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AYERTISSEMENT'

LES ANACHRONISMES QU'ON A REMARQUÉS DANS GIL BLAS.

On a marqué dans ce troisième tome une époque qui ne s'accorde pas avec l'histoire de don Pompeyo de Castro, qu'on lit dans le premier volume-. 11 paraît que Philippe II n'a pas encore fait la conquête du PortugaP; et l'on voit ici tout d'un coup ce royaume sous la domination de Phi- lippe IIP, sans que Gil Blas en soit beaucoup plus vieux. C'est une faute de chronologie dont l'auteur s'est aperçu trop tard, mais qu'il promet de corriger dans la suite, avec quantité d'autres, si l'on fait une nouvelle édition de son ouvrage ^

1. Cet avertissement se trouve dans l'édition de 1735.

2. Livre III, chapitre vu.

3. Cette conquête eut lieu en 1580, et fut l'ouvrage du duc d'Albe.

4. Philippe III commença son règne en 1598, et mourut en 1G21.

5. Cet Avertissement, de Le Sage lui-même, est une des plus fortes preuves qu'il n'avait point traduit Gil Blas de l'espagnol. S'il n'avait fait que copier un auteur castillan, il se serait facilement disculpé des anachronismes qu'on avait remarqués, et qu'il aurait pu rejeter sur son original; mais il est loin de cette idée; il prend ces fautes à son compte, et promet de les corriger avec un air de bonne foi qui ne peut laisser subsister aucun soupçon de plagiat.

Au surplus, Le Sage a voulu en effet corriger celui de ces anachronismes qui était le plus évident. Au duc d'Almeyda, qui figurait d'abord dans l'épi- sode de don Pompeyo de Castro, il a substitué un duc de Radzivil, et à la place de Lisbonne il a mis Varsovie dans l'édition de Gil Blas de 1747; mais II. i

2 AVERTISSEMENT.

il a laissé subsister d'autres dates précises, qui sont autant de fautes contre l'ordre des temps. Si l'on veut bien y prendre garde, on sera effrayé de l'âge qu'a-jrait eu Gil Blas avant de parvenir môme à son premier mariage. L'ano- nyme qui a pris le nom de Le Sage, pour donner au public la Suite de Gil Blas dit bien précis<''ment que ce dernier était en 1594, et l'on peut croire que c'était une indication de Le Sage lui-môme; mais elle ne s'accorde pas avec le reste du roman. Gil Blas avait quitté Oviédo à dix-sept ans (liv. I, cbap. i). A la sortie du souterrain du capitaine Rolando, il rencontre une dame qui lui raconte son histoire (même liv. I, chap. xii). Or, le mari de cette dame avait passé pour être mort dans l'armée portugaise, au royaume de Fez, il y avait alors sept ans. Cette dame parlerait donc en 1585, puisque ce fut en 1578 que Sébastien I" passa et périt en Afrique. Ainsi Gil Blas devait, à ce compte, ôtre en 15(38. Cependant on a vu Gil Blas, longtemps après l'histoire de dona Mencia, arriver à Madrid et servir un maître inconnu (don Bernard de Castil-Blazo), auquel Gil Blas a dit lui-môme : « Vous passez ici pour un espion du roi de Portugal » ( liv, III, chap. i). Ceci -est censé dit avant 1580, puisque ce fut en cette année qu'il cessa d'y avoir un roi de Portugal. Il en résulterait d'abord que Gil Blas ne pouvait être en 1594, comme le pré- tend l'anonyme, et qu'il devait avoir près de vingt ans dès 1581. Alors com- ment concilier cette époque certaine avec la suite du roman? Nous allons voir Gil Blas emprisonné à Ségovie très-peu de temps avant la disgrâce du duc de Lerme, qui eut lieu en 1620 (liv. IX, chap. m et suiv.). Gil Blas, en 1620, aurait été sexagénaire; ce qui ne s'accorderait guère avec son premier ma- riage, et moins encore avec ce qui lui reste à raconter dans les livres X, XI et XII, dont les événements relatifs à l'histoire ont une date fixe, tels que l'exil du comte-duc en 1043, six semaines après la mort du cardinal de Richelieu. Gil Blas aurait donc eu alors plus de quatre-vingts ans. On le voit néanmoins retourner dans sa terre, se donner pour un homme qui commence à vieillir, et vingt-deux ans après son premier mariage passer à de secondes noces qui lui procurent deux enfants dont il se croit le père ( livre XII , chapitre der- nier ).

Si l'on relève ces erreurs, ce n'est pas pour blâmer l'auteur de ce livre charmant. 11 s'est aperçu de ces fautes, et il en plaisante lui-môme en offrant de les corriger dans une édition suivante; il a même essayé cette correction sans y avoir bien réussi. Mais ces contradictions mômes achèvent, ce me semble, de démontrer qu'il c'a pas pris dans un livre espagnol une suite d'anachronismcs qui pouvaient échapper sans doute à la di>traction d'un au- teur étranger, mais qui ne seraient pas concevables s'ils sortaient de la plume d'un auteur du pays.

On peut trouver assez bizarre que, pour éclaircir un ouvrage purement romanesque, nous ayons compulsé l'Art de vérifier les dates. Nous espérons pourtant que le lecteur excusera la longueur et la minutie de ces calculs arides : ils étaient nécessaires. Le reproche fait à Le Sage d'avoir volé Gil Blas à la langue espagnole a semblé exiger qu'on y regardât de plus près , et qu'on n'oubliât rien de ce qui doit finalement réadjuger ce livre, vraiment original, à Bon auteur et à la France.

HISTOIRE

DE GIL BLAS

DE SANTILLANE

LIVRE SEPTIEME.

CHAPITRE PREMIER.

Des amours de Gil Blas et de la dame Lorença Séphora.

J'allai donc à Xelva porter au bon Samuel Simon les trois mille ducats que nous lui avions volés. J'avouerai franchement que je fus tenté sur la route de m'approprier cet argent, pour commencer mon intendance sous d'heureux auspices. Je pouvois faire ce coup impunément; je n'avois qu'à voyager cinq ou six jours, et m'en retourner ensuite comme si je me fusse acquitté de ma commission. Don Alphonse et son père étoient trop prévenus en ma faveur pour soupçonner ma fidélité. Tout me favorisoit. Je ne suc- combai pourtant point à la tentation ; je puis même dire que je la surmontai en garçon d'honneur; ce qui n'étoit pas peu louable dans un jeune homme qui "avoit fréquenté de grands fripons. Bien des personnes qui ne voient que d'honnêtes gens ne sont pas si scrupuleuses; celles surtout à qui l'on 9

4 GIL BLAS.

confié des dépôts, qu'elles peuvent retenir sans intéresser leur réputation , pourroient en dire des nouvelles.

Après avoir fait la restitution au marchand qui ne s'y étoit nullement attendu, je revins au château de Leyva. Le comte de Polan n'y étoit plus; il avoit repris le chemin de Tolède avec Julie et don Fernand. Je trouvai mon nouveau maître plus épris que jamais de sa Séraphine , sa Séraphine enchantée de lui, et don César charmé de les posséder tous deux. Je m'attachai à gagner l'amitié de ce tendre père , et j'y réussis. Je devins l'intendant de la maison; c'étoit moi qui réglois tout; je recevois l'argent des fermiers; je faisois la dépense, et j'avois sur les valets un empire despotique : mais, contre l'ordinaire de mes pareils, je n'abusois point de mon pouvoir. Je ne chassois pas les domestiques qui me déplaisoient, et n'exigeois pas des autres qu'ils me fussent entièrement dévoués. S'ils s'adressoient directement à don César ou à son fils pour leur demander des grâces, bien loin de les traverser, je parlois en leur faveur. D'ail- leurs, les marques d'aiïection que mes deux maîtres me donnoient à toute heure m'inspiroient un zèle pur pour leur service. Je n'avois en vue que leur intérêt : aucun tour de passe-passe dans mon administration : j'étois un intendant comme on n'en voit point.

Pendant que je m'applaudissois du bonheur de ma condition, l'amour, comme s'il eût été jaloux de ce que la fortune faisoit pour moi, voulut aussi que j'eusse quelques grâces à lui rendre ; il fit naître dans le cœur de la dame Lorença Séphora , première femme de Séraphine, une incli- nation violente pour monsieur l'intendant. Ma conquête, pour dire les choses en fidèle historien, frisoit la cinquan- taine. Cependant un air d'e fraîcheur, un visage agréable, et deux beaux yeux dont elle savoit habilement se servir, pou voient la faire encore passer pour une espèce de bonne

LIVRE YII, CHAPITRE I. 5

fortune. Je lui aurois souhaité seulement un teint plus ver- meil, car elle étoit fort pâle; ce que je ne manquai pas d'attribuer à l'austérité du célibat.

La dame m'agaça longtemps par des regards son amour étoit peint; mais, au lieu de répondre à ses œillades, je fis d'abord semblant de ne pas m' apercevoir de son des- sein. Par je lui parus un galant tout neuf; ce qui ne lui déplut point. S' imaginant donc ne devoir pas s'en tenir au langage des yeux avec un jeune homme qu'elle croyoit moins éclairé qu'il ne l'étoit, dès le premier entretien que nous eûmes ensemble elle me déclara ses sentiments en termes formels , afin que je n'en ignorasse. Elle s'y prit en femme qui avoit de l'école : elle feignit d'être décon- certée en me parlant; et, après m'avoir dit à bon compte tout ce qu'elle vouloit me dire, elle se cacha le visage, pour me faire croire qu'elle avoit honte de me laisser voir sa foiblesse. Il fallut bien me rendre ; et, quoique la vanité me déterminât plus que le sentiment, je me montrai fort sen- sible à ses marques d'affection. J'affectai même d'être pressant, et je fis si bien le passionné, que je m'attirai des reproches. Lorença me reprit avec tant de douceur, qu'en me recommandant d'avoir de la retenue elle ne paroissoit pas fâchée que j'en eusse manqué. J'aurois poussé les choses encore plus loin, si l'objet aimé n'eût pas craint de me donner mauvaise opinion de sa vertu, en m' accordant une victoire trop facile. Ainsi nous nous séparâmes jusqu'à une nouvelle entrevue; Séphora, persuadée que sa fausse résis- tance la faisoit passer pour une vestale dans mon esprit , et moi, plein de la douce espérance de mettre bientôt cette aventure à fin.

Mes affaires étoient dans cette heureuse disposition, lorsqu'un laquais de don César m'apprit une nouvelle qui modéra ma joie. Ce garçon étoit un de ces domestiques

C GIL BLAS.

curieux qui s'appliquent à découvrir ce qui se passe dans une maison. Comme il me faisoit assidûment sa cour, et qu'il me régaloit de quelque nouveauté tous les jours, il me vint dire un matin qu'il avoit fait une plaisante décou- verte; qu'il vouloit m'en faire part, à condition que je gar- derois le secret, attendu que cela regardoit la dame Lorença Séphora, dont il craignoit, disoit-il, de s'attirer le ressen- timent. J'avois trop d'envie d'apprendre ce qu'il avoit à me dire, pour ne lui pas promettre d'être discret; mais, sans paroître y prendre le moindre intérêt, je lui demandai, le plus froidement qu'il me fut possible, ce que c'étoit que la découverte dont il me faisoit fête. Lorença, me dit-il, fait secrètement entrer tous les soirs dans son appartement le chirurgien du village, qui est un jeune homme des mieux bâtis, et le drôle y demeure assez longtemps. Je veux croire, ajouta-t-il d'un air malin, que cela peut fort bien être inno- cent; mais vous conviendrez qu'un garçon qui se glisse mystérieusement dans la chambre d'une fdle dispose à mal juger d'elle.

Quoique ce rapport me fît autant de peine que si j'eusse été véritablement amoureux, je me gardai bien de le faire connoltre; je me contraignis jusqu'à rire de cette nouvelle qui me perçoit l'âme. Mais je me dédommageai de cette contrainte dès que je me vis sans témoins. Je pestai, je jurai; je rêvai au parti que je prendrois. Tantôt, méprisant Lorença, je me proposois de l'abandonner, sans daigner seulement m' éclaircir avec la coquette; et tantôt, m'ima- ginant qu'il y alloit de mon honneur de donner la chasse au chirurgien, je formois le dessein de l'appeler en duel. Cette dernière résolution prévalut. Je me mis en embuscade sur le soir, et je vis elTectivement mon homme entrer d'un air mystérieux dans l'appartement de ma duègne. Il falloit cela pour entretenir ma fureur, qui se seroit peut-être ralentie.

LIVRE VU, CHAPITRE I. 7

Je sortis du château, et m'allai poster sur le chemin par le galant devoit s'en retourner. Je l'attendois de pied ferme, et chaque moment irritoit l'envie que j'avois de me battre. Enfin mon ennemi parut. Je fis quelques pas en matamore pour l'aller joindre ; mais je ne sais comment diable cela se fit, je me sentis tout à coup saisir, comme un héros d'Ho- mère, d'un mouvement de crainte qui m'arrêta. Je demeurai aussi troublé que Paris, quand il se présenta pour combattre 3Iénélas. Je me mis à considérer mon homme, qui me sembla fort et vigoureux, et je trouvai son épée d'une longueur excessive'. Tout cela faisoit sur moi son effet; néanmoins, par point d'honneur ou autrement, quoique je visse le péril avec des yeux qui le grossissoient encore, et malgré la nature qui s'opiniâtroit à m'en détourner, j'eus l'assurance de m' avancer vers le chirurgien et de mettre flamberge au vent.

Mon action le surprit. Qu'y a-t-il donc? seigneur Gil Blas, s'écria-t-il. Pourquoi ces démonstrations de chevalier errant? Vous voulez rire apparemment. Non, monsieur le barbier, lui répondis-je, non : rien n'est plus sérieux. Je veux savoir si vous êtes aussi brave que galant. N'espérez pas que je vous laisse posséder tranquillement les bonnes grâces de la dame que vous venez de voir en secret au château. Par saint Côme-, reprit le chirurgien en faisant un éclat de rire, voici une plaisante aventure! Vive Dieu ! les apparences sont bien trompeuses. A ces mots, m'imaginant qu'il u'avoit pas plus d'envie que moi de se battre, j'en

1. Un chirurgien de campagne, visitant ses malades avec une épée au côté, pourrait surprendre en France, oîi ce n'est pas l'usage. En F.spagne, autrefois, les seuls nobles portaient l'épée en temps de paix. L'abus indigne qu'ils en firent contre le peuple désarmé obligea les rois à permettre le port d'armes à tout le monde. C'était remédier à un mal par un autre ; mais enfin c'est un droit dont tout Kspagnol était jaloux.

2. Saint Corne, médecin martyr, et patron des chirurgiens.

8 GIL BLAS.

devins plus insolent. A d'autres, interrompis-je, mon ami, à d'autres! Ne pensez pas que je me paye d'une simple néga- tive. Je vois bien, répliqua-t-il , que je serai obligé de parler, pour prévenir le malheur qui arriveroit à vous ou à moi. Je vais donc vous révéler un secret, quoique les hommes de notre profession ne puissent pas être . trop discrets. Si la dame Lorença^ me fait entrer à la sourdine dans son appartement, c'est pour cacher aux domestiques la connoissance de son mal. Elle a au dos un cancer invétéré que je vais panser tous les soirs. Voilà le sujet de ces visites qui vous alarment. Ayez donc désormais l'esprit en repos là-dessus. Mais, poursuivit-il, si vous n'êtes pas satisfait de cet éclaircissement, et que vous vouliez que nous en venions absolument aux mains, vous n'avez qu'à parler; je ne suis pas homme à refuser le collet. En disant ces paroles , il tira sa longue rapière qui me fit frémir, et se mit en garde d'un air qui ne me promettoit rien de bon. C'est assez, lui dis-je en rengainant mon épée ; je ne suis pas un brutal à n'écouter aucune raison ; après ce que vous venez de m'apprendre, vous n'êtes plus mon ennemi. Embrassons-nous. S. ce dis- cours, qui lui fit assez connoître que je n'étois pas si méchant que j'avois paru d'abord, il remit en riant sa llamberge, me tendit les bras, et ensuite nous nous sépa- râmes les meilleurs amis du monde.

Depuis ce moment-là Séphora ne s'offrit plus que dés- agréablement à ma pensée. J'éludai toutes les occasions qu'elle me donna de l'entretenir en particulier; ce que je fis avec tant de soin et d'alTectation, qu'elle s'en aperçut. Etonnée d'un si grand changement, elle en voulut savoir la cause; et, trouvant enfin le moyen de me parler à l'écart : Monsieur l'intendant, me dit-elle, apprenez-moi, de grâce, pourquoi vous fuyez jusqu'à mes regards. Au lieu de cher- cher comme auparavant l'occasion de m'entretenir, vous

LIVRE VII, CHAPITRE 1. 9

prenez soin de m'éviter. Il est vrai que j'ai fait les avances, raais vous y avez répondu : rappelez-vous, s'il vous plaît, la conversation particulière que nous avons eue ensemble : vous y étiez tout de feu; vous êtes à présent tout de glace. Qu'est-ce que cela signifie? La question n'étoit pas peu dé- licate pour un homme naturel. Aussi je fus fort embarrassé. Je ne me souviens plus de la réponse que je fis à la dame ; je me souviens seulement qu'elle lui déplut infiniment. Séphora, quoique à son air doux et modeste on l'eût prise pour un agneau , étoit un tigre quand la colère la dominoit. Je croyois, me dit-elle en me lançant un regard plein de dépit et de rage, je croyois faire beaucoup d'honneur à un petit homme comme vous , en lui découvrant des sentiments que de nobles cavaliers feroient gloire d'exciter. Je suis bien punie de m'être indignement abaissée jusqu'à un malheu- reux aventurier.

Elle n'en demeura pas Là; j'en aurois été quitte à trop bon marché. Sa langue, cédant à la fureur, me donna cent épithètes qui enchérissoient les unes sur les autres. Je sais bien que j'aurois les recevoir de sang-froid, et faire réflexion qu'en dédaignant le triomphe d'une vertu que j'avois tentée, je commettois un crime que les femmes ne pardonnent point. Mais j'étois trop vif pour souffrir des injures dont un homme sensé n'auroit fait que rire à ma place, et la patience m'échappa. Madame, lui dis-je, ne méprisons personne. Si ces nobles cavaliers dont vous parlez vous avoient vu le dos , je suis sûr qu'ils borneroient leur curiosité. Je n'eus pas sitôt lancé ce trait, que la furieuse duègne m'appliqua le plus rude soufflet qu'ait jamais donné femme outragée. Je n'en attendis pas un second, et j'évitai par une prompte fuite une grêle de coups qui seroient tombés sur moi.

Je rendois grâce au ciel de me voir hors de ce mauvais

40 GIL BLAS.

pas, et je m'imagînoîs n'avoir plus rien à craindre, puisque la dame s'étoit vengée. 11 me sembloit que , pour son hon- neur, elle devoit taire l'aventure : effectivement quinze jours s'écoulèrent sans que j'en entendisse parler. Je com- mençois moi-même à l'oublier, quand j'appris que Séphora étoit malade. Je fus assez bon pour m' affliger de cette nou- velle. J'eus pitié de la dame. Je pensai que , ne pouvant vaincre un amour si mal payé , cette malheureuse amante y avoit succombé. Je me représentois avec douleur que j'étois la cause de sa maladie, et je plaignois du moins la duègne, si je ne pouvois l'aimer. Que je jugeois mal d'elle! Sa ten- dresse changée en haine ne songeoit alors qu'à me nuire.

Un matin que j'étois avec don Alphonse, je trouvai ce jeune cavalier triste et rêveur. Je lui demandai respectueu- sement ce qu'il avoit. Je suis chagrin, me dit-il, de voir Séraphine foible , injuste, ingrate. Cela vous étonne , ajouta- t-il en remarquant que je l'écoutois avec surprise; cepen- dant rien n'est plus véritable. J'ignore quel sujet vous avez pu donner à la dame Lorença de vous haïr; mais je puis vous assurer que vous lui êtes devenu odieux à un point que, si vous ne sortez au plus vite de ce château, sa mort, dit-elle, est certaine. Vous ne devez pas douter que Séra- phine, à qui vous êtes cher, ne se soit d'abord révoltée contre une haine qu'elle ne peut servir sans injustice et sans ingratitude. Mais enfin c'est une femme. Elle aime ten- drement Séphora qui l'a élevée. C'est pour elle une mère que cette gouvernante dont elle croiroit avoir le trépas à se reprocher, si elle n' avoit la foiblesse de la satisfaire. Pour moi, quelque amour qui m'attache à Séraphine, je n'aurai Jamais la lâche complaisance d'adhérer à ses sentiments là-dessus. Périssent toutes les duègnes d'Espagne, avant que je consente à l'éloignenient d'un garçon que je regarde plutôt comme un frère que comme un domestique I

LIVRE VII, CHAPITRE L 11

Lorsque don Alphonse eut ainsi parlé, je lui dis : Sei- gneur, je suis pour être le jouet de la fortune. J'avois compté qu'elle cesseroit de me persécuter chez vous, tout me promettoit des jours heureux et tranquilles. 11 faut pourtant me résoudre à m'en bannir, quelque agrément que j'y trouve. Non, non, s'écria le généreux fils de don César; laissez-moi faire entendre raison à Séraphine. Il ne sera pas dit que vous aurez été sacrifié aux caprices d'une duègne pour qui d'ailleurs on n'a que trop de considération. Vous ne ferez , lui répliquai-je , seigneur, qu'aigrir Séraphine en résistant à ses volontés. J'aime mieux me retirer que de m' exposer par un plus long séjour ici à mettre la division entre deux époux si parfaits. Ce serait un malheur dont je ne me consolerois de ma vie.

Don Alphonse me défendit de prendre ce parti; et je le vis si ferme dans le dessein de me soutenir, qu'indubitable- ment Lorença en auroit eu le démenti, si j'eusse voulu tenir bon; ce que j'aurois fait si je n'eusse écouté que mon res- sentiment. Il y avoit des moments où, piqué contre la duègne , j'étois tenté de ne la point ménager ; mais quand je venois à considérer qu'en révélant sa honte ce seroit poi- gnarder une pauvre créature dont je causois tout le mal- heur, et que deux maux sans remède conduisoient visi- blement au tombeau, je ne me sentois plus que de la compassion pour elle. Je jugeai, puisque j'étois un mortel si dangereux , que je devois en conscience rétablir par ma retraite la tranquillité dans le château ; ce que j'exécutai dès le lendemain avant le jour, sans dire adieu à mes deux maîtres, de peur qu'ils ne s'opposassent à mon départ par amitié pour moi. Je me contentai de laisser dans ma chambre un écrit qui contenoit un compte exact que je leur rendois de mon administration.

i|2 GIL BLAS. ^^

CHAPITRE II.

Ce que devint Gil Blas après sa sortie du château de Leyva, et des heureuses suites qu'eut le mauvais succès de ses amours.

J'étois monté sur un Don cneval qui m'appartenoit, et je portois dans ma valise deux cents pistoles , dont la meilleure partie me venoit des bandits tués et des trois mille ducats volés à Samuel Simon; car don Alphonse, sans me faire rendre ce que j'avois touché, avoit restitué cette somme entière de ses propres deniers. Ainsi , regardant mes effets comme un bien devenu légitime par cette restitution , j'en jouissois sans scrupule. Je possédois donc un fonds qui ne me permettoit pas de m'embarrasser de l'avenir, outre la confiance qu'on a toujours en son mérite à l'âge que j'avois. D'ailleurs, Tolède m'offroit un asile agréable. Je ne doutois point que le comte de Polan ne se fît un plaisir de bien rece- voir un de ses libérateurs, et de lui donner un logement dans sa maison. Mais j'envisageois ce seigneur comme mon pis aller; et je résolus, avant que d'avoir recours à lui, de dépenser une partie de mon argent à voyager dans les royaumes de Murcie et de Grenade , que j'avois particulière- ment envie de voir. Dans ce dessein je pris le chemin d'Al- mansa, d'où, poursuivant ma route, j'allai de ville en ville jusqu'à celle de Grenade, sans qu'il m'arrivàt aucune mau- vaise aventure. Il sembloit que la fortune , satisfaite de tant de tours qu'elle m'avoit joués, voulût enfin me laisser en repos. Mais la traîtresse m'en préparoit bien d'autres, comme on le verra dans la suite.

Une des premières personnes que je rencontrai dans les rues de Grenade fut le seigneur don Fernand de Leyva, gendre , ainsi que don Alphonse , du comte de Polan. Nous

LIVRE VII, CHAPITRE II. 13

fûmes également surpris l'un et l'autre de nous trouver là. Comment donc, Gil Blas, s'écria-t-il, vous dans cette ville! qui vous amène ici? Seigneur, lui dis-je, si vous êtes étonné de me voir en ce pays-ci, vous le serez bien davantage quand vous saurez pourquoi j'ai quitté le service du sei- gneur don César et de son fils. Alors je lui contai tout ce qui s'étoit passé entre Séphora et moi , sans lui rien dé- guiser. Il en rit de bon cœur; puis, reprenant son sérieux: Mon ami, me dit-il, je vous offre ma médiation dans cette affaire. Je vais écrire à ma belle-sœur... Non, non, sei- gneur, interrompis-je, ne lui écrivez point, je vous prie. Je ne suis pas sorti du château de Leyva pour y retourner. Faites, s'il vous plaît, un autre usage de la bonté que vous avez pour moi. Si quelqu'un de vos amis a besoin d'un secrétaire ou d'un intendant, je vous conjure de lui parler en ma faveur. J'ose vous assurer qu'il ne vous reprochera pas de lui avoir dofiné un mauvais sujet. Très-volontiers, répondit-il; je ferai ce que vous souhaitez. Je suis venu à Grenade pour voir une vieille tante malade : j'y serai encore trois semaines, après quoi je partirai pour me rendre à mon château de Lorqui, j'ai laissé Julie. Je demeure dans cette maison, poursuivit-il, en me montrant un hôtel qui étoit à cent pas de nous. Venez me trouver dans quelques jours; je vous aurai peut-être déjà déterré un poste con- venable.

Effectivement, dès la première fois que nous nous re- vîmes, il me dit : Monsieur l'archevêque de Grenade, mon parent et mon ami , voudroit avoir près de lui un homme qui eût de la littérature et une bonne main pour mettre au net ses écrits; car c'est un grand auteur. Il a composé je ne sais combien d'homélies, et il en fait encore tous les jours qu'il prononce avec applaudissement. Comme je vous crois son fait, je vous ai proposé, et il m'a promis de vous prendre.

li GIL BLAS.

Allez vous présenter à lui de ma part; vous jugerez, par la réception qu'il vous fera, si je lui ai parlé de vous avanta- geusement.

La condition me parut telle que je la pouvois désirer. Vinsi, m'étant préparé de mon mieux à paroître devant le prélat, je me rendis un matin à l'archevêché. Si j'imitois les faiseurs de romans, je ferois une pompeuse description du palais épiscopal de Grenade ; je m'étendrois sur la structure du bâtiment; je vanterois la richesse des meubles; je par- lerois des statues et des tableaux qui y étoient; je ne ferois pas grâce au lecteur de la moindre des histoires qu'ils repré- sentoient : mais je me contenterai de dire qu'il égaloit en magnificence le palais de nos rois.

Je trouvai dans les appartements un peuple d'ecclésias- tiques et de gens d'épée, dont la plupart étoient des offi- ciers de monseigneur, ses aumôniers, ses gentilshommes, ses écuyers ou ses valets de chambre. Les laïques avoient tous des habits superbes ; on les auroit plutôt pris pour des seigneurs que pour des domestiques. Ils étoient fiers et fai- soient les hommes de conséquence. Je ne pus m'empêcher de rire en les considérant, et de m'en moquer en moi- même. Parbleu! disois-je, ces gens-ci sont bien heureux de porter le joug de la servitude sans le sentir; car enfin, s'ils le sentoient, il me semble qu'ils auroient des manières moins orgueilleuses. Je m'adressai à un grave et gros personnage qui se tenoit à la porte du cabinet de l'archevêque , pour l'ouvrir et la fermer quand il le falloit. Je lui demandai civi- lement s'il n'y avoit pas moyen de parler à monseigneur. Attendez, me dit-il d'un air sec; Sa Grandeur va sortir pour aller entendre la messe; elle vous donnera en passant un moment d'audience. Je ne répondis pas un mot. Je m'armai de patience, et je m'avisai de vouloir lier conversation avec quelques-uns des officiers ; mais ils commencèrent à m'exa-

LIVRE VII, CHAPITRE IL 15

miner depuis les pieds jusqu'à la tête, sans daigner me répondre une syllabe ; après quoi ils se regardèrent les uns les autres en souriant avec orgueil de la liberté que j'avois prise de me mêler à leur entretien.

Je demeurai, je l'avoue, tout déconcerté de me voir traiter ainsi par des valets. Je n'étois pas encore bien remis de ma confusion , quand la porte du cabinet s'ouvrit. L'ar- chevêque parut. 11 se fit aussitôt un profond silence parmi ses officiers , qui quittèrent tout à coup leur maintien insolent pour en prendre un respectueux devant leur maître. Ce prélat étoit dans sa soixante-neuvième année, fait à peu près comme mon oncle le chanoine Gil Perez, c'est-à-dire gros et court. 11 avoit par-dessus le marché les jambes fort tour- nées en dedans, et il étoit si chauve, qu'il ne lui restoit qu'un toupet de cheveux par derrière; ce qui l'obligeoit d'emboîter sa tête dans un bonnet de laine fine à longues oreilles. Malgré tout cela, je lui trouvois l'air d'un homme de qualité, sans doute parce que je savois qu'il en étoit un. Nous autres personnes du commun, nous regardons les grands seigneurs avec une prévention qui leur prête sou- vent un air de grandeur que la nature leur a refusé.

L'archevêque s'avança vers moi d'abord, et me demanda d'un ton de voix plein de douceur ce que je souhaitois. Je lui dis que j'étois le jeune homme dont le seigneur don Fer- nand de Leyva lui avoit parlé. 11 ne me donna pas le temps de lui en dire davantage. Ah ! c'est vous, s'écria-t-il, c'est vous dont il m'a fait un si bel éloge ? Je vous retiens à mon service; vous êtes une bonne acquisition pour moi. Vous n'avez qu'à demeurer ici. A ces mots il s'appuya sur deux écuyers, et sortit après avoir écouté des ecclésiastiques qui avoient quelque chose à lui communiquer. A peine fut-il hors de la chambre nous étions , que les mêmes officiers qui avoient dédaigné ma conversation vinrent la rechercher.

46 GIL BLAS.

Les voilà qui m'environnent, qui me gracieusent et me témoignent de la joie de me voir devenir commensal de l'ar- chevêché. Ils avoient entendu les paroles que leur maître m'avoit dites, et ils mouroient d'envie de savoir sur quel pied j'allois être auprès de lui; mais j'eus la malice de ne pas contenter leur curiosité pour me venger de leurs mépris.

Monseigneur ne tarda guère à revenir. Il me fit entrer dans son cabinet pour m'entretenir en particulier. Je jugeai bien qu'il avoit dessein de tâter mon esprit. Je me tins sur mes gardes, et me préparai à mesurer tous mes mots. II m'interrogea d'abord sur les humanités. Je ne répondis pas mal à ses questions ; il vit que je connoissois assez les auteurs grecs et latins. Il me mit ensuite sur la dialectique ; c'est je l'attendois. Il me trouva là-dessus ferré à glace. Votre éducation , me dit-il avec quelque sorte de surprise , n'a point été négligée. Voyons présentement votre écriture. J'en tirai de ma poche une feuille que j'avois apportée exprès. Mon prélat n'en fut pas mal satisfait. Je suis content de votre main, s'écria-t-il, et plus encore de votre esprit. Je remercierai mon neveu don Fernand de m'avoir donné un si joli garçon; c'est un vrai présent qu'il m'a fait.

Nous fûmes interrompus par l'arrivée de quelques sei- gneurs grenadins qui venoient dîner avec l'archevêque. Je les laissai ensemble, et me retirai parmi les officiers, qui me prodiguèrent alors les honnêtetés. J'allai manger avec eux quand il en fut temps, et, s'ils m'observèrent pendant le repas, je les examinai bien aussi. Quelle sagesse il y avoit dans l'extérieur des ecclésiastiques ! Ils me parurent de saints personnages, tant le lieu j'élois tenoit mon esprit en respect! 11 ne me vint pas seulement en pensée que c'étoit de la fausse monnoie , comme si l'on n'en poavoit pas voir chez les princes de l'Église !

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' J'étois assis auprès d'un vieux valet de chambre nommé Melchior de la Ronda. Il prenoit soin de me servir de bons morceaux. L'attention qu'il avoit pour moi m'en donna pour lui , et ma politesse le charma. Seigneur cavalier, me dit-il tout bas après le dîner, je voudrois bien avoir une conver- sation, particulière avec vous. En même temps il me mena dans un endroit du palais personne ne pouvoit nous entendre; et il me tint ce discours : Mon fds, dès le pre- mier instant que je vous ai vu, je me suis senti pour vous de l'inclination. Je veux vous, en donner une marque certaine en vous faisant une confidence qui vous sera d'une grande utilité. Vous êtes ici dans une maison les vrais et les faux dévots vivent pêle-mêle. Il vous faudroit un temps infini pour connoître le terrain. Je vais vous épargner une si longue et si désagréable étude , en vous découvrant les caractères des uns et des autres. Après cela vous pourrez facilement vous conduire.

Je commencerai, poursuivit-il, par monseigneur. C'est un prélat fort pieux qui s'occupe sans cesse à édifier le peuple, à le porter à la vertu par des sermons pleins d'une morale excellente , qu'il compose lui-même. 11 a depuis vingt années quitté la cour pour s'abandonner entièrement au zèle qu'il a pour son troupeau. C'est un savant person- nage, un grand orateur: il met tout son plaisir à prêcher, et ses auditeurs sont ravis de l'entendre. Peut-être y a-t-il un peu de vanité dans son fait; mais, outre que ce n'est point aux hommes à pénétrer les cœurs, il me siéroit mal d'éplucher les défauts d'une personne dont je mange le pain. S'il m'étoit permis de reprendre quelque chose dans mon maître, je blàmerois sa sévérité. Au lieu d'avoir de l'indulgence pour les foibles ecclésiastiques, il les punit avec trop de rigueur. Il persécute surtout sans miséricorde ceux qui, comptant sur leur innocence, entreprennent de se

Hfi GIL BLAS.

justifier juridiquement, au mépris de son autorité. Je lui trouve encore un autre défaut qui lui est commun avec bien des personnes de qualité : quoiqu'il aime ses domestiques, il ne fait aucune attention à leurs services , et il les laissera vieillir dans sa maison sans songer à leur procurer quelque établissement. Si quelquefois il leur fait des gratifications, ils ne les doivent qu'à la bonté de quelqu'un qui aura parlé pour eux : il ne s' aviseroit jamais de lui-même de leur faire le moindre bien.

Voilà ce que le vieux valet de chambre me dit de son maître. Il me dit après cela ce qu'il pensoit des ecclésiasti- ques avec qui nous avions dîné. 11 m'en fit des portraits qui ne s'accordoient guère avec leur maintien. Il ne me les donna pas à la vérité pour de malhonnêtes gens , mais seu- lement pour d'assez mauvais prêtres. Il en excepta pourtant quelques-uns dont il me vanta fort la vertu. Je ne fus plus embarrassé de ma contenance avec ces messieurs. Dès le soir même, en soupant, je me parai comme eux d'un dehors sage ; cela ne coûte rien. 11 ne faut pas s'étonner s'il y a tant d'hypocrites.

CHAPITRE III.

Gil Blas devient le favori de l'archevêque de Grenade et le cana! de ses grâces

J'avois été dans l'après-dînée chercher mes hardes et mon cheval à l'hôtellerie ou j'étois logé , après quoi j'étois revenu souper à l'archevêché, l'on m'avoit préparé une chambre fort propre et un lit de duvet. Le jour suivant monseigneur me fit appeler de bon matin. C'étoit pour me donner une homélie à transcrire. Mais il me recommanda de la copier avec toute l'exactitude possible. Je n'y manquai pas; je n'oubliai ni accent, ni point, ni virgule. Aussi la

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joie qu'il en témoigna fut mêlée de surprise. Père éternel! s'écria-t-il avec transport lorsqu'il eut parcouru des yeux tous les feuillets de ma copie, vit-on jamais rien de plus correct? Vous êtes trop bon copiste pour n'être pas gram- mairien. Parlez-moi confidemment, mon ami : n'avez-vous rien trouvé en écrivant qui vous ait choqué? quelque négli- gence dans le style ou quelque terme impropre? Cela peut fort bien m' être échappé dans le feu de la composition. Oh ! monseigneur, lui répondis-je d'un air modeste , je ne suis point assez éclairé pour faire des observations critiques ; et quand je le serois, je suis persuadé que les ouvrages de votre grandeur braveroient ma censure. Le prélat sourit de ma réponse. Il ne répliqua point; mais il me laissa voii-, au travers de toute sa piété, qu'il n'étoit pas auteur impunément.

J'achevai de gagner ses bonnes grâces par cette flatterie. Je lui devins plus cher de jour en jour, et j'appris enfin de don Fernand, qui le venoit voir très-souvent, que j'en étois aimé de manière que je pouvois compter ma fortune faite. Cela me fut confirmé peu de temps après par mon maître même; et voici à quelle occasion. Un soir il répéta devant moi avec enthousiasme, dans son cabinet, une homélie qu'il devoit prononcer le lendemain dans la cathédrale. Il ne se contenta pas de me demander ce que j'en pensois en général, il m'obligea de lui dire les endroits qui m'avoient le plus frappé. J'eus le bonheur de lui citer ceux qu'il estimoit davantage, ses morceaux favoris. Par je passai dans son esprit pour un homme qui avoit une connoissance délicate des vraies beautés d'un ouvrage. Voilà, s'écria-t-il, ce qu'on appelle avoir du goût et du sentiment! Va, mon ami, tu n'as pas, je t'assure , l'oreille béotienne. En un mot , il fut si content de moi , qu'il me dit avec vivacité : Sois , Gil Blas , sois désormais sans inquiétude sur ton sort ; je me charge

20 GIL BLAS.

(le t'en faire un des plus agréables. Je t'aime , et pour te le prouver, je te fais mon confident.

Je n'eus pas sitôt entendu ces paroles, que je tombai aux pieds de sa grandeur, tout pénétré de reconnoissance. J'embrassai de bon cœur ses jambes cagneuses, et je me regardai comme un homme qui étoit en train de s'enrichir. Oui, mon enfant, reprit l'archevêque, dont mon action avoit interrompu le discours, je veux te rendre dépositaire de mes plus secrètes pensées. Écoute avec attention ce que je vais te dire. Je me plais à prêcher. Le Seigneur bénit mes homélies; elles touchent les pécheurs, les font rentrer en eux-mêmes et recourir à la pénitence. J'ai la satisfaction de voir un avare, effrayé des images que je présente à sa cupidité, ouvrir ses trésors et les répandre d'une prodigue main; d'arracher un voluptueux aux plaisirs, de remplir d'ambitieux les ermitages, et d'affermir dans son devoir une épouse ébranlée par un amant séducteur. Ces conversions, qui sont fréquentes, devroient toutes seules m'exciter au travail. Néanmoins, je t'avouerai ma foiblesse , je me pro- pose encore un autre prix, un prix que la délicatesse de ma vertu me reproche inutilement : c'est l'estime que le monde a pour les écrits fins et limés. L'honneur de passer pour un parfait orateur a des charmes pour moi. On trouve mes ouvrages également forts et délicats; mais je voudrois bien éviter le défaut des bons auteurs qui écrivent trop long- temps, et me sauver avec toute ma réputation.

Ainsi , mon cher Gil Blas , continua le prélat, j'exige une chose de ton zèle : quand tu t'apercevras que ma plume sentira la vieillesse, lorsque tu me verras baisser, ne manque pas de m'en avertir. Je ne me fie point à moi là- dessus; mon amour-propre pourroit me séduire. Cette remarque demande un esprit désintéressé. Je fais choix du tien que je connois bon; je m'en rapporterai à ton jugement.

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Grâce au ciel, lui dis-je, monseigneur, vous êtes encore fort éloigné de ce temps-là. De plus, un esprit de la trempe de celui de votre grandeur se conservera beaucoup mieux qu'un autre, ou, pour parler plus juste, vous serez tou- jours le même. Je vous regarde comme un autre cardinal Ximenès, dont le génie supérieur, au lieu de s'affoiblir par les années, sembloit en recevoir de nouvelles forces. Point de flatterie, interrompit-il, mon ami! Je sais que je puis tomber tout d'un coup. A mon âge on commence à sentir les infirmités, et les infirmités du corps altèrent l'esprit. Je te le répète, Gil Blas, dès que tu jugeras que ma tête s'afToiblira, donne-m'en aussitôt avis. Ne crains pas d'être franc et sincère; je recevrai cet avertissement comme une marque d'affection pour moi. D'ailleurs, il y va de ton intérêt : si par malheur pour toi il me revenoit qu'on dît dans la ville que mes discours n'ont plus leur force ordi- naire, et que je devrois me reposer, je te le déclare tout net, tu perdrois avec mon- amitié la fortune que je t'ai promise. Tel seroit le fruit de ta sotte discrétion.

Le patron cessa de parler en cet endroit pour entendre ma réponse, qui fut une promesse de faire ce qu'il souhai- toit. Définis ce moment-là il n'eut plus rien de caché pour moi; je devins son favori. Tous les domestiques, excepté Melchior de la Ronda, ne s'en aperçurent pas sans envie. C'étoit une chose à voir que la manière dont les gentils- hommes et les écuyers vivoient alors avec le confident de monseigneur : ils n'avoient pas honte de faire des bassesses pour captiver ma bienveillance; je ne pouvois croire qu'ils fussent Espagnols. Je ne laissai pas de leur rendre service, sans être la dupe de leurs politesses intéressées. Monsieur l'archevêque, à ma prière, s'employa pour eux. Il fit donner à l'un une compagnie, et le mit en état de faire figure dans les troupes. Il en envoya un autre au Mexique remplir un

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emploi considérable qu'il lui fit avoir % et j'obtins pour mon ami Melchior une bonne gratification. J'éprouvai parla que si le prélat ne prévenoit pas , du moins il refusoit rarement ce qu'on lui demandoit.

Mais ce que je fis pour un prêtre me paroît mériter un détail. Un jour, certain licencié appelé Louis Garcias, homme jeune encore et de très-bonne mine, me fut pré- senté par notre maître d'hôtel qui me dit : Seigneur Gil Blas, vous voyez un de mes meilleurs amis dans cet honnête ecclésiastique. Il a été aumônier chez des religieuses. La médisance n'a point épargné sa vertu. On l'a noirci dans l'esprit de monseigneur qui l'a interdit, et qui, par mal- heur, est si prévenu contre lui, qu'il ne veut écouter aucune sollicitation en sa faveur. Nous avons inutilement employé les premières personnes de Grenade pour le faire réhabi- liter : notre maître est inflexible.

Messieurs, leur dis-je, voilà une affaire bien gâtée. Il vaudroit mieux qu'on n'eût point sollicité pour le seigneur licencié. On lui a rendu un mauvais office en voulant le servir. Je connois monseigneur : les prières et les recom- mandations ne font qu'aggraver dans son esprit la faute d'un ecclésiastique; il n'y a pas longtemps que je le lui ai ouï dire à lui-même. Plus, disoit-il, un prêtre qui est tombé dans l'irrégularité engage de personnes à me parler pour lui, plus il augmente le scandale, et plus j'ai de sévérité. Cela est fâcheux, reprit le maître d'hôtel , et mon ami seroit bien em])arrassé s'il n'avoit pas une bonne main. Heureusement il écrit a ravir, et il se tire d intrigue par ce talent. Je fus curieux de voir si l'écriture qu'on me vantoit valoit mieux que la mienne. Le licencié, qui en avoit sur lui, m'en mon- tra une page que j'admirai : il sembloit que ce fut un

1. Nous retrouverons ci-après ce gentilhomme que Gil Bla^ avait fait placer au Mexique: c'est André de Tordesillas. (Liv. IV, cliap. iv.)

LIVHE VII, CHAPITRE III. 23

exemple de maître écrivain. En considérant une si belle écriture, il me vint une idée. Je priai Garcias de me laisser ce papier, en lui disant que j'en poufrois faire quelque chose qui lui seroit utile; que je ne ra'expliquois pas dans ce moment, mais que le lendemain je lui en dirois davan- tage. Le licencié, à qui le maître d'hôtel avoit apparemment fait l'éloge de mon esprit, se retira aussi content que s'il eût déjà été remis dans ses fonctions.

J'avois véritablement envie qu'il le fût; et dès le jour même j'y travaillai de la manière que je vais le dire. J'étois seul avec l'archevêque; je lui fis voir l'écriture de Garcias. Mon patron en parut charmé. Alors, profitant de l'occasion: Monseigneur, lui dis-je, puisque vous ne voulez pas faire imprimer vos homélies, je souhaiterois du moins qu'elles fussent écrites comme cela.

Je suis satisfait de ton écriture, me repondit le prélat ; mais je t'avoue que je ne serois pas fâché d'avoir de cette main-là une copie de mes ouvrages. Votre grandeur, lui répliquai-je , n'a qu'à parler. L'homme qui peint si bien est un licencié de ma connoissance. Il sera d'autant plus ravi de vous faire ce plaisir, qu'il pourra par ce moyen intéresser votre clémence à le tirer de la triste situation il a le malheur de se trouver présentement.

Le prélat ne manqua pas de demander comment se nom- moit ce licencié. Il s'appelle, lui dis-je, Louis Garcias. 11 est au désespoir de s'être attiré votre disgrâce. Ce Garcias, interrompit-il, a, si je ne me trompe, été aumônier dans un couvent de filles. 11 a encouru les censures ecclésias- tiques. Je me souviens encore des mémoires qui m'ont été donnés contre lui. Ses mœurs ne sont pas fort bonnes. Mon- seigneur, interrompis-je à mon tour, je n'entreprendrai point de le justifier; mais je sais qu'il a des ennemis. Il prétend que les auteurs des mémoires que vous avez vus se

n GIL BLAS.

sont plus attachés à lui rendre de mauvais offices qu'à dire la vérité. Cela peut être , reprit l'archevêque : il y a dans le monde des esprits bien dangereux. D'ailleurs, je veux que sa conduite n'ait pas toujours été irréprochable : il peut s'en être repenti; enfin, à tout péché miséricorde. Amène-moi ce licencié ; je lève l'interdiction.

C'est ainsi que les hommes les plus sévères rabattent de leur sévérité, q^land leur plus cher intérêt s'y oppose. L'archevêque accorda sans peine au vain plaisir d'avoir ses œuvres bien écrites ce qu'il avoit refusé aux plus puissantes sollicitations. Je portai promptement cette nouvelle au maître d'hôtel, qui la fit savoir à son ami Garcias. Ce licencié, dès le jour suivant, vint me faire des remerci- ments proportionnés à la grâce obtenue. Je le présentai à mon maître, qui se contenta de lui faire une légère répri- mande et lui donna des homélies à mettre au net. Garcias s'en acquitta si bien, qu'il fut rétabli dans son ministère. 11 obtint même la cure de Gabie , gros bourg aux environs de Grenade * ; ce qui prouve bien que les bénéfices ne se don- nent pas toujours à la vertu.

CHAPITRE IV.

L'archevêque tombe en apoplexie. De rembarras se trouve Gil Blas, et de quelle façon il en sort.

Tandis que je rendois ainsi service aux uns et aux autres, don Fernand de Leyva se disposoit à quitter Gre- nade. J'allai voir ce seigneur avant son départ pour le remercier de nouveau de l'excellent poste qu'il m'avoit pro-

1. Voyez ci-après (chap. v) la reconnaissance de ce licencié, bien différent d'André de Tordesillas. L'auteur a eu soin de marquer fortement le contraste; et c'est répondre à son dessein que d'en avertir le lecteur.

LIVRE VII. CHAPITRE IV. 25

curé. Je lui en parus si satisfait, qu'il me dit : Mon cher Gil Blas, je suis ravi que vous soyez content de mon oncle l'archevêque. Je suis charmé de ce grand prélat, lui répon- dis-je, et je dois l'être. Outre que c'est un seigneur fort aimable, il a pour moi des bontés que je ne puis assez reconnoître. Il ne m'en falloit pas moins pour me consoler de n'être plus auprès du seigneur don César et de son fils. Je suis persuadé, reprit-il, qu'ils sont aussi tous deux mor- tifiés de vous avoir perdu. !Mais vous n'êtes peut-être pas séparés pour jamais ; la fortune pourra quelque jour vous rassembler. Je n'entendis pas ces paroles sans m'attendrir. J'en soupirai, et je sentis dans ce moment-là que j'aimois tant don Alphonse , que j'aurois volontiers abandonné l'ar- chevêque et les belles espérances qu'il m'avoit données, pour m'en retourner au château de Leyva, si l'on eût levé l'obstacle qui m'en avoit éloigné. Don Fernand s'aperçut des mouvements qui m'agitoient, et m'en sut si bon gré, qu'il m'embrassa en me disant que toute sa famille pren- droit toujours part à ma destinée.

Deux mois après que ce cavalier fut parti , dans le temps de ma plus grande faveur, nous eûmes une chaude alarme au palais épiscopal; l'archevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement et on lui donna de si bons remèdes, que quelques jours après il n'y paroissoit plus. Mais son esprit en reçut une rude atteinte. Je le remarquai bien dès la première homélie qu'il composa.- Je ne trouvai pas toute- fois la différence qu'il y avoit de celle-là aux autres assez sensible pour conclure que l'orateur commençoit à baisser. J'attendis encore une homélie pour mieux savoir à quoi m'en tenir. Oh! pour celle-là, elle fut décisive. Tantôt le bon prélat se rabattoit, tantôt il s'élevoit trop haut ou descen- doit trop bas. C'étoit un discours diffus , une rhétorique de régent usé , une capucinade.

26 GIL BLAS.

Je ne fus pas le seul qui y prit garde. La plupart des auditeurs, comme s'ils eussent été aussi gagés pour l'exa- miner, se disoient tout bas les uns aux autres : Voilà un sermon qui sent l'apoplexie. Allons, monsieur l'arbitre des homélies, me dis-je alors à moi-même, préparez-vous à faire votre office. Vous voyez que monseigneur tombe; vous devez l'en avertir, non-seulement comme dépositaire de ses pensées, mais encore de peur que quelqu'un de ses amis ne soit assez franc pour vous prévenir. En ce cas-là vous savez ce qu'il en arriveroit; vous seriez bifTé de son testament, il y aura sans doute pour vous un meilleur legs que la bibliothèque du licencié Sedillo.

Après ces réflexions j'en faisois d'autres toutes con- traires : l'avertissement dont il s'agissoit me paroissoit délicat à donner. Je jugeois qu'un auteur entêté de ses ouvrages pourroit le recevoir mal ; mais , rejetant cette pen- sée, je me représentois qu'il étoit impossible qu'il le prît en mauvaise part, après l'avoir exigé de moi d'une manière si ^pressante. Ajoutons à cela que je comptois bien de lui par- ler avec adresse , et de lui faire avaler la pilule tout douce- ment. Enfin, trouvant que je risquois davantage à garder le silence qu'à le rompre , je me déterminai à parler.

Je n'étois plus embarrassé que d'une chose ; je ne savois de quelle façon entamer la parole. Heureusement l'orateur lui-même me tira de cet embarras, en me demandant ce qu'on disoit de lui dans le monde, et si l'on étoit satisfait de son dernier discours. Je répondis qu'on admiroit toujours ses homélies, mais qu'il me sembloit que la dei'nière n'avoit pas si bien que les autres alTecté l'auditoire. Comment donc , mon ami , répliqua-t-il avec étonnement , auroit-elle trouvé quelque Aristarque^? Non, monseigneur, lui repartis-je,

1 Grand critique du temps de Ptoléméc Philudclphc.

LIVRE VII, CHAPITRE IV. 27

non. Ce ne sont pas des ouvrages tels que les vôtres que l'on ose critiquer : il n'y a personne qui n'en soit charmé. Néan- moins, puisque vous m'avez recommandé d'être franc et sincère , je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne me paroît pas tout à fait de la force des précé- dents. Ne pensez-vous pas cela comme moi ?

Ces paroles firent pâlir mon maître , qui me dit avec un souris forcé : Monsieur Gil Blas, cette pièce n'est donc pas de votre goût? Je ne dis pas cela, monseigneur, interrom- pis-je tout déconcerté. Je la trouve excellente, quoiqu'un peu au-dessous de vos autres ouvrages. Je vous entends, répliqua- t-il. Je vous parois baisser, n'est-ce pas? Tranchez le mot. Vous croyez qu'il est temps que je songe à la retraite? Je n'aurois pas été assez hardi , lui dis-je, pour vous parler si librement, si Votre Grandeur ne me l'eût ordonné. Je ne fais donc que lui obéir, et je la supplie très-humblement de ne me point savoir mauvais gré de ma hardiesse. A Dieu ne plaise, interrompit-il avec précipitation, à Dieu ne plaise que je vous la reproche ! Il faudroit que je fusse bien injuste. Je ne trouve point du tout mauvais que vous me disiez votre sentiment. C'est votre sentiment seul que je trouve mauvais. J'ai été furieusement la dupe de votre intelligence bornée.

Quoique démonté, je voulus chercher quelque modifica- tion pour rajuster les choses; mais le moyen d'apaiser un auteur irrité,' et de plus un auteur accoutumé à s'entendre louer! N'en parlons plus, dit-il, mon enfant. Vous êtes en- core trop jeune pour démêler le vrai du faux. Apprenez que je n'ai jamais composé de meilleure homélie que celle qui a le malheur de n'avoir pas votre approbation. Mon esprit, grâce au ciel, n'a rien encore perdu de sa vigueur. Désor- mais je choisirai mieux mes confidents; j'en veux de plus capables que vous de décider. Allez, poursuivit-il en me poussant par les épaules hors de son cabinet, allez dire à

28 GIL BLAS.

mon trésorier qu'il vous compte cent ducats , et que le ciel vous conduise avec cette somme! Adieu, monsieur Gil Blas; je vous souhaite toutes sortes de prospérités , avec un peu plus de goût \

CHAPITRE V.

Du parti que prit Gil Blas après que l'archevêque lui eut donné son congé.

Par quel hasard il rencontra le licencié qui lui avoit tant d'obligation, et quelles marques

de reconnoissance il en reçut.

Je sortis du cabinet en maudissant le caprice, ou, pour mieu.x dire la foiblesse de l'archevêque, et plus en colère contre lui qu'adligé d'avoir perdu ses bonnes grâces. Je doutai même quelque temps si j'irois toucher mes cent du- cats; mais , après y avoir bien réfléchi, je ne fus pas assez sot pour n'en rien faire. Je jugeai que cet argent ne m'ôte- roit pas le droit de donner un ridicule à mon prélat ; à quoi je me promettois bien de ne pas manquer toutes les fois qu'on mettroit devant moi ses homélies sur le tapis.

J'allai donc demander cent ducats au trésorier, sans lui dire un seul mot de ce qui venoit de se passer entre son maître et moi. Je cherchai ensuite Melchior de la Ronda pour lui dire un éternel adieu. Il m'aimoit trop pour n'être pas sensible à mon malheur. Pendant que je lui en faisois le récit, je remarquois que la douleur s'imprimoit sur son visage. Malgré tout le respect qu'il devoit à l'archevêque, il ne put s'empêcher de le blâmer; mais, comme dans la colère j'étois je jurai que le prélat me le payeroit, et que je réjouirois toute la ville à ses dépens, le sage Melchior me dit : Croyez-moi, mon cher Gil Blas, dévorez plutôt votre

1. Il n'y a pas de scène de comédie plus naturelle et plus vraie que celle-là. Aussi les homélies de l'arclievêque de Grenade sout-elles devenues proverbe.

LIVRE VII, CHAPITRE V. 29

chagrin. Les hommes du commun doivent toujours respecter les personnes de quahté, quelque sujet qu'ils aient de s'en plaindre. Je conviens qu'il y a de fort plats seigneurs qui ne méritent guère qu'on ait de la considération pour eux ; mais ils peuvent nuire , il faut les craindre.

Je remerciai le vieux valet de chambre du bon conseil qu'il me donnoit, et je lui promis d'en profiter. Après cela il me dit : Si vous allez à Madrid , voyez-y Joseph Navarro mon neveu. Il est chef d'office chez le seigneur don Baltasar, de Zuniga , et j'ose vous dire que c'est un garçon digne de votre amitié. Il est franc, vif, officieux, prévenant; je sou- haite que vous fassiez connoissance ensemble. Je lui répon- dis que je ne manquerois pas d'aller voir ce Joseph Navarro sitôt que je serois à Madrid, je comptois bien de retour- ner. Ensuite je sortis du palais épiscopal pour n'y remettre jamais le pied. Si j'eusse encore eu mon cheval, je serois peut-être parti sur-le-champ pour Tolède ; mais je l'avois vendu dans le temps de ma faveur, croyant que je n'en au- rois plus besoin. Je pris le parti de louer une chambre gar- nie, faisant mon plan de demeurer encore un mois à Gre- nade et de me rendre après cela auprès du comte de Polan.

Comme l'heure du dîner approchoit, je demandai à mon hôtesse s'il n'y avoit pas quelque auberge dans le voisinage. Elle me répondit qu'il y en avoit une excellente à deux pas de sa maison, que l'on y étoit bien servi, et qu'il y alloit quantité d'honnêtes gens. Je me la fis enseigner, et je m'y rendis bientôt. J'entrai dans une grande salle qui ressem- bloit assez à un réfectoire. Dix à douze hommes, assis à une longue table couverte d'une nappe malpropre, s'y entrete- noient en mangeant chacun sa petite portion. L'on m'ap- porta la mienne , qui dans un autre temps sans doute m'au- roit fait regretter la table que je venois de perdre. Mais j'étois alors si piqué contre l'archevêque, que la frugalité de

30 GIL DLAS.

mon auberge me paroissoit préférable à la bonne chère qu'on faisoit chez lui. Je blàmois l'abondance des mets dans les repas; et, raisonnant en docteur de Valladolid" : Mal- heur, disois-je, à ceux qui fréquentent ces tables perni- cieuses où il faut sans cesse être en garde contre sa sensua- lité, de peur de trop charger son estomac! Pour peu que l'on mange, ne mange-t-on pas toujours assez? Je louois dans ma mauvaise humeur des aphorismes que j'avois jus- qu'alors fort négligés.

Dans le temps que j'expédiois mon ordinaire, sans craindre de passer les bornes de la tempérance, le licencié Louis Garcias, devenu curé de Gabie de la manière que je l'ai dit ci-devant, arriva dans la salle. Du moment qu'il m'aperçut, il vint me saluer d'un air empressé, ou plutôt en faisant toutes les démonstrations d'un homme qui sent une joie excessive. Il me serra entre ses bras, et je fus obligé d'essuyer un très-long compliment sur le service que je lui avois rendu. 11 me fatiguoit à force de se montrer reconnois- sant. Il se plaça près de moi en me disant : Oh ! vive Dieu ! mon cher patron , puisque ma bonne fortune veut que je vous rencontre, nous ne nous séparerons pas sans boire. Mais, comme il n'y a pas de bon vin dans cette auberge, je vous mènerai, s'il vous plaît, après notre petit dîner, dans un endroit je vous régalerai d'une bouteille de lucène des plus secs, et d'un muscat de Foncaral exquis. Il faut que nous fassions cette débauche : ne me refusez pas, je vous prie, cette satisfaction. Que n'ai-je le bonheur de vous posséder quelques jours seulement dans mon presbytère de Gabie ! vous y seriez reçu comme un généreux Mécène à qui je dois la vie aisée et tranquille que j'y mène.

Pendant qu'il me tenoit ce discours, on lui apporta sa

1. Allusion à la doctrine du docteur Sangrado (Liv. 11, chap. nij.

LIVRR VII, CHAPITRE VI. 31

portion. Il se mit à manger, sans pourtant cesser de me dire par intervalles quelque chose de flatteur. Je saisis ce temps- pour parler à mon tour; et comme il n'oublia pas de me demander des nouvelles de son ami le maître d'hôtel, je ne lui fis pas un mystère de ma sortie de l'archevêché. Je lui contai même jusqu'aux moindres circonstances de ma dis- grâce, qu'il écouta fort attentivement. Après tout ce qu'il venoit de me dire , qui ne se seroit pas attendu à l'entendre, pénétré d'une douleur reconnoissante , déclamer contre l'ar- chevêque? Mais c'est à quoi il ne pensoit nullement; au con- traire, il devint froid et rêveur, acheva de dîner sans me dire une parole; puis, se levant de table brusquement, il me salua d'un air glacé, et disparut. L'ingrat, ne me voyant plus en état de lui être utile, s'épargnoit jusqu'à la peine de me cacher ses sentiments. Je ne fis que rire de son ingra- titude, et, le regardant avec tout le mépris qu'il méritoit, je lui criai d'un ton assez haut pour en êti'e entendu : Holà! ho! sage aumônier de religieuses, allez faire rafraîchir ce délicieux vin de Lucène dont vous m'avez fait fête!

CHAPITRE VI.

G il Blas va voir jouer les comédiens de Grenade. De l'étonnement le jc!a la vue d'une actrice, et de ce qu'il en arriva.

Garcias n'étoit pas hors de la salle, qu'il y entra deux cavaliers fort proprement vêtus, qui vinrent s'asseoir auprès de moi. Ils commencèrent à s'entretenir des comédiens de la troupe de Grenade, et d'une comédie nouvelle qu'on jouoit alors. Cette pièce, suivant leur discours, faisoit grand bruit dans la ville. Il me prit envie de l'aller voir repré- senter dès ce jour-là. Je n'avois point été à la comédie depuis que j'étois à Grenade. Comme j'avois presque tou-

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jouis demeuré à l'archevêché , ce spectacle étoit frappé d'anathème, je n'avois eu garde de me donner ce plaisir- là. Les homélies avoient fait tout mon amusement.

Je me rendis donc dans la salle des comédiens lorsqu'il en fut temps, et j'y trouvai une nombreuse assemblée. J'entendis faire autour de moi des dissertations sur la pièce avant qu'elle commençât, et je remarquai que tout le monde se mêloit d'en juger. L'un se déclaroit pour, l'autre contre. A-t-on jamais vu un ouvrage mieux écrit? disoit-on à ma droite. Le pitoyable style! s'écrioit-on à ma gauche. En vérité, s'il y a bien de mauvais auteurs, il faut convenir qu'il y a encore plus de mauvais critiques. Et quand je pense au dégoût que les poëtes dramatiques ont à essuyer, je m'étonne qu'il y en ait d'assez hardis pour braver l'igno- rance de la multitude et la censure dangereuse des demi- savants qui corrompent quelquefois le jugement du pubhc.

Enfin le Gracioso se présenta pour ouvrir la scène. Dès qu'il parut, il excita un battement de mains général ; ce qui me fit connoître que c' étoit un de ces acteurs gâtés à qui le parterre pardonne tout. Effectivement ce comédien ne disoit pas un mot, ne faisoit pas un geste sans s'attirer des applau- dissements. On lui marquoit trop le plaisir qu'on prenoit à le voir. Aussi en abusoit-il. Je m'aperçus qu'il s'oublioit quel- quefois sur la scène, et mettoit à une trop forte épreuve la prévention l'on étoit en sn faveur. Si on l'eût sifflé au lieu de l'applaudir, on lui auroit souvent rendu justice.

On battit aussi des mains à la vue de quelques autres acteurs, et particulièrement d'une actrice qui faisoit un rôle de suivante. Je m'attachai à la considérer: et il n'y a point de termes qui puissent exprimer quelle fut ma surprise, quand je reconnus en elle Laure , ma chère Laure , que je croyois encore à Madrid auprès d'Arsénié. Je ne pouvois douter que ce ne fût elle. Sa taille, ses traits, le son de sa

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voix, tout m'assuroit que je ne me trompois point. Cepen- dant, comme si je me fusse défié du rapport de mes yeux et de mes oreilles , je demandai son nom à un cavalier qui étoit à côté de moi. ! de quel pays venez-vous ? me dit- il. Vous êtes apparemment un nouveau débarqué, puisque vous ne connoissez pas la belle Estelle.

La ressemblance étoit trop parfaite pour prendre le change. Je compris bien que Laure, en changeant d'état, avoit aussi changé de nom; et curieux de savoir ses affaires, car le public n'ignore guère celles des personnes de théâtre, je m'informai du même homme si cette Estelle avoit quel- que amant d'importance. Il me répondit que depuis deux mois il y avoit à Grenade un grand seigneur portugais, nommé le marquis de j\Iarialva, qui faisoit beaucoup de dépense pour elle. Il m'en auroit dit davantage , si je n'eusse pas craint de le fatiguer de mes questions. J'étois plus occupé de la nouvelle que ce cavalier venoit de m'ap- prendre que de la comédie; et qui m'eût demandé le sujet de la pièce, quand je sortis, m' auroit fort embarrassé. Je ne faisois que rêver à Laure, à Estelle, et je me promettois bien d'aller chez cette actrice le jour suivant. Je n'étois pas sans inquiétude sur la réception qu'elle me feroit : j'avois lieu de penser que ma vue ne lui feroit pas grand plaisir dans la situation brillante étoient ses affaires; je jugeai même qu'une si bonne comédienne, pour se venger d'un homme dont certainement elle avoit sujet d'être mécontente, pourroit bien faire semblant de ne le pas connoître. Tout cela ne me rebuta point. Après un léger repas, car on n'en faisoit pas d'autres dans mon auberge , je me retirai dans ma chambre, très-impatient d'être au lendemain.

Je dormis peu cette nuit, et je me levai à la pointe du jour. Mais, comme il me sembla que la maîtresse d'un grand seigneur ne devoit pas être visible de si bon matin, avant n 3

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que d'aller chez elle je passai trois ou quatre heures à me parer, à me faire raser, poudrer et parfumer. Je voulois me présenter devant elle dans un état qui ne lui donnât pas lieu de rougir en me revoyant. Je sortis sur les dix heures, et me rendis chez elle, après avoir été demander sa demeure à l'hôtel des comédiens. Elle logeoit dans une grande maison elle occupoit le premier appartement. Je dis à une femme de chambre qui vint m'ouvrir la porte, qu'un jeune homme souhaitoit de parler à la dame Estelle. La femme de chambre rentra pour m' annoncer, et j'entendis aussitôt sa maîtresse qui lui dit d'un ton de voix fort élevé : Qui est ce jeune homme ? que me veut-il ? Qu'on le fasse entrer.

Je jugeai par que j'avois mal pris mon temps, que son amant portugais étoit à sa toilette , et qu'elle ne parloit si haut que pour lui persuader qu'elle n' étoit pas fille à recevoir des messages suspects. Ce que je pensois étoit véri- table; le marquis de Marialva passoit avec elle presque toutes les matinées. Ainsi je m'attendois à un mauvais com- pliment , lorsque cette originale actrice , me voyant paroître, accourut à moi les bras ouverts en s'écriant, comme par enthousiasme : Ah ! mon frère, est-ce vous que je vois ? A ces mots, elle m'embrassa à plusieurs reprises; puis, se tour- nant vers le Portugais : Seigneur, lui dit-elle , pardonnez si en votre présence je cède à la force du sang. Après trois ans d'absence, je ne puis revoir un frère que j'aime tendre- ment, sans lui donner des marques de mon amitié. Eh bien! mon cher Gil Blas, continua-t-elle en m'apostrophant de nouveau , dites-moi des nouvelles de la famille : dans quel état l'avez-vous laissée V

Ce discours m'embarrassa d'abord; mais j'y démêlai bientôt les intentions de Laure; et, secondant son artifice, je lui répondis d'un air accommodé à la scène que nous allions jouer tous deux: Grâce au ciel, ma sœur, nos

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parents sont en bonne santé. Je ne cloute pas, reprit-elle, que vous ne soyez étonné de me voir comédienne à Grenade ; mais ne me condamnez pas sans m' entendre. Il y a trois années, comme vous savez, que mon père crut m'établir avantageusement en me donnant au capitaine don Antonio Cœllo, qui m'amena des Asturies à Madrid il avoit pris naissance. Six mois après que nous y fûmes arrivés, il eut une aflaire d'honneur qu'il s'attira par son humeur violente. Il tua un cavalier qui s'étoit avisé de faire quelque attention à moi. Le cavalier appartenoit à des personnes de qualité qui avoient beaucoup de crédit. Mon mari , qui n'en avoit guère , se sauva en Catalogne avec tout ce qui se trouva au logis de pierreries et d'argent comptant. Il s'embarque à Barcelone, passe en Italie, se met au service des Vénitiens, et perd enfin la vie dans la Morée en combattant contre les Turcs. Pendant ce temps-là , une terre que nous avions pour tout bien fut confisquée, et je devins une douairière des plus minces. A quoi me résoudre dans une si fâcheuse extrémité? Une jeune veuve qui a de l'honneur se trouve bien embarrassée. Il n'y avoit pas moyen de m'en retourner dans les Asturies. Qu'y aurois-je fait ? Je n'aurois reçu de ma famille que des condoléances pour toute consolation. D'un autre côté, j'avois été trop bien élevée pour être capable de me laisser tomber dans le libertinage. A quoi donc me déterminer? Je me suis faite comédienne pour con- server ma réputation.

Il me prit une si forte envie de rire lorsque j'entendis Laure finir ainsi son roman, que je n'eus pas peu de peine à m'en empêcher. J'en vins pourtant à bout, et même je lui dis d'un air grave : Ma sœur, j'approuve votre conduite, et je suis bien aise de vous retrouver à Grenade si honnête- ment établie.

Le marquis de Marialva , qui n'a^•oit pas perdu un mot

36 GIL BLAS.

de tous CCS discours , prit au pied de la lettre ce qu'il plut à la veuve de don Antonio de débiter. Il se mêla même à l'en- tretien : il me demanda si j'avois quelque emploi à Grenade ou ailleurs. Je doutai un moment si je mentirois; mais, ne jugeant pas cela nécessaire, je dis la vérité. Je contai de point en point comment j'étois entré à rarchevêché, et de quelle façon j'en étois sorti ; ce qui divertit infiniment le sei- gneur portugais. Il est vrai que, malgré la promesse faite à Melcliior, je m'égayai un peu aux dépens de l'archevêque. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que Laure, qui s'imaginoit que je composois une fable à son exemple, faisoit des éclats de rire qu elle n'auroit pas faits, si elle eût su que je ne mentois point.

Après avoir achevé mon récit, que je finis par la chambre que j'avois louée , on vint avertir qu'on avoit servi. Je voulus aussitôt me retirer pour aller dmer à mon auberge ; mais Laure m'arrêta. Quel est votre dessein , mon frère ? me dit-elle. Vous dînerez avec moi. Je ne souffrirai pas môme que vous soyez plus longtemps dans une chambi'e garnie. Je prétends que vous mangiez dans ma maison, et que vous y logiez. Faites apporter vos hardes ce soir; il y a ici un lit pour vous.

Le seigneur portugais, à qui peut-être cette hospitalité ne faisoit pas plaisir, prit alors la parole, et dit à Laure : Non, Estelle, vous n'êtes pas logée ici assez commodément pour recevoir quelqu'un chez vous. Votre frère, ajouta-t-il, me paroît un joli garçon ; et l'avantage qu'il a de vous tou- cher de si près m'intéresse pour lui. Je veux le prendre à mon service. Ce sera celui de mes secrétaires que je chérirai le plus ; j'en ferai mon homme de confiance. Qu'il ne man- que pas de venir dès cette nuit coucher chez moi : j'ordon- nerai qu'on lui prépare un logement. Je lui donne quatre cents ducats d'appointements ; et si dans la suite j'ai sujet,

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comme je l'espère , d'être content de lui , je le mettrai en état de se consoler d'avoir été trop sincère avec son arche- vêque.

Les remercîments que je fis Là-dessus au marquis furent suivis de ceux de Laure, qui enchérirent sur les miens. Ne parlons plus de cela, interrompit-il; c'est une affaire finie. En achevant ces paroles , il salua sa princesse de théâtre , et sortit. Elle me fit aussitôt passer dans un cabinet , , se voyant seule avec moi: J'étoufferois, s'écria-t-elle , si je résistois plus longtemps à Lenvie que j'ai de rire. Alors elle se renversa dans un fauteuil; et, se tenant les côtés, elle s'abandonna comme une folle à des ris immodérés. Il me fut impossible de ne pas suivre son exemple : et, quand nous nous en fûmes bien donné : Avoue, Gil Blas, me dit- elle , que nous venons de jouer une plaisante comédie ! Mais je ne m'attendois pas au dénoûment. J'avois dessein seule- ment de te ménager une table et un logement; et, pour te les offrir avec bienséance, je t'ai fait passer pour mon frère. Je suis ravie que le hasard t'ait présenté un si bon poste. Le marquis de Marialva est un seigneur généreux , qui fera plus encore pour toi qu'il n'a promis de faire. Une autre que moi, poursuivit-elle, n'auroit peut-être pas reçu si gracieu- sement un homme qui quitte ses amis sans leur dire adieu. Mais je' suis de ces bonnes pâtes de filles qui revoient tou- jours avec plaisir un fripon qu'elles ont aimé.

Je demeurai d'accord de bonne foi de mon impolitesse, et je lui en demandai pardon. Après quoi elle me conduisit dans une salle à manger très-propre. Nous nous mîmes à table; et, comme nous avions pour témoins une femme de chambre et un laquais , nous nous traitâmes de frère et de sœur. Lorsque nous eûmes dîné, nous repassâmes dans le même cabinet nous nous étions entretenus. mon incomparable Laure, se livrant à toute sa gaieté naturelle,

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GIL BLAS.

me demanda compte de tout ce qui m'étoit arrivé depuis notre séparation. Je lui en fis un fidèle rapport; et, quand j'eus satisfait sa curiosité, elle contenta la mienne, en me faisant le récit de son histoire dans ces termes.

CHAPITRE VII.

Histoire de Laure.

Je vais te conter, le plus succinctement qu'il me sera possible, par quel hasard j'ai embrassé la profession co- mique.

Après que tu m'eus si honnêtement quitté, il arriva de grands événements. Arsénié, ma maîtresse, plus fatiguée que dégoûtée du monde, abjura le théâtre, et m'emmena avec elle à une belle terre qu'elle venoit d'acheter auprès de Zamora, en monnoies étrangères ^ Nous eûmes bientôt fait des connoissances dans cette ville-là. Nous y allions assez souvent; nous y passions un jour ou deux. Nous venions ensuite nous renfermer dans notre château.

Dans un de ces petits voyages, don Félix Maldonado, fils unique du corrégidor, me vit par hasard , et je lui plus. Il chercha l'occasion de me parler sans témoins ; et, pour ne te rien celer, je contribuai un peu à la lui faire trouver. Le cavalier n'avoit pas vingt ans; il étoit beau comme l'Amour même, fait à peindre, et plus séduisant encore par ses manières galantes et généreuses que par sa figure. Il m'offrit de si bonne grâce et avec tant d'instances un gros brillant qu'il avoit au doigt , que je ne pus me défendre de l'accepter. Je ne me sentois pas d'aise d'avoir un galant si aimable. Mais quelle imprudence aux grisettes de s'attacher aux

1. C'cst-à-dirc avec de l'argent que lui avaient fouini des amants étran- gers.

LIVRE YII. CHAPITRE VII. 39

enfants de famille dont les pères ont de Taiitorité ! Le cori'é- gidor, le plus sévère de ses pareils , averti de notre intelli- gence, se hâta d'en prévenir les suites. Il me fit enlever par une troupe d'alguazils qui me menèrent, malgré mes cris, à l'hôpital de la Pitié.

Là, sans autre forme de procès, la supérieure me fit ôter ma bague et mes habits, et revêtir d'une longue robe de serge grise, ceinte par le milieu d'une large courroie de cuir noir, d'où pendoit un rosaire à gros grains qui me descen- doit jusqu'aux talons. On me conduisit après cela dans une salle je trouvai un vieiLx moine de je ne sais quel ordre, qui se mit à me prêcher la pénitence, à peu près comme la dame Léonarde t'exhorta dans le souterrain à la patience. Il me dit que j'avois bien de l'obligation aux personnes qui me faisoient enfermer; qu'elles m'avoient rendu un grand ser- vice en me retirant des filets du démon , dans lesquels j'étois malheureusement engagée. J'avouerai franchement mon in- gratitude : bien loin de me sentir redevable à ceux qui m'a- voient fait ce plaisir-là, je les chargeois d'imprécations.

Je passai huit jours à me désoler; mais le neuvième, car je comptois jusqu'aux minutes, mon sort parut vouloir changer de face. En traversant une petite cour, je rencontrai l'économe de la maison , personnage à qui tout étoit soumis; la supérieure même lui obéissoit. Il ne rendoit compte de son économat qu'au corrégidor, de qui seul il dépendoit, et qui avoit une entière confiance en lui. Il se nommoit Pedro Zendono ; et le bourg de Salsedon , en Biscaye , l'avoit vu naître. Pieprésente-toi un grand homme pâle et décharné, une figure à servir de modèle pour peindre le bon lai'ron. A peine paroissoit-il regarder les sœurs. Tu n'as jamais vu de face si hypocrite, quoique tu aies demeuré à l'archevêché.

Je rencontrai donc, poursuivit-elle, le seigneur Zendono, qui m'arrêta en me disant : Consolez-vous, ma fille, je suis

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touché de VOS malheurs. Il n'en dit pas davantage, et il continua son chemin , me laissant faire les commentaires qu'il me plairoit sur un texte si laconique. Comme je le ci-oyois un homme de bien , je m'imaginai bonnement qu'il s'étoit donné la peine d'examiner pourquoi j'avois été enfer- mée; et que, ne me trouvant pas assez coupable pour méri- ter d'être traitée avec tant d'indignité, il vouloit me servir auprès du corrégidor. Je ne connoissois pas le Biscayen; il avoit bien d'autres intentions. Il rouloit dans son esprit un projet de voyage dont il me fit confidence quelques jours après. Ma chère Laure, me dit-il, je suis si sensible à vos peines, que j'ai résolu de les finir. Je n'ignore pas que c'est vouloir me perdre; mais je ne suis plus à moi, et je ne veux vivre que pour vous. La situation je vous vois me perce l'âme. Je prétends dès demain vous tirer de votre prison et vous conduire moi-même à Madrid. Je veux tout sacrifier au plaisir d'être votre libérateur.

Je pensai m' évanouir de joie à ces paroles de Zendono, qui, jugeant par mes remercîments que je ne demandois pas mieux que de me sauver, eut l'audace, le jour suivant, de m'enlever devant tout le monde, ainsi que je vais le rap- porter. Il dit à la supérieure qu'il avoit ordre de me mener au corrégidor, qui étoit à une maison de plaisance à deux lieues de la ville, et il me fit eiïrontément monter avec lui dans une chaise de poste tirée par deux bonnes mules qu'il avoit achetées exprès. Nous n'avions pour tout domestique qu'un valet qui conduisoit la chaise, et qui étoit entièrement dév.oué h l'économe. Nous commençâmes à rouler, non du côté de Madrid, comme je me l'imaginois, mais vers les frontières du Portugal, nous arrivâmes en moins de temps qu'il n'en lalloit au corrégidor de Zamora pour apprendre notre fuite jet mettre ses lévriers sur nos traces.

Avant que d'entrer dans Bragance, le Biscavcn me fit

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prendre un habit de cavalier, dont il avoit eu la précaution de se pourvoir; et, me comptant embarquée avec lui, il me dit dans une hôtellerie nous allâmes loger : Belle Laure , ne me sachez pas mauvais gré de vous avoir amenée en Por- tugal. Le corrégidor de Zamora nous fera chercher dans notre patrie, comme deux criminels à qui l'Espagne ne doit point accorder d'asile. Mais, ajouta-t-il, nous pouvons nous mettre à couvert de son ressentiment dans ce royaume étranger, quoiqu'il soit maintenant soumis à la domination espagnole. Nous y serons du moins plus en sûreté que dans notre pays. Laissez-vous persuader, mon ange; suivez un homme qui vous adore. Allons nous établir à Coïmbre. Là, je me ferai espion du saint office; et, à l'ombre de ce tri- bunal redoutable, nous verrons impunément couler nos jours dans de tranquilles plaisirs.

Une proposition si vive me fit connoître que j'avois affaire à un chevalier qui n'aimoit pas à servir de conduc- teur aux infantes pour la gloire de la chevalerie. Je compris qu'il comptoit beaucoup sur ma reconnoissance, et plus en- core sur ma misère. Cependant, quoique ces deux choses me parlassent en sa faveur, je rejetai fièrement ce qu'il me proposoit. II est vrai que, de mon côté, j'avois deux fortes raisons pour me montrer si réservée : je ne me sentois point de goût pour lui , et je ne le croyois pas riche. Mais lorsque, revenant à la charge, il s'olfrit de m'épouser au préalable, et qu'il me fit voir réellement que son économat l' avoit mis en fonds pour longtemps, je ne le cèle pas, je commençai à l'écouter. Je fus éblouie de l'or et des pierreries qu'il étala dev;int moi, et j'éprouvai que l'intérêt sait faire des méta- morphoses aussi bien que l'amour. Mon Biscayen devint peu à peu un autre homme à mes yeux. Son grand corps sec prit la forme d'une taille fine ; son teint pâle me parut d'un beau blanc; je donnai un nom favorable jusqu'à son air hypocrite.

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Alors j'acceptai sans répugnance sa main devant le ciel qu'il prit à témoin de notre engagement. Après cela, il n'eut plus de contradiction à essuyer de ma part. Nous nous remîmes à voyager ; et Coimbre vit bientôt dans ses murs un nouveau ménage.

Mon mari m'acheta des habits de femme assez propres, et me fit présent de plusieurs diamants, parmi lesquels je reconnus celui de don Félix Maldonado. Il ne m'en fallut pas davantage pour deviner d'où venoient toutes les pierres pré- cieuses que j'avois vues, et pour être persuadée que je n'avois pas épousé un rigide observateur du septième article du Décalogue. Mais, me considérant comme la cause pre- mière de ses tours de main, je les lui pardonnois. Une femme excuse jusqu'aux mauvaises actions que sa beauté fait commettre. Sans cela, qu'il m'eût paru un méchant homme !

Je fus assez contente de lui pendant deux ou trois mois. Il avoit toujours des manières galantes, et sembloit m'ailîier tendrement. Néanmoins les marques d'amitié qu'il me don- noit n'étoient que de fausses apparences : le fourbe me tronq)oit, et me préparoit le traitement que toute fille séduite par un malhonnête homme doit attendre de lui. Un matin, à mon retour de la messe, je ne trouvai plus au logis que les murailles; les meubles, et jusques à mes bardes, tout avoit été emporté. Zendono et son fidèle valet avoient si bien pris leurs mesures, qu'en moins d'une heure le dépouillement entier de la maison avoit été fait et parfait: de manière qu'avec le seul habit dont j'étois vêtue, et la bague de don Félix, qu'heureusement j'avois au doigt, je me vis, conjme une autre Ariane, abandonnée par un ingrat. Mais je t'assure que je ne m'amusai point à faire des élégies sur mon infor- tune. Je l)énis plutôt le ciel de m'avoir délivrée d'un scélérat qui ne pouvoit manquer de tomber tôt ou tard entre les

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mains de la justice. Je regardai le temps que nous avions passé ensemble comme un temps perdu , que je ne tarderois guère à réparer. Si j'eusse voulu demeurer en Portugal, et m' attacher à quelque femme de condition , j'en aurois trouvé de reste; mais, soit que j'aimasse mon pays,- soit que je fusse entraînée par la force de mon étoile qui m'y préparoit une meilleure fortune, je ne songeai plus qu'à revoir l'Es- pagne. Je m'adressai à un joaillier qui me compta la valeur de mon brillant en espèces d'or, et je partis avec une vieille dame espagnole qui alloit à Séville dans une chaise roulante.

Cette dame, qui s'appeloit Dorothée, revenoit de voir une de ses parentes établie à Coïmbre, et s'en retournoit à Séville elle faisoit sa résidence. Il se trouva tant de sym- pathie entre elle et moi, que nous nous attacMmes l'une à l'autre dès la première journée ; et notre liaison se fortifia si bien sur la route, que la dame ne voulut point, à notre arrivée, que je logeasse ailleurs que dans sa maison. Je n'eus pas sujet de me repentir d'avoir fait une pareille con- noissance. Je n'ai jamais vu de femme d'un meilleur carac- tère. On jugeoit encore à ses traits et à la vivacité de ses ■yeux , qu'elle devoit avoir fait racler bien des guitares. Aussi étoit-elle veuve de plusieurs maris de noble race, et vivoit honorablement de ses douaires.

Entre autres excellentes qualités, elle avoit celle d'être très-compatissante aux malheurs des filles. Quand je lui fis confidence des miens , elle entra si chaudement dans mes intérêts, qu'elle donna mille malédictions à Zendono. Les chiens d'hommes! dit-elle d'un ton à faire juger qu'elle avoit rencontré en son chemin quelque économe : les misérables! il y a comme cela dans le monde des fripons qui se font un jeu de tromper les femmes. Ce qui me console, ma chère en- fant, contiriua-t-elle, c'est que, suivant votre récit, vous n'êtes nullement liée au parjure Biscayen. Si votre mariage

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avec lui est assez bon pour vous servir d'excuse, en récom- pense il est assez mauvais pour vous permettre d'en con- tracter un meilleur, quand vous en trouverez l'occasion.

Je sortois tous les jours avec Dorothée pour aller à l'église, ou bien en visites d'amis; c'étoit le moyen d'avoir bientôt quelque aventure. Je m'attirai les regards de plu- sieurs cavaliers. Il y en eut qui voulurent sonder le gué. Ils firent parler à ma vieille hôtesse; mais les uns n'avoient pas de quoi fournir aux frais d'un établissement, et les autres n'avoient pas encore pris la robe virile ^; ce qui suffisoit pour m'ôter toute envie de les écouter. J'en savois les consé- quences. Un jour il nous vint en fantaisie, à Dorothée et à moi , d'aller voir jouer les comédiens de Séville. Ils avoient affiché qu'ils représenteroient La fumosa ComecUa ^ el Em- baxador de si-inismo "-, composée par Lope de Vega Carpio ^

Parmi les actrices qui parurent sur la scène, je démêlai une de mes anciennes amies. Je reconnus Phénice, cette grosse réjouie que tu as vue femme de chambre de Flori-

\. Allusion aux mœurs des anciens Romains, pour dire que ces cavaliers n'étaient pas encore majeurs. Laure avait été punie de son premier attache- ment , et ne voulait plus se risquer avec des enfants de famille encore en puis- sance d'autrui.

2. L'ambassadeur de soi-mêm.e.

3. Lope Félix de Vega Carpio, poète extrêmement fécond, a laissé vingt volumes d'œuvres choisies, et vingt-cinq autres in-4o de pièces de théâtre; chaque volume en contient douze. Il y a seulement cent comédies en vers. Ce poëte étonnant fut marié deux fois, ensuite se fit prêtre, et mourut chevalier de Malte en 1G35, à soixante-douze ans. Les Espagnols disent que Lope de Vega était poëte dès le ventre de sa mère. « Il faisait ordinairement une pièce « de théâtre par jour; et, quand une comédie lui en coiitait trois, elle était « fort longue, et il fallait que quelque afiaire étrangère etit présenté un ob- « stacle au désir qu'il avait de donner tous les jours un plaisir nouveau h ses « spectateurs. » (Baillkt, Jugements des saluants.) Outre dix-huit cents comé- dies, il avait composé quatre cents pièces dramatiques ou actes sacramentels, représentés en plein air dans les places publiques de Madrid, à la fête du Saint-Sarrement. 11 a fait encore heanconp de poènK^s, une épopée tragique de la Jérusalem conquise, et la Gatomachie, ou les Amours et les Combats des Chats, etc.

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monde, et avec qui tu as quelquefois soupe chez Arsénié. Je savois bien que Phénice étoit hors de Madrid depuis plus de deux ans , mais j'ignorois qu'elle fût comédienne. J'avois une impatience de l'embrasser qui me fit trouver la pièce fort longue. C'étoit peut-être aussi la faute de ceux qui la représentoient, et qui ne jouoient pas assez bien ou assez mal pour m' amuser. Car pour moi qui suis une rieuse , je t'avouerai qu'un acteur parfaitement ridicule ne me divertit pas moins qu'un excellent.

Enfin, le moment que j'attendois étant arrivé, c'est-à- dire la fin de la famosa Comedia, nous allâmes, ma veuve et moi, derrière le théâtre, nous aperçûmes Phénice qui faisoit la tout aimable, et écoutoit en minaudant le doux ramage d'un jeune oiseau qui s'étoit apparemment laissé prendre à la glu de sa déclamation. Sitôt qu'elle m'eût remarquée, elle le quitta d'un air gracieux, vint à moi les bras ouverts, et me fit toutes les amitiés imaginables : de mon côté je l'embrassai de tout mon cœur. Nous nous témoi- gnâmes mutuellement la joie que nous avions 'de nous revoir : mais le temps et le lieu ne nous permettant pas de nous répandre en de longs discours , nous remaues au len- demain cà nous entretenir chez elle plus amplement.

Le plaisir de parler est une des plus vives passions des femmes, et particulièrement la mienne. Je ne pus fermer l'œil de toute la nuit, tant j'avois d'envie d'être aux prises avec Phénice et de lui faire questions sur questions. Dieu sait si je fus paresseuse à me lever pour me rendre elle m'avoit enseigné qu'elle demeuroit! Elle étoit logée avec toute la troupe dans un grand hôtel garni. Une servante que je rencontrai en entrant, et que je priai de me conduire à l'appartement de Phénice , me fit monter à un corridor, le long duquel régnoient dix à douze petites chambres, sépa- rées seulement par des cloisons de sapin , et occupées par

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la bande joyeuse. Ma conductrice frappa à une porte que Phénice, à qui la langue démangeoit autant qu'à moi, vint ouvrir. A peine nous donnâmes-nous le temps de nous asseoir pour caqueter. Nous voilà en train d'en découdre. Nous avions à nous interroger sur tant de choses , que les demandes et les réponses se succédoient avec une volubilité surprenante.

Après avoir raconté nos aventures de part et d'autre, et nous être instruites de l'état présent de nos affaires , Phénice me demanda quel parti je voulois prendre; car enfin, me dit-elle , il faut bien faire quelque chose : il n'est pas pea'mis à une personne de ton âge d'être inutile dans la société. Je lui répondis que j'avois résolu, en attendant mieux, de me placer auprès de quelque fille de qualité. Fi donc ! s'écria mon amie, tu n'y penses pas. Est-il possible, ma mignonne, que tu ne sois pas encore dégoûtée de -la servitude ? N'es-tu pas lasse de te voir soumise aux volontés des autres, de respecter leurs caprices, de t' entendre gronder, en un mot d'être esclave ? Que n'embrasses-tu plutôt, à mon exemple, la vie comique ? Piien n'est plus convenable aux personnes d'esprit qui manquent de bien et de naissance. C'est un état qui tient un milieu entre la noblesse et la bourgeoisie, une condition libre et affranchie des bienséances les plus incom- modes de la vie civile. Nos revenus nous sont paj^és en espèces par le public qui en possède le fonds. Nous vivons toujours dans la joie , et dépensons notre argent comme nous le gagnons.

Le théâtre, poursuivit-elle, est favorable surtout aux femmes. Dans le temps que je demeurois chez Florinionde, j'en rougis quand j'y pense, j'étois réduite à écouter les gagistes de la troupe du prince ; pas un honnête homme ne faisoit attention à ma figure. D'où vient cela? C'est que je n'étois point en vue. Le plus beau tableau qui n'est pas

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dans son jour ne frappe point. Mais depuis que je suis sur mon piédestal , c'est-à-dire sur la scène , quel changement ! Je vois à mes trousses la plus brillante jeunesse des villes par nous passons. Une comédienne a donc beaucoup d'agrément dans son métier. Si elle est sage , je veux dire que si elle ne favorise qu'un amant à la fois, cela lui fait tout l'honneur du monde ; on loue sa retenue, et lorsqu'elle change de galant, on la regarde comme une véritable veuve qui se remarie. Encore voit-on celle-ci avec mépris, quand elle convole en troisièmes noces ; on diroit qu'elle blesse la délicatesse des hommes : au lieu que l'autre semble devenir plus précieuse, à mesure qu'elle grossit le nombre de ses favoris. Après cent galanteries, c'est un ragoût de seigneur.

A qui dites-vous cela, interrompis-je en cet endroit. Pensez-vous que j'ignore ces avantages? Je me les suis son- vent représentés, et, je ne t'en fais pas mystère, ils ne flattent que trop une fille de mon caractère. Je me sens même de l'inclination pour la comédie; mais cela ne suffît pas. Il faut du talent, et je n'en ai point. J'ai quelquefois voulu réciter des tirades de pièces devant Arsénié; elle n'a pas été contente de moi : cela m'a dégoûtée du métier. Tu n'es pas difficile à rebuter, reprit Phénice. Ne sais-tu pas que ces grandes actrices-là sont ordinairement jalouses ? Elles craignent, malgré toute leur vanité, qu'il ne vienne des sujets qui les effacent. Enfin, je ne m'en rapporterois pas là-dessus à Arsénié ; elle n'a pas été sincère. Je te dirai, moi, sans flatterie, que tu es née pour le théâtre. Tu as du naturel, l'action libre et pleine de grâces, le son de la voix doux, une bonne poitrine, et avec cela un minois! Ah 1 fri- ponne, que tu charmeras de cavaliers, si tu te fais comé- dienne !

Elle me tint encore d'autres discours séduisants, et me fit déclamer quelques vers, seulement pour me faire juger

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moi-même de la belle disposition que j'avois à débiter du comique. Lorsqu'elle m'eut entendue, ce fut bien autre chose. Elle me donna de grands applaudissements, et me mit au-dessus de toutes les actrices de Madrid. Après cela, je n'aurois pas été excusable de douter de mon mérite. Arsénié demeura atteinte et convaincue de jalousie et de mauvaise foi. Il me fallut convenir que j'étois un sujet tout admirable. Deux comédiens qui arrivèrent dans le moment, et devant qui Phénice m'obligea de répéter les vers que j'avois déjà récités, tombèrent dans une espèce d'extase, d'où ils ne sortirent que pour me combler de louanges. Sérieusement, quand ils se seroient défiés tous trois à qui me loueroit davantage, ils n'auroient pas employé d'expressions plus hyperboliques. Ma modestie ne fut point à l'épreuve de tant d'éloges. Je commençai à croire que je valois quel- que chose, et voilà mon esprit tourné du côté de la comédie. Oh çà, ma chère, dis-je à Phénice, c'en est fait; je veux suivre ton conseil et entrer dans ta troupe, si elle l'a pour agréable. A ces paroles, mon amie, transportée de joie, m'embrassa, et ses deux camarades ne me parurent pas moins ravis qu'elle de me voir ces sentiments. Nous con- vînmes que le jour suivant je me rendrois au théâtre dans la matinée, et ferois voir à la troupe assemblée le même échantillon que je venois de montrer de mon talent. Si j'avois fait concevoir une opinion avantageuse de moi chez Phénice, tous les comédiens en jugèrent encore plus favo- rablement lorsque j'eus dit en leur présence une vingtaine de vers seulement. Ils me reçurent volontiers dans leur compagnie. Après quoi je ne fus plus occupée que de mon début. Pour le rendre plus brillant, j'employai tout ce qui me restoit d'argent de ma bague ; et si je n'en eus pas assez pour me mettre superbement, du moins je trouvai l'art de suppléer à la magnificence par un goût tout> galant.

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Je parus enfin sur la scène pour la première fois. Quels battements de mains ! quels éloges ! Il y a de la modération , mon ami , à te dire simplement que je ravis les spectateurs. Il faudroit avoir été témoin du bruit que je fis dans Séville pour y ajouter foi. Je devins l'entretien de toute la ville , qui, pendant trois semaines entières, vint en foule à la comédie; de sorte que la troupe rappela par cette nouveauté le public qui commençoit à l'abandonner. Je débutai donc d'une manière qui charma tout le monde. Or, débuter ainsi , c'étoit comme si j'eusse fait afficher que j'étois à donner au plus offrant et dernier enchérisseur. Vingt cavaliers de toutes sortes d'âges et de conditions s'offrirent à l'envi de prendre soin de moi. Si j'eusse suivi mon inclination, j'aurois choisi le plus jeune et le plus joli ; mais nous ne devons, nous autres, consulter que l'intérêt et l'ambition, lorsqu'il s'agit de nous établir : c'est une règle de théâtre. C'est pourquoi don Ambrosio de Nisana, homme déjà vieux et mal fait, mais riche, généreux, et l'un des plus puissants seigneurs d'An- dalousie, eut la préférence. Il est vrai que je la lui fis bien acheter. 11 me loua une belle maison , la meubla très-magni- fiquement, me donna un bon cuisinier, deux laquais, une femme de chambre , et mille ducats par mois à dépenser. Il faut ajouter à cela de riches habits, avec une assez grande quantité de pierreries. Jamais Arsénié n'avoit été dans un état plus brillant. Quel changement dans ma fortune ! Mon esprit ne put le soutenir. Je me parus tout à coup à moi- même une autre personne. Je ne m'étonne plus s'il y a des filles qui oublient en peu de temps le néant et la misère d'où un caprice de seigneur les a tirées. Je t'en fais un aveu sincère : les applaudissements du public , les discours flat- teurs que j'entendois de toutes parts , et la passion de don Ambrosio m'inspirèrent une vanité qui alla jusqu'à l'extra- vagance. Je regardai mon talent comme un titre de noblesse. II. 4

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Je pris les airs d'une femme de qualité; et, devenant aussi avare de regards agaçants que j'en avois jusqu'alors été pro- digue, je résolus de n'arrêter ma vue que sur des ducs, des comtes et des marquis.

Le seigneur de Nisana venoit souper chez rnoi tous les soirs avec quelques-uns de ses amis. De mon côté, j'avois soin d'assembler les plus amusantes de nos comédiennes, et nous passions une bonne partie de la nuit à rire et à boire. Je m'accommodois fort d'une vie si agréable ; mais elle ne dura que six mois. Les seigneurs sont sujets à changer ; sans cela, ils seroient trop aimables. Don Ambrosio me quitta pour une jeune coquette grenadine , qui venoit d'arriver à Séville avec des grâces et le talent de les mettre à profit. Je n'en fus pourtant affligée que vingt-quatre heures. Je choisis pour remplir sa place un cavalier de vingt-deux ans , don Louis d'Alçacer, à qui peu d'Espagnols pouvoient être comparés pour la bonne mine.

Tu me demanderas sans doute , et tu auras raison , pour- quoi je pris pour amant un si jeune seigneur, moi qui savois que le commerce de cette sorte de galants est dangereux. Mais, outre que don Louis n'avoit plus ni père ni mère, et qu'il jouissoit déjà de son bien, je te dirai que ces com- merces ne sont à craindre que pour les filles d'une condi^ tion servile, ou pour de malheureuses aventurières. Les femmes de notre profession sont des personnes titrées : nous ne sommes point responsables des effets que produisent nos charmes ; tant pis pour les familles dont nous plumons les héritiers !

Nous nous attachâmes si fortement l'un à l'autre, d'Al- cacer et moi, que jamais aucun amour n'a, je crois, égalé celui dont nous nous laissâmes enflammer tous deux. Nous nous aimions avec tant de fureur, qu'il sembloit qu'on eût jeté un sort sur nous. Ceux qui savoient notre intelligence

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nous croyoient les plus heureux amants du monde, et nous en étions peut-être les plus malheureux. Si don Louis avoit une figure tout aimable , il étoit en même temps si jaloux , qu'il me désoloit à chaque instant par d'injustes soupçons. Il ne me servoit de rien, pour m'accommoder à sa foiblesse, de me contraindre jusqu'à n'oser envisager un homme ; sa défiance, ingénieuse à me trouver des crimes, rendoit ma contrainte inutile. Si j'étois sur la scène, je lui semblois, en jouant, lancer des œillades agaçantes sur quelque jeune cavalier, et il m'accabloit de reproches; en un mot, nos plus tendres entretiens étoient toujours mêlés de querelles. Il n'y eut pas moyen d'y résister : la patience nous échappa de part et d'autre, et nous rompîmes à l'amiable. Croiras-tu bien que le dernier jour de notre commerce en fut le plus charmant pour nous? Tous deux également fatigués des maux que nous avions soufferts, nous ne fîmes éclater que de la joie dans nos adieux. JNous étions comme deux misé- rables captifs qui recouvrent leur liberté après un rude esclavage.

Depuis cette aventure, je suis bien en garde contre l'amour. Je ne veux plus d'attachement qui trouble mon repos. Il ne nous sied point, à nous, de soupirer comme les autres. Nous ne devons pas sentir en particulier une passion dont nous faisons voir en public le ridicule.

Je donnois pendant ce temps-là de l'occupation à la renommée; elle répandoit partout que j'étois une actrice inimitable. Sur la foi de cette déesse , les comédiens de Gre— nade m'écrivirent pour me proposer d'entrer dans leur troupe; et, pour me faire connoître que la proposition n'étoit pas à rejeter, ils m'envoyèrent un état de leurs frais journa- liers et de leurs abonnements, par lequel il me parut que c'étoit un parti avantageux pour moi. Aussi je l'acceptai , quoique dans le fond je fusse fâchée de quitter Phénice et

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Dorothée, que j'aimois autant qu'une femme est capable d'en aimer d'autres. Je laissai la première à Séville, occupée à fondre la vaisselle d'un petit marchand orfèvre , qui vou- loit par vanité avoir une comédienne pour maîtresse. J'ai oublié de te dire qu'en m'attachant au théâtre, je changeai par fantaisie le nom de Laure en celui d'Estelle; et c'est sous ce dernier nom que je partis pour venir à Grenade.

Je n'y débutai pas moins heureusement qu'à Séville, et je me vis bientôt environnée de soupirants. Mais, n'en vou- lant favoriser aucun qu'à bonnes enseignes, je gardai avec eux une retenue qui leur jeta de la poudre aux yeux. Néan- moins, de peur d'être la dupe d'une conduite qui ne menoit à rien et qui ne m'étoit pas naturelle, j'allois me déter- miner à écouter un jeune oydor^ de race bourgeoise, qui fait le seigneur en vertu de sa charge, d'une bonne table et d'un équipage, quand je vis pour la première fois le mar- quis de Marialva. Ce seigneur portugais, qui voyage en Espagne par curiosité , passant par Grenade , s'y arrêta. Il vint à la comédie. Je ne jouois point ce jour-là. Il regarda fort attentivement les actrices qui s'olfrirent à ses yeux. Il en trouva une à son gré. Il fit connoissance avec elle dès le lendemain; et il étoit près de passer bail, lorsque je parus sur le théâtre. Ma vue et mes minauderies firent tout à coup tourner la girouette; mon Portugais ne s'attacha plus qu'à moi. Il faut dire la vérité; comme je n'ignorois pas que ma camarade eût plu à ce seigneur, je n'épargnai rien pour le lui soufiler, et j'eus le bonheur d'en venir à bout. Je sais bien qu'elle m'en veut du mal; mais je n'y saurois que faire. Elle devroit songer que c'est une chose si naturelle aux femmes, que les meilleures amies ne s'en font pas le moindre scrupule.

1. Oydor, auditeur des comptes, conseiller des finances.

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CHAPITRE VIII.

De l'accueil que les comédiens de Grenade firent à Gil Blas, et d'une nouvelle reconnoissance qui se fit dans les foyers de la comédie.

Dans le moment que Laure achevoit de raconter son his- toire, il arriva une vieille comédienne de ses voisines, qui venoit la prendre en passant pour aller à la comédie. Cette vénérable héroïne de théâtre eût été propre à jouer le per- sonnage de la déesse Cotys^ Ma sœur ne manqua pas de présenter son frère à cette figure surannée, et là-dessus grands compliments de part et d'autre.

Je les laissai toutes deux, en disant à la veuve de l'éco- nome que je la rejoindrois au théâtre, aussitôt que j'aurois fait porter mes hardes chez le marquis de Marialva, dont elle m'enseigna la demeure. J'allai d'abord à la chambre que j'avois louée, d'où, après avoir satisfait mon hôtesse, je me rendis avec un homme chargé de ma valise à un grand hôtel garni mon nouveau maître étoit logé. Je rencontrai à la porte son intendant qui me demanda si je n'étois point le frère de la dame Estelle. Je répondis qu'oui. Soyez donc le bienvenu, reprit-il, seigneur cavalier. Le marquis de Ma- rialva, dont j'ai l'honneur d'être intendant, m'a ordonné de vous bien recevoir. On vous a préparé une chambre ; je vais, s'il vous plaît, vous y conduire pour vous en apprendre le chemin. Il me fit monter tout au haut de la maison, et entrer dans une chambre si petite, qu'un lit assez étroit, une armoire et deux chaises la remplissoient. C'étoit mon appartement. Vous ne serez pas ici fort au large, me dit

i. Cotys ou Cotytto fut, chez les anciens, la déesse de la débauche. Ses mystères infâmes se célébraient la nuit. Les baptes, qui étaient ses prêtres, noyèrent Eupolis, le poCte comique, pour le punir d'avoir osé les démasquer en plein théâtre.

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mon conducteur; mais en récompense je vous promets qu'à Lisbonne vous serez superbement logé. J'enfermai ma valise clans l'armoire dont j'emportai la clef, et je demandai à quelle heure on soupoit. Il me fut répondu à cela que le sei- gneur portugais ne faisoit pas d'ordinaire chez lui, et qu'il donnoit à chaque domestique une certaine somme par mois pour se nourrir. Je fis encore d'autres questions, et j'ap- pris que les gens du marquis étoient d'heureux fainéants. Après un entretien assez court, je quittai l'intendant pour aller retrouver Laure, en m'occupant agréablement du pré- sage que je concevois de ma nouvelle condition.

Sitôt que j'arrivai à la porte de la comédie, et que je me dis frère d'Estelle, tout me fut ouvert. Vous eussiez vu les gardes "s'empresser à me faire un passage, comme si j'eusse été un des plus considérables seigneurs de Grenade. Tous les gagistes, receveurs de marques et de contre-marques, que je rencontrai sur mon chemin , me firent de profondes révérences. Mais ce que je voudrois pouvoir bien peindre au lecteur, c'est la réception sérieuse que l'on me fit comique- ment dans les foyers, je trouvai la troupe tout habillée et prête à commencer. Les comédiens et comédiennes à qui Laure me présenta vinrent fondre sur moi. Les hommes m'accablèrent d'embrassades; et les femmes à leur tour, appliquant leur visage enluminé sur le mien , le couvrirent de rouge et de blanc. Aucun ne voulant être le dernier à me faire compliment, ils se mirent tous ensemble à me parler. Je ne pouvois suffire à leur répondre ; mais ma sœur vint à mon secours, et sa langue exercée ne me laissa en reste avec personne.

Je n'en fus pas quitte pour les accolades des acteurs et des actrices. Il me fallut essuyer les civihtés du décorateur, des violons, du souiïleur, du moucheur et du sous-moucheur de chandelles, enfin de tous les valets de théâtre, qui, sur

LIVRE VII, CHAPITRE MIL 5S

le bruit de mon arrivée, accoururent pour me considérer. 11 sembloit que tous ces gens-là fussent des enfants trouvés qui n'avoient jamais vu de frère.

Cependant on commença la pièce. Alors quelques gentils- hommes qui étoient dans les foyers coururent se placer pour l'entendre; et moi, en enfant de la balle, je continuai de m' entretenir avec ceux des acteurs qui n'étoient pas sur la scène. Il y en avoit un parmi ces derniers qu'on appela de- vant moi Melchior. Ce nom me frappa. Je considérai avec attention le personnage qui le portoit, et il me sembla que je l'avois vu quelque part. Je me le remis enfin, et le reconnus pour ce Melchior Zapata, ce pauvre comédien de campagne, qui, comme je l'ai dit dans le premier volume de mon histoire, trempoit des croûtes de pain dans une fontaine.

Je le pris aussitôt en particulier, et je lui dis : Je suis bien trompé, si vous n'êtes pas ce seigneur Melchior avec qui j'ai eu l'honneur de déjeuner un jour au bord d'une claire fontaine, entre Valladolid et Ségovie. J'étois avec un garçon barbier. Nous portions quelques provisions que nous joi- gnîmes aux vôtres, et nous fîmes tous trois un petit repas qui fut assaisonné de mille agréables discours. Zapata se mit à rêver quelques moments, ensuite il me répondit : Vous me parlez d'une chose que j'ai peu de peine à me rappeler. Je revenois alors de débuter à Madrid , et je retournois à Zamora. Je me souviens même que j'étois fort mal dans mes affaires. Je m'en souviens bien aussi, lui répliquai-je ; à telles enseignes que vous portiez un pourpoint doublé d'af- fiches de comédie. Je n'ai pas oublié non plus que vous vous plaigniez dans ce temps-Là d'avoir une femme trop sage. Oh! je ne m'en plains plus à présent, dit avec précipitation Zapata. Vive Dieu! la commère s'est bien corrigée de cela; aussi en ai-je le pourpoint mieux doublé.

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J'allois le féliciter sur ce que sa femme étoit devenue . raisonnable , lorsqu'il fut obligé de me quitter pour paroître sur la scène. Curieux de connoître sa femme, je m'appro- chai d'un comédien pour le prier de me la montrer; ce qu'il fit en me disant : Vous la voyez; c'est Narcissa, la plus jolie de nos dames après votre sœur. Je jugeai que cette actrice devoit être celle en faveur de qui le marquis de Marialva s'étoit déclaré avant que d'avoir vu son Estelle, et ma con- jecture ne fut que trop vraie. A la fin de la pièce je con- duisis Laure à son domicile, j'aperçus en arrivant plu- sieurs cuisiniers qui préparoient un grand repas. Tu peux souper ici, me dit-elle. Je n'en ferai rien, lui répondis-je; le marquis sera peut-être bien aise d'être seul avec vous. Oh ! que non, reprit-elle ; il va venir avec deux de ses amis et un de nos messieurs; il ne tiendra qu'à toi de faire le sixième. Tu sais bien que chez les comédiennes les secré- taires ont le privilège de manger avec leurs maîtres. Il est vrai, lui dis-je; mais ce seroit de trop bonne heure me mettre sur le pied de ces secrétaires favoris. Il faut aupara- vant que je fasse quelque commission de confident pour mé- riter ce droit honorifique. En parlant ainsi , je sortis de chez Laure, et gagnai mon auberge je comptois d'aller * tous les jours, puisque mon maître n'avoit point de ménage.

CHAPITRE IX.

Avec quel homme extraordinaire il soupa ce soir-là, et de ce qui se passa entre eus.

Je remarquai dans la salle une espèce de vieux moine, vêtu de bure grise, qui soupoit tout seul dans un coin. J'allai par curiosité m' asseoir vis-à-vis de lui; je le saluai fort civi-

1, Encore le verbe compter suivi de la pri^position de et d'un autre verbe à riiifiiiitif. Cotte locution est particulière à Le Sage.

LIVRE VII, CHAPITRE IX. 57

lement , et il ne se montra pas moins poli que moi. On m'ap- porta ma pitance , que je commençai à expédier avec beau- coup d'appétit. Pendant que je mangeois sans dire mot, je regardois souvent ce personnage, dont je trouvois toujours les yeux attachés sur moi. Fatigué de son attention opiniâtre à me regarder, je lui adressai ainsi la parole : Père, nous serions-nous vus par hasard ailleurs qu'ici? Vous m'ob- servez comme un homme qui ne vous seroit pas entièrement inconnu.

Il me répondit gravement : Si j'arrête sur vous mes regards, ce n'est que pour admirer la prodigieuse variété d'aventures qui sont marquées dans les traits de votre visage. A ce que je vois, lui dis-je d'un air railleur, votre ré- vérence donne dans la métoposcopie ^ ? Je pourrois me vanter de la posséder, répondit le moine, et d'avoir fait des pré- dictions que la suite n'a pas démenties. Je ne sais pas moins la chiromancie-; et j'ose dire que mes oracles sont infail- libles, quand j'ai confronté l'inspection de la main avec celle du visage.

Quoique ce vieillard eût toute l'apparence d'un homme sage , je le trouvai si fou, que je ne pus m'empêcher de lui rire au nez. Au lieu de s'offenser de mon impolitesse, il en sourit, et continua de parler dans ces termes, après avoir promené sa vue dans la salle, et s'être assuré que personne ne nous écoutoit : Je ne m'étonne pas de vous voir si pré- venu contre deux sciences qui passent aujourd'hui pour fri- voles : l'étude longue et pénible qu'elles demandent décou- rage tous les savants, qui y renoncent, et qui les décrient de dépit de n'avoir pu les acquérir. Pour moi, je ne me suis

1. La métoposcopie est l'art prétendu qui enseigne à connaître le tempé- rament et les mœurs par l'inspection des traits du visage.

