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J

\

ESSAI SUR L'HISTOIRE

ANCIENNE ET MODERNE

DE LA NOUVELLE RUSSIE

TOME I.

DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET.

ESSAI SUR KHISTOIRE

ANCIENNE ET MODERNE

DE LA NOUVELLE RUSSIE

STATISTIQUE

DES PROVINCES QUI LA COMPOSENT. FONDATION d' ODESSA;

SES PROGRÈS , SOJV ETAT ACTUEL ; DETAILS SUR SON COMMERCE.

VOYAGE EN CRIMEE,

DANS l'iWTÉRÊT DE l' AGRICULTURE ET DU COMMERCE.

y^i^ec Cartes, Vues ^ Plans ^ etc.

DÉDIÉ

A S. M. L'EMPEREUR ALEXANDRE ï*"-.

TOME PREMIER.

A PARIS,

CHEZ REY ET GRAVIER, LIBRAIRES,

QUAI DES AUGUSTINS, N" 55. 1820.

DEC 13 1965

A*

/;

SA MAJESTE L EMPEREUR

ALEXANDRE PI

Sire,

La récompense la plus flatteuse de mon travail, est la permission que ni accorde Votre Majesté impériale de lui en faire hommage.

Ce n est pas à moi qu'il appartient de célébrer le Souverain auguste qui vivifia la Nouvelle jRussie : les éloges d'un historien contemporain

vj DÉDICACE.

sont suspects à la postérité ; elle veut ne pronon- cer que sur des faits. Ce sera d'après eux , SIRE , que la reconnaissance universelle parlera plus éloquemment que les phrases les mieux soignées.

Puisse Votre Majesté impériale jouir bien long-temps des acclamations de tant de peuples divers !

Je suis ,

SIRE,

^vec le plus profond respect,

De Vothi: Majksté impériale,

Le très-humble et très-obéissant serviteur.

Le Marquis Gabi^iel de CASïELNAU.

ESSAI

SUR

L'HISTOIRE ANCIENNE ET MODERNE

DE LA NOUVELLE RUSSIE. PREMIÈRE ÉPOQUE.

CHAPITRE PREMIER.

Exposition de cet ouvrage.

S'il est difficile de rassembler des faits ëpars pour en composer un corps d'histoire , il ne l'est pas moins de graduer , de mesurer leur marche lors- que le premier ou fait connaître des peuples dont la tradition incertaine s'égare entre la nuit des temps et l'avidité moderne de tout expliquer, (i)

L'Histoire ancienne de la Nouvelle Russie est

(i) L'auteur entend , par le mot premier ^ l'Essai sur l'Histoire ancienne et moderne de la Nouvelle Russie , que personne n'a publié âvsmt lui.

I. I

â HISTOIRE

Tappât le plus séduisant que l'esprit systématique de l'homme puisse présenter à son imagination ; des faits incertains , des caractères ébauchés , les rêves de la fable , ne suffiraient-ils pas pour l'exalter et lui permettre de délirer avec impunité ! Cette réflexion fut la première qui frappa l'auteur lors- qu'il s'occupa du plan de cette histoire ; il lui doit de ne s'être point prévenu et de n'avoir pas donné un système de sa façon.

Partout la vérité s'est montrée , on a tâché de l'exprimer avec la simplicité qui convient à son au- guste caractère ; partout l'on a vu du doute , on a osé douter; quand le merveilleux a remplacé l'histoire , on l'a passé sous silence ; et lorsqu'on a reconnu la folle prétention de donner à chaque peuple une origine certaine , quoique seulement fondée sur la persuasion de son auteur ,. on a souri en se taisant. L'ignorance de l'art d'écrire nous a privé d'une histoire ancienne profane qui remontât à quatre mille ans. Rome, cette dominatrice du monde , dans les cinq cents années qui ont suivi sa fondation , n'a pas eu d'historien ; aussi que de fables entourent son origine ! que de merveilleux , que d'erreurs, que de jactance embellissent ses fastes! (i)

Hérodote vivait il y "a environ deux mille deux

(i)Tite-Live s'excuse des fables qui commencent son his- toire de Rome , liv. 7^ chap. 6.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3

cent clnqoante-six ans. C'est le premier des his- toriens connus; il paraît mériter notre confiance dans le récit des faits dont il a été témoin ; ce cpi'il rapporte sur le témoignage d'autrui , est ou invrai- semblable ou fabuleux.

Les écrits d'Hérodote firent le charme de la Grèce; ce qu'il disait avoir vu pouvait être égale- ment observé de ses contemporains : il a visité les provinces que nous décrivons; il sera notre pre- mier guide.

Sans être séduits par les prestiges de l'enthou- siasme , nous traiterons les temps fabuleux avec la légèreté qui leur convient , et nous marcherons à pas mesurés dans les sentiers obscurs et tortueux que nous sommes obligés de suivre pour écrire l'histoire ancienne de ces provinces.

Parmi les divers climats qu'embrasse l'empire de Russie, il en est un privilégié; c'est le pays qui renferme les gouvernemens de Catherinoslaw , de Cherson et de Tauride , connus sous le nom de Nouvelle Russie.

Ces gouvernemens s'étendent depuis le 44^ jus- qu'au 49*^ degré de latitude ; leur longitude est depuis le 4^^ jusqu'au 5o^ 20 minutes.

La Russie, forte par la valeur et la fidélité de ses habitans , trouve dans une sage administration l'art de vivifier ses provinces. Cet art consiste à faire respecter la religion , à donner de l'activiié à l'agri- culture , de l'énergie au commerce , des encoura-

4 HISTOIRE

gemens à la science, et principalement à limer lentement les chaînes qui attachent l'homme à la glèbe , et que la saine politique empêche de briser tout d'un coup.

L'Histoire de la Nouvelle Russie ne peut être traitée comme celle des autres parties de l'Europe ; cette portion de l'empire a été de tout temps parta- gée entre plusieurs maîtres; ainsi, ce n'est plus l'histoire d'un peuple qu'on doit écrire, mais celle de quatre-vingts nations , la plupart errantes , qui ont ravagé plutôt qu'habité une grande étendue de son territoire : s'occuper de chacune de ces iribus séparé- ment , ce serait composer autant de récits ressem- blans les uns aux autres, ce serait se répéter sans cesse , et sans cesse revenir sur ses pas sans ordre ni méthode, (i)

Cet ouvrage sera divisé en trois époques : la pre- mière commence à l'antiquité la plus reculée, et finit à la conquête de Conslantinople par les Turcs , temps ils conquirent aussi la Tauride ; la se- conde époque date depuis cette conquête jusqu'à celle faite par les Russes , de ce qu'on nomme la Nouvelle Russie ; la troisième époque renferme ce qui s'est passé depuis cet événement.

Il suffit d'avoir à écrire une histoire , même sur fc . . .111

(i) Je donnerai dans le chapitre XVII de cette première époque , le nom de ces peuples et les notions avérées qui nous restent sur pliisieurs d'entre eux.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 5

une partie de la Russie, pour apprendre à distin- guer les divers genres de ce qu'on nomme la Gloire. J'espère ne m'y méprendre pas ; je saurai ne pas confondre celle d'un conquérant ambitieux avec l'applaudissement universel des peuples bénissant la magnanimité. La gloire est june célébrité méritée qu'une réputation éclatante augmente en la répan- dant; c'est l'ombre d'une grande âme qui séjourne encore parmi les hommes quand le héros les a quittés pour être récompensé par Dieu.

Dans la tradition des temps fabuleux , on ne cite de conquérant que Bacchus ; mais comme on nous le représente assis sur un tonneau, entouré de nym- phes , célébrant des fêtes , dansant et chantant des hymnes, enseignant aux hommes l'art de cultiver la vigne , ses conquêtes , supposé qu'il en ait fait , étaient celles d'une persuasion aimable promenant le bonheur : sa gloire était le triomphe de la gaîté et du plaisir.

Hercule ne combattit jamais pour conquérir, c'était le chevalier errant de l'antiquité , le redres- seur des torts , le vengeur des injustices : sa force , sa valeur le conduisirent à une gloire d'autant plus générale qu'il eut des temples chez presque tous les peuples ; s'il eût été le destructeur des empires, on ne l'eût invoqué qu'à Rome.

La gloire des conquérans que l'histoire célèbre, fait regretter celle des temps fabuleux. Dieu, en leur confiant sa foudre pour châtier les hommes, permet

6 HISTOIRE

aussi qu'ils soient la victime qu'immole son dernier éclat.

Cette distinction sur la vraie gloire, quoique dans l'exposition d'un ouvrage, cesse d'être un épisode , puisqu'elle se rattache à l'époque nous vivons.

Vouloir décrire l'histoire des Scythes , des Tyri- thes , des Alizones , des Callipides , qui habitaient ui)e partie de ce pays , ce serait beaucoup trop en- treprendre : nous n'avons sur ces derniers peuples que quelques fragmens recueillis par Hérodote et des répétitions plus obscures encore , que des au- teurs grecs et latins ont hasardées. Pour nous ren- fermer dans de justes bornes , nous diviserons les Scythes en Scythes proprement dits , Scythes tau- riens et Scythes royaux : nous donnerons des dé- tails étendus sur ce que nous savons d'eux.

On ne nous saura pas mauvais gré d'être três- circonspecîs en parlant de ces peuples : la vérité que souvent l'amour du merveilleux altère , doit néanmoins être l'âme d'un résumé historique ; il est plus sage de s'arrêter , quand les matériaux man- quent , que d'élever un édifice chimérique établi sur les rêveries de son auteur ; ainsi l'aridité de cette première époque retombe sur la rareté , l'in- certitude , l'invraisemblance des événemens ; si nous cherchions à l'embellir, nous profanerions la caractère de l'histoire en la remplaçant par le roman.

^.f'

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 7

La Tauride , à la vérité , nous offrira plus d'a- vantages dans le cours de son histoire ancienne , soit par la multiplicité des événemens dont elle a occupé l'Europe, soit par le grand nombre d'au- teurs qui nous ont transmis les faits principaux d'où elle tire son antique célébrité.

On présentera à la fin de chaque époque un tableau du commerce de ces provinces.

L'histoire de la seconde époque de la Nouvelle Russie est fondée sur des faits plus certains : nous tâcherons alors de prendre le ton , et s'il est pos- sible , le style qui convient à d'aussi grands intérêts ; nous représenterons la nation russe brave dès son berceau , peu circonspecte avant sa civilisation , marchant à pas de géant après avoir été civilisée , digne de gloire depuis cet événement heureux , l'ayant fixée aujourd'hui, et toujours hospitalière, toujours intrépide , toujours fidèle dans chacun de ses âges.

En entrant dans les plus grands détails sur l'his- toire moderne de la Crimée ( i ) , nous ferons mar- cher avec elle celle de ces Kozaks Zaporogues dont certains exploits paraîtraient des fables , s'ils n'é- taient particulièrement constatés. Sur la même ligne, nous décrirons les fautes des Turcs; nous gémirons sur le gouvernement de cette nation , qui

(i) On se sert arbitrairement des noms de Tauride ou de Crimée, pour désigner la presqu'île.

8 HISTOIRE

n'est qu'un tissu d'erreurs, de fanatisme, d'împe- ritie ; mais fortement ourdi par une bravoure digne d'être mieux dirigée.

Parmi tant de souverains de Crimée déshonorant cet auguste nom, on distinguera ce brave Sélim Ghéraï , l'honneur de son pays , peut-Plre même de son siècle, si les belles actions qui illustrèrent sa carrière eussent été développées sur un plus vaste théâtre. La vie de ce prince ignoré se composerait d'un lionmiage perpétuel rendu au véritable hon- neur, à la vraie gloire , à la vertu éprouvée; mais Séliin n'a pas eu d'historien ; son nom , resté con-» fondu avec ceux des princes qiâ l'ont obscurément précédé ou suivi , n'a point été accompagné de la célébrité qu'il a si bien méritée.

L'hetman Chmelnizki, son contemporain, nous fournira des traits que lliisloire doit reçue illir.

M'efforçant encore d'assimiler mes tons à ceux des sujets que je traite, j'essaierai de peindre la vie agreste dos peuphs noniades, qui avaient un char pour demeure , des troupeaux et un arc pour for- tune ; je représenterai leurs voisins à demi sau- vages , ne connaissant de lois que celles de leur constitution physique, et usant leur existence dans l'ignorance des mœurs. D'autres tableaux célébre- ront l'industrie active des Génois faisant fleurir la Tauride, tandis que le cours des événemens me forcera de m'appesantir de nouveau, et bien dou- loureusement sans doute , sur la slupide noncha*

DE LA NOUVELLE RUSSIE. Q

lance du Turc engourdissant tout ce quelle do- mine.

Le seul nom de Pierre P' m'imposera la crainte respectueuse de mal exprimer ce qui se rapporte à lui. Quel est l'homme, en effet, assez présomptueux pour prétendre s'élever à la hauteur d'un génie qui sut tout voir, tout combiner, tout créer, tout exé- cuter, n'ayant auprès de lui aucun des matériaux propres à élever cet édifice gigantesque qu'il pré- senta à l'Europe , dont il excita la surprise et força l'admiration! Sublime par ses conceptions, grand par ses victoires sur les ennemis de son pays et les préjugés de son peuple, son règne est l'arche sa- crée de l'histoire de Russie; on n'ose la loucher qu'avec appréhension.

Quelle ombre à opposer à ce tableau ! L'impéra- trice Anne laissait se balancer les rênes de son gou- vernement, et profanait le noble caractère du sol- dat, en n'envoyant en Crimée que des incendiaires et des bouchers : on ne peut ni ne doit passer sous silence les horribles dévastations commises sous son règne , et les recompenses accordées aux dévas- tateurs.

Plus heureux, quand je décrirai les jours de gloire d'une autre souveraine dont les puissantes armes réunirent la Nouvelle Piussie au reste de l'empire; c'est alors que j'offrirai des images d'au- tant plus intéressantes et plus faciles à rendre, quç

10 HISTOIRE

je les ai sous les yeux (i) : c'est alors qu'il me sera aisé de démontrer combien il est noble à un prince de faire tourner une con quête à l'avantage du vaincu. Le règne de Catberine JI a fourni de grands géné- raux, les maréchaux de Roumamzow, Orloff, Sou- voroff , Koutouzow , ont paru ne faire qu'un fais- ceau de leurs épées, sur lequel la Victoire planait.

Les principaux traits du caractère du prince Po- tiemkin ne seront ni flattés ni amoindris; l'histoire réclame l'éloge de plusieurs de ses qualités , de sa fidélité constante; et tandis qu'elle célébrera le mémorable assaut d'Ismaël, elle dira qu'une vic- toire navale apprit aux Turcs vaincus de toutes parts à respecter le pavillon russe; mais Potiemkin fit des fautes , nous les rappellerons.

Nous nous permettrons deux épisodes amenés l'un et l'autre par les faits historiques que nous retracerons : le premier aura pour objet l'amour de la patrie; le second définira la vraie liberté. Nés dans des temps orageux l'abus des expressions

(i) L'auteur de cet Essai historique ne traitera que ce qui a un rapport direct avec son sujet. En parlant des Scythes, il ne s'occupera que de ceux qui ont habité ces provinces ; il en sera de même des Kozaks , les seuls Zaporogues sont de son ressort. Les Polonais, les Suédois, les Turcs, les Circassiens s'étant battus sur ce territoire, sont les seuls peuples guerriers dont il parlera. Le commerce ayant une toute autre étendue , on lui laissera la latitude qu'il lui est Tiaturel d'embrasser.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. Il

les plus sacrées a fait délirer tant de têtes , on ne saurait trop fortement rappeler les vrais principes; ils sont les dépositaires de notre bonheur : y rame- ner, c'est préserver le temps futur des excès du temps passé.

La troisième époque de l'Histoire de la Nouvelle Russie intéresse tous ceux qui désirent connaître un pays arraché à l'oubli , et rendu à son ancienne célébrité avec plus de bonheur.

Je dirai comment l'agriculture en vigueur , au- tant que la pénurie des bras a pu le permettre, s'est augmentée par des émigrations étrangères .'j'en- trerai dans des détails sur la justice et l'humanité avec laquelle les colons sont traités; je représen- terai la liberté des cultes arrêtant le fanatisme et augmentant une population de frères ; je publierai avec joie le triomphe d'un commerce qui se relève, non avec ces angoisses , suites éternelles de l'anéan- tissement dont on l'arrache , mais avec cette rapi- dité que procure un génie bienfaisant à toutes les parties qu'il embrasse.

Les mœurs, les costumes divers des nations qui peuplèrent ces pays , présenteront par leur variété un intérêt de plus. Je comparerai leurs usages avec ceux des anciens Grecs et des Ptomains.

Les lits des fleuves , remués pour en effacer les cataractes, donneront une idée des soins actifs du gouvernement; tandis que les établissemens formés pour secourir l'humanité souffrante, et ceux fondés

12 HISTOIRE

pour l'instruction publique , attesteront sa sollici- tude paternelle.

D'un autre côté , la Tauride prend une forme nouvelle ; son heureuse situation , sa température agréable, n'attendaient que le séjour de l'homme laborieux pour lui prodiguer ses bienfaits ; sa terre féconde n'avait besoin que d'être ouverte pour pro- duire; ses bois solitaires résonnent maintenant sous la hache; ses vallées profondes, livrées naguéres au silence , commencent à répéter les chants des bergers et les bêlemens de leurs troupeaux; ses villes , en par lie écroulées sous le joug pesant de leurs anciens maîtres , et sous le poids destructif des temps, se relèvent aujourd'hui. Je parlerai dans le dernier volume des observations que j'ai faites sur la presqu'île ; de l'amélioration de sa culture en général, et de sa vigne en particulier, (i)

Je fournirai, en fait d'antiquités , inscriptions, médailles, tout ce qu'il me sera possible de re- cueillir. J'entrerai dans les détails de tout ce qui concerne la Nouvelle Russie ; je parlerai de sa tem- pérature d'après un résultat d'observations que j'ai notées pendant dix ans ; je désignerai ses plantes ,

(i) Cet article n'a été rédigé que pour les propriétaires dont la vieille routine ne fournit que du mauvais vin , tandis qu'ils n'ont qu'à le vouloir pour s'en procurer d'excellent, à l'exemple d'un petit nombre d'autres habitans leurs voi^ sins , mais plus éclairés.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. t3

ses arbres; je traiterai avec assez d'étendue l'article agriculture ; j'indiquerai les cbangemens que mon expérience m'a fournis pour son amélioration et celle des troupeaux ; je ferai connaître l'organisa- tion des colonies ; je dirai ce qu'était Odessa avant la conquête, ce qu'elle est devenue jusqu'en i8o5 (i), ce qu'elle est actuellement. En décrivant ses éta- blissemens, ses édifices publics; en éclairant sur son administration , en désignant les ressources sans nombre que sa situation offre au commerce , on ne me reprochera pas , quelque diffus que je puisse être , d'avoir trop détaillé ce dernier objet ; il im- porte aux nationaux et aux étrangers d'être instruits des ressources commerciales de la Nouvelle Russie; il est indispensable d'en indiquer les diverses cau- ses , la multiplicité de leurs moyens , les richesses qu'elles ont procurées et celles qu'elles promettent.

En nous occupant des intérêts commerciaux des principales villes, nous les terminerons par un aperçu sur Taganrog, qui est, après Odessa, celle dont les relations sont les plus étendues.

Le fléau destructeur dont Odessa fut infecté en 1 8 1 2 , ne peut être passé sous silence. On lira avec quelque attention les détails sur les mesures prises pour l'arrêter ; on s'intéressera aux succès étonnans obtenus à la suite de ces moyens ; on apprendra de notre expérience que la peste ne peut être promp-

(i) Époque M. le duc de Richelieu arriva.

l4 HISTOIRE

tement et sûrement arrêtée , que lorsque celui qui commande ne la craint pas. (i)

Si dans le cours de l'exposition de mon ouvrage on attribuait à un esprit de flatterie l'éloge que ma conviction intime me force d'accorder à la nation russe, on tomberait dans une erreur plus grande qu'on ne pense. L'enthousiasme des étrangers pour la Russie n'existe que depuis peu ; la justice que je lui ai rendue date de loin , puisque son liistoire m'avait appris ce qu'elle avait fait , et que sa fidélité m'annonçait ce qu'elle pouvait faire. (2)

La même sincérité qui dicte la louange sait aussi faire remarquer les fautes , quand elle croit les re- connaître. Qu'on ne m'en veuille donc pas si, sans blesser les lois des convenances , j'ai porté à certains égards la franchise jusqu'à déplaire : dans ce cas , qu'on me reprenne sans m'accuser.

(i^ Pour donner du courage aux habitans de Petrikowka , qui se refusaient à ensevelir les morts de la peste , M, le duc de Richelieu prit une bêche, et leur donna un exemple au- quel on ne put résister.

(2^ Qu'on ne cherche point d'applications entre les ré- flexions que mon sujet a fait naître et ce qui s'est passé en Europe depuis 18 12.

J'achevais au commencement de cette même année la partie historique. Mon manuscrit original est resté intact.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l5

CHAPITRE IL

Division des Scythes en Scythes proprement dits et en Scythes Tauriens,

Il est bien rare de ne pas confondre certains peu- ples qui ont autrefois occupé un pays divisé par de grands fleuves , ayant des lois souvent communes et obéissant à des chefs divers , tandis que leur lan- gage était à peu près le même.

Quelque méthode que l'on désire adopter, on ne se dissimule pas qu'à moins d'akérer ce qui nous reste d'exact sur ces nations antiques , il est hors de tout pouvoir de donner un aperçu particulier à chacune. Il faut, si ce n'est les englober dans une même catégorie , du moins adopter la division générale des Scythes et des Tauriens. Cette mé- thode est dans la nature si on la considère géogra- phiquement ,• elle peut être liistorique , si l'on ob- serve que les Scythes envahirent les Tauriens quinze cent quatorze ans avant Jésus-Christ, (r)

Observons que les Tauriens habitaient les mon- tagnes , qu'ils étaient divisés en tribus (2) , et qu'ainsi que les Scythes et les Cimmériens, ils avaient originairement des noms propres, tandis

(i) Diod. de Sic, 1. 2 , c. 27.

(2) Les Orgomins , les Charesanes , les Assyrens , les Tractacs, etc. Pline ^ Hist. nat., I. 4, c. 12.

l6 HISTOIRE

que nous ne les connaissons que d'après les sur- noms que les Grecs et les Romains leur ont donnés.

Nous nommerons Scythes en général , ceux qui occupaient le couchant de la mer Noire, et nous les distinguerons par leurs surnoms , lorsque l'his- toire nous indiquera ces changemens : nous ap- pellerons Scythes tauriens ceux qui habitaient la Tauride.

Cette division nous conduit à parler des Scythes qui occupaient les gouvernemens de Catlierinoslaw et de Cherson ; elle nous oblige de traiter de la température et des productions de cette partie de la Scythie, des premières colonies chez les no- mades , de leurs plus anciennes villes. Après nous être occupés du Pont-Euxin et des Scythes royaux, nous passerons à l'histoire ancienne de la Tauride; tout ce que nous venons d'annoncer doit concourir à son intelligence.

CHAPITRE III.

Quels étaient ces Scythes.

En réfléchissant qu'il faut remonter à Hérodote pour avoir à peine des notions sur les peuples dont on parle , en songeant que le pays occupé par eux était propre à des nomades, on conviendra que l'histoire de ces nations se réduit à des conjectures. les arts et les sciences sont ignorés , il n'existe qivune tradition imparfaite ; lorsque le peuple qui

DE LA NOUVELLE RUSSIE. I7

possède celte tradition n'a point de demeure fixe , on ne peut sagement faire telle application à telle localité.

Ces Scythes se divisaient à l'infini (î) : les Calli- pides habitaient entre le confluent du Boristhènes et de l'Hypanis ; les Halysones occupaient l'espace qui est entre ces deux fleuves , en remontant jus- qu'à la ville moderne de Krementschouk j les Thy- rites vivaient sur les deux rives du Thjras. D'après les Grecs , on a nommé ancienne Scythie l'espace renfermé entre le Thjras et VIstei\ (2)

Les habitans de ces antiques régions avaient les mêmes mœurs , et si l'on excepte ceux qui culti- vaient les rives du Boristhène, tout le reste ne s'occupait que du soin de ses troupeaux.

Hérodote nous apprend que les Scythes invo- quaient la plupart des divinités du paganisme, qu'ils sacrifiaient à Mars sur un autel de forme particulière. Ils élevaient un grand tas de fagots en carré; ils surmontaient cet autel d'une vieille

(i) Nous donnerons à la fin de cette première époque une analyse de ces divisions : on ne peut les faire entrer dans le cours de la narration , parce qu'il n'y a rien de plus incer- tain que tout ce qu'on s'est plu d'écrire à cet égard. L'amour de l'antiquité, ou le désir de passer pour versés dans ses secrets, a séduit trop de gens; n*en augmentons pas le nombre.

(2) Le Thyras est de nos jours le Dniester , l'Ister est le Danube.

I. i2

l8 HISTOIRE

épée, et immolaient le centième prisonnier fait sm* l'ennemi. Les cruautés qu'ils exerçaient faisaient partie de leurs mœurs féroces ; ils buvaient le sang des premiers tués dans une bataille. Enivrés de la rage des tigres , ils portaient dans les combats le carnage et la destruction à un degré qui passe toute vraisemblance ; ce n'était que lorsque leurs bras ne pouvaient plus frapper qu'ils faisaient des prison- niers. Quand l'action était finie, ils écorcbalent les morts et caparaçonnaient leurs cbevaux avec de la peau humaine.

L'homme civilisé a des momens d'oubli il est susceptible de la même barbarie que le sauvage ; le fanatisme religieux ou politique de l'un, le met souvent de niveau avec l'ignorance et les fureurs de l'autre.

Plutarque dit , dans son Banquet des sept Sages , que les Scythes n'avaient ni jeux, ni joueurs d'in- strumens; ils étaient vêtus de peaux de bêtes, et le même habit leur servait dans toutes les saisons (i). Un arc dans leurs mains répondait à cette épée que l'usage a consacré en Europe, et que nous por- tons habituellement au côté , comme si nous n'a- vions ni chefs pour nous protéger , ni lois pour nous rendre justice.

Hérodote nous apprend que de son temps la Scythie était très-peu fournie de bois , et que les

(i) Hippocrat. de Aère; Justin, I. s».

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ig

Scythes employaient les os des animaux pour cuire leur viande : celte même disette existait du temps d'Ovide , mais ce poète ne s'est pas permis une hy- perbole aussi forte. Les Scythes employaient vrai- semblablement la même herbe qui existe de nos jours , et que sa grandeur et grosseur fait servir au chauffage.

Lorsque le Scythe nomade voyageait, son habi- tation lui servait de voiture ; lui , sa femme , ses enfans étaient accoutumés à coucher dans leurs chars, qui servaient aussi pour le déplacement. Les ustensiles étaient fixés à des perches qui en- touraient l'habitation mobile; les troupeaux défi- laient devant leiu^s maîtres; de grands chiens, dont l'espèce existe encore , veillaient sur eux ; les con- ducteurs étaient armés de fouets dont le manche se terminait par une massue de fer ou de plomb. Du- rant ce voyage, qui n'avait pour but que de fournir à ses bestiaux des pâturages frais , le nomade se pro- curait le plaisir de la chasse : un cheval , dressé à cet exercice et d'une vitesse extrême, suivait des chiens également légers. La flèche , quoique lancée en courant, manquait rarement son but. On con- çoit quelle devait être l'adresse des nomades cfans l'art de tirer un javelot , puisque c'était tout leur savoir faire : ils s'en occupaient uniquement ; c'était le point fondamental de leur éducation. L'homme estimable chez eux réunissait la plus grande adresse à la cruauté la plus raffinée. On connaissait le rang

HISTOIRE

d'un Scythe à la manière dont il portait Son javelot. Quoique le Scythe Anacharsis fût un philosophe , les Athéniens l'ont représenté dans les statues qu'ils lui ont élevées, une flèche à la main, la pointe tournée vers l'horizon.

Avant que les colonies grecques eussent changé les mœurs des nomades , et introduit le goût du luxe parmi les Scythes plus civilisés , toutes ces na- tions méprisaient l'or et les pierreries. Jusque-là les femmes avaient pensé que l'infidélité était le plus grand des crimes , et les mariages ne formaient que des liaisons de bonheur. Les femmes scythes s'accoutumèrent aux ornemens qui embellissaient les Grecques , et la première qui osa s'en décorer fut critiquée, jalousée un moment, mais bientôt généralement imitée ; les mœurs s'en ressentirent , et le crime ne parut qu'un sacrifice à la reconnais- sance. C'est alors que la jalousie naquit. Les Scythes ne l'avaient pas soupçonnée jusque-là. Les nomades plus concentrés dans l'intérieur des terres , éprou- vèrent plus tard les effets du luxe , et furent aussi atteints les derniers du sentiment de la jalousie.

(i) Comme on a confondu divers peuples sous le nom de Scythes , et que ces peuples ont la res-

(i) Après avoir écrit l'Histoire ancienne de la Nouvelle Russie , nous reviendrons aux Scythes pour établir des divisions d'origine entre eux et d'autres anciens peuples. Chap. XIX.

UE LA NOUVELLE RUSSIE. 21

semblance la plus exacte , soit dans la figure , les mœurs, les usages, le costume, nous croyons qu'il serait déraisonnable de vouloir particulariser ce que nous ne savons d'eux que généralement ; ainsi nous comprenons les Tauriens dans la catégorie des autres Scythes , sur tout ce qui se rapporte au caractère et à la façon de vivre.

Pour la plupart les Scythes étaient de belle taille , forts , la tête grosse , les cheveux blonds et épars , les épaules larges , les bras nerveux ; ils n'allaient qu'à cheval ; une camisole ou habit de peau , dont la coupe variait suivant l'usage du can- ton et jamais d'après le caprice de la mode, un haut de chausse fixé sur la taille par une longue ceinture de cuir , un brodequin d'écorce d'arbre ou de cuir , composaient leur ajustement. Quelque sauvages et quelque éloignés qu'ils fussent des connaissances que la civilisation procure, ils étaient, avant l'arrivée des colonies grecques, inventeurs de plusieurs arts : tout autre peuple les eût trouvé grossiers ; mais ils suf- fisaient à des hommes simples et assez heureux pour avoir peu de besoins : c'est ainsi qu ils tissaient des toiles dont la solidité assurait la durée , qu'ils fa- briquaient divers instrumens avec du fer (i), qu'ils construisaient des chariots d'une lourdeur assom- mante j ils n'excellaient qu'en une chose , c'était

(i) Hérodote, 1. 4.

«22 HISTOIRE

dans la délicatesse, le fini, le poli de leurs arcs et la légèreté de leurs flèches : pour eux c'était at- teindre le but que la nature avait fixé à leurs désirs et à leur gloire; tout autre peuple les surpassait sans doute , mais ils savaient se passer du reste du monde.

Ceux des Scythes qui habitaient un pays cultivé étaient des modèles de bonnes mœurs ; la sincérité, la fidélité constituaient leurs vertus favorites; le sentiment de l'amitié était commun et inaltérable parmi eux. Cruels sans réflexion, ils pensaient qu'on ne pouvait être tolérant; que tout manquement au culte divin méritait la mort; que celui qu'on reconnaissait pour ennemi devait cesser de vivre ; qu'on se manquait à soi-même et à la société, en accordant un pardon dont ils ne concevaient pas la générosité.

Le plus avéré et en même temps le plus ancien de leurs usages, était celui qui se pratiquait à la sépulture des rois (i). Le prince étant mort, on promenait son corps dans toutes les provinces de l'état, afin qu'il fut libre à chacun de donner un libre cours à ses regrets , et de témoigner sa dou- leur par des mortifications publiques. Les uns se coupaient le bout de l'oreille, se faisaient des in- cisions dans les chairs, les autres mutilaient leur

(i) Hérodote , 1. 4-

DE LA 3S0UVELLE RUSSIE. '^5

front ou leur nez , ceux-ci traversaient leur main gauche d'un dard, ceux-là se rasaient la tête, d'au- tres enfin s'ouvraient un bras.

Lorsque la course funèbre était terminée , on se rendait dans le désert de Gerrhos , on inhumait le souverain en enterrant avec lui une de ses concu- bines, son échanson, son premier chef de cuisine et son écuyer. Le grand chambellan , l'huissier de la chambre, un meuble de chaque espèce, des vases d'or et quelques chevaux étaient enterrés dans une fosse particulière (i). De ce singulier usage , on peut tirer des conséquences qui vien- dront à l'appui de ce qu'on dira , par la suite , des Scythes royaux ; ainsi , n'en déplaise aux Grecs qui donnaient à ces peuples le nom de barbares , ils avaient néanmoins un chef dont l'autorité devait être très-étendue, puisque sa cour était montée sur le.pied de celles de nos rois. Les officiers de la couronne ne sont aussi multipliés que chez un prince dont le pouvoir est respectable. Quelque odieuse que fût cette cérémonie funèbre, elle amène

(i) Comme je viens de m'appuyer d'Hérodote dans tous ces détails , j'invite le lecteur à parcourir les cérémonies religieuses de tous les peuples du monde (ancienne édition) ; il y trouvera , tome 7 , pages 219 et suivantes , que tout ce que je viens de rapporter sur la Scythie, existait chez les sauvages de la Côte-d'Or, en Afrique. A quelles époques différentes ? à quelles distances ? On peut ici beaucoup ré- fléchir.

^4 HISTOIRE

une réflexion assez vraisemblable , c'est que , mal- gré les dangers d'occuper une place érninenle à cette cour on y briguait la faveur et les emplois comme dans toutes les autres. L'ambition se nour- rit à côté du pouvoir, n'importe les conséquences que le pouvoir entraîne.

Ces victimes distinguées semblaient devoir suf- fire à Forgueilleuse pompe de la cérémonie funè- bre; mais Hérodote ajoute qu'après l'an révolu, on immolait sur la tombe du roi cinquante pages des mieux faits et cinquante des plus beaux chevaux.

Tous les ans les gouverneurs des provinces don- naient une fête à la noblesse; des chariots formaient une enceinte l'on laissait quelques issues nom- mées portes du camp; chacun était assis dans l'ordre qu'avaient mérité ses exploits. Les anciens les plus distingués composaient le banquet du gouverneur; la jeunesse entourait les tables et restait debout; une voix de Stentor se faisait entendre , et , par un mouvement unanime, tous les convives se levaient : le gouverneur remplissait une coupe, y trempait ses lèvres, et la faisait successivement passer à tous ceux qui avaient tué un ennemi de l'état; les autres étaient spectateurs. Il ne nous a pas été possible de savoir de quoi ce breuvage était composé : à en juger par d'autres cérémonies, il serait vraisem- blable que c'était du sang d'un prisonnier ; cepen- dant, nous avons trouvé dans des anciens usages Scythes que c'était un assemblage de lait , de terre

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ^5

et de miel , mais ce breuvage ne se rapporlant pas à ce festin, nous restons dans Je même doute. La cérémonie se terminait par les éloges des exploits faits dans l'année, et par une exhortation à la jeu- nesse.

Les devins étaient très - accrédités chez les Scy- thes, mais leurs oracles devaient être rares, car le prophète répondait sur sa tête de la vérité de la prophétie. La superstition qui rendait hommage à l'art du devin s'étendait jusqu'à se croire inspiré soi-même : aussi quand les Scythes voulaient choi- sir, dans les circonstances difficiles, sur deux partis qui se présentaient, sur divers projets à former, sur une confiance à placer, ils se rendaient à la tombe de leurs pères, ils y priaient avec ferveur ; fatigués, harassés, les distractions succédaient à la lassitude, et le sommeil l'accompagnait ordinaire- ment : on rêvait, ou l'on croyait avoir rêvé^ ce songe décidait de la conduite à tenir.

Dans le mariage, le jeune liomme se croyait in- spiré, et bien certainement l'image de sa belle se présentait en songe; mais elle rêvait à son tour, et ce dernier rêve s'accommodait aux vœux de son cœur : tant pis pour le prétendant , s'il n'en était pas l'objet. Chez nous des gens bien éveillés en assortissent d'autres qui ne se sont jamais vus, et c'est alors l'intérêt qui est le rêve du bonheur.

Un usage noble qui élevait l'âme en lui inspirant l'amour des grandes choses, c'était de jurer en po-

20 HISTOIRE

sant la main sur la tombe des héros dont on respec- tait la mémoire : un Scythe courageux, fier, avide de gloire, pouvait-il faire alors un faux serment?

Chaque Scythe avait un ami ; bien rarement l'amitié unissait trois personnes : le choix de cet ami ne dépendait pas du hasard, moins encore de l'intérêt; une sympathie naturelle décidait cette union sacrée pour eux et si rare chez nous. Ce lien de Tamitié était éternel; il unissait les âmes, il partageait les plaisirs et les peines, il veillait, dans les combats, sur la tête chérie, et les cœurs des deux amis, toujours à nu, s'ennoblissaient par la confiance réciproque. Mais pourquoi une aussi belle institution était-elle profanée par une céré- monie détestable? Après s'être long-temps éprou- vés , les deux jeunes hommes désiraient cimenter leur imion : c'était en public , en présence des fa- milles et devant les vieillards, qu'ils se donnaient la main ; ils juraient de mourir l'un pour l'autre; vme pierre très-aiguë leur faisait une ouverture au bras droit; ils recevaient dans un vase leur sang ainsi mêlé; ils y trempaient un javelot, puis se partageaient ce breuvage. A îa cérémonie près, quelle institution est plus noble , plus digne d'in- spirer des vertus ?

En général , les Scythes n'avaient que des no- tions confuses sur les autres peuples (i) : ils se

(i) On voudra bien observer que nous ne parlons que de

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l'J

glorifiaient de leur anciennelë (i), et plaçaient parmi les êtres méprisables tous ceux qui ne te- naient pas aux usages de leurs pères ; il y a eu plusieurs exemples de victimes sacrifiées à un léger manquement , peut-être même à une plai- santerie sans conséquence. Cette extrême sévérité les maintenait précisément dans le même degré d'instruction , repoussait tout moyen de s'éclairer , et forçait ce peuple à s'isoler. Pleins de vénération pour leurs devanciers, ils pensaient qu'une inno- vation dans la manière de se vêtir, de prendre ses repas, de combattre, de former des alliances était une insulte à leurs mânes. Quant à l'administra- tion , ce point était tellement sacré pour eux , qu'il n'était pas même venu dans l'idée qu'on pût être assez téméraire pour y trouver à redire. Un de leurs anciens répétait souvent à la jeunesse assem- blée : « Ne vous écartez jamais de ce qu'ont fait vos » pères, ce serait oser les juger que de désapprou- » ver leurs usages , et ce qui au premier coup d'œil » nous paraît défectueux , doit être un acte de sa- » gesse, puisqu'ils l'ont consacré par leur pratique;

la portion des Scythes qui occupaient ce que nous nommons aujourd'hui la Nouvelle Russie. Nous ne les confondons pas avec les Scythes d'Asie , subjugués par Ninus , qui conqui- rent plus tard quelques provinces dans le nord de la Perse et s'approchèrent des Indes. (i) Justin, 1. 2.

28 H I s T O 1 R E

» un acte d'atiliié , puisqu'ils ont été grands en se » conduisant ainsi. »

D'après ces principes, la fable était pour eux l'objet de la foi la plus vive ; et puisque la raison était étouffée , le doute défendu , chaque généra- tion semblable à celle qui l'avait précédée trans- mettait la même conformité à celle qui la suivait. Comment espérerions-nous de pénétrer dans ces ténèbres ? comment pourrions-nous nier ou affir- mer que Targitaus fût leur premier roi , qu'il était fils de Jupiter et de Boristhène (i)? On peut juger de la solidité de leur croyance et de la véracité de leurs récits par un point fondamental de l'histoire qu'ils se transmettaient par tradition : (( Il tomba y) du ciel une charrue, un flacon et une hache d'or » qui furent recueillis par les trois fils de Targi- » taus. » Cette fable , qu'Hérodote raconte , avait un but très-sage, celui d'encourager au travail des hommes accoutumés à la chasse et à une vie oisive.

Après avoir donné un aperçu du caractère, des mœurs , des usages des Scythes qui habitaient deux desgouvernemens de la Nouvelle Russie, il paraî- trait indispensable de s'occuper de leur histoire.... Mais prendre les matériaux. nécessaires pour la rédiger? Les révolutions de la Tauride ont nécessai- rement influé sur ses voisins ; ainsi , ce que nous savons de ces Scythes se liera naturellement avec

(i) Ce Jupiter n'est pas celui de Crète.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 39

l'histoire ancienne de la presqu'île. De bonne foi, pourrait-on unir par une chaîne de faits ^ les révo- lutions qu'a éprouvées un peuple errant , à moins qu'on ne donnât des relations tombées du ciel , à côté de la charrue , du flacon et de la hache ?

CHAPITRE IV.

Température et productions de cette partie de la Scjthie.

Les anciens (i) ont souvent confondu la Scythie asiatique et l'européenne;, de sont venues des descriptions opposées , et le mot générique de Scythe a propagé l'erreur.

On a, ce me semble, donné beaucoup trop d'extension aux descriptions d'Hérodote : les poètes, quand ils ont eu besoin de décrire des pays affreux, ont emprunté leurs images de la Scythie qu'ils n'ont pas visitée , ou qu'ils ont confondue avec les terres de la zone glaciale. Hérodote le dit formel- lement ; Homère (2) prétend , dans l'Odyssée, que le soleil n'éclaire pas les Cimmériens ; Virgile lui-

(i) « Les Grecs sont des amateurs du merveilleux dont » ils enveloppent les nations étrangères j ils ne les nomipent » que Scythes ou barbares. Les auteurs grecs , aussitôt qu'ils » parlent des provinces avoisinant la mer Noire du côté du » nord , ne racontent que des fables. » Frièbe, Commerce de Russie , t. I , p. i4-

(2) Homère, Odyssée , 1. 1 1 , v. 16.

3o HISTOIRE

même ne paraît-il pas irrite contre la Scytliie dans Fhorrible description qu'il en falt?(i)

C'est à ceux qui connaissent parfaitement les causes de l'amour du merveilleux que je m'en rap- porterai , pour expliquer les motifs qui ont déter- miné un grand nombre d'historiens à l'admettre, ou à le laisser soupçonner : que gagne-t-on à forcer des tableaux? quel genre d'intérêt peut-on inspirer, lorsque heurtant les choses probables , on paraît ne s'attacher qu'aux opinions exaltées ? Pourquoi s'est- on plu à peindre comme un séjour affreux , comme un climat âpre et dangereux , comme l'effroi de la nature , cette portion de la Russie que nous décri- vons? Ovide est excusable, comme poète souffrant, de répandre dans ses Tristes l'amertume qu'il éprouve d'être loin de Rome, de vivre à Tomi, à l'em- bouchure du Danube , Y on sépare le atin gelé à coup de hache. On conçoit qu'il n'existe plus de beau pays pour celui qui a quitté forcément le sien ; mais quelle excuse peut fournir le géographe Denis, depuis le vers 666^ jusqu'au 679^ de son Périegesis ? Quel est l'habitant de la Nouvelle Russie qui soup- çonnerait cet auteur de parler de son pays ? Il croi- rait , en le lisant , s'occuper d'objets étrangers , et plaindrait du fond de son cœur les peuples nés sous cette zone. Un autre , plus mal informé en- core , avance que toute la mer Noire gela dans un

(i) Géorg. 3, V. 352,

DE LA NOUVELLE RUSSIE.

long hiver; d après lui un commentateur donne à cette glace trente pieds d'épaisseur (0. Avec plus de vraisemblance, Strabon fait battre les Scythes par les généraux de Midiridate, sur le bras de mer nommé le Bosphore cimmérien : d'abord , c'est un combat de cavalerie sur la glace ; et au dégel , c'est un second combat sur des vaisseaux. Cette particu- larité est digne de remarque , mais elle n'est point sans exemple. On conserve une pierre sur laquelle on a gravé la largeur de ce canal prise ancienne- ment sur la glace ; cette distance est la même que de nos jours : ce qui prouve que cette partie de la Crimée n'a éprouvé aucune variation depuis bien des siècles. Mais avancer que toute la mer Noire a été glacée à trente pieds d'éiiaisseur , c'est une de ces plaisanteries qui dégénèrent en puérilité.

Dix années d'observations faites avec le thermo- mètre rectifieront ces erreurs ; elles trouveront leur place dans le cours de cet ouvrage. (2)

Nous avons déjà cité Hérodote, pour annoncer que la même disette de bois qui afflige de nos jours ce pays, existait alors; ce n'est donc pas la coupe des forêts qui aurait apporté un changement dans la température. Virgile dit : (f l'herbe même ne M peut croître dans ces lieux déserts. » Nous afïir- mons au contraire que l'Europe n'a pas de pays

(i) Calvisius, Mlscellanea. (2) Troisième époqae, cliap. Il, I. *

3'2 HISTOIRE

elle soit aussi abondante. Les beautés dans un poëme ne sont pas de l'exactitude dans les faits , et c'est dommage quand l'auteur est immortel. Si cette herbe n'eût pas été la même du temps de Virgile , comment les nomades auraient-ils nourri leurs troupeaux ?

Dans un pays peuplé de ces nomades, les pro- ductions ne doivent être propres qu'à eux ; et sous tous les rapports ne convenir qu'à eux : sans cela l'avidité, la jalousie entraîneraient des contesta- tions dans le partage du terrain ; dès lors le chan- gement de vie en serait le résultat.

Quand des nomades trouvent des pâturages abondans , lorsque de grandes herbes séchées suf- fisent pour entretenir leur feu^ ils ont obtenu du sol tout ce qu'ils en désiraient , et leur sécurité ne peut être troublée que par l'arrivée d'autres noma- des. Si ce pays eût fourni des bois pour les outils et les chariots , s'il eût eu un commerce quelconque avec les villes mariliuies , un peuple industrieux aurait pu y faire des étabJissemens; mais les nomades manquant de tout, n'étant point culti- vateurs, leur commerce ne consistait qu'à troquer leurs besiiaux contre des grains, des arcs, des chars et du Ter.

LesBorvslhénitesJës Scvthes laboureurs étaient par conséquent les pourvoyeurs des nomades : ceux- ci n'étaient considérés que comme des bergers. Les bords du Borysthène étaient cultivés dès l'an-

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 33

liquité la plus reculée; les Scytl>es laboureurs nous sont indiq'i^s comme les peuples les plus dignes d'cloee de 1 ancienne Scytbie : chez eux le travail était un devoir; l'hospiiaJité, un acte de jnstice; la bonne foi, la devise de la nation.

Pleins de confiance dans l'honnêteté des Scythes laboureurs , les nomades plaçaient sur un terrain une quantité de bétail. Les hiboureurs, après avoir examiné l'espèce, reconnu le nombre , apprécié la valeur, apportaient sur le même local ce qu'ils esti- maient en être la compensation eu choses néces- saires aux nomades : on allumaii un grand feu entre les contractans, on y rôtissait le cheval du marché , et, après en avoir mangé , le marché était terminé, (i)

Pendant ces marchés avec les laboureurs, les nomades remarquèrent qu'ils plaçaient des bar- rières entre leurs chariots , qu'ils les couvraient de peaux , et qu'ils habitaient sous ce toit pendant le temps des échanges. Cette découverte leur fit acquérir une commodité dont ils ne se doutaient pas ; ils se munirent de ces barrières , et dans les longues nuits d'hiver, ils en formaient des cabanes

(i) On retrouve encore diverses manières de conclure les marchés parmi les gens du peuple : les uns boivent en- semble ; d'autres se prennent ou se frappent la main ; ceux-ci acceptent une pièce de monnaie, ceux-là baisent une image, etc. etc.

I. 3

34 HISTOIRE

iréa-faciles à transporter : en été , elles servaient de tentes, et augmentaient la circonférence dans la- quelle les bestiaux étaient renfermés la nuit, (i)

D'après ce qui précède , on voit que les produc- tions de cette partie de la Scythie se bornaient en bestiaux chez les nomades , et en terres ensemencées chez les Borysthénites et les Scythes laboureurs. Nous n'avons aucun renseignement sur la variété de leur culture , nous ne pouvons que répéter Hérodote. Cet historien fait un pompeux éloge du Borjsthène ,• il le regarde , après le Nil , comme le plus utile des fleuves , comme celui dont les bords sont les plus rians, les mieux cultivés; et, dans son enthousiasme, il célèbre jusqu'à ses poissons. Ce fleuve coule néanmoins au nord de ce pays , qui , à son dire , a huit mois d'hiver; dans ce pays rien ne prospère , la nature , avare d'hommes et de productions , ne sert d'asile qu'aux animaux farouches. Conciliez ces contradictions dans le père de l'histoire , et composez-en une à votre tour sur ces mêmes régions! Doit-on être surpris de ce que j'ai avancé au commencement du chapitre qui pré- cède celui-ci ?

(i) Nous avons vu les Tartares du Budjiac former de même un cercle avec leurs chariots , et placer leurs trou- peaux au milieu.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 35

CHAPITRE V.

Des premières colonies chez les nomades.

Il est des faits historiques sur lesquels il est per- mis de former des doutes , et lorsque des milliers de siècles nous éloignent des époques , on ne rap- porte le plus souvent que des fables. L'histoire des temps reculés se bornerait à quelques pages, si l'on récusait quelques autorités. Une portion de ce que nous allons dire n'est parvenue à notre connais- sance que par le chantre de la Grèce. Les auteurs latins qui ont traité de ces antiques régions , sont pour la plupart ses copistes. Malgré nous, le vrai paraît très-difficile à saisir dans ces narrations ; le vraisemblable est possible , mais le doute est le plus sûr.

Soixante-dix ans après que Jason eut abordé sur les rives de Ylster , aujourd'luii le Danube, jNéop- lolème, fils d'Achille et chef des Thessaliens, vint débarquer à l'embouchure du même fleuve, et fonda la colonie de Tomi. A la suite de cette expé- dition, les Grecs ayant remarqué les avantages que le commerce avec les Scythes leur offrait, firent une tentative aux bouches du Thjras ,• elle leur réussit : mais les nomades , effrayés par l'arrivée d'hommes inconnus, s'enfoncèrent dans le pays avec leurs troupeaux. Cependant, pour assurer un

36 HISTOIRE

établissement aux bords d'un fleuve qui traversait des terres fertiles , les Grecs bâtirent le bourg d'//e/- monacte y et élevèrent la tour de Néoptolème, qui servit de pbare à l'entrée du Thjras,

De proche en proche on familiarisa les noma- des, et on parvint jusqu'au Borysthène. Maîtres des bords d'une mer que personne ne songeait à dé- fendre, Néoptolème érigea un monument à la mé- moire d'Achille, célébra des jeux à sa gloire, et illustra le promontoire en lui donnant un nom aussi célèbre.

C'est peu de temps après qu'on conjecture qnOlbia fut fondée. Les preuves n'en existent nulle part ; ceux qui ont eu de la bonté de reste , en se fatigant beaucoup trop pour nous fixer sur les motifs autlientiques de celte fondation , bien loin de nous persuader, ajoutent à nos doutes, et nous serons forcés de nous appuyer vaguement d'un 071 dit.

Ainsi , on dit que les Milésiens ou Cariens étaient dans ce temps-là des soldats mercenaires qui , dans chaque guerre , devenaient les alliés de ceux qui les payaient bien. Ayant porté les armes pour le compte des étrangers dans leurs incursions sur les bords de la mer Noire , et s'élant aperçus des avantages que l'établissement des colonies y procurerait, ils commencèrent par la côte orientale, fondèrent Sjnope, et bientôt après ils élevèrent Hé- raclée. Pour mieux établir leurs correspondances

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 87

avec les côtes de l'ouest, ils bâtirent Olbia (i). L'esprit d'imitation est de tous les temps, et bientôt on vit les colonies se multiplier. (2)

Ces ëtablissemens portèrent un coup mortel à la liberté et aux mœurs des nomades. Les Scythes fu- rent obligés ou d'abandonner le pays, ou d'entamer des négociations avec les Grecs. Des peuples errans former des opérations de commerce ! quels besoins en avaient-ils? quels objets , autres que leurs trou- peaux , pouvaient - ils présenter en retour de ce qu'on les invitait d'accepter ? Ne cultivant pas de terres, ils n'avaient pas de grains; ignorant les arts, ils manquaient de manufactures ; les métaux leur venaient des Scythes laboureurs, qui eux-mêmes ne les recevaient que de la seconde main. Le bon sens aurait démontrer à ces peuples le danger de se livrer à des inconnus , n'ayant de commun avec eux ni les usages, ni la religion , ni le langage, ni les mœurs; mais qui les surpassaient en connais- sances de tout genre , en talens , et principalement en subtilité. On pourrait comparer le commerce qui s'ouvrit entre les Grecs et les Scythes , avec celui que les Européens ont établi depuis sur la Côte-d'Or , en Afrique.

L'adresse des Grecs se déploya avec succès vis à-

(i) Strabon, 1. 4.

(2) Ordessus , beaucoup plus au nord qu'Odessa , fut fondée vers cette époque : c'est l'opinion de Ptolémée.

38 HISTOIRE

vis de ces êtres confîans; on fit remarquer aux nomades des vétemens commodes , des colifichets pour leurs femmes , des outils simplifies; on leur fit goûter des liqueurs spiritueuses ; et par le moyen de légers cadeaux, on excita entre eux des jalousies et des rivalités.

Le désir de posséder ce qu'on voit faire les dé* lices de ceux auxquels on accorde la supériorité , s'empara peu à peu de ces gens simples; en vain cherchaient-ils à faire des échanges avec leurs bes- tiaux , on les refusa et on exigea des esclaves. Ces victimes malheureuses des désirs qu'on leur avait inspirés , se répandirent sur les terres de leurs voi- sins, firent des prisonniers, et voilà des peuples paisibles transformés en marchands d'hommes, par l'influence de ces étrangers qu'ils détestaient jadis et qu'ils recherchent maintenant ; les voilà asser^ vis par des besoins jusque-là inconnus , et acqué- rant pour première loi çle civilisation lart honteux de trafiquer de la vie de leurs semblables ; les voilà en guerre civile pour satisfaire à des superfluités. Je ne sais si cette réflexion ne rembrunit pas mes idées, mais je ne puis m'empêcher de regarder les Grecs , sous le rapport de leur premier commerce au Pont-Euxin , qu'avec des yeux d'horreur.

Ce commerce s'a ugmèn tant par la stupidité des uns et Finsatiabilité des autres, les Grecs fondèrent sur les bords du Thyias les villes de Niconie et à'Ofiuse^ à quinze milles de son embouchure. L'île

DE LA jNOUVELLE RUSSIE. 3g

des Thjres- Getes partageant le fleuve en deux branches , ce fut sur cette île que s'éleva la ville de Thyras y entrepôt du commerce de la mer Noire du temps des Ptomains. (i)

On conçoit aisément combien ce commerce ré- pandit d'alarme dans l'intérieur de la Scytbie \ com- bien de familles furent dupes de leur sécurité : les nomades d'abord , puis les autres Scythes s'encou- rageant à l'ënvi , allaient jusqu'à deux cents lieues enlever tout ce qu'ils trouvaient sans défense.

Trajan pénétra au-delà du Thyras; il voulut faire plus que ses prédécesseurs , et , ne se bornant pas à fonder des colonies, il désira asservir le pays. Cette résolution devint onéreuse à l'état, car aussi- tck que le nomade était contraint , il disparaissait. Au contraire , tant que la vente des prisonniers qu'il allait faire loin de chez lui, n'exposait pas sa per- sonne avec ceux qui les achetaient, il trouva ce commerce très-fort de son goût; mais aussitôt qu'on parla de lui donner des lois, il craignit pour lui- même le sort qu'il faisait éprouver aux autres. Trajan , grand prince , bon politique , guerrier accompli, acquit encore de la gloire, supposé qu'il soit glorieux de troubler une nation tranquille ; mais il dépensa des sommes énormes en agrandis- sant l'état sans utilité. Il Tallait de nombreuses gar- nisons et tout apporter pour leur entretien ; elles

(i) Forma Lconi , d'après Piinc, I. 4,

4o HISTOIRE

s'épuisaient par la dëseï lion ; et le regret d'avoir en- trepris plus qu'on ne devait faire y fut tout ce qui resta de cette expédition.

CHAPITRE VI.

Anciennes villes de Scythie.

Avec infiniment d'ordre, avec le désir constant d'êlre bien informé et de faire part de ce qu'il aura recueilli , Tliomme le plus sur ses gardes déraison- nera , lorsqu'il posera en principe une succession de faits communs aux habitans de cette portion de la Scytliie. S'il veut démontrer que ces peuples avaient entre eux des relations bien établies, soit pour leur sûreté générale , soit pour un commerce permanent , il n'entassera que des conjectures sur des probabilités ; ce qui n'est pas écrire l'bisloire : s'il a le malheur de compiler tout ce que les auteurs anciens citent par fragmens , par esprit de mépris sur des barbares , par les interprétations sur Héro- dote; s'il essaie de gravir l'échafaudage mal ap- puyé qu'ont élevé les modernes sur quelques opi- nions jetées çà et là, soit par Dion Chrysostôme , Strabon , Diogène Laërce et autres ; s'il veut bâtir un système sur cet assemblage informe , son ou- vrage sera un hachis littéraire ni lui ni ses lec-^ leurs ne comprendront rien.

Démojîîrons celte vérité , avouons que nous

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 4l

avons failli à nous égarer nous-même , et invitons les autres à ne pas courir le même risque.

Il n'y a point d'opération aussi facile que celle de dépouiller un livre de ce qu'il renferme sur tel pays; ce n'est pas un travail d'imagination ; il suffit de savoir lire pour l'entreprendre , et de posséder beaucoup de patience pour l'exécuter. Maintenant séparons ce que les anciens auteurs disent , de ce qu'on leur fait dire. Afin d'arriver à cette distinc- tion par la route la plus sûre , il faut séparer toute la période d'un fait cité , d'avec les deux mots isolés qui provoquent la citation : c'est tout le mystère.

Ce qui précède deviendra bien plus sensible , quand on réfléchira que ces auteurs, si souvent rappelés, ne peuvent l'être que sur une expression, sm^ un événement, sur un usage , sur la situation d'une ville , le cours d'un fleuve , l'établissement d'une colonie ; le tout sans liaison aucune. L'his- toire de ces pays n'a été transmise par personne ; la tradition seule a fourni quelques débris d'anti- quité. Déjà je crois entendre les cris d'improbation des savans renforcés sur l'histoire des Scythes : Hé- rodote à la main , ils trouveront un enchaînement de faits historiques ; je ne leur opposerai , pour les réfuter , qu'Hérodote lui-même.

Ce père de l'histoire, car il faut bien lui conser- ver son nom, ne parle de la Scythie que dans le quatrième livre de son ouvrage. Ce qu'il dit sur l'histoire des Scythes n'est qu'un tissu de fables.

42 HISTOIRE

auxquelles il n'ajoutait point de foi.... Ses voyages renferment des détails sur les mœurs, les usages, la religion des Scythes, et nous sommes obligés de le croire ; ses descriptions géographiques sont exac- tes en grande partie; nous ne pouvons admirer les contes, le merveilleux, qu'il ne rapporte qu'en passant et sans preuves.... Nous ne pouvons re- monter à lui pour avoir des données sur les villes que cette portion de la Scythie renfermait; car il n'en parle pas. Nous ne pouvons le citer sur des faits historiques vraisemblables, que dans l'expé- dition de Darius ; s'il veut nous entretenir de quel- ques monumens remarquables , il ne fait que les citer ; c'est ainsi qu'il vous dit : a Entre le Boryslhène » et l'Hypanis, il y avait un temple de Cérès sur le )) promontoire d'Hypolée. » Ailleurs, on trouve que « Scylos , roi des Scythes , fit bâtir un palais » à Borysthenis , entouré de sphynx et de griffons » sculptés sur une pierre blanche : la foudre écrasa » cet édifice. « Quelle conséquence en tirez-vous pour Borysthenis? quelle lumière ce fait vous donne-t-il sur cette ville?

Thucydide nous apprend que le Danube était la limite de la Scythie ; Diogène Laërce nous in- struit que le Borysthénite Bion était à Olbia (i); comme on a prétendu que cette ville portait aussi le nom de Borysthenis, cela appuie cette assertion ;

(i) Olbia ou Oh'ia,

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 4^

mais quelle autre lumière en peut-on tirer pour l'histoire ? ( i )

Strabon donne des détails géographiques. Il est très exact, très-bon à consulter sans doute, pour savoir la véritable situation des villes existantes encore de son temps et dont il ne reste plus de ruines ; mais qu'apprendrons-nous de plus?

Pline nous dit que la ville de Thyras, située sur le fleuve de ce nom, s'appelait autrefois Ophiu- se (2) ; que la Course d'Achille a pris son nom de certains jeux que ce héros y institua : c'est tout ce que ce savant homme nous fournit, et ce que nous allons contredire. Nous ne pouvons répondre que par la mythologie aux faits qui concernent les héros qu elle célèbre ; nous la présentons sous le même jour Ton nous l'a transmise , et jamais

(i) Ce n'est que dans une note que j'ose me permettre de nier posirivcment. Voilà Olbia et Borysthenis ne faisant qu'une ville. est la vraisemblance ? Olbia élait située sur la rive droite de l'Iîypanis et à son embouchure ; toutes les villes , telles que Tliyras et autres , ont pris le nom du fleuve qui les arrose ; le Et^rysJhène coule à quinze lieues d'Olbia ; toutes les médailles trouvées dans les ruines de cette dernière portent son nom ; il est donc bien certain que Borysthenis était une autre viile. D'après ces fails, ajoutez foi à ces cita- tions détachées, écrivez l'histoire!... Ah ! du moins en la lisant , ne hlamvz pas l'esprit de doute qui accompagne son auteur, si liout quand il a vérifié les localités.

(2) Strabon distingue ces deux villes.

44 HISTOIRE

la fable n'est venue plus à propos pour réfuter des fables. Nous avons déjà attribué à Néoptolème l'in- stitution de ces jeux sur le lieu nommé Course d'Achille : l'histoire de celui-ci justifiera notre opi- nion. On ne trouve nulle part qu'Achille soit venu ni en Tauride , ni dans les pays qui l'avoisinent ; Achille, fils de Pelée, fut nommé Pjrithoûs y c'est- à-dire sauvé du feu : Chiron le surnomma Achille. Quand Thétis, sa mère, fut informée que toute la noblesse grecque devait se réunir sous les murs de Troie , elle cacha son fils chez Lycomède. Ulysse le ramena. Achille se distingua à la tête des Mjr- midonsy et fut tué par Paris. Ses cendres, renfermées dans une urne d'or avec celles de Patrocle , furent déposées dans un tombeau sur l'Hellespont , et on lui éleva un temple à Sigée.

