut en général appe- ler la beauté — celle de la nature ou celle de l'art — l'expression d'idées esthétiques : il y a seulement cette distinction à faire que, dans les beaux-arts, l'idée esthétique doit être occasionnée par un concept de l'objet, tandis que, dans la beauté de la nature, la simple réflexion que nous faisons sur une intuition donnée, sans aucun concept de ce que doit être l'objet.
(1) Kanl. Critique du jugement. L. 1., ch. XLVIII.
(2) Critique du jugement. Liv. I, ch. IX.
LA NATURE ET L ART ^
suffit à exciter et à communiquer l'idée dont cet objet est considéré comme l'expression ». Donc, pour Kant, le beau est partout et toujours l'expression d'une idée, et en cela il se rapproche de Winckelmann.
Cette théorie a prévalu dans la philosophie allemande pendant tout le cours du xix' siècle ; on peut même dire que la nature et l'art ont fini par se rejoindre complètement dans une sorte de beau essentiel, si bien que la métaphysique a rendu impossible la constitution d'une critique d'art indépendante et rationnelle.
Malheureusement, la confusion du beau dans la nature et du beau dans l'art n'a guère été moins com- plète en France qu'en Allemagne, quoique chez nous, la philosophie ait moins embrouillé la question. D'un côté les critiques d'art (1) ne se sont trop souvent occupés que de louer ou de blâmer les peintres et les sculpteurs selon leurs goûts personnels, leurs princi- pes d'écoles ou même leurs théories philosophiques, politiques ou sociales ; et d'un autre côté, les purs rationalistes n'ont pas toujours rompu nettement avec l'ancienne et traditionnelle confusion. Les uns ont négligé ou ignoré la question ; les autres ne l'ont pas nettement résolue ou même ont entretenu l'équivoque.
Charles Lévêque, dans un ouvrage longtemps en faveur même parmi les peintres, comme il le dit lui- même, déclare que l'artiste qui crée une belle œuvre
(1) Il est bien évident que nous ne parlons pas ici des critiques d'art vivants dont l'œuvre ne pourrait être jugée avec quelque rigueur que si elle était com- plète et définitive.
H L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
reproduit « le type idéal » des choses ; s'il copie un chêne, par exemple, c'est le type idéal du chêne. Où existe ce modèle auquel il se conforme ? « Le type idéal du chêne et les types idéaux de. tous les genres sont l'entendement même de Dieu. Ce type du chêne, c'est donc la pensée même de Dieu, ou pour parler rigou- reusement, c'est Dieu pensant ce type, comme il pense les types idéaux de tout ce qui nait, vit, meurt ou ne meurt pas dans le monde » (1). Il est clair que cet idéal vivant, car l'auteur prétend ne l'avoir pas relégué « quelque part dans je ne sais quel recoin de l'espace, à titre d'entité je ne sais laquelle », (2) est aussi bien celui du chêne réellement existant que du chêne exécuté par l'artiste. D'ailleurs, les lignes suivantes sont aussi significatives qu'on peut le souhaiter : « Puisque l'essence de l'art est l'interprétation de la belle nature, l'art est d'autant plus excellent, d'autant plus beau, d' autant plus art que la nature qu'il inter- prète est plus belle, et qu'il l'interprète avec plus de puissance idéale » (3). La beauté de l'art participant à la beauté de la nature, et s'identifiant avec elle dans notre contemplation, telle est, au fond, la théorie de Charles Levêque, issue assez directement de la théorie de V. Cousin, — et singulièrement délaissée depuis vingt ou vingt-cinq ans. Est-ce à dire toutefois, qu'il n'en subsiste aucune
(1) Science du beau. T. I, p. 131.
(2) Science du beau. T. I. p. 131.
(3) Science du beau. T. II, p. 14.
LA NATURE ET L ART
trace et qu'on ait enfin déclaré que le beau dans la na- ture était une chose, et le beau dans l'art une autre chose ? Non ; tandis que cette idée semblait inattaquable à la grande majorité des artistes, et à un groupe très intéressant de critiques d'art et d'esthéticiens peu soucieux de prouver l'évidence, quelques esprits, cependant vigoureux et pénétrants, ne se dégageaient pas toujours de l'ancienne erreur, les uns, adoptant nettement le principe classique, et définissant l'esthé- tique « la psychologie du beau, et du beau aussi bien naturel qu'artistique, il est inutile de le répéter » (1); les autres, semblant considérer les deux ordres de beauté comme très différents, et écrivant pourtant : « C'est une belle chose quun églantier en fleurs ; c'est une belle chose que l'e'glise Notre-Dame ; c'est une belle chose que le prélude de Lohengrin. Maintenant réfléchissez, essayez de faire rentrer ces objets si divers dans une même formule : analysez-les, jusqu'à ce que vous en ayez extrait l'élément commun qui doit s'y trouver pourtant, puisqu'ils provoquent en vous, peu importe à quel degré, un même sentiment d'admira- ration ! Vous ne pouvez. Cette subtile essence de beauté dont seraient pénétrées toutes les belles choses, vous
(1) Mario Pilo. La psychologie du beau et de l'arl, p. 6. — Dans ses Pro- ligoménes à l'esthétique, M. Dimier, prétend « que les choses, et toutes choses sont belles en soi, et dans leur véritable essence » (p. 19), qu'il y a un beau en soi, mais impossible à définir (p. 32), et enfin que l'esthétique se constitue en dehors de ce beau, par l'élude de l'ordre. Cela implique donc une assimilation du beau « inacessible » naturel au beau créé par l'art au moyen de l'ordre.
lO L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
échappe, et personne n'a réussi encore à l'isoler (1). » La persistance d'une idée, dont Charles Lévêque fut certainement le représentant le plus autorisé, rend essentielle la démonstration préalable d'une différence entre le beau dans l'art et le beau dans la nature. Véron l'a essayée, dans la première partie de son remarquable ouvrage, par la méthode psychologique, et a montré que le beau, ne pouvant être un reflet de la perfection, résulte du plaisir particulier que nous trouvons dans l'imitation de la réalité, sans que l'artiste se borne d'ailleurs à cette imitation. Donc le beau en art n'est pas une conséquence de la belle nature, mais d'une imitation qui nous plaît par elle- même, quelle que soit la beauté de l'objet imité.
Sans méconnaître la force de ce raisonnement, j'estime que les faits eux-mêmes, tirés du spectacle de la nature et des œuvres d'art, peuvent contribuer à établir plus solidement cette vérité, « qu'il n'y a pas dans la langue, de terme plus vague et moins précis (que le mot beau) », et que « cette absence de précision a peut-être contribué plus qu'on ne croit, aux confu- sions d'idées qui, seules, peuvent expliquer la multi- plicité et l'élrangeté des théories esthétiques » (2). Lorsqu'on aura touché du doigt l'opposition qui
(1) Souriau. L'Eslhétique du mouvement. Iniroduction. — De même M. Guyau, Problèmes de l'esthétique contemporaine, (p. 15), reproche à Kant, de soutenir « qu'une arabesque capricieuse est vraiment plus belle qu'une jolie femme », mais sans protester contre la comparaison entre le beau artis- tique et le beau natnrel.
(2) Veron. Esthétique, p. 129.
LA NATURE ET L ART II
existe sans cesse — et même dans l'école classique — entre la beauté naturelle et la beauté artistique, on sera mieux convaincu de la nécessité de débaptiser l'esthétique si souvent appelée la science du beau, et d'adopter la définition de Véron : « L'esthétique est la science qui a pour objet T'étude des manifestations du génie artistique ».
Et d'abord, pour prendre des exemples, un bel animal vivant n'a pas le même genre de beauté que le même animal habilement représenté par les procédés littéraires ou artistiques ; la preuve en est, qu'un animal naturellement laid et répugnant peut exciter l'admiration grâce au travail du poète ou du sculpteur. Le crapaud n'est point beau ; mais Hugo le rend sublime, et les artistes japonais en ont souvent tiré des œuvres exquises.
Un horrible mélange D'os et de chairs meurtris et traînés dans la fange
est, dans la réalité, parfaitement hideux. D'où vient donc que le tableau tracé par Racine est une belle chose ? On pourrait, dans tous les arts représen- tatifs, multiplier les exemples de ce genre, cher- cher le laid ou l'ignoble, et montrer que ce laid et cet ignoble ont donné naissance à d'admirables imi- tations plastiques ou poétiques. La difformité physique, rendue par un Ribéra ou un Callot, l'incurable vice, traité par un Balzac ou un Flaubert, ou encore
12 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
par un Molière ou un Corneille (i), ne nuisent en rien à la beauté de l'œuvre d'art ; mais on ne peut dire évidemment que cette beauté de l'œuvre d'art est empruntée à la nature. Que devient dès lors cette affir- mation si souvent répétée par les classiques, que l'art doit imiter la nature, mais la belle nature seulement ? Charles Lévêque a essayé de répondre à cette objec- tion, en disant que les artistes « peignent la laideur et la rendent odieuse », (2) et satisfont ainsi à l'idéal d'ordre et de grandeur que nous trouvons dans la nature. « La laideur, ajoute-t-il, n'a point d'idéal unique en chaque genre, et comme elle est le contraire de la beauté, elle est aussi le contraire de l'unité constante dans l'être et dans la vie. » Mais si la laideur — que l'art nous rend quelquefois sympathique et non pas odieuse — est vrai- ment « le contraire de l'unité constante dans l'être et dans la vie », comment expliquer qu'elle se transforme en beauté sans réaliser cette unité ? Je ne vois à cela qu'une seule réponse : c'est que l'unité se réalise cepen- dant, et provient alors de la conception même de l'artiste, ramenant les formes, les couleurs et les diffé- rents caractères de la chose laide à une impression uni- que. Mais la beauté ainsi entendue ne participe en rien de la beauté naturelle : elle se réalise tout entière dans la pensée et par la pensée de l'auteur. Il faudrait vrai- ment un tour de force intellectuel hardi pour nous faire
(1) Cf. Prusias dans Nicomède, Cléopàlre dans Rodogune, Félix dans Polyencl<î, etc.
("2) La science du beau. T. I, p. 208 et suivantes.
LA NATURE ET l'aRT i3
admettre que la beauté de la Tentation de Saint-Antoine de Gallot procède de la laideur naturelle des êtres représentés (i).
Toutefois il est permis de se demander si la beauté naturelle n'a pas été la cause première et nécessaire de la beauté artistique, et par conséquent si celle-ci ne se ramène pas dans son principe à l'imitation de celle-là. Grâce à l'importance du procédé dans les travaux d'art, nous avons été amenés à déclarer beau ce qui est diffi- cile àexécuter, indépendamment de la laideur des choses dessinées ou décrites ; mais si nos yeux n'avaient pas contemplé les belles formes vivantes, les beaux aspects de la nature, jamais l'art n'aurait connu la beauté, et ainsi il n'y a pas lieu de séparer en esthétique l'art de la nature. Telle est l'objection que l'on peut nous faire.
A n'en point douter, les artistes se sont toujours ins- pirés des spectacles que leur fournissait la nature, tantôt pour les reproduire aussi fieèlement que possible, tantôt pour les transformer selon une intention dont ils ne se rendent pas toujours à eux-mêmes un compte exact. Leurs fantaisies les plus inattendues ou même les plus absurdes procèdent toujours de formes ou de couleurs aperçues dans la nature, et ils ne s'éloignent d'elle que par la seule combinaison de ces formes et de ces cou- leurs. On ne conçoit pas l'art indépendant de la nature, et il est certain qu'il se propose souvent de reproduire,
(1) Cf. Séailles. Le génie dans l'art, p. 280. Si l'on admet le beau idéal, « que devient le comique dans tous les arts ? et la poésie étrange du grotes- que ? les fantaisies orientales 1 »
i4 l'objet du jugement esthétique
par ses moyens propres, le beau naturel. L'artiste qui admire une matinée de printemps, — qu'il s'appelle Corot, Beethoven ou Hugo, — s'estimerait trop heureux s'il pouvait mettre dans son œuvre toute la beauté qui lui apparaît dans la nature.
Mais la beauté de l'œuvre d'art se ramène-t-elle pour cela à la beauté naturelle ? De ce qu'une chose provient d'une autre et ne pourrait exister sans cette autre, s'ensuit-il qu'elle lui soit identique ? Peut-on dire que si la Danse des Nymphes de Corot, la Symphonie Pas- torale et la Tristesse cV Olympio sont des représentations de la belle nature, ces représentations ne sont belles que parce que la nature est belle ? Les arts rendent l'impression que cause en nous la nature par des pro- cédés absolument différents de ceux qu'emploie la nature pour nous émouvoir. Et cela est si vrai que le coin de forêt le plus charmant traité par la chromo- lithographie devient odieux, tandis qu'un effet de ténèbres, de pluie et de boue, traduit par un véritable artiste, a chance de devenir une très belle œuvre.
Si le charme d'une toile de Corot est diflérent, dans son principe, du charme des bois de Viroflay, que dire de la ressemblance qu'il faudrait établir, pour expliquer la beauté de la Pastorale, entre plusieurs thèmes capricieusement répétés et savamment combinés, et un paysage d'Allemagne au soleil du matin ? Si la nature est belle, c'est que la juxtaposition et la pénétration réciproque de certains éléments matériels produisent — peu importe comment — cette beauté qui s'impose à nous ; mais si l'œuvre d'art est belle, c'est que la
LA NATURE ET l'arT i5
beauté — et au besoin la laideur — delà nature réappa- raissent au spectateur ou à l'auditeur par des procédés tout différents de ceux qui produisent la beauté natu- relle.
11 y a donc lieu de distinguer ces deux beautés, quoique l'une peut-être — car ce point même est discu- table — soit née de l'autre. Si l'on veut exprimer leur rapport, on peut dire qu'il y a entre elles identité d'effet produit sur le spectateur, lorsque la beauté artistique est parfaite et la beauté naturelle pleinement aperçue, mais opposition absolue de moyens de production, la beauté naturelle se traduisant par des formes vivantes ou par des combinaisons inconscientes de la matière, la beauté artistique par l'imitation inanimée des formes visibles et par l'élaboration consciente des matériaux que fournit la nature belle ou laide. Ce sont deux beautés parallèles, si l'on veut, — au moins dans bien des cas — mais toujours parallèles, et par suite toujours distinctes l'une de l'autre ; la foule croit volontiers que les parallèles tendent à se rejoindre : il n'en est rien, et la beauté artistique, quand bien même elle ne s'éloi- gnerait jamais de la beauté naturelle, serait toujours autre chose que cette beauté naturelle. Il y a deux beau- tés différentes, ayant chacune leurs lois propres ; mais parce qu'elles produisent en nous un sentiment analo- gue, nous sommes portés aies confondre, et cela devient une source d'équivoques et d'erreurs sans fin.
Dira-t-on que si une symphonie ou un tableau n'obéis- sent pas aux mêmes lois qu'une belle matinée de prin- temps dont ils sont l'expression, les mêmes éléments du
i6 l'objet du jugement esthétique
moins se retrouvent dans le modèle et dans la copie ? C'est là une autre forme de l'objection que nous venons d'étudier : Beethoven écrit sa pastorale avec les sons entendus dans la nature ; ceux qui sont beaux dans le chant des oiseaux le sont aussi dans l'œuvre du musi- cien ; sans doute, dira-t-on, il y a une beauté particulière à la musique, comme à la peinture, comme à la poésie, et cette beauté tient à la diversité des procédés employés ; mais il y a une beauté commune à la nature et à l'art : un son n'est jamais autre chose qu'un son ; eh ! bien, il y a de beaux sons comme il y en a de laids, et ceux qui sont laids dans la nature ne sont point beaux dans l'art.
De même les couleurs claires, agréables aux yeux, n'ont-elles pas par elles-mêmes une valeur artistique plus grande que les tons lie de vin ou jaune brun ? N'y a-t-il point des lignes, la ligne serpentine par exemple, qui l'emportent esthétiquement sur certaines autres ? Et s'il en est ainsi, n'est-il pas évident que l'œuvre d'art où ces sons, ces couleurs, ces lignes se retrouveront, sera plus belle que celle où des élé- ments moins beaux seront mis en œuvre ? La beauté artistique, subjective dans une certaine mesure, ne participe-t-elle pas cependant de la beauté de l'objet ?
Lorsque Taine écrit : « Il est déplaisant de voir de la vermine, même quand on l'écrase, et nous deman- dons qu'on nous montre des créatures d'une pousse plus forte et d'un caractère plus haut » (1), il fait cer-
(1) C . L'Idéal dans l'art, p. 99,
LA NATURE ET L ART I^
tainement une part à la beauté naturelle dans la pro- duction de la beauté artistique. On peut dire qu'ins- tinctivement la plupart des hommes, même éclairés et raffinés, sont plus sensibles à la beauté artistique lorsqu'elle se combine avec la beauté naturelle. Mais en fait ont-ils raison ?
Sans doute la musique est une combinaison de sons, et nous admettons même que tous les sons musicaux peuvent se rencontrer dans la nature. Mais la musique repose toute entière sur la gamme, c'est-à-dire sur une série d'intervalles calculés mathématiquement par le nombre des vibrations, série variable d'ailleurs selon les époques et les systèmes, et dont la nature n'a jamais fourni aucun exemplaire. Sans doute elle produit des combinaisons de sons agréables à l'oreille, que nous imitons volontiers, et où nous nous plaisons à retrou- ver de l'art par analogie avec nos propres créations. Mais elle n'a ni diapason, ni « la » auquel s'accorde tout le concert des voix, ni chants combinés selon les lois que nous avons fixées à la musique. Aussi, lorsque Beethoven veut donner l'impression de quelques voix d'oiseaux, est-il obligé de transformer leur chansons, sauf celle du coucou qui n'a certainement rien de beau.
C'est donc par la tendance de l'esprit humain à la métaphore que nous parlons de l'harmonie ou de la mélodie naturelles dans les mêmes termes que nous parlons de l'harmonie musicale. Nous sommes, une fois de plus, les dupes des mots. La vérité, c'est que les sons et les bruits existent dans la nature, que les
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Ib L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
sons seuls peuvent devenir les éléments de la musique, par- ce que seuls ils peuvent être mesurés, et que les sons les moins beaux dans la nature peuvent, en art, valoir les plus agréables à l'oreille.
Ce dernier point est le plus important pour notre théorie, et aussi le plus délicat à établir. Car on est habitué à considérer la beauté du timbre et les autres avantages naturels comme essentiels à la musique ; et nous admettons sans difficulté qu'une symphonie de Beethoven exécutée par des flûtes aigres et des violons criards serait une chose abominable. Mais peut-être serait-il téméraire d'affirmer qu'un timbre désagréable, adapté à des œuvres écrites en vue de ce timbre, sera toujours une cause d'infériorité esthétique. Les grince- ments des violons qu'on accorde dans la Danse Maca- bre de M. Saint-Saéns est pénible à l'oreille ; mais il contribue singulièrement à l'effet cherché ; et, en dehors de cet effet général, où est la beauté de l'œu- vre ? De ce que la musique s'est presque toujours attachée jusqu'ici à ce que Poussin appelait « la délec- tation » (i), il ne s'ensuit pas qu'elle y soit condamnée à perpétuité. Déjà Berlioz et Wagner ont ouvert la voie ; aussi bien leur a-t-on reproché tout d'abord des sons durs ou étourdissants et l'absence de mélodie ; puis le public s'est rendu compte que par des moyens nouveaux ils voulaient l'amener à une forme nouvelle de la beauté, et il a peu à peu admiré des combinaisons sonores qui, réalisées dans la nature, déplairaient à l'oreille.
(1) Cf. Poussin. Lettres, p. 347.
LA NATURE ET L ART I9
Dès lors comment ne pas admettre qu'avec une éducation musicale plus avancée, on en viendra sans doute à rechercher des effets qui actuellement nous seraient insupportables, si ces effets seuls peuvent rendre une pensée artistique donnée ? L'épreuve se fait plusieurs fois chaque hiver dans les grands con- certs de Paris, et les résultats donnent raison à notre manière de voir. La musique la plus applaudie aujour- d'hui aurait certainement fait fuir, il y a un siècle, gluckistes et piccinistes, ce qui semble bien démontrer qu'en cet art, la beauté naturelle peut devenir opposée à la beauté artistique, et que par conséquent la seconde est autre chose que la première.
Soit, mais l'une fait valoir l'autre ! — Quand bien même cette assertion serait fondée, il n'en résulterait pas que celle-ci se ramène à celle-là, mais bien que leur effet est le même sur nous, ce que nous n'avons jamais contesté. Malheureusement on oublie qu'il y a des mélo- dies parfaitement douces et parfaitement insipides ; en musique, comme dans toutes les branches de l'art, le beau naturel ne vaut pas par lui-même, à moins que l'auteur n'en poursuive précisément l'imitation ; et même dans ce cas, la beauté artistique ne consiste pas dans la beauté naturelle imitée, mais dans les qua- lités propres à cette imitation et extérieures à la beauté naturelle. Il est vrai que le public ne fait pas toujours la distinction ; mais qu'importe, si elle correspond à quelque chose de réel ?
Est-il vrai de dire qu'en peinture telle ligne ou telle nuance ont une valeur esthétique particulière ? S'il
20 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
est une couleur qui réjouisse les yeux dans la nature, qui par l'éclat, la douceur, la joie, réalise pour nous la beauté, c'est sans doute le bleu du ciel lorsque le soleil brille. Mais l'azur est souvent désagréable en peinture, même lorsqu'il est habilement traité. Le Sueur lui-même s'est mal trouvé de son emploi dans le Rêve de Saint-Bruno, et quant aux robes couleur du ciel, elles ne sont vraiment belles que dans les contes de fées. Il y a dans la nature des bleus plus beaux les uns que les autres ; mais en art, tous sont également beaux, parce que leur beauté ne provient jamais que de leur emploi. Même lorsqu'un coloriste s'écrie, en face de certains tons : « Voilà un beau bleu », cela signifie : « Voilà un bleu bien à sa place », ou : « Voilà un bleu naturellement beau que l'art a su imiter merveilleuse- ment ». Mais où est la beauté artistique ? Dans le bleu ? Non, dans l'exécution du bleu : cela crée un abime.
Hogarth, dessinant une série de lignes courbes (1), prétend prouver que la ligne serpentine est la plus belle de toutes, et que, pour produire une œuvre d'art par- faite, il faut que le peintre nous la fasse apercevoir dans tout le mouvement de son tableau. Gela prouve seulement que, la beauté, pour Hogarth, consistait dans la grâce, dont la ligne serpentine éveille en nous l'idée, parce qu'elle fait songer à la souplesse des corps gra- cieux. Mais on ne soutiendra jamais sérieusement qu'au point de vue de l'art, V Entrée des Croisés à Constanti-
(1) Cf. les planches insérées dans l'Analyse de la beauté.
LA NATURE ET L ART 21
nople ou VKglise de Gréville, exécutés sans souci de la ligne serpentine, soient, pour ce motif, inférieurs à la Source d'Ingres ou aux œuvres mêmes de Hogarth. La ligne serpentine est belle lorsqu'une œuvre prétend s'imposer à nous par la grâce ; elle ne vaut rien lors- qu'il s'agit d'exprimer la force ; or, en quoi la force est- elle, artistiquement parlant, inférieure à la grâce?
D'ailleurs les artistes, lorsqu'ils jugent de la beauté des lignes, sont loin d'être d'accord. « Il y a des lignes qui sont des monstres, écrit Delacroix : la droite, la serpentine régulière, surtout deux parallèles. Quand l'homme les établit, les éléments les rongent (1) ». Mais pour Mcngs, (2) « la forme ronde est la plus parfaite » , et « il n'y a que trois couleurs parfaites qui sont le jaune, le rouge, le bleu » (3). Un philosophe, Hutcheson, faisant consister la beauté dans l'union de la variété et de l'unité, exprime un autre avis. Pour lui « la beauté d'un triangle équilatéral est moindre que celle d'un carré, celle d'un carré moindre que celle d'un pentagone, et celle de cette dernière figure moindre que celle d'un hexagone. Dans les solides, l'icosaèdre surpasse en beauté le dodécaèdre et celui-ci l'octaèdre, qui est beau- coup plus beau que le cube, dont la beauté est supérieure à son tour à celle de la pyramide (4) » . Ne pourrait-on
(1) Delacroix. Journal. T. I, p. 199.
(2) Réflexions sur la beauté et sur le goût. Art. II. Page 84 de la traduc- tion Jansen, 1786.
(3) Réflexions sur la beauté et sur le goùi. Art. II. Page 86 de la traduc- tion Jansen.
(4) Hutcheson. Recherches sur l'origine des idées <iue nous avons de la beauté. Section H. §. III.
22 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
pas soutenir de même que la ligne droite, par sa conti- nuité, sa simplicité, aune beauté plus grande que la ligne courbe, et que si Apelle ne trouvant pas Protogène dans son atelier traça une ligne droite admirable pour mar- quer son passage, c'est qu'il considérait cette ligne comme la plus belle de toutes ? Et, par conséquent, si des hom- mes également compétents ne peuvent s'entendre sur la ligne la plus belle à exécuter, est-il bien raisonnable de voir le principe de l'art dans quelque chose d'aussi contestable, et disons-le, d'aussi faux ? Car de soutenir que la beauté d'une œuvre d'art provient de telle ligne particulière, qui sera belle partout et toujours, c'est ce que les faits se chargent de démentir. Il y a des Christ en croix admirables, tantôt cadavériques et raides comme chez les primitifs, tantôt souples et forts comme dans les dessins classiques, tantôt éplorés et tourmen- tés comme chez les peintres espagnols : qu'est-ce que la ligne ajoute ou retranche à la beauté de ces ouvra- ges ? La seule belle hgne, c'est celle qui rend exacte- ment la forme imitée et lui communique comme une parcelle de vie. Mais la forme est infiniment variée, et ainsi la belle ligne n'a point de modèle ni de prototype unique.
C'est pourquoi, qu'il s'agisse de sons ou de plastique, il semble bien que le beau artistique soit irréductible au beau naturel, l'un étant toujours le résultat de notre activité et n'existant pas sans notre effort, l'autre étant indépendant de nous et s'imposant au moment où nous y songeons le moins. D'où vient que nous les confon- dons si souvent ? De ce que souvent aussi l'artiste cher-
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che à les réunir dans son œuvre ; de ce que, par abus de la métaphore, nous attribuons sans cesse à la nature inconsciente une préméditation analogue à l'idéal conçu par l'artiste, et à l'artiste l'ingénuité de création que nous croyons voir dans la nature. Mais les deux ordres de beauté sont, en réalité, différents et irréductibles dans leur principe.
Voilà la conclusion où nous sommes amenés par l'étude du beau concret, tel qu'il nous apparaît dans la nature et dans l'art. Mais si le beau, ainsi compris n'était pas le beau réel, ou plutôt si le beau, tel que le concret nous le présente, n'était que l'apparence et la déforma- tion du beau naturel, redressé ensuite et réalisé par l'art? Alors la dualité disparaîtrait, et c'est à juste titre qu'on identifierait le beau dans la nature et le beau dans l'art, puisque l'art ne serait plus autre chose que la nature idéale.
Cette théorie, pour étrange qu'elle nous paraisse, a été celle de tout l'art classique ; et nous la trouvons élo- quemment développée et soutenue, aussi bien chez Diderot que chez Winckelmann. Ce dernier exige de la beauté « l'indétermination, c'est-à-dire cette sorte de qualité dont les formes ne sont décrites ni par des points, ni par des lignes, comme formant seuls la beauté (1) ». « Delà, ajoute-t-il, il résulte une figure qui ne caractérise ni telle personne, ni telle autre, qui n'expri- me aucune situation de l'esprit, aucun sentiment du
(1) Winckelmann. Histoire de l'art. L. IV. Ch. II. Traduction Huber. Tome II. Page 40.
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cœur, ni aucune affection de l'âme, tous mouvements qui interrompent l'unité et qui mêlent à la beauté des traits étrangers. D'après cette idée, la beauté doit être comme l'eau la plus parfaite, puisée dans une source pure, laquelle, moins elle a de goût et plus elle estsalu- bre, étant épurée de toute les particules étrangères ». En d'autres termes, la beauté n'est pas immédiatement donnée dans le concret que rapetisse toujours l'élément individuel ; le concret est un reflet révélateur de la beauté ; c'est à nous de nous y élever par la générali- sation et la conception de l'unité absolue. Il n'y a qu'une beauté, dans l'art comme dans la nature ; mais cette beauté e^t abstraite, ou du moins nous ne pouvons la réaliser que par la puissance de l'abstraction. « Les antiques sont belles quand elles ressemblent à la belle nature, avait dit Roger do Piles (1), et la nature sera tou- jours belle quand elle ressemblera aux belles antiques ». Winckelmann admet la première proposition ; mais comment imaginer que la nature, livrée aux caprices de l'individuel, déformée de la véritable beauté par les exigences continuelles de la vie, puisse jamais égaler la beauté idéale des statues grecques ? Aussi Winckelmann proteste-t-il contre la seconde proposition, déclarant qu' « il sera difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver dans la nature une figure comme celle de l'Apol- lon du Belvédère » . En rétablissant la nature dans sa
(1) Cité par Winckelmann. Histoire de l'art. L. IV. Ch. ii.
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beauté première, l'art nous fait enfin contempler l'uni- que, l'éternelle et la parfaite beauté.
Diderot est aussi catégorique et plus clair, dans l'intro- duction du Salon de 1767. Le peintre, explique-t-il, copie la nature, mais non pas la nature telle que nos yeux la voient, sans quoi il tombe dans le vulgaire et méprisable portrait, dans « la représentation d'un être quelconque individuel ». Ce que doit exprimer l'artiste, c'est l'idéal, en quoi consiste vraiment la nature : « Ne concevez-vous pas, dit-il, que tout être, surtout animé, a ses fonctions, ses passions déterminées dans la vie, et qu'avec l'exercice et le temps, ces fonctions ont dû répandre sur toute son organisation une altération si marquée quelquefois qu'elle ferait deviner la fonction? » . Il faut donc peindre la nature dans son état de pureté première, dans ee que Winckelmann sans doute appelle l'indéterminé, et ainsi le modèle qu'il est nécessaire d'imiter pour produire la beauté « est purement idéal et n'est emprunté d'aucune image individuelle de Nature » .
Quel serait le modèle le plus parfait d'un homme ou d'une femme? Ce serait « un homme ou une femme supérieurement propre à toutes les fonctions de la vie et parvenu à l'âge du plus entier développement sans en avoir exercé aucune ». L'artiste qui corrigerait dans le modèle individuel les déformations les plus grossières d'abord, puis les plus délicates, causées par les « fonc- tions de la vie », s'élèverait ainsi « au vrai modèle idéal de la beauté, à la ligne vraie, ligne vraie, modèle idéal de la beauté, qui n'exista nulle part que dans la tête des Agasias, des Raphaël, des Poussin, des Puget, des
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Pigalle, des Falconnet... » Donc, la beauté est la même dans l'art que dans la nature ; mais c'est à l'art de la découvrir à travers les déformations de la nature, pour la traduire ensuite dans toute sa vérité et toute sa clarté.
Il est facile maintenant de comprendre la force de l'objection : quand nous déclarions que la beauté natu- relle était autre chose que la beauté artistique, nous pouvions avoir raison parce que nous considérions une nature individuelle et fausse, parce qu'une pareille nature ne réalise jamais la beauté ; mais si nous resti- tuons « le vrai modèle idéal de la beauté, la ligne vraie », il y a alors identité entre la beauté naturelle et la beauté artistique. C'est à nous de saisir la réalité der- rière les apparences : la beauté n'est pas dans le parti- culier, elle est dans le général ; elle est donc une, et nous ne la concevons que par une aperception de la nature suffisamment redressée.
A ces considérations philosophiques, il nous serait aisé de répondre que la beauté, ainsi comprise, manque singulièrement de vie, et que sans la vie il n'y a pas d'œuvre d'art véritable. Mais sans examiner les diffé- rents côtés faibles de cette théorie contestable, sans entrer dans une discussion métaphysique où chacun trouve toujours moyen d'avoir raison, nous ferons sim- plement observer que l'hypothèse de la nature défor- mée par l'exercice des fonctions de la vie est toute gra- tuite. En fait nous ne connaissons qu'une nature, celle qui nous est révélée par nos sens ; c'est de celle-là que nous disons : elle est belle, ou elle est laide, et non d'une nature idéale que chacun peut façonner à son
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gré. Il est bien certain que lorsque les pommiers en fleurs viennent ravir nos yeux, ce sont bien les arbres que nous voyons qui excitent notre admiration, et non les arbres n'ayant subi aucune « altération ». II y a donc une beauté et une laideur naturelles, provenant du concret ; et s'il est vrai que toute généralisation conduise à la beauté (ce que je ne veux pas discuter), cette beauté est déjà une beauté d'ordre artistisque, conçue, élaborée et réalisée par l'intelligence. La nature en a été la cause occasionnelle ; l'esprit en est la cause efficiente ; et cette dernière cause ne doit rien à la première ; elles sont irréductibles l'une à l'autre. Car de la beauté qui existe dans la nature visible remonter à une beauté possible qui existerait dans une nature transformée par notre imagination, qu'est-ce autre chose que d'affirmer d'abord une beauté naturelle et sensible, ensuite une beauté intellectuelle différente de la première ? Qu'est-ce autre chose que de poser d'un côté le non-moi, de l'autre le moi interprétant le non moi ? Or le propre de l'art (comme nous essaierons de le prouver plus loin) c'est précisément d'appliquer l'activité du moi aux choses ; et ainsi, le seul fait de voir derrière la beauté individuelle une beauté plus générale et plus parfaite, c'est déjà le commencement d'une œuvre d'art, c'est tout au moins la conception artistique sans laquelle l'œuvre ne saurait se produire. Ainsi nous pouvons dire qu'en dépit de sa profondeur apparente, l'objec- tion des idéalistes ne repose que sur une interprétation arbitraire de la nature et sur une analyse insuffisante
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des opérations de l'esprit dans la création de ce qu'ils appellent le « beau idéal ».
Avouons cependant que les philosophes peuvent aller plus loin et dire : « Il est dangereux de proclamer que le beau artistique et le beau naturel sont irréduc- tibles l'un à l'autre, lorsqu'on n'a pas déterminé ce qu'est exactement chacun d'eux. Les artistes croient n'être arrivés à rien tant qu'ils n'ont pas infusé à leur œuvre le sentiment et presque l'apparence de la vie. Les critiques, lorsqu'ils veulent les louer ou les flatter, se plaisent à répéter que la vie circule dans leurs poèmes, dans leurs figures et jusque dans leurs natures mortes ; une symphonie est belle par l'humanité qu'elle nous révèle. L'aperception de la vie sous un angle particulier et l'expression aussi juste que possible de cette aperception, telle semble être la qualité essentielle que les esthéticiens apprécient dans l'œuvre d'art. Mais est-il téméraire d'avancer que dans la nature, la beauté, c'est aussi la vie? Un homme est beau lorsqu'en le voyant nous le sentons très vivant, soit do la vie du corps, soit de celle du cœur, soit de celle de l'esprit ; car nous ne nous intéressons pas seulement à la vie physique, et Pascal malade avait sa beauté tout comme Alcibiade avait la sienne. Une campagne est belle lors- que la vie réelle des végétaux, la vie apparente de l'eau, réjouissent nos regards et nous incitent nous- mêmes à une vie plus intense. L'Océan, le désert, les hauts sommets sont beaux, parce qu'en nous donnant le sentiment de l'immensité, et par suite du sublime, ils amplifient jusqu'aux limites extrêmes nos émotions
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OU nos pensées, c'est-à-dire notre vie intérieure. Une chose n'est belle que dans la mesure où elle vit ou fait vivre : les blés en épis sont beaux parce qu'ils vivent, la farine n'est pas belle parce qu'elle ne vit pas et ne nous fait vivre que de la vie animale ».
Pour ma part, j'adopterais volontiers cette théorie qu'il ne convient pas de discuter ici ; la seule chose que j'en veuille retenir, c'est que la vie peut être consi- dérée par certains esprits comme la source unique de toute beauté, naturelle ou artistique, et qu'ainsi la dis- tinction sur laquelle je me jiroposais d'établir le prin- cipe de la critique d'art croule dès le début.
Mais le mot vie est un terme bien vague, et en admettant que la vie soit le principe de toute beauté, il reste à savoir si l'aspect de la vie, si les qualités de la vie sont les mêmes dans la nature que dans l'œuvre d'art. Car nous ne faisons point ici de méta}>hysique ; nous recherchons uniquement une méthode rationnelle pour apprécier la beauté d'un poème, d'une sonate ou d'une statue, dans ce qu'un poème, une sonate, une statue peuvent avoir de commun. Or il y a deux formes de la vie très différentes l'une de l'autre : la première qui se retrouve dans tous les êtres animés, depuis la plante jusqu'à l'homme, la seconde qui n'apparait guère que dans l'esprit de l'homme.
Il y a la vie du corps et la vie de la pensée, même si la pensée n'est qu'une fonction du cerveau ; l'une en effet se développe plus ou moins selon des conditions de nutrition, de climat, de conformation des organes, l'autre selon des lois beaucoup moins connues, mais où
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la réaction des éléments physiques nous semble tenir une place secondaire. Quand bien môme l'esprit et le corps auraient en définitive une vie relevant du même principe, obéissant aux mêmes lois encore ignorées, il n'en reste pas moins vrai qu'actuellement nous sommes bien obligés de nous en tenir à ce que nous savons, et d'établir une différence très profonde entre la vie physique et la vie intellectuelle dont les fonctions et les principes nous semblent irréductibles : on ne voit pas le rapport qu'il y a entre la digestion et la réflexion.
Or qu'est-ce que la beauté naturelle, sinon celle que nous offre la vie physique et qui est saisie avant tout par la sensation? Qu'est-ce que la beauté artistique, sinon celle que l'esprit crée lui-même en interprétant la nature et l'homme?
La fleur du pommier est belle parce qu'elle est l'épa- nouissement de la vie du pommier, d'une part, et d'autre part parce qu'elle produit en nous une sensation d'une nature particulière où sans doute s'épanouit aussi la vie de nos yeux (1). Un animal est beau lorsque ses formes s'adaptent à une vie particulière aussi complète que possible, et produisent sur notre vue une impression agréable qui semble ainsi rendre plus intense ou plus facile cet exercice de la faculté de voir. Enfin la beauté humaine, c'est l'apparente disposition du corps à une
(1) Nous ne cherchons pas ici à donner une explication scienliSque ou métaphysique de la beauté naturelle, nous ne nous préoccupons que d'établir entre cette beauté et la beauté artistique les différences pratiques qui nous forcent à exclure l'intervention de la première dans le principe de la critique d'art.
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vie saine et forte, par l'équilibre des proportions, par la symétrie des membres, par la régularité des traits dont la délicatesse est en même temps un charme pour notre vue, et par suite une condition meilleure de notre propre vie.
Au contraire la beauté artistique se manifeste à nous par l'épanouissement de la vie intellectuelle de l'auteur et par l'épanouissement delà vie intellectuelle engendrée en nous. La sensation, si agréable qu'elle soit, n'est plus qu'un trait d'union entre la pensée de l'artiste et la pensée du spectateur ou del'auditeur. Dès lors, comment juger cette beauté d'après les mêmes principes que l'au- tre ? Dans l'une la sensation semble l'arbitre principal ; dans la seconde la pensée seule a le droit de juger; or, il nous est impossible pratiquement de ramener les appré- ciations de la pensée à celles des sens, d'autant qu'elles sont souvent absolument opposées.
Mais, dira-t-on, la beauté naturelle chez Pascal, la beauté naturelle de la mer, du désert, ne relèvent pas de la sensation : les traits de Pascal sont durs, heurtés ; la mer est d'un bleu monotone, ou d'un vert qui sou- vent tire sur le jaune ; le désert est fatigant à l'œil. Il y a donc certains aspects de la beauté naturelle qui s'adressent plus à l'intelligence qu'à la sensation.
Il est vrai ; mais dans ce cas, ce que l'on nomme encore beauté naturelle est beauté artistique créée uni- quement par l'effort de notre intelligence. Un individu sans culture intellectuelle, et plus accessible aux sensa- tions qu'aux idées, nous dira que Pascal n'était point beau, que la mer est grande et que le désert est laid ; et
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il aura raison ; car si nous comparons Pascal à l'Apol- lon (lu Belvédère, ce n'est plus qu'un souffreteux ; si nous supprimons dans la mer l'antithèse de sa puis- sance et de la nôtre d'où s'engendre le sublime (1), elle n'est plus ni belle ni laide, — certains effets de couleur mis à part, — elle est grande ; quant au désert, si sa beauté apparaît aux touristes, l'absence de vie et de végétation le rendent laid aux yeux des habitants des contrées voisines (2).
En réalité, c'est nous qui prêtons à ces choses la beauté ; elle existe uniquement dans l'effort de notre pensée pour les interpréter ou pour concevoir, à pro- pos d'elles, tout un système d'idées d'où elle résulte ; mais quelle beauté? La beauté d'art, la seule que nous puissions créer.
Si la question esthétique est si peu claire, c'est qu'à tout moment le beau naturel et le beau artistique se trouvent rapprochés et, dans une certaine mesure, confondus. La forêt nous semble belle ; mais l'artiste qui dessine un jardin anglais sur le modèle de la forêt nous donne parfois l'impression de la beauté naturelle ; on peut même dire que si la beauté naturelle de la végétation ne vient pas à son aide, son œuvre sera
(1) Cf. Schiller. Eslhétiiiue. Trad. Régnier, p. 8. — Schopenhauer. Le monde comme volonté. L. III, § 39.
(2) Il suffit pour s'en convaincre de causer quelques instants avec l'im- mense majorité des Algériens de la région du Tell. Si les hommes du XVII» siècle n'ont aimé ni la montagne, ni la mer, c'est qu'ils s'en sont teuus à la sensation au lieu de la transformer par l'idée.
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manquée. Il est donc souvent très difficile, même pour un analyste, de discerner l'apport de l'art et l'apport de la nature ; d'où l'équivoque. Mais en réalité il y a une beauté naturelle mise en œuvre par l'esprit de l'homme, et ainsi la beauté naturelle n'est plus qu'un élément de la beauté artistique, quoique le principe de l'une et de l'autre soit différent. De même, s'il s'agit de la beauté humaine, et même de la simple beauté physique, il y a lieu de distinguer l'apport de la nature qui est de beau- coup le plus important, et aussi celui de l'art, en ce qui concerne la démarche, l'expression du visage, et même la finesse de la peau accrue par l'emploi de telle ou telle substance. Il est bien certain que, sans une éducation, consciente ou non, la démarche et la phy- sionomie de l'homme raffmé ne seraient pas ce qu'elles sont ; et il est bien certain aussi que cela entre pour une part dans l'impression de beauté que nous en éprouvons. Et cependant les deux éléments, quoique se pénétrant sans cesse, ne peuvent être pris l'un pour l'autre ; on peut même dire que plus on les rapproche, plus la dis- semblance devient frappante. Une chose est belle ; est-ce par l'art ? est-ce par la nature ? Souvent la question posée à brùle-pourpoint nous embarrasserait ; mais à la réflexion, nous voyons plus clairement le mélange des deux éléments, et nous nous persuadons davantage que ces deux choses ne peuvent — au moins pratiquement, car peu nous importe ici la métaphysi- que — se résoudre en une seule.
34 l'objet du jugement esthétique
Il ne nous reste plus, semble-t-il, qu'une hypothèse à examiner : si le beau artistique n'est pas le produit du beau naturel, peut-être le beau naturel est-il le pro- duit du beau artistique. Les choses ne nous paraissent belles ou laides que parce que nous y attachons tel ou tel souvenir ; la laideur et la beauté sont des qualités que nous prêtons à la nature par suite de certaines associations de sentiments antérieurs. Il n'y a donc qu'une forme de beauté, celle de l'art.
L'objection, remarquons-le, n'est pas purement méta- physique ; nous allons citer les faits sur lesquelles elle s'appuie ; et la conclusion n'en est pas indifférente pour notre étude : car s'il n'y a, même dans la nature, qu'une beauté d'art créée par nous, il nous faudra recourir aux mêmes principes pour juger toutes les belles choses, et c'est à cette identité de principes que nous avons attri- bué l'échec des différents essais de critique d'art ration- nelle.
Rien ne paraît plus naturellement beau que le chant du rossignol. Mais cela est une illusion : « Le renouvel- lement de la vie au printemps... l'amour universel, je ne sais quelle mélancolie douce s'insinuant dans l'âme à l'aspect de toutes choses et dont le solo de Philomèle se fait tout à coup l'interprète : voilà ce qui rend si poé- tiques les accents du rossignol » (1). François Millet veut-il expliquer la beauté de la forêt : « C'est d'un calme, d'une grandeur épouvantable, au point que je me
(1) Proudhon. Principe de l'art, ch. III, p. 33.
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surprends ayant véritablement peur. Je ne sais pas ce que ces gueux d'arbres-là se disent entre eux ; mais ils se disent quelque chose que nous n'entendons pas, parce que nous ne parlons pas la même langue, voilà tout » (1). Et de même il semble bien que pour Théo- dore Rousseau la transformation des sensations en idées soit l'élément essentiel de la beauté : « J'entendais les voix des arbres ; les surprises de leurs mouvements, leurs variétés de formes, et jusqu'à leur singularité d'attraction vers la lumière, m'avaient tout d'un coup révélé le langage des forêts » (2).
Schiller constate que le spectacle d'un violent orage est beau ; il estime cependant que « l'obscurité nous dé- robant toutes les images que nous produit la lumière ne peut être en soi une chose plaisante.. . En outre, ce phé- nomène, à ne considérer que nos sens, est plutôt dou- loureux qu'agréable ». Pourquoi donc admirons-nous l'orage ? Eh bien, « c'est parce que l'âme, devant ces sortes de représentations se sent inspirée et élevée au-dessus d'elle-même qu'on les désigne par le nom de sublimes bien que les objets eux-mêmes n'aient en effet rien de sublime » (3).
On peut aller plus loin : les couleurs ne sont belles que parce qu'elles s'associent indissolublement à une idée : « La pourpre, par la seule action matérielle des
(1) Lettre citée par M. Sensier. La vie et l'œuvre de J.-F. Millet, p. 121.
(2) Lettre citée par M. Sensier. Souvenirs sur Th. Rousseau p. 52.
(3) Schiller. Réflexions détachées sur diverses questions d'esthétique. Trad. Régnier, T. IX, p. 159.
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rayons qu'elle envoie dans notre œil, éveille dans l'àme une idée de richesse et de magnificence, l'azur de repos et de bonheur tranquille, la jonquille de triomphant éclat, le violet de mélancolie, le gris de tristesse, le noir de deuil. Les couleurs de soi sont donc joyeuses ou tris- tes, modestes ou tapageuses, pacifiques ou guerriè- res » (1). L'auteur, il est vrai, n'affirme pas que l'idée ainsi évoquée soit le principe de la beauté, mais on peut rai- sonnablement dire (|ue la plénitude de vie de pensée engendre la ])eauté, que cette forme de vie arrive à une haute conscience d'elle-même dans la joie, la tristesse, la mélancolie, le deuil, et qu'ainsi les couleurs sont belles dans la mesure où elles éveillent ces sentiments. En soi, les couleurs sont indifférentes, elles deviennent belles par l'inlerprétation que nous leur donnons ; et de même, les lignes ou les sons.
Nous avons constaté nous-mêmes tout à l'heure que sans cesse nous mêlons la beauté de l'art à la beauté de la nature. Mais n'y a-t-il aucun objet qui, par lui- même, puisse provoquer en nous le sentiment de la beauté ? Indépendamment de l'interprétation que nous donnons aux phénomènes, n'y a-t-il pas en eux et dans leur principe une cause efficiente de notre admiration ? C'est ce qui nous semble difficilement contestable. Du moins pouvons-nous citer quelques témoignages d'artis- tes qui éclaireront plus complètement la question.
(( A quatre heures, écrit Paul Baudry, j'ouvre les per- siennes, et vrai, j'ai jeté un cri : figure-toi cette lumière
(1) Dimier. Prolégomènes à l'esthétique, p. 8.
LA NATURE ET l'aRT 3j
sidérale : c'est bleu, violet, laiteux, améthyste, limpide et radieux, piqué d'étoiles scintillantes avec une grande coquine de lune blanche comme les neiges de ces montagnes... Vois-tu ce paysage? J'ai compris que la peinture n'est plus qu'un vil métier » (1). L'artiste ne nous semble ici sensible qu'à certains effets de cou- leur et de lumière éveillant en lui une impression neuve. Sans doute il voit en peintre, c'est à dire en homme sachant ce que sont au juste les couleurs et quels effets produisent leurs combinaisons ; sans doute il compare en lui-même la réalité naturelle et la misérable imita- tion de l'art. Mais ce bleu, ce violet, ce laiteux, n'ont- ils pas une douceur intrinsèque qui réjouit les yeux, en dehors de tout ce que nous pouvons leur faire dire — soit « repos et bonheur tranquille », soit « mélancolie », soit « tristesse » ? N'est-ce pas une pénétration de tout notre être par la nature et l'enveloppement de notre pensée dans la beauté des choses ?
H. Flandrin s'extasie, lui aussi, devant les effets de couleur naturels. Mais son tempérament poétique cher- che en même temps dans le spectacle de la mer et du ciel une adaptation convenable à son idéal sentimental. « Depuis vingt-cinq jours, le ciel ne dépense que de l'outremer et de l'or. La mer, si paisible et si calme, lui fait un beau miroir ; et lorsque, le soir venu, je la regarde à la douce lumière de la lune, je me crois en Italie. Mes plus beaux souvenirs me reviennent, et avec ma chère Aimée, vingt fois je retourne à la fenêtre,
(1) Ephrussi. Paul Baudry, sa vie et son œuvre, p. 193.
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avant de pouvoir la fermer décidément et renoncer à cet admirable spectacle » (1). Flandrin admire l'outre- mer et l'or ; il admire aussi la clarté de la lune ; mais dans cette dernière circonstance, son admiration est soutenue par d'anciens souvenirs qui inconsciemment la renforcent. Qu'est-ce à dire, sinon que la nature a sa beauté propre qui s'impose à nous et que souvent nous en jouissons plus délicatement en lui associant quelque chose d'absolument différent : l'idéal poétique dont elle devient l'occasion ? la couleur émane de la nature, et par la couleur nous avons une perception immédiate d'une certaine beauté ; mais l'idée émane de nous, et par l'idée nous avons une perception immé- diate d'une beauté différente de la première, quoique susceptible de se combiner avec elle.
Henri Regnault, enthousiaste de couleur et de lumière (2), Guillaumet, les yeux éblouis par l'éclat du ciel africain (3), Bastien-Lepage « ravi du ton clair, rose, verdâtre, bleu pâle, faisant un ensemble blanc, teinté de saumon » (4), nous fourniraient les mêmes arguments ; et il semble bien, en fin de compte, que si la beauté d'un lever de soleil nous apparaît différente de la beauté d'une description ou d'un tableau de ce
(1) Lettre du 28 Août 1854 — Lettres et pensées de Flandrin publiées par H. Delaborde, p. 402.
(2; H. Regnault. Correspondance publiée par Arthur Duparc. Cf. les lettres écrites de Tanger.
(3) uuillaumet. Tableaux algériens, p. 3.
(4| Baslien-Lepage, cité par M. Theuriet. Revue des Deux Mondes du 15 avril 1885, p. 833.
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même lever de soleil, il y ait là autre chose qu'une faute d'analyse et de raisonnement.
L'art n'est pas la nature, et la beauté de l'art n'est pas la beauté de la nature, puisque l'une est créée par nous et que l'autre nous est extérieure ; mais leur péné- tration réciproque est à peu près continuelle, et le lan- gage, n'ayant pas suffisamment marqué la différence réelle qui les sépare, a considérablement augmenté l'équivoque résultant des faits eux-mêmes. Pourtant si le mot beau s'applique indifféremment à la nature et à l'art, remarquons que l'emploi du mot laid est plus limité ; devant une œuvre d'art, habilement exécutée ou non, la foule ne l'emploiera que pour désigner la représentation d'objets naturellement laids ou l'emploi de procédés naturellement désagréables à l'œil ou à l'oreille. La laideur est le contraire de la beauté natu- relle, et bien plus rarement de la beauté artistique. On ne dira guère d'un tableau sans valeur, mais lisse et propre, qu'il est laid ; on le dira immédiatement d'une toile représentant par des procédés brutaux une scène désagréable. N'y a-t-il pas là un correctif, très léger, il est vrai à la confusion créée par le mot beau ?
L'essentiel, c'est que cette confusion soit explicable, et elle l'est. On ne peut rien dire de précis sur l'origine des arts ; mais il y a de grandes chances pour que le désir d'imiter les choses soit venu de l'admiration qu'elles avaient provoquée, si bien qu'au début le beau artistique dut consister à reproduire avant tout le beau
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naturel. Plus tard on se rendit compte que tout ce qui excitait en nous un sentiment avait droit à l'imitation, et peu à peu l'art aborda tous les sujets et tous les modèles. Mais le mot unique, qui avait d'abord suffi à marquer la cause de l'admiration, ne se dédoubla pas, et ainsi s'obscurcit le problème esthétique.
Même si cette explication historique est inexacte, nous avons vu que le mélange continuel du beau natu- rel et du beau artistique suffisait à entretenir l'illusion d'un beau unique. Ne disons donc pas : « Du moment oij il n'y a qu'un mot, il n'y a qu'une idée », c'est là un sophisme ; car s'il n'y a qu'un mot, c'est qu'il y a deux idées presque toujours étroitement unies et n'en formant qu'une à première vue.
Il y a donc un beau en art : la difficulté est mainte- nant de le découvrir. Pour cela, gardons-nous des théo- ries à priori, et au lieu de nous demander tout d'abord : Qu'est-ce que le beau ? ou : Qu'est-ce que l'art ? essayons, par une comparaison aussi exacte que possi- ble, et sans perdre de vue le concret, de définir l'œuvre d'art dans ce qu'elle a de permanent et de fondamental.
CHAPITRE II
qu'est-ce que l'œuvre d'art?
Comparaison des diverses formes de la beauté artistique.
Quy a-t-il de commun entre un beau crime, une belle robe et une belle sonate ? — La pensée créatrice.
Les savants ont-ils nié cette pensée créatrice ?
Quelques textes de Helmhotz. — Tém,oignage unanime des artistes à admettre la pensée créatrice.
Objection tirée du naturalisme. — Le naturalisme n'a jamais dit ce qu'on lui fait dire. — Témoignage des écri- vains et des peintres. — Impossibilité d'éluder Vimpor- tance de la pensée créatrice.
Objection tirée de la théorie de Vart pour l'art. La théorie de fart pour l'art n'a jamais dit ce quon lui fait dire. — Quelques textes de Gautier, de Th. de Banville, de Baudelaire et de Flaubert. — L'idéal de l'art pour lart.
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Il ne fait de doute pour personne que la littérature, l'architecture, la peinture, la sculpture et la musique donnent naissance à des œuvres d'art. Mais la danse, la pantomime, la gymnastique telle que semblent l'avoir comprise les Grecs, rentrent elles aussi, dans la caté- gorie des arts. Certains métiers, exercés d'ordinaire par des ouvriers vulgaires, le sont aussi par des artistes : Boulle et Riésener étaient ébénistes ; Bernard Palissy faisait de la poterie ; et les verriers sont quelquefois les égaux des plus grands peintres ou sculpteurs. On dit même. : un beau crime et il semble que celte qualifica- tion comporte autre chose qu'une idée de meurtre épou- vantable. Lorsque J.-J. Weiss proclamait : « C'est beau un beau crime !» il y découvrait une véritable œuvre d'art. Il faut donc trouver l'élément commun qui nous permet d'employer le mot art pour des choses aussi dif- férentes qu'un tableau, une symphonie, un meuble et un crime ; joignons-y encore une robe créée par un couturier de génie, un plat confectionné par Vatel, et un plan de bataille conçu par Napoléon : car, en tout cela, il y a ou il peut y avoir de l'art.
Rien n'est plus dissemblable que la matière de toutes ces œuvres d'art ; il faut donc renoncer à chercher leur principe unique dans ce qu'elles empruntent à la réalité extérieure. En admettant qu'il reste encore des doutes sur les conclusions du précédent chapitre, l'idée que l'objet d'art tire sa valeur esthétique de la belle nature qu'il traduit ne peut plus subsister, si l'on songe à un assassinat, à un ragoût, et même à un bonheur-du-jour ou à une coupe de cristal de roche.
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Quant à contester l'emploi du mot art lorsqu'on parle de la guerre, de la cuisine, de l'ébénisterie, de la verre- rie, ou du mot beau, lorsqu'on parle d'un crime, d'un vêtement, d'un grès, la chose est toujours possible puis- qu'il y a dans le langage une grande part de conven- tion ; mais c'est rendre l'échange des idées impratica- ble et protester contre la manière de voir et de s'expri- mer de tout un peuple. Et d'ailleurs c'est à nous de rui- ner cette objection en prouvant qu'il y a réellement quelque chose de commun, non pas entre les objets dont nous parlons, mais entre les œuvres d'art dont ils sont l'occasion.
Renonçons donc à chercher dans ce qui est particu- lier à chaque art le principe de la beauté artistique. Cette phrase même serait une niaiserie, si à tout moment on ne ramenait la beauté d'une pièce d'orfèvrerie au poids de la matière précieuse, la valeur d'un tableau à un plaisir sensuel, celle d'une robe à une question démode, et l'art stratégique au nombre de soldats tués dans une bataille. Si nous voulons justifier l'emploi de ce terme œuvre d'art, pour les choses les plus différentes, nous sommes bien obligés de ne tenir aucun compte des matériaux et des procédés différents qu'elles emploient, ou tout au moins de n'en tenir compte que dans la mesure où ils se subordonnent à un principe commun.
Mais au lieu de nous demander quel lien existe entre un beau crime, une belle robe, et une belle sonate (ce qui à première vue semble un peu déroutant), peut-être serait-il plus simple de rechercher d'abord pourquoi et en quoi certains crimes, certaines robes, certaines sona-
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tes nous donnent l'impression de beauté, quand d'autres ne nous la donnent pas.
Puisque la matière de l'œuvre d'art n'a point de valeur esthétique propre, il est évident que le nombre des victimes d'un assassin, la quantité de coups reçus, les circonstances plus ou moins ignobles du meurtre ne nous intéressent pas ; et en fait, l'assassinat de plu- sieurs enfants par un père constitue un moins beau crime que celui de Monte-Cristo dépêchant élégamment la famille d'un ancien persécuteur. De même la richesse des tissus, l'amas des broderies, la longueur du travail, ne produiront jamais par eux-mêmes la beauté d'une robe. M. Jourdain chargé de brocart est ridicule ; une robe de moussehne peut devenir un chef-d'œuvre. Enfin dans une sonate, le mouvement du morceau, l'emploi des accords violents ou doux, le nombre de mesures du thème principal ne la rendent pas, par eux- mêmes, plus ou moins belle ; on peut préférer l'allégro à l'andante et les accords simples aux accords compli- qués ; mais ces goûts particuliers sont étrangers à la valeur esthétique d'une œuvre. Encore une fois, c'est en dehors du procédé général et de la matière de l'œu- vre d'art qu'il faut chercher la beauté.
Mais pourquoi un père qui tue tous ses enfants au milieu de la nuit commet-il un crime sans beauté, tan- dis que Monte-Cristo, faisant disparaître successive- ment deux ou trois membres de la famille de son ennemi mérite le titre d'artiste ? Dans le cas du parri- cide, le meurtre est simplement brutal ; les enfants gênent le père : le père les tue, cherche à donner le
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change comme il peut, et se fait arrêter par les gendar- mes au bout de quelques heures. Le public éprouve une horreur profonde, mais perd le souvenir du drame, parce que l'auteur n'a rien de bien original. — Au con- traire, les morts s'accumulent autour d'un homme riche et puissant. Toutes ces morts, plus ou moins mystérieuses, viennent encore augmenter sa fortune, si bien que l'opinion publique finit par le soupçon- ner d'en être l'auteur. Et cependant le véritable assassin est un homme du monde impeccable^ plus ou moins milliardaire, qui dépense à la fois toute sa for- tune et toutes les ressources de son intelligence et de son audace à tuer des innocents touchant de très près à l'ennemi dont il veut se venger. Notez que ses victimes ne meurent pas d'un seul coup, mais longue- ment, et qu'il faut pendant des mois les atteindre cha- que jour au milieu même de leur famille. Notez aussi que l'assassin trouve le moyen d'être considéré comme un modèle de générosité et d'héroïsme. Voilà sans doute ce qui s'appelle un beau crime (1).
Or, quel est le principe de cette beauté ? D'où vient que le premier crime n'est pas une œuvre d'art ? sans doute de ce que le parricide est un boucher, et Monte- Cristo un homme de génie, de ce que l'assassinat de cinq enfants endormis n'exige aucune conception par-
(l)Je cite de souvenir l'exemple de Monle-Cristo et ne garantis point l'exactitude des faits. Il me suffit de reconstituer un beau :rime. De même j'ai cité plus haut un crime commis à Corancez en 190), mais sans tenir compte de l'habileté aveclaquelle le père déclaré coupable s'est défendu.
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ticulièrement puissante ou délicate^ — surtout quand le coupable n'a même pas su se préparer un alibi et se contente de nier, — tandis que l'effort d'esprit nécessaire pour combiner une série de mises à mort, dans des cir- constances particulièrement difficiles, et en faisant soupçonner précisément celui qui en souffre le plus, est d'une extraordinaire grandeur. Le beau crime, c'est donc celui qui révèle une pensée supérieure et qui en est l'expression. Le crime est beau en proportion des qualités de la pensée qui l'a conçu. Et c'est à dessein que je ne parle pas de l'exécution; car le crime de Monte-Cristo n'a jamais été exécuté ; pourtant il est très beau ; c'est donc que la beauté réside dans la pen- sée, la réalisation n'étant que le prolongement extérieur et contingent de la pensée.
Maintenant, examinons le second exemple choisi, et cherchons en quoi une belle robe diffère d'une robe qui n'est pas belle. On dira sans doute que l'une plaît et l'autre déplaît aux yeux, et qu'ainsi la sensation juge en dernier ressort, comme elle le fait parfois en présence des beautés naturelles. Mais il ne faut pas oublier que la beauté naturelle se combine souvent avec la beauté artistique, et qu'en matière de parures, c'est le cas le plus ordinaire. Si nous voulons résoudre le problème, laissons de côté le mot « beau » toujours équivoque et disons : pourquoi telle robe est-elle une œuvre d'art, pourquoi telle autre n'en est-elle pas une ?
On s'apercevra vite que la première s'adapte exacte- ment à la personne physique et morale pour qui elle est faite, dissimulant toutefois ses défauts et accusant ses
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avantages, qu'elle est en harmonie avec le caractère particulier des circonstances où elle doit être revêtue, enfin qu'elle réussit à donner l'impression que donne- raient de belles couleurs et de belles formes naturelles. La seconde au contraire est un simple habillement qui préserve le corps plus qu'il ne le pare, qui ne répond à aucun idéal, du moins apparent, et (|ui blesse les regards par ses couleurs et sa forme, comme pourraient le faire de vilaines couleurs et de vilaines formes natu- relles.
La conclusion est dès lors bien simple : la robe œuvre d'art révèle une pensée complexe, qui tient compte de la nécessité de se vêtir, de se parer, de respecter les convenances particulières à telle ou telle circonstance, de provoquer enfin un plaisir des yeux. La robe dénuée d'art correspond à un besoin plutôt qu'à une pensée délicate, à moins que l'exécution n'ait trahi la pensée. Mais on voit que c'est toujours à la pauvreté de pensée, réelle ou apparente, qu'est due l'infériorité artistique, et aux qualités de cette pensée que correspond la valeur de l'œuvre d'art. On juge donc la beauté d'une robe d'après le même principe que la beauté d'un crime.
Nous arrivons maintenant à la sonate, c'est-à-dire à une des formes les plus élevées de l'art proprement dit. Mais si nous trouvons ici, comme précédemment, la distinction du beau et du laid, par contre nous n'avons plus la sonate œuvre d'art et la sonate non œuvre d'art. D'où vient cela ? De ce que la musique comme tous les beaux-arts, suppose une pensée initiale
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délicate, et non pas seulement un instinct physique, une idée se limitant à la satisfaction immédiate d'un besoin, comme celui de se couvrir ou de se parer gros- sièrement. Un compositeur écrit, parce que sa pensée lui semble digne d'être notée ; si cette pensée réalise cer- taines qualités que nous essaierons bientôt de détermi- ner, l'œuvre est belle ; sinon, elle est médiocre ou même mauvaise. Gomme dans les cas précédents, la valeur esthétique est en. raison directe de la valeur de la pensée exprimée, abstraction faite des qualités particu- lières, et d'ailleurs fort importantes, de l'expression.
Donc la comparaison de trois œuvres d'art très diffé- rentes nous amène à reconnaître dans chacune d'elles un élément commun, d'où elles tirent tout d'abord leur valeur esthétique, et cet élément commun, c'est la pen- sée concevant, ordonnant, et même exécutant. Si nous étudiions l'art de la guerre, l'art culinaire, comme aussi l'art du verre et l'art de bâtir, il est visible que nous arriverions aux mêmes résulats ; car en quoi Napoléon est-il un grand capitaine, sinon en ce que les ressour- ces de sa pensée lui ont permis d'opposer toujours aux forces de l'ennemi des forces plus grandes, avec un effectif total moins considérable? en quoi Vatel est-il un artiste, sinon en ce qu'il s'ingénia à découvrir des combinaisons nouvelles d'aliments pour procurer au palais une jouissance raffinée? Le maître verrier se crée un idéal de transparence ou de richesse de pâte, de contour, de dessin, qu'il emploie toute son intelli- gence et toute son habileté professionnelle à réaliser ensuite. Quant à l'architecte, il ne travaille à bâtir que
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lorsqu'il a d'abord esquissé, échafaudé, modifié, et éta- bli définitivement en pensée l'édifice qu'il veut cons- truire. A cette question : Qu'est-ce que l'œuvre d'art? Nous pouvons donc répondre : C'est celle qui réalise ou s'efforce de réaliser une pensée créatrice, et qui tire le principe de sa beauté de la valeur de cette pensée.
Il y aurait un mot bien commode pour désigner le principe esthétique ainsi mis en lumière : ce serait le mot idéal, que M. Th. Ribot définit justement : « une construction en images qui doit devenir une réalité » (1). Si l'on entend par image la représentation intellec- tuelle du concret, si l'on admet par suite des images sonores, des images olfactives, aussi bien que des images visuelles, il faut avouer que l'œuvre d'art est une ten- tative pour réaliser l'idéal. Mais l'abus qu'on a fait de ce mot est tel que son emploi créerait une équivoque plus grande encore que celle dont nous nous plaignons à propos du mot beau. Les uns voient en lui, comme Proudhon, « l'antithèse du réel » (2), les autres à la suite de Diderot et de Winckelmann le considèrent comme la source commune de la beauté naturelle et de la beauté artistique (3). Bref, l'idéal dans le langage courant
(1) Ribot. Essai sur l'imagiaation créatrice. Impartie, chapitre V, page 67.
(2) Priidiion. Principe de l'art, p. 34.
(3) Cf. Quatremère de Qiiincy. Essai sur l'idéal, introduction : « Géné- ralisant l'imitation du corps humain par l'étude des intentions de la nature dans la création non d'un homme en particulier, mais Je l'espèce en général, le beau et le vrai doivent dériver sous ces rapports non d'aucun modèle indivi- duel, mais d'un modèle collectif de perfections qui, ne pouvant être saisi qu'en idée, s'appelle idéal. »
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n'implique pas seulement une pensée créatrice, mais une pensée prenant pour objet la beauté naturelle ; et il est plus prudent de renoncer à un mot séduisant que de s'exposer à renouveler la confusion que nous avons essayé de détruire précédemment. A défaut d'un terme meilleur, nous nous en tiendrons à celui de pensée créa- trice, quitte à l'analyser aussi exactement que pos- sible.
Mais avant d'entreprendre cette étude, il nous reste à prouver qu'en dépit de l'opinion prêtée tantôt aux savants, tantôt aux artistes, cette pensée créatrice à laquelle se conforme l'exécution de l'œuvre d'art existe partout et toujours.
A tort ou à raison on regarde souvent les savants comme les ennemis de l'art. Pour eux, la matière est tout, l'idée n'est rien. Dans un tableau, ils ne voient que l'application instinctive d'une théorie des couleurs ; une symphonie ne consiste que dans un système de rapports des vibrations sonores. Selon Helmholtz, « la musique ne cherche à reproduire aucune vérité natu relie et ne peut exprimer aucun objet réel », et aussi ft la musique est incapable de représenter des objets, les sons qu'elle emploie n'ont d'autres raisons d'être qu'eux-mêmes, et produisent leur effet indépendammen de tout rapport d'imitation avec un objet quelconque Il en résulte que l'étude physiologique des sons joue dans l'esthétique musicale un rôle capital, bien supé- rieur à celui que joue l'étude de la lumière ou de lî
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perspective en peinture. Ce qui n'est dans les autres arts qu'un moyen est ici à la fois moyen et fm » (1). Hans- lick va encore plus loin et déclare tout net : « L'impres- sion douloureuse que nous fait un motif vient, non pas de la douleur réelle du musicien, mais des intervalles placés dans ce motif; non pas des angoisses de son âme, mais du trémolo des cymbales ; non pas de ses regrets mélancoliques, mais de la chromatique ;) (2). Donc plus de pensée créatrice : des intervalles, des tré- molos, et des chromatiques ; voilà l'esthétique proposée par les savants, s'il faut en croire un des auteurs qui ont étudié le plus sérieusement la question.
Mais une lecture, même peu approfondie de Helm- holtz démontre que telle n'est pas du tout sa théorie, et que telle n'est pas celle de Hanslick.
Dans la traduction française, revue par lui-même, de sa « Théorie physiologique de la musique», Helmholtz ne dit pas que l'étude physiologique des sons « est à la fois moyen et fm », mais que contrairement à ce qui se passe dans la peinture, «dans la musique, il ne s'agit pas d'arriver à la fidèle représentation de la nature ; les sons et les sensations correspondantes sont là pour eux-mêmes et agissent tout à fait indépendamment de leur rapport avec un objet extérieur quelconque» (3). La seule idée exprimée ici, c'est que la musique n'imite
(1) Helmholtz cité par Combarieii, Rapports de la musiciue et de la poé- ] sie. p. 3.
