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CONFESSIONS

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J.J.ROUSSEAU.

PREMIÈRE PARTIE,

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M. DCC. LXXXII.

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LES

CONFESSIONS

n E

J. J. ROUSSEAU.

LIVRE PREMIER.

J E forme une entreprlfe qui n'eut jamais <i'exemple , & dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes femblables un homme dans toute la vérité de la nature i & cet homme, ce fera moi.

Moi feul. Je fens mon coeur & je con- nois les hommes. Je ne fuis fait comms aucun de ceux que j'ai vus ; j'ofe croire n'être fait comme aucun de ceux qui exiftent. Si je ne vaux pas mieux , au

Partie, A

1 (E U V R £ 3

moins je fuis autre. Si la nature a bien ou mal tait de brifer le moule dans le- quel elle m'a jette, ceft ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.

Que la trompette du jugement der- nier fonne quand elle voudra ; je vien- drai ce livre à la main me préfenter devant le fouverain Juge. Je dirai hau- tement : voilà ce que j'ai fait , ce que j'ai penfé, ce que je fus. J'ai dit le bien & le mal avec la même franchife. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, ^ s'il m'efl: arrivé d'employer quelque ornement indiffe'rent , ce n'a jamais été que pour remplir un vide occadonné par mon défaut de mémoire \ j'ai pu fuppofer vrai ce que je favois avoir pu l'être , ja- mais ce que je favois être faux. Je me fuis montré tel que je fus. méprifable & vil quand je l'ai été, bon , généreux, fu- blime , quand je l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Etre éternel , raflembie autour de moi l'innombrable foule de mes femblables : qu'ils écoutent mes Confeflions , qu'ils gémiiïent de mes indignités , qu'ils rou- giiîcnt de mes miferes. Que chacun d'eux découvre à (on tour fon cœur aux pieds de ton trône avec la même fincérité, &

Diverses, 5

puis qu'un feul te dife, s'il I'oÇq-^jc fus meilleur que cet homme la.

Je luis a Genève en J712 d'Jfaac RouJ/eau Citoyen, ik. ût Sujunne Ber" nard Citoyenne; un bien fort médiocre à partager entre quinze enfans , ayant réduit prefqu a rien la portion de mon père, il n'avoit pour fublifter que ion métier d'Horloger, dans lequel il étoit, à la vérité, fort habile. Ma mère, fille du Miniftre Bernard , étoit plus riche , elle avoit de h fagefie & de la beauté : ce n'étoit pas (ans peine que mon pera i'avoit obtenue. Leurs amours avoient commencé prefque avec leur vie ; dès l'âge de huit à neut ans ils fe prome- noient enfemble tous les foirs fur la Treille ; à dix ans ils ne pouvoient plus fe quitter. La fympathie , l'accord des âmes affermit en eux le fentiment qu'a- voit produit l'habitude. Tous deux, nés tendres & fenhbles, n'attendoient que Je moment de trouver dans un autre la même difpofition , ou plutôt ce moment les attendoit eux-mêmes^ & chacun d'eux jetta fon cœur dans le premier qui s'ou- vrit pour le recevoir. Le fort qui fem- bloit contrarier leur paflion, ne fit que l'animer. Le jeune amant ne pouvant

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A. (S U V R E S

obtenir fa maîtrcfls , fe confumolt de douleur ; elle lui confeilla de voyager pour Toublier. Il voyagea fans fruit & revint plus anîoureux que jamais. Il re- trouva celle qu'il aimoit tendre & fidelle. Après cette épreuve il ne reftoit qu'à s'aimer toute la vie; ils le jurèrent, & le Ciel bénit leur ferment.

Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d'une des foeurs de mon père, mais elle ne confentit à épou- fer le frère qu'à condition que fon frère épouferoit la fœur. L'amour arrangea tout, & les deux mariages fe firent le même jour. Ainfi mon oncle étoit le mari de ma tante, & leurs enfans furent doublement mes coufîns germains. Il en ïiaquit un de part & d'autre au bout d'une année ; enfuite il fallut encore fe féparer.

Mon oncle Bernard étoit Ingénieur : il alla fervir dans l'Empire &: en Hon- grie fous le Prince Eugène. Il fe diflin* gua au fiége & à la bataille de Bel- grade, Mon père, après la naiflance de mon frère unique, partit pour Conftan- tinople 011 il étoit appelle, & devint Horloger du Sérail, Durant fon ab- ftnce, la beauté de ma niere^ fon efprit.

Diverses» j*

fes talens ('*'), lui attirèrent àt$> hom- mages. Moniieur de la Clcfure , Réfi- dent de France, fut des plus empreflés à lui en oftlir. Il falloit que fa paîîion fût vive, puifqu'au bout de trente ans je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle. Ma mère avoit plus que de la vertu pour s'en défendre, elle aimoit tendre- ment fon mari ; elle le prelTa de reve- nir. Il quitta tout & revint. Je fus le trifte fruit de ce retour. Dix mois après , je naquis infirme & malade; je coûtai la vie à ma mère, & ma nailîance fut le premier de mes malheurs.

( * ) Elle en avoit He trop brillans pour fou état; le Miniftre fon père qui l'adoroit , ayant pris o;raad foin de fon éducation. Elle delTinoit, elle chantoit, elle s'accompao;noic du Théorbe, elle avoit de la lecfture & faifoic des vers paya- bles. Eli voici qu'elle fit impromptu dans l'ab- fence de fon frcre & de fon mari , fe prome- nant avec fa bclle-fœur & leurs deux enfans , fur un propos que quelqu'un lui tint à leur fujec.

Ces deux Meilieurs qui font abfcns Nous font chers de bien des nianiercî ; Ce font nos amis, nos amans; Ce font nos maris ic nos frères ; Et les pères de ces enfans,

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C (E V V R E s

Je n'ai pas fu comment mon père fupporta cette perte; mais je fais qu'il ne s'en confola jamais. Il croyoit la re- voir en moi , Tans pouvoir oublier que je la lui avois ôtée i jamais il ne m'em- bralTa que je ne TentifTe à fes foupirs, à {&s convuHîves étreintes, qu'un regret amer fe mêloit à fes careflesi elles n'en étoient que plus tendres. Quand il me difoit : Jean Jacques , parlons de ta mère : je lui difois ; bien, mon père, nous allons donc pleurer; &: ce mot feul lui tiroit déjà des larmes. Ah I difoit-il en gémilîant ; rends-'a moi, confole - moi d'elle , remplis le vide quelle a laiflié dans mon ame. T'aime- rois-je ainfi fi tu n'étois que mon hîs? Quarante ans après l'avoir perdue, il eft mort dans les bras d'une féconde tem- me , mais le nom de la première à 4a bouche , & Ton image au fond du cœur.

Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le Ciel leur avoit départis, un cœur fenfible eft le feul qu'ils m.e hiiïerent ; mais il avoit fait leur bonheur, & fit tous les malheurs de ma vie.

J'ctois prefque mourant; on efpé- roit peu de me conferver. J'apportai le

Diverses, 7

germe d'une incommodité que les ans ont renforcée, & qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches que pour me laifler fouffrir plus cruellement d'une autre façon. Une fœur de mon père , iiUe aimable & fage, prit fi grand loin de moi qu'elle me fauva. Au moment j'écris ceci elle efi: encore en vie , foignant à l'âge de quatre-vingt ans un mari plus jeune qu'elle, mais ufé par la boiiTon. Chère tante, je vous pardonne de m'avoir tait vivre, & je m'afflige de ne pouvoir vous rendre à la hn de vos jours les tendres foins que vous m'avez prodigués au commencement des miens. J'ai aufiî ma mie Jaqueline encore vi- vante, faine & robude. Les mains qui m'ouvrirent les yeux à ma naiflance , pourront me les fermer à ma mort.

Je fentis avant de penfer ; c'eftle fort commun de Thumanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jufqu'à cinq ou fix ans : je ne fais com- ment j'appris à lire ; je ne me fouviens que de mes premières lectures 8c de leur effet fur moi : c'efl: le tems d'où je date fans interruption la confcience de moi- même. Ma mère avoit laiffé des Ro- mans, Nous nous mîmes à les lire après

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8 (Ouvres

foupé, mon père & moi. Il n'étoît quef- tion d'abord que de m'exercer à la lec- ture par des livres amufans \ mais bien- tôt Tintérêt devint (i vif que nous lifions tour à-tour fans relâche , & payions les nuits à cette occupation. Nous ne pou- vions jamais quitter qu'à la hn du volume. Quelquefois mon père , entendant le ma- tin les hirondelles , difoit tout honteux: allons nous coucher, je fuis plus enfant <jue toi.

En peu de tems j'acquis par cette dan- gereufe méthode , non -feulement unô extrême facilité à lire & à m'entendre , mais une intelligence unique à mon âge fur les partions. Je n'avois aucune idée ^Q.% chofes , que tous les fentimens m'é- toient déjà connus. Je n'avois rien con- çu ; j'avois tout fenti. Ces émotions confufcs que j'éprouvai coup fur coup n'aîtoroient point la raifon que je n'avois pas encore ; mais elles m'en formèrent une d'une autre trempe, & me donnè- rent de la vie humaine des notions bi- zarres &: romanefques, dont l'expérien- ce & la réflexion n'ont jamais bien pu me guérir.

Les Romans finirent avec l'été de lyic,'. L'hiver fuivant ce fut autre cho-

Diverses, p'

fe. La bibliothèque de ma mère épui- fée , on eut recours à la portion de celle de fon père qui nous écoit échue. Heu- reuiement il s'y trouva de bons livres; & cela ne pouvoit gueres être autre- ment; cette bibliothèque ayant été for- mée par un Miniftre, à la vérité, &: favant même; car c'étoit la mode alors, mais homme de goût & d'efprit. L'hif- toire de TEglife & de l'Empire par le Sueur , le difcours de BoflTuet fur Thif- toire univerfelle, les hommes illuftres de Plutarque , i'hiftoire de Venife par Nani , les métamorphofes d'Ovide , La Bruyère , les mondes de Fontanelle , fes Dialogues des m^orts, &: quelques tomes de Molière , furent tranfportés dans le cabinet de mon père , 8i je les lui lifois tous les jours durant fon tra- vail. JV pris un goût rare & peut être unique à cet âge. plutarque, lur-tout , devint ma ledure favorite. Le plaihr que je prenois à le relire fans cefie me guérit un peu des Romans , & je pré- férai bientôt Agefilas, Brutus, Arif- tide , à Orondate , Artamene &: Juba, De cesintérefTantes lediures, des entre- tiens qu'elles occafionnoient entre mon père & moi fe forma cet efprit libre 1-l

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lépublicain , ce caradere indomptable &tîer, impatient de joug & de iervi- îude qui m'a tourmenté tout le tems de ma vie dans les fîtuations les moins pro- pres à lui donner l'enbr. Sans celle oc- cupé de Rome &: d'Athènes ; vivant, pour ainfi dire, avec leurs grands hom- mes , moi-même Citoyen d'une répu- blique , & fils d'un père dont l'amour de la patrie étoit la plus forte paflion , je m'en enflammois à Ton exemple; je me croyois Grec ou Romain ; je deve- nois le perfonnage dont je lifois la vie : îe récit des traits de confiance & d'in- trépidité qui m'avoient frappé me ren- doit les yeux étincelans & la voix forte. Un jour que je racontois à table l'avan- ture de Scevola , on fut effrayé de me voir avancer & tenir la main fur un ré- chaud pour repréfenter fon aâiion.

J'avois un frère plus âgé que moi de fept ans. Il apprenoit la profcflion de mon père. L'extrême affeélion qu'on avoit pour moi le faifoit un peu négli- ger, & ce n'eft pas cela que j'approu- ve. Son éducation fe fentit de cette négligence. Il prit le train du libertina- ge , même avant l'âge d'être un vrai li- bertin. On le mit chez un autre maître.

DlV.ERS£S. îï

d'où il faifoit des efcapades, comme il en avoit fait de la maiton paternelle. Je ne le voyois prtTque point : à peine puis-je dire avoir fait connoifTance avec lui : mais je ne laiflbis pas de l'aimec tendrement , & il m'aimoit , autant qu'ua poliflon peut aimer quelque chofe. Je îiie fouviens qu'une fois que mon père ]e châtioit rudement & avec colère, je me jettai impétueufement entre deux l'embraflant étroitement. Je le couvris ainfi de mon corps recevant les coups qui luiétoientporte's, & je m'obftinai (i bien dans cette attitude qu'il fallut en- fin que mon père lui fît grâce , foit dé- iarmé par mes cris & mes larmes, foit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frère tourna i\ mal qu'il s'en- fuit & difparut tout-à-fait. Quelque tems après on fut qu'il étoit en Allemagne. Il n'e'crivit pas une feule fois. On n'a plus eu de fes nouvelles depuis ce teras-là , & voilà comment je fuis demeuré fils unique.

Si ce pauvre garçon fut élevé négli- gemment , il n'en fut pas ainfi de fon frère , & les enfans des Rois ne lau- roient être foignésavec plus de zele que je le fus durant mes premiers ans , ido-

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22 Œuvres,

lâtré de tout ce qui m'environnoît , & toujours , ce qui eft bien plus rare , traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une feule fois , jufqu'à ma fortie de la maifon paternelle, on ne m'a laiOe courir feul dans la rue avec les autres enfans ; jamais on n'eut à répri- mer en moi ni à fatisfaire aucune de ces fantafques humeurs qu'on impute à la nature , & qui naiflent toutes de la feule éducation. J'avois les défauts de mon âge ; j'étois babillard, gourmand, quel- quefois menteur. J'aurois volé des truits, des bonbons , de la mangeaille ; mais jamais je n'ai pris plailir à faire du mal, du dégxt, à charger les autres, à tour- menter de pauvres animaux. Je mefou- viens pourtant d'avoir une fois pifle dans la marmite d'une de nosvoilines appel- lée Madame Clôt , tandis qu'elle étoit au prcche. J'avoue même que ce fou- venir me fait encore rire , parce que Madame Clôt, bonne femme au demeu- rant, étoit bien la vieille la plus gro- gnon que je connus de ma vie. Voilà la courte & véridique hiftoire de tous mes méfaits entantins.

Comment ferois-je devenu méchant , quand je n'avois fous les yeux que des

exemples de douceur , & autour de moi que les meilleures gens du monde? Mon père , ma tante , ma mie , mes parens , nos amis, nos voilins , tout ce qui m'environnoit ne m'obéilToit pas à la vérité, mais m'aimoit ; ik moi je les aimois de même. Mes volontés étoient 11 peu excitées & fi peu contrariées qu'il ne me venoit pas dans l'efprit d'en avoir. Je puis jurer que jufqu'à mori ailerviflement fous un maître , je n'ai pas fu ce que c'étoit qu'une fantaifie. Hors le tems que je paflbis à lire ou écrire auprès de mon père , & celui ma mie me menoit promener ,j'étois toujours avec ma tante , à la voir bro- der, à l'entendre chanter, aflis ou de- bout à côté d'elle , & j'étois content. Son enjouement , fa douceur , fa figure agréable , m'ont laifle de fi fortes im- preffions , que je vois encore fon air , fon regard , fon attitude ; je me fou- viens de fes petits propos careffans : je dirois comment elle étoit vêtue & coit- fée , fans oublier les deux crochets que fes cheveux noirs faifoient fur fes tempes , félon la mode de cetems-là.

Je fuis perfuadé que je lui dois le^ goût ou plutôt la paillon pour la mu-

14 Œuvres

flque qui ne s'eft bien développée en moi que long-tems après. Elle favoit une quantité prodigieufe d'airs &: de chanfons qu'elle chantoit avec un filet de voix fort douce. La férénité d'ame de cette excellente fille éloignoit d'elle & de towt ce qui l'environnoit la rêve- rie-& la trifteffe. L'attrait que fon chant avoit pour moi fut tel que non-(eule- ment plulieurs de Tes chanfons me font toujours reliées dans la mémoire; mais qu'il m'en revient mcme , aujourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement ou- bliées depuis mon enfance , fe retracent à mcfure que je vieillis , avec un charme que je ne puis exprimer. Diroit-on que moi , vieux radoteur , rongé de foucis & de peines , je me furprends quelque- fois à pleurer comme un enfant en mar- motant ces petits airs d'une voix déjà caflee & tremblante ? Il y en a un fur- tout , qui m'eft bien revenu tout en- tier, quant à l'air; mais la féconde moi- tié des paroles s'efl conllamment refu- fée à tous mes efforts pour me la rap- peller , quoiqu'il m'en revienne confu- lément les rimes. Voici le commence- ment, & ce que j'ai pu me rappeller du refte.

DlV£RSES^ IS

Tircis , je n'ofc Ecouter ton chalumeau

Sous l'Ormeau j

Car on en caufe Déjà dans notre hanaeau."

; . . un Berger , . . s'engager . . . fans danger j Ec toujours l'cpine eft fous la rofe.

Je cherche eft le charme atten- driiïant que mon cœur trouve à cette chanfon : c'eft un caprice auquel je ne comprends rien; mais il m'eft de toute impoflibilité de la chanter jufqu'à la fm, fans être arrêté par mes larmes. J'ai cent fois projette d'écrire à Paris pour faire chercher le refte des paroles , fi tant eft que quelqu'un les connoilTe en- core. Mais je fuis prefque fur que le plaifir que je prends à me rappeller cet air s'évanouiroit en partie , li j'avois la preuve que d'autres que ma pauvre tante Sujon l'ont chanté.

Telles furent les premières affedions de mon entrée à la vie ; ainfi commen- çoit à fe former ou à fe montrer en moi ce cœur à la fois fi fier & ten- dre , ce caraftere efféminé , mais pour-

id Œuvres

tant indomptable, qui, flottant toujours entre la foibleiTe & le courage, entre la moîlefl'e & la vertu , m'a jurqu'au bout mis en contradiction avec moi- même j & a fait que l'ablHnence & la jouiflance, le plaifir & la fagelTe, m'ont également échappé.

Ce train d'éducation fut interrompu par un accident dont les fuites ont in- flué fur le refte de ma vie. Mon père eut un démêlé avec un M. G***. , Ca- pitaine en France , & apparenté dans ie Confeil. Ce G^*^. , homme infolent & lâche , faigna du nez , & pour fe venger accufa mon père d'avoir mis l'é- pée à la main dans la ville. Mon père , qu'on voulut envoyer en prilon , s'obf- tinoit à vouloir que , (elon la loi , l'accu- fateur y entrât aufîi bien que lui. N'ayant pu l'obtenir, il aima mieux fortir de Genève & s'expatrier pour le refte de fa vie , que de céder fur un point oii l'honneur & la liberté lui paroilToient compromis.

Je reftai fous la tutelle de mon on- cle Bernard alors employé aux forti- fications de Genève. Sa fille aînée étoit morte , mais il avoit un fils de même âge que moi, Nous fumes mis enfem-;

Diverses, 17

ble à Bofley en penfion chez le Mi- nière Lambercier , pour y apprendre , avec le latin , tout le menu fatras dont on l'accompagne fous le nom d'édu- cation.

Deux ans païïes au village adoucirent un peu mon âpreté romaine , bc me ramenèrent à l'état d'enfant. A Genève Q\x l'on ne m'impofoit rien , j'aimois l'application , la ledure , c'étoit pref- que mon feul amufement. A Bofley le travail me fit aimer les jeux qui lui fer- voient de relâche. La campagne étoit pour moi fi nouvelle que je ne pou- vois me lafler d'en jouir. Je pris pour elle un goût li vif qu'il n'a jamais pu s'éteindre. Le fouvenir des jours heu- reux que j'y ai paflés m'a fait regret- ter fon féjour & fes plaifirs dans tous les âges , jufqu'à celui qui m'y a ra- mené. M. Lnmherder étoit un homme fort raifonnable, qui , fans négliger notre inftruciion, ne nous chargeoit point de devoirs extrêmes. La preuve qu'il s'y prenoit bien eft que , malgré mon aver- fion pour la gêne , je ne me luis ja- mais rappelle avec dégoût mes heures d'étude , & que , fi je n'appris pas de lui beaucoup de chofes , ce que j'ap-

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pris je l'appris fans peine , & n'en airleit oublié.

La (implicite de cette vie champêtre me fit un bien d'un prix ineftimable en ouvrant mon cœur à l'amitié. Juf- qu'alors je n'avois connu que des (enti- mens élevés , mais imaginaires. L'habi- tude de vivre enfemble dans un état paifible' m'unit tendrement àmoncouiin Bernard, En peu de tems j'eus pour lui des fentimens plus affectueux que ceux que j'avois eu pour mon frère, 6c qui ne fe font j.îmais effacés. C'étoit un grand garçon fort efflanqué, fort fluet, aulfi doux d'efprit que foible de corps , & qui n'abufoit pas trop de la prédi- lection qu'on avoit pour lui dans la mai- fon , comme fils de mon tuteur. Nos travaux , nos amufemens , nos goûts étoient les mêmes ; nous étions feuls ; nous étions de même âge ; chacun des deux avoit befoin d'un camarade : nous féparer écoit en quelque forte nous anéan- tir. Quoique nous enflions peu d'occa- fions de faire preuve de notre attache- ment l'un pour l'autre, il étoit extrême, & non-feulement nous ne pouvions vi- vre un inflant féparés , mais nous n'imagi» nions pas que nous pufllons jamais l'être.

Tous deux d'un efprit facile à céder aux carefies , complaifans quand on ne vouloit pas nous contraindre , nous étions toujours d'accord fur tout. Si , par la faveur de ceux qui nous gouver- noient , il avoit fur moi quelque amen- dant fous leurs yeux; quand nous étions feuîs j'en avois un fur lui qui réîablii- foit l'équilibre. Dans nos études, je lui fouffiois fa leçon quand il héfitoit ; quand mon thème étoit fait, je lui aidois à faire le lien , & dans nos amufemens mon goût plus adif lui fervoit toujours de guide. Enfin nos deux caraderes s'ac- cordoient (i bien , & l'amitié qui nous unilToit étoit fi vraie , que dans plus de cirq ans que nous fûmes prefque infé- parables tant à Bofley qu'à Genève , nous nous battîmes fouvent , je l'avoue; mais jamais on n'eut befoin de nous fé- parer , jamais une de nos querelles ne dura plus d'un quart-d'heure , & jamais une feule fois nous ne portâmes l'un contre l'autre aucune accufation. Ces remarques font , fi l'on veut, puériles, mais il en réfulte pourtant un exemple peut être unique, depuis qu'il exifte des enfans.

La manière dont je vivois à BofTey

20 Œuvres

ine convenoit bien , qu'il ne lui a man- qué que de durer plus long-tems pour fixer abfolument mon caradere. Les (en- timens tendres , aft'eâiueux, paifibles, en faifoient le fond. Je crois que jamais individu de notre efpece n'eut naturel-- lement moins de vanité que moi. Je m'élevois par élans à des mouvemens fublimes , mais je retombois auilî-tôt dans ma langueur. Etre aimé de tout ce qui m'approchoit étoit le plus vif de mes defirs. J'écois doux, mon coufiii l'étoit; ceux qui nous gouvernoient l'é- toient eux-mêmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni témoin ni viclime d'un fentiment violent. Tout nourrif- foit dans mon cœur les difpofitions qu'il reçut de la nature. Je ne connoilTois rien d'aulîi charmant que de voir tout le monde content de moi & de toute chofe. Je me fouviendrai toujours qu'au temple répondant au catéchifme , rien ne me troubîoit plus quand il m'arrivoit d'héfiter , que de voir fur le vifage de Mlle. Lambercier des marques d'inquié- tude & de peine. Cela feul m'atfligeoit plus que la honte de manquer en pu- blic , qui m'affeftoit pourtant extrême- ment ; car quoique peu fenfible aux

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louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte, & je puis dire ici que l'attente A^s réprinnandes de IsXWt^LamhercïermQ donnoit moins d'alarmes que la crainte de la chagriner.

Cependant elle ne manquoit pas au befoin de févérité , non plus que fon frère : mais comme cette févérité, pref- que toujours jufte, n'étoit jamais em- portée , je m'en affligeois & ne m'en mutinois point. J'étois plus fâché de déplaire que d'être puni, & le (igne du mécontentement m'étoit plus cruel que la peine affliétive. Il eft embarraflant de m'expliquer mieux, mais cependant ii le faut. Qu'on changeroit de méthode avec la jeunefl'e fi l'on voyoit mieux les effets éloignés de celle qu'on em- ployé toujours indiftindement & fou- vent indifcrétement ! La grande leçon qu'on peut tirer d'un exem.ple auflî com- mun que funefte , me fait réfoudre à le donner.

Comme Mlle. Lamhercîer avoit pour nous l'affedion d'une mère , elle en avoit aufli l'autorité , & la portoit quelque- fois jufqu'à nous infliger la punition des enfans , quand nous l'avions méri*

22 Œuvres

tée. Afïez long-tems elle s'en tînt à la menace , & cette menace d'un châti- ment tout nouveau pour moi me fem- bloit très- effrayante ; mais après l'exé- cution , je la trouvai moins terrible à l'épreuve que l'attente ne l'avoit été , & ce qu'il y a de plus bizarre eft que ce châtiment m'affeélionna davantage encore à celle qui me l'avoit impofé. Il falloit même toute la vérité de cette afteâion & toute ma douceur naturelle pour m'empécherde chercher le retour du même traitement en le méritant : car j'avois trouvé dans la douleur, dans la honte même , un m^élange de fenfua- lité qui m'avoit lailïé plus de deiir que de crainte de l'éprouver de rechef par la même main. Il eft vrai que , comme il fe mêloit fans doute à cela quelque inftinâ: précoce du fexe, le même châ- timent reçu de fon frère , ne m'eût point du^ tout paru plaifant. Mais de l'humeur dont il étoit, cette fubftitu- tion n'étoit gueres à craindre , & (i je m'abflenois de mériter la correélion , c'ctoit uniquement de peur de fâcher ]\îlle. Lambercier ; car tel eft en moi l'empire de la bienveillance, & même

DivjErsjss. 23

de celle que les fens ont fait naître» qu'elle leur donna toujours la loi dans mon cœur.

Cette récidive que j'éloignois fans la craindre arriva ians qu'il y eut de ma faute, c'eft- à-dire de ma volonté, & j'en profitai , je puis dire , en fureté de confcicnce. Mais cette leconde fois fut aufli la dernière : car Mlle. Lamber^ cier s'étant fans doute apperçue à quel- ques fignes que ce châtiment n'alloit pas à (on but, déclara qu'elle y renonçoit & qu'il la fatiguoit trop. Nous avions jufques-là couché dans fa chambre, <Sc même en hiver quelquefois dans fon lit. Deux jours après on nous fit cou- cher dans une autre chambre, t\. j'eus délormais l'honneur , dont je me ferois bien paflé, d'être traité par elle en grand garçon.

Qui croiroit que ce châtiment d'en- fant, reçu à huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes defirs , de mes paflions , de moi pour le refte de ma vie, & cela, précifément dans le fens contraire à ce qui devoit s'enfuivre naturellement? En même tems que mes fens furent al- lumés , mes defirs prirent fi bien le

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change , que , bornés à ce que j'avols éprouvé, ils ne s'aviferent point de cher- cher autre chofe. Avec un fang brûlant de fenfualité prefque dès ma naiflance , je me confervai pur de toute fouillure jufqu'à l'âge les tempéramens les plus froids & les plus tardifs fe développent. Tourmenté long-tems, fans favoir de quoi , je dévorois d'un ceil ardent les belles perfonnes j mon imagination me les rappelloit fans cefTe ; uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode , & en faire autant de Demoifelles Lam- bercier.

Même après l'âge nubile , ce goût bizarre toujours perfiftant, & porté juf- qu'à la dépravation, jufqu'à la tolie, ma confervé les mœurs honnêtes qu'il fem- bleroit avoir m'ôter. Si jamais édu- cation fut modefte & charte, c'eft aflu- rément celle que j'ai reçue. Mes trois tantes n'étoient pas feulement des per- fonnes d'une fagefïe exemplaire , mais d'une réferye que depuis long tems les femmes ne connoifl'ent plus. Mon père, homme de plaifir, mais galant à la vieille mode, n'a jamais tenu près des femmes qu'il aimoit le plus des propos dont une .vierge eût pu rougir i 6w jamais on n'a

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'Diverses^ aj,

pouiïe plus loin que dans ma famille Se devant moi le refpe<fi; qu'on doit aux cn- fans. Je ne trouvai pas moins d'attention chez M. Lambercier fur le même article, & une fort bonne fervante y fut mife à la porte , pour un mot un peu gail- lard qu'elle avoit prononcé devant nous. Non-feulement je n'eus jufqu'à mon ado- lefcence aucune idée diftinde de l'unioa àç.s fexes; mais jamais cette idée con- fufe ne s'offrit à moi que fous une image odieufe & dégoûtante. J'avois pour les filles publiques une horreur qui ne st'ii jamais effacée ; je ne pouvois voir ua débauché fans dédain , fans effroi même : car mon averfion pour la débauche al- loit jufques-Ià, depuis qu'allant un joue au petit Sacconex par un chemin creux, je vis des deux côtés des cavités dans la terre oii l'on me dit que ces genslà fai- foient leurs accouplemens. Ce que j'a- vois vu de ceux des chiennes, me re- venoit auffi toujours à Tefprit en penfanc aux autres , & le cceur me foulevoit à ce feul (ouvenir.

Ces préjugés de l'éducation, propres par eux-mêmes à retarder les premières explofions d'un tempérament combufli- ble , furent aidés , comme j'ai dit , pac

Ire Pardcx B

2.6 Œ ù' y R £ -s

Ja diverfion que firent fur moi les pre- mières pointes de la fenfualité. N'ima- ginant que ce que j'avois fenti; malgré des eftervefcences de fang très incommo- des, je ne favois porter mes deHrs que vers refpece de volupté qui m'étoit con- nue, fans aller jamais jufqu'à celle qu'on m'avoit rendue haïflable , &c qui tenoit de fi près à Tautre , fans que j'en eufle le moindre foupçon. Dans mes fottes fantaifies , dans mes erotiques fureurs , dans les ades extravagans auxquels elles me portoient quelquefois, j'empruntois imaginairement le fecours de l'autre fexe, fans penfer jamais qu'il fut propre à nul autre ufage qu'à celui que je brû- lois d'en tirer.

Non-feulement donc c'eft: ainfi qu'a- vec un tempérament très-ardent, très- lafcif, très-précoce, je paflai toutefois l'âge de puberté fans dedrcr , fans con- noître d'autres plaifirs des fens que ceux dont Mlle Lambercier m'avoittrès inno- cemment donné l'idée ; mais quand enfin le progrès ûqs ans m'eut fait homme , c'eft encore ainfi que ce qui devoit me perdre, me conferva. Mon ancien goût d'enfant, au lieu de s'évanouir s'aiïbcia icHement à Tautre, que je ne pus j:.mais

Diverses, S.'J

fécarter des dedrs allumés par mes fens ; & cette folie , jointe à ma timidité naturelle, m'a toujours rendu très peu entreprenant près des temmes , faute d'ofer tout dire ou de pouvoir tout taire; l'efpece de jouifTance dont l'au- tre n'étoit pour moi que le derniec terme ne pouvant être ufurpée par ce- lui qui la defire , ni devinée par celle qui peut l'accorder. J'ai ainii paflé ma vie à convoiter & à me taire auprès des perfonnes que j'aimois le plus. N'o- fant jamais déclarer mon goût je l'amu- ibis du moins par des rapports qui m'ea confervoient l'idée. Etre aux genoux d'une maîtrefle impérieufe, obéir à Tes ordres , avoir des pardons à lui deman- der , étoient pour moi de très-douces .Jouiiïances , & plus ma vive imagination m'enflammoit le Tang, plus j'avois l'air d'un amant tranli. On conçoit que cette manière de faire rameur n'amené pas des progrès bien rapides, & n'efi: pas fort dangereufe à la vertu de celles qui en font l'objet. J'ai donc lort peu pofledé, mais je n'ai pas laiHé de jouir beaucoup à ma manière ; c'eft-à-dire , par l'ima- gination. Voilà comment mes ^ens, d'ac- <;ord avec mon humeur timide & mon

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îtS iSL u r R E s

efprlt romanefque , m'ont confervé des fentimens purs & des mœurs honnêtes, par les mêmes goûts qui , peut-être avec un peu plus d'effronterie , m'auroient plongé dans les plus brutales voluptés. J'ai fait le premier pas & le plus pé- nible dans le labyrinthe obCcur & fan- geux de mes conférions. Ce n'eft pas ee qui eit criminel qui coûte le plus à dire, c'eft ce qui eft ridicule &: honteux. Dès à préfent je fuis fur de moi ; après ce que je viens d'ofer dire, rien ne peut plus m'arréter. On peut juger de ce qu'ont pu me coûter de femblables aveux , fur ce que dans tout le cours de ma vie , emporté quelquefois près de celles que j'aimois par les fureurs d'une paffion qui m'ôtoit la faculté de voir, d'entendre, hors de fens , & faifi d'un tremblement convulfif dans tout mon corps ; jamais je n'ai pu prendre fur moi de leur déclarer ma folie , & d'implorer d'elles dans la plus intime familiarité la feule faveur qui manquoit ^iax autres. Cela ne oj'efi: jamais arrivé qu'une fois dans l'enfance, avec un en- fant de mon âge ; encore fut-ce elle qui en fit la première propohtion.

^n remontant de cette forte aux prç-,

"Diverses* S,^

mleres traces de mon être fenfible , je trouve des élémens qui, femblant quul- quefois incompatibles , n'ont pas laitlé de s'unir pour produire avec force un effet uniforme & fimple , & j'en trouve d'autres qui, les mêmes en apparence, ont formé par le concours de certaines circonftances de li diffe'rentes combinai- fons , qu'on n'imagineroit jamais qu'ils euffent entr'eux aucun rapport. Qui croi- roit , par exemple ,' qu'un des reilorts les plus vigoureux de mon ame fût trempé dans la mérne fource d'où la luxure & la moUefle ont coulé dd.ni mon fang? Sans quitter le fujet dont je viens de parler, on en va voir fortir une im- preffion bien différente.

J'étudiois un jour feul ma leçon dans la chambre contigue à la cuiline. La fervante avoit mis fécher à la plaque les peignes de Mile Lambercier, Quand elle revint les prendre , il s'en trouva un dont tout un côté de dents étoit brifé, A qui s'en prendre de ce dégât ? per- fonne autre que moi n'étoit entré dans la chambre. On m'interroge; ic nie d'a- voir touché le peigne. M. & Mlle Lam~ hercier fe réunifient ; m'exhortent , me prellent, me menacent j je nerfille avec

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'^O ^ V y R E s

cpiriâtreté : mais la convicftion étok trop forte , elle l'emporta fur toutes mes proteftations , quoique ce fût la pre- mière fois qu'on m'eût trouvé tant d'au- dace à mentir. La chofe fut prife au férieux , elle méritoit de l'être. La mé- chanceté, le menfonge, l'obûination pa- rurent également dignes de punition : mais pour le coup ce ne fut pas par Mlle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard ; il vint. Mon pauvre coufin étoit chargé d'un autre délit non moins grave : nous fûmes enveloppés dans la même exécu- tion. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le m.al même, on eût voulu pour jamais amortir mes fens dé- praves , on n'aurait pu mieux s^y pren- dre. AuflTi me kiflerent-ils en repos pour long-tems.

On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeoit. Repris à plusieurs fois , & mis dans l'état le plus affreux, je fus iné- branlable. J'aurois fouffert la mort & j'y étois réfolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d'un en- fant ; car on n'appella pas autrement ma confiance. Enfin je fortis de cette cruelle épreuve en pièces , mais triomphant.

Il y a maintenant près de cinquante ans de cette avanture, & je n'ai pas peur d'ctre puni de rechef pour le mcme fait. bien , je déclare à la face du Ciel que j'en étois innocent , que je n'avois ni cafle ni touché le peigne , que je n'a- vois pas approché de la plaque , & que je n'y avois pas même fongé. Qu'on ne me demande pas comment ce dégât fe fit ; je l'ignore , & ne puis le compren- dre ; ce que je fais très-certainement, c'eft que j'en étois innocent.

Qu'on fe figure un caradere timide Se docile dans la vie ordinaire, mais ar- dent, fier, indomptable dans ^les'paf- fions ; un enfant toujours gouverné pat ia voix de la raifon , toujours traité avec douceur, équité, comiplaifance ; qui n'avoit pas mém.e l'idée de l'injuf- tice , & qui , pour la première fois , en éprouve une (i terrible , de la part pré- cifément des gens qu'il chérit &: qu'il refpeâe le plus. Quel renverfement d'i- dées ! quel défordre de fentimens ! quel bouleverfement dans fon cœur , dans fa cervelle , dans tout fon petit être in- telligent & moral ! Je dis qu'on s'ima- gine tout cela , s'il eft poflible ; car pour moi, je ne me fens pas capable de

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52 Œ. V y H £ <s

démêler , de fuivre la moindre trace de ce qui fe pafloit alors en moi.

Je n'avois pas encore afTez de raifon pour fentir combien les apparences me condamnoient, & pour me mettre à la place des autres. Je me tenois à la mien- ne , & tout ce que je fentois , c étoit îa rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n'avois pas corn. mis. La douleur du corps , quoique vive , m'étoit peu fenîîble, je ne fentois que î'indignation , la rage , le dérefpoir. Mon coutm , dans un cas à peu près iemblable , & qu'on avoit puni ^\:^nQ faute involontaire comme d'un afte pré- rnédité , fe mettoit en fureur à mon exemple, & fe raontcit, pour ainii dire, à mon unifîbn. Tous deux dans le mê- me lit nous nous embrafiions avec à.(iS .îranfports convullîfs, nous étoufHons; & quand nos jeunes cœurs un peu fou- lages , pouvoient exhaler leur colère , nous nous levions fur notre féant , & nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force : Carni' fex , Car/iijex , Carnifex,

Je fens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore ; ces momens me feront toujours prélens , q^uand je vi'

D I V X R s E 3\ 31

vrols cent mille ans. Ce premier fenti- ment de la violence & de rinjuftice eft reflé fi profondément gravé dans mon ame, que toutes les idées qui s'y rap- portent me rendent ma première émo- tion ; & ce fentiment , relatif à moi dans fon origine, a pris une telle confillance en liiiméme , & s'eft tellement détaché de tout intérêt perfonnel , que mon cœur s'enflamme au fpeâacle ou au ré- cit de toute aélion injufte, quel qu'en foit l'objet &: en quelque lieu qu'elle fe commette , comme fi l'effet en reîom- boit fur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les fubtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre , je partirois vo- lontiers pour aller poignarder ces mi- férables , duflai-je cent fois y périr. Je me fuis fouvent mis en nage , à pour- fuivre à la courfe , ou à coups de pierre un coq 5 une vache , un chien , un ani- mal que j'en voyois tourmenter un au- tre , uniquement parce qu'il fe fentoit le plus fort. Ce mouvement peut m'érre naturel , & je crois qu'il l'efl: ; mais le fouvenir profond de la première injuf- . tice que j'ai foufferte y fut trop long- tems & trop fortement lié , pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé.

