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HISTOlPxE ET LITTÉRATUPiE
III
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MEME AUTEUR Format grand ia-8»
LE ROMAN NATURALISTE 1 VOl
HISTOIRE ET LITTÉRATURE 3 —
QUESTIONS DE CRITIQUE 1 —
NOUVELLES QUESTIONS DE CRITIQUE 1 -
ESSAIS SUR LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE . , 1 —
LIBRAIRIE HACHETTE
ÉTUDES CRITIQUES SUR l'hISTOIRE DE LA LITTÉ- RATURE FRANÇAISE 4
l'évolution des GENRES. Tomc preinier. ..... 1
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HISTOIRE
ET
LITTÉRATURE
FERDINAND BRUNETIÊRE III
Jf
^i4uiJr
PARIS
CALMANN LEVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRERES
3, RUE AUBBU, 3
1892
Droits db raproductioa et da traductiua réservés.
t. 3
HISTOIRE
ET
LITTÉRATURE
A PROPOS DU THEATRE CHINOIS'
Si quelque lecteur était par hasard curieux de ren- seignements neufs et précis sur le théâtre chinois, — et il pourrait l'être assurément de plus d'une chinoi- serie moins intéressante et moins utile, — je dois l'a- vertir d'abord qu'il en trouvera peu dans le livre que vient de publier sous ce titre le général Tcheng-ki- tong. Très Parisien, beaucoup plus Parisien qu'on ne 'est d'ordinaire à Paris, presque aussi Parisien que
1. Le Théâtre des Chinois, £tuJes de mœurs comparées, par le général Tcheng-ki-tong. 1 vol. in- 18. Paris, i88i3 ; Cal- manu Lévy.
i:i. — 1
2 lllSTOinE 1:T LITTÉr.ATUHE.
M. Albert ^Yol^■, lequel est, je ci'ois, de Cologne ou (le Bonn, le général Telicng-ki-long se nioiilro en elTel moins Chinois que jamais dans ce pclit volume; et l'on peut bien dire, si l'on veut, qu'il y passe à tout coup les promesses de son titre, mais en revanche qu'il a tout à fait oublié de commencer par les y tenir. Un bel éloge de la « défiance », bien sincère, éloquent même à force de sincérité, très significatif en tout cas, voiLà peul-clrece qu'il y a de plus chinois dans ce livre d'un Chinois sur le théâtre chinois. Le reste, — nous le connaissions depuis déjà longtemps, ou du moins, et pour mieux dire, nous devrions le connaître, si c'était en effet pour nous que nos mis- sionnaires et nos sinologues eussent écrit : les Amyot, les Prémare, les du Ilalde autrefois, et dans notre siècle les Pauthicr, les Bazin, les Stanislas Julien et les Abel Rémusat.
L'occasion éiait cependant belle et le sujet bien choisi. Du plus vasie empire qui soit au monde et du plus ancien, de la civilisation la plus originale, et la seule qui se soit uniquement développée d'elle-même sur son fonds, sans avoir jamais subi d'autre influence que celle de l'accumulation de ses propres traditions, enfin, de trois cent cinquante ou quatre cent millions de nos semblables, nous ne savons guère que ce que nous en ont appris les récits de voyages. Mais que veut- on qu'un voyageur, un passant puisse vraiment nous apprendre de la Chine et des Chinois? Si les mœurs d'une de nos provinces, la Bretagne ou l'Anjou, ses
A PROPOS DU THÉATIIE CHINOIS. 3
coulumes, ses usnges diffèrent, et différent beaucoup des usages, des coutumes, des mœurs de la Flandre ou de la Pioveiice, qu'en sera-t-il, qu'en doit-il être, sur un territoire six ou huit fois plus étendu que celui de la rraoce, d'un peuple dix fois plus nombreux? Je sais de fort honnêtes gens qui, pour avoir passé quelques jours à Pékin ou quelques semaines à Canton, n'en ont pas moins sur les institutions et les mœurs de lEmpiredu Milieu l'opinion la plus décisive. Mais de quelle confiance dira-t-on qu'ils soient dignes? Le général Tcheng-ki-tong lui-même ne conUciit peut- être qu'un coin de sa propre patrie. Et, à vrai dire, une vie d'homme ne suffirait pas pour explorer la Chine; étrangers ou nationaux, les voyageurs ne [euveul guère nous y servir que d'introducteurs; et, pour pénétrer un peu avant dans la familiarité d'un grand peuple, il nous faut d'autres intermé- diaires.
La liltéralure en est justement un, le plus sur et le plus naturel, dont nous ne saurions trop regretter que le général Tcheng-ki-fong se soit si mal servi ; — car qui s'en servira si ce n'est un Chinois? Son premier livre : Les Chinois peints par eux-mêmes, était plaisant, mais instructif, celui-ci n'est que plaisant ; et franchement, quand on s'aperçoit que l'auteur n'y parle pas d'une seule pièce que n'eussent traduite ou ana- lysée les sinologues européens, on se demande si peut-être, à mesure qu'il se perfectionnait dans les finesses de noire langue et même dans l'ari^ot dubou-
4 HlSTOlliL ET LlTTfiliATUUE.
levard, ce spirituel général n'aurait pas désappris le chinois ?
Userait pourtant à souhaiter, et, indépendamment(;e toute autre considération, dans le seul intérêt de la science, ou plutôt de l'histoire, que l'on étudiât de près cette volumineuse et curieuse littérature cliinoise. Ni les poètes, ni les romanciers, ni les auteurs drama- tiques n'y manquent; et ce que l'on en a traduit, qui formerait déjà tonte une petite bibliothèque, ne sau- rait qu'inspirer le désir d'en connaître davantage. Aucune littérature, je le disais, ne s'est développée plus excentriquement aux nôtres, n'a moins reçu de nous, ne nous a moins donné; cependant aucune litté- rature n'offre avec les nôtres de plus frai)()antes res- semblances, et un Allemand, un Anglais, un Français s'y retrouvent comme chez eux. Parcourez seulement quelques-unes de ces Poésies de Vépoque des Tliann que nous donnait, il y a quelque vingt ans, M. d'Her- vey de Saint-Denis* : celles de Li-taï-pé, par exemple, ou de Thou-fou. Je n'oserais affirmer que le génie chinois s'y montre absolument incapable d'idéal, mais ce qui n'est pas douteux c'est qu'il y rase volontiers le sol. Rien ici d'extraordinaire ou même de très particulier, comme on serait tenté d'abord de se le figurer; rien d'étrange ni de. bizarre, point de monïtres ni seulement de magots; mais l'inspiration
1. Poésies de Vdpoque des Thang, traduites par le niai(,u g d'ilervey de Saint-Deni?. Paris, 1862 ; Amyol.
A riîOPOS DU THÉÂTRE CHINOIS. 5
la plus familière, peu d'images, toujours très simples, tirées des usages de la vie quotidienne, à peine indi- quées, jamais /)o?/.ss^es, plus de grâce enfin que de force, nulle métaphore ambitieuse, des chansons plutôt que des odes; — et beaucoup de chansons à boire. A la fin du siècle dernier, c'est une juste re marque de M. Emile Monté£;ut, Li-taï-pé eût très bien pu s'appeler Robert Burns, et rien n'eût empêché ïhou-foude chr.nter le Dieu des bonnes gens :
Ains qu'il nous donne, amilic tutélaire, Et vous, amours, qui créez après lui, Prêtez un charme à ma pliilosopliie Pour dissiper des rêves aMIigrants. Le verre en main, que chacun se confie Au dieu des bonnes gens.
Les Chinois boivent dans des lasses, cl leur vin n'est pas, comme le nôtre, autrefois : le jus de la treille ; on raconte aussi qu'ils se nomment Thou-fou plus souvent que Dupont ou Durand ; mais, à cela près, leur Dieu n'est pas plus gênant que celui de nos bons chansonniers, sa morale plus exigeante, ni leur chanson enfin d'un ton beaucoup plus élevé.
Même observation à faire sur leurs romans : les Deux (Cousines, les Deux Jeunes Filles lettrées, la Femme accomplie; — je ne parle ici que de ceux qui sont à la portée du lecteur français, — les Contes et Xouvellcs jadis traduits par M. Tliéodore Pavie ou les Pruniers Merveilleux, plus récemment mis en
6 llISTOIUi: ET MTTIÎIiATURK.
français', pirM. Théophile Piry. L'Inde cl la Perso ont leurs épopées, le Bamayana ou le Shah Nanich des poèmes, des légendes, leurs apoloiçues et leurs fables; les Arabes ont leur Mille et une nuits ; la Chineseule en Orient a desromans, de vrais romans, des romans de mœui's, comme les nôtres, et même des ro- mans naturalistes. « L'École de la litléi'alure légère et des romans, dit quelque part un critique chinois, tire son origine du bureau des employés les plus in- times... Les conversations des rues, les enlreliens des carrefours, les conversations que l'on entend dans les bouges, tels sont les sujets des compositions des écrivains de cette École. » Voilà une école propre- ment arrangée. Je signale ce critique, ou plutôt cet liislorien, à la juste colère de M. Zola : il s'appelait Pan-kou, et vivait au i'^-' siècle de notre ère.
Ceux des romans chinois que nous avons pu lire ne méritent pourtant pas cet excès de sévérité. Il y est ordinairement question de s'établir en mariage, et pour cela de réussir dans ses examens, ce qui ne me parait pas autrement immoral, ni d'ailleurs plus chinois que français. Lacritiq'ie ia plus générale et la plus vraie que Von en puisse faire, c'est qu'il ne s'y pa?se pas grand'chose, que les détails y sont bien futiles et les conversations bien prolixes, que les héros n'eu ont
1. Erh-tou-mei, on les Pruniers merueilhux, roman chinois, Ir.duit et accompagné de noies, par M. Théophile Piry. Paris, 1830; Dentu.
A PROPOS DU TllÉATUE CHINOIS. 7
rioii que de médiocre ou de vulgaire. Mais sont-ce les seuls romans dont on puisse le dire? Je n'y vois déci- dément, en y regardant bien, qu'un ou deux traits vraiment locaux, comme par exemple l'admiration des personnages constitués en dignité pour les jeunes gens qui manient agréablement le ouen-tchanrj ou le ché-ouen. Le ouen-tchang , c'est la prose élégante, la prose académique; « chaque mot y brille comme une perle fine »; et quant au ché-ouen, on ne saurait rien imaginer de plus beau, dit un savantjésuite, ni même de plus vide : pulchrius ac inanius. Ce sont des sons, dit encore ce bonhomme, qui caressent voluplueu- sementl'oreille, cesont des fleurs uniquement assorties pour le plaisir des yeux... Plusieurs de nos contempo- rains ont écrit très bien en ché-oiienAesVaul deSaint- Yictor, entre autres, elles Théophile Gautier. Mais tout en rendant au ouen-tchang et au ché-ouen les hom- mages qui leur sont dus, les romanciers chinois, pour leur usage, ont préféré le kouan-hoa, comme plus propre à prendre tous les tons, et ainsi plus con- venable à la familiarité du genre.
Ce qui est vrai du roman chinois l'est enfin du théâtre. Mais c'est peut-être ici surtout que le man- que de renseignements se fait sentir, et c'est pourquoi j'en veux beaucoup au général Tcheng-ki-tong, ayant eu l'air do nous les promettre, de ne nous en avoir guère donné.
« Le caractère sérieux cl austère des anciens sages de la Chine, dit à ce propos un savant mission-
8 11 1 S T 0 1 IM: E T L I T T É W A T U R E.
naire',nc pouvait accepter le délassement du tlirà- tre... et la premiôrû fois qu'il est question du théâtre dans riiistoiie chinoise, c'est pour louer un empereur de la dynastie des Chang d'avoir proscrit ce vain plai- sir. » Mais on a fort disputé sur ce texte, et, — rap- p:ochement assez curieux, — la controverse est la même qui s'est élevée chez nous sur les textes dis pères de l'Eglise chrétienne: à savoir, s'il est ici ques- tion de comédiens ou d'histrions, du (héàlre jtropremont dit ou de la danse, de la pantomime et autres diver- tissements (oujours et paitout, on le voit, un peu mêlés d'obscénité.
Quoi qu'il en soit, ce que l'on admet communément, c'est que l'art dramatique ne prit qu'assez tard en Chine une forme r/'gulière, et seulement aux environs du VIII' ou IX' siècle de notre ère, sous la dynastie des Thang. Il ne nous est malheureusement rien parvenu de ces premiers essais; et, pour trouver non seulement do vraies pièces, mais des pièces tout simplement, des commencements de pièces, il faut descendre jusqu'aux dynasties des Kin et des Youen, c'est-à-dire jusqu'au milieu de notre xii' siècle. Les véritables monuments de l'art dramatique, en Chine, se trouvent donc être ainsi contemporains du règne de Philippe-Auguste. Lorsque M. Bazin, jadis, et M. Paul Perny nous le disaient, on pouvait craindre qu'ils ne fussent mal ou
1. Grammaire de la lavriue chinoixe, orale cl écrite, par M. Paul Perny. Paris, I8T3-187C; Maisonneuve et Leroux.
A PROPOS DU THÉÂTRE CHINOIS. 9
incomplètement informes : le général Tchciig-ki-tong, n'en disant pas, et sans doute n'en sachant pas plus qu'eux, nous sera garant désormais de la valeur de leurs renseignements. Et, à défaut d'autre utilité, son petit volume aura celle de venger nos sinologues de lant de sottes plaisanteries qui pourraient bien les avoir empécliés de continuer leur œuvre.
Le répertoire des Youen, comme on l'appelle en Chine, comprend à peu près six cents pièces. M. Paul Perny, dans sa Grammaire de la langue chinoise, a donné les titres d'une centaine d'entre elles et signalé brièvement les plus intéressantes : la Courtisane savante, VEnfanl prodigue, les Caisses de cinabre, k Songe de fJu-tong-pin, rOrpIielin de la famille Tchao, d'où Voltaire a lire son Orphelin de la Chine. M. Bazin, dans \e Journal asiatique (1850-1852), en avait jadis donné l'analyse sommaire, et, pour plu- sieurs d'entre elles, des extraits étendus, dont il a in- séré ceux qu'il jugeait lui-même les plus intéressants ouïes plus caractéristiques dans le volume de VUni- vers pittoresque intitulé Chine moderne. Enfin, le même M. Bazin, sous le titre de Théâtre chinois \ en a Iraduitqualre intégralement, qui sont : les Intri- gues d'une soubrette, la Tunique confrontée, la Chanteuse, et le Ressentiment de Teou-ngo. En y joignant le Pi-pa-ki, tra.luit encore par M. Bazin,
i. Théâtre chinois, ou c!;oixde pièces de théâtre traduites par M. Bazin aîné. Paris, 183S; Imprimerie royale.
1 .
10 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
MUstoire du cercle de Craie, V Avare, Vllistoire du pavillon d'Occident, tradiiiîs par Stanislas JuliiMi, on voit que si nous ne connaissions pas le théàli'o chinois avant M. Tciicng-lu-lon;j, ce n'était pas au moins faulc (le documents. Nous attendions de lui qu'il nous traduisît à son lonr ou nous analysât quelques-unes des pièces que nous ne connaissions point.
Comme ils nous les avaient fait connaître, ce sont aussi nos sinologues, avant même peut-être la nais- sance du général Tcheng-lu-long, qui ont essaye de mettre un peu d'ordre, — à reuropccnne, — dans le répertoire des pièces du siècle des Youcn. Ils y ont donc distingué, d'une part, les drames iiistoriques,Ies tVames judiciaires, les drames doniesliques, les dra- me tao-sse; et, de l'autre, les comédies de caractère, les comédies d'intrigues et les comédies mytholo- giques. Tous ces noms s'expliquent d'eux-mêmes, à l'exception d'un seul : celui des drames tao-sse.
Les drames tao-sse, parmi lesquels M. Bazin a surtout loué la Transmigration de Yo-chcou, et M. Perny le Songe de Liu-tong-pin, la Dette payable dans la vie à venir, sont de vives satires, poussées jusqu'à la charge, nullement indignes de notre Palais-lloyal, et qui roulent sur les superstitions ou les dogmes du bouddhisme. L'esprit chineis est superstitieux, mais d'une autre manière, et qui ne l'em- pêche pas d'être voltairien. Quant aux drames domes- tiques, ils ne répondent tout à fuit à ce que nous enten- drions en Europe sous ce nom, si nous en usions, mais
A PnOPOS DU THÉÂTRE CHINOIS. 11
plulôt à de certaines idées^ très particulières, comme l'on sait, que les Giiinois se font de la famille, de ses devoirs, et surtout de sa solidarité continuée d'âge en âge. Tel est leVieillard qui obtient un fils, dont Abel Rémusaf, dans ses Mélanges, a donnj une fissez ample analyse, et le sinologue anglais J.-F. Da- vis, en 1817, une traduction. En y regardant d'un peu près, et en observant d'autre part le plaisir que le général Tcheng-ki-tong semble trouver à la leciure des plaisanteries ordinaires des drames tao-sse, il est per- mis de croire que la religion delà famille est à peu près la seule que pratiquent les Chinois éclairés. De là rimporlance des drames domestiques ; et, — bien qu'ils ne diffèrent pas beaucoup, dans la disposition de l'in- trigue ou le choix des personnes, du drame judiciaire, par exemple, ou de la comédie d'intrigue, — de là l'ulilité de la distinction : le titre seul en éveille en Chine des idées, des sentiments, où la piété semble avoir autant de part que la curiosité. Je n'ai sans do.ite pas besoin de définir les drames judiciaire; : nous en avons en France beaucoup plus que nous ne voudrions. Enfin les drames ou comédies raytholo- eiques sont de pures féeries, aussi ridicules que les nôtres, comme celte pièce des Métamorphoses, où l'on voit au premier acte « un vieux saule mâle » épouser «un jeune pêcher femelle». Dans ces féeries chinoises, il convient seulement d'ajouter que les vers, la danse, la musique tiennent lieu de décors et de trucs.
12 HisToiui'; i:t littératuhe.
Toulos CCS picccs, cl le général Tchcng-ki-loii!,^ a raison d'en l'aire cxj)rossénient la remarque, ollrcnt avec les noires, et sans en excepter les drames tao-ssc, les plus frappantes ressemblances. Toutes ou presque toutes, elles se divisent en cinq actes; le pre- mier qu'on appelle : ouverture ou i)rologue, et les quatre autres : coupures. Toutes ou presque toutes, comme les nôtres, elles se nouent et se jouent entre personnages de tout rang et de toute condition. Toutes ou presque toutes, comme les nôtres, elles rou- lentsur les événements de la vie quotidienne : un fourbe à démasquer, un coquin à convaincre, un mariage à conclure, une fortune à défendre, un barbon à trom- per, — à moins que ce ne soit une respectable mère, comme dans les Intrigues d'une soubrette. Toutes, ou presque toutes, nomme les nôtres, côtoient de près la réalité, s'y elTorcent du moins, mêlent volontiers à l'agrément d'une intrigue amusante les leçons d'une sagesse moyenne, un peu vulgaire, mais qui sont celles dont on a besoin pour la pratique de la vie. Et il n'est pas enfin jusqu'aux lauréats des concours littéraires qui n'y jouent le rôle aimable et avanta- geux que l'ingénieur sorti de l'École polytechnique a 'oué longtemps dans les pièces de Scribe et de ses imitateurs.
On peut donc, on doit le dire :1a comédie de Tching- té-hoei ou celle de Tching-koué-pin, — ce sont des noms d'auteurs, et même d'authoress, — est l)lus près de nous pour le ton, pour les mœurs
A l'ROI'OS DU TIlÉATRli CHINOIS. 13
pour la disposilion de riiUiigiie et sa nature, ([ue la comédie d'Aristophane ou le drame d'Eschyle. Et, tandis que paitout ou presque parlout ailleurs, ce sont les resi:emblances que l'on s'applique à dipcerner pour les mettre en lumière, ici, au contraire, dans le théâtre chinois, c'est sur la différence, uniquement, qu'il convient d'insister.
« Le personnage qui chante » en fait la principale. Dans les pièces du siècle des Youen, un personnage, qui, d'ailleurs, prend part à l'action, si même on ne doit dire qu'il la conduit, élève quelquefois lavoix, et, sur des airs notés, chante une partie de son rôle au lieu de le déclamer. « C'est ce personnage qui con- stitue l'originalité de notre scène, » dit M. Tcheng- Ki-Tong; et M. Bazin avant lui y avait reconnu « le trait essentiel qui distingue le théâtre chinois de tous les autres ». Je crains qu'il ne se trompent tous deu.v. ISans doute, j'aurais besoin, pour parler entente as- s nance, de connaître plus de pièces que je n'en ai pi lire dans les traductions ; mais enfin, dans l'ancien Vaudeville, dans les pièces de notre théâtre de la Foire, dans celles de l'ancien Ïhéàtre-Italien, ne l'ai- j'î point déjà rencontré, « ce personnage qui chante »; et que veut-on que je voie en lui de si rare, de si ori- ginal, de si particulièrement et spécialement chinois? Supposé même qu'il soit, comme on fait observer, le représentant du poète au milieu de l'action, qu'il serve à i;uiJer dans une intrigue un peu complexe rallention du spectateur, qu'il ait encore pour mission
14 111 S TOI ri: et LITTI' r.ATlîUE.
de mellrc en i'vidoiice rulililé morale de l'œuvre, c'est le raisonneur, en ce cas, c'est l'Ariste ou le Chrysale des comédies de Molière, c'est le bouffon ou le fou des drames de Shakspeare, et voilà loni^lcmps qu'il nous est familier.
Ce serait, d'ailleurs, une question de savoir si son rôle est vraiment et toujours celui que l'on nous dit. Ils sont en effet quelquefois plusieurs « personnages qui chantent » ; ils chantent souvent pour dire des banalités ou faire des plaisanteries qui n'importent pas plus à la conduite de la vie qu'.à celle de la pièce; et j'ai peine à voir dans leurs ariettes « le génie même du poète parlant au spectateur ». Yeut-on voir les choses comme elles sont, et ne rien exagérer? Dans des œuvres d'un art déjà savant et même raffiné, (( le personnage qui chante » n'est rien de plus, à mire avis, que le témoignage survivant d'un art anté- rieur, plus naïf, moins maître de ses procédés, et qui sentait le besoin d'attirer l'attention sur la beauté des choses qu'il disait.
« L'intérêt ou l'intention morale » des œuvres du théâtre chinois est une autre différence, où je com- prends très bien que le général Tcheng-ki-long, pour se donner sur nous un facile avantage, croie devoir insister, mais non pas nos sinologues. C'est prendre un peu trop à la lettre les affirmations des critiques chinois. S'il est écrit dans le Code pénal que l'objet des représentations théâtrales est d'offrir sur la scène des (( peintures fictives ou réelles d'hommes justes et
A 1>R0P0S DU THÉÂTRE CHINOIS. 15
bons, de femmos chnstes, d'enfants affectueux et obéissants » ; il y est également écrit que l'o!! ne représentera sur les planches « ni les empereurs, ni les impératrices, ni les princes, les minisires et le> généraux fameux des premieis âges »; mais, puisque les drames historiques violent impunément la défense, on peut tenir pour assuré que les comé- dies d'intrigue ou de c:iractère ne se piqient pas davantage d'observer le précepte. Je ne vois pas ombre d'intention morale dans les Intrigues iVune soubrette, et, d'après les analyses que l'on nous a données de plusieurs autres pièces, je ne vois mèaie pas très clairement par où la morale s'y pourrait introduire. On ajoute que plusieurs comédies d'in- trigues sont choquantes et contiennent des scènes dont la crudité ne le céderait pas à celle même de quelques-unes des comédies d'Aristophane. A la Chine comme chez nous, la première loi que s'imposent les auteurs dramatiques est de plaire, et de plaire à tout prix; ils moralisent ensuite, s'ils le peuvent et comme ils le peuvent.
C'est autre chose, à la vérité, quand, sous le nom de morale, au lieu de s'en tenir aux règles de riiounéte et du juste, on prétend envelopper, comme le font quelques-uns, la conduite entière de l'exis- tence, et, selon l'expression de M. Tchcug-ki tong, « l'expérience des choses de la vie ». Je lui fais seule- menlobserver qu'à ce compte, lesScapin aussi, et l.)s Lisette, nos Suzanne et nos Figaro, ont leur « expé-
16 IIISTOIRK HT L ITTÉ lî ATU U E.
ricnrc des choses de la vie );, une expérience très élenduc, très sûre, et, d'ailleurs, parfaitement immo- rale. Il ne s'agit que de s'entendre sur le vrai sens des mots. Le théâtre chinois, comme le nôtre, est moral dans la mesure où il peint les mœurs, et les mauvaises mœurs de préférence aux bonnes, qui ne sont point laquantes.
(]es dilTcrences, on le voit, ne sont qu'à la surface, et (lès que l'on essaie de les approfondir, je ne sais si l'on ne peut prétendre qu'elles se tournent en res- semblances. Entre notre théâtre et le théâtre chinois la seule dilTérence réelle que je trouve, — sans parler, 01 l'en'end bien, de celles que des institutions, des mœurs, des coutumes différentes y mettent, et qui ne sont rien d'essentiel, — c'est la différence du balbu- t'ement de l'enfant à la parole de l'homme fait. Le théâtre chinois est l'œuvre d'une civilisation évidem- ment très ancienne, et, comme telle, très avancée à beaucoup d'égards; mais en beaucoup de points aussi demeurée dans l'enfance, ou, si l'on aime mieux, immobilisi'e dans des formes rigiles dont elle n'a pu réussir, de nos jours même, à se débarrasser.
Les Chinois ressemblent à des enfants très intelli- gents et très vieux. Voilà longtemps qu'ils ont atteint ui point de civilisation matérielle et morale où nous ne faisons que de toucher à peine, si même nous y sommes ; seulement, ils s'y sont arrêtés, et, tant qu'ils cMitinueront de vivre sur eux-mêmes, ils y resteront, ayant dépensé pour y parvenir tout ce qu'ils avaient
A rnopos DU tliéatre chinois. n
elTectivement en eux. C'est du moins ce que l'on peut conclure de l'histoire de leur théâtre. Au siècle des \'ouen, ils en étaient déjà où nous ne sommes arrivés que deux ou trois siècles après eux, mais ils y sonl toujours. Et, si les analogies, comme on l'a vu, sonl frappantes entre leurs pièces et les nôtres à un moment quelconque de l'Iiistoire de notre llipùlre, elh s le seraient hien plus encore si nous faisions la compa- raison des drami s des Youen à nos anlif;u\s moralités (U inos drames savants du xvi» siècle. Dans l'histoire générale de la littérature comme dans l'histoire natu- relle, presqucloutes les questions de race elâe milieu se ramènent à des questions de moment. La Chine a eu ses Gringoire, ses Jodelle et ses Hardi, et elle les a eus bien avant les nôtres, mais leurs successeurs n'ont eu nom ni Corneille, ni Racine, ni Molière.
Il n'y aurait pas jusqu'aux renseignements qu'on nous donne sur les conditions matérielles du théâtre chinois qui ne servissent à justifier et fortifier cette indication. Le divertissement du théâtre n'est nulle part plus passionnément goûté; cependant il n'y a pas en Chine de théâtres fixes ni de troupes régulières. Le comédiens vont de ville en ville, un peu à l'aventure, dressent leurs tréteaux sur la place publique, avec l'agrément ou sur l'invitation des autorités locales, donnent desreprésentations à domicile, se contentent, comme leurs spectateurs, d'une toile de fond pour tout décor, et au besoin suppléent le paysage, la forêt, le palais, les tapis, les meubles qui leur manquent par
l'i iMhioihi'. i(.'i' M iTltii A I uni.,
(iiin l'iitmuMiM» «niioiiro. « AIiimI, dit M. TrliPiijî-lci- li)ii|h iiolro |iulill(' <'nli'«^ liiHtintliiitiMrnMit nH-oininiiiii- collou itvtM^ lii lU'Iloii (lu |)()ôhv.. AIiimI Ii« s|i(M-laliMir i\(« 4ltl>l( |M\i>) r.'U'IitMi, il la nxuhiil hii-iiu'^iiit'... Aiiihi |'(tl(\i\l «lovitM»! lo r«\ol, MiuH plii'i (rt^lVorl (m'il n'en »o\\lot\ la voloult^ (UMU" rn^ri' uuo illusion... »
{\\> \yv>\\\ UKUSHMUi, quo j'abnNgo, osl ;^ cdui» si^r d'uu houuvuMrps|U'lt, otjo Mio «uiî* uu luHliiiil tlouuuuiô si ool lu'uuuo d'o^iprU n'ttv«lt |»t»H i'»i><tu», (J»»»*l !>' J*!»»''-- r;\UHH\ oou\»uo «uJiMmlliui, v« cIumtIut lui IIiôjMio, «vaut louU W \\V<.kUW \\v>* )ou\. uo s'iuU^rosso pas moins »«\ vMwlvuu >^ \\\\\\\\ illaU»,!<uo, ol |>;u'douno, ou iiuolnu»> îkvvvU\ la jMuMilitv\ I » taUdosso, riiivraisouililauoo ilo nuiflj^v»»» v^ U (u~i,Mouduo v*^rilo do la couleur Ku-ali' ou »,U\ dvH^'V htsUM^^uo, r«il drauialiquo osl lùou nuihulo, ot Wm» \M*ut bi^u ooov>»v I au>\er ol l'aiiuor pasjiionut''- mo^^l, uu^U o<^ w\\<l i»l»!« |Hvu- lui lUcMuo. Il ne ivste pas «vt^Wiit wVi v\w<?» Krauc»»!^ ^^w Alle««uJs<, Anglais ou Vv ' ' ' il< »|ue lo!i nous donne ici
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18 IlISTOniE ET MITÉ P. A TU RE.
une pompeuse annonce. « Ainsi, dit M. Tcheng-ki- long, notre public entre instantanément en communi- cation avec la fiction du poète... Ainsi le spectateur ne subit pas l'action, il la conduit lui-même... Ainsi l'idi'al devient le réel, sans plus d'effort qu'il n'en coûte à la volonté pour créer une illusion... »
Ce petit morceau, que j'abrège, est à coup sûr d'un Iiomme d'esprit, et je me suis un instant demandé si cet homme d'esprit n'avait pas raison. Quand le spec- tateur, comme aujourd'hui, va chercher au théâtre, avant tout, le plaisir des yeux, ne s'intéresse pas moins aux costumes qu'au dialogue, et pardonne, en quelque sorte, la puérilité, li faiblesse, l'invraisemblance de l'intrigue à la prétendue vérité de la couleur locaU; ou du décor historique, l'art dramatique est bien malade, et l'on peut bien encore l'aimer et l'aimer passionné- ment, mais ce n'est plus pour lui-même. Il ne reste pas moins vrai que. Français ou Allemands, Anglais ou Espagnols, tous ces détails que l'on nous donne ici sur les conditions matérielles de la scène chinoise nous reportent au temps de ce que nousap|ielons l'en- fance de notre art dramatique. C'est ainsi qu'en effet, au théâtre du Globe, du temps de Skakspeare et de Cen Jonson, un écriteau tenait lieu de décor aux ima- ginations anglaises; c'est ainsi que chez nous, au com- mencement encore du xvii* siècle, la caravane du Uoman comique se déroulait sur nos grand'routes; c'est ainsi que Molière lui-même, avec sa troupe, dont les sociétaires n'étaient pas encore ce qu'ils sont de-
A PROPOS DU THÉÂTRE CHINOIS. 19
venus, allait donner, pour un prix modéré, des roprî- sentations en ville... Seulement, jusque de nos jours les choses continuent de se passer en Chine comme au temps des Kin et des Youen, en l'an de grâce 1886 comme jadis en 1325, et six siècles bientôt passés n'ont rien changé aux conditions ou traditions de la scène chinoise.
Il ost un dernier point sur lequel nous eussion désiré quelques éclaircissements. Après avoir placé les commencements du théâtre chinois au viii" siècle de notre ère, les auteurs en font l'histoire, la divisent en plusieurs époques, la conduisent régulièrement jus- qu'au siècle des Youen, et tout à coup s'arrêtent, comme si le drame chinois, depuis lors, (c avait fait son repos de sa stérilité ». Qu'est ce à dire ? Et (;ue devons-nous croire?
<i On joue sur le théâtre chinois, dit M. Paul Perny, des pièces qui ont de mille à douze cents ans de date : elles sont comprises comme si elles dataient d'hier. » Et il semble insinuer que ces antiquités formeraient elles toutes seules, tout le répertoire du théâtre chi- nois. De son côté, M. Théophile Piry nous apprend que le roman des Pruniers merveilleux « forme le fujet d'une pièce de théâtre des plus goûtées en Chine »; et lui-même ne fait pas remonter la rédac- tion du roman au delà du xvii'' ou xvi** siècle de nc',ie ère. Nous savons encore que le Pi-pa-ki, ou Histoire dj> luth, qui peut-être serait le chef-d'œuvre du tiiéâtre chinois, si ses dimensions n'en faisaient plustôt
20 HISTOIIIE I:T LITTÉUATURE.
un roman dialogué qu'un drame ou une comédie, date à peine de la fin du xw" siècle. Enfin tous les voyageurs nous parlent à l'eiivi des représeiitalions dramatiques où ils ont assisté à Shangliaï, à Canlon, à Pélun ; et les litres des pièces qu'ils ont vu jouer ne ressemblent guère aux titres de celles que nous connaissons*. Ce- pendant ni Bazin, dans sa Cliine moderne, ni M. Paul Perny, ni M. Tcheng-ki-tong n'ont poussé leur histoire du théâtre chinois au delà du siècle des Youen. La matière leur a-t-elle manqué, ou ont-ils fait défaut à la matière ?
On aimerait au moins à le savoir, et le moindre ren- seignement de ce genre eût mieux fait notre affaire que les plaisanteries, fort agréables sans doute, quoique un peu vieilles peut-être, du général ïcheng- ivi-lung sur « l'esprit de Paris » et autres sujets cir- convoisins. Ce général chinois est devenu vraiment trop Parisien ; il nous parle trop de nous-mêmes, pas assez de la Chine; et, décidément, il se déguise trop. A moins peut-être que nous ne soyons nous-mêmes et au fond plus Chinois que nous ne le croyons. Si quel- (jues années de Paris ont suffi pour faire de M. Tcheng- ki-tong un Parisien tellement achevé, c'est peut-être que tous les Chinois ne sont pas à la Chine, et qu'il y
1 . Voyez à ce propos : la Chine, familière, par M. Jules Arène. Paris, 1883 ; Ciiarpenlier. J'y relève les titres suivants : le Ha- meau d'or batlu, drame historique, et : Fon-pang laisse tomber son bracelet, la Fleur palan enlevée, In Marchande de fard, le Débit de Ihé de VArc de fer, comédies.
A Pr.OPOS DU THÉÂTRE CHINOIS. 21
a parmi nous des mandarins sans le savoir, mandai ias administratifs et mandarins de lettres, et aussi moins de i'arisiens qu'on ne le pense à Paris. Sérieusement, dans les ressemblances et dans les affinités du théâtre chinois avec le notre, comme aussi dans celles de la littérature cliinoise avec la littérature européenne en général, pour le fond sinon pour la forme, il ne se peut pas que l'on ne voie que des rapports de surface, et il doit y avoir quelque chose de plus.
Tiitto il mundo e fatto corne la nostra famiglia : ce serait une belle occasion de répéter le mot d'Arle- quin, et de s'en prendre à la psychologie des nationa- lit'S. Oui, les différences ne sont qu'cà l'exlérieur, et dans toutes les races d'hommes comme sons toutes les latitudes, c'est toujours un peu et partout la même chose. Quelques particularités locales n'empêchent pas qu'à la Chine et ailleurs, ce soient les même « biens » que les hommes poursuivent; les mêmes besoins, les mêmes désirs, les mêmes passions qui les meuvent à cette poursuite ; et, au bout de la course le même nt'an', ou du moins la même mort qui les altende. Si les soubrelfes du théâtre chinois ne valent pas peut-être Ijs nôtres, les Marinette et les Nérine, les Lisette et les Dorine de notre vieux répertoire, il faut avouer ce- pendant qu'elles leur ressemblent fort; et, en Cliine omme chez nous, le rêve des bacheliers, — et de leur famille, — est le même : un bon emploi, bien rent^, et un beau mariage. Chose plus étonnante ! les pas- sions s'y trahissent de la même manière, par les
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mômes symplônies, elles y lieniu'iil le môme langage el y causent les mêmes désordres. Eu Chine, qui le croirait? l'ivrognerie consiste à huire plus que de rai- son, et l'avarice à tenir trop serrés les cordons de sa bourse. Comme le seigneur Harpagon, le seigneur Kou-jin prête sur gages; et qu;uid Li-taï-pé célèbre les plaisirs de l'ivresse, ni Désaugiers ni Panard ne sont mieux inspirés par le vin. J'ai déjà dit plus haut que les héros de roman, très différents en cela de Sindbad le marin ou même d'Ali-Baba, n'accomplis- saient guère d'exploits qui ne fussent à la taille de nos bacheliers. Il est vrai qu'une fois bacheliers, on les \oit aspirer à devenir licenciés; à la Chine, tous les sous-chefs aspiri nt à devenir chef, tous les sous- préfets à devenir préfet, et tous les secrétaires d'état à devenir ministre. Voilà sans doute, pour le coup, quelque chose de tout à fait extraordinaire.
Je ne sais, à ce propos, si je dois hasarder une pensée singulière; mais ne serait-ce pas nous dont la naïveté, souteime d'un grand fonds d'ignorance, mettrait entre les hommes des différences qui n'y sont point? Par exemple, il nous paraît bizarre, et même extravagant qu'au lieu de (ilels de sole ou de maquereau, je sup- pose, un homme se nourrisse d'ailerons de requin; et, delà, nous inférons qu'il doit avoir le corps autrement fait que nous. C'est un syllogisme dont la majeure pour- rait être ainsi mise en forme : il n'y a d'hommes dignes de ce nom que ceux dont la table est servie comme la nôtre; et celte maj^jure semble au moins contestable.
A PKOPOS DU THEATRE CHINOIS. 23
De même encore, u'ayanl pas, nous, les yeux obliques et les pommettes saillantes, nous avons décidé qu'un Chinois, les ayant tels, ne saurait ni sentir, ni penser comme nous : il y aurait là de quoi parler beaucoup. Mais, s'il se nomme enfin Pé-min-Tcbong ou Tchao- liing-sun, oh! alors, nous avons vra-menl de la peine à le prendre au sérieu'^ : — en eflet, rue Chariot, au Marais, ou du cô!é des BalignoUes, on s'appelle, plus ordinairement Nonancourt ou Beaupertliuis; — et on nous persuadera peut-être, en s'y prenant bien, que Pé min-Tchong est notre semblable, mais non pas jamais qu'il puisse être notre égal.
Il l'est pourtant; et ce qu'il y a de plus admirable, c'est qu'en réalité nous ressemblons bien plus à Pé- min-lchong ou à Tchao-hing-sun qu'à aucun des héros du Shah Nanieh ou du jlahabharata, que dis-je? plus qu'à ceux inème peut-être de VIliade ou des Niebelungen. L'etlmograpliie, la linguistique, la psychologie des ra>;es auront beau dire, elles ne pré- vaudront pas contre l'histoire. Oui, assurément, pour l'ethnographie, s'il existe une race qui diffère de !a nôtre, c'est la jaune, en admettant d'abord qu'il y ait une race jaune; et c'est la chinoise, en admettant que les quatre cent millions d'hommes qui peuplent cet énorme empire appartiennent à une seule et même race : deux points, pour le dire en passant, qui ne sont pas encore démontrés, ni seulement établis. Oui, s'il est une langue dont les sons n'apportent rien de connu à nos oreilles, dont les caractères ne repré-
21 llISTOlIii: KT LlTTEl'.ATUIiK.
sentent à nos yeux rien de déjà vu, dont la logique enfin déroute toute la nôtre, c'est la langue des Tliai- tseu, la langue du Jlao-kicou-lchouan {la Femme accomplie ou VUnion fortunée) et la langue du Pin- clinn-liii-yen {les Deux Jeunes Filles lettrées). Eh oui, encore, s'il est une civilisation dont les coutumes soient faites pour exciter à la chicane ce que Voltaire appelait « noire esprit contentieux », c'est le pays où, sous l'uniformité d'un même vêtement, s'évanouit en queliiue sorte la distinction des sexes; où l'on se gar- derait, comme d'une grossière impolitesse, de se dé- couvrir devant un supérieur; où l'on dit qu'un cer- cueil est le plus beau présent que l'on puisse f.iire à un parent âgé. A ne considérer que Textéiieur, nous sommes plus voisins d'un lIuron,s'il en existe encoje, que d'un Céleste, comme l'on dit; — nous le croyons du moins, et il le croit ainsi lui-même.
Ouvrons cependant les livres de cet « homme jaune » et consultons l'histoire de « cette face de lune » : voici qu'aussitôt nous nous sentons apparentés de plus près à cet étranger qu'à la plupart de ceux qui passent pour sortir avec nous d'une même origine : i'Indou, le Persan, le Slave même peut-être. Et réci- proquement c'est lui qui, de tous les Asiasliques, avec le plus d'aisance et de sûreté, dès qu'il le veut, s'assi. mile tout ce qu'il veut de nos habitudes et de nos pra- tiques. Quel est donc ce mystère, ou plutôt cette énigme? et pourquoi passe-t-on à côté d'elle comme sans la voir? « Comment se fait-il, demandait jadis-
A PIIOPOS DU THÉATUE CHINOIS. 25
M. Emile Moiilrgiit,coiïinieiit se fait-il que ces frères mongoliques semblent avoir avec les nations euro- péennes une parenté d'âme et d'intelligence .m étroite, tandis que les autres peuples orientaux, qui sont nos véritables parents selon la chair et les lois de la race, n'ont avec nous, pour ainsi dire, qu'une parenté de visage et de couleur? Co;nmentse fait-il que nous re- trouvions en Chine la morale que nous considérons comme la plus favorable au bonheur du genre hu- main, le même esprit d'humanité que nous considé- rons comme le meilleur instrument du perfectionne- ment de noire espèce, le même rationalisme éclairé que nous considérons comme la véritable religion de l'homme civilisé! Comment se fait-il enfin que les seuls peuples qui nous soient parents par l'âme soient précisément ceux qui, selon la critique, nous sont étrangers par la race, les Juifs et les Chinois ^? » La question est toujours pendante, elle offre toujours le même intérêt; et aussi les mêmes difficultés. Mais n'est-elle pas digne d'être enfin traitée? car, si l'on ne la traite pas, on avoue qu'elle est insoluble ; et, si elle est insoluble, que reste-t-il de la prétendue psy- chologie des nationalités? J'inclinerais pour ma part à la croire en effet insoluble.
1" mars 1886.
1. Livres et âmes des pays d'Orient, par M. Emile Montégut. Paris, 1885; HaclicUc.
LA JEUNESSE DE GONDÉ*
Qui ne connaît le brillant, l'étincelant et d'ailleurs pernicieux paradoxe que ce triste sire de Paul-Louis Couriers'est complu àdévelopperdanssaCowi'^rsafioîs chez la Comtesse d'Albany ?« Or, voici ce que je veux dire : Dans cegrand art de comraaiiler les hommes à la guerre, la science ne vientpas commecela peu à peu, mais tout à la fois. Dès qu'on s'y met, on sait d'a'ior l tout ce qu'il y a à savoir. Un jeune prince, à dix-huit ans, arrive de la cour en poste, donne une batail'e, la gagne, et le voilà grand capitaine pour sa vie, et le plus grand capitaine du monde. — Qui donc, demanda la comtesse, a fait ce que vous dites-là? — Le grand Condé. — Oh ! celui-là, c'était un génie. — Sans dou'e. Et Gaston de Foix? L'histoire est pleine de pareils
1. Histoire des princes de Condé pendant les \vi° el 7i\U' siècles, t. Ill el IV, par M. le duc d'Auuiale. 2 vol. in-S*, Fatis, 1886; Calraanu Lévy.
2S IIISTOIKK ET LITTftP. ATUH li.
exemples. Mois ces choses-là ne se voient i)oint dans les autres arts. Un prince, qnelquc génie qu'il ail reçu du ciel, ne fait point, tout botté, en descendant de cheval, le Stabat de Pergolèse ou la Sainte Fa- mille de Raphaël... » Cette opinion est celle de quel- ([ues militaires eux-mêmes sur leur art, et de ceux-là notamment qui, n'ayant pas pris goût au métier, n'y ont pas mieux réussi que Courier. C'est l'opinion de quelques « civils » aussi qu;^ gène, qu'importune, que lâche le retentissement de la gloire militaire, et (|ni soutiendraient volontiers, toujours avec le même Courier, que d'avoir découvert un nouveau manu- scrit de Longus ou heureusement élncidc un passage obscur d'Hérodote, cela vaut Rocroy, Fribourg et iNorlingue, avec Senef par-dessus le marché. Ce n'est pas l'opinion de l'illnstre auteur de l'Histoire des princes de Condé pendant les xvi' et xvii' siècles, — et ce n'est pas non plus la nôtre.
A la vérité, il n'y a pas beaucoup d'apparence qu'en écrivant ces deux volumes, presque uniquement consacrés à la mémoire de celui que l'on continuera longtemps encore, nous l'espérons, d'appeler le Grand Condé, M. le duc d'Au maie ait eu l'esprit très occupé du paradoxede Courier, ni même qu'il se soit aucunement soucié d'en débrouiller l'arlifice. M. le duc d'Aumale a fait œuvre d'iiistorien, d'historien habile, d'historien savant, d'historien éloquent, et rien que d'historien. Mais il n'en a pas moins fait voir qu'un général d'armée ne s'improvise pas, que le génie lui-même
LA JEUNESSE DE CONDÉ. 29
ne saurait se passer ni ne se passe effectivement d'une longue, d'une lente préparation, et que le hasard enfin ou la fortune, quoi qu'en aient pu dire de minces philosophes, n'est pas le seul Dieu des batailles. D'autres loueront ou ont déjà loué les mérites parti- culiers de cette Histoire des princes de Coudé : — l'évidenle et très grcnle supériorité de ces deux volumes sur les deux précédents, où l'on eût voulu plus d'aisance et de facilité ; l'abondance et le prix des nombreux documents sur lesquels l'historien a fondé son récit; la brièveté militaire, la clarté, la netteté du style; — nous n'en voulons retenir ici que ce qu'ils nous apprennent de neuf sur la jeu- nesse et l'éducation de Coudé. Beaucoup de rensei- gnements, en effet, jusqu'à ce jour épars un peu partout dans les Mémoires du temps, et souvent, pour diverses raisons, assez peu digues de foi, ce livre non seulement les juge ou les complète, ipais encore il les remplace et y substitue définitivement son autorité. Quiconque se méprendra désormais sur Condé, son caractère, la nature de son génie, le détail de ses premières campagnes, c'est qu'il le voudra bien; M. le duc d'Aumale a tout dit; et c'est pourquoi nous ne saurions saisir une plus naturelle et plus favorable occasion de revenir au vainqueur de Rocroy.
Lorsque Louis de Bourbon fut né, le 8 septembre 102 1, le premier soiu de son père, Henri, troisième prince de Condé, fut de soustraire l'enfant à l'influence de madame la Princesse, la belle, élégante et frivole
2.
30 lllSTOniE ET LITTÉllATUUE.
Gliarlolle de Montmorency, la tlernicre passion, comme l'on sait, crilcnri IV, mais non pus la moins bruyante, ni surtout la moins folle. Loin de Paris, en hon air, « en pleine campagne, en face d'un horizon mono- tone, mais large et bien ouvert )),M. le Prince établit donc son fils à Monlrond, sons la tutelle éclairée de demoiselle Luisible et de dame Perpétue Lebègue, femme d'un conseiller au présidial de Bourges. Mont- rond était mie forteresse ou au moins un chûlonu-fort que Sully, depuis la mort d'Henri IV, avait dû céder au prince de Condc. Le jeune duc d'Anguien n'en sortit qu'une fois en huit ans, pour la cérémonie de son bap- tême, qui se fit en grande pompe, le 2 mai lO^G, et no quitta définitivement ce sévère séjour qu'en 1629, pour venir commencer ses études au collège Sainte -Marie do Bourges, dirigé par les jésuites. M. le duc d'Aumalc,à ce propos, rappelle, et avec raison, que les jésuites, en ce temps-là, passaient pour de vrais novateurs en ma- tière d'enseignement ; — et l'étaient . Ennemis nés de la scolaslique, et moins curieux d'érudition que d'huma- nités, ils essayaient alors d'étendre, d'élargir les bases de l'éducation. Le jeune duc d'Anguien, confié aux soins particuliers du père Pelletier, comme précepteur, et d'un M. de La Buffetière, qui devait remplir, sans en porter le nom, les fonctions de gouverneur, suivit pen- dant six ans les cours du collège Sainte-Marie. « En classe, il était séparé des autres élèves par une petite balustrade dorée j>, mais il faisait les mêmes exercices, écoutait les mômes leçons, prenait part aux mêmes
LA JEUNESSE DE CONDÉ. SI
compositions, et son temps était d<'s lors si rigoureu- sement réglé que sa mère, quand par hasard elle venait à Bourges, n'était admise à le voir qu'à des heures déterminées.
Un manuscrit de Chantilly contient tout un recueil de poésies latines du duc d'Anguien, et, puisque nos historiens, toutes les fois qu'ils ont à parler d'un homme d'État anglais, ne manquent pas de nous ra;^peler les vers grecs qu'il faisait à Oxford, nous arrions peut-être le droit, à notre tour, de louer les vers latins d'un prince du sang de France. Mais ce qui sera pour les curieux d'un intérêt plus vif, et plus considérable surtout pour les historiens, ce sont les quelques lettres latines du jeune prince à son père, qu(! M. le duc d'Aumalea tirées, pour nous les donner, de-la collection des Archives de Condé. Non pas sans doute qu'il y ait aucun lieu d'admirer la lalinilé de ce rhéloricien de douze ou quinze ans ; mais enfin ces lettres elles seules suffiraient à prouver la qualité de l'éducation que reçut le jeune duc d'Anguien chez les pères de Bourges, et en même temps à justifier les éloges que Bossuet devait faire un jour dans la chaire chrétienne de ce génie qui embrassait tout : « l'antique comme le moderne, l'iiisloire, la philosophie, la théo- logie la plus sublime, et les arts avec les sciences. » Si d'ailleurs on estimait que c'est peut-être voir beau- coup de choses dans quehiues lettres latines, il con- Yient d'ajouter qu'au sortir de sa rhétorique, le duc d'Anguien consacra deu.x années entières à l'étude de
3-2 IlISTOir, E LT LITTÉ II AT U llli.
la philosophie et des mathémnliques, telles qu'alors on les comprenait : logique, élliiiiue, métaphysique, géométrie, trigonométrie et physique. Enfin, une année (l'étude de l'histoire et du droit, sous la direction d'un maître qui occupait à Bourges la chaire jadis illustrée par Cujas, compléta celle éducation. Le duc d'Anguicn rédigea lui-même un petit traité des suhstitutions. Ainsi que le fait remarquer justement Thislorien, on dit à peine pris plus de soins et plus particuliers, pour (ormer un futur évêque, ou pour préparer à l'église une lumière de la théologie. 11 est probable seulement qu'en ce cas, on eût moins exercé le corps du jeune homme, et que la paume, la danse, l'équilation, la chasse eussent été remplacées pour lui par des dis- tractions moins violentes.
La véritable éducation est celle qu'on reçoit de la vie : après l'enfani, il restait à former le prince, achc" ver « l'honnête homme », comme on disait alor.-=', et, pour ainsi parler, commencer l'apprentissage du capitaine. Au mois de j mvier 1G3G, le duc d'Anguien, ayant terminé ses études, vint à Paris faire au roi « sa première révérence », n'y passa que quelques jours, et rejoignit son père, à Dijon, où se préparait l'invasion de la Franche-Comté. Mais les affaires tournèrent assez mal : l'invasion manquée de la Fran- che-Comté provoqua celle de la Bourgogne; la peste ou le typhus y entrèrent à la suite des envahisseurs; sur les instances de sa raùre et celles des ministres, — qui craignaient qu'un parti ennemi ne s'emparât de sa
LV JEUNESSE DE CONDÉ. 33
personne, — le duc d'Aiignien quitta Dijon pour Aval- Ion, puis pour Auxerre. C'eût donc été une année perdue si, dans l'âge de seize ans qu'il avait alors, la vue, la fréquentation du monde, l'approche des gens en place et le voisinage enfin du danger n'avaient évidemment dû mûrir son caractère. Aussi, son ardeur commence-t-ellc à poindre dans ses lettres de cette année : « Je lis avec contentement les actions héroïques de nos Roys dans l'his'oire, pendant que vous en faites de très dignes pour la grossir, écrit-il à son père; en me laissant un bel example et une sainte ambition de les imiter et ensuivre, quand l'aage et la capacité m'auront rendu tel que vous me désirés. »
On ne sera sans doute pas étonné que, de celte sévère discipline, et la part ayant été si petite aux divertisse- ments, il fût resté au jeune prince un peu de gau- cherie et de timidité. Lorsqu'en 1637 il revint à Paris pour y suivre les exercices de V Académie royale pour ia jeune noblesse, sa mère, madame la Princesse, en parut un peu clioquée, et le dispensa tout d'abord de la venir voir trop souvent, attendu, disait- elle « qu'il ne faisait pas d'assez bonne grâce son com- pliment aux dames ». On se rappellera que l'hôtel de Condé rivalisait alors de galanterie, à cette heure du siècle, avec l'hôtel de Rambouillet. Quant à VAcadémie royale pour la jeune noblesse, placée sous la protection de Louis XIIT, nous pourrions y voir de nos jours une école supérieure de guerre. 0;i y apprenait l'escrime, l'équitatioii, mais surtout la
3i IIISTOIKE ET LITTÉRATURE.
géographie, le levé des plans, la fortification, « J'.iy commencé à tracer sur le papier des forlificalions »; écrivait le jeune prince à son père, et il ajonlail ce renseignement, ((ui vaut bien son prix : « J'écris tous les jours sous le père Pelletier, qui me dicle un deuxième entrelien de la prudance d'un [irince, avec les examples de ceux qui ont estes grans et prudaii^ capitaines, affain qne j'apprenne de leur conduite âme randre tel que vous me désirés. »
C'est un bel avantage que la qualité, dira plus tard l'auteur des Caractères; et il a bien raison, mais sur- tout parce qu'elle met, parce qu'elle mettait alors un prince en passe d'avoir à seize ans l'instruction, la cullure, l'expérience même et presque l'acquis d'un homme du commuu à vingt-cinq ou trente ans. N'est- il pas permis d'ajouter aussi que la « qualité », c'est la race, et que, quand un enfant royal naît avec du génie, il faut assurément qu'il tombe en bien mau- vaises mains pour que son génie mê ne ne tienne pas de son hérédité quelque chose de plus précoce? Le mérite chez eux devance l'âge, dit encore La Bruyère; mais ils ne sortent pas pour cela de l'ordinaire, encore moins de la nature, et au contraire ils y rentrent, puisque les unions dont ils naissent, en maintenant la pureté de la race, ont pour objet précisément de fixer le mérite.
Ainsi préparé au grand rôle que lui destinait l'a- venir, le duc d'Anguien fut désigné, dans les premiers jours de 1638, pour exercer, en l'absence de son père.
LA JEU.NESSE DE COINDÉ. 35
qui cette année-là commandait l'armée de Guyenne, le gouvernement de la Bourgogne. Son apprentisage militaire y devait être cette fois plus effeclif qu'en 1036. S'il ne fut encore présent de sa personne à au- cune action de guerre de quelque importance, ce qu'il put du moins étudier de près, chargé comme il était de pourvoir aux mouvements, à « l'entretènement », aux quartiers d'une armée considérable, ce fut le ma- niement des troupes, et « tous ces calculs de marche et de subsistances qu'un chef d'armée doit pouvoir ré- soudre sans efforts », qui ne sont pas la moindre par- tie de l'art complexe de la guerre, qui sont parfois la guerre mêm.e et presque toute la guerre, en tant qu'elle consiste à s'assurer, pour un moment donné et sur un point donné, la supériorité de la situation et du nombre.
11 ne dut pas tirer un moindre profit du contact fré- quent et de la conversation de tant d'hommes de guerre, avec lesquels, dans celte capitale d'une pro- vince frontière, il se trouva, pendant dix-huit mois, en rapports nécessaires : on cite effectivement parmi eux plusieurs de ses futurs conseillers ou lieutenants. Mais le plus utile exercice qu'il y fit, ce fut peut-être encore celui de la responsabilité. Tenu jusqu'alors en bride, et d'assez court, par un père dont la sollici- tude éclairée, mais tyrannique, s'étendait jusqu'aux moindres détails, réglait jusqu'à son linge et jusqu'à sa vaisselle, le duc d'Anguien apprit dans son gouver- nement de Bourgogne, sinon encore l'art de cora-
36 HlSTOir. E ET LITTÉRATURE,
mander, au moins celui de se décider et de courir les chances de ses résolutions. La préparation allait être complète, quand à tant d'expériences déjà si diverses ii aurait joint la seule qui lui manquât encore : celle des champs de bataille.
C'est en 1640, comme « volontaire», sous les ordres de La Meilleraie, dont les maréchaux de camp, s'ap- pelaient La Ferté, Gesvres, Gassion, que le duc d'An- guien fit ses premières armes, et sur le terrain même que devait deux ans pins lard illustrer sa première victoire. M. le duc d'Aumale nous a donné les lettres du jeune prince à son père, pendant celte première campagne : elles respirent toute l'ardeur militaire de sa race, mais tempérée par un sang-froid qui fit l'étonnement de l'armée. Rien de « romanesque », ou Ci d'héroïque », et encore moins de « Ibu »; rien qui rappelle ici l'emphatique bravoure de Rodrigue;
Paraissez, Navarrois, Maures et Caslillan»,
Et tout ce que l'Espagne a nourri de vaillans;...
mais un observateur attentif, qui achève de s'in- struire, qui ne laisse rien échapper, et qui garde pour lui le secret de ses observations. Richelieu même en fut frappé : «; Je prie madame d'Aiguillon, écrivait-il à sa nièce confidente, le 28 mai 1G40, de dire à ma- dame la Princesse que M. d'Anguien se conduit dans l'armée arec tout le témoignage d'esprit, de juge- ment et de courage qu'elle sçauroit désirer. » Ce
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îî'est pas sous cet aspect que nous avons accoutumé de voir le grand Condé ; et, en effet, au fond, sous cette ap- parente froideur se dissimule une violence passionnée dont il donnera plus tard plus d'une preuve, au grand dommage de sa gloire ; mais, en attendant, on dirait qu'au lieu de l'exciter, le voisinage du danger le calme, apaise en quelque sorte les bouillonnements de sa fougue, et lui prête enfin cette lucidité de coup d'œil qu'au contraire il enlève à tant d'autres. Ce jeune homme de vingt ans est mûr pour le commandement, et. « de la cour » ou d'ailleurs, — car la cour, pour le moment, est sans doute ce qu'il connaît le moins, — on peut l'envoyer « en poste », ou autrement, à la frontière : ce n'est plus un prince du sang, mais un général d'armée qui y arrivera.
Nous ne commettrons pas l'imprudence de refaire, après M. le duc d'Aumale, un nouveau récit de cette journée de Rocroy, n'ayant pour l'oser aucune com- pétence, et rien n'étant d'ailleurs plus facile à nos lecteurs que de se reporter eux-mêmes à ces belles pages. Mai.> nous ferons observer, à ce propos, que ce D'est pas tout, comme on le croit, ou comme on a l'air de le croire, que de gagner une bataille, deux ba- tailles, trois batailles; et encore est-il question de savoir comment le vainqueur les a gagnées. Les vic- toires, en effet, ne suffisent pas, quoi que l'on en dise, pour faire un capitaine; et, réciproquement, on con- naît d'habiles généraux à qui la fortune a toujours disputé le bonheur d'en emporter une seule. C'est douQ
ui.— 3
38 niSTOIUE RT L ITTÉ P. ATU R K.
à bon droit que M. le duc d'Aumale, dans son récil, s'est visiblement proposé de metlreen lumière la part propre du vainqueur, celle qii continuerait d'êlro sienne et de lui mériter toute notre admiialion, quand bien même il eût été vaincu.
Notez qu'en fait il s'en fallut de peu, de prosque aussi peu qu'à Marengo, cent cinquante ans plus tard. Si le vaillant soldat qui commandait ce jour-là les ré- serves, Claude de Létouf, baron de Sirot,àun moment critique, en maintenant le centre de l'armée française, n'eût pas permis à Anguien de renouveler en pleine action la face du combat, la victoire si bien commencée s'achevait peut-être en déroute. Mais en serait-il moins vrai pour cela que, dans la préparation de la campagne, comme dans la disposition de la journée, comme dans l'intelligence des ressources du champ de bataille, le jeune général aurait fait preuve de toutes les plus rares qualités d'un commandant en chef? Or, c'est là ce qu'il faut maintenir, — afin que l'on apprenne à ne pas rendre un chef responsable de l'insuffisance ou de la médiocrité des icstrumenls qui viennent à lui manquer dans la main, mais aussi et surtout à ne pas faire du succès l'unique mesure des ugemenls de l'histoire. Battu à Marengo, Bonaparte n'en serait pas moins, et pour cette seule bataille, un autre homme que M. de Mêlas; et Gondé, vainqueur à Rocroy, ne doit pas tant à sa victoire même qu'à la ma- nière dont il l'a remportée. On le pouvait soupçonner, et, pour notre part, nous l'eussions cru volontiers
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San? preuve, mais, en décomposant la bataille, en en marquant les difrérents temps avec une précision technique, et en faisant ressortir enfin, comme on niî l'avait pas assez fait avant lui, la valeur intrinsèque des combinaisons, c'est ce que M. le duc d'Aumale aura désormais démontré.
Plus ingrates peut-être à raconter, mais non pas certes moins glorieuses, les campagnes de lGi4 et 1G45 lui offraient l'occasion de nous montrer dans son héros, jointes à tant de qualités, d'autres qualités encore, moins apparentes, et à coup sûr moins souvent signalées : l'esprit de suite dans les entreprises, nue singulière fertilité d'expédients, et une perspicacité politique supérieure. En effet, devant Fribourg comme à Rocroy, et à Norlingue comme devant Fribourg, si l'audace et la témérité même demeurent toujours les traits éminents du génie de Condé, cependant on peut dire que la témérité procède chez lui du calcul et de la réflexion presque autant que de l'illumination sou- daine, ou, si l'on veut encore, que l'illumination semble jaillir en lui de la rencontre et comme du choc du calcul avec l'occasion. C'est qu'aussi bien ce que Ion appelle du nom de fougue et d'impétuosité n'est [las toujours en nous ce que l'on pense : un effet na- turel du tempérament, mais quelquefois aussi le résul- tat d'une réflexion longuement et patiemment mûrie. Et, si la fortune, comme dit le proverbe, a souvent, dans l'histoire et ailleurs, favorisé les audacieux, c'est peut- ttre qu'ils sont au fond moins audacieux qu'ils n'en
40 iiiSTOir. !•: i:t mttkp.atukk.
ont l'air, de sons plu- ra>sis qu'on ne croit, cl plus prudcMits en leur luirdicssc mè.ne que de certains timides en leurs hésitations. Le duc d'Anguien m'en paraît un exemple.
On Ta souvent mis, depuis Bossuet, en parallèle avec Turenne, et, comme Bossuet lui-même, pour les mieux représenter l'un et l'autre dans l'opposition de leurs qualités et la diversité de leur génie, on a donné trop exclusivement la sagesse, laprudence, le calcula Turenne, et l'inspiration, la fougue et l'audace à Condé. Mais, pour Condé du moius, cela n'est vrai qu'en gros, si je puis ainsi dire, et seulement par com- paraison. Car, il ose beaucoup, mais sur le champ de bataille, quand on en est aux mains, et que, faute d'oser, il va perdre la partie; ou encore quand des considéra- lions politiques supérieures, où lo prince du sang se retrouve, lui paraissent demander plus de promptitude que de conseil. Hors ces cas urgents et critiques, où le sort de toute une campagne dépend de la rapidité d'une seule résolution, la prétendue témérité des CDudjinaisons de Condé n'a d'égale que son attention vigilante aux détails qui en doivent assurer le succès; et Turenne n'est pas plus prévoyant, mais il l'est d'une autre manière, dont nous sommes plus avertis et qu'ainsi nous apprécions mieux. C'est du moins ce qui me semble résulter de ce beau récit des campagnes de Fribourg et de Norlingue, sur lequel, comme sur celui de la bataille de Rocroy, la connaissance que le lecteur en voudra
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prendre dans le livre même nous dispense d'insister. Ici s'arrête, pour le moment, Vllisloirc des Princes de Coudé. On voit que, si jamais vainqueur ne s'im- provisa point, c'est assurément le vainqueur de Rocroy. « L'on n'avait point encore vu de prince du sang élevé d3 cette manière vulgaire, dit son conseiller Lenel; aussi n'en a-l-oii point vu qui aient en si peu de temps, e: dans une si grande jeunesse, acquis tant de savoir, k'.nt de lumières et tant d'adresse en toute sorte d'exercices. » Il a raison : grâce aux soins ambitieux de son père, l'éducation du jeune duc d'Anguien avait certainement et de beaucoup dépassé la moyenne de l'éducation que l'on donnait alors h un jeune gen- tilhomme, à un prince du sang, au roi même; et, lorsque ce général de vingt-deux ans, le 17 avril IC i3, vint prendre ie commandement de l'armée de Picardie, c\\ peul dire qu'il avait plus d'expérience que son âge. Il avait lui-même fait la guerre, donné des preuves publiques de sa valeur, de son saug-froid, et, indé- pendamment de l'hérédité militaire qu'il tenait de sa race, toutes ses études avaient été tournées, depuis cinq ou six ans, aux choses de la guerre. Gouverneur intérimaire, pendant près de deux ans. d'une grande proviuce Ironiière, il y avait appris à connaître les ho urnes, et commencé sous d'excellents maîtres l'ap- pre:lti^sage du commandement. Enfin, de son éduca- tion première, il avait reçu cette culture générale d'esprit, ce goût des letti es et des sciences qu'il ne perdit jamais, cette aptitude à tout comprendre, cette
a HISTOIRE ET LITTÉRATURE,
ouverture d'iiitelli;4encc, cette curiositi; des choses de l'esprit qui le distinguent si particulièrement entre les hommes de guerre, et fj!ie je ne sache pas que l'on ait revue depuis, si ce n'est dans le seul Frédéric. C'est pourquoi l'éclat de ses déhuts n'étonna per- sonne de ceux qui le connaissaient ou qui l'avaient seulement approché; je ne crois pas qu'il ait étonné son père; je ne crois pas qu'il eût davantage étonné Richelieu; et il ne doit étonner parmi nous que ceux qui n'auront pas appris dans le livre du duc d'Aumale comment se passent « l'enfance et la jeunesse d'un héros ».
11 convient d'ajouter, pour les épilogueurs, que lun des privilèges du génie en tout genre, — et non pas le moins assuré, s'il est un des plus extraordi- naires, — l'un des signes les plus certains où l'on le puisse reconnaître, est justement de pouvoir anticiper, en quelque sorte, l'expérience, et atteindre du premier coup où le commun des hommes ne se hausse, quand encore il y réussit, qu'à force de patience et de lon- gueur de temps. Courier se moque lorsqu'il nous dit qu'un prince, a quelque génie qu'il ait reçu du ciel », ne fait point à vingt-deux ans, an débotté, le Stabat de Pergolèse ou la Sainte Famille de Raphaël; pnique enfin ce Raphaël avait à peine l'âge de vingt ans quand il peignit son Sposalizio, par exemple, et que Mozart n'était pas entré dans sa seizième année quand il donnait son premier opéra. Ce sont là pourtant de ces sottises que l'on s'en va répétan
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parce qu'un hotmne d'esprit les a dites une fois; et j'en connais plus d'une, mallieureusement, do celte force. Mais, si de grands capitaines ont été précoces, et s'ils ont remporté des victoires au sortir du col- lège, il ne manque pas aussi de peintres et de mu- siciens qui n'ont pas attendu d'avoir des cheveux blancs pour nous donner des chefs-d'œuvre. Les exemples en abonderaient, et j'aurais plaisir à les énumérer, s'ils n'étaient dans toutes les mémoires. Le génie lui-même n'improvise rien ; et la nature, pas plus que l'art, (.<■ ne fait tout à coup tous ses grands ouvrages »; mais il a, si je puis ainsi dire, une avance sur le talent, et le propre de cette avance est de sup- pléer l'expérience, et tout le monde voit bien qu'au- trement ce ne serait plus une avance.