2. La chiromancie est un autre art prétendu de deviner et de prédire par l'inspection de la main.

58 GIL BLAS.

point rebuté de l'obscurité qui les enveloppe, non plus que des difficultés qui se succèdent sans cesse dans la recherche des secrets chimiques et dans l'art merveilleux de trans- muer les métaux en or.

Mais je ne pense pas, poursuivit-il en se reprenant, que je parle à un jeune cavalier à qui mes discours doivent en effet paroître des rêveries. Un échantillon de mon savoir- faire vous disposera, mieux que tout ce que je pourrois dire , à juger de moi plus favorablement. A ces mots il tira de sa poche une fiole remplie d'une liqueur vermeille. Ensuite il me dit : Voici un élixir que j'ai composé ce matin des sucs de certaines plantes distillées à l'alambic; car j'ai employé presque toute ma vie, comme Démocrite, à trouver les propriétés des simples et des minéraux. Vous allez éprouver sa vertu. Le vin que nous buvons à notre souper est très-mauvais ; il va devenir excellent. En même temps il mit deux gouttes de son élixir dans ma bouteille , qui ren- dirent mon vin plus délicieux que les meilleurs qui se boi- vent en Espagne.

Le merveilleux frappe f imagination ; et, quand, une fois elle est gagnée, on ne se sert plus de son jugement. Charmé d'un si beau secret, et persuadé qu'il falloit être un peu plus que diable pour favoir trouvé, je m'écriai plein d'ad- miration : 0 mon père ! pardonnez-moi de grâce, si je vous ai pris d'abord pour un vieux fou. Je vous rends justice pré- sentement. Je n'ai pas besoin d'en voir davantage pour être assuré que vous feriez, si vous vouliez, tout à l'heure un lingot d'or d'une barre de fer. Que je serois heureux, si je possédois celte admirable science ! Le ciel vous préserve de l'avoir jamais ! interrompit le vieillard en poussant un pro- fond soupir. Vous ne savez pas, mon fils, ce que vous sou- haitez. Au lieu de me porter envie , plaignez-moi plutôt de m'être donné tant de peine pour me rendre malheureux. Je

LIVRE YII, CHAPÏTRE IX. 50

suis toujours clans l'inquiétude. Je crains d'être découvert, et qu'une prison perpétuelle ne devienne le salaire de tous mes travaux. Dans cette appréhension, je mène une vie errante, déguisé tantôt en prêtre ou en moine, et tantôt en cavalier ou en paysan. Est-ce donc un avantage de savoir faire de l'or à ce prix-Là? et les richesses ne sont-elles pas un vrai supplice pour les personnes qui n'en jouissent pas tranquillement ?

Ce discours me paroît fort sensé , dis-je alors au philo- sophe. Rien n'est tel que de vivre en repos. Vous me dégoûtez de la pierre philosophale. Je me contenterai d'ap- prendre de vous ce qui doit m'arriver. Très- volontiers, me ré- pondit-il, mon enfant. J'ai fait déjà des observations sur vos traits; voyons à présent votre main. Je la lui présentai avec une confiance qui ne me fera guère d'honneur dans l'esprit de quelques lecteurs, qui peut-être à ma place en auroient fait autant. Il l'examina fort attentivement , et dit ensuite avec enthousiasme : Ah ! que de passages de la douleur à la joie, et de la joie à la douleur! Quelle succession bizarre de disgrâces et de prospérités ! Mais vous avez déjà éprouvé une grande partie de ces alternatives de fortune. Il ne vous reste plus guère de malheurs à essuyer, et un seigneur vous fera une agréable destinée qui ne sera point sujette au changement.

Après m'avoir assuré que je pouvois compter sur cette prédiction, il me dit adieu, et sortit de l'auberge, il me laissa fort occupé des choses que je venois d'entendre. Je ne doutois point que le marquis de Marialva ne fût le seigneur en question ; et par conséquent rien ne me paroissoit plus pos- sible que l'accomplissement de la prédiction. Mais, quand je n'y aurois pas vu la moind: e apparence , cela ne m'eût point empêché de donner au f;iux moine une entière créance : tant il s'étoit acquis, par son élixir, d'autorité sur mon

60 GIL BLAS.

esprit! De mon côté, pour avancer le bonheur qui m'étoit prédit, je résolus de m'attacher au marquis plus que je n'avois fait à aucun de mes maîtres. Ayant pris cette réso- lution, je me retirai à notre hôtel avec une gaieté que je ne puis exprimer; jamais femme n'est sortie si contente de chez une devineresse.

CHAPITRE X.

De la commission que le marquis de Marialva donna à Gil Elas, et comment ce fidèle secrétaire s'en acquitta.

Le marquis n'étoit pas encore revenu de chez sa comé- dienne, et je trouvai dans son appartement ses valets de chambre qui jouoient à la pj-ime en attendant son retour. Je fis connoissance avec eux, et nous nous amusâmes à rire jusqu'à deux heures après minuit que notre maître arriva. Il fut un peu surpris de me voir, et me dit d'un air de bonté qui me fit juger qu'il revenoit très-satisfait de sa soirée : Comment donc, Gil Blas, vous n'êtes pas encore couché ? Je répondis que j'avois voulu savoir auparavant s'il n'avoit rien à m'ordonner. J'aurai peut-être, reprit-il, une commission à vous donner demain matin; mais il sera temps alors de vous apprendre mes volontés. Allez vous reposer, et sou- venez-vous que je vous dispense de m'attendre le soir ; je n'ai besoin que de mes valets de chambre.

Après cet avertissement, qui dans le fond me faisoit plaisir, puisqu'il m'épargnoit la sujétion que j'aurois quel- quefois désagréablement sentie, je laissai le marquis dans son appartement, et me retirai à mon galetas. Je me mis au lit. Mais, ne pouvant dormir, je m'avisai de suivre le conseil que nous donne Pythagore , de rappeler le soir ce que nous avons fait dans la journée, pour nous applaudir

LIVRE VII, CHAPITRE X. 61

de nos bonnes actions, ou pour nous blâmer de nos mau- vaises.

Je ne me sentois pas la conscience assez nette pour être content de moi; aussi je me reprochai d'avoir appuyé l'im- posture de Laure. J'avois beau me dire , pour m'excuser, que je n'avois pu honnêtement donner un démenti à une fille qui n'avoit en vue que de me faire plaisir, et qu'en quelque façon je m'étois trouvé dans la nécessité de me rendre comphce de la supercherie ; peu satisfait de cette excuse, je répondois que je ne devois donc pas pousser les choses plus loin, et qu'il falloit que je fusse bien effronté pour vouloir demeurer auprès d'un seigneur dont je payois si mal la confiance. Enfin, après un sévère examen, je tom- bai d'accord avec moi-même que, si je n'étois pas un fripon , il ne s'en falloit guère.

De là, passant aux conséquences, je me représentai que je jouois gros jeu, en trompant un homme de condition qui, pour mes péchés, peut-être ne tarderoit guère à découvrir la fourberie. Une si judicieuse réflexion jeta quel- que terreur dans mon esprit; mais des idées de pkisir et d'intérêt l'eurent bientôt dissipée. D'ailleurs, la prophétie de l'homme à l'élixir auroit suffi pour me rassurer. Je me livrai donc à des images tout agréables. Je me mis à faire des règles d'arithmétique, à compter en moi-même la somme que feroient mes gages au bout de dix années de service. J'ajoutois à cela les gratifications que je recevrois de mon maître; et, les mesurant à son humeur libérale, ou plutôt à mes désirs, j'avois une intempérance d'imagination, si l'on peut parler ainsi, qui ne mettoit point de bornes à ma fortune. Tant de bien peu à peu m'assoupit, et je m'en- dormis en bâtissant des châteaux en Espagne.

Je me levai le lendemain sur les huit heures pour aller recevoir les ordres de mon patron ; mais comme j'ouvrois

62 GIL BLAS.

ma porte pour sortir, je fus tout étonné de le voir paroître devant moi en robe de chambre et en bonnet de nuit. Il étoit tout seul. Gil Blas, me dit-il, hier au soir, en quittant votre sœur, je lui promis de passer chez elle ce matin ; mais une alTaire de conséquence ne me permet pas de lui tenir parole. Allez lui témoigner de ma part que je suis bien mortifié de ce contre -temps, et assurez-la que je souperai encore aujourd'hui avec elle. Ce n'est pas tout, ajouta-t-il en me mettant entre les mains une bourse avec une petite boîte de chagrin enrichie de pierreries , portez-lui mon portrait , et gardez cette bourse il y a cinquante pistoles que je vous donne pour marque de l'amitié que j'ai déjà pour vous. Je pris d'une main le portrait, et de l'autre la bourse que je méritois si peu. Je courus sur-le-champ chez Laure, en disant dans l'excès de la joie qui me transportoit : « Bon ! la « prédiction s'accomplit à vue d'œil. Quel bonheur d'être « frère d'une fille belle et galante ! C'est dommage qu'il n'y (( ait pas autant d'honneur à cela que de profit et d'agré- « ment. »

Laure, contre l'ordinaire des personnes de sa profession, avoit coutume de se lever matin. Je la surpris à sa toilette, où, en attendant son Portugais, elle joignoit à sa beauté naturelle tous les charmes auxiliaires que l'art des coquettes pouvoit lui prêter. Aimable Estelle, luidis-je en entrant, l'aimant des étrangers, je puis, à l'heure qu'il est, manger avec mon maître, puisqu'il m'a honoré d'une commission qui me donne cette prérogative, et dont je viens m'acquitter. 11 n'aura pas le plaisir de vous entretenir ce matin, comme il se l'étoit proposé ; mais, pour vous en consoler, il soupera ce soir avec vous; et il vous envoie son portrait, qui me paroît avoir quelque chose encore de plus consolant.

Je lui remis aussitôt la boîte, qui, par le vif éclat des brillants dont elle étoit garnie, lui réjouit infiniment la vue.

LIVRE VII, CHAPITRE X. 63

Elle l'ouvrit; et l'ayant fermée, après avoir considéré la peinture par manière d'acquit, elle revint aux pierreries. Elle en vanta la beauté, et me dit en souriant : Voilà des copies que les femmes de théâtre aiment mieux que les originaux.

Je lui appris ensuite que le généreux Portugais, en me chargeant du portrait, m'avoit gratifié d'une bourse de cin- quante pistoles. Je t'en fais mon compliment, me dit-elle; ce seigneur commence par même il est rare que les autres finissent. C'est à vous, mon adorable, lui répondis-je, que je dois ce présent; le marquis ne me l'a fait qu'à cause de la fraternité. Je voudrois, répliqua-t-elle , qu'il t'en fît de semblables chaque jour. Je ne puis te dire jusqu'à quel point tu m'es cher. Dès le premier instant que je t'ai vu, je me suis attachée à toi par un lien si fort, que le temps n'a pu le rompre. Lorsque je te perdis à Madrid, je ne déses- pérai pas de te retrouver; et hier, en te revoyant, je te reçus comme un homme qui revenoit à moi nécessairement. En un mot, mon ami, le ciel nous a destinés l'un pour l'autre. Tu seras mon mari , mais il faut nous enrichir aupa- ravant. La prudence demande que nous commencions par là. Je veux avoir encore trois ou quatre galanteries pour te mettre à ton aise.

Je la remerciai poliment de la peine qu'elle vouloit bien prendre pour moi , et nous nous engageâmes insensiblement dans un entretien qui dura jusqu'à midi. Alors je me retirai pour aller rendre compte à mon maître de la manière dont on avoit reçu son présent. Quoique Laure ne m'eût point donné d'instruction là-dessus, je ne laissai pas de composer en chemin un beau compliment que je me proposois de faire de sa part; mais ce fut autant de bien perdu. Car, lorsque j'arrivai à l'hôtel , on me dit que le marquis venoit de sortir ; et il étoit décidé que je ne le reverrois plus, ainsi qu'on le peut lire dans le chapitre suivant.

64 GIL BLAS.

CHAPITRE XI.

De la nouvelle que Gil Blas apprit, et qui fut un coup de foudre pour lui.

Je me rendis à mon auberge, où, rencontrant deux hommes d'une agréable conversation, je dînai et demeurai à table avec eux jusqu'à l'heure de la comédie. Alors nous nous sépai'âmes. Ils allèrent à leurs affaires, et moi je pris le chemin du théâtre. Il faut remarquer en passant que j'avois tout sujet d'être de belle humeur : la joie avoit régné dans l'entretien que je venois d'avoir avec ces cavaliers : la face de ma fortune étoit des plus riantes : et pourtant je me laissois aller à la tristesse , sans pouvoir m'en défendre. Qu'on dise après cela qu'on ne pressent point les malheurs qui nous menacent!

Comme j'entrois dans les foyers, Melchior Zapata vint à moi, et me dit tout bas de le suivre. 11 me mena dans un endroit particulier de l'hôtel, et me tint ce discours : Sei- gneur cavalier, je me fais un devoir de vous donner un avis très-important. Vous savez que le marquis de Marialva s'étoit d'abord senti du goût pour Narcissa mon épouse ; il avoit même déjà pris jour pour venir manger de mon aloyau, lorsque l'artificieuse Estelle trouva moyen de rompre la partie, et d'attirer chez elle ce seigneur portugais. Vous jugez bien qu'une comédienne ne perd pas une si bonne proie sans dépit. Ma femme a cela sur le cœur. Il n'y a rien qu'elle ne fût capable de faire pour se venger; et, par mal- heur pour vous, elle en a une belle occasion. Hier, si vous vous en souvenez , tous nos gagistes accoururent pour vous voir. Le sous-moucheur de chandelles dit à quelques per- sonnes de la troupe qu'il vous reconnoissoit, et que vous n'étiez rien moins que le frère d'Estelle.

LIVRE VII, CHAPITRE XI. Go

Ce bruit, ajouta Melchior, est venu aujourd'hui aux oreilles de Narcissa, qui n'a pas manqué d'en interroger l'auteur, et ce gagiste le lui a confirmé. Il vous a, dit-il, connu valet d'Arsénié dans le temps qu'Estelle, sous le nom de Laure, laservoit à Madrid. Mon épouse, charmée de cette découverte, en fera part au marquis de Marialva, qui doit venir ce soir à la comédie; réglez-vous là-dessus. Si vous n'êtes pas effectivement frère d'Estelle, je vous conseille en ami , et à cause de notre ancienne connoissance, de pourvoir à votre sûreté. Narcissa, qui ne demande qu'une victime, m'a permis de vous avertir de prévenir par une prompte fuite quelque sinistre accident.

11 y auroit eu du superflu à m'en dire davantage. Je rendis grâce de cet avertissement a l'histrion , qui vit bien , à mon air effrayé, que je n'étois pas homme à donner un démenti au sous-moucheur de chandelles; comme en effet je ne me sentois nullement d'humeur à porter jusque-là l'ef- fronterie. Je ne fus pas même tenté d'aller dire adieu à Laure, de peur qu'elle ne voulût m' engager à payer d'au- dace. Je concevois bien qu'elle étoit assez bonne comédienne pour se tirer d'un si mauvais pas; mais je ne voyois qu'un châtiment infaillible pour moi , et je n'étois pas assez amou- reux pour le braver. Je ne songeai qu'à me sauver avec mes dieux pénates, je veux dire avec mes bardes. Je disparus de l'hôtel en un clin d'oeil; et je fis, en moins de rien , enlever et transporter ma valise chez un muletier qui devoit le jour suivant partir à trois heures du matin pour Tolède. J'aurois souhaité d'être déjà chez le comte de Polan, dont la maison me paroissoit le seul asile qui fût sûr pour moi. Mais je n'y étois pas encore ; et je ne pouvois sans inquiétude penser au temps qui me restoit à passer dans une» ville j'appréhen- dois qu'on ne me cherchât dès la nuit même.

Je ne laissai pas d'aller souper à mon auberge, quoique II. 5

00 G IL DLAS.

je fusse aussi troublé qu'un débiteur qui sait qu'il y a des alguazils à ses trousses. Ce que je mangeai ce soir-là ne fit pas, je crois, un excellent chyle dans mon estomac. Misé- rable jouet de la crainte, j'examinois toutes les personnes qui entroient dans la salle ; et quand par malheur il y venoit des gens de mauvaise mine, ce qui n'est pas rare dans ces endroits-lcà , je frissonnois de peur. Après avoir soupe dans de continuelles alarmes, je me levai de table, et m'en retournai chez mon muletier, je me jetai sur de la paille fraîche jusqu'à l'heure du départ.

On peut dire que ma patience fut bien exercée pendant ce temps-là; mille désagréables pensées vinrent m'assaillir. Si quelquefois je m'assoupissois, je voyois le marquis furieux qui meurtrissoit de coups le beau visage de Laure , et brisoit tout chez elle; ou bien je l'entendois ordonner à ses do- mestiques de me faire mourir sous le bâton. Je me réveillois là-dessus en sursaut ; et le réveil , qui est ordinairement si doux après un songe affreux , me devenoit plus cruel encore que mon songe.

Heureusement le muletier me retira d'une si grande peine, en venant m' avertir que ses mules étoient prêtes. ,Ie fus aussitôt sur pied, et, grâce au ciel, je partis radicalement guéri de Laure et de la chiromancie. A mesure que nous nous éloignions de Grenade , mon esprit reprenoit sa tran- quillité. Je commençai à m'entretenir avec le muletier ; je ris de quelques plaisantes histoires qu'il me raconta , et je perdis insensiblement toute ma frayeur. Je dormis d'un sommeil paisible à Ubeda, nous allâmes coucher la pre- mière journée, et la quatrième nous arrivâmes à Tolède. Mon premier soin fut de m' in former de la demeure du comte de Polan, et je m'y rendis, bien persuadé qu'il ne so'ulTri- roit pas que je fusse logé ailleurs que chez lui. Mais je comptois sans mon hôte. Je ne trouvai au logis que le con-

LIVRE VII, CHAPITRE XH. GT

cierge, qui me dit que son maître étoit parti la veille pour le château de Leyva, d'cà on lui avoit mandé que Séraphine étoit dangereusement malade.

Je ne m'étois point attendu h l'absence du comte : elle diminua la joie que j'avois d'être à Tolède , et fut cause que je pris un autre dessein. Me voyant si près de Madrid, je résolus d'y aller. Je fis réflexion que je pourrais me pousser à la cour, un génie supérieur, à ce que j'avois ouï dire, n' étoit pas absolument nécessaire pour s'avancer. Dès le len- demain je me servis de la commodité d'un cheval de retour, pour me conduire à cette capitale de l'Espagne. La fortune m'y conduisoit, pour me faire jouer de plus grands rôles que ceux qu'elle m' avoit déjà fait faire.

CHAPITRE XII.

Gil Blas va loger dans un hôtel garni. Il y fait connoissance avec le capitaine Chinchilla. Quel homme c'étoit que cet officier, et quelle affaire l'avoit amené à Madrid.

D'abord que je fus à Madrid, j'établis mon domicile dans un hôtel garni demeuroit, entre autres personnes, un vieux capitaine , qui, des extrémités de la Castille nouvelle, étoit venu solliciter à la cour une pension qu'il croyoit n'avoir que trop méritée. Il s'appeloit don Annibal de Chinchilla. Ce ne fut pas sans étonnement que je le vis pour la première fois. C'étoit un homme de soixante ans, d'une taille gigan- tesque, et d'une maigreur extraordinaire. Il portoit une épaisse moustache qui s'élevoit en serpentant des deux côtés jusqu'aux tempes. Outre qu'il lui manquoit un bras et une jambe, il avoit la place d'un œil couverte d'un large em- plâtre de taffetas vert, et son visage en plusieurs endroits paroissoit balafré. A cela près, il étoit fait comme un autre. De plus, il ne manquoit pas d'esprit, et moins encore de

68 GIL BLAS.

gravité. Il poussoit la morale jusqu'au scrupule, et sepiquoit surtout d'être délicat sur le point d'honneur.

Après avoir eu avec lui deux ou trois conversations, il m'honora de sa confiance. Je sus bientôt toutes ses affaires. Il me conta dans quelles occasions il avoit laissé un œil à JNaples, un bras en Lombardie, et une jambe dans les Pays- Bas. Ce que j'admirai dans les relations de batailles et de sièges qu'il me fit, c'est qu'il ne lui échappa aucun trait de fanfaron, pas un mot à sa louange, quoique je lui eusse volontiers pardonné de vanter la moitié qui lui restoit de lui- même, pour se dédommager de la perte de l'autre. Les offi- ciers qui reviennent de la guerre sains et saufs ne sont pas tous si modestes.

Mais il me dit que ce qui lui tenoit le plus au cœur, c'étoit d'avoir dissipé des biens considérables dans ses cam- pagnes, de sorte qu'il n' avoit plus que cent ducats de rente; ce qui suffisoit à peine pour entretenir sa moustache, payer son logement et faire écrire ses placets. Car enfin., seigneur cavalier, ajouta-t-il en haussant les épaules, j'en présente, dieu merci, tous les jours, sans qu'on y fasse la moindre attention. Vous diriez qu'il y a une gageure entre le premier ministre et moi; et que c'est à qui de nous deux se lassera, moi d'en donner, ou lui d'en recevoir. J'ai aussi l'honneur d'en présenter souvent au roi; mais le curé ne chante pas mieux que son vicaire; et pendant ce temps-là mon château de Chinchilla tombe en ruine, faute de réparations.

Il ne faut désespérer de rien, dis-je alors au capitaine; vous n'ignorez pas que les grâces de la cour se font ordinai- rement un peu attendre ; vous êtes peut-être à la veille de voir payer avec usure vos peines et vos travaux. Je ne dois pas me flatter de cette espérance, répondit don Annibal. Il n'y a pas trois jours que j'ai parlé à un des secrétaires du ministre; et, si j'en crois ses discours, je n'ai qu'à me tenir

LIVRE VTI, CHAPITRE XII. 69

gaillard. Et que vous a-t-il donc dit, repris-je, seigneur officier? Est-ce que l'état vous êtes ne lui a pas paru digne d'une récompense? Vous en allez juger, repartit Chin- chilla. Ce secrétaire m'a dit tout net : Seigneur gentil- homme, ne vantez pas tant votre zèle et votre fidélité; vous n'avez fait que votre devoir en vous exposant aux périls pour votre patrie. La seule gloire qui est attachée aux belles actions les paye assez, et doit suffire principalement à un Espagnol. Il faut donc vous détromper, si vous regardez comme une dette la gratification que vous sollicitez. Si on vous l'accorde, vous devrez uniquement cette grâce à la bonté du roi, qui veut bien se croire redevable à ceux de ses sujets qui ont bien servi l'Etat. Vous voyez par là, pour- suivit le capitaine, que j'en dois encore de reste , et que j'ai bien la mine de m'en retourner comme je suis venu.

On s'intéresse pour un brave homme qu'on voit souffrir. Je l'exhortai à tenir bon ; je m'offris à lui mettre au net gra- tuitement ses placets. J'allai même jusqu'à lui ouvrir ma bourse, et à le conjurer d'y prendre tout l'argent qu'il vou- droit. Mais il n'étoit pas de ces gens qui ne se le font pas dire deux fois dans une pareille occasion. Tout au contraire, se montrant très-délicat là-dessus , il me remercia fièrement de ma bonne volonté. Ensuite il me dit que, pour n'être à charge à personne, il s'étoit accoutumé peu à peu à vivre avec tant de sobriété, que le moindre aliment suffîsoit pour sa subsistance , ce qui n'étoit que trop véritable. Il ne vivoit que de ciboules et d'oignons. Aussi n'avoit-il que la peau et les os. Pour n'avoir aucun témoin de ses mauvais repas , il s'enfermoit ordinairement dans sa chambre pour les faire. J'obtins pourtant de lui , à force de prières , que nous dîne- rions et souperions ensemble; et, trompant sa fierté par une ingénieuse compassion, je me fis apporter beaucoup plus de viande et de vin qu'il n'en falloit pour moi. Je l'excitai à

70 CJJL BLAS.

Ijoii'C et à manger. 11 voulut d'abord faire des façons; mais enfin il se rendit à mes instances. Après quoi, devenant insensiblement plus hardi, il m'aida de lui-même à rendre mon plat net et à vider ma bouteille.

Lorsqu'il eut bu quatre ou cinq coups , et réconcilié son estomac avec une bonne nourriture : En vérité, me dit-il d'un air gai, vous êtes bien séduisant, seigneur Gil Blas; vous me faites faire tout ce qu'il vous plaît. Vous avez des manières engageantes, et qui m'ôtent jusqu'à la crainte d'abuser de votre humeur bienfaisante. Mon capitaine me parut alors si défait de sa honte, que, si j'eusse voulu saisir ce moment-là pour le presser encore d'accepter ma bourse, je crois qu'il ne l'auroit pas refusée. Je ne le remis point à cette épreuve; je me contentai de l'avoir fait mon com- mensal , et de prendre la peine non-seulement d'écrire ses placets, mais de les composer même avec lui. A force d'avoir mis des homélies au net, j'avois appris à tourner une phrase; j'étois devenu une espèce d'auteur. Le vieil officier, de son côté, se piquoit de savoir bien coucher par écrit*. De sorte que , travaillant tous deux par émulation , nous faisions des morceaux d'éloquence dignes des plus célèbres régents de Salamanque. Mais nous avions beau l'un et l'autre épuiser notre esprit à semer des fleurs de rhétorique dans ces placets, c'étoit, comme on dit, semer sur le sable. Quelque tour que nous prissions pour faire valoir les services de don Annibal, la cour n'y avoit aucun égard; ce qui n'en- gageoit pas ce vieil invalide à faire l'éloge des officiers qui se ruinent à la guerre. Dans sa mauvaise humeur il maudis- soit son étoile , et donnoit au diable Naples, la Lombardie et les Pays-Bas.

1. Coucher par écrit, sans rc^-gime ou complément du verbe, est une expression qui paraît assez singulière. Elle a vieilli depuis Le Sage. Boileau l'a emi)loyc^e avec un complément dans VHpUre à son Jardinier: mais c'était un mot qu'il prêtait aux gens de son village.

LIVRE VII, CHAPITRE XII. 71

Pour surcroît de mortification, il arriva un jour qu'à sa barbe un poëte produit par le duc d'Albe, ayant récité de- vant le roi un sonnet sur la naissance d'une infante , fut gra- tifié d'une pension de cinq cents ducats. Je crois que le capitaine mutilé en seroit devenu fou, si je n'eusse pris soin de lui remettre l'esprit. Qu'avez-vous? lui dis-je en le voyant hors de lui-même. Il n'y a rien dedans qui doive vous révolter. Depuis un temps immémorial les poètes ne sont-ils pas en possession de rendre les princes tributaires de leurs muses? Il n'est point de tète couronnée qui n'ait quelques-uns de ces messieurs pour pensionnaires. Et entre nous, ces sortes de pensions, étant rarement ignorées de l'avenir, consacrent la libéralité des rois, au lieu que les autres qu'ils font sont souvent en pure perte pour leur renommée. Combien Auguste a-t-il donné de récompenses, combien a-t-il fait de pensions dont nous n'avons aucune connoissance I Mais la postérité la plus reculée saura comme nous que Virgile a reçu de cet empereur plus de deux cent mille écus de bienfaits.

Quelque chose que je pusse dire à don Annibal, le fruit du sonnet lui demeura sur l'estomac comme un plomb; et, ne pouvant le digérer, il se résolut à tout abandonner. Il voulut néanmoins auparavant, pour jouer de son reste, pré- senter encore un placet au duc de Lerme*. Nous allâmes pour cet effet tous deux chez ce premier ministre. Nous y rencontrâmes un jeune homme qui, après avoir salué le capitaine, lui dit d un air aftectueux : Mon cher et ancien

\. Le duc de Lerme (don François de Roxas de Sandoval) est un person- nage historique. Nous le retrouverons plusieurs fois ci-après; mais il doit fixer ici l'époque dis événements racontés par Gil B!as au règne de Phi- lippe III, qui commence en 1098, et finit en [6i\. A son avénemint au trône, Philippe III, àj:é de vingt et un ans seulement, parut ne prendre les rênes du gouvernement que pour les faire passer dans les mains de ce favori, quïl fit d'ahoid grand d'Espagne, duc de Lerme, et premier ministre.

'îg GIL ULAS.

maître, est-ce vous que je vois? Quelle affaire vous amène chez monseigneur? Si vous avez besoin d'une personne qui ait du crédit, ne m'épargnez pas ; je vous offre mes services. Comment donc, Pédrille? lui répondit l'officier, à vous en- tendj-e il semble que vous occupiez quelque poste important dans cette maison. Du moins, répliqua le jeune homme, y ai je assez de pouvoir pour faire plaisir à un honnête hklt/l go comme vous. Cela étant, reprit le capitaine avec un souris, j'ai recours à votre protection. Je vous l'accorde, repartit Pédrille. Vous n'avez qu'à m' apprendre de quoi il est ques- tion, et je promets de vous 'faire tirer pied ou aile du pre- mier ministre*.

Nous n'eûmes pas sitôt mis au fait ce garçon si plein de bonne volonté, qu'il demanda demeuroit don Annibal; puis, nous ayant assuré que nous aurions de ses nouvelles le jour suivant, il disparut sans nous instruire de ce qu'il pré- tendoit faire, ni même nous dire s'il étoit domestique du duc de Lerme. Je fus curieux de savoir ce que c'étoit que ce Pédrille qui me paroissoit si éveillé. C'est, me dit le capi- taine, un garçon qui me servoit il y a quelques années, et qui, me voyant dans l'indigence , m'y laissa pour aller cher- cher une meilleure condition. Je ne lui sais point mauvais gré de cela; il est fort naturel de changer pour être mieux. C'est un drôle qui ne manque pas d'esprit, et qui est intri- gant comme tous les diables. Mais, malgré tout son savoir- faire , je ne compte pas beaucoup sur le zèle qu'il vient de témoigner pour moi. Peut-être, lui dis-je, ne vous sera-t-il pas inutile. S'il appartenoit, par exemple, à quelqu'un des principaux officiers du duc, il pourroit vous rendre service.

i. Tirer pied ou aile d'un ministre n'en pas une façon de parler bien cor- recte et bien noble; mais elle est dans la b mche de Pédrille. Intireril mullum Davusne loqualur, an lieras.

IluUAT., Ail. jlU,!., 114.

LIVRE VU, CHAPITRE XII. 73

Vous n'ignorez pas que tout se fait par brigue et par cabale chez les grands ; qu'ils ont des domestiques favoris qui les gouvernent, et que ceux-ci à leur tour sont gouvernés par leurs valets.

Le lendemain , dans la matinée , nous vîmes arriver Pédrille à notre hôtel. Messieurs, nous dit-il, si je ne m'ex- pliquai pas hier sur les moyens que j'avois de servir le capi- taine de Chinchilla, c'est que nous n'étions pas dans un en- droit qui me permît de vous faire ime pareille confidence. De plus, j'étois bien aise de sonder le gué, avant que de m' ouvrir à vous. Sachez donc que je suis le laquais de con- fiance du seigneur don Rodrigue de Galderone , premier secrétaire du duc de Lerme. Mon maître, qui est fort galant, va presque tous les soirs souper avec un rossignol d'Aragon, qu'il tient en cage dans le quartier de la cour. C'est une jeune fille d'Albarazin, des plus johes. Elle a de l'esprit, et chante à ravir; aussi se nomme-t-elle la senora Sirena. Comme je lui porte tous les matins un billet doux, je viens de la voir. Je lui ai proposé de faire passer le seigneur don Annibal pour son oncle , et d'engager par cette supposition son galant à le protéger. Elle veut bien entreprendre cette affaire. Outre le petit profit qu'elle y envisage, elle sera charmée qu'on la croie nièce d'un brave gentilhomme.

Le seigneur de Chinchilla fit la grimace à ce discours. Il témoigna de la répugnance à se rendre complice d'une espièglerie, et encore plus à souffrir qu'une aventurière le déshonorât en se disant de sa famille. 11 n'en étoit pas seu- lement blessé par rapport à lui; il voyoit pour ainsi dire dedans une ignominie rétroactive pour ses aïeux. Cette déli- catesse parut hors de saison à Pédrille, qui en fut choqué. Vous moquez-vous, s'écria-t-il, de le prendre sur ce ton-là? Voilà comme vous êtes faits, vous autres nobles à chau- mière! vous avez une vanité ridicule. Seigneur cavalier,

74 GIL BLAS.

i)Oursuivit-il en m'adrcssant la parole, n'admirez-vous pas les scrupules qu'il se fait? Vive Dieu! c'est bien à la cour qu'il y faui, regarder de si près! Sous quelque vilaine forme que la fortune s'y présente, on ne la laisse point échapper.

J'applaudis à ce que dit Pédrille; et nous haranguâmes si bien tous deux le capitaine, que nous le fîmes mal- gré lui devenir oncle de Sirena. Quand nous eûmes gagné cela sur son orgueil, ce qui ne nous fut pas aisé, nous nous mîmes tous trois à faire pour le ministre un nouveau placet, qui fut revu, augmenté et corrigé. Je l'écrivis ensuite pro- prement, et Pédrille le porta à l'Aragonaise, qui dès le soir même en chargea le seigneur don Rodrigue , à qui elle parla de façon que ce secrétaire, la croyant véritablement nièce du capitaine, promit de s'employer pour lui. Peu de jours après, nous vîmes l'effet de cette manœuvre. Pédrille revint à notre hôtel d'un air triomphant. Bonne nouvelle ! dit-il à Chinchilla. Le roi fera une distribution de commanderies, de bénéfices et de pensions, vous ne serez pas oublié; c'est de quoi je suis chargé de vous assurer. Mais j'ai ordre de vous demander en même temps quel présent vous prétendez faire à Sirena. Pour moi , je vous déclare que je ne veux rien; je préfère à tout l'or du monde le plaisir d'avoir con- tribué à améliorer la fortune de mon ancien maître. Il n'en est pas de même de notre nymphe d'Albarazin : elle est un peu juive lorsqu'il s'agit d'obliger le prochain; elle a ce petit défaut-là, elle prendroit l'argent de son propre père; jugez si elle refusera celui d'un oncle supposé!

Elle n'a qu'à dire ce qu'elle exige de moi, répondit don Annibal. Si elle veut tous les ans le tiers de la pension que j'obtiendrai, je le lui promets; et cela doit lui suffire, quand il s'agiroit de tous les revenus de Sa Majesté Catholique. Je me fierois bien à votre parole, moi , répliqua le Mercure de don Rodrigue; je sais bien qu'elle vaut le jeu : mais vous

LIVUF. VII, CllAPITRK XII. t:3

avez affaire à une petite personne naturellement fort dé- fiante. D'ailleurs elle aimera beaucoup mieux que vous lui donniez, une fois pour toutes, les deux tiers d'avance en argent comptant. Eh ! diable veut-elle que je les prenne? interrompit brusquement l'oflicier; me croit-elle un conta- dor-niayor^? Il faut que vous ne l'ayez pas instruite de ma situation. Pardonnez-moi, repartit Pédrille : elle sait bien que vous êtes plus gueux que Job; après ce que je lui ai dit, elle ne sauroit l'ignorer. Mais ne vous mettez pas en peine: je suis un homme fertile en expédients. Je connois un vieux coquin d'oydor qui se plaît à prêter ses espèces à dix pour cent. Vous lui ferez par-devant notaire un trans- port avec garantie de la première année de votre pension, pour pareille somme que vous reconnoîtrez avoir reçue de lui , et que vous toucherez en effet, à l'intérêt près. A l'égard de la garantie , le prêteur se contentera de votre château de Chinchilla, tel qu'il est : vous n'aurez point de dispute là- dessus.

Le capitaine protesta qu'il accepteroit ces conditions , s'il étoit assez heureux pour avoir quelque part aux grâces qui seroient distribuées le lendemain. Ce qui ne manqua pas d'arriver. Il fut gratifié d'une pension de trois cents pistoles sur une commanderie. Aussitôt qu'il eut appris cette nou- velle, il donna toutes les sûretés qu'on exigea de lui, fit ses petites affaires , et s'en retourna dans la Castille nouvelle avec quelques pistoles de reste.

1. Conlador mayor, grand trésorier.

70 GIL BLAS.

CHAPITRE XIII.

Gil Blas rencontre à la cour son cher ami Fabrice.

Grande joie de part et d'autre. ils allèrent tous deux, et de la curieuse conversation

qu'ils eurent ensemble.

Je m'étois fait une habitude d'aller tous les matins chez le roi, 011 je passois deux ou trois heures entières à voir entrer et sortir les grands, qui me paroissoient sans cet éclat dont ils sont ailleurs environnés.

Un jour que je me promenois et me carrois dans les appartements, y faisant, comme beaucoup d'autres, une assez sotte figure, j'aperçus Fabrice que j'avois laissé à Val- ladolid au service d'un administrateur d'hôpital. Ce qui m'étonna, c'est qu'il s'entretenoit familièrement avec le duc de Médina Sidonia et le marquis de Sainte-Croix. Ces deux seigneurs, à ce qu'il me sembloit, prenoient plaisir à l'en- tendre. Avec cela , il étoit vêtu aussi proprement qu'un noble cavalier.

Ne me tromperois-je point? disois-je en moi-même; est-ce bien le fils du barbier Nunez? C'est peut-être quelque jeune courtisan qui lui ressemble. Je ne demeurai pas longtemps dans le doute. Les seigneurs s'en allèrent; j'abordai Fabrice. 11 me reconnut dans le moment, me prit par la main, et, après m'avoir fait percer la foule avec lui pour sortir des appartements : Mon cher Gii Blas, me dit-il en m' embrassant, je suis ravi de te revoir. Que fais-tu à Madrid? es-tu encore en condition? as-tu quelque charge à la cour? dans quel état sont tes affaires? Rends-moi compte de tout ce qui t'est arrivé depuis ton départ précipité de Valladolid. Tu me demandes bien des choses à la fois, lui répondis-je ; et nous ne sommes pas dans un lieu propre à conter des aventures. Tu as raison, reprit-il; nous serons

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mieux chez moi. Viens, je vais t'y mener. Ce n'est pas loin d'ici. Je sais libre, agréablement logé, parfaitement bien dans mes meubles; je vis content, et suis heureux, puisque je crois l'être.

J'acceptai le parti, et me laissai entraîner par Fabrice qni me fit arrêter devant une maison de belle apparence, il me dit qu'il demeuroit. Nous traversâmes une cour, il y avoit d'un côté un grand escalier qui conduisoit à des appartements superbes; et de l'autre, une petite montée aussi obscure qu'étroite, par nous montâmes au logement qui m'avoit été vanté. Il consistoit en une seule chambre, de laquelle mon ingénieux ami s'en étoit fait quatre séparées par des cloisons de sapin. La première servoit d'antichambre à la seconde il couchoit : il faisoit son cabinet de la troi- sième, et sa cuisine de la dernière. La chambre et l'anti- chambre étoient tapissées de cartes géographiques , de thèses d^ philosophie, et les meubles répondoient à la tapis- serie. C'étoit un grand lit de brocart tout usé, de vieilles chaises de serge jaune, garnies d'une frange de soie de Grenade de la même couleur, une table à pieds dorés, cou- verte d'un cuir qui paroissoit avoir été rouge, et bordée d'une crépine de faux or devenu noir par le laps de temps , avec une armoire d'ébène, ornée de figures grossièrement sculptées. Il avoit pour bureau , dans son cabinet, une petite table , et sa bibliothèque étoit composée de quelques livres , avec plusieurs liasses de papiers qu'on voyoit sur des ais disposés par étages le long du mur. Sa cuisine, qui ne dé- paroit pas le reste, contenoit de la poterie et d'autres usten- siles nécessaires.

Fabrice, après m' avoir donné le loisir de considérer son appartement , me dit : Que penses-tu de mon ménage et de mon logement? n'en es-tu pas enchanté? Oui, ma foi, lui répondis-je en souriant. Il faut que tu ne fasses pas mal tes

78 GIL BLAS.

affaires à Madrid pour y être si bien nippé. Tu as sans doute quelque commission? Le ciel m'en préserve! répliqua-t-il. Le parti que j'ai pris est au-dessus de tous les emplois. Un homme de distinction, à qui cet hôtel appartient, m'y a donné une chambre dont j'ai fait quatre pièces que j'ai meu- blées comme tu vois. Je ne m'occupe que de choses qui me font plaisir, et je ne sens pas la nécessité. Parle-moi plus clairement, interrompis-je : tu irrites l'envie que j'ai d'ap- prendre ce que tu fais. Eh bien! me dit-il, je vais te con- tenter. Je suis devenu auteur, je me suis jeté dans le bel esprit; j'écris en vers et en prose; je suis au poil et à la plume.

Toi, favori d'Apollon! m'écriai-je en riant; voilà ce que je n'aurois jamais deviné; je serois moins surpris de te voir tout autre chose. Quels charmes as-tu donc pu trouver dans la condition des poètes? Il me semble que ces gens-là sont méprisés dans la vie civile, et qu'ils n'ont pas un ordinaire réglé. fi ! s'écria-t-il à son tour. Tu me parles de ces misérables auteurs, dont les ouvrages sont le rebut des libraires et des comédiens. Faut-il s'étonner si l'on n'estime pas de semblables écrivains? Mais les bons, mon ami, sont sur un meilleur pied dans le monde; et je puis dire, sans vanité, que je suis du nombre de ceux-ci. Je n'en doute pas, lui dis-je; tu es un garçon plein d'esprit; ce que tu com- poses ne doit pas être mauvais. Je ne suis en peine que de savoir comment la rage d'écrire a pu te prendre; cela me pa- roît digne de ma curiosité.

Ton étonnement est juste, reprit Nunez. J'étois si content de mon état chez le seigneur Manuel Ordonnez , que je n'en souhaitois pas d'autre. Mais mon génie s' élevant peu à peu, comme celui de Plaute % au-dessus de la servitude, je com-

1. Plante, ruiné par des spL^uIations commerciales, fut obligé de se

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posai une comédie que je fis représenter par des comédiens qui jouoient à Valladolid. Quoiqu'elle ne valût pas le diable, elle eut un fort grand succès. Je jugeai par que le public étoit une bonne vache à lait qui se laissoit aisément traire. Cette réflexion et la fureur de faire de nouvelles pièces me détachèrent de l'hôpital. L'amour de la poésie m'ôta celui des richesses. Je résolus de me rendre à Madrid , comme au centre des beaux esprits , pour y former mon goût. Je de- mandai mon congé à l'administrateur, qui ne me le donna qu'à regret, tant il avoit d'affection pour moi. Fabrice, me dit-il, pourquoi veux-tu me quitter? t'aurois-je donné, sans y penser, quelque sujet de mécontentement? Non , lui répon- dis-je, seigneur, vous êtes le meilleur de tous les maîtres, et je suis pénétré de vos bontés ; mais vous savez qu'il faut suivre son étoile. Je me sens pour étei-niser mon nom par des ouvrages d'esprit. Quelle folie ! me répliqua ce bon bourgeois. Tu as déjà pris racine à l'hôpital; tu es du bois dont on fait les économes, et quelquefois même les adminis- trateurs. Tu veux quitter le solide pour t'occuper de fadaises. Tant pis pour toi, mon enfant.

L'administrateur, voyant qu'il combattoit inutilement mon dessein, me paya mes gages, et me fit présent d'une cinquantaine de ducats pour reconnoître mes services. De manière qu'avec cela et ce que je pouvois avoir grappillé dans les petites commissions dont on avoit chargé mon inté- grité, je fus en état, en arrivant à Madrid, de me mettre proprement; ce que je ne manquai pas de faire, quoique les écrivains de notre nation ne se piquent guère de propreté. Je connus bientôt Lope de Vegn Carpio , Miguel Cenuintcs de Saavedra et les autres fameux auteurs; mais, préférable- ment à ces grands hommes , je choisis pour mon précepteur

vendre à son boulanger, et de travailler à tourner la meule d'un moulin à bras.

80 GIL BLAS.

un jeune bacbelier cordouan , l'incomparable don Louis de Gongora \ le plus beau génie que l'Espagne ait jamais pro- duit. Il ne veut pas que ses ouvrages soient imprimés de son vivant; il se contente de les lire à ses amis. Ce qu'il a de particulier, c'est que la nature l'a doué du rare talent de réussir dans toutes sortes de poésies. Il excelle principale- ment dans les pièces satiriques : voilà son fort. Ce n'est pas, comme Lucilius -, un fleuve bourbeux qui entraîne avec lui beaucoup de limon ; c'est le Tage qui roule des eaux pures sur un sable d'or.

Tu me fais, dis-je à Fabrice, un beau' portrait de ce bachelier, et je ne doute pas qu'un personnage de ce mé- rite-là n'ait bien des envieux. Tous les auteurs, répondit-il, tant bons que mauvais, se déchaînent contre lui. Il aime l'enflure, dit l'un, les pointes , les métaphores et les trans- positions. Ses vers, dit un autre, ont l'obscurité de ceux que les prêtres saliens chantoient dans leurs processions, et que personne n'entendoit. 11 y en a même qui lui reprochent de faire tantôt des sonnets ou des romances, tantôt des comédies , des dizains et des létrilles ^ comme s'il avoit fol- lement entrepris d'effacer les meilleurs écrivains dans tous les genres. Mais tous ces traits de jalousie ne font que s'émousser contre une muse chérie des grands et de la multitude.

C'est donc sous un si habile maître que j'ai fait mon apprentissage , et j'ose dire, sans vanité, qu'il y paroît. J'ai si bien pris son esprit, que je compose déjà des morceaux

\. Gongora, plein d'esprit et avide de gloire, hasarda des ouvrages héris- sés d'antithèses. Ces faux brillants gâtèrent le style poétique autant que Gra- cian défigura la prose par la prétention d'un style énigmatique. Gongora-y- Argora, le prince des poëtes, mourut en 1027. Baltazar Gracian mourut en 1058.

1. Satirique latin.

3. Mot particulier à la poésie espagnole pour signifier des madrigaux, de petits compliments, de petites lettres eu vers.

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abstraits qu'il avoueroit. Je vais , à son exemple, débiter ma marchandise dans les grandes maisons l'on me reçoit à merveille, et j'ai affaire à des gens qui ne sont pas fort difficiles. Il est vrai que j'ai le débit séduisant; ce qui ne nuit pas à mes compositions. Enfin, je suis aimé de plusieurs seigneurs, et je vis surtout avec le duc de Médina Sidonia, comme Horace vivoit avec Mecenas. Voilà, poursuivit Fa- brice, de quelle manière j'ai été métamorpliosé en auteur. Je n'ai plus rien à te conter. C'est à toi, Gil Blas, à chanter tes exploits.

Alors je pris*la parole, et, supprimant toute circonstance indifférente, je lui fis le détail qu'U demandoit. Après cela, il fut question de dîner. Il tira de son armoire d'ébène des serviettes, du pain, un reste d'épaule de mouton rôti, une bouteille d'excellent vin , et nous nous mîmes à table avec toute la gaieté de deux amis qui se rencontrent après une longue séparation. Tu vois, me dit-il, ma vie libre et indé- pendante. Si je voulois suivre l'e.^mple de mes confrères, j'irois tous les jours manger chez les personnes de qualité; mais , outre que l'amour du travail me retient souvent au logis, je suis un petit Aristippe. Je m'accommode également du grand monde et de la retraite, de l'abondance et de la frugalité.

jNous trouvâmes le vin si bon , qu'il fallut tirer de l'ar- moire une seconde bouteille. Entre la poire et le fromage, je lui témoignai que je serois bien aise de voir quelqu'une de ses productions. Aussitôt il chercha parmi ses papiers un sonnet qu'il me lut d'un air emphatique. Néanmoins, malgré le charme de la lecture, je trouvai l'ouvrage si obscur, que je n'y compris rien du tout. Il s'en aperçut. Ce sonnet, me dit-il, ne te paroît pas fort clair, n'est-ce pas? Je lui avouai que j'y aurois voulu un peu plus de netteté. Il se mit à rire à mes dépens. Si ce sonnet, reprit-il, n'est guère intelli- II. 6

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GIL BLAS.

eible, tant mieux, mon ami! Les sonnets, les odes et les autres ouvrages qui veulent du sublime ne s'accommodent pas du simple et du naturel; c'est l'obscurité qui en fait tout le mérite. Il suffit que le poëte croie s'y entendre. Tu te moques de moi, interrompis-je. Il faut du bon sens et de la clarté dans toutes les poésies, de quelque nature qu'elles soient ; et si ton incomparable Gongora n'écrit pas plus clai- rement que toi, je t'avoue que j'en rabats bien. C'est un poëte qui ne peut tout au plus tromper que son siècle. Voyons présentement de ta prose.

Nunez me fit voir une préface qu'il prétendoit, disoit-il, mettre à la tête d'un recueil de comédies qu'il avoit sous la presse. Ensuite il me demanda ce que j'en pensois. Je ne suis pas, lui dis-je, plus satisfait de ta prose que de tes vers. Ton sonnet n'est qu'un pompeux galimatias; et il y a dans ta préface des expressions trop recherchées, des mots qui ne sont point marqués au coin du public, des phrases entortil- lées, pour ainsi dire. En un mot, ton style est singulier. Les livres de nos bons et anciens auteurs ne sont pas écrits comme cela. Pauvre ignorant! s'écria Fabrice, tu ne sais pas que tout prosateur^ qui aspire aujourd'hui à la réputation d'une plume délicate affecte cette singularité de style , ces expressions détournées qui te choquent. Nous sommes cinq ou six novateurs hardis - qui avons entrepris de changer la langue du blanc au noir; et nous en viendrons à bout, s'il plaît à Dieu, en dépit de Lope de Vega, de Cervantes, et de

\. Ce mot, créé par Ménage, était encore peu usité du temps de Le Sage; aussi l'a-t-il mis en italique.

2. Cinq ou six novateurs hardis, etc. Ceci peut s'appliquer sans doute à la langue espagnole, du temps de Gongora et de Baltazar Gracian; mais Le Sage en voulait bien plus à MM. de La Motte, de Fontenelle, Marivaux, etc. 11 est certain qu'on se plaignait dans le temps il écrivait de la corruption du style et des néologisines , dont on fit un dictionnaire. Il y a une épître du père Du Cerceau à M. Joly de Fleury, avocat général, sur la Dkadence du bon goût, qui date de la même époque, et roule absolument sur le môme sujet.

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tous les autres beaux esprits qui nous chicanent sur nos nouvelles façons de parler. Nous sommes secondés par un nombre de partisans de distinction; nous avons dans notre cabale jusqu'à des théologiens \

Après tout, continua-t-il , notre dessein est louable; et, le préjugé à part, nous valons mieux que ces écrivains na- turels qui parlent comme le commun des hommes. Je ne sais pas pourquoi il y à tant d'honnêtes gens qui les esti- ment. Cela étoit fort bon à Athènes et à Rome, tout le monde étoit confondu ; et c'est pourquoi Socrate dit à Alci- biàde que le peuple est un excellent maître de langue. Mais à Madrid nous avons un bon et un mauvais usage, et nos courtisans s'expriment autrement que nos boui'geois. Tu peux m'en croire ;' enfin , notre style nouveau l'emporte sur celui de nos antagonistes. Je veux par un seul trait te faire sentir la différence qu'il y a de la gentillesse de notre dic- tion à la platitude de la leur. Us diroient, par exemple, tout uniment : Les intermèdes embellissent une comédie ,• et nous, nous disons plus joliment : Les intermèdes font beauté dans une comédie. Remarque bien ce font beauté. En sens-tu tout le brillant , toute la délicatesse , tout le mignon ?

J'interrompis mon novateur par un éclat de rire. Va, Fabrice, lui dis-je, tu es un original avec ton langage pré- cieux. Et toi, me répondit-il, tu n'es qu'une bête avec ton style naturel. « Allez », poursuivit-il en m'appliquant ces paroles de l'archevêque de Grenade, « allez trouver mon « trésorier; qu'il vous compte cent ducats, et que le ciel « vous conduise avec- cette somme. Adieu, monsieur Gil « Blas ; je vous souhaite un peu plus de goût. » Je renou- velai mes ris à cette saillie; et Fabrice, me pardonnant d'avoir parlé avec irrévérence de ses écrits , ne perdit rien

1. Autre trait plus direct contre le style recherché et à prétention du jiôrc Berruyer, de l'abbé Ilouteville, etc.

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de sa belle humeur. Nous achevâmes de boire notre seconde bouteille ; après quoi nous nous levâmes de table tous deux assez bien conditionnés. Nous sortîmes dans le dessein d'aller nous promener au Prado; mais, en passant devant la porte d'un marchand de liqueurs, il nous prit fantaisie d'entrer chez lui.

Il y avoit ordinairement bonne compagnie dans cet en- droit-là. Je vis dans deux salles séparéeà des cavaliers qui s'amusoient différemment. Dans l'une, on jouoit à la prime et aux échecs, et, dans l'autre, dix à douze personnes étoient fort attentives à écouter deux beaux esprits de profession qui disputoient. Nous n'eûmes pas besoin de nous approcher d'eux pour entendre qu'une proposition de métaphysique faisoit le sujet de leur dispute; car ils parloient avec tant de chaleur et d'emportement, qu'ils avoient l'air de deux pos- sédés. Je m'imagine que si on leur eût mis sous le nez l'an- neau d'Éléazar^ on auroit vu sortir des démons par leurs narines. Hé! bon Dieu! dis-je à mon compagnon, quelle vivacité !* quels poumons! Ces disputeurs étoient nés pour être des crieurs publics. La plupart des hommes sont dé- placés. Oui, vraiment, répondit-il; ces gens-ci sont appa- remment de la race de Novius, ce banquier romain dont la voix s'élevoit au-dessus du bruit des charretiers. Mais, ajouta-t-il , ce qui me dégoùteroit le plus de leurs discours, c'est qu'on en a les oreilles infructueusement étourdies. Nous nous éloignâmes de ces métaphysiciens bruyants, et par je fis avorter une migraine qui commençoit à me

1. Élt'azar était un fameux magicien qui exorcisait les démons en atta- chant au nez du possédé un certain anneau mystique dont le démon n'avait pas plus tôt senti la puissance, qu'il abandonnait le patient. Un jour qu'il déployait toute sa srience devant l'empereur Vespasien, il ordonna au démon de renverser, en s'écliappant, une grande cruche pleine d'eau qui se trou- vait là i ce que le démon exécuta tout de suite, au grand étonnemcnt des spec- tateurs.

LIVRE VU. CHAPITRE XIll. 85

prendre. Nous allâmes nous placer dans un coin de l'autre salle, d'où, en buvant des liqueurs rafraîchissantes, nous nous mîmes à examiner les cavaliers qui entroient et ceux qui sortoient. Nunez les connoissoit presque tous. Vive Dieu! s'écria-t-il , la dispute de nos philosophes ne finira pas sitôt; voici des troupes fraîches qui arrivent. Ces trois hommes qui entrent vont se mettre de la partie. Mais vois-tu ces deux originaux qui sortent? Ce petit personnage basané, sec, et dont les cheveux plats et longs lui descendent par égale portion par devant et par derrière, s'appelle don Julien de Villanuno. C'est un jeune oydor qui tranche du petit-maître. Nous allâmes, un de mes amis et moi, dîner chez lui l'autre jour. Nous le surprîmes dans une occupation assez singu- lière. Il se divertissoit dans son cabinet à jeter et à se faire apporter par un grand lévrier les sacs d'un procès dont il est rapporteur, et que le chien déchiroit à belles dents. Ce licencié qui l'accompagne, cette face rubiconde, se nomme don Chérubin Tonto*. C'est un chanoine de l'église de Tolède, le plus imbécile mortel qu'il y ait au monde. Cepen- dant , à son air riant et spirituel , vous lui donneriez beau- coup d'esprit. Il a des yeux brillants, avec un rire fin et ■malicieux. On diroit qu'il pense très-finement. Lit-on devant lui un ouvrage délicat, il l'écoute avec une attention que vous croyez pleine d'intelligence, et toutefois il n'y com- prend rien. 11 étoit du repas chez l'oydor. On y dit mille jolies choses , une infinité de bons mots. Don Chérubin ne parla pas; mais il applaudissoit avec des grimaces et des dé- monstrations qui paroissoient supérieures aux saillies mêmes qui nous échappoient.

Connois-tu, dis-je à Nunez, ces deux malpeignés qui, les coudes appuyés sur une table, s'entretiennent tout bas

1. Ton (o, lourdaud idiot, benf't.

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clans ce coin, en se souiïlant au nez leurs haleines ? Non , me répontlit-il; ces visages-là me sont inconnus. Mais, selon toutes les apparences, ce sont des politiques de cafés* qui censurent le gouvernement. Considère ce gentil cavalier qui siffle en se promenant dans cette salle , et en se soutenant tantôt sur un pied et tantôt sur un autre. C'est don Au- gustin Moreto, un jeune poëte qui n'est pas sans talent, mais que les flatteurs et les ignorants ont rendu presque fou. L'homniie que tu vois qu'il aborde est un de ses confrères qui fait de la prose rimée, et que Diane a aussi frappé.

Encore des auteurs! s'écria-t-il en me montrant deux hommes d'épée qui entroient. Il semble qu'ils se soient tous donné le mot pour venir ici passer en rovue devant toi. Tu vois don Bernard Deslenguado et don Sébastien de Yilla- Viciosa. Le premier est un esprit plein de fiel, un auteur sous l'étoile de Saturne, un mortel malfaisant qui se plaît à haïr tout le monde, et qui n'est aimé de personne. Pour don Sébastien, c'est un garçon de bonne foi, un auteur qui ne veut rien avoir sur la conscience. Il a depuis peu mis au théâtre une pièce qui a eu une réussite extraordinaire , et il la fait imprimer pour n'abuser pas plus longtemps de l'es- time du public.

Le charitable élève de Gongora se préparoit à continuer de m' expliquer les figures du tableau changeant que nous

1. On doit noter ici l'anaclironisme le plus fort que Le Sage ait pu se per- meUre. 11 parle de café dans un temps l'on ignorait en Espagne et en France qu'il y eût du café, et où, par conséquent, l'on ne pouvait connaître les maisons l'on se rassemble pour boire la décoction de celte fève d'Arabie introduite en Europe au x\ii'' siècle, plus de cent ans après l'époque à laquelle se rattache l'action de Gil Blas. Le Sage vivait à Paris, et vojait qu'un café était le rendez-vous des gens de lettres (rendez-vous malheureusement trop célèbre par les couplets qui causèrent la perte et l'exil de J.-D. Rousseau). Le Sage ne peignit que ce qu'il avait sous les yeux ; mais il fit une erreur de date en mettant des cafés à Madrid au xv'' ou au xvi» siècle. Boursault a fait la même faute, et plus grossière encore, dans Esope à la ville, Ésope déjeune et trinque avec du café.

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avions devant les yeux, lorsqu'un gentilhomme du duc de Médina Sidonia vint l'interrompre en lui disant : Seigneur don Fabricio , je vous cherchois pour vous avertir cpie mon- sieur le duc voudroit bien vous parler. 11 vous attend chez lui. Nunez, qui savoit qu'on ne peut satisfaire assez tôt un grand seigneur qui souhaite quelque chose , me quitta dans le moment même pour aller trouver son Mecenas, me lais- sant fort étonné de l'avoir entendu traiter de don, et de le voir ainsi devenu noble , en dépit de maître Chrysostôme le barbier, son père.

CHAPITRE XIV.

Fabrice place Gil Blas auprès du comte Galiano, seigneur sicilien.

J'avois trop d'envie de revoir Fabrice, pour n'être pas chez lui le lendemain de grand matin. Je donne le bonjour, dis-je en entrant, au seigneur don Fabricio, la lleur ou plutôt le champignon de la noblesse asturienne. A ces pa- roles il se mit à rire. Tu as donc remarqué, s'écria-t-il, qu'on m'a traité de don? Oui, mon gentilhomme, lui répon- dis-je; et vous me permettrez de vous dire qu'hier, en me contant votre métamorphose , vous oubliâtes le meilleur. D'accord, répliqua-t-il; mais en vérité si j'ai pris ce titre d'honneur, c'est moins pour contenter ma vanité que pour m' accommoder à celle des autres. Tu connois les Espagnols; ils ne font aucun cas d'un honnête homme, s'il a le malheur de manquer de bien et de naissance. Je te dirai de plus que je vois tant de gens, et Dieu sait quelle sorte de gens, qui se font appeler don François, don Gabriel, don Pèdre, ou don comme tu voudras, qu'il faut convenir que la noblesse est une chose bien commune, et qu'un roturier qui a du

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mérite lui fait honneur quand il veut bien s'y agréger.

Mais changeons de matière, ajouta-t-il. Hier au soir, au souper du duc de Médina Sidonia, où, entre autres con- vives, étoit le comte Galiano, grand seigneur sicilien, la conversation tomba sur les elTets ridicules de l' amour- propre. Charmé d'avoir de quoi réjouir la compagnie là- ilessus, je la régalai de l'histoire des homélies. Tu t'ima- gines bien qu'on en a ri, et qu'on en a donné de toutes les façons à ton archevêque; ce qui n'a pas produit un mauvais effet pour toi, car on t'a plaint; et le comte Gahano, après m'avoir fait force questions sur ton chapitre, auxquelles tu peux croire que j'ai répondu comme il falloit, m'a chargé de te mener chez lui. J'allois te chercher tout à l'heure pour t'y conduire. Il veut apparemment te proposer d'être un de ses secrétaires. Je ne te conseille pas de rejeter ce parti : tu seras parfaitement bien chez ce seigneur; il est riche, et fait à Madrid une dépense d'ambassadeur. On dit qu'il est venu à la cour pour conférer avec le duc de Lerme , sur des biens royaux que ce ministre a dessein d'ahéner en Sicile. Enfin le comte Galiano, quoique Sicilien, paroît généreux, plein de droiture et de franchise. Tu ne saurois mieux faire que de t' attacher à ce seigneur -là. C'est lui proba- blement qui doit t' enrichir, suivant ce qu'on t'a prédit à Grenade.

J'avois résolu, dis-je à Nunez , de battre un peu le pavé, et de me donner du bon temps, avant que de me remettre à servir; mais tu me parles du comte sicilien d'une manière qui me fait changer de résolution. Je voudrois déjà être au- près de lui. Tu y seras bientôt, reprit-il, ou je suis fort trompé. Nous sortîmes en même temps tous deux pour aller chez le comte, qui occupoit la maison de don Sanche d'Avila son ami, qui étoit alors à la campagne.

Nous trouvâmes dans la cour je ne sais combien de

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pages et de laquais qui portoient uue livrée aussi riche que galante, et clans l'antichambre plusieurs écuyers, gentils- hommes et autres officiers. Ils avoient tous des habits ma- gnifiques, mais avec cela des faces si baroques, que je crus voir une troupe de singes vêtus à l'espagnole. Il faut avouer qu'il y a des mines d'hommes et de femmes pour qui l'art ne peut rien.

On annonça don Fabricio qui fut introduit un moment après dans la chambre, je le suivis. Le comte en robe de chambre étoit assis sur un sopha , et prenoit son chocolat. Nous le saluâmes avec toutes les démonstrations d'un pro- fond respect; il nous fit de son côté une inclination de tête, accompagnée de regards si gracieux, que je me sentis d'abord gagner l'âme. Effet admirable, et pourtant ordi- naire, que fait sur nous l'accueil favorable des grands! Il faut qu'ils nous reçoivent bien mal, quand ils nous dé- plaisent. ,

Ce seigneur, après avoir pris son chocolat, s'amusa quelque temps à badiner avec un gros singe qu'il avoit au- près de lui, et qu'il appeloit Cupidon. Je ne sais pourquoi on avoit donné le nom de ce dieu à cet animal, si ce n'est à cause qu'il en avoit toute la malice; car il ne lui ressembloit nullement d'ailleurs. Il ne laissoit pas, tel qu'il étoit, de faire les délices de son maître, qui étoit si charmé de ses gentillesses, qu'il le tenoit sans cesse dans ses bras. Nunez et moi, quoique peu divertis des gambades du singe, nous fîmes semblant d'en être enchantés. Cela plut fort au Sici- lien, qui suspendit le plaisir qu'il prenoit à ce passe-temps, pour me dire : Mon ami, il ne tiendra qu'à vous d'être un de mes secrétaires. Si le parti vous convient, je vous don- nerai deux cents pistoles tous les ans. Il suffit que don Fa- bricio vous présente et réponde de vous. Oui, seigneur, s'écria Nunez, je suis plus hardi que Platon qui n'osoit

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GIL BLAS.

répondre d'un de ses amis qu'il envoyoit h Denis-le-Tyran •. Je ne crains pas de m'attirer des reproches.

Je remerciai par une révérence le poëte des Asturies de sa hardiesse obligeante. Puis m'adressant au patron, je l'as- surai de mon zèle et de ma fidélité. Ce seigneur ne vit pas plus tôt que sa proposition m'étoit agréable, qu'il fit appeler son intendant, à qui il parla tout bas; ensuite il me dit : Gil Blas , je vous apprendrai tantôt à quoi je prétends vous em- ployer. Yous n'avez en attendant qu'à suivre mon homme d'affaires ; il vient de recevoir des ordres qui vous regardent. J'obéis, laissant Fabrice avec le comte et Cnpidon.

L'intendant qui étoit un Messinois des plus fins me con- duisit à son appartement en m' accablant d'honnêtetés. Il en- voya cherclier le tailleur qui avoit habillé toute la maison , et lui ordonna de me faire promptement un habit de la même magnificence que ceux des principaux officiers. Le tailleur prit ma mesure et se retira. Pour votre logement ,*me dit le Messinois, je sais une chambre qui vous conviendra. Eh! avez-vous déjeuné? poursuivit-il. Je répondis que non. Ah! pauvre garçon que vous êtes, reprit-il, que ne parlez-vous? Vous êtes ici dans une maison il n'y a qu'à dire ce qu'on souhaite pour l'avoir. Venez, je vais vous mener dans un endroit , grâce au ciel, rien ne manque.

A ces mots il me fit descendre à l'office, nous trou- vâmes le maître d'hôtel, qui étoit' un Napolitain qui valoit bien un Messinois. On pouvoit dire de lui et de l'intendant: Jean danse mieux que Pierre , Pierre danse mieux que Jean. Cet honnête maître d'hôtel étoit avec cinq ou six de ses amis qui s'empilTroient de jambons , de langues de bœuf et

i. Le poëte ISunez s'annonce toujours par un trait d'esprit et d'érudition. La première fois qu'il retrouve Gil Blas, son condisciple, il l'encourage par un mol tiré de Cicéron (liv. 1, cliap. xvii). Ici c'est au nom de Platon qu'il fait valoir son témoignage eu faveur de Gil Dlas.

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d'autres viandes salées qui les obligeoient à boire coup sur coup. Nous nous joignîmes à ces vivants, et les aidâmes à fesser les meilleurs vins de monsieur le comte. Pendant que ces choses se passoient à l'office, il s'en passoit d'autres à la cuisine. Le cuisinier régaloit aussi trois ou quatre bourgeois de sa connoissaijce qui n'épargnoient pas plus que nous le vin, qui se remplissoient l'estomac de pâtés de lapins et de perdrix. Il n'y avoit pas jusqu'aux marmitons qui ne se don- nassent au cœur joie de tout ce qu'ils pouvoient escamoter. Je me crus dans une maison abandonnée au pillage; cepen- dant ce n'étoit rien que cela. Je ne voyois que des bagatelles, en comparaison de ce que je ne voyois pas.

GÏIAI'ITRE XV.

Des emplois que le comte Galiano donna dans sa maison à Gil Blas,

Je sortis pour aller chercher mes hardes, et les faire apporter à ma nouvelle demeure. Quand je revins, le comte étoit à table avec plusieurs seigneurs et le poëte Nunez, lequel d'un air aisé se faisoit servir et se mêloit à la conver- sation. Je remarquai même qu'il ne disoit pas un mot qui ne fît plaisir à la compagnie. Vive l'esprit! quand on en a, on fait bien tous les personnages qu'on veut.

Pour moi, je dînai avec les officiers qui furent traités, à peu de chose près, comme le patron. Après le repas, je me retirai dans ma chambre je me mis à réfléchir sur ma condition. bien! me dis-je, Gil Blas, te voilà donc auprès d'un comte sicilien dont tu ne connols pas le caractère! A juger sur les apparences, tu seras dans sa maison comme le poisson dans l'eau. Mais il ne faut jurer de rien , et tu dois te défier de ton étoile, dont tu n'as que trop souvent éprouvé la malignité. Outre cela, tu ignores à quoi il te destine. 11

92 OIL BLAS.

a des secrétaires et un intendant ; quels services veut-il donc que tu lui rendes? Apparemment qu'il a dessein de te faire porter le caducée. A la bonne heure : on ne sauroit être sur un meilleur pied chez un seigneur, pour faire son chemin en poste. En rendant de plus honnêtes services, on ne marche que pas à pas , et encore n'arrive-t-on pas toujours à son but.

Tandis que je faisois de si belles réflexions, un laquais vint me dire que tous les cavaliers qui avoient dhié à l'hôtel venoient de sortir pour s'en retourner chez eux, et que monsieur le comte me demandoit. Je volai aussitôt à son appartement je le trouvai couché sur un sopha, et prêt à faire la sieste avec son singe, qui étoit à côté de lui.

Approchez, Gil Blas, me dit-il, prenez un siège et m'écoutez. Je fis ce qu'il m'ordonnoit, et il me parla dans ces termes : Don Fabricio m'a dit qu'entre autres bonnes qualités vous aviez celle de vous attacher à vos maîtres, et que vous étiez un garçon plein d'intégrité. Ces deux choses m'ont déterminé à vous proposer d'être à moi. J'ai besoin d'un domestique affectionné qui épouse mes intérêts et mette toute son attention à conserver mon bien. Je suis riche , à la vérité ; mais ma dépense va tous les ans fort au delà de mes revenus. Et pourquoi ? C'est qu'on me vole, c'est qu'on me pille. Je suis dans ma maison comme dans un bois rempli de voleurs. Je soupçonne mon maître d'hôtel et mon intendant de s'entendre ensemble; et, si je ne me trompe point, en voilà plus qu'il n'en faut pour me ruiner de fond en comble. Vous me direz que, si je les crois fripons, je n'ai qu'à les chasser. Mais en prendre d'autres qui soient pétris d'un meilleur limon? Il faut donc que je me contente de les faire observer l'un et l'autre par un homme qui ait droit d'inspection sur leur conduite. C'est vous, Gil Blas, que je choisis pour remplir cette commission. Si vous vous

LIVRE VU, CHAPITRE XV. 93

en acquittez bien, soyez sur que vous ne servirez pas un ingrat. J'aurai soin de vous établir en Sicile très-avanta- geusement.

Après m'avoir tenu ce discours , il me renvoya ; et dès le soir même, devant tous les domestiques, je fus proclamé surintendant de la maison. Le Messinois et le Napolitain n'en furent pas d'abord fort mortifiés, parce que je leur parois- sois un gaillard de bonne composition , et qu'ils comptoient qu'en partageant avec moi le gâteau, ils iroient toujours leur train. Mais ils se trouvèrent bien sots le jour suivant, lorsque je leur déclarai que j'étois un homme ennemi de toute malversation. Je demandai au maître d'hôtel un état des provisions. Je visitai la cave. Je pris connoissance de tout ce qu'il y avoit dans l'office , je veux dire de l'argen- terie et du linge. Je les exhortai ensuite tous deux à ménager le bien du patron, à user d'épargne dans la dépense, et je finis mon exhortation en leur protestant que j'avertirois ce seigneur de toutes les mauvaises manœuvres que je verrois faire chez lui.

Je n'en demeurai pas là. Je voulus avoir un espion pour découvrir s'il y avoit de l'intelligence entre eux. Je jetai les yeux sur un marmiton qui, s'étant laissé gagner par mes promesses, me dit que je ne pouvois mieux m'adresser qu'à lui pour être instruit de tout ce qui se passoit au logis ; (jue le maître d'hôtel et l'intendant étoient d'accord ensemble et brûloient la chandelle par les deux bouts; qu'ils détour- noient tous les jours la moitié des viandes qu'on achetoit pour la maison ; que le Napolitain avoit soin d'une dame qui demeuroit vis-à-vis le collège de Saint-Thomas, et que le .Messinois en entretenoit une autre à la porte du Soleil ; que ces deux messieurs faisoient porter tous les matins chez leurs nymphes toutes sortes de provisions; que le cuisinier de son côté envoyoit de bons plats à une veuve qu'il connoissoit

Oi GIL BLAS.

dans le voisinage, et qu'en faveur des services qu'il rendoit aux deux autres, à qui il étoit tout dévoué, il disposoit comme eux des vins de la cave : enfin , que ces trois do- mestiques étoient cause qu'il se faisoit une dépense horrible chez monsieur le comte. Si vous doutez de mon rapport, ajouta le marmiton, donnez-vous la peine de vous trouver demain matin sur les sept heures auprès du collège de Saint- Thomas, vous me verrez chargé d'une hotte qui changera votre doute en certitude. Tu es donc, lui dis-je, commis- sionnaire de ces galants pourvoyeurs ? Je suis , répondit-il , employé par le maître d'hôtel , et un de mes camarades fait les messages de l'intendant.

Ce rapport me parut valoir la peine d'être vérifié. J'eus la curiosité le lendemain de me rendre à l'heure marquée auprès du collège de Saint-Thomas. Je n'attendis pas long- temps mon espion. Je le vis bientôt arriver avec une grande hotte toute pleine de viande de boucherie , de volaille et de gibier. Je fis l'inventaire des pièces, et j'en dressai sur mes tablettes un petit procès-verbal que j'allai montrer à mon . maître, après avoir dit au fouille-au-pot qu'il pouvoit, comme à son ordinaire, s'acquitter de sa commission.

Le seigneur sicilien, qui étoit fort vif de son naturel, voulut, dans son premier mouvement, chasser le Napolitain et le Messinois; mais, après y avoir fait réflexion, il se con- tenta de se défaire du dernier dont il me donna la place. Ainsi ma charge de surintendant fut supprimée peu de temps après sar création, et franchement je n'y eus point de regret. Ce n'étoit, à proprement parler, qu'un emploi honorable d'espion, qu'un poste qui n'avoit rien de solide, au lieu qu'en devenant monsieur l'intendant, je me voyois maître du coffre-fort, et c'est le principal. C'est toujours ce do- mestique-là qui tient le premier rang dans une grande maison; et il y a tant de petits bénéfices attachés à son

LIVRE Vil, CHAPITRE XV. 95

administration, qu'il s'enrichiroit infailliblement, quand même il seroit honnête homme.

Mon Napolitain, qui n'étoit pas au bout de ses finesses, remarquant que j'avois un zèle brutal , et que je me mettois sur le pied de voir tous les matins les viandes qu'il achetoit et d'en tenir registre, cessa d'en détourner; mais le bour- reau continua d'en prendre la même quantité chaque jour. Par cette ruse , augmentant le profit qu'il tiroit de la des- serte de la table qui lui appartenoit de droit, il se mit en état d'envoyer du moins de la viande cuite à sa mignonne, s'il ne pouvoit plus lui en fournir de crue. Le diable n'y per- doit rien, et le comte n'étoit guère plus avancé d'avoir le phénix des intendants. L'abondance excessive que je vis alors régner dans les repas me fit deviner ce nouveau tour, et j'y mis bon ordre aussitôt en retranchant le superflu de chaque service; ce que je fis toutefois avec tant de pru- dence, qu'on n'y aperçut point un air d'épargne. On eût dit que c'étoit toujours la même profusion ; et néanmoins par cette économie je ne laissai pas de diminuer considérable- ment la dépense. Voilà ce que le patron demandoit; il vou- loit ménager sans paroître moins magnifique. Son avarice étoit subordonnée à son ostentation.

Je n'en demeurai point là; jo réformai un autre abus : trouvant que le vin alloit bien vite, je soupçonnai qu'il y avoit encore de la tricherie de ce côté-là. Effectivement , s'il y avoit, par exemple, douze cavaliers à la table du seigneur, il se buvoit cinquante et quelquefois jusqu'à soixante bou- teilles. Cela m'étonnoit; je consultai là-dessus mon oracle, c'est-à-dire mon marmiton, avec qui j'avois des entretiens secrets, et qui me rapportoit fidèlement tout ce qui se disoit 1 et se faisoit dans la cuisine, il n'étoit suspect à personne. Il m'apprit que le dégât dont je me plaignois venoit d'une nouvelle ligue faite entre le maître d'hôtel, le cuisinier et

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les laquais qui versoient à boire; que ceux-ci remportoient les bouteilles à demi-pleines, qui se partageoient ensuite entre les confédérés. Je parlai aux laquais; je les menaçai de les mettre à la porte s'ils s'avisoient de récidiver, et il n'en fallut pas davantage pour les faire rentrer dans leur devoir. Mon maître, que j'avois grand soin d'informer des moindres choses que je faisois pour son bien, me combloit de louanges et prenoit de jour en jour plus d'affection pour moi. De mon côté, pour récompenser le marmiton qui me rendoit de si bons offices , je le fis aide de cuisine. C'est ainsi que dans les bonnes maisons un fidèle domestique fait son chemin.

Le Napolitain enrageoit de me rencontrer partout; et ce qui lemortifioit cruellement, c'étoientles contradictions qu'il avoit à essuyer de ma part toutes les fois qu'il s'agissoit de me rendre ses comptes; car, pour mieux lui rogner les ongles , je me donnois la peine d'aller dans les marchés pour savoir le prix des denrées. De sorte que je le voyois venir après cela ; et , comme il ne manquoit pas de vouloir ferrer la mule, je le relançois vigoureusement. J'étois bien per- suadé qu'il me maudissoit cent fois le jour; mais le sujet de ses malédictions m'empêchoit de craindre qu'elles ne fussent exaucées. Je ne sais comment il pouvoit résister à mes per- sécutions et ne pas quitter le service du seigneur sicilien. Sans doute que , malgré tout cela , il y trouvoit son compte.

Fabrice, que je voyois de temps en temps, et à qui je contois toutes mes prouesses d'intendant jusqu'alors inouïes , étoit plus disposé à blâmer ma conduite qu'à l'ap- prouver. Dieu veuille , me dit-il un jour, qu'après tout ceci ton désintéressement soit bien récompensé! Mais entre nous, si tu n'étois pas si roide avec le maîti'e d'hôtel, je crois que tu n'en ferois pas plus mal. lié quoi! lui répondis-je, ce voleur mettra effrontément, dans un état de dépense, à dix pistoles un poisson qui ne lui en aura coûté que quatre,

LIVRE YIl, CHAPITRE XVI. 97

et tu veux que je lui passe cet article? Pourquoi non? répll- qua-t-il froidement : il n'a qu'à te donner la moitié du sm'- pkis, et il fera les choses dans les règles. Sur ma foi , notre ami, continua-t-il en branlant la tète, pour un homme d'esprit, vous vous y prenez bien mal; vous êtes un vrai gâte-maison, et vous avez bien la mine de servir longtemps, puisque vous n'écorchez pas l'anguille pendant que vous la tenez. Apprenez que la fortune ressemble à ces coquettes vives et légères qui échappent aux galants qui ne les brus- quent pas.

Je ne fis que rire des discours de Nunez ; il en rit lui- même à son tour, et voulut me persuader qu'il ne me les avoit pas tenus sérieusement. 11 avoit honte de m'avoir donné inutilement un mauvais conseil. Je demeurai ferme dans la résolution d'être toujours fidèle et zélé. Je ne me démentis point, et j'ose dire qu'en quatre mois, par mon épargne , je fis profit à mon maître de trois mille ducats pour le moins.

CHAPITRE XYI.

De l'accident qui arriva au singe du comte Galiano; du chagrin qu'en eut ce seigneur. Comment Gil Blas tomba malade, et quelle fut la suite de sa maladie.

Au bout de ce temps-là , le repos qui régnoit à l'hôtel fut étrangement troublé par un accident qui ne paroi Ira qu'une bagatelle au lecteur, et qui devint pourtant une chose fort sérieuse pour les domestiques et surtout pour moi. Cupidon, ce singe dont j'ai parlé, cet animal si chéri du patron, en voulant un jour sauter d'une fenêtre à une autre, s'en acquitta si mal, qu'il tomba dans la cour et se démit une jambe. Le comte ne sut pas sitôt ce malheur, qu'il poussa des cris comme une femme ; et, dans l'excès de n. 7

98 GIL BLAS.

sa douleur, s'en prenant à tous ses gens sans exception, peu s'en fallut qu'il ne fît maison nette. Il borna toutefois sa fureur à maudire notre négligence, et à nous apostropher sans ménager les termes. Il envoya chercher sur-le-champ les chirurgiens de Madrid les plus habiles pour les fractures et le5 dislocations des os. Ils visitèrent la jambe du blessé, la lui remirent et la bandèrent. xAIais , quoiqu'ils assurassent tous que ce n'étoit rien, cela n'empêcha pas que mon maître ne retînt un d'entre eux pour demeurer auprès de l'animal jusqu'à parfaite guérison.

J'aurois tort de passer sous silence les peines et les inquiétudes qu'eut le seigneur sicilien pendant tout ce temps-là. Groira-t-on bien que le jour il ne quittoit point son cher Cupidon? Il étoit présent quand on le pansoit, et la nuit il se levoit deux ou trois fois pour le voir. Ce qu'il y avoit de plus fâcheux , c'est qu'il falloit que tous les domes- tiques, et moi principalement, nous fussions toujours sur pied pour être prêts à courir l'on jugeroit à proj)os de rtous envoyer pour le service du singe. En un mot, nous n'eûmes aucun repos dans l'hôtel, jusqu'à ce que la maudite bête, ne se ressentant plus de sa chute, se remit à faire ses bonds et ses culbutes ordinaires. Après cela, refuserons- nous d'ajouter foi au rapport de Suétone, lorsqu'il dit que Caligula aimoit tant son cheval qu'il lui donna une maison richement meublée avec des officiers pour le servir, et qu'il en vouloit même faire un consul ? Mon patron n'étoit pas moins charmé de son singe ; il en auroit volontiers fait un corrégidor.

Ce qu'il y eut de plus malheureux pour moi, c'est que j'avois enchéri sur tous les valets pour mieux faire ma cour au seigneur, et je m'étois donné de si grands mouvements pour son Cupidon, que j'en tombai malade. La fièvre me prit violemment j et mon mal devint tel, que je perdis toute

LIVRE VU. CHAPITRE XVF. 99

connoissance. J'ignore ce qu'on fit de moi pendant quinze jours que je fus entre la vie et la mort. Je sais seulement que ma jeunesse lutta si bien contre la fièvre, et peut-être contre les remèdes qu'on me donna, que je repris enfin me's sens. Le premier usage que j'en fis fut de m' apercevoir que j'étois dans une autre chambre que la mienne. Je voulus savoir pourquoi; je le demandai à une vieille femme qui me gardoit; mais elle me répondit qu'il ne falloit pas que je parlasse, que le médecin l'avoit expressément défendu. Quand on se porte bien, on se moque ordinairement de ces docteurs; est-on malade, on se soumet docilement à leurs ordonnances.

Je pris donc le parti de me taire , quelque envie que j'eusse de m'entretenir avec ma garde. Je faisois des ré- flexions là-dessus, lorsqu'il entra deux manières de petits- maîtres fort lestes. Ils avoient des habits de velours, avec de très-beau linge garni de dentelles. Je m'imaginai que c'étoient des seigneurs amis de mon maître, lesquels, par considération pour lui, me venoient voir. Dans cette pensée je fis lin effort pour me mettre à mon séant, et j'ôtai par respect mon bonnet; mais ma garde me recoucha tout de mon long , en me disant que ces seigneurs étoient mon mé- decin et mon apothicaire.

Le docteur s'approcha de moi, me tâta le pouls, observa mon visage; et, remarquant tous les signes d'une prochaine guérison , il prit un air de triomphe , comme s'il y eût mis beaucoup du sien, et dit qu'il ne falloit plus qu'une méde- cine pour achever son ouvrage; qu'après cela il pourroit se vanter d avoir fait une belle cure. Quand il eut parlé de cette sorte, il fit écrire par l'apothicaire une ordonnance qu'il lui dicta en se regardant dans un miroir, en rajustant ses che- veux, et en faisant des grimaces dont je ne pouvois m'em- pècher de rire malgré l'état j'étois. Ensuite il me salua

iOO GIL BLAS.

de la tête fort cavalièrement, et sortit plus occupé de sa figure que des drogues qu'il avoit ordonnées.

Après son départ, l'apothicaire, qui n'étoit pas venu chez moi pour rien, se prépara, on juge bien à quoi faire. Soit qu'il craignît que la vieille ne s'en acquittât pas adroite- ment, soit pour mieux faire valoir la marchandise, il voulut opérer lui-même; mais, avec toute son adresse, je ne sais comment cela se fit, l'opération fut à peine achevée, que, rendant à l'opérant ce qu'il m'avoit donné, je mis son habit de velours dans un bel état. Il regarda cet accident comme im malheur attaché à la pharmacie. Il prit une serviette, s'essuya sans dire un mot, et s'en alla bien résolu de me faire payer le dégraisseur, à qui sans doute il fut obligé d'envoyer son habit.

. Il revint le lendemain matin vêtu plus modestement, quoiqu'il n'eût rien à risquer ce jour-là, m'apporter la mé- decine que le docteur avoit ordonnée la veille. Outre que je me sentois mieux de moment en moment, j'avois tant d'aversion, depuis le jour précédent, pour les médecins et les apothicaires, que je maudissois jusqu'aux universités ces messieurs reçoivent le pouvoir de tuei les hommes impu- nément. Dans cette disposition, je déclarai en jurant que je ne voulois plus de remèdes, et que je donnois au diable Hippocrate et sa séquelle. L'apothicaire, qui ne se soucioit nullement de ce que je ferois de sa composition, pourvu qu'elle lui fut payée, la laissa sur la table, et se retira sans me dire une syllabe.

Je fis jeter sur-le-champ par les fenêtres cette chienne de médecine, contre laquelle je m'étois si fort prévenu, que j'aurois cru être empoisonné si je l'eusse avalée. A ce trait de désobéissance j'en ajoutai un autre ; je rompis le silence, et dis d'un ton ferme à ma garde que je prétendois abso- lument qu'elle m'apprît des nouvelles de mon maître. La

LIVRE YII, CHAPITRE XVI. iOI

vieille, qui appréhendoit d'exciter en moi une émotion dan- gereuse en me satisfaisant, ou qui peut-être aussi ne m'obs- tinoit que pour irriter mon mal, hésitoit à me parler; mais je la pressai si" vivement de m'obéir, qu'elle me répondit enfin : Seigneur cavalier, vous n'avez plus d'autre maître que vous-même. Le comte Galiano s'en est retourné en Sicile.

Je ne pouvois croire ce que j'entendois ; il n'y avoit pour- tant rien de plus véritable. Ce seigneur, dès le second jour de ma maladie, craignant que je ne mourusse chez lui, avoit eu la bonté de me faire transporter avec mes petits effets dans une chambre garnie, il m' avoit abandonné sans façon à la Providence et aux soins d'une garde. Sur ces en- trefaites, ayant reçu un ordre de la cour qui l'obligeoit à repasser en Sicile , il étoit parti avec tant de précipitation, qu'il n' avoit plus songé à moi, soit qu'il me comptât déjà parmi les morts, soit que les personnes de qualité soient sujettes à ces fautes de mémoire.

Ma garde me fit ce détail , et m'apprit que c'étoit elle qui avoit été chercher un médecin et un apothicaire, afin que je ne périsse pas sans leur assistance. Je tombai dans une profonde rêverie à ces belles nouvelles. Adieu mon éta- blissement avantageux en Sicile! adieu mes plus douces espérances ! Quand il vous arrivera quelque grand malheur, dit un pape, examinez-vous bien, et vous verrez qu'il y aura toujours de votre faute. N'en déplaise à ce saint-père , je ne vois pas comment dans cette occasion je contribuai à mon infortune.

Lorsque je vis évanouir les flatteuses chimères dont je m'étois rempli la tête , la première chose dont je m'embar- rassai l'esprit fut ma valise que je fis apporter sur mon lit pour la visiter. Je soupirai en m' apercevant qu'elle étoit ou- verte. Hélas ! ma chère valise, m'écriai-je , mon unique con-

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solation! vous avez été, à ce que je vois, à la merci des mains étrangères. Non , non, seignem* Gil Blas, me dit alors la vieille, rassurez- vous ; on ne vous a rien volé. J'ai con- servé votre malle comme mon honneur.

J'y trouvai l'habit que j'avois en entrant au service du comte ; mais j'y cherchai vainement celui que le Messinois m'avoit fait faire. Mon maître n'avoit pas jugé à propos de me le laisser, ou bien quelqu'un se l'étoit approprié. Toutes mes autres hardes y étoient, et même une grande bourse de cuir qui renfermoit mes espèces ; je les comptai deux fois , ne pouvant croire, la première, qu'il n'y eût que cinquante pistoles de reste de deux cent soixante qu'il y avoit dedans avant ma maladie. Que signifie ceci, ma bonne mère? dis-je à ma garde. Voilà mes finances bien diminuées. Personne pourtant n'y a touché que moi, répondit la vieille, et je les ai ménagées autant qu'il m'a été possible. Mais les maladies coûtent beaucoup ; il faut toujours avoir l'argent à la main. Yoici, ajouta cette bonne ménagère, en tirant de sa poche un paquet de papiers, voici un état de dépense qui est juste comme l'or, et qui vous fera voir que je n'ai pas employé un denier mal à propos.

Je parcourus des yeux le mémoire, qui contenoit bien quinze ou vingt pages. Miséricorde ! que de volaille achetée pendant que j'étois sans connoissance ! Il falloit qu'en bouil- lons seulement il y eût pour le moins douze pistoles. Les autres articles répondoient à celui-là. On ne sauroit dire combien elle avoit dépensé en bois, en chandelle, en eau, en balais, et cœlera. Cependant, quelque enflé que fût son mé- moire, toute la somme alloit à peine à trente pistoles, et par conséquent il devoit y en avoir encore cent quatre-vingt de reste. Je lui représentai cela : mais la vieille , d'un air ingénu, commença d'attester tous les saints qu'il n'y avoit dans la bourse que quatre-vingts pistoles, lorsque le maître

LIVRE VIL CHAPITRE XVI. 103

d'hôtel du comte lui avoit confié ma valise. Que dites-vous, ma bonne? interrompis-je avec précipitation. C'est le maître d'hôtel qui vous a remis mes hardes entre les mains? Sans doute, répondit-elle, c'est lui; à telles enseignes qu'en me les donnant il me dit : Tenez, bonne mère, quand le sei- gneur Gil Blas sera frit à l'huile, ne manquez pas de le régaler d'un bel enterrement; il y a dans cette valise de quoi en faire les frais.

Ah ! maudit Napolitain ! m'écriai-je alors. Je ne suis plus en peine de savoir ce qu'est devenu l'argent qui me manque. Vous l'avez raflé pour récompenser une partie des vols que je vous ai empêché de faire. Après cette apostrophe, je rendis grâce au ciel de ce que le fripon n'avoit pas tout em- porté. Quelque sujet pourtant que j'eusse d'accuser le maître d'hôtel de m'avoir volé, je ne laissai pas de penser que ma garde pouvoit fort bien être la voleuse. Mes soupçons tomboient tantôt sur l'un et tantôt sur l'autre; mais c'étoit toujours la même chose pour moi. Je n'en témoignai rien à la vieille; je ne la chicanai pas même sur les articles de son beau mémoire. Je n'aurois rien gagné à cela; il faut bien que chacun fasse son métier. Je bornai mon ressentiment à la payer et à la renvoyer trois jours après.

Je m'imagine qu'en sortant de chez moi elle alla donner avis à l'apothicaire qu'elle venoit de me quitter, et que je me portois assez bien pour prendre la clef des champs sans compter avec lui ; car un moment après je le vis arriver tout essoufllé. Il me présenta son mémoire, dans lequel, sous des noms qui m'étoient inconnus, quoique j'eusse été médecin, il avoit écrit tous les prétendus remèdes qu'il m' avoit fournis dans le temps que j'étois sans sentiment. On pouvoit appeler ce mémoire-là de vraies parties d'apothicaire. Aussi nous eûmes une dispute lorsqu'il fut question du payement. Je prétendois qu'il rabattît la moitié de la somme qu'il deman-

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doit. Il jura qu'il- n'en labattroit pas même une obole. Con- sidérant toutefois qu'il avoit affaire à un jeune homme qui dès ce jour-là pouvoit s'éloigner de Madrid, il aima mieux se contenter de ce que je lui offrois , c'est-à-dire de trois fois au delà de ce que valoient ses drogues, que de s'exposer à perdre tout. Je lui lâchai des espèces à mon grand regret, et il se retira bien vengé du petit chagrin que je lui avois causé le jour du lavement.

Le médecin parut presque aussitôt : car ces animaux-là sont toujours à la queue l'un de l'autre. J'escomptai ses visites qui avoient été très-fréquentes, et je le renvoyai content. Mais, avant que de me quitter, pour me prouver qu'il avoit bien gagné son argent, il me détailla les incon- vénients mortels qu'il avoit prévenus dans ma maladie. Ce qu'il fit en fort beaux termes et d'un air agréable; mais je n'y compris rien du tout. Lorsque je me fus défait de lui, je me crus débarrassé de tous les ministres des Parques. Je me trompois; il entra un chirurgien que je n'avois vu de ma vie. Il me salua fort civilement, et me témoigna de la joie de me voir échappé du danger que j'avois couru ; ce qu'il attribuoit, disoit-il, à deux saignées abondantes qu'il m'avoit faites, et aux ventouses qu'il avoit eu l'honneur de m' appli- quer. xVutre plume qu'on me tira de l'aile. Il me fallut aussi cracher au bassin du chirurgien. Après tant d'évacuations, ma bourse se trouva si débile, qu'on pouvoit dire que c'étoit un corps confisqué, tant il y restoit peu d'humide radical.

Je commençai à perdre courage en me voyant retombé dans une situation misérable. Je m'étois, chez mes derniers maîtres, trop affectionné aux commodités de la vie; je ne pouvois plus, comme autrefois, envisager l'indigence en philosophe cynique. J'avouerai pourtant que j'avois tort de me laisser aller à la tristesse. Après avoir tant de. fois éprouvé que la fortune ne m'avoit pas plus tôt renversé

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qu'elle me relevoit, je n'aurois regarder l'état fâcheux j'étois que comme une occasion prochaine de prospérité ^

1. Gil Blas n'a plus la force d'affronter l'indigence; il s'est trop affec- tionné aux commodités de la vie. Voilà le tort secret qu'il se déguisait tout à l'heure; mais il ne cède point au chagrin de son dénûment. Il espère s'en re- lever; et, s'il ne montre pas le courage d'un philosophe, il n'a pas perdu l'at- titude d'un homme raisonnable. Cette fin du livre di>pose bien le lecteur à suivre de nouveau Gil Blas dans le cours des aventures qui vont suivre.

FIK DU SEPTIEJIE LIVnn.

LIVRE HUITIEME.

CHAPITRE PREMIER.

Gil Blas fait une bonne connoissance, et trouve un poste qui le console de l'ingratitude du comte Galiano. Histoire de don Valérie de Luna.

J'étois si surpris de n'avoir point entendu parler de Nunez pendant tout ce temps-là, que je jugeai qu'il devoit être à la campagne. Je sortis pour aller chez lui dès que je pus marcher, et j'appris en effet qu'il étoit depuis trois semaines en Andalousie avec le duc de Médina Sidonia.

Un matin, à mon réveil , Melchior de la Ronda me vint dans l'esprit; et, me ressouvenant que je lui avois promis à Grenade d'aller voir son neveu, si jamais je retournois à Madrid, je m'avisai de vouloir tenir ma promesse ce jour-là même. Je m'informai de l'hôtel de don Raltazar de Zuniga, et je m'y rendis. Je demandai le seigneur Joseph Navarro, qui parut un moment après. Je le saluai ; il me reçut d'un air honnête, mais froid, quoique j'eusse décliné mon nom. Je ne pouvois concilier cet accueil glacé avec le portrait qu'on m'avoit fait de ce chef d'office. J'allois me retirer dans la résolution de ne pas lui faire une seconde visite, lorsque, prenant tout à coup un air ouvert et riant, il me dit avec beaucoup de vivacité : Ah! seigneur Gil Blas de Santillane, pardoimez-moi de grâce la réception que je viens de vous faire. Ma mémoire a trahi la disposition je suis à votre égard. J'avois oublié votre nom, et je ne pensois plus à ce cavalier dont il est fait mention dans une lettre que j'ai reçue de Grenade il y a plus de quatre mois.

LIVRE VIII, CHAPITRE I. 107

Que je vous embrasse! ajouta-t-il en se jetant à mon cou avec transport. Mon oncle Melchior, que j'aime et que j'ho- nore comme mon propre père, me mande que, si par hasard j'ai l'honneur de vous voir, il me conjure de vous faire le même traitement que je ferois à son fils, et d'employer, s'il le faut, pour vous, mon crédit et celui de mes amis. 11 me fait l'éloge de votre cœur et de votre esprit dans des termes qui m'intéresseroient k vous servir, quand sa recommanda- tion ne m'y engageroit pas. Regardez-moi donc, je vous prie , comme un homme à qui mon oncle a communiqué par sa lettre tous les sentiments qu'il a pour vous. Je vous donne mon amitié; ne me refusez pas la vôtre.

Je répondis avec la reconnoissance que je devois à la po- litesse de Joseph; et tous deux, en gens vifs et sincères, nous formâmes à l'heure même une étroite liaison. Je n'hé- sitai point à lui découvrir la situation de mes affaires. Ce que je n'eus pas sitôt fait, qu'il me dit : Je me charge du soin de vous placer; et en attendant, ne manquez pas de venir manger ici tous les jours. Vous y aurez un meilleur ordi- naire qu'à votre auberge. L'offre flattoit trop un convales- cent mal en espèces et accoutumé aux bons morceaux , pour être rejetée. Je l'aceptai, et je me refis si bien dans cette maison, qu'au bout de quinze jours j'avois déjà une face de bernardin. Il me parut que le neveu de Melchior faisoit ses orges à merveille. Mais comment ne les auroit-il pas faites? il avoit trois cordes à son arc; il étoit à la fois som- melier, chef d'office et maître d'hôtel. De plus, notre amitié à part, je crois que l'intendant du logis et lui s'accordoient fort bien ensemble.

J'étois parfaitement bien rétabli , lorsque mon ami Joseph, me voyant un jour arriver à l'hôtel de Zuniga pour y dùier selon ma coutume, vint au-devant de moi, et me dit d'un air gai : Seigneur Gil Blas, j'ai une assez bonne condition à

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VOUS proposer. Vous saurez que le duc de Lerme , pre- mier ministre de la couronne d'Espagne , pour se donner entièrement à l'administration des affaires de l'État, se repose sur deux personnes de l'embarras des siennes. Il a chargé du soin de recueillir ses revenus don Diègue de Monteser, et il fait faire la dépense de sa maison par don Rodrigue de Calderone. Ces deux hommes de confiance exercent leur emploi avec une autorité absolue et sans dé- pendre l'un de l'autre. Don Diègue a d'ordinaire sous lui deux intendants qui font la recette; et, comme j'ai appris ce matin qu'il en avoit chassé un , j'ai été demander sa place pour vous. Le seigneur de Monteser qui me connoît, et dont je puis me vanter d'être aimé, me l'a sans peine accordée, sur les bons témoignages que je lui ai rendus de vos mœurs et de votre capacité. Nous irons chez lui cette après-dînée.

jNous n'y manquâmes pas. Je fus reçu très-gracieuse- ment, et installé dans l'emploi de l'intendant qui avoit été congédié. Cet emploi consistoit à visiter nos fermes S à y faire faire les réparations, à toucher l'argent des fermiers; en un mot, je me mêlois des biens de la campagne , et tous les mois je rendois mes comptes à don Diègue, qui, malgré tout le bien que mon chef d'office lui avoit dit de moi, les épluchoit avec beaucoup d'attention. C'étoit ce que je de- mandois. Quoique ma droiture eût été si mal payée chez mon dernier maître , j'avois résolu de la conserver toujours.

Un jour nous apprîmes que le feu avoit pris au château de Lerme, et que plus de la moitié étoit réduite en cendres. Je me transportai aussitôt sur les lieux pour examiner le dommage. Là, m' étant informé avec exactitude des circon- stances de l'incendie, j'en composai une ample relation que Monteser fit voir au duc de Lerme. Ce ministre, malgré le

1. Nos fermes .'... Gil Blas prend de suite le ton d'un valet qui regarde les propriétés de son maître comme des biens communs entre son maître et lui.

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chagrin qu'il avoit d'apprendre une si mauvaise nouvelle, fut frappé de la relation, et ne put s'empêcher de demander qui en étoit l'auteur. Don Diègue ne se contenta pas de le lui dire; il lui parla de moi si avantageusement, que Son Excellence s'en ressouvint six mois après, à l'occasion d'une histoire que je vais raconter, et sans laquelle peut-être je n'aurois jamais été employé à la cour. La voici.

Il demeuroit alors dans la rue des Infantes une vieille dame appelée Inésile de Cantarilla. On ne savoit pas cer- tainement de quelle naissance elle étoit. Les uns la disoient fdle d'un faiseur de luths , et les autres d'un commandeur de l'ordre de Saint-Jacques. Quoi qu'il en soit, c'étoit une personne prodigieuse. La nature lui avoit donné le privilège singulier de charmer les hommes pendant le cours de sa vie, qui duroit encore après quinze lustres accomplis. Elle avoit été l'idole des seigneurs de la vieille cour, et elle se voyoit adorée de ceux de la nouvelle. Le temps, qui n'épargne pas la beauté, s'exerçoit en vain sur la sienne; il la flétrissoit sans lui ôter le pouvoir de plaire. Un air de no- blesse, un esprit enchanteur et des grâces naturelles lui fai- soient faire des passions jusque dans sa vieillesse.

Un cavalier de vingt-cinq ans, don Valerio de Luna, un des secrétaires du duc de Lerme, voyoit Inésile; il en devint amoureux. Il se déclara, fit le passionné, et poursuivit sa proie avec toute la fureur que l'amour et la jeunesse sont capables d'inspirer. La dame, qui avoit ses raisons pour ne vouloir pas se rendre à ses désirs , ne savoit que faire pour les modérer. Elle crut pourtant un jour en avoir trouvé le moyen : elle fit passer le jeune homme dans son cabinet, et là, lui montrant une pendule qui étoit sur une table : Voyez, lui dit-elle, l'heure qu'il est! Il y a aujourd'hui soixante-

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quinze ans que je vins au monde à pareille heure. En bonne foi, me siéroit-il d'avoir des galanteries à mon âge? Rentrez en vous-même , mon enfant ; étouITez des sentiments qui ne conviennent ni à vous ni à moi. A ce discours sensé, le cava- lier, qui ne reconnoissoit plus l'autorité de la raison, répon- dit à la dame avec toute l'impétuosité d'un homme possédé des mouvements qui l'agitoient : Cruelle Inésile , pourquoi avez -vous recours à ces frivoles adresses? Pensez-vous qu'elles puissent vous changer à mes yeux? Ne vous flattez pas d'une si fausse espérance. Que vous soyez telle que je vous vois, ou qu'un charme trompe ma vue, je ne cesserai point de vous aimer. bien! reprit-elle, puisque vous êtes assez opiniâtre pour persister dans la résolution de me fati- guer de vos soins, ma maison désormais ne sera plus ou- verte pour vous. Je vous l'interdis, et vous défends de pa- roître jamais devant moi.

Vous croyez peut-être, après cela, que don Valerio, dé- concerté de ce qu'il venoit d'entendre, fit une honnête retraite. Au contraire, il n'en devint que plus importun. L'amour fait dans les amants le même effet que le vin dans les ivrognes. Le cavalier pria, gémit; et, passant tout à coup des prières aux emportements, il voulut avoir par la force ce qu'il ne pouvoit obtenir autrement. Mais la dame, le repoussant avec courage, lui dit d'un air irrité : Arrêtez, téméraire; je vais mettre un frein à votre folle ardeur. Apprenez que vous êtes mon fils.

Don Valerio fut étourdi de ces paroles; il suspendit sa violence. Mais, s'imaginant qu'Inésile ne parloit ainsi que pour se soustraire à ses sollicitations , il lui répondit : Vous inventez cette fable pour vous dérober à mes désirs. Non, non , interrompit-elle ; je vous révèle un mystère que je vous aurois toujours caché, si vous ne m'eussiez pas réduite à la nécessité de vous le découvrir. Il y a vingt-six ans que j'ai-

LIVRE VIII, CHAPITRE I. 1H

mois don Pèdre de Lima, votre père, qui étoit alors gouver- neur de Ségovie; vous devîntes le fruit de nos amours : il vous reconnut, vous fit élever avec soin; et, outre qu'il n'avoit point d'autre enfant, vos bonnes qualités le déter- minèrent à vous laisser du bien. De mon côté , je ne vous ai pas abandonné; sitôt que je vous ai vu entrer dans le monde, je vous ai attiré chez moi, pour vous inspirer ces manières polies qui sont si nécessaires à un galant homme, et que les femmes seules peuvent donner aux jeunes cava- liers. J'ai plus fait : j'ai employé tout mon crédit pour vous mettre chez le premier ministre. Enfin , je me suis intéressée pour vous comme je le devois pour un fils. Après cet aveu, prenez votre parti. Si vous pouvez épurer vos sentiments, et ne regarder en moi qu'une mère, je ne vous bannis point de ma présence , et j'aurai pour vous toute la tendresse que j'ai eue jusqu'ici. Mais si vous n'êtes pas capable de cet elïort que la nature et la raison exigent de vous , fuyez dès ce mo- ment, et me délivrez de l'horreur de vous voir.

Inésile parla de cette sorte. Pendant ce temps-là don Valerio gardoit un morne silence : on eût dit qu'il rappeloit sa vertu, et qu'il alloit se vaincre lui-même. Mais c'est à quoi il ne pensoit nullement. Il méditoit un autre dessein, et préparoit à sa mère un spectacle bien différent. Ne pou- vant se consoler de l'obstacle qui s'opposoit à son bonheur, il céda lâchement à son désespoir. 11 tira son épée et se l'en- fonça dans le sein. Il se punit comme un autre OEdipe, avec cette différence que le Thébain s'aveugla de regret d'avoir consommé le crime, et qu'au contraire le Castillan se perça de douleur de ne pouvoir le commettre.

Le malheureux don Valerio ne mourut pas sur-le-champ du coup qu'il s'étoit porté. Il eut le temps de se reconnoître et de demander pardon au ciel de s'être lui-même ôté la vie. Comme il laissa par sa mort un poste de secrétaire vacant

>n GIL BLAS.

chez le duc de Lerme, ce ministre, qui n'avoit pas oublié ma relation d'incendie , non plus que l'éloge qu'on lui avoit fait de moi, me choisit pour remplacer ce jeune homme.

CHAPITRE II.

Gil Blas est présenté au duc de Lerme, qui le reçoit au nombre de ses secrétaires; ce ministre le fait travailler, et est content de son travail.

Ce fut Monteser qui m'annonça cette agréable nouvelle, et me dit : Ami Gil Blas , quoique je ne vous perde pas sans regret , je vous aime trop pour n'être pas ravi que vous suc- cédiez à don Valerio. Vous ne manquerez pas de faire une belle fortune, pourvu que vous suiviez les deux conseils que j'ai à vous donner : le premier, c'est de paroître telle- ment attaché à Son Excellence, qu'elle ne doute pas que vous ne lui soyez entièrement dévoué; et le second , c'est de bien faire votre cour au seigneur don Rodrigue de Calde- rone; car cet homme-là manie comme une cire molle l'esprit de son maître. Si vous avez le bonheur de vous acquérir la bienveillance de ce secrétaire favori, vous irez loin en peu de temps ; c'est une chose dont j'ose hardiment vous répondre.

Seigneur, dis-je à don Diègue, après lui avoir rendu grâces de ses bons avis, apprenez-moi, s'il vous plaît, de quel caractère est don Rodrigue. J'en ai quelquefois entendu parler dans le monde. On me l'a peint comme un assez mau- vais sujet ; mais je me défie des portraits que le peuple fait des personnes qui sont en place à la cour, quoiqu'il en juge sainement quelquefois. Dites-moi donc, je vous prie, ce que vous pensez du seigneur Calderone. Vous me demandez une chose délicate , répondit le surintendant avec un souris malin. Je dirois à un autre que vous , sans hésiter, que c'est

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un très-honnête gentilhomme, et qu'on n'en sauroit due que du bien ; mais je veux avoir de la franchise avec vous. Outre que je vous crois un garçon fort discret , il me semble que je dois vous parler à cœur ouvert de don Rodrigue, puisque je vous ai conseillé de le bien ménager; autrement ce ne seroit vous obliger qu'à demi.

Vous saurez donc , poursuivit-il , que de simple domes- tique qu'il étoit de Son Excellence, lorsqu'elle ne portoit en- core que le nom de don François de Sandoval , il est par- venu par degrés au poste de premier secrétaire. On n'a jamais vu d'homme plus fier. Il ne répond guère aux poli- tesses qu'on lui fait, à moins que de fortes raisons ne l'y obligent. En un mot , il se regarde comme un collègue du duc de Lerme; et, dans le fond, on diroit qu'il partage avec lui l'autorité de premier ministre, puisqu'il fait donner des charges et des gouvernements à qui bon lui semble. Le pu- blic en murmure souvent; mais c'est de quoi il ne se met guère en peine : pourvu qu'il tire des paraguantes * d'une affaire, il se soucie fort peu des épilogueurs. Vous concevez bien par ce que je viens de vous dire, ajouta don Diègue, quelle conduite vous avez à tenir avec un mortel si orgueil- leux. Oh! que oui, lui dis-je; laissez-moi faire. Il y aura bien du malheur si je ne me fais pas aimer de lui. Quand on con- noit le défaut d'un homme à qui l'on veut plaire, il faut être bien maladroit pour n'y pas réussir. Cela étant , reprit Monteser, je vais vous présenter tout à l'heure au duc de Lerme.

Nous allâmes dans le moment chez ce ministre, que nous trouvcàmes dans une grande salle, occupé à donner au- dience. Il y avoit plus de monde que chez le roi. Je vis

1. Parar/uantes, pour les gants, parce qu'on ne donnait d'abord pour pré- sent honnête qu'une paire de gants. C'est ce qu'on appelle ailleurs le pot-de- vin, le pourboire.

II. 8

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des commandeurs et des chevaliers de Saint-Jacques ' et de Calatrava -, qui sollicitoient des gouvernements et des vice- royautés; des évêques, qui, ne se portant pas bien dans leurs diocèses, vouloient, seulement pour changer d'air, de- venir archevêques; et de bons pères de Saint-Dominique et de Saint-François, qui demandoient humblement des évê- chés. Je remarquai aussi des officiers réformés qui faisoient le même rôle qu'y avoit fait ci-devant le capitaine Chin- chilla, c'est-à-dire qui se morfondoient dans l'attente d'une pension. Si le duc ne satisfaisoit pas leurs désirs, il recevoit du moins leurs placets d'un air affable; et je m'aperçus qu'il répondoit fort poliment aux personnes qui lui parloient. Nous eûmes la patience d'attendre qu'il eût expédié tous ces suppliants. Alors don Diègue lui dit : Monseigneur, voici Gil Blas de Santillane, ce jeune homme dont Votre Excel- lence a fait choix pour remplir la place de don Valerio. A. ces mots, le duc jeta les yeux sur moi, en disant obligeamment que je l'avois déjà méritée par les services que je lui avois rendus. Il me fit ensuite entrer dans son cabinet pour m'en- tretenir en particulier, ou plutôt pour juger de mon esprit par ma conversation. D'abord il voulut savoir qui j'étois, et la vie que j'avois menée jusque-là. Il exigea même de moi là-dessus une narration sincère. Quel détail c'étoit me de- mander! De mentir devant un premier ministre d'Espagne, il n'y avoit pas d'apparence. D'une autre part, j'avois tant de choses à dire aux dépens de ma vanité , que je ne pou-

1. C'est l'ordre de chevalerie le plus important de l'Espagne: il fut institué dans le douzième siècle, et devint si puissant qu'il put, comme les templiers, inquiéter souvent la puissance royale; mais la grande maîtrise fut réunie ù la couronne, sous Ferdinand et Isabelle, en 1493. Ce fut un trait de politique. La devise des chevaliers est : Sanguis Arabuin.