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'44 Œuvres

fut le tçrme de la férénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cefTai de jouir d'un bonheur pur, & je fens aujourd'hui même que le fouvenir des charmes de mon enfance s'arrête là. Nous reftâmes encore à BoITey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous repréfente le premier homme encore dans le paradis terreftre, mais ayant ceflé d'en jouir. C'e'toit en apparence la mê- ine Situation , & en effet une toute autre manière d'être. L'attachement, le ref- ped , l'intimité , la confiance , ne lioient plus les élevés à leurs guides ; nous ne les regardions plus comme desDieux qui lifoient dans nos cœurs : nous étions moins honteux de mal faire , & plus craintifs d'être accufés : nous commen- cions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompoient notre innocence & enlai- difloient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur & de limplicité qui va au cœur. Elle nous fembloit déferte & fombre; elle s'étoit comme couverte d'un voile oui TOUS en cachoit les beautés. Nous cef- fàmes de cultiver nos petits jardins , nps herbes, nos fleurs. Nous n'allions

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pîus gratter légèrement la terre & crier de joie, en découvrant le germe du graia que nous avions femé. Nous nous dé- goûtâmes de cette vie ; on fe dégoûta de nous; mon oncle nous retira, & nous nous réparâmes de M. & Mile Lamher- cier, raiTaffiés les uns des autres, & re* grettant peu de nous quitter.

Près de trente ans fe font pafTés de- puis ma fortie de Bofîey, fans que je m'en lois rappelle le féjour d'une manière Egréable par des fouvenirs un peu liés: mais depuis qu'ayant pafîe l'âge mûr je décline vers la vieillelTe , je fens que ces mêmes fouvenirs renailïent, tandis que les autres s'effacent, ix fe grave dans ma mémoire avec des traits dont le charme & la force augmentent de jour en jour ; comme fi fentant déjà la vie qui s'échappe, je cherchois à la refaifiL' par fes commencemens. Les moindres faits de ce tems-là me plàifent par cela feul qu'ils font de ce tems-là. Je me rap- pelle toutes les circonftances des lieux, des perfonnes , des heures. Je vois la fer vante ou le valet agiffant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche fe pofer fur ma main , tandis que je récitois ma leçon ;

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^6 (E u r R £ s

je vois tout rarrangement de la cham- bre où nous étions ; le cabinet de M, Lambcrcier à main droite, une eilampe repréfentant tous les Papes, un baro- mètre, un grand calendrier; des frara- boifiers qui, d'un jardin fort élevé dnns lequel la maifon s'enfonçoit fur le der- rière, venoient ombrager la fenêtre, & palloient quelquefois jufqu'en dedans. Je iais bien que le ledeur n'a pas grand befoin de favoir tout cela; mais j'ai befoin,moi, de le lui dire. Que n'ofé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge , qui me font encore treflaillir d'aife quand je me les rappelle.

. Cinq ou lix fur-tout compofons.Je

vous fais grâce de cinq, mais j'en veux ime , une (eule ; pourvu qu'on me la îaifle conter le plus longuement qu'il me fera pofïible, pour prolonger mon plaiGr.

Si je ne chcrchois que le vôtre , je pourroischoifircelleduderrieredeMlIe. Lambercier, qui, par une malheureufe culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le Roi de Sardaigne à fon paflage ; mais celle du noyer de la ter- raiïe eft plus amufante pour moi qui {\\& adeur, au lieu que je ne fus qua fpeaateur de h culbute, & j'avoue que

Diverses» 57

je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un accident qui , bien que co- mique en lui même , m'alarmoit pour une perfonne que j'aimois comme une mère, & peut-être plus.

O vous , lecteurs curieux de la grande hiftoire du noyer de la terraiTe , écou- tez-en l'horrible tragédie , & vous abf- tenez de frémir ii vous pouvez.

Il y avoit hors la porte de la cour une terraiïe à gauche en entrant , fur la- quelle on alloit fouvent s'alleoir Taprès- midi, mais qui n'avoit point d'ombre. Pour lui en donner ?4. Lambercier y lit planter un noyer, La plantation de cet arbre fe fit avec foîemnité. Les deux peniionnaires en furent les parrains, & tandis qu'on combloit le creux, nous tenions l'arbre chacun d'une main, avec des chants de triomphe. On fit pour Tarrofer une efpece de baflin tout aîi- tour du pied. Chaque jour , ardens fpec- tateurs de cet arrofement , nous nous confirmions mon coufin & moi , dans l'idée très-naturelle qu il étoit plus beau de planter un arbre fur la terrafie qu'un drapeau fur la brèche ; & nous réfo- lûmes de nous procurer cette gloire ^ (ans la partager avec q^oi que ce fût»

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Pour cela, nous allâmes couper une bouture d'un jeune faule , & nous la plantâmes fur la terraffe , à huit ou dix pieds de Taugurte noyer. Nous n'ou- bliâmes pas de faire aufli un creux au- tour de notre arbre : la difficulté étoit d'avoir de quoi le remplir ; car Teaii venoit d'alTez loin , & on ne nous laif- foit pas courir pour en aller prendre. Cependant il en falloit abfolument pour notre faule. Nous employâmes toutes fortes de rufes pour lui en fournir du- rant quelques jours , & cela nous réurtit fi bien que nous le vîmes bourgeon- ner & poufler de petites feuilles dont nous mefurions l'accroiffement d'heure en heure ; perfuadés , quoiqu'il ne fût pas à un pied de terre , qu'il ne tarde- roit pas à nous ombrager.

Comme notre arbre , nous occupant tout entiers , nous rendoit incapables de toute application , de toute étude , que nous étions comme en délire , ^ que ne fâchant à qui nous en avions , on nous tenoit de plus court qu'aupa- ravant ; nous vîmes i'inftant fatal l'eau nous alloit manquer, & nous nous défolions dans l'attente de voir notre arbre périr de fécherefle. Enfin la né-

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cefïité , mère de l'induftrle , nous fug- géra une invention pour garantir l'arbre ëc nous d'une mort certaine : ce fut de faire par deflbus terre une rigole qui conduisît fecrétement au faule une par- tie de l'eau dont on arrofoit le noyer. Cette entreprife,exe'cute'eavecardeur, ne re'uflît pourtant pas d'abord. Nous avions fi mal pris la pente que l'eau ne couloit point. La terre s'ébouloit & bouchoitla rigole ; l'entre'e fe remplidoit d'ordures ; tout alloit de travers. Rien ne nous rebuta. Omnïa vincit labor improbus. Nous creufâmes davantage la terre & notre baflin pour donner àl'eau Ton écou- lement ; nous coupâmes des fonds de boîtes en petites planches étroites, dont les unes mifes de plat à la tile, & d'au- tres pofées en angle des deux côtés fur celles-là nous firent un canal triangu- laire pour notre conduit. Nous plan- lames à l'entrée de petits bouts de bois minces & à claire voie qui, faifantune efpece de grillage ou de crapaudine , retsnoient le limon & les pierres, fans boucher le pafïage à l'eau. Nous recou- vrîmes foigneufement notre ouvrage de terre bien foulée , & le jour touC fut fait, nous attendîmes dans des tranfes

'^ (E U V R £ s

d*efpérance & de crainte l'heure de l'ar-r rolement. Après des iiecles d'attente cette heure vint enfin ; M. Lambercier vint aufli à Ton ordinaire aflTifler à l'opé- ration , durant laquelle nous nous te- nions tous deux derrière lui pour cacher notre arbre, auquel très-heureufement il tournoit le dos.

A peine achevoit on de verfer le pre- mier fceau d'eau que nous commençâmes d'en voir couler dans notre ballin. A cet afped la prudence nous abandonna; nous nous mîmes à pouffer des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier & ce fut dommage : car il prenoit grand plailîr à voir comment la terre du noyer étoit bonne & buvoit avidement fon eau. Frappé de la voir fe partager entre deux baflins , il s'écrie à fon tour , re- garde, apperçoit la friponnerie, fe fait brufquementapporter une pioche, donne un coup , fait voler deux ou trois éclats de nos planches, & criant à pleine tête : vn (icjlueduc , un aqueduc! il frappe de toutes parts des coups impitoyables , dont chacun portoit au milieu de nos cœurs. En un moment les planches, le conduit , le baflîn , le faule , tout fut dé- truit, tout fut labouiéj fans qu'il y eût

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durant cette expédition terrible , nui autre mot prononcé , finon 1 exclama- tion qu'il répétoitfans cefle. Un aqueduc^ s'écrioit-il en brifant tout, uti aqueduc^ lin aqueduc !

On croira que l'aventure finit mal pour les petits architedes. On fe trom- pera : tout fut fini. M. Lambercier oe nous dit pas un mot de reproche , ne nous fit pas plus mauvais vifage, & ne nous en parla plus ; nous l'entendîmes même un peu après rire auprès de Ta fœur à gorge déployée ; car le rire de M. Lambercier s'entendoit de loin ; Ôc ce qu'il y eut de plus étonnant encore, ceft que, paflé le premier failifTement , nous ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, & nous nous rappellions fùuyent la cataftrophe du premier , en répétant entre nous avec emphafe ; -z^tz aqueduc^ un aqueduc ! Jufques-là j'avois eu des accès d'orgueil par intervalles quand j'étois Ariftide ou Erutus. Ce fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu conflruîre un aque- duc de nos mains , avoir mis une bou- ture en concun-ence avec un grand arbre , me paroiflfoit le fuprême degré de la

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gloire. A dix ans j'en jugeois mieux que Céfar à trente.

L'idée de ce noyer & la petite hif- toire qui s'y rapporte m'eft ii bien ref- 1 tée ou revenue , qu'un de mes plus agréables projets dans mon voyage de Genève en lyy-^, étoit d'aller à BofTey revoir les monumens des jeux de mon enfance , & fur-tout le cher noyer qui devoit alors avoir déjà le tiers d'un fiecle. Je fus fi continuellement obfédé, fi peu maître de moi-même , que je ne pus trouver le moment de me fa- tisfaire. Il y a peu d'apparence que cette occafion renailTe jamais pour moi. Ce- pendant je n'en ai pas perdu le defir avec l'efpérance; & je fuis prefque fur, que fi jamais, retournant dans ces lieux chéris, j'y retrouvois mon cher noyer encore en être , je l'arroferois de mes pleurs.

De retour à Genève , je paffai deux ou trois ans chez mon oncle en atten- dant qu'on réfolût ce que l'on feroit de moi. Comme il deftinoit fon fils au génie , il lui fit apprendre un peu de delîin & lui enfeignoit les élémens d'Euclide. J'apprenois tout cela par compagnie 5 & j'y pris goût, fur- tout

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au deflîn. Cependant on délibéroit fi l'on me feroit horloger , procureur ou miniftre. J'aimols mieux être miniftre, car je trouvois bien beau de prêcher. Mais le petit revenu du bien de ma mère , à partager entre mon frère & moi, ne fiiffifoit pas pour pouffer mes études. Comme Tâge fétois ne ren- doit pas ce choix bien preflant encore ^ je reftois en attendant chez mon on- cle , perdant à peu près mon tems , & ne laidant pas de payer , comme il étoit jufte, une affez forte pennon._

Mon oncle, homme de plaifir , ainfi que mon père, ne favoit pas comme lui fe captiver pour fes devoirs , & pre- noit aïïez peu de foin de nous. Ma tante étoit une dévote un peu piétifte , qui aimoit mieux chanter les pfeauraes que veillera notre éducation. On^nouslaif- foit prefque une liberté entière dont nous n'abufâmes jamais. Toujours in- féparables , nous nous fuffifions l'un à l'autre , & n'étant point tentés de fré- quenter les poliflons de notre âge, nous ne prîmes aucune des habitudes liber- tines que l'oifiveté nous pouvoit infpi- rer. J'ai même tort de nous fuppofer oififs , car de la vie nous ne le fûmes

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moins , & ce qu'il y avoit d'heureux: ctoit que tous les amufemens dont nous , nous paffionnions fucceflivement nous | tenoient enfemble occupés dans la mai- fon , fans que nous fuinons même ten- tés de defcendre à la rue. Nous faifions des cages, des fiûtes , A^s volans, à<is tambours , ào.^ maifons , des équiffles , éiQS arbalétres. Nous gâtions les outils'de mon bon vieux grand père , pour faire des montres à fon imitation. Nous avions fur-tout un goût de préférence , pour barbouiller du papier, deiriner, laver, enluminer, faire un dégât de couleurs. Il vint à Genève un charlatan Italien , appelle Gamba-corca ; nous allâmes îe voir une fois , &: puis nous n'y vou- lûmes plus aller : mais il avoit des ma- rionettes , & nous nous mîmes à faire desmarionettesjfesmarionettes jouoient des manières de comédies, & nous finies des comédies pour les nôtres. Faute de pratiques nous contrefiidons du gofier la voix de polichinelle , pour jouer ces charmantes comédies que nos pauvres bons parens avoient la patience de voir & d'entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un très- beau fermon de fa façon , nous quiu

Diverses, ,^f

tamesles comédies, & nous nous mîmes à compofer dQS fermons. Ces détails ne font pas fort intéreflans , je l'avoue ; mais ils montrent à quel point il talloit que notre première éducation eût été bien dirigée pour que , maîtres prefque de notre tems& de nous dans un âge fi tendre , nous fuflions peu tentés d'en abufer. Nous avions fi peu befoin de nous faire des camarades, que nous en négligions même l'occafion. Quand nous allions nous promener nous regar- dions en paflant leurs jeux fans convoi- tife , fans fonger mêm.e à y prendre part. L'amitié remplifToit fi bien nos cœurs , qu'il nous fuffifoit d'être enfem- bfie 5 pour que les plus fimples goûts fiflent nos délices.

A force de nous voir inféparables on y prit garde ; d'autant plus que mon coufin étant très-grand & moi très-pe- tit , cela faifoit un couple aflez plai- famment afibrti. Sa longue figure effi- lée, fon petit vifage de pomme cuite, fon air mou, fa démarche nonchalante excitoient les enfans à fe moquer de lui. Dans le patois du pays on lui donna le furnom de Barna Bredanna, & fii tôt (jue nous fortions nous n'entendions

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^^6 Œuvres

que Barnâ Bredanna tout autour de nous. Il enduroit cela plus tranquille- ment que moi> Je me fâchois, je vou- lus me battre ; c'étoit ce que les petits coquins demandoient. Je battis , je tus battu. Mon pauvre coulîn me loutenoit de Ton mieux; mais il étoit foible, d'un coup de poing on le renverloit. Alors je devenois furieux. Cependant quoique j'attrapafle force horions, ce n'étoit pas à moi qu'on en vouloit, c'étoit ^ Barnâ Bretanna ; mais j'augmentai tellement le mal par ma mutine colère , que nous n'ofions plus fortir qu'aux heures l'on étoit en clafle, de peur d'être hués & fuivis par les écoliers.

Me voilà déjà redreOeur des torts. Pour être un paladin dans les formes il ne me manquoit que d'avoir une Dame ; j'en eus deux. J'allois de tems en tems voir mon père à Nion , petite ville du pays de Vaud il s'étoit établi. Mon père étoit fort aimé , & Ton fils fe fentoit de cette bienveillance. Pen- dant le peu de féjour que je faifois près de lui , c'étoit à qui me fétercir. Une Madame de Vulfon /ur-tout me fsi- foit mille careOes, &: pour y mettre le tomble , fa tîllc me piit pour Ton ga-

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îant. On fent ce que c'eft qu'un galant d'onze ans , pour une fîlle de vingt- deux. Mais toutes ces friponnes font fi aifes de mettre ainii de petites poupées en avant pour cacher les grandes , ou pour les tenter par l'image d'un jeu qu'elles favent rendre attirant. Pour moi qui ne voyois point entre elle & moi de difconvenance , je pris la chofe au férieux; je me livrai de tout mon cœur, ou plutôt de toute ma tcte ; car je n'é- tois gueres amoureux que par-là, quoi- que ]Q le fufTe à la folie , & que mes tranfports , mes agitations , mes fu- reurs donnaiïent des fcenes à pâmer de rire.

Je connois deux fortes d'amours très- diftinds, très- réels, & qui n'ont pref- que rien de commun , quoique très- vifs l'un & l'autre , & tous deux difFé- rens de la tendre amitié. Tout le cours de ma vie s'eft partagé entre ces deux amours de fi diverfes natures, & je les I ai même éprouvés tous deux à la fois; car, par exemple, au moment dont je parle , tandifc que je m'emparois de Mlle, de Vulfon fi publiquement & ii tyranniquement que je ne pouvois fouf- frir qu'aucun homme approchât d'elle ,

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f avois avec une petite Mlle. Goton des' tête-à-tétes aflez courts mais afïez vifs , dans lefquels elle daignoit faire la mai- trede d'école , & c étoit tout ; mais ce tout, qui en effet étoit tout pour moi, me paroilToit le bonheur fupréme , & fentant déjà le prix du myftere , quoi- que je n'en fufle ufer qu'en enfant, je rendois à Mlle. Vulfon , qui ne s'en doutoit gueres , le foin quelle prenoit de m'employer à cacher d'autres amours. Mais à mon grand regret mon fecret fut découvert ou moins bien gardé de la part de ma petite maîtrelTe d'école que de la mienne ; car on ne tarda pas à nous féparer.

Cétoit en vérité une fînguliere per- fonne que cette petite Mlle. Goton. Sans être belle elle avoit une figure difficile à oublier , & que je me rappelle en- core , fouvent beaucoup trop pour un vieux fou. Ses yeux fur-tout n'étoient pas de fon âge , ni fa taille , ni fon maintien. Elle avoit un petit air impo- fant & fier, très-propre à fon rôle, & qui en avoit occa(ionné la première idée entre nous. Mais ce qu'elle avoit de plus bizarre étoit un mélange d'au- dace & de r^ferve difficile à concevoir.

Elle

D I r i^ R s M s. 4^) Elle fe permettoit avec moi les plus grandes privautés fans jamais m'en per- mettre aucune avec elle j elle me trai- toit exaélement en enfant. Ce qui me fait croire , ou qu'elle avoit déjà ceffé de rétre , ou qu'au contraire elle Té- toit encore afïez elle-même pour ne voir qu'un jeu dans le péril auquel elle s'expofoit.

J'étois tout entier pour ainfi dire à chacune de ces deux perfonnes , & fi parfaitement qu'avec aucune des deux il ne m'arrivoit jamais de fonger à l'autre. Mais du refte rien de femblable en ce qu'elles me faifoient éprouver. J'auroispaflé ma vie entière avec Mlle de Kidfon fans fonger à la quitter ; mais en l'abordant ma joie étoit tranquille &: n'alJoit pas à l'émotion^ Je l'aimois fur- tout en grande compagnie ; les plaifan- teries , les agaceries , les jaloulies mê- mes m'attachoient , m'intéreflfoient ; je triomphois avec orgueil de fes préfé- rences, près des grands rivaux qu'elle paroifToit maltraiter. J'étois tourmenté, mais j'aimois ce tourment. Les applau- diÇTemens , les encouragemens , les ris m'échauffoient , m'animoient. J'avois des emportemens, des faillies; j'étois.

l'e Partie» Q

JO CE U V R -E ■s

tranfporté d'amour dans un cercle. Tête- à- tête j'aurois été contraint, froid, peut-être ennuyé. Cependant je m'in- térelTois tendrement à elle , je fouflrois quand elle étoit malade : j'aurois donné ma (anté pour rétablir la lienne , &: notez que je favois très-bien par eNpé- rience ce que c'étoit que maladie , & ce que c'étoit que fanté. Abfent d'elle j'y penfois, elle me manquoit; préfent, fes carefles m'étoient douces au cœur , non aux fens. J'étois impunément fami- lier avec elle ; mon imagination ne me demandoit que ce qu'elle m'accordoit : cependant je n'aurois pu fupporter de lui en voir faire autant à d'autres. Je l'aimols en frère; mais j'en étois jaloux en amant.

Je l'euffe été de Mlle. Goton en Turc, en furieux , en tigre , li j'avois feule- ment imaginé qu'elle pût faire à un autre le même traitement qu'elle m'ac- cordoit; car cela même étoit une grâce qu'il falloit demander à genoux. J'abor- dois Mlle, de Fulfon avec un plaiHr très -vif, mars fans trouble; au lieu qu'en voyant feulement Mlle. Goion , je ne voyois plus rien ; tous mes fcns étoient bouleverfés, J'crois funilier avec la pre-

inîere , fans avoir de familiarités ; au contraire j'étois auiîi tremblant qu'agité devant la féconde , même au fort des plus grandes familiarités. Je crois que i\ j'avois refté trop long-tems avec ella je n'aurois pu vivre ; les palpitations m'auroient étouffé. Je craignois égale- ment de leur déplaire; mais j'étois plus complaifant pour l'une & plus obéilîant pour l'autre. Pour rien au monde je n'au- rois voulu tâcher Mlle, de Fuljon, mais il WvWq. Goton m'eût ordonné de m.e jet- ter dans les flammes , je crois qu'à Vïn(- tant j'aurois obéi. ■■'

iMes amours ou plutôt mes rendez*- vous avec celle-ci durèrent peu, très- heureufement pour elle & pour moi. Quoique mes liaifons avec Mlle, de yulj on nQu(ïtnt pas le même danger, elles ne laiiïerent pas d'avoir aufii leur cataftrophe , après avoir un peu plus long-tems duré. Les fins de tout cela dévoient toujours avoir l'air un peu ro- manefque & donner prife aux exclama- tions. Quoique mon commerce avec Mlle, de Pulfon fût moins vif, il ctoit plus attachant peut-être. Nos fépara- tions ne fe faifoient jamais fans larmes, 3*: il efl: fingulier dans quel vide acca-

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bhnt je me fentols plongé après l'avoir quittée. Je ne pouvais parler que d'elle, ni penLer qu'à elle ; mes regrets étoient vrais ôcvits : mais je crois qu'au fond ces héroïques regrets n'étcient pas tous pour elle, is: que, lans que je m'en apper- çufle , les amuCemens dont elle étoit le centre y avoient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de rabfence , nous nous écrivions des lettres d'un pathé- tique à faire fendre les rochers. Enfin 5'eus la gloire qu'elle n'y put plus tenir Zi qu'elle vint me voir à Genève. Pour le coup 1a tête acheva de me tourner ; §e fus ivre ^' fou Igs deux jours qu elle y rçfta. Qi.and elle partit, je voulois jne jetter a.ins l'eau après elle , & je fis long-t-ms retentir l'air de mes cris. Huit )ours après elle m'envoya des bon» bons ^ des' gants ; ce qui m'eut paru fort galant, fi je neulle appris en même tems qu'elle étoit mririée , &: que ce vovage dent il lui avoit plu de me faire honneur , étoit pour acheter (^s habits de noces. Je ne décriiJil pas ma fureur; elle fe conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la perfide, n'imaginant pas pour elle de plus ter- fible punition, Elle n'çn mourut pas,

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cependant ; car vingt ans après , étant allé voir mon père , & me promenant avec lui fur le lac , je demandai qui étaient à^s Dames que je voyois dans un bateau peu loin du nôtre. Corn- ment, me dit mon père en fouriant. Je cœur ne te le dit-il pas ? Ce font tes anciennes amours ; c'eft Madame Crïf- tin, c'eft Mlle, de f^ul/bn.jQ treflaillis à ce nom prefque oublié : mais je dis aux bateliers de changer de route ; ne jugeant pas, quoique feufle ailez beau jeu pour prendre alors "ma revanche , que ce fût la peine d'être parjure , êc de renouveller une querelle de vingt ans avec une femme de quarante.

Aiiifî fe perdoit en niaiferies le plus précieux tems de mon enfance , avant qu'on eût décidé de ma deftination. Après de longues délibérations pour fuivre mes difpofitions naturelles , on prit enfin le parti pour lequel j'en avois le moins , & Ton me mit chez M. MdJ^ Jcron , greffier de la ville, pour ap- prendre fous lui, comme difoit M. Ber- nard, l'utile métier de grapignan. Ce furnom me déplalfoit fouvcrainement ; l'efpoir de gagner force écus par une voie ignoble flattoit peu mon humeur

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j-^ (E V r Jt E ^

hautaine; l'occupation me paroifToit en- Buyeufe, infupportable; l'affiûiiité, l'af- l'ujettifiement achevèrent de m'en rebu- ter , & je n'entrois jamais au greffe qu'avec une horreur qui croirioit^ de jour en jour. M. Majjeron, de fon côté, peu content de moi, me traitoit avec Qiépris , me reprochant fans cefle mon. cngourdiffement , ma tétife ; me répé- tant tous les jours que mon oncle 1 a- \oita{ïuré, gue je fauois, quejiJavoiSy tandis que dans le vrai je ne favois rien; qu'il lui avoit promis un joli garçon, & qu'il ne lui avoit donné qu'un âne. Enfin je fus renvoyé du grefle ignomi- jiieufement pour mon ineptie, & il fut prononcé par les clercs de M. A4af- feron que je n'étois bon qu'à mener la

lime.

Ma vocation ainfi déterminée, je fus

mis en apprentiflage ; non toutefois chez

un horloger , mais chez un graveur.

Les dédains du greffier ra'avoient ex- trêmement humilié, & j'obéis fans mur- mure. Mon maître appelle M. Ducom- mun étoit un jeune homme ruftre & violent, qui vint à bout en très peu de tems de ternir tout l'éclat de mon en- fance , d'abrutir mon çaradere aimant

jDIV£RS£S, j'y

& vif, £c de me réduire par refprit ainfi que par la fortune à mon véri- table état d'apprentif. Mon latin , mes antiquités, mon hiftoire , tout fut pour long-tems oublié : je ne me fouvenois pas même qu'il y eut eu dts Romains au monde. Mon père , quand je Tallois voir , ne trouvoit plus en moi fon idole ; je n'étois plus pour les Dames le ga- lant Jean-Jacques , & je fentois ii bien moi-même que M. & Mlle. Larnbercier nauroient plus reconnu en moi leur élevé , que j'eus bonté de me repré- fenter à eux , & ne les ai plus revus depuis lors. Les goûts les plus vils, la plus bafle poliffonnnerie fuccéderent à mes aimables amufemens , fans m'en laifler même la moindre idée. Il faut que malgré l'éducation la plus honnête, j'eufle un grand penchant à dégénérer ; car cela fe fit très - rapidement , fans la moindre peine , & jamais Céfar fi précoce ne- devint fi promptement La- ridon.

Le métier ne me dépîaifoit pas en lui-même; j'avois un goût vif pour le dellin ; le jeu du burin m'amufoit af- fez, & comme le talent du graveur pour l'horlogerie eft très borné, j'avois l'sf-

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poir d'en atteindre la perfeftion. J y lerois parvenu, peut-être, fi la bruta- lité de mon maître & la gêne excellive ne m'avoient rebuté du travail. Je lui dérobois mon tems , pour l'employer en occupations du même genre , mais qui avoient pour moi l'attrait de la li- berté. Je gravois des efpeces de mé- dailles pour nous fervir à moi & à mes camarades d'ordre de Chevalerie. Mon maître me furprit à ce travail de con- trebande , & me roua de coups , difant c|ue je m'exerçois à faire de la faulTe monnoie , parce que nos médailles avoient les armes de la République. Je puis bien jurer que je n'uvois nulle idée de la faufle monnoie , & très-peu de la véritable. Je favois mieux comment fe faifoient les As romains que nos pièces de trois fous.

La tyrannie de mon maître finit par me rendre infupportable le travail que i'aurois aimé , & par me donner des vices que j'aurois hviïs, tels que le men- fonge , la fainéantife , îe vol. Rien ne m'a mieux appris la différence qu'il y a de la dépendance filiale à l'efclavage fervile , que le fouvenir des change- mens que produifit en moi cette époque»

Diverses, 5*7

Naturellement timide & honteux , je n'eus, jamais plus d'éloignement pour aucun détaut que pour l'effronterie. Mais j'avois joui d'une liberté honnête qui feulement s'étoit reftreinte jufques-là par degrés , & s'évanouit enlîn tout-à- fait. J'étois hardi chez mon père , libre chez M. Lamùerder, difcret chez mon oncle ; je devins craintif chez mon m.ai- tre , & dès-lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes fupérieurs dans la manière de vivre, à ne pas connoître un plaKir qui ne Fùc à ma portée , à ne pas voir un mets dont je n'euiïe ma part, à n'avoir pas un defir que je ne témoignage, à mettre enlîn tous les mouvemens de mon cœuc fjr mes lèvres, qu'on juge de ce que je dus devenir dans une maifon je n'ofois pas ouvrir la bouche , il fnl- loit fortir de table au tiers du repas , & de la chambre aulli-tôt que je n'y avois rien à faire , fans ceffe en- chaîné à mon travail , je ne voyois qu'objets de jouiflances pour d'autres & de privations pour moi feul , l'image de la liberté du maître & des compa- gnons augmentoit le poids de mon af- fujettiffement, où, dans les difputes fjc

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ce que je favois le mieux je n'ofois ou- vrir la bouche , tout enfin ce que je voyois devenoit pour mon cœur un objet de convoitife, uniquement parce que j'étois privé de tout. Adieu , l'ai- lance, la gaité , les mots heureux qui jadis louvent dans mes tautes m'avoient fait échapper au châtiment. Je ne puis me rapp^Uer fans rire qu'un foir chez mon père 5 étant condamné pour quel- que elpiéglerie à m'aller coucher fans louper , & pallant par la cuifine avec mon trifie morceau de pain , je vis & fiairai le rôti tournant à la broche. On étoit autour du teu ; il tallut en paflanc faluer tout le monde. Quand la ronde fut faite , lorgnant du coin de l'oeil ce rôti qui avoit ii bonne mine &; qui fen- toit fi bon, je ne pus m'abflenir de lui faire audi la révérence &: de lui dire d'un ton piteux : adieurâti. Ceite faillie de naï- veté parut fi plaifante qu'on me fît refter à fouper. Peut être eût-elle eu le même bonheur chez mon maître, mais il eft fur qu'elle ne m'y feroit pas venue , ou que je n'aurois ofé m'y livrer.

Voilà comment j'appris à convoiter en hlence, à me cacher, à dilîîmuler, à mentir, &: à dérober, enfin; fantaitie

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qui jufqu'alors ne m'etoit pas venue , & dont je n'ai pu depuis lors bien rae guérir. La convoitife &: l'impuillance mènent toujours là. Voilà pourquoi tous les laquais font fripons , & pourquoi tous les apprentits doivent l'être; mais dans un état égal tS; tranquille, tout ce qu'ils voy ent efl à leur portée, ces der- niers perdent en grandiflant ce honteux penchant. N'ayant pas eu le même avan- tage 5 je n'en ai pu tirer le même profit.

Ce font prefque toujours de bons fentimens mal dirigés qui font taire aux enfans le premier pas vers le mal. Mal- gré les privations tk: les tentations con- tinuelles , i'avois demeuré plus d'un au chez mon maître fans pouvoir me ré- foudre à rien prendre , pas même des chofes à manger. Mon premier vol fut une affaire de complaifance ; mais il ou- vrit la porte à d'autres , qui n'avoient pas une li louable iin.

Il y avoit chez mon maître un com- pagnon appelle M. Verrat^ dont la mai- Ion , dans le voihnage, avoit un jardin allez éloigné qui produiloit de très- belles afperges. Il prit envie à M. J^^er- rat , qui n'avoit pas beaucoup d'argent, de voler à la mère des afperges dans

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leur primeur, & de les vendre pour faire quelques bons déjeunes. Comme il ns vouloit pas s'expofer luî-méme &: qu'il n'étoit pas fort imgambe, il me choidt pour cette expédition. Après quelques cajoleries préliminaires qui me gagnè- rent d'autant mieux que je n'en voyois pas le but, il me la propofa comme une idée qui lui venoit fur le champ. Je difputai beaucoup \ il inHfta. Je n'ai jamais pu réfifter aux carefles ; je me rendis. J'aî-Iois tous les matins moiflon- ncr les plus belles afperges; je les por- îois dU Molard, quelque bonne femme qui voyoit que je venois de les voler , iTie le difoit pour les avoir à meilleur compte. Dans ma frayeur je prenois ce qu'elle vouloit bien me donner; je le portois à M. Verrat, Cela fe changeoit promptement en un déjeûné dont j'étoi3 3e pourvoyeur , & qu'il partageoit avec un autre camarade; car pour moi, très- content d'en avoir quelque bribe, je ne touchais pas même à leur vin.

Ce petit manège dura pîulieurs jours -fins qu'il me vînt même à l'efprit de voler le voleur , & de dîmer fur M. Verrat le produit de fes afperges. J'exécutois ma friponnerie avec la plus grande fidé--.

Diverses,

lîté; mon feul motif étoit de complaire à celui qui me la faifoit faire. Cepen- dant fi j'eulTe été furpris, que de coups, que d'injures , quels traitemens cruels n'euiïai-je point efluyés, tandis que le miférable en m.e démentant eût été cru fur fa parole , & moi doublement puni pour avoir ofé le charger , attendu qu'il étoit compagnon, de que je n'étois qu'ap- prentif. Voilà comment en tout état le fort coupable fe fauve aux dépens du foible innocent.

J'appris ainli qu*îl n'étoit pas fi ter- rible de voler que je Tavois cru , Se je tirai bientôt fi bon parti de ma fcience, que rien de ce que je convoitois n'étoit à ma portée en fureté. Je n'étois pas abfolument mal nourri chez mon maî- tre, & la fobriété ne m'étoit pénible-qu'en la lui voyant fi mal garder. L'ufage de faire fortir de table les jeunes gens quand on y fert ce qui les tente le plus , me paroît très-bien entendu pour les ren- dre aufîi friands que fripons. Je devins en peu de tems Tun èc l'autre , & je m'en trouvois fort bien pour l'ordi- naire, quelquefois fort mal, quand j'é- tois furpris.

Un fouvenir qui me fait frémir en-r

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core & rire tout à la fois , efl: celui d'une chaiïe aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étoient au fond d'une dépeiife , qui par une jaloulie élevée re- cevoir du jour de la cuiiine. Un jour que fétois feul dans la maifon, je mon- tai fur la may pour regarder dans le jardin des Heipérides ce précieux fruit dont je ne pouvois approcher. J'allai chercher la broche pour voir fi elle y pourroit atteindre : elle étoit trop courte. Je l'allongeai par une autre petite bro- che qui fervoit pour le menu gibier ; car mon maître aimoit la chaÛe. Je pi- quai plufieurs fois fans fucccs; enfin je ftntis avec tranfport que j'amenois une pomme ; je tirai très-doucement ; déjà la pomme touchoit à la jaloufie ; j'étoîs prêt à la fai{ir. Qui dira ma douleur. La pomme étoit trop groiTeielleneputpafTer par le trou. Que d'inventions ne mis-je point en ufage pour la tirer ? Il fallut trouver des fupports pour tenir la bro- che en état , un couteau afiez long pour fendre la pomme , une latte pour la foutenir. A force d'adrefle & de tems je parvins à la partager, efpérant tirer en- fuite les pièces l'une après l'autre. Mais à peine furent-elles féparées qu'elles tom-

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berent toutes deux dans la dépenfe. Lec- teur pitoyable, partagez mon affliétion! Je ne perdis point courage; mais j a- vois perdu beaucoup de tems. Je crai- gnois d'être furpris ; je renvoie au len- demain une tentative plus heureufe , §c je me remets à l'ouvrage tout auffi tran- quillement que fi je n'avois rien fait , fans fonger aux deux te'moins indifcrets qui dépofoient contre moi dans la de'- penfe.

Le lendemain retrouvant l'occafîon belle, je tente un nouvel efTii. Je monte fur mes tretaux, j'allonge la broche, je

lajufte^ j'étois prêt à piquer mal-

Iieureufement le dragon ne dormoit pas; tout-à-coup la porte de la dépenfe s'ou- vre ; mon maître en fort, croife les bras, me regarde, & me dit ; cou- ^^gf La plume me tombe des

mams.

Bientôt à force d'efTuyer de mauvais trairemens, j'y devins moins fenfible ; lis me parurent enfin une forte de corn' penfarion du vol , qui me mettoit en droit de le continuer. Au lieu de re- tourner les yeux en arrière &: de regar- der la punition, je les porrois enaïant & je regardois la vengeance. Je jugeois

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que me battre comme fripon , c'était m'autorifer à l'être. Je trouvois que vo- ler & être battu alloient enfemble, &: conftituoient eu quelque forte un état , & qu'en remplilTant la partie de cet état qui dépendoit de moi , je pouvais laif- fer le foin de l'autre à mon maître. Sur cette idée, je me mis à voler plus tran- quillement qu'auparavant. Je me difois ; qu*en arrivera-t-il enfin? Je ferai battu* Soit : je fuis fait pour l'être.

J'aime à manger fans être avide ; je fuis fenfuel & non pas gourm.and. Trop d'autres goûts me diilraifent de celui-là. Je ne me fuis jamais occupé de ma bou- che que quand mon cœur étoit oifif , & cela m'eft i\ rarement arrivé dans ma vie , que je n'ai guercs eu le tems de fonger aux bons morceaux. Voilà pour- quoi je ne bornai pas long- tems ma fri- ponnerie au comeftible, jel'étendis bien- tôt à tout ce quime tentoit , bi fi je ne devins pas un voleur en forme , c'eft que je n'ai jamais été beaucoup tenté d'argent. Dans le cabinet commun mon maître avoit un autre cabinet à part , qui fermoit à clef ; je trouvai le moyen d'en ouvrir la porte & de la refermer fans qu'il y parût. je meitois à con-.

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tnbution Tes bons outils , Tes meilleurs deifins, Tes empreintes, tout ce qui me faifoit envie & qu'il afFcéloit d'éloigner de moi. Dans le fond ces vols e'toient bien innocens, puifqu'ils n'étoient faits que pour erre employés à fon fervice i mais j'étois tranfporté de joie d'avoir ces bagatelles en mon pouvoir; je croyois voler le talent avec fes produirions. Du refte il y avoit dans des boîtes des re-. coupes d'or de d'argent , de petits bi- joux, des pièces de prix, de la mon- noie. Quand j'avois quatre ou cinq fols dans ma poche, c'étoit beaucoup ; ce- pendant loin de toucher à rien de tout cela , je ne me fouviens pas même d'y avoir jette de ma vie un regard de con- voitife. Je le voyois avec plus d'effroi que de plaifir. Je crois bien que cette horreur du vol de l'argent 6: de ce qui en produit me venoit en grande partie de l'éducation. Il fe méloit à cela des idées fecretes d'infamie, de prifon, ds châtiment, de potence, qui ra'auroient fait frémir fi j'avois été tenté , au lieu que mes tours ne mc^ fembloient que des cfpi-îglerie? , i'^ n'étoient pas autre chofe en t ffo". Tour celn ne pouvoir va- loir que a'ctrs bien étrillé par mon mai-

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tre , & d'avance je m'arrangeois là-

delTus.