Si je crois devoir insister sur ce point, c'est que le paradoxe dont j'essaie de débrouiller l'artitîce. plus acceptj qu'on ne se l'imagine, n'est pas seulement in- jurieux aux grands hommes, il peut encore avoir de graves conséquences. Tous ces noms de fortune, de hasard, de fatalité, s'ils nous servent en eOfet quel- quefois v( à couviir notre ignorance », nois servent pout-èlre plus souvent encore à déguiser les mouve- ments d'une basse envie. D'imputer une victoire à la faveur des circonstances, cela ne rabaisse-l-il pas du coup le vainqueur à notre niveau? Les Napoléon, les Frédéric, les Condé, ont remporté des victoires! Mais quoi ! nous on eussions fait autant, si les dieux l'eussen voulu; et, quand deux armées en viennent aux mains,
44 IIISTOII'.I': lï l.lTÏÉnATL'Ri;.
puipqu'il lout bien, si l'une d'elles cA vaincue, qiio l'autre ?oit victorieuse, qu'y a-t-ii donc de si dii,Mi(' d'cire loué, d'être admiré, d'être célébré dans un simple jeu de la nécessité ? C'est si peu de chose qu'une volonté d'homme ! l'ironie de la fatalité se complaît si visiblement à déjouer nos plus savants c;il- culs! un vainqueur est si près d'un vaincu! et, pour tout dire d'un mot. ce que nous appelons pompeuse- ment génie ressemble tant, |onr pou qu'on y regarde, à son contraire!
C'est le Ihème, on le sait, que d '■ eloppait naguèr^î un grand romancier, le comte Tolstoï, dans /« Guerr.' et la Paix, et je ne sais si ce que ce lliôme a de con- solant et même de flatteur pour la médiocrité n'a pas autant contribué parmi nous au succès de son œuvre que tout ce que l'auteur y a mis de talent. C'est le thème qu'avec beaucoup moin> de talent, dans son Histoire de Napoléon, développait vers le n ême temps ce naïf, mais partial d'ailleurs et fanatique Lanfrey. C'est le thème qu'avant eux. dans les der- niers volumes de son Histoire de France, avait si complaisamment développé Michelef. Sous la tyrannie des petites causes, c'est tout un que d'avoir ou (!e n'avoir pas de génie; un homme en vaut un autre, Koutousof vaut Napoléon ; si la fortune l'eût permis, Viileroy serait un Eugène; et tout dépend ici-bas d'une conjonction d'effets ou d'une rencontre de hasards. Coudé est un grand capitaine pour avoir gagné la bataille de Rocroy, mais si don Francisco de
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Melo l'eût gagnée, c'est lui qui serait le grand capi- taine; ou encore, s'il était écrit que nous la gagne- rions, tout autre l'eût gagnée aussi bien que Condé; et voilà ce que c'est que la gloire ! Où donc lisais-je tout récemment qu'à défaut de Bonaparte, un autre eût aussi bien remporté les victoires d'Austerlitz etd'Iéiia, ce brutal d'Augereau, par exemple, ou encore ce brave maréchal Lefebvre? J'aimerais autant que Fondit qu'à défaut de Raphaël ou de Michel-Ange, tout autre qu'eux eût aussi bien peint VÉcole d'Athènes ou le Jugemeiit dernier, pnhqne les papes, en effet, sur les murs de leur chapelle et de leurs appartements, vou- laient de la peinture; el on le dira quelque jour, si l'on ne l'a pas dit.
Mais au contraire, et fort heureusement pour riiu- manilé, il n'est pas vrai que tout ce qui arrive dut nécessairement arriver, il n'est pas vrai qu'un homme en vaille un autre, et encore moins vrai qu'il importe peu quel général nous metlrons à la tôle de nos ar- mées, Anguien ou laFeuilIade, et quel homme d'Éla!, à la direction des affaires, Chamillart ou Richelie;;, L'effort individuel a plus de partau gouvernement des clioses de ce monde qu'on ne le veut bien dire, et le mérite personnel, comme on l'appelait jadis, n'est pas précisément une quantité négligeable. Ne pourrait-on pas môme prétendre que c'est la force ici-has quisoil capable de contrarier et, au besoin, de romj)re l'enchaînement des effets et des causes? Et nous le
savons Lien, nous qui, dans la vie réelle et quand
3.
46 HISTOI RE ET LITÏÉRATUUE.
nous descendons des hauteurs de rabstraction, n'allons pas sans doute, entre deux inslrumenls à choisir, prendre l'un, prendre l'autre, indifïeremaient et les yeux fermés. Et nous avons bien raison, puisque l'ex- périence nous prouve que le résultat ne dépend pa; moins du choix de l'inslrument que des prétendus dé- crets de la fortune ! Or, où nous le voyons peut-être plus clairement, plus évidemment que nulle part ail- leurs, je n'hésite pas à croire que c'est dans l'histoire des grands capitaines. Un Bonaparte, un Frédéric, un Eugène, un Condé de plus ou de moins, toute l'his- toire en est changée, la nôtre, celle de nos voisins. Cependant, battus à Rosbach ou vainqueurs à Rocroy, tout n'y a dépendu que de la présence d'un homme dans un camp, de son absence dans l'autre. Et ainsi, nous ne mesurons jamais mieux ce que peut une seule « tête », que dans ces grandes occasions dont on pré- tend que le hasard disposerait souverainement. Que d'ailleurs il ne soit donné qu'à quelques-uns de maî- ti'iser la fortune et de fixer la chance, j'y consens vo- lontiers, mais c'est ce petit nombre qui fait, ou qui est l'histoire, et le reste... le reste n'a qu'à les de- mander aux dieux lorsqu'il ne les a pas, s'en servir s'il les a, et ne pas leur disputer, quand il ne les a plus, l'hommage de sa reconnaissance et de son ad- miration.
Nous ne saurions terminer sans dire qu'en nous at- tachant au seul Condé, nous sommes loin d'avoir in- diqué tout ce que ces deux volumes contiennent de
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nouveau. Les Pièces justificatives, par exemple, méri- teraient elles seules toute une étude, pour leur nombre et pour leur importance. Lellres de Richelieu, lettres de Mazariu, lettres de Coudé, lettres de Tuienne, il paraît difficile que leur publication en si grande abon- dance ne modifie pas, en effet, sur plus d'un point, les opinions que l'on avait formées sans elles. Je ne par- lerais pas des notes, si la précision n'en était extrê- mement instructive. Mais pas un personnage n'appa- raît dans ces deux volumes, surtout un militaire, dont rhistorien ne nous donne l'état civil et n'établisse i'iilentité. C'est dire à tous ceux qui s'occupent de l'histoire du xvii* siècle ce qu'ils trouveront, dans celle Histoire des princes de Coudé, de secours pour leurs propres travaux. Et, à ceux qui s'en occupent moins, ce serait dire la confiance qu'ils doivent au ré- cit de l'auteur; — si le récit lui-même et tout seul ne s'imposait assez par sa simplicité, sa clarté, sa limpi- pité.
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L'ÉLOQUENCE DE FLÉCHIE. 51
ses vers latins, on y joigne la lecture a nnoins de quelques-uns des Panégyriques et de aelques-uns des Sermons de IT^vcque de Nîmes. Flthier, d'ail- leurs, a-t-il vraiment « mieux compris qe liossuet et que Bourdaloue ce que demande le pat^yrique des saints j>? C'est une question, et le hiogralie l'a peut- (■'tre un peu bien promptemenl et docisivncil Iran- clit'e; mais ce qui paraît certain, c'est qmi xvn" siè- cle, panégyriques et sermons, panégyriaes surtout, firent autant pour la gloire de Fléclsr que ses Oraisons funèbres. Cent ans plus tard, opinion des contemporains était celle encore de l'édeur de Flé- cliier, le chanoine Ducreux. « Dans lacarrière du miiégyrique, dit-il, Fléchier ne trouvanarnii ceux l'avaient précédé-J^ "'me avec queiues succès
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On ne lit pas beaucoup Flccliier, ses Sermons ni même ses Oraisons funèbres, encore moins sa Vie di: cardinal Commendon ou son Histoire de Théodose !e Grand; cepen lint sa réputation continue de survivre à ses œuvres; et, depuis deux cents ans bientôt, il de- meure l'évêque de Nîmes, comme BDssuet l'évèquede Meaux, Fénelon, l'archevêque de Cambrai, Massillon l'évêque de Clermo.it: à Nîmes, on l'appelle même le « Cygne » du pays. Consl îérable au xviP siècle, et, jusque vers le milieu da slccle suivant, presque égale à celle de Bossuet, cette réputation a décru lentement, puis elle s'est relevée de nosjours, quand la publica- tion de ses spirituels Mémoires sur les grands jours d'Auvergne a ramené l'attention sur Fléchier. Il semble bien que ce soit une marque de la valeur dt l'homme, et la médiocrité ne connaît point de ces al-
1. Fléchier o/-a/f?Mr, p;\r M. Tabbd Fabre. Paris, 18S5; Perrin,
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ternatives; on n'a jamais hésité sur Pratlon, par exemple, ou sur le père Bretonneau ; sitôt lus, sitôt jugés, et personne qui se soit avisé d'y contredire. — J'ai pris naguère occasion d'un livre intéressant, bien (ait, un peu long peut-être, agréable pourtant à lire : la Jeunesse de Fléchier, par M. l'abbé Fabre, pour examiner sur quels fondements reposait la réputation de l'évêque de Nîmes'. Je voudrais m'aider aujour- d'hui d'un autre livre du même auteur : Fléchier orateur, non moins consciencieux, mais plus diiïiis, trop complet, plus chargé de délails inutiles pour étudier de plus près le personnage, la nature de son talent, et celle de son influence.
La critique ne juge ordinairement de Fléchier que sur ses Oraisons funèbres, et, de ses Oraisons fu- nèbres on ne connaît guère que celle de Turenne, pour l'avoir lue dans tous les Recueils de morceaux choisis. « Chose étrange! dit à ce propos M. l'abbé Fabre, la postérité ne cesse de reprocher à Fléchier ses défauts : abus de l'esprit, fines antithèses, recherche de tours ingénieux et d'expressions nobles ou délicates, et, par une contradiction assez bizarre, elle n'a guère retenu de lui qu'un seul ouvrage, celui précisément où abondent le plus les imperfections dont elle se plaint. » C'est trop peu, M. l'abbé Fabre a raison de le dire, et raison de vouloir qu'à défaut de ses histoires ou de
1. Voyez dans les Nouvelles Etudes sur V Histoire de la Lit- térature française, le chapitre sur la Sociité précieuse au, XVII' siècle.
L'ÉLOQUIiNCE DE FLÉCIIIER. 51
ses vers latins, on y joigne la lecture au moins de quelques-uns des Panégyriques et de quelques-uns des Semions de Tévêque de Nîmes. Fléchier, d'ail- leurs, a-t-il vraiment « mieux compris que Bossuet et que Bourdaloue ce que demande le panégyrique des saints »? C'est une question, et le biographe l'a peut- être un peu bien promptement et décisivenie.it Iran- chée; mais ce qui paraît certain, c'est qu'an xvii' siè- cle, panégyriques et sermons, panégyriques surtout, firent autant pour la gloire de Fléchier que ses Oraisons funèbres. Cent ans plus tard, l'opinion des contemporains était celle encore de l'éditeur de Flé- chier, le chanoine Ducreux. « Dans la carrière du panégyrique, dit-il, Fléchier ne trouva parmi ceux qui l'avaient précédé, même avec quelques succès pour leur temps, personne qu'il pût suivre et qu'il pût imiter. La route qu'il suivit, nul autre ne l'avait frayée avant lui ni même entrevue. » La critique sem- bla souscrire à l'admiration de l'honnête chanoine : Laharpe mit les Panégyriques de l'évêque de Nîmes au-dessus de ceux de Bossuet et de Bourdaloue; et il fut entendu queBossuet l'avait emporté dans l'Oraison funèbre, Massiilon dans le Sermon, mais Fléchier dans le Panégyrique. Heureux temps que celui où, dans des genres si voisins, pour ne pas dire si sem- blables, et réglés ou définis par les mêmes conditions, une critique si sûre savait distinguer avec cette pré- cis'on des nuances si subtiles ! Laissons là les comparaisons. Aujourd'hui, le véri-
5-2 1 1 1 S T 0 1 r, !• !•: r l i t t i': i; a t u p. e.
table intérêt des Panégyriques cl des Sermons de Fléchier, c'est de nous être utiles, et même indis- pensables pour u;ie exacte cannaissance de la natuie de son talent. On peut dire, en effet, que l'oraison funèbre est un genre d'apparat; prêtre ou lai'jn •, évoque ou académicien, on peut dire que l'orateur s'y croit obligé, — je ne sais trop pour quelle raison, — d'ajipeler au secours de son éloquence toute les res- sources de la rhéfori(iue; et, soit enfin qu'il lui faille égaler la majesté d'un grand sujet ou, au contraire, dissimuler l'infertilité d'une petite matière, on peut dire qu'il y est toujours au-dessus ou au-dessous, et, en tous cas, hors de lui-même et de son naturel. Je n'en crois rien, s'il faut l'avouer; mais, puisqu'on peut le dire, puisqu'on l'a dit, puisqu'on le répète, il suffit; et, en ce qui regarde Fléchier, puisqu'il cs^ effectivement emphatique, précieux et guiuilé dans l'oraison funèbre, lisons-le donc dans ses Sermons et dans ses Panégyriques.
Je ne dirai point qu'il y est ceci, qu'il y est cela, mais, en deux mois, qu'il y est avant tout et surtout homme de lettres. On pouv.iit s'y attendre, si l'on se rappelle sa jeunesse et ses débuts. Bel esprit, formé aux procédés du sieur de Piirhesource, puis à l'école des précieuses, et non pas les premières, celles de l'hôtel de Rambouillet, mais leurs imitatrices, aussi mondain que pouvait l'être au xvii' siècle un homme de sa naissance et de sa condition, avide de succès, doué d'ailleurs de très réelles qualités
L'ÉLOQUlilSCE DE FLItCUIEn. 53
liltéraires et d'iannimcnl d'esprit, prcdosliné enfin, si jamais quelqu'un le fut, à célébrer la chambre bleue, l'incomparable Arlhénice, Julie d'Angennes après sa mère, et le mari après la femme, le marquis après la marquise, le duc après la duchesse, les Montausier après les Rambouillet, Fléchier ne fut rien de plus ni de moins dans ses Sermons que ce qu'il s'était montré tout jeune encore, dans ses petits vers à iiiadomoiselle Dclavigne ou à made- moiso.lle Dupré, dans ses lettres à madame ou à mademoiselle Beshoulières, ce qu'il est dans ses Mémoires sur les grands jours d'Auvergne : un homme du monde, un homme d'esprit, un homme de lettres.
C'est ce qui nous explique ici que, de tous nos grands prédicateurs, puisque l'on persiste à le mettre de leur nombre, il soit le seul qui ait lui-même im- primé ses Panégyriques et ses Serinons ^ — Je ne parle pas des Oraisons funèbres : on en devait la publication, si je puis ainsi dire, à la famille de son
1. Pané njnqii~s et autres sermons prèc'tés par niessire Es- prit Fléchier. A Paris, cliez Jea:i Aiiisson, dirccleur de l'ini- primerie royale, 1G96. Les sermons proprement dits sont précédés d'un court averlissomcnt où Fléchier nous explique qu'il les a choisis, entre plusieurs autres, « soit à cause de la dignité dei personrcs à qui il a en Vlio)ineur d'annoncer quelques-unes de ces vérités, soit à cause de l'ulililé des muticres qui y sont traitées, soit enfin pour la singularité des sujets ». Il n'est peut- être pas indifférent d'ajouler que l'édition csl fort belle.
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mort, et à l'honneur qu'elle vous avait fait de vous choisir pour le louer. — Mais, si Massillon, dont le talent, d'ailleurs, et même le caractère ne sont pas sans quelque analogie avec le caractère et le talent de Fléchier, avait l)ien de sa main recopié ses Sermons, et non pas une fois, mais plusieurs, dit la légende, il ne les avait pas cependant publiés; et, tout en les préparant soii^neusement pour l'impression, il n'avait pas voulu du moins qu'ils parussent de son vivant. Bourdaloue ne s'inquiéta même pas d'un pareil soin. Et, pour Bossuet, on sait dans quel état et à travers quelles vicissitudes les manuscrits de ses Sermons sont parvenus jusqu'à nous ; il n'y en a qu'un seul dont il ait surveillé l'impression : c'est le Sermon sur Vunité de VÉglise, parce qu'il a toule la valeur d'un manifeste politique et d'une déclaration de l'Eglise de France. Mais Fléchier publia les siens, et, non content de les publier, il y mit une longue Préface. Est-il rien, je le demande, qui sente plus l'homme de lettres, si ce n'est ce qu'il dit dans celte Préface même de quelques traits de satire qu'il a glissés dans ses Panégyriques y « pour en ôter le dégoût d'une louange continue, et pour donner quelque sel à des discours qui sont ordinairement insipides »? Insi- pides! ô Bossuet, le panégyrique de saint Augustin, du celui de saint Bernard, ou celui de sainte Thé- rèse! mais la bizarre idée que d'y vouloir « donner on sel )•>! ou plutôt, et encore une fois, comme elle est bien d'un homme de lettres et d'un mondain, précccupé
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d'abord de plaire, d'instruire en amusant, et au besoin d'amuser sans instraire !
C'est qu'en réalité, pas plus que tant d'autres pré- lats, pas plus que le savant Huel, évèque d'Avranches, ([ue je nomme de préférence parce qu'il fut de ses amis, Fléchier n'était né pour l'Eglise. Il y entra par occasion, par ambition peut-être ou par nécessité, plutôt que par vocation ou par choix, et, comme il était, d'ailleurs, d'esprit sain et de conscience droite, personne plus honorablement que lui ne remplit les fond ons qu'il y exerça. Mais comparez encore ses débuis à ceux deBossuet, deBourdaloue, deFénelon, de Mfissillon, j'en!ends ses débuis dans la vie, et non pas dans la chiiire. Vous n'y trouvez pas trace de ce e ne sais quoi d'impérieux qui, dès l'âge de seize ans, contre le gré de son père, dont il était le fds unique, faisait entrer Bourdaloue dans la compagnie de Jésus, ni rien non plus qui rappelle cette vive ardeur dont Fénelon se sentait enflammé quand il écrivait cette àettre célèbre sur les missions du Levant : « Je vois déjà le schisme qui tombe, l'Orient et l'Occident qui se réunissent, et l'Asie qui voit renaître le jour après une si longue nuit... » M. l'abbé Fabre regrette qu'il y ait, dans les premiers morceaux de l'éloquence de Fléchier, tant d'allusions aux auteurs profanes, mais si peu de citations de l'Écriture et des Pères; que celles que l'on y rencontre soient toujours si faible- ment traduites, plus faiblement commentées ou pa- raphrasées; qu'il s'y en trouve même d'inexactes ou
SP) IlISTOir. E ET LITTÉr.ArUP. E.
d'erionécs, crinlerprétéos à coiUresciis ou de faites à faux. N'en serait-ce pas la vraie raison? On ne devait guère employer le temps à nKklitor rÉcriture, dans \o. précieux salon de mademoiselle de Scudéii, non plus (jue dans la fastueuse maison des Cauui.irtin ; et le ton, certes fort agréable, mais plidùt légei-, des Ménioirex SU)- les grands jours (T Auvergne, nous assure aussi bien que le goût naturel de Fléchier ne l'y portail guère. La vocation n'y était pas.
Et quelle explication plus simple encore de ce caractère mondain que M. l'abbé Fabre est bie:i obligé de noter dans les Sermons eux-mêmes de la maturité de Fléchier? Si Fléchier ne prêche pns le dogme, s'il se borne à la morale, et, — sans autrement parler de quelques complaisances, — si, ce qu'il aime surtout de la morale, c'en est les applications, où, en elîVt, il peut montrer toute sa connaissance des mines, des manèges, des vices qui sont ceux du monde, c'est qu'aucun décret, si je puis ainsi dire, ne l'avait destiné parliculièrement à la prédication. Il faut donc se le représenter comme un très honnête homme, d'esprit modéré, de goûts simples, engagé par hasard dans l'Église, n'ayant, dans un siècle de foi, aucun effort à faire pour accorder sa conscience avec ses devoirs d'évcque ou sa conduite avec ses principes; mîiis qui, dans toute autre carrière, si sa condition, si sa fortune, si les circonstances l'eussent permis, apportant les mêmes quali'.és, eût obtenu le même succès, gagné les mêmes éloges, et mérité le même respect. Et je ne
L'ÉLOQUENCE DE FLÉCHIER. 57
(fois pas rien dire, en le disant, qui puisse diminuer ce respect, mais seulement éclairer certains côtes de son caractère et de son talent, lesquels, sans cette supposition, nous demeureraient obscurs.
Car, n'est-ce pas comme si je disais que tout ce que l'art peut mettre dans les genres où il s'est exercé, d uis V Oraison funèbre, dans le Sermon, dans le Pa- njyijrique, Fléchier l'y a elTectivement mis, mais riea de l'accent, ou de l'âme, si ro:i veut, et de la force ou de l'onction, par conséquent, qu'il n'y pouvai. pas mettre? Il est correct, de celte correction supé- rieure, qui est le sens inné du génie de la langue; il 6 t harmonieux, il est élégant, il est net; sa phrase a du nombre, sa période a de l'ampleur; el, quoique Ijj transitions y soient souvent faibles ou brusques, sa composition ne manque ni de claité, ni de logique, ni parfois de grandeur. On lui a reproché des anti- thèses; mais ni dans Massillon, ni dans Bourdaloue les antithèses ne manquent, et, après tout, n'a-t-on pas pu prétendre avec raison que l'antithèse était le fjnd ou l'essence même de la prédication chrétienne ? On l'a repris sur cette préoccupation de l'harmonie de la phrase, qui, en effet, ne le quitte guère; mais ne serait-ce pas peut-être se méprendre sur les conditions <le la parole publique? On a enfin critiqué dans son style une recherche trop visible du choix de l'expres- sion et de ringéniositédutour;et le reprocheestmieux fondé. Mais tout cela ne serait rien, pour parler ici comme lui, si cela n'était tout dans ses Panégyriques
58 HISTOIRE 1;T LlTTÉliATUUE.
OU dans ses Oraisons funèbres, el s'il n'y manquait, non pas le naturel, comme on l'a dit souvent, puisque sou naturel est de ne Tèirepas, mais quelque chose de plus et de plus rare encore, j'entends cette ardeur de gagner des âmes qui est le principe et la source de l'éloquence souveraine de Bossuet, de la dialec- tique passionnée de Bourdaloue, de la sensibilité diffuse de Massillon.
Voilà ce qu'il n'a pas, mais à aucun degré ; et voil ce qui fait son évidente inlericrilé. Les autres, Bossuet et Bourdaloue surtout, sont d'abord de grands chré- tiens ; il ne leur suffit pas de croire, mais ils veulent que l'on croie avec eux et comme eux. Aussi ne songent- ils jamais à eux-mêmes quand ils parlent, mais à leur auditoire, à leur « audience », comme ils disent. Et vjilà ce qui fait aussi que l'on a tour à tour trop vanté ou trop rabaissé l'élo juence de Fléchier, selon l'idée même que l'on se faisait de l'éloquence de la chaire. Mais nous, il nous devient facile de concilier les contradictions : l'éloquence de Fléchier est réelle, s;ulement ce n'est pas l'éloquence de la chaire. Es- sayons de marquer nettement la distinction.
Parce qu'il n'y a rien dans notre lilléralure fran- çaise qui soit au-dessus des Oraisons funèbres de Bossuet, et peu de choses qui soienl comparables aux Serinons de Bourdaloue, c'est-à-dire parce que les qualités littéraires s'en imposent à l'admiration de ceux mêmes qui se sentent le moins disposés à penser comme Bossuet et Bourdaloue, l'habitude s'est établie
L'ÉLOQUENCE DE FLÉCIIIER. 59
d'en parler littérairement, comme on fait d'une tra- gédie de Racine ou d'une comédie de Molière, sur la forme, pour la forme, et sinon sans égard au fond, du moins en n'en considérant le fond qu'après la forme. Aimez-vous mieux d'autres comparaisons, et tirées de moins loin? On loue donc dans les Oraisons funèbres de Bossuet ou dans les Sermons de Bour daloue ce que l'on louerait aussi bien dans le Discours sur la couronne ou dans les Verrines, dans un dis- cours de Mirabeau sur le Droit de paix et de guerre, ou dans un réquisitoire de Burke contre Warren Has- tings. C'est la grandeur de la composition, c'est la beauté de l'ordonnance, c'est la splendeur de l'ima- gination, c'est la hardiesse du mouvement, c'est Fin- vention du style, c'est la véhémence de l'expression, c'est, en un mot, toute une rhétorique dont les pro- cédés, s'ils ont à la tribune ou dans le prétoire quel- que valeur par eux-mêmes, la perdent et n'en ont aucune dans la chaire chrétienne.
Car, dans la chaire chrétienne, où il s'agit d'intéres- ser toutes les puissances de l'homme à la grande affaire du chrétien, qui est la conversion, et, par la conversion, le salut, toutes ces qualités ne valent qu'autant qu'elles sont un reflet, si je puis ainsi dire, ou une communi- cation de la grandeur elle-même du christianisme. On ne les applique point ici par le dehoi>', « connne Tor et les pierreries dont on orne et dont on enrichit les châsses où l'on enferme les reliques des saints »; elles doivent procéder du dedans; on ne les détache point
6.) UISiOlRE liT LlTTÉliATUllE.
de leur fond, elles font corps avec lui. Et c'est pourquoi le plus grand orateur chrétien n'est pas celui que la nature a le mieux doué pour l'éloquence, mais celui ((ui a ou de sa religion, de sa force, et de la diversité des moyens qu'elle possède pour agir sur l'homme, la plus profonde intelligence. « Ne cherchons pas de vains ornements au Dieu qui lejelle l'éclat du monde. Si notre si.nplicité déplaît aux superbes, qu'ils sachent quj nous craignons de leur plaire, que Jésus-Christ dédaigne leur faste insolent, et qu'il ne veut être connu que par les humbles. Abaissons-nous donc à ces humbles, et faisons-leur des prédications dont la bassesse tienne quelque chose de l'humitialion de la Croix. » Ainsi s'exprime Bossuet quand il veut louer l'Apôtre Paul, ce petit Juif « si méprisé », dont la mine est aussi peu relevée que la parole est inculte, et le style aussi peu régulier que sa doctrine est dure à recevoir.
Appliquez maintenant ce principe, et servez-vous-en pour juger à leur tour les jugements que l'on a portés sur nos grands sermonnaires. Laharpe quelque part a déclaré Bossuet « médiocre dans le sermon ». Ce n'est pas là seulement, comme on pourrait le croire, une erreur de goût, c'est une intelligence réelle du christianisme. Il y a dans les Sermons de Bossuet une certaine rudesse, un visibie mépris des artifices de la rhétorique, une dédaigneuse négligence de tout co qui ne ferait qu'embellir sou discours et le rendrait plus régulier, peut-être, mais non pas plus fort, ni plus.
L'ÉLOQUENCE DE FLÉCIIIER. 61
chrétien; et Laharpe ne croit s'étonner que de cette négligence, mais, en réalité, i! s'indigne de cette façon sommaire, hautaine, et presque injurieuse d'en user avec un critique tel que lui. Il veut lire un sermon de Bossuet comme il lit un pamphlet de Voltaire, en éjiicurien lettré, pour s'y plaire, et non pas y être clioqué dans son philosophisme. La médiocrité de Bos- su t consiste à s'être f lit de l'éloquence de la chaire une idée plus conforme à celle de saint Paul qu'à celle de Laharpe.
D'autres ont reproché à Bourdaloue l'excès de ses divisions, de ses subdivisions, et des redivisions de ses subdivisions; et, en effet, il en abuse ou plutôt il en abuserait, s'il n'avait ses raisons, dont l'une des principales est de rendre son discours plus clair, plus tmchant, plus instructif aux plus humbles de ses audi- teurs. Lui non plus, il ne prêche pas pour plaire à ma- dime deSévigné, quoique peut-être, au fond du cœur, il ..0 fût pas insensible à cette gloire, ni poursuivre (( les usages des Grecs et des Romains », comme Vol- taire s'étonne qu'il ne l'ait point fait, mais pour oppo- ser lesleçons du christianisme aux pratiques du monde, et il ne lui importe pas d'être loué dans les rhétoriques à venir, mais de convaincre ses auditeurs. C'est encore lo reproche qui a tort. Que l'on accepte ou non la religion de Bourdaloue, il faut s'en faire une idée juste, et s'il se peut, entière, avant de juger son élo- quence. Bourdaloue, comme Bossuet, est chrétien, il
est prêtre avantd'être orateur, et Voltaire en l'oubliant
ni. — 4
C2 IIISTOIRE 1:T LITTÉUATUIIE.
leur fait tort à lous deux de l'éloge ([ul leur eut u!iir|U(mciit agréé.
Au contraire, ou loue Massillon de n'avoir pas jiré- clié le dogme, de n'avoir pas donné à la morale chré- tienne « une dureté capable de la rendre odieuse » et d'avo'r su rester dans la chaire « homme de cour » et « cadjniicien ». En effet, il est certain que ses Sermons sont déjà des sermons laïques, et, comme tels, ce sont ceux que d'Alembert préfère à tous les autres. Je comprends sa préférence; mais je ne puis m'empêcher de songer que, si la morale chrétienne n'était pas plus sévère ou « plus dure » que celle dus philosophes, nous n'aurions pas besoin de prédicateurs, ni même peut-être de religion. Massillon a trop donné à l.spril de son siècle, mais bien plus encore aux « exi- gences de l'art ».
De même encore, lorsque Thomas admire dans Flé- ( hier « l'art et l'harmonie d'Isocrale », avec la « tournure ingénieuse de Pline », je ne suis pas si grand Grec, je 1 avoue, que de pouvoir juger de la comparaison, mais elle ne me paraît pourtant pas être de nature à conve- nablement caractériser un orateur chrétien. Je ne vois point, en effet, ce que saint Antoine ou saint Benoît peuvent avoir de commun avec l'empereur Trajan, et, puisque les Panégyriques de Fléchier ressemblent à celui de Pline autant qu'on nous le dit, la même con- clusion s'impose : ils sont donc très littéraires, et vrai- semblablement moins chrétiens.
Et c'est bien l'impression qu'ils produisent : ils en
L'ÉLOQUENCE DE FLÉCHIER. G3
sont pas froids, ni languissants, comme on l'a prétendu, mais, ainsi que ses belles Oraisons funèbres, celle de Lamoignon, celle de MoiUausier, celle de Tureniie, parfaitement nobles et parfaitement polies, toutes ces compositions répondent à l'idée de leur genre, elles la remplissent même et l'égalent, si seulement on com- mence parla vider de tout ce qu'elle contient de chré- tien. VOraison funèbre de Turenne est le chef- d'œuvre de l'oraison fuaèbre laïque, et le Panégyrique de sainte Madeleine est un modèle, en effet, de pané- gyrique mondain. Ce que l'on y regrette uniquement, c est une certaine chaleur de cœur, une ferveur de zèle, un feu caché qui devrait pénétrer et fondre ensembie, pour ainsi dire, toutes les parties du disccurs. L'ora- teur ne se livre jamais, ni jamais surtout ne s'oublie lui-même ; le goût le lui défend, et il manquerait plutôt à tout le reste qu'aux convenances de son audi- toire; il accepte ceux qui l'écoutent et ceux qui le liront pour juges ; c'est un rhéteur et non pas un orateur chrétien. Mais les qualités littéraires y sont, toutes o i presque toutes, et supérieures peut-être à ce qu'elle; sont dans les Panégyriques ou dans les Sermons mêmes de Massillon et de Bourdaloue.
Car, ne nous y trompons pas : Massillon n'est pas plus élégant ni plus harmonieux que Fléchier, mais seulement plus facile, plus abondant, moins étudié ; et Bourdaloue, s'il a d'ailleurs de 11 mi autres qualités, cependant il est doué d'une imagination moins vive, et certainement son style, toujours exact et judicieux, n*a
61 mSTOIME ET L ITT ÉK ATUIl K.
p S l'ôclat de celui de Flrcliior. Mieux enco:e que c la: j'ose dire qu'il n'y a pas plus d'iuversions, plus do comparaisons, plus de proso'iopées, plus d'apos- trophes, plus de prétéritions cl autres « figures » dans les Oraisons funi'bres de Flécliicr que dans celles de Bossucl; seulomciit, dans Bossutt, pour les trouver il faut les y clierclier, et, dans Fléchier, c'est ce qui brille aux yeux d'al)ord. Et c'est la supériorité de IJos- suil, mais non [)as une supériorité de l'ordre littéra-re, ni même ce que Ton appelle communément, pour se dispenser d'approfondir davantage, une sujjériorilécie génie, mais bien une supérioritéd'intelligencedelarcli- gion, et, si je puis ainsi dire, un rapport plus étroiî, plus intime, plus profond de la nature de Bossuetavec l'essence du clirislianisme. Les qualités de Flécli.cr, au contraire, sont faciles à détacher du genre où il lésa exercées. Aussi le plus beau jour de sa vie publicpie fut-il, sans doute, celui de sa réception à l'Académie française. C'était le 12 janvier 1673, et les discours, Il nus jusqu'alors à huis clos, s'échangeaient pour la première fois à portes ouvertes: le succès de Fléchier fut si grand, que Racine, que l'on recevait le même jour, en fut découragé juscju'à ne vouloir pas même faire imprimer son Remcrciemenl.
Les qualités liltéiaires de l'éloquence de Fléchier suffiraient à expliquer l'estime que les grammairiens et les rhéteurs ont faite et font encore aujourd'hui de lui. Xul à ce point de vue ne l'a loué plus brillam- ment que Yillcmain; et c'est à bon droit que M. l'abbé
L'ÉLOQUENCK DE FLÉCHIER. 65
Fabre a placé ses conclusions sous l'autorité d'un Ici nom. Une autre raison, cependant, plus matérielle, doit être ici donnée pour rendre compte de l'infincnce assez longue et très réelle que Flécliiera exercée sur la prose française. 11 faut se rappeler que les Ser- mons de Bossuet ne parurent pour la première lois qu'en 177:2, ceux de Massillon en 1745, et ceux enfin de Bourdaloue en 1713 et 1714 : ceux de Flécliier avaient paru depuis 1696. Si l'on fait attention main- tenant au caractère de beauté grave et presque triste, qui dislingue les Sermons de Bourdaloue, qui ne s'apprécie bien qu'à la longue, qui a fait de ce jésuite le prédicateur préféré des protestants, on voit que, pendant près d'un demi-siècle, les Pané- gyriques et les Sermons de Fléchier ont presque seuls représenté l'éloquence de la chaire au temps de Louis XIV. Fléchier s'est donc trouvé le maitre des prédicateurs, et le maître si bien reconnu, que Mas- sillon, nous l'avons dit, procède effectivement de lui pour une large part, pour tout ce qu'il y a dans sa propre éloquence de plus mondain et de plus littéraire. Les qualilés ou les défauts de Fléchier sont ainsi deve- nus, pour plusieurs générations, les défauts ou les qualités même acceptés, reconnus et, en un mot, classiques de l'éloquence de la chaire. Et, par une communication, ou, si l'on veut, une contagion toute naturelle, comme l'éloquence de la chaire avait faii presque autant que la tragédie française pour la gloire de notre lilléraliu'e ; comme d'ailleurs c'était la plus
4.
ce iiisToir.t: et liïtéuature.
b.'illanto application qu'il y eût encore eu de la prose à des matières sérieuses, puisque ni Montesquieu, ni Voltaire, ni BulTon, ni Rousseau n'avaient écrit; CMnmc enfin la prélature, jusqu'aux environs de 1750, dans une sociL'té très aristocratique, n'avait rien perdu (:e son prestige, il en résulta que les modèles de lidoqucnce de la chaire devinrent pour les critiques les modèles mêmes de la prose Irançaise.
Étant donné le caractère de l'éloquence de Mas- sillon et de celle de Fléchier, VOraison funèbre de Turenneet \e Petit Carême, on voit les conséquences, et comment la prose française en dévia du courant où l'avaient autrefois guidée Pascal et Bossuet, r/fisfo<re des variations el les Provinciales. «L'art de choisir les mots, l'emploi des tours heureux, des constructions savantes, enfin tous les secrets de l'élégance et de l'har- monie», qui sont précisément ce que Villemain a vanté dans Fléchier, allaient l'emporter sur le reste; — le reste, c'est-à-dire le souci de convaincre et de prouver, qui peut-élre est la seule raison qu'il y ait d'écrire en prose. Il n'est permis qu'aux poètes de composer pour ne rien dire, et les seuls romanciers ont le droit de n'écrire que pour « raconter ».
Kous ne manquons pas aujourd'hui de stylistes ni de rhéteurs, mais on entend quelquefois aussi des écrivains se vanter d'écrire sans aucune préoccupa- tion ni prétention littéraire. Ils n'ont pas tout à fait raison, mais ils n'ont pas tout à fait tort, et il faut seulement savoir ce qu'ils veulen dire. S'ils veulent
L'ÉLOQUENCE DE FLÉGHIER. 67
dire, en effet, qu'ils ont écrit sans ordre, au hasard de la pensée, sans égard à la constitution du sujet qu'ils traitent, en confondant le naturel avec lanéiili- gence et l'allure du désordre lui-même avec l'origina- lité, il est évident qu'ils ont tort, et le lecteur se pas- sera bien que je prenne ici la peine de le démontrer. Mais s'ils voulaient dire peut-être qu'il a existé, qu'il existe un art de surfaire la pensée; des(( élégances » et des « secrets », — un peu bien publics aujour- d'hui, — pour faire illusion sur sa maigreur et sur sa pauvreté ; des « tours heureux » pour lui donner une valeur qu'elle n'aurait pas d'elle-même, des « constructions savantes » pour en envelopper le vide et la banalité; et qu'il faut mépriser cet art, ils ont raison et cent fois raison. En fait d'« élégances*, il n'y en a que de fausses; les « tours heureux » ne le sont qu'autant qu'on les rencontre sans les avoir cherchés; et, pour les constructions, elles sont toujours assez savantes quand elles accusent naturellement le con- tour et le relief de l'idée. Toute recherche de style est vaine qui n'a pas pour objet d'amener l'idée au dernier degré de netteté qu'elle puisse recevoir.
Cependant, comme dit Pascal, « toutes les fausses beautés que nous blâmons dans les rhéteurs ont des admirateurs, et en grand nombre »; et toute une école, dans l'histoire de notre littérature, s'est fait, se fait encore gloire de les imiter. On y professe que le style se surajoute à l'idée pour lui donner un prix qu'elle n'aurait pas sans lui; qu'il y a des figures,
68 HISTOIRE ET I. ITTÉIÎ ATU U E.
cataloguées dans los rliôloriques sous des noms grecs, la catachrèse et la syne''(lo(|iie, Thypotypose el la prosopopée, dont l'objet scrart d'embellii" ou d'orner 1 ' discouis; cl que, (juaiid on a dit lout ce que l'on avait à dire, il rcsie à trouver une manière de le dire « qui ne s'altende point ». Balzac, Voiture, Flécliier, La Rochefoucauld, Fontenelle, Massillon, Thomas, Rivarol, dans des genres bien différents, etchacnnavcc des qualités diverses, ont tour à tour été les représen- lanls éminents de cette école, mais Massillon el Flé- chicr les plus considérés [ eut-êire, d'autant que réloquence de la chaire s'élève an-dessus de la lettre familière ou de la nouvelle à la main^ et que naturel- lement on se défie moins de la préciosité d'un évêque. Les mécréants eux-mêmes, les mécréants sur- tout estiment qu'un évêque a d'aulres affaires (jue d'ar- rondir des phrases et de filer des métaphores... Mais on voit qu'ils se trompent.
Dirai-je que cet art a sa raison d'être? Il le faut bien, puisqu'il a sa tradition, comme l'on voit, et qu'elle s'est continuée jusqu'à nous. La rhétorique est une imiîation en même temps qu'une corruption de l'éloquence : elle peut donc plaire à ce titre, et réusi-ir quelquefois à se faire [.rendre pour son moi'èle; un versificateur a souvent passé pour poète, comme De'ille, et souvent un rhéteur pour un orateur, comme j'en connais trop pour en nommer un seul. Celle imi- taiion a d'ailleurs ses difficultés; tous ceux qui s'y essaient n'y réussissent pas de la même manière, ci
L'ÉLOQUENCE DE FLÉCH 1ER. 69
c'est assez pour en faire un objet d'émulation parmi les hommes. Tous les épistoliers ne sont pas Balzac ou Voiture, tous les prédicateurs ne sont pas Massiilon ouFléchier. Certaines qualités de nalure, une oreillo délicate, un goût (in, une imagination vive, un senti- ment heureux des ressources de la langue, une con- naissance étendue du monde y sont encore néces- saires. Et, pour être tout à fait juste, quand on vent mettre à leur rang les Oraisons funèbres de l'évèque de Nimes ou le Petit Carême de l'évèque de Cler- mont, il faut se souvenir combien de prédicateurs ou même de prélats n'ont pas pu les écrire.
Ajouterai-je enfin que cette rhétorique a son utilité ? Je le puis bien, pour peu que l'on y tienne. Elle accroît donc, d'âge en âge, les ressources de la langue, et, de rhéteur en rhéteur, elle met cà la disposition du véii- table orateur un vocabulaire plus étendu, plus riche (!e mots ou plutôt de nuances, une syntaxe plus souple, plus docile, plus capable de plier sa rigidité première aux exigences nouvelles d'une pensée qui va toujours s'enrichissant, se compliquant et se subtilisant. Ne l'a-t-on pas vue quelquefois, en ne travaillant qu'à cl o- quer des mots, en faire jaillir, à notre grande sur- prise, des commencements ou des semblants d'idées? Et, après cela, quand elle ne nous rendrait d'autre service que de nous préparer à une intelligence plus complète et plus claire des chefs-d'œuvre qu'elle imite, n3 faudrait-il pas bien lui en avoir quelque gré? Pour goûter Bosbuel et Bourdaloue, il n'est pas bon seule-
70 HISTOIRE I:T LITTEI'.ATUIIK.
ment, il est utile, il est nécessaire d'avoir lu Massillon et Flcchier, et même de s'y être plu, tout comme il est utile d'avoir ri à Re.^nard, franchement ri et beaucoup ri, pour bien comprendre Molière. Pascal le dit d'une façon plus vive : il dit que le froid est agréable... pour se chauffer. S'il n'y avait pas eu dan? l'histoire de notre littérature une grande abondance de rhéteurs, il me semble ([ue je connailrais moins le prix de l'éloquence; — et c'est pour(|uoi, sans les aimer, je ne suis pas fâché qu'il y en ait.
Mais n'oublions pas que ce sont des rhéteurs, et qu'ils font de la rhétorique. Or c'est précisément ce que l'on pourrait bien avoir trop oublié quelquefois en parlant de Fléchier, et c'est, je crois, l'explication des alternatives que sa réputation a subies. Il y a deux manières de le lire, et deux manières de le juger : à ne le prendre que pour un rhéteur, il mérile, en effet? toutes les louanges que l'on en a faites, et même de plus vives; c'est Pline, c'est Cicéron, c'est Isocrate, si vous le vo'.:lez; mais, à le prendre pour un orateur, et surtout pour un prédicateur chrétien, il en niénte moins, beaucoup moins. C'est la distinction que je ne trouve point assez nettement marquée dans le livre récent de M. l'abbé Fabre ; et c'est pourquoi j'ai iàclié de la mettre bien en lumière. Car, d'une part, elle nous permet de reconnaître à Fléchier les quali- tés très réelles qui furent les siennes; elle nous per- met, d'autre part, de ne nous faire illusion sur aucun de ses défauts; et elle nous aide ù comprendre enfin
L'ÉLOQUEiNGE DE FLÉGIIIER 71
pour quelles raisons Fléchier sera toujours un per- sonnage intéressant dans l'histoire de la littérature française. A l'un des moments critiques de l'histoire de la langue et de l'esprit français, il a été le repré- sentant peut-être le plus émiiient de ce que peuvent l'art, le travail, et l'ambition de réussir, dans un genre pour lequel il n"étail point particulièrement né. C'est bisa là quelque chose.
Sans partager pour révê]ue de Nîmes toute l'indul- gente admiration de M. l'abbé Fabre, reinercions-l^ donc sincèrement du temps et de la peine qu'il lui a consacrés. Disons même qu'il serait à souhaiter que de plus grands que Fléchier, dans notre histoire litté- raire, eussent rencontré un pareil biographe. Avertis- sons-le seulement, « pour ôter, comme dit Fléchier, le dégoût d'une louange continue », et nous-mêuie « donner quelque sel à un discours ordinairement in- sipide », qu'il est temps maintenant de s'arrêter, que quatre forts volumes l'ont plus qu'acquitté de sa tâche, et qu'après avoir successivement écrit uneÉtude sur la correspondance de Fléchier avec madame Deshoii- Hères et sa fille, deux volumes sur la Jeunesse de Fléchier, un autre enfin sur Fléchier orateur, ce serait trop d'en écrire un cinquième sur VÉpiscopal de Fléchier. Je n'ai pas remarqué sans quelque inquiétude qu'à la six cent troisième page du présent livre, Fléchier n'était pas encore mort.
1'' nov.mlre lt85.
LES TRAVAUX HISTORIQUES
DE M. DE BROGLIE*
Depuis le temps déjà lointain où Guizot écrivait sa Révolution d'Angleterre et Mignet ses Négociations relatives à la succession d'Espagne, — qui sont, à notre avis, les deux plus beaux livres d'histoire que l'on ait composés en français dans ce siècle, — je doute s'il a rien paru qui puisse rivaliser avec les der- nières publications de M. le duc de Broglie. Je dis les dernières, car je ne parle pas du Secret du roi, mais de Frédéric II et Marie-Thérèse et de Frédéric H et Louis X V. En cîTet, pour le Secret dit, roi, quel- ques grandes qualités que l'on y doive reconnaître, l'intrigue de Pologne y tient décidément trop de place, à moins peut-être que l'exposition n'en manque
1. I. Frédéric II et Marie-Tliérése. — II. Frédéric II et Louis XV, par M. le duc de Broglie, de l'AcaJérnie française, 4\ol, in-8'; Calmann Lévy.
in. — 5
74 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
d'un dernier degré de clarté, mais le style surtout n'y a pas encore cette variété de ton, celle aisance tout à fait supérieure, et cette ampleur enfin qui ca- ractérisent Frédéric H et Marie-Thérèse, ainsi que Frédéric II et Louis X V. Quand ces quatre volumes n'auraient pas presque entièrement renouvelé cer- taines parties de cette histoire générale du xvih" siè- cle, si souvent reprise, et toujours si obstinément faussée par l'esprit de mensonge ou de haine, le mé- rite lui seul de l'exécution suffirait à les classer d'abord au premier rang.
Faute ici de pouvoir ou d'oser reprendre, pour les défigurer en les analysant, des récils que j'espère que tout le monde a lus ou lira, c'est principalement sur cemérilede l'exécution que je voudrais insister. Il n'y va de rien moins, en effet, dans le temps où nous sommes, que de la manière même d'écrire et de com- prendre l'histoire.
Tandis qu'en France la nouvelle école, — la nou- velle école, c'est celle qui n'a rien encore produit, ni de longtemps, sansdoute, ne produira rien, — éiigeait en principe son impuissance même de produire, les Allemands, qu'elle se pique pourtant d'imiter, éle- vaient à la mémoire de leurs deux grands souverains du xviii^ siècle les deux plus amples monuments qu'on leur eût encore consacrés : M. d'Arncth, à Vienne, composait sa grande Histoire de Marie-Thérèse et M. Dro-^sen son Histoire de Frédéric le Grand. Tsi moi-même plusieurs fois, et avec insistance essayé do
LES TRAVAUX DE M. DE DUOGLIE. 75
dire la nouveauté, l'intérêt, l'importance de l'une et l'autre publication. Nos historiens, cependant, comme si les Allemands n'écrivaient que pour l'Allemagne, n'en persistaient pas moins à toujours jurer sur la parole deSismondi, d'Henri Martin, de Michelet. La grande erreur de Louis XV, ou plutôt son crime irrémissible, était toujours pour eux d'avoir repoussé la main loyale que lui tendait Frédéric; et, pour qualifier l'aveugle- ment ou la trahison même de ceux qui l'avaient jeté dans l'alliance autrichienne, les mots manquaient à notre indignation. Le vainqueur de Rosbach, mais l'ami de Voltaire et le protecteur de d'Alembert, continuait donc de faire ainsi des dupes parmi nous, quatre-vingts ans après sa mort. Les inoubliables leçons de l'année 1870 n'avaient pas eu celte vertu de nous ouvrir les yeux sur le passé. Et le duc de Broglie lui-même, dans le Secret du roi, touchant incidemment aux causes de la guerre de sept ans, par- lait encore du fameux billet de Marie-Thérèse à ma- dame de Pompadour, et n'osait qu'à peine plaider les circonstances atténuantes pour les inspirateurs de l'al- liance autrichienne. On eût dit d'une légende qu'il fallait pieusement respecter, de peur d'être accusé de vouloir réhabiliter Louis XV, et, — qui sait? — peut-être l'ancien régime avec lui. ® Si le livre de M. d'Ârneth, et peut-être surtout celui de M. Droysen contenaient assez de quoi nous éclairer, et ramener l'opinion vulgaire aune plus saine intelligence des faits, ce fut bien autre chose quand
76 IIISTOIRE ET LITTERATURE.
[lariircnt les premiers volumes de la Correspondance politique de Frédéric le Grand. En eiïet, c'était ici Frédéric en personne qui revenait corriger une his- toire dont ses écrits publics avaient jusqu'alors été la principale source. Mais nos historiens allenilirent encore : ils n'avaient pas assez de documents. On sait d'ailleurs que, selon les principes de la nouvelle école, la vérité n'est jamais dans un livre imprimé, mais toujours dans un document inédit; — et il est évident qu'un document inédit cesse de l'être aussitôt qu'on l'a publié...
Nous en aurions long à dire sur ce point, si préci- sément la négligence ou l'incurie de ces fanatiques du document, leur heureuse paresse et leur louable incapacité n'avaient permis au duc de Broglie d'in- tervenir et de .s'emparer, avant que personne l'eût gâté, d'un sujet que personne, et pour bien des raisons, n'eût sans doute pu traiter comme lui. Car, il faut bien le savoir, et ne pas nous lasser de le répéter, nous manquons si peu de documents qu'au contraire, en quelque matière que ce soit, d'histoire politique ou d'histoire littéraire, nous en avons trop aujourd'hui qui nous sollicitent, et font ainsi dériver notre atten- tion du principal vers l'accessoire, de l'essentiel vers l'inutile, du capital vers l'insignifiant. L'usage que M. de Broglie a su faire de ses documents dans ces quatre volumes n'en est pas ce qu'ils ont de moins remarquable ni ce qu'il importe le moins d'en signa- ler tout d'abord.
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On aime assez aujourd'hui les comparaisons qui ten- draient à faire de l'histoire une science naturelle, et nous n'y verrions pas, nous non plus, un grand mal si seulement on savait les choisir. De même donc qu'une seule expérience, pourvu qu'elle soit Lien faite et que l'on en ait savamment écarté toutes les causes d'erreur, suffit en physique ou en physiologie; de même en histoire, nous n'avons pas hesoin de tant de documents, et tout le problème est de savoir discer- ner, entre des milliers de pièces, la pièce unique ou les deux ou trois pièces qui lèvent les doutes, résolvent les difficultés, et finalement tranchent les questions. Veut-on suivre la comparaison? De même donc encore que la découverte scientifique, malgré les prétendus exemples que l'un en donne quel([uefois, ne dépend pas du hasard de l'expérience, et de même qu'il n'y a d'expériences dignes de ce nom que celles que l'on institue pour y chercher la confirmation ou la démons- tration d'une idée préconçue ; tout de même en his- toire, les'plus précieux documents n'ont d'intérêt et par conséquent d'importance que celle qu'ils tirent de la justesse et de l'étendue de l'idée générale qu'ils servent à établir, appuyer, et consolider.
Ceux qui voudront voir comment la justesse de l'idée générale détermine le choix même des documents et en règle la distribution, pourront se reporter du livre de M. de Broglie aux documents, et d'abord aux livres dont il s'est servi : celui de M. d'Arnelli, celui de M. Droysen, la Correspondance politique de Frédéric^
78 UISTOIUE ET LITTÉUATUUE.
les Mémoires du duc de Luynes, ceux de Barbier, ceux de d'Argenson. Mais ils le verront mieux encore, pourvu qu'ils aient seulement quelque sens de l'his- toire, s'ils considèrent comment, en toute occasion, les renseignements inédits dont ces quatre volumes abondent viennent d'eux-mêmes s'y mettre en place, de telle sorte ({u'ils paraissent faits pour que le duc de Broglie s'en servît un jour, et non pas le duc de Croglie pour avoir besoin d'eux, si par hasard ils lui eussent manqué.
Parmi ces documents, imprimés ou inédits, à côté de ceux dont M. de Broglie a fait usage, dans la mesure heureuse et savante que nous venons d'indi(iuer, il faut encore lui compter ceux dont il a eu l'habileté, le tact, et le bon goût de ne pas se servir. En effet, dans un récit où les principaux acteurs sont un Fré- déric et un Louis XV, et en débrouillant des intri- gues de cour et d'alcôve où se trouvent mêlés des Vol- taire, des Richelieu, des Châteauroux, rien n'était si difficile que de ne faire que sa juste part à l'anec- dote galante et au scandale inédit. C'est malheureu- sement une habitude prise, nous l'avons constaté plus d'une fois, et une fâcheuse habitude, aussitôt qu'il s'agit du xviii' siècle, de donner pour ainsi dire le pas à l'historiette sur l'histoire. Et, si j'ignore ce que le duc de Broglie a pu trouver en ce genre aux ar- chives des affaires étrangères ou au Record Office^ tout le monde sait qu'il n'eût eu qu'à puiser à mains pleines dans les Mémoires ou pamphkts du temps i
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les Mémoires de Richelieu, par exemple, ou ce faraeu:: Chansonnier Maurepas. Mais il n'a cru devoii' le faire qu'avec une extrême modération, et pour autant seulement qu'il était impossible ici de les négliger, puisqu'enfin la fortune a voulu que madame de Châ- teauroux fût un moment maîtresse des deslinées delà France. « Ces recueils de chansons que l'on réimprime aujourd'hui sont des documents dont on doit se servir avec une grande réserve, car ils sont aussi dépourvus (ce qui n'est pas peu dire) de valeur historique que de décence et de mérite poétique. » De combien de mémoires et de correspondances vantés, de combien de journaux et de recueils de « nouvelles à la main » conviendrait-il d'en dire autant ? Il n'est pas de calomnies, plates ou odieuses, qu'avec de pareils garants on ne puisse introduire dans l'histoire. Et, quand une fois elles y sont, la malignité naturelle du lecteur y trouve trop bien son compte pour qu'elles n'y restent pas.
Quelques-uns croient donner ainsi ce qu'ils appel- lent de l'animation ou de la vie au récit, mais ce n'est qu'une animation factice, une vaine apparence de vie , et les vrais mobiles des actes sont plus loin et plus prufondément cachés. C'est ce que M. de Brogiie a si clairement démontré pour madame de Châleauroux. Oui, sans doute, les destinées de la France furent un moment entre ses mains, et c'était Louis XV qui les y avait remises; mais il y avait tout un parti derrière madame de Châteauroux, et, dans ce parti, Richelieu,
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Noailles, Frédéric même, c'est-à-dire des projets, des desseins, des ambilions, toute une politique, l>iea autre chose enfin que ce que les chansonniers et les pam- phlétaires du temps y ont cru voir. On cite souvent, et il le mérite, parce qu'il est joli, le mot de la duchesse de Bourgogne, que, sous les rois, ce sont les femmes qui gouvernent. N'est-ce pas toutefois à la condition de ne pas oublier que ces femmes, — une Montespan, une de Prio, une Châteauroux, une Pompadour, une Du Barry, — sont elles-mêmes gouvernées par des hommes, et qu'elles n'ont qu'à ce titre leurs entrées dans l'histoire? Madame de Châteauroux, dans l'his- toire de la guerre de la succession d'Autriche, c'est Noailles et Tencin, comme madame de Pompadour, dans l'histoire de la guerre de Sept ans, c'est Bernis et Choiseul. Elles jouent le rôle sur la scène, et on les sidle ou on les applaudit: mais ce rôle est appris; et sans compter le souffleur qui les suit de l'oreille et des yeux, il y a l'auleur, dans la coulisse, qui le leur a dicté.
Ce qui donne vraiment la vie à l'histoire, c'est la connaissance des mobiles derniers qui font agir les hommes, et voilà peut-être la principale utilité des documents, si même ce n'en est pas la seule. Je ne craindrai pas de dire qu'à ce point de vue le livre de M. de Broglie est lui-même un document sans prix. « Savez-vous l'histoire des Montmorency, madame la maréchale? » demandait un jour Louis XV à la maré- chale de Luxembourg, et la maréchale de lui répondre,
LES TRAVAUX D t >1. DE BROGLIE. 81
avec encore plus de fierté que d'esprit: «Sire, je sais l'histoire de France. » C'est ainsi que, pour le duc de Broglie, toute une partie de l'hiitoire du xviii' sic- clo se confond avec l'histoire même de sa famille. Et c'est ainsi qu'en un pareil sujet, à tout ce qu'il en pouvait apprendre, comme tout le mon de, dans les archives et dans les bibliothèques, s'est ajouté naturellement ce qu'il en connaissait d'avance, comme personne, par intuition et comme par droit d'hérédité. Qu'il accuse ou qu'il excuse, qu'il blâme ou qu'il approuve, qu'il condamne ou qu'il justifie, mais sur- tout quand il explique, on le sent partout dans son monde, ou plutôt dans son élément. La vérité des por- traits qu'il trace n'a pas besoin de confirmation, elle se déclare d'elle-même, je reconnais Belle-Isle et je reconnais le maréchal de Broglie; c'est bien ainsi que devait être Noailles et c'est bien ainsi que devait être Maurice; voilà la reine de France, l'honnête, pieuse et effacée Marie Lcczinska, et voilà la reine de Hongrie, lajeuno, la belle, l'orgueilleuse Marie-Thérèse, pour qui tout un peuple s'est levé dans un élan d'enthou- siasme et d'amour.
Il n'y a guère qu'un roué, comme Richelieu, ou un cynique couronné, lel que fut Frédéric, dont on puisse rouver que peut-être le duc de Broglie n'a pas atteint le fond. Est-ce une illusion, dont le théâtre et le ro- man seraient en partie responsables ? mais on voudrait, ce senfble, au personnage de Richelieu, dans le rôle équivoque où M. de Broglie nous le montre, quelques
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touches de plus d'un héros de Crébillon fils ou de l'auleur des Liaisons dangereuses, cl, \iour tout dire, une corruplion de moins bonne compagnie. Mais, qnaut à Ficdéric, je crains bien que ce cynique mépris de l'humanilc, dont il fait clalage à plaisir, ne soil |ias chez lui de ces traits simples et irréductibles, au de!à desquels il n'y a rien à chercher. Le Frédéric de M. de Broglie a quelque chose de trop intellectuel, si je puis ainsi dire, ou de tropspirilualisé; et un peu de physiologie, peut-être, n'eût pas été superflu pour l'achever de peindre.
Si vivante que soit, dans le livre de M. de Broglie, la vérité des portraits, je ne sais si la perspicacité de 1 his- torien poliiique ne s'y montre pas encore supérieure au coup d'œil du peintre. Justement en raison du l' om- bre, de la diversité, de la nature particulière aussi des documents diplomatiques, rien n'est si difiicile, si délicat, si hasardeux surtout que de démêler l'écheveau d'une intrigue politique de quelque impor- tance et de quelque durée. Ou plutôt, en pareille oc- currence, les documents parfois servent si peu, qu'ils égarent non seulement les historiens novices, mais ceux même qui, vieillis dans l'étude de l'histoire, ont négligé d'étudier particulièrement les finesses, les subtilités, je puis bien dire les roueries de la langue et du style diplomatiques. Ici encore, ses traditions de race et sa propre expérience des alTaires avaient comme prédestiné l'auteur de ce livre à traiter son su- jet. Aussi est-ce un plaisir de l'espèce la plus raj c, — ►
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attendu que de très grands liistoriens, Macaulay, par exemple, ne nous l'ont pas toujours donné — que de suivre le duc de Broglie démêlant un à un, d'une main légère et souvent malicieuse, tous ces fils enchevêtrés, lesisolanld'abord,puisIesrapprocliant, nous montrant, où nous n'apercevions que dt'sordre et que confusion, une trame induslrieusement ou savamment ourdie, et nousfaisant comprendre enfin ce que c'était que la di- plomatie dans ces grands Etats d'autrefois, dont on peut dire avec vérité qu'assez inattentifs à ce qui se passait au dedans d'eux, toutes leurs préoccupations, toutes leurs forces, toutes leurs ressources étaient tendues yers le dehors... Mais il y a là quelque chose de plus que des traditions ou l'expérience des affaires : A ce degré de hauteur et de généralisation, c'est l'instinct de la grande histoire, et ce mot aiijourd'iiui vaut la peine qu'on l'explique.
On a beaucoup médit, et surtout- dans le temps où nous sommes, de la chronologie d'abord, et puis, comme on l'appelle assez dédaigneusement, de l'his- toire des Traités et des Batailles. Les démocrates [dus avancés disent : l'histoire des Rois et, — quand encore ils admettent 1 histoire, — prétendent la rem- placer par l'histoire des Peuples- N'a-t-on pas même voulu faire passer cette conception nouvelle jusque dans les programmes de l'enseignement secondaire, et n'est-ce pas elle, en partie, qui depuis quelques années les a si maladroitement transformés? Gomme si les peuples avaient véhiablement une histoire, comme
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si partout et de tout temps, dans la Gaule antique au temps de la conquête germaine et dans la France mo- derne au temps de la Révol'ition, la grande allaire de lamullilude (et la multitude c'est ici tout ce qui ne représenté pas sur le théâtre du monde) n'avait pas été de vivre, de vaquer comme elle pouvait à ses occu- pations, de travailler au jour le jour de son art ou de son métier, de s'accommoder du présent, et des'assurtr tant bien que mal de l'avenir ! A Paris, on pleine ter- reur, promenades, cafés et malles de spectacle ne désemplissaient pas. Une assemblée menait alors la France, et, combien d'hommes cette assemblée?
Si donc l'on voulait écrire, telle qu'on la conçoit, cette histoire des peuples, elle se ressemblerait étran- gement à elle-même, sauf peut-être quelques diffé- rences qu'y mettraient les races ou les lieux; car, pour celles qu'y ajouterait la diversité des temps, ce serait toujours quelque effet, plus ou moins éloigné, de la politique ou de la guerre. La principale différence qu'il y ait entre un Français du temps delà régence et un Français du temps de la Révolulion, c'est Louis XV qui l'y a mise, les guerres que l'on sait, et les consé- quences qui les ont suivies. Après cela, qu...nd on aura fait que la guerre ne soit pns le plus profond ébranlement qui puisse agiter les masses humaines, comme aussi quand on aura fait que la poliiiq ::, qui la prépare, ou la diplomatie, qui la termine, 1:0 soient pas les génératrices du droit des nations, alors, mais alors seulement, on pourra se désintéresser de
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l'histoîre des traités et des batailles. Mais, tant que l'on n'y aura pas réussi, — et on n'y réussira point tant que riiomme sera l'homme, — l'histoire des traites et des batailles sera la grande histoire; et elle tiendra 1 • prcnier rang dans les préoccupations du vérilahlc historien, parce qu'après tout, elle le tiendra toujours dans la vie totale de l'humanité.
Tout ce que l'on peut dire, c'est que, comme aussi bien toute science et tout art, la grantle histoire a malheureusement ses travailleurs qui l'encombrent plutôt qu'ils n'en déblaient les approches. Leur mala- dresse, qui serait réjouissante, si elle n'était lamen- table, éclate à la fois dans le choix de leurs sujets et leur n^anière de les traiter. Mais puisque ce n'est pas d'eux aujourd'hui qu'il est question, passons charita- blement leurs œuvres et leurs noms sous silence, en leur donnant seulement le conseil d'apprendre dans ce livre ce que c'est qu'un grand sujet.
Après ou avant la Révolution française (l'avenir seul nous le dira, ou sans doute à d'autres que nous), il n'en est pas de plus important que celui-ci dans l'his- toire du xviii* siècle; non pas même la fondation de l'empire colonial de l'Angleterre ou le partage de la Po- logne, qui n'en sont, au surplus, que les conséquences directes. L'apparition de la Prusse et de la Russie sur les champs de bataille de l'Europe, leur brusque intru- sion parmi les vieilles monarchies, dans ce fameux sys- tème d'équilibre où il n'y a pas de place pour elles, les •interveriions de rapports et les diminutions de puis-
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sance qui en résultent, voilà le t'ùl capital de ces cent ans d'Iiistoire, et, plus on y regarde, plus il semble qup, reculant d'un demi-siècle la parole de Gœlhc, on puissiîdire : « C'est de là que date une ère nouvelle pour l'histoire du monde. ))En eiTel, l'événement était à si longue portée, que jusqu'en 1870, nous n'en avions pas encore calculé les conséquences, et, com- mençant à les discerner en ce qui regarde l'Allo- magne, il n'est personne qui puisse prévoir où elles s'arrêteront pour la Russie.
C'est ce qui met, dans le livre du duc de Broglie, .à l'arrière-plan en quelque sorte, une grandeur mysté- rieuse. Il ne s'agit point ici d'histoire que l'on pourrait appeler morte; les événements qu'on y voit commencer n'ont pas encore aujourd'hui produit tous leurs effets; ils sont toujours vivants; une leçon, tantôt plus appa- rente et tantôt plus secrète, est enveloppée dans les- faits. On reconnaît à ces différents signes les vrais et grands sujets. Car ils sont moindres, quelque talent que l'on y déploie, dès qu'ils ont perdu cette espèce de vitalité, et c'est ce que l'on veut exprimer en disant que, du domaine de l'histoire, ils sont tombés dans celui de l'érudition.
Une autre condition nécessaire à la grande histoire,, après la nature même des sujets et leur importance actuelle, c'est que de grandes figures y puissent, ramasser et retenir l'attention sur elles. Sans les noms de roi de France, de Turenne et de Gondé, cemme e f isait observer Voltaire, la guerre de la.
LES TRAVAUX DE M. DE BROGLIE. 87
Fronde n'eût pas été moins ridicule que celle des Barberins; el, malgré ces grands noms eux-mêmes, je ne sais si l'on n'en pas singulièrement exagéré l'imporlance dans notre propre histoire. Mais inver- sement, pour n'avoir pas trouvé l'occasion propice, l'homme qui jela les fondements de la grandeur prussienne, celui que l'on a nommé le grand-électeur, s'il a sans doute une grande place dans la mémoire des Allemands, n'en a qu'une très petite dans l'histoire générale. Il s'est trouvé ici que les personnages en scène, Marie-Thérèse et Frédéric, la France et l'Angleterre du xviii' siècle, — sinon George II et Louis XV, — étaient dignes de l'événement. J'ai rappelé de quels traits le duc de Brogiie avait su les peindre. Je dois dire maintenant que ce qu'il n'a pas moins admirablement montré, c'est leur part effective d'action dans les événements eux- mêmes.