Ce que l'on vient de rapporter des principaux auteurs suffit pour fixer ce qu'on doit penser des autres.

Olvia était située à l'embouchure de l'Hypanis : on l'a souvent confondue avec Olwia , ville de l'Asie Mineure enBithynie, citée par Ptolémée (i), et avec Olvia dans la Lycie. Les Milésiens la fon- dèrent (2). Son heureuse situation , son commerce considérable , ses foires préparèrent sa célébrité ;

(i) Ptolémée, 1. 5. (a) Strabon , 1. 7.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 4^

fîlle fut assurée par le surnom d^ Oluiopolis , ville fortunée.

« Dion Chrysostôme , qui s'y trouvait sous le » règne de Trajan , nous transmet qu'alors elle y) était déjà déchue de son ancienne grandeur, et » que les incursions des peuples barbares ses voi- » sins l'avaient ruinée. Ils avaient détruit une )) grande partie de la ville et des fortifications , » renversé les statues dans les temples et sur les » tombeaux. Quelque temps après , l'empereur » Antonin lui envoya des secours pour la protéger )) contre l'invasion des Tauro-Scythes. Olvia existait » encore du temps ô^Ammien Marcellin , dans le » quatrième siècle.

» La suite des médailles de cette ville est auto- » nome jusqu'au règne de Septime Séwère , dont on » trouve des médailles frappées à Olvia , avec la » légende OA BlonoAEITON (les habitans d'Ol- » viopolis); suivent celles de sa femme Julia^ de ses » fils Caracalla et Geia. Cette suite impériale finit » à Alexandre Sé^^ère et à sa mère Mammée,

» Les fouilles que l'on a faites à Ol^ia ont en- » richi le cabinet de S. M. l'empereur, et ceux de » quelques particuliers, de quantités de monumens » et d'objets fort curieux , tant sous le rapport de » l'art , que sous celui de la paléographie et de la » numismatique.

» Les médailles d'Olvia offrent des types variés » à l'infini, et prouvent qu'à certaines époques le

46 HISTOIRE

y) talent des artistes charges de la confection des » médailles ou monnaies , ne le cédait en rien à » ceux des autres villes de la Grèce.

y) Les plus connues sont celles qui représentent » d'un côté la tête du dieu Pan , et sur le revers le » Corjte, avec l'arc et la hache d'armes, ainsi que y> celles qui représentent la tête d'Apollon, et sur » le revers un aigle , ou autre oiseau déchirant » un poisson. Apollon était le patron des Milésiens, y) et son edigie se trouvait sur un grand nombre » de monnaies , à Olviopolis , tant en argent qu'en )) bronze , avec le revers cité plus haut , et avec la » lyre.

» Les médailles en argent sont rares ; celles d'or » et d'electrum le sont infiniment. On en trouve » quelques-unes en fer , dont les types usés sont » indéchiffrables. »

La plupart de ces superbes édifices dont on s'est plu de décorer les anciennes villes des colonies , n'ont existé que dans la tête des enthousiastes qui se passionnent pour l'antiquité , comme s'il était honteux de vivre dans les temps présens. Une ville qui n'existe que par le commerce , qui est isolée sur une terre étrangère , n'aura jamais ce luxe de batimens dont on embellit les capitales d'un état.

Il ne reste d'Olvia ( i ) que des ruines , la vé-

(i) En grec, c'est Olvia, OX^ia. L'habkude a conservé le

DE LA NOTJVrXLE RUSSIE. 4?

rîté ne retrouve rien , mais l'imagination crée des temples , des palais et des eaux jaillissantes. Qu'on veuille se retracer un moment l'époque les colonies furent fondées , on les verra habitées par des hommes intéressés , avides de s'enrichir promptement , et très-disposés à quitter les limites de la barbarie , aussitôt que leur fortune sera as- surée. Ce n'était pas de tels colons qui élevaient des édifices somptueux ; ils savaient se contenter du strict nécessaire ; la patrie qu'ils avaient aban- donnée momentanément était l'unique but de leurs plus chères espérances.

. Ordessus était situlfe sur YAxiace, d'après Pto- lémée. Nous ne pouvons fixer précisément le lieu que cette ville occupait , à moins que XAxiace et Vlngouleh ne soient la même rivière , ce que nous ne pouvons assurer. Les modernes ont fait venir Otchahoff (^\) d'Ordessus, et pourquoi? quel au- teur ancien a décrit sa position ?

Ordessus fut , dit-on , la capitale des Callipides : Pomponius Mêla place ce peupJe suv Y A xiace -, mais Hérodote dit formellement que les Callipides occu- paient le pays situé euXxeV Hjpanis et leBorjsthene: qui croire ? N'est-il pas plus sage de s'en tenir à ce

mot Olbia. L'auteur a visité ses ruines : il en sera parlé à l'article du voyage.

(i) Forma Leoni, t. 2, p. 280.

48 HISTOIRE

que nous avons dit au commencement de ce cha- pitre ?

Thjras n'offre aucun vestige. On a placé Ophiuse au-dessus du golfe formé parrémbouchure du Dnie- ster, ce qui répond au village de Majac : nous n'y avons non-seulement pas remarqué de ruines , mais pas même une position qui parût susceptible d'avoir été l'emplacement d'une ville : on pourrait s'en rapporter à nous qui avons habité dans les en- virons.

L'antique Niconium est aussi ignoré que Ma\>o- Castro , qu'on dit lui avoir succédé du temps des Génois. Les modernes en ont fait la ville d'Akerman. Mais celle-ci n'a rien d'ancien \ son château fort est l'ouvrage des Génois : la situation du château est belle ; la position occupée actuellement par le vil- lage est des plus heureuses , mais rien ne prouve que c'était que {ht Niconium, (i)

Il ne faut pas compter au rang des antiquités, certaines inscriptions qu'on remarque au château

(i) Je rends à la vérité l'hommage qui lui est , d'après ma manière de croire la saisir. Akerman est un des sites qui me paraissent les plus intéressans ; les environs de ce village sont pittoresques ; j'aurais désiré apprendre qu'on y eût trouvé quelque monument antique, quelque mé- daille... Mes vœux ont été satisfaits; j'en ferai part à la fin de ce volume. Akerman, quoique maintenant à la Russie , est séparé par le golfe du gouvernement de Cherson.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 49

Dackerman. Les ayant observées de près, j'ai re^ connu (les pierres arrachées d'un cimetière voisin , qui servaient à réparer les dégradations que lédi*- fice avait éprouvées.

CHAPITRE VIL

Du Pont-Euxin.

Quoiqu'on doive beaucoup parler de cette mer dans la suite de cet ouvrage , il est néanmoins à propos de rappeler l'idée que les anciens en avaient. Leurs connaissances sur la théorie de la terre étaient peu étendues , et leur ignorance en géographie de- vait en arrêter ou retarder les progrès.

Pour se convaincre de cette vérité, il suffirait de rapporter leurs opinions sur la manière dont se sont formés les trois grands lacs ou mers d'Azow , Caspienne, et Noire; en îious renfermant dans notre sujet, il nous restera assez de preuves de leurs erreurs.

Mer àiAxénos ou inhospitalière est le nom le plus ancien du Pont-Euxin. Il lui fut donné par les Grecs avant de l'avoir connue. La réputation de férocité qu'avaient les Scythes , leur haine pour les étrangers, leurs odieux sacrifices avaient répandu la terreur. La fable, toujours ingénieuse, toujours accréditée en raison des craintes qu'elle inspirait, communiqua aux flots les passions des hommes. Cette mer ne renfermait que des écueils , que des

4

5o HISTOIRE

rochers habités par des géans ,- ses rives étaient cou- vertes d'une épaisse nuit, et les matelots assez har- dis pour affronter ces dangers insurmontables, en étaient les éternelles victimes.

A ces erreurs profondes se joignaient celles de la situation. On crut très-long-temps que la mer d'Axénos était la limite du continent , qu'elle se joignait avec l'Océan : Hérodote, en démentant à son retour une grande partie de ces erreurs , fut écouté avec avidité.

Quand un préjugé , quand une fausse opinion sont accrédités dans l'esprit des hommes , les siècles suffisent à peine pour les effacer; le merveilleux trouve toujours des partisans, et dans les pays mêmes les lumières ont fait le plus de progrès , il existe encore une classe d'hommes que le merveilleux seul peut satisfaire. C'est ce principe qui justifie comment les fables répandues sur la mer Noire , se sont propagées même après la connaissance géo- graphique de cette mer. Strabon, quoique bon géo- graphe , disait , « ses bords aboutissent au palais de la nuit. » (i)

Argos, fils de Priscus, conçut le premier le projet de naviguer sur le Pont-Euxin ; il construisit et dirigea le vaisseau qui osa y pénétrer, et quoique Jason fût le héros de cette expédition , le voyage u'en fut pas moins nommé celui des Argonautes, en

(i) Strabon, 1. i.

DE LA N0UVELL:Ê RUSSIE. 5l

honneur d'Argos. Le Pontos-Axénos vit l'entreprise de Jason suivie de plusieurs autres ; des colonies grecques s'établirent de tous côtés ; on fut très -sur- pris de rencontrer des habitans paisibles , des hom- mes si difFérens de ceux qu'on avait tant redoutés ; on traita avec eux , et la reconnaissance des Grecs succédant à leurs préventions, ils changèrent le nom àiAxénos en Pontos-Euxinos ou mer hospitalière. Dès lors les géans se rapetissèrent , les écueils dis- parurent, les flots devinrent plus calmes , la mer moins sombre, et l'imagination ardente qui avait célébré les horreurs de l'Euxin s'exerça à chanter ses délices.

Le nom de mer Noire lui fut dans la suite donné à cause des brouillards qui y régnent quelquefois, et la première description grecque qui nous soit parvenue de ses côtes, eut Scylax pour auteur, (i)

Dans la guerre de Mithridate , Varron décrivit le Pont-Euxin, son travail fut continué sous Au- guste. (2)

Les principaux fleuves qui se jettent dans cette mer se nommaient autrefois, Ylster, le Tliyras y YHjpanis , le Borjsthène , le Tanaïs , YHypanis ou Lantikites, On les connaît aujourd'hui sous les

(i) Scylax, à Cariandre, fut géographe de Darius. Il est l'auteur du Périple du Pont-Euxin , c'est-à-dire d'une navigation autour de cette mer.

(2) On trouve dans Pline ce qui en a été dit avant lui.

52 HISTOIRE

désignations de Danube , Dniester , Bog , Dnieper , Don et Couban,

CHAPITRE VIII. Des Scythes royaux»

Il semble que la prospérité devrait rendre plus sage et plus modeste; mais il n'est que trop vrai qu elle augmente l'amour-propre , si toutefois elle ne conduit à l'orgueil. Les succès des Grecs et des Romains les aveuglèrent : ils versaient le mépris sur tout ce qui n'était pas à Athènes ou à Rome, et le mot générique de barbare était l'épithète dont ils caractérisaient tout ce qui n'avait pas reçu le jour en Grèce ou en Italie.

De cette dénomination générale, il résultait une grande confusion; on ne daignait point admettre de distinction parmi les peuples qu'on renfermait dans la même catégorie.

Il n'est pas dans notre plan de donner des détails sur les Scythes en général : avant de concevoir un pareil projet, il faudrait assigner les limites de la Scythie. Quel travail cela exigerait-il! puisqu'on confondait autrefois sous le nom de Scythes les Avares, les Bulgares, les Chazares, les Chrobates, les Hérules, les Huns, les Lèches, les Petché- nègues, les Russes, les Serves, les Slaves, les Tatars, les Tauriens^ les Turcs et les Uzes. (i)

(i) Histoire de la Tauride, du savant archevêque de Mo-

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 53

D'après cette confusion , prendre le véritable Scythe ? Ptolémëe , dans sa Géographie , parle des Scythes d'Afrique (i); Diodore de Sicile, de ceux de l'Inde. S'il est permis d'énoncer une opinion qu'on n'ose cependant pas garantir , on envisagera les Scytlies royaux comme le centre de la Scythie, leur pays comme le point principal , leur civilisa- tion comme la plus avancée. On va essayer de le prouver.

Ce pays était borné d'un côté par le Tanaïs, et se perdait de l'autre dans l'immense désert de Ger- rho. Au midi, il aboutissait aux montagnes de Tauride; à l'ouest, il confinait avec les Neiges, Hérodote convient que les Scythes royaux regar- daient les nomades comme des esclaves. Lorsque d'une nation aussi ancienne on peut saisir un point de vraisemblance , on s'en empare comme d'une probabilité , en se réservant de ne lui donner que le degré de confiance nécessaire ; or , des Scythes plus civilisés , puisqu'ils obéissent à un roi , nous préviennent en leur faveur. Hérodote ajoute : « Les » nations nommées rojales sont les plus vaillantes

liilow. Les recherches de ce respectable prélat sont très- étendues, ses réflexions aussi morales que judicieuses. Nous renvoyons à son ouvrage qu'on peut considérer comme un« source d'érudition.

(i) Nous ajouterons des détails sur quatre-vingts autres peuples , à la fin de cette première époque.

54 HISTOIRE

)) et les mieux policées de la Scythie ; leur popu- }) laiion l'emporte sur celle des autres Scytlies. )> Comment les royaux seraient-ils les plus vaillans , s'ils n'avaient sur les autres un avantage de disci- pline ; comment seraient-ils les mieux policés, s'ils n'avaient déjà des lois en vigueur; comment se- raient-ils les plus populeux , s'ils n'étaient soumis h une sagesse d'administration qui leur procure plus d'aisance? S'ils traitent d'esclaves ceux qui les avoisinent, c'est qu'ils ajoutent aux idées que la civilisation procure , celles de pitié pour des peu- ples plus arriérés qu'eux, (i)

« Le serment le plus redoutable chez ce peuple, )) dit encore Hérodote , c'est de jurer par le trône. » Ce trône était donc pour eux non-seulement un signe révéré de la puissance , mais encore un objet de vénération respectueuse : ces combinaisons an- noncent une subordination réfléchie. En vain vou- drait-on confondre ici l'obéissance et le respect; que de gens sont obéis sans être respectés! Ana- charsis, ce Scythe fameux dans l'antiquité par sa sagesse, ses connaissances et sa fin tragique, au- rait-il été jaloux d'acquérir des lumières de plus chez les étrangers , si sa nation n'en eût déjà assez possédé pour lui donner le désir de les étendre ? Les Grecs furent émerveillés de trouver autant de

(i) Bayer confond les Scythes royaux avec les nomades j

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 55

sciences réunies dans la personne de ce philoso- phe ; ils le jugèrent beaucoup plus avancé que ses compatriotes, qu'ils ne connaissaient pas, et ce rai- sonnement n'était point juste. L'auteur du Vojage du jeune Anacharsis prend son héros dans la même famille (i), par conséquent parmi les Scythes royaux, puisque le philosophe appartenait de très- près au roi. (2)

Il ne peut exister de doute sur la position de la Scythie royale; ce que nous venons de rapporter distingue le peuple qui l'occupait , et semble jus^ tilier l'opinion que j'ai avancée ; je le répète donc, les Scythes royaux étaient les premiers d'entre les Scythes.

En reprochant à ce peuple le fanatisme religieux dont Anacharsis fut victime , on doit être disposé à l'indulgence en considérant combien de nations ,

(i) « Les Scythes, dit Hérodote, détestent les usages des y étrangers et abhorrent ceux des Grecs. Anacharsis , au » retour de ses voyages , passa par Cjsique , ville de l'Héles- » pont; il assista à la fête que les habitans célébraient à » l'honneur de la mère des dieux ; il promit à la déesse de » sacrifier sur son autel, à la manière des Lyciconiens , si elle » daignait le ramener sain et sauf dans sa patrie. Fidèle à » son vœu , il voulut cacher son sacrifice à ses concitoyens; mais un Scythe le découvrit dans la province d'Hylée , près »^ de la carrière d'Achille. Le roi en fut averti et le tua d'un w coup de flèche. »

(2) Tom. II, pag. 8.

56 HISTOIRE

d'ailleurs très - civilisées , ont été coupables de la même manière. L'Etre suprême ne prescrit point de verser le sang des hommes pour punir une erreur en croyance ou en politique ; mais il nous a laissé le choix entre la justice et l'intérêt.

On accusait les Scythes royaux de tenir tellement à leurs anciens usages , que toute innovation était un crime capital et digne des plus grands châti- mens (i). Les sciences et les arts se perfectionnent difficilement , quand on redoute de communiquer avec d'autres nations; le bonheur des peuples en est-il augmenté ou altéré ? C'est une question dé- cidée dans l'histoire des mœurs. Malgré leur sévé- rité , ces Scythes passaient pour des hommes sages; il serait ridicule de juger de toute la nation par le seul philosophe Anacharsis ; mais il serait plus in- juste encore de la considérer comme barbare ^ parce que les Grecs l'ont nommée ainsi.

Les Scythes nomades avaient des mœurs bien différentes , ils étaient plutôt dépendans de Fin- stinct que de la réflexion ; ils n'imitaient les Scythes royaux que dans la possession inaltérable du prin- cipe d'habitude ; avec cette différence qu'il tenait à la civilisation parmi les royaux, et seulement à l'état naturel chez les nomades.

Du temps de Pylhagore , les grands prêtres scy-

(i) C'est l'observation de ce même principe qui concourt à l'ancienneté des Chinois.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 5j

tlies étaiem Abaris, Anacbarsis , Zamolxis. Le grand prêtre, chef suprême du culte, réglait les mœurs , inspirait une philosophie douce , dont I amour du bien public , le respect à ses pères , la vénération pour l'ordre déjà établi , étaient les principales bases.

Lorsque les colonies grecques recherchèrent l'al- liance de leurs voisins , elles trouvèrent le nomade farouche les évitant, les maudissant; puis se laissant gagner jusques à traiter avec eux , elles firent de ce peuple tout ce qui leur plut ; les Scjthes royaux , toujours réservés , ne se lièrent point avec des nou- veaux venus , qui apprirent à les respecter ; l'or- gueil grec plia devant l'intérêt : aussi pour bien vivre avec les Scythes royaux , on dut les traiter en hommes estimables, se les attacher par des préve- nances; mai s l'astucieuse subtilité du Grec n'échappa point aux Scythes; les seuls nomades y furent trompés.

Tout change et se succède dans la nature ; les meilleures institutions, ouvrage des hommes, sont périssables comme eux ; les nomades accueillirent des transmigrations étrangères ; ces flots d'hommes se répandirent par torrens , d'autres les suivirent ; les nomades , joints à eux , inondèrent la Scythie royale : chefs, grands prêtres, tout disparut ; après des guerres sanglantes et des successions de peu- ples divers sur le même sol , il n'y resta que l'igno- rance dominatrice des nouveaux nomades. Ce fut

58 HISTOIRE

alors que les colonies grecques prospérèrent, qu'el- les donnèrent des lois et au commerce qu'elles établirent, et aux Scythes nouveaux quelles maî- trisèrent. C'est tout ce que nous savons des plus anciennes époques de deux des gouvernemens de la Nouvelle Russie : occupons - nous à présent de celui qui offre quelque intérêt.

CHAPITRE IX.

Histoire de la Tauride , depuis V origine des Tau- 7 iens jusqu'au règne de Darius , roi de Perse,

Il est peu de pays qui puissent fournir une his- toire plus ancienne, plus variée, qui ait éprouvé plus de révolutions que celle de la Tauride. Au- tant nous avons été privés de matériaux pour tracer avec circonspection un léger aperçu de ce qui con- cernait les autres peuples, autant avons-nous de facilité à nous procurer des données sur l'histoire d'une région fameuse par les fictions ingénieuses qu'elle a fournies à la fable , et par les événemens dont elle a enrichi l'histoire.

Ce serait néanmoins beaucoup trop promettre , que d'annoncer une suite de faits non interrompus. Nous aurons au contraire des vides qu'il ne nous appartient pas de remplir ; et comme les révolu- tions influent sur toutes les classes de la société , de même aussi elles détruisent quelquefois les em-

DE LA NOUVELLE RUSSIE. Sq

pires dont les historiens périssent avec eux. Il suffit même d'une succession de quelques princes fai- néans, pour anéantir les sciences et les arts, les savans ei les artistes.

Espérer d'établir une liaison entre l'histoire des Argonautes et celle de nos jours , ce serait mêler des faits douteux , transmis par des poètes , aux événemens avérés par les historiens; ainsi, traitons légèrement l'époque des temps héroïques, n'y met- tons d'autre importance que celle due aux objets que les anciens nous ont transmis. Si l'on nous accuse de ne pas nous servir du style grave qui convient à l'histoire, qu'on nous pardonne ce man- quement en faveur de l'aridité de ce qui précède , en faveur de l'incertitude de cette partie de notre narration , et surtout en faveur de notre vœu de rompre la monotonie , compagne inséparable d'un long résumé historique, (i)

(i) Celui qui écrivait sur les frontières de la civilisation , puisqu'il était placé entre le désert, la mer Noire et la Bes- sarabie , n'a pas eu l'avantage de consulter de bons littéra- teurs. Il a faire à son zèle le sacrifice de son amour-propre. Il sait que le style d'un historien doit être clair, ferme et concis; mais il sait aussi que s'il ne lui est pas permis de réunir ces qualités, il peut du mois hasarder quelques jus- tifications.

S'il est vrai que le style doive s'élever avec le sujet, il ne l'eît pas moins que les variations que ce même sujet renferme , nécessitent qu'il redescende pour s'assimiler à

6o HISTOIRE

La langue assyrienne désigne une montagne par le mot Toïra ; les mots Taurus et Tauriens viennent- ils de cette dénomination ? Le nom de Tauros , ancienne capitale de la presqu'île, a-t-il été donné à son territoire , ou vient - il des montagnes qu'il renferme ?

La première partie de cette histoire se rapproche singulièrement du roman. On nous représente un peuple de vainqueurs femelles , armé non de ces grâces enchanteresses qui séduisent les sens , sub- juguent les cœurs , fixent les hommes avec de si douces chaînes, qu'il est agréable de les porter; mais un arc à la main , respirant le carnage , se faisant précéder de l'épouvante et suivre de la mort.

A ce portrait , qui pourrait reconnaître le sexe aimable, objet de nos vœux , âme de nos plaisirs, consolateur de nos peines? Combien n'est-il pas diffi- cile de se persuader les merveilles dont ces héroïnes ont embelli l'histoire de leurs temps ! Si l'on est crédule, quelle opinion restera -t -il des hommes leurs contemporains ? Cessons de faire d'inutiles objections , et puisque Ovide , Diodore de Sicile y.

elles. L'histoire, l'agriculture, le commerce et un voyage , ne peuvent comporter le même style. Peindra-t-on des mêmes couleurs les hautes conceptions de Pierre-le-Grand , et l'ha- bitude de certains vignerons tartares de Crimée, qui font passer leur récolte au travers d'un sac ? Racontera-t-on de la même manière les fables de Thoas , d'Iphigénie en Tauride , d'Oreste , et les victoires de Catherine II sur les Turcs ?

DE LA NOUVELLE Russie; 6r

Yalérius Flaccus, Apollodore, veulent que ces amazones aient conquis la Tauride, trouvons cette conquête deux fois respectable , soit par l'intérêt que les femmes inspirent , soit par lancienneté de l'événement, qui remonte à dix-sept cents ans avant notre ère.

Qu'on ne nous reproche cependant pas de ra- conter en plaisantant des faits historiques qu'il est injuste de nier sans preuves ; ne serait-il pas plus injuste sans doute d'essayer de faire plier la croyance sous l'invraisemblance et l'obscurité?

En général , on est convenu de douter du motif de l'expédition des Argonautes, quoique ce fait soit le plus avéré de ceux qui précèdent le siège de Troie (i); que faut-il donc croire de ce qui se pas- sait en Tauride sept cents ans plus tôt (2) ? repous- sons des calomnies injurieuses; n'accusons point les amazones d'avoir institué des sacrifices humains en l'honneur de Diane; tachons de les disculper d'autres crimes qui répugnent trop à la nature, et surtout à l'amour maternel ; mais que ce beau zèle de chevalerie ne nous conduise cependant pas à donner une autre origine aux sacrifices qui exis-

(i) La conquête de la toison d'or remonte à soixante-dix ans avant ce siège.

(2) Cette époque répond à l'installation en Egypte de la famille de Jacob , et peu d'années avant la mort du petit- fds d'Abraham.

02 HISTOIRE

taient en Tauride ; nous ignorons parfaitement quelle en fut l'époque et le motif.

Les Cimmériens ont possédé la Tauride. On croit que ce peuple est le même que les Cimbres , par conséquent descendant des Celtes-, les Romains les ont nommés les nouveaux Cimbres, suivant Plutarque , Salluste et Cicéron : c'est à ces change- mens de noms donnés par le vainqueur qu'on doit rapporter la confusion qui existe dans l'origine de ce qu'on appelait des Barbares.

Soit par la crainte de multiplier des détails trop minutieux, soit par l'incertitude les auteurs nous laissent en se contredisant , nous croyons plus sage de passer légèrement sur certains faits peu ou point avérés , que de nous obstiner à les approfondir. Si nous voulons copier quelques mo- dernes, nous dirons que les Cimmériens possé- dèrent tranquillement la Tauride pendant quel- ques siècles ; qu'ils eurent beaucoup à souffrir des guerres civiles; que de leurs divisions intestines naquit le projet formé par les Scythes de les asser- vir : une fois subjugués , on leur accorde huit cents ans de patience , employés docilement à supporter les oppressions de leurs maîtres, et alors seulement celte patience a un terme, et ces mêmes hommes , doués de cette vertu par excellence , fuient leur pays et vont lestement conquérir la Lydie (i).

(i) Histoire de Tauride, t. i , p. 112.

On cite Hérodote j mais Hérodote ne dit point qu'ils se

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 63

vérifier de telles assertions? Voilà l'unique diffi- culté.

Sans rappeler les hauts faits des Argonautes, sans parler de la conquête de la toison d'or et des crimes de Médée , bornons-nous à dire que Jason débar- qua chez les Tauriens , et si nous avons à déplorer les cruels sacrifices des victimes humaines sur les autels de la Tauride , réfléchissons aussi que la fable a transmis tant d'erreurs, tant de folies, tant d'invraisemblances , que ce qui vient d'elle mérite très-peu de confiance. Soyons néanmoins reconnais- sans des beautés que les poètes ont répandues dans Iphigénie en Tauride. L'esprit sait tirer parti de tout ;. il suffit d'enflammer l'imagination du poète pour qu'elle produise des sentinjens sublimes et qu'elle embellisse le style qui doit les faire res- sortir.

Thoas quitte son royaume de Lemnos (i) parce que les femmes y massacraient les hommes ; ce qui n'est pas dans la nature. Il est sauvé miraculeuse- ment par sa fille Hjpsipjde ; ce qui rentre dans l'ordre naturel. Il vient régner en Tauride , ce qui

soulevèrent. Fojez livre i*"% vous trouverez que « sous le )) règne d'Ardys, fils de Gigès, les Cimmériens , chassés •» par les Scythes nomades, prirent Sardes, mais non la » citadelle. » Observez de plus que ce fait est unique ; Hé- rodote n'en dit pas davantage dans le cours de ce livre ; et la Lydie reste à conquérir.

(i) Hérodote, Silius Italicus, Ovide.

64 HISTOIRE

mériterait de grands commentaires. Un roi, forcé de quitter ses états avec un seul vaisseau , et qui n'a qu'à se présenter pour régner sur le peuple chez lequel il débarque, offre un fait bien extraordinaire. Cependant, comme on ajoute que Thoas fut grand sacrificateur du temple de Diane en Tauride , on pourrait conjecturer qu'il prépara les esprits par le secours de la déesse , à laquelle il fit dire tout ce qui lui plut. ~~~

11 se présente ici une petite contradiction que nous ne chercherons pas à justifier. Cette Diane , de mœurs si sévères ; cette Diane , la divinité tuté- laire de la Tauride , se plaisait à recevoir des sacri- fices qui insultaient l'humanité. La bonne déesse exigeait qu'on immolât les étrangers qui faisaient naufrage sur la presqu'île , ainsi que ceux attirés dans le même lieu par la curiosité, et qui arri- vaient par risthme. Avec raffinement, une jeune vierge était la prêtresse et l'assassin religieux (]). Si Diane avait le talent d'unir la pudeur à la féro- cité , les vierges du temple étaient sans doute douées du même esprit. Malgré ces lois sacrées, un étranger débarque en Tauride , y est non-seulement bien accueilli, mais il devient grand sacrificateur , puis roi; je doute nécessairement ou de la loi ou du voyage.

C'est néanmoins à cet antique et cruel usage que

(i) Ovid, ex ponto 3 1. 3, ep. 2.

DE LA NOUTELLE RUSSIE. 65

l'amitié d'Oreste et de Pylade dut sa grande célé- brité : cette amitié magnanime illustra la Grèce; les Tauriens élevèrent un temple sous le nom d'Ores- téon, et les générations suivantes consacrèrent, par un culte solennel , ce sentiment des grandes âmes , ce premier besoin de l'homme , et le seul à l'abri des revers.

Tlioas se rendit au siège de Troie. Personne n'ignore que l'enlèvement d'Hélène (i) servit de prétexte à la coalition contre les Troyens. Hélène était fille de Tindare, roi de Lacédémone : Homère la célèbre comme un prodige de beauté : Euripide lui accorde beaucoup de vertus ; il serait bien indis- cret à nous d'en douter ; aussi nous passerons légè- rement sur son intrigue avec Thésée et sur la naissance d'Hériphile, qui eut lieu avant l'hymen d'Hélène et de Ménélas (2). Paris, fils de Priam , enleva Hélène qui n'était plus jeune, métis qui avait conservé le don de plaire en dépit des ans. Paris conduisit sa conquête dans une île de la Grèce, à l'embouchure de l'Eurotas; il passa en- suite en Egypte, régnait Cétès, connu sons le nom de Protée (3). Ce prince avait des mœurs

(i) Nous aurions passé tous ces faits sous silence, s'ils n'étaient liés à l'histoire ancienne de la Tauride.

[1) Pausanias , Corrinh. , p. 175.

(3) La fable disait de lui qu'il prenait toutes sortes de formes : Diodore de Sicile en explique la raison par l'usage

I. 5

66 HISTOIRE

trop pures pour autoriser, dans ses états, des liaisons intimes entre un jeune homme et une vieille femme. Il s'empara des richesses que ces amans avaient emportées , congédia Paris , remit Hélène et ses trésors à Ménéîas, qui reprit le tout. Homère dit qu'Hélène fut renfermée dans Troie à l'époque du siège. Comme poète , Homère avait ses raisons de le vouloir ainsi, pour embellir son épopée; mais dans ce cas, comment aurait-elle été rendue par Protée? C'est dans File de Rhodes que cette femme célèbre fut étranglée par l'ordre de Prolixo, veuve d'un guerrier tué devant Troie.

Tlîoas, de retour de ce siège, amène avec lui Iphigénie qu'Agamemnon lui a confiée (i). C'est la même dont les malheurs ont retenti sur les théâtres anciens et modernes : à son arrivée en Tauride , Thoas la voua au culte de Diane.

S'il faut convenir que cette famille d'Agamem- non est une source inépuisable de tragédies, il faut avouer aussi que les femmes de ce temps-là avaient des passions bien vives pour leur âge. Cly lemnestre , mère d'iphigénie, d'Oreste, oublie

des rois d'Egypte , de porter sur leur tête la dépouille d'un lion , plus souvent encore celle d'un taureau. Cette mon- struosité répandait la terreur; ces longues cornes impri- maient le respect. Les temps sont bien changés, et les symboles aussi.

(i) Thémist. , Ora. 3 ; Virgil. 1. 2.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 6^

qu'elle est la femme du roi de My cènes , de ce- lui qui a eu l'honneur de commander les Grecs réunis , et elle conçoit des sentimens tendres pour Égystlie.

L'amour qu'on a pour un étranger amène à tout âge la haine contre un époux ; Clylemneslre tue Agamemnon , ce qui s'appelie prendre un parti violent; Oreste tue sa mère et le galant Egysthe : les remords s'emparent du fils d'Agamemnon, ce qu'on peut aisément se persuader; il va consulter l'oracle d'Apollon à Delphes, ce qu'on se persuade plus difficilement ; l'oracle ordonne à Oreste de se rendre en Tauride pour enlever sa sœur. On jouait sans doute sur les mots dans l'antiquité comme on y joue de nos jours , puisque Oreste n'osa expli- quer l'oracle , et fut dans le doute pour savoir si c'était la statue d'or de Diane , sœur d'Apollon , qu'il fallait conquérir, ou s'il s'agissait d'Iphigénie , sa propre sœur , qu'il devait ramener en Grèce ; pour sortir d'embarras, et respectant religieuse- ment les volontés de l'oracle , Oreste résolut de s'emparer de toutes les deux.

Pylade, l'ami d'Oreste, le suit en Tauride; on Jes saisit comme étrangers, on les conduit au tem- Y)le la prêtresse Iphigénie doit les immoler. Sans doute cette princesse n'avait pas vu son frère depuis long-temps, puisqu'ils ne se reconnurent pas. Oreste voulait mourir pour Pylade , et Pylade pour Oreste ; ce combat de générosité fait connaître

6S HISTOIRE

Oreste à sa sœur (i); l'amour fraternel brise les liens des captifs, aussitôt ils deviennent furieux, invincibles, et très-vraisemblablement invulnéra- bles l'un et l'autre , puisqu'ils massacrent les Tau- riens sans être blesses Tlioas lui-même tombe sous leurs coups; ni son grand âge, car on lui accorde soixante-dix ans de règne, ni son pouvoir, ni le courage ou le nombre de ses soldats , pas même de ses gardes, rien ne peut résister aux deux bêros. La statue d'or de Diane et la princesse Ipbigênie furent embarquées. L'oracle s'accomplit de toutes manières , et nous terminons ici ces récits merveil- leux en quittant le ton et le style qui leur étaient propres.

CHAPITRE X. Èvénemens sous Darius , fils d'Hystaspe.

Depuis la révolution que la Tauride a éprouvée, il n'existe aucun fragment de son histoire jusqu'au règne de Darius.

Darius , roi de Perse et de Médie , iii marcher contre les Scythes une armée formidable j il voulait venger l'irruption qu'ils avaient faite dans sa patrie sous le règne de Cyaxare.

(i) Si Iphigénie eût reconnu son frère, en vain Pylade aurait-il pu passer pour lui. Voyez Hérodote, Diod. de Sic. et Zonaras.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 69

Les Taurlens n'ayant point partagé l'entreprise des Scythes, refusèrent de fournir des soldats contre le roi de Perse , avec qui ils n'avaient jamais eu rien à démêler ; mais quel gouvernement est k l'abri des projets formés par un plus puissant que lui ? La justice d'une prétention ne devrait se re- trouver que dans le bon droit de celui qui la forme , tandis qu'on la voit se légitimer, juste ou non , par le pouvoir de celui qui réussit.

(5 2 o a/25 /2t^a/2f J .-C . ) In datliy se r égn ait sur les Scy- llies, il était fds de Saulios , auquel il succédait : ce prince avait toute la cruauté de son père , et man- quait de jugement ; fier de commander à une nation indomptable, les limites de la Scythie lui paraissaient trop étroites pour son ambition. Il ne connaissait de devoir envers les autres souverains que dans le plus ou le moins de protection qu'il daignerait leur ac- corder. Les Perses et les Grecs méprisaient le roi des Scythes; ils le considéraient comme le chef d'une nation barbare , ne jouissant d'aucun de ces agré- mens qui , nés de la culture de l'esprit et du per- fectionnement des ans , font le charme de l'existence. Le roi scythe méprisait les Grecs et les Perses^ parce qu'ils n'étalent point Scythes : ils avaient tort des deux cotés.

Malgré ce mépris réciproque , il fallait qu'Inda- thyse fût un roi bien puissant , puisque son alliance était recherchée par celui de Perse , le plus formi- dable des souverains de ce temps. Une ambassade

yO MISTOTIIE

de Darius vint féliciter le chef des Scythes, hii offrir des présens et lui demander la main de Cedatis sa fille. Les ambassadeurs furent reçus avec dédain , les présens refusés , l'alliance rejetée.

Le roi des Scythes ignorait l'art des bienséances; sa politique et sa volonté n'étaient qu'une, son ignorance et son orgueil se confondaient de même. 11 en coûte toujours bien cher à un prince d'être ignorant et orgueilleux : Indathyse comptait sur le nombre et la valeur des Scythes, et plus sûrement encore sur l'étendue des déserts dont il était envi- ronné. Ariamne , gouverneur de la Cappadoce pour Darius, partit des bords méridionaux du Pont- Euxin avec trente grandes galères; il surprit les Scythes sur deux points , les battit partout, fit beau- coup de prisonniers, et parmi eux le frère du roi.

Cette première vengeance ne satisfit point Darius; une seconde entreprise contre les Scythes ne fut différée que par la révolte de Babylone , que le dé- vouement de Zopyre termina.

Si le roi des Scythes avait manqué à ce qu'il se devait à lui-même , en insultant un souverain plus puissant que lui , en compromettant le repos de ses peuples et les livrant sans motif à la haine du roi de Perse, il en était assez puni. C'est Darius, à son tour , qui va être la victime d'une passion irréflé- chie, et les passions les plus redoutables sont celles des hommes qui peuvent le plus. La colère de Da- rius devait s'arrêter; son ennemi humilié, vaincu,

DE LA NOin^ELI^E RUSSIE. 71

séparé de son frère, eût été trop heureux de faire accepter alors la main de sa fille comme un gage de sa soumission. Darius oublia qu'un homme, quoique grossier , peut néanmoins déposer sa fierté aux pieds du vainqueur; il ne vit que le roi des Scythes qui l'avait offensé une fois : c'en fut assez pour l'irriter à jamais. Ces sentimens de haine étaient-ils dans Fâme de Darius , ou , comme le pré- tend Hérodote, l'ouvrage des courtisans dont il était environné ? Cette méthode de flatter les pas- sions , d'insulter à la vraie gloire du prince en lui déguisant le vrai et l'utile , remonte aux premiers âges du monde , et durera autant que le pouvoir. Si Darius eût rendu ses flatteurs responsables des suites de l'expédition , elle n'eût jamais été entre- prise , et trois cent mille hommes n'auraient pas été sacrifiés dans le désert. Artabane, frère du roi, osa parler le langage de la vérité; il remontra à Darius le danger d'exposer sept cent mille Perses dans des régions inconnues , l'eau manquait , le soldat avait cent fois plus à craindre la misère que les coups de rennemi.

L'esprit d'erreur et de vertige qui précède les grandes plaies régnait à la cour de Perse ; Artabane y devint un personnage ridicule , un homme pu* sillanime , qui doutait de ce que pouvaient faire de braves soldats sous les yeux de leur monarque : on alla plus loin , on laissa entrevoir au souverain que la multiplicité de ses exploits excitait la jalousie

ï.

72 HISTOIRE

Je son frère, et qu'il n'aurait pas fait d'observations s'il eût eu la commandement en chef. II n'en fallait pas autant pour déterminer Darius , qui entra en Scythie avec sept cent cinquante mille hommes.

Plus le roi de Perse s'avançait sans combattre , plus la faim, la soif et la fatigue diminuaient son armée. La table du roi commençait à s'apercevoir de la disette générale quand on s'occupa du retour.

Ariabane se vengea des délations mensongères, en employant tous ses efforts pour sauver la gloire de son frère ; il encourageait les soldats , partageait leurs privations, se portait partout le danger était le plus pressant ; les Scythes n'avaient pris la fuite que pour attirer leur ennemi, et ils tom- bèrent sur lui aussitôt qu il se retira ; parfaitement montés, leurs chevaux légers harcelaient l'infan- terie et disparaissaient quand le cavalier avait lancé son javelot. Toute l'armée persane était détruite , si un événement, auquel on ne devait pas s'at- tendre , ne l'eût préservée de ce malheur.

Les Ioniens occupaient un pont sur le Danube: Darius leur avait permis de se retirer , s'il ne re- paraissait pas dans soixante jours ; ce terme était expiré, des murmures s'élevaient déjà, quand un Milésien , nommé Histiée , leur représenta avec énergie que le triomphe des barbares entraînerait la ruine de la Grèce, (i)

(i) Hérodote, 1. 4> fournit tous ces détails.

DE LA INOUVELLE IIUSSIE. 75

Lorsque Darius parvint aux bords du Danube , les Scythes étaient fort près de lui ; la confusion devint générale, on se jetait en foule sur le pont; et la terreur panique fut si grande, qu'on eut la barbarie de le couper pour sauver la portion de Farmée déjà passée , quoiqu'il restât encore cent quatre-vingt mille Perses sur l'autre rive : il en périt trois cent mille; cent cinquante mille furent faits prisonniers ; peu s'en fallut que toute l'armée et son chef n'éprouvassent le même sort , pour avoir porté la guerre cliez un peuple déterminé , et à des distances qui surpassaient les forces humaines. Les bagages, les armes, lesriclies lentes du roi de Perse, les caisses militaires, les étendards devinrent la proie d'un clief scythe qu'on avait trop méprisé. Cepen- dant Ja flatlerie trouvait encore à s'exercer , et l'im- pudence alla si loin dans les relations publiées au nom de Darius , qu'excepté les Scythes , tous les autres peuples crurent ce prince vainqueur.

Son géographe eut la hardiesse d'écrire que (( la » terreur inspirée par la présence de ce roi avait w repoussé l'ennemi jusque dans ses repaires, et » qu'on n'était revenu que parce qu'on n'avait pu » le joindre. ^) (i)

A cette époque glorieuse dans l'histoire des Scy- thes , succèdent les colonies fondées par ces mêmes Grecs qui avaient suivi Darius.

(i) Scylax de Cariaiulre.

74 II I s T O 1 Tl E

CHAPITRE XI. ,

Des Tauriens ^ depuis Darius jusqu'à V invasion du royaume de Bosphore par les Huns, (i)

Il est beaucoup plus franc d'avouer qu'on ignore une chose , que de mettre son esprit à la torture pour mal prouver qu'on la sait ; aussi en éloignant toutes les fables dont on a voulu embellir la fon- dation de Cherson , nous avouons n'en pas con- naître l'époque (2); nous dirons seulement que les Mégariens (5), originaires de Thrace, fondèrent Hé- raclée sur les confins de la Bithynie; que cette ville, devenue puissante, forma des colonies à son tour, et principalement Cherson , afin d'avoir un entre- pôt qui reçût les marchandises de Pvussie et de Scythie. La situation de la petite presqu'île , au midi de la Chersonèse taurique, réunissait tout ce

(i) Le nom de Bosphore vient de l'espace qu'un bœuf peut traverser en nageant. Il serait plus exact d'écrire Bos- pore ; mais l'usage reçu doit prévaloir.

(2) Il ne faut pas confondre l'ancienne république de Cherson en Tauride avec la ville du même nom , bâtie près de l'embouchure du Dnieper ou Borysthène. La Cherson dont nous parlons occupait à peu près le même terrain l'on voit aujourd'hui Sévastopol , bâtie d'une portion de ses ruines.

(3) Pline, Hist. nat., 1. 4-

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 7 5

qu'on pouvait désirer pour sa destination ; et ce fut aussi le lieu qu Jïéraclée choisît, (i)

L'industrie , l'aclivite de cette république nais- sante lui valut un prompt accroissement. La liberté dont elle jouissait, les bonnes lois qu'elle créa, la justice qu'elle maintint, les sacrifices hu- mains qu'elle abrogea , attirèrent dans ses nmrs une foule d étrangers. Les usages des Grecs , leurs mœurs , leur manière de vivre , de se vêtir , y firent affluer les colons de la Grèce ; ils ne s'aper- cevaient pas qu'ils quittaient leur patrie en habi- tant Cherson ; cet avantage est le premier de tous dans une colonie naissante.

(5oo ans aidant J.-C) Nous avons pris ou cru prendre la version la plus vraie sur l'origine de Cherson , sans en garantir l'époque. Il ne suffît pas dédire que cette république existait un siècle a>ant Q[\x Archianax de 3Ijiilène se réfugiât sur le Bos- pliore avec une colonie lesbienne; il faudrait en donner la preuve, qui nous manque.

S'il y avait eu lui corps d histoire sur la Tauride, rien ne serait plus aisé que de faire suivre métho- diquement les faits concernant les principaux peu- ples qui l'habitaient ; mais quelques historiens en ayant parlé sans suite, sans ensemble, d'autres ne s'étant occupés que de certaines villes, sans parler de toutes , les recherches sont quelque-

(i) Wolvius, t. 3, 1. 14.

76 HISTOIRE

fois infructueuses ; alors on l'avoue de bonne foi.

Les seuls renseignemens qui nous sont parvenus ne regardant que le royaume de Bosphore jusques à l'an cent vingt avant Jésus-Cbrist, et la république de Cberson ne jouant aucun rôle connu jusqu'à cette époque, nous allons continuer l'bistoire des Tauriens par celle des babitans du Bospbore.

Ce Bospbore cimmérien outaurique sépare l'Eu- rope de l'Asie , et aboutit au détroit qui joint les Palus-Méotides au Pont-Euxin.

Deux très anciennes villes étaient situées sur les rives du Bosphore taurique : Panlicapée , du côté d'Europe ; Phanagoriey du côté de l'Asie 11 faudrait revenir à douze cent trente ans avant notre ère pour expliquer l'origine de ces villes; trop de respect environne des traditions aussi antiques pour oser remonter jusqu'à elles. De nos jours , Kertsch rem- place Paniicapée , et Tanian , Phanagoîie. f^ojez Strabon , Géographie y liv. 7.

(480 ans aidant J.-C. ) (1) On nommait Archéa- nacte (2) le premier roi de Bospbore : il eut pour

(1) Plusieurs historiens ont différé d'opinions sur la ma- nière de calculer certaines époques : il est bon d'observer que l'année commençait en automne dans le Bosphore ; de plusieurs erreurs faciles à redresser.

Voyez Trogue Pompée, Hist. phil., prologue du 1. 87 : on y trouve l'origine des rois de Bosphore.

(2) Archcanaclide voulait dire premier chef j il est assez

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 77

successeur Arcliéanacie II , qui mourut quatre cent trente-huit ans avant noire ère.

(/i3g ans avant J.-C. ) Une histoire écrite de celte manière ne renfermerait que les noms des rois, et en vérité il est plus sage de les transcrire que de conter des fables ,* aussi allons-nous abréger en ne parlant point de ceux qui ne laissent aucune trace; il n'est pas surprenant que de tels chefs soient remplac('s par une autre dynastie. Spartacus en fut la souche (i); il fit plus que d'usurper le trône, il le transmit à sa famille. Le royaume de Bosphore s'étendait alors sur la côte d'Asie et sur celle d'Eu- rope. Séleucus succéda à son père ; il fut suivi de Spartacus II. On ne sait rien de positif sur l'un ni sur l'autre.

(407 ans avant J.-C. ) La couronne de Bosphore fut honorée par Satyrus I" (2) ; l'esprit et le cœur se reposent agréablement sous son règne: ce prince était animé des mêmes principes qui constituèrent par la suite le code des lois chevaleresques : sa devise était Dieu et l honneur ; sa conduite s'accor- dait parfailement avec elle. Le premier, il intro- duisit l'usage des combats en champ clos : les défis de ce genre ne pouvaient avoir lieu que lorsqu'un des deux champions était accusé par Fautre d'avoir

naturel que le premier roi du Bosphore ait porté ce noivi. II était originaire de Mytilène.

(1) Diod. de Sic., 1. 12, 1^ fragment.

(2) Strab. liv. 11.

•jS HISTOIRE

insulté la Divinité ou blessé l'honneur des dame». Des chariots formaient une enceinte , le roi était le juge du camp, et la victoire décidait de la justice, ce qui n'était pas absolument juste. Sans gardes , dé- fendu par l'amour public, ce prince rendait ses ordonnances au milieu de son peuple , il terminait les différends, n'éloignait personne, et vivait en père adoré de ses enfans (i). Ses statues furent après sa mort l'objet de la vénération publicpie : cet hom- mage , rendu aux statues des rois qui ne régnent plus , est le premier , le plus vrai , le plus durable des éloges. Le respect pour les monamens élevés à la gloire d'un prince , renferme lui seul l'histoire de sa vie. Ainsi , lorsque par la suiie on jetait dans le Tibre le cadavre ou la statue de l'empereur qui n'était plus, on rendait à l'opinion et à la justice tous les droits que la crainte ou la flatterie avaient usurpés sur elles.

On parle sous ce règne de Théodosie pour la première fois (2). Elle fut assiégée par Satyre , qui échoua dans cette expédition. Théodosie doit jouer un grand rôle dans cette histoire ; ce furent les Mylésiens qui la fondèrent. (3)

(1) Deux personnages, étaient en faveur près de Satyrus. Voyez Lisias, Plaidoyer pour Manthilée ; Isocrate Trope- zétique , Plaidoyer pour le fils de Sopeus.

(2) Aujourd'hui Cafa.

(3) Scylax, p. 7. Harpocration, Z^jc. des dix orateurs. Polyen , des Stratagèmes.

DE LA. NOUVELLE RUSSIE. 79

(393 ans avant },'C) Un aussi bon prince que le roi de Bosphore méritait un successeur digne de lui, et son fils Leucon marcha sur ses traces: il s'attacha principalement à la discipline militaire ; il assiégea et prit Théodosie, d'où il envoya aux Athéniens deux millions cent mille mesures de grains (i). « Leucon, dit un auteur moderne bien » familiarisé avec l'antiquité , était un prince ma- » gnifique et généreux , qui, plus d'une fois, avait » dissipé des conjurations et remporté des victoires » par son courage et son habileté. Ceux d'Héraclée » en Bithynie s'étaient présentés avec une puissante » flotte , pour tenter une descente dans ses états : » Leucon, s'apercevant que ses troupes s'opposaient » faiblement au projet de l'ennemi , plaça derrière » elles un corps de Scythes avec ordre de les char- » ger si elles avaient la lâcheté de reculer. » (2)

C'est de Leucon qu'on peut dire qu'un grand prmce tient d'une main ferme les rênes de son état , tandis que de l'autre il trace les lois qui doi- vent le rendre heureux. Peu de souverains ont égalé sa grandeur d'âme, sa magnificence, sa jus- tice, sa générosité. Ce n'est que par tradition que sa gloire s'est transmise de siècle en siècle. Com- bien elle doit avoir été méritée! Qu'elle est injuste l'histoire écrite , quand elle s'étend sur de grands

(1) Strab., 1. 7 , p. 309 et seq.

(2) Fo/e-z Anacharsis'j t. 9 , p. 8.

8a HISTOIRE

criminels impunis , et que par son silence elle prive les générations de bénir et d'iionorer la mémoire d'un bon roi! Quand Théobald nous dit que sa cour était brillante , c'est un éloge médiocre ; mais quand il ajoule que les savans de tous les pays accouraient dans ses domaines, c'est fixer notre opinion; le gouvernement d'un sage est un appel à l'instruction ; celui d'un tyran entrave jusqu'à la pensée ; il la craint trop pour ne pas chercher à la comprimer.

(353 ans avant J.-C. ) C'en fut assez; la nature parut s'être épuisée en faveur du père et de son fils : des princes faibles leur succédèrent , on les nom- mait Spartacus III , Paérisade P*" ( i ) ; celui-ci ré- gna trente-huit ans. (p)

Sous le règne de ce dernier , Alexandre remplit de sa grandeur l'univers qu'il étonna. Ses victoires

(i) On avait écrit Pétrizade, Parisade ou Périsade, jus- qu'à la découverte d'une médaille citée par M. de Boze , dans son mémoire lu à l'Académie des Inscriptions et Belles- Lettres , en 1725. Le nom du roi de Bosphore est Paérisade. Cette médaille a le plus grand rapport avec celles de Lysi- maque, contemporain de ce prince, et qui mourut l'an '281 avant Jésus-Christ, à l'âge de 80 ans. Lysimaque fut tué à la bataille de Corupédion, son corps resta exposé sans sépulture. Son chien, nOmmé Hjrcanus ^ resta près de lui, et Fempécha d'être dévoré par les oiseaux de proie. Memn., c. 9; Lucian, in lo/igœi'is ; l^usèhe , Chron ; Pline, I. 8; Pausanias , v^?^/crt ; Plutarq. , p. 1468,

(2) Diod. de Sic.,jBib. hist. ,1. 16.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 8l

marquées par sos combats ; ses conquêtes comp- tées par ses marches ; des actions éclatantes en tout genre lui valurent le nom de Grand, qu'il conserve depuis deux mille cent cinquante ans.

Alexandre entassa les empires. Il disposa de tout, déposa et créa des souverains, en afTermit quelques- uns sur leur trône chancelant ; mais il mina sour- dement sa puissance en l'étendant trop. Sa fortune croula avec lui. Ses conquêtes furent partagées, son nom seul survécut. Le sang ne fut versé que pour changer les maîtres du monde. N'eût-il pas mieux valu n'en point répandre ? La guerre entre- prise contre les Perses était juste , mais ses suites furent déchirantes.

Les Scythes ( de la nouvelle Russie ) députèrent vers Alexandre ; ce monarque , frappé de leur bonne mine , de leur excellente tenue , les consi- déra long-temps avec intérêt, puis leur fit demander le sujet de leur voyage : un nommé Thjadès lui répondit ces deux mots , uous voir,

(3 J I ans avant J.-C.) A Paerisadès succédèrent ses trois fils Satyre II (i) , Eiimèle, Prjtanis. Sous le règne d'Eumèle, Lysimaque, roi de Thrace, ayant assiégé Calatis (-) la réduisit à la plus affreuse

(i) Nous disons Satyre II, parce qu'il n'y a point d'au- torité suffisante pour établir que Paerisadès I^"" eût associé ses frères Satyre et Gorgippus.

(2) C'est le vrai nom de cette ville, classée par Forma

I. 6

82 HISTOIRE

extrémité; mille de ses infortunés babitans se réfugièrent dans le Bosphore , Eumèle les accueil- lit et leur accorda des fonds de terre considé- rables.

11 faut rendre ici un hommage à Fexactitude. J'avoue que je m'en éloigne en ne retraçant pas des scènes d'horreur que je ne puis croire. On peut , je pense , adopter le principe de ne pas salir l'histoire par des atrocités ^ qui cessent de lui ap- partenir quand elles ne sont pas revêtues de preuves authentiques.

Léoni dans l'Hydrograpliie comparée, qui termine son ou- vrage. Elle était située près des embouchures du Danube. Forma Léoni ^ t. 2.

Rien n'est assurément plus futile que de cbercher l'éty- mologie d'une danse ; mais lorsque le hasard en fournit la découverte , il serait ridicule de ne pas en faire part. L'an cienne danse, nommée calatisme , fut apportée à Athènes par les colons ; elle passa à Rome l'on copiait les pan- tomimes et les danseurs grecs ; on se précipitait d'un même temps en dansant la calatisme , à l'imitation du malheur arrivé à Calatis , qui fut engloutie par un tremblement de terre. C'est avoir bien de la légèreté dans le caractère , que de faire servir à un amusement public un événement désas- treux qui ne devait inspirer que des idées de deuil et de regrets.

Les curieux d'aventures romanesques en trouveront de merveilleuses sur Tirgatao , princesse de Méotidé , et rap portées par Polyen, Stratag., 1. 8 , c. 55. Fojez le même auteur sur Paerisadès , 1. 8, c. 37.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 83

C'est Eumèle et non Tirgale ( i ), comme quelques historiens l'ont cru , qui termina sa carrière par uu accident remarquable : ses chevaux , indociles à la main de leur conducteur, entraînèrent le roi au bord d'un précipice. Il pensa pouvoir éviter le danger V en s'èlançant du coté opposé, mais son épée , saisie par la roue , le retint , l'entraîna ; il fut moulu sous son char.

(3o4 ans avant J.-C.) Spartacus IV, Paerisadès II , portèrent la couronne sans l'illustrer. Leucanor leur succéda ; la dernière aventure de son règne mérite d'être retracée. Un certain Arzacomas fut envoyé à sa cour , pour recevoir le tribut que les rois de Bosphore payaient aux Scythes Tauriens. Cet ambassadeur ne put» résister aux charmes de la jeune princesse Mazée , fille du roi : il eut deux confidens de sa passion , l'un , nommé Leuchatès , qui trancha la tête à Leucanor; l'autre, appelé Makeutès : celui-ci , par une fausse confidence au prince des Machljens , amant de Mazée , s'empara de la fille de Leucanor et la conduisit à Arzacomas.

Ce trait a été cité pour donner une preuve écla- tante de l'amitié qui unissait les Scythes (2). Com- ment y retrouver l'expression de ce sentiment ? Quel est l'homme qui avouerait pour son ami l'assassin d'un roi? Quel est celui qui s'honorerait

(i) Il n'a existé qu'une princesse de ce nom. Strab., 1. 1 1 . (2) Hist. de Tauride, t. i.

84 HISTOIRE

de ramitié d'un fourbe abusant d'une confiance usurpée? Quelle est la femme qui accorderait sa main au bourreau de son père, à l'assassin moral de son premier amant ? Les crimes commis au nom de l'amitié, sont communs à la prétendue amitié qui les commet et à la prétendue amitié qui en reçoit la récompense.

On éprouve ici un vide considérable dans l'his- toire de la Tauride , puisqu'il n'y a qu'un fait de connu jusqu'à l'an cent vingt avant notre ère. Des colonies d'Asie s'unirent aux Sarmates pour donner le sceptre du Bosphore à Euhoïtus j les Tauriens s'y opposèrent ; Euboïtus , vexé et par ses protecteurs et par ses ennemis , eut deux tributs à payer.

{110 ans ai^ajitJ.-C.) Van 120 avant Jésus-Christ, Paerisadès III monta sur le trône de Bosphore ; c'est, comme nous l'avons déjà remarqué, la plus ancienne époque l'histoire de la Tauride s'oc- cupe de Cherson. Elle nous dit que les peuples voisins de cette colonie la tenaient, parleurs vexa- tions, dans un état de nullité insuportable à des républicains. Les cliefs du gouvernement jugèrent qu'ils étaient trop affaiblis pour lutter encore contre tant d'ennemis, et que c'était vraiment aimer la patrie , que de lui choisir plutôt un protecteur que plusieurs maîtres. Dans cette alternative. Cher- son invoqua la protection de Mithridate. Paeri- sadès imita Cherson ; à peine le roi de Pont eut-il soumis les Scythes environnant les Palus-Méotides ,

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 85

et ceux qui bordaient le nord et l'ouest du Pont- Euxin , qu'il reçut les ambassadeurs de Cberson et du Bosphore. Ils invoquèrent sa protection contre les Scythes-Tauriens.

Si Cherson commit une grande faute en ouvrant ses portes à un vainqueur superbe, en réclamant la protection de celui qui, d'un mot^ pouvait l'as- servir, n'en accusons que les circonstances. Cet état plus puissant que ses limites étroites ne sem- blaient le permeltre , renfermait dans son sein des hommes à grand caractère. Le génie de cette petite nation la portait à la pratique des vertus. L'exemple des chefs réchauffait ce génie , et ce qu'on nomme l'amour de la patrie était porté jus- qu'à l'enthousiasme. Les chefs ou Proteuons com- posaient le sénat pendant la paix, ils étaient les généraux durant la guerre.

Cet état , consolidé en naissant par la sagesse de ses administrateurs , avait fait des progrès rapides. Une horde de Barbares le menaçait d'une destruc- tion prochaine. Il fallait ou recevoir le joug que la férocité allait lui imposer, ou se mettre à la discrétion d'un grand homme qui pouvait être généreux puisqu'il était brave. L'amour de la patrie l'emporta; tout était perdu d'un côté, l'espoir sur- nageait de l'autre. Des Scythes, ennemis fanatiques de tous les étrangers , ne savent que détruire ; un souverain puissant peut savoir conserver.

Démosthène s'était immortalisé en déclamant

S6 HISTOIRE

contre Philippe , en rëcliauffani des foudres de son éloquence les âmes refroidies des Athéniens ; les protevons de Cherson s'illustrèrent en démon- trant que le véritable amour de la patrie devait être la sauvegarde de l'existence de ses habitans. (( Si Milhridate , disaient-ils , exige de l'or et des )) otages , c'est nous et non le peuple qui souffrira ; » les Scythes , au contraire , nous égorgeront in- » distinctement, et le voyageur étonné cherchera la » place Cherson exista. » Le zèle des magistrats entrauia l'opinion générale , et l'appui de Mithri- date sauva la république. Démosthène et les pro- tevons n'étaient animés que par l'amour de la pa- trie , et néanmoins ils agissaient en sens opposé , parce que les circonstances n'étaient pas les mêmes pour les uns et pour les autres.

L'histoire, je le sais, précise dans les faits qu'elle présente , n'adnjct que peu de réflexions et point d'épisodes ; mais quand on traite un sujet aussi froid que celui qui a précédé , lorsqu'on s'impose la scrupuleuse exactitude de laisser à ce sujet toute son aridité , de peur d'altérer le vrai , serait on condamnable de ramener a quelques principes du riissort de l'histoire, et qui ont eu eux-mêmes des époques très-distinctes? L'amour de la patrie, par exemple, a eu ses âges aussi prononcés que ceux des moeurs. Rome a vu les bons principes naître , croître, se perfectionner , atteindre l'héroïsme qu'on ne peut conserver long-temps ,• se refroidir, décroît

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tre, disparaître, et devenir les jouets du ridicule et de l'impudeur. Quelques êtres privilégiés sem- blaient , il est vrai , les retracer dans chaque siècle, mais leur exemple restait sans effet, parce que l'impulsion était donnée , et la masse de la nation pervertie.

Cberson nous offre un amour de la patrie rai- sonné. Sera-ce un épisode , que d'en rappeler les principes , ou sera-ce un devoir d'historien que nous remplirons? Dans ce doute ,

Amour de la patrie»

Ces mots , amour de la patrie , remplissent toutes les bouches et laissent souvent un vide af- freux dans les cœurs. Celui qui aime la religion , le gouvernement, les lois, les usages de ses pères, aime sa patrie ; celui qui les méprise est un fac- tieux . L'homme qui tient à la beauté du climat , à la richesse du sol , à ses propriétés, à ses habitudes, s'aime plus que son pays. Il résulte de ces prin- cipes incontestables, qu'un égoïsme devenu général par la décadence des bonnes mœurs, est quelquefois confondu avec l'amour de la patrie.

Tout homme qui n'aime que ce qu'il possède , n'a que ses propriétés pour patrie : tout homme qui subordonne son intérêt personnel au bonheur de l'état dans lequel il vit , aime véritablement son

Les proscriptions , la privation de la fortune, du

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rang, font les martyrs de l'amour de la patrie : une ame ferme est plus forte que les événemens, qui ne peuvent l'abattre ; l'honneur et la fidélité dédom- magent de tout.