(2) Hanslick, le beau musical cité par Combarieu, pH6.
(3) Helmholtz. Traduction Guéroult, p. 4.
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pas la nature, et comme deux lignes plus haut, il parle de «l'effet artistique de l'œuvre », il est bien clair que cet effet répond à la réalisation, plus ou moins complète, d'une conception première. Bailleurs, voici la conclu- sion de son livre : « Le mouvement mélodique des sons peut donc exprimer les états les plus différents de l'âme humaine ».
Et pour ce qui est du véritable sens des lignes de Hanslick, citées tout à l'heure, nous n'avons qu'à transcrire le passage entier de Helmholtz : « Le mouvement mélodique des sons peut donc exprimer les états les plus différents de Vâme humaine, non pas les sentiments 'proprement dits (nous donnons là-dessus raison à Hanslick contre les autres esthéticiens, car il manque à la musique, privée du secours de la poésie, le moyen de désigner clairement V objet du sentiment), mais bien, en quelque sorte, la manière dont l'âme vibre sous l'influence des sentiments (1). »
Ainsi lorsque Hanslick nous engage à voir dans notre impression autre chose que l'écho de l'impression du musicien, il ne veut pas dire que le musicien n'a ni
(1) Helmholtz. Traduction Guéroult, p. 330. Pour bien comprendre la pensée de Hanslick, reprise par Helmholtz, il faut se reporter aux explications qui suivent : « Ainsi l'amour est un sentiment; comme tel il ne peut être désigné directement par la musique. Comme on sait, la manière d'être d'un amoureux peut oflrîr les variétés les plus nombreuses. La musique peut, peut-être, expri- mer l'aspiration rêveuse à une félicité infinie que l'amour est susceptible de produire. Mais la même disposition de l'âme peut aussi prendre naissance dans la ferveur religieuse. Si donc un morceau de musique exprime cette disposition, rien ne s'oppose à ce que l'un des auditeurs y trouve l'ardeur de l'amour, l'autre l'ardeur d'un pieux enthousiasme. »
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pensé ni senti, mais qu'il a exprimé sa pensée et provo- qué l'émotion en nous au moyen d'intervalles, de trémo- los et de chromatiques. A ceux qui étaient tentés de ne voir dans Fart que la pensée pure, il a rappelé que toute oeuvre artistique, étant l'expression d'un état d'âme, relevait autant des lois propres à cette expression que de l'effort intérieur de la pensée. Mais ni Helmholtz, ni Hanslick n'ont fait découler la musique de la simple acoustique. De même, comme conclusion de ses confé- rences sur l'optique et la peinture, le grand physicien écrit : « Nous ne sommes pas éloignés de penser que le dernier mystère de la beauté artistique, je veux dire le plaisir merveilleux que nous éprouvons en sa présence, réside essentiellement dans le sentiment de la facilité, de l'harmonie, de la rapidité avec laquelle les séries d'images passent devant notre âme, et malgré leur riche variété, vont comme d'elles-mêmes vers un but commun, nous faisant voir plus complètement des lois régulières cachées jusqu'ici, et nous permcltant de jeter un regard jusque dans les dernières profondeurs de la sensibilité de notre âme » (1). Victor Cousin lui-même eût accepté cette théorie qui en définitive ramène le beau à l'unité idans la variété, et ne lèse en aucune façon les droits de jla pensée créatrice.
I Les savants sont-ils les positivistes étroits que l'on a [quelquefois représentés ? Nous ne le croyons pas ; ils ont protesté, et avec raison, contre les fantaisies poéti-
(1) Helmholtz. L'optique et la peinture, fin, dans la Théorie scientifique des Beaux-Arts. Germer-Baillière, 1878.
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ques des esthéticiens ; à notre connaissance, ils n'ont jamais nié que le principe du beau fût dans la pensée créatrice. La preuve les eût d'ailleurs gênés à éta- blir.
Il faut convenir qu'en une pareille matière le témoi- gnage des artistes eux-mêmes a bien quelque valeur. Or beaucoup ont écrit, et nous n'en avons rencontré aucun qui ait récusé la pensée créatrice comme principe de son œuvre. Toute l'école classique s'est réclamée à la fois de la nature et de l'idéal, — la nature révélant l'idéal, et l'idéal étant le but de l'artisle, de sorte qu'il était impossible d'arriver à l'idéal sans partir de l'étude de la nature. Mais l'idéal est la nature elle-même, com- prise à la façon de Diderot. Depuis Poussin jusqu'à Ingres, les peintres ont exalté « la splendeur du vrai » en dépit de Platon. Et, chose curieuse, c'est souvent chez ceux qui se sont le plus réclamés du « beau idéal » qu'on est le plus fondé à contester l'importance, sinon la présence, de la pensée créatrice (1). Par souci de noblesse, ils ont si bien imité l'antique, que leurs œuvres semblent impersonnelles, froides, presque copiées (2), et qu'ils ont réduit l'art au pur procédé.
(1) M. Benoit a prouvé que pour l'Amour et Psychéde Gérard, pour les Sa- bines de David, elpourbien d'autres œuvresj'imitation des proportions du oorps avec l'antique ou avec Michel-Ange est flagrante. Souvent en sculpture « la filiation est cyniquement directe » (p. 327 de l'Art français au temps de la Ré- volution) ; et il montre (p. 89) combien les classiques de cette époque sont vides de pensée, malgré leur affectation d'idéalisme.
(2) Cf. sur ce point la conférence de Le Brun sur le Tableau des Israélites recueillant la manne dans le désert, où il loue Poussin d'avoir copié tous ses personnages de l'antique (H. Jouin, Conférences de l'Académie Royale).
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Mais on est obligé de les en croire sur parole lorsqu'ils parlent du Beau Idéal ; sans lui, ils n'auraient pas si mal peint (I).
Les romantiques, malgré leur souci de prendre le contre-pied des idées chères aux classiques, sont cepen- dant d'accord avec eux sur la question de la pensée créatrice. Les déclarations de Delacroix sur ce point sont catégoriques : « Sans idéal il n'y a ni peintre, ni couleur » ; mais pour se séparer des médiocres classi- ques, il ajoute aussitôt : « Et ce qu'il y a de pis que d'en manquer, c'est d'avoir cet idéal d'emprunt que ces gens là vont apprendre à l'école et qui ferait prendre en haine les modèles » (2).
D'autres peintres, les préraphaélistes, par exemple, vont jusqu'à se déclarer « peintres d'idées » (3).
De même les musiciens ne voient dans leur art qu'un moyen d'exprimer leurs conceptions. « Je me sens affecté, écrit Schumann, par tout ce qui se passe dans le monde : hommes, politique, littérature ; je réflé- chis sur tout cela à ma manière, et cela trouve une issue au dehors sous forme de musique » (4). Mendels- sohn va au moins aussi loin. « La musique est plus définie que la parole, et vouloir l'expliquer par des paroles, c'est l'obscurcir... Je ne pense pas que
(1) Cf. en particulier les œuvres picturales et les écrits de R. Mengs.
(2) Delacroix. Lettre à M. Léon Peiss*. 15 juillet 1849.
(3) Paroles du peintre Watts, citées par M. de la Sizeranne. Peinture anglaise contemporaine, p. 86.
(4) Schumann cité par M. Ribot. Easai sur l'imagination créatrice, p. 180.
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les mots suffisent pour cet objet, et, si j'étais persuadé du contraire, je ne composerais plus de musique. Il est des gens qui accusent la musique d'être ambi- guë et prétendent que les paroles se comprennent tou- jours ; pour moi, c'est tout le contraire, car les mots me paraissent ambigus, vagues, inintelligibles, si on les compare à la vraie musique qui remplit l'àme de mille choses meilleures que les mots » (1).
A ces témoignages bien connus, on pourrait en join- dre d'autres de Mozart (2), de Gluck (3), de Beethoven lui-même déclarant que « la musique est le seul accès que nous ayons vers ce monde supérieur de la connais- sance dont l'homme a le sentiment, mais où il ne peut pas pénétrer » (4), et aussi de Rameau disant « qu'il faut avoir longtemps étudié la nature pour la peindre le plus au vrai qu'il est possible », et qu' « il faudrait encore se connaître en toutes les grandes passions et toutes les grandes douleurs » (o).
Mais ces artistes étaient des classiques et des idéa- listes. Adressons-nous donc aux romantiques.
M. Ernest Legouvé écrit, en parlant de BerHoz : « L'avouerais-je, j'éprouvais une sorte de vertige à voir tout ce qu'il voulait faire dire à la musique, non seu-
(1) Ernesl David. Les Mendelssohn-Barlholdy, p. 106.
(2) Mozart. Correspondance éd. de Curzon, p. 188 : e( Le cœur qui bat 681 déjà annoncé par les violons en octave... On y voit le tremblement, l'irrésolution, etc.. »
(3) Gluck, Préface del'Alceste italienne. Vienne, 1745.
(4) Lettre de Bettina à Goethe, citée par Combarieu, p. 20.
(5) R«meau. Arthur Pougin I, p. 81,
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lement dans le domaine de la nature extérieure, mais surtout dans le domaine bien autrement mystérieux de l'âme. Nos émotions n'ont rien de si intime, nos senti- ments n'ont rien de si secret, nos sensations n'ont rien de si fugitif qu'il ne cherchât à le rendre par la langue des sons » (4). Et Berlioz lui-même, dans une très belle page, a défini, pour la musique, les rapports de l'expression à la pensée : « Elle reproduira bien la joie, la douleur, la gravité, l'enjouement, et des nuances même fort délicates de chacun des nombreux caractè- res qui constituent son riche domaine ; elle établira une différence saillante entre la joie d'un peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une méditation sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l'éclat des passions. Empruntant ensuite aux différents peuples et même aux individualités sociales le style musical qui lui estpropre,ilest bien évident, quoi qu'en aient dit certains critiques, dont je reconnais d'ailleurs le mérite, qu'elle pourra distinguer le chant d'un montagnard et celui d'un habitant des plaines, la sérénade d'un habitant des Abbruzes de celle d'un chasseur écossais ou tyrolien, la marche nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques de celle d'une troupe de marchands de bœufs revenant de la foire. Elle pourra aller jusqu'à représenter l'extrême brutalité, la trivialité, le grotesque, par opposition avec la pureté angélique,
(1) Legouvé Soixante ans de souvenirs. T. 1, p. 311.
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la noblesse, la candeur. Mais si elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue » (4).
Berlioz ne se sépare donc pas de sesprédécesseurs sur la question du rôle de la musique et sur celle du principe de sa beauté. Il serait facile de montrer qu'après lui des artistes de tempérament très différent, comme Wagner,GounodetM.Saint-Saens ont partagé lamême opinion (2). En revanche, il n'y a point de textes où soit soutenue la théorie opposée.
Sans passer en revue toutes les différentes formes d'art, nous rappelons seulement que les arts décoratifs eux-mêmes tirent leur valeur esthétique de la pensée créatrice. Qu'on se souvienne de l'indignation avec laquelle Bernard Palissy proteste contre l'épithète de c méchanique » donnée à son art (3), qu'on songe aux efforts des verriers et décorateurs de meubles vers la « stylisation », c'est-à-dire vers l'expression des formes naturelles, selon un idéal de simplicité, d'élégance, de préciosité particulier à l'artiste. Je lis dans un petit cata- logue de M. Emile Galle, pour son exposition de 1900, l'indication suivante sur un de ses meubles : « Le Champ du Sang, noyer de Turquie sculpté, ajouré, mosaïques en bois naturels, tablette en onix gravé d'un rameau de
(1) Berlioz. Voyage musical en Italie, p. 275.
(2) Cf. pour Wagner, Lettre sur la musique ; pour Gounod, ses paroles rapportées par M. C. Bellaigue dans un article de la Hevue des deux Mondes du 15 décembre 1895 ; pour M. Sainl-Saens : Harmonies et mélodies.
(3) Discours admirable de la nature. Chap. de l'art déterre.
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Prunus Armeniaca ». Qu'est-ce que cela signifie, sinon que ce meuble répond, dans une certaine mesure, au sentiment de l'auteur sur les massacres d'Armé- nie ? Enfin, dans son traité de l'Email des peintres, Glaudius Popelin n'hésite pas à rabaisser le procédé au profit de l'idée dont il est le moyen d'expression : « Qu'est-ce que les procédés dans les arts élevés ? Très peu de chose. C'est dans la connaissance des lignes, dans une science approfondie et raisonnée des rapports, c'est dans une noble interprétation de la nature, c'est dans le goût exercé, délicat, sachant élire ou rejeter, c'est dans le sentiment des jeux de la couleur, c'est dans la philosophie du concept, dans les convenances, dans la justesse, dans l'harmonie, dans l'ordre intelli- gemment sérié, dans la sensibilité, la passion, la poé- sie, que gît toute la difficulté d'un art » (1).
On remarquera ici « le sentiment des jeux de la cou- leur )) mis sur le même rang que «c la philosophie des concepts ». Pourquoi? parce que pour l'artiste, l'idéal des colorations vaut l'idéal des concepts, les colora- tions comme les concepts n'étant que la matière de sa propre pensée, et l'œuvre d'art ne prenant sa valeur que dans l'effort même de cette pensée. Quand nous parlons de la pensée créatrice, nous faisons abstraction de son objet pour ne considérer que la puissance de son développement, et si un artiste, tout en niant le rôle de la conception première, exécutait des chefs-d'œuvre,
(1) Claudius Popelin. L'émail des peintres, p. 25.
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cette dénégation elle-même serait une conception de l'idéal artistique et un des principes de la beauté pro- duite.
Faut-il maintenant montrer que si les arts décoratifs eux-mêmes réclament une pensée créatrice, la sculp- ture, l'architecture et la poésie subissent cette même loi? Est-il nécessaire d'apporter des textes empruntés aux hommes du métier ? Il semble bien qu'en exami- ' nant maintenant les deux théories les plus opposées à notre thèse, celle du naturalisme et celle de l'art pour l'art, nous fassions une besogne plus utile qu'en allon- geant des listes de témoins toujours incomplètes et par suite toujours récusables.
Vers le milieu du xix^ siècle, une nouvelle forme d'art fit son apparition, qui sembla ruiner complète- ment la théorie de la prédominance de la pensée dans l'œuvre d'art ; ce fut le réalisme, ou le naturalisme, ou même l'impressionnisme, noms différents pour des choses analogues, carie principe consiste toujours dans l'imitation scrupuleuse de la nature. Une œuvre est belle dans la mesure où elle reproduit fidèlement le modèle. L'idéal d'un vrai peintre réaliste, ce serait, semble-t-il, de faire entrer dans son tableau le paysage même qu'il copie.
Il est inutile de rappeler les polémiques, les railleries, les refus au Salon, les accusations abominables qui se produisirent avec scandale jusque vers 1880, — et
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même depuis. Nous ne voulons retenir que l'argument qui nous intéresse : le naturalisme réduit l'art à la photographie et supprime toute pensée créatrice. Nous le retrouvons chez les esthéticiens les plus ouverts aux formes d'art nouvelles, dans l'ouvrage de Véron(l), comme dans celui de M. G.Séailles(2), dansProudhon(3) comme dans Guyau (4) ; les artistes le répètent à satiété, depuisThomas Couture (o) jusqu'à M. Bracquemond(6) ; les littérateurs se le transmettent pendant cinquante ans, et aujourd'hui, comme du temps de Th. Gautier (7) ou de Maxime du Cartip (8), on continue à répéter sérieusement que l'école naturaliste restera toujours inférieure à la photographie comme reproduction exacte de la réalité, et qu'elle supprime l'art en supprimant la pensée.
Les défenseurs ont été peu nombreux et générale- ment timides, sauf quand ils plaidaient leur propre cause. M. SuUy-Prudhomme a fait justement remarquer que a le peintre réaliste qui, en présence de deux objets quelconques, incline, si peu que ce soit, à copier l'un plutôt que l'autre, fait, par cela seul, profession
(1) Veron. Esthétique p. 118.
(2) Séailles. Essai sur le génie dans l'art, p. 161.
(3) Proudhon. Le principe de l'art, p. 33.
(4) Guyau. Problèmes d'esthétique, p. 150.
(5) Th. Couture. Entreliens d'atelier, p. 49.
(6) Bracqucmond. Du dessin et de la couleur, p. 218.
(7) Th. Gautier. Portraits contemporains : Henry Monnier.
(8) M. du Camp. Souvenirs littéraires. T. II, p. 304.
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d'idéalisme » (1). D'où il fallait conclure, ou bien que le véritable réalisme n'existait pas, ou que le réalisme ne supprimait ni la personnalité de l'artiste, ni sa conception première de la beauté. Mais on s'est entêté dans le vieil argument ; on a négligé de regarder les choses de près, et surtout de prêter quelque attention aux explications des écrivains naturalistes les plus autorisés à commenter les principes de l'école.
En fait, il n'y a jamais eu de doctrine excluant la pensée créatrice en art. Loin de la proscrire, le natu- ralisme l'exige, et pour s'en convaincre, il suffit d'ouvrir presque au hasard les œuvres critiques de son plus fidèle représentant, et non seulement les œuvres criti- ques, mais les romans eux-mêmes. Dans V Œuvre, M. Emile Zola, montre au premier plan, un peintre, Claude Lantier, qui « se brise à cette besogne impossible « de faire tenir toute la nature sur une toile y) (2), mais dont l'idéal, la pensée créatrice, c'est l'amour même de la nature dans sa sève, dans son exubérance, dans son débordement. C'est parce qu'il la juge belle qu'il veut la traduire, comme Claude Lorrain ou Nicolas Poussin lui-même. « Ah! la vie!... la vie!... la sentir et la rendre dans sa réalité, l'aimer pour elle, y voir la seule beauté vraie, éternelle et changeante,... ne pas avoir
(1) Sully-Prudhomrae. L'Expression dans les Beaux-Arts, p. 15. — M. Cher- buliez, dans l'Art et la Nature, p. 291, écrit aussi : « Le vrai réaliste ;i son idéal qui est de donner à l'œuvre, par des complications, la plus grande intensité de vie que l'art comporte ».
(2) E. Zola. L'Œuvre, p. 327.
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l'idée bête de l'anoblir en la châtrant, comprendre que les prétendues laideurs ne sont que les saillies des caractères, et faire vivre, et faire des hommes, la seule façon d'être Dieu ! » (1). Est-ce jouer sur les mots que de voir dans ce peintre réaliste un idéaliste enthousiaste? En tous cas, il a une conception très personnelle et très nette de la beauté : ce qui est beau, c'est le concret, tel qu'il nous apparaît ; nous trouvons là l'exacte contre- partie de la théorie de Diderot, mais aussi l'affirmation d'une idée directrice d'où l'œuvre tire sa valeur esthétique.
Il semble que pour marquer la différence entre le génie, même voisin de la folie, et l'abrutissement de l'ouvrier impuissant, M. E. Zola ait précisément opposé à Claude une caricature d'artiste réaliste, un peintre tel que l'imaginent les adversaires de l'école : c'est ce misérable Chêne, qui passe sa vie à copier un poêle sans trop savoir pourquoi, et avec la plus scrupuleuse minutie. Si la pensée créatrice peut disparaître complè- tement dans l'homme qui s'ingénie à reproduire le réel, c'est assurément dans ce pauvre dévoyé : mais Chêne n'est ni un naturaliste, ni un artiste, c'est une machine, et pour cela on le méprise (2).
Quant à la véritable théorie naturaliste, nettement exprimée, la voici : « Comparer une œuvre à ce qui est, se demander si elle est fidèle, si elle reproduit sans mensonge la réalité, c'est une première opération facile
(1) E, Zola. L'Œuvre, p. 102.
(2) L'ŒuTre, p. 101.
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qui établit un point de départ, le même pour toutes les œuvres. Mais cela ne suffit évidemment pas ; on serait conduit à exiger des photographies, et le plus bel ouvrage serait l'ouvrage le plus exact, conclusion fausse souvent. Il faut donc introduire l'élément humain qui élargit tout d'un coup le problème, et en rend les solu- tions aussi variées, aussi multiples qu'il y a de crânes différents dans l'humanité » (1). Et sans cesse M. Zola se plaint qu'on ne veuille pas le comprendre, et réfute l'argument tiré de l'impossibilité pour l'artiste d'imiter exactement la nature : « Un reproche bête qu'on nous fait à nous autres, écrivains naturalistes, c'est de vou- loir être uniquement des photographes. Nous avons beau déclarer que nous acceptons le tempérament, l'expression personnelle, on n'en continue pas moins à nous répondre par des arguments imbéciles sur l'im- possibilité d'être strictement vrais, sur le besoin d'ar- ranger les faits pour constituer une œuvre d'art quel- conque. Eh! bien, avec l'application de la méthode expérimentale au roman, toute querelle cesse. L'idée d'expérience entraîne avec elle l'idée de modification. Nous partons bien des faits vrais, qui sont notre base indestructible ; mais pour montrer le mécanisme des faits, il faut que nous reproduisions et que nous diri- gions les phénomènes ; c'est là notre part d'invention, de génie dans l'œuvre » (2).
Nous n'avons ni à blâmer ni à louer la doctrine
(t) Documents littéraires : Réception de A. Dumas fils à l'Académie. (2) Le Roman expérimental, p. 10.
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naturaliste; mais, après des déclarations aussi catégo- riques, nous avons le devoir de reconnaître qu'elle fait à la pensée créatrice sa part, puis(|ue toute œuvre est à la fois l'expression de la réalité et de la conception particulière de l'auteur. Lorsqu'on proclame : « Une œuvre ne sera jamais qu'un coin de la nature vu à travers un tempérament » (1), on affirme par là même que le tempérament, c'est-à-dire la manière d'être physique, intellectuelle et morale de l'auteur crée, au même titre que la nature, la vision et l'expression de la vision perçue. Au fond, le naturalisme diffère du classicisme et du romantisme en ce que la pensée de l'artiste s'y efforce de copier la nature par respect et admiration de la vie concrète et journalière, tandis que la pensée d'Ingres ou de Delacroix ne va qu'à certaines formes, qu'à certains aspects empruntés sans doute à la nature, mais idéalisés et poétisés. La pensée créa- trice d'Ingres et de Delacroix, c'est : La vie est belle dans telles et telles circonstances, vue de telle et telle façon; rendons la telle qu'elle est, lorsqu'elle est belle. La pensée créatrice d'un naturaliste tel que Claude Lantier, c'est : La vie est belle partout et toujours, par celamême qu'elle est la vie ; rendons la donc telle que nous la voyons partout et toujours. Mais il n'y a qu'une diffé- rence de conceptions ; il n'y a pas, dans l'un des deux cas, substitution du procédé mécanique à la pensée. On a donc été injuste en reprochant au naturalisme de
(1) Zola. Le Roman expérimentai, p. 111.
66 l'objet du jugement esthétique
détruire le véritable principe de l'œuvre d'art, c'est- à-dire la pensée créatrice.
Il est fâcheux que les peintres de cette école n'aient rien écrit sur leur art. On retrouverait certainement chez eux la même affirmation des droits de la pensée. Si fervents admirateurs de la nature qu'aient été Rous- seau et Millet, on ne peut les compter parmi les réa- listes ; car, volontairement ou non, ils idéalisent. Sans quoi, leur témoignage serait singulièrement probant : « Le tableau, disait Rousseau, doit être préalablement fait dans notre cerveau. Le peintre ne le fait pas naître sur la toile, il enlève successivement les voiles qui le cachaient » (1). Et, cependant, on sait comment il peignait et envoyait ses élèves peindre en pleine nature (2). De même Millet tâchait de montrer à Thoré que la « grandeur était dans la pensée même et que tout devenait grand employé pour un grand but » (3). En cela, il se rapprochait beaucoup de la vraie théorie réaliste, car il reconnaissait que l'art a le droit de tout exprimer pourvu que la pensée ait de la grandeur ; peut-être l'accord eût-il cessé si l'on en était venu à définir le mot grandeur (4).
Mais si quelqu'un est réaliste dans toute la force
(1) Paroles rapportées par Burty dans Maîtres et petits Maîtres, p. 145.
(2) Cf. le témoignage de Letronne, cité par Burty, même ouvrage, p. 145.
(3) Lettre de Millet, citée par Alfred Sensier, p. 325.
(4) Remarquons toutefois que Millet (Sensier, p. 392) a écrit : « On peut partir de tous les points pour arriver au sublime, et tout est propre à l'expri- si on a une assez haute visée. . . Est-ce qu'A son heure et à une certaine place chaque chose n'a p's son rôle? Qui oserait décider qu'une pomme de terre est inférieur à une grenade ? »
l'œuvre d'art 67
du terme, c'est certainement Courbet, qui veut empê- cher les élèves de l'Ecole de peindre Jésus-Christ, sous le prétexte qu'ils ne l'ont jamais vu, et qui proscrit la représentation des anges pour le même motif (1). Cependant Courbet disait : « Traduire les idées, l'aspect de mon époque selon mon appréciation... faire en un mot de l'art vivant, tel est mon but » (2), ou en d'au- tres termes : « Traduire ma pensée sur mon temps par la reproduction des formes vivantes telles que je les vois. » Cela aussi est un idéal, cela aussi procède de la pensée créatrice.
L'artiste semble imiter la nature, puisqu'il cherche à la reproduire telle qu'elle lui apparaît ; mais en réalité il imite, par l'image représentée, sa propre impression en face de la nature. Si impersonnelle qu'il ait voulu son œuvre, c'est lui qu'on cherche et que l'on trouve en elle. Les esprits raffinés reconstituent la philosophie de Rembrandt en étudiant ses tableaux, les peintres s'attachent à la façon dont il rend la lumière, les simples admirent dans ses personnages une certaine gravité, un certain recueillement qu'ils ne rencontrent que chez lui. Mais tous dans l'œuvre voient l'auteur et s'inté- ressent à ce qu'il y a mis de sa personnalité.
Dira-t-on que beaucoup de visiteurs du Louvre s'atta- chent plus souvent à la scène représentée qu'à la pensée créatrice de l'œuvre, et qu'ainsi cette pensée créatrice
(1) Courbet cité par Cherbuliez (l'Art et la Nature, p. 208),
(21 Courbet cité par Castagnary, Salons T. I, p. 148, et par Silvestre
(Artistes Français) qui reproduit les termes de la profession de foi impiimée
en tête du catalogue de son exposition de 1855.
68 l'objet du jugement esthétique
disparaît derrière son objet et lui devient inférieure? Sans relever le sophisme contenu dans ce raisonnement, nous ferons seulement observer que beaucoup des scènes les plus goûtées du public dominical le laisse- raient parfaitement indifférent dans la réalité ; tout le monde a vu un homme fumer sa pipe ; mais on s'arrête devant le petit tableau de Brouwer, parce qu'avec son esprit et sa finesse d'observation, il a rendu intéressant ce qui en soi ne l'était pas pour la grande majorité des hommes. Ceux-ci croient peut-être admirer le fumeur, — et c'est les supposer bien naïfs, — en réalité ils admirent la pensée qui a créé ce fumeur. Qu'on le veuille ou non, c'est toujours à elle qu'il faut revenir comme principe de l'œuvre d'art (1).
De même que les esthéticiens, les critiques d'art et les artistes se sont acharnés contre une théorie du naturalisme ou du réalisme inventée ou déformée à plaisir, de même ils ont pulvérisé facilement la pré- tendue doctrine de l'art pour l'art. Selon eux, certains poètes ou prosateurs, comme Th. Gautier, Flaubert, Baudelaire, Th. de Banville, ont déclaré que, dans l'œuvre d'art, la pensée importait peu et que seule la
(1) Cf. Champfleury, dont la théorip du réalisme est peut-être la première en date ; « Il faut essayer de donner une idée de ce que j'entends par Art. L'Art, n'est -il pas la communication à la foule de mes sensations personnelles ?
Je dois remuer, échauffer des cd'urs, faire sourire ou pleurer des individus que je ne connais pas.
L'art sert de trait d'union entre eux et moi.
Longtemps j'ai étudié les aspirations, les désirs, les joies, les chagrins, de classes qui me sont sympathiques, et je m'applique à rendre ces sentiments dans toute leur sincérité. » Le Réalisme, préface, p. 8.
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forme avait une valeur esthétique. D'où l'on a conclu que pour les érrivains de ce genre : « l'art, c'est le procédé » (1).
Les attaques contre la doctrine de l'art pour l'art sont devenues un véritable lieu commun. Détail curieux : tandis que Th. Gautier reproduit le vieil argument du daguerréotype, plus fidèle que n'importe quelle copie scrupuleuse d'un peintre réaliste, et con- clut qu' « il faut à toute chose, exprimée une incidence de lumière, un sentiment, une touche qui trahissent l'âme de l'artiste » (2), M. Emile Zola juge ainsi cer- taines œuvres du parfait magicien es lettres françaises : « J'ai parfois dit que j'aimais peu le prodigieux talent descriptif de Théophile Gautier. C'est que je trouve justement chez lui la description pour la description, sans souci aucun de l'humanité. Il était le fils direct de l'Abbé Delille », et il accorde la préférence aux Con- court qui « mettent toujours la rhétorique au service de leur humanité » (3). Il est impossible de se renvoyer mieux le reproche ; mais M. Zola a-t-il plus raison contre les Parnassiens que ceux-ci contre lui ? Nous ne le croyons pas.
On a trop facilement pris au sérieux certaines bou- tades de Gautier : « Taine, vous me semblez donner
(1) Cf. Séailles. Essai sur le génie dans l'Art, p. 222.
(2) Th. Gautier. Portraits contemporains. Henry Monnier. Cf. aussi dans le même volume: H. de Babac.
(3; E. Zola, « Le Roman expérimental », p. 230 et aussi p. 67, voir également Documents littéraires, quelques appréciations analogues sur Théophile Gau- tier.
70 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
dans l'idiotisme bourgeois. Demander à la poésie du sentimentalisme, ce n'est pas ça. Des mots rayonnants, des mots de lumière, avec un rythme et une musique, voilà ce que c'est que la poésie... Ça ne prouve rien, ça ne raconte rien » (1). Il disait ausssi, avec une voix de tonnerre, aux dîners Magny : « Moi, je* suis fort, j'amène 520 sur une tôle de Turc, et je fais des méta- phores qui se suivent : tout est là ! »
Mais on ne peut lire vingt pages de critique littéraire ou artistique, dans Gautier, sans voir que pour lui l'idée n'est que le support nécessaire du style. Bien écrire, c'est rendre dans toutes ses nuances une idée forte ou délicate.
S'il loue le « style ingénieux, compliqué, savant » de Baudelaire, c'est en disant qu' « il exprime des idées neuves, avec des formes nouvelles et des mots qu'on n'a pas entendus encore » (2). Pourquoi le sonnet est-il beau ? C'est parce qu'une « grande pensée peut se mouvoir à l'aise dans ces quatorze vers méthodiquement distribués » (3). Honoré de Balzac écrit bien parce qu'il a « le style nécessaire, fatal et mathématique de son idée » (4). Ce qui le frappe dans les vers de Th. de Banville, c'est que « les idées comme les princesses des féeries, se promènent dans des prairies d'émeraude,
(1) Journal des de Goncourt. T. II p. 123, et préface des Entretiens de Théo- phile Gautier.
(2) Préface des Fleurs du mal, p. 17.
(3) Préface des Fleurs du mal, p. 44,
(4) Portraits contemporains, p. 110.
L ŒUNRE D ART 'JI
avec des robes couleur du temps, couleur du soleil, et couleur de la lune » (1).
En commentant la théorie de Leconte de Liste, selon laquelle le poète ne doit chercher que « la vie supé- rieure de la forme », il remarque que « toujours par quelque trouée, apparaît la pensée sereine du poète dominant son œuvre comme le sommet blanc d'un Himalaya » (2). Enfin lui-même précise le rôle de l'idée dans ce beau tercet :
Gomme un vase d'albâtre où l'on cache un flambeau,
Mettez l'idée au fond de la forme sculptée,
Kt d'une lampe ardente éclairez le tombeau (3).
Comment après cela soutenir que la théorie de l'art pour l'art (à moins qu'on ne la ridiculise) exclut la pensée comme principe de la beauté ?
D'ailleurs, Th. Gautier s'est nettement expliqué sur ce point, dans son volume de l'Art moderne. Après avoir dit que tout homme qui n'a pas son monde intérieur à traduire n'est pas un artiste (4), et que nous portons en nous-mêmes l'idéal de nos créations, il se défend contre l'accusation banale lancée aux dilettantes : « La grande erreur des adversaires de la doctrine de l'art pour l'art, et de M. Topffer en particulier, c'est de
(1) Le progrés de la poésie française, suite de l'histoire du romantismes, 302.
(2) Progrès de la poésie française, p. 331.
(3) Triomphe de Pétrarque. (Poésies diverses). (41 L'art moderne, p. 133.
72 l'objet du jugement esthétique
croire que la forme peut être indépendante de l'idée : la forme ne peut se produire sans l'idée et l'idée sans la forme... l'art pour l'art signifie, pour les adeptes, un travail dégagé de toute préoccupation autre que celle du beau en lui-même » (1). Il n'explique pas d'une façon absolument nette ce qu'est « le beau en lui-même » ; mais il est bien certain que ce beau procède de l'idée. Sans doute il conclut son article en disant que les peintres et les sculpteurs, partisans de l'art pour l'art, « au lieu de donner une forme à l'idéal, donnent un idéal à la forme » (2) ;mais cela revient à dire que voyant la réalité, il la conçoivent plus belle qu'elle ne leur apparaît, et travaillent à réaliser la forme ainsi conçue ; cette façon de comprendre l'idéal est-elle donc si diffé- rente, en principe, de la fameuse théorie de Diderot sur la nature vraie ?
Un autre poète, admirateur passionné de Gautier, a écrit un « Petit traité de poésie française » que M. Guyau a jugé en ces termes : (( Selon M. de Banville, le poète n'a pas d'idée dans le cerveau ; il a tout simplement des sonorités, des rimes, des calembours » (3). Il nous suffira de citer quelques passages de ce curieux petit livre pour montrer que si l'auteur attache une impor- tance capitale au style, il ne le conçoit cependant que comme expression d'une pensée : « Si vous êtes poète, dit-il, vous commencerez par voir distinctement dans
(1) L'art moderne, p. 151.
(2) L'Art Moderne, p. 155.
(5j M. Guyau. Problèmes de l'esthétique contemporaine, — esthétique du vers moderne.
l'œuvre d'art 73
la chambre noire de votre cerveau tout ce que vous voulez montrer à votre auditeur, et, en même temps que les visions se présentent spontanément à votre esprit, les mots qui, placés à la fin des vers, auront le don d'évoquer ces mêmes visions pour vos audi- teurs » (1). Ailleurs il déclare au futur poète : « Gomme en somme ta poésie exprimera ton âme, on y verra se refléter clairement les vices, les faiblesses, les lâchetés, et les défaillances de ton âme » (2) ; et encore : « La poésie a pour but de faire passer des impressions dans l'âme du lecteur et de susciter des images dans son esprit, mais non pas en décrivant ces impressions et ces images (3) ». Que roste-t-il, après cela, de l'accusa- tion de M. Guyau ? On peut contester la valeur des procédés indiqués par Th. de Banville ; on ne peut dire qu'il réduit la poésie à des « sonorités, des rimes, des calembours » . Volontiers, le disciple de Gautier retour- nerait-il le reproche de n'avoir point d'idée dans le cerveau » contre les poètes en apparence les plus amis de la raison. « Pendant un siècle entier, souligne-t-il très justement, les faiseurs de vers ont obéi à Boileau, parce qu'en lui obéissant, ils pouvaient, sans avoir besoin dépenser, ni de travailler, ni d'être artistes, jouer le rùle de poètes, tandis que pour être poètes en effet, il aurait fallu penser, travailler et être artistes (4). »
(t) Petit traité de Poésie française, p. 50.
(2) Petit traité de Poésie française, p. 258.
(3) Petit traité de Poésie française, p. 262.
(4) Petit traité de Poésie française, p. 94.
74 l'objet du jugement esthétirue
De même Baudelaire, que l'on a représenté comme un pur arrangeur de mots, indifférent à l'idée (1), écrit : « Le principe de la poésie est, strictement et simple- ment, l'aspiration humaine vers une beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthou- siasme, dans un enlèvement de l'âme. » (2) Et ceci semble directement inspiré de Boileau lorsqu'il montre l'ode « élevant jusqu'au ciel son vol ambitieux », dont « le style impétueux souvent marche au hasard », et qui dépasse l'effort
De ces rimeurs craintifs dont l'esprit flegmatique Garde dans ses fureurs un ordre didactique.
Au fond, ces ardents défenseurs de l'art pour l'art étaient de purs idéalistes ; et l'idéaliste ne se conçoit évidemment que comme un serviteur de la pensée.
Nous n'insisterions pas davantage, si le plus convaincu d'entre eux, le plus maniaque presque, n'était en même temps celui qui nous fait comprendre le mieux le rôle initial et prépondérant de la pensée créatrice dans l'œu- vre d'art. Il s'agit de Flaubert qui, par la stricte appli- cation de la théorie, troublait le Maître lui-même : « Figurez-vous, s'écrie Gautier, que l'autre jour Flaubert me dit : « C'est fini ; je n'ai plus qu'une dizaine de pages à écrire ; mais j'ai toutes mes chutes de phrases. » Ainsi il a la musique des fins de phrases qu'il n'a pas
(1) Cf. Tolstoï. Qu'esl-ce que l'Art? p. 145 de la traduction Halépirne- Kamlnsky.
(2) Baudelaire, l'Art Romantique p. 167. Tout le volume témoigne de l'importance essentielle que l'auteur attache à la pensée créatrice.
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encore faites! Il a ses chutes : que c'est drôle! hein?...))(l) C'est au cours de la môme conversation entre Gautier et les de Goncourt qu'il est question d'un remords qui empoisonne la vie de Flaubert, celui « d'avoir accolé dans Madame Bovary, deux génitifs l'un sur l'autre : Une couronne de fleurs d'oranger. Çà le désole ; mais il a eu beau chercher, il lui a été impossible de faire autre- ment. ))
Les de Goncourt, qui connurent les « affres du style » sont encore ahuris de la minutie de leur ami. «Ce sont, entre Flaubert et Feydeau, de petites recettes du métier agitées avec de grands gestes et d'énormes éclats de voix, des procédés à la mécanique de talent littéraire, emphatiquement et sérieusement exposés, des théories puériles et graves et ridicules et solennelles sur les façons d'écrire et les moyens de faire de la bonne prose ; enfin tant d'importance donnée au vêtement de l'idée, à sa couleur, à sa trame, que l'idée n'est plus que comme unepatère à accrocher des sonorités » (2). Jamais les adversaires de l'art pour l'art n'ont été aussi sévères et aussi fermés au vrai sens de la doctrine que le sont ici ses partisans.
Leur excuse, c'est que Flaubert, chez qui M. Zola retrouve avec raison « les paradoxes à jet continu de l'auteur de Mademoiselle de Maupin » (3), ne fait pas toujours connaître dans la conversation le fond de son
(1) Journal des de Concourt T. II, p. U.
(2) Journal des de Goncourt. T. 1, p. t78.
(3) E. Zola. Les romanciers naturalistes : Flaubert.
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idée. Aussi ses familiers eux-mêmes se trompent sou- vent sur sa tliéorie esthétique. Son camarade, presque d'enfance, M. du Camp, rapporte quelques-unes de ses affirmations les plus fréquentes : « Ce que l'on dit n'est rien ; la façon dont on dit est tout ; une œuvre d'ai't qui cherche à prouver quelque chose est nulle par cela seul : un beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose ; hors de la forme point de salut ; quel que soit le sujet d'un livre, il est bon, s'il permet de parler une belle langue » (1). Et il se scandalise ; mais il a une idée fausse de Flaubert. Où donc faut-il chercher la véritable pensée de l'écri- vain ? Dans sa correspondance.
Là il prend la peine do s'expliquer, renonce à éton- ner son interlocuteur, et ne se laisse pas emporter par le son de ses paroles, — de ses « gueulades », comme il disait. S'il ne se dément pas, et déclare que « la phrase la plus simple a pour le reste une portée infinie », il dit en même temps : « Réfléchis, réfléchis, avant d'écrire ; tout dépend de la conception ; cet axiome du grand Goethe est le plus simple et le plus merveilleux résumé des préceptes de toutes les œuvres d'art possi- bles » ; et, enfin, quelques lignes plus bas : « Je veux (et j'y arriverai) te voir t'entliousiasmer d'une coupe, d'une période, d'un rejet, de la forme elle-même enfin, abstraction faite du sujet pour le cœur, pour les pas- sions ; l'art est une représentation ; nous ne devons penser qu'à représenter» (2).
(1) M. du Camp. Souvenirs littéraires, T. I, p. 229. (2j Correspondance. Deuxième série, p. 132.
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Flaubert se contredit-il ? Oui, en apparence ; non, si on comprend toute sa pensée, à savoir que de la concep- tion première dépend la beauté finale de la forme, but de ses efforts. Nous ne lui prêtons pas gratuitement cette idée : « Vous me dites, écrit-il à Mademoiselle Leroyer de Ghantepie, que je fais trop attention à la forme. Hélas ! c'est comme le corps et l'àme, la forme et ridée ; pour moi, c'est tout un, et je ne sais pas ce quest l'un sans l'autre. Plus une idée est belle, plus la phrase est sonore, soyez en eûre. La précision de la pensée fait (et est elle-même) celle du mot » (1). C'est dans cette même lettre qu'il parle, de « ce qui fait l'art même, à savoir la pensée concrétée ».
Mais c'est avec George Sand qu'il s'est le mieux expliqué sur cette question. « Je tâche de bien penser pour bien écrire, lui écrit-il. Mais c'est bien écrire qui est mon but, je ne le cache pas » (2). Et comme sa correspondante lui répète sans doute l'objection connue contre le souci excessif delà forme, il répHque : «Vous m'attristez un peu, chère maître, en m'attribuant des opinions esthétiques qui ne sont pas les miennes. Je crois que l'arrondissement de la phrase n'est rien ; mais que bien écrire est tout, parce que « bien écrire, c'est à la fois bien sentir, bien penser, et bien dire» (Buffon). Le dernier terme est donc dépendant des deux autres, puisqu'il faut sentir fortement afin de penser, et penser pour exprimer » (3). Où y a-t-il jamais eu
(1) Correspondance. Troisième série, p. 116,
(2) Correspondance. Ouatriéme série, p. *220.
(3) Correspondance. Quatrième série, p. 224.
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un plus bel hommage rendu à la pensée créatrice ? Et maintenant, si l'on veut savoir en quoi consiste cette pensée créatrice de Flaubert, lui-même va nous le dire : « Je me souviens d'avoir eu des battements de cœur, d'avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l'Acropole, un mur tout nu (celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées). Eh ! bien, je me demande si un livre, indépendamment de ce qu'il dit, ne peut pas produire le même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la sur- face, l'harmonie de l'ensemble, n'y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d'éternel comme un principe ? » (1) Oui, certes, il y a un principe : celui de l'ordonnance parfaite de la matière la plus exquise (que cette matière s'appelle sensations, sentiments ou idées), pourvu qu'elle se concrète en formes à la fois précises et fondues dans le tout. On comprend maintenant pourquoi il attache une telle importance à la forme : c'est que la forme est l'aboutis- sement de l'harmonie rêvée, c'est que la moindre dissonnance, le moindre heurt entre la chose signifiée et le terme signifiant vient rompre cette harmonie, c'est enfin que Flaubert a le sentiment esthétique assez délicat pour souffrir de ce que les autres négligent. Il n'est donc point hors de sens lorsqu'il fait cette profession de foi : (( Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force intense de son
(l) Correspoadance. Quatrième série, p. 227.
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style, comme la terre, sans être soutenue, se tient en l'air» (1). Car « le style étantà lui tout seul une manière absolue de voir» (2) enferme l'idéal selon lequell'auteur se guidera : s'il voit a quelque chose de pourpre », il écrira Salammbô ; s'il est attiré par « cette couleur de moisissure de l'existence des cloportes » il composera Madame Bovary (3) ; et l'on comprend qu'une fois cet idéal de style, « celte manière absolue de voir » nette- ment déterminés, le moindre désaccord entre les élé- ments de l'œuvre entraine la ruine totale du projet (4). Ce qu'il veut, ce qui dirige son action et ce qui fait qu'une pensée crée, c'est la beauté de la forme, dernier effort du prolongement dernier de la pensée. Tout vient se résumer en la forme, mais tout part de l'idée. C'est, dira-t-on, un idéal de sensations, non de con- cepts. Mais avons-nous jamais prétendu que la pensée créatrice devait se limiter aux idées pures ou aux formes évoquant ces idées? La pensée créatrice, c'est celle dont s'inspire l'artiste en exécutant son œuvre. Nous n'avons donc pas à lui assigner sa matière pro- pre ; sensations, sentiments, idées, tout rentre dans son domaine ; car nous avons établi que si la beauté natu-
(1) Correspondance. Deuxième série, p. 70.
(2) Correspondance. Deuxième série, même page.
(3) Journal des de Concourt. T. 1, p. 366.
(4) M.' Zola raconte le désespoir de Flaubert, lorsqu'il paria de donner le nom de Bouvard à un personnage de ses romans, ignorantd'ailleurs que Flau- bert le destinait à une de ses œuvres : « Il répétait qu'il n'aurait pas continué son livre si j'avais gardé le nom. Pour lui, toute l'œuvre était dans ces deux noms Bouvard et Pécuchet : il ne la voyait plus sans eux ». Les Homauciers naturalistes, p. 204.
8o l'objet du jugement esthétique
relie était quelque chose d'assez fixe, la beauté artis- tique enfermait aussi bien le laid que le joli; et, ainsi, nous n'avons pas à nous préoccuper de l'objet de la pensée créatrice en lui-même, mais bien des qualités propres de cette pensée. Le désir de faire concevoir la puissance infinie de Dieu et celui de rendre « cette couleur de moisissure de l'existence des cloportes » constituent, au même titre, deux pensées créatrices.
C'est ce qui explique pourquoi les « impression- nistes » les plus convaincus obéissent, eux aussi, à la pensée créatrice. Il y a un idéal de couleur qu'ils veu- lent réaliser, toute beauté réside, pour eux, dans une combinaison de taches : ils combinent donc les taches, ou plutôt ils imitent les combinaisons de taches en vue de cette beauté, La pensée créatrice, c'est l'impression qu'ils veulent rendre et de laquelle leur tableau tirera tout son prix. Cette pensée créatrice est irraisonnée, inconsciente ; la main obéit machinalement à l'œil, et l'œil voit machinalement la beauté, c'est vrai, mais cette conception de la beauté est l'œuvre de la pensée, et de ce que la pensée n'est ni raisonnée ni nettement consciente, il ne s'ensuit pas qu'elle soit abolie. Elle agit par ses voies, souvent mystérieuses et bizarres; il? n'est pas rare, alors, qu'elle s'appelle le génie (1).
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(1) M. \\histler intitule ses tableaux : Symphonie en bleu et en rose, Nocturne en noir et en oi\, Nocturne en bleu et en or n° 1, Nocturne en bleu et en or n" '2. Cela prouve que son idéal, sa pensée créatrice, c'est un efiet dû à la combinaison du bleu et de l'or diversement rapprochés, cette combi- naison a excité en lui un sentiment qu'il veut nous faire partager en essayant de la traduire.
I
CHAPITRE III
LA VALEUR ESTHETIQUE DE LA PENSEE CREATRICE EST INDÉPENDANTE DE l'oBJET DE CETTE PENSÉE
La pensée créatrice n'est point le privilège exclusif de l'œuvre d'art. — Mais la pensée créatrice, cause efficiente et finale de l'œuvre d'art, se distingue de la pensée créatrice, cause efficiente, mais non finale, des autres formes de l'activité intellectuelle. — Preuves empruntées à V élude de la poésie didactique, de l'éloquence, de la peinture, de l'architecture.
La pensée créatrice ne doit-elle point s'appliquer à un objet sympathique ? — Théorie de Taine. — Essai de réfutation.
La pensée créatrice ne doit-elle pas être morale f — L'art en tant quart ne saurait être que moral. L'art peut traiter tous les sujets, l'un n'étant Jamais esthétiquement supérieur à l'autre.
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82 l'objet du jugement esthétique
L'origine et le développement de Vœuvre d^art prouvent que la pensée créatrice seule importe : travaux modernes sur ce point. — Chaque art exige une adaptation spéciale de la mentalité, indépendante de l'objet pensé.
Ars sive homo additus naturœ : un contre sens sur la pensée de Bacon. — Définition inattaquable de Taine.
Que la pensée créatrice soit le principe de l'œuvre d'art, c'est ce que tout le monde, en dépit des objections et des controverses, semble assez disposé à admettre. Mais le problème esthétique est-il pour cela résolu ? Evidemment non. Il semble même que nous ayons encore compliqué la question ; car de quoi la pensée créatrice n'est-elle pas le principe ? Qu'est-ce que la science, qu'est-ce que la morale, sinon des productions de la })ensée créatrice ? Et à quoi nous sert la découverte d'un principe applicable à toutes les opérations de l'esprit ?
A cela nous répondrons que la science, la morale et les opérations de l'esprit qui ne visent point à l'art, poursuivent, elles aussi, un idéal, mais pour les consé- quences et non pour la seule expression de cet idéal. Les mathématiques, la philosophie recherchent, par l'efiort de la pensée, la vérité objective. Mais l'art ne part de la pensée que pour aboutir à l'expression de cette même pensée, et c'est en ce sens que la pensée créatrice, cause efficiente et cause finale de l'œuvre d'art, en est essentiellement le principe, tandis que toute vérité découverte difîère de sa cause efficiente.
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VALEUR DE LA PENSEE CRÉATRICE 83
Admettons môme qu'en mathématiques la vérité créée par déduction soit la pensée créatrice autrement présentée ; il faut cependant reconnaître que cette vérité créée diffère, au moins d'aspect, de la pensée créatrice, tandis que l'œuvre d'art poursuit la seule expression de cette pensée, et ne devient parfaite que si l'expression est adéquate à la pensée.
Dira-t-on que l'art, comme la science, vise souvent à l'utile^ et ainsi se propose autre chose que de rendre pour elle-même la pensée créatrice ? Dira-t-on que la poésie didactique se propose d'instruire, l'éloquence de persuader, la peinture de représenter la réalité, et l'architecture de protéger l'homme contre le froid, la pluie et le soleil ? Mais ce sont là des affirmations bien hasardées, pour sérieuses qu'elles paraissent d'abord.
Le but de la poésie appelée à tort didactique, est-il donc d'enseigner ? Est-ce donc pour instruire les culti- vateurs que Virgile écrit ses Géorgiques ? On a dit bien souvent que le moindre almanach eût mieux fait leur affaire. A moins d'être insensible à la poésie, il est facile de voir que Virgile, par ses descriptions, par l'intérêt qu'il porte à la vie des champs, par son admiration de tout ce qui vit et fait vivre, ne cherche qu'à communi- quer aux lettrés son émotion devant la puissance, la variété et la fécondité de la nature. Pour atteindre son but, il s'est servi de conseils minutieusement donnés. Mais placer l'intérêt du poème dans la science ensei- gnée, c'est confondre la fin avec le moyen. Il instruit pourtant, objectera-t-on. Pourquoi non, si pour s'expri- mer, son émotion n'a pas de meilleure voie ? Et d'ail-
84 l'objet du jugement esthétique
leurs est-il sûr que la beauté réside surtout dans ses préceptes ? Que de traités de labourage, de chasse, de pèche, également en vers, ne sont plus connus aujour- d'hui que des bibliothécaires consciencieux 1 Le genre didactique, cela est trop clair, ne vaut pas par la chose enseignée, mais par la façon dont elle est enseignée, par l'expression du sentiment qu'elle a inspirée à l'auteur.
S'il est une forme littéraire qui s'efforce vers un résultat pratique, vers autre chose que l'expression fidèle de la pensée créatrice, c'est l'éloquence ; car on parle d'ordinaire pour persuader. Mais si l'éloquence n'avait en vue que l'utile, elle affecterait la forme algé- brique, ou bien elle procéderait surtout par gestes et par éclats de voix, afm de nous entraîner à agir par la force de l'impression physique. Or, ni une équation, ni une scène de frénésie ne sont de l'art, et l'éloquence est un art. En quoi donc consiste cet art ? En ce que l'orateur dispose tous les matériaux de son discours pour mettre en lumière une idée dominante, en ce que le rapport des parties au tout et l'adaptation exacte du mot à l'idée satisfont notre jugement, sans entraîner nécessairement la persuasion ; car de même que nous nous laissons émouvoir par la mimique d'un énergu- mène sans y découvrir aucune beauté, de même nous admirons l'art d'un orateur sans adopter ses idées. Malgré le talent de Gicéron, nous ne sommes pas per- suadés de l'innocence de Milon, et si habile qu'ait été Bossuet, peut-être n'a-t-il pas opéré autant de conver- sions qu'un prédicateur moins éloquent. Il est certain
VALEUR DB LA PENSEE GRÉATUIGE 85
que Cicéron et Bossuet se proposaient un but pratique ; mais en cela l'un était avocat, l'autre prêtre, ce qui n'a rien à voir avec l'art proprement dit. Ils n'ont fait œuvre d'éloquence que dans la traduction parfaite de leurs idées au moyen de la parole, ou pour mieux dire que dans la conception puissante des idées, fidèle- lement exprimées ensuite au moyen des mots, des phrases et des sons mêmes les plus significatifs. Comme la poésie, l'éloquence procède de la seule pensée, et ne vise qu'à rendre scrupuleusement cette pensée. Si elle est née du besoin de persuader, elle ne se manifeste et n'existe que dans les œuvres où la persuasion n'est pas toujours réalisée, mais où une pensée créatrice intéres- sante a trouvé son expression naturelle.
Quant à la peinture, son but apparent est bien d'ex- primer la réalité, c'est à dire l'objet de la pensée créa- trice ; mais, si l'on y réfléchit quelque peu, on s'aperçoit vite que cette représentation dos choses est le moyen, non la fin de l'artiste ; ceux-mêmes qui comme Ingres ont la prétention « de copier un modèle, d'en être les très humbles serviteurs » (1) sans l'idéaliser, se font illusion sur leur propre compte : ils copient dans leur modèle la beauté qu'ils y voient ou croient y voir ; mais cette beauté naturelle, comprise par leur cerveau, sentie par leur enthousiasme, donne naissance à un état intellectuel, à une pensée, dont l'expression est, consciemment ou non, le seul but de leur effort ; c'est
(!) Amaury-Duval. L'atelier d'Ingres, p. 90.
86 l'objet du jugement esthétique
un point qui a été suffisamment mis en lumière à propos de naturalisme et de la théorie de l'art pour l'art.
Enfin l'architecture, nous l'accordons sans peine, n'aurait jamais existé si l'on n'avait voulu se préserver des intempéries. Mais l'œuvre d'art architecturale ne se révèle qu'en dehors de ce but pratique, et on ne fera jamais prendre à la foule une cabane de bûcheron pour <( un monument ». L'art n'existe, en architecture comme ailleurs, que lorsqu'on sent dans la pierre la traduction d'un sentiment, d'une pensée (1). Faites abstraction de ce sentiment, de cette pensée : l'architecte devient un maçon et l'édifice une bâtisse. Gela est si vrai qu'on ne parle d'architecture, que lorsque, oubliant le besoin matériel auquel a répondu une construction, on ne s'attache plus qu'au sentiment dont elle est l'expression et à cette expression considérée en elle-même. Aussi l'architecte fait-il valoir son art surtout par l'extérieur de l'édifice : les cathédrales gothiques et les Hôtels de Ville du XV' siècle sont faits pour être vus et admirés autant que pour servir de lieux de réunion, et l'on s'y souciait moins du confort que de la noblesse ou de la grâce. L'art ne commence qu'où finit l'utile, et quand l'art et l'utile se rejoignent, il ne faut pas une analyse bien subtile pour faire à chacun sa part et montrer
(1) Cf. Victor Hugo. Quatre-vingt-treize : « Quand l'homme a touché au bois ou à la pierre, le bois et la pierre ne sont plus ni bois ni pierre, el prennent quelque chose de l'homme. Un édifice est un dogme, une machine est une idée ». Livre VII, ch. VI.
VALEUR DE LA PENSÉE CREATRICE 8^
que l'art procède exclusivement de l'expression de la pensée créatrice.
Ainsi nous arrivons déjà à ce premier caractère : la pensée créatrice de l'œuvre d'art se distingue de toute autre en ce qu'elle est à elle-même sa propre fm.
Toutefois il est nécessaire d'insister sur ce point, tant l'opinion que nous avançons est contraire aux théories généralement reçues. La pensée créatrice de l'œuvre d'art, dira Taine, ne doit pas seulement être à elle-même sa propre fin : il faut encore qu'elle dégage dans son objet le degré de bienfaisance des caractères. « Toutes choses égales d'ailleurs, l'œuvre qui exprime un caractère bienfaisant est supérieure à l'œuvre qui exprime un caractère malfaisant. Deux œuvres étant données, si toutes deux mettent en scène, avec le même talent d'exécution, des forces naturelles de la même grandeur, celle qui nous représente un héros vaut mieux que celle qui représente un pleutre... » (1). Ainsi, en littérature, en peinture, en sculpture, la pensée créa- trice doit porter sur des caractères bienfaisants, et cela, parce que la vie et la morale reposent sur l'amour, et que « nous sommes touchés à son aspect, que notre cœur s'émeut » (2), si bien que la sympathie devient un
(1) Taine. De l'idéal dans l'art, p. 96.
(2) Id., p. 93.
88 L^OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
élément important du jugement esthétique. Taine pousse très loin cette théorie de la valeur du caractère bienfaisant.
Considérant que le premier de tous les caractères d'art est la « santé intacte, même la santé florissante», il proscrit « non seulement les grosses difformités, les dévia- tions de l'échiné et des membres, et toutes les vilenies que peut présenter un musée pathologique, mais encore les altérations plus légères que le métier, la profession, la vie sociale introduisent dans les proportions et les dehors de l'individu » (1). Et la conclusion de ce rai- sonnement, c'est que « toutes choses égales d'ailleurs, les œuvres seront plus ou moins belles, selon qu'elles exprimeront plus ou moins complètement les caractères dont la présence est un bienfait pour le corps ; au plus bas échelon, se trouve l'art qui de parti pris les sup- prime tous » (2), Et cela rappelle la théorie de M. Levê- que et de l'école spiritualiste étudiée plus haut.
Nous pourrions répondre à ce raisonnement que le résultat de celte théorie, c'est de faire du beau naturel une condition du beau artistique et même de faire varier le beau artistique en fonction du beau naturel. Or nous avons prouvé que le principe de l'un était dif- férent du principe de l'autre, et qu'en les confondant on commettait une erreur qui ruinait toute possibilité de jugement esthétique logique. Nous n'aurions donc qu'à
(t) Taine. De l'Idéal dans^ l'art, p. 109. (2) /d.,p. 114.
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE 89
renvoyer au premier chapitre de cet ouvrage. Mais montrer, à l'aide des faits, que la théorie de Taine est fausse, ce sera en même temps consoHder le principe de notre thèse.
Tout d'abord il semble certain que beaucoup d'artis- tes aient fait de très belles œuvres où il n'entre ni « bien- faisance » ni « malfaisance ». Dans un portrait, dans un paysage, où trouver les caractères dont parle Taine, à part quelques cas, souvent malheureux, d'idéalisa- tion ? Rembrandt et Léonard ne se sont guère souciés de choisir la vertu et d'exclure le crime : La Ronde de nuit et la Joconde n'expriment aucun caractère de bienfaisance, et on ne voit pas bien ce qu'elles gagne- raient à l'exprimer.
Un beau buste du xvni^ siècle ne semble pas supé- rieur à un autre, lorsqu'il représente une actrice aimable au lieu de reproduire les traits d'un magistrat austère. Peut-on dire que la musique soit capable de rendre un caractère de bienfaisance ? La question serait discu- table ; mais si nous prenons comme exemples les thèmes de la vertu et du vice sollicitant Hercule, dans une des symphonies de M. Saint-Saens, il sera peut-être diffi- cile de soutenir qu'à égalité de valeur musicale, le thème de la vertu l'emporte sur celui du vice, en ce qu'il exprime un caractère de bienfaisance ; et pour nous en tenir aux exemples tirés de la poésie, à ceux sur lesquels on peut raisonner plus clairement, Virgile est-il supérieur à Dante en ce qu'il a choisi des scènes et des personnages plus sympathiques, et Dante consi- déré isolément est-il plus grand, à égalité de talent,
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L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
lorsqu'il représente le Paradis que lorsqu'il nous fait descendre les cercles de l'Enfer ? Il est peut-être impru- dent d'affirmer que, « toutes choses égales d'ailleurs » Othello criminel soit inférieur esthétiquement à Desdémone victime ou Triboulet difforme à François I'" bien portant. M. Alfred Stevens prétend que « du moment où le peintre a une grande âme artistique, la tortue devient aussi intéressante que le cheval, beau- coup plus difficile à exécuter, l'àme du peintre donnant sa marque de fabrique à toutes choses » (1). L'opinion de ce grand peintre nous semble singulièrement juste.
Et, en effet, ramener l'art à la préoccupation d'ex- primer ce qui est bien plutôt ce qui est mal, sous prétexte qu' « il est déplaisant de voir la vermine même quand on l'écrase », et que dans la manifestation de la bien- faisance (( notre sympathie s'émeut » (2), c'est demander à l'artiste de nous être agréable. Or, peut-on, sur un sentiment de cette nature, édifier une critique d'art sérieuse ? Rien n'est plus variable que le plaisir ou la sympathie, selon les caractères et surtout selon le degré d'éducation artistique.
Sans doute, nous constatons chaque jour que cer- tains sujets de tableaux ou de romans ont plus de succès que certains autres, soit qu'ils empruntent leur charme à la beauté naturelle, soit qu'ils donnent satis- faction à notre amour de la moralité. C'est ainsi que
(1) A. Stevens, Impressions sur la peinture, p. 14.
(2) Taine, De l'idéal dans l'art, p. 99.
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE QI
les chromolithographies destinées aux campagnes et aux faubourgs représentent généralement des scènes héroïques ou sentimentales, des paysages grandioses ou attrayants, pleins de montagnes, de lacs, de cascades et de verdure.
Mais, d'une part, les sujets qui valent ainsi par eux- mêmes n'ont pas inspiré plus de chefs-d'œuvre que les sujets qu'on peut appeler indifférents, comme le por- trait, et, d'autre part, un homme de goût pourra fort bien ne pas aimer ces sujets vulgaires et rebattus. S'il s'agit de portraits, il pourra trouver que le portrait de la plus belle femme, toutes choses égales d'ailleurs, n'est pas^ esthétiquement parlant, supérieur à tel por- trait de vieux précepteur peint par Ghirlandajo ou au portrait de Descartes de Franz Hais. Taine est d'avis contraire : mais il ne s'appuie que sur le plaisir éprouvé par nous dans les deux cas, sur le sentiment de sympathie. Eh bien ! outre que son principe est contestable " en lui-même, j'affirme, en mon âme et conscience, que la vue des deux œuvres citées ne me fait pas moins de plaisir que le portrait de la maîtresse du Titien ou le portrait de jeune homme de Raphaël (1).
(1) M. Paulhan. (Sur l'Emolion esthétique) Revue philosophique, t. XIX, p. 659, soutient la théorie de M. Taine en disant que « le degré de bienfai- sance du caractère implique un degré de systématisation plus élevé dans le personnage. » S'il en était ainsi, M. Paulhan aurait raison; mais le degré de systématisation me parait le même dans le caractère de Lady Macbeth et dans celui de Desdémone.
92 l'objet du jugement esxhétique
Et d'ailleurs puisque nous nous plaçons non au point de vue du beau absolu, mais du principe de la critique d'art, sur quoi doit porter le jugement esthétique ? Evidemment sur le mérite de l'œuvre d'art, ou plutôt de son auteur. On ne peut guère féliciter un auteur d'avoir eu un beau modèle ; tout au plus le compli- menterait-on d'avoir su le choisir.
Or c'est un maigre éloge, si on songe qu'il s'applique à quiconque peut distinguer une jolie femme d'une laide, ou un paysage aimable d'une plaine ennuyeuse. Bien plus, le véritable artiste ne va presque jamais aux spectacles naturels les plus beaux; et M, Jules Breton en a très finement aperçu la cause : « Je n'ai jamais, pour ma part, tiré bon parti des modèles qui m'enthou- siasmaient trop par une perfection absolue : C'est que j'abdiquais devant eux )) (1). Eh! oui, le [)eintre alors disparaît de son œuvre, et l'œuvre devient mauvaise. Car le principe de la beauté artistique étant différent du principe de la beauté naturelle, il ne sert de rien de faire rentrer la beauté naturelle dans la beauté artistique. On jugera la seconde indépendamment de la première. L'une augmentera peut-être^ pour certaines personnes,
(1) Cf. M. Paulhan, « sur l'émotion esthétique » : « Ce sont en moyenne les lecteurs les plus illettrés et les moins cultivés qui se passionnent le plus pour les personnages et qui sont à peu prés incapables de s'intéresser à autre chose. Secondement, les œuTres où l'on s'intéresse le plus, et d'une manière sympathique, aux destinées du héros, sont souvent celles qui sont le moins remarquables au point de vue artistique ». Que devient alors le rôle du degré de bienfaisance du caractère ?
VALEUR DE LA PENSÉE CRÉATRICE 93
le plaisir causé par l'autre ; mais qui donc oserait mesurer la valeur de l'œuvre d'art au plaisir qu'elle fait éprouver à la foule? Et quel esprit un peu délicat estime davantage une œuvre d'art, quand elle représente des Adonis et non des pouilleux, des actions d'éclat et non des orgies, des landes désolées et non des paysages Suisses?
La vérité est que la valeur de la pensée créatrice ne peut s'estimer à l'objet de cette pensée et que la distinc- tion établie entre le principe de la beauté artistique et celui de la beauté naturelle trouve ici une application nécessaire : dans l'œuvre d'art, seule la pensée doit faire l'objet du jugement esthétique.
Oui, dira-t-on, mais il faut que la pensée soit mo- rale.— Sans prétendre avec Flaubert que « du moment qu'une chose est vraie, elle est bonne » (1), on peut affirmer que « indépendamment du sujet traité, une page bien écrite a sa moralité propre qui est dans sa beauté, dans l'intensité de sa vie et de son accent » (2).
Sans doute il y a des sujets immoraux ; outre que de prétendues œuvres d'art s'adressent moins à l'intel- ligence qu'aux bas instincts, il arrive fréquemment que
(1) Flaubert. Corresp. Quatrième série, p. 230.
(2) E. Zola. Documents littéraires: de la moralité dans la littérature.
94 l'objet du jugement esthétique
certains tableaux, certains récits, certains détails soient inquiétants et troublants pour des imaginations neuves ; leur vérité hardie, très louable d'intention, ne convient pas à tous les âges ni à tous les caractères, il arrive même que des auteurs d'un très grand et très réel talent s'efforcent, comme dit Fénelon, de rendre le vice aimable. Faut-il donc exclure de l'art toutes ces pro- ductions et leur refuser le maximum de beauté qu'une œuvre puisse atteindre ?
Non ; car si un roman, une statue, un dessin peu- vent être immoraux par le sujet traité (indifférent nous l'avons vu à la véritable conception d'art), ils enferment dans le travail de la pensée la seule moralité qui inté- resse le critique. L'artiste en effet n'a pas pour mission de prêcher : il observe, décrit et synthétise. Il aperçoit dans les vertus et dans les vices une manière d'être de l'homme, un aspect de la vie : cela seul (quand il s'agit d'un véritable artiste, non d'un exploiteur) l'attire, et il n'y a plus en lui et dans son travail que la moralité attachée à l'activité même de la pensée ; car il y a — et ceci est essentiel — une moralité de l'acte même de la pensée.
Il est bon, en effet, il est moral de penser, puisque par là nous réalisons la fonction humaine essentielle; en dehors de l'objet auquel s'applique notre pensée, il y a une cause de moralité dans l'effort que nous faisons pour comprendre et faire comprendre. Tout ce qui est conçu par nous, sur quelque matière que ce soit, est un aliment intellectuel par qui se développe et s'affine la réflexion. L'exercice
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE qS
de la pensée est même le fondement de toute moralité, si l'on songe que, sans son effort, la morale n'est plus qu'un préjugé, une habitude, une mode ; et ainsi l'être qui pense, et augmente par là sa dignité d'homme, est moral dans la mesure où sa pensée s'affirme et s'agrandit. Y a-t-il des sujets plus propres que d'autres à l'exercice de la pensée? Si oui, ces sujets sont certainement plus esthétiques. Mais quand on songe aux natures mortes de Chardin, aux grotesques de Callot, on se demande si les objets les plus misérables ne peuvent pas engen- drer une pensée créatrice puissante (i). Pour Murillo, un pouilleux vaut une Vierge s'enlevant au ciel sur j'aile des anges ; pour Racine, Néron vaut Britannicus, pour A. de Musset, la Marion de Rolla vaut la Ninon de « A quoi rêvent les jeunes filles » et pour les sculp- teurs la Luxure vaut l'Innnocence. Dès lors comment admettre qu'à propos des objets les plus répugnants et les plus immondes, la pensée créatrice ne puisse atteindre son plus complet développement ? Lorsque Flaubert parle « du sublime d'en bas », il y a dans cette expression plus de justesse qu'on ne le croirait tout d'abord, et il ne faut pas un effort d'imagination excessif pour supposer qu'un artiste, voyant avec indif- j férence, voyant en artiste l'immoralité d'une scène
(1) Cf. Millet : c On peut partir de tous les points pour arriver au sublime, et tout est propre à l'exprimer si on a une assez haute visée... Oui oserait décider qu'une pomme de terre est inférieure à une grenade '! ». Note de Millet, citée par Sensier, p. 392. Millet disait aussi (p. 100) : « Tout sujet est bon; il s'agit de le rendre avec force, avec clarté ».