Les petites causes, assurément, ne produisent pas de grands effets. Mais elles provoquent à tout le moins, elles peuvent provoquer ceux qui sont contenus ou enveloppés dans les grandes. Et puis il faudrait )ien s'entendre. Ne s'est-on pas trop habitué, de nos Durs, sous le prétexte spécieux qu'un homme est assez peu de chose, à éliminer de l'histoire, comme une cause iîisignifianle, l'action personnelle des individus? Mais, d'î-bord et en bon français, la fermeté de caractère d'une Marie-Thérèse, ou la vivacité de génie d'un Frédéric, sont-ce là de si petites causes? dont l'action.
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soit si peu saisissable? et comme des quantités négli- geables qui n'importent que médiocremeut à la vérité derhisloire?Oa au contraire, et plus philosophique- ment, si ce ne sont pas les seules, ne sont-ce pas au moins les premières que l'hibtorieu doive fâcher à mettre dans tout leur jour? parce qu'à vrai dire si! y en a d'autres, il n'y en a pas beaucoup dont on puisse calculer, avec la même exactitude ou li même approxi- maliun, le sens, la force et la continuité. Là-dessus, par la pensée, sans rien changer au reste, en lais- saut autour d'eux leurs mêmes conseillers ou dans leurs mains les mêmes ressources, mettez seulement Louis XV à Vienne, Marie-Thérèse à Versailles, et croyez, si vous le pouvez, que vous n'avez pas changé la face de l'histoire.
Mais de plus petites causes ont aussi leur impor- tance. Par exemple, on peut douter que, sans Belle-Is'e, le cardinal Fleury, vieux et prudent, eût précipité la France dans la guerre la plus impolitique, puisque, de toutes manières, elle devait être la plus stérile; et il pa- raît assez certain que, sans la folle et vaniteuse impétuo- sité du duc de Grammont, Noailles eût emporté la vic- toire de Dettingue. Libres ou non, ouvriers ou instru- ments du principe de leurs résolutions, — ce n'est pas là le point, — ce sont les hommes qui font l'his- toire, les hommes, avec leur caractère, leurs passions, leur volonté. Aisément saisissable dans les moindres événements, leur action l'est jusque dans les grandes, et c'est à peine si de quelques révolutions, dont on
LES TRAVAUX DE M. DE BhOGLIE. 'J9
peut dire qu'elles agissent à la façon des forces de la nature,
Quœ mare, quic terras, qure denique nubila cœ'i VeiTunt, ac subito vexantia raplant,
il est permis de croire qu'elles aient échappé à a'de action directe et effeclivc des hommes.
Ajouterai-je même que, si l'histoire politique eu militaire a pu paraître souvent ingrate, c'est peut-être pour n'avoir pas toujours fait le compte qu'il eût fallu, dans une opération de guerre ou dans une négociation diplomatique, de la personnalité propre de ceux qui les ont conduites ? M. de Broglie avait trop le sens de l'histoire et celui de la réalité pour tomber dans cette erreur commune. Aussi, dans ces quatre volumes^ sont-ce bien les volontés ou les passions des hommes qui engendrent les événements; et, d'un seul et même coup, le livre y gagne en valeur dramatique ce qu'il y gagne en vérité humaine. De combien s'en est-il fallu que la retraite de Prague, au lisu de ce qu'elle fut, ne fût peut-être qu'une honteuse capitulation ? Unique- ment de ce qu'il demeurait encore de vigueur, de réso- lution d'esprit dans le corps malade de Belle-Isle ou dans la machine usée du vieux maréchal de Broglie. Et, en même temps que l'intérêt que nous prenons toujours au spectacle d'une volonté qui se déploie, c'est cî qui fait ici le drame et la leçon de la retraite de Prague. Mais de combien s'en est-i! fallu que la pre- mière campagno de Louis XV, se terminant par une
30 HISTOIIJE ET LITTÉRATURE-
grande victoire, ne changeât la fortune de la guerre, celle de la France même, et l'avenir, par conséquent ? D'un accès de fièvre, et, quand il fut passé, de ce que la maladie avait révélé, dans ce prince à qui Ton voulait croire encore, d'irrémédiable faiblesse et d'ir- résolution invincible.
En signalant, dans le livre de M. de Broglie, à côlé de la philosophie générale des événements, celte subtile psychologie des petites causes, c'est d'ailleurs un nouveau mérite que j'en indique : la variété des tableaux et la diversité du ton. Il est d'autant plus remarquable qu'il est aujourd'hui plus rare. La mo- notonie règne dans l'école nouvelle : une intrigue d(î cour s'y raconte avec le même style qu'une négocia- tion diplomatique, et l'on y parle des amours de Louis XV avec le même sérieux que de la bataille de Rûsbach ou du traité de Paris. J'en sais bien l'une au moins des raisons. C'est encore la fureur de traiter, comme on dit, scientifiquement l'histoire. De mémo donc que le naturaliste ne croit pas qu'aucun être vi- vant soit indigne de son attention, ni surtout que sa masse puisse faire d'un éléphant un objet plus inté- ressant qu'un ciron,de môme, aux yeux de l'historien, c'est assez qu'un fait se soit passé pour qu'il ait droit de cité dans l'histoire. Mais, de même encore que le na- turaliste, dans ses classifications et dans ses descrip- tions, ne fait pas la place plus large au cèdre qu'à l'hysope et qu'il en parle exactement du même ton, de même aussi l'historien, quelque sujet qu'il traite,
LES TRAVAUX DE M. DE BROGLIE. 91
le traite par une rigoureuse application de la même méthode.
Rien ne serait plus facile que de montrer ici, comme plus haut, le vice de cette comparaison de l'histoire de l"homme avec celle de la nature. Il suf- fira de dire que l'homme n'a d'histoire qu'autant qu'il se dégage lui-même et se sépare du reste de la nature. J'ajouterai qu'en déformant les proportions des évé- nements et les ramenant tous, par ce moyen, à la même échelle, on altère ce qui est un des principaux objet de l'histoire : les rapports des événements. Et c'est en outre, on le voit bien, la ruine même de l'his- toire comme art, n'y ayant vraiment d'art qu'à la con- dition d'un peu de perspective, de lumière, de cou- leur et de diversité. Heureusement pour nous que l'artiste, en M. de Broglie, n'est pas au-dessous de Thislorien. Sans que l'unité du sujet y perde rien, chaque chapitre, dans ces quatre volumes, a sa cou- leur et vraiment son individualité. Du ton de la plus éloquente émotion, noble sans rhétorique et chaleu- reuse sans déclamation, comme dans la Retraite de Pragii"., le duc de Broglie passe à celui du plus élé- gant badinage ou de la plus pénétrante ironie, comme dans la Mission de Voltaire à Berlin ou comme dans la Maladie du roi. Et, dans l'un comme dans l'autre cas, c'est le même accent de justesse, la même et rare appropriation de l'expression au sujet, la réalité de l'histoire avec les alternatives de ses combinaisons tour à tour tragiques ou amusantes.
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Pour y réussir, il ne fallait pas moins que cette extraordinaire souplesse de style que le duc de Bro- glie, ainsi que nous l'avons indiqué, semblerait avoir surtout acquise au contact et comme dans le manie- ment des alTaires, ilans l'intervalle qui sépare ces quatre derniers volumes des premiers chapitres du Secret du roi. Les premiers chnpilics du Secret du roi remontent à quinze ans bicnlôl. Qu'il fût capable des hautes généralisations historiques et de la grave éloquence que demande la grande histoire, c'est ce que le duc de Broglie avait prouvé, — sans parler ici de son premier livre, — dans et dès ses premières Études diplomatiques. Et le Secret du roi nous l'avait fait connaître non moins capable de démêler ce qu'il peut y avoir quelquefois, ce qu'il y a com- munément de nature assez délicate, pour ne pas dire suspecte, dans ce que l'on appelle une intrigue de cour. Mais ici ces deux qualités, si diverses ou même si contradictoires, apparaissent fonilues ensem- ble, ne puis-je pas dire pour la première fois, quand je songe aux deux beaux livres à cùlé desquels j'ai cru devoir placer d'abord celui de M. de Broglie : la Révolution d' Angleterre et les Négociations relatives à la succession d'Espagne, deux modèles de l'art d'écrire l'histoire, mais le premier peut-être un peu sévère et le second un peu académiiu".?
C'est que personne de nous n'échappe entièrement aux influences de son temps ni ne les domine de si haut qu'il ne finisse par y céder. Dans l'histoire comme
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ailleurs, nous voulons de nos jours une manière moins lendue, plus de naturel, moins d'artifice, el une reproduction ou une imitation plus fidèle de la vie. Il sera sans doute piquant que nous en devions le modèle au duc de Croglie. C'est en quoi cependant nous ne conseillerons à personne de vouloir l'imiter à son tour, car, pour que la dignité de l'histoire et de l'historien n'y perde rien, il y faut des qualités de goût, de mesure, de finesse, et, par-dessus tout, une aisance native, ou, pour mieux dire encore, une grâce d'état que l'on apporte ou que l'on reçoit, mais qui ne s'acquiert pas.
Il nous reste à souhaiter maintenant que le duc île Broglie continue bientôt et achève une œuvre dont lui- même, d'ailleurs,a déjà marqué les limites et ordonné le plan. Après les causes de la guerre de la succes- sion d'Autriche et ses premières phases, l'historien nous doit au moins l'explication dans le même détail des causes de la guerre de Sept ans, afin qu'ainsi, son Frédéric II et Louis X T rejoignant son Secret du roi, nous ayons de la même mai;i l'histoire diplomatique entière du règne de Louis XV. Ceux qui savent com- bien l'histoire générale du xviip siècle a été faussée par les écrivains du xviii' siècle d'abord et les nôtres ensuite, — et ceux qui ne le savaient pas seraient inexcusables de ne pas s'empresser de l'apprendre dans les livres du duc de Broglie, — ceux-là, dis-je, mesureront aisément l'intérêt, l'importance, la nou- veauté d'une telle œuvre. Et qui pourrait mieux que
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lui nous la donner? d'autant qu'assurément, si ce n'est lui, ce ne sera sans doute personne, — par une crainte bien naturelle de s'exposer désormais à la plus inévitable et la plus redoutable des com|iaraisons.
lei-Fc^vricr 1885.
LE THEATRE DE VOLTAIRE*
Et moi aussi, puisque tout le monde en parle et que l'occasion, selon toute apparence, ne s'en représen- tera plus de sitôt, j'ai, ou je crois avoir quelque chose à dire du théâtre de Voltaire. Ce n'est pas pour le louer, ce n'est pas non plus pour le déprécier, c'est simplement pour l'expliquer, et, en l'expliquant, con- cilier, si je le puis, les opinions contraires de tant d'honnêtes gens qui l'ont diversement jugé. Délicate entreprise, mais non pas impossible, ou même plus facile qu'on ne se l'imagine, si seulement nous vou- lions mêler à la critique un peu d'histoire, et dans nos jugements mettre ou tâcher de mettre quelque autre chose que nous-mêmes. Le commencement de la critique est de juger d'abord, pour les approuver
1. Le Théâtre de Voltaire, par M. Emile Deschanel. Paris^ ■1886; Calmann Lévy.
96 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
ensuite, mais plus souvent pour y conlredire, nos im- pressions personnelles. Et, si psut-ètre l'on pensait, — comme je ne serais pas éloigné de le penser pour mon compte, — que ni Zaïre, ni Alzîrc, ni Mcrope, ni Tancrède ne valent un tel effort, Voltaire le vaut sans doute. Voltaire, et, parmi toutes les manifeslalions de sa prodigieuse activité, ces tragédies sur lesquelles il fondait, avec ses courtisans, ses plus sûres espé- rances de gloire et d'immortalité.
C'est, en eiïet, un premier point qu'il nous faut re- tenir. Si Voltaire, plus d'une fois et de bonne heure, a voulu faire de la tragédie de Corneille et de Racine nn instrument de propagande philosophique; s'il n'a c )inposé quelques-unes de ses meilleures pièces que pour apprendre au vieux Crébillon comment on traite une Semimaris ou un Oreste; s'il n'en a même écrit quelques autres, de son propre aveu, que pour les notes qui les accompagnent; cependant il n'en a pas moins aimé, passionnément aimé l'art du thétâtre; et, pour être assuré que l'avenir le placerait au rang de Racine et de Corneille, je ne sais si l'on ne peut dire qu'il eût donné son Dictionnaire philosophique, et Candide ou Zadig par-dessus le marché. Ceux-là seuls ont pu s'y méprendre qui n'ont pas lu sa Cor- respondance ou qui ne connaissent pas l'histoire de sa vie, attendu que, de l'une comme de l'autre, les choses de théâtre occupent au moins la moitié. Et quel feu! quelle vivacité! quels enthousiasmes et quels désespoirs ! — plus « d'enthousiasmes » que
LE THÉÂTRE DE VOLTAIRE. 97
de « désespoirs »; — mais quelle conscience! et que de scrupules! C'est une bien mauvaise pièce que sa Rome sauvée, mais je doute qu'on ait jamais plus laborieusement peiné sur un chef-d'œuvre, que lui pour la faire si médiocre. Avez-vous lu son Adélaïde Du Gucsclin ? Je crains que non ; et cependant il ne l'a pas refaite moins de quatre fois, et nous en possédons trois versions différentes : la quatrième est encore inédite. Et non seulement il aime à faire des tragédies, mais encore, et presque autant, à les mettre en scèii'i et les jouer lui-même. Qui ne se rappelle ces re- présentations de Cirey, de Potsdam , des Délices, de Ferney? le chambellan de sa majesté prussienne, sous la figure de son Cicéron, plus paré qu'une châsse,
iîoniains! j'aime la gloire et ne veux point m'en Inire...
ou le gentilhomme ortîinaire de la chambre du roi dans le rôle du vieux Lusignan? Tout en étant un moyen pour Voltaire, avant d'être un moyen, une chaire ou une tribune, le Ihéâlre a été un but, et le plus haut que puisse viser le i oète. Et les tragédies elles-mêmes de sa vieillesse en seraient les preuves, au besoin, ce Triumvirat, ces Guèbres, ces Lois de il/î- ?iOf,qu'àpeme songeait-il à faire jouer, mais où le pam- phlet prenait involo;;tairement la forme du théâtre, — parce qu'il n'y en avait pas qui rappelât de plus beaux ti'iomphes ou de plus flatteurs à l'auteur de
ni. — 6
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Zaire, de Mérope, de Tancrède, ni surtout qui lui fût plus familière et plus naturelle.
Lors([ue l'on a la passion du lIu';Mre ainsi clievillée dans le corps et qu'après tout ou est Voltaire, il est dif- ficile que ce soit une passion tout à fait malheureuse. On ne s'expliquerait pas d'ailleurs, si Voltaire n'avait pas eu quelques-unes au moins des qualités d'un homme de théâtre, comme on dit aujourd'hui, que son siècle l'eût tant applaudi sur la scène et que, depuis sa mort, ses pires ennemis, quelques-uns au moins de ses pires ennemis, lui aient tout disputé, sauf co don du théâtre. Car, ce n'est pas seulement Marmon- tel ou La Harpe, ce n'est pas seulement Diderot, l'a i- teur du Fils naturel et du Père de famille, c'est Fréron, c'est GoolTroy, c'est l'auteur lui-même des Soirées de Saint-Pétersbourg qui ont cru devoir lui rendre justice en ce point. « Voltaire, avec ses cent volumes, ne fut jamais que joli, disait Joseph de Maistre; j'excepte la tragédie... car je n'entends point contester son mérite dramatique. » Une cabale peut bien faire tomber une pièce, et une coterie en faire réussir deux, mais trompe-t-on ainsi sur leur plaisir jusqu'à trois ou quatre générations d'hommes? Et, pour y joindre les étrangers, ne penserons-nous pas que Goethe savait ce qu'il faisait quand il traduisait Mahomet, qu'il savait ce qu'il disait quand il vantait « le mérite dramatique », aussi lui, de Zaire, de Tancrède, ou ^'Alzire; et, nous, si nous voulons èUe justes pour le théâtre de Voltaire, le point de vue
LE THÉÂTRE DE VOLTAIRE. d9
a-l-il tellement changé que ces témoignages ne soient pas dignes seulement d'être discutés? Mais je pré- tends, au contraire, que quiconque ne les a pas dis- cutés, celui-là pourra sans doute parler du théâtre de A''o!laire, il pourra même en parler agréablement, il n'en aura rien dit de solide, ni qui mérite à son tour d'arrêter ceux qui repasseront sur ses traces.
En réalité, c'est que Voltaire n'eut pas seulement quelques-uns des dons qui font l'homme de théâtre, mais il fut vraiment un auteur dramatique, ayant, avec le goût, rinstiiict de la scène. On n'ira pas le chercher dans les Lois de Minos ou dans les Guèbres, évidemment, et encore bien moins dans Saûl ou dans la Mort de Socrate. Ajoutons, si l'on veut, selon le mot d'un homme d'esprit, que ses tragédies antiques, à l'exception d'OEdipe et de Mérope, ne dépassent pas de beaucoup ce qu'on pourrait attendre d'un régent de collège translatant en vers français la prose de Cicéron ou les vers de Sophocle. Elles sont déjà de la famille des tragédies de Ponsard. Mais l'auteur de Zaïre, d'Alzire, de Sémiramis, de rOrphelin de Chine, de Tancrède est certainement un habile homme, qui connaît son métier, qui possède son pj1, un esprit fécond en res-sources, ingénieux et agile, qui peut-être abuse de certains moyens plus roma- nesques que tragiques, — et notamment, comme Crébillon, des déguisements ou des reconnaissances, ou encore, comme depuis lui, de «la croix de sa mère», des agitations et des explosions de l'amour maternel.
100 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
— un inventeur, en somme, de qui datent beaucoup de choses, et un Dumas père, en un mot, ou un Euj;ène Scribe au xviii" siècle. Ce qui manque à Zaïre ou à Tancrède, je le sais, j'essaierai de le dire tout à l'heure, et il s'en faut que ce soient des chefs-d'œuvre. Sont-ce même des pièces bien faites? J'aurais besoin, avant d'oser le dire, de consulter un homme de l'art. Mais ce sont des intrigues adroilemenl combinées, d'un réel intérêt romanesque, émouvantes à suivre, qui donnent satisfacti.)n à cet instinct de curiosité que nous portons au théâtre, que n'avaient peut-être assez consulté ni Molière ni Racine; et, derrière la toile, si des yeux exercés découvrent aisément la main qui dispose, entremêle et dénoue tous ces fils, on ne peut nier au moins que ce soit une main singulièrement prompte, ingénieuse et experte. I-lntre Crébillon, au commencement du siècle, et Beaumarchais à la (in, voilà d'abord ce que ses contemporains ont applaudi dans Voltaire : l'art ou la science du théâtre, et le don de l'auteur dramatique.
Il a eu d'autres qualités. J'ai vu que l'on s'égayait de cette « extension géographique », si je puis ainsi dire, qu'il a donnée aux mœurs de la scène française, on osant tour à tour y produire des (( chevaliers fran- çais », des Persans, des Arabes, des Péruviens et jusqu'à des Chinois. Mais sait-on bien que, sans p'.iT- ]eT des Alexandre et des Annibal, des Didon cl des Cléopâtre, celte même scène, en cent cinquante ans, n'avait pas vu paraître moins de douze tragédies sur
LK THÉÂTRE DE VOLTAIRE. 101
les Labdacides, y compris VOEdipe de Voltaire lui- même, et guère moins d'une vingtaine sur la seule famille des Atrides? C'était beaucoup. On loue les romantiques, et non pas sans raison, quoique avec excès, de leurs recherches de couleur locale et de leurs tentatives de restitutions historiques. S'il n'y a rien de moins péruvien que le Zamore de Voltaire, ni rien de moins tatare que son Gengiskan, moquons-nous-en donc, j'y consens, mais pas plus que des seigneurs anglais d'Alexandre Dumas ou des brigands espagnols d'Hugo; et laissons-lui l'honneur, puisque enfin c'en est un, d'avoir essayé le premier d'élargir ou de recu- ler notre horizon dramatique.
Je regrette, pour moi, la part que le spectacle a prise dans le théâtre moderne, le spectacle, c'est- à-dire le décor, le mobilier, le costume; et, s'il faut opter, je suis de l'école qui se contentait d'une « con- versation sous un lustre », comme on a défini quelque- fois la tragédie de Racine. Mais combien sommes-nous de cette école en France? Et sur quoi nous appuie- rions-nous de solide pour nier qu'après tout le plaisir des yeux soit l'un au moins des éléments du plaisir dramatique? Et, si nous ne pouvons ni ne voulons le nier, n'est-il pas vrai qu'en variant le lieu idéal Je la scène, c'est Voltaire qui a opéré la transformation des anciennes habitudes? Et je dis qu'il a certes moins fait pour l'opérer en débarrassant les planches des jeunes fats qui les encombraient qu'en choisis- sant des sujets comme Zaïre y comme Alzire, comme
6.
102 IllSUllll:; ET LITTÉIlArURi:.
l'Orphelin dda Chine, — assez cUriicilos à joiior CJi gants blancel en robes à paniers.
Hlainlonanfjdaus ces sujets eux-mêmes, s'il n'a pas toujours stirer des situations qu'il avait Irouvros tout \e pathctquc latent qu'elles contenaient, pour- quoi ne dirion-nous pas ce qu'il a su pourtant mettre, lui, l'auteur g Candide el des Oreilles du comle de Chcslerficldyîie réelle sensibilité? Oui! le mol ne semble guùrdui convenir, d'abord; et, en efTet, qui sera sec, si/oltaire fut sensible? Et cependant on avouera que ans ses tragédies, —je ne suis pas le la remarque, — les jolis vers eux, vers charmants, qui partent, du cœur :
aimé faiblement... {Zaïre.) toi, tu n'en as pas besoin. (Zaïre.) loi mon bonheur cl ma vie... {Aliire.) vir d'autres dieux que les tiens?.. .
(Zulime.) i" ceux qu"»n voudrait aimer!..,
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lOi lIlSTOir.E ET LlTTÉl'.ATURE.
l'Orphelin de la Chine, — assez difficiles à jouor en gants blancs el en robes à paniers.
Maintenant, dans ces sujets eux-mêmes, s'il n';i pas toujours su tirer des situations qu'il avait trouvées tout \& pathétique latent qu'elles contenaient, pour- quoi ne dirions-nous pas ce qu'il a su pourtant mettre, lui, l'auteur de Candide et des Oreilles du comte de Chcslcrficld, de réelle sensibilité? Oui! le mot ne semble guère lui convenir, d'abord; et, en effet, qui sera sec, si Voltaire fut sensible? Et cependant on avouera que dans ses tragédies, — je ne suis pas le premier à en faire la remarque, — les jolis vers abondent, vers heureux, vers charmants, qui partent, qui ont l'air de partir du cœur :
Je me croirais haï d'être aimé faiblement...
{Zaïre.) L'art n'est pas fait pour toi, tu n'en as pas besoin.
(Zaïre.) Pars, emporta avec loi mon bonheur cl ma vie...
{Aliire.) Blon cœur peut-il servir d'autres dieux que les tiens?.. .
(Zulime.) Cu'il est dur de hair ceux qu'sn voudrait aimer!..,
Mahomet.) La patrie est aux lieux où l'àme est enchaînée...
{Mahomet.)
C'est qu'à dire le vrai, quand oa essaie de le voir tel qu'il fut, créature nerveuse, irritable et vibrante à l'excès, nul n'a été plus facile que Voltaire à toutes
LK THÉÂTRE DK YOLTAIIIE. ICÎ
les émotions. L'effet n'en dure jamais longtemps cbcz lui, ni ne va bien profondément, mais il les éprouve toiiies avec une soudaineté, une rapidité, une viva- cité singulière, et une femme ne passe pas plus vite du découragement à l'espoir ou un enfant des larmes au sourire. C'est ainsi que, si je m'explique l'assem- Llage en lui de tant d'hommes diiîérents, je n'ai pas de peine à comprendre, qu'ayant d'ailleurs écrit tanl. de pages parfaitement cyniques, il ait néanmoins pu trouver de tels vers. Un physiologiste dirait que celte irritabilité de nature est la base physique de la sensi- bilité; et la sensibilité de Voltaire n'est peut-être qu'à îa surface, mais elle est bien réelle, et l'accent en est bien sincère, communicatif et touchant.
Allons plus loin, et convenons que, dans quelques- unes au moins de ses meilleures tragédies, cette sen- sibilité pénètre, échauffe, anime le sujet tout entier i « Il me semble, a dit un bon juge, Alexandre Yinet, que, pour le pathétique pénétrant et même navrant, et pour l'éloquence abandonnée et d'effusion, Voltaire a peu de rivaux... Il réussit niieux que personne à in-^^ spirer de la sympathie pour ses personnages. En ce point, il surpasse peut-être Racine lui-même... Vol- taire me paraît posséder à fond le don d'exciter et d'approfondir la pitié. Il n'intéresse pas seulement, il désole. » Et je trouve que Yinet a raison.
Jamais Iphigénie en Aulide immolée
n'a fait couler autant de larmes que mademoiselle-
101 HISTOIRE ET LITT f: H A TU P. E.
Gîiussin sous les trails de Zaïre, ou mademoiselle Clairon sous ceux d'Aménaïde; et rinlérct que l'on prend aux personnages de Racine n'est sans doute pas moindre, mais il est autre. Qui donc a dit que ce qu'il admirait le plus dans les chefs-d'œuvre de la scène française du xvii" siècle, c'était encore qu'il se fut trouvé un public de théâtre pour les goûter et pour y applaudir? Les personnages de Racine sont plus près de nous que ceux de Corneille, mais ceux do Voltaire sont encore plus près, moins énergiquemcnl caracté- risés, d'un trait moins net et moins profond, moins vrais surtout, mais toutefois plus semblables à licus, plus voisins de notre faiblesse, cf, comme tels, plus touchants. On l'a déjà fait remarquer plusieurs fois: avec le Télémaque de Fénelon, avec les sermons de Massillon, avec les comédies de Marivaux, avec les romans dePrévost, vers le commencement du xviii* siè- cle, une veine de sensibilité toute nouvelle s'insinue dans l'esprit français.j: Il faut de la tendresse et du sentiment. » Une sympathie nous gagne, une pilié nous prend des maux d'autrui, laquelle certes n'était pas étrangère aux grands écrivains de l'âge précédent, mais dont leur bon sens impitoyable (c'est le cas de le dire) et leur morale un peu janséniste croyait devoir surveiller sévèrement l'expression. Au xvii* siècle, il n'est pas seulement de mauvais goût, mais il passe pour dangereux de se laisser aller à toute sa sensibi- lité. Les contemporains de Voltaire se font, au con- traire, plaisir et honneur de s'y abandonner, non
LE THÉÂTRE DE VOLTAIRE. 105
seulement un plaisir, mais une volupté même, et plus qu'un honneur, je veux dire une vertu. Et c'est en essayant de donner une satisfaction littéraire à ce goût de son temps que Voltaire, qui est de son temps, mérite la louange d'avoir vraiment ajouté quelque chose à l'art de Racine et de Corneille.
Je pourrais m'étendre longuement sur ce thème. Un caractère essentiel de la tragédie de Corneille et (le Racine, c'est, à mon sens, le peu de prix ou d'im- portance que leurs héros, le public du xvii° siècle, et le poète lui-même y semblent attacher à la vie des r.utrcs. On y tue avec une facilité prodigieuse; la lé- gende ou l'histoire y justifient les pires horreurs; et Ig bonhomme Corneille n'est pas plus ému de l'épou- v.intable catastrophe de sa Rodogune que le tendre, l'élégant, le délicat Racine de celle de son Athalie. Au contraire, l'âme cachée de la tragédie de Voltaire, îe principe diffus de sa sensibilité, la source de son failiètiqae, c'est l'importance qu'il donne, c'est le prix qu'il met à l'existence humaine, si considérable à ses yeux que la passion en peut bien excuser quel- quefois, mais que rien au monde, ni jamais, n'en saurait justifier la suppression violente : Voltaire a l'horreur du sang. 11 ne lui paraît donc nullement ridicule, mais nalarel, mais humain, mais utile que l'on pleure,
.... de ce pauvre Holopherne
Si méchamment mis à mort par Judith;
t06 lllSTOllli: ET LITTÉRATURE.
et, de fait, sous les noms d'Orosmanc et de Zamore, de Tancrtule cl de Zamti, comme sous ceux d'Amô naide ou (le Zaïie, il s'eiroice prccisémeiil à nous émouvoir pour autant d'iJolophernes. Et je veuv bien (\uc. ce ne soil pas là le grand art, — dont on pourrait dire, je crois, que l'objet est de nous soustraire un temps aux conditions de notre vie mortelle, — mais je ne vois pas pourquoi ni comment on nierait que ce soit de l'art. Si ce n'en est pas dans Mahomet ou dans VOrpht'lin de la Chine, c'en est assurément dans Alzirc ou dans Tancrède; à moins que l'art, pour mériter son nom, ne doive être impassible ou plutôt inhumain. Et, quand ce ne serait pas l'éternel honneur de Voltaire, — au prix même de quelques rapsodies^ comme OUjinpie, par exemple, ou le Triumvira!, — que de nous avoir enseigné le respect de la vie hu- maine, il resterait vrai qu'au théàlre, en mêlant l'émotion humaine à l'émolion d'art, il a remué le premier quelques fibres que ses prédécesseurs avaient oublié ou négligé de toucher.
Humanité, sensibilité, don d'intéresser et de plaire, recherche heureuse de la nouveauté, instinct et science de la scène, voilà beaucoup de qualités, et assez rares, si rares même qu'au xviii" siècle, et presque jusqu'à nous, Voltaire les a seul possédées. Comment donc se fait-il qu'elles soient demeurées stériles; que, d'une cinquantaine de pièces que Voltaire nous a laissées, on en nomme à peine cinq ou six; qu'on en représente encore moins; et enfin, quand on les
LE THÉÂTRE DE VOLTAIRE. 107
représente, qu'elles nous semblent si fort au-dessous de leur mince renom? A la vérité, pour ma part, je n'ai jamais vu jouer Zaïre sans un réel plaisir, et, spectateur naïf, si Tancrède m'était rendu, jt; me sens fort capable de m'y intéresser encore. Mais, après cela, je conviens qu'il y faudrait porter des dis- positions d'esprit assez particulières, dont une grande lassitude on nii grand dégoût du drame romantique. Et c'est pourquoi, en attendant que ce jour soit venu pour tout le monde, on peut se proposer de donner les raisons littéraires de la médiocre estime où les fanatiques eux-mêmes de Voltaire liennentaujourd'hui presque tout son théàlre. Les voici toutes en raccourci : si Voltaire est vraiment uu auteur dramatique, on ne saurait être par malheur moins poète qu'il ne le fut; en substituant les sujets d'invention pure aux sujets consacrés de l'histoire ou de la légende, il n'a pas seulement rabaissé la dignité, il a méconnu l'essence même de la tragédie française; et enfin, et tout seul, son style suffirait encore, si je puis ainsi dire, à dé- classer ses tragédies.
Non pas peut-être que ce style ait toujours mérité l'cutrageux et insultant dédain dont nos romantiques l'ont traité jadis : dans le temps où l'auteur de Zaïre et iVAlzire n'était à leurs yeux qu'un drôle, il faut se souvenir que le poète même de Phèdre et à'Athalie n'était aussi pour eux qu'un polisson. Les étrangers se sont montrés plus justes. S'il le trouve inférieur au style de Corneille et de Racine, et très inférieur,
108 HISTOir.E ET LITTÉRATURE.
cependant M. John Morley les compare; il n'y a pas encore quinze ans que Strauss vantait, tlan.^ Jut("< C^sar et jusque dans Rome sauvée, « l'éloquence du poète et l'énergie de sa langue »; et Vinet, san>: se faire d'illusion sur les défauts du style de Voltaire, ne laissait pas de le trouver admirable, c'est son mot, « pour l'abondance, l'abantloii, la manière aisée et noble ». C'était aussi, ai-je besoin de le rappeler? l'opinion des contemporains de Voltaire, l'opinion de Geoffroy lui-même, qui, ne voyant d'ailleurs dans Alzirc qu'un « amas de folies », cependant y louait encore « la magie du style»; c'était l'opi- nion de La Harpe; c'était l'opinion de Marmontel, qui, plus subtil que tous les autres, percevait des dif- férences entre le style redondaiit et diffus de Tan- crède et « la belle versification » de rOrphciin de la Chine. Et, au fait, si l'on n'a pas trop vanté la prose de Voltaire, cette élégance dans la simplicité, ce na- turel, cette aisance, il serait surprenant qu'il n'en eût rien passé ni n'en demeurât rien dans ses vers. Dans ses tragédies romaines, le style de Voltaire est autant au-dessous de celui du vieux Corneille que do celui de Racine dans ses tragédies d'amour; mais il ne manque pour cela ni d'aisance, ni de force au besoin, ni d'éclat, ni de charme. Il y a plus que de l'agrément, il y a de la tendresse et de la volupté dans Zaïre; il y a de l'éloquence dans Brutus, dans Jules César, dans Alzire, dans Mérope; et dans les vers croisés de Tancrède,
LE TIIÉATIÎE DE VOLTAIRE. 103
Lorsque les chevaliers descendront dans la place. Vous direz qu'un guerrier, qui veut être inconnu, Pour les suivre au combat dans leurs murs est venu, Et qu'à les imiter il borne son audace
j'entends sonner comme un bruit de fanfares dont Tharmonie plaît encore à l'oreille.
Mais ce que ce style a surtout contre lui, c'est de sentir trop l'hoinme de lettres, l'homme de lettres da xviii' siècle, l'imitateur de Corneille, de Racine, de Quinault, d'être en deux mots trop composite, et comme tel, étrangement affecté. Voltaire fait des vers français comme nous faisions jadis des vers latins, avec des épithètes et des périphrases, — et quelles périphrases! — les yeux fixés sur les « modèles », qu'il pille adroitement, pour les mieux imiter et les honorer en même temps. Sa mémoire, trop fidèle, est pleine de réminiscences; il sait Corneille et Racine par cœur; il tâche à leur dérober ce qui les fait ap- plaudir du parterre; il y croit réussir en traduisant après eux les « beautés » de Sophocle et d'Euripide sur la scène française. Et, comme, d'ailleurs, il pense avoir plus de goût qu'eux, non point par vanité, mais parce qu'il vient après eux et qu'il a plus d'usage ou de monde, en les copiant il les retouche, les corrige
et les perfectionne. * Notez qu'ici encore son siècle est son complice. Le
public du xviii° siècle, de la première moitié du
xviii^ siècle surtout, n'est pas ennemi de la nouveauté,
ni. — 7
110 HISTOIRE ET LITTERATURE.
mais, quand il va voir une pièce nouvelle, ihlcmamle évidemment, et d'abord, à s'y relrouver au milieu de figures amies et de silualions connues. C'est une preuve, en effet, que le poète connaît ses « auteurs »; c'est un hommage qu'il rend à la culture d'esprit de son public; c'est une consécration Houvelle qu'il apporte au génie doses prédécesseurs. Dans la comé- die de Regnard ou de Destouclies, on aime donc à saluer au passage les ressouvenirs de Molière; et, dans la tragédie, c'est peut-être le chef-d'œuvre de l'invention qu'un hémistiche de Corneille ou un vers de Racine ingénieusement détournés de leur sens. On voit seulement ce que peut devenir à ce jeu l'ait d'écrire. Le détail en a encore son prix, mais l'en- semble y manque, l'unité, le mouvement, la person- nalité, tout ce que l'on n'y peut mettre enfin qu'à ! a condition de rejeter d'abord loin de soi ces préoccu- pations de mandarin de lettres. Du Shakspeare et du Racine, un peu de Bajazet et un peu d'Othello, du Corneille et du Quinault, — beaucoup de Quinault, — des lambeaux de Massillon, des réminiscences de Virgile à travers Boileau,
Grand Dieu! que de vertu dans une âme infidèle!
c'est le mélange le plus artificiel ou la bigarrure la plus hétéroclite que l'on puisse imaginer, et pourtant c'est Zaïre, et c'est le style tragique de Voltaire. X-"^ Je ne sais; mais il me semble à ce propos qu'il fau-
LE THÉÂTRE DE VOLTAIRE. 111
drait renverser le jugement consacré. On dit que les tragédies de Voltaire, quelquefois heureusement conçues et presque toujours habilemeiil combinées, sont mal écrites; et on devrait dire qu'au contraire^ elles pèchent par être trop bien écrites. Voltaire a une certaine idée de ce que doit êlre un style tra- gique, une idée très précise, une idée très étroite, et il essaie laborieusement d'y ajuster son vers. Un sou- dai) doit être fier et môme un peu féroce ; une femme qui aime doit parler d'une façon touchante; un Espa- gnol s'exprime avec la majesté d'un lieutenant cie Charles-Quint ou de Philippe II; un Péruvien, avec h. franchise et la liberté d'un barbnre ; on doit retrou- ver dans le langage de Cicéron l'orateur des Catili- naires, mais, dans chacun des vers que prononce Mahomet, il faut que le fanatisme et l'ambition res- pirent :
Les préjuges, ami, sont les rois du vulgaire... Je viens mettre à profit les erreurs delà terre... Oui, je counais ton peuple, il a besoin d'erreur...
Et, tandis que l'auteur de Mahomet ou d'Alzire s'acharne à ce travail fastidieux et puéril, il perd, en même façon, le bénéfice de ses plus ingénieuses ou de ses plus émouvantes combinaisons dramatiques. Mais s'il ne se souciait pas plus du style que l'auteur des Demoiselles de Saint-Cyr ou celui du Verre d'eau; si, pour vouloir faire du style, et du style tra- gique, il ne sortait pas à tout coup de la nature et
11-2 HISTOIUE ET LITTÉRATURE.
de la véiilé; si ses vers, enfin, no nous i^âtaient pas ses situations, on rendrait une nicilleure justice à ses qualités très réelles; au-dessous et assez loin des m litres, on lui ferait une place honorable; et on louerait volontiers en lui tout ce que nous avons cru devoir y louer nous-même. Les tragédies de Voltaire, « moins bien écrites », ne seraient pas beaucoup meilleures, mais elles i>rêteraient moins à la critique, et peut-être marqueraient-elles, dans l'histoire du théâtre français, des dates aussi considérables que le Fils naturel, de Denis Diderot.
Il est vrai qu'elles auraient encore ce fort grave, plus grave qu'on ne le croit, de n'être, la plupart, ni des tragédies ni des drames, mais quelque chose d'in- termédiaire, d'hybride, pour ainsi parler, de tran- sitoire par conséquent : ce qu'a été de nos jours le roman historique, par exemple, entre le roman proprement dit et l'histoire, ou, du temps de Voltaire lui-même, entre le drame et la comédie, la tragédie bourgeoise et la comédie larmoyante. « Espèces bâtardes, a-t-il dit quelque part, qui, n'étant ni co- m'ques ni tragiques, manifestaient l'impu'ssance de faire des tragédies et des comédies! » Changez deux mDts dans cette invective : elle est presque plus vraie de la tragédie de Voltaire que de la comédie de La Chaussée. Et il le sait bien, il h sent tout au moins, quand il a soin d'ajouter, comme s'il plaidait dans sa propre cause les circonstances atténuantes : « Ces «spèces, cepanlant, avaient un mérite, celui d'inté-
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resser; et, dès qu'on intéresse, on est sûr du succès. Quelques auteurs joignirent aux talents que ce genre exige celui de semer leurs pièces de vers heureux. » Mais, puisqu'il l'a dit, elles n'en demeurent pas moins des espèces bâtardes, et, en dépit de l'intérêt, du ta- lent et des vers heureux, tel est le pouvoir de la dis- tinction des genres, que ce seul mot, étant mérité, les juge et les condamne.
Ne serait-ce pas que Vollaire, qui l'a tant et si sin- cèrement admirée, n'a cependant compris qu'à moitié la tragédie de Corneille, mais surtout celle de Ra- cine? Il a voulu l'imiter, sans doute ; mais, en l'imilant, il a voulu aussi la moditier, la rerîouveler, l'élargir; et il ne s'est pas aperçu qu'en changeant de nature, un genre doitchanger de lois. Scrupuleux observateur de la règle des trois unités, par exemple, Voltaire ne s'est pas rendu compte qu'elle devient inutile, gênante même, aussitôt qu'il s'agit, comme dans Zaïre, comme dans Alzire, comme dans Tancrède, d'intéresser le spectateur aux mœurs plutôt qu'aux caractères, aux personnes plutôt qu'aux sentiments eux-mêmes ou aux passions, et à l'issue d'une aventure enfin plutôt qu'à une crise d'àme. A-t-il mieux vu la raison du décor historique et de la dignité sociale des personnages dans Rodogime et dans CiHwa, dans Bérénice et dans Milhi idatc? ie ne le pense pas. Zaïre épousera-t-elle ou n'épousera-t-ellepas Orosmane?Zamore frappera- t-il ou ne frappera -t-il pas Gusman? Tancrède sauvera-t-il ou ne sauvera-t-il pas son Aménaïde?
Ili HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
Ce ne sont là des molifs ou des sujets de tragédie qu'autant qu'à ces alternatives nous voyons suspendu le destin des empires; et, autrement, Vollaire n'a pas scnli que le peu d'histoire et de géographie qu'il mêle au roman de ses musulmanes ou de ses Péru- viens, en divisant l'intérêt le disperse, lui donne le change, et finalement le déroute. C'est comme encore quand, par un respect outré de ses illustres prédécesseurs ou par condescendance peut-être pour ses acteurs, qui veulent déclamer à tout prix, il donne constamment à ses personnages le Ion pom- peux, solennel, emphatique de l'ancienne tragédie. Eh quoi! tant de solennité, tant d'apprêt, tant d'éloquence pour marier sa Zaïre avec son Orosmane, ou une petite Américaine avec un hidalgo! On n'applique pas les moyens du tragique à de si petits intérêts, d'une si mince importance dans l'histoire de l'humanité, si l'on ne veut qu'il en résulte entre le sujet et le style, entre la forme et le fond, entre l'intention et l'effet une discordance toujours désagréable, souvent choquante, et parfois ridicule. Les tragédies de Voltaire ne sont plus des tragédies, mais ne sont pas encore des drames, ou plutôt ce sont des drames embarrassés, empêtrés, entravés dans des lois qui ne sont pas les leurs, qui cherchent à s'en dégager, et qui malheu- reusement n'y ont pas réussi.
C'est qu'aussi bien Voltaire n'est pas poète, étant l'homme du monde le plus incapable qu'il y ail de sortir de lui-même, de s'aliéner, de songer à son
LE THÉAT!*E D^ VOLTaIHE. Ho
sujet plutôt qu'à son succès, et, en fait de succès, de sacrifier à l'avenir l'espoir du succès immédiat. Si sa prose, — quoiqu'il y eût à dire, et encore que beaucoup de qualités y manquent, — est ce pendant supérieure, très supérieure à ses vers; c'est qu'en prose il combat pour ses idées, mais envers il ne songe qu'à sa réputation de bel esprit ou qu'à ses intérêts de popularité.
Pourcetle raison, et quand d'ailleurs, occupé qu'il est à la fois de tant d'autres choses, il en aurait le loisir, il n'entre pas dans l'âme de ses personnages, si même il les distingue les uns d'avec les autres : son Catilina d'avec son Mahomet, sa Sémiramis d'avec sa Clytemnestre, son Gengiskan d'avec son Polyphonie. Ce ne sont tous, en efîet, que des mannequins tragiques, tmlôl habillés à la grecque, vêtus tantôt à la chinoise. Et, faute de caractères, comme de profondeur, ou, d'un seul mot, faute d'âme et de vie, ce n'est pas à eux, mais à lui. Voltaire, qu'on s'intéresse en eux. Quoi d'étonnant quand on voit comment il les com- pose : « Le 3 du présent mois, écrit-il à d'Argenfal, en août 1749, le diable s'empara de moi, et me dit : « Venge Cicéron et la France; lave l'honneur de ton » pays ! » Ce diable est un bon diable, mes anges, et vous n'auriez pas mieux fait ! » Voilà l'origine de sa Rome sauvée I Son désir d'humilier le vieux Grébillon, son impatience de prouver sa supériorité sur un octogé- naire, son émulation ou sa jalousie du succès d'un rival, voilà ce qu'il prend pour de l'inspiration, ce
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qu'il appellerait, s'il l'osait, son éclair et son coup de foudre. Il combine alors son intrigue, c'est-à-dire que, Crébillon ayant faussé l'hisloirc d'une manière, il la redresse en la faussant d'une autre; il dispose ses ressorts; et, quand il les a disposés, c'est alors, mais alors seulement, qu'il met des personnages dans son intrigue. Si c'est ainsi que l'on peut réussir, qu'il a même réussi quelquefois, ce n'est pas ainsi que l'on dure, parce que ce n'est [as ainsi que l'on crée. Le don suprême a été refusé à Vollaire, le don qui fait les vrais poètes, grands ou petits, car il y en a de tout rang, le don d'animer des créatures humaines, des élres de cliair et de sang, qui jdeurcnt de vraies larmes, qui poussent de vrais cris de passion et qui meurent enfin d'une vraie mort; — et celle raiîon, elle toute seule, expliquerait l'infériorité du théâtre de Voltaire.
C'est pourquoi je n'en donnerai pas d'autres, quoi- qu'il y en eût encore plus d'une. Je ne dirai donc rien des internions de propagande, philosophique, reli- gieuse, ou sociale qu'il a mêlées dans sa tragédie. Car d'abord j'en vois à peine trace dans ses meilleures pièces, dans Œdipe, dans Zaïre, dans Drutus, dans Aîzire, dans Mérope, dans Sémiramis, dans Tan- crède; el Mahomet est peut-être la seule qui soit à la fois destinée au théâtre et où pareille intention se trouve nettement marquée. Mais, de plus, il faut bien avouer qu'aucune loi de son art n'impose à 1 écrivain dramatique l'étrange obligation de n'être qu'un simple
LE THÉÂTRE DE VOLTAIRE. 117
amuseur, et qu'autant de sentences qu'il puisse y avoir dans la tragédie de Voltaire, il y en a davantage encore dans celle de Corneille. — Je ne parleroi pas non plus de la société pour laquelle Voltaire a composé la plu- part de ses pièces, la plus civilisée qui fût jamais, la plus douce, la plus élégante, et comme telle, et con- séquemraent, la plus éloignée d'une certaine franchise de moeurs, d'une certaine rudesse de manières, d'une certaine force de passion, d'une certaine raideur de caractères, disons d'une certaine barbarie, sans les- quelles, hors desquelles n'y a-l-il peut-être ni ne peut y avoir de tragédie véritable. — Enfin, je n'essaie- rai pas de montrer que Voltaire est venu trop tard dans un genre trop vieux, c'est-à-dire, tellement épuisé [a* ses prédécesseurs, qu'on n'y pouvait rien innover sans faire moins bien qu'eux, ni faire comme eux sans les copier, les répéter ou les défigurer;... mais je terminerai par une simple observation.
Nous sommes très fiers, en France, delà continuité, de la régularité de notre production dramatique; et, en effet, depuis deux siècles et demi passés, il est vrai que la scène tragique, conformément aux lois qu'elle s'était faites, n'est jamais resiée vide. Toute- fois, comme nous ne sommes pas une autre espèce d'hommes que nos voisins d'outre-Mauclie ou d'au delà les Alpes, comme le talent et comme le génie sont aussi rares parmi nous qu'ailleurs, il faut se sou- venir que, dans cette production, pour une vingtaine de chefs-d'œuvre, le médiocre abonde, et que peut-être,
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118 IIISTOIKE liT LITTÉRATUIIK.
quand on y songe, n'est-ce pas de quoi se tant glori- fier. Car enfin, le bel avantage, enire Tancrède et Hernanif par exemple, que de pouvoir nommer Lc- niierre et Colardeau, Agnmemnon ou la Mort (VAbely Luce de Lancival et Raynouard lui-môme! Si cepen- dant on reconnaît la nécessité d'une tradition; si l'on réfléchit combien il y en a qui n'ont jamais été seu- lement Népomucène Lemercier ou Gabriel Legouvé, qui ne le seront jamais; et, si l'on fait altontion, enfin, que Voltaire, dans la tragédie, les a tous dépassés d'autant que Racine ou Corneille le dépassent lui- même, on se trouvera porté naturellement à l'indul- gence; on lui pardonnera beaucoup; et ses défauts n'empêcheront pas qu'on rende justice à ses qualité^:. Car nous ne pouvons mettre aucun nom à côté de ceux de Racine et de Corneille, mais à côté de celui de Voltaire, et bien au-dessous d'eux, je ne vois pas da- vantage quel nom nous inscririons. Celui de l'auteur à' Henri III, dira-t-on ? et je le voudrais de bon cœur, s'il n'était pas déjà plus illisible qu3 Voltaire; ou celui del'auteur deRuy-Blas?m2Lisi\ faudrait que ce grand artiste eût eu le sens et l'instinct au moins du théâtre. Et voici comment je conclus : dans une littérature comme la nôtre, et dans cette abondance de la pro- duction dramatique, s'il ne s'est rencontré qu'un homme, depuis cent cinquante ans, dont on puisse 'encore dire ce que nous avons dit de Voltaire, con- naissons ses défauts, signalons-les impitoyablement, et au besoin plaisantons-en ; mais sachons, comme une
LE THÉÂTRE DE VOLTAIUE. 119
chcs3 sûre, que celui-là ne fut pas au llicàtre un homme tout à fait ordinaire, et, avant de ricaner au seul nom de Tancrède ou de Zaïre, de Mérope ou ûe Séiniratiiis, regardons, ô mes amis, ce que nous applaudissons aujourd'hui sur nos scènes !
i'- septembre 1886.
\r\
UN RÉCENT HISTORIEN
DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
On ne saurait sans imprudence vouloir porter, dès aujourd'hui, sur le grand ouvrage où M. Taine aura mis bientôt douze ou quinze ans de sa laborieuse exis- tence, un jugement décisif. En effet, nous ne connais- sons pas encore la conclusion de ces Origines de la France contemporaine, et nous l'oserions d'autant moins présumer, que peut-être M. Taine lui-même ignore-t-il ce qu'elle sera. Quand M. Taine faisait paraître son Ancien Régime, il ne se doutait pas qu'il dût être un jour si sévère à la Révolution, puisque enfin, dans le dernier volume de sa Révolution, s'il n'a pas fait jjri Gisement l'apologie de l'ancien régime, il ne s'en laut de guère. Mais qui répondra bien, puisque sa Révolution a finalement déçu tant de lecteurs de son Ancien Régime, que son Empire ne prépare pas quelque déception du même genre à la plupart de ceux qui lui savent jusqu'ici tant de gré d'avoir écrit
122 HISTOIKE ET L ITT lî II Aï U R K.
celle Bérolution? — Ce n'est pas une logique ordi- naire que colle de M. Taine, et, plus hardie (jue ooii- séquenlc, elle s'est toujours réservé jusqu'au bout le secret de ses conclusions.
En attendant de le connaître, et à quelque résultat que doive aboutir M. Taine, les trois volumes qu'il noui a donnés sur la Réooliitioii n'en forment pas moins €là eux seuls un tout. Sous la condition donc de n'y rien chercher d'ultérieur, si je puis ainsi dire, à la Uévolulionmême, il est sans doute permis de les étu- <lier. C'est ce que je me propose de faire, en exami- nant pour cela, successivement, la méthode de M. Taine; — ce quMl nous apprend de nouveau sur la Révolution-, — et enfin ce qui manque à sa conceplio;i totale de ce grand événement.
Quand jft dis que j'e^îaminerai la rmélhodc de M. Taine, j'entends bien sa mclhode, et non pas son système, que l'on a trop souvent confondu avec elle. M. Taine a un système ou une philosophie, don il a cherché tour à tour la démonstration dans l'his- toire de la littérature, dans l'histoire de Fart, et peut- être encore aujourd'hui dans l'histoire de la Révolu- tion. Mais il a aussi une méthode, une manière à lui de procéder dans l'enqucle et dans la preuve, dans la recherche et dans la démonstration ; et cette méthode n'est pas si bien liée, si cohérente ou si intime à cette philosophie que l'on ne l'en puisse aisément, et même avantageusement détacher. Supposé que l'homme soit ou ne soit pas libre, capable ou non de rcsisler aux « grandes pressions environnantes », maître de ses actes et de ses pensées ou dupe des cir- cons'.ances et victime de la fatalité, on ne voit pas du
lîl HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
moins que la question imporle beaucoup à celle de savoir {""i est le vrai texte de Shakspeare; quelle est la part de Jules Romain dans les fresques de la Far- nésine; et ce que valent enfiii, pour l'histoire de la révolution, les Mémoires de Malouet ou les Corres- pondances de Mallct du l'an. Dans une histoire de la Uévolution, comme dans loule autre histoire, la pre- mière question de méthode est de savoir ce qu'y vaut la critique des textes, et, quelque philosophie que l'historien professe, c'est toujours la même question. Que valent les textes de M. Taine, et que vaut, dans sa Révolution, la critique des textes?
Rendons justice tout d'abord à l'étendue, la rigueur, et la minulieuse précision de l'enquête. A l'exception de Tocqueville, et, dans ces dernières années, de Mor- timer-Ternaux et de M. de Sybel, c'était a priori que la plupart de nos historiens avaient écrit l'histoire de la Révolution. En fait de documents, les plus scrupu- leux s'étaient contentés de ce que le hasard avait mis sous leur main : Louis Blanc, par exemple, élant à Londres, de la collection des Papiers de Puisaye, ou Quinef, des Mémoires du conventionnel Baudot. L'enquête n'étant pas faite, il fallait donc la faire, si l'on voulait une fois sortir de la légende. C'a été le pre- mier souci de M. Taine, c'est l'explication de la sage lenteur avec laquelle il avance, et c'est le mérite émi- nent de sa Révolution. Grâce à l'étendue de l'enquête, la province, à peu près pour la première fois, et par conséquent la France, toute la France, est entrée dans
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UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 125
une histoire qui n'avait guère été jusqu'alors que celle de nos assemblées révolutionnaires et de la populace parisienne. Grâce à la minutie de l'enquête, pour la première fois, sous le patriole idéal et abstrait de nos histoires classiques, nous avons pu discerner, selon la formule chère à M. Taine, « l'homme vivant, agissant, avec sa voix et sa physionomie, avec ses gestes et ses habits, distinct et complet, comme celui que nous venions de quitter dans la rue » ; — je dirais volon- tiers, et avec plus de vérité peut-être : comme un per- sonnage des romans de Stendhal, de Balzac ou de Flaubert, qui sont trois maîtres dont M. Taine a subi jortement l'influence, et heureusement transporié dans l'histoire plus d'un procédé d'art. Et, grâce à la rigueur enfin de celte enquête, pour la première fois, M. Taine a saisi et montré le lien qui rattache les sanglantes horreurs de 1793 aux belles espérances de 1789, comme la suite à son commencement, la consé- quence à son principe, et reiïet à sa cause prochaine. Là d'abord et surtout, on ne saurait trop le répéter, là est l'originalité, la durable nouveauté du livre de M. Taine, ce qui distingue sa Révolution de toutes les autres histoires de la Révolution. Nombre de do- cuments, que la paresse des uns avait négligé de consulter, ou que l'esprit de parti des autres avait jugé bon d'ignorer, y sont mis en lumière pour la première fois, et en même temns à la disposition de ceux mêmes qui voudront au besoin s'en servir pour les retourner contre M. Taine.
126 IlISTOlFti: KT LITTÉKATlir. !•:.
Est-ce à dire que renqiiCfe ail toujours é(é condiiile avec toute la priulenco et toute l'impartinlili' (|ii(! l'on eût (lôsiré? Les notes sont nombreuses dans ces trois volumes, plus nombrousf's que no le domaiidor.iionl la plupart des lecteurs, et peut-(*lrc les e\ig(Mice.s do la composition historique, tnnis sont-clics toujours aussi probantes, j'entends toujours puisées à des sourcfis aussi sûres, et aussi pures, que le croit M.Taine? Et je ne parie pas ici de quelques « autorités » que M. Taine eût mieux fait do. ne pas invoquer ou de ne consulter qu'avec plus de réserve : Casanova, Georges Duval, Mouijoio, Soulavie, Bcugnot môme, et surtout ce Mallct du Pan, dont vraiment il abuse. Mais je pose la question comme il l'a posée lui-môme, ou l)lutôl comme il l'a décidée sans l'avoir assez dis- culée, sur le degré de confiance que nous devons accorder en histoire, d'imo manière générale, aux témoins oculaires, — ou soi-disant tels.
Comment d'abord M. Taine ne s'est-il pas aperçu que la légende révolutionnaire f[u'il combat, et dont nous plaçons avec lui l'origine entre i825 et 4830, s'y est formée, non pas « après la retraite ou la mort des témoins oculaires », ainsi qu'il le dit quelque part, mais, tout au contraire, du vivant cl sur la foi de ces témoins eux-mêmes? C'est presque uniquement d'après eux, les survivants du drame révolulioniiairc, comtes de l'empire on pairs de la Restauration, que les Mignet et les Tbiers ont composé leurs histoires, er\ y donnant comme eux et d'après eux la nécessité
UN HISTOUlliN Dli LA H lî VO LUTl ON. 1^7
<lii salut public pour excuse aux crimes do la R(Wo- lalion. Et, si ceux d'outre nous qui veult'iil rclcuii- au moins l'esprit de c^es livres fameux n'eu sauiaicut ccpeiulanl accepter ou (léfeudic rexarlildde, c'est jus- tement parce (pic les auteurs eu on! trop fidèlement suivi d'avance le conseil de M. Taiue, qui est iW^u croire les témoins oculaires. Leurs histoires seraient plus dignes de contiance s'ils en avaient moins mis cux-mômes dans la parole des témoins oculaires; mais leurs erreurs viennent surtout d'avoir accepté sans coutrAle ni criliiine l(\s drposilions des acteurs du drame révcdutioniiaii'c.
Ai-j(^ hesoiiià ce propos d'iusistiM", et d'eulrepreudro ici la lonjjfue énuméraliou <les causes de toute sorte (pii doivent invitiM" l'historien :\ se délier des témoins oculaires? Mais je m(^ contenterai d'unes observation lii(;n !)anale : c'est que les témoins oculaires ont eux- mêmes été mêlés à ce qu'ils racontent, ou ils ne l'ont pas été. S'ils ne l'ont pas été, la connaissance vraie des choses leur écliap|)e,si perspicaces (ju'ils |)nissent être, la réalité même du l'ait cl la substance de l'évé- nement. Mais, dans le cas contraire, - et eu ad- mettant (pi'ils aient compris le drauK; dont ils prenaient leur pari, où ils jouaient un rAle, - il leur importe trop à tous que l'événement dont ih lémoif^nent se soit passé d'une certaine manière, cl lion pas d'aucune antr(î. Qui en croira Pétioii sur 1.» journée du "iO juin? Uocderer sur colle du 10 aoiii? I^obespierre sur le '.]\ mai? Tallieii sur le '.) Ihei-
128 iiisToir.E i:t lutérature.
niidor? El, |)arce qu'ils ("criront leurs Mémoires dans l'âge où la mémoire commence à nous manciuer, les en croirons-nous davantage ? Mais, si nous n'en croyons pas les vainqueurs, quelles raisons aurons-nous d'en croire les vaincus? La parole en est dure à dire, et cependant je ne puis l'éviter : c'est d'abord et sur- tout des vaincus que M. Taine, dans sa Révolution^ ne s'est pas assez défié.
Si ces documents, suspects ou douteux, forment la chaîne de son récit, d'autres en sont la trame, « dé- positions judiciaires, dépèches confidenlielles, rap- ports secrets, correspondances des intendants ou des commandants mililaires, »... documents précieux, as- surément, mais qui n'ont pas pourtant toute la valeur que leur attribue M. Taine, et dont, en conséquence, il ne s'est pas non plus assez défié. En temps de crise, en effet, et particulièrement dans l'histoire de la Rc- volulioii, ce que représentent ces correspondances et ces dépositions, c'est avant tout, et au fond, la pro- testation des anciens pouvoirs contre le pouvoir nouveau qui les tue. Ni le commandant militaire qui sent sa troupe lui échapper des mains, Bezenval, par exemple, ou Bouille; ni le fcnclionnaire qui voit la foule se soulever contre le gouvernement dont il est la créature, ne sont évidemment de bons garants ou de sûrs témoins des sentiments qui animent leurs soldats ou leurs administrés, et encore moins des juges impartiaux. Ils ont trop d'intérêt que toule la violence soit de l'autre côté, et toute la loi, tout le
UN HISTOlllEN DE LA RÉVOLUTION. 123
droit, toute l'équité du leur. Je crains, en vérité, que M. Taine Tait souvent oublié.
Mais ce qu'il a encore plus souvent oublié, c'est la na- tu'e toute spéciale, et en tout temps, de cette sorte de do- cuments. Si, voulant aujourd'hui tracer un tableau de la situation morale de la France contemporaine, je Tallais composer uniquement d'extraits de la correspondance de nos parquets de province, ou encore des archives de la préfecture de police, sous quel régime, ou pour m ieux dire, dans quelle caverne vivrions-nous donc? Mais, procureurs de la République ou juges d'instruction, ce n'est point pour mettre l'honnêteté dans son lustre qu'il existe des magistrats, et les agents de la sûreté ont une autre mission que de signaler dans leurs rapports les grands exemples de vertu. Cependant, M. Taine a l'air de ne pas le savoir. Dans ces « rapports secrets » et dans ces « dépêches confiden- tielles » — dont on pourrait presque dire, en raison de l3ur origine, que le conlenu nous est connu d'avance, — il ne puise pas seulement sans scrupule, mais avec sécurité; ce ne lui sont pas des moyens d'information, ce lui sont des moyens de contrôle ; et, du moment que ceux qui les ont rédigés ne visaient pas à « l'éloquence » ou à « l'effet littéraire », il estime qu'on doit trouver chez eux toute la vérité, comme si « l'éloquence » ou la « littérature » étaient seules capables d'altérer la sincérité du témoignage des hommes ! Étrange dé- dain, d'ailleurs, j'oserai le dire en passant, de la « lit- térature » ou de « l'éloquence » sous la plumo
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d'un écrivain qu'elles ont seules fait tout ce qu'il eslî Quel emploi maintenant M. Taine a-t-il fait de ses textes ? C'est la seconde question de méthode que sou- lève sa Révolulion : à savoir si l'historien n'a pas suc- combé sous le poids de ses documents, et s'il a couslam- mcnt dou)iné sa matière. Avec tout ce qu'il y faudrait signaler de lacunes, ou à cause de ces lacunes peut-être, et du parti pris dont elles procédaient, V Ancien Hégime était un beau livre, le plus beau qu'ait écrit M. Taine, et sans excepter son Histoire de la littérature an- glaise. L'ordonnance en était simple, les détails n'en efiaçaienl pas les grandes lignes, et, de page en page^ d'iiîi mouvement facile et sûr, on y suivait le progrès de l'histoire et le dessein de l'historien. Je n'en puis dire autant de sa Révolution; et, si je ne serais pa.> embarrassé d'y citer de belles pages ou tles chapitres entiers qui nous assurent assez que le talent tle M. Taine n'a rien perdu de son ancienne vigueur, je me déclare incapable de décider pourquoi tel chapitre ou telle page y figurent dans le premier volume plutôt que dans le second, plutôt que dans le troisième Ajouterai-je que j'y vois trop bien, au contraire, ces deux marques certaines d'une composition imparfaite répétitions et contradictions?
Considérons, par exemple, le premier livre du pre- mier volume, celui que II. Taine a intitulé : V Anar- chie spontanée. Encore hésitant lui-même sur le poii:t de savoir s'il écrit une « Histoire » ou une « Philoso- phie » de la révolution, M. Taine s'efforce d'y faire
UN HISTORIEN DE LA UEYOLUTION. 131
marcher du même pas le récit des événements et la réduction des effets à leurs causes. Mais les événe- ments, vus dans ce détail, ont entre eux trop de res- semblances, et les causes qu'y assigne Thistorien ont entre elles trop d'analogie. Il en résulte une accumu- lation de textes, une abondance de citations qui rom- pent la continuité du récit en fatiguant la patience du lecteur; et d'autant qu'en vain essaie-t-on de l'y voir, on n'y peut discerner aucune gradation des effets ou aucun progrès de la démonstration. Et pourquoi cependant tout ce formidable appareil? à quoi tend ce luxe de preuves? et que s'agit-il enfin de mettre hors de doute? Il est question d'établir que, «si mauvais que soit un gouvernement, il y a quelque chose de pire, qui est la suppression du gouvernement ». Nous ea croyons volontiers M. Taine, mais nous lui en voulons de nous l'avoir si longtemps démontré.
Prenons un autre exemple. Dans le troisième volume de sa Révolution, M. Taine nous trace le Programme jacobhi, en lui donnant peut-être une consistance et surtout une précision qu'il n'a certaine- ment jamais eue. Je prie maintenant le lecteur de vouloir bien se reporter au deuxième volume, et d'y relire le chapitre que M. Taine a intitulé : Physio- logie du jacobin. Est-ce la conclusion du second que nous avons cousue aux prémisses du premier? ou la conclusion du premier aux prémisses du second? Je ne sais, mais c'était cependant toujours le même chapitre. El je crains que la raison n'eu soit pas dif-
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ficile à dire. Si M. Taine, comme nous Talions voir, avait écril son premier volume sans bien savoir comment conclurait son secoiul, au contraire, il a pris ses notes en même temps pour son second et pour son troisième; ou encore, et plus exactement, ayant commencé d'amasser des matériaux pour un second volume, il en a tant assemblé qu'il n'a pu les y faire tenir, — et il a écrit le troisième pour les utiliser.
Aprèsles répélitioiis,j'ai peur d'avoir m.auvaise grâce à insister sur les contradictions, mais il faut bien dire quebiues mots de celles qui, selon nous, trahis- sent une erreur de méthode ou un vice de composi- tion. Ne païaîtra-t-il pas évident, par exemple, que si M. Taine, avant d'écrire son Ancien Régime, eût eu quelque idée plus précise du gouvernement révo- lulionnaire, il nous eût peint sans doute l'ancien régime sous les mêmes traits, mais il eût toutefois mjdéré la furie de sa brosse? Car, après nous en avoir donné le tableau que l'on sait, nous ne sommes pas médiocrement étonnés d'apprendre, dans son Gouvernement révolutionnaire, que, si les choses allaient mal sous l'ancien régime, c'était bien pis sous la Convention; qu'au prix de quelques répa- rations, on eût rendu facilement habitable l'incom- maûe et ruineux édifice dont M. Taine lui-même avait si bien montré le vice intérieur; et qu'enfin^ « sauf deux ou trois mille frelons dorés qui picoraient le miel public à Versailles », les cinq ou six cent mille privilégiés de France, grands et petits, continuant de
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rendre les services inhérents à leurs privilèges, en étaient, par conséquent, les possesseurs naturels, lé- gitimes et incommutables. Des deux tableaux, quel est le bon? que signifie cette apologie succédant à ce réquisitoire? où est la vérité? et qui devons-nous croire, l'historien de r Ancien Régime, ou celui dti Gouvernement réiolutionnaire ?
La même question se pose entre l'historien du Gou- vernement révolutionnaire et celui de la Conquête jacobine. Lesquels encore sont les vrais Girondins? Sont-ce les « énergumènes » et les « cuistres », les « bavards outrecuidants » et les « niais emphatiques », de la Conquête jacobine? ou si ce sont, au contraire, les hommes dent nous voyons vanter daus le Gou- vernement révolulionnàire, la a culture » et ia « politesse », pour finir par saluer en eux « l'élite et la force », ou « la sève et la fleur » du parti répu- blicain? Evidemment, ici, comme plus haut, quand il maltraitait si fort les Girondins, M. Taine ne con- naissait pas assez ses Montagnards; quand il voyait dans Roland l'incarnation du «cuistre», il n'avait pas assez pratiqué Robespierre; et quand il prenait Ver- gniaud pour un «énergumène», il lui manquait d'avoir étudié d'assez près Legendre ou Tallien. Mais nous, quelle confiance les contradictions ou les oscillations de M. Taine nous donneront-elles dans sa méthode? Nous continuerons d'admirer le puissant écrivain et nous commencerons à nous défier de l'historien.