Des postes éclatans , des richesses subites , des. bommages reçus , des inculpations imprévues , la discorde et la mort, se jouent alternativement des amis de l'innovation , dont le nom de la patrie est le prétexte. 11 ne s'agit que de faussement inter- préter le principe pour tout intervertir ; dès lors , si la fidélité fait prendre les armes à ceux qui sont soumis aux lois et au chef, on les accuse de les porter contre leur pays. Qu'est-ce donc que la patrie? comment la définir ?Nommera-t-on ainsi le territoire, les villes, les richesses? Supprimez l'attachement aux lois , le respect et l'obéissance dus au chef, séparez de la société la classe fidèle ^ que restera-t-il .'* les factieux et le sol.

Ainsi , dans les guerres civiles on donne le nom de vertu à l'opinion des révoltés ; ce n'est pas alors le grand nombre qui décide du bon droit, il réside dans le ccteur de ceux qui aiment véritablement leur pays.

L'esprit de révolte est à la raison ce que la fièvre est à la santé ; toute révolte est un premier pas vers la destruction d'un état , toute fièvre peut être la première marche pour descendre dans la tombe.

L'esprit des révoltés est peint sur leurs bannières : on ne le retrouve que et dans la licence. On

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égorge au nom de la patrie ; c'est une mère qui as- sassine un grand nombre de ses enfans avec le poi- gnard dont elle arma leurs frères. Dès lors le cou- rage est séduit; si le courage raisonnait, il se nommerait valeur : le soldat va combattre pour servir les passions de ceux qui le font marcher, et croit s'exposer pour son pays : si sa valeur était éclairée, elle lui conseillerait la fidélité, il ne s'armerait que pour elle ; il imiterait l'éléphant des Carthaginois qui , dans la plupart des batailles, se révoltait contre ses guides , et renversait les lignes de ceux qui l'avaient dressé au carnage.

On a très-mal dit, « malheur à l'état dont le » soldat raisonne ! » ce malheur n'existera que dans les cohortes révoltées. L'homme valeureux , l'homme d'honneur , l'homme juste n'a que la fi- délité pour solution de son raisonnement ; cesse-t-il d'être fidèle , c'est à ce même raisonnement à l'é- clairer sur son crime.

Lorsque dans sa colère, l'Eternel fait naître un prince faible, c'est le châtiment qu'il inflige à un état ; Famour de la patrie ne peut en être altéré ; un orage, quelque violent qu'il soit, ne change point la surface de la terre ; il n'enlève que ses fruits.

C'est quand on Ta perdue , qu'on prise la santé ; c'est durant la tempête qu'on apprécie un ciel se- rein ; c'est qua^d il n'est plus , que l'on sent , que l'on déplore 'a perle d'un bon roi ; mais toujours égal , l'amour de la patrie ne doit point éprouver

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de variations ; il lie par les générations l'homme vivant à l'homme mort , et l'homme qui doit naître à celui qui existe ; leurs obligations , leurs devoirs , ont été , sont et doivent être les mêmes ; les inter- rompre , c'est attaquer le bonheur social , c'est ou- vrir la digue qui contient les passions, et qui va former une cataracte de crimes.

La gloire serait une chimère si les héros qu'elle élève au-dessus des hommes , si les grands lalens qu'elle célèbre , devaient perdre leur éclat au cri de la rébellion ! Que peuvent les hurlemens des factieux sur la mémoire d'un Marc-Aurèle , d'un Henri IV , d'un Pierre-le-Grand , d'un Turenne , d'un Richelieu, d'un Bossuet, d'un Racine ! L'amour de la patrie s'unit aux actions héroïques et vertueu- ses , au génie , au savoir de nos ancêtres : renoncer à leur gloire, c'est insulter à l'amour de son pays ! S'il était permis d'unir l'amour de la patrie à l'amour du sol , ce ne pourrait être que par respect pour les cendres de nos pères !

Un homme fidèle n'est plus le compatriote d'un révolté ; la patrie tient moins au lieu qui nous vit naître, qu'à l'amour raisonné que nous lui portons ; quoiqu'ils naissent parmi nous , notre pays est-il la patrie des Juifs ?

Ne soumettons pas les principes de l'honnêteté à la fougue de nos passions renaissantes ; ne fesons consister l'amour de la patrie que dans l'observation des devoirs , de la loyauté , de la fîdéhté, des vertus

DE LA NOUVELLE RUSSIE.

qui ont le plus conliibué à sa gloire, que dans un dévouement constant à ce que ses lois nous pres- crivent, que dans une disposition habituelle de sa- crifier nos intérêts personnels à ceux de notre pays. Si au contraire nous nommons amour de la patrie l'égoïsme , Je trouble et la rébellion , nous arrachons les plus belles feuilles de notre histoire pour les remplacer par un tissu de crimes , nous insultons à la mémoire de nos aïeux en ne les imitant pas , et nous répondons des malheurs des générations pré- sentes et futures.

Les souverains n'ont qu'un moyen de faire aimer la patrie, c'est d'être constamment fermes dans l'exécution du pacte social qui les unit à leurs sujets. Quand on viole un contrat originairement consenti par une nation , on commence par affaiblir son esprit, et bientôt on le détruit. Chaque peuple a une courbure naturelle, que ses mœurs et ses lois lui ont donnée ; inclinez-la davantage , n'importe en quel sens , le ressort cassera. L'amour de la patrie doit être toujours séparé des mesures extrêmes; ce qui cesse d'être naturel lui devient étranger ; même pour ajouter à sa gloire , il faut savoir réfléchir , combiner, peut-être même éviter de brillans ré- sultats, fondés sur des moyens violens. (i)

(i) On doit se méfier de tous ceux qui affectent dans leurs discours un grand attachement pour leur patrie et pour les lois qui la gouvernent : il n'est qu'une manière de prouver qu'on les respecte , c'est de leur obéir.

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La ville qui nous a vu naître , les lieux noire enfance a coulé des jours heureux, les compagnons de nos jeux innocens , la première beauté qui porta dans nos sens le trouble , l'agitation , le désir et le bonheur, sont des souvenirs éternels : c'est le beau lointain de l'horizon de la vie , mais cela ne peut constituer l'amour de son pays : c'est pour elle qu'il faut aimer sa patrie , et non pour soi; on doit la considérer comme une réunion de gens fidèles , soumettant également à ses intérêts celui qui com- mande et ceux qui obéissent. On doit l'envisager comme la source du bonheur général d'où naît le bonheur particulier, puisque les variations qu'on lui ferait éprouver ne seraient indifférentes pour personne.

CHAPITRE XII.

Continuation du précédent.

La bonne foi régnait-elle dans l'abandon que les protevons firent de leur république en faveur de Mithridate? il est vraisemblable que non. Conduits par une nécessité impérieuse , ils lui obéissaient en choisissant le moindre de deux maux. Les ma- gistrats se jetaient dans les bras du roi de Pont, comme dans un naufrage on saisit le premier objet qui se présente ; c'était aimer sa patrie que d'em- pêcher sa destruction prochaine, et c'était agir bien sagement que de gagner un temps précieux : l'évé- Bemenl prouva qu'ils avaient bien raisonné.

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(i i3 ans avant J.-C.) Sciluros , roi desTauriens vers l'Occident , préféra opposer la force , et mé- prisa la politique : il comptait sur son courage, sur son expérience militaire, sur les secours de ses cin- quante fils (i)^ et principalement sur sa réputation nouvellement assurée par la défaite des Scythes.

La place occupée par l'ancienne Chersonèse forme une partie de l'isthme qui unit la petite pres- qu'île à la grande ; (2) une muraille élevée par les Héracliens fortifiait le passage qu'il fallait forcer ; Sciltiros avait de plus trois fortes citadelles , Pala- cium, Cafum, Néapolis. (3)

Tous ces obstacles s'opposèrent en vain au génie de Midiridate dirigeant des troupes bien discipli- nées. Sciluros (4) périt avec ses fils. Le roi de Pont se rendit maître de la Tauride , et fit ajouter six cents tours à la muraille qui défendait l'isthme.

Par l'abdication dePaerisadès, Mithridate réunit aussi le royaume de Bosphore à la république de

(i) Apollonius lui en donne quatre-vingts; Plutarque aussi, Traité du trop parler , c. 29; Possidonius ne lui en accorde que cinquante. Voyez Strabon, I. 7.

(2) Cette muraille aboutissait au-dessus de Taphros; Assan- dre réleva.

(3) Forma Léoni , t. 2.

(4) C'est de ce roi que les Hollandais ont emprunté leur devise. Il présenta une baguette à chacun de ses fils, l'in- vitant de la rompre. Il unit toutes les baguettes et offrit le iaisceau qu'on ne put briser. Plutarque , ubi supra.

g4 HISTOIRE

Cherson ; il donna ces nouveaux états à Macliarès , l'un de ses fils.

Cependant les choses changèrent de face en Tau- ride , par la victoire que Lucullus remporta sur le roi de Pont. Ce prince , dans une nécessité urgente , fait demander des secours aux Tauriens et aux Bos- phoriens ; mais Macharès préféra de trahir son père, au risque de perdre une couronne qu'il n'était pas digne de porter. Les Scythes de l'occident du Pont- Euxin aimèrent mieux s'expatrier sous la conduite d'Odin , que prendre parti dans une guerre dont le but était de les asservir. Odin quitta les bords du Borysthène et alla conquérir la Scandinavie, (i)

Pompée remplace Lucullus , bat Mithridale, s'empare d'Aspis (2) , étaient ses trésors. Tou- jours redoutable , puisqu'il ne perdait Jamais ni le courage ni l'espoir, Mithridate hasarde un se- cond combat, il est battu de nouveau, il se retire sur le Bosphore. Son fils prévoit la vengeance d'un père irrité , et se donne la mort. (3)

Par les mêmes motifs qui avaient déterminé

(i) Le nom d'Odin a été révéré en Suède, en Norwège et en Danemarck; il paraît-beaucoup plus ancien que l'époque citée ; il se rapportait aux héros de ces pays , et même à leurs divinités. Le chef des Scythes ne l'a vraisemblable- ment porté que pius tard. Nous y reviendrons.

(2) Plutarque, in Pomp, Appian, in Mithrid.

(3) Strabon, ubi supra.

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Cherson à ouvrir ses portes à M ithridate vainqueur, elle les ferma au monarque vaincu ; Théodosie , Phanagorie , tout le Bosphore l'imitèrent et se rendirent aux Romains.

(64 ans awant J.-C) Pharnace, un autre fils de Mitliridate et celui qu'il aimait le plus, abandonna son père. L'exemple de Pharnace entraîna la révolte de l'armée. L'horrible Pharnace oblige son père a s'empoisonner; ses états sont livrés aux Romains (t)

A jamais soit méprisée celte politique atroce qui récompense le parricide ! Pharnace, dégouttant du sang de son père (2), est applaudi par Rome et nommé roi tributaire du Bosphore. Quelle con- fiance pouvait-on avoir dans un allié qui avait violé ce que la nature , la religion et la reconnaissance ont de plus saint? Aussi ce fils dénaturé fut-il un perfide qui essaya de secouer le joug de Rome. Jules- César (3) le battit^ et Assandre, usurpateur

(i) Velleius Paterculus, 1. 2, c. 4o- H faut lire ce dernier auteur pour prendre une idée des richesses qui devinrent la proie des Romains.

(2) L'effet du poison fut très-lent, Mithridate s'y était accoutumé : son fils le trouva encore respirant et lui plongea son épée dans le cœur. Quelle devait être la forte constitu- tion de ce roi ! il s'était déjà poignardé, et par son ordre, un Gaulois lui avait traversé le corps avec son arme. Fbjez Appien, Mithrid. ^ §. 117.

(3) Ce fut alors que César écrivit ces mots si fameux ; Veniy vidly vici.

HISTOIRE

du Bosphore, le tua par trahison (i). César aimait particulièrement un fils naturel de Mitliridate , et aurait désiré le voir maître du Bosphore ; mais il succomba en perdant une bataille contre Assandre. Celui-ci fut oublié sous le triumvirat ; usurpateur d'un petit état , il profita de la lutte pour l'usurpa- tion du plus grand des empires , et finit ses jours sous Auguste , aussi heureux que lui.

C'est ici le lieu d'observer combien cette époque de la défaite de Mitliridate accéléra la chute de la république romaine, et combien elle fut fatale aux bonnes mœurs : un luxe effréné naquit des richesses immenses que valut la conquête de tant de pro- vinces qui avaient alimenté le commerce de l'Orient et du Nord. On n'a jamais assez parlé des trésors de Mithridate. Ce prince, avec la hardiesse, l'in- trépidité d'Annibal , avait comme lui voué une haine éternelle au peuple romain ; mais son ava- rice et sa cruauté obscurcissaient ses talens mili- taires et la force de son caractère indomptable. On oubliait le grand homme, quand on le voyait piller les temples ; on détestait ce caractère in- flexible , quand on savait que son but était de tout s'approprier. Ce que l'Asie renfermait de plus rare, en bijoux , en pierres précieuses, Mithridate l'avait exigé de chaque prince avec lequel il traitait se- crètement, et comme nantissement de son traité.

(i) Appian., in Mithrid.

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ïl avait su inspirer aux Asiatiques une si grande aversion contre la domination romaine , qu'il n'eut qu'à rendre public son projet de les combattre pour faire entrer dans ses caisses tout l'or dont l'Asie pouvait disposer (i). A ces moyens de ramasser des richesses immenses, il faut ajouter les confis- cations qu'il se permettait, et la cupidité avec la- quelle il traitait les vaincus. Pour concevoir jus- qu'où allait son luxe personnel , il ne faut citer que le fourreau de son épée, estimé quatre cents talens (1) , c'est à-dire environ un million neuf cent mille livres de notre monnaie.

Si Lucullus s'enricliit, Pompée enrichit l'ar- mée; les chefs rapportèrent à Rome les vases les plus riches, des urnes d'or entourées de pierrieries. Les simples soldats avaient dans deux ou trois bi- joux , de quoi faire la fortune de leur fanâlle le temple de Saturne , à Rome, regorgea de ricliesses , quoi qu il ne renfermât pas la dixième partie de ce qu'on avait pillé. ( \)

(i) Quel devait être le pouvoir de Mithridate en Asie : il s'appropriait son or et ses effets précieux; il disposait de la vie des Romains répandus sur son territoire au point d'en faire égorger quatre-vingt mille dans un jour; quinze mille Asiatiques étaient dans le secret, qui ne fut pas violé. Dion, Valer. Maxim, et Appian.

(2) Pline, 1. 10, c. 2.; Plutarq. , Fiia Pomp. ; Ammien Marcellin, 1. 16.

(3) Velleius Paterc.,1. 2, c. 40. FragmensScjth. du comte

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gS HISTOIRE

Avec une aussi grande abondance de superflui- tës, les Romains acquirent le luxe des arts, sans néanmoins former des artistes; de même qu'un possesseur d'une belle galerie a le luxe des ta- bleaux sans être peintre.

( 54 ans assaut J.-G. ) Les Gètes s'emparèrent de Borysdiênis : nous citons cet événement pour faire observer que le nom gète ou goili fut donné par les Romains, au même peuple que les Grecs avaient appelés Scythes,

Depuis que Cherson est devenue province ro- maine , jusqu'au règne d'Adrien , elle ne peut nous fournir que des faits relatifs à l'bistoire ecclésias- tique ; plein de respect pour ces objets de notre culte , nous craindrions de ne pas les rapporter d'une manière digne de leur importance. Auguste avait envoyé Scribonius pour commander l'armée dans le Bosphore ; ce chevalier romain épousa Djnamis , vieille princesse et veuve du dernier roi; il espéra , et par ce mariage et par la qualité qu'il prit de petit-fils de Mithridale, de monter sur le trône qu'Auguste l'avait chargé de surveiller. Les Bosphoriens le laissèrent agir, et l'égorgèrent dans le temps il comptait le plus sur leur amitié. Scribonius était faible; un chef sans énergie est un pilote sans boussole.

Potocki, p. 80 , t. I. Pompée plaça dans le temple du Capi- tule la collection des pierres gravées. Pline, 1. 87, §. 5; Strabon, 1. 12 et 14.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. QC)

Pendant le uiumvirat , Antoine avait donné à son ami Polémon les royaumes d'Arménie et de Pont; Auguste y ajouta celui de Bosphore : le nouveau monarque épousa aussi celte Djnamis , dont la main semblait être un des attributs de la couronne, (i)

( i4 ans assaut J.-C.) Tliéodosie faisait alors pariie des états du Bosphore ; Polémon ruina Tanaïs située à l'embouchure du fleuve de ce nom , mais il fut surpris par les Scvlhes qui occu- paient la cote orientale des Palus Méotides , et qui le firent périr.

Pythodorès ou Pithédinas , seconde femme de Polémon, lui succéda; après elle vint Col} 5, fils du roi de Thrace, qui fut remplacé parSauromateP' (2). Sauromale 11 V('cut sous Trajan; cet empereur fit en personne la guerre contre les Daces. « La Mol- wdavie, la Valachie, les bords du Dniester, du » Bog,du Dnieper, reçurent des garnisons romai- » nés. Trajan fut surnommé le Dacique ^ en faveur i) de la victoire qu'il remporta sur Décébale, dernier

(i) Dynamis avait alors cinquante ans. Polémon était fils du rhéteur Zenon. Voyez Strabon, 1. 12, p. 678; Dion, p. 407 et 538.

(2} Nous avans déjà annoncé que nous passerions sous silence les règnes sur lesquels nous manquons d'autorités : il doit en être ainsi des Rhespucoris P*^ et 11^, qu'on ne connaît que par deux médailles d'or.

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» roi des Daces, et la colonne trajane fut élevée en » mémoire de cette expédition. » (i)

Pompée enrichit l'état par la guerre de Mitliri- date ; les victoires de Trajan l'appauvrirent. Pom- pée combattit un ennemi puissant et possesseur de riches provinces ; Décéhale n'occupait que des déserts; il fallut les garder avec des garnisons d'autant plus fortes , que les Daces combattaient à la manière des Scythes, et qu'ils se réunissaient quand on les attendait le moins. La dépopulation de l'Italie fut causée par des transmigrations que Trajan autorisa : des soldats romains furent trans^ portés jusqu'au bord du Tanaïs; là, bien loin de goûter cette heureuse indépendance , après laquelle soupire le vainqueur chez un peuple soumis , ils

(i) Pour saisir cette partie de l'histoire, il faut être bien fixé sur les noms des peuples , et ne pas faire occuper par les uns ce qui était le patrimoine des autres. Quelques auteurs prétendent que les Daces habitaient les bords du Danube , d'où ils se retirèrent en Norwège ; peut-être ont- ils confondu cette émigration avec celle d'Odin. D'autres les confondent avec les Gètes, et par conséquent en font des Scythes.

Les Daces, vaincus par Trajan, avaient la même langue , les mêmes usages , les mêmes mœurs , que les Gètes et les Thyri-Gètes. On peut, je pense, assigner pour véritable situation à la Dacie, la Haute-Hongrie, la Transylvanie, la Valachie et la Moldavie. Par cette position, on ne la con- fondra pas avec la Dacie aurélienne , colonie fondée par Au- rélien entre les deux Mœsies.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 10 1

furent sans cesse en alarmes et harcelés par des nations grossières , mais jalouses de leur liberté. A ces désagrémens se joignirent ceux d'un climat différent et des privations multipliées. Ces con- quêtes, après avoir coûté beaucoup de guerriers , beaucoup d'or, après avoir arraché à l'Italie ses ou- vriers et ses cultivateurs, ne rapportèrent, comme le dit un moderne (i) , que la connaissance d'un pays ignoré jusque-là et qu'on payait trop chère- ment.

{An T2^ de notre ère.) Adrien plaça CotysII sur le trône de Bosphore. Cet empereur resserra les limites de l'empire , et leur donna pour bornes , à l'orient et au nord, TEuphrate, le Phase et le Bo- rysthène. La Méotide , la Tauride, les côtes sep- tentrionales de la mer Noire furent abandonnées à des rois tributaires : Théodosie devint un désert, Dioscuriade cessa d'être l'entrepôt de la Tauride ; les Sarmates régnaient dans ce pays.

Cherson sentant combien il était intéressant pour elle, non-seulement de ne pas fléchir sous le joug de ces peuples , mais même de rester inséparable- ment attachée à Rome, refusa de recevoir des étran- gers, et continua à se déclarer tributaire des Ro- mains.

{An i32.) Antonin disposa deux fois du Bos- phore : en premier lieu en faveur de Rimitaliès ou

(i) Forma Leoni , t. 2, p. 56.

ÎO^ HlSTOIPvE

Rliametaliès ; il l'accorda ensuite à Eupator (i). A daier de ce règne jusqu'à celui de Sauroraate, fils de Rhescuporis, nous n'avons rien de bien avéré. (12)

(-^« 292.) Sauromate, quatrième fils de Rhes- cuporis (3), fut un conquérant. Son courage peu réfléchi lui fît entreprendre tout ce que l'ambition, dirigée parmi génie ardent, peut oser. Il subjugua le Bosphore, franchit les bornes qui le séparaient de fempire romain , battit Constance leur général , et défia Dioclétien leur empereur.

Constance conseilla à son maître d'ordonner à la république de Cherson de prendre les armes, et de porter la guerre dans le Bosphore.

Nous répétons cet ordre pour faire cesser le vide que nous avons trouvé jusqu'ici sur Thistoire de Cherson , et pour en tirer une conséquence bien naturelle. Puisque le chef de l'empire invite Cher-

(i) Lucien, dans Toxaris , raconte un roman qui ne peut se rapporter qu'à Eupator.

(2) Sauromate fut le premier roi sarmate; c'est vers ce temps que les Chersonites embrassèrent la religion chré- tienne. Kriinilz, Encjclop. , 53 ; Thoil, Scite , l\\^.

Ce fut à la mort de Cotys II qu'Arrien envoya à l'empe- Feur Adrien son Périple du Pont-Euxin: Arrien, in Periplo Ponti-Euxini.

(3) M. Cari réfute un passage de Const. Porph., c. 57, de Admin. imp. , il nomme Criscon, fils d'Or, à la place de Sauromate , quatrième fils de Rhuscoporis. Hlst, des rois du Bosphore y ^, bo et 81.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. lo3

son à combattre un ennemi déjà vainqueur des Romains , il est évident que cette république avait alors des forces proportionnées à Faccroissement de son territoire et de son commerce. Ainsi le silence gardé par les historiens ne prouve rien contre cet état ; tout porte à le croire déjà puissant. Il défit les Sar mates et reconquit le Bosphore.

En récompense de la fidélité et du courage de la république de Cherson, Dioclétien supprima le tribut qu'elle payait à Rome, lui accorda divers pri- vilèges , et la combla de marques de son estime, (i)

La paix avec les Sarmates ne fut pas de longue durée , puisqu'il parait que Sauromate IV fut battu par Dioclétien (2). Peu après, les Chersonites dé- firent Sauromate V, et conquirent une portion de ses états.

Des succès plus brillans encore étaient réservés aux Chersonites : l'empereur Constantin les appela à son secours ; ils battirent les Scythes sur les bords du Danube, et reçurent en récompense une statue d'or revêtue du manteau impérial. (3)

Cherson eut une autre guerre à soutenir contre les Bosphoriens : nous trouvons à cette occasion un exemple fameux de ces combats en champ -clos , institués par Satyre. Sauromate VI et le protevon

(i) Pline, Hist. ,1. 4? c. 12.

(2) Hist. de la Tauride , t. 1 , p. 383.

(3} Const. Porpli. , de Admin. imp.

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d^e Cherson entrèrent en lice; le roi succomba, et les Bosplioriens furent afFrancliis ( i). Cet état d'in- dépendance ne fut pas long, les Sarmates reparu- rent ayant Assandre à leur tête ; mais ce dernier roi de Bosphore fut détrôné parles Huns. (^^^76.) Avant de continuer l'histoire de la Tauride, il faut faire connaître ce peuple. (2)

(i) Const. Porph. , de Admin. imp. , c. 53 , donne le détail, de ce combat. On le trouve aussi dans M. Cari, Hist. des rois de Thrace et du Bosphore cimmêrien, p. 85.

(2) En terminant l'histoire du Bosphore, il faut regretter les lacunes qui se sont si souvent répétées. Ainsi l'Iconogra- phie ancienne doit venir à notre secours; elle nous fait con- naître les rois Rhuscoporis, Ininthimérus , Técranès, Thol- horses ; mais on ne peut lier des événemens avec des noms propres. On a fixé à l'année 33o l'extinction des rois du Bosphore, et nous l'attribuons à Tan 376, sous le règne d' Assandre. Const. Porph., 1. 53, p. 214, dit formellement que ce roi régnait sur le Bosphore.

11 est impossible de réfuter le témoignage d'une médaille reconnue pour antique; mais il faut aussi ne pas perdre de vue que dans chaque guerre , chacun prenait un titre à son gré, et que les divers partis frappaient des médailles au nom de leurs chefs. Il est de même très -possible que, suivant Fusagedes Romains, les rois du Bosphore associassent leurs fils ou leurs frères à l'empire. Mais que conclure de toutes ces observations, si ce n'est que l'historien doit être exact, qu'il lui faut des preuves, et qu'il ne doit rien accorder aux probabilités.

La suite des rois du Bosphore, par le secours des mé-

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CHAPITRE XIIL Des Huns.

L'empire des Huns fut fonde par Tchung-Goei environ douze cents ans avant notre ère. Jusqu'à l'époque Oii régna Démétrius Poliorcète , fils çY^n- tigonus , on ne sait presque rien de ce qui concerne les Huns. Après la mort d'Alexandre, ses capitaines opprimèrent la Grèce. Dans cette confusion géné- rale, sous le règne de Tambition commune aux chefs de tous les partis , la Macédoine était restée au premier occupant; Pyrrhus, Poliorcète, Ly- simaque, Séleucus se succédèrent presque sans interruption. Les Huns habitaient la partie de la Scythie qu'ils venaient de conquérir, et qu'on nomme Tatarie. Profilant des troubles qui divi- saient les grandes nations, ils dévastèrent la portion de la Tatarie ils ne s'étaient pas encore fixés , et poussèrent leurs conquêtes jusqu'aux rives de la mer Caspienne.

( Jln 37 G. ) Sous le règne de Valens (i) , ils se dirigèrent sur les Palus Méotides y et laissant après eux des traces de sang et de flaînmes , livrant des combats toujours à leur avantage, traversant les

dailles, a été donnée par M. Cari, et après lui par M. Vis- eonti.

(i) Ammien Marcellin, 1. 2 et 4.

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Palus, portant l'épouvante et la désoladon chez les riverains du Tanaïs , ils conquirent la Tauride, subjuguèrent les Ostrogoths, s'emparèrent des pro- vinces situées au midi du Dniester et au nord du Danube.

Les Huns faisaient partie de cette masse d'hommes qui se re'pandait par torrens, ne respirant que le pillage et le désordre. On les a vus sous Attila pé- nétrer dans l'occident de l'Europe, passer le Rhin , conquérir le nord des Gaules, prendre Orléans, et périr aux champs de Mauriac sous les coups d'Ac- lius et de Théodoric.

Attila seul était aussi à redouter que son armée ; sauvé du massacre général , il se retire en Pannonie; il fait partir des émissaires qui reparaissent bientôt avec des nuées de combattans ; ce fut alors que les Huns donnèrent à ce pays le nom de Hongrie,

Avec ces forces nouvelles , Attila conçut des pro- jets encore plus vastes, et communiqua son énergie à des hommes disposés à partager tous ses périls; il les lia par les sermens en usage entre eux , et fondit sur l'Italie. A la vue de cette race de gens inconnus, à leur costume, à leurs cris féroces, tout trembla devant eux : Aquilée fut détruite, Milan pillée, Pavie désolée; et celui qui se qualifiait le fléau de Dieu, tourna ses pas vers Rome. La do- minatrice du monde eut recours aux prières et à l'humiliation ; Valentinien acheta la paix par tous les sacrifices possibles, et la superbe Rome s'abaissa

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jusqu'à devenir iribulaire d'un barbare énergique- ment féroce.

Attila rendit formidable le nom des Huns; il revint sur le Danube , il forma le plan d'une nouvelle invasion des Gaules ; sa mort renversa ce projet et laissa respirer l'humanité : il céle'brait une orgie qui prostituait le nom de fête , et fut suffoqué par des liqueurs fortes dont il avait bu avec excès, (r)

Quels hommes devaient être ceux qui avaient un chef tel qu'Attila! Tout ce que l'art le plus lior- riblement barbare pouvait inventer pour rendre affreux était employé par les Huns. La beauté, que la nature leur avait refusée, car ils étaient petits et mal faits, aurait pu êîre remplacée par une tenue guerrière et par une gr.inde propreté. Loin de , ils se déchiraient le visage de manière que la barbe ne poussât qu'enire les cicatrices; ils découpaient la peau de leur front afin qu'elle retombât sur le nez, quelquefois elle couvrait les sourcils. Mauvaise foi, fourberie, haine éternelle , parjure, cruauté, violence, n'inspiraient parmi eux aucun sentiment de reproche, aucun sujet de mé[>ris; ils ignoraient jusques aux mots de religion et d'humanité. Une seule vertu pour eux c'était l'amour de la guerre.

(1) Consultez les Fragmens sur la Scjthie , ouvrage rem- pli d'instruction, du comte Jean Potocki, t. 2 , p. 60. Lisez sur les Huns, Prosper, Gibbon , Jornandès , Procop.

ÏOS , HISTOIRE

Leur vie était errante, les plus grandes fatigues ne leur coûtaient rien , l'espoir du pillage aplanissait tout et faisait tout supporter. C'est ainsi qu'une pas- sion dominante entraîne toujours les hommes, et embellit jusqu'aux difficultés qu'ils doivent sur- monter pour la satisfaire.

Quelques racines , et de la chair crue ou seule- ment mortifiée sous la selle de leurs chevaux , com- posaient leur nourriture : ils combattaient sans or- dre en poussant de grands cris; leurs chevaux légers les fesaient disparaître un instant, puis ils retom- baient par milliers sur l'ennemi qui les croyait en fuite et vaincus (i). Des chariots couverts de tentes transportaient leurs femmes et leurs enfans : souvent, dans une mêlée, les femmes abandonnaient le camp et marchaient à l'ennemi ; leur costume différait peu de celui des hommes auxquels elles ne le cé- daient ni en courage ni en malpropreté.

Une beauté devait avoir la tête large , les épaules carrées , la taille forte et la jambe très-fournie : il faut convenir que les Italiennes qui suivirent , de bonne volonté , les Huns dans leur retraite , avaient ou une grande envie des voyages, ou des goûts bien dépravés.

(i)Les Romains redoutaient cette méthode de combattre; aussi ils ne campèrent plus sans se fortifier, même en pleine marche.

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CHAPITRE XIV.

Depuis la destruction du royaume de Bosphore jusqu'à la révolte de Cher son contre V empe- reur Michel Ducas.

Un intervalle de j)rès de deux siècles sépare les événemens concernant Clierson. Constantin Por- phjrogenète s'est égayé en faisant le récit d'une con- spiration que son invraisemblance ne nous a pas permis de dvécrire. (i)

Les empereurs d'Orient étaient les suzerains de Clierson; ils ne changèrent ni son gouvernement, ni ne portèrent atteinte à ses privilèges.

Cependant , depuis la domiiiaiion d'Attila en Tauride , on trouve encore des peuples nouveaux désignés sous vingt noms diflférens : ceux qui eurent le plus de succès furent les Hongres , les mêmes que les Huns, et qui sont la vraie souche de la nation Hongroise. Ces Hongres étaient les plus vaillans de leur temps ; ils furent recherchés des Romains , des Persans , et très-redoutés.

(^An 536.) Les Huns, Hongres, ou On grès , mirent le siège devant Cherson ; cette ville eut à

(i)Il était libre à cet historien de faire des contes, il nous est également libre de n'y point croire. On trouve ce roman dans l'histoire de la Tauride; le sage auteur de cette his- toire en doute aussi. Tom. i , p. 278 et suiv.

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souffrir et les horreurs de ]a famine et la férocité des altaquans qui y pénétrèrent plusieurs fois , sans en rester absolument les maîtres. Aidés par Justi- nien, les Chersoniles réparèrent leurs pertes.... Nouveau silence de l'histoire sur Cherson ; nous ignorons même si les Chazares s'en emparèrent, après avoir expulsé les Hongres.

{^n 695.) Justinien II fut exilé à Cherson, mu- tilé par Léonce qui usurpa le souverain pouvoir , et qui, non content de l'exil de son prédécesseur, le fît raser et renfermer dans un monastère.

Ahsimare Tibère succédant à Léonce , Justinien sentit renaître une espérance que quatre années de détention n'avaient pas détruite. Les Chersonites pensèrent qu'il était de leur politique de l'empêcher de fuir , pour ne pas s'exposer à la vengeance de Tibère. Instruit de leurs mauvaises intentions, Jus- tinien les prévint, et se réfugia chez Busiros , roi des Chazares , dont il épousa la sœur.

(^72 701. ) Cette jeune princesse l'avertit que les ambassadeurs de Tibère exigeaient à prix d'ar- gent qu'il fut livré mort ou vif. Elle ajouta qu'il était inutile et même dangereux de tâcher de gagner son frère ; il aimait trop l'argent pour que l'amitié, la parenté , l'hospitalité violée balançassent chez lui l'amour ce métal. Justinien , heureux dans toutes ces retraites précipitées , se rend chez le roi des Bulgares , qui lui fournit une armée, et l'aide en peu de temps à remonter sur le trône.

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En évitant le récit de la prétendue conspiration contre Cherson , nous avons craint de rapporter un roman : ce qui précède y ressemble beaucoup ; mais tant d'autorités l'appuyent qu'il faut bien y croire, quoique avec quelques observations. Les Chersonites ne savaient pas garder un secret; ce Juslinien devait être très-lesle, quoique mutilé; Buziros ne savait que faire de sa sœur , pour la don- ner à un proscrit; on peint ce monarque comme aimant l'argent , et il s'allie à un prince dépourvu de tout ; changeant de principe , il va consentir à sacrifier son beau-frère; la jeune princesse accepte sans opposition un époux proscrit , disgracié , dé- figuré , elle que son âge et son rang destinaient à un meilleur choix ; ]e roi des Bulgares a une armée prêle à marcher, des généraux habiles, et de grandes vic- toires à leurs ordres ; puisqu'un vaste empire ne se conquiert pas en vingt- quatre heures, telles sontnos objections : il est constant que Justinien remonta sur le trône en 701 ; prit-il celte roule ? (i)

A peine rétabli, son ingratitude se montra dans toute sa noirceur ; il trahit le roi des Bulgares, et, animé du désir de la vengeance , il jura la ruine de Cherson.

Autant on souffre de voir un prince injuste, in- grat et cruel , trouver des instrumens à ses passions,

(i) Consultez Zonaras, t. 2; Nicephor Grégoras , p. 28; Théoplianes, p. 3i3; Constantin Porphyr.

IT2 HISTOIRE

autant on jouit de voir ses projets odieux retomber sur leur auteur. Le protevon de Clierson et les prin- cipaux magistrats, chari^^^s de fers, sont coiiduits devant l'empereur. Il demande si la jeunesse a été égorgée; on lui répond qu'on la réserve pour re- cruter l'armée qui a beaucoup souHTert, et que le reste sera réduit en esclavage. Furieux, il expédie contre Clierson de nouvelles forces; une violente tempétt^ engloutit ses vaisseaux avec soixante-dix mille hommes ( < ). Rien ne peut arrêter cet homme féroce, ni une ville désolée, ni des campagnes ruinées, ni des milliers d'innocens égorgés, ni la perte subite de son armée submergée ; il prépare de nouveaux moyens de carnage et de destruction.

Cependant Cherson a eu le temps de se recon- naître, de se fortifier, de s'allier avec le roi des Chazares ; le malheur public crée des boldals , les femmes partagent les travaux; les voisins accourent pour éviter un sort commun. Le désespoir bien di- rigé est capable de tout; il sauva Cherson.

Justinien avait exilé dans cette ville un Armé- jaien nommé Bardanés , homme d'esprit, bon mi- litaire, et qui avait rendu de grands servi(îes à l'empereur. Les Chersonites le choisirent pour leur chef, et ce fut lui qui , tempérant leur courage ,

( I ) On se persuade avec peine qu'il fallût tout ce monde pour réduire cette ville déjà soumise, sans armes et sans chefs.

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les conduisit à la victoire par la bonne intelligence et la discipline. Elie, autre chef des Chersoniies , avait été général des gardes de l'empereur ; c'était un capitaine franc et loyal, qui ne flatlait jamais ; on réussit rarement dans les cours avec un carac- tère pareil. Elie avait déplu et fut exilé.

Aussitôt que Justinien apprit que Cherson se préparait à une vigoureuse résistance , et que le roi des Chazares embrassait sa cause , il acheva de se déshonorer en livrant en sa présence la femme d'Élle aux plus vils de ses gens , et en envoyant son chancelier faire des excuses au roi , lui proposant de partager l'empire avec lui.

Quand un souverain a violé des traités , lorsque son caractère ambilieux , féroce , viirdicatif, est généralement connu; lorsqu'il ajoute 1 iî^gratitude à ses autres défauts , il ne peut exciter que la ter- reur s'il est le plus fort , que le mépris s'il suc- combe. Le roi des Chazares répondit i< qu'il n'avait ;> point d'excuses à recevoir puisqu'on ne l'avait » pas offensé ; mais qu'il perdrait plutôt sa cou- )) ronne que de l'augmenter de tout l'empire d'O- » rient en conunettant une injuslice (i).» La gé- nérosité de Buziros fait encore mieux ressortir la turpitude de Jusiinien.

(i) C'est ce même Buziros auquel on fait jouer un rôle bien différent dans cette fuite de Justinien , et que nous avons taxé d'invraisemblance.

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Maure, son général , donne l'assaut à Cherson. Le roi des Cbazares vole au secours de la place ; l'enjpereur demande à négocier : on lui fait dire que chaque traité consenti par lui est un acte de perfidie de pins ; les troupes de Justinien sont taillées en pièces; Bardanès est salué empereur par les Cbersonites et les Chazares réunis. Ces mêmes hommes , naguères au désespoir , triomphent au- jourd'hui ; ils poursuivent Justinien jusqu'à Con- stanlinople , il perd la vie pour le repos des nations et le bien de l'humanité, (i)

Il paraît que l'union continua d'exister entre les Chazares et les Cbersonites jusqu'à la destruction de la république de Cherson.

Ennuyé de la forme du gouvernement de Cher- son , un certain Pctronas conseilla à l'empereur de le réformer : ce conseil n'avait pas le bien de l'em- pire pour hut principal. On apprit bientôt que Pétronas ne désirait faire établir des préleurs à Cherson que pour être nommé à cette place.

( An 8:îo. ) (f L'empereur goûta cette idée, en » récompensa l'-auteur en le nommant gouverneur, » et érigea la province de Cherson, composée de » toutes les villes grecques de la Tauride et de la » Zichie, soumises à la domination impériale jus-

(i) Voyez sur tout ce qui précède, Nicephor Grégoras p. 20 ; Zonaras , t. i ; Glycas , p. 28 1 .

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» qu'à la rivière de Couban, quoiqu'elles payassent » un tribut aux Cliazares. » (i)

(udtn 988.) Depuis ce temps Thisioire de Cherson est fondue dans celle de l'empire; il n'existe que peu de faits qui lui soient pro[)res ; et parmi ceux- ci, le plus remarquable et celui qu'il convient le mieux à mon sujet de traiter , c'est la conversion du grand-duc de Russie , Wladimir-le Grand.

Présenter un événement comme certain , quand on a des motifs de douter du lieu il s'est passé, c'est en imposer aux autres ou se faire illusion à soi-même. Le doute n'existe point sur la conversion du prince , ni sur l'époque elle arriva , mais uniquement à l'occasion de la ville qu'il assiégeait alors. Sans rien décider, nous allons rassembler les faits.

Cette ville était-elle Cherson ou Théodosie? Les historiens sont parlagés à cet égard ; mais ils s'ac- cordent sur le temps et les travaux faits devant la place (2). Ils conviennent tous de la traliison d'un moine , qui attacha un billet à une flèche pour in- struire Wladimir du moyen de couper la commu- nication des eaux aux assiégés.

S'il est égal , pour la rectitude des événemens suivans , que ce fut Tune ou Tautre de ces deux villes, cette égalité cesse, et pour la vraisemblance

(1) Hist. de Tauride, p. 296.

(2) Fojez Lomonossow, année 9.^8, p. loS.

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et pour l'exactitude dans l'exposition des faits.

Taman appartenait aux Russes; Theodosie avoi- sinait cette île. il est probable que l'expédition de- vait commencer par la ville dont il leur était le plus facile de faire les approches. L'avis donné par le moine s'accorderait même avec la distribution des eaux dans les fontaines la ville, par le grand réservoir encore existant , et auquel les monta- gnes fournissaient un volume d'eau très-considé- rable.

D'un autre coté , les Russes pouvaient conquérir Caffa ou Theodosie, sans en être plus avancés pour cela. C'eût été en pure perte qu'ils eussent sacrifié du temps et des hommes : le siège de Cherson était d'une bien autre importance , et la prise de cette place assurait la conquête de la Crimée dont elle était le boulevard.

Il ne fallait être ni moine , ni magicien , pour instruire Wladimir de détourner les eaux de Clier- son , puisqu'elles y venaient par des aqueducs sou- vent extérieurs.

Un autre fait est également mal présenté au sujet de cette conversion. On prétend que Wladimir demandait à main armée la sœur des empereurs BaziJe et Constantin, (i)

(i) Il n'y a ici qu'une petite difficulté à lever, c'est que ces empereurs n'avaient pas de sœurs, et que la fille du roi dles Bulgares, nommée Anne, était seulement leur nièce.

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On ne peut nier que la conversion dont on va rendre compte- n'eût lieu à Clierson, que ce fut dans cette ville que la princesse Anne se rendit et fut épousée par Wladiniir. (1)

Le ^rand-duc de Russie était pour son siècle ce que Pierre -le -Grand fut pour le sien; il ne bor- nait pas son ambition à savoir vaincre, il voulait, de plus, gouverner sagement. Un obstacle éter- nel s'opposait à ses vues ou en arrêtait les progrès : cet obstacle était le paganisme; il n'offrait aucun frein à l'humeur farouche de ses soldats ; il n)an- quait à leur âme courageuse ce lien d'amour, d'espérance, de subordination, que le christia- nisme seul peut donner.

Wladimir avait fait parcourir une partie de l'Europe par des gens éclairés; il leur avait re- commandé de choisir des hommes sages dans cha- que religion et de conférer avec eux. A leur retour il se décida pour la religion grecque.

Pourquoi veut-on sans cesse diminuer la gloire d'un grand homme? Qu'il est vil cet esprit de jalousie ou de contradiction, qui loin d'obscurcir les actions d'éclat ne sert qu'à les relever davan- tage! Pourquoi veut-on que celui qui a eu la sagesse d'éclairer son peuple, pour ajouter à son

Wladimir demanda cette princesse au roi son père, comme l'usage le prescrit dans tous les pays.

(i) L'historien Nestor ne laisse aucun doute sur ce fait.

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bonheur, ait eu la faiblesse d'être uniquement séduit par la pompe des ceTemonies religieuses? Les connaissait-il ces cérémonies, lorsqu'il forma la noble résolution d'établir des rapports religieux entre l'Eternel et son peuple ? Si Wladimir eut été un prince que l'écîat seul pût séduire , il n'avait pas besoin de choisir des hommes instruits pour ses envoyés dans les cours étrangères dont il dé- sirait connaître les cultes ; il lui suffisait de faire voyager son maître de cérémonies.

Ce n'est pas que la pompe réunie à la pureté du dogme, à l'excellence de la morale, nuise à la religion; on ne saurait reconnaître par trop de magnificence ce qu'on doit à l'Etre suprême qui nous accorda la faculté de penser , de l'adorer et de nous humilier devant lui. Mais si la religion grecque n'eut eu que de l'appareil, elle n'aurait jamais atteint le but que le grand homme se pro- posait dans l'exercice public de son culte.

Plus ridiculement encore, on a essayé de jeter un vernis de plaisanterie sur la manière dont le grand-duc de Russie s'y prit , pour avoir des prê- tres et se procurer des instructions sur la reli- gion chrétienne. On a cru avoir bien de Tesprit, avoir fait un grand effort d'imagination en disant, « qu'à la pointe de son épée il avait conquis le » christianisme , en déclarant la guerre aux em- » pereurs de Constantinople. » Dans quelle pis- cine de bêtise a trempé sa plume, celui qui le

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premier traça ces absurdilés ! ignorait-il les prin- cipes de cette religion sainte, dont les pontifes allaient an -devant des catéchumènes qu'ils m- struisaient avec zèle et admettaient avec transport au sein des croyans en Jésus-Christ? De quelle nécessité fallait-il employer les armes pour êlre admis au nombre de ces mêmes fidèles réunis par l'esprit de paix ?

Avec un certain nombre de réflexions aussi sen- sées que celles que nous venons de combattre, on composerait une histoire en forme de diatribe , et accommodée aux passions de celui qui l'écrirait.

Romain, fils de l'empereur Constantin, conclut un traité avec le grand-duc ; il se trouve dans toutes les histoires de Russie. Ce traité eut lieu par la crainte des armes russes, qui, à l'occasion de divers griefs, menaçaient la Crimée. Lorsqvie le grand-duc eut retiré ses troupes, l'empereur de Constantinople recommença ses tracasseries , et c'est de celte époque que datent les projets hostiles de Wladimir.

( An 988. ) Maître de la Crimée , il pouvait y dicter des lois ; il ne demanda qu'une alliance. Ayant reçu le baptême des mains de l'évêque Michel , il épousa la princesse Anne , nièce des empereurs. Son armée embrassa la religion chré- tienne; il abandonna ses conquêtes, et rapporta dans ses états ces principes du christianisme , applicables à tous les gouvernemens, parce que

120 HISTOIRE

le caractère divin qui ]es conslilue, a pour Lut le bonheur de tous les hommes.

On éprouve de nouveau une interruption dans l'histoire de Cherson.

(^n 1078.) Les Chersoniies se révoltèrent contre l'empereur Michel Ducas. On donne plusieurs mo- tifs à cette révolte; aucun n'est prouvé.

Nous touchons maintenant à l'époque les Gé- nois déployèrent dans la mer Noire leur courage , leur industrie commerciale, et peut-être cette sub- tilité qnW leur a long-temps reprochée ; aussi tous les événemens qui vont amener la destruction de Cherson serviront-ils à élever la domination gé- noise.

CHAPITRE XV.

Etablissement des Génois en Tauride; suite de V histoire de Cherson jusqu à la conquête que les Génois en firent.

CoMBiEN^ il eût été intéressant de pouvoir lier à l'histoire de la Tauride en général , celle de Théo- dosie ou CafFa ! Comment est il arrivé que des au- teurs si diffus, pour conter des fables , se soient tus sur une ancienne colonie à qui l'heureuse situation et la fertilité avaient mérité le surnom de Don de Dieu, (i)

(i) Scylax de Cariandre, p. 7; Stiabon, 1. 7, p. 3o^

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On a déjà vu que l'ëvénement le plus ancien concernant Théodosie remonte à quatre cent sept ans avant notre ère, c'est-à-dire au siège qu'en fit le roi de Bosphore (i). On se rappelle également qu'il fut le port Lencon embarqua d'immenses fournitures en grains destinées pour Athènes.

Ce furent les Mylèsiens qui la fondèrent (2). La nuit des temps couvre et cette fondation et les siè- cles qui la suivirent.

Tandis qu'on a beaucoup de détails sur Clierson et le royaume de Bospliore , tandis qu'on retrouve cent fois ces deux noms dans l'histoire de la Grèce, l'étonnement redouble de ne jamais rien lire de relatif à une ville considérable , très-peuplée , et située de manière à attirer à elle le commerce des deux côtes de la mer Noire , comme elle devait fa- voriser celui des Palus-Méotides.

Quelle est l'époque les Génois s'établirent pour la première fois en Crimée? C'est une ques- tion bien difficile à résoudre. Les Génois ont été meilleurs négocians qu'historiens.

Est-ce sur les ruines de Théodosie que Caffa s'est élevée? On est généralement convenu de le croire, quoiqu'il y ait quelques opinions contraires. (3)

(i) Voyez le chap. II de ce vol.

(2) Scylax, iibi supra.

(3) Vossius, p. i43; Le Quien, Orbi chris. , t. 3, p. iio3; Saiison; Georg. Stella, Annal., an i357; Gmstinian._, An- nal. , 1. 4 ) ignorent l'époque de cette révolution.

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Sans prétendre fixer irrévocablement le temps les Génois prirent possession de Théodosie et de son territoire , on croit néanmoins pouvoir le faire remonter à la fin du onzième siècle; on pourrait même l'affirmer par des fails histori- ques : mais puisque plusieurs écrivains retardent l'époque de cet établissement, il faut motiver notre opinion.

Vers la fin du onzième siècle , on se croisa pour la guerre de la Palestine. Les Génois y déployèrent de grands talens pour la navigation ; mais ils en possédaient de plus grands encore pour le com- merce. L'€xpédition sainte fut malheureuse pour tous les croisés , les seuls Génois surent la rendre utile : ils virent des yeux de la foi tout ce qui se rapportait à elle , et découvrirent avec les yeux de l'intérêt ce qui se rapportait à lui; ils acquirent dans le Levant les connaissances qui leur manquaient ; ils spéculèrent non comme des héros, mais comme des marchands. De naquirent leurs vues sur la Silicie, l'Ionie , l'Archipel et la Propontide, ils fondèrent des colonies. Loin de rester en aussi beau chemin , ils renforcèrent l'esprit de calcul par l'es- prit de probabilité; car il était vraisemblable que les marchandises de leur pays, que les ouvrages de leurs fabriques auraient également cours sur les rives de la mer Noire ; ils y entrèrent. Cette mer, si redoutée par l'inexpérience , ne leur offrit aucun obstacle : ils visitèrent le golfe du Bosphore, et ré-

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solurent d'accaparer le commerce des Scytlics (i). Ce fat par les meilleurs procèdes , par les préve- nances les pins muldple'es , qu'ils se concilièrent la bienveillance des chefs et qu'ils obtinrent un petit territoire ; on pouvait s'en rapporter à eux pour savoir choisir sa situation.

Avec du courage , de l'adresse , des moyens in- sinuans et des marchandises nouvelles pour les peuples qui les reçurent , ils eurent le talent de les persuader, et trouvèrent les occasions de s'agrandir. S'intriguer , se rendre utile , savoir profiter de la simplicité des Scythes , n'était qu'un jeu pour des Génois.

En arabe, le nom caffer voulant exprimer un infidèle, on pourrait supposer que le nom de Caffa ne fut pas donné par les Génois, qu'ils le reçurent ou des Arabes ou de ceux qui leur permirent de s'établir chez eux. Que leur importait le nom? ils s'en tenaient à la solidité de la colonie qu'ils fon- (iaient.

{An iog3.) Un fait dont tous les historiens con- viennent va jeter quelque lumière sur cette fonda- tion , et la faire remonter à la fin du onzième siècle ; Wladimir II conquit une grande partie du pays environnant Caffa , et vainquit dans un combat singulier le général des Génois, le fit prisonnier, s'empara de son bonnet enrichi de brillans, de sa

(i) Nicéplior Grégoras, lib. i3, c. 12.

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ceinture et d'une chaîne d'or. Cette chaîne fut consacrée à l'inauguration de ses successeurs, et se nommait harme (i \. On objecte que (c le grand- » duc Waldimir II ne fit jamais'la guerre enTau- » ride (2); qu'il mourut en j i25, n'ayant régné » que douze ans, et que , par conséquent, le dëfi » de l'an logS ne peut le concerner. )) Je pense, au contraire, que ce fut Wladimir 11 qui combattit. Je vais appuyer mon opinion.

Wladimir II mourut âgé de soixante-onze ans ('^); il abandonna en 1093 une expédition commencée avec honneur , pour marclier au secours de S^ia- topolk (4); celui-ci fut complètement battu par les Polovtzjs à la bataille de Trépole,

L'expédition de Wladiniir avait lieu enTauride ; la principauté de Tchemigof était l'apanage du prince et voisine de Tauride; en 1093 il ne régnait pas et n'était âgé que de trente-neuf ans : il est donc bien vraisem'blable qu'un homme , dans la force de sa constitution , en tue un autre. S'il est mort à soixante-onze ans, en i 126 ; s'il n'a régné que douze ans , il n'est monté sur le trône que vingt ans après avoir défait en champ clos le géné- ral génois. Tout se concilie , et non-seulement il

(i) Herberstein, Comment. , p. 22.

(2) Schtscherbatow.

(3) Nicou.

(4) Fils d'Iziaslaw.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 120

n'y a plus d'anachronisme ; mais je trouve se con- firmer par Topinion que j'ai adoptée , de placer l'établissement des Génois à la fin du onzième siècle, (i)

Ce qui a induit à erreur les historiens que je viens de réfuter, c'est qu'ils ont ignoré sans doute que Cafïa étant tombée dans les niains des Tatars, les Génois ne la reconquirent qu'en 1266 (2). C'est bien certainement cette seconde conquête qu'ils ont cru être la première prise de possession. ('))

Les Génois seraient-ils venus avec une flotte pour attaquer les naturels du pavs , les vaincre et s'établir chez eux de vive force? Alors les procédés honnêtes, les attentions délicates qu'on attribue aux Génois tombent d'eux-mêmes. Qnel vainqueur a des égards outre mesure pour des vaincus ? Ces mêmes Génois n'oni-ils pas débuté dans la fonda- tion de toutes leurs colonies par des voies de dou- ceur et en mettant en jeu les intérêts d'un com- merce réciproque ? A d'aussi grandes distances de leurs foyers , d'où ils ne pouvaient attendre que des secours tardifs, n'eût-il pas été très-impolitique de prétendre s'établir par la force ? Un début de ce genre eût efïarouclié tous les riverains , ils n'au- raient vu alors que le but bien déterminé de les

(1) Uberti, p. 616', Hlst. univ. de la soc, anglaise , 1. 24.

(2) Hist. univ. , t. 16, p. Sqo.

(3) 01derico,p. 126-144.

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asservir sous le prétexte de commercer avec eux.

Après avoir essayé de démontrer l'époque à peu près précise de Ja fondation de Caffa, passons à son gouvernement, à son commerce et à ses exploits.

Un consul , deux conseillers , un chancelier composaient, dans le principe, les magistrats de cette colonie. Leur nombre s'accrut par la suite avec l'augmentation du territoire , du commerce et du pouvoir.

On n'est pas d'accord sur la durée des consulats : étaient-ils changés tous les ans , ou seulement après trois années d'exercice ? Le grand nombre des consuls ferait croire à la première version : l'exemple du doge Montaldo le prouverait. Il en- voya à Caffa , Spinola , Cazano et Grimaldi , afin qu'ils se succédassent dans le consulat, (i)

Le pouvoir de ce consul était très-étendu. On en peut juger par la lettre qu'écrivait au pape Eugène IV le consul Paolo (2) ; ce fut lui qui con- tribua à la réunion de l'Eglise arménienne à la latine (3). Le pape le fit son écuyer d'honneur et le créa comte palatin.

Le consul de Cafta était le chef de tous les éta- hlissemens des Génois dans la Tauride. Les digni- tés de chapelain, de syndic, de commandant, de

(i) Stella, Annal.

(2) Act. concil. Florent.^ part. 3, p. 121 5.

(3) Galanus de Armenis , t. 3, c. 3o, j). 523.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 12^

ïiiaîlre de Cafl'a , ne furent créées que lorsque les fondions se multiplièrent par l'accroissement de la, population.

Ces syndics, nommés sindicatori , avaient divers caractères : les uns étaient envoyés de Gênes pour scruter la conduite du consul; souvent même ils étaient revêtus de pouvoirs ministériels , connue le prouve le traité qu'ils conclurent avec les Tatars, en 1387; les autres s'élisaient à Caffa, et leur juri- diction embrassait soit le maintien des lois, soit le bon ordre de la colonie.

Deux autres magistrats , sous le nom d'officiers de la campagne et d'officiers de Gazaria, termi- naient les petites contestations dans l'intérieur du pays et à Caffa même (i). Il est vraisemblable que ces officiers étaient spécialement chargés de la police.

Le commerce que les Génois faisaient à Caffa était très-étendu. Il fournissait l'Europe des mar- cbandises du Nord , et versait de grandes licliesses dans les caisses de la mère-patrie. On voyait accou- rir à Caffa des marchands de toutes les régions environnantes, pour y recevoir les objets venus de Gênes et y transporter ceux que les Génois expor- taient (2). Cette ville fut alors le magasin de la mer Noire et de celle d'Azow. Les blés y abondaient avec une telle profusion , que ce commerce seul

(i) Giustiniani, 1. 5, fol. 179, (2) Gregor.,1, 4, c. 7,

128 HISTOIRE

eût enrichi plusieurs villes. Elle se consiiluareiure- pot des pelleteries ; elle fournit des peaux tannées , des laines , des poissons secs , du miel et tout le sel que rendaient les lacs de Pcrckop f i). Les cara- vanes d'Astracan prirent cette direction et appor- tèrent à Caffa les marchandises de l'Inde.

Non contens d'autant de ressources, les Génois y ajoutèrent le trafic des esclaves ; l'intérêt rem- portait sur l'humanité ; ils citaient l'exemple des Grecs qui avaient autrefois suivi avec succès ce commerce repoussant , sur les mêmes côtes et dans les mêmes vues. Les Génois portèrent leur avidité si loin dans ce genre de coupable industrie, que le sultan d'Fgypte fut tenté d'en partager les profits. Il obtint de l'empereur Michel Paléologue la permission de faire entrer une fois l'an ses mar- chands dans la mer Noire : d'abord ils y prirent en échange de leurs marchandises des honmies de bonne volonté pour coniposeï' la milice égyptienne, puis ils acquirent des esclaves vendus par leurs maîtres, ou par de plus forts qu'eux (2). Bientôt après ils n'eurent que les Génois pour commetlans, et des milliers d'infortunés allèrent arroser de leur sueur et de leurs larmes un pays brûlant qui ne fut pour eux qu'une terre de souffrance.

Depuis long-temps Cherson s'était emparée du commerce de presque toutes les villes de Crimée.

(1) Broniow. (2)Gregor., 1. 4, c. 7.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ÏIC)

Mieux gouvernée, plus forte, plus ridie , il était naturel qu'elle profitât de tous ces avantages. Sou- dag s'élevait néanmoins. Aussitôt Cherson sollicita des privilèges exclusifs, qui lui furent refusés; Caffa eut tout le profit de cette lutte : la nouveauté de son commerce attira les étrangers. L'amour du nouveau séduit toujours les hommes , l'expérience les en guérit point. Ehî combien de charmes ajoutent à cette nouveauté rintelligence , la sou- plesse , la prévenance de ceux qui savent la faire aimer ! Des lors Cherson déclina , et Caffa sa rivale s'enrichit d^ ses pertes.

{An î28i).) La décadence d'un état n'est qu'un assemblage d'événemens qui lui sont funestes; une imprudence, un acte de faiblesse, un esprit d'é- goïsme , une faute en politique , avancent sa chute avec une rapidité proportionnée à la pente vicieuse de son esprit public. Nous ignorons ce qui se passa à Cherson pendant plus d'un siècle ; nous pouvons néanmoins conjecturer que cette république décli- nait sensiblement, puisqu'en 1289 ^^^^ Doria, étant consul à Caffa, en imposait déjà à toute la Tauride, et donnait des lois aux hordes des Tatars dont elle était environnée.

Cette même année, la ville de Tripoli (]) fut assiégée par le Soudan d'Egypte : les habitans de Caffa décidèrent d'aller au secours des assiégés ; ils

(1) Oderico, p. 164.

I. X 9

r3o HISTOIRE

équipèrent trois galères, et s'engagèrent à suppor- ter les frais de cette expédition, si le gouverne- ment de Gênes la désapprouvait. Arrivés en Chypre, ils apprirent la reddition de la place; ils firent voile vers rArmériie , et s'emparèrent d'un vaisseau maure.

Gènes , alors en paix avec l'Egypte , blâma la conduite de Caffa, mais elle satisfit aux frais de l'armement.

On trouve dans ce fait une preuve certaine du degré de puissance que Caffa avait atteint. On n'est point redoutable à ses voisins , et l'on ne peut dis- poser de ses forces pour en transporter une partie comme auxiliaire , sans avoir déjà acquis une con- sistance très-importante. De bonne foi, obtient-on cette consistance dans les commencemens d'un éta- blissement ? Ne faut-il pas beaucoup de temps pour s'installer, s'organiser, assurer son existence po- litique par la création de lois sages; sa force, par leur exécution ? Ne faut-il pas que cette force soit devenue assez redoutable pour inspirer du respect à ses voisins , et pour être en état de secourir un autre état, à plus de quatre cents lieues d'éloigne- ment? Ceux dont nous combattons les opinions sur l'époque de la fondation de Caffa, ne lui ac- cordent que vingt-quatre ans d'existence, quand ces choses se passèrent, (i) •^ __ __ .

(i) Sclitsclierbatoff, d'après plusieurs autres, dit que les

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l3l

{^An 1296.) En 1296, les Vénitiens, conduits par Superanzo, attaquèrent Caffa avec vingt-cinq galères : l'amour des richesses nuit souvent aux précautions nécessaires pour les conserver. La plu- part des bâtimens génois étaient sur la Méditer- ranée lorsque les Vénitiens surprirent la place. Elle fut emportée et livrée au pillage. La rudesse de la saison fut fatale aux Vénitiens; ils ne purent se procurer des vivres , et recfmrurent aux Tatars. Ceux-ci, souvent trompés par les Génois, se mé- fièrent des Vénitiens, et ne voulurent |)as traiter avec eux. La famine commença à se faire sentir dans la flotte, et une révolte générale succéda à la famine. Neuf des galères perdirent leur équipage ; le reste de l'armée demanda son rappel. En \ain les Vénitiens voulurent-ils se maintenir à Caffa, ils furent obligés de l'abandonner l'année suivante, (i)

( An i3i8. ) Avec l'activité des Génois , avec le désir de réparer les dernières pertes , le gouverne- ment y parvint bientôt , la colonie fut renforcée. Le pape Jean XXII l'érigea en évêché (2) , et le

Génois ne s'emparèrent de Caffa que quarante ans après Wiadimir.

Wladimir mourut en 122 5; Caffa n'aurait été fondée qu'en 1 265 ; par conséquent , en 1289 , elle n'aurait eu que vingt- quatre ans d'existence.

(i) Dandolus, t. 12, p. [\0^ -, Sabellicus, 1. 7.

(2) Wading, t. 6 , p 548; Rainald. Hist. ecdes.y ann. i3i8, n. i3.

iSa HISTOIRE

moment de sa ruine apparente devint celui de sa splendeur.