Mais encore une fols, je ne convoi- fols pas même affez pour avoir à m'ab- ftsnir ; je ne fentois rien à combattre. Une feule feuille de beau papier à deflî- ner me tentoit plus que Fargent pour en payer une rame. Cette bizarrerie tient à une des fingularltés de mon carade- re ; elle a eu tant d'infiuence (ur ma conduite, qu'il importe de l'expliquer. J'ai des pallions très - ardentes, & tandis qu'elles m'agitent rien n'égale mon impétuodté ; je ne connois plus ni mé- ragement ni refpeâ:,ni crainte ni bien- féance; je fuis cynique , effronté , violent, intrépide: il n'y a ni honte qui m'arrête ^ ni danger qui m.'effraye. Hors le feul objet qui m'occupe , Tunivers n'eftplus rien pout. moi ; mais tout cela ne dure qu'un moment , vi le moment qui fuit me jette dans ranéantiflement. Prenez- moi dans le caime je fuis l'indolence &: la timidité même : tout m'effarouche , tout me rebute , une mouche envolant me fait peur; un mot à dire, un gefte à faire épouvante ma parefTe , la crainte & la honte me fubjuguent à tel point , que je voudrois m'éclipfer aujc yeux

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de tous les morEels. S'il faut agir je ne fais que faire ; s'il faut parler je ne fais que dire; li l'on me regarde je fuis dé- contenancé. Quand Je me pafiîonne je fais trouver quelquefois ce que j'ai à dire i mais dans les entretiens ordinaires je ne trouve rien, rien du tout; ils me font infupportûbles par cela feul que je fuis obligé de parler.

Ajourez qu'aucun de mes goûts do- minans ne confifte en choies qui s'achè- tent. Il ne me faut que des plaifirs purs, & l'argent les enipoifonne tous. J'aime , par exemple , ceux de la table; mais ne pouvant fouffrir , ni la gène de la bon- ne compagnie , ni la crapule du caba- ret , je ne puis les goûter qu'avec un ami, car feul , cela ne m'eft pas poiîi- ble : mon imagination s'occupe alors d'autre chofe . & je n'ai pas le plaifir de manger. Simon fang allumé me de- mande d^s femmes , mon coeur ému me demande encore plus de l'amour. Des femmes à prix d'argent perdroient pour moi tous leurs charmes ; je doute même s'il feroit en moi d'en profiter. Il en eft ainfi de tous les plaifirs à ma portée : s'ils ne font gratuits je les trouve infipi- des. J'aime les feuls biens qui ne font à

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perfonne qu'au premier qui fait les goûter*

Jamais l'argent ne me parut une cho- fe aufli précieufe qu'on la trouve. Bien plus: il ne m'a même jamais paru fort commode; il n'eft bon à rien par lui- même ; il faut le transformer pour en jouir; il faut acheter , marchander, fou- vent être dupe, bien payer, être mal fervi. Je voudrois une choie bonne dans fa qualité : avec mon argent je fuis fur de l'avoir mauvaife. J'achète cher un ceuf frais, il efl: vieux; un beau fruit, il eft verd ; une fille , elle eft gâtée. J'ai- me le bon vin; mais en prendre? Chez un marchand de vin ? Comme que ■je faiïe il m'enpoifonnera. Veux-je ab(o- îument être bien fervi? Que de foins , que d'embarras! avoir des amis , des correfpondans , donner des commifiTions , écrire, aller, venir, attendre, & fou- vent au bout être encore trompé. Que de peine avec mon argent ! je la crains plts que je n'aime le bon vin.

Mille fois durant mon apprentiffage & depuis, je fuis forti dans le deflcn d'acheter quelque friandile. J'approche de la boutique d'un pâtifiicr , j'apperçois des femmes au comptoir; je crois déjà les voir rire ^ fe moquer entr'ellcs du

Diverses» 6^

petit gourmand. Je pafle devant une fruitière, je lorgne du. coin de l'œil de belles poires, leur parfum me tente ; deux ou trois jeunes gens tout près de-làme regardent ; un homme qui me connoiit ell devant fa boutique; je vois de loin venir une fille 5 n'eft-ce point la fervante de la maifon ? Ma vue courte me fait mille illuiions. Je prends tous ceux qui paflent pour des gens de ma connoif- lance : partout je fuis intimidé, retenu parquelqu'obftacle ; mon dtCr croît ave.c ma honte, & je rentre enfin comme vin fot , dévoré de convoirife , ayant dans ma poche de quoi la faii^faire , èc n'ayant ofé rien acheter.

J'entrerois dans les plus infjpides dé- tails , fi je fuivois dans l'emploi de mon argent , foit par moi foit par d'autres, l'embarras , la honte, la répugnance, les jnconvériiens, les dégoûts de toute ef- pece que j'ai toujours éprouvés. A me- fure qu'avançant dans ma vie le i«;d:eur prendra connoifiance de mon humeur, il fentira tout cela fans que je m'appé- fantiiïe à le lui dire.

Cela compris , on comprendra fans peine une de mes prétendues contradic- tions ; celle d'allier une avarice prefque

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fordide avec le plus grand mépris pour l'argent. C'efl: un meuble pour moi fi peu commode, que je ne m'avife pas même de defirer celui que je n'ai pas,& que quand j'en ai je le garde long-tems lans le dépenfer , faute de fa voir rem- ployer à ma fantaifie : mais l'occafion commode & agréable fe préfente-t-elle? j'en profite fi bien que ma bourfe fe vuide avant que je m'en fois apperçu. Du reOe, ne cherchez pas en moi le tic des avares, celui de dépenfer pour l'oftentaîion; tout au contraire, je dé- penfe en fecret & pour le plaifir : loin de me faire gloire de dépenfer , je m'en cache. Je fens fi bien que l'argent n'eft pas à mon ufage, que je fuis prefque honteux d'en avoir , encore plus de m'en fervir. Si j'avois eu jamais un revenu fuf- iîfant pour vivre commodément , je n'aurois point été tenté d'étxe avare , j'en fuis très- fur. Je dépenferois tout non revenu fans chercher à l'augmen- ter ; mais ma iltuation précaire me tient en crainte. J'adore la liberté: j'abhorre la o-cne, la peine , rafliijetfiiToment. Tant que dure l'argent que j'ai dans ma bour- fe, il alTure mon indépendance, il me difpenfe de m'intriguer pour en trouver

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d'autre; nécefilîté qae j'eus toujours en hoTeur : mais de peur de le voir finir , je le choyé : l'argent qu'on poiïede eft l'inflrument de la liberté; celui qu'oa pourchaiïe eft celui de la fervitude. Voi- là pourquoi je ferre bien & ne con- voite rien.

Mon définte'reflement n'eft donc que parefle; le plaifir d'avoir ne vaut pas la peine d'acquérir ; & ma difl^pation n'eft encore que parefle : quand l'occafion dépenftr agréablement fe préfente , on ne peut trop la mettre à profit. Je fuis moins tenté de l'argent que des chofes, parce qu'entre l'argent & la pofleflîon defirée , il y a toujours un intermédiaire, au lieu qu'entre la chofe même & fa jouiflance il n'y en a point. Je vois la cho(e, elle me tente ; fi je ne vois que le moyen de l'acquérir, il ne me tente pas. J'ai donc été fripon , & quelquefois je le fuis encore de bagatelles qui me tentent & que j'aime mieux prendre que demander. Mais, petit ou grand , je ne me fouviens pas d'avoir pris de ma vie un liard à perfonne : hors une feule fois, il n'y a pas quinze ans, que je volai fept livres dix fous. L'aventure vaut la peine d'être contée; car il s'y trouve un coii?

IJ.2 (S V y s E S

cours impayable d'effronterie & de bé- nie, que j'aurois peine moi-même à croire , s'il regardoit un autre que moi.

Cetoit à Pans. Je mepromenois avec M, de Francueil au Palais-Royal fur les cinq heures. Il tire fa montre, la regar- de , & me dit; allons à l'Opéra: je le veux bien ; nous allons. Il prend deux billets d'amphithéâire, m'en donne un, & pafle le premier avec l'autre, je le fuis, il entre. En entrant après lui, je trouve la porteenibarraflee. Je regarde, je vois tout le monde debout, je juge que je pourrai bien me perdre dans cette foule , ou du moins laifler fuppofer à M. de Trancueil que j'y fuis perdu. Je fors, je reprends ma contremarque, puis mon argent, & je m'en vais, fans ion- ger qu'à peine avois-je atteint la porte , que tout le monde étoit aflis , & qu'a- lors M. de FrancueiL voyoit clairement que je n'y étois plus.

Comme jamais rien ne fut plus éloi- gné de mon humeur que ce trait-là, je le note , pour montrer qu'il y a des mo- mens d'une efpece de délire , il ne faut point juger des hommes par leurs aaipns. Ce n'étoit pas précifément vo- ler cet argents c'étoic en voler l'emploi;

moins

Diverses* 73

fcoins c'etoit un vol , plus c'étoit une infamie.

Je ne finirois pas ces détails, 1j je voulois fuivre toutes les routes par lef- quelles , durant mon apprentiffage , js paflai de la fublimité de l'héroiTme à la bsflefle d'un vaurien. Cependant e:î prenant les vices de mon état, il me fut impolllble d'en prendre tout- à- fait les goûts. Je m'ennuyois des amuferaens de mes camarades , & quand la trop grande gêne m'eut aulTi rebuté du tra- vail, je m'ennuyai détour. Cela me ren- dit le goût de la ledure que j'avois per- du depuis long-rems. Ces ledures, pri- fes fur mon travail , devinrent un nou- veau crime , qui m'attira de nouveaux châtimens. Ce goût irrité par la con- trainte, devint paffion , bientôt fureur. La Tribu j fameufe loueufe de livres , m'en fourniflbit de toute efpece. Bons ,& mauvais tout pafToit, je ne dioifif- fois point ; je lifois tout avec une égale avidité. Je lifois à rétabli, je lifois en allant faire mes mefTages , je lifois à la garderobe & m'y oubliois des heures entières, la tête me tournoit de la lec- îure, je ne faifois plus que lire. Mon maître m'épioit, me furprenoit, mebac-

^ «. (S U V R s s

toit , me prenoit mes livres. Que de vo- lumes furent déchirés, brûlés, jettes par les fenêtres ! Que d'ouvrages refterent dépareillés chez la Tribu! Quand je n'avois plus de quoi la payer , je lui don- nois mes chemifes, mes cravates, mes tardes, mes trois fous d'étrennes tous les dimanches lui étoient régulièrement

portés. ,

Voilà donc , me dira-t on , 1 argent devenu néccflaire. Il eft vrai j mais ce fut quand la lefture m'eut ôté toute ac- tivité. Livré tout entier à mon nouveau goût, je ne faifois plus que lire, je ne volois plus. C'eft encore ici une de mes différences caradériftiques. Au fort d'u- ne certaine habitude d'être un rien me diftrait, me change, m'attache , enfin me paffionne, & alors tout eft oublié. Je ne fonge plus qu'au nouvel objet qui m'occupe. Le cœur me bactoit d'impa- tience de feuilleter le nouveau livre que î'avois dans la poche ; je le tirois aulli- tôt que j'étois fèul , & ne fongeois plus à fouiller le cabinet à^ mon maure. J^ai même peine à croire que j'eufie volé , quand mcmej'aurois eu des pallions plus coûteufes. Borné au moment ^préfent, il n etoit pas dans mon tour d'efprit de

Diverses» yc*

m'arranger ainfi pour l'avenir. La Trïbu. me faifoic crédit, les avances étoient pe- tites , & quand j'avois empoché mon livre , je ne fongeois plus à rien. L'ar- gent qui me venoit naturellement paAToit de même à cette femme, & quand elle devenoit prelTante, rien n'étoit plutôt fous ma main , que mes propres effets.

Voler par avance, étoit trop de pré- voyance , & voler pour payer n'étoit pas même une tentation.

A force de querelles , de coups a de ledures dérobées & mal choifies , mon humeur devint taciturne, fauvage, ma tétecommençoit à s'altérer , & je vivois en vrai loup-garou. Cependant fi mon goût ne me préferva pas des livres plats & fades, mon bonheur me préferva des livres obfcenes & licencieux; non que la Tribu, femme à tous égards très ac-^ commodante, fe fît un fcrupule de m'en prêter. Mais pour les faire valoir elle me les nommoit avec un air de myftere. qui me forçoit précifément à les refu- fer, tant par dégoût que par honte, & le hafard féconda fi bien mon humeur pudique, que j'avois plus de trente ans avant que j'eulTe jette les yeux fur aucun de ces dangereux livres,

Dij'

-r^ (E U V R -E S

En moins d'un an j'épuifai la mince boutique de La Iribu , Ôc alors je me trouvai dans mes loifirs crueliement de'- fœuvré, Guéri de mes goûts d'entant & de poli0on par celui de ia ledure , & même par mes ledures , qui , bien que ians clioix & louvent mauvaites, ramç' poient pourtant mon cceur à des (enti- j-nens plus nobles que ceux que m'avoit donné mon état. Dégoûté de tout ce qui étoit à ma portée , & fentant trop loin de moi tout ce qui m'auroit tenté , je ne voyois rien de polïible qui pût flat- ter mon coeur. Mes fens émus depuis îongtems me demandoient une jouif- fance dont je ne favois pas même irna- <Tiner l'objet. J'étois aufii loin du véri- table que fi jen'avoispoint eudeTexe, ac déjà pubère & fenlible , je penlois quelquefois à mes folies . mais je ne voyois j-ien au-delà. Dans cette étrange fitua- tion, mon inquiète imagination prit un parti qui me fauva de moi-même èc calma îîia naiilants fenrualité. Ce fut de fe nour- rir des fituations qui m^avoient intéref- dans mes lec-hires, de les rappcller , de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinlfe un des perfonnagcs que j'imaginois , (jue

Diverses* 77

je me vlfTs toujours dans les pofîtions les plus agréables félon mon goût; enfin que l'état fiftif je venois à bout de me mettre , me fît oublier m.on état réel dont i'étois fi m.écontent. Cetamourdes objets imaginaires 6c cette facilité de m'en occuper, achevèrent de me dégoû- ter de tout ce qui m'entouroit, & déter- minèrent ce goût pour la folitude, qui m'eft toujours refté depuis ce tems là. On verra plus d'uîîe fois dans la fuite les bizarres effets de cette difpofition ii mifantrope & fi fombre en apparence, mais qui vient en effet d'un cœur trop affëélueux, trop aim.ant, trop tendre, qui, faute d'en trouver d'exiftans qui lui reflemblent, eft forcé de s'alimenter ds fiélions. Il me fuffit , quant à préfent , d'avoir marqué l'origine & la premiers caufe d'un penchant qui a modifié tou- tes mes paffions, & qui, les contenant par elles-mêmes, m'a toujours rendu pa- reflcux à faire , par trop d'ardeur à defirer. J'atteignis ainfi ma feizieme année , inquiet, mécontent de tout ^ de moi , fans goûts de mon état, fans plaîfirs de mon âge, dévoré de defirs dont j'igno- rois l'objet , pleurant fans fujet de lar- mes , foupirant fans favoir de quoi ; enfin

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78 Ouvres

careffant tendrement mes chimères faute de rien voir autour de moi qui les va- lût. Les dimanches mes camarades ve- noient me chercher après le prêche pour aller m'ébaure avec eux. Je leur aurois volontiers échappé fi j'avois pu : mais ime fois en train dans leurs jeux, j'étois plus ardent 5c failois plus loin qu'aucua autre ; difficile à ébranler &: à retenir. Ce fuî-là de tout temps ma dilpofition confiante. Dans nos promenades hors de la ville , j'allois toujours en avant fnns fonger au retour, à moins que d'autres n'y fongeaflent pour moi. J'y fus pris deux fois ; les portes furent fermées iivant que je pu(fe arriver. Le lendemain je fus traité comme on s'imagine, & la féconde fois il me fut promis un tel ac- cueil pour la troificme, que je réfolus de ne m'y pas expofer. Cette troifieme fois fi redoutée arriva pourtant. Ma vi- gilance fat mife en défaut par un mau- dit Capitaine appelle M. Minutoli, qui fermoit toujours la porte oii il étoitde garde une- demie heure avant les autres. Je revenois avec deux camarades. A de- mi lieue de la ville j'entends fonner la retraite; je double le pas; j'entends bat- tre la caiife, je cours à toutes jambes;

Diverses. 7^

f arrive efloufflé , tout en nage: le cœur me bat; je vois de loin les foldars à leur pofte; j'accours, jecrie d'une voix étouffée. Il étoit trop tard. A vingt pas de l'avancée, je vois lever le premier pont. Je frémis en voyant en l'air ces cornes terribles , (jniftre ti. fatal augure du (ort inévitable que ce moment com- niençoit pour moi.

Dans le premier tianfport de ma dou- leur je me jettai fur le glacis & mordis la terre. Mes camarades rianc de leur malheur, prirent à l'mftant leur parti. Je pris aufïi le mien, mais ce fut d'une autre manière. Sur le lieu même je jurai dene retourner jamais chez mon maître; & le lendemain , quand à l'heure de la découverte ils rentrèrent en ville , je leur dis adieu pour jamais, les priant feule- ment d'avertir en fecret mon coufin Bernard de la réfolution que j'avois pri- fe , & du lieu oii il pourroit me voir encore une fois.

A mon entrée en apprentiffage, étant plus féparé de lui, je le vis moins. Tou- tefois durant quelque tems nous nous raffemblions les dimanches : mais infen- fîblement chacun prit d'autres habitu- des, & nous nous vîmes plus rarement.

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go (B U V R E s

Je fuis perfuadé que fa mère contribua beaucoup à ce changement. Ilétoit, lui, un garçon au haut; moi , chétif appicn- tif, je n'étois plus qu'un enfant de Saint Cervaïs, Il n'y avoit plus entre nous d'égalité malgré la naiHance; c'étoit dé- roger que de me fréquenter. Cependant les llaifons ne cefTerent point^ tout-à- fait entre nous, & comme c'étoit un garçon d'un bon naturel, il fuivoit quel- quefois Ton coeur m.algré les leçons de la mère. Inftruit de ma réfolution , il accourut , non pour m'en diiïuader ou îa partager, mais pour jetter par de pe- îits préfens quelque agrément dans ma fuite ; car mes propres refïources ne pouvoient me miener fort loin. Il me donna entr'autres une petite épée dont î'étûis fort épris , ^c que j'ai portée juf- qu à Turin , le befoin m'en fit dé- faire , & je me la paOai , comjiie on dit, au travers du corps. Plus fal ré- fléchi depuis à la manière dont il fa conduiht avec moi dans ce moment cri- tique , plus je me fuis perfuadé qu'il fuivit les infcrudions de fa mère & peut- être de fon père-, car il n'eft pas pofli- ble que de lui même il n'eût fait quel- que effort pour me retenir, ou qu'il n'eût été tenté de me fuivre : mais point.

ïlm^encouragea dans mon delTein plutôt qu'il ne m'en détourna : puis quand il me vit bien réfolu , il me quitta fans beaucoup de larmes. Nous ne nous fom- mes jamais écrit ni revus; c'efi domma- ge. Il étoit d'un caradere eiTentiellement bon : nous étions faits pour nous alm.er. Avant de m'abandonner à la fatalité de ma deilinée, qu'on me permette de tourner un moment les yeux fur celle qui m'attendoit naturellement, fi j'étois tombé dans les mains d'un meilleur maî- tre. Rien n'étoit plus convenable à mon humeur ni plus propre à me rendre heu- reux, que l'état tranquille 2i obfcur d'un bon artifan , dans certaines clafîes fur- tout , telles qu'efi à Genève celle des graveurs. Cet état , aflez lucratif pour donner une fubliftance aifée, & pas affez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le refte de mes jours, <k. me laiflant un loilir honnête pour cul- tiver des goûts modérés , il m'eût con- tenu dans ma fphere fans m'offrir au- cun moyen d'en fortir. Ayant une ima- gination alfez riche pour orner de fes chimères tous les états, a0ez puilhmte pour me tranfporter , pour ainfi dire, à mon gré de l'un à l'autre , 11 m'im-

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^2 Œ U V R £ S '

portoit peu dans lequel je fufle en effet. Il ne pouvoic y avoir (i loin du lieu oii î'étois au premier château en Efpagne, qu'il ne me tut aifé de m'y établir. De cela feul il fuivoit que l'état le plus (impie, celui qui donnoit le moins de tracas & de foins j celui qui laifloit refprit le plus libre , étoit celui qui me convenoit le mieux, &. c'étoit précifément le mien. J'aurois paflé dans le feln de ma religion, de ma patrie,de ma famille & de mesamis, uneviepaifible 5c douce, telle qu'il la fal- loit à mon caraélere, dans l'uniformité d'un travail de mon ?oût, & d'une fociété félon mon cœur. J'aurois été bon chré- tien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chofe. J'aurois aimé mon état, je l'aurois honoré peut-être; & après avoir pafle une vie obfcure & fimple , niais Egale & douce, je ferois mort paidble- înent dans le fein des miens. Bientôt oublié, fans doute, j'aurois été regretté du moins aufii long-tems qu'on fe feroit fouvenu de moi.

Au lieu de cela... quel tableau vaisjc faire? Ah ! n'anticipons point furies mi- fer«rs de ma vie , je n'occuperai que trop mes ledeurs de ce trifte fujet. fin du premier Livre,

LES

CONFESSIONS

D E

L J. ROUSSEAU.

LIFRE SECOND,

.UTANT le moment l'effroi me iuggéra le projet de fuir m'avoit paru trille , autant celui je l'exécutai me parut charmant. Encore enfant, quittée mon pays , mes parens , mes appuis , mes reflburces, laifler un apprentiflage à moitié fait , fans favoir mon métier affez pour en vivre ; me livrer aux horreurs de la mifere fans voir aucun moyen d'en fortir; dans l'âge de la foi- bleffe & de l'innocence m'expofer à toutes les tentations du vice & du dé- fefpoir; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges, l'eklavage &: la mort, fous un joug bien plus inflexible ique celui que je n'avois pu foufîrir j

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c'étolt-là ce que j'allois faire, c'e'toit h perfpeélive que j'aurois envilager. Que celle que je me peignois étoit diffé- rente ! L'inde'pendance que je croyois avoir acquife, e'toit le feul fentiment qui m'aftedoit. Libre & maître de moi- même , je croyois pouvoir tout faire , atteindre à tout : je n'avois qu'à m'éian- cer pour m'élever & voler dans les airs. J'entrois avec fécurité dans le vail:e efpace du monde j mon me'rite alloit le remplir : à chaque pas j'allois trouver des feftins, des tréfors , des aventures, des amis prêts à me fervir , à^Qs maî- trefles emprefîées à me plaire : en me montrant, j'allois occuper de moi Tuni- vers : non pas pourtant l'univers tout entier ; je l'en difpenfois en quelque forte , il ne m'en falloit pas tant. Une fociété charmante me fuiîifoit fans m'em- barrader du refle. Ma modération m'inf- crivoit dans une fphere étroite , mais délicieufement choifie , j'étoisafluré de régner. Un feul château bornoit mon ambition. Favori du feigneur ^v de la dame, amant de la demoifelle, arni du frère , & protedeur des voihns, j'étois ontent; il ne m'en falloit pas davanr tage.

Diverses, S^

En attendant ce modefle avenir 3 j'errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paylans de ma connoiiTaoce, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n'auroient fiiit des urbains. Ils m'accuellloient , me lo- geoient, me nourritloient trop bonne- ment pour en avoir le mérite. Cela ne pouvoit pass'appeller faire l'aumône ; ils n'y mettoient pas aflez Tair de la fupé- riorité.

A force de voyager & de parcourir le monde , j'allai jufqu'à Confignon , terres de Savoie, à deux lieues de Ge- nève. Le curé s'appelloit M. de Pont- verre, Ce nom flu:;ieux dans rhiftoire de la République me frappa beaucoup. J'étois curieux de voir comment étoient faits les defcendans des gentilshommes de la cuiller. J'allai voir M. de Pont- verre^ Il me reçut bien , me parla de rhéréfie de Genève , de l'autorité de la fainte mère Eglife, & me donna à dîner. Je trouvai peu de chofes à ré- pondre à des argumens qui finiiToient ainfi , & je jugeai que des curés chez qui l'on dînoit {i bien valoient tout au moins nos minières. J'étois certaine- ment plus favant que M. de Foiuvarre^

$6 Œuvres

tout gentilhomme qu'il étoit ; mais j'é- tois trop bon convive pour être fi bon théologien ; & fon vin de Frangi , qui me parut excellenr, argumentoit ii vic- torieufement pour lui , que j'aurois rougi de fermer la bouche à un fi bon hôte. Je cédois donc, ou du moins je ne ré- fiftois pas en face. A voir les ménage- mens dont j'u(ois on m'auroit cru faux ; on fe fût trompé. Je n'étois qu'hon- nête , cela eft certain. La flatterie , ou plutôt la condefcendance n'eft pas tou- jours un vice, elle cfl: plus fouvent une vertu, fur -tout dans les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite , nous attache à lui ; ce n'eft pas pour l'abufer qu'on lui cède, c'eH: pour ne pas l'attrifler , pour ne pas lui rendre îe mal pour le bien. Quel intérêt avoit M. de Poncverre à m'accueillir , à me bien traiter, à vouloir me convaincre? Nul autre que le mien propre. Mon jeune coeur fe difoit cela. J'étois tou- ché de reconnoiilance & ce refpecl pour ie bon prêtre. Je fentois ma lupério- rité ; je ne voulois pas l'en accabler pour prix de fon hofpitalité. Il n'y avoit point de motif hypocrite à cette con- duite : je ne fongeois point à changer

Diverses, Sy

de religion ; & bien loin de me fami- liaiifer (i vite avec cette idée , je ne l'en^ vifageois qu*avec une horreur qui devoit l'écarter de moi pour long-tems ; je vou- lois feulement ne point fâcher ceux qui me carelToient dans cette vue ; je vou- lois cultiver leur bienveillance & leur laifler Tefpoir du fuccès , en paroiflanî moins armé que je ne rétois en eifet. Ma faute en cela reffembloit à la co- quetterie des honnêtes femmes , qui quelquefois pour pai venir à leurs fins, favent, fans rien permettre ni rien prvO- mettre , faire efpérer plus qu'elles ne veulent tenir,

La raifonjla pitié, l'amour de Tordre exigeoient aflurément que loin de fe prêter à ma folie, on m'eloignât de ma perte je courois , en me renvoyant dans ma famille. C'elr ce qu'auroit fait ou tâché de faire tout homme vrai- ment vertueux. Mais quoique M. de Pontuerre fût un bon homme , ce n'é- toit adurément pas un homme vertueux. Au contraire , c'étoit un dévot qui ne connolfîoic d'autre vertu que d'adorer les images & de dire le rofaire ; une efpece de miiTionnaire qui n'imaginoit rien de mieux pour le bien de la foi ,

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que de faire des libelles contre les mî- niftres de Genève. Loin de penfer à me renvoyer chez moi il profita du defir que j'avois de m'en éloigner , pour me mettre hors d'e'tat d'y retourner, quand rrjême il m'en prendroit envie. Il y avoit tout à parier qu'il m'envoyolt pe'rir de mifere ou devenir un vaurien. Ce n'é- toit point-là ce qu'il voyoit. Il voyoît une ame ctée à l'he'réiie & rendue à rEglife. Honnête homme ou vaurien , qu'importoit cela pourvu que j'allafle à la meflTe ? Il ne faut pas croire , au refte, que cette façon de penfer foit parti- culière aux catholiques \ elle eft^ celle de toute religion dogmatique oii l'on fait l'eflentiel , non de faire , mais de croire.

Dieu vous appelle , me dit M. de Tontverre, Allez à Annecy ; vous y trouverez une bonne dame bien chari- table, que les bienfaits du Pvoi mettent en état de retirer d'autres âmes de l'er- reur dont elle eft fortie elle-même. II s'agiiïbit de madame de ff^arens , nou- velle convertie , que les prêtres forçoient en effet de partager avec la canaille qui venoit vendre 4 foi, une penfion de 4eux mille francs que lui donnoit le roi

Diverses, 8p

de Saf daigne. Je me fentois fort hu- milié d'avoir befoin d'une bonne dame bien charitable. J'aim.ois fort qu'on me donnât mon néceiïaire , mais non pas qu'on me fit la charité, & une décote n'étoit pas pour moi fort attirante, tou- tefoispreffé par M. de Pontverre, par la faim qui me talonnolt ', bien aife auPu de faire un voyage & d'avoir un but , je prends m.on parti , quoiquavec peine, & je pars pour Annecy, j'ypouvois être aifément en un jour ; mais je ne me prel- fois pas , j'en mis trois. Je ne voyoiS pas un château à droite ou à gauche , fans aller chercher l'avanture que j'étois fur qui m'y attendoit. Je n'ofois entrer dans le château , ni heurter ; car j'étois fort timide. Mais je chantois fous la fenêtre qui avoit le plus d'apparence , fort furpris , après m'être long-tems époumonnéjdenevoirparo'.trenidames ni demoirelles qu'attirât la beauté de ma voix, ou le (el de mes chanfons; vu que j'en favois d'admirables que mes camarades m'avoit-nt a;:priies , &: que je chantois admirablement.

J'arrive enfin ; je vois madame de JVarens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère \ je ne

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puis me refondre à la paffer légère- ment. J'étols au milieu de ma fei- zieme année. Sans être ce qu'on ap- pelle un beau garçon , j'étois bien pris dans ma petite taille ; j'avois un joli pied, la jambe fine, l'air dégagé, la phyfionomie animée , la bouche mi- gnone, les fourcils & les cheveux noirs, les yeux petits & même enfoncés , mais qui lançoientavec force le feu dont mon fàng étoit cmbrâfé. Maîheureufement je ne favois rien de tout cela , & de ma vie il ne m'ef): arrivé de fonger à ma figure , que lorfqu'il n'étoit plus rems d'en tirer parti. Ainfî j'avois avec la timidité de mon âge celle d'un naturel très- aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D'ailleurs, quoique j'eufTe l'efprit affez orné, n'ayant jamais vu le monde je manquois totalement de manières ; & mes connoiflances loin d'y fuppléer, ne fervoient qu'à m'intimider davantage, en me faifant fentir combien j'en manquois.

Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en m.a faveur, je pris autre- ment mes avantages , & je fis une belle lettre en ftyle d'orateur, où, coufant des phrafes des livres avec des locu-

tîons d'apprentif , je déployois toute mon éloquence pour capter la bienveil- lance de madame de W arens. J'enfer- mai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne , & je partis pour cette ter- rible audience. Je ne trouvai point ma- dame de Jf^arens ; on me dit qu'elle venoit de fortir pour aller à l'Eglife. C'étoit le jour des Rameaux de l'année 1728. Je cours pour la fuivre : je la

vois, je l'atteins, je lui parle je

dois me fouvenir du lieu ; je l'ai fou- vent depuis mouillé de mes larmes & couvert de mes baifers. Que ne puis- je entourer d'un baluftre d'or cette heu* reufe place ! que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque aime à honorer les monumens du falut des hommes n'en devroit approcher qu'à genoux.

C'étoit un pafTage derrière fa mai- fon , entre un ruifleau à main droite qui la féparoit du jardin , & le mur de la cour à gauche , conduifant par une fauffe porte à l'églife des Cordeliers, Prête à entrer dans cette porte, madame de W^arens fe retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue ! Je m'étois figuré une vieille dévote bien réchignée : U

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bonne dame de M. de Pontverre ne pouvoit être autre chofe à mon avis. Je vois un vifage pe'tri de grâces , de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouiiïànt , le contour d'une gorge enchantcreile. Pvien n'échappa au rapide coup d'oeil du jeune prolélyte;' car je devins à l'inftant le fien ; fur qu'une religion préchée par de tels mif- fionnaires ne pouvoit manquer de me- ner en paradis. Elle prend en fouriant la lettre que je lui préfente d'une main tremblante , l'ouvre , jette un coup- d'oeil fur celle de M. de Pontverre , re- vient à la mienne qu'elle lit toute en- tière , & qu'elle eût relue encore, fi fon laquais ne l'eût avertie qu'il étoit tems d'entrer. Eh! mon enfant, me dit- elle d'an ton qui me fit trenaillir, vous voilà courant le pays bien jeune ; c'eft dom- mage, en vérité. Puis fans attendre ma réponfe , elle ajouta : allez chez moi m'attendre ; dites qu'on vous donne à déjeuner : après la meffe j'irai caufer avec vous.

Louife-Eléonore de IP^arens étoit une demoifelle de la Tour de Pi! , noble & ancienne famille de Vevay, ville du pays de Vaud. Elle avoit époufé fort

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jeune M, de Warens de la maifon de Loys , fils aîné de M. àc _t^iUardïn de Laufanne. Ce mariage, qui ne produifit point d'cnfans , n'ayant pas trop réufli ; madame de If^arens ^ poufïée par quel- que chagrin domeflique , prit le tems que le roi Victor- Amedée étcit à Evian pour pafTer le lac & venir fe jetter aux pieds de ce Prince ; abandonnant ainfi fon. mari , fa famille & fon pays , par une étourderie afiez femblable à la mienne, & qu'elle a eu tout le terns de pleurer aufli. Le Roi , qui aimoit à faire le zélé catholique , la prit fous fa protedion , lui donna une penfion «de quinze cents livres de Piémont , ce qui étoit beaucoup pour un Prince audi peu prodigue , & voyant que fur cet accueil on l'en croyoit amoureux, il l'envoya à Annecy, efçortée par un détachement de {^% Gardes , oia , fous la direftion de Michel Gabriel de Ber- nex , Evêque titulaire de Genève, elle fit abjuration au Couvent de la Viii- tation.

Il y avoit fix ans qu'elle y étoitquand j'y vins , 8c elle en avoit alors vingt- nuit , étant née avec le fiecle. Elle avoit de ces beautés qui fe confervent, parcQ

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qu'elles font plus dans la phyfîonomie que dans les traits; auflfi la fienne étoiî- elle encore dans tout fon premier éclat. Elle avoit un air careflant & tendre , un regard très-doux , un fourire angé- lique , une bouche à la mefure de la mienne , des cheveux cendrés d'une beauté peu commune, & auxquels elle donnoit un tour négligé qui la rendoit très-piquante. Elle étoit petite de fhture, courte même , & ramalïee un peu dans fa taille, quoique fans difformité. Mais il étoit impolTible de voir une plus belle tête , un plus beau fein, de plus belles mains, & de plus beaux bras.

Son éducation avoit été fort mêlée. Elle avoit ainfi que moi perdu fa mère dès fa nalffance, & recevant indifférem- ment des inftrudions comme elles s'é- toient préfentées, elle avoit appris un peu de fa gouvernante, un peu de fon père, un peu de fes maîtres, & beau- coup de fes amans; fur tout d'un M. de Tavel, qui, ayant du goût di des con- noiffances, en orna la perfonne qu'il al- moit. Mais tant de genres diftérens fe nuifirent les uns aux autres, & le peu d'ordre qu'elle y mit , empêcha que fes diverfes études n'étendiffcnc la jufteffe

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naturelle de Ton erprit. Ainfi, quoiqu'elle eût quelques principes de philofophie & de phyfique, elle ne laifla pas de pren- dre le goût que Ton père avoir pour la médecine empyrique, & pour l'alchy- mie ; elle faifoit des élixirs , des teintu- res , des baumes, des magifteres, elle prétendoit avoir des fecrets. Les charla- tans profitant de fa foibleflTe s'emparèrent d'elle , l'obféderent , la ruinèrent, & con- fumerent au milieu des fournaux & des drogues fon efprit, fes talens & fes char- mes , dont elle eût pu faire les délices des meilleures fociétés.

Mais fi de vils fiipons abuferent de ion éducation mal dirigée pour obfcur- cir les lumières de fa raifon, fi^n excel- lent cœur fut à l'épreuve & demeura toujours le même : fon caraâere aimant & doux, fa fenfibilité pour les malheu- reux, fon inépuifable bonté, fon humeur gaie , ouverte &: franche , ne s'altérèrent jamais ; & même aux approches de la vieillefTe , dans le fein de l'indigence , des maux, des calamités diverfes, la fé- rénité de fa belle ame lui conferva jus- qu'à la fin de fa vie toute la gaîtéde (es plus beaux jours.

Ses erreurs lui vinrent d'ua fond d'aci

p5 Œuvres

tivité inépuifable , qui voulolt fans ceHe de l'occupation. Ce n'étoicRt pas des in- tri"-iies de femmes qu'il lui falloir, c'é- toit des entreprifes à faire & à diriger. Elle étoit ne'e pour les grandes affaires. A fa place Madame de LonguevUle n'eut été qu'une tracatliere ; à la place de Ma- dame de LonguevUle elle eût gouverné l'Etat. Ses talens ont été déplacés, & ce qui eût fait fa gloire dans une fituation plus élevée , a fait fa perte dans celle elle a vécu. Dans les chofes qui étoient à fa portée elle étendoit toujours fon plan dans fa tête. & voyoït toujours fon objet en grand. Celafaifoit qu'^employant des moyens proportionnés à fes vues plus qua fes forces, elle éciiouoit par la faute des autres , & fon projet venant à manquer , elle étoit ruinée ou d'autres n'auroient prefque rien perdu. Ce goûs àQS affaires qui lui fit tant de maux, lui fit du moins un grand bien dans fon afyle monaftique , en l'empêchant de s'y fixer pour le refte de fes jours , comm.e elle en étoit tentée. La vie uniforme & fimple des Religieufes, leur petit caille- îage de parloir , tout cela ne pouvoit flatter un efpnt toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de nouveaux fy{lèmes|

Diverses, py

fyftêmes, avoit befoin de liberté pour s'y livrer. Le bon Evêqiie de Bcrnex ^ avec moins d'efprit que François de Sa- les , lui reflembloit fur bien des points, & Madame de Jf^arens qu'il appelîoic fa fille, U qui refTembloit à Madame de Chantai fur beaucoup d'autres, eût pu îui refiTembler encore dans fa retraite, fon goût ne l'eût détournée 'de l'oi- fiveté d'un couvent. Ce ne fut point manque de zcle , fi cette aimable fem- me ne fe livra pas aux menues pratiques de dévotion qui fembloient convenir à une nouvelle convertie, vivant fous la direâion d'un Prélat. Quel queût été le motif de fon changement de religion, elle fut lincere dans celle qu'elle avoic embraffie. Elle a pu fe repentir d'avoir commis la faute, mais non pas defircr d'en revenir. Elle n'eft: pas feulement morte bonne catholique , elle a vécu telle de bonne foi , èi j'ofe affirmer, moi qui penfe avoir lu dans le fond de fon ame, que c'étoit uniquement par aver- fîon pour les fimagrées, qu'elle ne faifoit point en public la dévote. Elle avoit une piété trop folide pour affecter de la dé- votion. Mais ce n'eft pas ici le lieu Ire Punie, E

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in'étendre fur fcs principes ; j'aurai d'au- tres occafions d'en parler.