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L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
ignoble, rende cette scène dans toute sa laideur repous- sante, mais selon la beauté intime de sa pensée créa- trice. On soutiendra difficilement que quand Chardin fait de beaux tableaux avec deux biscuits et un verre de vin, que quand Rembrandt nous intéresse avec un bœuf écorché, il soit impossible à des artistes de leur envergure, mais différemment organisés, de faire sortir une pensée, un sentiment de leur cerveau et de leur œuvre à propos de l'horrible et de l'ignoble. Or, en dehors de ce sentiment, de cette pensée, et de l'habileté de l'expression, que peut-on demander à l'œuvre d'art dont les sujets sont infinis, dont les plus beaux exem- plaires représentent tantôt des scènes morales, tantôt des spectacles honteux ?
Ainsi malgré les tentations inspirées et les encoura- gements suggérés par certaines œuvres licencieuses, l'art qu'elles renferment est moral en lui-même par le spec- tacle de la pensée créatrice, par les ressources nouvelles de s'exprimer offertes au talent, par le goût que nous pouvons y puiser des choses intellectuelles, enfin par l'élévation de l'âme au-dessus de la matière interprétée. Si l'on pouvait dédoubler l'homme et séparer en lui l'être intelligent de l'être sensible, l'étude de certaines œuvres, peu rccommandables au point de vue moral, deviendrait profitable et n'inspirerait aucun scrupule aux consciences délicates. Il ne faut donc pas rendre l'art lui-même responsable des effets que les œuvres provoquent ; l'art est, indépendamment de son objet, très noble et très respectable. « Dans la poésie dit Cor- neille, il ne faut pas considérer si les mœurs sont
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE 9^
vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu'elle introduit. Aussi nous décrit-elle indif- féremment les bonnes et les mauvaises actions, sans proposer les dernières pour exemples » (1). Il en est de même dans la peinture et dans la sculpture, et c'est ce qui assure à l'art une moralité supérieure à la com- mune pratique du bien et du mal, — j'entends par là le triomphe de la pensée sur son objet, quel qu'il puisse être. L'art est la chose nécessaire par excellence, s'il est nécessaire que nous pensions et que nous atteignions ainsi à la plus complète manifestation de la vie humaine, à la réalisation de l'idée et à l'acheminement vers le meilleur. C'est aux meneurs d'âmes à conseiller les œuvres qui peuvent former la pensée sans dégrader le cœur ; c'est aux éducateurs à choisir celles qui conviennent à leur but. Mais quand l'homme ne recon- naît plus d'autres juges de ses actes que lui-môme, c'est à lui à chercher en toutes choses l'élément intel- lectuel, à se l'assimiler, et à rejeter les suggestions perverses ou à s'y rendre insensible. S'il ne le fait pas, l'art n'en garde pas moins sa moralité, mais une mora- lité qui émane tout entière de la valeur de la pensée et qui consiste dans le profit retiré, par l'intelligence, du spectacle non des choses représentées, mais des res- sources de l'esprit qui les représente.
Donc la pensée créatrice doit être morale, et elle l'est nécessairement : car sa moralité consiste en elle-
(1) Corneille. Premier discours sur le poème dramatique.
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98 l'objet du jugement esthétique
même, non dans son objet. Toute œuvre parfaite est morale, toute œuvre misérablement conçue et faible- ment exécutée est immorale, ou plutôt amorale, quel qu'en soit le sujet, parce qu'elle ne contribue pas à nous faire mieux connaître le domaine de la pensée humaine. Il n'y a donc de principe de beauté artistique que dans la valeur même de la pensée créatrice ; tout le reste ne peut que fausser le jugement esthétique.
Mais avant d'analyser les qualités qui donnent à la pensée créatrice sa valeur, il convient de se demander si nous pouvons concevoir une pensée, ainsi dégagée de son objet, et si nous la retrouvons dans les différents arts, musique, peinture, sculpture, architecture, poésie.
Il est clair que nous ne pouvons penser sans penser à quelque chose, que nous ne pouvons éprouver un sentiment conscient sans lui assigner une cause, bref que nous ne pouvons séparer le moi du non-moi sans que leur union se reconstitue aussitôt dans notre intelligence. Il n'y a pas de pensée sans objet, il n'y a rien qui ne puisse devenir l'objet de la pensée, et c'est par abstrac- tion que nous concevons d'une part l'esprit pensant, d'autre part l'objet pensé ; en fait, il y a la pensée, embrassant le sujet et l'objet. Alors, dira-t-on, qu'est-ce qu'une pensée créatrice dont nous proclamons la valeur esthétique, indépendamment de son objet ?
Et, cependant, il faut bien admettre que la fonction de penser, de sentir, de concevoir, est autre chose que
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE 99
le résultat de cette fonction. Le phénomène de l'alimen- tation physique ne se produit pas sans aliment déter- miné ; mais on peut l'étudier, abstraction faite de la nature de l'aliment. Il se décompose en un certain nombre de phases, qui se retrouvent aussi bien dans l'absorption du lait que dans celle de la pomme de terre ou de la viande. De même on peut étudier le fonction- nement de la pensée, sans tenir compte de la beauté ou de la laideur naturelle, de la moralité ou de l'immora- . lité de son objet ; on peut en chercher l'origine, en suivre le développement, et finalement déterminer les conditions qu'elle doit remplir pour que l'œuvre d'art soit parfaite. C'est ce qu'ont fait de très clairvoyants et habiles psychologues, dont les travaux nous permettent d'établir nettement que la valeur esthétique de la pensée est indépendante de son objet et qu'on peut aisément concevoir cette pensée, abstraction faite de son objet.
Il ressort en effet des études poursuivies par MM. Ri- bot, Souriau, Paulhan, Binet et Passy, aussi bien que des propres aveux d'écrivains comme Flaubert, de Goncourt, Daudet, (1) que souvent une lecture fortuite, une idée éclose subitement, une émotion éprouvée plus ou moins vaguement devant le spectacle des choses ont été l'origine obscure et très humble de l'œuvre d'art, si bien que M. Souriau a pu, avec quelque exagération, soutenir que l'invention en art était due au hasard. A
(1) Flaubert .Correspondance; de Goncourt : Journal; Daudet : Souvenirs d'un homme de lettres.
lOO L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
vrai dire, on a établi parla suite que ce prétendu hasard se produit dans des conditions assez particulières et que les phénomènes de l'esprit sont régis par des lois pres- que aussi étroites que ceux du corps ; mais si le mot hasard désigne simplement une cause mal connue des phénomènes dont on ne met pas en doute le détermi- nisme, on peut dire qu'il rend assez exactement compte de l'invention en art. L'artiste observe, enregistre dans sa tête ou sur le papier des notes et des documents ; puis, au moment où il y songe le moins, il arrive souvent que telle de ces notes, tel de ces documents lui suggèrent l'idée de son œuvre, toutes les autres obser- vations étant dès lors oubliées.
Or n'est-il pas juste de dire que dans ce phénomène se marque la distinction de la faculté subjective de penser et de l'objet pensé, en même temps que la pré- pondérance de cette faculté sur le travail subséquent de l'artiste? Et n'a-t-on'; pas raison de placer « l'essence même et la racine de l'art » dans « la substitution d'une réalité idéale, mieux systématisée, au moins à certains égards, à la réalité vraie? » (1). Du moment où l'esprit s'applique à l'objet, l'objet, au point de vue esthétique, devient en effet une conception de l'esprit et ne nous intéresse plus qu'à ce titre.
Aussi, pour suivre la genèse de l'œuvre d'art, n'est- ce plus l'objet que nous devons considérer, mais bien les systématisations logiques ou au contraire capri-
(1) Paulhan. Psychologie de l'invention, ]i. 39.
VALEUR DE LA PENSEE CREARRICE lOI
cieuses de l'esprit. L'objet resté le même, et pour le traduire dans sa réalité, l'esprit construit une série d'images et d'idées, interrompant tantôt l'une par l'autre» tantôt au contraire s'attachant à une seule du commen- cement à la fin de l'élaboration artistique, transformant souvent les premières systématisations, et même rem- plaçant, au cours du travail, une conception par une autre ; car la pensée créatrice évolue, elle aussi, avec les systèmes qu'elle forme. Qu'en conclurons-nous, sinon que la pensée s'exerçant sur un objet, ne se confond pas essentiellement avec cet objet, et que nous avons, par conséquent, le droit d'étudier la pensée créatrice en elle-même, et de lui attribuer une valeur esthétique indépendante de l'objet?
M. Paulhan a surtout établi sa théorie au moyen d'exemples empruntés à la littérature. Mais les autres arts peuvent nous faire comprendre, eux aussi, ce qu'est la pensée créatrice, indépendamment de son objet (1). (( Une phrase musicale est un jugement qui s'exprime avec des sons et qui est inséparable de ces mêmes sons » (2). Si hardi que paraisse ici l'emploi du mot jugement, il est autorisé par les textes cités plus haut de Mendelssohn et de Schumann (3). Or, un jugement a sa valeur propre, un jugement est logique ou illo-
(1) Cf. sur ce point : Arréat. Psychologie du Peintre. Mémoire et Imagina- tion.
(2) Comijarieu. Rapports de la poésie et de la musique, p. 131.
(3) Cf. page 55.
lOa L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
gique, général ou particulier, indépendamment de l'objet sur lequel il porte. Si cette définition parait inexacte, on adoptera au moins celle de Gounod : (( Une idée, c'est une forme musicale précise, qu'on saisit à l'instant, sans attendre, et de plus, une forme féconde, qui contient en elle tout le morceau qu'elle annonce, morceau qui se déroule clair, puissant, logique, un, sans que je sois obligé de me traîner à tâtons pour en percevoir la robuste et majestueuse identité » (1). Il semble que M. Massenet, voyant un verre de vin grec exprime sous une forme plus humo- ristique une pensée analogue lorsqu'il déclare : « A quoi vous fait penser ce vin ? Pour moi voici ce qu'il me dit... et il se mit à murmurer une étrange mélopée orientale, langoureuse et capiteuse, une vraie danse d'aimée. Et, en effet, cela ressemblait au vin qui brillait dans son verre » (2). L'adaptation d'une forme à un sentiment, voilà ce qui semble pour ces artistes cons- tituer le principe de leur art. Mais cette adaptation ne va pas sans un effort t»u sans un don inné de la pensée pour la réaliser, et il est nécessaire de rechercher les qualités de cette pensée, en dehors de toute représen- tation. Qu'il s'agisse du sentiment évoqué par le vin grec ou par la curiosité d'Eisa de Brabant ou par l'ap- parition de la reine Mab, il y a certaines conditions propres à la traduction du sentiment en mélodie, qui se
(1) Gounod cité par R. Bellaigne. Reçue des Deux-Mondes, 15 Dé- cembre 1895, p. 808.
(2) Cilé par Paul Desjardins. Reçue Bleue, 22 mai 1886,
VALEUR DE LA PENSEE CRÉATRICE Io3
retrouvent toujours les même, et en qui réside toute la valeur esthétique de l'œuvre.
On a pu dire qu'il y a une « pensée musicale » en désignant par ces mots un sentiment ou un jugement a ayant pour caractère spécifique d'être exprimé par des sons», et par suite « inséparable de ces mêmes sons » (i). En d'autres termes il y a indépendamment des objets une façon musicale de comprendre et d'exprimer certains sentiments intraduisibles par d'autre procédés. Il sem- ble bien en effet que tout effort pour définir les senti- ments évoqués par la Si/niphonle Pastorale ou le Pré- lude de Lohengrin restera inutile tant qu'on n'aura pas entendu soi-même ces deux œuvres, et que si la traduction verbale réveille ensuite l'impression causée par la musi- que, le souvenir de cette musique ou des émotions susci- tées par elle en sera l'unique facteur. Dès lors comment confondre, même dans l'unité de la pensée pensante, l'objet du sentiment musical et ce sentiment lui-même? Il y a une valeur esthétique de la musique, comme conception et comme expression des choses, indépen- dante des choses elles-mêmes.
Il est vrai que M. Gombarieu oppose à la pensée musicale l'absence de pensée picturale. « Il y a des idées (c'est à dire un système d'images) propres à la peinture : il n'y a pas de pensée picturale ». Nous croyons cependant que les visions d'Orient d'un Dela- croix ou d'un Regnault, visions dont l'équivalent exact ne se rendra ni par la musique, ni par la poésie, ni par
(I) Gombarieu. Ouvrage cité, p. 165.
io4 l'objet du jugement esthétique
autre chose que par l'éclat des couleurs, sont singuliè- rement analogues à la pensée musicale. Il y a une façon de penser en couleurs (même s'il s'agit de choses abs- traites) comme de penser en musique ; on imagine aisément que la pensée d'un Delacroix qui « ne voit qu'à travers sa palette » (1) se révèle à elle-même sous un aspect rouge, ou blanc, ou noir. Flaubert n'a-t-il pas tiré Salajntnbô d'une vision pourpre et Madame Bovary d'une vision grisâtre ?
Mais sans épiloguer sur des définitions, somme toute, peu importantes, il suffit de montrer (ju'en dehors des représentations picturales, il y a ce que l'on appelle « un tempérament de peintre », c'est à dire des dispo- sitions de la pensée créatrice à se transformer en dessin et en couleurs — quels que soient les objets de cette pensée, — plutôt qu'en musique, en poésie ou en figures de ballet (1). On a un cerveau, un œil et une
(1) Mot de Delacroix rapporté par Max. du Camp: Souvenirs littéraires. T. 11, p. 287.
(1) C'est ce que le peintre Carrière a défini admirablement par ces mots : « L'amour des formes extérieures de la nature est le moyen de compréhensio n que la nature m'impose. » Préface du Catalogue de l'exposition de 1896. 11 est essentiel de faire remarquer que la pensée créatrice chez le peintre et le sculpteur ou même chez le musicien, ne ressemble quelquefois en aucune façon à la pensée créatrice chez l'écrivain. Un illustre romancier me faisait remarquer qu'on disait couramment dans son entourage : « bêle comme un sculpteur », et il est bien certain qu'un sculpteur est souvent très embarrassé d'exprimer verbalement la pensée créatrice de son œuvre. Il est encore bien certain que cette pensée créatrice porte beaucoup plus souvent sur la forme des choses que sur leur signification intime, alors même qu'on prête au sculp- teur une conception philosophique de l'homme et du monde. Un sculpteur est
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE Io5
main de peintre que l'on appliquera tantôt à une réalité, tantôt à une autre ; mais en dehors de cette réalité, il restera quelque chose, et c'est précisément la (( puissance » de peindre non parvenue à « l'acte », puissance ayant seule une valeur esthétique et élant seule susceptible d'être analysée et logiquement jugée : car l'expression même ne sera que cette puissance envi- sagée à un point de vue particulier.
Et de même, peut-on nier que l'architecture et la sculp- ture aient une conception, ou si l'on veut, une faculté de conception architecturale ou sculpturale, indépen- dante de tout objet ? Le sentiment des proportions nécessaire à la construction du Parthénon, comme à celle de Notre-Dame de Paris, de Saint-Pierre de Rome
donc « bête » pour un lettré. Mais le don particulier grâce auquel le grand sculpteur s'attache aux formes révélatrices du sens profond des choses plutôt qu'à tels gracieux et aimables contours, cette conception sculpturale qu'il aura de ce qu'il y a de plus important et expressif dans l'être vivant, ce pouvoir qu'il possédera de faire réfléchir, d'émouvoir les hommes de lettres, et même de leur faire trouver des choses qu'il était trop peu psychologue pour discerner lui-même, tout cela constitue la pensée du sculpteur, et donne bien l'idée de ce qui se produit aussi chez le peintre, le musicien, l'architecte, le verrier ou le potier. Je ne serais pas scandalisé d'apprendre que Rembrandt ne ressem- blait en rien à un philosophe et était incapable de raisonner dans l'abstrait ; car sa pensée de peintre consistait sans doute à s'intéresser naturellement aux formes où la vraie nature de l'homme lui apparaissait ; ce sont les philosophes qui ont remarqué que ces formes correspondaient au plus haut elTorl de leur pensée propre. Le génie en art, c'est de choisir et de traduire, consciem- ment ou non, ce qui inspirera aux hommes l'idée la plus individuelle, la plus pénétrante et la plus compréhensive possible ; quand on a atteint ce but, on a soi-même pensé — selon les lois propres à son art — de façon individuelle, pénétrante et compréhensive.
io6 l'objet du jugement esthétique
ou de l'Opéra, n'est-il pas virtuel chez l'artiste qui n'a pas encore conçu un dessein particulier ? N'est-ce pas là ce qu'on appelle le génie ou le talent, selon les cas, et ce qui ne dépend en rien de l'œuvre exécutée, mais au contraire la réalise ?
Si évidente que la chose paraisse, on est bien obligé de la démontrer jusqu'à la satiété, puisque toujours et partout la critique d'art continue à louer le plaisir ou la moralité de l'objet lui-même au lieu de faire la diffé- rence nécessaire entre la cause vraie de la beauté artis- tique, et l'objet, la matière indifférente de cette beauté.
Lorsque Pradier dit : « Marceau était un hussard ; un hussard, c'est une veste ajustée et une culotte à sou- taches qui accuse les formes... des bottes à la Sou- warow, dégageant le mollet, un genou bien dessiné, des hanches modelées, le cou nu, la lèvre épaisse et l'œil en coulisse, voilà Marceau » (1), il semble bien difficile de séparer la pensée créatrice de la chose pensée : et cependant en dehors de cette beauté phy- sique décrite par Pradier, n'y a-t-il pas là une faculté naturelle de la concevoir sous un aspect plutôt que sous un autre, n'y a-t-il pas une organisation spéciale du tempérament de l'artiste qui le pousse à modeler plutôt qu'à peindre, et à modeler de telle façon plutôt que de telle autre ? De même qu'avec un peu de bonne volonté, on imagine une pensée musicale, enveloppée dans des sons, une pensée picturale, enveloppée dans
(1) M. du Camp. Souvenirs liuéraires. T. 1, p. 335.
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE IO7
des couleurs, on peut concevoir aussi une pensée architecturale ou sculpturale, s'érigeant en lignes ou se modelant en contours. La pensée créatrice ou con- ception artistique ne s'exprime qu'à propos d'un objet; mais, à l'état latent et plus ou moins conscient, elle existe en elle-même, et a en elle-même toute sa valeur esthétique.
Qu'est-ce donc en définitive que cette pensée créa- trice ? c'est ce que les philosophes appellent le moi, opposé au non-moi ou même se prenant lui-même comme objet de la pensée ; c'est le moi faisant effort pour se traduire.
L'erreur des idéalistes, amis du canon, a été de croire que ce moi était une idée raisonnable, raisonnée et rai- sonnante. Ils se sont imaginés que l'artiste la concevait d'après un bel objet, la couvait, l'exprimait, la modifiait et la redressait logiquement jusqu'à ce qu'il l'eût menée à la plus grande beauté régulière possible. Si l'on veut savoir ce qu'est la pensée créatrice chez un homme comme Goethe, certainement plus philosophe que Quatremère de Quincy, et plus familier aussi avec les œuvres de génie, il faut lire tout au long ce qu'il dit de son Faust : « Vous venez me demander quelle idée j'ai cherché à incarner dans mon Faust... comme si je le savais, comme si je pouvais le dire moi-même!... « Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu'à l'enfer », voilà une explication, s'il en faut une; mais cela,
io8 l'objet du jugement esthétique
ce n'est pas l'idée, c'est la marche de l'action... En général ce n'était pas ma manière, comme poète, de chercher à incarner une abstraction. Je recevais dans mon àme des impressions, impressions de mille espèces, physiques, vivantes, séduisantes, bigarrées, comme une imagination vive me les offrait; je n'avais plus, comme poète, qu'à donner à ces impressions, à ces images une forme artistique, à les disposer en tableaux, à les faire apparaître en peinture vivante, pour que, en m'écoutant ou en me lisant, on éprouvât les impressions que j'avais éprouvées moi-même... Je suis de cette opinion que plus une œuvre est incommensu- rable et insaisissable par l'intelligence, meilleure elle est » (1).
Gœthe a donc voulu se mettre tout entier dans son œuvre; ayant appliqué au monde sa pensée, ce n'est plus le monde, mais sa conception du monde qui nous intéresse au point de vue de l'art. Mais sa conception du monde, c'est lui, lui, Gœthe, pensant le monde, et ainsi l'art, c'est l'homme, dans une œuvre, à propos des choses ou à propos de lui-même. C'est ce qui explique comment tout peut devenir objet de l'œuvre d'art. « Que l'on ne dise pas, déclare encore Gœthe, que l'intérêt poétique manque à la vie réelle, car justement on prouve que l'on est poète, lorsqu'on a l'esprit de découvrir un aspect intéressant dans un objet vulgaire » (2). Et en effet cet aspect intéressant
(1) Entretiens de Gœthe et Eckermann, 6 mai 1827.
(2) Entretiens de Gœthe et Eckermann, 18 septembre 1823.
VALEUR DE LA PENSEE CREAïllIGE IO9
c'est l'esprit de l'auteur apparaissant à propos de l'objet, même si l'œuvre affecte d'être impersonnelle. Car faut- il rappeler que la personnalité s'accuse, non par l'affir- mation du moi, mais par « cet aspect intéressant » que prennent les moindres choses pensées par un homme original, et qu'ainsi la personnalité, c'est la pensée même de l'auteur vivifiant les choses ? En dépit des principes d'école, toutes les fois qu'elle apparaîtra, l'œuvre sera belle, toutes les fois qu'elle disparaîtra, l'œuvre sera mauvaise, elle seule ayant une valeur esthétique.
C'est ce que comprennent bien les naturalistes, lors- qu'ils prêchent la double nécessité de copier la nature, et « d'y ajouter l'intérêt d'une interprétation person- nelle » (1), lorsqu'ils parlent « de l'effort humain, de ce que l'homme ajoute à la nature pour la créer à nouveau d'après des lois d'optique personnelle » (2). C'est ce qu'ont bien vu aussi des hommes comme Th. Gautier, affirmant que « tout homme qui n'a pas un monde intérieur à traduire n'est pas un artiste » (3). C'est ce qu'ont vu enfin tous ceux qui n'ont pas réduit l'art à de simples formules comme l'ont fait Raphaël Mengs, Quatremère de Quincy, et tous les artistes imitateurs et copistes de l'antique.
« Rude s'amusait à mettre, à côté de la belle tête du cheval de Phidias, la tête d'un cheval de fiacre, et il
(1) E. Zola. Romanciers naturalistes, p. 315.
(2) E. Zola. Documents littéraires: Victor Hugo.
(3) L'Art moderne, p. 133.
IIO L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
faisait observer que c'était la même chose, que seule- ment la tête du cheval de fiacre était encore plus belle. Et Rude soutenait que les Grecs faisaient ce qu'ils voyaient, la nature, avec leur tempérament de grands artistes, mais sans aucune préoccupation ou recherche de l'idéal » (1). Oui, une tête vivante de cheval de fiacre est physiquement plus belle qu'une tête de cheval sculptée par Phidias, mais Phidias pour faire beau n'a- t-il eu qu'à imiter la nature? S'il n'avait pas été Phidias, l'œuvre aurait-elle été belle ? Il a bien fallu qu'il apportât « un tempérament de grand artiste », mot vague qui exprime un principe de beauté différent du principe de la beauté naturelle, et qui fait résider dans le seul moi ce premier principe.
On voit donc ce que c'est que l'œuvre exécutée « avec un tempérament de grand artiste, mais sans aucune préoccupation ou recherche de l'idéal ». C'est celle qui reproduit la vie telle que l'esprit du grand artiste l'a conçue, mais sans songer à enfler et à parer cette conception. La recherche de l'idéal, lorsqu'elle est quelque chose de voulu et de raisonné, s'ajoute en effet à la pensée créatrice sincère, la seule, encore une fois, qui ait pour le critique d'art une valeur esthétique, et la déforme. Cette recherche revient en effet à l'introduction dans la pensée d'éléments extérieurs à cette pensée, de règles, de formules, d'emprunts à la beauté naturelle, bref de tout ce qui lui enlève sa vie
(1) Journal dé Goncourl. T. II, p. 250.
I
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE III
et sa force propres. Et ainsi le véritable idéal, c'est de ne pas se soucier de l'idéal. Non pas que l'artiste doive toujours s'assujettir à une représentation exacte de la nature; l'artiste doit être «soi», suivre son tempérament, et par conséquent idéaliser s'il ne sent dans les choses que l'idéal, si sa pensée créatrice est une conception sincèrement idéaliste ; au contraire il doit copier scrupuleusement, si sa pensée créatrice est une conception de la vie belle par elle-même.
Nous adopterons donc comme définition de l'art la célèbre formule prêtée à Bacon, ou plutôt mal inter- prétée : ars sive additus rébus homo (1), l'art, c'est l'homme s'ajoutant à la nature. Il n'y a point d'écoles qui aient protesté contre cette formule ; elle est en effet assez vaste pour les contenir toutes. Mais pour nous, elle a l'immense avantage de poser d'un côté la nature, de l'autre coté l'homme, et de rappeler ainsi le dualisme sur lequel repose toute notre théorie. En outre, elle montre l'homme actif et la nature passive, et par conséquent le germe de la beauté artistique se trouvant dans l'effort de l'homme pour s'ajouter à la
(1) Bacon, Descriptio globis intellectualis. Chap. II, § 4. Pour Bacon, ce qu'on appelle ars rentre dans « l'historia naturalis » où il distingue trois parties : l'étude des phénomènes naturels et de leurs lois, l'étude des phénomènes qui échappent aux lois connues, et l'élude de ce qu'il désigne indifféremment par le mol ars et par le mot artificialia, c'est à dire des modincalions que nous imposons à la nature pour en tirer parti. Cela est l'industrie et non pas l'art. Et quand il parle de l'homme s'ajoutant aux choses, il n'enlend pas par là l'esprit humain interprétant les choses esthétiquement, mais l'activité transformant les choses pratiquement.
IIÎ2 l'objet du jugement ESTHETIQUE
nature; elle implique que la nature est la matière indifférente de l'œuvre d'art, tandis que l'esprit humain seul est le principe de la beauté artistique. Elle équivaut à ceci : Tant vaut l'homme, tant vaut l'œuvre, la nature n'a par elle-même aucune valeur. C'est pour cela que nous l'adoptons avec autant d'empressement; elle est courte, elle est antithétique, et elle est complète. C'est bien par elle que s'expliquent les formules aujourd'hui si courantes, à savoir <( qu'une œuvre ne vaut que par la part d'humanité qu'elle renferme », « qu'une belle œuvre, c'est une œuvre vivante ». Car cette humanité, cette vie, cette réalité exprimée par l'œuvre, n'ont de sens que si l'on entend par là des vues justes et profondes de l'auteur sur l'humanité, la vie, la réalité, ou plutôt que l'humanité, la vie, la réalité pleinement perçues par l'auteur et transportées dans son œuvre comme objet de sa compréhension et de sa conception. Il semble donc bien que, malgré la routine des théories vieillies, malgré la persistance d'une certaine confusion entre les éléments de la beauté naturelle ou de la moralité et ceux de la beauté artistique, entre l'objet de la pensée et la pensée elle-même, l'idée que nous soutenons soit celle dont le triomphe, logiquement nécessaire, est en pleine voie de réalisation. L'art, c'est l'homme s'ajoutant à la nature ; la beauté de l'œuvre d'art, c'est la beauté de la pensée créatrice s'exprimant pleinement dans l'œuvre d'art. Voilà notre conclusion dernière, et voilà, semble-t-il aussi, celle à laquelle était arrivé Taine, lorsqu'il écrivait : « Pourvu que l'artiste ait un sentiment profond et passionné, et ne
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE Il3
songe qu'à l'exprimer tout entier, tel qu'il l'a, sans hésitation, défaillance ou réserve, cela est bien ; dès qu'il est sincère et suffisamment m aître de ses procédés pour traduire exactement et complètement son impres- sion, son œuvre est belle, ancienne ou moderne, gothique ou classique » (1). Si Taine, au lieu d'affir- mer l'importance du caractère de bienfaisance dans l'œuvre d'art, s'en était tenu à cette définition, s'il l'avait établie, comme il faudrait qu'elle le fût, d'une façon inébranlable, nous n'aurions eu qu'à déduire de ce principe les lois de la critique d'art ; nous l'approuvons en effet sans aucune réserve, c'est à elle que nous arrivons logiquement, et c'est en elle que nous trouvons le meilleur commentaire de la formule : (( L'art, c'est l'homme s'ajoutant à la nature. »
(1) Taine, Voyage en Italie, p. 5,
CHAPITRE IV
CARACTERES ESSENTIELS DE LA PENSEE CREATRICE
Plus la pensée est, -plus l'œuvre d'art tend à se réaliser. —
La pensée se manifeste par l'individualité, la pénétration,
la compréhension. L' indimdualitè : définition. — L'individualité dans Vimita-
iion. — L'individualité collective. — Exemples. La pénétration : définition. — Nécessité de connaître l'objet
de lapensée: témoignage des artistes. — Cette connaissance
est intuitive plus que scientifique, synthétique plus
qu'analytique. La compréhension : définition. — La fausse compréhension.
— La plus vaste compréhension concevable. Combinaisons de ces caractères de la pensée créatrice. — Quelle est la meilleure ?
V individualité et la pénétration sont indispensables à l'œuvre d'art, la compréhension nest pas toujours indispen- sable. — Mais la vraie beauté ne se réalise que par la com- préhension, supérieure dès lors à V individualité et à la péné-
n6 l'objet du jugement esthétique
iration. — D'ailleurs les trois caractères sont généralement associés.
L'union de ces caractères constitue Vharmonie de la vie. — La vie est la -plus parfaite harmonie possible .
Plus l'homme s'ajoutera à la nature, — non pour la transformer et l'idéaliser, mais pour la comprendre et la traduire, — plus l'œuvre d'art se réalisera, bien ou mal : telle est la conséquence logique du principe posé dans le chapitre précédent. Mais cette addition de l'homme à la nature consiste essentiellement dans l'effort de la pensée créatrice ; et, dans l'œuvre d'art, la pensée créatrice n'a d'autre fin qu'elle-même ; donc l'œuvre d'art parfaite se réalisera, lorsque la pensée atteindra son complet développement : plus la pensée sera, plus la beauté sera. Il ne s'agit maintenant que dedétermier à quelles conditions la pensée esf, à quelles conditions elle est le plus possible.
Tout d'abord une pensée n'existe que si, ayant pris, non pas à proprement parler, conscience d'elle-même, mais une consistance consciente ou subconsciente, elle se distingue de toute autre pensée par un caractère que nous nommerons l'individualité. En second lieu, une pensée existe davantage à mesure qu'elle se connaît mieux elle-même en tant que représentation de son objet, à mesure qu'elle croit embrasser plus complète- ment cet objet, en mieux discerner les parties, et saisir plus sûrement le rapport des détails à l'ensemble : c'est le caractère que nous appellerons la pénétration. Et enfin une pensée a une existence plus développée et
CARACTERES DE LA PENSEE CREATRICE II7
plus importante lorsque, s'étendant à un plus grand nombre d'objets, elle les synthétise dans une harmonie parfaite ; il en résulte qu'en ce qui concerne ce caractère, le summun d'existence pour une pensée serait la pleine et entière intelligence des rapports généraux qui assurent le maintien de l'univers ; nous donnerons à ce dernier caractère le nom de compréhension.
Il est bien clair qu'en dehors de ces trois qualités, portant l'une sur l'existence du sujet, l'autre sur la connaissance de l'objet, la troisième sur les possibles à connaître, il n'y a rien qui caractérise la pensée créatrice, rien du moins qui ne rentre dans l'une de ces trois divisions ; car on ne peut imaginer, à propos de la pensée, autre chose qu'un sujet pensant, un objet pensé, ou une infinité d'objets réunis dans la pensée par la comparaison et la synthèse. Et ainsi une pensée Fiera, lorsqu'elle apparaîtra individuelle, pénétrante et compréhensive ; elle sera davantage, lorsque ces qualités seront davantage, et elle sera le plus possible, lorsque ces qualités seront le plus possible, leur réali- sation totale se confondant avec la beauté totale. Etudions donc : 1" chacun de ces caractères, 2° leurs combinaisons dans la production de l'œuvre d'art et les résultats de ces combinaisons.
Dans la langue courante, on désigne par le mot indivi- dualité la tendance d'un être à se distinguer des autres êtres de la même espèce. Cette définition, appliquée à la pensée créatrice, est parfaitement juste : un homme conçoit d'une façon individuelle lorsqu'il voit les choses par ses yeux à lui, lorsqu'il ignore, du moins pour un
ii8 l'objet du jugement esthétique
moment, l'aspect sous lequel d'autres hommes les ont vues, lorsque, sans souci des règles apprises ou des opinions reçues, il considère naïvement les objets qui s'offrent à lui, enfin lorsqu'il se met lui-même, avec sa tournure d'esprit et son tempérament, dans les juge- ments qu'il porte. Aussi l'individualité se rencontre- t-elle, ou peut-elle se rencontrer chez les natures les plus diverses, puisqu'elle consiste uniquement à être « soi ». Mais il ne faudrait pas croire que cette nécessité d'être « soi » exclue les réminiscences et même l'imitation des œuvres antérieures. A ce compte, l'individualité deviendrait à peu près impossible et confinerait souvent à la démence. En fait, d'admirables poètes, comme Corneille et Racine, ont emprunté les sujets de leurs pièces aux Grecs et aux Latins, sans cesser d'être indi- viduels ; lorsque Rubans peignait son Porte'inent de Croix du musée de Bruxelles, il pouvait se souvenir de centaines de tableaux du même genre ; aujourd'hui encore on voit des sculpteurs, parfois originaux, mode- ler la Vérité nue, un miroir à la main, ou Silène ivre, soutenu par des Satyres ; et les musiciens ne donnent jamais de preuve plus sûre d'individualité qu'en rajeu- nissant de vieux thèmes. Dans toute conception d'art, on peut dire qu'il y a une part d'imitation, parce que nous n'arrivons pas à oublier entièrement ce qui s'est fait avant nous : mais tantôt cette imitation reste indi- viduelle, et tantôt elle tombe dans la platitude ; de là une différence considérable dans la valeur esthétique de la pensée, et de là aussi la nécessité de définir l'indi- vidualité dans l'imitation. Nous choisirons pour cela
CARACTERES DE LA PENSEE CREATRICE II9
deux exemples : celui de la tragédie française, et celui de la sculpture classique.
On sait que Racine a emprunté à Euripide non seule- ment l'action générale et les personnages de certaines pièces, mais encore des phrases de quelques passages. Et cependant au moment même où il traduit le poète grec, nous le trouvons original, plus original souvent que lorsqu'il s'écarte de son modèle. C'est qu'en effet Phèdre, Iphigénie, Agamemnon, Andromaque, Her- mione diffèrent chez Euripide et chez Racine, non pas tant par les apparences extérieures que par une con- ception autre de la vie. Euripide voit dans l'homme un être faible, exposé à tous les maux par l'infirmité de sa nature et par le caprice du destin ; Racine n'aper- çoit qu'une cause à nos malheurs : c'est l'abolition de la volonté quand la passion nous égare. Chez l'un Phèdre succombe en combattant Aphrodite parce qu'une femme ne peut lutter contre la divinité ou la destinée ; chez l'autre, Phèdre essaie en vain d'arra- cher de son cœur un amour incestueux : à la faiblesse irrémédiable de l'homme, il substitue la faiblesse de l'être en proie à la passion ; il renouvelle donc la conception antique, et tout en s'exprimant parfois comme son devancier, révèle une pensée différente. En cela consiste son originalité.
Mais à Racine opposons Voltaire. Quelle conception humaine trouvons-nous dans les meilleures de ses tragédies, Zaïre ou Méropel En dehors de l'imitation des procédés et des caractères de la tragédie de Racine, quel mérite propre distingue ses pièces ? Là où le poète
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du xvii^ siècle avait vu vraiment la passion agir et souffrir, celui du xviii^ ne cherche plus que des atti- tudes convenues, des tirades pompeuses et des coups de théâtre obtenus par des moyens usés bien plus que par l'observation directe et par une conception person- nelle de la vie. Sans doute Voltaire a imité Racine et Racine Euripide ; mais Voltaire n'a pas imité comme l'avait fait Racine ; tandis que ce dernier a coulé dans le moule antique sa vision des hommes, l'autre a copié plus encore la façon de penser et de concevoir de Racine que la forme de son drame. Racine a été indi- viduel en ce que sa pensée est distincte de celle des autres poètes tragiques ; Voltaire ne l'a pas été, en ce qu'il s'efforce à refaire du Racine.
De même les sculpteurs de la Renaissance comme ceux des siècles suivants ont proclamé la nécessité d'étudier et d'imiter la statuaire grecque. Mais les premiers virent en elle l'éclat spontané de la beauté humaine et tentèrent, à son exemple, de reproduire la vie par le naturel des attitudes et l'harmonie des lignes; les autres s'attachèrent à copier des formes pour ces formes elles-mêmes, à les exagérer au besoin, et à reproduire les proportions des « belles antiques » par- tout et toujours. Il s'ensuivit pour les premiers une forte individualité, pour les seconds une déplorable banalité dans l'imitation. Peut-être Germain Pilon, dans son monument funéraire de Henri II et de Cathe- rine de Médicis s'est-il souvenu des Trois Nymphes anti- ques qu'on peut voir actuellement au musée du Louvre et qui forment elles aussi une sépulture; mais il n'a pas
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abdiqué sa pensée en face de la vie, et il l'a réalisée telle qu'il la concevait et la voyait; au contraire que de fois n'a-t-on pas représenté plus tard les Trois Grâces, sans s'attacher à autre chose qu'à une élégance de con- vention et qu'à une imitation vide des modèles grecs ! Si l'on veut comprendre la différence dont nous parlons ici, il suffit d'écouter les conseils de deux artistes dont l'un fut individuel jusque dans l'imitation, et dont l'autre fut banalement classique. « Une statue, dit Falconet, n'étant autre chose que la représentation d'un homme vivant, tout ce qui constitue la vie et le mouvement lui est essentiel. Faites une statue savam- ment dessinée (cela est difficile sans doute), joignez-y le sentiment, l'esprit, la vie, par tous les moyens qui portent ce caractère (c'est un don accordé à peu d'artistes), et vous aurez fait une statue d'autant plus parfaite qu'elle réunira ces parties si touchantes au beau qui en impose ))(!). Falconet veut que la statue soit « savamment dessinée », c'est-à-dire avec la même perfection qu'auraient pu le faire les grands artistes grecs ; mais ce dessin n'a pour lui de valeur qu'autant qu'il exprime la vie directement perçue par le sculpteur. Au contraire un homme comme Hemsterhuis ne son- gera plus à traduire sa propre et personnelle pensée dans son œuvre, mais à appliquer une foule de petites règles dérivées plus ou moins de l'imitation formelle de l'antique : « Il faudra, dit-il, que le sculpteur, lorsqu'il veut parvenir plus facilement à la plus grande perfec-
(1) Lettre à Raphaël Mengs, 23 scptembr» 1776.
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tion de son art, représente une seule figure... Il faudra qu'elle soit belle , presque en repos , dans une attitude naturelle, qu'elle se présente avec grâce, qu'elle soit tournée de façon que je voie partou' autant de différentes parties de son corps qu'il est possible en même temps... » (1). Il n'y a plus là qu'imitation stérile des procédés employés par les artistes les plus réputés.
C'est cette imitation qui fut si fort recommandée par les partisans du beau idéal, alors que Quatremère de Quincy voulait que les sculpteurs employassent « deux sortes de pratiques... dont l'une a la propriété de généraliser, et l'autre a le pouvoir de métaphoriser tous les sujets, » (2) c'est à dire de faire disparaître dans l'imitation tout ce qui est conception personnelle et originale des choses. Croirait-on que Quatremère de Quincy poussait la haine de l'individualité jusqu'à reprocher à Poussin d'avoir donné à une figure allégo- rique « les couleurs de la vie », alléguant que « on ne peut s'empêcher de trouver étrange que ce qui n'est qu'un caractère d'écriture soit métamorphosé en être vivant? » (3). Mais tout s'explique, lorsque cet auteur déclare qu'il veut une imitation « jusqu'à un certain point inimitative » (4). C'est sans doute le triomphe de l'imitation conventionnelle ; c'est aussi le triomphe de la sculpture solennelle et morte.
(1) Lettre sur la Sculpture, fin.
(2) Essai sur l'Idéal, p. t'JO.
(3) Id. Id. p. 274.
(4) Essai sur l'Idéal, p. 276.
CARACTÈRES DE LA PENSEE CRÉATRICE 123
On voit donc maintenant en quoi consiste l'individua- lité de la pensée créatrice dans l'imitation ; elle est la marque d'un tempérament sur les choses vues, elle est la déformation de l'objet s'adaptant au sujet qui le pense, elle est enfin la manifestation de la vie propre du sujet par rapport à l'objet.
Mais, dira-t-on, il y a des œuvres d'art admirables, d'où l'individualité est absente, pour la raison qu'elles n'ont pas eu d'auteur unique et que l'apport de chacun se confond dans l'ensemble. Quelle individualité peut-il exister, par exemple, dans les pyramides d'Egypte, puisqu'il ne semble pas qu'un architecte unique en ait conçu le plan ? Les maîtres de l'œuvre auxquels nous devons les cathédrales gothiques ont-ils été bien per- sonnels, eux qui se léguèrent do génération en généra- tion le travail commencé ? Et enfin comment parler d'individualité dans la pensée créatrice de VIliade, quand nous savons pertinemment que le poème du prétendu Homère s'est formé d'un noyau, autour et à l'intérieur duquel se sont agglomérés de nombreux épisodes, composés par des auteurs divers à des époques diverses ?
L'objection est spécieuse. Quand bien même les Pyramides seraient l'ouvrage, moins d'un homme que d'un peuple, elles exprimeraient cependant un idéal de massive et simple grandeur : l'état d'âme qui les a produites se distingue pour nous do celui qui a créé la Parthénon ou le Golysée ; il no se confond avec aucun autre, et en ce sens il est individuel. Ce ne sont pas seulement les grands hommes qui laissent leur marque
124 l'objet du jugement esthétirue
dans un monument ou dans un livre, mais parfois aussi les peuples et les races, individualités énormes de l'humanité. Obéissant à son goût naturel de l'immense et de l'indestructible, l'Egypte édifie les pyramides et y imprime son esprit ; l'individualité n'en devient que plus puissante ; elle est celle d'un pays, non d'un homme ; l'auteur est collectif, mais sa pensée est une et se distingue de toute autre.
Dans les cathédrales du Moyen-Age, chaque maitre de l'oeuvre reprend à peu près le plan et la tradition de celui qui l'a précédé ; ou, s'il lui arrive d'introduire des modifications notables, elles s'harmonisent avec les tra- vaux déjà exécutés. Pourquoi? Parce que l'artiste nouveau s'est assimilé la pensée créatrice des fondateurs en la faisant sienne. Chaque continuateur fait preuve d'individualité en ce sens que, de toute son intelligence, il comprend et adopte l'idée flottant non seulement chez ses prédécesseurs, mais encore dans la foule pieuse de ses contemporains ; c'est par la force de son individualité d'artiste qu'il saisit et réalise la pensée de tous. Et ainsi l'individualité en art ne consiste pas nécessairement à être personnel au sens moderne du mot, à se distinguer par une conception neuve et inédite sur un point donné, mais à se pénétrer sincèrement d'une idée et à la traduire dans une œuvre comme si l'auteur de cette œuvre l'avait inventée de toutes pièces.
C'est ce que firent les poètes homériques, lorsque re- prenant sans cesse la même matière et s' enthousiasmant pour les mêmes héros, ils fixèrent à jamais la tradi- tion et réalisèrent des types homogènes et profondément
CARACTÈRES DE LA PENSEE CRÉATRICE 125
originaux ; c'est par la faculté de comprendre fortement ce qu'avaient compris leurs devanciers qu'ils furent individuels ; et si plus lard l'originalité se manifeste moins par une assimilation de ce genre que par la richesse de l'imagination, il faut cependant reconnaître que le principe est le même dans les deux cas : la conception puissante de l'objet par le sujet. Donc, pour que la pensée créatrice soit, et pour qu'elle contribue à réaliser la beauté, il faut qu'elle nous apparaisse individuelle au sens le plus vaste, et en même temps le plus juste, de ce mot.
Mais cela ne suffit pas : si originale qu'on la suppose, une conception n'a de valeur esthétique que lorsqu'elle s'efforce de connaître un objet pour le rendre tel qu'il aura été perçu, tel que l'esprit se le sera représenté. La beauté de la pensée créatrice dépendra donc en partie de la pénétration avec laquelle nous aurons observé et traduit en nous-mêmes la nature.
Le témoignage des grands peintres est unanime sur ce point, qu'on interroge les Italiens de la Renaissance, les artistes du xvn'^ siècle ou ceux des écoles contemporaines. « La plus excellente manière de peindre, dit Léonard de Vinci, est celle qui imite le mieux et rend le tableau plus semblable à l'objet naturel qu'on représente » (1) . C'est pour cela qu'il
11) Léonard de Vinci. Traité de la peinture, Chapitre GCLXXVl.
126 l'objet du jugement esthétique
recommande aux artistes de ne « jamais s'attacher servilement à la manière d'un autre peintre, » disant qu'ils ne doivent pas « représenter les ouvrages des hommes, mais ceux de la nature» (1) . Connaître les objets que l'on représente, les étudier longtemps par des esquisses sans que les modèles s'en aperçoivent, au hasard des spectacles de la rue, (2) voilà les conseils que Ton trouve sans cesse dans son bel ouvrage. Au contraire les peintres de l'école de Bologne dont les œuvres sont si emphatiques, si conventionnelles et souvent si médiocres, méprisent l'étude directe de la nature : « Mettons toute notre attention, écrit Annibal Carrache, à nous approprier de notre mieux la belle ma- nière du Gorrège : c'est là notre principale affaire » (3). Qu'en résulte-t-il ? C'est que la pensée créatrice s'affaiblit par la recherche presque mécanique du procédé, au lieu de se développer par l'étude et la pénétration de la vie réelle et vraie. D'où une déperdi- tion de valeur esthétique.
Les peintres français du xvn' siècle, si respectueux de Raphaël et de l'antiquité, veulent cependant qu'on imite exactement la nature, (4) au moins quand elle est
(1) Léonard d|e Vinci. Traité de la peinlurc Chapitre XXIV.
(2) id. Chapitre XCX.
(3) Lettre d'Annibal Carrache, extraite du recueil de Jay, d'après Botlari.
(4) On déclare volontiers à cette époque que le propre de la peinture est de tromper les yeux. Cf. Roger de Piles, Dialogue sur le Coloris : « La peinture n'est qu'un fard, il est de son essence de tromper, et le plus grand trompeur en cet art est le plus grand peintre ». Cf. Blanchard, conlérence inédite sur le mérite de la couleur. Il définit le coloris un art qui « distribue les couleurs les plus capables d'imposer aux yeux et de les [^tromper ». C'est là une idée courante.
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belle. Ils reconnaissent que le dessin n'est beau que s'il reproduit fidèlement le modèle, quitte à choisir un beau modèle et h en modifier ensuite les parties les moins élégantes. A diverses reprises, l'Académie s'élève contre la manie qu'ont certains élèves de « charger » le modèle. « Les études, dit Jean-Baptiste de Ghampaigne à ses confrères, que l'on voit être faites par les grands hom- mes après le modèle suivent la nature en toutes ses belles parties, et chargent ensuite dans leurs ordon- nances selon que les sujets le demandent, étant fortifiés par les études qu'ils ont faites après les belles antiques. Mais de souffrir que les étudiants chargent continuelle- ment de leur propre caprice, avant de s'être rendus capables de le pouvoir faire avec raison, je laisse, Messieurs, au zèle que vous avez pour l'avancement de la jeunesse de résoudre en public sur ce sujet ce que vous avez souvent agité en particulier » (1). L'opinion de l'Académie était en effet très nette, et ce jour là même. Le Brun dont personne ne songeait à contester l'autorité, dit que « lorsqu'il s'était servi du modèle pour quelques-uns de ses ouvrages, il l'avait dessiné dans son pur naturel, chargeant les parties qui lui avaient paru chargées », et se contentant de « corriger par le secours de l'art ce que la nature et le vrai lui avaient montré d^imparfait dans le modèle» (2). Il ne
(1) Conférence inédite de J.-B. de Champaigne, du 1" mars 1670. Archi- ves de l'Ecole des Beaux-Arts.
(2) Ms. de Guillet de Saint-Georges joint au cahier contenant la conférence de J.-B. de Champaigne.
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transformait donc, lui aussi, son esquisse que par un eifort de sa pensée pour mieux connaître l'objet qu'il voulait rendre dans sa beauté primitive, épurée de toutes les déformations que Diderot attribuait plus tard à la vie même.
Il n'est pas jusqu'aux peintres moralistes qui ne recommandent l'étude de la nature comme le meilleur moyen d'arriver à la perfection. Sans doute, l'essentiel est d'employer « son pinceau à la morale et à l'instruc- tion » (1) ; mais on ne réalisera la beauté qu'en péné- trant la vérité des choses. Le peintre Hogarth n'attribue pas le succès de ses plus illustres prédécesseurs à la portée de leurs enseignements honnêtes, mais à « la seule imitation des beautés qu'ils ont trouvées dans la nature » (2), et Diderot, tout en exaltant les tableaux édifiants de Greuze, ne manque pas de faire remarquer combien ils rendent l'impression de la vie. Même, lorsqu'on voit dans la peinture autre chose que l'imi- tation de la nature, on proclame la nécessité de cette imitation, c'est à dire la nécessité de connaître l'objet représenté.
C'est pour cela que les maîtres des écoles les plus opposées se trouvent tous d'accord sur le principe, quitte à ne plus s'entendre lorsqu'il s'agit de l'appli- quer.
David dit à son élève Broc : « Vois, étudie les
(1) C'est l'éloge que Jansen fait de Hogarth dans la biographie qui précède la traduction des œuvres du peintre anglais. 2} Prélace de l'Analyse de la Beauté.
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maîtres qui te vont, qui te conviennent : Titien, Tin- toret, Giorgione, les Italiens enfin ; et, puis reviens devant le modèle, oublie les maîtres, et copie la nature comme tu copierais un tableau, sans science, sans idée faite d'avance, avec naïveté, et tu seras tout étonné d'avoir bien fait » (1), De même, Ingres pré- tendait, on l'a vu (2), copier servilement le modèle, et, cependant, en faisant allusion à David, il disait qu' « on l'avait trompé », et qu'il « avait dû refaire son éduca- tion » (3). Lorsque Delacroix définit la peinture « l'art de produire l'illusion dans l'esprit du spectateur en passant par ses yeux » , (4) il faut bien admettre que la production de l'illusion suppose une connaissance parfaite — au point de vue pictural, — de l'objet représenté. Enfin les préraphaélites eux-mêmes, malgré leur mysticisme et leur vision simplifiée des choses, se réclament de la vérité ; leur plus célèbre admirateur, John Ruskin, écrit que les jeunes artistes « doivent aller à la nature en toute simplicité de cœur et marcher avec elle, obstinés et fidèles, n'ayant qu'une idée : pénétrer sa signification et rap- peler son enseignement, sans rien répéter, sans rien mépriser, sans rien choisir » (5). Il est vrai qu'après cette éducation sévère, Ruskin leur reconnaît le droit de nous « conduire où ils voudront », « mais non pas
(1) Delécluze. LouisjDavid, p. 55.
(2) Cf. la citation supra p. 85.
(3) Amaury Durai. L'atelier d'Ingres, p. 88.
(4) Delacroix, cité par Th. Silvestre dans les Artistes Français, : Delacroix.
(5) John Ruskin. Modem Painters V. 11, Ch. III, § '21. texte souvent cité.
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tant qu'ils ne se seront pas eux-mêmes inclinés devant une autorité plus haute » (1).
Donc, toute pensée doit pénétrer son objet, quand bien même cette pénétration la conduirait à le trans- former, comme le cas s'est présenté pour les peintres idéalistes. C'est seulement en partant de l'étude de la nature qu'on peut réaliser la beauté imaginée ensuite, la beauté parfois la plus éloignée de la nature. Et cela est vrai non seulement de la peinture, mais de la littéra- ture, de la sculpture ou de la musique.
D'où vient que le Monsieur Poirier d'Emile Augier est un mince pendant du Monsieur Jourdain de Molière, si ce n'est de ce que Monsieur Jourdain réalise le type complet du bourgeois enrichi, tandis que Monsieur Poirier représente seulement l'ambitieux sans grandeur? Partout Monsieur Jourdain parle et agit en brave et honnête bourgeois entiché de noblesse ; avec sa femme, avec sa bonne, avec son tailleur, ses professeurs, sa marquise et les prétendants de sa fille, il garde, sous des aspects différents, l'unité d'un caractère pleinement aperçu. Mais Monsieur Poirier, parfois éloquent, parfois sentimental, n'a pas été observé avec assez de profondeur, et ce n'est que dans deux ou trois scènes qu'il se révèle tel qu'Augier a voulu le caractériser : ailleurs il n'est qu'un bourgeois quelconque.
Si l'on compare les lions de Barye aux honnêtes quadrupèdes que nous ont légués les sculpteurs du
(l) Suite moins connue du texte précédent.
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CARACTÈRES DE LA PKNSÉE CRÉATRICE l3l
premier Empire, on n'aura pas de peine à apercevoir qu'un des principaux mérites du grand animalier consiste dans la sûreté avec laquelle il a étudié et saisi les gestes, la physionomie, l'allure générale du lion. Ses prédécesseurs au contraire s'étaient contentés d'un certain idéal qu'ils reproduisaient à volonté, au fur et à mesure que les commandes arrivaient. Et il est bien certain que si Barye avait voulu donner à ses animaux une attitude extraordinaire et presque invraisemblable, s'il avait voulu faire une belle œuvre en s'éloignant de la nature, il y aurait été grandement aidé par sa science même du modèle, tandis que les praticiens n'auraient produit qu'une monstruosité ou une plate exagération. La connaissance de l'objet est indispensable, ne serait-ce que pour déformer au besoin cet objet.
Les musiciens ont volontiers traduit leurs émotions en présence de la nature joyeuse; mais aucun n'a refait la Pastorale de Beethoven. Pourquoi? Parce que sans doute aucun n'a mieux compris et pénétré la beauté d'une matinée de printemps, la fraîcheur qui s'en dégage, l'allégresse de tous les êtres s'essayant à la vie. D'autres artistes, dira-t-on, ont senti tout cela aussi bien que Beethoven sans savoir l'exprimer. Evidem- ment il faut faire la part de l'habileté technique ; mais, en dehors même de la science de l'expression, n'est-il pas vrai que nous apercevons dans l'œuvre de Beetho- ven une conception plus juste, plus pénétrante, du sentiment qu'évoque en nous la douceur printanière ? N'est-il pas vrai que nous trouvons une adaptation plus exacte de la représentation à la chose représentée, et
i32 l'objet du jugement esthétique
par suite une connaissance plus précise de cette chose ? Donc en art la pénétration est une qualité essentielle de la pensée créatrice.
Mais il faut bien se garder de croire qu'une telle pénétration ait rien de scientifique ou même de raisonné; elle est généralement intuitive. Ce n'est pas par une étude attentive et minutieuse des essences d'arbres, de la nature du terrain, de l'espèce des oiseaux, que Beethoven a pénétré le 'paysage d'où est sortie la Pastorale ; ce n'est point davantage par la réflexion qu'il a saisi le sens du spectacle de la nature ; mais, grâce à un don heureux de son esprit, les éléments les plus caractéristiques de la scène champêtre se sont découverts spontanément à lui, se sont associés dans son imagination et traduits en une émotion que nous retrouvons dans l'œuvre.
Il y a une pénétration artistique, variable avec chaque tempérament, mais toujours diflérente de la pénétration scientifique. A quoi la reconnait-on ? A ce qu'elle procède par des aperçus individuels, non par une méthode cons- tante et nécessaire. Un artiste peut recourir à la science ; mais il n'est artiste qu'en ce qu'il y recourt spontanément et par goût personnel. M. Guillaume voit dans la connais- sance approfondie de i'anatomie une des causes de la supériorité de Barye (1) ; mais Ingres se vante de ne pas connaître « cette science affreuse, cette horrible chose, disait-il, à laquelle je ne peux penser sans
(!) Eugène Guillaume, Notes et discours : Barye.
CARACTÈRES DE LA PENSEE CREATRICE l33
dégoût )) (1). Chacun de ces deux artistes pénétrait ses modèles à sa façon : le sculpteur par l'agencemenl du squelette et des muscles, le }>eintre par le simple relief, par les formes et la couleur; mais l'un et l'autre suivaient leur penchant naturel, et s'attachaient à connaître l'objet moins en lui-même que relativement à leur art et de façon à le traduire tel qu'ils le conce- vaient.
Pascal a dit : « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur. » C'est par le cœur que souvent les artistes connaissent la vérité de leur art et de l'objet qu'ils représentent. Et ainsi c'est un contre-sens de leur demander exclu- sivement, comme l'ont fait certains naturalistes, la vérité scientifique. « Le vrai dans les arts, a très justement écrit Delacroix, est relatif à la personne seule qui écrit, peint ou compose dans quelque genre que ce soit ; le vrai que je dégagerai dans la nature n'est pas celui qui frappera tel autre peintre » (2). Tandis que les écrivains impressionnistes et naturalistes (3) procèdent par observations de détail, par analogies scientifiques, par enquêtes, dont une synthèse heureuse fait jaillir l'œuvre vivante, les romantiques semblent s'écouter sentir et rêver, et n'en découvrent pas moins
(1) Armaury Duval. L'Atelier d'Ingres, p. 58.
(2) Eug. Delacroix. Correspondance, 8 juin 1855.
(3) Cf. Daudet. Souvenirs d'un homme de lettres : Numa Roumestan. — Cl. la méthode de travail de E. Zola (dans ses œuvres critiques), et celle de Flaubert (dans sa correspondance).
i34 l'objet du jugement esthétique
sûrement les côtés les plus importants, les plus cachés et les plus vrais de notre nature. De leur côté les classiques sont des réfléchis, des logiciens, moins empreints peut-être de la méthode de Descartes que de l'esprit général dont Descartes lui-même a été le plus illustre représentant (1).
Peut-on dire que le mode de pénétration de la nature est meilleur chez les classiques que chez les romantiques, ou chez les romantiques que chez les impressionnistes ? Non, puisque cette pénétration a produit dans chaque école des œuvres égale- ment vraies et vivantes. En réalité chaque artiste a sa façon propre de connaître les objets, et tout procédé est bon du moment où la connaissance porte sur une chose vraie et caractéristique, sur un détail révélateur du tout, sur une impression générale évoca- trice des détails. Peu importe que nous concevions les choses plus ou moins semblables à l'aspect quotidien, pourvu que cet aspect soit vrai; et en ce sens Puvis de Chavannes est aussi vrai que Delacroix et Delacroix que Manet. Certains artistes parleront de copier ce qu'ils voient ; à cela un autre répondra : « L'art ce n'est pas d'imiter, et il n'y a que les sots pour croire que nous puissions créer quelque chose ; alors il reste l'interprétation dans un sens donné de la nature. Chacun interprète dans le sens qu'il aime » (2).
(1) Cf. Siir ce point la thèse un peu paradoxale de M. Krantz sur l'Esthé- tique de Descartes.
(2) Théorie de M. Rodin exposée dans la Revue des Revues du 15 juin 1898.
CARACTÈRES DE LA PENSÉE CRÉATRICE l35
Qu'en conclure, sinon que la pénétration de la nature s'impose sans doute aux artistes, mais qu'elle est indivi- duelle, spontanée, et toute différente en cela de la connais- sance scientifique ? Elle est vraie cependant, mais d'une vérité qui ne vise pas à l'absolu ; elle est nécessaire, mais autant pour permettre à l'idéaliste ou au symboliste de transformer la réalité qu'au naturaliste de la reproduire dans ses plus vulgaires détails. Et ainsi elle concilie la vérité objective avec l'impression subjective, en les tempérant habilement l'une par l'autre. Il faut que la pensée créatrice pénètre les choses, mais pour elle-même, non pour les choses.
Toutefois si par l'individualité et la pénétration, la pensée réalise partiellement la beauté, c'est par le caractère que nous appelons compréhension qu'elle achève de prendre sa valeur esthétique. Sans doute il n'y a pas, en art, de sujets à traiter qui soient par eux- mêmes supérieurs à d'autres ; mais il y ades penséesqui, par l'étendue de leur objet, jparl'ensemble vaste et harmo- nieux qu'elles embrassent, ont une existence plus forte et plus complète.
Lorsque Gœthe résume son Faust da-ns cette formule : (( Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu'à l'enfer » (4), il est certain que la pensée créatrice enferme ainsi tout ce qu'il est humainement possible de concevoir, et qu'elle est supérieure, — indépendamment de l'exécu-
(1) Conversation de Gœthe et d'Eekermann, 6 mai 1827.
i36 l'objet du jugement esthétique
tion, — à la pensée d'un Racine ne voyant que l'homme, et dans l'homme que l'être passionné, souf- frant et faible. C'est peut-être le caractère le plus frappant du génie que celui qui consiste à synthétiser dans une œuvre l'homme et la nature et à y rapprocher les contraires (1). La Bible, évoquant la création du monde et faisant vivre sous l'œil de Dieu les races fidèles ou impies, les poèmes homériques représentant l'homme dans toute son activité et sa sensibilité et figurant les dieux à son image, Eschyle s'apitoyant sur l'indomptable et bienfaisant Prométhée, victime des dieux anciens que délivreront les dieux nouveaux, Pindare vivant dans la pleine pureté du mythe, Dante peignant au ciel comme dans l'enfer l'humanité du Moyen-Age, Shakespeare retraçant la course fatale des puissants et des humbles vers le malheur ou vers le crime, Gœthe dans son Faust, Hugo dans sa Légende des Siècles, voilà quelques exemples de cette conception puissante de l'univers, ou tout ou moins de l'humanité, dans laquelle se réalise la compréhension géniale. Tout
(Ij Cf. les définitions du sublime de Kant qui y voit l'antithèse de l'homme et de la nature, de Schiller pour qui le sublime o se compose, d'une part, du sentiment de notre faiblesse, de notre impuissance à embrasser un objet, et d'autre part, du sentiment de notre pouvoir moral, de celte faculté supé- rieure qui ne s'effraie d'aucun obstacle, d'aucune limite, et qui se soumet spirituellement ce même à quoi nos forces physiques succombent » (De la cause du plaisir que nous prenons aux objets tragiques). Cf. enfin Schopenhauer (Le monde comme représentation et comme volonté. Liv. III § 39) pour qui le sublime consiste dans « l'opposition qu'il y a entre l'objet de la connaissance ntuitive qui s'impose à nous et la répulsion que notre organisme a pour cet objet ».
CARACTÈRES DE LA PENSEE CREATRICE iS^
voir, tout comprendre, tout traduire dans une œuvre relativement courte, résoudre spontanément les contraires et apercevoir alors le sens de la vie, c'est le résultat naturel de cette qualité, et c'est aussi ce qui distingue le chef-d'œuvre des simples productions du talent.
Toutefois il ne faudrait pas confondre avec cette harmonie générale qui découvre et proclame la loi commune des choses, la combinaison plus ou moins fantaisiste d'éléments hétérogènes dans une conception fausse. Rien extérieurement ne ressemble plus à un drame de Shakespeare que le théâtre de Hugo; mais en réalité, rien non plus n'en diffère davantage. Que sont les Hernani, les Lucrèce Borgia, les Tnboulet, en Tace des Othello, des Lady Macbeth, des Hamlet 9 Où Shakespeare a vu les hommes s'agiter, se torturer, se débattre contre la destinée, et vivre ainsi d'une vie logique et vraie, Hugo n'a mis qu'antithèses factices et péripéties romanesques. Il a créé le « monstre », déformation voulue et conventionnelle de la vie ; il a représenté l'invraisemblable et l'impossible, quand Shakespeare nous montrait le possible devenant le réel, et le malheur suspendu sur chacun de nous par le seul fait que nous sommes des hommes. L'un, par la force de sa pensée, a synthétisé la condition humaine ; l'autre, par le procédé, a concilié quelques contraires habile- ment choisis.
La même différence de valeur esthétique dans la compréhension se retrouve partout. Léonard de Vinci, avec le simple geste de son Saint Jean-Baptiste qui
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montre le ciel du doigt et sourit, a mis dans sa toile sa large conception de notre existence si vaine au prix de l'éternelle félicité. C'est toute une vie en beauté et en noblesse, c'est tout un monde souverainement heureux que nous prédit ce doigt levé. Qu'on lui compare le geste des Horaces de David, et l'on apercevra sans peine que la compréhension du premier porte sur une conception de la vie, tandis que celle du second ne dépasse pas le sentiment assez étroit du guerrier qui jure de vaincre ou de mourir.
Et de même, dans les premières mesures de la sym- phonie en ut mùiew, Beethoven (comme il le disait lui-même) nous fait entendre le destin frappant à notre porte; dans la Symphonie avec chœurs il exalte la liberté, cause de toute joie et de toute dignité humaines, et indique à la vie sa véritable voie. Aussi n'est-il pas étonnant que ces œuvres soient autrement larges et puissantes que le délicat et charmant Fidélio, puisque la pensée y embrasse plus de réalité et s'y étend à tout le mystère de notre nature.
L'église de la Madeleine sans doute rappelle les formes du Parthénon. D'où vient qu'elle lui est infé- rieure? De ce qu'elle n'est pas véritablement une synthèse ; il lui manque « la pensée profonde qui est écrite sur le fronton du temple grec et qui en forme l'enseigne et le couronnement » (1). Le Parthénon était comme une révélation d'Athènes toute entière et de
(t) BoiUmy. Philosophie de l'architecture en Grèce, p. 179.
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l'âme attique avec son aptitude aux belles formes de la vie, avec l'harmonie de ses qualités sagement équilibrées. Mais la Madeleine, quelle est la part d'humanité qu'elle renferme? Où s'étendait la compréhension de la pensée qui l'a créée ? Ni païen, ni chrétien, ce monument est le résultat de quelques règles banales, « où l'idée dispa- rait derrière le désir de faciliter l'œuvre pratique » (1).
On voit donc comment, dans les différents arts, la compréhension de la pensée embrassant plus ou moins d'objets et les harmonisant plus ou moins crée des différences profondes entre la valeur des conceptions les plus semblables d'apparence.
D'après ce principe on imagine aisément une hiérarchie possible dans la beauté compréhensive ; c'est à peu près celle que Platon représente dans le Banquet, quand il veut que l'amour s'élève de la contemplation des corps à celle des âmes, puis que nous admirions « la beauté qui se trouve dans toutes les actions des hommes », puis que nous « passions aux sciences pour en contempler la beauté, » jusqu'à ce qu'enfin nous « n'apercevions plus qu'une science, celle du beau. » Platon va ainsi du particulier au général, de façon à parvenir en dernier lieu à la cause suprême qui explique et synthétise les différents ordres de la beauté. — De même on peut établir dans la pensée de l'artiste, appliquée au monde, des degrés analogues : elle ne s'attache parfois qu'à un détail des choses, et c'est là
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(1) Boutmy. Philosophie de l'architecture en Grèce, p. 145.
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sa forme inférieure ; d'autres fois elle choisit ce détail de telle sorte qu'il synthétise un ensemble, et c'est là une forme déjà plus compréhensive ; puis elle décrit un aspect général de la vie dans l'interprétation d'un grand nombre de phénomènes physiques ou moraux ; elle découvre une loi commune aux manifestations les plus diverses de la nature, et enfin entrevoit le sens éternel des choses et cherche à faire comprendre le grand mystère humain.
Tel est l'idéal des artistes de génie ; tel est celui que nous croyons apercevoir dans le Faii^t de Gœthe, dans les Pèlerins d'Emmaûs de Rembrandt, dans le Moïse de Michel-Ange ou dans la Symphonie en ut mineur de Beethoven. Mais parce que ces œuvres ont leur signi- fication propre intraduisible dans d'autres langages que le leur, c'est un point sur lequel il est difficile d'instituer une discussion probante ; il suffira que ces exemples, contestés ou non, démontrent nettement le sens que nous attachons au mot compréhension et la réalité qui se cache derrière ce mot. L'œuvre d'art parfaite (au point de vue de la compréhension) serait celle où s'harmoniserait la totalité des choses, et où apparaîtrait à tous les yeux ce que Fichte a appelé « la divine idée du monde ». On ne saurait imaginer rien de plus ; car alors la pensée serait adéquate à l'univers et domina- trice des choses ; elle deviendrait la pensée par excellence, la pensée où l'individualité du sujet appa- raîtrait toute entière dans la connaissance parfaite de l'objet infini ; cette pensée serait vraiment divine, et l'artiste se confondrait avec Dieu. Sans doute cet idéal
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n'est pas réalisable ; mais c'est vers lui que se dirige tout effort de la pensée créatrice, et c'est en lui qu'elle trouverait sa complète perfection.
Maintenant que nous connaissons les trois caractères de cette pensée, il convient de rechercher si parmi les combinaisons possibles de l'individualité, de la péné- tration, de la compréhension, il y en a qui sont plus ou moins favorables les unes que les autres à la production de la beauté. Laquelle de ces trois qualités est la plus utile ? Toutes trois sont-elles également indispensables ? Que devient la pensée quand l'une d'elles se développe de préférence aux deux autres ? Bref, y a t-il une échelle possible de la beauté selon les combinaisons diverses des éléments qui la constituent?
A cela nous répondrons très nettement : cette échelle n'existe pas et ne peut exister. Comment entreprendre en effet de classer et d'ordonner les infinies combinai- sons qui peuvent se produire? Non seulement chacun de ces caractères se manifeste de façon variable, avec chaque artiste, avec chaque œuvre, sans qu'un critérium sûr nous permette de reconnaître laquelle de ces manifestations a le plus de valeur réelle, mais leurs combinaisons possibles varient, elles aussi, avec le tempérament de chaque artiste, sans que nous ayons aucun moyen logique de les proclamer supérieures les unes aux autres ; car nous ne pouvons ni les prévoir, ni par conséquent les faire Ventrer dans des catégories
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dressées d'avance, ni les analyser avec assez de rigueur pour établir un rapport de valeur entre elles. Donc l'unité de mesure manque à la fois pour l'appréciation de chaque caractère et pour la comparaison des infinies combinaisons des divers caractères.