Clierson existait encore , mais dans une situation pénible , dans une décadence convulsive , que n'em- pêcha point l'arrivée de l'évêque Richard.

Les Turcs , devenus formidables sur la mer Noire, y croisaient sans cesse en s'emparant de tout ce qui se présentait. Douze de leurs galères et desbâtimens de moindre importance portaient au commerce assez de tort pour faire craindre sa prochaine des- truction. Maîtres de Sjnope , ils couraient indistinc- tement sur les Vénitiens et les Génois.

(^An i34o.) Simon de Quarto rassemble tout ce qu'il peut de galères et de petits vaisseaux , attaque les Turcs , les défait , et reprend tout le butin dont ils s'étaient emparés, (i)

Cette victoire devait donner la paix à la Tauride ; mais une rixe entre un Tatar et un Génois (2) fit recommencer les hostilités. Après plusieurs petits combats, les Tatars eurent de l'avantage , puisqu'ils obligèrent les Génois à se renfermer dans Cafï'a.

La ville est assiégée et les événemens de ce long siège sont très-variés. ,(3) Les Génois , après deux

(i) Stella, Annal,

(2) Cantakusenus , 1. 4> c. 26 ; Gregor., I. i3, c. 12.

(3) Un bref du pape Clément VI, adressé à Humbert de Viennois, commandant la flotte chrétienne dans le Levant, l'invite à secourir de toutes ses forces la ville de Caffa ,

DE LA NOUVELLE BUSSIE. l33

ans de résistance^ réduits à la dernière extrémité, tentèrent une sortie de nuit , qui leur réussit au- delà de toute espérance. Cinq mille Tatars restèrent sur la place ; l'épouvante dispersa les autres ; les machines de guerre , les armes , les munitions , tombèrent au pouvoir des Génois , et la paix qu'ils accordèrent rendit au commerce sa première acti- vité,.

Gênes florissante augmenta de fierté dans la même proportion qu'elle augmentait de puissance ; elle dicia des lois aux villes maritimes impériales, leur défendu d'expédier des vaisseaux à Cherson, et fixa le Danube pour limite de leur navigation.

Cherson se relevait à peine des maux soufferts trente ans auparavant par l'invasion des Lithua- niens ; elle implora le secours de ses ennemis na- turels , puisqu'ils étaient Tatars.

Les protevons n'existaient plus , et l'énergie qui avait autrefois sauvé Cherson s'était dissipée avec son antique constitution : les Tatars se présentèrent en maîtres , mirent la ville à feu et à sang ,• et comme la barbarie ne sait rien respecter , plusieurs monumens publics furent détruits de fond en com- ble : une fuite pénible retarda de quelques jours seulement la mort de plusieurs habitans ; le reste fut égorgé ou vendu. Constantinople s'embellit des

assiégée par les Tatars et les Sarrazins. Le bref est daté de l'an j 349.

l34 HISTOIRE

ruines de cette ville infortunée. Les marbres tra- vaillés, les colonnes, les statues furent transportés dans cette capitale , pour y décorer des édifices qui , un siècle plus tard , éprouvèrent le même sort. ( i)

Quel (pies beaux vestiges indiquèrent encore la place que Cherson occupa : le tenjps est un abîme toujours ouvert pour recevoir chaque état; la chute n'est retardée que par la force , l'adresse , le bon- heur , la sage administration , la politique du mo- ment; mais le temps, toujours impassible, attend les empires que la succession des âges doit lui rendre.

CHAPITRE XV I.

Continuation de V histoire de Caffa , jusquà la conquête quen fît Mahomet II,

La guerre de l'an i344> nous avons vu les Génois vaincre les Tatars , se ralluma nouveau; on est privé du récit des expéditions qui se firent des deux côtés. Oderico nous apprend, d'après Stella , que les Génois conquirent Soldaia, aujour- d'hui Soudak. (2)

Soldaia avait été tributaire du khan de KipcMak-, puis elle avait dépendu des Tatars. Pendant ces deux époques , elle fît un commerce considérable.

(i) Constantinople , comme on le verra dans la suite, fut prise par les Turcs en i453. (2) Oderico , p. 23 1.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ï35

Les Génois la fortifièrent pour s'en assurer la con- servation ; ils s'emparèrent aussi de Cembalo ( Ba- laklava de nos jours), de la Chazaiia, de Taman^ et de quelques autres lieux.

C'est ici qu'il faut s'armer de confiance, car l'instruction manque. On ne sait à quoi s'en tenir sur cette partie de l'histoire de Tauride ; il ne peut être permis de coudre des faits qui manquent de liaison , pour lenr donner une apparence de marche historique. Aussi allons-nous rapporter ce que nous avons recueilli, sans méthode ni garantie, (i)

{y^n i385.) « En i383 et i387, il y eut des » traités de paix entre les Talars de Kipiack ou )) Kiptschak et Jes habilans de Caffa.

« Tamerlan ou TimurBeg troubla leur alliance.

^) Ce conquérant rendit au klian Toctamich la » principauté de Kiptschak ; Toclamich prit le » temps Tamerlan était occupé à de nouvelles » guerres , pour s'emparer , en 1 305 , de quelques- » uns de ses états, il en fut puni, et dans le ra- » vage des propriétés de ce prince ingrat , un des w généraux de Tamerlan assiégea et prit Caffa.

» Par la défaite de Toctamich , la Russie se » trouva ouverte et exposée aux incursions de Ta-

(i) « La concision de nos écrivains, en parlant de la co- » lonie de Caffa, est surprenante; j'ai voulu suppléer à » leur silence , je me suis donné bien de la peine, mais ea » vain. » Oderico , lettre i6, p. 164.

l36 HISTOIRE

X) merlan , qui y commit beaucoup de désordres. »

{An 1399.) Quel parti tirer de ces éclaircisse- mens , lorsqu'on est partagé d'opinions sur la si- tuation des éiats de Toctaniich? d'un autre coté , il paraît certain qu'en 1399 les Génois étaient libres possesseurs de Caffa et de ses dépendances, sous le consulat d'Antonio-Marini. (1)

Malgré tout le pouvoir de Gènes, malgré les ressources que les habitans de Caffa reçurent de la mère-patrie , malgré le crédit dont ils jouis- saient parmi les peuples d'alentour , on apprend néanmoins, par Cromerus (2), que vers l'an \l\^[\ toute la colonie génoise était tributaire desTatars. Ces révolutions , aussi répétées qu'exécutées avec promptitude , exigeraient des détails qu'il n'est pas en notre pouvoir de donner.

Cependant, nous fixons à cette époque l'établis- sement de la famille de Ghéraï , en Crimée. Tous l€S historiens s'accordent à donner pour chef aux Tatars un prince de ce nom, mais que chacun estropie d'après la prononciation de sa langue.

Ainsi, Adgi-Ghérai , qui régnait alors en Cri- mée, est nommé Ezigérès par un Polonais; Alzi- Guéraii , par un Italien ) et, dans une version la- tine , Polodinus (3) l'appelle Adjigueraius,

(1) Oderico, p. 189.

(2) Cromerus, 1. 22, p. 343.

(3) Paulodinus ou Polodinus , 1. 5 , p. 1 7 2 , «fe Hàt. Bizant.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l3'J

La diminution de son pouvoir et de son com- merce présageait à CafFa une prochaine chute. Des colonies aussi éloignc'es de leurs fondateurs n'en reçoivent pas les secours nécessaires précisé- ment à l'époque ils sont indispensables. Ces colonies n'ont de succès qu'autant qu'elles n'éprou- vent pas de rivalité. Ce fut ainsi que Cherson , première rivale de toutes les villes de la Tauride, les supplanta ; Caffa effaça Clierson , et la conquête de Constantinople par les Turcs va faire crouler toutes les puissances subalternes, entraver le com- merce, et livrer un des plus beaux pays de l'Europe et de l'Asie, à l'ignorance, a la paresse, au fana- tisme , aux préjugés d'un peuple follement super- stitieux.

Conduits par la chaîne des événemens à cette cruelle époque , le pays que nous décrivons ayant fait partie des conquêtes des Turcs, et l'histoire de ceux-ci se liant avec leur croyance, il est néces- saire de les rassembler toutes les deux ^ aussi briè- vement que possible.

Des Turcomans.

Mahomet , à la Mecque en Syo , reçut de la nature une grande souplesse de caractère, une âme forte, une éloquence rare : les qualités d'Ulysse, d'Alexandre et de Démosthènes s'étaient réunies pour former un homme plus célèbre qu eux. Ce

t38 histoire

ne fut pas à l'aide de plusieurs vertus de ces grands personuages que Mahomet réussit ; il n'eut d'eux que leurs talens , sa fourberie fit le reste. Il avak quarante ans lorsque, abusant de la faiblesse, de l'ignorance , de la superslition de ses concitoyens, il feignit des révélations et se constitua prophète. Ses disciples, persuadés de rexcellence de sa doc- trine, s'élevèrent dans quatre an^ au nombre de cent.

Mahomet sut parer sa morale des principes ad- mis dans la religion des peuples civilisés; il ne voulait pas heurter l'opinion , mais asservir ses prosélytes, en les assujettissant à des cérémonies sans nombre. Celle méthode leur faisant perdre beaucoup de temps, il n'en restait pas assez pour sonder et démasquer le faux prophète : il défendit le vin , permit la pluralité des femmes , et assura , pour une autre vie , la jouissance conlinuelle des voluptés si passagères dans celle-ci.

Persécuté à la Mecque, sa fuite, nommée hégyro , fut le signal de sa puissance : à la lêle de ses dis- ciples , il gagna Médine , combattit et délit les habitans de la Mecque qui étaient venus l'assaillir. Vaincre avec une poignée d'hommes parut être un pouvoir surnaturel et accordé par celui au nom duquel il combattait. C'en fut assez pour accréditer sa mission ; les troupes grossirent sous la bannière du fanatisme que portait le plus adroit et le plus fourbe des législateurs. Le glaive dans les mains

DE LA NOUVELLE RUSSIE. iSq

de repthonsiasrne devient l'arme de la victoire ; il conquiert l'Arabie.

Que l'exemple de toutes les vertus , que les modèles de charité, de patience, de paix, de dou- ceur , de désintéressement persuadent d'autres hommes; cVst avec le fer et la flamme que Maho- met fonde sa doctrine^ et qu'il affermit son pouvoir! Politique et guerrier à la fois, le prophète invile les potentats à partager sa croyance. Quelques esprits étroits ou timorés , quelques princes chan- celans sur leur trône et redoutant des succès aussi multipliés qu'extraordinaires, reçurent le Koran et pratiquèrent l'islamisme, (i)

A soixante-trois ans, le cours des victoires de Mahomet est arrêté par sa mort, et les prodiges préparés qui la suivirent augmentèrent le nombre des sectateurs.

Abubeker, son beau-père, lui succède. Omar remplace Abubeker et devient le fléau de l'huma- nité. Tandis qu'il subjugué Damas, la Syrie, la Phénicie , ses généraux tuent le roi de Perse , con- quièrent ses états, abolissent la religion des mages, repassent en Egypte et s'en emparent. Le calife Omar est assassiné. Otman, qui le remplace, a le même sort. Aly , gendre de Mahomet , n'est élu que pour périr de cette manière. Le second Aly

(i) Cette résignation à la volonté de Dieu était un parti très-prudent à conseiller à ceux qu'on détrônait.

l4o HISTOIRE

est élevé au califat; il abandonne Médine et trans- porte le siège des califes sur les bords de l'Evi- phrate.

Les califes et les conquêtes se multiplient , la puissance que Maliomet a fondée déborde en Eu- rope^ et la menace d'une invasion totale. Une partie de l'Espagne , le Portugal , l'Aragon étaient déjà subjugués ; la France allait succomber , si Cbarles-Martel n'eût régné.

Almanzor , second calife de la dynastie des Abas- sides, prit Bagdad pour capitale; sa domination s'éiendit d'Espagne aux Indes , de la mer Noire au fond de la Lydie.

La religion de Mabomet infectait l'Orient , quoique les Turcomans eussent renversé l'empire des califes.

Ces Turcomans, nommés Turcs par abréviation , venaient du Taurus j ils en étaient sortis par tor- rens en déboucbant par toutes les portes (i) de cette immense cliaîne de montagnes.

(l) On exprime par le nom de portes les grands passages des montagnes : ainsi on dit les portes arméniennes ^ cas- piennes , etc. ; mais pour la Cilicie, on se sert plus souvent du terme de pyles.

Le mont Taurus change de nom suivant les pays qu'il traverse : X Immaiis ,V Êmodus , le Paropamisus , le Paréade , le Caucase y VHyrcams y etc., sont des branches du Taurus. Pline dit que les Grecs les renfermaient toutes sous le nom générique de Montes ceraunienses.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l[\X

L'origine des Turcomans et des Tatars est le se- cret de la barbarie : sans lois, sans mœurs , l'esprit de rapine renfermait toute leur science ; ils multi- pliaient comme ces plantes parasites qui, ayant épuisé un champ, sont jetées par les vents sur d'autres champs qu'elles détruisent. Les Turcomans débordèrent dans la Moscovie ; ils couvrirent les rives de la mer Noire, des Palus-Méotides et de la mer Caspienne; ils subjuguèrent les Arabes, et embrassèrent le mahométisme. Togrul-Beg était à leur tête , à la prise de Bagdad : il s'empara de toute Taïuorité, ne laissa aux califes que le soin du spi- rituel sur les nations conquises, et forma la tige des Ottomans.

Saladin illustra son pays , tandis que la maladie des croisades dépeuplait l'Europe. Il était réservé à Tamerlan d'humilier , d'abaisser les Turcs ; on n'ose rapporter le nombre des victimes que ses vic- toires immolèrent ; on paraîtrait exagérer , car c'est au-dessus de tout calcul probable. Les Turcs se relevèrent sous les successeurs de Bajazet, et re- prirent ce qu'on leur avait enlevé.

Continuation de V histoire de Caffa , jusques à la conquête des Turcs.

{An 1453. ) Mahomet II , fils d'Amurath , donna au nom musulman une célébrité qui jeta l'épouvante en Europe : on avait jusque-là méprisé les Turcs

1^2 HISTOIRT.

comme des barbares ; Mahomet les fit redouter comme conquérans. Ses projets étaient plus vastes encore , que ses moyens n'étaient grands. Il avait pour principe qu'on ne doit jamais rien entrepren- dre sans l'avoir bien réfléchi, et qu'aussitôt que l'entreprise paraît utile , c'est folie d'y renoncer. La conquête de Constantinople flatta son ambition , et son orgueil sourit d'avance à la réputation que cet exploit lui donnerait.

Dans cette idée , il fit construire des forts sur la mer de Thrace , pour intercepter les secours que Constantinople pourrait recevoir de la Méditerra- née. Il équipa une flotte nombreuse, exerça lui- même ses matelots , assigna leur poste à chacun de ses officiers , leur fit part d'une partie de son plan , sans leur communiquer tous ses moyens de succès.

A\i commencement de i453 , il cerna la ville et l'attaqua ait mois d'avril par terre et par mer. Ce fut alors qu'on ressentit l'effet foudroyant de canons d'une grosseur démesurée, que Mahomet avait fait fondre pour ce siège : chaque fois qu'un boulet portait , il renversait un pan de muraille ; les as- siégés, préparés à la défense, employèrent, pour conserver la ville, tout ce que le courage et l'art purent leur suggérer .-

Le 29 mai , Mahomet donna un assaut général et emporta la place ; tout ce qui opposa de la résis- tance fut égorgé. L'empereur Constantin Paléo- logue périt en défendant vaillamment sa couronne.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l4^>

Celte conquête du Turc alarma la clirétienté; le pape donna des bulles ; le commerce du Levant allait disparaître, et les marchandises d'Orient cesser d'arriver en Europe.

Philippe II, dit le Bon , duc de Bourgogne , pos- sédait une grande partie des Pays-Bas. Ses villes maritimes se ressentaient de la stagnation du com- merce; il jngea à propos d'expédier une flotte dans la mer Noire; ce fut un peu avant la conquête des Turcs. A ce propos, nous pouvons donner une idée de la puissance des Génois sur cette mer, par quel- ques phrases d'un écrit du doge Raphaël et du sénat de Ciénes , adressé au même duc. a Votre » amiral Gottfried a été pris par les barb.ires, qui » l'ont enc[)aîné ; c'est nous qui avons brisé ses fers. » Ce même ofîîcier a couru sur nos galères; sachez » que si elles étaient montées par des hommes » qu'on nomme des Infidèles, ces hommes sont » nos sujets. Ne sait-on pas que depuis plus d'un » siècle la mer Noire est sous la domination des » Génois ^ etc. etc. » Certes , c'est parler bien haut à un prince puissant! Revenons à Mahomet. Il s'em- para de Péra , possédé par les Génois ; dès lors le commerce de Caffa fut annulé.

Gênes, trop occupée dans ces circonstances, ne put envoyer des secours à ses colonies ; elle céda à l'ordre de Saint-Georges (i) CafFa et toutes

(i) L'ordre de Saint-Georges, à Gènes, portait une croix

l44 HlSTOlKE

ses dépendances en Tiiuride. L'abandon de cette souveraineté avait l'air d'un jeu : on donnait à des chevaliers ce qu'on ne pouvait plus garder , et ce qu'on ne leur aurait jamais offert sans la réduction de Constantinople. Nous ne voulons pas soupçonner le sénat de Gênes de mauvaise foi ; aussi croyons -nous que donnant sans regret, on perdait toute espérance de revenir un jour sur cette donation, par un de ces moyens qui se pré- sentent d'eux-mêmes quand on est le plus fort. Les Génois voulaient-ils mettre la valeur des che- valiers à de nouvelles épreuves, ou espéraient-ils qu'un ordre religieux exciterait le zèle de la chré- tienté? pensaient-ils qu'on s'armerait, qu'on se croi- serait en Europe pour les défendre , et que de leur guerre particulière et indifférente aux autres , naî- trait une guerre de religion intéressante pour tous ?

Le danger prévu par les Génois se manifesta la même année de la donation. Le Turc somma CafFa de lui payer un tribut; on s'y soumit avec résigna- tion, (i)

Cependant le pape Pie II ^ sollicité par les chevaliers de Saint-Georges, rendit un bref ac- cordant des indulgences à tous ceux qui favori- seraient les Génois. (2)

tréflée surmontée d'une couronne ducale au milieu du crowo/z supérieur ; cette croix était suspendue à une triple chaîne d'or.

(1) Bosius, Hist. de Malte, t. 2, p. 2 43.

(2) Rainodaldu$ , Annal, eccles., ann. i455, n. 6.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3 4^

{An i465. ) Casimir, roi de Pologne, autorisa les habilans de Caffa à faire des levées dans ses états. Elles prirent, en effet, la route de la Tali- ride; mais s'étant permis des excès dans la ville de Braclaw f elles furent taillées en pièces sur les bords du Bog par les naturels du pays, (i)

Caffa , plus embarrassée que jamais , envoya Doria au pape Paul II j ce voyage n'eut pas d'effet.

(An 1475. ) Mahomet, instruit des projets hos- tiles de ses tributaires , expédia une flotte et des troupes de débarquement , pour s'emparer de la Tauride et pour s'y établir. Les Turcs ne trouvè- rent point la résistance à laquelle ils devaient s'at- tendre; le siège n'eut lieu que pour la forme. Il paraît que les magistrats voulurent sauver quel- ques propriétés personnelles aux dépens de la chose publique (2). La Tauride subit le joug du vainqueur, et les Génois n'eurent plus que les regrets de l'avoir perdue.

CHAPITRE XVn.

De Tana , colonie vénitienne.

Afin de. ne pas embrouiller une narration que les lacunes de l'histoire obscurcissent et laissent imparfaite , on a cru devoir séparer la colonie vé-

(i) Cromerus, 1. 25, p. 379.

(2) Oderico, p. 194.

I. 10

l/fi HISTOIRE

nitienne de Tana; plus encore , on a du s y déter- miner, puisque malgré son ancienneté et les ex- ploits des Vénitiens , Tana n'a jamais dominé les peuples de Tauride.

Elle était située dans les Palus - Méotides , près de l'une des embouchures du Tanaïs, sur l'empla- cement même de Tancienne ville de ce nom. (i)

Tana était bien antérieure à CaOa. Sa situation avait renouvelé l'ancien projet des Romains de por- ter dans la mer Noire les productions de l'Inde , en communiquant par le Phase et le Cyrus. Les Ro- mains, plus guerriers que marchands, avaient con- quis le commerce de l'Inde; les Vénitiens, aussi marchands que guerriers, conçurent le même pro- jet, lorsque leur commerce fut entravé par les cir- constances malheureuses que les croisades occa- sionnèrent.

Il faut faire une bien grande différence entre le calcul des Romains et celui des Vénitiens. Les pre- miers jouissaient de leurs victoires , ils considé- raient le trafic avec l'Inde comme une conséquence utile, mais ils n'ajoutaient aucune extension à cet avantage. Tout devait réussir par la terreur de leurs armes; de sages mesures, pour assurer le com-

(i) Le Tanaïs ou Don est un des beaux fleuves de l'Eu- rope : il arrose des pTovinces fertiles ; son poisson est très- renommé : il a donné son nom à des tribus de Kozak* nommés du Don.

DE LA. NOUVELLE RUSSIE. l[\^

nierce, étalent nu-dessous de leur grandeur. Au contraire, les Vénitiens n'aspiraient qu'à se créer un passtge, bien résolus de déployer toute leur industrie pour la réussite d'un projet sur lequel ils fondaient avec raison de grandes espérances.

Vers l'an i2o5 ils possédaient Tana , ancienne colonie des Cariens.

Maîtres des bouches du Don , ils donnèrent à la mer d'Azow une nouvelle célébrité , et la mer Cas- pienne, oubliée depuis long- temps, rappela les ressources qu'on avait négligées.

Conslaniinople devint l'entrepôt d'une partie du globe, et surpassa en magnificence toutes les villes asiatiques. Les arts y fleurirent , leurs succès accru- rent le commerce de l'Inde, le luxe fut porté à son comble ; le despotisme ne put ralentir ni sa marche progressive, ni arrêter le cours des richesses qui s'accumulaient par ce commerce; phénomèiie inex- plicable, car c'est le propre du despotisme d'a- néantir les fortunes par les impôts arbitraires et outre mesure, par les confiscations, par le silence imposé aux anciennes lois en dictant celles qui lui conviennent. Les profits immenses des négocians semblaient devoir fixer son attention et réveiller sa cupidité. Il faut le répéter, ce phénomène arriva, et les particuliers jouirent en paix de leur fortune et de leur état civil. En revanche , les mœurs recu- rent une atteinte pénible à décrire , la licence la plus effrénée y succéda. Les vertus , rétrécies par

l48 HISTOIRE

ravidlté, disparurent sans retour; la soif de Y or remplaça tout , la possession de For tint lieu de tout.

Lorsque le vœu de s'enrichir est en proportion du travail , de l'industrie , de la décence dans le gain , c'est une émulation commerciale dont le gouvernement profite. Lorsqu'on dépasse toutes bornes , lorsque l'abondance afflue par des gains illicites , que les lois de l'honnêteté sont méprisées, que l'industrie s'exerce par des moyens honteux , toujours voisinsd'un grand lu^eetd'uneplus grande dépravation de mœurs, alors l'état trouve sa ruine dans le discrédit public qui amène le sien : on ne découvre pas tout d'un coup cette marche insen- sible, elle n'est rapide que lorsqu'elle approche de son terme.

Constantinople éprouva la vérité de ces prin- cipes. Une catastrophe aussi prompte qu'inattendue renversa le gouvernement et dissipa des richesses , objets de tant de soins.

Ces croisades , si fatales au zèle irréfléchi qui les conseilla , occupaient et troublaient toutes les têtes. Celles des Génois et des Vénitiens, mieux organisées sans doute , surent mettre à profit le délire général.

Tana fournit les vaisseaux qui transportèrent les croisés. Les Vénitiens s'unirent aux Français, et, de concert, ils conquirent Constantinople.

Dans le partage de cette conquête, les Français

DE LA >OUTELLE RUSSIE. I^^

conservèrent la ville, à l'exception d'nn quartier affecté aux marchands vénitiens ; il leur ser\it de dépôt pour le coninierce de la mer Noire , qu 1I5 s'étaient rt^rvé avec la fiancliise de tontes leurs marchandises.

Le titre d'empereur, la possession d*^ la capitale du ci devant empire romain, la conservation d une cité excitant la jalousie des autres, parureitt aux Français des avantai^es brilla: -s ; la p>ssession d un &nbourg de la capitale , celle des îles et du com- merce , se présentèrent aux Vénitiens comme des avantages utiles.

Dandoio, auteur du projet d'invasion, et chef des Vénitiens, réunis>ait au suprême degré la science tortueuse de la politique à la bravoure d'un général expérimenté. Autant les Français étaient contians, autant il était dissimulé. Il savait très -bien que, puisque la conquête de Constantinople avait aussi peu coûté , il serait facile aux Vénitiens de s'en emparer de nouveau : les Français n'avaient plus de marine; les vaisseaux qui les avaient portés up- partenaient à Venise ; elle était ainsi mrdtresse de la mer. Garder Constantinople pour soi eût été une faute ; car les Français ne 1 duraient pas aban- donnée sans répandre des flots de sang ; encore n était-il pas certain que les Vénitiens fussent sortis Tainqueurs d'un combat Ton se serait défendu en désesj>érés. Mais s'emparer du commerce était une opération siîre ; il avait enrichi Constantinople ,

1 5o HISTOIRE

on pouvait devenir riche à son tour. Dandolo ju- gea de même qu'il était prudent d'attendre les évé- nemens que les croisades amèneraient , et de jouer pendant cet intervalle le rôle d'amis désintéressés ; ce qui vaudrait à Venise l'admiration de l'Europe.

Cette délicatesse en apparence n'eut point lieu au sujet du pillage de la ville : les Français, devant la garder , se conduisirent avec modération ; ils ménagèrent tout ce qu'ils purent ; les Vénitiens, au contraire, s'approprièrent tout ce qui tomba sous leurs mains, et expédièrent une partie de leur butin à Tana , tandis que l'autre prit la route de Venise. Ce furent ces grandes richesses du pillage de Con- stantinople qui fixèrent le second mobile de la puissance vénitienne ; l'industrie en était le pre- mier.

En 1 23'7 , les Tatars s'emparèrent de la Tauride ; les Vénitiens et les Génois , après des discussions très-vives , posèrent les armes pour se livrer uni- quement à leurs intérêts commerciaux.

Les environs de Tana avaient été ravagés par ces peuples amis de la destruction, et pour qui toute in- dustrie était un acte de lâcheté. Cependant ces Tatars avaient souvent remonté le Don ; ils savaient que ce jfleuve s'approchait de très près du Volga, qui se jette danslamerCaspienne. Les Vénitiens les engagèrent à profiter avec eux de cette utile observation. Dès lors les marchandises, passant par la Bactriane, eurent Samarcande pour entrepôt ; Cazan et Astracan fu-

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l5l

renl les dëbouchés de la mer Caspienne; Tana fut la dernière éclielle qui, par la mer Noire, les dis- tribuait à vingt nations.

Afin de bien sentir l'avantage du commerce de Tana^ il faut se ressouvenir que les Vénitiens avaient apporté de Syrie l'art de teindre la soie et de fabri- quer diverses étoffes; qu'ils avaient enlevé les ou- vriers grecs , premiers Européens possédant la mé- thode de mélanger des fleurs d'or avec des dessins dans le tissu des soieries; qu'ils avaient arraché à l'Egypte son antique secret de la fabrication du verre , et l'avaient beaucoup perfectionné. Venise ne trouva point cet art à sa naissance parmi les Egyptiens ; ils fabriquaient déjà le cristal le plus pur , ils donnaient au verre toutes les formes qu'ils jugeaient à propos , et lui faisaient prendre toutes les couleurs. Les Vénitiens ajoutèrent à cette dé- couverte , ils la firent servir à l'ornement des tem- ples : c'est de cette époque que d.Jtent ces antiques vitniux qu'on a admirés jusqu'à nos jours et qu'on néglige maintenant.

Tout était avantage du côté des Vénitiens : ils employaient les désoeuvrés aux fabriques, ils don- naient la valeur qui leur plaisait aux choses ma- nufacturées , ils n'avaient point de concurrens dans ce genre d'industrie, et l'avidité des Talars à se procurer des objets aussi fragiles que peu dignes de leur admiration , en faisait quelquefois tripler le prix.

l52 HISTOIRE

S emparer de Constantinople était un irlompïie que Jes Français ajoutaient à beaucoup d'autres; mais à la gloire près, qu'on ne peut mettre en parallèle avec rien, ils éprouvèrent un vide dans leur conquête ; c'étoit l'incertitude de la con- server.

Les Vénitiens estimaient aussi la gloire, mais ils faisaient marcFièr leurs intérêts sur la même ligne qu'elle; les richesses s'accumulèrent sous leur adniinistraiion , tandis qu'on ne vivait à Constantinople qu'au jour le jour , et qu'on ne lirait d'autre profit des liaisons avec Venise, que ce qu'il lui plaisait d'accorder. Tana devint floris- sante; les plaisirs, conduits par la sagesse, nais- saient au sein d'une dépense généreuse, mais sans profusion ; des fêtes bien entendues et souvent répétées , attiraient des étrangers en plus grand nombre , puisque le but du commerce était lié avec celui de l'amusement. Ce séjour fut délicieux; c'était un point de civilisation au centre de la bar- barie, un temple, dans le désert, éJevé à riion" neur du commerce par lindustrie et les arts.

Cependant les Tatars ne se bornèrent pas à l'ir-^ ruption en Tauride, ils se répandirent dans la Russie. Les prétentions" de Kiow avaient déjà coûté cher à son commerce. Le désir de s'agrandir avait fait oublier l'intérêt réel; on y voulait la guerre, et on n'y était pas préparé. Les Tatars, on le sa-; Tait bien , n'attaquaient que ceux, qui n'étaient pas.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 1 53

sur leurs gardes; on négliga de se fortifier contre eux, et l'on fut victime de cette négligence. Le priijce russe André BogoluhsM sentit ses fautes, mais trop tard; il transféra la résidence de sa cour à Wolodimir. Le commerce de Kiow avait décimé durant, la guerre , il fut diminué par le départ du prince, et dès ce moment les attaques multi- pliées de Tennemi le détruisirent entièrement. Kiow correspondait avec Tana , elle lui fournissait toutes les productions des provinces voisines, et recevait à son tour les objets manufacturés par les Vénitiens; mais Kiow subit le joug du vainqueur Bathi. (i)

Venise et Gênes conservèrent cbacune leurs co- lonies ; elles savaient plier à propos quand les Ta- tars étaient les plus forts : ce peuple grossier se prêtait à toutes leurs ruses sans les remarquer; ainsi , lorsque ayant pénétré en Russie , Bailii reçut de l'argent des colonies italiennes , avant de leur avoir rien demandé, il fît grand cas d'elles, et ne les inquiéta point.

Constaniinople commençait à fermenter; on

(i) Ce chef mongol est nommé Batu par Friebe, t. i , p. 27.

Par un second, Bathi, Forma Leoni, t. 2 , p. 222.

Par un troisième, Behi-Chan , Hist. Taur., t. 2, p. 126.

Par un quatrième, Baù^ Hist. de Russie, t. 2, p. 79, de l'Evéque.

Par un cinquième, Basthi ^ M. de Sowolop, p. 34q.

ï54 HISTOIRE

trouvait le joug des Français insupportable ; on les avait adorés les premiers jours; ce n'était alors que des égards réciproques , que des fêtes ; la suite ne répondait pas à d'aussi heureux com- mencemens : on exigeait de l'argent avec beaucoup d'Iionnêleté , mais il fallait qu'il se trouvât; on débarrassait un époux d'une portion de son mé- nage en lui enlevant sa femme, si elle était jolie; on épargnait à un père le soin de la vigilance sur sa fille en l'emmenant de gré ou de force; on faisait un soldat d'un fils de famille destiné par ses parens à une éternelle paix; on tournait en ridicule les choses saintes, et les ministres du culte n'étaient pas toujours respectés.

Les Vénitiens ne troublaient point le repos des familles , mais ils leur coupaient les vivres ; ils permettaient aux Grecs de trouver trés-rnauvaise la conduite des Français, pourvu qu'on leur laissât l'empire de la mer. Une flotte grecque eut le malheur d'appareiller, les Vénitiens la détruisi- rent ; ils voulaient n'être gênés en rien dans leur commerce dont les opérations avaient des épo- ques marquées.

Il partait tous les ans de Venise des vaisseaux armés qui se rendaient à Tana ; c'était le rendez- vous général des marchandises de l'Inde et d'Eu- rope. Il partait de Tana des petites galères parfai- tement équipées et qui remontaient le Don. Tous les ans aussi les bâtimens qui avaient hiverné à

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ï55

Tana, transportaient à Venise les marchandises des- tinées pour elle. On ne doit pas conclure de ces transports fixes qu'ils fussent les seuls, mais ils répondaient aux époques où, d'un côté, on réu- nissait les marchands étrangers aux foires de Ve- nise, et de l'autre, les acheteurs ou troqueurs tatars à celles de Tana.

Un cabotage continuel versa dans la colonie véni- tienne le plus réel des richesses des Tatars : il faut entendre par ce mot réel les objets enlevés par eux , car ils ne cultivaient point les champs, et tout leur commerce consistait à voler ici, pour vendre là. N'en déplaise aux habitans de Tana , cette méthode de marchés avec les Tatars se rapprochait un peu du recèlement; mais les actions de ce genre prennent d'autres noms quand c'est en grand qu'elles se traitent , et lorsqu'un gouvernement les autorise.

L'activité , la surveillance , la force des Véni- tiens opposées à la nonchalance , à l'inattention , à la faiblesse des Grecs , devaient assurer aux pre- miers une longue jouissance de leurs succès, et promettre aux seconds une dépendance de la même durée.

« Il y avait déjà soixante-dix ans que les Français » occupaient le trône de l'empire d'Orient : les )) Vénitiens en faisaient tout le commerce, et en » recueillaient les richesses. Cependant les Grecs )) reprennent courage , leurs succès sont balap.cés ^ }) ils luttent contre les forces divisées de leurs

î 56 HISTOIRE

w oppresseurs, et préparent le moyen de les exter- » miner. Trois en)pereiirs s'étaient formés an lieu » dun seul. Tbessalonique, Nicée, Trébizonde » avaient cliacune proclamé un empereur grec. » Toutes à l'envi soupiraient après le moment de » recouvrer Constanlinople , et toutes désiraient » également la chute de ce simulacre d'empereur » latin mal affernii sur le trône des Césars. Les » Grecs connaissaient bien leur impuissance , mais » ils nourrissaient un sentiment de baine impla- » cable contre les Occidentaux usurpateurs de leur » empire : ils virent la nécessité d'armer contre les » Vénitiens un puissant ennemi, et les circonstances » favorisèrent les desseir^s de leur politique.

)) Les Génois , chassés de toutes les mers , an- » ciens rivaux du commerce des Vénitiens , jaloux » de leur fortune et de leur grandeur prestpie gi- » gantesque , osèrent se mesurer sur mer avec eux. » Les premières hostilités avaient commencé six an- » nées après la prise de Constanlinople ; mais ils » furent si complètement battus , qu'à peine un » demi-siècle de trêve fut suffisant pour rétablir )) leurs forces navales. Ils tentèrent alors derechef )) le sort des armes, et une seconde fois ils furent » entièrement défaits.

» Les Grecs, charmés de voir les Vénitiens aux » prises avec une autre puissance , ont recours pour )) le reste à la ruse , ancien héritage de leurs pères. )i Une trame ourdie dans le plus grand secret

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 1^7

)) ouvre les portes de Constantinople à Micîiel Pa- )) léologue, et détruit le faible empire des Lalins » en Orient. ^) (i)

Ce n'est point cet empire d'Orient que les Fran- çais perdirent , mais une ombre d'autorité , puis- qu'ils n'avaient ni forces pour la faire respecter, ni commerce pour l'entretenir , ni flottes pour se ravitailler.

Ce colosse de la puissance vénitienne croula ; Tana changea de maîtres.

Au service signalé des Génois succéda une pro- tection immédiate des empereurs , qui les rendit maîtres absolus du commerce de la mer Noire. i< A peu près vers ce temps , dit le savant archevêque ;) de Mohilow (2) , le noble Doria releva la ville )) de Caffa. »

Nous citons d'autant plus volontiers le passage de ce respectable prélat , qu'il confirme l'opinion que nous avons avancée sur la fondation de Cafïa , antérieure aux temps que d'autres ont fixés : s'il eût été question d'établir une colonie à Théodosie pour la première fois , on dirait quesur ses débrisles Gé- nois bâtirent CafTa ; mais dire qu'on releva cette der- nière ville , c'est convenir qu'elle avait existé sous le même nom.

(ï) Forma Leoni , t. 2 , p. 127.

(2) Histoire de la Tauride , t. 2 , p. 141.

FIN DE L'HISTOIRE ANCIENNE DE LA NOUVELLE RUSSIE.

l58 lïtSTOlRE

CHAPITRE XVIII.

Confusion des noms des peuples et des pays , dans le cours de cette première époque.

Avoir donne un état de la Tauride sous chaque peuple qui s'en est emparé, c'eût cté répéter dans chacun des siècles , les faits déjà tracés du siècle précédent; c'eût été montrer l'oppression nue et dégouilanle du sang qu'elle répandait sans avoir la possibilité d"^élablir une succession exacte dans les faits. Des hordes se succédaient, s'égorgeaient les unes les autres, enlevaient tout ce qui était susceptible de Fètre , et destinaient à un esclavage pire que la mort ceux qui étaient en état de ser- vir. Enivrés de forfaits , rassasiés de carnage , sur- chargés de butin, ces hordes abandonnaient sur un sol dévasté une partie des leurs , tandis que la masse de la nation victorieuse allait écraser de son poids les peuples voisins sur les terres desquels elle se répandait. Ces inondations successives d'hom- mes féroces semblaient n'avoir d'autre but que celui de s'exterminer les uns les autres.

L'histoire du Bosphore , de Cherson , de Tana et de Caffa étaient les seules exceptions à ces scènes sanguinaires. On a vu trois de ces états se mainte- nir, fructifier, et même dominer la Tauride à

DE LA INOUVELLE RUSSIE. I ^Q

certaines époques et chacun à son lour. On les a vu se rapprocher, s'unir, faire cause commune contre les ennemis, et par une fatalité liée àrinlé- rct, on les a encore vu se livrer de sanglans com- bats , imiter la férocité de leurs voisins , et s'entre- détruire comme eux.

La marche de l'histoire dans cette première épo- que , était par elle-même, par sa monotonie, par les vides qu'on rencontre à chaque pas , assez traî- nante , assez décousue , pour ne pas l'embrouiller encore en ajoutant à ce qu'on a su de vraisemblable , des faits incertains, même fabuleux, concernant tant de peuples qu'on dit avoir habité la Nouvelle Russie : aussi avons-nous préféré de parler de ces peuples à la fin de l'histoire ancienne. Nous allons , avant de les nommer , présenter quelques réflexions que nous jugeons nécessaires.

Si l'on espère calculer les époques et traiter des principaux événemens d'une grande nation et en en général , il est possible que d'inmienses recher- ches conduiront en partie au but qu'on se propose. Si c'est d'un peuple très-ancien que l'on s'occupe , la diiîiculté me paraît insurmontable, et je m'ap- puierai à cet égard d'un des hommes les plus in- struits et les plus éloquens du siècle dernier (i). Si la trace de ces anciens peuples est perdue ,

(i) « On ne voit plus aucun reste , ni des anciens Assy- » riens, ni des anciens Mèdes, ni des anciens Perses, etc. La

1 6o HISTOIRE

retrouver celle des nations errantes ? Il n'y a ici ni traditions, ni chroniques, ni histoire à consulter : on retrouve des citations d'auteurs qui se sont con- tredits , qui voulaient en savoir plus qu'Hérodote qui les a précédés, et qui seul pouvait jeter de loin en loin quelques rayons d'une lumière vacillante sur la première partie de l'histoire ancienne de ces provinces : à plus forte raison , combien ne doit-on pas être sur ses gardes quand on trouve drs filia- tions de peuples anciens arrangées par des mo- dernes ?

Avant la fondation des colonies grecques, et même longtemps après , les peuples qui occu- paient précairement le territoire qui constitue la Nouvelle Russie , ne vivaient que de brigandages ; ils se réunissaient par hordes lorsqu'ils attaquaient un ennemi plus puissant, ou quand ils projetaient la conquête d'un état : leurs femmes, leurs enfans, les vieillards les suivaient sur des chariots; c'était toute une nation en mouvement; il aurait fallu se trouver sur son passage pour s'informer d'où elle venait et vers quels lieux elle portait ses pas.

Une horde nouvelle , plus cruellement dévasta- trice que la première , lui succédait bientôt , et sans se contenter du pillage d'un pays déjà dévasté, elle en enlevait les premiers habitans, ou les forçait

» trace s'en est perdue. » Bossuet , Disc, sur l'Hist. nnù\ > t. I, p. 271.

Dj: LA NOUVELLE RUSSIE. l6l

de s'unir à elle pour conquérir de compagnie.

Les premiers occupans ne différaient des dévas- tateurs que par le nom; ils avaient les mêmes mœurs, la^ même cruauté, la même ignorance et surtout la même avidité; plus encore, ils étaient aussi des nomades. Quelquefois des masses d'hom- mes chargées de dépouilles, harassées, désiraient jouir de quelques années de repos. Elles s'arrêtaient de lassitude , elles voulaient jouir en paix du fruit de leurs rapines; mais cette injuste jouissance était troublée à l'improviste par l'approche d'une horde nouvelle.

Qui a pu suivre ces peuples errans ? Qui est remonté à l'origine de chacun ? a-t-on trouvé les preuves nécessaires pour les distinguer les uns des autres , les classer sans les confondre, les dé- signer par lenrs vrais noms ^ Heureux ceux qui possèdent ce talent ! il manquait aux anciens Grecs. Ils donnaient aux Scythes vingt noms pour un , ils les confondaient tous so«is le mot de Barbares, en ajoutant le nom du lieu qu'ils habitaient ; mais ces peuples changeant sans cesse de demeures, le nom restait au pays et augmentait la confusion : les Romains ont renchéri, en substituant encore des noms nouveaux, et en latinisant les autres.

Hérodote a nommé les plus anciens de ces peu- ples; il a décrit leurs mœurs, leur manière de vivre , leurs usages , leur religion , mais non leur histoire. Diodore de Scicile vivait sous Jules César ;

I. II

l62 HISTOIRE

Slrabon écrivait sous Tibère ; Pomponius Mêla à peu près son conleniporain ; Pline florissait sous Vespasien : il y a bien loin de la date de leurs écrits aux faits qu'ils indiquent, en s'en rapportant toujours à Hérodote, qui ne donne aucune bis- toire (i). Quant à Ptolémée, Dion Cassius, Denis d'Halicarnasse, o;ii est convenu d'être circonspect en les lisant.

Ouvrez riiistoire des Gotbs de Jornandès et d'Isidore de Sévilie, vous trouverez qu'en 344 l^s Sarmates babitaiënt la Tauride. Quelqu'un qui l'a ouverte aussi, s'appuie de Procope, de Bello go- thico ^ 1. 4? c. 5, pour démontrer que Jornandès est en défaut.

Un autre entre en lice, c'est Callidius, t. 3, p. 4^1 , il dit tout uniment (( que Jornandès, Isi- » dore de Sévilie, Procope même , sont des com- >j pilateurs ignorans; qu'en 344 > Auila réunissait » sous ses étendards tous les Sarmates et les Huns. » Et nous qui sommes si difficiles à persuader, nous répondons que c'est un malbeur pour les écrits de Callidius , qu'Attila soit cinquante -cinq ans plus tard.

En donnant les noms des peuples qu'on prétend avoir dominé anciennement en Nouvelle Russie , on légitimera les motifs du silence qu'on s'est im-

(i) C'est seulement dans le quatrième livre d'Hérodote que l'on trouve ce que j'ai dit plus haut.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. lfi3

posé , pour éviter une confusion aussi fastidieusf; , que l'existence de ces peuples en Tauride est in- certaine.

Noms des peuples qu'on dit avoir occupé la Nouvelle Russie,

Les Abiens.

Les Acatzires.

Les Agathyrses.

Les Alains.

Les Alysones.

Les Amaxampes.

Les Amazones.

Les Anthropophages.

Les Antikiles.

Les Ardingues.

Les Asiatiques , sous Mithri-

date. Les Avares. Les Borysthénites. Les Bosphoriens. Les Bddins. Les Bulgares. Les Callipides grecs. Les Chazares. Les Chersonites. Les Chrobates. Les coalitions asiatiques. Les Comanes. Les Crares. Les Cymmériens. Les Génois.

Les Gépides.

Les Goths, ou Gètes.

Les Grecs.

Les Halizones.

Les Hérules.

Les Huns ou Hongres.

Les Lèches.

Les Macédoniens.

Les Mélanchlènes.

Les Messagètes.

Les Ncures.

Les Obotrit.es.

Les Olviopolites.

Les Ostrogoths.

Les Perses.

Les Petschenègues.

Les Polowces.

Les Romains.

Les Roxolans.

Les Russes.

Les Sarmates.

Les Satagalres.

Les Sauromates.

Les Scolotes ou Skolotes.

Les Scyres.

Les Scythes.

l64 HISTOIRE

Les Scylhes de Gerrhos. Les Tatars mongols.

Les Scythes laboureurs. . Les Tauriens.

Les Scythes nomades. Les Trapézistes.

Les Scythes royaux. Les Turcomans.

Les Scythes du Thiras, ou Les Tytraxètes.

Tyri-Gètes. Les Tyverses.

Les Scylhes anciens. Les Uturgures.

Les Scythes du désert. Les Uzes. .

Les Scythes du Tanaïs. Les Vénitiens à Tana.

Les Serves. Les Visigoths.

Les Sindes. Les Xites ou Tetraxites.

Les Slaves. Les Zichiens. Les Slaves latins.

CHAPITRE XIX.

Abrégé historique des principaux peuples qui ont occupé la Nouvelle Russie,

Ainsi que nons l'avons annoncé , il nous a paru plus raisonnable de ne parier de certains peuples, dont nous n'avons qu'une connaissance incertaine, qu'après avoir dit ce que nous savions sur l'histoire ancienne de la Nouvelle Russie.

Les races d'hommes qui peuplèrent ancienne- ment l'Europe n'en sont pas moins nos pères , mal- gré l'épithète de barbares dont nous les gratifions.

Ces premiers peuples étaient les Celtes , les Ibé- riens, les Sarmates et les Scythes (i). Commençons

(i) Les savans, et même ceux qui ne le sont pas, ne sauraient payer par trop de reconnaissance les travaux de

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l65

nos recherches par ces derniers , puisqu'ils ont habité le pays dont nous parlons. Il sera facile de les trouver auteurs de grand nombre d'autres peu- ples, connus depuis sous divers noms. Afin d'élaguer et d'abréger autant que possible , établissons des distinctions entre ces Scythes et les trois autres nations déjà nommées.

Les Celtes habitaient l'occident de l'Europe , les Ibériens, originaires d'Afrique^ occupaient l'Es- pagne et le midi de la France, connu sous le nom d'Aquitaine. LesSarmates, dont on parlera plus tard , possédaient en Asie un pays très-considéra- ble; mais dont la position est incertaine, puis- qu'on la désigne à la fois à l'est et au sud-ouest de la Tatarie. Les Scythes étaient originaires de Perse.

Distinguons maintenant les Tatars des Scythes , car les Tatars n'ont commencé à être connus que depuis l'irruption des Huns en Europe, l'an 376.

Des Scythes.

Les Scythes possédaient depuis quinze cents ans une grande partie de l'Asie , lorsque Ninus les vain-

M. le comte Jean Potocki sur les reclierches de l'antiquité des peuples ; nous y renvoyons ceux qui désirent remonter à la source des choses ; ils y puiseront des lumières que notre insuffisance ne peut leur fournir.

t66 histoire

quit, délivra les peuples du tribut annuel (i) et

fonda le premier royaume d'Assyrie.

Un peuple nomade trouve sa patrie partout ses troupeaux paissent abondanuuent. Ceux des Scythes qui se soumirent aux lois de JSinus, con- tinuèrent d'habiter leur pays, les autres se disper- sèrent.

Quoiqu'on ne soit pas très-certain de l'époque les Scythes passèrent de la Perse dans le Bos- phore cimmèrien , cependant on sait par Hérodote qu'on la jugeait de son temps comuje remontant à une très-lîaute antiquité , et que la tradition de leur venue de Perse était conservée. (2)

Ce ne fut pas seulement la partie du Pont Euxin servant de limite à la Nouvelle Russie, que les Scythes occupèrent, ils envahirent le Caucase et les pavs d'alentour, les Palus Méotides, les régions considérables habitées depuis par les Ostrogoths et les Visigoths ; c'est-à-dire lespace séparant cette longue étendue de pays, renfermé entre le Tan aïs et la mer Caspienne , ainsi que celui qui se trouve entre ce même Tanaïs et le Danube : pays immense et dont la population devait être prodigieuse.

Les Gèles ou Goths, les Ostrogoths , les Visi- goths ne sont que le même peuple Scythe diver-

(i") Justin. , 1. I , c. 1 ; 1. 2 , c. 3.

(2) Hérodote , 1. 4 , c. 2 , dit qu'ils traversèrent l'Araxe.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l6j

sèment nomme. La plus ancienne notion qu'on ait des Goths ne remonte qu'à l'an 179, ils étaient alors sur le Danube; à la lin du second siècle, ils occupaient la Tlirace-^ sous Décius , ils entrèrent en Macédoine; et en iS^ , sous Valérien, ils fon- dèrent nilyrie. Tout porte à se persuader que les Goths étaient les mêmes que les Gètes; le mot Gete n'est passé chez les autres peuples que donné 23ar les Grecs. On ne peut attribuer cette difTé- rence dans le nom qu'à la manière de le pro- noncer, puisqu'on leur accorde le même lieu pour demeure, le même langage, les mêmes mœurs, les mêmes Iiabirudes , le même costume; et si l'on se refusait à reconnaître leur identité, il fau- drait au moins nous apprendre ce que seraient devenus ces Gètes : comment auraient-ils disparu tout d'un coup? d'où venaient ces Goths qui les Oiit remplacés?

Spariien, écrivant cinquante ans après l'expédi- tion des (joths en Ulyrie, c'est-à-dire en 5o6, dit dans la vie de Caracalla et dans celle de Géta son frère, que les Gètes et les Goths sont le même peu- ple (1). Un auteur moderne dit : a Les Goths au- » trefois appelés les Gètes, (2) »

{i\ Jules Capitol in, Claudien, Prudence, saint Jérôme, sont du même avis.

(2) M. de Bossuet, p. 96, année i58, dans son Disc, sur l'Hist. univ.

l68 HISTOIRE

Les Grecs portaient l'abus de ce nom Scythe jus- qu'à le donner à tous les peuples qu'ils ne connais^ saîent pas; ainsi les Russes étaient des Scythes (i) pour eux. Qu'ils eussent élé humiliés ces Grecs si fiers , s'ils eussent bien voulu réfléchir qu'ils des- cendaient eux-mêmes des Scythes! Tout barbares qu'étaient ces mêmes Scythes, ils se glorifiaient de leur ancienneté et se disaient antérieurs aux Egyp- tiens. (2)

Si l'on veut se rapi^èler la fuite d'Odin (3) , on trouvera qu'une partie de Scythes l'élurent pour chef, et allèrent s'établir, sous ses ordres, dans la Scandinavie. On sait également que c'est de ce pays que Jes Goths débordèrent quand on ne parla plus des Gètes.

Une difficulté se présente, non dans cette émi- gration, que l'histoire atteste, mais dans la per- sonne du chef qui la conduisit. On assure que les Goths nommaient Odin la divinité qui présidait aux combats, c'était le dieu Mars des autres peuples; on lui offrait des sacrifices avant l'action, on chan- tait des hymnes à sa gloire , on le priait de répan- dre sur toute la nation ce courage bouillant qui ne pouvait émaner que de lui.

(i) Jnnal. comnen. , Nicéphor, Georges, DescripU des peuples de Russie.

{rtj Justin., 1. i\ Eschyle, dans Prométkée.

(3) Continuation du Chap. II de cette première époquev.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l6(j

Cette difficulté n en est une que sur l'origine du nom cVOdin. Était-il donné par les Scythes avant leur départ des bords du Borysthène et du Thyras? A-t-il pris naissance en Scandinavie ? Comme nous Savons qaOdin était révéré par les Gotlis , et que riiistoire nous apprend qu'il quitta le pays situe entre les deux fleuves déjà désignés, nous pouvons en augurer que le nom vient des Scythes, (i)

Nous habitons dans ce moment le point d'où les Scythes partirent, et nous n'y retrouvons aucune trace d'antiquité , si l'on en excepte les courgans ou tombes élevées en forme de monticules; encore est-il bien incertain de savoir si ces mausolées ne sont pas l'ouvrage des Talars.

Quelques personnes, trompées par le nom de l'île de Goth'Landf ont pensé qvie c'était la vérita- ble patrie des Goths, et que ces peuples ne l'avaient quittée que par la surabondance de leur population. Il était plus vraisemblable de dire que , répandus sur toute la Scandinavie, ils occupaient aussi l'île à laquelle ils ont donné leur nom. (2)

L'identité étant prouvée entre les Gètes et les

(i) Richer, 28'' partie, c. 3 ; Mallet du Pan, Mjthol, des Anciens, p. 202 j Pinkerton, Recherches sur V origine des Scythes et des Goths.

(2) Nous connaissons l'île de Goth-Land , et nous pou- vons assurer qu'elle n'a pas assez de surface pour avoir contenu les Goths rangés en bataille, à l'époque ils commencèrent leurs incursions..

lyO HISTOIRE

Goilis, essayons de remonter aux Scythes par les Gèles.

Les Grecs nommaient indistinctement ces peu- ples Scythes ou Gètes ; darîs leurs pof'sies ils se servaient alternativement de ces deux dénomina- tions. Ovide dit plusieurs fois, « que les peuples » qui l'environnent sont des harhares parlant deux » langues, la gétique ou scythique et la sarmate. »

D'autres auteurs disent que les Gètes et les Scy- tes sont le même peuple , et n'ont entre eux aucune différence marquée (i). Cette opinion est égale- ment celle de tous ceux qui ont cherché à appro- fondir leur origine. (2)

Il est néanmoins des objections qu'on doit avoir la bonne foi de se faire. Nîiius , avons-nous ùit, chassa les Scythes de la Perse; cette époque est antérieure à notre ère d'environ 2 5oo ans. Obser- vons que l'écriture sainte ne dit qu'un n»ot du pre- mier royaume d'Assyrie ; qu'elle ne parle pas de Ninus , mais seulement de Phul, un de ses succes- seurs ; objectons encore que le déluge de Noé ar- rivalan du monde i656, par conséquent 2548 ans avant Jésus-Christ ^ ainsi il y aurait, religieusement parlant, un anachronisme. Si les anciens auieurs profanes nous égarent, c'est aux auteurs sacrés à nous ramener.

(i) Ammien Marcellin , Ptolémée, Strabon. (2) Voyez , à cet égard , les ouvrages de M. le comte Jean Potockij ils peuyent fixer plus sûrement qu'aucun autre.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. I7I

Ces Scytlies ou Gèles, que dous avons dit avoir habité les régions de l'est , du nord et de l'ouest du Pont-Euxin, se répandirent, avecle temps, en Thrace, en Grèce, en Gerajanie, en Scandinavie. Ainsi, n'en déplaise aux anciens Grecs, si jaloux de leur origine divine, ils étaient des Scytlies ou Gètes; ainsi la noblesse allemande, dont les titres sont si bien conservés et les races sans mésallian- ces, remonte directement aux Scythes ou Goths, si ce n'est aux Vlsigoths, désignés ainsi conrime Goths de l'Orient, (i)

Il est hors de doute que les Scythes , Gètes , ou Goths quittèrent les bords de l'Euxin pour aller occuper la Scandinavie, d'où la faim les chassa et les obligea de se répandre par masses sur les terres qu'ils dévastèrent. On doit supposer à une grande population un sol fertile , et par conséquent une grande facilité dans les moyens d'exister. Un peu- ple nomade jouissait de cet avantage dans les pro- vinces qu'il n'abandonna que pour n'être pas sub- jugué par Mithridate. La Scandinavie suffît à peine de nos jours à la subsistance du petit nombre de ses habitans; aurait-elle pu en nourrir une masse innombrable, à une époque les forêts privaient

(i) Les Ostrogoths occupaient le pays renfermé par le Tanaïs , les Palus-Méotides , le Caucase et la mer Caspienne. On les nommait Ostro, ou nation de l'est. Les Visigoths , ou nation de l'ouest, habitaient l'espace entre les Roxolans, les Sarmates et le Pont-Euxin.

fjl HISTOIRE

l'agnculture des deux tiers des fonds cultivés de nos jours ! Les Goths n'y séjournèrent que peu de temps, et y laissèrent, suivant l'usage de ces peu- ples, une petite portion des leurs.

Des Sarmates.

Les Sarmates n'étaient point des Scythes, par conséquent il faut les distinguer des Gètes ou Goths (i); ils venaient d'Asie, ils avaient ha- bité l'ouest de la Grande-Tatarie. L'époque de leur passage en Europe est inconnue, elle a précède celle des Scythes. Sont-ce les Sarmates que les Grecs ont nommés Sauromates? est-ce bien eux qu'ils appelaient encore Sjromèdes? Dans ce cas, ils. descendent des Modes , et remontent à deux mille cent ans avant notre ère. On a dit qu'ils occupaient une grande partie de l'Asie; est la garantie d'une aussi ancienne origine? Nous l'ignorons. (2)

On leur accorde le nom de Sauromates , c'est- à- dire jeux de vipères (3). Leurs possessions d'Europe étaient situées au nord des Messagètes : elles em- brassaient la Russie européenne et presque toute la Pologne ; c'est une erreur de croire les Germains issus des Sarmates : si l'on excepte la guerre en Tauride, Tauros fut pris, les Scythes ont eu

(i) Hérodote ,1. 4) c. 67.

(2) Pline, 1. 4, c. 12 de son Histoire ; Hérodote , 1. 6,

(3) Pline , 1. 6 , c. 7 , parle de leur arrivée de Médie.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. I73

dans tous les temps les liaisons les plus intimes avec les Sarmates, On a vu la cavalerie de cette nation combattre contre Darius à coté des Scythes. Lorsque les Romains dans leurs guerres contre les Goths avouèrent avoir trouvé un ennemi formidable et difficile à vaincre , c'était cette même cavalerie sar- mate couverte d'une cotte de maille.

Des colonies sarmates habitaient en bonne intelli- gence au milieu des Scythes, comme on voit de nos jours des colons allemands en Russie et en Espagne : ces colonies conservant leurs mœurs , leurs usages, leur costume , leur langage , ont induit à erreur <juelques. écrivains qui ont pris les Jazjges , colo- nie sarmate sur les bords du Thiras , |>our la nation sarmate elle-même. Voilà ce qui justifie ce que nous avons cité d'Ovide dans le cours de ce cha- pitre.

Sous Néron , en 63 , les Sarmates commencèrent à inquiéter les Romains. Ils furent successivement battus par Marc-Aurèle, Carus et Constantin. En 3g8.et 407 , ils firent une irruption dans les Gaules, en se mêlant avec d'autres peuples; Attila les sub- jugua.

Quoique le caractère des Sarmates fût porté à la férocité, quoique leur costume fût etïrayant, ils avaient cependant moins de cruauté que les Scy- thes , et plus de recherche dans leur ajustement. Leur habit était long , suivant l'usage des Mèdes ; leurs armes bien entretenues, et leurs chevaux pas-

Ij4 HISTOIRE

saient pour rélite de tous ceux qui combaltitenl; les Grecs et les Romains.

Des Slaves ou Slavons.

Les Slaves ou Slavons sont d'origine sarmate ; ils furent tellement confondus avec les Vénètes , qu'ils parurent ne former qu'un peuple ; et ce fut de concert qu'ils firent beaucoup de conquêtes vers la fin du cinquième siècle.

Les Slavons occupèrent bientôt toute la Bohème , la Luzace , la Silésie , la Pomèranie , la Pologne , la Servie , la Bosnie , la Dalmatie et une partie de la Russie. Les plus anciens habitans connus de la Russie européenne étaient Slavons , et les mœurs des Russes élam celles qui se sont le plus long- temps conservées , par le peu de fréquentation avec les Européens , avant le règne de Pierre-le-Grand, voyons si ces mœurs ont encore quelque ressem- blance avec celles de ces peuples, dont ils des- cendent.

Le Slave , dit Procope , est bon , quoique gros- sier; s'il rencontre quelqu'un , il le salue ou l'em- brasse. Accueillir un étranger, c'est pour lui un principe de devoir : il lui offre sa table, sans y attacher aucun mérite; c'est un prêté rendu; il s'attend à recevoir la même hospitalité quand il sortira de chez lui (i). Son attention perpétuelle,

(i) Mohsens, Gej-c^«c?e der Wissensch, Scit. 65. Le même

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l'jO

celle qui paraît innée chez ce peuple , c'est de sou- lager la pauvreté : a peine voit-on des mendians par la précaution qu'il a d'aller au-devant des be- soins des malheureux (i). Le courage des Slaves est indompté et n'est pas susceptible de direction , parce qu'il est fondé sur l'audace qui ne réfléchit point. (2)

Les Slaves avaient reçu des Grecs quelques no- tions de religion , qu'ils arrangèrent à leur guise : ils multipliaient leur dieux à l'infini , et offraient un culte particulier aux nyniphes des bois et des eaux (3). Cette quantité de dieux nécessitait un pro- digieux nombre de fêtes , dont les principales étaient consacrées au printemps et à l'automne.

auteur ajoute qu'aucun peuple ne surpasse le Slave en hos- pitalité.

(1) Chron. slavica, p. 102.

(2) Pomponius Mêla, 1. 3.

(3) Je ne dois m'en prendre qu'à ma mémoire, si je ne peux rapporter le nom d'un gentilhomme courlandais , qui m'a assuré avoir habité quelque temps un très-petit village , dont les paysans étaient pleins de vénération pour un vieux chêne; ils s'y rendaient en secret, et y faisaient des prières.

M. de Thom a vu en Pologne un peuple immense à ge- noux et priant devant une fontaine. Ne pourrait-on pas faire remonter aux Slaves l'origine de beaucoup de super- stitions que les druides pratiquaient ?

Voyes encore ce que dit M. le comte de Potocki dans son Vojage en Basse-Saxe. C'est l'auteur qui renvoie lui- même à cet écrit dans ses Fragm.surlaScythie , t. 2, p. 104.