'2. Autre ordre militaire dépendant primitivement de l'ordre de Citeaux. Ces chevaliers portèrent d'abord un scapulaire blanc avec un petit capuchon qui leur tombait sur les épaules. En 1397, ils prirent pour habit un large man- teau blanc, orné d'une croix rouge, que terminaient des fleurs de lis.

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vois me résoudre à une confession générale. Comment sortir de cet embarras ? Je pris le parti de farder la vérité dans les endroits elle auroit fait peur toute nue. Mais il ne laissa pas de la démêler, malgré tout mon art. Monsieur de San- tillane, me dit-il en souriant à la fin de mon récit, à ce que je vois, vous avez été tant soit peu j^icaroK Monseigneur, lui répondis-je en rougissant. Votre Excellence m'a wdonné d'avoir de la sincérité; je lui ai obéi. Je t'en sais bon gré, répliqua-t-il. Va, mon enfant, tu en es quitte à bon marché: je m'étonne que le mauvais exemple ne t'ait pas entièrement perdu. Combien y a-t-il d'honnêtes gens qui deviendi'oient de grands fripons, si la fortune les mettoit aux mêmes épreuves!

Ami Santillane , continua le ministre , ne te souviens plus du passé; songe que tu es présentement au roi, et que tu seras désormais occupé pour lui. Tu n'as qu'à me suivre ; je vais t'apprendre en quoi consisteront tes occupations. A ces mots, le duc me mena dans un petit cabinet qui joignoit le sien, et il y avoit sur des tablettes une vingtaine de re- gistres in-folio fort épais. C'est ici, me dit-il, que tu, tra- vailleras. Tous ces registres que tu vois composent un dic- tionnaire de toutes les familles nobles qui sont dans les royaumes et principautés de la monarchie d'Espagne. Chaque livre contient par ordre alphabétique l'histoire abrégée de tous les gentilshommes "d'un royaume, dans laquelle sont détaillés les services qu'eux et leurs ancêtres ont rendus à l'État, aussi bien que les affaires d'honneur qui peuvent leur être arrivées. On y fait encore mention de leurs biens, de leurs mœurs , en un mot de toutes leurs bonnes et mauvaises qualités'; en sorte que, lorsqu'ils viennent demander des

\. Picaro, fripon, coquin, vaurien.

2. Cette vlncjloine de registres in-folio et fort épais, qui contiennent l'iiis- toire dos familles nobles d'Espagne, reviennent aux nombreux volumes manu-

WQ GIL BLAS.

grâces à la cour, je vois d'un coup d'oeil s'ils les méritent. Pour savoir exactement toutes ces choses, j'ai partout des pensionnaires qui ont soin de s'en informer et de m'en instruire par des mémoires qu'ils m'envoient; mais, comme ces mémoires sont diffus et remplis de façons de parler pro- vinciales, il faut les rédiger et en polir la diction, parce que' le roi se fait lire quelquefois ces registres. C'est à ce tra- vail, qui demande un style net et concis, que je veux Rem- ployer dès ce moment même.

En parlant ainsi, il tira d'un grand portefeuille plein de papiers un mémoire qu'il me mit entre les mains; puis il sortit de mon cabinet pour m'y laisser faire mon coup d'essai en liberté. Je lus le mémoire , qui me parut non-seulement farci de termes barbares, mais même trop passionné. G'étoit pourtant un moine de la ville de Solsone qui l'avoit com- posé. Sa révérence, en affectant le style d'un homme de bien, y déchiroit impitoyablement une bonne famille cata- lane, et Dieu sait s'il disoit la vérité! Je crus lire un libelle diffamatoire, et je me fis d'abord un scrupule de travailler sur cela; je craignois de me rendre complice d'une calom- nie : néanmoins, tout neuf que j'étois à la cour, je passai outre , aux périls et fortunes de l'âme du bon religieux; et, mettant sur son compte toute l'iniquité, s'il y en avoit, je commençai à déshonorer en belles- phrases castillanes deux ou trois générations d'honnêtes gens peut-être.

J'avois déjà fait quatre ou cinq pages, quand le duc, impatient de savoir comment je m'y prenois, revint et me

scrits du même format que tous les intendants des provinces de France avaient composés par ordre du duc de Bourgogne, en 1G98. Les informations qu'on leur avait prescrit d'envoyer à ce prince roulaient particulièrement sur l'his- toire des gentilshommes de chaque généralité. Le comte de Boulainvilliers en a donné l'extrait dans VÈtat de la France, l'on voit que plusieurs de ces mémoires historiques avaient été mal rédigés, et ressemblaient beaucoup à ceux dont parle ici le duc de Lerme.

LIVRE VIII, CHAPITRE II. -117

dit: Santillane , montre-moi ce que tu as fait; je suis curieux de le voir. En même temps, jetant la vue sur mon ouvrage , il en lut le commencement avec beaucoup d'atten- tion. Il en parut si content que j'en fus surpris. Tout prévenu que j'étois en ta faveur, reprit-il , je t'avoue que tu as sur- passé mon attente. Tu n'écris pas seulement avec toute la netteté et la précision que je désirois , je trouve encore ton style léger et enjoué. Tu justifies bien le choix que j'ai fait de ta plume, et tu me consoles de la perte de ton prédéces- seur. Le ministre n'auroit pas borné mon éloge, si le comte de Lemos , son neveu , ne fût venu l'interrompre en cet endroit. Son Excellence l'embrassa plusieurs fois, et le reçut d'une manière qui me fit connoître qu'elle l'aimoit tendrement. Ils s'enfermèrent tous deux pour s'entretenir en secret d'une afiaire de famille, dont je parlerai dans la suite, et dont le duc étoit alors plus occupé que de celles du roi.

Pendant qu'ils étoient ensemble, j'entendis sonner midi. Comme je savois que les secrétaires et les commis quittoient à cette heure-là leurs bureaux pour aller dîner il leur plaisoit, je laissai mon chef-d'œuvre, et sortis pour me rendre, non chez Monteser, parce qu'il m'avoit payé mes appointements , et que j'avois pris congé de lui , mais chez le plus fameux traiteur du quartier de la cour. Une auberge ordinaire ne me convenoit plus. Songe que tu es préseiife- ment au roi : ces paroles que le duc m'avoit dites s'ofTroient sans cesse à ma mémoire, et devenoient des semences d'ambition qui germoient d'instant en instant dans mon esprit.

IIS GIL BLAS.

CHAPITRE III.

Il apprend que son poste n'est pas sans désagrément. De l'inquiétude que lui cause cette nouvelle, et de la conduite qu'elle l'oblige à tenir.

J'eus grand soin, en entrant, d'apprendre au traiteur que j'étois un secrétaire du premier ministre; et, en cette qualité, je ne savois que lui ordonner de m'apprêter pour mon dîner. J'avois peur de demander quelque chose qui sentît l'épargne, et je lui dis de me donner ce qu'il lui plai- roit. Il me régala bien, et l'on me servit avec des marques de considération qui me faisoient encore plus de plaisir que la bonne chère. Quand il fut question de payer, je jetai sur la table une pistole , dont j'abandonnai aux valets un quart pour le moins qu'il y avoit de reste à me rendre. Après quoi je sortis de chez le traiteur, en faisant des écarts de poitrine comme un jeune homme fort content de sa personne.

Il y avoit à vingt pas de un grand hôtel garni, logeoient d'ordinaire des seigneurs étrangers. J'y louai un appartement de cinq à six pièces bien meublées. Il sembloit que j'eusse déjà deux ou trois mille ducats de rente. Je donnai même le premier mois d'avance.. Après cela je re- tournai au travail, et je m'occupai toute l'après-dînée à continuer ce que j'avois commencé le matin. Il y avoit dans un cabinet voisin du mien deux autres secrétaires; mais ceux-ci ne faisoient que mettre au net ce que le duc leur portoit lui-même à copier. Je fis connoissance avec eux dès ce soir-là même en nous retirant; et, pour mieux gagner leur amitié , je les entraînai chez mon traiteur, j'ordonnai les meilleures viandes pour la saison , avec les vins les plus dé- licats et les plus estimés en Espagne.

Nous nous mîmes à table, et nous commençâmes à nous

LIVRE Vin, CHAPITRE III. 119

entretenir avec plus de gaieté que d'esprit; car, pour rendre justice à mes convives, je m'aperçus bientôt qu'ils ne dé- voient pas à leur génie les places qu'ils remplissoient dans leur bureau. Ils se connoissoient , à la vérité, en belles lettres rondes et bâtardes; mais ils n'avoient pas la moindre teinture de celles qu'on enseigne dans les universités.

En récompense, ils entendoient à merveille leurs petits intérêts, et ils me firent connoître qu'ils n'étoient pas si enivrés de l'honneur d'être chez le premier ministre, qu'ils ne se plaignissent de leur condition. Il y a, disoit l'un, déjà cinq mois que nous exerçons notre emploi à nos dépens. Nous ne touchons pas nos appointements; et, qui pis est, nos appointements ne sont pas réglés. Nous ne savons sur quel pied nous sommes. Pour moi, disoit l'autre, je vou- drois avoir reçu vingt coups d'étrivières pour appointements, et qu'on me laissât la liberté de prendre un parti ailleurs; car je n'oserois me retirer de moi-même ni 'demander mon congé, après les choses secrètes que j'ai écrites. Je pour- rois bien aller voir la tour de Ségovie ou le château d'Ali- cante.

Comment faites-vous donc pour vivre? leur dis-je. Vous avez du bien apparemment? Ils me répondirent qu'ils en avoient fort peu, mais qu'heureusement pour eux ils étoient logés chez une honnête veuve qui leur faisoit crédit, et les nourrissoit pour cent pistoles chacun par année. Tous ces discours, dont je ne perdis pas un mot, abaissèrent dans le moment mes orgueilleuses fumées. Je me représentai qu'on n'auroit pas sans doute plus d'attention pour moi que pour les autres; que par conséquent je ne devois pas être si charmé de mon poste; qu'il éloit moins solide que je ne l'avois cru, et qu'enfin je ne pouvois assez ménager ma bourse. Ces réflexions me guérirent de la rage de déj)enser. Je commençai à me repentir d'avoir amené ces secrétaires,

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à souhaiter la fin du repas; et, lorsqu'il fallut compter, j'eus avec le traiteur une dispute pour l'écot.

Nous nous séparâmes à minuit, mes confrères et moi, parce que je ne les pressai pas de boire davantage. Ils s'en allèrent chez leur veuve , et je me retirai à mon superbe appartement, que j'enrageois pour lors d'avoir loué, et que je me promettois bien de quitter à la fin du mois. J'eus beau me coucher dans un bon lit, mon inquiétude en écarta le sommeil. Je passai le reste de la nuit à rêver aux moyens de ne pas travailler pour le roi généreusement. Je m'en tins là-dessus au conseil de Monteser. Je me levai dans la réso- lution d'aller faire la révérence à don Rodrigue de Calde- rone. J'étois dans une disposition très-propre à paroître de- vant un homme si fier : car je sentois que j'avois besoin de lui. Je me rendis donc chez ce secrétaire.

Son logement communiquoit à celui du duc de Lcrme, et l'égaloit en magnificence. On auroit eu de la peine à distin- guer par les ameublements le maître du valet. Je me fis an- noncer comme successeur de don Valerio , ce qui n'empêcha pas qu'on ne me fît attendre plus d'une heure dans l'anti- chambre. Monsieur le nouveau secrétaire , me disois-je pen- dant ce temps-là, prenez, s'il vous plaît, patience. Vous croquerez bien le marmot, avant que vous le fassiez croquer aux autres.

On ouvrit pourtant la porte de la chambre. J'entrai, et m'avançai vers don Rodrigue, qui, venant d'écrire un billet doux à sa charmante Sirène , le donnoit à Pédrille dans ce moment-là. Je n'avois pas paru devant l'archevêque de Gre- nade , ni devant le comte Galiano , ni même devant le pre- mier ministre, si respectueusement que je me présentai aux yeux du seigneur Calderone. Je le saluai en baissant la tête jusqu'à terre, et lui demandant sa protection dans des termes dont je ne puis me souvenir sans honte, tant ils

LIVRE VIII, CHAPITRE III 121

étoient pleins de soumission. Ma bassesse auroit tourné contre moi dans l'esprit d'un homme qui eût eu moins de fierté. Pour lui, il s'accommoda fort de mes manières ram- pantes, et me dit d'un air même assez honnête qu'il ne laisseroit échapper aucune occasion de me faire plaisir.

Là-dessus, le remerciant avec de grandes démonstrations de zèle des sentiments favorables qu'il me marquoit, je lui vouai un éternel attachement. Ensuite, de peur de l'incom- moder, je sortis, en le priant de m'excuser si je l'avois inter- rompu dans ses importantes occupations. Sitôt que j'eus fait une si indigne démarche , je me retirai plein de confusion , et je gagnai mon bureau j'achevai l'ouvrage qu'on m'avoit chargé de faire. Le duc ne manqua pas d'y venir dans la matinée. Il ne fut pas moins content de la fin de mon travail qu'il l'avoit été du commencement , et il me dit : Voilà qui est bien. Écris toi-même, le mieux que tu pourras, cette histoire abrégée sur le registre de Catalogne. Après quoi, tu prendras dans le portefeuille un autre mémoire , que tu rédigeras de la même manière. J'eus une assez longue con- versation avec Son Excellence dont l'air doux et familier me charmoit. Quelle différence il y avoit d"elle à Calderone ! C'étoient deux figures bien contrastées.

Je dînai ce jour-là dans une auberge l'on mangeoit à juste prix, et je résolus d'y aller tous les jours incognito^ jusqu'à ce que je visse l'effet que mes complaisances et mes souplesses produiroient. J'avois de l'argent pour trois mois tout au plus. Je me prescrivis ce temps-là pour tra- vailler aux dépens de qui il appartiendroit, me proposant (les plus courtes folies étant les meilleures) d'abandonner après cela la cour et son clinquant, si je n'en recevois aucun salaire. Je fis donc ainsi mon plan. Je n'épargnai rien pen- dant deux mois pour plaire à Calderone : mais il me tint si peu de compte de tout ce que je faisois pour y réussir, que

GIL BLAS.

je désespérai d'en venir à bout. Je changeai de conduite à son égard. Je cessai de lui faire la cour; et je ne m'attachai plus qu'à mettre à profit les moments d'entretien que j'avois avec le duc.

CHAPITRE IV.

Gil Blas gagne la faveur du duc de Lcrme, qui le rend dépositaire d'un secret important.

Quoique monseigneur ne fît, pour ainsi dire, que pa- roître et disparoître à mes yeux tous les jours, je ne laissai pas insensiblement de me rendre si agréable à Son Excel- lence, qu'elle me dit une après- dînée : Ecoute, Gil Blas, j'aime le caractère de ton esprit, et j'ai de la bienveillance pour toi. Tu es un garçon zélé, fidèle, plein d'intelligence et de discrétion. Je ne crois pas mal placer ma confiance en la donnant à un pareil sujet. Je me jetai à ses genoux, lorsçjue j'eus entendu ces paroles; et, après avoir baisé respectueu- sement une de ses mains qu'il me tendoit pour me relever, je lui répondis : Est-il bien possible que Votre Excellence daigne m'honorer d'une si grande faveur? Que vos bontés vont me faire d'ennemis secrets ! Mais il n'y a qu'un homme dont je redoute la haine : c'est don Rodrigue de Calderone.

Tu ne dois rien appréhender de ce côté-là, reprit le duc. Je connois Calderone. Il est attaché à moi depuis son en- fance. Je puis dire que ses sentiments sont si conformes aux miens, qu'il chérit tout ce que j'aime, comme il hait tout ce qui me déplaît. Au lieu de craindre qu'il n'ait de l'aver- sion pour toi, tu dois au contraire compter sur son amitié. Je compris par que le seigneur don Rodrigue étoit un fin matois; qu'il s'étoit emparé de l'esprit de Son Excellence, et que je ne pouvois trop garder de mesures avec lui.

Pour commencer, poursuivit le duc , à te mettre en pos-

LIVRE VIII, CHAPITRE IV. 123

session de ma confidence , je vais te découvrir un dessein que je médite, 11 est nécessaire que tu en sois instruit, pour te bien acquitter des commissions dont je prétends te charger dans la suite. 11 y a déjtà longtemps que je vois mon autorité généralement respectée, mes décisions aveuglément suivies, et que je dispose à mon gré des charges, des emplois, des gouvernements, des vice-royautés et des bénéfices. Je règne, si j'ose le dire, en Espagne. Je ne puis pousser ma fortune plus loin. Mais je voudrois la mettre à l'abri des tempêtes qui commencent à la menacer; et pour cet effet, je souhai- terois d'avoii', pour successeur au ministère , le comte de Lemos, mon neveu.

Le ministre, en cet endroit de son discours, remarquant que j'étois extrêmement surpris de ce que j'entendois, me dit : Je vois bien, Santillane. je vois bien ce qui t' étonne. Il te semble fort étrange que je préfère mon neveu au duc d'Uzède, mon propre fils. Mais apprends que ce dernier a le génie trop borné pour occuper ma place, et que d'ailleurs je suis son ennemi. Il a trouvé le secret de plaire au roi, qui en veut faire son favori: et c'est ce que je ne puis souf- frir. La faveur d'un souverain ressemble à la possession d'une femme qu'on adore ; c'est un bonheur dont on est si jaloux qu'on ne peut se résoudre à le partager avec un rival, quelque uni qu'on soit avec lui par le sang ou par l'amitié.

Je te montre ici, continua-t-il, le fond de mon cœur. J'ai déjà tenté de détruire le duc d'Lzède dans l'esprit du roi; et, comme je n'ai pu en venir à bout, j'ai dressé une autre batterie. Je veux que le comte de Lemos, de son côté, s'in- sinue dans les bonnes grâces du prince d'Espagne. Étant gentilhomme de sa chambre, il a occasion de lui parler à toute heure; et, outre qu'il a de l'esprit, je sais un moyen sûr de le faire réussir dans cette entreprise. Par ce strafa-

nu GIL BLAS.

gème j'opposerai mon neveu à mon fils. Je ferai naître entre ces cousins une division qui les obligera tous deux à recher- cher mon appui; et le besoin qu'ils auront de moi me les rendra soumis l'un et l'autre. Voilà quel est mon projet, ajouta-t-il; ton entremise ne m'y sera pas inutile. C'est toi que j'enverrai secrètement au comte de Lemos, et qui me rapportera de sa part tout ce qu'il aura à me faire savoir.

Après cette confidence, que je regardai comme de l'ar- gent comptant, je n'eus plus d'inquiétude. Enfin, disois-je, me voici sous la gouttière ; une pluie d'or va tomber sur moi. Il est impossible que le confident d'un homme qui gou- verne la monarchie d'Espagne ne soit pas bientôt comblé de richesses. Plein d'une si douce espérance, je voyois d'un œil indifférent ma pauvi'e bourse tirer à sa fin.

CHAPITRE V.

l'on verra Gil Blas comblé de joie, d'honneur et de misère.

On s'aperçut bientôt à la cour de l'affection que le mi- nistre avoit pour moi. Il affecta d'en donner des marques publiquement, en me chargeant de son portefeuille, qu'il avoit coutume de porter lui-même lorsqu'il alloitau conseil. Cette nouveauté, me faisant regarder comme un petit favori, excita l'envie de plusieurs personnes, et fut cause que je reçus de l'eau bénite de cour. Mes deux voisins les secré- taires ne furent pas des derniers à me complimenter sur ma prochaine grandeur, et ils m'invitèrent à souper chez leur veuve, moins par représailles, que dans la vue de m' engager à leur rendre service dans la suite. On me faisoit fête de toutes parts. Le fier don Rodrigue même changea de ma- nières avec moi. Il ne m'appela plus que seigneur de Santil-

LIVRE VIII, CHAPITRE V. 125

lane^y lui qui jusqu'alors ne m'avoit traité que de vom^ sans jamais se servir du terme de seigneurie. Il m'accabloit de civilités, surtout lorsqu'il jugeoit que notre patron pouvoit le remarquer. Mais je vous assure qu'il n'avoit pas affaire à un sot. Je répondis à ses honnêtetés d'autant plus poliment que j'avois plus de haine pour lui : un vieux courtisan ne s'en seroit pas mieux .acquitté que moi.

J'accompagnois aussi le duc mon seigneur lorsqu'il alloit chez le roi , et il y alloit ordinairement trois fois le jour. Il entroit le matin dans la chambre de Sa Majesté lorsqu'elle étoit éveillée. Il se mettoit à genoux au chevet de son lit, l'entretenoit des choses qu'elle avoit à faire dans la journée, et lui dictoit celles qu'elle avoit à dire. Ensuite il se reti- roit. Il y retournoit aussitôt qu'elle avoit dîné, non pour lui parler d'affaires; il ne lui tenoit alors que des discours réjouissants. Il la régaloit de toutes les aventures plaisantes qui arrivoient dans Madrid, et dont il étoit toujours le pre- mier instruit par des personnes pensionnées pour cet effet. Et enfin, le soir, il revoyoit le roi pour la troisième fois, lui rendoit compte, comme il lui plaisoit, de ce qu'il avoit fait ce jour-là, et lui demandoit, par manière d'acquit, ses ordres pour le lendemain. Tandis qu'il étoit avec le roi, je me tenois dans l'antichambre, je voyois des personnes de qualité, dévouées à la faveur, rechercher ma conversa- tion , et s'applaudir de ce que je voulois bien me prêter à la leur. Comment aurois-je pu, après cela, ne me pas croire un homme de conséquence? Il y a bien des gens à la cour qui ont, encore pour moins, cette opinion-là d'eux.

En jour j'eus un plus grand sujet de vanité. Le roi, à qui le duc avoit parlé fort avantageusement de mon style, fut curieux d'en voir un échantillon. Son Excellence me fit

1. Le nom de Santillano est celui d'une ville et d'une ancienne famille.

/|2f) GIL BLAS.

prendre le registre de Catalogne, me mena devant ce mo- narque, et me dit de lire le premier mémoire que j'avois rédigé. Si la présence du prince me troubla d'aljord, celle du ministre me rassura bientôt, et je fis la lecture de mon ouvrage, que Sa Majesté n'entendit pas sans plaisir. Elle eut la bonté de témoigner qu'elle étoit contente de moi, et de recommander même à son ministre d'avoir soin de ma for- tune. Gela ne diminua rien de l'orgueil que j'avois déjà; et l'entretien que j'eus peu de jours après avec le comte de Lemos acheva de me remplir la tète d'ambitieuses idées.

J'allai trouver ce seigneur, de la part de son oncle, chez le prince d'Espagne, et je lui présentai une lettre de créance, par laquelle le duc lui mandoit qu'il pouvoit s'ouvrir à moi comme à un homme qui avoit une entière connoissance de leur dessein, et qui étoit choisi pour être leur messager commun. Après avoir lu ce billet, le comte me conduisit dans une chambre nous nous enfermâmes tous deux , et ce jeune seigneur me tint ce discours : Puisque vous avez la confiance du duc de Lerme, je ne doute pas que vous ne la méritiez, et je ne dois faire aucune difficulté de vous donner la mienne. Vous saurez donc que les choses vont le mieux du monde. Le prince d'Espagne me distingue de tous les seigneurs qui sont attachés à sa personne, et qui s'étudient à lui plaire. J'ai eu ce matin une conversation particulière avec lui, dans laquelle il m'a paru chagrin de se voir, par l'avarice du roi, hors d'état de suivre les mouvements de son cœur généreux, et même de faire une dépense conve- nable à un prince. Sur cela je n'ai pas manqué de le plaindre; et, profitant de ce moment-là, j'ai promis de lui porter demain à son lever mille pistoles , en attendant de plus grosses sommes que je me suis fait fort de lui fournir incessamment. Il a été charmé de ma promesse; et je suis bien sûr de captiver sa bienveillance, si je lui tiens parole.

LIVRE VIII, CHAPITRE V. 127

Allez dire, ajouta-t-il, toutes ces circonstances à mon oncle, et revenez ra'apprendre ce soir ce qu'il pense là-dessus.

Je quittai le comte de Lemos dès qu'il m'eut parlé de cette sorte, et je rejoignis le duc de Lerme, qui, sur mon rapport, envoya demander à Calderone mille pistoles, dont on me chargea le soir, et que j'allai remettre au comte , en disant en moi-même : Ho, ho! je vois bien à présent quel est l'infaillible moyen qu'a le ministre pour réussir dans son entreprise. Il a parbleu raison; et, selon toutes les appa- rences, ses prodigalités ne le ruineront point. Je devine aisément dans quels collres il prend ces belles pistoles; mais après tout, n'est-il pas juste que ce soit le père qui entre- tienne le fils? Le comte de Lemos, lorsque je me séparai de lui, me dit tout bas : Adieu, notre cher confident! Le prince d'Espagne aim.e un peu les dames ; il faudra que nous ayons, vous et moi, au premier jour une conférence là-dessus; je prévois que j'aurai bientôt besoin de votre ministère. Je m'en retournai en rêvant à ces mots qui n'étoient nullement ambigus, et qui me remplissoient de joie. Comment diable, disois-je, me voilà prêt à devenir le Mercure de l'héritier de la monarchie! Je n'examinois point si cela étoit bon ou mau- vais; la qualité du galant étourdissoit ma morale. Quelle gloire pour moi d'être ministre des plaisirs d'un grand prince! Oh! tout beau, monsieur Gil Blas, me dira-t-on : il ne s'agissoit pour vous que d'être ministre en second. J'en demeure d'accord : mais dans le fond ces deux postes font autant d'honneur l'un que l'autre; le profit seul en est dif- férent.

En m' acquittant de ces nobles commissions, en me met- tant de jour en jour plus avant dans les bonnes grâces du premier ministre, avec les plus belles espérances du monde , que j'eusse été heureux si l'ambition m'eût préservé de la faim ! Il y avoit plus de deux mois que je m'étois défait de

128 GIL BLAS.

mon magDifique appartement, et que j'occupois une petite chambre garnie des plus modestes. Quoique cela me fît de la peine, comme j'en sortois de bon matin et que je n'y rentrois que la nuit pour y coucher, je prenois patience. J'étois toute la journée sur mon théâtre, c'est-à-dire chez le duc. J'y jouois un rôle de seigneur. Mais quand j'étois retiré dans mon taudis, le seigneur s'évanouissoit, et il ne restoit que le pauvre Gil Blas, sans argent, et, qui pis est, sans avoir de quoi en faire. Outre que j'étois trop fier pour découvrir à quelqu'un mes besoins, je ne connoissois per- sonne qui pût m'aider que don Navarro, que j'avois trop négligé depuis que j'étois à la cour, pour oser m' adresser à lui. J'avois été obligé de vendre mes bardes pièce à pièce. Je n'avois plus que celles dont je ne pouvois absolument me passer. Je n'allois plus à l'auberge, faute d'avoir de quoi payer mon ordinaire. Que faisois-je donc pour subsister? Je vais vous le dire. Tous les matins, dans nos bureaux, on nous apportoit pour déjeuner un petit pain et un doigt de vin ; c'étoit tout ce que le ministre nous faisoit donner. Je ne mangeois que cela dans la journée, et le soir le plus souvent je me couchois sans souper.

Telle étoit la situation d'un homme qui brilloit à la cour, quoiqu'il y dût faire plus de pitié que d'envie. Je ne pus néanmoins résister à ma misère, et je me déterminai enfin à la découvrir au duc de Lerme, si j'en trouvois l'occasion. Par bonheur elle s'offrit à l'Esc urial, le roi et le prince d'Espagne allèrent quelques jours après.

LIVRE VIII, CHAPITRE VI. 429

CHAPITRE VI.

Comment Gil Blas fit connoitre sa misère au duc de Lerme , et de quelle façon en usa ce ministre avec lui.

Lorsque le roi étoit h l'Escurial, il y défrayoit tout le monde , de manière que je ne sentois point le bât me blessoit. Je couchois dans une garde-robe auprès de la chambre du duc. Ce ministre, un matin, s'étant levé à son ordinaire au point du jour, me fit prendre quelques papiers avec une écritoire, et me dit de le suivre dans les jardins du palais. Nous allâmes nous asseoir sous des arbres, je me mis par son ordre dans l'attitude d'un homme qui écrit sur la forme de son chapeau ; et lui , il tenoit h la main un papier qu'il faisoit semblant de lire. Nous paroissions de loin occupés d'aiïaires fort sérieuses , et toutefois nous ne parlions que de bagatelles; car son excellence ne les haïssoit pas.

Il y avoit plus d'une heure que je la réjouissois par toutes les saillies que mon humeur enjouée me fournissoit, quand deux pies vinrent se poser sur les arbres qui nous couvroient de leur ombrage. Elles commencèrent à caqueter d'une façon si bruyante , qu'elles attirèrent notre attention. Yoilà des oiseaux, dit le duc, qui semblent se quereller. Je serois assez curieux de savoir le sujet de leur querelle. Monsei- gneur, lui dis-je, votre curiosité me fait souvenir d'une fable indienne que j'ai lue dans Pilpay, ou dans un autre autour fabuliste. Le ministre me demanda quelle étoit cette fable, et je la lui racontai dans ces termes :

Il régnoit autrefois dans la Perse un bon monarque, qui, n'ayant pas assez d'étendue d'esprit pour gouverner lui- même ses Etats, en laissoit le soin à son grand vizir. Ce ministre nommé Atalmuc avoit un génie supérieur. Il soute- II. 9

1.30 GIL BLAS.

noit le poids de cette vaste monarchie, sans en être accablé. Il la maintenoit dans une paix profonde. Il avoit même l'art de rendre aimable l'autorité royale en la faisant respecter, et les sujets avoient un père affectionné dans un vizir fidèle au prince. Atalmuc avoit parmi ses secrétaires un jeune Cachemirien, appelé Zéangir, qu'il aimoit plus que les autres. Il prenoit plaisir à son entretien, le menoit avec lui à la chasse, et lui découvroit jusqu'à ses plus secrètes pen- sées. Un jour qu'ils chassoient ensemble dans un bois, le vizir, voyant deux corbeaux qui croassoient sur un arbre, dit à son secrétaire : Je voudrois ])ien savoir ce que ces oiseaux se disent en leur langage. Seigneur, lui répondit le Cachemirien, vos souhaits peuvent s'accomplir. Eh ! com- ment cela? reprit Atalmuc. C'est, repartit Zéangir, qu'un derviche cabaliste m'a enseigné la langue des oiseaux. Si vous le souhaitez, j'écouterai ceux-ci, et je vous répéterai mot pour mot ce que je leur aurai entendu dire.

Le vizir y consentit. Le Cachemirien s'approcha des cor- beaux, et parut leur prêter une oreille attentive. Après quoi, revenant à son maître : Seigneur, lui dit-il, le croiriez- vous? nous faisons le sujet de leur conversation. Cela n'est pas possible ! s'écria le ministre persan. Et que disent-ils de nous? Un des deux, reprit le secrétaire, a dit : Le voilà lui-même, ce grand vizir Atalmuc, cet aigle tutélaire qui couvre de ses ailes la Perse comme son nid, et qui veille sans cesse à sa conservation ! Pour se délasser de ses pénibles travaux , il chasse dans ce bois avec son fidèle Zéangir. Que ce secrétaire est heureux de servir un maître qui a mille bontés pour lui ! Doucement, a interrompu l'autre corbeau, doucement : ne vantez pas le bonheur de ce Cachemirien ! Atalmuc, il est vrai, s'entretient avec lui familièrement, l'honore de sa confiance, et je ne doute pas même qu'il n'ait dessein de lui donner quelque jour un emploi considé-

LIVRE YIII, CHAPITRE VI. 131

rable; mais avant ce temps-là Zéangir momTa de faim. Ce pauvre diable est logé dans une petite chambre garnie, il manque des choses les plus nécessaires. En un mot, il mène une vie misérable, sans que personne s'en aperçoive à la cour. Le grand vizir ne s'avise pas de s'informer s'il est bien ou mal dans ses affaires; et, content d'avoir pour lui de bons sentiments, il le laisse en proie à la pauvreté.

Je cessai de parler en cet endroit pour voir venir le duc de Lerme, qui me demanda en souriant quelle impression cet apologue avoit faite sur l'esprit d'Atalmuc, et si ce grand vizir ne s'étoit point offensé de la hardiesse de son secrétaire. Non, monseigneur, lui répondis-je un peu trou- blé de sa question ; la fable dit au contraire qu'il le combla de bienfaits. Cela est heureux , reprit le duc d'un air sérieux ; il y a des ministres qui ne trouveroient pas bon qu'on leur fît des leçons. Mais, ajouta-t-il en rompant l'entretien et en se levant, je crois que le roi ne tardera guère à se réveil- ler; mon devoir m'appelle auprès de lui. A ces mots, il marcha vers le palais à grands pas, sans me parler davan- tage , et très-mal affecté, à ce qu'il me sembloit, de ma fable indienne.

Je le suivis jusqu'à la porte de la chambre de Sa Majesté, après quoi j'allai remettre les papiers dont j'étois chargé à l'endroit je les avois pris. J'entrai dans un cabinet nos deux secrétaires copistes travailloient, car ils étoient aussi du voyage. Qu'avez-vous, seigneur de Santillane? dirent-ils en me voyant. Vous êtes bien ému ! Vous seroit-il anivé quelque désagréable accident ?

J'étois trop plein du mauvais succès de mon apologue , pour leur cacher ma douleur. Je leur fis le récit des choses que j'avois dites au duc, et ils se montrèrent sensibles à la vive affliction dont je leur parus saisi. Vous avez sujet d'être chagrin, me dit l'un d'eux. Monseigneur, quelquefois, prend

132 GIL BLAS.

les choses de travers. Cela n'est que trop vrai, dit l'autre. Puissiez-vous être mieux traité que ne le fut un secrétaire du cardinal Spinosa ! Ce secrétaire , las de ne rien recevoir depuis quinze mois qu'il étoit occupé par son éminence, prit un jour la liberté de lui représenter ses besoins, et de demander quelque argent pour vivre. Il est juste, lui dit le ministre, que vous soyez payé. Tenez, poursuivit-il en lui mettant entre les mains une ordonnance de mille ducats, allez toucher cette somme au trésor royal; mais souvenez- vous en même temps que je vous remercie de vos services. Le secrétaire se seroit consolé d'être congédié, s'il eût reçu ses mille ducats, et qu'on l'eut laissé chercher de l'emploi ailleurs; mais, en sortant de chez le cardinal, il fut arrêté par un alguazil, et conduit à la tour de Ségovie, il a été longtemps prisonnier.

Ce trait historique redoubla ma frayeur. Je me crus perdu; et, ne pouvant m'en consoler, je commençai à me reprocher mon impatience, comme si je n'eusse pas été assez patient. Hélas! disois-je, pourquoi faut-il que j'aie hasardé cette malheureuse fable qui a déplu au ministre? Il étoit peut-être sur le point de me tirer de mon état misérable ; peut-être même allois-je faire une de ces fortunes subites qui étonnent tout le monde. Que de richesses, que d'hon- neurs m'échappent par mon étourderie! Je devois bien faire réflexion qu'il y a des grands qui n'aiment pas qu'on les prévienne , et qui veulent qu'on reçoive d'eux comme des grâces jusqu'aux moindres choses qu'ils sont obligés de donner. Il eût mieux valu continuer ma diète sans en rien témoigner au duc; je devois même me laisser mourir de faim pour mettre tout le tort de son côté.

Quand j'aurois encore conservé quelque espérance, mon maître, que je vis l' après -dînée, me l'eût fait perdre entièrement. Il fut fort sérieux avec moi contre son ordi-

LIVRE YIII, CHAPITRE VI. 133

naire, et il ne me parla point du tout; ce qui me causa le reste du jour une inquiétude mortelle. Je ne passai pas la nuit plus tranquillement : le regret de voir évanouir mes agréables illusions, et la crainte d'augmenter le nombre des prisonniers d'État, ne me permirent que de soupirer et de faire des lamentations.

Le jour suivant fut le jour de crise. Le duc me fit appeler le matin. J'entrai dans sa chambre, plus tremblant qu'un criminel qu'on va juger. Santillane, me dit-il en me mon- trant un papier qu'il avoit à la main, prends cette ordon- nance... Je frémis à ce mot d'ordonnance, et dis en moi- même : 0 ciel ! voici le cardinal Spinosa ; la voiture est prête pour Ségovie. La fraye ui' qui me saisit dans ce moment fut telle, que j'interrompis le ministre, et me jetant à ses pieds : Monseigneur, lui dis-je tout en pleurs, je supplie très-humblement Votre Excellence de me pardonner ma har- diesse ; c'est la nécessité qui m'a forcé de vous apprendre ma misère.

Le duc ne put s'empêcher de rire du désordre il me voyoit. Console-toi, Gil Blas, me répondit-il, et m'écoute. Quoiqu'en me découvrant tes besoins, ce soit me reprocher de ne les avoir pas prévenus, je ne t'en sais pas mauvais gré, mon ami. Je me veux plutôt du mal à moi-même de ne t' avoir pas demandé comme tu vivois. Mais, pour commencer à réparer cette faute d'attention , je te donne une ordonnance de quinze cents ducats, qui te seront comptés à vue au trésor royal. Ce n'est pas tout, je t'en promets autant chaque année ; et de plus , quand des personnes riches et généreuses te prieront de leur rendre service , je ne te défends pas de me parler en leur faveur.

Dans le ravissement me jetèrent ces paroles, je baisai les pieds du ministre, qui, m'ayant commandé de me rele- ver, continua de s'entretenu- familièrement avec moi. Je

134 GIL BLAS.

voulus de mon côté rappeler ma belle humeur; mais je ne pus passer si subitement de la douleur à la joie. Je demeurai aussi troublé qu'un malheureux qui entend crier grâce au moment qu'il croit recevoir le coup de la mort. ^lon maître attribua toute mon agitation à la seule crainte de lui avoir déplu, quoique la peur d'une prison perpétuelle n'y eût pas moins de part. Il m'avoua qu'il avoit aiïecté de me paroître refroidi , pour voir si je serois bien sensible à ce change- ment; qu'il jugeoit par de la vivacité de mon attachement à sa personne , et qu'il m'en aimoit davantage.

CHAPITRE YII.

Du bon usage qu'il fit de ses quinze cents ducats; de la première alTaire dont il se mêla, et quel profit il lui en revint.

Le roi, comme s'il eût voulu servir mon impatience, retourna dès le lendemain à Madrid. Je volai d'abord au trésor royal, je touchai sur-le-champ la somme contenue dans mon ordonnance. Il est rare que la tète ne tourne pas à un gueux qui passe subitement de la misère à l'opulence. Je changeai tout à coup avec la fortune. Je n'écoutai plus que mon ambition et ma vanité. J'abandonnai ma misérable chambre garnie aux secrétaires qui ne savoient pas encore la langue des oiseaux, et je louai pour la seconde fois mon bel appartement, qui par bonheur ne se trouvoit point occupé. J'envoyai chercher un fameux tailleur qui habilloit presque tous les petits-maîtres. Il prit ma mesure, et me mena chez un marchand, il leva cinq aunes de drap qu'il falloit, disoit-il , pour me faire un habit. Cinq aunes pour un habit à l'espagnole! juste ciel!... Mais n'épiloguons pas là-dessus; les tailleurs qui sont en réputation en prennent toujours plus que les autres. J'achetai ensuite du linge dont j'avois grand

LIVRE VIII, CIIAPITRI' VII. -135

besoin, des bas de soie, avec un castor bordé d'un point d'Espagne.

Après cela , ne pouvant honnêtement me passer de laquais, je priai Vincent Forero, mon hôte, de m'en donner un de sa main. La plupart des étrangers qui venoiént loger chez lui avoient coutume, en arrivant à Madrid, de prendre à leur service des valets espagnols , ce qui ne manquoit pas d'attii'er dans cet hôtel tous les laquais qui se trouvoient hors de condition. Le premier qui se présenta étoit un garçon d'une mine si douce et si dévote, que je n'en voulus point; je crus voir Ambroise de Lamela. Je n'aime pas, dis-je à Forero, les valets qui ont un air si vertueux : j'y ai été attrapé.

A peine eus-je éconduit ce laquais, que j'en vis arriver un autre. Celui-ci paroissoit fort éveillé, plus hardi qu'un page de cour, et avec cela un peu fripon. Il me plut. Je lui fis des questions : il y répondit avec esprit; il me parut même pour l'intrigue. Je le regardai comme un sujet qui me convenoit; je l'arrêtai. Je n'eus pas lieu de m'en re- pentir : je m'aperçus bientôt que j'avois fait une admirable acquisition. Comme le duc m'avoit permis de lui parler en faveur des personnes à qui je voulois rendre service , et que j'étois dans le dessein de ne pas négliger cette permission, il me falloit un chien de chasse pour découvrir le gibier, c'est-à-dire un drôle qui eût de l'industrie, et fût propre à déterrer et à m' amener des gens qui auroient des grâces à demander au premier ministre. C'étoit justement le fort de Scipion : ainsi se nommoit mon laquais. Il sortoit de chez dona Anna de Guevara, nourrice du prince d'Espagne, il avoit bien exercé ce talent-là, cette dame étant de celles qui, se voyant du crédit à la cour, aiment à le mettre à profit.

Aussitôt que je fis savoir à Scipion que je pouvois obtenir

136 GIL BLAS.

des grâces du roi, il se mit en campagne, et dès le même jour il me dit : Seigneur, j'ai fait une assez bonne décou- verte. Il vient d'arriver à Madrid un jeune gentilhomme gre- nadin, appelé don Roger de Rada. 11 a eu une afTaire d'iionneur qui l'oblige à rechercher la protection du- duc de Lerme, et il est disposé à bien payer le plaisir qu'on lui fera. Je lui ai parlé. Il avoit envie de s'adresser à don Rodrigue de Calderone, dont on lui a vanté le pouvoir; mais je l'en ai détourné , en lui faisant entendre que ce secrétaire vendoit ses bons offices au poids de l'or, au lieu que vous vous con- tentiez pour les vôtres d'une honnête marque de reconnois- sance ; que vous feriez même les choses pour rien , si vous étiez dans une situation qui vous permît de suivre votre inclination généreuse et désintéressée. Enfin , je lui ai parlé de manière que vous verrez demain matin ce gentilhomme à votre lever. Comment donc, lui dis-je, monsieur Scipion, vous avez déjà fait bien de la besogne! Je m'aperçois que vous n'êtes pas neuf en matière d'intrigues. Je m'étonne que vous n'en soyez pas plus riche. C'est ce qui ne doit pas vous surprendre, me répondit-il ; j'aime à faire circuler les espèces; je ne thésaurise point.

Don Roger de Rada vint effectivement chez moi. Je le reçus avec une politesse mêlée de fierté. Seigneur cavalier, lui dis-je, avant que je m'engage à vous servir, je veux savoir l'affaire d'honneur qui vous amène à la cour: car elle pourroit être telle, que je n'oserois parler pour vous au pre- mier ministre. Faites-m'en donc, s'il vous plaît, un rapport fidèle, et soyez persuadé que j'enta'erai vivement dans vos intérêts, si un galant homme peut les épouser. Très-volon- tiers, me répondit le jeune Grenadin, je vais vous conter sincèrement mon histoire. En même temps il m'en fit le récit de cette sorte.

LIVRE VIII, CHAPITRE VIII. 137

GIIAPITUE VIII.

Histoire de don Roger de Rada.

Don Anastasio de Rada, gentilhomme grenadin, vivoit heureux dans la ville d'Antequerre avec dona Estephania, son épouse, qui joignoit à une vertu solide un esprit doux et une extrême beauté. Si elle aimoit tendrement son mari, elle en étoit aimée éperdument. Il étoit de son naturel fort porté à la jalousie ; et, quoiqu'il n'eût aucun sujet de douter de la fidélité de sa femme, il ne laissoit pas d'avoir de l'in- quiétude. Il appréhendoit que quelque secret ennemi de son repos n'attentât à son honneur. Il se défioitde tous ses amis, excepté de don Huberto de Hordalès, qui venoit librement dans sa maison en qualité de cousin d'Estéphanie, et qui étoit le seul homme dont il dût se défier.

Effectivement don Huberto devint amoureux de sa cou- sine, et osa lui déclarer son amour, sans avoir égard au sang qui les unissoit, ni à l'amitié particulière que don xVnastasio avoit pour lui. La dame, qui étoit prudente, au lieu de faire un éclat qui auroit eu de fâcheuses suites, reprit son parent avec douceur, lui représenta jusqu'à quel point il étoit coupable de vouloir la séduire et déshonorer son mari , et lui dit fort sérieusement qu'il ne devoit point se flatter de l'espérance d'y réussir.

Cette modération ne servit qu'à enflammer davantage le cavalier, qui, s'imaginant qu'il falloit pousser à bout une femme de ce caractère-là, commença d'avoir avec elle des manières peu respectueuses, et eut l'audnce un jour de la presser de satisfaire ses désirs. Elle le repoussa d'un air sévère, et le menaça de faire punir sa témérité par don Anastasio. Le galant, effrayé de la menace, promit de ne

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plus parler d'amour ; et, sur la foi de cette promesse, Esté- phanie lui pardonna le passé.

Don Iluberto, qui naturellement étoit un très-méchant homme, ne put voir sa passion si mal payée, sans concevoir une lâche envie de s'en venger. Il connoissoit don Anastasio pour un jaloux susceptible de toutes les impressions qu'il voudroit lui donner. Il n'eut besoin que de cette connois- sance pour former le dessein le plus noir dont un scélérat puisse être capable. Un soir qu'il se promenoit seul avec ce foible époux , il lui dit de l'air du monde le plus triste : Mon cher ami, je ne puis vivre plus longtemps sans vous révéler un secret que je n'aurois garde de vous découvrir, si votre honneur ne vous étoit pas plus cher que votre repos. Votre délicatesse et la mienne en matière d'offenses ne me per- mettent pas de vous cacher ce qui se passe chez vous. Pré- parez-vous à entendre une nouvelle qui vous causera autant de douleur que de surprise. Je vais vous fi-apper par l'en- droit le plus sensible.

Je vous entends, interrompit don Anastasio déjà tout troublé, votre cousine m'est infidèle. Je ne la reconnois plus pour ma cousine, reprit Horclalès d'un air emporté; je la désavoue : elle est indigne de vous avoir pour mari. C'est trop me faire languir, s'écria don Anastasio : parlez , qu'a fait Estéphanie? Elle vous a trahi, repartit don Huberto. Vous avez un rival qu'elle écoute en secret, mais que je ne puis vous nommer : car l'adultère, à la faveur d'une épaisse nuit, s'est dérobé aux yeux qui l'observoient. Tout ce que je sais , c'est qu'on vous trompe : c'est un fait dont je suis certain. L'intérêt que je dois prendre à cette affaire ne vous répond que trop de la vérité de mon rapport. Puisque je me déclare contre Estéphanie, il faut que je sois bien convaincu de son infidélité.

Il est inutile , continua-t-il en remarquant que ses dis-

LIVRE YIII, CHAPITRE VIII. 139

cours faisoient l'eflet qu'il en attendoit, il est inutile de vous en dire davantage. Je m'aperçois que vous êtes indigné de l'ingratitude dont on ose payer votre amour, et que vous méditez une juste vengeance. Je ne m'y opposerai point. N'examinez pas quelle est la victime que vous allez frapper; montrez à toute la ville qu'il n'est rien que vous ne puissiez immoler à votre honneur.

Le traître animoit ainsi un époux trop crédule contre une femme innocente; et il lui peignit avec de si vive couleurs l'infamie dont il demeureroit couvert s'il laissoit l'affront impuni, qu'il le mit enfin en fureur. Voilà don Anatasio qui perd le jugement; il semble que les furies l'agitent. Il retourne chez lui dans la résolution de poignarder sa mal- heureuse épouse. Elle étoit prête à se mettre au lit quand il arriva. Il se contraignit d'abord, et attendit que les domes- tiques fussent retirés. Alors, sans être retenu par la crainte de la colère céleste, ni par le déshonneur qui alloit rejaillir sur une honnête famille, ni même par la pitié naturelle qu'il devoit avoir d'un enfant de six mois que sa femme portoit dans ses flancs, il s'approcha de sa victime, et lui dit d'un ton furieux : Il faut périr, misérable ! et tu n'as plus qu'un moment à vivre, que ma bonté te laisse pour prier le ciel de te pardonner l'outrage que tu m'as fait. Je ne veux pas que tu perdes ton âme comme tu as perdu ton honneur.

En disant cela, il tira son poignard. Son action et son dis- cours épouvantèrent Estéphanie, qui, se jetant à ses genoux, lui dit les mains jointes et tout éperdue: Qu'avez-vous, seigneur? Quel sujet de mécontentement ai-je eu le malheur devons donner, pour vous porter à cette extrémité? Pour- quoi voulez-vous arracher la vie à votre épouse? Si vous la soupçonnez de ne vous être pas fidèle, vous êtes dans l'erreur.

Non, non , reprit brusquement le jaloux ; je ne suis que tro]) assuré de votre trahison. Les personnes qui m'en ont

UO GIL BLAS.

averti sont dignes de foi. Don Huberto... Ah! seigneur, interrompit-elle avec précipitation, vous devez vous défier de don Huberto. Il est moins votre ami que vous ne pensez. S'il vous a dit quelque chose au désavantage de ma vertu, ne le croyez pas. Taisez-vous, infâme que vous êtes ! répliqua don Anastasio. En voulant me prévenir contre Hordalès, vous justifiez mes soupçons au lieu de les dissiper. Vous tâchez ^ de me rendre ce parent suspect, parce qu'il est instruit de votre mauvaise conduite. Vous voudriez bien affoiblir son témoignage; mais cet artifice est inutile, et redouble l'envie que j'ai de vous punir. Mon cher époux, reprit l'innocente Estéphanie en pleurant amèrement, craignez votre aveugle colère. Si vous en suivez les mouvements, vous commettrez une action dont vous ne pourrez vous consoler, quand vous en aurez reconnu l'injustice. Au nom de Dieu, calmez vos transports! Donnez-vous du moins le temps d'éclaircir vos soupçons; vous rendrez plus de justice à une femme qui n'a rien à se reprocher.

Tout autre que don Anastasio auroit été touché de ces paroles, et encore plus de l' affliction de la personne qui venoit de les prononcer; mais le cruel, loin d'en paroître attendri, dit à la dame, une seconde fois, de se recom- mander promptement à Dieu, et leva même le bras pour la frapper. Arrête, barbare! lui cria-t-elle. Si l'amour que tu as eu pour moi est entièrement éteint, si les marques de tendresse que je f ai prodiguées sont effacées de ton souve- nir, si mes larmes ne sauroient te détourner de ton exé- crable dessein, respecte ton propre sang! N'arme pas ta main furieuse contre un innocent qui n'a point vu encore la lumière. Tu ne peux devenir son bourreau, sans offenser le ciel et la terre. Pour moi, je te pardonne ma mort; mais n'en doute pas. la sienne demandera justice d'un si horrible forfait.

LIVRE VIII, CHAPITRE VIII. 141

Quelque déterminé que fût don Anastasio à ne faire aucune attention à ce que pourroit lui dire Estéphanie , il ne laissa pas d'être ému des images affreuses que ces derniers mots présentèrent à son esprit. Aussi, comme s'il eût craint que son émotion ne trahît son ressentiment, il se hâta de profiter de la fureur qui lai restoit, et plongea son poignard dans le côté droit de sa femme. Elle tomba dans le moment. Il la crut morte; il sortit aussitôt de sa maison, et disparut d'Antequerre.

Cependant cette épouse infortunée fut si étourdie du coup qu'elle avoit reçu, qu'elle demeura quelques instants à terre comme une personne sans vie. Ensuite, reprenant ses esprits, elle fit des plaintes et des lamentations qui atti- rèrent auprès d'elle une vieille femme qui la servoit. Dès que cette bonne vieille vit sa maîtresse dans un si pitoyable état, elle poussa des cris qui dissipèrent le sommeil des autres domestiques, et même des plus proches voisins. La chambre fut bientôt remplie de monde. On appela des chi- rurgiens. Ils visitèrent la plaie , et n'en eurent pas mauvaise opinion. Ils ne se trompèrent point dans leur conjecture; ils guérirent même en assez peu de temps Estéphanie , qui accoucha fort heureusement d'un fils trois mois après cette cruelle aventure ; et c'est ce fils , seigneur Gil Blas que vous voyez en moi; je suis le fruit de ce triste enfantement.

Quoique la médisance n'épargne guère la vertu des femmes, elle respecta pourtant celle de ma mère, et cette scène sanglante ne passa dans la ville que pour le transport d'un mari jaloux. Il est vrai que mon père y étoit connu pour un homme violent, et fort sujet à prendre trop facile- ment ombrage. Hordalès jugea bien que sa parente le soup- çonnoit d'avoir troublé par des fables l'esprit de don Ana- stasio; et, satisfait de s'être du moins à demi vengé d'elle, il cessa de la voir. De peur d'ennuyer votre seigneurie, je

U2 GIL BLx\S.

ne m'étendrai point sur l'éducation qu'on m'a donnée. Je dirai seulement que ma mère s'est principalement attachée à me faire apprendre l'escrime, et que j'ai longtemps fait des armes dans les plus célèbres salles de Grenade et de Séville. Elle attendoit avec impatience que je fusse en âge de mesurer mon épée à celle de don Huberto, pour m'in- struire du sujet qu'elle avoit de se plaindre de lui; et, me voyant enfin dans ma dix-huitième année, elle m'en fit confidence, non sans répandre des pleurs abondamment, ni paroître saisie d'une vive douleur. Quelle impression ne fait pas une mère en cet état sur un fils qui a du courage et du sentiment! J'allai sur-le-champ trouver Ilordalès; je l'attirai dans un endroit écarté, où, après un assez long combat, je le perçai de trois coups d'épée, et le jetai sur le carreau.

Don Huberto, se sentant mortellement blessé, attacha sur moi ses derniers regards, et me dit qu'il recevoit la mort que je lui donnois, comme une juste punition du crime qu'il avoit commis contre l'honneur de ma mère. Il confessa, que c'étoit pour se venger de ses rigueurs qu'il s'étoit résolu de la perdre. Puis il expira en demandant pardon de sa faute au ciel, à don Anatasio, à Estéphanie et à moi. Je ne jugeai point à propos de retourner au logis pour informer ma mère de cet événement; j'en laissai le soin à la renommée. Je passai les montagnes, et me rendis à la ville de Malaga, je m'embarquai avec un armateur qui sortoit du port pour aller en course. Je lui parus ne pas manquer de cœur ; il con- sentit volontiers que je me joignisse aux enfants de bonne volonté qu'il avoit sur son bord.

Nous ne tardâmes guère à trouver une occasion de nous signaler. Nous rencontrâmes aux environs de l'île d'Albou- ran * un corsaire de Melilla - qui retournoit vers les côtes

i. Petite ilc dans la Méditerranée, sur les cotes du royaume de Fez. 2. Petite ville du même rovaunic.

LIVRE VIII. CHAPITRE VIII. 113

d'Afrique avec un bâtiment espagnol qu'il avoit pris à la hauteur de Carthagène, et qui étoit richement chargé. Nous attaquâmes vivement l'Africain , et nous nous rendîmes maîtres de ses deux vaisseaux, il y avoit quatre-vingts chrétiens qu'il emmenoit esclaves en Barbarie. Alors, pro- fitant d'un vent qui s'éleva, et qui nous étoit favorable pour gagiier la côte de Grenade, nous arrivâmes en peu de temps à Punta de Ilelena.

Comme nous demandions aux esclaves que nous avions délivrés de quel endroit ils étoient, je fis cette question à un homme de très-bonne mine, et qui pouvoit bien avoir cin- quante ans. Il me répondit en soupirant qu'il étoit d'Ante- querre. Je me sentis ému de sa réponse sans savoir pour- quoi; et mon émotion, dont il s'aperçut, excita en lui un trouble que je remarquai. Je suis, lui dis-je, votre conci- toyen. Peut-on vous demander le nom de votre famille? Hélas! me répondit-il, vous renouvelez ma douleur en exi- geant de moi que je satisfasse votre curiosité. Il y a dix-huit années que j'ai quitté le séjour d'Antequerre, l'on ne doit se souvenir de moi qu'avec horreur. Vous n'avez peut-être vous-même que trop entendu parler de moi. Je me nomme don Anastasio de Rada. Juste ciel! m'écriai-je, dois-je croire ce que j'entends? Quoi! vous seriez don Anastasio ! seroit-ce mon père que je verrois? Que dites-vous, jeune homme? s'écria-t-il à son tour en me considérant avec surprise. Seroit-il bien possible que vous fussiez cet enfant malheu- reux qui étoit encore dans les flancs de sa mère, quand je la sacrifiai à ma fureur? Oui, mon père, lui dis-je; c'est moi que la vertueuse Estéphanie a mis au monde trois mois après la nuit funeste vous la laissâtes noyée dans son sang.

Don Anastasio n'attendit pas que j'eusse achevé ces pa- roles pour se jeter à mon cou. Il me serra entre ses bras, et nous ne fîmes pendant un quart d'heure que confondre nos

444 OU BLAS.

soupirs et nos larmes. Après nous être abandonnés aux tendres mouvements qu'une pareille reconnoissance ne pou- voit manquer d'exciter en nous, mon père leva les yeux au ciel pour le remercier d'avoir sauvé la vie à Estéphanie; mais un moment après, comme s'il eût craint' de lui rendre grâces mal à propos, il m'adressa la parole, et me demanda de quelle manière on avoit reconnu l'innocence de sa femme. Seigneur, lui répondis-je, personne que vous n'en a jamais douté. La conduite de votre épouse a toujours été sans reproche. Il faut que je vous désabuse. Sachez que c'est don Huberto qui vous a trompé. En même temps je lui contai toute la perfidie de ce parent, quelle vengeance j'en avois tirée, et ce qu'il m'avoit avoué en mourant.

Mon père fut moins sensible au plaisir d'avoir recouvré la liberté qu'à celui d'entendre les nouvelles que je lui an- nonçois. Il recommença, dans l'excès de la joie qui le trans- portoit, à m'embrasser tendrement. Il ne pouvoit se lasser de me témoigner combien il étoit content de moi. Allons, mon fils, me dit-il, prenons vite le chemin d'Antequerre. Je brûle d'impatience de me jeter aux pieds d'une épouse que j'ai si indignement traitée. Depuis que vous m'avez fait con- noître mon injustice, j'ai des remords qui me déchirent le cœur.

J' avois trop d'envie de rassembler ces deux personnes qui m'étoient si chères, pour en retarder le doux moment. Je quittai l'armateur; et, de l'argent que je reçus pour ma part de la prise que nous avions faite, j'achetai à Adra deux mules, mon père ne voulant plus s'exposer aux périls de la mer. 11 eut tout le loisir sur la route de me raconter ses aventures, que j'écoutai avec cette avide attention que prêta le prince d'Ithaque au récit de celles du roi son père. Enfin, après plusieurs journées, nous nous rendîmes au bas de la montagne la plus voisine d'Antequerre, et nous fîmes

LIVRE Vlir, CHAPITRE YIII. 143

halte en cet endroit. Comme nous voulions arriver secrète- ment au logis, nous n'entrcàmes dans la ville qu'au milieu de la nuit.

Je vous laisse à imaginer la surprise fut ma mère de revoir un mari qu'elle croyoit avoir perdu pour jamais; et la manière pour ainsi dire miraculeuse dont il lui étoit rendu devenoit encore pour elle un autre sujet d'étonnement. 11 lui demanda pardon de sa barbarie avec des marques si vives de repentir, qu'elle ne put se défendre d'en être tou- chée. Au lieu de le regarder comme un assassin, elle ne vit plus en lui qu'un homme à qui le ciel l'avoit soumise, tant le nom d'époux est sacré pour une femme qui a de la vertu! Estéphanie avoit été si en peine de moi, qu'elle fut charmée de mon retour. Elle n'en ressentit pas toutefois une joie pure. Une sœur de Hordalès procédoit criminellement contre le meurtrier de son frère ; elle me faisoit chercher partout ; de sorte que ma mère, ne me voyant pas en sûreté dans notre maison, n'étoit pas sans inquiétude. Cela m'obligea dès cette nuit-là même de partir pour la cour, je viens, seigneur, solliciter ma grâce, que j'espère obtenir, puisque vous voulez bien parler en ma faveur au premier ministre , et m'appuyer de tout votre crédit.

Le vaillant fils de don Anastasio finit son récit; après quoi je lui dis d'un air important : C'est assez , seigneur don Roger : le cas me paroît graciable. Je me charge de détailler votre affaire à Son Excellence, dont j'ose vous promettre la protection. Le Grenadin, sur cela, se répandit en remercî- ments qui ne m'auroient fait qu'entrer par une oreille et sortir par l'autre, s'il ne m'eût assuré que sa reconnoissance suivroit de près le service que je lui rendrois. Mais d'abord qu'il eut touché cette corde-là, je me mis en mouvement. Dès le jour même je contai cette histoire au duc, qui, m'ayaiit permis de lui présenter le cavalier, lui dit : Uon n. 10

UG GIL BLAS.

Roger, je suis instruit de l'afTaire d'honneur qui vous a fait venir à la cour; Santillane m'en a dit toutes les circon- stances. Ayez l'esprit tranquille : vous n'avez rien fait qui ne soit excusable; et c'est particulièrement aux gentils- hommes qui vengent leur honneur offensé que Sa Majesté aime à faire grâce. Il faut pour la forme vous mettre en prison; mais soyez assuré que vous n'y demeurerez pas longtemps. Vous avez dans Santillane un bon ami qui se chargera du reste ; il hâtera votre élargissement.

Don Roger fit une profonde révérence au ministre , sur la parole duquel il alla se constituer prisonnier. Ses lettres de grâce furent bientôt expédiées par mes soins. En moins de dix jours j'envoyai ce nouveau Téléniaque rejoindre son Ulysse et sa Pénélope ; au lieu que , s'il n'eût pas eu de pro- tecteur et d'argent, il n'en auroit peut-être pas été quitte pour une année de prison. Je ne tirai pourtant de ce service rendu que cent pistoles. Ce n'étoit point un grand coup de filet; mais je n'étois pas encore un Calderone pour mé- priser les petits.

CHAPITRE IX.

Par quels moyens Gil Blas fit en peu de temps une fortune considérable, et des grands airs qu'il se donna.

Cette affaire me mit en goût, et dix pistoles que je donnai à Scipion pour son droit de courtage l'encouragèrent faire de nouvelles recherches. J'ai déjà vanté ses talents là-dessus ; on auroit pu l'appeler à juste titre le grand Sci- pion. Il m'amena pour second chaland un imprimeur de livres de chevalerie, qui s'étoit enrichi en dépit du bon sens. Cet imprimeur avoit contrefait un ouvrage d'un de ses con- frères, et son édition avoit été saisie. Pour trois cents du- cats je lui fis avoir mainlevée de ses exemplaires, et lui

LIVRE VIII, CHAPITRE IX. 147

sauvai une grosse amende. Quoique cela ne regardât point le premier ministre, Son Excellence voulut bien à ma prière interposer son autorité. Après l'imprimeur, il me passa par les mains un négociant ; et voici de quoi il s'agissoit. Tn vaisseau portugais avoit été pris par un corsaire de Barbarie, et repris ensuite par un armateur de Cadix. Les deux tiers des marchandises dont il étoit chargé appartenoient à un marchand de Lisbonne, qui, les ayant inutilement revendi- quées, venoit à la cour d'Espagne chercher un protecteur qui eût assez de crédit pour les lui faire rendre. Il eut le bonheur de le trouver en moi. Je m'intéressai pour lui, et il rattrapa ses effets moyennant la somme de quatre cents pis- toles dont il fit présent à la protection.

Il me semble que j'entends un lecteur qui me crie en cet endroit: Courage, monsieur de Santillane ! mettez du foin dans vos bottes. Vous êtes en beau chemin ; poussez votre fortune. Oh! que je n'y manquerai 2)as. Je vois, si je ne me trompe, arriver mon valet avec un nouveau quidam qu'il vient d'accrocher. Justement, c'est Scipion. Ëcoutons-le. Seigneur, me dit-il , souffrez que je vous présente ce fameux opérateur. Il demande un privilège pour débiter ses drogues pendant dix années dans toutes les villes de la monarchie d'Espagne, à l'exclusion de tous autres, c'est-à-dire qu'il soit défendu aux personnes de sa profession de s'établir dans les lieux il sera. Par reconnoissance il comptera deux cents pistoles à celui qui lui en remettra le privilège expédié. Je dis au saltimbanque, en tranchant du protecteur : Allez, mon ami, je ferai votre affaire. Véritablement, peu de jours après, je le renvoyai avec des patentes qui lui permettoient de tromper le peuple exclusivement dans tous les royaumes d'Espagne'.

4. En France, ces permissions de tromper le peuple au moyen de drogues secrètes se vendoient jadis au profit du premier médecin du roi.

148 GIL BLAS.

J'éprouvai la vérité du proverbe qui dit que l'appétit vient en mangeant; mais outre que je me sentois plus avide à mesure que je devenois plus riche, j'avois obtenu de Son Excellence si facilement les quatre grâces dont je viens de parler, que je ne balançai point à lui en demander une cin- quième. C'étoit le gouvernement de la ville de Vera, sur la côte de Grenade, pour un chevalier de Calatrava qui m'en offroit mille pistoles. Le ministre se prit à rire en me voyant si âpre à la curée. Vive Dieu! ami Gil Bas, me dit-il, comme vous y allez! Vous aimez furieusement à obliger votre pro- chain. Ecoutez : lorsqu'il ne sera question que de bagatelles, je n'y regarderai pas de si près; mais quand vous voudrez des gouvernements ou d'autres choses considérables, vous vous contenterez, s'il vous plaît, de la moitié du profit; vous me tiendrez compte de l'autre. Vous ne sauriez vous ima- giner, continua-t-il , la dépense que je suis obligé de faire, ni combien de ressources il me faut pour soutenir la dignité de mon poste; car, malgré le désintéressement dont je me pare aux yeux du monde , je vous avoue que je ne suis point assez imprudent pour vouloir déranger mes affaires domes- tiques. Réglez-vous sur cela.

Mon maître, par ce discours, m'ôtant la crainte de l'im- portuner, ou plutôt m' excitant à retourner souvent à la charge , me rendit encore plus affamé de richesses que je ne l'étois auparavant. J'aurois alors volontiers fait afficher que tous ceux qui souhaitoient d'obtenir des grâces de la com^ n'avoient qu'à s'adresser à moi. J'allois d'un côté, Scipion de l'autre. Je ne cherchois qu'à faire plaisir pour de l'ar- gent. Mon chevalier de Calatrava eut le gouvernement de Vera pour ses mille pistoles; et j'en fis bientôt accorder un autre pour le même prix à un chevalier de Saint-Jacques. Je ne me contentai pas de faire des gouverneurs, je donnai des ordres de chevalerie, je convertis quelques bons rotu-

LIVRE VIII, CHAPITRE IX. 149

riers en mauvais gentilshommes par d'excellentes lettres de noblesse. Je voulus aussi que le clergé se ressentît de mes bienfaits. Je conférai de petits bénéfices, des canonicats et quelques dignités ecclésiastiques. A l'égard des évêchés et des archevêchés , c'étoit don Roch'igue de Calderone qui en étoit le collateur. Il nommoit encore aux magistratures, aux commanderies et aux vice-royautés : ce qui suppose que les grandes places n'étoient pas mieux remplies que les petites ; car les sujets que nous choisissions pour occuper les postes dont nous faisions un si honnête trafic n'étoient pas toujours les plus habiles gens du monde, ni les plus réglés. Nous savions bien que, dans ^Madrid, les railleurs s'égayoient là-dessus à nos dépens; mais nous ressemblions aux avares qui se consolent des huées du peuple en revoyant leur or. Isocrate a raison d'appeler l'intempérance et la folie les compagnes inséparables des riches. Quand je me vis maître de trente mille ducats, et en état d'en gagner peut-être dix fois autant, je crus devoir faire une figure digne d'un confi- dent de premier ministre. Je louai un hôtel entier que je fis meubler proprement. J'achetai le carrosse d'un escrivgno * qui se l'étoit donné par ostentation, et qui cherchoit h s'en défaire par le conseil de son boulanger. Je pris un cocher, trois laquais; et, comme il est juste d'avancer ses anciens domestiques, j'élevai Scipion au triple honneur d'être mon valet de chambre , mon secrétaire et mon intendant. Mais ce qui mit le comble à mon orgueil, c'est que le ministre trouva bon que mes gens portassent sa livrée. J'en perdis ce qui me restoit de jugement. Je n'étois guère moins fou que les disciples de Porcins Latro-, qui, lorsqu'à force d'avoir bu du cumin , ils s'étoient rendus aussi pâles que

1. Notaire ou greffier.

2. Ci'-lèbre orateur romain qui se tua dans un accès de fièvre chaude, l'an de Rome 780.

loO GIL BLAS.

leur maître, s'imaginoient être aussi savants que lui; peu s'en falloit que je ne me crusse parent du duc de Lerme. Je me mis dans la tète que je passerois pour tel, ou peut-être pour un de ses bâtards : ce qui me (lattoit infiniment'.

Ajoutez à cela qu'à l'exemple de Son Excellence qui tenoit tal3le ouverte, je résolus de donner aussi à manger. Pour cet eiïet, je chargeai Scipion de me déteri-er un habile cuisinier, et il m'en trouva un qui étoit comparable peut- être à celui du Romain Nomentanus -, de friande mémoire. Je remplis ma cave de vin délicieux ; et , après avoir fait mes autres provisions , je commençai à recevoir compagnie. Il venoit souper chez moi tous les jours quelques-uns des principaux commis- du bureau du ministre, qui prenoient fièrement la qualité de secrétaires d'État. Je leur faisois très- bonne chère, et les renvoyois toujours bien abreuvés. De son côté, Scipion (car tel maître, tel valet) avoit aussi sa table dans l'office, il régaloit à mes dépens les personnes de sa connolssance. Mais outre que j'aimois ce garçon-là, comme il contribuoit à me faire gagner du bien , il me paroissoit en droit de ra'aider à le dépenser. D'ailleurs je regardois ces dissipations en jeune homme; je ne voyois pas le tort qu'elles me faisoient; je ne considérois que l'hon- neur qui m'en revenoit. Une autre raison encore m'empê- choit d'y prendre garde : les bénéfices et les emplois ne cessoient pas de faire venir l'eau au moulin. Je voyois mes finances augmenter de jour en jour. Je m'imaginai pour le coup avoir attaché un clou à la roue de la fortune.

1. Dans les Plaideurs, on voit Tlntimé chercher ce genre d'illustrati n pour se recommander au juge :

Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.

2. Lucius Cassius Nomentanus mangea un riche patrimoine. Les Satires d'Horace ont immortalisé les profusions et le luxe de cet épicurien, et sa gour- mandise savante.

LIVRE VIII, CHAPITRE IX. 131

Il ne manquoit plus à ma vanité que de rendre Fabrice témoin de ma vie fastueuse. Je ne doutois pas qu'il ne fût de retour d'Andalousie; et, pour me donner le plaisir de le surprendre, je lui fis tenir un billet anonyme, par lequel je lui mandois qu'un seigneur sicilien de ses amis l'attendoit souper ; je lui marquois le jour, l'heure et le lieu il fal- loit qu'il se trouvât. Le rendez-vous étoit chez moi. Nunez y vint, et fut extraordinairement étonné d'apprendre que j'étois le seigneur étranger qui l'avoit invité à souper. Oui, lui dis-je, mon ami, je suis le maître de cet hôtel. J'ai un équipage, une bonne table, et de plus un coflre-fort. Est-il possible, s'écria-t-il avec vivacité, que je te retrouve dans l'opulence? Que je me sais bon gré de t' avoir placé auprès du comte Galiano ! Je te disois bien que c'étoit up seigneur généreux, et qu'il ne tarderoit guère à te mettre à ton aise. Tu am'assans doute, ajouta-t-il, suivi le sage conseil que je t'avois donné de lâcher un peu la bride au maître d'hôtel ; je t'en félicite. Ce n'est qu'en tenant cette prudente con- duite , que les intendants deviennent si gras dans les grandes maisons.

Je laissai Fabrice s'applaudir tant qu'il lui plut de m'avoir mis chez le comte Galiano. Après quoi , pour mo- dérer la joie qu'il sentoit de m'avoir procuré un si bon poste, je lui détaillai les marques de reconnoissance dont ce sei- gneur avoit payé mes services. Mais, m'apercevantque mon poëte, pendant que je lui faisois ce détail, chantoit en lui- même la palinodie , je lui dis : Je pardonne au Sicilien son ingratitude. Entre nous, j'ai plutôt sujet de m'en louer que de m'en plaindre. Si le comte n'en eût pas mal usé avec moi, je l'aurois suivi en Sicile, je le servirois encore dans l'attente d'un établissement incertain. En un mot, je ne se rois pas confident du duc de Lerme.

jNunez fut si vivement frappé de ces derniers mots , qu'il

452 GIL BLÂS.

demeura quelques instants sans pouvoir proférer une parole. Puis, rompant tout à coup le silence : L'ai-je bien entendu? me dit-il. Quoi! vous avez la confiance du premier ministre? Je la partage, lui répondis-je, avec don Rodrigue de Calde- rone; et, selon toutes les apparences, j'irai loin. En vérité, seigneur de Santillane, répliqua-t-il , je vous admire. Vous êtes capable de remplir toute sorte d'emplois. Que de talents vous réunissez en vous! ou plutôt, pour me servir d'une expression de notre tripot, vous avez V outil universel, c'est- à-dire vous êtes propre à tout. Au reste , seigneur , pour- suivit-il, je suis ravi de la prospérité de votre seigneurie. Oh! que diable, interrompis-je, monsieur Nun€z, trêve de seigneui' et de seigneurie ! Bannissons ces termes-là , et vivons toujours ensemble familièrement. Tu as raison , reprit-il; je ne dois pas te regavder d'un autre œil qu'à l'ordinaire, quoique tu sois devenu riche : mais, ajouta- t-il, je t'avouerai ma foiblesse; en m'annonçant ton heu- reux sort, tu m'as ébloui; par bonheur mon éblouisse- ment se passe, et je ne vois plus en toi que mon ami Gil Blas.

Notre entretien fut troublé par quatre ou cinq commis qui arrivèrent. Messieurs, leur dis-je en leur montrant Nunez, vous souperez avec le seigneur don Fabricio, qui fait des vers dignes du roi NumaS et qui écrit en prose comme on n'écrit point. Par malheur, je parlois à des gens qui fai- soient si peu de cas de la poésie, que le poëte en pâlit. A peine daignèrent-ils jeter sur lui les yeux. Il eut beau, pour s'attirer leur attention, dire des choses très spirituelles : ils ne les sentirent pas. Il en fuL si piqué, qu'il prit une licence poétique. Il s'échappa subtilement de la compa- gnie, et disparut. Nos commis ne s'aperçurent pas de sa

1. Les vers obscurs que chantoient les prêtres saliens dans leurs proces- sions avoient été composés par Numa. (Note de Le Sage.)

LIVRE VIII, CHAPITRE IX. -153

retraite, et se mirent à table, sans même s'informer de ce qu'il étoit devenu.

Comme j'achevois de m'habiller le lendemain matin , et me disposois à sortir, le poëte des Asturies entra dans ma chambre. Je te demande pardon, mon ami, me dit-il, si j'ai hier au soir rompu en visière à tes commis; mais, franche- ment, je me suis trouvé parmi eux si déplacé, que je n'ai pu y tenir. Les fastidieux personnages avec leur air suffisant et empesé! Je ne comprends pas comment toi, qui as l'es- prit si délié , tu peux t" accommoder de convives si lourds. Je veux dès aujourd'hui t'en amener de plus légers. Tu me feras plaisir, lui répondis-je, et je m'en fie à ton goût là- dessus. Tu as raison, répliqua-t-il. Je te promets des génies supérieurs et des plus amusants. Je vais de ce pas chez un marchand de liqueurs ils vont s'assembler dans un mo- ment. Je les retiendrai, de peur qu'ils ne s'engagent ailleurs; car c'est à qui les aura à diner ou à souper, tant ils sont réjouissants.

A ces paroles, il me quitta; et le soir, à l'heure du sou- per, il revint accompagné seulement de six auteurs, qu'il me présenta l'un après l'autre en me faisant 'leur éloge. A l'entendre , ces beaux esprits surpassoient ceux de la Grèce et de l'Italie; et leurs ouvrages, disoit-il, méritoient d'être imprimés en lettres d'or. Je reçus ces messieurs très-poli- ment. J'affectai même de les combler d'honnêtetés ; car la nation des auteurs est un peu vaine et glorieuse. Quoique je n'eusse pas recommandé à Scipion d'avoir soin que l'abon- dance régnât daiis ce repas , cpmme il savoit quelle sorte de gens je devois ce jour-là régaler, il avoit fait renforcer les services.

Enfin, nous nous mîmes à table fort gaiement. Mes poètes commencèrent à s'entretenir d'eux-mêmes et à se louer. Celui-ci, d'un air fier, citoit les grands seigneurs et les

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femmes de qualité dont sa muse faisoit les délices. Celui-là, blâmant le choix qu'une académie de gens de lettres venoit de faire de deux sujets, disoit modestement que c'étoit lui qu'elle auroit choisir. Il n'y avoitpas moins de présomp- tion dans les discours des autres. Au milieu du souper, les voilà qui m'assassinent de vers et de prose. Ils se mettent à réciter à la ronde chacun un morceau de ses écrits. L'un débite un sonnet, l'autre déclame une scène tragique, et un autre lit la critique d'une comédie. Un quatrième vou- lant à son tour faire la lecture d'une ode d'Anacréon , tra- duite en mauvais vers espagnols , est interrompu par un de ses confrères qui lui dit qu'il s'est servi d'un terme impropre. L'auteur de la traduction n'en convient nullement; de naît une dispute dans laquelle tous les beaux esprits prennent parti. Les opinions sont partagées, les disputeurs s'échauffent ; ils en viennent aux invectives : passe encore pour cela; mais ces furieux se lèvent de table et se battent à coups de poing. Fabrice, Scipion, mon cocher, mes laquais et moi, nous n'eûmes pas peu de peine à leur faire lâcher prise. Lorsqu'ils se virent séparés, ils sortirent de ma mai- son comme d'un cabaret, sans me faire la moindre excuse de leur impolitesse.

Nunez, sur la parole de qui je m'étois fait de ce repas une idée agréable, demeura fort étourdi de cette aventure. bien! lui dis-je , notre ami, me vanterez-vous encore vos convives? Par ma foi, vous m'avez amené de vilaines gens! Je m'en tiens à mes commis, ne me parlez plus d'au- teurs. Je n'ai garde, me répondit-il, de t'en présenter d'autres ; tu viens de voir les plus raisonnables ^

1. Il est à remarquer que Le Sage ne traite guère mieux les auteurs que les comédiens, dont il fait une satire si amère. S'il a voulu peindre les auteurs de son temps, on se demande il a pris ses modèles.

LIVRE VIII, CHAPITRE X. 153

CHAPITRE X.

Los mœurs de Gil Blas se corrompent entièremont à la cour.

De la commission dont le chargea le comte de Lemos, et de l'intrigue dans latiuelle

ce seigneur et lui s'engagèrent.

Lorsque je fus connu pour un homme chéri du duc de Lerme, j'eus bientôt une cour. Tous les matins mon anti- cliambre se trouvoit pleine de monde , et je donnois mes audiences à mon lever. Il venoit chez moi deux sortes de gens : les uns pour m'engager, en payant, à demander des grâces au ministre, et les autres pour m'exciter par des supplications à leur faire obtenir gratis cq qu'ils souhai- toient. Les premiers étoient sûrs d'être écoutés et bien ser- vis; à l'égard des seconds, je m'en débarrassois sur-le- champ par des défaites, ou bien je les amusois si longtemps que je leur faisois perdre patience. Avant que je fusse à la cour, j'étois compatissant et charitable de mon naturel; mais on n'a plus de foiblesse humaine, et j'y devins plus dur qu'un caillou. Je me guéris aussi par conséquent de ma sensibilité pour mes amis ; je me dépouillai de toute aflec- tion peureux. La manière dont j'en usai avec Joseph Navarro, dans une conjoncture que je vais rapporter , en peut faire foi.

Ce Navarro à qui j'avois tant d'obligation, et qui, pour tout dire en un mot, étoit la cause première de ma fortune, vint un jour chez moi. Après m'avoir témoigné beaucoup d'amitié, ce qu'il avoit coutume de faire quand il me voyoit , il me pria de demander pour un de ses amis certahi emploi au duc de Lerme , en me disant que le cavalier pour lequel il me sollicitoit étoit un garçon fort aimable et d'un grand mérite, mais qu'il avoit besoin d'un poste pour sub- sister. Je ne doute pas, ajouta Joseph, bon et obHgeant

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comme je vous connois, que vous ne soyez ravi de faire plaisir à un honnête homme qui n'est pas riche ; son indi- gence est un titre pour mériter votre appui; je suis sur que vous me savez bon gré de vous donner une occasion d'exer- cer votre humeur bienfaisante. G'étoit me dire nettement qu'on attendoit de moi ce service pour rien. Quoique cel^i ne fut guère de mon goût, je ne laissai pas de paroître fort disposé à faire ce qu'on désiroit. Je suis charmé, répondis- se à Navarro, de pouvoir vous marquer la vive reconnois- sance que j'ai de tout ce que vous avez fait pour moi. II suffit que vous vous intéressiez pour quelqu'un; il n'en faut pas davantage pour me déterminer à le servir. Votre ami aura cet emploi que vous souhaitez qu'il ait, comptez là- dessus ; ce n'est plus votre affaire , c'est la mienne.

Sur cette assurance, Joseph s'en alla très-satisfait de moi; néanmoins la personne qu'il m'avoit recommandée n'eut pas le poste en question. Je le fis accorder à un autre homme pour mille ducats, que je mis dans mon coffre-fort. Je préfé- rai cette somme aux remercîments que m'auroit faits mon chef d'office, à qui je dis d'un air mortifié quand nous nous revîmes: Ah! mon cher iNavarro, vous vous êtes avisé trop tard de me parler. Calderone m'a prévenu : il a fait donner l'emploi que vous savez. Je suis au désespoir de n'avoir pas une meilleure nouvelle à vous apprendre.

Joseph me crut de bonne foi, et nous nous quittâmes plus amis que jamais; mais je crois qu'il découvrit bientôt la vérité, car il ne revint plus chez moi. Au lieu de sentir quelques remords d'en avoir usé de la sorte avec un ami véri- table, et à qui j'avois tant d'obligation, j'en fus charmé. Outre que, les services qu'il m'avoit rendus me pesoient, il me sembloit que, dans la passe ou j'étois alors à la cour, il ne me convenoit plus de fréquenter des maîtres d'hôtels.

11 y a longtemps que je n'ai parlé du comte de Lemos ;

LIVRE VIII, CHAPITRE X. 157

venons présentement à ce seigneur. Je le voyois quelquefois. Je lui avois porté mille pistoles, comme je l'ai dit ci-devant, et je lui en portai mille autres encore par ordre du duc son oncle, de l'argent que j'avois à Son Excellence. Le comte de Lemos ce jour-là voulut avoir un long entretien avec moi. Il m'apprit qu'il étoit enfin parvenu à son but, et qu'il pos- sédoit entièrement les bonnes grâces du prince d'Espagne, dont il étoit l'unique confident. Ensuite il me chargea d'une commission fort honorable , et à laquelle il m'avoit déjà pré- paré. Ami Santillane, me dit-il, c'est maintenant qu'il faut agir. N'épargnez rien pour découvrir quelque jeune beauté qui soit digne d'amuser ce prince galant. Vous avez de l'es- prit; je ne vous en dis pas davantage. Allez, courez, cher- chez, et quand vous aurez fait une heureuse découverte, vous viendrez m'en avertir. Je promis au comte de ne rien négliger pour bien m'acquitter de cet emploi , qui ne doit pas être fort difficile à exercer, puisqu'il y a tant de gens qui s'en mêlent.

Je n' avois pas un grand usage de ces sortes de recherches; mais je ne doutois point que Scipion ne fût encore admirable pour cela. En arrivant au logis, je l'appelai et lui dis en particulier : Mon enfant, j'ai une confidence importante à te faire. Sais- tu bien qu'au milieu des faveurs de la fortune je sens qu'il me manque quelque chose ? Je devine aisément ce que c'est, interrompit-il sans me donner le temps d'achever ce que je voulois lui dire; vous avez besoin d'une nymphe agréable pour vous dissiper un peu et vous égayer. Et en effet il est étonnant que vous n'en ayez pas dans le prin- temps de vos jours, pendant que de graves barbons ne sauroient s'en passer. J'admire ta pénétration, repris-je en souriant. Oui, mon ami, c'est une maîtresse qu'il me faut, et je veux l'avoir de ta main. Mais je t'avertis que je suis très-délicat sur la matière : je te demande une jolie pcrsoiine

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qui n'ait pas de mauvaises mœurs. Ce que vous souhaitez, repartit Scipion en souriant, est un peu rare. Cependant nous sommes. Dieu merci, clans une ville il y a de tout; et j'espère que j'aurai bientôt trouvé votre fait.

Véritablement trois jours après il me dit : J'ai découvert tin trésor. Une jeune dame nommée Catalina\ de bonne famille et d'une beauté ravissante, demeure, sous la con- duite de sa tante , dans une petite maison elles vivent toutes deux fort honnêtement de leur bien qui n'est pas con- sidérable. Elles sont servies par une soubrette que' je con- nois, et qui vient de m'assurer que leur porte, quoique fermée à tout le monde, pourroit s'ouvrir à un galant riche et libéral, pourvu qu'il voulût bien, de peur de scandale, n'entrer chez elles que la nuit et sans faire aucun éclat. Là- dessus, je vous ai peint comme un cavalier qui méritoit de trouver l'huis ouvert, et j'ai prié la soubrette de vous pro- poser aux deux dames. Elle m'a promis de le faire , et de me rapporter demain matin la réponse dans .un endroit dont nous sommes convenus. Cela est bon, lui répondis-je; mais je crains que la femme de chambre à qui tu viens de parler ne t'en ait fait accroire. Non, non, répliqua-t-il , ce n'est point à moi qu'on en donne à garder : j'ai déjà interrogé les voisins; et je conclus de tout ce qu'ils m'ont dit, que la senora Catalina est telle que vous la pouvez désirer, c'est- à-dire une Danaé chez laquelle il vous sera permis d'aller faire le Jupiter, à la faveur d'une grêle de pistoles que vous y laisserez tomber.

Tout prévenu que j'étois contre ces sortes de bonnes for- tunes, je me prêtai à celle-là; et comme la femmi de chambre vint dire le jour suivant à Scipion qu'il ne tiendroit

1. Catalina : ce nom semble choisi exprès. Catalina, en espagnol, est le nom de cette maladie qu'on ne peut, dit Voltaire, nommer honnêtement que lorsqu'elle est petite.

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qu'à moi d'être introduit dès ce soir-là même dans la mai- son de ses maîtresses, je m'y glissai entre onze heures et minuit. La soubrette me reçut sans lumière, et me prit par la main pour me conduire dans une salle assez propre , je trouvai les deux dames galamment habillées, et assises sur des carreaux de satin. Aussitôt qu'elles m'aperçurent, elles se levèrent et me saluèrent d'une manière toute gra- cieuse; je crus voir deux personnes de qualité. La tante, qu'on appeloit la senora Mencia, quoique belle encore, ne s'attira pas mon attention. Il est vrai qu'on ne pouvoit regarder que la nièce, qui me parut une déesse. A l'exami- ner pourtant à la rigueur, on auroit pu dire que ce n'étoit pas une beauté parfaite; mais elle avoit des grâces, avec un air piquant et voluptueux qui ne permettoit guère aux yeux des hommes de remarquer ses défauts.

Aussi sa vue troubla mes sens. J'oubliai que je ne venois que pour faire l'office de procureur; je parlai en mon propre et privé nom, et tins tous les discours d'un homme passionné. La petite fille, à qui je trouvai trois fois plus d'esprit qu'elle n'en avoit, tant elle me paroissoit aimable, acheva de m'enchanter par ses réponses. Je commençois à ne me plus posséder, lorsque la tante, pour modérer mes transports, prit la parole, et me dit: Seigneur de Santillane, je vais m' expliquer franchement avec vous. Sur l'éloge qu'on m'a fait de votre seigneurie, je vous ai permis d'entrer chez moi, sans affecter, par des façons, de vous faire valoir cette faveur : mais ne pensez pas pour cela que vous en soyez plus avancé; j'ai jusqu'ici élevé ma nièce dans la retraite, et vous êtes, pour ainsi dire, le premier cavalier aux regards de qui je l'expose. Si vous la jugez digne d'être votre épouse, je serai ravi qu'elle ait cet honneur; voyez si elle vous con- vient à ce prix-là : vous ne l'aurez point à meilleur marché.

Ce coup tiré à bout portant ellaroucha l'amour qui m'ai-

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loit décocher une flèche. Pour parler sans métaphore, un mariage proposé si crûment me fit rentrer en moi-même; je redevins tout à coup l'agent fidèle du comte de Lemos; et, changeant de ton, je répondis à la senora Mencia : Madame, votre franchise me plaît, et je veux l'imiter. Quelque figure que je fasse à la cour, je ne vaux pas l'incomparable Cata- lina; j'ai pour elle en main un parti plus brillant; je lui des- tine le prince d'Espagne. Il suffisoit de refuser ma nièce, reprit la tante froidement; ce refus, ce me semble, étoit assez désobligeant; il n'étoit pas nécessaire de l'accompa- gner d'un trait railleur. Je ne raille point, madame, m'écriai-je; rien n'est plus sérieux; j'ai ordre de chercher une personne qui mérite d'être honorée des visites secrètes du prince d'Espagne; je la trouve dans votre maison, je vous marque à la craie ^

La senora Mencia fut fort étonnée d'apprendre ces paroles; et je m'aperçus qu'elles ne lui déplurent point. Néanmoins , croyant devoir faire la réservée , elle me répli- qua de cette manière : Quand je prendrois au pied de la lettre ce que vous me dites, apprenez que je ne suis pas d'un caractère à m' applaudir de l'infâme honneur de voir ma nièce maîtresse du prince. Ma vertu se révolte contre l'idée... Que vous êtes bonne, interrompis-je, avec votre vertu! Vous pensez comme une sotte bourgeoise. Vous moquez-vous de considérer ces choses-là dans un point de vue moral ? C'est leur ôter tout ce qu'elles ont de beau ; il faut les regar- der d'un œil charmé. -Envisagez l'héritier de la monarchie aux pieds de l'heureuse Catalina; représentez-vous qu'il l'adore et la comble de présents, et songez enfin qu'il naîtra d'elle peut-être un héros qui rendra le nom de sa mère immortel avec le sien.

1. Les maréchaux des logis, les fourriers de la cour, marquaicut ainsi les loj^cinents du roi et de la cour, quand il voyageait.

LIVRE VIII, CHAPITRE X. loi

Quoique la tante ne demancLàt pas mieux que d'accepter ce que je proposois, elle feignit de ne savoir à quoi se résoudre; et Catalina, qui auroit déjà voulu tenir le prince d'Espagne , affecta une grande indifférence ; ce qui fut cause que je me mis sur nouveaux frais à presser la place, jus- qu'à ce qu'enfin la senora Mencia, me voyant rebuté et prêt à lever le siège, battit la chamade, et nous dressâmes une capitulation qui contenoit les deux articles suivants : Primo, que si le prince d'Espagne, sur le rapport qu'on lui feroit des agréments de Catalina, prenoit feu et se déterminoit à lui faire une visite nocturne, j'aurois soin d'en informer les dames, comme aussi de la nuit qui seroit choisie pour cet effet. Secundo, que le prince ne pourroit s'introduire chez lesdites dames qu'en galant ordinaire, et accompagné seule- ment de moi et de son Mercure en chef.

Après cette convention, la tante et la nièce me firent toutes les amitiés du monde ; elles prirent avec moi un air de familiarité , à la faveur duquel je hasardai quelques acco- lades qui ne furent pas trop mal reçues; et, lorsque nous nous séparâmes , elles m'embrassèrent d'elles-mêmes en me faisant toutes les caresses imaginables. C'est une chose mer- veilleuse que la facilité avec laquelle il se forme une liaison entre les courtiers de galanterie et les femmes qui ont besoin d'eux. On auroit dit, en me voyant sortir de si favorisé, que j'eusse été plus heureux que je ne l'étois.

Le comte de Lemos sentit une extrême joie, quand je lui annonçai que j'avois fait une découverte telle qu'il la pou- voit souhaiter. Je lui parlai de Catalina dans des termes qui lui donnèrent envie de la voir. Je le menai chez elle la nuit suivante, et il m'avoua que j'avois fort bien rencontré. Il dit aux dames qu'il ne doutoit nullement que le prince d'Es* pagne ne fût fort satisfait de la maîtresse que je lui avois choisie, et qu'elle de son côté auroit sujet d'être contente II. 11

4C2 GIL BLAS.

d'un tel amant; que ce jeune prince étoit généreux, plein de douceur et de bonté ; enfin il les assura que dans quel- ques jours il le leur amèneroit de la façon qu'elles le dési- roient, c'est-à-dire sans suite et sans bruit. Ce seigneur prit là-dessus congé d'elles, et je me retirai avec lui. Nous rejoi- gnîmes son équipage dans lequel nous étions venus tous deux, et qui nous attendoit au bout de la rue. Ensuite il me conduisit à mon hôtel , en me chargeant d'instruire le len- demain son oncle de cette aventure ébauchée, et de le prier de sa part de lui envoyer un millier de pistoles pour la mettre à fin.

Je ne manquai pas le jour suivant d'aller rendre au duc de Lerme un compte exact de tout ce qui s'étoit passé. Je ne lui cachai qu'une chose. Je ne lui parlai point de Sci- pk)n; je me donnai pour l'auteur de la découverte de Cata- lina: car on se fait honneur de tout auprès des grands.

Je m'attirai par des compliments à mi-sucre. Monsieur Gil Blas, me dit le ministre d'un air railleur, je suis ravi qu'avec tous vos autres talents vous ayez encore celui de déterrer les beautés obligeantes! quand j'en voudrai quel- ques-unes, vous trouverez bon que je m'adresse à vous. Monseigneur, lui répondis -je sur le même ton-, je vous remercie de la préférence; mais vous me permettrez de vous dire que je me ferois un scrupule de pi'ocurer ces sortes de plaisirs à Votre Excellence. Il y a si longtemps que le sei- gneur don Rodrigue est en possession de cet emploi-là, qu'il y aurait injustice à l'en dépouiller. Le duc sourit de ma réponse; puis, changeant de discours, il me demandas! son neveu n'avoit pas ])esoin d'argent pour cette équipée. Par- donnez-moi, lui dis-je, il vous prie de lui envoyer mille pis- toles. Eh bien ! reprit le ministre, tu n'as qu'à les lui porter; dis-lui qu'il ne les ménage point, et qu'il applaudisse à toutes les dépenses que le prince souhaitera de faire.

LIVRE VIII, CHAPITRE XI. 463

CHAPITRE XI.

Ho la visite secrète et des présents que le prince d'Espagne Ht à Catalina.

J'allai porter à l'heure même cinq cents doubles pistoles au comte de Lemos. Vous ne pouviez venir plus à propos, me dit ce seigneur. J'ai parlé au prince ; il a mordu à la grappe; il brûle d'impatience de voir Catalina. Dès la nuit prochaine il veut se dérober secrètement de son palais pour se rendre chez elle, c'est une chose résoliie; nos mesures sont déjà prises pour cela. Avertissez-en les dames, et leur donnez l'argent que vous m'apportez; il est bon de leur faire connoître que ce n'est point un amant ordinaire qu'elles ont à recevoir; d'ailleurs les bienfaits des princes doivent de- vancer leurs galanteries. Comme vous l'accompagnerez avec moi , poursuivit-il , ayez soin de vous trouver ce soir à son coucher; il faudra de plus que votre carrosse (car je juge à propos de nous en servir) nous attende à minuit aux envi- rons du palais.

Je me rendis aussitôt chez les dames. Je ne vis point Catalina; on me 'dit qu'elle reposoit. Je ne parlai qu'à la sefiora Mencia. Madame, lui dis-je, excusez-moi de grâce si je parois dans votre maison pendant le jour; mais je ne puis faire autrement; il faut bien que je vous avertisse que le prince d'Espagne viendra chez vous cette nuit; et voici, ajoutai-je en lui mettant entre les mains un sac étoient les espèces, voici une offrande qu'il envoie au temple de Cy thère pour s'en rendre les divinités favorables. Je ne vous ai pas, comme vous voyez, engagées dans une mauvaise alfaive. Je vous en suis redevable, répondit-elle; mais appre- nez-moi, seigneur de Santillane, si le prince aime la mu- sique. 11 l'aime , repris-je, à la folie. Rien ne le divertit tant

1G4 CIL BLAS.

qu'une belle voix accompagnée d'un luth touché délicate- ment. Tant mieux! s'écria-t-elle toute transportée de joie; vous me charmez en me disant cela, car ma nièce a un go- sier de rossignol et joue du luth à ravir: elle danse même parfaitement. Yive Dieu! m'écriai-je à mon tour, voilà bien des perfections, ma tante : il n'en faut pas tant à une fille pour faire fortune ; un seul de ces talents lui suffit pour cela.

Ayant ainsi préparé les voies, j'attendis l'heure du cou- cher du prince. Lorsqu'elle fut arrivée, je donnai mes ordres à mon cocher, et rejoignis le comte de Lemos, qui me dit que le prince, pour se défaire plus tôt de tout le monde, alloit feindre une légère indisposition , et même se mettre au lit pour mieux persuader qu'il étoit malade ; mais qu'il se relèveroit une heure après, et gagneroit par une porte secrète un escalier dérobé qui conduisoit dans les cours.

Lorsqu'il m'eut instruit de ce qu'ils avoient concerté tous deux, il me posta dans un endroit par il m'assura qu'ils passeroient. J'y gardai si longtemps le mulet, que je com- mençai à croire que notre galant avoit pris par un autre chemin ou perdu l'envie de voir Catalina; comme si les princes perdoient ces sortes de fantaisies avant que de les avoir satisfaites! Enfin, je m'imaginois qu'on m' avoit oublié, quand il parut deux hommes qui m'abordèrent. Les ayant reconnus pour ceux que j'attendois, je les menai à mon car- rosse, dans lequel ils montèrent l'un et l'autre; pour moi, je me mis auprès du cocher pour lui servir de guide, et je le fis arrêter à cinquante pas de chez les dames. Je donnai la main au prince d'Espagne et ix son compagnon, pour les aider à descendre, et nous marchâmes vers la maison oîi nous voulions nous introduire. La porte s'ouvrit à notre approche, et se referma dès que nous fûmes entrés.

Nous nous trouvâmes d'abord dans les mêmes ténèbres

LIYRF-: YIH. CHAPITRE XI. 1G3

je m'étois trouvé la première fois, quoiqu'on eût pour- tant par distinction attaché une petite lampe à un mur. La lumière qu'elle répandoit étoit si sombre, que nous l'aperce- vions seulement sans en être éclairés. Tout cela ne servoit qu'à rendre l'aventure plus agréable à son héros , qui fut vivement frappé de ki vue des dames, lorsqu'elles le reçurent dans la salle , la clarté d'un grand nombre de bougies compensoit l'obscurité qui régnoit dans la cour. La tante et la nièce étoient dans un déshabillé galant il y avoit une intelligence de coquetterie qui ne les laissoit pas regarder impunément. Notre prince se seroit fort bien contenté de la senora Mencia, s'il n'eût pas eu à choisir; mais les charmes de la jeune Gatalina, comme de raison, eurent la préférence.

Eh bien! mon prince, lui dit le comte de Lemos, pou- vions-nous vous procurer le plaisir de voir deux personnes plus jolies? Je les trouve toutes deux ravissantes, répondit le prince ; et je n'ai garde de remporter d'ici mon cœur, puisqu'il n'échapperoit point à la tante, si la nièce le pouvoit manquer.

Après un compliment si gracieux pour une tante, il dit mille choses flatteuses à Gatalina , qui lui répondit très-spi- rituellement. Comme il est permis aux honnêtes gens qui font le personnage que je faisois dans cette occasion, de se mêler à l'entretien des amants, pourvu que ce soit pour attiser le feu, je dis au galant que sa nymphe chantoit et jouoit du luth merveille. Il fut ravi d'apprendre qu'elle eût ces talents; il la pressa de lui en montrer un échantillon. Elle se rendit de bonne grâce à ces instances, prit un luth tout accordé, joua quelques airs tendres, et chanta d'une manière si touchante, que le prince se laissa tomber à ses genoux tout transporté d'amour et de plaisir. Mais finissons ce tableau , et disons seulement que, dans la douce ivresse l'héritier de la monarchie espagnole étoit plongé, les

166 GIL BLAS.

heures s'écoulèrent comme des moments, et qu'il nous fallut l'arracher de cette dangereuse maison , à cause du jour qui s'approchoit. Messieurs les entrepreneurs le ramenèrent promptement au palais, et le remirent dans son apparte- ment. Ils se retirèrent ensuite chez eux, aussi contents de l'avoir appareillé avec une aventurière , jque s'ils eussent fait son mariage avec une princesse.

Je contai le lendemain matin cette aventure au duc de Lerme, car il vouloit tout savoir. Dans le temps que je lui en achevois le récit, le comte de Lemos arriva, et nous dit: Le prince d'Espagne est si occupé de Catalina, il a pris tant de goût pour elle, qu'il se propose de la voir souvent et de s'y attacher. Il voudroit lui envoyer aujourd'hui pour deux mille pistoles de pierreries; mais il n'a pas le sou. Il s'est adressé à moi. Mon cher Lemos, m'a-t-il dit, il faut que vous me trouviez tout à l'heure cette somme-là. Je sais bien que je vous incommode, que je vous épuise; aussi mon cœur vous en tient-il un grand compte; et si jamais je me vois en état de reconnoître, d'une autre manière que par le sentiment, tout ce que vous avez fait pour moi, vous ne vous repentirez point de m'avoir obligé. Mon prince, lui ai-je répondu en le quittant sur-le-champ, j'ai des amis et du crédit, je vais vous chercher ce que vous souhaitez.

Il n'est pas difficile de le satisfaire, dit alors le duc k son neveu. Santillane va vous porter cet argent; ou bien, si vous voulez, il achètei"a lui-même les pierreries; car il s'y connoît parfaitement, et surtout en rubis. N'est-il pas vrai, Gil Blas? ajouta-t-il en me regardant d'un air malin. Que vous êtes malicieux, monseigneur! lui répondis-je. Je vois bien que vous avez envie de faire rire monsieur le comte à mes dépens. Gela ne manqua pas d'arriver. Le neveu de- manda quel mystère il y avoit là-dessous. Ce n'est rien, répliqua l'oncle en riant. C'est qu'un jour Santillane s'avisa

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Garnier frères. Editeurs

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LIVRE VIll, CHAPITRE XII. tG7

de troquer un diamant contre un rubis, et que ce troc ne tourna ni h son honneur ni à son profit.

J'aurois été trop heureux si le ministre n'en eût pas dit davantage : mais il prit la peine de conter le tour que Camille et don Raphaël m'avoient joué dans un hôtel garni, et de s'étendre particulièrement sur les circonstances les plus dés- agréables pour moi. Son Excellence, après s'être bien égayée, m'ordonna d'accompagner le comte de Lemos, qui me mena chez un joaillier nous choisùTies des pierreries que nous allâmes montrer au prince d'Espagne ; après quoi, elles me furent confiées pour être remises à Catalina. J'allai ensuite prendre chez moi deux mille pistoles de l'argent du duc, pour payer le marchand.

On ne doit pas demander si la nuit suivante je fus gra- cieusement reçu des dames, lorsque j'exhibai les présents de mon ambassade , lesquels consistoient en une belle paire de boucles d'oreilles avec les pendants pour la nièce. Char- mées l'une et l'autre de ces marques de l'amour et de la gé- nérosité du prince, elles se mirent à jaser comme deux commères, et à me remercier de leur avoir procuré une si bonne connoissance. Elles s'oublièrent dans l'excès de leur joie. Il leur échappa quelques paroles qui me firent soup- çonner que je n'avois produit qu'une friponne au fils de notre grand monarque. Pour savoir précisément si j'avois fait ce beau chef-d'œuvre , je me retirai dans le dessein d'avoir un éclaircissement avec Scipion.

CHAPITRE XII.

Qui étoit Catalina. E:nbarras de Gil Blas, son inquiétude, et quelle prccautioa il fut obligé de prendre pour se mettre l'esprit en repos.

En rentrant chez moi, j'entendis un grand bruit, .l'en demaiulai la cau.se. On me dit que c'étoit Scipion qui, ce

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soir-là, donnoit à souper à une demi-douzaine de ses amis. Ils cbantoient gorge déployée et faisoient de longs éclats de rire. Ce repas n'étoit assurément pas le banquet des sept sages.

Le maître du festin, averti de mon arrivée, dit à sa compagnie : Messieurs, ce n'est rien, c'est le patron qui revient; que cela ne vous gêne pas. Continuez de vous ré- jouir ; je vais lui dire deux mots ; je vous rejoindrai dans un moment. A ces mots il vint me trouver. Quel tintamarre! lui dis-je. Quelle sorte de personnes régalez-vous donc là- bas? Sont-ce des poètes? Non pas , s'il vous plaît, me répon- dit-il. Ce seroit dommage de donner votre vin à boire à ces gens-là; j'en fais un meilleur usage. Il y a parmi mes con- vives un jeune homme très-riche qui veut obtenir un emploi par votre crédit et pour son argent. C'est pour lui que la fête se fait. A chaque coup qu'il boit, j'augmente de dix pis- toles le bénéfice qui doit vous en revenir. Je veux le faire boire jusqu'au jour. Sur ce pied-là, repris-je , va te remettre à table, et ne ménage point le vin de ma cave.

Je ne jugeai point à propos de l'entretenir alors de Cata- lina; mais le lendemain, à mon lever, je lui parlai de cette sorte : Ami Scipion, tu sais de quelle manière nous vivons ensemble. Je te traite plutôt en camarade qu'en domestique : tu aurois tort par conséquent de me tromper comme un maître. N'ayons donc point de secret l'un pour l'autre. Je vais t' apprendre une chose qui te surprendra, et toi, de ton côté, tu me diras ce que tu penses des femmes que tu m'as fait connoître. Entre nous, je les soupçonne d'être deux ma- toises d'autant plus raffinées qu'elles affectent plus de sim- plicité. Si je leur rends justice, le prince d'Espagne n'a pas grand sujet de se louer de moi; car, je te l'avouerai, c'est pour lui que je t'ai demandé une maîtresse. Je l'ai mené chez Catalina, et il en est devenu anuureux. Seigneur, me

LIVRE VIII, CHAPITRE XII. 169

répondit Scipion , vous en usez trop bien avec moi pour que je manque de sincérité avec vous. J'eus hier un tête-à-tète avec la suivante de ces deux princesses ; elle m'a conté leur histoire qui m'a paru divertissante : je vais vous en faire succinctement le récit, que vous ne serez pas fâché d'avoir écouté.

Catallna, poursuivit-il, est fdle d'un petit gentilhomme aragonois. Se trouvant à quinze ans une orpheline aussi [)auvre que jolie , elle écouta un vieux conunandeur qui la conduisit à Tolède, il mourut au bout de six mois, après lui avoir plus servi de père que d'époux. Elle recueillit sa succession , qui consistoit en quelques nipp3s et en trois cents pistoles d'argent comptant; puis elle se joignit à la senora Mencia, qui étoit encore à la mode, quoiqu'elle fût déjà sur le retour. Ces deux bonnes amies demeurèrent en- semble, et commencèrent à tenir une conduite dont la jus- tice voulut prendre connoissance. Cela déplut aux dames, qui, de dépit ou autrement, abandonnèrent brusquement To- lède, pour venir s'établir à Madrid, où, depuis environ deux ans, elles vivent sans fréquenter aucune dame du voisinage. Mais écoutez le meilleur : elles ont loué deux petites mai- sons séparées seulement par un mur; on peut entrer de l'une dans l'autre par un escalier de communication qu'il y a dans les caves. La senora Mencia demeure avec une jeune soubrette dans l'une de ces maisons, et la douairière du commandeur occupe l'autre avec une vieille duègne qu'elle fait passer pour sa grand'mère; de façon que notre Arago- noise est tantôt une nièce élevée par sa tante, et tantôt une pupille sous l'aile de son aïeule. Quand elle fait la nièce, elle s'appelle Gatalina; et, lorsqu'elle fait la petite-fdlc, elle se nomme Sirena.

Au nom de Sirena, j'interrompis en pâlissant Scipion. Que m'apprends-tu? lui dis-je; tu me fais trembler. Hélas!

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j'ai bien peur que cette maudite Aragonoise ne soit la maî- tresse de Calderone. Hé! vraiment, répondit-il, c'est elle- même. Je croyois vous réjouir en vous annonçant cette nouvelle. Tu n'y penses pas, lui répliquai-je. Elle est plus propre à me causer du chagrin que de la joie ; n'en vois-tu pas bien les conséquences? Non, ma foi, repartit Scipion. Quel malheur en peut-il arriver? Il n'est pas sûr que don Rodrigue découvre ce qui se passe : et, si vous craignez qu'il n'en soit instruit, vous n'avez qu'à prévenir le premier ministre. Contez-lui la chose tout naturellement; il verra votre bonne foi; et si, après cela, Calderone veut vous rendre quelques mauvais offices auprès de Son Excellence, elle verra bien qu'il ne cherche à vous nuire que par un esprit de vengeance.

Scipion m'ôta ma crainte par ce discours. Je suivis ce conseil. J'avertis le duc de Lerme de cette fâcheuse décou- verte. J'affectai même de lui en faire le détail d'un air triste, pour lui persuader que j'étois mortifié d'avoir innocemment livré au prince la maîtresse de don Rodrigue; mais le ministre, loin de plaindre son favori, en fit des railleries. Ensuite il me dit d'aller toujours mon train; et qu'après tout il étoit glorieux pour Calderone d'aimer la même dame que le prince d'Espagne, et de n'en être pas plus maltraité que lui. Je mis aussi au fait le comte de Lemos, qui m'assura de sa protection si le premier secrétaire venoit à découvrir l'intrigue, et qu'il entreprît de me perdre dans l'esprit du duc.

Croyant avoir par cette manœuvre délivré le bateau de ma fortune du péril de s'ensabler, je ne craignis plus rien. J'accompagnai encore le prince chez Catalina, autrement la belle Sirène, qui avoit l'art de trouver des défaites pour écarter de sa maison don Rodrigue , et lui dérober les nuits qu'elle étoit obligée de donner à son illustre rival.

LIVRE VIII, CHAPITRE XIII. 171

CHAPITRE XIII.

G il Clas continue do faire le seigneur. Il apprend des nouvelles de sa famille : quelle impression elles font sur lui. Il se brouille avec Fabrice.

J'ai déjà dit que le matin il y avoit ordinairement dans mon antichambre une foule de personnes qui venoient me faire des propositions; mais je ne voulois pas qu'on me les fît de vive voix; et suivant l'usage de la cour, ou plutôt pour faire l'important, je disois à chaque solliciteur : Donnez-moi un mémoire. Je m'étois si bien accoutumé à cela, qu'un joiu' je répondis ces paroles au propriétaire de mon hôtel, qui vint me faire souvenir que je lui devois une année de loyer. Pour mon boucher et mon boulanger, ils m'épargnoient la peine de leur demander des mémoires, tant ils étoient exacts à m'en apporter tous les mois. Scipion, qui me copioit si bien qu'on pouvoit dire que la copie approchoit fort l'original, n'en usoit pas autrement avec les personnes qui s'adressoient à lui pour le prier de m' engager à les servir.

J'avois encore un autre ridicule dont je ne prétends point me faire gfâce : j'étois assez fat pour parler des plus grands seigneurs comme si j'eusse été un homme de leur étoffe. Si j'avois, par exemple, à citer le duc d'Albe, le duc d'Ossone ou le duc de Medina^Sidonia, je disois sans façon, d'Albe, d'Ossone et Médina Sidonia. En un mot, j'étois devenu si fier et si vain, que je n'étois plus le fils de mon père et de ma mère, iïélas! pauvre duègne et pauvre écuyer, je ne m'informois pas si vous viviez heureux ou misérables dans les Asturies! c'est à quoi je ne pensois point du tout! je ne songeois pas seulement à vous ! La cour a la vertu du fleuve Léthé pour nous faire oublier nos parents et nos amis, quand ils sont dans une mauvaise situation.