C'est ici que vient la troisième question : dans quel
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esprit M. Taine a-t-il mené celle vasle enqnêle, et que penserons-nous de son imparlialilé? « J'ai écrit comme si j'avais eu pour sujel les révolulions de Flo- rence ou (rAlhènos », nous ilisail-il naguère dans une de ses Préfaces; et c'est une preuve de plus, après tant d'autres, que nous pouvons nous tromper merveilleusement sur nous-mêmes. Le fait est que M. Taine a écrit comme si la Révolution française avait déchaîné non seulement sur la France, mais à travers le monde, la sottise et le crime pour la première fois. M. Taine est donc sincère, il est donc désintéressé; — ceux-là seuls ont pu affecler d'en douter qui traves- tissent eux-mêmes l'histoire au profit de leurs mes- quines ambitions politiques; — il n'est pas équitable,, et il n'est pas impartial. Môme si sa partialité n'était pas une conséquence de l'abus qu'il a fait de certains documonts, elle en serait encore une de la qualité de son vocabulaire et du ton de son invective. Voilà longtemps, en effet, qu'il ne s'était vu dans un livre d'histoire pareil débordement de gros mots. Et, quand M. Taine persiste à croire qu'il écrit « pour les ama- teurs de zoologie morale ou les naluralisles de l'es- prit», il oublie qu'en histoire naturelle, depuis Buffon, on a cessé d'injurier comme de louer les sujets qu'on anatomise.
Je le sais bien : la nature du talent de M. Taine explique, et ne justifie pas, mais atténue do moins l'excès de sa partialité. Le talent de M. Taine est à la fois ingénu et violent; l'ingénuité en fait le fond, la
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TÎolence en est la qualité maîtresse : M. Taine a donc des impressions très intenses, et sa manière de les rendre en exagère encore l'intensité. Quelque sujet qu'il traite, M. Taine le découvre, et, Tayaiit décou- vert, il prétend l'épuiser. On lui a dit ou il a lu dans la plupart de nos histoires, que Sieyés, par exemple, était un grand homme ; il y veut voir, il y regarde ; et, trouvant que le grand homme est moins grand qu'il ne l'avait cru, il ne se contenlepoint de l'insinuer, ou di le dire en propres term.es, il va du pour au contre, et il en fait un niais solennel. Est-ce pour cela peut- être que M. Taine se défie tant, — chez les autres au moins, — de la recherche de l'effet littéraire? Car il ne saurait, quant à lui, sans cesser d'être lui, s'y prendre d'autre sorte, mais, à cette recherche, il sait bien ou il sent ce qu'il a sacrifié. Ce sera donc, si l'on veut, l'explication ou l'atténuation de sa partialité, mais la partialité n'en demeure pas moins réelle; ou plutôt, l'explication nous apprend ce qu'il faut appeler en histoire du nom fâcheux de partialité. C'est être partial que d'ender la voix pour se mieux faire en- tendre ; et de peur n'être pas compris, c'est ê!re partial que de mettre imbécile où médiocre pouvait suffire, énergumène où c'était assez que d'exallé; bêle féroce, tigre et chacal, sanglier dans sa bauge et porc dans son bourbier, où criminel enfin disait tout ce qu'd y avait à dire.
Biais c'est l'être hien plus encore, dans un sujet comme l'histoire de la Révolution, que de ne pascomp-
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ter avec l'opinion de ceux qui nous ont précédés, et l'opinion n oyenne qui s'est lentement dégagée de leurs contrariétés ou de leur contradictions mêmes. Si les Iiommes, en efîet, [ cuvent bien, lous ensemble contre un seul d'entre eux, se tromper sur la nature des espaces interstellaires ou sur le rôle des microbes dans les fermentations, ils se trompent aussi, sans doute, mais ils se trompent beaucoup moins sur leurs intérêts permanents, et sur la manière dont les a servis une grande Révolution. Bien loin donc que ce soit faire un pas dans la voie de la justice et dans la connaissance de la vérité vraie, que de passer outre à celte opinion moyenne pour s'en aller reprendre l'histoire jusque dans ses fonilements, comme si per- sonne avant nous n'y avait rien vu ni rien compris; au contraire, en même temps qu'à la singulariié, c'est courir à l'erreur, et en tout cas, c'est manquer inévitablement à l'impartialité. C'est ce que M. Taine a fait dans sa Révolution, et c'est pourquoi, comme nous le verrons, il y manque tant d'autres choses. Son livre est de « bonne foi », mais partial, et d'autant plus partial, qu'assuré de sa « bonne foi », M. Taine est partial lui-même avec moins de sc;u- pules.
Éclairés sur la méthode et sur les procédés de l'historien, nous pouvons maintenant essayer de mettre eu lumière ce qu'il n'a pas laissé d'apporter de très neuf à l'histoire delà Révolution. Quoi que nous ayons pu dire de sa partialité, de ses contradictions et de ses
UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 137 répétitions, c'estM.Taine qui parle, — un des maîtres de la pensée contemporaine, — elqui parle pour dire surtout ce que l'on n'avait pas dit avant lui. Tout de même, quoi que nous ayon? dit de ses documents, de l'exclusif et abusif emploi qu'il en a fyit, ce sont des documents, et que les historiens de la Révolution fran- çaise avaient assurément trop négligé deconsuller.Les historiens de la Révolution, à l'égard des documenls dont se sert M. Taine, et dont ils ne pouvaient pas tout à fait ne pas soupçonner l'existence, en ont usé comme use M. Taine à l'égard de leurs opinions, qu'il connaît, puisqu'il les combat, mais en affectant de ne les pas connaître. Nous nous préoccuperons surtout, en exa- minant ici les idées de M. Taine sur la Révolution, de mesurer, pour ainsi dire, l'écart qui les sépare de l'o- pinion moyenne; et, quand cet écart nous paraîtra très grand, avant de nous ranger à celle de M. Taine, nous discuterons les raisons de l'opinion moyenne, puisqu'il a cru, pour lui, pouvoir s'en dispenser.
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Tout le monde sait que les historiens de la Révolu- tion française, d'une manière générale, en ont plutôt traité comme d'une révolution polilique, an sens étroit du mot, que comme d'une révolution sociale. Si même Ton disait que la plupart d'entre eux semblent avoir eu pour objet principal d'établir non seulement une distinction, mais une opposition formelle entre les prin- cipes de la Révolution et les aspirations du socialisme démocratique, on exagérerait à peine, et, si l'on se trompait, ce ne serait après tout que pour avoir trop abondé dans leur sens. C'est en effet là le secret de ce qu'ils ont tous, ou presque tous, tenté d'efforts pour rompre renchaînemcnt logique et diviser la solidarité morale de l'histoire de la Révolution. Jusqu'au triomphe donc du parti montagnard, selon les uns, jusqu'à l'a- vènement du régime de la Terreur, selon les autres, et enfin, selon les plus avancés, jusqu'à la conspira-
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tion de Gracchus Babeuf; — ou encore: tant que la Ilévolution est demeurée aux mains des Sieyès et des Mirabeau, selon les premiers; aux mains des Roland ou des Danton, selon les seconds; et enfin, selon les troisièmes, aux mains des Saint-Just et des Robes- pierre; — on en peut Lien, el même, par pudeur, on en doit déplorer les excès, mais non pas discuter, et encore moins attaquer ou condamner les principes. A un moment donné de l'histoire de la Révolution, un homme ou un parti ont ainsi seuls fait tout le mal, et par conséquent doivent seuls en répondre, mais non pas la Révolution. Lisez Thiers et Mignet, lisez Lamartine et Michelet, lisez Louis Blanc et Quinel : aux yeux de ceux qui voudraient qu'elle n'eût pas dépassé le monarchisme du vertueux Bailly ou le républicanisme de l'inlègrc Roland, Danton et Ca- mille Desmoulins ne sont point les fils légitimes de la Révolution, comme pour ceux qui souhaiteraient ■(ju'elle eût arrêté sa course au terme marqué par <^amille Desmoulins et Danton, Robespierre et Saint- Just en sont les plus cruels ennemis. Et une légende s'est lentement formée, — dont je n'ai point d'ail- leurs à décrire ici les transformations successives ou à examiner de plus près les différentes versions, — mais dont voici le trait essentiel et la conclu- sion dernière : la Révolution n'est pas responsable des crimes de ses enfants perdus; nous avons le droit d'y choisir, ou, comme on dit vulgairement, d'en prendre et d'en laisser, chacun au gré de nos opinions;
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el ce que l'on croit enfin pouvoir signaler de condam- nable en elle, ou ne l'est pas, en bonne juslice, ou ne l'est, si l'on y veut absolument contiamner quelque chose, qu'en dépil d'elle, el en tant que déviation de son principe même.
C'est contre celte légende que s'est d'abord et particulièrement acharné M. Taine, et je ne crains pas de dire qu'au regard île l'impartiale histoire il l'a mise en morceaux. Si les mots, en eiïet, ont un sens précis, la Terreur, dans l'histoire de la révolution, a daté du jour funeste où la touîe puissance a passé aux mains de la multitude; et ce jour, c'est le lende- main même, — ou de combien s'en faut-il? — de la réunion des états-généraux. On peut discuter le juge- ment que M. Taine a porté sur l'Assemblée consti- tuante et son œuvre, on peut même soutenir contre lui, de (juelque superbe mépris qu'il en ait accablé l'un après l'autre tous les n;embres, que rarement ou jamais assemblée si nombreuse ne réunit autant de lumières et de talents; mais il faut bien convenir avec lui que jamais non plus assemblée ne déli- béra de plus graves intérêts plus tumulluairement, ni surtout avec moins de liberté réelle, sous une plus humiliante pression et plus docilement subie. On nous les représente comme un sénat de rois, in- vestisde la confiance de vingt-cinq millions d'hommes, disposant souverainement de la destinée d'un grand peuple, et ne rencontrant enfin de limites à leur pouvoir, comme ne mettant de bornes à ses effets que
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dans le sentiment d'incorrupliblejustice dont ils sont animés. Mais la réalité nous les montre sous un autre aspect et dans une autre attitude.
Les députés du côté droit sont obligés de venir en armes aux séances; quand ils essuient les grossières injures des tribunes, c'est eux que le président de la majorité s'empresse de rappeler à l'ordre ; et, s'ils ont mal voté, la foule qui les altend au dehors Ie5 assaille à coups de pierres, les poursuit à coup_=! d3 bâton, brise et force au besoin jusqu'aux portes d} leur demeure. Cependant la majorité, moitié p?uret moitié fanatisme, légifère au gré des galeries; c'est la multitude qui donne ou qui ôle la parole, qui faitavancer àl'ordre « sa petite mère Mirabeau », après avoir fait taire Cazalès ou Maury; et, quelle q e soit la nature des délibérations, comme aussi quelle que soit l'opinion intime des députés, il n'en sort finalement jamais que ce que le peuple a décidé par avance qu'il en sortirait. « C'est sous les batte- r es de la capitale que se fait la constitution » : le mot de Camille Desmoulins, l'enfant terrible de la Révo- lut'on, ainsi que l'appelle justement M. Taine. Le pou- voir, tombé des mains du prince, n'est point passé, comme on l'enseigne, aux mains de l'Assemblée, m lis à celles de la multitude et de ses représentants n iturels : journaliste, cl ubistes, orateurs de carre- four, ou encore leurs femmes, plus violentes qu'eux- m'-mes. Et la Révolution, commencée au nom de ce que les principes ont de plus abstrait, de plus idéal
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et de plus généreux, s'opère en fait par le moyen de ce que l;i force a de plus grossier, de plus brul.d et de plus lyranniquo.
Les historiens ont-ils connu ces fails, ou lanUl'aulres semblables? 11 est du moins certain qu'ils les ont passés sous silence, et que, s'il en est quelques-uns dont ils n'aient pu aiïecter l'ignorance, ils ont tout fait pour les pallier et en dissimuler la vraie na- ture. Ce n'est donc pas un médiocre service qu'aura rendu M. Taine en les remettant en lumière, et l'on peut dire que les historiens de l'avenir, s'ils les veulent contester, seront du moins obligés d'en par- ler longuement; — ce qui, de tout (cmps, mais sur- tout de nos jours, est la seule manière dont l'esprit de parti se résigne à convenir d'une vérité qui lui déplaît. J'en dirais autant de ces violences de toute sorte, jacqueries véritables, plus atroces que les anciennes de tout ce que l'on se flattait que la dou- ceur des mœurs avait fait de progrès depuis quatre ou cinq siècles, et qui, dans la France entière, donnent, dès les derniers mois de 1788, le signal de la révolution, si déjà les juges les plus malveillants de l'œuvre de M. Taine n'avaient été réduits à recon- naître, en même temps que l'autlienticité, la généra- lité du fait; — et puis, si je ne croyais infiniment plus utile ici d^ montrer le principe et l'âme cacliée de ces violences mêmes.
Les contemporains ne s'y trompaient point. « La Révolution s'annonce, écrivait-on dès avant la réu-
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nion des états-généraux, comme une espèce de guerre déclarée aux propriétaires et à la propriété. » Et, en efTel, c'était bien ainsi que realeiulaienl les journalistes et les brochuriers. « Puisque la bête est dans le piège, qu'on l'assomme... écrivait encore Camille Desnioulins en 1789... jamais plus riche proie n'aura été offerte aux vainqueurs. Quarant'j mille palais, hôtels et châteaux, les deux cinquièmes des biens de la France seront le prix de la valeur. » Si c'était un appel, on sait qu'il y fut répondu. Comme Sieyès dans une autre brochure, Camille Des- moulins avait trouvé là l'une des formules de la Révo- lution. L'Assemblée constituante au surplus n'était- elle pas obligée de le reconnaître elle-même quand, dès le 3 août, elle avouait « que nulle propriété, quelle qu'en fût l'espèce » n'avait été respectée ou épargnée, dans ce premier déchaînement de la convoitise populaire? Cependant, cette convoitise, bien loin de rien faire pour la modérer ou la répri- mer, la Constituante l'encouragea plutôt, et les Assemblées qui suivirent, non contentes de l'encou- rager, la réveillèrent quand parfois elle parut s'en- dormir. C'est ce que déclarent assez nettement la mise en vente des biens du clergé, plus nettement encore les décrets de spoliation qui frappèrent suc- cessivement les biens des émigrés, — et c'est ici ce qu'il faut bien comprendre si l'on veut comprendre la Révolution. Ni dans l'un ni dans l'autre cas, en effet, il ne
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s'agissait, comme ou Ta dit, de « consolider » la Révo lution, en lui donnant pour complices, et conscquem- ment pour défenseurs, les acquéreurs à venir des biens nationaux; il s'agissait proprement de la c faire » ; et cette expropriation de toute une classe de l'ancienne France au profit de la France nouvelle était en réalité la révolution tout entière, (s. Quels que soient les grands noms dont la Révolution se décore, liberté, égalité, fraternité, dit excellemment M. Taine, elle est par essence une translation de propriété »; et il ajoute avec raison : « En cela consiste son sup- port intime, sa force permanente, son moteur pre- mier, Qison sens historique. » Sous les déguisements dont l'esprit de parti, la légende, — et aussi ce qu'un pareil aveu ne laisse pas d'avoir d'humiliant pour toute une aristocratie bourgeoise issue de la Révolu- tion, — l'ont tour à tour affublée, M. Taine a reconnu le sens intime ou profond de la Révolution, et déterminé la nature vraie de l'événement dont les apparences politiques ne sont on quelque sorte que le décor ou le mensonge. « La révolution est manquée », écrivait Gouverneur Morris au mois de janvier 1790; mais cet Américain se trompait étrangement, et elle ne faisait que commencer. Car, si quelques têtes politiques de la Constituante avaient bien pu rêver de liberté comme à l'anglaise, de division des pouvoirs et de monarchie parlementaire, les masses, à qui rien n'est peut-être plus indifférent au monde que la forme du gouverne- ment, ne rêvaient, elles, que d'égalité, ou mieux
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encore de nivellement. Or le nivellement, en tout temps et partout, en France aussi bien qu'en Chine, et dans l'Inde comme à Rome, n'a jamais été ni ne peut être autrement conçu par les masses que sous l'espèce d'une répartition nouvelle de la richesse, c'est-à-dire de la propriété. La loi agraire es le but et le principe agissant détentes les révolutions sociales. De cette idée M. Taine a-t-il tiré tout ce qu'elle enferme de conséquences? La question est de celles que nous discuterons plus utilement plus tard, quand nous connaîtrons les conclusions définitives de l'œuvre. Ce que du moins on aurait dès à présent voulu, c'est que l'historien nous expliquât un peu plus amplement les causes formatrices et les origines prochaines de ce caractère que nous regardons avec lui comme le caractère essentiel de la Révolution. Car de n'y voir qu'une rupture de « la poche au fiel », comme il dit quelque part, et le déchaînement des plus basses pas- sions, cela peut bien suffire aux maladroits imita- teurs de M. Taine, qui sont déjà légion, mais non pas à M. Taine, je pense, et encore moins à l'histoire. Les hommes sont toujours les hommes, nous le savons, et même nous croyons qu'ils le seront toujours, et nous le dirons encore tout à l'heure. Si cependant la Révolution française a vraiment affecté des carac- tères particuliers, il y faut des raisons particulières comme eux, et j'en vois au moins deux ou trois ici que je ne conçois guère que M. Taine ne nous ait pas données.
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Pendant tout le xviii" siècle, sur la foi de quelques publicistes, les priviléi^iés avaient cru, ou, dans Icxer- cice effectif de leur droits, s'étaient conduits comme s'ils croyaient que leurs privilèges tiraient leur ori- gine et leur titre non pas d'aucune obligation de faire et d'aucun service public ou rendu ou à rendre, mais d'une conquête analogue à celle de l'Angleterre par ses envahisseurs Normands, de l'empire grec par les Turcs, ou du Mexique par les hardis et avides compagnons de Cortez. Ils se représentaient ainsi la nation française comme composée de deux races, Ix victorieuse et la vaincue, la noble et laservile,la supé- rieure et l'inférieure. Au sommet, quelques millier» de pi'ivilégiés, représenlalion légitime ou descendance ininterrompue des anciens conquérants du sol; au- dessous d'eux la foule obscure ; cl rien de commun entre ces deux peuples que la reconnaissance dont le second demeurait perpétuel débiteur au premier pour ne l'avoir pas jadis entièrement extirpé de la terre même des Gaules. Éparse un peu partout dans les écrits du fameux comte de Boulainvilliers, c'est la thèse que Saint-Simon soutient dans ses Mémoires, et je ne la crois pas étrangère à certaines utopies politiques de l'auteur de Télémaque.
Que l'on eût, d'autre part, essayé de la faire passer du domaine de la théorie dans celui de la réalité, c'est ce que prouve assez la manière dont les paroles que voici la réfutent : « Pourquoi le tiers ne renverrait-il pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles
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qui se vantent d'être issues de la race des conqué- rants ?.. En vérité, si l'on tient à vouloir distinguer naissance et naissance, ne pourrait-on pas révéler à nos pauvres concitoyens que celle que l'on tire des Gaulois et des Romains vaut autant que celle qui viendrait des Sicambres? Oui, dira-t-on, mais la coa- qiîête a dérangé tous les rapports, et la noblesse a p:issé du côté des conquérants! Eh bien! il faut la faire repasser de l'autre côté; le tiers deviendra noble ei devenant conquérant à son tour. » Et qui tient ce 1 ingage? en quel temps? à quelle occasion? Est-ce un obscur érudit, dans quelque mémoire académique 0 1 dans quelque dissertation de province, pour éclair- cir un point de la loi des Ripuaires? Non pas; mais c'est Sieyès, dans sa fameuse brochure : Qu'est-ce que le tiers-état? et, par conséquent, à la veille même de la Révolution ^
Qu'est-ce à dire? et quelles conséquences tirerons nous de là? Celle-ci, tout d'abord, que, si M. Taine a raison de voir au fond de la Révolution « l'expropria- tion de toute une classe au nom de la conquête )>,
1. Il n'est pas superflu d'ajouter que, bien des années plus tard, le libéral M. de Monllosier lui-même n'hésitait pas à reprendre la thèse de Saint-Simon et de Boulainvilliers; et, contre tel hobereau, dont les ancêtres, comme ceux de M. Jourdain, avaient peut-être vendu du drap à la porte Saint-Innocent, mais qui n'en revendiquait pas moins, au nom de la conquête franque, ses privilèges d'ancien régime, il fallait qu'Augustin Thierry, relevant l'attaque, reprit et commentât encore lesfières paroles de Sieyès.
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celle classe ne laisse pas d'être elle-même respon- sable en quelque mesure de la manière dont s'opéra l'expropriation. En effet, (juelle transaction équitable, mais surtout pacifique, pouvait-il bien y avoir enlre une majorité de « vaincus », et une minorité de» vain- queurs » qui s'étaient mis d'eux-mêmes, pour être vraiment vaincus, dans l'absolue nécessité d'être con- quis à leur tour? Quand on ne reconnaît de droit ([ue celui du plus fort, ne s'enlève-t-on pas le droit de protester conire l'emploi de la force ? Ayant proclamé la guerre, n'est-il pas juste, et selon la nalure, qu'on en souffre les lois? et si, dans ce désordre, il est humain de plaindre les quelques victimes plus pures que tout parti qui tombe entraîne toujours avec soi dans sa ruine, traiterons-nous pour cela les vain- queurs en brigands?
C'est pourtant ce que M. Taine, quoique déler- ministe, fataliste, et naturaliste, a fait constamment dans sa Révolution, comme s'il ii',norait, en vérité, que les révolutions, selon le mot célèbre, ne se font l oint à l'eau de rose, et que c'est même pour cette raison qu'on ne saurait trop éviter d'y pousser. c Supposez une bête de somme, nous dit-il quelque part, à qui tout à coup une lueur de raison montrerait l'espèce des chevaux en face de l'espèce des hommes, et imaginez, si vous pouvez, les pensées nouvelles qui lui viendraient à l'endroit des postillons et conduc- teurs qui la brident et qui la fouettent. » Mais, si U comparaison est permis^^ qu'auraU à faire l'espèce des
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postillons qu'à succomber du moins mal qu'il lui serait possible? et, si l'on repousse la comparaison, c'est-à- dire, si l'espèce des postillons, comme ici, n'en fait qu'une avec celle des chevaux, qui tranchera le débat, sinon encore et toujours la force?
Un plus récent auteur, M. Aimé Ghérest, dans un livre un peu pénible à lire, mais d'ailleurs très remar- quable*, a très bien fait ressortir une autre cause encore qui explique ce caractère social de la Révolu- tion française. On s'en va répétant, un peu partout, qu'à la veille de la Révolution, les privilégiés de toute origine étaient disposés à faire de leurs plus précieux privilèges le plus complet et le plus généreux abandon. Quand ce que nous venons de dire ne suf- firait pas à faire au moins soupçonner le contraire, le livre de M. Ghérest le prouverait surabondamment. Qui ne connaît l'édit fameux de 1781 sur l'état des officiers? celui qui, s'il eût été en vigueur sous Louis XV, eût empêché Chevert d'être lieutenant général et, sous Louis XIV, Fabert ou Catinat de de- venir maréchaux de France ? Même esprit dans l'Église : au xviii* siècle, ni Bossuet, le fils du con- seiller de Dijon, ni Massillon, le fils du notaire d'Hyères, ni Fléchier, le fils du modeste épicier de Pernes, n'eussent pu devenir évêques. Et les Cahiers enfin nous sont garants que jusque dans ce que l'on appelait
1. La Chute de l'Ancien régime, par M. Aimé Cliércst, 2 voL in-S". Paris. 1884 ; Hachette.
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flf la moyenne» et « la grande » robe, raccès, si facile îiiitrcfois il fous, n'en appartenait plus qu'aux seules familles dites parlementaires.
Mais, en ce qui louche particulièrement la propriété du sol, bien loin que les privilégiés eussent manifesté l'intention d'abdiquer un seul de leurs privilèges, on les voit au contraire dans toute la France, à la veille de la Révolution, qui les revendiquent avec une àprcté nouvelle. Un véritable esprit de vertige les aveugle, et l'on dirait qu'ils courent au devant de la haine populaire. Ils vérifient leurs titres, ils renou- vellent leurs terriers, ils exhument des créances « auxquelles leurs prédécesseurs avaient eu la sagesse de renoncer », ils en imaginent de nouvelles ; et, comme si ce qui survit du régime féodal n'était pas de soi assez odieux, ils semblent chercher les moyens de le rendre si lourd qu'aucune patience d'homme n'en puisse plus supporter le poids. Je renvoie pour les preuves au livre de M. Chérest; elles y sont nom- breuses, curieuses, péremptoires surtout. Mais croi- rons-nous que ce ne soit pas \h une plus naturelle et plus juste explication de l'acharnement du paysan contre les terriers seigneuriaux que celle que M. Taine en trouve dans leur instinct de brutes exas- pérées par la souffrance ou allumées par la convoi- tise? Disons-le sans détour, « ces brutes » savent très bien ce qu'elles font quand elles lacèrent ou qu'elles brûlent ces parchemins fraîchement renou- velés qui contiennent les titres de leur servitude; et
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la colère qui les transporte est celle que depuis dix ans on s'est fait comme un jeu maladroit ou cruel d'exciler, d'attiser et de provoquer à l'explosion finale.
Car, en réalité, je ne sais si quelques grands sei- gneurs, hommes de cour, élevés pour ainsi dire au- dessus de leur caste par la grandeur de leur fortune, ou l'illustration de leur race, ou leur valeur person- nelle, eussent fait volontiers abandon de quelques- uns de leurs privilèges. Mais ce que l'histoire des années qui précédèrent immédiatement la Révolution et ce que les vœux des Cahiers nous apprennent, c'est qu'en tout cas ils ne formaient dans la noblesse qu'une très petite minorité, pour ne pas dire autant d'exceptions individuelles qu'il y en a de noms que l'on cite. Tous les autres, en effet, prétendent bien ne rien céder de leurs privilèges ou de leurs (( droits» ; exigent formellement « qu'il soit stipulé que l'ordre delà noblesse ne pourra cesser d'exister en la même manière qu'il a toujours existé j&; et, en fait de «ré- formes D, n'en veulent consentir qu'une seule : l'éga- lité devant l'impôt. Encore entendent-ils bien que cette concession leur vaudra non seulement quittance, mais confirmation de toutes les autres inégalités qu'ils représentent, et, en particulier, de toutes celles qui peuvent rappeler et perpétuer dans la France du xviii* siècle le souvenir du régime féodal. Beaucoup moins généreux qu'on ne l'a cru sur tant d'autres points, ils sont intraitables sur le maintien du régime féodal. Or, et malheureusement pour eux, c'est le ré-
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gime féodal avant tout et par- dessus lout qu'il s'agit d'aboli;'. Toute révolution qui n'eût pas aboli le régime (codai eùl manqué son vrai but, n'eût été qu'une émeute, qu'une insurrection, ne serait pas la Révolution. C'est ce qui explique à la fois le caractère de ces jacqueries que l'on dirait que M. Taine se complaît à décrire et l'impuissance de la Constituante ou de la Conven- tion à les réprimer : en elfet, ces Jacques opèrent au nom du principe même de la Révolution, et la Révo- lution n'eût pu les désavouer qu'en se reniant elle- même.
Il y a là, d'ailleurs, bien des questions que l'on attendait que M. Taine examinât de plus près. Par exemple, dans la France de 1789, était-il possible de toucher au régime féodal sans ébranler dans sa structure la société lout entière? et, si les privilégiés avaient cessé de rendre les services dont ils étaient jadis étroitement tenus, pouvait-on les dépouiller 'e leurs anciens privilèges sans les dépouiller en même temps de leur condition ou plutôt de leur être sociai? M. Taine le croit, ou du moins il paraît le croire ; il ne le prouve pas. En effet, il faudrait pour cela qu'il eût étudié plus à fond, mieux défini, mieux caracté- risé la nature du régime féodal. Je sais bien que rien n'est moins facile, ni surtout plus compliqué ; mais enfin, pourquoi, dans le temps de sa splendeur même, le régime féodal n'a-t-il jamais pu réussir à se faire accepter des peuples? Si, comme tous les autres régimes, comme le despotisme et la théocratie, à son
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heure, il a rendu des services, d'où vient que l'on ait constammont refusé de les lui compter? Qu'a-t-ii eu lui, dans son essence, qui répugne si fort, et à quels instincts si profonds de la nature humaine? C'est ce que iM. Taineeùt dû nous dire.
On peut encore lui demander où et quand, chez quel peuple et en quel temps, les révolutions agraires, celles dont on peut dire qua le « support intime d et le « sens historique » est d'être une « translation de la propriété » d'une classe à une autre, se sont opé- rées pacifiquement, sans convulsions douloureuses et déchiremens assez violents pour compromettre l'œuvre même de la civilisation? Est-ce à Rome? est-ce à la Chine? M. Taine cite l'exemple de l'Angleterre et celui delaPiussie; mais, sans compter qu'en Russie comme en Angleterre, le pouvoir a pris l'initiative d'une ré- forme qu'il repoussait en France, il existe toujours une aristocratie territoriale en Angleterre, il en existe une en Irlande, il n'en a jamais existé en Paissie, et ce que la Révolution française visait surtout dansle régime féodal, c'était l'aristocratie. D'autres nous ont donné la psychologie des révolutions politiques, et d'autres la psychologie des révolut io ns religieuses; il appartenait à M. Taine de nous donner la psycho- logie des révolutions sociales. S'il l'eût voulu, 'qui l'eût pu mieux que lui? puisque personne mieux que lui n'a démêlé ce caractère de la Révolution française, d'être avant tout, — et surtout avant d' être une révo- lution politique, — une révolution sociale, ni personne
9.
l.'.l HISTOIRE ET LITTf: R ATU RE. '^
mieux montré comment, sur la queslion sociale et non pas sur aucune queslion de l'ordre politique, s'est opérôe dès le début cette séparation de la France en deux camps, ou plutôt en deux France : l'ancienne et la nouvelle,
III
Ce que M. Ta'ine n'a ni moins clairement vu, ni moins clairement montré dans son second volume, la Conquête jacobine, c'est comment, par quels moyens, et pourquoi le pouvoir a passé de l'une à l'autre de ces deux France. Des trois volumes de la Révolution, peut-être n'est-ce pas celui-ci qui contient le plus de « morceaux d'éclat », ni les plus brillants, mais peut- être est-ce le plus solide, et celui dont la portée s'étend le plus loin au delà de son contenu même. Je veux dire qu'il semble bien qu'en nous retraçant l'histoire de la conquête jacobine, M. Taine ait en même temps formulé quelques-unes au moins des lois qui gouvernent, et, selon toute apparence, gouver- neront longtemps encore le développement de nos démocraties modernes.
Si nous en voulions croire les historiens de la Révolution, il n'y aurait rien eu que de forluit et de
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contingent dans les circonstances qui portèrent au pouvoir le parti jacobin. Supposé que les Girondins, par exemple, n'eussent pas commis celte imprudence ou ce crime de décliaîncT sur l'Europe une guerre que l'on estime qu'ils lui pouvaient épargner, la plupart des historiens enseignent que le terrorisme en perdait non seulement ce qu'ils lui trouvent d'ex- cuses dans la nécessité du salut public, mais encore jusqu'à sa raison d'èlre. Et la légende (car c'en est une) est si solidement établie, que M. Taine, qui l'attaque, ne peut toutefois s'empêcher d'en retenir queltjue chose, précisément quand il renouvelle con- tre les Girondins ce même banal et injuste reproche. Mais, et sans considérer pour le moment s'il dépendait d'aucune puissance humaine de prévenir, de retarder, ou d'amortir seulement ce choc de la Révolution et de l'ancienne Europe, il faut dire, pour être vrai, que la Révolution devait nécessairement aboutir à s'incarner dans les Jacobins, comme étant la plus ressemblante, la plus complète, et la plus inévitable expression d'elle-même.
On entend bien ici que, pas plus que M. Taine, entre tous ceux qu'enveloppe cette appellation com- mune, nous ne croyons devoir distinguer les Giron- dins d'avec les Montagnards ou les Thermidoriens. Du jour de leursdébuts à la Législative, en 1791, jusqu'à celui de leur chute, au 3\ mai 1793, on ne saurait en effet citer une loi de violence ou de meurtre dont les Girondins n'aient été les complices, quand encore ils
UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 157
n'en ont pas été les premiers iusligateurs. Esl-il besoin d'en apporter les preuves? Les Girondins ont fait le 10 août, et, s'ils n'ont pas mis la main aux massacres de septembre, ils ont fait presque pis en y osant publiquement applaudir comme à une manifes- tation de la juste vengeance du peuple. C'est eux, et non point par faiblesse, mais de propos délibéré, qui ont provoqué la mise en jugement de Louis XVi; — les chefs à la tribune : Brissot, Pétion, Barbaroux; les comparses dans la presse : Louvet, Carra, Corsa?, — et lous ou presque tous, dans ce procès inique, ils ont voté la mort, et conlre le sursis. Pas un, d'ail- leurs, n'a élevé la voix contre l'institution du tribunal révolutionnaire; et comment l'eussent-ils pu, s'ils avaient eux-mêmes désigné pour le supplice toutes ces catégories de « suspects » et « d'otages » où la Révolution allait recruter ses victimes? N'est-ce pas un mot de Brissot que la « délation est le palladium de la liberté ? » n'en est-ce pas un d'Isnard, « que contre l'ennemi de la Piépublique il ne faut pas de preuves? » et, pour achever de les montrer tels qu'ils furent, comment Yergniaud, s'il eût pu parler, eût-il essayé de sauver sa tête, sinon, — nous le savons par ses notes, parvenues jusqu'à nous — en revendiquant pour lui, pour les siens, pour tout son parti, l'initia- tive des plus odieuses résolutions dont on fasse peser habituellement le crime sur le seul parti monla- .gnard? *^ J'ai cru longtemps, sur la foi de leurs apologistes,
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(lu'onlre Gironilins et Montagnards il devait y avoii' quelque division de principes, mais, en y regardant de plus près, je conviens aujourd'hui qu'entre les uns et les autres il n'y a elTectivemeut que des nuances d'application et des distinctions de personnes. Et c'est beaucoup sans doute, s'il s'agit de porter sur les hommes un jugement définitif, — un de ces jugements où l'histoire compense volontiers l'excès du fanatisme par la sincérité des convictions, trop volontiers peut- être; — mais ce n'est rien ou moins que rien, quand il est question de mesurer la portée des doctrines ou d'apprécier, comme c'est ici le cas, la valeur morale et la nature intrinsèque des faits. Les Girondins sont des jacobins au même titre que les Montagnards, Ni I:ur idéal de gouvernement, ni leurs moyens de politique, ni leur conception de l'objet et du but de la Révolution n'ont différé sensiblement delà concep- tion, ou des moyens, ou de l'idéal du parti montagnard. Et tous ensemble, Montagnards et Girondins, comme un peu plus tard Terroristes et Thermidoriens, — les- quels ne sont d'ailleurs, eux aussi, que les mêmes hommes sous des noms et en des temps différents, — c'est de la même manière, parles mêmes manœuvres^ et grâce à la complicité des mêmes circonstances qu'ils ont conquis la France. Si nous sommes encorfr capables de profiter de ce que l'on appelait jadis les « leçons de l'histoire », M. Taine ne nous aura rien appris de plus instructif: comment, sous le régime apparent des majorités, et plus tyranniquemeat peut-
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être que sous celui d'un homme ou d'une classe, c'est, en réalité, la minorité qui gouverne.
En effet, quel que soit, à un jour et dans des cir- constances données, le souffle d'enthousiasme qui soulève au-dessus de ses préoccupations et d'elle- même une population de vingt-quatre millions d'âmes, le poids des intérêts matériels, dont elle ne peut jamais, quand bien même elle le voudrait, se déchar- ger longtemps, l'a ramenée bientôt au ras de terre. Il faut vivre, vivre soi-même, assez souvent en faire vivre d'autres, et, si l'hom.me ne vit pas uniquement de pain, encore bien moins saurait-il vivre uniquement de po- litique. On prend aujourd'hui la Bastille, mais il faut dès demain retourner au comptoir ou à la boutique, et, de piller les châteaux, cela ne dispense pas de récolter son foin ou de battre son blé. Puisqu'une- révolution ne saurait exempter l'homme de la néces- sité de manger et de boire, il suffit donc qu'elle dure pour désintéresser fatalement d'elle-même une moi- tié de ceux qui l'ont faite.
A cette première masse d'indifférents, de jour en jour plus épaisse, ajoutez en second lieu tous ceux qui, dans une ancienne civilisation, préfèrent aux querelles des clubs ou aux agitations de la place publique les plaisirs que la politique menace de leur enlever. Ils sont nombreux, plus nombreux qu'on ne le croit, et, parleur nombre seul, d'un exemple aisé- ment contagieux. Que Girondins et Montagnards s'accordent donc entre eux ou se proscrivent, ils ne
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s'en soucient guère, pourvu que les promenades, les restaurants, les cafés, les théâtres leur restent. « Qu'on leur laisse leurs anciens plaisirs, écrit un agent de police, — ta la date mémorable du 1"" juin 1793, entre la séance du 31 mai, par conséquent, et celle du 2 juin; — qu'on leur laisse leurs aicieiis plaisirs, on ne saura pas même qu'ils existent, et la plus grande question qu'ils pourront agiter dans lej jours où ils raisonnent sera celle-ci : « S'amuse-t-on » autant sous le gouvernement républicain que sous j) l'ancien régime? »
Enfin, si quelques autres, moins occupés de leurs plaisirs ou moins esclaves du labeur quotidien, ont voulu d'abord se mêler des affaires publiques, ils cnt fait l'expérience du danger qu'il y avait à s'en mèUr autrement que pour soutenir, aider, et servir la fac- tion. Depuis trois ans tanlùt que les partis se détrui- sent l'un l'autre sans que pour cela, d'ailleurs, la Hévolution interrompe ou seulement ralentisse son cours, on a pu se convaincre de l'inutilité de la résis- tance et de la vanité de l'effort. Si les lois mêmes, en effet, comme disaient les anciens, sont impuissantes à se faire écouter parmi le tumulte des armes, com- ment le bon sens, la modération, la raison se feraient- elles entendre dans cette mêlée des instincts et des appétits déchaînés? Après les travailleurs et les dé- sœuvrés, les plus honnêtes gens des anciens partis, gardes nationaux de La Fayette ou administrés de Sylvain Bailly, renoncent donc à la lutte, ne deman-
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dant plus qu'à faire leurs aiïai.'cs, et bientôt seule- ment à vivre.
Ain«i se trouvent éliminés du gouvernement de ses propres affaires la moitié, les deux liors, les trois quarts, en un mot la presque totalité d'un grand peuple. Dans les assemblées primaires qui nomment la Con- vention, sur sept millions d'électeurs il en manque six millions trois cent mille ; et huit cent mille jacobins deviennent les maîtres de la France. Dès lors, il ne leur reste plus qu'à s'affermir dans leur conquête. Et, comme, en raison même des causes qui, de l'enthou- siasme des premiers jours ont fait passer la masse à l'inertie de l'indifférence, ils ne peuvent se recruter que parmi les déclassés ou parmi les fanatiques, tous les moyens leur sont bons, même les pires, surtout les pires.
Tout d'abord, par l'intimidation, et au besoin par la violence, ils s'épurent eux-mêmes, c'est-à-dire qu'ils achèvent de décourager ceux des leurs, s'il s'en trou- vait quelques-uns encore, qui tenteraient de plaider la cause de la justice ou de l'humanité. « Le peuple souverain ne peut admettre au nombre de ses membres que des citoyens purs et sur lesquels on ne puisse jeter aucun soupçon. » En conséquence de quoi, l'ac- cusalion de fédéralisme coûte leur tête aux Girondins, et Danton est guillotiné pour avoir un jour encouru le soupçon de modéranlisme. Puis ils remplissent les places, toutes les places, depuis celle de membre du comité de salut public ou de sûreté générale jusqu'à
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celle de tambour de la garde nationale ou de greffier des justices de paix, toutes les fonctions, tous les emplois, civils et militaires, judiciaires el adminis- tratifs. De quelle manière, c'est ce que l'on peut voir en considérant de quels hommes ils font leurs géiié raux d'armée : Rossignol ou Ronsin; et de quels hommes leurs ministres: Pache, ministre delà guerre, qui s'honore de descendre dîner avec et chez son con- cierge, ou Buchof, ministre des affaires étrangères, qui sollicitera de son propre successeur une place de garçon de bureau.
En même temps, la société mère, sur loute la surface du territoire français, de Dunkerque à Rayonne, et de Besançon à Bordeaux, étend, prolonge, resserre le réseau de ses ramificati' us. C'est par centaines, dans cbaqus département, que l'on compte les clubs qui reçoivent des jacobins de Paris le mot d'ordre et l'im- pulsion. Ils se chargent de dépister ce qu'il se dissi- mule encore d'aristocrates honteux sous allure de sans-culoltisme ; ce sont eux qui surveillent les nou- veaux fonctionnaires, certifient leur civisme, dénon- cent leur tiédeur ; et, s'il arrive parfois qu'ils ne soient pas ou qu'ils craignent de n'être pas les plus forts, ce sont eux qui se font envoyer de Paris un « représen- tant en mission » : Collet d'Iierbois, Tallien, Carrier, Fouché, Lebon, Meignet, Fréron.
Grâce à ces procédés, qu'ils se soient emparés du pouvoir, pour quiconque y voudra réfléchir, ce ne sera pas l'étonnant, mais plutôt et au contraire, l'ayant
UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 163
une fois conquis, ce sera qu'ils l'aient perdu si vite. On admire qu'un grand peuple ait ainsi consenti son abdication entre les mains d'une minorité, comme si toujours et partout, en dépit des formules, ce n'était pas le petit nombre qui gouverne. On devrait plutôt admirer qu'ayant mis la main sur tous les ressorts de l'État, et les détenant d'une si forte prise, il ait suffi de l'accident de thermidor pour les en déposséder. Car non seulement ils agissaient dans le sens de la Révo- lution, dont chacune de leurs violences consolidait l'un des principes, mais on peut dire qu'ils introduisaient la Révolution elle-même dans les mœurs publiques de la France, ou mieux encore, si l'on veut nous passer l'expression, qu'ils l'inoculaient aux veines du Fran- çais moderne.
Ce n'est pas, je le répète, le lieu d'examiner à ce propos ce que M. Taine, sinon sans le savoir, du moins sans l'avoir ce qui s'appelle voulu, nous a ré- vélé là des rapports entre l'ancien jacobinisme et la démocratie moderne. Mais, où nous voudrions appuyer avec lui, c'est seulement sur une dernière cause qui, comme elle fait présentement la force du parti démo- cratique, a fait dans l'histoire de la Révolution l'as- cendant du parti jacobin. On s'imagine avoir beaucoup fait contre les jacobins, — et peut-être est-ce une illusion dont M. Taine lui-même ne se défend pas assez, — quand on a donné d'éclatants témoignages de leur pauvreté d'intelligence ou de leur étroiiesse d'esprit. On oublie seulement que ces témoignages no
ici HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
prouvcraioiit quelque chose que si l'empire de ce monàe appartenait à rintelligciice; et, quoi que l'on puisse dire, si ce n'est pas à la volonté seule, c'est à la volonté d'abord et surtout qu'il est donné. Le parti jacobin, seul entre tous les partis de la Révolution, a su ce qu'il voulait, et encore mieux ce qu'il ne voulait pas. Grande force! de toutes les forces qui gouvernent la politique, la plus grande et la plus efficace, d'au- tant plus efficace qu'elle vaut par elle-même, et que bien loin d'être gênée dans son action par le manque de culture ou la médiocrité naturelle de l'intelligence, elle en est au contraire aidée. Ce fut le cas des jaco- bins, et, parmi les jacobins, des plus redoutables d'entre eux, le cas de Robespierre, par exemple, et celui dcSainl-Jusl. Plus intelligents, ni Saint-Just ni Robespierre n'eussent été ce qu'ils furent, ni ne représenteraient dans l'histoire de la Révolution ce qu'ils y représentent.
Disons-le clairement : tous les manques ne sont pas des défauts, et il y a des défauts qui nous servent mieux que les qualités dont nous sommes le plus fiers. C'est ainsi que l'on ne sait pas assez ce que peut en poli- tique, — et aussi ailleurs, — l'étroitesse d'esprit. N'être capable en effet que d'une ou deux idées, incapable par conséquent de comprendre ou de soup- çonner ce que peuvent contenir de vérité les idée» contradictoires; ne pas admettre, non pas même un instant, que personne, autrement qu'à mauvaise, traîtreuse et punissable intention, puisse ne pas peu-
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UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 165
ser comme nous; ne concevoir enfin de vertu chez les individus, de palriotisme dans les classes, d'avenir pour les nations qu'autant qu'ils se conforment, toutes et tous, à l'inflexible définition que nous avons cru devoir nous faire du progrès, du patriotisme et de la vertu; peut-être n'y a-t-il pas au monde un pins puissant mobile d'action, mais certainement on n'en trouverait pas un qui favorisât davantage, et surtout dans les temps de troubles, la fortune d'un homme politique. Le pouvoir et l'autorité sont à ceux qui n'hé- sitent pas, et ceux qui n'hésitent jamais, ce sont ceux qui ne comprennent pas. Ayant celte étroitesse d'es- prit, de par la nature même du recrutement du parti, les jacobins devaient avoir et eurent effectivement cette puissance.
Les idées philosophiques de M. Taine, sa doctrine déterministe, l'ont-elles ici empêché de faire assez ressortir cette souveraine influence du « vouloir » dans notre histoire de la Révolution? Peut-être; mais s'il a négligé de remonter au principe, il a supérieure- ment démêlé les conséquences. Aucune considéra- tion de légalité, de justice, ou d'humanité même n'est capable d'arrêter ou seulement de faire hésiter le parti jacobin, et la rapidité de ses décisions lui as- sure nécessairement la victoire sur tous ceux que de telles considérations peuvent encore arrêter, ou qui, si même elles ne les arrêtent pas, ont cependant be- soin d'un peu de temps pour triompher de ce qu'elles soulèvent en eux de scrupules ou d'hésitations. Voilà
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le secret do son ascendant. L'un après l'autre, et l'un par-dessu*^ l'autre, c'est vraiment de leurs qualités que ses acfversaires tombent victimes; ceux-ci sont trop sensibles, et ceux-là sont trop intelligents; de cette vaste destruction à laquelle ils concourent, il y en a qui voudraient cependant réserver et sauver quelque chose, comme il y en a qui comprennent ^l'avant de reconstruire de la base au sommet l'édi- fice social, il faudrait s'assurer d'un abri provi- soire. Mais le parti jacobin, fondé sur son dogme, va toujours en avant, ne regarde jamais en arrière, et vers la réalisation prochaine de ce dogme tendant toutes ses forces avec toutes ses espérances, il a tou- ché de si près son but, que pour s'en écarter d'autant, après un siècle passé bientôt, il ne faudrait pas moins qu'une révolution presque aussi violente elle-même •que celle dont il est l'incanialioa dans l'histoire.
Quel était donc ce dogme cl quel était ce but? C'est à celte question que répond le troisième volume ■de la Révolution de M. Taiiie, celui qu'il a intitulé : le Gouvernement révolutionnaire. S'il contient bien des répétitions, il faut avouer qu'il contient aussi quelques-unes des parties tout à fait supérieures de l'œuvre. On nous permettra toutefois, avant de nous retrouver d'accord avec M. Taine sur ces parties mêmes, et en raison de leur importance, d'essayer de préciser d'abord ce (juil nous semble difficile d'ea accepter.
IV
Selon M. Taine, qui n'a fait là que reprendre, en le renforçant, un argument cher à Joseph de Maistre et à son école, l'une des grandes erreurs de la Révolu- tion, l'erreur capitale peut-être, seraitd'avoir prétendu légiférer pour « un homme abstrait », pure entité métaphysique, formé par le retranchement de toutes les différences qui séparent un homme d'un autre, « un Français d'un Papou, un Anglais d'un Breton con- temporain de César ». Sur les conséquences de cette première erreur, innombrables, énormes, infinies, l'historienne tarit pas; à vingt reprises et en cent manières différentes, quand on croit les avoir épui- sées, il y revient encore, toujours plus âpre et plus éloquent; et il a raison, puis(iue, si le reproche est fondé, nous ne saurions disculper, en effet, la Con- vention ni la Constituante elle-même, la Constituante surtout, de l'avoir encouru. Mais de savoir s'il est
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foiuli'. c'est une proniière question, el, si M. Taine a sa f;i5:on de la trancher, il y en a d'autres.
Je crois n'ignorer aucun des arguments qu'il peut faire valoir à l'appui de la tienne. Oui; nous connais- sons, pour les avoir rencontrés, pour les coudoyer tous les jours, des Français, des Anglais, des Alle- mands, organismes complexes, produits actuels d'une lente élaboration de l'histoiie; nous ne connaissons point « i'iiomme », l'homme naturel de Jean-Jacques el de Diderot, l'homme asbtrait de nos déclarations des droits, et, s'il a jamais existé, ce n'est que dans l'ima- gination de nos philosophes du xviii' siècle. Oui en- core; les diverses races d'hommes qui se sont partagé le monde ne diiïcrent pas plus entre elles par les linéa- ments du visage ou la couleur de la peau que par leurs aptitudes originelles d'esprit; et, si les peuples sont quelque chose de plus qu'une expression géogra- phique, l'histoire s'est chargée de mettre, entre deux naticrs jadis issues d'une même origine, la diversité que n'avait point instituée la nature. Un philosophe dirait que c'est en s'opposant que les nations se po- sent; qu'elles ne prennent conscience de ce qui les corstitue qu'en la prenant en même temps eu d'abord de ce qui les différencie ; et que ce Français, cet An- glais, cet Allemand ne se connaissent eux-mêmes qu'autant qu'ils savent chacun se distinguer l'un de l'autre. Et oui enfin ; s'il est un homme, un Français du xviip siècle est un Français d'abord, et ensuite un Français du xvm* siècle, en qui le passé de sa race
UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 1C9 a comme imprimé des traces si particulières, qu'entre un Anglais et lui, quoique l'Anglais aussi soit un homme, à peine peut-on dire, selon le mot fameux, qu'il y ait plus de ressemblance qu'entre le Chien, constellation céleste, et le chien, animal aboyant. Tout cela est vrai, on l'a dit, on le redira, on fera bien de le redire, parce que cela est utile à dire, étant bon à savoir, mais, cependant, et quand on l'a dit, que pense-t-on avoir prouvé?
Si ces différences, d'abord, sont si profondes, com- ment et pourquoi donc M. Taine, quand il essaie de préciser le reproche, n'en veut-il de rien tant à nos assemblées révolutionnaires que de n'avoir pas cons- tamment imité les exemples politiques de l'Angleterre ou de l'Amérique? Il ne va pas jusqu'à dire, il est vrai, que les hommes de 1789 eussent dû confier aux mains d'Edmund Burke ou de William Pilt l'avenir de la Révolution française, mais il insinue de toutes les manières que, si quelques conseils les eussent pu guider dans la vraie voie, c'était ceux de Jefferson et de Gouverneur Morris, ou d'André Dumont et de Mallet du Pan. Mais il faudrait pourtant s'entendre, et l'alternative est inévitable. Ou les exemples de l'An- gleterre n'étaient pas bons, étaient même dangereux et funestes à suivre pour des Français du xviii* siècle,, et M. Taine doit louer la Constituante de ne les avoir pas suivis; ou ils étaient bons, et en ce cas, M. Taine convient lui-même que les constitutions politiques n'ont rien d'aussi particulier qu'il voulait bien le dire,
m. — tO
170 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
d'aussi spécial et d'aussi iialional aux peuples qu'elles rcLMSScnt.
C'est ce que j'ose croire. Quoi qu'en dise M. Taiiio, et quoi qu'en ail dit Joseph de Maislre, on ne peut léi,'iférer, on n'a jamais légiféré que pour cet liomme abstrait dont ils se raillent. La raison n'en est-elle pas claire? Il n'y aurait pas de corps de iialions dans l'histoire, si jamais les liommcs avaient autrement conçu la nature des gouvernements, et le jour où triompherait cet excès d'individualisme, il n'exis- terait plus dans le monde que des poussières de peuples. M. Taine reprochait tout à l'heure à nos Assemblées de n'être pas tombées dans l'erreur qu'il commet perpétuellement lui-même. On peut dire •qu'il tombe maintenant dans l'erreur qu'il a tant reprochée au philosophe leur inspirateur. A une grande nation de vingt-cinq millions d'hommes, le rêveur de Genève proposait d'appliquer les lois et les usages de sa petite république, et son contradicteur nous propose de légiférer pour trente-six millions d'àmes comme à peine le pourrait-on faire pour la république du Val d'Andorre ou la principauté de Monaco.
Car enfin, où commencera, selon M. ïaine, où finira cet homme « concret », ce Français, cet Allemand, cet Anglais que le législateur doit avoir uniquement en vue? Chacun de nous vivra-l-il sous son statut per- sonnel? et ne pourra-t-il être oblige par aucune autre loi que celle que l'on aura faite à son usage particu-
UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 171
lier? La France est grande, l'Allemagne aussi. Si des lois qui conviendraient, par exemple, aux Italiens, n& conviennent pas aux Provençaux, ou si encore celles qui seraient bonnes pour les Bas-Bretons ne le sont pas pour les Anglais, les lois que l'on fera pour les Bas-Bretons conviendront-elles aux Provençaux? Qui des deux en effet diffère le plus de l'autre? L'habitant de Marseille d'avec celui de Gènes? Le nalif de Saiiit- Miilo d'avec celui de Southampton? Ou le Marseillais et le Malouin entre eux? Quelques philosophes du xviii^ siècle, et les Constituants leurs disciples, ont peut-ê!re abusé de ce qu'il y a de ressemblances enlre les hommes, sous quelque latitude et à quelque moment de l'histoire qu'ils soient nés; mais, à notre lour, n'exagérons pas ce qu'il peut y avoir de diffé- rences entre des hommes qui, malgré tout, comme Anglais et Français, sont de la même race, ont vécu de la même civilisation, et ne se distinguent pas tant de peuple à peuple que de province à province, ou de comté à comté. Pour différents qu'ils soient, la dilïé- rencc ne les empêche pas d'être capables des mêmes lois ou des mêmes institutions.
On peut bien ajouter que le point par lequel ils se ressemblent le plus, c'est encore leur façon de concevoir la vie, les raisons de vivre, les moyens de s'en assurer l'usage et la possession, qui est précisé- ment ce que les lois sont chargées de fixer. A qui M. Tainefera-t-il croire que, si l'on proclamait aujour- d'imi Vhabeas corpus à Pékin ou à Constantinople,
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la plupart des Turcs ou des Chinois s'en plaignissent comme d'une fâcheuse alleitile à leurs tradilions nationales? Et je suis persuadé que sous toutes les latitudes, à l'heure même qu'il est, bien des peuples, — les Irlandais par exemple, — s'accommoderaient assez des Principes de 1789. En seraient-ils plus heureux? C'est une autre question. Mais cela suffit pour prouver qu'en légiférant pour leur homme a abs- trait y>, ni la Constituante, ni la Convention n'ont commis une si grossière erreur. Il y a de l'homme dans tous les hommes; et le reste, en se superposant à cette humanité, ne l'anéantit pas. Nous le croyons avec tous les hommes, nous le croyons avec les « phi- losophes», nous le croyons avec nos assemblées révo- lutionnaires, et nous le croyons enfin avec M. Taine hii-même, qui ne limite jamais aux seuls Français du XVIII* siècle, si du moins nous l'entendons bien, la portée des « lois psychologiques » dont il cherche la preuve dans l'histoire de la Révolution française.
C'est d'une autre manière que l'on s'est trompé, d'une manière beaucoup plus grave, que M. Taine a très clairement vue, dont il a suivi toutes les consé- quences, mais que je ne m'explique pas qu'il ait voulu lier à la conception de cet homme abstrait des phi- losophes, car elle n'en dépend ni de près ni ne loin, et pas plus en logique qu'en fait. L'erreur est d'avoir cru, selon la formule des encyclopédistes, et posé en principe, que cet homme universel était né naturelle- ment bon; par suite, selon les utopi.stes de la Con-
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slituanle, qu'il suffisait de le rendre ù sa condition primitive pour le rendre au bonheur en même temps qu'à la vertu; et par suite enfin, selon les jacobins sincères, — il y en a eu, — que tous les moyens étaient louables, quels qu'ils fussent, qui tendaient à ce bi t suprême. L'homme est bon, naturellement et fonci^'irement bon, et pour le restituer à son heureuse nature, il suffit d'écarter ou de briser, s'ils résistent, les obslacles qui jusqu'ici l'ont empêché de se déve- lopper. Courbé sous le joug séculaire des préjugés, de la superstition et de la tyrannie, « déformé par un régime immémorial de con'rainte et de fraude », corrompu par l'infâme artifice des magistrats, des prêtres et des rois, délivrons-le donc de leurs mains criminelles, et nous Talions voir aussitôt se retrouver lui-même, prendre «. les mœurs douces, énergiques, sensibles » qui sont naturellement les siennes, et retourner enfin à l'âge d'or des poètes en retournant à ses origines. Tel est bien le sens de la philosophie de Diderot et de Jean-Jacques, du Supplément au voyage de Bougainiille et du Discours sur les ori- gines de l'inégalité; tel est le sens de ces pompeuses déclarations des droits qui forment, comme l'on sait, le préambule obligatoire de toutes nos constitutions ré- volutionnaires; tel est aussi celui de ces déclamations con:re îe vice et la perversité dont la tribune de la Convention a et si souvent retenti.
Ce principe lui seul nous rend compte à la fois de h grandeur des espérances, de la philanthropie des
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paroles, et de ralrocilé des actes. Il nous explique aussi la nature des résultats. Si nous ne partageons pas, en clîet, toutes les doctrines de M. Taine, et si nous ne croyons pas avec lui que l'objet unique du gouvernement soit de maintenir l'ordre par la force dans un troupeau de « gorilles lubriques et frrocos », nous accordons cepentiant qu'il est de l'essence de la loi d'être restrictive, et qu'ainsi la loi n'est plus lui quand elle cherche son point de départ dans l'insou- tenable idée de la bonté native de l'homme. Or, et à l'exception, bien entendu, de celles qui sont dirigées contre les adversaires ou contradicteurs effectifs et agissants de la Révolution, c'est là le caractère do (ouïes les lois de la Révolution : elles supposent que l'homme est né bon etl'invilent à la vertu par le déve- loppement de ses pires appétits. Mais en quoi celte idée résulte-t-elle de la conception philosophique d'un homme universel? Si nous retranchons, comme dit M. Taine, toutes les différences qui séparent un Papou d'un Français, quelle nécessité logique nous oblige de ne retrancher que les vices? L'universalité du crime est-elle moins évidente que celle de la vertu? Qui a dit qu'un Anglais moderne et qu'un Breton contemporain de César ne se ressembleraient uniquement que dans la bonté? Et quelles raisons enfin nous interdisent de concevoir cet homme uni- versel aussi naturellement et foncièrement mauvais qu'il a plu à quelques-uns de se le forger bon, ver- tueux et raisonnable?
UN HISTORIEN DK LA REVOLUTION. 17&
N'est-ce pas ainsi, d'ailleurs, en France même, et quoi que M. Taine en dise, que l'ont conçu nos phi- losonhes et nos politiques du xvii' siècle? En ce temps là, quel est celui qui croit à la bonté native de l'homme? Est-ce La Rochefoucauld, dont les Maximes font entrer le vice même dans la composition de tout ce que les hommes ont appelé du nom de vertu? Est-ce Pascal, dont les Pensées n'assignent d'origine à la justice môme que la coutume établie et consacrée par la force? Est-ce Cossuet, qui, dans son Traité de la concupiscence, a si nettement dit qu'aussitôt que la raison commençait à poindre, tous les vices en même temps se déclaraient, et que quand son exercice commence à devenir plus parfait, c'est alors que commencent aussi les plus grands dérèglements de la sensualité? Mais si ce n'est ni Bossuet, ni Pascal, ni La Rochefoucauld, si ce n'est pas davantage l'auteur du Léviatlian ou celui du Traité théologico-poli- tique, si ce n'est aucun de ceux enfin qui, dans l'Europe du XVII' siècle, ont exercé tour à tour ou simultané- ment le gouvernement des esprits, — pas plus Hobbes le matérialiste que Pascal le mystique, et pas plus le juif Spinoza que le catholique Bossuet, — comment M. Taine peut-il bien imputer à leur philosophie, sous le nom de « raison oratoire et classique », une part de responsabilité dans la formation des doctrines qui, comme celle de Diderot et de Jean-Jacques, en son la contradiction même? Comment? Je le sais bien; parce qu'il a fait une fois son siège, voilà plus de
176 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
vingt ans, et que, ni dans son Ancien régime ni dans sa Révolution, il n'a voulu le refaire. Ce serait donc à nous d'y procéder; mais, comme nous l'avons dit, nous voulons nous en tenir à sa seule RcvohUion; et, des deux erreurs de doctrine qu'il reproche à nos assemblées révolulionnaires, il nous suffit d'avoir montré que la première n'en est pas une, et que la seconde, ni en bonne logique, ni surtout dans la réa- lité de l'histoire, ne dépend de la première.
Sous celle double restriction, nous ne saurions trop louer mainlenant, entre plusieurs autres, les deux chapitres de ce troisième volume où M. Taine a ro- conslilué le programme jacobin. Ce qu'il y a surtout admirablement fait voir, c'est ce que ce programme avait de plus rétrograde encore que d'abslrait ou d'im- praticable. Sans doute, on avait bien des fois avant lui remarqué celte espèce d'obsession de l'antique, ces ressouvenirs et ces imitations de Rome et de la Grèce, qui d'ailleurs s'étalent assez publiquement dans les discours, les actes, les institutions de la Révolulion. Mais, où l'on n'avait vu que de pédan- tesques réminiscences, l'ornement, pour ainsi dire, et le décor classique de la Révolution, M. Taine a montré qu'il y avait bien autre chose, et, au fond, l'in- tenlion plus ou moins délibérée, mais formelle, de ra- mener la France aux institutions politiques de Rome et de Lacédémone. Les jacobins ont réussi pour avoir incarné l'esprit de la Révolution, et la Révolution a échoué pour avoir voulu imposer à une société mo-
UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 177
darne les formes étroites qui ne pouvaient convenir qu'aux petites communautés antiques : il convient d'insister ici sur cette idée, qui est originale, qui est juste, qui est féconde.
Dans un livre curieux, qu'il faut lire en même temps que celui de M. Taine, un économiste distingué, M. G. de Molinari, traitant un peu le même sujet, ne craignait pas, tout récemment, de s'expliquer en ces termes : « En supposant que la Révolution française eût fait le tour du monde, le résultat eût été une ré- trogression universelle, et peut-être, malgré les pro- grès de l'industrie, une immobilisation à la chinoise, sinon un retour à la barbarie. » C'était assurément beaucoup dire, et, en admettant que l'expression de l'écrivain ne dépassât point sa pensée, nous avons quelque peine à l'en croire. Il est sans doute plus près de la vérité quand il avance, d'une part, que « la Révolution a diminué la somme des libertés dont jouissaient les Français en même temps qu'elle a doublé le poids du gouvernement de la France » ; et, d'autre part, quand il en voit la cause dans ce fait que le jacobinisme « s'est proposé d'adapter à une nation moderne, au début de l'évolution de la grande industrie, les institutions des petites communautés du premier âge de l'humanité ». C'est ici l'influence trop oubliée du Discours sur l'origine de l'inégalité sur les principes de la Révolution française. M. Taine est remonté moins haut, et s'est contenté de nous montrer en action les conséquences du Contrat social^
178 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
dont les deux principes sont : la confusion du bien public avec l'aliônalion (olale du citoyen à la commu- nauté, et celte autre confusion, moins grave en appa- rence, mais non pas moins dangereuse et détestable au fond, du devoir civique avec la vertu même, c'est à-dire de la politique avec la morale.
Lisez maintenant les discours do Robespierre et- de Saint-Just sur le Gouvernement révolutionnaire^ ou sur le Rapport des idées morales et religieuses avec les principes républicains. Celte absorption on, mieux encore, cet anéantissement de l'individu dans l'Etat, et celte unification de tous ;\ l'image d'un Ijpe défini, voilà bien, eux aussi, lenr idéal social, et voilà bien, par la menace, parla spoliation, pnr la guillo- tine, ce qu'ils travaillent à réaliser. «:( Nous ferons plutôt un cimetière de la France, disent-ils, que de ne pas la régénérera notre manière » ; et nous pou- vons les croire sincères, et à peine en vérité se sen- tent-ils odieux ou criminels. En effet, à leurs yeux, sans parler du reste, l'individu n'a droit à l'existei ce même qu'en vertu d'une tolérance consentie par la communauté tout enlière, et c'est l'État seul qui doni.e au citoyen la permission de vivre, permission précnire et toujours révocable, ;iu nom de l'intérêt et du salut publics. Ainsi l'enlendait-on à Rome, ainsi l'enlendait- onà Sparte. « Non seulement en Grèce et à Rome, dit à ce propos M. Taine, mais en Egypte, en Chine, dans rinde, en Perse, en Judée, au Mexique, au Pérou, dans toutes les civilisations de première pousse, le
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UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 179
principe des sociétés humaines est celai des sociétés animales; l'individu appartient à sa communauté, comme l'abeille à sa ruche, comme la fourmi à sa fourmilière; il n'est qu'un organe dans l'organisme... Sous diverses formes, et avec des applications diverses, c'est le socialisme autoritaire qui prévaut. » Et c'est comme si l'on disait qu'enivrés de leur dogme, les jacobins, par un prodigieux effort d'abslraclion, sup- primaient du passé de l'humanité vingt-cinq ou trente siècles d'histoire, et, remontant le cours des âges, prétendaient rétablir dans le inonde une conception de l'Etat que l'Etat lui-même, dans son propre intérêt et dans celui de la civilisation générale, avait compris depuis si longtemps qu'il fallait abandonner !
Comme toutefois ce que celte conception a de rétro- grade en soi ne saurait uniquement résulter de ce que les jacobins la renouvelaient des Romains et des Grecs, c'est-à-dire comme le progrès n'est pas si con- tinu dans l'histoire de l'humanité qu'il ne puisse yavoir avantage, parfois, à remettre en honneur de vieilles institutions, M. Taine a cru devoir établir son jugement par raison démonstrative. C'est ce qu'il a fait dans un remarquable chapitre de philosophie politique, dont nous oserons dire que peut-être est-il le plus vigou- reusement pensé de sa Révolution. Entre autres qua- lités, ce n'en est pas la moindre, ni surtout la moins originale que de ne s'appuyer à aucun principe, reli- gieux, métaphysique ou moral, qui dépasse la sphère de la pure expérience historique. Rien ici qui se pré-
ISO HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
sente ou qu'on prétende nous faire accepter comme con- séquence d'une foi religieuse ou d'une doctrine phi- losophique; aucun postulat qu'il nous faille accorder; aucun a priori dont on nous demande enfin de faire crédita riiislorien ; mais l'histoire, l'histoire seule, rien que l'histoire, et, en face d'elle, l'homme mo- derne, vous ou moi, tel que chacun de nous n'a quà s'interroger lui-même pour le retrouver et le recon- naître.
Depuis que les Etats modernes se sont élevés sur ies ruines et les débris des cités antiques, deux mots nou- veaux, et deux idées nouvelles, dont il est douteux que le Romain ou le Grec aient eu le vague pressenliment, se sont introduits dans le monde : ce sont les mots et les idées de conscience et d'honneur. « La première de ces idées est d'origine chrétienne ; la seconde, d'o- rigine féodale, et les deux, ajoutées hout à bout, mesu- rent la distance énorme qui sépare une âme antique d'une âme moderne. » Rien ne peut nous priver des droits que la conscience nous confère, comme rien ne peut nous décharger des devoirs que l'honneur nous im- pose, et, dans ces droits d'abord, dans ces devoirs en- suite, la toute-puissance théorique de l'État rencontre des barrières qu'elle ne peut franchir sans manquer à sa mission, qui est précisément de nous assurer à chacun la liberté de faire valoir nos droits et la facilité d'ac- complir nos devoirs. L'empire de la loi finit où celui de la conscience commence, — le mot est de Napoléon, qui ne l'a pas toujours mis en pratique, — et l'hon-
UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 181
neur nous fait un devoir de ne pas permettre qu'on entreprenne sur notre conscience.