1^6 HISTOIRE

Les slaves ne faisaient que deux repas , Tun à neuf heures du matin , 1 autre à quatre heures après midi. Leur nourriture était grossière et mal ap- prêtée (i) : le couteau qui servait à couper leur viande était une arme qu'ils employaient à l'armée : ils le tenaient suspendu à une ceinture. (2)

Ils savaient brasser la bière (3) , et buvaient d'une liqueur fermentée qu'ils tiraient de l'écorce de bouleau. Les bains faisaient leurs délices ; ils le» jugeaient indispensables pour l'entretien de leur santé , et cette habitude était introduite chez eux depuis leur existence en corps de nation. (4)

On conduisait les époux à l'église dans un cha- riot : ils étaient précédés d'une musique champêtre et d'un homme portant un plat, il y avait du pain et du sel.

Parmi les plus anciens Slaves , on ne distinguait les saisons que par des expressions qui leur fussent relatives : cette méthode est bien dans la nature. Ainsi ils nommaient le printemps la jeunesse de l'an- née ; elle commençait avec lui ; leurs calculs sur le cours des temps avait pour base les mois lunaires. Moins paresseux que les peuples dont ils étaient entourés , l'agriculture était leur occupation pen-

(i) Procop.

(2) Fortis, p. loi.

(3) Mohseii, p. 210*

(4) Nestor, p. 0.

DE LA NOUVELT.-E RUSSIE. l'J'J

dant la paix ; d'où l'on peut conclure que tous les hommes en étal de travailler prenaient les armes en temps de guerre.

DifTérens des Sarmates dans l'art de combattre , ils étaient presque tous fantassins (i); une épée, un couteau et un bouclier composaient originaire- lïienileursarmes. llsyjoignirent dans la suite l'arc, la lance, et la massue; ils ont toujours cru que la Divinité combattait pour eux. (2)

Quand le chef d'un pays voyageait, il était porté par ce qu'il y avait de plus grand dans ses états (3). Ils ne considéraient la guerre , ni sous le rapport d'illustrer leur nation par une gloire durable , ni par des motifs de vengeance fondés sur une injus- tice reçue ; mais uniquement comme le grand art de devenir rapidement riches : ils donnaient le nom de hagatir à ceux qui avaient fait fortune par leur valeur, et sous la protection du dieu Mars.

Ils commençaient l'attaque par des cris affreux, et le cimnt de la victoire était celui de toute la nation. Leurs chefs étaient pris parmi ceux qui avaient le plus vaillamment combattu; leur général se nommait TVoja-TVoda. L'iiuoianité se refuse à

(1) Procope , uhi suprà.

(2) Constant. , de Administ. imper., a, 3i, p. 98.

(3) Théophanes, p. 367.

I. 1%

1^8 HISTOIRE

croire ce que Procope raconte de leurs cruaulés envers leurs ennemis vaiiicus. (i)

On représente la nation Slave, en général, comme composée d'hommes forts , très-robustes et bien bâ- tis; leurs cheveux blonds, leurs traits decaraclère, leur manière de se tenir, imprijuaient à ces peuples une teinte nationale qui les faisait facilement recon- naître. ( ')

Quelque divisées que fussent leurs tribus , le langa^^e éiait le même partout : leurs habitations étaient misérables, presque ensevelies sous terre ; ils étaient peu jîdoux de la propreté , et vivaient assez misérablement. A quoi leur servait-il de faire des conquêtes ?

Ils promettaient à la divinité de leur ménage , car chacun se choisissait un dieu particulier, in- dépendamment de celui de la guerre, qui était, ainsi que ceux des bois , des eaux et des saisons , commun à tous les Slaves ; ils promettaient, dis-je, le sacrifice d'un animal, chaque fois que leur vie était exposée (3). Ainsi, leur principale prière était à peu près conçue en ces termes : « Divinité bien- » faisante , protégez ma vie dans ce combat ; à ma » place je vous donnerai un bœuf. Délivrez-moi

(i) Procop. , de Bell. Goth,, c. 38, p. 558. (a) Idem, 1. 3.

(3) Lomonossow, d'après Procope de Césarée , c. Procope, 1. 4, c. 14.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. Ï^Q

» de la maladie qui n j'accable , je vous ferai présent » d'un veau. » Tel est le sens de ce que nous lisons dans Procope. Le même auteur ajoute ( i ) qu'ils n obéissaient point à un roi, mais qu'ils vivaient sous un gouvernement populaire , et que les inlé- rêis de la nation , discutés publiquement, se déci- daient en commun.

A cette forme d'administration, nous pouvons néanmoins opposer diverses tribus Slaves , soumises à un cbef ou prince , telles que les Slaves niaha- rensès j Bohèmes j wilzes , et les obotrites.

(( Il y avait, sous Jusiinien , des forteresses en » lllyrie qui passaient pour imprenables, anciens )) monumens sans doute du règne des Scythes ; les » Slaves résolurent de s'en emparer; ils traversè- » rent le Danube , firent non -seulement des con- » quêtes en lllyrie, mais ils s'y plureru davantage » que chez eux, et donnèrent au pays, entre la » Save et la Drave , le nom de Pannonie slav^ienne; » c'est ce qu'on appelle à présent Esdavonie. »

Des Tiiverzes.

Ils habitaient les environs de l'Hyppanis, et furent chassés par les Peischenègues. Je ne cite ce peuple que comme un exemple du peu de données que nous avons sur cette liste de nations déjà rapportée.

(i) Procop., de Bell. Goth, , 1. l\ , c. i4'

l8o HISTOIRE

Celte phrase unique se répéterait pour presque toutes.

Des Petschenegues , ou Patzinaces,

Ce nom barbare convenait parfaitement au peu- ple qui le portait. Il est hors de notre sujet de nous étendre sur les événemens qui ont signalé l'histoire de ces demi-sauvages , jusqu'au temps ils passèrent en Nouvelle P\.ussie.

Sous le règne d'Igor , on vit arriver des bords de l'Jaik et du Volga une multitude innombrable, portant avec elle la terreur et la destruction. Ce fléau se répandit indistinctement sur les terres de Russie. Igor vainquit ces peuples farouches, mais il ne les subjugua pas. 11 les prit dans la suite à son service , pour exécuter ses projets sur la Grèce; un traité de paix l'arrêta en Tauride (i); c'est vrai- semblablement alors que les Petschenegues qui l'avaient suivi , s'arrêtèrent aux environs de Cher- son.

On prétend aussi que battus par les Uzes , ils se dispersèrent sur divers points : il est néanmoins fort souvent question d'eux depuis celte époque, et l'histoire de Russie est pleine de leur férocité. En ne parlant plus des Petsclienègues , on leur fait

(i) Nestor, Nicon. (auteurs russes). Voyez , sur les Pets- chenegues, Striffer, Zonaras, Constantin Porphyrogénète., Cedrenus, Lomonossow, 2<' partie, c. 3, etc.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ïSl

succéder les Polowtzi ou Polowces , habitant égale- ment les rives de l'iaïk. (i)

11 ne faut pas confondre les Petschenègues , as- siégeant Kiow sous Sviatoslav I", et subsistant de- puis comme nation , avec une colonie du même peuple rivalisant d'industrie avec les Chersonites ; mais très-éloignés de rivaliser de profits. Vaine- ment a-ton voulu se persuader que le commerce qui passait par leuis mains les avait enrichis; vainement leur a t-on accordé la qualité de facteurs, comme on la donne de nos jours aux juifs de Po- logne ; le titre ne change pas l'état, et c'est beau- coup s'il en modifie l'amertume : nous voyons tous les jours, dans les villes de commerce, une légion de porte faix , par les mains desquels toutes les marchandises passent, sans qu'ils en soient pour cela plus riches. serait la vraisemblance que les Grecs de ce temps-là se fussent choisis des associés parmi des hommes dont ils ne pouvaient faire que des crocheteurs ?

Une autre portion des Petschenègues dominait en Tauride , dans le dixième siècle. Ce n'était plus les facteurs des Chersonites, mais un corps de nation laborieuse , travaillant avec intelligence ,

(i) Les Po/ow^fô/ paraissent être les mêmes que les Pets- chenègues ^ mais ayant un surnom.

L'Évêque, Rist. de Russie, t. i, année 1061. ^ojez aussi Constant. Porph. , de Admin, imper., c. 37.

î82 HISTOIRE

cultivant les terres, faisant pour son compte et sans associes un coriin:erce considérable, et méprisant ceux des leurs qui se vouaient aux colonies j^^^ec- ques. ( e furent ces hommes actifs qui portèrent tort à Cberson , et non les malheureux qui leur servaient de bétes de sonmie. Nous ne pouvons dire, ainsi que quelques historiens l'avancent, qu'ils furent subjugués par h^s Polowtzi, puisque nous avons pensé que ce n'était qu'un même peuple.

Des Chazares.

Cette nation , dont il est souvent parle dans l'his- toire de Tauride , était une tribu sarmate. Les Grecs, oubliant que les circonstances font les hom- mes, comme elles décident quelquefois des empires, se jouèrent du malheur de ces peuples expatriés, et les nommèrent émigrés, (i)

Ces Chazares n'eurent à combattre ni l'aveugle- ment des passions, ni le fanatisme de la fausse liberté , ni la rage des assassins, ni le délire fréné- tique de l'inconstance, ni le machiavélisme des cours ; ils furent bien servis par des circojistances différentes des premières, et fondèrent un rojaume

(i) Comme il est puissant, le pouvoir de l'habitude ! Les Grecs nommaient ces peuples Métanaste , qui veut dire émigré; les Slavons, d'après l'usage grec, les appelaient Chasnr, qui , dans leur langue , renferme la même signifi- cation.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ] 83

qui eut beaucoup de pouvoir et de réputation. On est disposé à croire que la plupart des peuples nommés daiis le chapitre précédent, tiraient leur origine des Scythes et des Sarmaies, que ce mé- lange leur valait des noms divers, et ajoutait à la confusion qui a suivi.

Des Tatars.

Les Tatars sont une classe distincte des Mongols : les uns et les autres paraissent avoir une origine commune avec les Turcs.

Cet Tatars et Mongols ont eu à différentes épo- ques des succès incroyables. Le pays qu'ils occu- paient en Asie embrassait à peu près la septième partie du monde. Les Turcs ne s'élevèrent que par la chute des Mongols.

L'Asie devint trop étroite pour satisfaire l'ambi- tion des fds de Jenguys-Rhan, ils conduisirent leurs Tatars en Europe et y firent des conquêtes. La Tauride , ainsi que nous l'avons remarqué , devint la proie de ces étrangers. Nous aurons souvent occasion de parler d'eux dans la seconde époque de celte histoire.

î84 HISTOIRE

CHAPITRE XX.

Du commerce en général; du commerce établi par les colonies sur les bords de VEuxin , ren- fermant tout V intérêt commercial de cette pre- mière époque.

Le but principal de cet ouvrage étant de donner au commerce delà mer Noire toute l'extension dont il est susceptible , celte partie de mon travail né- cessite un grand développement. Aussi pour y ré- pandre le plus d'ordre et de clarté possible , j'ai divisé le commerce de la nouvelle Russie en irois époques , ainsi que son histoire , en terminant cha- cune de ces époques par l'aperçu commercial qui la concerne ; j'ai taché de faire mieux ressortir et la marche et les avantages que ce commerce présente.

Du commerce en général.

Le commerce en général est la communication réciproque du produit des terres et de l'industrie.

Les besoins factices que les hommes se sont créés ont rendu le commerce dépositaire des objets d'o- pinion comme de ceux de première nécessité ; c'est ainsi que le luxe n'est qu'une jouissance compara- tive des choses superflues.

L'influence du commerce sur le corps politique d'iuie nation est une de ces grandes vérités que

DE LA NOUVELLE RUSSIE. l85

l'histoire de chaque peuple démontre : l'Egypte en fournira la preuve dans le cours de ce résume.

Considéré sous le rapport politique, il est de l'essence du commerce de faire utilement circuler dans toutes les provinces de Félat les productions qui leur sont nécessaires, et d'exporter leur su- perflu : de même il doit importer les productions et les marchandises élrang(H es , soit pour l'usage de ces mêmes provinces , soit pour les réexporter avec avantage.

La première opération commerciale a eu lieu en Asie, parce que cette partie de notre globe a été la première peuplée ,• aussi par succession de temps est- ce vers l'Asie que tous les peuples aboutirent, parce que le commerce y avait introduit un luxe effréné. Les Pbéniciens illustrèrent le point de la Syrie d'où ils partirent povu^ braver les dangers des mers, et accumuler les ricliesses de l'Orient dans Tjr et Sjdon. Cet exemple fut bientôt imité ; il en est de même de tout ce qui est couronné par le succès, avec cette distinction importante, que l'avidité aveugle souvent.

11 est plus que vraisemblable que les premières opérations commerciales se traitèrent par des échan- ges : l'impossibilité des transports , la variété dans les objets de convenance, les goûts opposés de divers peuples, la concurrence même, tous ces motifs, dis-je, donnèrent de l'âme à Tindustrie; les mé- taux devinrent des richesses de convention; ïh

1 86 HISTOIRE

représentèrent les marchtuidises aussitôt qu'ils fu- rent eux-mêmes reconnus pour telles.

Ces progrès dans le commerce introduisirent le change qui le vivifia. En i j 8i , les juifs inventèrent les lettres de change. Ces hommes ingénieux , de- venus eux-mêmes un objet de commerce, étaient bannis, rappelf's ou tolérés dans différens états, selon les besoins des gouvernemens qui les impo- saient. Pour mettre leur fortune à l'abri des poulr- suiles continuelles, leur industrie enfanta un projet, qui, fondé depuis sur la confiance publique et par- ticulière , est devenu l'âme du commerce.

Le prix du change n'étant qu'une compensation momentanée des monnaies de deux pays, en raison de leurs dettes réciproques , la balance du com- merce sera la portion qui restera due par Tun des deux j lorsque ces dettes réciproques seront ac- quittées.

Il résulte de cette compensation momentanée , que l'abondance ou la rareté des créances d'un de ces pays sur l'autre , fait la hausse ou la baisse du change. A celte considération , il s'en joint habi- tuellement une autre , qui est la proportion dans le crédit public.

Commerce par les colonies.

Fonder des colonies devint une branche de com- merce, que la politique conseilla à l'intérêt des gouvernemens. L'excès de la population devait faire

DE LA NOUVELLE IIUSSIE. 187

redouter des désagréables corjséquences au pays trop resserré ou trop peu fertile pour la contenir. Tant qu'il est possible d'occuper les bras à l'agriculture, l'état et]e commerce en profitent; lorsque ces bras restent oisifs et qu'ils ne peuvent être distribués dans les fabriques , le commerce et l'état en sont grevés.

L'idée de conquête serr.it faussement supposée à l'établissement des premiers colons. La mère patrie a du traiter les bommes comme une prodiiclion trop abondante dont l'intérêt général demandait la séparation.

Ainsi le premier vœu a été de se débarrasser d'une multitude à cbarge , et par conséquent dan- gereuse ; le second de la rendre utile , en lui four- nissant les secours nécessaires à la culture : le commerce paraît n'avoir été que la troisième intention.

Qu'on veuille bien ne pas perdre de vue que je viens de parler des premiers colons ; ne confondons pas l'établissement de la colonie avec les effets qui en ont résulté : c'est pourquoi, lorsque le com- merce a remarqué des avantages réels dans les rela- tions entre la mère patrie et les colons , il a pu concevoir l'idée d'établir des colonies uniquement fondées dans les intérêts du commerce.

Toute colonie qui peut se passer de sa métropole, non-seulement cesse de lui être utile, mais elle est à la veille de s'en séparer. Ainsi en éloignant de la grande famille une partie des individus qui la

î88 HISTOIRE

composaient , la métropole a du se réserver les moyens de diriger, de gouverner ces individus; elle a faire dépendre leur prospérité de ses soins continuels. C'est ainsi qu'on a vu Gènes non-seule- ment nommer à toutes les places civiles et militaires de CafTa , mais encore y envoyer des commissaires pour inspecter les gouverneurs et les magisirats.

Épuiser les colonies , c'est les disposer à s'afFran- chir du joiig, que l'art de l'administration devrait leur rendre insensible. Ne jamais retirer d'elles tout ce qu'on aurait le droit d'exiger , est le moyen le plus sûr de les maintenir dans la dépendence : on n'attache un homme a un sol nouveau , à un climat qui n'est pas le sien , qu'en lui assurant une exis- tence plus agréable que celle qu'il abandonne. Il y aurait bien de l'injustice de ne pas calculer pour l'homme simple et de bonne foi , les dangers aux- quels il s'expose , le sacrifice de son pays , peut-être celui de sa santé. L'intérêt l'a décidé, il n'a vu que la promesse qu'on lui a faite , il serait affreux de ne pas la remplir , de ne pas veiller sur lui , de ne pas récompenser sa confiance par des avantages certains.

On doit distinguer la colonie politique commer- ciale de la colonie politique de conquête. Alexandre- le-Grand perfectionna celle-ci. Ce prince , aussi sage politique que vaillant capitaine, distribuait les vaincus sur les états de sa domination , et les remplaçait par un certain nombre de ses sujets. Les

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 189

Romains adoptèrent ce genre de colonies , et en ré- tirèrent de si grands avantages que ces deplacemens leur réussirent partout, excepté en Scylhie, sous Trajan. Cette dernière manière de fonder des co- lonies étant étrangère à mon sujet, je n'en par- lerai pas.

Les excursions de tant de peuples, dont il a été traité dans cette première époque , ne peuvent être considérées comme des colonies. C'était un fléau dévastateur qui parcourait une portion de l'hémisphère, jusqu'à ce qu'il fût détruit par la mésintelligence de ses chefs , ou par le fer des na- tions réunies.

L'excessive population de la Grèce fit plus pour son commerce que ses exploits; il est vrai que ceux-ci servirciît à protéger les colonies, dont celte population était la première cause; le com- merce concourut au bien-être des colons, et fut la récompense des soins administratifs que diri- geait la prudence de la mère-patrie.

Si quelque chose pouvait dédommager du sang que firent verser les victoires d'Alexandre , ce se- rait la révolution, si favorable au commerce des Européens, qu'elles aujenèrent. Généralement par- lant, il est rare que le commerce d'un pays ac- quière une prépondérance marquée, s;jns porter atteinte au commerce d'un autre. Alexaiidre dé- truisit Tfr et la navigation de Syrie. L'Egvpie qui refusait jusque-là de communiquer avec les

igO HISTOIRE

étrangers, fut forcée de correspondre avec eux.

Alexandre en donnant son nom à la plus belle cité de l'Egypte, la constijua reine du commerce de rinde et de tout l'Orient.

Les Ptolémées , successeurs du héros macédo- nien, suivirent ses traces, el l'interruption de ce commerce n'a cessé qu'aux époques dont je vais rendre compte en liant ce qui précède avec le commerce de la mer Noire.

CHAPITRE XXI.

Bu commerce ancien de la mer Noire ou Pont- Euxin.

Vouloir remonter à une époque antérieure à celle de la fondation des colonies grecques, pour établir la première existence du commerce de la mer Noire , ce serait se perdre dans la nuit et l'i- gnorance des temps , ce serait bercer de chimères l'attention du lecteur inq^artial, qu'on doit savoir respecter.

Ce serait ainsi perdre beaucoup de temps que de s'arrêter aux fables qu'Arisiée mit en vers au re- tour de son voyage en Scythie, oii le commerce l'avait attiré. On ne peut exiger de nous des dé- tails très-étendus : quand on n'a pas des notions bien suivies, bien exactes, bien constatées, sur l'histoire d'une ou de plusieurs nations antiques , trouverait-on celles de leur commerce?

DE LA NOUVELLE RUSSIE. JQI

J'ai déjà rapporté , suivant les circonstances qui se sont offertes, les points principaux des spéctda- tions <les (rrecs sur le Pont-Euxin; dans ces temps reculés, les objets de première nécessité fixaient seuls les opérations commerciales ; ils consistaient principalement en grains , sel, poisson séché, cuirs, cire, miel et fourrnres. L'avidité y joignit l'achat des esclaves, et la férocité des riverains mid- tiplia tellement le nombre des victimes , qu'on les transporta chez l'étranger pour les revendie avec plus de bénéfice.

Phanagorie, Panticapée, Théodosie, Cherson , Tanaïs, Taphros , Olbia, Ophiuse furent les pre- miers entrepots du commerce, (i)

Après les victoires de Lucullus et de Pompée, les Romains ajoutèrent à leur système de conquête le projet momentané de les faire fleurir par le commerce. Pompée ayant subjugué le royaume de Pont, offrit à Rome une source de richesses dans le commerce de la mer Noire. Jusque les égyp- tiens, maîtres de celui de l'Europe et de l'Asie, fixaient, à leur gré , le prix que les Européens de- vaient donner des productions de l'Inde.

Les échanges avaient lieu dans les spéculations des Egyptiens, parce qu'ils étaient tous à leur

(i) On trouve, dans les PlaldojQrs de Démosthènes con- tre Phormion et contre Lacritus , les preuves de ce cora- Hiercc.

ig?. HISTOIRE

avantage. Cela se conçoit, en réfléchissant qu'ils n'avaient point de concurrens dans la livraison des marchandises de l'Inde, et que les acheteurs ar- rivaient de tous côtés en Egypte avec celles de l'Europe. Ainsi ils recevaient de l'or, de l'argent, du cuivre, du fer, du plomb, du laiton , des draps, des vins, du soufre, de l'alun, des cuirs, de l'am- bre , du mastic et autres articles ; puis ils donnaient en retour des pierres précieuses , des drogues , des parfums , de l'ivoire , des étoffes de soie , des toiles peintes d'Orient et des épiceries.

Le projet de Pompée fut d'établir une commu- nication plus directe , plus facile qiie celle qui exis- tait entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne ; non- seulement il voulait suivre le plan de commerce qui avait si bien réussi aux colonies grecques, mais il comptait encore se servir de la voie de l'Eu- phrate. Ce fleuve prend sa source en Arménie et se jette dans le golfe Persique.

Rome , en adoptant les vues de Pompée , rui- nait le commerce de l'Egypte. Mais dans un gou- vernement purement miliiaire, les idées commer- ciales sont soumises à toutes les vicissitudes de l'esprit du moment; voilà pourquoi Rome aban- donna ce projet, à peine conçu, et revint à son système de prédilection, celui des conquêtes.

En effet, il était plus aisé aux Romains de vain- cre que de spéculer; enfans gâtés de la victoire,

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 193

ils se présentèrent en Egypte et la soumirent à leur domination.

Dans des circonstances subséquentes, les Egyp- tiens se vengèrent des idées profondes d'un grand homme, en assassinant Pompée. Viiidicalifs et flat- teurs, ils espérèrent faire leur cour à César , et ne, lui inspirèrent que le mépris.

Cette conquête de l'Egypte fut plus utile au commerce des Romains, que ne l'ensserst été les projets de Pompée , de prendre la route de la mer Caspienne et du Pont-Euxin pour correspondre avec l'Inde; c'est pourquoi Rome abandonna aux Asiatiques et aux Grecs le commerce de la Tau- ride et de toutes les cotes de la mer Noire.

Les bords de 1 Hyppanis recevaient encore quel- ques marchands romains; mais ce n'éiait plus que ceux qui, ayant des relations entamées, termi- naient leurs anciennes spéculations pour n'en plus former de nouvelles.

Byzance profita de ce que Rome dédaignait. Son heureuse situation entre la Méditerranée et le Pont-Euxin, en fit le point central du commerce de ces deux mers. Ce fut une faute bien grande que les Romains commirent, de se priver de dé- bouchés aussi considérables. Qu'au sein de l'abon- dance un commerçant sache se borner, c'est un principe sage pour des particuliers; il cesse de convenir à un état puissant : celui-ci doit pousser sa bonne fortune commerciale aussi loin que sa

I. i3

1 94 HISTOIRE

force le permet, puisque les gains que le com- merce procure sont le nerf de la durée de celle force.

Les mêmes denrées que les Grecs avaient Tlia- bitude de tirer de leurs colonies, refluèrent à By- zance; les peuples d'Italie y apportèrent, Jears vins et leurs huiles , et FArcliipel tripla ses bénéfices sur les objets manufacturés.

Plus tard, des communications nouvelles s'ou- vrirent avec la Piussie; le siège de Tempire romain transporté à Constantinople j)ar l'empereur qui donna sou nom à la ville, fit accourir tous les riverains du Pont-Euxin et des Palus -Méolides, Les babitans des bords des fleuves navigables re- doublèrent d'efforts et d'industrie. Tout le monde voulut s'enrichir ; le goût du commerce devint gé- néral. Smolensko chargea des bateaux sur le Bo- rystliéne. Le courage des Russes surmonta les obstacles que la nature mettait à leur industrie, par les cataractes du Qeuve, et dompta les peuples fainéans qui végétaient sur ses bords , qui n'étaient hommes qu'un jour de bataille, mais ignorans , pillards et paresseux le reste de leur vie.

Quelque justice qu'on rende à l'antique valeur des Russes , il faut néanmoins convenir que les profils de leur commerce intérieur devaient être bien considérables, pour leur faire mépriser les fatigues inouïes qu'ils devaient supporter. Pour en avoir une idée , il faut se représenter ces hommes

DE LA NOUVELLE RUSSIE. igj

vigoureux , portant à bras et les barques et les marcijaiidises qu'elles renfermaient, durant tout l'espace la navigation était interrompue par les cataractes ; il faut savoir de plus que c'était le mo- ment choisi par les Petschenègues , pour tomber à l'improviste sur les caravanes ; il fallait alors se battre pour conserver sa vie et ses marchandises : la perle du temps employé à disputer ce passage était la moindre de toutes. La continuation de ce commerce par les Russes , prouvait qu'ils étaient déjà soldats, marins et marchands.

A juger par l'espèce de marchandises que les Russes apportaient et par celles qu'ils recevaient en échange , on doit remarquer que les esclaves et les pelleteries étaient estimés au dessous de leur valeur par des marciiands peu experts et qui trouvaient déjà un grand bénéfice en les vendant vingt cinq ou trente pour cent au dessus de l'achat primitif. Ce bénéfice eût été considérable, si les objets qu'ils recevaient en retour n'eussent pas été portés dans l'échange à une valeur exorbitante. On échangeait, par exemple, un esclave maie contre dix ou douze livres de poivre. On ne donnait que quelques bouteilles d'huile ou de vin pour mie esclavrî fe- melle. Il fallait et des esclaves et des pelleteries pour obtenir des étoffes. Il est très sûr qu'à leur retour dans l'intérieur de la Russie , ces mar- chands fixaient aussi , aux objets qu'ils rappor- taient, un prix assez haut pour se dédommager et

igG HISTOIRE

(le leurs fatigues et de l'intérêt de leurs capitaux.

Cette manière de traiter était trop défavorable à la Russie pour durer long temps : ce n'était plus qu'une erreur dans le commerce , occasionnée d'un côté par la mauvaise foi , et de l'autre par l'igno- rance. Aussitôt que les Russes remarquèrent Fem- pressement avec lequel on recherchait leurs mar- chandises; quand ils observèrent que celles des Grecs devenaient tous les jours plus considéra- bles; qu'ils virent les habitans du Pont, toutes les colonies s'empresser autour d'eux; alors ils décou- vrirent qu'on les trompait. Les échanges furent presque nivelés , ou du moins plus de proportion s'établit dans les marchés.

Un peuple trompé dans ses premières spécula- tions, contracte un esprit de méfiance très par- donnable. Malgré leurs profits, les Russes crurent ne devoir* plus s'en rapporter à ceux qui venaient de bien loin pour leur faire des avances. Ils se dé- terminèrent à trafiquer eux-mêmes dans l'étranger, à exporter leurs marchandises, et ce moyen infail- lible fit rétablir en leur faveur la balance du com- merce, qui, jusque-là, avait été toute à leur désa- vantage.

La paix qu'ils conclurent avec les Petschenègues ne troubla plus leurs utiles opérations. Ils redou- blèrent d'activité et jouirent bientôt du fruit de leurs travaux et de la combinaison plus exacte que l'expérience enseigna à leur industrie.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. IQJ

Ainsi que je l'ai avancé au commencement de ce cbapitre, le commerce influe puissamment sur le corps politique d'un état; il lui donne la richesse, d'où nait le crédit; les états voisins passent de la jalousie à la confiance qu'ils lui accordent, et sa force augmente en raison du besoin que les autres ont de lui. Le commerce éleva l'Egypte à un point de grandeur qui cfTryya Rome, et à un degré d'opulence qui établit sa primauté sur toutes les puissances commerçantes ; le commerce fut aussi , dans ces temps reculés , la cause première de l'agrandissement de la Russie.

Ce serait une erreur de croire que les avantages procurés parle commerce se bornent «\ la Jouissance des objets qui manquent à un pays et à l'exporta- tion de ce qu'il a de superflu. En suivant cette époque de l'agrandissement de la Russie , on trouve qu'elle étendit, par le commerce, l'horizon de ses connaissances , qu'elle acquit les premières notions des arts , qu'elle forma des marins , créa une ma- rine et croisa sur le Pont-Euxin, en 936, avec une flotte montée par dix mille hommes (r). Le grand-duc Igor la commandait, et mille vais- seaux sous ses ordres vinrent jeter lefTroidans Con- stantinople.

Les succès ou les revers des Russes dans la mer Noire , pendant cette première époque, exigeraient

(i) Frièbe, t. i, p. 22 et suiv.

]q8 HISTOIRE

des détails trop considérables et qu'on ne peut se permettre de donner, sans mêler l'histoire de la Russie en général avec celle de la Nouvelle Russie, que nous traitons. On ne s'écartera cependant pas de son but en observant que , même indépendam- ment des bienfaits accordés aux Russes par le com- merce, leurs armes l'appuyèreî.t, Tagrandirent et lui donnèrent un essor rapide, que plusieurs siè- cles d'indolence n'auraient pu procurer. Ils battirent les Cbazares , forcèrent les Pelscliènègues àla paix , puis ils les repoussèrent en Orient ; enfin ils con- quirent la partie de Taurlde dont Tmutarakan était alors la capiiale.

Le traité entre le grand duc Igor et Constan- tin VI ne prouve point que la Russie n'eut plus de droits à réclamer sur toute la Tauride, il dit seule- ment « qu'elle renonce à ses droits, moyennant )) une redevance. » Ce tribut fut mal a<^quitté , et c'est ce qui occasionna la prise de possession de la presqu'île par Swiatoslaw^ , fils d'Igor.

Un grand commerce que des armées protègent après des victoires , doit amener l'abondance et la prospérité publique. Riovs^ peut nous donner une idée de l'étendue et de l'utilité de ce commerce de la mer Noire , puisqu'on vit la capitale de la Rus- sie faire circuler jusque dans la Baltique les mêmes marchandises que le PontEuxin lui avait fournies. Les habitans de Kiow durent plus de succès à la prudence de leurs combinaisons qu'au zèle com-

DE LA NOUVELLE RUSSIE. I99

mercial qui les animait : ceci est craulant plus sen- sible, qu'on voit ordinairement la même spécula- tion réussir très-difTe rem ment dans les mains de deux personnes ; l'une n'a pas rëûécbi comme l'autre ; elle a plus accordé , soit à la probabilité , à la confiance hasardée , soit au moment de spé- culer, qu'à la mesure de prudence qui indique les risques, les commettrons, les lieux et les temps.

Le souverain encouragea les babitans de Kiovsr; il fixa sa résidence dans leur ville; buit foires par année y réunirent les marcbands de tous les pays. Le luxe n'existait pas encore, mais l'aisance géné- rale régnait sur un peuple beureux ; son imagina- tion ne se fatiguait pas du désir des superfluités qui lui étaient inconimes , et le bien du moment donnait l'espoir d'être le bien de l'avenir, puisque les bonnes mœurs se conservaient intactes , et qu'une administration éclairée maintenait l'état en paix avec ses voisins.

Tant que des spéculations aussi favorables du- rèrent , Kiow marcha de succès en succès ; mais la prospérité aveugle plus souvent qu'elle n'éclaire, et je ne crois point errer en rapportant l'origine de l'esprit de conquête qui ruina Kiow , à l'époque dont je parle.

Quelque beureux que soit un état , il est dans la nature de le voir chercher à s'élever plus haut : l'amour du changement a trompé et trompera tou- jours les hommes , tant qu'ils ne sauront pas se

200 HISTOIRE

persuader que ce qu'ils connaissent vaut souvent mieux que ce qu'ils désirent. L'affluence des étran- gers , la diversité de leurs marchandises, la richesse de certains costumes , le prix qu'on attache aux choses qu'on voit pour la première fois , la jalousie de les voir entre les mains de ses égaux , le désir de les posséder , ces motifs altérèrent les mœurs ; le luxe naquit. Si le luxe favorise le commerce, si les fabriques qui l'entretiennent ne sont pas dans le pays , ce luxe alors est utile aux commerçans en raison de ce que les particuliers et l'état perdent. Les seigneurs furent distraits des soins qu'exigeaient leurs domaines; bientôt, cessant de trouver dans leurs revenus de quoi satisfaire à leurs goûts nou- veaux , ils contractèrent des dettes , et l'agricullure, cette source si intéressante pour le commerce, reçut une atteinte qui retomba sur lui. La pente établie , tout va suivre sa direction ,• des propriétaires plus empressés de jouir que d'assurer la jouissance, soit dans sa durée , soit dans ses objets , vendirent mal des terres déjà négligées ; le besoin naquit à côté de l'impuissance de satisfaire le désir des surperfluités , le souverain ne put fournir à l'avidité de tous ceux qui l'obsédaient : dès lors la nation fonda son uni- que espoir d'acquérir- de nouvelles richesses, sur son courage , qu'il eût été bien plus sage de n'em- ployer que pour les conserver; l'esprit de conquête passa des officiers jusqu'au chef, et descendit du; chef jusqu'aux dernières classes de la société. Tout

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 20 ï

le monde vouJiit obtenir, les armes à la main, la possession des superfluités qu'avait créées le luxe; rindustrie et le commerce ne parurent que des res- sources lentes et douteuses ; on annonça des projets hostiles avant de s'être assurés des armes et de l'ar- gent nécessaire pour leur succès ; Kiow se trompa dans ses Calculs ; la guerre lui fut aussi fmieste que son commerce lui avait été util^.

Cette première époque du commerce de la Nou- velle Russie ne peut présenter les mêmes facilités que les suivantes ; on n'exploitait pas encore les mines ; des hommes peu exercés et méfians , n'ap- portaient pour leurs échanges que ce qu'ils trou- vaient chez eux par un don de la nature , sans y ajouter les profits que les arts triplent. Ainsi le commerce honteux des esclaves et celui des pelle- teries furent-ils les seuls qui provoquèrent la cupi- dité des étrangers : les cires , le miel , les cuirs , le poisson séché ou salé ne pouvaient être classés que comme très-subordonnés aux deux autres.

Dans ce que nous avons rapporté des diverses situa- tions où se sont trouvés les Bosphoriens , les Véni- tiens, les Génois et les Russes, se trouve aussi l'abais- sement ou le progrès de leur commerce respectif. En joignant à ce tableau la férocité des peuples qui s'entre-détruisaient pour faire des prisonniers et hâter par l'instant de leur ruine commune, on trouvera avec douleur les causes qui donnaient le mouvement à ces temps d'injustices et de cruautés.

202 HISTOIRE

I/époqtie était arrivée les sciences et les arts allaient s'agr.mdir , l'étude cessait de se fixer aux stérdes spéculations des anciens philosophes. Elle selivraitaux recherches sur la physique expérimen- tale et sur la chimie. Le commerce allait acquérir des lumières nouvelles, l'aimant devait étendre son cours ^' i) , et la décomposition découvrir les secrets de la nature ; aussi, depuis la glace la coquette s',adniire ( ) , jusqu'à l'horloge qui lui marque le temps qu'elle perd , et la fonte des caractères (3) qui pouvaient en améliorer l'emploi, tout va de- venir un objet de commerce.

CHAPITRE XXII.

Explications»

Il nous a paru utile , pour l'intelligence de ce qui suivra, de donner une table des noms suc- cessifs qu'ont eus les principales villes de Crimée. Comme nous l'avons dit , les Grecs et les Romains se sont plu à les remplacer, soit par des noms nou- veaux , soit par des surnoms multipliés , ce qui n'a pas peu contribué à rendre bien des choses inin- telligibles ; ce qui , encore , a fait chercher des villes qu'on n'a plus retrouvées, par la seule raison que

(i) La boussole.

(2) L'étain.

(3) L'imprimerie.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. :2o3

le nouveau nom n'avait pas été assez accrédité pour se transmettre, et que le pays ou la ville ont repris l'ancien.

Les mers et les fleuves ont aussi éprouvé des cbangeniens de noms qu'il faut indiquer.

MERS.

Mer Noire.

Inhospitalière ou Pontos-Axenos.

Hospitalière ou Poiitos-Euxenos.

Palus— Méotides.

Temerinda, parmi les Scythes.

Zabach.

Azow.

Mer Pourrie f entre la Crimée et la mer d'Azow.

Sivache.

FLEUVES.

AUTREFOIS. aujourd'hui.

Antikites ' * * 1

Hipanis > Le Couban.

Vardanus j

Tanaïs Le Don.

Danapris ]

Élicé \ Le Dnieper.

Borysthène j

Hyppanis Le Bog ou Boug.

204 HISTOIRE

AUTREFOIS. , aujourd'hui.

Thyras

Danastris ^ r^ .

^ , \ Le Dniester»

Cyres

Turla

Ister Le Danube.

VILLES.

Taphros. Tafré...

S Pérécop.

Eupatoria .....]

Pompeïopolis > Kaslow.

Geslevé j

Calamita, même nom donné au golfe Bachtzesarai.

Ctenos 1

Dori > Interman,

Théodori J

Cherronisos

Cherone

Chersone ). SévastopoIottAchtiar.

Tzortzina

Cherson ..........

Simpheropol ou Ak- Metchet.

Souydaia 1

Lugira > . ". * Soudagh.

Soldaia J

Tauros 1

Cembalo > Baluklava.

Symbolon j

I

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 20^

AUTREFOIS. aujourd'hui.

Solgat

Tolat ^. . ^.

> Cnmott vieux Crmi.

Carea

Caréonpolis

Ardanda

Thewdosia )> Caffa.

Theodosia

Yracleon Arabat.

Panticapeon. , . .

Gargasana

Bosphore y .K«rtsch.

Wosphoro

Aspromonte. . . .

Parthenion 1

Gargaza l Yenicale.

Mirmekion J

Phanagorie

Tomi

Tamatarcha ^ Taraan.

Matriga

Tmutarakan. . . .

Tanaïs

Tana

Azac y Azow ou Taganrog

Asgar

Asgali

206 HISTOIRE

CHAPITRE XXIII.

Coup d'œil sur quelques restes d'antiquités dans la Nouvelle Russie,

Pendant Fautomne de 1808^ quelques paysans du village de Voukovary , dans le district d'Elisa- Lethgrad, ayant fait des fouilles dans un des kour- ganesduStep, y découvrirent deux ailes d'oiseau, faites d'une feuille d'or qui enveloppait un morceau de bois. On y a trouvé en même temps un petit poisson fait de la même manière. Le bois était à demi pourri , mais la feuille d'or s'est bien con- servée. Ces pièces curieuses ont été envoyées à Pé- lersbourg.

On a fouillé dans différens autres kourganes de la Nouvelle Russie : on y a trouvé des ossemens d'hommes et de chevaux, différentes armes, etc.; mais tellement altérés par le temps, que tpus ces objets se convertissent très-souvent en poudre par le moindre attouchement.

Les kourganes du Step entre le Dnieper et la mer d'Azow^ , sont pour la plupart surmontés de statues en pierre d'un travail grossier.

On trouve dans plusieurs endroits du Step , qui environne Odessa, quelques médailles romaines impériales, tant en argent qu'en bronze. Il ny a pas long-temps qu'on en a découvert quelques-unes sur le territoire de la ville d'Odessa , de même que

DE LA NOUVELLE RUSSIE. SCy

vers la source de la rivière du Tiligoul. On en a recueilli assez à Akkernian et dans toute la Bessa- rabie ; de même qu'en Crimée et dans le gouver- nement de Cberson.

Les ruines d'Olbia, ancienne colonie mylcsienne, qu'on voit sur le bord du bourg non loin d'Oscba- kof , présentent beaucoup d'objets dignes de Fat- teniion d'un antiquaire. On y découvre souvent des marbres avec des inscriplions grecques , des mor- ceaux d'arcbitecîure , des débris de statues et des vases , des bas-reliefs , beaucoup de médailles, etc. Plusieurs inscriptions font voir que les pierres qui les portent avaient été placées dans le temple d'A- pollon. Dernièrement on a découvert un long décret . du sénat et du peuple d'Olbia , pour couronner un citoyen de cette ville nommé Proiogène , qui avait rendu de grands services à la ville dans différentes circonstances.

Les ruines de l'ancienne Cberson , près de Sé- bastopol , offrent aussi quelques antiquités en fait d'inscriptions et de médailles.

Les mon umens qu'on trouve à Caffa et à Soudagh datent, pour la plupart, du temps que les Génois étaient en possession de ces deux villes : on n'y voit rien qui atteste que les anciens Grecs aient eu dans ces lieux des établissemens considérables.

C'est à Kertcb qu'on rencontre beaucoup de dé- bris de l'ancienne Panticapée : des colonnes , des cbapiteaux, des inscriptions; des bas-reliefs ; des

2o8 HISTOIRE

médailles. Une des portes de la forteresse moderne de celte ville est ornée d'un griflibn en bas-relief: ce même animal fabuleux se trouve aussi sur quel- ques médailles de Panticapée. On voit encore dans la même forteresse deux lions en marbre blanc ; et deux autres sur la rive opposée du détroit, dans la ville de Taman.

Cette dernière ville renferme aussi beaucoup de clioses curieuses. Plusieurs marbres parlent de dif- férens rois de Bosphore. C'est que se trouve l'in- scription de la reine Comossarye, épouse de Pari- sade I^^, connue par la dissertation qu'en a faite M. Kœhler. C'est aussi qu'on conserve celle fameuse inscription russe , qui atteste que l'île de Taman faisait anciennement partie de la Russie, et composait la principauté de Tmutarakan.

Les médailles qu'on recueille dans l'île de Taman appartiennent en partie à la ville de Plianagorie , dont les ruines s'y trouvent , et pour la plus grande partie aux rois de Bosphore.

Il ne serait peut-être pas indifférent pour les amateurs de connaître les différens types des mé- dailles frappées dans les anciennes villes de la Nouvelle Russie. Les voici :

Olbia , colonie mylésienne sur l'Hyppanis ou le Boug. Ses médailles autonomes représentent :

D'un côté , la tête d'Apollon , couronnée de lau- riers. Sur le revers , une lyre et le nom de la ville, OABIO. {a)

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 209

La tête de ce même dieu. Un aigle déchirant un poisson.

La tête de Cérès couronnée d'épis. Le même revers avec le nom d'un magistrat, (b)

La tête de Pan. Un coryte avec l'arc, et une hacbe d'armes, avec le nom d'un magistrat et celui de la ville, (c)

Une étoile. Une lyre.

La tête d'Hercule, avec la peau de lion. Un coryte avec l'arc, la massue de ce demi-dieu, et Je nom de la ville.

La tête de Cybèle, couronnée d'une tour. Un homme qui tire de l'arc, (d)

La tête d'une divinité. Un épi.

La tête de Minerve. Un hibou, (e)

Il serait difficile de rassembler ici tous les types des médailles d'Olbia : nous nous bornons à ce qui nous est particulièrement connu.

Chersonèse, dans la Tauride, colonie Héra- cléote. Ses médailles représentent :

La tête d'Apollon , sa lyre , et le nom de la ville , XEP20NH20T. Revers : Diane ou une nymphe poursuivant une biche. (/*)

Un char traîné par quatre chevaux. Un guer- rier armé et prêt à donner un coup de lance , avec le nom de la ville, XEP. (g)

Un taureau, donnant un coup de corne, avec la légende: EAET0EPIA, la liberté. Une biche pour- suivie par une nymphe , et le nom de la ville. (Ji)

I. i4

210 HISTOIRE

Les médailles des derniers temps de cette ville portent, pour la plupart, une croix (i), ou une an- cre (y) , ou quelques monogrammes, avec diffé- rentes lettres sur le revers.

TiïÉODOSiE , dans la Tauride. Il est assez parti- culier qu'on ne rencontre pas du tout de médailles à Théodosie. M. Kochler en cite cependant une qui, d'un côté, représente la tête d'une divinité, et de l'autre , un coryte , une massue , et la légende ©ETA (7). Cette médaille, la seule qu'on connaisse, est dans le cabinet impérial de Saint-Pétershourg.

Panticapee, sur le Bosphore. On voit sur ses médailles :

La tête d'Apollon. Revers : Un coryte avec l'arc et le nom de la ville, riAN.

Un trépied. Une étoile et le nom de la ville, riANTIKAn , entre les huit rayons, (m)

La tête du dieu Pan. Un arc et une flèche. («)

La tête de ce même dieu. Un cheval ailé, (o)

La même têie. Un griffon, (p)

La tête de Pan. Une gueule de lion et un poisson.

La tête de Pan. La tête d'un bœuf, (q)

La tête d'Apollon. Une charrue , avec la lé- gende : nANTlKAnAlT^N, les habitans de Panti- capée.

La tête de Pan. Une corne d'abondance, et deux bonnets surmontés d'étoiles , attribut de Cas- * lor et Pollux , avec le nom de la ville. (/)

DE LA NOUVELLE RUSSIE. I I

Phanagorie , ancienne capitale du royaume de Bosphore, en Asie. Ses médailles représentent :

La tête d'mie divinité. Revers : Un arc, une flè- che , et le nom de la ville , ^A. (s)

La tête d'Apollon. Une biche couchée, avec la légende : 4>.ANArOPHTfiN , les habiians de Pha- nagorie (t) Cette médaille apparitient à M. le comte de Rastignac , à Paris.

La tête de ce même dieu. ■— Un trépied.

Gorgippie , dans le pays des Sindes. M. Kochler cite des médailles de celle ville , conservées dans le cabinet impérial de Saint-Pétersbourg. Elles re- présentent :

La tête d'Apollon. Revers : Un chevreuil et un thyrse orné de bandelettes, avec la légende : rOP- rinriEnN , les habiians de (iorgippie. (m)

La tête d'une divinité. La proue d'un vaisseau, avec la même légende.

Les anciens rois de Bosphore faisaient aussi frap- per des médailles. On en recueille beaucoup à Rerich , Yénikalé , dans l'île de Taman , à Anapa, et dans les terres qu'ljabiteni les Kozaks de la mer Noire. Elles portent, pour la plupart, l'effigie du roi et son nom. Les revers sont assez variés : tantôt c'est une massue d'Hercule, avec la peau de lion et un trident (y) ; tantôt un bouclier et autre ar- mure , ou bien une femme assise et tenant un |^lobe dans la main. On voit encore sur les revers de ces médailles, un aigle portant une couronne dans son

212 HISTOIRE

bec (w) ; un cavalier courant à toute bride (x) ; les deux lettres MH entourées d'une couronne (y); une Victoire, etc.

Du temps les rois de Bosphore reconnaissaient les empereurs de Rome pour leurs suzerains, ils faisaient représenter sur leurs médailles, d'un côté TefFigie du roi , at de Fautre celle de l'empereur avec l'année, datée depuis l'ère bosphorienne , qui commence deux cent cinquante -six ans avant la naissance de Jésus Christ (z). On voit encore sur le revers de ces médailles une chaire curule romaine avec une couronne , et autres attributs.

Nous passons sous silence plusieurs autres type**. Nous ne citons que les plus communs, (i)

CHAPITRE XXIV. Liaison des deux premières époques.

Cette énergie que la Russie avait développée dans les commencemens d'un commerce qu'elle sut tourner à son avantage , fut éteinte par l'invasion des Tatars. Subissant le sort de tous les pays con- quis , la Russie rentra pour quelques années dans l'engourdissement forcé dont son génie avait su l'arracher.

Après environ quatre-vingt dix ans de cette nul-

(i) Odessa, juin i8ia. Note fournie par M. le colonel de Stempkouski.

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lîté, Jean Wasiliowitsch monta sur le irône et se- coua le joug des Talars. Vers le même temps , Hadgi Ghéraï, de la famille de Genghis-kban , suc- céda en Tauride à Édigée Mangal, oncle de Tamer- lan (i). II avait su dompter les Goths et faire taire les Génois ; mais sa souveraineté méritait à peine cette dénomination ; quelques Tatars opprimaient le pays , et Hadgi était leur chef. Pendant ce fan- tôme de règne , le royaume de Kiplschak fut détruit : un voile obscur couvre cette partie de l'histoire de la Tauride. Ce n'est qu'au travers de quelques décliirures qu'on apprend qu'Hadgi fut détrôné , qu'il se réfugia en Pologne , d'où il revint pour monter de nouveau sur son trône , mais environné de plus d'éclat , revêtu de plus de puis- sance, par le secours du roi Casimir, et trouvant

(i) « Hadgi Ghéraï, prince mogol, descendait d^ Gen- 1) ghis-khan. Il naquit à Trocki, en Lithuanie, pendant l'exil » de sa famille , et un paysan nommé Ghéraï le sauva avec » peine du massacre ordonné par ses ennemis. A l'âge de » dix ans, étant en Asie, des hordes mécontentes du gou- » vernement, cherchaient un prince du sang de Genghis-khan^ » pour s'en faire un chef : le paysan leur présenta Hadgi, » et ne demanda pour toute récompense des dangers qu'il w avait courus , que l'attribution de son nom à tous les des- » cendans de Hadgi. C'est ainsi que Ghéraï devint le sur- >^ nom de cette branche de Gengliis-khan , et qu'il s'y con- » serve encore de nos jours. » Hist, de la Tauride ^ t. ii, P- 199-

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ses états agrandis de ce que les rebelles avaient abandonné de leurs anciennes possessions.

Le retour de ce prince peut être considéré comme l'époque de la fondation de la souveraineté de Cri- mée. Elle embrassa sous son chef une étendue de pays plus considérable que toute la Nouvelle Russie n'en renferme .lujourd Imi ; puisque , indépen- damment de la Tauride , elle confinait au duché de Kiowie, possédait les deux rives du Dnieper jusqu'à Krenienlchouk , et s'étendait même au-delà du Dniester.

Sous un chef sage , économe du sang et des biens de ses sujets, cet état acquit une certaine consi- stance : Hadgi ménagea le grand-duc de Russie et supporta avec fidélité les dures conditions que la Pologne kii avait imposées. Formé à l'école du malLeur , il ne se laissa pas éblouir par la fortune , mais il sut fixer son inconstance par la sagesse de son administration.

La mort de Ghéraï faillit à renverser ce royaume naissant : huit fils d'Hadgi disputèrent ses états ; la Crimée fut un théâtre de carnage. Trois frères combattirent pour le trône et se le partagèrent, jusqu'à ce que Mengli, sixième fils d'Hadgi , fût protégé par les Génois, et, par leur secours, re- connu souverain de Crimée.

En donnant une couronne , les Génois s'en étaient réservé la puissance. Leurs vexations, leur avidité , leurs injustices révoltaient les Tatars :

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Mengll seul était aveiii>lé par la reconnaissance ; sa faiblesse prépara sa chute.

Mengli Gliéf-aï avait été fait prisonnier par les Génois, vraisemblablement lorsqu'ils reprirent Caflfa , que le père de ce prince avait envahie pré- cédemment. Elevé dans les mœurs italiennes, ac- coutumé aux bons traitemens de ses hôtes, Mengli s'attachait à eux, et les Génois songèrent à le faire régner , pour gouverner sous son nom ; mais les Tatars souffraient impatiemment un joug qui de- venait trop pesant; ils se révoltèrent, et choisirent Hayder G lié rai pour les conduire.

Hayder était trop faible pour lutter contre les Génois et leurs alliés; il persuada aux Tatars qu'ils seraient plus heureux en offrant la suzeraineté d<e la Tauride à Mahomet TI.*

Cette époque, que nous avons choisie pour la seconde dans la division de cet ouvrage , renferme un grand intérêt pour l'Europe en général , et une calamité pour la Tauride et toutes les nations qui communiquaient avec elle. Non-seulement le com- merce réciproque du superflu des états voisins al- lait être interrompu , mais la civilisation d'une grande partie du continent allait être retardée.

Des peuples invités au commerce, acquièrent avec lui des connaissances qui ne sont point étran- gères à ses progrès; les arts s'inoculent, les mœurs se radoucissent, la férocité perd de son caractère odieux, la bonne foi se prépare à devenir la base

2f6 HISTOIRE

des spéculations, et la raison perce insensiLîement les ténèbres de l'ignorance , qui retenaient des peuples entiers dans l'asservissement imposé par leurs passions renaissantes. L'empire du Turc va tout arrêter; il rejetera dans la barbarie ces mêmes hommes que le commerce avait commencé à éclairer.

Un peuple intolérant, par conséquent incapable d'apprécier les bienfaits d'un contrat social externe, devait indistinctement soumettre ses intérêts poli- tiques aux principes religieux qu'il avait adoptés , sans réfléchir sur leur extravagance : ne pas être musulman lui paraissait un crime brisant tous les liens sociaux.

Un peuple , soumis aux préjugés , base fonda- mentale de SCS lois, était voué, sinon à une igno- rance profonde, du moins à un état d'incapacité suffisant pour éterniser ses principes vicieux, et étouffer sous le poids de sa volonté le génie qui cherchait à se développer chez ses voisins; bien plus encore, ces musulmans, maîtres de Constan- tinople, allaient engourdir les plus belles provin- ces de l'Europe et de l'Asie, et menacer les états à leur bienséance, d'une invasion prochaine. Ils disposaient de la communication des deux mers ; n'était-ce pas annoncer au commerce sa prochaine destruction, et préparer aux nations voisines de l'Euxin des siècles de servitude et d'abrutissement ?

Un peuple efleminé par l'esprit d'une religion

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 217

qui lui présente la volupté pour récompense éter- nelle quand il aura cessé d'être, est jaloux de sa- tisfaire des désirs sans cesse irrités; mais il est peu soucieux des considérations morales ou civiles; l'apathie règne despotiquement sur lui, tous les intérêts se confondent à ses yeux ; il ne connaît que la brutalité dans la jouissance, que la satiété dans des plaisirs dont il ne soupçonne pas la dé- licatesse; tout entier à la jalousie, c'est sa première passion; le repos est la seconde, mais un repos oisif, commandé par les excès, etjri'entraînanl avec lui ni le désir de s'instruire, ni le goût des ré- flexions solides; c'est un état de stupeur, dénué d'idées suivies et de sentimens élevés.

Un peuple brave , parce que la nature a donné la bravoure à presque toutes les nations, mais qui trouve dans le fanatisme l'arrêt irréfragable que sa croyance prononce , se battra avec fureur ; mais par une conséquence tirée de ses principes, il s'occupera peu de méthode et de discipline; son premier feu sera redoutable, mais le défaut d'har- monie et de combinaison l'empêchera de durer. Il exterminera les plus faibles , égorgera les pri- sonniers, portera jusqu'au délire le raffinement de la cruauté , parce que l'humanité , pour être exer- cée, a besoin des raisonnemens que l'éducation fournit.

Un peuple ainsi constitué sera, même sans agir, la barrière de la civilisation ; son existence nuira

2 I 8 HISTOIRE

à ses voisÎEs; son influeiice morale ressemblera à ces miasmes infects, cause du plus grand des fléaux ne cliez lui, et dont il ne songera jamais à se ga- rantir.

S'il venait un jour à exister chez ce peuple une âme fortement trempée, un homme supérieur aux autres par ses qualités et son savoir, qui voulût l'arraclier à cet état de torpeur, le stimuler aux grandes choses, l'éclairer, le rendre à la civilisa- tion de cette Europe dont il fait partie, lui pro- poser des réformes sages sur certains articles de sa croyance , source vicieuse d'un gouvernement vi- cieux , on verrait des flots de sang inonder les pre- mières victimes des progrès de la raison ; oh verrait l'état redoubler de bêtise et de férocité > et tomber lourdement dans une situation pire que la pre- mière.

Les Polonais, tantôt aux prises avec leurs voisins, tantôt réunis avec eux pour des intérêts que les Turcs firent avorter , virent leurs plus belles pro- vinces ravagées par les Tatars.

Les Russes , plus découragés qu'intimidés, n'en- treprirent rien sur la mer Noire. Ce fut alors que le sentiment de sa propre défense dut l'emporter sur le désir de s'instruire et de s'enrichir. Riow appartenait à la Pologne; le prince Jean Wassi- liowitsch avait fait un grand pas : il restait néan- moins beaucoup à faire pour revenir au point de puissance d'où l'on était descendu.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ^TQ

La Tauride , courbée sous le jong de l'arbl traire , soufT/ait un peu moins , parce qu'elle s'était long- temps familiarisée avec lui ; uîais son état d'acca- blement prouvait le peu de résistance qu'elle op- poserait à quiconque viendrait s'en emparer de nouveau.

Les Génois seuls conservaient de l'espoir , et celte erreur, fondée sur leur excessive fierté, leur fut cent fois plus funeste : aussi Caffa fut-elle traitée comme elle aurait s'attendre à l'être du peuple que j'ai essayé de dépeindre.

« Les bourgeois reçurent ordre de déposer leurs » armes dans la maison de ville et d'apporter vingt » mille ducats. Quarante mille Génois furent en- » voyés à Constantinople , pour y peupler un quar- » tier resté désert. Tous les esclaves passèrent au » grand-seigneur , et les naturels du pays se trou- » vèrent forcés de se raclieter pour des sommes pro- » portionnées à leur condition. On ne leur laissa , » par grâce, que la moitié de leurs biens. Ils furent » assujettis à un tribut, et pour comble d'opprobre , » quinze cents enfans mâles , arrachés des bras de leurs parens , allèrent grossir le nombre des vic- -') times du sérail. Les maisons considérables, les j) palais, les églises les plus majestueuses furent » rasées. Acbmet ne conserva que les moins belles » pour les dévotions de ses musulmans. Huit jours » après la prise de la ville , il donna un grand dî- » ner au second étage du Franc azur, au bord de

S20 HISTOIRE

» la mer, à tous les principaux Arméniens cpii » avaient trahi le pays; puis , en les congédiant, il » les fit descendre l'un après l'autre par un esca- » lier très-étroit , au bas duquel le bourreau les at- » tendait la hache levée pour leur couper la tète. Il )) ne réserva que le perfide Squat ciajîco , le princi- » pal moteur de la prise de CafTa , qu'il envoya su- » bir son supplice à Constantinople , il transporta » des richesses immenses. » (i)

Les Turcs prirent Soudagh, Soldaia, Baluclawa ou Cembalo, et Ctenos, aujourd'hui Inkerman, sans accorder de quartier, même aux étrangers réfugiés dans ces villes infortunées.

Tana, Bosphoro, Mancup furent détruits. Cher- bon, qui n'avait que des édifices pour attester sa

(i) Extrait de VHist. de la Tauride, t. ii, p. 177 , ainsi que l'anecdote suivante : « Pendant le trajet de Caffa à » Constantinople , un Génois , nommé Simon Formario , » conçut le projet d'une délivrance commune, et gagna ses » compatriotes pour se jeter, à un signal convenu , sur leurs » gardes, tuer chacun leur homme, et conduire le vaisseau, » chargé de cinq cents garçons et d'un riche butin , à la ville » ai Aherman , nommée autrefois Moncastio. Tout s'étant » exécuté avec une adresse parfaite , ils partagèrent le bu- » tin entre eux ; mais une dispute s'étant élevée , le com- » mandant de la place, qui n'épiait qu'un prétexte pour ') s'emparer de la prise, nomma leur querelle un combat, » leur arrivée un attentat formé contre la ville; s'empara de » tout, renvoya l'équipage, et livra les cinq cents enfans à » Etienne, prince de Valachie. »

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 211

grandeur passée , les vit tomber en partie sous des mains barbares et familiarisées avec la destruction.

Après trois ans de carnage, les Turcs, plutôt lassés qu'assouvis de répandre le sang, laissèrent un peu respirer la Tauride. Mabomei choisit le même Mengli Ghéraï pour le revêtir de la souve- raineté de Crimée , sous le titre de Khan , se ré- servant les places fortes et la suzeraineté de tout le pays. Dès lors la Crimée et la plus grande partie de la Nouvelle Russie devinrent des provinces turques, dont le khan n'était que le gouverneur, quoiqu'il eut toutes les apparences du souverain pouvoir.

Dans les conditions que Mengli accepta , il pro- mit respect et dévouement à Mahomet, s'engageani à ne faire la guerre ou la paix que d'après ses ordres; reconnaissant, de plus, ne tenir le trône que du grand-seigneur, et s'obligeant d'abdiquer aussitôt que cette abdication lui serait agréable. Dans les prières publiques, celles pour le khan ne devaient être faites que lorsqu'on aurait cessé de prier pour Mahomet et le salut de l'empire.

De son côté , le grand-seigneur s'engagea à ne placer sur le trône de la Crimée et de ses dépen- dances qu'un prince de la famille de Genghis-khan ^ il promit que ni lui , ni ses représentans ou suc- cesseurs ne pourraient condamner à mort un prince de cette race ; que le khan jouirait du privilège de faire flotter l'étendard à cinq queues , et qu'on lui

522 HISTOIRE

payerait , en temps de guerre seulement , vingt mille ducats pour l'entretien de sa garde. Ces con- ditions furent jurées par Mahomet , qui promit de les faire scrupuleusement exécuter, se réservant néanmoins de les révoquer le jour les khans cesseraient de lui être fidèles.

{An 1/177. ) On voit par ce traité, et surtout par cette dernière clause, que le khan n était que l'a- gent du grand-seigneur. Parmi des hommes ac- coutumés à n'avoir de guide que leur . volontés, ^e prétexte d'infidélité pouvait naître des actions les plus simples , qu'on interpréterait à sa guise.

Ainsi fut changée la forme du gouvernement de Tauride ; tout ce qui compose aujourd'hui la Nou- velle Russie, ou du moins Ja très-grande partie de son territoire, va, pendant la seconde époque de cette histoire, être gouvernée par les khans de la famille de Genghis et de la branche de Ghéraï.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 223

SECONDE EPOQUE. (0

CHAPITRE PREMIER.

Règne de Mengli Ghéraï.

Apres la faiblesse d'un prince, la mauvaise foi dans celui qui gouverne est le plus grand des maux; seul, il peut les entraîner tous.

En vain une politique lâchement astucieuse cherche l'intérêt de l'état dans le mépris de ses engagemens ; en vain croit-elle y trouver un mo-- ment de succès , il sera suivi d'une honte éternelle, d'un repentir tardif; les rênes du gouvernement se relâcheront , une catastrophe procliaine s'annon- cera, et la mauvaise foi qui l'a préparée sera in- capable de l'empêcher.