Je ne me souvenois donc plus de ma famille, lorsqu'un

172 GIL BLAS.

matin il entra chez moi un jeune homme qui me dit qu'il souhaitoit de me parler un moment en particulier. Je le fis passer dans mon cabinet, où, sans lui oiïrir une chaise, parce qu'il me paroissoit un homme commun , je lui demandai ce qu'il me vouloit. Seigneur Gil Blas, me dit-il, quoi! vous ne me remettez point? J'eus beau le considérer attentive- ment , je fus obligé de lui répondre que ses traits m'étoient tout à fait inconnus. Je suis, reprit-il, un de vos compa- triotes, natif d'Oviedo même, et fils de Bertrand Muscada, l'épicier voisin de votre oncle le chanoine. Je vous reconnois bien, moi. Nous avons joué mille fois tous deux à la gallina ciega ^.

Je n'ai, lui répondis-je, qu'une idée très-confuse des amusements de mon enfance; les soins dont j'ai depuis été occupé m'en ont fait perdre la mémoire. Je suis venu, dit- il, à Madrid, pour compter avec le correspondant de mon père. J'ai entendu parler de vous. On m'a dit que vous étiez sur un bon pied à la cour, et déjà riche comme un Juif. Je vous en fais mes compliments, et je vais, à mon retour au pays, combler de joie votre famille en lui annonçant une si agréable nouvelle.

Je ne pouvois honnêtement me dispenser de lui deman- der dans quelle situation il avoit laissé mon père, ma mère et mon oncle; mais je m'acquittai si froidement de ce devoir, que je ne donnai pas sujet à mon épicier d'admirer la force du sang. Il me le fit bien connoître. 11 parut choqué de l'in- diiïérence que j'avois pour des personnes qui me dévoient être si chères; et comme c'étoit un garçon franc et grossier : Je vous croyois, me dit-il crûment, plus de tendresse et de sensibilité pour vos proches. De quel air glacé m'interro- gez-vous sur leur compte? Il semble que vous les ayez mis

1. A la lettre la poule aveugle. C'est le jeu de colin maillard; d'autres disent le jeu de la main chaude.

LIVRE VIII, CHAPITRE XIII. 173

en oubli. Savez- vous quelle est leur situation? Apprenez que votre père et votre mère sont toujours dans le service, et que le bon chanoine Gil Pérès, accablé de vieillesse et d'in- firmités, n'est pas éloigné de sa fin. Il faut avoir du natu- rel, poursuivit-il, et puisque vous êtes en état de faire du bien à vos parents, je vous conseille en ami de- leur envoyer deux cents pistoles tous les ans. Par ce secours, vous leur procurerez une vie douce et heureuse , sans vous incom- moder.

Au lieu d'être touché de la peinture qu'il me faisoit de ma famille, je ne sentis que la liberté qu'il prenoit de me conseiller sans que je l'en priasse. Avec plus d'adresse peut- être m'auroit-il persuadé ; mais il ne fit que me révolter par sa franchise. 11 s'en aperçut bien au silence mécontent que je gardai; et, continuant son exhortation avec moins de cha- rité que, de malice, il m'impatienta. Oh! c'en est trop, répondis-je avec emportement. Allez, monsieur de Muscada, ne vous mêlez que de ce qui vous regarde. Allez trouver le correspondant de votre père, et compter avec lui. 11 vous convient bien de me dicter mon devoir ! je sais mieux que vous ce que j'ai à faire dans cette occasion. En achevant ces mots, je poussai l'épicier hors de mon cabinet, et le renvoyai à Oviedo vendre du poivre et du girofle.

Ce qu'il venoit de me dire ne laissa pas de s'offrir à mon esprit, et, me reprochant moi-même que j'étois un fils dénaturé, je m'attendris. Je rappelai les soins qu'on avoit eus de mon enfance et de mon éducation ; je me représentai ce que je devois à mes parents; et mes réflexions furent accompagnées de quelques transports de reconnoissance , qui pourtant n'aboutirent ta rien. Mon ingratitiide les étouffa bientôt , et leur fit succéder un profond oubli. Il y a bien des pères qui ont de pareils enfants.

L'avarice et l'ambition qui me possédoient changèrent

174 G IL BLAS.

entièrement mon humeur. Je perdis toute ma gaieté ; je devins distrait et rêveur, en un mot, un ^sot animal. Fabrice me voyant tout occupé du soin de sacrifier à la fortune , et fort détaché de lui, ne venoit plus cliez moi que rarement. Il ne put même s'empêcher de me dire un jour : En vérité, Gil Blas, je ne te reconnois plus. Avant que tu fusses à la cour, tu avois toujours l'esprit tranquille. A présent je te vois sans cesse agité. Tu formes projet sur projet pour t' enrichir, et plus tu amasses de bien, plus tu veux en amasser. Outre cela, te le dirai-je? tu n'as plus avec moi ces épanchements de cœur, ces manières libres qui font le charme des liaisons. Tout au contraire, tu t'enveloppes, et me caches le fond de ton âme. Je remarque même de la contrainte dans les hon- nêtetés que tu me fais. Enfin , Gil Blas n'est plus ce même Gil Blas que j'ai connu.

Tu plaisantes sans doute, lui répondis-je d'un air assez froid. Je n'aperçois en moi aucun changement. Ce n'est point h tes yeux, répliqua-t-il , qu'on doit s'en rapporter; ils sont fascinés. Crois-moi, ta métamorphose n'est que trop véritable. En bonne foi, mon ami, parle: vivons-nous ensemble comme autrefois? Quand j'allois le matin frapper à ta porte, tu venois m' ouvrir toi-même encore tout endormi le plus souvent, et j'entrois dans ta chambre sans façon. Aujourd'hui, quelle différence! Tu as des laquais. On me fait attendre dans ton antichambre, et il faut qu'on m'an- nonce avant que je puisse te parler. Après cela, comment me reçois-tu? avec une politesse glacée, et en tranchant du seigneur. On diroit que mes visites commencent à te peser. Crois-tu qu'une pareille réception soit agréable à. un homme qui t'a vu son camarade? iNon, Santillane, non; elle ne me convient nullement. Adieu, séparons-nous à l'amiable. Défaisons-nous tous deux, toi d'un censeur de tes actions, et moi d'un nouveau riche qui se méconnoît.

LIVRE VIII, CHAPITRE XlII. 173

Je me sentis plus aigri que touché de ses reproches , et je le laissai s'éloigner sans faire le moindre eflort pour le retenir. Dans la situation étoit mon esprit, l'amitié d'un poëte ne me paroissoit pas une chose assez précieuse pour devoir m'alïliger de sa perte. Je trouvois de quoi m'en consoler dans le commerce de quelques petits officiers du roi, auxquels un rapport d'humeur me lioit depuis peu étroitement. Ces nouvelles connoissances étoient des hommes dont la plupart venoient de je ne sais où, et que leur heu- reuse étoile avoit fait parvenir à leurs postes. Ils étoient déjà tous à leur aise; et ces misérables, n'attribuant qu'à leur mérite les bienfaits dont la bonté du roi les avoit com- blés, s'oublioient de même que moi. Nous nous imagi- nions être des personnes bien respectables. 0 fortune ! voilà comme tu dispenses tes faveurs le plus souvent. Le stoïcien Épictète n'a pas tort de te comparer à une fille de condition qui s'abandonne à des valets.

FIM DO HUITIEME LIVKE.

LIVRE NEUVIEME

CHAPITRE PREMIER.

Scipion veut marier Gil Blas, et lui propose la fille d'un riche et fameux orfèvre. Des démarches qui se firent en conséquence.

Un soir, après avoir renvoyé la compagnie qui étoit venue souper chez moi, me voyant seul avec Scipion, je lui deman- dai ce qu'il avoit fait ce jour-là. Un coup de maître, me répondit-il. Je vous ménage un riche établissement. Je veux vous marier à la fille unique d'un orfèvre de ma con- noissance.

La fille d'un orfèvre! m'écriai-je d'un air dédaigneux: as-tu perdu l'esprit? Peux-tu me proposer une bourgeoise? Quand on a un certain mérite, et qu'on est à la cour sur un certain pied, il me semble qu'on doit avoir des vues plus élevées. Eh! monsieur, me repartit Scipion, ne le prenez point sur ce ton-là. Songez que c'est le mâle qui anoblit, et ne soyez pas plus délicat que mille seigneurs que je pourrois vous citer. Savez-vous bien que l'héritière dont il s'agit est un parti de cent mille ducats pour le moins? N'est-ce pas un beau morceau d'orfèvrerie? Lorsque j'entendis parler d'une grosse somme, je devins plus traitable. Je me rends, dis-je à mon secrétaire ; la dot me détermine. Quand veux- tu mêla faire toucher? Doucement, monsieur, me répon- dit-il; un peu de patience. Il faut auparavant que je com- munique la chose au père , et que je la lui fasse agréer. Bon! repris-je en éclatant de rire, tu en es encore là? Voilà un

LIVRE IX, CHAPITRE I. »77

mariage bien avancé ! Beaucoup plus que vous le pensez , répliqua-t-il ; je ne veux qu'une heure de conversation avec l'orfèvre, et je vous réponds de son consentement. Mais, avant que nous allions plus loin, composons, s'il vous plaît. Supposé que je vous fasse donner cent mille ducats, com- bien m'en reviendra-t-il? Vingt mille, lui repartis-je. Le ciel en soit loué! dit-il. Je bornois votre reconnoissance à dix mille; vous êtes une fois plus généreux que moi. Allons, j'entrerai dès demain dans cette négociation , et vous pou- vez compter qu'elle réussira, ou je ne suis qu'une bête.

Effectivement, deux jours après il me dit : J'ai parlé au seigneur Gabriel de Salero (ainsi se nommoit mon orfèvre). Je lui ai tant vanté votre crédit et votre mérite , qu'il a prêté l'oreille à ta proposition que je lui ai faite de vous accepter pour gendre. Vous aurez sa fille avec cent mille ducats, pourvu que vous lui fassiez voir clairement que vous possé- dez les bonnes grâces du ministre. S'il ne tient qu'à cela, dis-je alors à Scipion, je serai bientôt marié. Mais à propos de la fille, l'as-tu vue? est-elle belle? Pas si belle que la dot. Entre nous, cette riche héritière n'est pas une fort jolie personne. Par bonheur vous ne vous en souciez guère. Ma foi non, lui répliquai-je , mon enfant. Nous autre gens de cour, nous n'épousons que pour épouser seulement. Nous ne cherchons la beauté que dans les femmes de nos amis ; et, si par hasard elle se trouve dans les nôtres, nous y faisons si peu d'attention, que c'est fort bien fait quand elles nous en punissent.

Ce n'est pas tout, reprit Scipion : le seigneur Gabriel vous donne à souper ce soir. Nous sommes convenus que vous ne parlerez pas du mariage projeté. 11 doit inviter plusieurs marchands de ses amis à ce repas, vous vous trouverez comme un simple convive, et demain il viendra souper chez vous de la même manière. Vous voyez par que c'est un H- 12

178 GIL BLAS.

homme qui veut vous étudier avant que de passer outre. 11 sera bon que vous vous observiez un peu devant lui. Oh ! parbleu, interrdmpis-je d'un air de confiance, qu'il m'exa- mine tant qu'il lui plaira, je ne puis que gagner à cet examen.

Cela s'exécuta de point en point. Je me fis conduire chez l'orfèvre, qui me reçut aussi familièrement que si nous nous fussions déjà vus plusieurs fois. C'étoit un bon bour- geois qui étoit, comme nous disons, poli luutn porfiar^. Il me présenta la senora Eugenia sa femme, et la jeune Gabriela sa fille. Je leur fis force compliments, sans contre- venir au traité. Je leur dis des riens en fort beaux termes, des phrases de courtisan.

Gabriela, quoi que m'en eût dit mon secrétaii'e, ne me parut pas désagréable , soit à cause qu'elle étoit extrême- ment parée, soit que je ne la regardasse qu'au travers de la dot. La bonne maison que celle du seigneur Gabriel! 11 y a, je crois, moins d'argent dans les mines du Pérou qu'il n'y en avoit dans cette maison-là. Ce métal s'y ofTroit à la vue de toutes parts, sous mille formes différentes. Chaque chambre , et particulièrement celle nous nous étions mis à table, étoit un trésor. Quel spectacle pour les yeux d'un gendre ! Le beau-père, pour faire plus honneur à son repas, avoit assemblé chez lui cinq ou six marchands, tous person- nages graves et ennuyeux. Ils ne parlèrent que de commerce; et l'on peut dire que leur conversation fut plutôt une confé- rence de négociants qu'un entretien d'amis qui soupent ensemble.

Je régalai l'orfèvre à mon tour le lendemain au soir. Ne pouvant l'éblouir par mon argenterie , j'eus recours à une autre illusion. J'invitai à souper ceux de mes amis qui fai- soient la plus belle figure à la cour, et que je connoissois

1. Jusqu'à Ctrc fatigant.

LIVRE IX, CHAPITRE I. 170

pour des ambitieux qui ne mettoient point de bornes à leurs désirs. Ces gens-ci ne s'entretinrent que des grandeurs, que des postes brillants et lucratifs auxquels ils aspiroient, ce qui fit son eflet. Le bourgeois Gabriel, étourdi de leurs grandes idées, ne sesentoit, malgré tout son bien, qu'un petit mortel en comparaison de ces messieurs. Pour moi , faisant l'bomme modéré, je dis que je me contenterois d'une for- tune médiocre, comme de vingt mille ducats de rente; sur quoi ces affamés d'honneurs et de richesses s'écrièrent que j'aurois tort, et qu'étant aimé autant que je l'étois du pre- mier ministre, je ne devois pas m'en tenir à si peu de chose. Le ])eau-père ne perdit pas une de ces paroles , et je crus remarquer, quand il se retira, qu'il étoit fort satisfait.

Scipion ne manqua pas de l'allei voir le jour suivant dans la matinée, pour lui demander s'il étoit content de moi. J'en suis charmé, lui répondit le bourgeois; ce garçon-là m'a gagné le cœur. Mais, seigneur Scipion, ajouta-t-il, je vous conjure, par notre ancienne connoissance, de me par- ler sincèrement. Nous avons tous notre foible, comme vous savez. Apprenez-moi celui du seigneur de Santillane. Est-il joueur? est-il galant? Quelle est son inclination vicieuse? Ne me la cachez pas , je vous en prie. Yous m'offensez , seigneur Gabriel, en me faisant cette question, repartit l'enti-emet- teur. Je suis plus dans vos intérêts que dans ceux de mon maître. S'il avoit quelque mauvaise habitude qui fût capable de rendre votre fille malheureuse, est-ce que je vous l'au- rois proposé pour gendre? Non, parbleu! je suis trop votre serviteur. Mais, entre nous, je ne lui trouve point d'autre défaut que celui de n'en avoir aucun. Il est trop sage pour un jeune homme. Tant mieux, reprit l'orfèvre; cela me fait plaisir. Allez, mon ami, vous pouvez l'assurer qu'il aura ma fille , et que je la lui donnerois quand il ne seroit pas chéri du ministre.

180 GIL BLAS.

Aussitôt que mon secrétaire m'eut rapporté cet entretien, je courus chez Salero, pour le remercier de la disposition favorable il étoit pour moi. Il avoit déjà déclaré ses volontés à sa femme et à sa fille, qui me firent connoître, par la manière dont elles me reçurent, qu'elles y étoient soumises sans répugnance. Je menai le beau-père au duc de Lerme que j'avois prévenu la veille , et je le lui présentai. Son Excellence lui fit un accueil des plus gracieux , et lui témoigna de la joie de ce qu'il avoit choisi pour gendre un homme qu'elle aflectionnoit beaucoup, et qu'elle prétendoit avancer. Elle s'étendit ensuite sur mes bonnes qualités, et dit tant de bien de moi, que le bon Gabriel crut avoir ren- contré dans ma seigneurie le meilleur parti d'Espagne pour sa fille. Il en étoit si aise, qu'il en avoit la larme à l'œil. Il me serra fortement entre ses bras lorsque nous nous sépa- râmes, en me disant : Mon fils, j'ai tant d'impatience de vous voir l'époux de Gabriela, que vous le serez dans huit jours, tout au plus tard.

CHAPITRE II.

Par quel hasard Gil Blas se ressouvint de don Alphonse de Leyva, et du service qu'il lui rendit par vanité.

Laissons mon mariage pour un moment. L'ordre de mon histoire le demande, et veut que je raconte le service que je rendis à don Alphonse, mon ancien maître. J'avois entièrement oublié ce cavalier, et voici à quelle occasion j'en rappelai le souvenir.

Le gouvernement de la ville de Valence vint à vaquer dans ce temps-là. En apprenant cette nouvelle , je pensai à don Alphonse de Leyva. Je fis réflexion que cet emploi lui conviendroit à merveille; et, moins peut-être par amitié

LIVRE IX, CHAPITRE II. 181

que par ostentation, je résolus de le demander pour lui. Je me représentai que, si je l'obtenois, cela me feroit un lion- neur infini. Je m'adressai donc au duc de Lerme. Je lui dis que j'avois été intendant de don César de Leyva et de son fils, et qu'ayant tous les sujets du monde de me louer d'eux, je prenois la liberté de le supplier d'accorder à l'un ou à l'autre le gouvernement de Valence. Le ministre me répondit : Très-volontiers, Gil Blas. J'aime à te voir recon- noissant et généreux. D'ailleui-s , tu me parles pour une famille que j'estime. Les Leyva sont de bons serviteurs du roi; ils méritent bien cette place. Tu peux en disposer à ton gré; je te la donne pour présent de noces.

Ravi d'avoir réussi dans mon dessein, j'allai sans perdre de temps chez Calderone faire dresser des lettres patentes pour don Alphonse. 11 y avoit un grand nombre de personnes qui attendoient dans un silence respectueux que don Ro- drigue vînt leur donner audience. Je traversai la foule, et me présentai à la porte du cabinet qu'on m'ouvrit. J'y trouvai je ne sais combien de chevaliers, de commandeurs, et d'autres gens de conséquence que Calderone écoutoit tour à tour. C'étoit une chose remarquable que la manière diffé- rente dont il les recevoit. Il se contentoit de faire ta ceux-ci une légère inclination de tête; il honoroit ceux-là d'une révérence, et les conduisoit jusqu'à la porte de son cabinet. Il mettoit , pour ainsi dire , des nuances de considération dans les civilités qu'il faisoit. D'un autre côté, j'apercevois des cavaliers qui, choqués du peu d'attention qu'il avoit pour eux, maudissoient dans leur âme la nécessité qui les obligeoit de ramper devant ce visage. J'en voyois d'autres, au contraire, qui rioient en eux-mêmes de son air fat et suffisant. J'avois beau faire ces observations, je n'étois pas capable d'en profiter. J'en usois chez moi comme lui, et je ne me souciois guère qu'on approuvât ou qu'on blàmàt

«82 GIL BLAS.

mes manières orgueilleuses, pourvu qu'elles fussent res- pectées.

Don Rodrigue, ayant par hasard jeté les yeux sur moi, quitta brusquement un gentilhomme qui lui parloit, et vint m' embrasser avec des démonstrations d'amitié qui me sur- prirent. Ah! mon cher confrère, s'écria-t-il, quelle affaire me procure le plaisir de vous voir ici? qu'y a-t-il pour votre service? Je lui appris le sujet qui m'amenoit, et là-dessus il m'assura, dans les termes les plus obligeants, que le lendemain à pareille heure ce que je demandois se- roit expédié. 11 ne borna point sa politesse , il me con- duisit jusqu'à la porte de son antichambre, il ne condui- soit jamais que de grands seigneurs, et il m'embrassa de nouveau.

Que signifient toutes ces honnêtetés? disois-je en m'en allant; que me présagent-elles? Calderone méditeroit-il ma perte? ou bien auroit-il envie de gagner mon amitié? ou, pressentant que sa faveur est sur son déclin, me ménage- roit-il dans la vue de me prier d'intercéder pour lui auprès de notre patron? Je ne savois à laquelle de ces conjectures je devois m'arrêter. Le jour suivant, lorsque je retournai chez lui, il me traita de la même façon; il m'accabla de ca- resses et de civilités. 11 est vrai qu'il les rabattit sur la réception qu'il fit aux autres personnes qui se présentoient pour lui parler. 11 brusqua les uns, battit froid aux autres; il mécontenta presque tout le monde. Mais ils furent tous assez vengés par une aventure qui arriva, et que je ne dois point passer sous silence. Ce sera un avis au lecteur pour les commis et les secrétaires qui la liront.

Un homme vêtu fort simplement, et qui ne paroissoit pas ce qu'il étoit, s'approcha de Calderone, et lui parla d'un certain mémoire qu'il disoit avoir présenté au duc de Lerme. Don Rodrigue ne regarda pas seulement le cavalier.

LIVRE IX. CHAPITRE II. 183

et lui dit d'un ton brusque : Comment vous appelle-t-on , mon ami? L'on m'appeloit Francillo dans mon enfance, lui répondit de sang-froid le cavalier; on m'a depuis nommé don Francisco de Zuniga, et je me nomme aujourd'hui le comte de Pedrosa. Calderone étonné de ces paroles, et voyant qu'il avoit alTaire à un homme de la première qua- lité, voulut s'excuser : Seigneur, dit-il au comte, je vous demande pardon, si, ne vous connoissant pas... Je ne veux; point de tes excuses, interrompit avec hauteur Francillo; je les méprise autant que tes maliionnètetés. Apprends qu'un secrétaire de ministre doit recevoir honnêtement toutes sor- tes de personnes. Sois, si tu veux, assez vain pour te regar- der comme le substitut de ton maître; mais n'oublie pas que tu n'es que son valet.

Le superbe don Rodrigue fut fort mortifié de cet inci- dent. Il n'en devint toutefois pas plus raisonnable. Pour moi, je marquai cette chasse-là'. Je résolus de prendre garde k qui je parlerois dans mes audiences, et de n'être insolent qu'avec des muets. Comme les patentes de don Alphonse se ti'ouvoient expédiées, je les emportai, et les en- voyai par un courrier extraordinaire à ce jeune seigneur, avec une lettre du duc de Lerme, par laquelle Son Excel- lence lui donnoit avis que le roi venoit de le nommer au gouvernement de Valence. Je ne lui mandai point la part que j'avois à cette nomination; je ne voulus pas même lui écrire, me faisant im plaisir de la lui apprendre de bouche, et de lui causer une agréable surprise, lorsqu'il vii^ndioit à la cour prêter serment pour son emploi.

1. Mt'tnpliore cmpiMiiti''e du jeu de paume; on y marque la chasse, c'est- à-dire l'endroit du jeu est tombée la balle et au delà duquel l'autre joueur doit la pousser, s'il veut gagner le coup.

184 GIL BLAS.

CHAPITRE m.

Des préparatifs qui se firent pour le mariage de Gil Blas, et du grand événement qui les rendit inutile?.

Revenons à ma belle Gabrielle. Je devois donc l'épouser dans huit jours. Nous nous préparâmes de part et d'autre à cette cérémonie. Salero fit faire de riches habits pour la mariée, et j'arrêtai pour elle une femme de chambre, un laquais et un vieil écuyer, tout cela choisi par Scipion , qui attendoit avec encore plus d'impatience que moi le jour qu'on me devoit compter la dot.

La veille de ce jour si désiré, je soupai chez le beau- père avec des oncles et des tantes, des cousins et des cou- sines. Je jouai parfaitement bien le personnage d'un gendre hypocrite. J'eus mille complaisances pour l'orfèvre et pour sa femme; je contrefis le passionné auprès de Gabrielle; je gracieusai toute la famille, dont j'écoutai sans m'impatien- ter les plats discours et les raisonnements bourgeois. Aussi, pour prix de ma patience, j'eus le bonheur de plaire à tous les parents. 11 n'y en eut pas un qui ne parût s'applaudir de mon alliance.

Le repas fini , la compagnie passa dans une grande salle on la régala d'un concert de voix et d'instruments qui ne fut pas mal exécuté , quoiqu'on n'eût pas choisi les meilleurs sujets de Madrid. Plusieurs airs gais dont nos oreilles furent agréablement frappées nous mirent de si belle humeur, que nous commençâmes à former des danses. Dieu sait de quelle façon nous nous en acquittâmes, puisqu'on me prit pour un élève de Terpsichore , moi qui n'avois de principes de cet art que deux ou trois leçons que j'avois reçues, chez la mar- quise de Chaves, d'un petit maître à danser qui venoit mon-

'«Si

LlVIiE IX, CHAPITRE III. 18.j

trer aux pages! Après nous être l)ien divertis, il fallut son- ger à se retirer chez soi. Je prodiguai les révérences et les accolades. Adieu, mon gendre, me dit Salero en m'embras- sant, j'irai chez vous demain matin porter la dot en belles espèces d'or. Vous y serez le bienvenu, lui répondis-je, mon cher beau -père. Ensuite, donnant le bonsoir à la famille, je gagnai mon équipage qui m'attendolt à la porte, et je pris le chemin de mon hôtel.

J'étois à peine à deux cents pas de la maison du seigneur Gabriel, que quinze ou vingt hommes, les uns à pied, les autres à cheval, tous armés d'épées et de carabines, entou- rèrent mon carrosse et l'arrêtèrent, en criant : De par le roi! lis m'en firent descendre brusquement pour me jeter dans une chaise roulante, le principal de ces cavaliers, étant monté avec moi, dit au cocher de toucher vers Ségo- vie. Je jugeai bien que c'étoit un honnête alguazil que j'avois à mon côté. Je voulus le questionner pour savoir le sujet de mon emprisonnement; mais il me répondit sur le ton de ces messieurs-là, je veux dire brutalement, qu'il n'avoit point de compte à me rendre. Je lui dis que peut- être il se méprenoit. Non, non, repartit-il, je suis sur de mon fait. Vous êtes le seigneur de Santillane; c'est vous que j'ai ordre de conduire je vous mène. N'ayant rien à ré- pliquer à ces paroles, je pris le parti de me taire. Nous rou- lâmes le reste de la nuit le long du Mançanai-ez, dans un profond silence. Nous changeâmes de chevaux k Colmenar, et nous arrivâmes sur- le soir à Ségovie, l'on m'enferma dans la tour.

486 G IL BLAS.

CIIAPITUE IV.

Comment Gil Blas fut traité dans la tour de Sogovie, et de quelle manière il apprit la cause de sa prison.

On commença pfai' me mettre clans un cachot l'on me laissa sur la paille comme un criminel digne du dernier sup- plice. Je passai la nuit, non pas a me désoler, car je ne sen- tois pas encore tout mon mal , mais à chercher dans mon esprit ce qui pouvoit avoir causé mon malheur. Je ne dou- tois pas que ce ne fût l'ouvrage de Calderone. Cependant j'avois beau le soupçonner d'avoir tout découvert, je ne concevois pas comment il avoit pu porter le duc de Lerme à me traiter si cruellement. Tantôt je m'imaginois que c'étoit àl'insu de Son Excellence que j'avois été arrêté ; et tantôt je pensois que c'étoit elle-même qui, pour quelque raison po- litique, m'avoit fait emprisonner, ainsi que les ministres en usent quelquefois avec leurs favoris.

J'étois vivement agité de mes diverses conjectures, quand la clarté du jour, perçant au travers d'une petite fenêtre grillée , vint offrir à ma vue toute l'horreur du lieu je me trouvois. Je m'affligeai alors sans modération, et mes yeux devinrent deux sources de larmes que le souvenir de ma prospérité rendoit intarissables. Pendant quejem'aban- donnois à ma douleur, il vint dans mon cachot un guichetier qui m'apportoit un pain et une cruche d'eau pour ma jour- née. 11 me regarda, et remarquant que j'avois le visage baigné de pleurs, tout guichetier qu'il étoit, il sentit un mouvement de pitié : Seigneur prisonnier, me dit-il, ne vous désespérez point. 11 ne faut pas être si sensible aux traverses de la vie. "Vous êtes jeune*; après ce temps-ci,

1. Vous êtes jeune. Ce mot pourrait servir à lixer nos iciiS^s sur Page c[uc devait alors avoir Gil Blas, mais ne s'accorderait guère avcclcs dates iiistoiiques

LIVRE IX, CIIAPITRI- IV. 187

VOUS enverrez un autre. En attendant, mangez de bonne grâce le pain du roi.

Mon consolateur sortit en achevant ces paroles, aux- quelles je ne répondis que par des plaintes et des gémisse- ments; et j'employai tout le jour à maudire mon étoile, sans songera faire honneur à mes provisions, qui, dans l'état j'étois, me sembloient moins un présent de la bonté du roi qu'un elïet de sa colère, puisqu'elles servoient pHitôt à pro- longer qu'à soulager les peines des malheureux.

La nuit vint pendant ce temps-là, et bientôt un grand bruit de clefs attira mon attention. La porte de mon cachot s'ouvrit, et, un moment après, il entra un homme qui por- toit une bougie. 11 s'approcha de moi, et me dit : Seigneur Gil Blas, vous voyez un de vos anciens amis. Je suis ce don André de Tordesillas qui demeuroit avec vous à Grenade , et qui étoit gentilhomme de l'archevêque dans le temps que vous possédiez les bonnes grâces de ce prélat. Vous le priâtes, s'il vous en souvient, d'employer son crédit pour moi , et il me fit nommer pour aller remplir un emploi au Mexique; mais, au lieu de m'embarquer pour les Indes, je m'arrêtai dans la ville d'Alicante. J'y épousai la fille du capi- taine du château, et, par une suite d'aventures dont je vous ferai tantôt le récit, je suis devenu le châtelain de la tour de Ségovie. C'est un bonheur pour vous, continua-t-il, de ren- contrer, dans un homme chargé de vous maltraiter, un ami qui n'épargnera rien pour adoucir la rigueur de votre prison. Il m'est expressément ordonné de ne vous laisser parler à personne, de vous faire coucher sur la paille, et de ne vous donner pour toute nourriture que du pain et de l'eau. Mais, outre que j'ai trop d'humanité pour ne pas compatir à vos maux, vous m'avez rendu service, et ma reconnoissancc

et les époques consignées dans la suite de cette histoire. Voyez ce ([ue nous avons dit sur Vavertissementmplàcû ix la ôte du livre vu, dans Tédition de 1735.

188 GILBLAS.

l'emporte sur les ordres que j'ai reçus. Loin de servir d'in- strument à la cruauté qu'on veut exercer sur vous, je pré- tends vous traiter le mieux qu'il me sera possible. Levez-vous, et venez avec moi.

Quoique le seigneur châtelain méritât bien quelques remercîments, mes esprits étoient si troublés, que je ne pus lui répondre un seul mot. Je ne laissai pas de le suivre. Il me fit traverser une cour, et monter par un escalier fort étroit à une petite chambre qui étoit tout au haut de la tour. Je ne fus pas peu surpris, en entrant dans cette cham])re, de voir sur une table deux chandelles qui brûloient dans des flam- beaux de cuivre , et deux couverts assez propres. Dans un moment, me dit Tordesillas, on va vous apporter à manger. Nous allons souper ici tous deux. C'est ce réduit que je vous ai destiné pour logement; vous y serez mieux que dans votre cachot. Vous verrez de votre fenêtre les bords fleuris de l'Érêma et la vallée délicieuse qui, du pied des montagnes qui séparent les deux Castilles, s'étend jusqu'à Coca. Je ne doute pas que d'abord vous ne soyez peu sensible à une si belle vue; mais, quand le temps aura fait succéder une douce mélancolie à la vivacité de votre douleur, vous pren- drez plaisir à promener vos regards sur des objets si agréa- bles. Outre cela, comptez que le linge et les autres choses qui sont nécessaires à un homme qui aime la propreté ne vous manqueront pas. De plus, vous serez bien couché, bien nourri, et je vous fournirai des livres tant que vous en voudrez, en un mot, tous les agréments qu'un prisonnier peut avoir.

A des offres si obligeantes, je me sentis un peu soulagé. Je pris courage, et rendis mille grâces à mon geôlier. Je lui dis qu'il me rappeloit à la vie par son procédé généreux, et que je souhaitois de me retrouver en état de lui en témoigner ma reconnoissance. Hé! pourquoi ne vous y retrouveriez- vous pas? me répondit-il. Croyez-W)us avoir perdu pour

LIVRE IX, CHAPITRE IV. 180

jamais la liberté? Si vous vous imaginez cela, vous êtes dans l'erreur, et j'ose vous assurer que vous en serez quitte pour quelques mois de prison. Que dites-vous, seigneur don André? m'écriai-je. Il semble que vous sachiez le sujet de mon infortune. Je vous avouerai, me repartit-il, que je ne l'ignore pas. L'alguazil qui vous a conduit ici m'a confié ce secret, que je puis vous révéler. Il m'a dit que le roi, informé que vous aviez la nuit, le comte de Lemos et vous, mené le prince d'Espagne chez une dame suspecte, venoit, pour vous en punir, d'exiler le comte, et vous envoyoit, vous, à la tour de Ségovie, pour y être traité avec toute la rigueur que vous avez éprouvée depuis que vous y êtes. Comment, lui dis-je, cela est-il venu à la connbissance du roi? C'est particulière- ment de cette circonstance que je voudrois être instruit. Et c'est, répondit-il, ce que l'alguazil ne m'a point appris, et ce qu'apparemment il ne sait pas lui-même.

Dans cet endroit de notre conversation , plusieurs valets qui apportoient le souper entrèrent. Ils mirent sur la table du pain, deux tasses, deux bouteilles, et trois grands plats, dans l'un desquels il y avoit un civet de lièvre avec beau- coup d'oignons, d'huile et de safran; dans l'autre une olla podrida ' ; et dans le troisième un dindonneau sur une mar- melade de bcrcngemi -. Lorsque Tordesillas vit que nous avions tout ce qu'il nous falloit, il renvoya ses domestiques, ne voulant pas qu'ils entendissent notre entretien. 11 ferma la porte, et nous nous assîmes tous deux vis-à-vis l'un de l'autre. Commençons, me dit-il, par le plus pressé. Vous devez avoir bon appétit après deux jours de diète. En par- lant de cette sorte, il chargea mon assiette de viande. Il s'imaginoit servir un affamé, et il avoit effectivement sujet de penser que j'allois m'empiiïrer de ses ragoûts : néanmoins

1. OUa po:lriila; c'est un composé de toutes sortes de viandes. '2. Uerenjena , pL'lite citrouille, appelée pomme d'amour.

190 GIL BLAS.

je trompai son attente. Quelque besoin que j'eusse de man- ger, les morceaux me restoient dans la bouche, tant j'avois le cœur serré de ma condition présente. Pour écarter de mon esprit les images cruelles qui venoient sans cesse l'affliger, mon châtelain avoit beau m'exciter à boire et vanter l'excel- lence de son vin ; m'eùt-il donné du nectar, je l'aurois alors bu sans plaisir. 11 s'en aperçut, et, s'y prenant d'une autre façon , il se mit à me conter d'un style égayé l'histoire de son mariage. Il y réussit encore moins par là. J'écoutai son récit avec tant de distraction, que je n'aurois pu dire, lors- qu'il l'eut fini, ce qu'il venoit de me raconter. Il jugea bien qu'il entreprenoit trop de vouloir ce soir-là faire quelque diversion à mes chagrins. Il se leva de table après avoir achevé de souper, et me dit : Seigneur de Santillane, je vais vous laisser reposer, ou plutôt rêver en liberté à votre mal- heur. Mais, je vous le répète, il ne sera pas de longue durée. Le roi est bon naturellement. Quand sa colère sera passée, et qu'il se représentera la situation déplorable il croit que vous êtes, vous lui paroitrez assez puni. A ces mots, le sei- gneur châtelain descendit, et fit monter ses valets pour des- servir. Ils emportèrent jusqu'aux flambeaux, et je me couchai à la sombre clarté d'une lampe qui étoit attachée au mur.

CHAPITRE V.

Des réflexions qu'il fit cette nuit avant que de s'endormir, et du bruit qui le réveilla.

Je passai deux heures pour le moins à réfléchir sur ce que Tordesillas m' avoit appris. Je suis donc ici, disois-je, pour avoir contribué aux plaisirs de l'héritier de la couronne ! Quelle imprudence aussi d'avoir rendu de pareils services à un prince si jeune! car c'est sa grande jeunesse qui fait tout mon crime : s'il étoit dans un âge plus avancé, le roi peut-

LIVRE IX, CHAPITRE Y. 191

être n'auroit fait que rire de ce qui Ta si fort irrité. Mais qui peut avoir donné un semblable avis à ce monarque, sans appréhender le ressentiment du prince ni celui du duc de Lerme ? Ce ministre voudra venger sans doute le comte de Lemos son neveu. Comment le roi a-t-il découvert cela? C'est ce que je ne comprends point.

J'en revenois toujours là. L'idée pourtant la plus allli- geante pour moi, celle qui me désespéroit, et dont mon esprit ne pouvoit se détacher, c'étoit le pillage auquel je m'imaginois bien que tous mes effets avoient été abandonnés. Mon coffre-fort, m'écriois-je, étes-vous? mes chères ri- chesses, qu'ètes-vous devenues? dans quelles mains êtes- vous tombées? Hélas! je vous ai perdues en moins de temps encore que je ne vous avois gagnées 1 Je me peignois le désordre qui devoit régner dans ma maison, et je faisois sur cela des réflexions toutes plus tristes les unes que les autres. La confusion de tant de pensées différentes me jeta dans un accablement qui me devint favorable : le sommeil qui m'avoit fui la nuit précédente vint répandre sur moi ses pavots. La bonté du lit, la fatigue que j'avois soufferte, ainsi que la fumée des viandes et du vin, y contribuèrent aussi. Je m'en- dormis profondément; et, selon toutes les apparences, le jour m'auroit surpris dans cet état, si je n'eusse été réveillé tout à coup par uu bruit assez extraordinaire dans les pri- sons. J'entendis le son d'une guitare, et la voix d'un honnne en même temps. J'écoute avec attention ; je n'entends plus rien; je crois que c'est un songe. Mais, un instant après, mon oreille fut frappée du son du même instrument, et de la même voix qui chantoit les vers suivants :

^ Ay (Je mi ! un anno felice Parecc un soplo ligoro;

1. « llélas ! une année de plaisir passe comme uu vent léger; mais un mo- ment de malheur est un siècle de tourment. »

192 GIL BLAS.

Poro sin (liclm un instante Es un sigio d3 tormento.

Ce couplet qui paroissoit avoir été fait exprès pour moi, irrita mes ennuis. Je n'éprouve que trop, disois-je, la vérité de ces paroles. Il me semble que le temps de mon bonheur s'est écoulé bien vite, et qu'il y a déjà un siècle que je suis en prison. Je me replongeai dans une affreuse rêverie, et recommençai à me désoler comme si j'y eusse pris plaisir. Mes lamentations finirent avec la nuit; et les premiers rayons du soleil dont ma chambre fut éclairée calmèrent un peu mes inquiétudes. Je me levai pour aller ouvrir ma fenêtre, et donner de l'air à ma chambre. Je regardai dans la cam- pagne, dont je me souviens que le seigneur châtelain m'avoit fait une belle description. Je ne trouvai pas de quoi justifier ce qu'il m'en avoit dit. L'Érèma, que je croyois du moins égal au Tage, ne me parut qu'un ruisseau. L'ortie seule et le chardon paroient ses bords fleuris^ et la prétendue vallée délicieuse n'offrit à ma vue que des terres dont la plupart étoient incultes. Apparemment que je n'en étois pas encore à cette douce mélancolie qui devoit me faire voir les choses autrement que je ne les voyois alors.

Je commençai à m'habiller, et déjà j'étois à demi vêtu, quand Tordesillas arriva, suivi d'une vieille servante qui m'apportoit des chemises et des serviettes. Seigneur Gil IMas, me dit-il, voici du linge. Ne le ménagez pas; j'aurai soin que vous en ayez toujours de reste. bien! ajouta-t-il, comment avez-vous passé la nuit? Le sommeil a-t-il sus- pendu vos peines pour quelques moments? Je dormirois peut- être encore, lui répondis-je, si je n'eusse pas été réveillé par une voix accompagnée d'une guitare. Le cavalier qui o, troublé votre repos , reprit-il, est un prisonnier d'Etat qui a sa chambre à côté de la vôtre. 11 est chevalier de l'ordre mi- litaire de Galatrava, et il a une figure tout aimable. Il s'ap-

LIVRE IX, CHAPITRE V. 193

pelle don Gaston de CogoUos. Vous pourrez vous voir tous deux, et manger ensemble. Vous trouverez une consolation mutuelle dans vos entretiens. Vous vous serez l'un à l'autre d'un grand agrément. Je témoignai à don André que j'étois très-sensible à la permission qu'il me donnoit d'unir ma douleur avec celle de ce cavalier; et, comme je marquai quelque impatience de connnoître ce compagnon de mal- heur, notre obligeant châtelain me procura cette satisfaction dès ce jour-Là même. Il me fit dîner avec don Gaston, qui me surprit par sa bonne mine et par sa beauté. Jugez quel homme ce devoit être pour éblouir des yeux accoutumés à voir la plus brillante jeunesse de la cour. Imaginez-vous un homme fait à plaisir, un de ces héros de romans qui n'avoient qu'à se montrer pour causer des insomnies aux princesses. Ajoutons à cela que la nature, qui mêle ordinairement ses dons, avoit doué Cogolloscle beaucoup d'esprit et de valeur. C'étoit un cavalier parfait.

Si ce cavaher me charma, j'eus de mon côté le bonheur de ne lui pas déplaire. Il ne chanta plus la nuit, de peur de m'incommoder, quelques prières que je lui fisse de ne se pas contraindre pour moi. Une liaison est bientôt formée entre deux personnes qu'un mauvais sort opprime. Une tendre amitié suivit de près notre connoissance , et devint plus forte de jour en jour. La liberté que nous avions de nous parler quand il nous plaisoit nous fut très-utile , puisque, par nos conversations, nous nous aidâmes réciproquement tous deux à prendre notre mal en patience.

Une après-dînée, j'entrai dans sa chambre, comme il se disposoit à jouer de la guitare. Pour Lécouter plus commo- dément, je m'assis sur une sellette qu'il y avoit pour tout siège; et lui, s'étant mis sur le pied de son lit, il joua un air fort touchant, et chanta dessus des paroles qui exprimoient le désespoir la cruauté d'une dame réduisoit un amant.

II. 13

194 GIL BLAS.

Lorsqu'il les eut chantées, je lui dis en souriant : Seigneur chevalier, voilà des vers que vous ne serez jamais obligé d'em- ployer dans vos galanteries. Vous n'êtes pas fait pour trou- ver les femmes cruelles. Vous avez trop bonne opinion de moi, me répondit-il. J'ai composé pour mon compte les vers que vous venez d'entendre, pour amollir un cœur que je croyols de diamant, pour attendrir une dame qui me trai- toit avec une extrême rigueur. Il faut que je vous fasse le récit de cette histoire ; vous apprendrez en même temps celle de mes malheurs.

CHAPITRE VI.

Histoire do don Gaston de Cogollos et de dona Helena de Galisteo.

Il y aura bientôt quatre ans que je partis de Madrid pour aller à Coria voir dona Eleonor de Laxarilla , ma tante , qui est une des plus riches douairières de la Castille vieille, et qui n'a point d'autre héritier que moi. Je fus à peine arrivé chez elle que l'amour y vint troubler mon repos. Elle me donna un appartement dont les fenêtres faisoient face aux jalousies d'une dame qui demeuroit vis-à-vis, et que je pou- vois facilement remarquer, tant ses grilles étoient peu ser- rées, et la rue étroite. Je ne négligeai pas cette possibilité; et je trouvai ma voisine si belle, que j'en fus d'abord enchanté. Je le lui marquai aussitôt par des œillades si vives, qu'il n'y avoit pas à s'y méprendre. Elle s'en aperçut bien ; mais elle n'étoit pas fille à faire trophée d'une pareille obser- vation , et encore moins à répondre à mes minauderies.

Je voulus savoir le nom de cette dangereuse personne qui troubloit si promptement les cœurs. J'appris qu'on la nonnnoit dona Helena; qu'elle étoit fille unique de don George de Galisteo, qui possédoit à quelques lieues de Coria un fief

LIVIll' l\, CHAPITRE VI. 19">

dominant d'un revenu considérable; qu'il se présentoit sou- vent des partis pour elle; mais que.son père les rejetoit tous, parce qu'il étoit dans le dessein de la marier k don Augustin de Olighera, son neveu, qui, en attendant ce mariage, avoit la liberté de voir et d'entretenir tous les jours sa cousine. Cela ne me découragea point : au contraire , j'en devins plus amoureux; et l'orgueilleux plaisir de supplanter un ris al aimé m'excita peut-être encore plus que mon amour à pous- ser ma pointe. Je continuai donc de lancer h mon Hélène des legards enflammés. J'en adressai aussi de suppliants à Feli- cia, sa suivante, comme pour implorer son secours; je fis môme parler mes doigts. Mais ces galanteries furent inu- tiles ; je ne tirai pas plus de raison de la soubrette que de la maîtresse : elles firent toutes deux les cruelles et les inac- cessibles.

Puisqu'elles refusoient de répondre au langage de mes yeux, j'eus recours à d'autres interprètes. Je mis des gens en campagne, pour déterrer les connoissances que Felicia pouvoit avoir dans la ville. Ils découvrirent qu'une vieille dame, appelée Theodora, étoit sa meilleure amie, et qu'elles se voyoient fort souvent. Ravi de cette découverte, j'allai moi-même trouver Theodora, que j'engageai par des pré- sents à me servir. Elle prit parti pour moi, promit de me ménager chez elle un entretien secret avec son amie , et tint sa promesse dès le lendemain.

Je cesse d'être malheureux, dis-je à Feljcia, puisque mes peines ont excité votre pitié. Que ne dois-je point à votre amie de vous avoir disposée à m'accorder la satisAic- tion de vous entretenir! Seigneur, me répondit-elle, Theo- dora peut tout sur moi. Elle m'a mise dans vos intérêts; et, si je pou vois faire votre bonheur, vous seriez bientôt au comble de vos vœux : mais avec toute ma bonne volonté, je ne sais si je vous serai d'un grand secours. Il ne faut pas vous

i96 GIL BLAS.

flatter: vous n'avez jamais formé d'entreprise plus difficile. Yous aimez une dame prévenue pour un autre cavalier, et quelle dame encore ! Une dame si fière et si dissimulée , que si, par votre constance et par vos soins, vous parvenez à lui arracher des soupirs, ne pensez pas que sa fierté vous donne le plaisir de les entendre. Ah! ma chère Felicia, m'écriai-je avec douleur, pourquoi me faites-vous connoître tous les obstacles que j"ai à surmonter? Ce détail m'assassine. Trom- pez-moi plutôt que de me désespérer. A ces mots , je pris une de ses mains, je la pressai entre les miennes, et je lui mis au doigt un diamant de trois cents pistoles, en lui disant des choses si touchantes, que je la fis pleurer.

Elle étoit trop émue de mon discours et trop contente de mes manières, pour me laisser sans consolation. Elle aplanit un peu les difficultés. Seigneur me dit-elle, ce que je viens de vous représenter ne doit pas vous ôter toute espérance. Votre rwal, il est vrai, n'est pas haï. Il vient au logis voir librement sa cousine. Il lui parle quand il lui plaît, et c'est ce qui vous est favorable. L'habitude ils sont tous deux d'être ensemble tous les jours rend leur com- merce un peu languissant. Ils me paroissent se quitter sans peine et se revoir sans plaisir. On diroit qu'ils sont déjà mariés. En un mot, je ne vois point que ma maîtresse ait une passion violente pour don Augustin. D'ailleurs, il y a entre vous et lui, pour les qualités personnelles, une dilTé- rence qui ne doit pas être inutilement remarquée par une fille aussi délicate que dona Ilelena. Ne perdez donc pas courage. Continuez vos galanteries. Je ne laisserai pas échap- per une occasion de faire valoir à ma maîtresse tout ce que vous ferez pour lui plaire. Elle aura beau se déguiser, à travers sa dissimulation , je démêlerai bien ses sentiments.

Nous nous séparâmes, Felicia et moi, fort satisfaits l'un de l'autre après cette conversation. Je m'apprêtai sur nou-

LIVRE IX, CHAPITRE VI. 107

veaux frais à lorgner la fille de don George; je la réplai d'une sérénade, dans laquelle je fis chanter par une belle voix les vers que vous venez d'entendre. Après le concert , la suivante, pour sonder sa maîtresse, lui demanda si elle s'étoit divertie. La voix , dit dona Helena , m'a fait plaisir. Et les paroles qu'elle a chantées répliqua la soubrette , ne sont-elles pas fort touchantes? C'est à quoi, repartit la dame, je n'ai fait aucune attention. Je n'ai nullement pris garde aux vers, ni ne me soucie guère de savoir qui m'a donné cette sérénade. Sur ce pied-là, s'écria la suivante, le pauvre don Gaston de Cogollos est très-éloigné de son compte, et bien fou de passer son temps h regarder nos jalousies. Ce n'est peut-être pas lui, dit la maîtresse d'un air froid ; c'est quelque autre cavalier qui vient par ce con- cert me déclarer sa passion : vous êtes dans l'erreur. Par- donnez-moi, répondit Felicia, c'est donjiaston lui-même, à telles enseignes qu'il m'a ce matin abordée dans la rue; il m'a même priée de vous dire de sa part qu'il vous adore, malgré les rigueurs dont vous payez son amour; et qu'enfin il s'estimeroit le plus heureux de tous les hommes, si vous lui permettiez de vous marquer sa tendresse par ses soins et par des fêtes galantes. Ces discours, poursuivit-elle, vous prouvent assez que je ne me trompe pas.

La fille de don George changea tout à coup de visage. et regardant sa suivante d'un air sévère : Vous auriez bien pu, lui dit-elle, vous passer de me rofpporter cet imperti- nent entretien. Qu'il ne vous arrive plus, s'il vous plaît, de me venir faire de pareils rapports; et, si ce jeune téméraire ose encore vous parler, je vous ordonne de lui dire qu'il s'adresse à une personne qui fasse plus de cas de ses galan- teries, et qu'il choisisse un plus honnête passe-temps que celui d'être toute la journée k ses fenêtres à observer ce que je fais dans mon appartement.

198 GIL BLAS.

Tout cela me fut fidèlement détaillé, dans une seconde entrevue, par Felicia, qui, prétendant qu'il ne falloit pas prendre au pied de la lettre les paroles de sa maîtresse, vouloit me persuader que mes affaires alloient le mieux du monde. Pour moi, qui n'y entendois pas finesse, et qui ne croyois pas qu'on pût expliquer le texte en ma faveur, je me défiois des commentaires qu'elle me faisoit. Elle se mo- qua de ma défiance, demanda du papier et de l'encre à son amie, et me dit : Seigneur chevalier, écrivez tout à l'heure à dona Helena en amant désespéré. Peignez- lui vivement vos souffrances, et surtout plaignez -vous de la défense qu'elle vous fait de paroître à vos fenêtres. Promettez d'obéir; mais assurez qu'il vous en coûtera la vie. Tournez- moi cela comme vous le savez si bien faire, vous autres ca- valiers, et je me charge du reste. J'espère que l'événement fera plus d'honneur que vous n'en faites à ma pénétration.

J'aurois donc été le premier amant qui, trouvant une si belle occasion d'écrire à sa maîtresse, n'en eût pas profité. Je composai une lettre des plus pathétiques. Avant que de la plier, je la montrai à Felicia, qui sourit après l'avoir lue , et me dit que, si les femmes savoient l'art d'entêter les hommes, en récompense les hommes n'ignoroient pas celui d'enjôler les femmes. La soubrette prit mon billet, en m'as- surant qu'il ne tiendroit pas k elle qu'il ne produisît un bon effet; puis, m'ayant recommandé d'avoir soin que mes fenêtres fussent fermées pendant quelques jours, elle re- tourna chez don George.

Madame, dit-elle en arrivant à dona Helena, j'ai ren- contré don Gaston. 11 n'a pas manqué de venir à moi, et de vouloir me tenir des discours flatteurs. Il m'a demandé d'une voix tremblante, et comme un coupable qui attend son arrêt, si je vous avois parlé de sa part. Alors, prompte à exécuter vos ordres, je lui ai coupé brusquement la pa-

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rôle. Je me suis déchaînée contre lui. Je l'ai chargé d'in- jures, et laissé dans la rue étourdi de ma pétulance. Je suis ravie, répondit dona Helena, que vous m'ayez débarrassés de cet importun; mais il n'étoit pas nécessaire de lui parler brutalement. Il faut toujours qu'une fdle ait de la douceur. Madame, répliqua la suivante, on ne se défait pas d'un amant passionné par des paroles prononcées d'un air doux. On n'en vient pas même toujours à bout par des fureurs et des emportements. Don Gaston, par exemple, ne s'est pas rebuté. Après l'avoir accablé d'injures, comme je vous l'ai dit, j'ai été chez votre parente vous m'avez envoyée. Cette dame, par malheur, m'a retenue trop longtemps. Je dis trop longtemps, puisqu'en revenant j'ai retrouvé mon homme. Je ne m'attendois plus à le revoir. Sa vue m'a troublée, mais si troublée, que ma langue, qui ne me manque jamais dans l'occasion, n'a pu me fournir une pa- role. Pendant ce temps-là, qu'a-t-il fait? Il a profité de mon silence, ou plutôt de mon désordre; il m'a glissé dans la main un papier que j'ai gardé sans savoir ce que je fai- sois, et il a disparu dans le moment.

En parlant ainsi , elle tira de son sein ma lettre qu'elle remit tout en badinant à sa maîtresse, qui, l'ayant prise comme pour s'en divertir, la lut à bon compté, et fit ensuite la réservée. En vérité, Felicia, dit-elle d'un air sérieux à sa suivante, vous êtes une étourdie, une folle d'avoir reçu ce billet. Que peut penser de cela don Gaston? et qu'en dois-je croire moi-même? Vous me donnez lieu, par votre con- duite, de me défier de votre fidélité, et lui de me soup- çonner d'être sensible à sa passion. Hélas! peut-être s'ima- gine-t-il en cet instant que je lis et relis avec plaisir les caractères qu'il a tracés. Voyez à quelle honte vous exposez ma fierté. Oh! que non, madame, lui répondit la soubrette; il ne sauroit avoir cette pensée, et, siqiposé qu'il l'eût, il

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ne l'aura pas longtemps. Je lui dirai, à la première vue, que je vous ai montré sa lettre, que vous l'avez regar- dée d'un air glacé, et qu'enfin, sans la lire, vous l'avez déchirée avec un mépris froid. Vous pourrez, hardiment, reprit dona Ilelena, lui jurer que je ne l'ai point lue. .le serois Lien embarrassée s'il me falloit seulement en dire deux paroles. La fille de don George ne se contenta pas de parler de cette sorte ; elle déchira mon billet , et défendit à sa suivante de l'entretenir jamais de moi.

Comme j'avois promis de ne plus faire le galant à mes fenêtres, puisque ma vue déplaisoit, je les tins fermées pendant plusieurs jours pour rendre mon obéissance plus touchante. Mais, au défaut des mines qui m'étoient inter- dites, je me préparai à donner de nouvelles sérénades à ma cruelle Hélène. Je me rendis une nuit sous son balcon avec des musiciens, et déjà les guitares se faisoient entendre, lorsqu'un cavalier, l'épée à la main, vint troubler le con- cert, en frappant à droite et à gauche sur les concertants, qui prirent aussitôt la fuite. La fureur qui animoit cet auda- cieux excita la mienne. Je m'avance pour le punir, et nous commençons un rude combat. Dona Ilelena et sa suivante entendent le bruit des épées. Elles regardent au travers de leurs jalousies, et voient deux hommes qui sont aux mains. Elles poussent de grands cris, qui obligent don George et ses valets à se lever. Ils sont bientôt sur pied , et ils accou- rent, de même que plusieurs voisins, pour séparer les com- battants. Mais ils arrivèrent trop tard : ils ne trouvèrent sur le champ de bataille qu'un cavalier noyé dans son sang et presque sans vie; et ils reconnurent que j'étois ce cavalier infortuné. On m'emporta chez ma tante,- les plus habiles chirurgiens de la ville furent appelés.

Tout le monde me plaignit, et particulièrement dona Ilelena , qui laissa voir alors le fond de son cœur. Sa dissi-

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niulation céda au sentiment. Le croirez -vous? Ce n'étoit plus cette fille qui se faisoit un point d'honneur de paroître insensible à mes galanteries; c'étoit une tendre amante qui s'abandonnoit sans réserve à sa douleur. Elle passa le reste de la nuit à pleurer avec sa suivante , et à maudire son cou- sin don Augustin Olighera, qu'elles jugeoient devoir^être Ji' auteur de leurs larmes; comme en eiïet c'étoit lui quiavolt si désagréablement interrompu la sérénade. Aussi dissimulé que sa cousine, il s'étoit aperçu de mes intentions, sans en rien témoigner; et, s'imaginant qu'elle y répondoit, il avoit fait cette action vigoureuse, pour montrer qu'il étoit moins en- durant qu'on ne le croyoit. .Néanmoins ce triste accident fut peu de temps après suivi d'une joie qui le fit oublier. Tout dangereusement blessé que j'étois, l'habUeté des chirur- giens me tira d'affaire. Je gardois encore la chambre, quand dona Eleonor, ma tante , alla trouver don George, et lui de- manda pour moi dona llelena. 11 consentit d'autant plus volontiers à ce mariage, qu'il regardoit alors don Augustin comme un homme qu'il ne reverroit peut-être jamais. Le bon vieillard appréhendoit que sa fille n'eût de la répu- gnance à se donner à moi, à cause que le cousin Olighera avoit eu la liberté de la voir, et tout le loisir de s'en faire aimer; mais elle parut si disposée à obéir en cela à son père , qu'on peut conclure de qu'en Espagne , ainsi qu'ailleurs, c'est un avantage d'être un nouveau venu auprès des femmes.

Sitôt que je pus avoir une conversation particulière avec Felicia, j'appris jusqu'à quel point sa maîtresse avoit été sensii3le au malheureux succès de mon combat. Si bien que, ne pouvant plus douter que je ne fusse le Paris de mon Hélène, je bénissois ma blessure, puisqu'elle avoit de si heu- reuses suites pour mon amour. J'obtins du seigneur don George la permission de parler à sa fille en présence de la

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suivante. Que cet entretien fut doux pour moi! Je priai, je pressai tellement la dame de me dire si son père, en la livrant ma tendresse, ne faisoit aucune violence à ses sentiments, qu'elle m'avoua que je ne la devois point à sa seule obéis- sance. Depuis cet aveu plein de charmes, je ne m'occupai que du soin de plaire, et d'imaginer des fêtes galantes en attendant le jour de nos noces, qui devoit être célébré par une magnifique cavalcade toute la noblesse de Coria et des environs se préparoit à briller.

Je donnai un grand repas à une superbe maison de plai- sance que ma tante avoit aux portes de la ville du côté de Manroi. Don George et sa fille, avec tous leurs parents et leurs amis en étoient. On y avoit préparé par mon ordre un concert de voix et d'instruments, et fait venir une troupe de comédiens de campagne, pour y représenter une comédie. Au- milieu du festin, on me vint dire qu'il y avoit dans une salle un homme qui demandoit à me parler d'une affaire très- importante pour moi. Je me levai de table pour aller voir qui c'étoit. Je trouvai un inconnu qui avoit l'air d'un valet de chambre. Il me présenta un billet que j'ouvris, et qui contenoit ces paroles : (c Si l'honneur vous est cher, comme « il le doit être à tout chevalier de votre ordre, vous ne (( manquerez pas demain matin de vous rendre dans la plaine (( de xManroi. Vous y trouverez un cavalier qui veut vous faire « raison de l'oOense que vous avez reçue de lui, et vous (( mettre, s'il le peut, hors d'état d'épouser dona Helena. « Don Augustin de Oliguera. »

Si l'amour a beaucoup d'empire sur les Espagnols, la vengeance en a encore bien davantage. Je ne lus pas ce billet d'un cœur tranquille. Au seul nom de don Augustin, il s'alluma dans mes veines un feu qui me lit presque oublier les devoirs indispensables que j'avois à remplir ce jour-là.

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Je fus tenté de me dérober à la compagnie, pour aller cher- cher sur-le-champ mon ennemi. Je me contraignis pour- tant, de peur de troubler la fête, et dis l'homme qui m'avoit remis la lettre : Mon ami, vous pouvez dire au cavalier qui vous envoie que j'ai trop d'envie de me revoir aux prises avec lui, pour n'être pas demain, avant le lever du soleil, dans l'endroit qu'il me marque.

Après avoir renvoyé le messager avec cette réponse, je rejoignis mes convives, et repris ma place table, je composai si bien mon visage, que personne n'eut aucun soupçon de ce qui se passoit en moi. Je parus, pendant le reste de la journée, occupé comme les autres des plaisirs de la fête, qui finit enfin au milieu de la nuit. L'assemblée se sépara, et chacun rentra dans la ville de la même manière qu'il en étoit sorti. Pour moi, je demeurai dans la maison de plaisance, sous prétexte d'y vouloir prendre le frais le lendemain matin; mais ce n'étoit que pour me trouver plus tôt au rendez-vous. Au lieu de me coucher, j'attendis avec impatience la pointe du jour. Sitôt que je l'aperçus, je montai sur mon meilleur cheval, et partis tout seul comme pour me promener dans la campagne. Je m'avance vers Manroi. Je découvre dans la plaine un homme à cheval qui vient de mon côté à bride abattue. Je vole à sa rencontue , pour lui épargner la moitié du chemin. Nous nous joignons bientôt. G'étoit mon rival. Chevalier, me dit-il insolemment, c'est à regret que j'en viens aux mains avec vous une seconde fois; mais c'est votre faute. Après l'aventure de la sérénade, vous auriez renoncer de bonne grâce à la fille de don George, ou bien vous tenir pour dit que vous n'en seriez pas quitte pour cela, si vous persistiez dans le dessein de lui plaire. Vous êtes trop fier, lui répondis-je, d'un avantage que vous devez peut-être moins à votre adresse qu'à l'obscurité de la nuit. Vous ne songez pas que les armes sont journalières.

204 GIL BLAS.

Elles ne le sont pas pour moi, répliqua-t-il d'un air arro- gant; et je vais vous faire voir que, le jour comme la nuit, je sais punir les chevaliers audacieux qui vont sur mes bri- sées.

Je ne repartis à cet orgueilleux discours qu'en mettant promptement pied à terre. Don Augustin fit la même chose. Nous attachâmes nos chevaux à un arbre, et nous commen- çâmes à nous battre avec une égale vigueur. J'avouerai de bonne foi que j'avois affaire à un ennemi qui savoit mieux faire des armes que moi, bien que j'eusse deux années de salle. Il étoit consommé dans l'escrime. Je ne pouvois expo- ser ma vie à un plus grand péril. Néanmoins, comme il arrive assez souvent que le plus fort est vaincu par le plus foible, mon rival, malgré toute son habileté, reçut un coup d'épée dans le cœur, et tomba roide mort un moment après.

Je retournai aussitôt à la maison de plaisance, j'appris ce qui venoit de se passer à mon valet de chambre dont la fidélité m' étoit connue. Ensuite je lui dis : Mon cher Ramire, avant que la justice puisse avoir connoissance de cet événe- ment, prends un bon cheval, et va informer ma tante de cette aventure. Demande-lui de ma part de l'or et des pierre- ries, et viens me joindre à Plazencia. Tu me trouveras dans la première Jiôtellerie en entrant dans la ville.

Ramire s'acquitta de sa commission avec tant de dili- gence, qu'il arriva trois heures après moi à Plazencia. Il me dit que dona Eleonor avoit été plus réjouie qu'affligée d'un combat qui réparoit l'aflfront que j'avois reçu au premier, et qu'elle m'envoyoit tout son or et toutes ses pierreries pour me faire voyager agréablement dans les pays étrangers, en attendant qu'elle eût accommodé mon affaire.

Pour supprimer les circonstances superflues, je vous dirai que je traversai la Castille nouvelle pour aller dans le royaume de Valence m'embarquer à Dénia. Je passai en

LIVRE IX, CHAPITRE YI. 205

Italie, je me mis en état de parcourir les cours et d'y pa- roître avec agrément.

Tandis que, loin de mon Hélène, je me disposois à trom- per, autant qu'il me seroit possible, mon amour et mes ennuis, cette dame, à Coria, pleuroit en secret mon absence. Au lieu d'applaudir aux poursuites que sa famille faisoit contre moi au sujet de la mort d'Olighera, elle souhaitoit au contraire qu'un prompt accommodement les fît cesser et hàtcàt mon retour. Six mois s'étoient déjà écoulés depuis qu'elle m'avoit perdu, et je crois que sa constance auroit toujours triomphé du temps, si elle n'eût eu que le temps h combattre; mais elle eut des ennemis encore plus puissants. Don Blas de Combados, gentilhomme de la côte occidentale de Galice, vint k Coria recueillir une riche succession qui lui avoit été vainement disputée par don Miguel de Caprara, son cousin, et il s'établit dans ce pays-là, le trouvant plus agréa- ble que le sien. Combados étoit bien fait. Il paroissoit doux et poli, et il avoit l'esprit du monde le plus insinuant. Il eut bientôt fait connoissance avec tous les honnêtes gens de la ville, et su toutes les affaires des uns et des autres.

Il n'ignora pas longtemps que don George avoit une fille dont la beauté dangereuse sembloit n'enflammer les honnnes que pour leur malheur. Cela piqua sa curiosité ; il eut envie de voir une dame si redoutable. Il rechercha pour cet effet l'amitié de son père, et sut si bien la gagner, que le vieillard, le regardant déjà comme un gendre, lui donna l'entrée de sa maison , et la liberté de parler en sa présence à dona Helena. Le Galicien ne tarda guère à devenir amoureux d'elle : c'étoit un sort inévitable. Il ouvrit son cœur à don George, qui lui dit qu'il agréoit sa recherche, mais que ne voulant pas contraindre sa fille, il la laissoit maîtresse de sa main. Là-dessus, don Blas mit en usage toutes les galanteries dont il put s'aviser pour plaire à cette dame, qui n'y fut

son GIL BLAS.

aucunement sensible, tant elle étoit occupée de moi. Felicia étoit pourtant dans les intérêts du cavalier, qui l'avoit en- gagée par des présents à servir son amour. Elle y employoit toute son adresse. D'un autre côté, le père secondoit la sui- vante par des remontrances; et néanmoins ils ne firent tous deux , pendant une année entière , que tourmenter dona Helena, sans pouvoir me la rendre infidèle.

Combados, voyant que don George et Felicia s'intéres- soient en vain pour lui, leur proposa un expédient pour vaincre l'opiniâtreté d'une amante si prévenue. Voici, leur dit-il, ce que j'ai imaginé. Nous supposerons qu'un mar- chand de Goria vient de recevoir une lettre d'un négociant italien, dans laquelle, après un détail de choses qui concer- neront le commerce, on lira les paroles suivantes : « Il est (( arrivé depuis peu à la cour de Parme un cavalier espagnol (( nommé don Gaston de Cogollos. 11 se dit neveu et unique u héritier d'une riche veuve qui demeure à Goria, sous le (( nom de dona Eleonor de Laxarilla. 11 recherche la fille « d'un puissant seigneur; mais on ne veut pas la lui accor- (( der qu'on ne soit informé de la vérité. Je suis chargé de a m'adressera vous pour cela. Mandez-moi donc, je vous (( prie, si vous connoissez ce don Gaston, et en quoi consis- « tent les biens de sa tante. Votre réponse décidera de ce « mariage. A Parme, ce, etc. »

Getle fourberie ne parut au vieillard qu'un jeu d'esprit, qu'une ruse pardonnable aux amants; et la soubrette, encore moins scrupuleuse que le bonhomme, l'approuva fort. L'in- vention leur sembla d'autant meilleure, qu'ils connoissoient Hélène pour une fille fière et capable de prendre son parti sur-le-champ, pourvu qu'elle n'eût aucun soupçon de la supercherie. Don George se chargea de lui annoncer lui-même mon changement, et, pour rendre la ciîose encore plus natu- relle , de lui faire parler au marchand qui auroit reçu de

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Parme la prétendue lettre. Ils exécutèrent ce projet comme ils l'avoient formé. Le père, avec une émotion il y avoit en apparence de la colère et du dépit, dit à dona Helena : Ma fille, je ne vous dirai plus que nos parents me prient tous les jours de ne permettre jamais que le meurtrier de don Augustin entre dans notre famille; j'ai aujourd'hui une raison plus forte à vous dire pour vous détacher de don Gaston. Mourez de honte de lui être si fidèle I C'est un vo- lage, un perfide. Voici une preuve certaine de son infidélité. Lisez vous-même cette lettre qu'un marchand de Coria vient de recevoir d'Italie. La tremblante Hélène prend ce papier supposé, en fait des yeux la lecture, en pèse tous les termes, et demeure accablée de la nouvelle de mon inconstance. Un sentiment de tendresse lui fit ensuite répandre quelques larmes; mais bientôt, rappelant toute sa fierté, elle essuya ses pleurs, et dit d'un ton ferme à son père : Seigneur, vous venez d'être témoin de ma faiblesse; soyez-le aussi de la victoire que je vais remporter sur moi. C'en est fait, je n'ai plus que du mépris pour don Gaston; je ne vois en lui que le dernier des hommes. N'en parlons plus. Allons, rien ne me retient plus; je suis prête à suivre don Blas à l'autel. Que mon hymen précède celui du perfide qui a si mal ré- pondu à mon amour! Don George, transporté de joie à ces paroles, embrassa sa fille, loua la vigoureuse résolution qu'elle prenoit, et, s' applaudissant de l'heureux succès du stratagème, il se hcàta de combler les vœux de mon rival. Dona Helena me fut ainsi ravie. Elle se livra brusque- ment à Combados, sans vouloir entendre l'amour qui lui parloit pour moi au fond de son cœur, sans douter même un instant d'une nouvelle qui auroit trouver dans une amante moins de crédulité. L'orgueilleuse n'év^outa que sa présomption. Le ressentiment de l'injure qu'elle s'imaginoit que j'avois faite à sa beauté l'emporta sur l'intérêt de sa

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tendresse. Elle eut pourtant, peu de jours après son ma- riage, quelques remords de l'avoir précipité ; il lui vint dans l'esprit que la lettre du marchand pouvoit avoir été suppo- sée, et ce soupçon lui causa de l'inquiétude. Mais l'amoureux don Blas ne laissoit point à sa femme le temps de nourrir des pensées contraires à son repos; il ne songeoit qu'à l'amuser, et il y réiississoit par une succession continuelle de plaisirs différents qu'il avoit l'art d'inventer.

Elle paroissoit très-contente d'un époux si galant, et ils vivoient tous deux dans une parfaite union, lorsque ma tante accommoda mon alTaire avec les parents de don Augustin. Elle m'écrivit aussitôt en Italie pour m'en donner avis. J'étois alors à Reggio, dans la Calabre ultérieure. Je passai en Sicile, sur les ailes de l'amour. Dona Eleonor, qui ne m'avoit pas mandé le mariage de la fille de don George, me l'appiit à mon arrivée; et remarquant qu'il m'allligeoit : Vous avez tort, me dit-elle, mon neveu, de vous montrer sensible à la perte d'une dame qui n'a pu vous demeurer fidèle. Croyez- moi, bannissez de votre cœur et de votre mémoire une per- sonne qui n'est plus digne de vous occuper.

Gomme matante ignoroit qu'on eût trompé dona Ilelena, elle avoit raison de me parler ainsi, et elle ne pouvoit me donner un conseil plus sage. Aussi je me promis bien de le suivre, ou du moins d'aiïecter un air d' indifférence, si je n'étois pas capable de vaincre ma passion. Je ne pus toute- fois résister à la curiosité de savoir de quelle manière ce ma- riage avoit été fait. Pour en être -instruit, je résolus de m'adresser à l'amie de Felicia, c'est-à-dire à la dame Theo- dora, dont je vous ai déjà parlé. J'allai chez elle; j'y trouvai par hasard Felicia , qui, ne s'attendant à rien moins qu'à ma vue, en fut troublée, et voulut sortir pour éviter l'éclair- cissement qu'elle jugea bien que je lui demanderois. Je l'ar- rêtai. Pourquoi me fuyez-vous? lui dis-je. La parjure Hélène

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n'est-elle pas contente de m'avoir sacrifié? Vous a-t-elle défendu d'écouter mes plaintes? ou cherchez-vous seulement à m'échapper, pour vous faire un mérite auprès de l'ingrate d'avoir refusé de les entendre?

Seigneur, me répondit la suivante, je vous avoue ingé- nument que votre présence me rend confuse. Je ne puis vous revoir sans me sentir déchirée de mille remords. On a séduit ma maîtresse, et j'ai eu le malheur d'être complice de la séduction. Après cela, puis-je sans honte vous voir paroître devant moi? 0 ciel! répliquai-je avec surprise, que m'osez-vous dire? expliquez-vous plus clairement. Alors la soubrette me fit le détail du stratagème dont s'étoit servi Combadospourm'enlever donaHelena; et, s' apercevant que son récit me perçoit le cœur, elle s'efforça de me consoler. Elle m'offrit ses bons offices auprès de sa maîtresse, me pro- mit de la désabuser , de lui peindre mon désespoir, en un mot, de ne rien épargner pour adoucir la rigueur de ma destinée; enfin, elle me donna des espérances qui soula- gèrent un peu mes peines.

Je passe les contradictions infinies qu'elle eut à essuyer de la part de dona Helena pour la faire consentir à me voir. Elle en vint pourtant à bout. Il fut résolu entre elles qu'on me feroit entrer secrètement chez don Blas, la première fois qu'il iroit à une terre il alloit de temps en temps chasser, et il demeuroit ordinairement un jour ou deux. Ce dessein s'exécuta bientôt. Le mari partit pour la campagne ; on eut soin de m'en avertir, et de m' introduire une nuit dans l'ap- partement de sa femme.

Je voulus commencer la conversation par des repi'oches; on me ferma la bouche : il est inutile de rappeler le i)assé, me dit la dame. Il ne s'agit point ici de nous attendrir l'un l'autre, et vous êtes dans l'erreur, si vous me croyez disposée à flatter vos sentiments. Je vous le déclare , don Gaston , je u. U

210 GIL DLAS,

n'ai prêté mon consentement à cette secrète entrevue, je n'ai cédé aux instances qu'on m'en a faites, que pour vous dire de vive voix que vous ne devez songer désormais qu'à m'oublier. Peut-être serois-je plus satisfaite de mon sort, s'il étoit lié au vôtre; mais, puisque le ciel en a ordonné autrement, je veux obéir ses arrêts.

Eh quoi, madame, lui répondis-je, ce n'est pas assez de vous voir perdue, ce n'est pas assez de voir l'heureux don lilas posséder tranquUlementla seule personne que je puisse aimer, il faut encore que je vous bannisse de ma pensée! Vous voulez m' arracher mon amour, m' enlever l'unique bien qui me reste! Ah! cruelle, pensez- vous qu'il soit possible à un homme que vous avez une fois charmé, de reprendre son cicur ? Connoissez-vous mieux que vous ne faites , et cessez de m'exhorter vainement à vous ôter de mon souvenir. Eh bien! répliqua-t-elle avec précipitation, cessez donc aussi d'espérer que je paye votre passion de quelque reconnois- sance. Je n'ai qu'un mot à vous dire: l'épouse de don Blas ne sera point l'amante de don Gaston; prenez sur cela votre parti. Fuyez , ajouta-t-elle. Finissons promptement un entretien que je me reproche malgré la pureté de mes inten- tions, et que je me ferois un crime de prolonger.

Aces paroles, qui m'ôtoient toute espérance, je tombai aux genoux de la dame. Je lui tins des discours touchants. J'employai jusqu'aux larmes pour l'attendrir. Mais tout cela ne sei-vit qu'à exciter peut-être quelques sentiments de pitié qu'on se garda bien de laisser paroître, et qui furent sacri- fiés au devoir. Après avoir infructueusement épuisé les expressions tendres, les prières et les pleurs, ma tendresse se changea tout à coup en fureur. Je tirai mon épée pour m'en percer aux yeux de l'inexorable Hélène, qui ne s'aper- çut pas plutôt de mon action, qu'elle se jeta sur moi pour en prévenir les suites. Arrêtez, GogoUos! me dit-elle. Est-ce

LIVRE IX, CHAPITRE VI. 211

ainsi que vous ménagez ma réputation? En vous ôtant ainsi la vie , vous allez me déshonorer et faire passer mon mari pour un assassin.

Dans le désespoir qui me possédoit, bien loin de donner à ces mots l'attention qu'ils méritoient, je ne songeois qu'à tromper les elTorts que faisoient la maîtresse et la suivante pour me sauver de ma funeste main ; et je n'y aurois sans doute réussi que trop tôt, si don Blas, qui avoit été averti de notre entrevue, et qui, au lieu d'aller à la campagne, s'étoit caché derrière une tapisserie pour entendre notre entretien, ne fût vite venu se joindre à elles. Don Gaston, s'écria-t-il en me retenant le bras, rappelez votre raison égai'ée, et ne cédez point làcliemcut au transport farieux qui vous agite !

J'interrompis Combados. Est-ce à vous, lui dis-je, à me détourner de ma résolution ? Vous devriez plutôt me plonger vous-même un poignard dans le sein. Mon amour, tout malheureux qu'il est, vous offense. A''est-ce pas assez que vous me surpreniez la nuitdansl'appartement de votre femme? en faut-il davantage pour vous exciter à la vengeance? Percez-moi pour vous défaire d'un homme qui ne peut cesser d'adorer dona Helena qu'en cessant de vivre. C'est en vain, me répondit don Blas, que vous tâchez d'intéresser mou honneur à vous donner la mort. Vous êtes assez puni de votre témérité, et je sais si bon gré à mon épouse de ses sentiments vertueux, que je lui pardonne l'occasion elle les a fait éclater. Croyez-moi, CogoUos, ajouta- t-il, ne vous désespérez pas comme un foible amant ; soumettez-vous avec courage à la nécessité.

Le prudent Galicien , par de semblables discours, calma peu à peu ma fureur, et réveilla ma vertu. Je me retirai dans le dessein de m'éloigner d'Hélène et des lieux qu'elle habi- toit. Deux jours après je retournai à Madrid; là, ne voulant

212 GIL BLAS.

plus m'occuper que du soin de ma fortune, je commençai à paroître k la cour et à m'y faire des amis. Mais j'ai eu le malheur de m'attaclier particulièrement au marquis de Yil- lareal, grand seigneur portugais, qui, pour avoir été soup- çonné de songer à délivrer le Portugal de la domination des Espagnols, est présentement au château d'Alicante. Comme le duc de Lerme a su que j'avois été dans une étroite liaison avec ce seigneur, il m'a fait aussi arrêter et conduire ici. Ce ministre croit que je puis être complice d'un pareil projet; il ne sauroit faire un outrage plus sensible à un homme qui est noble et Castillan.

Don Gaston cessa de parler en cet endroit. Après quoi, je lui dis pour le consoler : Seigneur chevalier, votre hon- neur ne peut recevoir aucune atteinte de cette disgrâce , qui tournera sans doute dans la suite à votre profit. Quand le duc de Lerme sera instruit de votre innocence , il ne man- quera pas de vous donner un emploi considérable pour réta- blir la réputation d'un gentilhomme injustement accusé de trahison^.

CHAPITRE YII.

Scipion vient trouver Gil Blas à la tour de Ségovie, et lui apprend bien des nouvelles.

jNotre conversation fut interrompue par Tordesillas qui entra dans la chambre, et me dit : Seigneur Gil Blas, je viens de parler à un jeune homme qui s'est présenté à la porte de cette prison. Il m'a demandé si vous n'étiez pas pri- sonnier; et, sur le refus que j'ai fait de contenter sa curio-

1. Cotte liistoire intcressanto est tii\':e crunc de ces Nouvelles que l'on substitua aux romans en plusieurs volumes, sous le règne de Philippe II. Mais Lesage choisit les circonstances, abrège le récit, et le fait sien autant par le caractère qu'il sait lui donner que par le naturel de son style.

LIVRE IX, CHAPITRE VII. 213

site: Noble chcàtelain , m'a-l-il dit les larmes aux yeux, ne rejetez pas la très-humble prière que je vous fais de m'ap- prendre si le seigneur de Santillane est ici. Je suis son pre- mier domestique, et vous ferez une action charital)le, si vous me permettez de le voir. Vous passez dans Ségovie pour un gentilhomme plein d'humanité; j'espère que vous ne me refuserez pas la grâce d'entretenir un instant mon cher maître, qui est plus malheureux que coupable. Enfin, con- tinua don André, ce garçon m'a témoigné tant d'envie de vous parler, que j'ai promis de lui donner ce soir cette satis- faction.

J'assurai Tordesillas qu'il ne pouvoit me faire un plus grand plaisir que de m'amener ce jeune homme , qui proba- blement avoit à me dire des choses qu'il m'importoit fort de savoir. J'attendis avec impatience le moment qui devoit offrir à mes yeux mon fidèle Scipion ; car je ne doutois pas que ce ne fût lui, et je ne me trompois point. On le fit entrer sur le soir dans la tour; et sa joie, que la mienne seule pou- voit égaler, éclata par des transports extraordinaires lors- qu'il m'aperçut. De mon côté, dans le ravissement je me sentis à sa vue, je lui tendis les bras, et il me serra sans façon entre les siens. Le maître et le secrétaire se confon- dirent dans cette embrassade , tant ils étoient aises de se revoir!

Quand nous nous fûmes un peu démêlés tous deux , j'in- terrogeai Scipion sur l'état il avoit laissé mon hôtel. Vous n'avez plus d'hôtel, me répondit-il ; et, pour vous épargner la peine de me faire question sur question, je vais vous dire en deux mots ce qui s'est passé chez vous. Vos effets ont été pillés tant par des archers que par vos propres domestiques, qui, vous regardant déjà comme un homme entièrement perdu , ont pris à compte sur leurs gages tout ce qu'ils ont pu emporter. Par bonheur pour vous, j'ai eu l'adresse de

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sauver de leurs grilTes deux grands sacs de doubles pistoles que j'ai tirés de votre cofTre-fort, et qui sont en sûreté. Salero, que j'en ai fait dépositaire , vous les remettra quand vous serez sorti de cette tour, je ne vous crois pas pour longtemps pensionnaire de sa majesté, puisque vous avez été arrêté sans la participation du duc de Lerme.

Je demandai à Scipion comment il savoit que Son Excel- lence n'avoit point part à ma disgrâce. Oh! vraiment, me répondit-il, c'est une chose dont je suis bien instruit. Un de mes amis qui a la confiance du ducd'Uzède m'a conté toutes les circonstances de votre emprisonnement. Calderone, m'a- t-il dit, ayant découvert par le ministère d'un valet, que la senora Sirena recevoit sous un autre nom le prince d'Es- pagne pendant la nuit, et que c'étoit le comte de Lemos qui conduisoit cette intrigue par l'entremise du seigneur de San- tillane, résolut de se venger d'eux et de sa maîtresse. Pour y réussir, il va trouver secrètement le duc d'Uzède, et lui découvre tout. Ce duc, ravi d'avoir en main une si belle occa- sion de perdre son ennemi , ne manque pas d'en profiter. Il informe le roi de ce qu'on vient de lui apprendre, et lui représente vivement les périls auxquels le prince a été exposé. Cette nouvelle excite la colère de Sa Majesté, qui fait enfer- mer sur-le-champ Sirena dans la maison des licpeiiiîrs, exile le comte de Lemos , et condamne Gil Blas à une prison perpétuelle.

Yoilà, poursuivit Scipion, ce que m'a dit mon ami. Vous voyez par que votre malheur est l'ouvrage du duc d'Uzède, ou pour mieux dire de Calderone.

Je jugeai par ce discours que mes affaires pourroient se rétablir avec le temps; que le duc de Lerme, piqué de l'exil de son neveu, mettroit tout en œuvre pour faire revenir ce seigneur à la cour; et je me flattai que Son Excellence ne m'oublieroit point. La belle chose que l'espérance! Elle me

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consola tout à coup de la perte de mes effets volés, et me rendit aussi gai que si j'eusse eu sujet de l'être. Loin de regarder ma prison comme une demeure malheureuse je finirois peut-être mes jours, elle me parut plutôt un moyeu dont la fortune vouloit se servir pour m'élever à quelque grand poste; car voici de quelle manière je raisonnois en moi-même. Le premier ministre a pour partisans don Fer- nand de Borgia, le père Jérôme de Florence, et surtout le frère Louis dWlliaga, qui lui est redevable de la place qu'il occupe auprès du roi. Avec le secours de ces amis puissants, Son Excellence coulera tous ses ennemis à fond, ou bien l'État pourra bientôt changer de face. Sa Majesté est fort valétu- dinaire. Dès qu'elle ne sera plus, le prince son fils com- mencera par rappeler le comte de Lemos, qui me tirera aussitôt d'ici pour me présenter au nouveau monarque, qui m'accablera de bienfaits, pour compenser les peines que j'aurai souffertes. Ainsi, déjà plein des plaisirs de l'avenir, je ne sentois presque plus les maux présents. Je crois bien que les deux sacs de doublons que mon secrétaire disoit avoir mis en dépôt chez l'orfèvre contribuèrent, autant que l'espérance, au changement subit qui se fit en moi.

J'étois trop content du zèle et de l'intégrité de Scipion pour ne le lui pas témoigner. Je lui offris la moitié de l'argent qu'il avoit préservé du pillage, ce qu'il refusa. J'attends de vous, me dit-il, une autre marque de recon- noissance. Aussi étonné de son discours que de ses refus, je lui demandai ce que je pouvois faire pour lui. l\e nous sépa- rons point, me répondit-il. Souffrez que j'attache ma for- tune à la vôtre. Je me sens pour vous une amitié que je n'ai jamais eue pour aucun maître. Et moi, lui dis-je, mon enfant, je puis t' assurer que tu n'aimes pas un ingrat. Du premier moment que tu vins t'offrir à mon service, tu me plus. Il faut que nous soyons nés l'un et l'autre sous la

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Balance ou sous les Gémeaux, qui sont, à ce qu'on dit, les deux constellations qui unissent les hommes. J'accepte vo- lontiers la société que tu me proposes, et, pour la commen- cer, je vais prier le seigneur châtelain de t' enfermer avec moi dans cette tour. Cela me fera plaisir, s'écria-t-il : vous me prévenez, j'allois vous conjurer de lui demander cette grâce. Votre compagnie m'est plus chère que la liberté. Je sortirai seulement quelquefois pour aller prendre à Madrid l'air du bureau, et voir s'il ne sera point arrivé à la cour quelque changement qui puisse vous être favorable ; de sorte que vous aurez en moi tout ensemble un confident, un cour- rier et un espion.

Ces avantages étoient trop considérables pour m'en pri- ver. Je retins donc auprès de moi un homme si utile, avec la permission de l'obligeant châtelain , qui ne voulut pas me refuser une si douce consolation.

CHAPITRE VIII.

Du premier voyage que Scipion fit à Madrid : quels en furent le motif et le succès. Gil Blas tombe malade. Suite de sa maladie.

Si nous disons ordinairement que nous n'avons pas de plus grands ennemis que nos domestiques, nous devons dire aussi que ce sont nos meilleurs amis , quand ils nous sont fidèles et bien afliectionnés. Après le zèle que Scipion avoit fait paroître, je ne pouvois plus voir en lui qu'un autre moi-même. Ainsi plus de subordination entre Gil Blas et son secrétaire, plus de façons entre eux. Ils chambrèrent en- semble, et n'eurent qu'un lit et qu'une table.

Il y avoit dans l'entretien de Scipion beaucoup de gaieté: on auroit pu le surnommer à juste titre le garçon de bonne humeur. Outre cela, il étoit homme de tête, et je me trou-

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vois bien de ses conseils. Mon ami, lui dis-je un jour, il me semble que je ne ferois point mal d'écrire au cluc de Lerme; cela ne sauroit produire un mauvais eiïet. Quelle est là- dessus ta pensée. Eh! mais, répondit-il, les grands sont si diiïérents d'eux-mêmes d'un moment à im autre, que je ne sais pas trop bien comment votre lettre seroit reçue. Cepen- dant je suis d'avis que vous écriviez toujours à bon compte. Quoique le ministre vous aime, il ne faut pas vous reposer sur son amitié du soin de le faire souvenir de vous. Ces sortes de protecteurs oublient aisément les personnes dont ils n'entendent plus parler.

Quoique cela ne soit que trop vrai, lui répliquai-je, juge mieux de mon patron. Sa bonté m'est connue. Je suis per- suadé qu'il compatit à mes peines, et qu'elles se présentent sans cesse à son esprit. Il attend apparemment, pour me faire sortir de prison, que la colère du roi soit passée. A la bonne heure, reprit-il; je souhaite que vous jugiez saine- ment de Son Excellence. Implorez donc son secours par une lettre fort touchante. Je la lui porterai, et je vous promets de la lui remettre en main propre. Je demandai aussitôt du papier et de l'encre. Je composai un morceau d'éloquence que Scipion tronva pathétique , et que Tordesillas mit au- dessus des homélies mêmes de l'archevêque de Grenade.

Je me flattois que le duc de Lerme seroit ému de compas- sion en lisant le triste détail que je lui faisois d'un état mi- sérable où je n'étois point; et, dans cette confiance, je fis partir mon courrier qui ne fut pas sitôt à Madrid, qu'il alla chez ce ministre. Il rencontra un valet de chambre de mes amis, qui lui ménagea l'occasion de parler au duc. Monsei- gneur, dit Scipion à Son Excellence , en lui présentant le paquet dont il étoit chargé, un de vos plus fidèles servi- teurs, qui est couché sur la paille dans un sombre cachot de la tour de Ségovie , vous supplie très-humblement de lire

218 GIL BLAS.

cette lettre qu'un guichetier par pitié lui a donné le moyen d'écrire. Le ministre ouvrit la lettre, et la parcourut des yeux. Mais quoiqu'il y vît un tableau capable d'attendrir l'âme la plus dure, bien loin d'en paroître touché, il éleva la voix, et dit d'un air furieux au courrier, devant quelques personnes qui pouvoient l'entendre : Ami, dites à Santil- lane que je le trouve bien hardi d'oser s'adresser à moi, après l'indigne action qu'il a faite, et pour laquelle il est si justement châtié. C'est un malheureux qui ne doit plus compter sur mon appui, et que j'abandonne au ressentiment du roi.

Scipion, tout effronté qu'il étoit, fut troublé de ce dis- cours. Il ne laissa pourtant pas, malgré son trouble, de vou- loir intercéder pour moi. Monseigneur, répliqua-t-il , ce pauvre prisonnier mourra de douleur quand il apprendra la réponse de Votre Excellence. Le duc ne repartit à mon inter- cesseur qu'en le regardant de travers et lui tournant le dos. C'est ainsi que ce ministre me traitoit, pour mieux cacher la part qu'il avoit eue à l'amoureuse intrigue du prince d'Espagne; et c'est à quoi doivent s'attendre tous les petits agents dont les grands seigneui's se servent dans leurs secrètes et périlleuses négociations.

Lorsque mon secrétaire fut de retour à Ségovie, et qu'il m'eut appris le succès de sa commission, me voilà replongé dans l'abîme affreux je m'étois trouvé le premier jour de ma prison. Je me crus même encore plus malheureux, puisque je n'avois plus la protection du duc de Lerme. Mon courage s'abattit; et, quelque chose qu'on me pût dire pour le relever, je redevins la proie des plus vifs chagrins, qui me causèrent insensiblement une maladie aiguë.

Le seigneur châtelain, qui s'intéressoit à ma conserva-, tion, s'imaginant ne pouvoir mieux faire que d'appeler des médecins à mon secours, m'en amena deux qui avoient tout

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l'air d'être de grands serviteurs de la déesse Libitine^ Sei- gneur Gii Blas, dit-il en me les présentant, voici deux Ilip- pocrates qui viennent vous voir, et qui vous remettront sur pied en peu de temps. J'étois si prévenu contre tous les doc- teurs en médecine, que j'aurois certainement fort mal reçu ceux-là, pour peu que j'eusse été attaché à la vie; mais je me sentois alors si las de vivre, que je sus bon gré à Tor- desillas de me vouloir mettre entre leurs mains.

Seigneur cavalier, me dit un de ces médecins, il faut avant toute chose que vous ayez de la confiance en nous. J'en ai une parfaite, lui répondis-je; avec votre assistance, je suis sûr que je serai dans peu de jours guéri de tous mes maux. Oui, Dieu aidant, reprit-il, vous le serez. Nous ferons du moins ce qu'il faudra faire pour cela. Effectivement, ces messieurs s'y prirent à merveille, et me menèrent si bon train, que je m'en allois dans l'autre monde k vue d'oeil. Déjà don André, désespérant de ma guérison, avoit fait venir un religieux de Saint-François pour me disposer à bien mou- rir; déjà ce bon père, après s'être acquitté de cet emploi, s'étoit retiré : et moi-même, croyant que je touchois à ma dernière heure, je fis signe à Scipion de s'approcher de mon lit. Mon cher ami, lui dis-je d'une voix presque éteinte, tant les médecines et les saignées m'avoient affaibli, je te laisse un des sacs qui sont chez Gabriel, et te conjure de porter l'autre dans les Asturies, à mon père et à ma mère, qui doivent en avoir besoin s'ils sont encore vivants. Mais, hélas! je crains bien qu'ils n'aient pu tenir contre mon in- gratitude. Le rapport que Muscada leur aura fait sans doute de ma dureté leur a peut-être causé la mort. Si le ciel les a conservés malgré l'indifférence dont j'ai payé leur tendresse, tu leur donneras le sac de doublons, en les priant de me

i. Cï'toit la déesse qui présidoit aux funérailles.

220 GIL BLAS.

pardonne." si je n'en ai pas mieux usé avec eux; et, s'ils ne respirent plus, je te charge d'employer cet argent à faire prier le ciel pour le repos de leurs âmes et de la mienne. En disant cela, je lui tendis une main qu'il mouilla de ses lar- mes, sans pouvoir me répondre un mot, tant le pauvre gar- çon étoit aflligé de ma perte! Ce qui prouve que les pleurs d'un héritier ne sont pas toujours des ris cachés sous un masque.

Je m'attendois donc à passer le pas; néanmoins mon attente fut trompée. Mes docteurs, m'ayant abandonné, et laissé le champ libre à la nature, me sauvèrent par ce moyen. La fièvre, qui, selon leur pronostic, devoit m'em- porter, me quitta comme pour leur en donner le démenti. Je me rétablis peu à peu, parle plus grand bonheur du monde : une parfaite tranquillité d'esprit devint le fruit de ma mala- die. Je n'eus point alors besoin d'être consolé. Je gardai pour les richesses et pour les honneurs tout le mépris que l'opinion d'une mort prochaine m'en avoit fait concevoir; et, rendu à moi-même, je bénis mon malheur. J'en remerciai le ciel comme d'une grâce particulière qu'il m'avoit faite; et je pris une ferme résolution de ne plus retourner à la cour, quand le duc de Lerme voudroit m'y rappeler. Je me pro- posai plutôt, si jamais je sortois de prison, d'acheter une chaumière, et d'y aller vivre en philosophe.

Mon confident applaudit à mon dessein, et me dit que, pour en hâter l'exécution, il prétendoit retourner à Madrid pour y solliciter mon élargissement. Il me vient une idée, ajouta-t-il. Je connois une personne qui pourra vous servir; c'est la suivante favorite de la nourrice du prince, une fille d'esprit. Je veux la faire agir auprès de sa maîtresse. Je vais tout tenter pour vous tirer de cette tour, qui n'est toujours qu'une prison, quelque bon traitement qu'on vous y fasse. Tu as raison, lui répondis-je. Va, mon ami, sans perdre de

LIVRE IX, CHAPITRE IX. 221

temps, commencer cette négociation. Plût au ciel que nous fussions déjà dans notre retraite !

CHAPITRE IX.

Scipion retourne à Madrid. Comment et à quelles conditions

il fit mettre Gil Blas en liberté. ils allèrent tous deux en sortant de la tour de Ségovie,

et quelle conversation ils eurent ensemble.

Scipion partit donc encore pour Madrid; et moi, en attendant son retour, je m'attachai k la lecture. Tordesillas me fournissoit plus de livres que je n'en voulois. Il les em- pruntoit d'un vieux commandeur qui ne savoit pas lire, et qui ne laissoit pas d'avoir une belle bibliothèque, pour se donner un air de savant. J'aimois surtout les bons ouvrages de morale, parce que j'y trouvois à tout moment des pas- sages qui flattoient mon aversion pour la cour et mon goût pour la solitude.

Je passai trois semaines sans entendre parler de mon négociateur, qui revint enfin, et me dit d'un air gai : Pour le coup, seigneur de Santillane, je vous apporte de bonnes nouvelles! Madame la nourrice s'intéresse pour vous. Sa suivante, à ma prière et pour une centaine de pistoles que j'ai consignées, a eu la bonté de l'engager à prier le prince d'Espagne de vous faire relâcher; et ce prince, qui, comme je vous l'ai dit souvent, ne peut rien lui refuser, a promis de demander au roi son père votre élargissement. Je suis venu au plus vite vous en avertir, et je vais retourner sur mes pas pour mettre la dernière main à mon ouvrage. A ces mots, il me quitta pour reprendre le chemin de la cour.

Son troisième voyage ne fut pas long. Au bout de huit jours je vis revenir mon homme, qui m'apprit que le prince

222 GIL BLAS.

avoit, non sans peine, obtenu du roi ma liberté; ce qui me fut confirmé dès le même jour par le seigneur châtelain, qui vint me dire en m'embrassant : Mon cher Gil Ulas, grâce au ciel, vous êtes libre! Les portes de cette prison vous sont ouvertes; mais c'est à deux conditions qui vous feront peut-être beaucoup de peine , et que je me vois à regret obligé de vous faire savoir. Sa Majesté vous défend de vous montrer à la cour, et vous ordonne de sortir des deux Castilles dans un mois. Je suis très-mortifié qu'on vous interdise la cour. Et moi j'en suis ravi, lui répondis-je. Dieu sait ce que j'en pense. Je n'attendois du roi qu'une grâce, il m'en fait deux.

Étant donc assuré que je n'étois plus prisonnier, je fis louer deux mules, sur lesquelles nous montâmes le lende- main, mon confident et moi, après que j'eus dit adieu à Cogol- los, et remercié mille fois Tordesillas de tous les témoignages d'amitié que j'avois reçus de lui. ^^ous prunes gaiement la route de Madrid, pour aller retirer des mains du seigneur Gabriel nos deux sacs, il y avoit dans chacun cinq cents doublons. Chemin faisant, mon associé me dit : Si nous ne sommes pas assez riches pour acheter une terre magnifique, nous pourrons en avoir du moins une raisonnable. Quand nous n'aui'ions qu'une cabane, lui répondis-je, j'y serois satisfait de mon sort. Quoique je sois à peine au milieu de ma carrière, je me sens revenu du monde, et je ne prétends plus vivre que pour moi. Outre cela, je te dirai que je me suis formé des agréments de la vie champêtre une idée qui m'enchante, et qui m'en fait jouir par avance. Il me semble déjà que je vois l'émail des prairies, que j'entends chanter les rossignols et murmurer les ruisseaux : tantôt je crois prendre le divertissement de la chasse, et tantôt celui de la pèche. Imagine -toi, mon au)i, tous les différents plaisirs qui nous attendent dans la solitude, et tu en seras charmé

LIVRE IX, CIIAPITRn: IX. 223

comme moi. A l'égard de notre nom-riture, la plus simple sera la meilleure. Un morceau de pain pourra nous conten- ter, quand nous serons pressés de la faim ; nous le mange- rons avec un appétit qui nous le fera trouver excellent. La volupté n'est point dans la bonté des aliments exquis, elle est toute en nous; et cela est si vrai, que mes repas les plus délicieux ne sont pas ceux je vois régner la délicatesse et l'abondance. La frugalité est une source de délices merveil- leuse pour la santé.

Avec votre permission, seigneur Gil Blas, interrompit mon secrétaire, je ne suis pas tout à fait de votre sentiment sur la prétendue frugalité dont vous voulez me faire fête. Pourquoi nous nourrir comme des Diogènes? Quand nous ne ferons pas si mauvaise chère, nous ne nous en porterons pas plus mal. Croyez-moi, puisque nous avons, Dieu merci, de quoi rendre notre retraite agréable, n'en faisons pas le séjour de la faim et de la pauvreté. Sitôt que nous aurons une terre, il faudra la munir de bons vins et de toutes les autres provisions convenables à des gens d'esprit, qui ne quittent pas le commerce des hommes pour renoncer aux commodités de la vie, mais plutôt pour en jouir avec plus de tranquillité. Ce qu'on a dans sa maison, dit Hésiode, ne nuit pas , au lieu que ce qu'on n'y a point peut nuire. Il vaut mieux, ajoute-t-il, posséder chez soi les choses néces- saires , que de souhaiter de les avoir.

Gomment diable, monsieur Scipion, interrompis -je à mon tour, vous connoissez les poètes grecs! Eh! avez- vous fait connoissance avec Hésiode? Chez un savant, me répondit -il. J'ai servi quelque temps à Salamanque un pédant qui étoit un grand conmientateur. Il vous faisoit en moins de rien un gros volume. 11 le composoit de passages hébreux, grecs et latins, qu'il tiroit des livres de sa biblio- thèque et traduisoit en castillan. Comme j'étois son copiste,

224 GIL BLAS.

j'ai retenu je ne sais combien de sentences aussi remar- quables que celle que je viens de citer. Cela étant, lui répli- quai-je , vous avez la mémoire bien ornée. Mais, pour reve- nir h notre projet, dans quel royaume d'Espagne jugez-vous à propos que nous allions établir notre résidence philoso- phique? J'opine pour l' Aragon, repartit mon confident. Nous y trouverons des endroits charmants, nous pourrons mener une vie délicieuse. Eh bien! lui dis-je, soit; arrê- tons-nous à l'Aragon : j'y consens. Puissions-nous y déter- rer un séjour qui me fournisse tous les plaisirs dont se repaît mon imagination !

CHAPITRE X.

Ce qu'ils firent en arrivant à Madrid. Quel homme Gil Blas rencontra dans la vue , et de quel événement cette rencontre fut suivie.

Lorsque nous fûmes arrivés à Madrid, nous allâmes des- cendre à un petit hôtel garni Scipion avoit logé dans ses voyages, et la première chose que nous fîmes fut de nous rendre chez Salero, pour retirer de ses mains nos doublons. Il nous reçut parfaitement bien, et me témoigna beaucoup de joie de me voir en liberté. Je vous proteste, ajouta-t-il, que j'ai été si sensible à votre disgrâce, qu'elle m'a dégoûté de l'alliance des gens de cour. Leurs fortunes sont trop en l'air. J'ai marié ma fille Gabrielle à un riche négociant. Vous avez fort bien fait, lui répondis-je : outre que cela est plus solide, c'est qu'un bourgeois qui devient beau -père d'un homme de qualité n'est pas toujours content de jnonsieur son gendre.

Puis changeant de discours, et venant au fait : Seigneur Gabriel, poursuivis-je, ayez, s'il vous plaît, la bonté de nous remettre les deux mille pistoles que... Votre argent est

LIVRE IX, CHAPITRE X. 225

tout prêt, interrompit l'orfèvre, qui, nous ayant fait passer dans son cabinet, nous montra deux sacs ces mots étoient écrits sur des étiquettes : Ces sncs de doublons appartiennent au seigneur Gil Blas de Santillane. Voilà, me dit-il, le dépôt tel qu'il m*a été confié.

Je rendis grâces à Salero du plaisir qu'il m'avoit fait; et, fort consolé d'avoir perdu sa fille , nous emportâmes les sacs à notre hôtel, nous nous mîmes à visiter nos doubles pistoles. Le compte s'y trouva, à cinquante près, qui avoient été employées aux frais de mon élargissement. Nous ne son- geâmes plus qu'à nous mettre en état de partir pour l'Ara- gon. Mon secrétaire se chargea du soin d'acheter une chaise roulante et deux mules. De mon côté, je fis provision de linge et d'habits. Pendant que j'allois et venois dans les rues en faisant mes emplettes, je rencontrai le baron de Stein- bach, cet officier de la garde allemande chez lequel don Alphonse avoit été élevé.

Je saluai ce cavalier allemand, qui, m'ayant aussi re- connu, vint à moi et m'embrassa. Ma joie est extrême, lui dis-je, de revoir votre seigneurie dans la meilleure santé du monde, et de trouver en même temps l'occasion d'appren- dre des nouvelles de mes chers seigneurs don César et don Alphonse de Leyva. Je puis vous en dire de certaines, me répondit-il, puisqu'ils sont tous deux actuellement à iMadrid, et de plus logés dans ma maison. Il y a près de trois mois qu'ils sont venus dans cette ville, pour remercier le roi d'un bienfait que don Alphonse a reçu en reconnoissance des ser- vices que ses aïeux ont rendus à l'État. Il a été fait gouver- neur de la ville de Valence , sans qu'il ait demandé ce poste , ni prié personne de le solliciter pour lui. Rien n'est plus gracieux , et cela fait voir que notre monarque aime à récom- penser la valeur.

Quoique je susse mieux que Steinbach ce qu'il en falloit II. \'6

226 GIL BLAS.

penser, je ne fis pas semblant d'avoir la moindre connois- sance de ce qu'il me contoit. Je lui témoignai une si vive impatience de saluer mes anciens maîtres, que, pour la satisfaire, il me mena chez lui sur-le-champ. J'étois curieux d'éprouver don Alphonse et de juger, par la réception qu'il me feroit, s'il lui restoit encore quelque affection pour moi. Je le trouvai dans une salle il jouoit aux échecs avec la baronne de Steinbach. Il quitta le jeu et se leva dès qu'il m'aperçut. Il s'avança vers moi avec transport, et me pres- sant la tête entre ses bras : Santillane, me dit-il d'un air qui marquoit une véritable joie , vous m'êtes donc enfin rendu! J'en suis charmé. Il n'a pas tenu à moi que nous n'ayons toujours été ensemble. Je vous avois prié, s'il vous en souvient, de ne vous pas retirer du château de Leyva. A'ous n'avez point eu d'égard à ma prière. Je ne vous en fais pourtant pas un crime; je vous sais même bon gré du motif de votre retraite. Mais depuis ce temps-là, vous auriez me donner de vos nouvelles, et m'épargner la peine de vous faire chercher inutilement à Grenade, don Fernand, mon beau frère, m'avoit mandé que vous étiez.

Après ce petit reproche, continua-t-il , apprenez-moi ce que vous faites à Madrid. Vous y avez apparemment quelque emploi. Soyez persuadé que je prends plus de part que jamais à ce qui vous regarde. Seigneur, lui répondis-je , il n'y a pas quatre mois que j'occupois à la cour un poste assez considérable. J'avois l'honneur d'être secrétaire et confident du duc de Lerme. Seroit-il possible, s'écria don Alphonse avec un extrême étonnement! Quoi! vous auriez été dans la confidence de ce premier ministre? J'ai gagné sa faveur, repris -je, et je l'ai perdue de la manière que je vais vous le dire. Alors je lui racontai toute cette his- toire, et je finis mon récit par la résolution que j'avois prise d'acheter, du peu de bien qui me restoit de ma pros-

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périté passée, une chaumière pour y aller mener une vie retirée.

Le fils de don César, après m'avoir écouté avec beaucoup d'attention, me répliqua : Mon cher Gil Blas, vous savez que je vous ai toujours aimé. Vous m'êtes encore plus cher que jamais, et il faut que je vous en donne des marques, puisque le ciel m'a mis en état d'augmenter vos biens. Vous ne serez plus le jouet de la fortune. Je veux vous afiranchir de son pouvoir en vous rendant maître d'un bien qu'elle ne pourra vous ôter. Vous êtes dans le dessein de vivre à la campagne; je vous donne une petite terre que nous avons auprès de Lirias , à quatre lieues de Valence. Vous la con- noissez. C'est un présent que nous pouvons vous faire sans nous incommoder. J'ose vous répondre que mon père ne me désavouera point, et que cela fera un vrai plaisir à Séra- phine.

Je me jetai aux genoux de don Alphonse, qui me releva dans le moment. Je lui baisai la main ; et plus charmé de son bon cœur que de son bienfait : Seigneur, lui dis-je, vos manières m'enchantent. Le don que vous me faites m'est d'autant plus agréable, qu'il précède la connoissancé d'un service que je vous ai rendu; et j'aime mieux le devoir à votre générosité qu'à votre reconnoissance. Mon gouverneur fut un peu surpris de ce discours, et ne manqua pas de me demander ce que c'étoit que ce prétendu service. Je le lui appris, et lui fis un détail qui redoubla son étonnement. 11 étoit bien éloigné de penser, aussi bien que le baron de Steinbach , que le gouvernement de Valence lui eût été donné par mon crédit. jNéanmoins, n'en pouvant plus dou- ter : Gil Blas, me dit-il, puisque c'est à vous que je dois mon poste, je ne prétends point m'en tenir à la petite terre de Lirias. Je vous offre avec cela deux mille ducats de pension.

228 GIL CLAS.

Ilalte-là, seigneur don Alphonse, interrompis-je en cet endroit. Ne réveillez pas mon avarice. Les biens ne sont propres qu'à corrompre mes mœurs ; je ne l'ai que trop éprouvé. J'accepte volontiers votre terre de Lirias; j'y vivrai commodément avec le bien que j'ai d'ailleurs. Mais cela me suffit; et, loin d'en désirer davantage, je consentirois plu- tôt de perdre tout ce qu'il y a de superflu dans ce que je possède. Les richesses sont un fardeau dans une retraite l'on ne cherche que de la tranquillité.

Pendant que nous nous entretenions de cette sorte , don César arriva. Il ne fit guère moins paroître de joie que son fils en me voyant; et, lorsqu'il fut informé de l'obligation que sa famille m'avoit, il me pressa d'accepter la pension; ce que je refusai de nouveau. Enfin, le père et le fils me menèrent sur-4e-champ chez un notaire , ils firent dresser la donatign, qu'ils signèrent tous deux avec plus de plaisir qu'ils n'auroient signé un acte k leur profit. Quand le con- trat fut expédié , ils me le remirent entre les mains , en me disant que la terre de Lirias n'étoit plus à eux , et que j'en pourrois aller prendre possession quand il me plairoit. Ils s'en retournèrent ensuite chez le baron de Steinbach; et moi, je volai vers notre hôtel, je ravis d'admiration mon se- crétaire, lorsque je lui annonçai que nous avions une terre dans le royaume de \alence, et que je lui contai de quelle manière je venois de faire cette acquisition. Combien peut valoir ce petit domaine? me dit-il. Cinq cents ducats de rente, lui répondis-je, et je puis t'assurer que c'est une aimable solitude. Je la connois pour y avoir été plusieurs fois en qualité d'intendant des seigneurs de Leyva. C'est une petite maison sur les bords du Guadalaviar, dans un hameau de cinq ou six feux, et dans un pays charmant.

Ce qui m'en plaît davantage, s'écria Scipion, c'est que nous aurons de bon gibier, avec du vin de Benicarlo et

LIVRE IX, CIIAPITIIE X. 229

d'excellent muscat. Allons, mon patron, hcàtons-noiis de quitter le monde et de gagner notre ermitage. Je n'ai pas moins d'envie d'y être que toi, lui repartis-je; mais il faut auparavant que je fasse un tour aux Asturies. i\Ion père et ma mère n'y sont pas dans une heureuse situation. Je pré- tends les aller chercher pour les conduire à Lirias , ils passeront en repos leurs derniers jours. Le ciel ne m'a peut-être fait trouver cet asile que pour les y recevoir, et il me puniroit si j'y manquois. Scipion loua fort mon dessein; il m'excita même à l'exécuter. Ke perdons point de temps, me dit-il : je me suis assuré déjà d'une chaise roulante; achetons vite des mules, et prenons le chemin d'Oviedo. Oui, mon ami, lui répondis-je, partons le plus tôt qu'il nous sera possible. Je me fais un devoir indispensable de partager les douceurs de ma retraite avec les auteurs de ma naissance. Nous nous verrons bientôt dans notre hameau; et je veux, en y arrivant, écrire sur la porte de ma maison ces deux vers latins en lettres d'or :

Inveçi porîum. Spes et Forluna, valofe! Sat me lusislis; ludite nunc aliosM

1. Je suis au port. Espérance et Fortune, adieu. Vous m'avez assez joué; jouez-en d'autres à présent !

FIN DU ^ E L V 1 i; M L L I V It E .

LIVRE DIXIEME.

CHAPITRE PREMIER.

Gil Blas part pour les Asturies; il passe par Valladolid, il va voir

le docteur Sangrado, son ancien maître. Il rencontre par hasard le seigneur Manuel

Ordonnez, administrateur de l'hôpital.