Que ceux qui nient la fympathiedes âmes expliquent, s'ils peuvent, com- ment de la première entrevue, du pre- mier mot , du premier regard. Madame de IP^anns m'infpira , non-feulement le plus vif attachement, mais une confian- ce parfaite , & qui ne s'eft jamais dé- mentie. Suppofons que ce que j'ai fenti pour elle fût véritablement de l'amour; ce qui paroîtra tout au moins douteux à qui fuivra VhiRoire de nos liaifons ; comment cette pallion fut-elle accom- pagnée, dès fa naiffance , des fentimens qu'elle infpire le moins ; la paix du cœur, ie calme, la férénité, la fécurité. l'allu- rance ? Comment en approchant pour la première fois d'une fem.me aimable , polie, éblouiiTante; d'une Dame^ d'un état fupérieur au mien , dont je n'avois jamais abordé la pareille, de celle dont dépendoit mon fort en quelque forte , par l'intérêt plus ou moins grand qu'elle y prendroit ; comment , dis-je , avec tout cela me trouvai-jeà l'indant aufli libre, audi à mon aifc, que fi j'euHe été par- faitement fur de lui plaira? Comment îi'cus - je pas un moment d'embarras ,

de timidité , de gêne ? Naturellement honteux, décontenancé, n'ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle du premier jour, du premier inftanc , les manières faciles, Je langage tendre, le ton familier que j'avois dix ans après, lorfque la plus grande intimité l'eut ren- du naturel ? A-t-on de l'amour, je ne dis pas fans defirs , j'en avoisj mais fans inquiétude, fans jaloiifie? Ne veut -on pas au moins apprendre de l'objet qu'on aime fi l'on eft aimé? C'eft unequefcion qni ne m'eft pas plus venue dans l'ef- prit de lui faire une fois en m.a vie que de me demander à moi-même fi ja m'aimois, & jamais elle n'a été plus cu- rieufe avec moi. Il y eut certainement qi'.elque chofe de fingulier dans mes [qïi- tjmens pour cette charmante femme, & l'on y trouvera dans la fuite des bizar- reries auxquelles on ne s'attend pas.

Il fut queftion de ce que je devien- drois, & pour en caufer plus à loifir , elle me retint à dîner. Ce fut le premier repas de ma vie j'euffe manqué d'ap- pe'tir, & fa femme-de-chambre qui nous fervoir, dit aufli que j'érois le premier voyageur de mon âge & de mon étofte qu elle en eût vu manquer. Cette remar-

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nue, qui ne me nuifit pas dans rerprlt de fa maitrelTe , tombcit un peu a plomb fur un gros manan qui dînoit avec nous , ti qui dévora lui tout feul un repas honnête pour fix perfonnes. Pour moi i'étois dans un ravifTement qui ne me permettoit pas de manger, ^lon cœur ie nourrilToit d'un (entiment tout nou- veau dont il occupoit tout mon être : il ne me laiiToit des efprits pour nulle autre forclion.

Madame de jrarensvo\i\\M lavoir les détails de ma petite hiftoire ; je retrou- vai pour la lui conter, tout 1^ tcu que î'avois perdu chez mon maître. Plus) in- téreflbis cette excellente ame en ma ta. veur. plus elle plalgnoit le fort auquel î'allois m'expofer. Sa tendre compaflion Je marquoit dans fon air, dans Ton re- gard, dans fesgeftes. Ellenofoitmex. horter à retourner à Genève. Dans (a polition , ç'^ut été un crime de leze- catholicité. & elle n'ignoroit pas com^ K-en elleétoit furveillée, & combien les difcours étoient peles. Mais elle me par- îoitd'un ton fi touchant de lam;aion de mon père, qu'on voyou bien qu elle eue approuve que j'allalTe le confolcr. I^llç ne lavolt pas combien fans y longée

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elle plaidoit contre elle-même. Outre que ma réfolution étoit prife comme Je crois l'avoir dit ; plus je la trouvois élo- quente perfuafive, plus fes difcours m'ai- lolent au cœur, & moins je pouvoisme refondre à me détaeher d'elle. Je fentois que retourner à Genève étoit mettre en- tr'elle & moi une barrière prefque infur- montable , à moins de revenir à la dé- marche que j'avois faite, & à laquelle mieux valoit me tenir tout d'un coup. Je m'y tins donc. Madame de Jfarens voyant fes efforts inutiles ne les poufla pas jufqu'à fe compromettre, mais elle me dit avec un regard de commifération. Pauvre petit , tu dois aller o\x Dieu t'ap- pelle j mais quand tu feras grand tu te fouviendras de moi. Je crois qu'elle ne penfoit pas elle-même que cette prédic-/* tion s'accompliroit fi cruellement.

La difficulté reftoit toute entière. Comment fubfifter fi jeune hors de mon pays? A. peine à la moitié- de mon ap- prentidi^e . j'étols bien loin de favoic mon métier. Quand je l'aurois fu, je n'en aurois pu vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir des arts. Le ma- nan qui dînoit pour nous, forcé de faire une paufe pour repofer fa mâchoire, ou-

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vrit un avis qu'il difoit venir du ciel, & qui , à juger par les fuites , venoic plutôt du côté contraire. Cctoit que i'al- lafle à Turin, o\x , dans un Hofpice éta- bli pour l'inftruaion des cathécumenes , j'aurois, dit-il. la vie temporelle & fpi- rituelle , jufqu'à ce qu'entré dans le feiri de TEglife, je trouvaOe par la charité des bonnes âmes une place qui me con- vînt. A l'égard des frais du voyage , con- tinua mon homme , fa Grandeur Mon- feigneur TEvêque ne manquera pas , fi Madame lui propofe cette fainte œuvre, de vouloir charitablement y pourvoir , & Madame la Baronne qui eft fi charitable, dit- il en s'inclinant fur fon afllette , s'em- preflera fûrement d'y contribuer aulli. Je trouvois toutes ces charités bien dures; javois le coeur ferré, je nedifois rien , & Madame de JFarens , fans faifir ce projet avec autant d'ardeur qu'il étoit offert , fe contenta de répondre que cha- cun devoit contribuer au bien félon (on pouvoir , & qu'elle en parleroit àMon- feigneur : mais mon diable d'homme , quf craignit qu'elle n'en parla: pas à fon gré , & qui avoir fon petit intérêt dans cette affaire , courut prévenir les aumô- niers, & emboucha fi bien les bons prc-

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très, que quand Madame de Tf^arens , qui craignoit pour moi ce voyage , en voulut parler à l'Evêque , elie trouva que c'étoit une affaire arrangée, & il lui remit à l'inftant l'argent defliné pour mon petit viatique. Elle n'ofa inlîiler pour me faire refier : j'approchois d'un âge une femme du fien ne pouvoir décemment vouloir retenir un jeune homme auprès d'elle.

Mon voyage étant ainfi réglé par ceux q-ji prcnoient foin de moi , il fallut bien me foumettre, &: c'ell même ce que je fis fans beaucoup de répugnance. Quoi- que Turin fût plus loin que Genève , je jugeai qu'étant la capitale, elie avoit avec Annecy des relations plus étroites qu'une ville étrangère d'état & de reli- gion , & puis , partantpour obéir à Ma- dame de Warens, je me regardois comme vivant toujours fous fa diredion; c'étoit plus que vivre à fon voifînage. Enfin l'idée d'un grand voyage flattoit ma ma- nie ambulante, qui déjà commençoit à fe déclarer. Il me paroifloit beau de paf- fer les monts à mon âge , & de rn'élever au deffus de mes camarades de toute la hauteur des alpes. Voir du pays efl un appât auquel un Genevois ne réfiflc

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guères: je donnai donc mon confente- nient.Mon manan devoit partir dansdeux jours avec fa femme. Je leur fus confié & recommandé. Ma bourfe leur fut re- jnife renforcée par Madame de JVarens ^ qui de plus me donna fecrétement un petit pécule auquel elle joignit d'amples jnftruaions,& nous partîmes le Mercre- di Saint.

Le lendemain de mon départ d'An- necy, mon père y arriva courant a ma plfte avec un M. Rivai fon ami, hor- loger comme lui, homme d'efprit, bel- efprit même , qui faifoit des vers mieux que la Motte , & parloit prefque aulli bien que lui; de plus, parfaitement hon- nête homme, mais dont la littérature déplacée n'aboutit qu'à faire un de fes fils comédien.

Ces Meilleurs virent Madame de IFû.- rens , & fe contentèrent de pleurer mon fort avec elle, au lieu de me fuivre & de m'atteindre , comme ils l'auroient pu facilement , étant à cheval & iiioi à pied. La même chofe étoit arrivée à mon on- cle Bernard. Il étoit venu à Confignon , Sddelà fâchant que j'étois à Annecy, il s'en retourna à Genève. Il fembloit que mes proches confpiraflent avec mon

Diverses. iq;*

éîôlle , pour me livrer au deftin qui m'atcendoir. Mon frère s'étoic perdu par une femblable négligence ,& (i bien per- du , qu'on n'a jamais fu ce qu'il étoic devenu.

Mon père n'étoit pas feulement un homme d'honneur ; c étoit un homme d'une probicé^ïire & il avoit une de ces âmes fortes qui font les grandes vertus. De plus , il étoit bon père, fur -tout pour moi. Il m'aimoittrès-têndrement, miis il aimoit aulTi (qs plaifirs, & d'au- tres goûts avoient un peu attiédi i'aftec- tlon paternelle depuis que je vivois loin de lui. Il s'étoit remarié à Nion , &: quoique fa femme ne fût plus en âge de me donner <iQ.s frères, elle avoit des parens : cela (aifoit une autre famille , d'autres objets , un nouveau ménage ^ qui ne rappelloit plus fi fouvent mon fouvenir. Mon père vieiliifïoit oc n'avoit aucun bien pour foutenir fa vieilleffe. Nous avions mon frère & moi quelque bien de ma mère dont le revenu devoit appartenir à mon père durant notre éîoi- gnement. Cette idée ne s'oiTroit pas à lui diredement & ne l'empéchoit pis de faire fon devoir , mais elle agifibit four- dement fans c^u'il s'en appercût lui-raê-

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me, & ralentiflblt quelquefois Ton zète qu'il eût pouilé plus loin fans cela. Voi- là , je crois, pourquoi, venu d'abord à Annecy fur mes traces, il ne me fuivit pas julqu'à Chamberi il étoit mora- lement fur de m'atteindre. Voilà pour- quoi encore l'étant allé voir fouvent de- puis ma fuite , je reçus toujours de lui des carefles de père , mais fans grands efforts pour me retenir.

Cette conduite d'un père dont j'ai fi bien connu la tendrelîe & la vertu , m'a fait faire des réflexions fur moi-même, qui n'ont pas peu contribué à me mainte- nir le cœur fain. J'en ai tiré cette gran- de maxime de morale , la feule peut-être d'ufage dans la pratique , d*éviter les (ï- luations qui mettent nos devoirs en op- pofition avec nos intérêts , ^ qui nous montrent notre bien dans le mal d'au- trui : fur que dans de telles fituations , quelque fîncere amour de la vertu qu'on y porte , on foibiit tôt ou tard fans s'en appcrcevoir , & l'on devient injufte &: méchant dans le fait , fans avoir ceflé d'être jufte & bon dans l'ame.^

Cette maxime fortement imprimée au fond de mon cœur & mife en prati- que , quoiqu'un peu tard , dans toute ma

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conduite, efi: une de celies qui m'ont donné l'air le plus bizarre & le plus fou dans le public , & fur- tout parmi nics connoiflances. On m'a imputé de vou- loir être original & taire autrement que les autres. En vérité je ne fongeois gueres à faire ni comme les autres ni autrement qu'eux. Je décrois fincere- ment de faire ce qui étoit bien. Je m.s dérobois de toute ma force à des (itua- tions qui me donnalTent un intérêt con- traire à l'intérêt d'un autre homme, & par conféquent un defir fecret quoiqu'ia- volontaire du mal de cet hommie-Ià.

Il y a deux ans que Milord Maréchal me voulut mettre dans fon teflament. Je m'y oppofai de toute ma force. Je lui marquai que je ne voudrois pour rien au monde me (avoir dans le tef!:ament de qui que ce fut, & beaucoup mioins dans le lien. Il fe rendit; maintenant il veut me faire une penfion viagère, &: je ne m'y oppofe pas. On dira que je trouve mon compte à ce changement : cela peut être. Mais ô mon bienfaiLeur & mon père , fi j'ai le malheur de vous furvivre je fais qu'en vous perdant j'ai tout à perdre, & que je n'ai rien à ga- gner.

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C'ed-là , félon moi, la bonne phi- lofophie , la feule vraiment aflortie au cœur humain. Je me pénètre chaque jour davantage de fa profonde folidité , & je l'ai retournée de différentes maniè- res dans tous mes derniers écrits ; mais le public qui eft frivole ne l'y a pas lu remarquer. Si je furvis allez à cette en- ireprife confommée pour en reprendre une autre , je me propofe de donner dans la fuite de l'Emile un exemple fi charmant & fi frappant de cette même maxime que mon ledeur foit forcé d'y faire attention. Mais c'efl allez de ré- flexions pour un voyageur \ il eft tems de reprendre ma route.

Je la fis plus agréablement que je n'aurois m'y attendre , & mon ma- nan ne fut pas fi bourru qu'il en avoit l'air. C'ctoit un homme entre deux âges, portant en queue fes cheveux noirs gri- fonnans ; l'air grenadier, la voix for- te , aflez gai , m'archant bien , mangeant mieux, & quifaifoit toute forte de me'- tiers faute c'en favoir aucun. Il avoit propofé, je crois, d'établir à Annecy, je ne fais quelle manufadure. Madame de Warem n'avoit pas manqué de don- ner dans le projet, & g'étoit pour tâ-^

Diri:RS£S, îOp-

cher de le faire agréer au Miniftre , qu'il faifoit , bien défrayé , le voyage de Tu- rin. Notre homme avoir le talent d'in- triguer en fe fourrant toujours avec les prêtres, &, faifant TemprelTé pour les fervir, il avoit pris à leur école un cer- tain jargon dévot dont il ufoit lans cef- fe , fe piquant d'être un. grand prédica- teur. Il favoit même un paflage latin de la bible , & s'étoit comme s'il en avoit fu mille , parce qu'il le répétoit mille fois le jour. Du refte, manquant rare- ment d'argent quand il en favoit dans la bourfe des autres. Plus adroit pourtant que fripon , & qui débitant d'un ton de racoleur (qs capucinades , reflembloit à l'hermite Pierre , prêchant la croifads le fabre au côté.

Pour Madame Sabrari fon époufe , c'étoit une aflez bonne femme , plus tranquille le jour que la nuir. Comme je couchois toujours dans leur cham- bre , fes bruyantes infomnies m'éveil- loient fouvent , & m'auroient éveillé bien davantage fi j'en avois compris le fujet. Mais je ne m'en doutois pas mê- me, & j'étois fur ce chapitre d'une bc- tife qui a laifle à la feule nature tout le foin de mon inftrudion.

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Je m'acheminols gaîment avec mon dévot guide & fa femillante compagne. Nul accident ne troubla mon voyage ; j'e'tols dans la plus heureufe fituation de corps & d'efprit j'aye été de mes jours. Jeune, vigoureux, plein de fan- té, de fccurité , de confiance en moi & aux autres , j'étois dans ce court mais précieux moment de la vie fa pléni- ritude expanfive étend pour ainfi-dire notre être par toutes nos fenfations , & embellit à nos yeux la nature entière du charme de notre exiftence. Ma dou- ce inquiétude avoit un objet qui la ren- doit moins errante &: fixoit mon imagi- nation. Je me regardois comme l'ou- vrage , l'élevé, l'ami ,^ prefque l'amant de Madame de Jf'arens. Les chofes obli- geantes qu'elles m'avoit dites , les pe- tites carefTes qu'elles m'avoit faites, l'in- térêt fi tendre qu'elle avoit paru pren- dre à moi , (qs regards charmans qui me fem.bloient pleins d'amour psrce qu'ils m'en infpiroient : tout cela nourriflbit mes idées durant la marche , ôc me fai- foit rêver délicieufement. Nulle crainte, nul doute fur mon fort ne troubloit ces rêveries. M'envoyer à Turin c'étoit , fclon moi, s'engager à m'y faire vivre.

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à m'y placer convenablement. Je n'a- vois plus de fouci fur moi-même ; d'au- tres s'étoient chargés de ce foin. Ainfi je marchois légèrement allégé de ce poids ; les jeunes defirs , Telpoir en- chanteur, les brillants projets remplif- foient mon ame. Tous les objets que je voyois me fembloient les garans de ma prochaine félicité. Dans les maifons j'i- maginois des feftins ruftiques , dans les prés de folâtres jeux, le long des eaux, les bains, des promenades, la pèche, fur les arbres des fruits délicieux, fous leur ombre de voluptueux téte-à-têtes , fur les montagnes des cuves de lait & de crème, une oifîveté charmante, la paix, la (implicite, le plaiiîr d'aiîer fans favoir où. Enfin rien ne frappoit mes yeux fans porter à mon cœur quelque attrait de jouiffance. La grandeur , la variété , la beauté réelle du fpeclacle rendoit cet attrait digne de la raifon ; la vanité même y mêloit fa pointe. Si jeu- ne, aller en Italie , avoir déjà vu tant de pays , fuivre Annibal à travers les monts me paroifloit une gloire au defTus de mon âge. Joignez à tout cela des fta- tions fréquentes & bonnes , un grand appétit & de quoi le contenter : car ea

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vérité ce n'étoit pas la peine de m'en faire faute , & fur le dîné de M. Sabran le mien ne paroifloit pas.

Je ne me fouviens pas d'avoir eu dans tout le cours de ma vie d'intervalle plus parfaitement exempt de foucis & de pei- ne , que celui des fept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage ; car le pas de Madame Sabran fur lequel il filloit ré- gler le nôtre n'en fit qu'une longue pro- menade. Ce fouvenir m'a laifl'é le goût le plus vif pour tout ce qui s'y rap- porte, fur-tout pour les montagnes & les voyages pédeftres. Je n'ai voyagé à pied que dans mes beaux jours , & tou- jours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires , un bagage à porter m'ont forcé de faire le Monlieur, & de pren- dre des voitures, les foucis rongeans, les embarras , la gène y font montés avec moi, & dès-lors , au lieu qu'au- paravant dans mes voyages je ne fentois que le plaifir d'aller , je n'ai plus fenti que le befoin d'arriver. J'ai cherché long-temps à Paris deux camarades du même goût que moi , qui vouluflent coniacrer chacun cinquante louis de fa bourfe & un an de fon tems à faire en- femblc à pied le tour de l'Italie , fans

autre équipage qu'un garçon qui portât avec nous un Tac de nuit. Beaucoup de gens fe font préfentés enchantés de ce projet en apparence : mais au fond le prenant tous .pour un pur cliâteau en Elpagne dont on caufe en converfation fans vouloir l'exécuter en effet. Je me fouviens que parlant avec paQion de ce projet avec Diderot & Grimm , je leur en donnai enfin la fantaifie. Je crus une fois l'affaire faite ; mais le tout fe ré- duifit à vouloir faire un voyage par écrit , dans lequel Grimm ne trouvoit rien de fi plaifant que de faire faire à Diderot beaucoup d'impiétés , & de me faire fourrer à l'inquifition à fa place.

Mon regret d'arriver fi vite à Turin fut tempéré par le plaifir de voir une grande ville , & par l'efpoir d'y fan-e bientôt une figure digne de moi ; car déjà les fumées de l'ambition me mon- toient à la tête ', déjà je me regardois comme infiniment audelTus de mon an- cien état d'apprentif i j'étois bien loin de prévoir que dans peu j'allois être fort audeffous. .

Avant que d'aller plus loin ie do^is au ledeur mon excufe ou ma juftin- cation tant fur les menus détails

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j.e viens d'entrer que fur ceux j'en- trerai dans la fuite, & qui n'ont rien d'inte'reffant à {qs yeux. Dans l'entre- prife que j'ai faite de me montrer tout entier au public , il faut que rien de moi ne lui refte obfcur ou caché j il faut que je me tienne inceffamment fous ïjs yeux , qu'il me fuive dans tous les égaremens de mon cceur, dans tous les recoins de ma vie ; qu'il ne me perde pas de vue un feul inftant, de peur que trouvant dans mon récit la moindre la- cune j le moindre vide , & fe deman- dant quVt-il fait durant ce tems-là , il ne m'accufe de n'avoir pas voulu tout dire. Je donne afiez de prife à la maligni- té des hommes par mes récits fans lui en donner encore par mon fîlence.

Mon petit pécule étoit parti ; j'avois jafé , & mon indifcrétion ne fut pas pour mes conduéteurs à pure perte. Mada- me Sabran trouva le moyen de m'ar- racher jufqu'à un petit ruban glacé d'ar- gent que Madame de Warens m'avoit donné pour ma petite épée, &: que je re- grettai plus que tout le refle: l'épée même eût refté dans leurs mains fi je m'étois moins ooftiné. Ils m'avoient Hdellement défrayé dans h route , mais ils ne ma-

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voient rien laifïé. J'arrive à Turin fans habits, fans argent, fans linge, & laif- fant très-exaétement à mon ieul mérite tout l'honneur de la fortune que j'allois faire.

J'avois des lettres , je les portai, & tout de fuite je fus mené à î'hofpice des cathécumenes , pour y être InAruit dans la religion pour laquelle on me vendoit ma fubfidance. En entrant je vis une grolîe porte à barreaux de fer, qui dès que je fus pafié , fut fermée à double tour fur mes talons. Ce début me parut plus impofant qu'agréable , & commençoit à me donner à penfer , quand on me fit entrer dans une aflez grande pièce. J'y vis pour tout meuble un autel de bois furmonté d'un grand crucifix au fond de la chambre, U autour, quatre ou cinq chaifes aulli de bois qui paroiflbient avoir été cirées , mais qui feulement étoient lui Tantes à force de s'en fervir Zi de les frotter. Dans cette falle d'af- femblée étoient quatre ou cinq affreux bandits , mes camarades d'inflruftion , & qui fembloient plutôt des archers du Diable que des aipirans à fe taire en- fans de Dieu. Deux de ces coquins ctoient à'i% EfcUvons qui fe difoient

'tl6 (E V V s E s

Juifs & Maures , & qui comme ils me l'avouèrent , palToient leur vie à couric l'Efpagne & llialie, embraiïant le chrif- tianifme & fe faifant baptifer, par-tout le produit en valoit la peine. On ouvrit une autre porte de fer, qui par- tageoit en deux un grand balcon régnant fur la cour. Par cette porte entrèrent nos fceurs les cathécumenes, qui comme moi s'alloient régénérer , non par le bap- tême , mais par une folemnelle abjura- tion. C'étoient bien les plus grandes fa- lopss &: les plus vilaines coureufes qai jamais aient empuanti le bercail du fei- gneur. Une feule me parut jolie & allez intéreflante. Elle étoit à-peu près de mon âge, peut-être un an ou deux de plus. Elle avoit des yeux fripons qui rencon- troient quelquefois les miens. Cela m'inf- pira quelque defir de faire connoiilance avec elle ; mais pendant près de deux mois qu'elle demeura encore dans cette maifon elle étoit depuis trois, il me fut ablolument impoffible de Taccofter; t.mt elle étoit recommandée à notre vieille geôlière & obfedcc par le faint miflionnaire qui travailloit à fa conver- fion avec plus de zèle que de diligence. Il falloit qu'elle fut extrêmement ftu-

X) I r E R s s 117

pide; quoiqu'elle n'en eût pas l'air; cac jamais inftrudion ne fut plus longue. Le faint homme ne la trouvoit toujours point en état d'abjurer ; mais elle s'en- nuya de fa clôture , & dit qu'elle vou- loit (crtir , chrétienne ou non. Il fallut la prendre au mot, tandis qu'elle con- fentoit encore à l'être , de peur qu'elle ne fe mutinât & qu'elle ns le voulut

plus.

La petite communauté fut aiîemblee en l'honneur du nouveau venu. On nous fit une courte exhortation , à moi pour m'en^ager à répondre à la grâce que Dieu'me faifoit , aux autres pour les inviter à m'accorder leurs prières & à m'édifier par leurs exemples. Après quoi, nos vierges étant rentrées dans leur clô- ture , j'eus le tems de m'étonner tout à mon'aife de celle oii je me trouvois. , Le lendemain matin on nous aflem- bîa de nouveau pour i'inftrudion , & ce fut alors que je commençai à réfléchie pour la première fois fur le pas que j'ai- lois faire, & fur les démarches qui m'y avoient entraîné.

J'ai dit, je répète , & je répéterai peut-être une chofe dont je fuis tous les jours plus pénétré i c'eft que fi jamais en-

lïS Œuvres

fant reçut une éducation raifonnable &: faine , c'a été moi. dans une famille que fes mœurs diftinguoient du peuple, je n'avois reçu que des leçons de fagefïe &; dQS exemples d'honneur de tous mes parens. Mon père , quoique homme de plaifir, avoit non-feulement une probité fûre, mais beaucoup de religion. Ga- lant homme dans le monde &: chré- tien dans l'intérieur, il m'avoit infpiré de bonne heure les fentimens dont il étoit pénétré. De mes trois tantes, tou- tes fages & vertueufes, \e^ deux aînées étoient dévotes, & la troiiieme, fille à la fois pleine de grâces, d'efprit & de fens, l'étoit peut-être encore plus qu'el- les, quoiqu'avec moins d'oftentation. Du fein de cette eflimable famiile je paflai chez M. Lambercier, qui, bien qu'homme d'églife & prédicateur, étoit croyant en dedans, &; faifoit prefque au(îi bien qu'il difoit. Sa foeur & lui cultivèrent par des inftruftions douces & judicieufes les prin- cipes de piété qu'ils trouvèrent dans mon cœur. Ces dignes gens employèrent pour cela des moyens vrais, fi difcrets, fi raifonnables , que loin de m'ennuyer au fermon, je n'en fortois jamais fans être intérieurement touché & fans faire àQ%

Diverses, iip

rcfolutions de bien vivre auxquelles je manquois rarement en y penfant. Chez matante ^er/z^r^' la dévotion m'ennuyoit un peu plus , parce qu'elle en faifoit un métier. Chez mon maître je n'y penfois plus gueres, fans pourtant penfsr diffé- remment. Je ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertiflent. Je devins po- liiïop, mais non libertin.

J'avois donc de la religion tout ce qu'un enfant à l'âge oii j'étois en pou- voit avoir. J'en avois mcme davantage, car pourquoi déguifer ici ma penfée ? Mon enfance ne fut point d'un enfant. Je fentis , je pendii toujours en homme. Ce n'efl: qu'en grandifiant que je fuis rentré dans la claiïe ordinaire , en naiC- fant j'en étois forti. L'on rira de me voir me donner modeftement pour un prodige. Soit; mais quand on aura bien ri , qu'on trouve un enfant qu'à fix ans les romans attachent , interelTent , tranfportent , au point d'en pleurer à chaudes larmes; alors je fentirai ma va- nité ridicule , & je conviendrai que j'ai tort.

- Ainfi quand j'ai dit qu'il ne falloit point parler aux en fans de religion l'on voulolt qu'un jour ils en eufTent,

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& qu'ils étoient Incapables de connoître Dieu, même à notre manière, j'ai tiré mon fentiment de mes obfervations , non de ma propre expe'rience : je fa- vois qu'elle ne concluoit rien pour les autres. Trouvez des J. J. RouJJeau à (ix ans , & parlez leur de Dieu à fept, je vous réponds que vous ne courez aucun rifque.

On fent , je crois , qu'avoir de la religion pour un enfant, & même pour un homme , ceft fuivre celle il eft né. Quelquefois on en ôte; rarement on y ajoute; la foi dogmatique efl un truit de l'éducation. Outre ce principe com- mun qui m'attachoit au culte de mes pères , j'avois l'averfion particulière à notre ville pour le catholicifme , qu'on nous donnoit pour une aÔVeufe idolâ- trie , & dont on nous peignoit le clergé fous les plus noires couleurs. Ce fen- timent aVloit li loin chez moi qu'au com- mencement je n'entrevoyois jamais le dedans d'une Eglife, je ne rencontrois jamais un prêtre en furplis, je n'enten- dois jamais la fonnettc d'une procerfion fans un frémifTement de terreur &' d'et- froi qui me quitta bientôt dans les vil- les, mais qui fouvent m'a repris dans

les

Diverses. 121

les paroinTes de campagne , plus fembla- blesà celles je l'avois d'abord éprouvé. Il efl: vrai que cette imprefllon étoitlin- guliérement conftatée par le fouvenir des carefies que les curés à.QS environs de Genève font volontiers aux enfans de la ville. En même-tems que la fon- nette du viatique me faifoit peur , la cloche de la melle & de vêpres me rap- pelloit un déjeuner , un goûter , du beurre frais, des fruits, du laitage. bondinédeM.^e Po/z^^-eA-r^avoit produit encore un grand effet. Ainû je m'étois aifément étourdi fur tout cela. N'envi- fageant le papifme que par fes liaifons avec les amufemens & la gourmandife, je m'étois apprivoifé fans peine avec l'idée d*y vivre ; mais celle d'y entrer folemnellement ne s'étoit préfentée à moi qu'en fuyant & dans un avenir éloi- gné. Dans ce moment il n'y eut plus moyen de prendre le change : je vis avec l'horreur la plus vive l'efpece d'en- gagement que i'avois pris & fa fuite iné- vitable. Les futurs néophytes que j'avois autourdemoin'étoient pas propres à fou- tenir mon courage par leur exemple, & je ne pus me diUimuler que la fainte œuvre que j'allois faire n'étoit au fond lr& Partie, F.

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queTadion d'un bandit. Tout jeune en- core je fentis que quelque religion qui fut la vraie j'allois vendre la mienne, & que , quand même je choilirois bien, î'allois au tond de mon cœur mentir au Saint-Efprit , & mériter le mépris àzs hommes. Plus j'y penfois, plus je m'in- dignois contre moi-même, & je gémif- fois du fort qui m'avoit amené là, com- me (i ee fort n'eût pas été mon ouvrage. ÏI y eût des momens ces réflexions «devinrent fortes que li j'avois un in(^ tant trouvé la porte ouverte, je me fe- Tois certainement évadé ; mais il ne ine fut pas pouîble , & cette réfo- îution ne tint pas non plus bien for- tement.

Trop de delîrs fecrets la com.bat- toient pour ne la pas vaincre. D'ailleurs l'obdination du deffein form.é de ne pas retourner à Genève ; la honte , la diffi- culté même de repafler les monts; l'em* barras de miC voir loin de mon pays fans amis, fans relTources ; tout cela con- couroit à me faire regarder comme ua repentir tardif les remords de ma conf- çience; j'affeélois de me reprocher ce que j'avois fait , pour excu(er ce que fallois faire. En aggravant les torts da

Diverses» 125

pafTé j fen regardois l'avenir comme une fuite nécefïaire. Je ne medifois pas ; rien n'eft fait encore & tu peux être inno- cent fi tu veux : mais je me difois : gémis du crime dont tu t'es rendu cou- pable, & que tu t'eft mis dans la nécellité d'achever.

En effet , quelle rare force d'ame ne me faîloit-il pointa mon âge , pour ré- voquer tout ce que jufques-là j'avois pu promettre ou laifl'er efpérer , pour rom- pre les chaînes que je m'étois données, pour déclarer avec intrépidité que je voulois refter dans la religion de mes pères, au rifque de tout ce qui en pou- voit arriver? Cette vigueur n'ét jit pas de mon âge , & il eft peu probable qu'elle eût eu un heureux fucccs. Les chofes ctoient trop avancées pour qu'on vou- lût en avoir le démenti , & plus ma réfiftance eût été grande, plus de ma- nière ou d'autre ou fe iût fait une loi de la furmonter.

Le fophifme qui me perdit efl: celui de la plupart des hommes, qui fe plai- gnent de manquer de force quand il efl: déjà trop tard pour en u(er. La vertu ne nous coûte que par notre faute , & li nous voulions ctre toujours fages , ra-

Fij

ï2^ Œuvres

rement aurions-nous beloin d'être ver- tueux. Mais Aqs penchans taciles à fur- monter nous entraînent fans réfiftance : nous cédons à des tentations légères dont nous méprifons le danger. Infenfi- blement nous tombons dans qqs fitua- tions périlleufes dont nous pouvions ai- lemerit nous garantir , mais dont nous ne pouvons plus nous tirer (ans des ef- forts héroïques qui nous effrayent , Se nous tombons eniin dans l'abyme , en difant à Dieu , pourquoi m'as tu fait îî foible ? Mais malgré nous il répond a nos confciences ; je t'ai fait trop foible pour fortir du gouifre , parce que je t'ai fait allez fort pour n'y pas çom.ber.

Je ne pris pas précifément la réfolu- tion de me faire catholique : mais voyant le terme encore éloigné, je pris le tems de m'apprivoifer à cette idée , & en at- tendant je me figurois quelque événe- ment imprévu qui me tireroit d'embar- ras. Je réfolus pour gagner du tems de faire la plus belle défenfe qu'il me fe- roit podible. Bientôt ir.a vanité me dif- pcnfa de fon,G:er à ma réfolution, & dès que je n'apperçus que j'embarralfois mieîqiitfois ceux qui vouloient m'inf-,

Diverses^ î2f

truîre , il ne m'en fallut pas ciavant?4ge pour chercher à les terraiïer tout-à-fait. Je mis même à cette entreprife un zèle bien ridicule : car tandis qu'ils travail- loient fur moi je voulus travailler fuc eux. Je croyois bonnement qu'il ne fal- loitque les convaincre, pour les engagée à fc faire proteftans.

Ils ne trouvèrent donc pas en moî tout-à-rait autant de facilité qu'ils en attendoient , ni du côté des lumières , ni du côté de la volonté, h'^^ proteftans font généralement mieux inftruits qutî les catholiques. Cela doit être : la doc- trine des uns exige la difcuflion , celle des autres la foumiilion. Le catholique doit adopter la décifion qu'on lui donne, le proteftant doit apprendre à fe déci- der. On favolt cela ; mais on n'atten- doit ni de mon état, ni de mon âge de grandes difficultés pour des gens exer- cés. D'ailleurs, je n'avois point fait en- core ma première communion , ni reçu les inftrudions qui s'y rapportent : ont le favoit encore ; mais on ne favoit pas qu'en revanche j'avois été bien inftruic chez M. Larnbercier ; & que de plus , j avois par devers moi un petit magafin fort incommode à ces Mefiieurs dans

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12$ (E u r R E S

jniifioire de l'Eglife & de l'Empire que j'avois apprife prefque par cœur chez mon père , & depuis à peu près oubliée , mais qui me revint , à mefure que h difpute s'échaufFoit.

Un vieux prêtre , petit , mais affez vénérable, nous fit en commun la pre- mière conférence. Cette conférence étoit pour mes camarades un cathéchifme plu- tôt qu'une controverfe , &: il avoit plus à faire à les inftruire qu'à réfoudre leurs objedions. Il n'en fut pas de mcme avec moi. Quand mon tour vint, je l'ar- rêtai fur tout, je ne lui fauvai pas une d^s difficultés que je pus lui faire. Cela rendit la conférence fort longue, & fort ennuyeufe pour les alliflans. Mon vieux prêtre parloit beaucoup , s'échauffoit , battoit la campagne , ex: fe tiroir d'af- faire en difant qu'il n'entendoit p?s bien le françois. Le lendemain de peur que mes indifcretes objeftions ne fcandali- faffent mes camarades, on me mit à part dans une autre chambre avec un autre prêtre plus jeune, beau parleur, c'eft- à dire , faifeur de longues phr.ifcs & content de hii fi jamais doéleur le fut. Je ne me hifiai pourtant pas trop fub- juguer ù fa mine impofante, & Tentant

Diverses» 127

qu'après tout fe faifois ma tâche, je me mis à lui répondre avec afTez d'afiu- rance & à le bourrer par-ci par- du mieux que je pus. Il croyoit m'afîom- mer avec Saint Augufting Saint Gré- goire & les autres Pères, & il trouvoit avec une furprife irscroyâble que je ma- riois tous ces Peres-là prefque au(li lé- gèrement que lui ; ce n'éîoit pas que je les eufie jamais lus, ni lui peut-être ; mais j'en avois retenu beaucoup de paOages tirés de mon le Sueur; & fi- tôt qu'il m'en citoit un , fans difputer fur la ciîatioa je lui ripoftois par un autre du m.ême Père, & qui fouvent l'embarrafToit beau- coup. Il l'emportoit pourtant à la fin y par deux raifons. L'une qu'il étoit le plus tort, & que me Tentant pour ainfidire, je jugeois très bien à fa merci , quelque jeune que Je fufie, qu'il ne falloit pss le poufler à bout; car je voyois aflez que le vieux petit prêtre n'avoit pris en ami- tié ni mon érudition ni moi. L'autre raifon étoit que le jeune avoit de l'é- tude & que je n'en avois point. Cela faifoit qu'il mettoit dans fa manière d'ar- gumenter une méthode que je ne pou' vo!S pas fuivre, & que, fi tôt qu'il Te fentoit prelTé d'une objedion imprévue,

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12^ Œuvres

il ia remettolt au lendemam, d'ifant que je fortois du fujet préfent. Il rejettoit même quelquefois toutes mes citations foutenant qu'elles étoient faulles , & s'of- frant à m'aller chercher le livre, me déHoit de les y trouver. Il (entoit qu'il ne rifquoit pa-s grand'chofe , & qu'avec toute mon érudition d'emprunt , j'étois Trop peu exercé à manier les livres , ^ trop peu latinlfte pour trouver un paf- fage dans un gros volume, quand mem.e je^^ferois aii'uré qu'il y eft. Je le foup- çonne même d'avoir ufé de l'infidélité dont il accufoit les Miniftres , & d'a- voir fabriqué quelquefois des palTages pour fe tirer d'une obje^Ttion qui l'in- commodoit.

Mais enfin le féjour de rhofplce me devenant chaque jour plus délc\^!;rc.ible, tk n'appercevant pour en fortir qu'une foule voie , je m'emprelTai de la prendre iiutant que jufques-là je m'étois ctTorcé de T'él oigne r.