Il en résulte que nous sommes obligés de restreindre le problème et de rechercher seulement si chacun des trois attributs de la pensée créatrice est nécessaire, si l'un d'eux a une valeur esthétique supérieure aux autres, et entre quelles limites minima et maxima varient les manifestations de cette pensée. Ainsi posée, la question garde encore son intérêt et peut recevoir une solution.
Et d'abord, ce qui fait qu'une pensée est, c'est qu'elle possède l'individualité et que par là elle se distingue de toute autre pensée. Donc ce caractère est indispensable. Il ne saurait y avoir là dessus aucune contestation ; car les partisans les plus convaincus de l'imitation absolue de la nature ne peuvent conseiller que de bien voir et de bien rendre ce qu'on imite. Or bien voir et bien rendre, c'est déjà (nous l'avons reconnu plus haut) individualiser; car c'est donner à la pensée qu'on veut traduire une conscience d'elle-même, grâce à laquelle elle prendra sa physionomie propre. Que l'individualité ainsi comprise soit sublime, comme chez les poètes homériques ou chez certains constructeurs de cathédrales gothiques, ou qu'elle soit humble et pauvre, comme chez l'auteur de la Cantilène de Sainte-Eulalie ou chez l'ouvrier qui bâtit l'église de son village, elle existe; si le degré varie, la nature reste identique; et l'on ne
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peut concevoir une œuvre d'art autrement que comme la résultante d'une pensée individuelle ; sans quoi il n'y aurait plus de différence entre l'art proprement dit et le métier : le statuaire deviendrait tailleur de pierres ou plâtrier, le peintre badigeonneur et le poète versifica- teur; encore dans ces contrefaçons de l'art, resterait-il toujours un semblant d'individualité nécessaire à la réalisation de l'œuvre dans un sens plutôt que dans un autre.
La pénétration, à son tour, est également indispen- sable. Toute pensée a un objet, et par le seul fait qu'elle s'attache à cet objet, elle le connaît dans une certaine mesure. Admettons qu'un auteur représente des choses qu'il ne connaisse pas directement, comme Dieu, les chimères ou les démons; il les imaginera cependant sous tel ou tel aspect, et la conception de cet aspect sera déjà un effort vers la pénétration, un commence- ment de pénétration — juste ou erronée — des objets. L'œuvre d'art se réalisera par suite de l'application de l'esprit à quelque chose d'extérieur ou parfois à lui- même s'extériorisant ; et cette chose extérieure ou extériorisée n'a pas de valeur esthétique par elle-même, par sa réalité particulière^ mais par sa représentation dans la pensée créatrice et par le parti qu'on tire de cette pensée ; et ainsi il n'est pas nécessaire que l'artiste ait une connaissance parfaitement exacte de l'objet lui-même, mais bien de la représentation subjective de cet objet.
Reste à savoir si cette représentation subjective ne doit pas être conforme à la réalité objective ; mais remarquons que cette question touche bien plutôt aux
i44 l'objet du jugement esthétique
lois de l'expression esthétique qu'à celles de la pensée créatrice. Quelle que soit la solution adoptée, il n'en est pas moins vrai que la pensée doit avoir un objet — conforme ou non à la réalité — et connaître cet objet tel que l'esprit se le représente. Une pensée sans pénétration serait une pensée non-existante ; et on ne saurait alors la supposer individuelle, de même qu'on ne saurait supposer pénétrante une pensée sans indivi- dualité. La relation du sujet à l'objet est chose tellement étroite, tellement nécessaire, que toute pensée exige ces deux termes, et que la pensée esthétique (qui est à elle-même sa fin et qu'on peut appeler la pensée par excellence) veut entre eux une union parfaite et chez chacun d'eux un développement plus considérable.
En revanche, il semble que la pensée créatrice puisse subsister sans la compréhension, si l'on entend par compréhension la comparaison et la synthèse. Dans son ouvrage sur V Homme de gériie, le docteur Lom- broso reproduit des dessins faits par des fous ; ce sont certainement des œuvres d'art, quoique sans beauté ; mais elles ne contiennent souvent aucune synthèse ; on dirait qu'un objet s'est présenté à l'esprit du fou, l'a obsédé, et qu'il l'a imité sans conception qui le dépassât. Dans un roman déjà cité, (1) l'auteur imagine un pauvre peintre sans talent copiant un poêle et rien que ce poêle ; il l'imite platement, sans ramener à une conception complexe son consciencieux effort ; il copie
(1) L'Œuvre de M. Zoia.
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pour copier ; et quoiqu'il n'y ait là aucune compréhen- sion, son œuvre n'en est pas moins une œuvre d'art, misérable, il est vrai, mais réellement œuvre d'art. On peut donc concevoir une pensée sans compréhension comme ayant une valeur esthétique.
Il semble d'ailleurs que plus un art est représentatif, plus on puisse en éliminer le caractère compréhensif de la pensée. Dans la peinture, la nécessité d'obtenir un relief apparent sur une surface plane force presque toujours l'esprit à tenir au moins compte de la combi- naison du fond avec l'objet qui s'en détache ; et par là se produit une sorte de compréhension, puisque l'idée de distance entre le fond et l'objet, l'idée de perspective, s'ajoute au tableau ; l'artiste embrasse dans sa pensée deux choses pour les soumettre à une loi commune ; c'est le commencement de la compréhension. Mais dans la sculpture où la forme devient le seul souci du sta- tuaire, on admettra plus facilement que tout caractère compréhensif de la pensée disparaisse. S'il s'agit de reproduire une sphère, l'apprenti copie la sphère et c'est tout : il n'a qu'un objet où attacher son effort ; la synthèse peut fort bien ne pas exister. Au contraire, un musicien, un poète, pour développer leurs sentiments et leurs idées, sont bien obligés de recourir à la phrase dont les éléments divers s'assemblent selon certaines lois où se retrouve la compréhension. Cette compré- hension, à vrai dire, est rudimentaire et presque ins- tinctive, et peut-être même pourrait-on soutenir qu'une phrase est parfois toute machinale et ne suppose en fait aucune compréhension. Mais qu'il nous suffise de la
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réduire à très peu de chose en littérature et en musi- que, et au néant en peinture et surtout en sculpture, au moins dans les œuvres parfaitement naïves. Cela nous autorisera à conclure que si l'individualité et la pénétration sont indispensables à la pensée créatrice, la compréhension dont l'importance est d'ailleurs évi- dente n'est pas absolument nécessaire à la conception esthétique.
Mais s'il s'agit maintenant de décider lequel des trois caractères est le plus utile à la réalisation de la beauté, le problème se transforme complètement. Car, de ce que les deux premiers sont indispensables, et non le troisième, il ne s'en suit pas que pour avoir une réelle valeur esthétique, la pensée doive être plus indivi- duelle et pénétrante que compréhensive. C'est ce que des exemples feront plus facilement saisir : un fou peut avoir une individualité très aiguë ; il peut appliquer cette individualité à un objet déterminé dont sa pensée ne se détachera jamais. Y aura-t-il par cela même une belle œuvre d'art réalisée ? Non, parce qu'il n'y aura pas systématisation logique de divers objets connus, parce qu'il n'y aura pas de synthèse dans la pensée. Au contraire imaginons une idée aussi banale que pos- sible et une pénétration insuffisante de l'objet pensé, une Rêverie du Soir, par exemple, pour pensionnat de jeunes filles ; il est probable que la valeur esthétique de l'œuvre proviendra, non pas de l'individualité ou de la
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pénétration, mais bien de l'impression générale qui se dégagera des diverses phrases musicales ; l'auteur y aura transcrit la sérénité, la rêverie, la douceur et la joie qu'engendre dans l'âme la fin d'une belle journée, et ces sentiments s'uniront dans une synthèse plus ou moins harmonieuse à laquelle correspondra le mérite plus ou moins grand de l'œuvre.
L'importance de la compréhension apparaîtra mieux encore si nous considérons des œuvres d'art d'une beauté incontestable. Il n'y a guère eu, au xvn'^ siècle, d'auteur plus original et plus curieux que La Bruyère : se plaisant à exprimer des idées neuves sous une forme inattendue, il a scruté minutieusement l'àme de ses contemporains, et a vu exactement les dessous de la vie de cour et de la vie bourgeoise. Individuel et péné- trant, voilà deux qualificatifs qui lui conviennent mer- veilleusement. A-t-il été compréhensif ? Peu, en ce sens qu'il ne s'est guère soucié de chercher la raison géné- rale des choses qu'il observait, et que son génie ne lui a pas fait apparaître tont à coup l'aspect commun par où elles s'harmonisent; on ne trouve pas chez lui l'idée de derrière la tête qui fait les grands artistes ; aussi a-t-on été quelquefois sévère pour son talent. — Dans Molière, au contraire, quoique l'individualité propre- ment dite existe à un haut degré, cette qualité ne dépasse pas la mesure atteinte par La Bruyère. D'un autre côté peut-on dire que le poète comique a observé plus finement ses modèles que le moraliste ? Non, et le véritable hypocrite ressemble tout autant à Onuphure qu'à Tartuffe. Mais Molière a su fondre dans un carac-
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tère agissant et vivant les innombrables attitudes de ses personnages ; rien dans les paroles de chacun d'eux n'a l'air particulièrement préparé pour un effet général, tant elles semblent naturelles et spontanées ; et cepen- dant l'impression produite sur le spectateur est une et forte, parce que dans ses nuances les plus variées, le caractère, lui aussi, reste un, et parce que de toute l'œuvre ressort une conception générale, une concep- tion compréheAisive de l'existence ; il y a ce qu'on peut appeler la philosophie de Molière; mais où est la philo- sophie de La Bruyère ?
La plupart des peintres ont traité les mêmes sujets tirés de la Bible ou du Nouveau Testa- ment, D'où vient entre eux la différence du talent au génie ? Presque toujours de la compréhension. Rappelons-nous plutôt deux tableaux fameux, l'un de Titien, l'autre de Rembrandt, représentant les Pèlerins d'Emmaûs. Chez le peintre italien, il y a certainement une conception individuelle très mar- quée, ne fût-ce que dans le mouvement et les détails de la scène traitée, et il ne parait pas que Titien se soit beaucoup préoccupé d'imiter ses prédéces- seurs : il a donc fait preuve d'individualité. Quant au soin avec lequel il a étudié ses personnages, on ne peut douter qu'il ait été poussé fort loin, puisque plusieurs d'entre eux sont certainement des portraits. Aussi Jean-Baptiste de Ghampaigne remarque-t-il avec raison que « d'abord que l'on jette la vue sur le général de cet ouvrage, l'on y trouve une vérité agréable et magnifique qui représente la nature d'une force sur-
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prenante » (1). Voilà pour l'individualité et la pénétra- tion ; mais de tous les éléments de son tableau se dégage-t-il une synthèse puissante, une conception large et profonde de cette srène miraculeuse ? C'est ce que nous n'arrivons pas à apercevoir. Le peintre n'a pas mis dans la toile sa conception de la vie.
Peut-être l'œuvre de Rembrandt n'est-elle pas plus originale que celle de Titien ; peut-être n'y a-t-il pas apporté une force de pénétration plus grande : le tableau est très simple, avec ses personnages réduits presque au strict minimum ; les attitudes sont justes, mais celles de Titien le sont aussi. Où donc réside la beauté supérieure de l'œuvre? Uniquement dans la compré- hension qui ramène tous les détails à une révélation soudaine de la divinité, de la vérité et de l'amour. C'est tout un monde nouveau que les pèlerins aper- çoivent dans ce Christ « pâle, amaigri, rompant le pain comme il avait fait le soir de la Cène, dans sa robe de pèlerin, avec ses lèvres noiràlrcs où le supplice a laissé des traces, ses grands yeux bruns, doux, largement dila- tés et levés vers le ciel, avec son nimbe froid, une sorte de phosphorescence autour de lui, qui le met dans une gloire indécise, et ce je ne sais quoi d'un vivant qui respire et qui certainement a passé par la mort. (2) » C'est pour cela que l'œuvre de Titien, d'ailleurs très
(1) Conférence inédite prononcée à l'Académie le 3 Oclobre 1676.
(2) Fromentin. Les Maîtres d'autrefois, p. 38t.
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belle, ne peut se comparer à la puissante conception de Rembrandt.
Lorsqu'au deuxième acte d'Orphée, Gluck oppose la sérénité bienheureuse des Champs-Elysées à l'effroi du Tartare, est-ce par l'individualité ou par la pénétration qu'il vaut surtout ? N'est-ce pas plutôt par la compré- hension de tout ce qui constitue l'horreur de l'existence souterraine — la nuit perpétuelle, les fantômes, la mort, — et de tout ce qui fait la joie des âmes justes, — la clarté, la beauté, la paix ? — La conception har- monieuse de la vie dans les régions que n'éclaire pas le soleil ne constitue-t-elle pas le chef-d'œuvre, bien plus encore que l'individualité ou la vérité de la pensée du musicien ?
Sans doute il est imprudent de décomposer ainsi les qualités de la conception esthétique et de les considérer séparément, à l'exclusion l'une de l'autre. Il est bien certain qu'en général la pensée créatrice compréhensive est en même temps individuelle et pénétrante, et qu'une pensée véritablement individuelle embrasse toujours divers objets ou divers éléments d'un même objet de façon à en apercevoir la synthèse. Niera-t-on que la conception de Molière, celle de Rembrandt et celle de Gluck soient profondément originales, quoiqu'elles s'imposent à notre admiration surtout par ce qu'elles enferment d'humanité vivante et vraie ? Refusera-t-on à La Bruyère ou à Titien le don de saisir les aspects généraux de la vie, sous prétexte que leur individualité s'affirme énergiquement dans leur œuvre ? Non ; en réalité, il y a dans toute production vraiment belle la
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marque d'une pensée à la fois individuelle^ pénétrante et compréliensive, dans laquelle nul caractère ne se peut absolument séparer des deux autres, mais peut exister à un degré supérieur ou inférieur.
Ceci admis, on n'en reste pas moins fondé à soutenir que si les œuvres compréhensives sont nécessairement individuelles et pénétrantes, ces dernières sont quelque- fois peu compréhensives et par suite d'une valeur esthé- tique moindre que les premières. En d'autres termes l'individualité et la pénétration sont le point de départ nécessaire de l'œuvre d'art, sans que ces deux qualités puissent jamais se distinguer nettement l'une de l'autre (car connaître l'objet, c'est affirmer le sujet, et affirmer le sujet suppose un objet auquel s'attache le sujet) ; mais la compréhension en est l'aboutissement naturel et le couronnement définitif. C'est par la compréhen- sion seule que le génie, divinateur de la vie et du monde, donne à la beauté toute sa valeur ; elle devient la véritable mesure du mérite esthétique, d'autant plus qu'elle suppose les deux autres qualités arrivées à un complet développement ; et ainsi c'est par le caractère jusqu'à un certain point superflu de la pensée créatrice que se jugera la valeur de cette pensée.
Rien, au surplus, ne s'explique plus aisément, si l'on songe à quelle réalité répond la compréhension, et si l'on songe en même temps à ce que représente cette harmonie dont on a toujours fait le caractère essentiel
102 L OBJET DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE
de la beauté. Il y a en effet identité entre la compré- hension et l'harmonie. L'une et l'autre embrassent les objets pour en saisir l'aspect commun, le sens unique ; et de même que la compréhension est plus belle à mesure que l'objet de la pensée est plus vaste et l'unité de la conception plus manifeste, de même l'harmonie parfaite suppose non seulement l'accord complet de toutes les parties mais le plus grand nombre possible de parties. « Ce n'est pas l'unité seule, qui fait la beauté, il y faut la pluralité réduite à l'unité » (1). On oublie trop souvent la pluralité lorsqu'on définit l'harmonie, et c'est pour cela qu'à un mot évoquant surtout l'idée d'accord, nous avons substitué un mot évoquant surtout l'idée de synthèse puissante. Mais, en réalité, la compréhension et l'harmonie, telle que nous venons de la déterminer, sont une seule et même chose, et nous sommes d'accord avec l'opinion com- mune pour déclarer que la beauté résulte de l'harmonie, et se mesure généralement à elle.
Même lorsqu'on donne de la beauté des définitions différentes, c'est au fond à celle-là que l'on pense. Les naturalistes veulent que l'art soit « un coin de la nature vu à travers un tempérament », et Claude Ber- nard considère l'artiste comme « un homme qui réalise dans une œuvre d'art une idée ou un sentiment qui lui est personnel » (2). On serait donc tenté de croire qu'ils font passer l'individualité avant la compréhension. La
(1) Le Pére Castel cité par Charma dans son étuJe sur le Père André.
(2) Iniroduclion à l'Etude de la Médecine Expérimentale.
CARACTÈRES DE LA PENSEE CREATRICE l53
vérité est qu'ayant vu dans les formes stéréotypées du classicisme ou du romantisme la cause principale de la médiocrité des œuvres, ils ont proclamé la nécessité de retremper la pensée créatrice dans l'effort personnel. Il leur a semblé que l'artiste cessant de chercher, l'art se perdait, et ils ont fait consister la beauté de la concep- tion dans la sincérité et l'individualité. Mais admettra- t-on un seul instant que Claude Bernard se fût contenté d'une originalité s'essayant sur des réalités stériles ou mesquines ? Et n'est-il pas certain que pour lui l'indivi- dualité était plus forte à mesure qu'elle embrassait dans une synthèse plus large une vie plus puissante ? Il a eu le tort de faire de la compréhension la conséquence de l'individualité ; mais le fond de sa pensée ne laisse aucun doute, et c'est bien l'harmonie, saisie par un esprit vigoureux et personnel, qui constitue pour lui la beauté.
Quant aux naturalistes, il suffît de rappeler la décla- ration de foi de Sandoz dans le roman intitulé l'Œu- vre, pour voir leur véritable opinion : « Ah ! bonne terre, prends-moi, toi qui es la mère commune, l'uni- que source de la vie ! Toi l'éternelle, toi l'immortelle où circule l'âme du monde, cette sève épandue jusque dans les pierres et qui fait des arbres mes grands frè- res immobiles... C'est toi seule qui seras dans mon œuvre comme la force première, le moyen et le but, l'arche immense, où toutes les choses s'animent du souffle de tous les êtres » (1). Peut-être l'art n'est-il
(1) E. Zola. L'Œuvre p. 211. Il semble bien que Sandoz soil, dans ce pas- sage, l'interprèle du romancier.
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« qu'un coin de la nature vu à travers un tempéra- ment )), mais la beauté varie certainement, s'il faut en croire les lignes précédentes, avec l'aperception plus ou moins puissante d'une nature plus ou moins vaste. Et dès lors qu'est-ce que la beauté, sinon la pensée compré- hensive, l'harmonie ?
Le seul argument sérieux qu'on pourrait opposer à l'importance de l'harmonie ou de la compréhension dans l'appréciation de l'œuvre d'art serait, non pas le silence des naturalistes sur ce point, mais bien l'éloge exclusif que font certains critiques de l'élévation de pensée en art. Nous avons vu comment s'exprimait à ce sujet Quatremère de Quincy (1). Voici ce que disait Charles Blanc à propos du « style » : « Un ouvrage a du style lorsque les objets y sont représentés sous leur aspect typique, dans leur primitive essence, dégagés de tous les détails insignifiants, simplifiés, agrandis (2). » Il en conclut tout naturellement que les Hollandais n'ont pas de style ; or, comme il fait du mot style le synonyme apparent de ce que nous appelons compré- hension, on est amené à se défier d'une théorie qui semble exclure de la grande peinture les meilleurs peintres.
Mais en quoi l'idéal cher à Winckelmann, à Mengs, à Quatremère de Quincy, en quoi le style prôné par Charles Blanc, ressemblent-ils à l'harmonie véritable ? L'idéal, tel qu'il a été compris par ces esthéticiens, . J
(1) Cf. en particulier l'Essai sur l'Idéal.
(2) Ch. Blanc. Grammaire des arts du dessin, p. 20.
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consiste dans un effort constant vers la noblesse et la réalisation des belles formes naturelles ou même des formes plus belles que nature ; mais c'est moins un effort de pensée qu'un effort de procédés, ce n'est plus l'âme de l'artiste qui s'exprime en toute sincérité dans son œuvre, c'est son habileté technique ; au lieu de synthèse, au lieu de compréhension, au lieu de con- ception du monde et de la vie, nous avons un canon, une convention, une vague généralisation ; c'est à dire qu'au lieu de l'art, résidant essentiellement dans la pensée, nous n'en avons plus que la contrefaçon opé- rant par préceptes dénués d'effort mental. Donc, loin de conclure que la compréhension engendre des œuvres médiocres, nous devons, au contraire, déduire de ce qui précède que la substitution du mécanisme technique à la pensée vraiment harmonieuse fait seule disparaître la beauté et tend à la ruine complète de l'art.
Mais qu'est-ce en définitive que la compréhension, que l'harmonie ? Quelle image concrète peut nous don- ner une idée exacte de ces abstractions ? « La valeur de chaque travail de l'art, a dit Ruskin, est en raison directe de la quantité d'humanité qui y est contenue et exprimée d'une manière visible et pour toujours ». (1) Il faudrait donc faire de l'humanité et de la vie le sym- bole de la compréhension et de l'harmonie ; en cela encore nous nous rencontrerions avec l'opinion cou- rante de l'époque présente.
(1) J. Huskin. Stones of Veuice, p. 381, cité dans la thèse de M. Bardoux sur Ruskin, p. 261.
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Or, si l'on essaie de définir le mot vie, on voit sans peine qu'un des caractères les plus frappants de la vie, c'est l'harmonie la plus vaste et la plus parfaite qu'il nous soit donné d'observer. Elle se manifeste en effet par le concours de l'infinité des cellules composant notre être à produire l'identité du moi. Que l'on songe à l'évolution perpétuelle de ces cellules, au mouvement incessant de la circulation sanguine, à l'accomplisse- ment compliqué des fonctions telles que la nutrition et la digestion, enfin au nombre incalculable d'éléments et de phénomènes qui maintiennent notre être ; que l'on songe, d'un autre coté, à la résultante unique de tout cela, qui est la vie, et l'on comprendra sans doute quel rapport il y a entre la compréhension et la vie. Du moment où la pensée s'efforce à être, elle devient néces- sairement compréhensive ; du moment où elle est com- préhensive, elle produit pour son compte l'unité et la complexité de la vie intellectuelle, en même temps qu'elle prend pour objet cette unité et cette complexité de la vie, soit dans l'homme, soit dans l'univers. Elle réalise donc doublement l'harmonie de la vie, d'une part grâce à l'activité mentale, d'autre part grâce à l'imitation de la complexité et de l'unité visibles dans les choses ; en cela consiste la beauté puisque la beauté pour la pensée, c'est que la pensée soit, et soit le plus possible. C'est pourquoi la compréhension, l'harmonie, la vie sont trois termes différents qui au fond expriment en art une seule et môme chose, à savoir la beauté.
Il est bien évident que, dès lors, la vie existe dans toute belle œuvre, quand bien même cette œuvre repré- j
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senterait des choses inanimées. La vie telle que nous l'entendons n'est pas la vie de l'objet, mais celle du sujet pensant l'objet, celle de la pensée synthétisant les choses, vivantes ou inanimées, pour y découvrir un aspect nouveau ou un sens encore inédit de la destinée humaine, voire même universelle. C'est ainsi qu'Edmond de Goncourt sent circuler la vie dans les natures mortes et dans les intérieurs de Chardin, « la vie bourgeoise, avec son parfum d'honnêteté » qui « semble sortir de tous les coins des toiles, des arrangements de ses meu- bles, de la sobriété de leurs formes, de la rusticité de ses chaises, de la nudité de ses murs, de la tranquillité des lignes autour de la tranquillité des personnes» (1). On voit donc comment la vie devient l'équivalent de l'harmonie et de la compréhension, et comment par suite on a raison d'exiger la vie dans toute œuvre d'art, quoiqu'on laisse, par le vague du mot, une grande place à l'équivoque. Mais, en éclairant les uns par les autres ces différents termes, on aperçoit mieux la vérité, et on ne cherche plus la vie ailleurs que dans la pensée créatrice où elle se manifeste par l'harmonie, souveraine qualité de l'œuvre d'art.
(1) Ed. de Gourcourt. L'Art au xviir' siècle. Chardin.
CHAPITRE V
QUALITÉS ESSENTIELLES DE L EXPRESSION
Importance de V expression dans V œuvre d'art. — L'expression est-elle le seul principe de la beauté ? Discussion de la question ; l'expression ne vaut que comme prolongement de la pensée.
La précision, unique qualité de l'expression. — Nécessité de distinguer entre les qualités de la pensée et celles de l'ex- pression. — Difficulté pratique de cette distinction.
Peut-on juger la valeur de l'expression d'une façon certainCy étant donné qu elle ne vaut que par lapensée et que lapensée ne nous est connue que par elle ? — Solution pratique du problème.
Ce qu'est la justesse et la précision dans l'expression. — Les divers procédés d'expression: i° expression directe de la pensée subjective; 2° expression directe de l'objet de la pensée; 3° expressionde la pensée par la représentation de l'objet. — Qualités propres à chaque mode d'expression.
i6o l'objet du jugement esthétique
Puisque le propre de l'art est de communiquer au spectateur ou à l'auditeur la pensée contenue dans une œuvre, il est évident que l'expression de cette pensée a par elle-même une importance capitale : sans elle, l'es- prit le plus puissant reste incompris, et qui sait s'il prend lui-même conscience de sa propre valeur ? Notre pensée arrive-t-elle jamais en tant que pensée, à son complet développement, si elle ne se précise pas et ne se renforce pas par l'expression (1) ? C'est ce qu'on n'oserait guère soutenir aujourd'hui : l'esprit en s'exerçant à traduire ce qu'il sait, arrive à se mieux connaître et à créer davantage.
Aussi certains artistes ont-ils vu dans l'expression, dans la forme, la plus haute manifestation de l'art. Ils ont repris les paradoxes de Gautier et de Flaubert, sans se douter de la véritable doctrine de leurs prétendus maîtres ; et ils ont déclaré que pour le véritable artiste, toutes les pensées, tous les sentiments, tout ce qui est pour nous le principe de l'œuvre d'art n'a en soi aucune importance : ce n'est plus seulement le sujet à traiter qui est indifférent à l'auteur, c'est ce qu'il conçoit à propos de son sujet, bref c'est sa propre pensée. Véronèse dans sa Descente de Croix, n'a vu qu'un effet de jaune ; Flaubert dans Salambo qu' « une chose pourpre », donc rien ne vaut que parla forme^ et la forme seule établit des différences entre les talents.
(1) Cl. Sur ce point, le très intéressant exposé de M. Souriau, Théorie de l'invention : Valeur suggestive des procédés d'expression. — MM. Kibot et Paulhan ont apporté de nouveaux documents sur celte question dans les ouvrages cités plus haut.
L EXPRESSION lOI
L'étude que nous avons faite dans le chapitre pré- cédent, du rôle de la pensée créatrice nous dispense de réfuter ces assertions. II est aisé en effet de faire com- prendre comment la vision pourpre de Flaubert s'iden- tifiait déjà avec le sentiment de la grandeur éclatante de Carthage, avec toute une forme magnifique et mys- térieuse de la civilisation barbare et raffinée de l'Orient et de l'Afrique. Et pour ce qui est de Véronèse, rien n'empêche de croire qu'il a fait un tableau en vue d'un effet de jaune ; mais le drame du Calvaire apparaît singulièrement poignant dans cette forme grave et triste de la femme en jaune, dans ces ténèbres vaguement vertes sur lesquelles tranche la douloureuse tache jaune. Véronèse a-t-il été inconscient de l'émotion produite? on peut le prétendre, mais qu'importe pour le spectateur, si à l'expression correspond indissolu- blement l'émotion? Jamais Véronèse n'eût exprimé par la même opposition du jaune et du vert une pensée de joie ou de galanterie. Gela prouve seulement que les couleurs qui représentent la nature ont leur langage ; si certains artistes ont une telle pratique du langage qu'inconsciemment ils assemblent les signes les plus propres à évoquer un sentiment donné, on ne peut en conclure que le sentiment n'existe pas et qu'il n'est pas le soutien nécessaire de l'expression (1). Il faut dire
(1) M. Jules Breton ne veut même pas qu'il y ait pour le peintre des « hasards heureux» dans l'expression, et il ne voit dans ces prétendus hasards que «le résultat de raisonnements si rapides qu'on n'en a pas eu conscience i, et, ajoute-t-il, « c'est ce qui amène parfois les plus belles parties de l'exécu- tion». Un peintre paysan, p. 217.
II
i6a l'objet du jugement esthétique
simplement que comme la pensée a par elle-même une valeur esthétique, l'expression, elle aussi, a une valeur esthétique particulière dont le mérite peut faire oublier parfois les défauts de la conception.
Personne sans doute ne protestera contre cette affir- mation. Mais tandis qu'avec la théorie outrancière de l'art pour l'art, nous arrivons à mettre sur le même rang Homère et Thcocrite, admirables tous deux dans l'art de bien dire, le Titien et Tiepolo, Pierre Puget et Bouchardon, nous gardons entre des hommes également habiles à traduire leur conception les diflerences souvent énormes que ces conceptions mêmes ont éta- blies entre eux. Au surplus que certains artistes, séduits par l'importance réelle de la forme, l'aient cultivée presque uniquementpour elle-même et se soient imposés de la sorte à l'admiration universelle, c'est ce que nous ne contestons pas, et ce qu'à vrai dire, nous ne regret- tons guère ; car, en enrichissant l'art de moyens d'ex- pression nouveaux, ils ont donné à ceux qui devaient venir après eux plus de facilité pour traduire des idées ou des émotions ; ils ont favorisé l'éclosion et le déve- loppement de la pensée (1). Le Grec qui ajouta des cordes à la lyre permit aux poètes d'enfermer en des « nomes » plus amples un sens plus étendu, et contribua ainsi à l'essor du lyrisme. L'invention de la peinture à
(1) Cf. Bracquemoiid, Du dessin et de la couleur, p. 159: « La virtuosité d'exécution n'aurait-elle d'autre expression qu'elle-même, ce qui n'est pas pos- sible, l'intérêt de sa valeur n'en demeurerait pas moins de premier ordre, car elle assure la continuité des arts. »
l'expression i63
l'huile amena un progrès considérable dans l'effort des artistes pour exprimer leur pensée par la ligne et par les couleurs. Et de même les tours de force poétiques de Hugo dans ses Ballades assouplirent la langue, révélèrent le secret de sa richesse verbale et rythmique, et rendirent plus aisé aux poètes romantiques et par- nassiens le maniement des mètres. De même aussi les fantaisies les moins louables des impressionnistes ont contribué à renouveler l'esthétique de la peinture en rendant possible la représentation des effets naturels les plus compliqués et les moins conventionnels. Il n'est donc pas étonnant que certains artistes aient été hypnotisés par l'expression et n'aient vu qu'en elle le principe de la perfection.
Ils en sont venus à la cultiver pour elle-même, en oubliant qu'elle concourt à un but plus élevé, à peu près comme les amateurs de courses s'intéressent aux réunions d'Auteuil ou de Longchamps sans se soucier de l'amélioration de la race chevaline qui en est le but. Les chevaux de course maintiennent les qualités de la race, de même que les poètes, exclusivement soucieux de la forme, perfectionnent l'instrument de la pensée. Mais le public n'applaudit dans le cheval que le gagnant de la course, et dans le poète que le manieur de rythmes, sans se rendre compte qu'il estime des qualités dont seul le résultat indirect est important. Il a raison d'applaudir ; le succès remporté est utile ; mais l'utilité n'est point celle qu'il croit, et la virtuosité n'est une qualité précieuse que parce qu'on peut la mettre au service de la pensée.
i64 l'objet du jugement esthétique
Nous sommes si loin de nier la valeur esthétique de l'expression que souvent, en art, elle provoque la pro- duction de la belle pensée. Lorsqu'on parle de « l'ima- gination verbale » d'un Hugo, qu'entend-on par là, sinon que chez le grand poète les mots s'appellent et s'attirent mutuellement, entraînant la pensée à leur suite ? Le mot, au lieu d'être la conséquence, devient la cause de l'idée, qui en prend plus de force ; le besoin de se développer autour d'un terme précis lui donne un tour plus vif, quelquefois un aspect plus concret, et amène les détails les plus heureux et les plus imprévus. Théophile Gautier, expert en la matière, a bien compris que la difficulté apparente du sonnet est pour le poète le meilleur stimulant, « de môme que, dans les plafonds, les compartiments polygones ou bizarrement contour- nés servent plus les peintres qu'ils ne les gênent, en déterminant l'espace où il faut encadrer et faire tenir leurs figures » (1). 11 a fait la même réflexion à propos de l'Escurial (2) en affirmant qu'une forme préconçue, « une mesure donnée à un artiste de génie l'aide, le soutient, et lui fait trouver des ressources à quoi il n'aurait pas songé. » Gicéron, se plaisant à l'ampleur et à l'harmonie des périodes, renouvelle ou rajeunit parfois les lieux communs les plus dépréciés. Il lui fallait parler et bien parler : il en est venu à bien penser.
(1) Th. Gautier. Préface des Fleurs du Mal, p, 44.
(2) Th. Gautier. Voyage eu Espagne, p. 127.
l'expression i65
Rubens dans ses tableaux de dévotion, a vu surtout une occasion de belles lignes et de belles couleurs. En vrai païen, il semble épris de l'admirable musculature humaine, et l'exprime jusqu'à l'excès dans 1' « Elévation en Croix » de la cathédrale d'Anvers ou dans le « Por- tement dé Croix » du musée de Bruxelles ; mais cela lui fait renouveler le genre religieux flamand ; et par la peinture des corps et des visages, il arrive à trouver les gestes vrais et émouvants, les physionomies significa- tives. Peut-être sans le désir de peindre des attitudes fortes et violentes, n'aurions-nous ni les cavaliers du Portement de Croix, ni, par opposition, ce Christ affaissé avec son regard inoubliable où passe toute la détresse humaine. — Qui nierait que le même phéno- mène se produise en architecture où la forme est si importante, en musique, où le rythme entraîne presque fatalement le caractère général — la pensée — du mor- ceau ? On a donc raison de dire qu'en art le fond n'est rien sans la forme, puisque parfois même il n'existerait pas sans une forme donnée d'avance ; mais en revanche la forme ne se soutient pas sans une pensée dont elle est le signe extérieur, le prolongement ; et c'est une entreprise vaine d'opposer l'expression à la conception, alors que leur accord seul réalise l'œuvre d'art (1).
(1) Cf. G. Séailles. Essai sur le génie dans l'art, p. 165. « L'idée ne se sépare jjas de la forme, ni la forme de l'idée : dés qu'on isole les deux termes, on ne comprend plus rien à l'œuvre qui est leur unité même. »
i66 l'objet du jugement esthétique
Quel est le caractère auquel on reconnaîtra la belle forme ? Puisque toute œuvre procède d'une pensée consciente ou inconsciente, et que cette pensée est à elle-même sa propre fin, la meilleure forme sera évidem- ment celle qui la traduira le plus complètement. Il n'y a pas d'expression bonne ou mauvaise en soi : il y a une expression qui s'adapte ou ne s'adapte pas à la pensée. Traduire exactement son « moi » sans l'exagérer ni l'atté- nuer, tel doit être le seul souci de l'artiste ; pour cela, il modèlera l'expression sur la conception, la forme sur le fond, modifiant l'une lorsque l'autre change d'aspect, jusqu'à ce qu'il se sente incapable de mettre entre elles plus d'harmonie. Tout ce qui sera étalage de science ou d'habileté, tout ce qui sera au contraire sécheresse et banalité, s'éloignera également du mérite essentiel de l'expression, puisque dans l'un et l'autre cas il y aura déformation de la pensée.
Si l'on veut un exemple frappant de ce qui constitue la beauté de l'expression, c'est dans les œuvres grecques qu'il faut l'aller chercher : sans doute le sentiment d'une humanité illimitée dans le temps et immense dans l'espace, le sentiment de l'infini surtout leur fait défaut; mais ce qu'ils voient, ils le rendent avec une merveil- leuse justesse. Homère en quelques vers nous fait con- cevoir toute la tristesse de la peste infligée aux Grecs par Apollon irrité. (1) Pourquoi? parce que chaque mot
(1) Iliade Ch. 1. v. 44-53.
l'expression 167
est une image juste, et parce que chaque image engen- dre un sentiment précis. Le récit est assez long pour jque nous apercevions la scène dans tout ce qu'elle a d'émouvant ; il est trop court pour que nous attribuions à chaque détail plus d'importance qu'il ne lui en revient. Dans Eschyle, la majesté des mots composés, la richesse des métaphores et l'ampleur de la phrase ne nous sem- blent jamais s'éloigner du naturel, parce que nous y sentons l'expression exacte et spontanée d'une pensée noble et large : ailleurs ce serait emphase et préten- tion. Enfin il suffit d'avoir admiré à loisir la Vénus de Milo, la Victoire de Samothrace ou certaines statuettes de Tanagra pour comprendre comment chaque ligne dans les mouvements ou dans la physionomie, chaque pli dans les voiles, chaque détail de la forme est la tra- duction précise et immédiate de l'idéal conçu par l'ar- tiste : de là, la beauté de l'expression. Donc, en résumé, le seul conseil à donner à un artiste est celui-ci : (( apprends ton métier pour en employer les ressources à exprimer pleinement ce que tu sens » .
Mais si l'expression a sa valeur esthétique propre, comme nous l'avons dit, et si en même temps cette valeur consiste à traduire pleinement la pensée créatrice, comment parler du mérite de l'expression sans supposer un mérite correspondant de la pensée? et dès lors à quoi bon la distinction entre la pensée et son expression ?
Cette distinction est nécessaire ; sans doute l'expres- sion n'est belle qu'à la condition de rendre exactement la conception de l'artiste ; mais n'est-il pas bien certain
i68 l'objet du jugement esthétique
qu'à une conception médiocre peut correspondre une expression parfaite, et à une conception puissante une expression faible ? Et ainsi l'expression garde son mérite propre, quoique ce mérite consiste à être, s'il se peut, la complète illustration de la pensée.
Si je dis que dans La Bruyère la forme est supérieure au fond, ce jugement signifie-t-il que La Bruyère a eu recours aux puérils artifices de la rhétorique pour faire paraître grande une pensée mesquine ? Non ; interpré- ter ainsi la théorie de l'expression, c'est tomber dans l'erreur que Socrate reprochait si durement, mais assez justement, aux sophistes ; c'est, en outre, faire injure à la Bruyère. En disant que la forme est supérieure au fond, on entend qu'à une conception un peu étroite, mais pénétrante et fine, il a donné la forme la plus propre à faire valoir cette conception ; l'auteur vaut surtout par l'observation ; son style donne à cette observation tout le relief qu'elle comporte, et on ne peut imaginer une expression plus favorable à sa pensée que celle dont il s'est servi. En cela, mais en cela seulement, il est habile écrivain. S'il avait voulu nous faire illusion sur la profondeur de sa philosophie, sur l'originalité de ses idées, s'il avait voulu, en un mot, traduire autre chose que sa pensée vraie par des procé- dés de style empruntés à la rhétorique, il eût été médio- cre ou même mauvais.
Au contraire, dans Poussin, on peut avancer que souvent l'expression est inférieure à la pensée. Par la composition générale du tableau, par l'attitude des personnages, on comprend qu'il visait à la profondeur
l'expression 169
et on lui a donné le nom de peintre philosophe ; mais les profds de ses têtes sont souvent durs, les têtes elles- mêmes mal modelées, et les couleurs ternes ou bana- les ; et surtout on ne saisit pas dans chaque détail un rapport très net avec une pensée générale insuffisam- ment claire ; en songeant au Testament d'Eudamidas ou môme aux Bergers d'Arcadie, on reconnaîtra l'exac- titude de ce jugement.
En architecture, la Sainte Chapelle, si pure de style qu'elle soit, nous fournirait l'exemple d'une expression un peu grêle pour un édifice de piété profonde et grave ; en revanche, la Bourse, avec ses allures de Temple désaffecté, ne réalise aucune harmonie entre la pensée d'où elle procède et ses formes architecturales. Dans ces deux cas^ l'expression n'est pas adéquate à la pensée; mais dans le premier, elle s'efforce de le devenir, et ainsi l'œuvre, sans êtreparfaite, est belle; dans le second cas, il y a contre sens, et l'œuvre est laide. S'il fallait prendre l'exemple d'une très habile expression, s'adap- tant à une pensée médiocre, nous citerions volontiers la chapelle du Palais de Versailles, si élégante, si somptueuse et si peu religieuse. En peinture, le nom de Tiépolo si charmant et si superficiel viendrait immédiatement à l'esprit ; en musique celui de Mozart, lorsqu'on le compare à Beethoven, — mais seulement dans le cas de cette comparaison.
On comprend donc comment la qualité propre de l'expression artistique consiste à traduire pleinement une pensée, quelle que soit la valeur de cette pensée, et comment, en voulant renforcer la pensée par
lyO L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE '
une exagération de style, on fait tort au style. L'expression complète d'un idéal médiocre ne sera jamais médiocre, elle sera parfaite; mais l'œuvre d'art, il est vrai, courra risque d'être très imparfaite; car l'importance de la pensée est plus grande encore que celle de l'expression, la pensée étant le principe de l'œuvre.
De là une difficulté énorme pour le critique, lors- qu'il s'agira de faire, dans une œuvre d'art, le départ entre la beauté de l'expression et la faiblesse de la conception ; car l'œuvre est une, et l'on n'y juge de la conception que par sa traduction nécessaire : l'expres- sion. Il convient même de se demander, avant de pousser plus loin l'étude des mérites propres de l'expression, si tout jugement esthétique ne renferme pas une cause essentielle d'erreur, puisque nous reconnaissons d'une part que la pensée et l'expression ont une valeur indépendante, au moins en principe, et d'autre part que l'expression seule nous permet de connaître ou de juger la pensée. Il semble bien que nous tournions dans un cercle vicieux: si l'expression nous semble mauvaise, comment pouvons-nous savoir si la pensée est belle, puisque la pensée ne se révèle que par l'expression ? et si l'expression parfaite est celle qui traduit pleinement la pensée, comment pouvons-nous dire qu'elle est parfaite ou imparfaite, puisque nous ne savons de la pensée que ce que l'expression nous en révèle? Pour poser la question en termes plus rigoureux, nous connaissons A par B ; si B est mauvais, il nous fait mal connaître A, et ainsi nous
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ne pouvons juger A ; mais la qualité essentielle de B étant de traduire A, nous n'avons pas le droit de dire que B est mauvais, puisque nous ne connaissons pas A suffisamment.
Si nous voulions prouver que l'on peut établir avec une certitude mathématique le rapport de l'expression à la pensée, on aurait raison de nous faire une pareille objection, et il est bien certain que nous ne pourrions la réfuter. Mais autre chose est de poser A = B, ou de dire qu'entre la pensée révélée par l'expression et cette expression elle-même, on peut apercevoir tantôt une traduction pleine et entière de la pensée, tantôt une véritable déformation.
Remarquons en effet que tout mot, tout geste évoquent chez les divers auditeurs ou les divers specta- teurs une impression, sinon identique, tout au moins analogue : « Toutes les fois, dit Pascal, que deux hommes voient un corps changer de place, ils expriment tous les deux la vue de ce môme objet par le même mot, en disant l'un et l'autre qu'il s'est mû ; et de cette conformité d'application, on tire une puissante conjec- ture d'une conformité d'idée ; mais cela n'est pas absolument convaincant de la dernière conviction, quoiqu'il y ait bien à parier pour l'affirmative ». (1) Il y a tant à parier que, pratiquement, nous ne pouvons
(1) Pascal. Ed. Ham, art III, § 15.
1^2 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
révoquer en doute la similitude de cause lorsque la similitude d'impression se trouve produite par un même phénomène sur un grand nombre d'hommes, surtout si ce phénomène est simple : nous entendons un refrain populaire, nous pouvons affirmer que, pour les autres comme pour nous, il est joyeux ou triste ; nous regardons un tableau de genre, nous pouvons affirmer que, pour les autres comme pour nous, il évoquera des idées de gaieté ou de deuil ; en d'autres termes, il est beaucoup de cas où nous remontons sûrement de l'expressionàl'étatd'âme exprimé et à la pensée créatrice. A mesure que nous prenons une expérience plus sûre des oeuvres d'art, l'expression nous révèle avec une certitude complète des nuances plus délicates de la pensée, qu'il s'agisse d'apprécier un La Fontaine, un Gluck ou un Chardin. Nous devenons semblables à quelqu'un qui commence à connaître suffisamment une langue étrangère pour y démêler les finesses inintelli- gibles aux débutants. Non pas que l'erreur devienne impossible, mais il y a de moins en moins de chances pour qu'elle se produise : et si métaphysiquement, nous ne pouvons démontrer que nous ne nous trompons point, en fait nous n'avons même pas besoin de le démontrer. Nous ignorons le rapport exact qui existe entre la conception qu'a eue Beethoven d'une belle matinée de printemps et les divers thèmes de la Symphonie pastorale ; et cependant nous pouvons affirmer que ces thèmes correspondent à une impression de joie pure et douce, tantôt plus libre, tantôt plus grave.
l'expression 173
Nous aurions beau connaître toutes les ressources de la musique, il nous serait impossible de dire en quoi telle note, telle succession de notes, tels accords répondent à telle ou telle pensée ; tout au plus pourrions nous [soutenir que cette correspondance existe, mais sans apporter aucune démonstration du fait. Il n'en est pas moins vrai que la musique repose sur la croyance que les mêmes sons inspirent les mêmes sentiments chez tous les hommes comprenant le langage musical. Et de même, il n'en est pas moins vrai que l'expression nous fait connaître le sens général, parfois les nuances de la pensée, et nous permet de porter un jugement suffisamment solide sur cette pensée. Sans doute il faudra une étude sérieuse de l'œuvre pour découvrir les nuances et les bien comprendre ; il arrivera même que nous ne saisirons pas toute la pensée de l'auteur, d'abord parce que dans les conceptions d'autrui il y a nécessairement un élément intime, un sens particulièrement individuel et propre à l'auteur qui nous échappe, et ensuite parce que l'application de notre propre individualité à la pensée d'autrui la déforme toujours jusqu'à un certain point (1). Mais il restera les lignes générales, et mille détails particuliers qui suffiront à nous donner une pleine intelligence de cette pensée et à légitimer notre jugement.
Toutefois nous devons encore montrer comment,
(1) Cf. Pascal. Pensées, art. VI. 36. u Bien n'est simple de ce (jui b'oUre à l'âme, et \'î\me ne s'offre simple à aucun sujet. »
1^4 L OBJET DU JUGEMEMT ESTHETIQUE
étant donné que nous connaissons la pensée créatrice par simple approximation, nous pouvons affirmer que l'expression lui est adéquate, lui convient ou lui messied. Car si je ne peux dire d'une façon précise quelle fut la conception de Beethoven en écrivant la Pastorale, de quel droit porterai-je un jugement sur l'expression de cette problématique conception ? Depuis de longues années on discute sur « le sourire impéné- trable » de la Joconde et sur l'éclairage mystérieux de la « Ronde de Nuit », ce qui n'empêche pas les critiques de parler du « rendu merveilleux » de Léonard et de Rembrandt. En littérature, il est peu de livres aussi prisés pour la puissance de l'expression que les Pensées de Pascal ; mais le sens même de l'ouvrage est objet de controverses. Et quant aux monu- ments, qui donc osera définir nettement la pensée créatrice de Saint-Pierre de Rome ou du Louvre ? qui donc cependant hésitera à en admirer le style ? il semble par conséquent qu'il y ait dans cette façon de procéder quelque chose de parfaitement illogique.
On est bien obligé d'admettre que toute pensée créatrice se connaît par approximation et grâce seule- ment à la forme dont elle est revêtue. Mais une fois cette pensée dévoilée et révélée avec une certitude suffisante, n'avons-nous pas le droit de trouver que l'expression répond ou ne répond pas à ce que nous comprenons ? Il y a dans la phrase des mots évocateurs de l'idée première de l'auteur ; si les autres détonent, nous avons raison de blâmer l'expression.
l'expression 175
Souvent on a l'intuition que telle conception origi- nale est comme noyée sous le convenu d'une période banale, d'une mélodie vulgaire, d'une couleur poncive, ou d'un contour déjà vu. D'autres fois, au contraire, il semble qu'on ne pourrait rien ajouter ou retrancher à l'expression sans nuire à la valeur esthétique de l'idée; chaque mot, chaque ligne, chaque couleur paraissent la traduction définitive et absolue de la conception de l'auteur. Nous avons expliqué comment, en particulier, les poètes et les artistes grecs nous donnent cette impression de parfaite harmonie entre le fond et la forme ; nous pourrions montrer en revanche comment, dans beaucoup d'œuvres du Moyen Age, la pensée est supérieure à l'expression quoique cette pensée ne puisse être analysée dans le détail, et comment au xvni° siècle il n'est pas rare que la forme soit supérieure au fond sans que ce fond soit une chose très intelhgible pour quiconque n'a pas eu les œuvres sous les yeux.
Ainsi donc nous ne connaissons l'idéal que par l'expression ; mais cet idéal une fois aperçu, nous avons le droit de louer ou de blâmer l'expression selon qu'elle s'en écarte ou non. Nous savons ce qu'est l'emphase, ce qu'est la sécheresse, ce qu'est le maniéré, et chacun de ces mots correspond à un vice d'adaption facile à percevoir entre la pensée et l'expression. « Il y a des lieux où il faut appeler Paris Paris, et d'autres où il le faut appeler capitale du royaume. » C'est certaine- ment une déplorable emphase que de dire : « Je reviens de la capitale, » après avoir passé quinze jours à faire des achats où à se distraire à Paris. Et en effet, le
1^6 l'objet du jugement esthétique
terme de capitale qai signifie centre administratif d'un pays ne convient pas à une ville que l'on a considérée uniquement comme un centre d'affaires ou de plaisir. Le terme signifiant est trop grand pour l'objet signifié. En revanche, si Bossue! au lieu de prononcer son élo- quent sermon sur la mort, se fût borné à ce résumé : (( La mort parait être l'anéantissement de l'homme ; mais l'homme, fait à l'image de Dieu, échappe par cela même à la mort » : il serait tombé dans la sécheresse ; à une idée très complexe il aurait donné une forme insuffisante. Et enfin lorsque M. Jourdain prépare son compliment à la marquise, « Belle marquise, d'amour mourir me font vos beaux yeux, » il est maniéré, en ce sens que l'idée apparaît simple et que la forme est compliquée, et qu'ainsi il y a désaccord entre les deux facteurs de l'œuvre d'art.
Nous pouvons donc conclure qu'en dépit de l'impos- sibilité métaphysique où nous nous trouvons d'établir une relation mathématique entre la pensée et l'expres- sion, nous n'en sommes pas moins autorisés à juger de la pensée par l'expression, et de l'expression par le rap- port qu'elle offre avec la pensée. Et en cela nous n'accordons à l'esthétique rien qui ne soit accordé à toutes les sciences inductives. Cherchons donc mainte- nant à quelles conditions l'expression est adéquate à la pensée, puisque tel est le caractère de l'expression parfaite.
L EXPRESSION I77
On serait tenté de croire que l'expression, pour tra- duire fidèlement la pensée, doit reproduire les carac- tères mêmes de la pensée, c'est-à-dire, ceux que nous avons appelés individualité, pénétration,, compréhen- sion. D'ailleurs, n'entendons-nous pas vanter chaque jour l'originalité du style ou du faire d'un artiste ?N'est- ce pas une chose acceptée que « plus l'artiste est grand, plus il manifeste profondément le tempérament de sa race,... extrait et amplifie l'essentiel de l'être physi- que» (1). Peut-on nier sérieusement que « l'art consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur impor- tance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu'on veut montrer? » (2) Et si l'expression est soumise à des lois si délicates, n'est-ce pas qu'elle doit réaliser les mêmes nuances que la pensée ? « Le style est l'homme même », dit Buffon ; aujourd'hui nous dirions volontiers que le style, c'est la vie de l'œuvre, parce que la vie en art nous semble le but suprême, et que la vie de la pensée ne peut se traduire que par la vie de l'expression.
Mais faute d'examiner attentivement les opinions
(1) Taine. De l'idéal, p. 83.
(^) Guy de Maupassant. Pierre et Jean, préface.
12
l'jS l'objet du jugement esthétique
courantes en matière d'esthétique, les erreurs, les con- fusions les plus extraordinaires se sont produites. Il convient donc de voir au juste à quelle réalité corres- pond l'originalité ou la vie de l'expression.
Prenons des exemples. — Pascal définit ainsi l'ima- gination : « C'est cette partie décevante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du men- songe » (1). On peut certes citer ces lignes comme un modèle de force, de concision et d'originalité. Mais à y regarder de près, où est cette force, cette concision, cette originalité ? Dans la pensée seule qui saisit la per- pétuelle et véritable faiblesse de l'imagination, qui néglige les autres caractères peu intéressants en compa- raison du principal, enfin qui conçoit le rôle de l'ima- gination tout autrement qu'on n'a coutume de le faire. Quant à l'expression, elle se moule admirablement sur la pensée, elle en fait ressortir l'énergie, la vérité, la per- sonnalité ; mais par elle-même elle n'a d'autre mérite que la justesse ; il est vrai qu'elle n'en saurait avoir d'autre.
Lorsque Hugo fait dire à dona Sol : « Vous êtes mon lion superbe et généreux », ce vers d'une beauté toute romantique n'enferme pas une pensée bien pro- fonde, et vaut surtout par l'expression. Est-ce à dire que
(1) Pascal. Pensées, art. 111, p. 53.
L EXPRESSION I79
cette expression soit originale ? Ce qu'il y a d'original, dans le vers, c'est l'idée du poète comparant un amou- reux à un lion, entre lesquels il n'y a qu'un rapport apparent assez vague ; mais ici il s'agit du redoutable et chevaleresque Hernani : il y a dans l'expression une évocation rapide et intuitive du caractère général du héros. Quel est le mérite de l'expression? Celui de nous faire pénétrer la pensée du poète dans tout ce qu'elle a d'original et de compréhensif. Et si l'on prétend que l'originalité et la compréhension en sont faibles, le mérite de l'expression n'en sera que plus grand, puis- qu'elle aura mis en relief le peu que la pensée enferme d'intéressant. Donc en littérature, la pensée seule a des quaUtés propres, l'expression a pour but de faire valoir ces qualités; mais comment? en s'appliquant exactement à la pensée, en lui devenant, s'il se peut, adéquate.
Et de même en peinture. Voici comment Charles Blanc définit le style : « il exprime l'ensemble des tra- ditions que les maîtres nous ont transmises d'âge en âge, et, résumant toutes les manières classiques d'envi- sager la beauté, il signifie la beauté même. Il est le con- traire de la réalité pure, il est l'idéal... Un ouvrage a du style lorsque les objets y sont représentés sous leur aspect typique, dans leur primitive essence, dégagés de tous les détails insignifiants, simplifiés, agrandis...» (1). Mais qu'est-ceque « des objets dans leur primitive essence,
(1) Ch. Blanc. Grammaire des arts du dessin, p. 20.
i8o l'objet du jugement esthétique
dégagés de tousles détails insignifiants, simplifiés, agran- dis ? y> une expression ? non une conception. Nous ne chicanerons pas sur cette définition du style, mais nous sommes obligés de déclarer que, si elle a une significa- tion quelconque, cette signification porte sur la pensée que l'expression devra rendre aussi exactement que possible. La preuve en est que Charles Blanc refuse le style à l'école de Hollande, « parce qu'elle n'a pas eu la beauté ». Or de quelle beauté s'agit-il? De la beauté idéale où les lignes n'expriment qu'une nature corrigée, de la beauté de la pensée créatrice.
Et que l'on étudie les œuvres desécoles impressionnis- tes et réalistes, où les artistes déclareraient volontiers que le souci de l'expression est le seul qui les retienne sérieu- sement, on ne trouvera jamais l'originalité de l'expres- sion antérieure ou même supérieure à l'originalité de la vision (qui, chez le peintre, se confond avec l'origina- lité de la conception) ; car l'expression ne vise chez ces artistes qu'à rendre pleinement la nature et l'impression de la nature. Ce n'est point la ligne ou la couleur qui est originale. C'est la façon de voir et de sentir dont la ligne et la couleur constituent l'expression. On s'exclame devant des chevaux violets comme devant une forme d'expression individuelle jusqu'à la fantaisie. L'artiste répond qu'il voit les chevaux ainsi, et qu'il fait ce qu'il voit. Où donc est le mérite ou le défaut de l'expression ? Dans la correspondance ou la non-correspondance de la forme avec le fond. Car de deux choses l'une : ou le peintre tait profession d'idéaliser, et alors l'expression n'a qu'un mérite, celui de rendre l'idéal qui seul est
L EXPRESSION ibl
original et compréhensif ; ou il imite la nature, et alors il rend sa vision aussi fidèlement que possible. Mais que reste-t-il là-dedans pour l'originalité et la compréhen- sion de l'expression ?
Sans doute c'est une beauté de l'expression que l'art d'individualiser et de généraliser les passions (1), ou les êtres (2). Faire voir dans un homme ce en quoi il se distingue de tous les autres, et en même temps ce en quoi il ressemble à toux ceux qui ont existé, existent ou existeront, exprimer par des termes frap- pants et décisifs ce qu'il y a à la fois de personnel et d'éternel dans son modèle, c'est le moyen de « faire vivant » et par suite de parvenir à la beauté. Mais un mot, un trait, une couleur ne sont jamais que le symbole d'une pensée ou d'un groupe de pen- sées ; plus ce mot, ce trait, cette couleur nous sem- blent personnels et généraux, plus l'idée qui les a inspirés était sans doute originale et générale, et plus l'expression en était iidèle ; mais l'expression n'était par elle-même ni originale, ni générale, elle était juste.
Et ainsi en dehors de la justesse, nous ne voyons pas ce que l'on peut exiger de l'expression artistique. Pour- tant, encore une fois, il faut entendre par justesse non pas la médiocre expression d'une pensée médiocre ou la vivante expression d'une pensée vivante, mais l'art de
(1) Cf. Brunetière, Etude sur Racine.
(2) Cf. Guy de Maupassanl Préface de Pierre et Jean,
iSa l'objet du jugement esthétique
rendre la pensée dans toutes ses nuances, dans toute sa profondeur, que ces nuances soient nombreuses ou non, que cette profondeur soit réelle ou apparente. La jus- tesse, telle que nous la comprenons, consiste à ne rien laisser perdre de l'originalité, de la pénétration, de l'extension de la pensée créatrice, à ne pas déformer cette pensée soit par l'exagération, soit par la séche- resse, enfin à la laisser voir telle qu'elle est dans l'esprit de l'auteur lorsque celui-ci la transcrit. Toute expres- sion qui répond à cette définition est bonne; toute expres- sion qui s'applique mal à la pensée telle que nous l'apercevons — sinon telle qu'elle est réellement — dans l'auteur, est mauvaise. C'est donc par un abus, d'ailleurs assez facile à comprendre, qu'on a transporté à l'expres- sion les mérites propres de la pensée. Nous savons main- tenant ce qu'il faut uniquement demander à la forme.
Mais s'il est vrai que la perfection de la forme con- siste à traduire exactement le fond, et que l'expression la plus belle est l'expression adéquate à la pensée, il convient maintenant de rechercher comment se produit cette affinité ou même cette identité.
Il ne saurait être question ici des procédés matériels propres à chaque art, d'autant plus que la connaissance de ces procédés, dans ce qu'ils ont d'exclusivement technique, est quelque chose de tout mécanique et de contraire à l'activité intelligente de l'art. La prédomi- nance du procédé machinal constitue même la diffé-
l'expression i83
rence entre le métier et l'art. Un potier qui fabrique sa grossière marchandise est un manœuvre ; un céramiste qui transforme, renouvelle ou crée des procédés en vue de rendre plus exactement ce qu'il sent, est un artiste. Nous ne nous occuperons donc du procédé qu'en tant que moyen de traduction de la pensée créatrice; et ainsi, laissant de coté tout ce qui est connaissance technique, nous nous attacherons uniquement aux opérations de l'esprit dans l'exécution définitive de l'œuvre d'art, dans l'aboutissement de la pensée à l'acte.
Nous remarquerons tout d'abord que les différents arts n'ont pas tous le même mode d'expression : les uns comme l'architecture, la musique et la poésie, n'expriment que le sentiment visé par l'auteur, sans préoccupation d'évoquer la représentation d'un objet déterminé; d'autres comme le drame, l'épopée, le roman, le lyrisme impersonnel, ou même comme la musique descriptive, expriment à la fois un sentiment et l'objet qui provoque ce sentiment, enfin la peinture et la sculp- ture n'expriment la pensée créatrice que par la repré- sentation directe delà nature. 11 y a donc, au point de vue de l'expression, trois grandes catégories à établir dans les beaux-arts : 1° ceux dans lesquels l'expression traduit immédiatement la pensée seule ; 2° ceux dans lesquels l'expression traduit immédiatement la pensée et l'objet de la pensée ; 3° ceux dans lesquels l'expression traduit la pensée par l'intermédiaire de l'objet de cette pensée. Il est clair qu'à ces trois catégories correspondent des moyens d'expression différents de la pensée créatrice.
(( L'âme divine ou l'âme humaine dans ses conditions
i84 l'objet du jugement esthétique
diverses, dans ses divers états de fortune, de dignité, de puissance, de joie ou de tristesse, de mouvement ou de repos, de vie ou de mort, voilà ce que l'architecture s'efïorce (qu'elle en ait ou non conscience) d'expri- mer sur le front de ses monuments » (1). Il nous semble difficile de ne pas souscrire à ce jugement, abstraction faite de sa formule un peu trop pom- peuse. Winckelmann, lui aussi, explique que l'archi- tecture, « n'ayant pu imiter rien de réel et se trouvant fondée sur les règles des proportions, est plus idéale que la peinture et la sculpture» (2). Et nous admettons volontiers que « la plus belle architecture est celle qui exprime le plus exactement la destination d'un édifice et qui trouve son harmonie dans la parfaite correspon- dance entre la fin et les moyens, entre le dedans et le dehors, entre l'idée et la forme » (3).
Il nous paraît en effet saugrenu, d'admettre, comme semble l'avoir fait Vitruve (4) et comme l'en loue vive- ment le peintre Le Brun, (5) « que l'ordre dorique imite les proportions de l'homme, l'ordre ionique celles de la femme, et l'ordre corinthien celles des jeunes filles ». Il y faudrait au moins quelques preuves. Nous consi- dérons aussi comme un simple exercice de rhétorique
(1) Ch. Levêque. Science du Beau. T. 11, ch. Il, p. 28 de la '2* éd.
(2) Winckelmann. Histoire de l'Art, livre IV, ch. I.
(3) Cherbuliez. L'art et la nature, p. 19.
(4) Vitruve. L. IV, ch. I.
(5) Conférence du 9 janvier 1672 à L'Académie Royale. Ms. des Archives des Beaux-Arts.
L^EXPRESSION l85
les assertions suivantes : « Tantôt ils (les architectes) imitent le sublime des hautes montagnes, iyistar mon- tium eductae Pyramides, dit Tacite... Tantôt ils imi- tent le firmament par des plafonds étoiles et les cavernes par des labyrinthes souterrains ; tantôt ils rappellent les plaines de la mer par de grandes lignes horizontales, les rochers à pic par des tours et les forêts de la nature par des forêts de colonnes» (1). En réalité aucun texte d'architecte n'autorise de pareilles hypothèses et rien dans l'histoire de cet art ne dénote un désir d'imiter les formes naturelles ; il a fallu des colonnes pour soutenir les voûtes ; libre aux poètes et aux critiques d'y voir des forêts, mais l'artiste n'y songeait guère ; tout au plus imitait-il ça et là ou faisait-il imiter par les sculpteurs, en guise d'ornements, les feuillages de la forêt.
Il n'y a donc pas d'art où l'expression doive moins à l'imitation ; elle est tout entière la traduction immé- diate d'un sentiment. Cette expression consistera donc avant tout dans un système de formes et de propor- tions, produisant sur notre œil et sur notre intelligence des sensations, des impressions, des sentiments recher- chés par l'artiste. Quel est ce système? nous demandera- t-on, et c'est là en effet la grande question. Mais nous ne nous chargeons pas de la résoudre; autant vaudrait expliquer le système de signes qui constitue une langue comme le français ou le chinois, ou même le système
I) Ch. Blanc. Grammaire des arts du dessin, p. 56.
i86 l'objet du jugement esthétique
particulier de chaque œuvre des écrivains habiles. Nous n'affirmons point que le problème soit complètement insoluble ; mais actuellement nous ne possédons pas les éléments nécessaires pour l'étudier ; quelles sont les conditions précises auxquelles certaines formes engen- dreront en nous les idées de majesté, d'élégance ou de mysticisme ? C'est ce que nul ne peut dire.
Et même, pour avoir voulu se servir de certains sys- tèmes de proportions, superficiellement établis d'après l'antique, et destinés à donner une impression de majesté, les architectes ont parfois édifié de véritables monstres ; il suffit de passer deux jours à Munich pour s'en rendre compte. L'art de l'architecte, c'est précisé- ment de trouver d'instinct les rapports de formes et de dimensions les plus propres à traduire des sentiments originaux, pénétrants, compréhensifs ; le jour où ces rapports seront scientifiquement établis, il n'y aura plus d'architectes, il y aura des ingénieurs, et l'art se sera fondu dans la science ; mais ce jour ne viendra peut-être pas.
Donc il y a une harmonie recherchée par l'architecte entre la pensée et la forme qui l'exprime. Mais en dehors de l'enseignement technique ou des conseils très généraux et plus propre à guider un débutant qu'à inspirer l'homme de génie, les règles particulières de cette harmonie ne sont pas définies et sont actuellement indéfinissables.
Il en est de même de la musique et de la poésie. Sans scruter, comme on l'a essayé si souvent, les origines probables de la musique, sans faire la part de
l'expression 187
ce qu'il peut y avoir en elle de représentatif, de conven- tionnel et de subjectif, il est incontestable qu'elle traduit, la plupart du temps, l'état d'âme du composi- teur, en dehors de toute imitation directe des objets. Il est bien rare que dans Mozart ou Beethoven on retrouve l'image sonore des réalités extérieures à la pensée du musicien, et il ne viendra à l'idée de personne de reconstituer en tableaux la Symphonie héroïque ou la Pastorale. Un grand artiste peut interpréter en peinture la Sonate au Clair de Lime ; mais pour cela il nous représente Beethoven lui-même au piano dans la douce clarté d'un rayon de lune, il ne peint pas le rêve extérieur de Beethoven ; car qui sait sur quoi portait ce rêve ?
La poésie est plus descriptive que la musique, parce que le poète, même dans le lyrisme personnel, traduit presque toujours une réalité extérieure à lui, ou se peint lui-même comme objet de représentation. Elle emprunte donc plus que la musique à l'imitation des êtres. Mais dans sa forme en quelque sorte subjective et instinctive, lorsqu'elle aspire à traduire une émotion, sans exprimer l'objet de cette émotion, lorsqu'elle se rapproche ainsi le plus possible de la musique, (1) la poésie consiste dans un rapport étroit et indéfinissable
(I) Cf. Les envolées lyriques de Hugo dans la « Prière pour tous » ou dans son (( Hymne ». — Cf. aussi, dans Lamartine, le désespoir de Jocelyn retrouvant à Paris Laurence déshonorée. — Cf. l'effort des symbolistes pour évoquer une impression par des combinaisons Je sons.
i88 l'objet du jugement esthétique
entre la pensée et la forme. Gomment se fait-il que tels sons, telles tournures de phrases, tel rythme général évoquent dans ceux qui sont sensibles à la poésie la même impression ? c'est ce que nous ne croyons guère facile d'expliquer, quoique le fait en lui- même ne soit pas douteux ; et c'est pour cela que toutes les poétiques, y compris l'Epitre d'Horace auxPisonsetle poème didactique de I3oileau, sont peu utiles. Une véri- table poétique devrait nous expliquer comnient un auteur arrivera sûrement à provoquer un effet donné sur son lecteur. Flaubert avait bien vu que « plus une idée est belle, plus la phrase est sonore (1), » et qu'il y avait ainsi entre le son lui-même et la pensée une harmonie que le véritable artiste doit réaliser. Mais le moyen d'enseigner aux autres ou même de se révéler logique- ment à soi-même le rapport où apparaîtra l'harmo- nie ? Et Flaubert avait eu raison de dire aussi que « chaque œuvre à faire a sa poétique en soi qu'il faut trouver » (2).
Horace et Boileau n'ont pas été plus utiles aux littérateurs que Virgile aux paysans romains. Ils n'ont indiqué aucune voie nouvelle, aucun moyen pratique de réaliser la beauté,' et ils ont dû proclamer en tête de leur œuvre que la poésie est un don du ciel. Alors à quoi bon leurs préceptes ? le moindre régent de collège
(1) Flaubert Correspoodance, 3' série, p. 116.
(2) Flaubert Correspondance, 2' série, p. 380.
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sera plus utile à un élève que les quatre chants appris par cœur de l'Art Poétique, où Boileau répète sans cesse : Soyez précis, soyez nobles, soyez raisonnables, mais où il déclare que la précision, la noblesse, la raison, vériioblemeni poétiques, descendent tout droit d'Apollon et des neuf Sœurs. L'œuvre de Boileau n'a pas été inutile au point de vue de la formation du goût public ; mais les poètes en tant que poètes, n'en ont tiré aucun profit. La poésie, comme la musique, comme l'architecture, est l'expression directe et immédiate de nos états d'âme ; il est probable, étant donné le déterminisme général des choses, qu'à chaque pensée correspond une forme adéquate, distincte de toutes les autres ; mais le problème de cette harmonie et des conditions qu'elle réalise est actuellement insoluble, et le jour où la solution en serait trouvée, il semble évident que la différence entre la science et l'art cesserait d'exister. On exprimerait par une forme parfaite l'expression de tel sentiment particulier dans un cas déterminé, absolument comme on prédit d'une façon infaillible les éclipses de soleil ou l'heure du lever de la lune.