Dans le temps que je me disposois à partir de Madrid avec Scipion , pour me rendre aux Asturies , Paul V nomma le duc de Lerme au cardinalats Ce pape, voulant établir l'inquisition dans le royaume de Naples, revêtit de la pourpre ce ministre , pour l'engager à faire agréer au roi Philippe un si louable dessein. Tous ceux qui connoissoient parfaite- ment ce nouveau membre du sacré collège trouvèrent, comme moi, que l'Église venoit de faire une belle acquisition.

Scipion , qui auroit mieux aimé me revoii; dans un poste brillant à la cour, qu'enterré dans une solitude , me con- seilla de me présenter devant le nouveau cardinal. Peut- être, me dit-il, que Son Éminence, vous voyant hors de prison par ordre du roi, ne croira plus devoir affecter de paroître irritée contre vous , et pourra vous reprendre à son service. Mon.sieur Scipion, lui répondis-je, vous oubliez apparemment que je n'ai obtenu la liberté qu'à condition que je sortirai incessamment des deux Gastilles. D'ailleurs, me croyez-vous déjà dégoûté de mon château de Lirias? Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, quand le duc de Lerme me rendroit ses bonnes grâces, quand il m'oflfriroit la place même de don Rodrigue de Calderone , je la refuserois. Mon

1. Cette promotion, qui est de 1G18, fixe la date de cette partie du roman.

LIVRR X, CIIAiMTRE I. 231

parti est pris; je veux aller à Oviedo chercher rnes parents, et me retirer avec eux auprès de la ville de Valence. Pour toi, mon ami, si tu te repens d'avoir lié ton sort au mien, tu n'as qu'à me le dire; je suis prêta te donner la moitié de mes espèces, avec quoi tu demeureras à Madrid, tu pous- seras ta fortune le plus loin qu'il te sera possible.

Gomment donc! reprit mon secrétaire, un peu touché de ces paroles, pouvez-vous me soupçonner d'avoir quelque répugnance à vous suivre dans votre retraite ? Ce soupçon blesse mon zèle et mon attachement. Quoi! Scipion, ce fidèle serviteur, qui, pour partager vos peines, auroit volon- tiers passé le reste de ses jours avec vous dans la tour de Ségovie, ne vous accompagneroit qu'à regret dans un séjour qui lui promet mille délices! Non, monsieur, non, je n'ai pas envie de vous détourner de votre résolution. Il faut que je vous avoue ma malice : lorsque je vous ai conseillé de vous montrer au duc de Lerme, c'est que j'ai été bien aise de vous sonder, pour savoir s'il ne restoit point encore en vous quelques semences d'ambition. Eh bien! puisque vous êtes si détaché des grandeurs , abandonnons donc promp- tement la cour, pour aller jouir de ces plaisirs innocents et délicieux dont nous nous formons une si charmante idée.

Nous partîmes en elTet bientôt après, tous deux, dans une chaise tirée par deux bonnes mules, conduites par un garçon dont je jugeai à propos d'augmenter ma suite. Nous couchâmes le premier jour à Alcala de Ilenarès, et le second à Ségovie, d'où, sans m' arrêter à voir le généreux châtelain Tordesillas, je gagnai Penafiel sur le Duero, et le lendemain Valladolid. A la vue de cette dernière ville, je ne pus m'em- pècher de pousser un profond soupir. Mon compagnon , qui l'entendit, m'en demanda la cause. Mon enfant, lui dis-je, c'est que j'ai longtemps exercé ici la médecine. Je n'y puis penser tranquillement. Ma conscience m'en fait dans ce mo-

232 GIL BLAS.

ment de secrets reproches. Que dis-je? il me semble que tous les malades que j'ai tués sortent de leurs tombeaux, pour venir me mettre en pièces. Quelle imagination ! dit mon secrétaire. En vérité, seigneur de Santillane, vous êtes trop bon. Pourquoi vous repentir d'avoir fait votre métier? Voyez les plus vieux médecins; ont-ils de pareils remords? Oh! que non! ils vont toujours leur train, rejetant sur la nature les accidents funestes, et se faisant honneur des événe- ments heureux.

Il est vrai, repris-je, que le docteur Sangrado, de qui je suivois fidèlement la méthode, étoit de ce caractère-là. Il avoit beau voir périr tous les jours vingt personnes entre ses mains, il étoit si persuadé de l'excellence de la saignée et de la fréquente boisson, qu'il appeloit ses deux spéci- fiques pour toutes sortes de maladies, qu'au lieu de s'en prendre à ses remèdes , il croyoit que les malades ne mou- roient que faute d'avoir assez bu et d'avoir çté assez saignés. Vive Dieu! s'écria Scipion en faisant un éclat de rire, vous me parlez d'un personnage incomparable. Si tu es curieux de le voir et de l'entendre , lui dis-je , tu pourras dès demain satisfaire ta curiosité, pourvu que Sangrado vive encore, et qu'il soit à Valladolid : ce que j'ai de la peine à croire ; car il étoit déjà vieux quand je le quittai, et il s'est écoulé bien des années depuis ce temps-là.

Notre premier soin, en arrivant dans l'hôtellerie nous allâmes descendre, fut de nous informer de ce docteur. Nous appnmes qu'il n'étoit pas encore mort, mais que, ne pou- vant plus à son âge faire de visites ni se donner de grands mouvements , il avoit abandonné le pavé à trois ou quatre autres docteurs qui s'étoient mis en réputation par une nou- velle pratique qui ne valoit guère mieux que la sienne. Nous résolûmes donc de nous arrêter à Valladolid le jour suivant, tant pour laisser reposer nos mules, que pour voirie sei-

LIVRE X, CIIAPITRI* I. 533

gneur Sangrado. Nous nous rendîmes chez lui sur les dix heures du matin : nous le trouvâmes assis dans un fauteuil, un livre à la main. Il se leva sitôt qu'il nous aperçut, vint au-devant de nous d'un pas assez ferme pour un septuagé- naire, et nous demanda ce que nous voulions. Monsieur le docteur, lui dis-je, regardez-moi, je vous prie, attentive- ment; est-ce que vous ne me remettez point? J'ai pourtant l'honneur d'être un de vos élèves. iN'e vous souvient-il plus d'un certain Gil Blas, qui étoit autrefois votre commensal et votre substitut? Quoi! c'est vous, Santillane? me répondit-il en m'embrassant d'un air affectueux. Je ne vous aurois pas reconnu. Je suis ])ien aise de vous revoir. Qu'avez-vous fait depuis notre séparation? Vous avez sans doute toujours pra- tiqué la médecine? C'est à quoi, repris-je, j'avois assez de penchant; mais de fortes raisons m'en ont empêché.

Tant pis, reprit Sangrado; avec les principes que vous aviez reçus de moi, vous seriez devenu un habile médecin, pourvu que le ciel vous eût fait la grcàce de vous préserver de l'amour dangereux de la chimie. Ah! mon fils, poursui- vit-il d'un ton douloureux et déclamateur, quel changement dans la médecine depuis quelques années! Vous m'en voyez surpris et indigné avec raison. On ôte à cet art l'honneur et la dignité. Cet art, qui dans tous les temps a respecté la vie des hommes, est présentement en proie à la témérité, à la présomption et k Vùr/pcri/ie^; car les faits parlent, et bien- tôt les pierres crieront contre le brigandage des nouveaux praticiens : lapides chiuKibunt. On voit dans cette ville des médecins , ou soi-disant tels , qui se sont attelés au char de triomphe de l'antimoine- : nirrus triiunpluilis aiitbnoiiii -^

\. L'impéritie était un mot nouveau, dérivé du latin par les vieux méde- cins, pour caractériser l'ignorance et l'inexpérience de leurs jeunes confrères.

2. L'antimoine a excité de grandes disputes parmi les médecins. II fut défendu à Paris, en 15CG. Cent ans après, un autre, arrêt du parlement cassa le premier, et permit l'usage de l'antimoine.

234 GIL BLAS.

des échappés de l'école de Paracelse, des adorateurs du kermès, des guérisseurs de hasard, qui font consister toute la science de la médecine à savoir préparer des drogues chi- miques. Que vous dirai-je? tout est méconnoissable dans leur méthode. La saignée du pied, par exemple, jadis si rare, est aujourd'hui presque la seule qui soit en usage. Les purgatifs autrefois doux et bénins sont changés en émé- tique et en kermès. Ce n'est plus qu'un chaos chacun se permet ce qu'il veut, et franchit les bornes de l'ordre et de la sagesse que nos premiers maîtres ont posées.

Quelque envie que j'eusse de rire en entendant une si comique déclamation', j'eus la force d'y résister; je fis plus, je déclamai contre le kermès sans savoir ce que c'étoit, et donnai au diable, à tout hasard, ceux qui l'ont inventé. Sci- pion , remarquant que je m'égayoisdans cette scène, y vou- lut mettre aussi du sien. Monsieur le docteur, dit-il à San- grado, comme je suis petit-neveu d'un médecin de la vieille école, qu'il me soit permis de me révolter avec vous contre les remèdes de la chimie. Feu mon grand'oncle, à qui Dieu fasse miséricorde, étoit si chaud partisan d'Hippocrate, qu'il s'est souvent battu contre les empiriques qui ne parloient pas avec assez de respect de ce roi de la médecine. Bon sang peut mentir : je servirois volontiers de bourreau à ces novateurs ignorants dont vous vous plaignez avec tant de justice et d'éloquence. Quel désordre ces misérables ne causent-ils pas dans la société civile !

Ce désordre, dit le docteur, va plus loin que vous ne •pensez. Il ne m'a servi de rien de publier un livre contre le brigandage de la médecine ^; au contraire il augmente de jour en jour. Les chirurgiens, dont la rage est de vouloir

1. Le brifiaiidage de la médecine rtait précisrment le titre d"iin ouvrag;e du médecin llccquct, qui parut en \l'o2, deux parties in-12, trois ans avant la publication des trois derniers livres de GU Blas, en 1735.

LIVRE X, CIIAPITUE I. 235

faire les médecins, se croient capables de l'être, dès qu'il ne faut que donner du kermès et de l'émétique, à quoi ils joignent des saignées du pied à leur fantaisie. Ils vont même jusqu'à mêler le kei-mès dans les apozèmes et les potions cordiales , et les voilà de pair avec les grands faiseurs en médecine. Cette contagion se répand jusque dans les cloîtres. Il y a parmi les moines des frères qui sont tout ensemble apothicaires et chirurgiens \ Ces singes de médecins s'ap- pliquent à la chimie, et font des drogues pernicieuses avec lesquelles ils abrègent la vie de leurs révérends pères. Enfin, il y a dans Yalladolid plus de soixante monastères, tant d'hommes que de filles : jugez du ravage qu'y fait le ker- mès, avec l'émétique - et la saignée du pied! Seigneur San- grado , lui dis-je alors ; vous avez bien raison d'être en colère contre ces empoisonneurs; je gémis avec vous, et partage vos alarmes sur la vie des hommes , manifestement menacée par une méthode si différente delà vôtre. Je crains fort que la chimie n'occasionne un jour la perte de la méde- cine, comme la fausse monnoie cause la ruine des Etats. Fasse le ciel que ce jour fatal ne soit pas près d'arriver!

Dans cet endroit de notre conversation, nous vîmes paroître une vieille servante qui apportoit au docteur une soucoupe sur laquelle il y avoit un petit pain mollet , un

1. En effet, ce fut le frère Simon, apothicaire des Chartreux de Paris, qui mit le kermès en vogue au commencement du xviu" siècle. Ce religieux tenait la recette du cliirurgien Laligoiie, à qui un chimiste allemand l'avait donnc'C; et il la vendit à Louis \V, dans le temps de la régence du duc d'Orléans. Ces circonstances si précises appartiennent donc à l'époque Le Sage écrivait (i"/7 nias , et non à celle Sangrudo est censé s'élever avec tant de chaleur contre le kermès minéral, dont il ne pouvait avoir aucune connaissance.

2. L'émétique n'était sûrement pas connu à Valladolid du temps de Sangrado; ce remède était si nouveau, même en France, en 1G58, que Vallot, premier médecin de Louis XIV, s'opposa de tout son pouvoir à ce que l"on risquât ce remède sur le monarque, tombé dangereusement malade à Calais. Dusausoi, médecin d'Abbcville, insista pour administrer l'émétique à Louis XIV, et eut riieureuse chance de le guérir.

236 GIL I3LAS.

verre avec deux carates, dont l'une étoit pleine d'eau, et l'autre de vin. Après qu'il eut mangé un morceau, il but un coup, il y avait à la vérité les trois quarts d'eau; mais cela ne le sauva point des reproches qu'il me donnoit sujet de lui faire. Ah! ah! lui dis-je, monsieur le docteur, je vous prends sur le fait. Vous buvez du vin, vous qui vous êtes toujours déclaré contre cette boisson, vous qui pendant les trois quarts de votre vie n'avez bu que de l'eau, et qui êtes cause que depuis dix ans je n'ai pas bu une goutte de vin! Depuis quand êtes-vous devenu si contraire vous- même? Vous ne sauriez vous excuser sur votre âge, puisque, dans un endroit de vos écrits, vous définissez la vieillesse comme une phthisie naturelle qui nous dessèche et nous consume; que, sur cette définition, vous déplorez l'igno- rance des personnes qui appellent le vin le lait des vieil- lards. Que direz-vous donc pour vous justifier?

Vous me faites la guerre bien injustement, me répondit le vieux médecin. Si je buvois du vin pur, vous auriez raison de me regarder comme un infidèle observateur de ma propre méthode; mais vous voyez que mon vin est bien trempé. Autre contradiction, lui répliquai-je, mon cher maître : sou- venez-vous que vous trouviez mauvais que le chanoine Sedillo but du vin, quoiqu'il y mâlàt beaucoup d'eau. Avouez de bonne grâce que vous avez reconnu votre erreur, et que le vin n'est pas une funeste liqueur, comme vous l'avez avancé dans vos ouvrages, pourvu qu'on n'en boive qu'avec modération.

Ces paroles embarrassèrent un peu notre docteur. 11 ne ponvoit nier qu'il eût défendu dans ses livres l'usage du vin ; mais la honte et la vanité l'empêchant de convenir que je lui faisois un juste reproche, il ne savoit que me répondre, et il en étoit tout confus. Pour le tirer d'embar- ras, je changeai de matière; et un moment après je pris

LlVRl- X, CIIAPITRI' I. 237

congé de lui, en l'exhortant à tenir toujours bon contre les nouveaux praticiens. Courage, lui dis- je, seigneur San- grado; ne vous lassez pas de décrier le kermès, et frondez sans cesse la saignée du pied. Si, malgré votre zèle et votre amour pour V orlhodo.cie médicale, cette engeance empi- rique vient à bout de ruiner la discipline , vous aurez du moins la consolation d'avoir fait tous vos eflbrts pour la maintenir.

Gomme nous nous en retournions à l'hôtellerie, mon secrétaire et moi , nous entretenant tous deux du caractère réjouissant et original de ce docteur, il passa près de nous dans la rue un homme de cinquante-cinq à soixante ans, qui marchoit les yeux baissés , tenant un gros chapelet à la main. Je le considérai attentivement, et le reconnus sans peine pour le seigneur Manuel Ordonnez, ce bon administra- teur d'hôpital dont il est fait une mention si honorable dans le premier tome de mon histoire. Je l'abordai avec de grandes démonstrations de respect, en disant : Serviteur au véné- ral)le et discret seigneur 3Ianuel Ordonnez, l'homme du ' monde le plus propre à conserver le bien des pauvres. A ces mots, il me regarda fixement, et me répondit que mes traits ne lui étoient pas inconnus, mais qu'il ne pouvoit se rap- peler où il m'avoit vu. Je n'en suis point étonné, repris-je; il n'est pas surprenant que vous n'ayez pas fait attention à moi; j'allois chez vous dans le temps que vous aviez à votre service un de mes amis, nommé Fabrice _\unez. Ah! je m'en souviens présentement, repartit l'administrateur avec un souris malin, à telles enseignes que vous étiez tous deux de bons enfants; vous avez fait ensemble bien des tours de jeunesse. VA\l qu est-il devenu, ce pauvre Fal^rice? Toutes les fois que je pense à lai, j'ai de l'inquiétude sur ses petites affaires.

C'est pour vous en apprendre des nouvelles, dis-je au

238 GIL BLAS.

seigneur ]\lanuel , que j'ai pris la liberté de vous arrêter dans la rue. Fabrice est à Madrid , il s'occupe à faire des œuvres mêlées. Qu'appelez -vous des œuvres mêlées? me répliqua-t-il. Cela me paroît équivoque. Je veux dire, lui repartis-je, qu'il écrit en vers et en prose; il fait des comé- dies et des romans; en un mot, c'est un garçon qui a du génie, et qui est reçu fort agréablement dans les bonnes maisons. Mais, dit l'administrateur, comment est- il avec son boulanger? Pas si bien, lui répondis-je, qu'avec les personnes de condition; entre nous, je ne le crois pas fort riche. Oh ! je n'en doute nullement, reprit Ordonnez. Qu'il fasse sa cour aux grands seigneurs tant qu'il lui plaira; ses complaisances, ses flatteries, ses bassesses lui rapporteront encore moins que ses ouvrages. Je vous le prédis, vous le verrez quelque jour à l'hôpital.

Cela pourra bien être, lui répliquai-je; la poésie en a amené bien d'autres. Mon ami Fabrice auroit beaucoup mieux fait de demeurer attaché à votre seigneurie; il roule- roit aujourd'hui sur l'or. Il seroit du moins fort à son aise, dit Manuel. Je l'aimois, et j'allois, en l'élevant de poste en poste, lui procurer dans la maison des pauvres un établis- sement solide, lorsqu'il lui prit fantaisie de donner dans le bel esprit. L'insensé ! il composa une comédie qu'il fit repré- senter par des comédiens qui étoient dans cette ville; la pièce réussit, et la tête tourna dès ce moment à l'auteur. 11 se crut un nouveau Lope de Vega; et, préférant la fumée des applaudissements du public aux avantages réels que mon amitié lui préparoit, il me demanda son congé. Je voulus, par compassion, lui faire changer de sentiment; je lui re- montrai vainement qu'il laissait l'os pour courir après l'ombre^; je ne pus retenir ce fou que la fureur d'écrire entraînoit. 11 ne connoissoit pas son bonheur, ajouta l'admi-

1. Allusion à une fable d'Ésope imitée par La Fontaine ; livre VI, fable wii.

LIVRE X, CHAPITRE II. 239

nistrateur; le garçon que j'ai pris après lui pour me servir en peut rendre un bon témoignage : plus raisonnable que Fabrice avec moins d'esprit, il ne s'est uniquement appli- qué qu'à bien s'acquitter de ses commissions et qu'à me plaire. Aussi l'ai-je poussé comme il le méritoit; il remplit actuellement à l'iiopital deux emplois, dont le moindre est plus que suffisant pour faire subsister un honnête homme chargé d'une grosse famille.

CHAPITRE II.

Gil Blas continue son voyage, et arrive heareusement à Oviedo. Dans quel état il retrouva ses parents. Mort de son père ; suites de cette mort.

De Valladolid, nous nous rendîmes en quatre jours à Oviedo, sans avoir fait en chemin aucune mauvaise ren- contre, malgré le proverbe qui dit que les voleurs sentent de loin l'argent des voyageurs. 11 y auroit eu pourtant un assez beau coup à faire pour eux, et deux habitants seule- ment d'un souterrain nous auroient sans peine enlevé nos doublons; car je n'avois pas appris à la cour à devenir brave: et Bertrand, mon Moro de midas\ ne paroissoit pas d'humeur à se faire tuer pour défendre la bourse de son maître. Il n'y avoit que Scipion qui fût un peu spadassin.

Il éioit nuit quand nous arrivâmes dans la ville. Nous allâmes loger dans une hôtellerie tout auprès de chez mon oncle le chanoine Gil Ferez. J'étois bien aise de m'informer dans quel état se trouvoient mes parents , avant que de me présenter devant eux; et, pour le savoir, je ne pouvois mieux rh'adresser qu'à l'hôte ou qu'à l'hôtesse de ce cabaret, que je connoissois pour des gens qui ne pouvoient ignorer les affaires de leurs voisins. En efl'et, l'hôte m'ayant reconnu

1. Muletier.

240 G[L BLAS.

apiès m'avoir envisagé avec attention , s'écria : Par saint Antoine de Pade ^ ! voici le fds du bon écuyer Blas de San- tillane. Oui vraiment, dit l'hôtesse, c'est lui-même; je le reconnois bien; il n'a presque point changé : c'est ce petit éveillé de Gil Blas, qui avoit plus d'esprit qu'il n'étoit gros. 11 me semble que je le vois encore, qui vient avec sa bou- teille chercher ici du vin pour le souper de son oncle.

Madame , lui dis-je , vous avez une heureuse mémoire ; mais de grâce apprenez^-moi des nouvelles de ma famille. Mon père et ma mère ne sont pas sans doute dans une agréable situation. Cela n'est que trop véritable, répondit l'hôtesse : dans quelque état fâcheux que vous puissiez vous les représenter, vous ne sauriez vous imaginer des per- sonnes qui soient plus à plaindre. Le bonhomme Gil Perez est devenu paralytique de la moitié du corps, et n'ira pas loin, selon toutes les apparences; votre père, qui demeure depuis peu chez ce chanoine, a une fluxion de poitrine, ou, pour mieux dire, il est dans ce moment entre la vie et la mort ; et votre mère , qui ne se jwrte pas trop bien , est obligée de servir de garde à l'un et à l'autre : telle est leur situation .

Sur ce rapport, qui me fit sentir que j'étois fils , je lais- sai Bertrand avec mon équipage à l'hôtellerie; et, suivi de mon secrétaire , qui ne voulut point m'abandonner, je me rendis chez mon oncle. D'abord que je parus devant ma mère, une émotion ({ue je lui causai lui annonça ma pré- sence , avant que ses yeux eussent démêlé mes traits. Mon fils, me dit-elle tristement après m'avoir embrassé, venez voir mourir votre père; vous venez assez à temps pour être

\. Saint Antoine de Padoue , le thauniiiturgc de son siècle, était à Lisbonne. Il a une grande réputation en Espagne et en Portugal. En 1705 on lui expédia la commission de général en chef de l'armée portugaise, avec un traite.nont énorme perçu, au nom du saint, par les moines de son couvent.

LIVRE X, CHAPITRE II. U\

frappé de ce cruel spectacle. En achevant ces paroles, elle me mena dans une chambre le malheureux Blas de San- tillane , couché dans un lit qui marquoit bien la pauvreté d'un écuyer, touchoit à son dernier moment. Quoique envi- ronné des ombres de la mort, il avoit encore quelque con- noissance. Mon cher ami, lui dit ma mère, voici Gil Blas votre fils, qui vous prie de lui pardonner les chagrins qu'il vous a causés, et qui vous demande votre bénédiction. A ce discours, mon père ouvrit des yeux qui commençoient à se fermer pour jamais; il les attacha sur moi; et remarquant, malgré l'accablement il se trouvoit, que j'étois touché de sa perte, il fut attendri de ma douleur. Il voulut parler, mais il n'en eut pas la force. Je pris une de ses mains, et, tandis que je la baignois de larmes , sans pouvoir prononcer un mot, il expira, comme s'il n'eût attendu que mon arri- vée pour rendre le dernier soupir.

Ma mère étoit trop préparée à cette mort, pour s'en affliger sans modération; j'en fus peut-être plus pénétré qu'elle, quoique mon père ne m'eût donné de sa vie la moindre marque d'amitié. Outre qu'il suffisoit pour le pleu- rer que je fusse son fils, je me reprochois de ne l'avoir point secouru; et, quand je pensois que j'avois eu cette du- reté, je me regardois comme un monstre d'ingratitude, ou plutôt comme un parricide. Mon oncle, que je vis ensuite étendu sur un autre grabat et dans un état pitoyable, me fit éprouver de nouveaux remords. Toutes les obligations que je lui avois vinrent s'offrir à mon esprit. Fils dénaturé , me dis-je à moi-même, considère pour ton supplice la misère sont tes parents. Si tu leur avois fait quelque part du superflu des biens que tu possédois avant ta prison , tu leur aurois procuré des commodités que le revenu de la prélDende ne peut leur fournir, et tu aurois peut-être prolongé la vie de ton père.

II. ^6

242 GIL BLAS.

L'infortuné Gil Ferez étoit retombé en enfance. Il n'avoit plus de mémoire, plus de jugement. Il ne me servit de rien de le presser entre mes bras, et de lui donner des témoi- gnages de ma tendresse ; il n'y parut pas sensible. Ma mère avoit beau lui dire que j'étois son neveu Gil Blas, il m'envi- sageoit d'un air imbécile sans répondre rien. Quand le sang et la reconnoissance ne m'auroient pas obligé à plaindre un oncle à qui je devois tant, je n'aurois pu m'en défendre en le voyant dans une situation si digne de pitié.

Pendant ce temps-là , Scipion gardoit un morne silence , partageoit mes peines , et confondoit par amitié ses soupirs avec les miens. Gomme je jugeai que ma mère, après une si longue absence , voudroit m' entretenir, et que la présence d'un homme qu'elle ne connoissoit pas pourroit la gêner, je le tirai à part, et lui dis : Va, mon enfant, va te reposer à l'hôtellerie, et me laisse ici avec ma mère : nous allons avoir ensemble un entretien qui durera longtemps; la bonne dame, si tu restois avec nous, te croiroit peut-être de trop dans une conversation qui ne roulera que sur des affaires de famille. Scipion se retira de peur de nous contraindre; et j'eus effectivement avec ma mère un entretien qui dura toute la nuit. Nous nous rendîmes mutuellement un compte fidèle de ce qui nous étoit arrivé à l'un et à l'autre depuis ma sortie d'Oviedo. Elle me fit un ample détail des chagrins qu'elle avoit essuyés dans des maisons elle avoit été duègne , et me dit là-dessus une infinité de choses que je n'aurois pas été bien aise que mon secrétaire eût entendues, quoique je n'eusse rien de caché pour lui. Avec tout le res- pect que je dois à la mémoire de ma mère, la dame étoit un peu prolixe dans ses récits ; elle m'auroit fait grâce des trois quarts de son histoire, si elle en eût supprimé les circon- stances inutiles.

Elle finit enfin sa narration, et je commençai la mienne.

LIVRE X, CHAPITRE II. 243

Je passai légèrement sur toutes mes aventm-es ; mais lorsque je parlai de la visite que le fils de Bertrand Muscada , épi- cier d'Oviedo, m'étoit venu faire à Madrid, je m'étendis fort sur cet article. Je vous l'avouerai, dis-je à ma mère, je reçus très-mal ce garçon , qui , pour s'en venger, vous aura fait sans doute un affreux portrait de moi. Il n'y a pas man- qué, répondit-elle. Il vous trouva, nous dit-il, si fier de la faveur du premier ministre de la monarchie, qu'à peine dai- gnâtes-vous le reconnoître; et, quand il vous détailla nos misères, vous l'écoutâtes d'un air glacé. Comme les pères et les mères, ajouta-t-elle , cherchent toujours à excuser leurs enfants , nous ne pûmes croire que vous eussiez un si mauvais cœur. Votre arrivée à Oviedo justifie la bonne opi- nion que nous avions de vous, et la douleur dont je vous vois saisi achève de faire votre apologie.

Vous jugez de moi trop favorablement, lui répliquai-je ; il y a du vrai dans le rapport du jeune Muscada. Lorsqu'il vint me voir, je n'étois occupé que de ma fortune; et l'am- bition qui me dominoit ne me permettoit guère de penser à mes parents. 11 ne faut donc pas s'étonner si dans cette dis- position je fis un accueil peu gracieux à un homme qui, m'abordant d'un air grossier, me dit brutalement qu'ayant appris que j'étois plus riche qu'un juif, il venoit me con- seiller de vous envoyer de l'argent, attendu que vous en aviez grand besoin; il me reprocha même, dans des termes peu mesurés, mon indifférence pour ma famille. Je fus cho- qué de sa franchise, et, perdant patience , je le poussai par les épaules hors de mon cabinet. Je conviens que j'eus tort dans cette rencontre ; j'aurois faire réflexion que ce n'étoit pas votre faute si l'épicier manquoit de politesse, et que son conseil ne laissoit pas d'être bon à suivre, quoiqu'il eût été donné malhonnêtement.

C'est ce que je me représentai un moment après que

244 G IL BLAS.

j'eus chassé Muscada. Malgré la colère qui me dominoit, la voix du sang se fit entendre; je me rappelai tous mes devoirs envers mes parents ; et , rougissant de honte de les remplir^ si mal , je sentis des remords dont je ne puis néanmoins me faire honneur auprès de vous, puisqu'ils furent bientôt étouffés par l'avarice et par l'ambition. Mais dans la suite ayant été enfermé par ordre du roi dans la tour de Ségovie, j'y tombai dangereusement malade ; et c'est cette heureuse maladie qpi vous a rendu votre fils. Oui, c'est ma maladie et ma prison qui ont fait reprendre à la nature tous ses droits, et qui m'ont entièrement détaché de la cour. Je suis revenu de cette vie tumultueuse , je ne respire plus que la solitude, et je ne sais venu aux Asturies que pour vous prier de vouloir bien partager avec moi les douceurs d'une vie retirée. Si vous ne rejetez pas ma prière, je vous conduirai à une terre que j'ai dans le royaume de Valence, et nous vivrons très-commodément. Vous jugez bien que je me proposois d'y mener aussi mon père; mais puisque le ciel en a or- donné autrement, que j'aie du moins la satisfaction de pos- séder chez moi ma mère , et de pouvoir réparer par toutes les attentions imaginables le temps que j'ai passé sans lui être utile.

Je vous sais très-bon gré de vos louables intentions, me dit alors ma mère, et je m'en irois avec vous sans balancer, si je n'y trouvois des difficultés. Je n'abandonnerai pas votre oncle mon frère dans l'état il est, et je suis trop accou- tumée à ce pays-ci pour m'en éloigner; cependant, comme la chose mérite d'être mûrement examinée", je veux y rêver à loisir. Ne nous occupons présentement que du soin des funérailles de votre père. Chargeons-en, lui dis-je, ce jeune homme que vous avez vu avec moi; c'est mon secrétaire, il a de l'esprit et du zèle; nous pouvons nous en reposer sur lui.

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A peine eus-je prononcé ces paroles, que Scipioii revint; |il étoit déjà jour. Il nous demanda si nous n'avions pas besoin de son ministère dans l'embarras nous étions. Je répondis qu'il arrivoit fort à propos pour recevoir un ordre important que j'avois à lui donner. Dès qu'il sut de quoi il s'agissoit : Gela suffit, me dit-il; j'ai déjà toute cette céré- monie arrangée dans ma tète; vous pouvez vous en fier à moi. Prenez garde, lui dit ma mère, de faire un enterrement qui ait un air pompeux ; il ne sauroit être trop modeste pour mon époux, que toute la ville a connu pour un écuyer des plus malaisés. Madame, repartit Scipion, quand il auroit été encore plus pauvre, je n'en rabattrois pas deux maravédis. Je ne regarde dedans que mon maître : il a été favori du duc de Lerme; son père doit être enterré noblement.

J'approuvai le dessein de mon secrétaire; je lui recom- mandai même de ne point épargner l'argent. Un reste de vanité que je conservois encore se réveilla dans cette occa- sion. Je me flattai qu'en faisant de la dépense pour un père qui ne me laissoit aucun héritage, je ferois admirer mes ma- nières généreuses. De son côté, ma mère, quelque conte- nance de modestie qu'elle affectât, n'étoit point fâchée que son mai'i fût inhumé avec éclat. Nous donnâmes donc carte blanche à Scipion , qui , sans perdre de temps , alla prendre toutes les mesures nécessaires pour rendre les funérailles superbes.

11 n'y réussit que trop bien. Il fit des obsèques si ma- gnifiques, qu'il révolta contre moi la ville et les faubourgs; tous les habitants d'Oviedo, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, furent choqués de mon ostentation, et firent là- dessus des gloses peu honorables pour moi. Ce ministre fait à la hâte , disoit l'un, a de l'argent pour enterrer son père; mais il n'en avoit point pour le nourrir. Il auroit mieux valu, disoit l'autre , qu'il eût fait plaisir à son père vivant, que de

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lui faire tant d'honneur après sa mort. Enfin , les coups de langue ne me furent point épargnés ; chacun lança son trait. Ils n'en demeurèrent pas là: ils nous insultèrent, Scipion, Bertrand- et moi , quand nous sortîmes de l'église; ils nous chargèrent d'injures, nous accablèrent de huées, et condui- sirent Bertrand à l'hôtellerie à coups de pierres. Pour dis- siper la canaille qui s'étoit attroupée devant la maison de mon oncle, il fallut que ma mère se montrât, et protestât publiquement qu'elle étoit fort contente de moi. Il y en eut d'autres qui coururent au cabaret étoit ma chaise, dans le dessein de la briser; ce qu'ils auroient fait indubitable- ment, si l'hôte et l'hôtesse n'eussent trouvé moyen d'apai- ser ces esprits furieux, et de les détourner de leur réso- lution.

Tous ces affronts qu'on me faisoit, et qui étoient autant d'effets des discours que le jeune épicier avoit tenus de moi dans la ville, m'inspirèrent tant d'aversion pour mes com- patriotes, que je me déterminai à quitter bientôt Oviedo , sans cela j'aurois fait peut-être un assez long séjour. Je le déclarai tout net à ma mère, qui, se sentant elle-même très-mortifîée de l'accueil dont le peuple m' avoit régalé, ne s'opposa point à un si prompt départ. Une fut plus question que de savoir de quelle sorte j'en userois avec elle. Ma mère, lui dis-je, puisque mon oncle a besoin de votre assis- tance, je ne vous presserai plus de m' accompagner; mais comme il ne paroît pas éloigné de sa fin, promettez-moi de venir me rejoindre à ma terre aussitôt qu'il ne sera plus. J'attends de vous cette marque d'affection.

Je ne vous ferai point cette promesse, répondit ma mère; car je ne la tiendrois pas : je veux passer le reste de mes jours dans les Asturies, et dans une parfaite indépendance. Ne serez-vous pas toujours, luirépliquai-je, maîtresse abso- lue dans mon château? Je n'en sais rien, repartit-elle; vous

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n'avez qu'à devenir amoureux de quelque petite fille ; vous l'épouserez ; elle sera ma bru , je serai sa belle-mère ; nous ne pourrons vivre ensemble. Vous prévoyez, lui dis-je , les malheurs de trop loin. Je n'ai aucune envie de me marier; mais quand la fantaisie m'en prendroit, je vous réponds que j'obligerois bien ma femme à se soumettre aveuglément à vos volontés. C'est me répondre témérairement, reprit ma mère; et je demanderois caution de la caution. Je craindrois que votre complaisance pour votre épouse ne l'emportât sur la force du sang, et je ne voudrois pas jurer que dans nos brouilleries vous ne prissiez plutôt le parti de votre femme que le mien , quelque tort qu'elle pût avoir.

Vous parlez à merveille, madame, s'écria mon secrétaire en se mêlant à la conversation; je crois, comme vous, que les brus dociles sont bien rares. Cependant, pour vous accor- der vous et mon maître, puisque vous voulez absolument demeurer, vous dans les Asturies , et lui dans le royaume de Valence, il faut qu'il vous fasse une pension de cent pistoles, que je vous apporterai ici tous les ans. Par ce moyen, la mère et le fds vivront fort satisfaits à deux cents lieues l'un de l'autre. Les deux parties intéressées approuvèrent la con- vention proposée; après quoi, je payai la première année d'avance; et je sortis d'Oviedo le lendemain avant le jour, de peur d'être traité par la populace comme un saint Etienne*. Telle fut la réception que l'on me fit dans ma patrie. Belle leçon pour les hommes du commun, lesquels, après s'être enrichis hors de leur pays, y veulent retourner pour y faire les gens d'importance! Plus ils y feront briller de richesses, plus ils seront haïs de leur compatriotes.

1. Saint Etienne, lapidé par les Juifs, pria Dieu, en mourant, pour ses persécuteurs.

GIL BLAS.

CHAPITRE III.

Gil Blas prend la route du royaume de Valence, et arrive enfin à Lirias; description de son château, comment il y fut reçu, et quelles gens il y trouva.

Nous prîmes le chemin de Léon , ensuite celui de Palen- cia; et, continuant notre voyage à petites journées, nous arri- vâmes, au bout de la dixième, à la ville de Ségorbe, d'où le lendemain dans la matinée nous nous rendîmes à ma terre, qui n'en est éloignée que de trois lieues. A mesure que nous nous en approchions, je prenois plaisir à voir mon secré- taire observer avec beaucoup d'attention tous les châteaux qui s'oiTroient à sa vue, à droite et à gauche, dans la cam- pagne. Lorsqu'il en apercevoit un de grande apparence, il ne manquoit pas de me dire , en me le montrant du doigt : Je voudrois bien que ce fût notre retraite.

Je ne sais, lui dis-je, mon ami, quelle idée tu as de notre habitation ; mais si tu t'imagines que c'est une mai- son magnifique, une terre de grand seigneur, je t'avertis que tu te trompes furieusement.

Si tu veux n'être pas la dupe de ton imagination, repré- sente-toi la petite maison qu'Horace avoit dans le pays des Sabins près de Tibur, et qui lui fut donnée par Mécénas. Don Alphonse m'a fait à peu près le même présent. Tant pis, s'écria Scipion; je ne dois donc m' attendre qu'à voir une chaumière. Ce n'en est pas tout à fait une, lui répondis-je; mais souviens-toi que je t'en ai toujours fait une description très-modeste; et, dès ce moment, tu peux juger par toi- même si j'en ai fait une fidèle peinture. Jette les yeux du côté du Guadalaviar, et regarde sur ses bords , auprès de ce hameau de neuf à dix feux , cette maison qui a quatre petits pavillons; c'est mon château.

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Comment diable ! dit alors mon secrétaire d'un ton de voix admiratif, c'est un bijou que cette maison! Outre l'air de noblesse que lui donnent ses pavillons, on peut dire qu'elle est bien située, bien bâtie, et entourée de pays plus charmants que les environs même de Séville, appelés par excellence le paradis terrestre. Quand nous aurions choisi ce séjour, il ne seroit pas plus de mon goût; en vérité, je le trouve charmant : une rivière l'arrose de ses eaux ; un bois épais prête son ombrage quand on veut se promener au milieu du jour. L'aimable solitude! Ah! mon cher maître, nous avons bien la mine de demeurer ici longtemps ! Je suis ravi, lui dis-je, que tu sois content de notre asile, dont tu ne connois pas encore tous les agréments.

En nous entretenant de cette sorte, nous nous avan- çâmes vers la maison , dont la porte nous fut ouverte , aussi- tôt que Scipion eut dit que c'étoit le seigneur Gil Blas de Santillaue qui venoit prendre possession de son château. A ce nom, si respecté des personnes qui l'entendirent pronon- cer, on laissa entrer ma chaise dans une grande cour je mis pied à terre; puis, m' appuyant pesamment sur Scipion, et faisant le gros dos , je gagnai une salle je fus à peine arrivé, que sept à huit domestiques parurent. Ils me dirent qu'ils venoient me présenter leurs hommages comme à leur nouveau patron : que don César et don Alphonse de Leyva les avoient choisis pour me servir, l'un en qualité de cuisi- nier, l'autre d'aide de cuisine, un autre de marmiton, celui- ci de portier, et ceux-là de laquais , avec défense de rece- voir de moi aucun argent , ces deux seigneurs prétendant faire tous les frais de mon ménage. Le cuisinier, nomme maître Joachim , étoit le principal de ces domestiques , et portoit la parole; il faisoit l'agréable : il me dit qu'il avoit fait une ample provision de toutes sortes d'excellents vins; et que, pour la bonne chère, il espéroit qu'un garçon comme

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lui, qui avoit été six ans cuisinier de monseigneur l'arche- vêque de Valence , sauroit composer des ragoûts qui pique- roient ma sensualité. Je vais, ajouta-t-il, me préparer à vous donner un échantillon de mon savoir-faire. Promenez- vous, seigneur, en attendant le dîner; visitez votre châ- teau; voyez si vous le trouvez en état d'être habité par Votre Seigneurie.

Je laisse à penser si je négligeai cette visite; et Scipion, encore plus curieux que moi de la faire, m'entraîna de chambre en chambre. Nous parcourûmes toute la maison, depuis le haut jusqu'en bas; il n'échappa pas, du moins à ce que nous crûmes, le moindre endroit à notre curiosité intéressée; et j'eus partout occasion d'admirer la bonté que don César et son fds avoient pour moi. Je fus frappé, entre autres choses , de deux appartements qui étoient aussi bien meublés qu'ils pouvoient l'être sans magnificence. Dans l'un , il y avoit une tapisserie des Pays-Bas , avec un lit et des chaises de velours , le tout propre encore , quoique fait du temps que les Maures occupoient le royaume de Valence. Les meubles de l'autre appartement étoient dans le même goût; c'étoit une vieille tenture de damas de Gênes jaune, avec un lit et des fauteuils de la même étoffe, garnis de franges de soie bleue. Tous ces effets , qui dans un inven- taire auroient été peu prisés, paroissoient très-considé- rables.

Après avoir bien examiné toutes ces choses , nous revîn- mes, mon secrétaire et moi, dans la salle étoit dressée une table sur laquelle étoient deux couverts ; nous nous y assîmes , et dans le moment on nous servit une oUa podrida si délicieuse , que nous plaignîmes l'archevêque de Valence de n'avoir plus le cuisinier qui l'avoit faite. Nous avions à la vérité beaucoup d'appétit, ce qui ne nous la faisoit pas trouver plus mauvaise. A chaque morceau que nous man-

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gions, mes laquais de nouvelle date nous présentoient de grands verres, qu'ils remplissoient jusqu'aux bords d'un vin de la Manche exquis. Scipion en étoit charmé ; mais, n'osant devant eux faire éclater la satisfaction intérieure qu'il ressentoit, il me la témoignoit par des regards par- lants, et je lui faisois connoître par les miens que j'étois aussi content que lui. Un plat de rôti, composé de deux cailles grasses, qui flanquoient un petit levraut d'un fumet admirable, nous fit quitter le pot-pourri, et acheva de nous rassasier. Lorsque nous eûmes mangé comme deux affamés, et bu à proportion , nous nous levâmes de table pour aller au jardin faire voluptueusement la sieste dans quelque endroit frais et agréable.

Si mon secrétaire avoit paru jusque-là fort satisfait de ce qu'il avoit vu, il le fut encore davantage quand il vit le jar- din. Il le trouva comparable à celui de l'Escurial. Il ne pou- voit se lasser de le parcourir des yeux. Il est vrai que don César, qui venoit de temps en temps à Lirias , prenoit plai- sir à le faire cultiver et embellir. Toutes les allées bien sablées et boi'dées d'orangers, un grand bassin de marbre blanc, au milieu duquel un lion de bronze vomissoitde l'eau à gros bouillons, la beauté des fleurs, la diversité des fruits, tous ces objets ravirent Scipion ; mais il fut particulière- ment enchanté d'une longue allée qui conduisoit, en descen- dant toujours , au logement du fermier, et que des arbres touffus couvroient de leur épais feuillage. En faisant l'éloge d'un lieu si propre à servir d'asile contre la chaleur, nous nous y arrêtâmes, et nous nous assîmes au pied d'un or- meau , le sommeil eut peu de peine à surprendre deux gaillards qui venoient de bien dîner.

Nous nous réveillâmes en sursaut deux heures après , au bruit de plusieurs coups d'escopette, lesquels se firent en- tendre si près de nous, que nous en fûmes effrayés. Nous

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nous levâmes brusquement; et, pour nous informer de la cause de ce bruit, nous nous rendîmes à la maison du fer- mier. Nous y trouvâmes huit ou dix villageois, tous habi- tans du hameau, qui, s'étant assemblés là, tiroient et dé- rouilloient leurs armes à feu pour célébrer mon arrivée, dont ils venoient d'être avertis. Ils me connoissoient la plupart, pour m'avoir vu plus d'une fois dans le château exercer l'emploi d'intendant. Ils ne m'aperçurent pas plus tôt, qu'ils crièrent tous ensemble : Vive notre nouveau sei- gneur , qu'il soit le bienvenu à Lirias ! Ensuite ils rechar- gèrent leurs escopettes, et me régalèrent d'une décharge générale. Je leur fis l'accueil le plus gracieux qu'il me fut possible, avec gravité pourtant, ne jugeant pas devoir trop me familiariser avec eux. Je les assurai de ma protection; je leur lâchai même une vingtaine de pistoles, et ce ne fut pas, je crois, celle de mes manières qui leur plut le moins. Après cela, je leur laissai la liberté de jeter encore de la poudre au vent, et je me retirai avec mon secrétaire dans le bois, nous nous promenâmes jusqu'à la nuit, sans nous lasser de voir des arbres : tant la possession d'un bien nou- vellement acquis a d'abord de charmes pour nous!

Le cuisinier, l'aide de cuisine et le marmiton n'étoient pas oisifs pendant ce temps-là ; ils travailloient à nous pré- parer un repas supérieur à celui que nous avions fait, et nous fûmes dans le dernier étonnement, lorsque, étant entrés dans la même salle nous avions dîné, nous vîmes mettre sur la table un plat de quatre perdreaux rôtis , avec un civet de lapin d'un côté, et un chapon en ragoût de l'autre. Ils nous servirent ensuite pour entremets des oreilles de cochon , des poulets marines et du chocolat à la crème. Nous bûmes copieusement du vin de Lucène, et de plusieurs autres sortes de vins délicieux ; et , quand nous sentîmes que nous ne pouvions boire davantage sans exposer notre

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santé , nous songeâmes à nous aller coucher. Alors mes la- quais, prenant des -flambeaux, me conduisirent au plus bel appartement, ils s'empressèrent à me déshabiller; mais quand ils m'eurent donné ma robe de chambre et mon bon- net de nuit, je les renvoyai en leur disant d'un air de maî- tre : Retirez-vous, messieurs, je n'ai pas besoin de vous pour le reste.

Je les fis sortir tous, et, retenant b'cipion pour m'entre- tenir un peu avec lui, nous commençâmes par nous réjouir de l'heureux état nous nous trouvions. On ne peut expri- mer la joie que mon secrétaire fit éclater. Eh bien! lui dis-je, mon ami, que penses-tu du traitement qu'on me fait par ordre des seigneurs de Leyva? Ma foi, me répondit-il, je pense qu'on ne peut vous en faire un meilleur; je souhaite seulement que cela soit de longue durée. Je ne le souhaite pas, moi, lai répliquai-je, il ne me convient pas de souf- frir que mes bienfaiteurs fassent pour moi tant de dépense; ce seroit abuser de leur générosité. De plus, je ne m'accom- moderois point de valets aux gages d' autrui : je croirois n'être pas dans ma maison. D'ailleurs, je ne suis point venu ici pour vivre avec tant de fracas. Quelle folie! Avons-nous ^ besoin d'un si grand nombre de domestiques? Non, il ne nous faut, avec Bertrand, qu'un cuisinier, un marmiton et un laquais; cela nous suffira. Quoique mon secrétaire n'eût pas été fâché de subsister toujours aux dépens du gouver- neur de Valence, il ne combattit point ma délicatesse là-dessus; et, se conformant à mes sentiments, il approuva la réforme que je voulois faire. Cela étant décidé, il sortit de mon appartement, et se retira dans le sien.

2a4 GIL BLAS.

CHAPITRE IV.

11 part pour Valence, et va voir les seigneurs de Leyva; de l'entretien qu'il eut avec eux, et du bon accueil que lui fit Séraphine.

J'achevai de me déshabiller, et je me mis au lit, où, ne me sentant aucune envie de dormir, je m'abandonnai à mes réflexions. Je me représentai l'amitié dont les seigneurs de Leyva payoient l'attachement que j'avois pour eux; et, pénétré des nouvelles marques qu'ils m'en donnoient, je pris la résolution de les aller trouver dès le lendemain , pour satisfaire l'impatience que j'avois de les en remercier. Je me faisois aussi par avance un plaisir de revoir Séraphine ; mais ce plaisir n'étoit pas pur : je ne pouvois penser sans peine que j'aurois en même temps à soutenir les regards de la dame Lorença Sephora, qui, se souvenant peut-être encore de l'aventure du soufflet, ne seroit pas fort aise de me re- voir. L'esprit fatigué de toutes ces idées diff'érentes, je m'as- soupis enfin , et ne me réveillai le jour suivant qu'après le lever du soleil.

Je fus bientôt sur pied; et tout occupé du voyage que je méditois, je m'habillai à la hâte. Comme j'achevois de m'ajuster, mon secrétaire entra dans ma chambre. Scipion, lui dis-je, tu vois un homme qui se dispose à partir pour Valence : je ne crois pas que tu désapprouves mon dessein ; je ne puis aller trop tôt saluer les seigneurs à qui je dois ma petite fortune ; chaque moment que je diffère à m'acquitter de ce devoir semble m'accuser d'ingratitude. Pour toi, mon ami, je te dispense de m'accompagner; demeure ici pen- dant mon absence; je reviendrai te joindre au bout de huit jours. Allez, monsieur, répondit-il; faites bien votre cour à don Alphonse et à son père : ils me paroissent sensibles au zèle qu'on a pour eux, et très-reconnoissants des services

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qu'on leur a rendus : les personnes de qualité de ce carac- tère-là sont si rares, qu'on ne peut assez les ménager. Je fis avertir Bertrand de se tenir prêt à partir; et, tandis qu'il préparoit les mules, je pris mon chocolat. Ensuite je montai dans ma chaise, après avoir recommandé à mes gens de regarder Scipion comme un autre moi-même , et de suivre ses ordres ainsi que les miens.

Je me rendis à Valence en moins de quatre heures. J'allai descendre tout droit aux écuries du gouverneur; j'y laissai mon équipage, et je me fis conduire à l'appartement de ce seigneur, qui y étoit alors avec don César son père. J'ouvris la porte sans façon, j'entrai, et, les abordant tous deux avec respect : Les valets, leur dis-je, ne se font point annoncer à leurs maîtres; voici un de vos anciens serviteurs qui vient vous rendre ses devoirs. A ces mots, je voulus me prosterner devant eux; mais ils m'en empêchèrent, et m'embrassèrent l'un et l'autre avec tous les témoignages d'une véritable affection. Eh bien! moucher Santillane, me dit don xVlphonse, avez-vous été à Lirias prendre possession de votre terre ? Oui, seigneur, lui répondis-je; et je vous prie de trouver bon que je vous la rende. Pourquoi donc cela? répliqua-t-il; a-t-elle quelque désagrément qui vous en dégoûte ? Non par elle même, lui repartis-je ; au contraire, j'en suis enchanté : tout ce qui m'en déplaît, c'est d'y voir des cuisiniers d'ar- chevêque, avec trois fois plus de domestiques qu'il ne m'en faut, et qui ne servent qu'à vous faire faire une dépense aussi considérable qu'inutile.

Si vous eussiez, dit don César, accepté la pension de deux mille ducats que nous vous offrîmes à Madrid, nous nous serions contentés tle vous donner le château tel qu'il est; mais vous savez que vous la refusâtes, et nous avons cru devoir faire en récompense ce que nous avons fait. C'en est trop, lui répondis-je; votre bonté doit s'en tenir au don

256 GIL BLAS.

de cette terre, qui a de quoi combler mes désirs. Vous dirai- je tout ce que j'en penseV indépendamment de ce qu'il vous en coûte pour entretenir tant de monde, je vous proteste que ces gens-là me gênent et m'incommodent. En un mot, ajoutai-je, messeigneurs, reprenez votre bien, ou daignez m'en laisser jouir à ma volonté. Je prononçai d'un air si vif ces dernières paroles, que le père et le fils, qui ne préten- doient nullement me contraindre, me permirent enfin d'en user comme il me plairoit dans mon château.

Je les remerciois de m' avoir accordé cette liberté, sans laquelle je ne pouvois être heureux , lorsque don Alphonse m'interrompit en me disant : Mon cher Gil Blas, je veux vous présenter à une dame qui sera bien aise de vous voir. En parlant de cette sorte , il me prit par la main , et me mena dans l'appartement de Séraphine, qui poussa un cri de joie en m' apercevant. Madame, lui dit le gouverneur, je crois que l'arrivée de notre ami Santillane à Valence ne vous est pas moins agréable qu'à moi. C'est de quoi, répondit-elle, il doit être bien persuadé; le temps ne m'a point fait perdre le souvenir du service qu'il m'a rendu ; et j'ajoute à la recon- noissance que j'en ai celle que je dois à un homme à qui vous avez obligation. Je dis à madame la gouvernante que je n'étois que trop payé du péril que j'avois partagé avec ses libérateurs en exposant ma vie pour elle; et, après force compliments de part et d'autre, don Alphonse m'emmena hors de l'appartement de Séraphine. Nous rejoignîmes don César, que nous trouvâmes dans une salle avec plusieurs personnes de qualité qui venoient dîner chez lui.

Tous ces messieurs me saluèrent fort poliment : ils me firent d'autant plus de civilités , que don César leur dit que j'avois été un des principaux secrétaires du duc de Lerme. Peut-être même que la plupart d'entre eux n'ignoroient pas que c'étoit par mon crédit que don Alphonse avoit obtenu le

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gouvernement du royaume de Valence , car tout se sait. Quoi qu'il en soit, quand nous fûmes à table, on ne parla que du nouveau cardinal. Les uns en faisoient ou aflectoient d'en faire de grands éloges; et les autres ne lui donnoient que des louanges ironiques. Je jugeai bien qu'ils vouloient par m' engager à me répandre sur le compte de son éminence, et à les égayer à ses dépens. Je me l'imaginai du moins, et je ne fus pas peu tenté de dire ce que j'en pensois; mais je retins ma langue, et cette petite victoire que je remportai sur moi me fit passer dans l'esprit de la compagnie pour un garçon fort discret.

Les convives, après le dîner, se retirèrent chez eux pour faire leur sieste ; don César et son fils , pressés de la même envie, s'enfermèrent dans leurs appartements.

Pour moi, plein d'impatience de voir une ville dont j'avois souvent entendu vanter la beauté, je sortis du palais du gouverneur dans le dessein de me promener dans les rues. Je rencontrai à la porte un homme qui vint, d'un air res- pectueux , m'aborder , en me disant : Le seigneur de Santil- lane veut bien me permettre de le saluer ? Je lui demandai qui il étoit. Je suis, me répondit-il, valet de chambre de don César; j'étois un de ses laquais dans le temps que vous étiez son intendant; je vous faisois régulièrement tous les matins ma cour, et vous aviez bien des bontés pour moi. Je vous informois de ce qui se passoit au logis. Vous souvient -il, par exemple, qu'un jour je vous appris que le chirurgien du village de Leyva s'introduisoit secrète- ment dans la chambre de la dame Lorença Sephora? C'est ce que je n'ai point oublié, lui répliquai-je. Mais à propos de cette duègne, qu'est-elle devenue? Hélas! repartit-il, la pauvre créature, après votre départ, tomba en langueur, et mourut plus regrettée de Séraphine que de don Alphonse, qui parut peu touché de sa mort.

II. 17

258 GIL BLAS.

Le valet de chambre de don César, m'ayant instruit ainsi de la triste fin de Sephora, me fit des excuses de m'avoir arrêté, et me laissa continuer mon chemin. Je ne pus m' em- pêcher de soupirer en me rappelant cette duègne infor- tunée; et, m'attendrissant sur son sort, je m'imputai son malheur, sans songer que c'étoit plutôt à son cancer qu'à mon mérite qu'on devoit l'attribuer.

J'observois avec plaisir tout ce qui me sembloit digne d'être remarqué dans la ville. Le palais de marbre de l'ar- chevêché occupa mes yeux agréablement, aussi bien que les beaux portiques de la Bourse; mais une grande maison que j'aperçus, et dans laquelle il entroit beaucoup de monde, attira toute mon attention. Je m'en approchai pour appren- dre pourquoi je voyois un si grand concours d'hommes et de femmes, et bientôt je fus au fait, en lisant ces paroles écrites en lettres d'or sur une table de marbre noir qu'il y avoit au-dessus de la porte : La posada de los représen- tantes^. Et les comédiens marquoient dans leur affiche qu'ils joueroient ce jour-là, pour la première fois, une tragédie nouvelle de don Gabriel Triaquero -.

CHAPITRE V.

Gil Blas va à la comédie, il voit jouer une tragédie nouvelle. Succès de la pièce. Génie du public de Valence.

Je m'arrêtai quelques moments à la porte pour considé- rer les personnes qui entroient. J'en remarquai de toutes les

\. La maison des comédiens.

2. Il n'y a jamais eu de pocite espagnol qui s'appelât Triaquero. Ce. n'est que pour avoir liou d'attaquer Voltaire sous ce nom peu flatteur que Le Sage a conçu l'idée de l'épisode contenu dans le cliapitre qu'on va lire. Triaquero veut dire vendeur de thériaque, en vieux français, triacleur, et en langage moderne, charlatan.

LIVRE X, CHAPITRE V. 259

façons. Je vis des cavaliers de bonne mine et richement habillés, et des figures aussi plates que mal vêtues. J'aper- çus des dames titrées, qui descendoient de leurs carrosses pour aller occuper des loges qu'elles avoient fait retenir, et des aventurières qui alloient amorcer des dupes. Ce con- cours confus de toute sorte de spectateurs m'inspira l'envie d'en augmenter le nombre. Gomme je me disposois à pren- dre un billet pour entrer, le gouverneur et son épouse arri- vèrent. Ils me démêlèrent dans la foule, et, m' ayant fait appeler, ils m'entraînèrent dans leur loge, je me plaçai derrière eux, de manière que je pouvois facilement parler à l'un et à l'autre.

Je trouvai la salle remplie de monde depuis le haut jus- qu'en bas, un parterre très-serré, et un théâtre chargé de chevaliers des trois ordres militaires. Voilà, dis-je à don Alphonse, une nombreuse assemblée. Il ne faut pas vous étonner, me répondit-il , la tragédie qu'on va représenter est de la composition de don Gabriel Triaquero , surnommé le poète à la mode. Dès que l'affiche des comédiens an- nonce une nouveauté de cet auteur, toute la ville de Valence est en l'air. Les hommes ainsi que les femmes ne s'entre- tiennent que de cette pièce : toutes les loges sont retenues ; et, le jour de la première représentation, on se tue à la porte pour entrer, quoique toutes les places soient au double, à la réserve du parterre , qu'on respecte trop pour oser le mettre de mauvaise humeur. Quelle rage î dis-je au gouver- neur. Gette vive curiosité du public , cette furieuse impa- tience qu'il a d'entendre tout ce que don Gabriel produit de nouveau, me donne une haute idée du génie de ce poète. N'allez pas si vite, répondit don Alphonse ; il faut être en garde contre la prévention; le public s'aveugle quelquefois sur des pièces il y a de faux brillants, et il n'en conuoît le prix qu'après l'impression.

260 GIL BLAS.

Dans cet endroit de notre conversation , les acteurs parurent. ISous cessâmes aussitôt de parler, pour les écou- ter avec attention. Les applaudissements commencèrent dès la protase ; à chaque vers c'étoit un brouhaha, et à la fin de chaque acte un battement de mains à faire croire que la salle s'abîmoit. Après la pièce, on me montra l'auteur, qui alloit de loge en loge présenter modestement sa tête aux lauriers dont les seigneurs et les dames se préparoient à la couronner.

Nous retournâmes au palais du gouverneur, bientôt arrivèrent trois ou quatre chevaliers. 11 y vint aussi deux vieux auteurs estimés dans leur genre, avec un gentilhomme * de Madrid qui avoit de l'esprit et du goût. Ils avoient tous été à la comédie. Il ne fut question pendant le souper que de la pièce nouvelle. Messieurs, dit un chevalier de Saint- Jacques, que pensez-vous de cette tragédie? N'en ètes-vous pas affectés comme moi? n'est-ce pas ce qui s'appelle un ouvrage achevé? Pensées sublimes, tendres sentiments, ver- sification virile, rien n'y manque. En un mot, c'est un poëme sur le ton de la bonne compagnie. Je ne crois pas que personne en puisse penser autrement, dit un chevalier d'Alcantara. Cette pièce est pleine de tirades qu'Apollon semble avoir dictées et de situations filées avec un art infini. Je m'en rapporte à monsieur, ajouta-t-il en adressant la parole au gentilhomme castillan; il me paroît connoisseur; je parie qu'il est de mon sentiment. Ne pariez point, mon- sieur le chevalier, lui répondit le gentilhomme avec un sou- ris malin. Je ne suis pas de ce pays-ci : nous ne décidons point à Madrid si promptement. Bien loin de juger d'une pièce que nous entendons pour la première fois , nous nous défions de ses beautés tant qu'elle n'est que dans la bouche des acteurs; quelque bien affectés que nous en soyons, nous suspendons notre jugement jusqu'à ce que nous l'ayons lue;

LIVRE X, CHAPITRE Y. 261

et véritablement elle ne nous fait pas toujours sur le papier le même plaisir qu'elle nous a fait sur la scène.

Nous examinons donc scrupuleusement, poursuivit-il, un poëme avant que de l'estimer; la réputation de son auteur, quelque grande qu'elle puisse être, ne peut nous éblouir. Quand Lope de Vega même et Galderon ^ donnoient des nou- veautés, ils trouvoient des juges sévères dans leurs admi- rateurs, qui ne les ont élevés au comble de la gloire qu'a- près avoir jugé qu'ils en étoient dignes.

Oh! parbleu, interrompit le chevalier de Saint-Jacques, nous ne sommes pas si timides que messieurs les Castillans. Nous n'attendons point, pour décider, qu'une pièce soit imprimée. Dès la première représentation nous en connois- sons tout le prix. Il n'est pas même besoin que nous l'écou- tions fort attentivement. Il suffit que nous sachions que c'est une production de don Gabriel pour être persuadés qu'elle est sans défaut. Les ouvrages de ce poète doivent servir d'époque à la naissance du bon goût. Les Lope et les Gal- deron n' étoient que des apprentis en comparaison de ce grand maître du théâtre. Le gentilhomme, qui regardoit Lope et Galderon comme les Sophocle et les Euripide des Espagnols, fut choqué de ce discours téméraire. Il s'échauffa. Quel sacrilège dramatique! s'écria -t -il d'un ton animé. Puisque vous m'obligez, messieurs, à juger sur une pre- mière représentation, je vous dirai que je ne suis pas con- tent de la tragédie nouvelle de votre don Gabriel. Loin de la regarder comme un chef-d'œuvre, je la trouve fort défec- tueuse. C'est un poëme farci de traits plus brillants que solides. Les trois quarts des vers sont mauvais ou mal

\. Il est évident que, sous les noms de Lope de Vega et de Caldfron, Le Sage veut désigner ici Corm-ille et Racine, pour les mettre au-dessus de ce vendeur de tliériaque, dont les novateurs faisaient le poëte à la mode et le grand maître du théâtre.

262 GIL BLAS.

rimes ^ les caractères mal formés ou mal soutenus, et les pensées souvent très-obscures.

Les deux auteurs qui étoient à table, et qui, par une retenue aussi louable que rare, n'avoient rien dit de peur d'être soupçonnés de jalousie, ne purent s'empêcher d'ap- plaudir des yeux au sentiment du gentilhomme; ce qui me fit juger que leur silence étoit moins un eiïet de la perfec- tion de l'ouvrage que de leur politique. Pour les chevaliers, ils recommencèrent à louer don Gabriel; ils le placèrent même parmi les dieux. Cette apothéose extravagante et cette aveugle idolâtrie firent perdre patience au Castillan, qui, levant les mains au ciel , s'écria tout à coup comme par enthousiasme : 0 divin Lope de Vega, rare et sublime génie , qui avez laissé un espace immense entre vous et tous les Gabriels qui voudront vous atteindre; et vous, moelleux Calderon, dont la douceur élégante et purgée d'épique est inimitable , ne craignez point tous deux que vos autels soient abattus par ce nouveau nourrisson des Muses ! il sera bien- heureux si la postérité, dont vous ferez les délices comme vous faites les nôtres , entend parler de lui -.

Cette plaisante apostrophe, à laquelle personne ne s'é- toit attendu, fit rire toute la compagnie, qui se leva de table en belle humeur, et s'en alla. On me conduisit, par ordre de don Alphonse , à l'appartement qui m'avoit été préparé. J'y trouvai un bon lit, ma seigneurie s'étant couchée s'endormit en déplorant, aussi bien que le gentil- homme castillan, l'injustice que les ignorants faisoient à Lope et à Calderon.

1. Les vers mal rimes étaient en effet un des griefs articulés contre Voltaire par ses ennemis.

2. Cette prédiction, il faut l'avouer, a été bien démentie par l'événement.

LIVRE X, CHAPITRE YI. 263

CHAPITRE VI.

Gil Blas , en se promenant dans les rues de Valence , rencontre un religieux qu'il croit reconnoitre ; quel homme c'étoit que ce religieux.

Comme je n'avois pu voir toute la ville le jour précé- dent, je me levai et je sortis le lendemain dans l'intention de m'y promener encore. J'aperçus dans la rue un char- treux qui sans doute alloit vaquer aux affaires de sa com- munauté. 11 raarchoit les yeux baissés, et il avoit l'air si dévot, qu'il s'attiroit les regards de tout le monde. Il passa fort près de moi, et je crus voir en lui don Raphaël, cet aventurier qui tient une place si honorable dans les deux premiers volumes de mon histoire.

Je fus si étonné de cette rencontre, qu'au lieu d'aborder le moine, je demeurai immobile pendant quelques mo- ments; ce qui lui donna le temps de s'éloigner de moi. Juste ciel! dis-je en moi-même, vit-on jamais deux visages plus ressemblants? Que faut-il que je pense? dois-je croire que c'est don Raphaël ? puis-je m'imaginer que ce n'est pas lui? Je me sentis trop curieux de savoir la vérité pour en demeurer là. Je me fis enseigner le chemin du couvent des chartreux, je me rendis sur-le-champ, dans l'espérance d'y revoir mon homme quand il y reviendroit , et bien ré- solu de l'arrêter pour lui parler. Je n'eus pas besoin de l'attendre pour être au fait : en arrivant à la porte du cou- vent, un autre visage de jna connoissance tourna mon doute en certitude ; je reconnus dans le frère portier Âmbroise de Lamela , mon ancien valet. Vous vous imaginez bien que ce ne fut pas sans un extrême étonnement.

Notre surprise fut égale de part et d'autre de nous re- trouver dans cet endroit. i\' est-ce pas une illusion ? lui

264 GIL BLAS.

dis-je en le saluant. Est-ce en effet un de mes amis qui s'offre à ma vue? Il ne me reconnut pas d'abord, ou bien il feignit de ne me pas remettre , ce qui est plus vraisem- blable; mais, considérant que la feinte étoit inutile, il prit l'air d'un homme qui tout à coup se ressouvient d'une chose oubliée. Ah! seigneur Gil Blas, s'écria-t-il, pardon si j'ai pu vous méconnoître. Depuis que je vis dans ce lieu saint, et que je m'attache à remplir les devoirs prescrits par nos règles , je perds insensiblement la mémoire de ce que j'ai vu dans le monde; les images du siècle s'effacent de mon souvenir.

J'ai, lui dis-je, une véritable joie de vous revoir, après dix ans, sous un habit si respectable. Et moi, me répon- dit-il, j'ai honte d'en paroître vêtu devant un homme qui a été témoin de la vie coupable que j'ai menée. Cet habit me la reproche sans cesse. Hélas! ajouta-t-il en poussant un soupir, pour être digne de le porter, il faudroit que j'eusse toujours vécu dans l'innocence. A ce discours qui me charme, lui répliquai-je, mon cher frère, on voit claire- ment que le doigt du Seigneur vous a touché. Je vous le répète, j'en suis ravi, et je meurs d'envie d'apprendre de quelle manière miraculeuse vous êtes entrés dans la bonne voie , vous et don Raphaël ; car je suis persuadé que c'est lui que je viens de rencontrer dans la ville, habillé en char- treux. Je me suis repenti de ne l'avoir pas arrêté dans la rue pour lui parler, et je suis venu ici l'attendre pour répa- rer ma faute quand il rentrera.

Vous ne vous êtes point trompé, me dit Lamela, c'est don Raphaël lui-même que vous avez vu; et quant au détail que vous demandez, le voici : Après nous être séparés de vous auprès de Ségorbe, nous prîmes, le fils de Lucinde et moi, la route de Valence, dans le dessein d'y faire quelque nouveau tour de notre métier. Le hasard voulut un jour que

LIVRE X, CHAPITRE VI. 26o

nous entrassions dans l'église des Chartreux , dans le temps que les religieux psalniodioient dans le chœur. Nous nous attachâmes à les considérer, et nous éprouvâmes que les méchants ne peuvent se défendre d'honorer la vertu. îs'ous admirâmes la ferveur avec laquelle ils prioient Dieu, leur air mortifié et détaché des plaisirs du siècle , de même que la sérénité qui régnoit sur leurs visages , et qui marquoit si bien le repos de leurs consciences.

En faisant ces observations, nous tombâmes l'un et l'au- tre dans une rêverie qui nous devint salutaire : nous com- parâmes en nous-mêmes nos mœurs avec celles de ces bons religieux, et la différence que nous y trouvâmes nous rem- plit de trouble et d'inquiétude. Lamela, me dit don Raphaël lorsque nous fûmes hors de l'église, comment te sens-tu affecté de ce que nous venons de voir? Pour moi, je ne puis te le celer, je n'ai pas l'esprit tranquille. Des mouvements qui me sont inconnus m'agitent; et, pour la première fois de ma vie, je me reproche mes iniquités. Je suis dans la même disposition, lui répondis-je : les mauvaises actions que j'ai faites se soulèvent dans cet instant contre moi; et mon cœur, qui n'avoit jamais senti de remords, en est pré- sentement déchiré. Ah! cher Ambroise, reprit mon cama- rade, nous sommes deux brebis égarées que le Père céleste, par pitié, veut ramener au bercail! C'est lui, mon enfant, c'est lui qui nous appelle. Ne soyons point sourds à sa voix; renonçons aux fourberies, quittons le libertinage nous vivons, et commençons dès aujourd'hui à travailler sérieu- sement au grand ouvrage de notre salut; il faut passer le reste de nos jours dans ce couvent, et les consacrer à la pénitence.

J'applaudis au senthnent de Raphaël, continua le frère Ambroise; et nous formâmes la généreuse résolution de nous faire chartreux. Pour l'exécuter, nous nous adressâmes au

2G6 GIL BLAS.

père prieur, qui ne sut pas sitôt notre dessein, que, pour éprouver notre vocation , il nous fit donner des cellules et traiter comme des religieux pendant une année entière. Nous suivîmes les règles avec tant d'exactitude et de constance, qu'on nous reçut parmi les novices. Nous étions si contents de notre état et si pleins d'ardeur, que nous soutînmes cou- rageusement les travaux du noviciat. Nous fîmes ensuite profession, après quoi don Raphaël, ayant paru doué d'un génie propre aux affaires , fut choisi pour soulager un vieux père qui étoit alors procureur. Le lils de Lucinde , qui ne respiroit que le recueillement intérieur, auroit mieux aimé employer tout son temps à la prière; mais il fut obligé de sacrifier son goût pour l'oraison au besoin qu'on avoit de lui. Il acquit une si parfaite connoissance des intérêts de la mai- son, qu'or», le jugea capable de remplacer le vieux procu- reur qui mourut trois ans après. Don Raphaël exerce actuel- lement cet emploi; et l'on peut dire qu'il s'en acquitte au grand contentement de tous nos pères, qui louent fort sa conduite dans l'administration de notre temporel. Ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que, malgré le soin dont il est chargé de recueillir nos revenus , il ne paroît occupé que de l'éternité. Les affaires lui laissent-elles un moment de repos, il se plonge dans de profondes méditations. En un mot, c'est un des meilleurs sujets de ce monastère.

J'interrompis dans cet endroit Lamela par un transport de joie que je fis éclater à la vue de Raphaël qui arriva. Le voici, m'écriai-je, le voici ce saint procureur que j'attendois avec impatience! En même temps je courus au-devant de lui, et je le tins pendant quelques moments embrassé. Il se prêta de bonne grâce à l'accolade; et, sans témoigner le moindre étonnement de me rencontrer, il me dit d'un ton de voix plein de douceur : Dieu soit loué, seigneur de San- tillane, Dieu soit loué du plaisir que j'ai de vous revoir ! En

LIVRE X, CHAPITRE YI. 267

vérité, repris-je, mon cher Raphaël , je prends toute la part possible à votre bonheur : le frère x\mbroise m'a raconté l'histoire de votre conversion, et ce récit m'a charmé. Quel avantage pour vous deux, mes amis, de pouvoir vous flat- ter d'être de ce petit nombre d'élus qui doivent jouir d'une éternelle félicité !

Deux misérables tels que nous, repartit le fils de Lu- cinde, d'un air qui marquoit beaucoup d'humilité, ne de- vroient pas concevoir une pareille espérance ; mais le repentir des pécheurs leur fait trouver grâce auprès du Père des miséricordes. Et vous, seigneur Gil Blas, ajouta-t-il, ne songez-vous pas aussi à mériter qu'il vous pardonne les offenses que vous lui avez faites? Quelles affaires vous amè- nent à Valence? iS^'y rempliriez-vous point par malheur quelque emploi dangereux? Non, Dieu merci, lui répon- dis-je : depuis que j'ai quitté la cour, je mène une vie d'honnête homme; tantôt dans une terre que j'ai à quelques lieues de cette ville, je prends tous les plaisirs de la cam- pagne ; et tantôt je viens me réjouir avec le gouverneur de Valence, qui est mon ami, et que vous connoissez tous deux parfaitement.

Alors je leur contai l'histoire de don Alphonse de Leyva. Ils l'écoutèrent avec attention; et quand je leur dis que j'avois porté, de la part de ce seigneur, à Samuel Simon les trois mille ducats que nous lui avions volés, Lamela m'in- terrompit; et, adressant la parole à Raphaël : Père Hilaire, lui dit-il, à ce compte-là ce bon marchand ne doit plus se plaindre d'un vol qui lui a été restitué avec usure , et nous devons tous deux avoir la conscience bien en repos sur cet article. Effectivement, dit le saint procureur, le frère Am- broise et moi, avant que d'entrer dans ce couvent, nous fîmes secrètement tenir quinze cents ducats à Samuel Simon par un honnête ecclésiastique qui voulut bien se donner la

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peine d'aller à Xelva faire cette restitution : tant pis pour Samuel s'il a été capable de toucher cette somme après avoir été remboursé du tout par le seigneur de Santillane ! Mais , leur dis-je, vos quinze cents ducats lui ont-ils été fidèle- ment remis? Sans doute, s'éciia don Raphaël, je répondrois de l'intégrité de l'ecclésiastique comme de la mienne. J'en serois aussi la caution, dit Lamela; c'est un saint prêtre accoutumé à ces sortes de commissions , et qui a eu , pour des dépôts à lui confiés, deux ou trois procès qu'il a gagnés avec dépens. Cela étant, repris-je, il ne faut pas douter que la restitution n'ait été faite avec une scrupuleuse fidélité.

Notre conversation dura quelque temps encore; ensuite nous nous séparâmes, eux en m' exhortant à avoir toujours devant les yeux la crainte du Seigneur, et moi en me recom- mandant à leurs bonnes prières. J'allai sur-le-champ trou- ver don Alphonse. Vous ne devineriez jamais, lui dis-je, avec qui je viens d'avoir un long entretien. Je quitte deux vénérables chartreux de votre connoissance; l'un se nomme le père Hiiaire, et fautre le frère Ambroise. Vous vous trom- pez, me répondit don Alphonse, je ne connois aucun char- treux. Pardonnez -moi, lui répliquai -je; vous avez vu à Xelva le frère Ambroise, commissaire de l'inquisition, et le père Hiiaire, greffier. 0 ciel! s'écria le gouverneur avec sur- prise, seroit-il possible que Raphaël et Lamela fussent deve- nus chartreux? Oui vraiment, lui répondis-je : il y a déjà quelques années qu'ils ont fait profession. Le premier est procureur de la maison, et le second est portier. L'un est maître de la caisse, et l'autre de la porte.

Le fils de don César rêva quelques moments, puis bran- lant la tête : Monsieur le commissaire de finquisition et son greffier, dit-il, m'ont bien la mine déjouer ici une nouvelle comédie. Cela peut être, lui répondis-je; pour moi, qui les ai entretenus, je vous avouerai que je juge d'eux plus favo-

LIVRE X, CHAPITRE VIT. 269

rablement. Il est vrai qu'on ne voit point le fond des cœurs; mais, selon toutes les apparences, ce sont deux fripons con- vertis. Gela se peut, reprit don Alphonse; il y a bien des libertins qui, après avoir scandalisé le monde par leurs dérèglements, s'enferment dans les cloîtres pour en faire une rigoureuse pénitence : je souhaite que nos deux moines soient de ces libertins-là.

Eh! pourquoi, lui dis-je, n'en seroient-ils pas? Ils ont volontairement embrassé l'état monastique, et il y a déjà longtemps qu'ils vivent en bons religieux. Vous me direz tout ce qu'il vous plaira, me repartit le gouverneur; je n'aime pas que la caisse du couvent soit entre les mains de ce père Hilaire, dont je ne puis m'empêcher de me défier. Quand je me souviens de ce beau récit qu'il nous fit de ses aventures, je tremble pour les chartreux. Je veux croire avec vous qu'il a pris le froc de très-bonne foi; mais la vue de l'or peut réveiller sa cupidité. Il ne faut pas mettre dans une cave un ivrogne qui a renoncé au vin.

La défiance de don Alphonse fut pleinement justifiée peu de jours après : le père procureur et le frère portier dis- parurent avec la caisse. Cette nouvelle, qui se répandit aus- sitôt dans la ville, ne manqua pas d'égayer les railleurs, qui se réjouissent toujours du mal qui arrive aux moines rentes. Pour le gouverneur et moi, nous plaignîmes les chartreux , sans nous vanter de connoître les deux apostats.

CHAPITRE VII.

Gil Blas retourne à son château de Lirias; de la nouvelle agréable que Scipion lui apprit, et de la réforme qu'ils firent dans leur domestique.

Je passai huit jours à Valence dans le grand monde , vivant comme les comtes et les marquis. Spectacles, bals,

270 GIL BLAS.

concerts, festins, conversations avec les dames, tous ces amusements me furent procurés par monsieur et par ma- dame la gouvernante, auxquels je fis si bien ma cour, qu'ils me virent à regret partir pour m'en retourner à Lirias, Ils m'obligèrent même auparavant de leur promettre de me partager entre eux et ma solitude. Il fut arrêté que je de- meurerois pendant l'hiver à Valence, et pendant l'été dans mon château. Après cette convention, mes bienfaiteurs me laissèrent la liberté de les quitter pour aller jouir de leurs bienfaits. Je repris donc le chemin de Lirias, fort satisfait de mon voyage.

Scipion, qui attendoit impatiemment mon retour, fut ravi de me revoir, et je redoublai sa joie par la fidèle rela- tion que je lui fis de tout ce qui m'étoit arrivé. Et toi, mon ami, lui dis-je ensuite, quel usage as-tu fait ici des jours de mon absence? T'es-tu bien diverti? Autant, répondit-il, que le peut faire un serviteur qui n'a rien de si cher que la présence de son maître. Je me suis promené en long et en large dans nos petits États; tantôt assis sur le bord de la fontaine qui est dans le bois, j'ai pris plaisir à contempler la beauté de ses eaux qui sont aussi pures que celles de la fontaine sacrée , dont le bruit faisoit retentir la vaste forêt d'Albunea^; et tantôt couché au pied d'un arbre, j'ai en- tendu chanter les fauvettes et les rossignols. Enfin, j'ai chassé, j'ai péché, et, ce qui m'a plus satisfait encore que tous ces amusements, j'ai lu plusieurs livres aussi utiles que divertissants.

1. Horace, dans une ode adressée à Plancus, fondateur de Lyon, lui parle des villes célèbres, et préfère aux sites de celles qu'on vantait le plus dans la Grèce ces lieux l'on entend au loin retentir l'Albunée, l'Aiiio se pré- cipite, et le bois sacré de Tibur, et ces vergers qu'arrose un ruisseau fugitif.

Quam domus Albuneae resonantis, Et prœceps Anio, ac Tiburni lucus, et uda Mobilibus pomaria rivis.

Od. lib. I , VI.

LIVRE X, CHAPITRE VIL 271

J'interrompis avec précipitation mon secrétaire pour lui demander il avoit pris ces livres. Je les ai trouvés, me dit-il, dans une belle bibliothèque qu'il y a dans ce châ- teau, et que maître Joachim m'a l'ait voir. Eh! dans quel endroit, repris-je, peut-elle être, cette prétendue biblio- thèque? N'avons-nous pas visité toute la maison le jour de notre arrivée? Vous vous l'imaginez, me repartit-il; mais apprenez que nous ne parcourûmes que trois pavillons, et que nous oubliâmes le quatrième. C'est que don César, lorsqu'il venoit à Lirias, employoit une partie de son temps à la lecture. Il y a dans cette bibliothèque de très-bons livres qu'on vous a laissés comme une ressource assurée contre l'ennui, quand nos jardins dépouillés de fleurs et nos bois de feuilles n'auront plus de quoi vous en préserver. Les seigneurs de Leyva n'ont pas fait les choses à demi : ils ont songé à la nourriture de l'esprit aussi bien qu'à celle du corps.

Cette nouvelle me causa une véritable joie. Je me fis conduire au quatrième pavillon, qui m'oflrit un spectacle bien agréable. Je vis une chambre dont je résolus à l'heure même de faire mon appartement, comme don César en avoit fait le sien. Le lit de ce seigneur y étoit encore avec tous les ameublements, c'est-à-dire une tapisserie à personnages qui représentoient les Sabines enlevées par les Romains. De la chambre, je passai dans un cabinet régnoient tout autour des armoires basses remplies de livres , sur lesquelles étoient les portraits de tous nos rois. Il y avoit auprès d'une fenêtre, d'où l'on découvroit une campagne toute riante, un bureau d'ébène devant un grand sopha de maroquin noir. Mais je donnai principalement mon attention à la bi- bliothèque. Elle étoit composée de philosophes, de poètes, d'historiens et d'un grand nombre de romans de chevalerie. Je jugeai que don César aimoit cette dernière sorte d'où-

272 GIL BLAS.

vrages, puisqu'il en avoit fait une si bonne provision. J'avouerai, à ma honte, que je ne haïssois pas non plus ces productions , malgré toutes les extravagances dont elles sont tissues, soit que je ne fusse pas alors un lecteur à y regar- der de si près, soit que le merveilleux rende les Espagnols trop indulgents. Je dirai néanmoins, pour ma justification, que je prenois plus de plaisir aux livres de morale enjouée, et que Lucien, Horace, Érasme, devinrent mes auteurs favoris.

Mon ami, dis-je à Scipion lorsque j'eus parcouru des yeux ma bibliothèque, voilà de quoi nous amuser; mais avant toute chose , nous en avons une autre à faire ; il faut réformer notre domestique. C'est un soin, me dit-il, que je veux vous épargner. Pendant votre absence, j'ai bien étudié vos gens,^t j'ose me vanter de les connoître. Commençons par maître Joachim; je le crois un parfait fripon, et je ne doute point qu'il n'ait été chassé de l'archevêché pour des fautes d'arithmétique qu'il aura faites dans ses mémoires de dépenses. Cependant il faut le conserver pour deux raisons : la première, c'est qu'il est bon cuisinier; la seconde, c'est que j'aurai toujours l'œil sur lui; j'épierai ses actions, et il faudra qu'il soit bien fin si j'en suis la dupe. Je lui dis hier que vous aviez dessein de renvoyer les trois quarts de vos domestiques, et je remarquai que cette nouvelle lui fit de la peine; il me témoigna même que, se sentant porté d'incli- nation à vous servir, il se contenteroit de la moitié des gages qu'il a aujourd'hui plutôt que de vous quitter, ce qui me fait soupçonner qu'il y a dans ce hameau quelque petite fille dont il voudroit bien ne pas s'éloigner. Pour l'aide de cui- sine , poursuivit-il, c'est un ivrogne, et le portier un brutal dont nous n'avons pas besoin, non plus que du tireur. Je remplirai fort bien la place de ce dernier, comme je vous le ferai voir dès demain, puisque nous avons ici des fusils, de

LIVRE X, CHAPITRE VIII. 273

la poudre et du plomb. A l'égard des laquais, il y en a un jui est Aragonois, et qui me paroît bon enfant. Nous garde- rons celui-là; tous les autres sont de si mauvais sujets, que je ne vous conseillerois pas de les retenir, quand même il vous faudroit une centaine de valets.

Après avoir amplement délibéré sur cela, nous réso- lûmes de nous en tenir au cuisinier, au marmiton , à l'Ara- gonois, et de nous défaire honnêtement de tout le reste : ce qui fut exécuté dès le jour même , moyennant quelque pis- toles que Scipion tira de notre coffre-fort et leur donna de ma part. Quand nous eûmes fait cette réforme , nous éta- blîmes un ordre dans le château ; nous réglâmes les fonc- , tions de chaque domestique , et nous commençâmes à vivre à nos dépens. Je me serois volontiers contenté d'un ordi- naire frugal ; mais mon secrétaire, qui aimoit les ragoûts et les bons morceaux, n'étoit pas un homme à laisser inutile le savoir-faire de maître Joachim. Il le mit si bien en œuvre , que nos dîners et nos soupers devinrent des repas de ber- nardins.

CHAPITRE VIII.

Des amours de Gil Blas et de la belle Antonia.

Deux jours après mon retour de Valence à Lirias, Basile le laboureur, mon ft^rmier, vint à mon lever me demander la permission de me présenter Antonia sa fille , qui souhai- toit, disoit-il, avoir l'honneur de saluer son nouveau maître. Je lui répondis que cela me feroit plaisir. Il sortit, et revint bientôt avec sa belle Antonia. Je crois pouvoir donner cette épithète à une fille de seize à dix-huit ans , qui joignoit à des traits réguliers le plus beau teint et les plus beaux yeux du monde. Elle n'étoit vêtue que de serge ; mais une riche taille, un port majestueux, et des grâces qui n'accompa-

II. 48

274 CtIL BLAS.

gnent pas toujours la jeunesse, relevoient la simplicité de son habillement. Elle n'avoit point de coiffure, ses cheveux étoient seulement noués par derrière avec un bouquet de fleurs , à la façon des Lacédémoniennes.

Lorsque je la vis entrer dans ma chambre, je fus aussi rappé de sa beauté que les paladins de la cour de Gharle- magne le furent des appas d'Angélique, lorsque cette prin- cesse parut devant eux. Au lieu de recevoir Antonia d'un air aisé et de lui dire des choses flatteuses , au lieu de féliciter son père sur le bonheur d'avoir une si charmante fille, je demeurai étonné, troublé, interdit; je ne pus prononcer un seul mot. Scipion, qui s'aperçut de mon désordre, prit pour moi la parole, et fit les frais des louanges ^ne je devois à cette aimable personne. Pour elle , qui ne fut point éblouie de ma figure en robe de chambre et en bonnet de nuit, elle me salua sans être embarrassée de sa contenance, et me fit un compliment qui acheva de m' enchanter, quoiqu'il fût des plus communs. Cependant, tandis que mon secrétaire, Basile et sa fille faisoient réciproquement des civilités, je revins à moi, et, comme si j'eusse voulu compenser le stupide silence que j'avois gardé jusque-là, je passai d'une extrémité à l'autre. Je me répandis en discours galants, et parlai avec tant de vivacité, que j'alarmai Basile, qui, me considérant comme un homme qui alloit tout mettre en usage pour déjà séduire Antonia, se hâta de sortir avec elle démon apparte- ment, dans la résolution peut-être de la soustraire à mes yeux pour jamais.

Scipion, se voyant seul avec moi, me dit en souriant: Seigneur de Santillane, autre ressource pour vous contre l'ennui ! Je ne savois pas que votre fermier eût une fille si jolie ; je ne l'avois point encore vue, j'ai pourtant été deux fois chez lui. Il faut qu'il ait grand soin de la tenir cachée, et je le lui pardonne. Malepeste! voilà un morceau bien friand. Mais,

LIVRE X, CHAPITRE VIII. 275

ajouta-t-il, je ne crois pas qu'il soit nécessaire qu'on vous le dise; elle vous a d'abord ébloui, je m'en suis aperçu. Je ne m'en défends pas, lui répondis-je. Ah! mon enfant, j'ai cru voir une substance céleste : elle m'a tout à coup embrasé d'amour ; la foudre est moins prompte que le trait qu'elle a lancé dans mon cœur.

Vous me ravissez, reprit mon secrétaire avec transport, en m'apprenant que vous êtes enfin devenu amoureux. Il vous manquoit une maîtresse pour jouir d'un parfait bon- heur dans votre solitude. Grâce au ciel, vous y avez présen- tement toutes vos commodités! Je sais bien, continua-t-il, que nous aurons un peu de peine à tromper la vigilance de Basile, mais c'est mon affaire ; et je prétends avant trois jours vous procurer un entretien secret avec Antonia. Monsieur Sci- pion, lui dis-je, peut-être pourriez-vous bien ne me pas tenir parole , quelque talent que vous ayez pour les amou- reuses négociations; mais c'est ce que je ne suis pas curieux d'éprouver. Je ne veux point tenter la vertu de cette fille, qui me paroît mériter que j'aie d'autres sentiments pour elle. Ainsi, loin d'exiger de votre zèle que vous m'aidiez à la déshonorer, j'ai dessein de l'épouser par votre entremise, pourvu que son cœur ne soit pas prévenu pour un autre. Je ne m'attendois pas, dit-il, à vous voir prendre si brusque- ment le parti de vous marier. Tous les seigneurs de village, à votre place, n'en useroient pas si honnêtement; ils n'au- roient sur Antonia des vues légitimes qu'après en avoir eu d'autres inutilement. Au reste, ajouta-t-il, ne vous imagi- nez point que je condamne votre amour; au contraire, je l'approuve fort. La fille de votre fermier mérite l'honneur que vous lui voulez faire, si elle peut vous donner un cœur tout neuf et sensible à vos bontés. C'est, ajouta-t-il, ce que je saurai dès aujourd'hui par la conversation que j'aurai avec son père , et peut-être avec elle.

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Mon confident étoit un homme exact à tenir ses promesses. Il alla voir secrètement Basile , et le soir il vint me trouver, dans mon cabinet, oùjel'attendois avec une impatience mêlée de crainte. 11 avoit un air gai dont je tirai un bon augure. Si j'en crois, lui dis-je, ton visage riant, tu viens m' annoncer que je serai bientôt au comble de mes désirs. Oui, mon cher maître, me répondit-il, tout vous rit. J'ai entretenu Basile et sa fille; je leur ai déclaré vos intentions. Le père est ravi que vous ayez envie d'être son gendre ; et je puis vous assu- rer que vous êtes du goût d'Antonia. 0 ciel ! interrompis-je tout transporté de joie; quoi! j'aurois le bonheur de plaire à cette aimable personne? N'en doutez pas, reprit-il, elle vous aime déjà. Je n'ai pas, à la vérité, tiré cet aveu de sa bouche; mais je m'en fie à la gaieté qu'elle a fait paroître quand elle a su votre dessein. Cependant, poursuivit-il, vous avez un rival. Un rival! m'écriai-je en pâlissant. Que cela ne vous alarme point, me dit-il , ce rival ne vous enlè- vera pas le cœur de votre maîtresse; c'est maître Joachim votre cuisinier. Ah! le pendard, dis-je en faisant un éclat de rire ; voilà donc pourquoi il a marqué tant de répugnance à quitter mon service ! Justement, répondit Scipion , il aces jours passés demandé en mariage Antonia, qui lui a été poliment refusée. Sauf ton meilleur avis, lui répliquai-je, il est à propos , ce me semble , de nous défaire de ce drôle-là, avant qu'il apprenne que je veux épouser la fille de Basile; un cuisinier, comme tu sais, est un rival dangereux. Vous avez raison , repartit mon confident, il faut en purger notre domestique par précaution; je lui donnerai son congé dès demain matin, avant qu'il se mette à l'ouvrage, et vous n'aurez plus rien à craindre ni de ses sauces ni de son amour. Je suis pourtant, continua-t-il , un peu fâché de perdre un si bon cuisinier; mais je sacrifie ma gourmandise à votre sûreté. Tu ne dois pas, lui dis-je, tant le regretter; sa

LIVRE X, CHAPITRE VIII. 277

perte n'est point irréparable; je vais faire venir de Valence un cuisinier qui le vaudra bien. En effet, j'écrivis aussitôt à don Alphonse ; je lui mandai que j'avois besoin d'un cui-- sinier; et dès le jour suivant il m'en envoya un qui consola d'abord Scipion.

Quoique ce zélé secrétaire m'eût dit qu'il s'étoit aperçu qu'Antonia s'applaudissoit au fond de son âme d'avoir fait la conquête de son seigneur, je n'osois me fier à son rapport. J'appréhendois qu'il ne se fût laissé tromper par de fausses apparences. Pour en être plus sûr, je résolus de parler moi- même à la belle Antonia. Dans ce dessein, je me rendis chez Basile, à qui je confirmai ce que mon ambassadeur lui avoit dit. Ce bon laboureur, homme simple et plein de franchise, après m' avoir écouté, me témoigna que c'étoit avec une extrême satisfaction qu'il m'accordoit sa fille ; mais, ajouta- t-il, ne croyez pas au moins que ce soit à cause de votre titre de seigneur de village. Quand vous ne seriez encore qu'intendant de don César et de don Alphonse, je vous pré- férerois à tous les autres amoureux qui se présenteroient; j'ai toujours eu de l'inclination pour vous, et tout ce qui me fâche, c'est qu'Antonia n'ait pas une grosse dot à vous appor- ter. Je ne lui en demande aucune, lui dis-je; sa personne est le seul bien j'aspire. Votre serviteur très-humble, s'écria-t-il, ce n'est point mon compte; je ne suis point un gueux pour marier ainsi ma fille. Basile de Buenotrigo' est en état. Dieu merci! de la doter; et je veux qu'elle vous donne à souper, si vous lui donnez à dîner. En un mot , le revenu de ce château n'est que de cinq cents ducats; je le ferai monter à mille, en faveur de ce mariage.

J'en passerai par tout ce qu'il vous plaira, mon cher Basile, lui répliquai-je; nous n'aurons point ensemble de

1. De Buenotriyo , de bon froment. Voilà un surnom qui est un véritable titre de noblesse pour un laboureur I

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dispute d'intérêt. Nous sommes tous deux d'accord; il ne s'agit plus que d'avoir le consentement de votre fille. Vous avez le mien, me dit-il; est-ce que cela ne suffit point? Pas tout à fait, lui répondis-je; si le vôtre m'est nécessaire, le sien l'est aussi. Le sien dépend du mien, reprit-il; je voudrois bien qu'elle osât souffler devant moi! Antonia, lui repartis- je, soumise à l'autorité parternelle, est prête sans doute à vous obéir aveuglément; mais je ne sais si dans cette occa- sion elle le fera sans répugnance; et, pour peu qu'elle en eût, je ne me consolerois jamais d'avoir fait son malheur; enfin ce n'est pas assez que j'obtienne de vous sa main, il faut qu'elle souscrive au don que vous m'en faites. Oh dame ! dit Basile, je n'entends pas toutes ces philosophies : parlez vous-même à Antonia, et vous verrez, ou je me trompe fort, qu'elle ne demande pas mieux que d'être votre femme. En achevant ces paroles , il appela sa fille , et me laissa un mo- ment avec elle.

Pour profiter d'un temps si précieux, j'entrai d'abord en matière: Belle Antonia, lui dis-je, décidez de mon sort. Quoique j'aie l'aveu de votre père, ne vous imaginez pas que je veuille m'en prévaloir pour faire violence à vos senti- ments. Quelque charmante que soit votre possession, j'y renonce si vous me dites que je ne la devrai qu'à votre seule obéissance. C'est ce que je n'ai garde.de vous dire, me répondit Antonia en rougissant un peu; votre recherche m'est trop agréable pour qu'elle me puisse faire de la peine, et j'applaudis au choix de mon père, au lieu d'en murmu- rer. Je ne sais, continua-t-elle , si je fais bien ou mal de vous parler ainsi; mais si vous me déplaisiez, je serois assez franche pour vous l'avouer; pourquoi ne pourrois-je pas vous dire le contraire aussi librement?

A ces mots, que je ne pus entendre sans en être charmé, je mis un genou à terre devant Antonia; et, dans l'excès de

LIVRE \, CHAPITRE IX. 279

mon ravissement, lui prenant une de ses belles mains, je la baisai d'un air tendre et passionné. Ma chère Antonia, lui dis-je, votre franchise m'enchante; continuez, que rien ne vous contraigne; vous parlez à votre époux : que votre âme se découvre tout entière à ses yeux. Je puis donc me flatter que vous ne me verrez pas sans plaisir lier votre fortune à la mienne. Basile, qui arriva dans cet instant, m'empêcha de poursuivre. Impatient de savoir ce que sa fille m'avoit répondu, et prêt à la gronder si elle eût marqué la moindre aversion pour moi, il vint me rejoindre. Eh bien ! me dit-il, ètes-vous content d' Antonia? J'en suis si satisfait, lui répon- dis-je, que je vais dès ce moment m' occuper des apprêts de mon mariage. En disant cela, je quittai le père et la fille pour aller tenir conseil là-dessus avec mon secrétaire.

CHAPITRE IX.

Noces de Gil Blas et de la belle Antonia ; de quelle façon elles se firent ; quelles personnes y assistèrent, et de quelles réjouissances elles furent suivies.

Quoique je n'eusse pas besoin de la permission des sei- gneurs de Leyva pour me marier, nous jugeâmes, Scipion et moi, que je ne pouvois honnêtement me dispenser de leur communiquer le dessein que j'avois d'épouser la fille de Basile, et de leur en demander même leur agrément par politesse.

Je partis aussitôt pour Valence, l'on fut aussi surpris de me voir que d'apprendre le sujet de mon voyage. Don César et don Alphonse, qui connoissoient Antonia pour l'avoir vue plus d'une fois, me félicitèrent de l'avoir choisie pour femme. Don César surtout m'en fit compliment avec tant de vivacité, que, si je ne l'eusse pas cru un seigneur revenu de certains amusements, je l'aurois soupçonné d'avoir été quel-

280 GIL BLAS.

quefois à Lirias moins pour y voir son château que sa petite fermière. Pour peu que j'eusse été défiant et jaloux de mon naturel, j'aurois pu faire des réflexions désagréables là- dessus; ce que je ne fis point, tant j'étois persuadé de la sagesse de ma future! Séraphine, de son côté, après m'avoir assuré qu'elle prendroit toujours beaucoup de part à ce qu. me regarderoit, me dit qu'elle avoit entendu parler d'Anto- nia très-avantageusement; mais, ajouta-t-elle par malice, et comme pour me reprocher l'indifférence dont j'avois payé l'amour de Séphora, quand on ne m'auroit pas vanté sa beauté, je m'en fierois bien à votre goût, dont je connois la délicatesse.

Don César et son fils ne se contentèrent pas d'approuver mon mariage; ils me déclarèrent qu'ils en vouloient faire tous les frais. Reprenez, me dirent-ils, le chemin de Lirias, et demeurez-y tranquille jusqu'à ce que vous entendiez par- ler de nous. Ne faites point de préparatifs pour vos noces ; c'est un soin dont nous nous chargeons. Pour me conformer à leurs volontés, je retournai à mon château. J'avertis Basile et sa fille des intentions de nos protecteurs, et nous attendîmes de leurs nouvelles le plus patiemment qu'il nous fut possible. Nous n'en reçûmes point pendant huit jours. En récompense , le neuvième , nous vîmes arriver un carrosse à quatre mulets, dans lequel il y avoit des couturiers qui apportoient de belles étoffes de soie pour habiller la mariée , et qu'escortoient plusieurs gens de livrée, montés sur de très-beaux chevaux. L'un d'entre eux me remit une lettre de la part de don Alphonse. Ce seigneur me mandoit qu'il seroit le lendemain à Lirias avec son père et son épouse, et que la cérémonie de mon mariage se feroit le jour suivant par le grand vicaire de Valence. Véritablement, don César,' son fils, et Séraphine ne manquèrent pas de se rendre à mon château avec cet ecclésiastique, tous quatre dans un carrosse

LIVRE X, CHAPITRE IX. 28<

à six chevaux, précédé d'un autre à quatre étoient les femmes de Séraphine, et suivi des gardes du gouverneur.

Madame la gouvernante fut à peine arrivée au château , qu'elle témoigna une extrême impatience de voir Antonia, qui, de son côté, ne sut pas plus tôt la venue de Séraphine, qu'elle accourut pour la saluer et lui baiser la main; qu'elle fit de si bonne grâce que toute la compagnie l'ad- mira. Eh bien! madame, dit don César à sa belle-fille, que pensez-vous d' Antonia? Santillane pouvoit-il faire un meil- leur choix? Non, répondit Séraphine; ils sont tous deux dignes l'un de l'autre ; je ne doute pas que leur union ne soit très -heureuse. Enfin, chacun donna des louanges à ma future; et, si on la loua fort sous son habit de serge, on en fut encore plus charmé lorsqu'elle parut sous un plus riche habillement. Il sembloit qu'elle n'en eût jamais porté d'au- tres , tant son air étoit noble et son action aisée !

Le moment je devois, par un doux hymen, voir atta- cher mon sort au sien, étant arrivé, don Alphonse me prit par la main pour me conduire à l'autel, et Séraphine fit le même honneur à la mariée. Nous nous rendîmes tous deux dans cet ordre à la chapelle du hameau, le grand vicaire nous attendoit pour nous marier; et cette cérémonie se fit aux acclamations des habitants de Lirias et de tous les riches laboureurs des environs, que Basile avoit invités aux noces d'Antonia. Ils avoient avec eux leurs filles, qui s'étoient parées de rubans et de fleurs, et qui tenoient dans leurs mains des tambours de basque. Nous retournâmes ensuite au château, où, par les soins de Scipion, l'ordonnateur du festin, il se trouva trois tables dressées, l'une pour les sei- gneurs, l'autre pour les personnes de leur suite, et la troi- sième, qui étoit la plus grande, pour tous ceux qui avoient été conviés. Antonia fut de la première, madame la gouver- nante l'ayant ainsi voulu; je fis les honneurs de la seconde.

282 GIL BLAS.

et Basile se mit à celle des villageois. Pour Scipion, il ne s'assit à aucune table : il ne faisoit qu'aller et venir de l'une à l'autre, donnant son attention à faire bien servir et conten- ter tout le monde.

G'étoit par les cuisiniers du gouverneur que le repas avoit été préparé; ce qui suppose qu'il n'y manquoit rien. Les bons vins dont maître Joachim avoit fait provision pour moi y furent prodigués; les convives commençoient à s'é- chauffer, l'allégresse régnoit partout, quand elle fut tout à coup troublée par un incident qui m'alarma. Mon secrétaire, étant dans la salle je mangeois avec les principaux offi- ciers de don Alphonse et les femmes de Séraphine , tomba subitement en foiblesse et perdit toute connoissance. Je me levai pour aller à son secours; et, tandis que je m'occupois à lui faire reprendre ses esprits, une de ces femmes s'éva- nouit aussi. Toute la compagnie jugea que ce double éva- nouissement renfermoit quelque mystère, comme en effet il en cachoit un qui ne tarda guère à s'éclaircir; car, bientôt après , Scipion , étant revenu à lui , me dit tout bas : Faut-il que le plus beau de vos jours soit le plus désagréable des miens! On ne peut éviter son malheur, ajouta-t-il; je viens de retrouver ma femme dans une suivante de Séraphine.

Qu'entends-je? m'écriai-je; cela n'est pas possible. Quoi! tu serois l'époux de cette dame qui vient de se trouver mal en même temps que toi? Oui, monsieur, me répondit-il, je suis son mari; et la fortune, je vous jure, ne pouvoit me jouer un plus vilain tour que de la présenter à mes yeux. Je ne sais, repris-je, mon ami, quelles raisons tu as de te plaindre de ton épouse; mais , quelque sujet qu'elle t'en ait donné, de grâce, contrains-toi; si je te suis cher, ne trou- ble point cette fête en laissant éclater ton ressentiment. Vous serez content de moi , repartit Scipion ; vous allez voir si je ne sais pas bien dissimuler.

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En parlant de cette sorte, il s'avança vers sa femme, à qui ses compagnes avoient aussi rendu l'usage des sens; et, l'embrassant avec autant de vivacité que s'il eût été ravi de la revoir : Ah ! ma chère Béatrix, lui dit-il, le ciel enlin nous rejoint après dix ans de séparation ! 0 moment plein de douceur pour moi! J'ignore, lui répondit son épouse, si vous avez effectivement quelque joie de me rencontrer; mais du moins suis-je bien persuadée que je ne vous ai donné aucun juste sujet de m' abandonner. Quoi! vous me trouvez une nuit avec le seigneur don Fernand de Leyva, qui étoit amoureux de Julie ma maîtresse, et dont je servois la passion ; vous vous mettez dans l'esprit que je l'écoute aux dépens de votre honneur et du mien : Icà- dessus, la jalousie vous renverse la cervelle; vous quittez Tolède, et me fuyez comme un monstre, sans me demander un éclaircissement! Qui de nous deux, s'il vous plaît, est le plus en droit de se plaindre? C'est vous, sans contredit, lui répliqua Scipion. Sans doute, reprit- elle, c'est moi. Don Fernand, peu de temps après votre départ de Tolède, épousa Julie, auprès de qui j'ai demeuré tant qu'elle a vécu; et, depuis qu'une mort prématurée nous l'a ravie, je suis au service de madame sa sœur, qui peut vous répondre , aussi bien que toutes ses femmes , de la pureté de mes mœurs.

Mon secrétaire , à ce discours dont il ne pouvait prouver la fausseté, prit son parti de bonne grâce. Encore une fois, dit-il à son épouse, je reconnois ma faute, et je vous en demande pardon devant cette honorable assistance. Alors, intercédant pour lui, je priai Béatrix d'oublier le passé, l'as- surant que son mari ne songeroit désormais qu'à lui donner de la satisfaction. Elle se rendit à ma prière, et toute la compagnie applaudit à la réunion de ces deux époux. Pour mieux la célébrer, on les fit asseoir à table l'un auprès de

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l'autre; on leur porta des hrindes^; chacun leur fit fête : on eût dit que le festin se faisoit plutôt à l'occasion de leur raccommodemeut que de mes noces.

La troisième table fut la première que l'on abandonna. Les jeunes villageois, préférant l'amour à la bonne chère, la quittèrent pour former des danses avec les jeunes paysannes, qui, par le bruit de leurs tambours de basque, attirèrent bientôt les personnes des autres tables, et leur inspirèrent l'envie de suivre leur exemple. Voilà tout le monde en mou- vement : les officiers du gouverneur se mirent à danser avec les soubrettes de la gouvernante; les seigneurs môme se mêlèrent parmi les danseurs; don Alphonse dansa une sa- rabande avec Séraphine , et don César une autre avec Anto- nia, qui vint ensuite me prendre, et qui ne s'en acquitta pas mal pour une personne qui n'avoit que quelques prin- cipes de danse qu'elle avoit reçus à Albarazin, chez une bourgeoise de ses parentes. Pour moi, qui, comme je l'ai déjà dit, avois appris à danser chez la marquise de Chaves, je parus à l'assemblée un grand danseur. A l'égard de Béa- trix et de Scipion, ils commencèrent à s'entretenir en par- ticulier, pour se rendre compte mutuellement de ce qui leur étoit arrivé pendant qu'ils avoient été séparés; mais leur conversation fut interrompue par Séraphine, qui, venant d'être informée de leur reconnoissance, les fit appeler pour leur en témoigner sa joie. Mes enfants, leur dit-elle, dans ce jour de réjouissance, c'est un surcroît de satisfaction pour moi de vous voir tous deux rendus l'un à l'autre. Ami Scipion, ajouta-t-elle, je vous remets votre épouse, en vous protestant qu'elle a toujours tenu une conduite irrépro- chable; vivez ici avec elle en bonne intelligence. Et vous, Béatrix, attachez-vous à Antonia, et ne lui soyez pas moins

1. Drindis, brinde, sauté que l'ou se porte en buvant à la Ronde. Ce mot est venu tics Flamands.

LIVRE X, CHAPITRE X. 285

dévouée que votre mari l'est au seigneur de Santillane. Sci- pion , ne pouvant plus après cela regarder sa femme que comme une autre Pénélope, promit d'avoir pour elle toutes les considérations imaginables.

Les villageois et villageoises , après avoir dansé toute la journée, se retirèrent dans leurs maisons; mais on continua la fête dans le château. 11 y eut un magnifique souper; et, lorsqu'il y fut question de s'aller coucher, le grand vicaire bénit le lit nuptial, Séraphine déshabilla la mariée, et les sei- gneurs de Leyva me firent le même honneur. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que les officiers de don Alphonse et les femmes de la gouvernante s'avisèrent, pour se réjouir, de faire la même cérémonie; ils déshabillèrent Béatrix et Scipion, qui, pour rendre la scène plus comique , se laissèrent gravement dépouiller et mettre au lit^

CHAPITRE X.

Suite du mariage de Gil Blas et de la belle Antonia. Commencement de l'histoire de Scipion.

Dès le lendemain de mes noces, les seigneurs de Leyva retournèrent à Valence, après m'avoir donné mille nouvelles marques d'amitié; si bien que, mon secrétaire et moi, nous demeurâmes seuls au château avec nos femmes et nos valets.

Le soin que nous prîmes l'un et l'autre de plaire à ces dames ne fut pas inutile ; j'inspirai en peu de temps à mon épouse autant d'amour que j'en avois pour elle, et Scipion

1. Cet incident de Béatrix ressemblerait d'abord à la reconnaissance de Cléantbis et de Strabon dans le Deinocrile amoureux de Regnard,mais le dénoùment diffère beaucoup. C'est un épisode qui égayé un peu le tableau des noces de Gil Blas; tableau agréable en son genre, et qu'on peut comparer à une noce de Téniers, mais qui serait trop sérieux, si Le Sage n'y eût glissé quelque nuance de comique et une pointe de malice.

286 GIL BLAS.

fit oublier à la sienne les chagrins qu'il lui avoit causés. Béatrix, qui avoit l'esprit souple et liant, s'insinua sans peine dans les bonnes grâces de sa nouvelle maîtresse et gagna sa confiance. Enfin, nous nous accordâmes tous quatre à mer- veille, et nous commençâmes à jouir d'un sort fort digne d'en- vie. Tous nos jours couloient dans les plus doux amusements. Antonia étoit fort sérieuse, mais nous étions très-gais, Béa- trix et moi; et, quand nous ne l'aurions pas été, il suffisoit que Scipion fût avec nous pour ne point engendrer de mé- lancolie. C'étoit un homme incomparable pour la société, un de ces personnages comiques qui n'ont qu'à se montrer pour égayer une compagnie.

Un jour qu'il nous prit fantaisie, après le dîner, d'aller faire la sieste dans l'endroit le plus agréable du bois, mon secrétaire se trouva de si belle humeur, qu'il nous ôta l'envie de dormir par ses discours réjouissants. Tais-toi, lui dis-je, mon ami; il n'y a pas moyen de s'assoupir en t'écoutant, ou bien, puisque tu nous empêches de nous livrer au sommeil, fais-nous donc quelque récit digne de notre attention. Très volontiers, me répondit-il. Voulez-vous que je vous raconte l'histoire du roi Pelage? J'aimerois mieux entendre la tienne, lui répliquai-je ; mais c'est un plaisir que tu n'as pas jugé à propos de me donner depuis que nous vivons ensemble, et çpieje n'aurai jamais apparemment. D'où vient? me dit-il. Si je ne vous ai pas conté mon histoire, c'est que vous ne m'avez pas témoigné le moindre désir de la savoir ; ce n'est donc pas ma faute si vous ignorez mes aventures; et, pour peu que vous soyez curieux de les apprendre , je suis prêt à contenter votre curiosité. Antonia, Béatrix et moi, nous le prîmes au mot , et nous nous disposâmes à prêter une oreille attentive à son récit, qui ne pouvoit faire sur nous qu'un bon effet, soit en nous divertissant, soit en nous excitant au sommeil.