Les deux africains avoient été bap- tifés en grande cérémonie , habillés de blanc de la tétc aux pieds pour repré- fenter la candeur de leur ame régénérée. Mon tour vint un mois après ; car il fallut tout ce tems-là pour domisr à u:-c=s

dîre(5î:eurs l'honneur d'une converfion difficile, &:ronmefitpafl"er en revue tous les dogmes pour triompher de ma nou- velle docilité.

Enfin , fuffifamment inllruit S: fuf- fifamment difpofé au gré de mes maî- tres, je fus mené procellioniieUemen.t à l'églife métropolitaine de St. Jean pour y faire une abjuration folemnelle , & recevoir les accefToires du baptême, quoiqu'on ne me rebaptifât pas réelle- ment : mais comme ce font à-peu-près les mêmes cérémonies, cela fert à per- fuader au peuple que les proteftans ne font pas chrétiens* J'éîois revêtu d'uae certaine robe grife , garnie de brande- bourgs blancs & deftinée pour ces fortes d'occafions. Deux hommes portoient devant & derrière moi des baffins de cuivre fur lefquels ils frappoient avec une clef, & oii chacun mettoit fon au- mône au gré de fa dévotion ou de l'in- térêt qu'il prenoit au nouveau converti. Enfin rien du fafle catholique ne fut omis pour rendre la folemnité plus édi- fiante pour le public , & plus humi- liante pour moi. Il n'y eut que l'habit blanc qui m'eût été fort utile , & qu on ne me donna pas comme au maure , at-

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tendu que je n'avois pas l'honneur d'être

Juif.

Ce ne fut pas tout. Il fallut enfulte aller à rinquilition recevoir l'abfolution du crime d'hére'fïe & rentrer dans le fein de l'Eglife avec la même cérémo- nie, à laquelle Henri IV fut fournis par fon Ambafladeur. L'air ^' les manières du très-révérend père inquiliteur , n'é- îoient pas propres à dillîper la terreur fecrete qui m'avoit faifi en entrant dans cette maifon. Après plufîeurs quefiions fur ma foi, fur mon état, fur ma fa- mille , il m.e demanda brufquement rna mère étoit damnée. L'efiloi me fit réprimer le premier mouvement de mon indignation ; je me contentai de répon- dre que je voulois efpérer qu'elle ne î'étoit pas , & que Dieu avoit pu l'é- clairer à fa dernière heure. Le moine fe tut , mais il fit une grimace qui ne me parut point du tout un ligne d'appro- tation.

Tout cela fait ; au moment je penfois être enfrn placé félon mes efpé- rances , on me mit à la porte avec un peu plus de vingt francs en petite mon- naoie qu'avoit produit ma quête. On me recommanda de vivre en bon chrétien.

d'être 'fidèle à la grâce; on me fouhalta bonne fortune , on ferma fur moi la porte^ & tout difparut.

Ainli s'éclipferent en un inftant toutes mes grandes efpe'rances , & il ne me refta de la de'marche intérelfe'e que je venois de faire, que le (ouvenir a avoir été apoftat & dupe tout à la fois. Il eil aifé de juger quelle brufque révolution dut fe faire dans mes idées , lorfque de mes bnllans projets de fortune , je me vis tomber dans la plus complète mi- fere , & qu'après avoir délibéré le ma- tin fur le choix du palais que j'habite- rois, je me vis le foir réduit à coucher dans la rus. On croira que je commen- çai par me livrer à un déi'efpoir d'au- tant plus cruel que le regret de m^es fautes devoit s'irriter en me reprochant que tout mon malheur étoiî mon ou- vrage. Rien de tout cela. Je vtnois pour la première fois de ma vie d'être enfermé pendant plus de deux mois. Le premier fentiment que je goûtai fut celui de la liberté que j'avois recouvrée. Après un long efclavage, redevenu maî- tre de moi-mém.e & de mes adions, je me voyois au milieu d'une grande ville abondante en reUources, pleine de

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1^2 (E u r R £ S

gens de condition , dont mes talens & mon mérite ne pouvoient manquer de me udre accueillir fi-tôt que j'en ferais connu. J'avois, de plus, tout le tems d'attendre , & vingt francs que j'avois dans ma poche, me fembloient un tré- for qui ne pouvoit s'épuifer. J'en pou- vois difpofer à mon gré . fans rendre compte perfonne. C'étoit la première fois que je m'étois vu riche. Loin de me livrer au découragement & aux lar- mes, je ne fis que changer d'efpérances ; & l'amour- propre n'y perdit rien. Jamais je ne me fentis tant de confiance & de iecurité : je croyois déjà ma fortune faite , & je trouvois beau de n'en avoir l'obligation qu'à moi feul,

La première chofe que je fis , fut de fatisfaire ma curiodté en parcourant toute la ville , quand ce n'eut été que pour faire un ade de ma liberté. J'al- lai voir monter la garde ; les inflrumens jnilitaires me plaifoient beaucoup. Je fuivis à.QS proceflions ; j'aimois le faux bourdon des prêtres. J'allai voir le pa- lais du Roi : j'tn approchois aveccraintc ; mais voyant d*autres gens entrer, je fi;S comme eux, on me laifla faire. Peut- wtre dus-je cette grâce au petit paquQt

Diverses, 133

que j'avois fous \t bras. Quoi qu'il en foit , je conçus une grande opinion de n-oi-même en me trouvant dans ce pa- lais : déjà je m'en regardois prefque comme un habitant» Enfin, à force d'al- ler ^ venir, je me laflai , j'avois faim, il faifoit chaud ; j'entrai chez une mar- chande de laitage : on me donna de la giuncà , du lait caillé , & avec deux grilles de cet excellent pain de Pié- mont que j'aime plus qu'aucun autre , je fis pour mes cinq ou fix fols un des bons dinés que j'aye faits de mes jours.

,11 fallut chercher un gîte. Comme je fevois déjà afïez de piémontois pour ms foire entendre , il ne me fut pas diffi- cile à trouver, & j'eus la prudence de le choifir, plus félon ma bourfe que fé- lon mon goût. On m'enfeigna dans la rue du la femme d'un foldat , qui retiroit à un fou par nuit des domefti- ques hors de fervice. Je trouvai chez elle un grabat vide , & je m'y établis. Elle étoit jeune, & nouvellement ma- riée , quoiqu'elle eût déjà cinq ou fix enfans. Nous couchâmes tous dans la même chambre , la mère , les enfans , les hôtes j^ & cela dura de cette fa^oçi

1^^ Œuvres

tant que je reftai chez elle. Au demeu-^ rant c étoit une bonne femme , jurant comme un charretier , toujours débrail- lée & décoiffée , mais douce de cœur , officieufe, qui me prit en amitié, & qui même me fut utile.

Je pallai pludeurs jours à me livrer uniquement au plailtr de l'indépendance & de la curiofité. J'allois errant dedans & dehors la ville, furetant, vifitant tout ce qui me paroifToit curieux & nou- veau , & tout l'étoit pour un jeune hom.me fortant de fa niche qui n'avoit jamais vu de capitale. J'étois fur-tout fort exad: à faire ma cour, & )'aflîfl:ois régu- lièrement tous les matins à la melle du Roi. Je trouvois beau de me voir dans la même chnpelie avec ce Prince & fa fuite: mais ma paffion pour la mufïque, qui commençoit à fe déclarer, avoit plus de part à mon aflîduitc que la pompe de la cour qui bientôt vue & toujours la même, ne frappe paslong-tems. Le Roi de Sardaigne avoit alors la meilleure fymphonie de l'Europe. Somls, Desjar- dins , les Bezuzzi y brilloient alterna- tivement. Il n'en falloit pas tant pour attirer un jeune homme que le jeu du moindre inftrument, pourvu qu'il fût

Diverses, 135'

jude, tranfportoit d'aife. Du refte , je n'avois pour la magnificence qui trap- poit mes yeux qu'une admiration flupide & fans convoitifs. La feule chofe qui m'intérefsât dans tout l'éclat de la courg étoit de voir s'il n'y auroit point quel- que jeune PrinceOe qui m.éritât mon hom- mage, & avec laquelle je pufle faire un roman.

Je faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais où, (i je l'euflg mis à fin , j'aurois trouvé des plailirs mille fois plus délicieux.

Quoique je vécufïe avec beaucoup d'économie , ma bourfe infenfiblement s'épuifoit. Cette économie au refte étoit moins l'effet de la prudence que d'une iimplicité de goût que même aujour- d'hui i'ufage à.^% grandes tables n'a point altéré. Je ne connoifTois pas, & je ne con- nois pas encore de meilleure chère que celle d'un repas ruftique. Avec du lai- tage, desccufs, désherbes, du fromage > du pain bis & du vin payable , on eft toujours fur de me bien régaler ; mon bon appétit fera le refle quand un maî- tre d'hôtel & des laquais autour de moi ne me raflafieront pas de leur im.portun afpeél. Je faifois alors de beaucoup meiS-

t^6 (E u V R X s

leurs repas avec fix ou fept fols de de- penfe que je ne les ai fait depuis à (ix ou fept francs. J'étois donc fobre faute d'être tenté de ne pas l'être ; encore ai-je tort d'appeller tout cela (obriété; car j'y mettois toute la fenfualité polll- ble. Mes poires, ma giuncà, mon fro- mage, mes griffes, & quelques verres d'un gros vin de Monferrat à couper par tranches, me rendoient le plus heureux àt% gourmands. Mais encore avec tout cela pouvoit-on voir la tin de vingt livres. C'étoit ce que j'appercevois plus fenfiblement de jour en jour, 2e malgré Tétourderie de mon âge , mon inquié- tude fur l'avenir , alla bientôt jufqu'à l'effroi. De tous mes châteaux en Efpa- gne , il ne me refta que celui de cher- cher une occupation qui me fit vivre , encore n'étoit-il pas facile à réalifer. Je fongeai à mon "ancien métier ; mais je ne le favois pas affez pour aller travail- ler chez un maître , & les maîtres même n'abondoient pas à Turin. Je pris donc en attendant mieux le parti d'aller m'of- frir de boutique en boutique pour gra- ver un chiffre ou des armes lur de la vaiffelle , efpérant tenter les gens par le bon marché , en me mettant à leujî

Diverses. 137

difcrétion. Cet expédient ne fut pas fort heureux. Je fus prefque par-tout écon- duit , & ce que je trouvois à faire étoit fi peu de chofe , qu'à peine y gagnai-je quelques repas. Un jour , cependant , pafTant d'aflez bon matin dans la contra nova , je vis à travers les vitres d'un comptoir une jeune m.archande de ii benne grâce, &: d'un air fi attirant, que malgré ma timidité près des dames , je n hélîtai pas d'entrer & de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point , me fit aiïeoir, conter ma petite hifioi- re , me plaignit , me dit d'avoir bon courage , & que les bons chrétiens n-e m'abandonneroient pas : puis , tandis qu'elle envoyoit chercher chez un or- fèvre du voifînage les outils dont j'avois dit avoir- befoin , elle monta dans fa cuiflne & m'apporta elle-même à dé- jeûner. Ce début me parut de bon au- gure ; la fuite ne le démentit pas. Elle parut contente de mon petit travail ; encore plus de mon petit babil quand je me fus un peu raffuré : car elle étoit bril- lante & parée , & malgré fon air gra- cieux, cet éclat m'en avoit impofé. Mais fon accueil plein de bonté , fon ton compatiflantj fes manières douces & ca,-

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reflantes me mirent bientôt à mon alfe. Je vis que je réufiîfi'cis, & cela me fit réufTir davantage. Mais quoiqu'Italienne, & trop jolie pour n'être pas un peu co- quette , elle étoit pourtant fi modefte , & moi li timide, qu'il étoit difficile que cela vînt {itôt à bien. On ne nous laiiTa pas le tems d'achever l'aventure. Je ne m'en rappelle qu'avec plus de charmes les courts momens que j'ai pafîe's au- près d'elle, ^; je puis dire y avoir goûté dans leurs prémices les plus doux aind que les plus purs plaiHrs de l'amour.

C'étoit une brune extrêmement pi- quante, mais dont le bon naturel peint fur fon joli vifage, rendoit la vivacité touchante. Elle s'appelloit Madame Ba,- file. Son mari, plus âgé qu'elle &: pafla- blement jaloux, la laifToit durant fes voyages fous la garde d'un commis trop maiiHade pour erre réJuifant , & qui ne laiiïoit pas d'avoir des prétentions pour fon compte, qu'il ne montroit gueres que par fa mauvaife humeur. Il en prit beaucoup contre moi , quoique j'aimafTè à Tenrendre jouer de la flûte, dont il jouoit aiïèz bien. Ce nouvel Egiftegro- gnoit toujours quand il me voyoit en- irer chez fa Dame j il me traitoit avec

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lin dédain qu'elle lui rendoit bien. Il fembloit même qu'elle fe plût pour le tourmenter à me careiTer en fa préfence , & cette forte de vengeance, quoique fort de mon goût, l'eût été bien plus dans le téte-à-téte. Mais elle ne la pouf- Ibit pas jufques-là , ou du moins ce n'é- toit pas de la même manière. Soit qu elle me trouvât trop jeune, foit qu'elle ne fût point faire les avances , foit qu'elle voulût férieufement être fage , elle avoic alors une forte de réferve qui n'étoit pas repouffante, mais qui m'intimidoit fans que je fufle pourquoi- Quoique je ne me fentilTe pas pour elle ce rerpcd auflivrai que tendre que j'avois pour Madame de Jp^arens , je me fentois plus de crainte & bien moins de familiarité. J'étois em- barrafle, tremblant, je n'ofois la regar- der, je n'ofois refpirer auprès d'elle; ce- pendant je craignois plus que la mort de m'en éloignée. Je dévorois d'un œil avi- de tout ce que jepouvois regarder fans être apperçu : les fleurs de fa robe, le bout de fon joli pied , l'intervalle d'un bras ferme & blanc qui paroifloit entre fon gant & fa manchette, & celui qui fe faifoit quelquefois entre fon tour de gorge & fon mouchoir. Chaque objet

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ajoutoit à rimpreflion desautres. A force de regarder ce que je pouvois vo:r ^ même au delà, mes yeux fe troubloienr, ma poitrine s'oppreflbit , ma refpiration d'inftant en inflant plus embarrafîee , me donnoit beaucoup de peine à gou- verner , & tout ce que je pouvois taire étoit de 61er fans bruit des foupirs fort incommodes dans le lilence nous étions ailez fouvent. Heureufement Ma- dame Bafde, occupée à Ton ouvrage, ne s'en appercevoit pas à ce qu'il me fembloit. Cependant je voyois quelque- fois par une forte de fympaihie, Ton fi- chu fe renfler afiez fréquemment. Ce dangereux fpeélacle achevoit de m.e per- dre , & quand j'étois prêt à céder à mon tranfport, elle m'adrefloit quelque mot d'un ton tranquille, qui me faifoit ren- trer en moi-même à l'inflanr.

Je la vis pluueurs fois feule de cette manière, fans que jamais un mot, un gefte , un regard même trop exprellif , marquât entre nous la moindre intelli- gence. Cet état, très-tourmentant pour moi , faifoit cependant mes délices , & à peine dans la fimplicitc de mon cœur pouvois-je imaginer pourquoi j'étois fi tourmenté. Il paroilToit que ces petits

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tête-à-têtes ne lui déplaifoient pas non plus; du moins elle en rendoit les occa- iions alfez fréquentes; foin bien gratuit affurémentdefa part, pour l'ufage qu'elle en falfoit, & qu'elle m'en laifloit faire. Un jour qu'ennuye'e des fots collo- ques du commis, elle avoit monté dans fa chambre , je me hâtai dans i'arrière- boutique oià j'étois d'achever ma petite tâche, & je la fuivis. Sa chambre étoit entr'ouverte ; j'y entrai ians être apperçu. Elle brodoit près d'une fenêtre ayant en face le côté de la chambre oppofé à îa porte. Elle ne pouvoit me voir entrer , ni mi'entendre , à caufe du bruit que des chariots faifoient dans la rue. Elle fe imettoit toujours bien : ce jour-là fa pa- rure approchoit de la coquetterie. Son attitude étoit gracieufe, fa tête un peu baiffée laifloit voir la blancheur de fon cou , fes cheveux relevés avec élégance éîoient ornés de fleurs. Il régnoit dans tout.e fa figure un charme que j'eus le tems de confidérer, & qui me mit hors de moi. Je me jettai à genoux à l'entrée de la chambre, en tendant les bras vers elle d'un mouvement paflionné, bien fur i^u'elle ne pouvoit m'entendre , & ne penfant pas qu'elle piu me voir : mais

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il y avoir à la cheminée une glace qui me trahir. Je ne fais quel effet ce tranf- port fir fur elle; elle ne me regarda poinr, ne me parla point; mais tour- nanr à demi la têre. d'un fimple mou- vement de doigrelle me mourra la narte à Tes pieds. TrefTaillir, pouffer un cri. m'élancer à la place qu'elle nVavoir mar- quée ne fut pour moi qu'une mcmecho- fe : mais ce qu'on auroit peine à croire, cfl: que dans cet état je n'ofai rien en- treprendre au-delà , ni dire un feul mor, ni lever les yeux fur elle , ni la roucher même dans une artitude auffi contrainte, pour m'appuyer un ir.flant fur fes ge- noux. J'étois muer , immobile ; mais non pas rranquUlenffurémenr: tout marquoit en moi l'agitation, la joie, la recon- noiffance, les ardens deiirs mcerrams dans leur objer , &: conrenus par la frayeur de déplaire , fur laquelle mon jeune cœur ne pouvoir fe rallurer. _

Elle ne paroiffoit ni plus tranquille ni moins timide que moi. Troublée de me voir là, interdite de m'y avoir at- tiré , 6c commençant à fentir route la confcquence d'un ligne parri fansdoure avant 'la réflexion , elle ne m'accueiHoïc ni me repouffoit ; elle n'otoit pas les yeux

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de defius (on ouvrage ; elle tâchoit de faire comme fi elle ne m'eût pas vu à fes pieds, mais toute ma bécife ne m'em- pêchoit pas de juger qu'elle partageoic mon embarras, peut-être mes defirsôc qu'elle étoit retenue par une honte fem- blable à la mienne, fans que cela me donnât la force de la furmonter. Cinq ou lîx ans qu'elle avoit de plus que moi , dévoient, félon moi , mettre de fon côté toute la hardieffe , & je me difois que puifqu'elle ne faifoit rien pour exciter la mienne, elle ne vouloit pas que j'en euffe. Même encore aujourd'hui je trou- ve que je penfois juire , & fùrement elle avoit trop d'efprit pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avoit befoin, non-feulement d'être encouragé , mais d'être inftruit.

Je ne fais comment eût fini cette fce- ne vive & muette , ni combien de tems j'aurois demeuré immobile dans cet état ridicule & délicieux, fi nous n'euflîons été interrompus- Au plus fort de mes agitations, j'entendis ouvrir la porte de la cuifme qui touchoit la chambre nous étions, & Madame Bafde alarmée me dit vivement de la voix & du ij^efte; levej-vous, voici i?t>/i//a. En me levanc

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en hâte , je faifis une main qu'elle me tendoit, & j'y appliquai deux baifers brûlans, au fécond defquels je fentis cette charmante main fe preiTerun peu contre mes lèvres. De mes jours je n'eus un li doux moment: mais l'occafion que j'a- vois perdue ne revint plus , & nos jeu- nes amours en refterent là.

C'eft peut-être pour cela même que l'image de cette aimable femme eft refte'e empreinte au fonds de mon cœur en traits fi charmans. Elle s'y eft mcme embellie à mefure que j'ai mieux connu !e monde& les femmes. Pour peuqu'elle eût eu d'expérience, elle s'y fût prife autre- ment pour animer un petit garçon: mais fi Ton coeur e'tolt foible , il écoit honnête; elle cédoit involontairement au pen- chant quil'entraînoit, c'étoi: félon toute apparence fa première infidélité, & j'au- rois peut-ctre eu plus à faire à vaincre fa honte, que la mienne. Sans en ctre venu j'ai goûté près d'elle des dou- ceurs inexprimables. Rien de tout ce que m'a fait fentir la poflenion des fem- mes ne vaut les deux minutes que j'ai paffées à fes pieds , fans mcme ofer tou- cher à fa robe. Non , il n'y a point de touiCfances pareilles à celles que peut

donner

Diverses, i^^

Sonner une honnête femme qu'on aime: tout eft faveur auprès d'elle. Un petit figne du doigt, une main légèrement prefTée contre ma bouche, font les feules faveurs que je reçus jamais de Madam.e Bafiky & le fouvenir de (es faveurs fi lé- gères me tranfporte encore en y penfanr.

Les deux jours fuivans j'eus beau guet- ter un nouveau tête -tête; il me fut impolîîble d'en trouver le moment , & je n'appei-çus de fa part aucun foin poiii: le ménager. Elle eut même le maintien , non plus froid, mais plus retenu qu'à l'ordinaire , & je crois qu'elle évitoit mes regards de peur de ne pouvoir affez gou- verner les Tiens. Son maudu commis fut plus délolant que jamais. Il devint mê- me railleur, goguenard; il me dit que je ferois mon chemin près des Dames. Je tremblois d'avoir commis quelque indifcrétion, & me regardant déjà com- me d'intelligence avec elle, je voulus couvrir du myftere un goûr qui jufqu'a- lors n'en avoit pas grand befoin. Cela me rendit plus circonfpeeil à faifir les occafions de le fatisfaire, &' à force de les vouloir fûresj je n'en trouvai plusdu tour.

Voici encore une autre folie roma- nefque dont jamais je n'ai pu me guérir.

In Partie, G

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^ qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup de'menti les prédictions du commis. J'aimois tropfincérement, trop parfaitement, j'ofe dire, pour pouvoir aifément être heureux. Jamais pallions ne furent en même tems plus vives ô: pkis pures quelesmiennes; jamais amour ne fat plus tendre, plus vrai, plus dé- iintéreilé. J'aurois mille fois facriiiémon bonheur à celui de la perfonne que j'ai- mois; fa réputation m'étoit plus chère que ma vie , & jamais pour tous les plaihrs de la jouiflance, je n'aurois voulu compromettre un moment fon repos. Cela m'a fait apporter tant de foins , tant de fecret, tant de précaution dans mes entreprifes, que jamais aucune n'a pu réufljr. Mon peu de fuccès près des femmes eft toujours venu de les trop aimer.

Pour revenir au Auteur Egide , ce qu il y avoit de fingulier étoit qu'en de- venant plus infupportable , le traître fem- bloit devenir plus complaiiant. Dès le premier jour que fa dame m'avoit pris en affedion , elle avoit fongé à me ren- dre utile dans le magafin. Je favois paf- fablement l'arithmétique; elle lui avoit propofé de m'apprtndre à tenir les lij

Diverses* 147

vres r mais mon bourru reçut très-mal Ja propoiition , craignant peut-étred'écre fuppîanté. Ainfi tout mon travail , après mon burin , étoit de tranfcrire quelques comptes & mémoires, de mettre au net quelques livres, & de traduire quelques lettres de commerce d'italien en François. Tout d'un coup mon homme s'avifa de revenir à la proporition faite & rejettée, & dit qu'il m'apprendroit les comptes à parties doubles , &: qu'il vouloit me met- tre en état d'offrir mes fervices à M. 5^- file^ quand il feroit de retour. Il y avoic dans fon ton, dans fon air, je ne fais quoi de faux, de malin , d'ironique , qui ne me donnoit pas de la confiance. Ma- dame Bafile fans attendre ma réponfe lui dit féchement que je lui étois obligé de fes offres ; qu'elle efpéroit que la for- tune favoriferoit enfin mon mérite , & que ce feroit grand dommage qu'avec tant d'efprit je ne fuife qu'un commis. Elle m'avoit dit plufieurs fois qu'elle vouloit me faire faire une connoiffance qui pourroit m'ctre utile. Elle penfcit affez fagement pour fentir qu'il étoic tems de me détacher d'elle. Nos muerres déclarations s'étoient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un diné je n^e

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trouvai; & fe trouva aufli un Jacobirï de bonne mine , auquel elle me préfenta. Le moine me traita très - afrectueufe- ment, me félicita fur ma converlion , & me dit plulieurs chofes fur mon hif- toire qui m'apprirent qu'elle la lui avoit détaillée : puis me donnant deux petits coups d'un revers de main fur la joue, il me dit d'être fage , d'avoir bon cou- rage & de l'aller voir , que nous cau- ferions plus à loifir enfemble. Je jugeai par les égards que tout le monde avoit pour lui, que c'étoit un homme de con- lldération, & par le ton paternel qu'il prenoit avec Madame Bafile qu'il étoit Ion confefleur. Je me rappelle bien aulli que fa décente familiarité étoit mêlée de' marques d'eftime & même de refpeit pour fa pénitente, qui me tirent alors moins d'impreflîon qu'elle ne m'en font aujourd'hui. Si j'avois eu plus d'intelli- gence , combien j'euffe été touché d'a- voir pu rendre fenfible une jeune temme refpedée par fon confeffeur!

La table ne fe trouva pas pflez grande pour le nombre que nous étions. II en fallut une petite j'eus l'agréable tête- à-tête de Monfieur le commis. Je n'y perdis rien du côté des attentions ik de

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'\îa bonne chère ; il y eut bien des af- /dettes envoyées à la petite table dont l'intention n'e'toit fûrement pas pour lui. Tout alloit très bien jufqueslà; les fem- mes étoient fort gaies , les hommes fort galans , Madame Bafile faifoit fes hon- neurs avec une grâce charmante. Au mi- lieu du dîné on entend arréterune chaifa à la porte, quelqu'un fnonte; c'efl M, Bafile. Je le vois comme s'il entroitac îuellement , en habit d'écarîare à bou- tons d'or ; couleur que j'ai pri.fe en aver- fion depuis ce jour là. M. Bapde éroic un grand &: bel homme, qui fe préfen» toit très bien. Il entre avec Fracas , & de l'air de quelqu'un qui furprend fon mon- de , quoiqu'il n'y eût laque de fes amis. Sa femme lui faute au cou, lui prend les mains , lui fait mille carefles qu'il reçoit fans les lui rendre. Il falue la compap'nie, on lui donne un couvert, il ma.igc. A peine avoit-on commencé de parler de fon voyage, que jettant les yeux fin- la petite table, il demande d'un ton févere , ce que c'eft: que ce petit garçon qu'il apperçoit là. Madame Ba~ file le lui dit tout naivement. Il demande fi je loge dans la maifon ? On lui dit que non, Pourquoi non ? reprend - il

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grofliérement: puifqu'il s'y tient le jouif il peut bien y refier la nuit. Le moins prit la parole , 5< après un éloge grave & vrai de Madame Bafile , il fit le mien en peu de mots ; ajoutant que loin de blâmer la pleufe charité de fa femme , il devoit s'empreiïer d'y prendre part; puifque rien n'y paiToit les bornes de la ' difcrétion. Le mari répliqua d'un ton d'humeurdonrll cachoit la moitié, con- tenu par la préfence du moine, mais qui fuffit pour me faire fentir qu'il avoit des inftiuaions fur mon compte , & que le commis m'avoit fervi de fa façon.

A peine étoit on hors de table , que celui-ci dépéché par fon bourgeois, vint en triomphe me fîgnifier de fa part de fortir à l'inftant de chez lui &: de n'y remettre les pieds de ma vie. Il aflai- fonna fa commiflîon de tout ce qui pouvoit la rendre infultante & cruelle. Je partis fans rien dire , mais le coeur navré , m.oins de quitter cette aimable femme , que de la laifler en proie à la brutalité de fon mari. Il avoit raifon , fans doute , de ne vouloir pas qu'elle fut infidelle ; m.ais quoique fage Jk bien née, elle étoit italienne , cell-à-dire, fenfible & vindicative , & il avoit tort ,

Diverses, I JI

ce me femble, de prendre avec elle les moyens les plus propres à s'attirer le malheur qu'il craignoit.

Tel fut le fuccès de ma première avanture. Je voulus eflayer de reparler deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins celle que mon cœur regret- toit fans cefTe : mais au lieu d'elle je ne vis que Ton mari & le vigilant commis , qui m'ayant apperçu, me fit avec Faune de la boutique un gcfte plus exprefiif qu'attirant. Me voyant fi bien guetté » je perdis courage & n'y pafiai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu'elle m'avoit ménagé. Malheureufe- ment je ne favois pas Ton nom. Je rôdai plufieurs fois inutilement autour du cou- vent pour tâcher de le rencontrer. Enfin d'autres événemens m'ôterent les char- mans fouvenirs de Madame Bafde , & dans peu je l'oubliai fi bien , qu'aulîi fîmple & aiiiTi novice qu'auparavant , je ne reftai pas même afiriandé de jolies femmes.

Cependant Tes libéralités avoient un peu remonté mon petit équipage; très- modeftement toutefois, & avec la pré- caution d'une femme prudente, qui re- gardoitplus à la propreté qu'à la parure,

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& qui vouloit m*empécher de fouffrir , & non pas me faire briller. Mon habit que j'avois apporté de Genève, étoit bon & portable encore; elle y ajouta feulement un chapeau &: quelque linge. Je n'avois point de manchettes; elle ne voulut point m'en donner, quoique j'en euffe bonne envie. Elle fe contenta de me mettre en état de me tenir propre, & c*eft un foin qu'il ne fallut pas me re- commander , tant que je parus devant elle.

Peu de jours après ma cataftrophe , mon hôtcfîe qui, comme j'ai dii, m'a- voit pris en amitié, me cit qu'elle m'a- voit peut-être trouvé une place, & qu'une dame de condition vouloit me voir. A ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes aventures; car j'en revenois tou- jours-là. Celle-ci ne le trouva pas aufll brillante que je me l'étois figurée. Je fus chez cette dame avec le domeftique qui lui avoit parlé de moi. Elle m'inter- rogea, m'examina i je ne lui déplus pas; & tout de (uite j'entrai à fon fervice , non pas tout-à-fait en qualité de favori, mais en qualité de laquais. Je fus vêtu de la couleur de fes gens : la (eule dif- tindion fut qu'ils portoient réguillette,

& qu'on ne me la dor.na pas : corams il n'y avoit point de galons à fa livrée, cela faifoit à-peu-près un habit bour- geois. Voilà le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes ef- pérances.

Madame la comteO^i de Vercellls , chez qui j'entrai , e'-toit veuve & fans encans. Ton mari étoit piémontois; pour elle, je l'ai toujours crue favoyarde , ne pouvant imaginer qu'une piémontoife parlât fi bien François & eût un accent il pur. Elle étoit entre deux âges, d'une figure fort noble, d'un efprit orné, ai- mant la littérature françoife, & s'y con- noiflant. Elleécrivoit beaucoup ^ èi tou- jours en François. Sts lettres avolent le tour & prefque la grâce de celles de Madam.e de Scvigné\ on auroit pu s'y tromper à queiquesunes. Mon principal emploi, U qui ne me déplaifoit pas, etoit de les écrire fous fa didée ; un cancer au fein qui la Faifoit beaucoup fouftrir, ne lui permettant plus d'écrire elle même.

Madame de Vercellh avoit, non-feu- lement beaucoup d'efprit, mais une ame élevée & forte. J'ai fulvi fa dernière ma- jadie , je l'ai vue fouftrir & mourir fans

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îamais marquer un iRptant de folblefle, fans faire le moindre effort pour le con- traindre, fans fortir de Ton rôle de tern- me, & Tans fe douter qu'il y eut a cela de la philofophie ; mot qui n étoit pas encore à la mode , t< qu'elle ne con- roilToit même pas dans le fcns qu'il porte aujourd'hui. Cette torce de piac].ere al- loit quelquefois jurqu'à la fécherefle. Elle m'a toujours paru auHi peu fenfible pour ?.utrui que pour elle-même, & quand ehe faifoit du bien aux malheureux, cetoit pour faire ce qui étoit bien en foi, plu- îôt que par une véritable commiléra- îion. J'ai un peu éprouvé de cette in- fenfîbilité pendant les trois mois que ] ai paflesauprèsd'elle.Il étoit naturel qu elle prît en affeftion un jeune homme de quelque efpérance qu'elle avoit inceiïam- ment fous les yeux, & qu'elle fongeat , fe Tentant mourir , qu'après elle il au- roit befoin de fecours & d'appui : cepen- dant, foit qu elle ne me jugeât pas digne d'une attention particulière, foit que les eens qui l'obfédoient ne lui aient permis de fonger qu'à eux, elle ne ht rien peur

moi. r j

Te me rappelle pourtant fort bien

:qu'aie avoit marqué quelque çuïiolite

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de me connoître. Elie m'interrogeoit quelquefois; elle étoit bien aife que je lui montrafle les lettres que j'écrivois à Madame de U^areiis ^ que je lui rendifle compte de mes fentimens. ]\lais elle ne s'y prenoit afluiément pas bien pour les connoître en ne me montrant jamais les liens. Mon cœur aimoit à s'épancher, pourvu qu'il fentit que c'e'toit dans \xx\ autre. Des interrogations reciies & froi- des, fans aucun ligne d'approbation ni de blâme fur mes réponfes, ne me don- noient aucune confiance. Quand rien nîî m'apprenoit fi mon babil plaifoit ou dé- plailoit, fétois toujours en crainte, & je cherchois moins à ra0ntrer ce que je peofois qu'à ne rien dire qui put m.e nuire. J'ai remarqué depuis que cetta manière feche d'interroger les gens pour les connoître, efl: un tic aflez commun chez les femmes qui fe piquent d'efprir. Elles s'im.aginent qu'en ne laiflant point paroître leur fentim.ent , elles parvien- dront à mieux pénétrer le vôtre; mais elles ne voyent pas qu'elles ôtent par-là le courage de le montrer. Un hom^me qu'on interroge commence par cela feul à fe mettre en garde, & s'il croit que, fans prendre à lui un véritable intérêt,

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on ne veut que le faire jafer ; il ment , ou fe tait , ou redouble d'attention fur lui-même , & aime encore mieux paiïer pour un fot que d'être dupe de votre curiolîté. Enfin c'eft toujours un mau- vais moyen de lire dans le cœur des autres que d'alTeder de cacher le fien. Madame de Vcrcdlïs ne m'a jamais <3it un mot qui fentît l'affedion , la pitié , la bienveillance. Elle m'inter- rogeoit froidement , je répondois avec réierve. Mes réponfes étoient fi timides ■qu'elle dut les trouver bafîes & s'en en- nuya. Sur la fin elle ne me queftion- noit plus, ne me parloit plus que pour fon fervice. Elle me jugea moins (ur ce que j'étois, que fur ce qu'elle m'a- voit fait , & à force de ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empêcha de lui paroître autre chofe.

Je crois que j'éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m'a traverfé toute ma vie, ^ qui m'a donné une averfion bien naturelle pour Tordre apparent qui les produit. Madame de Vercellïs n'ayanf point d'enfan» , avoit pour héritier fon neveu le comte de la Roque qui lui faifoit afiiduement fa cour. Outre cela fes principaux domeftiques

Diverses, ISI

qui la voyoient tirer à fa fin ne sou- blioient pas , & il y avoit tant d'em- preffés autour d'elle , qu'il étoit diffi- cile qu'elle eût du tems pour penfer a moi. A la tête de fa maifon étoit un nommé M. Loren:^y , homme adroit, dont la femme encore plus adroite , s'étoit tellement infinue'e dans les bonnes grâces de fa maîtrefle , qu elle e'toit plu- tôt chez elle fur le pied d'une amie que d'une femme à fes gages. Elle lui avoit donné pour femme de chambre une nièce à elle, appellée W\t. Pontal^ fine mouche , qui fe donnoit des airs de demoifelle fuivante & aidoit fa tante à obféder H bien leur maîtrefle qu'elle ne voyoit que par leurs yeux^ & n'a- giflbit que par leurs mains. Je n'eus pas le bonheur d'agréer à ces trois perfon- nes : je leur obélflbis , mais je ne les fervois pas ; je n'imaginois pas qu'outre le fervice de notre commune maîtrefle je dufle être encore le valet de (qs va- lets. J'étois d'ailleurs une efpece de per- fonnage inquiétant peureux. Ils voyoient bien que je n étois pas à ma place ; ils craignoient que madame ns le vît aufli, & que ce qu'elle feroit pour m'y mettre ne diminuât leurs portions; car ces fortes

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de gens, trop avides pour être jufles,^ regardent tous les legs qui font pour d'autres comme pris fur leur propre bien. Ils fe réunirent donc pour in'é- carter de Tes yeux. Elle aimoit à écrire des lettres ; c'étoit un amufement pour elle dans fon état ; ils l'en dégoûtèrent & l'en firent détourner par le médecin en la perfuadant que cela la fatiguoit. Sous prétexte que je n'entendois pas le fervice, on employoit au lieu de moi deux gros manans de porteurs de chaifes autour d'elle : enfin l'on fit fi bien que quand elle fit fon teftament , il y avoit huit jours que je n'étois entré dans fa chambre. Il eft vrai, qu'après cela iy entrai comme auparavant, & j'v fus même plus alîidu que perfonne : car \qs douleurs de cette pauvre femme me déchiroient , la confiance avec laquelle elle les foufiroit me la rendoit extrê- mement refpedable & chère , ^ j\ii bien verfé dans fi chambre des larmes iinceres , fans qu'elle ni perfonne s'en apperçût.

Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avoit écé celle d'une femme d'efprit & de fens ; fa mort fut celle d'un fage. Je puis dire qu'elle me

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rendit la religion catholique aimable par la férénité d'ame avec laquelle elle en remplit les devoirs, fans négligence & fans affeétation. Elle étoit narurellement férieufe. Sur la fin de fa maladie elle prit une forte de gaîté trop égale pour être jouée, & qui n'étoit qu'un eontre-poids donné par la raifon même, contre a trifteffe de fon état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours , & ne ceffa de s'entretenir paidblement avec tout le monde. Enfin ne parlant plus, & déjà dans les combats de l'agonie, elle fit un gros pet. Bon dit-elle en le retournant, femme qui pette neft^pas morte. Ce furent les derniers motsqu elle prononça.

Elle avoit îéc^ué un an de leurs gages à fes bas domeftiques; mais n'étant point couché fur l'état de fa maifon je n eus rien. Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres & me laifla l'habit neuf que j'avois fur le^ corps & que M. Lcren^y vouloit m'ôter. II promit même de chercher à me pla- cer £c me permit de l'aller voir. J y fus deux ou trois fois fans pouvoir lui parler. J'étois facile à rebuter, je ny

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retournai plus. On verra bientôt que j'eus tort.