Les peuples n'ont plus de chef, lorsque le ca- price du cabinet qui les gouverne est plus fort que

(l) EXPLICATIONS NECESSAIRES.

On nomme step ou stèpe , un pays considérable sans cul- ture. On mesure les distances par werstes. Une werste se compose de 400 sagènes ; celle-ci contient 6 pieds 6 pouces i; de France. 104 werstes 87 sagènes font le degré de 2 5 lieues françaises.

Sf24 HISTOIRE

l'honneur national ; les peuples n'ont que l'ombre d'un gouvernement , quand son chef est de mau- vaise foi par le principe habituel de sa poHtique.

{An 147 7-) L»^ règne de Mengli Ghéraï va four- nir des exemples de la duplicité la plus révoltante, de la dissimulation la plus profonde , du mépris le plus prononcé pour toutes les vertus , et de la fourberie la plus actucieuse; aussi ne verra-t-on que des peuples malheureux , que des souverains séduits et trompés , que des engagemens violés , que des amis trahis, que des provinces ravagées.

La domination des Génois , le séjour des étran- gers , les correspondances suivies , l'activité du commerce avaient avancé la civilisation de la Tan-* ride ; à la vérité le despotisme retardait ses pro- grès en resserrant les âmes , mais les organes de l'entendement s'étaient développés.

Quoiqu'il soit très-vrai que les peuples en géné- ral n'ont que des opinions peu réfléchies , parce qu'ils n'acquièrent jamais une masse d'instruction , il leur reste cependant cette intelligence naturelle qui se prononcerait toujours pour la bonne foi , si elle n'était égarée par les passions de ceux qui les abusent.

Assouplis par le despotisme , les Tauriens étaient susceptibles de recevoir toute espèce de gouverne- ment : on espère quand on souffre, et quoique les souffrances redoublent, on espère encore : il ne restait à Mengli que d'abuser de cet espoir ^ bien-

DE LA NOUVELLE RUSSIE, ^25

fait de la divinité , qui sui vit à toutes les disgrâces , qui soulage tous les maux , qui nous berce lente- ment des rêves du bonheur, qui dure autant que nous ; Ja politique abominable de ce prince féroce proposa des cliangemens avantageux en apparence, et dont le but caché était l'asservissement total d'un peuple déjà si malheureux.

Reprenons de plus haut l'ordre des événemens.

Mahomet II était magnifique; la fortune qui le favorisa pendant trente-un ans de règne, se plut à laisser long-temps victorieux celui qui savait ré- pandre des trésors aussi facilement qu'il les ac- quérait.

La pompe asiatique présida à l'inauguration de Mengli. Mahomet voulut donner une grande idée de son pouvoir , en entourant celte cérémonie de tout ce qui devait ajouter à sa solennité. Les per- sonnages les plus marquans de la Tauride furent appelés ; la plupart des villes soumises au grand seigneur envoyèrent des députés à Constantinople ; les hommes en place , les grands de la cour , les riches particuliers , désirant plaire à leur maître , déployèrent autant de luxe que la prudence le permit ; car ils n'oublièrent point qu'il était dan- gereux de passer pour très-riche aux yeux d'un despote. Le divan fut convoqué et l'empereur le présida.

Jamais autant de richesses n'avaient ébloui les Turcs; le divan ressemblait à une assemblée de

2^6 HISTOIRE

souverains rendaiil; un hommage de soumission et de respect au premier monarque du monde. Men- gli fut introduit par le capi-aga : après les saluta- tions accoutumées et qui piouvaient la servitude de celui qu'on allait couronner , on le couvrit d'un drap d'or fourré d'hermine ; sur sa léte fut placé un bonnet brodé en diamans et surmonté d'une aigrette de brillans ; le porte-glaive , dit le savant prélat de Mohilow, « lui ceignit l'épée à poi- » gnée d'or, garnie de diamans, et mit le carquois )) et l'arc sur ses épaules : puis le diplôme d'inves- » titure fut lu, etlemouphti harangua le khan. »

Autant Mahomet avait mis d'appareil dans l'inau- guration de Mengli , autant voulut-il déployer de majesté pour son retour en Tauride : on envoya des commissaires annoncer sa venue, et on les chargea de publier le couronnement du khan dans toutes les provinces.

Tout ce que l'art et le luxe purent inventer, soit dans la beauté et la richesse des équipages de Mengli , soit dans la recherche minutieuse avec laquelle on décora et enrichit les vaisseaux des- tinés à transporter sa suite , ou dans la magnificence des présens faits au prince et aux siens ; tout ce qu'un grand souverain regorgeant de trésors pour- rait faire pour orner la pompe d'un allié fidèle et redoutable , Mahomet le prodigua au plus fourbe des hommes.

Arrivé à Koslow , avec cet attirail imposant , le

t)E LA NOUVELLE RUSSIE. ^^7

peuple le reçut comme une divinité , et bénit Mahomet d'avoir choisi un descendant de Gen- ghis-khan , pour le mettre à leur t<He. C'est ainsi que , toujours séduits par la nouveauté , les peu- ples volent gaîment au devant de la servitude.

Cependant le capi-aga , entouré des députés du pays , annonça , dans une assemblée générale , que « Mengli n'étoit qu'un représentant de Mahomet , )> que cet empereur se réservait non-seulement la » souveraineté de la Crimée , mais encore la pro- » priété des places fortes. »

Les Murzas (i) déclarèrent ne point reconnaître Mahomet pour leur souverain ; le tumulte fut porté à son comble, et le peuple, toujours le même, changea , sans savoir pourquoi , sa joie en regrets.

Dans une conjoncture aussi délicate, le nouveau khan et plus encore le capi-aga furent très-embar- rassés de leurs personnes, qui couraient de grands risques, et de leurs richesses, très-ex posées pac l'événement. On prit le parti d'usage ; ce fut d'apai- ser la multitude, en paraissant adopter ses avisf on lui promit tout ce qu'elle voulut, mais secrète- ment on instruisit l'empereur.

Mahomet , accoutumé à ne pas trouver de rési-

(i) Murza est l'abrégé d'émir-zadeh, qui signifie , en -peT- sariyjlls de prince ; parmi les Tatars, il désigne les nobles ; il y en a de deux espèces : les premiers sont les descendans de Tamerlan , les seconds sont des nobles parvenus} on les nomme murza'kapikoulis.

2^8 HISTOIRE

stance cliez ses ennemis, jeta sur les Tatars un regard d'indignation ; il fit marcher des troupes qui prescrivirent Fobéissance , et les jours de fête consacrés à l'inauguration du khan, furent changés en jours de deuil.

On a vaguement dit que les Tatars persistèrent dans leur refus , qu'ils s'assurèrent de certains postes dans les montagnes : nous ne savons rien de positif à cet égard ; seulement on nous assure que ce fut alors qu'ils obtinrent le privilège d'élire leur khan dans la famille de Ghéraï.

Que ce privilège fût une suite de la condescen- dance de Mahomet , cela n'est pas croyable : un caractère comme le sien ne plie jamais, et quand même il l'eut accordé, n'avait-il pas droit de con- firmer ou de refuser le prince élu?

Si f dans ces circonstances délicates , la Porte parut céder quelque chose de ses prétentions , il fallut sans doute que l'intérêt de l'état l'exigeât im- périeusement.

Mahomet est obéi ; Ghéraï essaie son pouvoir; il garde les troupes qui avaient servi à son installation , et, chose incroyable, il entreprend des courses sur ses proj)res états ; il impose les villes , pille celles qui ne peuvent se racheter , dévaste les cam- pagnes , met aux fers ceux de ses sujets qu'il des- tine à Tesclavage , les embarque sur les vaisseaux du grand-seigneur , et les fait publiquement vendre a Constanlinople.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 22g

Les Génois , comme on Fa déjà fait remarquer , avaient disposé du trône en fliveur de ce même prince ; ils l'avaient reçu enfant , et lui ayant fait apprendre tout ce dont l'instruction de ces temps était susceptible , ils l'avaient adopté et considéré comme le fils de la république (j). Lorsque Maho- met conquit la Tauride , lorsque des flots de sang, injustement versés , déshonorèrent sa victoire , les Génois du parti de Mengli se sauvèrent dans le Vieux-Crim, place regardée alors comme la plus forte du pays; ils y transportèrent leurs richesses.

On ne peut soupçonner la traliison dans un fils adopiif , dans un prince qu'on a élevé au souverain pouvoir; aussi les Génois, pleins de confiance, s'adressèrent à Mengli ; il accueillit leurs députés avec la bonhomie de la vertu ; il leur promit de faire aux Génois les conditions les plus avanta- geuses ; et , pour leur prouver son dévouement , il annonça qu'il allait marcher sur Crim et la préser- ver de toute insulte : les députés rapportent ces nouvelles aux réfugiés , qui , dans un premier mo- ment de joie, sortent de la ville, viennent au-de- vant de leur libérateur. Mengli-Ghéraï campe sous

(i ) On a dit « que le jeune Gliéraï , étant leur prisonnier,, 5i ils réservaient cet otage pour s'en servir à propos.» et comment ce prisonnier fut -il fait? On reproche assez de choses aux Génois ; pourquoi ne pas leur laisser le mérite d'une bonne action?

23o HISTOIRE

les murs , surprend la place pendant la nuit , s'en empare , pille les trésors cpi'elle renfermait, et fait passer les Génois au fil de l'épée. Cette conduite atroce ne nous entraînera dans aucune réflexion ; quand la nature forme des monstres, les yeux doi- vent se fermer, et l'humanité gémir.

La désolation régnait sur la Tauride. Ce beau pays avait perdu la moitié de ses liabiians , égorgés par leur prince. Le royaume de Kiptschak était en décadence j Mengli en attaque les hordes éparses , les défait , les conduit sur la portion de ses états qui avait le plus souffert, afin d'y remplacer les babitans , victimes de sa fureur insensée. {An i48i).

Encouragé par le butin qu'il fit sur le khan de Kiptschak , il dirigea vers la rapine l'esprit de ses peuples ; re fut dans cet objet qu'il viola ses traités avec Cîisimir , roi de Pologne ; qu'il pilla Kiow et brûla Bracîaw.

Des traités conclus avec bonne foi , signés par des princes qui se respectent , sont des engagemens sacrés , le sang et le bonheur des peuples tiennent à leur observation ; Mengli ne ratifia des conven- tions publiques que pour les enfreindre ; il jura amitié aux Polonais , et aussitôt que ses soldats furent en état d'entrer en campagne , il tomba sur la Pologne. Ses armes ne furent point heureuses , il retourna en Crimée, où, pour le seul plaisir de violer le droit des gens, il fit arrêter le fils du khan Achmet qui était venu sur la foi des mêmea

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 23 1

traités. Celte injuste détention occasionna une nou- velle guerre au préjudice de l'agresseur.

Le génie malfaisant de ce khan de Crimée ne laissait pas que d'avoir beaucoup de ressorts; sDn activité était infatigable, et c'était après une dé- faite qu'il préparait de nouveaux moyens pour tenter le sort des armes.

Achmet , khan de Kiptschak , ou trompé par la politique des Polonais , ou victime des formes lentes de leur diète, se trouva privé des secours de ce peuple, lorsqu'il eut à combattre les Russes. Il était doué d'un esprit de générosité, dont la no- blesse faisait encore mieux ressortir Fodieux de la duplicité de Mengli. Dans les dernières guerres , Achmet avait conquis sur les Russes plusieurs villes qui faisaient autrefois partie de la Pologne ; il les rendit généreusement aux Polonais , et devait s'at- tendre à être puissamment secouru par eux. Sans déclaration préalable, Mengli vint prendre en queue l'armée du klian de Kiptschak , et en fit une portion prisonnière.

Il serait trop long de suivre Mengli dans les détails odieux de sa conduite , de peindre son acharnement contre les chrétiens qu'il exterminait , en admirant leur patience et leur courage , de dé- crire ses dévastations, exercées le plus souvent sur ses alliés et même sur son peuple. Un esprit de vertige régnait sur les puissances voisines ; la ter- reur avait engourdi tous les bras , et l'insouciance ,

2^2 HISTOIRE

kiite de la terreur, laissait tomber des teies qui avaient perdu l'énergie nécessaire à leur défense.

Quand un prince injuste , cruel et trompeur , est couronné de succès continuels, n'accusons point les arrêts de la justice divine. Les grands chatimens que les nations éprouvent ont tous des causes et des époques marquées par leur abâtardissement et leurs mœurs perverties. Quand on accuse Fimpéritie des princes , l'incapacité des chefs , la pussillanimité ou l'inconstance des sujets , on ne fait que rentrer dans les motifs précédens.

Si l'histoire ne nous donnait les tristes preuves des succès de Mengli , la raison se refuserait à les croire. En effet , comment se persuader qu'avec aussi peu d'étendue que ses états en renfermaient, qu'avec le poids de la baine et du mépris universel , il eût pu exécuter ce qu'on va lire !

(( Mengli , débarrassé de son ennemi , ravagea la )) Podolie, la Ptussie-Rouge , le Palatinat de San- )) domir, les environs de Brésow, de Jaroslaw, de y) Radom, deBelz : il passa la Vistule, pilla Opatow » et Kunow. La seule ville de Pacianow lui opposa » une feiible résistance. Son butin était immense; » il retourna en Crimée , et l'année suivante il re- » commença le pillage sur d'autres villes. » (i)

Cet esprit de vertige dont nous avons parlé plus haut , dominait souverainement les Polonais quand

(^i) Hist. de la Tauride, t. 2, p. 225.

DE LA NOUVELLT: RUSSIE. ^233

ils consentirent à l'anéanlissenient du royaume de Kiplschak ; aucune barrière ne les séparait de la Tauride , et ils poiivaiejil sans cesse lui opposer le khan Achmet , soit pour faire une diversion , soit pour gêner Mengli dans ses fréquentes irruptions. Mais^ dit l'ouvrage que nous venons de citer, « le » prince Michel Glinski, maréchal du roi de Po- » logne, que l'or de Mengli avait séduit, trahit )) l'état et son maître. »

Vainement les Polonais avaient compté sur leur alliance avec le khan de Crimée ; il prit son temps, entra en Pologne, et ravagea plusieurs provinces.

(^n i5o6. ) Predstaw Landzibronski , lietman des Kozaks zaporogues et de ceux de l'Ukraine , marcha contre Mengli et le défît complètement. Les Russes lui firent aussi éprouver des revers. Malheureux à la guerre, le fourbe eut recours à sa politique astucieuse : il sollicita un accommo- dement avec le grand - duc de Russie , et lui dé- puta la princesse son épouse. La réception qu'on lui fît, prouva la bonne foi et les vues pacifiques de la Ptussie ; on conclut un traité de paix , qu'une alliance confirma.

Adroit à réparer ses pertes, Mengli fit de fortes levées de troupes , obligea ceux qui pouvaient prendre les armes de le suivre, menaça la no- blesse , accoutumée à ramper sous lui ; recréa une armée, et fondit de tous côtés sur la Russie, qui, respectant la sainteté des traités, ne pensait point

^34 HISTOIRE

avoir d'ennemis à combattre : la dévastation , le pilla^^e, l'incendie , furent les fruits de cette expé- dition ; il en préparait une autre , quand la mort l'arrêta après trente ans de règne.

Ce prince ignora toutes les vertus et épuisa tous les crimes ; l'humanité sembla respirer à sa mort , et la Crimée vit luire un rayon d'espoir, en per- dant un clief qui avait déshonoré le titre de prince et mérité l'exécration universelle.

Ce n'est pas interrompre le cours de l'histoire que de faire connaître un peuple qui doit en occu- per une partie.

L'origine , les usages , les mœurs des Kozaks za- porogues (i) méritent d'être connus. Si nous ne renfermons pas dans le chapitre suivant et leurs exploits, et les révolutions qu'ils ont éprouvées, c'est que ces faits vont trouver leur place dans les deux époques de cette histoire qu'il nous reste à parcouiir.

CHAPITRE IL

Des Kozaks zaporoghi ou saporogues.

En traitant de l'histoire du neuvième siècle , l'empereur Constantin Porpliyrogénète parle d'un pays nommé Kazachia , situé entre les mers Noire

( i) On écrit indistinctement /ozrt/ ou cosaque , zaporogue ou saporogue : il est cependant mieux de laisser à chacun son vrai nom.

DE LA TnOUYELLE RUSSIE. 2 35

et Caspienne (i). Les annales russes appellent une nation , existante dans le onzième siècle, Kozaghî.

Essayer maintenant de donner aux Kozaks ces nations pour origine , ce serait agir bien légère- ment; la vraisemblance ne suffit pas.

Gèdcmin, grand duc de Litliuanie, mit fin à la domination des Tatars l'an 1 520. Il donna une nou- velle forme de gouvernement à Kiow et à son ter- ritoire. Les vaincus se familiarisent difficilement avec des chefs étrangers ; une défaite ne change ni les usages , ni la manière de vivre ; mais quand on porte atteinte aux lois et aux fortunes particulières, on ne doit point compter sur l'apparente soumission d'un peuple contraint : les mécontens formèrent des rassemblement et s'expatrièrent ; l'embouchure du Dnieper leur offrit un asile inexpugnable ; ils s'y retranchèrent. Ces nouveaux arrivés, devenus re- doutables , se firent respecter de leurs voisins. Une seconde irruption des Tatars les rendit maîtres de Kiow ; la route était tracée à ceux qui ne voulaient pas reconnaître de domination étrangère , et le nombre des réfugiés au-dessous des cataractes du fleuve augmenta. Telle est l'origine la plus pro- bable des Rozaks zaporogues. (2)

(i) De adininistralione imperil ^ fol. 11 3.

(2) Les Kozaks ou Cosaques prennent le nom de zaporo- gues de za, au-delà , et àe poroghi ^ cataractes. L'essai sur l'histoire que nous traitons composerait vingt volumes si

a36 HISTOIRE

Casimir, roi de Pologne, ajouta au nombre des réfugies , en unissant Kiow à ses états , et en cliàn- geant l'administration de ce pays.

Des troubles survenus en Pologne firent passer chez les Zaporogues un grand nombre de nobles, qu'une foule de peuple accompagna. Lassés de leur servitude, beaucoup de Tatars vinrent jouir d'une indépendance assurée dans le pays de la licence. Ces Tatars , accoutumés à vivre de rapine , convin- rent le mieux du monde à une nation belliqueuse qui fondait son bien-être sur le brigandage.

Le Dnieper, environ à trois cent quarante werstes de son embouchure, est embarrassé par des rochers^ qui empêchent la navigation ; quelques-uns sont à fleur d'eau ; d'autres s'élèvent inégalement jusqu'à six pieds.

C'est au-dessous de ces cataractes que les Kozaks étaient réunis. La Pologne senfit de quelle utilité pouvaient lui être des associations de gens déter- minés, qui vivaient, à la vérité, à la manière des Tatars, mais dont la bravoure pouvait arrêter les entreprises du khan de Crimée.

D'après nos mœurs , et principalement d'après le vœu de la nature , il est difficile de concevoir

nous voulions entrer dans les détails de l'origine de chaque peuple. Les Zaporogues n'ont rien de commun avec les anciens Khosars; aussi nous renfermerons -nous dans les bornes de notre sujet, '-en ne parlant que des Kozaks zaporogues.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 287

comment le désir de devenir riche, ou la fiirem- de combatlre , avaient pu faire consentir les jeunes Kozaks à renoncer au commerce des femmes. Par une loi expresse, il était défendu aux personnes du sexe d'entrer sur leurs terres ( » ) ; aussi , pour se recruter, ils recevaient les gens sans aveu et les déserteurs; ils obligeaient souvent les voyageurs égarés à s'établir parmi eux ; ils enrôlaient des Russes, des liabitansde la Volbynie, de la Podolie, et d'autres pays; ils faisaient des courses sur les pro- vinces voisines et enlevaient les enfans mâles.

Dans les derniers temps , une partie des Zapo- rogues était mariée , mais reléguée dans un canton séparé; la ville de Nowomofkowski , nommée an- ciennement NowoseliLza , devint le chef-lieu de ce canton.

Chaque année, le i*^'^ de janvier, il y avait une assemblée générale pour déterminer le partage des terres renfermées entre le Dnieper et le Bog, ainsi que pour fixer à chaque kurène (2) l'étendue de la portion du fleuve il lui était permis de pêcher.

Le sol était partagé suivant le nombre des kurè-

(i) Histoire de la Petite Russie , t. i , p. 282.

(2) La kurène n'était autre chose que la tribu contenant un nombre de Kozaks fixé parleurs lois. On donnait aussi ce 110m aux villages ils étaient réunis ; on l'honorait en le donnant de même aux corps-de-garde, et on le prostituait en désignant ainsi les cabarets. Elle était bien pauvre la langue de ces Zaporogues î

^38 niSTOlKF.

nés : on tirait au sort pour qu'il décidât la si- tuation de chaque tribu; mais l'année suivante la même opération se répétant , le Rozak était attaché à la propriété totale , et fort peu à la propriété par- ticulière , qui passait tous les ans dans d'autres mains : chaque année aussi les chefs étaient re- nouvelés , à l'exception de l'hetman.

Rien ne prouve la simplicité de ces assemblées et le peu de prétention des chefs , comme la ma- nière dont les places étaient prorogées ou accor- dées à de nouveaux Kozaks. On pronofiçait par ac- clamations, on criait à tuetète qu'on priait Fliomme en place dy rester pour le «i/ien de tous; quand il s'y refusait , on l'élevait sur une manière de bran- card, et cet honneur, signe du pouvoir, ne lui permettait plus de s'opposer au vœu général. Lors- qu'on désirait récompenser un guerrier valeureux , ou lorsque riietman avait mécontenté les Kozaks, un membre de l'assemblée saluait le chef, tous les autres gardaient un profond silence; à la suite du salut on demandait le bâton du commandement : l'hetman remercié déposait ce bâton auprès du drapeau, saluait les assistans, et l'acclamation qui nommait son successeur commençait alors.

L'hetman des Kozaks devait ctre distingué par sa naissance et sa bravoure : on peut juger de l'é- tendue de son autorité , en réfléchissant à celle qu'avaient les chefs de chaque kurène; ces derniers étaient juges souverains de toute contestation , rixe.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. aSg

OU trahison ; les crimes de loiile espèce étaient de leur compétence. La justice était administrée de cette manière : le chef de la kurène assemblait les Kozaks; il écoutait l'accusé , demandait l'avis de l'assemblée, et décidait si elle avait prononcé avec justice ou non ; c'était toujours lui qui confir- mait ou annulait l'arrêt ; son avis était la loi vivante^ et le respect qu'on lui portait ne se démentait jamais.

Dans les petites discussions, quelques Kozaks qui survenaient par hasard , décidaient à la plu- ralité des voix ; ce jugement était payé par une salutation des deux parties, qui n'osaient contre- venir à l'arrêt.

Je ne sais si je me trompe, mais je crois remar- quer dans cette manière de rendre justice , une noble simplicité qui tient singulièrement à l'estime réciproque que des hommes ont les uns pour les autres ; on peut donc s'estimer quoiqu'on soit animé de l'amour du pillage! Les conventions qui réunis- sent certains hommes, l'ignorance des vrais prin- cipes d'honnêteté, les préjugés invétérés, leur don- ncîit sans doute un sentiment qui n'est propre qu'à eux , des vertus qui ne conviennent qu'à leur as- sociation , des idées fausses sur tout ce qui n'est pas eux, mais justes sur ce qui les concerne. L'é- ducation dirige l'ame , elle seule fait la différence du grand homme élevé parmi les barbares du grand homme formé chez les nations civilisées.

Ce n'était pas un crime de tuer un étranger ;

3f\0 HISTOIRE

mais celui qui se rendait coupable du meurtre d'un de ses camarades était enseveli vivant à côté du mort. Le vol sur le territoire voisin était digne d'éloges ; celui commis entre Kozaks était une faute irrémissible.

Les mœurs des Zaporogues ont changé progres- sivement : le siècle dernier il ne restait de leur ancienne manière d'être, que la bravoure, l'esprit de rapine et leur éloignement pour les femmes.

A ce propos, s'il fallait croire à la fable des Ama- zones, qui ont à peu près habité ce même pays, on remarquerait qu'une association de femmes sans hommes a été remplacée par une autre d'hommes sans femmes.

Les Kozaks sont montés sur de petits chevaux très-maigres, très-sobres et très-agiles; la souplesse de ces animaux est aussi surprenante que la facilité avec laquelle ils supportent les plus grandes fati- gues.

Une lance , des pistolets , un sabre , une carabine , composent un amas d'armes dont le Kozak n'est point embarrassé. Il y ajoute même un fouet très- court dont il supplicie son cheval.

Les Zaporogues professaient la religion grecque ; ils étaient dans l'usage d'élever des collines ou kourganes sur la tombe de ceux qui périssaient les armes à la main, (i)

(i) Les kourganes sont des monticules coniques qu'on

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L'industrie mercantile se mêlant au tumulie des armes, les Zaporogues firent un grand commerce avec la Tauride.

Terminons cet article par des observations sur les Kozaks , extraites du manuscrit d'un lieutenant- gëneral au service de Ja Russie.

« Quoiqu'on ne compte presque jamais sur les )) Kozaks dans les armées russes, ils y sont cepen- » dant très-utiles , et ils réunissent à leurs autres » avantages celui de ne presque rien coûter à l'état, » puisque pour environ vingt roubles par année » ils s'équipent eux et leurs chevaux , qu'ils entre- )) tiennent de même sans frais. On voit qu'il est » difficile d'avoir de la cavalerie moins chère. Il » est vrai que leur habillement n'est ni riche ni » élégant ; une espèce d'habit assez semblable aux

retrouve à tous pas dans la Nouvelle Russie. Une tradition très-incertaine nous apprend que les kourgianes les plus éle- vées ont été construites en l'honneur des chefs ou des princi- paux officiers de l'armée. La situation de quelques-unes me fait penser qu'on en disposait un certain nombre pour allu' mer des feux servant de signaux dans les guerres.

J'ai vu ouvrir une kourgane : elle renfermait le squelette d'un homme de haute taille, et dont la tête , carrée, avait le crâne très -épais; sa main droite était couchée sur son sabre; celui-ci était presque tout décomposé; près de la main gauche étaient les griffes d'un vautour. Les boutons d'habit , assez bien conservés pour être reconnus , étaient d'os.

I. i6

5*42 HISTOIRE

» vétemeus polonais , une culotte très-large et une » paire de bottes composent, avec un bonnet rond » et four , toute leur garderobe. Leurs armes » consistent en une paire de pistolets qu'ils portent » à leur ceinture, un sabre et une lance de douze » pieds de long. Les cbefs portent la barbe à la » manière des Turcs. Ils montent des cbevaux d'une » petite tailJe, mais pleins de nerf et de vigueur, » et avec lesquels ils font des courses prodigieuses.

» Ces liommes , vraiment curieux à observer , » sont doues d'une intelligence extraordinaire. Sans » avoir aucune connaissance de la boussole, ni du » méridien, ni d'aucune partie de rasironomie, ils » retrouvent leur cliemin dans les déserts par la » simple observation des étoiles; et avec ce seul » secours ils ne s'égarent presque jamais.

» Avec de pareilles troupes légères il est impos- » sible qu'une armée soit jamais surprise. Dans la » guerre de campagne, ils occupent toujours un » grand espace en avant de l'arnjée, et leurs postes » se soutiennent par échelons pour pouvoir donner » et recevoir des nouvelles. Dans la guerre de siège » ils ne sont point inutiles; bien loin de , ils em- » pêcbent d'être surpris par les sorties de l'en- » nemi ; ils n'ont besoin ni du mot de l'ordre ni de » la parole , et une manière de siffler , qui n'est » propre qu'à eux, leur suffit pour se reconnaître. » Le genre de guerre dans lequel ils excellent, c'est » lorsqu'il s'agit de brûler ou de dévaster un pays.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ^43

>) soit pour nuire à l'ennemi^ soit pour l'empêcher » de subsister. »

Nous ajouterons à ce qui précède, que la disci- pline des Kozaks s'est singulièrement perfectionnée. Elle leur vaut une considération militaire qui leur manquait autrefois, (i)

CHAPITRE III.

Règne de Mahomet Ghéraï.

{An i5i5. ) Cett^e politique tortueuse, cet esprit de rapine et de mauvaise foi qui ont carac- térisé le règne du père , présideront à celui du fils.

On ne doit ni embellir une histoire , ni en effa- cer les principaux traits. Les devoirs que l'exacti- tude prescrit à l'historien , sont quelquefois des supplices. Dans cette cruelle position^ continuons l'histoire des khans.

Mahomet avait une figure hideuse. C'était le transparent au travers duquel on découvrait son âme atroce. La flatterie, ce vice qui environne le pouvoir , et qui trompe si souvent des princes faits pour entendre la vérité , composait les délices du

(i) Ce que dit Scherer , dans son Histoire de la Petite Russie , sur les Kozaks , leurs mœurs et leurs lois , beau- coup d'autres l'ont écrit avant lui ; mais il ne reste plus de traces ni de leurs principaux usages, ni de leurs anciens préjugés.

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khan : il fallait lui répéter sans cesse qu'il était un liomme incomparable , que sa puissance n'avait point de bornes , que sa taille était bien prise et sa beauté mâle, rivale victorieuse de celle du dieu Mars; prenant alors une contenance fîère, affectant une démarche héroïque, ajoutant à la rudesse de ses traits des crispations de muscles qui le ren- daient épouvantable , il demandait , d'une voix de tonnerre, si Mars pouvait inspirer plus de ter- reur (i). Bientôt roulant des prunelles étincelantes et égarées , comme celles du tigre , il faisait volti- ger son sabre sur des têtes soumises, et qui applau- dissaient à ce jeu tant qu'il n'en abattait aucune (2) ; à cet exercice , dont les courtisans auraient su se passer, succédaient les opérations graves. Il assem- blait ses confidens, et discutait avec eux sur ies moyens les plus subtils pour tromper ses alliés.

Depuis, long-temps , quelques sujets russes s'é- taient établis dans des villages polonais : était-ce inconstance? était-ce mécontentement? Ils s'attrou- pèrent, pillèrent plusieurs bourgs, et retournèrent en Russie. Sigismond F** en demanda satisfaction au czar, et, sans attendre sa réponse, il envoya

(i) Néron avait la même manie : il questionnait ses fami- liers sur sa ressemblance avec Orphée et Apollon.

(2) Quand il tuait ou blessait des murzas, il excusait sa maladresse , en disant qu'il avait voulu les punir de man- quemens secrets. Quel jeu ! quel prince !

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 1^^

des émissaires déguisés à Mahomet, pour complo- ter avec lui. A peine ces négociateurs sont-ils par- venus en Crimée, qu'ils déploient leur caractère , comblent Mahomet de présens, et gagnent, par cette voie , plusieurs Tatars en crédit. On convient de fondre à l'improviste sur la Russie ; le khan de Crimée se charge de l'attaquer par le sud , et Sigis- mond doit l'assaillir du côté du nord.

Sur ces entrefaites , le czar ayant à se plaindre du roi de Pologne , jugea à propos de s'attacher Mahomet. Ignorant la députation qu'il a déjà reçue, il lui en envoie une nouvelle. Le khan accepte ses présens , change ses plans d'attaque , et s'unit au czar contre la Pologne : les Tatars entrent en Po- dolie , et la ravagent. Indépendamment du butin qu'ils y font , ils enlèvent cent mille prisonniers, (i)

De son côté , le roi de Pologne entrait en Russie ; il ne put croire à la nouvelle qu'il reçut de Podolie : bientôt convaincu, il revint sur ses pas. Mahomet lui envoie des députés , accuse l'insubordination , la témérité de son fils , qui avait agi sans son ordre ,

(i) Hist. de Crimée.

L'auteur de la Relation historique de Pologne , pages 90 et 91 , n'en compte que cinquante mille. Il ajoute que le fils de Mahomet partit de Crimée , pour cette expédition, à la tête de trois cent mille chevaux.

On trouve trop souvent des exagérations de cette force ; il est sage de les omettre , ou de les faire remarquer comme douteuses, quand on les cite.

^46 HISTOIRE

et , pour prouver sa bonne foi , il se jeile sur la Russie , dont les frontières étaient ouvertes de son coté.

Le czar avait transporté toutes ses forces au nord de ses états , pour s'opposer à Sigismond. Surprise nouvelle pour le souverain russe; il fait des mar- ches forcées ; mais le perfide khan a déjà détruit et saccagé le pays : il est de retour dans le sien , avec un attirail immense des dépouilles qu'il a faites.

D'aussi longues courses suspendirent la ven- geance : les troupes étaient excédées de fatigue et la saison avancée.

C'est à peu près à cette époque que remontent les premières incursion^ sur mer des Kozaks zapo- rogues. (i)

Tandis que Mahomet dévastait la Podolie, beau- coup de fuyards polonais vinrent grossir les hordes des aventuriers; ceux qui purent briser leurs chaînes en Crimée, augmentèrent cette population.

Les Kozaks, trop nombreux pour vivre sur un aussi petit espace , s'élancèrent sur leurs barques^ et osèrent affronter le danger de la mer sur ces frêles embarcations , qui n'étaient même pas pontées. Quelques succès doublèrent leur courage ; bien- tôt ils se virent en état d'inquiéter les Turcs dans

(i) Voyez , dans les Annales de la Petite Russie , la ma- nière dont ils préparaient leurs arméniens contre les côtes de Turquie. Tom. i , depuis la page 121 jusqu'à celle 129.

DE LA NOUVELLE KUSSTE. l[\']

leurs villes de commerce , et même dans leurs forts.

Plusieurs îles au dessous des cataractes servaient de retraite aux Kozaks. Ils nommaient ces îles Skarhniza-Woïskowa y le trésor de l'armée; c'était qu'ils déposaient ce qu'ils avaient pillé sur la mer Noire, (i)

(^u4n i520.) Vassili Ivanovitch , grand prince de Russie, avait donné à Cazan un khan de son choix. Ce nouveau maître fut mal accueilli par ses sujets. Ils le méprisaient parce que sa figure était dif- forme (2) , son esprit borné, et surtout parce qu'il était dévoué à la Russie.

Quelque faible, quelque apathique, quelque nul qu'un homme soit , il présente néanmoins un côté par l'on peut s'en faire comprendre. Les habitans de Cazan essayèrent en vain de découvrir l'endroit sensible de leur prince; en vain ils vou- lurent lui communiquer l'énergie dont ils étaient

( I ) Pour être admis dans l'association des Kozaks , il fallait faire diverses preuves de courage , entre autres, celle de tra- verser seul , dans un mince bateau, les plus dangereuses ca- taractes du Dnieper. Pour des marins de cette témérité , les vagues de la mer , quelque grosse qu'elle fût , n'étaient plus qu'un jeu.

(2) C'est assez du portrait hideux que nous avons tracé en comtnençant ce chapitre. On trouvera dansai. Lévêque , Hist. de Russie y t. 2, ami. i5a3 , celui de Chikh-Alei, khan de Cazan.

2^8 HISTOIRE

aninir's; toujours froid , louj ours impassible, Chikh- jtlei était imperturbable ; on pouvait le comparer à une statue du dieu Therme, clouée sur le trône.

Dans cet état affreux l'on a l'ennemi à ses portes , et un ennemi presque aussi dangereux , puisqu'il ne sait pas régner, les principaux de Cazan prirent sur eux de conseiller le kban. Ils lui représentèrent que, faute d*agir, ils tomberaient au pouvoir des Russes, ou seraient conquis par des petits princes auxquels il serait bonteux d'obéir. Sortant de sa létbargie, le kban rendit un arrêt de mort contre ces conseillers audacieux.

Le peuple de Cazan se révolta , mais en vain. L'influence du grand prince de Russie le fît ren- trer dans le devoir. Une révolte, qui n'est qu'as- soupie , se concentre dans le cœur des conjurés pour éclater de nouveau.

Mabomet-Gbéraï , instruit de la conduite du kban de Cazan , jugea que c'était l'instant de pro- fiter de son impériiie. Il lui députa des gens adroils , qui le félicitèrent d'avoir apaisé la rébellion , et lui offrirent des secours pour toutes les circon- stances où il pourrait se trouver. En même temps, les émissaires gagnèrent les cliefs des mécontens , leur dictèrent la conduite qu'ils devaient tenir, et quatre -vingt mille Tatars vinrent appuyer cette conduite.

Cbikîi-Alei descendit d'un trône sa faiblesse aurait du rempêcber de monter. Sabib , ou Sapba-

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 2^^

Ghéraï , frère de Mahomet , le remplaça. Casan fut pris , les chrétiens e'gorgés , et tous les traités qui unissaient Mahomet avec le grand prince Vassili , violés impunément.

On ne peut imputer à l'ignorance des conven- tions ce mépris du droit des gens. Il faut en attri- buer la première cause à la haine implacable que se portent deux peuples de religions différentes , et dont le fanatisme égare les cœurs. La seconde cause tient au malheur des temps, lorsque, dans son courroux, l'Etre suprême donne aux nations des princes semblables à Chikh-Alei et à Mahomet.

Surpris durant la paix , les Russes furent écrasés par les nombreuses troupes du khan de Crimée. On porte à cent mille personnes le nombre des victimes de la trahison : on les vendit à Caffa. (i)

On n'a jamais su assez apprécier les ressources des Russes. Cette nation est susceptible d'une énergie qui surpasse celle de tous les autres peuples. Ce n'est pas dans de belles phrases, dans de vaines déclamations que les Paisses exhalent l'amour de leur pays; ils se resserrent près du trône quand il court des risques ; ils lui font un rempart de leurs corps , tandis qu'ils sacrifient généreusement la portion de leur fortune que réclame le besoin de l'état.

( i) Ce fait est tellement, attesté , qu'il faut y croire malgré soi.

aSo HISTOIRE

Sans ce dévouement , sans cet accord de tout un peuple , comment le czar aurait-il pu reparaître , en peu de temps , à la tête d'une armée formidable ? Comment aurait-il pu marcher sur Cazan , défier ses ennemis, et les intimider assez pour les mettre en fuite ?

Le nouveau klian s'enfuit à Constantinople , il réclama des secours. Mahomet était parti dès la première nouvelle de la marche des Russes ; il avait partagé son armée : une moitié retournait en Crimée, amenant les prisonniers et le butin ; avec l'autre, il se proposa de pénétrer en Asie ; bientôt sa perfidie trompa quelques princes, dont il envahit les possessions, et le bonheur lui servant de guide, le conduisit à Astrakan , dont il s'empara.

On donne assez communément à une classe d'hommes des noms qui ne lui conviennent pas. Sous un habit grossier se trouvent souvent réunies plus de finesse, de pénétration , de réflexion que sous ces vêtemens pompeux dont le luxe forme des caricatures que la mode justifie , sans ajouter au mérite de ceux qui les portent.

Des Tatars nogais (i) qui, de nos jours, sont

(i) Les Tatars nogais occupent maintenant l'espace ren- fermé entre la mer d'Azow et les rivières de Berda et de Moloschna. On ne peut à chaque instant interrompre le cours de l'histoire pour donner celle d'un peuple nouveau qui vient y figurer. Je parlerai des Nogais dans la troisième époque , il ne sera plus question de faits guerriers.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 25l

encore la portion arriérée des Tatars, conçurent le projet de se venger de Mahomet , en l'attaquant par cet amour-propre excessif dont la renommée était parvenue jusqu'à eux. Ces Nogais avaient, à plusieurs reprises, éprouvé la duplicité et la mau- vaise foi du khan ; en dernier lieu , sous le pré- texte d'une réjouissance publique, il avait fait en- lever une tribu pour repeupler une partie de la Crimée, ravagée par son père. A l'instant même, il venait de leur ordonner de fournir leurs bestiaux pour la subsistance de son armée. Toutes les me- sures prises, on voit se répandre dans Astrakan des partis de Nogais , chantant à leur manière la gloire et le courage invincible de Mahomet , sa bonté , sa beauté même, et le bonheur de l'avoir pour maître. Les courtisans s'empressent de rapporter au khan l'enthousiasme des Nogais ; Mahomet ne trouve point surprenante l'admiration qu'il excite, et permet aux Nogais de faire parvenir jusqu'à lui les députés qu'ils lui adressent avec des présens pour sa cour.

Au discours de l'orateur, on l'aurait cru un flat- teur exercé ; c'était néanmoins la première fois qu'il parlait à un souverain. Il n'oublia rien de ce qui pouvait séduire l'amour-propre de Ghéraï, et, après l'avoir mis au-dessus des Tatars les plus fa- meux, il s'écria : « Quel malheur que tant de ver- » tus soient un peu offusquées par un excès de » prudence qui avoisine la crainte ! Quoi ! prince ,

aSs HISTOIRE

» vous renfermez dans des murs vos soldats vic- » lorieux ! et ces soldats sont des Tatars ! Les rem- }) parts des villes sont élevés pour des guerriers » ordinaires , pour des généraux timides; mais le » grand Mahomet sera-t il le premier qui, abrogeant » les usages des Tatars , les humiliera au point de » les réfugier derrière des murs ! Non , prince , les » braves Nogais , dont je suis l'interprète , forme- » ront , s'il est nécessaire , une circonvallation au- )) tour de votre camp , ils veilleront sur le prince » qu'ils admirent ; ils regardent toute atteinte à sa » gloire comme rejaillissant sur eux. »

Mahomet répondit d'abord avec assez de sang- froid; mais son discours s'échaufFant peu à peu, et l'idée qu'on avait pu le soupçonner de crainte lui revenant sans cesse , il remercia les Nogais de leur observation ; ordonna qu'on abattît les murs d'Astrakan , et vint avec toutes ses richesses camper au milieu des Nogais.

Ces hommes si simples en apparence , recom- mencent leurs cantiques d'allégresse ; l'air reten- tit long-temps des louanges du khan , les présens de bestiaux sont suivis de boissons enivrantes que les Nogais distribuent aux soldats.

Tandis qu'on louangeait d'un côté, on s'armait et se rassemblait de l'autre : les Nogais qui rem- plissaient le premier de ces deux rôles , le cessèrent aux approches de la nuit, pour se réunir à ceux des leurs qui entouraient le khan de Crimée.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ^53

Mahomet fut égorgé avec la plupart des siens qu'on surprit ivres ou endormis. Le butin de l'ar- mée fut part'igé entre les Nogais , et la Crimée ne vit retourner qu'un très-petit nombre de tant de soldats qui avaient suivi leur khan.

CHAPITRE IV.

Règne de plusieurs khans.

[An i524-) A la mort de Mahomet-Gliéraï , le plus jeune de ses fds usurpa le souverain poLivoir, sans avoir fléchi le genou devant le grand-seigneur.

Sur ces entrefaites , les Russes et les Tatars étaient aux prises. Cazan et ses environs furent le tliéâtre sur lequel se livrèrent plusieurs combats sanglan s; ils se terminaient tous par le pillage, sans décider du sort des provinces.

La Porte vit avec surprise l'usurpation du fils de Mahomet : à sa place , elle nomma Séad , ou Séadet- Ghéraï , frère du dernier khan. Quoiqu'il ne fut pas stipulé dans le traité entre le grand-seigneur et Mengli-Ghéraï (j), que la Porte nommerait le khan de Crimée , il y était néanmoins expliqué qu'il abdiquerait aussitôt que l'empereur turc le jugerait à propos. L'usurpation de Séad servit de prétexte , et la Porte se réserva le pouvoir de placer les khans sur le trône à son bon plaisir; ce qui a été observé depuis.

(i) Vo^ez le dernier chapitre la première époque,

25/[ HISTOIRE

Séadet - Gliéraï n'était pas fait pour porter la couronne ; elle ne convient pas à toutes les têtes : lin ordre suprême avait élevé le khan , sans lui communiquer les qualités nécessaires à un souve- rain. Aussi Séadne songea pointa disputer le trône; il abdiqua , et sut pratiquer , dans le silence de la retraite, les principes de philosophie qu'il avait reçus d'un Grec nommé Switenos.

Ïslan-Gheraï ne tint le sceptre que le temps né- cessaire pour démontrer combien il était déplacé dans sa main. La Porte le remplaça par Saplia- Ghéraï, autrefois kb an de Cazan. L'histoire est en contradiction entre les éloges qu'elle accorde à ce prince, et la conduite qu'il tint. On a représenté Sapba comme un prince d'un excellent naturel , de mœurs douces et très-timide , et l'on nous four- nit en même temps des actes de bardiesse, d'injus- tice et de cruauté.

ïslan, pénétré de regrets sur le poste éclatant qu'il avait perdu, travailla sourdement pour le saisir de nouveau. Sapba s'alarme , demande des conseils à Constantinople, et, sans en attendre le ré- sultat, il fait plus que le grand-seigneur n'eut osé, en privant Islan de la vie. On se rappelle que dans la convention passée entre Mabomet il et Mengli, le premier avait juré , pour lui et ses successeurs , de ne jamais faire périr un prince du sang de Gen- gbis-Rban.

11 y a bien loin de la bonhomie au manque de

DE LA INOUVELLE RUSSIE. 2^5

caractère : Sapha ressemblait à beaucoup de gens auprès desquels le dernier qui parle a raison. Mais l'assassin n'est pas un bon homme : parce que chacun quittait Sapha , satisfait de son ton honnête j parce que Sapha écoutait tout le monde, sans ja- mais contredire personne , on n'en saurait conclure que son coeur était bon. Il résultait de l'inconstance de son opinion , que vingt ordres étaient expédiés dans un jour sur un même objet, et tous différens les uns des autres.

C'est dans ce temps qu'un réfugié de Russie , à la cour de Sigismond, roi de Pologne, se rendit en Crimée; il se nommait Semen Belski. S'il existe bien des personnes sans caractère , comme Sapha, il faut convenir que , pour le malheur des princes, il eu existe aussi un bien grand nombre de la trempe de ce Belski. Doué de beaucoup de facilité, il s'exprimait avec grâce ; son élocutiou suffisait à peine pour rendre compte de la multiplicité des plans, des projets, des innovations que sa tête, mal organisée , reproduis;iit à tous instans sous des formes nouvelles : religion, politique, finance, administration intérieure , guerre , traités , réfor- mes; tout était de son ressort. A l'entendre, les ministres du souverain étaient ou nuls ou dange- reux , lui seul pouvait opérer de grandes cho- ses, (i)

î'i) Ce fut pendant cette succession de khans que Fzvm-

256 HISTOIRE

Sapha était muet devant cet oracle ; chaque pro- jet était accompagné d'un signe d'approbation du khan ; ce qui le flattait davantage était la conquête des provinces russes les plus voisines de ses états : cela se conçoit aisément ; mais on ne peut se per- suader l'effronterie d'un déhonté qui s'adresse à un prince sans armée. Le khan fait prendre les armes à tous ceux qu'il juge capables de les porter ; il s'empare des provisions et de l'artillerie turque destinées à une autre expédition , marche à la tête de ses troupes ramassées à la hâte, attaque en aveugle , est battu complètement , se sauve comme il peut , et se retrouve en Crimée , devant le conseiller Belski , qui le console par des projets nouveaux.

( ^n 1 55 1 . ) Irrité de l'attentat de Sapha , désolé de la perte de son artillerie, le sultan de Constanti- nople fit partir le grand-visir et déposer le khan.

CHAPITRE V.

Règne de Deivlet-Ghér ai premier.

Dewlet était le petit-fils de Mengli ; la Porte le plaça sur le trône de Crimée.

Peu avant l'installation de ce prince , les Kosaks

cois P' , roi de France , et Charles-Quint , troublèrent l'Eu- rope ; tandis que Soliman ravageait l'Asie , et fut reconnu roi de Perse dans Babylone.

DE LA. NOUVELLE RUSSIE. 267

Zaporogues se distinguèrent en plusieurs rencon- tres, ceJle qui leur fit le plus d'honneur fut leur victoire sur les Tatars de la grande horde.

Des succès d'un autre genre , une organisation améliorée, une discipline exacte les rendirent re- doutables à leurs voisins. On rechercha leur al- liance ; les cours de Russie et de Pologne cessèrent de les mépriser ; en un mot ils inspirèrent aux nations cette crainte irréfléchie que des pirates font éprouver de nos jours aux Européens qui les tolè- rent, (i)

Le czar Ivan Vassillevitch souffrait de voir son pays tributaire des Tatars ; il pensait que la ré- duction de Cazan pourrait seule le mettre à l'abri des insultes de ce peuple. Le czar avait Fâme ardente, le génie actif: exécuter, était chez lui la conséquence immédiate de ses conceptions. Il donne des ordres, il arme , il fait des marches forcées et prend Cazan. Ivan s'exposa en brave soldat , se conduisit en capi- taine expérimenté , et vainquit en souverain. Dix mille femmes vêtues de leurs plus beaux habits s'étaient réfugiées dans le palais ; on craignait qu'elles ne fussent exposées à la rage des soldats, et victimes de leur brutalité : le czar sut les faire respecter. Cet effort de la discipline mérite d'être

(i) Les moins éclairés de nos neveux ne pourront se per- suader que les corsaires des côtes d'Afrique aient existé dans le XVIIP et le XIX^ siècle.

I. 17

2d8 IIISTOlPtE

rapporté ; il paraît incroyable sous un prince aussi cruel.

Cette conquête de Cazan influa beaucoup sur la Crimée ; elle perdit un allié avec lequel elle parta- geait souvent des dépouilles ramassées en commun. Frappés d'épouvante , les Talars se dispersèrent et communiquèrent leur frayeur aux habitans d'Astra- kan. Le czar s'en rendit maître, ainsi que du reste de l'empire de Kiptscliak.

Dewlet-Ghéraï ne pouvait choisir plus mal le moment d'attaquer les Russes. A la téie de soixante mille hommes , le klian de Crimée entra en Russie; ses troupes redoulaient les combats. Ce n'était plus au pillage qu'on les conduisait, elles devaient se mesurer avec des hommes bien exercés, bien con- duits et vainqueurs des Tatars.

Les Moursas murmurent ; le khan méprise leurs clameurs; il hasarde une bataille, et la perd com- plètement.

Ce coup d'essai n'ayant point réussi, Dewlet n'osa plus se montrer ; il maintint ses Tatars dans un état d'inaction, que la crainte rendit supportable au commencement , mais que le besoin de piller con- vertit en reproches. Les Tatars méprisèrent leur chef, ils l'accusèrent de lâcheté et d'indolence ; le khan pensa qu'il était plus sage de temporiser, mais parmi des gens incapables de raisonner, cette con- duite devint odieuse.

De son côté Sigismond sollicitait le khan de Cri-

DE LA NOUVELLiE RUSSIE. 25q

mée; mais ne pouvant lui faire abandonner l'esprit de niodcralion qu'il avait adopté trop tard , il pro- posa à Sélim II de se liguer avec lui contre le czar. Le roi de Pologne représentait au grand-seigneur ^ que la conquête d'Astrakan faisait tomber le com- merce d'Azovr, et par suite celui de la mer Noire; que le czar ne manquerait pas de se porter en avant, que laissant la forteresse d'Azow tomber d'elle- même, il se répandrait en Crimée, formerait une marine et menacerait l'empire ottoman. Opposez , continuait Sigismond, des armées formidables à cet ennemi ; prévenez ses coups en entrant vous- même en Russie ; attaquez Astrakan , et creusez un canal de communication entre le Don et le Volga. Alors maître des mers , vous transporterez à volonté vos troupes jusqu'au nord de la Perse, votre pa- villon sera respecté sur les mers d'Azovv et Cas* pienne, votre empire doublera ses forces, votre gloire sera assurée , et vos ennemis naturels rendus à leur primitive buîuiliation.

Ces raisonnemens étaient les meilleurs du monde ; mais leur exécution n'était pas facile. Cependant Sélim II adopta l'avis du roi de Pologne ; cinq mille janissaires , quinze mille liommes de cavalerie , beaucoup de troupes de pied se mirent en marche pour Azow^. Tandis qu'ils tournaient une partie de la mer Noire , quinze galères partirent de Constan- tinople chargées d'iiommes , de munitions et d'ar- dllerie. Dewlet reçut ordre d'assembler cinquante

260 ttlSTOlB.K

mille de ses sujets. On' relira des frontières de la Perse les soldats qui y étaient cantonnes; on obligea les Nogais à prendre les armes, et quatre cent mille combattans eurent Azow pour point de réunion. En même temps les mers furent couvertes de vais- seaux de transport , pour approvisionner une ar- mée capable d'affamer un royaume.

On commença à creuser le canal ; la cavalerie turque protégeait les travailleurs. Dewlet marchait lentement , et se dirigeait sur Astrakan : impatientée d'attendre, et ne voyant point d'ennemi , celte ca- valerie crut se couvrir de gloire en devançant le prince, et en allant sans ordre préalable conquérir Astrakan. Les travailleurs , au nombre de trente- cinq mille, sont abandonnés ; surpris par les Russes, ils sont taillés en pièces ; le canal fut à peine tracé.

Cependant Dew^let-Ghéraï avait fait prendre un long détour à l'armée de siège commandée par Andi- Ghérai ; celui-ci se rendit à Astrakan, mais impru- demment il négligea d'établir des communications avec le corps occupé à creuser le canal , et ignora sa destruction.

(^n 1 569. )0n avait traîné à la suite de l'armée de siège plus de vingt mille cbariots ; quelques-uns s'avancèrent trop , d'autres restèrent en arrière ; la confusion suivit, tantôt on manquait de pain, tan- tôt de fourrages: la cavalerie ne put avancer par la /aute des guides et le manquement d'eau. Harrassés,

1

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 26 1

épuisés, moiirans de faim, les soldats se mnimèrent, le désordre augmenta au point qu'on en fut iiifor- à Astrakan. Les Russes sortent en bon ordre, fondent sur les Turcs indociJes à la voix de leurs chefs et les mettent en fuite. La déroute fut com- plète ; la plaine se couvrit des corps morts des as- siégeans, et les Stepes ne présentèrent aucun point de défense aux fuyards qui les parcouraient en dé- sordre. Ceux qui purent se réunir se replièrent sur le Volga pour s'y appuyer des trente-cinq mille liomnu's qu'on y avait Lusses; à peu de distance, ils sont instruits de la catastrophe ; perdant alors tout sentiment de discipline, chefs et soldats se déban- dent, et pour la plupart se portent sur Azow.

Les Nogais furent battus séparément ; les Turcs sauvèrent à peine vingt mille hommes, qu'Azow reçut.

Dans la lutle perpétuelle que le czar Ivan soutint contre Sigismond , on est disposé à donner tous les torts au prince russe dégoûtant de crimes et rougis- vsant son sceptre du sang de ses sujets. Que la pos- session d'Astrakan et de Cazan ait coûté près d'un million à l'humanité , c'est un malheur attaché aux conquêtes, c'est une suite des combats, 011 chacun a triomphé à son tour; mais les maux de la Russie, les massacres de Novogorod , de Twer , de Moskow glacent d'horreur et d'épouvante; il n'est point de Russe qui n'arrachât avec plaisir la page de l'histoire de son pays ces atrocités sont rapportées.

262 HISTOIRE

Il est à propos d'expliquer ici cette perle d'iiom- mes qui paraît peu vraisemblable. On combattait alors avec les armes anciennes et modernes ; les canons, les fusils étaient mêlés avec les arcs, les épées, les piques, les massues, les macbines à lan- cer des pierres ; cette confusion forçait à négliger les boucliers. La boucherie devait être à peu près la même des deux côtés, puisque ce mélange d'ar- mes rendait l'action continue. Lorsqu'une trouée élait faite , lorsqu'un corps avait commencé à lâcber le pied , la massue produisait un effet d'autant plus meurtrier, que l'épée, la seule arme qu'opposait alors le fuyard, ne lui résistait pas. Ce sont les habiles manœuvres qui font des prisonniers et qui souvent décident parmi nous du sort des batailles; alors, au contraire , un des partis n'était exterminé , que lorsque le parti opposé avait déjà perdu une grande moitié de ses combattans ; les bras ne cessaient de frapper que quand ils tombaient de lassitude ; les troupes légères achevaient la destruction, (i)

(i) Cazan fut pris , repris, et conquis de nouveau dans l'espace de deux ans. On a évalué à trois cent soixante mille le nombre des morts , soit du côté des Tatars cazanais , no- gais et alliés, soit du côté des Russes.

L'armée des Turcs , du klian de Crimée et des Nogais , s'élevait à quatre cent mille soldats lorsqu'ils assiégèrent Astrakan ; il n'en revint que vingt mille à Azow. Établissons la perte des Russes aussi bas que possible; ajoutons les vieillards, lesfemmes et les enfans égorgés sans pitié^ comp-

I

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 26'5

( An 1 57 1 .) Si les historiens sont exacts , le klian de Crimée ne recommençait la guerre que lorsqu'on l'en priait. Si^^ismond l'invita à tomber à Fimpro- viste sur la Russie , et le khan y consentit.

prenait- il des soldats ce Dewlel-Ghéraï ? nous venons de voir que ces armées ont été dé- traites f i). L'art de la guerre consistait alors chez ces peuples à prévenir l'ennemi ; les traités n'a- vaient d'effet qu'autant que. les deux partis, lassés ou affaiblis par des pertes égales, se livraient à un repos forcé.

A la tête d'une multitude de Tatars de Crimée, et de Nogais , Dewlet se met en campagne ; tout fuit devant lui ; on abandonne des foyers que la plus h'gfTe résistance eut conservé , et la terreur que le klian inspire lui ouvre les chemins de la capitale de Russie.

il est bon d'observer que si la tactique des Rus- ses ne leur conseillait pas d'avoir des places fortes , poiu' se garantir des fréquentes irruptions de leurs voisins , ceux-ci , à leur tour, s'avançaient avec im- prudence, et ne s'occupaient jamais des moyens à

tons ceux qui se noyèrent à l'entrée de la mer d'Azow , ceux qui s'égarèrent dans le désert, dont aucun n'est re- venu , il en résultera plus de douze cent mille victimes. Je n'ai osé présenter cet aperçu dans le texte. On croit, en traçant ces cruelles vérités, tremper sa plume dans du sang. (i) Cette observation sera faite par tout homme de sens; les auteurs que j'ai sous les yeux glissent là-dessus.

204 HISTOIRE

prendre pour couvrir leur retraite en cas de dé- route. D'où il suit qu'une bataille perdue ouvrait un pays immense, et livrait au pillage toutes les villes qui ne pouvaient suspendre la course du vainqueur. D'un autre côté, celui-ci s'affaiblissait en avançant, parce que, surchargé de dépouilles, il était obligé de faire escorter les convois qu'il ren- voyait cbez lui.

Cependant les armes victorieuses du khan de Crimée sont teintes du s.mg des Russes. La flamme a dévoré plusieurs villes et anéanti presque tous les villages situés sur la route de l'armée ta- tare. La terreur s'empare des habitans de Moscou, une partie de leur ville est en cendres , les victimes se succèdent, et l'ennemi féroce ne sait rien épar- gner. Si dans cette cruelle conjoncture d'autres peu- ples eussent attaqué les Russes, l'état se fût trouvé bien près de sa ruine. Les circonstances font les grands hommes. Michel Vorotynski sauva la Rus- sie , tua le fils du khan , battit les Tatars dans toutes les rencontres , reprit sur eux le butin qu'ils avaient fait , et employa autant de génie à réparer ses perles qu'il en montra en écrasant ces hordes aguerries.

Une contenance fi ère , des victoires multipliées , l'ordre que Vorotynski rétablit partout, en impo- sèrent aux puissances rivales de la Russie. Ce libé- rateur de sa patrie mérita des monumens publics, que les Russes n'ont point élevés à sa mémoire.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. :265

Ces victoires des Paisses auraient corriger les Tatars; ces leçons, si cruellement répétées, suffisaient pour changer la méthode de faire la guerre; mais l'habitude est la nourrice de l'igno- rance, un jour de prospérité fait oublier des an- nées de revers ; on se bat comme les prédécesseurs se sont battus, et comme eux, on meurt de bêtise en recevant le coup qu'on pouvait éviter.

En blâmant les Tatars , il est difficile de justifier les Russes. A quoi leur servaient d'aussi vastes fron- tières s'ils n'avaient pas les ressources nécessaires pour les couvrir? plus encore, comment laissaient- ils le cœur de l'empire sans garnison pour le dé- fendre? quel était donc leur état militaire , s'il en existait un? valait-il mieux que celui des Tatars? Non , sans doute , puisqu'on voit ces derniers par- courir quatorze cents verstes sans éprouver de ré- sistance. Chaque siècle a eu un art militaire per- fectionné par l'expérience du siècle précédent , ou par l'invention de nouvelles armes. Chaque peuple a eu des forteresses selon le génie des temps ; si les champs de bataille n'ont point eu de limites mar- quées entre les nations, c'est que les conquérans ont su les franchir : mais qu'on aille dévaster un pays immense sans être retardé dans sa marche; qu'on ne soit repoussé ou battu qu'après avoir commis mille désordres, cela suppose l'enfance de l'art mi- litaire chez celui qui le permet.

Avouons que si de nos jours la guerre est un

266 HISTOIRE

mal public attaché aux passions de l'humaine na- ture^ elle était pour ces peuples une calamité per- manente. Quelle campagne, quelle ville, quelle citadelle offrait un asile aux femmes et aux vieil- lards ? quel agriculteur était exempt de porter les armes? Il ne faut pas s'y méprendre; si tous les habitans en état de les porter n'eussent point été des soldats , il serait impossible de croire à la for- mation et à la destruction rapide de tant d'armées. Si parmi nous ce fléau de la guerre arrache à la société la portion glorieuse de ses membres , il laisse du moins, dans les pays qui n'en sont pas le théâtre, le calme aux cultivateurs, une certaine tranquillité à l'ordre civil , et ne dévaste pas , comme alors, toutes les parties d'un e^mpire.

L'iiistoire ne nous dit rien des réfle^iions que Dewlet dut faire sur les conseils de Sigismond, et sur le danger d'adopter trop vile des projets utiles à autrui; elle se contente de nous apprendre que le khan mourut l'année de son expédition en Russie.

Cette époque fut aussi celle d'une paix conclue «ntre les Russes et les Tatars.

{An 1574.) On se battait à outrance sur les bords du Dniester; les Turcs harcelaient l'hospo- dar de Valachie; les Kozaks zaporogues vinrent à son secours ; l'hetman Swergovskoi eut souvent des avantages, mais dans une surprise sa troupe et lui furent massacrés.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 267

Sigismond n'était plus; Henri III, depuis roi de France, régnait alors en Pologne , et maintint la paix avec la Russie pendant le court espace de sa domination.

Vers cette époque, les mœurs s'altérèrent en Po- logne. Un grand état dont les mœurs se corrom- pent, ressemble à un grand arbre dont le faîte se dépouille : le premier va l'exposer à la loi de ses voisins, le second attend la hache qui doit l'abattre,

CHAPITRE VI.