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(-.lynier frères, Edilexu-s

IVRE X, CHAPITR

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LIVRE X, CHAPITRE X. 287

Je serois, dit Scipion, le fils d'un grand de la première classe, ou tout au moins de quelque chevalier de Saint- Jacques ou d'Alcantara, si cela eût dépendu de moi : mais comme on ne se choisit point un père , vous saurez que le mien , nommé Torribio Scipion , étoit un honnête archer de la sainte hermandad. En allant et venant sur les grands chemins sa profession l'obligeoit d'être presque toujours, il rencontra par hasard un jour, entre Guença et Tolède, une jeune Bohémienne qui lui parut fort jolie. Elle étoit seule, à pied, et portoit avec elle toute sa fortune dans une espèce de havre-sac qu'elle avoit sur le dos. allez-vous ainsi, ma mignonne? lui dit-il en adoucissant sa voix, qu'il avoit natu- rellement très-rude. Seigneur cavalier, lui répondit-elle, je vais à Tolède, j'espère gagner ma vie de façon ou d'autre en vivant honnêtement. Vos intentions sont louables, reprit- il, et je ne doute pas que vous n'ayez plus d'une corde à votre arc. Oui, Dieu merci, repartit-elle; j'ai plusieurs talents; entre autres , je sais composer des pommades et des essences fort utiles aux dames; je dis la bonne aventure, je fais tourner le sas pour retrouver les choses perdues, et montre tout ce qu'on veut dans le miroir ou dans le verrez

Torribio, jugeant qu'une pareille fille étoit un parti très- avantageux pour un homme tel que lui, qui avoit de la peine à vivre de son emploi, quoiqu'il sût fort bien le remplir, lui proposa de l'épouser. La Bohémienne n'eut garde de mépri- ser les vœux d'un officier de la sainte confrérie; elle accepta la proposition avec plaisir. Gela étant arrêté entre eux , ils se rendirent tous deux en diligence à Tolède, ils se ma- rièrent, et vous voyez en moi le digne fruit de ce

1. La catoptromancie, la cristallomancie, ou la spéculatoire, s'exerçaient en effet par des miroirs magiques. Il en est question dans V Apologie d'Apulée, dans l'ancienne Vie de saint Hilarion, dans la Physique curieuse du père Gaspard Schott, jésuite, etc.

288 GIL BLAS.

noble hy menée. Ils s'établirent dans un faubourg ma mère commença par débiter des pommades et des essences; mais, ne trouvant pas ce trafic assez lucratif, elle fit la devi- neresse. C'est alors qu'on vit pleuvoir chez elle les écus et les pistoles: mille dupes de l'un et de l'autre sexe mirent bien- tôt en réputation la Coscolina; c'est ainsi que se nommoit la Bohémienne. Il venoit tous les jours quelqu'un la prier d'em- ployer pour lui son ministère : tantôt c'étoit un neveu indi- gent qui vouloit savoir quand son oncle, dont il étoit l'unique héritier, partiroit pour l'autre monde; et tantôt c'étoit une fille qui souhaitoit d'apprendre si un cavalier dont elle recon- noissoit les soins, et qui lui promettoit de l'épouser lui tiendroit parole ^

Vous observerez, s'il vous plaît, que les prédictions de ma mère étoient toujours favorables aux personnes à qui elle les faisoit : si par hasard elles s'accomplissoient, à la bonne heure; et si l'on venoit lui reprocher que le contraire de ce qu'elle avoit prédit étoit arrivé, elle répondoit froidement qu'il falloit s'en prendre au démon, qui, malgré la force des conjurations qu'elle employoit pour l'obliger à révéler l'ave- nir, avoit quelquefois la malice de la tromper.

Lorsque, pour l'honneur du métier, manière croyoit devoir faire paroître le diable dans ses opérations, c'étoit Tor- ribio Scipion qui faisoit ce personnage, et qui s'en acquittoit parfaitement bien, la rudesse de sa voix et la laideur de son visage lui donnant un air convenable à ce qu'il représentoit. Pour peu qu'on fût crédule , on étoit épouvanté de la figure de mon père. Mais un jour, par malheur, il vint un brutal de capitaine qui voulut voir le diable, et qui lui passa son épée

1. L'art (les devineresses était florissant à Paris pendant tout le xvii* siècle. Le Sage n'exagère pas en parlant des sujets sur lesquels on les consultait. Sous Louis XIV, les dames voulaient surtout savoir si elles pourraient devenir les maîtresses du roi.

LIVRE X, CHAPITRE X. 289

au travers du corps. Le saint office, informé de' la mort du diable, envoya ses officiers chez la Coscolina, dont ils se sai- sirent, aussi bien que de tous ses effets ; et moi , qui n'avois alors que sept ans, je fus mis à l'hôpital de los Ninos ^ Il y avoit dans cette maison de charitables ecclésiastiques , qui , bien payés pour avoir soin de l'éducation des pauvres orphe- lins, prenoient la peine de leur montrer à lire et écrire. Ils crurent remarquer que je promettois beaucoup , ce qui fut cause qu'ils me distinguèrent des autres , et me choisirent pour faire leurs commissions. Ils m'envoyoient en ville por- ter leurs lettres; j'allois et venois pour eux, et c'étoit moi qui répondois leurs messes. Par reconnoissance , ils entre- prirent de m'enseigner la langue latine; mais ils s'y prirent trop rudement, et me traitèrent avec tant de rigueur, mal- gré les petits services que je leur rendois, que , ne pouvant y résister, je m'échappai un beau jour en faisant une com- mission; et, bien loin de retourner à l'hôpital, je sortis même de Tolède par le faubourg du côté de Se ville.

Quoique j'eusse à peine alors neuf ans accomplis, je sen- tois déjà le plaisir d'être libre et maître de mes actions. J'étois sans argent et sans pain : n'importe ; je n'avois point de leçons à étudier ni de thèmes à composer. Après avoir marché pendant deux heures, mes petites jambes commen- cèrent à refuser le service. Je n'avois point encore fait de si longs voyages. Il fallut m' arrêter pour me reposer. Je m'as- sis au pied d'un arbre qui bordoit le grand chemin ; là, pour m'amuser, je tirai mon rudiment que j'avois dans ma poche, et le parcourus en badinant; puis, venant à me souvenir des fendes et des coups de fouet qu'il m'avoit fait recevoir, j'en déchirai les feuillets en disant avec colère : xVh ! chien de livre, tu ne me feras plus répandre de pleurs! Tandis que

1. Des enfants.

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j'assouvissois ma vengeance en jonchant autour de moi la terre de déclinaisons et de conjugaisons, il passa par un ermite à barbe blanche, qui portoit de larges lunettes, et qui avoit un air vénérable. Il s'approcha de moi; et, s'il me considéra fort attentivement je l'examinai bien aussi. Mon petit homme, me dit-il avec un souris, il me semble que nous venons tous deux de nous regarder bien tendrement, et que nous ne ferions pas mal de demeurer ensemble dans mon ermitage, qui n'est qu'à deux cents pas d'ici. Je suis votre serviteur, lui répondis-je assez brusquement, je n'ai aucune envie d'être ermite. A cette réponse, le bon vieil- lard fit un éclat de rire, et me dit en m' embrassant : Il ne faut pas, mon fils, que mon habit vous fasse peur; s'il n'est pas beau, il est utile; il me rend seigneur d'une retraite charmante et des villages voisins, dont les habitants m'aiment ou plutôt m'idolâtrent. Venez avec moi, ajouta-t-il, et ne craignez rien; je vous revêtirai d'une jaquette semblable à la mienne. Si vous vous en trouvez bien, vous partagerez avec moi les douceurs de la vie que je mène ; et, si vous ne vous en accommodez point, non-seulement il vous sera permis de me quitter, mais vous pouvez même compter qu'en nous séparant je ne manquerai pas de vous faire du bien.

Je me laissai persuader, et je suivis le vieil ermite qui, chemin faisant, me fit plusieurs questions, auxquelles je répondis avec une ingénuité que je n'ai pas toujours eue dans la suite. En arrivant à l'ermitage, il me présenta quel- ques fruits que je dévorai, n'ayant rien mangé de toute la journée qu'un morceau de pain sec, dont j'avois déjeuné le matin à l'hôpital. Le solitaire, me voyant si bien jouer des mâchoires, me dit: Courage, mon enfant, ne ménage point mes fruits: j'en ai, grâce au ciel, une ample provision. Je ne t'ai pas amené ici pour te faire mourir de faim. Ce qui étoit très-véritable ; car, une heure après notre arrivée , il

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alluma du feu, embrocha un gigot de mouton; et, tandis que je tournois la broche, il dressa une petite table, qu'il couvrit d'une serviette assez malpropre, et sur laquelle il mit deux couverts, l'un pour lui et l'autre pour moi.

Quand la viande fut cuite, il la tira de la broche, et en coupa quelques pièces pour notre souper, qui ne fut pas un repas de brebis, puisque nous bûmes d'un excellent vin dont il avoit aussi une bonne provision. Eh bien! mon poulet , me dit-il lorsque nous fumes hors de table, es-tu content de mon ordinaire? ne vaut-il pas bien celui de ton hôpital? Voilà de quelle façon tu seras traité tous les jours, si tu demeures avec moi. Au reste, poursuivit-il, tu ne feras dans cet ermi- tage que ce qu'il te plaira. J'exige de toi seulement que tu m'accompagnes toutes les fois que j'ii'ai quêter dans les villages voisins; tu me* serviras à conduire un bourriquet chargé de deux paniers , que les paysans charitables rem- plissent ordinairement d'œufs, de pain, de viande et de poisson. Je ne te demande que cela. 11 me semble que ce n'est pas trop exiger de toi. Oh! je ferai, lui dis-je, tout ce que vous voudrez, pourvu que vous ne m'obligiez point à apprendre le latin. Le frère Chrysostome, c'étoit le nom du vieil ermite, ne put s'empêcher de rire de ma naïveté, et m'assura de nouveau qu'il ne prétendoit pas gêner mes inclinations.

Nous allâmes dès le lendemain à la quête avec l'ànon , que je menois par le licou. Nous fùiies une copieuse récolte, chaque paysan se faisant un plaisir de mettre quelque chose dans nos paniers. L'un y jetoit un pain entier, l'autre une grosse pièce de lard; celui-ci une oie farcie, celui-là une perdrix. Que vous dirai-je? Nous apportâmes au logis des vivres pour plus de huit jours; ce qui marquoit bien l'es- time et l'amitié que les villageois avoient pour le frère. Il est vrai qu'il leur étoit d'une grande utilité : il leur donnoit

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des conseils quand ils venoient le consulter ; il remettoit la paix dans les ménages régnoit la discorde, et marioit les fdles qui lui paroissoient fatiguées du célibat; savoit-il que deux riches laboureurs étoient mal ensemble, il les alloit voir, et il faisoit si bien qu'il les réconcilioit; enfin, il avoit des remèdes pour mille sortes de maladies, et apprenoit des oraisons aux femmes qui souhaitoient d'avoir des enfants.

Vous voyez, par ce que je viens de dire, que j'étois bien nourri dans mon ermitage. Je n'y étois pas plus mal cou- ché : étendu sur de bonne paille fraîche, ayant sous ma tête un coussin de bure , et sur le corps une couverture de la même étoffe, je ne faisois qu'un somme qui duroit toute la nuit. Le frère Ghrysostome, qui m' avoit fait fête d'un habillement d'ermite , m'en fit un lui-même d'une de ses vieilles robes, et me nomma le petit frère Scipion. Sitôt que je parus dans les villages sous cet habit d'ordonnance, on me trouva si gentil, que le bourriquet en fut plus chargé. C'étoit à qui en donneroit davantage au petit frère : tant on prenoit plaisir à voir sa figure !

La vie molle et fainéante que je menois avec le vieil ermite ne pouvoit déplaire à un garçon de mon âge. Aussi j'y pris tant de goût, que je l'aurois toujours continuée, si les Parques ne m'eussent point filé d'autres jours fort diffé- rents; mais la destinée que j'avois à remplir m'arracha bien- tôt à la mollesse, et me fit quitter le frère Ghrysostome de la manière que je vais le raconter.

Je voyois souvent ce vieillard travailler au coussin qui lui servoit d'oreiller; il ne faisoit que le découdre et le recou- dre, et je remarquai un jour qu'il mit de l'argent dedans. Cette observation fut suivie d'un mouvement curieux, que je me promis de satisfaire dès le premier voyage qu'il feroit à Tolède, il avoit coutume d'aller tout seul une fois la

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semaine. J'en attendis le jour impatiemment, sans avoir encore toutefois d'autre dessein que de contenter ma curio- sité. Enfin le bonhomme partit, et je défis son oreiller, je trouvai, parmi la laine qui le remplissoit, la valeur peut- être de cinquante écus en toutes sortes d'espèces.

Ce trésor apparemment étoit la reconnoissance des pay- sans que l'ermite avoit guéris par ses remèdes, et des paysannes qui avoient eu des enfants par la vertu de ses oraisons. Quoi qu'il en soit, je ne vis pas plus tôt que c'étoit de l'argent que je pouvois impunément m'approprier, que mon naturel bohémien se déclara. Il me prit une envie de le voler, qu'on ne pouvoit attribuer qu'à la force du sang qui couloit dans mes veines. Je cédai sans résistance à la tentation ; je serrai l'argent dans un sac de bure nous mettions nos peignes et nos bonnets de nuit; ensuite, après avoir quitté mon habit d'ermite et repris celui d'orphelin, je m'éloignai de l'ermitage, croyant emporter dans mon sac toutes les richesses des Indes.

Vous venez d'entendre mon coup d'essai, continua Sci- pion, et je ne doute pas que vous ne vous attendiez à une suite de faits de la même nature. Je ne tromperai point votre attente ; j'ai encore d'autres pareils exploits à vous conter, avant que j'en vienne à mes actions louables; mais j'y vien- drai, et vous verrez par mon récit qu'un fripon peut fort bien devenir un honnête homme.

Tout enfant que j'étois, je ne fus pas assez sot pour repren- dre le chemin de Tolède; c'eût été m'exposer au hasard de rencontrer le frère Chrysostome, quim'auroit fait rendre désa- gréablement son magot. Je suivis une autre route qui me conduisit au village de Galves, je m'arrêtai dans une hôtellerie, dont l'hôtesse étoit une veuve de quarante ans , qui avoit toutes les qualités requises pour bien faire ses petites affaires. Cette femme n'eut pas plus tôt jeté les yeux

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sur moi , que , jugeant à mon habillement que je clevois être un échappé de l'hôpital des orphelins, elle me demanda qui j'étois et j'allois. Je lui répondis qu'ayant perdu mon père et ma mère , je cherchois une condition. Mon enfant, me dit-elle, sais-tu lire? Je l'assurai que je lisois, et même que j'écrivois à merveille. Véritablement je formols mes lettres, et je lesliois de façon que cela ressembloit un peu à de l'écriture; et c'en étoit assez pour les expéditions d'une taverne de village. Je te retiens donc à mon service , me répliqua l'hôtesse. Tu ne me seras pas inutile; tu tiendras ici le registre de mes dettes actives et passives. Je ne te donnerai point de gages, ajouta-t-elle, attendu qu'il vient dans cette hôtellerie d'honnêtes gens qui n'oublient pas les valets. Tu peux compter sur de bons petits profits.

J'acceptai le parti, me réservant, comme vous pouvez croire, le droit de changer d'air, sitôt que le séjour de Galves cesseroit de m'être agréable. Dès que je me vis arrêté pour servir dans cette hôtellerie, je me sentis l'esprit tra- vaillé d'une grande inquiétude, et plus j'y pensois, plus ma crainte me sembloit bien fondée. Je ne voulois pas qu'on sût que j'avois de l'argent, et j'étois bien en peine de savoir je le cacherois, pour qu'il fût à couvert de toute main étran- gère. Je ne connoissois pas encore assez la maison pour me fier aux endroits les plus propres à le receler. Que les richesses causent d'embarras! J'étois dans de continuelles alarmes. Je me déterminai pourtant à mettre mon sac dans un coin de notre grenier il y avoit de la paille; et, le croyant plus en sûreté qu'ailleurs, je me tranquillisai autant qu'il me fut possible.

Nous étions trois domestiques dans cette maison : un gros garçon d'écurie, une jeune servante de Galice, et moi. Chacun de nous tiroit tout ce qu'il pouvoit des voyageurs qui s'y arrètoient. J'attrapois toujours de ces messieurs

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quelques pièces de menue monnoie, quand j'allois leur por- ter le mémoire de leur dépense. Ils donnoient aussi quelque chose au valet d'écurie, pour avoir eu soin de leurs montu- res; mais pour la Galicienne, qui étoit l'idole des muletiers qui passoient par Là, elle gagnoit plus d'écus que nous de maravédis. Je n'avois pas sitôt reçu un sou, que je le portois au grenier pour en grossir mon trésor; et plus je voyois augmenter mon bien , plus je sentois que mon petit cœur s'y attachoit. Je baisois quelquefois mes espèces; je les contem- plois avec un ravissement qui ne peut être compris que par les avares.

L'amour que j'avois pour mon trésor m'obligeoit à Laller visiter trente fois par jour. Je rencontrois souvent sur l'esca- lier l'hôtesse, laquelle, étant très-défiante de son naturel, fut curieuse un jour de savoir ce qui pouvoit à tout moment m' attirer au grenier. Elle y monta et se mit fureter par- tout, s'imaginant que je cachois peut-être dans ce galetas des choses que je dérobois dans sa maison. Elle n'oublia pas de remuer la paille qui couvroit mon sac, et elle le trouva. Elle l'ouvrit; et, voyant qu'il y avoit dedans des écus et des pistoles, elle crut ou fit semblant de croire que je lui avois volé cet argent. Elle s'en saisit à bon compte. Puis, m'appe- lant petit misérable, petit coquin, elle ordonna au garçon d'écurie, tout dévoué à ses volontés, de m'appliquer une cinquantaine de bons coups de fouet; et, après m'avoir si bien fait étriller, elle me mit à la porte, en disant qu'elle ne vOLiloit point souffrir chez elle de fripon. J'eus beau protester que je n'avois point volé Lhôtesse, elle soutint le contraire, et on la crut plutôt que moi. C'est ainsi que les espèces du frère Chrysostome passèrent des mains d'un voleur dans celles d'une voleuse.

Je pleurai la perte de mon argent, comme on pleure la mort d'un fils unique; et si mes larmes ne me firent pas

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rendre ce que j'avois perdu, elles furent cause du moins que j'excitai la compassion de quelques personnes qui les virent couler, et entre autres du curé de Galves, qui passa près de moi par hasard. Il parut touché du triste état j'étois, et m'emmena au presbytère avec lui. Là, pour 'gagner ma confiance, ou plutôt pour me tirer les vers du nez, il commença par me plaindre. Que ce pauvre enfant, s'écria-t-il d'un air plein de compassion, est digne de pitié de n'avoir personne qui prenne soin de lui! Faut-il s'étonner si, livré à lui-même dans un âge si tendre , il a commis une mauvaise action? Les hommes, pendant le cours de leur vie, ont bien de la peine à s'en défendre. Ensuite, m' adressant la parole : Mon fils, ajouta-t-il, de quel endroit d'Espagne êtes-vous? et qui sont vos parents? Vous avez l'air d'un garçon de famille. Parlez-moi confidemment, et comptez que je ne vous abandonnerai point.

Le curé, par ce discours politique et charitable tout ensemble, m'engagea insensiblement à lui découvrir toutes mes affaires, ce que je fis avec beaucoup d'ingénuité. Je lui avouai tout; après quoi il me dit : Mon ami, quoiqu'il ne convienne guère aux ermites de thésauriser, cela ne diminue pas votre faute : en volant le frère Ghrysostome, vous avez toujours péché contre l'article du Décalogue qui défend de dérober; mais ce qui doit vous consoler, c'est que je me charge d'obliger l'hôtesse à rendre l'argent, et de le faire tenir au frère dans son ermitage : vous pouvez dès à présent avoir la conscience en repos là-dessus. G'étoit, je vous l'avoue, de quoi je ne m'inquiétois guère. Le curé, qui avoit son dessein, n'en demeura pas là. Mon enfant, poursuivit- il, je veux m'intéresser pour vous, et vous procurer une bonne condition. Je vous enverrai dès demain, par un mule- tier, à mon neveu le chanoine de la cathédrale de Tolède. Il ne refusera pas , à ma prière , de vous recevoir au nombre

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de ses laquais, qui sont chez lui comme autant de bénéficiers qui vivent grassement du revenu de sa prébende : vous serez parfaitement bien; c'est une chose dont je puis vous assurer.

Cette assurance fut si consolante pour moi, que je ne songeai plus ni à mon sac, ni aux coups de fouet que j'avois reçus. Je ne m'occupai l'esprit que du plaisir de vivre en bénéficier. Le jour suivant, tandis qu'on mefaisoit déjeuner, il arriva , selon les ordres du curé , un muletier au presby- tère, avec deux mules bâtées et bridées. On m'aida à monter sur l'une, le muletier s'élança sur l'autre, et nous prîmes la route de Tolède. Mon compagnon de voyage étoit un homme de belle humeur, et qui ne demandoit qu'à se réjouir aux dépens du prochain. Mon petit cadet, me dit-il, vous avez un bon ami dans monsieur le curé de Galves. 11 vous le fait bien voir. Il ne pouvoit vous donner une meilleure preuve de son affection que de vous placer auprès de son neveu le chanoine, que j'ai l'honneur de connoître, et qui sans contredit est la perle de son chapitre. Ce n'est point un de ces dévots dont le visage pâle et maigre prêche la morti- fication; c'est une grosse face, un teint fleuri, une mine réjouie, un vivant qui ne se refuse point au plaisir qui se présente, et qui surtout aime la bonne chère. Vous serez dans sa maison comme un petit coq en pâte.

Le bourreau de muletier , s'apercevant que je l'écoutois avec une grande satisfaction , continua de me- vanter le bon- heur dont je jouirois quand je serois valet du chanoine. 11 ne cessa de m'en parler jusqu'à ce qu'étant arrivés au village d'Obisa, nous nous y arrêtâmes pour faire un peu reposer nos mules. Là, par le plus grand bonheur du monde pour moi, j'appris qu'on me trompoit. Voici de quelle façon je fis cette découverte. Le nmletier, allant et venant dans l'hôtellerie, laissa tomber par hasard de sa poche un papier

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que j'eus l'adresse de ramasser sans qu'il y prît garde, et que je trouvai moyen de lire pendant qu'il étoit à l'écurie. C'étoit une lettre adressée aux prêtres de l'hôpital des orphelins , et conçue dans ces termes :

« Messieurs , j'ai cru que la charité m'obligeoit à remet-

« tre entre vos mains un petit fripon qui s'est échappé de

« votre hôpital; il me paroît avoir de l'esprit, et mériter

« que vous ayez la bonté de le tenir enfermé chez vous. Je

« ne doute point qu'à force de corrections vous n'en fassiez

(c un garçon raisonnable. Que Dieu conserve vos pieuses et

(c charitables seigneuries !

« Le curé de Galves. »

Lorsque j'eus achevé de lire cette lettre, qui m'appre- noit les bonnes intentions de monsieur le curé, je ne demeu- rai pas incertain du parti que j'avois à prendre : sortir de l'hôtellerie, et gagner les bords du Tage à plus d'une lieue de là, fut l'ouvrage d'un moment. La crainte me prêta des ailes pour fuir les prêtres de l'hôpital des orphelins, je ne voulois point absolument retourner , tant j'étois dégoûté de la manière dont on y enseignoit la latin! J'entrai dans Tolède aussi gaiement que si j'eusse su aller boire et manger. Il est vrai que c'est une ville de bénédiction, et dans laquelle un homme d'esprit, réduit à vivre aux dépens d' autrui, ne sauroit mourir de faim. Mais j'étois encore bien jeune pour pouvoir me promettre de trouver moyen d'y subsister; néanmoins la fortune me favorisa. Je fus à peine dans la grande place, qu'un cavalier bien vêtu, auprès de qui je passai, me retint par le bras et me dit : Petit garçon, veux-tu me servir? je serois bien aise d'avoir un laquais tel que toi. Et moi, lui répond]s-je , un maître comme vous. Gela étant, reprit-il, tu es à moi dès ce moment, et tu n'as qu'à me suivre; ce que je fis sans répliquer.

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Ce cavalier, qui pouvoit avoir trente ans, se nommoit don Abel ; il logeoit dans un hôtel garni , il occupoit un assez bel appartement. C'étoit un joueur de profession; et voici de quelle sorte nous vivions ensemble : le matin, je lui hachois du tabac pour fumer cinq ou six pipes; je lui net- toyois ses habits, et j'allois lui chercher un barbier pour le raser et lui redresser sa moustache ; après quoi il sortoit pour courir les tripots, d'où il ne revenoit au logis qu'entre onze heures et minuit. Mais tous les matins, avant que de sortir, il avoit soin de tirer de sa poche trois réaux qu'il me don- noit à dépenser par jour, me laissant la liberté de faire ce qu'il me plairoit jusqu'à dix heures du soir : pourvu que je fusse à l'hôtel quand il y rentroit, il étoit fort content de moi. Il me fit faire un pourpoint et un haut-de-chausses de livrée, avec quoi j'avois tout l'air d'un petit commissionnaire de coquettes. Je m'accommodois bien de ma condition, et certainement je n'en pouvois trouver une plus convenable à mon humeur.

Il y avoit déjà près d'un mois que je menois une vie si heureuse , lorsque mon patron me demanda si j'étois satis- fait de lui; et sur la réponse que je fis qu'on ne pouvoit l'être davantage: Eh bien! reprit-il, nous partirons donc demain pourSéville, mes affaires m'appellent. Tu ne seras pas fâché de voir cette capitale de l'Andalousie. Qui n'a pas vu Séville, dit le proverbe, n'a rien vu. Je lui témoignai que j'étois prêt à le suivre partout. Dès le même jour, le messager de Séville vint prendre, à l'hôtel garni, un grand coffre ctoient toutes les nippBs de mon maître, et le lendemain nous partîmes pour l'Andalousie.

Le seigneur don Abel étoit si heureux au jeu, qu'il ne perdoit que quand il vouloit, ce qui l'obligeoit à changer souvent de lieu pour se dérober au ressentiment des dupes, et ce qui étoit la cause de notre voyage. Étant arrivés à

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Séville, nous pilmes un logement dans un hôtel garni auprès de la porte de Cordoue, et nous recommençâmes à vivre comme à Tolède. Mais mon patron trouva de la différence entre ces deux villes. 11 rencontra des joueurs qui jouoient aussi heu- reusement que lui dans les tripots de Séville; de sorte qu'il en revenoit quelquefois fort chagrin. Un matin qu'il étoit encore de mauvaise humeur d'avoir perdu cent pistoles le jour précédent, il me demanda pourquoi je n'avois pas porté son linge sale chez une dame qui avoit soin de le blanchir et de le parfumer. Je répondis que je ne m'en étois pas sou- venu. Là-dessus, se mettant en colère, il m'appliqua sur le visage une demi-douzaine de soufflets si rudement, qu'il me fit voir plus de lumières qu'il n'y en avoit dans le temple de Salomon. Tenez, petit malheureux, me dit-il, voilà pour vous apprendre à devenir attentif à vos devoirs. Faudra- t-il donc que je sois après vous sans cesse pour vous aver- tir de ce que vous avez à faire? Pourquoi n'ètes-vous pas aussi habile à servir qu'à manger? Ne sauriez-vous, puisque vous n'êtes pas une bête, prévenir mes ordres et mes besoins? A ces mots il sortit de son appartement, il me laissa très-mortifié d'avoir reçu des soufflets pour une faute si légère, et bien résolu d'en tirer vengeance si l'occasion s'en présentoit.

Je ne sais quelle aventure lui arriva peu de temps après dans un tripot; mais un soir il revint fort échauffé. Scipion, me dit-il, j'ai résolu d'aller en Italie, et je dois m'embar- quer après-demain sur un vaisseau qui s'en retourne à Gênes. J'ai mes raisons pour faire ce voyage; je crois que tu vou- dras bien m'accompagner, et profiter d'une si belle occasion de voir le plus charmant pays qu'il y ait au monde. Je fis réponse que je ne demandois pas mieux : je témoignai même de l'impatience de voir l'Italie; mais en même temps je me promis bien de disparoître au moment qu'il faudroit partir.

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Je m'imaginois parla me venger de mon maître, et je trou- vois ce projet très-ingénieux. J'en étois si content, que je ne pus m'empêcher de le communiquer à un vaillant de pro- fession que je rencontrai dans la rue. Depuis que j'étois à Séville, j'avois fait quelques mauvaises connoissances, et principalement celle-là. Je lui contai de quelle manière et pourquoi j'avois été souffleté; ensuite je lui dis le dessein que j'avois de quitter don Abel lorsqu'il seroit prêt à s'em- barquer, et je lui demandai ce qu'il pensoit de ma réso- lution.

Le brave fronça les sourcils en m' écoutant, et releva les crocs de sa moustache ; puis blâmant gravement mon maître : Petit bonhomme, me dit-il, vous êtes un garçon déshonoré pour jamais, si vous vous en tenez à la frivole vengeance que vous méditez. Il ne suffit pas de laisser don Abel partir tout seul , ce ne seroit pas assez le punir ; il faut propor- tionner le châtiment à l'outrage. Il n'y a point à balancer, enlevons-lui seshardes et son argent, que nous partagerons en frères après son départ. Quoique j'eusse un penchant natu- rel à dérober, je fus effrayé de la proposition d'un vol de cette importance.

Cependant l'archifripon qui me la faisoit ne laissa pas de me persuader, et voici quel fut le succès de notre entre- prise. Le brave, qui étoit un homme grand et robuste, vint le lendemain sur la fin du jour me trouver à l'hôtel garni. Je lui montrai le coffre mon maître avoit déjà serré ses nippes, et je lui demandai s'il pourroit lui seul porter un coffre si pesant. Si pesant! me dit-il; apprenez que, lors- qu'il s'agit d'enlever le bien d' autrui, j'emporterois l'arche de Noé. En achevant ces paroles, il s'approcha du coffre, le mit sans peine sur ses épaules et descendit l'escalier d'un pas léger. Je le suivis du même pas; et nous étions près d'enfiler la porte de la rue, quand don Abel, que son heu-

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reuse étoile amena si à propos pour lui, se présenta tout à coup devant nous.

vas-tu avec ce coffre? me dit-il. Je fus si troublé, que je demeurai muet; et le brave, voyant le coup manqué, jeta le coffre à terre, et prit la fuite pour éviter les éclair- cissements. Où vas-tu donc avec ce coffre ? me dit mon maître pour la seconde fois. Monsieur, lui répondis-je- plus mort' que vif, je vais le faire porter au vaisseau sur lequel vous devez demain vous embarquer pour l'Italie. Eh! sais-tu, me répliqua-t-il, sur quel vaisseau je dois faire ce voyage ? Non, monsieur, lui repartis-je, mais qui a langue va à Rome; je m'en serois informé sur le port, et quelqu'un me l'auroit appris. A cette réponse, qui lui fut suspecte, il me lança un regard furieux. Je crus qu'il m'alloit encore souffleter. Qui vous a commandé, s'écria-t-il, de faire emporter mon coffre hors de cet hôtel? C'est vous-même , lui dis-je. Qui? moi? répondit-il avec surprise, je t'ai donné cet ordre? Assuré- ment, repris-je; souvenez-vous du reproche que vous me fîtes il y a quelques jours. Ne me dites-vous pas, en me mal- traitant, que vous vouliez que je prévinsse vos ordres, et fisse de mon chef ce qu'il y auroit à faire pour votre service? Or, pour me régler là-dessus, je faisois porter votre coffre au vaisseau. Alors le joueur, remarquant que j'avois plus de malice qu'il n'avoit cru, me dit, en me donnant mon congé d'un air froid: Allez, monsieur Scipion, que le ciel vous conduise! vous avez trop d'esprit pour votre âge. Je n'aime point à jouer avec des gens qui ont tantôt une carte de plus et tantôt une carte de moins. Otez-vous de devant mes yeux, ajouta-t-il en changeant de ton, de peur que je ne vous fasse chanter sans solfier.

Je lui épargnai la peine de me dire deux fois de me reti- rer. Je m'éloignai de lui dans le moment, mourant de peur qu'il ne me fît quitter mon habit, qu'heureusement il me

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laissa. Je marchois le long des rues en rêvant je pourrois, avec deux réaux que j'avois pour tout bien , aller gîter. J'ar- rivai à la porte de l'archevêché; et, comme on travailloit alors au souper de Monseigneur, il sortoit des cuisines une agréable odeur qui se faisoit sentir d'une lieue à la ronde. Peste! dis-je en moi-même, je m' accomraoderois volontiers de quelqu'un de ces ragoûts qui prennent au nez; je me contenterois même d'y tremper les quatre doigts et le pouce. Mais quoi! ne puis-je imaginer un moyen de goûter de ces bonnes viandes dont je ne fais que humer la fumée? Pour- quoi non? cela ne paroit pas impossible. Je m'échauffai l'imagination là-dessus ; et, à force de rêver, il me vint dans l'esprit une ruse que j'employai sur-le-champ, et qui réus- sit. J'entrai dans la cour du palais archiépiscopal , en cou- rant vers les cuisines, et en criant de toute ma force : Au secours! au secours! comme si quelqu'un m'eût poursuivi pour m'assassiner.

A mes cris redoublés, maître Diego, le cuisinier de l'ar- chevêque, accourut avec trois ou quatre marmitons pour en savoir la cause; et, ne voyant personne que moi, il me demanda pour quel sujet je criois si fort. Ah ! seigneur, lui répondis-je en faisant toutes les démonstrations d'un homme épouvanté, par saint Polycarpe! sauvez-moi, je vous prie, de la fureur d'un spadassin qui veut me tuer. est-il donc ce spadassin? s'écria Diego. Vous êtes tout seul de votre com- pagnie, et je ne vois pas un chat à vos trousses. Allez, mon enfant, rassurez-vous; c'est apparemment quelqu'un qui a voulu vous faire peur pour se divertir, et qui a bien fait de ne pas vous suivre dans ce palais, car nous lui aurions pour le moins coupé les oreilles. Non, non, dis-je au cuisinier, ce n'est pas pour rire qu'il m'a poursuivi. C'est un grand pen- dard qui vouloit me dépouiller, et je suis sûr qu'il m'attend dans la rue. 11 vous y attendra donc longtemps, reprit-il,

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puisque vous demeurerez ici jusqu'à demain. Vous y soupe- rez et coucherez avec nos marmitons, qui vous feront faire bonne chère.

Je fus transporté de joie quand j'entendis ces dernières paroles; et ce fut pour moi un spectacle ravissant, lorsque,

^ayant été conduit par maître Diego dans les cuisines, j'y vis les préparatifs pour le souper de Monseigneur. Je comptai

jusqu'à quinze personnes qui en étoient occupées; mais je ne pus nombrer les mets qui s'offrirent à ma vue , tant la Providence avoit soin d'en pourvoir l'archevêché! Ce fut alors que , respirant à plein nez la fumée des ragoûts que je n'avois sentis que de loin, j'appris à connoître la sensualité. J'eus l'honneur de souper et de coucher avec les marmi- tons, qui véritablement me régalèrent, et dont je gagnai si bien l'amitié, que le jour suivant, lorsque j'allai remercier maître Diego de m' avoir donné si généreusement un asile, il me dit : Nos garçons de cuisine m'ont témoigné tous qu'ils seroient ravis de vous avoir pour camarade, tant ils trouvent à leur gré votre humeur! De votre côté, seriez-vous bien aise d'être leur compagnon? Je répondis que, si j'avois ce bon- heur-là, je me croiroisau comble de mes veux. Si cela est, reprit-il, mon ami, regardez-vous dès à présent comme un officier de l'archevêché. A ces mots, il me conduisit et me présenta au majordome, qui, sur mon air éveillé, méjugea digne d'être reçu parmi les fouille-au-pot.

Je ne fus pas plutôt en possession d'un emploi si hono-

! rable, que maître Diego, suivant l'usage des cuisiniers des grandes maisons qui envoient secrètement des viandes à leurs mignonnes, me choisit pour porter chez une dame du voisinage tantôt des longes de veau, et tantôt de la volaille ou du gibier. Cette bonne dame étoit une veuve de trente ans tout au plus, très-jolie, très-vive, qui avoit tout Tair de n'être pas exactement fidèle à son cuisinier. Cependant il ne

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se contentoit pas de lui fournil- de la viande , du pain , du sucre et de l'huile; il faisoit aussi sa provision de vin, et tout cela aux dépens de Monseigneur l'archevêque.

J'achevai de me dégourdir dans le palais de Sa Grandeur, je fis un tour assez plaisant, et dont on parle encore au- jourd'hui dans Séville. Les pages et quelques autres domes- tiques, pour célébrer l'aniversaire de Monseigneur, s'avisèrent de vouloir représenter une comédie. Ils choisirent celle des Dcnuvidcs ; et, comme il leur falloit un garçon de mon âge pour faire le rôle du jeune roi de Léon , ils jetèrent les yeux sur moi. Le majordome, qui se piquoit de déclamation, se chargea de m'exercer; et, après m'avoir donné quelques leçons, il assura que je ne serois pas celui qui s'en acquitte- roit le plus mal. Comme c'étoit le patron qui faisoit la dépense de la fête, vous vous imaginez bien qu'on n'épar- gna rien pour la rendre magnifique. On construisit dans la plus grande salle du palais un théâtre qui fut bien décoré. On fit dans les ailes un lit de gazon , sur lequel je devois paroître endormi, quand les Maures viendroient se jeter sur moi pour me faire prisonnier. Lorsque les acteurs furent en état de représenter la pièce, l'archevêque fixa le jour de la représentation, et se fit un plaisir de prier les seigneurs et les dames les plus considérables de la ville de s'y trouver.

Ce jour venu, chaque acteur ne s'occupa que de son habillement. Pour le mien, il me fut apporté par un tailleur accompagné de notre majordome, qui, s'étant donné la peine de me faire répéter mon rôle , se faisoit un devoir de me voir habiller. Le tailleur me revêtit d'une riche robe de velours bleu, garnie de galons et de boutons d'or, avec des manches pendantes, ornées de franges du même métal; et le majordome lui-même me posa sur la tête une couronne de carton, parsemée de quantité de perles fines mêlées de faux diamants. De plus, ils me mirent une ceinture de soie II. 20

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couleur de rose à fleurs d'argent; et à chaque chose dont ils me parolent, il me sembloit qu'ils me prêtoient des ailes pour m'envoler et m'en aller. Enfin, la comédie commença sur la fin du jour. Le jeune roi de Léon paroît d'abord dans la pièce, et fait un long monologue. Comme c'étoit moi qui faisois ce personnage, j'ouvris la scène par une tirade de vers qui aboutissoit à dire que, ne pouvant me défendre des charmes du sommeil, j'allois m'y abandonner. En même temps je me retirai dans les coulisses, et me jetai sur le lit de gazon qui m'y avoit été préparé; mais, au lieu de m'y endormir, je me mis à rêver aux moyens de pouvoir gagner la rue, et me sauver avec mes habits royaux. Un petit esca- lier dérobé, par l'on descendoit sous le théâtre et dans la salle, me parut propre à l'exécution de mon dessein. Je me levai légèrement, et, voyant que personne ne prenoit garde à moi, j'enfilai cet escalier qui me conduisit dans la salle dont je gagnai la porte, en criant : Place! place, Je luiis chauffer d'habit. Chacun se rangea pour me laisser passer: de sorte qu'en moins d'une minute je sortis impunément du palais à la faveur de la nuit, et me rendis à la maison du vaillant, mon ami.

11 fut dans le dernier étonnément de me voir vêtu comme j'étois. Je le mis au fait, et il il en rit de tout son cœur. Puis, m' embrassant avec d'autant plus de joie qu'il se flat- toit de la douce espérance d'avoir part aux dépouilles du roi Léon, il me félicita d'avoir fait un si beau coup, et me dit que, si je ne me démentois pas dans la suite, je ferois un jour du bruit dans le monde par mon esprit. Après nous être égayés tous deux et bien épanoui la rate, je dis au brave : Que ferons-nous de ce riche habillement? Que cela ne vous embarrasse point, me répondit-il. Je connois un honnête fripier qui, sans témoigner la moindre curiosité, achète tout ce qu'on veut lui vendre, pourvu qu'il y trouve

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bien son compte. Demain matin j'irai le chercher, et je vous l'amènerai ici. En effet, le jour suivant le brave sortit de grand matin de sa chambre, il me laissa au lit, et revint deux heures après avec le fripier, qui portoit un paquet de toile jaune. Mon ami , me dit-il, je vous présente le seigneur Ybagnez de Ségovie , fripier plein d'honneur et de bonne foi, s'il en fut jamais, et qui, malgré le mauvais exemple que ses confrères lui donnent, se pique de la plus scrupu- leuse intégrité. Il va vous dire au juste ce que vaut l'habil- lement dont vous voulez vous défaire, et vous pourrez vous en tenir à son estimation. Oh! pour cela oui, dit le i'ripier. 11 faudroit que je fusse un grand misérable, pour priser une chose au-dessous de sa valeur. C'est ce qu'on ne m'a point encore reproché, Dieu merci, et ce qu'on ne reprochera jamais à Ybagnez de Ségovie. Voyons un peu, ajouta-t-il, les hardes que vous avez envie de vendre; je vous dirai en conscience ce qu'elles valent. Les voici, lui dit le brave en les lui montrant; convenez que rien n'est plus magnifique ; remarquez la beauté de ce velours de Gènes et la richesse de cette garniture. J'en suis enchanté, répondit le fripier après avoir examiné l'habit avec beaucoup d'attention; rien n'est plus beau. Et que pensez-vous des perles fines qui sont à cette couronne? reprit mon ami. Si elles étoient plus ron- des, répondit Ybagnez, elles seroient inestimables; cepen- dant, telles qu'elles sont, je les trouve fort belles, et j'en suis aussi content que du reste. J'en demeure d'accord, continua-t-il , et j'aime à rendre justice. Un fourbe de fri- pier, à ma place, affecteroit de mépriser la marchandise pour l'avoir à vil prix, et n'auroit pas honte d'en offnr vingt pistoles; mais moi, qui ai de la morale, j'en donnerai qua- rante.

Quand Ybagnez auroit dit cent, il n'eût pas encore été un juste estimateur, puisque les perles seules en valoient bien

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deux cents. Le brave, qui s'entendoit avec lui, me dit : Voyez le bonheur que vous avez d'être tombé entre les mains d'un honnête homme. Le seigneur Ybagnez apprécie les choses comme s'il étoit à l'article de la mort. Cela est vrai, dit le fripier; aussi n'y a-t-il pas une obole à rabattre ou à augmenter av3C moi. Eh bien! ajouta-t-il, est-ce une affaire finie? n'y a-t-il qu'à vous compter l'espèce? Attendez, lui répondit le brave, il faut auparavant que mon petit ami essaye l'habit que je vous ai fait apporter ici pour lui : je suis bien trompé s'il n'est pas convenable à sa taille. Alors le fripier, ayant défait son paquet, me montra un pourpoint avec un haut-de-chausses d'un beau drap musc avec des boutons d'argent, le tout à demi usé. Je me levai pour essayer cet habillement, lequel, quoique trop large et trop long, parut à ces messieurs fait exprès pour moi. Ybagnez le prisa dix pistoles, et, comme il n'y avoit rien à rabattre avec lui, il fallut en passer par là. De sorte qu'il tira de sa bourse trente pistoles qu'il étala sur la table; après quoi il fit un autre paquet de ma robe royale et de ma couronne, qu'il emporta, s' applaudissant sans doute en lui-même d'avoir si bien commencé la journée.

Lorsqu'il fut sorti, le vaillant me dit : Je suis très-satis- fait de ce fripier. Il avoit bien raison de l'être; car je suis sur qu'il tira de lui pour le moins une centaine de pistoles de bénéfice. Mais il ne se contenta point de cela; il prit sans façon la moitié de l'argent qui étoit sur la table, et me laissa l'autre en me disant : Mon petit ami Scipion, avec ces quinze pistoles qui vous restent, je vous conseille de sortir incessamment de cette ville, vous jugez bien qu'on ne manquera pas de vous chercher par ordre de Monseigneur l'archevêque. Je serois au désespoir qu'après vous être signalé par une action qui fera honneur à votre histoire , vous vous fissiez sottement mettre en prison. Je lui répondis

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que j'avois bien résolu de m' éloigner de Séville : comme en effet, après avoir acheté un chapeau et quelques chemises, je gagnai la vaste et délicieuse campagne qui conduit, entre des vignes et des oliviers, à l'ancienne cité de Camionne * ; et trois jours après j'arrivai à Cordoue.

J'allai loger dans une hôtellerie à l'entrée de la grande place demeurent les marchands. Je me donnai pour un enfant de famille de Tolède qui voyageoit pour son plaisir; j'étois assez proprement vêtu pour le faire croire, et quel- ques pistoles que j'affectai de laisser voir comme par hasard à l'hôte achevèrent de le persuader. Peut-être aussi que ma grande jeunesse lui fit penser que je pouvois être quelque petit libertin qui couroit le pays, après avoir volé ses parents. Quoi qu'il en soit, il ne parut point curieux d'en savoir plus que je ne lui en disois, de peur apparem- ment que sa curiosité ne m'obligeât à changer de logement. Pour six réaux par jour, on étoit bien dans cette hôtellerie, il y avoit beaucoup de monde ordinairement. Je comptai le soir au souper jusqu'à douze personnes à table. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que chacun mangeoit sans rien dire, à la réserve d'un seul homme, qui , parlant sans cesse à tort et à travers, compensoit par son babil le silence des autres. U faisoit le bel esprit, débitoit des contes, et s'efforçoit par des bons mots de réjouir la compagnie, qui de temps en temps éclatoit de rire , moins à la vérité pour applaudir à ses saillies que pour s'en moquer.

Pour moi, je faisois si peu d'attention aux discours de cet original, que je me serois levé de table sans pouvoir rendre compte de ce qu'il avoit dit, s'il n'eût trouvé moyen de m'intéresser dans ses discours. Messieurs, s'écria-t-il sur la fin du repas, tout ce que je vous ai dit n'est rien en

1. Petite ville de l'Andalousie.

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comparaison de ce que je vais vous dire ; je vous garde pour la bonne bouche une histoire des plus divertissantes, une aventure arrivée ces jours passés à l'archevêché de Séville. Je la tiens d'un bachelier de ma connoissance, qui en a, dit- il, été témoin. Ces paroles me causèrent quelque émotion; je ne doutai point que cette aventure ne fût la mienne, et je n'y fus pas trompé. Ce personnage en fit un récit fidèle, et m'apprit même ce que j'ignorois, c'est-à-dire ce qui s'étoit passé dans la salle après mon départ : je vais vous le raconter.

A peine eus-je pris la fuite, que les Maures qui, suivant l'ordre de la pièce qu'on représentoit, dévoient m'enlever, parurent sur la scène, dans le dessein de venir me surpren- dre sur le lit de gazon ils me croyoient endormi; mais quand ils voulurent se jeter sur le roi de Léon , ils furent bien étonnés de ne trouver ni roi ni roc ^. Aussitôt la comé- die fut interrompue. Voilà tous les acteurs en peine : les uns m'appellent, les autres me font chercher : celui-ci crie, et celui-là me donne à tous les diables. L'archevêque, aperce- vant que le trouble et la confusion régnoient derrière le théâtre, en demanda la cause. A la voix du prélat, un page, qui faisoit le Grarioso dans la pièce, accourut, et dit à Sa Grandeur : Monseigneur, ne craignez plus que les Maures fassent prisonnier le roi de Léon; il vient, grâce à Dieu, de se sauver avec son habillement royal. Le ciel en soit loué! s'écria l'archevêque. Il a parfaitement bien fait de fuir les ennnemis de notre religion , et d'échapper aux fers qu'ils lui préparoient. Il sera sans doute retourné à Léon , la capitale de son royaume. Pulsse-t-il y arriver sans malencontre! Au reste, je défends qu'on suive ses pas ; je serois fâché que Sa Majesté reçût quelque mortification de ma part. Le prélat,

1. Terme du jeu d'échecs.

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ayant parlé de cette sorte, ordonna qu'on lût mon rôle et qu'on achevât la comédie.

CHAPITRE XI.

Suite de Thistoire de Scipioa.

Tant que j'eus de l'argent, mon hôte me fit bonne mine, et eut de grands égards pour moi ; mais, du moment qu'il s'aperçut que je n'en avois plus guère, il me battit froid, me fit une querelle d'Allemand, et me pria un beau matin de sortir de sa maison pour aller loger ailleurs. Je le quittai fiè- rement, et j'entrai dans l'église des pères de Saint-Domi- nique, où, pendant que j'entendois la messe, un vieux mendiant vint me demander l'aumône. Je tirai de ma poche deux ou trois maravédis que je lui donnai, en lui disant : Mon ami, priez Dieu qu'il me fasse trouver bientôt quelque bonne place; si votre prière est exaucée, vous ne vous repentirez pas de l'avoir faite ; comptez sur ma reconnois- sance.

A ces mots, le gueux me considéra fort attentivement, et me répondit d'un air sérieux: Quel poste souhaiteriez-vous d'avoir? Je voudrois, lui répliquai-je, être laquais dans quelque maison je fusse bien. Il me demanda si la chose pressoit. On ne peut pas davantage, lui dis-je ; car si je n'ai pas au plus tôt le bonheur d'être placé, il n'y a point de milieii, il faudra que je meure de faim ou que je devienne un de vos confrères. Si vous étiez réduit à cette nécessité , reprit-il, cela seroit fâcheux pour vous, qui n'êtes pas fait à nos manières ; mais , pour peu que vous y fussiez accou- tumé, vous préféreriez notre état à la servitude, qui sans contredit est inférieure à la gueuserie. Cependant, puisque

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VOUS aimez mieux servir que de mener, comme moi, une vie libre et indépendante, vous aurez un maître incessamment. Tel que vous me voyez , je puis vous être utile. Je vais dès aujourd'hui m'employer pour vous. Soyez ici demain à la même heure : je vous rendrai compte de ce que j'aurai fait.

Je n'eus garde d'y manquer. Je revins le jour suivant au même endroit, je ne fus pas longtemps sans aperce- voir le mendiant, qui vint me rejoindre, et qui me dit de prendre la peine de le suivre. Je le suivis. Il me conduisit à une cave qui n'étoit pas éloignée de l'église, et il faisoit résidence. Nous y entrâmes tous deux ; et, nous étant assis sur un long banc qui avoit pour le moins cent ans de ser- vice , il me tint ce discours : Une bonne action trouve tou- jours sa récompense; vous me donnâtes hier l'aumône, et cela m'a déterminé à vous procurer une condition ; ce qui sera bientôt fait , s'il plaît au Seigneur. Je connois un vieux dominicain, nommé le père Alexis, qui est un saint religieux, un grand directeur. J'ai l'honneur d'être son commission- naire, et je m'acquitte de cet emploi avec tant de discrétion et de fidélité, qu'il ne refuse point d'employer son ciédit pour moi et pour mes amis. Je lui ai parlé de vous, et je l'ai mis dans la disposition de vous rendre service. Je vous pré- senterai à Sa Révérence quand il vous plaira.

Il n'y a pas un moment à perdre, dis-je au vieux men- diant; allons voir tout à l'heure ce bon religieux. Le pauvre y consentit, et me mena sur-le-champ au père Alexis, que nous trouvâmes occupé dans sa chambre à écrire des lettres spirituelles. Il interrompit son travail pour me parler. Il me dit qu'à la prière du mendiant il vouloit bien s'intéresser pour moi. Ayant appris, poursuivit-il, que le seigneur Bal- tazar Velasquez avoit besoin d'un laquais, je lui ai écrit ce matin en votre faveur, et il vient de me fau-e réponse qu'il vous recevroit aveuglément de ma main. Vous pouvez dès ce

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jour le voir de ma part; c'est mon pénitent et mon ami. Là- dessus le moine m'exhorta pendant trois bons quarts d'heure à bien remplir mes devoirs. 11 s'étendit principalement sur l'obligation oii j'étois de servir Velasquez avec zèle; après quoi il m'assura qu'il &uroit soin de me maintenir dans mon poste, pourvu que mon maître n'eût point de reproche à me faire.

Après avoir remercié le religieux des bontés qu'il avoit pour moi, je sortis du monastère avec le mendiant, qui me dit que le seigneur Baltazar Velasquez étoit un vieux mar- chand de drap, un homme riche, simple et débonnaire. Je ne doute pas, ajouta-t-il, que vous ne soyez parfaitement bien dans sa maison , qu'à votre place je préférerois à une maison de qualité. Je m'informai de la demeure du bourgeois, et je m'y rendis sur-le-champ , après avoir promis au gueux de reconnaître ses bons offices sitôt que j'aurois pris racine dans ma condition. J'entrai dans une boutique, deux jeunes garçons marchands, proprement vêtus, se promenoient en long et en large, et faisoient les agréables en attendant la pratique. Je leur demandai si le maître y étoit, et leur dis que j'avois à lui parler de la part du père Alexis. A ce nom res- pectable on me fit passer dans une arrière-boutique , le marchand feuilletoit un gros registre qui étoit sur le bureau. Je le saluai respectueusement : Seigneur, lui dis-je, vous voyez le jeune homme que le révérend père Alexis vous a proposé pour laquais. Ah! mon enfant, me répondit-il, sois le bienvenu. Il suffit que tu me sois envoyé par ce saint homme; je te reçois à mon service préférablement à trois ou quatre laquais qu'on me veut donner. C'est une affaire déci- dée; tes gages courent dcj ce jour.

Je n'eus pas besoin d'être longtemps chez ce bourgeois, pour m' apercevoir qu'il étoit tel qu'on me l'avoit dépeint. Il me parut même d'une si grande simplicité, que je ne pus

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m'enipècher de penser que j'aurois bien de la peine à m'abstenir de lui jouer quelque tour. 11 étoit veuf depuis quatre années, et il avoit deux enfants, un garçon qui ache- voit soi\ cinquième lustre, et une fille qui commençoit son troisième. La fille, élevée par une duègne sévère, et dirigée par le père Alexis, marchoit dans le sentier de la vertu; mais Gaspard Velasquez son frère, quoiqu'on n'eût rien épargné pour en faire un honnête homme, avoit tous les vices d'un jeune libertin. Il passoit quelquefois deux ou trois jours hors du logis; et si, à son retour, son père s'avisoit de lui en faire des reproches, Gaspard lui imposoit silence , en le pre- nant sur un ton plus haut que le sien.

Scipion, me dit un jour le vieillard, j'ai un fils qui fait toute ma peine. Il est plongé dans toutes sortes de débauclies: cela m'étonne, car son éducation n'a pas été négligée. Je lui ai donné de bons maîtres ; et le père Alexis, mon ami, a fait tous ses efforts pour le mettre dans le bon chemin; mais, hélas! il n'a pu en venir à bout: Gaspard s'est jeté dans le libertinage. Tu me diras peut-être que je l'ai traité avec trop de douceur dans sa puberté, et que c'est cela qui l'a perdu. Mais non, il a été châtié quand j'ai jugé à propos d'user de rigueur; car, tout débonnaire que je suis, je ne laisse pas d'avoir de la fermeté dans les occasions qui en demandent. Je l'ai même fait enfermer dans une maison de force, et il n'en est devenu que plus méchant. En un mot, c'est un de ces mauvais sujets que le bon exemple, les remontrances et les châtiments mêmes ne sauroient corriger. 11 n'y a que le ciel qui puisse faire ce miracle.

Si je ne fus pas fort touché de la douleur de ce malheu- reux père, du moins je fis semblant de l'être. Que je vous plains, monsieur! lui dis-je. Un homme de bien comme vous méritoit d'avoir un meilleur fils. Que veux-tu, mon enfant? me répondit-il : Dieu m'a voidn priver de cette consolation.

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Entre les sujets que Gaspard me donne de me plaindre de lui, poursuivit-il, je te dirai confidemment qu'il y en a un qui me cause beaucoup d'inquiétude; c'est l'envie qu'il a de me voler, et qu'il ne trouve que trop souvent moyen de satis- faire, malgré ma vigilance. Le laquais à qui tu. succèdes s'entendoit avec lui , et c'est pour cela que j'ai chassé ce domestique. Pour toi, je compte que tu ne te laisseras pas corrompre par mon fils. ïu épouseras mes intérêts ; je ne doute pas que le père Alexis ne te l'ait bien recommandé. Je vous en réponds, lui dis-je; Sa Révérence m'a exhorté pen- dant une heure à n'avoir en vue que votre bien; mais je puis vous assurer que je n'avois pas besoin pour cela de son exhortation. Je me sens disposé à vous servir fidèlement, et je vous promets enfin un zèle à toute épreuve.

Qui n'entend qu'une partie n'entend rien. Le jeune Velas- quez, petit-maître en diable, jugeant à ma physionomie que je ne serois pas plus difficile à séduire que mon prédéces- seur, m'attira dans un endroit écarté, et me parla dans ces termes : Écoute, mon cher, je suis persuadé que mon père t'a chargé de m'espionner; il n'y a pas manqué : maisprends- y garde, je t'en avertis, cet emploi n'est pas sans désagré- ment. Si je viens à m'apercevoir que tu m'observes, je te ferai mourir sous le bâton; au lieu que, si tu veux m'aider à tromper mon père, tu peux tout attendre de ma recon- noissance. Faut-il te parler plus clairement? tu auras ta part dans les coups de filet que nous ferons ensemble. Tu n'as qu'à choisir : déclare-toi dans le moment pour le père ou pour le fils; point de quartier.

Monsieur, lui répon dis-je, vous me serrez furieusement le bouton; je vois bien que je ne pourrai me défendre de me ranger de votre parti, quoique dans le fonà je me sente de la répugnance à trahir le seigneur Velasquez. Tu ne dois t'en faire aucun scrupule , reprit Gaspard ; c'est un vieil avare

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qui voudroit encore me mener à la lisière; un vilain qui me refuse mon nécessaire, en refusant de fournir à mes plai- sirs ; car les plaisirs sont des besoins à vingt-cinq ans. C'est dans ce point de vue qu'il faut que tu regardes mon père. Voilà qui est fini, monsieur, lui dis-je, il n'y a pas moyen de tenir contre un si juste sujet de plainte. Je me déclare pour vous, et je m'offre à vous seconder dans vos louables entreprises ; mais cachons bien tous deux notre intelligence, de peur qu'on ne mette à la porte votre fidèle adjoint. Vous ne ferez point mal, ce me semble, d'affecter de me haïr : parlez-moi brutalement devant tout le monde : ne mesurez pas les termes. Quelques soufflets même et quelques coups de pied au cul ne gâteront rien ; au contraii^ , plus vous me donnerez de marques d'aversion, plus le seigneur Baltazar aura de confiance en moi. De mon côté, je ferai semblant d'éviter votre conversation. En vous servant à table , je pa- roîtrai ne m'en acquitter qu'à regret; et, quand je m'entre- tiendrai de votre seigneurie , trouvez pas mauvais que je dise pis que pendre de vous. Vous verrez que tout le monde au logis sera la dupe de cette conduite, et qu'on nous croira tous deux ennemis mortels.

Vive Dieu! s'écria le jeune Velasquez à ces dernières paroles, je t'admire, mon ami; tu fais paroître à ton âge un génie étonnant pour l'intrigue; j'en conçois pour moi le plus heureux présage. J'espère qu'avec le secours de ton esprit, je ne laisserai pas une pistole à mon père. Vous me faites trop d'honneur, lui dis-je, de tant compter sur mon indus- trie. Je ferai mon possible pour justifier la bonne opinion que vous en avez; et si je ne puis y réussir, ce ne sera pas ma faute.

Je ne tardai guère à faire connoître à Gaspard quej'étois effectivement l'homme qu'il lui falloit; et voici quel fut le premier service que je lui rendis. Le coffre-fort de Baltazar

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étoit dans la chambre de ce bon homme, à la ruelle de son lit, et lui servoit de prie-Dieu. Toutes les fois que je le re- gardois, il me réjouissoit la vue, et je lui disois souvent en moi-même: ColTre-fort, mon ami, seras-tu toujours fermé pour moi? n'aurai-je jamais le plaisir de contempler le tré- sor que tu recèles? Gomme j'allois quand il me plaisoit dans la chambre, dont l'entrée n'étoit interdite qu'à Gaspard, il arriva un jour que j'aperçus son père, qui, croyant n'être vu de personne, après avoir ouvert et refermé son coflfre- fort, en cacha la clef derrière une tapisserie. Je remarquai bien l'endroit, et fis part de cette découverte à mon jeune maître, qui me dit en m' embrassant de joie : Ah ! mon cher Scipion, que viens-tu de m'apprendre? Notre fortune esf faite, mon enfant. Je te donnerai dès aujourd'hui de la cire, tu prendras l'empreinte de la clef, et tu me la remettras entre les mains. Je n'aurai pas de peine à trouver un serru- rier obligeant dans Gordoue , qui n'est pas la ville d'Espagne il y a le moins de fripons.

Eh! pourquoi, dis-je à Gaspard, voulez-vous faire faire une fausse clef, quand nous pouvons nous servir de la véri- table ? Tu as raison , me répondit-il, mais je crains que mon père, par défiance ou autrement, ne s'avise de la cacher ailleurs, et le plus sûr est d'en avoir une qui soit à nous. J'approuvai sa crainte, et, me rendant à son sentiment, je me préparai à prendre l'empreinte de la clef; ce qui fut exé- cuté un beau matin , tandis que mon vieux patron faisoit une visite au père Alexis, avec lequel il avoit ordinairement de fort longs entretiens. Je n'en demeurai pas : je me servis de la clef pour ouvrir le colTre-fort, qui, se trouvant rempli de grands et de petits sacs, me jeta dans un embar- ras charmant. Je ne savois lequel choisir, tant je nie sentois d'affection pour les uns et pour les autres! néanmoins, comme la peur d'être surpris ne me permettoit pas de faire

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un long examen, je me saisis à tout hasard d'un des plus gros. Ensuite, ayant refermé le coffre et remis la clef der- rière la tapisserie, je sortis de la chambre avec ma proie, que j'allai cacher dans une petite garde-robe, en attendant que je pusse la remettre au jeune Velasquez, qui m'attendoit dans une maison il m'avoit donné rendez-vous, et que je rejoignis promptement en lui apprenant ce que je venois de faire. Il fut si content de moi, qu'il m'accabla de caresses, et m'offrit généreusement la moitié des espèces qui étoient dans le sac; ce que je refusai. Non, non, monsieur, lui dis- je, ce premier sac est pour vous seul; servez-vous-en pour vos besoins. Je retournerai incessamment au coffre-fort, où, grâce au ciel, il y a de l'argent pour nous deux. En effet, trois jours après j'enlevai un second sac, il y avoit, ainsi que dans le premier, cinq cents écus, desquels je ne voulus accepter que le quart , quelques instances que me fît Gas- pard pour m' obliger à les partager avec lui fraternellement. Sitôt que ce jeune homme se vit si bien en fonds, et par conséquent en état de satisfaire la passion qu'il avoit pour les femmes et pour le jeu, il eut le malheur de s'entêter d'une de ces fameuses coquettes qui dévorent et englou- tissent en peu de temps les plus gros patrimoines. Il se jeta pour elle dans une dépense effroyable , ce qui me mit dans la nécessité de rendre tant de visites au coffre-fort, que le vieux Velasquez s'aperçut enfin qu'on le voloit. Scipion, me dit-il un matin , il faut que je te découvre mon cœur : quel- qu'un me vole, mon ami: on a ouvert mon coffre-fort; on en a tiré plusieurs sacs; c'est un fait constant. Qui dois-je accuser de ce larcin? ou plutôt, quel autre que mon fils peut l'avoir fait? Gaspard sera furtivement entré dans ma chambre, ou bien tu l'y auras toi-même introduit; car je suis tenté de te croire d'accord avec lui, quoique vous pa- roissiez tous deux fort mal ensemble. Néanmoins, ajouta-

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t-il,je ne veux pas écouter ce soupçon, puisque le père Alexis m'a répondu de ta fidélité. Je répondis que, grâce à Dieu, le bien d'autrui ne me tentoit point, et j'accompagnai ce mensonge d'une grimace hyjwcrite qui me servit d'apologie.

Effectivement, le vieillard ne m'en parla plus; mais il ne laissa pas de m'envelopper dans sa défiance; et, prenant des précautions contre nos attentats, il fit mettre à son coffre-fort une nouvelle serrure , dont il porta toujours de- puis la clef dans ses poches. Par ce moyen, tout commerce étant rompu entre nous et les sacs, nous demeurâmes fort sots, particulièrement Gaspard, qui, ne pouvant plus faire la même dépense pour sa nymphe, craignit d'être obligé de ne la plus voir. Il eut pourtant l'esprit d'imaginer un expé- dient qui le fit rouler pendant quelques jours, et cet ingé- nieux expédient fut de s'approprier, par forme d'emprunt, tout ce quim'étoit revenu des saignées que j'avois faites au coffre-fort. Je lui donnai jusqu'à la dernière pièce; ce qui pouvoit, ce me semble, passer pour une restitution anti- cipée que je faisois au vieux marchand dans la personne ^le son héritier.

Ce jeune homme, lorsqu'il eut épuisé cette ressource, considérant qu'il n'en avoit plus aucune autre , tomba dans une profonde et noire mélancolie qui troubla peu à peu sa raison. Il ne regarda son père que comme un homme qui faisoit tout le malheur de sa vie. 11 entra dans un vif déses- poir , et, sans être retenu par la voix du sang, le misérable conçut l'horrible dessein de l'empoisonner. 11 ne se contenta pas de me faire confidence de cet exécrable projet, il me proposa même de servir d'instrument à sa vengeance. A cette proposition je me sentis saisi d'effroi. Monsieur, lui dis-je , est-il possible que vous soyez assez abandonné du ciel pour avoir formé cette abominable résolution ? Quoi ! vous seriez capable de donner la mort ti l'auteur de vos

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jours? On verroit en Espagne , dans le sein du christianisme, commettre un crime dont la seule idée feroit horreur aux nations les plus barbares! Non, mon cher maître, ajoutai-je en me mettant à ses genoux , non , vous ne ferez point une action qui soulèveroit contre vous toute la terre, et qui seroit suivie d'un infâme châtiment.

Je tins encore d'autres discours à Gaspard, pour le détourner d'une entreprise si coupable. Je ne sais j'allai prendre tous les raisonnements d'honnête homme dont je me servis pour combattre son désespoir; mais il est certain que je lui parlai comme un docteur de Salamanque, tout jeune et tout fils que j'étais de la Goscolina. Cependant j'eus beau lui représenter qu'il devoit rentrer en lui-même, et rejeter courageusement les pensées détestables dont son esprit étoit assailli, toute mon éloquence fut inutile. 11 baissa la tête sur son estomac; et, gardant un morne silence, quelque chose que je pusse faire et dire, il me fit juger qu'il n'en démordroit point.

Là-dessus, prenant mon parti, je résolus de révéler tout à mon vieux maître ; je lui demandai un secret entretien : il me l'accorda; et nous étant tous deux enfermés : Monsieur, lui dis-je, souffrez que je me jette à vos pieds, et que j'im- plore votre miséricorde. En achevant ces paroles, je me prosternai devant lui avec beaucoup d'émotion, et le visage baigné de larmes. Le marchand, surpris de mon action et de mon air troublé, me demanda ce que j'avois fait. Une faute dont je me repens, lui répondis-je, et que je me repro- cherai toute ma vie. J'ai eu la foiblesse d'écouter votre fils, et de l'aider à vous voler. En même temps je lui fis un aveu sincère de tout ce qui s'étoit passé à ce sujet; après quoi je lui rendis compte de la conversation que je venois d'avoir avec Gaspard, dont je lui révélai le dessein sans oublier la moindre circonstance.

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Quelque mauvaise opinion que le vieux Yelasquez eût de son fils, à peine pouvoit-il ajouter foi à ce disccuis. >iéan- moins, ne doutant nullement que mon rapport ne fût véri- table : Scipion, me dit-il en me relevant, car j'étois toujours à ses pieds, je te pardonne en faveur de l'avis important que tu viens de me donner. Gaspard, poursuivit-il en éle- vant sa voix, Gaspard en veut à mes jours! Ah! fils ingrat, monstre qu'il eût mieux valu étouffer en naissant que laisser vivre pour devenir un parricide, quel sujet as-tu d'attenter sur ma vie ? Je te fournis tous les ans une somme raisonna- ble pour tes plaisirs, et tu n'es pas content! Faut-il donc, pour te satisfaire, que je te permette de ruiner ta sœur et de dissiper tous mes biens? Ayant fait cette apostrophe amère, il me recommanda le secret, et me dit de le laisser seul songer à ce qu'il avoità faire dans une conjecture si délicate.

J'étois fort en peine de savoir quelle résolution prendroit ce père infortuné , lorsque le même jour il fit appeler Gas- pard, et lui tint ce discours sans lui rien témoigner de ce qu'il avoit dans l'âme : Mon fils, j'ai reçu une lettre de Merida, d'où l'on me mande que, si vous voulez vous ma- rier, on vous offre une fille de quinze ans, parfaitement belle , et qui vous apportera une riche dot. Si vous n'avez pas de répugnance pour le mariage, nous partirons demain au lever de l'aurore pour Merida : nous verrons la personne qu'on vous propose; si elle est de votre goût, vous l'épou- serez; et si elle ne l'est pas , il ne sera plus parlé de ce ma- riage. Gaspard, entendant parler d'une riche dot, et croyant déjà la tenir, répondit sans hésiter qu'il étoit prêt à faire ce voyage; si bien qu'ils partirent le lendemain dès la pointe du jour, tous deux seuls, et montés sur de bonnes mules.

Quand ils furent dans les montagnes de Fesira, et dans un endroit aussi chéri des voleurs que redouté des passants, Baltazar mit pied à terre, en disant à son fils d'en faire u. 21

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autant. Le jeune homme obéit et demanda pourquoi , dans ce lieu-là, on le faisoit descendre de sa mule. Je vais te l'apprendre , lui répondit le vieillard en l'envisageant avec des yeux sa douleur et sa colère étoient peintes : nous n'irons point à Merida; et l'hymen dont je t'ai parlé n'est qu'une fable que j'ai inventée pour t' attirer ici. Je n'ignore pas, fils ingrat et dénaturé, le forfait que tu médites. Je sais qu'un poison préparé par tes soins me doit être présenté; mais, insensé que tu es , as-tu pu te flatter que tu m'ôterois de cette façon impunément la vie? Quelle erreur! Songe que ton crime seroit bientôt découvert , et que tu périrois par la main du bourreau. Il est, continua- t-il, un moyen plus sûr de contenter ta rage, sans t' exposer à une mort ignomi- nieuse; nous sommes ici sans témoin , et dans un endroit se commettent tous les jours des assassinats; puisque tu es si altéré de mon sang, enfonce ton poignard dans mon sein : on imputera ce meurtre à des brigands. A ces mots Baltazar, découvrant sa poitrine, et marquant la place de son cœur à son fils : Tiens, Gaspard, ajouta-t-il, porte-moi un coup mortel, pour me punir d'avoir produit un scélérat comme toi!

Le jeune Valesquez, frappé de ces paroles comme d'un coup de tonnerre, bien loin de chercher à se justifier, tomba tout à coup sans sentiment aux pieds de son père. Ce bon vieillard, le voyant dans cet état qui lui parut un commen- cement de repentir , ne put s'empêcher de céder à la foi- blesse de la paternité; il s'empressa de le secourir; mais Gaspard n'eut pas sitôt repris l'usage de ses sens, que, ne pouvant soutenir la présence d'un père si justement irrité, il fit un effort pour se relever; il remonta promptement sur sa mule , et s'éloigna sans dire une parole. Baltazar le laissa dispaioître , et, l'abandonnant à ses remords, revint à Gor- doue, six mois après il apprit qu'il s'étoit jeté dans la

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chartreuse de Séville, pour y passer le reste de ses jours dans la pénitence.

CHAPITRE XII.

Fin de Thistoire de Scipion.

'Le mauvais exemple produit quelquefois de très-bons effets. La conduite que le jeune Velasquez avoit tenue me fit faire de sérieuses réflexions sur la mienne. Je commençai à combattre mes inclinations furtives, et à vivre en garçon d'honneur. L'habitude que j'avois de me saisir de tout l'ar- gent que je pouvois prendre étoit' formée par tant d'actes réitérés, qu'elle n'étoit pas aisée à vaincre. Cependant j'es- pérois en venir à bout, ayant souvent ouï dire que, pour devenir vertueux , il ne falloit que le vouloir véritablement. J'entrepris donc ce grand ouvrage, et le ciel sembla bénir mes efforts; je cessai de regarder d'un œil de cupidité le coffre-fort du vieux marchand; je crois même qu'il n'eût tenu qu'à moi d'en tirer des sacs, que je n'en aurois rien fait. J'avouerai pourtant qu'il y auroit eu de l'imprudence à mettre à cette épreuve mon intégrité naissante; aussi Yelasquez s'en garda bien.

Don Manrique de Medrana, jeune gentilhomme, et che- valier de l'ordre d'Alcantara, venoit souvent au logis. Nous avions sa pratique , qui étoit une de nos plus nobles , si elle n'était pas une de nos meilleures. J'eus le bonheur de plaire à ce cavalier, qui, toutes les fois qu'il me rencontroit, m'a- gaçoit toujours pour me faire parler, et paroissoit m'écouter avec plaisir. Scipion , me dit-il un jour, si j'avois un laquais de ton humeur, je croirois posséder un trésor; et, si tu n'appartenois pas à un homme que je considère, je n'épar-

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gnerois rien pour te débaucher. Monsieur, lui répondis- je, vous auriez peu de peine à y réussir; car j'aime d'incli- nation les personnes de qualité; c'est mon foible : leurs ma- nières aisées m'enlèvent. Cela étant, reprit don Manrique, je veux prier le seigneur Baltazar de consentir que tu passes de son service au mien : je ne crois pas qu'il me refuse cette grâce. Véritablement Velasquez la lui accorda d'autant plus facilement, qu'il ne croyoit pas la perte d'un laquais fripon irréparable. De mon côté, je fus bien aise de ce change- ment, le valet d'un bourgeois ne me paroissant qu'un gre- din en comparaison du valet d'un chevalier d'Alcantara.

Pour vous faire un portrait fidèle de mon nouveau patron, je vous dirai que c'étoit un cavalier doué de la plus aimable figure , et qui revenoit à tout le monde par la dou- ceur de ses mœurs et par son bon esprit. D'ailleurs, il avoit beaucoup de valeur et de probité : il ne lui manquoit que du bien; mais, cadet d'une maison plus illustre que riche, il étoit obligé de vivre aux dépens d'une vieille tante qui demeuroit Tolède, et qui, l'aimant comme un fils, avoit soin de lui faire tenir l'argent dont il avoit besoin pour s'en- tretenir. Il étoit toujours vêtu proprement : on le recevoit fort bien partout. Il voyoitles principales dames de la vdle, ^t entre autres la marquise d'Almenara. C'étoit une veuve de soixante-douze ans, qui, par ses manières engageantes et les agréments de son esprit, attiroit chez elle toute la noblesse de Cordoue : les hommes ainsi que les femmes se plaisoient à son entretien, et l'on appeloit sa maison la bonne compagnie.

Mon maître étoit un des plus assidus courtisans de cette dame. Un soir qu'd venoit de la quitter, il me parut avoir un air animé qui ne lui étoit pas ordinaire. Seigneur, lui dis-je, vous paroissez bien agité; votre fidèle serviteur peut- il vous en demander la cause? Ne vous seroit-il point arrivé

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quelque chose d'extraordinaire? Le clievalier sourit à cette question, et m'avoua qu'eflectivement il étoit occupé d'une conversation sérieuse qu'il venoit d'avoir avec la marquise d'Almenara. Je voudrois bien, lui dis-je en souriant, que cette mignonne septuagénaire vous eût fait-une déclaration d'amour. Ne pense pas te moquer, me répondit-il; apprends, mon ami, que la marquise m'aime. Chevalier, m'a-t-elle dit, jeconnois votre peu de fortune comme votre noblesse; j'ai de l'inclination pour vous, et j'ai résolu de vous épouser pour vous mettre à votre aise , ne pouvant honnêtement vous enrichir d'une autre manière. Je sais bien que ce mariage me donnera dans le monde un ridicule; qu'on tiendra sur mon compte des discours médisants; et qu'enfin je passerai pour une vieille folle qui veut se remarier. N'importe, je prétends mépriser les caquets pour vous faire un sort agréable : tout ce que je crains, a-t-elle ajouté, c'est que v^ous n'ayez de la répugnance à répondre à mes intentions.

Voilà , poursuivit le chevalier , ce que m'a dit la mar- quise; j'en suis d'autant plus étonné, que c'est la femme de Cordoue la plus sage et la plus raisonnable ; aussi lui ai- je fait réponse que j'étois surpris qu'elle me fît l'honneur de me proposer sa main , elle qui avoit toujours persisté dans la résolution de soutenir jusqu'au bout son veuvage. A quoi elle a reparti qu'ayant des biens considérables, elle étoit bien aise de son vivant d'en faire part à un honnête homme qu'elle chérissoit. Vous êtes apparemment, repris-je, déter- miné à sauter le fossé? En peux-tu douter? me répondit-il. La marquise a des bien immenses , avec les qualités du cœur et de l'esprit. 11 faudroit que j'eusse perdu le jugement pour laisser échapper un établissement si avantageux pour moi.

J'approuvai fort le dessein mon maître étoit de pro- fiter d'une si belle occasion de faire sa fortune, et môme je lui conseillai de brusquer les choses, tant je craignois de les

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voir changer! Heureusement la dame avoit encore plus que moi cette affaire à cœur; et, bien loin de la négliger, elle donna de si bons ordres , que les préparatifs de son liymé- née furent bientôt faits. Dès qu'on sut dans Cordoue que la vieille marquise- d'Âlmenara se disposoit à épouser le jeune don Manrique de Medrana, les railleurs commencèrent à s'égayer aux dépens de cette veuve; mais ils eurent beau s'épuiser en mauvaises plaisanteries, ils ne la détournèrent point de son entreprise; elle laissa parler toute la ville, et suivit son chevalier à l'autel. Leurs noces furent célébrées avec un éclat qui fournit une nouvelle matière à la médi- sance. La mariée, disoit-on, auroit du moins dû, par pudeur et par bienséance, supprimer la pompe et le fracas , qui ne conviennent point du tout aux vieilles veuves qui prennent de jeunes époux.

La marquise, au lieu de se montrer honteuse d'être à son âge femme du chevalier, se livroit sans conirainte à la joie qu'elle en ressentoit. Il y eut chez elle un grand repas accompagné de symphonie , et la fête finit par un bal se trouva toute la noblesse de Cordoue de l'un et de l'autre sexe. Sur la fin du bal, nos nouveaux mariés s'échappèrent pour gagner un appartement ils s'enfermèrent avec une femme de chambre et moi ; ce qui fournit à la compagnie un nouveau sujet d'accuser la marquise d'avoir du tempéra- ment; mais cette dame étoit dans une disposition bien dif- férente de celle ils la croyoient tous. Aussitôt qu'elle se vit en particulier avec mon maître, elle lui adressa ces paroles : Don ]\Ianrique, voici votre appartement; le mien est dans un autre endroit de cette maison : nous passerons la nuit dans des chambres séparées, et le jour nous vivrons ensemble comme une mère et son fils. Le chevalier y fut trompé d'abord : il crut que la dame ne parloit ainsi que pour l'engager à lui faire une douce violence; et', s'imagi-

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nant devoir par politesse paroître passionné, il s'approcha d'elle, et s'offrit avec empressement à lui servir de valet de chambre; mais, bien loin de lui permettre de la déshabiller, elle le repoussa d'un air sérieux, et lui dit : Arrêtez, don Manrique; si vous me prenez pour une de ces tendres vieilles qui se remarient par fragilité , vous êtes dans l'erreur : je ne vous ai point épousé pour vous faire acheter les avan- tages que je vous fais par notre contrat de mariage; ce sont des dons purs de mon cœur, et je n'exige de votre recon- noissance que des sentiments d'amitié. A ces mots elle nous laissa, mon maître et moi, dans notre appartement, et se retira dans le sien avec sa suivante , en défendant absolu- ment au chevalier de l'accompagner.

Après sa retraite, nous demeurâmes, don Manrique et moi, fort étourdis de ce que nous venions d'entendre. Sci- pion , me dit mon maître , te serois-tu attendu au discours que la marquise vient de me tenir? Que penses-tu d'une pareille dame? Je pense, monsieur que c'est une femme comme il n'y en a point. Quel bonheur pour vous de l'avoir! C'est posséder un bénéfice, sans être tenu d'acquitter les charges. Pour moi, reprit don Manrique, j'admire une épouse d'un caractère si estimable , et je prétends compen- ser par toutes les attentions imaginables le sacrifice qu'elle fait à sa délicatesse. Nous continuâmes à nous entretenir de la dame, et nous allâmes ensuite nous reposer, moi sur un grabat dans une garde-robe, et mon maître dans un beau lit qu'on lui avoit préparé, et je crois qu'au fond de son âme il ne fut pas fâché de coucher seul, quoiqu'il se sentît assez reconnoissant pour oublier l'âge d'une femme si généreuse.

Les réjouissances recommencèrent le jour suivant, et la nouvelle mariée parut de si belle humeur, qu'elle donna beau jeu aux mauvais plaisants. Elle rioit toute la première de ce qu'ils disoient; elle excitoit même les rieurs à s'égayer.

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en se prêtant de bonne grâce à leurs saillies. Le chevalier, de son côté, ne se montroit pas moins content de son épouse ; et l'on eût dit, à l'air tendre dont il la regardoit et lui parloit , qu'il étoit dans le goût de la vieillesse. Les deux époux eurent le soir une nouvelle conversation, il fut décidé que, sans se gêner l'un l'autre, ils vivroient de la même façon qu'ils avoient vécu avant leur mariage. Cepen- dant il faut donner cette louange à don Manrique, qu'il fit, par considération pour sa femme, ce que peu de maris eussent fait à sa place ; il abandonna une petite bourgeoise qu'il aimoit et dont il étoit aimé, ne voulant pas entretenir un commerce qui eût semblé insulter à la conduite délicate que son épouse tenoit avec lui.

Tandis qu'il donnoit de si fortes marques de reconnois- sance à cette vieille dame, elle les payoit avec usure, quoi- qu'elle les ignorât. Elle le rendit maître de son coffre-fort, qui valoit mieux que celui de Velasquez. Comme elle avoit réformé sa maison pendant son veuvage, elle la remit sur le même pied elle avoit été du vivant de son premier époux ; elle grossit son domestique , remplit ses écuries de chevaux et de mules, en un mot, par ses généreuses bontés : le che- valier le plus gueux de l'ordre d'Alcantara en devint le plus riche. Vous me demanderez peut-être ce que je gagnai ù tout cela : je reçus cinquante pistoles de ma maîtresse, et cent de mon maître, qui de plus me fit son secrétaire avec quatre cents écus d'appointements ; il eut même assez de confiance en moi pour vouloir que je fusse son trésorier.

Son trésorier! m'écriai-je en interrompant Scipion dans cet endroit, et en faisant un éclat de rire. Oui, monsieur, répliqua-t-il d'un air froid et sérieux, oui, son trésorier; j'ose même dire que je me suis acquitté de cet emploi avec honneur. Il est vrai que je suis peut-être redevable de quelque chose à la caisse; car comme je prenois dedans

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mes gages d'avance, et que j'ai quitté brusquement le service du chevalier, il n'est pas impossible que le comp- table soit en reste; en tout cas, c'est le dernier reproche qu'on ait à me faire, puisque j'ai toujours été depuis ce temps-là plein de droiture et de probité.

J'étois donc, poursuivit le fils de la Coscolina, secrétaire et trésorier de don Manrique , qui paroissoit aussi content de moi que j'étois satisfait de lui, lorsqu'il reçut de Tolède une lettre par laquelle on lui mandoit que dona Theodora Muscoso, sa tante, étoit à l'extrémité. Il fut si sensible à cette nouvelle, qu'il partit sur-le-champ pour se rendre auprès de cette dame qui lui servoit de mère depuis plusieurs années. Je l'accompagnai dans ce voyage avec un valet de chambre et un laquais seulement; et tous quatre, montés sur les meilleurs chevaux de nos écuries, nous gagnâmes en diligence Tolède, nous trouvâmes dona Theodora dans un état à nous faire espérer qu'elle ne mourroit point de sa maladie; et véritablement nos pronostics, quoique contraires à celui d'un vieux médecin qui la gouvernoit, ne furent pas démentis par l'événement.

Pendant que la santé de notre bonne tante se rétablissoit à vue d'œil, moins peut-être par les remèdes qu'on lui fai- soit prendre que par la présence de son cher neveu, mon- sieur le trésorier passoit son temps le plus agréablement qu'il lui étoit possible, avec des jeunes gens dont la connois- sance étoit fort propre à lui procurer des occasions de dépen- ser son argent. Outre les fêtes galantes qu'ils ra'obligeoient à donner aux dames dont ils me procuroient la connois- sance, ils m'entraînoient quelquefois dans des tripots, ils m'engageoient à jouer avec eux; et, n'étant pas aussi habile joueur que mon maître don Abel , je perdois beau- coup plus souvent que je ne gagnois. Je prenois goût insen- siblement au jeu, et, si je me fusse entièrement livré à cette

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passion, elle m'auroit réduit sans doute à tirer de la caisse quelques quartiers d'avance; mais heureusement l'amour sauva la caisse et ma vertu. Un jour, comme je passois auprès de l'église de los Royés^, j'aperçus au travers d'une jalousie, dont les rideaux étoient ouverts, une jeune fille qui me parut moins une mortelle qu'une divinité. Je me ser- virois d'un terme encore plus fort, s'il y en avoit, pour mieux vous exprimer l'impression que sa vue fit sur moi. Je m'in- formai d'elle ; et à force de perquisitions, j'appris qu'elle se nommoit Béatrix, et qu'elle étoit suivante de dona Julia, fille cadette du comte de Polan.

Béatrix interrompit Scipion en riant à gorge déployée; puis, adressant la parole à ma femme: Charmante Antonia, lui dit-elle, regardez-moi bien, je vous prie; n'ai-je pas à votre avis l'air d'une divinité? Vous l'aviez alors à mes yeux, lui dit Scipion; et, depuis que votre fidélité ne m'est plus suspecte, vous me paroissez plus belle que jamais. Mon secrétaire, après une repartie si galante, poursuivit ainsi son histoire.

Cette découverte acheva de m' enflammer, non, à la vérité, d'une ardeur légitime. J'en fais un aveu sincère; je m'imaginai que je triompherois facilement de sa vertu, si je la tentois par des présents capables de l'ébranler; mais je jugeois mal de la chaste Béatrix. J'eus beau lui faire pro- poser par des femmes mercenaires ma bourse et mes soins , elle rejeta fièrement mes propositions. Sa résistance, au lieu d'éteindre mes désirs les irrita. J'eus recours au dernier expédient; je lui fis offrir ma main, qu'elle accepta lors- qu'elle sut que j'étois secrétaire et trésorier de don Man- rique. Comme nous trouvâmes à propos de cacher notre

1 . Des pères noirs. On distinguait souvent les divers ordres monastiques par la couleur de leurs habits; ainsi l'on disait à Paris les moines blancs , les blancs manteaux, etc.

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mariage pendant quelque temps, nous nous mariâmes secrè- tement en présence de la dame Lorença Sephora, gouver- nante de Séraplîine, et devant quelques autres domestiques du comte de Polan. Je n'eus pas plus tôt épousé Béatrix, qu'elle me facilita les moyens de la voir le jour, et de l'en- tretenir la nuit dans le jardin, je m'introduisois par une petite porte dont elle me donna une clef. Jamais deux époux n'ont été plus contents que nous l'étions l'un de l'autre. Béatrix et moi , nous attendions avec une égale impatience l'heure du rendez-vous; nous y courions avec le même em- pressement, et le temps que nous passions ensenible, quoi- qu'il fût quelquefois assez long, nous sembloit toujours trop court. Enfin, nous vivions plutôt en amants qu'en époux; mais la fortune jalouse troubla bientôt notre félicité.

Une nuit , qui fut aussi cruelle pour moi que les précé- dentes avoient été douces, je fus surpris, en voulant entrer dans le jardin, de trouver la petite porte ouverte. Cette nouveauté m'alarma: j'en tirai un mauvais augure; je devins pâle et tremblant, comme si j'eusse pressenti ce qui m'alloit arriver; et, m'avançant dans l'obscurité vers un cabinet de verdure, j'avois accoutumé de parler à mon épouse, j'entendis la voix d'un homme. Je m'arrêtai tout à coup pour mieux ouïr, et mon oreille fut aussitôt frappée de ces paroles : « Ne me faites donc point languir, ma chère Béa- « trix, achevez mon bonheur; songez que votre fortune y « est attachée. » Au lieu d'avoir la patience d'écouter encore, je crus n'avoir pas besoin d'en entendre davantage; une fureur jalouse s'empara de mon âme, et, ne respirant que vengeance , je tirai mon épée, et j'entrai brusquement dans le cabinet. Ah! lâche suborneur, m'écriai-je, qui que tu sois, il faut que tu m'arraches la vie avant que tu m'ôtes l'honneur. En disant ces mots, je chargeai le cavalier qui s'entretenoit avec Béatrix. Il se mit promptement en défense,

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et se battit en homme qui savoit mieux faire des armes que moi, qui n'avois reçu que quelques leçons d'escrime à Cor- doue. Cependant, tout grand spadassin qu'il étoit, il ne put parer un coup que je lui portai, ou plutôt il fit un faux pas; je le vis tomber; et, m'imaginant l'avoir mortellement blessé, je m'enfuis à toutes jambes, sans vouloir répondre à Béatrix qui m'appeloit à haute voix.

Oui vraiment, interrompit la femme de Scipion en nous adressant la parole, je l'appelois pour le tirer d'erreur. Le cavalier avec qui je m'entretenois dans le cabinet étoit don Fernand de Leyva. Ce seigneur, qui aimoit Julie ma maî- tresse, avoit formé la résolution de l'enlever, croyant ne pouvoir l'obtenir que par ce moyen; et je lui avois moi- même donné rendez-vous dans le jardin pour concerter avec lui cet enlèvement, dont il m'assuroit que dépendoit ma fcM- tune ; mais j'eus beau crier pour rappeler mon époux , aveu- glé par sa colère, il s'éloigna de moi comme d'une femme infidèle. .

Dans l'état je me trouvois, reprit Scipion, j'étois capable de tout. Ceux qui savent par expérience ce que c'est que la jalousie, et quelles extravagances elle fait faire aux meilleurs esprits, ne seront point étonnés du désordre qu'elle produisit dans mon foible cerveau; je passai dans le moment d'une extrémité à l'autre : je sentis succéder des mouvements de haine aux sentiments de tendresse que j'avois un instant auparavant pour mon épouse. Je fis ser- ment de l'abandonner, et de la bannir pour jamais de ma mémoire. D'ailleurs, je croyois avoir tué un cavalier; et, dans cette opinion , craignant de tomber entre les mains de la justice, j'éprouvois ce trouble funeste qui suit partout, comme une furie, un homme qui vient de faire un mauvais coup. Dans cette horrible situation, ne songeant qu'à me sauver, je ne retournai point au logis, et je sortis à Theure

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même de Tolède, n'ayant point d'autres bardes que l'habit dont j'étois revêtu. Il est vrai que j'avois dans mes poches une soixantaine de pistoles, ce qui ne laissoit pas d'être une assez bonne ressource pour un jeune homme qui se résolvoit à vivre toujours dans la servitude.

Je marchai toute la nuit, ou, pour mieux dire , je courus; car l'image des alguazils, toujours présente à mon esprit, me donnoit sans cesse une nouvelle vigueur. L'aurore me découvrit entre Rodillas et Maqueda. Lorsque je fus à ce der- nier bourg, me trouvant un peu fatigué, j'entrai dans l'é- glise qu'on venoit d'ouvrir, et, après y avoir fait une prière, je m'assis sur un banc pour me reposer. Je me mis à rêver à l'état de mes affaires, qui n'avoient que trop de quoi m'oc- cuper; mais je n'eus pas le temps de faire bien des réflexions. J'entendis retentir l'église de trois ou quatre coups de fouet, qui me firent juger qu'il passoitpar quelque muletier. Je me levai aussitôt pour aller voir si je ne me trompois pas; et, quand je fus à la porte, j'en aperçus un qui, monté sur une mule, en menoit deux autres à vide. Arrêtez, mon ami, lui dis-je, vont ces mules? A Madrid, me répondit-il. J'ai amené de ici deux bons religieux de Saint-Dominique, et je m'en retourne.

L'occasion qui se présentoit de faire le voyage de Ma- drid m'en inspira l'envie; je fis marché avec le muletier; je montai sur une de ses mules, et nous poussâmes vers Illes- cas, nous devions aller coucher. A peine fûmes-nous hors de Maqueda, que le muletier, homme de trente-cinq à qua- rante ans , commença d'entonner des chants d'église à pleine tète. 11 débuta par les prières que les chanoines disent à matines; ensuite il chanta le Credo , comme on le chante aux grandes messes; puis, passant aux vêpres, il les dit sans me faire grâce du Magnificat. Quoique le faquin m'étourdit les oreilles, je ne pouvois m'empécher de rire; je l'excitois

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même à continuer quand il étoit obligé de s'arrêter pour reprendre haleine. Courage, l'ami, luidisois-je, poursuivez. Si le ciel vous a donné de bons poumons, vous n'en faites pas un mauvais usage. Oh! pour cela, non, s'écria-t-il; je ne ressemble pas, Dieu merci, à la plupart des voituriers qui ne chantent que des chansons infâmes ou impies ; je ne chante même jamais de romances sur nos guerres contre les Maures ; car, si ces choses-là ne sont pas déshonnêtes , vous conviendrez du moins qu'elles sont frivoles, et qu'un bon . chrétien ne doit pas s'en occuper. Vous avez, lui répliquai- je, une pureté de cœur que les muletiers ont rarement; mais dites-moi, mon ami, avec votre extrême délicatesse sur le choix de vos chants, avez-vous aussi fait vœu de chasteté dans les hôtelleries il y a de jeunes servantes? Assuré- ment, me repartit-il, la continence est encore une chose dont je me pique dans ces sortes de lieux ; je n'y songe qu'au soin que je dois avoir de mes mules. Je ne fus pas peu étonné d'entendre parler de cette sorte ce phénix des mule- tiers; et, le tenant pour un homme de bien et d'esprit, je liai avec lui conversation après qu'il eut chanté tout son soûl.

Nous arrivâmes à Illescas sur la fin de la journée. Lors- que nous fûmes à l'hôtellerie, je laissai à mon compagnon le soin des mules, et j'entrai dans la cuisine, j'ordon- nai à l'hôte de nous préparer un bon souper; ce qu'il promit défaire si bien, que je me souviendrois, dit-il, toute ma vie d'avoir logé chçz lui. Demandez, ajouta-t-il, demandez à votre muletier quel homme je suis. Vive Dieu ! je défierois tous les cuisiniers de Madrid et de Tolède de faire une olla podrid/! comparable aux miennes. Je veux vous régaler ce soir d'un civet de lapereau de ma façon; vous verrez si j'ai tort de vanter mon savoir-faire. Là-dessus, me montrant une casserole il y avoit, à ce qu'il disoit, un lapin déjà

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tout haché : Voilà, continua-t-il , ce que je prétends vous donner pour votre souper avec une épaule de mouton rôtie. Quand j'aurai mis dedans du poivre, du sel, du vin , un paquet de fines herbes et quelques autres ingrédiens que j'emploie dans mes sauces, j'espère que je vous servirai un ragoût digne d'un contador mayor.

L'hôte, après avoir ainsi fait son éloge, commença d'apprêter le souper. Pendant qu'il y travailloit, j'entrai dans une salle, où, m'étant couché sur un grabat que j'y trouvai, je m'endormis de fatigue, n'ayant pris aucun repos la nuit précédente. Au bout de deux heures, le muletier vint me réveiller : Mon gentilhomme, me dit-il, votre sou- per est prêt; venez, s'il vous plaît, vous mettre à table. 11 y en avoit, dans la salle, une sur laquelle étoient deux cou- verts. Nous nous y assîmes, le muletier et moi, et l'on nous apporta le civet. Je me jetai dessus avidement ; je le trouvai d'un goût exquis, soit que la faim m'en fît juger trop favo- rablement, soit que ce fût véritablement un elfet des ingré- dients du cuisinier. On nous servit ensuite un morceau de mouton rôti et , remarquant que le muletier ne faisoit hon- neur qu'à ce dernier plat, je lui demandai pourquoi il ne touchoit point à l'autre. Il me répondit en souriant qu'il n'aimoit pas les ragoûts. Cette réponse , ou plutôt le souris dont il l'avoit accompagnée me parut mystérieux. Vous me cachez, lui dis-je, la véritable raison qui vous empêche de manger de ce civet; faites-moi le plaisir de me l'apprendre. Puisque vous êtes si curieux de le savoir, reprit-il, je vous dirai que j'ai de la répugnance à me bourrer l'estomac de ces sortes de ragoûts , depuis qu'en allant de Tolède à Cuença, on me servit un soir dans une hôtellerie, pour un lapin de garenne, un matou en hachis : cela m'a dégoûté des fricas- sées.

Le muletier ne m'eut pas sitôt dit ces paroles, que, mal-

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gré La faim qui me clévoroit, l'appétit me manqua tout à coup. Je me mis en tête que je venois de manger d'un lapin supposé , et je ne regardai plus le ragoût qu'en faisant la grimace. Mon compagnon ne me guérit pas l'esprit là-des- sus, en me disant que les maîtres d'hôtellerie en Espagne faisoient assez souvent ce quiproquo, de même que les pâtissiers. Ce discours, comme vous voyez, étoit fort conso- lant; aussi je n'eus plus aucune envie de retourner au civet, pas même de toucher au plat de rôti , de peur que le mouton ne fût pas mieux vérifié que le lapin. Je me levai de table en maudissant le ragoût, l'hôte et l'hôtellerie; et, m'étant recouche sur le grabat, j'y passai la nuit plus tranquillement que je ne m'y étois attendu. Le jour suivant, de grand matin, après avoir payé mon hôte aussi grassement que s'il m'eût fort bien traité , je m'éloignai d'Illescas, l'imagination encore si remplie du civet, que je prenois pour des chats tous les animaux que j'apercevois.

J'arrivai de bonne heure à Madrid, où, sitôt que j'eus satisfait mon muletier, je louai une chambre garnie auprès de la porte du Soleil. Mes yeux, quoique accoutumés au grand monde , ne laissèrent pas d'être éblouis du concours de seigneurs qu'on voit ordinairement dans le quartier de la cour. J'admirai la prodigieuse quantité de carrosses, et le nombre infini de gentilshommes , de pages et de laquais qui étoient à la suite des grands. Mon admiration redoubla, lors- que , étant allé au lever du roi, j'aperçus ce monarque envi- ronné de ses courtisans. Je fus charmé de ce spectacle , et je dis en moi-même: Quel éclat! quelle grandeur! je ne m'étonne plus d'avoir ouï dire qu'il faut voir la cour de Madrid pour en concevoir toute la magnificence; je suis ravi d'y être venu; j'ai un pressentiment que j'y ferai quelque chose. Je n'y fis pourtant rien que quelques connoissances infructueuses. Je dépensai peu à peu mon argent, et je fus

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trop heureux de me donner avec tout mon mérite à un pédant de Salamanque, qu'une affaire de famille avoit attiré à Madrid il étoit né, et que le hasard me fit connoître. Je devins son factotum, et je le suivis à son université lorsqu'il y retourna.

.Mon nouveau patron se nommoit don Ignacio de Ipigna: Il prenoit de don pour avoir été précepteur d'un duc qui lui faisoit par reconnoissance une pension à vie; ce n'est pas tout; il en avoit une autre comme professeur émérite du col- lège ; et, de plus, il avoit tous les ans du public un revenu de deux ou trois cents pistoles par les livres de morale dogma- tique qu'il avoit coutume de faire imprimer. La manière dont il composoit ses ouvrages mérite bien qu'on en fasse men- tion. L'illustre don Ignacio passoit presque toute la journée à lire les auteurs hébreux, grecs et latins, et à mettre sur un petit carré de papier chaque apophthegme ou pensée brillante qu'il y trouvoit. A mesure qu'il remplissoit des carrés, il m'employoit à les enfiler dans un fil de fer en forme de guirlande, et chaque guirlande formoit un tome. Que nous faisions de mauvais livres! il ne se passoit guère de mois que nous ne fissions pour le moins deux volumes, et aussitôt la presse en gémissoit : ce qu'il y a de plus surpre- nant, c'est que ces compilations se donnoient pour des nou- veautés; et, si les critiques s'avisoient de reprocher à l'au- teur qu'il pilloit les anciens, il leur répondoit avec une orgueilleuse effronterie : Furto lœtamur in ipso '.

Il étoit aussi grand commentateur, et il y avoit tant d'érudition dans ses commentaires, qu'il faisoit souvent des remarques sur des choses qui n'étoient pas dignes d'être

i. Nous sommes fiers du larcin même. Ce passage latin est un hémisticlu' de Santeuil, dans les vers adressés à l'Académie des belles-lettres, pour démontrer la nécessité de faire en latin les inscriptions des monuments frauçLiis.

II. 22

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remarquées, comme sur ses carrés de papier il écrivoit quel- quefois très-mal à propos des passages d'Hésiode et d'autres auteurs ; néanmoins, avec tout cela, je ne laissai pas de profiter chez ce savant; il y auroit de l'ingratitude à n'en pas convenir. J'y perfectionnai mon écriture à force de copier ses ouvrages ; et si, me traitant en élève plutôt qu'en valet, il eut soin de me former l'esprit, il ne négligea point mes mœurs. Scipion, me disoit-il quand par hasard il enten- dait dire que quelque domestique avoit fait une friponnerie, prends bien garde, mon enfant, de suivre le mauvais exemple de ce fripon. Il faut qu'un valet serve son maître avec autant de fidélité que de zèle , et s'efforce de devenir vertueux par le travail, s'il a le malheur de ne l'être point par nature. En un mot, don Ignacio ne perdoit aucune occasion de me porter à la vertu; et ses exhortations faisoient sur moi un si bon effet, que je n'eus pas la moindre tentation de lui jouer quelque tour pendant quinze mois que je demeurai chez lui.

J'ai déjà dit que le docteur de Ipigna étoit originaire de Madrid; il y avoit une parente appelée Catalina, qui étoit femme de chambre de madame la nourrice. Cette soubrette, qui est la même dont je me suis servi depuis pour tirer de la tour de Ségovie le seigneur de Santillane , ayant envie de rendre service à don Ignacio , engagea sa maîtresse à deman- der pour lui un bénéfice au duc de Lerme. Ce ministre le fit nommer à l'archidiaconat de Grenade, lequel, étant en pays conquis, est à la nomination du roi. Nous partîmes pour Madrid sitôt que nous eûmes appris cette nouvelle , le doc- teur voulant remercier ses bienfaitrices avant que d'aller à Grenade. J'eus plus d'une occasion de voir Catalina et de lui parier. Mon humeur enjouée et mon air aisé lui plurent; de mon côté, je la trouvai si fort à mon gré, que je ne pus me défendre de répondre aux petites marques d'amitié qu'elle

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me donna; enfin nous nous attachâmes l'un à l'autre. Par- donnez-moi cet aveu, ma chère Béatrix; comme je vous croyois infidèle, cette erreur doit me sauver de vos reproches.

Cependant le docteur don Ignacio se préparoit à partir pour Grenade. Sa parente et moi, effrayés de la prochaine séparation qui nous menaçoit, nous eûmes recours à un expédient qui nous en préserva : je feignis d'être malade, je me plaignis de la tête, je me plaignis de la poitrine, et je fis toutes les démonstrations d'un homme accablé de tous les maux du monde. Mon maître appela un médecin, ce qui me fit trembler, m'imaginant que cet Hippocrate alloit s'aper- cevoir que je n'étois point malade; mais heureusement, et comme s'il eût été d'accord avec moi, il me dit bonnement, après m'avoir bien observé, que ma maladie étoit plus sérieuse qu'on ne pensoit, et que, selon toutes les appa- rences, je garderois longtemps la chambre. Le docteur, im- patient de se rendre à sa cathédrale, ne jugea point k pro- pos de retarder son départ : il aima mieux prendre un autre garçon pour le servir; il se contenta de m'abandonner aux soins d'une garde, à laquelle il laissa une somme d'argent pour m'enterrer si je mourois, ou pour récompenser mes services si je revenois de ma maladie.

Sitôt que je sus don Ignacio parti pour Grenade, je fus guéri de tous mes prétendus maux. Je me levai, je congé- diai mon médecin qui avoit tant de pénétration, et je me défis de ma garde qui me vola plus de la moitié des espèces qu'elle devoit me remettre. Tandis que je faisois ce person- nage, Catalina en jouoit un autre auprès de dona Anna de Guevara, sa maîtresse, à laquelle, faisant entendre que j'étois admirable pour l'intrigue, elle mit dans fesprit de me choisir pour un de ses agents. Madame la nourrice , h qui l'amour des richesses faisoit souvent former des entreprises

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lucratives, ayant besoin de pareils sujets, me reçut parmi ses domestiques, et ne tarda guère à m' éprouver. Elle me donna des commissions qui demandoient un peu d'adresse , et sans vanité je ne m'en acquittai point mal; aussi fut-elle autant satisfaite de moi que j'eus lieu d'être mécontent d'elle. La dame étoit si avare, qu'elle ne me faisoit pas la moindre part des fruits qu'elle recueilloit de mon industrie et de mes peines. Elle s'imaginoit qu'en me payant exactement mes gages, elle en usoit avec moi assez généreusement. Cet excès d'avarice me déplut et m'auroit bientôt fait sortir de chez cette dame , si je n'y eusse été retenu par les bontés de Catalina, qui, s' enflammant de plus en plus tous les jours, me proposa formellement de l'épouser.

Doucement, lui dis-je, mon adorable, cette cérémonie ne se peut faire entre nous si promptement; il faut aupara- vant que j'apprenne la mort d'une jeune personne qui vous a prévenue, et dont je suis devenu l'époux pour mes péchés. A d'autres, me répondit Catalina; je ne suis point assez cré- dule pour ajouter foi à ce que vous dites ; vous voulez me faire accroire que vous êtes marié; et pourquoi? pour me cacher poliment la répugnance que vous avez à me prendre pour votre épouse. Je lui protestai vainement que je lui disois la vérité ; mon aveu sincère lui parut une défaite , et , s'en trouvant offensée, elle changea de manières à mon égard. Nous ne nous brouillâmes point; mais notre commerce se refroidit à vue d'œil, et nous n'eûmes plus l'un pour l'autre que des égards de bienséance et d'honnêteté.

Dans cette conjoncture j'appris qu'il falloit un laquais au seigneur Gil Blas de Santillane, secrétaire du premier mi- nistre de la couronne d'Espagne; et ce poste me flatta d'au- tant plus, qu'on m'en parla comme du plus gracieux que je pusse occuper. Le seigneur de Santillane, me dit-on, est un cavalier plein de mérite, un garçon chéri du duc de

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Lerme, et qui, par conséquent, ne sauroit manquer de pousser loin sa fortune : d'ailleurs il a le cœur généreux ; en faisant ses affaires, vous ferez fort bien les vôtres. Je ne négligeai point cette occasion ; j'allai me présenter au sei- gneur Gil Blas, pour qui d'abord je me sentis naître de l'in- clination, et qui m'arrêta sur ma physionomie. Je ne balan- çai point à quitter pour lui madame la nourrice; et il sera, s'il plaît au ciel , le dernier de mes maîtres.

Scipion finit son histoire en cet endroit. Puis, m'adres- sant la parole : Seigneur de Santillane, continua-t-il, c'est à vous que je m'adresse à présent; faites-moi la grâce de témoigner à ces dames que vous m'avez toujours connu pour un serviteur aussi fidèle que zélé. J'ai besoin de votre témoi- gnage pour leur persuader que le fils de la Coscolina a purgé ses mœurs, et fait succéder de vertueux sentiments à ses mauvaises inclinations.

Oui, mesdames, dis-je alors, c'est de quoi je puis vous répondre. Si dans son enfance Scipion a été un vrai Piairo, il s'est depuis si bien corrigé, qu'il est devenu le modèle d'un parfait domestique. Bien loin d'avoir quelques repro- ches à lui faire sur la conduite qu'il a tenue avec moi, je dois plutôt avouer que je lui ai de grandes obligations. La nuit qu'on m'enleva pour me conduire à la tour de Ségovie, il sauva du pillage et mit en sûreté une partie de mes effets, qu'il pouvoit impunément s'approprier; il ne se contenta pas même de songer à conser\ er mon bien : il vint par pure amitié s'enfermer avec moi dans ma prison, préférant aux charmes de la liberté le triste plaisir de partager mes peines.

FIN DU DIXIÈME LIVEE.

La fin de ce livre repose les idées du lecteur sur des images l)ien flat- teuse*. Gil Blas, possesseur d'un château, aimé d'une jeune compagne, servi avec alïection par un excellent domestique, jouissant d'un bonheur qu'il sait

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apprécier; Gil Blas paraît bien revenu de toute espèce de pensées d'avarice et d'ambition. On croirait qu'il sera fidèle à cette inscription de la porte de Lirias :

Je suis au port , et j'y demeure.

Mais passons au livre suivant : nous verrons du nouveau , et nous saurons qu'il ne faut pas se fier aux inscriptions, même gravées en lettres d'or.

C'est ce que n'a pas vu l'auteur du Gil Blas allemand, qui termine l'his- toire de son Pierre Clans lorsque cet ex-ministre, disgracié et exilé, se réfugie avec sa femme dans sa terre de Richetal. Jusque-là, c'est la parodie de Gil Blas retiré dans son château de Lirias, et jurant de n'en pas sortir. Le coup de maître était de lui faire fausser sa résolution d'une manière vraisem- blable, et d'ajouter ce trait de plus à la peinture exacte des variations natu- relles an cœur humain. C'est le plan nouveau que Le Sage a rempli comme on va le voir.

LIVRE ONZIEME.

CHAPITRE PREMIER.

De la plus grande joie que G il Blas ait jamais sentie,

et du triste accident qui la troubla Des changements qui arrivèrent à la cour,

et qui furent cause que SantiMane y retourna

J'ai déjà dit qu'Antonia et Réatrix s'accordoient ensem- ble parfaitement bien; l'une étant accoutumée à vivre en soubrette soumise , et l'autre s'accoutumant volontiers à faire la maîtresse. Nous étions, Scipion et moi, des maris trop galants et trop chéris de nos femmes pour n'avoir pas bientôt la satisfaction d'être pères; elles devinrent enceintes pres- que en même temps. Réatrix accoucha la première , mit au monde une fille ; et, peu de jours après, Antonia nous com- bla tous de joie, en me donnant un lils. Ravi d'un si heureux événement, j'envoyai mon secrétaire à Valence en porter la nouvelle au gouverneur, qui vint à Lirias avec Séraphine et la marquise de Pliego tenir les enfants sur les fonts, se fai- sant un plaisir d'ajouter ce témoignage d'affection à tous ceux que j'avois déjà reçus de lui. Mon fils, qui eut poXir parrain ce seigneur, et pour marraine la marquise, fut nommé Alphonse ; et madame la gouvernante , voulant que j'eusse l'honneur d'être doublement son compère, tint avec moi la fille de Scipion , à laquelle nous donnâmes le nom de Séraphine.

La naissance de mon fils ne réjouit pas seulement les personnes du château; les habitants de Lirias la célébrèrent

344 GIL BLAS.

aussi par des fêtes qui firent connoître que tout le hameau prenoit part au plaisir de son seigneur. Mais, hélas! nos réjouissances ne furent pas de longue durée, ou, pour mieux dire , elles se convertirent tout à coup en gémissements , en plaintes, en lamentations, par un événement que plus de vingt années n'ont pu me faire oublier, et qui sera toujours présent à ma pensée. Mon fils mourut; et sa mère, quoi- qu'elle fût heureusement accouchée de lui, le suivit de près; une fièvre violente emporta ma chère épouse après quatorze mois de mariage. Que le lecteur conçoive, s'il est possible, la douleur dont je fus saisi! je tombai dans un accablement stupide; à force de sentir la perte que je faisois, j'y parois- sois comme insensible. Je fus cinq ou six jours dans cet état; je ne voulois prendre aucune nourriture; et je crois que, sans Scipion, je me serois laissé mourir de faim, ou que la tète m'auroit tourné : mais cet adroit secrétaire sut tromper ma douleur en s'y conformant; il trouvoit le secret de me faire avaler des bouillons en me les présentant d'un air si mortifié, qu'il sembloit me les donner moins pour conserver ma vie, que pour nourrir mon affliction.