Que n'ai-je achevé tout ce que j'a- vois à dire de mon féjour chez Madame de Vercellis l Mais , bien que mon ap- parente fituation demeurât la même, je ne fortis pas de fa maifon comme j'y étois entré. J'en emportai les longs fou- venirs du crime & rinfupportable poids des remords dont au bout de quarante ans ma conlcience eft encore chargée, & dont Tamer fentiment, loin de Vaf- foiblir, s'irrite à mefure que je vieillis. Qui croiroit que la faute d'un enfant pût avoir des fuites aufn cruelles ? Ceft de ces fuites plus que probables que mon ca'ur ne fauroit fe confoler. J'ai peut- être fait périr dans l'opprobre & dans la mifere une fille aimable , honnête , eftimable , & qui fiirement valoit beau- coup mieux que moi.

^ Il eft bien difficile que la diffolution d'un ménage n'entraîne un peu de con- fufion dans h maifon, & qu'il ne s'égare bien Açi% chofes. Cependant, telle ctoit la fidélité àts domefliques, & la vi^-i- lance de M. & Madame lom^^y, q*ue rien ne fe trouva de manque fur Tin-

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ventaire. La feule Mlle. Fontal perdit un petit ruban couleur de rofe & ar- gent déjà vieux. Beaucoup d'autres meil- leures chofes étoient à ma portée ; ce ruban feul me tanta , je le volai , & comme je ne le cachois gueres on me le trouva bientôt. On voulut favoir je l'avois pris. Je me trouble , je bal- butie, & enfin je dis en rougidant, que c'eft Marïon qui me l'a donné. Marïoti étoit une jeune mauriennoife , dont Aia- dame de Vercellïs avoit fait fa cuid- niere, quand, cefiant de donner à man- ger, elle avoit renvoyé la iienne, ayant plus befoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non - feulement Manon étoit jolie, mais qlle avoit une fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, & fur-tout un air de mo- dcflie & de douceur qui faifolt qu'on ne pouvoit la voir fans l'aimer. D'ail- leurs bonne fille, fage , & d'une fidé- lité à toute épreuve. C'eft ce qui furprit quand je la nommai. L'on n'avoit gueres moins de confiance en moi qu'en elle, & l'on jugea qu'il importoit de vérifier lequel étoit le fripon des deux. On la fit venir; l'afTembiée étoit nombreufe , le comte de la Ko^uq y étoit. Elle âi-

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rive j on lui montre le ruban , je îa charge effrontément; elle relie interdite, fe tait, me jette un regard qui auroit dé- farmé les démons & auquel mon barbare eœurréiifle. Elle nieenfin avec afïïirance, mais fans emportement, m'apoPirophe , m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui na m'a jamais fait de mal ; & rnoi avec une impudence infernale je confirme ma déclaration & lui foutiens en face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille fe mit à pleurer, & ne me dit que ces mots. Ah RouJJeau! je vouscroyois un bon caradere. Vous me rendez "bien malheureufe , mais je ne voudrois pas être à votre place. Voilà tout. Elle con- tinua de fe défendre avec autant de fim- plicité que de fermeté, mais fans fe permettre jamais contre moi la moindre invedive. Cette modération comparée à mon ton décidé lui fit tort. Il ne fembloit pas naturel de fuppofer d'un coté une audace aufli diabolique , & de l'autre une auflli angélique douceur. On ne pa- rut pas fe décider abfolument, mais les préjugés étoient pour m.oi. Dans le tra- cas où l'on ctoit on ne fe donna pas le tems d'approfondir la chofe, & le comte

de la Roque en nous renvoyant tous deux fe contenta de dire que la conf- cience du coupable vengeroit allez 1 in- nocent. Sa prédiaion n'a pas été vaine j elle ne celle pas un feul jour de s ac- complir.

J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie ; mais il n'y a pas d'ap- parence quelle ait'^après cela trouvé fa- cilement à fe bien placer. Elle empor- toit une imputation cruelle à fon hon- neur de toutes manières. Le vol n étoit qu'une bagatelle , mais enfin c'étoit un vol , 6c qui pis eft , employé à féduire u-n jeune garçon ; enfm le menfonge & l'obi^ination ne laifloient rien à efpérer de celle en qui tant de vices étoient réunis. Je ne regarde pas même la mi- fere & l'abandon comme le plus grand danger auquel je l'aye exporée. Qui fait, à Ton âge, le découragement de Tin- nocence avilie a pu la porter. Eh! h le remord i d'avoir pu la rendre aialheu- reufe u-il in fuppor table , qu'on juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi. Ce fouvenir cruel me trouble quel- quefois & me bouleverfe au point de voir dans mes infomnies cette pauvre tille venir me reprocher mon crime ,.

3^4 "(S V y R E s

comme s'il n'étoit commis que d'hier. Tant que j'ai vécu tranquille il m'a moins tourmenté , mais au milieu d'une vie orageufe il m'ôte la plus douce confola- îion des innocens perfécutés : il me tait bien fentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage , que le remords s'en- dort durant un deftin profpere & s'aigrit dans i'adverfité. Cependant je n'ai ja- mais pu prendre fur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans le fein d'ua ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à perfonne , pas même Madame de Jf^arens, Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avois à me re- procher une adion atroce , mais jamais je n'ai dit en quoi elle conliftoit. Ce poids efl: donc reflé jufqu'à ce jour fans allégement fur ma confcience , & je puis dire que le defir de m'en délivrer en quelque forte a beaucoup contribué à la réfolution que j'ai prife d'écrire mes confelTions.

J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire , & l'on ne trouvera fù- rement pas que j'aye ici pallié la noir- ceur de mon forfait. Mais je ne rempli- rois pas le but de ce livre (i je n'expo- fois en même tems mes difpofitions in-

Diverses, i6^.

térleures , èc que je craignllfe de m'ex- culer en ce qui eft conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment, ôc lorfque je chargai cette malheureufe fil- le , il eft bizarre mais il eft vrai que mon amitié pour elle en fut la caule. Elle étoit préfente à ma penfée , je m'excu- fai fur le premier objet qui s'offrit. Je l'accufai d'avoir tait ce que je voulois faire & de m'avoir donné le ruban parce que mon intention étoit de le lui donner. Quand je la vis paroitre enfuite mon cœur fut déchiré , mais la préfence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignois peu la punition , je ne craignois que la honte ; mais je la craignois plus que la mort , plus que le crime, plus que tout au monde. J'au- rois voulu m'enfoncer, m'étoufier dans le centre de la terre : l'invincible honte l'emporta fur tout, la honte feule fit mon impudence , & plus je devenois criminel , plus l'effroi d'en convenir me rendoit intrépide. Je ne voyois que l'horreur d'être reconnu , déclaré publiquement , moi préfent , voleur, menteur , calomniateur. Un trouble uni- verfel m'ôtoit tout autre fentjment. Si

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l'on m'eût laiflé revenir à mol -même, j'aurois infailliblement tout déclaré. Si M. de la Phoque m'eût pris à part, qu'il m'eût dit ; ne perdez pas cette pauvre fille. Si vous êtes coupable , avouez- le moi ; je me ferois jette à fes pieds dans l'inftant ; j'en fuis parfaitement fiir. Mais oiî ne fit que m'intimider quand il falloit me donner du courage. L'âge eft encore une attention qu'il eft jufte de faire. A peine étois je forti de l'enfan- ce , ou plutôt j'y étois encore. Dans la jeunefle les véritables noirceurs font plus criminelles encore que dans l'âge mûr; mais ce qui n'eft que foiblefie l'eft beau- coup moins , & ma faute au fond n'étoit gueres autre chofe. Auffi Ton fouvenir m'afflige-t-il moins à caufe du mal en lui- même, qu'à caufe de celui qu'il a caufer. Il m'a même fait ce bien de me garantir pour le refte de ma vie de tout ade tendant au crime par l'impreflion terrible qui m'eft reftée du feul que j'aye jamais commis, & je crois fentir que mon averlion pour le menfonge me vient en grande partie du regret d'en avoir pu taire un lufli noir. Si c'eft un crime qui puitfe erre eypié, comme j'ofe le croire , il doit l'être par tant de mal-

D I V E R a E s, i6y

heurs dont la fin de ma vie efl accablée, par quarante ans de droiture & d'hon- neur dans des occafîons difficiles, de la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde , que quelque grande qu'ait été mon oflenfe envers elle , Je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j'avois à dire fur cet arti- cle. Qu'il me foit permis de n'en re- parler jamais.

Fin du Livre fécond^

LES

CONFESSIONS

D E

J. J. ROUSSEAU.

LITRE TROISIEME,

OoRTi de chez Madame de Vercel- lis à-peu-près comme j'y étois entré, je retounai chez mon ancienne hôtefle , &: j'y reftai cinq ou fix femaines , durant lefquelles la fanté , la jeuneflc & Toifi- veté me rendirent fouvent mon tem- pérament importun. J'étois inquiet , dif- trait, rêveur ; je pleurois, je ïoupirois, je defirois un bonheur dont je n'avois pas d'idée , & dont je fentois pourtant la privation. Cet état ne peut fe décrire & peu d'hommes mcme le peuvent ima- giner ; parce que la plupart ont préve- nu cette plénitude de vie , à la lois tour- mentante & dclicieufe qui dans l'ivrcOe du defir donne un avant goût de la jouit-

fànce*

Diverses, iCp

fânce. Mon fang allumé femplifToit in- ceflamment mon cerveau de tilles & de femmes, mais n'en tentant pas le vérita- ble u(age, je les occupois bizarrement en idées à mes tantaifies lans en favoic rien faire Ue plus j & ces idées tenoient mes fens dans une adivité très -incom- modé, dont par bonheur elles ne m'ap- prenoient point à me délivrer, J'aurois donné ma vie pour retrouver un quart- d'heure une demoifelle Goton, Mais ce n'étoit plus le tems ou les jeux de l'en» fance alloient comme d'eux-mêmes. La honte, compagne de la confcience du mal , étoit venue avec les années ; elle avoit accru ma timidité naturelle au point de la rendre invincible, & jamais ni dans ce tems-Ià ni depuis , je n'ai pu parvenir à faire une proportion lafci- ve , que celle à qui je la faifois ne m'y ait en quelque forte contraint par (qs avances , quoique fâchant qu'elle n'étoit pas fcrupuleufe, & prefque affuré d'être pris au mot.

Mon féjour chez Madame de Vercellis m'avoit procuré quelques connoifTances que j'entretenois, dans l'efpoir qu'elles pourroient m'être utiles. J'allois voie quelquefois entre autres un abbé fa^

Ire ?arùu H

l'^Q Œuvres

voyard appelle M. Gaime , précepteut des enfans du comte de MeLlarede» Il étoit jeune encore , & peu répandu , jnais plein de bon fens, de probité, lumières & l'un des plus honnêtes hom- mes que j'aye connus. Il ne me fut d'au- cune reflource pour l'objet qui m'atti- roit chez lui \ il n'avoit pas afl'ez de cré" dit pour me placer ; mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m'ont profité toute ma vie ; les le- çons de la laine morale, & les maximes de la droite raiion. Dans l'ordre fuccef- fif de mes goûts & de mes idées , j'avois toujours été trop haut ou trop bas ; Achille ou Therfue , tantôt héros & tan- tôt vaurien. M. Gaime prit le foin de me mettre à ma place & de me mon- trer à moi-même fans m*épargner ni me décourager, Il me parla très- honora- blement de mon naturel & de mes ta- lens ; mais il ajouta qu'il en voyoit naî^ tre les obftacles qui m'empêcheroient d'en tirer parti , de forte qu'ils dévoient, ielon lui , bien moins me fervir de de- grés pour monter à la fortune que de reflburces pour m'en palfer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine dont je n'avois que de faufTes idées ; il me mon- tra çomqient dans un deftin contraire

Diverses, l-ji

fhomme fage peut toujours tendre au bonheur, & courir au plus près du vent pour y parvenir , comment il n'y a point de vrai bonheur fans fagefle, & com- ment la fagefTe eft de tous les états. II amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur en me prouvant que ceux qui dominoient les autres , n'étoient ni plus {2,^0,% ni plus heureux qu'eux. II me dit une chofe qui m'efl: fouvent re- venue à la mémoire , c'efl: que fi chaque homme pouvoit lire dans les cœurs de tous les autres , il y auroit plus de gens qui voudroient defcendre que de ceux qui voudroient monter. Cette réflexion dont la vérité frappe , & qui n*a rien d'outré, m'a été d'un grand ufage dans le cours de ma vie pour me faire tenii: à ma place paihblement. Il me donna les premières vraies idées de l'honnête, que mon génie ampoulé n'avoit faifi que dans fes excès. Il me fit fentir que l'en- thoufiafme des vertus fublimes étoit peu d'ufage dans la fociété , qu'en s'élançant trop haut , on étoit fujet aux chûtes , que la continuité des petits devoirs tou- jours bien remplis ne demandoit pas moins de force que les aétions héroï- ques, qu'on en tiroit meilleur parti pour

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172 Œuvres

l'honneur & pour le bonheur, & qu'il valoit infiniment mieux avoir toujours i'eftime des hommes , que quelquefois leur admiration.

Pour établir les devoirs de l'homme il falloit bien remonter à leurs princi- pes. D'ailleurs le pas que je venois de taire , & dont mon état préfent étoit la fuite, nous conduifoit à parler de reli- gion. L'on conçoit déjà que l'honnête M. Gaime eft , du moins en grande par- tie, l'original du Vicaire Savoyard. Seu- lement la prudence l'obligeant à parler avec plus de réferve , il s'expliqua moins ouvertement fur certains points; mais au reile (qs maximes , fes fentimens , fes avis furent les mêmes, & jufqu'au con- feil de retourner dans ma patrie , tout fut comme je l'ai rendu depuis au pu- blic. Aind fans m'étendre (ur des en- tretiens dont chacun peut voir la fubf- tancc , je dirai que fes leçons fages , mais d'abord fans etiet, furent dans mou cœur un germe de vertu & de religion qui ne s'y étouffa jamais, & qui n'attcn- doit pour frudifier que les foins d'une main plus chérie.

Quoiqu'alors ma converhon fût peu folide , je ne lailTois pas d'être ému. Loin de m'ennuyer de ï^s entretiens ,

Diverses. 173

j'y pris goût à caufe de leur clarté, de leur f implicite , & fur-tout d'un certain intérêt de cœur dont je fentois qu'ils etoient pleins. J'ai l'ame aimante , & je me fuis toujours attaché aux gens, raoins à proportion du bien qu'ils m'ont fait que de celui qu'ils m'ont voulu , & c'eft fur quoi mon taét ne me trompe gueres. Auflli je m'affecftionnois vérita- blement à M. Gaime , j'étois pour ainfî dire Ton fécond difciple, & cela me fit pour le moment même l'inelHmable bien de me détourner de la pente au vice ^ oii m'entrainoit mon oifiveté.

Un jour que je ne penfois à rien moins, on vient me chercher de la part du comte de la Roque. A force d'y aller & de ne pouvoir lui parler, je m'étois ennuyé, je n'y allois plus : je crus qu'il m'avoit oublié, ou qu'il lui étoit relié de mauvaifesimprefîionsdemoi.Jemetrom- pois. Il avoit été témoin plus d'une fois du plaifir avec lequel je rem.pliflbis mon devoirauprèsde fa rante, il le luiavoitmc- me dit, & il m'en reparla quand moi mê- me je n'y fongeoisplus.il me reçut bien, me dit que fans m'amu fer de promefles va- gues , il avoit cherché à me placer, qu'il avoit rculli^ qu'il me mettoit en chemin

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ÎJ^ (S U l' R X s

de devenir quelque chofe, que c'étoit à moi de faire le refte ; que la maifon il me faifoit entrer, étoit puiflante bc confîdérée , que je n'avois pas befoin d'autres protecteurs pour m'avancer , & que , quoique traité d'abord en (impie domeftique, comme je venois de l'être, je pouvois ctre aiïliré que (i l'on me ju- geoit par mes fentimens & par ma con- duite au-deflus de cet état, on étoit dif- pofé à ne m'y pas laifler. La fin de ce cifcours démentit cruellement les bril- lantes efpérances que le commencement m'avoit données. Quoi ! toujours laquais ? jne dis-je en moi-même avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me fentois trop peu fait pour cette place pour craindre qu'on m'y laiflât.

Il me mena chez le comte de Gou^ yon, premier écuyer de la reine & chef de l'illuftre maifon de Solar, L'air de dignité de ce refpedable vieillard me rendit plus touchante l'affabilité de fon accueil. Il m'interrogea avec intérêt, & Je lui répondis avec fincérité. Il dit ou comte de la Roque que j'avois une phy- fionomie agréable & qui promettoit de l'efprit, qu'il lui paroilToit qu'en effet je n'en manquois pas, mais que ce n étoit

Diverses. -27^

pas tout, & qu'il falloit voir le reftôé Puis fe tournant vers moi; mon enfant » me dit-il, prefque en toutes chofes les commencemens font rudes; les vôtres ne le feront pourtant pas beaucoup. Soyez fage, & cherchez à plaire ici à tout le monde ; voilà quant à préfent votre uni- que emploi. Du refle, ayez bon cou- rage ; on veut prendre foin de vous. Tout de fuite il pafla chez la Mar- quife de Brdl fa belle HUe , & me pré- fenta à elle, puis à l'Abbé de Couvait fon fils. Ce début me parut de bon au- gure. J'en favois alTez déjà pour juger qu'on ne fait pas tant de façon à la ré- ception d'un laquais. En effet on ne me traita point comme tel. J'eus la table de l'Office; on ne me donna point d'ha- bit de livrée, & le comte de Favrïa , jeune étourdi, m'ayant voulu faire mon- ter derrière fon carrofîe , fon grand-pere défendit que je montafie derrière aucun carroffe , & que je fuiviffe pcrfonne hors de la maifon. Cependant je fervois à ta- ble, & je faifois àpeu-près au dedans Je fervice d'un laquais; mais je le faifois en quelque façon librement, fans être attaché nommément à perfonne. Hors quelques lettres qu'on me didoit , ^

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^j6 Œuvres

des images que le comte de Favrla me faifoit découper , j'étois prefque le maî- tre de tout mon tems dans la journée. Cette épreuve dont je ne m'appercevois pas étoit aflurément très-dangereufe ; elle n'étoit pas même fort humaine; car cetts grande, oifiveté pouvoit me faire con- trader des vices que je n'aurois pas eus fans cela.

Mais c'eft ce qui très-heureufement n'arriva point. Les leçons de M. Gaime avoient fait imprelîion fur mon cœur , & j'y pris tant de goiit que je m'échap- pois quelquefois pour aller les enten-* dre encore. Je crois que ceux qui me voy oient fortirainli furtivement, ne de- vinoient gueres j'allois. Il ne fe peut rien de plus fenfé que les avis qu'il me donna fur ma conduite. Mes commen- cemens furent admirables; j'étois d'une afliduité, d'une attention, d'un zèle qui charmoient tout le monde. L'abbé Gairne m'avoitfagement averti de modérer cette première ferveur, de peur qu'elle ne vînt à fe relâcher & qu'on n'y prît garde. Votre début, me dit-il, eft la règle de ce qu'on exigera de vous: tâchez de vous ménager de quoi faire plus dans la fuite, mais gardez-vous de faire jamais moins.

Diverses, 177

Comme on ne m'avoit gueres exa- miné fur mes petits talens & qu'on ne me fuppofoit que ceux que m'avoit donné la nature, il ne paroiffbit pas, malgré ce que le Comte de Goavon. m'avoit pu dire, qu'on fongeât à tirée parti de moi. Des affaires vinrent à la traverfe , & je fus à-peu-près oublié. Le Marquis de Breil , fils du Comte de Gouvon , étoit alors Ambaffadeur à Vienne. Il iurvint des mouvemens à la Cour, qui fe firent fentir dans la fa- mille , & l'on y fut quelques femaines dans une agitation qui ne lailToit gueres k tems de penfer à moi. Cependant jufques-là je m'étois peu relâché. Une chofe me fit du bien & du mal , en m'éloignant de toute diflipation exté- rieure, mais en me rendant un peu plus diftrait fur mes devoirs.

Mademoifelle de 5m7 étoit une jeune perfonne à-peu-près de mon âge , bien faite , afïez belle , très blanche , avec des cheveux très-noirs , & , quoique brune , portant fur fon vifage cet air de douceur des blondes auquel mon cœur n'a jamais réfifté. L'habit de Cour, fi favorable aux jeunes perfonrjes , mar- guoit fa jolie Uille , dégageoit fa poi-.

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178 ^ V V i £ s

trine & Tes épaules, & rendoit Ton teint encore plus éblouififant pra* le deuil qu'on portoit alors. On dira que ce n'eft pas à un domeftique de s'apper- cevoir de ces chofes là; j'avois tort, lans doute , mais je m'en appercevois toutefois, & même je n'étois pas le feul. ÎLe maître d'hôtel & les valets-de-cham- bre en parloient quelquefois à table avec une grofiie'reté qui me faifoit cruel- lement fouffrir. La tête ne me tournoit pourtant pas au point d'être amoureux tout de bon. Je ne m'oubliois point ; je me tenois à ma place , & mes defirs même ne s'émancipoient pas. J'aimois a voir Mademoifelle de Breil^ à lui en- tendre dire quelques mots qui mar- quoient de l'efprit, du fcns, de l'hon- nêteté; mon ambition bornée au plaifîr de la fervir n'alloit point au-delà de mes droits. A table j'étois attentif à chercher Toccafion de les faire valoir. Si fon laquais quittoit un moment fa chaife , à l'inflant on m^ voyoit établi : hors de je me tenois vis-à-vis d'elle; je cherchois dans Tes yeux ce qu'elle alloit demander, j'épiois le moment de changer fon afliette. Que n'aurois-je point fait pour qu elle daignât m ordon-

Diverses» 17^

ner quelque chofe , me regarder ., me dire un feul mot ; mais point ; j'avois la mortification d'être nul pour elle; elle ne s'appercevoit pas même que j'é- tois là. Cependant fon frère qui m'adref- foit quelquefois la parole à table , m'ay ant dit je ne fais quoi de peu obligeant , je lui fis une réponfe ii fine & ii bien tournée qu'elle y fit attention & jetta les yeux fur moi. Ce coup-d'œil qui fut court ne laiiïa pas de me tranfporter. Le lendemain l'occation fe préfenta Ci^xv obtenir un fécond & j'en profitai. On donnoit ce jour-là un grand dîné , pour la première fois je vis avec beau-- coup d'étonnementle maître-d'hôtel ler- vir l'épée au côté ^ le chapeau fur la tête. Par hafard on vint à parler de la devife de la maifon de Solar qui étoit fur la tapifferie avec les armoiries. Tel fiert qui ne tue pas. Comme les pié- montois ne font pas pour l'ordinaire confommés dans la langue françoife , quelqu'un trouva dans cette devile une faute d'orthographe , & dit qu'au mot fiert il ne falloit point de t.

Le vieux comte de Gonvon alloit répondre , mais ayant jette les yeux fur moi, il vit que je fowriois fans ofer ritu

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îSo (E u r R z s

dire : il m'ordonna de parler. Alors je disf que je ne rro) ois pas que le r fut de trop ; que fiert e'toit un vieux mot François qui ne venoit pas du nom férus fier, mena-çant ; mais du verbe /c'/-ir il frappa, il bielle. Qu'ainli la devile ne me pa- roilloit p35 dire, tel menace , mais ^^Z frappe qui ne Lue peu.

Tout le ""monde me regardolt &: fe regardoit fans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais es qui me flatta davantage fut de voir clai- rement f^jr le vifage de Mademoifeîle de Brell un air de fatisfaclion. Cette per- fonne fi dédaigneufe daigna me jettcr un fécond regard qui valoit tout au moins le premier ; puis tournant les yeux vers fon grand papa, elle femhloit attendre avec une forte d'impatience la louange qu'il me devoit , & qu'il me donna en effet fi pleine & entière, & d'un air fi content que toute la table s'emprefîa de faire chorus. Ce moment fut court, mais délicieux â tous égards. Ce fut un de ces momcns trop rares qui replacent les chofes dans leur ordre naturel & vengent le mérite avili des outrages de la fortune. Quelques mi^ nutes après j MademoiCelle de Bral le-

D I r £ R s s s, l'gî

vant derechef les yeux fur mol me pria d'un ton de voix auffi timide qu'affable de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre» Mais en appro- chant je tus faifi d'un tel tremblement qu'ayant trop rempli le verre je répandis une partie de l'eau fur Talfiette & même fur elle. Son frers me demanda étour- diment pourquoi je trembîois fi fort; Cette quefiion ne fervit pas à me raf- furer , & Mademoifelle de BreiL rougit jufqu'au blanc dQs yeux.

Ici finit le roman ; oii l'on remar- quera , comme avec Madame Bafele & dans toute la fuite de ma vie que je ns fuis pas heureux dans la concluiion de mes amours. Je m'affedionnai inutile- ment à l'antichambre de Madame da Bn'd'., je n'obtins plus une. feule marque d'attention de la part de fa fille. Elle fortoit & entroit fans me regarder , Si moi. j^ofois à peine jetter les yeux fur elle. J'étois même fi bête & fi m"àl- adroit qu'un jour qu'elle avoit en paffant laifïé tomber fon gant ; au lieu de m'é- lancer fur ce gant que j'aurois voulu couvrir de baifers , je n'ofai fortir de ma place, & je laiflai ramalTer le gant par un gros butor, ds valet que j'aurois

Χ1 (E u r R E s

volontiers écrafc. Pour achever de m'in- timider , je m'apperçus que je n'avois pas le bonheur d'agréer à Maaame de Breil. Non feulement elle ne m'ordon- noit rien , mais elle n'acceptoit jamais mon fervice, & deux fois me trou- vant dans fon antichambre elle me de- manda d'un ton fort fec fi je n'avois rien à faire? Il fallut renoncer à cette chère antichambre : j'en eus d'abord du regret; mais les dirtradions vin- rent à la traverfe , & bientôt je n y penfai plus.

J'eus de quoi me confoler du dedam de Madame de Breil par les bontés de fon beau-pere, qui s'apperçut enfin que j'étois là. Le foir du dîné dont ] ai parlé , il eut avec moi un entretien d'une demi-heure , dont il parut content & dont je fus enchanté. Ce bon vieillard, quoiqu'homme aefprir, en avoit moins que Madame de VenelLis , mais il avoit plus d'entrailles, & je réullis mieux au- près de lui. Il me dit de m'attacher a l'abbé de Gouvon fon fils , qui m'avoit pris en affedion , que cette aftedion h fen profitois pouvoit m'étre utile , & •me faire acquérir ce qui me manquoit pour les vues qu'on avoit fur moi. Dès

Diverses» iS^

îe lendemain matin je volai chez M, l'abbé. Il ne me reçut point en domef- tique ; il me fit afleoir au coin de Ton feu , & m'interrogeant avec la pius grande douceur, il vit bientôt que mon éducation , commencée fur tant de cho- fes 9 n'étoit achevée fur aucune. Trou- vant fur-tout que j'avois peu de latin, il entreprit de m'en enfeigner davantage. Nous convînmes que je me rendrois chez lui tous les matins, & je commen- çai dès le lendemain. Ainfi par une de ces bizarreries qu'on trouvera fouvent dans le cours de ma vie , en même tems au-deflus & au-deflous de mcn état , j etois difciple &: valet dans la même maifon , & dans ma fervitude j'avois cependant un précepteur d'une naiflance à ne l'être que ài^% enfans des Rois.

M. l'abbé de Gouvon éroit un cadet deftiné par fa famille à l'épifcopaî, & dont par cette raifon l'on avoit pouffé les études, plus qu'il n'eft ordinaire aux enfans de qualité. On l'avoit envoyé à l'univerfité de Sienne , il avoit refté plufieurs années, & dont il avoit rap- porté une affez forte dofe de crufcantif- xne , pour être à-peu-près à Turin ce

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qu'étoit jadis à Paris l'abbé de Dangeail, Le dégoût de la théologie l'avoir jette dans les belles - lettres, ce qui eft très- ordinaire en Italie à ceux qui courent la carrière de la pr^lature. Il avoit bien lu les poctes j il faifoit palTablement des vers latins & italiens. En un mot , il avoit le goût qu'il falloit pour former \& mien , & mettre quelque choix dans le fatras dont je m'étois farci la tête. Mais foit que mon babil lui eût fiit quelque illufion fur mon favolr , folt qu'il ne pût fupporter l'ennui du latin élémentaire, il me mit d'abord beaucoup trop haut », & à peine m'eût-iliait traduire quelques fables de Phèdre qu'il me jetta dans Vir* glle je n'entendois prefque rien. J'é* toisdeftiné, comme on verra dans !a fuite, à rapprendre fouvent le latin , & à ns- le (avoir jamais. Cependant je travail- lois avec affez de zele,&: M. l'abbé me prodiguoir fes foins avec une bonté dotit le fouvenir m'attendrit encore. Je paflbij avec lui une bonne partie de la mati* née , tant pour mon inftrudion que i pour fon fervice : non pour celui de fa perfjnne , car il ne fouifrit jamais que je lui en rendilTe aucun, mais pour écrii- ïfi fous fa diaée & pour copier , & ma

"Diverses, iSj"

foniftion de fecrétaire me fut plus utile que celle d'e'colier. Non-feulement j'ap pris ainfi l'Italien dans fa pureté, mais je pris du goût pour la littérature , Ôi quelque difcernement des bons livres qui me s'acquéroient pas chez la Tribu, dC qui me fervit beaucoup dans la fuite , quand je me mis à travailler feul.

Ce tems fut celui de ma vie fans projets romanefques, je pouvois le plus raifonnablement me livrer à l'efpoir de parvenir.M. l'abbé, très-content de moi, le difoit à tout le m.onde, & fon père m'avoit pris dans une alïeclion fi (în- guliere , que le Comte de Favria m'ap- prit qu'il avoit parlé de moi au Roi. Madame de Breil elle-même avoit quitté pour moi fon air méprifant. Enfin je de- vins une efpece de favori dans la mai- fon, à la grande jaloufie des autres do- mefiiques, qui, me voyant honoré des inftrudlons du fils de leur maître, fen- toient bien que ce n'écoit pas pour refter long-tems leur égal.

Autant que j'ai pu juger des vues qu'on avoit fur moi par quelques mots lâchés à la volée, & auxquels je n'ai réRéchi qu'après coup, il m'a paru que la maifon de Solar voulani courir la car-

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riere des ambafTades, & peut être s^ou- vrir de loin celle du miniftere , auroit été bien aife de fe former d'avance un fu- jet qui eût du mérite & des talens , & qui dépendant uniquement d'elle , eût pu dans la fuite obtenir fa confiance Se la fervir utilement. Ce projet du Comte de Gouuon étoit noble, judicieux, ma- gnanime, & vraiment digne d'un grand feigneur bienfaifant & prévoyant : mais outre que je n'en voyois pas alors toute l'étendue, il étoit trop fenfé pour ma tcte, & demandoit un trop long aflujet- tifîement. Ma folle ambition ne cher- choiî la fortune qu'à travers les avan- tures; & ne voyant point de femme à tout cela , cette manière de parvenir me paroifloic lente, pénible & trifte ; tan- dis que j'aurois la trouver d'autant plus honorable & fûre que les femmes ne s'en mêloient pas ; l'efpece de mé- rite qu'elles proté;:^ent ne valant alTuré- ment pas celui qu'on me fuppofoit.

Tout alloit à merveilles. J'avois ob- tenu , prefque arraché l'efHme de tout le monde, les épreuves étoient finies, & l'on me regardoit généralement dans la maifon comme un jeune homme de la plus grande efpérance, qui n'étoit pas à

Diverses^ 1S7

fa place, & qu'on s'attendoit d'y voir arriver. Mais ma place n'étoit pas celle qui m'étoit affignée parles hommes, & j'y devois parvenir par des chemins bien difFérens. Je touche à un de ces traits carade'riftiques qui me font propres, & qu'il fuffit de préfenter au ledeur , fans y ajouter de réflexion.

Quoiqu'il y eût à Turin beaucoup de nouveaux convertis de mon efpece , je ne les aimois pas, & n'en avois jamais voulu voir aucun. Mais j'avois vu quel- ques Genevois qui ne l'étoient pas ; en- tr'autres un M. M///'^rd',furnommé tord- gueule , peintre en miniature & un peu mon parent. Ce M. Mujfard déterra ma demeure chez le Comte de Gouvon, te vint m'y voir avec un autre Gene- vois appelle Bâcle, dont j'avois été ca- marade durant mon apprentiiFage. Ce Bâcle étoit un garçon très - amufant , très- gai , plein de faillies bouffonnes , que fon âge rendoit agréables. Me voilà tout d'un coup engoué de M. Bâcle , mais engoué au point de ne pouvoir le quitter. Il alloit partir bientôt pour s'en retourner à Genève. Quelle perte j'alîois faire! J'en fenris bien toute la grandeur. Pour mettre du moins à proht le tcms

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qui m'étoit laifle, je ne le quitîoîsplus ^ ou plutôt il ne mequittoit pas lui-même, car la xtio. ne me tourna pas d'abord au point d'aller hors de l'hôtel pafl'er la journée avec lui fans congé : mais bien- tôt voyant qu'il m'obfédoir entièrement on lui défendit la porte, & je m'cchaut fai fi bien, qu'oubliant tout, hors mon ami Bâcle , je n'allois ni chez M^ l'abbé ni chez M. le Comte, & l'on ne me voyoit plus dans la maifon. On me lit des réprimandes que je n'écoutai pas. On me menaça de me congédier. Cette menace fut ma perte; elle me fit entre- voir qu'il étoit pollible que Bâcle ne s'en allât pas feul. Dès-lors je ne vis plus d'autre plaifir, d'autre fort, d'au- tre bonheur que celui de faire un pa- reil voyage , & je ne voyois à cela que l'ineffable félicité du voyage , au bout duquel , pour furcroît , j'entre- voyois Madame de J^arens , mais dans «n éloignement immenfe ; car pour re* tourner à Genève , c'efl: à quoi je ne penfois jamais. Les m^onts , les prés , les bois, les ruiflfeaux, les villages, (e iuc- cédoient fans fin & fans ccffe avec de nouveaux charmes; ce bienheureux tra- jet fembloit devoir abfoiber ma vie en^

Diverses* iSp

tlere. Je me rappellois avec délices com- bien ce même voyage m'avoit paru charmant en venant. Que devoit-ce être lorfqu'à tout l'attrait de 1 indépendance fe joindroit celui de faire route avec un camarade de mon âge, de mon goûrôc de bonne humeur, fans gcne , fans de-» voir , fans contrainte , fans obligation d'aller ou refter que comme il nous plai- rait? Il falloit être iou pour facnfier une pareille fortune à des projets d'ambition d'une exécution lente, difficile, incertai- ne , & qui j les fuppofant réalilés un jour, ne valoient pas dans tout leur éclat un quart d'heure de vraiplaifir & de li- berté dans la jeuneffe.

Plein de cette fage fantaifie , je me conduifis fi bien q-ue je vins à bout de me faire chafler, & en vérité ce ne fut pas fans peine. Un foir comme je ren- trois , le maître-d'hôtel me fignifia mon congé de la part de M. le Comte. C'é- toit précifénient ce que je demandois ; car ientant malgré moi l'extravagance de ma conduite , j'y ajoutois pour m'ex- cufer rinjuftice &: l'ingratitude, croyant mettre ainfi les gens dans leur tort, & me juftifier à moi-même un parti pris par néceflité. On me dit de la part d*

ipo <S u y it X 3

Comte Fdvrïa d'aller lui parler le len- demain matin avant mon départ , & comme on voyoit que la tête m'ayant tourné j'étois capable de n'en rien faire, le maître-d'hôtel remit après cette vifite à me donner quelque argent qu'on m'a- voit deftiné , & qu'afTurément j'avois fort mal gagné : car', ne voulant pas me laifTer dans l'état de valet , on ne m'a- voit pas fixé de gages.

Le Comte de Favria, tout jeune & tout étourdi qu'il étoit, me tint en cette occafion les difcours les plus fenfés, Se j'oferois prefque dire les plus tendres; tant il m'expofa d'une manière flatteufe Se touchante les foins de fon oncle & les in- tentions de fon grand-pere. Enfin, après m'avoir mis vivement devant lesyeux tout ce que je facrifiois pour courir à ma perte, il m'offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne viiTe plus ce petit malheureux qui m'avoit féduit.

Il étoit fi clair qu'il ne difoit pas tout cela de lui-même, que malgré mon ftu-. pide aveuglement je fentis toute la bonté de mon vieux maître & j'en fus touché: mais ce cher voyage étoit trop empreint dans mon imagination pourquerien pût en balancer le charme. J'e'tois tout- à-fait

D I y M R ê £ s, ipii

lîors de fens, je me raffermis, je m'en* durcis, je fis le fier, & je répondis arro. gamment que puifqu'on m'avoit donné mon congé, je l'avois pris, qu'il n'étoit plus tems de s'en dédire , 3c que , quoi- qu'il pût m'arriver en ma vie , j'étois bien réfolu de ne jamais me faire chafler deux fois d'une maifon. Alors ce jeune hom^ jne juflement irrité, me donna les noms que je méritois , me mit hors de fa cham* bre par les épaules , &: me ferma la porte aux talons. Moi , je fortis triomphant comme fi je venois d'emporter la plus" grande vi<floire, & de peur d'avoir un fécond combat à foutenir , j'eus rindi» gnité de partir , fans aller remercier M. J'abbé de fes bontés.

Pour concevoir jufqu'où mon délire alloit dans ce moment, il faudroitcon- noître à quel point mon cœur eft fujet à s*échauffer fur les moindres chofes Ôc avec quelle force il fe plonge dans Tima-» gination de l'objet qui l'attire , quelque vain que foit quelquefois cet objet. Les plans les plus bifarres, les plus enfantins, les plus foux 3 viennent careffer mon idée favorite & me montrer de la vrai- femblance à m'y livrer. Croiroit-on <^u'4 près de dix-neuf 4ns qi) puiûe fon*

Ip2 (H V y R ^ S

der fur une phiole vide la fubfiflance du refte de les jours ? Or écoutez.

L'abbé de Gouvon m'avoit fait pré- fent , il y avoit quelques femaines, d'une petite fontaine de héron fort jolie , 6c dont f étois tranfporté. A force de faire jouer cette fontaine & de parler de no- tre voyage, nous penlâmes, le lage B-â- de & moi, que l'une pourroit bien fer- vir à l'autre & le prolonger. Qu'y avoit- il dans le monde d'aulli curieux qu'une fontaine de héron? Ce principe fut le ton- dement fur lequel nous bâtimes l'édifice de notre fortune. Nous devions dans chaque village aflembler les payfans au- tour de notre fontaine , & les repas & îa bonne chère dévoient nous tomber avec d'autant plus d'abondance que nous étions perfuadés l'un Se l'autre que les vivres ne coûtent rien à ceux qui les re- cueillent, & que quand ils n'en gorgent pas les pafTans, c'eft pure mauvaife vo- lonté de leur part. Nous n'imaginions par-tout que feftins & noces, comptant que fans rien débourfer que le vent de nos poumons & l'eau de notre fontai- ne, elle pouvoit nous défrayer en Pié- mont , en Savoye , en France & par tout le monde. Nous faiiions des pro- jets

jets de voyage qui ne finiflbient point, & nous dirigions d'abord notre courfe au nord , plutôt pour le plaifir de pafTer l^s alpes , que pour la néceflité fuppo- fe'e de nous arrêter enfin quelque part.