Plusieurs khans régnent en Crimée. Continuation de Vhistoire des Kozaks zaporogues.

i^An i5j5. ) Chez des nations éclairées, chaque règne offre des événemens nouveaux qui se rappor- tent aux progrès des lumières. Chez les peuples à demi civiHsés , le règne qui commence sera la ré- pétition de celui qui vient de finir : plus ou moins de pillage, plus ou moins de dévastations et de sang répandu formeront les seules nuances.

Le grand-seigneur établit Mahomet-Ghéraï khan de Crimée. Celui-ci commença son règne par une irruption en Russie, ainsi que ses prédécesseurs avaient fait (i). Le czar Ivan s'y attendait; aussi

(i) S'il eût existé une histoire des anciens spectacles de Rome , on y eût vraisemblablement trouvé à chaque page cette i)hrase-ci : « A peine l'arène a-t-elle été ouverte , que

^68 HISTOIRE

s'empressa-t-il de conclure un traite avec le khan. La Porte , ,malgré cet engagement , enjoignit à Ma- homet de retourner en Russie ; le khan s'y refusa. Le grand-seigneur envoya un paclia avec une armée. Le khan est battu et tué dans l'action; Islam-Ghé- raï le remplace : ce prince ne vécut que trois ans.

(^An i586. ). Gazi-Ghéraï lui succéda. A peine en possession de ses états, il entre en Russie , s'a- vance^ jiisqu'à Moscou (i), dont il ne peut conti- nuer le siège ; il reçoit des ordres de la Porte pour aller attaquer Rodolphe II , roi des Romains.

Les fils de Gazi entreprirent de leur chef de nou- velles courses en Russie. Gazi régna long-temps: il s'occupa du bonheur de ses sujets ; il fit de vains efforts pour les civiliser; des gens élevés au bri- gandage ne purent goûter des mœurs douces et réglées.

( An 1607. ) Un règne de deux ans et demi ne laissa à Sélim rien de mémorable à faire.

Tandis que ces khans ne fournissaient que leurs noms à l'histoire, les Kozaks la remplissaient d'ac- tions éclatantes. L'hetman Bogdanko les fît vaincre dans toutes les occasions ; leur réputation s'accrut,

» les bêtes féroces s'élancèrent les unes sur les autres. » On a écrit l'histoire desktans, et chaque avènement au trône renferme ces mots : « Le prince rassembla toutes ses forces., » et se jeta sur les possessions des Piusses. »

(i) Ceci confirme encore les réflexions que nous avons faites dans le cliapitre précédent.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. iïGQ

et Etienne Batori , qui régnait en Pologne, leur abandonna les villes de Tschigirin el de Trekhte- mirof. (i)

Ce fut vers ce temps-là que les Zaporogues en- treprirent une expédition qui, du temps des Grecs, aurait valu Tiramortalité à ses auteurs; les poètes à l'envi se seraient empressés de les chanter, et les générations suivantes eussent placé au rang des demi-dieux ces hommes intrépides, bien supérieurs aux Bacchus et aux Jason. Ceux-ci, suivant la fable ou une histoire peu avérée , commandaient des troupes imposantes; les Kozaks n'étaient qu'une horde, qu'un simple rassemblement de guerriers d'une audace soutenue. Portés sur l'aile de l'espoir, et dévorant des yeux de l'avidité les riches provin- ces de l'Asie, les Kozaks osèrent y pénétrer; ils s'avancèrent à plus de deux mille verstes de leur pays et marchèrent en conquérans. Trébisonde ne peut leur résister ; ils détruisent Synope , désolent ks provinces à l'orient de la mer Noire, font trem- bler Constantinople , dont ils ravagent les envi- rons (2), et retournent chez eux chargés de butin.

Qu'était-ce donc que l'empire ottoman ? quoi ! le grand-seigneur portait à volonté trois cent mille combattans chez les nations étrangères , et il ne

(1) Voyez Le Laboureur, Traité du gouvernement de Po-f Ipgne.

(2) Histoire des hetmans des Kozai.s, t. a, p. 9*

270 ilISTOlUÊ

pouvait pas garantir ses foyers des entreprises de quelques aventuriers , dont la manière de combat- tre était celle des Turcs ! En vérité , si ce gouver- nement a eu quelques instans de gloire, il les a cruellement eflacés par des siècles d'engourdisse- ment.

Batori redouta les vainqueurs de la Turquie, et résolut de les faire écraser par une fédération de tous les peuples du nord de la Pologne et du midi de la Russie. Les dangers dont les Kozaks étaient menacés paraissaient inévitables. Si ces hommes ignoraient les détours tortueux d'une politique sub- tile, ils possédaient infiniment de finesse, et tout cela se ressemble beaucoup.

Les Kozaks du Don formaient une association redoutable. Ils étaient moins ambitieux que les Za- porogues, mais ils ne leur cédaient pas en valeur. Une députation de ces derniers leur représente que l'anéantissement dont on les menace s'étendra jus- qu'à eux , et que la circonstance nécessite leur réunion. Faire entrevoir à un peuple indépendant que sa liberté est menacée, c'est exciter son atten- tion ; faire espérer à des gens avides de pillage une occasion de s'enrichir, c'est les appeler au combat.

Les habilans du Don jurèrent fraternité et alliance avec les Zaporogues ; l'intérêt commun les unit , l'espoir du butin les rendra inséparables.

Au retour de leurs députés , les Zaporogues voyant leur» force» doublées, parlèrent en maîtres

BE LA NOUVELLE KUSSiE. 1^1

et exigèrent des tributs de leurs voisins. C'était un singulier spectacle pour un observateur que de voir les nations de cette partie du globe asservies par un ramassis informe qui dictait des lois des rives du Dnieper! Un bomme civilisé eut regardé comme un supplice, d'babiter les mêmes lieux dont la pos- session faisait les déHces d'une borde grossière ; la cour d'un betman était imposante par la rudesse des personnages qui la composaient ; celle du roi de Pologne ne respirait que les fêtes. On aiguisait d'un côté ce fer redoutable qui domptait les nations; on s'endormait de l'autre dans les délices de la volupté la plus raffinée.

Podkova remplaça Fbetman Bogdanko. II y avait un certain Scliacli , que les Rozaks aimaient parti- culièrement. Jl parut désirer la place d'betman ; Podkova consentit à la lui céder , sous la condition que les Kozaks le feraient bospodar de Valacbie. Deux victoires furent remportées sur un peuple qu'on voulait gouverner malgré lui ; mais Podkova

renonça à sa demande.

■»

Plusieurs betmans se succédèrent , soutinrent l'éclat des armes des Kozaks. Ils dévastèrent quel- ques provinces polonaises , et brûlèrent Sluzk et Mobilow.

Un Kozak, dont le nom était aussi long que dur à prononcer, fut cboisi pour betman (i). Il s'empara

(i)Il se nommdiïX.PerhonafGhewitsch-Saji^aïdanUchitff,On

273 HISTOIRE

de CafFa dont il chassa les Turcs , délivra les chrétiens qui y étaient détenus comme esclaves , et revint dans son pays faire jouir de sa victoire ses compagnons d'armes et les lidèles qu'il avait ramenés. (1)

Ce n'était plus par la force que les Polonais espéraient de triompher des Kozaks ; ils employaient l'intrigue. Le vainqueur de Caffa était trop dange- reux pour eux ; ils le rendirent suspect aux Kozaks et le firent déposer. Son successeur Luschka fut pris par les Turcs, et Borodovka, qui le remplaça, entretint des liaisons secrètes avec eux.

Osman profita d'un moment de mésintelligence entre les Polonais et les Zaporogues, pour attaquer les premiers. Les Turcs s'emparèrent des Siepes qu'arrose le Dniester , et tuèrent Chmelnizki , dont ils firent le fils prisonnier.

CHAPITRE VIL

Mohammed et Dgianihek-Ghéraî,

{^An 1610.) Sans attendre la nomination dti grand-seigneur , Mohammed s'empara du palais

ne peut décemment introduire dans le corps de l'histoire des noms aussi barbares.

(i) Cette prise de Caffa eut lieu environ l'an 1 SgS. II n'en a pas été question dans le rèp:ne de Gazi-Ghéraï , parce qu'on se rappelle que le grand-seigneur s'était réservé Caffa et les fortes places de Crimée.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 2^3

des Idians à Baktclji-Saraï , se constitua souverain de Crimée , forma une arrnée de mëcontens , de gens sans aveu , et marcha vers Caffa : Rizvan , pacha , y commandait pour les Turcs.

Mohammed était de la famille de Genghis-Khan; deux autres Ghéraï pouvaient lui disputer le trône. Le choix du grand-seigneur devait prononcer entre eux , Mohammed jugea à propos de le prévenir. Ce coup d'éclat fît réfugier dans CafFa les deux autres prétendans : ils se nommaient Dgianibek et Dewlet. L'usurpateur somma Rizvan de lui envoyer les têtes de ses deux frères. Le pacha expédia se- crètement Dewlet à Conslantinople, pour instruire le grand-seigneur ; il lui observa dans une lettre particulière, remise à un Tatar de la suite de Dewlet, que « Dgianibek méritait la préférence; que son » mérite personnel et l'attachement que le peuple » lui portait, le rendaient digne du trône de Cii- » mée , que son dévouement à l'empire turc n'avait » point de bornes. »

Tandis que ces choses se passaient , on semait à Constantinople mille bruits que des gens intéressés s'empressaient à répandre. Mohammed y éiait an- noncé comme déjà maître de Caffa; Rizvan , homme ferme et loyal, fut accusé de lâcheté et de trahison. Les Turcs et les Talars n'avaient pas encore com- battu , on se plaisait à répéter qu'une victoire décisive fixait Mohammed sur le trône.

Les nouvelles sont quelquefois l'expression uni- I. 18

5>74 HISTOIRE

que des vœux de ceux qui les répandent, et la con- fiance qu'on leur accorde est en raison de l'intérêt qu'on y prend.

Nous avons reproché plus haut au cabinet de Constanlinople des crises d'eni^ourdissement , qui tenaient de bien près au slupide abandon dans les décrets des destinées; en voici un exemple de plus. Les Turcs sont les maîtres des places forles de Cri- mée ; ils ont des flottes , des armées , la mer n'est libre que pour eux ; il suffit d'une fausse nouvelle pour faire oublier ces avantages , et réduire à l'état d'ind(xision ceux qui n'ont qu'à vouloir pour être obéis, (i)

Le grand-seigneur Achmet I^^ crut être un prince très-prudent, parce qu'il traitait le rebelle avec autant d'égards que celui-ci affectait d'arrogance. Achmet se crut sage, parce qu'il s'empressait de reconnaître pour khan celui qui s'était moqué de son pouvoir et de la légitimité de son droit. Avec la plus grande hâte , la sublime Porte fait partir un aga pour inaugurer l'usurpateur.

Dewlet arrive à Constantinople , nouvel embar- ras; Caffa n'est point pris,'Rizvan est fidèle, les

(i) Nous réclamons Tindulgence pour notre manière de conter les faits suivans: ce n'est point le style qui convient à l'histoire ; mais peut-on tracer de sang-froid et sans sou- rire, des événemens qui semblent métamorphoser l'histo- rien en romancier?

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 273

Turcs De sont point battus ; il ne reste de vrai , de tout ce qui s'est passé , que l'idée qu'on doit avoir de la prudence et de la sagesse du grand -sei- gneur.

Cependant l'embarras redouble, les têtes des ministres suent, les bras des janissaires se déploient, les nouvellistes sont muets, les carreaux du divan sont couverts des favoris du prince et de ses con- seillers; là, les jambes croisées, les yeux fixés, la bouclie à demi béante, tout le monde rêve ; le si- lence qui accompagne cette situation prouve l'em- barras de l'auguste assemblée. On délibère néan- moins ; il faut prendre un parti bon ou mauvais. La baute sagesse s'était grandement compromise , et , pour se tirer d'affaire , elle va se compromettre davantage.

On fait équiper neuf galères ; des troupes de débarquement les montent : on clioisit un autre aga , on fabrique un nouveau diplôme en faveur de Dgianibek ; mais on prescrit à l'aga de s'en retour- ner sans agir , supposé que le premier eût déjà rem- pli sa mission . Ainsi , que Mohammed soit vain- .queur ou vaincu , c'est à la vitesse du premier émis- saire qu'il devra la couronne.

Le vent fut le régulateur de la politique turque : le premier aga , après avoir long-temps vogué avec un temps contraire , se trouva arrêté par un calme parfait. La flotte, au contraire, ayant pris une direction opposée et longé les côtes de la Natolie ,

2^6 HISTOIRE

profita d'un vent de terre qui lui permit d'avancer , tandis que , sans avoir atteint les bouches du Da- nube , l'aga premier parti fut obligé de retourner à Constantin ople , son diplôme fut parfaitement reçu, et la haute sagesse publiquement louée.

Il est des ctres favorisés de la fortune ; il y en a de tellement familiarisés avec elle , que les événe- mens les plus extraordinaires semblent naître pour les servir , contre l'ordre des choses , quelquefois même malgré celui de la nature. Le soir du jour les troupes turques arrivèrent en Crimée avait été fixé par le pacha Rizvan , pour évacuer la place. Grâces au vent, tout rentre dans l'ordre , le siège de Caffa est levé , Dgianibek est proclamé khan , Mohammed prend la fuite, il est battu et forcé de renoncera la Crimée, qu'il quitte pour cliercher un asile en Russie.

La rivalité entre les deux khans va faire éclore un génie d'intrigues aussi suivi, aussi raffiné qu'il pourrait l'être de nos jours.

Une rage ambitieuse dévorait Mohammed ; l'hy- pocrisie, la souplesse, l'orgueil, la. férocité stimu- laient et dirigeaient cette ambition : il ne considé- rait la société qvie comme une masse d'individus destinés les uns à servir d'instrument à ses vues , les autres de victimes à ses succès : le trône était son but , la route pour y monter était tracée entre tous les moyens qu'un caractère aussi odieux pou- vait se permettre.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 2;;7

Ce n'elait pas à la cour de R.iissie que Mohammed devait trouver, des prolecteurs ; le czar Micbel , en guerre avec la Pologne, dérangé dans ses finances, n'avait ni argent , ni armée à lui fournir ; mais l'intrigue trouve toujours les occasions de s'exercer : aussi le czar , lassé des sollicitations d'un prince qui obsédait ses pas, accorda à l'importunité ce qu'il refusait à l'être méprisable ; il obtint du grandvisir la promesse d'un pardon général , l'oubli du passé, et le rappel de Mohammed à Andrinople.

Le grand -seigneur fournissait son nom aux or- donnances de son grandvisir ; cela s'appelle régner à son aise ; aussi la confirmation du traité n'éprouva aucun obstacle.

Soumis aux usages de l'Orient, humble jusqu'à la bassesse dans l'adversité , Mohammed se pros- ternait devant les gens en place ; il était le dévoué serviteur des eunuques en crédit. Plus rusé, plus adroit, plus instruit que le visir, Mohammed hii soumit quelques plans d'administration, le zèle, le désintéressement du donneur d'avis se faisaient remarquer. Soit que le visir s'appropriât son ou- vrage , soit , ce qu'il est plus noble de penser , qu'il voulût en récompenser l'auteur , il lui procura quelques entrevues avec le sultan. Achmet fut en- chanté du personnage; le visir le fît rappeler à la cour, mais il tâcha de le maintenir à une distance qui pût servir ses vues , sans offusquer son crédit. Cette politique du visir lui réussit mal, car celui

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qui avait su se rendre utile, sut aussi se rendre né- cessaire ; et malgré le grand visir , Achniet partagea sa confiance, ou pour mieux dire, son autorité entre l'ancien et le nouveau fivori.

Un prince du sang deGengliis-Khan, associé à un despote faible , devait écraser de son poids les ministres et les favoris. Mohammed oublia que, lorsqu'on s'abaisse jusqu'à valeter , il faut se rap- peler d'avoir joué ce rôle lorsque la fortune nous favorise.. Ainsi, loin de sourire à tout le monde, de caresser toutes les passions, d'affecter un ton de dé- vouement envers ceux qui étaient les bien-venus du souverain, il rebuta indistinctement les premiers de l'empire , fit sentir h tous la distance immense qui séparait un prince de son nom d'avec des hommes arrachés à l'esclavage civil , pour passer à l'esclavage du sérail. Cette fois l'orgueil l'emporta sur l'hypocrisie , et l'homme faux resté à nu, effraya la cour du grand-seigneur. Le visir trouva le moyen d'indisposer Achmet contre le prince ; dans sa plus grande clémence, le sultan fit renfermer Dgianibek aux Sept-Tours.

D'après le traité conclu entre Mahomet II et Men- gli-Ghéraï, le grand- seigneur ne pouvait, sous aucun prétexte, faire" mourir un prince de cette famille. Le prisonnier des Sept-Tours n'ayant rien à craindre de pire que la prison, essaya de s'évader; il allait réussir quand un accident imprévu le fit arrêter de nouveau et renfermer à Rhodes.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 279

Quoique l'usurpatioiî de Mohammed eût occa- sionné des troubles par la formation de divers par- tis, Dgianibek parvint à les concilier tous. Ce prince régnait depuis six ans, et, chose inconnue jusque alors, il régnait en paix. Maintenir des Talars, savoir les occuper chez eux , était un phénomène dont leur esprit inquiet murmurait dc^à; un ordre d'Aclmiet combla leurs désirs. Il obligea le khan de Crimée à aller faire la guerre en Perse.

{^n 1617.*) S'il n'est pas convenable de con- damner des opérations dont on ignore les motifs, il est du moins permis de s'étonner qu'Achmet entreprît quatre guerres à la fois.

Une armée agissait en Egypte , une autre en Perse, la troisième entrait en Pologne, et la der- nière combattait les Kozaks.

Achmet, battu partoiU , ne retira de ces expédi- tions que le regret de les avoir entreprises ; il mourut la même année.

Dgianibek revint en Crimée avec la sixième par- tie des troupes qui en étaient sorties ; l'aridité du sol , la fourberie des guides , le manque d'eau avaient détruit près de soixante et dix mille hom- mes, avant d'avoir rencontré l'ennemi; il paraît même que malgré son zèle, malgré sa ddigence , Dgianibek était encore à trente lieues des Perses, lorsqu'il apprit la destruction de l'armée turque , la mort du grand-seigneur et celle du grand-visir.

Il existe, pour le malheur des peuples, une classe

USO HISTOIRE

privilégiée beaucoup trop en faveur auprès^ des souverains; l'apparence du dévouement colore ses discours, tandis que l'ambition, l'intérêt, la jalousie et la baine sont les vrais ressorts qui la conduisent. En vain le prince cbercbe-t-il à distinguer ces bommes dangereux des amis de lacbose publique, des partisans de sa gloire et de la vérité ; leur in- trigue est si adroite , si arlistement nouée , qu'elle impose souvent silence à la probité , à la fidélité ^ aux grands lalens.

Osman ne régna que le temps nécessaire pour prêter l'oreille aux flatteurs , et éprouver les mauvais effets de cette faiblesse : on accusa le kban régnant en Crimée, de lenteur, d'impéritie , de trabison. Ce prince avait cependant obéi en aveugle; les deux tiers de son armée avaient succombé aux fatigues, en s'empressant d'aller secourir les Turcs. Osman meurt , Mustapba lui succède , s'endort sur son trône et l'abandonne à A murât IV.

( ^n 1623. ) Mobammed , lié avec le nouveau «^rand-visir , lui fit entendre qu'il était de son in- térêt d'avoir ep Crimée un prince son ami. Le visir prépara les esprits , endoctrina les gens en faveur auprès du nouveau souverain , à qui on démontra que Mobammed était dévoué à sa couronne ; l'é- ponge de la flatterie enleva jusqu'aux traces de sa rébellion; on l'inaugure, et l'on oblige Dgianibek d'abdiquer.

Si nous n'avions sur ces faits des autorités res-

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 28 1

pectables, nous craindrions de semer des fables. En effet , quoi de plus opposé aux simples lumières du bon sens , que de voir un prince insulter son suzerain, se révolter contre lui, oser le défier, lui livrer bataille, être vaincu , chassé , puis caressé de nouveau; de le voir intriguer encore, être ren- fermé , briser ses lienS;, déporté dans une île, d'où son astuce le replace sur le trône ! Quoi de plus absurde que d'exclure un autre prince parce qu'il ne flatte pas , parce qu'il est fidèle , parce que sa conduite est un enchaînement de probité , d'obéis- sance et de respect ! Il faut être Turc, avoir été élevé en Turc, penser en Turc, pour concevoir cette politique , dont les résultats vont attester l'imbé- cillité.

Dgianibek dépose les mar€[ues de sa dignité , s'offre de son plein gré à la main qui le frappe , se rend à Constantinople, et vit en simple particulier au milieu de ses ennemis.

Le temps dévoile tout : on s'aperçut , mais trop tard , qu'on avait agi légèrement : l'inquiétude succéda à cette remarque; on songea à prendre des précautions ; on crut avoir trouvé un tempérament à l'humeur remuante de Mohammed , en élevant à la charge de kalga de Crimée, un prince tatar, sur lequel on comptait , et dont la principale occu- pation devait être de surveiller le khan.

A peine Mohammed est-il arrivé dans ses états , qu'il congédie le prince tatar , et nomme à sa place

282 HISTOIRE

un de ses parens sur lequel il compte. A peine a- t-il pris les rênes de l'administraiion , que Cons- tanlinople reiendt des plaintes de ses sujets. Le nouveau khan insulte un pacba ; sous main , il lui fait conseiller de se rebeller contre lui ; le pacha s'y refuse : alors ne gardant plus de mesure, Mo- hammed va l'attaquer de vive force; le pacha se défend, et la guerre civile commence.

Plus versé dans l'intrigue que dans le manie- ment des armes, le khan est battu : le pacha, fidèh^ au grand-seigneur, se retire à Caffa ; on l'assiège ; il se maintient avec courage et succès: mais le silence que garda la Porte sur la conduite du j)rince de Crimée, l'autorisa à former de nouvelles entreprises.

Si l'ambition de Mohammed ne put se satisfaire, sa cruauté jouit de ce funeste avantage. Il dévasta le pays soumis à sa domination, et versa par tor- rens le sang de ses sujets. Malheur à l'homme ver- tueux ! il payait de sa tête la haine que le khan portait à la vertu : malheur à Thomme riche ! sa fortune et sa vie devenaient un sacrifice nécessaire à la soif de l'or dont le khan était altéré.

La politique de la Porte s'aperçut cette fois qu'il ne fallait pas toujours compter sur le vent pour rec- tifier ses bévues. En vain décida-t-elle de déposer le prince de Crimée ,• en vain réintégra-t-elle Dgia- nibek ; le vent s'opposa à la marche du nouveau khan et au débarquement de ses troupes.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ^83

L'année suivante on prit de plus jv*stes mesures; Mohammed fut tué dans une action , et son succes- seur, installé pour Ja seconde fois , s'occupa à ré-» parer tant de maux.

Dgianibek-Ghéraï , ayant vécu à Constantinople en homme privé , conquit, par sa modération et sa modestie, l'estime générale : ce n'était point l'hy- pocrisie q\ii avait dirigé ses actions ; bon par carac- tère, simple dans ses mœurs et sa façon de vivre, il avait un jugement exquis; l'espoir de remonter sur le trône de Crimée ne l'avait ni séduit ni tenté ; il méprisait le gouvernement de Constantinople , et préférait une vie tranquille à une dépendance couronnée.

Porté par les événemens , il regrettait le repos qu'il allait perdre. Ce n'était donc pas l'ambition qui le fit agir contre ses principes , mais la mala- dresse du cabinet turc.

On lui signifia des ordres vexatoires contre son peuple ; on lui fît entrevoir le projet d'asservir la Crimée pour jamais, et on lui donna à entendre que c'était à lui à opérer ce changement, ou à se charger de toute la haine et du courroux du grand- seigneur : il préféra secouer le joug ottoman.

Aimé des Tatars, le khan n'eût point de diffi- cultés à éprouver pour leur faire adopter ses idées. Amurat en fut instruit à propos : le khan est exilé à Rhodes , il meurt.

Tandis que ces choses se passaient en Crimée ^

^84 HISTOIRE

les Kozaks zaporogues éprouvèrent mille vexations de la part des Polonais. On mit leur valeur à tant d'épreuves, que leur courage se lassa sans être dompté.

{^^n 1657. ) Néanmoins il se forma une émigra- tion de Polonais mécontens , qui se joignirent aux Kozaks du Don et les aidèrent à conquérir Azow^.

CHAPITRE VIIL

Trois khans en Crimée; révolte des Kozaks.

Inaut-GhÉraï partagea avec son frère le sou- verain pouvoir : Inaut avait la haute administra- tion , et la dignité de kalga était le partage de l'autre prince.

On avait créé la place de kalga uniquement dans l'intention de surveiller le khan. Donner au frère du prince régnant le soin de celte surveillance , c'était l'annuler.

Les deux frères firent cause commune ; sans coii^ sulter la Porte , ils préparèrent un armement : on s'effraya à Constantinople , et l'on trouva beaucoup plus expéditif de faire couper les têtes des deux princes que de s'informer du motif qui les faisait armer. Ainsi fut violé l'acte et le serment juré par Mahomet II.

Un nouveau khan , nommé Balladur , ne laissa d'autre souvenir que celui de son installation et celui de sa mort. Mohammed II , fils de Sélamet-

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 285

Ghéraï, succéda au précédent, ne régna que trois années, et fut dépossédé.

Les Polonais, toujours jaloux des Kozaks, réso- lurent de les soumettre. Les paysans de Pologne, écrasés par la servitude , exténués par l'avarice de leurs maîtres, abandonnaient un p'iys arrosé de leur sueur et de leurs larmes, pour se jeter parmi les Kozaks. Ils apportaient un esprit de vengeance qui, dans les premiers temps , suppléait à leur inexpé- rience, et devenaient des soldats d'autant plus re- doutables que, n'ayant aucun pardon à espérer, ils n'avaient aucun quartier à faire à leurs ennemis. Les Kozaks de l'Ukraine entretinrent des liaisons avec les Zaporogues. Ces derniers, fiers de leur nombre, se constituèrent en puissance politique et conclu- rent des traités (i). L'avidité est toujours impru- dente ; celle des Polonais fit verser beaucoup de sang : plusieurs gentilshommes s'étaient emparés de terres appartenantes aux Kozaks ; ils en aug- mentèrent les redevances et assujettirent les anciens possesseurs aux corvées sans nombre dont ils acca- blaient leurs vassaux.

Wladislaw forma le dessein de bâtir une forte- resse à la première cataracte du Dnieper , espérant contenir par les Kozaks (2). Ce projet est à peine

(i) Ils s'y qualifiaient de vaillans Kozaks zaporogues , hahitans les bords du Dnieper. Hist. de la Petite Russie, t. 1^ p. i36.

(2) Hist. de la Petite Russie, p. 140.

!a86 HISTOIRE

connu des Zaporogues, qu'ils courent aux armes, tuent leur lietman vendu au roi Wladislaw , en choisissent un nouveau; mais ils sont battus par le général Potocki. Ce revers entraîna la perte de Treschtémirof. L'hetman fut décapité (i), leur mi- lice supprimée.

On pouvait vaincre les Kozaks , mais non les asservir : ils se divisèrent en petits partis, couru- rent de tous cotés sur les vainqueurs, enlevèrent leurs bestiaux, et remontèrent cette cavalerie active, cause première de leur force.

Vainement les Polonais faisaient battre le pays: des marches et contre-marches les fatiguaient sans succès, tandis que se portant d'un Heu dans un autre , coupant les vivres à leur ennemi , les Ko- zaks obtinrent des avantages continuels qui passè- rent leur espérance.

Barabasch , lietman nommé par la Pologne , en- tretint avec elle des intelligences qui tendaient à exterminer tout d'un coup la nation kozaque; les mesures étaient bien prises , le secret bien gardé.

Chmelnizki , supérieur à tous les Kozaks par les qualités que l'instruction procure, ajoutait à des connaissances acquises, une pénétration peu com- mune : il remarqua certains mouvemens occasionnés par des nouveaux venus ; il fit attention à quelques signes de connivence, à quelques expressions les » Il 1 . . *

( I ) Il se ïiommait Pawluka^

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 287

mêmes clans plusieurs bouches; il soupçonna, fit des remarques, les communiqua à des hommes sûrs, et suivit à la trace la naissance d'un com- plot qui tendait à révolter les Kozaks contre quel- ques-uns de leurs capitaines , à les diviser pour les anéantir ensuite. N'anlicipons point sur les événe- mens , et puisque nous faisons marcher ensemble les intérêts des divers peuples qui composaient la Nouvelle Russie , nous reviendrons aux Kozaks dans le cours du chapitre suivant.

CHAPITRE IX,

Règne d' Islam- Ghér ^ et suite de V histoire des Kozaks zaporogues,

[An i644-) Islam -Gheraï, frère de Sélamet , le remplaça. Les mesures que le czar Michel Ro- manof avait prises n'empêchèrent pas les courses des Tatars de Crimée, mais elles arrêtaient ces peuples à peu de dislance de leurs frontières. Les Turcs avaient repris Azow après un siège de deux ans. Malgré la multitude de leurs efforts, malgré le nombre prodigieux de leurs troupes (i), malgré' la longueur de ce siège , le hasard leur ouvrit la place, ils ne trouvèrent que des cendres achetées

(i) L'armée turque était composée de vingt mille janis- saires, vingt mille spahis, cinquante mille Tatars, et dix mille Tscherkesses.

288 HISTOIRE

par la perte de soixante-cinq mille de leurs meil- leurs soldats.

Durant le cours de son règne , Islam n'aura de guerre à soutenir que contre les Polonais ; il faut remonter à la cause de la mésintelligence entre les deux états.

Casimir IV, roi de Pologne, se reconnut tribu- taire du khan de Crimée; et Sigismond P% en con- firmant ce tribut, le fixa irrévocablement (i). Les Polonais refusèrent avec mépris la demande qu'Is- lam leur fit à cet égard. Le khan de Crimée se ligua avec Schmehîizki , et rassembla des forces impo- santes pour appuyer ses prétentions.

Sclimelnizki était un capitaine plus avancé que le reste des Kozaks. Il parlait le polonais , le russe , le latin , le tatar et le turc. Il possédait le grand art de savoir se modérer, de conserver son sang-froid dans les occasions les plus périlleuses, de taire ses projets , et de marcher droit au but qu'il s'était proposé , sans se laisser détourner par des consi- dérations secondaires. Sage, noble, humain autant qu'un Kozak pouvait l'être , généreux pour ses sol- dats , une imperfection de caractère ternissait ses bonnes qualités ; on ne connut jamais d'homme plus vindicatif. Prisdans son enfance par les Turcs,

(i) Il consistait en deux mille vestes de peau d'agneau, et en une certaine quantité de drap d'Angleterre. Voyez Pièces justificatives de l'Histoire des hetmans des Kozaks, p. 228.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. ûBg

sa mère le racheta et fit de son éducation , la plus chère , la plus douce et la plus constante de ses occupations; conduite d'autant plus louable, qu'elle était la plus jolie femme de son pays : elle possé- dait une terre dans les environs de Cziquirin. Un employé du gouvernement , très en crédit auprès de son maître, s'empara d'une partie de cette terre; il en résulta un procès porté en dernière instance devant le roi. Ce prince , séduit par l'amitié, adju- gea toute la propriété à son llwori Czaphnski.

La vengeance, cette passion dominante dans le jeune Schmelnizki, lui fit manquer au respect qu'il devait au monarque. Il se permit contre Cza- plinski des propos insultans. On devait repre^idre doucement ce jeune homme, lui faire sentir que s'il y avait une injustice réelle dajis la spoliation de son patrimoine, le temps, ou le roi mieux in- formé , pourrait le rétablir dans ses droits. On l'environne d'espions, on se saisit de lui à Czi- guirin , et on le conduit vers son ennemi qui com-» mandait la place. Czaplinski, aussi cruel qu'en- vieux du bien d'antrui, fit battre de verges le jeune Schmelnizki, le présenta garotté aux yeux d'une populace hébétée , qu'un châtiment public anuise davantage qu'il n'intéresse sa sensibilité. Désho- noré , ne respirant que vengeance , Schmelnizki passa chez les Kozaks zaporogues , leur dépeignit en traits de feu son humiliaiion et son désespoir ; il leur représenta qu'il pourrait les servir avec d'au-

I. 19

2QO HISTOIRE

tant plus de succès , qu'il connaissait les postes mal gardes , et qu'il déterminerait l'esprit public en leur faveur.

Les habitans des îles du Dnieper Fécoutèrent avec attendrissement , et son génie sut faire passer dans leurs âmes la rage qui dominait la sienne. Tou- jours heureux , toujours le premier au combat et le dernier à la retraite, le jeune Kozak s'attira l'es- time et l'admiration des anciens.

La réflexion offrit à Schmelnizlii un plan de ven- geance à la vérité plus lent, mais plus sûr. Il parut s'oublii:;r pour ne songer qu'à se rendre utile à ses nouveaux compagnons d'armes : son zèle et ses la- leiis le firent nommer secrétaire de l'association ; ses succès lui valurent la confiance publique ; il fut envoyé à la diète de Pologne , puis élevé au poste le plus éminent que son ambition pouvait attendre; on le proclama hetman : voici à quelle occasion.

{An 1647)- Comme nous l'avons déjà rapporté, la conspiration de Barabascb fut découverte par lui : il sut tirer un grand parti de cette conjoncture; re- marquant qu'il avait à faire à un peuple grossier , aux yeux duquel il valait mieux parler qu'à son esprit , Scbmelnizki invita Barabasch à un festin , Tenivra , et se saisit de sa correspondance qu'il portait sur lui. Parmi ces papiers, il trouva une lettre du roi Wladislaw [i) qui, en réponse aux

^1) Histoire des Hetmans, p. 24.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 2Q i

plaintes des Kozaks sur les vexations des Polonais, disait : « Si vous êtes de braves Kozaks , vous avez » encore le sabre et de la force; défeiîdez vous. »

Plus de phrases, plus de proclamations, Schniel- nizki fait circuler celte lettre ; on prend les armes, on s'allie avec les Tatars , on jure avec eux d'exter- miner tous les Polonais qu'on trouvera opposer quelque résistance.

(^n 1648.) Le comte Nicolas Potocki, maréchal de l'armée de la couronne, perdit une grande ba- taille, la dixième pariie de ses soldais, et tout son ba'^^age. De trois généraux qui commandaient l'armée polonaise , Potocki et Scliemberg furent blessés ; Sapieha , le troisième , fait prisonnier. (( Les Zaporogues amassèrent tant d or et d'ar- » gent, qu'ds méprisèrent les habits et les efl'ets >) des tués. » (i)

Ce fut après cette victoire que les Zaporogues choisirent Schmelnizki pour hetman. A peine esj-il nommé , qu'il change la discipline militaire , il di- vise ses troupes en régimens, et adresse au roi de Pologne une déclaration du corps des Kozaks.

Malgré la soumission, les apparences de respect renfermées dans cette déclaration , on y décou- vrait l'esprit du vainqueur bien exprimé par ces mots : « Nous demandons pardon de l'aflront fait » à l'armée royale. » Cette mauvaise plaisanterie

(i) Histoire de la Petite Pvussie, p. 144*

'2(^2 HISTOIRE

élalt Impertinente , puisqu'elle s'adressait à un sou- verain qui avait été son maître.

Il était naturel de ne pas répondre à la déclara- tion des Rozaks ; leur hetman s'y attendait : il fit valoir cette marque de mépris comme l'humiliation la plus honteuse que les Kozaks pussent recevoir. Aussi, les colonels rançonnèrent-ils les nobles polo- nais, et les Kozaks exterminèrent les Juifs, dont ils avaient eu lieu de se plaindre en cent occasions, (i )

Le silence des Polonais était pour eux plus aisé à observer que leur camp à défendre. Les Kozaks le forcèrent et s'emparèrent de toutes les ricliesses accumulées à Péliafka.

Schmelnizki semble se multi[ Jier : il s'empare du fort Raraza et y trouve cinquante canons. Il prend les villes de l'Eniberg ou Lvof et de Zamosk , force les nobles à payer pour s'exempter de le suivre. Il

(i) « Celui qui, le premier, introduisit les Juifs en Po- » logne , fut le duc de Kaliscli ; il les fit venir d'Allemagne » dans sa ville, et dans quelques autres de la Basse-Pologne : » c'est de qu'ils se sont répandus partout. « Relat. sur la Pologne^ p. 62.

D'après cette relation , nous trouvons les Juifs de Pologne absolument les mêmes qu'il y a cent quatre-vingts ans, épo- que où vivait l'auteur cité. Il les peint comme dégoùlans de malpropreté, misérables, avilis, vexés par les seigneurs, méprisés du peuple, insultés par les soldats : leur mau- vaise foi est la même , et la complaisance de leurs femmes n'a point changé.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 29^

rospecte la vieillesse et l'enfance, ne permet point à ses troupes les excès auxquels elles étaient accou- tumées ; il accueille avec bonté ceux qui s'adressent directement à lui ; mais il reste inexorable contre tout ce qui Fa offensé ou desservi.

Wladislaw venait de mourir , son frère Casimir lui avait succédé. On essaya de traiter avec celui que les armes ne pouvaient réduire. On daigna lui envoyer des ambassadeurs; tant il est vrai que la crainte assouplit l'orgueil. Ce gentilhomme polo- nais, battu de verges sur une place publique, est parvenu à traiter, de puissance à puissance, avec le souverain de son pays : quelle leçon pour ne jamais commettre d'injustices ! On lui envoya le voyevode de Kiow et le prince Tscbetwertinski ; ils lui offrirent des présens (') ^^ entamèrent une négociation. Le premier objet qu'on lui présenta comme une faveur signalée, fut de le confirmer dans la place d'hetman des Zaporogues. Il répondit que cet acte le touchait peu , puisqu'il était chef par le choix des Rozaks , et qu'il battait dans toutes les occasions ceux qui lui montraient comme une grâce , l'offre de le reconnaître : on se sépara très- froidement.

Les hospodars de Moldavie et de Valachie , les

(i) ft Ils consistaient dans une pelisse de petit-gris, un » bâton de commandement, une queue de cheval. « li n'y avait rien de bien magnifique dans ce don.

^94 HISTOIRE

princes tatars envoyèrent féliciter l'hetman , et le supplièrent de les secourir dans leurs guerres. (( Le sultan Maijomet TV envoie une ambassade au )) beros des Kozaks. 11 lui fait présenter un caftan, » un sabre et un bâton de commandement : ces » ambassadeurs le préviennent que des ordres sont » donnés au khan de Crimée et au pacha de Silis- » trie de lui envoyer des troupes auxiliaires. »

[An 1649.) S^iî^'^^t l'ordre du grand-seigneur. Islam- Ghéraï vint se joindre à Schmelnizki. Les Polonais ne s'attendaient pas à celte réunion ; leur roi reidbrca l'armée de vin^jt mille liommes. Les Kozaks surprirent ces troupes en marche, les batti- rent, et tuèrent Ossolinski, leur général.

Cazimir crut pouvoir détourner l'orage qui me- naçait la Pologne, en attirant à son parti Islam- Ghéraï. Il lui d;'puta une personne de confiance pour l'inviter à abandonner les Kozaks. Islam ré- pondit « que le roi eût à lui payer les cent mille )) ducaîs qu'on lui devait, qu'il accordât aux Kozaks )) le pa'don et la liberté , et qu'ensuite il verrait » ce qu'il aurait à faire. » D'une autre part, Schmel- nizki demanda « qu'à l'avenir on enregistrât qua- » rante mille Kozaks ; que toutes les places et em- » plois fussent remplis par eux ^ que les Polonais j) ne fissent dans la suite aucune entreprise sur » leurs églises, leurs prêtres et leurs usages; que 3) le métropolite de Kiow eût sa place dans le sénat 5) après le primat. »

DE LA NOUVELLE RUSSIE. agS

Cette même légèreté , qu'on a remarquée dans riiistoire des khans de Crimée , se retrouve ici sans avoir rien perdu de son caraclc re versatile. Islam quitte, s >ns raison plausible, ceux qui l'avaient aidé à vaincre, el s'engage solennellement d'assister de touies ses troupes le roi Cazimir , toutes les fois qu'il en sera requis.

(c D'après ce traité, Sclimelnizki fut présenté au w roi , lui demanda pardon du passé, et retourna » chez lui. »

Le but des Polonais était de séparer les Kozaks des Tatars. Les Zaporogues désiraient jouir de quelques inslans de calme , pour réparer leurs pertes et cultiver des terres long-temps abandon- nées.

Sclimelnizki , dont la vengeance était satisfaite , bornait désormais son ambition à donner le bon- lieur aux Zaporogues, qui le chérissaient comme un bon père. Dans son entrevue avec le roi de Po- logne, il se jeta aux pieds du monarque , quoique cette démarche ne fut pas exigée. , il lui fit , avec toute l'éloquence du sentiment, un tableau exact des injustices que les Kozaks avaient éprou- vées ; puis , les larmes aux yeux , il supplia le sou- verain de distinguer les personnes qui l'entouraient et dont les conseils étaient intéressés , d'une troupe guerrière , brave, sans politique, versant avec en- thousiasme son sang pour une cause juste, et prête à le répandre sous ses ordres , s'il daigne tenir ses

aq6 HISTOIRE

engagement. Le roi répondit à celte harangue du

cœur , par l'organe froid et méthodique de son

chancelier.

C'est ici qu'il faut honorer le chef eslimable, ami de sa foi , dont la politique ne consiste que dans la stricte observation des traites qu'il a con- sentis. Schmelnizki , aux pieds du roi , était plus grand que le monarque ; car ce dernier se propo- sait de temporiser et d'abuser les Kozaks, tandis que l'autre suivait l'impulsion d'une âme ardente et vraie , prête à tout faire pour signaler sa fidélité. Voici les preuves très-rapprochées de l'astuce de l'un et de la loyauté de l'autre.

Islam-Gliéi instruisit l'helman des Zaporogues de son arrière-pensée ; « Je ne traite , disait il, que » pour abuser les Polonais et en obtenir de l'argent; )) bientôt ils ne seront plus sur leur garde, vous » tomberez sur eux à l'improvisle; je vous aiderai, » nous partagerons. » Schmelnizki repoussa celte proposition , et ne fournit à la Crimée que les sol- dats prescrils par le traité , pour marcher contre les Circassiens.

Casimir , tu contraire , méprisa les conditions qu'il avait solennellement consenties , refusa au métropolite de Riow la place au sénat, chassa igîîominieusement les députés de Fhetman ; un des courtisans se permit des plaisanteries grossières sur ce dernier , et aperce ant le plaisir que ces gentil- lesses occasionnaient au roi, il poussa jusqu'à l'im-

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 297^

pertinence la plus injurieuse , les expressions dont il se servit, et que le silence du monarque sanc- tionna: on les congédia comme traîtres.

Ceux qui font agir les souverains contre leurs intérêts , contre la sainteté des obligations qu'ils ont contractées , contre les principes d'équité qui doivent lier les corps politiques; ceux-là, dis-je, devraient répondre aux nations du sang qu'ils font injustement verser ; leurs noms, passant à la pos- térité , ne les présenteraient aux générations sui- vantes que comme des ennemis du bien public, ou comme des instrumens dont la Providence s'est servi pour punir des peuples coupables. Les Zapo- rogues sont les vassaux de la Pologne, mais indé- pendans. On les accuse d'injustice quand ils font valoir leurs droits , stipulés dans des traités approu- vés par Casimir IV et Sigismond ; on les accuse de rébellion quand ils ne sont que des supplians, réclamant les privilèges jurés par le souverain , lors de son sacre. On marche contre eux , ils se défen- dent; on les attaque, ils sont les plus forts; mieux encore, ils terrassent leurs oppresseurs, et, loin de s'enorgueillir .des lauriers de la victoire , ils les déposent aux pieds du chef qu'ils ont vaincu , et sont à genoux devant le trône qu'ils pouvaient renverser. Quoi ! ce sera dans cette situation qu'un courtisan , qu'un homme oisif, qu'un flatteur peut- être, les arrachera à la paix et à l'espoir du bon- heur qu'ils ont si bien mérités !

^298 HISTOIRE

SchmeJnizki expédie aux ministres de Casimir mi nouveau député porteur de cette réponse : « Celui )) qui engage uo souverain à se méfier des gens qui » vous ressemblent, n'est point un traître; nous » avons jiu'é la paix, ce serment est da]is mon » cœur; malheur à vous si vous le faussez î »

Pendant que le temps s'écoulait eh pourparlers inutiles, les Zaporogues apprennent que le roi de Pologne propose aux Tatars de Crimée de s'unir à lui pour fondre inopinément sur la Russie. Lié avec le czar, l'fietman des Kozalcs l'instruit de ce projet. Alexis fait partir le prince de Troubezkoi et Pous- clikin avec l'ordre de réclamer de Casimir cent raille roubles qui lui sont dus (1). Casimir avait été plus que léger, en permettant qu'on répondît avec mépris aux députés des Kozaks; ses états étaient exposés aux invasions de ce peuple qui pou- vait y porter le fer et la flamme ; mais il fut impo- litique en maltraitant les ambassadeurs du czar, et en leur répondant avec hauteur, « qu'on était en )) état de conserver l'épée à la main tout ce qu'on » possédait. »

( ^n i65o. j Pour remplir une des conditions du traité qui permettait à Scbmelnizki d'enregistrer quarante mille Kozacks, ri)etman les partagea en

(i) Cette dette était un dédommagement convenu entre les deux couronnes, au sujet de la prise de Smolensk.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 299

quinze reginiens; le nombre des volontaires non inscrits était quadruple, (i)

Osrnan Aga, ambassadeur du sultan , vint offrir à l'hetman les présens d'usage , et lui proposa d'a- bandonner la protection de la Pologne pour passer sous celle des Turcs. On jugea qu'vme réponse né- gative indisposerait le graad-seigneur contre les Zaporogues ; on prit du temps pour se déterminer.

Le pouvoir do Thetman , l'union qu'il avait éta- blie parmi les capitaines, la bonne volonté des Rozaks, leur fermeté da??s Taclion , leur fidélité dans les traités, rendirent les Zaporogues respecta- bles; mais il en coûtait aux Polonais de les voir s'illustrer après s'être affermis ; la jalousie leur fît violer leurs engagemens et prendre les armes. Scbmelnizki apprend qu'ils sont en campagne et marcbent contre lui ; il évite leur rencontre jusqu'à ce qu'il ait opéré sa jonction avec le kban de Cri- mée. (2)

(i) On se forme une idée de cette population extrême, en se rappelant que les Kosaks d'Ukraine s'étaient joints aux Zaporogues, que ces derniers occupaient alors, non- seulement leur ancien territoire , mais encore le pays que leurs conquêtes venaient d'y ajouter. C'est ainsi qu'il y avait un régiment de Pultawa très-éloigné de ceux de Braclaw^ et de Sbaras. On se confirme dans cette même idée en ne per- dant pas de vue le désir de jouir de l'indépendance qui attirait beaucoup de déserteurs, et les traitemens des Po- lonais augmentant les mécontens, qui s'expatriaient.

(2) Le roi de Pologne détacha Stempkowsky avec trois

3oO HISTOIRE

L'helman se battait pour le maintien de ses pri- vilèges; il avait communiqué aux Kozaks des prin- cipes d'honneur ignorés parmi eux, el lamour de la gloire s'unissait à celui de Tindépendance. Les Taiars ne cliercliaient les combats que pour s'em- parer des dépouilles des vaincus; l'ardeur du butin leur tenait lieu de tout, la gloire pour eux n'était qu'une cliimère , et le gain , le seul bien réel ; le plus estimé , le plus honoré d'entre les Taiars , était celui qui revenait en Crimée avec le plus d'or.

On s'entend difficilement quand on est guidé par des principes aussi différen s. Schmelnizki enfonçait les Polonais, et les Taiars, abandonnant leur posi- tion , venaient piller sur les derrières des Kozaks vainqueurs. Cette manœuvre servit les Polonais ; ils prirent les Taiars en queue et en flanc ; ils en firent un grand carnage , et dispersèrent tous ceux qu'ils ne purent joindre; de son côté, l'helman abandonné de ses alliés, se retira en bon ordre.

Isman , pour qui l'art de la guerre était étranger , accusa Schmelnizki de trahison : celui-ci observa qu'on devait se battre et vaincre avant de s'occuper de pillage. On s'injuria , on se sépara très-mécon- tent les uns des autres; mais, suivant l'usage, le khan s'apaisa à la vue de l'or, et la coalition fut renouvelée.

mille hommes de cavalerie, pour connaître la marche de l'ennemi. (Chevalier , Hist. de la Guerre des Kozaks contre la Pologne, p. i3o.)

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3oi

[An iG52.) Le prince Janus de Radzlwil s'em- para de Riow , les Kozaks le cernèrent , il ne put recevoir de secours du général Potocki. Plusieurs affaires toujours à l'avantage des Kozaks, la perte des njeille(u-s généraux polonais, déterminèrent le roi à se mettre à la tête de ses troupes.

Islam-Gliéraï, qu'un nouveau traité unissait aux Zaporogues, présenta la bataille au roi : les Polo- nais furent malheureux ; ils se battirent avec cou- rage, et perdirent douze mille des leurs ; le monar- que n'échappa qu'en donnant au khan une forte somme (i). Une trêve de quelques jours succède à des scènes meurtrières; on s'arrange, on jure de poser les armes. D'après les articles convenus , on se sépare; l'helman ramène ses Kozaks : mais Islam , à qui un parjure ne coûtait rien , changea sa mar- che et se dirigea sur la Lithuanie.

Un des personnages les plus marquans de cette province célébrait son mariage (2) avec un faste analogue à ses richesses ; il avait rassemblé chez lui sa famille, celle de sa jeune épouse, et toute la no- blesse des environs était invitée à cette fête. La sé- curité parfaite était la province, l'éloignement du théâtre de la guerre, l'illusion si ordinaire qui

(i) Hist. de la Petite Russie, p. 197 et 198.

(2) Ce seigneur se nommait Kazowskoi. Aboyez l'Histoire de la Petite Russie, t. ij, p. 198. Histoire des Hetmans p. 56. I.

502 HISTOIRE .

promet aux époux le bonbeur en perspective , tout 1 concourait à augmenter les rejouissances. Les mu- " siciens les moins mauvais de ce temps-là, les dan- seuses les plus renommées, la ciière la plus déli- cate, les vins les plus exquis, la jeunesse la plus légère et la pbjs bruyante, enchantaient, enivraient, étourdissaient la nombreuse assemblée ; l'univers pour elle était dans ce moment le lieu de la fête'; l'époux radieux contemplait avec complaisance les grâces et les attraits de la plus jolie et de la plus timide des épouses. Tout à coup la scène change, Islam et ses Talars environnent le palais, tout est livré au pillage, aux flammes, au meurtre; des mains rudes et profanes saisissent des femmes qui, naguère fières de leurs charmes , donnaient des lois à l'amabilité :, les vases précieux , l'or, l'argent, les bijoux , les pierreries des dames , on prend ou l'on arrache tout avec violence; la noblesse prise au dépourvu, est chargée de fers; l'époux au dés- espoir est séparé de celle dont il vient de recevoir la foi : les grands-pères, grand'mères, parens, alliés, amis, convives, les femmes, les filles, les veuves, les danseurs et musiciens, tous sont capturés , on tue ceux qui résistent, on abuse de ceux (pii se soumettent ; le sang se mêle avec la flamme , et semble la ranimer ; la désolation est à son comble; des mains faibles et délicates s'élèvent vers le ciel , et sont rudement comprimées pour recevoir des chaînes ; le terreur , la honte et la captivité ou la

DE LA ISOUYELLE RUSSIE. 3o*1

mort, terminent une journée préparée et consacrée au bonheur.

(^An i653. ) Coml)ien était habituelle cette mau- vaise foi , base de la politique des khans de Crimée ! Islam et les Tatars n'ont de vrais alliés que l'argent et le pillage ; ils trompent odieusement les Polo- nais, ils trahissent leurs seimens, ils profitent de la défaite de leurs amis pour les écraser de nou- veau, et dans la jouissance momentanée de ces succès condamnables, ils préparent une surprise à ces mêmes Kozaks, avec lesquels ils ont précédem- ment vaincu.

Schmelnizki ne fut point la dupe de ce complot; et, pour se garantir désormais des pièges de ses voisins, il résolut de se mettre, avec tous les Zapo- rogues, sous la protection de la Russie.

Ayant abandonné les Kozaks, comme l'hetnjan Tavait prévu , Islam-Ghéraï s'unit étroitement avec les Polonais pour tomber sur la Russie; la mort le surprit dans cette résolution.

CHAPITRE X.

Règne de Mohammed III ; suite de V histoire des Kozaks zaporogues.

( An 1654. ) Le czar Alexis ayant chargé Basile de Boutourlm d'examiner les propositions des Ko- zaks, ce fut le jour des Rois que les préliminaires des conventions réciproques furent signés à Péré-

3o4 HISTOIRE

jaslaw. La même année le czar fit part à son con- seil , aux principaux ecclésiastiques , aux nobles de Moskou , de la demande des Kozaks , qui fut ima- nimenient accordée. Dans le dernier article des lettres-patentes qui les reconnurent comme sujets russes , Alexis leur laissa une liberté et une indé- pendance j)arfaite. (i)

(^An i655. ) La mort d'Islam-Ghéraï n'était pas sue en Pologne; le roi envoya cent mille florins d'or au klian pour le déter;jjiner à marcher su- l'Ukraine. Mohammed III, frère et successeur d'Is- lam, reçut l'argent, et fit marcher son armée.

(( Cependant Basile Boutourlin recevait au nom » de son maître les hommages des Zaporogues (2). « Et Mohammed, s'avançant avec une armée d'éhte, joignit le général Potocki. Quoique la saison fut très-rude, ils décidèrent d'ouvrir la campagne par le siège d'Human. Trois remparis défendaient cette

(i) Il y est dit : « Les Kozaks jouiront d'une entière li- » berté, de tous leurs privilèges et prérogatives, sans que » le czar ou ses successeurs puissent jamais leur en ôter Ui y> moindre chose. Ils se gouverneront eux-mêmes selon leurs » coutumes et leurs lois; ils mettront ordre à tout dans » leur pays , sans qu'artcune ])ersonne de la Grande Russie « puisse s'en mêler. » Chronique, t. m, p. 129; Hist. des Kozaks y p. 63.

(2) 11 prit possession des villes de Kiow^ , Stayski , Rziovo , Trzypoî, Tresclitemirow et Kannew. Le czar s'était déjà emparé de Smolensk. [Hist. de la Petite Russie ^ p. 201.)

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3o5

place; les Polonais, qui la regardaient comme le l>oulevart des Kozaks , desiraient sa cliute ; les Ta- tars partageaient ce vœu , parce qu'une ville aussi forte gênait leurs incursions en Pologne (i). Trente mille hommes bien de'termines défendaient Hou- man. Les assiégeans forcèrent la cavalerie de mettre pied à terre pour monter à l'assaut. L'attaque fut' terrible et le premier rempart emporté. Ce succès en préparait un second; mais les assiégés, remar- quant les fautes des précédentes manœuvres , se ra- visèrent , prirent de nouvelles mesures , et les Ta- tars furent repoussés dans les assauts suivans.

La jonction du boyard Boutourlin et de Schmel- nizki n'était pas encore opérée ; le khan et le général Potocki convinrent de Tempècher ; ils partent d'Hou- man et parviennent à entourer les Kozaks dans les plaines qu'on a depuis nommées Drischipole,

Schmelnizki est surpris pour la première fois ; mais son génie lui présente un moyen tout nou- veau de se défendre. Il se retranche derrière ses traîneaux: pressés par le nombre, les Kozaks ayant constamment un traîneau entre l'ennemi et eux , ne pouvaient faire usage de leur sabre; l'hetman ordonna d'arracher les timons, et avec ces massues ils assomment les Tatars et font un second rempart de leurs corps.

L'ardeur des assaillans fut ralentie par la perte

(i) Hist. de Tauride, t. ii, p. 1*62.

I. 10

oG II I s T o n\ F,

qu'ils venaient d'éprouver : ils crurent plus sage cle prendre l'hetman par famine. Ses Kozaks et lui ne se désaltéraient qu'avec de la neige; les provisions de toute espèce, le bois même manquaient. Sclimel- nizki, dont nous avons vanté la présence d'esprii , en fît dans cette occasion un usage si à propos , qu'il sauva son armée. L'ennemi avait divisé ses forces pour le cerner dans son camp; toutes les issues étaient tellement gardées , qu'un homme n'en pouvait sortir. L'hetman forme un bataillon carré de toute sa troupe ; il place sur les côtés les soldats les plus robustes , et les arme avec les timons des traîneaux ; il fait un mouvement en avant, sans dé- gager ses remparts; l'ennemi se porte de ce côté tandis que quinze cents hommes ouvraient un pas- sage vers l'issue opposée ; quelques-uns des siens amusent les Polonais , lorsque le bataillon carré prend la direction de l'issue déjà balayée, et sort du camp. Ceux qui étaient restés à la défense des re- tranchemens, s'enfuirent à toutes jambes quand les Polonais les forcèrent , et se mirent en sûreté près de leur corps d'armée déjà en marche. Schmelnizki se joignit au boyard Boutourlin près de Bielaczer- kow^. Ces forces réunies retournent contre les Po- lonais, les battent, ruinent Lublin , dont ils em- portent de grandes richesses, (i)

(i) Il est imprudent de nier des faits constatés. Cepen- dant, sans les rejeter entièrement, il est sage de leur oppo-

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3oj

(^/zi656. ) L'Iietman des Zaporogues ayant fourni des troupes auxiliaires au roi de Suède , et Adamowitch qui les commandait s'élant distingué en plusieurs rencontres, l'empereur d'Allemagne et Je primat de Pologne députèrent vers Scbmel- nizki , pour l'inviter à rester neutre dans cette guerre.

Une nouvelle affligeante pour Sclimelnizki lui parvint à la fois de Constantinople et du roi des Romains; on lui apprenait que Cazimir se propo- sait de faire nommer le czar de Russie son succes- seur au trône de Pologne.

Tant de puissance dans les mains du czar me- naçait les Kozaks d'une destruction prochaine, parce que devenus dangereux dès l'instant ils ne se- raient plus utiles, la politique conseillait leur sup- pression. Scbmelnizki éprouva un si grand chagrin

ser rinvraisemblance qui les accompagne. En premier lieu, cette manœuvre de Sclimelnizki renfermé dans son camp , ne peut être crue qu'en accusant de démence ceux qui ne l'ont pas empêchée. Secondement, les Kozaks étant pour la plupart à cheval , pourquoi avaient-ils autant de traîneaux? Les historiens qui nous ont transmis ce fait auraient été effrayés , en y réfléchissant un peu, de la quantité de traî- neaux qui est nécessaire pour entourer et fortifier un camp toute une armée est renfermée. En dernière analyse , comment osait-on entasser des richesses dans un pays , théâtre de la guerre, et sans cesse exposé aux invasions? ( HisL de Tauride ; Uist. des Hetmans ; Hist. de la Petite Russie, )

3o8 HïSTOiRlî

qu'il en tomba malade. Son honneur devait dicter sa conduite , et puisqu'il avait prêté serment de fidélité au czar , il ne devait pas souiller la fin de sa carrière par un parjure.

Le Turc , moins délicat , ne se croyant lié que par son intérêt, savait, par expérience, que lorsque l'hetman ne prenait point sur le-champ le parti qu'on lui conseillait, il ne l'embrassait jamais. Dans cette certitude, il eut la bassesse de désirer sa mort, et l'infamie de la bâter par un assassinat.

Qu'un grand homme périsse au sein des com- bats, en affrontant des dangers qu'il a provoqués, sa mort est la barrière sa gloire s'arrête; mais qu'il succombe victime du poison que le crime a préparé, ou sous un poignard aiguisé par la main d'un lâche, c'est une atrocité que la vengeance doit poursuivre.

Schmelnizki mourant assemble les colonels des K-Ozaks et les principaux de la nation. « Je termine, » leur dit - il , une carrière noblement remplie , » puisque j'ai combattu avec vous et vaincu par » votre aide : recevez mes remercimens de votre » fidélité passée , et mes vœux pour votre prospé- » rite future. Je dépose en vos mains le souverain » pouvoir que j'ai reçu de vous. J'étais Kozak avant }) d'être père : l'amour paternel ne m'aveugle point; » je laisse à mon fils mon exemple à imiter ; mais » ne pouvant lui transmettre , dans un âge aussi )) tendre, l'expérience que le temps donne, je vous

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3og

» invite à n'être pas séduits par votre attachement » pour le père, jusqu'à préférer îe fils avix braves » qui m'entourent. Les temps orageux vous » vivez exigent que je sois remplacé par un homme » qui joigne aux talens de la guerre, de grandes )i connaissances en politique ; qui , long - temps « exercé parmi vous , sache apprécier le mérite de » chacun ; qui, vous ayant déjà conduits à la vie - )) toire, continue à vous la rendre facile. Kozaks , » ne refusez pas à votre vieux chef la satisfaction )) de remettre , de sa main tremblante , le bâton du ^j commandement dans une main assurée, forte et » vaillante, puisque vous la choisirez. Si votre con- )) fiance en moi s'étend assez loin pour ajouter un » prix à mes recommandations , je vous invite de >) choisir mon successeur entre le colonel de Péré- w jaslaw, celui de Pultava, et Jean \igovski, se- >; cré taire général. » (i)

Une rumeur soudaine remplit l'assemblée : la gloire du héros , la noblesse de ses sentimens , la crainte de perdre ce chef chéri et respecté, tout porte dans l'âme des spectateurs un saisissement involontaire : des sanglots, des larmes, des mois commencés etexpirans sur des lèvres comprimées; des gestes de désespoir, des bras tendus vers le ciel ; un silence universel , un état de stupeur et

(i) Fojez y sur tous ces faits, et sur ceux qui suivent ^ VHist. des Hetmans des Kozaks, p. 78 et suiv. \

3lO HISTOIRE

d'admiration composent la plus éloquente oraison funèbre qu'un brave guerrier ait méritée. Cepen- dant cet état de conlraclion est trop violent pour durer : des cris de douleur pénètrent les voûtes ; leurs sons aigus se réfléchissent sur le cœur du mourant. Tout d'une voix , et transportée hors d'elle-même , l'assemblée demande le fils pour suc- céder au père : « Votre génie veillera sur lui , s'é- crient les Kozaks ; et , sous ses ordres , le nom de Schmelnizki se mêlera encore aux cris de victoire. Choisissez un de nous pour son guide, créez -le son conseiller, son ministre; reposez -vous sur notre fidélité pour le faire respecter, et laissez-nous vous obéir plus long -temps en obéissant à votre fils. »

Cette noble conduite des Kozaks prouvait com- bien il était alors glorieux de les commander : le vieux hetman est attendri ; il rappelle ce qui lui reste de forces , fait approcher son fils , lui remet les marques de sa dignité, promène sur les Kozaks en pleurs des yeux éteints, et expire.