Cet affectionné serviteur écrivit à don Alphonse, pour l'informer du malheur qui m'étoit arrivé et de la situation pitoyable je me trouvois. Ce seigneur tendre et compa- tissant, cet ami généreux se rendit bientôt à Lirias. Je ne puis sans m'attendrir rappeler le moment il s'offrit à mes yeux. Mon cher Santillane, me dit-il en m'embrassant, je ne viens point ici pour vous consoler; je viens pleurer avec vous Antonia, comme vous pleureriez avec moi Séraphine, si la Parque me l'eut ravie. Elfectivement il répandit des larmes, et confondit ses soupirs avec les miens. Tout acca- blé que j'étois de ma tristesse, je ne laissois pas de ressentir vivement les bontés de ce seigneur.

Don Alphonse eut avec Scipion un long entretien sur ce

LiVRE XI, CHAPITRE I. 345

qu'il y avoit à faire pour vaincre ma douleur. Ils jugèrent qu'il falloit pour quelque temps m'éloigner de Lirias, tout me retraçoit sans cesse l'image d'Antonia. Sur quoi le fils de don César me proposa de m'emmener à Valence, et mon secrétaire appuya si bien la proposition , que je l'acceptai. Je laissai Scipion et sa femme au château, dont le séjour véritablement ne servoit qu'à irriter mes ennuis, et je par- tis avec le gouverneur. Lorsque je fus à Valence , don César et sa belle-fille n'épargnèrent rien pour faire diversion à mon chagrin ; ils mirent tour à tour en usage les amuse- ments les plus propres à me dissiper; mais, malgré tous leurs soins, je demeurai plongé dans une mélancolie dont ils ne purent me tirer. Il ne tenoit pas non plus Scipion que je ne reprisse ma tranquillité : il venoit souvent de Lirias à Valence pour savoir de mes nouvelles; il s'en retournoit d'autant plus triste ou d'autant plus gai, qu'il me voyoit plus ou moins de disposition à me consoler. Je ne faisois pas en lui cette remarque sans plaisir; je lui tenois compte des mouvements d'amitié qu'il laissoit éclater, et je m'applau- dissois d'avoir un domestique si attaché à moi.

Il entra un matin dans ma chambre. Monsieur, me dit- il d'un air fort agité, il se répand dans la ville un bruit qui intéresse toute la monarchie ; on dit que Philippe III ne vit plus ^, et que le prince son fils est sur le trône. On ajoute à cela, poursuivit- il , que le cardinal duc de Lerme a perdu son poste -, qu'il lui est même défendu de paroître la

1. Voici encore une date certaine. Philippe III mourut en 10*21 d'une ma- nière singulière. Il ordonna d'ôter un brasier trop ardent qui l'incommodait dans la salle il se trouvait occupe^', au moment oii il relevait à peine d'une maladie dangereuse. On ne trouva pas l'officier qui avait cet emploi ; on craignit d'empiéter sur les droits de sa charge. Tandis qu'on cherche l'officier, le roi tombe en faiblesse: on le transporte sur son lit, il meurt peu d'heures après , asphyxié par étiquette.

1. Le duc de Lerme avait perdu son poste avant la mort de Philippe III. Tétait son fils, le duc d'L'zède, qui l'avait suiiplanté. Le duc de Lerme se

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cour, et que don Gaspard de Gusman, comte d'Olivarès, est présentement premier ministre. Je me sentis un peu ému de cette nouvelle sans savoir pourquoi. Scipion s'en aperçut, et me demanda si je ne prenois aucune part à ce grand change- ment. Eh ! quelle part veux-tu que j'y prenne, lui répondis- je, mon enfant? J'ai quitté la cour; tous les changements qui peuvent y arriver me doivent être indifférents.

Pour un homme de votre âge , reprit le fils de la Cosco- lina, vous êtes bien détaché du monde. A votre place, j'au- rois un désir curieux. Quel désir? interrompis-je. Ma foi, reprit-il, j'irois à Madrid montrer mon visage au jeune monarque, pour voir s'il me remettroit; c'est un plaisir que je me donnerois. Je t'entends, lui dis-je; tu voudrois que je retournasse à la cour pour y tenter de nouveau la for- tune, ou plutôt pour y redevenir un avare et un ambitieux. Pourquoi vos mœurs s'y corromproient-elles encore? me repartit Scipion. Ayez plus de confiance que vous n'en avez en votre vertu. Je vous réponds de vous-même. Les saines réflexions que votre disgrâce vous a fait faire sur la cour ne vous permettent point d'en redouter les dangers. Piembar- quez-vous hardiment sur une mer dont vous connoissez tous les écueils. Tais-toi, flatteur, m'écriai-je en souriant, es-tu las de me voir mener une vie tranquille? Je croyois que mon repos t'étoit plus cher.

Dans cet endroit de notre conversation , don César et son fils arrivèrent. Ils me confirmèrent la nouvelle de la mort du roi, ainsi que le malheur du duc de Lerme. Ils m'apprirent de plus que ce ministre, ayant fait demander la permission de se retirer à Rome, n'avoit pu l'obtenir, et qu'il lui étoit

flattait toujours de la vaine espérance de reprendre sa place. Le père et le fils réussirent à se détruire l'un par l'autre, et le comte d'Olivarès fut le tiers, plus habile, qui les accorda net, suivant la fable si connue des Voleur et VAne.

LIVRE XI, CHAPITRE I. 347

ordonné de se rendre à son marquisat de Dénia *. Ensuite, comme s'ils eussent agi de concert avec mon secrétaire, ils me conseillèrent d'aller à Madrid me présenter aux yeux du nouveau roi, puisque j'en étois connu, et que je lui avois même rendu des services que les grands récompensent assez volontiers. Pour moi, dit don Alphonse, je ne doute pas qu'il ne les reconnoisse; Philippe IV doit payer les dettes du prince d'Espagne. J'ai le même pressentiment, dit don César, et je regarde le voyage de Santillane à la cour comme une occasion pour lui de parvenir aux grands emplois.

En vérité, messeigneurs , m'écriai-je, vous ne pensez pas bien à ce que vous dites! Il semble, à vous enten- dre l'un et l'autre, que je n'aie qu'à me rendre à Madrid pour avoir la clef d'or-, ou quelque gouvernement; vous êtes dans l'erreur. Je suis au contraire bien persuadé que le roi ne feroit aucune attention à ma figure, si je m'offrois à ses regards. J'en ferai, si vous le souhaitez, l'épreuve pour vous désabuser. Les seigneurs de Leyva me prirent au mot , et je ne pus me défendre de leur promettre que je partirois incessamment pour Madrid. Sitôt que mon secrétaire me vit déterminé à faire ce voyage, il en ressentit une joie immo- dérée ; il s'imaginoit que je ne paroîtrois pas plus tôt devant le nouveau monarque , que ce prince me démêleroit dans la foule, et m'accableroit d'honneurs et de biens. Là-dessus, se

1. Avant que d'expirer, Philippe III avait dit à son fils aîné : « Gardez-vous « bien de m'imiter! A mon avènement au trône, je cliassai sur-le-champ les « vieux ministres de mon père, et je m'en trouvai mal : servez-vous donc de « ceux que vous trouverez près de moi. » Il avait mandé le jour même au cardinal de Lernie de revenir auprès de lui. Mais le premier soin de son fils fut d'('"loigner tous ceux que son père mourant lui avait dit de conserver, et le cardinal duc de J.erme reçut un ordre exprès de retourner dans son exil. On lui ôta sa pension de soixante-douze mille ducats, et quinze mille charges de blé qu'il percevait de la Sicile.

2. La clef d'or est le signe distinctif de certains officiers du roi d'Espagne, qui ont droit d'entrer dans la chambre de ce prince et qui portent une clef d'or à leur ceinture.

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berçant des plus brillantes chimères, il m'élevoit aux pre- mières charges de l'état, et se poussoit à la faveur de mon élévation.

Je me disposai donc à retourner à la cour, non dans la vue d'y sacrifier encore à la fortune, mais pour contenter don César et son fils, qui avoient dans l'esprit que je posséderois bientôt les bonnes grâces du souverain. Il est vrai que je me sentois au fond de l'âme quelque envie d'éprouver si ce jeune prince me reconnoîtroit. Entraîné par ce mouvement curieux, sans espérance et sans dessein de tirer quelque avantage du nouveau règne, je pris le chemin de Madrid avec Scipion, abandonnant le soin de mon château à Béa- trix, qui étoit une très-bonne ménagère.

CHAPITRE II.

Gil Blas se rend à Madrid ; il paraît à la cour; le roi le reconnoît et le recommande à son premier ministre. Suite de cette recommandation.

Nous nous rendîmes à Madrid en moins de huit jours, don Alphonse nous ayant donné deux de ses meilleurs che- vaux pour faire plus de diligence. Nous allâmes descendre à un hôtel garni j'avois déjà logé, chez Vincent Forrero, mon ancien hôte , qui fut bien aise de me revoir.

Comme c' étoit un homme qui se piquoit de savoir tout ce qui se passoit tant à la cour que dans la ville , je lui deman- dai ce qu'il y avoit de nouveau. Bien des choses, me répon- dit-il. Depuis la mort de Philippe III, les amis et les parti- sans du cardinal duc de Lerme se sont bien remués pour maintenir Son Éminence dans le ministère, mais leurs eiïorts ont été vains : le comte d'Olivarès l'a emporté sur eux. On prétend que l'Espagne ne perd point au change, et que ce nouveau premier ministre aie génie d'une si vaste étendue,

LIVRE XI, CHAPITRE II. 3i9

qu'il seroit capable de gouverner le monde entier : Dieu le veuille! Ce qu'il y a de certain, continua-t-il, c'est que le peuple a conçu la plus haute opinion de sa capacité ; nous verrons dans la suite si le duc de Lerme est bien ou mal remplacé. Forrero, s'étant mis en train de parler, me fit un détail de tous les changements qui s'étoient faits à la cour depuis que le comte d'Olivarès tenoit le gouvernail du vais- seau de la monarchie.

Deux jours après mon arrivée à Madrid, j'allai chez le roi l'après-dînée, et je me mis sur son passage comme il entroit dans son cabinet : il ne me regarda point. Je retournai le lendemain au même endroit, et je ne fus pas plus heureux. Le surlendemain il jeta sur moi les yeux en passant, mais il ne parut pas faire la moindre attention à ma personne. Là-dessus je pris mon parti : Tu vois, dis-je Scipion qui m'accompagnoit, que le roi ne me reconnoît point, ou que, s'il me remet, il ne se soucie guère de renouveler connois- sance avec moi. Je crois que nous ne ferons point mal de reprendre le chemin de Valence. N'allons pas si vite, mon- sieur, me répondit mon secrétaire; vous savez mieux que moi qu'on ne réussit à la cour que par la patience. Ne vous lassez pas de vous montrer au prince ; à force de vous offrir à ses regards, vous l'obligerez à vous considérer plus atten- tivement, et à se rappeler les traits de son agent auprès de la belle Catalina.

Afin que Scipion n'eût rien à me reprocher , j'eus la com- plaisance de continuer le même manège pendant trois semai- nes; et un jour enfin il arriva que le monarque, frappé de ma vue, me fit appeler. J'entrai dans son cabinet, non sans être troublé de me trouvertèteà tète avec mon roi. Qui êtes- vous? me dit-il; vos traits ne me sont pas inconnus. .vous ai-je vu? Sire, lui répondis-je en tremblant, j'ai eu l'iion- neur de conduire une nuit Votre Majesté avec le comte de

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Lemos chez... Ah! je m'en souviens, mterrompit le prince, vous étiez secrétaire du duc de Lerme; et, si je ne me trompe, Santillane est votre nom. Je n'ai pas oublié que dans cette occasion vous me servîtes avec beaucoup de zèle, et que vous fûtes assez mal payé de vos peines. N'avez-vous pas été en prison pour cette aventure? Oui, sire, lui repar- tis-je, j'ai été six mois à la tour de Ségovie; mais vous avez eu la bonté de m'en faire sortir. Cela, reprit-il, ne m'ac- quitte point envers Santillane : il ne suffit pas de l'avoir fait remettre en liberté; je dois lui tenir compte des maux qu'il a soufferts pour l'amour de moi.

Comme le prince achevoit ces paroles, le comte d'Oliva- rès entra dans le cabinet. Tout fait ombrage aux favoris : il fut étonné de voir un inconnu, et le roi redoubla sa sur- prise en lui disant : Comte , je mets ce jeune homme entre vos mains; occupez-le, je vous charge du soin de l'avancer. Le ministre affecta de recevoir cet ordre d'un air gracieux, en me considérant depuis les pieds jusqu'à la tête , et fort en peine de savoir qui j'étois. Allez, mon ami, ajouta le monarque en m'adressant la parole et en me faisant signe de me retirer, le comte ne manquera pas de vous employer utilement pour mon service et pour vos intérêts.

Je sortis aussitôt du cabinet et rejoignis le fils de la Cos- colina, qui, très-impatient d'apprendre ce que le roi m'avoit dit, étoit dans une agitation inconcevable. Mais remarquant sur mon visage un air de satisfaction : Si j'en crois mes yeux, me dit-il, au lieu de retourner à Valence, nous avons Ijien la mine de demeurer à la cour. Cela pourroit bien être, lui répondis-je; en même temps je le ravis en lui racontant mot pour mot le petit entretien que je venois d'a- voir-avec le monarque. Mon cher maître, me dit alors Sci- pion dans l'excès de sa joie, prendrez-vous une autre fois de mes almanachs? Avouez que vous ne me savez pas à présent

LIVRE XI, CHAPITRE II. 331

mauvais gré de vous avoir exhorté à faire le voyage de Ma- drid. Je vous vois déjà dans un poste éminent; vous devien- drez le Calderone du comte d'Olivarès. C'est ce que je ne souhaite point du tout, interrompis-je ; cette place est envi- ronnée de trop de précipices pour exciter mon envie. Je voudrois un bon emploi je n'eusse aucune occasion de faire des injustices ni un honteux trafic des bienfaits du prince. Après l'usage que j'ai fait de ma faveur passée, je ne puis être assez en garde contre l'avarice et contre l'ambi- tion. Allez, monsieur, reprit mon secrétaire, le ministre vous donnera quelque bon poste que vous pourrez remplir sans cesser d'être honnête homme.

Plus pressé par Scipion que par ma curiosité, je me ren- dis le jour suivant chez le comte d'Olivarès avant le lever de l'aurore, ayant appris que tous les matins, soit en été, soit en hiver , il écoutoit à la clarté des bougies tous ceux qui avoient à lui parler. Je me mis modestement dans un coin de la salle, et de j'observai bien le comte quand il parut; car j'avois fait peu d'attention à lui dans le cabinet du roi. Je vis un homme d'une taille au-dessus de la médiocre, et qui pouvoit passer pour gros dans un pays il est rare de voir des personnes qui ne soient pas maigres. Il avoit les épaules si élevées, que je le crus bossu, quoiqu'il ne le fût pas; sa tète, qui étoit d'une grosseur excessive, lui tomboit sur la poitrine; ses cheveux étoient n'oirs et plats, son visage long, son teint olivâtre , sa bouche enfoncée, et son menton pointu et fort relevé.

Tout cela ensemble ne faisoit pas un beau seigneur; néanmoins , comme je le croyois dans une disposition obli- geante pour moi, je le regardai avec indulgence; je le trou- vai agréable. Il est vrai qu'il recevoit tout le monde d'un air affable et déboimaire, et qu'il prenoit gracieusement les placets qu'on lui présentoit; ce qui sembloit lui tenir lieu de

3o2 GÎL BLAS.

bonne mine. Cependant, lorsqu'cà mon tour je m'avançai pour le saluer et me faire connoître , il me lança un regard rude et menaçant; puis, me tournant le dos sans daigner m'entendre, il rentra dans son cabinet. Je trouvai alors ce seigneur encore plus laid qu'il n'étoit naturellement; je sor- tis de la salle fort étourdi d'un accueil si farouche , et ne sachant ce que j'en devois penser.

Ayant rejoint Scipion qui m'attendoit à la porte: Sais-tu bien, lui dis-je, la réception qu'on m'a faite? Non, me répondit-il, mais elle n'est pas difficile à deviner: le mi- nistre , prompt à se conformer aux volontés du prince , vous aura proposé sans doute un emploi considérable. C'est ce qui te trompe, lui répliquai-je : en même temps je lui appris de quelle façon j'avois été reçu. 11 m'écouta fort attentive- ment, et me dit : Vous m'étonnez! 11 faut que le comte ne vous ait pas remis, ou qu'il vous ait pris pour un autre. Je vous conseille de le revoir; je ne doute pas qu'il ne vous fasse meilleure mine. Je suivis le conseil de mon secrétaire; je me montrai pour la seconde fois devant le ministre, qui, me traitant encore plus mal que la première, fronça le sour- cil en m'envisageant, comme si ma vue lui eût fait de la peine; puis il détourna de moi ses regards , et se retira sans me dire mot.

Je fus piqué de ce procédé jusqu'au vif, et tenté de par- tir sur-le-champ pour retourner à Valence ; mais c'est à quoi Scipion ne manqua pas de s'opposer, ne pouvant se résoudre à renoncer aux espérances qu'il avoit conçues. Ne vois-tu pas, lui dis-je, que le comte veut m'écarter de la cour ? Le monarque lui a témoigné de la bonne volonté pour moi; cela ne suffit-il pas pour m'attirer l'aversion de son favori ? Cédons, mon enfant , cédons de bonne grâce au pou- voir d'un ennemi si redoutable. Monsieur, répondit-il en colère contre le comte d'Olivarès, je n'a])andonnerois pas si

LIVRE Xr, CHAPITRE III. 3o3

facilement le terrain. Je voudrois même avoir raison d'un accueil si offensant. J'irois me plaindre au roi du peu de cas que le ministre fait de sa recommandation. Mauvais con- seil, lui dis-je, mon ami : si je faisois cette démarche im- prudente, je ne tarderois guère à m'en repentir. Je ne sais même si je ne cours pas quelque péril à m'arrêter dans cette ville.

Mon secrétaire, à ce discours, rentra en lui-même, et, considérant qu'en effet nous avions affaire à un homme qui pouvoit nous faire revoir la tour de Ségovie , il partagea ma crainte. Il ne combattit plus l'envie que j'avois de quitter Madrid, d'où je résolus de m'éloigner dès le lendemain.

CHAPITRE III.

De ce qui empêcha Gil Blas d'exécuter la résolution il e'toit d'abandonner la cour, et du service important que Joseph Navarro lui rendit.

En m'en retournant à mon hôtel garni, je rencontrai Joseph Navarro, chef d'office de don Baltazar de Zuniga, et mon ancien ami. Je doutai quelques moments si je ne ferois pas semblant de ne le pas voir, ou si je l'aborderois pour lui demander pardon d'avoir si mal agi avec lui. Je m'ar- rêtai à ce dernier parti. Je saluai Navarro, et l'abordant fort poliment : Me reconnoissez-vous? lui dis-je ; et serez-vous encore assez bon pour vouloir parler à un misérable qui a payé d'ingratitude l'amitié que vous aviez pour lui? Vous avouez donc, me répondit-il, que vous n'en avez pas trop bien usé avec moi? Oui, lui repartis-je, et vous êtes en droit de m'accabler de reproches; je le mérite, si toutefois je n'ai pas expié mon crime par les remords qui l'ont suivi. Puisque vous vous êtes repenti de votre faute, reprit Navarro en m'embrassant, je ne dois plus m'en ressouvenir. De mon côté, II. 23

354 GIL BLAS.

je pressai Joseph entre mes bras; et tous deux nous reprîmes l'un pour l'autre nos premiers sentiments.

Il avoit appris mon emprisonnement et la déroute de mes affaires; mais il ignoroit tout le reste. Je l'en informai ; je lui racontai jusqu'à la conversation que j'avois eue avec le roi, et je ne lui cachai pas la mauvaise réception que le ministre venoit de me faire, non plus, que le dessein j'étois de me retirer dans ma solitude. Gardez-vous bien de vous en aller, me dit-il; puisque le monarque a témoigné de l'amitié pour vous, il faut bien que cela vous serve à quel- que chose. Entre nous, le comte d'Olivarès a l'esprit un peu fantasque et singulier ; c'est un seigneur plein de caprices : quelquefois, comme dans cette occasion, il agit d'une ma- nière qui révolte; et lui seul a la clef de ses actions hétéro- clites. Au reste, quelques raisons qu'il ait de vous avoir mal reçu, tenez ici pied à boule; il n'empêchera pas que vous ne profitiez des bontés du prince, c'est de quoi je puis vous assurer. J'en dirai deux mots ce soir au seigneur don Balta- zar de Zuniga mon maître, qui est oncle du comte d'Oliva- rès, et qui partage avec lui les soins du gouvernement. Navarro, m'ayant ainsi parlé, me demanda je demeurois, et là-dessus nous nous séparâmes.

Je ne fus pas longtemps sans le revoir; il vint le jour suivant me retrouver. Seigneur de Santillane, me dit-il, vous avez un protecteur ; mon maître veut vous prêter son appui : sur le bien que je lui ai dit de votre seigneurie, il m'a promis de parler pour vous au comte d'Olivarès, son neveu; je ne .doute pas qu'il ne le prévienne en votre faveur, et j'ose vous dire que vous pouvez compter sur cela. Mon ami Navarro, ne voulant pas me servir à demi, me présenta deux jours après à don Baltazar, qui me dit d'un air gra- cieux : Seigneur de Santillane, voire ami Joseph m'a fait votre éloge dans des termes qui m'ont mis dans vos intérêts.

LIVRE XI, CHAPITRE III. 355

Je fis une profonde révérence au seigneur de Zuniga, et lui répondis que je sentirois vivement toute ma vie l'obligation que j'avois à Navarro de m'avoir procuré la protection d'un ministre qu'on appeloit, ajuste titre, le Flambeau du con- seil. Don Baltazar, à cette réponse flatteuse, me frappa sur l'épaule en riant , et reprit de cette sorte : Vous pouvez dès demain retourner chez le comte d'Olivarès ; vous serez plus content de lui.

Je reparus donc pour la troisième fois devant le premier ministre, qui, m'ayant démêlé dans la foule, jeta sur moi un regard accompagné d'un souris dont je tirai bon augure. Cela va bien, dis-je en moi-même, l'oncle a fait entendre raison au neveu. Je ne m'attendis plus qu'à un accueil favo- rable, et mon attente fut remplie. Le comte, après avoir donné audience à tout le monde, me fit passer dans son cabinet, il me dit d'un air familier : Ami Santillane, par- donne-moi l'embarras je t'ai mis pour me divertir; je me suis fait un plaisir de t'inquiéter pour éprouver ta prudence, et voir ce que tu ferois dans ta mauvaise humeur. Je ne doute pas que tu ne te sois imaginé que tu me déplaisois ; mais au contraire, mon enfant, je t'avouerai que ta personne me revient on ne peut pas davantage. Oui, Santillane, tu me plais; quand le roi mon maître ne m'auroit pas ordonné de prendre soin de ta fortune , je le ferois par ma propre inchnation. D'ailleurs, don Baltazar de Zuniga, mon oncle, à qui je ne puis rien refuser, m'a prié de te regarder comme un homme pour lequel il s'intéresse ; il n'en faut pas davan- tage pour me déterminer à t'attacher à moi.

Ce début fit une si vive impression sur mes sens, qu'ils en furent troublés. Je me prosternai aux pieds du ministre, qui, m'ayant dit de me relever, poursuivit de cette manière : Reviens ici cette après-dînée, et demande mon intendant; il t'apprendra les ordres dont je l'aurai charigé. A ces mots,

356 GIL BLAS.

Son Excellence sortit de son cabinet pour aller entendre la messe; ce qu'elle avoit coutume de faire tous les jours après avoir donné audience; ensuite elle se rendoit au lever du roi.

CHAPITRE IV.

Gil Blas se fait aimer du comte d'Olivarès.

Je ne manquai pas de retourner l'après-dînée chez le premier ministre, et de demander son intendant, qui s'ap- peloit don Raimond Gaporis. Je ne lui eus pas sitôt décliné mon nom , que , me saluant avec des marques de considé- ration : Seigneur, me dit-il, suivez-moi, s'il vous plaît; je vais vous conduire à l'appartement qui vous est destiné dans cet hôtel. Après avoir dit ces paroles, il me mena, par un petit escalier, à une enfilade de cinq à six pièces de plain- pied, qui composoient le second étage d'une aile du logis, et qui étoient assez modestement meublées. Vous voyez, reprit- il, le logement que Monseigneur vous donne, et vous y aurez une table de six couverts entretenue à ses dépens. Vous serez servi par ses propres domestiques; il y aura tou- jours un carrosse à vos ordres. Ce n'est pas tout, ajouta-t-il; Son Excellence m'a fortement recommandé d'avoir pour vous les mêmes attentions que si vous étiez de la maison de Guzman.

Que diable signifie tout ceci? dis-je en moi-même. Com- ment dois-je prendre ces distinctions? N'y auroit-il point de la malice dedans , et ne seroit-ce pas encore pour se divertir que le ministre me feroit un traitement si hono- rable? C'est ce que je suis tenté de croire; car enfin con- vient-il au ministre de la monarchie d'Espagne d'en user de cette sorte avec moi ? Pendant que j'étois dans cette incer-

LIVRE XI, CHAPITRE IV. 357

titude, flottant entre la crainte et l'espérance, un page vint m'avertir que le comte me demandoit. Je me rendis dans le moment auprès de Monseigneur, qui étoit tout seul dans son cabinet. Eh bien! Santillane, me dit-il, es-tu satisfait de ton appartement et des ordres que j'ai donnés à don Rai- mond? Les bontés de Votre Excellence, lui répondis-je, me paroissent excessives, et je ne m'y prête qu'en tremblant. Pourquoi donc? répliqua-t-il ; puis-je faire trop d'honneur à un homme que le roi m'a confié, et dont il veut que je prenne soin ? Non , sans doute ; je ne fais que mon devoir en te traitant honorablement. Ne t'étonne donc plus de ce que je fais pour toi, et compte qu'une fortune brillante et solide ne sauroit t' échapper, si tu m'es aussi attaché que tu l'étois au duc de Lerme.

Mais à propos de ce seigneur, poursuivit-il, on dit que tu vivois familièrement avec lui. Je suis curieux de savoir comment vous fîtes tous deux connoissance, et quel emploi ce ministre te fit exercer. Ne me déguise rien; j'exige de toi un récit sincère. Je me souvins alors de l'embarras je m'étois trouvé avec le duc de Lerme en pareil cas, et de quelle façon je m'en étois tiré; ce que je pratiquai encore fort heureusement, c'est-à-dire que, dans ma narration, j'adoucis les endroits rudes, et passai légèrement sur les choses qui me faisoient peu d'honneur. Je ménageai aussi le duc de Lerme, quoiqu'en ne l'épargnant point du tout j'eusse fait peut-être plus de plaisir à mon auditeur. Pour don Ro- drigue de Calderone , je ne lui fis grâce de rien. Je détaillai tous les beaux coups que je savois qu'il avait faits dans le trafic des commanderies , des bénéfices et des gouverne- ments.

Ce que tu m'apprends de Calderone , interrompit le ministre, est conforme à certains mémoires qui m'ont été présentés contre lui, et qui contiennent des chefs d'accu-

358 GIL BLAS.

sation encore plus importants. On va bientôt lui faire son procès; et, si tu souhaites qu'il succombe dans cette aiïaire, je crois que tes vœux seront satisfaits *. Je ne désire point sa mort, lui dis-je, quoiqu'il n'ait point tenu à lui que je n'aie trouvé la mienne dans la tour de Ségovie , il a été cause que j'ai fait un assez long séjour. Comment, reprit Son Excellence avec étonnement, c'est don Rodrigue qui a causé ta prison? voilà ce que j'ignorois. Don Baltazar, à qui Navarro a raconté ton histoire , m'a bien dit que le feu roi te fit emprisonner, pour te punir d'avoir mené la nuit le prince d'Espagne dans un lieu suspect; mais je n'en sais pas davantage, et je ne puis deviner quel rôle Calderone a joué

1. C'est ici le lieu de finir l'histoire singulière de ce fameux premier commis. « La disgrâce du duc de Lenne fut suivie de près de celle de don lîodiigue Cal- « deroiie, comte d'Oliva, son favori, ([ui fiit arrêté et mis en prison (en 1019.) « La fortune et le sort de cet homme ont quelque chose d'extraordinaire. 11 « était fils d'un pauvre soldat et d'une Flamande, dont on n'aurait jamais « entendu parler sans leur fils, qui avait de grands talent-;. Étant entré chez « le duc de Lerme, encore marquis de Dénia, il devint son favori. On a i( rem;trqué comme une chose particulière au duc de Lerme, qu'il éleva son « favori aussi haut que s'il eiit été ct'lui du roi; non-si'ulement il le rendit « riche de cent mille ducats de rente, mais il lui procura des titres et des « honneurs, et lui permit même d'aspirer à une vice-royauté. Tant de faveurs « excitèrent l'envie, que son humeur hautaine et méprisante chant;ea bientôt « en haine; et son père lui prédit plusieurs fois qu'il périrait s'il ne conduisait « mieux sa barque. On l'accusa de la mort du prince Philippe-Emmanuel de « Savoie, de celle de la reine Marguerite, et de plusieurs autres crimes; mais « après (jue son procès eut duré deux ans et demi, on ne put prouver ce dont on « l'accusait. On le retint tout ce temps-là en prison. On prétend que l'on tira « le procès si fort en longueur, tant pour empêcher qu'il ne se sauvât que « pour entretenir la haine du public contre le duc son maître, et prévenir le « retour de sa. fa.\e\iv.n (Histoire universelle , tome XXIX, page 100.)

Entin, en 1021, après avoir eu de Philippe III des lettres d'absolution de tous les grands crimes dont on l'avait d'abord accusé, il fut condamné à mort « comme atteint et convaincu du meurtre de deux gentilshommes « espagnols. Il fut décapité publiquement , et mourut si courageusement et si « chrétiennement, qu'il atlirala (omjiassion de tout le monde.» (/6irf. , p. 109.)

Caldi^rone fut une victime qui paya pour le duc de Lerme. Celui-ci, étant cardinal , brava les procédures à l'abri du respect qu'on avait en Espagne pour la pourpre romaine.

LIVRE XI, CHAPITRE V. 3o9

dans cette pièce. Le rôle d'un amant qui se venge d'un outrage reçu, lui répondis-je. En même temps je lui fis un détaU de l'aventure, qu'il trouva si divertissante que, tout grave qu'il étoit, il ne put s'empêcher d'en rire, ou plutôt d'en pleurer de plaisir. Catalina, tantôt nièce et tantôt petite-fille, le réjouit infiniment, aussi-bien que la part qu'avoit eue à tout cela le duc de Lerme.

Lorsque j'eus achevé mon récit, le comte me renvoya, en me disant que le lendemain il ne manqueroit pas de m'occuper. Je courus aussitôt à l'hôtel de Zuniga pour re- mercier don Baltazar de ses bons offices, et pour rendi'e compte à mon ami Joseph de l'entretien que je venois d'avoir avec le premier ministre, et de la disposition favorable Son Excellence étoit pour moi.

CHAPITRE Y.

De l'entrelien secret que Gil Blas eut avec Navarro, et de la première occupation que le comte d'Olivarès lui donna.

D'abord que je vis Joseph, je lui dis avec agitation que j'avois bien des choses à lui apprendre. Il me mena dans un endroit particulier, où, l'ayant mis au fait, je lui demandai ce qu'il pensoit de ce que je venois de lui dire. Je pense, me répondit-il, que vous êtes en train de faire une grosse fortune. Tout vous rit : vous plaisez au premier minis- tre; et, ce qui ne doit pas être compté pour rien, c'est que je puis vous rendre le même service que vous rendit mon oncle Melchior de la Pionda, quand vous entrâtes à l'arche- vêché de Grenade. Il vous épargna la peine d'étudier le prélat et ses principaux officiers, en vous découvrant leurs diflérents caractères; je veux, à son exemple, vous faire

360 GIL BLAS.

connoître le comte , la comtesse son épouse , et dona Maria de Guzman, leur fille unique.

Commençons par le ministre : il a l'esprit vif, pénétrant et propre à former de grands projets. 11 se donne pour un homme universel, parce qu'il a une légère teinture de toutes les sciences; il se croit capable de décider de tout. Il s'ima- gine être un profond jurisconsulte, un grand capitaine et un politique des plus raffinés. Avec cela, il est si entêté de ses opinions , qu'il les veut toujours suivre préférablement à celles des autres , de peur de paroître déférer aux lumières de quelqu'un. Entre nous, ce défaut peut avoir d'étranges suites, dont le ciel veuille préserver la monarchie! J'ajoute à cela qu'il brille dans le conseil par une éloquence natu- relle, et qu'il écriroit aussi bien qu'il parle, s'il n'afiectoit pas, pour donner plus de dignité à son style, de le rendre obscur et trop recherché. 11 pense singulièrement; et, comme je crois vous l'avoir déjà dit, il est capricieux et chi- mérique. Tel est le portrait de son esprit; faisons celui de son cœur. Il est généreux et bon ami. On le dit vindicatif, mais quel Espagnol ne l'est pas? De plus, on l'accuse d'in- gratitude pour avoir fait exiler le duc d'Uzède et le frère Louis Ahaga, auxquels il avoit, dit-on, de grandes obhga- tions; c'est ce qu'il faut encore lui pardonner : l'envie d'être premier ministre dispense d'être reconnoissant.

Dona Agnès de Zuniga è Velasco, comtesse d'Olivarès, poursuivit Joseph, est une dame à qui je ne connois que le défaut de vendre au poids de l'or les grâces qu'elle fait obtenir. Pour dona Maria de Guzman , qui sans contredit est aujourd'hui le premier parti d'Espagne, c'est une personne accomplie et l'idole de son père. Réglez-vous là-dessus; faites bien votre cour à ces deux dames , et paroissez encore plus dévoué au comte d'Olivarès que vous ne l'étiez au duc de Lerme avant votre voyage de Ségovie : vous deviendrez

LIVRE XI, CHAPITRE V. 361

par ce moyen un homme comblé d'honneurs et de richesses.

Je vous conseille encoi'e, ajouta-t-il, de voir de temps en temps don Baltazar mon maître; quoique vous n'ayez plus besoin de lui pour vous avancer, ne laissez pas de le ména- ger. Vous êtes bien dans son esprit; conservez son estime et son amitié; il peut vous servir dans l'occasion. Comme l'oncle et le neveu, dis-je à Navarre, gouvernent ensemble l'Etat, n'y auroit-il point un peu de jalousie entre ces deux collègues? Non, me répondit-il, ils sont au contraire dans la plus parfaite union. Sans don Baltazar, le comte d'Oliva- rès ne seroit peut-être pas premier ministre; car enfin , après la mort de Philippe III , tous les amis et les partisans de la maison de Sandoval se donnèrent de grands mouvements, les uns en faveur du cardinal , et les autres pour son fds ; mais mon maître, le plus délié des courtisans, et le comte, qui n'est guère moins fin que lui , rompirent leurs mesures, et en prirent de si justes pour s'assurer cette place, qu'ils l'emportèrent sur leurs concurrents. Le comte d'Olivarès, étant devenu premier ministre, a fait part de son administra- tion à don Baltazar son oncle; il lui a laissé le soin des affaires du dehors, et s'est réservé celles du dedans; de sorte que, resserrant par les nœuds de l'amitié qui doit natu- rellement lier les personnes d'un même sang, ces deux sei- gneurs, indépendants l'un de l'autre, vivent dans une intel- ligence qui me paroît inaltérable ^

Telle fut la conversation que j'eus avec Joseph, et dont

•1. Tous ces détails sont historiques. « Le comte d'Olivarès, qui cachait sous M le voile d'une extraordinaire modestie une grande suffi aiice, et croyait au « moins égaler Ximénès en capncité, ne voulut pas paraître rien faire de son « propre chef, et mit son oncle don Baltazar de Zuniga, qui avait été gnuver- « ncur du roi , à la tête des affaires étrangères. Ce seigneur était tout diff.rent « de son neveu; il avait réellement la capacité que l'autre sr croyait, et la « modestie qu'il affectait. » {Histoire universelle, tome XV de l'Histoire moderne, page 110.)

362 GIL ULAS.

je me promis bien de profiter; après cela j'allai remercier le seigneur de Zuniga, de ce qu'il avoit eu la bonté de faire pour moi. Il me dit fort poliment qu'il saisiroit toujours les occa- sions où il s'agiroit de me faire plaisir, et qu'il étoit bien aise que je fusse satisfait de son neveu, auquel il m'as- sura qu'il parleroit encore en ma faveur, voulant du moins, disoit-il, me faire voir par que mes intérêts lui étoient cbers, et qu'au lieu d'un protecteur j'en avois deux. C'est ainsi que don Baltazar, par amitié pour Kavarro, prenoit ma fortune à cœur.

Dès ce soir-là même j'abandonnai mon hôtel garni pour aller loger chez le premier ministre, je soupai avec Sci- pion dans mon appartement. G'étoit une chose à voir que notre contenance! Nous y fûmes servis tous deux par des domestiques du logis, qui, pendant le repas, tandis que nous affections une gravité imposante, rioient peut-être en eux-mêmes du respect de commande qu'ils avoient pour nous. Lorsqu'ils se furent retirés après avoir desservi, mon secrétaire, cessant de se contraindre, me dit mille folies que son humeur gaie et ses espérances lui inspirèrent. Pour moi , quoique ravi de la brillante situation je commençois à me voir, je ne me sentois encore aucune disposition à m'en laisser éblouir. Aussi, m'élant couché, je m'endormis tranquillement, sans livrer mon esprit aux idées agréables dont je pouvois l'occuper, au lieu que l'ambitieux Scipion prit peu de repos. Il passa plus de la moitié de la nuit à thésauriser pour marier sa fille Séraphine.

J'étoisà peine habillé le lendemain matin, qu'on me vint chercher de la part de Monseigneur. Je fus bientôt auprès de Son Excellence , qui me dit : Oh çà ! Santillane , voyons un peu ce que tu sais faire. Tu m'as dit que le duc de Lerme te donnoit des mémoires à rédiger; j'en ai un que je te des- tine pour ton coup d'essai. Je vais t'en dire la matière;

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LIVRE XI, CIIAPITR!' V. 3G3

écoute-moi attentivement : il est question de composer un ouvrage qui prévienne le public en faveur de mon minis- tère. J'ai déjà fait courir le bruit secrètement que j'ai trouvé les affaires fort dérangées; il s'agit présentement d'exposer aux yeux de la cour et de la ville le misérable état la monarchie est réduite. Il faut faire là-dessus un tableau qui frappe le peuple, et l'empêche de regretter mon prédéces- seur. Après cela, tu vanteras les mesures que j'ai prises pour rendre le règne du roi glorieux , ses Etats florissants , et ses sujets parfaitement heureux.

Après que Monseigneur m'eut parlé de cette sorte, il me mit entre les mains un papier qui contenoit les justes sujets qu'on avoit de se plaindre de l'administration précédente; et je me souviens qu'il y avoit dix articles, dont le moins important étoit capable d'alarmer les bons Espagnols; puis, m'ayant fait passer dans un petit cabinet voisin diï sien, il m'y laissa travailler en liberté. Je commençai donc à com- poser mon mémoire le mieux qu'il me fut possible. J'expo- sai d'abord le mauvais état se trouvoit le royaume : les finances dissipées , les revenus royaux engagés à des parti- sans, et la marine ruinée. Je rapportai ensuite les fautes connnises par ceux qui avoient gouverné l'État sous le der- nier règne, et les suites fâcheuses qu'elles pouvoient avoir. Enfin, je peignis la monarchie en péril, et censurai si vive- ment le précédent ministère, que la perte du duc de Lerme étoit, suivant mon mémoire, un grand bonheur pour l'Es- pagne. Pour dire la vérité, quoique je n'eusse aucun res- sentiment contre ce seigneur, je ne fus pas fâché de lui rendre ce bon office. Voila l'homme!

Enfin , après une peinture ellrayante des maux qui me- naçoient l'Espagne, je rassurois les esprits en faisant avec art concevoir aux peuples de belles espérances pour l'avenir. Poui' cet effet, je faisois parler le comte d'Olivarès comme

364 GIL BLAS.

un restaurateur envoyé du ciel pour le salut de la nation ; je promettois monts et merveilles. En un mot, j'entrai si bien dans les vues du nouveau ministre, qu'il parut surpris de mon ouvrage lorsqu'il l'eut lu tout entier. Santillane, me dit-il, je ne t'aurois pas cru capable de composer un pareil mémoire. Sais-tu bien que tu viens de faire un morceau digne d'un secrétaire d'État? Je ne m'étonne plus si le duc de Lerme exerçoit ta plume. Ton style est concis et même élégant; mais je le trouve un peu trop naturel. En même temps, m' ayant fait remarquer les endroits qui n'étoient pas de son goût , il les changea; et je jugeai par ses corrections qu'il aimoit, comme Navarro me l'avoit dit, les expressions recherchées et l'obscurité. Néanmoins, quoiqu'il voulût de la noblesse, ou, pour mieux dire, du précieux dans la dic- tion , il ne laissa pas de conserver les deux tiers de mon mé- moire, et, pour me témoigner jusqu'à quel point il en étoit satisfait, il m'envoya par don Raimond trois cents pistoles à l'issue de mon dîner.

CHAPITRE VI.

De Vusage que Gil Blas fit de ces trois cents pistoles, et des soins dont il chargea Scipion. Succès du mémoire dont on vient de parler.

Ce bienfait du ministre fournit à Scipion un nouveau sujet de me féliciter d'être venu à la cour : ce qu'il ne manqua pas de faire. Vous voyez, me dit-il, que la fortune a de grands desseins sur votre seigneurie. Étes-vous fâché pré- sentement d'avoir quitté votre solitude? Vive le comte d'Oli- varès! c'est bien un autre patron que son prédécesseur. Le duc de Lerme, quoique vous lui fussiez fort attaché, vous laissa languir plusieurs mois sans vous faire présent d'une'

LIVRE XI, CHAPITRE VI. 365

pistole ; et le comte vous a déjà fait une gratification que vous n'auriez osé espérer qu'après de longs services.

Je voudroisbien, ajouta-t-il, que les seigneurs de Leyva fussent témoins du bonheur dont vous jouissez, ou du moins qu'ils le sussent. 11 est temps de les en informer, lui répon- dis-je, et c'est de quoi j'allois te parler. Je ne doute pas qu'ils n'aient une extrême impatience d'apprendre de mes nouvelles; mais j'attendois, pour leur en. donner, que je me visse dans un état fixe, et que je pusse leur mander positi- vement si je demeurerois ou non à la cour. A présent que je sais bien à quoi m'en tenir, tu peux partir pour Valence quand il te plaira, pour aller instruire ces seigneurs de ma situation présente, que je regarde comme leur ouvrage, puis- qu'il est certain que sans eux je ne me serois jamais déter- miné à faire le voyage de Madrid. Cela étant, s'écria le fils de la Goscolina, don César et don Alphonse seront bientôt informés de l'état présent de vos affaires. Que je vais leur causer de la joie en leur racontant ce qui vous est arrivé!* Que ne suis-je déjà aux portes de Valence! mais j'y serai en peu de jours. Les deux chevaux de don Aphonse sont tout prêts. Je vais me mettre en chemin avec un laquais de Mon- seigneur. Outre que je serai bien aise d'avoir un compagnon sur la route, vous savez que la livrée d'un premier ministre jette de la poudre aux yeux.

Je ne pus m' empêcher de rire de la sotte vanité de mon secrétaire; et cependant, plus vain peut-être encore que lui, je le laissai faire ce qu'il voulut. Pars, lui dis-je, et reviens promptement; car j'ai une autre commission à te donner. Je veux t' envoyer aux Asturies porter de l'argent à ma mère. J'ai par négligence laissé passer le temps auquel j'ai promis de lui faire tenir cent pistoles , que tu t'es obligé de lui remettre toi-même en main propre. Ces sortes de paroles doivent être si sacrées pour un fils, que je me reproche mon

366 GIL BLAS.

peu d'exactitude à les garder. Vous avez raison, monsieur,

me répondit Scipion , et je me sais mauvais gré de ne vous

\ en avoir pas fait souvenir; mais patience , dans six semaines

au plus tard je vous rendrai compte de ces deux commis-

'sions; j'aurai parlé aux seigneurs de Leyva, fait un tour à

j votre château, et revu la ville d'Oviedo, dont je ne puis me

rappeler le souvenir sans donner au diable les trois quarts et

demi de ses habitants. Je comptai donc au fds de la Cosco-

lina cent pistoles pour la pension de ma mère, avec cent

autres pour lui, voulant qu'il fît gracieusement le long

voyage qu'il alloit entreprendre.

Quelques jours après son départ. Monseigneur fit impri- mer notre mémoire, qui ne fut pas plus tôt rendu public, qu'il devint le sujet de toutes les conversations de Madrid. Le peuple, ami de la nouveauté, fut charmé de cet écrit; l'épuisement des finances, qui étoit peint avec de vives cou- leurs, le révolta contre le duc de Lerme; et si les coups de griffe qu'y recevoit ce ministre ne furent pas applaudis de tout le monde, du moins ils trouvèrent des approbateurs. Quant aux magnifiques promesses que le comte d'Olivarès y faisoit, et entre autres celle de fournir par une sage écono- mie aux dépenses de l'État, sans incommoder les sujets, elles éblouirent les citoyens en général, et les confirmèrent dans la grande opinion qu'ils avoient déjà de ses lumières : si bien que toute la ville retentit de ses louanges.

Ce ministre, ravi de se voir parvenu à son but, qui n'avoit été, dans cet ouvrage, que de s'attirer l'affection publique, voulut la mériter véritablement par une action louable, et qui fut utile au roi. Pour cet effet, il eut recours à l'invention de l'empereur Galba; c'est-à-dire qu'il fit rendre gorge aux particuliers qui s'étoient enrichis, Dieu sait com- ment, dans les régies royales'. Quand il eut tiré de ces

1. Galba, successeur de Néron, crut qu'il parviendrait à remplir le trésor

LIVRE XI, CHAPITRE VI. 367

sangsues le sang qu'elles avoient sucé, et qu'il en eut rem- pli les coffres du roi , il entreprit de l'y- conserver, en faisant supprimer toutes les pensions, sans en excepter la sienne, aussi bien que les gratifications qui se faisoient des deniers du prince. Pour réussir dans ce dessein , qu'il ne pouvoit exécuter sans changer la face du gouvernement, il me chargea de composer un nouveau mémoire dont il me dit la substance et la forme. Ensuite il me recommanda de m' élever autant qu'il me seroit possible au-dessus de la simplicité ordinaire de mon style, pour donner plus de noblesse à mes phrases. Cela suffît. Monseigneur, lui dis-je; Votre Excellence veut du sublime et du lumineux ; elle en aura. Je m'enfermai dans le même cabinet j'avois déjà travaillé; et je me mis à l'ouvrage , après avoir invoqua le génie éloquent de l'archevêque de Grenade.

Je débutai par représenter qu'il falloit garder avec soin tout l'argent qui étoit dans le trésor royal, et qu'il ne devoit être employé qu'aux seuls besoins de la monarchie, comme étant un fonds sacré qu'il étoit à propos de l'éserver pour tenir en respect les ennemis de l'Espagne. Ensuite je fai- sois voir au monarque, car c'étoit à lui que s'adressoit le mémoire, qu'en ôtant toutes les pensions et les gratifi-

épuisé en ordonnant une reclierche des folles prodigalités de son prédécesseur. Leur montant s'élevait à je ne sais combien de millions semés parmi les débauchés, les farceurs, les ministres des plaisirs de Néron. Galba les fit tous assigner, ne voulant leur laisser que le dixième de leur proie; mais ils n'avaient plus rien. Galba, les trouvant insolvables, étendit la recherche sur les acheteurs mêmes qui avaient acquis d'eux. Les acquéreurs de bonne foi furent inc[uiétés, et beaucoup de fortunes furent bouleversées. Cet expédient de Galba fut moins un remède qu'un mal. Le Sage en avait vu des exemples en France, dans les chambres ardentes, lesquels n'avaient pas mieux réussi. Mais il avait un fonds de rancune contre les financiers; et quand il a occasion de parler de ces sangsues, on retrouve le ton et les couleurs de Turcaret, de ce chef-d'œuvre singulier qui prouve que Le Sage connaissait à fond les mystères de la haute et basse maitôte, et qu'il avait été à portée d'étudier tous les moyens dont certaines gens se servaient pour s'enrichir, Dieu sait comment, dans les régies royales.

368 GIL BLAS.

cations qui se prenoient sur ses revenus ordinaires , il ne se priveroit point pour cela du plaisir de récompenser ceux de ses sujets qui se rendroient dignes de ses grâces, puis- que, sans toucher à son trésor, il étoit en état de leur don- ner de grandes récompenses : qu'il avoit pour les uns des vice-royautés, des gouvernements, des ordres de cheva- lerie, des emplois militaires; pour les autres, des comman- deries ou des pensions dessus , des titres avec des magistra- tures; et enfin toutes sortes de bénéfices pour les personnes consacrées au culte des autels.

Ce mémoire, qui étoit beaucoup plus long que le pre- mier, m'occupa près de trois jours; mais heureusement je le fis à la fantaisie de mon maître, qui, le trouvant écrit avec emphase et farci de métaphores, m'accabla de louan- ges. Je suis bien content de cela, me dit-il en montrant les endroits les plus enflés ; voiLà des expressions marquées au bon coin. Courage, mon ami, je prévois que tu me seras d'une grande utilité. Cependant, malgré les applaudisse- ments qu'il me prodigua, il ne laissa pas de retoucher le mémoire. Il y mit beaucoup du sien , et fit une pièce d'élo- quence qui charma le roi et toute la cour. La ville y joignit son approbation, augura bien pour l'avenir, et se flatta que la monarchie reprendroit son ancien lustre sous le ministère d'un si grand personnage. Son Excellence, voyant que cet écrit lui faisoit beaucoup d'honneur, voulut, pour la part que j'y avois, que j'en recueillisse quelque fruit; elle me fit donner une pension de cinq cents écus sur la commanderie de Castille : ce qui me parut une récompense honnête de mon travail, et me fut d'autant plus agréable, que ce n'étoit pas un bien mal acquis, quoique je l'eusse gagné bien aisé- ment.

LIVRE XI, CHAPITRE VIT. 069

CHAPITRE VII.

Par quel hasard, dans quel endroit et dans quel état Gil Blas retrouva son ami Fabrice, et de l'entretien qu'ils eurent ensemble.

Rien ne faisoit plus de plaisir à Monseigneur que d'ap- prendre ce qu'on pensoit à Madrid de la conduite qu'il tenoit dans son ministère. Il me demandoit tous les jours ce qu'on disoit de lui dans le monde. Il avoit même des espions qui , pour son argent, lui rendoient un compte exact de tout ce qui se passoit dans la ville. Ils lui rapportoient jusqu'aux moindres discours qu'ils avoient entendus ; et, comme il leur ordonnoit d'être sincères, son amour-propre en souffroit quelquefois, car le peuple a une intempérance de langue qui ne respecte rien.

Quand je m'aperçus que le comte aimoit qu'on lui fît des rapports, je me mis sur le pied d'aller l'après-dînée dans des lieux publics, et de me mêler à la conversation des honnêtes gens, quand il s'y entrouvoit. Lorsqu'ils parloient du gouvernement, je les écoutois avec attention; et s'ils disoient quelque chose qui méritât d'être redit à Son Excel- lence, je ne manquois pas de lui en faire part. Mais il faut observer que je ne lui rapportois rien qui ne fût à son avan- tage. Il me sembloit que j'en devois user ainsi avec un homme du caractère de ce ministre.

Un jour, en revenant de l'un de ces endroits, je passai devant la porte d'un hôpital. Il me prit envie d'y entrer. Je parcourus deux ou trois salles remplies de malades alités, en promenant ma vue de toutes parts. Parmi ces malheu- reux, que je ne regardois pas sans compassion, j'en remar- quai un qui me frappa": je crus reconnoître en lui Fabrice, mon ancien camarade et mon compatriote. Pour le voir de plus près, je m'approchai de son ht, et, ne pouvant douter II. 24

370 GIL BLAS.

que ce ne fût le poëte Nunez, je demeurai quelques moments aie considérer sans rien dire. De son côté , il me remit aussi et m'envisagea de la même façon. Enfin, rompant le silence : Mes yeux, lui dis-je, ne me trompent-ils point? est-ce en effet Fabrice que je rencontre ici? C'est lui-même, répon- dit-il froidement, et tu ne dois pas t'en étonner. Depuis que je t'ai quitté, j'ai toujours fait le métier d'auteur; j'ai com- posé des romans, des comédies, toutes sortes d'ouvrages d'esprit. J'ai fait mon chemin; je suis à l'hôpital.

Je ne pus m'empêcher de rire de ces paroles, et encore plus de l'air sérieux dont il les avoit accompagnées. Eh quoi! m'écriai-je, ta muse t'a conduit dans ce lieu! elle t'a joué ce vilain tour-là! Tu le vois, répondit-il, cette maison sert souvent de retraite aux beaux esprits. Tu as bien fait, mon enfant, poursuivit-il, de prendre une autre route que moi. Mais tu n'es plus, ce me semble, à la cour, et tes affaires ont changé de face : je me souviens même d'avoir ouï dire que tu étois en prison par ordre du roi. On t'a dit la vérité, lui répliquai-je; la situation charmante tu me laissas quand nous nous séparâmes fut, peu de temps après, suivie d'un revers de fortune qui m'enleva mes biens et ma liberté. Cependant, mon ami, ])ost nubila Plucbus; tu me revois dans un état plus brillant encore que celui tu m'as vu. Gela n'est pas possible, dit ISunez; ton maintien est sage et modeste; tu n'as pas l'air vain et insolent que donne ordinairement la prospérité. Les disgrâces, repris-je, ont purifié ma vertu ; et j'ai appris à l'école de l'adversité à jouir des richesses sans m'en laisser posséder.

Dis-moi donc, interrompit Fabrice en se mettant avec transport à son séant, quel peut être ton emploi? Que fais- tu présentement? Serois-tu intendant d'un grand seigneur ruiné ou de quelque veuve opulente? J'ai un meilleur poste lui repartis-je; mais dispense moi, je te prie, de t'en dire

LIVRE XI, CHAPITRE VII. 371

davantage à présent; je satisferai une autre fois ta curiosité. Je me contente en ce moment de t' apprendre que je suis en état de te faire plaisir, ou plutôt de te mettre à ton aise pour le reste de tes jours, pourvu que tu me promettes de ne plus composer d'ouvrages d'esprit, soit en vers, soit en prose. Te sens-tu capable de me faire un si grand sacrifice? Je l'ai déjà fait au ciel, me dit-il, dans une maladie mortelle dont tu me vois échappé. Un père de Saint-Dominique m'a fait abjurer la poésie, comme un amusement qui, s'il n'est pas criminel, détourne du moins du but de la sagesse.

Je t'en félicite, lui repartis-je, mon cher Nunez; tu as fort bien fait, mon ami : mais gare la rechute! Oh! me repartit-il d'un air résolu, c'est ce que je n'appréhende point du tout. J'ai pris une ferme résolution d'abandonner les muses : quand tu es entré dans cette salle, je compo- sois des vers pour leur dire un éternel adieu. Monsieur Fabrice, lui dis-je alors en branlant la tète, je ne sais si nous devons, le père de Saint-Dominique et moi, nous fier à votre abjuration : vous meparoissez fm'ieusement épris de ces doctes pucelles. Non, non, me répondit-il, j'ai rompu tous les nœuds qui m'attachoient à elles. J'ai plus fait, j'ai pris le public en aversion, et ma haine est juste. Il ne mérite pas qu'il y ait des auteurs qui veuillent lui consacrer leurs travaux; je serois fâché de faire quelque production qui lui plût. ISe crois pas, continua-t-il, que le chagrin me dicte ce langage; je te parle de sang-froid. Je méprise autant les applaudissements du public que ses sifflets. On ne sait qui gagne ou qui perd avec lui : c'est un capricieux qui pense aujourd'hui d'une façon, et qui demain pensera d'une autre. Que les poètes dramatiques sont fous de tirer vanité de leurs pièces quand elles réussissent! Quelque bruit qu'elles fas- sent dans leur nouveauté sur la scène, elles se soutiennent rarement après l'impression ; et si on les remet au théâtre

372 GIL BLAS.

vingt ans après , elles sont pour la plupart assez mal reçues. La génération présente accuse de mauvais goût celle qui l'a précédée, et ses jugements sont contredits à leur tour par ceux de la génération suivante. C'est ce que j'ai toujours remarqué, et de je conclus que les auteurs qui sont applaudis présentement doivent s'attendre à être siffles dans la suite. 11 en est de même des romans et des autres livres amusants qu'on met au jour; quoiqu'ils aient d'abord une approbation générale, ils tombent insensiblement dans le mépris. L'honneur qui nous revient de l'heureux succès d'un ouvrage n'est donc qu'une pure chimère, qu'une illu- sion de l'esprit, qu'un feu de paille dont la fumée se dissipe bientôt dans les airs.

Quoique je jugeasse bien que le poëte des Asturies ne parloit ainsi que par mauvaise humeur, je ne fis pas sem- blant de m'en apercevoir. Je suis ravi, lui dis-je, que tu sois dégoûté du bel esprit, et radicalement guéri de la rage d'écrire. Tu peux compter que je te ferai donner incessam- ment un emploi, tu pourras t'enrichir sans être obligé de faire une grande dépense de génie. Tant mieux, s'écria -t-il; l'esprit me pue, et je le regarde à l'heure qu'il est comme le présent le plus funeste que le ciel puisse faire à l'homme. Je souhaite, repris-je, mon cher Fabrice, que tu conserves toujours les sentiments tu es. Si tu persistes à vouloir quitter la poésie, je te le répète, je te ferai obtenir bientôt un poste honnête et lucratif. Mais en attendant que je te rende ce service, ajoutai-je, en lui présentant une bourse il y avait une soixantaine de pistoles, je te prie de rece- voir cette petite marque d'amitié.

0 généreux ami! s'écria le fils du barbier Nunez, trans- porté de joie et de reconnoissance, quelles grâces n'ai-je pas à rendre au ciel de t' avoir fait entrer dans cet hôpital, d'où je vais dès ce jour sortir par ton assistance! comme

LIVRE XI, CHAPITRE VIII. 373

effectivement il se fit transporter clans une chambre garnie. Mais, avant que de nous séparer, je lui enseignai ma demeure, et l'invitai à me venir voir aussitôt que sa santé seroit rétablie. Il fit paroître une extt'ême surprise, lorsque je lui dis que j'étois logé chez le comte d'Olivarès. 0 trop heureux Gil Blas, me dit-il, dont le sort est de plaire aux ministres! je me réjouis de ton bonheur, puisque tu en fais un si bon usage.

CHAPITRE VIII.

Gil Blas se rend de jour en jour plus cher à son maître. Du retour de Scipion à Madrid, et de la relation qu'il fit de son voyage à Saatillane.

Le comte d'Olivarès, que j'appellerai désormais le comte- duc^ parce qu'il plut au roi, dans ce temps-là, de l'honorer de ce titre , avoit un foible que je ne découvris pas infruc- tueusement; c'étoit de vouloir être aimé. Dès qu'il s'aperce- voit que quelqu'un s'attachoit à lui par inclination, il le pre- noit en amitié. Je n'eus garde de négliger cette observation. Je ne me contentois pas de bien faire ce qu'il me comman- doit, j'exécutois ses ordres avec des démonstrations de zèle qui le ravissoient. J'étudiois son goût en toutes choses pour m'y conformer, et prévenois ses désirs autant qu'il m'étoit possible.

Par cette conduite, qui mène presque toujours au but, je devins insensiblement le favori de mon maître, qui, de son côté, comme j'avois le même foible que lui, me gagna l'âme par les marques d'affection qu'il me donna. Je m'in- sinuai si avant dans ses bonnes grâces, que je parvins à partager sa confiance avec le seigneur CarneroS son premier secrétaire.

1. Carnero, mouton.

374 GIL BLAS.

Carnero s'étoit servi du même moyen que moi pour plaire à Son Excellence; et il y avoit si bien réussi, qu'elle lui fai- soit part des mystères du cabinet. Nous étions donc, ce secrétaire et moi, les deux confidents du premier ministre et les dépositaires de ses secrets : avec cette différence qu'il ne parloit à Carnero que d'affaires d'Etat, et qu'il ne m'en- tretenoit que de ses intérêts particuliers ; ce qui faisoit, pour ainsi dire, deux départements séparés, dont nous étions également satisfaits l'un et l'autre. Nous vivions ensemble sans jalousie comme sans amitié. J'avois sujet d'être content de ma place, qui, me donnant sans cesse occasion d'être avec le comte-duc, me mettoit à portée de voir le fond de son âme, que, tout dissimulé qu'il étoit naturellement, il cessa de me cacher, lorsqu'il ne douta plus de la sincérité de mon attachement pour lui^

Santillane, me dit-il un jour, tu as vu le duc de Lerme jouir d'une autorité qui ressembloit moins à celle d'un mi- nistre favori qu'à la puissance d'un monarque absolu : cepen- dant je suis encore plus heureux qu'il n'étoit au plus haut point de sa fortune. Il avoit deux ennemis redoutables dans le duc d'Czède, son propre fils, et dans le confesseur de Philippe III; au lieu que je ne vois personne auprès du roi qui ait assez de crédit pour me nuire, ni même que je soup- çonne de mauvaise volonté pour moi.

Il est vrai, poursuivit-il , qu'à mon avènement au minis- tère, j'ai eu grand soin de ne souffrir auprès du prince que des sujets à qui le sang ou l'amitié me Lient. Je me suis défait, par des vice-royautés ou par des ambassades, de tous les seigneurs qui, par leur mérite personnel, auroient pu m'enlever quelque portion des bonnes grâces du souve-

\. CeUe phrase, un peu longue, se trouve embarrassée d'un qui et ensuite d'un que dont l'elTet n'est pas heureux. C'est une négligence très-rare dans Le Sage, dont le style est très-net et toujours coupé à propos.

LIVRE XI, CHAPITRE YIII. 373

rain, que je veux posséder entièrement; de sorte que je puis dire, à l'heure qu'il est, qu'aucun grand ne fait ombre à mon crédit. Tu vois, Gil Blas, ajouta-t-il, que je te découvre mon cœur. Comme j'ai lieu de penser que tu m'es tout dévoué, je t'ai choisi pour mon confident. Tu as de l'esprit; je te crois sage , prudent, discret; en un mot, tu me parois propre à te bien acquitter de vingt sortes de commissions qui demandent un garçon plein d'intelligence.

Je ne fus point à l'épreuve des images flatteuses que ces paroles offrirent à mon esprit. Quelques vapeurs d'avarice et d'ambition me montèrent subitement à la tête, et réveil- lèrent en moi des sentiments dont je croyois avoir triomphé. Je protestai au ministre que je répondrois de tout mon pou- voir à ses intentions, et je me tins prêt à exécuter sans scrupule tous les ordres dont il jugeroit à propos de me charger.

Pendant que j'étois ainsi disposé à dresser de nouveaux autels à la fortune, Scipion revint de son voyage. Je n'ai pas, me dit-il , un long récit à vous faire. J'ai charmé les sei- gneurs de Leyva, en leur apprenant l'accueil que le roi vous a fait lorsqu'il vous a reconnu , et la manière dont le comte d'Olivarès en use avec vous.

J'interrompis Scipion : Mon ami, lui dis-je, tu leur aurois fait encore plus de plaisir, si tu leur avois pu dire sur quel pied je suis aujourd'hui auprès de Monseigneur. C'est une chose prodigieuse que la rapidité des progrès que j'ai faits depuis ton départ dans le cœur de Son Excellence. Dieu en soit loué , mon cher maître! me répondit-il : je pressens que nous aurons de belles destinées à remplir.

Changeons de matière, lui dis-je; parlons d'Oviedo. Tu as été aux Asturies. Dans quel état y as-tu laissé ma mère ? Ah ! monsieur, me repartit-il en prenant tout à coup un air tiiste, je n'ai que des nouvelles affligeantes à vous annoncer

376 GIL BLAS.

de ce côté-là. 0 ciel ! m'écriai-je, ma mère est morte assu- rément! Il y a six mois, dit mon secrétaire, que la bonne dame a payé le tribut à la nature , aussi bien que le seigneur Gil Ferez, votre oncle.

La mort de ma mère me causa une vive affliction , quoi- que dans mon enfance je n'eusse pas reçu d'elle les caresses dont les enfants ont grand besoin pour devenir reconnois- sants dans la suite. Je donnai aussi au bon chanoine les larmes que je lui devois , pour le soin qu'il avoit eu de mon éduca- tion. Ma douleur, à la vérité, ne fut pas longue, et dégénéra bientôt en un souvenir tendre que j'ai toujours conservé de mes parents.

CHAPITRE IX.

Comment et à qui le comte-duc maria sa fille unique ; et des fruits amers que ce mariage produisit.

Peu de temps après le retour du fils de la Coscolina , le comte-duc tomba dans une rêverie il demeura plongé pendant huit jours. Je m'imaginois qu'il méditoit quelque grand coup d'État; mais ce qui le faisoit rêver ne regardoit que sa famille. Gil Blas , me dit-il une après-dînée, tu dois t'être aperçu que j'ai l'esprit embarrassé. Oui, mon enfant, je suis occupé d'une affaire d'où dépend le repos de ma vie. Je veux bien t'en faire confidence.

Dona Maria, ma fille, continua-t-il , est nubile, et il se présente un grand nombre de seigneurs qui se la disputent. Le comte de Nieblès , fils aîné du duc de Médina Sidonia , chef de la maison de Guzman , et don Louis de Ilaro , fils aîné du marquis de Carpio et de ma sœur aînée, sont les deux concurrents qui paroissent le plus en droit d'obtenir la préférence. Le dernier surtout a un mérite si supéiieur à

LIVRE XI, CHAPITRE IX. 377

celui de ses rivaux, que toute la cour ne doute pas que je ne fasse choix de lui pour mon gendre. Néanmoins, sans entrer dans les raisons que j'ai de lui donner l'exclusion, de même qu'au comte de INieblès, je te dirai que j'ai jeté les yeux sur don Raniire Nunez de Guzman, marquis de Toral, chef de la maison des Guzmans d'Abrados. C'est à ce jeune seigneur et aux enfants qu'il aura de ma fille, que je prétends laisser tous mes biens, et les annexer au titre du comte d'Olivarès, auquel je joindrai la grandesse; de manière que mes petits- fds et leurs descendants sortis de la branche d'Abrados et de celle d'Olivarès passeront pour les aînés de la maison de Guzman.

Eh bien! Santillane, ajouta-t-il, n'approuves-tu pas mon dessein? Pardonnez-moi, Monseigneur, lui répondis-je, ce projet est digne du génie qui l'a formé; mais qu'il me soit permis de représenter une chose à Son Excellence sur cette disposition. Je crains que le duc de Médina Sidonia n'en murmure. Qu'il en murmure s'il veut, reprit le ministre, je m'en mets fort peu en peine. Je n'aime point sa branche, qui a usurpé sur celle d'Abrados le droit d'aînesse et les titres qui y sont attachés. Je serai moins sensible à ses plaintes qu'au chagrin qu'aura la marquise de Carpio, ma sœur, de voir échapper ma fille à son fils. Mais , après tout, je veux me satisfaire, et don Ramire l'emportera sur ses rivaux; c'est une chose décidée.

Le comte-duc, ayant pris cette résolution, ne l'exécuta pas sans donner une nouvelle marque de sa politique singu- lière. Il présenta un mémoire au roi, pour le prier, aussi bien que la reine, de vouloir bien marier eux-mêmes sa fille, en leur exposant les qualités des seigneurs qui la recher- choient, et s'en remettant entièrement au choix que feroient leurs Majestés : mais il ne laissoit pas , en parlant du mar- quis de Toral, de faire connoître que c'étoit celui de tous

378 GIL BLAS.

qui lui étoit le plus agréable. Aussi le roi, qui avoit une complaisance aveugle pour son ministre, lui fit cette réponse : (( Je crois don Ramire Nunez digne de dona Maria : cependant (( choisissez vous-même. Le parti qui vous conviendra le mieux « sera celui qui me plaira davantage. « Le Roi. »

Le ministre affecta de montrer cette réponse; et, fei- gnant de la regarder comme un ordre du prince , il se hâta de marier sa fille au marquis de Toral. Ce mariage précipité piqua vivement la marquise de Carpio , de même que tous les Guzmans qui s'étoient flattés de l'espérance d'épouser dona Maria. Néanmoins les uns et les autres, ne pouvant empêcher cette union , affectèrent de la célébrer avec les plus grandes démonstrations de joie. On eût dit que toute la famille en étoit charmée; mais les mécontents furent bientôt vengés d'une manière très-cruelle pour le comte- duc. Dona Maria accoucha au bout de dix mois d'une fille qui mourut en naissant, et peu de jours après elle fut elle- même la victime de sa couche.

Quelle perte pour un père qui n' avoit, pour ainsi dire, des yeux que pour sa fille , et qui voyoit avorter par le dessein d'ôter le droit d'aînesse à la branche de Médina Sidonia! Il en fut si pénétré, qu'il s'enferma pendant quel- ques jours, et ne voulut voir personne que moi, qui. me conformant à sa vive douleur, parus aussi touché que lui. Il faut dire la vérité, je me servis de cette occasion pour don- ner de nouvelles larmes à la mémoire d'Antonia. Le rapport que sa mort avoit avec celle de la marquise de Toral rouvrit une plaie mal fermée, et me mit si bien en train de m'affliger, que le ministre, tout accablé qu'il étoit de sa propre douleur, fut frappé de la mienne. Il étoit étonné de me voir entrer, comme je faisois, dans ses chagrins. Gil Blas, me dit-il un jour que je lui parus plongé dans une tristesse mortelle, c'est une assez douce consolation pour moi d'avoir

LIVRE XI, CHAPITRE X. 379

un confident si sensible à mes peines. Ah! Monseigneur, lui répondis-je en lui faisant tout l'honneur de mon affliction, il faiidroit que je fusse bien ingrat et d'un naturel bien dur, si je ne les sentois pas vivement. Puis-je penser que vous pleurez une fille d'un mérite accompli, et que vous aimiez si tendrement, sans mêler mes pleurs aux vôtres? Non, Monseigneur, je suis trop plein de vos bontés, pour ne par- tager pas toute ma vie vos plaisirs et vos ennuis.

CHAPITRE X.

Gil Blas rencontre par hasard le poëte Nunez,

qui lui apprend qu'il a fait une tragédie qui doit être incessamment représentée

sur le Théâtre du Prince. Du malheureux succès de cette pièce,

et du bonheur étonnant dont il fut suivi.

Le ministre commençoit à se consoler, et moi, par con- séquent, à reprendre ma bonne humeur, lorsqu'un soir je sortis tout seul en carrosse pour aller à la promenade. Je rencontrai en chemin le poëte des Asturies, que je n'avois pas revu depuis sa sortie de l'hôpital. Il étoit fort proprement vêtu. Je l'appelai, je le fis monter dans mon carrosse, et nous nous promenâmes ensemble dans le pré Saint-Jérôme.

Monsieur Nunez, lui dis-je, il est heureux pour moi de vous avoir rencontré par hasard ; sans cela je n'aurois pas le plaisir que j'ai de... Point de reproches, Santillane, inter- rompit-il avec précipitation, je t'avouerai de bonne foi que je n'ai pas voulu t' aller voir : je vais t'en dire la raison. Tu m'as promis un bon poste, pourvu que j'abjurasse la poésie; et j'en ai trouvé un très-solide, à condition que je ferai des vers. J'ai accepté ce dernier, comme le plus convenable à mon humeur. Un de mes amis m'a placé auprès de don Ber- trand Goinez del Piibero, trésorier des galères du roi. Ce

380 GIL ELAS.

don Bertrand, qui vouloil avoir un bel esprit à ses gager,, ayant trouvé ma versification tfès-brillante , m'a choisi pré- férablement à cinq ou six auteurs qui se présentoient pour remplir l'emploi de secrétaire de ses commandements.

J'en suis ravi, mon cher Fabrice, lui dis-je; car ce don Bertrand est apparemment fort riche. Comment, riche! me répondit-il; on dit qu'il ignore lui-même jusqu'à quel point il l'est. Quoi qu'il en soit, voici en quoi consiste l'emploi que j'occupe chez lui. Comme il se pique d'être galant, et qu'il veut passer pour homme d'esprit, il est en commerce de lettres avec plusieurs dames fort spirituelles , et je lui prête ma plume pour composer des billets remplis de sel et d'agré- ment. J'écris à l'une en vers, à l'autre en prose, et je porte quelquefois les lettres moi-même , pour faire voir la multi- plicité de mes talents.

Mais tu ne m'apprends pas, lui dis-je, ce que je souhaite le plus de savoir. Es-tu bien payé de tes épigrammes épis- tolaires? Très-grassement, répondit-il. Les gens riches ne sont pas tous généreux, et j'en connois qui sont de francs vilains : mais don Bertrand en use avec moi fort noblement. Outre deux cents pistoles de gages fixes, je reçois de lui de temps en temps de petites gratifications; ce qui me met en état de faire le seigneur, et de bien passer mon temps avec quelques auteurs, ennemis comme moi du chagrin. Au reste, repris-je, ton trésorier a-t-il assez de goût pour sentir les beautés d'un ouvrage d'esprit, et pour en apercevoir les défauts? Oh! que non, me répondit INunez; quoiqu'il ait un babil imposant, ce n'est point un connoisseur. Il ne laisse pas de se donner pour un TarpaK II décide hardiment, et soutient son opinion d'un ton si haut et avec tant d'opiniâ- treté, que le plus souvent, lorsqu'il dispute, on est obligé

1. Savant critique sous le règne d'Auguste.

LIVRE XI, CHAPITRE X. 381

de lui céder, pour éviter une grêle de traits désobligeants dont il a coutume d'accabler ses contradicteurs.

Tu peux croire, poursuivit-il, que j'ai grand soin de ne le contredire jamais, quelque sujet qu'il m'en donne; car, outre les épithètes désagréables que je ne manquerois pas de ni'attirer, je pourrois tort bien me faire mettre à la porte. J'approuve donc prudemment ce qu'il loue, et je désap- prouve de même tout ce qu'il trouve mauvais. Par cette complaisance, qui ne me coûte guère, possédant, comme je fais, l'art de m' accommoder au caractère des personnes qui me sont utiles, j'ai gagné l'estime et l'amitié de mon patron. Il m'a engagé à composer une tragédie, dont il m'a donné l'idée. Je l'ai faite sous ses yeux; et, si elle réussit, je devrai à ses bons avis une partie de ma gloire.

Je demandai à notre poëte le titre de sa tragédie. C'est, répondit-il, le Comte de Saldagne. Cette pièce sera repré- sentée dans trois jours sur le Théâtre du Prince. Je souhaite, lui répliquai-je, qu'elle ait une grande réussite, et j'ai assez bonne opinion de ton génie pour l'espérer. Je l'espère bien aussi , me dit-il; mais il n'y a point d'espérance plus trom- peuse que celle-là : tant les auteurs sont incertains de l'évé- nement d'un ouvrage dramatique ! tous les jours ils y sont trompés.

Enfin, le jour de la première représentation, je ne pus aller à la comédie. Monseigneur m'ayant chargé d'une com- mission qui m'en empêcha. Tout ce que je pus faire fut d'y envoyer Scipion , pour savoir du moins dès le soir même le succès d'une pièce à laquelle je m'intéressois. Après l'avoir impatiemment attendu , je le vis revenir d'un air qui me fit concevoir un mauvais présage. Eh bien! lui dis-je, comment le Cornle de Saldagne a-l-il été reçu du public? Fort bruta- lement, répondit-il; jamais pièce n'a été plus cruellement traitée : je suis sorti hidigné de l'insolence du parterre. Et

382 GIL BLAS.

moi je le suis, répliquai-je, de la fureur que Nunez a de composer des poëmes dramatiques. Quel enragé ! Ne faut-il pas qu'il ait perdu le jugement, pour préférer les huées igno- minieuses des spectateurs à l'heureux sort que je puis lui faire ? C'est ainsi que par amitié je pestois contre le poëte des Asturies, et que je m'afTligeois du malheur de sa pièce pendant qu'il s'en applaudissoit.

En effet, je le vis deux jours après entrer chez moi, tout transporté de joie. Santillane, s'écria-t-il, je viens te faire part du ravissement je suis. J'ai fait ma fortune, mon ami, en faisant une mauvaise pièce. Tu sais l'étrange accueil qu'on a fait au Comte de Saldagne. Tous les spectateurs à l'envi se sont déchaînés contre lui ; et c'est à ce déchaîne- ment général que je dois le bonheur de ma vie.

Je fus assez étonné d'entendre parler de cette manière le poëte Nunez. Comment donc, Fabrice, lui dis-je, seroit- il possible que la chute de ta tragédie eût de quoi justifier ta joie immodérée? Oui, sans doute, répondit-il ; je t'ai déjà dit que don Bertrand avoit mis du sien dans ma pièce ; par conséquent il la trouvoit excellente. Il a été outré de voir les spectateurs d'un sentiment contraire au sien. Nunez, m'a-t- il dit ce matin, Viclrix causa Diisplacuit, sed vicia Catoni^. Si ta pièce a déplu au public, en récompense elle me plaît, à moi, et cela doit te suffire. Pour te consoler du mauvais goût du siècle, je te donne deux mille écus de rente à pren- dre sur tous mes biens : allons de ce pas chez mon notaire en passer le contrat. Nous y avons été sur-le-champ : le trésorier a signé l'acte de la donation, et m'a payé la pre- mière année d'avance...

Je félicitai Fabrice sur la malheureuse destinée du Comte de Saldagne, puisqu'elle avoit tourné au profit de l'auteur.

1. C'est un vers fameux de Lucaiii, que Brébeuf a rendu ainsi : Les Dieux servent César, mais Caton suit Pompée.

LIVRE XI, CHAPITRE XI. 383

Tu as bien raison, continua-t-il , de me faire compliment là- dessus. Sais-tu bien qu'il ne pouvoit m'arriver un plus grand bonheur que d'avoir déplu au parterre? Que je suis heureux d'avoir été silïlé à double carillon! Si le public, plus bénévole, m'eût honoré de ses applaudissements, à quoi cela m'auroit-il mené? A rien. Je n'aurois tiré de mon travail qu'une somme assez médiocre, au lieu que les sif- flets m'ont mis tout d'un coup à mon aise pour le reste de mes jours.

CHAPITRE XI.

Santillane fait donner un emploi à Scipion, qui part pour la Nouvelle-Espagno.

Mon secrétaire ne regarda pas sans envie le bonheur ino- piné du poëte Nunez : il ne cessa .de m'en parler pendant huit jours. J'admire, disoit-il, le caprice de la fortune, qui se plaît quelquefois à combler de biens un détestable auteur, tandis qu'elle en laisse de bons dans la misère. Je voudrois bien qu'elle s'avisât de m'enrichir aussi du soir au lende- main. Cela pourra bien arriver, lui disois-je, et plus tôt que tu ne penses. Tu es ici dans son temple; car il me semble qu'on peut appeler le Temple de la Fortune la maison d'un premier ministre, l'on accorde souvent des grâces qui engraissent tout à coup ceux qui les obtiennent. Cela est véritable, monsieur, me répondit-il, mais il faut avoir la patience de les attendre. Encore une fois , Scipion , lui répli- quai-je, sois tranquille; peut-être es-tu sur le point d'avoir quelque bonne commission. Effectivement il s'oiïrit peu de jours après une occasion de l'employer utilement au service du comte-duc, et je ne la laissai point échapper.

Je m'entretenois un matin avec don Raimond Caporis, intendant de ce premier ministre, et notre conversation rou-

384 GIL BLAS.

loit sur les revenus de Son Excellence. Monseigneur jouit, disoit-il, des commanderies de tous les ordres militaires, ce qui lui vaut par an quarante mille écus; et il n'est obligé que de porter la croix d'Alcantara. De plus , ses trois char- ges de grand chambellan, de grand écuyer et de grand chancelier des Indes, lui rapportent deux cent mille écus; et tout cela n'est rien encore en comparaison des sommes immenses qu'il tire des Indes. Savez-vous bien de quelle manière? Lorsque les vaisseaux du roi partent de Séville ou de Lisbonne pour ce pays-là, il y fait embarquer du vin, de l'huile et des grains, que lui fournit sa comté d'Olivarès; il ne paye point de port. Avec cela il vend dans les Indes ces marchandises quatre fois plus qu'elle ne valent en Espagne; ensuite il en emploie l'argent à acheter des épiceries, des couleurs, et d'autres choses qu'on a presque pour rien dans le Nouveau-Monde, et qui se vendent fort cher en Europe. Il a déjà par ce trafic gagné plusieurs millions sans faire le moindre tort au roi.

Ce qui ne doit pas vous paroître étonnant, continua-t-il, c'est que les personnes employées à faire ce commerce reviennent toutes chargées de richesses , Monseigneur trou- vant fort bon qu'elles fassent leurs affaires avec les siennes.

Le fils de la Goscolina , qui écoutoit notre entretien , ne put entendre parler ainsi don Raimond, sans l'interrompre. Parbleu! seigneur Caporis, s'écria-t-il, je serois ravi d'être une de ces personnes-là ; aussi bien il y a longtemps que je souhaite de voir le Mexique. Votre curiosité sera bientôt satisfaite , lui dit l'intendant, si le seigneur de Santillane ne s'oppose point à votre envie. Quelque délicat que je sois sur le choix des gens que j'envoie aux Indes faire ce trafic (car c'est moi qui les choisis) , je vous mettrai aveuglément sur mon registre , si votre maître le veut. Vous me ferez plaisir, dis-je à don Raimond; donnez-moi cette marque d'amitié.

LIVRE Xr, CHAPITRE XII. 385

Scipionest un garçon que j'aime , d'ailleurs très-intelligent, et qui se gouvernera de façon qu'on n'aura pas le moindre reproche à lui faire. En un mot, j'en réponds comme de moi-même.

Cela suffît, reprit Caporis, il n'a qu'à se rendre inces- samment à Séville; les vaisseaux doivent mettre à la voile dans un mois pour les Indes. Je le chargerai, à son départ, d'une lettre pour un homme qui lui donnera toutes les in- structions nécessaires pour s'enrichir , sans porter aucun préjudice aux intérêts de son excellence, qui doivent être sacrés pour lui.

Scipion, charmé d'avoir cet emploi, se hâta de partir pour Séville avec mille écus que je lui comptai, pour ache- ter dans l'Andalousie du vin et de l'huile, et le mettre en état de trafiquer pour son compte dans les Indes. Cepen- dant, tout ravi qu'il étoit de faire, un voyage dont il espé- roit tirer tant de profit, il ne put me quitter sans répandre des pleurs , et je ne vis pas de sang-froid son départ.

CHAPITRE XII.

Don Alphonse de Leyva vient à Madrid ; motif de son voyage. De l'affliction qu'eut Gil Blas, et de la joie qui la suivit.

A peine eus-je perdu Scipion, qu'un page du ministre m'apporta un billet qui contenoit ces paroles : « Si le sei- « gneur de Santillane veut se donner la peine de se rendre « à l'image Saint-Gabriel, dans la rue.de Tolède, il y verra « un de ses meilleurs amis. »

•Quel peut être cet ami qui ne se nomme .point? dis-je en moi-même. Pourquoi me cache-t-il son nom? 11 veut appa- remment me causer le plaisir de la surprise. Je sortis sur- le-champ, je pris le chemin de la rue de Tolède; et, en II. 25

386 GIL BLÂS.

arrivant au lieu marqué, je ne fus pas peu étonné d'y trou- ver don Alphonse de Leyva. Que vois-je? m'écriai-je. Vous ici, seigneur! Oui, mon cher Gil Blas, répondit-il en me serrant étroitement entre ses bras, c'est don Alphonse lui-' même qui s'offre à votre vue. Eh ! qui vous amène à Madrid? lui dis-je. Je vais vous surprendre, me repartit-il, et vous affliger, en vous apprenant le sujet de mon voyage. On m'a ôté le gouvernement de Valence , et le premier ministre me mande à la cour pour rendre compte de ma conduite. Je demeurai un quart d'heure dans un stupide silence; puis, reprenant la parole : De quoi, lui dis-je, vous.accuse-t-on? Il faut bien que vous ayez fait quelque chose imprudem- ment. J'impute, répondit-il, ma disgrâce à la visite que j'ai faite, il y a trois semaines, au cardinal duc de Lerme, qui depuis un mois est relégué dans son château de Dénia.

Oh! vraiment, interrompis-je, vous avez raison d'attri- buer votre malheur à cette visite indiscrète! n'en cherchez point la cause ailleurs ; et permettez-moi de vous dire que vous n'avez pas consulté votre prudence ordinaire, lorsque vous avez été voir ce ministre disgracié. La faute en est faite, me dil-il, et j'ai pris de bonne grâce mon parti : je vais me retirer avec ma famille au château de Leyva, je passerai dans un profond repos le reste de mes jours. Tout ce qui me fait de la peine, ajouta-t-il, c'est d'être obligé de paroître devant un superbe ministre qui pourra me rece- voir peu gracieusement. Quelle mortification pour un Espa- gnol! Cependant c'est une nécessité; mais, avant que de m'y soumettre, j'ai voulu vous parler. Seigneur, lui dis-je, laissez-moi faire ; ne vous présentez pas devant le ministre, que je n'aie su auparavant de quoi l'on vous accuse; le mal n'est peut-être pas sans remède. Quoi qu'il en soit, vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je me donne pour vous tous les mouvements qu'exigent de moi la reconnoissance et

LIVRE XI, CHAPITRE XII. 387

l'amitié. A ces mots, je le laissai dans son hôtellerie, «n l'assurant qu'il auroit incessamment de mes nouvelles.

Gomme je ne me mêlois plus d'affaires d'État depuis les deux mémoires dont il a été fait une si éloquente mention , j'allai trouver Carnero, pour lui demander s'il étoit vrai qu'on eût ôté à don Alphonse de Leyva le gouvernement de la ville de Valence. 11 me répondit que oui, mais qu'il en ignoroit la raison. Là-dessus, je pris sans balancer la réso- lution de m'adresser h Monseigneur même , pour apprendre de sa propre bouche les sujets qu'il pouvoit avoir de se plaindre du fils de don César.

J'étois si pénétré de ce fâcheux événement, que je n'eus pas besoin d'affecter un air de tristesse pour paroître affligé aux yeux du comte-duc. Qu'as-tu donc, Santillane? me dit- il aussitôt qu'il me vit. J'aperçois sur ton visage une impres- sion de chagrin; je vois même des larmes prêtes à couler de tes yeux. Qu'est-ce que cela signifie? ne me déguise rien. Quelqu'un t'auroit-il fait quelque offense? Parle, tu seras bientôt vengé. Monseigneur, lui répondis-je en pleurant, quand je voudrois vous cacher ma douleur , je ne le pour- rois pas : je suis au désespoir. On vient de me dire que don Alphonse de Leyva n'est plus gouverneur de Valence; on ne pouvoit m' annoncer une nouvelle plus capable de me causer une mortelle affliction. Que dis-tu, GilBlas? reprit le minis- tre étonné ; quel intérêt peux-tu prendre à ce don Alphonse et à son gouvernement? Alors je lui fis un détail des obliga- tions que j'avois aux seigneurs de Leyva; ensuite, je lui racontai de quelle façon j'avois obtenu du duc de Lerme, pour le fils de don César, le gouvernement dont il s'agissoit.

Quand Son Excellence m'eut écouté jusqu'au bout avec une attention pleine de bonté pour moi , il me dit : Essuie tes pleurs , mon ami. Outre que j'ignorois ce que tu viens de m' apprendre, je t'avouerai que je regardois don Alphonse

388 GIL BLAS.

c^mme une créature du cardinal de Lerme. Je te mets à ma place : la visite qu'il a faite à cette Éminence ne te l'auroit- elle pas rendu suspect? Je veux bien croire pourtant qu'ayant été pourvu de son emploi par ce ministre , il peut avoir fait cette démarche par un pur mouvement de recon- noissance, et je la lui pardonne. Je suis fâché d'avoir déplacé un homme qui te devoit son poste; mais si j'ai détruit ton ouvrage, je puis le réparer. Je veux même encore plus faire pour toi que le duc de Lerme. Don Alphonse, ton ami, n'étoit que gouverneur de la ville de Valence : je le fais vice- roi du royaume d'Aragon : c'est ce que je te permets de lui faire savoir, et tu peux lui mander de venir prêter serment.

Lorsque j'eus entendu ces paroles, je passai d'une ex- trême douleur à un excès de joie qui me troubla l'esprit à un point, qu'il y parut au remercîment que je fis à Monsei- gneur : mais le désordre de mon discours ne lui déplut point; et, comme je lui appris que don Alphonse étoit à Madrid, il me dit que je pouvois le lui présenter dès ce jour-là même. Je courus aussitôt à l'image Saint-Gabriel, je ravis le fils de don César en lui annonçant son nouvel emploi. Il ne pouvoit croire ce que je lui disois, tant il avoit de peine à se persuader que le premier ministre, quelque amitié qu'il eût pour moi, fût capable de donner des vice- royautés à ma considération! Je le menai au comte-duc, qui le reçut très-poliment, et qui lui dit : Don Alphonse, vous vous êtes si bien conduit dans votre gouvernement de la ville de Valence, que le roi, vous jugeant propre à remplir une plus grande place, vous a nommé à la vice-royauté d'Aragon. Cette dignité, ajouta-t-il, n'est point au-dessus de votre naissance, et la noblesse aragonoise ne sauroit murmurer contre le choix de la cour.

Son Excellence ne fit aucune mention de moi, et le public ignora la part que j'avois à cette affaire; ce qui sauva don

LIVRE XI, CHAPITRE XIII. 389

Alphonse et le ministre des mauvais discours qu'on auroit pu tenir dans le monde sur un vice-roi de ma façon.

Sitôt que le fils don César fut sûr de son fait, il dépê- cha un exprès à Valence pour en informer son père et Séra- phine, qui se rendirent bientôt à Madrid. Leur premier soin fut de me venir trouver pour m' accabler de remercî- ments. Quel spectacle touchant et glorieux pour moi, de voir les trois personnes du monde qui m'étoient les plus chères m'embrasser à l'envi ! Aussi sensibles à mon zèle et à mon affection qu'à l'honneur que le poste de vice-roi alloit faire rejaillir sur leur maison , ils ne pouvoient se lasser de me tenir des discours reconnoissants. Ils me parloient même comme s'ils eussent parlé à un homme d'une condition égale à la leur; il sembloit qu'ils eussent oublié qu'ils avoient été mes maîtres ; ils croy oient ne pouvoir me témoigner assez d'amitié. Pour supprimer les circonstances inutiles , don Alphonse, après avoir reçu ses patentes, remercié le roi et son ministre , et prêté le serment ordinaire , partit de Madrid avec sa famille, pour aller établir son séjour à Saragosse. Il y fit son entrée avec toute la magnificence imaginable ; et les Aragonois firent connoître, par leurs acclamations, que je leur avois donné un vice-roi qui leur étoit fort agréable.

CHAPITRE XIII.

Gil Blas rencontre chez le roi don Gaston de Gogollos et don André de Tordesillas;

ils allèrent tous trois. Fin de l'histoire de don Gaston

et de dona Ilelena de Galisteo. Quel service Santillane rendit à Tordesillas.

Je nageois dans la joie d'avoir si heureusement changé en vice-roi un gouverneur déplacé ; les seigneurs de Leyva même en étoient moins ravis que moi. J'eus bientôt encore une autre occasion d'emplo\er mon crédit pour un ami; ce

390 GIL BLAS.

que je crois devoir rapporter, pour faire connoître à mes lecteurs que je n'étois plus ce même Gil Blas qui, sous le ministre précédent, vendoit les grâces de la cour.

J'étois un jour dans l'antichambre du roi, je m'entre- tenois avec des seigneurs qui, me connoissant pour un homme chéri du premier ministre, ne dédaignoient pas ma conversation. J'aperçus dans la foule don Gaston de Cogol- los, ce prisonnier d'État que j'avois laissé dans la tour de Ségovie. Il étoit avec le châtelain don André de Tordesillas. Je quittai volontiers ma compagnie pour aller embrasser ces deux amis. S'ils furent étonnés de me revoir là, je le fus bien davantage de les y rencontrer. Après de vives accolades de part et d'autre, don Gaston me dit : Seigneur de Santillane, nous avons bien des questions à nous faire mutuellement, et nous ne sommes-pas ici dans un lieu commode pour cela : permettez que je vous emmène dans un endroit où, le sei- gneur de Tordesillas et moi, nous serons bien aises d'avoir avec vous un long entretien. J'y consentis; nous fendîmes la presse, et nous sortîmes du palais. Nous trouvâmes le carrosse de don Gaston qui l'attendoit dans la rue ; nous y montâmes tous trois, et nous nous rendîmes à la grande place du marché se font les courses de taureaux. demeuroit CogoUos dans un fort bel hôtel.

Seigneur Gil Blas , me dit don André lorsque nous fûmes dans une salle magnifiquement meublée, il me semble qu'à , votre départ de Ségovie vous haïssiez la cour, et que vous étiez dans la résolution de vous en éloigner pour jamais. C'étoit en effet mon dessein, lui répondis-je ; et tant qu'a vécu le feu roi , je n'ai pas changé de sentiment ; mais quand j'ai su que le prince son fils étoit sur le trône, j'ai voulu voir si le nouveau monarque me reconnoîtroit. Il m'a reconnu , et j'ai eu le bonheur d'en être reçu favorablement; il m'a recommandé lui-même au premier ministre, qui m'a pris en

LIVRE XI, CHAPITRE XIII. 391

amitié, et avec qui je suis beaucoup mieux que je ne l'ai jamais été avec le duc de Lerme. Voilà, seigneur don André, ce que j'avois à vous apprendre. Et vous, dites-moi si vous êtes toujours châtelain de la tour de Ségovie. Non vraiment , me répondit-il ; le comte-duc en a mis un autre à ma place. Il m'a cru apparemment tout dévoué à son prédécesseur. Et moi, dit alors don Gaston, j'ai été mis en liberté par une raison contraire : le premier ministre n'a pas sitôt su que j'étois dans les prisons de Ségovie par ordre du duc de Lerme, qu'il m'en a fait sortir. Il s'agit- à présent, seigneur Gil Blas, de vous conter ce qui m'est arrivé depuis que je suis libre.

La première chose que je fis, poursuivit-il, après avoir remercié don André des attentions qu'il avoit eues pour moi pendant ma prison , fut de me rendre à Madrid. Je me pré- sentai devant le comte d'Olivarès , qui me dit : Ne craignez pas que le malheur qui vous est survenu fasse le moindre tort à votre réputation; vous êtes pleinement justifié : je suis d'autant plus assuré de votre innocence , que le marquis de Villareal, dont on vous a soupçonné d'être complice, n'étoit pas coupable. Quoique Portugais, et parent même du duc de Bragance, il est moins dans ses intérêts que dans ceux du roi mon maître. On n'a donc point vous faire un crime de votre liaison avec ce marquis; et, pour réparer f injustice qu'on vous a faite en vous accusant de trahison, le roi vous donne une lieutenance dans sa garde espagnole. J'acceptai cet emploi, en suppliant Son Excellence de me permettre, avant que d'entrer en service, d'aller à Coria pour y voir dona Eleonor de Laxarilla, ma tante. Le ministre m'accorda un mois pour faire ce voyage, et je partis accompagné d'un seul laquais.

Nous avions déjà passé Golmenar, et nous étions engagés dans un chemin creux entre deux montagnes , quand nous

392 ' GIL BLAS.

aperçûmes un cavalier qui se défendoit vaillamment contre trois hommes qui l'attaquoient tous ensemble. Je ne balançai point à le secourir; je me hâtai de le joindre, et je me mis à son côté. Je remarquai, en me battant, que nos ennemis étoient masqués, et que nous avions affaire à de vigoureux spadassins. Cependant, malgré leur force et leur adresse, nous demeurâmes vainqueurs : je perçai un des trois; il tomba de cheval, et les deux autres prirent la fuite à l'instant. 11 est vrai que la victoire ne nous fut guère moins funeste qu'au malheureux que j'avois tué, puisque après l'action nous nous trouvâmes , mon compagnon et moi , dangereuse- ment blessés. Mais représentez-vous quelle fut ma surprise, lorsque dans ce cavalier je reconnus Combados, le mari de dona Helena. Il ne fut pas moins étonné de voir que j'étois son défenseur. Ah ! don Gaston, s'écria-t-il, quoi! c'est vous qui venez me secourir? Quand vous avez si généreusement pris mon parti, vous ignoriez que c'étoit celui d'un homme qui vous a enlevé votre maîtresse. Je l'ignorois en effet, lui répondis-je ; mais quand je l'aurois su, pensez-vous que j'eusse balancé à faire ce que j'ai fait? Jugeriez-vous assez mal de moi pour me croire une âme si basse ? Non , non , reprit-il, j'ai meilleure opinion de vous; et, si je meurs des blessures que je viens de recevoir, je souhaite que les vôtres ne vous empêchent point de profiter de ma mort. Combados, lui dis-je, quoique je n'aie pas encore oublié dona Helena, sachez que je ne désire point sa possession aux dépens de votre vie ; je m'applaudis même d'avoir con- tribué à vous sauver des coups de trois assassins, puisqu'en cela j'ai fait une action agréable à votre épouse.

Pendant que nous nous parlions de cette sorte, mon laquais descendit de cheval ; et, s'étant approché du cavalier qui étoit étendu sur la poussière, il lui ôta son masque, et nous fit voir des traits que Combados reconnut d'abord.

LIVRE XI, CHAPITRE XIII. 393

C'est Gaprara, s'écria-t-il, ce perfide cousin qui, de dépit d'avoir manqué une riche succession qu'il ni'avoit injuste- ment disputée, nourrissoit depuis longtemps le désir de m'assassiner, et avoit enfin choisi ce jour pour le satisfaire; mais le ciel a permis qu'il ait été la victime de son attentat.

Cependant notre sang couloit à bon compte, et nous nous afToiblissions à vue d'oeil. Néanmoins, tout blessés que nous étions, nous eûmes la force de gagner le bourg de \illarejo, qui n'est qu'à deux portées de fusil du champ de bataille. En arrivant à la première hôtellerie, nous demandâmes des chi- rurgiens. Il en vint un qu'on nous dit être fort habile. Il visita nos plaies, qu'il trouva très-dangereuses. Il nous pansa, et le lendemain il nous dit, après avoir levé l'appareil, que les blessures de don Blas étoient mortelles. Il jugea des miennes plus favorablement, et ses pronostics ne furent point faux.

Gombados, se voyant condamné à la mort, ne songea plus qu'à s'y préparer. Il dépêcha un exprès à sa femme, pour l'informer de ce qui s'étoit passé, et du triste état il se trouvoit. Dona Ilelena fut bientôt à Villarejo. Elle y arriva, l'esprit travaillé d'une inquiétude qui avoit deux causes différentes : le péril que couroit la vie de son époux, et la crainte de sentir, en me revoyant, rallumer un feu mal éteint. Cela lui causoit une agitation terrible. Madame, lui dit don Blas lorsqu'elle fut en sa présence, vous arrivez assez à temps pour recevoir mes adieux. levais mourir, et je regarde ma mort comme une punition du ciel, de vous avoir, par une tromperie , arrachée à don Gaston ; bien loin d'en murmurer, je vous exhorte moi-même à lui rendre un cœur que je lui ai ravi. Dona Helena ne lui répondit que par des pleurs ; et véritablement c'étoit la meilleure réponse qu'elle lui pût faire, n'étant pas encore assez détachée de moi pour avoir oublié l'artifice dont il s'étoit servi pour la déterminer à me manquer de foi.

394 G IL BLAS.

Il arriva, comme le chirurgien l'avoit pronostiqué, qu'en moins de trois jours Gombados mourut de ses blessures, au lieu que les miennes annonçoient une prochaine guérison. La jeune veuve, uniquement occupée du soin de faire trans- porter à Coria le corps de son époux , pour lui rendre tous les honneurs qu'elle devoit à sa cendre, partit de Villarejo pour s'en retourner, après s'être informée , comme par pure politesse, de l'état je me trouvois. Dès que je pus la sui- vre, je pris le chemin de Coria, j'achevai de me rétablir en peu de temps. Alors dona Éleonor, ma tante, et don Georges de Galisteo, résolurent de nous marier promptement, Helena et moi, de peur que la fortune ne nous séparât encore par quelque nouvelle traverse. Mais ce mariage se fit sans éclat, à cause de la mort trop récente de don Blas; et peu de jours après je revins à Madrid avec dona Helena. Comme j'avois passé le temps prescrit par le comte-duc pour mon voyage, je craignois que ce ministre n'eût donné à un autre la lieutenance qu'il m'avoit promise ; mais il n'en avoit point disposé, et il eut la bonté de recevoir les excuses que je lui fis mon retardement.

Je suis donc, poursuivit Cogollos, lieutenant de la garde espagnole, et j'ai de l'agrément dans mon poste. J'ai fait des amis d'un commerce agréable, et je vis content avec eux. Je voudrois pouvoir en dire autant, s'écria don André; mais je suis bien éloigné d'être satisfait de mon sort : j'ai perdu mon emploi, qui ne laissoit pas de m'être fort utile, et je n'ai point d'amis qui aient assez de crédit pour m'en procu- rer un solide. Pardonnez-moi, seigneur don André, inter- rompis-je en souriant, vous avez en moi un ami qui peut vous être bon à quelque chose. Je vous ai déjà dit que je suis encore plus*aimé du comte-duc que je ne l'étois du duc ' de Lerme, et vous osez me dire en face que vous n'avez personne qui puisse vous faire obtenir un solide emploi! Ne

LIVRE XI, CHAPITRE XIII. 395

VOUS ai-je pas déjà rendu un pareil service? Souvenez-vous que, par le crédit de l'archevêque de Grenade, je vous fis nommer pour aller remplir au Mexique un poste vous auriez fait votre fortune, si l'amour ne vous eût point arrêté dans la ville d'Alicante. Je suis bien plus en état de vous servir présentement que j'ai l'oreille du premier ministre. Je m'abandonne donc à vous, répliqua Tordesillas; mais, ajouta-t-il en souriant à son tour, ne m'envoyez pas, de grâce, à la Nouvelle-Espagne; je n'y voudrois point aller, quand on m'y voudroit faire président de l'Audience ^ même du Mexique.

Nous fûmes interrompus dans cet endroit de notre entre- tien par dona Helena qui arriva dans la salle, et dont la personne toute gracieuse remplit l'idée charmante que je m'en étois formée. Madame, lui dit Cogollos, je vous pré- sente le seigneur de Santillane, dont je vous ai parlé quel- quefois, et dont l'aimable compagnie a souvent dans ma prison suspendu mes ennuis. Oui, madame, dis-je à dona Helena, don Gaston vous dit la vérité. Ma conversation lui plaisoit, parce que vous en faisiez toujours la matière. La fille de don Georges répondit modestement à ma politesse; après quoi je pris congé de ces deux époux, en leur protes- tant que j' étois ravi que l'hymen eût enfin succédé à leurs longues amours. Ensuite, m' adressant à Tordesillas, je le priai de m'apprendre sa demeure ; et lorsqu'il me l'eut enseignée : Sans adieu, lui dis-je, don André; j'espère qu'avant huit jours vous verrez que je joins le pouvoir à la bonne volonté.

Je n'en eus pas le démenti. Dès le lendemain même, le comte-duc me fournit une occasion d'obliger ce châtelain. Santillane, me dit Son Excellence, la place du gouverneur

1. Audience , cour supérieure de justice et de police.

396 GIL BLAS.

de la prison royale de Valladolid est vacante : elle rapporte plus de trois cents pistoles par an ; il me prend envie de te la donner. Je n'en veux point, Monseigneur, lui répondis- je, valût-elle dix mille ducats de rente; je renonce à tous les postes que je ne puis occuper sans m'éloigner de vous. Mais , reprit le ministre , tu peux fort bien remplir celui-là sans être obligé de quitter Madrid, que pour aller de temps en temps à Valladolid visiter la prison; cela, comme tu vois, n'est pas incompatible. Vous direz, lui repartis-je, tout ce qu'il vous plaira; je ne veux de cet emploi qu'à condition qu'il me sera permis de m'en démettre en faveur d'un brave gentilhomme appelé don André de Tordesillas, ci-devant châtelain de la tour de Ségovie : j'aimerois à lui faire ce présent, pour reconnoître les bons traitements qu'il m'a faits pendant ma prison.

Ce discours fit rire le ministre, qui me dit : C'est-à- dire, Gil Blas, que tu veux faire un gouverneur de prison royale comme tu as fait un vice-roi. Eh bien! soit, mon ami, je t'accorde la place vacante pour Tordesillas; mais dis-moi tout naturellement quel profit il doit t'en revenir; car je ne te cro]s pas assez sot pour vouloir employer ton crédit pour rien. Monseigneur, lui répondis-je, ne faut-il pas payer ses dettes? Don André m'a fait sans intérêt tous les plaisirs qu'il a pu, ne dois-je pas lui rendre la pareille? Vous êtes de- venu bien désintéressé, monsieur de Santillane, me répliqua Son Excellence en riant; il me semble que vous l'étiez beau- coup moins sous le dernier ministère. J'en conviens, lui repartis-je : le mauvais exemple corrompit mes mœurs : comme tout se vendoit alors, je me conformai à l'usage; et, comme aujourd'hui tout se donne, j'ai repris mon intégrité.

Je fis donc pourvoir don André de Tordesillas du gouver- nement de la prison royale de Valladolid , et je l'envoyai bientôt dans cette ville, aussi satisfait de son nouvel établis-

LIVRE XI, CHAPITRE XIV. 397

sèment que je l'étois de m'ètre acquitté envers lui des obli- gations que je lui avois.

CHAPITRE XIV.

Santillane va chez le poëte Nunez. Quelles personnes il y trouva, et quels discours y furent tenus.

Il me prit envie, une après-dînée, d'aller voir le poëte des Asturies, me sentant fort curieux de savoir de quelle façon il étoit logé. Je me rendis à l'hôtel du seigneur don Bertrand Gomez del Ribero, et j'y demandai Nunez. Il ne demeure plus ici , me dit un laquais qui étoit à la porte ; c'est qu'il logea présent, ajouta-t-il en me montrant une maison voisine; il occupe un corps de logis sur le derrière. J'y allai; et, après avoir traversé une petite cour, j'entrai dans une salle toute nue, je trouvai mon ami Fabrice encore à table, avec cinq ou six de ses confrères qu'il réga- loit ce jour-là.

Ils étoient sur la fin du repas, et par conséquent en train de disputer; mais aussitôt qu'ils m'aperçurent, ils firent succéder un profond silence à leurs bruyants entretiens. Nunez se leva d'un air empressé pour me recevoir, en s'é- criant : Messieurs, voilà le seigneur de Santillane qui veut bien m'honorer d'une de ses visites; rendez avec moi vos hommages au favori du premier ministre. A ces paroles, tous les convives se levèrent aussi pour me saluer ; et , en faveur du titre qui m'avoit été donné, ils me firent des civi- lités très-respectueuses. Quoique je n'eusse besoin ni de boire ni de manger, je ne pus me défendre de me mettre à table avec eux, et même de faire raison à une brinde qu'ils me portèrent.

Comme il me parut que ma présence les empêchoit de continuera s'entretenir librement : Messieurs, leur dis-je,

398 GIL DLAS.

que je ne vous gêne point, s'il vous plaît; il me semble que j'ai interrompu votre entretien; reprenez-le, de grâce, ou \je m'en vais. Ces messieurs, dit alors Fabrice, parloient de Vlphigênie d'Euripide. Le bachelier Melchior de Villegas, qui est un savant du premier ordre , demandoit au seigneur don Jacinte de Romarate ce qui l'intéressoit dans cette tra- gédie. Oui, dit don Jacinte, et je lui ai répondu que c'étoit le péril se trouvoit Iphigénie. Et moi, dit le bachelier, je lui ai répliqué (ce que je suis prêt à démontrer) que ce n'est point ce péril qui fait le véritable intérêt de la pièce. Qu'est- ce que c'est donc? s'écria le vieux licencié Gabriel de Léon. C'est le vent , repartit le bachelier.

Toute la compagnie fit un éclat de rire à cette repartie que je ne crus pas sérieuse; je m'imaginai que Melchior ne l'avoit faite que pour égayer la conversation. Je ne connois- sois pas ce savant : c'étoit un homme qui n'entendoit nulle- ment raillerie. Riez tant qu'il vous plaira, messieurs, reprit- il froidement; je vous soutiens que c'est le vent seul qui doit intéresser, frapper, émouvoir le spectateur, et non le péril d'Iphigénie. Représentez-vous, poursuivit-il, une nom- breuse armée qui s'est assemblée pour aller faire le siège de Troie; concevez toute l'impatience qu'ont les chefs et les soldats d'exécuter leur entreprise, pour s'en retourner promptement dans la Grèce, ils ont laissé ce qu'ils ont de plus cher, leurs dieux domestiques, leurs femmes et leurs enfants; cependant un maudit vent contraire les retient en Aulide, semble les clouer au port; et, s'il ne change point, ils ne pourront aller assiéger la ville de Priam. C'est donc le vent qui fait l'intérêt de cette tragédie. Je prends parti pour les Grecs, j'épouse leur dessein; je ne souhaite que le départ de leur flotte, et je vois d'un œil indifférent Iphigé- nie dans le péril, puisque sa mort est un moyen d'obtenir des dieux un vent favorable.

LIVRE XI-, CHAPITRE XIV. 399

Sitôt que Villegas eut achevé de parler, les ris se renou- velèrent à ses dépens. Nunez eut la malice d'appuyer son sentiment, pour donner encore plus beau jeu aux rail- leurs, qui se mirent à faire à l'envi de mauvaises plaisante- ries sur les vents. Mais le bachelier, les regardant tous d'un air flegmatique et orgueilleux, les traita d'ignorants et d'es- prits vulgaires. Je m'attendois à tous moments à voir ces messieurs s'échauffer et se prendre aux crins, fin ordinaire de leurs dissertations ; cependant je fus trompé dans mon attente : ils se contentèrent de se dire des injures récipro- quement, et se retirèrent quand ils eurent bu et mangé à discrétion.

Après leur retraite, je demandai à Fabrice pourquoi il ne demeuroit plus chez son trésorier, et s'ils s'étoient brouillés tous deux. Brouillés! me répondit-il, le ciel m'en préserve! je suis mieux que jamais avec le seigneur don Bertrand, qui m'a permis déloger en mon particulier : ainsi j'ai loué ce corps de logis pour y recevoir mes amis, et me réjouir avec eux en toute liberté : ce qui m' arrive fort sou- vent ; car tu sais bien que je ne suis pas d'humeur à vouloir laisser de grandes richesses à mes héritiers; et, ce qu'il y a d'heureux pour moi, je suis présentement en état de faire tous les jours des parties de plaisir. J'en suis ravi, repris- je , mon cher Nunez; et je ne puis m' empêcher de te féliciter encore sur le succès de ta dernière tragédie ; les huit cents pièces dramatiques du grand Lope ne lui ont pas rapporté le quart de ce que t'a valu ton Comte de Saldagne ^

1. Ou serait bien étonné si l'on appliquait ce calcul aux très-cliétives sommes dont les comédiens payèrent, par exemple, les chefs-d'œuvre du grand Corneille, et aux revenus que se font aujourd'hui les auteurs dramatiques par des pièces l'art, à vrai dire, ne joue qu'un rôle assez secondaire, depuis que l'industrie l'a remplacé.

FIN DU ONZIÈME LIVRE.

LIVRE DOUZIEME

CHAPITRE PREMIER.

Gil Blas est envoyé par le ministre à Tolède. Du motif et du succès de son voyage.

Il y avoit déjà près d'un mois que Monseigneur me disoit tous les jours : Santillane, le temps approche je veux mettre ton adresse en œuvre, et ce temps ne venoit point. Il arriva pourtant, et Son Excellence enfin me parla dans ces termes : On dit qu'il y a dans la troupe des comédiens de Tolède une jeune actrice qui fait du bruit par ses talents; on prétend qu'elle danse et chante divinement, et qu'elle enlève le spectateur par sa déclamation : on assure même qu'elle a de la beauté. Un pareil sujet mérite bien de paroître à la cour. Le roi aime la comédie, la musique et la danse; il ne faut pas qu'il soit privé du plaisir de voir et d'entendre une personne d'un mérite si rare. J'ai donc résolu de t'en- voyer à Tolède, pour juger par toi-même si c'est en effet une actrice si merveilleuse : je m'en tiendrai à l'impression qu'elle aura faite sur toi; je m'en fie à ton discernement.