Tel fut le plan fur lequel je me mis en campagne , abandonnant fans regret mon protedeur, mon précepteur , mes études, mes efpe'rances & l'attente Q uns fortune prefque affurée , pour commen- cer la vie d'un vrai vagabond. Adieu la capitale, adieu la Cour, l'ambition , la vanité, l'amour, les belles & toutes les grandes avantures dont l'efpoir m'avoit amené l'année précédente. Je pars avec ma fontaine & mon ami Bâcle ^ la bourfe légèrement garnie , mais le coeur faturé de joie & ne fongeant qu'à jouir de cette ambulante félicité à laquelle )'a\ ois tout- à-coup borné mes brillans projets.

Je fis cet extravagant voyage pref- que aufli agréablement toutefois que je m'y étois attendu , mais non pas tout- à-fait de la même manière ; car biea que notre fontaine amufât quelques mo- mens dans les cabarets les hôtefles & leurs fervantes, il n'en falloit pas moins, payer en fortaiit. ?vlais cela ne noustrou- bloit gueres &; nous ne fongions à tirejc

Ire partie, I

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parti tout de bon de cette reflource que quand l'argent viendroit à nous manquer. Un accident nous en évita la peine ; la fontaine fe calla près de Bramant , ôc il en étolt tems ; car nous (entions, fans ofer nous le dire , qu'elle commençoit à nous ennuver. Ce malheur nous rendit plus gais qu auparavant , & nous rîmes beaucoup de notre étourderie , d'avoir oublié que nos habits &: nos fouliers s'u- feroient , ou d'avoir cru les renouveller avec le jeu de notre fontaine. Nous con- tinuâmes notre voyage aulîi allégremenE (jue nous l'avions commencé, mais fi- lant un peu plus droit vers le terme, notre bourfe tariflante nous faifoit une néceffité d'arriver.

A Chambéri je devins penfif , non fur la fottife que je venois de faire : ja- mais hom.me ne prit (î-tôt ni fi bien fon parti fur le pafré ; mais fur l'accueil qui m'attcndoit chez Madame de IF'arens ^ car j'envifageois exa((tement fa mail'on comme ma maifon paternelle. Je lui avois écrit mon entrée chez le Comte de Gouvon ; elle favoit fur quel pied j'y etois, & en m'en félicitant elle m'avoit donné des leçons trcs-fages fur la ma- nière dont devois coirefpondre aux

Diverses, 15)5"

bontés qu'on avoit pour moi. Elle re- gardoit ma fortune comme aflure'e fi je ne la de'truifois pas par ma faute. Qu'al- loit-elle dire en me voyant arriver ? Il ne me vint pas même à l'efprit qu'elle pût me fermer fa porte ; mais je crai- gnois le chagrin que j'allois lui donner; je craignois fes reproches plus durs pour moi que la mifere. Je -réfolus de tout endurer en filence , & de tout faire pour i'appaifer. Je ne voyois plus dans l'uni- vers qu'elle feule : vivre dans fa dif- grace étoit une chofe qui ne fe pouvoit

pas.

Ce qui m'inquîétoit le plus étoit mon compagnon de voyage dont je ne vou- iois pas lui donner le furcroît, & dont je cragnois de ne pouvoir me débarraf- fer aifément. Je préparai cette fépara- tion en vivant aiïez froidement avec lui la dernière journée. Le drôle me com- prit ; il étoit plus fou que fot. Je crus qu'il s'affederoit de mon inconftance ; j'eus tort , mon ami Bâcle ne s'alïec- toit de rien. A peine en entrant à An- necy avions -nous mis le pied dans la ville, qu'il me dit; te voilà chez toi, m'embraffa , me dit adieu , fit une pi- touette , ôc difparut. Je n'ai jamais plus

iç6 Œ LT r /i js s

entendu parler de lui. Notre connolf' lance & notre amitié durèrent en tout environ (ix iemaines, mais les fuites en dureront autant que moi.

Que le coeur me battit en approchant de la maifon de Madame de ff^arens 1 mes jambes trembloient fous moi, mes yeux fe couvroient d'un voile , je ne voyois rien , je n'entendois rien , je n'aurois reconnu perfonne ; je fus con- traint de m'arréter plufieurs tois pour refpirer & reprendre mes fens. Etoit-ce la crainte de ne pas obtenir les fecours dont j'avois befoin qui me troubloit à ce point? A l'âge j'étois , la peur de mourir de faim donne-t-ellc de pa- reilles alarmes ? Non , non , je le dis avec autant de vérité que de fierté ; ja- mais en aucun tems de'm.a vie il n'ap- partint à l'intérêt ni à l'indigence de m'é- panouir ou de me ferrer le cœur. Dans le cours d'une vie inégale & mémora- ble par fes vicKîitudes, fouvent fans afyle & fans pain, j'ai toujours vu du même ccil l'opulence & la mifere. Au befoin j'aurois pu mendier ou voler comme un autre, mais non pas me troubler pour en être réduit-là. Peu d'hommes ont autant gémi que moi, peu ont autant verfc de pleurs

J)irERSES, 15)7 dans leur vie, mais jamais la pauvreté ni la crainte d'y tomber ne m'ont iait poulïer un foupir ni répandre une larme. Mon ame à l'épreuve de la fortune n a connu de vrais biens ni de vrais maux que ceux qui ne dépendent pas d'elle , ôc c'eft quand rien ne m'a manqué pour le néceflaire que je m.e fuis fenti le plus malheureux des mortels.

A peine parus-je aux yeux de Ma- dame de Jf^arcns que Ton air me raf- fura. Je trefiaillls au premier foti de fa voix, je me précipite à Tes pieds, & dans les tranfports de la plus vive joie je colle ma bouche fur fa mam. Pour elle , j'ignore fi elle avoit fu de mes nouvelles, mais je vis peu de fur- prife fur fon vifage , & je n'y vis au- cun chagrin. Pauvre petit, me^ dit-elle d'un ton careffant , te revoilà donc ? Je favois bien que tu étois trop jeune pour ce voyage ; je fuis bien aife au moins qu'il n'ait pas aufli mal tourné que j'avois craint. Enfuite elle me fit comp- ter mon hiftoire , qui ne fut pas lon- gue , & que je lui fis très fideliement , en fupprimant cependant quelques ar- ticles; mais au refte fans m'épargner ni

m'excufer,

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1^8 Œ U V M £ s

Il fut quefiion de mon gîte. Elle confulta fa femme de chambre. Je r o- io'is refpirer durant cette délibe'ration , mais quand j'entendis que je couche- rois dans la maifon j'eus peine à me contenir , & je vis porter mon petit paquet dans la chambre qui m'e'toit def- tinée , à-peu-près comme St. Preux vit remifer fa chaife chez Madame de jrol- mar. J'eus pour furcroît le plaifïr d'ap- prendre que cette faveur ne feroit point pafTagere, & dans un moment l'on me croyoit attentif à toute autre chofe, j'entendis qu'elle di'foit : on dira ce qu'on voudra, mais puifque la providence me le renvoyé , je fuis déterminée à ne pas l'abandonner.

J\Ie voilà donc enfin établi chez elle. Cet établiiïement ne fut pourtant pas encore celui dont je date les jours heu- reux de ma vie , mais il fervit à le pré- parer. Quoique cette fenlibiliré de coeur qui nous fait vraiment jouir de nous foit l'ouvrage de la nature & peut-être un produit de l'organifation , elle a be- foin de iituations qui la développent. Sans ces caufes occalîonnellcs, un hom- me né trcs-fenfible ne fentiroit rien , & mourroit fans avoir connu fou être. Tel

X)lVERSSS, l^P

à- peu-près favois éié jurqu alors, & tel j'aurois toujours été peut-être , i\ je n'avois jamais connu Madame da ff^a- rens , ou fi même l'ayant connue , je n'avois pas vécu aflfez long-tems auprès d'elle pour contrader la douce habitude des fentimens aflfedueux qu'elle m'inf- plra. J'oferai le dire ; qui ne fent que l'amour ne fent pas ce qu'il y a de plus doux dans la vie. Je connois un autre fentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux mille fois, qui quel- quefois eft joint à l'amour & qui fou- vent en eft féparé. Ce fentiment n'efl: pas non plus l'amitié feule; il^efl: plus voluptueux, plus tendre ; je n'imagine pas qu'il puifle agir pour quelqu'un du même fexe ; du moins je fus ^ami fi jamais homme le fut, & je ne l'éprou- vai jamais près d'aucun de mes amis. Ceci n'eft pas clair, mais il le devien- dra dans la fuite ; les fentimens ne fe décrivent bien que par leurs effets. 1 Elle habitoit une vieille maifon , mais a(Tez grande pour avoir une belle pièce de réferve dont elle fit fa chambre de parade, & qui fut celle l'on me logea. Cette chambre étoit fur le paffage dont j'ai parlé fe fit notre première entre-

I iv

2.00 Ouvres

vue, & au-delà du ruifTeau & ^ti jar- dins on découvroit la campagne. Ctt afpeâ: n'étoit pas pour le jeune habi- tant une chofe indifférente. C'étoit depuis Bofiey , la première fois que j'avois du verd devant mes fenêtres. Toujours maf- qué par des murs, je n'avois eu fous les yeux que des toits & le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut fenfi- ble & douce! elle augmenta beaucoup mes difpofitions à l'attendriffement. Je faifois de ce charmant payfage encore un des bienfaits de ma chère patronne : il me fembloit qu'elle l'avoit mis tout exprès pour moi; je m'y plaçois paifî- blement auprès d'elle; je la voyois par- tout entre les fleurs & la verdure ; {ti charmes & ceux du printems fe confon- doient à mes yeux. Mon cœur jufqu'a- lors comprimé fe trouvoit plus au large dans cet efpace , & mes foupirs s'exha- loient plus librement parmi ces vergers. On ne trouvoit pas chez Madame de Warens la magnificence que j'avois vue à Turin, mais on y trouvoit la pro- preté , la décence , & une abondance patriarcale avec laquelle le fafte ne s'allie jamais. Elle avoit peu de vaiflclle d'ar- gent, point de porcelaine, point de gi-

T)rv£XSÈs. 2.0 1

bîer dans fa cuifine , ni dans fa cave de vins étrangers; mais l'une & l'autre étoient bien garnies au fervice de tout le monde, & dans des tafTes de fayance elle donnoic d'excellent café. Quiconque la venoic voir , étoit invité à diner avec elle ou chez elle , & jamais ouvrier , mefiager ou paffant ne fortoit fans manger ou boire. Son domeftique étoit compofé d'une femme de chambre fribourgeoife allez jolie, appelléeMe/'<r^r6/', d'un valet de fon pays appelle Claude Anet, dont il fera queftion dans la fuite, d'une cuifiniere & de deux porteurs de louage quand elle alloit en vifite , ce qu'elle faifoit rare- ment. Voilà bien des chofes pour deux mille livres derentej cependant fon petit revenu bien ménagé eût pu fuffire à tout cela, dans un pays la terre efttrès-bonne èc l'argent très-rare. Malheureufement l'économie ne fut jamais fa vertu favo- rite ; elle s'endettoit, elle payoit , l'ar- gent faifoit la navette & tout alloir.

La manière dont fon ménage étoit monté étoit précifément celle que j'au- rois choifie; on peut croire que j'en pro- iitois avec plaifir. Ce qui m'en plaifoic moins étoit qu'il falloit refter très-long- tems à table. Elle fupportoit avec peine la

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2.02 (E v y R E S

première odeur du potage & des mefs. Cette odeur la faifoit prelque tomber en défaillance , & ce dégoût duroit long- tems. Elle fe remettoit peu-à-peu, cau- foit, & ne mangeoit point. Ce n'etoit qu'au bout d'une demi -heure qu'elle eiTayoit le premier morceau. J'aurois dîné trois fois dans cet intervalle : moa lepas étoii fait long-tems avant qu'elle eût commencé le fien. Je recomtneRçois de compagnie; ainfi je mangeois pour deux, & ne m'en trouvois pas plus mal. JEnfin je me livrois d'autant plus au doux Sentiment du bien-être, que j'éprouvois cauprès d'elle, que ce bien-ctre dont je louiflbis n'étoit même d'aucune inquié- tude fur les moyensde le foutenir. N'étant point encore dans l'étroite confidence de ies affaires, je les fuppofois en état d'aller toujours fur le même pied. J'ai retrouvé îe mêmes agrémens dans fa maifon par Ja fuite; mais, plus inftruit de fa fitua- îion réelle, & voyant qu'ils anricipoien: fur fes rentes, je ne les ai plus goûtés il tranquillement. La prévoyance a tou- jours garé chez moi la jouiflance. J'ai vu Tavenir à pure perte : je n'ai jamais pu l'éviter.

Dès le premier jour la familiarité la

D I r E R s E s. 20^

plus douce s'établit entre nous au même degré elle a continué tout le refle de fa vie. Peut fut mon nom, Maman fut le fien , & toujours nous demeurâmes Petit & Maman, même quand le nom- bre des années en eût prelque effacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent à merveille fidée de notre ton , la (implicite de nos manières, & fur-tout la relation de nos cœurs. Elle fut pour moi la plus tendre des mères qui jamais ne chercha fon plaifir, mais toujours mon bien ; & fi les fens en- trèrent dans mon attachement pour ellcg ce n'étoit pas pour en changer la nature, mais pour le rendre feulement plus ex- quis, pour m'enivrer du charme d'avoic une Maman jeune & jolie qu'il m'étoit délicieux de carefTer ; je dis, carelfer au. pied de la lettre; car jamais elle n'ima- gina de m'épargner les baifers ni les plus tendres careffes maternelles, & jam.ais il n'entra dans mon cœur d'en abufer. On dira que nous avons pourtant eu à la fin des relations d'une autre efpece ; j'en conviens , mais il fiut attendre ; je ne puis tout dire à la fois.

Le coup-d'œii de notre preiriiere en- trevue fut le fçul moment vraiment paf-

Ivj

204 (E u y R E s

fionné qu'elle m'ait jamais fait fentir 3 encore ce moment fut- il l'ouvrage de la furprife. Mes regards indifcrets n'alloient jamais furetant fous fon mouchoir, quoi- qu'un embonpoint mal caché dans cette place eût bien pu les y attirer. Je n avois ni tranfports ni defirs auprès d'elle : j'étois dans un calme raviffant , jouiflant fans favoir de quoi. J'aurois ainfi paiTé ma vie & l'éternité même fans m'ennuyer un inftant. Elleeflla feule perfonne avec qui je n'ai jamais fenti cette fécherefifede con- verfation qui me fait un fupplice du de- voir de la foutenir. Nos tête -à- têtes étoient moins des entretiens qu'un babil intariiïable qui pour finir avoit befoin d'être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il falloit plutôt m'en faire une de me taire. A force de méditer {qs projets elle tomboit fouvent dans la rê- verie. Hé bien, je la laiiïbis rêver ; je me taifois , je la contemplois , & j'étois le plus heureux des hommes. J'avois en- core un tic fort fingulier. Sans prétendre aux faveurs du tête-à-tête, je le recher- chois fans cefie , &: j'en jouiflois avec une paflion qui dégcnéroit en tureur , quand des importuns venoient le trou- bler. Sitôt que quelqu'un arrivoit, homme

'D T y E R s £ s* âô|

ou femme, il n'importoit pas, je fortois en murmurant, ne pouvant foufFrir de refter en tiers auprès d'elle. J'allois comp- ter les minutes dans fon antichambre, maudiffant mille fois ces e'ternelsvifiteurs, & ne pouvant concevoir ce qu'ils avoient tant à diTe, parce que f avois à dire encore plus.

Je ne fentois toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyois pas. Quand je la voyois je n'e'tois que content ; mais mon inquié- tude en (on abfence allolt au point d'être douloureufe. Le befoin de vivre avec elle me donnoit des élans d'attendriiïe- ment qui fouvent alloient jufqu'aux lar- mes. Je 'me fouviendrai toujours qu'un jour de grande fête , tandis qu'elle étoit à vêpres, j'allai me promener hors de la ville , le coeur plein de fon image & du de(ir ardent de pafler mes jours au- près d'elle. J'avols affez de fens pour voir que quant à préfent cela n'étoit pas poa'ible, & qu'un bonheur que je goû- tois fi bien feroit court. Cela donnoit à ma rêverie une trifteflTe qui n'avoitpour- tant rien de fombre & qu'un efpoir flat- teur tempéroit. Le fon des cloches qui m'a toujours finguliérement affedlé , le chant des oifeaux , la beauté du jour.

'zo6 (B u y R £ s

la douceur du payfage, les maifons eparj (qs & champétresdans lefquelles je plaçois en idée notre commune demeure; tout cela me frappoit tellement d'une impref- (ion vive, tendre, trifte & touchante, que je me vis comme en exiafe tranfporté dans cet heureux teras & dans cet heu- reux féjour, mon cœur pofledant toute la félicité qui pouvoir lui plaire , la goûtoit dans des raviflemens inexpri- mables, fans fonger même à la volupté dQS fens. Je ne me fouviens pas de m^etre élancé jamais dans l'avenir avec plus de force & d'illufîon que je fis alors; & ce qui m'a frappé le plus dans le fouvenir de cette rêverie quand elle s'eft réalifée, c eft d'avoir retrouvé des objets tels exac- tement que je les avois imaginés. Si ja- mais rêve d'un homme éveillé eut Tair d'une vlfion prophétique, ce fur afluré- ment celui-là. Je n'ai été déçu que dans fa durée imaginaire; car les jours & les ans & la vie entière s'y pafloit dans une inaltérable tranquillité, au lieu qu'en eifet tout cela n'a duré qu'un moment. Hé- las ! mon plus confiant bonheur fut en fonge. Son accompliffement fut prefque à l'inflant fuivi du réveil.

Je ne finirois pas fi j'entrois dans le détail de toutes les foliçs que le fouvenii

Diverses, ZOJ

de cette chère Maman me faitoit faire , quand je n'étois plus fous Tes yeux. Com- bien de fois j'ai baifé mon lit en fon- géant qu'elle y avoir couché , mes ri- deaux, tous les meubles de ma chambre en fongeant qu'ils étoient à elle, que fa belle main les avoit touche's ; le plan- cher mêm.e fur lequel je me profternois en fongeant qu'elle y avoir marché. Quel- quefois même en fa préfence il m'échap- poit des extravagances que le plus vio- lent amour feul fembloit pouvoir infpi- rer. Un jour à table, au moment qu'elle avoit mis un morceau dans fa bouche, je m'écrie que j'y vois un cheveu; elle rejette le morceau fur fon afliette , je m'en faifis avidement & l'avale. En un mot , de moi à l'amant le plus paffionné il n'y avoit qu'une différence unique, mais effentielle , & qui rend mon état prefque inconcevable à la raifon.

J'étoJs revenu d'Italie , non tout-à- fait comme j'y étois ailé ; mais comme peut-être jamais à mon âge on n'en eit revenu. J'en avois rapporté non ma vir- ginité, mais mon pucelage. J'avois fenti le progiès des ans; mon tempérament inquiet s'étoit enfin déclaré , & fa pre- mière éruption ucs-in volontaire, m'avoit

ÛOS (E U V R £ s

donné fur ma fanté des alarmes qui pei- gnent mieux' que toute autre chofe Tin- nocence dans laquelle j'avois vécu juf- qu'alors. Bientôt rafiuré j'appris ce dan- gereux fupplément qui trompe la nature & fauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de défordres aux dépens de leur fanté, de leur vigueur, & quelque- fois de leur vie. Ce vice que la honte & la timidité trouvent fi commode , a de plus un grand attrait pour les imagi- nations vivesi c'eft de difpofer pour ainfi dire à leur gré de tout le fexe, & de faire fervir à leurs plaifirs la beauté qui les tente fans avoir befoin d'obtenir fon aveu. Séduit par ce funelle avantage je travaillois à détruire la bonne conititu- tion qu'avoit rétablie en moi la nature, & à qui j'avois donné le tems de fe bien former. Qu'on ajoute à cette difpofition le local de ma fituation préfente ; logé chez une jolie femme, careîfant fon image au fond de mon cœur , la voyant (ans cefle dans la journée; le foir entouré d'objets qui me la rappellent , couché dans un lit je fais qu'elle a couché. Que de (limulansl tel leéleur qui fe les repréfente , me regarde déjà comme à depii-mort. Tout au contraire : ce qui

Diverses* ZOÇ

devoit me perdre, fut précifément ce qui me fauva , du moins pour un tems. Eni- vré du charme de vivre auprès d'elle , du defir ardent d'y pafler mes jours , ab fente ou préfenre je voyois toujours en elle une tendre mère , une foeur chérie , une délicieufe amie , de rien de plus. Je la voyois toujours ainfi, toujours la même, & ne voyois ja- mais qu'elle. Son image, toujours pré- fente à mon cœur , n'y laiflToit place à nulle autre; elle étoit pour moi la feule femme qui fut au monde, & l'extrême douceur des fentimens qu'elle m'infpiroit ne laiiïant pas à mes fens le tems de s'éveil- ler pour d'autres , me garantiffbit d'elle & de tout fon fexe. En un mot, j'étois fage parce que je l'aimois. Sur ces effets que je rends mal , dife qui pourra de quelle efpece étoit mon attachement pour elle. Pour moi, tout ce que j'en puis dire eft que s'il paroîtdéja fort extraordinaire , dans la fuite il le paroîtra beaucoup plus. Je pafTjis mon tems le plus agréable- ment du monde, occupé des chofes qui me plaifoient !e moins. C'étoit des pro- jets à rédiger, des mémoires à mettre au net, des recettes à tranfcrire; c'étoient des hcrhes à trier ; des drogues à piler , des alambics à gouverner. Tout à traver

3ïO (E u y s £ s

tout cela venoient des foules de paf- fans , de mendians , de vîntes de toute efpece. Il falloit entretenir tout à la fois un foldat , un apothicaire , un cha- noine , une belle dame, un frère lay. JepeftoiSjje grommelois, je jurois, je donnois au diable toute cette maudite cohue. Pour elle qui prenoit tout en gaîté , mes fureurs la faKoient rire aux larmes , & ce qui la faifoit rire encore plus , étoit de me voir d'autant plus fu- rieux que je ne pouvois moi-même m'em- pêcher de rire. Ces petits intervalles oii î'avois le plaifir de grogner étoient char- mans, & s'il furvenoit un nouvel impor- tun durant la querelle, elle en lavoit en- core tirer parti pour l'amufement en pro- longeant malicieufement la vlfite, & me jettant des coups-d'œll pour lefqutls js l'aurois volontiers battue. Elle avoir peine à s'abHenlr d'éclater en me voyant con- traint & retenu par la bienféance lui faire des yeux de poifédé, tandis qu'au fond de mon cœur , & même en dépit de inoi , je trouvois cela très-comique.

Tout cela , fans me plaire en foi , m'amufoit pourtant , parce qu'il faifoic partie d'une manière d'être qui m'étoit charmante. Rien de ce qui fe faifolt au- tour de moi , rien de tout ce qu'on me

Diverses, 21 î

faifoit faire , n'étoit félon mon goût , mais tout étoit félon mon cœur. Je crois que je ferois parvenu à aimer la méde- cine , li mon dégoût pour elle n'eût fourni des fcènes folâtres qui nous égayoient fans ceiïè ; c'efl: peut-être la première fois que cet art a produit un pareil effet. Je prétendois connoîcre à l'odeur un livre de médecine, & ce qu'il y a de plai- fant, eft que je m'y trompois rarement. Elle me faifoit goûter des plus déteftables drogues. J'avois beau fuir ou vouloir me défendre ; malgré ma réfiftance & mes horribles grimaces, malgré moi &: mes dents ; quand je voyois ces jolis doigts barbouillés s'approcher de ma bou* che, il falloit finir par l'ouvrir & fucer. Quand tout fon petit ménage étoit raf- femblé dans la même chambre, à nous entendre courir & crier au milieu des éclats de rire, on eût cru qu'on y jouoit quelque farce, & non pas qu'on y fai- foit de l'opiate ou de l'élixir.

Mon rems ne fe pafloit pourtant pas tout entier à ces poliffonneries. J avois trouvé quelques livres dans la chambre que j'occupois ; le Spectateur, Puffen- dorff, St Evremond, la Henrlade. Quoi-» que je n'euiïe plus mon ancienne fureut

ai2 -Œuvres

de lefture, par défcEuvrement je liroîs un peu de toat cela. Le Speélateur fur- tout me plût beaucoup & me fit du bien. M. L'abbé de Gouvon m'avoit appris à lire moins avidement & avec plus de réflexion; la ledure me profitoit mieux. Je m'accoutumois à réfléchir fur l'élo- cution , fur les conftruâ:ions élégantes; je m'exerçois à difcerner le françois pur de mes idiomes provinciaux. Par exem- ple , je fus corrigé d'une faute d'ortho- graphe que je faifois avec tous nos Ge- nevois par ces deux vers de la Henriadct

Soit qu'un ancien refpe<Sk pour le fang de leurs maîtres. Parlât encore pour lui dans le cœur de ces traîtres :

Ce mol parlât qui me frappa, m'ap- prit qu'il falloit un ^ à la troideme per- fonne du fubjondif; au lieu qu'aupara- vant je l'écrivois & prononçois /-ir/^^ , comme le préfent de l'indicatiL

Quelquefois je caufois avec Maman de mes ledures; quelquefois je lifois au- près d'elle ; j'y prenois grand plaifir; je m'exerçois à bien lire , .?; cela me fut utile aulTi. J'ai dit qu'elle avoit l'efpric orné. Il éroit alors dans toute fa fleur. Plufieurs gens de lettres s'étoient em- preiTés à lui plaire , & lui avoient apprig

D I V E R s :e s, 21^

à juger des ouvrages d'efprir. Elle avoir, (i je puis parler ainfi , le goût un peu proteftanc; elle ne parloir que de Bayle & faifoit grand cas de St Evremond , qui depuis long-^tems écoit mort en Fran- ce. Mais cela n'empêchoit pas qu'elle ne connût la bonne littérature & qu'elle n'en parlât fort bien. Elle avoit été élevée dans des fociétés choifies, & venue en Savoye encore jeune , elle avoit perdu dans le commerce charmant de la nobleffe du pays ce ton maniéré du pays de Vaud oii les femmes prennent le bel efprit pour l'efprit du monde , & ne favent parler que par épigrammes.

Quoiqu'elle n'eût vu la Cour qu'en paiTant, elle y avoit jette un coup-d'œil rapide qui lui avoit fuffi pour la connoî- tre. Elle s'y conferva toujours des amis, 3c malgré de fecrettes jaloufies, malgré les murmures qu'excitoient fa conduite & fes dettes , elle n'a jam.ais perdu fa penfion. Elle avoit l'expérience du mon- de , & fcfprit de réflexion qui fait tirer parti de cette expérience. C'étoit le fujet favori de ies converfarions, & c'étoit précifément, vu mes idées chimériques, la forte d'inflrudion dent j'avois le plus grand befoin. Nous lilions enfemble la

214 (E U V R E s

Bruyère: il lui plaifoit plus que la Ro- chefoucault , livre trifte & défolant , principalement dans la jeunefle oii l'on n'aime pas avoir Thorame comme il eft. Quand elle moralifoit , elle fe perdoit quelquefois un peu dans les elpaces; mais en lui baifanc de tems en tems la bouche ou les mains je prenois patience , & fes longueurs ne m'ennuyoient pas.

Cette vie étoit trop douce pour pou- voir durer. Je le fentois & Tinquiétude de la voir finir étoit la feule chofe qui en troubloit la jouiflance. Tout en folâ- trant Maman m'e'tudiolt, m'obfervoit, m'interrogeoit, & bâtifToit pour ma for- tune force projets dont je me ferois bien paffë. Heureuiement ce n'étoit pas le tout de connoîrre mes penchans , mes goûts, mes petits talens, il falloir trou- ver ou faire naître les occafîons d'en ti- rer parti , & tout cela n'étoit pas l'af- fiiire d'un jour. Les pre'jugés même qu'a- voit conçus la pauvre femme en faveur de mon mérite reculoient les momens de le mettre en œuvre, en la rendant plus difficile fur le choix des moyens; enfin tout alloit au gré de mes defirs, grâce à la bonne opinion qu'elle avoit ^ moij mais il en fallut fabattre, &

D I V E R a E s* ^\^

dès-lors , adieu la tranquillité. Un de fes parens appelle M. à' Aubonne la vint voir, C'étoit un homme de beaucoup d'efpric , intrigant , génie à projets com- me elle, mais qui ne s'y ruinoit pas, une efpece d'avanturier. Il venoit de propo- fer au Cardinal de Fleury un plan de lotterie très-compofée , qui n'avoit pas été goûté. Il alloit le propofer à la Cour de Turin il fut adopté & mis en exécution. Il s'arrêta quelque tems à An- necy & y devint amoureux de Madame rintendante , qui étoii une perfonne fort aimable , fort de mon goût , & la feule que je vilTe avec plaifir chez Ma- n^an. M. d' Aubonne me vit , fa parente lui parla de moi , il fe chargea de m'exa- miner , de voir à quoi j'étois propre, & s'il me trouvoit de l'étoffe , de chercher à me placer.

Madame de Warens m'envoya chez lui deux ou trois matins de fjite, fous prétexte de quelque commiflîon & fans me prévenir de rien. Il s'y prit très-bien pour me faire jafer, fe familiarifa avec moi , me mit à mon aife autant qu'il étoit poflible , me parla de niaiferies & de toutes fortes de fujets. Le tout fans pa- raître m'obferver, fans la moindre aflec-r

2.i6 Πff V R s s

tation , & comme fi , fe plaifant aveC moi, il eût voulu converfer fans gcne. J etois enchanté de lui. Le réfuhat de Tes obfervations fut que malgré ce que pro- mettoient mon extérieur & maphyfiono- mie animée , j'étois, finon tout à fait inepte , au moins un garçon de peu d'efprit, fans idées , prefque fans acquis, très-borné en un mot à tous égards, & que rhonneur de devenir quelque jour Curé de village étoit la plus haute for- tune à laquelle je dufle afpirer. Tel fut Je compte qu'il rendit de moi à Madame de Warens, Ce fut la féconde ou troi- fieme fois que je fus ainfi jugé; ce ne fat pas la dernière, & Tarrét de M. Alaj- fcroii a fouvent été conHrmé.

La caufe de ces jugemens tient trop à mon caradere , pour n'avoir pas ici befoin d'explication: car en confcience, on fent bien que je ne puis iincérement yfoufcrire, U qu'avec toute Tim-partia- lité poflible , quoiqu'aient pu dire M". MaJJeron , à'Aubonne , & beaucoup d'autres 3 je ne les faurois prendre au mot.

Deux chofes prefque inalliables s'unif- (ent en moi fans que j'en puifle conce- voir la manière. Un tempérament très- ardent.

DljrsRSS3, 217

ardent, des paillons vives, impétueufes, te des idées lentes à naître , embarralTées , & qui ne Te piéfcntent jamais qu'après- coup. On diroit que mon cœur & mon efprit n'appartiennent pas au même indi- vidu. Le fentiment plus prompt que réclair vient remplir mon ame , mais au lieu de m'éclairer il me brûle & m'éblouit. Je Cens tout & je ne vois rien. Je fuis emporté, mais ftupide ; il fauc que je fois de fang-froid pour penfer. Ce qu'il y a d'étonnant eft que j'ai cepen- dant le tad aiïez fur, de la pénétration, de la tineiTe même , pourvu qu'on m'at- tende: je fais d'excellens impromptus à lolfîr; mais fur le tems je n'ai jamais rieti fait ni dit qui vaille. Je ferois une fort Jolie converfation par la pofle , comme on dit que les Efpagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d'un Duc de Savoye qui fe retourna , faifant route, pour crier ; à votre gorge , marchand de Paris , je dis , me voilà.

Cette lenteur de penfer jointe à cette vivacité de fentir , je ne l'ai pa^- feule- ment dans la converfation , je l'ai même feul ^ quand je travaille. Mes idées s'ar- rangent dans ma tctc avec la plus in« croyable difficulté. Elles y circulent Ir( Partie» K

5lîÇ (S. V V R E 9

lourdement ; elles y fermentent jufqu'à m'émouvoir , m'échaufFer , me donner des palpitations ; & au milieu de toute cette émotion je ne vois rien nettement; je ne faurois écrire un feu! mot, il faut que j'attende. Infenfiblement ce grand mouvement s'appaife , ce cahos fe dé- brouille ; chaque chofe vient fe mettre à fa place, mais lentement & après une longue ^c confufe agitation. N'avez-vous point vu quelquefois Topera en Italie? Dans les changemens de fcene il règne fur ces grands théâtres un défordre défagréable , S: qui dure aflez long-temps : toutes les décorations font entremêlées; on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine ; on croit que tout va renverfer. Cependant peu-à-peu tout s'arrange, rien ne manque , & Ton eft tout furpris de voir fuccéder à ce long tumulte un fpeélacle ravifiant. Cette manœuvre eft à-peu-près celle qui fe fait dans mon cer- veau quand je veux écrire. Si j'avois fu premièrement attendre, & puis rendre dans leur beauté les chofes qui s'y font ainfi peintes, peu d'Auteurs m'auroient furpafle.

De-là vient l'extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manufcrits raturés^

I

barbouillés , mêlés , indéchiffrables, at- teftent la peine qu'ils m'ont coûtée. Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu tranf- criie quatre ou cinq fois avant de le don- ner à la prefle. Je n'ai jamais pu rien fai- re la plume à la main vis-à-vis d'une table & de mon papier : c'efl: à la pro- menade au milieu des rochers & des bois ; c'eft la nuit dans mon lit & durant mes infomnies que j'écris dans mon cerveau, l'on peut juger avec quelle lenteur , fur- tout pour un homme abfolument dé- pourvu de mémoire verbale, & qui de la vie n'a pu retenir fix vers par cœur. Il y a telle de mes périodes que j'ai tour- née & retournée cinq ou fix nuits dans ma tête avant qu'elle fût en état d'être mife fur le papier. De-là vient encore que je réulÏÏs mieux aux ouvrages qui damandent du travail, qu'à ceux qui veu- lent être faits avec une certaine légèreté; ^ comme les lettres ; genre dont je n'ai jamais pu prendre le ton, & dont l'oc- cupation me met au fupplice. Je n'écris point de lettres fur les moindres fujets qui ne me coûtent des heures de fatigue , ou fi je veux écrire de fuite ce qui me vient, je ne fais ni commencer ni finir, ma lettre efl: un long & confus verbia- ge j à peine m'entend-on quand on la Ut.

*20 (E u r R £ S

Non-feulement les idées me coûtent à rendre , elles me coûtent même à re- cevoir. J'ai étudié les hommes & je me crois affez bon obfervateur. Cependant je ne fais rien voir de ce que je vois ; je ne vois bien que ce que je me rappelle, & je n'aiderefpritquedansmesfouvenirs.De tout ce qu'on dit , de tout ce qu'on fait, de tout ce qui fe pafle en ma préfence , je ne fens rien, je ne pénètre rien. Le (ïgne extérieur eft tout ce qui me frappe. Mais enfuite tout cela me revient : je me rap- pelle le lieu, le tems, le ton , le regard, le gefle, la circonflance , rien ne m'échap- pe. Alors fur ce qu'on a fait ou dit, je trouve ce qu'on a penfé , & il eil rare que je me trompe.

Si peu maître de mon efprit feul avec moi-même , qu'on juge de ce que je dois être dans la converfation , où, pour parlera propos, il faut penfer à la fois S: fur le champ à mille chofes. La feule idée de tant de convenances dont je fuis fur d'oublier au moins quelqu'une, fuf- tit pour m'incimider. Je ne comprends pas même comment on ofe parler dans un cercle : car à chaque mot il faudroit palier en revue tous les gens qui font là: il faudroit connoitre tous leurs carade- res. favoir leurs hiftoires, pour être fur de us rien dire qui puifîe oiïenfer quel-

Divers es, 2.21 qu'un. Là-deiTus ceux qui vivent dans le inonde ont un grand avantage : fâchant mieux ce qu'il faut taire , ils font plus furs de ce qu'ils difent : encore leur échap- pe-t-il fouveqt des balourdifes. Qu'on juge de celui qui ton:ibe des nues ! Il lui eft prefque impoOible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête il y a un autre inconvénient que je trou- ve pire ; la néceffité de parler toujours. Quand on vous parle, il faut répendre , & fi l'on ne dit mot , il faut relever la converfarion. Cette infupportable con- trainte m'eût feule dégoûté de la fociété. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l'obligation de parler fur le champ éc toujours. Je ne fais fi ceci tient à ma mortelle averfion pour tout afFujettiffe- ment ; mais c'eft aiïez qu'il faille abfo- lument que je parle pour que je difs une fottife infailliblement.

Ce qu'il y a de plus fatal cH: qu'au lien de favoir me taire quand je n'ai rien à dire, c'efl: alors que pour payer plutôt ma dette j'ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles fans idées, trop heureux quand elles ne fignlfient rien du tout. En vou- lant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer.

K iij

S.22 (B tV R E S

Je crois que voilà de quoi faire affez comprendre commeiu n'étant pas un fot, j'ai cependant fouvent paffe pour l'être , même chez des gens en état de bien juger : d'autant plus malheureux que ma phyfîonomie & mes yeux pro- mettent davantage, & que cette attente fruftrée rend plus choquante aux autres ma flupidité. Ce détail qu'une occafîon particulière a fait naître n'eft: pas inutile à ce qui doit fuivre. Il contient la clef de bien des chofes extraordinaires qu'on m'a vu faire , & qu'on attribue à une humeur fauvage que je n'ai point. J'ai- merois la fociété comme un autre, fi je n'étois fur de m'y montrer non-feule- ment à mon défavantage, mais tout au- tre que je ne fuis. Le parti que j'ai pris d'écrire & de me cacher eft précifément celui qui me convenoit. Moi prcfent on n'auroit jamais fu ce que je valois, on ne l'auroic pas foupçonné même ;& c'eftce qui eft arrivé à Madame Dupin , quoique femme d'efprit , & quoique j'aye vécu dans fa maifon plufieurs années. Elle me l'a dit bien des fois elle-même depuis ce tems-là. Au refte tout ceci fouffre de certaines exceptions , & j'y reviendrai dans la fuite.

La mefure de mes talens ainfi fixée.