Les Kozaks venaient de prouver qu'ils étaient dignes d'un tel chef : c'est un jeune homme qui va être leur hetman ; mais il est fds de leur héros , et ils savent que le génie s'agrandit lorsqu'à côté du désir de bien faire on en a contracté l'obligation.

Si le véritable attachement de Schmelnizki pour la chose publique est digne d'éloge , si l'oubli de son sang prouve combien il était attaché à la gloire

DE LA NOUVELLE RUSSIE. OU

de ses soldats, que ne peut-on pas espérer de son fils , par la conduite qu'il lient en ouvrant sa car- rière ? Au milieu de ceux qui Font élevé aux hon- neurs du commandement, au milieu des éloges que sa noble modestie force toutes les bouches de lui prodiguer , « Kozaks , leur dit-il , je n'ai pas voulu » troubler les derniers momens de mon père par )) un refus ; j'étais alors tout à ma douleur , je suis » maintenant tout à mon devoir : ce n'est pas à mon » âge qu'on ose se charger d'un fardeau aussi pé- » nible que celui du commandement ; on doit s'in- » struire et apprendre à obéir pour savoir un jour » commander : je respecte et j'admire votre dévoue- » ment pour mon père , mais je saurai n'en pas » abuser; souffrez que je me démette du souverain » pouvoir , faites un choix plus utile pour nous. »

Ce discours surprit l'assemblée sans changer ses résolutions; la démission de Georges Schmelnizki est refusée ; on l'oblige de reprendre le bâton du commandement, on l'autorise seulement à garder Vigovski en qualité de conseiller , en lui permet- tant de prendre à la guerre les attributs de la di- gnité d'hetman , toutes les fois que Georges ne serait pas à l'armée.

On voit combien peu était réfléchie la politique des Kozaks. Il fallait supposer à Vigovski un désin- téressement extraordinaire pour lui supposer de même le sacrifice de son ambition a l'intérêt pu- blic. C'était créer à la fois deux hetmans , dont

3l2 11 1 s T O 1 R E

l'un n'avaÎL encore que Ja ré|>ulatioii Je son père pour appui , tandis que l'autre réunissait à beau- coup d'ambition un pouvoir suffisant pour déposer son rival. Les Zaporogues manquèrent leur but en faisant partai^^er Tautorité à celui qui ne devait don- ner que des cojiseils.

Mohammed-Gbérai, leseul allié qu'eût la Polo- gne, vint à son secours et défit le prince de Transyl- vanie Ragozzi , qui s'était imprudemment avancé.

L'iiistoire des lietmans dit que le jeune Scbmel- nizki avait trouvé , dans les papiers de son père , des avis et des instructions sur les troubles qu'il prévoyait devoir bientôt di\ iser les Kozalcs. Elle ajoute qu'il s'empara de l'argent que l'betman avait laissé, et se ligua avec les Polonais contre le czar.

(^« i658.) Cette conduite, loin de ramener l'union désirée , divisa les Kozaks : Vigovski s'en- tendit avec les Polonais , qui le reconnurent pour lietman. En cette qcialité , il envoya deux co- lonels pour traiter avec le kban de Crimée : ils furent pris et noyés par les Kozaks de la faction contraire. Plus beureux dans une seconde ambas- sade , le kban lui accorda les secours qu'il sollici- tait pour atlaquei les Zaporogues de la rive gaucbe du Dnieper. Vigovski eut des succès sur ses ri- vaux , et sur les troupes du czar qui les proté- geait, (i)

(i) J'avoue n'avoir pu saisir la vraie version dans cette

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3l3

Un nitîcoii teille m eut général régnait parmi les Zaporogues. C'était contre leur avis que Vigovsld avait quitté le parti du czar , qu'il s'était ligué avec les Tatars de Crimée, en un mot, qu'il avait usurpé une dignité qu'ils ne lui avaient pas conférée. Dans les premiers momens d'etïervescence , ils se portent à Braclaw, nomment unanimement Schmelnizki pour leur unique lietman , et se déclarent en fa- vem- du czar Alexis.

Vigovski cria h la trahison, et reprocha au boyard Khitrow les menées sourdes par lesquelles il était parvenu à séduire les Kozaks. Khitrow répondit avec noblesse , (c que l'alliance d'un souverain comme le » sien n'avait aucun rapport avec celle des brigands )) de Crimée; qu'en fait de menées sourdes, il n'é- » tîiit pas de force à lutter avec celui qu'on avait » choisi pour protéger l'hetnian, et qui s'était mis » à sa place. »

On ne sait que penser du peu de tenue dans les traités , du peu d'égard que toutes ces puissances avaient les unes pour les autres : l'art de l'intrigue l'emportait sur celui de la guerre; suivant l'intérêt

partie de l'histoire des Zaporogues. Il faut , ou que les his- toriens aient commis des erreurs dans les dates, ou que les Kozaks n'eussent pas le sens commun. D'après les faits, les deux hetmans sont rivaux ; ils sont tous deux ligués avec les Polonais, tous deux en guerre avec le czar: et ce prince protège les Kozaks de la rive gauche restés fidèles à Schmelnizki ! Comment concilier tout cela ?

3l4 HISTOIRE

du moment, on voyait les traités consentis et révo- qués dans la même année.

MaJr^ré les belles espérances que donnait le fils de Sclimelnizki, la perte de ce dernier avait détruit l'union et l'énergie si nécessaires aux peuples ; la confiance qui concourt au ^^ain des batailles n'exis- tait plus, le respect qui lie les soldats à leur chef et à leur devoir était à peine aperçu.

[An \ 660.) Alexis envoie le boyard CliérémétofF, pour traiter avec Schmelnizki et se concerter avec lui. Plein de bonne foi, le boyard russe la développa dans sa mission ; mais il reconnut bientôt à quelles gens il avait à faire ; prévenir son maître , se tenir sur ses gardes , ne rien hasarder fut le mobile de sa conduite.

Les Russes et les Zaporogues réunis battaient les Polonais à Doubno; mais Schmelnizki entretenait des correspondances secrètes avec le général enne- mi ; il conclut 1 m traité avec la Pologne , par lequel il s'engagea à chasser les Russes de l'Ukraine. (1)

Parmi les Kozaks, en Pologne, en Russie et principalement en Crimée, la peste fit d'aflreux ravages. Le khan sollicita des secours en argent du roi de Suède. Le traité d'Oliva ayant eu lieu l'année précédente, la Suède n'avait à réclamer du khan , que quelques prisonniers faits pendant la guerre

(i) Ce traité est du 18 octobre 1660, quatre mois après la convention conclue avec le boyard Chérémétoff.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3l5

de Pologne; d'un autre côté, le czar Alexis, pré- venu par les avis de Cliérémétoff , avait préparé de nouvelles troupes qu'il confia aux princes Kourakin et Romadanovslii ; celte reprise d'hostilités continua avec des succès divers jusques à l'année 1667 la Russie et la Pologne convinrent d'une trêve de treize ans.

L'Histoire des hetmans nous présente encore des contradictions : elle dit (i) que Schmelnizki, dé- couragé par les pertes qu'il avait faites, abdiqua la dignité dlietman et se fit moine. Plus loin (2), elle ajoute que le roi de Pologne rappela de son exil George Schmelnizki. Etre exilé ou être moine, sont deux conditions très-différentes l'une de l'autre. On verra dans le chapitre suivant, que cet betman fut pris , exilé , mais qu'il n'entra dans aucun mo- nastère. Ce qu'il est douloureux d'avouer, c'est que Georges ternit , par ses cruautés , un nom que son père avait illustré; il prouva que la gloire des héros leur est personnelle , qu'elle ne répand sur ceux qui leur tiennent de près, qu'une lumière de réflexion , s'éteignant avec la cause qui la fît briller.

(i) Page 102. (2) Page 118.

3l6 HISTOIRE

CHAPITRE XL

Règne de SélùnGhéraï; continuation de V histoire des Zaporogues.

{y4n i665. ) Le khan de Crimée mourut cette année, et Mahomet IV le remplaça pnr un prince de la même famille de Ghéraï , mais d'une autre branche : il se nommait Adel,

En 1667 les Kozaks choisirent Doroz pour leur hetman : celui-ci réunit aux Zaporogues une mul- titude de Tatars (1) , et invita le grand-seigneur à recevoir l'Ukraine sous sa proleclion. [^An 1669. ) Indignés de passer sous la domination des infidèles, plusieurs chefs de Kozaks , et principalement Georges Schmelnizki, se révoltèrent.

Le désespoir des Zaporogues, la bonté de leur cause, le grand nombre de leurs combattans n'em- pêchèrent pointDoroz de triompher. Les principaux chefs furent tués ou pris. Du nombre de ces derniers se trouva Schmelnizki qu'on conduisit à Zaragrad.

Mahomet, sollicité par Doroz, se mit en cam- pagne et fît le siège deKaminiekPodolsk. Legrand- seigneur, mécontent de la tranquille insouciance du khan de Crimée, auquel les Kozaks avaient pillé

(1) Hist. de Tauride, t. 11 , p. 267.

Doroz ou Doroz-Chensko eut pour aide-de-camp ce fa- meux Mazeppa , que nous verrons bientôt donner des preuves de talent et de trahison.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3l7

trois cents villages, le déposa et mit à sa place Sëlim-Gliéraï.

Le nouveau khan était un de ces hommes rares, qui , possédant une âme ferme , droite et souverai- nement juste, renfermait par conséquent le germe de toutes les vertus. Si elles ne se développèrent pas dans plusieurs circonstances , il n'en faut accu- ser que la barbarie du pays il naquit; en effet, comment aurait-il pu braver les préjugés et régner sur des hommes que le préjugé conduisait? Aussi sa carrière est-elle remplie de triomphes et de dis- grâces. On voit l'homme destiné par la nature à être grand, lutter long-temps contre le fanatisme, et sacrifier souvent à l'intolérance. Cette faute se liait aux principes religieux de sa nation ; la bonté de son cœur, la modération, la bravoure, le res- pect pour les lois étaient les dons de la nature agrandis par l'éducation ; son aveugle croyance au prophète obscurcissait son jugement et arrêtait son génie au milieu de sa course rapide.

Sélim monta cinq fois sur le trône , et composa , dans ses quatre retraites , une histoire des Orien- taux : il fut le premier homme de guerre que les Turcs puissent citer, puisque indépendamment de son courage héroïque, il connaissait l'art militaire par principes, et réunissait à ce grand coup d'œil qui constitue les habiles généraux, l'observation d'une discipline sévère, qui concourt au gain des batailles.

3l8 IITSTOITlt

Philosophe éclairé, patient, modeste, il des- cendait du trône sans regret , et y remontait sans orgueil; jouet de l'intrigue, des caprices, de l'igno- rance, de l'envie, de l'impérieuse volonté d'un souverain séduit, il ne lui échappa jamais une plainte; on pouvait l'humilier, mais son âme forte était au-dessus des passions. Peut-être n'a-t-il point existé d'homme qui ait passé par autant d'épreuves, qui ait supporté des secousses plus fortes et des revers de fortune plus grands.

{^An 1672.) Séhm-Ghéraï et Doroz joignirent Mahomet IV sous les murs de Kaminiek (i). Déjà le sullan s'étonnait de la longue résistance de la place : Sélim proposa l'assaut. Les assiégés , redou- tant la férocité des Turcs, préférèrent de se rendre; les autels furent profanés, les églises pillées, le croissant remplaça la croix. En se détachant de la grande armée , Sélim s'empara de la Volhynie ; il fît dix mille prisonniers ; mais ses deux fils , moins heureux , moins expérimentés , furent battus à Kalisz par Jean Sobieski, général de la couronne.

Ces dernières défaites, les revers que les Kozaks ses alliés éprouvèrent , avaient affecté et découragé le grand-seigneur : Sélim lui rendit l'espérance en se mettant à la tête ses armées ; les Polonais sont battus et mis à contribution , l'Ukraine est con- quise , la Podolie suit le même sort.

(i) Hist. des Kozaks, p. i35.

DE J.k NOUVELLE RUSSIE. 3l9

Jean Sobleski est élu roi de Pologne; ce prince , doué de mille qualités, employait avec art les res- sources de la politique : à la sagesse de son admi- nistration se joignait une confiance générale de son peuple, qui savait apprécier ses lumières et son courage. Sobieski gagna l'infanterie kozaque; il la sépara de son chef. Mais cette mesure tardive n'em- pêcha pas Doroz de s'emparer d'Houman. Le siège fut long, la place était forte, la garnison nom- breuse et pleine d'ardeur. Doroz, lassé par la rési- stance, donna l'assaut et réussit. Tout ce qu'on peut imaginer de plus cruel (r) fut exercé sur les habitans de cette malheureuse ville. On égorgea tant qu'on eut la force de manier le sabre ; on mar- tyrisa , lorsque le bras lassé fit tomber le fer homi- cide. Les vainqueurs devinrent des bourreaux. Les vieillards furent écorchés, leurs peaux remplies de paille et envoyées au sultan : on fit des femmes et des filles ce qu'on jugea à propos, on circoncit les enfans , qu'on emmena en captivité.

(( L'année suivante , le sultan fit sortir de prison » Georges Schmelnizki, lui donna le titre de prince

(i) Hist, des Hetmans , p. 144.

Un fait atroce , et qui prouve la barbarie des Tatars ;, ce fut de découper la peau des bras de leurs victimes , en imi- tant l'antique vêtement des Polonais , qui permet aux man- ches d'être à volonté jetées sur l'épaule : « Maintenant, leur » disaient-ils , vous êtes nobles. »

SsO HISTOIRE

» de ]a PeiileRussie , et d'iietnian des Zaporogues ; )) il lui associa Ibraïm pacba , et Sélim , en don- » liant à chacun un corps de troupes, et leur per- » mettant d'aller en Ukraine, d'y rassembler le )) plus de forces possibles , d'assiéger Cziguirln , de » la prendre, et de se porter sur Kiow. » (i)

(^7z 1677.) Tous les corps nouvellement levés se présentèrent en juin sous les murs de Cziguirin. Les Russes soutinrent vaillamment le siège, et don- nèrent le temps au prince Gallizin de venir à leur secours. Le i5 août l'ennemi se retira. Le sultan ordonna à Sélim de faire mourir les paysans qu on avait pris dans les environs de la place assié- gée. Quel ordre pour un homme comme Sélim ! 11 faut qu'il obéisse ; il faut que sous ses yeux on égorge des gens faibles, innocens et désarmés. (( Ah ! s'écria Sélim , puisse le sang de ces victimes » ne retomber jamais sur moi ! »

Cependant le roi de Pologne repoussait les Tatars jusqu'en Crimée , et le sultan déposait Sélim qui lui avait rendu de si grands services. Cette politique de Mahomet ne pouvait être autorisée que par l'ombrage qu'inspirait un prince éclairé , brave , adoré des soldats, respecté dans tout l'empire, tel qu'était Sélim.

Ç^n 1678.) Le khan de Crimée fut remplacé par

(i) Relation historique de la Pologne , p. gS et 96 ; Hi&t. des Hetmans, p. 148 et suiv.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 32 1

le prince Murat-Gliéraï ; sous ses ordres , les Tatars ravagèrent la Basse-Ukraine. La paix de treize ans entre la Russie et la Pologne fut renouvelée pour le même terme. Cziguirin , attaquée de nouveau , la garnison se lit jour et se retira dans les forts con- struits par le prince Romodanovski,

Fédor III avait succédé au czar Alexis j Doroz lui avait remis Cziguirin et quelques autres places sur le Dnieper. C'est ainsi qu'on peut justifier les faits précédens, d'ailleurs très diversement racontés.

Murât avait été battu ; son fils , huit murzas et dix mille Tatars restèrent sur la place, (i)

CHAPITRE XIL

Continuation du précédent,

Georges Schmelnizki se conduisit dans ces der- nières affaires avec beaucoup de cruauté : les Za- porogues, qui s'étaient si long-temps glorifiés d'obéir au père , commencent à rougir de recevoir les ordres du fds.

Murat-Ghéraï conduisit ses Tatars sur les posses-^ slons des Russes , et ravagea plus de trente lieues de pays. Fédor III envoya des ambassadeurs au sultan , pour traiter de la paix : le premier mour- vement de Mahomet fut de renfermer les ambas-

(i) Lévcqiie, Hiu. de Russie, t. iv, p. 112.

322 HISTOIRE

sadeurs aux Sept-Tours. La réflexion le ramena : la paix fut conclue en 1681.

{An 1681.) Cette même année, Adgi-Ghéraï reni] laça Murât et régna quelques instans. Maho- met avait besoin d'un capitaine expérimenté pour conduire son armée, qui marchait sur Vienne; il ne pouvait recourir à Sélim sans lui restituer le trône de Crimée. Sélim est réintégré, et reçoit l'or- dre d'aller rejoindre le grand-visir sous les murs de la capitale de l'Autriche.

{An i683.) Le khan , mécontent des dispositions du siège, eut la hardiesse de le dire : le grand-visir accueillit très-mal ses observations; dès lors, celui sur l'expérience duquel le grand-seigneur avait compté , ne fut plus qu'un instrument d'obéissance. Le siège traînait en longueur : Sélim osa observer de nouveau qu'il fallait attaquer la place par le côté qu'il indiqua. Il s'offrit de monter à l'assaut à la tête des janissaires : le général en chef reçut cet avis aussi mal que le précédent. Sélim observa en vain que les Polonais -étaient conduits par un prince intrépide, dont l'intérêt était d'empêcher la prise de Vienne; que vraisemblablement on l'aurait sur les bras avant d'avoir emporté la place. Kara-Mustapha lui répond avec fierté qu'il a l'hon- neur de commander deux cent cinquante mille fantassins et trente mille saphis , et qu'avant d'avoir reçu Selim dans son armée, il avait fait éprouver au duc de Lorraine la valeur des Turcs.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 323

{ylti i683.) « Lëopold abandonne sa capitale, » se relire à Passau avec sa cour. La plupart des » babiians , consternés par la fuite du souverain , » fuient dans la plus grande consternation. Le » comte de Staremberg n'avait dans Vienne que^ » buit mille bommes de bonnes troupes ) le duc w de Lorraine avait inutilement tenté de conser- » ver une communication de son armée , forte » de vingt mille bommes , avec la ville qui était » réduite à ses propres forces. » (i)

Quel plus beau moment pour suivre le conseil de Sélim ! Déjà le désordre régnait dans Vienne : les femmes éplorées venaient embrasser les genoux du gouverneur, et le suppliaient de leur fournir des moyens d'évasion; le clergé en prières faisait re- tentir les temples de ces accens pleins de ferveur , quand la crainte les articule.... Ces vœux sont exaucés.

On allait se rendre pour éviter les borreurs d'un assaut qu'on redoutait depuis long-temps et qu'on ne pouvait repousser, lorsque les troupes saxonnes et bavaroises paraissent sur la montagne de Calemberg : le roi de Pologne , Jean Sobieski , donna à Léopold la plus grande leçon qu'un sou- verain puisse recevoir , puisque c'est une tête cou- ronnée qui la donne. Léopold fuit devant les Turcs ,

(i) Voyez l'Histoire de Jean Sobieski, par Coyer, t. ii , p. 98.

Ss/î HISTOIRE

abandonne sa capitale ; Sobieski marcbe« pour une cause qui n'est pas la sienne, s'expose en soldat, saisit l'étendard de Mahomet (i) , et entre le premier dans le camp de l'ennemi. Kara-Muslapba fit sé- parer ses troupes , une partie monta à l'assaut sous les ordres d'un pacha , et l'autre se présenta aux Polonais. Les assiégés, rendus à l'espérance, se défendirent avec d'autant plus de succès qu'il n'y eut point de fausse attaque, et que toutes les forces se portaient sur la même brèche. On n'a jamais eu d'exemple d'une déroute aussi complète , avec aussi peu d'effusion de sang. Sélim, dont on avait mé- prisé les avis, dirigea la retraite de l'armée turque et la sauva.

Mahomet ne s'occupait point des motifs de sa défaite : puisque , malgré ses talens , Sélim n'avait pu prendre Vienne , il était coupable de trahison : cette conséquence est ottomane. Sélim est dépos- sédé du trône de Crimée ; Kier-Ghéraï est installé à sa place.

{An 1686.) Par un traité de paix et d'amitié per- pétuelle conclu le 6 mai 1686, entre la Russie et la Pologne , toute l'Ukraine fut cédée à la première de ces puissances , sous l'engagement consenti par les czars Ivan V et Pierre ¥^ , d'empêcher les Ta- tars de Crimée de faire des incursions en Pologne.

(1) On a pensé qu'il y avait una erreur sur cette prise. Voyez Coyer , t. 11 , p. 1 17.

DE NOUVELLE RUSSIE. 325

Ce traité , à l'intelligence du prince Gallizin , formait de plus une coalition de la Russie, de l'Au- triche, de la Pologne et de la république de Venise contre les Turcs.

{^An 1687.) I^'^pi'ès ces arrangemens, Gallizin marcha contre les Tatars et pénétra jusqu'à Pé- rékop.

Sur ces entrefaites, Sélim est rappelé par Ma- homet. Le grand - seigneur regardait ce prince comme un instrument dont il se servait dans l'oc- casion , et qu'il abandonnait lorsque la crise avait cessé. Il fut déposé lui-même, cette année, après un règne de trente-sept ans.

Sélim repoussa les Russes , quoique l'hetman Samoïlovilch eût renforcé leur armée de soixante mille Rozaks. Ceux-ci, mécontensde l'hetman, le déposèrent, et élurent Mazeppa, son aide-de-camp, pour son successeur.

Tant que Sélim régna , dit l'histoire de la Tau- ride, on renonça aux entreprises sur cette pres- qu'île; mais il plut à Soliman III de recommencer le jeu qui , sans doute , avait beaucoup amusé Ma- homet , et Sélim fut congédié de nouveau.

Deux khans se succédèrent dans l'espace de deux ans : ce temps leur suffit pour se faire battre et ou- vrir la Crimée aux ennemis.

(^An 1692.) Soliman sentit la faute qu'il avait faite, et les qualités de Sélim le rappelaient sans cesse au trône d'où le caprice du despote le préci-

SaG IIISTOÎRE

pilait bientôt après. C'est ici que le grand homme va se montrer : au sein de la victoire , il est libre de se venger de toutes les humiliations qu'il a reçues. Dans la même année, Sëlim bat les Russes, les Au- Iricfiiens et les Polonais ; il sauve l'e'tendard de la religion , relève le courage des Turcs , en les fami- liarisant avec la victoire , et rend à l'empire otto- man la consistance qu'il avait perdue. Les janis- saires , autrefois battus dans toutes les occasions , s'enorgueillissent maintenant de leurs succès j ils reconnaissent leur chef pour le principe et le dis- pensateur de la gloire qu'ils viennent d'acquérir; la reconnaissance s'empare d'eux. Extrêmes en tout, ainsi que des hommes sans lumières, l'enthousiasme les poriejusqu'ànommerSélimempereur des Turcs. Le khan de Crimée les écoule sans partager leurs transports; il leur observe de sang-froid que le trône de Constantinople n'est point vacant , et leur de- mande quelle estime ils auraient pour un chef qui le serait devenu par une trahison. Tant d'héroïsme était difficilement senti par des janissaires; il fallut plus de peine pour les remettre dans la voie de la fidélité qu'on en eut employé jadis à les révolter : pénétrés de respect pour Sélim, ils avouent leurs torts ; mais ils lui jurent un dévouement éternel.

Aussi modeste après la victoire qu'il avait été cou rageux et habile durant l'action , Sélim demanda, pour toule récompense, la permission daller à la Mecque, et delà à Médine, visiter le tombeau de

DE LA NOUVELLE RUSSIE. S'iy

Mahomet. Réservé pour les événemens extraordi- naires , Sélim fut arrêté par les Arabes , ainsi que la grande caravanne du Caire qui l'escortait.

Les Arabes imposèrent le khan comme ils le ju- gèrent à propos : il était dans l'impossibilité de payer alors ; il promit et jura , sur les belles choses qu'il venait de voir à la Mecque et à Médine , de s'acquitter à son retour en Crimée, et il tint sa promesse.

Constantinople reçut Sélim-Ghéraï comme une divinité bienfaisante, et lui donna le surnom ô^Adgi^ qui exprime la sainteté : on s'empressait autour de lui ; le voir était un besoin universel dont on se glorifiait ensuite. Cet enthousiasme, chez d'antres peuples, dure vingt-quatre heures ; chez les Turcs, c'était la grande affaire de chaque jour : le sultan donna à Sélhn le nom de Père des empereurs , et voulut que sa seule postérité pût régner en Crimée. Tant d'honneurs n'émurent point ce grand homme: toujours égal dans la bonne comme dans la mau- vaise fortune , la droiture de son cœur l'élevail au- dessus des prestiges de l'ambition et des chagrins de la disgrâce.

Ce n'est point une digression déplacée que s'appesantir sur la mémoire d\m grand prince dont on écrit l'histoire, c'est au contraire un hommage de vérité et de justice. Celui que son mérite élève , que sa vertu honore^ que ses lalens et son courage illustrent ; celui qui fatigue la gloire sans la lasser ,

SaS HISTOIRE

qui la dirige ou la distribue à son gré , tandis que sa modestie et que son désintéressement sont tou- jours les mêmes; celui-là, dis-je, est le héros de tous les peuples, le modèle de tous les rois : qu'im- porte qu'il soit Tatar ! l'immortalité appartient aux grands hommes de tous les pays.

Pendant que Sélim visitait la Mecque et Médine, un de ses fds alla ravager les environs de Pultava. Les Rozaks zaporogues vengèrent leurs alliés ; ils pénétrèrent jusqu'à Pérékop , revinrent chargés de dépouilles et sans avoir éprouvé de perte.

{An 1692.) Pierre- le -Grand était sorti de la tu- telle sous laquelle l'intrigue et sa sœur l'avaient retenu ; il sut éloigner de sa personne cette nuée d'hommes obscurs et vicieux qui auraient perverti sa jeunesse, si son génie ne les eût pénétré, deviné, écrasé. Mécontent du prince Gallizin , parce qu'il était le minisire de sa sœur, Pierre avait trop de jugement pour ne pas apprécier les talens de ce prince , et s'il blâma sa guerre contre les Tatars , il y avait plus d'inquiétude , plus d'împatience , plus d'animositr contre l'état de nullité dans lequel on le retenait , qu'un juste moiif de plainte contre Gallizin. Pierre sentit si bien Tulilité de cette guerre, qu'il résolût d'attaquer les Turcs dans Azow.

Pierre avait , à dix-neuf ans , la réflexion d'un homme de vingt cinq. Les troubles qui divisèrent sa famille et l'état commencèrent lorsqu'il n'avait

DE LA NOUVELLE RUSSIE. SsQ

que dix ans : que ne devait pas ajouter à un esprit avide d'instruction , à un caractère indomptable y à une ame renfermant le germe de grands talens et impatiente de les voir éclore , la contrainte dans laquelle on le retenait! Il se proposait l'empire de la mer Noire : cette conception était digne de lui ; par il couvrait ses frontières, il réduisait des Ta- tars toujours inquiets , il rendait à ses états le com- merce d'une mer qui les avait autrefois enrichis.

Pendant que Pierre se préparait à cette grande expédition , le sultan Aclimet II éprouvait des re- vers en Hongrie : Sélim donna des conseils qui ne furent pas suivis, et ce royaume conquis par Léopold devint un théâtre de carnage. Quoique cet empe- reur ait rendu à la maison d'Autriche la supériorité que le cardinal de Richelieu lui avait enlevée , on ne peut assez le blâmer de cette boucherie humaine, établie à Eperies, pendant neuf mois, un écha- fiuid dressé sur la place publique fut teint du sang des seigneurs hongrois, (i)

(^An 1695.) Pierre fit garder les frontières de Russie par le général Chérémétoff, qui, avec cent mille hommes, suivit les bords du Dnieper et con- tint les Tatars. Une seconde armée descendit par le Don ; Chein la commandait, et Pierre l'encoura- geait par sa présence.

(i) Il était réservé à leur fils de rendre le trône à Marie- Thérèse. Quelle noble vengeance!

33o HISTOIRE

L'impatience d'achever la flotte qu'on construisait à Voronèje fut cause qu'il n'y eut qu'une partie des vaisseaux solidement construite : on avait établi trop de chantiers à la fois; il fallut en abandonner plu- sieurs. Cette contrariété n'arrêta point le génie du souverain ; il ne voulut pas différer son expédition , et trop d'empressement la fit manquer.

Azow renfermait cinq mille hommes de troupes bien exercées ; les Russes ne pouvaient l'attaquer que par terre , puisqu'ils n'avaient pas assez de vais- seaux pour diriger une seconde attaque par mer : ainsi Azow se ravitaillait facilement. A ces inconvé- niens, il s'en joignit un de plus : Jacob, le seul bon ingénieur qu'il y eût dans l'armée russe , fut insulté sans en avoir donné l'occasion ; il en- tretint une intelligence coupable avec la place as- siégée , encloua les canons , et passa dans Azow , qu'il défendit avec le même zèle dont il avait donné des preuves en l'attaquant. Il fallut se replier : on perdit beaucoup de monde, mais on conserva deux tours dont on s'était précédemment emparé, et qui couvraient le passage du Don.

Chérémétoff , à la tête des Russes , Mazeppa avec tous les régimens de Kozaks , battirent les Turcs, prirent plusieurs pachas, un corps entier de janis- saires et une multitude d'habitans de tout sexe , qu'ils conduisirent dans la Grande Russie.

{An 1696. ) L'hiver de 1696 fut remarquable, et par sa rigueur et par sa durée. Le frère de

DE LA NOUVELLE PvUSSiE. 33 1

Pierre, Ivan mourut, et le czar réunit toutes ses forces pour prendre Azow. Malgré les influences cruelles d'une saison glacée , Séliin pénétra jusqu'à Mirgorod , et ravagea les environs de Pultava. Quand il apprit la jonction de Chéréméloff et de Mazeppa , il se replia sur les rives du Dnieper , en perdant beaucoup deTatars. Ces hommes, qu'il commençait à discipliner, ne distinguaient pas encore une retraite d'avec une fuite , et toute l'ha- bileté de Sélim ne put empêcher qu'un grand nom- bre de ces fuyards ne se noyât dans le fleuve.

Le czar Pierre recommença au printemps le siège d' Azow; il ordonna à Mazeppa de lui envoyer quinze mille Kozaks , qui furent distribués sur le Don vers les approches d'Azowj ainsi il coupa la communication desTatars du Couban , d'avec ceux de Crimée. L'armée navale des Russes consistait en deux vaisseaux de guerre, quatre galères, deux galéasses et quatre brûlots ; le czar montait un des vaisseaux, et Lefort conduisait l'autre. Un surcroît d'ingénieurs étrangers et de canonniers permit au czar de faire les approches de la place suivant les règles de l'art.

Dans le dessein d'ouvrir un passage aux Turcs, lesTatars tombèrent sur les Kozaks; mais ils furent repoussés. La flotte turque était bloquée par celle des Russes : celte liberté d'agir donna aux assiégeans la facilité de combler les fossés et de bombarder la place sans être inquiétés. On rapporte de deux

332 HISTOIRE

manières la prise d'Azow : les uns disent que le magasin des vivres étant incendié et la ville sans es- poir d'être secourue , elle capitula pour prévenir l'assaut ; d'autres prétendent que la réduction de la place fut due à la valeur des Kozaks ; « qu'ayant » beaucoup à souffrir de l'artillerie des assiégés, )) ils prirent sur-le-champ , et sans ordre de leurs » chefs, la résolution d'escalader la ville; » et plus loin, on ajoute que (i), a les Turcs ne pouvant ré- )) sister à l'impétuosité des Kozaks, posèrent le» )> armes et se rendirent . »

Le seul Jacob fut excepté de la capitulation , et alla payer de sa tête, à Moscow, la trahison la plus odieuse. Heureuse la Russie , si le plus grand de ses souverains n'eût abattu que des têtes aussi cou- pables que celle-là !

(^n 1697. ) Mazeppa et le prince Dolgorouki s'avancèrent jusqu'à A saam^our combattre le grand- visir qui arrivait trop tard au secours d'Azow. Les armes ne réussissant pas aux Turcs , ils voulurent intriguer : la fidélité des Russes fut plus forte que leurs promesses et que leur argent. L'année suivante, Pierre, de retour de ses voyages, fît construire à Voronèje une grande quantité de vaisseaux pro- pres à la navigation du Don.

(i) Observons que c'est l'auteur de l'Histoire des Kozahs qui parle, et qu'on est souvent disposé en faveur de ceux qu'on a choisis pour ses héros.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 333

( An 1699. ^ ^vant qu'on eut signe la suspension d'armes de deux ans dont on convint à Carlovitz , la Porte était extrêmement agitée au sujet de ces préliminaires de paix. Sélim dissuada Musta- pha II , il lui fît remarquer un piège caché sous les formes de l'amitié : « Pierre, disait-il au grand- » seigneur , a \oute la fougue de la jeunesse et toute w la solidité de l'âge mur ; ce n'est plus selon » l'usage de ses ancêtres qu'il vous a combattu ; ses » plans mieux combinés n'ont aucun rapport avec » ces guerres d'irruptions qu'on a faites jusqu'à » ce jour : il veut humilier voire pavillon sur la » mer Noire : déjà Azow est à lui ; si vous con- » sentez à la paix , il en profitera pour tomber sur » la Suède : son ennemi vaincu , il reviendra sur » vous avec des armes victorieuses , et vous impo- » sera une loi cruelle à recevoir. Croyez-moi , sul- » tan, croyez les Suédois, ils sont dans la même » situation que vous; Sélim a vieilli dans les ar- » mées et dans l'intrigue des cours : écoutez-le; » il ne parle que pour la gloire de l'empire otto- » man. »

On jalouse les hommes d'un mérite ordinaire ; comment n'eût-on pas déprécié les sages conseils de Sélim ! Le grand-visir le peignit sous les cou- leurs les plus noires, et celui qui avait refusé le trône de Constantinople quand ses soldats victorieux mettaient le sceptre dans ses mains, est accusé maintenant de chercher à se rendre utile, pour

334 ' HISTOIRE

parvenir à s'asseoir sur ce même trône. L'intrigue était trop grossière pour qu'on ne l'aperçût pas. Mustapha fit étrangler son principal auteur , neveu du grand-visir , et déposa celui-ci. A la tournure que les affaires prenaient, Sclim jugea que ses avis étaient au moins inutiles, s'ils n'étaient pas dange- reux pour lui et les siens; du consentement de Mustapha, il abdiqua en faveur de son fils aîné Dewlet, et obtint la permission d'aller terminer ses jours à Cérès en Macédoine. A peine Sélim a-t-il cessé d'influencer le cabinet de la sublime Porte , que l'armistice de deux ans est converti en un traité de trente années. Dès lors , l'inaction fatigua les Tatars; il ne leur est plus permis de se répandre sur les terres de Kussie , et ne pouvant désormais aborder à Azow ils conduisaient autrefois les prises faites sur leurs ennemis , le mécontentement s'empara d'eux.

Le bien-être et l'adversité justifient l'axiome du rapprochement des contraires. Lebien-êlre, quand il n'est pas contenu par des lois rigoureusement observées, amène l'oisiveté. Les projets dont celle- ci se berce sur un bonheur plus grand qu'elle no connaît pas , lui font oublier le bonheur réel dont elle jouit, et leur exécution l'en prive sans retour : l'adversité flétrit le cœur des gens faibles ; la révolte chez eux n'est pas de l'énergie , mais le dénoûment des maux portés à leur comble. En vain invoque- rait-on l'exemple des hommes fermes et à grand

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 335

caractère , qui savent, suivant les circonstances, op- poser aux malheurs leurs devoirs, leurs travaux , leur patience ; ces hommes sont rares et difficile- ment imites.

Les Tatars étaient mécontens , donc il fallait se révolter ; c'est ainsi qu'on raisonne en Tatarie. Dewlet était dans une grande perplexité. Il est des êtres pour qui la couronne est plus qu'un fardeau ; c'est un assommoir. Mustapha , ainsi que ceux qui l'ont précédé et suivi sur le trône de Conslanti- nople , frémissait au mot de révolte : il déposa le fils, et, pour la cinquième fois, on rappelle le père.

Sélim quitte à regret sa retraite ; ses regrets aug- mentent quand il apprend que son fils , à la tête d'un nombreux corps de Tatars , provoque et son père et le grand-seigneur. Gazi , son second fils , joignit le rebelle en Circassie , le vainquit et le ra- mena en Crimée , l'empereur et la loi le con- damnaient à perdre la tète.

Cette fermeté , si vantée dans la personne de Brutus , n'a produit de grands effets sur les géné- rations suivantes , que dans les tragédies dont elle faisait l'objet principal. L'ame de Sélim était d'une autre trempe que celle d'un républicain fanatique; son cœur paternel s'ouvrit en voyant son fils dé- sarmé et repentant : il versa des larmes de douleur sans compromettre sa qualité de grand homme; il saisit Dewlet dans ses bras, l'invita à devenir meilleur, l'embrassa et lui pardonna.

336 HISTOIRE

Cet homme extraordinaire, supérieur à la for- tune et bien digne de la fixer , mourut après avoir laissé les plus beaux exemples de valeur , de con- stance, de modestie, de patience, de fidélité, de justice dans 1 administration , de prudence et de savoir dans les conseils , de piété et d'amour pa- ternel. Sélim, ailleurs ton nom eut passé à la pos- térité sur les ailes de la reconnaissance et de la gloire ; mais chez une nation peu connue , peu éclairée , peu estimée surtout , il est resté dans l'oubli. Puisse un jour un historien digne de toi , peindre avec énergie des venus que je n'ai su qu es- quisser! puisset-il rendre à l'immortalité un prince fait pour elle, et ajouter à la liste des grands, des bons souverains , un nom d'autant plus glorieux , que celui qui l'a illustré naquit au milieu des Ta- tars , qu'il eut à vaincre l'ignorance d'une éduca- tion vicieuse, n'enseignant aux chefs que le par- jure et le pillage! (i)

(i) J'ai voulu visiter le tombeau de Sélim pour lui l'endre un hommage ; il repose humblement à côte des mausolées superbes, élevés pour d'autres princes, dont je donnerai la description dans la relation de mon voyage.

Dans le dix-neuvième siècle, on ne se doute pas qu'un des plus grands hommes ait régné sur des Tatars, Sélim-le-Grand, méconnu par des historiens, ou mal informés, ou préve- nus , a été privé de ce tribut d'éloges que la postérité n'ac- corde qu'à ceux qu'elle connaît.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. B37

CHAPITRE XIII.

Observations sur les Tatars de Crimée , relatives à cette seconde époque. Des Circassiennes.

Jusqu'à présent l'esprit de rapine avait conduit ces peuples; jusqu'à présent l'administration de l^urs souverains étant dirigée vers cet esprit, l'en- tretenant même comme caractère national , il fal- lait un prince du mérite de Sélim pour améliorer le gouvernement et les peuples gouvernés.

Sous Sélim , la noblesse acquit plus de consi- stance comme association distinguée ; mais le prince puissant et le particulier riche perdirent de leur pouvoir arbitraire.

Avoir lassé le lecteur par des détails arides et antérieurs à cette époque de demi-civilisation , ce n'eût été que redire ce que l'iiistoire qui précède peut lui avoir appris. Tâchons maintenant de pré* senter les Tatars sous le jour favorable à la liaison des événemens, c'est à-dire, tâchons de rendre plus aisé à concevoir ce que nous avons encore à conter de ces peuples, par le rapprochement de leur orga- nisation civile , militaire et morale.

A la mort d'^ Sélim , la Petite Tatarie renfermait la Crimée, le pays des Nogais, et une grande por- tion de la Circassie. Les Nogais s'étendaient depuis le Danube jusqu'au Couban ; ils étaient divisés en quatre hordes ; celle du Boudjiak, entre le Danube

I. 5Î2

338 HISTOIRE

et le Dniester ; celle de Jédisan , entre le Dniester et le Dnieper ; celle du Janbouilouck , depuis le Dnieper jusqu'à Azow ; enfin celle du Couban , entre le fleuve de ce nom et la mer d'Azow. La Circassie, sous la dépendance du khan de Crimée , commençait au Bosphore cimmérien et aboutissait à la Kabarda,

La secte mabométane d'Abou-Hanifa (t) régnait dans ce pays comme à Constantinople, en exceptant néanmoins une partie de la Circassie , l'on vi- vait sans croyance bien déterminée , des restes d'idolâtrie s'étaient conservés parmi quelques tri- bus; tandis que d'autres suivaient au hasard et ma- chinalement quelques pratiques des catholiques , sans avoir une idée de la religion chrétienne.

En Crimée, les mahométans étaient passable- ment instruits ; chaque ville avait son collège ; Sé- lim favorisa , encouragea , fonda même divers éta- blissemens dont l'éducation publique était le motif : l'enseignement de la religion y fit de grands progrès. Une foule de schismatiques arméniens habitaient la

(i) Abou-Hanifa, fondateur de cette secte , naquit l'an 80 de l'Hégire. Ce qui constitue la différence de cette secte d'avec les autres, c'est que son dogme fondamental est de ne croire que ce qui est conforme aux lumières naturelles , tandis que les autres sectes musulmanes exigent de leurs disciples une obéissance sans examen, à l'autorité de leurs docteurs.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 339

Crimée, des Juifs occupaient une manière de for- teresse au-dessus de la vallée de BalcliiSarai ; des Grecs, toujours remuans, exercèrent librement leur culte; le prince ne les voyait pas avec plaisir, mais il ne les tracassait pas ; les jésuites-mission- naires, pleins du zèle ardent qui les a toujours distingués, fixèrent seuls l'attention de Sèlim; les autres n'étaient pas dignes de l'occuper un moment; les jésuites voulurent trop entreprendre, ils furent congédiés , et leurs églises abattues.

Le gouvernement du kban de Crimée tenait le milieu entre l'état monarchique et le despotisme : ce milieu paraît difficile à établir; il existait cepen- dant, puisque le prince ne pouvait ordonner des impositions nouvelles , puisqu'il n'osait châtier un noble sans le consentement des orbéis; à cela près, il pouvait tout ce qu'il voulait.

Le Tatar ne payait pas de tribut par tête, ainsi le khan n'était ricbe que des bienfaits de la Porte , son revenu particulier ne s'élevant pas au-dessus de trois millions de francs : les fermes, les sels, les pêche- ries et les douanes, en composaient une partie; les tributs des princes voisins formaient le reste.

Sélim pouvait mettre sur pied deux cent cin- quante mille bommes. Cette force paraît prodi- gieuse , et cependant , dans des besoins urgens , le kban aurait encore pu ajouter cent mille bommes à ces levées. La population était considérable ; le Tatar n'était devenu agriculteur que forcément; au

340 niSTOlRK

premier signal il volait aux armes avec autant de joie qu'il avait éprouvé de tristesse en les déposant. L'entretien des troupes ne-coûtait rien au khan : les nobles étaient obligés de marcher à la tête de leurs vassaux, de leurs esclaves , de leurs domestiques; chaque soldat portait avec lui des vivres que le sei- gneur fournissait au départ, et qu'on renouvelait sur le territoire ennemi. La sobriété des Tatars était telle, que du biscuit et du sel formait tout leur approvisionnement.

On nommait sultans tous les princes de la fa- mille de Ghéraï ; on les considérait comme devant occuper un jour le trône , parce que , l'empereur étant le maître du choix , on ignorait sur lequel d'entre eux il pourrait tomber. Ces sultans étaient pensionnés, indépendamment de leurs apanages en Romélie. Les jeunes nobles tatars prenaient du service chez les sultans , et chacim espérait que son protecteur parviendrait un jour au souverain pou- voir : on les nommait murzas. Le sultan était -il couronné, ils occupaient les premières places : mais ils restaient murzas si leur patron restait sultan.

Dans toutes les sociétés, chez toutes les nations, le respect des en fan s envers les auteurs de leurs jours , est un devoir sacré qu'on ne saurait trop célébrer ; la nature , la reconnaissance , la raison , le prescrivent également partout : il nen était pas de même dans la famille des khans ; ce vice avait une origine assez singulière : les GhéraïS; ainsi que

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 34?

la plupart des princes Tatars , ii'épousaîçnt que des esclaves circassienues ; une polilique ténébreuse les privait de rechercher, dans leurs établissemens, des fdles de leur rang ; la crainte que l'alliance entre des familles puissantes ne les fortifiât au détriment des autres, servait de motif plausible chez un peu- ple toujours armé.

Une femme de khan n'était destinée qu'à lui don- ner des successeurs ; à peine lui était- il permis de jouir des droils de la maternité; séparée du jeune prince , qui la méprisait parce qu'elle était née esclave , elle avait à son tour le respect le plus pro- fond pour son fils , parce qu'il était prince. Cette monstruosité était poussée si loin , qu'à Ja mort du père elle n'osait plus se présenter devant' son fils sans se prosterner ; il ne l'admettait point à sa table , elle restait debout jusqu'à ce que l'ennui d'être seul, ou une affection extraordinaire de la part du prince, l'autorisât à s'asseoir près de lui.

Difficilement on pourrait décider qui, de l'ha- bitude ou de la politique, déterminait les khans à faire élever leurs fils en Circassie par les beis in» butaires : l'habitude prouverait en faveur de l'édu- cation, la politique le conseillerait aussi; car les Circassiens, toujours en armes, devaient former, dans fart de la guerre, im prince destiné à com-^ mander des Tatars; cette confiance du khan lui attacfiait un peuple difîicile à conduire.

3i les jeunes princes étaient élevés d'une metnièrQ

i/^l IIISTOIIIE

conforme à leur politique , en revanche les prin- cesses livrées à des esclaves n'éprouvaient aucune contrainte; à peine osait -on leur faire une ob- servation : on les mariait , quand le khan était en état de payer leur dot , avec un murza ambitieux dont elles faisaient le tourment. Le caractère de ces princesses était si généralement connu pour mau- vais , que les nobles qui soupçonnaient Je kban d'avoir des vues sur eux pour l'établissement de leurs filles, préféraient de s'expatrier.

La maison du khan était composée du porte- glaive, du trésorier, d'un premier valet de chambre, de deux intendans , d'un éclianson , et d'un officier de bouche dont l'office consistait à goûter de toutes les viandes , de toutes les boissons présentées au souverain; il y avait, en outre, un grand- maître d'hôtel , quarante pages nobles et douze esclaves.

Après le khan , la première dignité était celle dekalga; il suppléait le prince dans certaines occa- sions, et remplissait, à sa mort, sa place par in- ler un jusqu'il la nomination de son successeur. Au défaut du khan et du kalga , c'était le nouradin- sultan qui en faisait les fonctions ; venait ensuite l'orbéi , les séraskirs ou généraux. Tous ces pre- miers officiers de la couronne avaient leurs visirs , leur divan-efPendi , leurs kadis.

Un conseil de guerre, composé de ces officiers, décidait des plans de campagne , le visir était admis, ainsi que les commandons des tribus char-

DE LA NOI^VELLE RUSSIFî. 343

gés des approvisionnemens. On introduisait dans ce conseil des personnages experts , cpie leur âge éloignait du service; leur opinion était prise la première ; ils s'inclinaient pour se retirer après l'avoir donnée , mais le khan les retenait.

Lorsque la Porte ordonnait une guerre , il n'y avait plus de conseil à rassembler, l'obéissance était la loi générale. Dans ces circonstances, le grand- seigneur payait tous les frais^ et récompensait cha- que officier de l'armée avec de l'argent, et chaque Taiar, en accordant plus souvent le pillage.

Le muplili était le chef de la justice, le direc- teur des mosquées, des hôpitaux, des collèges, des chemins et des fontaines publiques 4 le visir rem- plissait les fonctions de premier ministre , et avait plus de pouvoir que le muphti, quoique la place de ce dernier fut plus élevée que la sienne. Le visir des Tatars habitait sans cesse le pays qu'il dirigeait; c'est ce qui l'empêcliait de commander les armées; il différait par de celui de Constanlinople. Ex- cepté les discussions entre nobles , toutes les autres étaient portées devant le kadi de "chaque district ou cadilik ; on- pouvait récuser ce tribunal avant qu'il n'eût prononcé : l'appel était au divan. Lorsque l'arrêt était rendu, il fallait s'y soumettre, ou atta- quer le kadi comme ayant jugé contre la loi.

Le cazi-asker était le juge de la noblesse, et le divan le tribunal suprême. Les principaux officiers de l'état composaient ce dernier; le cazi-asker y

344 HISTOIRE

représentait nos procureurs -généraux , le mupliti était le président , le khan confirmait ou cassait la sentence.

Avant Sélim , le vol n'était pas au rang des cri- mes : un peuple vivant de pillage ne devait pas être scrupuleux à cet égard.

Comment chez une nation si peu éclairée, si fa- miliarisée avec le désir de s'emparer du bien d'au- trui, comment, dis -je, pourrait- on expliquer la délicatesse et la pureté des juges? Ni les promesses, ni les présens , ni l'intrigue , ne pouvaient égarer les juges : invariables comme la loi, ils ne connais- saient qu'elle ; une injustice était considérée comme une chose impossible ; les procès devenaient tous les jours plus rares.

La noblesse dédaignait tous les emplois subal- ternes. Un gentilhomme ne voulait être que guer- rier, et cette même contradiction, si remarquable entre l'avidité du peuple et l'honnêteté du juge , existait entre le soldat et le noble qui le comman- dait. Sans foi , sans délicatesse , le soldat ne con- naissait que son sabre pour lui frayer le chemin du pillage ; le gentilhomme , par sa modération , son désintéressement, ajoutait à la valeur une grâce qui l'ennoblissait plus "que sa naissance.

De celte aménité , de cette politesse , de cette valeur calculée , s'il m'est permis de parler ainsi , il résultait un commerce facile entre les nobles : en présence de l'ennemi ils paraissaient des lions,

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 34^

aucun danger ne les faisait pâlir, aucune force re- culer ; ils savaient périr : rendus à leurs foyers , ils auraient cru se couvrir de honte en se mesurant les uns contre les autres pour vider des discussions particulières : toute contestation était terminée par Fopinion du plus ancien gentilhomme, qui en était témoin; ils regardaient comme criminel de répan- dre sur leur pays un sang qu ils se faisaient gloire de verser pour lui. Leur générosité était portée si loin, qu'un vieux proverbe tatar disait : i< A-t-on » jamais vu un nuirza mourir de faim! » Aussi rien n'était à eux , et l'exemple de leur khan contribuait à les entretenir dans cet esprit.

Il était d'usage, parmi les nobles de Crimée, de faire travailler leurs terres par des esclaves. Les gentilshommes nogais regardaient toute cidture comme un affront ; des troupeaux et des esclaves composaient leurs richesses : la sotte vanité était la base de leur caractère ; chaque vassal pavait une redevance annuelle d'un mouton , de trente livres de grains et de huit livres de miel.

Quoique le khan eût des terres en Circassie, ses sujets ne lui payaient point d'impôts et ne lui te- uaient pas compte du revenu de ses domaines. A son avènement au trône ils apportaient leur tribut. Avant Sélim cette redevance consistait en trois cents esclaves ; ce prince l'augmenta jusqu'à sept cents. Dire que les Circasses fournissaient leur tribut en es- claves, c'est assez faire connaître queleiu^s richesses

346 HISTOIRE

se composaiant d'hommes achetés ou pris. Les Circasses tscherkesses , ou Circassieiis soumis a la Crimée, étaient partagés en quatre classes : les Beïs, les Sipahis, les Usdens et les Kouls. Treize kalibés ou tribus formaient leur état. Chaque kallbé était possédée en toute souveraineté par une famille noble ; le plus ancien de la première branche était le premier beï de celte famille, par conséquent celui auquel toute la tribu obéissait. Chaque tribu étant perpétuellement en guerre , l'industrie prin- cipale des habitans consistait à faire des prisonniers; on les vendait au plus offrant ; quand on échouait , on était vendu. Cette réciprocité siimulait l'astuce et était la honte du courage. Une loi toujours res- pectée obligeait le vainqueur de laisser libre le bei vaincu ou surpris; de cette manière les chefs de tribu n'ayant rien à risquer , recommençaient une nouvelle expédition quand la précédente était bien ou mal terminée.

Les Tatars de Crimée étaient plus grands et mieux faits que leurs voisins, et néanmoins ils avaient beaucoup de rapport avec les Calmouks. (( Un teint brûlé, des yeux de porc peu ouverts, » le tour du visage plat, la bouche assez bien prise , » les dents blanches comme de l'ivoire , des cheveux )) noirs, rudes comme du crin , la barbe rase; » tel est le portrait qu'on nous a transmis des anciens Tatars de Crimée ; il diffère de celui que noiis connaissons maintenant.

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 347

" Les Nogals étaient moins bien proportionnés et avaient la peau ridée comme celle d'une vieille femme. Les Circasses sont ces mêmes Tatars qui quittèrent la Perse lorsque les Sapliis s'en emparè- rent ; ils prirent d'abord la roule des montagnes du nord du Scbirvan , puis ils comriumiquèrent avec ceux de leur nation , maîtres des royaumes de Casan et d'Astrakan. Ces montagnes servirent d'a- sile à différentes époques à des réfugiés de diverses nations. Les races se croisèrent, et le sang des Cir- casses s'embellit, surtout parmi les femmes. C'est une singularité remarquable qu'un sexe soit doué des attributs qui caractérisent la beauté, tandis que l'autre conserve une partie des traits des nations dont il est issu.

Le costume de ces Tatars consistait « dans une )) cbemise courte et des caleçons de toile de coton , » des culottes très-larges d'un gros drap , une veste » de toile de coton, piquée à la manière des caffe- » tans des Turcs , des bottes lourdes de cuir de » cbeval , un manteau de feutre avec une longue » robe de peau de mouton , servaient d'enveloppe ;> pour riiiver et de matelas dans toutes les saisons. » Leurs ebeveux étaient coupés à quatre doigts au- dessus de la tète ; ils la couvraient d'un bonnet de feutre noir, rond, baut de forme et bordé de pel- leterie. Leurs armes de prédilection étaient le sabre, l'arc et la lance ; quoiqu'on leur fournit des armes à feu, ils ne les estimaient pas et s'en servaient

348 HISTOIRE

moins bien. L'arc était travaillé avec élégance; il fallait beaucoup de force et d'adresse pour le tendre, et l'habitude qu'ils avaient de s'en servir faisait por- ter chaque flèche.

Toujours à cheval , le repos paraissait être pour eux un état contre nature; ils étaient si adonnés au brigandage qu'ils ne pouvaient concevoir qu'un effet de prix fut en sûreté ailleurs que sur eux ; voilà pourquoi ceux qui avaient des habitations imitaient ceux qui étaient sous la tente ; les uns et les autres emportaient dans leurs voyages ce qu'ils avaient de précieux , bien persuadés que leurs voisins et amis viendraient visiter leur domicile et s'emparer de ce qu'ils y auraient laissé.

Sélim eut toutes les peines du monde à les rendre confians; c'est alors qu'il fit des lois contre le vol ; mais comme le préjugé ne diffamait pas le voleur , elles furent infructueuses.

Le principe religieux était presque nul; un peu- ple qui n'a pas d'habitation fixe, comme étaient les Nogais, n'a point de temple; il ne tient qu'à ce qu'il voit, et le butin qu'il convoite, l'emporte sur toutes les règles que la religion dicte à la con- science.

Excepté en Circassie , les compagnes des Tatars étaient aussi laides qu'eux : elles ajoutaient même à la laideur , une malpropreté dégoûtante ; elles remplissaient les fonctions les plus viles ; elles pai- irissaient continuellement un fromage de lait aigri,

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3zjr)

dont on composait une boisson; elles n'avaient qu'un seul vêtement pour toute l'année, et chez les Nogais , elles couchaient pêle-mêle avec leurs trou- peaux.

Les Circassiennes , au contraire , ajoutaient à la plus grande beauté le soin recherché de leur per- sonne; une propreté constante leur prêtait un charme de plus , et la coquetterie en inventait mille autres. Une taille libre et svelte se dessinait sous une simple toile de coton ; ce vêtement déjà bien leste, était ouvert jusqu'au-dessous de la gorge que l'on montrait sans indécence , puisque c'était l'u- sage du pays, mais que la plus novice des Circas- siennes embellissait par quatre rangs de perles de verre noir , ce qui faisait ressortir la blancheur de la peau , et ce qui était bien innocent sans doute , puisque l'usage l'autorisait aussi. La beauté du teint de ces femmes était remarquable ; c'est des Circassiennes , que l'art empruntant les couleurs de la nature , plaça les nuances du rouge d'après le coloris de leur visage; mais la coupe de leurs yeux noirs, leur expression, leur vivacité étaient au-des- sus des ressources de l'art : un petit bonnet placé de côté et avec grâce , relevait une partie de leuis cheveux, tandis que l'autre flottait avec tant de né- gligence , se bouclait si heureusement, qu'on ne remarquait pas le travail que cette parure avait coûté.

En hiver, une robe pareille à celle des Russes ,

3do histoire

ne géiiait ni leurs formes, ni n'embarrassait leur démarche; elle était simple , mais cette simplicité conservait toutes les grâces que la coquetterie em- pruntait du désir de plaire.

Ce que nous nommons éducation, ne consistait, chez les Circassiennes , que dans la recherche habi- tuelle des moyens à ajouter aux dons extérieurs de la nature : il semblait que ces femmes, destinées pour la plupart à être vendues ou enlevées , mis- sent toute leur étude à séduire le vainqueur ou le marchand. Eh ! comment eussent-elles eu d'autres idées ? Les pachas les recherchaient pour remplir leurs harems ; les souverains de Crimée ne choi- sissaient leurs épouses que parmi elles ; l'empereur turc les accueillait avec un empressement qui ne leur permettait pas de penser qu'elles le verraient souvent bâiller à leur côté. Le calcul le plus faux que ces dames faisaient , consistait dans la progres- sion des plaisirs avec la progression du pouvoir ; elles ignoraient les privations que le harem impose , le despotisme qu'on y exerce , la barbarie de ses gardiens , qui n'ont que cette puissaùcelà. L'espoir d'un avenir heureux aveuglait les premières an- nées des Circassiennes, et redoublait le soin qu'elles prenaient de leurs charmes : mais quel avenir, quand on n'a que de la beauté ! Les jours se succè- dent, le teint s'altère, la peau se flétrit , les grâces s'envolent , les rides paraissent , et la plus belle femme se trouve, à cette époque, ou malheureuse

DE LA NOUVELLE RUSSIE. 35 1

devant son miroir, ou consolée par les ressources de ses talens et son esprit, (i)

(i) Je donnerai, dans mon Voyage, un tableau des mœurs actuelles des Talars , de leurs habitude» et de leurs moyens d'industrie.

FIN DU PREMIER VOLUMJ5.

TABLE DES CHAPITRES

CONTENUS DANS LE PREMIER VOLUME.

JD^DicACE Page V

PREMIÈRE ÉPOQUE.

CHAPITRE PREMIER. Exposition de cet ouvrage i

CHAP. II. Division des Scytlies en Scythes proprement

dits et en Scythes Tauriens i 5

CHAP. III. Quels étaient ces Scythes 16

CHAP. IV. Température et productions de celte partie

de la Scythie 29

CHAP. V. Des premières colonies chez les nomades. . 35

CHAP. VI. Anciennes villes de Scythie 4^

CHAP. VII. Du Pont-Euxin 49

CHAP. VIII. Des Scythes royaux 62,

CHAP. IX. Histoire de la Tauride , depuis l'origine

desTauriens^jusqu'au règne de Darius , roi de Perse. 58 CHAP. X. Événemens sous Darius, fils d'Hystaspe. . 68 CHAP. XI. Des Tauriens, depuis Darius jusqu'à l'in- vasion du royaume de Rosphore par les Huns.

Amour de la patrie 74

CHAP. XII. Continuation du précédent 02

CHAP. XIII. Des Huns io5

CHAP. XIV. Depuis la destruction du royaume de Bosphore jusqu'à la révolte de Cherson contre l'em- pereur Michel Ducas ,. ioq

CHAP. XV. Établissement des Génois en Tauride ; suite de l'histoire de Cherson jusqu'à la conquête que les Génois en firent 1 20

I. ^ 23

354 TABLE CHAP. XVI. Continuation de l'histoire de Caffa , jus- qu'à la conquête qu'en fit Mahomet II Page i34

Des Turcoraans 187

Continuation de l'histoire de Caffa, jusqu'à la

conqiiéte des Turcs i4l

CHAP. XVII. De Tana, colonie vénitienne i45

CHAP. XViïl. Confusion des noms des peuples et des pays, dans le cours de cette première époque. ... i58 Noms des peuples qu'on dit avoir occupé la Nou- velle Russie 1 63

CHAP. XIX. Abrégé historique des principaux peuples

qui ont occupé la Nouvelle Russie. . 164

Des Scythes 1 65

Des Sarmates 172

Des Slaves ou Sclavons 174

Des Tiwerzes 1 79

Des Petschenègues , ou Patzinaces 1 80

Des Chazares 182

Des Tatars i83

CHAP. XX. Du commerce en général ; du commerce établi par les colonies sur les bords de l'Euxin , ren- fermant tout l'intérêt commercial de cette première

époque 1 84

CHAP. XXI. Du commerce ancien de la mer Noire ou

Pont-Euxin j 90

CHAP. XXII. Explications * 202

CHAP. XXIII. Coup d'œil sur quelques restes d'anti- quités dans la Nouvelle Russie 20G

CHAP. XXIV. Liaison des deux premières époques ... 212

DES CHAPITRES. 355

SECONDE ÉPOQUE.*

CHAPITRE PREMIER. Règne de Mengli-Ghéraï. P^^e 223

CHAP. II. Des Kozaks zaporoghi ou zaporogues 284

CHAP. III. Règne de Mahomet Ghéraï. 243

CHAP. IV. Règne de plusieurs khans 253

CHAP. V. Règne de Dewiet-Ghéraï premier. 266

CHAP. VI. Plusieurs khans régnent en Crimée. Conti- nuation de l'histoire des Kozaks zaporogues 267

CHAP. VII. Mohammed et Dgianibek -Ghéraï 272

CHAP. VIII, Trois klians en Crimée ; révolte des Ko- zaks 284

CHAP. IX. Règne d'Islam-Ghéraï, et suite de l'histoire

des Kozaks zaporogues 287

CHAP. X. Règne de Mohammed III; suite de l'histoire

des Kozaks zaporogues 3o3

CHAP. XI. Règne de Sélim-Ghéraï ; continuation de

l'histoire des Zaporogues 3 16

CHAP. XII. Continuation du précédent 32 1

CHAP. XIII. Observations sur les Tatars de Crimée , relatives à cette seconde épofjue. Des Circassiennes . 337

FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOT.TJME.

DK

^Oo Castelnau, Gabriel de,

^oo^'^/ Essai svir 1 «histoire

MA Cl

ROBA

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