Je répondis à Monseigneur que je lui rendrois bon compte de cette affaire, et je me disposai à partir avec un seul laquais , à qui je fis quitter la livrée du ministre, pour faire les choses plus mystérieusement; ce qui fut fort du goût de Son Excellence. Je pris donc le chemin de Tolède, où, étant arrivé, j'allai descendre à une hôtellerie près du château. A peine eus-je mis pied à terre, que l'hôte, me prenant sans

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VRE DOUZIÈME

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LIVRE m ai.v 1^

LIVRE XII, CHAPITRE I. 401

doute pour quelque gentilhomme du pays , me dit : Seigneur cavalier, vous venez apparemment dans cette ville pour voir l'auguste cérémonie deVauto-da-fé^ qui doit se faire demain. Je lui répondis que oui, jugeant plus à propos de le lui laisser croire, que de lui donner occasion de me questionner sur ce qui m'amenoit à Tolède. Vous verrez, reprit-il, une des plus belles processions qui aient jamais été faites; il y a, dit-on, plus de cent prisonniers, parmi lesquels on en compte plus de dix qui doivent être bridés.

Véritablement le lendemain, avant le lever du soleil, j'entendis sonner toutes les cloches de la ville; et l'on faisoit ce carillon pour avertir le peuple qu'on alloit commencer Vauto-da-fê. Curieux de voir cette effrayante fête, que je n'avois point encore vue, je m'habillai la hâte et me ren- dis à l'inquisition. Il y avoittout auprès, et le long des rues par la procession devoit passer, des échafauds, sur l'un desquels je me plaçai pour mon argent. J'aperçus bientôt les Dominicains qui marchoient les premiers , précédés de la bannière de l'inquisition. Ces bons pères étoient immédia- tement suivis des tristes victimes que le saint office vouloit immoler ce jour-là. Ces malheureux alloient l'un après l'autre, la tète et les pieds nus, ayant chacun un cierge à la main, et son parrain"^ à son côté. Les uns avoient un grand scapulaire de toile jaune, parsemé de croix de Saint-André peintes en rouge, et appelé san-benito; les autres portoient des carochas , qui sont des bonnets de carton élevés en forme de pain de sucre, et couverts de flammes et de figures dia- boliques.

Comme je regardois de tous mes yeux ces infortunés avec

1. Acte de foi. Jour de cérémonie de l'inquisition pour la punition des hérétiques ou pour l'absolution des accusés.

2. On appelle parrains toutes les personnes que l'inquisiteur nomme pour accompagner les prisonniers dans Vauto-da-fé , et qui sont obligées d'en répondre. (Note de Le Sage.)

II. 26

402 GIL BLAS.

une compassion que je me gardois bien de laisser paroître, de peur qu'on ne m'en fît un crime, je crus reconnoître, parmi ceux qui avoient la tête ornée de carochas, le révé- rend père Hilaire et son compagnon le frère Ambroise. Ils passèrent si près de moi, que, ne pouvant m'y tromper : Que vois-je ? dis-je en moi-même. Le ciel, las des désordres de la vie de ces deux scélérats, les a donc livrés à la justice de l'inquisition ! En parlant de cette sorte , je me sentis sai- sir d'effroi; il me prit un tremblement universel, et mes esprits se troublèrent au point que je pensai m'évanouir. La liaison que j'avois eue avec ces fripons, l'aventure de Xelva, enfin tout ce que nous avions fait ensemble, vint dans ce moment s'offrir à ma pensée, et je m'imaginai ne pouvoir assez remercier Dieu de m'avoir préservé du scapulaire et des carochas.

Lorsque la cérémonie fut achevée, je m'en retournai à mon hôtellerie, tout tremblant du spectacle affreux que je venois de voir; mais les images affligeantes dont j'avoisJ' es- prit rempli se dissipèrent insensiblement, et je ne pensai plus qu'à me bien acquitter de la commission dont mon maître m'avoit chargé. J'attendis avec impatience l'heure de la comédie pour y aller, jugeant que c'étoit par que je devois commencer; et sitôt qu'elle fut venue, je me rendis au théâtre, je m'assis auprès d'un chevalier d'Alcantara. J'eus bientôt lié conversation avec lui. Seigneur, lui dis-je, est-il permis à un étranger d'oser vous faire une question? Seigneur cavalier, me répondit-il fort pohment, c'est de quoi je me tiendrai fort honoré. On m'a vanté, repris-je, les comédiens de Tolède; auroit-on eu tort de m'en dire du bien? Non, repartit le chevalier, leur troupe n'est pas mau- vaise; il y a même parmi eux de grands sujets : vous verrez entre autres la belle Lucrèce, une actrice de quatorze ans, qui vous étonnera. Vous n'aurez pas besoin, lorsqu'elle se

LIVRE XII, CHAPITRE I. 403

montrera sur la scène, que je vous la fasse remarquer; vous la démêlerez aisément. Je demandai au chevalier si elle joueroit ce jour-là. Il me répondit que oui, et même qu'elle avoit un rôle très-brillant dans la pièce qu'on alloit repré- senter.

La comédie commença. Il parut deux actrices qui n'avoient rien négligé de tout ce qui pouvoit contribuer à les rendre charmantes; mais, malgré l'éclat de leurs dia- mants, je ne pris ni Tune ni l'autre pour celle que j'atten- dois. Le chevalier d'Alcantara m' avoit si fort prévenu en faveur de Lucrèce, que je ne pouvois la deviner qu'en la voyant elle-même. Enfin cette belle Lucrèce sortit du fond du théâtre, et son arrivée sur la scène fut annoncée par un battement de mains long et général. Ah! la voici, dis-je en moi-même : Quel air de noblesse ! que de grâces ! les beaux yeux! la piquante créature! Effectivement j'en fus fort satis- fait, ou plutôt sa personne me frappa vivement. Dès la pre- mière tirade de vers qu'elle récita, je lui trouvai du naturel, du feu, une intelligence au-dessus de son âge, et je joignis volontiers mes applaudissements à ceux qu'elle reçut de toute l'assemblée pendant la pièce. Eh bien! me dit le che- vaher, vous voyez comme Lucrèce est avec le public ? Je n'en suis pas surpris, lui répondis-je. Vous le seriez encore moins, me répliqua-t-il, si vous l'entendiez chanter; c'est une sirène ; malheur à ceux qui l'écoutent sans avoir pris la précaution d'Ulysse! Sa danse, poursuivit-il, n'est pas moins redoutable; ses pas. aussi dangereux que sa voix, charment les yeux, et forcent les cœurs à se rendre. Sur ce pied-là, m'écriai-je, il faut donc avouer que c'est un pro- dige. Quel heureux mortel a le plaisir de se ruiner pour une si aimable fille? Elle n'a point d'amant déclaré, me dit-il, et la médisance même ne lui donne aucune intrigue secrète : cependant, ajouta-il, elle pourroit en avoir; car Lucrèce

404 GIL BLAS.

est SOUS la conduite de sa tante Estelle , qui sans contredit est la plus adroite de toutes les comédiennes.

Au nom d'Estelle, j'interrompis avec précipitation le chevalier, pour lui demander si cette Estelle étoit une actrice de la troupe de Tolède. C'en est une des meilleures, me dit- il. Elle n'a pas joué aujourd'hui, et nous n'y avons pas gagné ; elle fait ordinairement la suivante , et c'est un emploi qu'elle remplit admirablement bien. Qu'elle fait voir d'esprit dans son jeu! Peut-être même en met-elle trop; mais c'est un beau défaut qui doit trouver grâce. Le chevalier me dit donc des merveilles de cette Estelle ; et , sur le portrait qu'il me fit de sa personne, je ne doutai point que ce ne fût Laure, cette même Laure dont j'ai tant parlé dans mon histoire, et que j'avois laissée à Grenade.

Pour en être plus sûr, je passai derrière le théâtre après la comédie. Je demandai Estelle; et, la cherchant des yeux partout, je la trouvai dans les foyers, elle s'entretenoit avec quelques seigneurs, qui ne regardoient peut-être en elle que la tante de Lucrèce. Je m'avançai pour saluer Laure; mais, soit par fantaisie, soit pour me punir de mon départ précipité de la ville de Grenade, elle ne fit pas sem- blant de me connoître, et reçut mes civihtés d'un air si sec, que j'en fus un peu déconcerté. A.u lieu de lui repro- cher en riant son accueil glacé, je fus assez sot pour m'en fâcher; je me retirai même brusquement, et je résolus dans ma colère de m'en retourner à Madrid dès le lendemain. Pour me venger de Laure, disois-je, je ne veux pas que sa nièce ait l'honneur de paroître devant le roi ; je n'ai pour cela qu'à faire au ministre le portrait qu'il me plaira de Lucrèce : je n'ai qu'à lui dire qu'elle danse de mauvaise grâce, qu'il y a de l'aigreur dans sa voix, et qu'enfin ses charmes ne consistent que dans sa jeunesse , je suis assuré que Son Excellence perdra l'envie de l'atth'er à la cour.

LITRE XII, CHAPITRE I. 405

Telle étoit la vengeance que je me proniettois de tirer du procédé de Laure à mon égard ; mais mon ressentiment ne fut pas de longue durée. Le jour suivant, comme je me •préparois à partir, un petit laquais entra dans ma chambre, et me dit : Voici un billet que j'ai à remettre au seigneur de Santillane. C'est moi, mon enfant, lui répondis-je en pre- nant la lettre que j'ouvris, et qui contenoit ces paroles : « Oubliez la manière dont vous fûtes reçu hier au soir dans « les foyers comiques, et laissez-vous conduire le por- « teur vous mènera. » Je suivis aussitôt le petit laquais, qui, quand nous fûmes auprès de la Comédie, m'introduisit dans une fort belle maison, où, dans un appartement des plus propres, je trouvai Laure à sa toilette.

Elle se leva pour m'embrasser, en me disant : Seigneur Gil Blas, je sais bien que vous n'avez pas sujet d'être content de la réception que je vous ai faite quand vous m'êtes venu saluer dans nos foyers : un ancien ami comme vous étoit .en droit d'attendre de moi un accueil plus gracieux; mais je vous dirai, pour m'excuser, que j'étois de la plus mauvaise humeur du monde. Lorsque vous vous êtes montré à mes yeux, j'étois occupée de certains discours médisants qu'un de nos messieurs a tenus sur le compte de ma nièce, dont l'honneur m'intéresse plus que le mien. Votre brusque retraite , ajouta-t-elle , me fit tout à coup apercevoir de ma distraction, et dans le moment je chargeai mon petit laquais de vous suivre pour savoir votre demeure , dans le dessein de réparer aujourd'hui ma faute. Elle est toute réparée, lui dis-je, ma chère Laure; n'en parlons plus : apprenons-nous plutôt mutuellement ce qui nous est arrivé depuis le jour' malheureux la crainte d'un juste châtiment me fit sortir de Grenade avec précipitation. Je vous laissai, s'il vous en souvient, dans un assez grand embarras : comment vous en tiràtes-vous? Malgré tout l'esprit que vous avez, avouez que

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ce ne fut pas sans peine. N'est-il pas vrai que vous eûtes besoin de toute votre adresse pour apaiser votre amant por- tugais? Point du tOLit, répondit Laure; ne savez-vous pas bien qu'en pareil cas les hommes sont si foibles, qu'ils épar- gnent quelquefois aux femmes jusqu'à la peine de se justi- fier.

Je soutins, continua-t-elle , au marquis de Marialva que tu étois mon frère. Pardonnez-moi, monsieur de Santillane, si je vous parle aussi familièrement qu'autrefois; mais je ne puis me défaire de mes vieilles habitudes. Je te dirai donc que je payai d'audace. Ne voyez-vous pas, dis-je au seigneur portugais , que tout ceci est l'ouvrage de la jalousie et de la fureur? Narcissa, ma camarade et ma rivale, enragée de me voir posséder tranquillement un cœur qu'elle a manqué, m'a joué ce tour-là, que je lui pardonne; car enfin il est na- turel à une femme jalouse de se venger. Elle a corrompu le soue-moucheur de chandelles, qui, pour servir son ressen- timent , a l'effronterie de dire qu'il m'a vue à Madrid femme de chambre d'Arsénié. Rien n'est plus faux : la veuve de don Antonio Cbello a toujours eu des sentiments trop relevés pour vouloir se mettre au service d'une fille de théâtre. D'ailleurs , ce qui prouve la fausseté de cette accusation et le complot de mes accusateurs, c'est la retraite précipitée de mon frère : s'il étoit présent , il pourroit confondre la calomnie; mais Narcissa sans doute aura employé quelque nouvel artifice pour le faire disparoître.

Quoique ces raisons, poursuivit Laure, ne fissent pas trop bien mon apologie, le marquis eut la bonté de s'en contenter; et ce débonnaire seigneur continua de m'aimer jusqu'au jour qu'il partit de Grenade pour retourner en Portugal. Véritablement son départ suivit de fort près le tien , et la femme de Zapata eut le plaisir de me voir perdre l'amant que je lui avois enlevé. Après cela, je demeurai

LIVRE XII, CHAPITRE I, 407

encore quelques années à Grenade : ensuite, la division s' étant mise dans notre troupe (ce qui arrive quelquefois parmi nous) , tous les comédiens se séparèrent : les uns s'en allè- rent à Séville, les autres à Cordoue, et moi je vins à Tolède, je suis depuis dix ans avec ma nièce Lucrèce , que tu as vue jouer hier au soir , puisque tu étois à la comédie.

Je ne pus m'empêcher de rire dans cet endroit. Laure m'en demanda la cause. Ne la devinez-vous pas bien? lui dis-je. Vous n'avez ni frère ni sœur; par conséquent vous ne pouvez être tante de Lucrèce. Outre cela, quand je calcule en moi-même le temps qui s'est écoulé depuis notre der- nière séparation , et que je confronte ce temps avec le visage de votre nièce , il me semble que vous pourriez être toutes deux encore plus proches parentes.

Je vous entends, monsieur Gil Blas, reprit en rougissant un peu la veuve de don Antonio ; comme vous saisissez les époques! 11 n'y a pas moyen de vous en faire accroire. Eh bien ! oui , mon ami , Lucrèce est fille du marquis de Marialva et la mienne : elle est le fruit de notre union; je ne saurois te le celer plus longtemps. Le grand effort que vous faites, lui dis-je, ma princesse, en me révélant ce secret, après m'avoir fait confidence de vos équipées avec l'économe de l'hôpital de Zamora! Je vous dirai de plus que Lucrèce est un sujet d'un mérite si singulier, que le public ne peut assez vous remercier de lui avoir fait ce présent. Il seroit à sou- haiter que toutes vos camarades ne lui en fissent pas de plus mauvais.

Si quelque lecteur malin, rappelant ici les entretiens particuliers que j'eus à Grenade avec Laure, lorsque j'étois secrétaire du marquis de Marialva, me soupçonne de pou- voir disputer à ce seigneur l'honneur d'être père de Lucrèce, c'est un soupçon dont je veux bien, à ma honte, lui avouer l'injustice.

408 GIL BLAS.

Je rendis compte à mon tour à Laure de mes principales aventures et de l'état présent de mes affaires. Elle écouta mon récit avec une attention qui me fit connoître qu'il ne lui étoit pas indifférent. Ami Santillane, me dit-elle quand je l'eus achevé , vous jouez, à ce que je vois, un assez beau rôle sur le théâtre du monde : vous ne sauriez croire jusqu'à quel point j'en suis ravie. Lorsque je mènerai Lucrèce à Madrid pour la faire entrer dans la troupe du prince, j'ose me flatter qu'elle trouvera dans le seigneur de Santillane un puissant protecteur. N'en doutez nullement, lui répon- dis-je; vous pouvez compter sur moi : je ferai recevoir votre fille et vous dans la troupe du prince quandil vous plaira; c'est ce que je puis vous promettre sans trop présumer de mon pouvoir. Je vous prendrois au mot, reprit Laure, et je partirois dès demain pour Madrid, si je n'étois pas liée ici par des engagements avec ma troupe. Un ordre de la cour peut rompre vos liens, lui repartis-je , et c'est de quoi je me charge-; vous le recevrez avant huit jours. Je me fais un plaisir d'enlever Lucrèce aux Tolédans : une actrice si jolie est faite pour les gens de cour; elle nous appartient de droit.'

Lucrèce entra dans la chambre au moment que j'ache- vois ces paroles. Je crus voir la déesse Hébé , tant elle étoit mignonne et gracieuse! Elle venoit de se lever; et sa beauté naturelle, brillant sans le secours de l'art, présentoit à la vue un objet ravissant. Venez, ma nièce, lui dit sa mère, venez remercier monsieur de la bonne volonté qu'il a pour nous : c'est un de mes anciens amis qui a beaucoup de cré- dit à la cour, et qui se fait fort de nous mettre toutes deux dans la troupe du Prince. Ce discours parut faire plaisir à la petite fille, qui me fit une profonde révérence, et me dit avec un souris 'enchanteur : Je vous rends de très-humbles grâces de votre obligeante intention ; mais, seigneur, je ne sais si elle ne tournera pas contre moi. En voulant m'ôter à un

LIVRE XII, CHAPITRE II. 409

public qui m'aime, êtes-vous sûr que je ne déplairai point à celui de Madrid? Je perdrai peut-être au change. Je me souviens d'avoir ouï dire à ma tante qu'elle a vu des acteurs briller dans une ville, et révolter dans une autre; cela me fait peur : craignez de m' exposer au mépris de la cour, et vous à ses reproches. Belle Lucrèce, lui répondis-je, c'est ce que nous ne devons appréhender ni l'un ni l'autre : je crains plutôt qu'enflammant tous les cœurs, vous ne causiez de la division parmi nos grands. La frayeur de ma nièce, me dit Laure, est mieux fondée que la vôtre; mais j'espère qu'elles seront vaines toutes deux : si Lucrèce ne peut faire de bruit par ses charmes, en récompense elle n'est pas assez mauvaise actrice pour devoir être méprisée.

Nous continuâmes encore quelque temps cette conversa- tion, et j'eus lieu de juger, par tout ce que Lucrèce y mit du sien, que c'étoit une fille d'un esprit supérieur; ensuite je pris congé de ces deux dames, en leur protestant qu'elles auroient incessamment un ordre de la cour pour se rendre à Madrid.

CHAPITRE IL

Santillane rend compte de sa commission au ministre,

qui le charge du soin de faire venir Lucrèce à Madrid. De l'arrivée de cette comédienne

et de son début à la cour.

A mon retour à Madrid , je trouvai le comte-duc fort impatient d'apprendre le succès de mon voyage. Gil Blas, me dit-il, as-tu vu la comédienne en question? vaut-elle la peine qu'on la fasse venir à la cour? Monseigneur, lui répon- dis-je, la renommée, qui loue ordinairement plus qu'il ne faut les belles personnes, ne dit pas assez de bien de la jeune Lucrèce; c'est un sujet admirable, tant pour sa beauté que pour ses talents.

410 GIL CLAS.

Est-il possible, s'écria le ministre avec une satisfaction intérieure que je lus dans ses yeux, et qui me fit penser que c'étoit pour son propre compte qu'il m'avoit envoyé à Tolède, est-il possible qu'elle soit aussi aimable que tu le dis? Quand vous la verrez , lui repartis-je, vous avouerez qu'on ne peut faire son éloge qu'au rabais de ses charmes. Santillane, reprit Son Excellence, fais-moi une fidèle rela- tion de ton voyage; je serai bien aise de l'entendre. Alors, prenant la parole pour contenter mon maître, je lui contai jusqu'cà l'histoire de Laure inclusivement. Je lui appris que cette actrice avoit eu Lucrèce du marqilis de Marialva , sei- gneur portugais , qui, s'étant arrêté à Grenade en voyageant, étoit devenu amoureux d'elle. Enfin, quand j'eus fait à mon- seigneur un détail de ce qui s' étoit passé entre ces comé- diennes et moi, il me dit : Je suis ravi que Lucrèce soit fille d'un homme de qualité : cela m'intéresse pour elle encore davantage : il faut l'attirer ici. Mais, mon ami, je te recommande une chose; continue, ajouta-t-il, comme tu as commencé ; ne me mêle point dedans : que tout roule sur Gil Blas de Santillane.

J'allai trouver Carnero, à qui je dis que Son Excellence vouloit qu'il expédiât un ordre par lequel le roi recevoit dans sa troupe Estelle et Lucrèce, actrices de la comédie de Tolède. Oui-da, seigneur de Santillane, répondit Carnero avec un souris malin, vous serez bientôt servi, puisque, selon toutes les apparences, vous vous intéressez pour ces deux dames. Au reste, j'espère qu'en faisant ce que vous souhaitez, le public y trouvera aussi son compte. En même temps ce secrétaire dressa l'ordre lui-même et m'en délivra l'expédition, que j'envoyai sur-le-champ à Estelle par le même laquais (|\ii m'avoit accompagné à Tolède. Huit jours après, la mère et la fille arrivèrent à Madrid. Elles allèrent loger dans un hôtel garni, à deux pas de la troupe du Prince,

LIVRE XII, CHAPITRE II. 411

et leur premier soin fut de m'en donner avis par un billet. Je me rendis dans le moment à cet hôtel, où, après mille offres de service de ma part, et autant de remercîments de la leur, je les laissai se préparer à leur début, que je leur souhaitai heureux et brillant.

Elles se firent annoncer au public comme deux actrices nouvelles que la troupe du Prince venoit de recevoir par ordre de la cour. Elles débutèrent dans une comédie qu'elles avoient coutume de jouer à Tolède avec applaudissement.

Dans quel endroit du monde n'aime-t-on pas la nou- veauté en fait de spectacles? Il se trouva ce jour-là, dans la salle des comédiens, un concours extraordinaire de specta- teurs. On juge bien que je ne manquai pas cette représen- tation. Je souffris un peu avant que la pièce commençât. Tout prévenu que j'étois en faveur des talents de la mère et de la fille, je tremblois pour elles, tant j'étois dans leurs intérêts ! Mais à peine eurent-elles ouvert la bouche, qu'elles ra'ôtèrent toute ma crainte parles applaudissements qu'elles reçurent. On regarda Estelle comme une actrice consommée dans le comique , et Lucrèce comme un prodige pour les rôles d'amoureuses. Cette dernière enleva tous les cœurs. Les uns admirèrent la beauté de ses yeux, les autres furent touchés de la douceur de sa voix , et tous , frappés de ses grâces et du vif éclat de sa jeunesse, sortirent enchantés de sa personne.

Le comte-duc, qui prenoit encore plus de part que je ne croyois au début de cette actrice, étoit à la comédie ce soir- là. Je le vis sortir sur la fin de la pièce, fort satisfait, à ce qu'il me parut, de nos deux comédiennes. Curieux de savoir s'il en étoit véritablement bien affecté, je le suivis chez lui; et m'introduisant dans son cabinet il venoit d'entrer : Eh bien! monseigneur, lui dis-je, Votre Excellence est-elle contente de la petite Marialva ? Mon Excellence , répondit-il

412 GIL BLAS.

en souriant, seroit bien difficile, si elle refusoit de joindre son suffrage à celui du public. Oui, mon enfant, ton voyage de Tolède a été heureux. Je suis charmé de ta Lucrèce, et je ne doute pas que le roi ne prenne plaisir à la voir.

CHAPITRE III.

Lucrèce fait grand bruit à la cour et joue devant le roi qui en devient amoureux. Suites de cet amour.

Le début des deux actrices nouvelles fit bientôt du bruit à la cour; dès le lendemain il en fut parlé au lever du roi. Quelques seigneurs vantèrent surtout la jeune Lucrèce : ils en firent un si beau portrait, que le monarque en fut frappé ; mais, dissimulant l'impression que leurs discours faisoient sur lui, il gardoit le silence, et sembloit n'y prêter aucune attention.

Cependant, d'abord qu'il se trouva seul avec le comte- duc , il lui demanda ce que c'étoit que certaine actrice qu'on louoit tant. Le ministre lui répondit que c'étoit une jeune comédienne de Tolède, qui avoit débuté le soir précédent avec beaucoup de succès. Cette actrice, ajouta-t-il, se nomme Lucrèce, nom fort convenable aux personnes de sa profes- sion : elle est de la connoissance de Santillane, qui m'a dit d'elle tant de bien, que j'ai jugé à propos de la recevoir dans la troupe de Votre Majesté. Le roi sourit en entendant pro- noncer mon nom; peut-être qu'il se ressouvint dans ce mo- ment que c'étoit moi qui lui avois fait connoître Catalina, et qu'il eut un pressentiment que je lui rendrois le même service dans cette occasion. Comte, dit-il au ministre, je veux voir jouer dès demain cette Lucrèce; je vous charge du soin de le lui faire savoir.

Le comte-duc, m'ayant rapporté cet entretien et appris

LIVRE XII, CHAPITRE III. 413

l'inienlion du roi, m'envoya chez nos deux comédiennes pour les en avertir. Je m'y rendis en diligence. Je viens , dis-je à Laure que je rencontrai la première, vous annoncer une grande nouvelle : vous aurez demain parmi vos specta- teurs le souverain de la monarchie ; c'est de quoi le ministre m'a ordonné de vous informer. Je ne doute pas que vous ne fassiez tous vos efforts, votre fille et vous, pour répondre à l'honneur que ce monarque veut vous faire; mais je vous conseille de choisir une pièce il y ait de la danse et de la musique , pour lui faire admirer tous les talents que Lucrèce possède. Nous suivrons votre conseil, me répondit Laure; nous n'avons garde d'y manquer, et il ne tiendra pas à nous que le prince ne soit satisfait. Il ne sauroit manquer de l'être, lui dis-je en voyant arriver Lucrèce dans un déshabillé qui lui prètoit plus de charmes que ses habits de théâtre les plus superbes : il sera d'autant plus content de votre aimable nièce, qu'il aime plus que toute autre chose la danse et le chant ; il pourroit bien même être tenté de lui jeter le mouchoir. Je ne souhaite point du tout, reprit Laure, qu'il ait cette tentation; tout puissant monarque qu'il est, il pourroit trouver des obstacles à l'accomplissement de ses désirs. Lucrèce, quoique élevée dans les coulisses d'un théâtre, a de la vertu; et, quelque plaisir qu'elle prenne à se voir applaudir sur la scène, elle aime encore mieux pas- ser pour honnête fille que pour bonne actrice.

Ma tante , dit alors la petite Marialva en se mêlant à la conversation , pourquoi se faire des monstres pour les com- battre ? Je ne serai jamais à la peine de repousser les sou- pirs du roi; la délicatesse de son goût le sauvera des reproches qu'il mériteroit, s'il abaissoit jusqu'à moi ses regards. Mais, charmante Lucrèce, lui dis-je, s'il arrivoit que ce prince voulût s'attacher à vous et vous choisir pour sa maîtresse , seriez-vous assez cruelle pour le laisser languir dans vos fers

414 GIL BLAS.

comme un amant ordinaire? Pourquoi non? répondit-elle. Oui, sans doute; et, vertu à part, je sens que ma vanité seroit plus flattée d'avoir résisté à sa passion, que si je m'y étois rendue. Je ne fus pas peu étonné d'entendre parler de cette sorte une élève de Laure; et je quittai ces dames, en louant la dernière d'avoir donné à l'autre une si belle édu- cation.

Le jour suivant, le roi, impatient de voir Lucrèce, se rendit à la Comédie. On joua une pièce entremêlée de chants et de danses, et dans laquelle notre jeune actrice brilla beaucoup. Depuis le commencement jusqu'à la fin , j'eus les yeux attachés sur le monarque, et je m'appliquai à démêler dans les siens ce qu'il pensoit; mais il mit en défaut ma pénétration par un air de gravité qu'il affecta de conserver toujours. Je ne sus que le lendemain ce que j'étois en peine de savoir. Santillane, me dit le ministre, je viens de quitter le roi , qui m'a parlé de Lucrèce avec tant de vivacité , que je ne doute pas qu'il ne soit épris de cette jeune comé- dienne ; et, comme je lui ai dit que c'est toi qui l'as fait venir de Tolède , il m'a témoigné qu'il seroit bien aise de t' entre- tenir là-dessus en particulier : va de ce pas te présenter à la porte de sa chambre, l'ordre de te faire entrer est déjà donné; cours, et reviens promptement me rendre compte de cette conversation.

Je volai d'abord chez le roi, que je trouvai seul. Il se promenoit à grands pas en m'attendant, et paroissoit avoir la tête embarrassée. Il me fit plusieurs questions sur Lucrèce, dont il m'obligea de lui conter l'histoire; ensuite il me demanda si la petite personne n'avoit pas déjà eu quelque galanterie. J'assurai hardiment que non, malgré la témé- rité de ces sortes d'assurances; ce qui me parut faire au prince un fort grand plaisir. Cela étant, reprit-il, je te choi- sis pour mon agent auprès de Lucrèce ; je veux que ce soit

LIVRE XII, CHAPITRE III. 415

de ta bouche qu'elle apprenne sa victoire. Va la lui annoncer de ma part, ajouta-t-il en me mettant entre les mains un écrin il y avoit pour plus de cinquante mille écus de pierreries, et dis-lui que je la prie d'accepter ce présent, en attendant de plus solides marques de ma passion.

Avant que de m'acquitter de cette commission, j'allai rejoindre le comte-duc, à qui je fis un fidèle rapport de ce que le roi m'avoit dit. Je m'imaginois que ce ministre en seroit plus affligé que réjoui ; car je croyois qu'il avoit des vues amoureuses sur Lucrèce, et qu'il appren droit avec cha- grin que son maître étoit devenu son rival; mais je me trom- pois. Bien loin d'en paroitre mortifié, il en eut une si grande joie, que, ne pouvant la contenir, il laissa échapper quel- ques paroles qui ne tombèrent point à terre. Oh! parbleu , Philippe, s'écria-t-il. Je vous tiens ^ c'est pour le coiip que les affaires vont vous faire peur! Cette apostrophe me décou- vrit toute la manœuvre du comte-duc : je vis par que ce seigneur, craignant que le prince ne voulût s'occuper de choses sérieuses, cherchoit à l'amuser par les plaisirs les plus convenables à son humeur. Santillane, me dit-il ensuite, ne perds point de temps; hàte-toi, mon ami, d'aller exécu- ter l'ordre important qu'on t'a donné, et dont il y a bien des seigneurs à la cour qui leroient gloire d'être chargés. Songe, poursuivit-il, que tu n'as point ici de comte de Lemos qui t'enlève la meilleure partie de l'honneur du ser- vice rendu ; tu l'auras tout entier, et de plus tout le profit.

C'est ainsi que Son Excellence me dora la pilule , que j'avalai tout doucement, non sans en sentir l'amertume; car depuis ma prison je m'étois accoutumé à regarder les choses dans un point de vue moral, et je ne trouvois pas l'emploi de Mercure en chef aussi honorable qu'on me le disoit. Cependant, si je n'étois point assez vicieux pour m'en acquit- ter sans remords, je n'avois pas non plus assez de vertu

416 GIL BLAS.

pour refuser de le remplir. J'obéis donc d'autant plus volon- tiers au roi, que je voyois en même temps que mon obéis- sance seroit agréable au ministre, à qui je ne songeois qu'à plaire.

Je jugeai à propos de m'adresser d'abord à Laure, et de l'entretenir en particulier. Je lui exposai ma mission en termes mesurés, et sur la fm de mon discours je lui pré- sentai l'écrin en forme de péroraison. A la vue des pierre- ries, la dame, ne pouvant -cacher sa joie, la fit éclater en liberté. Seigneur Gil Blas, s'écria-t-elle , ce n'est pas devant le meilleur et le plus ancien de mes amis que je dois me contraindre; j'aurois tort de me parer d'une fausse sévérité de mœurs, et de faire des grimaces avec vous. Oui, n'en dou- tez pas, continua-t-elle , je suis ravie que ma fille ait fait une conquête si précieuse; j'en conçois tous les avantages. Mais, entre nous, je crains que Lucrèce ne les regarda d'un autre œil que moi : quoique fille de théâtre, je vous l'ai dit, elle a la sagesse si fort en recommandation, qu'elle a déjà rejeté les vœux de deux jeunes seigneurs aimables et riches. Vous me direz, poursuivit-elle, que ces deux seigneurs ne sont pas des rois : j'en conviens, et vraisemblablement l'amour d'un amant couronné doit étourdir la vertu de Lucrèce ; néanmoins je ne puis m' empêcher de vous dire que la chose est incertaine, et je vous déclare que je ne contraindrai pas ma fille. Si, bien loin de se croire honorée de la tendresse passagère du roi, elle envisage cet honneur comme une infamie, que ce grand prince ne lui sache pas mauvais gré de s'y dérober. Revenez demain, ajouta -t- elle, je vous dirai s'il faut lui rendre une réponse favorable ou ses pier- reries.

Je ne doutois point du tout que Laure n'exhortât plutôt Lucrèce à s'écarter de son devoir qu'à s'y maintenir, et je comptois fort sur cette exhortation. Néanmoins j'appris avec

LIVRE XII, CHAPITRE IV. 417

surprise le jour suivant que Laure avoit eu autant de peine à porter sa fille au mal, que les autres mères en ont à por- ter les leurs au bien ; et ce qu'il y a de plus étonnant encore, c'est que Lucrèce, après avoir eu quelques entretiens secrets avec le monarque, eut tant de regrets de s'être livrée à ses désirs, qu'elle quitta tout à coup le monde, et s'enferma dans le monastère de l'Incarnation, bientôt elle tomba malade et mourut de chagrin K Laure, de son côté, ne pou- vant se consoler de la perte de sa fille, et d'avoir sa mort à se reprocher, se retira dans le couvent des Filles Pénitentes, pour y pleurer les plaisirs de ses beaux jours. Le roi fut touché de'la retraite inopinée de Lucrèce; mais ce jeune prince, n'étant pas d'humeur à s'affliger longtemps, s'en consola peu à peu. Pour le comte-duc, quoiqu'il ne parût guère sensible à cet incident, il ne laissa pas d'en être très- mortifié; ce que le lecteur n'aura pas de peine à croire.

CHAPITRE lY.

Du nouvel emploi que donna le ministre à Sanlillane.

Je sentis aussi très-vivement le malheur de Lucrèce :' et j'eus tant de remords d'y avoir contribué, que, me regar- dant comme un infâme, malgré la qualité de l'amant dont j'avois servi les amours, je résolus d'abandonner pour jamais le caducée : je témoignai même au ministre la répugnance, que j'avois à le porter, et je le priai de m'employer à toute autre chose. Il parut étonné de ma vertu. Santillane, me dit-il, ta délicatesse me charme; et, puisque tu es un si

1 . On ne s'attendait pas à un semblable dénoùment ; il parait fondé sur riiistoire. La mère de don Juan d'Autriclie, simple comédienne, tint la môme conduite que l'on vit suivre en France par mademoiselle de La^'allière, et s'en- ferma dans un couvent.

418 GIL 13LAS.

honnête garçon , je veux te donner une occupation plus con- venable à ta sagesse. Voici ce que c'est : écoute attentive- ment la confidence que je vais te faire.

Quelques années avant que je fusse en faveur, continua- t-il , le hasard offrit un jour à ma vue une dame qui me parut si bien faite et si belle, que je la fis suivre. J'appris que c'étoit une Génoise, nommée dona Margarita Spinola, qui vivoit à Madrid du revenu de sa beauté : on me dit même que don Francisco de Valeasar, alcade de cour, homme riche, vieux et marié, faisoit pour cette coquette une dépense considérable.* Ce rapport, qui n'auroit m'inspirer que du mépris pour elle, me fit concevoir un désir violent de par- tager ses bonnes grâces avec Valeasar. J'eus cette fantaisie; et, pour la satisfaire, j'eus recours à une médiatrice d'amour, qui eut l'adresse de me ménager en peu de temps une secrète entrevue avec la Génoise; et cette entrevue fut suivie de plusieurs autres ; si bien que mon rival et moi nous étions également bien traités pour nos présents. Peut-être même avoit-elle encore quelque autre galant aussi heureux que nous.

Quoi qu'il en soit, Margarita, en recevant tant d'hom- mages confus, devint insensiblement mère, et mit au monde un garçon , dont elle voulut faire honneur à chacun de ses amants en particulier; mais aucun, ne pouvant en con^ science se vanter d'être père de cet enfant, ne voulut le reconnoître; de sorte que la Génoise fut obligée de le nour- rir du fruit de ses galanteries : ce qu'elle a fait pendant dix- huit années, au bout desquelles étant morte, elle a laissé son fils sans bien, et, qui pis est, sans éducation.

Voilà, poursuivit Monseigneur, la confidence que j'avois à te faire, et je vais présentement t'instruire du grand dessein que j'ai formé. Je veux tirer du néant cet enfant malheureux, et, le faisant passer d'une extrémité

LIVRE XII, CHAPITRE IV. 419

l'autre, le reconnoître pour mon fils, et l'élever aux honneurs.

A ce projet extravagant, il me fut impossible de me taire. Comment, seigneur, m'écriai-je, Votre Excellence peut-elle avoir pris une résolution si étrange? Pardonnez- moi ce terme ; il échappe à mon zèle. Tu la trouveras rai- sonnable, reprit-il avec précipitation, quand je t'aurai dit les raisons qui m'ont déterminé à la prendre. Je ne veux point que mes collatéraux soient mes héritiers. Tu me diras que je ne suis point encore dans un âge assez avancé pour déses- pérer d'avoir des enfants de madame d'Olivarès. Mais cha- cun se connoît : qu'il te suffise d'apprendre que la chimie n'a pas de secrets que je n'aie inutilement mis en usage pour redevenir père. Ainsi, puisque la fortune, suppléant au défaut de la nature, me présente un enfant dont peut- être dans le fond je suis le véritable père, je l'adopte; c'est une chose résolue.

Quand je vis que le ministre avoit en tète cette adoption, je cessai de le contredire , le connoissant pour homme capa- ble de faire une sottise plutôt que de démordre de son sen- timent. Il ne s'agit plus, ajouta-t-il, que de donner de l'éducation à don Henri-Philippe de Guzman (car c'est le nom que je prétends qu'il porte dans le monde, jusqu'à ce qu'il soit en état de posséder les dignités qui l'attendent). C'est toi, mon cher Santillane, que je choisis pour le con- duire : je me repose, sur ton esprit et sur ton attachement pour moi , du soin de faire sa maison , de lui donner toutes sortes de maîtres, en un mot de le rendre un cavalier accom- pli. Je voulus me défendre d'accepter cet emploi, en repré- sentant au comte-duc qu'il ne me convenoit guère d'élever déjeunes seigneurs, n'ayant jamais fait ce métier, qui de- mandoit plus de lumières et de mérite que je n'en avois; mais il m'interrompit, et me ferma la bouche en me disant qu'il prétendoit absolument que je fusse le gouverneur de ce

420 GIL BLAS.

fils adopté, qu'il destinoit aux premières charges de la mo- narchie. Je me préparai donc à remplir cette place pour contenter Monseigneur, qui, pour prix de ma complaisance, grossit mon petit revenu d'une pension de mille écus qu'il me fit obtenir, ou plutôt qu'il me donna sur la commanderie de Mambra.

CH/VP.ITRE V.

Le fils de la Génoise est reconnu par acte authentique,

et nommé don Henri-Philippe de Guzman. Santillane fait la maison de ce jeune seigneur,

et lui donne toutes sortes de maîtres.

Effectivement, le comte-duc ne tarda guère à reconnoî- tre le fils.de dona Margarita Spinola, et l'acte de recon- noissance s'en fit avec l'agrément et sous le bon plaisir du roi. Don Henri-Philippe de Guzman (c'est le nom que l'on donna à cet enfant de plusieurs pères) y fut déclaré unique héritier de la comté d'Olivarès et du duché de San-Lucar. Le ministre, afin que personne n'en ignorât, fit savoir par Carnero cette déclaration aux ambassadeurs et aux grands d'Espagne, qui n'en furent pas peu surpris. Les rieurs de Madrid en eurent pour longtemps à s'égayer, et les poètes satiriques ne perdirent pas une si belle occasion de faire couler le fiel de leur plume.

Je demandai au comte-duc étoit le sujet qu'il vouloit confier à mes soins. Il est dans cette ville, me répondit-il, sous la conduite d'une tante à qui je l'ôterai d'abord que tu auras fait préparer une maison pour lui; ce qui fut bientôt exécuté. Je louai un hôtel que je fis meubler magnifique- ment. J'arrêtai des pages, un portier, des estafiers, et à l'aide de Gaporis, je remplis les places d'officiers. Quand j'eus tout mon monde, j'allai en avertir Son Excellence, qui

LIVRE XII, CHAPITRE V. 421

sur-le-champ envoya chercher l'équivoque et nouveau reje- ton de la tige des Guzmans. Je vis un grand garçon d'une figure assez agréable. Don Henri, lui dit Monseigneur en me montrant au doigt, ce cavalier que vous voyez est le guide que j'ai choisi pour vous conduire dans la carrière du monde; j'ai une entière confiance en lui, et je lui donne un pouvoir absolu sur vous. Oui, Santillane, ajouta-t-il en m'adressant la parole, je vous l'abandonne, et je ne doute pas que vous ne m'en rendiez bon compte. A ce discours, le ministre en joignit encore d'autres, pour exhorter le jeune homme à se conformer à mes volontés; après quoi j'emme- nai cfon Henri avec moi à son hôtel.

Aussitôt que nous y fûmes arrivés, je fis passer en revue devant lui tous ses domestiques , en lui disant l'emploi que chacun avoit dans sa maison. Il ne parut point étourdi du changement de sa condition; et, se prêtant volontiers au respect et aux déférences attentives qu'on avoit pour lui, il sembloit avoir toujours été ce qu'il étoit devenu par hasard. Il ne manquoit pas d'esprit, mais il étoit d'une ignorance crasse; à peine savoit-il lire et écrire. Je mis auprès de lui un précepteur pour lui enseigner les éléments de la langue latine, et j'arrêtai un maître de géographie, un maître d'his- toire, avec un maître d'escrime. On juge bien que je n'eus garde d'oublier un maître à danser : je ne fus embarrassé que sur le choix ; il y en avoit dans ce temps-là un grand nombre de fameux à Madrid, et je ne savois auquel je devois donner la préférence.

Tandis que j'étois dans cet embarras , je vis entrer dans la cour de notre hôtel un homme richement vêtu. On me dit qu'il demandoit à me parler. J'allai au-devant de lui, m'imaginant que c'étoit tout au moins un chevalier de Saint- Jacques ou d'Alcantara. Je lui demandai ce qu'il y avoit pour son service. Seigneur de Santillane, me répondit-il

422 GIL BLAS.

après m' avoir fait plusieurs révérences qui sentoient bien son métier, comme on m'a dit que c'est votre seigneurie qui choisit les maîtres du seigneur don Henri, je viens vous ofînr mes services : je m'appelle Martin Ligero *, et j'ai, grâce au ciel, quelque réputation. Je n'ai pas coutume d'aller mendier des écoliers; cela ne convient qu'à de petits maîtres à danser. J'attends ordinairement qu'on me vienne chercher; mais, montrant au duc de Médina Sidonia, à don Louis de Haro et à quelques autres seigneurs de la maison de Guzman, dont je suis en quelque façon le serviteur-né, je me fais un devoir de vous prévenir. Je vois par ce dis- cours, lui répondis-je, que vous êtes l'homme qu'il nous faut. Combien prenez-vous par mois? Quatre doubles pisto- les, reprit-il; c'est le prix courant; et je ne donne que deux leçons par semaine. Quatre doublons par mois ! m'écriai-je; c'est beaucoup. Gomment beaucoup! répliqua-t-il d'un air étonné , vous donneriez bien une pistole par mois à un maî- tre de philosophie !

Il n'y eut pas moyen de tenir contre une si plaisante réplique; j'en ris de bon cœur, et je demandai au seigneur Ligero s'il croyoit véritablement qu'un homme de son métier fût préférable à un maître de philosophie. Je le crois sans doute, me dit-il; nous sommes dans le monde d'une plus grande utilité que ces messieurs. Que sont les hommes avant qu'ils passent par nos mains? Des corps tout d'une pièce, des ours mal léchés ; mais nos leçons les développent peu à peu , et leur font prendre insensiblement une forme ; en un mot, nous leur enseignons à se mouvoir avec grâce, nous leur donnons des attitudes avec des airs de noblesse et de gravité.

•1. Ligero, léger, agile, prompt. Ce n'est point à Madrid, c'est bien à Paris que Le Sage a trouvé le modèle de Martin Ligero. Il a désigné sous ce nom un célèbre maître à danser de son temps, connu sous le nom de Marcel, qui fai- sait en effet payer cber à ses écoliers sa grande réputation.

LIVRE X^I, CHAPlïRli YI. 423

Je me rendis aux raisons de ce maître à danser, et je le retins pour montrer à don Henri sur le pied de quatre dou- bles pistoles par mois, puisque c'étoit un prix fait par les grands maîtres de l'art.

CHAPITRE VI.

Scipion revient de la Nouvelle-Espagne. Gil Blas le place auprès de don Henri.

Des études de ce jeune seigneur. Des honneurs qu'on lui fit, et à quelle dame le comte-duc

le maria. Comment Gil Blas fut fait noble malgré lui.

Je n'avois point encore fait la moitié de la maison de don Henri, lorsque Scipion revint du Mexique. Je lui demandai s'il étoit satisfait de son voyage. Je dois l'être , me répondit- il, puisque avec trois mille ducats en espèces j'ai apporté pour deux fois autant en marchandises de défaite en ce pays-ci. Je t'en félicite, repris-je, mon enfant ; voilà ta for- tune commencée; il ne tiendra qu'à toi de l'achever, en retournant aux Indes l'année prochaine ; ou bien , si tu pré- fères à la peine d'aller si loin amasser du bien un poste agréable à Madrid, tu i>'as qu'à parler; j'en ai un à te don- ner. Oh! parbleu, dit le hls de la Coscolina, il n'y a point à balancer; j'aime mieux remplir un bon emploi auprès de- votre seigneurie que de m'exposer de nouveau aux périls d'une longue navigation, quelques avantages qu'il m'en pût revenir. Expliquez-vous, mon maître; quelle occupation destinez-vous à votre serviteur?

Pour mieux le mettre au fait, je lui contai l'histoire du petit seigneur que le comte-duc venoit d'introduire dans la maison de Guzman. Après lui avoir fait ce détail curieux, et lui avoir appris que ce ministre m'avoit nommé gouverneur de don Henri , je lui dis que je voulois le faire valet de chambre de ce fils adopté. Scipion, qui ne demandoit pas

424 * GIL BLAS.

mieux , accepta volontiers ce poste , et le remplit si bien , qu'en moins de trois ou quatre jours il s'attira la confiance et l'amitié de son nouveau maître.

Je m'étois imaginé que les pédagogues dont j'avois fait choix pour endoctriner le fils de la Génoise y perdroient leur latin , le croyant à son âge un sujet peu disciplinable ; néan- moins je me trompai. 11 comprenoit et retenoit aisément tout ce qu'on lui enseignoit; ses maîtres en étoient très-contents. J'allai avec empressement annoncer cette nouvelle au comte- duc, qui la reçut avec une joie excessive. Santillane, s'écria- t-il avec transport, tu me ravis en m'apprenant que don Henri a beaucoup de mémoire et de pénétration : je recon- nois en lui mon sang; et ce qui achève de me persuader qu'il est mon fils, c'est que je me sens autant de tendresse pour lui que si je l'eusse eu de madame d'Olivarès. Tu vois par là, mon ami, que la nature se déclare. Je n'eus garde de dire à Monseigneur ce que je pensois là-dessus ; et, res- pectant sa Ibiblesse, je le laissai jouir du plaisir de se croire père de don Henri.

Quoique tous les Guzmans eussent une haine mortelle pour ce jeune seigneur de fraîche date, ils la dissimulèrent par politique ; il y en eut même qui affectèrent de rechercher son amitié : les ambassadeurs et les grands qui étoient alors à Madrid le visitèrent, et lui firent tous les honneurs qu'ils auroient rendus à un enfant légitime du comte-duc. Ce ministre, ravi de voir encenser son idole, ne tarda guère à la parer de dignités. 11 commença par demander au roi pour don Henri la croix d'Alcantara, avec une commanderie de dix mille écus. Peu de temps après, il le fit recevoir gen- tilhomme de la chambre; ensuite, ayant pris la résolution de le marier, et voulant lui donner une dame de la plus noble maison d'Espagne, il jeta les yeux sur dona Juana de Velasco, fille du duc de Gastille, et il eut assez d'auto-

LIVRE XII, CHAPITRE VI. 42o

rite pour la lui faire épouser en dépit de ce duc et de ses parents.

Quelques jours avant ce mariage , Monseigneur m'ayant envoyé chercher, me dit, en me mettant des papiers entre les mains : Tiens, Gil Blas, j'ai un nouveau présent à te faire. Je crois qu'il ne te sera pas désagréable; voici des let- tres de noblesse que j'ai fait expédier pour toi. Monseigneur, lui répondis-je assez surpris de ces paroles, Votre Excellence sait que je suis fds d'une duègne et d'un écuyer: ce seroit, ce me semble , profaner la noblesse que de m'y agréger; et c'est de toutes les grâces que Sa Majesté me peut faire, celle que je mérite et que je désire le moins. Ta naissance, reprit le ministre , est un obstacle facile à lever. Tu as été occupé des affaires de l'État sous le ministère du duc de Lerme et sous le mien; d'ailleurs, ajouta-t-il avec un souris, n'as-tu pas rendu au monarque des services qui méritent une récom- pense? En un mot, Santillane, tu n'es pas indigne de l'hon- neur que j'ai voulu te faire : de plus, et cette raison est sans réplique, le rang que tu tiens auprès de mon fds de- mande que tu sois noble; je t'avouerai même que c'est à cause de cela que je t'ai donné des lettres de noblesse. Je me rends. Monseigneur, lui répliquai -je, puisque Votre Excellence le veut absolument. En achevant ces mots, je sortis avec mes patentes, que je serrai dans ma poche.

Je suis donc présentement gentilhomme! dis-je en moi- même lorsque je fus dans la rue; me voilà noble sans que j'en aie l'obligation à mes parents : je pourrai, quand il me plaira, me faire appeler don Gil Blas; et si quelqu'un de ma connoissance s'avise de me rire au nez en me nommant ainsi, je lui ferai signifier mes lettres. Mais lisons-les, conti- nuai-je en les tirant de ma poche; voyons Im peu de quelle façon on y décrasse le vilain. Je lus donc mes patentes, qui portoient en substance : Que le roi , pour reconnoîtrc le zèle

426 GIL BLAS.

que j'avois foit paroître en plus d'une occasion pour son service et pour le bien de l'État, avoit jugé à propos de me gratifier de lettres de noblesse. J'ose dire, à ma louange, qu'elles ne m'inspirèrent aucun orgueil. Ayant toujours devant les yeux la bassesse de mon origine, cet honneur m'humilioit au lieu de me donner de la vanité : aussi je me promis bien de renfermer mes patentes dans un tiroir, sans me vanter d'en être pourvu.

CHAPITRE YII.

Gil Blas rencontre encore Fabrice par hasard. De la dernière conversation qu'ils eurent ensemble, et de l'avis important que Nunez donna à Santillane.

Le poëte des Asturies, comme on a le remarquer, me négligeoit assez volontiers. De mon côté , mes occupations ne me permettoient guère de l'aller voir; de sorte que je ne l'avois point revu depuis le jour delà dissertation sur \ Iphi- gciiie d'Euripide. Le hasard me le fit encore rencontrer près de la porte du Soleil. Il sortoit d'une imprimerie. Je l'abor- dai en lui disant : Ho ! ho ! monsieur Nunez , vous venez de chez un imprimeur : cela semble menacer le public d'un nouvel ouvrage de votre composition.

C'est à quoi il doit en effet s'attendre, me répondit-il; je te dirai que je me suis avisé de composer une brochure qui est sous la presse actuellement , et qui doit faire grand bruit dans la république des lettres. Je ne doute pas du mé- rite de ta production, lui répliquai-je; mais je m'étonne que tu t'amuses à composer des brochures : il me semble que ce sont des colifichets qui ne font pas grand honneur à l'esprit. Il y en a quelquefois de bonnes, repartit Fabrice. La mienne, par exemple, est de ce nombre, quoiqu'elle ait été faite à la hâte; car je t'avouerai que c'est un enfant de

LIVRE XII, CHAPITRE VII. 427

la nécessité. La faim , comme tu sais, fait sortir le loup hors du bois.

Comment! m'écriai-je, la faim! Est-ce l'auteur du Comte de Saldagne qui me tient ce discours? Un homme qui a deux mille écus de rente peut-il parler ainsi? Doucement, mon' ami, interrompit Nunez; je ne suis plus ce poëte fortuné qui jouissoit d'une pension bien payée. Le désordre s'est mis subitement dans les affaires du trésorier don Bertrand : il a manié , dissipé les deniers du roi ; tous ses biens sont saisis , et ma pension est allée à tous les diables. Cela est triste, lui dis-je; mais ne te reste-t-il pas encore quelque espérance de ce côté-là? Pas la moindre, me répondit-il ; le seigneur Gomez del Ribero, aussi gueux que son bel esprit, est abîmé : il ne reviendra, dit-on, jamais sur l'eau.

Sur ce pied-là, lui répliquai-je , mon ami , il faut que je te fasse donner quelque poste qui te console de la perte de ta pension. Je te dispense de ce soin-là, me dit-il; quand tu m'offrirois dans les bureaux du ministère un emploi de trois mille écus d'appointements, je le refuserois : des occu- pations de commis ne conviennent pas au génie d'un nour- risson des Muses ; il me faut des amusements littéraires. Que te dirai-je, enfin? je suis pour vivre et mourir en poëte, et je veux remplir mon sort.

Au reste, continua-t-il, ne t'imagine pas que nous soyons fort malheureux ; outre que nous vivons dans une parfaite indépendance, nous sommes des gaillards sans souci. On croit que nous faisons souvent des repas de Démocrite , et l'on est là-dessus dans l'erreur. Il n'y a pas un de mes con- frères, sans en excepter les faiseurs d'almanachs, qui ne soit commensal dans quelque bonne maison ; pour moi, j'en ai deux l'on me reçoit avec plaisir. J'ai deux couverts assurés: l'un chez un gros directeur des fermes, à qui j'ai dédié un roman ; et l'autre chez un riche bourgeois de Ma-

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drid, qui a la rage de vouloir toujours avoir à sa table des beaux esprits : heureusement il n'est pas fort délicat sur le choix, et la ville lui en fournit autant qu'il en veut^

Je cesse donc de te plaindre, dis-je au poëte des Asturies, puisque tu es content de ta condition. Quoi qu'il en soit, je te proteste de nouveau que tu as toujours dans Gil Blas un ami à l'épreuve de ta négligence à le cultiver; si tu as besoin de ma bourse, viens hardiment à moi : qu'une mauvaise honte ne te prive point d'un secours infaillible, et ne me ravisse point le plaisir de t' obliger.

A ce sentiment généreux, s'écria Nunez, je te recannois, Santillane , et je te rends mille grâces de la disposition favo- l'able je te vois pour moi; il f;mt, par reconnoissance, que je te donne un avis salutaire. Pendant que le comte-duc peut tout encore, et que tu possèdes ses bonnes grâces, profite du temps, hâte- toi de t'enrichir; car ce ministre, à ce qu'on m'a dit, branle dans le manche. Je demandai à Fabrice s'il savoit cela de bonne part, et il me répondit : Je tiens cette nouvelle d'un vieux chevalier de Galatrava, qui a un talent tout particulier pour découvrir les choses les plus secrètes : on écoute, cet homme comme un oracle, et voici ce que je lui entendis dire hier : Le comte-duc a un grand nombre d'ennemis qui se réunissent tous pour le perdre; il compte trop sur l'ascendant qu'il a sur l'esprit du roi; ce monar- que, à ce qu'on prétend, commence à prêter l'oreille aux plaintes qui déjà vont jusqu'à lui. Je remerciai Nunez de son avertissement; mais j'y fis peu d'attention, et je m'en retournai au logis, persuadé que l'autorité de mon maître étoit inébranlable, le regardant comme un de ces vieux

1. Quand Le Sage écrivait la dernière partie des aventures de Gil Blas, les gens de lettres commençaient à se répandre dans le monde beaucoup plus qu'ils ne l'avaient fait au xvii* siècle. Les gens riches voulaient avoir à leur table des beaux esprits et des poètes.

LIVRE XII, CHAPITRE VIII. 459

chênes qui ont pris racine cLans une forêt, et que les orages ne sauroient abattre.

CHAPITRE VIII.

Comment Gil Blas apprit que Tavis de Fabrice n'étoit point faux. Du voyage que le roi fit à Saragosse.

Cependant ce que le poëte des Asturies m'avoit dit n'étoit pas sans fondement. Il y avoit au palais une confédération furtive contre le comte-duc , de laquelle on prétendoit que la reine étoit le chef; et toutefois il ne transpiroit rien dans le public des mesures que les confédérés prenoient pour déplacer ce ministre. II s'écoula même depuis ce temps-là plus d'une année, sans que je m'aperçusse que sa faveur eût reçu la moindre atteinte.

Mais la révolte des Catalans soutenus par la France et les mauvais succès de la guerre contre ces rebelles exci- tèrent les murmures du peuple , qui se plaignit du gouver- nement. Ces plaintes donnèrent lieu à la tenue d'un conseil en présence du roi, qui voulut que le marquis de Grana, ambassadeur de l'Empereur à la cour d'Espagne, s'y trou- vât. Il y fut mis en délibération s'il étoit plus à propos que le roi demeurât en Castille, ou qu'il passât en Aragon pour se faire voir à ses troupes. Le comte-duc, qui avoit envie que ce prince ne partît point pour l'armée, parla le premier. II représenta qu'il étoit plus convenable à la Majesté royale de ne pas sortir du centre de ses États, et il appuya son sen- timent de toutes les raisons que son éloquence put lui four- nir. Il n'eut pas plus tôt achevé son discours , que son avis fut généralement suivi de toutes les personnes du conseil, à la réserve du marquis de Grana, qui, n'écoutant que son zèle pour la maison d'Autriche , et se laissant aller à la fran-

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chise de sa, nation, combattit le sentiment du premier mi- nistre , et soutint l'avis contraire avec tant de force , que le \roi, frappé de la solidité de ses raisonnements, embrassa son opinion, quoiqu'elle fût opposée à toutes les voix du conseil, et marqua le jour de son départ pour l'armée.

G'étoit pour la première fois de sa vie que ce monarque avoit osé penser autrement que son favori, qui, regardant cette nouveauté comme un sanglant affront, en fut très-mor- tifié. Dans le temps que ce ministre alloit se retirer dans son cabinet pour y ronger en liberté son frein, il m'aperçut, m'appela, et, m' ayant fait entrer avec lui, il me raconta d'un air agité ce qui s'étoit passé au conseil; ensuite, comme un homme qui ne pouvoit revenir de sa surprise : Oui, San- tillane, continua-t-il , le roi, qui depuis plus de vingt ans ne parle que par ma bouche et ne voit que par mes yeux , a préféré l'avis de Grana au mien : et de quelle manière encore? en comblant d'éloges cet ambassadeur, et surtout en louant son zèle pour la maison d'Autriche, comme si cet Allemand en avoit plus que moi !

Il est aisé déjuger par là, poursuivit le ministre, qu'il y a un parti formé contre moi, et j'ai tout lieu de penser que la reine est à la tète. Eh! Monseigneur, lui dis-je, de quoi vous inquiétez-vous? Pouvez-vous craindre la reine? Cette princesse, depuis plus de douze ans, n'est-elle pas accoutumée à vous voir maître des affaires, et n'avez-vous pas mis le roi dans l'habitude de ne la pas consulter? A l'égard du marquis de Grana, le monarque peut s'être rangé de son sentiment par l'envie qu'il a de voir son armée, et de faire une campagne. Tu n'y es pas, interrompit le comte- duc; dis plutôt que mes ennemis espèrent que le roi, étant parmi ses troupes, sera toujours environné des grands qui l'auront suivi, et qu'il s'en trouvera plus d'un assez mécon- tent de moi pour oser lui tenir des discours injurieux à mon

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ministère. Mais ils se trompent, poursuivit-il; je Sciurai bien, pendant le voyage, rendre ce prince inaccessible à tous les grands; ce qu'il fit en elTet d'une manière qui mérite bien d'être détaillée.

Le jour du départ du roi étant venu, ce monarque, après avoir chargé la reine du soin du gouvernement en son absence, se mit en chemin pour Saragosse; mais, avant que d'y arriver, il passa par Aranjuez, dont il trouva le séjour si délicieux, qu'il s'y arrêta près de trois semaines. D' Aran- juez, le ministre le fit aller à Cuença, il l'amusa encore plus longtemps par les divertissements qu'il lui donna. En- suite les plaisirs de la chasse occupèrent ce prince à Molina d'Aragon; après quoi il fut conduit à Saragosse. Son armée n'étoit pas loin de là, et il se préparoit à s'y rendre; mais le comte-duc lui en ôta l'envie, en lui faisant accroire qu'il se mettroiten danger d'être pris par les François qui étoicnt maîtres de la plaine de Monçon; de sorte que le roi, épou- vanté d'un péril qu'il n'avoit nullement à craindre, prit le parti de demeurer enfermé chez lui comme dans une prison. Le ministre, profitant de sa terreur, et sous prétexte de veil- ler à sa sûreté , le garda pour ainsi dire à vue ; si bien que les grands, qui avoient fait une excessive dépense pour se mettre en état de suivre leur souverain , n'eurent pas même la satisfaction d'obtenir de lui une audience particulière. Philippe enfin, s' ennuyant d'être mal logé à Saragosse, d'y passer encore plus mal son temps, ou, si vous voulez, d'être prisonnier, s'en retourna bientôt à ALidrid. Ce monarque finit ainsi sa campagne, laissant au marquis de los Vêlez, général de ses troupes, le soin de soutenir l'honneur des armes d'Espagne ^

I . Tout ce chapitre est historique.

432 G IL BLAS.

CHAPITRE IX.

De la révolution de Portugal, et de la disgrâce du comte-duc.

Peu de jours après le retour du roi , il se répandit à Ma- drid une fâcheuse nouvelle : on apprit que les Portugais, regardant la révolte des Catalans comme une belle occasion que la fortune leur olTroit de secouer le joug espagnol, s'en étoient saisis; qu'ils avoient pris les armes, et choisi pour leur roi le duc de P)ragance; qu'ils étoient dans la résolution de le maintenir sur le trône , et qu'ils comptoient bien de n'en pas avoir le démenti, l'Espagne ay^nt alors sur les bras des ennemis en Allemagne, en Italie, en Flandre et en Cata- logne. Ils ne pouvoient effectivement trouver une conjonc- ture plus favorable pour s'affranchir d'une domination qu'ils détestoient.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que le comte-duc, dans le temps que la cour et la ville paroissoient consternées de cette nouvelle , en voulut plaisanter avec le roi aux dépens du duc de Bragance; mais les traits railleurs déplacés tour- nent ordinairement contre ceux qui les ont lancés. Philippe, bien loin de se prêter à ses mauvaises plaisanteries, prit un air sérieux qui le déconcerta et lui fit pressentir sa disgrâce. Ce ministre ne douta plus de sa chute, quand il apprit que la reine s'étoit ouvertement déclarée contre lui, et qu'elle l'accusoit hautement d'avoir, par sa mauvaise administra- tion, causé la révolte du Portugal. La plupart des grands, et surtout ceux qui avoient été à Saragosse , ne s'aperçurent pas plus tôt qu'il se formoit un orage sur la tète du comte- duc, qu'ils se joignirent à la reine ; et, ce qui porta le der- nier coup à sa faveur, c'est que la duchesse douairière de Mantoue, ci-devant gouvernante de Portugal, revint de Lis-

LIVRE XII, CHAPITRE IX. 433

bonne à Madrid, et fit voir clairement au roi que la révolu- tion de ce royaume n'étoit arrivée que par la faute de son premier ministre.

Les discours de cette princesse firent toute l'impression qu'ils pouvoient faire sur l'esprit du monarque, qui, reve- nant enfin de son entêtement pour son favori, se dépouilla de toute l'affection qu'il avoit pour lui. Lorsque ce ministre fut informé que le roi écoutoit ses ennemis, il s'avisa de lui écrire un billet pour lui demander la permission de se démettre de son emploi, et de s'éloigner de la cour, puis- qu'on lui faisoit l'injustice de lui imputer tous les malheurs arrivés à la monarchie pendant le cours de son ministère. 11 s'imaginoit que cette lettre feroit un grand effet, croyant que le prince conservoit encore pour lui assez d'amitié pour ne vouloir pas consentir à son éloignement; mais toute la réponse que lui fit Sa Majesté fut qu'elle lui accordoit la permission qu'il demandoit, et qu'il pouvoit se retirer bon lui sembleroit.

Ces paroles écrites de la main du roi furent un coup de tonnerre pour Monseigneur, qui ne s'y étoit nullement attendu. Néanmoins, quoiqu'il en fût étourdi, il affecta un air de constance, et me demanda ce que je ferois à sa place. Je prendrois, lui dis-je, aisément mon parti; j'abandonnerois la cour, et j'irois à quelqu'une de mes terres passer tran- quillement le reste de mes jours. Tu penses sainement, répliqua mon maître, et je prétends bien aller finir ma car- rière à Loeches, après que j'aurai seulement une fois entre- tenu le monarque : je suis bien aise de lui remontrer que j'ai fait humainement tout ce que j'ai pu pour bien soutenir le pesant fardeau dont j'étois chargé, mais qu'il n'a pas dépendu de moi de prévenir les tristes événements dont on me fait un crime, n'étant point en cela plus coupable qu'un habile pilote, qui, malgré tout ce qu'il peut faire, voit son II. 28

434 GIL BLAS.

vaisseau emporté par les vents et par les flots. Ce ministre se flattoit encore qu'en parlant au prince , il pourroit rajuster les choses, et regagner le terrain qu'il avoit perdu; mais il ne put en avoir audience, et, de plus, on lui envoya deman- der la clef dont il se servoit pour entrer , quand il lui plai- soit, dans l'appartement de Sa Majesté.

Jugeant alors qu'il n'y avoit plus d'espérance pour lui, il se détermina tout de bon à la retraite. Il visita ses papiers, dont il brûla prudemment une grande quantité; ensuite il nomma les officiers de sa maison et les valets dont il vouloit être suivi, donna des ordres pour son départ, et en fixa le jour au lendemain. Comme il craignoit d'être insulté par la populace en sortant du palais, il s'échappa de grand matin par la porte des cuisines , monta dans un méchant carrosse avec son confesseur et moi , et prit impunément la route de Loeches , village dont il étoit seigneur , et la comtesse son épouse a fait bâtir un magnifique couvent de religieuses de l'ordre de Saint-Dominique. Nous nous y rendîmes en moins de quatre heures , et toutes les personnes de sa suite y arrivèrent peu de temps après nous.

CHAPITRE X.

Do l'inquiétude et des soins qui troublèrent d'abord le repos du comte-duc,

et de l'heureuse tranquillité qui leur succéda. Des occupations de ce ministre

dans sa retraite.

Madame d'Olivarès laissa partir son mari pour Loeches, et demeura quelques jours après lui à la cour, dans le des- sein d'essayer si, par ses prières et par ses larmes, elle ne pourroit pas le faire rappeler ; mais elle eut beau se proster- ner devant Leurs Majestés, le roi n'eut aucun égard à ses remontrances, quoique préparées avec art, et la reine, qui

LIVRE XII, CHAPITRE X. 435

la haïssoit mortellement, vit avec plaisir couler ses pleurs. L'épouse du ministre ne se rebuta point; elle s'humilia jus- qu'à implorer les bons offices des dames de la reine; mais le fruit qu'elle recueillit de ses bassesses fut de s'apercevoir qu'elles excitoient le mépris plutôt que la pitié. Désolée d'avoir fait en vain tant de démarches humiliantes, elle alla rejoindre son époux, pour s'affliger avec lui de la perte d'une place qui, sous un règne tel que celui de Philippe IV, étoit peut-être la première de la monarchie.

Le rapport que cette dame fit de l'état elle avoit laissé Madrid redoubla le chagrin du comte-duc. Vos ennemis, lui dit-elle en pleurant , le duc de Medina-Celi et les autres grands qui vous haïssent , ne cessent de louer le roi de vous avoir ôté du ministère; et le peuple célèbre votre disgrâce avec une joie insolente, comme si la fin des malheurs de l'État étoit attachée à celle de votre administration. Madame, lui dit mon maître, suivez mon exemple, dévorez vos cha- grins; il faut céder à l'orage qu'on ne peut détourner. J'avois cru, il est vrai, que je pourrois perpétuer ma faveur jus- qu'à la fin de ma vie : illusion ordinaire des ministres et des favoris, qui oublient que leur sort dépend de leur sou- verain. Le duc de Lerme n'y a-t-ilpas été trompé aussi bien que moi, quoiqu'il s'imaginât que la pourpre dont il étoit revêtu fut un sûr garant de l'éternelle durée de son autorité?

C'est de cette façon que le comte-duc exhortoit son épouse à s'armer de patience, pendant qu'il étoit lui-même dans une agitation qui se renouveloit tous les jours par les dépèches qu'il recevoit de don Henri, lequel, étant demeuré à la cour pour observer ce qui s'y passeroit , avoit soin de l'en informer exactement. G'étoit Scipion qui apportoit les lettres de ce jeune seigneur, auprès de qui il étoit encore, et avec qui je ne demeurois plus depuis son mariage avec dona Juana. Les dépêches de ce fils adopté étoient toujours

436 GIL BLAS.

remplies de fâcheuses nouvelles, et malheureusement on n'en attendoit pas d'autres de lui. Tantôt il mandoit que les grands ne se contentoient pas de se réjouir publiquement de la retraite du comte-duc, qu'ils s'étoient tous réunis pour faire chasser ses créatures des charges et des emplois qu'elles possédoient, et les faire remplacer par ses ennemis. Une autre fois il écrivoit que don Louis de Haro commen- çoit d'entrer en faveur, et que, suivant toutes les appa- rences, il alloit devenir premier ministre. De toutes les choses chagrinantes que mon maître apprit, celle qui parut l'affliger davantage fut le changement qui se fit dans la vice- royauté de Naples, que la cour, pour le mortifier seulement, ôta au duc de Médina de Las Torrès, qu'il aimoit, pour la donner à l'amirante de Gastille, qu'il avoit toujours haï.

On peut dire que, pendant trois mois, Monseigneur ne sentit , dans la solitude , que trouble et que chagrin ; mais son confesseur, qui étoit un religieux de l'ordre de Saint- Dominique, et qui joignoit à une solide piété une mâle éloquence, eut le pouvoir de le consoler. A force de lui représenter avec énergie qu'il ne devoit plus penser qu'à son salut, il eut, avec le secours de la grâce, le bonheur de détacher son esprit de la cour. Son Excellence ne voulut plus savoir de nouvelles de Madrid , et n'eut plus d'autre soin que de se disposer à bien mourir. Madame d'Olivarès, de son côté, faisant un assez bon usage de sa retraite, trouva dans le couvent dont elle étoit fondatrice , une consolation préparée par la Providence : il y eut , parmi les religieuses, de saintes filles dont les discours pleins d'onction tournèrent insensiblement en douceur l'amertume de sa vie. A mesure que mon maître détournoit sa pensée des affaires du monde , il devenoit plus tranquille. Voici de quelle manière il régloit sa journée : il passoit presque toute la matinée à entendre des messes dans l'église des religieuses, ensuite il revenoit

LIVRE XII, CHAPITRE XI. 437

dîner; après quoi il s'amusoit, pendant deux heures, h jouer à toutes sortes de jeux avec moi et quelques-uns de ses plus affectionnés domestiques; puis il se retiroit ordinairement tout seul dans son cabinet, il denieuroit jusqu'au coucher du soleil; alors il faisoit le tour de son jardin, ou bien il alloit en carrosse se promener aux environs de son châ- teau, accompagné tantôt de son confesseur, et tantôt de moi.

Un jour que j'étois seul avec lui, et que j'admirois la sérénité qui brilloit sur son visage, je pris la liberté de lui dire : Monseigneur, permettez-moi de laisser éclater ma joie ; à l'air de satisfaction que je vous vois, je juge que Votre Excellence commence à s'accoutumer à la retraite. J'y suis déjà tout accoutumé, me répondit-il; et, quoique je sois depuis longtemps dans l'habitude de m'occuper d'affaires , je te proteste, mon enfant, que je prends de jour en jour plus de goût à la vie douce et paisible que je mène ici.

CHAPITRE XI. .

Le comte-duc devient tout à coup triste et rêveur. Du sujet étonnant de sa tristesse, et de la suite fâcheuse qu'elle eut.

Monseigneur, pour varier ses occupations , s'amusoit aussi quelquefois à cultiver son jardin. Un jour que je le regardois travailler, il me dit en plaisantant : Tu vois, San- tillane, un ministre banni de la cour, devenu jardinier à Loeches. Monseigneur, lui répondis-je sur le même ton, je , m'imagine voir Denys de Syracuse maître d'école à Corinthe. Mon maître sourit de ma réponse, et ne me sut pas mauvais gré de la comparaison.

Nous étions tous ravis au château de voir le patron, supé- rieur à sa disgrâce , trouver des charmes dans une vie si

438 GIL BLAS.

différente de celle qu'il avoit toujours menée, lorsque nous nous aperçûmes avec douleur qu'il changeoit à vue d'œil. Il devint sombre, rêveur, et tomba dans une mélancolie profonde. Il cessa de jouer avec nous, et ne parut plus sen- sible à tout ce que nous pouvions inventer pour le divertir. Il s'enfermoit après son dîner dans son cabinet, il demeu- roit tout seul jusqu'au soir. Nous nous imaginions que sa tristesse étoit causée par des retours de sa grandeur passée ; et, dans cette opinion, nous lâchions après lui le père domi- nicain, dont pourtant l'éloquence ne pouvoit triompher de la mélancolie de Monseigneur, laquelle , au lieu de diminuer, sembloit aller en augmentant.

Il me vint dans l'esprit que la tristesse de ce ministre pouvoit avoir une cause particulière qu'il ne vouloit pas dire, ce qui me fit former le dessein de lui arracher son secret. Pour y parvenir, j'épiai le moment de lui parler sans témoin; et l'ayant trouvé : Monseigneur, lui dis-je d'un air mêlé de respect et d' affection, est-il permis à Gil Blas d'oser faii-e une question à son maître ? Tu peux parler, me répon- dit-il; je te le permets. Qu'est devenu, repris-je, cet air content qui paroissoit sur le visage de Votre Excellence? N'auriez-vousplus l'ascendant que vous aviez pris sur la for- tune? Votre faveur perdue exciteroit-elle en vous de nou- veaux regrets ? Seriez-vous replongé dans cet abîme d'ennuis d'où votre vertu vous avoit tiré? Non, grâce au ciel, repartit le ministre , ma mémoire n'est plus occupée du personnage que j'ai fait à la cour, etj'ai pour jamais oublié les honneurs qu'on m'y a rendus. Eh! pourquoi donc, lui répliquai-je , si vous avez la force de n'en plus rappeler le souvenir, avez-» vous la foiblesse de vous abandonner à une mélancolie qui nous alarme tous? Qu'avez-vous, mon cher maître? pour- suivis-je en me jetant à ses genoux; vous avez sans doute un secret chagrin qui vous dévore : pouvez-vous en faire un

LIVRE XII, CHAPITRE XI. 439

mystère à Santillane, dont vous connoissez la discrétion, le zèle et la fidélité? Par quel malheur ai-je perdu votre con- fiance?

Tu la possèdes toujours, me dit Monseigneur; mais je t'avouerai que j'ai de la répugnance à te révéler ce qui fait le sujet de la tristesse tu me vois enseveli ; cependant je ne puis tenir contre les instances d'un serviteur et d'un ami tel que toi. Apprends donc ce qui fait ma peine ; ce n'est qu'au seul Santillane que je puis me résoudre à faire une pareille confidence. Oui, continua- t-il, je suis la proie d'une noire mélancolie qui consume peu à peu mes jours : je vois presque à tout moment un spectre qui se présente devant moi sous une forme effroyable. J'ai beau me dire à moi-même que ce n'est qu'une illusion, qu'un fantôme qui n'a rien de réel, ses apparitions continuelles me blessent la vue et m'in- quiètent. Si j'ai la tête assez forte pour être persuadé qu'en voyant ce spectre je ne vois rien, je suis assez foible pour m 'affliger de cette vision. Voilà ce que tu m'as forcé de te dire, ajouta-t-il; juge à présent si j'ai tort de vouloir cacher à tout le monde la cause de ma mélancolie.

J'appris avec autant de douleur que d'étonnement une chose si extraordinaire, et qui supposoit un dérangement dans la machine. Monseigneur, dis-je au ministre, cela ne viendroit-il point du peu de nourriture que vous prenez ? car votre sobriété est excessive. C'est ce que j'ai pensé d'abord, répondit-il; et, pour éprouver si c'étoit à la diète que je m'en devois prendre , je mange depuis quelques jours plus qu'à l'ordinaire, et tout cela est inutile; le fantôme ne dis- paroît point. Il disparoîtra, repris-je pour le consoler; et si Votre Excellence vouloit un peu se dissiper en jouant encore avec ses fidèles serviteurs, je crois qu'elle ne tarderoit guère à se voir délivrée de ses noires vapeurs.

Peu de temps après cet entretien , Monseigneur tomba

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malade; et, sentant que l'affaire deviendroit sérieuse, il envoya chercher deux notaires à Madrid, pour leur faire faire son testament. Il fit venir aussi trois fameux médecins qui avoient la réputation de guérir quelquefois leurs malades. Aussitôt que le bruit de l'arrivée de ces derniers se répandit dans le château, on n'y entendit que des plaintes et des gémissements ; on y regarda la mort du maître comme pro- chaine , tant on y étoit prévenu contre ces messieurs ! Ils avoient amené avec eux un apothicaire et un chirurgien, ordinaires exécuteurs de leurs ordonnances. Ils laissèrent d'abord les notaires faire leur métier, après quoi ils se dis- posèrent à faire le leur. Comme ils étoient dans les prin- cipes du docteur Sangrado, dès la première consultation ils ordonnèrent saignée sur saignée, en sorte qu'au bout de six jours ils réduisirent le comte-duc à l'extrémité, et le septième ils le délivrèrent de sa vision.

Après la mort de ce ministre, il régna dans le château de Loeches^ une vive et sincère douleur. Tous ses domes- tiques le pleurèrent amèrement. Bien loin de se consoler de sa perte par la certitude d'être compris dans son testament, il n'y en avoit pas un qui n'eût volontiers renoncé à son legs pour le rappeler à la vie. Pour moi, qu'il avoit le plus chéri, et qui m'étois attaché à lui par pure inclination pour sa personne, j'en fus encore plus touché que les autres. Je doute qu'Antonia m'ait coûté plus de larmes que le comte- duc.

1. Il y a ici une erreur. Ce n'est point à Loeches qu'Olivarès mourut. Il avait été relégué de Loeches à Toro; mais Le Sage a suivi la version des Anecdotes relatives à l'exil de ce ministre.

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CHAPITRE XIÏ.

De ce qui se passa au château de Loeches après la mort du comte-duc, et du parti que prit Santillane.

Le ministre, ainsi qu'il l'avoit ordonné, fut inhumé sans pompe et sans éclat dans le monastère des religieuses, au bruit de nos lamentations. Après les funérailles, madame d'Olivarès nous fit lire le testament , dont tous les domes- tiques eurent sujet d'être satisfaits. Chacun avoit un legs proportionné à la place qu'il occupoit, et le moindre legs étoit de deux mille écus : le mien étoit le plus considérable de tous; monseigneur me laissoit dix mille pistoles, pour marquer l'affection singulière qu'il avoit eue pour moi. Il n'oublia pas les hôpitaux, et fonda des services annuels dans plusieurs couvents.

Madame d'Olivarès renvoya tous les domestiques à Madrid toucher leurs legs chez l'intendant don Raimond Caporis, qui avoit ordre de les leur délivrer; mais je ne pus partir avec eux : une grosse fièvre , fruit de mon affliction , me retint au château sept à huit jours. Pendant ce temps- là, le père de Saint-Dominique ne m'abandonna point. Ce bon religieux m'avoit pris en amitié; et, s'intéressant à .mon salut, il me demanda, quand il me vit convalescent, ce que je voulois devenir. Je n'en sais rien, lui répon- dis-je, mon révérend père; je ne suis point encore d'accord avec moi-même là-dessus : il y a des moments je suis tenté de m'enfermer dans une cellule pour y faire pénitence. Moments précieux ! s'écria le dominicain; seigneur de San- tillane , vous feriez bien d'en profiter. Je vous conseille en ami, sans que vous cessiez pour cela d'être séculier, de vous retirer dans notre couvent de Madrid , par exemple ; de vous

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en rendre bienfaiteur par une donation de tous vos biens, et d'y mourir sous l'habit de Saint-Dominique. Il y a bien des personnes qui expient une vie mondaine par une pareille fin.

Dans la disposition étoit mon esprit, le conseil du religieux ne me révolta point, et je répondis à Sa Révérence que je ferois sur cela mes réflexions. Mais ayant consulté là-dessus Scipion, que je vis un moment après le moine, il s'éleva contre cette pensée, qui lui parut une idée de ma- lade. Fi donc! seigneur de Santillane, me dit-il, une sem- blable retraite peut-elle vous flatter? Votre château de Lirias ne vous en offre-t-il pas une plus agréable ? Si vous en étiez autrefois charmé, vous en goûterez encore mieux les dou- ceurs présentement que vous êtes dans un âge plus propre à vous laisser toucher des beautés de la nature.

Le fils de la Coscolina n'eut pas de peine à me faire chan- ger de sentiment. Mon ami, lui dis-je, tu l'emportes sur le père de Saint-Dominique. Je vois bien en effet que je ferai mieux de retourner à mon château; je m'arrête à ce parti. JNous regagnerons Lirias aussitôt que je serai en état d'en re- prendre le chemin : ce qui arriva bientôt; car n'ayant plus la fièvre, je me sentis en peu de temps assez fort pour exécu- ter cette résolution. Nous nous rendîmes à Madrid , Scipion et moi. La vue de cette ville ne me fit plus autant de plaisir qu'elle m'en avoit fait auparavant. Comme je savois que presque tous ses habitants avoient en horreur la mémoire d'un ministre dont je conservois le plus tendre souvenir, je ne pouvois la regarder de bon œil : aussi je n'y demeurai que cinq ou six jours, que Scipion employa aux préparatifs de notre départ pour Lirias. Pendant qu'il songeoit à notre équipage, j'allai trouver Caporis, qui me donna mon legs en doublons. Je vis aussi les receveurs des commanderies sur lesquelles j'avois des pensions; je pris des arrangements

LIVRE XII, CHAPITRE XII. 443

avec eux pour le payement : en un mot, je mis ordre à tou- tes mes alTaires.

La veille de notre départ, je demandai au fils de la Cos- colinas'il avoit pris congé de don Henri. Oui, me répondit-il, nous nous sommes séparés ce matin tous deux h l'amiable : il m'a pourtant témoigné qu'il étoit fâché que je le quittasse; mais s'il étoit content de moi, je ne l'étois guère de lui. Ce n'est point assez que le valet plaise au maître, il faut en même temps que le maître plaise au valet; autrement ils sont l'un et l'autre fort mal ensemble. D'ailleurs, ajouta-t-il, don Henri ne fait plus à la cour qu'une pitoyable figure; il est tombé dans le dernier mépris : on le montre au doigt dans les rues, et on ne l'appelle plus que le fils de la Génoise. Jugez s'il est gracieux pour un garçon d'honneur de servir un homme déshonoré.

INous partîmes enfin de Madrid un beau jour au lever de l'aurore, et nous prîmes la route de Cuença. Voici dans quel ordre et dans quel équipage : nous étions, mon confi- dent et moi, dans une chaise tirée par deux mules conduites par un postillon ; trois mulets chargés de nos hardes et de notre argent, et menés par deux palefreniers, nous sui- voient immédiatement; et deux grands laquais, choisis par Scipion, venoient ensuite montés sur deux mules et armés jusqu'aux dents : les palefreniers, de leur côté, portoient des sabres, et le postillon avoit deux bons pistolets à l'arçon de sa selle. Comme nous étions sept hommes dont il y en avoit six fort résolus, je me mis gaiement en chemin, sans ap- préhender pour mon legs. Dans les villages par nous pas- sions, nos mulets faisoient orgueilleusement entendre leurs sonnettes; les paysans accouroient à leurs portes pour voir défiler notre équipage, qui leur paroissoittout au moins celui d'un grand qui alloit prendre possession d'une vice-royauté.

444 GIL BLAS.

CHAPITRE XIII.

Du retour de Gil Blas dans son château. De la joie qu'il eut de trouver Séraphine sa filleule, nubile; et de quelle dame il devint amoureux.

J'employai quinze jours à me rendre à Lirias, rien ne m'obligeant d'y aller à grandes journées; tout ce que je souhaitois, c'étoit d'y arriver heureusement , et mon souhait fut exaucé. La vue de mon château m'inspira d'abord quel- ques pensées tristes , en me rappelant le souvenir d'Antonia : mais je sus bientôt m'en distraire, ne voulant m' occuper que de ce quipouvoit me faire plaisir, outre que vingt-deux ans, qui s'étoient écoulés depuis sa mort, en avoient fort affoibli le sentiment.

Sitôt que je fus entré dans le château, Béatrix et sa fille vinrent me saluer d'un air empressé; ensuite le père, la mère et la fille s'accablèrent d'accolades avec des transports de joie qui me charmèrent. Après tant d'embrassements, je dis, en regardant avec attention ma filleule, que je trouvai fort aimable : Est-il possible que ce soit cette Séraphine que je laissai au berceau quand je partis de Lirias? Je suis ravi de la revoir si grande et si jolie; il faut que nous songions à l'établir. Comment donc, mon cher parrain, s'écria ma filleule en rougissant un peu de mes dernières paroles, il n'y a qu'un instant que vous me voyez, et vous songez déjà à vous défaire de moi! Non, ma fille, lui répliquai-je, nous ne prétendons point vous perdre en vous mariant ; nous voulons un mari qui vous possède sans qu'il vous enlève à vos parents, et qui vive, pour ainsi dire, avec nous.

Il s'en présente un de cette espèce , dit alors Béatrix. Vn gentilhomme de ce pays-ci a vu Séraphine un jour à la

LIVRF, XII, CHAPITRE XIII. 443

messe dans la chapelle de ce hameau, et en est devenu amoureux. Il m'est venu voir, m'a déclaré sa passion, et demandé mon aveu; vous jugez bien quelle réponse je lui ai faite. Quand vous auriez mon agrément, lui ai-je dit, vous n'en seriez pas plus avancé; Séraphine dépend de son père et de son parrain, qui seuls peuvent disposer d'elle : tout ce que je puis pour vous, c'est de leur écrii'e pour les informer de votre recherche, qui fait honneur à ma fdle. ElTectivement, messieurs, poursuivit-elle, c'est ce que j'al- lais incessamment vous mander; mais vous voilà revenus, vous ferez ce que vous jugerez à propos.

Au reste, dit Scipion, de quel caractère est cet hidalgo? Ne ressemble-t-il pas à la plupart de ses pareils? n'est-il pas fier de sa noblesse, et insolent avec les roturiers? Oh! pour cela non , répondit Béatrix ; c'est un garçon d'une dou- ceur et d'une politesse achevées, de bonne mine d'ailleurs, et qui n'a pas encore trente ans accomplis. Yous nous faites, dis-je à Béatrix, un assez beau portrait de ce cavalier; comment s'appelle-t-il? Don Juan de Jutella, repartit la femme de Scipion : il n'y a pas longtemps qu'il a recueilli la succession de son père, et il vit dans son château, éloigné d'ici d'une lieue, avec une sœur cadette qu'il a sous sa conduite. J'ai autrefois, repris-je, entendu parler de la famille de ce gentilhomme ; c'est une des plus nobles du royaume de Valence. J'estime moins la noblesse, s'écria Scipion, que les qualités du cœur et de l'esprit; et ce don Juan nous conviendra si c'est un honnête homme. Il en a la réputation, dit Séraphine en se mêlant à l'entretien; les habitants de Lirias qui le connoissent en disent tous les biens du monde. A ces paroles de ma filleule, je regardai avec un souris son père, qui, les ayant saisies aussi bien

1. Hidalgo veut dire fils de quelque chose.

446 G IL BLAS.

que moi, jugea que le galant ne déplaisoit point à sa fille.

Ce cavalier apprit bientôt notre arrivée à Lirias, puisque deux jours après nous le vîmes paroître au château; il nous aborda de bonne grâce; et, bien loin de démentir par sa présence ce que Béatrix nous avoit dit de lui, il nous fit concevoir une haute opinion de son mérite. Il nous dit qu'en qualité de voisin il venoit nous féliciter sur notre heureux retour. îSous le reçûmes le plus gracieusement qu'il nous fut possible : mais cette visite ne fut que de pure civilité ; elle se passa tout en compliments de part et d'autre; et don Juan, sans nous dire un mot de son amour pour Séraphine, se retira en nous priant seulement de lui permettre de nous revenir voir, et de profiter d'un voisinage qu'il prévoyoit lui devoir être d'un grand agrément. Lorsqu'il nous eut quittés, Béatrix nous demanda ce que nous pensions de ce gentilhomme. Nous lui repondîmes qu'il nous avoit préve- nus en sa faveur, et qu'il nous sembloit que la fortune ne l^ouvoit offrir à Séraphine un meilleur parti.

Dès le jour suivant, je sortis après le dîner avec le fils de la Coscolina pour aller rendre la visite que nous devions à don Juan. Nous prîmes la route de son château, conduits par un' guide, qui nous dit, après trois quarts d'heure de chemin : Yoici le château du seigneur don Juan de Jutella. Nous eûmes beau regarder de tous nos yeux dans la campa- gne, nous fûmes longtemps sans l'apercevoir; nous ne le découvrîmes qu'en y arrivant, attendu qu'il étoit situé au pied d'une montagne, au milieu d'un bois dont les arbres élevés le déroboient à notre vue. Il avoit un air antique et délabré, qui prouvoit moins l'opulence de son maître que sa noblesse. Néanmoins, quand nous y fûmes entrés, nous trou- vâmes la caducité du bâtiment compensée par la propreté des meubles.

Don Juan nous reçut dans une salle bien ornée, il

LIVRE XII, CHAPITRE XIII. 447

nous présenta une dame qu'il appela devant nous sa sœur Dorothée , et qui pouvoit avoir dix-neuf à vingt ans. Elle étoit fort parée, comme une personne qui, s'étant attendue à notre visite, avoit envie de nous paroître aimable; et, s'ofTrant à ma vue avec tous ses charmes, elle fit sur moi la même impression qu'Antonia, c'est-à-dire que je fus troublé; mais je cachai si bien mon trouble, que Scipion même ne le remarqua pas. Notre conversation roula, comme celle du jour précédent, sur le plaisu* mutuel que nous nous faisions de nous voir quelquefois, et de vivre ensemble en bons voi- sins. Il ne nous parla point encore de Séraphine, et nous ne lui dîmes rien qui pût l'engager à nous déclarer son amour; nous étions bien aises de le voir venir là-dessus. Pendant notre entretien je jetois souvent la vue sur Doro- thée, quoique j'affectasse de l'envisager le moins qu'il m'é- toit possible ; et, toutes les fois que mes regards rencontroient les siens, c'étoient autant de traits nouveaux qu'elle me lançoit dans le cœur. Je dirai pourtant, pour rendre une exacte justice à l'objet aimé, que ce n'étoit point une beauté parfaite : si elle avait la peau d'une blancheur éblouissante et la bouche plus vermeille que la rose, son nez étoit un peu trop long et ses yeux trop petits : cependant le tout ensemble m'enchantoit.

Enfin , je ne sortis point du château de Jutella comme j'y étois entré; et, m'en retournant à Lirias l'esprit rempli de Dorothée, je ne voyois qu'elle, je ne parlois que d'elle. Comment donc, mon maître, me dit Scipion en me considé- rant d'un air étonné, vous êtes bien occupé de la sœur de don Juan ! vous auroit-elle inspiré de l'amour? Oui , mon ami, lui répondis-je, et j'en rougis de honte. 0 ciel! moi qui, depuis la mort d''Antonia, ai regardé nulle jolies per- sonnes avec indifiérence, faut-il que j'en rencontre une qui m'cnllamme à mon âge, sans que je puisse m'en défendre?

448 ^ .. G IL BLAS.

Eh bien! monsieur, reprit le fils de la Coscolina, vous devez vous applaudir de l'aventure, au lieu de vous en plaindre; vous êtes encore dans un âge il n'y a point de ridicule à brûler d'une amoureuse ardeur, et le temps n'a point assez flétri votre front pour vous ôter l'espérance de plaire. Croyez- moi , quand vous reverrez don Juan , demandez-lui hardi- ment sa sœur : il ne peut la refuser à un homme comme vous; et d'ailleurs, s'il faut absolument être gentilhomme pour épouser Dorothée, ne l'êtes-vous pas? Vous avez des lettres de noblesse, cela suffit pour votre postérité : lorsque le temps aura mis sur ces lettres le voile épais dont il couvre l'origine de toutes les maisons, après quatre ou cinq généra- tions, la race des Santillane sera des plus illustres.

CHAPITRE XIV.

Du double mariage qui fut fait à Lirias, et qui finit enfin l'histoire de Gil Blas de Santillane.

Scipion m'encouragea par ce discours à me déclarer amant de Dorothée, sans songer qu'il m'exposoit à un refus. Je ne m'y déterminai néanmoins qu'en tremblant. Quoique je ne parusse pas avoir mon âge, et que je pusse me donner dix bonnes années moins que je n'en avois, je ne laissois pas de me croire bien fondé à douter que je plusse à une jeune beauté. Je pris pourtant la résolution d'en risquer la demande sitôt que je verrois son frère, qui, de son côté, n'étant pas sûr d'obtenir ma filleule, n'étoit pas sans inquiétude.

Il revint à mon château le lendemain matin dans le temps que j'achevois de m'habiller. Seigneur de Santillane, me dit-il, je viens aujourd'hui à Lirias pour vous parler d'une affaire sérieuse. Je le fis passer dans mon cabinet, d'abord entrant en matière : Je crois, continua-t-il, que

LIVRE XII. CHAPITRE XIV. 449

VOUS n'ignorez pas le sujet qui m'amène : j'aime Séraphine; vous pouvez tout sur son père ; je vous prie de me le rendre favorable ; faites-moi obtenir l'objet de mon amour : que je vous doive le bonheur de ma vie. Seigneur don Juan, lui répondis-}e, comme vous allez d'abord au fait, vous ne trou- verez pas mauvais que je suive votre exemple, et qu'après vous avoir promis mes bons offices auprès du père de ma fdleule, je vous demande les vôtres auprès de votre sœur.

A ces derniers mots, don Juan laissa éclater une agréable surprise, dont je tirai un augure favorable. Seroit-il pos- sible, s'écria-t-il ensuite , que Dorothée eût fait hier la con- quête de votre cœur? Elle m'a charmé, lui dis-je, et je me croirai le plus heureux de tous les hommes, si ma recherche vous plaît à l'un et à l'autre. C'est de quoi vous devez être assuré, me répliqua- t-il ; tout nobles que nous sommes, nous ne dédaignerons pas votre alliance. Je suis bien aise, lui repartis-je , que vous ne fassiez pas difficulté de recevoir pour beau-frère un roturier; je vous en «stime davantage; vous montrez en cela votre bon esprit : mais quand vous seriez assez vain pour ne vouloir accorder la main de votre sœur qu'à un noble, sachez que j'ai de quoi contenter voire vanité. J'ai travaillé vingt ans dans les bureaux du minis- tère; et le roi, pour récompenser les services que j'ai ren- dus à l'État, m'a gratifié des lettres de noblesse que je vais vous faire voir. En achevant ces paroles, je tirai mes patentes d'un tiroir je les tenois humblement cachées, et je les présentai au gentilhomme, qui les lut d'un bout à l'autre attentivement avec une extrême satisfaction. Voilà qui est bon, reprit-il en me les rendant; Dorothée est à vous. Et vous, m'écriai-je, comptez sur Séraphine.

Ces deux mariages furent donc ainsi résolus entre nous. Il ne fut plus question que de savoir si les futures y con-

II. 29

430 GIL BLAS.

sentiroient de bonne grâce; car don Juan et moi, également délicats, nous ne prétendions point les obtenir malgré elles. Ce gentilhomme retourna au château de Jutella pour me proposer à sa sœur; et moi j'assemblai Scipion, Béatrix et ma filleule, pour leur faire part de l'entretien que je venois d'avoir avec ce cavalier. Céatrix fut d'avis qu'on l'acceptât pour époux sans hésiter ; et Séraphine fit cônnoître par son silence qu'elle étoit du sentiment de sa mère. Pour le père, il ne fut pas, à la vérité, d'une autre opinion ; mais il témoi- gna quelque inquiétude sur la dot qu'il faudroit, disoit-il, donner à un gentilhomme dont le château avoit un si pres- sant besoin de réparations. Je fermai la bouche à Scipion, en lui disant que cela me regardoit, et que je faisois présent à ma filleule de quatre mille pistoles pour payer sa dot.

Je revis don Juan dès le soir même. Vos affaires, lui dis- je, vont à merveille ; je souhaite que les miennes ne soient pas dans un plus mauvais état. Elles vont aussi le mieux du monde, me répondit-il; je n'ai pas été à la peine d'employer l'autorité pour avoir le consentement de Dorothée : votre personne lui revient, et vos manières lui plaisent. Vous appréhendiez de n'être pas de son goût, et elle craint, avec plus de raison, que n'ayant à vous offrir que son cœur et sa main... Que voudrois-je de plus? interrompis-je tout transporté de joie. Puisque la charmante Dorothée n'a point de répugnance à lier son sort au mien, c'est tout ce que je demande : je suis assez riche pour l'épouser sans dot, et sa seule possession comblera tous mes vœux.

Don Juan et moi, fort satisfaits d'avoir heureusemei.t amené les choses jusque-là, nous résolûmes, pour hâter nos noces, d'en supprimer les cérémonies superflues. J'abouchai ce gentilhomme avec les parents de Séraphine; et, après qu'ils furent convenus des conditions du mariage, il prit congé de nous , en nous promettant de revenir le lendemain

L[VRE XII, CHAPITRE XIV. 431

avec Dorothée. L'envje que j'avois de paroître agréable à cette dame me fit employer trois bonnes heures pour le moins à m' ajuster, à m'adoniser; encore ne pus-je parvenir à me rendre content de ma personrie. Pour un adolescent qui se prépare à voir sa maîtresse,- ce n'est qu'un plaisir; mais pour un homme qui commence à vieillir, c'est une occu- pation. Cependant je fus plus heureux que je ne le méritois : je revis la sœur de don Juan, et j'en fus regardé d'un œil si favorable, que je m'imaginai valoir encore quelque chose. J'eus avec elle un long entretien. Je fus charmé du caractère de son esprit, et je jugeai qu'avec de bonnes façons et beau- coup de complaisance je deviendrois un époux chéri. Plein d'une si douce espérance, j'envoyai chercher d.eux notaires à Valence, qui firent le contrat de mariage ; puis nous eûmes recours au curé de Paterna, qui vint à Lirias, et nous ma- ria , don Juan et moi , à nos maîtresses.

Je fis donc allumer pour la seconde fois le flambeau de l'hyménée, et je n'eus pas sujet de m'en repentir. Dorothée, en femme vertueuse, se fit un plaisir de son devoir; et, sensible au soin que je prenois d'aller au-devant de ses désirs, elle s'attacha bientôt moi comme si j'eusse été jeune. D'une autre part, don Juan et ma filleule s'enflam- mèrent d'une ardeur mutuelle; et, ce qu'il y a de singulier, les deux belles-sœurs conçurent l'une pour l'autre la plus vive et la plus sincère amitié. De mon côté , je trouvai dans mon beau-frère tant de bonnes qualités, que je me sentis naître pour lui une véritable affection, qu'il ne paya point d'ingratitude. Enlin, l'union qui régnoit entre nous tous étoit telle, que le soir, lorsqu'il falloitnous quitter pour nous ras- sembler le lendemain, cette séparation ne se faisoit pas sans peine; ce qui fut cause que des deux familles nous réso- lûmes de n'en faire qu'une, qui demeureroit tantôt au châ- teau de Lirias, et tantôt à celui de Jutella, auquel, pour cet

452 GIL BLAS.

effet, on fit de grandes réparations despistoles de Son Excel- lence.

Il y a déjà trois ans, ami lecteur, que je jnène une vie délicieuse avec des personnes si chères. Pour comble de satisfaction, le ciel a daigné m' accorder deux enfants, dont l'éducation va devenir l'amusement de mes vieux jours, et dont je crois pieusement être le père.

PIN DE GIL BLAS DE SAKTILLAWE

TABLE DES CHAPITRES

CONTENUS

DANS LE TOME DEUXIEME

Pagres

Avertissement 1

LIVRE SEPTIEME.

Chai*, l". Des amours de Gil Blas et de la dame Lorença Séphora. ... 3

11. Ce que devint Gil lîlas après sa sortie du château de Leyva, et des heureuses suites qu"eut le mauvais succès de ses amours 12

m. Gil Blas devient le favori de l'archevêque de Grenade et le

canal de ses grâces 18

rv. L'archevêque tombe en apoplexie. De l'embarras se trouve

Gil Blas, et de quelle foçon il en sort . '24

V. Du parti que prit Gil Blas après que l'archevêque lui eut donné son congé. Par quel hasard il rencontra le licencié qui lui avoit tant d'obligation , et quelles marques de reconnois- sance il en reçut 28

VI. Gil Blas va voir jouer les comédiens de Grenade. De l'étonne-

ment le jeta la vue d'une actrice, et de ce qu'il en arriva. 31

vu. Histoire de Laure 38

vni. De l'accueil que les comédiens de Grenade firent â Gil Blas, et d'une nouvelle reconnoissance qui se fit dans les foyers de la comédie 53

IX. Avec quel homme extraordinaire il soupa ce soir-lâ , et de ce

qui se passa entre eux 56

X. De la commission que le marquis de Marialva donna à Gil

Glas, et comment ce fidèle secrétaire s'en acquitta 60

4oi TABLE DES CHAPITRES.

Paçes

XI. De la nouvelle que Gil Blas apprit, et qui fut un coup de

foudre pour lui Ci

XII. Gil Blas va loger dans un hôtel garni. Il y fait connoissance avec le capitaine Chinchilla. Quel homme cY'tnit que cet

officier, et quelle affaire l'r.voit amené à Madrid 07

xiii. Gil Blas rencontre à la cour son cher ami Fabrice. Grande joie de part et d'autre. ils allprent tous deux, et de la curieuse conversation qu'ils eurent ensemble 7G

XIV. Fabrice place Gil Blas auprès du comte Galiano, seigneur

sicilien 87

XV. Des emplois que le comte Galiano donna dans sa maison à

Gil Blas 91

XVI. De l'accident qui arriva au singe du comte Galiano; du cha- grin qu'en eut ce seigneur. Conjment Gil Blas tomba ma- lade , et quelle fut la suite de sa maladie 97

LIVRE HUITIÈME.

Chap. l". Gil Blas fait une bonne connoissance, et trouve un poste qui ' le console de l'ingratitude du comte Galiano. Histoire de don Valérie de Luna 106

II. Gil Blas est présenté au duc de Lorme, qui le reçoit au

nombre de ses secrétaires; ce ministre le fait travailler, et

est content de son travail 112

III. Il apprend que son poste n'est pas sans désagrément. De l'in-

quiétude que lui cause cette nouvelle, et de la conduite qu'elle l'oblige à tenir 118

IV. Gil Blas gagne la faveur du duc de Lerme, qui le rend dépo-

sitaire d'un secret important liî

V. l'on verra Gil Blas comblé de joie, d'honneur et de misère. r24

VI. Comment Gil Blas fit connoître sa misère au duc de Lerme,

et de quelle façon en usa ce ministre avec lui 129

VII. Du bon usage qu'il fit de ses quinze cents ducats ; de la

première affaire dont il se mêla, et quel pnifit il lui en

revint 134

VIII. Histoire de don Roger de Rada i'.i'i

IX. Par quels moyens Gil Blas fit en peu de temps une fortune

considérable, et des grands airs qu'il se donna 140

X. Les mœurs de Gil Blas se corrompent entièrement à la cour De la commission dont le chargea le comte de Lemos, et de l'intrigue dans laquelle ce seigneur et lui s'enga;.ièrcnt. . . 155

XI. De la visite secrète et des présents que le prince d'Espagne fit

àCatalina lOii

TABLE DES CIIÂPITUES. 4oo

Pages, xri. Qui étoit Catalina. Embarras de Gil Blas, son inquiétude, et quelle précaution il fut obligé de prendre pour se mettre

l'esprit en repos 1G7

xiii. Gil Blas continue de faire le seigneur. Il apprend des nou- velles de sa famille : quelle impression elles font sur lui. Il se brouille avec Fabrice 171

LIVRE NEUVIÈME.

Chap. I''"". Scipion veut marier Gil l>las, et lui propose la fille d'im ricbe et fameux orfèvre. Des démarches qui se firent en

conséquence 170

II. Par quel hasard Gil Blas se ressouvint de don Alphonse de

Leyva , et du service qu'il lui rendit par vanité 180

m. Des préparatifs qui se firent pour le mariage de Gil Blas, et

du grand événement qui les rendit inutiles 184

IV. Comment Gil Blas fut traité dans la tour de Ségovie, et de

quelle manière il apprit la cause de sa prison 1S3

V. Des réflexions qu'il fit celte nuit avant que de s'endormir, et

du bruit qui le réveilla lllO

VI. Histoire de don Gaston de Cogollos et de dona Helena de

Galisteo 19i

vu. Scipion vient trouver Gil Blas à la tour de Ségovie, et lui ap- prend bien des nouvelles 212

viM. Du premier voyage que Scipion fit à Madrid : quels en furent le motif et le succès. Gil Blas tombe malade. Suite de sa maladie 216

IX. Scipion retourne à Madrid. Comment et à quelles conditions il

fit mettre Gil Blas en liberté. ils allèrent tous deux en sortant de la tour de Ségovie, et quelle conversation ils eurent ensemble 221

X. Ce qu'ils firent en arrivant à Malrid. Quel homme Gil Blas

rencontra dans la rue, et de quel événement cette rencontre

fut suivie 224

LIVRE DIXIÈME.

Chap. I'"". Gil Blas part pour les A^turies; il passe par Valladolid , oii il va voir le docteur Sangrado, son ancien maître. Il rencontre par hasard le seigneur Manuel Ordonnez, administrateur

de l'hôpital 230

II. Gil Blas continue son voyage, et arrive heureusement à Oviedo. Dans ([uel état il retrouva ses parents. Mort de son père; suites de cette mort 239

456 TABLE DES CHAPITRES.

III. Gil Blas prend la route du royaume de Valence, et arrive enfin

à Lirias ; description de son château, comment il y fut reçu,

et quelles gens il y trouva 248

IV. Il part pour Valence, et va voir les seigneurs de Leyva; f!e

l'entretien qu'il eut avec eux , et du bon accueil que lui fit Séraphine 254

V. Gil Blas va à la comédie, il voit jouer une tragédie nou-

velle. Succès de la pièce. Génie du public de Valence. . . . 258

VI. Gil Blas, en se promenant dans les rues de Valence, rencontre

un religieux qu'il croit reconnoître; quel homme c'étoit que ce religieux 263

VII. Gil Blas retourne à son château de Lirias; de la nouvelle

agréable que Scipion lui ai)prit, et de la réforme qu'ils

firent dans leur domestique 269

viu. Des amours de Gil Blas et de la belle Antonia 273

IX. jNoces de Gil Blas et de la belle Antonia; de quelle façon elles se firent; quelles personnes y assistèrent et de quelles

réjouissances elles furent suivies 279

X. Suite du maringe de Gil Blas et de la belle Antonia. Commen- cement de l'histoire de Scipion 285

XI. Suite de Thistoire de Scipion 311

XII. Fin de l'histoire de Scipion 323

LIVRE ONZIÈME.

CuAP. P''. Do la plus grande joie que Gil Blas ait jamais sentie, et du triste accident qui la troubla. Des changements qui arrivè- rent à la cour, et qui furent cause que Santillane y ' retourna 343

II. Gil Blas se rend à Madrid ; il paroît à la cour ; le roi le recon- noît et le recommande à son premier ministre. Suite de cette recommandation 348

ni. De ce qui empêcha Gil Blas d'exécuter la résolution il étoit d'abandonner la cour, et du service important que Joseph Navarro lui rendit 353

IV. Gil Blas se fait aimer du comte d'Olivarès 350

v. De l'erftretien secret que Gil Blas eut avec Navarre , et de la

première occupation que le comte d'Olivarès lui donna. . , 359

VI. De l'usage que Gil Blas fit de ses trois cents pistoles, et des soins dont il chargea Scipion. Succès du mémoire dont on

vient de parler 304

VII. Par quel hasard , dans quel endroit et dans quel état Gil Blas retrouva son ami Fabrice, et de l'entretien qu'ils eurent ensemble 369

4

TABLE DES CHAPITRES. 457

Pai;es.

VIII. Gil Blas se rend de jour en jour plus cher à son maître. Du retour de Scipion à Madrid , et de la relation qu'il fit de

son voyage à Saniillane 373

IX. Comment et à qui le comte-duc maria sa fille unique; et des

fruits amers que ce mariage produisit 376

X. Gil Blas rencontre par hasard le poëteNunez, qui lui apprend qu'il a fait une tragédie qui doit être incessamment repré- sentée sur le Théâtre du Prince. Du malheureux succès de cette pièce, et du bonheur étonnant dont il fut suivi. . . . 379

XI. Santillane fait donner un emploi à Scipion , qui part pour la

ISouvelle-Espagne 383

XII. Don Alphonse de Leyva vient à Madrid; motif de son voyage.

' De l'affliction qu'eut Gil Blas, et de la joie qui la suivit. . . 385 xiii. Gil Blas rencontre chez le roi don Gaston de Gogollos et don

André de Tordesillas; ils allèrent tous trois. Fin de

l'histoire de don Gaston et de dona Helena de Galisteo.

Quel service Santillane rendit à Tordesillas 389

XIV. Santillane va chez le poëte Nunez. Quelles personnes il y

trouva, et quels discours y furent tenus 397

LIVRE DOUZIÈME.

Chap. l". Gil Blas est envoyé par le ministre à Tolède. Du motif et du

succès son voyage . 400

II. Santillane rend compte de sa commission au ministre, qui le charge du soin de faire venir Lucrèce à Madrid. De l'arri- vée de cette comédienne , et de son début à la cour 409

m. Lucrèce fait grand bruit à la cour et joue devant le roi qui en

devient amoureux. Suites de cet amour 412

IV. Du nouvel emploi que donna le ministre à Santillane 417

v. Le fils de la Génoise est reconnu par acte authentique , et nommé don Henri-Philippe de Guzman. Santillane fait la maison de ce jeune seigneur, et lui donne toutes sortes de maîtres 4'20

VI. Scipion revient de la Nouvelle-Espagne. Gil Blas le place au-

près de don Henri. Des études de ce jeune seigneur. Des honneurs qu'on lui fit, et à quelle dame le comte- duc le maria. Comment Gil Blas fut fait noble malgré lui 4'23

VII. Gil Blas rencontre encore Fabrice par hasard. De la dernière

conversation qu'ils eurent ensemble, et de l'avis important

que Nunez donna à Santillane 4'2G

VIII. Comment Gil Blas apprit que l'avis de Fabrice n'étoit point

faux. Du voyage que le roi fit à Saragosse 429

II. 30

458 TABLE DES CHAPITRES.

Pages

IX. De la révolution de Portugal , et de la disgrâce du comte-duc. 4.3-2 X. De l'inquiétude et des soins qui troublèrent d'abord le repos du comte-duc, et de l'heureuse tranquillité qui leur suc- céda. Des occupations de ce ministre dans sa retraite. . . . 434 •xi. Le comte-duc devient tout à coup triste et rôveur. Du sujet

étonnant de sa tristesse, et de la suite fâcheuse qu'elle eut. 437 xn. De ce qui se passa au château de Locclies après la mort du

comte-duc, et du parti que prit Santillane 441

XIII. Du retour de Gil Blas dans son château. De la joie qu'il eut ^ de trouver Séraphine sa filleule, nubile; et de quelle dame

il devint amoureux 444

XIV. Du double mariage qui fut fait à Lirias, et qui finit enfin

l'histoire de Gil Blas de Santillane 448

FAitlS. IMPRIMERIE DE J. CLAYE, RUE S A 1 NT- B KN OIT, 7.

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