Tétat qui me convenoit ainfî défigné , il ne fut plus queftion pour la féconde fois que de remplir ma vocation. La dif- ficulté fut que je n'avois pas fait mes étu- des & que je ne favois pas même affez de latin pour être Prêtre. Madame de Jf^a- rens imagina de me faire inftruire au féminaire pendant quelque tems. Elle en parla au fupérieur ; c'étoit un laza- rifte appelle M. Gros, bon petit homme à moitié borgne, maigre, grifon , le plusfpirituel & le moins pédant lazarifle que'i'aye connu; ce qui n'efk pas beau- coup dire, à la vérité*

Il venoit quelquefois chez Maman qui l'accueilloit, le careflbit, l'agaçoit même , & fe faifoit quelquefois lacer par lui, emploi dont il fe chargeoit ailez volontiers. Tandis qu'il étoit en fonction , elle couroit par la chambre de côté & d'autre, faifant tantôt ceci tancôt cela. Tiré par le lacet , Monfieur le fupérieur fuivoit en grondant, & difantà tout mo- ment; mais Madame, tenez-vous donc. Cela faifoit un fujet affez pittorefque.

M. Gros fe prêta de bon coeur au projet de Maman. Il fe contenta d'une penfion très modique, & fe chargea de l'inftruélion. Il ne fut queftion que du confenteraentde l'Evêque, qui non-feu-

i^ir

224 (E V V R X s

lement l'accorda, mais qui voulut payer

la penfion. li permit auiîi que je reftaffe

en habit laïque, jufqu'à ce qu'on pût

juger par un effai du fuccès qu'on devoit

elpérer.

Quel changement lll fallut m'y fou- jnettre. J'allai au féminaire comme j'au- lois été au fupplice. La trifte mai- fon qu'un féminaire ; fur - tout pour qui fort de celle d'une aimable femme. J'y porrois un feul livre que j'avois prié Maman de me prêter , & qui me fut d'une grande reffource. On ne devinera pas quelle forte de livre c'écoit ; un livre de muilque. Parmi les talens qu'elle avoit cultivés , la mufique n'avoit pas été ou- bliée. Elle avoit de la voix, chantoit paflablement & jouoit un peu du clave- cin. Elle avoit eu la complaifance de me donner quelques leçons de chant, & il fallut commencer de loin, car à peine favois-je la muHque de nos pfeaumes. Huit ou dix leçons de femme & fort in- terrompues, loin de me mettre en état de folfier ne m'apprirent pas le quart des fîgnes de la mufiquc. Cependant î'avois une telle pallîon pour cet art, que je voulus efiaycr de m'exercer feul. Le livre que j'emportai n'étoit pas même des plus faciles; c'écoient les cantates de

T>IVER9ES, 225"

CUramhault, On concevra quelle fut mon application & mon obftination , quand je dirai que fans conncicrc ni tranfpofuion ni quantité, je parvins à dcchitfrer & chanter fans faute le pre- mier re'citatif & le premier air de la can- tate à'Alphée & Arétufe ; & il eft vrai que cet air eft fcandé fi jufte , qu'il ne faut que réciter les vers avec leur mefure pour y mettre celle de l'air.

Il y avolt au féminaire un maudit lazarifte qui m'entreprit & qui^ me fit prendre en horreur le latin qu'il vou- loit m'enfeigner. H avoit des cheveux plats, gras & noirs, un vifage de pain û'épice , une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de fanglier au lieu de barbe ; fon fourire étoit fardo- nique ; fes membres jouoient comme les poulies d'un manequin ; j'ai oublié fon odieux nom ; mais fa figure ef- frayante & doucereufe m'eft bien ref- tée , & j'ai peine à me la rappeller fans frémir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant gracieufe- ment fon crafTeux bonnet quarré pour me faire figne d'entrer dans fa chambre, plus aflfreufe pour moi qu'un cachot. ^ Qu'on juge du contrafte d'un pareil i K V

226 Œuvres

maître pour le difciple d'un Abbé de .Cour !

Si j'étois refté deux mois à la merci de ce monftre , je fuis perfuadé que ma tête n'y auroit pas réiifté. Mais le bon M. Gros qui s'apperçut que j'e'tois trifte , que je ne mangeois pas, que je maigrilTois , devina le fujet de mon chagrin ; cela n'e'toit pas difficile. II m'ôta des griffes de ma béte , & par un autre contraire encore plus marqué me lemit au plus doux des hommes. Ce- toit un jeune abbé Faucigneran , ap- pelle M. Gâder qui faifoit fon fémi- naire & qui par complaifance pour M, Gros , & je crois , par humanité, vouloir bien prendre fur io.^ études le tems qu'il donnoit à diriger les miennes» Je n'ai jamais vu de phyfionomie plus touchante que celle de M. Gâtïer, Il étOLt blond &: fa barbe tiroit fur le roux. Il avoit le maintien ordinaire aux gens de fa province^ qui fous une figure cpaifle cachent tous beaucoup d'cfprit^ mais ce qui fe marquoit vraiment en lui étoic une ame fenfible , affedhicufe , aimante. Il y avoit dans (^s, grands yeux bleus un mélange de douceur, de ten- drcflc 5c de trifteffe, qui faifoit qu'on ne

Diverse *. 227

pouvoit le voir fans s'intérefîer à lui. Aux regards , au ton de ce pauvre jeune homme , on eût dit qu'il prévoyoit fa deftinée, & qu'il fe fentoit pour être malheureux.

Son caradere ne de'mentoit point fa phylionomie. Plein de patience & de complaifance , il fembloit plutôt étu- dier avec moi que m'inftruire. 11 n'en falloit pastant pour me le faire aimer, fon prédécefleur avoit rendu cela très-facile. Cependant malgré tous le tems qu'il me donnoit, malgré toute k bonne vo- lonté que nous y mettions l'un^ & l'au- tre, & quoiqu'il s'y prît très-bien, j'a- vançai peu en travaillant beaucoup. Il eft lingulier qu'avec affez de concep- tion je n'ai jamais pu rien apprendra avec des maîtres , excepté mon père Ôc M. Lambercier. Le peu que je iais de plus , je l'ai appris feul , comme on verra ci-après. Mon efprit impatient de toute efpece de joug ne peut s'aiTer- vir à la loi du moment. La crainte- même de ne pas apprendre m'empêche- d'être attentif. De peur d'impatienter celui qui me parle, je feins d'entendre;: il va en avant & je n'entends rien. Mon^ efprit veut marcher à fon heure , il ne: peut fe foumettre à celle d'autrui. fc K vi

i228 (S. V V R E 9

Le tems des ordinations étant venu, M. Gâtier s'en retourna diacre dans fa province. Il emporta mes regrets , mon attachement, ma reconnoifiance. Je fis pour lui des vœux qui n'ont pas été plus exaucés que ceux que j'ai faits pour moi-même. Quelques années après j'ap- pris qu'étant vicaire (fans une paroiffe îl avoit fait un enfant à une fille , la leule dont avec un cccur très-tendre il eût jamais été amoureux. Ce fut un fcandale effroyable dans un diocèfe ad- miniftré très-févérement. Les Prêtres , en bonne règle , ne doivent faire des enfans qu'à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance il fut mis en prifon , diffamé, chafl'é. Je ne fais s'il aura pu dans la fuite ré- tablir {qs affaires ; mais le fentiment de fon infortune profondément gravé dans mon coeur me revint quand j'écrivis 1 Emile , & réunifiant M. Gàùer avec M. Gairne , je fis de ces deux dignes Prêtres l'original du vicaire Savoyard. Je me flatte que l'imitation n'a pas désho- noré fes modèles.

Pendant que j'étois au féminaire , M. à\4vhonne fut obligé de quitter An- necy. M * * *. s'avifa de trouver mau- vais qu'il iii l'amoiu à fa femme. C'étoit

faire comme le chien du jardinier; car quoique Madame ^ * *. fût aimable , il vivoit fort mal avec elle : & la traitoit fi brutalement qu'il fut queftion de fé- paration. M "^ "^ ^. étoit un vilain homme , noir comme une taupe , fripon comme une chouette , & qui à force de vexa- tions, finit par fe faire chafïer lui-même. On dit que les Provençaux fe vengent de leurs ennemis par des chaulons ; M. A'Aiibonne fe vengea du fien par une comédie ; 11 envoya cette pièce à Ma- dame de IVarens qui me la fit voir. Elle me plut & me fit naître la fantaifie d'en faire une pour effayer fi j'étois en effet aufli bête que l'auteur l'avoit pro- noncé : mais ce ne fut qu'à Chambéri que j'exécutai ce projet en écrivant f^- mant de luï-mcme. Ainfi quand j'ai dit dans la préface de cette pièce que J3 l'a- vois écrite à dix-huit ans, j*ai menti de quelques années.

C'eft à-peu-près à ce tems-ci que fe rapporte un événement peu important en lui-même , mais qui a eu pour moi des fuites , & qui a fait du bruit dans le monde quand je l'avois oublié. Toutes les femaines j'avois une fois la permif- fion de fortir; je n'ai pas befoin de dire quel ufage j'en faifois» Un dimanche

230 (E If r R E s

que j'étois chez Maman , le feu prit a un bâtiment des Cordeliers attenant à la maifon qu elle occupoit. Ce bâtiment étoit leur four étoit plein jufqu'au comble de fafcines feches. Tout fut em- brâfé en très-peu de tems. La maifon étoit en grand péril & couverte par les flammes que le vent y portoit. On fe mit en devoir de déménager en hâte & de porter les meubles dans le jardin , qui étoit vis-à-vis mes anciennes fe- nêtres & au-delà du ruifleau dont j'ai parlé. J'étois fi troublé que je jettois indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tomboit fous la main , iufqu'à un gros mortier de pierre qu'en tout autre tems j'aurois eu peine à foulever : j'étois prêt à y jetter de même une grande glace, fi quelqu'un ne m'eût re- tenu. Le bon Evêque qui étoit venu voir Maman ce jour-là ne refta pas , non plus, oifif. Il l'emmena dans le jar- din où il fe mit en prières avec elle & tous ceux qui étoient là, en forte qu'ar- rivant quelque tems après je vis tout le monde à genoux hc m'y mis comme les autres. Durant la prière du faint homme le vent changea , mais fi brufquement & fi à propos que les flammes qui cou- vroient la maifon & entroient déjà par les

Diverses, &^t

fenêtres furent portées de l'autre côté de la cour ^ & la. rnaifon n'eut aucua mal. Deux ans après, M. de Bermx étant mort , les Antonins , Tes anciens confrères , commencèrent à recueillir les. pièces qui pouvoient fervir à fa béati- fication. A la prière du P. Boudée je joignis à ces pièces une atteftation du fair que je viens de rapporter , en quoi je fis bien; mais en quoi je fis mal, ca fut de donner ce fait pour un miracle. J'avois vu l'Evêque en prière , & durant fa prière j'avois vu le vent changer, &: même très-à propos : voilà ce que pouvois dire & certifier : mais qu'une de ces deux chofesfût la eaule de l'au- tre , voilà ce que je ne devois pas at- tefter, parce que je ne pouvois le favoir. Cependant autant que je puis me rappeU 1er mes idées, alors fincérement catho- lique , j'étois de bonne foi. L'amour du merveilleux fi naturel au cœur hum.ain, ma vénération pour ce vertueux Pré- lat 5 l'orgueil fecret d'avoir peut-être contribué moi-même au miracle , ai- dèrent à me féduire , & ce qu'il y a de sûr efi que fi ce miracle eut été l'effet des plus ardentes prières, j'aurois bien pu m'en attribuer ma part.

Plus de trente ans après, lorfque

232 (JE u y R E i

j'eus publié les Lettres de la montagne, M. Fréron déterra ce certificat , je ne fais comment , & en fit ufage dans Tes feuilles. Il faut avouer que la découverte étoit heureufe & l'à-propos me parut à moi-même très-plailant.

J'étols deftiné à être le rebut de tous les états. Quoique M. Gdtier eût rendu de mes progrès le compte le moins dé- favorable qu'il lui fut polîîble , on voyoit qu'ils n'étoient pas proportionnés à mon travail, & cela n'étoit pas encourageant pour me faire pouffer mes études. Aufiî î'Evêque & le Supérieur fe rebuterent- ils, & on me rendit à Madame de IP^a- rens co\r\ïGQ un fujetqui n'étoit pas même bon pour être prêtre ; au refte aflez bon garçon, difoit-on, & point vicieux; ce qui fit que malgré tant de préjugés re- butans fur mon compte , elle ne m'a- bandonna pas.

Je rapportai chez elle en triomphe fon livre de mufique dont j'avois tiré fi bon parti. Mon air d'Alphée & Aré- thufe étoit à-pcu-prcs tout ce que j'a- vois appris au féminairc. Mon goût mar- qué pour cet art lui fit naître la penfée de me faire muficien. L'occafion étoit commode. On faifoit cliezelle au moins une fois la femaine de la mufique , ^

Diverses^ 233

îe maître de mufique de la cathédrale qui ûirigeoit ce petit concert venoit la voir tres-fouvent. Cétoit un Panfien nommé M. le Maître , bon compoii- teur, fort vif, fort gai, jeune encore, afTez bien fait, peu d'efprit , mais au demeurant très-bon homme. Maman me fit faire fa connoiflance ; je m'attachois à lui , je ne lui déplaifois pas : on parla •de penfion; l'on en convint. Bref,] en- trai chez lui, & j'y paffai l'hiver dau- tant plus agréablement que la maitrile n'étant qu'à vingt pas de la maifon de Maman , nous étions chez elle en un moment, &nous y foupions très-fouvent

enfemble. . j 1 "

On jugera bien que la vie de la mai- trife toujours chantante & gaie , avec les muiiciens & les enfans de chceur , me plaifoitpîus que celle du fémmaire avec les pères de St. Lazare. Cependant cette vie , pour être plus libre, nen etoit pns moins égale & réglée. J étois fait pour aimer l'indépendance U pour nen abufer jamais. Durant fix mois entiers, ie ne fortis pas une feule fois que pour al'er che2 Maman ou à l'églife , & je n'en fus pas même tenté. Cet intervalle eft un de ceux .où j'ai vécu dans le plus grand calme , & que je me luis rap-

254' (B V r R s s

pelles avec le plus de plaifir. Dans leS i-ituations diverfes je me fuis trouvé ^ quelques-uns ont été marqués par un tel fentiment de bien-être , qu'en les remé- morant j'en fuis afFedé comme fi j'y étois encore. Non-feulement je me rappelle Jes tems, \ts lieux, \ç,s perfonnes, mais tous les objets environnans la tempé- rature de l'air, fon odeur, fa couleur, une certaine impreflion locale qui ne s'eft fait fentir que , & dont le fou- venir vif m'y tranfporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu'on répétoit à Ja maîtrife , tout ce qu'on chantoit au chœur , tout ce qu'on y faifoit , le bel & noble habit des Chanoines, les cha- fubles des Prêtres, les mitres des chan- tres, la figure des muficiens, un vieux charpentier boiteux qui jouoit de la contrebaffe, un petit abbé blondin qui jouoit du violon, le lambeau de foutane qu'après avoir pofé fon épée , M. le Maître endoffoit par-defTus fon habit laïque, & le beau furplis fin dont il en couvroit les loques pour aller au choeur : l'orgueil avec lequel j'allois , tenant ma petite flûte à bec m'établit dans l'orcheftre à la tribune , pour un petit bout de récit que M. le Maître. avoit fait exprès pour moi : le bon dîaé

D T V £ R s £ â, 2-35:^

^ui nous attendoit enfuite, le bon ap- pétit qu'on y portoit; ce concours d'ob- jets vivement retracé m'a cent fois char- mé dans ma mémoire j autant & plus que dans la réalité. J'ai gardé toujours une affeaion tendre pour un certain air du Conduor aime fyderum qui marche pac jambes ; parce qu'un dimanche de l'A- vcnt j'entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour fur le perron de la cathédrale , félon un rite de cette Eglife-là. Mlle. Merceret , femme-de- chambre de Maman, favoit un peu de mufîque : je n'oublierai jamais un petit motet aferte que M. le Maître me fit chanter 'avec elle & que fa maîtrefle écoutoit avec tant de plaifir. Enfin tout iufqu'à la bonne fervante Perr'me qui étoit fi bonne fille & que les enfans de choeur faifoient tant endéver, tout dans les fouvenlrs de ces tems de bonheur & d'innocence revient fouvent me ravir & m'attrifter. ^ ^

Je vivols à Annecy depuis près dun an fans le moindre reproche ; tout le monde étoit content de moi. Depuis mon départ de Turin je n'avois point fait de fottife, 6c je n'en fis point tant que je fus fous les yeux de Maman. Elle jne conduifoit , & me conduifoit tou-

2^6 U V R E s

îours bien; mon attachement pour elle étoit devenu ma leule paffion , & ce qui prouve que ce n'étoit pas une paf- fîon folle c'eft que mon cœur formoit ma raifon. Il ^ft vrai qu'un feul fenti- menr abforbantpourainîi dire toutes mes facultés, me mettoit hors d'e'tat de rien apprendre ; pas même la mufîque, bien que jy fiflfe tous mes efforts. Mais il ny avoit point de ma faute ; la bonne vo- lonté y étoit toute entière, l'affiduité y étoit. J'étois diftrait, rêveur, je fou- pirois;qu'y pouvois-je taire? Il ne man- quoit à mes progrès rien qui dépendît de moi; mais pour que je riffe de nou- velles folies, il ne falloit qu'un fujet qui vînt me les infpirer. Ce fujet fe pré- fenta ; le hafard arrangea les chofes & comme on verra dans la fuite , ma mauvaife tête en tira parti.

Un foir du mois de Février qu'il fai- foit bien froid, comme nous étions tous autour du feu, nous entendîmes frapper a la porte de la rue. Perrlne prend fa lenterne , defcend , ouvre : un jeune homme entre avec elle, monte, fe pré- fente d'un air aifé, & fait à M. le Maî- tre un compliment court & bien tourné, fe donnant pour un muficien françois que le mauvais état de i^^ finances for-

Diverses: 257 çolt de vicarier pour pafler fon chemin. A ce mot de muficien François le cœur treflaillit au bon le Maître ; il aimoit paflionnément fon pays & fon art. Il accueillit le jeune paflager, lui offrit le gîte dont il paroifl'ôit avoir grand befoin de qu'il accepta fans beaucoup de façon. Je l'examinai tandis qu'il fe chauffoit &: qu'il jafoit en attendant le foupé. H étoit court de ftature mais large de quarrure ; il avoit je ne fais quoi de contrefait dans fa taille fans aucune difformité par- ticulière ; G étoit pour ainfi dire un bolTu à épaules plattes , mais je crois qu'il boitoit un peu. Il avoit un habit noir plutôt ufé que vieux, & qui tomboit par pièces , une chemife très fine & très- fale, de belles manchettes d'effilé, des guêtres dans chacune defquelles il au- roit mis fes deux jambes, & pour fe garantir de la neige un petit chapeau à porter fous le bras. Dans ce comique équipage il y avoit pourtant quelque chofe de noble que fon maintien ne dé- mentoit pas ; fa phyfionomie avoit de la fineffe & de l'agrément , il parloic facilement & bien , mais très-peu mo- deftcment. Teut marquoit en lui un jeune débauché qui avoit eu de l'éduca- tion & qui n'alloit pas gueufant comme ua

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gueux, mais comme un fou. II nous dit qu'il s'appelloit Venture de Villeneuve y qu'il venoit de Paris , qu'il s'e'toit égaré dans fa route', & oubliant un peu fon rôle de muficien , il ajouta qu'il alloit à Grenoble voir un parent qu'il avoit dans le Parlement.

Pendant le foupé on parla de mu- fîque , & il en parla bien. Il connoifloit tous les grands virtuofes , tous les ou- vrages célèbres, tous les adeurs, toutes les adrices, toutes les jolies femmes, tous les grands feigneurs. Sur tout ce qu'on difoit il paroiilbit au fait ; mais à peine un fujet étolt-il entamé qu'il brouilloit l'entretien par quelque polif- fonnerie qui faifoit rire &: oublier ce qu'on avoit dit. C'étoit un famedi ; il y avoit le lendemain mufique à la ca- thédrale. M. le Maître lui propofe d'y chanter ; très-volontiers ; lui demande quelle tft fa partie? la Haute-contre , &c il parle d'autre chofe. Avant d'aller à l'églife on lui offrit fa partie à prévoir; il n'y jetta pas les yeux. Cette gafco- nade furprit le Maître : vous verrez, me dit-il à l'oreille qu'il ne fait pas une note de mufique. J'en ai grand'peur , lui répondis-je. Je les fuivis très-inquiet, (^uand on commença, le cœur me bat-

D T y £ R s JE s, i^p

lit d'une terrible force; car je m'intéref- io'is beaucoup à lui.

J'eus bientôt de quoi me raiïurer. Il chanta {qs deux récits avec toute la juf- teiïe & tout le goût imaginables, & qui plus eft avec une très-jolie voix. Je n'ai gueres eu de plus agréable furprife. Après lamefTe M. Ventura reçut des compli- mens à perte de vue des chanoines ôc des muficiens, auxquels il répondoit en poliflonnant, mais toujours avec beau- coup de grâce. M. le Maître TembraiTa de bon cceur ; j'en fis autant : il vit que j'étois bien aife, & cela parut lui faire plaifir.

On convieadra je m'aiïure , qu'après m'être engoué de M, Bâcle, qui tout compté n'étoit qu'un manan , je pou- vois m'engouer de M. f^enture qui avoit de l'éducation , des talens , de l'efprit , de Tufage du monde, &qui pouvoitpaf. fer pour un aimable débauché. C'efl aulli ce qui m'arriva , & ce qui feroit arrivé , je penfe , à tout autre jeune homme à ma place , d'autant plus faci- lement encore qu'il auroit eu un meil- leur taét pour fentir le mérite , & un meilleur goût pour s'y attacher : car Venture en avoit , fans contredit , & il €;n avoit fur-tout un bien rare à fon âge.

2^o Ouvres

celui de n'être point preflé de montrer fon acquis. Il eft vrai qu'il le vantoit de beaucoup de choies qu'il ne iavoit point; mais pour celles qu'il favoit & qui étoient en allez grand nombre , il n'en difoit rien : il attenûoit l'occadon de les montrer ; il s'en prévaloit alors fansemprelTement, & cela lailoit le plus grand effet. Comme il s'arretoit après chaque chofe fans parler du rcfte , on ïie favoit plus quand il auroit tout mon- tré. Badin , folâtre, inépuifable, fédui- fant dans la converfation , (ourlant tou- jours & re riant jamais, il difoit du toa le plus élégant les choies les plus grol- iîeres & les faifoit palfer. Les femmes mêmes les plus modeftes s'étonnoient de ce qu'elles enduroient de lui. Elles avoient beau fentir qu'il falloit fe fucher, elles n'en avoient pas la force. Il ne lui falloit que des filles perdues, & je ne crois pas qu'il fut fait pour avoir des bonnes fortunes, mais il étoit fait pour mettre un agrément infini dans la fo- ciété des gens qui en avoient. Il étoit difficile qu'avec tant de talens agréables, dans un pays l'on s'y connoît & on les aime , il reflât borné longtems à la fphere des muHciens.

Mon goût pour M. Vcnture. plus rai-

fonnable

fonnable dans fa caufe , fut auffi moins extravagant dans Ces effets, quoique plus vif & plus durable que celui que j'avoi$ pris pour M. Bâcle. J^aimois à le voir , à l'entendre , tout ce qu'il faitoit me paroiiïoit charmant, tout ce quil diloïC nie fembloit des oracles : mais mon en- gouement n'alloit point jufqu'a ne pou» voir me féparer de lui. J'avois a mom voifmage un bon préfervatif contre cet excès. D'ailleurs trouvant fes maximes très-bonnes pour lui, je fentois qu'elles n'étoient pas à mon ufage ; il me talloit une autre forte de volupté dont il n avoit pas ridée , & dont je n ofois même lui parler, bien fur qu'il fe feroit moque de moi. Cependant j'aurois voulu alliée cet attachement avec celui qui me do- minoit. Ten parlois à Maman avec tranl- port ; le Maître lui en parloit avec élo- ges Elle confentit qu'on le lui amenât i riais cette entrevue ne réulllt point du tout : il la trouva précieufe ; elle le trouva libertin, &s'akrmant pour moid^uneaufli mauvai(e connoiffance , non^feulement elle me défendit de le lui ramener, mais cl'.e me peignit fi fortement les dangers que je courois avec ce jeune homme , que je devins un peu plus circonfped à my

2^2 (E u r R E S

livrer, & très-heureufement pour mes mœurs & pour ma tête , nous fume^ bientôt féparés.

i\!. le Makre avoit les goûts de fon art ; il aimait le vin. A table , cepen- dant il étoiî fobre ; mais en travaillant dans Ion cabinet il talloit qu'il but. Sa fervante le favoit ii bien que litôt qu'il préparoit fon papier pour compofer & qu'il prenoit Ton violoncelle , fon pot & fon verre arrivoient l'inftant d'après, & le pot fe renouvelloit de tems à au- tre. Sans jamais être abfolument ivre il éîoit^ prefque toujours pris de vin , & en vérité c'éroit dommage, car c'étoit -un garçon eOentiellement bon, & gai «lue Maman ne Tappelloit (\\iq petit chat, Malheureufement il aimoit fon talent , travailloit beaucoup, ^ buvoit de mê- me. Cela prit fur fa fanté & enfin fur Ton humeur; il étoit quelquefois ombrageux & facile à oflenfer. Incapable de grolfié- xeté, incapable de manquera qui que ce fût, il n'a jamais dit une mauvaife parole , même à un de ks enfans de chœur. Mais il ne falloit pas non plus lui manquer, &: cela étoit iufle. Le mai étoit qu'ayant peu d'efprit il ne difcer- Roit pas Us tons & Us paraéleres , 2;

Diverse s^ ^45

preilolt fjuvent la mouche fur rien. L'ancien chapitre de Genève , jadis tant de Princes ^ û Evèques fe faitbienc un honneur d'entrer, a perdu dans fou exil fon ancienne fplendeur , mais il a confervé fa fierté. Pour pouvoir y être admis , il faut toujours être gentilhomme ou docleur de Sorbonne , & s'il eft un orgueil pardonnable après celui qui fe tire du mérite perfonnel, c'eft celui qui fe tire de la naiflance. D'ailleurs tous les prêtres qui ont des laïques à leuis gages les traitent d'ordinaire avec allez de hau- teur. C'eft ainfi que les chanoines trai- tolent fouvent le pauvre le Maître. Le chantre fur-tout, appelle M. l'Abbé de Vïdonne^(\\x\^ du refte étoit un très-galant homme , mais trop plein de fa nobleffe, n'avoit pas toujours pour lui les égards que méritoient fes talens, &: l'autre n'en- duroit pas volontiers ces dédains. Cette année ils eurent durant la femaine fainte un démêlé plus vif qu'à l'ordinaire dans un dîné de régie que PEvéque donnoit aux chanoines , & le Maître étoic toujours invité. Le chantre lui fit quel- que pade-droit & lui dit quelque parole dure, que celui-ci ne put digérer. Il prit fur le champ la réfolution de s'enfuir la

Lij

244 <B U V R E s

nuit fuivante , & rien ne put l'en faire démordre, quoiquePrladamede Ifarens, à qui ii aila iaîre fts adieux, n'épargnât lien pour l'appaifer. Il i;^ put renoncer au pîaifir de fe venger de fes tyrans, en les laiflant dans l'embarras aux fctes de Pâques, tems l'on avoit le plus grand beToin de lui. Mais ce qui l'embarrallbit .lui-même , étoit fa muiique qu'il vcu - loit emporter, ce qui n'étoit pas facile. Elle formoit une caifïe aiïez groHe H fort lourde, qui ne s'emportoit pas fous Je bras.

Maman fit ce que j'auroîs fait & ce que ]c ferois encore à fa place. Apres bien des efforts inutiles pour le retenir, le voyant réfolu de partir comme que ce fut, elle prit le parti de Taider en tout ce qui dépendoit d'elle. J'ofe dire qu'elle le devoit. Le Maître s'étoit con- lacré, pour ainfi dire, à fon fervice. Soit en ce qui tenoit à fon art, foit en ce qui tenoit à fes foins, il étoit entiérem^ent à {t% ordres , & le cœur avec lequel il les fuivoit , donnoit à fa complaifance un nouveau prix. Elle ne faifoit donc que rendre à un ami dans une occadon eflentielle ce qu'il fiifoic pour elle en détail depuis trois ou quatre ans ; mais

Diverses, a^T, elle avoit une ame qui , pour remplir de pareils devoirs, n'avoit pas befoin de fonger que c'en étoient pour elle. Lhe me fcit venir, m'ordonna de fuivre M. le Maître au moins jufqu'à Lyon , & de m'attacher à lui aulTi long-tems qu il au- roit befoin de moi. Elle m'a depuis avoue que le defir de m'éloigner de Fenturs étoit entré pour beaucoup dans cet ar- rangement. Elle confulta Claude Anet fou f^deic domeftique pour le tranfportde la caiiîe. Il fut d'avis qu'au lieu de prendre a Annecy une béte de fomme qui^ nous feroit infailliblement découvrir, il fal- loir, quand il feroit nuit, porter la caifle à bras jufqu'à une certaine dlftance, &: louer enfuite un âne dans un village, pour la tranfporter jufqu'à Seyffel , étant fur terres de France nous n'aurions plus rien à rifquer. Cet avisjut fuivi ; nous partîmes le même foir à fept heu- res , & Maman , fous prétexte de payer ma dépenfe , groflit la petite bourfe du pauvre petit-chat d'un furcroît qui ne lui fut pas inutile. Claude Anet, le jar- dinier & moi, portâmes la caidfe comme nous pûmes jufqu au^premier village, vin âne nous relaya, ^& la même nuit nous nous rendîmes à Seyfleî,

Liij

2;^d^ Œuvres

Je crois avoir déjà remarqué qu'if y a des tems je fuis fi peu femblable à moi-même, qu'on me prendroit pour un autre homme de caraftcre tout op- pofé. On en va voir un exemple. iVL Reydelet , curé de Seyiïel , étoit cha- noine de St Pierre, par conféqucnt de îa connoi/îance de M. le Maître, & l'un des hommes dont il devoit le plus fe cacher. Mon avis fut au contraire d'aller Jîous préfenter à lui , & lui demander gîte fous quelque prétexte , comme nous étions du confentemenf du cha- pitre. Le Maître goûta cette idée qui jendoïî fa vengeance moqueufe &: piaifc.n- te. Nous allâmes donc effrontément chcz M. Reydelet y qui nous reçut très-bien. Le Maître lui dit qu^il alloit à Eelhiy à H prière de l'Evéque diriger fa mufique aux fêtes de Pâques, qu'il comptoit re- pafler dans peu de jours, & moi à l'appui de ce menfonge , j'en enfilai cent autres ^ naturels, que M. Reydelet me trouvant ]OÎî garçon , me prit en amitié &: me ht mille carefles. Nous fûm.es bien régalés, bien couchés, M. i?^y<7^/f^ ne favoit quelle chère nous faire ; & nous nous féparâ- mes îes meilleurs amis du monde, avec proratiTe de nous arrêter plus long teins

J) r V E R s £ ^* ^47

au retour. A peine pûmes-nous attendre que nous tullions feuls pour commencer nos éclats de rire , & j'avoue qu'ils ms reprennent encore en y penfant ; car on ne lauroit imaginer une eipiéglerie mieux foutenue ni plus heureufe. Elle nous eut égciyés durant toute la route, li M. le Maître^ qui ne cefloit de boire & de battre la campagne ,^ n'eût été attaqué deux ou trois fois d'une atteinte à la- quelle il devenoit très-fujet, & quiref- fembloit fort à l'épilelie. Cela me jetta dans ces embarras qui m'effrayèrent, & dont je penfai bientôt à me tirer comme \z pourrois- ^

Nous allâmes à Bellay pafler les letes de Pâques comme nous l'avions^ d;t à }A. Keydelef-, & quoique nous n'y fui- rions point attendus, nous fumes reçus du maître de mulique &^ accueillis de tout le monde avec grard plaiiir. M. le Maître avoit de la confidération dans Ton art & la méritoit. Le maître de mu- fique de Bellay fe fit honneur de Tes meilleurs ouvrages, & tâcha d'obtenir l'approbation d'un fi bon juge : car outre que le Nïo.Ure étoit connoifTeur , il étoiJi: équitable, point jaloux, & point ffagor^ îieur» il étoit fi fupérieur à tous ces ma£-r

1248 Œuvres

très de mufique de province , & ils îe fentoient bien eux-mêmes , qu'ils le regardoient moins comme leur confrère que comme leur chef.

Après avoir palTé très agréablement quatre ou cinq jours à Bellay, nous en repartîmes & continuâmes notre route, fans aucun accident que ceux dont je viens de parler. Arrivés à Lyon, nous fûmes loge*" à notre Dame de pitié, & en attendant la caille, qu'à la faveur d'un autre menfonge nous avions embarquée fur le Rhône par les foins de notre bon patron M. Reydelet^ M. le Maître alla voir fes connoilTances , entr'autres le Père Caton, cordelier, dont il fera parlé dans la fuite , & l'abbé Dortan , comte de Lyon. L'un & l'autre le reçurent bien , mais ils le trahirent, comme on verra tout-à- l'heure ; fon bonheur s'étoit épuifc che?, M. Reydelet,

Deux jours après notre arrivée à Lyon , comme nous pallions dans une petite rue non loin de notre auberge, le Maître fut furpris d'une de {(ts attein- tes, & celle fut li violente que j'erî fus faifi d'effroi. Je fis des cris , appellaî du fecours, nommai fon auberge & fup- pliai (],u'on l'y fît porter j puis tandis qu'oq

Diverses, 249

s'affemblolt & s'empreiïbit autour d'un homme tombé fans fentiment & fcumant au milieu de la rue, il fut délaifle du feul ami fur lequel il eût compter. Jeprisl'inftant perfonne ne fongeort à moi , je tournai le coin de la rue & \Q difparus. Grâces au ciel j'ai fini ce troiiieme aveu pénible ; s'il m en refloit beaucoup de pareils à faire, j'abandon- nerois le travail que j'ai comrnence. ^ De tout ce que j'ai dit julqu a pre- fent, il en eft refté quelques traces dans les lieux j'ai vécu; mais ce que ] ai à dire dans le livre fulvant eft pre(que entièrement ignoré. Ce font les plus grandes extravagances de ma vie, u il eft heureux qu'elles n'aient pas plus mal fini. Mais ma tête montée au ton duti inftrument étranger étoit hors de (on diapafon; elle y revint d'elle même, & alors je celTai mes folies, ou du moins l'en fis de plus accordantes à mon na- turel. Cette époque de ma jeuncfle elt celle dont j'.i l'idée la plus confule^ Rien prefque ne s^ eO p ^né d'affez inte- reffant à mon cœur pour m'en retracer vivement le fouvenir, & il eft Qifficile que dans tant d'allées & venues , dans tant dedéplacemensiucceflits, je ne taile

^JO (R » y R £ s

pas quelques tranfpofitions de tems oti de Jieu. J'écris abiolument de mémoire, fans monumens, fans matériaux qui puif- fent me la rappelîer. Il y a d^s événe- mQns de ma vie qui me font aulîi pré- fens que s'ils venoient d'arriver ; mais il y a des lacunes & des vides que je ne peu remplir qu'à l'aide de récits àufli confus que le fouvenir qui m'en eil refté. J ai donc pu faire des erreurs quelque- fois, & j'en pourrai faire encore fur di:s bagatelles , jufqu au tems on j'ai de moi dQ^^ renfeignemens plus furs; mais en ce qui importe vraiment au fujet je fuis alTuré d'être exad & fidèle , comme je tâcherai toujours de l'être en tout : voilà fur quoi l'on peut compter.

Sitôt que j'eus quitté M. le Maître ma réfolution fut prife , & je repartis pour Annecy. La caufe ^ le myftere de notre départ m'avoit donné un grand in- térêt pour la fureté de notre retraite ; & cet intérêt m'occupant tout entier, avoit fait diverfion durant quelques jours à celui qui me rappelloit en arrière : mais àhs que la fécurité me laifla plus tran- quille le fentiment dominant reprit fa place. Rien ne me flattoit , rien ne me tentoit, je n'avois de defir pour rieii

Diverses, i^X

que pour retourner auprès de Maman» La tendrefle & la vérité de mon atta- chement pour elle avoit déraciné de mon cœur tous les projets imaginaires, toutes les folies de l'ambition. Je ne voyois plus d'autre bonheur que celui de vivre au^ près d'elle , & je ne faifois pas un pas lans fentir que je m'éloignois de ce bon- heur. J'y revins donc aulîi-tôt que cela me fut polllble. Mon retour fut fi prompt & mon efprit fi diftrait que, quoique je me rappelle avec tant de plaifir tous mes autres voyages, je n'ai pas le moindre fouvenir de celui-là. Je ne m'en rappelle rien du tout, finon mon départ de Lyon & mon arrivée à Annecy. Qu'on juge fur-tout fi cette dernière époque a fortir de ma mémoire ! en arrivant je ne trouvai plus Madame de îf^arens : elle étoit partie pour Paris.

Je n'ai jamais bien fu le fecret de ce voyage. Elle me l'auroit dit, j'en fuis très-fur , fi je l'en avois preflee ; mais jamais homme ne fut moins curieux que moi du fecret de (es amis. Mon cœur, uniquement occupé du préfent , en rem- plit toute fa capacité, tout fon efpace, & hors les plaifirs pafles qui font dé- sormais mes uniques jouillançes, il ny

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refte pas un coin de vide pour ce qui n'efi: plus. Tout ce que j'ai cru d'entre- voir dans le peu quelle m'en a dit, eft que dans la révolution caufée à Turin par l'abdication du roi de Sardaigne , elle craignit d"'être oubliée, & voulut, à la faveur des intrigues de M. ^ Au- honnc, chercher le même avantage à la cour de France , elle m'a fouvent dit qu'elle l'eût préféré ; parce que la jnultirude des grandes affaires fait qu'on n'y eft pas fi déiagréablement furveillé. Si cela eft, il eft bien étonnant qu'à Ton retour on ne lui ait pas fait plus mau- vais vifage, èi qu'elle ait toujours joui de fa penfîon fans aucune interruption. Bien <^Q.s gens ont cru qu'elle avoit été charp"ée de quelque commiflîon fecrete , foit de ia part de TEvéque qui avoit alors des affaires à la cour de France , oi^i il fut lui-même obligé d'aller, foit de îa part de quelqu'un plus puiiTant encore, qui fut lui ménager un heureux retour. Ce qu'il y a de sur, fi cela eft, eft que fambairadrice n'étoit pas mal choifie , &: que , jeune &' belle encore , elle avoit tous les talens néceftaires pour fe hïQn. tirer d'une négociation.

Fin du Liyre troijieme,

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