Il est donc impossible d'expliquer comment l'expres- sion devient adéquate à la pensée créatrice dans l'architeclure, la musique en général, et la poésie purement personnelle, parce que nous ne savons pas comment telles lignes ou tels sons excitent en nous telle
igo L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
OU telle impression. Nous devons donc nous borner à constater que telle forme ne correspond pas à telle pensée sans préciser dans le menu détail pourquoi ni comment.
En sera-t-il de même pour la littérature descriptive épopée, drame, roman, lyrisme impersonnel, etc. ou pour la musique qui s'efforce d'imiter la réalité par de véritables images sonores ? Oui, sans doute, dans la mesure où la pensée s'exprimera immédiatement par j les mots ou les notes. Il est bien certain que l'harmonie nécessaire entre l'état d'âme de Beethoven composant la Sijmjjhonie Héroïque Q,i la Symphonie Héroïque elle- même ne sera ni plus ni moins difficile à expliquer que l'harmonie nécessaire entre l'état d'âme de l'auteur du Rouet d'OmpJiale et le Rouet cVOmphale considéré comme expression directe de cet état d'âme. Mais dans ce dernier .cas s'introduit un élément nouveau, à savoir l'imitation de la réalité ; c'est cet élément qu'il s'agit ' maintenant d'étudier.
Ce serait une grossière erreur de croire que cette imitation doive être complète et produire l'illusion. S'il y avait illusion, nous cesserions de considérer l'objet comme une œuvre d'art, et nous ne nous placerions plus au point de vue nécessaire pour en bien juger ; car nous ne considérerions plus que le beau ou le laid naturel là où nous devrions considérer le beau ou le laid artistique.
Imaginons que toute la symphonie du Rouet cCOm- phale consiste dans l'imitation aussi exacte que possible du bruit du rouet, l'auteur aura échangé une
L EXPRESSION IQI
pensée créatrice large et féconde contre une imita- tion étroite et stérile ; qu'a-t-il fait au contraire ? Il a subordonné l'imitation à la pensée créatrice, et n'a traduit les objets que dans la mesure où la complète expression de cette pensée l'exigeait. Ce spectacle lamentable d'Hercule filant aux pieds de sa maîtresse, nous l'apercevons mieux par ce bruit du rouet dominant la mélodie voluptueuse.
Il n'y a pas de genre littéraire qui recoure plus volontiers à l'imitation que le genre dramatique, puis- qu'il est par définition « l'imitation d'une action » (1). Mais, dans toutes les écoles, y compris l'école natura- liste, l'imitation choisit ; elle choisit non seulement le sujet, mais les divers moments de l'action, elle retran- che presque inconciemment tout ce qui ne répond pas à l'expression de la pensée créatrice. Il est abso- lument certain que dans la réalité, les personnages d'un drame s'occuperaient de mille autres choses — y compris les besoins de boire, de manger, de dormir, de parler pour ne rien dire, etc. — que de celles dont ils s'occupent dans une pièce. Dès lors l'imitation ne vise à l'exactitude précise que sur certains points, i
Quels sont ces points ? Evidemment ceux qui répon- dent à la pensée créatrice, à la conception de l'auteur, et c'est ce qui a fait dire à Taine ; « Rendre dominateur
(I) Aristote. Poéliqne, I, 2,
192 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
un caractère notable, voilà le but de l'œuvre d'art» (1). En réalité, cette prétendue nécessité du caractère dominateur n'a rien à voir avec l'expression artistique ; elle rentre dans la pensée créatrice. C'est cette pensée qui, opérant sur les différents caractères d'un individu, choisit le caractère notable auquel elle subordonne tous les autres de façon à le rendre dominateur. L'ex- pression consistera à rendre aussi exactement que possible, par une imitation scrupuleuse de la réalité ainsi déformée, la pensée créatrice. Dans le Britannicus de Racine, Néron ne ressemble pas au personnage décrit par Tacite ; Racine, inconsciemment ou non, par la tournure naturelle de son génie ou par l'effort Taisonné de son intelligence, a élagué, effacé, atténué ou au contraire accusé certains traits ; le mérite de l'expression a consisté, non pas à élaguer ou à exagérer, mais à imiter fidèlement le personnage créé ainsi à nouveau par Racine. On peut donc dire que l'expression, dans la littérature et dans la musique descriptives, sera parfaite quand elle imitera exactement la conception de l'auteur. Et comme cette conception de l'auteur, une fois qu'elle nous est communiquée, devient une sorte d'objet, analogue aux objets que nous percevons dans la nature, on peut dire que l'expression parfaite est celle qui imite exactement la nature, telle que l'a vue et qu'a voulu nous la faire voir l'auteur.
(1) Taine. De l'Idéal dans l'Art, p. 2.
l'expression 193
Celui-ci, nous l'avons dit, a le droit de choisir n'importe quel sujet, à condition que sa pensée soit individuelle, pénétrante et compréhensive, mais à condition aussi que l'objet ainsi formé par sa pensée soit rendu exactement et la fasse mieux comprendre. Quand sera-t-il rendu exactement ? Lorsque nous saisirons, d'une part un rapport logique entre la pensée générale et les diverses manifestations de cette pensée, d'autre part une imitation, une reproduction fidèle de la réalité, prise pour objet de la pensée, dans la mesure où cette pensée a embrassé ou même déformé cette réalité. Il y a donc, au fond de tout cela, la nécessité d'imiter la nature, à moins que l'auteur ne se soit proposé de la réinventer, et alors cette réin- vention aura produit chez lui une image qu'il a le devoir de nous rendre fidèlement. Dès qu'il ne nous fait pas apercevoir ce parti-pris de déformation, nous devons exiger de lui non pas l'imitation de tout l'objet, mais l'imitation exacte de l'objet dans la mesure où il se l'est représenté, l'exactitude de l'imitatiou n'étant plus autre chose que l'expression de la vie.
Marivaux, comme pensée créatrice, est inférieur à Molière, mais cette passion sincère, profonde même, des personnages malgré son apparence un peu légère et superficielle, cette déformation de la souffrance morale par la nécessité de paraître à son avantage ne pouvait être exprimée avec plus d'exactitude qu'elle ne l'est dans l'auteur du Jeu de l'amour et du hasard, et par là, Marivaux nous donne l'impression de la vie et se classejparmi les plus grands écrivains fran-
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1^4 l'objet du jugement esthétique
çais. Voltaire, dans Candide, ne vise pas à l'imitation de la nature vraie ; mais il crée un personnage auquel il donne les allures générales d'un jeune homme con- fiant et étonné ; il le voit, l'écoute, le suit dans son pro- pre esprit; et c'est l'exactitude du rendu de cette vision et de cette création logique qui fait le mérite de l'ex- pression dans le petit roman si connu et si justement vanté.
Donc l'expression, dans la littérature et parfois dans la musique, ne sera adéquate à la pensée que si l'imitation de l'objet de la pensée est exacte et vivante .
Enfin la peinture et la sculpture traduisent la pensée créatrice d'une façon absolument opposée à l'architec- ture et à la musique, c'est-à-dire par l'intermédiaire nécessaire de l'imitation de la nature. Il s'ensuit que l'expression ne devient adéquate à l'idée que dans des conditions d'un tout autre ordre.
La pensée ne se manifestant que par la reproduction de son objet, il est de toute nécessité que cet objet soit rendu de la façon exacte dont il a été vu par l'artiste, et dont celui-ci a désiré nous le montrer. Mais d'un autre côté, l'artiste n'a pu le voir que tel qu'il est, sinon dans son ensemble, du moins dans quelques détails sur les- quels il s'est particulièrement arrêté, et qui, pour lui, constituent sa physionomie. Si la vision de l'artiste n'est pas conforme à celle du public auquel il s'adresse, le
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langage spécial aux lignes et à la couleur cesse d'être compréhensible.
Imaginons qu'un artiste symboliste nous peigne des êtres absolument différents de ceux que nous con- naissons . nous n'avons plus de point de comparaison pour juger cette imitation de la nature sur laquelle repose l'expression en peinture et en sculpture ; nous restons indifférents ou hostiles devant une telle œuvre. Si un artiste nous représente des chevaux verts d'eau avec des pattes semblables à des arcs-en-ciel, il est pro- bable, il est même certain qu'il a obéi à une pensée initiale ; mais la valeur de l'expression nous échappe, parce que l'imitation ne représente aucun objet réel auquel nous puissions la comparer. Il est donc néces- saire que l'art imite les formes et les couleurs natu- relles ; c'est un point sur lequel d'ailleurs tout le monde est à peu près d'accord, aussi bien au xvnf siècle qu'au XIX' siècle, chez les purs classiques aussi bien que chez David ou Delacroix, que chez Courbet ou Puvis de Chavannes. On n'y connaît guère d'autres exceptions que certains peintres symbolistes, dont les efforts sont sans doute respectables, s'ils sont sincères, mais dont les œuvres restent inaccessibles à l'esprit le moins prévenu.
Mais lorsque nous parlons d'imitation de la nature, il ne s'agit pas de la copie puérile que le public imagine quelquefois. S'il en était ainsi, on n'aurait jamais le droit d'admirer un portrait sans en connaître l'original, ni un effet de lumière sans avoir pu le contempler de ses yeux dans la réalité. L'imitation que nous exigeons
196 l'objet du jugement esthétique
est à la fois très fidèle et très personnelle : lidèle en ce qu'elle rend exactement un aspect de la nature, person- nelle en ce qu'elle est dirigée inconsciemment par une conception initiale. Il en résulte qu'elle s'attache à ce que l'artiste trouve de plus intéressant, c'est-à-dire à quelque chose de subjectif, tout en se conformant à la réalité objective. Il en résulte aussi que parfois le sub- jectif déforme l'objectif ; mais lorsque cet objectif devient contraire au possible, l'œuvre est fatalement mauvaise, soit que la pensée ait frisé la folie, soit que l'expression ait fait fausse route. Donc l'expression est parfaite lorsqu'elle traduit pleinement la pensée de l'ar- tiste en étant une imitation aussi fidèle que possible de la nature. Mais il faut que cette imitation lidèle soit conforme à la conception première. La vie de l'œuvre d'art ne se réalise qu'à ce prix, et mieux vaut une exé- cution fantaisiste et expressive de la pensée, qu'une plate copie. « Un bras parfois trop court de Rembrandt, écrit le peintre Alfred Stevens, est toujours vivant ; un bras d'un fort en thème, exécuté dans des proportions exactes, reste inerte» (1). Est-ce à dire que ce bras trop court soit une beauté de plus dans l'œuvre? Non; mais il ne la gâte pas irrémédiablement, et n'affaiblit que fort peu le sentiment de la vie.
Les grands peintres d'ailleurs ne se sont jamais assujettis qu'à une imitation intelligente et limitée de
(1) A. Stevens. Impressions sur la peinture, p. 82.
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l'objet propre de la pensée créatrice : de là cette force de vie et cependant cette étrangeté de Rembrandt ou de Léonard ; de là l'efïort de l'artiste pour faire compren- dre par certains traits, plus saillants dans ses tableaux que dans la nature, le sens de son œuvre. « Ils croient, disait La Tour, que je ne saisis que les traits de leur visage ; mais je descends au fond d'eux-mêmes, et je les remporte tout entiers ». (1) C'est en effet ce que se proposent le peintre et le sculpteur : traduire la com- préhension de leur pensée par les traits les plus signi- ficatifs qu'ils puissent emprunter à la nature. Comment exprimer tout ce qu'il y a souvent de pensée subjective et de vérité objective dans un des bizarres croquis de Rembrandt ? Comment expliquer, sinon par cette imitation spontanée de la nature en vue d'une concep- tion donnée, le charme tout particulier des esquisses, charme qui disparait presque toujours dans l'œuvre définitive préférable cependant à l'esquisse, mais grâce à des qualités tout autres ? « L'esquisse dit Diderot, c'est l'âme du peintre qui se répand librement sur la toile )) (2), c'est aussi le trait emprunté directement à la nature et exprimant la vie vraie, sans aucun de ces truquages d'école nécessaires à l'achèvement complet du tableau.
(1) Mot de La Tour rapporté par de Concourt. L'art au xviii* siècle : La Tour.
(2) Diderot. Salon de 1745 : Greuze. — Cf. Jules Breton. Un peintre paysan, p. 212 II van»e à propos des ébauches et des esquisses « lear incomparable attrait dû aux réticences de l'inspiration qui a hâte d'exprimer tortement et vivement l'essentiel d'un sentiment et d'une pensée qui glisse sur le reste ».
igS l'objet du jugement esthétique
Donc si l'imitation de la nature doit être exacte étant donné que l'artiste s'est appliqué à rendre cette nature, elle comporte au contraire une assez grande liberté dès que l'artiste exprime sa pensée propre par le moyen de la nature. Il suffit dans ce dernier cas que la vérité possible soit respectée et que la pensée se comprenne pleinement. Claude le Lorrain n'imite pas aussi scrupuleusement la nature que tel impressionniste moderne. Il arrange certainement le décor de ses tableaux. Mais sa lumière est celle qui, à certaines heures, nous séduit dans la nature ; toute la force et tout le charme de son émotion sont dans cette lumière ; nous ne lui en demandons pas davantage, et nous nous soucions peu qu'il décompose ou non les nuances qu'un œil exercé saisira dans l'eau. — Pu vis de Chavannes est frappé par la beauté d'un paysage qu'il aperçoit en wagon entre Paris et Amiens ; il en fait le fond de son « Ludus pro Patria ». Mais il se garde bien de gâter sa première impression par une étude d'après nature. « La vision du paysage, dit-il, avait été pour moi si intense, qu'il me semblait qu'une observation sur place en eût affaibli la sensation, et m'aurait exposé à n'en retrouver plus tard, dans ma mémoire, qu'une image réduite, confuse et sans vie » (1). Le paysage en question est l'expression d'un état d'âme, dans laquelle l'imitation est ramenée en quelque sorte à son minimum, sans que pourtant l'expression soit défectueuse : car la vérité et
(1) Marias Vachoû. Puvis de Chavannes, p. 94.
L EXPRESSION I99
la vie s'y retrouvent non dans la fidélité photographique, mais dans la justesse des grandes lignes et dans l'exac- titude des quelques détails, où se résume l'impression du peintre.
S'il est certain que l'artiste doit imiter fidèlement la nature, il est certain aussi qu'il ne doit l'imiter que dans la mesure où cette imitation est un moyen d'expression de la pensée. L'imitation doit être totale, quand^ par principe, l'artiste traduit la vie universelle, belle partout et toujours ; elle doit être limitée à certains objets, ou même à certains détails des objets quand des hommes comme Rembrandt ou Puvis de Chavannes ne conçoivent leur œuvre qu'en raison de certains effets de lumière ou de lignes. Mais si restreinte qu'on fasse la part de l'imitation, il faut que cette imitation soit scrupuleuse, sans quoi la peinture ou la sculpture deviennent des énigmes. Ce principe néces- saire une fois admis, chacun peut imiter ce qu'il veut dans son modèle — tout ou partie, — et n'a plus qu'un devoir : ramener l'imitation aux exigences de la conception, au lieu de confondre ce qu'il y a de signi- ficatif dans les choses que l'on veut peindre avec l'accessoire et l'inutile.
On voit maintenant comment la nécessité de se borner à la traduction exacte d'une pensée créatrice, forte ou médiocre, amène l'expression à être tantôt une simple figuration, mi-instinctive, mi-conventionnelle de
200 l'objet du jugement esthétique
la pensée, comme dans l'architecture, la musique et la poésie, tantôt une imitation de la réalité par les procédés musicaux ou littéraires, tantôt enfin une reproduction fidèle (au moins dans les traits essentiels) de l'objet de la pensée, comme dans la peinture et dans la sculpture. Mais partout et toujours cette expression reste soumise à cette loi : rendre la pensée dans toute sa valeur et ne rendre qu'elle, sans cependant avoir les mêmes mérites que nous avons reconnus en elle. Et ainsi l'expression a une valeur indépendante de la valeur de la pensée.
Est-ce à dire qu'en général un grand artiste soit grand par la pensée et médiocre par l'expression, ou inversement ? Non. Presque toujours à une pensée puissante correspond une expression digne d'elle et à une pensée faible une expression médiocre ; car il faut un don aussi heureux de l'esprit pour exprimer pleinement sa pensée que pour bien penser ; et quiconque est intellectuellement faible risque fort de pécher aussi bien par le fond que par la forme. Mais après cette importante réserve, nous pouvons résumer la valeur de l'œuvre d'art en disant qu'elle embrasse deux choses distinctes : la pensée créatrice et l'expression ; que la pensée créatrice est parfaite quand elle se distingue essentiellement de toute autre, quand elle pénètre pleinement son objet et quand cet objet est le plus vaste possible ; que l'expression n'a d'autre mérite que de traduire la pensée, toute la pensée, rien que la pensée, par les moyens propres à chaque art, et enfin qu'une œuvre est parfaite dans la mesure où la pensée
L EXPRESSION 20I
créatrice et l'expression sont l'une et l'autre arrivées à la perfection, et donnent, par leur complète adaptation, ce sentiment de la vie à la fois une et infinie, ce sentiment de la totale harmonie, sans lequel il ne saurait y avoir de beauté, et dont la manifestation est le but de toute œuvre d'art. Le prix de l'art vient donc de la pensée, soit qu'elle conçoive les choses, soit qu'elle les exprime, et ainsi c'est à l'appréciation de la pensée seule qu'il nous faudra maintenant réduire les lois plus ou moins précises de la critique d'art.
DEUXIEME PARTIE
Les Lois de la Critique d'Art
CHAPITRE I
PEUT-ON ÉTABLIR LES LOIS DE LA CRITIQUE d'aRT
EN DEHORS
DE TOUTES CONSIDÉRATiONS TECHNIQUES ?
Comment est née Vopinion que les hommes du métier sont les meilleurs juges des œuvres d'art. — Nécessité de dis- cuter cette opinion par les faits plutôt que par les consi- dérations abstraites.
Le sens critique dans les conférences de l Académie Royale. — La question du coloris. — La question de la vérité historique. — Absence de considérations techni- ques. — Médiocrité de cette critique faite par des artistes.
Le sens critique dans Diderot. — Sa méthode. — La ques- tion du coloris. — La question de l'imitation de la nature. — Profondeur et justesse de ses vues.
Le sens critique et la technique réunis : Fromentin. — Peu d'importance de la technique chez Fromentin. — Ce qu'est la critique d'art.
206 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Estime des peintres pour les critiques consciencieux. — Où sont les jugements les plus sérieux. — Avis des peintres eux-mêmes dans la question. — Un chapitre de Léonard de Vinci. — Conclusion.
Le principe de la critique d'art ayant été établi dans la première partie de cet ouvrage, nous n'avons plus, semble-t-il, qu'à en déduire les lois qui la régissent. Mais une question préjudicielle se pose : avons-nous le droit, nous, profanes, de juger des œuvres d'art dont nous ne connaissons pas la technique ? Un musicien sait pour- quoi telle sonate est belle ou médiocre : il se rend compte que telles lois de l'harmonie ont été appliquées ou négligées, ou que l'auteur s'est montré timide ou hardi, et qu'il a déployé ou épargné l'effort de sa science et de son ingéniosité. Mais le simple ama- teur éprouve du plaisir ou de l'ennui sans pou- voir en déterminer la cause avec précision ; dès Ion comment ose-t-il s'établir juge de cette sonate ? Et d( même on peut prétendre que seuls les poètes jugeron sainement de lapoésiedontils connaissent les lois et le difficultés techniques, que seuls les architectes, sachan raisonner sur les proportions et les caractéristiques de divers ordres, pourront donner un avis autorisé sur u: monument, enfin que seuls les peintres et les sculpteurs ayant la pratique de la brosse ou de l'ébauchoir, seroD en droit de se prononcer sur un tableau ou une statut Nous savons tous les arguments qu'on peut fait valoir et qu'on a souvent fait valoir contre cette théorie
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 20^
les artistes ne recherchent pas seulement les suffrages de leurs pairs, mais aussi ceux de la masse ; les plus raffinés d'entre eux, les plus dédaigneux de l'opinion publique ont terriblement souffert de l'isolement où la foule les a laissés ; (1) les artistes les plus parfaits et reconnus comme tels par les gens du métier se sont toujours adressés à la multitude capable de comprendre la poésie, la plastique, l'architecture, plutôt qu'au petit nombre des poètes, des peintres, des sculpteurs ou des architectes : on n'imagine pas les poètes grecs ou même les poètes romains du siècle d'Auguste écrivant pour un cénacle de poètes. Ces arguments ont une indéniable valeur; cependant ils ne suffisent plus aujourd'hui à convaincre quelques esprits sérieux.
Peu à peu l'opinion s'est répandue que le critique doit avoir pratiqué lui-même les arts dont il prétend s'occuper. Nous ne la trouvons exprimée presque nulle part au xvii^ et au xyiu' siècles, où le grand souci des artistes est de plaire aux « honnêtes gens » ; bien plus, on aurait considéré comme une affectation et un pédan- tisme insupportables l'étalage de connaissances ou de considérations techniques dans les jugements esthé-
(1) Les témoignages d'Edmond de Goncourt, d'Alph. Daudel, de M. Zola, attribuent la mort de Jules de Goncourt à l'amertume de ses insuccès litté- raires ; et pourtant il se piquait de ne pas écrire pour le commun. Manet, lui aussi, souflrit d'être un incompris ; mais, peut-être, a-t il toujours visé à la conquête du public, contrairement au dédain des de Goncourt pour la masse. En revanche le hautain Baudelaire, dans ses Salons de 1845 et 1846, déclare sérieusement qu'il écrit pour n les Bourgeois ».
2o8 LES LOIS DE LA CRITIQUE
tiques. Molière s'est nettement expliqué sur ce point dans la Critique de l'Ecole des Femmes ; et il semble bien que l'opinion publique, en même temps que celle des écrivains, lui ait donné raison. A l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture, ce sont souvent les ama- teurs qui se font le mieux écouter, et l'on sait le rôle prépondérant qu'y joua le comte de Caylus. Mais à partir des premières années du xix^ siècle, les artistes se déclarent « las d'être régentés par des amateurs ignorants ou des écrivains incompétents : architectes, peintres, sculpteurs, graveurs à l'envi s'escrimèrent de la plume sur la théorie, l'histoire et la critique d'art. Mis en goût, ils ne tardèrent pas à en réclamer la critique exclusive, pour la raison qu'une bonne doctrine ne peut être que le fruit d'une longue pratique dans l'art dont il s'agit de parler, et que la métaphysique n'apprend ni à faire des statues, ni à savoir comment d'autres les ont faites » (1). C'est en partant de ce principe que Théodore de Banville déclare au poète : « Tu n'as pas d'autres juges que les bons ouvriers et les maîtres de ton art, et tout encouragement qui ne vient pas d'eux est un piège » (2).
Depuis cette époque, les critiques d'art eux-mêmes, ou tout au moins les historiens de l'art ont souvent tenu un langage analogue. Ils ont donné à entendre que la critique faite par des amateurs, quelque éclairés qu'on i
(1) Benoit. L'Art Français sous la Révolution et l'Empire, p. 253.
(2) Th. de Banville. Petit traité de Poésie française, p. 261.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 209
les suppose, est toujours une critique de littérateur où le souci de décrire et de pérorer l'emporte sur la dis- cussion vraiment sérieuse ; c'est à Diderot surtout qu'ils s'en sont pris, comme au plus brillant représentant de ce genre (1) ; et ils ont réclamé dans la critique d'art des observations d'artistes. Sans doute ils n'ont pas demandé pour les artistes le monopole de la critique, d'autant que quelques-uns se fussent mis en singulière contra- diction avec eux-mêmes. Mais ils ont donné au public l'impression que les artistes étaient plus aptes que les amateurs à la critique des œuvres d'art, et l'idée n'a pas tardé à faire son chemin. On peut dire que son cham- pion le plus convaincu a été M. Ferdinand Brunetière, qui dans un article sur les conférences de l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture accusa Diderot d'avoir « jeté la critique d'art dans une voie fausse, tandis que cent ans avant lui les Conférences de l'Académie Royale l'avaient dirigée dans la bonne, dans la vraie, dans la seule », et qui se félicite même des préjugés que contiennent ces conférences, parce que du moins « ce sont encore des préjugés d'art ! » (2) Ainsi la critique d'un artiste, même fausse, aura une valeur que n'aura
(1) Cf. en particulier ; Larroumet. Etudes de littérature et d'art, 4* série p. 130 — S. Rocheblave. Le comte de Cayius, p. 180. — Véron : Esthéti- que, p. 338.
(2) Revue des deux Mondes, 1'' juillet 1883. « Leurs raisons (aux artistes) valent ce qu'elles valent. Elles sont bonnes ou elles sont mauvaises ; mais ce sont des raisons d'artistes ; et si quelqnefois, comme à tout le monde, il leur arrive de prendre leurs préjugés pour des raisons, ce soil encore des préjugés d'art ». Cf. aussi un article du 15 mai 1880 sur le même sujet.
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2IO LES LOIS DE LA CRITIQUE
pas celle d'un amateur, même juste. Quelle valeur ? Celle d'être la critique d'un artiste, et non d'un ama- teur.
Si cette façon de voir est exacte, nous n'avons pas à nous préoccuper plus longtemps de rechercher les lois de la critique d'art : ce sera l'affaire des artistes, non la nôtre. Si elle est inexacte, les preuves qu'on a données jusqu'ici sont insuffisantes, puisqu'elle se fait jour mal- gré elles, et nous devons par conséquent étudier les assertions de M. Brunetière, rechercher ce que vaut la critique des Conférences de l'Académie Royale de Pein- ture et de Sculpture, montrer jusqu'à quel point celle de Diderot lui est inférieure ou supérieure, mettre en lumière les qualités de la critique d'art faite par les artistes, afin d'examiner si ces qualités sont inaccessi- bles aux amateurs, et enfin recourir au témoignage des artistes eux-mêmes pour savoir s'ils ne reconnaissent que leurs confrères comme juges autorisés de leurs ouvrages.
Depuis 1667 jusqu'à la mort de Colbert, l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture consacra la séance du premier samedi de chaque mois « à l'exercice de la conférence » (1). Un des professeurs, ou même un
(1) Cf. Procès verbaux de l'Académie, publiés par M. de Monlaiglon. Les Conférences auxquels Colbert altachail une 1res grande importance (cl. procès- verbal de la séance du 31 août 1669), ne disparurent pas avec lui, mais on tricha un peu avec le règlement en reprenant d'anciennes conférences, en lisant des traités de peinture, et en se déchargeant souvent de ces divers tra- vaux sur le Secrétaire de l'Académie.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 211
simple membre de l'Académie était chargé « d'expli- quer un des meilleurs tableaux du cabinet du roi », ainsi que Golbert l'avait prescrit en janvier et en avril 1667 ; plus rarement il entretenait à la fois ses collègues et les étudiants « des sciences et raisonnement des arts de peinture et de sculpture » conformément à l'article IX des statuts de l'Académie interprétés par une délibéra- tion du 3 mai 1653, qui ne fut mise en vigueur que quatre ans plus tard. La critique d'art entrait donc à l'Académie sous ses deux formes principales : critique théorique, avec les discussions générales sur la peinture et la sculpture, critique appliquée avec l'explication « des beautés des tableaux du cabinet du roi » (1). Si vraiment « les ouvertures de conférences » faites par des hommes comme Charles Le Brun, Philippe de Cham- paigne, Sébastien Bourdon, ont des mérites qu'on ne retrouve pas chez les plus célèbres critiques d'art, nous aurons d'autant moins de peine à nous en rendre compte que les règlements ont pris soin d'imposer aux artistes des sujets ne prêtant à aucune équivoque, et rappelant les efforts de Diderot pour apprécier avec équité les tableaux du Salon ou déterminer les principes essentiels de la peinture et de la sculpture.
Deux sujets ont été particulièrement discutés dans les conférences de l'Académie : l'importance de la couleur comparée à celle du dessin, et la nécessité pour le peintre de se conformer à la vérité historique. Voyons
(1) Procès-verbal du 9 avril 1667.
212 LES LOIS DE LA CRITIQUE
donc comment ont été traitées ces questions capitales par des hommes du métier, et en quoi consiste la valeur de leurs observations d'artistes.
Le 12 juin 1(371 (1), Philippe de Ghampaigne, tout en louant la beauté des coloris dans la Sainte Famille de Titien, engageait les étudiants à s'appliquer avant tout à la correction du dessin, comme « au principal et au solide de la peinture », et il concluait que « quicon- que s'attache à cette qualité acquiert toujours en prati- quant une assez belle méthode de peindre, sans qu'il soit nécessaire de s'enlêter de cette partie seule ». Il y avait dans ces derniers mots quelque acrimonie contre le parti des coloristes ; et bien que Philippe de Gham- paigne eût témoigné de son admiration pour « le char- mant pinceau du Titien ï, Blanchard, encore tout jeune et enthousiaste de l'école Vénitienne, résolut de prendre la défense de la couleur.
Donc, le 4 novembre suivant, il répondit au discours de M. de Ghampaigne l'oncle. Mais on se serait plutôt cru à la Sorbonne qu'à l'Académie. Point de considéra- tions sur la touche, l'empâtement, la lumière, mais des déductions et des arguties dignes d'un scolastique. Pour savoir si la couleur est supérieure au dessin (qu'il déclare d'ailleurs nécessaire), il remonte aux défini- tions, et veut connaître « non seulement ce que nous
(1) Les conférences que nous citons existent en manuscrit aux archives de l'Ecole des Beaux-Arts. Le catalogue des conférences manuscrites a été dressé et imprimé par les soins de M. Miintz en 1877.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'aRT 2i3
appelons couleur, mais encore ce que c'est que pein- ture ». Et il découvre que la peinture est « un art qui, par le moyen de la forme et des couleurs, imite sur une superficie plate tous les objets qui tombent sous le sens de la vue ».
Blanchard pose cette définition comme une vérité incontestable, et ne s'inquiète pas un instant de recher- cher si elle est, par hasard, imcomplète ou inexacte. Il s'empresse d'en conclure que « la fin du peintre,... c'est de tromper les yeux et d'imiter la nature ; mais, remar- que-t-il, il faut ajouter que cela se fait parle moyen des couleurs, et il n'y a que cette seule différence qui rende la fin de la peinture particulière et qui la distingue d'avec celle des autres arts >.
Or, nous connaissons la nature d'un objet par sa fin propre ; c'est la théorie aristotélicienne de l'otzeîov î/iyov ; si la fin de la peinture est d'imiter les choses au moyen de la couleur, la peinture est donc l'art de la couleur, et il faut admettre que « celui-là est un plus savant peintre, lequel possède mieux cette partie de la pein- ture que nous appelons couleur, et la sait mieux mettre en usage », de même que « l'homme n'étant homme que par la raison..., on peut fort bien dire que celui-là est plus homme, qui se sert le mieux de sa raison ».
Si vous joignez à cela que la couleur a mérité les louanges de l'antiquité à une époque c où le dessin était au-dessus de l'état où il se trouve aujourd'hui, et où la couleur l'aurait cédé à celle de notre temps», n'est-il pas évident qu'il faut être aveugle ou de mauvaise foi
2l4 LES LOIS DE LA CRITIQUE
pour ne pas admettre la supériorité de la couleur sur le dessin ? Voilà certes une application inattendue des théories d'Aristote et de l'argumentation sco- lastique.
Mais la dialectique de Blanchard n'eiïraie pas M. de Ghampaigne le neveu, et cet autre peintre défendra scolastiquementjlui aussi, la prééminence du dessin. Il aura recours à la distinction entre la substance et l'accident ; toutefois, il est moins clair que son adver- saire, et on ne peut que le regretter, d Dans l'article 26 (du discours de Blanchard), il est dit que les tableaux d'un médiocre dessin, colorés dans la perfection, feront plus d'effet et tromperont davantage que ceux qui auraient des couleurs médiocres, quoique dessinés dans la dernière justesse. La raison qu'il en donne est parce que la couleur, dans sa perfection, représente toujours la vérité ; il y a à dire à cela que la couleiir n'est qu'un accident tout pur, et que la forme est la vérité — de quoi il n'y a aucun lieu de douter ». Est-ce donc là la véritable critique d'art? Il est permis de le contester.
Remarquez que Jean-Baptiste de Ghampaigne ne relève pas la définition de la peinture, réduite au trompe-l'œil par Blanchard. Il admet, lui aussi, que « la tin du peintre est d'imiter la nature et de tromper les yeux » ; mais il conteste que cette imitation soit réalisée par le moyen des couleurs ; car « puisque la peinture ne peut former aucune figure sans le dessin, ainsi ce n'est pas la couleur qui fait la lin du peintre ». D'ailleurs, on n'a qu'à consulter les étymologistes (et ici nous avouons ne pas comprendre très bien la force
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'aRT 2i5
du raisonnement) : « le mot de peintre tire son origine de dépeindre, qui est de faire la ressemblance de ce qu'on propose ; cette qualité ne s'attache nullement à la matière, puisqu'on peint en prose ; n'appelle-t-on pas la poésie une peinture parlante » ? Et voilà pourquoi le dessin l'emporte sur la couleur. Mais le syllogisme n'est pas en forme ; Blanchard était plus convaincant.
Pour clore un pareil débat, il ne fallait rien moins que l'autorité de Le Brun, autorité incontestée à l'Académie, et même en dehors, autorité qui procédait un peu de celle de Colbert, et qui s'étendait à la doc- trine aussi bien qu'à l'administration. Aussi, le 9 jan- vier 1672, Le Brun lut un discours intitulé : « Senti- ments sur le discours du mérite de la couleur, par M. Blanchard ». Il joue là un rôle d'arbitre, et sa déci- sion est celle de l'Académie.
Voici, avec ses alinéas très nets, le début du dis- cours :
« Pour bien parler du mérite de quelque chose, il faut savoir en quoi il consiste.
« Or le véritable mérite est celui qui se soutient de lui-même et qui n'emprunte rien d'autrui.
« De sorte que pour connaître le mérite du dessin et celui de la couleur, et pour en faire la différence, il faut considérer laquelle de ces deux choses subsiste davan- tage par elle-même, et est plus indépendante de toutes les autres... »
Puis, au lieu de laisser de côté ces raisonnements abstraits et déconcertants chez un artiste, il s'y enfonce, et établit aussitôt undistinguo entre deux sortes
2l6 LES LOIS DE LA CRITIQUE
de dessin, « l'un qui est intellectuel ou théorique, et l'autre pratique ». Il part de là pour établir tant bien que mal que « le dessin imite toutes les choses réelles, au lieu que la couleur ne représente que ce qui est acci- dentel )), et que « la couleur dépend du dessin, parce qu'il lui est impossible de représenter ni figurer quoi que soit, si ce n'est par l'ordonnance du dessin ». Et il conclut sèchement que « c'est le dessin qui fait le mérite de la peinture et non pas la couleur ».
Si les auteurs de ces discours, au lieu d'être des pein- tres, eussent été des métaphysiciens ou des pédants, on se demande ce qu'ils auraient pu dire de plus abstrus et de moins technique. Qu'y a-t-il là qui révèle un tempé- rament d'artiste? et commentsoutenir que cette critique des Ghampaigne, de Blanchard, de Le Brun, est « la bonne, la vraie, la seule? »
Qu'on ne croie pas que le débat sur le dessin et la couleur ait eu le privilège exclusif de faire parler les peintres comme des barbares égarés dans les beaux- arts. La question de la couleur locale, comme on l'ap- pelle aujourd'hui, ne fut ni traitée, ni résolue d'une façon plus digne de la peinture. Là encore des considé- rations étrangères à l'art furent introduites dans la dis- cussion par les artistes eux-mêmes et dictèrent la déci- sion de l'Académie (1).
Le 7 janvier 1668, M. de Ghampaigne (le neveu,
(l) Cf. sur la discussion académique que nous rapportons ici M. Lemon- nier, l'Art français au temps de Richelieu et de Mazarin, p. 352.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 21^
selon une note inscrite sur le cahier contenant la confé- rence, l'oncle, selon Guillet de Saint-Georges), déclara à propos de la toile de Poussin représentant Eliézer et Rebecca, qu'il lui semblait que « M. Poussin n'avait pas traité le sujet de son tableau avec toute la fidélité de l'histoire, parce qu'il en avait retranché la représen- tation des chameaux dont l'Ecriture fait mention, quand elle dit que le serviteur d'Abraham reconnut Rebecca aux soins officieux qu'elle prit de donner à boire à ses chameaux aussi bien qu'à lui. » Là-dessus grande discussion.
Le Brun défendit Poussin qui, « cherchant toujours à épurer et à débarrasser le sujet de ses ouvrages, en avait rejeté les objets bizarres qui pouvaient débaucher l'œil du spectateur et l'amuser à des minuties ». Il ne fallait pas, selon Texpression même de Poussin, mélanger le mode phrygien et le mode dorien. La poésie, d'ailleurs, avait donné l'exemple et « un excel- lent poète de notre temps, ajoute Le Brun, décrivant le combat d'Alexandre contre Porus, avait retranché de sa narration que Porus était alors monté sur un éléphant, de peur que, faisant mention d'une espèce de monturerejetéedenosescadronSjil n'effarouchât l'oreille de ses auditeurs, et que la matière principale ne fût troublée par ce petit détail qui est contaire à nos ma- nières de combattre ».
Ceci, du moins, était un argument, et on pouvait espérer qu'une discussion sur l'unité de la composi- tion, sur l'harmonie du sujet, contrariée ou peut-être favorisée par l'inexactitude des détails^ allait en sortir.
2l8 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Mais les adversaires de Poussin se contentèrent de regretter qu'il n'eût pas « représenté au moins trois ou quatre chameaux » sur les dix dont parle l'Ecriture, à seule fin que le tableau fût plus intelligible, «et qu'on ne prît pas le serviteur d'Abraham pour un marchand qui cherche à vendre ses joyaux et qui va les mon- trer. »
Sur quoi, Le Brun retourna les armes de ses contra- dicteurs contre eux-mômes, et, « leur faisant consi- dérer que les chameaux servent de voiture ordinaire aux marchands du Levant, il leur dit que, tout au con- traire, si on représentait quelques-uns de ces animaux auprès du serviteur d'Abraham, ce serait le vrai moyen de le faire prendre pour un marchand forain qui, chemin faisant, exerce un trafic auprès de ces filles. ))
Gomment se termina le débat ? Par une conclusion tirée de l'exégèse et capable de satisfaire les casuistes les plus difficiles. On observa que « la Genèse marque expressément que Rébecca ayant donné à boire au ser- viteur d'Abraham courut au puits une seconde fois et y puisa de l'eau pour ses chameaux, ce qui marque la distance qu'il y avait entre les chameaux et le puits. » Donc les chameaux étaient en dehors de la toile, et Poussin n'avait offensé ni la Bible, ni la vérité histo- rique.
En 1672, Testelin, reprenant ce débat à l'Académie, fut de l'avis de Le Brun ; et même, allant plus loin, il soutint que les détails, en apparence les plus néces- saires, devaient disparaître si la noblesse du sujet l'exi-
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'ART 219
geait, et il protesta contre « ces représentations de la Nativité de Notre Sauveur, où l'on met en des places les plus apparentes un bœuf et un âne, qui sont des choses indécentes et profanes, ces animaux portant un caractère de brutalité, au lieu qu'un sujet aussi divin ne devait être accompagné que de figures et d'actions qui répondent à la sublimité et à la sainteté du mys- tère. » Cette idée eût sans doute pu venir à un littéra- teur aussi bien qu'à un peintre, et elle eût moins étonné chez le premier que chez le second.
Enfin le discours sur Ellèzer et Rèbecca fut relu devant Golbert, en séance solennelle, le 10 octobre 1682. On rappela les arguments échangés autrefois, on discuta de nouveau, et on « agita si, sur l'exemple de Poussin, un peintre pouvait retrancher du sujet principal de son tableau les circonstances bizarres et embarrassantes que l'histoire ou la fable lui fournissent. » Coypel soutenait la négative. Le Brun l'affirmative ; on pria Colbert de trancher la question ; il s'en défendit d'abord, puis « dit que, sans prétendre donner aucune discussion sur cette matière, sa pensée était que le peintre doit consulter le bon sens et demeurer en liberté de supprimer dans un tableau les moindres circonstances du sujet qu'il traite, pourvu que les principales y soient expliquées suffisamment. » C'est donc un homme étranger à l'art qui donne une solution définitive au débat soulevé entre les peintres ; « l'Académie demeura pleinement persuadée de la force et de l'au- torité d'un sentiment si judicieux, et y déférant avec autant de joie que de respect, elle a voulu qu'il soit pris
220 LES LOIS DE LA CRITIQUE
à l'avenir pour un précepte positif, et s'est fait un plaisir et un honneur de signer ce résultat. » Abstrac- tion faite de la flatterie des académiciens envers Golbert, il reste que ce jugement du ministre avait à peu près la même valeur esthétique et technique que ceux de Le Brun ou de tout autre recteur ou professeur de l'Académie.
Dès lors, quel mérite particulier, quelle saveur sut generis peut-on trouver à des discussions sur la théorie de la peinture ou sur les plus beaux tableaux du cabinet du roi, lorsque nulle part elles ne révèlent de connais- sances spéciales, lorsqu'elles empiètent sans cesse sur le domaine de la scolastique ou sur celui de l'exégèse? On peut relire le poème de Molière sur la Gloire du Val- de-Grâce ; il n'a ni plus ni moins de valeur que la plu- part des conférences de l'Académie Royale ; on peut même dire, à son avantage, qu'il est écrit en français, tandis qu'il en est tout autrement de la plupart des dis- cours prononcés par les peintres et les sculpteurs.
En face de cette pauvreté de principes et d'observa- tions techniques dans la critique des peintres par les peintres, il est intéressant de montrer l'originalité et la justesse des observations d'un homme tel que Diderot, étranger à la pratique des arts. Sa méthode est très simple : il écoute les discussions des gens du métier, il regarde, il interroge, il réfléchit, et il dit son avis sans aucune prétention.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 221
« S'il m'arrive de blesser l'artiste, dit-il, dans la dédi- cace du Salon de 1765, c'est souvent avec l'arme qu'il a lui-même aiguisée. Je l'ai interrogé, et j'ai compris ce que c'était que finesse de dessin et vérité de nature J'ai conçu la magie de la lumière et des ombres. J'ai connu la couleur ; j'ai acquis le sentiment de la chair ; seul, j'ai médité ce que j'ai vu et entendu ; et ces ter- mes de l'art, unité, variété, contraste, symétrie, ordon- nance, composition, caractère, expression, si familiers dans ma bouche, si vagues dans mon esprit, se sont circonscrits et fixés... » Il ne se fait pas cependant illu- sion sur lui-même : « Au reste, n'oubliez pas que je ne garantis ni mes descriptions, ni mon jugement sur rien... mon jugement, parce que je ne suis ni artiste, ni même amateur. Je vous dis seulement ce que je pense, et je vous le dis avec toute ma franchise. S'il m'arrive d'un moment à l'autre de me contredire, c'est que d'un moment à l'autre, j'ai été diversement affecté, également impartial quand je loue et que je me dédis d'un éloge, quand je blâme et que je me dépars de ma critique (1) ». Diderot, si curieux qu'il ait été des pro- cédés techniques (2), n'est donc qu'un ami des arts s'entretenant avec quelques abonnés de la Correspon- dance de Grimm ; il ne se pose môme pas en connais- seur. Voyons ce qu'après Philippe de Ghampaigne et Le Brun, ce profane va nous dire au sujet de la cou- leur.
(1) Salon de 1767 Loulherbourg.
(2) Cf. son traité de la Peinture à l'Encaustique.
222 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Loin de la comparer au dessin, il s'efforce d'expliquer en quoi elle consiste dans la peinture, et de montrer que le peintre doit procéder comme semble procéder la nature elle-même. « Assemblez confusément des objets de toute espèce et de toutes couleurs, du linge, des fruits, du papier, des livres, des étoffes et des ani- maux, et vous verrez que l'air et la lumière, ces deux harmoniques universels, les accordent tous, je ne sais comment, par des reflets imperceptibles : tout se liera, les disparates s'affaibliront, et notre œil ne reprochera rien à l'ensemble » (1). On dirait que ces lignes ont été soufflées par Chardin à Diderot : la chose d'ailleurs est fort possible; mais cela prouve que les hommes de talent, étrangers aux arts, peuvent en pénétrer les secrets, s'ils se donnent la peine de les bien cher- cher.
Cette théorie si hardie et si féconde de l'accord de toutes les couleurs dans la lumière, nous le retrouvons dans ses Observations sur l'Art de peindre de Watelet : « Cette harmonie s'établit par les reflets entre les cou- leurs les plus antipathiques. Ainsi, à proprement parler, il n'y a point d'antipathies de couleurs dans la nature ; et il y en a d'autant moins dans l'art que le peintre est plus habile. Jetez les yeux sur une campagne ; voyez s'il y a rien qui choque votre œil. La nature établit entre tous les objets une sorte de tempérament qu'il faut imiter. Mais ce n'est pas tout. Jamais les couleurs de l'artiste ne
(l) Salon de 1763: Deshays.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'aRT 223
pouvant égaler, soit en vivacité, soit en obscurité, celles de la nature, l'artiste est encore obligé de se faire une sorte d'échelle où ses couleurs soient entres elles comme celles de la nature. La pointure a, pour ainsi dire, un soleil qui n'est pas celui de l'univers (1). Chaque artiste ayant ses yeux et par conséquent sa manière de voir, devrait avoir son coloris. Mais il y a, par malheur, un coloris d'école et d'atelier auquel le disciple se con- forme, quoiqu'il ne fût pas fait pour lui. Qu'est-ce qui lui arrive alors ? De se départir de ses yeux et de peindre avec ceux de son maître. De là tant de cacophonie et tant de fausseté ». Il semble que cette page en dise plus long sur les limites de l'imitation de la nature et de la convention en art que le traité de Le Brun sur l'Expres- sion des passions ou que le discours de Blanchard sur la couleur.
Lorsque Diderot applique cette théorie à deux des plus grands peintres du xviii^ siècle, Chardin et La Tour, elle lui inspire des jugements auxquels la posté- rité a souscrit, et, ce qui vaut mieux encore, des obser- vations utiles à recueillir pour les artistes. « Gomme l'air circule autour de ces objets ! écrit-il à propos des tableaux exposés par Chardin au salon de 1765. Là lumière du soleil ne sauve pas mieux les disparates des êtres qu'elle éclaire. C'est celui-là qui ne connaît guère
(1) Cette phrase se retrouve presque textuellement dans d'autres passages, notamment à la fin du Salon de 1767 (De la manière) et dans les Pensées détachées.
224 LES LOIS DE LA CRITIQUE
de couleurs amies, de couleurs ennemies... C'est là qu'on voit qu'il n'y a guère d'objets ingrats dans la nature et que le point est de les rendre.... Les biscuits sontjaunes, le bocal est vert, la serviette blanche, le vin rouge ; et ce jaune, ce vert, ce blanc, ce rouge, mis en opposition, récréent l'œil par l'accord le plus parfait. Et ne croyez pas que cette harmonie soit le résultat d'une manière faible, douce et léchée : point du tout ! c'est partout la touche la plus vigoureuse ! » Les passa- ges de ce genre ne sont pas très rares dans les Salons de Diderot ; encore faut-il les chercher, et dans ces pages écrites de verve, au courant de la plume, faire la part de la fantaisie et celle de la solide et sérieuse réflexion.
Il est curieux de remarquer que, lorsqu'après les grandes révolutions artistiques du xix^ siècle Edmond de Goncourt a analysé àsontour le talent de Chardin (1), il s'est exprimé à peu près comme Diderot : « Que lui fait à lui le mauvais guide-àne des peintres coloristes du temps, la théorie de l'arc-en-ciel rangeant à leur place et morcelant dans une toile les couleurs conve- nues et la lumière ? Chez lui, point d'arrangement, ni de convention ; il n'admet pas le préjuge des couleurs amies ou ennemies. Il ose, comme la nature même, les couleurs les plus contraires. Et cela, sans les mêler, sans les fondre :il les pose l'une à côté de l'autre, il les oppose dans leur franchise. »
(1) L'art au xviii* siècle, Chardin.
LES DROITS DE LA CiRlTIQUE d'aRï 220
Qu'on ne dise pas que cette théorie n'est pas le fond même de la critique de Diderot, mais simplement une trouvaille heureuse, un propos d'artiste recopié au moment même où il était prononcé. Chaque fois que notre auteur fait à un peintre l'honneur de le prendre au sérieux, il exprime la même idée. A propos de Boucher qu'il n'aime pas, mais auquel il reconnaît de la facilité et d'heureuses dispositions, il parle encore de « ces analogies fines et déliées qui appellent sur la toile les objets les uns à côté des autres, et qui les y lient par des fils secrets et imperceptibles » (1). Quatre ans plus tard, il se félicitera d'avoir découvert d'instinct une vérité que La Tour lui explique, à savoir qu'on n'em- bellit pas la nature et qu'on n'arrive à la perfection qu'en s'approchant d'elle le plus possible.
« lime confia, dit-il (2), que la fureur d'embellir et d'exagérer la nature s'affaiblissait à mesure qu'on acquérait plus d'expérience et d'habileté et qu'il venait un temps où on la trouvait si belle, si une, si liée, même dans ses défauts, qu'on penchait à la rendre telle qu'on la voyait, penchant dont on n'était détourné que par l'habitude contraire et par l'extrême difficulté qu'on trouvait à être assez vrai pour plaire en suivant cette route... principe qui, comme vous le savez, m'était venu d'instinct, comme vous vous en assurerez en relisant le premier chapitre de mon petit traité de peinture ».
(1) Salon 1765. Boucher.
(2) Salon 1769. La Tour.
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220 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Il y a donc bien, chez Diderot, une théorie de la couleur qui est la suivante : se moquer des règles ensei- gnées par les hommes à principes, et s'efforcer de rendre l'harmonie des couleurs et de la lumière de la nature. Sans doute il n'a pas exposé dogmatiquement ses idées ; il les a répandues presque au hasard dans le cours de ses écrits : mais elles existent, et leur étude est singulièrement plus profitable pour les artistes que la lecture sèche et fatigante des conférences de l'Académie.
De même que nous avons opposé les idées de Diderot sur la couleur à celles de Le Brun, de Philippe de Champaigne et de leur adversaire Blanchard, nous voudrions pouvoir connaître son opinion vraie sur le réalisme.
Malheureusement il ne s'est jamais expliqué nette- ment sur ce point. On retrouve chez lui, comme chez tous ses contemporains, une estime particulière pour la peinture d'histoire noblement traitée : mais il y a loin de ce goùi avoué et souvent contredit par l'amour du naturel au dogmatisme étroit d'un Le Brun. Les éléphants des armées d'Alexandre ou le bœuf et l'âne de la Nativité ne l'auraient pas scandalisé; et s'il a écrit quelque part : « Jamais un peintre dégoût n'occu- pera son pinceau des compagnons d'Ulysse changés en pourceaux, (1) » il affirmera ailleurs qu' * il n'y a ni beau ni laid dans les productions de la nature considé-
(1) Pensées détachées sur la Peinture. De la composition et du choix des sujets.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 22^
rées relativement à l'emploi qu'on en peut faire dans les arts d'imitation ; (1) » il protestera sans cesse con- tre les règles mesquines et traditionnelles qui « ont fait de l'art une routine, » qui « ont servi à l'homme ordinaire » et « nui à l'homme de génie ; (2) » et con- trairement à l'Académie, il déclarera que ce n'est pas l'exactitude des proportions qui rendra une figure sublime, mais plutôt « un système de difformités bien liées et bien nécessaires » (3).
Donc Diderot laisse à l'artiste une liberté féconde, grâce à laquelle Chardin aura le droit de faire des natu- res mortes admirables au lieu de tableaux d'histoire médiocres ; et cette liberté même est sans doute la véri- table solution du problème du réalisme. Car imposer à des tempéraments divers une seule façon de faire est une méthode dangereuse : il est vraisemblable que chez un peintre grandiloquent comme Le Brun, des animaux aussi humbles que le bœuf et l'âne eussent fait triste figure, mais il est plus vraisemblable encore que les artistes flamands du xv' siècle se seraient sentis très gênés pour peindre une Nativité d'où ces pauvres bêtes auraient été exclues. Au fond Diderot ne hait pas le grand style, bien au contraire ; mais il ne l'impose pas aux artistes capables de produire sans lui des chefs- d'œuvres ; et il avoue tout uniment que si Chardin man-
(1) Dictionnaire philosophique : article beau. Cf. le chapitre I de l'Essai sur la peinture.
(2) Pensées détachées sur la peinture, du goût.
(3) Essai sur la peinture, ch. VI.
228 LES LOIS DE LA CRITIQUE
que d'idéal, il n'en est pas moins le premier peintre de son temps, parce que seul il a vraiment su imiter la nature (1).
Si Diderot ne s'est pas attaché à la question du choix des sujets, en revanche il ne cesse de revenir sur cette imitation de la nature, sans laquelle il ne conçoit pas l'art. Et ceci encore nous permet de le comparer aux artistes théoriciens du xvii= siècle pour qui l'art n'était autre chose que l'embellissement de la nature, et l'em- bellissement lui-même de la nature un procédé de rhétorique souvent faux et toujours froid.
Diderot ne veut rien embellir ; sans doute il donnera de la nature une définition contre laquelle nous nous sommes énergiquement élevés (2) ; il retombera, au fond, dans la théorie du beau idéal ; mais il importe de distinguer entre Diderot métaphysicien et Diderot cri- tique d'art : le métaphysicien de l'Introduction au Salon de 1767 et de la traduction de V Essai sur le mérite et la vertu oublie volontiers son système lorsque ce système est en contradiction avec la réalité des faits : en principe, le modèle des peintres « est purement idéal et... n'est emprunté d'aucune image individuelle de Nature » (3) ; mais en réalité il admire une œuvre lors- que l'auteur a été « voir la nature chez elle », lorsque Chardin « place son tableau devant la nature et le juge mauvais tant qu'il n'en soutient pas la présence (4) » ; de
(1) Salon de 1765. Bachelier, Chardin.
(2) Première partie. Ch. I.
(3) Introduction au Salon de 1767.
(4) Salon de 1767. Chardin.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 229
quelle nature s'agit-il ? évidemment ce n'est pas de cette nature quintessenciée et abstraite qu'on ne voit jamais chez elle, mais de celle qui frappe tous les yeux, et avec laquelle (il le dit lui-même), il n'y a point de médiocrité possible : « quand on s'en tient à la nature telle qu'elle se présente, qu'on la prend avec ses beautés et ses défauts et qu'on dédaigne les règles de convention pour s'assujettir à un système où, sous peine d'être ridicule et choquant, il faut que la nécessité des difformités se fasse sentir, on est pauvre, mesquin, plat, ou l'on est sublime » (1). Voilà une phrase qui éclaire singulière- ment la méthode critique de Diderot : lorsque l'imita- tion de la nature, tôlle qu'elle se présente, est parfaite, il n'en demande pas davantage : l'œuvre est sublime ; mais lorsque l'auteur s'y montre « pauvre, mesquin, plat, » il affirme qu'il ne faut pas « rendre servilement la nature » (2), et que l'art étant un mélange de con- vention et de vérité, « le grand homme n'est pas celui qui fait vrai, c'est celui qui sait le mieux concilier le men- songe avec la vérité. » (3) En cela, il se montre vrai- ment critique d'art, puisque la critique consiste à saisir en quoi une chose est belle et en quoi elle est médiocre, et puisqu'en dépit de toute théorie préconçue, l'important est de reconnaître le mérite réel des œuvres et d'en déterminer la cause. Or, il est bien certain que
l\) Salon oe 1767. Madame Therbouche.
('2) Salon de 1767. Robertà, propos d'un tableau de la Vigne-Madame.
(3) Salon de 1767. Robert, vers la (in.
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LES LOIS DE LA CRITIQUE
c'est dans l'effort de Chardin pour rendre naïvement la nature qu'est la qualité essentielle de ce peintre, et que c'est dans un mélange maladroit de vérité et de convention que consiste le défaut essentiel de beaucoup de peintres du xviii* siècle. Diderot s'est chargé à plus d'une reprise de relever ces disparates avec une com- plète précision.
Il y a donc eu chez lui le souci d'étudier dans quelle mesure l'artiste doit imiter la nature et ce que c'est que la nature ; les membres de l'Académie Royale se contentaient de proclamer qu'il faut imiter la nature, lorsqu'elle est conforme à la beauté des antiques, et ne voir l'une qu'à travers l'autre : ceci ressort de presque toutes les conférences. Or, sur ce dernier point encore, l'avantage reste à Diderot écrivant : « Celui qui dé- daigne l'antique pour la nature risque de n'être jamais que petit, faible et mesquin de dessin, de caractère, de draperie et d'expression. Celui qui aura négligé la nature pour l'antique risquera d'être froid, sans vie, sans aucune de ces vérités cachées et secrètes qu'on n'aperçoit que dans la nature même. Il me semble qu'il faudrait étudier l'antique pour apprendre à voir la nature » (1).
Nous ne prétendons point exposer ici en quelques pages l'esthétique de Diderot ; nous avons seulement voulu établir une comparaison entre l'encyclopédiste étranger à la pratique des arts et les peintres du xvii*
(t) Salon de 1765. Sculpture.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'aRT 23i
siècle s'occupant des tableaux de leurs devanciers ou des règles de la peinture. Il nous semble que sur deux questions capitales, le coloris et la vérité en art, l'avantage reste à Diderot, partisan des recherches guidées par une scrupuleuse imitation de la nature, partisan aussi de l'observation à la fois exacte et intel- ligente de la réalité. Sans doute il n'est pas sans défauts : il bavarde (ce qui d'ailleurs n'est point désagréable), il se contente trop facilement de son premier mouvement; en présence de toiles médiocres, il attribue cette médio- crité à des raisons souvent fausses, il conserve les pré- jugés déplorables de son temps sur le portrait et sur le paysage, il veut introduire la morale en peinture ; mais, devant les chefs-d'œuvre de Chardin et de La Tour, il trouve les raisons véritables de leur beauté, il aperçoit les conditions essentielles de la perfection en art et les expose avec une verve et une chaleur admi- rables. Il est facile de démolir d'un mot l'œuvre de Diderot, en disant : « C'est de la critique de littéra- teur ! » mais il suffit de lire de près les Salons, de les comparer avec ce qu'ont écrit les artistes, pour voir que nul n'a été mieux inspiré sur la plupart des ques- tions qui intéressent les peintres dignes de ce nom.
Ajoutons que s'il n'a pas écrit un traité des Beaux- Arts tel qu'on pourrait le souhaiter, il en a vu tous les éléments et s'est fait un malin plaisir de les signaler à l'abbé Batteux, auteur d'un livre sur les Beaux-Arts réduits à un même principe • « Balancer les beautés d'un poète avec celles d'un autre poète, c'est ce qu'on a fait mille fois. Mais rassembler les beautés commu-
232 LES LOIS DE LA CRITIQUE
nés de la poésie, de la peinture et de la musique, en montrer les analogies, expliquer comment le poète, le peintre et le musicien rendent la même image ; saisir les emblèmes fugitifs de leur expression ; examiner s'il n'y aurait pas quelque similitude entre ces emblèmes etc., c'est ce qui reste à faire, et ce que je vous conseille d'ajouter à vos Beaux- Arts réduits à un même principe. Ne manquez pas non plus de mettre à la tête de cet ouvrage un chapitre sur ce que c'est que la belle nature ; car je trouve des gens qui me soutiennent que, faute de l'une de ces choses, votre traité reste sans fon- dement, et que, faute de l'autre, il manque d'application. Apprenez-leur, Monsieur, une bonne fois, comment chaque art imite la nature dans un même objet, et démontrez-leur qu'il est faux, ainsi qu'ils le prétendent, que toute nature soit belle et qu'il n'y ait de laide nature que celle qui n'est pas à sa place » (1),
Il est impossible de tracer plus nettement le plan d'une esthétique générale et d'en montrer avec plus de finesse l'extrême difficulté ; qu'on songe à ce vaste pro- gramme, qu'on lui compare les tentatives partielles des artistes ou des philosophes, et on sera bien obligé de reconnaître qu'elles ont été en général déplorables ; seul Diderot a su en réaliser quelques points sans même avoir l'air d'y songer, et par la précision de ses remar- ques, par la justesse des ses idées, il a fait entrer la
(1) Lettre sur les sourds et muets. T. I, p. 385 de l'édition Assézat et Tourneux.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'arT 233
critique d'art dans la voie qui est réellement « la bonne, la vraie, la seule d.
Mais, dira-t-on, le critique qui joindra à la finesse et à la sûreté du jugement une connaissance et une prati- que sérieuses de la technique ne sera-t-il pas par là même supérieur à l'amateur ? Que de fois Diderot n'a- t-il pas regretté son ignorance en peinture et déclaré que cette ignorance ôtait à sa critique une bonne part de sa valeur ! (1) « Pour les parties et le mécanisme de l'art, dit-il dans ses observations sur la sculpture et sur Bouchardon, il faut être artiste pour en apprécier le mérite ». C'est ce qu'on a répété bien des fois depuis un siècle, en ajoutant (ce que n'eût pas fait Diderot) que cette appréciation technique était seule impor- tante.
Pour le prouver, on s'est généralement adressé à Fro- mentin, comme si Léonard de Vinci et Delacroix
(1) Cf. notamment ses réflexions sur le Voyage en Italie de Cochin, 1758, où il dit que faute de connaitre la technique, l'amateur s'expose à « faire rire celui qui broie les couleurs dans l'atelier ». — Cf. Salon de 1767 Loutherbourg. - Cf. Manière de bien juger dans les ouvr.iges de peinture. T. III p. 29 de l'édition Assézat : « Quant au dessin, dissertez tant qu'il vous plaira ; si vous n'avez pas pris le porte-crayon, si vous n'avez pas dessiné vous-même d'après l'exemple, la bosse et le modèle, et dessiné très longtemps, des incorrections de dessin très grossières vous échapperont ». — Il écrit aussi à propos des mauvais peintres : « Ils sont trop heureux, les faquins, que celui qui sait rai- sonner, écrire, ne sache ni dessiner, ni peindre, ni colorier. Combien de défauts dans leurs ouvrages, qui m'échappent, faute d'avoir pratiqué, et comme je les leur remontrerais ! » Salon de 1767, Anonyme.
234 LES LOIS DE LA CRITIQUE
n'eussent pas écrit sur leur art des choses aussi intéres- santes que l'auteur (d'ailleurs très estimable et très élégant) des Maîtres d'Autrefois. Mais puisqu'on cite sans cesse le nom de Fromentin comme modèle aux critiques d'art, nous n'aurons qu'à parcourir son ouvrage pour montrer combien on a tort d'attribuer ses mérites de juge à sa pratique de la peinture.
Il n'y a pas un critique qui ait maintenu plus énergi- quement que lui le droit de tout amateur éclairé à comprendre et à expliquer un artiste. Il déclare que l'ouvrage entrepris par lui demanderait à être traité « à la fois par un historien, par un penseur et par un peintre » (1) ; et chez lui le peintre a souvent fait place au penseur. On peut même dire que sa critique n'est jamais plus belle ni plus profonde que lorsqu'elle se dé- gage des considérations purement techniques. La forme, pour lui, ne s'explique que par le fond, et lorsqu'il veut pénétrer le secret de l'art d'un Rembrandt, il ne tarde pas à laisser de côté la magie du clair-obscur et les touches lumineuses et les empâtements chauds, pour remonter plus haut (2).
Qu'est-ce que Rembrandt ? « Un cerveau servi par un œil de noctiluque, par une main habile sans grande adresse... C'était un pur spiritualiste, disons-le d'un seul mot, un idéologue, je veux dire un esprit dont le domaine est celui des idées et la langue celle des idées.
(1) Les Maitres d'Autrefois, p. 1.
(2) Cf. sur ce point le Génie dans l'Art de M. G. Séailles, pp. 220 et sui- vantes.
LES DROITS DE LA CRITIQUE DART 235
La clef du mystère est là » (1). Or, il n'est point besoin d'avoir tenu la palette pour arriver à cette conclusion, et un Diderot n'aurait pas été incapable de la découvrir. Il a même découvert sur la véritable harmonie des couleurs des choses qui sont plus techni- ques que celle-là.
Les observations de métier, quand on étudie le génie des peintres, sont à elles seules si insuffisantes qu'elles n'établissent parfois aucune nuance entre des artistes absolument différents. C'est Fromentin lui-même qui nous l'apprend. « Considérez Van Eyck et Memling par l'intérieur de leur art ; c'est le même art qui, s'appliquant à des choses augustes, les rend avec ce qu'il y a de plus précieux... Sous le rapport des procédés, il n'y a pas de différences très sensibles entre Memling et Jean Van Eyck qui le précéda de quarante ans... Et si les dates ne nous apprenaient pas quel fut l'inventeur et quel fut le disciple, on s'imaginerait, à des sûretés de résultat plus grandes encore, que Van Eyck a plutôt profité des leçons de Memling... » Ainsi toute la technique d'un peintre habile comme Fromentin aboutirait en critique à une large erreur, si des considérations d'un ordre plus général et plus accessi- ble au vulgaire ne rectifiaient cette impression d'artiste! Malgré la similitude de procédés entre les deux grands peintres flamands, Fromentin reconnaît qu' « un monde les sépare ». Pourquoi ? Parce que « à quarante ans de
(1) LesMaitres d'Autrefois, p. 413.
236 LES LOIS DE LA CRITIQUE
distance, ce qui est bien peu, il s'est produit dans la manière de voir et de sentir, de croire et d'inspirer les croyances, un phénomène étrange et qui éclate ici comme une lumière ». Ce phénomène duquel dépend la différence entre les deux peintres, c'est la poésie très douce et très pure qui a envahi l'âme ingénue de Memling : « Van Eyck voyait avec son œil ; Memling commence à voir avec son esprit. L'un pensait bien, pensait juste : l'autre n'a pas l'air de penser autant, mais il a le cœur qui bat tout autrement » (l). Il était impossible de mieux dire ; mais, encore une fois, Fromentin aurait pu être incapable de tenir un crayon, et cependant écrire ces lignes, parce que la peinture est une langue que certains hommes comprennent très nettement sans l'avoir jamais ânonnée, sans même en savoir au juste les règles, parce que tout ce qui est expression de la pensée humaine et du sentiment humain peut, en dehors de toute connaissance technique chez le spectateur ou l'auditeur, livrer le secret de cette pensée ou de ce sentiment, parce qu'enfin quand un artiste peint, ce n'est pas pour des peintres, mais pour quiconque a des yeux et une âme, pour les hommes d'aujourd'hui et de demain, pour tous ceux qui sauront s'émouvoir devant une œuvre comme devant une manifestation particulière de la beauté totale.
Gomment dès lors ceux qui par métier s'attachent plus à l'expression qu'à la chose exprimée, comment
(I) Les Maitres d'autrefois, p. 436.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'arT 287
les techniciens curieux de la forme et du détail, seraient- ils mieux préparés que l'amateur au rôle de juges ? Toutes les fois que Fromentin examine les tableaux au point de vue du métier, il devient aussi peu intéressant qu'un critique littéraire dénombrant les figures de rhétorique d'un drame ou d'un discours. En admettant que les hommes du métier aient, pour juger les œuvres d'art, des lumières (|ue les autres n'ont pas, il est indéniable que leurs habitudes professionnelles leur font aisément confondre les qualités secondaires avec le mérite esssentiel, et qu'ainsi l'avantage resterait peut-être encore au simple amateur. D'ailleurs s'il s'agit de citer des critiques d'art de réelle valeur, on n'a que l'embarras du choix, à condition d'écarter d'abord les hommes de métier ou de ne prendre chez eux que ce qui n'est pas considération de métier.
A ces arguments de fait qui militent en faveur des critiques d'art étrangers aux techniques, nous pour- rions joindre des considérations rationnelles d'un grand poids, mais nous nous contenterons de rappeler deux ou trois ouvrages où ces considérations ont été mises en lumière : et d'abord (sans remonter à La Bruyère) les Réflexions critiques sur la ^joésle et la peinture, où l'abbé Du Bos résume ainsi les trois raisons pour lesquelles, selon lui, la plupart des hommes du métier « jugent mal des ouvrages pris en général : la sensibi- hté est usée. Ils jugent en tout par voie de discussion.
^38 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Enfin il sont prévenus en faveur de quelque partie de l'art, et ils la comptent dans les jugements généraux qu'ils portent pour plus qu'elle ne vaut » (1). Emeric David se rencontre avec son ennemi Quatremère de Quincy pour reconnaître l'insuffisance des artistes comme juges des œuvres d'art, précisément parce qu'ils sont artistes et qu'ils font prévaloir sur les mérites de la pensée créatrice ceux « du savoir et de l'exécu- tion » (2). Dans son Essai sur la critique d'art, M. Bougot a montré le danger de s'attacher exclusivement aux prétendues fautes du dessin ; car « une incorrection qu'on ne peut apprécier qu'avec le secours d'un instru- ment de précision n'est point une faute ; par contre une correction dont on ne pourrait s'assurer que mathé- matiquement risquerait fort d'être un défaut » (3). A propos de l'antipathie réciproque de V. Hugo, de Lamartine et de Musset, M. Legouvé a fait remarquer avec beaucoup de justesse que ce n'est pas toujours par envie que les artistes se jugent si mal les uns les autres, mais aussi « par antipathie de génies » (4). Toutes ces raisons sont excellentes et devraient convaincre certains critiques, auxquels on pourrait, conformément à leurs doctrines, interdire de parler de Racine, de Voltaire ou de Baudelaire sous prétexte qu'ils n'ont
(1) Livre II. Ch. XXV.
(2) Oiiatremére de Quincy. Considérations morales, p. 36. — E. David. Heclierclies sur l'art statuaire, p. 98.
(3) Bougot. Essai sur la critique d'art, p. 76.