Je voudrais pouvoir ici reproduire, sans en retran- cher un seul mot, les belles et fortes pages où M. Taine a marqué les origines et mesuré la portée de ces deux idées maîtresses de la morale moderne. Quelque opi- nion particulière, hérétique ou orthodoxe, que l'on puisse professer sur le christianisme, quoi que l'on pense intérieurement de son dogme et du gouverne- ment de l'Eglise, quel que soit enfui le sort ou le rôle que l'on croie que lui réserve l'avenir, dix-huit siècles de christianisme ont implanté profondément dans l'homme cette idée, qu'il n'y a pas de droit contre le droit que nous avons de conformer nos actes aux com- mandements de notre conscience. Et pareillement, quelque théorie que l'on enseigne sur le régime féodal, son établissement par la violence et son maintien par la force, quelque contentement, d'ailleurs, que nous puissions ressentir à nous voir délivrés de son poids, ou si résolus enfin que nous soyons à tout subir plutôt que de le voir renaître, il n'est pas moins certain qu'il a ancré dans le cœur de l'homme cette autre idée, que nous nous devons à nous-même quelque chose qu'aucun pouvoir au monde ne peut nous empêcher de nous rendre.
Honneur et conscience, maintenant, sont-ce là, pour parlerle langage du positivisme, deux « acquisitions » dont le monde moderne ait le droit de se féliciter ? En supposant que peut-être un sentiment excessif de
jii. — Il
182 IIISTOIUE ET LITTÉRATURE.
l'honneur, ou une idée exagérée des droits de îa con- science puissent engendrer des effels fâcheux, que sont- ils il côté de ce que la conscience et l'honneur nous inspirent de généreux et de noble? Mais, s'il en est ainsi, tout système politique n'est-il pas rétrograde, qui se proposera, je ne dis pas d'abolir en nous le sentiment de l'honneur et d'y étouffer la voix de la conscience, mais d'en inquiéter ou d'en effaroucher sculementlcs- ombrageuses délicatesses et les légitimes susceptibi- lités? Porter atteinte aux droits de la conscience, ou exiger de l'homme moderne quelque chose qui soit contre l'honneur, n'est-ce pas l'obliger à retourner en arrière? Et, dans l'un comme dans l'autre cas,^ n'est-ce pas s'attaquer à ce qu'il y a de plus difficile à réaliser et à consolider dans l'histoire : le progrès moral de l'humanité?
Déjà, dans la fureur de leur propagande antireli- gieuse, les philosophes n'avaient pas senti qu'en allant attaquer le christianisme jusque dans son principe, ils s'attaquaient à la conscience même, et compromet- taient avec elle tout ce qu'elle avait introduit de res- pectable dans le monde. Et les jacobins, dans l'ardeur de leurs haines féodales, extirpant du corps social, si je puis ainsi dire, l'organe même avec l'abcès, n'ont pas compris qu'ils risquaient de détruire cet antique sentiment de l'honneur. — A moins peut-être, dira- t-on, qu'ils ne l'aient si bien compris que ce serait là leur véritable crime? — Mais ils n'étaient pas assez, intelligents.
Entre beaucoup d'autres points, nous avons essayé d'indiquer dans la Révolution de M. Taine les deux ou trois plus importants, ceux autour desquels il sera facile d'ordonner tous les autres, ceux qui marquent surtout, dans ces trois gros volumes, la suite, la liaison, renchaînement logique des idées, et ceux enfin qui déterminent la conception totale que M. Taiae se fait de la Révolution. Entre les deux, premiers, la liaison est continue, parfaite, impossible à briser : la Révolution, étant sociale et presque agraire dans sou fond et dans son origine, devait nécessairement aboutir à s'incarner dans les jacobins. Mais peut-être était-il moins nécessaire que le pro- gramme jacobin fût ce qu'il est dans l'histoire : impra- ticable, rétrograde et surtout tyrannique;el la liaison de ces deux points n'est pas aussi parfaite que celle des premiers. Sans nous engager dans cette discussion,
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181 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
dont aussi bien l'intérêt n'apparaîtra que plus tard, quand iM. Taine aura terminé son œuvre, et prenant telle quelle sa coiiceplion ''e la Révolution, il ne nous reste plus qu'à dire ce qu'il y manque.
Passons outre à quelques lacunes, ou, du moins, en les signalant, n'en exagérons pas l'importance. Par exemple, on reproche à M. Taine, sinon d'avoir préci- sément brouillé les dates dans son livre, du moins de ne pas s'être assez étroitement astreint à toute la rigueur de la chronologie. Et il est certain que qui voudra connaître le jugement de M. Taine sur une journée fameuse ou une scène capitale de la Révolu- <ion, sera forcé de faire, à travers ces trois volumes, une recherche dont l'effort ne sera pas toujours suivi de succès. On lui reproche encore d'avoir plus qu'a- bondamment développé certaines parties de son sujet, tandis que, au contraire, il en écourtait, pour ne pas dire qu'il en étranglait trop arbitrairement quelques •autres. C'est ainsi, pour fixer le reproche, qu'en regard de ce que les assemblées révolutionnaires ont sans doute •commis d'erreurs, de fautes politiques, et de crimes, M. Taine a négligé de rappeler ce que, d'autre part, ■elles ont réalisé de réformes utiles, rendu de grands services, ou accompli d'œuvres qui durent encore. Si. Taine est-il bien sûr, pour ne parler que d'elle, d'avoir porté sur la Constituante un jugement équi- table? Et si, comme il en convient lui-même quelque fSLTl, elle n'a pas laissé de « semer de bons germes », l'impartialité n'exigeait-elle pas qu'il en fit peut-être
UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 185
une plus exacte, plus ample, et plus reconnaissante énumération?
Comme on avait trouvé que, dans son premier volume, l'historien passait trop rapidement sur la Constituante, on s'est communément accordé pour penser que, dans le troisième, il avait trop lestement expédié le gouvernement du Directoire. Mais peut- être ici se Irompe-t-oii. Bien qu'en effet, le Directoire n'ait pas rempli moins de cinq années de l'histoire de la Révolution, il s'en faut de beaucoup que son im- portance réelle se proportionne à sa durée. C'est de 1789 à 1795, de la convocation des états généraux à la séparation de la Convention, que la Révolution s'est faite, enlièrement faite; et de 1795 à 1800, c'est- à-dire de la séparation de la Convention à l'avènement du Consulat, rien au dedans ne s'est produit qui veuille être examiné de si près. La conspiration de Gracchus Babeuf elle-même, ou le coup d'état du 18 Fructidor, n'eussent offert à M. Taine l'occasion de rien dire qu'il n'eût dit à l'occasion de coups d'état plus fameux ou de conspiration plus vastes et plus heureuses.
Le Directoire, dans l'histoire intérieure de la Révo- lution française, n'a joué d'autre rôle, si je puis ainsi dire, que celui de trait d'union entre la Convention expirante et le Consulat naissant, son légitime héri- tier. Tout au plus donc doit-on se souvenir qu'in- signifiant au point de vue de l'histoire intérieure de la Révolution, le Directoire n'a pas moins son im-
IS6 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
portancc dnns l'histoire générale. Le traité de Rftlc, effectivement, et le traifé de Campo-Formio sont dos dates, on, comme on disait jadis, des époques dans l'histoire de l'Europe, et quelque jour iî se pour- rait que l'expédition d'Egypte en dût marquer une dans l'histoire du monde. J'espère hîen que, dans le dernier volume de ses Origines, M. Tainc s'ex- pliquera sur l'exi^difion d'Egypte comme sur la campagne d'Italie, — quand ce ne serait que pour y chercher quelques traits de la psychologie de l'homme extraordinaire dont elles sont les coups d'essai dans l'histoire, — mais, en attendant, il ne nous a point assez parlé des guerres de la Révolution. Précisons seulement la nature et la vraie portée de l'omission, sur lesquelles il semble que l'on se soit généralement mépris.
Si nous nous bornions, en effet, à constater que M. Taine a peu parlé des guerres de la Révolution, il pourrait nous répondre qu'il le sait bien, qu'il l'a fait avec intention, et que, laissant à d'autres l'histoire de la guerre, comme il leur a laissé l'histoire des finan- ces, il n'a prétendu pour sa part écrire uniquement que l'histoire des pouvoirs publics. Et pourquoi n'ajoute- rait-il pas que l'une des légendes qu'il essaye de com- battre étant celle qui veut que le terrorisme ait sauvé la France, il lui suffisait de montrer que, bien loin d'avoir apporté ce que l'on croit de force aux armées de la frontière, les représentants en mission n'y ont généralement agi que comme un ferment de désordre
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UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 187
et d'indiscipline? Or, c'est ce fiu'il a fait dans un cha- pitre particulier de son quatrième volume.
Le dirai-je en passant? La démonstration serait moins éloquente que j'aimerais tout de même y croire. Car ei^Tm, cette légende soi-disant héroïque n'a-t-elle pas quelque chose de trop humiliant pour l'honneur national? Faudra-t-il que nos pères à tous n'aient eu de courage et de patriotisme que sous la menace de la guillotine? Ou, si l'on aime mieux cette autre manière de dire la même chose, faudra-t-il que la hravoure dont ils donnèrent tant de preuves n'ait été en eux qu'un effet de la peur? et leur jetterons-nous longtemps encore cette injure, pour l'unique satisfaction de divi- niser les Saint-Just ou les Jean-Ron Saint-Andréf Plût aux dieux seulement et à la fortune de la France qu'en ce temps-là, comme du nôtre, des hommes dans toute la force de la jeunesse ou dans toute la vigueur de l'âge eussent pris le fusil' sur l'épaule au lieu de jouer dans la salle du Manège ou dans nos grandes villes de province leur tragi-comédie sanglante! Mais ils se réservaient d'ordinaire à de plus paisibles et de plus nobles emplois : ceux d'administrateurs des droits réunis, par exemple, ou de sous-préfet de l'empire, et, le cas échéant, d'espion de police, comme Barère !
En revanche, ce que l'on peut justement reprocher A M. Taine, c'est de n'avoir pas tenu compte. — lui qui par cette seule influence du c milieu » nous a jadis expliqué tant de choses, — du « milieu » moral
188 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
que la guerre étrangère a constitué aux hommes de la Uévolution. Le Manifeste de Brunswick ne justifie certes pas le 10 Août, mais peut-être, et en partie au moins l'excuse-t-il ; de même qu'assurément la prise de Longwy ne légitime pas les massacres de septembre, mais enfin peut servir à les expliquer. Pareillement, nous accordons à M. Taine que la terreur fut la cause ou l'une des causes de l'émigration; mais peut-il ma- connaître à son tour que l'émigration soit la cause ou l'une des causes aussi de ce que j'appellerai la systé- matisation légale de la Terreur? On dirait vraiment, le lire, que l'Europe est demeurée spectatrice impasà sible ou indiiïérenle du drame révolutionnaire, et que es hommes de la Révolution, uniquement occupés de- leur idéal politique, en ont mené l'expérience à loisir Cependant, quelque opinion que l'on se fasse de l'at* titude des puissances en présence de la révolution Irançaise, et quand bien même on croirait, avec cer tains historiens, que l'Europe, jusqu'aux environs de 1795, distraite par d'autres soins, n'a donné qu'unes attention médiocre aux affaires de France, il n'en- serait pas moins vrai que, dès le début de la guerre, c'est-à-dire dès les premiers mois de 1792, la Révolu- tion s'est sentie menacée dans son principe et la France dans son existence même.
Là-dessus, ce grand homme de province, le Gene- vois Mallet du Pan, — que nous dispenserions si volontiers de s'être mêlé de nos affaires, — et bien d'autres à sa suite, ont bien pu se moquer plus ou
UN HISTORIEN DE LA KÉVOLUTION. 189
moins agréablement des déclamations contre Pilt et Cobourg dont retentissait la tribune de la Convention. Mais, en vérité, M. Taine lui-même estime-t-il que Pitt et Cobourg fussent des partisans si déclaré?, ou des amis si chauds de la France et de la Révolution? Leur main, celle de leurs agents, était-elle *donc ab ente, et innocente, des intrigues dont nos orateurs 'es accusaient si véhémentement? Et les jacobins enfin clairnt-ils si ridicules quand ils voyaient une a con- ■ p";alion » dans cette coalition de l'Europe entière contre eux et contre nous? La nature même de leurs déclamations eût dû avertir ici leur historien. Disons- le comme nous le pensons, c'est-à-dire tout naïve- ment; tout jacobins qu'ils étaient, ils ne voyaient pas si mal quand ils accusaient la coalition de la dépré- ciation même de leurs assignats, puisque enfin .'■es minisires en faisaient fabriquer de faux. Et, s'ils se trompaient quand ils donnaient à leurs accusations la forme et le corps étrange qu'ils leur donnaient, ils ne se trompaient sans doute pas quand ils voyaient un rapport étroit entre leurs maux intérieurs et les né- cessités de la guerre étrangère.
Ajoutons maintenant que lorsqu'on lutte pour l'exis- tence, et quand il s'agit littéralement d'être ou de ne pas être, la lutte ne saurait avoir les mêmes caractères que lorsqu'elle s'engage pour l'acquisition d'une pro- vince ou quand elle se poursuit au nom de l'hégémonie politique. Lorsqu'un peuple, — par sa faute, celle de ses gouvernants ou le hasard des circonstances, iln'im-
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193 HISTOIRE ET LITT liP. AT UU E.
porto,— se voit une fois comme isolé du reste du monde, et, par toutes ses frontières, refoulé sur lui-même, i\ n'est pas étonnant, il est môme assez humain qu'il sb porte aux dernières extrémités de la colère ou qu'il retourne sa rage et son désespoir contre soi. Et, pour en revenir aux formules de M. Tainc, quand la pres- sion du « milieu extérieur » est énorme, comment se pourrait-il qu'elle n'agît pas sur le a milieu intérieur », avec une force énorme ?
Encore si, dans l'analyse qu'il a faite de ce « mi- lieu intérieur », M. Taine n'avait oublié que ce seul clément! Mais je crains qu'il n'en ait, oublié bien d'autres encore, et dont l'importance me paraît con- sidérable. On a dit quelquefois de l'auteur des Ori- gines de la France contemporaine, — et on l'avait déjà dit de l'auteur de Vllistoire d'i la littérature anglaise, — qu'il semblait être né parmi nous pour y renouveler les doctrines de Hobbes sur la férocité naturelle de l'homme; et, en effet, dans sa théorie du gendarme, telle qu'il l'a si souvent exposée, comme dans l'ensemble au surplus de ses croyances poli- tiques, il y a certainement quelque chose de cela. Mais il y a cependant quelque chose d'autre et de plus. Tandis que Ilobbes ne croit qu'à la férocité naturelle de l'homme et qu'il redoute surtout l'usage que notre in- telligence nous permet d'en faire pour nuire, cette férocité n'est en nous, selon M. Taine, que le signe et la survivance de notre animalité primitive. Nous sommes naturellement des brutes, et nous aurons
L'.N UISTORIE.N DE LA KKYOLUTION. 191
Leau faire, nous serons toujours des brutes. Ce n'est pas tout. Car, si nous n'étions que des brutes, les choses pourraient s'arraiiiçer, comme on voit qu'elles s'arrangent dans les sociétés animales; mais nous sommes encore des fous. Bien loin que le bon sens, le sens commun, ainsi qu'on l'a cru longtemps, soit la chose du monde la plus répandue parmi les hommes, c'en est la plus rare au contraire, et il y a presque plus d'hommes de génie, — qui sont des monstres en leur genre, — qu'il n'y a d'esprits droits et sensés. Le motif d'ailleurs en est facile à dire, et l'on se tromperait fort de ne voir là qu'une boutade. C'est que l'exercice <le notre raison dépend uniquement du bon ou du mauvais état de notre machine, laquelle est formée de tant de pièces, toutes si délicates, et soutenant entre elles des rapports si compliqués, que c'est miracle quandparfoiselle fonctionne comme laphysiologienous enseigne qu'elle devrait faire. Non seulement donc nous sommes des fous, mais nous ne délirons pas tous ni constamment de la même folie, et, pour en changer le coursoulanature,il suffit ordinairement d'une digestion laborieuse ou d'un rhume de cerveau. Dans ces condi- tions, si c'est une étrange illusion à l'homme que de se croire libre, quelle illusion bien plus étrange encore que de se croire raisonnable! Et comment veut-on que M. Taine, qui est un philosophe, ne professe pas le plus amer mépris pour cette « raison » qui fut effec- tivement la déesse, ou plutôt l'idole de la Révolution, comme elle l'avait été du xviii^ siècle?
{9i HISTOIRE ET LITTÉP, A 1 UllE.
Nous n'avons pas à discuter ici la question philoso- phique, d'abord parce qu'il y faudrait trop de place, el puis, parce que la solution, dans l'espèce, nous en Oit parlaitement indiirérente. Il en esl à ce propos de la raison comme de la liberté. Soyons raisonnables, ne le soyons pas, il n'importe, si nous croyons l'être; mais du moment que nous croyons l'être, la raison a sa part, et sa pari légitime dans le gouvernement des affaires de ce monde. La science enseigne aussi qce la couleur, le rouge ou le bleu, n'est pas dans les choses, mais dans notre œil; et nous n'y faisons pas difficulté. Si cependant, au lieu d'être dans notre œil, la couleur était effectivement tlans les choses, en quoi l'art de peindre en serait-il changé? Tout ié même, sommes-nous libres? c'est une question ; et, sommes-nous raisonnables? c'en est une autre. Mais toute société parmi les hommes n'en continue pas moins de reposer sur le postulat de la raison el de la liberté comme son unique fondement.
Il n'est pas de loi qui n'implique, dansl'entière éten- due que donne au mot le langage courant, la liberté de l'agent dont elle règle les actes, et pas de discipline qui ne réclame l'assentiment de celui qu'elle prétend gouverner. Quel est le contrat dont la liberté ne soit présupposée l'essence, à ce point que, dans toutes les législations, le manque des conditions extérieures de la liberté chez l'une des parties suffit à vicier le contrat ? Mais quelle est la pénalité qui ne se fonde sur la reconnaissance ou l'aveu de la faute par la raL-
TIN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 193 son de celui qu'elle frappe, à tel point qu'où manquent les apparences de la raison, la faute est censée man- quer? Illusion ou vérité, chiinère ou réalité, quoi qu'en puissent penser les métaphysiciens, la raison est donc un élément du gouvernement des choses humaines, et il faut la compter comme telle. C'est justement ce que M. Taine ne saurait pardonner à nos révolutionnaires. Ils ont cru que la raison devait avoir part au gouvernement des peuples, et ils ont prétendu faire entrer, jusque dans les lois positives, le plus qu'ils pourraient d'idéal rationnel. Mais, pour les molifs que nous venons de dire, et indépendamment de toute philosophie, le droit incontestable qu'ils avaient de l'essayer et de le croire, voilà l'un des éléments que M. Taine a omis dans son analyse de l'esprit révolutionnaire.
Et qu'a-t il fait encore de cet « honneur » et de celte t( conscience y> que lui-même tout à l'heure, nous vantait si haut? Yeut-il nous persuader qu'hon- neur et conscience, dix ans durant, aient passé tout entiers du côté des ennemis de la Révolution? qu'ils se soient incarnés uniquement dans la per- sonne d'un M. de Rivarol, par exemple, ou d'un comte d'Entraigues? et qu'au contraire dans l'âme d'un Lafayette ou d'un Bailly, d'un Lanjuinais (U d'un Vergniaud même, j'oserai dire jusque dons celle enfin d'un Saint-Just ou d'un Robespierre, il n'en soit rien demeuré? Ces « droils de l'homme >>, que la Constituante voulut écrire au frontispice de
191 HISTOinE ET Ll TT EU ATUR E.
la constitution de la France, la proclamation n'en aurait-elle procédé que d'un esprit d'envie, de haine et de discorde? et aucun souci de la « conscience », aucun sentiment de « l'honneur », aucune iiohlesse ou générosité d'ànie enfin ne s'y seraienl-ils mêlés? Ou bien encore, dans celte propagande armée qu'elle allait bientôt entreprendre, la Révolution n'élail-elle animée que d'une fureur sectaire? et quelque réelle préoccupation de la dignité de l'homme ou quelque louable indignation des maux qu'engendre la servilité ne s'y alliaient-ils pas?
Que l'on se soit trompé, que l'on ait abusé des plus beaux noms qui soient parmi les hommes, qu'on les ait fait servir à des œuvres de sang, nous le croyons, nous l'avons dit, nous le redisons avec M. Taine, En sont-ils moins beaux cependant? en sont-ils moins vrais? ou ne sont- ils qu'un déguisement trompeur de ce qu'il y aurait de plus vil et de plus bas dans la nature humaine? tant de lèvres qui les ont criés, et jusque sur les échafauds, n'auraient-elles proféré que mensonge ou sottise? et de tant d'hommes qu' les ont crus, quand on a retranché les <.( coquins », ne reste-t-il vraiment que les « niais »? C'est l'opi- nion de M. Taine. Il est permis d'en avoir une autre. On ne prendrait pas ainsi la multitude par l'appât de la liberté si M. Taine avait raison. Et, quand on ad- mettrait qu'il eût raison au fond, il aurait encore tort dans la forme, pour n'avoir compté nulle part, dans son analyse, avec ce que ces mots exercent et exerce-
UN. HISTORIEN DE LA RÉVO LUTION. 195
Tont toujours sur les esprits des hommes de naturel, <ie victorieux, d'irrésistible prestige.
Parcelles plus subtiles, mais non pas moins réelles de l'esprit révolutionnaire, ce sont ces éléments que j'ai cherchés, sans les y trouver, dans l'ouvrage de M. Taine. Ai-je mal cherché peut-être? Mais à tout le
. moins y sont-ils si bien dissimulés que je n'ai su les y apercevoir, et, craignant que le lecteur ne les y aper- çoive pas davantage, c'est comme si je disais qu'il ne manque rien tant à cette philosophie de la Révolution qu'une analyse complète et vraiment impartiale des causes qui ont opéré la Révolution. L'historien en a
. mis quelques-unes en lumière, les plus profondes en un certain sens, et c'est ce qui fait la valeur de son livre; il en a trop laissé dans l'ombre, de trop consi- dérables, et il n'a pas prouvé qu'il eût le droit de les y laisser. Regrettable lacune, sans doute, plus
, regrettable encore s'il est question, comme ici, de dé- mêler et de signaler dans l'histoire de la Révolution quelques-unes des origines de la France contempo- raine. Mais faut-il enfin le dire? Cette analyse elle- même serait plus complète que cependant il y man- querait quelque chose encore; et M. Taine y aurait tout mis qu'il n'y aurait pas moins omis ce qui fait le caractère unique de la Révolution.
« Un cahier de remarques, — c'est lui-même qui l'a dit, jadis, et bien dit, — n'est pas une psycnolo- gie » ; et, dans toute combinaison, il y a quelque chose
i de moins et de plus à la fois que la somme des pro-
196 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
priélés des éléments qui la constituent, ou, en tout cas, quelque chose d'autre. Or c'est ce que M. Taine a surtout oublié dans cette plulosophie de la Révolu- tion, aussi bien dans les portraits qu'il nous a peints des hommes que dans les tableaux qu'il nous a tracés des événements, mais nulle part davantage que dans la conception totale qu'il s'est formée de l'événement. Dans les portraits fameux déjà qu'il nous a faits d s hommes de la Révolution, de Danton, par cxemplr, ou de Robespierre, il a tout mis et rien n'y manque, sauf un trait, mais le principal ou même celui qui nous importe seul, celui qui nous expliquerait pour- quoi, dans l'histoire de la Révolution, il ne s*est ren- contré qu'un seul Danton et qu'un seul Robespierre. De même, dans la mémorable description qu'il nous a donnée de la prise de la Bastille, — caricature de l'événement, comme d'autres récils en sont la trans- figuration, — il a tout dit et même ce qu'il était inu- tile d'en dire, à l'exception de ce qui fil alors pour les contemporains et qui fait dans l'histoire le sens et l'importance mystique de ce premier triomphe de la Révolution. Et de même, enfin, dans sa conception totale de la Révolution, il a vu bien des choses, nous l'avons dit et nous le redisons volontiers, que personne avant lui n'avait vues si clairement et si profondément, mais il n'a pas vu ce quêtant d'autres pourtant ont ti bien compris et si bien rendu, ce que je ne craindr;i pas d'appeler, d'après Michelet et Carlyle, Ou d'apr( s le sage Tocqueville, le caractère apocalyptique de la
UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 197
Révolution. Non seulement Révolution, a dit quelque part M. Taine, en jouant sur les mots, mais Dissolu- tion; et nous dirons à notre tour, en prenant la rr.ême liberté : non seulement Révolution mais vraiment Révélation.
On peut regretter assurément qu'elle ait affecté ce caractère, mais on ne peut pas dire qu'elle ne l'ait pas eu, comme on peut bien croire qu'elle eût été mieux avisée de s'en tenir à quelques réformes ur- gentes, mais on ne peut pas faire qu'elle s'y soit tenue. Dépassant, dès son origine, les calculs de ceux qui l'avaient préparée, les bornes du siècle où elle venait de naître, et les frontières du pays qu'elle allait si profondément remuer, la Révolution française a pro- cédé dans son cours à la façon des révolutions reli- gieuses, ou plutôt « elle est devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui, néanmoins, comme l'islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs ». C'est Tocqueville qui parle ainsi, que l'on ne soup- çonnera peut-être ni d'avoir manqué de perspicacité, ni d'avoir secrètement penché vers la démagogie. Et je ne saurais mieux faire,à mon tour, pour achever de montrer ce qui manque au livre de M. Taine, que do continuer et d'achever la comparaison. M. Taineatrailc l'histoire de la Révolution comme si, traitant celle de la Réforme, il n'eût voulu voir d'autres causes à celle autre révolution que la cupidité de quelques principi-
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cules allemands ou la brulalc impatience d'Henri VIIF, roi d'Anglelerie, à répudier Callierine d'Aragon. Mais c'esl à lui que je le demanderai : une telle histoire de la Réforme, penserait-il qu'elle fùliinparliale? qu'elle fût équitable? qu'elle fût philosopliique?
Nous avons librement discuté le livre de M. Taine, d'autant plus librement que nous professons une admi- ration plus vive pour le grand talent de l'écrivain, un respect plus profond pour la sincérité, j'ai dit pour l'ingénuité de riiistoricn et du philosophe. Que les idées neuves et hardies se pressent dans ces trois volumes, nous nous sommes efforcé de le montrer, mais peut-être n'avons nous pas assez dit combien les belles pages y abondent. Il y en a, sans doute, quel- ques-unes d'étranges; et, avec les gros mots, un éta- lage inutile d'érudition historique nous gale parfois les plus belles. Croit-on, d'ailleurs, nous avoir expli- qué Danton pour l'avoir comparé à Mandrin ou Car- louche? et, si je ne connais pas Saint-Just, me le fait-on mieux connaître en le comparant au calife Hakem? Où prend-on le calife Ilakem? et suis-je, en conscience, obligé d'avoir des renseignements si précis sur Mandrin? Je n'aime pas beaucoup non plus ces comparaisons ingénieuses, mais liasardeuses, que M. Taine emprunte à la mécanique, à la phy- siologie, à l'histoire naturelle, et qui me font toujours craindre, si par hasard elles étaient inexactes, pour les lois psychologiques, intellectuelles ou morales que
UN HISTORIEN DE LA RÉVOLUTION. 199
M. Taine croit avoir démontrées à leur aide. Mais ■quant à ces observations j'en pourrais ajouter cent autres, il ne serait pas moins vrai que, si M. Taine a quelquefois mieux composé, jamais du moins il n'a fait preuve de plus d'aisance dans la force ou de plus de justesse dans l'éclat de ces trois volumes. C'est ce qui les distingue dès à présent de nos autres histoires de la Révolution, sans même en excepter les plus jus- tement renommées; c'est ce qui les soutiendra dans l'avenir contre les histoires plus vraies, qu'il viendra bien un temps d'écrire; et c'est, en terminant, ce qu'il eût été bien injuste de ne pas dire plus clairement peut-être qu'entraîné par la discussion, nous n'avons pris le temps et la place de le dire.
lô septembre 1885*
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION^
Nous ne manquons pas en France, ni même à l'étranger, d'histoires générales ou particulières de la Révolution française, et quand nous en aurions encore davantage, on ne pourrait pas se plaindre, en vérité, qu'il y en eût trop, puisque effectivement, depuis un demi-siècle, il ne s'en publie pas une qui n'ajoute ou ne change quelque chose à ce que nous pen- sions en savoir. J'essayais naguère" de dire dans quel sens, dans quelle mesure et moyennant quelles cor- rections, resli'ictions ou additions, la plus remar- quable entre les plus récentes, celle de M. Taine, me paraissait devoir renouveler tôt ou tard l'histoire intérieure de la Révolution. C'en est aujourd'hui
1. L'Europe et la Révolution française. Les Mœurs politi- qms et les Traditions, par M. Albert Sorel. — 1 vol. iii-8°. P\on, 1885.
2. Voyez le chapitre précédent.
i>,)2 IllSTOIUE ET LlTTÉHATUnE.
riiisloire extérieure que je voudrais examiner, pour chercher ce qu'y modifie le premier volume du grand ouvrage de M. Sorel sur VEurope et la Révolution française.
Non pas, d'ailleurs, comme l'ont déclaré d'abord des amis trop zélés, qu'cnlre l'ouvrage de M. Sorel et celui de M. Taine, il soit permis de faire, pour la netteté, l'éclat et la puissance de l'exécution, aucune comparaison. Avec toutes les qualités que nous n'y saurions méconnaître, que nous y louons volontiers, le livre de M. Sorel n'est enfin qu'un très bon livre, et le livre de M. Taine, avec tout ce que nous y avons signalé de défauts, n'est pas moins ce qu'on apjielle un livre supérieur. Mais, sans les comparer, on peuî les associer. Et si, laissant de côté tout le reste, on ne veut regarder qu'à l'étendue des recherches, à la sû- reté de l'information et à la nouveauté des résultats, de même qu'il n'avait rien paru de si profond, depuis Tocqueville, que les trois derniers volumes des Ori- gines de la France contemporaine, de même il n'a rien paru de si neuf, depuis M. de Sybel, que ce pre- mier volume de l'Europe et la Révolution française. Entre plusieurs manières qu'il y aurait de le mon- trer, j'ai choisi celle qui m'a semblé le plus propre à terminer du même coup une controverse qui s'est élevée depuis quelques années sur l'origine, la na- ture, et les conséquences des guerres de la Révolu- tion.
Je dis bien : depuis quelques années; car les pre- miers historiens de la Révolution — Thiers ou Mignet par exemple, et encore moins Thibaudeau — n'eus- sent pas même soupçonné qu'il dût y avoir là quelque jour matière ou seulement prétexte à controverse. De même que, pour les historiens des siècles précédents, les guerres de religion, qui pendant tant d'années avaient ensanglanté l'Europe, étaient naturellement et fatalement sorties du choc des passions adverses qu'avaient soulevées la Réforme, les nôtres imputaient donc les guerres de la Révolution à cette « force ma- jeure }>, qui, de quelque nom qu'on la nomme, Provi- dence ou Fatalité, gouverne dans l'histoire et s'assu- jettit plus eu moins souverainement les volontés des hommes. Et' ce n'était pas une explication, sans doute, mais la conception, quoique vague, n'était pas pour cela moins juste. Peut-être n'y a-t-il de vraiment
eOi HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
grands événements dans l'histoire que ceux quiéchap- penl aux calculs de la prudence humaine, si ce n'est même iù précisément ce qui les distingue ^es moins grands, dont au contraire nous sommes les maîtres, dès que nous le voulons.
De récents historiens ont changé tout cela. Pour en lever à un seul parti le prestige légendaire dont l'en- tourait encore l'éclat tragique de sa chute, et spéculant en même temps, je le crains, sur cette horreur de la guerre qui caractérise les âges de décadence, ils ont pré- tendu mettre ces vingt-cinq ans de luttes meurtrières ù la charge des seuls Girondins, et ils ont essayé de montrer qn'il n'eût dépendu que d'un peu de sens politique ou de patriotisme de leur part d'en épargner le reproche à leur mémoire, les malheurs à la France et les ruines à l'Europe. Ni l'Europe, disent-ils, trop occupée de ses propres affaires, ni la France, tout entière à sa révolution, ni Louis XVI ne voulaient la guerre, « sachant trop bien que les hasards en retom- beraient en dangers mortels sur sa tête et sur celles (les siens » ; mais les Girondins seuls en avaient besoin pour l'exécution de leurs plans politiques, et ce sont bien eux qui l'ont seuls préparée, provoquée, déclarée. Ainsi ou à peu près s'exprime M. Taine dans sa Conquête jacobine, ne faisant en cela que redire, avec la force et l'autorité qui lui appartiennent, ce qu'avaient dit avant lui M. Edmond Biré dans sa Lé- gende des Girondins, M. de Sybel dans son Histoire de r Europe pendant la Révolution française, Morti-
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION. Î05
mer dans son Histoire de la Terreur ^ et tant d'autres encore; — car ce n'est pas ici le lieu de rechercher à qui revient l'honneur de celte décou- verte. En répondant par des actes aux menaces de l'éinigration, à des hostilités obliques par une guerre ouverte, et en opposant enfin les armes aux complots, les Girondins auraient donc commis non seulement un crime, mais une faute énorme, et une faute qu'ils pouvaient, comme un crime qu'ils devaient éviter. Car leurs principes, d'une part, leur interdisaient de se défendre quand on les attaquait, ou, à tout le moins, pour éloigner la guerre de nos frontières, de la porter eux-mêmes et les premiers en territoire ennemi. Mais, d'autre part, ils sont impardonnables, dans un vulgaire intérêt de secte et de domination de parti, d'avoir « tué la Pologne », privé le monde <{ de l'influence de la France », et sacrifié sur les champs de bataille « trois millions de mâles de races supérieures ». Ai-je besoin d'ajouter que ce n'est plus ici M. Taine qui parle? C'est le moins adroit et le plus compromettant de ses imitateurs, c'est l'auteur de VHisloire générale des émigrés, M. Henri Fomaron.
S'il n'était question que des seuls Girondins, il Snviendrait sans doute encore qu'on leur fût juste; mais j'avoue que je laisserais le soin de les rcliabiliter à ceux qui parmi nous se réclament toujours d'eux. Les Girondins, avec des qualités de tenue et, si je puis ainsi dire, des allures d'hommes du monde qui
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2C» IIISTOIRl!: ET LITTÉRATURE.
manquaient au brasseur Sanlerre ou au boucher Le- gcndre, ont, d'ailleurs, commis assez de fautes et de crimes, pour qu'un crime de plus ou une faute de moins ne modifiât pas beaucoup le jugement que l'histoire en doit porter. Mais il s'agit de la Révolu- tion, ou plutôt de la France elle-même, s'il est vrai qu'un grand pays demeure toujours solidaire des pouvoirs qu'il a subis ; et la question est de savoir si nous devons faire aujourd'hui pénitence du crime que nous aurions commis en troublant jadis graluite- tement la paix de l'Europe et du monde.
C'est à ce point de vue que s'est placé M. Sorel. Et, si Ton avait dit avant lui qu'il ne dépendait pas plus des Girondins que des Montagnards, ou du roi de Prusse que de l'empereur d'Allemagne, d'épargner à l'Europe ce choc de la Révolution et de l'ancien ré- gime, M. Sorel a le premier décomposé, si je puis ainsi dire, et résolu en ses éléments historiques celte mysté- rieuse « nécessité » que les historiens antérieurs de la Révolution n'avaient conçue qu'abstraitement et en bloc. C'est le grand intérêt de son livre, un peu confus en d'autres endroits, un peu trop abondant en détails, mais sur ce point du moins d'une clarté parfaite et d'une évidence que je ne crois pas que l'on puisse désormais obscurcir.
Lorsque la Révolution française éclata, la surprise fut grande en France, plus grande peut-être qu'on ne le croit et qu'on ne le dit communément, mois moins grande en Europe et d'une tout autre nature qu'on.
LES GUEHr.ES DE LA RÉVOLUTION. 207
■ ne se l'imagine. Révolutions d'Allemagne, en effet,
, révolutions des Pays-Bas, révolutions d'Angleterre, pour ne parler que de celles que les peuples avaient faites contre les rois et qui avaient réussi, l'Europe en avait vu beaucoup depuis moins de deux siècles, et d'assez sanglantes, la plupart, pour ne s'émouvoir ni seulement s'étonner des débuts de la nôtre. Nous rai- sonnons toujours en France — et ceux mêmes de nous qui l'ont le plus violemment attaquée — comme si la Révolution, tout d'abord, avait affecté le caractère unique, satanique ou providentiel, c'est ici tout un dont on ne saurait nier qu'elle demeure aujourd'hui marquée dans l'histoire. Mais il s'en faut, et de beau- coup ; pas plus que la Réforme avant elle, notre
• Révolution n'a développé d'abord toutes ses consé- quences, puisque l'on peut croire, après quatre-vingts ans, qu'elle en refient encore plus d'une; les acteurs eux-mêmes du drame, ceux du moins qui ne sont pas morts avant le dénouement, n'en ont discerné la portée qu'à la longue; et, quant aux cabinets, ils n'y ont rien aperçu qu'après coup, si l'on peut ainsi dire, mais surtout rien que de conforme aux précédents historiques. Ce qu'étaient ces précédents, c'est ce que nous rap-
. pelle à ce propos M. Sorel. « Les gouvernements, nous dit-il, ne voyaient dans la révolution d'un État étran- ger qu'une crise particulière; ils la jugeaient d'aprèj leurs intérêts; ils l'exitaient ou la calmaient suivai.t
. qu'ils voyaient leur intérêt à soutenii ce; État ou bien
208 niSTOir.K ET LITTP.RATURE.
à Taffaiblir. Celait un des cliamps de manœuvres pré- férés de la politique et l'une des ressources classiques de la diplomatie. » Et l'Iiistorien ajoute, en reprenant cette comparaison que l'on ne saurait trop reprendre, en effet, de la Réforme et de la Révolulion : « La grande révolution qui avait soulevé l'Europe centrale au XVI' siècle... laissait aux hommes d'État le souve- nir des plus belles occasions que Vhistoire leur eût offertes... On vantait la richesse politique decestcmps comme on célébrait celle de ces mines du Pérou, cù l'on sacrifiait des générations cnlières pour charger d'or quelques galions d'Espagne. » Telle est la vcri'.é vraie. On peut donc bien prétendre, avec M. de Sybcl, qu'au début de la Révolution, pour donner aux affaire? de la France toute leur attention, les puissances conti- nenlales étaient trop acharnées au partage de la Po- logne. Mais il faut ajouter qu'aussitôt qu'elles auraient les mains libres, il était dans leurs traditions d'essayer de tirer de nos troubles le parti qu'en ce moment même elles tiraient des agitations de Pologne. Et parce que le caractère nouveau de la Révolution leur échappa d'abord, parce qu'elles n'y virent qu'une révoluli( n comme elles en avaient tant vues, parce qu'enfin elh s la crurent également dommageable à la grandei r de la France et profitable à leurs intérêts, c'est po r celte raison même, c'est pour cette raison seule, en l'absence de toute autre, que les puissances ne pou- vaient pas ne pas déclarer tôt ou tard la guerre à la Révolution en même temps qu'à la France — si la
LtS GUERRES DE LA RÉVOLUTION. 203
Révolution ne les avait prévenues. La politique, telle qu'on l'entendait dans les chancelleries du xviii* siècle, suffirait a rendre inévitables les guerres de la Révolu- tion, et, s'il en est ainsi, n'avouera-t-on pas bien que, dans ces conditions, il importe assez peu de savoir € qui a commencé »?
S'il y avait des degrés dans la nécessité, je dirais qu'une autre raison, que signale M. Sorel, mais que peut-être il n'a pas assez développée, rendait la lutte plus inévitable encore. Sans discerner pour cela le vrai caractère de la Révolution, l'Europe ne tarda pas, en effet, à s'apercevoir qu'il y avait là quelque chose d'autre et de plus que dans les révolutions d'autrefois, un principe obscur, un élément perturbateur, une force inconnue dont l'influence cachée dérangeait, faussait et déjouait tous les calculs ordinaires de l'ancienne politique. Depuis que le système d'équi- libre dominait toutes les combinaisons de la politique de l'Europe, c'était un axiome universellement admis, et au surplus prouvé par l'expérience, que nul n'était assez fort pour résister, lui tout seul, à l'effort de tous ses rivaux réunis. Cependant la Révolution non seulement y résistait, mais encore elle gagnait sur eux. Comment cela se faisait-il, par quel concours de t'rconstances nouvelles, et quel était cet élément c'.e résistance ou cet instrument de victoire?
On crut l'avoir découvert quand les Jacobins se furei t emparés de la Révolution. On s'imagina que, de longue date, quelques adeptes avaient formé, pour le
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210 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
ronversement des (rônes et l'extermination des rois, une vaste société dont Paris était le centre; que, dans l'Europe entière, par des moyens mystérieux, ils avaient recruté des milliers d'adliérents à leurs dos- seins criminels; qu'ils se les étaient liés par des ser- ments, par des épreuves, sous des menaces terribles; et la nature même des craintes que francs-maçons ou jésuites avaient inspirées tour à tour aux gouverne- ments du xviiF siècle, donna un corps à cette étrange conception. « Nous avons vu des hommes s'aveugler sur les grandes causes de la Révolution française, écrivait en 1797 l'auteur d'un long et lourd, mais bien curieux pamphlet'. Pour eux, tous les maux de la France et toutes les terreurs de l'Europe se suc- cèdent, s'enchaînent par le simple concours de cir- constances impossibles à prévoir... Les acteurs qui dominent aujourd'hui ignorent les projets de ceux qui les ont devancés; et ceux qui les suivront ignoreront de même les projets de leurs prédécesseurs. » Mais nous, au contraire, poursuivait-il, nous leur dirons : (( Dans cette Révolution française, tout, jusqu'à ses forfaits les plus épouvantables, tout a été prévu, raé" dite, combiné, résolu, statué; tout a été l'effet de la plus profonde scélératesse, puisque tout a été préparé, amené par des hommes qui avaient seul le fil des con- spirations longtemps ourdies dans des sociétés secrètes
1. Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme, par l'abbé Barruel. Londres et Hambourg, 1797-1798.
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION. 811
et qui ont su choisir et hâter les moments propîcGs aux complots. » L'opinion du pamplilélaire était celle des gouvernements. De la manière qu'ils avaient pro- cédé, quelque trente ans auparavant, contre l'ordre des jésuites, accusés eux aussi presque des mêmes complots et dans les mêmes termes, ils essayèrent donc de procéder contre les jacobins. Mais, ne pouvant les atteindre qu'à travers la France, comme jadis ils n'avaient atteint les jésuites qu'en portant au Saint- Siège lui-même une irréparable blessure, ce n'était plus ici leurs intérêts seulement ou leur avidité de conquête et d'accroissement, c'était leur sécurité même et leur existence menacées qui les obligeaient à la guerre. La Révolution devenait un danger public, d'autant plus effrayant que ia nature en était moins connue, et dont on ne voyait à vrai dire qu'une chose ; qu'il fallait l'anéantir dans sa source ou se laisser dévorer par elle.
Ainsi, pour que la guerre n'éclatât pas tôt ou tard entre l'Europe et la Révolution, il eût fallu d'abord que Je passé ne fût pas le passé, et ensuite que l'Europe ne fût pas l'Europe. Mais ce n'est pas eiîcore assez, et il reste à montrer qu'il eût fallu de plus que la Ré- ■voiution ne fût pas la Révolution. Car, on se trompait ou plutô. on s'égarait, sans doute, en supposant des «combinaisons », des « complots 5>, et des « conspira- tions ï) ; mais sur quoi l'on ne se trompait pas, c'était sur le caractère agressif et fatalement belliqueux de la Révolution.
«12 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
Je ne sais, à la vérité, si je marclie toujours ici d'accord avec M. Sorel. M. Sorel reconnaît bien qu'essentiellement dilîérente en cela de toutes les révolutions antérieures, la Révolution française, dé- passant promplement les frontières de l'État fran- çais et les bornes du xviii" siècle, prétendit imposer ses principes à une bumanilè régénérée par eux. C'est ce que l'on en ajustement appelé le caractère univ(M'- sel et abstrait. Et si, non seulement d'après Carlyle et Micbelet, ces historiens visionnaires, mais d'après le sage Tocqueville, j'insistais sur cet esprit de pro- pagande et de ])rosélylisme qui fut l'esprit même ou l'âme de la Révolution, je ne doute pas encore que M. Sorel ne souscrivît au moins à ce que j'en dirais de plus général. Rien n'a fait défaut à notre Révolu- tion de ce qui caractérise dans l'hisloire les révo- lutions religieuses. Mais M. Sorel paraît croire, après cela, et en plusieurs endroits, que, si les circons- tances l'eussent voulu, cette propagande eût pu s'opé- rer pacifiquement; ce prosélytisme ne recourir à d'autres armes que celles de la persuasion; cette reli- gion enfin s'étendre ou s'établir par la seule contagion des espérances qu'elle apportait aux hommes; — et c'est ce que je ne puis du tout lui accorder.
Dans l'Europe du xviii' siècle, on ne conçoit pas plus la diffusion pacifique des principes de la Révolu- tion que dans l'Europe du xvi* la propagation de ceux de la Réforme par la voie du conseil et de Tévangéli- salion. Quand, après nous avoir montré dans celte
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION. 213
révolution si longtemps crue toute politique une révolution sociale et presque agraire, M. Taine ne s'indignait pas seulement, mais semblait s'étonner des excès où elle s'est portée, nous pouvions lui demander en quel temps, en quels lieux les révolu- tions agraires s'étaient accomplies sans convulsions violentes et déchirements meurtriers, — successive- ment, légalement, paisiblement? Nous pouvons égale- ment demander à M. Sorel en quels lieux et en quels temps le fanatisme religieux a procédé sans effusion de sang, et quelle foi s'est jamais établie dans le monde, la musulmane ou la protestante, et la catholique elle-même, autrement qu'en appelant la force à témoin de sa vérité?
Tant que la Révolution française est demeurée, si je puis ainsi dire, aux mains des philosophes, con- n lissant sa faiblesse effective, elle n'a donc guerroyé qu'en paroles; mais, une fois maîtresse de l'Etat, des ressources et des armes de la première monarchie de l'Europe, il était inévitable qu'elle passât des paroles aux actes et qu'elle s'en remît du succès de ses prin- cipes au hasard des batailles. Et, de même qu'elle ne serait pas la Révolution, mais une émeute ou une in- surrection sans conséquence et sans portée, si son effort n'avait pas effacé du sol français jusqu'aux derniers vestiges de la propriété féodale; de même, si elle n'avait pas voulu chasser du monde européen, au nom d'un droit nouveau, jusqu'au souvenir de l'État féodal, elle serait tout ce que l'on voudrait,
514 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
mais non pas la Rcvolulion. Bien loin donc qu'il y ait aucune contradiction entre ses principes et ses actes, elle devait ôtre conquérante parce qu'elle était la Révolution française. Quand les arileutes et trop évidentes convoitises des chancelleries européennes ne lui auraient pas fait une nécessité d'attaquer pour se défendre, elle aurait encore subi celle que lui imposait la logique intérieure de son développement naturel et de son principe premier. Et, dans une autre Europe, d'autres circonstances que celles qui ont effectivement composé son histoire auraient bien pu donner une autre allure, faire produire d'autres conséquences peut-être aux guerres de la Révolution, m lis non pas empêcher la guerre d'éclater ni seule- ment de s'engager au nom des mêmes principes, de la même manière à quelques détails près, et pour le même objet.
Dans ces conditions, faire un crime aux Girondins d'avoir déchaîné la guerre sur le monde, il paraîtra que c'est leur faire un crime de s'être trouvés là pour encourir la responsabilité d'une situation qu'ils n'a- vaient pas faite; et, quant à la Révolution, c'est pro- prement lui en faire un d'avoir été la Révolution, ou encore, si l'on aime mieux, c'est reprocher aune cause d'avoir engendré ses effets naturels. Les guerres delà Révolution étaient enveloppées dans les principes de la Révolution ; l'Europe duxviii* siècle ne pouvait accep- ter la Révolution sans abdiquer tous les siens; et la Révolution ne pouvait dérouler pacifiquement son
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION. 215
cours sans cesser d'être la Révolution; voilà ce que
l'on doit considérer comme certain. Mais si ces euerres
> maintenant, n'ont peut-être pas eu le caractère de
funeste nouveauté que l'on est convenu de leur asssi-
gner, que restera-t-il du crime que l'on fait à la
Révolution, puisqu'elles étaient nécessaires, d'en avoir
hardiment couru l'aventure et le risque?
TI
Ce n'est pas ici ce qu'il y a de moins inattendu ni de moins curieux dans le livre de M. Soiel, ou plutôt c'en est l'idée maîtresse, et c'en est en même temps la durable originalilé. Tandis qu'en effet, sa force inté- rieure d'expansion poussait la Révolution à la guerre, une autre force, agissant du dehors, contenait, réglail, contre-balançait la première, et finalement ramenait la politique révolutionnaire aux traditions consacrées de la politique nationale. C'est qu'il ne suffit pas, pour supprimer huit ou dix siècles d'histoire, d'en avoir décrété solennellement l'oubli. C'est que la vie d'un grand peuple ne s'interrompt ni surtout ne « recom- mence » jamais, comme le croyaient les jacobins, mais se continue toujours. Et c'est enfin que la tradition ne faitjamais sentirplus impérieusement son pouvoir que dans les temps de crise et dans les questions de poli- tique extérieure. Car l'imminence du danger ne nous
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION. 217
permet pas d'inventer les moyens d'y faire face, il faut recourir aux anciens, — et parliculièrement lorsqu'ils sont les seuls. Joignez que, d'un autre côté, la poli- tique la plus aventureuse ne saurait, quand même elle le voudrait, opérer en dehors du champ que les indica- tions de la géographie ont circonscrit pour elle. Et si vous ajoutez par surcroît, la nécessité, dès qu'on joue, de calculer son jeu sur celui de son adversaire, lequel, dans le cas présont, était l'ancienne Europe; l'obliga- tion, pour y rire, d'emprunter les lumières que l'on n'a pas encore à ses prédécesseurs, lesquels, dans l'espèce, étaient les hommes de l'ancienne monarchie- enfin, bon gré mal gré, lorsque l'on est Français, l'impossibilité d'échanger du jour au lendemain, pour une âme nouvelle, celle que l'éducation et l'hérédité nous ont faite, vous comprendrez aisément qu'aussitôt la lutte engagée, la Révolution ne pouvait s'empèchci de reprendre en politique les errements du pouvoir qu'elle avait renversé.
Dans les volumes qui suivront, M. Sorel achèvera de démontrer, sans doute, ce qu'il ne pouvait ici qu'es- quisser à grands traits. Mais, en attendant, les indica- tions qu'il donne sont assez précises déjà pour que la nouveauté d'abord, et ensuite l'importance n'en doi- vent échapper à personne.
C'est ainsi qu'il faut bien reconnaître avec lui qu'en s'attaquant à l'Autriche et bientôt à l'Angleterre, la Révolution, loin de rien innover, ne faisait que retourner à la politique traditionnelle de l'ancienne
m. — 13
218 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
monarchie : celle de Louis XIV; de Mazarin, de Ili- chelieu, d'Henri IV et de François I". Depuis ravénc- ment de François I" jusqu'à la mort de Louis XIV, en effet, l'histoire de l'Europe n'est rcnij)lie presque entière que de la rivalité des maisons de France cl d'Autriche ; et, quant à l'Angleterre, aussi souvent que le sort avait incliné pour nous, c'était elle dont l'inter- vention avait toujours troublé, arrêté dans son cours, et borné dans ses effets le triomphe de la France. A la vérité, malgré l'Anglais et malgré la fortune con- traire, les traités d'Utrecht et de Radstadt, au commen- cement du xviii'^ siècle, en consacrant la substitution du petit-fils de LouisXIV àl'arricre-ncveude Charles- Quint sur le trône d'Espagne, avaient paru terminer enfin la querelle en notre faveur. Quelques années plus tard, dans les conseils de Louis XV, on avait même agité la question de savoir si cette hostilité plus queséculaire n'avait pas, de ce jour, perdu jusqu'à sa raison d'être*, si l'on n'avait pas fait contre la maison d'Autriche tout ce qu'il était utile de faire, s'il y avait désormais pour la France un intérêt quelconque à l'affaiblir en- core. Et, en 1756, un homme pour qui l'histoire a peut-être été bien injuste; l'abbé, depuis cardinal de Demis, avait négocié ces fameux traités de Versailles qu'étaient venus sceller, d'abord, les désastres com- muns de la guerre de Sept Ans, et, plus tard, le mariage
1. Voyez à ce sujet le Recueil des instructions données aux ambassadeurs et aux ministres de France, Autriche, avo^j introduction et notes par M. Aliert Corel.
LES GDERRES DE LA RÉVOLUTION. 211)
d'un dauphin de France avec une archiduchesse d'Autriche. Ce jour-là, l'Angleterre, fidèle à sa poli- tique, avait comme nous changé de hrigue, et, d'alliée de l'Autriche, elle était devenue celle de la Prusse à son tour contre nous.
Mais, pour toute sorte déraisons qu'il serait trop long de discuter ici : — parce qu'elle passait pour être l'œuvre de madame de Pompadour; parce qu'elle nous avait valu les humiliations de Rosbach et de Crevelt; parce que Marie-Thérèse était pieuse dans le siècle des souverains philosophes; parce que Marie- Antoinette, en devenant reine de France, était demeu- rée trop Viennoise; parce que le renversement des alliances de la France avait dérangé la tradition d.i ministère et les préjugés des politiques; — l'alliance autrichienne avait été d'abord impopulaire, l'était restée, l'était même devenue davantage à mesure que le siècle avançait vers sa fin. C'en était plus qu'il ne fallait pour les hommes de la Piévolution. L'alliance autrichienne eût-elle été politique en soi, sage et profitable, qu'il leur suffisait, pour la dénoncer, qu'elle fût l'œuvre de Louis XV, et en quelque sorte le legs diplomatique de cet ancien régime qu'ils avaient mission de détruire.
Or c'est ici précisément que la force des choses reprenait son empire et, si je puis m'exprimer ains", que les intérêts se moquaient des idées. Il n'y avait pour la France, dans l'ancienne Europe, il ne pouvait y avoir en tout que deux systèmes de politique et
•20 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
d'alliances : ou nous étions avec l'Autriche, ou nou3 étions contre elle; et de la nature actuelle de nos rapports avec elle dépendait celle des rapports de l'Europe avec nous. Du moment donc que les hommes d'Etal de la Révolution s'écartaient de la polilifjue de Louis XV, ils retournaieril, en dépit d'eux et néces- sairement, à celle de Louis XIV. L'Autriche redeve- nant pour eux l'ennemie héréditaire; ils allaient être obligés, tôt ou tard, mais inévitablement, de s'aider contre elle de l'alliance ou à tout le moins de la neu- tralité de la Prusse; et la seule Angleterre, comme cela s'était vu cent ans auparavant, demeurait pour eux dans son île l'irréconciliable adversaire et l'insai- sissable rivale. Remarquable et instructif exem])le de ce que les combinaisons de la guerre et de la diplo- matie, réputées si fragiles, ont cependant parfois de nécessaire ! La Révolution d'abord et l'Empire, en la continuant, allaient essayer de reprendre la vaste en- treprise où avait échoué Louis XIV ; et, comme l'épée de Marlborough et d'Eugène avait jadis préparé pour la France les désastres d'Utrecht, c'était, après cent ans, la diplomatie de Metternich et de Pitl qui devait vaincre à Waterloo.
Il importe, en effet, de ne pas s'y méprendre, et M. Sorel en fait expressément la remarque : l'esprit lui-même des plus vastes desseins de la Révolution n'avait pas été tout à fait étranger à la politique tradi- tionnelle et, pour ainsi dire, classique de l'ancienne monarchie. Rien ne ressemble plus au grand desseia
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION. 22t
de Sieyès : « La France environnée de Républiques vassales, dominant l'Europe par ses alliances, la diri- geant par sa politique, imposant la paix aux Etats, et propageant parmi les peuples les doctrines de la Révolution », que ce que l'on appelle également le grand dessein d'Henri IV : « Diviser l'Europe entre quelques dominations qui se seraient contenues l'une l'autre, fonder une République d'États chétiens... dont la France aurait eu le gouvernement, fortifier les clients de la France, l'entourer d'une ceinture d'Etats neutres... qui auraient servi de boulevard à sa défense et d'avant-garde à son influence. » De même encore, rien ne ressemble plus aux entreprises du Directoire et de Bonaparte sur l'Italie que « ce roman de chevalerie », comme l'appelle M. Sorel, dont Charles TIII est demeuré dans notre histoire le héros presque légendaire. Après trois siècles écoulés, on voit de nouveau la France « chercher en Italie, contre la maison d'Autriche, la diversion qu'y cherchaient les Valois; Bonaparte recommencer, pour le mener à fin, le grand dessein de Charles VIII ; un pape fuir éperdu devant la conquête ; Naples tomber aux mains des Français, Championnet rappeler les exploits du fils de Louis XI » ; et l'aventure enfin se terminer par le même dénouement.
Les inclinations, en effet, ne changent pas aux hommes avec la couleur des cheveux, et l'expérience n'est guère plus profitable aux peuples qu'aux par- ticuliers. C'est encore pourquoi ce même rêve d'u-
•iii HISTOIIIE ET LITTÈlî A 1 U RE.
niversolle monarcliie qui troublera l'imagination (le Napoléon n'est autre que celui qui, pendant dix siècles, avait obstinément liante l'imagination de nos rois. Déjà, sous Philippe le Bel, un de ces lé- gistes dont les successeurs devaient jouer un si grand rôle — trop souvent oublié — dans l'histoire de la Révolution, Pierre du Bois, voyait la couronne im- périale rendue héréditaire dans la maison de France. Aux élecleiirs dépossédés de leurs privilèges d'cu":- pire, il proposait déjà de donner, pour les apaiser, des territoires et de l'argent à prendre sur les do- maines de l'Eglise en Allemagne. Et, pour achever la ressemblance, quand iXapoIéon, désespérant d'en triompher autrement, ne craindra pas de faire empri- sonner un pape à Fontainebleau, que fera-il qu'imiter kl violence dont un seul homme avant lui s'était rendu coupable? et ce seul homme était un roi de France. Mais nous reviendrons sur ce point tout à l'heure, ei; c'est assez si nous avons montré, comme nous le disions, que dans ses plus audacieuses conceptions politiques, la Révolution n'a rien innové qui ne suivît, après tout, des précédents les plus fameux que lui léguait l'ancienne monarcliie.
C'est une question de savoir si, pour faire tout ce que l'on peut, il ne serait pas utile de tenter plus que l'on ne peut. En réalité, l'ambition de nos rois avait guidé leur politique au mieux des intérêts français. Si la France n'avait pas pu prendre pied en Italie, ûi François I" ou Louis XIV devenir empereur
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION. 253
d'Allemagne, on l'avait vue du moins, de siècle en siècle, agrandir, consolider, arrondir son territoire. Et l'on admettait communément, à la veille même de 1789, qu'à défaut de la monarchie d'Europe, elle atteindrait tôt ou tard ce que l'on appelait ses fron- tières naturelles, celles de l'ancienne Gaule : les Alpes et le Rhin. On l'admettait si bien qu'en 1740, au début de son règne, c'était sur le besoin que la France aurait de lui pour atteindre ce but que celui qui devait être Frédéric le Grand avait fondé toute sa politique. Donnant, donnant : il serait « bon Fran- çais », comme son père, et il aiderait la France dans ses desseins sur les Pays-Bas ou sur le Luxembourg, ou même les Etats allemands de la rive gauche du Rhin, à la seule condition que la France favorisât les siens sur la Silésie, par exemple, ou sur la Saxe. Le gouvernement de Louis XV ne le comprit pas; et peut- être faut-il voir là, de toutes les raisons qui contri- buèrent à l'impopularité de l'alliance autrichienne, la plus profonde et la plus durable.
On sentait, en effet, comme instinctivement, qu'il restait quelque chose à faire contre l'Autriche aussi longtemps qu'elle demeurait maîtresse des Pays-Bas, et que l'Empire subsistait dans sa forme gothique. Car n'était-ce pas toujours des possessions autrichiennes ou des fiefs d'empire qui s'interposaient, si l'on peut ainsi dire, entre la France et ses frontières natu- relles? Avait-on stipulé, dans le traité de Versailles, en échange des soldats et de l'argent de la France,
m HISTOIRE ET LÎTTf, U ATURE.
la cession des Pays-Bas ou la liberté, pour nos diplo- mates et nos généraux, d'agir sur la rive gauche du Rhin? Et si l'on ne l'avait pas fait, quelle duperie, non seulement de s'unir à l'ennemi héréditaire, mais de le lirer bénévolement du danger où l'avait mis le roi de Prusse, pour le profit de la France, si l'on avait su s'y prendre, autant pour le moins que dans son propre intérêt !
Les hommes d'État de la Révolution s'en rendirent- ils compte? On peut bien se le demander, et, quoique plusieurs d'entre eux ne fussent pas aussi dépourvus qu'on le croit (le toute expérience politique, on peut, si l'on y tient, se donner le stérile plaisir de répondre que non. Il sera temps, au surplus, d'examiner à nou- veau la question, lorsque M. Sorel, avec la précision que le sujet exige, aura montré rinfluence des idées de Dumouriez sur la direction politique de la guerre et l'influence des écrits du célèbre Favier, — l'auteur des Doutes et questions sur les traités de Ver- sailles, l'ennemi personnel, en quelque façon, de l'alliance autrichienne, — sur les idées de Dumouriez. Mais, à mettre au pis les choses, et supposé que l'aplomb d'isnard ou de Brissot n'eût d'égal que leur ignorance, il n'est toujours pas douteux que, s'ils eussent doctement raisonné leur politique, ils n'eus- sent pas autrement agi qu'ils ne firent; et c'est ce qui décida, dès Jemmapes etValmy, du caractère natio- nal des guerres de la Révolution. Elles étaient con- formes à la tradition nationale; Pitt et Cobourg, sous
LES GUERRES DE LA P.ÉVOLDTION. 225
des noms différents, représentaient bien les deux grands peuples que nous avions partout rencontrés, depuis deux siècles et plus, sur !e chemin de nos ambitions légitimes; et, sur l'un comme sur l'autre, ce que la Révolution à son tour allait revendiquer, c'était enfin ce qu'avait constamment revendiqué l'ancienne monarchie : les frontières naturelles et la liberté des mers.
Ainsi, pas plus qu'en modifiant le système des alliances de la France en 1789, la Révolution n'a innové, en proposante ses armées le but qu'elles allaient atteindre les premières, et non pas même quand elle a conçu ces plans de domination de l'Europe qui avaient été ceux de tous nos plus grands rois. Si c'était cependant l'œuvre de ces rois qu'elle prétendait dé- truire, comment expliquerla contradiction?
Je dirais volontiers, pour ma part, qu'en voulant remonter trop haut dans la recherche des « origines » de la Révolution, on s'est mépris surquelques-uns de ses vrais caractères; et l'exemple en serait ici assez démonstratif. D'une manière très générale, si la Révo- lution s'est faite contre l'ancienne France, elle s'est faite surtout contre la France du dix-huitième siècle, et cette France, à tous égards, était beaucoup plus différente qu'on ne Ta dit de la France du dix- septième. Mais, comme nous ne savons pas si M. So- rel nous suivrait jusque-là, nous nous contenterons nous-même de le suivre. Si la politique extérieure de la Révolution n'a pas eu plus tôt pris conscience d'elle-
13.
22(5 HISTOir.fc; ET LITTÉRATURE.
même qu'on l'a vue revenir aux errements de la monarchie, la raison en est donc que « les hommes ne reçoivent point les idées comme une loi selon laquelle ils doivent penser, mais comme un moule dans lequel iisjetlenlloutceque leur éducation, leurs expériences, les influences accumulées de la l'amille et du pays ont entassé en eux de sentiments, d'instincls, de connais- sances, de préjugés et d'erreurs ». Explication aussi vraie qu'elle est simple, et qui peut servir à concilier bien d'autres contradictions, que l'on a si souvent et si justement signalées, entre les idées et les faits, dans l'histoire de la Révolution française ! Les principes aljs- traits, vrais ou faux, ne se réalisent jamais que selon la nature de l'esprit qui les applique; et c'est même pour cela qu'ils ont si rarement toute leur efficacité dans le bien ou dans le mal. C'est de bonne foi qu'on les proclame, et, les ayant proclamés, on croit que l'on y conforme effectivement sa conduite, mais, à bien y regarder, nous voyons que l'on n'en prend que ce qui se peut adapter sans trop d'efforts à ces habitudes anciennes dont les peuples se débarrassent moins aisément encore que les individus, car, en se trans- mettant de siècle en siècle, elles deviennent propre- ment des instincts et le fond, par conséquent, du ca- ractère national. C'est précisément ce qui est arrivé des principes de la Révolution. Aussitôt qu'il fallut en tirer des conséquences, on descendit, pour ainsi dire, du terrain de la métaphysique sur celui de l'his- toire, et, ks forces qui dominent l'histoire reprenant
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION. 227
aussitôt leur empire, la politique de la France rentra dans la direction que lui avaient tracée, que lui impo- saient toujours les préjugés séculaires, les traditions et les intérêts de la France.
m
Reste â montrer comment et pourquoi la Uévolution, tout en conformant sa politique aur. traditions de la monarchie, fut cependant une révolution, et dont les effets ne se firent guère moins sentir à l'Europe qu'à la France elle-même. Elle innova, tout le monde en convient; mais en quoi innova-t-elle? et, si vraiment elle ne poursuivit rien que nos rois n'eussent pour- suivi avant elle, d'où viennent le scandale, la colère, l'effroi qu'elle souleva?
Nous ne parlerons du scandale que pour dire , d'abord,, qu'il ne fut pas aussi grand qu'on l'a voulu prétendre, et puis, que nous ne voyons pas bien de quel droit l'Europe du xviii' siècle aurait pu reprocher à la Révolution même ses pires excès, à moins qu'il n'y ail deux morales: l'une pour les républiques, l'autre pour les monarchies; ou peut-être encore, l'une pour la France et l'autre, pour le reste de l'Europe. Car, il
LES GUERRES DE LA RlU'OLUTION. 229
fant enfin le (îéclarer, et nous félicitons M. Sorel d'ea avoir eu le courage ; lorsque les historiens anghis auront cessé de célébrer la révolution de 1648, y com- pris le jugement et l'exécution de Charles I'% comme réternellemeiit mémorable époque de la liberté bri- tannique, alors, mais alors seulement, ils pourront se servir contre nous des diatribes d'Edmund Burke ou de Joseph de Maisire. Mais il en est d'autres, comme les Russes, qui n'auraient quelque droit de les em- ployer que dans une seule et d'ailleurs bien impro- bable supposition : c'est s'ils avaient eux-mêmes com- mencé par laver leur histoire de tout le sang dont l'ont tour à tour souillée, dans le court espace de moins d'un siècle, les Pierre I", les Elisabeth, les Catherine, les Paul, et ce mystique assassin de son père : le czar Alexandre I".