(4) Legouvé. Soixante ans de souvenir T. Il, p. 385.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D'ART 289
jamais pratiqué le vers français. Mais, sans revenir sur des arguments souvent exposés et très bien exposés, nous ferons seulement constater, en terminant, qu'en général les artistes ont reconnu aux critiques le droit d'examiner leurs œuvres et la compétence pour les juger. Il est incontestable que Théodore Rousseau et Dela- croix professèrent une réelle estime pour le critique Thoré, et trouvèrent ses jugements plus équitables et mieux motivés que ceux des peintres académiciens auxquels ils durent leurs échecs persistants au Salon. Qu'on se rappelle les reproches adressés par les peintres classiques à leurs adversaires romantiques ou impres- sionnistes ou naturalistes pendant qu'ils composèrent exclusivement le jury du Salon, et l'on verra si le sens critique est plutôt l'apanage des artistes que celui des amateurs. L'aveuglement des hommes du métier, lorsqu'ils se jugent les uns les autres, est parfois extra- ordinaire. Mengs trouvait que « Raphaël ne connaissait pas la beauté idéale » (1) et que Poussin sans avoir « la grandiosité ni la grâce de Raphaël... était néanmoins un excellent peintre pour l'expression de la nature commune et pour les caractères bas et violents » (2). Il est vrai que dans une lettre à Falconet du 25 Juillet 1776 il avoue la faiblesse du « jugement » des artistes : « M. Winckelmann n'était pas un juge infaillible : car il n'était point artiste ; mais nous-mêmes qui faisons
(1} Réflexions sur Baphael. etc. Ch. H, § l. (2) Ré^exions sur Raphaël, etc. Ch. II § 4.
24© LES LOIS DE LA CRITIQUE
profession de l'être, sommes-nous sûrs de bien juger? Si nous jouissions de ce beau privilège, nos productions seraient certainement parfaites, puisque ce n'est pas la pratique qui nous manque, mais le jugement ; car il nous arrive tous les jours de faire des ouvrages que nous condamnons ensuite nous-mêmes ».
Personne n'a plus spirituellement raillé l'intrusion des prétendus connaisseurs dans les beaux-arts que Gochin : « Quiconque se destine à la profession de donneur d'idées doit dormir peu et cependant rêver beaucoup. Quelque confuses que puissent être les ima- ginations qu'il combine, il en forme untoutqui, àla vérité, n'est pas distinct, mais néanmoins dans lequel il voit, comme au travers d'un brouillard, des merveilles difficiles à expliquer et plus difficiles encore à rendre. Il va chez un artiste, lui propose ces idées ; vingt objections se présentent dont il ne s'est pas douté ; il n'importe, rien ne le déconcerte, il revient pourvu de nouvelles idées » (1).
Oui, mais tout critique étranger aux secrets de la technique est-il un donneur d'idées ? Gochin ne le dit pas, et, aujourd'hui du moins, personne n'oserait le soutenir. Quant à ce même Gochin, il est bien obligé de constater ailleurs « qu'il ne faut pas toujours se livrer au sentiment des artistes sur ce qui concerne leurs rivaux, surtout lorsqu'ils professent le même genre. 11 en est qui ne jugent que d'après leur manière ». Et il
(1) Cocliiii. Œuvres diverses. T. 1 de l'édition 1771, p. 52.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'ART 24^
cite des exemples : « M. Restout le père et M. Halle, quoique habiles gens à plusieurs égards, étaient certai- nement les deux plus mauvais dessinateurs qu'il y ait eus à l'Académie depuis cinquante ans. Ils ne trou- va^ient néanmoins jamais rien de bien dessiné dans les ouvrages des autres, et cela ne signifiait autre chose, sinon que : je ne l'aurais pas dessiné ainsi, donc cela ne vaut rien » (1). Si les artistes sont juges récusables dans les arts qu'ils cultivent, force est donc de s'en rapporter aux hommes qui aiment et comprennent les arts sans les cultiver eux-mêmes.
Il nous semble que, pour résoudre cette question, on ne saurait choisir un meilleur arbitre que Léonard de Vinci ; il n'est pas suspect de partialité envers les cri- tiques, comme peuvent l'être l'abbé Du Dos, Emeric David et Quatremère de Quincy ; d'autre part, il a été lui-même le plus admirable théoricien de son art ; et voici ce qu'il écrit au chapitre xix de son Traité de Peinture : « Quoiqu'un homme ne soit pas peintre, il sait cependant bien quelle est la forme d'un homme ; il verra bien s'il est bossu ou boiteux, s'il a la jambe trop grosse, la main trop grande, ou quelques autres défauts semblables. Pourquoi donc les hommes ne remarqueraient-ils pas des défauts dans les ouvrages de l'art, puisqu'ils en remarquent bien dans ceux de la nature » ? On voit sur quel principe repose la critique d'art ainsi comprise : l'intuition de l'harmonie natu-
(1). Cochin. Lettre à M. d'Angivilliers sur le Salon de 1785.
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a42 LES LOIS DE LA CRITIQUE
relie donnant naissance à l'harmonie esthétique. Nous comprenons d'instinct ce rapport des parties au tout que produit si souvent le beau dans la nature ; nous en réclamons la réalisation dans l'œuvre d'art, et puisque nous sommes aptes à juger si, dans la nature, ce rapport existe ou non, nous avons également le droit de décider s'il existe ou non dans l'œuvre d'art. Pour simple que soit la solution de Léonard de Vinci, il semble bien qu'elle renferme toute la part de vérité compatible avec les affirmations simples dans des choses compliquées. Nous ne dirons pas qu'elle tranche définitivement la question ; mais nous croyons que c'est encore ce qu'on a dit de plus précis et de plus juste dans l'ensemble.
Ainsi donc, sans prétendre imposer notre opinion que les amateurs habitués à l'examen des œuvres d'art sont plus qualifiés que les artistes eux-mêmes pour porter un jugement esthétique, nous sommes en mesure de déclarer tout au moins que le privilège de la critique n'appartient pas plus aux artistes qu'aux amateurs. Nous avons mis dans la balance les essais de critique des peintres les plus renommés et ceux des amateurs les plus attaqués, comme l'a été Diderot; nous aurions pu citer des hommes comme Thoré et même comme Gastagnary, pour nous en tenir aux morts ; nous ne croyons pas que le plateau eût penché en faveur des peintres. Nous avons essayé de montrer que Fromen- tin, à tout moment, est obligé de renoncer à la techni- que pour formuler ses jugements. Nous croyons qu'en lisant attentivement le Traité de peinture de Léonard de
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LES DROITS DE LA CRITIQUE d'ART 243
Vinci, on verra que ses plus intéressantes remarques auraient aussi bien pu être faites par un simple ama- teur ; et enfin nous avons montré que les jugements des critiques proprement dits avaient presque toujours été plus sûrs et plus impartiaux que ceux des hommes du métier, à tel point que ceux-ci l'ont reconnu parfois, presque malgré eux, et ont souvent marqué une estime particulière et désintéressée à ces amateurs et con- naisseurs intelligents. Si l'on croit que ces arguments ont quelque valeur, nous pourrons alors rechercher les lois propres à la critique d'art. Que les artistes ne soient pas jaloux : entre celui qui crée une œuvre originale et celui qui cherche à la comprendre, la plus belle part revient au premier qui est un maitre ; le second n'est qu'un élève.
CHAPITRE II
LOIS NEGATIVES DE LA CRITIQUE D ART
Nécessité de -préciser le domaine de la critique et d'en exclure trois principes ordinaires du jugement esthétique, la moralité, la délectation, le respect des règles.
La moralité. — Pourquoi elle est exigée. — Ce qu'elle est réellement. — Accord de tous les critiques sur la néces- sité de la moralité, réduite au culte de la pensée. — Toute autre espèce de moralité doit être indifférente à la critique d'art.
La délectation : définition. — Doctrine des artistes ; doctrine des philosophes ; doctrine des critiques d'art. — La délec- tation impliquant une confusion dubeau naturel et du beau artistique est un principe faux. — Définition et valeur du véritable plaisir esthétique. — Le plaisir naturel esthéti- que, — Le plaisir n'a de valeur esthétique que s'il prend naissance dans une des conditions auxquelles se réalise la beauté de la pensée créatrice.
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Le respect des règles. — La technique est différente des règles. — // ny a pas de règles en art. — Le génie et les règles. — Hugo, Rembrandt, Goya. — Opinion de Gœthe sur la musique. — La seule règle, c'est de réaliser la beauté indépendante des règles.
Définition du goût. — Nécessité de ne pas employer ce mot en critique d'art.
Avant de rechercher quelles lois générales régissent ou doivent régir la critique d'art, il convient sans doute de déterminer son domaine ; car pour l'avoir mal connu, la plupart des esthéticiens ont assigné à leurs jugements des principes faux. C'est ainsi que nous serons obligés d'exclure des investigations de la critique trois matières sur lesquelles elle insiste sans cesse : la mora- lité, la délectation, le respect des règles. Elle n'a pas plus le droit de louer ou de blâmer les artistes à ce sujet qu'au sujet du choix d'un genre littéraire ou d'un mode musical.
Pour ce qui concerne la moralité, nous avons déjà proclamé le droit de l'auteur à choisir son sujet dans le milieu qui l'intéresse, fût-il ignoble, et nous en avons donné comme raison que l'œuvre d'art consistant essentiellement dans l'expression d'une pensée origi- nale, pénétrante et harmonieuse, — c'est-à-dire d'une pensée vraiment vivante, — on ne pouvait demander à l'artiste que de donner la vie à la pensée créatrice, quelque matière qu'il traitât. Nous ne revenons donc sur ce point que pour signaler l'obstination avec
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laquelle les esthéticiens, comme Victor Cousin et Charles Lévêque, et, derrière eux, l'opinion pubhque considèrent comme une rare qualité de l'œuvre d'art ce que l'on appelle à tort ou à raison sa moralité, et ce qui n'est souvent que sa banalité. Le beau, déclare-t-on, est la splendeur du vrai, — à moins qu'il ne soit la splendeur du bien ; — et comme le vrai et le bien sont, au fond, identiques, il est la splendeur de l'un et de l'autre. On fait honneur de la formule à Platon ; et, à l'abri d'un véritable faux, on loue ou on condamne les œuvres d'après leur prétendue moralité ou immoralité. Sans doute la critique vraiment libre et réfléchie, en même temps que la grande majorité des artistes, a aujourd'hui renoncé à ces principes d'appréciation, et reconnaît qu'en art « du moment qu'une chose est vraie, elle est bonne » (1), ou tout au moins qu'elle enferme sa moralité propre, indépendante du sujet traité ; car le souci intellectuel de l'artiste, en y appa- raissant, laisse dans l'ombre l'obscénité possible de la matière étudiée ; ou si ce souci n'apparait pas, il n'y a pas œuvre d'art, il n'y a plus que corruption et désir de corruption. Mais il n'en est pas moins incontes- table que la théorie de la fausse moralité en art a eu d'illustres défenseurs et en a certainement encore. Toute erreur ne s'expliquant que par la portion de
fl) Fiaiiberl Correspondance. 4' série, p. 230. Il ajoute d'une façon plus contestable : « Les livres obscènes ne sont même immoraux que parce qu'ils manquent de vérité a.
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vérité d'où elle a pu prendre naissance, il convient de découvrir cette vérité, et d'éprouver si notre propre opinion ne s'en trouve pas consolidée.
L'immoralité n'a jamais été condamnée en art que parce quelle procède des plus bas instincts et qu'elle incite aux désirs mauvais. Pour prendre un exemple célèbre, on n'a jamais reproché à la Phèdre de Racine que l'aberration et la violence de son amour; la scène des aveux dénotait, semblait-il, chez le poète une curiosité malsaine des cas de conscience les plus scabreux, et préoccupait le spectateur d'i- dées propres à corrompre la vertu. Plus encore que dans ses précédentes pièces, Racine apparaissait aux âmes timorées comme un « empoisonneur public ». Lorsque Bossuet attaque la tragédie en général, il lui reproche presque uniquement d'exciter la passion dans les cœurs en la représentant comme désirable, et surtout comme innocente. Bref, qu'on supprime de l'art tout ce qui est préoccupation des choses défendues et, par là même, exploitation plus ou moins directe de la concupiscence, comme on disait au xvii' siècle, et l'art devient l'exercice le plus noble de l'homme. Esther et Athalie n'ont jamais éveillé aucune susceptibilité, et si les peintres et les sculpteurs ont presque toujours été tenus en suspicion par les moralisateurs, en revan- che les architectes qui élèvent et ornent les temples ou les édifices publics n'ont guère été malmenés ; au con- traire, lorsque leurs œuvres semblaient dignes de la divinité ou de la majesté royale, on les exaltait sans réserve.
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Qu'en conclure, sinon que les hommes à scrupules ne sont pas, par principe, les ennemis de l'art, ni même de la tragédie, comme ils en font profession ? Mais ils ne comprennent l'art que comme la mise en œuvre des plus belles facultés de l'homme, et cela pour le développement même de ces facultés chez le specta- teur. Or une telle conception de l'art difîère-t-elle de la nôtre ? Non, évidemment, puisque nous aussi nous le considérons comme l'effort le plus haut de ce qu'il y a en nous de réellement et uniquement humain, c'est-à-dire de la pensée. Donc il n'est pas téméraire de supposer que ce respect de l'art provient, chez tous les hommes, d'une cause vraie, à savoir de l'accom- plissement, grâce à lui, de notre destinée propre d'être pensants.
Mais tandis que pour Victor Cousin et ses partisans, le fait de traiter certaines questions enlève à la pensée toute dignité et lui substitue des instincts bas, nous croyons au contraire qu'un esprit dégagé des désirs inavouables peut porter la force et l'harmonie de son intelligence dans les sujets les plus immoraux en appa- rence, et y trouver une conception nouvelle et gran- diose de la vie. S'il y fallait des exemples, le roman naturaliste pourrait quelquefois nous les fournir. Il suffit que de telles œuvres d'art aient pour public une élite dégagée, elle aussi, des préoccupations autres que celles de la beauté.
Il existe donc entre les défenseurs de la moralité, telle qu'on l'entend d'ordinaire, et nous, une diffé- rence profonde ; mais cette différence ne porte pas sur
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la définition même de l'art, et par suite n'entraîne pas l'impossibilité de toute discussion ; elle ne s'atta- che qu'à l'interprétation de la dignité inhérente à la pensée humaine ; et tandis que nos adversaires limitent cette dignité aux sujets nobles,, nous n'hésitons pas à l'étendre à toutes sortes de sujets. De la sorte nous élargissons le domaine de l'art et restreignons celui de la critique ; car si nous laissons le créateur libre de choisir sa matière, nous interdisons au juge de s'occuper de ce choix et par conséquent de faire entrer dans son appréciation des considérations de moralité ou d'immoralité ; seule, la qualité de la pensée lui appartient.
En principe nous sommes donc opposés aux parti- sans de la moralité, et en fait^ nous ne tenons guère compte des arguments qu'ils font valoir ; mais il arrive souvent que nos jugements concordent avec testeurs : car il est incontestable que le nombre des individus choisissant des sujets ignobles par parti-pris de lucibrité est plus considérable que celui des artistes sincères ne voyant dans la dégradation humaine qu'un sujet d'étude psychologique et qu'un aspect profondément vrai de notre nature. Malgré cette fréquente similitude de jugements, nous n'en resterons pas moins attachés à notre théorie, parce que seule elle ouvre à l'art la voie large qui est vraiment la sienne, et parce que sans elle on est obligé d'exclure de la littérature, de la peinture et de la sculpture, quelques très grands génies.
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Si l'on semble depuis quelques années renoncer à juger les œuvres d'art d'après leur valeur morale ou soi-disant telle, en revanche on continue à exiger d'elles qu'elles nous causent cette sorte de plaisir que Poussin appelait la délectation (1). Que faut-il entendre par ce mot? Tantôt une impression agréable causée aux sens par l'emploi de certains procédés artistiques, tantôt la sympathie excitée en nous par la peinture de senti- ments, de vertus ou même de vices. En peinture, la délectation est surtout due aux couleurs agréables qui (( ressemblent à des flatteries qu'on emploie pour persuader les yeux, comme la beauté des vers le fait dans la poésie » (2). La théorie de la délec- tation tient toute entière dans les deux vers fameux de Boileau :
Il n'est point de serpent, point de monstre odieux, Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux.
Or cette délectation qui, selon nous, ne rentre pas dans le domaine de la critique d'art et ne doit faire l'objet d'aucun jugement esthétique, a presque toujours été déclarée indispensable, aussi bien par les artistes que par les critiques.
Léonard de Vinci parle sans cesse de la beauté des
(1) Letire du 7 mars 1665 à M. de Chambray.
(2) Observations sur la peinture attribuées à tort à Poussin, page 403 du recueil des Lettres sur la Peinture de Jay, d'après Botlari.
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couleurs, il entend par là leur éclat et le plaisir naturel qu'elles causent aux yeux (1). Le xvif siècle français tout entier partage le sentiment de Poussin sur la cou- leur et le plaisir particulier que nous devons attendre d'elle. Au siècle suivant, un des peintres les plus univer- sellement admirés de ses contemporains, Mengs, l'ami de Winckelmann, déclare qu'en art « le bon est en général ce qui est utile et ce qui flatte agréablement nos sens, et le mauvais est dans chaque chose la partie qui blesse nos yeux et qui révolte notre jugement en cau- sant une sensation désagréable » . Dans des temps plus voisins de nous, Thomas Couture reprend presque mot pour mot la maxime de Poussin : « L'art, écrit-il, étant une délectation ne doit rien comporter de pénible » (3). En opposition avec cesmaximes, nous ne connaissons à peu près aucun texte d'artiste ; car il est à remarquer que ceux qui, comme Manet, ont toujours donné à la personne humaine et aux formes naturelles un je ne sais quoi de caricatural, ont eu, eux aussi, la prétention de charmer les yeux.
Cependant un peintre à peu près ignoré, dont la cri- tique n'est pas sans valeur, Taillasson, a remarqué que le plaisir des yeux était quelquefois absent des meilleurs tableaux : « La peinture, dit-il, semble être divisée en deux parties principales, l'une de décoration, l'autre d'expression ; le but de l'une est de plaire aux yeux.
(1) Chapitres CXLIV, CXLIVII, CL, CLI, CLIII, CLVL (!2) Mengs. Réflexions sur la beauté. Section II, art. III. (3) Th. Couture. Entretiens d'atelier, p. 213, note.
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celui de l'autre est d'instruire, de charmer et l'esprit et le cœur... Des yeux bien exercés, la science, un goût porté vers la richesse sont la source de l'une ; un esprit juste, élevé, la délicatesse et l'abandon du sentiment sont les principales causes l'autre : quoique ces deux parties ne soient pas tout à fait incompatibles, rarement on les admire ensemble » (1). Mais Taillasson se garde bien de dire qu'il peut y avoir de la beauté en peinture sans un minimum de plaisir oculaire naturel, et surtout sans cet autre plaisir qu'excite en nous un sujet sym- pathique.
A peu près seul, M. Saint-Saëns, dont l'autorité, à vrai dire, est considérable, a protesté contre la théorie de la délectation : «Non, dit-il, la musique n'est pas un instrument de plaisir physique... En modifiant un des aphorismes de Stendhal, il faut dire : Si en musique on sacrifie au plaisir physique l'idéal qu'elle doit nous donner avant tout, ce qu'on entend n'est plus de l'art » (2). Il ne condamne pas complètement le plaisir physique ; mais il le subordonne à l'impression cher- chée dans l'œuvre, et ne voit en lui que « l'attrait par lequel la musique séduit les auditeurs ». Il ne dirait pas de son art ce que Poussin disait du sien : a Sa fin est la délectation ». Il ne veut au contraire que « ce qui dilate le cœur, ce qui élève l'âme, ce qui éveille
{{) Taillasson. Observations sur quelques grands peintres : AnnibalCarrache. (2) Harmonie et mélodie, p. 10 et suivantes. Les autres citations de . M. Saint-Saëns sont empruntées au même passage.
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rimagination en lui découvrant les horizons d'un monde inconnu et supérieur ».
Ainsi donc, pour un artiste qui considère la délecta- tion comme une chose secondaire et qui ne voit en elle que le moyen possible, mais non pas nécessaire, de réaliser la beauté de la pensée, presque tous les autres adoptent l'idée de Poussin qui fait d'elle « le but » de l'art ; et ce qu'ils appellent délectation n'est guère au fond que ce qu'on entendait au xvii^ siècle par l'art « d'orner » ou « d'égayer » un ouvrage. Boileau revient souvent sur la nécessité qui s'impose à l'écrivain de charmer son lecteur ; et comment le charmer ? Par
un amas de nobles fictions Où le poète s'égaie en mille inventions (1).
C'est, au fond, l'application d'une des trois qualités exigées de l'orateur par la rhétorique ancienne : docere, movere, delectare. Mais pour quiconque ne considère pas l'art comme un simple passe-temps, cette nécessité de la délectation est secondaire, et le critique ne doit ni louer, ni blâmer en raison du plaisir qu'il a éprouvé devant une œuvre.
Cependant rien n'est plus fréquent que l'introduc- tion en critique de cet élément contestable d'apprécia- tion.
Alors qu'un seul esthéticien ose écrire : « L'agré- ;| ment en musique est chose tout à fait secondaire... la ; fonction de la musique n'est pas de chatouiller agréa- j
(1) Art Poétique, ch. II.
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blement l'oreille, mais d'émouvoir au moyen des sons, et les sensations pénibles peuvent être utiles à cet effet, (1) » nous en trouvons une foule d'autres procla- mant (( qu'un véritable artiste veut jouir des couleurs, des lignes, des notes pour elles-mêmes en tant que délectables aux sens ; (2) » que « le poète n'est un artiste qu'à la condition d'être un charmeur, (3) » que (( c'est dans le plaisir des yeux qu'il faut rechercher la première raison de l'émotion et l'origine sensorielle du plaisir dans la peinture (4) », que « le beau, c'est l'être affectant agréablement la sensibilité » (5). Nous citons à dessein des écrivains contemporains pour montrer combien cette idée que la délectation est indispensable aux œuvres d'art trouve encore aujourd'hui de défen- seurs. A cette liste, nous pourrions ajouter d'autres noms, parfois considérables (6).
Si nous remontons dans le passé, la confusion du beau et de « ce qui plait », ou plutôt l'impossibilité de
(1) Souriau. Suggestion dans l'art, p. 264. (2)Sully-Prudhomme. De l'expression dans les beaux-arts, p. 4.
(3) Cherbuliez. L'art et la nature, p. 53.
(4) Arréat. Psychologie du peintre, p. 138.
(5) Lechalas. Etudes esthétiques, p. 13.
{6) C'est ainsi que pour M. Guyau « le beau est renfermé en germe dans l'agréable. » ( Problèmes d'Esthétique contemporaine, p. 75 ) ; pour M. Dimier, l'agréable est une condition du beau (Prolégomènes à l'Esthétique, p. 11 et 12); pour M. Dauriac, il est évident que a la musique a pour eflet, sinon pour fin, de plaire et d'émouvoir, n (La psychologie dans l'opéra français); pour M. Mario Pilo la définition populaire : « Le beau, c'est ce qui plaît » est la meilleure. (La psychologie du beau et de l'art, p. 4.)
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concevoir le beau sans plaisir qui l'accompagne est complète.
C'est la doctrine de Cousin et de Charles Lévêque : « le beau, avais-je dit, inonde l'âme d'une volupté pure qui est une puissante délectation » (1). Schiller raille «la peine que se donnent certains esthéticiens modernes pour établir, contrairement à la croyance générale, que les actes de l'imagination et du sentiment n'ont point pour objet le plaisir, et pour les en défendre comme d'une accusation qui les dégrade » (2). Lessing, dont il semble qu'on ait singulièrement exagéré le sens critique, est d'une intransigeance absolue : la beauté d'une œuvre d'art ne saurait, selon lui, s'opposer à la beauté de la nature : « La peinture, en tant que moyen d'imitation, peut reproduire la laideur ; mais, comme art, elle se refuse à le faire. Au premier point de vue, tous les objets visibles sont de son domaine : au second elle ne s'attache qu'à ceux de ces objets qui éveillent en nous des impressions agréables » (3). A chaque page du Laocoon, revient cette même doctrine qui est celle des purs classiques, celle de tout le xvii^ siècle français, celle du « bon sens » et de la tradition. Faut- il dire aussi que c'est celle d'Emmanuel Kant ? Du moins lisons-nous en tête de la Critique du Jugement les lignes suivantes : « Pour décider si une chose est
(1) Lévêque. Science du Beau T. II p. 179.
(2) Schiller. De la cause du plaisir que nous prenons aux objets tragiques. Tr. Régnier. Esthétique, p. 3.
(3) Lessing. Laocoon. Ch. XXIV.
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belle ou ne l'est pas, nous n'en rapportons pas la représentation à son objet au moyen de l'entendement et en vue d'une connaissance, mais au sujet et au sen- timent du plaisir et de la pei'^e (peut-être jointe à tendement). » Et au chapitre m du même ouvrage, le grand philosophe explique que « les beaux-arts ont cet avantage qu'ils rendent belles les choses qui dans la nature seraient odieuses ou déplaisantes... Il n'y a, ajoute-t-il, qu'une espèce de choses odieuses qu'on ne peut représenter d'après la nature sans détruire toute satisfaction esthétique et par conséquent la beauté artistique : ce sont celles qui excitent le dégoût. » Ainsi il faut à tout prix que l'artiste soit séduisant ; et c'est pour cela que Kant lui interdit de représenter les choses qui excitent le dégoût, — même s'il le fait d'une façon séduisante.
Ces préceptes esthétiques ont presque toujours inspiré la critique d'art proprement dite, le plus sou- vent à son insu, quelquefois après réflexion et délibé- ration. C'est ainsi que dans une étude sur Flaubert, le plus sagace et le plus rationaliste des critiques du xix*" siècle, Sainte-Beuve, affirme son amour de ce qui plait et l'importance qu'il attache à la délectation en art : « Puisque j'ai commencé de me découvrir, je ne m'arrêterai pas en si beau chemin, et j'achèverai, s'il le faut, de me perdre dans l'esprit de beaucoup de mes contemporains, et des plus chers : oui, en matière de goût, j'ai, je l'avoue, un grand faible : j'aime ce qui est agréable. »
Voici un échantillon caractéristique de la critique
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littéraire faussée par l'introduction du sentiment de la délectation : Maxime du Camp, relatant l'effet produit par la publication des Fleurs du Mal de Baudelaire dans la Revue des Deux Mondes, écrit : « On admira la facture savante, la vigueur métallique du vers, mais plus d'un lecteur fut cHoqué de l'âcreté de la pensée » (1) . En d'autres termes, l'œuvre parut excellente, à cela près qu'elle causa une impression pénible, et le critique ne se demande même pas si cette impression pénible a le droit d'entrer en ligne de compte dans un jugement impartial.
On ne peut nier que les deux critiques dramatiques les plus en vue du temps présent aient une tendance à juger les œuvres théâtrales, non d'après leur simple impression d'amusement ou d'ennui, mais d'après la valeur intrinsèque de la pensée et de l'expression. Ils accordent volontiers à l'auteur le droit de choisir son sujet où et comme bon lui semble, pourvu qu'il fasse preuve d'originaUté et de vigueur de pensée, pourvu aussi qu'il mette dans son œuvre l'unité qu'elle com- porte, unité d'où procède en grande partie l'intérêt dra- matique. Cependant la tendance à exiger d'un auteur ce qui est agréable les entraîne parfois — soit par sa pro- pre force, soit parce qu'ils recherchent les conditions nécessaires du succès pour la pièce qu'ils étudient, — à réclamer d'un écrivain le personnage sympathique cher
(l) Souvenirs. T. II. p. 89.
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au public, même délicat (1). Et ceci est la marque la plus sûre de notre irrésistible penchant à faire porter le jugement esthétique sur le plaisir ou le déplaisir que nous cause une œuvre d'art.
Cependant ce penchant ne peut que fausser nos appréciations. Nous l'avons déjà fait voir lorsque nous avons discuté la théorie de Taine sur le degré de bienfaisance du caractère. Sans reprendre les arguments déjà invoqués, nous nous contenterons de faire remar- quer que la définition de l'art à laquelle nous sommes arrivés est à peu près celle-ci : « l'art est l'expression de la pensée n'ayant d'autre fin qu'elle-même ». C'est donc une addition toute arbitraire à la conception de l'art que celle d'un plaisir nécessaire de nos sens ou de notre moralité. Ou notre définition de l'art est fausse
— et il faudrait alors indiquer le point faible de la théorie exposée dans la première partie de cet ouvrage,
— ou nul n'a le droit, dans la critique d'art, de tenir compte de la sympathie ou de l'antipathie que lui ins- pire une œuvre. Le critique impartial doit éliminer sa sensibilité propre dans l'examen d'un ouvrage où pres-
(\) M. Larroumet, dans un feuilleton du Temps (23 décembre 1901) repro- che au principal personnage d'une pièce d'être « un Don Juan de l'espèce rosse, un chercheur de sensations rares, voire perverses, un personnage par- faitement anlipalhique, sinon faux ». — M. Faguet, dans un feuilleton du Jour- nal des Débats (20 février 1902), indique une modification possible des Noces Corinthiennes de M. A. France, et note, comme avantage, que « le drame pris de ce biais, la mère devenait sympathique ». II est vrai qu'il ajoute ; « Tout était mieux pour l'intérêt dramatique », ce qui subordonne la délecta- tion à quelque chose d'essentiel.
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que toujours l'auteur s'efforce de faire entrer enjeu cette sensibilité du spectateur. La valeur de l'art rési- dant uniquement dans la pensée, c'est d'après la pensée seule qu'elle doit être appréciée.
Mais, dira-t-on, il est incontestable que la beauté dans l'œuvre d'art nous cause toujours un certain plaisir ; nous ne pouvons même la concevoir indépen- damment de ce charme spécial qu'elle exerce sur nous et qui, par suite, est de son essence propre ; on a donc raison de tenir compte, en bonne critique, du plaisir que nous cause la vue, l'audition, la lecture d'une œu- vre d'art.
Ainsi présentée, l'objection est irréfutable ; mais il faut alors analyser l"idée de plaisir, et distinguer ce qu'on entend d'ordinaire par elle de ce qu'est vérita- blement le plaisir esthétique. La délectation, telle que la comprennent les artistes, les philosophes et les critiques que nous avons cités, comporte un plaisir naturel des sens ou un plaisir naturel de la sensibilité, quelquefois l'un et l'autre. On ne saurait trop insister sur le mot naturel ; car c'est bien en raison de notre conformation physique ou de notre organisation morale que nous éprouvons de la joie à certaines couleurs, à certaines formes, à certains sons, comme aussi à certaines repré- sentations d'une réalité agréable, bienfaisante ou sublime, plutôt qu'au spectacle du vice, du crime et de l'ignoble. Or, ce sont ces sensations et ces sentiments naturellement agréables, constituant la délectation, qui, selon nous, n'ont rien de commun avec l'art et ne doi- vent pas diriger le jugement esthétique. Nous avons en
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effet démon trr qu'il n'y avait rien de commun entre le principe de la beauté naturelle et celui de la beauté artistique ; il n'est pas douteux que les impressions physiques agréables par elles-mêmes et les sentiments qui nous plaisent instinctivement rentrent par là même dans la beauté naturelle, puisqu'ils n'empruntent rien de ce qui nous charme à l'effort et à l'activité de la pen- sée créatrice, de qui relève exclusivement la beauté artistique. 11 y a donc une forme particulière du plaisir que tantôt nous trouvons et que tantôt nous ne trou- vons pas dans l'œuvre d'art, mais dont la critique n'a nullement le droit de s'occupper, parce que ce plaisir est étranger à l'art : c'est la forme que nous avons, d'après Poussin, appelée délectation.
Mais à côté d'elle en existe une autre qui est insépa- rable de toute belle œuvre d'art : c'est celle que nous nommerons le plaisir esthétique proprement dit. Lors- qu'une pensée, cherchant à s'exprimer pour elle-même, atteint pleinement son but, lorsque d'autre part cette pensée réunit les qualités essentielles d'individualité, de pénétration, d'harmonie, lorsqu'en un mot la vie de la pensée s'est communiquée à l'œuvre où s'exprime cette pensée, il en résulte nécessairement pour l'auteur et pour le spectateur inteUigent un plaisir soit de créa- tion, soit de pénétration, qui est le plaisir esthétique. Celui-là, dont les philosophes et dont les critiques ont assez peu parlé, peut et doit inspirer les jugements esthétiques ; car le critique ne parle plus alors d'après se délectation naturelle particulière qui s'oppose par- fois à la délectation naturelle de son voisin, mais d'après
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l'effet produit sur son intelligence suffisamment vive et cultivée par les qualités d'une pensée qui apparaîtront aussi à toute autre intelligence suffisamment vive et cultivée.
Ce ne sera pas parce que l'innocence sera récom- pensée et la vertu punie au cinquième acte qu'il louera un drame, mais parce qu'il aura éprouvé un plaisir d'une nature particulière à refaire, après Shakespeare par exemple, l'effort de pensée nécessaire pour conce- voir l'unité et la complexité vivantes d'un Hamlet ou d'un Macbeth. Si le critique n'a pas éprouvé ce plaisir, il a le droit de déclarer que l'œuvre n'est pas belle, à moins que par défaillance intellectuelle il n'ait pu pénétrer la pensée de l'auteur. Mais alors, à quoi bon parler de plaisir, puisque la critique n'a de valeur que si elle analyse et met en lumière les qualités de la pensée créatrice ? Il sera toujours sous-entendu que ces qualités engendreront en nous le plaisir, et d'autre part la critique sera sans valeur si elle se borne à enre- gistrer ce plaisir sans prouver qu'il n'est pas purement instinctif ou individuel. II convient donc de ne pas donner comme argument décisif de la valeur d'une œuvre le plaisir esthétique qu'elle nous cause, puisque la critique est obligée de justifier le plaisir ainsi ressenti par les qualités de la pensée créatrice et de son expres- sion.
Remarquons toutefois que le plaisir esthétique dérive directement du beau artistique et qu'ainsi l'on a le droit d'en faire, sinon la cause efficiente, du moins la cause finale de l'art, tandis qu'il n'en va pas de même de la
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délectation. C'est ainsi qnc Véron, dans son Esthétique, et M. G. Séailles, dans son Essai sur le Génie dans l'art, ont compris le rôle et la nature du plaisir esthétique. « Le peintre, dit Véron, est, avant tout, un homme qui ayant reçu de la nature le privilège d'une excitabilité extraordinaire des nerfs optiques, jouit surtout par l'œil. 11 trouve dans la combinaison des lignes, des formes, des couleurs, un charme qu'il ne rencontre nulle part ailleurs au même degré ; c'est cet attrait qui détermine sa vocation ; c'est lui qui est la source de ses émotions, et c'est pour obéir à cet entraînement qui nous porte presque invinciblement à traduire au dehors nos émotions, qu'il s'applique à reproduire les combinaisons réelles ou imaginaires de formes, de couleurs ou de lignes qui l'ont ému » (1). De même M. Séailles note que « dans l'art le plaisir sensible est déjà le plaisir intellectuel, le plaisir intellectuel est encore le plaisir sensible » (2). Il faudrait seulement ajouter cette res- triction, que, de parti-pris, le peintre peut composer des couleurs désagréables à l'œil, et le musicien des accords désagréables à l'oreille ; non pas sans doute à l'œil ou à l'oreille du connaisseur qui, en raison de la pensée qu'il apercevra derrière l'expression adéquate de cette pensée, ne s'apercevra même pas de l'impression natu- rellement désagréable perçue par lui, mais à l'œil et à l'oreille du public ignorant qui ne recherche que la délectation.
(l) Veron Esthétique p. 111.
(2^ Séailles. Essai sur le Génie dans l'art, p 164.
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Lorsqu'on parle de jouissance de l'œil et de plaisir sensible, il faut éviter toute équivoque, et dire que cette jouissance, que ce plaisir sensible ne sont pas naturels, mais acquis. Si j'admire les gris de Velasquez et les blancs de Chardin, ce n'est pas parce que mon œil y trouve naturellement plaisir ; et la preuve en est que des yeux moins exercés à la peinture y restent insensibles et préfèrent la blancheur éclatante d'une soierie toute neuve ou d'un plastron bien empesé: mais je me rends compte des « effets » en vue desquels ces peintres ont produits ces couleurs ; je vois ce qu'ils ont voulu, et comprends à la fois la valeur de leur pensée et le mérite de leur expression, et c'est pour cela que leurs blancs et leurs gris me paraissent beaux ; insensible- ment ces tons savants et justes deviennent une caresse pour mon œil, et de bonne foi je les admire pour eux- mêmes ; mais dans la nature ils me déplairaient peut- être. — De même il existe chez certains musiciens modernes des accords d'une hardiesse telle que beaucoup pourraient y voir des fautes d'harmonie ; mais ces accords rentrent si bien dans le caractère du morceau qu'on les admire en tant qu'expressifs ; puis l'oreille bientôt arrive à les rechercher comme agréables par eux-mêmes, alors qu'ils mettent en fuite les auditeurs ignorants. — Ne voit-on pas aussi qu'en poésie les rythmes classiques si simples, si satisfaisants pour l'oreille, ont été remplacés par des coupes de plus en plus auda- cieuses, par des mètres inouïs, et qu'à côté d'incontes- tables sottises, il y a eu des trouvailles heureuses que Boileau aurait condamnées comme contraires à
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l'harmonie ? Le vers de sept syllabes, en apparence boiteux, a été manié par certains poètes avec une rare habileté ; mais les oreilles peu exercées le récusent, tandis que les autres en viennent à l'aimer pour lui- même, comme une chose naturellement belle.
11 y a donc lieu de considérer dans la jouissance de l'artiste ami des couleurs rares, dans le « plaisir sensible » de l'amateur, ce qui est dû à l'éducation, ou môme à la mode et au préjugé. Le plaisir sensible ainsi compris est un plaisir esthétique, bon ou mauvais, mais il est d'origine intellectuelle; et même lorsqu'il se confond (ce qui arrive assez souvent) avec le plaisir naturel, il faut distinguer ce qui revient à l'un et à l'autre : au plaisir esthétique, la perception du rapport entre la pensée et l'expression non seulement pour l'œuvre actuellement contemplée, mais pour l'œuvre simplement possible ; au plaisir naturel, le charme exercé sur la sensation ou la semsibilité par des couleurs, des formes, des sons agréables, en dehors de tout rapport entre la pensée et l'expression.
Eh ainsi le plaisir sensible esthétique que l'on éprouve en songeant à la richesse de certains tons, de certains accords, est différent du plaisir sensible naturel que l'on éprouve en se laissant séduire par ces mêmes tons agréables à l'œil, par ces mêmes accords doux à l'oreille.
Faute de ces distinctions, on risque de fausser la cri- tique d'art en laissant place à une interprétation abusive du plaisir que causent les belles œuvres. Sans doute il n'y a pas de beauté perçue sans plaisir éprouvé ; mais
266 LES LOIS DE LA CRITIQUE
c'est la nature du plaisir qui importe, et même lorsque ce plaisir est un plaisir sensible, — ce qui arrive presque toujours, — il faut considérer si ce plaisir sensible con- cerne l'art ou s'il n'a aucun rapport réel avec lui. Dans le premier cas, le critique recherchera la cause de ce plaisir, et la trouvera dans la valeur propre delà pensée ou de l'expression, ce qui sera le fondement de tout jugement esthétique ; dans le second, il n'en tiendra aucun compte, sachant que le plaisir purement naturel n'est pas du ressort de la critique d'art.
Il nous reste maintenant à signaler une dernière source de graves erreurs dans les jugements esthéti- ques : c'est le respect de prétendues « règles de l'art ». Il suffit pour bien des amateurs qu'une oeuvre soit con- traire aux règles pour être mauvaise, et qu'elle y soit conforme pour être au moins honorable. S'il s'agit de peintres, on parlera volontiers de la science des cou- leurs ou de la science du dessin ; pour les sculpteurs, de la science des lignes ; et chaque fois qu'un musicien a composé une œuvre importante en dehors des procédés généralement admis, on n'a jamais manqué de lui repro- cher son ignorance des lois de l'harmonie : Berlioz et Wagner, pour ne citer que les plus célèbres, ont été souvent en butte à ces critiques. Que faut-il donc pen- ser de l'observation ou de la non-observation des règles au point de vue du jugement esthétique ?
Si l'on appliquait ce mot de « règles » uniquement à
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 267
l'apprentissage de la technique, nous serions les pre- miers à défendre les règles. Il est clair en effet que nul ne peut faire un bon tableau ou une bonne statue, s'il ne connaît ni la façon de composer les couleurs ou de les étendre, ni les nécessités de la mise au point ou le maniement des outils. En admettant même qu'un homme admirablement doué réinvente la technique d'un art, à peu près comme Pascal découvrit, à lui seul, les pre- miers théorèmes de la géométrie, il n'en sera pas moins vrai que cet artiste admirable aura perdu dans ce labeur inutile un temps qu'il eût pu employer à créer des chefs d'œuvre, s'il avait d'abord appris les principes généra- lement connus. Mais les règles dont s'occupent les cri- tiques n'ont rien de commun avec l'apprentissage d'nn art ; et même l'apprentissage n'a pour but, en général, que de rendre facile à l'artiste l'application des règles. Cherchons donc avant tout en quoi elles consistent.
Ici commence la difficulté ; car ces règles d'après lesquelles on veut apprécier la valeur des œuvres d'art n'ont rien de fixe; elles varient avec chaque critique, et répondent à un certain idéal qu'il s'est formé d'avance de la perfection. Comme cet idéal est nécessairement assez arbitraire, les règles le sont aussi, et par consé- quent on ne voit pas bien le parti que peut en tirer une critique rationnelle.
D'ailleurs en dehors des « Sentiments des plus habiles peintres recueillis et réunis en tables de préceptes » par Testelin, nous ne connaissons guère de règles posi- tives concernant la peinture ; or, on sait combien sont sujets à caution les aphorismes des artistes du xvn*
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siècle. Quel peintre prétendrait aujourd'hui que l'on doit se conformer aux conseils d'un Le Brun, ou même d'un Poussin, que ces conseils aient été ou non enre- gistrés par l'Académie Royale sous forme de « résolu- tions » ?
Les lois de la sculpture ne sont pas plus précises que celles de la peinture : sans doute Diderot, et beau- coup d'autres critiques après lui, veulent qu'elle ait de la gravité et de la noblesse ; mais il ne semble pas que les artistes modernes en représentant des boulangères, des lessivières ou des fiévreux, aient fait des ouvrages méprisables ; il ne semble pas non plus qu'un seul principe puisse être énoncé sans soulever d'objections sérieuses et sans qu'on puisse montrer une belle œuvre exécutée en opposition avec ce principe.
C'est en littérature que les règles ont été le plus nettement exposées et le plus généralement admises : la règle des trois unités a longtemps été, au théâtre, un véritable dogme ; on se rendrait ridicule en réclamant aujourd'hui son application ; et en vérité il n'existe plus aucune règle imposée à l'écrivain, quel qu'il soit, en dehors de celles qui découlent des conditions néces- saires de la pensée et de son expression.
Mais admettons que l'opinion publique ait raison, et qu'il existe pour les artistes un certain nombre de règles auxquelles ils soient obligés de s'astreindre. Admettons, par exemple, que dans un drame il doive toujours y avoir au moins un personnage sympathique, et que l'auteur soit tenu de donner un dénouement précis qui nous renseigne sur le sort de tous les personnages de
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la pièce. Est-ce à dire qu'une pièce sera mauvaise par le fait même que ces conditions ne seront pas remplies? Non; des règles en art ne sont jamais des dogmes, et si la pièce est mauvaise, c'est qu'elle sera vide de pensée ou faible d'expression. — Mais peut-être, si l'auteur se fût conformé aux règles, son œuvre aurait-elle été meilleure, parce qu'elles consistent en « quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes d'ou- vrages (1) » ; il aurait évité des écueils, et il aurait été amené à penser plus logiquement ou à exposer plus clairement sa pensée ; voilà le profit qu'il aurait retiré des règles. — Mais il n'aurait pas fait pour cela une belle œuvre ; et comme la critique d'art n'est au fond que la recherche de la beauté contenue dans un ouvrage, elle n'a rien à démêler avec les règles incapables de réaliser la beauté.
Disons plus : si nous sentons l'auteur asservi à d'autres règles que celle de « plaire » — mais de plaire parles qualités de la pensée et de l'expression, de plaire esthétiquement, — nous aurons beau louer la conscience de l'artiste, nous aurons l'impression d'une œuvre mé- diocre. Et en effet, lorsque le souci des prétendues règles est visible, on éprouve une déception : les règles n'avaient d'autre objet que de contribuer à la beauté, sans être elles-mêmes la beauté : et au lieu de voir cette beauté, nous n'apercevons plus que les règles ; c'est
(1) Molière. Criliiiue de l'Ecole des Femmes, Se. VII.
270 LES LOIS DE LA CRITIQUE
pourquoi Horace et tous les faiseurs de poétiques recommandent particulièrement de cacher les finesses de métier, et de donner à l'œuvre l'allure la plus libre et la plus naturelle possible. Il ne faut donc pas, lors- qu'il s'agit de règles, croire « que ce soient les plus grands mystères du monde », ni y voir autre chose que de simples conseils quelquefois dangereux à suivre, empruntés à l'exemple des grands auteurs ; car ce qui a produit, chez un artiste, d'excellents effets peut pro- duire, chez un artiste de tempérament contraire, des résultats déplorables ; et ainsi l'on n'a pas le droit de faire reposer le jugement esthétique sur des maximes générales et universelles, à moins qu'elles ne se rap- portent à ce qu'il y a dans l'art de véritablement général et universel.
D'ailleurs, puisque les règles doivent avoir pour seul but de concourir à la beauté de l'œuvre, cette œuvre obéit en dernier ressort à une seule loi : la production de la beauté ; donc, pourvu que le chef-d'œuvre soit réalisé, il importe peu qu'on ait ou non respecté les traditions en honneur et suivi les conseils des gens de métier. L'ouvrage vaut en raison de sa perfection propre, non de la soumission aux préceptes, même les plus sages. Sans insister outre mesure sur une vérité quasi évidente, il ne sera pas superflu sans doute de montrer à quelles conclusions extravagantes arriverait la critique, si elle jugeait d'après des règles fixes tous les écrivains, ou tous les peintres, ou tous les musiciens.
Le propre du génie est en effet de s'exprimer par des
LOIS NEGATIVES DE LA CRITIQUE U ART '2'Jl
procédés nouveaux, dont la nouveauté même est le grand moyen de se faire écouter, et ainsi il se mani- feste sublime par la méconnaissance ou même par le mépris des vieilles lois usées. Si André Chénier eût écrit toutes ses poésies d'après le procédé classique dont on trouve la trace dans son poème de V Invention, il serait demeuré aussi obscur que son frère Marie- Joseph. Si Victor Hugo eût respecté la règle des trois unités, la règle de la séparation des genres, la pratique classique du grand style, quelle œuvre eût-il produite ? Et n'est-il pas clair, au contraire, que son irritation contre les dogmes littéraires où on prétendait l'enfer- mer a été un des excitants de son génie? Il a connu les règles ; mais c'est pour les avoir haïes et méprisées qu'il a créé de nouveaux modes d'expression et même a introduit en littérature de nouvelles idées. Dès lors comment juger son œuvre en recherchant s'il a ou non observé certains principes soi-disant généraux et universels? Il n'y a qu'un seul principe de ce genre : ce- lui qui oblige l'artiste à penser et à exprimer toute sa pensée ; mais il est au-dessus de toutes les prétendues règles de la critique officielle et dogmatique.
Il suffit de considérer quelques dessins de Rembrandt pour se rendre compte du ridicule qu'il y aurait à les juger d'après des règles précises. Les traits grossière- ment tracés semblent se rencontrer et se heurter au hasard ; un œil est indiqué par un simple rond, et cependant, dans !cet œil, il y a toute l'angoisse du
272 LES LOIS DE LA CRITIQUE
malade qui regarde la mort (1) ; un gribouillage étrange représente, en y regardant de plus près, un homme relevant un blessé, et dans cet amas de traits bizarres, on retrouve le même sentiment que dans le Bon Samaritain du musée du Louvre. D'ailleurs, si l'on considère sa peinture, en apparence plus méthodi- que, plus régulière, la même remarque s'impose. « Les procédés de Rembrandt, écrit le peintre Bonnat, varient à l'infini et ne peuvent s'analyser : tantôt il frotte superficiellement certaines parties de sa toile, tantôt il écrase ses vessies de couleurs sans daigner seulement les étaler^ tantôt il pose des touches violentes avec son couteau à palette, ou bien encore il fait des éraflures avec le manche de son pinceau... Il doit peindre avec tout ce qui lui tombe sous la main, — et même avec la main, avec ses doigts. — Il ne voit que le résultat, et se tient pour satisfait, quand il a obtenu l'effet réclamé par le démon intérieur qui l'échauffé » (2). Qu'y a-t-il là pour les règles chères aux professeurs de dessin ? Rembrandt, il est vrai, est mort, et on s'en tire en disant que le génie a le droit de s'élever au-dessus des règles, mais ce qu'on dit volontiers pour les morts, on l'oublie en parlant des vivants, et sous prétexte de la
(t) Les deux dessins auxquels nous faisons allusion sonl au musée de Munich et ont été reproduits photographiquement par la direction du Musée sous les numéros 71 et 73.
(2j Revue de Paris, 15 novembre 1898.
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'ART 278
nécessité d'obéir aux règles, on les traite ignominieuse- ment (1).
Un peintre aussi étrange que Rembrandt, mais moins profond et moins puissant, Goya, est bien fait, lui aussi, pour causer de gros embarras à la critique qui juge d'après les règles de l'art. « La manière de peindre de Goya, écrit Théophile Gautier, était aussi excentrique que son talent ; il puisait la couleur dans des baquets, l'appliquait avec des éponges, des balais, des torchons et tout ce qui lui tombait sous la main ; il truellait et maçonnait ses tons comme du mortier, et donnait des touches de sentiment à grands coups de pouce... Il exécuta avec une cuiller, en guise de brosse, une scène du Dos de Mayo, où l'on voit des Français qui fusillent des Espagnols » (2). Voilà les règles foulées aux pieds, et cependant voilà des chefs-d'œuvre. En revanche, un peintre qui est loin d'être un révolution- naire, Thomas Couture, explique d'une façon très humoristique, le résultat produit d'ordinaire par l'appli- cation des règles enseignées en peinture. Il a recours pour cela à une simple addition :
(( La base avant tout ;
L'accord des contraires [rouge vert, jaune bleu] ;
La dominante lumineuse et centrale ;
(1) L'histoire de Delacroix qui peignait, selon un ennemi, avec « un bala ivre i> est édifiante à cet égard. Son graud crime fut de méconnaître les règles imposées par Quatremère de Quincy et autres académiciens du premier Empire.
(2) Th. Gautier. Voyage en Espagne, p. HT,
i8
a^4 ^^^ L^ï^ ^^ ^^ CRITIQUE
Les couleurs sombres s'augmentent vers les extré- mités.
Total : De bonnes conditions d'harmonie.
Et avec cette méthode-là on arrive au poncif par le procédé » (1).
Il est impossible de se montrer plus dur pour les règles et de mieux mettre en lumière leur peu de valeur comme fondement du jugement esthétique.
On sait le désaccord qui exista de tout temps dans le monde des musiciens et qui rappelle les discussions des peintres sur les mérites comparés du dessin et de la couleur : les uns ont tenu pour la mélodie, les autres pour l'harmonie, ils se sont réciproquement jeté à la tête les règles de l'art, et ne sont jamais arrivés à se convaincre mutuellement. Le critérium en effet était insuffisant, parce qu'on avait négligé de défmir ces règles, et que beaucoup considéraient comme incon- testable ce que leurs adversaires étaient le moins disposés à accorder. Gœthe a très bien vu com- ment se posait le débat. « Toute musique moderne, dit-il, appartient à l'un de ces deux systèmes : ou bien, comme les Italiens, on la considère comme un art indépendant qui doit se développer par lui-même et qui s'adresse à l'un de nos sens délicatement exercé ; ou bien, comme le font et comme le feront toujours les Français, les Allemands et tous les hommes du Nord, on la considère dans ses rapports avec la
(I) Th. Couture, cilé par M. Séailles dans l'Essai sur le génie dans l'art.
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 2^5
raison, le sentiment, la passion, et alors on cherche à la faire parler aux puissances de l'esprit et de l'âme.... L'Italien cherche l'harmonie la plus caressante, la mélodie la plus agréable... l'autre école... recherche les harmonies étranges, les mélo- dies brisées, les irrégularités violentes, pour arriver à exprimer le cri de l'enthousiasme, de la terreur ou du désespoir » (1).
Gœthe explique ainsi pourquoi les deux écoles ne pouvaient arriver à s'entendre : elles n'avaient pas le même but, et par conséquent les lois de l'une n'étaient pas celles de l'autre. Lorsqu'il s'agit simplement de procurer à l'oreille une sensation agréable, on comprend qu'il y ait des règles précises réductibles aux lois de la physique, et que la critique doive tenir compte de ces règles lorsqu'elle veut expliquer certaines qualités ou certains défauts, — encore pourrait-on discuter sur la valeur d'un art destiné uniquement à réjouir les sens ; — mais dès que la musique devient un mode d'expres- sion de la pensée humaine, il est clair qu'elle n'a plus qu'une seule règle : exprimer de façon adéquate la pensée la plus belle possible ; si les règles tradition- nelles s'accordent avec celle-ln, tant mieux ! à la con- dition toutefois qu'elles soient appliquées sans que le spectateur y songe ; autrement, il perdrait de vue la beauté de la pensée pour s'occuper de l'observation ingénieuse des règles, et l'œuvre d'art n'atteindrait pas son but. Mais si les soi-disant règles sont inconci-
(1) Goethe. Wotes et fragments.
a^6 LES LOIS DE LA CRITIQUE
liables avec celle que nous venons d'indiquer (ce fut le cas pour Gluck, Be-rlioz et Wagner,) c'est à elles de disparaître ; et ainsi, soit qu'elles se dissimulent, soit qu'elles fassent complètement défaut, la véritable cri- tique d'art n'a point à s'en préoccuper : elle ne recher- che que les conditions de la beauté ; la beauté n'est point leur fait.
Nous avons donc déblayé le domaine de la critique d'art de trois envahisseurs dangereux : la moralité, la délectation, le souci des règles. En rendant à l'art toute sa liberté, nous avons astreint la critique à respecter cette liberté et à ne réclamer de lui rien qui soit étran- ger aux qualités de la pensée et de l'expression de cette pensée, — non pas aux qualités proclamées par cer- taines écoles ou certains préjugés, mais à celles qui constituent la vie même de la pensée et la sincérité de l'expression. En disant au critique : Tu ne jugeras les œuvres d'art qu'abstraction faite de ce qu'on appelle généralement moralité, plaisir sensible, observation des règles, nous avons établi en quelques mots les lois négatives du jugement esthétique ; il reste maintenant à déterminer les lois positives, si tant est qu'il en existe.
Mais, à ce compte, que devient le goût, ce goût qui, selon Montesquieu, « n'est pas une connaissance de la théorie», mais « une application prompte et exquise des règles mêmes que l'on ne connaît pas » ? (1) S'il
(1) Essai sur le goût.
LOIS NEGATIVES DE LA CRITIQUE D ART 2^7
faut absolument choisir entre un terme vague et par- faitement équivoque, mais commode dans la conversa- tion, et la nécessité de réduire les qualités de l'œuvre d'art à ce qu'elles doivent être réellement, nous som- mes prêts à faire le sacrifice de ce qu'on appelle le goût. Si au contraire on entend par goût « l'application prompte et exquise des règles « révélées par l'étude rationnelle, l'émotion que nous éprouvons devant la beauté subitement aperçue et appréciée en vertu de prin- cipes logiques agissant en nous inconsciemment, nous voyons dans le goût une conséquence nécessaire de notre théorie. Il consistera en effet dans le discerne- ment immédiat des qualités de la pensée et de l'expres- sion.
Quant au mot goût en lui-même, nous nous en défions comme d'un terme insignifiant et décisif avec lequel on se justifie à soi-même sa propre opinion, et on réduit à néant l'opinion adverse. Telle chose est d'un goût admirable, telle autre est d'un suprême mau- vais goût, — c'est comme si l'on disait : « Mon goût naturel étant excellent, je déclare belle telle chose qui me plaît, et laide telle autre chose qui me déplaît >. Ainsi pour Voltaire, le mauvais goût est « de ne pas sentir la belle nature » (1) ; mais qu'est-ce que la belle nature ? Apparemment celle qui plaît aux gens ayant le goût bon. De même, il exphque que, dans les arts, on peut disputer des goûts : et en effet « comme ils ont des
(I) Dictionnaire philosophique.
2^8 LES LOIS DE LA CRITIQUE
beautés réelles, il y a un goût qui les discerne et un un mauvais goût qui les ignore î ; mais quelles sont ces beautés connues « par un discernement qui pré- vient la réflexion », et dont il faut cependant « démêler les différentes nuances » ?
Ou bien le goût prévient réellement la réflexion, et alors il est individuel, instinctif, et arbitraire, c'est-à- dire méprisable ; ou bien il s'exerce d'une façon prompte et spontanée, mais en prenant son principe dans une théorie rationnelle, antérieurement connue et éprouvée, et alors il n'est pas autre chose que l'esprit criticjue proprement dit, habile à distinguer les qualités et les défauts, en sachant au juste en quoi consistent ces qualités et ces défauts, c'est-à-dire en quoi consis- tent l'art et la beauté.
Peu importe donc qu'une œuvre soit de bon ou de mauvais goût, dans le sens où l'entendent les critiques qui prétendent ramener le mérite des œuvres d'art à la mesure de leur fantaisie ; le goût ainsi compris a exactement la même valeur esthétique que la mode, par laquelle il se plait d'ailleurs à s'exprimer ; c'est au nom du goût que furent exclus du Salon Delacroix, Th. Rousseau, François Millet, Manet et tant d'autres, au nom du goût aussi que devant VHomme à la Houe, Napoléon III s'écria, dit-on : « Tiens, c'est Dumolard », au nom du goût enfin que Wagner fut sifflé à l'Opéra en 18G1 et acclamé trente ans plus tard. Nous ne nions pas qu'il y ait un bon et un mauvais goût, mais à con- dition qu'on s'explique sur ce point plus nettement qu'on ne le fait d'ordinaire ; et nous trouvons plus
LOIS NEGATIVES DE LA CRITIQUE D ART a'jg
sage, en bonne critique d'art, de ne laisser aucune place à l'équivoque et de renoncer à un terme qui per- met toujours d'imposer une opinion sans la justifier.
I
CHAPITRE III
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE D ART
Lois générales concernant : 1° la pensée créatrice ; 2" l'ex- pression. — Nécessité d'une application pratique.
Les divers aspects de la beauté : le joli, le beau proprement dit, le sublime. — Le mérite de l'œuvre jolie est en raison directe de r individualité de la pensée créatrice. — Le mérite de l'œuvre belle est en raison directe de la pénétra- tion de laptnsée créatrice. — Lemérite de l'œuvre sublime est en raison directe de la compréhension de la pensée créatrice .
L'expression est la traduction directe delà pensée. L'expres- sion doit donc être claire. — Décadents et symbolistes ; leur effort vers l'intelligibilité . — Tous les sujets ne sont pas également susceptibles de claj^té. — Le mérite de l'expression est en raison directe de la clarté, dans là mesure où la clarté est compatible avec le sujet. — L'ex- pression doit être le prolongement immédiat de la pensée.
282 LES DROITS DE LA CRITIQUE
Dangers d'un idéal préconçu et des formules esthétiques : exemples tirés de l'art du XVII" siècle. — Allégorie et symbole. — Le naturel de V expression dans l'art idéa- liste : Puvis de Chavannes . — Les formules banales : les proverbes. — La convention. — Résumé des lois posi- tives .
De tout ce qui précède il est maintenant facile de dégager les deux lois suivantes :
1° Le mérite d'une œuvre d'art est en raison directe de l'individualité, de la pénétration et de la compré- hension constituant la vie de la pensée créatrice;
2° Le mérite d'une œuvre d'art est, d'autre part, en raison directe de la convenance de l'expression à la pensée.
Il est également facile de montrer que ces deux lois ne souffrent aucune exception et que lejugement esthé- tique ne doit reposer que sur elles seules. Et, en effet, si nous définissons l'art l'expression d'une pensée pour elle-même, et la beauté l'expression adéquate d'une pensée aussi originale, aussi pénétrante et aussi harmo- nieuse que possible, on voit que ces deux lois sont la conséquence rigoureuse des définitions ; on voit aussi qu'elles portent sur les deux seuls éléments constitutifs de la beauté et de l'art, et par suite qu'il ne reste aucune place pour un troisième principe d'appréciation. Elles sont donc nécessaires et suffisantes ; et leur démons- tration véritable se trouve dans toute la première partie de cet ouvrage, destinée à les établir.
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 283
Toutefois la critique d'art étant d'application prati- que, et comportant par suite une vérité, non seulement d'ordre métaphysique, mais facilement vérifiable par les faits, il importe de trouver à ces lois générales des corollaires particuliers et de montrer qu'elles se prêtent aisément à l'appréciation de la beauté sous ses aspects divers. Si elles ne peuvent rendre compte des différen- tes nuances de la beauté, si elles n'impliquent aucune formule capable de faire comprendre ces nuances, elles sont peut être vraiesthéoriquement; mais pratiquement, elles ne rendent aucun service, et le seul résultat sérieux de nos recherches aura consisté à empêcher la critique de s'égarer en dehors de ses voies propres. Nous aurons indiqué ce qu'elle ne doit pas faire, nous n'aurons pas montré comment elle procède, et les esprits sceptiques seront tentés d'en conclure qu'elle ne mérite aucune confiance et n'a même pas droit à l'existence.
Les termes dont on se sert le plus souvent pour marquer l'admiration sont ceux de : beau, sublime, noble, élevé, profond, grand, aimable, gracieux, délicat, spirituel, joli... Sans doute, la liste des qualifica- tifs pourrait être de beaucoup allongée, mais il semble bien que ceux-ci suffisent à résumer les diverses formes de l'admiration. Remarquons qu'en- tre quelques-unes de ces épithètes volontiers acco- lées à tout ce qui est œuvre d'art, il y a une synonymie incontestable, et que si l'on veut réduire, en dernière analyse, à quelques types principaux les qua- lités esthétiques, on arrive naturellement à ce classe- ment : joli, beau, sublime. — Le joli recherchera avant
284 LES LOIS DE LA CRITIQUE
tout le mérite de l'agrément et de la délectation, et se traduira par des sensations agréables ou par des senti- ments sympathiques : bref, il mettra en œuvre le beau naturel et supposera toujours une conformité entre le plaisir esthétique et le plaisir de la sensation ou de la sensibilité. — Le beau se manifestera par la prédomi- nance des qualités propres à la pensée sur les impres- sions agréables recherchées avant tout dans le joli ; il établira un tempérament entre la nécessité d'exciter le plaisir et la sympathie du spectateur, et celle de donner à la pensée le plus d'originalité, d'intensité et d'ampleur possible. Tel est du moins le sens qu'on semble atta- cher au mot beau, lorsqu'on l'oppose au joli ou au sublime. — Enfin le sublime consistera essentiellement dans l'opposition que l'homme de génie aperçoit et révèle entre les force de la nature et nous-mêmes ; le sublime ne se comprend que si un auteur construisant une vaste et puissante synthèse nous la fait apercevoir tout à coup dans ce qu'elle a d'écrasant ou au contraire d'exaltant pour l'homme. Ainsi donc nous pouvons dire que l'art se révèle à nous sous trois aspects : l'un, charmant et délectable, que nous appelons le joli, l'autre puissant et sympathique à la fois, que nous désignons, comme on le fait dans le langage courant, par le mot beau, enfin le troisième, illimité et infiniment émouvant, que nous nommons le sublime. Quelles seront les lois propres à l'appréciation de ces trois genres, et comment le critique y discernera-t-il les mérites et les défauts ?
Par définition le joli s'efforce de reproduire en art ce
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'arï 285
qui dans la nature et dans l'homme plaît à nos sens et à notre sensibilité. La pensée créatrice se propose donc comme but notre plaisir, et ne peut le réaliser qu'en luttant avec les aspects séduisants des choses ou de l'être humain. Gardons-nous bien surtout de dire que ces aspects séduisants feront par eux-mêmes le mérite de l'œuvre ; il est certain que sans eux une œuvre ne peut être jolie ; mais il est certain aussi qu'en dehors de leur interprétation par la pensée, ils n'ont en art aucune valeur. L'artiste qui s'attache au joli doit par suite réaliser deux conditions : ne prendre pour sujet que des scènes agréables au moins par quelque côté, et appliquer à ces scènes les qualités ordinaires de la pensée, considérée au point de vue esthétique.
Mais laquelle de ces qualités ordinaires dominera dans son Œ'uvre? Est-ce la pénétration, par laquelle l'esprit connaît et révèle la nature et l'importance de l'objet qu'il étudie ? Il semble bien qu'une concentration aussi forte de la pensée créatrice ne soit pas favorable au caprice, à la légèreté, à la séduction des œuvres jolies : ce n'est pas en allant jusqu'au fond de son moi, ni jusqu'au fond des choses, ce n'est pas en reproduisant avec une précision extrême la réalité que l'artiste engen- drera la délectation. Est-ce donc la conception synthé- tique, compréhensive et harmonieuse, qu'il lui faudra rechercher? Mais le grand nombre d'objets embrassés par l'esprit soucieux de s'élever aux lois générales, ou tout au moins aux larges aperçus, est une fatigue pour le curieux de plaisir ; il aimera parfois le rapproche- ment inattendu de deux idées ou de deux images, il se
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divertira à considérer un ensemble peu compliqué dont l'impression sera simple, mais il restera insensible à ces vastes synthèses d'oii découle la conception de notre destinée, d'où se devinent les lois organisatrices des choses, d'oii se contemplent les spectacles entrevus de l'univers ou rêvés de l'au-delà. Donc si le joli ne vaut guère par la pénétration ni par la compréhension de la pensée créatrice, il ne lui reste plus qu'à se racheter par l'individualité.
Et en effet l'œuvre jolie, qu'elle nous apparaisse ou gracieuse, ou spirituelle, ou délectable, ou dis- tinguée, ou attrayante par n'importe quelle qualité particulière, suppose toujours une pensée originale. Les charmes réels de la nature et la séduction des êtres élégants et bons seront toujours supérieurs dans la réalité à ce qu'ils peuvent être dans la représen- tation ; la plus exquise des toiles de Corot, le plus délicieux portrait de la Pompadour ne valent pas, comme fraîcheur, comme délicatesse de vie, une belle matinée dans les bois de Chaville ou une femme telle qu'a dû être la Pompadour. L'artiste est donc réduit à créer en nous l'impression person- nelle qu'il a ressentie devant la réalité ; tant vaudra cette impression qui lui a été particulière, tant vaudra son œuvre, abstraction faite du mérite de l'expres- sion ; comme il n'a d'autre moyen de se faire com- prendre que la description artistique, il y a recours et imite l'objet qui lui a plu, mais en le présentant sous un certain jour, sous un certain angle, de façon à nous communiquer son plaisir propre.
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Sans doute dans le travail de la pensée créatrice, il y aura une part de pénétration et de compréhensio n ; mais l'originalité l'emportera de beaucoup.
Qu'il s'agisse de Watteau, de Falconet dans quelques œuvres, de Gluck dans ses ballets, ou de Marivaux, qu'il s'agisse même de quelques-uns des petits maîtres hollandais, de la sculpture de la Renaissance, de la musique italienne, des écrivains légers du xviii'^ siècle français ou de l'architecture baroque, c'est certainement l'effort ingénieux de chaque artiste pour plaire par une voie nouvelle qui est le plus frappant dans les œuvres. On veut voir les choses sous un autre aspect que ses prédécesseurs, tout en les voyant aussi séduisantes ; on se distingue du commun moins par la force ou l'ampleur dans la conception que par une façon particulière de sentir agréablement, et ainsi on produit une œuvre de valeur, non pas en y introduisant le charme des objets naturels, ce qui est impossible, et ce qui, même possi- ble, serait une supercherie, mais en interprétant par son individualité propre le charme de ces objets naturels.
Nous avons donc maintenant le droit de déduire un premier corollaire de la loi générale posée au début de ce chapitre : « La valeur d'une œuvre jolie est en rai- son directe de l'originalité avec laquelle la pensée inter- prète les objets agréables dans la nature ou dans l'homme ». C'est à dire qu'une fois le but de l'artiste nettement aperçu, si cet artiste vise au joli, le critique a le devoir de juger l'œuvre d'après l'ori- ginalité de la pensée créatrice et d'après le choix plus
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OU moins heureux des objets agréables représentés ; mais ce choix lui-même est une des manifestations de l'originalité.
Si maintenant nous considérons les œuvres qu'on a coutume d'appeler belles, nous voyons qu'elles ont pour but de nous plaire, mais non plus par le sujet traité et par ce que nous avons nommé la délectation ; ce plaisir provient des qualités propres de la pensée s'appliquant à la nature physique ou à la nature morale, sans qu'il soit absolument nécessaire que la nature excite notre sympathie. On accorde d'ordinaire que cette conception du beau exclut au moins l'ignoble; nous faisons volontiers cette concession, si on consent à faire de l'ignoble l'élément possible du sublime ; sinon, nous réclamerons pour l'artiste qui vise aux belles œuvres le droit de traiter toutes les matières. Donc, sans insister sur cette question du sujet odieux ou ignoble, nous dirons seulement qu'un beau poème une belle statue, un beau tableau, un bel édifice ou une belle symphonie supposent une pensée créatrice bien organisée, et généralement une matière qui ne soulève pas la répugnance.
Mais cette pensée créatrice, quel aspect particulier prendra-t-elle ? N'ayant d'autre fin qu'elle-même, se prêtant à peu près à tous les sujets, ne prétendant pas nous jeter hors de nous-mêmes par des spectacles imprévus, elle ne poursuivra pas particulièrement
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l'originalité qui renouvelle une matière banale à force d'avoir plu à tout le monde, elle ne recherchera pas davantage la compréhension propre à nous émouvoir violemment par la conciHation des contraires dans un principe supérieur ; elle s'attachera donc à la pénétra- tion. Une chose est belle, lorsqu'elle connaît et repro- duit fidèlement son objet, lorsqu'elle approfondit ce qui intéresse directement cet objet, et lorsqu'elle satisfait ainsi notre désir de représentation exacte. Il ne s'agit pas ici d'exactitude scientifique, quoique la connais- sance rigoureuse des choses ou de leurs rapports puisse elle-même réaliser quelquefois la beauté, mais de l'effort de l'esprit pour apercevoir les qualités essen- tielles des êtres, pour les distinguer des apparences à la fois plus visibles et plus superficielles, enfin pour se rendre compte de la complexité et de l'unité de l'objet étudié.
C'est précisément parce que le beau vise à cette représentation pénétrante que l'on considère comme incompatibles avec lui les sujets où le dégoût risque de substituer l'élément sensible à l'élément intellectuel; où l'émotion l'emporte, il reste peu de place pour l'exercice de la pensée ; et ainsi, par nécessité de respecter la force de la pensée s'appliquant à son objet, on a écarté tout ce qui paraissait provenir des bas instincts. Il va de soi que nous faisons toutes nos réserves sur cet exclusivisme, et que nous maintenons pour l'auteur, qui dans n'importe quel sujet reste par la pensée au-dessus des viles préoccupations, le droit de prétendre à la beauté. Il va de soi aussi que nous main-
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tenons le même droit pour l'artiste qui, au contraire, se plait aux sujets attrayants et gracieux, lorsqu'il vise moins à traduire l'élégance naturelle des choses — ce qui constitue le joli — qu'à la représenter pour le plai- sir d'une représentation exacte et d'un effort de la pensée vers la connaissance plus complète de son objet.
La Vénus de Milo est belle parce que l'artiste, ayant le sentiment de la sérénité et de la gravité qui, pour les Grecs, résumaient l'idéal de la vie, a exprimé pleine- ment ce sentiment. Essayons, par la pensée, d'en dépouiller le marbre élégant, et il ne restera plus que des formes agréables à l'œil où nous apercevrons bientôt le joli au lieu du beau. En face de l'artiste qui, par la pénétration de la pensée, sait s'élever au-dessus de la délectation, veut-on voir des auteurs qui, par la même qualité, dominent l'ignoble et produisent la beauté ? Les exemples les plus divers se présentent aussitôt : le Panurge de Rabelais, la T/ieorforc de Corneille (dont on a méconnu les réels mérites, parfois voisins de ceux de Poli/eucfe), les œuvres de certains romanciers contem- porains. Mais, somme toute, ce sont là des exceptions, et en général le beau suppose simplement une pensée s'efforçant de connaître pleinement et d'exprimer exac- tement un objet, sans tenir compte de ce qu'il a de délectable ou de repoussant, ou pour mieux dire, sans i qu'il y ait en lui rien de particulièrement délectable, , rien de particulièrement repoussant : c'est ainsi que nous apparaît la beauté classique dans la plupart deS; œuvres littéraires, picturales ou sculpturales.
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Est-ce à dire que la pénétration de la pensée exclue l'individualité et la compréhension ? Nous ne nous las- serons jamais de répéter, comme une vérité essentielle, que ces trois grandes qualités ne vont guère l'une sans l'autre et qu'elles constituent par leur union la vie pro- pre de la pensée ; mais cette vie a des aspects divers, et c'est à la prédominance d'une ou de deux qualités que sont dûs ces aspects. C'est pourquoi tout en reconnaissant dans ce qu'on appelle le beau une part, (juelquefois très grande, d'originalité ou de compréhension, nous n'en persistons pas moins à considérer la pénétration comme le facteur essentiel du beau. Et ainsi nous arrivons à ce second corollaire : « Le mérite d'une œuvre qui n'est ni jolie, ni sublime, mais simplement belle, est en raison directe de la pénétration de la pensée créatrice, quel que soit le sujet traité ». En d'autres termes le cri- tique devra, lorsqu'il comprendra que l'artiste s'est efforcé vers le beau, rechercher surtout jusqu'à quel point l'objet a été connu et bien connu par la pensée.
Le troisième aspect de la beauté est le sublime. Kant voyait déjà en lui l'antithèse de l'homme et de la nature; c'est une idée universellement acceptée aujourd'hui, au moins dans ce qu'elle a d'essentiel, car si on entre dans le détail, il est possible que le spectacle des steppes, sublime pour Schopenhauer (1) ne le soit pas pour
(1) Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. L. III., ch. 39.
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Schiller qui exige « d'une part le sentiment de notre faiblesse, de notre impuissance à embrasser un objet, et d'autre part, le sentiment de notre pouvoir moral, de cette faculté supérieure qui ne s'effraie d'aucun obstacle, d'aucune limite, et qui se soumet spirituelle- ment ce même à quoi nos forces physiques succom- bent » (1). Mais on peut dire qu'une œuvre est sublime lorsque, nous élevant par la synthèse au-dessus des réalités déjà connues, elle nous les découvre sous un aspect vraiment un, nous opj)ose comme sujets pensants à l'immensité des objets pensés, et nous émeut par cette opposition saisissable au premier coup d'œil. La vision immédiate de l'univers ou des réalités suprasen- sibles, la vision immédiate de l'homme en face de l'univers ou des réalités suprasensible, l'émotion d'infi- niment grand ou d'infiniment petit qui s'en dégage, voilà les éléments du sublime.
Lorsqu'au vingt-deuxième chant de l'Iliade, Hector, qui si souvent a méprisé la mort, fuit éperdument devant Achille, nous avons l'impression du sublime, parce que nous sentons une puissance irrésistible détruire en un instant l'effort de la plus noble vie vers le courage ; c'est le mystère d'une destinée, dont nous ne sommes pas les maîtres alors même que nous croyons l'avoir fixée par quelque point, qui se révèle soudain à nous. — Et de même le sublime du « Qu'il mourût » de Corneille réside dans l'opposition entre le
(I) Schiller. De la cause du plaisir que nous prenons aux objels tragiques.
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sentiment le plus naturel à l'homme et la force de volonté qui sacrifie la nature à l'idéal une fois conçu comme le véritable prix de la vie, — Dans le premier cas, l'impuissance du plus noble effort humain devant le désir infini et inconscient de la vie, dans le second la puissance souveraine de la volonté devant les attache- ments naturels les plus chers, voilà semble-t-il, le secret du sublime. Peut-être serait-on autorisé à dire que le sublime suppose toujours une puissance repré- sentée comme infinie et dominant toutes les puissances finies, quelle que soit la vérité objective de cette représentation à laquelle suffit le vraisemblable.
Or par quelle opération de la pensée se réalise le sublime ? Sans doute par l'originalité qui découvre un aspect nouveau des choses, sans doute aussi par la pénétration qui cherche à connaître les objets de la pensée, mais surtout par la compréhension, grâce à laquelle les matériaux les plus divers de l'idée générale se trouvent réunis et conciliés, grâce à laquelle l'unité de conception apparaît dans la multiplicité la plus vaste des phénomènes et même dans la coordination des contraires.
Sans un effort immense de la compréhension, il est possible de créer des œuvres jolies ou belles, mais on n'atteindra jamais au sublime ; en revanche où la com- préhension est immense, il suffira, pour que l'œuvre soit sublime, d'une pénétration très ordinaire ; quant à l'in- dividualité, l'effort même de la compréhension la crée ; car comment apercevoir un lien entre les phénomènes les plus divers, sans que par la simple vision de ce
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lien l'individualité s'affirme ? L'artiste ne sera pas alors original parce qu'il aura aperçu un ou plusieurs objets sous un angle particulier, mais parce que la compa- raison et la synthèse d'une foule d'objets lui révèlent une loi ou un aspect général que nul n'avait encore soupçonné. C'est donc la compréhension qui, dans l'élaboration du sublime, joue le rôle primordial ; tout le reste lui est subordonné, et ce ne sont jamais les esprits les plus pénétrants ou les plus originaux qui y parviennent. Qu'on lise les poèmes Homériques, Dante, Shakespeare, Goethe ou Molière, qu'on contemple le Parthénon, Saint-Pierre de Rome ou Notre Dame, qu'on s'arrête devant le Joconde ou les Pèlerins d'Emmaïm de Rembrandt, devant la Marseillaise de Rude, qu'on écoute la Symphonie Héroïque ou la partition de Par- sifal, et qu'on dise sincèrement si c'est l'originalité de l'artiste qui fraj)pe particulièrement dans ces œuvres. Est-ce davantage l'effort pour aller jusqu'au fond des sentiments ou de l'objet représenté, pour en bien con- naître la nature et l'aspect? Nous ne le croyons pas ; quels que soient ces mérites dans de telles œuvres, ils s'éclipsent devant l'immense effort pour créer des élé- ments les plus divers la conception d'une forme parti- culière de la vie opposée aux forces qui l'entourent ; c'est le sentiment de l'œuvre dominatrice du monde qui révèle le sublime, et c'est pourquoi nous rapportons plus particulièrement à la compréhension la création de l'œuvre qui se manifeste sublime. '
Qu'en résulte-t-il ? C'est que nous établissons mainte- 1 nant ce troisième corollaire : « Le mérite de l'œuvre
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sublime est en raison directe de l'effort vers la compré- hension réalisée par la })ensée créatrice ». C'est donc à la recherche de la force synthétique d'une œuvre que s'attachera le critique, lorsqu'il aura éprouvé ce frisson de l'infini que fait passer en nous le sublime. Nous voilà ainsi parvenus à l'explication des diverses formes de la beauté, et les lois positives sont les conséquences logi- ques des qualités que nous avons reconnues à la pensée créatrice. Cherchons maintenant si de pareils corollaires se dégagent de la loi générale de l'expression.
L'artiste qui se propose de nous communiquer sa pensée pour provoquer notre émotion et qui cherche ainsi à réaliser la beauté doit avant tout se rendre aussi intelligible que possible. Nous ne pourrons constater le rapport étroit que nous exigeons entre la pensée et l'expression, si l'expression ne suffit pas à nous révéler la pensée ; et d'autre part plus l'expression sera claire, mieux la pensée nous sera connue, et plus nous serons à même d'apprécier la véritable valeur esthétique d'un poème, d'un tableau, d'une statue, aussi bien que d'un édifice ou d'une symphonie. Donc, de prime abord, il semble que nous soyons en droit de poser cette loi : « Le premier mérite de l'expression, en matière esthé- tique, c'est la clarté la plus complète possible ».
Cependant ce principe n'est pas aussi évident qu'on pourrait le croire ; les écoles symbolistes, décadentes, mystiques et autres l'ont fort malmené ; et il ne suffit
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pas d'affirmer que ces écoles, faisant fi du bon sens, ne méritent pas qu'on discute sérieusement leurs théories. De tels procédés critiques réduiraient bientôt l'appréciation des œuvres d'art à une simple question de goût personnel, et il vaut mieux avoir l'air de prendre au sérieux des plaisanteries impertinentes que de ruiner par un dédain inutile la force d'une argumentation logique. D'ailleurs les chefs des écoles nouvelles ont trouvé des admirateurs sincères, et rien ne prouve qu'ils soient les mauvais plaisants que l'opinion publique a voulu voir en eux.
Toujours est-il que quelques-uns ont érigé l'obscurité en principe ; et comme ils appliquent dans leurs œu- vres leurs propres théories, les textes mêmes où ils sem- blent expliquer les avantages de l'obscurité sont obscurs. « Tout écrit, dit M. Mallarmé, extérieurement à son trésor, doit, par égard envers ceux dont il emprunte, après tout, pour un objet autre, le langage, présenter, avec les mots, un sens même indifférent. » Pourquoi indifférent? Parce que les mots évoquent des idées précises, et qu'il faut avant tout effacer cette précision pour laisser transparaître sans doute le mystère impé- nétrable des choses. C'est apparemment ce que se propose l'auteur quand il parle de « tendre le nuage, précieux, flottant sur l'intime gouffre de chaque pensée », et quand il témoigne son horreur du « vulgaire » qu'il définit (( ce à quoi on décerne, pas plus, un caractère immédiat » (1). Il serait dangereux de vouloir édifier
(1) Mallarmé, — Divagations : Le mystère dans les lettres, p. 277 et suivantes.
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sur des textes volontairement équivoques une théorie de l'expression décadente ; mais on n'exagère sans doute rien, en disant avec un critique de M. Mallarmé que son esthétique « est de donner la sensation des idées avec des sons et des images » (1).
Une théorie analogue se retrouve dans un des auteurs dramatiques les plus ridiculisés jadis, les plus admirés en ces derniers temps. M. Maeterlinck constate que dans une de ses pièces, la Princesse Maleine, il y a « beaucoup de naïvetés dangereuses, quelques scènes inutiles et un grand nombre de répé- titions étonnées qui donnent aux personnages l'appa- rence de somnambules un peu sourds constamment arrachés à un songe pénible ». Néanmoins il se refuse à modifier le texte primitif, parce que ces maladresses de détail sont de peu d'importance, et laissent subsister dans toute sa valeur l'idée qui (( anime tout le drame ». L'auteur ne précise pas cette idée ; mais il parle de « fatalités confuses qui s'agitent dans son œuvre comme . dans la vie », il défend dans ses personnages « ce manque de prompti- tude à entendre et à répondre » , en déclarant qu'il tient (( à leur psychologie et à l'idée un peu hagarde qu'ils se font de l'univers » (2). En résumé, c'est bien la partie obscure de notre être qui intéresse l'auteur, et
(1) E. Zola. Documents littéraires. Les Poêles contemporains, p. 179.
(2) Théâtre de Mœterlinck. Vol. I, page 2.
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pour rendre cette obscurité, il adopte — non sans quel- que regret — un langage à la fois enfantin et vague qui ne saurait passer pour clair à moins d'être déplorable- ment banal.
Nous bornons nos exemples à la littérature, parce que c'est d'elle qu'on exige le plus de précision dans l'expression, et qu'on accorde aux autres arts des moyens de traduction incompatibles avec une explica- tion verbale définitive. Mais le principe de la beauté étant le même pour eux que pour la littérature, il est bien certain que si la nécessité d'être intelligible existe pour l'écrivain, elle existera aussi pour le sta- tuaire, l'arcbitecte, le peintre ou le musicien.
Malgré l'affectation d'obscurité que nous rencontrons chez les auteurs qui nous occupent, il est bien certain qu'ils écrivent pour réaliser la beauté et pour en com- muniquer le sentiment à leurs lecteurs. Or communi- quer un sentiment suppose une pénétration de la pensée de l'auteur par la pensée du lecteur; sans quoi, comment y aurait-il eux entre identité ou même analogie d'état d'âme ? Cette pénétration à son tour n'est possible que par la communauté de lan- gage, que ce langage soit simplement verbal, qu'il soit musical , ou qu'il emprunte ses signes à n'importe quelle convention. Donc la prétendue obscurité recherchée par les décadents et les symbo- listes, — si tant est que leur théorie soit vraiment sincère et respectable, — est elle-même un moyen d'exprimer l'état d'âme des auteurs : l'indéfinissable seul les intéresse ; tout ce qui est précis leur semble
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 299
faux parce qu'il n'y a dans le monde que du mystérieux et de l'obscur; donc leur langage verbal lui aussi, sera, comme les choses, une pure apparence ; ce n'est pas dans la réalité claire et visible qu'est la vérité, et de même ce n'est pas dans les mots précis et définis qu'on peut trouver l'expression exacte de ce qui est ; sans doute, on est obligé de se servir de ces mots ; mais au moins cherche-t-on dans leur résonnance même, dans leur physionomie auditive ou oculaire, une signification moins nette, et partant plus vraie, que le sens vulgaire- ment admis. C'est donc par souci de vérité que les décadents sont obscurs ; et leur obscurité verbale elle- même est le moyen de faire comprendre le plus claire- ment possible l'impression qu'ils ressentent et qu'ils croient correspondre à la réalité. Ils n'échappent pas, par conséquent, à la loi qui dans toute expression exige l'intelligibilité ; mais la voie qu'ils choisissent pour se rendre intelligibles est exactement le contraire de celle que prennent les autres écrivains, et il n'est pas éton- nant qu'on ait appelé obscurité voulue ce qui, pour eux, était la seule possibilité d'expression juste, la seule possibilité de se faire comprendre.
Le même raisonnement s'applique au théâtre de M. Maeterlinck. Si la vie est un ensemble de « fatalités confuses », et si les hommes vraiment intelligents ne doivent en avoir qu' « une idée un peu hagarde », l'auteur a pu croire que le meilleur moyen de rendre cette impression de confusion et d'effarement consistait dans l'emploi d'interjections, de menues phrases, de répétitions enfantines et de propos mal suivis. Peut-
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être a-t-il eu tort, comme lui-même semble en convenir ; mais il n'en est pas moins vrai que son but a été d'exprimer le plus intelligiblement possible une idée qu'il jugeait vraie. Donc, quelle que soit l'obscurité apparente ou réelle des œuvres d'art, on peut affirmer que les auteurs se sont toujours proposé d'être aussi intelligibles que possible, dans la mesure où cette intelligibilité était compatible avec l'expression de ce qu'ils considéraient comme la vérité. Quant à ceux qui ont recherché de parti-pris l'obscurité pour l'obs- curité (1), ils se sont mis en dehors des conditions normales de l'exercice de la raison, et l'appréciation de leurs œuvres ne relève par suite en quoi que ce soit de la critique d'art.
Mais, que les décadents et les symbolistes aient ou non le désir sincère d'être intelligibles, s'ensuit-il que l'expression verbale de leur pensée doive être obscure sous prétexte que cette pensée va à ce qu'il y a de mysté- rieux dans l'être universel ? Si oui, la loi que nous avons
(I) Cette façon d'attirer l'attention publique ne date pas d'hier, comme on pourrait le croire. Maxime du Camp (Souvenirs. T. I., p. 256) parle d'un livre qui fit quelque bruit dans sa jeunesse : Sémiramis la grande, journée île Dieu en cinq coupes d'amertume. « La préface, dil-il, est intitulée Porte cyclopéeane el d'introduction. La nuit, les mages écoutent les paroles qui, pendant le rêve, s'échappent des lèvres de la reine, elles gravent sur des tables d'or. La langue française ne suffit pas à l'auteur pour exprimer ses idées ou raconter les évé- nements. Il emploie les caractères hébreux, arabes, cbaldéens, coptes, hiérati- ques, égyptiens et cunéiformes ». Dans le même ordre d'idées, M. du Camp signale un autre livre, dû à un certain Forneret et intitulé : Sans titre par un homme noir blanc de visage.
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énoncée devient pratiquement inutile, puisque la néces- sité même d'être intelligible les contraint à l'obscurité verbale. Faut-il au contraire adopter la célèbre formule de Boileau :
Ce que l'ont conçoit bien s'énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Il semble que les décadents soient illogiques et que Boileau n'ait pas soupçonné la possibilité d'exprimer autre chose que des idées parfaitement limpides.
Et, en effet, les procédés d'expression doivent s'adap- ter aux idées à exprimer. Si les mots sont incapables de rendre le mystère infini des choses, la réalité inaccessi- ble masquée par des apparences changeantes, bref si l'on exige des paroles d'exprimer l'indicible, on a grand tort de choisir la littérature comme moyen d'expression. Il est incontestable que les mots ont un sens assez nettement défini, que le vague des métaphores flotte dans un espace restreint sous peine de devenir inex- pressif, et enfin qu'on ne peut donner aux termes les plus rares comme les plus usuels qu'une signification conventionnelle destinée à devenir bientôt aussi précise que la signification ordinaire.
Dès lors pourquoi s'acharner à vouloir se faire com- prendre au moyen d'un langage qui n'y peut prétendre ? Il y a incompatibilité entre l'idée de l'auteur et le moyen d'expression ; qu'il cherche donc un autre langage. — Oui, mais il n'en existe pas. — Si vraiment l'esthétique décadente « est de donner la sensation des idées avec des sons et des images, » qu'elle recoure au langage
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propre des sons qui est la musique, et qu'elle y joigne le spectacle, comme dans l'Opéra. — Non, car c'est par les sons des mots et les images verbales que veulent procéder les décadents. — En cela consiste précisément leur erreur : au langage des mots, précis par définition, ils veulent faire exprimer des idées imprécises, et par conséquent la tentative est absurde, au sens philoso- phique du mot.
Quant à l'effort plus modeste des symbolistes, il n'est pas absurde en soi ; mais ils doivent, eux aussi, s'as- treindre aux conditions ordinaires du langage verbal : il n'est interdit à personne de se faire de l'univers « une idée un peu hagarde » ; « les fatalités confuses » de l'existence sont quelque chose de très réel, «le très déconcertant et de très dramatique. Mais où prend-on que ces conceptions, si abstruses et si obscures qu'elles paraissent, soient inconciliables avec la précision du langage ordinaire ? Si l'on voulait expliquer la philoso- phie d'un Eschyle ou celle d'un Pindare, peut-être y trouverait-on aussi le sentiment de quelque chose d'in- explicable dans la destinée humaine ; mais Eschyle et Pindare ont exprimé en termes définis des idées parfois flottantes et ennemies du dogme. Et, pour nous en tenir aux seuls symbolistes modernes, sommes-nous plus émus par ceux chez lesquels on ne saisit qu'imparfai- tement le rapport entre le mot et l'idée que par ceux chez lesquels l'expression présente un sens satisfai- sant ?
Telle pièce faite toute entière d'images précises offre une idée générale très profonde et très vague à la fois,
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que telle autre pièce dont on a quelque peine à saisir le contenu ne présente que l'apparence (1). Sans doute l'art ne doit pas s'abstenir d'exprimer ce qu'il y a d'incom- préhensible dans l'être humain ; car il y peut trouver une source féconde de beauté ; mais il faut qu'il rende palpable et intelligible ce sentiment de l'incompréhen- sible; il ne s'agit pas d'expliquer l'inexplicable mystère, mais de traduire l'émotion de l'homme devant l'inex- plicable. L'artiste n'a donc pas à exprimer avec précision une réalité indéfinissable, mais à rendre clairement le sentiment que nous éprouvons devant cette réalité indé- finissable. Or, un sentiment est toujours quelque chose dont les mots suffisent à donner une idée nette, et quant à la cause de ce sentiment, si éloignée qu'elle soit de notre expérience ordinaire, il est permis de croire que les termes ne manquent pas pour la peindre dans ce qu'elle a au moins de commun avec notre sensibilité à laquelle elle s'impose. On peut donc dire que l'expression, en art, doit être claire au sens le plus ordinaire du mot, et que le degré de sa convenance à la pensée créatrice — de sa beauté — répondra à la clarté avec laquelle apparaîtra cette pensée.
Mais cette clarté sera-t-elle la même partout et tou- jours? Peut-on espérer que Gœthe nous menant, dans Faust, « depuis le ciel, à travers le monde, jusqu'à
(1) Nous pensons ici à une pièce intitulée l'Obole, dans les Jeux Rustiques et Divins de M. Henri de Régnier et à la pièce XXV des Fleurs du Mal, de Baudelaire, commençant ainsi : « Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne, etc. ».
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l'enter », sera aussi limpide que La Fontaine nous racontant l'histoire du Renard et de la Cigogne ? Les classiques s'en sont d'ordinaire tenus aux idées claires : mais lorsque les romantiques eurent rendu à l'instinct et aux mouvements obscurs de notre être la place qu'ils occupent réellement, il apparut que la parfaite clarté n'était pas également com})atible avec tous les sujets. On comprend qu'à vouloir étudier dans l'homme ce qu'il y a de moins perceptible, ce qu'il y a de moins explicable, et quelquefois ce qu'il y a de moins consistant, les auteurs soient arrivés à faire passer l'obscurité des choses qui les intéressaient dans leur œuvre. Lorsque des termes trop précis ne correspondent pas à la conception originale d'un homme de génie, il est impossible que la clarté soit parfaite ; mais il n'est pas impossible que cette aperception neuve des choses constitue une œuvre d'art admirable. Il faut donc réser- ver pour l'artiste le droit de ne pas être toujours égale- ment clair.
Mais ce qu'on peut affirmer, ce que nous posons comme corollaire de la loi générale de l'expression, c'est que : « La traduction d'une idée doit être aussi claire que le permettent la nature de cette idée et les procédés d'expression qui lui sont applicables ». En présence d'une œuvre d'art, le critique aura donc à se demander si la pensée créatrice pouvait être exprimée plus clairement qu'elle ne l'est, étant donné son objet, étant donnés aussi les moyens d'expression dont dispo- sait l'auteur ; et ceci suppose évidemment que la forme artistique choisie peut s'adapter à la pensée créatrice.
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'arT 3o5
Donc c'est en raison de sa clarté dans une matière par- fois confuse, et non en raison de son obscurité dans une matière simple, qu'un auteur doit être loué, quoique la critique d'avant-garde admire volontiers l'obscurité, et que la critique plus rassise n'admette guère les sujets et les sentiments vagues et mal définis.
Mais à côté de la clarté il est une autre qualité indis- pensable à l'expression, et qui, elle aussi, se déduit de la loi générale posée plus haut : c'est celle qu'on pour- rait appeler la spontanéité, bien que ce mot implique une absence d'effort et de recherche dont les plus belles œuvres d'art sont loin d'être exemptes. Nous ferons mieux comprendre notre idée en disant que de la loi ainsi énoncée : « Le mérite d'une œuvre d'art est en raison directe de la convenance de l'expression à la pensée », nous tirons le corollaire suivant : « La convenance de l'expression à la pensée se réalise par le prolongement immédiat de la pensée dans l'expression ». Tout inter- médiaire entre la pensée et l'expression déforme la pre- mière ou fausse la seconde. Or quels sont ces intermé- diaires ?
D'abord, et avant tout, les formes traditionnelles imposées à la beauté par telle ou telle école. Ces inter- médiaires sont, en littérature : le souci perpétuel de la noblesse (1), en sculpture : l'imitation perpétuelle des
(1) Boileau : Quoi que vous écriviez évitez la bassesse,
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belles proportions révélées par le canon alexandrin, en peinture: la prétendue nécessité de plaire toujours aux yeux, en architecture : les réminiscences continuelles de l'antique, en musique : la préoccupation constante de la délectation. Chaque fois que la pensée avant de se formuler dans l'expression qui doit la traduire, s'impose un autre idéal que celui d'être elle-même dans toute sa vérilé et sa simplicité, elle cesse de se prolonger immé- diatement dans l'expression, pour s'assimiler une beauté de commande et de convention.
Est-il besoin de dire que cette prétendue beauté est tou- jours une faiblesse, puisqu'elle fait dévier l'expression de la loi générale qui par délinition la régit ? c'est elle (jui a gâté les plus belles qualités de l'art français du xvii' siècle, en assujettissant les écrivains à ce style noble, abstrait, et toujours un peu guindé, qui enlève à la pensée tout son naturel et toute sa fraîcheur, en soumettant les pein- tres, les sculpteurs et les architectes à l'imitation, sou- vent servile, de l'antique et de l'école Romaine, et à cette affection de grand goût, où sombra la vérité du dessin et du coloris. « Qu'est-ce autre chose que l'art, sinon l'embellissement de la nature » ? dit Bossuet dans le Sermon sur la Mort. Cette définition est l'explication la plus nette des défauts de l'art à cette époque : l'auteur se préoccupe non d'exprimer immédiatement la nature et l'humanité, mais de les embellir d'après un certain idéal, arrêté d'avance, et applicable indifférem- ment à toute pensée esthétique. Cet embellissement, c'est ce que nous appelons un intermédiaire entre la pensée et l'expression, et c'est ce que nous condamnons
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absolument ; car dès qu'il disparait, l'expression retrouve toute sa valeur.
Pour rester dans le xviie siècle, n'est-on pas frappé de la beauté des œuvres, dès que la pensée cherche à se traduire par elle-même, sans se préoccuper des exigen- ces du grand art? La verve de Molière qui n'avait guère le temps d'épurer son langage, la bonhomie apparente de La Fontaine qui ne vise pas au sublime, et surtout la hardiesse éloquente d'un Pascal, qui n'écrit que pour noter sa pensée, suffisent à faire comprendre ce que gagne l'expression à oublier les principes du style noble cher à Voltaire.
En peinture le seul genre qui échappe un peu à la rhétorique académique, c'est celui qui est obligé de s'asservir à la vulgaire réalité, c'est le portrait ; or quel visiteur de la galerie française du Louvre n'a pas été frappé de la particulière vérité du portrait de Fagon par Jouvenet, de celui de Descartes par Bourdon, de celui d'un précepteur et de son élève par Cl. Lefebvre, de tous les peintres par eux-mêmes en général ? Les artistes les plus grandiloquents, comme Le Brun deviennent admirables en ce genre (1) ; et leur mérite propre est celui d'exprimer leur pensée, toute leur pensée, rien que leur pensée, sans souci de l'embellir ou de l'égayer. De même, en sculpture, les bustes et
(I) Voir au musée du Louvre le portrait de Testelin et celui de l'arliste par lui-même. Voir surtout à la Piuacolhèque de Munich le portrait de la mère de Le Brun par ce grand peintre.
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les portraits ont une valeur qu'on ne retrouve plus dans les grands morceaux académiques ; l'artiste le plus dégagé des règles conventionnelles de l'Académie, Puget, fut aussi le plus remarquable.
Les observations que nous faisons sur le xvii^ siècle, nous pourrions les répéter pour le commencement du xix' siècle, et en général pour toutes les périodes où on n'a pas laissé la pensée chercher librement sa traduc- tion, mais où on lui a imposé, avant cette traduction et en dehors, un certain idéal qui l'a déformée et affaiblie.
L'exemple le plus frappant peut-être de ce que perd la pensée créatrice à revêtir certaines formules traditionnelles pour s'exprimer, c'est l'usage de l'allé- gorie, aussi bien en art qu'en littérature. La nécessité de se conformer aux figures connues dans ce genre ou d'en inventer de suffisamment nobles et intelligibles a toujours rendu l'expression froide et emphatique. Il n'en faut pas d'autres exemples que cette page où Buffon nous montre « le Génie de la France qui parle à Richelieu et lui dicte à la fois l'art d'éclairer les hommes et de faire régner les rois ; la Justice et la science qui conduisent Séguier et relèvent de concert à la première place de leurs tribu- naux ; la Victoire qui s'avance à grands pas et précède le char triomphal de nos rois où Louis le Grand, assis sur des trophées, d'une main donne la paix aux nations vaincues, et de l'autre rassemble dans ce palais (le Louvre) les Muses dispersées ». Tout cela signifie sim- plement que Richelieu fut un grand ministre, Séguier
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un chancelier sage et intègre, Louis XIV un roi victo- rieux et ami des lettres. Encore ces deux seules lignes laissent-elles une impression plus nette que tout le fatras de Bufîon. Pourquoi ? Parce que la pensée ne vise qu'à se traduire lidèlement au lieu de se farder tout d'abord et de se rendre méconnaissable.
Si, en regard de l'allégorie, nous plaçons le symbole, dans le sens le plus élevé du mot, nous lui trouvons une valeur esthétique singulièrement plus grande, parce qu'il n'a pas pour but d'ennoblir et de défigurer la pensée, mais de représenter au naturel un être vivant dont les paroles, les gestes, les actes, tout en reprodui- sant la complexité de la nature humaine, nous font apercevoir un aspect nouveau de notre destinée. Lors- que Wagner dans Lohengrin nous montre par les personnages d'Eisa et de son noble amant le bonheur « dépendant d'une seule condition, c'est que jamais ne soit proférée cette question : D'où viens-tu ? » lorsque, dans Trùtan et Yseutt, il donne à entendre que « la vie et la mort, l'importance et l'existence du monde exté- rieur dépendent uniquement des mouvements intérieurs de l'àme » (1), sans doute il y a une conception figurée des choses abstraites comme dans l'allégorie ; mais ce n'est pas cette conception qui intéresse le plus l'auteur, c'est le personnage vivant, pensant et agissant par lequel il la traduira ; dans l'allégorie, l'artiste exprime
(1) Wagner. Quatre poèmes d'opéra. Lettre sur la Musique, pages LX «l LXI.
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une pensée abstraite par l'intermédiaire traditionnel d'une forme supposée vivante ; dans le symbole il prolonge immédiatement sa conception d'un être vraiment vivant dans un personnage par lequel il dévoile en outre une vérité métaphysique ou morale. Dans l'une, il y a la pure convention ; dans l'autre, il y a la spontanéité et par suite l'expression naturelle de la pensée créatrice.
C'est cette expression naturelle qui, même dans les œuvres en apparence les moins conformes à la réalité, donne tout son prix à la pensée. Que vaudraient, sans elle, les toiles les plus admirées d'un artiste comme, par exemple, Puvis de Chavannes ? Lorsque ses adver- saires rendaient hommage à sa « conviction peu commune », à sa « bonne foi désintéressée » (1), ils entendaient par là qu'il s'efforçait de traduire directe- ment sa pensée, en dehors de toule convention, qu'il ne se souciait d'aucune formule esthétique, et que sa vision sincère des choses, il la rendait sincèrement au moyen d'une expression longtemps cherchée, mais approuvée seulement après qu'elle avait été reconnue adéquate à l'idée. Puvis de Chavannes n'a été intéressé, comme artiste, que par les attitudes simples, que par les gestes des hommes et des choses. En idéaliste convaincu, il n'a vu dans les lignes du corps que l'indication ou plu- tôt l'évocation d'un état d'âme ; c'est à travers une sérénité très pure de sa pensée qu'il aperçoit les bois, les collines, les plantes et les eaux. Le geste de la nature est pour lui un geste de paix et de douceur ; et il n'est
(I) Caslagnary. Salons. T. II, p. 19.
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un grand artiste que pour avoir exprimé directement cette paix et cette douceur par la représentation fidèle de ce qu'il apercevait dans les choses.
Sans doute, le monde réel n'est pas, aux yeux du vulgaire, semblable à celui qu'il peint dans ses toiles ; mais dans le monde réel il y a, au moins quelquefois, ce qu'il nous a montré, et c'est autant pour nous avoir révélé un aspect vrai des choses que pour avoir traduit sa conception avec la seule préoccupation de la rendre en tonte exactitude qu'il a créé des chefs-d'œuvre. Donc, en dehors de la nécessité que nous avons étudiée plus haut où se trouvent le peintre et le sculpteur d'ex- primer la réalité, il y a encore celle-ci : exprimer cette réalité sans autre souci que la traduction exacte et sincère de la conception qu'ils s'en forment. Nous ne disons pas qu'il ne doit pas y avoir en art de conven- tion ; mais chacun doit se créer à soi-même sa conven- tion, c'est-à-dire l'expression personnelle et nécessaire de sa vision. Puvis de Ghavannes est conventionnel si l'on veut, comme Rembrandt, comme aussi Rubens, comme enfin les réalistes les plus acharnés ; mais sa convention consiste dans un mode original d'expression sans lequel il n'aurait pu rendre sa pensée ; et ainsi la convention, chez lui, n'est pas un défaut ; elle le devient chez les imitateurs qui, par parti-pris et sans savoir d'avance si leur pensée se prêtera à la manière du maître, adoptent aveuglément et outrent cette manière. Le mot de convention est encore un de ceux qui per- mettent le mieux à l'équivoque de se produire et auxquels il faudrait avoir le courage de renoncer. Mais
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l'essentiel est de se rendre compte que la convention n'est blâmable que si elle s'oppose à la sponta- néité et à la sincérité, que si elle est l'effet non de l'originalité de la pensée, mais du préjugé esthétique.
On comprend maintenant ce que nous entendons par l'expression immédiate et par les intermédiaires entre la pensée et l'expression. Ces intermédiaires sont d'ordi- naire de prétendus dogmes artistiques ; mais par ce mot il faut évidemm'ent comprendre aussi tout ce qui saisit notre pensée, au moment où elle se produit, et lui donne une autre forme que celle où elle trouverait comme son prolongement naturel. C'est ainsi que cer- taines formules sont des trouvailles de génie et que d'autres sont des banalités dépourvues de tout ce qui fait la vie de la pensée.
« Le nez de Cléôpâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé ». Voilà comme s'exprime Pascal, voulant faire comprendre la misère de l'homme et de l'univers dont le bonheur est la conséquence des plus ridicules particularités. Mais la même idée se traduit couramment par la lormule suivante : « Les petites causes amènent les grands effets, » ce qui répond peut-être chez ceux qui s'en servent à une pensée très originale et très profonde, mais ce qui, au lieu d'être la traduction rigoureuse de cette pensée, est un simple intermédiaire pouvant servir dans tous les cas analogues. — C'est là ce qui explique la faiblesse de la plupart des proverbes au point de vue de l'expression. « La richesse ne fait pas le bonheur, » dit la sagesse populaire, et on arrive à considérer cette
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phrase comme à peu près dénuée de sens, parce cpi'on n'aperçoit pas de réalité à quoi elle corresponde bien exactement. Au contraire les premiers mots du Sermon sur la Montagne : « Heureux les pauvres ! car le royaume des cieux leur appartient ;; ont une force et une ampleur admirables, tout en signifiant à peu près la même idée ; car on y sent une conception de l'huma- nité opposée à la conception antérieure ; contrairement au bonheur païen qui repose sur la tranquilité de l'âme en cette vie, le bonheur chrétien apparaît comme exté- rieur au monde présent, comme éternel, et comme inac- cessible aux prétendus heureux de la terre. Il y a dans ces quelques mots, assez voisins par le sens d'un proverbe populaire un peu niais, une révolution morale en germe, et c'est pourquoi ils atteignent au sublime tandis que la formule banale est sans valeur.
Ainsi tout ce qui est phrase toute faite, ligne tradi- tionnelle en peinture ou en sculpture, adaptation par parti-pris de formes soi-disant belles à un monument quelconque, imitation ou délectation en musique, tout cela est mauvais, parce que la pensée n'y trouve pas son prolongement naturel et immédiat, parce que l'expres- sion ne fut pas faite uniquement pour cette pensée, et qu'ainsi elle perd de sa force et de sa signification. On croit donner plus de valeur à l'œuvre d'art en lui appli- quant les formules dont de grands maîtres se sont bien trouvés ; en réalité on la rend inexpressive, et comme elle n'a, en somme, qu'un but : manifester une pensée individuelle, pénétrante et compréhensive, elle compro- met sa raison d'être en déguisant ou en faussant cette
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pensée. Ainsi se vérifie le second corollaire que nous avons déduit de la loi générale de l'expression.
Donc, pour résumer ce que nous avons dit dans ce chapitre, nous croyons que le critique d'art, désireux d'apporter dans l'étude des œuvres une méthode ration- nelle et d'éviter les jugements arbitraires ou illogiques si fréquents en ces matières^ ne doit jamais perdre de vue que la valeur d'un livre, d'une statue, d'un opéra, réside toute entière dans l'effort de la pensée créatrice et dans l'adaptation de l'expression à la pensée. Mais cette considération, utile pour empêcher la critique de dévier, ne saurait suffire ; et c'est pourquoi nous avons tenté de démontrer que dans le joli le mérite de la pensée créatrice devait être cherché surtout dans l'indi- vidualité de cette pensée, que dans le beau proprement dit, il résultait plus particulièrement de la pénétration, et qu'enfin dans le sublime, il supposait tout d'abord une compréhension puissante des phénomènes d'où se dégage l'idée générale. D'un autre côté, comme la plus belle pensée n'a de valeur dans les œuvres d'art que si elle trouve l'expression qui lui est adéquate, nous avons cru discerner que le critique avait à se préoccuper de juger d'abord si la pensée était traduite avec toute la clarté qu'elle comportait, et ensuite si elle passait direc- tement et toute entière dans l'expression, sans l'inter- médiaire de formules vides ou usées, et cela par le pro- pre effort de sa vie et de sa nature. Peut-être n'y a-t-il pas dans ces lois la rigueur mathématique à laquelle on aspire quelquefois ; mais il suffit qu'elles tracent à la critique une voie sûre et utile.
CHAPITRE IV
LES SIGNES DE LA BEAUTE
But de cette étude. — Différence entre le critérium et les signes de la beauté : ce qu'il faut attendre d'eux.
Correspondance des signes de la beauté dans la pensée et dans l'expression à l'individualité, à la pénétration, à la compréhension.
L'individualité. — Signes : impression nouvelle, forme inédite. — Différence entrée la vraie et la fausse origina- lité. — Exemples.
La pénétration. — Signes : obsession d'une œuvre, vérité de l'expression. — Démonstration de l'existence de ces signes. — Exemples.
La compréhension. — Signes : la suggestivité, la largeur du faire.— Ce qu'est la suggestivité ; comment elle résulte de la compréhension. — Ce qu'est la largeur du faire. — Exemples.
Objections. — I^es signes de la beauté et leur interprétation. — Leur valeur pratique.
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Si l'on accorde quelque utilité aux lois que nous venons d'établir, on sera cependant tenté de leur reprocher une certaine difficulté d'application ; elles visent à la pratique, et, malgré cela, l'appréciation de la part d'individualité, de pénétration, de compréhen- sion dans la pensée, ou de clarté et de spontanéité dans la forme, demeure livrée à l'arbitraire individuel. Il ne faut donc voir dans ces lois que des guides destinés à empêcher l'erreur et à indiquer le chemin de la vérité, mais non des signes palpables de la beauté. Ce sont ces signes extérieurs que nous voudrions dé- couvrir maintenant, afin de donner à la critique d'art toute sa valeur.
Mais entre ces signes et le critérium exact de la beauté, il y aura une différence essentielle. Nous avons expliqué ailleurs, nous répétons très nettement ici qu'un critérium capable de nous révéler exactement le degré de beauté d'une oeuvre, ou même de nous démon- trer irréfutablement qu'une œuvre est belle ou ne l'est pas, n'existe pas et ne peut pas exister, au moins dans | l'état actuel de nos connaissances. Il est imprudent de préjuger l'avenir; mais il semble bien qu'un tel crité- rium n'existera jamais, ou alors les rapports de chaque son, de chaque nuance, de chaque ligne, à l'intelligence seront scientifiquement connus, et l'art tel que nous le comprenons aujourd'hui n'existera plus.
Les signes que nous allons essayer d'indiquer n'ont aucune prétention à l'évaluation précise et comparative | du mérite esthétique ; ils ne garantissent même pas ' d'une façon pratiquement infaillible la beauté réelle de
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l'œuvre où on croira les apercevoir ; car l'interprélation d'un signe est chose toujours délicate et oii l'erreur arrive souvent à se glisser d'une façon imperceptible. Mais leur utilité véritable consistera à retenir notre atten- tion sur des œuvres qui, au premier abord, nous dé- plaisent, et à nous faire plus facilement pénétrer dans la pensée de l'auteur, ce qui est l'unique moyen de porter un jugement rationnel. Nous n'essaierons pas d'appliquer une commune mesure à tout ce qui sera produit de la pensée humaine, mais bien, à l'aide de certains points de repère, de démêler, dans la confusion de nos sentiments sujets à l'erreur, les mérites et les défauts d'une œuvre.
S'il est en effet facile, dans un certain nombre de cas, d'entrer dans la pensée d'un auteur et de la juger avec quelque logique, souvent nos habitudes d'esprit ou même de sensation nous sont un obstacle très grave. Il est rare qu'à la lecture des belles pages de Vlliade, à la vue de la Vénus de Milo ou de la Victoire de Samo- thrace, des Pèlerins d'Emmails de Rembrandt ou du Sai7it Jean-Baptiste de Léonard, de Notre-Dame ou du Parthénon, on n'éprouve pas ce frisson de la beauté qui est peut-être le signe le plus sûr — à condition qu'on soit sincère — de la puissance esthétique d'une œuvre d'art; et ainsi on est tout naturellement porté à la communion de sentiments et d'idées qui facilite la complète intelli- gence de l'œuvre. Sans aller jusqu'à ce frisson désira- ble, on éprouve quelqueiois une délectation si complète à l'aspect d'œuvres, telles que V Embarquement pour Cyihère, les comédies de Marivaux, les figurines de
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Tanagra ou certains ballets de Gluck, qu'on sent, pres- que instinctivement, l'effort de l'auteur pour nous plaire et la complète réussite de cet effort, ce qui est une forme de la beauté. Mais à côté de ces œuvres qui nous attirent naturellement et dont la valeur nous est facile- ment révélée par l'analyse, à côté de ces œuvres sym- pathiques que nous risquons plutôt d'estimer à trop haut prix que de dédaigner, il y en a d'autres qui nous lais- sent d'abord indifférents ou même qui nous choquent par une apparence terne ou trop crue, et en tout cas contraire soit à ce que nous aimons naturellement, soit à ce que nos habitudes nous font attendre. Il est incon- testable que parmi ces productions, il y a de grandes pauvretés — il y en a également dans le genre opposé ; — mais il est incontestable aussi qu'elles ne sont pas réfractaires à la beauté ; les plus grands peintres du xix^ siècle ont presque tous vu leurs meilleures toiles refu- sées au Salon, uniquement parce qu'elles déplaisaient au bon goût du jury, ou parce qu'elles dérangeaient ses habitudes d'optique.
C'est pour ces productions, qui déroutent toujours un peu le spectateur, que nous cherchons les signes de la beauté : les autres n'en ont pas besoin. Au contraire si nous démontrons, dans les œuvres les plus audacieuses, les plus imprévues, les plus rebutantes mêmes, l'exis- tence de quelques indices à peu près certains d'une réelle valeur esthétique, nous aurons peut-être réussi à arrêter l'attention du spectateur sur ce que, naturellement, il serait porté à mépriser ; et ainsi, nous lui aurons fourni le moyen d'éviter le plus possible ces jugements hâtifs,
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irréfléchis et illogiques, qui scandalisent la pos- térité.
Gomment découvrir les signes de la beauté et sur quel principe rationnel les faire reposer? Il est bien certain que leur valeur ne sera rigoureuse qu'autant qu'ils seront la conséquence naturelle de notre défini- tion de l'art; c'estdoncdans l'individualité, dansla péné- tration, dans la compréhension de la pensée créatrice que nous en chercherons l'origine ; ils seront en quelque sorte la projection extérieure de ces qualités de la pensée.
Ce que nous avons appelé l'individualité, ce que l'on nomme aussi personnalité, originalité, consiste dans le fait qu'une pensée se distingue de toute autre pensée. Donc une œuvre sera individuelle lorsqu'elle nous donnera l'impression qu'on ne peut la confondre avec aucune autre dii même genre, et cette impression ressentie en face d'elle sera un des signes de sa valeur esthétique ; cette impression sera d'ailleurs provoquée par une forme inattendue, inédite, de l'œuvre d'art.
Entendons-nous bien : il ne suffit pas qu'une œuvre soit simplement étrange, baroque ou folle pour être origi- nale et, partant, pour réaliser une des conditions de la beauté. Une telle conception de l'individualité serait d'autant plus fausse que, d'ordinaire, rien n'est moins individuel que l'excentricité. Sous couleur de ne pas faire comme tout le monde, on fait comme quelques- uns, et par cela même on n'est plus soi. Il n'est pas original de se promener dans un costume Moyen-Age,
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parce que la pensée de s'habiller au rebours des com- muns usages est banale. Il n'est pas original de pein- dre des chevaux verts ou violets, parce qu'on imite ainsi les premières tentatives de l'école réaliste pour décomposer les couleurs. Mais, dira-t-on, comment reconnaître, à un signe extérieur certain, l'individualité vraie de la fausse, si toutes les deux produisent sur nous la môme impression ?
Toutes les deux ne produisent pas sur nous la même impression, et c'est la nature particulière de cette impres- sion que nous voudrions analyser. En présence de deux œuvres, l'une réellement originale, l'autre simplement étrange, nous éprouvons, il est vrai, un premier senti- ment d'étonnement qui ne varie guère dans l'un ou dans l'autre cas ; mais, à mesure que nous examinons l'œuvre sincère et personnelle, nous nous rendons compte que rien de ce que nous connaissions jusque-là ne lui ressemble dans les traits essentiels ; à mesure que nous examinons l'autre, nous sentons l'influence d'une mode, d'une manière, en un mot une ressem- blance de la pensée créatrice avec quelque chose d'an- térieurement existant, et cela suffit pour en atténuer ou en annuler la valeur. Des exemples feront mieux comprendre ce nous voulons dire.
On ne peut nier que deux tableaux célèbres de deux peintres très différents : Pauvre pêcheur , de Puvis de Chavannes, et l'Olympia, de Manet, déconcertent tout d'abord le spectateur par leur aspect original. Aussi ont-ils donné lieu, l'un et l'autre, à de vives polémiques. Sont-ils réellement originaux, et s'ils le sont
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en quoi le sont-ils? Beaucoup de tableaux représentent des scènes de pêche ou de prière ; mais il se dégage de celui de Puvis de Chavannes un tel sentiment de vie fruste et étroite, une telle impression de crédulité, plutôt que de foi, dans une âme simple et ignorante, une telle tristesse des eaux et du paysage appariée à cette tristesse d'une vie obscare, que nous nous voyons en pré- sence de quelque chose de réellement nouveau. Dira-t-on que nous donnons du tableau une interprétation fausse ? Mais cela même indique qu'il y a moyen de se tromper sur la pensée créatrice, et par conséquent que cette pensée n'est pas banale et insignifiante ; l'excentrique ne se prête pas à de tels commentaires. L'impression singu- lière que nous ressentons est donc le signe de l'indivi- dualité de la pensée.
De même l'Olympia nous étonne : mais cet étonnement est-il simplement la conséquence d'une mauvaise plaisanterie de l'auteur ? Lorsque des peintres nous représentent des formes nues, c'est en général par désir d'exciter en nous la délectation au moyen des belles formes naturelles, ou de nous étonner par leur science du dessin et des raccourcis, ou enfin d'exciter notre sensibilité par quelque scène gaie ou lamentable. Nous n'éprouvons ici aucun sentiment de ce genre : cette femme couchée n'est point plaisante à l'œil, le peintre par cela même ne peut être soupçonné d'obéir à un banal calcul d'immoralité ; le dessin en est sec et dur, et le tableau ne cause en nous aucune émotion mélo- dramatique. — Mais n'est-il pas dénué d'originalité véritable, en ce sens qu'il se propose de nous étonner
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par la hardiesse du sujet, par l'imprévu des accessoires, enfin par une foule de détails qui n'exigent pas un grand effort de la pensée et qu'un artiste assemble pour aller contre le goût public ? Un tel souci, incontestable- ment, serait banal; car c'est celui de tous les rapins.
Mais en examinant l'œuvre de plus près, ne sentons- nous pas une tristesse d'un genre spécial nous envahir? n'y a t-il pas dans l'ensemble de ces détails, si vivement critiqués jadis, un accord de toutes choses pour augmenter notre impression de malaise en face d'une pareille scène ? et n'est-il pas probable que l'auteur a voulu nous communiquer l'amertume que lui-même ressentait devant une vie voluptueuse à peine, merce- naire et fermée ? En cela consiste son originalité ; et cette originalité se manifeste moins par l'étonnement initial que par l'imprévu de l'émotion, quand nous venons à analyser le tableau.
C'est donc une garantie d'originalité, mais non de beauté complète, que l'impossibilité où nous sommes de confondre le sentiment qui se dégage d'une œuvre avec celui qui se dégage d'une autre œuvre semblable en apparence. On trouverait sans doute entre l'an 18S0 et l'an 1900 bien des tableaux aussi étranges d'aspect que Pauvre Pêcheur et que V Olympia, et de sujets analogues ; cependant ces deux derniers se sont imposés particu- lièrement et s'imposent encore à l'attention publique ; il est donc probable qu'il y avait en eux quelque chose qui n'était pas dans les autres, et que c'est par l'originalité, non par l'étrangeté, qu'ils ont conquis l'estime de la critique.
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A cette impression d'originalité correspond, nous l'avons dit, une forme neuve et saisissante ; aussi objec- tera-t-on que cette forme suffit à provoquer l'impression et que par suite eUe induira souvent le critique en erreur: car elle s'applique aussi bien aux œuvres médiocres qu'aux œuvres de génie. C'est sans doute de fort bonne foi que les ennemis de Puvis de Chavannes et de Manet ont considéré leurs œuvres comme des aberrations sans intérêt, et ont trouvé fort originales les tentatives des pseudo-classiques, comme Couture, pour allier au romantisme les mérites de l'ancienne école.
Nous reconnaissons bien volontiers que ce signe de la valeur esthétique peut être interprété de la façon la plus fausse par des hommes même expérimentés. Cepen- dant remarquons que les médiocres réalistes, auteurs de chevaux orangés, verts ou violets, n'ont jamais attiré l'attention et la colère du public autant que la moindre toile de Manet. Au salon de ISGG ce fut un scandale — au Salons des refusés, bien entendu ; — et au milieu de toutes les médiocrités environnantes, si originales en apparence, seul ou presque seul Manet s'imposa aux injures. Nous pourrions en dire autant de Courbet. Nous pourrions également montrer que, de tous les peintres idéalistes ou mystiques, Puvis de Chavannes a été seul bafoué pendant trente ans avant d'entrer seul dans la gloire. Quelle conclusion en tirer, sinon qu'il y a une véritable originalité, capable de se révéler par elle-même à l'attention publique, et que si un auteur — peintre, sculpteur, poète ou musicien — réussit pendant plusieurs années de suite à provoquer la
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colère de ses contemporains, c'est qu'il a une forme vraiment neuve, tandis que les autres artistes excen- triques sont des déséquilibrés, des exploiteurs de la réclame ou des imitateurs, en somme des hommes assez vulgaires ? Chacun de nous peut se tromper et prendre pour original un artiste f|ui ne l'est pas, ou inverse- ment ; l'opinion publique, pour peu que la mode ait eu le temps de changer, ne se trompe jamais et choisit pour cible la véritable, non la fausse originalité. Ajou- tons que si le critique est expérimenté, dénué de préjugés, décidé à étudier scrupuleusement les œuvres qui lui inspirent le plus de méfiance, il y a de grandes chances pour qu'il sache distinguer souvent les deux formes d'originalité.
Ainsi nous pouvons établir ce })rincipe : quand une œuvre par son aspect imprévu nous arrête et nous retient, c'est un signe d'originalité probable. Si les efforts de la critique et du public s'acharnent longtemps contre elle, c'est un signe d'originalité certaine : et alors il est possible que cette œuvre ne soit pas belle, mais elle renferme au moins un germe de beauté. Les exem- ples ne manquent dans aucun des arts ; en littérature, on sait les clameurs que suscitèrent Baudelaire, Flaubert et les de Goncourt, pour ne parler que des morts du siè- cle dernier ; leur originalité, à défaut d'autres qualités, est indéniable. En peinture il y eut des déchaînements prolongés contre Géricault, Delacroix, Courbet, Théodore Rousseau et même Millet ; en sculpture, où l'originalité a fait beaucoup plus défaut pendant le xix^ siècle, la critique est assez anodine, et il faut arriver à l'œuvre
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de M. Rodiii pour retrouver cette impression d'étrangeté qui est le signe de l'individualité, et avec elle la polémi- que violente ; en architecture, les grandes constructions en fer sont certainement ce qui a paru le i)lus bizarre au goût public et ce qui l'a le plus choqué ; c'est aussi ce qu'il y a eu de plus original ; enfin en musique, rien n'a plus surpris les contemporains que les éclats d'un Berlioz et la conception nouvelle du drame wagné- rien ; les noms de Berlioz et de Wagner, si on ne veut pas voir en eux les plus grands du xix* siècle, person- nifient du moins les deux plus importants, les deux plus originaux mouvements de l'art à cette époque. Donc un conseil se dégage très net de ce rapide aperçu historique autant que du raisonnement théorique que nous avons exposé: ne jamais mépriser une œuvre parce qu'elle choque le goiit public, mais la considérer avec d'autant plus de soin qu'elle le choque plus vivement et plus généralement, et discerner par l'analyse si cette étrangeté est le fait d'une originalité sincère ou d'une banale réclame ; dans le premier cas, l'œuvre renferme au moins un élément de beauté, dans le second elle est certainement mauvaise.
De même qu'un sentiment, non encore éprouvé du spectateur et révélé soudain par l'aspect nouveau d'une œuvre, est le signe à peu près certain d'originalité chez l'auteur, de même le souvenir et l'obsession d'une œuvre sont une marque de la pénétration de pensée
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dont a fait preuve l'artiste. Qu'un tableau, un poème, un opéra nous aient plu ou déplu, du moment où ils ont laissé en nous une trace profonde, agréable ou douloureuse, c'est qu'ils ont une valeur esthétique réelle, et cette valeur, ils la doivent à l'effort de l'auteur pour aller au fond de son idée et exprimer la vérité objective.
En effet rien de ce qui est faiblement conçu ne nous frappe ; si l'expression est elle-même flottante et incon- sistante, l'œuvre est irrémédiablement mauvaise ; si l'expression est exagérée, le résultat est identique, et enfin si l'expression rend fidèlement la pensée, nous pouvons être sensibles à ce mérite, mais le vide de cette pensée nous empêchera d'être intellectuellement touchés et, dans une certaine mesure, modifiés par l'œuvre. Au contraire lorsque l'artiste, s'attachant à un objet s'efforce de le connaître et de le rendre tel qu'il lui apparaît, lorsque l'esprit, d'ailleurs vigoureux, pénètre la matière à laquelle il s'intéresse et exprime exactement l'idée ou l'image aperçues, l'œuvre, bonne ou mauvaise, attra- yante ou répugnante, s'empare de nous par tout ce qu'elle renferme de forte vérité ; et, bienveillants ou hostiles, nous sommes, grâce à elle, autres que nous n'étions auparavant ; nous avons une conception plus nette et plus forte des choses ; nous sommes transfor- més par cette œuvre qui revient sans cesse à notre esprit, sur laquelle nous discutons, que nous donnons comme exemple à suivre ou à éviter, enfin qui nous engage plus avant dans une théorie esthétique, auda- cieuse ou timide, — peu importe. La pénétration de
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notre intelligence par une œu vre est le contre-coup de la pénétration de l'objet par la pensée créatrice de l'auteur ; et ainsi c'est un signe certain, sinon de beauté, du moins de mérite esthétiqu e, que la place prise en nous par cette œuvre, alors même que nous sommes tentés de la déclarer mauvaise.
Nous n'en voulons d'autres preuves que l'histoire même des œuvres dont nous parlions tout à l'heure : l'effort de Fuvis de Chavannes pour rendre l'état d'âme et la condition d'existence du Pauvre Pêcheur^ l'efïort de Manet pour concevoir et pour faire concevoir à autrui la vie écrasée de la prostituée, n'ont pas été signalés en général par la critique ; mais ils ont imposé à l'esprit du spectateur une certaine conception des choses, dans laquelle la vérité et la sincérité agissaient sur ceux mêmes qui niaient ces qifalités ; cette conception, exacte ou non, mais provenant d'une étude pénétrante et cons- ciencieuse, a envahi lentement l'intelligence, comme toute idée neuve et encore mal comprise ; l'obsession de l'œuvre a hanté la critique ; dès lors on a discuté cette œuvre au point de vue esthétique, on l'a anathématisée ou on l'a exaltée, et finalement, comme cette conception, puisée dans la recherche du vrai et du naturel, avait au moins le mérite d'être forte, elle est restée et a marqué une date dans l'histoire de l'art. On peut maintenant condamner les œuvres, au point de vue de ce qu'on nomme le goût ; on ne peut empêcher qu'elles se soient imposées et qu'elles s'imposent encore, comme types de deux grands genres, aux raisonnements de la criti- que ; et ce seul fait qu'elles préoccupèrent tous les
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esprits dès leur apparition était une marque suffisante de la'force et de la vérité avec lesquelles elles rendaient la nature — non pas certes toute la nature, — mais l'aspect auquel elles s'attachaient.
La même remarque s'appliquera à un musicien comme Richard Wagner qui s'est ingénié à connaître les âmes mystiques ou passionnées, à apercevoir l'être humain dans ses tendances naturelles, dans ses aspirations Méales, dans le mystère de sa destinée, et à ne laisser en dehors de son art rien de ce qui pouvait être exprimé par lui. Ceux qui sifflaient Tannhauser en 1861 n'en subissaient pas moins l'ascendant du maitre ; c'est lui qui était le représentant de «la musique de l'avenir», c'est contre lui qu'il fallait lutter, et c'est lui qui obsé- dait la pensée de tous les amateurs de musique, parce c'est lui qui faisait traduire ou essayait de faire traduire à la musique des objets nouveaux. On comprenait, sans se l'avouer franchement, qu'il s'appliquait de toute sa force à l'étude de certains sentiments dans leur rapport avec la musique, et ces ressources nouvelles qu'il trou- vait dans la pénétration ])lus complète de l'àme humaine marquaient, à elles seules, la valeur esthétique de son effort, et assuraient à son œuvre une place dominante dans le mouvement musical.
Sans répéter le même raisonnement pour un archi- tecte comm eViollet-le-Duc ou pour les grands construc- teurs en fer, pour un audacieux comme le sculpteur Rodin, pour Baudelaire, sur lequel on s'acharne encore, pour Flaubert et les de Goncourt qui furent traduits en justice moins par souci de la morale que par scrupules
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esthétiques (1), on voit que certaines œuvres en s'impo- sant aux préoccupations constantes des contemporains, en devenant des arguments pour ou contre une forme d'art, affirment par là môme leur mérite esthétique. Mais quel mérite? Celui d'avoir connu et rendu forte- ment l'objet auquel elles se sont appliquées, celui delà pénétration.
Ajoutons d'ailleurs que cette connaissance scrupu- leuse, que cette expression énergique constituent en même temps une puissante originalité, et que, pour les artistes novateurs, individualité et pénétration sont deux qualités presque inséparables. Donc si une œuvre qui arrête le regard par l'expression d'un senti- ment neuf marque l'individualité, au bon sens du terme, celle qui obsède la pensée artistique d'une époque mar- que la pénétration par l'auteur de l'objet qu'il étudie, et
(1) On lil dans les considérants du jugement de la 6' chambre du Tribunal correclionnel de Paris, concernant le procès de a Madame Bovary » : « Attendu qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des personnages qu'un éccrivain s'est donné mission de peindre ; qu'un pareil système, appli- qué aux œuvres de l'esprit aussi bien qu'aux productions des beaux-arts, conduiriil à un réalisme qui .serait la négation du beau et du bon, et qui, enfan- tant des œuvres également offensantes pour les regards et pour l'esprit, commettrait de continuels outrages à lu morale publique et aux bonnes mœurs, etc. »
Les de Concourt se sont plaints qu'on poursuivit en eux « certaines idées littéraires. ;< Latoiir-Desmoulins (alors ministre) n'avait-il pas dit à M. Armand Lefebvre : Je dois vous dire que je suis désolé delà poursuite de ces Messieurs... vous savez, les magistrats, c'est si vétilleux, ces gens-là... au reste je les crois dans une mauvaise voie littéraire, et je crois leur rendre service par cette pour- suite ». (Journal des de Concourt. T. I. P. 48).
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presque toujours l'artiste qui possède une de ces quali- tés possède aussi l'autre.
Mais en retenant de force l'attention du spectateur, les productions de l'art ne témoignent pas seulement de cette qualité de la pensée créatrice que nous appelons la pénétration ; elles révèlent encore la vérité de l'expression. A l'individualité correspondait l'im- possibilité de confondre une pensée créatrice avec une autre et la forme propre à cette pensée avec toute autre forme ; à la pénétration correspondent l'envahisse- ment des esprits par une conception esthétique, et la traduction adéquate de l'objet aperçu par l'artiste.
Ceci, sans doute, semble un paradoxe : car si les natu- ralistes se sont piqués de rendre la nature avec une entière vérité, les idéalistes ont eu, eux, la prétention d'embellir cette même nature, et par conséquent de la déformer en un certain sens. Manel voulait peut-être copier purement et simplement un modèle pris dans la nature avec son Olympia, — et en réalité il a fait tout autre chose ; — mais Puvis de Ghavannes dans Pauvre Pêcheur n'a pas songé à la réalité de chaque jour ; il a fait selon sa pensée plutôt que selon la nature. De même Wagner a connu l'être humainjusque dans ses profon- deurs ; mais avec un artiste d'une telle envolée, qui donc osera parler de l'exactitude dans l'expression ? Qu'est-ce également que cette exactitude chezunRodin, si tourmenté, si maniéré même dans ses affectations de rudesse et de simplicité, et, au fond, si idéaliste ? Qu'est- ce enfin que cette vérité chez un Baudelaire toujours préoccupé de sensations rares ou exquises?
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Il arrive sans cesse, dans les questions d'esthétique, qu'on soit victime d'une équivoque. C'est ici le cas. Le mot exactitude est large jusqu'à l'excès, et signifie à la fois expression fidèle de la réalité vulgaire, e t expression fidèle d'une chose vraie, que cette chose soit un sentiment ou une sensation ou un objet de la nature, qu'elle soit fréquente ou rare, réelle ou même imaginaire, auquel cas la vérité se confondra avec la vraisemblance. C'est dans ce second sens que nous récla- mons, pour toute œuvre qui compte et fait époque, le mérite de l'exactitude. Puvis de Ghavannes est exact et vrai, non pas de cette exactitude et de cette vérité qui consisterait à faire, par impossible, passer un coin de la nature dans son œuvre, mais de celle qui vise au geste exact des hommes et des choses : les êtres prennent une signification particulière par leur allure générale, indé- pendamment de tous les détails qui les composent; c'est cette allure généraleq u'avec une exactitude scrupuleuse, due à une étude consciencieuse, Puvis de Chavannes a rendue.
Il est trop clair qu'on ne peut copier la nature : le peintre de La Berge mourut de désespoir après trois ans d'efforts pour reproduire un coin de jardin où le ciel, le changement des saisons, les heures différentes du jour mettaient sans cesse des nuances différentes. Donc tout peintre choisit la vérité qu'il veut rendre : Manet l'a vue dans les lignes arrêtées et dans la couleur claire et un peu dure ; Puvis de Chavannes l'a vue dans le geste, et c'était son droit. Pour qu'un artiste soit vrai, il n'est pas nécessaire qu'il nous montre ce que nous
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avons coutume d'apercevoir et qui est souvent secon- daire^ mais ce qui existe réellement et donne à l'objet ou à la pensée toute Itîur valeur. Ainsi comprises l'exac- titude et la vérité se trouvent dans toutes les œuvres auxquelles s'arrête la pensée d'une époque.
Comment en effet imaginer que dans l'art, défini si souvent l'imitation de la nature, le public se préoc- cupe, jusqu'à en être obsédé, d'une forme d'où la vérité est absente ? On laisse à l'écrivain ou au peintre une assez grande liberté dans le choix de leur sujets ; mais, une fois les sujets admis, on exige des auteurs qu'ils respectent la vraisemblance, c'est-à-dire la vérité telle que la réalité la présenterait si la chose reproduite n'était pas imaginaire. Faute de cette vérité, l'œuvre manque son effet, et on n'y prend pas intérêt. Même dans les romans d'aventure les plus hardis, tels que les Trois Mousquetaires ou Monte-Cristo, dans les plus vastes débordements d'imagination, on exige assez de vrai- semblance, ou, si l'on veul, de vérité, pour croire que « l'histoire est arrivée ». On peut donc dire que tout ouvrage valant par la j)énétration de la pensée créa- trice vaut aussi par la vérité dans le rendu ; car il n'ar- riverait à intéresser personne, si on ne sentait, même confusément, un rapport étroit entre la chose ou l'idée étudiées par l'auteur et l'expression de cette chose ou de cette idée. Ce rapport constitue l'exactitude de l'expression, comme l'étude de l'objet ou de l'idée constitue la vérité de la pensée, vérité vue sous un angle spécial, par un tempérament spécial, vérité partielle souvent, mais vérité vraie qui,
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fidèlement rendue, produit l'exactitude de l'expression. Donc Puvis de Chavannes est vrai, comme l'est Manet, lui aussi, comme l'est Wagner ayant pénétré les coins les plus mystérieux de l'àme humaine et ayant rendu avec vérité ce mystère presque indicible, comme l'est aussi M. Kodin, ayant saisi dans l'individu une attitude vivante à laquelle il sacrifie tous les autres détails, même importants, comme l'est Baudelaire, rendant en toute vérité des des sensations morbides ou des sentiments compliqués. La vérité, dans les arts plastiques, ne consiste pas à fixer l'aspect banal de la réalité, et dans les autres arts à rendre fidèlement un sentiment rare ou commun, mais un aspect possible, un sentiment vraisemblable. Il s'ensuit que la vérité est une conséquence nécessaire de la pénétration, par laquelle la pensée connaît son objet, et que si le rôle prépondérant joué par une œuvre à une époque donnée suppose une grande puissance de pénétration chez l'auteur, il suppose aussi l'exactitude dans l'expression.
La compréhension, à son tour, fait naîlre en nous une impression particulière et se traduit dans l'œuvre par une qualité propre de la forme ; cette impression, c'est celle que des pensées nouvelles naissent en nous à la vue de l'œuvre ; cette qualité de la forme, c'est ce que nous appellerons la largeur du faire. En d'autres termes l'œuvre compréhensive a comme signes exté- rieurs la suggestivité et la large facture.
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Il ne faut voir dans ces deux qualités que la projec- tion extérieure de la compréhension, de l'harmonie et de la vie de la pensée créatrice. En effet l'art, ayant pour but de traduire la conception intime d'un auteur, nous fait apercevoir d'un coup d'œil l'ensemble des objets embrassés par l'esprit créateur, nous révèle au moins dans ses grandes lignes la marche de la pensée, et en même temps que le spectacle du réel nous offre celui de l'esprit dominant les choses. L'effort par lequel l'artiste est arrivé à se satisfaire sur le problème intéres- sant les rapports des objets qu'il perçoit est compris par le spectateur ; l'idée qui se dégage de cet effort, la solution du problème apparaissent comme un aliment offert à la réflexion comme un nouveau problème se posant à quiconque comprend ou essaie de comprendre ; car, en présence d'une conception particulière de l'uni- vers, comme celle d'un Gœthe ou d'un Dante, l'esprit humain se demande à son tour : Est-ce ou n'est-ce pas exact ? est-ce ou n'est-ce pas un tableau précis, une explication juste de notre nature ? l'auteur a-t-il vu tout ce qui intéresse notre humanité ? n'a-t-il laissé dans l'ombre aucun élément important qui contrarierait ses vues ? sa synthèse même est-elle absolument rigou- reuse, et n'induit-il pas au-delà de ce que lui permet- tent les phénomènes ? En présence d'un Rembrandt ou d'un Léonard, des questions analogues se posent d'elles- mêmes à notre intelligence : Ce Christ des disciples d'Emmaûs répond-il à l'être plus divin qu'humain entrevu par les humbles ? Cette divinité est-elle suffi- samment exprimée par les traits et les couleurs dont
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s'est servi l'artiste ? a-t-il vu et fait voir tout ce qu'elle contenait de grandeur, de noblesse et d'amour infini ? a-t-il montré aussi tout ce que la souffrance humaine a laissé de tristesse sur le visage de l'Homme Dieu ? Cette conception est-elle vraiment puissante ? Ou encore : Pourquoi ce sourire inquiétant de la Joconde, ce sourire qui n'exprime ni la joie ni l'affection, ni la condescen- dance, ni aucun des sentiments qu'il traduit d'ordinaire, mais bien l'indifférence à tout ce que recherchent les hommes et le mystère d'une vie intérieure qui se suffit à elle-même sans se révéler à autrui ?