Oui, la Piévolution française a commis de grands crimes, que l'on ne saurait trop déplorer ni trop sévèrement condamner, mais elle n'en a commis au- cun dont l'Europe monaichique ne lui eût donné le triste exemple. Ni elle n'a la première, au gré de ses convenances et pour satisfaire son avidité, « sécula- risé » des biens ecclésiatiques : les traités de Wes- phalie, cette charte de l'Europe moderne, l'avaient fait avant elle. Ni elle n'a la première dépossédé des princes ou partagé des peuples : elle n'était pas née quand les puissances du Nord dépeçaient la Pologne, •ou lorsque Candide soupait dans une hôtellerie de Venise avec quatre Altesses Sérénissimes et six sou-
230 niSTOlUE ET LITTÉUATUUE.
verains détrônés. iSielle n'a la première, nous venons de le rappeler, cxcculé un roi: des rois même l'avaient osé, non scnlcMueul des rois, mais dos reines, dans le même appareil ou plutôt avec la même dérision des formes de la justice. Ni elle n'a ciilin la première invoqué comme excuse ou comme justification la né- cessité du salut public, et, malheureusement, la rai- son d'État, dans le droit public de l'EurojJO, était en possession, depuis la Reiuiissance, tie passer outre à tout respect de la foi jurée, toute justice, et toute humanité.
Les crimes de la Révolution n'avaient donc pas de quoi scandaliser l'Europe, et, pour être impartial, il faut d'ailleurs convenir qu'ils la scandalisèrent peu. Nul sans doute n'oserait dire qu'il n'eût dépendu que des souverains de sauver Louis XVI et Marie-Antoi- nette, et encore moins répondre qu'ils y eussent réussi, s'ils l'eussent voulu tenter; mais ce que l'on peut très bien affirmer, c'est qu'ils tentèrent peu de chose, et beaucoup moins qu'ils n'eussent du, s'ils avaient compris qu'il y allait de tout ce qu'ils avaient représenté jusqu'alors. Mais ils ne le comprirent pas; et, en effet, c'est la Révolution qui a créé le droit des lois, en obligeant l'Europe à chercher et à trouver un principe pour l'opposer aux siens.
Quant à l'émotion qu'excita la Révolution française, il importe avant tout de s'entendre et, pour cela, de distinguer les temps. M. de Sybel a pu prétendre, et non pas sans raison, qu'en i'i92, la Prusse et l'Au-
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION. 231
triche, tout attentives qu'elles fussent au développe- ment de la Révolution, l'étaient bien plus et de bien plus près à la grande affaire du second partage de la Pologne. Et l'on peut ajouter que, dans les années qui suivirent, si la Révolution obligea l'Europe de se coaliser contre elle, cependant le caractère de la coa- lition n'eut rien en soi de plus haineux ni de plus agressif que le caractère de tant de coalitions fameuses, formées jadis par la même Europe contre la France de Louis XIV.
L'Europe avait d'abord cru que, selon l'ordinaire, la Révolution affaiblirait l'Élat français, et, comme nous l'avons dit, dans une attitude expectante, elle avait surveillé nos troubles pour y saisir à point nommé le moment d'en profiter. Par une combinaison de causes et d'effets que ce n'est pas ici le lieu d'analyser,, il était cependant arrivé que, bien loin d'affaiblie l'Etat français, le premier élan de la Révolution nous avait au contraire portés plus loin que nous n'avions jamais encore atteint. Il ne fut plus alors question pour l'Europe de songer à profiter d un affaiblissement eu. d'une défaillance qui ne se produisait point, mais bien de se défendre une fois de plus contre le peuple qu'elle connaissait si bien pour l'avoir si souvent combattu. Et, comme ce peuple, dominé par la force de« choses,. à mesure qu'il s'éloignait du centre de ses agitations, retrouvait, pour ainsi dire, ses traditions séculaires et ses ambitions naturelles, n'ayant rien d'autre à lui opposer, il fallut bien que l'Europe, elle aussi, recourûL
232 niSTOERE ET LITTÉRATURE,
à la coalition comme au seul moyeu qu'elle eût de répondre par une riposte connue à une attaque égale- ment connue.
Si nous savions mieux notre histoire, ou du moins si nous en avions la suite plus constamment présente à l'esprit, nous reconnaîtrions donc, dans les coali- tions de l'Europe contre la Révolution, l'esprit lui- même des coalitions de rEiiro|)e conire la France, et, pour quelques dilTérences qui s'y remarquent dans le groupement des forces, nous nous rendrions compie que les modifications introduites par le xviii' siècle dans le système général de l'équilibre européen en sont la seule cause. Mais, assurément, ni l'Autriche ni l'Angleterre n'ont témoigné plus d'acharnement contre la Convention, ou le Directoire, ou l'Empire, que contre Louis XIV; et j'ose dire que la Prusse y en a mis bien moins que jadis la Hollande, qu'elle se trouvait rem- placer dans la coalition. La Révolution, qui n'avait pas surpris l'Europe, ne la scandalisa guère et l'inquiéta sans doute, mais pas plus que ne l'avait inquiétée l'ambition de Louis XIV, et l'inquiéta de la même ma- nière, pour les mêmes raisons, de la même inquié- tude. La Révolution victorieuse dérangeait ce fameux système d'équilibre dont ou avait inutilement essayé de faire un principe, qui n'était en réalité qu'une ba- lance d'intérêts; et les chancelleries se demandaient avec angoisse où l'on prendrait des compensations pour rétablir cette égalité de forces que venaient ainsi rompre les conquêtes de la France.
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION. 233
Ce ne fut que plus tard, après Austerlitz et léna, sous l'Empire, que l'inquiétude changea de nature, et que l'on commença d'entrevoir où tendait la Révolu- lion, quand le sentiment national, s'éveillant en Es- pagne d'abord, puis en Russie, puis en Allemagne, vint apporter aux souverains contre la Révolution l'appui de la Révolution même. Pour le bien comprendre, il faut lire attentivement les chapitres où M. Sorel, anticipant sur ses conclusions générales, s'est atlaché, dès le début, à marquer d'un trait caractéristique l'accueil que firent aux principes de la Révolution les différents pays d'Europe. Non seulement, en effet, chacun d'eux n'en prenant pour lui que ce qu'il pou- vait adapter sans effort à ses traditions nationales, il est permis de dire que, sous la diversité des apparences, l'accueil fut partout le même ; mais encore, et à mesure qu'on y veut voir plus clair, la ressemblance apparaît plus intime, puisque l'on trouve enfin que c'est la même raison qui décida partout de cet accueil. Dans l'Eu- rope du XVIII* siècle, telle que l'avaient façonnée la guerre et la diplomatie, ce que venait proclamer la Révolution, c'était le droit des peuples; et l'accueil qu'elle reçut se régla sur l'utilité dont pouvait être aux peuples la proclamation de ce droit.
Là donc où il existait des nations anciennes, de vraies nations, circonscrites par de vraies frontières, anciennement unies par la langue, par la religion, par l'histoire, comme en Espagne, par exemple, ou eu Angleterre, la Révolution française fut accueillie
8;'4 HISTOIRE ET LITTÉUATUnE.
d'abord avec réserve, puis avec défiance et, finalement, avec hoslilité. Où la nation était plus jeune, de fornna- tion politique plus récente, homogène toutefois et, à défaut de souvenirs, unie dans l'orgueilleux pressenti- ment de ses destinées, comme en Russie, la Révolution fut accueillie dabord avec curiosité, puis avec sympa- thie, jusqu'à ce qu'elle commît la faute de paraître vouloir attenter à l'existence nationale. Et, là où lesna- lions n'existaiont pas encore, comme en Allemagne, en Italie, en Belgique, partout enfin où les combinai- sons artificielles de la politique l'avaient emporté sur les convenances, les affinités, les aspirations des peuples, elle fut enfin accueillie avec tant de faveur, et d'ardeur, et d'enthousiasme, qu'avant même qu'elle y eût touché, l'édifice gothique du Saint-Empire s'en était soudainement effondré.
Mais, là comme ailleurs, on le voit, c'était bien la même cause qui opérait ses effets naturels : la Révo- lution rendait les peuples à eux-mêmes, à l'exception de ceux qui se trouvaient déjà s'appartenir. C'est ce qui explique l'impuissance de l'ancienne Europe contre la Révolution, aussi longtemps que l'ancienne Europe ne lui put opposer que les moyens classiques dont Ja Révolution venait précisément dénoncer l'arbitraire et l'immoralité. Quand les hommes d'État cherchèrent un principe qui ralliât les peuples à leur cause, ils n'en découvrirent point, puisque toute leur tradition était fondée, si je puis ainsi dire, sur le mépris ou plutôt encore la négation du droit des peuples. Et c'est seu-
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leiïient quand ils firent appel au sentiment national, sans avoir, d'ailleurs, calculé la puissance de la force qu'ils déchaînaient, que la Révolution, à son tour, dut commencer de reculer devant eux.
A ce moment de l'histoire, en effet, les rôles se trouvaient renversés : c'était la Révolution qui préten- dait disposer des peuples comme on l'avait fait dans un état de choses qu'elle était venue détruire; et c'étaient les derniers survivants de cet état de choses qui la refoulaient, au nom du droit nouveau, dans les frontières de la France. Mais, pour être retournée contre elle, l'idée n'en avait pas moins été proclamée, propagée par elle; si l'on pouvait se vanter de l'avoir vaincue, ce n'était qu'en employant contre elle ses propres armes ; et depuis quatre-vingts ans les prin- cipes qu'elle avait introduits dans le monde ont con- tinué d'y régner souverainement. Rien de grand, on le sait, ne s'est fait ou tenté dans ce siècle qu'au nom du principe des nationalités.
Il serait aussi difficile de dire ce que c'est que le principe des nationalités, qu'il le serait de dire ce que c'est exactement qu'une nation. Mais ce qui n'est pas douteux, c'est que les idées que ces mots éveil- lent, et les associations d'idées qui les prolongent, sont d'autant plus puissantes qu'elles sont justement plus obscures. Et, ce qui est bien certain, c'est qu'en se substituant à ce fameux système d'équilibre, le principe des nationalités a créé dans l'Europe mo- derne un groupement nouveau des peuples et des
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forces. Est-ce d'ailleurs un bien ou est-ce un mal? Nous ne saurions avoir ici la prétention de le rerlior- (her. Disons seulement qu'il a bien servi jusqu'ici les inlérêls de quelques peuples, mais non pas ceux de la France. Car, à ne considérer que la carte d'Europe, c'est lui qui, à ces Étals secondaires dont notre fron- tière était jadis entourée presque de toutes parts, a substitué ces grandes agglomérations compactes qui, même en pleine paix, gênent et restreignent la liberté de nos mouvements. Et d'autre part, chose plus grave, on a pu l'accusera bon droit, en élargissant l'idée de patrie, d'en avoir étrangement compromis la force et l'efficacité. Il y a des idées dont l'étroitesse fait seule tout le prix; et, comme on ne prend Jamais assez stric- tement les commandements de la morale et de l'hon- neur, de même on interprétera toujours trop large- ment le mot et l'idée de la patrie, — dès qu'on songera seulement à les interpréter.
L'aveiiiPnous dira le reste. Car ce n'est pas en quatre- vingts ans que se développent toutes les conséquences d'un événement aussi considérable que la Révolutioîi française. Aussi sûrement que la cause contient son effet, — plus sûrement peut-être, en ce sens qu'il se peut que l'effet demeure enfermé dans sa cause, — les principes de la Réforme tendaient à la tolérance et à la liberté de penser. Cependant au xvii* siècle, et jus- que dans les premières années du xviii% il n'y a pas d'accusation doctrinale dont les protestants se défen- dent avec plus de véhémence et d'ii;dignation sincère
LES GUERRES DE LA RÉVOLUTION. 237
que celle de socinianisme; et le socinianisme, c'est essentiellement, sous un nom plus théologique, tout ce que nous avons appelé du nom de rationalisme ou d'indilTérenlisme. Quatre-vingts ans après la Révolu- tion française, il se peut donc, il est même probable que nous n'en apercevons pas encore toutes les consé- quences. Et comme jusqu'ici c'est surtout l'Europe qui semble en avoir recueilli les bienfaits, tandis que, pour notre part, nous n'en avons guère tiré que le sté- rile honneur de nous être nous-mêmes entre-déchîrés denos mains pour émanciper l'Allemand ouFItaliende leur longue servitude, il faut espérer qu'à nous aussi les conséquences encore obscures de la Révolution ré- servent quelque jour un profit plus réel.
Est-il permis d'ajouter que, si ce jour doit venir, nous n'en hâterons sans doute pas la venue en nous efforçant, comme on le fait depuis quelques années, de rapetisser la Piévolulion, de mettre des volontés d'hommes et de mesquines intrigues dans une his- toire où le caractère de la fatalité est marqué si forte- ment, et en nous aveuglant à plaisir sur la nature des causes, les plus grandes peut-être qui depuis bien des siècles eussent présidé à un mouvement des hommes? C'est ce que nous avons essayé de montrer dans l'his- toire des guerres de la Révolution. Si nous y avons réussi, fe lecteur voudra bien en reporter l'honneur à M. Sorel, et, si nous y avons échoué, ne l'imputer qu'à nous seuls.
Nous ne saurions, en effet, nous dispenser de le re-
t:i HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
dire en terminant : c'est un excellent livre que celui de M. Sorel, et nous n'avons pu donner qu'une faible idée de sa richesse. Il n'est j^'uère de question, parmi toutes celles que soulève non seulement l'histoire de la Révolution, mais l'histoire aussi du xvin'siècle> que n'ait (ouchoe M. Sorel et sur laquelle il n'ait dit un mot juste. S'il fallait en désigner plus expressé- ment quelqu'une, nous citerions les pages où il a ré- sumé la grande affaire de la destruction de l'Ordre des jésuites, comme un modèle de lucidité d'exposi- tion; ou eucorc, comme un modèle d'impartialif, celles où il a déchargé Rousseau d'une part au moins des responsabilités qu'on lui impute couramment dans les erreurs ou dans les crimes de la Révolution. Quant au tableau qu'il nous a tracé de l'état de l'Europe en 4 789, je ne crois pas que nulle part on le puisse trouver plus exact et surtout plus complet. L'art même n'y manquepas, autant du moins qu'il se puisse rencontrer dans celte abondance de détails, et bien que l'on pii! souhaiter à M. Sorel un peu plus de naturel et de faci- lité: sa composition estmonis d'un peintre que d'au mosaïste. Mais ce sont là de minces défauts dans un livre de ce genre, et à vrai dire, nous nous fussions même dispensé de les signaler si nous n'avions songé quête n'est ici qu'un premier volume, et que, par conséquent, il est loisible encore àM. Sorel, dès qu'on les lui signale, 4'éviter d'y tomber dans les volumes qui suivront.
Novembre 1885.
La poésie de LAMARTINE*
On dit que la mort est égale pour tous, et on le croit sans doute, puisqu'on le dit. Comment donc se fait-il qu'après avoir donné pour tant d'autres le signal de leur apothéose, elle n'ait en quelque sorte été, pour Lamartine, que la consécration suprême de l'oubli ? S'il est, en effet, vrai que, de 1820 à 1850, Lamartine ait régné sur les imaginations, et, selon l'expression de Sainte-Beuve, « s'il a bu, pendant ce quart de siècle, le succès par tous les pores », il a eu le temps, depuis lors, pendant les années de l'empire, entre 1850 et 1870, de sentir se dissiper l'ivresse, et la mort même n'a pas été pour lui le commencement de lïi justice, mais plutôt le contraire.
Quelques vieillards ou quelques jeunes femmes,
i. Écrit à l'occasion di l'inauguration de la statue de Lamar- tine à Passy,
ÎIO HISTOIRE ET LITTERATURE.
grâce à la musique de Niedermeyer, ou de M. Gounod, savent-ils encore peut-être les stances du Lac ou du Va//ow ? Queljues collégiens et quelques professeurs de liltéralure, dans 1« fond d'une province, lisent-ils encore, de loin en loin, pour pouvoir affirmer qu'ils l'ont l\i, Jocelyn, ou hChuteiVun ange ? Mais, ce qui n'est pas douteux, c'est que les jeunes, comme ils s'appellent, — des jeunes de tantôt ciiicjuantc an?, soixante, ou davantage, — ne nomnient plus guère aujourd'hui Lamartine que pour lui préférer haute- ment Alfred de Vigny, par exemple, ou ce mystifica- teur de Charles Baudelaire, avec ses Fleurs du malj sa Charogne, et ses Femmes damnées. Ce qui n'e^t pas moins sûr, c'est que la critique, dans un temps où ni les Laprade, ni n)ême le pieux Edouard Tur- quety n'ont manqué de consciencieux biographes, n'a pas trouvé seulement, depuis dix ans, l'occasion de jeter un coup d'œil sur la Correspondance de La- martine. Et ce ({ui est encore plus certain, c'est que la foule, — qui suit, comme toujours, — la foule indllfé- rente, allant de l'un à l'autre, (ï Hernani Sl\i Chande- lier, ou des Caprices de Marianne kRmjBlas, laisse lentement, autour du nom de Lamartine, l'oubli, l'om- bre et l'obscurité s'épaissir.
Entre beaucoup de raisons que l'on pourrait donner de cette indifférence, ou pour mieux dire de celte in- gratitude, je ne parlerai que des littéraires. Si peut- être quelques hommes politiques en veulent toujours à Lamartine de la révolution de 1848, et font payer à
LA POÉSIE DE LAMARTINE. 2il
la gloire du poète la faute ou les erreurs du tribun populaire, ils ne sauraient être, en eiïet, aujour- d'hui bien nombreux, et le temps approche où dispa- raîtront pour jamais avec eux leurs antiques rancunes. J'en connais d'autres qui, s'ils l'osaient, lui feraient presque un crime de n'être pas mort plusieurs fois mil- lionnaire, d'avoir traîné sa vieillesse en de pénibles et vulgaires labeurs, d'avoir dégradé à d'humiliantes sollicitations le poétique amant d'Elvire et de Graziella. Dirai-je que je crains que ce ne soient les mêmes qui reprochent à Hugo d'avoir trop bien entendu les affai res? Car, en vérité, nous rendons la vie difficile au poète! Et d'autres enfin insinuent que Lamartine a mal choisi son moment pour mourir, que les rares amis qu'il laissait derrière lui n'ont pas su mettre sa mort en scène, ni convenablement ordonner ses funérailles. Ce n'était pas, comme l'on dit, des« hommes de théâtre»; non plus que lui, d'ailleurs; et en France, à Paris surtout, c'est une grande infériorité que ne pas être un homme de théâtre, — ou de n'en avoir pas un au moins dans sa famille. Mais, après cela, s'il n'y avait que de semblables raisons, j'aime à croire que, depuis vingt ans bientôt, elles auraient cessé d'en être. Du moins y en doit-il avoir de plus profondes ; et, effecti- vement, il y en a ; et elles sont curieuses à étudier, parce qu'elles ne tiennent guère moins, si je ne me trompe, à la nature de l'esprit français qu'à la nature même de la poésie de Lamartine.
C'est ainsi que les jeunes reprochent d'abord à La-
ni. — 14
'■2ii HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
marline de n'être pas pour eux assez artiste. Ils ont toujours sur le cœur une letlre célèbre : A M. Léon Bniys d'Ouilli/, (\\ii servit jadis, qui sert encore de préface, on se le rappellera peut-être, aux Recueille' ments poétiques : « Le bon public, y disait Lamartine, s'imagine que j'ai passé trente ans à aligner des rimes,.. je n'y ai pas employé trente mois; » et les jeunes, lui rendant mesure pour mesure, lui reprochent, avec un tranquille dédain, qu'on s'en aperçoit bien, sans qu'il eût besoin de le dire. Ils le trouvent incorrect, et ses vers quelquefois mal faits, mais ses rimes surtout fai- bles et communes: bonheur et malheur^ adieu et 4ieu, onde et monde, pics et mullipliés, ciel même, je pense, et soleil. Et ils n'ont pas tout à fait tort, et il n'y a rien de plus français, si je puis ainsi dire, que ce genre de chicanes, et, pour vous en convaincre, ce sont celles que nous faisons tous les jours à Molière. Décadents ou romantiques, parnassiens ou classiques, nous avons beau nous révolter, nous descendons tous en effet de Malherbe, par Condillac ou par Noël et Chap- sal ; nous évaluons le talent au nombre des défauts qu'il n'a pas, bien plus qu'à la nature des qualités qu'il possède; et nous posons de tels principes enfin que, si nous les suivions, ils n'iraient à rien moins qu'à mettre l'auteur des Oies funamb ulesques au-dessus d'Hugo même, et M. Catulle Mendès oa M. Armand Silvestre au-dessus du poète de Jocelyn, des Harmo- nies et des Méditations . Mais, si l'on se débarrassait une fois des préjugés
LA PORSIE DK LAMARTÎNE 247
d'école, si surtout on voulait être juste, on attacherait peut-être une moindre importance à la forme, dont la perfection matérielle n'a d'objet, trop souvent, que de faire illusion sur l'inanité du fond. On avouerait que, fussent-elles plus nombreuses et plus graves encore qu'on ne le dit, les négligences de Lamartine, empor- tées au courant de sa large et facile abondance, ne lais- seraient pas toujours, — ou presque toujours, — de s'y perdre. On n'oublierait pas, non plus, de rappeler que si la poésie, avant d'être une « peinture », peuL et doit même être une « musique », c'est quelque chose, à ce seul point de vue de la forme, que d'avoir trouvé, comme Lamarline, les vers assurément les plus harmonieux qu'il y ait dans la langue. Et l'on conclurait que, le triomphe de l'art étant de suppléer l'inspiration défaillante ou absente, pour ne pas dire de la simuler, — comme la rhétorique, par exemple, simule ou contrefait l'éloquence, — le poète peut se passer d'être artiste, comme Lamartine, exactement dans la mesure où il est inspiré.
Aussi bien n'est-ce pas seulement ni surtout ces négligences que l'on reproche à Lamartine, et quand on ne le trouve pas assez artiste, c'est plutôt qu'il est trop naturel. Non seulement on ne voit pas comment son vers est fait, de quels artifices ni par quels procédés, mais on le comprend trop aisément quand il parle, et ses sentiments ne sont pas assez rares, assez subtils, assez quintessenciés. Vainement a-il écrit celle Chute d'un ange, poème bizarre,.
2U HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
graiuliosc, dont l'auteur de la Légende des siècles, et depuis, celui des Poèmes barbares, sans en rien dire, se sont tant et d'ailleurs si heureusement inspirés. Il reste vrai, d'une manière générale, que dans les Médi- tations,àins les Harmonies, dans Jocelyn, dans les Recueillements même, il n'a fait que prêter sa voix et son génie de poêle à ce que nous avons tous éprouve comme lui sans savoir ni pouvoir le dire; et on le trouve banal parce qu'il est humain. Et, en effet, co n'est pas le genre de Charles Baudelaire, ni celui d'Alfred de Vigny, qui se sont attachés presque uni- (juement à traduire ce qu'ils croyaient trouver en eux de plus différent de leurs semblables.
Nos jeunes poètes, à leur suite, ont cru devoir affec- ter la même ambition. Si le ciel, en naissant, ne les a pas affligés d'une maladie morale, ils s'en procurent une, la plus étrange qu'ils puissent, une névrose unique, Ol la poésie désormais ne consiste plus pour eux que vlans l'analyse de leur cas pathologique ou le savant étalage de leur infirmité. Mais alors, qu'ils aient donc jusqu'au bout le courage de leur paradoxe, et qu'ils ne reprochent pas à Lamartine de n'être pas assez ar- tiste, mais bien, comme nous disions, d'être trop na- turel et trop sain ! Car voilà son vrai crime : pour/ comprendre, pour sentir les Méditations ou les Har- monies, ii n'est heso'm que d'être homme et d'avoir vécu. Le Lacow le Vallon, le Crucifix ou Ischia, le Premier regret ou Novissima Verha, c'est le cri mémo ie la natuier, auquel vibent tous les cœurs, à l'excep-
LA POfiSIK DB LAMARTINE Î15
tion, puisqu'ils le croient, de celui des seuls initiés. Et c'est comme si l'on disait qu'ils reprochent à Lamar- tine ce qui fait justement de lui, non pas peut-être le plus varié, ni surtout le plus étrange, mais le plus sin- cère et le plus universellement vrai des grands poètes de ce siècle. Car il y a de la rhétorique, beaucoup de rhétorique, dans la Tristesse d^Olympio; il y a de la « littérature » jusque dans le Souvenir de Musset, — deux vers de Dante, quatre lignes de Diderot, une invocation à Shakspeare ; — mais il n'y a pas trace , de « littérature » dans le Lac, pas ombre de rhétorique, et c'est ce qui en fait la suprême beauté.
On l'a dit bien souvent : nul comme Lamartine, en ce siècle et dans notre langue, n'a aimé, n'a senti, n'a rendu la nature avec cette profondeur et celte sincé-j rite. Certes, les descriptions ne manquent pas dans les Orientales, dans la Légende des siècles, dans les Contemplations, et généralement dans l'œuvre de Victor Hugo. Mais l'énumérateur, mais le rhéteur, mais l'artisan de phrases et de mots, mais le prodi- gieux assembleur de rimes y reparaissent toujours, et, en la fatiguant, découragent notre admiration, la chan- gent en étonnement plutôt qu'en reconnaissance. Les vers d'Hugo sont beaux, ils sont pleins; les sonorités nous en assourdissent et l'éclat nous en aveugle; il nous en reste presque toujours dans les yeux ou dans les oreilles un souvenir inoubliable ; mais on y voudrait quelque chose d'autre, un peu d'âme et d'accent, et je ne sais quoi de moins beau peut-être, mais de plus
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sincère et de plus ému/Liscz-Ie, relisez-le; rieii u'esl plus rare, dans l'œuvre de te grand poète ou plulôl de cet incomparable artiste, que des inspirations comme celle de celte Tristesse d'Ohjmpio que je rappelais tout à l'heure, ou comme celle de hPricie pour tous. Jus- que dans les belles pièces des Coutoiiplalions qu'il a consacrées à la mémoire de sa fille, on sent l'arran- gement et l'apprêt :
Maintenant que je puis, assis au bord des ondes, Ému par ce tranquille et profond horizon, Examiner en moi les vérités profondes. Et regarder les fleurs qui sont dans le fjctzon !
Et, s'il faut être franc, comme il n'y a rien de plus aitificiel, de plus composite, et de plus arbitraire que certaines descriptions des Orientales, — et notam- ment celles de tant de contrées que le peintre n'avait jamais vues, — même quand Hugo décrit ce qu'il devrait avoir senti, je ne connais rien de [Ans poncif dans les œuvres d'Écouchard Le Brun ou de Jean-Baptiste Rousseau que certaines pièces desFetiilles d'automne ou des Contemplations.
Ouvrez maintenant les Harmonies ou les Médita- tions, qui conservent, pour le dire en passant, sur les Contemplations el&ur les Feuilles d'automne l'avan- tage, étant les premières, de les avoir vraisemolable- ment inspirées, ou relisez encore, de préférence, le plus beau poème, le seul «: poèaie ))à vrai dire, que nous ayons dans notre langue : c'est de Jocelyn que
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,'e veux parler. Les vers en sont-ils peut-être quel- quefois moins beaux? ou ies rimes moins riches et moins retenus, antes? moins exactes parfois? ou les descriptions plus vagues? Je n'oserais le dire. Mais- comme l'accent en est toujours juste! Comme le poêle, s'y én^.eut lui-même au souvenir de tout ce que ses vers éveillent ou renouvellent en lui! Comme on sent qu'il n'a pf.s vu seulement, mais vraiment vécu ses impres- sions, et je ne veux pas dire qu'il improvise, mais qu'il abandonne lui-même et qu'il laisse égarer son chant au hasard de ses rêveries !
0 vallons paternels! doux champs ! humble chaumière Aux bords penchants des bois suspendue aux coteaux^ Dont l'humble toit, caché sous des touffes de lierre, Ressemble au nid sous les rameaux!
Gazons entrecoupés de ruisseaux et d'ombrages; Seuil antique où mon père, adoré comme un roi, Comptait ses gras troupeaux rentrant des pâturages. Ouvrez-vous ! ouvrez-vous ! C'est moi.
Je ne sais si quelqu'un en a déjà fait la remarque, mais des circonstances particulières me semblent; expliquer ce caractère de la poésie de Lamartine. Si Musset, comme le croyait son excellent homme de fière, eût été <c nécessairement de la cour » dans le siècle de Louis XIV, il n'était pas moins né dans un vulgaire appartement parisien de la triste rue des Noyers, et ses souvenirs d'enfance lui rappelaient si
•« HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
peu de chose qu'on n'en trouve seulement pas trace dans ses Poésies. Victor Hugo, fils d'un soldat,
Jeté comme la graine au gré do l'air qui vole,
traîné de ville en ville dans les bagages de son père, a pu chauler inclilTéremincnl ses « Espagnes », ou plus lard la maison de la rue des Feuillantines : il n'a pas eu, lui non plus, de patrie locale, et à peine vu foyer domestique. Seul, au contraire, de tous ncs grands poètes, mille liens subtils et forts, ces liens de l'habitude, inconsciemment tissés au jour le jour, ont rattaché Lamartine à une terre natale, à une mai- son paternelle, à des lieux familiers :
Montagnes que voilait le brouillard de l'automne, Vallons que tapissait le givre du matin, Saules dont l'éniondeur effeuillait la couronne, Vieilles tours que le soir dorait dans le îointain.
Murs noircis par les ans, coteaux, «entier rapide, Fontaine où les pasteurs, accroupis tour à tour, Attendaient goutte à goutte une eau rare et limpide. Et, leur urne à la main, s'entrelenaient du jour.
Chaumière où du foyer étincelait la flamme, Toit que le pèlerin aimait à voir fumer. Objets inanimés, avez-vous donc une âme Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?
Oui, sans doute, Hs en ont une ; et c'est à un grand poète une grande infériorité que de ne l'avoir pas connue ; et c'est celle d'Hugo en comparaison de La-
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LA POÉSIE DE LAMARTINE. 249
marfine. Tandis qu'Hugo n'a vu la nature qu'avec les yeux du corps, en touriste ou en passant ; que l'on peut même douter s'il l'a comprise ou aimée autre- ment qu'en artiste, comme un thème pour ses varia- tions et le plus favorable à son étonnante virtuosité ; qu'il l'a presque profanée dans ses Chansons des rues et des bois, Lamartine l'a vue avec les yeux de l'âme, l'a aimée jusqu'à s'y confondre, quelquefois même jusqu'à s'y perdre, et l'a aimée tout enliêre, — « sol sans ombre », et « cieux sans couleurs », et « vallons sans ondes», — sous ses plus humbles aspects comme sous les plus brillants ou les plas majestueux. 11 est donc chez nous le poète de la nature, le seul peut-être que nous ayons, en tous cas le plus grand ; et il l'est pour n'avoir pas appris à décrire la nature, mais pour avoir commencé par la sentir. C'est la sin- cérité de ses impressions qui en fait non seulement la profondeur ou l'intimité, mais encore, dans notre poésie, la presque unique originalité. Et la sincérité de ses impressions, à son tour, il en doit la meilleure part à son éducation, cette éducation que l'on reçoit involontairement des choses, et qui fait, en chacun de nous, le fond durable et persistant de tout ce que nous sommes.
'*^^
J'aimais les voix du soir dans les airs répandues. Le bruit lointain des chars gémissant sous leurs poidst Et le sourd tintement des cloches suspendues Au cou des chevreaux, dans les bois.
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peu de chose (lu'on n'en trouve seulement pas trace dans ses Poésies. Viclor Hujjo, fils d'un soldai,
Jeté comme la graine au gré do l'^ir qui vole,
traîné de ville en ville dans les bagages de son père, a pu chanler indifféremiiieiil ses « Espagnes », ou plus tard la maison de la rue des Feuillantines : il n'a pas eu, lui non plus, de patrie locale, et à peine un foyer dunieslique. Seul, au contraire, de tous nos grands poètes, mille liens suljlils et forts, ces liens de riiabilude, inconsciemment tissés au jour le jour, ont rattaché Lamartine à une lerre natale, aune mai- son paternelle, à des lieux familiers :
Montagnes que voilait le brouillard de l'automne, Vallons que tapissait le givre du matin, Saules dont l'éniondeur effeuillait la couronne. Vieilles tours que le soif dorait dans le îointain,
Murs noircis par les ans, coteaux, sentier rapide, Fontaine où les pasteurs, accroupis tour à tour, Attendaient goutte à goutte une eau rare et limpide. Et, leur urne à la main, s'entrelenaient du jour,
Chaumière où du foyer étiacelait la flamme, Toit que le pèlerin aimait à voir fumer. Objets inanimés, avez-vous donc une âme Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?
Oui, sans doute, Hs en ont une ; et c'est à un grand poète une grande infériorité que de ne l'avoir pas connue ; et c'est celle d'Hugo en comparaison de La-
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martine. Tandis qu'Hugo n'a vu la nature qu'avec les yeux du corps, en touriste ou en passant ; que l'on peut même douter s'il l'a comprise ou aimée autre- ment qu'en artiste, comme un thème pour ses varia- tions et le plus favorable à son étonnante virtuosité ; qu'il l'a presque profanée dans ses Chansons des rues et des bois, Lamartine l'a vue avec les yeux de l'âme, l'a aimée jusqu'à s'y confondre, quelquefois même jusqu'à s'y perdre, et l'a aimée tout entière, — « sol sans ombre », et « cieux sans couleurs », et « vallons sans ondes», — sous ses plus humbles aspects comme sous les plus brillants ou les plas majestueux. 11 est donc chez nous le poète de la nature, le seul peut-être que nous ayons, en tous cas le plus grand; et il l'est pour n'avoir pas appris à décrire la nature, mais pour avoir commencé par la sentir. C'est la sin- cérité de ses impressions qui eu fait non seulement la profondeur ou l'intiniité, mais encore, dans notre poésie, la presque unique originalité. Et la sincérité de ses impressions, à son tour, il en doit la meilleure part à son éducation, cette éducation que l'on reçoit involontairement des choses, et qui fait, en chacun de nous, le fond durable et persistant de tout ce que nous sommes.
J'aimais les voix du soir dans les airs répandues. Le bruit lointain des chars gémissant sous leurs poiiist Et le sourd tintement des cloches suspendues Au cou des chevreaux, dans les bois.
548 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
peu de hose qu'on n'en trouve seulement pas trace dans sePoésies. Victor Hugo, fils d'un soldat,
Jelcomme U graine au ^é de l'air qui vole,
traîné d ville en ville dans les bagages de son père, a pu clnfer indifféremment ses « Espagnes », eu plus larda maison de la rue des Feuillantines : il n'a pas eu, Ji non plus, de patrie locale, et à peine un foyer daestique. Seul, au contraire, de tous ncs grands jèles, mille liens sublils et forts, ces liens de riiabude, inconsciemment tissés au jour le jour, ont rattaié Lamartine à une terre natale, àunemai-^ son patcielle, à des lieux familiers :
Mongncs que voilait le brouillard de l'automne, Valtii que tapissait le givre du malin, S.Avis dont l'émondeur efTeuillait la couronne, Nicuf toun que le soir dorait dans le lointain,
Murnoircis par les ans, coteaux, sentier rap!de,J Fonioe où les p&steurs, accroupis tour à tour, Atttilaient goutte ù goutte une eau rare et linaj El, ur urne à la main, s'eolrelenaient du jour,|
Chaaièreoù du foyer éliacelail la flamme, Toi|M l« pèlerin aimait à voir fumer, Oli]9 isauiiBéa, avei-vous doue une âme Quiatlache i noire âme et la force d'aimer?
Oui, 818 doute, fls en ont une ; et c'est à a| poète un grtnde infériorilé que de ne Tav connue ;l c'est celle d'Hugo en comparaison
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LA POÉSIE DE LA&U^'Ni
marline. Tandis qu'Hiip^o n'a jeux du corps, en touriste peut même douter s'il l'a ce ment qu'en artiste, comme tioiis et le plus favorable à «on qu'il l'a presque profanée rues et des bois, Lamartine l'Ame, l'a aimée jusqu'à s'j même jusqu'à s'y perdre, et « sol sans ombre », et « « vallons sans ondes», — sous comme sous les plus brillants, 11 est donc chez nous le poj peut-être que nous ayoga et il l'est pour n'j mais pour avo^ cérité de ses ii la profondeur ou nm poésie, la presque unique oi de ses impressions, à son tour, part à son éducation, celte éduca involontairement des choses, et qui nous, le fond durable et persistant de sommes.
J'aimais les voix du soir dans les airs réj Le bruit lointain des cliars gémissant soi; El le sourd tinlcmcnt des clocliessuspeii Au cou des ctievreaux, dans les boi
250 HISTOIRE ET LITT fin AT 11 UE.
C'est <j;vhce encore à celle (ulucalion qu'il a pu mettre jusque dans la poésie la plus familière un accent éga- lement unique de noblesse et d'intimité. Rien n'est plus rare en français que d'être éloquent sans s'égarci- dans la déclainalion, si ce n'est d'être familier s.ins tomber dans la platitude ; et je ne vois guère que f.a- marline qui y ait réussi. A cet égard, et puisqu'il n'y a pas de mot aujourd'hui qui loue davantage, nos jeunes devraient bien savoir que Jocclyn est ce qu'ils appel- leraient un véritable tour de force. En restant poèle^ et grand poète, avec les mots de la lanj^ue ordinaire, — quoi que non pas toujours sans quelques périphrases ou quelques métaphores dont son éducation même et sa trop grande facilité ne le défendent pas assez, — il n'est guère de détails de la vie simple, humble on même commune que n'ait su exprimer Lamartine. Son art consiste, non pas précisément comme celui des Lakisls anglais, — auxquels on l'a si souvent comparé, sans doute à titre d'aulcur du Lac, — à extraire, si l'on peut ainsi dire, des objets les plus vulgaires ce qu'ils renferment effectivement de poésie latente, mais plu- tôt à répandre sur ces objets eux-mêmes, quand il les rencontre au passage, et sans les avoir cherchés^ toute la richesse et toute la noblesse de son imaginatioii de poète. C'est une grande différence. Lamartine n'abaitse point la poésie jusqu'aux vulgarités de la prose, condme quelques-uns que l'on connaît, mais il élève la prose jusqu'à la hauteur delà poésie ; et les rencontres n'ont pas lieu ?out à fait au même pointv Rappelez-vous
L-A POÉSIE DE LAMARTINE. S&l
scnlemeiit les lettres de Jocelyn à sa sœur, ou, dans Jûcelyn encore, le récit de la mort de sa mère :
Pressentiments secrets, malheur senti d'avance, Ombre des mauvais jours qui souvent les devance;.,.
et tant d'autres passages que je me garderai de citer, — de peur que le lecteur s'en contente et perde une occasion de relire le poème. Je l'ai bien relu quatre fois avant d'en parler, et j'ose dire que, si des yeux prévenus y découvraient, en cherchant bien, plus de prosaïsmes peut-être que je n'y en ai trouvé, du moin» ne sauraient-ils y méconnaître la distinction d'âme, l'élévation naturelle, et la noblesse enfin du poète.
Non moins caractéristique de Lamartine que l'abon- dance et le souverain naturel, cette noblesse est partout chez lui, mais elle éclate surtout dans sa conception de l'amour. Nous croyons rêver aujourd'hui quand nous apprenons par sa Correspondance que la critique de 4823 accusa l'auteur des Nouvelles Méditations d'être à lui tout seul plus « obscène » que Catulle, Horace et l'Arioste ensemble. S'agissait-il peut-être de ce Chant d'amour qui, comme il n'avait pas de modèle, n'a pas eu d'égal non plus dans notre langue?
Ton cou, penché sur l'épaule, Tombe sous son doux fardeau, Comme les branches du saule^ Sous le poids d'un passereau ; Ton sein que l'œil voit à peine,
tSS HISTOIRE ET L ITIEU ATU 'IR.
Soulevant à chaque haleine Le poids léger de ton cœur, Est comme deux tourlerellci, Qui font palpiter leurs ailes Dans la main de l'oiseleur.
II faudiMit dire alors qu'en 1823 la critique avait peu lu l'Arlosle, et encore moins Catulle. Car, si les vers d'amour do Lamartine respirent la volupté, c'est une volupté diffuse en quelque sorte, une voluplé qui n'émeut qu'à peine les sens, qui même les rafraîchit, ou encore les apaise, bien loin de les irriter; et, s'ils persuadent le plaisir, je ne crois pas que jamais on en ait plus discrètement présenté l'image, ni plus chastement voilé la nudité. Les erreurs dégoût, et j'en sais de bien fâcheuses, ne manquent malheureuse- ment ni dans les Recueillements ni surtout dans la Chute d'un ange, mais ce ne sont vraiment et uni- quement que des erreurs de goût. D'une manière gé- nérale, dans ses peintures de l'amour, Lamartine a toujours mêlé au délire des sens non seulement ce qui l'épure, mais encore le spiritualise. N'ayant jamais, comme tant d'autres, mené sa muse aux mauvais lieux, elle a toujours ignoré le langage de ces sortes d'endroits. Et, si l'on dit que c'est pour cela qu elle a bien pu connaître et parcourir toute l'étendue des pas- sions de l'amour, mais non pas en mesurer toute la profondeur, ni surtout en sonder les derniers abîmes, je n'en disconviendrai point j — et je l'en louerai da- vantage.
LA F-DÉSIE DE LAMARTINE. 253 >
Comparez ici Lamartine avec Musset, le Musset des Ndils, mais aussi le Musset des Premières Poésies. Musset, le plus jeune des deux, et même des trois, est cependant de beaucoup à tous égards le plus voisin du XVIII* siècle. Nourri par son père, Musset Pathay, l'éditeur et l'apologiste aveugle de Rousseau, dans le culte fervent du xviii* siècle, il y a en lui du Crébillon fils, du Laclos, du Casanova même si l'on veut. Aimez- vous ces vers de iVawoMwa, si souvent, et tant^ et trop vantés :
Deux sortes de roués existent sur la teiro...
et n'en jugiez-vous pas autrement à vingt ans qu'à cinquante? Pour ma part, j'en préfère d'autres. Mais, en tous cas, semblable à son don Juan, Musset, jus- qu'au jour d'uno rencontre célèbre, me paraît bien avoir été le plus impertinent des amants en même temps que le plus sensuel. Lorsque, d 'ailleurs, il eut éprouvé l'amour avec toutes ses fureurs, le poète des Nuits, s 'il perdit quelque chose de sa fatuité juvénile, ne réuss it cependant jamais à dépouiller sa passion de ce qu'elle avait encore de fougueux et de personnel^ Les Nuits sont le cri d'un amant à qui Ton vient d'en- lever sa maîtresse, — une maîtresse dont un peu plus il nous dirait ce qu'il aimait en elle, ou comment elle avait lajambeetle pied faits, — d'ailleurs le cri le plus éloquent, le plus retentissant, le plus violent que peut- être on eût encore poussé, mais un cri, c'est-à-dire
nu — 15
îùl HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
l'expression de ce qu'il y a dans l'amonr de plus instinctif, de plus ég()ïsle,et de moins généreux.
Les pins désespérés sont les chants les plue beaux,
a-t-il dit lui-même, et précisément dans une de ses Nuits. Il se trompe; quand ce désespoir n'est que celui d'un seul liomme, ce ne sont que les plus émou- vants; et ce n'est pas peu de chose; mais, au-dessus de ces émotions où les sens ont encore trop de pavt, il y en a de jtkis pures, et c'est l'honneur de Lamartine que d'y avoir plusieurs fois atteint.
C'est que l'amour n'a pas été pour Lamartine, comme il le fut pour Musset, l'occupation de sa vie tout en- tière, et cela seul a suffi pour qu'il y eût dans sa poésie plus de dignité, plus de pureté, plus de noblesse' que dans celle de Musset. Car, on aura beau dire, on ne fera pas, avec les plus beaux vers du monde, qu'il n'y ail, dans tout don Juan ou dans tout Lovelace, un fond de grossièreté ou de férocité même. En réalité, chez Musset, il fautJhien le savoir, l'amour se termine tou- jours à la satisfaction de l'orgueil ou de la volupté. Mais Lamartine y met quelque chose de plus.
Elle paraît et tout soupire,
Tout se trouble sous son regard ;
Sa beauté répand un duiiie Qui donne une ivresse au vieillard.
Et, comme on voit l'humble poussière Tourbillonaer à la lumière
LA POÉSIE DE LAMARTINE. 255
Qui la fascine à son insu, Partout où ce beau front rayonne, Un souffle d'amour environne Colle par qui l'homme est conçu.
Quand ce ilernier vers ne donnerait pas à ceux qui le précèdent un accent religieux, il suffirait sans doute, pour entendre le poète, que rHumanité, dont j'ai détaché cette strophe, fût placée, comme elle l'tsl dans les Harmonies, entre Jéhovah eil'Idée de Dieu. De même qu'au début du poète de Lucrèce,
.'Eaeadumgenitrix, hominum divunique voluptas, Aima Venus, ....
nous sortons ici de l'ordre vulgaire, où l'amour n'était que « réthange de deux fantaisies» ; nous sommes in- troduits dans un ordre supérieur; nous alteignons à la cause et à la raison de l'amour. On comprendra que ce n'est pas le lieu, pour divers motifs, d'insister sur ce thème, toujours difficile et surtout délicat à traiter. Mais il l'araîtra naturel d'en prendre occasion pour dire quelques mots du caractère philosophique de la poésie de Lamartine.
En même temps, en effet, que celle de l'amour, une autre préoccupation, celle de la mort, a hanté Lamar- tine, et, de tous nos grands poètes, nul plus que lui n'a médité sur la chute insensible du temps, sur la fragilité de la vie, sur la misère de l'homme, ni trouvé de plus beaux accents pour chanter :
236 HlSTOinH ET LITTÉRATURE.
et ce vide immense,
Kt cet inexorable ennui, Et ce néant de l'existence, Cercle étroit qui tourne sur lui.
Ce ne doit pas être là l'une des moindres raisons qui l'ont dépossédé lentement de sa première popularité. Les Français, pour la plupart, sont de l'école de leur Déranger. L'idée de la mort les importune, ou plutôt, car ils y songent trop rarement pour que l'on puisse dire qu'elle les importune, ils n'aiment pas qu'on la leur présente. Et, si la vie est courte, puisque les pes- simistes eux-mêmes ne laissent pas de convenir qu'il s'y rencontre de « bons moments », sa brièveté ne nous doit être qu'un motif plus cher et plus pressant d'en user et d'en jouir. Vivons donc, buvons, aimons, et moquons nous du reste :
Tant qu'on le pourra, larirette On se damnera, larira ;
c'est la devise ou le refrain de nos chansonniers, et c'est bien le fond de la race.
Mais, quand l'idée de la mort, pour tout homme qui pense, ne serait pas l'objet de ses plus graves médila- tions, et quand elle ne serait pas, dans la vérité de l'his- toire, l'inspiratrice de toutes les grandes actions, il faudrait bien encore observer, au seul point de vue de l'art, tout ce qu'elle communique à la poésie, non pas même en l'absorbant, mais en s'y mêlant seulement,
LA POESIE DE LAMARTINE. 257
dfrprofondeurtt de sens. Elle met une ombre au plai- sir, elle donne du prix à la vie; l'amour, la volupté même ne sont sans elle que la satisfaction bru- tale d'un instinct ou d'un appétit; la nature n'est plus qu'un décorde théâtre, une toile de fond, immo- bile et muette ; et c'est pourquoi nous voyons que, dans tous les temps comme dans toutes les langues, sans cette pensée de la mort, invisible et présente, il n'y a pas, ni ne peut y avoir de grande poésie, mais seule- ment de la prose rimée. Ce Déranger que je nommais n'en serait-il pas lui-même un exemple, au besoin? lui qui n'a peut-être été vraiir.ent poète en sa vio qu'un seul jour et dans la seule chanson.
Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse. Vous vieillirez et je ne serai plus...
Mais la poésie de Lamartine est imprégnée tout entière de la pensée de la mort. Il en a senti l'épou- vante, il en a éprouvé la vertu consolatrice, il en a goûté tout le charme :
Cueillez-moi ce pavot saurage Qui croît à l'ombre de ces blés ! On dit qu'il en coule un breuvage Qui ferme les yeux accablés. , J'ai trop veillé, mon âme est lasse
De ces rêves qu'un rêve chasse. Que me veux-tu, printemps vermeil ?
ÎÔ8 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
Loin (le moi ces lis et ces roses ! Que faut-il aux paupières closes ï La fleur qui garde le sommeil.
Enfin et surtout il en a connu la nécessité supérieure, et que, si nous ne mourions pas, peul-Alre réussi- rions-nous tout (le même à nous accommoder de la vie, quoique cela paraisse bien difficile; mais, sans doute, nous n'aurions nucune des idées qui font la grandeur de l'esprit humain.
Car on ne saurait méditer sur la mort sans méditer également sur le problème de la destinée, et Lamar- line, en raison do son éducation comme de sa nature, pouvait moins que tout autre se soustraire à celte nécessité. Il est, d'ailleurs, pour en faire en passant la remarque, une preuve assez illustre que le pessi- misme, quoi que l'on en ait dit, n'est nullement obligé de conclure au néant. Si la poésie de Lamartine doit â la pensée constante ou habituelle de la mort son accent de mélancolie et de solennité, c'est à la médi- tation du problème de la destinée qu'elle doit son caractère tragique et philosophique à la fois. Byron,
Shelley, ou Leopardi lui sont-ils peut-être supérieurs à cet égard parmi les poètes contemporains ? Je ne le sais ni ne veux le rechercher aujourd'hui; mais ce que l'on doit dire, — et ce que l'on n'a pas assez dit, — c'est que, s'il y a dans notre langue une poésie philo- sophique vraiment digne de ce nom, c'est assurément celle de Lamartine.
Voltaire, avant lui, dans ses Discours en vers,
LA POÉSIE DE LAMARTINE. 259
avait essayé de rimer la philosophie de Locke et de Newton, et d'autres, depuis lui, la critique de Kaiit, ou rOhgine des espèces, ou le pessimisme de Scho- penhauer. Vaines tentatives, inutiles efforts, ambi- tions généreuses, mais* avortées en naissant; quand la clarté de la pensée ne s'évanouissait pas dans la splendeur des images, c'était le vers qui se changeait en prose ; et Lamartine, après avoir été le premier, demeure encore et toujours îe seul.
Pourtant chaque atome est un être, Chaque globule d'air est un monde habité; Chaque monde y régit d'autres moades, peut-être, Pour qui l'éclair qui passe est une éternité ! Dans leur lueur de temps, dans leur gout'.e d'espace, Ils ont leurs jours, leurs nuits, leur destin et leur place, La vie et la santé y circulent à flot, Et, pendant que notre œil se perd dans ces extases, Des milliers d'univers ont accompli leurs phases
Entre la pensée et le mot.
Lui seul a trouvé de ces vers, comme lui seul était capable de concevoir aussi cette Chute d'un ange, qu'il n'a négligé que d'écrire, et qui serait autant au- dessus des Harmonies et de Jocelyn que la grande épopée philosophique est au-dessus de Tidylle ou de l'ode, — si seulement l'exécution en répondait à la conception.
Que d'ailleurs, maintenant, dans cette Chute d'un ange, et surtout dans les Recueillements, Lamartine, pour vouloir monter encore plus hautj n'ait réussi qu'à
ÎCO HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
développer quelques-uns de ses défauts, je le sais, et, pour tout dire, il n'est que juste de le rappeler. Ni les grandes idées, comme je viens de le montrer, ni les belles pages, ni les beaux vers n'y manquent, mais il semble que le poète, plus abondant que jamais on périodes sonores, n'ait plus en lui de quoi suflire à leur ampleur, ou encore, et plutôt, que son inspiration, débordant sa langue et son vers, s'évapore en nuages dont les contours cbangeanis ne retiennent plus aucune forme. Il a beau prodiguer les images, on sent qu'il les « invente », mais qu'il ne les « voit » plus, qu'il les cberche plutôt qu'il ne les trouve; et il a beau enfler la voix pour faire croire à l'importance de ce qu'il va dire, -.ov-s l'entendons l)ien, mais nous ne jugeons pas qn'ihalùlla peine de tant l'enfler. J'ajoute seulement qu'il n'importe guère, et, quand on a lu la Chute d'un ange ou les Recueillements, si l'on ne s'y est pas plu, que l'on en est quitte ponr ne plus les relire. Mais ce que l'on doit observer, jusque dansles erreurs littéraires de Lamartine, — et on en pourrait dire autant, je crois, de ses erreurs politiques, — c'est que la noblesse des intentions y persiste, si même il ne se trompe justement pour viser trop haut. Lamar- tine, avec ses imperfections, n'en demeure pas moins ce que l'on appelle une âme essentiellement noble, et quand on veut essayer de le caractériser d'un mot, — ce qui n'est jamais facile d'un tel homme, — si ce n'est pas celui de dignité, c'est celui de noblesse au moins qui vient sous la plume.
LÀ POÉSIE DE LAMARTllNE. 231
De toutes les raisons qui, sans avoir encore tout â fait précipité dans l'oubli le nom de Lamartine, l'ont du moins, depuis une vingtaine d'années ou davan- tage, comme enveloppé d'ombre et d'indifférence, si celle-ci peut-èlre était la principale, il ne faudrait pas beaucoup s'en étonner, mais, au contraire, le trouver naturel. Les artistes, en général, — car l'observation est sans doute aussi vraie des peintres que des poètes, — n'aiment pas beaucoup les sujets où la matière importe plus que l'art, où l'idée emporte la forme, où la nécessité de l'inspiration ne laisse pas de lieu au tour de force, les grands sujets enfin; et je veux dire par là ceux qu'on ne peut traiter qu'autant que l'on s'y trouve naturellement égal. Mais fis préfèrent les petits, comme étant, pour ainsi parler, à la taille de tout le monde, les sujets qui peuvent faire honneur à leur habileté, dont on ne relève l'insignifiance qu'à force de recherche et d'art. Et, après tout, c'est tou- jours quelque chose que de savoir à fond son métier, d'en connaître toutes les ressources, de le perfection- ner, comme j'avoue que l'ont su faire quelques-uns de nos contemporains ; c'est quelque chose et même beaucoup, — quand, d'ailleurs, on manque de génie. Nos artistes prépSiTent, ils trempent, ils assouplissent, pour le grand poète que l'avenir ne nous refusera pas, l'instrument de la poésie, comme les Lebrun, les Delille, les Fontanes, les Chênedollé, les Lemercier l'ont fait pour Hugo et pour Lamartine, et leur gloire, lorsqu'il paraîtra, sera de s'évanouir dans le rayon-
15.
«62 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
nement de ce grand poète. Ils ont tort seulement de s'ériger en critiques, et de vouloir juger Lamartine sur des règles trop étroites pour lui; — sans compter que Lamartine avait presque cessé d'écrire quand ils les ont posées.
Mais, pour la foule, c'est encore plus grave. Avec Laprade et quelques autres encore, je voudrais pou- voir dire que Lamartine a écrit pour un « inonde » qui ne serait plus aujourd'hui le nôtre, si ce n'était nous mettre nous-mêmes trop bas, si ce n'était ou- blier que le « monde » de Lamartine fut aussi celui de Déranger, voire de Désaugiers, et si ce n'était mêler enfin, pour le plaisir de faire une médiocre épi- gramme, la satire sociale à la critique littéraire. En réalité, ce n'est pas pour les lecteurs de la troisième République, ni ce n'était pour ceux du second Empire, c'est pour l'esprit français lui-même qu'^ la poésie de Lamartine a quelque chose de trop noble et de trop élevé.
Lamartine, au surplus, ne l'a-t-il pas comme déclaré lui-même jusque dans ses antipathies? Il y a deux écrivains, deux très grands écrivains qu'il n'a jamais aimés, qu'il n'a jamais pu supporter, auxquels même il n'a pu seulement gagner sur lui de leur rendre justice ; et ces deux écrivains, si ce ne sont pas les deux plus populaires, il ne s'en faut de guère, puis qu'ils ont nom La Fontaine et Rabelais. On a rcproclié lîlus d'une fois à l'auteur des Méditations, des Har- monies et de Jocelm d'avoir si mal parlé de l'auteur,
LA POÉSIE DE LAMARTIiNE. 263
des Fables ou des Contes et de celui de Panta- gruel, et on a eu raison. On s'est moins souvent demandé s'il n'y avait pas autre chose là (qu'une erreur de goût, et vraiment une opposition, une antipathie, une contradiction de nature? Il y a, dans l'esprit fran- çais un fonds naturel, je ne veux pas dire de grossiè- reté, — je le pourrais, je ne le dis pas, je le dirai plus loin, — mais au moins de vulgarité, de médio- crité, comme on disait jadis, et dont n'ont jamais pu complètement triompher en eux un Voltaire même ou un Molière. Nous n'aimons pas quitter terre, nous n'aimons pas étendre nos regards au delà d'un cer- tain horizon; et heaucoup de questions que d'autres races aiment à agiter d'une façon tragique, nous n'aimons pas à les aborder, ni même qu'on les traite pour nous. Être ou ne pas être, c'est assurément le moindre souci du peuple de Rabelais, de La Fonlaine el de Déranger ; nous sommes comme nous sommes, et nous nous trouvons bien ; nous avons jadis défrayé l'Europe de fabliaux, nous défrayons aujourd'hui l'univers de vaudevilles, d'opérettes et de chansons de cafés-concerts. Et, lorsque, par hasard, nous nous haussons jusqu'à l'idéal, ce n est guère qu'à l'idéal hé- roïque sans doute et chevaleresque, mais souvent aussi emphatique et déclamatoire, l'idéal du Cid et d'Her- naui, de Corneille et de Hugo, rarement et difficilement jusqu'à celui de Bérénice ou de Jocelyn, de Racine et de Lamartine. Voilà la vraie cause de notre indif- férence pour la poésie de Lamartine; et la forme en
•61 HISTOIRE ET LITTflR ATURE.
fùl-elle toujours plus achevée, l'exécution répondtt- elle toujours à la conception. Lamaitine, pour la foule, sera toujours moins populan'e que Musset ou que Hugo.
Heureusement que la foule ne faU pas les Juge- ments de l'histoire, et que i a popularité d'un écrivain ne mesure pas sa valeur. En ce moment, pour diverses raisons, dont quelques-unes au moins ne laissent pas d'être tout à fait étrangères à son génie, c'est Victor Hugo qui, de nos grands poètes, est celui dont le nom semble le plus populaire : je dis le nom plutôt que l'œuvre, qu'il m'a toujours semblé que l'on louait bien plus que l'on ne la lisait. Je me souviens ausîi qu'il y a tantôt vingt ans, aux environs de l'année 1807, grâce à la conspiration de je ne sais quelles cIr«",on- stances particulières, il s'en est fallu de bien peu que ce ne fût Alfred de Musset, pour ses Kuits elles seules, que l'on mît au-dessus de ses deux grands rivaux.
Mais les circonstances changent, et les œuvres demeurent ; et c'est pourquoi j'ai la confiance que l'heure viendra tôt ou tard, pour Lamartine, d'être mis à son rang. Et je le répète, sans me dissimuler les défauts de Lamartine, ce rang, lorsque je me rap- pelle que les Méditations, en 1820, ont donné le signal de la rénovation de notre poésie ; que les Odes et Ballades, qui parurent en 1822, semblent être plutôt antérieures et procéder encore de Le Brun, de Lefranc de Pompignan, de Jean-Baptiste Rousseau ; ce
LA POÉSIE DE LAMARTFNE. 2ô5
rang, quand je considère que les Méditations, plus tard, ont été suivies de Jocelyn,q\ii n'est pas seule- ment le plus beau, mais l'unique poème de la langue française, aucun autre n'en ayant la simplicité, le charme et la grandeur, sans compter l'émotion; ce rang, si je fais attention enfin que personne avant lui ni depuis n'a possédé, au même degré que Lamartine, quelques-unes des plus rares qualités du poète : l'a- bondance et l'ampleur, l'éclat et la facilité, la profon- deur et l'aisance, le nombre et l'harmonie, le charme et la noblesse, combien d'autres encore ! ce rang, — il se pourrait que ce fût le premier,
15 août 1886.
SUR VICTOR HUGO
Lorsque la postérité, — si toutefois la postérité que l'on nous prépare se soucie encore d'art et surtout de poésie, car on peut, en douter, — prononcera sur Victor Hugo ce jugement définitif qui met les hommes et les dieux mêmes à leur vrai rang, elle en usera, selon toute apparence, avec l'auteur des Contempla^ lions et de la Légende des siècles, comme nous faisons de nos jours avec celui de Pohjeucte et du Cid.
Le vieux Corneille, en son temps, n'a pas com- posé moins de trente-trois comédies, tragédies et tragi-comédies : combien de Français les lisent, les ont lues, en connaissent les sujets ou seulement les titres, ont entendu parler de Pertharite, roi des Lombards,
1. Le Théâtre en Liberté, par Victor Ilugo, 1 vol. ia-S". Paris, 16S6; Hetzel et Quaotiii.
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•08 HlSTOinE ET LITTÉKATURE.
OU de Surûna, général des Parthes? Et cependant Corneille est Corneille, il est Pierre cl non pas Thomas, c'esl-à-dire l'auteur du Cid et de PolyeuctCy contre lesquels ne sauraient prévaloir ni Ciî Pertha- rite ni ce Siiréna, ni son Attila ni son AgésilaSf et pour qu'il le soit, et pour qu'il le demeure, c'est assez qu'il ait trois ou quatre fois en sa vie alleinl les sommets de son art. On passe quelque clic e à l'iiu- inaine faiblesse; à ceux qui les ont touchée, on ne demande pas d'avoir habile constamment les hauteurs; et on a bien raison, puisque, après loui, rh)sloi'*e prouve quM n'en serait ni plus ni moins de leur répu- tation. Dix autres chefs-d'œuvre n'ajouteraient rien h la gloire de Corneille, maïs dix autres Attila 21'en retrancheraient pas une parcelle.
Victor Hugo pareillement : nos neveux s'étonneront que nous ayons pu supporter à la scène Marion Delorme et Bîty Blas ; ils se demanderont ce que nous avons admiré dans l'Ane ou dans le Pape, et ils ne se répondront point ; ils ne voudront peut-être seulement pas croire qu'aucun de nous ait lu jusqu'au bout Qua- tre-vingt-treize ou l'Homme qui rit, — et, au fait, moi-même qui les nomme ici, suis-je bien sûr d'avoir eu ce courage ? — mais, après cela, Victor Hugo n'en sera pas moins ce qu'il est, tout ce qu'il est, et ce que l'on peut prédire qu'il sera bien longtemps encore : le plus grand de nos poètes purement lyriques, mais sur- tout le plus prodigieux artiste, je ne dis pas le plus par- fait, qu'il y ait dans l'histoire de notre poésie française.
SUR VICTOR HUGO. 269
C'est ce qui nous meta l'aise, tandis qu'il est encore temps, pour parler en toute franchise de son Théâtre en liberté. Dans sa longue et glorieuse carrière, il est donc certain que ce grand poète ne nous avait rien dooné d'aussi boutTon que Mangeront-Us? on d'aussi puéril que la Forêt mouillée; mai?, puisqu'il est maintenant entendu que sa gloire n'en saurait souffrir, ni même de bien pis que cela, nous pouvons le dire; et nous le disons. Tout de même, si les éditeurs de ce théâtre « idéal » avaient compris le sens du volume qu'ils viennent de publier, ils ne l'eussent pas intitulé le Théâtre en liberté, mais le Théâtre en goguettes; mais,, puisque les licences que le maîlre y a prises ne nuiront sans doute jamais à la beauté des Contempla' lions ou des Feuilles d'automne, — et je viens d'en faite fout exprès la remarque, — il est permis d'in- sinuer que ce sont de fortes licences. Car on peut bien, on doit ménager l'auteur de Tragaldabas ei des Funérailles de Vhonneur, M. Auguste Vacquerie, ou l'auteur de Fanfan la Tulipe et de François les Bas bleus, c'est M. Paul Meurice; — et, en effet, qu'en resterait-il si l'on ne les ménageait point? — mais à l'auteur de la Rose de VInfanie et de la Tristesse d'Olympio, puisqu'il sera toujours placé plus haut que la critique, nous ne lui devons que la vérité, et c'est même la seule façon qu'il y ait de l'honorer.
Ajouterai-je que, si l'avenir, comme je le crains, jette un jour la Grand" Mère etVEpée dans le gouffre d'oubli où gisent déjà, toutes meurtries di leur chute
*270 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
Marie Tudor ci Lucrèce Borgia il sera bon à toiil hasard <iiic quel(iu'un en ait dit (iiiclqnos mots, pour mémoire, et afin qu'au besoin on s'y puisse reporter plulol que de les aller lire?
Mais j'aime mieux faire observer que cesontsurtout les erreurs du i^cnic (]ui nous instruisent de sa vraie nature; que « la critique des beautés » est stérile, (juand encore elle n'est pas dangereuse, en précipitant sur les traces d'un maître le troupeau des imitateurs; et qu'enfin, s'il n'y a pas plus de qualités sans défauts qu'il n'y a d'endroit sans envers, on ne connaît que la moitié d'un homme quand on ne le connaît que par SCS beaux côtés. Le Théâtre en liberté, comme les Chansons des rues et des bois, qu'il rappelle en plus d'un passage, — la Forêt mouillée notamment, n'est qu'une transposition ou une autre version de V Église :
Tout était d'accord dans les plaines, Tout était d'accord dans les bois, Avec la douceur des haleines, Avec le mystère des voix. Tout aimait, tout faisait la paire, L'arbre à la (leur disait : Nini. Le mouton disait : Notre père. Que votre sainfoin soit béni! —
le Théâtre en liberté est à peine moins utile que les
Contemplations elles-mêmes à l'intelligence entière de Victor Hugo, de la nature de son génie poétique, de la longue décadence de ses dernières anuées. Et
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SUR VICTOR HUGO. 271
qui n'aurait pas lu la Grand' Mère, Mangeront-ils? ou la Forêt mouillée, ne connaîtrait pas bien « le monstre », son genre d'esprit, — car il en eut, et du plus gros, — son badinage énorme et, si je puis ainsi parler, la qualité cyclopéenne de sa plaisanterie.
On ne saurait avoir la prétention de rien dire de neuf en disant que la faculté maîtresse de Victor Hugo iàit J'imagination: une imagination de visionnaire ou de voyant, dans le demi-jour de laquelle, les objets, éclairés d'une lumière fantastique, se déformaient démesurément, une imagination singulière et puis- sante, et une imagination servie par une capacité, une fécondité, une variété d'invention verbale dont je ne crois pas qu'il y eût eu d'exemple en notre langue. Ce n'est pas ici le lieu d'étadier plus avant cette na- ture d'imagination ; aussi bien, Victor Hugo lui-même, avec une complaisance visible , et cependant incon- sciente, l'a-t-il plusieurs fois décrite,, soit en vers, soit en prose, et il ne s'agirait que d'un peu de patience et de temps pour en réunir les principaux traits. Mais, dans la plupart des hommes, et des poètes même, tandis que l'imagination n'est pas tellement pré- pondérante, n'exerce pas si tyranniquement l'empire qu'elle n'admette avec elle au partage le sens com- mun, la raison, la logique, Victor Hugo, dans notre littérature, est peut-être le seul poète qui n'ait jamais reconnu d'autre loi ni subi d'autre servitude que celle de son imagination. Tandis que tous les autres, et, — sans parler de nos classiques, — Lamartine, Musset,
Ï72 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
Vigny dans ce siôcle même, achèvent, réalisent, éclai- rent l'idée par l'image, Hugo, seul, n'a jamais pensé qu'autant qu'il imaginait, et, comme c'est la rime qui fait la raison de ses vers, de même, jusque dans sa prose, on peut dire littéralement que c'est l'image (jui crée l'idée. C'est pour cette raison qu'elle n'en donne souvent que le fantôme, l'illusion, le mirage. On s'é- tonne également que quelques-uns des plus beaux vers d'Hugo, quand on les presse, contiennent au fond si peu de sens, mais aussi qu'en revanche, dans une image étrange, inaltentlue, grandiose, il réussisse parfois à enfermer tant de pensée.
Le grand danger de ceux qui se laissent ainsi guider à l'imagination c'est que, si l'imagination se relire d'eux, n'ayant plus rien qui les soutienne, ils tombent au-dessous d'eux-mêmes; et l'imagination se retire d'eux, comme de tout le monde, avec les années qui viennent, les cheveux qui blanchissent, les sens qui s'émoussent, qui se blasent, ou qui se pervertissent. Malheur alors au poète qui n'a pas su se faire un fond de bon sens et d'expérience : il devient la victime de son propre triomphe.
Hugo, tout Hugo qu'il fût, n'évita pas la loi com- mune. H y aura bientôt quarante ans de cela, quand il eut quitté la France, donnant libre carrière à cette prodigieuse imagination dont le contact du monde, le souci de sa réputation, quelque crainte aussi du ridi- cule avaient réprimé la fougue et contenu les écarts, il atteignit d'abord, dans quelques pièces des Châti-
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tnenîs et quelques chapitres des Misérables, puis, avee les Contemplations et la Légende des siècles, plus loin et plus haut qu'il n'avait jamais fait. Si ce n'est pas de 1842 à 1865 qu'il produisit ses œuvres les plus parfaites, j'entends celles qui prêtent le moins à la critique et qui n'ont jamais divisé l'opinion, c'est alors certainement qu'il donna, comme l'on dit, toute sa mesure, celle de sa puissance et de son ori- ginalité. Le vrai Victor Hugo, celui qui fit rendre à notre langue française des accents qu'elle n'avait pas connus, celui qui tira de l'alexandrin de Racine et de Corneille, de Voltaire et de Delille, de Lamartine même et de Musset, des effets dont jusqu'alors on ne l'eût pat cru capable, c'est le Viclor Hugo des Contemplations et de la Légende des Siècles, comme c'est celui dont on peut dire que la fécondité d'invention, et surtout la qualité d'imagination poétique sont plus qu'incompa- rables, et véritablement uniques dans notre histoire littéraire. Mais les Chansons des rues et des bois' marquèrent presque aussitôt le commencement de la décadence, et insensiblemeut, de cette imagination de poète il ne demeura, chez le solitaire de Hauteville- House, qu'un inimitable versificateur, un étonnant rhéteur, et le vieux satyre qui, s'il perçait déjà dans les Chansons des rues et des bois, s'étale plus cynique- ment encore dans le Théâtre en liberté.
Le rhéteur, depuis déjà longtemps, les vrais juges l'avaient reconnu et signalé dans l'auteur, non pas même de Ruy Blas ou des Orientales, mais de Ma-
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rion Delormeei^es Odes et Ballades. Rien, en eiïrt, ne ressemblait plus à de l'excellent Jean-Baplisle Rousseau que quelques pièces des Odes el Ballades. Il y avait là, chez un tout jeune homme, ce que j'ap- pelais toulà riieure une fécondité d'invention verbale, une abondance de moyens de rhétorique, une ampleur de développement absolument extraordinaire. I! ne faut d'ailleurs jamais oublier qu'en France, avant tout el par-dessus tout, le romantisme a été une révolution de la langue.
Pour mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire, Et nommer le cochon par son nom...
A la vérité, sous l'excès de la rhétorique, dans les Odes et Ballades, quelque chose d'autre se mon- trait, et d'assez neuf, et d'assez considérable en son genre. On pouvait disputer si la Grèce, l'Italie, l'Espa- gne du poète étaient les véritables, comme plus lard son Egypte, sa Palestine ou sa Chaldée. Ce qui, du moins, était certain, c'est qu'il avait trouvé, pour les peindre et les représenter, des couleurs originales, des traits caractéristiques, et que, si peut-être elles ne ressemblaient pas à la réalité, elles se ressemblaient encore moins entre elles. Mais ce qui dominait tout, c'était bien le rhéteur ou le déclamateur, habile à épuiser les mots de ce qu'ils contiennent de sens, à les tourner et les retourner en mille manières diffé- reules, h déguiser ou à dissimuler sous la splendeur
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SUR VICTOR HUGO. ^75
des rimes et l'éclat des images la pauvreté ou l'ab- sence d'idt'esJLes Vierges de Verdun, la Naissance du duc de Bordeaux, la Bande noire, les Deux Iles, le Chant du Cirque, Moïse sur le Nil, — je cite à peu près au hasard, — on dirait autant de « matières » mises en vers français par un brillant élève de rhéto- rique, dont on eût pu deviner dès lors, avec un peu de perspicacité, qu'il ne lui importerait guère d'accor- der sa lyre au nom de Charles X ou de Napoléon, du roi de Rome ou du duc de Bordeaux, si seulement le thème offrait un abondant prétexte aux infinies varia- tions de sa virtuosité.
Ce qu'il était alors, aux environs de 1822, Hugo l'est toujours demeuré. Plus tard, sans doute, dans ses grandes œuvres, dans les Feuilles d'Automne, dans les Chants du Crépuscule, dans les Contempla- tions, dans la Légende des siècles, le rhéteur s'est surpassé lui-même, est sorti de sa rhétorique, a tra- duit dans quelques-uns des plus beaux vers de la langue française quelques-unes des plus étonnantes visions qu'un grand poète ait jamais eues; il n'a jamais complètement triomphé de sa nature déclamatoire, et, s'il est vrai qu'en fait de figures il ait commencé par abuser de l'antithèse, il a bien plus encore abusé de la répétition. L'abus de la répétition, qui rend insupportable la lecture de ses dernières œuvres, a gâté de tout temps plusieurs de ses plus belles pièces. Et quel énumérateur, que l'auteur du discours de Ruy Blas et du monologue de Charles-Quint l
274 nisTOrnE et littéhature.
rion Êeïovmeeldes Odes et Ballades. Rien, en elT.t, no ressemblait plus à de rcxcelleiU Jeaii-Baptisle Rousseau que quelques pièces des Odes el Ballades. Il y avait là, chez un tout jeune homme, ce que j'ap- pelais loutà riieure une fécondité d'invention verbale, une abonilance de moyens de rhétorique, une ampleur de développement absolument extraordinaire. Il ne faut d'ailleurs jamais oublier qu'en France, avant tout el par-dessus tout, le romantisme a été une révolution de la langue,
Pour mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire, Et nommer le cochon par son nom...
A la vérité, sous l'excès de la rhétorique, dans les Odes et Ballades, quelque chose d'autre se mon- trait, et d'assez neuf, et d'assez considérable en son genre. On pouvait disputer si la Grèce, l'Italie, l'Espa- gne du poète étaient les véritables, comme plus lard son Egypte, sa Palestine ou sa Chaldée. Ce qui, du moins, était certain, c'est qu'il avait trouvé, pour les peindre et les représenter, des couleurs originales, des traits caractéristiques, et que, si peut-être elles ne ressemblaient pas à la réalité, elles se ressemblaient encore moins entre elles. Mais ce qui dominait fout, c'était bien le rhéteur ou le déclamateur, habile à épuiser les mots de ce qu'ils contiennent de sens, à les tourner et les retourner en mille manières diffé- reules, à dci,uiser ou à dissimuler sous la splendeur
SIR VICTOR HUGO. 275
des rimes et l'éclat des images la pauvreté ou l'ab- sence d'idécs^Les Vierges de Verdun, la Naissance du duc de Bordeaux, la Bande noire, les Deux Iles, le Chant du Cirque, Moïse sur le Nil, — je cite à peu près au hasard, — on dirait autant de « matières » mises en vers français par un brillant élève de rbéto- rique, dont on eût pu deviner dès lors, avec un peu de perspicacité, qu'il ne lui importerait guère d'accor- der sa lyre au nom de Charles X ou de Napoléon, du roi de Rome ou du duc de Bordeaux, si seulement le thème offrait un abondant prétexte aux infinies varia- tions de sa virtuosité.
Ce qu'il était alors, aux environs de 1822, Hugo l'est toujours demeuré. Plus tard, sans doute, dans ses grandes œuvres, dans les Feuilles d'Automne, dans les Chants du Crépuscule, dans les Contempla- tions, dans la Légende des siècles, le rhéteur s'est surpassé lui-même, est sorti de sa rhétorique, a tra- duit dans quelques-uns des plus beaux vers de la langue française quelques-unes des plus étonnantes visions qu'un grand poète ait jamais eues; il n'a jamais complètement triomphé de sa nature déclamatoire, et, s'il est vrai qu'en fait de figures il ait commencé par abuser de l'antithèse, il a bien plus encore abusé de la répétition.. L'abus de la répétition, qui rend insupportable la lecture de ses dernières œuvres, a gâté de tout temps plusieurs de ses plus belles pièces. Et quel énumérateur, que l'auteur du discours de Ruy Blas et du monologue de Charles-Quint l
S76 HISTOIllE ET LITTÉRATURE.
C'est peut-clre ce goût impérieux de la rhétorique et lie la déclamation qui en ont fait un jour l'insulteur que l'on sait. Du moins, quand il insulte, est-ce comme quand il décrit, pour le plaisir de décrire et d'insuUer, parce qu'un mot eu appelle un autre, une rime une autre rime, une injure une autre injure. Dans le Roi soumise et ÛAnsRuyBlaSydanslesChâtimcnts et dans Napoléon le Petit, dans le Pape et dans VAne, ce sont toujours des thèmes qu'il développe ou plutôt qu'il amplifie, et qu'on ne peut tout au plus lui repro- cher que de s'être donnés comme thèmes, car, une fois donnés, c'est à peine sa faute si, pour dire souvent si peu dechoses, il emploie toujours tant de mots. Les noms d'Empereur et de Roi, par exemple, ceux de Pape et de Prêtre, comme aussi, par contraste, ceux de République ou de Liberté, ceux de Révolution et d'Humanité rouvrent en lui, naturellement, toutes les sources de sa rhétorique; et il le voudrait lui-même qu'il ne pourrait arrêter le torrent de grossières in- jures ou de platitudes rîmées qui commencent aussitôt à couler de sa plume.
LE aoi. Je te fais prince. Viens.
AIROLÛ.
Non, Faites-vous voIcu''4
LE ROI.
Crdnaen't / Nju 29 suis roi. Ça suffit ..
SUR VICTOR HUGO. 277
Yoîlà le thème; OU encore:
Moi je plains Dieu ; peut-être on le calomnia,
Je voudrais l'opérer; il a pour ténia
La religion. Rome exploite son mystère.
Et là-dessus, il va, cent, deux cents, trois cents vers durant, n'ajoutant rien à ce qu'il a dit, mais cpuisanc les synonymes, en inventant au besoin de nouveaux, se répandant en épilliètes, en périphrases, en calem- bredaines jusqu'à ce que le dictionnaire lui manque, en quelque sorte, avec le soufile, el les gros mots i-vcc l'haleine. Évidemment, dans cet état d'esprit, n'éiint qu'à demi conscient, il n'est aussi qu'à moitié res- ponsable des choses qu'il dit. Ce n'est qu'un accès de cette manie d'amplification et de grandiloquence à laquelle tout rhéteur est sujet. Et si ce n'est pas sans doute un Dieu, c'est un démon qui l'échauffé et qui s'agite en lui, qui parle par sa bouche el qui l'em- pêche de la taire, le démon de la phrase et de l'exagé- ration, celui dont le rôle est de présider aux paroles inutiles, aux phrases creuses, et aux déclamations sonores. C'est ce démon qui lui a dicté jadis les Châti- ments, et depuis, sans parler du reste, une bonne partie de son Théâtre en liberté.
Un autre lui en a dicté l'autre, et c'est le démon ■qui lui avait soufflé les Chansons des rues et des bois. Et, en effet, ce grand poète aura bien été dans notic siècle un poète de l'amour, mais de l'amour scnsuc";,
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278 HISTOIRE ET LITTÉRATURE,
de l'aîTionr uniquement physique, de l'îimour bas ei grossier. Il y avait en lui du « satyre » ou de « l'égîpan », si, peut-être, comme je le pense, il eût préfî-ré ce nom plus mythologique. Déjà, dans les Feuilles d'automne, dans les Chants du crépuscule, un peu partout dans son œuvre, on eût pu signaler de singulières aberrations du sens moral; mais elles y sont cepcntlant assez rares, et, après tout, pour les y trouver, il fallait les y chercher. Dans les Chansons des rues et des bois, on dirait que celui qui fut Olympio, connaissant désormais le néant de toutes choses, a décidément placé, pour parler la langue de nos naturalistes, dans la salisfaclion de « l'instinct génésique » la grande ou plutôt Tunique aiïaire de l'humanité, et qu'il a pris pour devise le dislique justement fameux :
Le craquement du lit de sangle Est un des bruits du paradis.
Si, d'ailleurs, l'étonnement de voir sous ce nouvel aspect et dans ce rôle de Roger Bontemps « l'èlre incliné » qui naguère
Demandait à la nuit le secret du silence,
l'inventeur triste et le puiseur d'ombre, le mage, le pontife des ténèbres et le pape de l'infini ; si la drôlerie d'une certaine verve bouffonne, si des rimes rares, si
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le senliment profond et ardent des tentations de la pure nature, — que sais-je encore? -^ y déguisaient peut- être assez bien l'obscénité de l'inspiration, le Théâtre en liberté achèvera de donner leur vrai sens à ces Chansons, et, avec elles, d'éclairer, je le crois, toutun côté relativement obscur de cet étrange tempérament poétique.
Trois pièces, au moins, y roulent en effet sur ce thème : Sur la lisière d'un bois, Être aimé, et la Forêt mouillée. La première est, si l'on veut, une transcription de VOaristys, — à la manière de Victor Hugo. La seconde est le monologue d'un roi quel- conque, d'un tyran vague et anonyme, qui se désole de n'être aimé que pour sa royauté ou, comme il dit encore, que pour la sentinelle qui veille aux barrières du Louvre. Posez le cent-garde, on aime le roi; ôtez le cent-garde, plus d'amour, partant plus de joie. La troisième, dont j'ai déjà dit deux mots, est une sorte de féerie sans poésie, sans grâce et sans espiit, plus courte, mais dans le goût de celles de feu Clairville, et qui se termine par ces deux vers que prononce un ruisseau bavard :
Sans nous, si nous n'avions fait retrousser Goton, Ce Jocrisse risquait de devenir Platon.
Mais ce que l'on ne saurait dire, c'est le ton de plai- santerie grave dans lequel sont traités ces sujets, l'importance naïve que le poète y attache, la certitude
•$0 IIISTOIUE ET LITTÉRATURE,
qu'il a d'y donner le mol do l'énigme où les « pen- seurs blêmes » s'éluicol inutilement acharnés jusqu'à lui :
... Ah ! le couple est saint, le nid est vénérable; Le fond de la nature est ua immense hymen, J'en veux ma pail !..,
Ou encore :
Lumière et pensée! 0 ciel époux, reçois la lerre liancée. Êtres, l'amour est flamme et l'amour est rayon, Il tend d'en haut la lèvre à la création. Et la nature poso^ en entr'ouvrant son aile. L'universel baiser sur la bouche éternelle.
Ou encore :
Mais tu dis : Quelque chose existe. J'in conviens. Quoi? Le sexe. Eve, aux temps antédiluviens, Daphnis suivant Chloé, Jean pourchassant Jeannette...
C'est le libertinage placé sous l'invocation du dieu de Béranger, la grossièreté rétablie dans les droits don^ la civilisation l'avait dépossédée, l'homme rendu au culte de Priape. Et la conclusion est : d'Être aimé, qu'il n'y a qu'une chose de désirable au monde, l'amour de Javotte ou de Goton, à défaut de celui de Chloé ; de Sur la lisière d'un bois, que, sous le nom d'amour, il ne faut entendre que le plaisir avec ses
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réalités solîdes; enfin, de la Forêt mouillée, qu'entre Platon et Casanova, toute la différence ne tient qu'à un jupon habiiementrelevé sur la cheville d'une lingère de la rue aux Ours ou d'une actrice de Bobino. C'était bien la peine d'avoir versé {^ni àè Pleur s dans la nuit, et de s'appeler Victor Hugo, pour finir comme, «le chantre de Lisette », sans en avoir d'ailleurs jamais eu la gaieté.
Cette façon de traiter l'amour, assez indéli- cate, et médiocrement poétique, a, si je ne me trompe, quelque chose de plus déplaisant encore chez un vieillard. Il nous devient difficile, en effet, de respecter sincèrement celui qui ne se respecte pas plus lui-même, et je crains que de pareils aveux, qu'il n'était pas forcé de faire, n'aient un jour quelque chose de fâcheux pour la mémoire du poète. Mais, en revanche, au poiiil de vue delà critique, ils éclairent d'un jour très vif le vrai caractère d'un homme, et ils m'expliquent assez bien ici ce manque ordinaire de délicatesse et de goût qui ne s'expliquerait guère autrement dans l'œuvre de Victor Hugo. Avant ces aveux, comme avant ^es Chan- sons des rues et des bois, on ne voyait pas bien d'où procédait la grossièreté dont il y a chez lui tant d'exem- ples, cette rudesse et celte brutalité de manières qu'il ne pouvait tenir ni de sa naissance, ni de son éducation, ni du monde au milieu duquel il avait toujours vécu. Nous le savons maintenant : c'était ce que l'on appelle une idîosyncrasie, l'effet en lui de son tempérament d'athlète, et une opposition de sa
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véritable nature avec l'altitude qu'il avait d'abord prise
elganiée si loiijîtemps.
L'exil, cet exil volontaire ou volontairement pro- longé; l'exil, dont il lira le parli que l'on sait ; l'e:;!!, sans lequel il ne tVit jamais devenu ce que nous l'a- vons vu dans ses dernières années, mais, comme l'a (lit je ne sais plus q\ii, le Fontaiies du second empire; l'exil, en le drlivrant de toutes les con- traintes qu'il avait impatiemment supportées, le rendit à lui-même. Sur son rocber de Guernesey, n'ayant plus rien à ménager, il se montra tel qu'il était, moins e fatal 3) et plus « rabelaisien » qu'on ne le pouvait croire, à peine plus porté vers la grosse plaisanterio, que sur les objets même qui la provoquaient infaillli- blement cbez les auteurs de nos vieux fabliaux. En ce sens, le Théâtre en liberté, comme ^^5 Chansons des rues et des bois, vaut à bien des égards une longue confession. Nous savons désormais que, parmi beau- coup d'étranges visions, ce a voyant » ne laissa pas d'en avoir d'assez matérielles, et il semble que ce ne fut point celles où son œil, quoique « empli de brume », s'arrêtât d'ordinaire avec le moins de complaisance. Plusieurs grands bommes de notre temps ont fini de cette manière, plus jeunes en quelque sorte à soixante- dix ans qu'à vingt-cinq, et comme inconsolables, alors qu'ils le pouvaient, de n'avoir pas choisi jadis, au lieu du leur, le lot de Restif de la Bretonne.
Ajoutez maintenant l'incomparable versificateur, et il s'en faudra de très peu que vous n'ayez Victor Hugo
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tout entier. Quelques qualités du poète ont bien pu lui manquer, et j'en viens d'indiquer quelques-unes : le goût, la légèreté, la grâce; mais je ne vois pas de parties du versificateur qu'il n'ait pleinement possé- dées; — et-, sans en excepter celte harmonie même qu'on lui a si souvent refusée. II est bien vrai, qu'à force de briser le vers, de rompre la mesure, et de joncher le Pinde, selon son expression, de césures d'alexandrins, il a fini, dans ses dernières œuvres, par écrire en prose rimée.
Roi, vous êtes heureux ! C'est bien facile à dire, Un roi n'a qu'à vouloir! Un roi peut tout! Eh bien, Retiens ceci, je peux tout, mais je ne peux rien.
Toutes les plus belles théories du monde sur « la discordance » ne feront jamais que cette ligne soit un vers français; mais il convient de ne pas oublier que c'est Hugo qui l'a voulu ainsi, qu'il n'ajamais manqué que sciemment et de parti pris aux lois de son'art, pour en tirer des effets qu'au surplus, il n'a pas toujours atteints; et que, si l'harmonie de ses vers, plus com- plexe, plus savante, n'a pas la mollesse d» celle de Lamartine ou la facilité de celle de Musset, elle a d'autres qualités, des qualités de résonance et de pro- fondeur, parexetnple, que nul, dans noftre langue, n'a eues au même degré.
La borne du chemin, qui vit des jours sans nombre, Où jadis pour m'attendre elle aimait à s'asseoir, S*est usée en heurtant, lorsque la route est sombre. Les grands «hars gémissants qui reviennent le soir...
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28» HISTOIRK ET LITTÉRATURE.
Longtemps après qu'on les a lus, de tels vers con- tinuent He vibrer dans l'oreille, et l'écho s'en pro- longe pour aller remuer jusqu'au fond de nous- mêmes les cordes les plus secrètes.
Quant aux aptitudes essentielles du versificateur, en est-il vraiment une seule qu'on lui puisse disputer, et laquelle? Cette imagination de la rime, d'abord, dont ses disciples, en faisant le tout du poètp, ne se sont peut-être trompés que d'un mot, — ils devaient dire, plus modestement, le tout du versificateur, — qui l'a jamais possédée plus riche, plus féconde et plus variée que lui? Mais si la rime est d'autant plus parfaite que les deux mots qui la forment sont « plus étonnés, comme disait un homme d'esprit *, de se trouver en- semble », quel autre, et en quel temps, nous a procuré en ce genre de plus vifs, de plus heureux ou de plus réjouissants étonnemenfs? El non seulement personne, en français, n'a rimé d'une façon plus heureuse et plus riidacieuse, mais personne, comme lui, n'a su renou- veler jusqu'aux rimes les plus banales, ni trouver de plus admirables accords entre les idées et les sons. Jft recommande vivement aux ciu'eux de ce genre de questions les quelques pages qu'y ont consacrées, dans son Petit Ti^aîté de poésie française, M. Théodore de Banville et M. Becq de Fouquitres, dans sou Traite-
1. Afin que l'on voie bien, par un exemple Je plus, qu'il n'y a rien de nouveau dans le monde, je di."î que cet homme d'esprit s'appelait Fontenelle, et qu'il parlait très sérieuse- ment.
SDR VICTOR nUGO. 285
général de versification. A ce qu'ils disent l'un et l'autre, et beaucoup mieux que je ne le saurais faire, j'ajouterai seulement un mot, c'est qu'il y aurait sans doute lieu de signaler d'instructifs rapports entre celle préoccupation de la richesse de la rime et ce goût du calembour qui semblent avoir également caractérisé Victor Hugo. L'extrême diversité du sens dans l'extrême identité du son, voilà le triomphe de l'exlrême richesse de la rime; c'est aussi le triomphe du calembour, c'en est même la définition. ' ^
Avec l'imagination de la rime peut-être eut-il encore à un plus haut degré celle du rythme et du mouve- ment. Je crois bien l'avoir dit autrefois, mais il ne saurait y avoir d'inconvénient à le redire : rien n'est plus beau que quelques pièces d'Hugo, dont une cri- tique exacte ne laisserait pourtant pas subsister un seul vers, si même on ne prouvait avec la plus grande facilité qu'au fond elles ne signifient absolument rien. Je choisirais des exemples, s'il fallait en donner, dans la Légende des siècles et dans les Contemplations. Une idée générale assez vague et même un peu con- fuse, entrevue plutôt que vue et sentie plutôt que pensée; un thème presque plus musical que poétique ou vraiment littéraire; de loin en loin, pour marquer les temps de l'idée, une image hardie, grandiose, qui, du temps où nous vivons, nous reporte au delà de l'histoire, à l'époque où
l'homme vivait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait,
286 lIISTOinE ET LITTÉRATURE.
nn éclair dans la nuit, une brusque déchirure de l'ombre, un coup de tonnerre; puis un torrent de mots, dont on dirait volputiers qu'ils enferment plus de son que de sens, tombant, roulant les uns sur les autres, se heurtant, s'cntriî-choquant, hurlant de se voir accou- plés, m:\is finissant par se soumettre à la foule-puis- sance niagiqufi du rythme qui les enchaîne; — il ne [ui en faut pas davantage pour nous procurer quel- ques-unes des plus rares et des plus fortes sensations que la poésie ait jamais éveillées.
Soumettez cependant ces pièces, les Mages, par exemple, vers par vers, slropho par strophe, à la cri- tique vétilleuse d'un grammairien de profession, ou même à la critique déjà plus libérale que Voltaire a exercée sur Corneille, je le répèle, j'ai grand'peur qu'il n'en restru rien d'assez net et précis, ni même une impression facile à définir. Mais, justement, la qualité dont je parle, étant de celles qui échappent à la com- pétence du grammairien, ne serait-elle pas, pour cette raison même, une qualité proprement poétique, et peut-être, s'il en est une, la qualité « lyrique » par excellence? Je serais tenté de le croire. Nous avons l'habitude en France, nous l'avons toujours eue, nous l'avons encore, de ne demander guère à la poésie que la multiplication des effets dont la prose est capable. Elle a le droit pourtant, même en français, de se pro- poser quelque chose de plus; et le rythme, qui a sa valeur, sa beauté, son pouvoir propre, est, avec la rime, par lui-même et de lui-nnême, un des moyens
SUR VICTOR HUGO. ÏSl
qu'elle ait pour atteindre ce but. Dans aucun poète français, il faut bien le savoir, on ne trouverait de rythmes comparables, pour l'ampleur du mouvement, pour la force et la diversité, l'aisance et la puissance d'effet, aux beaux rythmes de Victor Hugo.
Mais les qualités lyriques ne vont guère avec les dramatiques, ou plutôt on peut dire, et au besoin dé- montrer, qu'elles s'excluent les unes les autres, qu'elles sont incompatibles, qu'elles ne se rencontrent pas plus dans un même poète que chez un même peintre le génie de la couleur et celui du dessin; e\. c'est pour cela que l'on chercherait vainement, dans ce Théâtre en liberté, ce que le poète avait afTecté la prétention d'y mettre : une action dramatique libérée des contraintes ordinaires et des conventions accoutumées de la scène . « Des courtes pièces qu'on va lire, disait un projet de préface, deux seulement pourraient être représentées sur nos scènes telles qu'elles existent. Les autres sont jouables seu- lement à ce théâtre idéal que tout homme a dans l'esprit. » Il veut nous faire entendre, avec son a théâtre idéal », qu'il avait, autant qu'homme du monde, l'instinct dramatique, et que les conditions de nos scènes, « telles qu'elles existent », ont seules gêné la liberté de ses sublimes conceptions. Mais nous, si quelque directeur avait un jour l'idée de monter la Grand'mère ou la Forêt mouillée, nous osons bien lui conseiller, dès maintenant, de n'en rien faire, et de se rappeler seulement l'accueil que repe-r
288 HISTOIRE ET LITTÉRATURK.
valent naguère, du public cependant le plus respec- tueux, Marion Delonne ou le Roi s'amuse. Il faul que MM. Vacqueiie et Paul Meurice en prennent enfin leur parti: Victor Hugo fut un génie lyrique, peut- être même, à beaucoup d'égards, le jjIus j|iuissant qu'il y ait eu chez les modernes, sans en excoplei- ni Goctlie ni Byron ; mais il y a un instinct drama- tique plus sûr, quoique d'un autre ordre, dans lo moindre vaudeville de Ouvert ou de Bayard que dans tout le théâtre de ce grand poète; — et je ne fais pas / plusd'exception icipour //(;;*«««» que pour RuyB las. Après cela, qu'il y ait de beaux vers dans VEpée, par exemple; et, Cans Mangeront-ils? des scènes assez divertissantes, j'y consens volontiers : comme aussi, d'une manière générale, que l'on retrouve dans le Théâtre en liberté quelque ombre des qualités que nous avons tant admirées jadis dans les Chansons des rues et des bois ou dans la Légende des siècles. Mais elles y sont malheureusement sans âme, et la grande imagination d'autrefois ne les vivifie plus. Rien de nouveau du reste; et, pour le (biul, trois ou quatre idées, pas davantage, qui sont celles dont le poète a vécu cinquante ou soixante ans, qui n'étaient pas bien neuves quand sa rhétorique s'en empara pour les développer à son tour, et dont il a fait, par sa façon de les développer, la banalité même.
C'est ce qui me dispensera d'y insister longuement : nous savons tous aujourd'hui qu'un roi n'est qu'un ban- dit, quand il n'est pas un idiot, qu'un prêtre n'est qu'un
SUR VICTOR HUGO. 289
charlatan, à moins qu'il ne soit qu'une bête, et que la grandeur d'âme, la générosité, la noblesse de cœur, la « pitié suprême », exilées du reste des hommes, se seraient réfugiées tout entières sous la soiiquenille du laquais, s'il n'y en avait une plus grande part encore sous la casaque du galérien. L'unique origina- lité de ce Théâtre en liberté n'est que pour la critique, puisqu'elle ne consiste qu'à rassembler sous un seul point de vue tout ce qui, depuis tant d'années, avait tour à tour ou simultanément défrayé l'énorme pro- duction du poète.
Je ne saurais terminer sans faire une dernière re- marque. Supposez que Victor Hugo fût un plus grand poète encore, il ne serait pas Victor Hugo, s'il n'a- vait eu, par-dessus ses autres mérites, le mérite plus rare encore de mourir à quatre-vingt-trois ans. Tel est le pouvoir de la durée sur les esprits des hommes. A ceux qui vivent longtemps, nous avons tellement peur de mourir qu'on dirait qua nous savons gré du bon exemple qu'ils donnent ; et le plus grand poète qu'il y eût au monde, s'il avait fait des vers, ce serait ?ans doute Mathusalem. Toujours est-il qu'un octogé- naire, qu'il s'appelle V^oltaire ou Victor Hugo, finit par avoir raison de tous ceux qu'il enterre, quand en- core il n'hérite pas de ceux mêmes de ses contempo- rains qu'il a le plus cruellement injuriés. C'est bien le cas de Victor Hugo. S'il fût mort au lendemain de la publication des Misérables ou des Chansons des rues et des bois, ayant ainsi donné tous ses chefs-
III. — 17
290 HISTOIRE ET LITTÉRATURE,
d'œuvre, mais aucune des clucubrations de sa vieil- lesse, il sorail certainement moins grand dans l'es- time ou l'opinion populaire; de telle sorte que c'est à Vllomme qui rit et à (Jualre-ringt-treize^ à VArt d'être grand-père et aux Quatre Vents de l'esprit qu'il doit, non sans doute la meilleure, ni la plus pure surtout, mais la plus grosse part de sa gloire. Oui, son nom serait moins fameux s'il l'avait moins com- promis dans les pires aventures littéraires; la poli- tique toute seule, — et quelle politique ! — a plus fait pour lui que tout son génie; et dans l'avenir, comme déjà de nos jours, la critique et l'histoire, en dépit qu'elles en aient, devront compter et compteront avec ce grossissement factice que les circonstnnces ont donné au nom de Victor Hugo. La pire partie de son œuvre aidera ainsi la meilleure à se perpétuer d'âge en âge, bien loin, comme l'on croit, qu'elle puisse lui nuire. Ce qui prouve une fois de plus l'ironie qui se joue dans les choses humaines, et que ce n'esl pas tout que d'avoir du génie, mais qu'il faut de plus en trouver le placement. On sait assez que le poète de la Légende des siècles et des, Conte)nplalio7is^ avec tout le reste, eut encore le génie du placement.
1»^ mai 1886
LA CONFESSION D'UN RÉFRACTAIRE*
C'est d'un vilain homme que je vais parler, et, — sans précisément vouloir m'en excuser, auquel cas il serait plus simple, maintenant qu'il est mort, de le laisser tranquille, — je dois dire tout d'abord les raisons que j'ai d'en parler. La première, c'est que « la mort n'est pas une excuse », comme il l'a très bien dit lui même, et qu'au contraire elle marque pour chacun de nous l'heure d'être jugé selon ses actes et selon ses œuvres, sans haine, mais aussi sans niaise hypocrisie de sentimentalisme. La seconde, c'est que l'auteur de /'£w- fant, dvi Dacheliei^de rinsurgé, fort éloigné d'avoir jamais été le rare écrivain que l'on est en train d'en faire, cependant, une fois ou deux en sa vie, n'a pas manqué de quelque talent. On peut dire également
1. Les Réfraclaires ; — V Enfant; — le Bachelier; — l'In- surgé.
?02 HISTOIRE KT LlTTf-i; ATU R E.
(lu jounialisle du Cri du peuple el du membre de la Commune que, si les circonslaiices ne lui ont pas per- mis d'acconiplir tout le mal qu'il rêvait, cepeiulaiil il aura sa place dans l'histoire d'une insurrection que l'avenir n'amnistiera pas. Mais de tant d'autres rai- sons que je pourrais encore ajouter, celle-ci sans doute paraîtra la plus forte, que les confessions de Jacques Vingtras ou de Jules Vallès offrent à l'ob- servalion l'un des plus « beaux » cas qu'il y ait, des plus complets et des mieux caractérisés, d'une maladie qui, plus qu'aucune autre, mériterait vrai- ment d'être appelée la maladie du siècle : je veux dire l'exallalio;! de l'amour-propre el l'hypi-rlropliie de la vanité lilléraiit'. Quand cette malailie s'ai- laque à des natures saines d'.iilicurs, et dcfendiies contre elle par un peu de bon sens ou un reste d'éducation, on sait en qu'elle fait néanmoins de ravages. Mais, quand elle s'empare, comme quelque- fois, d'un déclassé, c'est alors qu'on la voit déve- lopper tous SCS effets. Et si ce déclassé, par hasard, se trouve être, comme Jacques Vingtras, une nature foncièrement immorale, mauvaise et dangereuse, le mal aboutit finalement à des déformations d'une valeur unique pour le nalur:;liste, le psychologue et l'his- torien.
On a beaucoup vanté son talent depuis quinze ou vingt jours, et peu s'en faut que ceux-là mêmes à qui sa manière de s'en servir faisait le plus de peur ne l'aient transforméj comme je disais, en une espèce de
LA COMFESSION D'UN RÉFRACTAIRE. 293
grand écrivain. Accordons-leur donc, pour faire court, qu'il y a dans les Réfractaires, dans VEnfanl, dans le Bachelier même, dans VEnfant surtout, quelques pages, et peut-êtrs deux ou trois chapitres qui ne sont pas du premier veiiu. Disons en outre, s'ils y tiennent, que la préoccupation de l'adjectif, le souci de la phrase, et la rage de l'efTet pitloresque, — une rage froide qui n'enlève jamais à l'écrivain l'entière posses- sion de ses moyens de sty!e, — s'y sentent, s'y trahis- sent ou plutôt s'y étalent partout. Mais enfin ce ne sont là que les procédés bien connus du naturalisme, habi- lement diversifiés par ceux du petit journalisme : un peu de Rûchefort dans beaucoup de Zola, du Zola moins puissant, plus court d'haleine, et du Rochefort moins spirituel, ou, pour mieux dire, moins divertis- sant :
« Marcelin tient une auberge dans une rue du faubourg. Il a la réputation à dix lieues à la ronde pour le vin blanc et les grillades de cochon. Il y a, quand on entre, une odeur de fumier et de bêtes in sueur qui avance, comme une buée, de l'écurie... Il y a aussi les émanations fortes du fromage bleu. » C'est du Zola, comme on peut voir, et, pour qu'on n'en ignore, la buée même n'y manque pas. Voici mainte- nant du Rochefort : « Je couvrirai mes émotions intimes du masfjue de l'insouciance et de la perruque de l'ironie » ; ou ceci encore : « Rester assis, c'est bien ; mais, quand l'heure du fouet sonnera de nouveau, où en serai-je? Les délices de Capoue m'auront perdu :
291 HISTOIRK, ET LITTÉRATURE.
je n'aurai plus la cuirasse de l'habilude, le caleçon de l'exercice, le grain du cuir battu » ; et vingt autres métaphores, — car ce sont des métaphores, — du même goût hardi, si l'on veut, mais surtout préten- tieux et douteux.
Rien, d'ailleurs, il faut bien le savoir, ne s'imite plus aisc'ment; ce n'est guère qu'une habitude à prendre, comme Ton fait celle du calembour, et le moindre vaudeville abonde en drôleries plus co- casses, (le même que, de son côté, le moindre roman naturaliste est plein de descriptions qui ne fleurent pas mieux, mais plus fort. Là-dessous, dans ces quatre ou cinq volumes, pas une ombre d'imagination seulement, pas un commencement, pas un rudiment, pas un semblant d'idées : les chroniqueurs « parisiens », ainsi qu'ils s'intitulent, fabriquent vraiment à bon compte une réputation d'écrivain.
Tout ce que l'auteur des Réfractaires a mis de personnel, sinon d'original, dans l'emploi monotone de ces procédés d'école, c'est uniquement son accent de haine et de convoitise : la colère de l'impuissant qui s'en prend à tout le monde, hors à lui-même, de son impuissance, et l'envie brutale du jouisseur. 11 n'a rien aimé dans sa vie, pas même la Révolution, quoi qu'il en ait voulu dire, et encore moins le « peuple », dont les « sueurs » odusquaient son odorat d'aristocrate; mais il a beaucoup haï, prodigieusement haï, d'une haine inexpiable, et c'est le plus clair de son talent. D'autres n'eussent pas écrit s'ils n'avaient pas aimé ;
LA CONFESSION D'UN RÉFRACTAIP.E. 295
lui, au contraire, s'il n'avait pas haï. C'est dans l'injure qu'il a cherché sa seule inspiration, et, s'il l'a quel- quefois trouvée, c'est dans l'insulte, en enchérissant sur ce que l'auteur des Châtiments ou l'auteur des Odeurs de Paris avaient dit avant lui, mais, pour s'ouvrir une carrière nouvelle, en crachant, de plus qu'eux, sur ce qu'ils avaient encore respecté. De toutes les manières de se donner aux yeux de ses con- temporains les apparences du talent, et de forcer en quelque sorte la réputation, il n'y en a guère, pourvu seulement que l'on sache tourner une phrase, qui soit plus sûre et surtout plus rapide. Car, si nous partageons les rancunes de rinsulteur,il flatte, il caresse, il nour- rit nos plus mauvaises passions; mais, si nous ne les partageons pas, il nous irrite, il nous indigne, il nous révolte d'autant plus qu'il insulte plus fort; et, pour les uns comme pour les autres, il est « quelqu'un d.
C'est évidemment ce (jue n'ont pas compris les cri- tiques naïfs qui, pour accorder ensemble, dans l'orai- son funèbre de ce mort, leur admiration de son talent avec leur effroi de ses doctrines, ont déploré d'un commun sentiment, selon un thème convenu, que la fâcheuse politique eût enlevé cet écrivain aux lettres. Ils peuvent se consoler, et le mal n'a pas été grand. La politique n'enlève aux lettres que ceux qui ne les aiment point ou qui ne les ont choisies que comme le plus court moyen de faire en ce monde leur trou. Plaindra-t-on pas peut-être aussi l'auteur de la Vieil- lesse de Brididi d'avoir déserté le vaudeville pour
•-9G HISTOIRE ET LITTÈH ATUP, E.
allumer sa Lanterne? Mais le pamphlétaire de La Lanlernc, comme celui ilu Cri du peuple, c'est la politique seule qui les a tires de la foi'le où ils étaient confondus, et d'où l'on ne voit pas qu'ils eussent pu sortir autrement que parla politique. « J'ai lionle de moi par moments, disait précisément Vallès en nous racontant, dans l'Insurgé, ses débuts de jour- naliste, quand c'est seulement le styliste que la crilique signale et louange, quand on ne démasque pas l'arme cachée sous les dentelles noires de ma phrase comme l'épée d'Achille à Scyros. y> Prophète après coup, comme fous les prophèles qui voient jusie, — car il n'y a pas trois ans que Jac(|uos Vingtras ('.li- sait sur lui-même cette découverte, — il se rendait compte au moins que, sans la fureur injurieuse de sa rhétorique et ses perpétuels appels à la discorde sociale, son nom de Vallès fût demeuré dans son obscu- rité première.
En effet, sans eux et par conséquent sans la poli- tique, après un peu de bruit qu'avaient soulevé les Réfractaires, — bruit de vitres cassées qui peut bien en passant nous obliger à retourner la tête, m:!is ne saurait longtemps nous retenir, — tout était à recom- mencer dans un siècle où, comme dans le nôtre, dix ans, quinze ans, vingt ans d'acharné labeur ne suflisent pas toujours à fixer sur un homme l'altenlion de ses contemporains. Mais, justement, ce soi-disant « sty- liste » et ce prétendu « lettré » n'était pas homme à lien recommencer, vidé qu'il était par ce ptemiep
LA CONFtSSION D'UN RÉFRACTAIRE. 2'J7 effort, complèlemenl vidé, vidé de loul, — excepté de son fiel. On avait déjà trouvé les Réfractaires eux- mêmes monotones, et ilsl'élaientsaiisdouteautanlque le puisse être un recueil d'articles; on trouva commu- nément la Rue plus monotone encore, car c'était tou- jours la même chose; et ni dans VEnfant, ni dans le Bachelier, ni dans l'Insurgé on ne saurait rien décou- vrir oui ne fût dans la Rue oj dans les Réfractaires. Sansl es circonstances qui fiiinl de lui une caricature de personnage politique, Vallès eùt-il seulement écrr*. ses trois derniers livres? on peut se le demander. Mais qui songerait à lire aujourd'hui les deux premiers, si ce n'était pour y chercher le secret de sa politique?
Le secret de sa politique, nous en avoi s dit drà les deux premiers mots : impuissance et convoitise; le troisième en est la paresse, non pas celle de l'épicu- rien, ni même celle de ces enfants de bohème que Murger avait jadis chantés, mais la paresse orgueil- leuse, la paresse insolente, celle que l'on déguise sous les beaux noms d'indépendance et de respect de s:i dignité. Si Jacques Vingtras, quinze ou vingt ans durant, a traîné sa misère en savates sous les galeries de l'ancien Odéon et dans les cafés du vieux quartier Latin, c'est que ses convictions ne lui permettaient pas de prêter serment à l'Empire. Mais la haute idée qu'il se faisait du grand homme qu'il portait en lui ne lui permettait pas davantage de faire comme tout le mondje, et de chercher sa vie dans le travail. Il se jeta donc dans la bohème, prépara chez le liquoriste ou dans les
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crémeries la revanche de décembre, et servit la grande cause de la révolution sociale en chassant à la pièce de cent sous.
Les impuissants le sont rarement au point de ne savoir se faire des qualités de leurs défauts mêmes, et les orgueilleux excellent à se parer de leurs vices comme d'une marque qui les distingue. Celui-ci se fit une situation de sa misère, et, si quelque bonne àme était peut-être tentée de le plaindre, il faut qu'elle sache au moins la cause qui le retint si longtemps dans la bohème. « On avait une âpre jouissance à se sentir le plus fort dans le pays de la détresse, à être, — pour pas trop cher de vaillance et parce qu'on avait appris du latin, — le grand homme de la gueuserie sombre. » Voilà le vrai mot lâché. De la rue Soufllot à la rue Madame, et du carrefour de l'Observatoire à celui de rOdéon, — pour pas trop cher de vaillance, retenez bien cet aveu précieux, — il était une façon de grand homme. La crédule jeunesse, en tout temps, s'est volontiers laissé prendre à ces affectations d'indé- pendance et de cynisme. Elle confond aisément deux choses, qui pourtant sont bien différentes : le mépris des préjugés et le courage de l'esprit. Elle ne distingue pas non plus très nettement le goût de l'aventure d'avec la dignité du caractère. A l'émerveillement donc de ces fils de famille qui débarquent chaque année du fond de leur province, — futurs notaires, futurs magistrats, futurs bons époux et bons pères, — « le plus fort dans le pays de la détresse » exécutait des
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danses sur la corde raide, il jonglait avec des bou- lels, il avalait des lames de sabre et rendait de l'étoupe enflammée. Ce saltimbanque avait ses tréteaux, cet aboyeur en plein vent son public; et c'était le com- mencement de cette popularité dont rêvait son orgueil.
Ce n'est pas sans motif que je me sers ici de ces comparaisons, mais c'est qu'effectivement, comme un hercule de foire, il avait la vanité de sa force physique, de ses gros poings, de son « coup de pied de bas »; de son besoin de rendre, comme il dit, les coups qu'il avait reçus. « On m'a battu pendant toule mon enfance, cela m'a durci la peau et les os... Allons, rangez-vous que je le corrige, ce fou qui me cherche querelle, à moi, l'échappé des mains paternelles... J'ai dix ans de colère dans les nerfs, du sang de paysan dans les veines, l'instinct de la révolte... Ne me touchez pas ! Prenez garde ! j'ai trop d'avantages sur vous. » Et, comme un bellâtre de barrière, à cet orgueil de sa vigueur il ajoutait la fatuité de ses cheveux noirs, de sa peau de cuivre, et de ses « dents de marbre ». Lorsque les romantiques déclamaient jadis le sonnet fameux :
Je suis jeune ; la pourpre en mes veines abonde; Mes cheveux sont de jais et mes regards de feu,
ils eussent bien voulu se faire prendre et se prendre eux-mêmes au sérieux, mais ils ne pouvaient pas
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s'empêcher de sentir qu'ils étaient légèrement ridi- cules, et l'ironie se jouait parmi leurs vanleries. On ne peut passe tromper à l'accent de Jacques Viugtras; 'est bien franchement, quand il s'examine, qu'il ne voit rien en lui qui ne le dislingue du commun des hommes, et ne le décore, pour ainsi dire, d'un signe nouveau de supériorité.
« On me fait des compliments sur mon pied chez le bottier. Il paraît que je ne l'ai pas trop vilain, — je ne l'ai jamais su » ; ou encore : « Je vois dans une glace un garçon brun, large des épaules, mince de (aille, qui a l'air heureux et fort. Je connais celte tête, ce teinl de cuivre, et ces yeux noirs, ils appar- tiennent à un évadé qui s'appelle Jacques Yingtras. Je me dandine sur mes jambes comme sur des tiges d'acier. II me semble que je suis sur un tremplin : J'ai de l'élasticiié plein les muscles, et je bondirais comme une panthère >; ou bien encore, quand, pour la première fois, il s'est fait habiller chez un tailleur â la mode : a. Me voilà enfin armé de pied en cap : bien pris dans ma jaquette, les hanches serrées dans mon pantalon doublé d'une bande de beau cuir rouge, à l'aise dans ce drap souple. J'ai fait tailler ma barbe en pointe, ma cravate est lâche autour de mon cou couleur de cuir frais, mes manchettes il- luminent de blanc ma main à teinte de citron, comme un papier de soie fait valoir une orange. > Il porte haut la tête, ce jour là, il promène ses habits sur le boulevard, les fdies le regardent, c II y a un bar
LA CONFESSION D'UN RÉKRACTAIRE. 301 américain, près du passage Jouffroy, où la mode est d'aller vers quatre heures. Des boursiers, des viveurs, des gens connus viennent là parader deriinl les belles filles qui versent les liqueurs couleur d'herbe, d'or et de sang. Je ne déplais pas, parait-il, à ces filles. « 11 » a l'air d'un terre-neuve », a dit Maria la Croqueuse. » El, parmi tout cela, les rodomontades de l'ancien orgueil qui subsiste toujours : des € menaces de gi- fles toutes prêtes », l'envie de « souffleter un ganté du bout de ses gants neufs », et la fureur de «r faire saigner un riche ». C'est sa façon de concilier les ap- pétits de jouissance et de luxe vulgaire qui lui brû- lent le sang, avec son rôle de conspirateur et d'ouvrier de la révolution future. Le jour où Jacques Vingtras aura du vin, de l'or, et des femmes, la révolution ne sera-t-elle pas faite? Et malheur à celui qui dira le contraire !
Avec l'ordinaire hypocrisie de tous ceux qui nous font leur confession, — pour que nous pensions d'eux ce qu'ils veulent qu'on en pense, — il a donc vaine- ment essayé de rapporter cette « soif de bataille » à l'humilité de sa première origine, et « au sang de paysan qui coulait dans ses veines ». On voit, du moins, que, s'il y coulait du sang de paysan, il y était forte- ment mélangé de sang d'aristocrate. Et, en réalité, fanfaron de grossièreté, tartufe de jacobinisme, peu de gens ont eu le mépris du peuple au même degré que ce réfractaire et que ce déclassé. Luisants Ce convoitise, c'est toujours en haut que ses yeux
302 lilSTOIUE ET LITTÉI'. ATU R E.
regarileni, vers les « bourreaux d'argenf, creveurs de chevaux, entreteneurs de filles » ; mais le paysan, mais l'oinrior, mais ceux qui travaillent et qui peinent oiTensent la délicatesse de ses sens.
« Ils mangent en bavant, ouvrent la bouche en Ion;:; ils se mouchent avec leurs doigts, s'essuient le nez sur leurs manches ». Jacques Vingtras, fils d'un maîlic d'cludes, est fait à d'autres manières. II faut l'enten- dre nous parler des bonnes gens qui lui procurent un gîte, en l'adressant à leurs amis « avec un mot, gras coiimie les doigts du charcutier qui a vendu les côte- lettes »; ou de ceux qui l'aiilent à vivre en lui procu- rant du travail : « Je ne fais rien, — pardon ! je gagne dix sous cinq fois par semaine. Je donne une leçon à un fils de portier! » Sans doute il lui faudrait des vidâmes pour leur enseigner le latin, que d'ailleurs il ignore, et sur l'encre de ses billets de la poudre de diamants! Et, quand le concierge de l'École de droit, avant de lui donner une adresse qu'il demande, lui dit de descendre dans la salle des inscriptions, et de « faire, en l'attendant, comme s'il était domestique », de quel accent il répète, après vingt ou trente ans passés : « Je fais comme si j'étais domestique ! » Mais, en revanche, de quel accent aussi, sincère celui-là, se rappelant le spectacle qu'il avait à Nantes, quotidiennement, sous les yeux, il s'écrie : « Le peu- ple !.. où est donc le peuple ici? Ces meneurs de bjteaux, ces porteurs de cottes, ces Bas-Bretons eu veste de toile crottée, ces paysans du voisinage en
LA CONFESSION D'UN RÉFRACTAIRE. SOa
habit de drap vert, tout cela n'est pas le peuple. » Et, en effet, « tout cela », c'est le peuple qui gagne durement sa vie, dont les plaisirs sont grossiers, dont les joies sont vulgaires, le peuple qui se prive sur son nécessaire, et qui « s'ôte le pain de la bou- che » pour faire de ses fils, comme de celui-ci, des bacheliers, des bourgeois, des « redingotiers ». Ce n'est pas le peuple des réfractaires, qui vivent en marge des sociétés, ouvriers sans travail, professeurs sans élèves, avocats sans clientèle, étrangers sans aveu, bohèmes sans domicile, vagabonds sans métier, « tout ce qui ne peut pas se dire quelque chose : oplii- cléide, ébéniste, notaire, docteur ou cordonnier », toute l'écume enfin des grandes villes, toute la lie des vieilles civilisations. Et surtout ce n'est pas le peuple qui fait les émeutes, pour donner aux déclassés de tout poil et de toute origine, avec les pures satisfac- tions lie la vengeance, — ne fût-ce que trois mois, — toutes celles aussi du pouvoir, de l'amour-propre- et de l'argent.
Lisez maintenant ce livre intitulé l'Enfant, que je ne trouve point « admirable », comme quelques-uns, mais que je puis bien appeler « infâme», sans y mettre, je pense, beaucoup d'exagération. L'auteur Ta dédié : « A tous ceux... qui furent tyrannisés par leurs maî- tres ou rossés par leurs parents » ; et il voudrait bien nous faire croire que, s'il a traité la mémoire de sa mère ou de son père comme je doute qu'on le fasse dans les prisons ou dans les bagnes, c'est sous l'im-
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pression violemment renouvelée des misères de son enfance et des coups qu'il a reçus. « Ai-je été nourri par ma mère? Est-ce une paysanne qui m'a donné le sein? Je n'en sais rien. Quel que soit le sein que j'aie mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps ou j'étais tout petit; je n'ai pas été dorloté, tapoté, bai- solé; j'ai été beaucoup fouetté. Ma mère dit qu'il ne faut pas gâter les enfants et elle me fouette tous les ma- tins; quand elle n'a pas le temps le matin, c'est pour midi, rarement plus tard que quatre heures. » Mais il ment, il ment lâchement et odieusement; ce n'est pas là le principe de sa haine, ce n'en est que le masque ou le déguisement. Et nous, entre les lignes visibles d'une confession apparente et publique, il nous faut savoir déchiffrer les aveux qui ne sont pas écrits.
Fils d'une paysanne et d'un maître d'études au collège du Puy, ce que Jacques Yinglras ne leur a jamais pardonné, c'est la modestie de leur condition. « Je viens au monde dans un lit de vieux bois, qui a des punaises de village et des puces de séminaire. » Dans un lit de vieux bois! lui, le futur grand homme du pays Latin! Et sa mère, campagnarde, ne met p.is l'orthographe! Et son père, pauvre hère, a étudié « pour être prêtre » ! Mais leur fils, du moins, leur a fait cruellement expier le crime qu'ils avaient commis en lui donnant le jour. — Ah! tu portais « des robes raisin avec une ceinture jaune »; et tu m'habillais « comme un singe», avec les vieilleries de ton humble garde-robe; et tu m'appelais « ton pauvre enfant»
LA CONFESSION D'UN R LFR ACTAI H E. 305 devant le monde; et lu te vantais « de ne pas rougir de ton origine »; et, comme tu n'avais pas les moyens de payer une bonne, tu me « faisais laver quelques assiettes » ou « donner du plumeau sur les meubles » ! El toi, simple maître d'éiudes ou professeur de sep- tième, tes élèves « se moquaient de ton grand nez et de ton vieux paletot » ; ils me traitaient comme « le fils d'un galérien ou d'un garde-chiourme »; tandis que, père ambitieux qui n'imagine rien de plus ni de mieux que de faire de son fils quelque chose de plus que lui-même, tu m'obligeais alternativement de « piocher les prophètes » et d'étudier « le que re- tranché » ! Eh bien! mon Jour est venu, maintenant, de me venger des humiliations que vous m'avez im- posées. Les blessures d'amour-propre que vous m'avez values, je vais donc pouvoir vous les rendre, et, si vous n'aviez pas conscience du ridicule que vous traî- niez en tous lieux aprcs vous, c'est moi qui me charge aujourd'hui de vous le révéler. On ne plie pns ainsi l'cchine, monsieur Vingtras, devant ses supérieurs; et vous, madame Vingiras, on ne fait pas de vos plai- santeries dans le monde. Vous m'avez donné de « l'éducation », supportez-en les conséquences. Tel que vous me voyez, moi, Jacques Yiiigtras, votre fils, je rougis de mon origine, si vous ne rougissez pas de la vôtre; et j'ai honte pour vous de notre commune misère, si vous ne paraissez pas en avoir senti l'aiguil- lon. On ne fait pas d'enfanis quand on est pauvre; et, si l'on a le malheur d'en avoir, on tâche à les traiter
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comme des enfants de riche. — El, pendant près de quatre cents pages, avec une volupté féroce, il a jeté le ridicule et l'injure sur ce père et cette mère, qui n'avaient au fond d'autre tort que d'avoir peut-être sévèrement élevé l'enfant, dont à notre tour nous avons le droit de dire qu'il le fut trop doucement encore, puisqu'il devait devenir l'homme que nous avons connu.
Si quelque chose, d'ailleurs, pouvait ajouter à l'odieux de ce livre, c'est qu'il l'écrivit bien des années après avoir joué pour sa mère la comédie de la récon- ciliation. Un jour, en effet, la malheureuse femme, — il avait dix-sept ans, — s'était demandé si peut-être elle n'avait pas fait fausse route en élevant ce fils unique selon son propre jugement ; et les rancunes du jeune homme, effacées par les remords de la mère, semblaient à jamais évanouies. Mais, dans cette figure de paysanne transformée « par la poésie de la dou- leur », tout ce que ce soi-disant avocat des humbles avait vu, c'est que sa mère, dans la souffrance, « avait la pâleur d'une grande dame », et c'est tout ce qu'il en avait retenu. Elle avait donné à ce réfractaire la sensation d'une mère d'aristocrate, et, pendant quel- ques minutes, ce démocrate et ce socialiste avait revu sa première enfance comnic bercée sur les genoux d'une duchesse.
Comme il avait voulu nous donner le change sur les griefs de son enfance, il a voulu nous le donner aussi sur ceux de son éducation. A vrai dire, ce sont
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les mêmes, — car jamais peut-être rhétoricien ne s'est vu plus gonflé de son importance, ni jamais bachelier plus convaincu de sa science. « Mes parents m'ont donné de l'éducation, et je n'en veux plus! Je me plais mieux avec les laboureurs et les savetiers qu'avec les agrégés, et j'ai toujours trouvé mon oncle Joseph moins bête que M. Beliben, le professeur de philosophie. » Et dans un autre endroit: «Ah! oui, je préférerais des sabots! J'aime mieux l'odeur de Florimond, le laboureur, que celle de M. Solher, le professeur (le luiitième,j'aime mieux faire des paquets de foin que de lire ma grammaire... Je suis peut-être né pour être domestique. » C'est ce que l'on dit quand on a été « le candidat de la misère j!> à la dépu- tation,et qu'on a fait partie de la Commune de Paris. Mais, quand on est plus sincère, on laisse éclater son mépris pour ceux qui ne savent pas l'orthographe, et l'on garde un durable orgueil de ses succès en vers latins. (.( Le délégué à l'intérieur signe des actes pavés de barbarismes, mais pavés aussi d'intentions révolu- tionnaires... et il a organisé depuis qu'il est là une insurrection terrible contre la grammaire. » Sentez- vous s'il est fier, lui, a le lettré », comme on l'appelle entre gens de la Commune, de savoir à peu près l'orthographe! Et, quand il nous raconte ses essais de correspondance commerciale : « Monsieur, c'est avec un profond regret que je me vois obligé, triste minis- terium, de vous dire que voire demande est de celles que je ne puis albo notare lapillo, marquer d'un
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caillou blanc. » Sentez-vous s'il est heureux de nous montrer que, jadis, il n'a pas volé ses nominations en discours latin ? De quoi se plaint-il donc ? et que signifie celle dédicace de cet autre livre: «A tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim»? Nous allons les avoir.
Il se plaint que la société, qui fait des bacheliers, ne leur fasse pas des rentes, et que les succès de col lège ne classent pas les hommes pour l;i vie : en liant les forts en Ihènie et les cancres en bas. Km lui don- nant des [)rix, on l'avait proclamé supérieur à ceux qui n'en recevaient point; on lui devait de lui conti- nuer le respect de celte supériorité, et, en ne le faisant pas, on lui faisait banqueroute. : « Je me croise à chaque instant avec d'anciens cancres, — c'est lui qui souligne, — qui ne s'en portent pas plus mal. Ils n'ont pas du tout l'air de se souvenir (ju'ds étaient les derniers dans la classe. Ils sont tnlrés dans l'industrie, quelques-uns ont voya«é ; ils ont la mine dégagée et ouverte. Us se lappellent que je passais pour l'espoir du collège. » Pour l'espoir du collège!... Et son élonneinent devient de la colère, et son amour-propre blessé se tourne en une haine sauvage, à mesure qu'il appreiul de la vie qu'un prix de version latine ou de thèm« grec, n'étant pas la inesare unique de la capacité des hommes, n'est pas celle non plus de leur succès. Car alors à quoi bon cette t latinasserie » ? ces com- pliments quand il était le premier? ces fanfares au
LA CONFESSION D'UN RÉFRACTAIRE. 309 jour de la distribution des prix? On se moquait donc de lui, s'il y a d'autres forces en ce monde que celle de l'intelligence? Et quel était le sens de cette révo- lution fameuse, qui n'avait aholi ni le pouvoir de la naissance, ni celui de la fortune acquise, ni celui de l'honorabilité continuée de père en fils, ni celui de l'esprit de conduite, ni celui seulement du travail et de la volonté?
Si c'en était le temps, — je veux dire s'il s'agissait d'un autre personnage, plus digne de sympathie, — j'aimerais à montrer là le point faible et le vice du système de notre éducation classique. Uniforme, éga- litaire, n'ayant pas plus d'égard à la diversité des con- ditions qu'à l'inégalité naturelle des aptitudes, je ne pense pas qu'il y en ait une plus propre à faire des «réfractaires» et des « déclassés », parce que je n'en vois pas qui donne à la jeunesse une idée moins exacte, plus fausse, et plus décevante surtout de la réalité de la vie. Mais la question est de celles qu'on ne saurait trancher ni traiter en passant. Et, dans le cas d'un Vallès, quelques reproches que l'on puisse faire à ce système d'éducation, j'aime mieux dire que, souvent heureux en ses effets, il ne produit ses pires con- séquences qu'autant qu'il opère sur une nature fon- cièrement immorale, mauvaise et dangereuse.
On a bien souvent essayé, dans le temps où nous sommes, d'obscurcir, débrouiller le sens de ces vieux mots. On affecte donc volontiers de croire et peut-être croit-on, pour l'avoir entendu répéter à d'aimables
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sceptiques, qu'une nature « immorale » est celle tout simplement qui comprend la morale autrement que nous, ou une nature « dangereuse », celle qui met en péril les intôr/^ls de nos passions et iiotic ('goïsme. Mais les vraies cl vieilles délinilions en sont autres, et n'ont rien d'arbitraire.
Une nature a immorale » est celle qui ne sent pas la nécessité, pour l'être faible ou vicieux que nous sommes, d'être toujours et constamment en garde contre les suggestions qui lui viennent de ce que l'on pourrait appeler son fonds d'animalité. Nous avons tous en nous les commencements ou les semences des plus détes- tables passions, et tous nous sommes poussés par des instincts obscurs vers l'assouvissement des pires appé- tits. Êlre immoral, ce n'est rien de plus que lâcher la bride à ces instincts, proclamer qu'ils nous sont donnés pour être satisfaits, que c'est donc être dupe que de chercher à les vaincre; mais qui ne voit que c'est re- mellreen question, dans chacun de nos actes, l'existence de la société, en tant qu'elle n'est qu'une assurance mutuelle que les hommes ont prise les uns contre les autres? Ai-je besoin de prouver que peu de natures ont été plus profondément « immorales» que celle du malheureux homme dont je parle, si peu de « réfrac- taires » ont réclamé plus insolemment que lui le droit 4'ètre lui-même, sans mesure et sans borne? Il ne s'agit plus ici de ce qu'il a fait ou de ce qu'il n'a point fait; — nous dépendons trop des circonstances pour que nos actes seuls suffisent à fonder un jugemeni
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sur nous; — il s'agit de ce qu'il eût voulu faire si l'occasion, si la fortune, si nos destins l'eussent per- mis. Or, il nous a lui-môme raconté son existence à peu près tout entière, et, quoi qu'il ait pu rêver de honteux ou de coupable, on ne voit pas qu'il ait un seul instant hésité sur sou droit de le faire. De toutes les formes de l'immoralité, si ce n'est pas la pire, elle en est du moins bien voisine ; j'en con nais de plus dégra" dantes, mais non pas de plus complètes ni de plus re- doutables : se prendre soi-même comme l'on est, avec ses défauts, avec ses vices, et n'hésiter jamais, pour aucune considération que ce puisse être, à les divini- ser en les satisfaisant. Jacijues Vingiras s'est peut-être su gré d'avoir écrit l'Enfant comme d'un acte de cou- rage, et en tout cas, pas une heure, pas une minute il n'a cru qu'il lui fût interdit de l'écrire. En effet, qu'importait le reste, — le reste, c'est-à-dire tout ce qui rend le souvenir du père ou de la mère sacrés à leur enfant, — du moment qu'il avait son amour- propre à venger, ses rancunes à évacuer, et sa bile à vomir?
Ajoutez maintenant qu'aucune qualité n'a compensé ses vices, et c'est en bon français ce qu'on appelle une mauvaise nature : celle où manque, en même temps qu'une volonté droite qui discipline et qui dompte l'instinct, l'idée qui l'utilise, en le détour- nant, comme on fait des forces physiques, vers un but meilleur et plus noble qu'il n'est lui-même. Dans la plupart des hommes, en effet, le mal est mélangé de
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bien. Ceux même qui ront droit devant eux, sans rénexion, repentir ni remords, peuvent proposer à leur besoin d'agir un objet qui l'épure. Il y a des sophistes, comme Rousseau, comme Proudhon, que l'on peut délester, mais que cependant la morale ne saurait absolument condamner; et il y a des révolu- tionnaires comme Danton, comme Robespierre, que le jugement de l'histoire a distingués, distinguera ioujours d'un Hébert ou d'un Marat. Ce n'est pas seu- lement que les uns ou les autres, en préchant la ré- volte ou se laissant tomber jusqu'au crime, y ont porté une autre pensée que celle de faire leur fortune littéraire ou politique, c'est qu'ils av.iîent, quel qu'il fût, un certain idéal, je veux dire une préoccupation qui débordait l'heure présente, la vie niortelle, un souci de ce qui serait quand eux-mêmes ne seraient plus. Tels d'entre eux étaient si loin d'être des natures c immorales », que la morale, c'est-à-dire la formule de la conduite humaine, a été la grande affaire de leur* méditations; et tels autres, justement flétris, et quoique leur nom n'éveille que d'odieux souvenirs, ne furent pas cependant des natures tout à fait c mau- vaises ». Et la preuve en sera si je mets seulement à côté des noms que je viens de citer le nom de Jules Vallès.
C'est que celui-ci n'eut jamais ce qui s'appelle une idée politique ou sociale, c'est que jamais il ne connut qu'une ardeur, celle de parvenir, et c'est enfin que jamais il ne se proposa d'autre objet que de rassasier
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LA CONFESSION D'DN îl ÊFH A CT A IRE. 3!3
les convoitises de Vallès. J'ai tâché de montrer quelles elles avaient été. « La voilà donc, s'cciie-t-il, à la date du 18 mars 1871, dans rinsurgc, la voilà donc, la minute espérée et attendue depuis la preinicre cruauté du père, depuis la première gifle du cuistre, depnis le premier jour passé sans pain, depuis la première nuit passée sans 1oj,ms ! — Voilà la revanche du collège, de la misère — et de décembre. » La revanche de dé- cembre ! le lecteur sait ce qu'il en doit penser main- tenant. C'est le mot qu'il fallait pour donner une cou- leur politique aux haines de Jacques Vingtras et à ses convoilises. Mais, si l'on pouvait douter qu'il se moquât de décembre comme de brumaire, et de février comme de juillet, il suffirait dun dernier aveu. « Les gueux sont des gens heureux, dit la chanson de Béranger, mais il ne faut pas dire cela aux gueux ; s'ils le croient, ils ne se révolteront pas; ils prendront la besace, It* bâton, et non le fusil. » En effet, s'ils ne prennent pas le fusil, que deviendra Jacques Vingtras? et que de- viendront ses appétits? Disons donc aux gueux qu'ils ne sont pas heureux; s'ils ne sentent pas leur misère, tâchons d'en éveiller en eax le sentiment ; s'ils essaient d'en sortir honnêtement, parle travail et l'effort, per- suadons-leur que c'est une duperie ; s'ils manijuent de maux réels, inoculons-leur-en d'imaginaires; s'il n'y a pas de haines dans le cœar, sachons leur en in- spirer; et, — qu'ils prennent seulement le fusil, il en sortira lx)ujours bien quelque chose. C'est ce qui mettra, si l'on veut, le dernier trait à
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bien. Ceux même qui Tont droit devant eux, sans réllexion, repentir ni remords, peuvent proposer à leur besoin d'agir un objet qui l'épure. Il y a des sophistes, comme Rousseau, comme Proudhon, que l'on peut délester, mais que cependant la morale ne saurait absolument condamner; et il y a des révolu- tionnaires comme Danton, comme Robespierre, que le jugement de l'bistoire a distingués, distinguera toujours d'un Hébert ou d'un Marat. Ce n'est pas seu- lement que les uns ou les autres, en prêchant la ré- volte ou se laissant tomber jusqu'au crime, y ont porté une autre pensée que celle de faire leur fortune littéraire ou politique, c'est qu'ils avaient, quel qu'il fùf, un certain idéal, je veux dire une préoccupation qui débordait l'heure présente, la vie mortelle, un souci de ce qui serait quand eux-mêmes ne seraient plus. Tels d'entre eux étaient si loin d'être des natures € immorales », que la morale, c'est-à-dire la formule de la conduite humaine, a été la grande affaire de leurs méditations; et tels autres, justement flétris, et quoique leur nom n'éveille que d'odieux souvenirs, ne furent pas cependant des natures tout à fait c mau- vaises D. Et la preuve en sera si je mets seulement à côté des noms que je viens de citer le nom de Jules Vallès.