Toute œuvre de pensée provoque à son tour la pen- sée; et plus cette pensée créatrice est large, harmonieuse, compréhensive, plus l'effort qu'elle suscite est naturelle- ment grand, élevé, philosophique. Une image d'Epinal est une œuvre d'art ; mais le dessin en ayant été à peu près dénué de pensée, il est naturel qu'il ne suggère pas à l'esprit autre chose que ce qu'il contient; au contraire les disciples d'Emmaûs étant le résultat d'une concep- tion de la divinité — conception non pas analytique et philosophique peut-être, mais plastique et tendant à s'exprimer par les formes où le peintre sent le plus de grandeur et de vérité, — il est naturel qu'ayant pénétré cette conception, nous nous y arrêtions, en jugions la valeur, et pour cela refassions le travail de pensée qu'exige un pareil sujet.
Une œuvre de génie qui ne serait pas suggestive, ne saurait s'affirmer comme telle : pour prendre l'exemple de Léonard de Vinci, quiconque ne sent pas dans son œuvre cet éternel problème de la nature et de la desti-
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née de l'homme, et n'est pas incité à réfléchir sur ces sujets, n'a pas le droit de proclamer la beauté éminente de cette œuvre, et devra lui préférer le charme de Raphaël, d'André del Sarto et du Corrège ; et ces pein- tres eux-mêmes, on ne pourra les trouver vraiment grands que si on pénètre leur profondeur de sentiment et leur conception des belles formes, de la douceur et de la volupté de la vie. Et s'il nous arrive fréquemment de proclamer géniale une œuvre qui ne provoque pas en nous un puissant effort de pensée, — qu'il s'agisse de Dante et de ses visions des autres mondes, ou de Dona- tello et de son Saint- Georges, d'aspect à la fois frêle et rude, — il n'y a qu'une chose à dire : c'est que la tra- dition seule nous inspire ce jugement, et ce n'est ni dans notre raison, ni même dans notre sentiment qu'il prend naissance.
On voit ce qu'il faut entendre par la suggestivité considérée comme le signe de la puissance compréhen- sive de la pensée : elle n'a rien de commun avec la rêverie vague qui s'empare de nous au bercement d'une musique quelconque, avec l'enchantement que causent à nos yeux les pompes vulgaires d'une féerie, avec le libertinage que développe le spectacle ou la lecture des œuvres malsaines, avec les accès de sensibilité romanes- que que peuvent nous inspirer des sujets tendres ou touchants : tout cela est extérieur à l'art, et ces sortes de suggestions sans valeur esthétique n'ont pas leur cause efficiente dans l'harmonie de la pensée créatrice ; elles passent sans laisser de traces durables en nous, sans réaliser une acquisition intellectuelle sérieuse, ou
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alors elles nous corrompent par la fausse apparence ou l'inintelligence de l'art. La suggestivité dont nous par- lons est la réaction de la pensée créatrice sur la pensée spectatrice, — réaction fatale, puisque nous avons besoin de penser, et que la pensée d'autrui provoque nécessairement la nôtre ; — elle constitue le véritable gain de l'esprit communiant avec un esprit plus élevé, et ne vise à rien moins qu'à une conception générale de notre nature et de l'univers.
Mais en môme temps que l'œuvre harmonieuse est suggestive, elle est, avons nous dit, d'une.facture large. Si vague que paraisse d'abord ce terme, on voit assez ce ce qu'il signifie : la subordination du détail à l'impres- sion d'ensemble.
Le faire est large quand l'artiste, se préoccupant de provoquer en nous une pensée ou une émotion, va droit à cette pensée ou à cette émotion, mettant en pleine lumière ce qui les engendre directement, et ne touchant au reste que dans la mesure où l'exige la représentation vraie des choses. Le faire est large dans l'épopée homérique parce que le poète, au lieu de s'at- tarder à tout décrire, ne prend que les détails évoca- teurs du sentiment et révélateurs de l'aspect général, sans se soucier de tout dire ou même de dire ce qu'un esprit analytique considérerait sans doute comme essen- tiel. Le faire est généralement large dans l'esquisse parce que le peintre choisit pour rendre son idée ce qui est propre à en exprimer le sens général, le sens premier et le plus important, et néglige tout ce qui est pour l'agré- ment et la pure convention. Le faire est large en archi-
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lecture quand les grandes lignes du bâtiment se dégagent nettement, et que d'un seul coup d'oeil on se rend compte de l'harmonie de l'ensemble, sans que l'attention soit troublée par une foule d'ornements secondaires. Et de même le faire est large dans une symphonie quand au milieu de la variété des thèmes et des sonorités orches- trales, on aperçoit sans cesse l'idée maîtresse destinée à nous pénétrer et à nous émouvoir.
Cette largeur du faire correspond-elle nécessairement à la compréhension de la pensée créatrice? Oui, lorsque l'expression s'adapte exactement à la pensée ; car toute compréhension suppose un ensemble d'objets ou d'idées d'où se dégage une forte impression voulue par l'ar- tiste, que cette impression soit celle des lois générales de la nature, celle de noire destinée, qu'elle consiste dans un aspect imprévu et significatif de l'univers ou même dans un regard divinateur jeté sur l'au-delà. Comment rendre cette unité dans la multiplicité si l'on ne trouve le centre de cette vaste perspective, si l'on ne va droit à ce qui résume et synthétise les idées secon- daires ou les objets qui composent l'ensemble ? Pour peu que les détails encombrent l'œuvre et que l'abus des fioritures, des louches, du léché, de tout ce qui est beauté convenue disperse l'esprit, la pensée grande et forte où aboutit l'effort compréhensif disparaît ; sans la largeur du faire, pas d'impression vaste et puissante.
Soit, dira-t-on, mais le faire peut être large sans que cette impression forte existe nécessairement; d'où l'on peut conclure que ce signe de la beauté est trompeur. — Il est vrai qu'il est difficile d'expliquer la différence qui séoare
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une facture vraiment large et belle d'une ébauche grossière et vide de pensée. Mais lorsqu'une forme simple, ou même fruste, éveille en nous un essaim d'idées, lorsqu'une telle forme est suggestive, elle réalise d'ordinaire la facture véritablement large où le détail sans signification est sacrifié volontairement. Au contraire quand la facture nous laisse indifférents, quand, après un impartial et scrupuleux examen, elle n'évoque en nous aucune forme de vie inédite, aucune idée importante demeurée obscure, il y a beaucoup à parier qu'elle est simplement maladroite et vaine. Ce n'est donc pas la seule inspection de la facture qui suffira à nous révéler si cette facture est large ou non, mais la coopération de la suggestivité, — en supposant au critique une expérience sérieuse des œuvres d'art.
Ainsi certains dessins de Rembrandt sont tellement hardis comme procédés de représentation que des igno- rants les confondraient aisément avec des griffonnages d'enfants ; est-ce la seule connaissance des formes plas- tiques qui nous fera reconnaître si les dessins de Rem- brandt sont des maladresses ou des chefs-d'œuvre ? Non, il y faudra encore cette impression de gravité, de recher- che quasi-philosophique qu'on retrouve dans toute l'œuvre de ce grand maître, La largeur du faire, comme signe extérieur de la beauté, n'a de valeur que si elle correspond à une impression de suggestivité émanant de l'œuvre d'art.
Mais, objectera-t-on, si par largeur du faire on entend, comme le veut Diderot pour l'esquisse, « l'âme du pein- tre qui se répand librement sur la toile », l'âme du
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peintre traduisant à grands traits et sans souci du menu détail l'idée dont elle est pleine, à combien de belles et larges œuvres ne serons-nous pas obligés de refuser cette qualité ? Toutes celles en cfîet, où apparaît le soin du détail, où l'artiste, au lieu de s'en tenir aux grandes lignes et aux traits essentiels, a pris plaisir à l'ornement et au fini du travail, semblent répugner à la large fac- ture ; à ce compte, la plupart des peintres primitifs si puissants et si délicats, les constructeurs de cathédrales gothiques aux dentelles compliquées, les poètes curieux du style, en un mot tous les puissants génies qui ne se sont pas contentés de l'a peu près, ne sauraient préten- dre à la largeur du faire.
En réalité les choses sont tout autres : la qualité dont nous nous occupons n'exclut pas le scrupule de la per- fection ; elle n'est pas incompatible avec le désir de plaire par des ornements patiemment ouvragés ; elle s'accommode de tout ce qui est travail précieux, exquis et rare, mais à une condition, c'est que ce travail soit nettement subordonné à un dessin d'ensemble où se manifeste immédiatement la force de pensée de l'auteur. Les rosaces de Notre-Dame pourraient être plus simples ; mais la cathédrale n'en serait pas pour cela d'un faire plus large, parce qu'elles ne nuisent en rien à l'impres- sion qui ressort de l'ensemble de l'édifice. Imaginons qu'elles rompent les lignes et que leur complication soit volontairement mise en vue, le faire deviendra mesquin, parce qu'on aura transformé l'accessoire en principal.
Il y a peu d'œuvres aussi soignées d'exécution que le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico ; mais la
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subordination de tout ce travail d'exécution à un senti- ment initial est tel que les grandes lignes, les lignes significatives, apparaissent tout d'abord dans leur puis- sante simplicité pour provoquer en nous l'émotion cber- chée par l'auteur ; puis, conformément à l'idéal pri- mitif, les détails se surajoutent, s'appellent les uns les autres, et finissent par emplir toute l'œuvre sans cepen- dant nuire à l'impression d'ensemble. Nous définirions volontiers la largeur du faire par la persistance des qualités essentielles de l'esquisse dans l'œuvre menée à son complet achèvement. Elle ne consiste pas dans la rudesse et la maladresse apparentes, mais dans la pré- dominance des traits significatifs et essentiels, des traits vraiment révélateurs de la pensée harmonieuse et forte, sur les détails dont l'artiste se plaît à rehausser l'éclat de chaque partie de son œuvre.
La largeur du faire se trouve dans les dessins de Rembrandt, elle se trouve aussi dans le xin° siècle gothique ; l'essentiel pour le critique est de ne pas atta- cher plus d'importance au détail que n'en ont attaché les artistes, et, au milieu d'une ornementation compli- quée, de ne pas perdre de vue les grandes lignes de l'ouvrage. On peut sans doute s'y tromper; mais il est bien certain que pratiquement un critique expérimenté n'aura pas de peine à reconnaître l'œuvre où le détail surcharge la conception générale de celle où il vient au contraire se loger — si compliqué qu'on le suppose, — dans des parties faites pour le recevoir et gardant la beauté propre de leurs proportions. Ce n'est donc pas un sophisme que de parler de largeur du faire dans les
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œuvres d'art parfois les plus achevées, et de voir dans cette qualité le signe extérieur de la puissance compré- hensive de la pensée créatrice.
Et maintenant est-ce une règle absolue que toute œuvre originale éveille en nous une pensée inconnue et se traduise par une forme imprévue, que toute œuvre dont la pensée créatrice est pénétrante s'impose à notre attention d'une façon obsédante et revête une forme dont la vérité est le principal mérite, enfin que toute œuvre ample et harmonieuse nous suggère de hautes et graves pensées, en même temps qu'elle se distingue par une facture véritablement large ? Nous n'oserions ériger ces observations en lois intangibles : sans doute elles répondent à la généralité des faits et sont logiquement déduites des qualités de la pensée créatrice ; mais nul ne peut dire exactement où commencent et finissent l'originalité, la pénétration, la compréhension, nul ne peut dire dans quelle mesure précise elles se combinent en une œuvre définitive ; et dès lors il arrive qu'à l'ori- ginalité atténuée correspondent une pensée déjà entr'aperçue et une forme incomplètement neuve, qu'à la pénétration médiocre correspondent une simple préoccupation de notre esprit et une demi vérité de l'œuvre d'art, et qu'à une compréhension un peu limi- tée correspondent une suggestivité peu intense et un faire parfois maniéré.
Les limites maxima et minima entre lesquelles varient les qualités de la pensée rendent possibles des diffé- rences d'aspect très grandes dans le même signe de la beauté. L'interprétation de ces signes est donc délicate
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et ne peut prétendre à donner une certitude absolue, d'autant que le langage d'un art est intraduisible dans toutes ses nuances par le langage verbal.
Mais nous visons, par une méthode rationnelle, à un but pratique, et dans ces conditions il est sans doute utile d'avoir défini quelques-uns des signes de la beauté : car ils pourront servir à la reconnaître, alors que par paresse d'esprit, par goût personnel, par habitude des vieilles formules, nous l'aurions dédaignée. Il ne faut pas attendre de ces signes des services réguliers et aisés ; mais rien n'est à mépriser de ce qui peut nous mettre sur la voie d'un jugement équitable, et à ce titre ils avaient quelque droit à prendre place dans ce travail.
CHAPITRE V
LES QUALITES DU CRITIQUE D ART
Les lois ne valent qu'en raison de leur application. — Com- ment les lois de la critique d'art seront-elles appliquées ? Quelles seront lefi qualités du critique ?
L'indépendance d'esprit. — En quoi elle consiste. — Obsta- cles à cette indépendance : les préjugés du dehors, nos goûts personnels.
L'intelligence de l'œuvre d'art. — En quoi elle consiste. — Pourquoi elle est si rarement réalisée. — Nécessité de chercher à comprendre toute la pensée de l'auteur aussi bien dans les œuvres qui nous déplaisent que dans celles qui nous plaisent.
L'expérience des œuvres d'art. — En quoi elle consiste. — Comment elle procède. — L'expérience mène à la science et à l'érudition. — Nécessité de celte science.
Ce qu'il faut attendre de la critique d'art rationnelle.
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Les lois de la critique d'art une fois déduites de leur principe, il semble que l'application en soit désormais chose aisée, et qu'il ne reste plus dans le jugement esthétique aucune place pour l'arhitraire. Il n'en est malheureusement rien. Un bon mathématicien voit du premier coup d'oeil si la solution d'un problème donné est exacte ou fausse, et il ne risque pas de se trouver sur ce point en désaccord avec un autre mathématicien ; car la science des mathématiques est si précise et si nettement délimitée, l'application des principes y est si rigoureuse que quiconque l'a sérieusement étudiée y distingue facilement la vérité de l'erreur, sans crainte d'être contredit par un confrère. Mais les lois de la cri- tique d'art, même précisées par leurs corollaires, sont singulièrement élastiques : chacun peut les interpréter presque à son gré.
S'il s'agit d'apprécier les œuvres du passé, la plupart des critiques, s'insj)irant de la tradition, — c'est-à-dire de la routine, — admirent ou dénigrent, selon l'opinion communément admise, et invoquent ])Our cela des raisons courantes ; ils arrivent ainsi à un accord apparent dont l'absence d'examen personnel et d'effort intellectuel semble être la cause principale. Mais lorsque les mêmes critiques se trouvent en présence d'une œuvre contemporaine, les divergences s'accen- tuent, et ce serait une grosse naïveté de s'imaginer que l'adoption des lois proposées dans cet ouvrage pût y porter infailliblement remède. Dès qu'il faut, d'après son sens personnel, reconnaître si la conception d'un auteur est originale, pénétrante, harmonieuse et vivante, et si
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l'expression de cette conception la traduit aussi fidèle- ment que possible, il est évident que toutes les opinions peuvent se faire jour. Pour nous, Puvis de Gliavannes a rendu avec beaucoup de grandeur la vérité d'un des plus larges aspects de la vie ; mais que répondre de probant et d'absolument convaincant à ceux qui ne voient chez lui que « des cartes de géographie teintées » et « à ceux que ses tableaux font sourire » (1) ? On aura beau leur expliquer que si ce peintre n'a pas reproduit toute la réalité des choses, il a exprimé avec une rare puissance la signification des gestes de l'homme et de la nature, on aura beau leur dire que la couleur, par le fait même qu'elle s'harmonise avec ces gestes saisis sur le vif, est aussi vraie que celle des réalistes les plus con- sciencieux, et que si les couleurs crues et décomposées existent et méritent d'être rendues, ces aspects simples et presque monochromes sont aussi ceux de la nature, — on ne les convertira pas. Pour eux il n'y a de réel que ce qu'ils ont coutume de voir chaque jour ; tout ce qui est en dehors de ce qu'ils aperçoivent communé- ment, tout ce qui contrarie leur façon habituelle de considérer les choses, est mauvais ; ils ne se rendent même pas compte « qu'en proscrivant toute convention d'un art qui ne peut être qu'une convention (2), » ils font tort à leur théorie. Dès lors comment leur prouver que
(1). Caslagnary. Salon de 1869.
(2). Fromentin. Les Maîtres d'autreiois, page 285.
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nous avons raison de voir vraiment la vie dans ce qui ^ leur paraît mort ? Plus ils étudieront les œuvres d'art en les comparant à la nature, plus ils s'enfonceront dans leur opinion : car ils croiront connaître toute la nature, alors qu'ils n'en apercevront qu'un aspect, et nous ne pourrons rien contre eux.
A plus forte raison, serons-nous désarmés en présence de ceux qui ne partageront pas notre avis sur un drame ou un opéra : car tandis qu'en peinture et en sculpture on peut encore discuter tant bien que mal sur la vérité de l'imitation, il est rare qu'en littérature et il n'arrive jamais qu'en musique il y ait un objet réellement existant auquel on puisse comparer l'œuvre d'art pro- duite. J'estime que Shakespeare est un grand drama- turge et que Victor Hugo est loin de l'égaler, parce que le premier enferme dans son œuvre une représentation juste et une conception large de la vie, tandis que le second est supcrliciel et ne vaut que par le lyrisme ; mais encore est-il que je n'ai pas établi et que je ne peux guère établir et faire adopter un critérium de vie, une unité à laquelle tout le monde rapportera la valeur des œuvres d'art. Que répondrai-je à ceux qui verront dans Victor Hugo de la vérité et de la profondeur? Il n'y a pas de lois qui tiennent : on se fera fort de me montrer des qualités dans des œuvres où je nierai qu'elles aient été réalisées.
De même il serait malaisé de faire comprendre à ceux que la musique Wagnérienne incommode, qu'à n'en point douter « la vie et la mort, l'importance et l'existence du monde extérieur dépendent uniquement des mouve-
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Ynents intérieurs do l'âme » (1) trouvent dans Tristan et Yseult leur plus haute expression. S'ils répondent que pour eux la plus haute expression de ces sentiments se trouve dans la Traviata ou dans Hobert le Diable^ avouons qu'il nous sera difficile, malgré les plus savantes discussions, de leur faire partager notre opinion. Nous avons reconnu qu'en définitive le suprême mérite d'une œuvre d'art consistait dans ce qu'elle enfermait de vie et de réalité. Or il est tellement impossible de donner de la vie et de la réalité une définition nette, excluant toute équivoque, toute cause d'erreur, qu'on ne pourra jamais, en cas de contestation, vérifier si l'œuvre d'art est vivante ou non et par suite si la beauté y est ou non réalisée. On ne sera même pas en mesure d'établir avec certitude que la pensée créatrice est ou non originale, pénétrante, compréhen- sive, et que l'expression en est ou non le prolongement naturel. Tout cela est afTaire d'appréciation personnelle. Il en résulte que l'introduction d'une méthode ration- nelle en critique d'art ne peut amener le triomphe immédiat de l'œuvre véritablement belle et l'insuccès assuré de tout ce qui est médiocre (2). Les lois une fois admises, les difficultés d'interprétations commencent, et elles sont infinies. C'est qu'en effet le procédé ration-
(1) Wagner. Lettre sur la musique, p. LXI. de la traduction des Quatre poèmes d'Opéras.
;2) M. A. Stevens a bien raison de dire ([u' « on ne juge équitablement un tableau que dix ans après son exécution ». Impressions sur la Peinture, page 16.
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nel comporte plus qu'aucun autre le sens individuel, et exige une étude personnelle approfondie des œuvres ; mais parler du sens individuel et d'étude personnelle, c'est précisément indiquer que chaque intelligence diffère de toutes les autres, et que les reflexions suscitées par des œuvres d'art où chaque détail est l'objet, non d'une vérification scientifique, mais d'une interprétation, varieront avec le degré de culture, avec le tempérament particulier, avec l'humeur même du juge. Du moment 011 l'opération du jugement n'est pas une pure déduc- tion, mais exige au contraire toutes les qualités subtiles de l'induction, du moment où à « l'esprit de géométrie » doit se joindre « l'esprit de finesse », il est inévitable que l'application des principes devienne sujette à l'arbi- traire et à l'erreur ; et ainsi le mérite des lois si labo- rieusement établies précédemment s'atténue de façon inquiétante, puisqu'il dépend en grande partie du mérite de l'esprit qui les applique.
Mais de ce que la méthode vaut seulement en raison de la façon dont elle est mise en œuvre, une conclusion s'impose : nous avons le devoir de rechercher quelles qualités essentielles sont requises pour juger les œuvres d'art. Si nous parvenons à les indiquer nettement, nous rendrons du coup une sorte de certitude pratique à la critique. Car il est bien clair que lorsque les mêmes principes sont appliqués par des esprits semblablement disposés et façonnés, les conséquences ont chance d'être à peu près semblables. Sans doute la vérité n'est pas une et simple : ses aspects sont en nombre illimité dans tout ce qui n'est pas syllogisme ou déduction ; mais la
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vérité a cependant quel(iue chose de fixe que perçoivent toujours les intelligences habituées à la chercher par les méthodes rationnelles ; et les mille détails qu'elle comporte et que chacun remarque ou ne remarque pas, selon la tournure propre de son esprit, n'empêchent pas qu'elle n'impressionne semblablement, mais non iden- tiquement, les esprits les plus divers, pourvu qu'ils soient guidés par les mêmes principes et qu'on retrouve toujours chez eux les mêmes qualités essentielles. En critique, comme dans tout art et dans toute science, il y a une éducation nécessaire ; sans elle, chacun juge au hasard de la beauté; avec elle, les jugements, sans être jamais uniformes, ont chance d'être conformes les uns aux autreset d'être motivés par les mêmes considéra- tions générales. Cherchons donc quelles doivent être les vertus principales du critique qui veut appliquer sincè- rement la méthode rationnelle à l'examen des ceuvres d'art.
Et d'abord, puisque la valeur de l'œuvre d'art est en raison directe de la valeur de la pensée créatrice et de celle de l'expression, le premier devoir du critique sera de garder une complète indépendance à l'égard de tous les dogmes, de toutes les écoles, de toutes les conven- tions. Il lui faudra oublier que telle façon de penser ou de s'exprimer est considérée comme belle et telle autre comme laide ; toutes les rhétoriques, toutes les poéti- ques, toutes les esthétiques resteront pour lui lettre
352 LES LOIS DE LA CRITIQUE
morte, à moins qu'elles ne reposent sur le principe essentiel de la valeur exclusive de la pensée et de l'ex- pression. Or, quoi qu'il paraisse au premier abord, ce n'est point chose facile de se décharger des préjugés ambiants : alors même qu'on se révolte contre eux, on risque fort de retomber dans d'autres qui pour être oppo- sés aux premiers n'en sont pas moins graves.
On sait l'effort que dut faire la critique entre 1840 et 1870 pour assurer le triomphe des peintres comme Rousseau et Millet qui puisaient leur inspiration dans la nature vivante, non dans les sites et les « fabriques » soi-disant poétiques ou pittoresques. Les théoriciens, prenant à parti le vieil idéal usé des classiques, décla- rèrent que la « peinture a pour objet d'exprimer la société qui la produit » (1). Et sans doute il faut louer ce principe fécond qui favorise les conceptions origina- les et les expressions neuves, il faut le louer d'autant plus que par la société on n'entend pas seulement une série d'aspects matériels des hommes d'une époque, mais aussi une série d'aspects moraux propres à amor- cer ce qu'on a souvent appelé « des idées de peintre ». Ces théoriciens sont-ils cependant dégagés de tout pré- jugé ? Non, car ils condamnent àpriotn la peinture allé- gorique et symbolique sous prétexte qu'elle s'éloigne de la nature, et la peinture religieuse sous prétexte que la foi disparaît chez les artistes. (2) Et cependant ces
(1) Castagnary. Salon de 1863.
(2) Ceci ressort, par exemale, de tous les écrits de Castagnary.
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formes (l'art sont capables d^exprimer la vie dans ce qu'elle a de plus profond, et même si l'on peut dire, dans ce qu'elle a de plus contemporain. Parce que le tempéramment hollandais du xvji° siècle est porté plutôt au naturalisme qu'au mysticisme, on ne peut reprocher à Rembrandt ses Pèlerins d'Emmam, et parce nous ne croyons plus aux Muses, nous ne ferons pas un crime à Puvis de Chavannes d'avoir symbolisé par elles, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, la sérénité patiente de l'étude. Toute critique qui laisse en dehors de son admiration une belle œuvre procède d'une théo- rie particulière insuffisante, à. moins qu'elle ne soit dupe des mots dont elle se sert et qu'en proclamant la liberté de Tartiste, elle ne l'oriente inconsciemment et exclusi- vement dans la voie opposée à celle de l'âge précédent. C'est pourquoi alors même que les principes semblent les plus hardis, il faut rechercher si cette hardiesse n'enferme pas elle-même un parti pris, et si elle permet à toute conception de se produire sans entraves. La cri- tique du xvu^ siècle, comprimait le génie ; mais celle du xix% tout en exaltant la liberté, a voulu parfois ployer les artistes à des formes ou à des idées pour lesquelles ils ne se sentaient point faits.
A vrai dire, la critique pèche d'ordinaire moins par cet exclusivisme qui procède de l'amour mal compris de la liberté que par la tyrannie des formules et des règles esthétiques dont nous ne parvenons jamais à nous débarrasser complètement. Nous voulons être indépen- dants ; mais nous sommes tellement imbus du préjugé que nous ne l'apercevons plus, et nous proclamons
23
354 LES LOIS DE LA CRITIQUE
comme principes évidents ce qui choque le plus la théorie de la liberté. En veut-on un exemple? Depuis que Diderot a proclamé dans une page célèbre « que le marbre ne rit pas », que « la sculpture ne souffre ni le bouffon, ni le burlesque, ni le plaisant », qu'elle doit charmer les yeux, qu'elle est « sévère, grave et chaste » (1), ces idées sont devenues autant de lieux communs, et on les retrouve chez les auteurs d'ordinaire les plus indépendants. En fait, si le mérite d'une œuvre dépend non du choix du sujet, non d'un mode particu- lier d'expression, mais des qualités intrinsèques de la pensée et du rapport de l'expression à cette pensée, de quel droit interdira-t-on à la sculpture telles ou telles représentations? C'est pour avoir subi le préjugé banal que le romantique Théophile Gautier a écrit que « tout sculpteur est forcément classique », que la statuaire ne peut rien « sans les dieux et les héros de la mythologie qui lui fournissent avec des prétextes plausibles le nu et la draperie dont elle a besoin et que le romantisme proscrit, ou du moins proscrivait, au temps de première ferveur » (1). On ne s'étonnera pas sans doute de retrou- ver le s mêmes exigences dans les ouvrages de M. Charles Levêque, parce qu'elles sont d'accord avec ses doctrines idéalistes ; mais comment expliquer autrement que par la force du préjugé, que son adversaire Véron interdise lui aussi à la sculpture « les mouvements violents et
(l) Diderot. Salon de 1765. La sculpture.
(l) Th. Gautier. Histoire du Uomaatisme, p. 29.
LES QUALITÉS BV CRITIQUE d'arT 355
surtout ceux qui laisseraient à la statue un aspect désa- gréable ? » Tout comme Lessing, il affirme que « la statue d'un Laocoon, la bouche toute grande ouverte, la figure grimaçante, les yeux hors de la tête, nous paraîtrait affreuse » (1). Peut-être si l'auteur eût prati- qué l'art japonais et quelques-uns de ses admirables monstres, eût- il compris que sa théorie était fausse.
De même le défenseur passionné de l'école naturaliste, le critique républicain Castagnary, si hardi, si révolu- tionnaire presque, semble avoir accepté toutes faites les vieilles idées sur la sculpture. « Tandis que la peinture, limitée et enchaînée par les réalités extérieures, saisit au passage les manières d'être fugitives de la nature et de la vie, la sculpture, plus noble, plus intellectuelle, va chercher parmi les idées générales d'un peuple celles qui méritent d'être incarnées dans une forme humaine et d'être placées sous les yeux des hommes pour y demeurer à jamais, soit à titre d'enseignement, soit à titre de sou- venirs. Et ainsi le sculpteur n'a pas pour tâche de re- produire les corps qui existent à l'entour de lui dans la réalité ; sa mission est d'en créer à nouveau, d'en créer dans le sens propre et rigoureux de la nature, mais sui- vant un mode plus épuré ; et d'en créer, savez-vous, pour qui ? pour les seules choses du monde qui n'en ont jamais eu et n'en auront jamais : les idées, les idées maîtresses qui mènent l'humanité » (2). Dans cette page éloquente,
(1) Veron. Esthétique, p. 239,
(2) Castagnary. Salon 1868.
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le critique n'est guère d'accord avec ses principes et en refusant à la sculpture le droit qu'il reconnaît à Murillo de faire un pouilleux, à Ribera de faire un pied-bot et à Courbet de faire un mendiant, il nie inconsidérément la beauté d'œuvres qu'il ne pouvait voir, il est vrai, mais qui depuis quelques années prennent, dans le musée du Luxembourg par exemple, une place de plus en plus grande (1). Il est donc nécessaire que le critique se dégage des dogmes les plus universellement acceptés, ou plutôt il est nécessaire qu'il adopte, comme Descartes la méthode du doute universel, et ne reconnaisse ensuite comme vrai que ce qu'il sait être d'accord avec ses principes logiquement établis.
Mais s'il est difficile d'échapper aux préventions de son siècle ou de son entourage, il l'est encore plus de conserver son indépendance vis à vis de soi-même, c'est à dire de ne jamais faire entrer en compte, dans le juge- ment esthétique, l'impression agréable ou désagréable que nous cause tout d'abord une œuvre d'art. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit plus haut de la théorie de la « délectation », mais nous ferons remarquer que même ceux qui n'ont pas adopté cette théorie se sont souvent laissé guider par elle dans leurs jugements. Sans doute Véron, dans son Esthétique, ne reconnaît pas dans le plaisir le fondement de la critique ; toutefois nous avons vu qu'il exige de la sculpture un aspect agréable et (pi'il proscrit tout mouvement
(l) Cf. Les œuvres de MM. Constantin Meunier, Roger Bioclie, etc.
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aRT 357
contraire à cet aspect. Pour puiser nos exemples chez les critiques déjà cités, nous emprunterons quelques lignes caractéristiques à Castagnary, qui louait Millet de (( faire servir le trivial à l'expression du sublime » (1), et prêchait sans cesse l'imitation de la nature. Ayant à juger un paysage intitulé « La pose du télégraphe électrique dans les rochere du cap Gris-Nez », il s'aper- çoit tout à coup qu'un paysage doit être la recherche et l'expression du beau dans la nature, ce qui revient à dire : Imitez la nature, à condition qu'elle réponde à un certain idéal de grâce et d'élégance. Et cela est si vrai que l'auteur s'indigne qu'on ait repré- senté « ce fil d'archal, ce produit industriel », et conclut que « si le paysage admettait des fils, ce ne pourrait être que des fils de la vierge » (2). Pourquoi les fils de la vierge et non les fils d'archal ? Parce que en dehors de toute recherche impartiale sur la nature de la pensée créatrice, le critique aime les fils de la vierge gracieux et capricieux, tandis que les fils de fer, raides et réguliers, lui sont antipathiques. Mais cela ne constitue pas un jugement sérieux.
De même, lorsqu'il parle de « cet indéfinissable mélange de force et de grâce qui est le caractère de toute beauté, » (3) il se met en contradiction avec son principe de l'imitation
(1) Propos de Millet rapporté par Castagnary. Salon de 1864. T. I. p. 192.
(2) Salon de 1857. T. I, p. 59.
(3) Salon de 18.i9. T. I, p. 87.
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fidèle de la nature, parce qu'il se laisse aller à consi- dérer ce qui lui plaît comme le véritable idéal de tout artiste. Personne ne fut plus que lui désireux déjuger d'après les principes arrêtés et longuement exposés au début de quelques-uns de ses Salons ; mais son goût personnel l'emporte souvent, et, si ses jugements furent rarement faux, du moins les motifs n'en furent- ils pas toujours aussi rationnels qu'il le croyait.
Les exemples du goût personnel érigé en principe, alors môme qu'on croit juger logiquement, sont in- nombrables ; et ils ont cela de remarquable, c'est que le critique agit alors inconsciemment ; par suite, le seul moyen d'échapper au danger, c'est de se tenir sans cesse en garde contre ses préférences et ses antipathies personnelles, c'est de les considérer presque comme suspectes et d'attacher une attention particulière aux œuvres qui, à première vue, nous déplaisent le plus.
Ainsi donc le premier devoir du critique, c'est de rester indépendant vis-à-vis de toutes les théories, de toutes les écoles et même vis-à-vis de ses goûts particu- liers. Mais, objectera-t-on, si vous prétendez dégager le jugement esthétique de tout ce qui peut le diriger dans une voie fausse, êtes-vous bien sûr qu'en substituant vous-même une théorie à celle que vous condamnez, vous n'entraviez pas à votre tour son indépendance et ne l'entachiez pas d'erreur préjudicielle ?
La réponse est bien simple : nous ne nous sommes élevés contre les théories et les conventions en art que lorsqu'elles relevaient du caprice et non de la raison. Il nous a paru arbitraire d'imposer tels sujets ou telspro-
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cédés particuliers à un auteur ; nous avons proclamé la liberté tant qu'elle permettait à la pensée de se déve- lopper entièrement ; nous avons considéré l'art comme un exercice de rintelligcnce humaine ; et ainsi nous avons essayé de remplacer des préjugés d'école ou de milieu, des goûts naturels illogiques, par le strict mini- mum des lois rigoureusement déduites de notre défini- tion de l'art. Tant vaudra cette définition, tant vau- dront les principes, mais de tout ce que nous exigeons de l'artiste et du critique il n'est rien que nous ayons décrété a priori, au nom de notre goût personnel, au nom du bon sens ou au nom de l'évidence, trois choses souvent identiques. Nous ne pouvons donc introduire involontairement une cause d'erreur dans le jugement esthétique, à moins que nous ne nous soyons trompés du tout au tout sur le principe même de ce jugement.
Mais il ne suffit pas au critique de garder toute son impartialité et toute son indépendance, il ne lui suffit pas, s'il veut appliquer rigoureusement les lois ration- nelles, de se défendre contre toutes les préventions con- scientes ou inconscientes qui l'assaillent. Il faut encore qu'il pénètre, dans la mesure du possible, le sens com- plet de l'œuvre qu'il étudie, — le sens complet de la pensée, la valeur exacte de l'expression. Bref, après avoir écarté les causes d'erreur extérieures à l'œuvre, il convient qu'il ne se méprenne pas sur la signification même de cette œuvre. La seconde qualité du critique,
36o LES LOIS DE LA CRITIQUE
après l'indépendance d'esprit, c'est V intelligence, au sens précis du mot. Or comprendre est une chose plus rare et plus difficile qu'on ne le croit d'ordi- naire.
Lorsqu'on s'attache à des auteurs ou à des artistes anciens, dont on connaît, soit directement, soit même de seconde main, l'ensemble de l'œuvre, l'intelligence semble constituer une opération naturelle et spontanée de l'esprit; on les comprend, parce que tout le inonde les a compris et qu'on ne peut pas ne pas les compren" dre. C'est qu'en effet, avant de porter sur eux notre jugement, nous avons de nombreuses informations sur leurs habitudes de pensée, sur leur façon de procéder; et ainsi nous replaçons machinalement l'œuvre proposée à notre examen dans son propre milieu ; sa signification se dégage presque du nom même de l'auteur.
Nous avons beau ignorer l'œuvre peinte de Watteau ou celle de Delacroix ; nous ne sommes pas sans avoir entendu dire que l'un est le peintre délicat des fêtes galantes et l'autre le peintre fougueux de scènes gran- dioses ou émouvantes. Aussi quand nous nous trouvons en face d'une de leurs œuvres, nous avons, pour ainsi dire, la clef de leur génie. D'un autre côté la gloire qui s'attache à leur nom nous rassure sur leur mérite, et nous n'avons plus qu'à essayer de pénétrer les nuances de la pensée de l'artiste, au lieu de nous demander d'abord si le tableau étudié n'est pas simplement le résultat trop heureux d'un moment de verve, d'un hasard de main, ou le pastiche habile d'un maître plus original.
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Enfin, les travaux antérieurs de la critique et de l'his- toire — toujours sujets d'ailleurs à revision — nous facili- tent notre propre jugement en nous faisant connaître d'une façon générale l'œuvre que nous voulons étudier. Ainsi, à supposer que nous ayons d'abord triomphé de nos préjugés, l'intelligence complète d'une œuvre d'art, non seulement ancienne, mais remontant à peine à un demi-siècle peut nous être facilitée par ce que nous savons de certain sur l'auteur et sur son milieu. Mais la difficulté commence, ou plutôt s'accroit considérable- ment, lorsqu'on étudie une œuvre au moment même de son apparition, ce qui est le propre de la critique d'art au sens où l'on entend généralement ce mot.
En considérant les choses de près, la tâche de ceux qui eurent à juger le début des grands hommes — que ces artistes fussent Molière, Racine, Puget, Philippe de Cham- paigne, Lulli, ou Lamartine, Géricault, Rude, Berlioz, — fut particulièrement délicate. Ayant à apprécier une œuvre dont l'auteur était un inconnu, ne sachant de lui que peu de chose, — peut-être rien, — se trouvant en présence d'une seule production où la personnalité de l'auteur jusque-là ignorée ne se rattachait à aucun cou- rant d'idées nettement déterminé, ils étaient en grand danger de se tromper sur les intentions de l'artiste et sur la valeur de l'œuvre, s'ils n'apportaient pas à leur examen une intelligence consciencieuse (cela va de soi), et sur- tout pénétrante et éveillée. Ajoutons que de notre temps où la production surabonde, cet effort d'intel- ligence devient presque impossible ; car il ne faut pas songer à le faire porter sur toutes les œuvres qui
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paraissent ; et dès lors comment établir un choix judi- cieux et rationnel entre les œuvres dignes de notre examen et les autres ? Aussi la critique est-elle sans cesse faussée, parce que la connaissance des ouvrages est nécessairement hâtive, superficielle et incomplète, à moins que leurs auteurs n'aient trouvé le moyen d'attirer précédemment l'attention sur eux.
Chose curieuse : ce sont les productions du génie qui sont les plus malaisées à apprécier lorsqu'elles se révè- lent sans préparation. Les talents médiocres ne trom- pent généralement personne, parce que nous retrouvons en eux beaucoup de nous-mêmes, et que nous avons sur notre propre compte des appréciations toutes prêtes et en général assez justes. Mais les hommes de génie voyant les choses autrement que nous, nous déconcer- tent, et, si claire que soit leur pensée, elle nous échappe tout d'abord : on conte qu'Archimède ne put persuader à ses contemporains que la somme des angles d'un trian- gle est égale à deux droits. C'est donc à la pénétration des choses qui nous choquent que nous devrions nous attacher tout d'abord, parce que c'est là que nous avons chance de découvrir une œuvre de génie.
Mais, dira-t-on, si parce qu'une chose nous semble ridicule, désagréable ou obscure, elle mérite d'être étu- diée avec plus de soin que les autres, si parce que notre première impression est mauvaise, nous devons nous en défier particulièrement, nous perdrons tout notre temps à l'examen minutieux d'œuvres misérables, au milieu desquelles nous courrons risque de ne pas découvrir le chef-d'œuvre cherché, et nous laisserons
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aRT 363
de côté les œuvres séduisantes qui nous auraient au moins procuré quelque joie. — Peut-être l'objection est-elle moins forte qu'elle ne le parait ; car si des œuvres proposées à notre examen, nous retirons celles qui sont visiblement empreintes de banalité, celles qui en rappellent une foule d'autres, le nombre de celles qui retiendra notre attention diminuera vite ; et parmi ces dernières sera-t-il donc impossible à un esprit logi- que et sérieux de reconnaître la beauté de la médio- crité ? En admettant que l'œuvre dans son ensemble, comme il arrive souvent, paraisse obscure, n'y aura- t-il pas quelque phrases où se révélera un esprit supé- rieur, qui nous aideront à comprendre le sens général de l'ouvrage? S'il s'agit d'un tableau, n'y aura-t-il pas, dans la banalité apparente ou dans le désordre voulu du sujet, quelques indications où se reconnaîtront une pensée puissante, une main habile, une entreprise hardie et iéconde ? Et si nous nous sentons incapables de pénétrer le sens de l'œuvre, qui nous oblige à nous prononcer? L'abstention, elle aussi, est une forme du jugement esthétique.
Si l'œuvre nous dépasse par la nouveauté ou l'ampleur de la conception ou de l'exécution, plus tard nous en apercevrons la beauté, à mesure que le génie de l'au- teur nous deviendra plus familier, à mesure que nous aurons de lui plus d'œuvres qui s'éclaireront mutuelle- ment. Mais si l'œuvre est simplement obscure, préten- tieuse et vide, c'est ce qui nous apparaîtra — à nous ou à nos descendants, — lorsque les idées vraiment neuves d'une époque auront fait leur chemin, et que
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la séparation se sera opérée presque machinalement entre ce qui était pauvreté intellectuelle et ce qui était profondeur. En attendant, il suffit de réserver son juge- ment, en dépit de tous les engouements et des modes les plus universellement acceptées. Ce sera vraiment faire œuvre de critique que de dire : je ne comprends pas, je donnerai mon avis quand j'aurai compris.
Et qu'on ne craigne pas que la critique se fasse tort en adoptant cet apparent specticisme. Sans doule si tous ses jugements se terminaient par une formule de ce genre, il y aurait fort à craindre qu'elle ne parût bientôt inutile et niaise ; mais les cas où un critique sérieux et sincère réserve complètement son avis sont très rares ; on comprend que cela ait lieu aux pre- mières productions d'un Courbet, d'un Puvis de Cha- vannes, d'un Manet ; mais en général le sens des œuvres, les qualités de leur exécution se laissent plus aisément pénétrer, et si les grands homme sont été mal appréciés, c'est souvent moins par suite de leur individualité déconcertante que de l'insuffisance de réflexion de la plupart de leurs juges.
Le Mhanihrope fut froidement accueilli ; cepen- dant le génie de Molière était déjà familier aux specta- teurs ; mais au lieu de chercher à pénétrer toute la profondeur d'observation de l'auteur, le public ne trouva pas l'intrigue et les personnages qu'il aime dans la comédie, et en fut quelque peu dépité. En revanche, Scarron eut presque autant de succès que Molière ; on peut dire que, là encore, l'esprit critique fit défaut : on consulta son goût plus que sa raison pour applaudir
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aRT 365
Don Japhet d' Arménie, et on ne chercha guère à péné- trer hi pensée véritable, la pensée créatrice de l'<euvre. Etait-ce impossible ? Non ; et voilà des cas où la critique aurait pu ne pas rester sur la réserve ; car de telles œuvres répondaient bien à la conception artistique du temps et n'avaient vraiment rien de déroutant.
Donc il faut de toute nécessité que le critique fasse effort pour pénétrer le sens et la portée de l'œuvre qu'il examine ; et il semble que ce but ne .puisse mieux être atteint que lorsqu'on étudie la pensée créatrice d'une œuvre au triple point de vue de son individualité, de son rapport avec son objet et de l'importance de cet objet, tel que nous l'avons décrit plus haut. Rien en effet de ce qui constitue les éléments du jugement esthétique n'échappe à l'attention du critique, et en divisant son travail, il le rend plus facile.
Quant aux œuvres qui nous séduisent à première vue et nous procurent de la joie, il en est d'elles comme des autres : elles peuvent être indifféremment bonnes ou mauvaises ; que de poètes, de peintres, de musiciens, célèbres de leur temps et dispensateurs souverains du plaisir esthétique, sont à peu près oubliés aujourd'hui ! Qui sait maintenant le nom des poètes du premier Empire? qui admire l'illustre Mengs ou même le peintre Guérin, l'auteur si vanté du Marcus Sextus, ou tant d'autres qui, comme l'abbé Delille, moururent dans la gloire et tombèrent lentement et naturellement dans l'oubli, tandis que les dédaignés de la veille reprenaient les places qu'ils auraient toujours dû occuper? Force est donc de ne pas nous laisser séduire, de refuser la
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joie qui s'offre à nous et qui est peut-être d'essence méprisable, parce qu'il ne doit y avoir de joie en art que là où est véritablement la beauté. Et ainsi la néces- sité de comprendre pleinement, de faire eff'ort pour pénétrer toute la pensée de l'auteur, s'impose aussi bien lorsque l'œuvre est claire que lorsqu'elle est obscure, et lorsqu'elle est sympathique que lorsqu'elle est antipathique ; car l'idéal de l'art est moins de nous donner de la joie que de nous communiquer une pensée réellement belle enfermée dans une forme parfaite.
D'ailleurs les œuvres de génie qui sont d'accord avec les aspirations populaires, avec le goût instinctif de chacun de nous, et qui nous donnent immédiatement la joie, exigée à tort ou à raison de la beauté artistique, ne se produisent pas plus rarement que celles vers lesquelles on ne se sent guère attiré. Le triomphe du Ciel, celui des Précieuses Ridicules, celui d'Andro- maque, et plus tard celui des Orientales, des premières poésies d'Alfred de Musset prouvent que le génie n'est pas toujours inaccessible à son siècle. Mais parce que des œuvres de second ordre ont obtenu des succès non moins éclatants, il importe de ne pas accueillir au hasard ce qui nous enthousiasme, et de vérifier froi- dement si les conditions que nous avons exigées de la pensée et de l'expression se trouvent réalisées dans les œuvres ; c'est la meilleure façon d'honorer le génie que celle qui consiste à ne pas confondre avec lui le vul- gaire talent et, pour cela, à le disséquer sans pitié. On n'y saurait arriver que par l'effort sincère et puissant pour comprendre les œuvres.
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En dernier lieu, on ne s'improvise pas critique : il faut avoir derrière soi une longue expérience des œuvres d'art et de sérieuses connaissances historiques, pour pouvoir donner un avis autorisé sur la valeur d'un poème, d'un tableau ou d'une symphonie. Mais en quoi consiste cette expérience ? en quoi consistent ces con- naissances ?
D'abord, (et cela est de toute évidence) l'expérience des œuvres d'art, celle que nous exigeons du critique, sup- pose un goût naturel très vif pour tout ce qui touche à un art et l'intelligence du langage propre à cet art. Théophile Gautier définissait, parait-il, la musique un bruit pluscoûteuxetplusdésagreablequ'unautre : il n'en faut pas davantage pour récuser un tel homme comme critique musical ; il ne comprendra rien au langage des notes, et plus il l'entendra, plus il en méconnaîtra le véritable caractère. Le langage de l'art ne s'apprend pas en effet comme l'anglais ou l'allemand, par habitude constante d'associer certains sons, certaines formes, à certaines images et à certaines idées. Il ne procède que par la recherche personnelle d'une expression propre à une pensée particulière : en poésie, par la trouvaille heureuse du mot suggestif, du rythme convenable, du son musical, en peinture et en sculpture, par l'évoca- tion des formes et des couleurs qui, dans la nature nous ont intéressés, en musique, par la combinaison libre et spontanée des notes, du ton, de la mesure propres à traduire l'idée de l'auteur ; bref, le langage de l'art ne
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s'apprend pas par principes et déductions ; mais il se révèle aux élus par une sorte d'intuition.
A l'audition d'une belle symphonie, nous restons froids, attendant patiemment la fin, ou nous sommes émus profondément, selon que nous goûtons ou que nous ne goûtons pas la musique ; mais nous ne faisons pas, comme s'il s'agissait d'une langue vivante, appel à notre mémoire, pour découvrir l'idée précise que repré- sentent les sons entendus. La Vénus de Milo nous appa- raît vivante ou froide, selon que nous comprenons ou que nous ne comprenons pas le langage des lignes ; mais si quelqu\in ne connaît pas naturellement ce lan- gage, on perdrait son temps à vouloir le lui apprendre méthodiquement. Il n'y a en art ni expérience ni con- naissance possibles, sans un don de naissance, sans une véritable intuition scmblablt à celle qui nous révèle la beauté dans la nature : delà, la nécessité pour le critique d'être sensible à ce « frisson de la beauté » qui nous surprend, nous enthousiasme et nous effraie presque, lorsque nous nous sentons en présence d'une œuvre puissante. Quiconque est rebelle à cette impulsion irré- fléchie, aussi bien en poésie qu'en musique, en peinture ou en architecture, ne pourra jamais prétendre s'ériger en critique ; et plus il sera insensible à ce premier émoi que causent les belles choses, plus il sera éloigné de pouvoir les connaître. Il faut d'abord le goût d'un art, l'éveil de notre attention, de notre intelligence et de notre sympathie devant toute manifestation visuelle ou auditive de la pensée, pour que le jugement puisse ensuite se produire avec quelque autorité.
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Mais si l'intuition esthétique est la condition néces- saire de l'expérience, cette condition est loin d'être suf- fisante : un enfant aime à entendre chanter et semble comprendre l'intention de la mélodie qu'il écoute .; va- t-on en faire un critique, ou même un futur critique musical? La prétention serait parfaitement sotte. En réalité, tant que le langage de l'art reste simple et pri- mitif, sa signification est perçue des esprits les moins cultivés et les moins sensibles aux belles choses ; mais lorsqu'il s'agit de saisir, dans les nuances de l'expres- sion, les nuances de la pensée de l'artiste, lorsqu'il s'agit de distinguer entre le mensonge du procédé qui masque le vide de l'idée et la traduction sincère d'un sentiment intéressant, lorsqu'il s'agit d'expliquer en quoi l'œuvre du véritable artiste l'emporte sur celle du faiseur, qui ne voit que la simple connaissance intuitive n'y saurait parvenir, et qu'il y faut une toute autre expérience des œuvres d'art ? C'est à peu près comme si l'on prétendait qu'un enfant de sept ans, parce qu'il sait le sens de la plupart des mots employés par Hugo dans la Prière pour tous, et parce qu'il sait à quel sentiment répond l'acte de la prière, est en état de comprendre et de juger l'œuvre du poète.
Ce qu'on appelle l'expérience des œuvres d'art résulte d'une éducation spéciale, non pas d'une éduca- tion dogmatique, mais d'une éducation libre, sponta- née, tantôt raisonnée et plus souvent capricieuse. Cette éducation ne comporte ni lois, ni principes, ni formules qui déterminent la beauté, comme une règle de gram- maire sépare ce qui est correct de ce qui ne l'est pas ;
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cette éducation se souvient toujours qu'elle relève de la connaissance intuitive et par suite qu'elle doit se défier de tout ce qui est dogme, elle procède par l'audition ou le spectacle du plus grand nombre d'œuvres possi- ble et par la comparaison de ce qui a été ainsi vu ou entendu ; elle procède en un mot par tâtonnements, commence par l'erreur, reconnaît peu à peu les condi- tions delà beauté, et finit par une connaissance sûre des belles choses dont elle découvre enfin le principe rationnel. Quel est le critique d'art qui n'a pas commencé, tout enfant, par se plaire aux images d'Epinal qu'il admirait d'autant plus que chaque dessin lui sem- blait interpréter plus exactement et plus éloquemment la légende écrite ? Mais bientôt la comparaison de ces œuvres avec des chromolithographies, où le tableau était par lui-même assez significatif pour pouvoir se passer de commentaire en prose, fit tort à sa première passion ; et il comprit obscurément que la couleur et le dessin étaient indépendants des autres langages, et méritaient d'être cultivés et estimés pour eux-mêmes. A partir de ce moment le futur critique admira les représentations qui flattent le regard et présentent un spectacle attrayant ou émouvant, il chercha dans les tableaux un aliment à sa pensée, et plus cet aliment répondit à son goût personnel, plus le tableau lui sembla beau. A mesure qu'il saisit des nuances plus délicates de sentiment ou d'expression, il devint plus sévère pour ses anciennes admirations, et comprit mieux le but réel de l'art. Mais il resta longtemps enfermé dans un certain idéal, forgé d'après sa délectation propre, d'après
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les sujets qui lui étaient sympalliiques, d'après ses préju- gés iuliîllectuels, sociaux ou moraux, en un mot d'après son tempérament, et l'on peut dire que s'il n'avait pas réellement la vocation esthétique, il s'en tint toute sa vie à cet idéal des gens du monde, un peu étroit et banal, mais qui peut cependant produire des œuvres excellentes, et dont le grand tort est de ne pas se concilier avec toutes les formes de la beauté.
Que faut-il maintenant pour que cette expérience d'un grand nombre d'œuvres vues et admirées soit réelle- ment féconde ? Il faut que l'esprit se sente intéressé devant des œuvres d'inspiration très différente, recher- che comment toutes ces œuvres peuvent produire en lui une impression esthétique analogue, et quel prin- cipe est assez large pour rendre raison de cet effet unique produit par des objets si dissemblables. C'est ce travail qui sépare le simple amateur du critique pro- prement dit : l'amateur parle d'après son goût, le criti- que d'après son jugement, et qui dit jugement dit loi en vertu de laquelle on prononce un arrêt. Or cette loi, ou ces lois que nous avons exposées plus haut, nous voyons maintenant comment elles sortent peu à peu de l'expérience des œuvres d'art, nous voyons aussi com- bien cette expérience est indispensable ; car nous aurions beau les énoncer, les développer et les commenter, si on n'en a reconnu par soi-même la justesse, grâce à la comparaison d'un grand nombre d'œuvres, on n'en saisira pas la portée, et on n'arrivera jamais à les appli- quer strictement. L'expérience ne suffit pas à faire de nous des critiques ; nous devons y ajouter notre recher-
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che personnelle du principe esthétique ; mais nous pou- vons être sûrs de ne jamais le trouver, si nous ne commençons par nous appuyer sur l'expérience.
Tant que le critique procède par simple voie de com- paraisons et de tâtonnements, le mot expérience rend bien compte de son travail ; mais on n'imagine guère un critique n'arrivant pas à établir un principe ferme à ses jugements et ne sortant pas de la période des recher- ches incertaines, un critique ne parvenant pas à la connaissance de l'histoire de l'art dont il s'occupe. Cette histoire lui est indispensable s'il veut que ses jugements ne pèchent pas par la base. Le moyen en effet de recon- naître si un auteur est original ou non, sans savoir ce qui fut fait avant lui ? Critiquer, c'est rendre à chacun selon ses œuvres ; mais on ne peut opérer cette justice distributive, si l'on est incapable de discerner dans une œuvre ce qu'elle doit à son milieu ou aux périodes précédentes de ce qu'y a mis le génie propre de son auteur. Le critique sera au-dessous de sa tâche toutes les fois qu'il ignorera l'état de la civilisation en général et des arts en particulier à l'époque où vit l'auteur qu'il étudie. Il y aurait queb^ue puérilité à reprochera Racine la noblesse de son discours, comme le firent les roman- tiques, alors que le public du xvii' siècle n'eût pas admis dans une tragédie une conversation familière ; on montrerait tout au moins qu'on ignore la fameuse loi de la distinction des genres. Et il y a toujours eu quelque injustice à louer Corneille de la grandeur d'âme de ses héros, parce que le théâtre contemporain ne connaissait guère que des personnages d'une vertu
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admirable ou d'une lâcheté insigne, des Polyeucle ou des Félix, des Nicomèdc ou des Prusias ; c'était un vieux reste des Mystères du Moyen-Age. Lorsque Voltaire tournait Pindare en ridicule, et voyait en lui le chantre des cochers Thcbains, il prouvait simplement qu'il ne savait en quoi consistait l'ode triomphale et qu'il ne soupçonnait pas l'étroit enchaînement du mythe aux circonstances particulières de la victoire ; il jugeait de travers par pure ignorance, comme aussi lorsqu'il relevait dans son Commentaire sur Corneille de préten- dues fautes de français : il oubliait qu'en un siècle la syntaxe d'une langue se modifie notablement. La criti- que ne repose pas sur l'érudition, bien loin de là, mais, sans une connaissance très sûre de l'histoire de l'art et des artistes, il lui arrive souvent de décerner à tort l'éloge aussi bien que le blâme.
On peut même dire que pour porter un jugement autorisé sur un artiste, il ne suffit pas de connaître ses prédécesseurs inunédials cl ses contemporains : il est nécessaire de pouvoir établir en soi-même la compa- raison avec des hommes d'une autre époque, d'un autre pays et de tempéraments différents, pour reconnaître jusqu'à quel point s'est élevé cet artiste. On ne comprend toute la profondeur d'un Rembrandt qu'en lui cherchant des rivaux dans les autres écoles, qu'en apercevant la place singulière qu'il occupe dans l'histoire de la pein- ture où seul Léonard soutient la comparaison avec lui. On n'estime la Vénus de Milo à sa véritable valeur qu'en se reportant aux efforts faits par les modernes pour atteindre à la grâce vivante du marbre antique.
3^4 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Il en est de la valeur des jugements esthétiques comme de celle des autres jugements : plus ils ont eu l'occa- sion de s'affiner par la comparaison, plus ils ont chance de se rapprocher de la parfaite vérité. Et ainsi c'est plus que l'expérience irraisonnée des œuvres d'art que réclame la critique, c'est la connaissance métho- dique et raisonnée, c'est la science, et souvent même c'est l'érudition.
Maintenant que nous avons expliqué quelles qualités nous exigeons du critique — l'indépendance d'esprit, la pénétration complète de l'œuvre étudiée, l'expérience et la science des productions de l'art — maintenant que nous avons comme façonné un critique idéal, et que nous avons déterminé la manière de juger qu'il nous semble nécessaire d'adopter, avons-nous enfin rendu la critique d'art uniforme en dépit des esprits si divers qui s'y adonnent, et pouvons-nous espérer que les conclu- sions de l'un seront toujours celles de l'autre? En aucune façon. Chacun, en dehors des qualités que nous avons énumérées tout à l'heure, apportera fatalement dans ses décisions son tempérament propre : les uns seront subtils au point de prêter à l'auteur des idées auxquelles il n'avait point songé, les autres seront simples au point de ne pas discerner dans l'harmonie d'un ensemble les nuances changeantes d'une pensée capricieuse, ceux-ci feront ressortir telle qualité aux dépens dételle autre, et ceux-là voudront, de force ou de
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gré, retrouver dans une œuvre tous les caractères qu'ils auront aperçus dans un genre ou dans une époque.
Alors quel avantage avons-nous à tracer le por- trait du critique idéal ? Celui-ci : c'est que malgré des écarts d'interprétation assez grands, il y a chance pour que le sens général et les mérites essentiels d'une- œuvre apparaissent de la même façon à ceux qui appliqueront les mêmes principes au moyen des mêmes qualités principales. Nous ne désirons point que le critique perde sa personnalité en examinant les œuvres d'art, mais nous voulons de plus qu'il raisonne en bon logicien, et que par là il se rapproche de tous ses confrères et soit moins souvent en complet désaccord avec eux. Un jugement porte toujours la marque du juge, et cette marque a bien son prix, mais un jugement n'est digne de ce nom que lorsqu'il est le résultat d'opérations intellectuelles qui auraient été les mêmes chez un autre esprit bien équilibré. C'est cette concordance dans les jugements que notre méthode peut contribuer à réaliser davantage.
CONCLUSION
Nous nous sommes proposé dans tout le cours de cet ouvrage un but pratique : celui d'assurer au jugement esthétique le maximum de certitude et d'autorité qu'il comporte.
Mais à quoi ont abouti nos efforts ? Nous venons de voir que malgré toutes les qualités que nous exigeons du critique, malgré la détermination aussi précise que possible des lois de la critique, le jugement esthétique peut différer du tout au tout chez deux critiques impartiaux, éclairés, et fidèles aux préceptes que nous avons établis.
Il y a chez chacun de nous une tournure d'esprit particulière qui peut contrebalancer l'effort de lalogique et fausser les opérations les plus simples du raisonne- ment. On imagine très bien deux juges, appliquant loyalement la méthode rationnelle, et concluant l'un au mérite, l'autre à la médiocrité de Puvis de Chavannes ou
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de Charles Baudelaire ou de Wagner ou de Viollet-le- Duc. Cela tient à ce que la qualité suprême de l'œuvre d'art consiste à réaliser la vie ; et qu'il n'y a pas de critérium sûr de la vie. On ne peut, par raison démons- trative, prouver à quelqu'un que la vie existe dans une oeuvre d'art lorsqu'il nie sincèrement la sentir et la comprendre. On ne rendra jamais évidente comme une vérité mathématique, Taffirmation que Phidias, Eschyle, Rembrandt et Beethoven eurent du génie ; car le génie ne se mesure pas et même ne se constate pas comme un objet matériel. Il est donc bien certain que nous n'avons pas fixé une fois pour toutes la marche et surtout les résultats de la critique d'art. Après comme avant notre théorie, les avis continueront à différer sur les œuvres.
Avons-nous manqué complètement le but que nous voulions atteindre? Nous ne le croyons pas. Car à côté de la vérité mathématique qui rallie nécessairement tous les suffrages, il y a une vérité moins évidente, moins aisée à percevoir, mais qui peu à peu se fait jour, grandit, et finit par s'imposer. C'est cette vérité que nous nous sommes préoccupés de faire triompher, en dépit des erreurs passagères dans lesquelles peuvent tomber ceux qui la recherchent le plus sincèrement. Sans doute lorsqu'une œuvre d'art paraît, les premiers juges risquent de s'égarer ; ils croiront souvent dis- tinguer une haute pensée là où il n'y aura que phra- séologie plus ou moins habile, que représentation conventionnelle et fausse de la nature ; ou bien au contraire ils se méprendront sur l'originalité, la force,
CONCLUSION 3^9
la valeur réelle de l'œuvre de génie. Mais en dehors de cet avantage que l'application d'une méthode ration- nelle diminue les chances d'erreur, il est bien certain que les engouements de la mode, les préjugés de tout genre, la méfiance de l'obscurité ou de la nouveauté, bref tout ce qui contribue à nous égarer se dissipera plus vite si nous cherchons à légitimer notre impression que si nous nous reposons tranquillement sur elle en la considérant comme infaillible.
Nous n'offrons donc pas, avec ces lois de la critique d'art, avec ces qualités du juge idéal, une vérité immé- diate et totale ; mais nous hâtons l'œuvre de « l'équitable avenir, » et nous limitons le plus possible les chances d'erreur du présent. Gela est déjà un résultat pratique important, à supposer que nous l'ayons atteint.
Il faut en effet le reconnaître sans fausse honte : c'est pour avoir dédaigné les procédés ordinaires de la logique et du raisonnement que la critique s'est trompée si sou- vent. Tantôt le juge prenait pour guide son simple sentiment ; le plaisir ou l'ennui qu'il avait éprouvé devant une œuvre d'art lui dictait sa sentence, et il ne semblait pas se douter qu'au-dessus de son impression si sujette au changement, il y avait des lois rationnelles de la beauté dont il ne tenait aucun compte ; tantôt il rapportait l'œuvre à un idéal étroit et il la jugeait d'après une théorie préconçue, d'après un dogme' accepté sans discussion sérieuse ; d'autres fois il confondait le beau artistique avec le beau naturel, et il exigeait du premier les mêmes qualités que du second, sans se rendre compte du principe différent qui les régit ; d'autres fois
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encore il attachait une importance capitale au sujet choisi, comme si le choix du sujet pouvait révéler sûre- ment la médiocrité intellectuelle ou la faiblesse d'exécu- tion de l'auteur. Bref la critique, hostile atout jugement raisonné, portait ses décisions d'une façon arbitraire, et par suite se ruinait elle-même, puisque juger suppose un principe non arbitraire du jugement.
Quand bien même les lois que nous avons énoncées dans les chapitres précédents ne permettraient pas d'espérer l'accord de tous les juges dans une même opinion — accord que l'avenir réalise presque toujours alors que la raison entre surtout enjeu, — elles rendraient un service réel en limitant nettement le champ de la critique et en empêchant celle-ci de s'égarer en dehors de son domaine propre. Elles établissent en effet le principe unique de la beauté, qui est la pensée vivante se prolongeant directement dans l'expression, et excluent tout ce qui ne dérive pas de ce principe; elles imposent silence aux préjugés extérieurs, à nos goûts personnels, en un mot à toutes les causes d'erreur qui nous entou- rent ou qui tiennent à notre propre tempérament. Elles empêchent le jugement de dévier hors du droit chemin, comme il est si souvent tenté de le faire ; et par cela même elles contribuent puissamment à la vérité : car c'est déjà se rapprocher de la vérité qu'éviter l'erreur.
Mais en supprimant tous les dogmes, tous les « canons », toutes les mesquines exigences d'école, elles ne font pas seulement œuvre négative ; elles accordent à l'art un avantage positif : la liberté, la féconde liberté uniquement limitée par la nécessité pour
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l'artiste d'obéir à la raison et de faire œuvre de pensée. Ce n'est point là l'anarchie qui ne reconnaît à l'art aucun devoir particulier, et laisse carrière aux goûts les moins sensés, mais au contraire le triomphe de la raison libre qui, après avoir créé des œuvres conformes à ses lois, admet que d'après les mêmes lois chacun puisse juger les œuvres. La critique d'art, comprise comme l'étude rationnelle des productions les plus hautes de la raison humaine, n'est doné pas seulement un moyen de vérifier si l'artiste n'a pas introduit dans son œuvre des éléments étrangers à l'art, mais encore un guide pour pénétrer les mérites véritables d'une œuvre de pensée libre en appréciant cette pensée libre en elle-même.
Oui, mais comment obtenir des spectateurs ou des auditeurs appelés à porter un jugement esthétique qu'ils se posent immédiatement, étudient, et résolvent ces deux questions capitales : que vaut l'idée créatrice de l'œuvre examinée? que vaut l'expression? Nous avons une habitude trop invétérée de juger par le sentiment et de nous faire une opinion sous le coup de la première impression, pour adopter cette façon lente et pédante de tout peser, de tout décomposer, de tout interpréter dans le détail. Et surtout, lorsqu'un artiste en exposant son œuvre devant nous, la soumet par là même à notre appréciation, nous sommes trop enclins à décider sou- verainement sur le mérite de l'objet en question pour accepter le rôle très humble de critique consciencieux et raisonneur. Il faut donc renoncer à l'espoir que la méthode rationnelle, contraire à nos usages et à nos
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penchants naturels, remplace jamais la critique d'im- pression et du premier mouvement. On peut dire que cette substitution est pratiquement impossible.
Nous n'en disconvenons pas ; mais si l'éducation rationnelle du critique produit ce résultat que son impression soit presque toujours conforme à l'opinion que provoquerait chez lui un jugement raisonné et minutieux, l'utilité de la méthode rationnelle n'en devient que plus grande. 11 est bien certain que quicon- que s'est habitué à étudier, d'après les principes de la critique d'art, les grandes œuvres dujpassé, a rendu son esprit, ses oreilles, ses yeux plus sensibles à la vraie beauté, et risque moins de subir une impression malen- contreuse que l'amateur pour qui le beau n'a jamais été autre chose que le délectable. Il arrive un moment où l'expérience des œuvres d'art jadis étudiées par la méthode rationnelle, nous met à même de formuler un jugement autorisé, sans que nous nous posions les questions méticuleuses qu'exige une critique soucieuse de ne rien laisser au hasard. Pour nous rendre capa- bles de nous passer de l'application formelle des règles de la critique, le meilleur moyen est de pratiquer long- ' temps cette application; quand une éducation sérieuse a assuré à notre première impression une conformité presque toujours complète avec un jugement régulier, nous pouvons nous laisser guider par elle, mais en nous souvenant toujours que pour faire vraiment œu- vre de critique, nous devons contrôler cette impression par une étude approfondie et méthodique
Et maintenant sommes-nous en droit de dire que la
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CONCLUSION 383
recherche du principe et des lois de la critique d'art est de quelque utilité pratique ? Oui, à condition de décla- rer tout d'abord qu'il ne peut être question en esthéti- que de jugements infaillibles, de jugements qui soient au-dessus de toute révision. Cette restriction faite, si vraiment le domaine de la critique d'art est par cette étude nettement dégagé de tout ce qui l'encombrait indûment, si la beauté de l'œuvre exige certaines con- ditions dont nous puissions contrôler la réalisation et la non-réalisation, si en tenant compte des lois dont l'observation s'impose à tout critique on a chance de formuler un jugement solide, nous n'avons pas seule- ment çdifié une théorie, nous avons proposé une solu- tion pratique à un problème important.
TABLE DES MATIÈRES
PREMIERE PARTIE
L'objet du jugement esthétique.
Ghap. I. — Impossibilité de réduire l'un à l'autre le beau dans la nature et le beau dans l'art
Ghap. II. — Qu'est-ce que l'œuvre d'art ? .
Ghap. III. — La valeur esthétique dé la pensée créatrice est indépendante de l'ob- jet de cette pensée
Ghap. IV. — Garactères essentiels de la pensée créatrice
Ghap. V. — Qualités essentiellesde l'expression.
DEUXIÈME PARTIE
Pages
3
4i
8i
ii5 i59
Les lois de la critique d'art
Ghap. I. — Peut-on établir les lois de la critique d'art en dehors de toute considé- ration technique 2o5
Ghap. II. — Lois négatives de la critique d^art . 246
Ghap. III. — Lois positives de la critique d'art. . 280
Ghap. IV. — Les signes de la beauté . . '. . . 3i5
Ghap. V. — Les qualités du critique d'art . . 345
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AUXBRRE-PARIS. — IMPRIMERIE A. LANIER
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UN.VERSITY OF TORONTO LIBRARY
N Fontaine, André
7475 Essai sur le principe et
F65 les lois de la critique d'art
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