C'est que celui-ci n'eut jamais ce qui s'appelle une idée politique ou sociale, c'est que jamais il ne connut qu'une ardeur, celle de parvenir, et c'est enfin que jamais il ne se proposa d'autre objet que de rassasier
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les convoitises de Vallès. J'ai lâché de montrer quelles elles avaient été. « La voilà donc, s'ccrie-t-il, à i;i date du 18 mars 1871, dans rinsurgé, la voilà donc, la minute espérée et attendue depuis la première cruauté du père, depuis la première gifle du cuistre, depnis le premier jour passé sans pain, depuis la première nuit passée sans logis ! — Voilà la revanche du collège, de la misère — et de décembre. » La revanche de dé- cembre ! le lecteur sait ce qu'il en doit penser main- tenant. C'est le mot qu'il fallait pour donner une cou- leur politique aux haines de Jacqnes Vingtras et à ses convoilises. Mais, si l'on pouvait douter qu'il se moquât de décembre comme de brumaire, et de février comme de juillet, il suffirait d'un dernier aveu. « Les gueux sont des gens heureux, dit la chanson de Béranger, mais il ne faut pas dire cela aux gueux ; s'ils le croient, ils ne se révolteront pas; ils prendront la besace, It^ bâton, et non le fusil. » En effet, s'ils ne prennent pa^; le fusil, que deviendra Jacques Vingtras? et que de- viendront ses appétits? Disons donc aux gueux qu'il:: ne sont pas heureux; s'ils ne sentent pas leur misère, tâchons d'en éveiller en eux le sentiment ; s'ils essaient d'en sortir honnêtement, parle travail et l'effort, ppr- suadons-Ieur que c'est une duperie ; s'ils manijuent de maux réels, inoculons-leur-en d'imaginaires; s'il n'y a pas de haines dans le cœur, sachons leur en in- spirer; et, — qu'ils prennent seulement le fusil, il en sortira lx)ujours bien quehiue chose. C'est ce qui mettra, si l'on veuf, le dernier trait à
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cette nature, et celui qui l'achèvera de peindre : im- morale et mauvaise, elle fut encore, et de plus, dan- gereuse. A la vérité, je sais, dans ces affectations de férocité san;j;uinaire, ce qu'il entre presque toujours (le « cabotinage ))et, si je l'ose dire, de « fumislerie ». A Vallès donc, comme à tant d'autres, le cœur faillit au moment d'agir, ou du moins on l'a dit, et lui- même s'est défendu d'avoir conseillé les incendies de 4871 et le massacre des otages? Mais l'histoire lui répondra comme ce fédéré : « Le massacre des otages? Eli! dites donc, le lettré, et les massacres de sep- tembre! c'était donc une blague quand vous nous disiez de faire comme en 93? » En effet, on n'a pas le droit de reculer et de bouder la besogne, pour malpropre qu'elle soit, quand on a soulevé la ré- volte, et soulevée, comme Vallès, au nom des pires pas- sions qui puissent pousser l'homme contre l'homme. On ne l'excuserait certes pas, mais, en le jugeant, on pourrait le plaindre, si l'on discernait seule- ment quelque chose en lui de la nature du sec- taire ou du fanatique ; on n'y reconnaît malheureuse- ment que les rancunes de l'impuissant, l'envie du réfractaire et, pour tout dire d'un mot, les instincts du forban.
Qu importe après cela qu'un jour il ait empêché «elui-ci, comme il s'en vante, de faire sauter le Pan- théon, ou celui-là de joindre une victime de plus à celles de la Commune ? Ce qui demeure vrai, c'est qu'il était de ceux dont les appétits brutaux et l'in-
LA CONFESSION D'UN RÉFRACTAIRE. 315 disciplinable égoïsme voient et verront toujours, dtins toute société réglée, leur naturelle et con- stante ennemie. Ce qui n'est pas moins vrai, c'est que les satisfactions qu'il réclamait de la vie, il les voulait au prix d'une révolution ou d'un bouleverse- ment social, comme s'il eùtdù manquer quelque chose à sa volupté s'il ne l'eût obtenue de l'émeute et du crime. Et ce qui peut-être est encore plus vrai, c'est que, si c'est là une distinction, — non pas sans doute unique, mais enfin assez rare, — on n'en ima- gine pas dont lui même eût été plus fier. A ce titre^ entre Hébert et Marat, par exemple, à peine moins grotesque que l'un et presque aussi féroce que l'autre, il tiendra dignement sa place dans un musée national des horreurs, en attendant, comme cela sans doute ne pourra manquer quelque jour, qu'il ait aussi lui sa statue sur une place publique, dans ce pays de France où le souvenir des révolutions s'immortalise en bronze. Tant d'autres ont déjà la leur ! et ne sous- crit-on pas quelque part pour celle de Danton?
l^mars 1885.
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LA QUESTION DU LATIN
Voici un livre très remarquable, — qui le serait davantage encore s'il était un peu moins inspiré de l'anglais, d'Herbert Spencer et de Macaulay, — mais un livre hardiment pensé, vivement écrit, adroite- ment fait surtout, par un fort habile homme, et, pour toutes ces raisons, pins qu'agréable à lire. Si cepen- dant nous n'en saurions partager toutes les idées, ou accepter toutes les conclusions, et bien moins encore approuver les tendances, dirons-nous que nous le regrettons ? En aucune manière. Ce serait envier à M. Frarj le bruit qui s'est fait autour de cette Ques- tion du latin, qui ne se serait point fait, si M. Frary n'y avait pris le parti qu'il y prend. Et puis, quand certaines idées, si fâcheuses que nous les trouvions,
1. La Question du latin, par M. Raoul Frary. Paris, 1883; Cerf.
18.
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sont dans rair, comme l'on dit, (\uo.\ grand avantage voit-on ou croil-on voir à ce qu'elles soient mal sou- tenues, par de puôriles, par de v;tines, par de dérai- sonnables raisons? Car alors elles n'ofl'rent point de prise, on n'ose pas les discuter, elles se condamnent U'elles-m^Miies, à ce qu'il semble ; et cependant elles ne contiouenl pas moins de l'aire leur tbcniin dans le monde. Bien loin donc de nous plaindre, selon la for- mule, que M. Frary ail dépensé tant de verve, de ta- lent et d'art au service d'une niauvaii-e cause, dont le triompbe serait désastreux, nous l'en félicitons d'a- bord, et nous l'en remercions ensuite. Les raisons que l'on essaiera d'opposer aux siennes devront être, en effet, d'autant plus fortes que les siennes sont plus spécieuses, plus séduisantes, plus babilement pré- sentées. Et tout le monde y gagnera : nous, M. Frary lui-même, et la « question du lalin », — qui n'est rien moins, dans la pensée de M. Frary, et en réalité, que la très importante question de l'enseignement secondaire. ,
On l'a beaucoup et vivement agitée, depuis quinze ou vingt ans, celte question ; on a surtout agité, si je puis ainsi dire, les esprits des maîtres qui donnent et ceux des enfants qui reçoivent cet enseignement se- condaire; on a tout ôté des anciens programmes, puis on l'y a remis, pour l'en ôter encore, et sans doute l'y remettre un jour de nouveau. C'est à faire à ce Conseil supérieur de l instruction publique^ où les représentants du collège communal et de l'école
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primaire sont appelés à donner leur avis quelquefois sur ce qui les touche, et plus ordinairement sur ce ne les regarde pas. Que n'a-t-on mis aussi quelques caporaux du génie dans le Comité consultatif des fortifications, ou, dans le Conseil d'amirauté^ quelques maîtres calfats ? Nos ministres de la guerre et de la marine, plus soucieux des vrais intérêts de leur département que des revendications d'une faussedémocralie, ne l'auront sans doute pas voulu! Un point cependant, parmi tant de vicissitudes, était à peu près demeuré fixe, et, dans cette fluctuation des programmes, le latin, comme jadis, était resté la base de notre enseignement secondaire. Si même l'on disait qu'en proposant de diminuer la part du latin dans les classes, quelques-uns de nos réfor- mateurs, M. Jales Simon peut-être, et M. Michel Bréal certainement, n'avaient pas moins eu pour objet d'en fortifier l'étude, — en la disciplinant,. — on ne dirait que la vérité. Par de meilleures méthodes, à moins de frais, en moins de temps, ii s'agissait de faire meilleure besogne. Et l'on se flat- tait précisément, en substituant la lecture des auteurs aux anciens exercices de composition latine, narra- tion, vers et discours, comme en inaugurant l'ensei- gnement de la philologie sur les ruines de la rhéto- rique, de former ou de préparer de plus savants la- tinistes. Il nous est revenu que, jusqu'à ce jour, les lésultats n'avaient guère juslilié ces belles espérances, ou plutôt, et au grand dommage des générations sur
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qui l'on a tenté l'épreuve, qu'ils en avaient dès main- tenant démontré toute la vanité. Non seulement on ne sait pas mieux le latin qu'aulrelois, dans nos ly- cées, mais on le sait moins bien, — cl on ne sait pas davantage le fran(.ais.
Le dessein de M. Frary, bien autrement radical, est tout à fait différent de celui de ses prédécesseurs. Eux, qui connaissaient leur Molière, voulaient bien, à la vérité, couper un bras aux latinistes, mais c'était, ajirès tout, pour que l'autre en profilât d'autant. M. Frary, lui, propose de les leur couper tous les deux, et les jambes avec, tandis que nous y serons, et il espère bien qu'ils ne survivront pas aux suites de l'opération.
Les langues mortes sont mortes, nous dit-il, bien mortes, et il nous faut un enseignement vivant. Toutes les raisons par lesquelles on pouvait soutenir autrefois le latin sont des raisons aujourd'hui surannées, si même on peut dire qu'elles aient jamais eu quelque valeur, — autre part qu'à Rome et du temps de Virgile et d'Horace. De quoi nous servent VÉnéide et de quoi les Philippiques? Vivons- nous sous la loi desinstitutesde Galusoudusénatus-consulte velléien? Dans la boutique ou dans le bureau, « pour gérer nos propriétés ou pour conduire notre famille >, industriels ou commerçants, quel fruit tirons-noud d'un savoir acquis si lentement, si imparfaitement, quel fruit ou quel plaisir ? Joue-t-on la comédie ou l'opéra en latin ? Fait-on l'amour en latin, comme disait excellemment la
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marquise de la Jcanaotière ? Alors, pourquoi Des- pautèreou Lhoinond? pourquoi des thèmes ? pourquoi des versions? Pour se conformer à l'usage? à la routine? à des mœurs qui ne sont plus les nôtres? Nous sommes le siècle de la vapeur et de l'électricité, le siècle aussi de la concurrence vitale et de la démo- cratie^ et nous ne demandons pas qu'on nous orne pour la société, mais qu'on nous arme pour l'existence. La question n'est plus d'écrire ou de parler, mais de faire de l'argent, et le latin n'y peut rien, à moins que l'on ne fasse métier de l'enseigner.
«Aujourd'hui, les nations rivales qui représentent la civilisation se précipitent, avec une émulation inquiète, sur toutes les contrées qui restent à dominer ou à exploiter... L'Amérique est une seconde Europe, plus jeune et plus vaste. L'Afrique est percée presque en tous sens de routes où les voyageurs devancent les marchands... On voit naître au Cap et en Océanie, comme au Canada, des confédérations entières de peuples nouveaux. Le grand empire de l'Asie orien- tale a ouvert ou laissé briser ses portes; le Japon s'est rallié tout à coup. » Que l'on nous donnj donc, i nous aussi, Français, les moyens de prendre part à cette fructueuse exploitation de l'homme; que l'on nous apprenne enfin l'art de vendre cher et d'ache- ter bon marché, celui de placer notre argent et do le faire valoir; l'art d'accroître nos revenus en contri- buant du même coup aux progrès de la civilisation, d'empoisonner le Chinois, race inférieure, en l'abru-
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tissant d'opium, ou de détruire les » classes dange- reuses » en les abreuvant royalement d'eau-de-vie de betteraves et de pommes de terre. Cet idéal est-il d'ailleurs si difficile à réaliser ? On le croit, mais l'on se trompe. A l'étude inulile du lalin substituez seu- lement celle de la géographie et des langues étran- gères. ( La crise que nous traversons en ce moment même tient, en grande partie, à notre ignorance de l'état du marché universel. » Nous retrouverions cet esprit d\iM(huc et d'aventure, qui fut jadis le nôtre, si nous savions que « l'Irlandais (|ui part pour l'Aus- tralie ou le Saxon qui part pour l'Amérique sont peut- être moins téméraires que le Provençal qui prend le fruin pour Paris »; mais il faudrait commencer pour cela par savoir l'anglais, et on ne nous l'apprend pas. De même, nous placerions mieux notre argent, et il n'y aurait pas en France « des milliers de laboureurs à se lever avant le jour pour subvenir au luxe du grand Turc », si nous connaissions mieux la géogra- phie, les ressources réelles, les chances d'avenir et de durée de l'empire oltoinan. C'est pourquoi, plus sages, moins préoccupés du paraître que de VétrCy mieux instruits de nos vrais intérêts, plus soucieux de l'avenir, nous devrions reconnaître que le temps est venu d'adapter l'éducation de la jeunesse française à l'évolution économique du siècle; de former des gé- nérations utilitaires qu'aucune considération ne dé- tourne de leur course vers la fortune; d'en finir une fois pour toutes avec des préjugés que l'on appellerait
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tissant d'opium, ou de détruire les j> classes dange- reuses » en les abreuvant royalement d'eaii-de-vie de betteraves et de pommes de terre. Cet idéal est-il d'ailleurs si difficile à réaliser ? On le croit, mais l'on se trompe. A rétude iiinlile du lalin substituez seu- lement celle de la géographie cl des langues étran- gères. < La crise que nous traversons en ce moment même tient, en grande partie, à notre ignorance de l'état du marché universel. » Nous retrouverions cet esprit d'aiulacc et d'aventure, qui fut jadis le nôtre, si nous savions que « l'Irlandais qui part pour l'Aus- tralie ou le Saxon qui part pour l'Aniérique sont peut- être moins téméraires que le Provençal qui prend le tr;iin pour Paris »; mais il faudrait commencer pour cela par savoir l'anglais, et on ne nous l'apprend pas. De même, nous placerions mieux notre argent, et il n'y aurait pas en France « des milliers de laboureurs à se lever avant le jour pour subvenir au luxe du grand Turc », si nous connaissions mieux la géogra- phie, les ressources réelles, les chances d'avenir et de durée de l'empire ottoman. C'est pourquoi, plus sages, moins préoccupés du paraître que de Vétre, mieux instruits de nos vrais intérêts, plus soucieux de l'avenir, nous devrions reconnaître que le temps est venu d'adapter l'étlncation de la jeunesse française à l'évolution économique du siècle; de former des gé- nérations utilitaires qu'aucune considération ne dé- tourne de leur course vers la fortune; d'en finir une fois pour toutes avec des préjugés que l'on appellerait
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volontiers gothiques, s'ils n'étaient encore plus clas- siques; ce que faisant, et par surcroît, nous n'accroî- trons pas seulement notre ricliesse, ou notre puiss ance, mais nous recouvrerons notre antique prestige, et nous rétablirons la France dans le haut rang dont elle n'est déchue que pour être demeurée, dans le siècle où nous sommes, superstitieusement fidèle au culte desséchant, stérile et fastidieux du latin.
Telle est, dans ses grandes lignes, et surtout dans son fond, la proposition sommaire dont le livre de M. Frary n'est que l'habile développement, et j'en ai bien sans doute élagué quelques détails, mais je ne crois pas en avoir sensiblement altéré l'esprit. Je con- viens d'ailleurs qu'avec infiniment d'adresse, tout en essayant de démontrer sa thèse, M. Frary n'a rien négligé pour écarter de lui le nom d'iconoclaste et le reproche de barbarie : «Je ne suis pas assez barbare, nous dit-il de lui-même, pour méconnaître la splen- deur des lettres antiques et le charme exquis du com- merce des Muses grecques et latines. » Il dit encore ailleurs : « Mon dessein n'est point d'abaisser les études, ni de mettre l'instruction professionnelle à la place de la culture des esprits, ni d'imposer à lUiii- versité le pénible devoir de ne fabriquer que des ma- chines à gagner de l'argent. » En un autre endroit, il s'efforce de prouver, sur la parole de Macaulay, qu'il n'y a rien de si complet ou de si parfait dans les lettres anciennes qui ne se retrouve dans les mo- dernes, accru lui-même ou alfiné de fout ce que l'hu-
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marilé a depuis lors acquis d'cxprricnce, de connais- sance du monde et d'elle-même. Et, comme il propose, dans les programmes qu'il esquisse, de réserver une large place, une place d'honneur, à l'élude appro- fondie des classiques français ou ctranj^ers, il croit avoir lemp.'ré par là ce qu'aurait autrement d'incivil, si je puis ainsi dire, ou de brutal même, l'excès de son utilitarisme.
Il se figure encore qu'en ajoutant l'histoire à la géographie et aux langues étrangère-^ < on pourra constituer un enseignement secondaire aussi élevé que l'enseignement classique », plus conforme aux besoins de notre temps, « mais non plus dédaigneux delabeaulé morale et lie la poésie ». El, pour attirer à sa cause, de préférence à tous les autres, ccux-iàmèmes qui natu- rellement y doivent être le moins favorables, il plaide « que la tradition révolutionnaire serait sans doute chez nonspluslibérale,siles hommes de la Révolution avaient moins parlé dWristide et de Caton, mais mieux connu Ludlow et Hampden, Guillaume Penn et Washington... » Mais toutes ces précautions ne réus- sissent pas à le sauver des conséquences de ses prin- cipes; lui-même en revient toujours à la question ^'utilité immédiate et directe; depuis que son livre a paru, personne n'en a pris ni compris autrement l'es- prit; et. puisque jusqu'ici c'est de quoi surtout on l'a loué, M. Frary ne s'étonnera pas que ce soit à notre tour ce que nous lui reprocherons. Si la forme en est d'un écrivain, et parfois, souvent même, d'un excei-
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lent écrivain, le fond de ce livre est d'un barbare, et je vais essayer d'en faire convenir l'auteur.
Pour discuter de l'éducation, peut-être ici pensera- t-on qu'il n'est pas superflu de s'entendre d'abord sur l'objet même de l'éducation. Vous rappelez-vous ce personnage d'un roman de Dickens, Thomas Grad- grind, dans les Temps difficiles, et sa théorie de l'éducation ? « Ce que je veux, ce sont des faits. En- seignez des faits à ces garçons et à ces filles, rien que des faits. Les faits sont la seule chose dont on ait besoin ici-bas. Ne plantez rien autre chose en eux, déracinez-moi tout le resle. Ce n'est qu'avec des faits que l'on forme l'esprit d'un être raisonnable. Tout le reste ne lui servira jamais de rien. C'est d'après ce principe que j'élève mes propres enfants... Attachez- vous aux faits, Monsieur. » Conformément aux prin- cipes de Thomas Gradgrind, on croit ou l'on paraît croire aujourd'hui que l'objet propre de l'éducation serait effectivement de meubler les mémoires, de les meubler utilement, de les approvisionner pour la vie de connaissances positives, de chiffres et de faits; on s'inquiète beaucoup moins d'assouplir, d'ameublir, pour ainsi parler, et de façonner les intelligences. Tout est là cependant, et rien que là peut-être. Car les érudits auront beau faire : il ne sera jamais si honteux de ne pas savoir c que Thoutmosis était valé- tudinaire, et qu'il tenait cette complexion de sori aïeul Alipharmutosis »; en dépit des savants, on pourra toujours, sans grands inconvénients, ignorer jusqu'à
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t'existence même du l'icroiltictylus spcctabilis on iU VArchœopteryx Ulliographica; et, quoi qu'en dise enfin M. Spencer lui-même, si les actionnaires do telle mine de houille « avaient su que certains fos- siles appartiennent à la couche de i^ranit rouge, au- dessous de laquelle le charbon de terre ne se trouve plus », il n'en résulte nullement qu'ils eussent échappé à la ruine. 11 est, sans doute, superflu de mul- tiplier les exemples.
Mais, quelle que puisse être l'utilité réelle de ces connaissances plus ou moins positives, ce qu'il convient d'njouler, c'est qu'entre dix el vingt ans, nous ne les amassons guère que pour les onMier. A moins d'en faire profession, quel est celui d'entre nous, demande M. Frary, qui conserve de ses classiques, de son lalin et de son grec, un autre souvenir que celui des ennuis qu'ils lui ont coûtés etdes pensums qu'ils lui ont valus? Et moi, je le lui demande à mon tour, et de sa « phy- sique », ou de son « histoire »,et de sa « géographie », quel est celui qui garde un souvenir meilleur ou plus précis? Pas plus que le corps ne s'assimile tout ce que contiennent d'éléments nutritifs les aliments qu'il in- gère, ou même les rejette, et s'en trouve mal quand il y en a trop, c'est ainsi qu'on ne gagne rien à surcharger l'esprit, avant le temps, d'une nourriture qu'il ne peut digérer. L'éducation de l'enfance et de la première jeunesse n'a pas, ne doit pas avoir, ne peut pas avoir, en fait, d'autre objet qu'elle-même. Il ne s'agit que d'aider et de favoriser le développement normal, cora-
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plet, harmonieux d'un ensemble de facultés dont la vie se chargera de rompre assez tôt l'équilibre! Oa prépare le terrain, on y sèmera plus tard, quand la temps sera venu de l'instruction professionnelle. Et ce temps-là même, pour toute sorte de raisons, je sou- haiterais vivement qu'au lieu de l'avancer, comme on y tâche, on se préoccupât au contraire de le reculer. Avec toutes leurs écoles d'état, sans parler de bien d'autres nécessités sociales, les Français, en général, se spécialisent prématurément.
Dira-t-on qu'en ces conditions, la première éduca- tion devant être purement formelle, il importe assez peu de quels moyens on se serve, pourvu qu'on atteigne le but? La présomption en ce cas même, serait déjà considérable en faveur du latin; car, à quoi bon changer, ou modifier seulement des habi- tudes héréditaires d'esprit, si celles qui les rempla- ceront ne sauraient au total produire d'autres ni de meilleurs effets ? Mais on pense bien qu'il y a mieux à répondre, et que vingt autres raisons, au besoin, confirmeraient le latin dans les droits qu'il tient de la coutume et de la tradition. Quelques-uns des con- tradicteurs de M. Frary ont cru pouvoir se passer de donner aucune de ces raisons. Je ferais sourire M. Frary lui-même, disait M. Bréal, il y a quelques jours, si je m'avisais de défendre contre lui les études latines; et, en effet, nous ne doutons pas que les membres de l'Institut, les professeurs du Collège de France, ceux de nos lacullés et ceux de nos lycées^
'Jii H I s T 0 1 r. E ET LI TT Ê U AT U H E.
sachent très bien lont ce que l'on peut dire en faveur (lu latin. Seulement, ce n'est pas à eux que le livre de M. Frary s'adresse, mais à un tout autre pu!)lic, celui-là même qui, ne connaissant pis les raisons de M. Brca", jugera que l'on se dérobe en ne répon- dant pas à celles de M. Frary, et c'est ce public pré- cisément, non pas les universitaires, qu'il s'agit d'éclairer. Tout homme est assez convaincu do son utilité, de celle de ses éludes et de sa profession; les autres en sont moins convaincus, puisqu'ils ont pris une autre carrière et se donnent à d'autres études. El c'est aussi pourquoi, en rappelant ici quelques- unes au moins des raisons qui doivent maintenir les éiudes latines, je me garderai soigneusement d'insis- ter sur celles dont 0,1 pourrait dire qu'elles ne so:;t bonnes que pour des avocats, des professeurs, ou des hommes de lettres.
Il semble tout d'abord que, pour une langue morte, le latin continue de se porter assez bien. On le parle encore, aujourd'hui même, en plus d'un point du globe, dans les chrétientés de l'extrême Orient, par exemple ; et il y demeure un précieux instrument d'échange et de communication. Ne s'en sert-on pas presque couramment en Europe même, en Hongrie, si je ne me trompe, en Bosnie et ailleurs, sans compter qu'il est toujours la langue officielle de la cour de Rome ? Un homme politique peut avoir besoin de lire nne Encyclique ddiTis son texte original. Mais les «rudits ou les savants eux-mêmes, français, anglais
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OU allemands, ne dédaignent pas quelquefois de recourir au latin, lorsqu'ils veulent porter leurs travaux à la connaissance d'un public pins nom- breux, ou, pour mieux dire, plus étendu. Et, en eiïet, si on le voulait, le latin pourrait être cette langue universelle dont on a souvent regretté U manque. Pour qu'un médecin ou uu ingénieur se pussent aujourd'Iiui tenir au cournnt de leur art et des travaux qui l'inlcressent, ce n'est pas seulement l'anglais ou l'allemand, comme le veulM. Frary, c'est le polonais, c'est le russe, le liollandais, le suédois, l'italien, l'i s- pagnol qu'il leur faudrait connaître, sepf, huit ou dix langues que le latin à lui seul remplacerait avanta- geusement.
Si, d'ailleurs, on a cessé de penser en lalin, est-ce depuis si longtemps? Mais, en plein xvii« siècle, avant d'être mis en latin, qui ne sait que le Discours de la méthode et les Provinciales n'avaient pas fait la moitié de la fortune qu'ils devaient faire? Plus tard, Bossuet a écrit en latin, Féneîon a écrit en latin, tous les deux quelques-uns de leurs plus importants ouvrages, et, — de peur que peut-être ces deux évêques ne soient suspects, — n'est-ce pas en latin qu'ont écrit Bacon, Hobbes, Spinoza, Leibniz, con;- bien d'autres encore! les initiateurs et les maîtres de la pensée moderne ? M. Frary voudrait-il nous fermer l'accès deVÉthique et celui du Novum Organumf ou croit-il par hasard que nous-mêmes et ceux qui nous suivront n'en aient rien è. tirer ?
830 lIISTOir.b; ET LlTTEr.ATURE.
Autre arijinnent : M. Frary cite quelque part ces paroles de Macaulay : « Au temps d'Henri VIII et d'Edouard \I, une personne qui ne savait pas le grec ou le latin ne pouvait rien lire ou presque rien... Le latin était la langiiedes cours et des écoles; c'était la languede ladiplomatieet delà controverse... Celui qui l'ignorait était exclu de toute familiarité avec ee qu'il y avait de plus intéressant dans les mé- moires, les papiers d'État, les pamphlets du temps... » et M. Frary d'en conclure, comme Macaulay, que le latin n'étant plus, tout cela, il est devenu inutile de l'apprendre. M. Frary ne fait pas attention, ni Macaulay non plus, que ce qui n'était alors que de la « littérature » est devenu de « l'histoire», et une his- toire où nous ne pouvons pénétrer qu'avec le secours du latin. Lui, qui veut que nous approfondissions les secrets de l'antique Egypte, consentirait-il donc que nous ignorions rhisloire du xvi^ siècle? Mais, s'il n'y consent pas, où veut-il que nous l'allions cher- cher? Car c'est à peine, à qui veut étudier l'histoire de la Réforme, s'il serait plus utile de connaître le français, l'italien, l'anglais, l'espagnol et l'allemand que le latin tout seul !
A plus forte raison si nous remontons le cours du temps. Ce n'est pas seulement la langue latine, c'est le droit romain, c'est le droit canon, c'est la totalité de l'héritage enfin des institutions et des mœurs romaines qu'il faut connaître, et à fond, si l'on veut comprendre quoi que ce soit à l'histoire du moyen âge. Or, quel
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moyen d'y accéder sans le secours du latin ? « Depuis le jour où Clovis parut sur les bords de la Seine, dit à ce propos M. Frary, nous n'avons guère cessé de nous dépouiller de la tradition que les Latins, nos vainqueurs, nous avaient imposée ». Je crois que si M. Frary avait dit exactement le contraire, il serait beaucoup plus près de la vérité de l'histoire. Autant que Ton puisse, eneffet, hasarder de ces généralisations, toujours téméraires et toujours imparfaites, nous avons précisément tra- vaillé, « depuis le jour où Clovis parut sur les bords delà Seine », à reconquérir notre latinité surnos en- vahisseurs germains.
M. Frary dit au même endroit : « De ce que notre civilisation est ou semble è're d'origine gréco-latine, on en conclut qu'il est bon d'étudier la littérature gréco-latine.. .A ce compte, comme nous avons dans les veines plus de sang gaulois que de sang italien, il faudrait faire dans les programmes une large place à la connaissance des antiquités celtiques. j> Mais ii n'omet que de nous dire où il veut que nous prenions ces antiquités celtiques. Dans la langue fran- çaise, en dépit du sang gaulois, on ne trouverait pas cent mots qui soient authentiquementdu celte, et, pas plus que dans notre langue, l'influence celtique n'est re- connaissable ('ans l'histoire de notre civilisation. Nous sommes Latins, foncièrement, éminemment Latins, cer- tainement plus Latins que les Espagnols, peut-être plus Latins que les Italiens eux-mêmes. Et le fussions-nous moins d'origine et de langue, nous le serions encore d'in-
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stiact et d'aspiration ; noire histoire serait toujours celle d'une longue lulte soutenue sur le sol gaulois par rélômcut latin contre le germanique; et il serait enfin vrai que nous ne pouvons la comprendre qu'avec le secours du latin.
Ces raisons nous sont particulières, j'entends à nous autres Français : en voici de plus générales, d'européennes, el qui nous expliquent pourquoi, dans les pays germaniques eux-mêmes, en Allemagne ou on Angleterre, et jusqu'en Amérique, renseigacinent du latin continue d'occuper une si large place. C'est un côté de la question que M. Frary semble avoir étran- gement négligé. Ne dirait-on p'as à le lire, que nous sommes le seul peuple au monde qui se soucie encore aujourd'hui des Scipions et des Gracques? Nous nous attardons à contempler d'inutiles reliques; on élève nos enfants comme si tous les Français devaient être avocats, journalistes ou professeurs; les lycées de la République sont toujours l'ancien collège des jésuites; et, pendant ce temps, l'Allemand nous (îe- vance, et l'Anglais nous dépasse ; leurs yeux se tour- nent vers l'avenir pour en deviner le secret; ils sont déjà les ouvriers de la révolution dont nous ne savons nous préparer qu'à être les victimes.
La vérité, c'est qu'en attendant, on apprend le latin âans les Realschulen eWcs-mcmcs de l'Allemagne; le latin est la base de l'enseignement d'IIarrow, de Rugby, d'Ef.on; même on y fait jusqu'à des vers grecs; et si l'on sait mieux le latin de l'autre côté du Rhin, c'est
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que l'on consacre plus de lemps au latin clans les gymnases de Berlin que dans les lycées ile Paris. Sans rappeler à ce propos que les antiquités de l'Allemagne et de l'Angleterre, comme les noires, sont en fait conservées dans des monuments latins, et indépendamment de l'utilité dont le latin peut êlr<3 pour une connaissance vraiment scientifique du français et des autres langues romanes ; on reconnaît donc aux classiques latins une valeur propre et absolue, qui manquerait, d'un commun avis, aux clas- siques anglais, allemands ou français. Ceux-ci ont leur valeur, qui est considérable, et l'on ne se fait faute, à l'occasion, de la célébrer; mais les autres en ont une autre, et pour être autre, elle n'est pas moindre, ni plus facile à suppléer.
En quoi consisle-t-elle? C'est ici, je l'accorde à M. Frary, ce qu'il est assez malaisé de déterminer, mais non pas impossible. 11 me semble bien, à la vérité, comme à lui, que, s'il fallait décidément opter, je serais fort capable de préférer Bossuet à Cicéron, Saint-Simon à Tacite, peut-être les Épître& de Voltaire aux Satires d'Horace, Lamartine à Pro- perce, et Musset à Tibulie. On a pu dire d'IIomèra qu'il sommeillait quelquefois; on peut sans doute aussi le dire de Virgile, et surtout de Lucrèce. On ne saurait contester qu'il y ait bien de la pompe oratoire dans Tite Live, des lenteurs et des longueurs; ou Gucoro bien de l'affectation et de la manière dans Sallusto» Il vaut mieux ne pas rechercher ce qui manque à
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Lucaiii, à Sénèqiie, u Pline. Les Grecs, à ne considé- rer que la perfection de la forme et l'originalité du lond, seraient en apparence de bien nieilleuis institu- teurs du goût, plus purs, plus sûrs, plus difficiles à égaler, mais aussi moins dangereux à suivre.
Le fait est pourtant qu'il n'en est rien, et M. Frary se presse trop de conclure. Il ne voit pas, pour lui, ce que les Latins ont de si propre à former l'esprit de la jeunesse, et, ne le voyant pas, il le nie; supposé, pour ma part, que je ne le visse pas davantage, je l'admet- trais tout de même. Je ne pourrais, en effet, le nier quen commençant par nier d'abord la renaissance elle-même. C'est la fréquentation et la familiarité des classiijues latins qui a jadis émancipé l'esprit mo- derne de sa longue minorité. Ce sont les humanistes qui ont rompu le cercle où la scolastique avait six cents ans enfermé la pensée européenne. C'est ce que l'on a si justement appelé la latinisation générale de la culture qui a renouvelé l'histoire de l'Occident. Mais, depuis lors, c'est à la source de rantiijuité que la pensée moderne est constamment retournée rajeunir son inspiration. Toutes les fois qu'elle a paru dévier de sa route, il a presque suffi, pour l'y rame- ner, de la rappeler au respect de l'antiquité. Et je ne sais enfin si l'on ne pourrait prétendre que les esprits les plus originaux ont presque toujours été, depuis quatre ou cinq siècles tantôt, les plus fami- liers avec l'antiquité.
F^ul-il essayer d'en dire les raisons ? Si l'éducation
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se propose d'abord de former des esprits sains, justes et droits, nulle discipline, pas même celle des mathé- matiques, ne vaut pour cet usage l'école des clas- siques latins. Ils ont leurs défauts, et nous les con- naissons, mais ils n'ont pas celui de vouloir briller aux dépens du bon sens; et peut-être ont-ils l'esprit court, mais, en revanche, ils l'ont lucide, ferme et modéré. Pour développer une idée, la suivre dans ses conséquences, la décomposer en ses parties, et, quand il faut la recomposer, n'y rien mêler qui lui soii étranger, ils sont sans rivaux, même parmi les anciens. C'est que la raison domine en eux sur l'imagination, la tient en bride, ne lui permet que de rares et inof- fensifs écarts. Aussi se sent-on avec eux en confiance et en sécurité. Ce ne sont point de ces guides hardis qui donnent le vertige à les suivre, ils vont d'un pas prudent et lent; et je ne nie point que l'on aimât par- fois aller plus vite, ni que le vertige ait son charme; mais il s'agit de donner à l'esprit une allure qui se soutienne, et cette allure est justement la leur.
Dans la fréquentation des classiques latins, l'esprit ne peut guère prendre que de bonnes habitudes, et nulle part il ne peut les prendre meilleures ou aussi bonnes. Dante e^t trop subtil, et d'ailleurs trop passionné; Shakspeare est trop profond, souvent aussi trop obscur; Goethe est trop savant et veut paraître trop original. Quant aux nôtres, c'est nous-mêmes; les qualités qu'ils ont tous en commun, c'est aux Latins .qu'i.s les doivent; et il nous faut comme eux le§ aller
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chercher ^ la source. Les classiques latins out sur tous les autres une supériorilc de hon sens et de rai- son qu'ils doivent h la nature clle-nicme de leur langue, la plus grave que les hommes aient jamais parlée, ou à la nature de leur s^é.nic national, ou à celle de leur formation historique, ou à toute aulrc circonstance encore. Mais ce qui toujours est certain, c'est que si les Grecs ont inventé la logique des plii- losoplios, les Latins sont et demeurent les maîtres de celte logique, moins subtile et plus utile, plus vul- gaire, si l'on veut, qui est celle du sens commun et de la vie quotidienne.
Rendons la même justice à leur psychologie. D'une manière générale, et selon le mot qui servira long- temps à les caractériser, si les classiques latins sont assurément moins anglais que Shakspeare ou moins français que Molière, ils sont en revanche plus humains. Grand avantage, pour demeurer les éduca- teurs delà première jeunesse ! Rien en eux de local, rien de très particulier, presque rien d'individuel. Dans une langue très générale, ils expriment les sen- timents généraux qui sont ceux de l'humanité même. De très grands écrivains, parmi les modernes, alle- mands, anglais, français, italiens, des poètes surtout, ne sont pleinement intelligibles qu'à des hommes, à des hommes faits, et â des hommes qui aient traversé les mêmes expériences qu'eux-mêmes: Shelley, Henri Heine, Vigny. Plus grands encore, d'autres écrivains, des poètes dramatiques et des romanciers, ne sont
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cependant absolument compris, sentis, goûtés que de leurs nationaux : Racine, Calderon, Shakspeare. Les Latins, les vrais classiques latins, dans les genres les plus différents, Virgile ou Cicéron, Horace ou Titc- Live, Térence ou César, sont immédiatement compris de tout homme qui pense. Ils sont cosmopolites, et de tous les temps comme de tous les lieux.
Un philosophe pourrait dire qu'ils observent, qu'ils composent et qu'ils écrivent en dehors et au-dessus des catégories de l'espace et du temps. D'une main facile, d'un trait sûr, ils tracent, pour ainsi parler, les con- tours psychologiques de cet homme universel dont l'âme, depuis eux, ira toujours se modifiant, se com- pliquant, s'enrichissant en mille manières, au gré de mille circonstances, mais ne cessera pourtant pas, dans son fond, d'être elle-même. Pour ce motif, ils sont simples, d'une simplicité qui subsiste jusque dans l'affectation de leur style, et d'une simplicité dont nous n'avons pas retrouvé le secret : autre raison encore pour qu'ils conviennent merveilleusement à l'éducation de la jeunesse. Un enfant de quinze ans, mis au point de les lire, n'entendra peut-être pas toutes les finesses de leur rhétorique, mais il se retrou- vera d'abord de plain pied avec eux. Et, dans la con- naissance de l'homme comme partout ailleurs, si c'est par degrés que l'on va du simple au complexe, les classiques latins en ont marqué le premier avec une précision, un bonheur, une force qui n'a pas été, ni sans doute ne sera dépassée.
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Ce que je dis de leur psychologie, quelqu'un me fait observer que je puis le dire aussi de leur ivioiale. Ils sont laïques : c'est ce qui les sauvera |)eut-èlie uu jour de la proscription, si même ce n'est de quoi les rendre obligatoires. Bossuel et Vollaiie peuvent aisément former des fanatiques; ni Cicéroii iiiTile-Live ne le peuvent, quand on le vomirait. Qui tirerajamais d'Horace une leçon d'intolérance? et quel omhrag.î prendrail-on des superstitions de Virgile? Voyez, au contraire, de nos grandes littératures modernes, si l'on commençait par retrancher toutes les œuvres expressément marquées d'un caractère confessionnel, — comme les Provinciales et VUistoi^^e des varia- tions, — c'est à peu près toute l'éloquence et une bonne part de l'histoire que l'on aurait sacrifiées. Si l'on poursuivait l'expérience, et que, de ce reste, à son tour, on voulût effacer tous les endroits marqués au même signe, deVEssai sur les mœurs ou de l'Emile toutes les attaques au christianisme, la prose moderne y fondrait tout entière. Les poètes eux-mêmes ne ré- sisteraient pas : Dante et Tasse, Lope et Calderon, diversement catholiques, le sont autant que Millon €sl sans doute protestant.
Ne serait-ce pas ici la moralité des classiques an- ciens et des Latins en particulier, moins subtils, plus graves que les Grecs? C'est une question de savoir si l'on a fait depuis eux de grandes découvertes en morale, ou du moins, celles que l'on a faites, ce serait toute une affaire d'en expliquer la vraie nature*
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Mais, en tout cas, les leçons qu'ils donnent et les 'règles qu'ils enseignent, indépendantes, comme elles sont, de tout dogme, par cela même et par cela seul, conviennent à fout le monde, à l'école juive, au gymnase prolestant, au collège catholique, ne peuvent pas plus inquiéter les consciences à Moscou qu'à Madrid, et forment ainsi la mat'ère la mieux appropriée qu'il se puisse à l'éducation de la jeunesse. A cet avantage, des éducateurs plus sévères en pour- raient joindre un autre, qui ne laisse pas d'avoir son prix. Si les Latins sont grossiers, souvent obscè- nes, indélicats en plaisanteries, c'est en latin d'abord; et puis, il est facile de les « expurger », parce qu'en effet, dans leur littérature, la femme n'occupe qu'une petite place. Il est évidemment moins facile « d'expurger » Bajazet ou VÉcole des femmes, les romans de Prévost et ceux de Marivaux, Dans la plupart de nos littératures, tout ce qui n'est pas pré- dication, controverse ou histoire de parti, roule à peu près uniquement sur les passions de l'amour; et, sans nulle pruderie, il est permis de croire que d'autres sujets conviennent mieux à l'éducation de la jeunesse. Parlerai-je maintenant de leurs qualités littéraires? Dirai-je qu'ils sentent moins l'effort, et que, dans un monde plus étroit, ils se meuvent plus librement, avec plus d'aisance dans la force et plus de facilité dans la grâce? que leurs facultés se maintiennent ha- bituellement dans un état d'équilibre plus stable, et ■que leurs œuvres en sont mieux pondérées? que dans
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une civilisation moins complexe et, en ce sens, moins artificielle, ils ont vécu plus près de la nature, d'iino vie moins étendue, mais plus harmonieuse et, à ce titre, plus complète? ou bien encore, qu'ayant pUcé moins haut leur idéal, et pour cette raison l'ayant presque toujours atteint, ils demeurent éternellement les témoins, les modèles et les maîtres de toutes les qualités qui s'apprennent comme de tous les vices qui s'évitent? Mais quand je ne le dirais pas, ou quand on leur disputerait ces qualités une à une, l'histoire serait toujours là, l'histoire et les services rendus, qui nous obligeraient à reconnaître en eux une vertu qui ne se trouve qu'en eux.
Même chez les Grecs, en effet, on l'y chercherait vai- nement. C'est le secret, pour le dire en passant, de la préférence éminente que les éducateurs modernes ont toujours accordée aux Latins sur les Grecs. Pour savoir le grec aussi bien ou beaucoup mieux que nous ne savons le latin, il est possible qu'il suffît d'y donner la moitié moins de temps, en raison de sa coivformité plus grande, selon le mot d'Henri Estienne, avec notre vulgaire français. Mais cène serait pas la même chose, et ni le profit général n'en serait aussi certain ni l'utilité pratique aussi réelle. Qui donc a dit des Grecs, et à bon droit, qu'ils n'avaient pas véritablement connu l'homme, mais seulement le Grec elle barbare? J'ose- rais ajouter que, dans leurs petites cités fermées, et avec leur émulation d'enchérir les uns sur les autres, les Grecs sont de bonne heure devenus des virtuoses en
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leur propre langue : — je ne veux pas dire des sophistes.
On peut tirer de là des conséquences, et celle-ci entre autres : que ces littératures étrangères elles- mêmes qu'on y veut substituer ne sont pleinement intelligibles qu'à la lumière du latin. M. Fiary, repas- sant en esprit l'histoire de la nôtre, se demande quel- que part si le « sauvageon, sans celte greffe antique, n'eût jas donné des fruits plus beaux et plus variés, plus siens à coup sur », et il n'est pas le premier qui se soit posé cette question. Redisons donc une fois encore que la littérature du moyen âge avait depuis longtemps accompli le nombre de ses jours lorsque commença de briller l'aurore de la renaissance, et que l'on ne voit pas comment, sans le secours des modèles antiques, les arts et les lettres modernes eussent pu se tirer de l'ornière où ils demeuraient embourbés. Si Boiieau, dans son Art poétique, a été vraiment et cruellement injuste pour quelqu'un, ce n'est pas pour nos anciens poètes, qu'au surplus il ne connaissait pas, c'est pour Ronsard et c'est pour la pléiade. Voilà les maîtres et les guides, ceux à qui l'on peut bien refuser du génie, comme ceux dont il est bien permis d'admirer modérément les œuvres, mais à qui du moins on ne saurait refuser l'honneur, en la menant à l'école des anciens, d'avoir indiqué le but à la poésie française et, avec le but, les moyens de l'atteindre.
Ce qui est vrai de la France ne l'est pas moins de l'Italie; à peine ai-je besoin de le dire. Peur
3i-2 IlISTOllîK KT LITT ÉP. ATL' Il E.
l'Angleterre, c'est sans doute assez de rappeler ce que doivent à l'antiqnilé, direclement ou indirec- tement, par l'intermédiaire de la France et celui de i'Ilalip, de Boccace et de Pétrarque, des Essais de Montaigne et du Pliilarque d'Amynt, non seulement 1rs prédécesseurs, les contemporains, les successeurs de Shakspeare, mais Shakspeare lui-même. Et quant à l'Allemagne, apprendrons-nous à M. Frary qu'en vain ses érudits vantent les noms ignorés de Grimmel- shausen et d"[IofTinannswaldau, sa littérature ne date que du jour où Lessing, Herder et Goethe ont renou- velé sur le sol germain le sens longtemps perverti de l'antique? Toutes les gran !es littératures de l'Europe moderne peuvent se diviser grossièrement eu deux parts : l'une, si nationale, si particulièrement ita- lienne ou française, anglaise ou allemande, que les nationaux la peuvent seuls goûter, ou avec eux quel- ques poètes, quelques érudits, quelques critiques; et l'autre, générale, qui comme telle ne se comprend peut-être, et certainement ne s'apprécie qu'au moyen et comme au travers de celte culture latine dont effec- tivement elle procède.
Carvainemcntdira-t-on avec M. Fiary qu'il est inu- tile de connaître Euripide < pour goûter l'exquise har- monie des vers de Racine », ou que Boileau est assez « pédant sans qu'on l'accompagne d'un commentaire perpétuel tiré de Juvénal et d'Horace ». Supposé que Boileau soit en effet pédant, si M. Frary s'en aperçoit, c'est qu'il connaît lui-même son Horace; et, pour
LA QUESTION DU LATIN. 3i?
« l'exquise harmonie j> des vers do Racine, ceux-là seuls on réalité la goûtent, ne nous y trompons pas, dont l'éducation classique a formé l'oreille et l'esprit. Je le sais; « le peuple » passe aujourd'hui pour bon juge de l'ironie de Pascal et de la sensibilité de Racine, de l'éloquence de Bossuet et du comique de Molière, de l'esprit de Voltaire et de la noblesse de Lamartine : on le lui dit du moins, et il le croit sans doute. La preuve pourtant qu'il ne l'est point, c'est que l'éloquence du plus grand des orateurs n'a jamais différé pour lui de celle d'un tribun de carrefour, et qu'aux inepties qui nous font pleurer de désespoir, il rit d'aussi bon cœur qu'aux meilleures plaisanteries de Molière. Il applaudit aussi aux tragédies de Racine; mais où il pleure, comme il dit, toutes les larmes de son corps, croyez-vous, si vous le connaissez, que ce soit à Phèdre ou plutôt aux Deux Orphelines?
Nous cependant, si nous distinguons, si nous met- tons une différence dans la qualité de nos plaisirs, si nous rougissons d'avoir goûté les uns, si nous nous sa- vons gré d'être capables des autres, nous le devons, sans le savoir peut-être, uniquement au bienfait de notre éducation classique, aux leçons de la Grèce et de Rome. C'est à peu près ainsi que, dans l'évanouisse- , ment lent des anciennes croyances, nous pouvons cependant continuer d'être gens de bien, grâce à ce que ces croyances ont jadis in-iiiué, dans le sang d'où nous venons, de moralité secrète et de vertu latente. Tout un passé vit toujours en nous, dont nous n'avons
314 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
pas conscience, que nous raillons même ou que nous insultons parfois, mais que cependant nous ne réus- sissons pas à détrniie en nous, et heureusement, car c'est pe;il-êlre le meilleur de nous. Mais savoir dis- tinguer entre ses plaisirs, vous s'ics-voiis demandé quelquefois ce que c'est ? Ce n'est pas seulement toute la critique, c'est tout le sentiment littéraire; il se pourrait que ce fût encore toute la culture et toute l'éducation.
Aussi longtemps donc que l'éducation n'aura pas pour olijot d'anticiper inutilement sur une expéiience de la vie que la vie peut seule nous donner, mais de nous préparer à profiter de cotte expérience, lorsque la vie nous l'imposera, les langues anciennes, et le latin particulièrement, devront demeurer la base même de l'éducation. Car, d'une part, le temps que l'on prétend qu'elles prennent, il n'y a pas d'autre moyen de le mieux employer, puisque les études que l'on y voudrait substituer, celle de l'histoire ou celle des langues étiangères, ne peuvent porter leurs fruits qu'à la condition de tomber eUes-mêmcs dans un terrain que peut seul préparer le latin. Mais, d'autre pari, et conséquemment, il importe as>ez peu qu'une fois entrés dans la vie réelle, nous relisions rarement ou jamais les Géorgiques ou les Verrines, puisqu'il ne s'agissait par elles que de préparer le terrain, ou de l'occuper en attendant qu'il fût capable d'une autre culture.
C'est ce qu'oublie M. Frary, quand il trionipue
LA QUESTION DU LATIN. 3J5
comme d'une contradiction d'entendre ceux-ci qui plaident l'utilité des études latines, — pour la con- naissance pratique du français, par exemple, — et ceux-là qui fondent la noblesse de ces études sur leur inutilité même. Il n'y a pas contradiction ici; et il est vrai que ces éludes sont utiles, et il est égale- ment vrai qu'elles sont inutiles. Elles sont inutiles, en ce sens qu'elles ne sauraient mener personne à la fortune, mais elles sont utiles en ce sens qu'elles as- souplissent, qu'elles élargissent, qu'elles élèvent l'es- prit; ou encore si l'on aime mieux, elles ne sont inu- tiles qu'autant que l'éducation est conçue comme l'apprentissage de la vie pratique, et le collège comme l'antichambre du comptoir ou de l'usine. Et c'est bien une manière de les concevoir, je ne dis pas le contraire, mais je demande alors ce qu'est devenu cet a ensei- gnement secondaire élevé » que l'on nous promettait? cet enseignement « plus conforme aux besoins d'une société nouvelle », mais cependant <c toujours litté- raire y> ? tout ce que l'on prétendait enfin conserver, et que l'on se trouve avoir sacrifié du même coup que l'on sacrifiait le latin; — si peut-être on ne s'en prend au latin justement pour atteindre et renverser sous son nom quelque chose d'autre que lui-même et de plus important.
Quelles sont, en effet, ces nécessités si pressantes, au nom desquelles on demande à bref délai le boule- versement du système de notre enseignement secon- daire ? J'entends bien que l'on me parle d'évolution
S46 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
économique, d'intérêt social, de professions produc- tives el de professions improduclives, quoi encore,? mais qu'y a-l-il sous ces grands mots, et de quelle réalité sont-ils, non pas tant l'expression peut-être que le déguisement inolYensif ou la parure ilccente? Tout est dans tout, sans doute, et la question de l'éducation touciie à bien d'autres. Un illustre savant n'a-t-il pas établi que la grandeur politique et la prospérité commerciale de l'Ani^leterre dépendaient étroitement du nombre de vieilles filles que la cherté du mariage y entretient dans le célibat? On peut donc bien prétendre que, si le budget de la France, depuis quelques années, se solde en déficit, la faute en est aux programmes de l'enseignement secondaire; on peut imputer à Virgile les maux de la crise agricole ou à Thucydide la décadence de la marine marchande ; on peut accuser le baccalauréat de préparer muins d'administrateurs pour les droits réunis que de recrues pour le socialisme. C'est seulement un ar- gument dont il ne faut pas abuser. Dans une société moderne, organisme complexe, formé de tant de pièces, jointes entre elles par des ressorts si nom- breux et si délicats, rien n'est plus arbitraire que de vouloir assigner un effet déterminé à une cause déterminée, parce qu'au fond il n'en est pas un qui ne soit le produit, ou la rencontre, si je puis ainsi dire, d'une infinité de causes.
En veut-on voir un exemple ? Si le latin, dit M. Frary, n'était pas l'unique base denolre enseignement secon-
L,4 QUESTION DU LATIN. 3i7
daire, ilyaiiraitmoins de bacheliers, el, s'il y avait moin^ de bacheliers, il y aurait moins de fonclioniiaires d'une part, el moins de déclassés de l'autre. Je n'en sais rien du tout, ni moi, ni M. Frary, ni personne. Quel que soit le programme des examens qu'il convienne â l'État de placer à l'entrée des carrières publiques, il y aura tou- jours en France plus de concurrents que de places; mais, dans l'examen du baccalauréat, si l'on substitue le bas-brelon ou le raadécasse au latin, pourquoi veut-on que le nombre des bacheliers en soit dimi- nué? M. Frary, dans son livre, commet perpétuelle- ment le sophisme que l'école appelle causa pro non causa; et, comme aucun de ses mérites réels n'a contribué davantage à faire le succès de sa Question du latin, il n'était pas superflu de noter que c'en est le principal défaut. Après cela, c'est aussi bien ce qui nous dispense d'insister davantage. De tous les rai- sonnements par où M. Frary s'efforce de lier à la sup- pression du latin noinbre de conséquences qui n'ont que des rapports extrêmement éloignés avec elle, il n'en est heureusement pas un qui ne pèche grave- ment en quelque endroit. L'incorreclion de ses déduc- tions en tempère à tout coup la hardiesse.
Au fond et en réalité, ce que l'on attaque dans l'en- seignement secondaire classique, — je veux bien le dire à M. Frary, — ce qu'il y attaque lui-même, sans le vouloir ou sans le voir, ce n'est ni ceci, ni cela, mai:^ essentiellement ce que cet enseignement, tel f[u'il est, a, dans sa nature et dans sa constitution, da
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nécessairement aristocratique. C'est une supériorité (inc de savoir le latin ou de l'avoir appris, si peu d'ailleurs que l'on en retienne, une supériorité cer- taine, pour toutes les raisons que nous avons dites, et supériorité d'autant plus importune qu'elle se fait sentir sans qu'on le veuille. On peut relèvera ce sujet, dans Iclivre de M. Frary, quelques phrases tristement instructives : « Il est temps de précipiter les inutiles du sommet où la Révolution française les a laissés, mais où l'évolution économique du xix° siècle doit enfin les atteindre... A-t-on le droit d'employer l'ar- gent des contribuables laborieux à faire des parasites et des déclassés?... N'est-ce pas une injustice envers le commerce et l'industrie que d'écrémer la jeunesse au profit du barreau et de la bureaucratie?... Nous avons, par nos lois comme par nos mœurs, maintenu la fausse hiérarchie de l'ancien régime... Il est temps de remettre les gens à leur place, de glorifier le tra- vail fécond, d'apprendre à la jeunesse que l'aristocra- tie des arts libéraux n'est plus de notre siècle. »
Voilà les vrais griefs de la démocratie contre l'édu- cation classique ; et si, par hypothèse, au lieu du latin, c'était le tamoul ou le tartare mandchou qui en for- mat la base, vous voyez sans difficulté qu'il n'y aurait pas à changer un seul mot dans une seule de ces phrases. Mais il est vrai que le latin ne peut qu'en- tretenir, nous avons dit pourquoi, l'enseignement secondaire dans ses habitudes aristocratiques, et c'est aussi pourquoi l'on s'attaque au latin d'abord. De
LA QUESTION DU LATIN. 349
telle sorte que si M. Frary dépense tant d'ardeur et même d'éloquence à démontrer la « stérilité » des éludes latines, c'est qu'il a lui-même conscience autant que personne de leur « fécondité ». C'est parce qu'il sait parfaitement qu'il y va de tout autre chose que « de casser laborieusement des noixvides», ou de « tourner la meule pour ne produire que du son », qu'il s'évertue en mille manières à prouver la justesse de ces comparaisons. Et pour tout dire d'un ,mot, il aurait fait moins d'efforts contre la « rou- tine » s'il ne s'avouait intérieurement tout ce que la routine a de titres et d'autorité légitime sous le nom de « tradition ».
Nous touchons ici le fond de la question, en même temps que l'une des principales différences, la princi- pale peut-être, de l'esprit aristocratique, et du démo- cratique. L'esprit d'aristocratie tend effectivement à continuer, perpétuer, consacrer d'âge en âge les iné" galités naturelles ou acquises, souvent importunes, odikeuses même parfois aux individus, presque tou- jours utiles à la conservation et au bien de la famille, de la nation, de la race, de l'espèce. Mais, récipro- quement, l'esprit démocratique, de son côté, semble tendre à replacer chaque génération qui vient à la lumière dans un état chimérique d'égalité native où les intérêts supérieurs de l'espèce, de la race, de la nation et de la famille s'effacent ou s'anéantissent devant le droit de l'individu. Autant donc il importe à l'esprit aristocratique d'entretenir le respect des
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850 HISTOIRE ET LITTERATURE.
tiadilions, et, au besoin, de les créer pour les impo- ser au respect, autant il iraporle au démocratique de les renverser à mesure, et avant qu'elles aient le temps de se consolider. Ce qui paniît injuste à la dé- mocratie, ce n'est pas qu'il y ail des millionnaires, — elle s'en accommode aussi bien cjue l'aristocratie, — c'est qu'il y ait des (ils de millionnaires et qu'ils aient sur les autres, dès en entrant dans la vie, la su- périoiilé de leurs millions. Ce qui paraît injuste à la déiuocialie, ce n'est pas qu'il y ait des distinctions entre les hommes, — tournez plutôt vos yeux du côté de l'Amérique, — c'est que ces distinctions s'Iiéritenl, et ainsi constituent un avantage à celui qui les trouve dans son berceau. Ce qui parait injuste enfin à la dé- mocratie, ce n'est pas qu'il y ail des hommes cultivés, c'est qu'une certaine culture en fasse les successeurs d'un long passé, et que, grâce à eux, ce passé conti- nue de vivre dans le présent. L'idéal actuel de nos démocraties serait que ni le nom, ni la fortune, ni l'éducation, ni la culture, ni quoi que ce soit entln ne se transmit d'un homme à un autre homme, du père à son fils, des ancêtres à leurs neveux, d'un maître à ses élèves, et qu'ainsi chaque génération qui entre dans la vie eût sa destinée tout entière à refaire. On en veut aux traditions de ce qu'elles sont les traditions, comme à l'antiquité d'être l'antiquité, parce que le temps, qui fait l'antiquité comme les traditions, est presque la seule chose dont la démocratie soit bien obligée de s'avouer qu'elle ne dispose pas.
LA QUESTION DU LATIN. 351
Dieu garde la durée et nous laisse l'espace, Nous pouvons sur la terre avoir toute la place...
Mais nous ne prendrons pas demain à l'Lterucl ;
ei encore moins lui reprendrons-nous hier.
On oublie seulement, dans celte guerre aux tradi- tions, que l'humanité, selon le beau mot du philoso- phe, se compose en réalité de plus de morts que de vivants ; que la solidarité des générations à travers les âges de l'hisloire est le lien même des sociétés, si peut-être elle n'en est la cause; et que la civilisation ne difîèrc de la barbarie par rien tant que par l'éten- due, la nature, et l'antiquité des traditions qu'elle représente et qu'elle continue. Oui, sans doute, il est vrai, la culture et l'éducation ne peuvent avoir d'autre objet que d'entretenir le respect, l'amour même, si l'on veut, et l'amour aveugle de ces traditions; mais il faut faire bienattention qu'en deliors de ces traditions ou de ces préjugés, s'il peut encore se former des com- pagnies d'assurances ou des syndicats d'intérêts, il n'y a plus, il n'y a pas, il n'y a jamais eu de société. Car les sociétés n'existent qu'autant que les hommes mettent en commun quelque chose de plus que leurs besoins physiologiques, dont les besoins industriels ou commerciaux ne sont au total que le prolongement; et ce quelque chose de plus, de quelque nom que l'on le nomme, — religion, idéal, patrie, gloire, honneur, plaisir même, — c'est tout ce qui s'enveloppe sous le nom de traditions. C'est autour d'une tradition
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que se sont groupés et formes les hommes en corps de nations; ce sont leurs traditions qui em- pêchent les peuples, à chaque moment de leur vie collective, de se désagréger pour se disperser en poussière; c'est le prix qu'ils attachent à leurs tradi- tions qui est pour eux le seul gage d'avenir et leur unique promesse de durée. Bien loin donc d'en allai- hlir la force ou le prestige, entrelenons-en [)lut6t le culte, et, s'il le faut, jusqu'aux préjugés. Tous les maux, en effet, sont moindres pour un peuple que la perle de ses traditions. Et, quant aux individus, c'est vraiment alors que l'existence ne vaudrait pas la peine d'être vécue, si elle était enfermée tout entière entre l'instant de la mort et celui de la naissance, n'ayant de raison d'être, d'objet, et de fin qu'elle même.
Ces considérations, qu'il serait trop facile de déve- lopper à l'infini, ne paraîtront, je l'espère, déplacées ni oiseuses à aucun des lecteurs du livre de M. Frary. En effet, c'est son sujet même, et peu importe qu'il ait essayé de poser autrement la question ; c'est ainsi qu'elle doit être posée, parce que c'est ainsi qu'en réalité elle se pose d'elle-même. Il s'agit de savoir si la meilleure préparation de l'avenir est l'ignorance ou le mépris du passé; voilà tout le problème de l'éducation, et voilà la Question du latin. Après avoir détruit en France toutes les autres aristocraties, croit- on qu'il soit urgent de détruire à son tour celle de l'intelligence? On le peut; elle n'a rien en soi de plus respectable que les autres, ou de plus légitime; et à
LA QUESTION DU LATIN. 353
l'homme d'Etat qui voudra s'illustrer dans celte glo- rieuse entreprise, le livre de M. Frary en offre d'assez bons moyens. Il n'y a pas de doute qu'à défaut de tous ceux que l'on s'en est promis, celui-ci soit le premier effet du bouleversement de l'enseignement classique et de la suppression du latin.
Mais si l'on pense, au contraire, que les démocra- ties, dans le siècle où nous sommes, tendent assez d'elles-mêmes, et sans qu'on les y aide, à établir sur terre le règne de la médiocrité ; que la destruction de toutes les autres est justement une raison de favo- riser d'autant la seule aristocratie qui nous reste ; et qu'une éducation fondée tout entière sur le culte des traditions en est le meilleur et le plus sûr moyen, on se gardera de commettre la prodigieuse maladresse que réclament d'imprudents novateurs. Et la démocra- tie nous en remerciera un jour, parce que l'homme, ni surtout les sociétés ne vivent uniquement de pro- duits manufacturés, parce qu'une civilisation purement industrielle et scientifique ne serait en réalité qu'une barbarie plus affreuse que l'ancienne, et parce qu'enfin nous lui aurons conservé tout ce qui fera, dans l'ave- nir comme dans le passé, le seul prix de la vie. — Tout cela, dira-t-on peut-être, dans la question du latin? — Oui bien, puisque M. Frary l'y a mis, et que nous ne pouvions utilement lui répondre qu'en le sui- vant lui-même sur le terrain où il s'était placé.
15 décembre 1885. 20
LES CAFES-CONCERTS
ET LA CHANSON FRANÇAISE
Puisquo, je vais en parler, ne dcvrais-je pas peut, être établir d'abord que de tous les documents qui servent à éclairer la psychologie d'une race et d'une civilisation, le plus précieux et le plusrévélateur est la chanson de café-concert: Estelle, tu perds ta flanelle^ ou J'suis pas fâché d^y avoir dit ça? Les arguments, au moins, ne me manqueraient pas; quand ce ne seraient que ceux que nos érudits font valoir pour nous impo- ser l'admiration de leurs vi^nx fabliaux, ou la lecture encore de ces insipides vaudevilles qui faisaient, di- senl-ils, après boire et portes closes, les délices de nos pères. Fabliaux et mazarinades, couplets histo- rique?, politiques, ou prétendus tels, et chansons de café-eoncert, tout cela procède, en effet, dans le pré- sent et dans le passé, de la même iiiépuisable veine. Quiconque se plaît aux uns n'est pas digne de se dé- plaire aux autres. Et, puisqu'il n'y a rien enfin de
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plus grossier ni de plus plat dans le répertoire de l'Alcazar ou de l'Eldorado que dans le Chansonnier ClairambanU-Maurcpas ou dans \c Recueil général et complet des fabliaux des xiiT et xiv* siècles, il faut bien convenir que le Pantalon de Timoléon et le Corsage à Clara sont des documents, eux aussi, ou que, s'ils n'en sont pas, rien au monde ne saurait mé- riter désormais l'honneur de ce grand nom. Mais ils en sont; et, pour une demi-douzaine seulement de ces refrains :
Tu sais, si t'as des poches, Mon pauv' vieux, moi j'te l'dis franchement, Fouiir toi délieal'ment, Fouill' toi délieal'ment Pendant un p'tit moment;
on ne trouverait pas de nos jours un historien des mœurs, — formé àl'école des frères de Goncourt, — qui ne donnât, et de grand cœur, toutes les histoires de Voltaire, avec VEsprit des lois par-dessus le mar- ché. Les histoires des historiens, tout le monde au- jourd'hui le sait, ne sont que la contrefaçon ou le roman de l'histoire ; c'est la nouvelle à la main et le refrain de vaudeville qui en sont la réalité. J'ai donc raison de signaler à l'attention de ceux qui n'en font pas tout le cas qu'il faudrait, la chanson de café- concert.
On dit que la musique en est horriblement vulgaire, et je le veux bien; comme aussi que les paroles n'eu
LES CAFÉS-CONCLRTS. 367
sont pas dénuées seulement d'esprit, mais encore ei surtout de sens, et je ne dis pas le conlraire. Car pourquoi le dirais-je, si c'en est justement le premier mérite? Il n'est pas si facile qu'on le croit de vider les mots d'une langue de tout ce qu'ils contiennent de sens. Quelques Parnassiens de la décadence, M. Sté- phane Mallarnié, par exemple, ou M. Paul Verlaine, ont vainement essayé de lutter d'incompréhensibilité avec la chanson de café-concert. Et les auteurs de monologues sont venus à leur tour, et ils ont appro- ché d'un peu plus près le but, mais ce, e idant ils ne l'ont pas atteint.
Au bal du Lézard mécanique, Tout' la noc' st fit trimbaler; Greluchet qu' ador' la musique Au bal ne pouvait plus rcàlcr.
— Je vous relietis pour la premicre, Me dit r cipal très galamniciil.
— J'iui répondis : bravo militaire. C'est impossibl', car en c'monienl Ça m'jjratt' dans le cervelet ;
Mais j'vous jure qu'c'est pas d'ma faute Si j'ai pris un plumet A la noce à Greluchet.
J'ose dire qu'il n'y a pas de monologue ou de sonnet « déliquescent » qui vaille pour moi ce seul couplet. J'en aime tout : le rythme vulgaire, le désordre des idées, la trivialité hardie de l'expression. Car c'est aux sources de l'argctpcpulaire, on le sait, queles idiomes
358 HISTOIRF: et lITrÉRVTURE.
vieillissants se retrerapent; ces faiseurs de chansons qu'on dédaigne parlent déjà le français de l'avenir ; et aux temps de la décadence romaine, dans les cafés- concerts de Lutèce ou d'Augustodunum, on n'écor- chait pas autrement le latin.
Je n'aime pas moins, qunnd leur style s'élève, leur façon de traiter l'histoire :
C'était un beau soir à la brune,
Paris dormait bien tranquill'iiicnt ;
Henri IV, en r'gardant la lune,
S'mit à rêver amoureus'ment. Puis il dit : L'diabl' me pataTiole, On m'iaiss* moisir sur mon séant ! Je n'vcux pas qu'on sTich' de ma fiole, J'vas aller m'pousser dTagrcinent.
Ne sent-on pas dans ces huit vers un peuple fier de son passé, sans doute, et glorieux de ses grands sou- venirs, mais pas plus qu'il ne faut, et trop spirituel surtout pour en être la dupe? Il y a des formes de l'amour qui se manifestent par des bourrades : le sien se traduit dans l'énormité de ses plaisanteries, et pour témoigner son respect à ceux qu'il admire, il commence par leur en manquer; on ne « tape sur le ventre », en notre pays, qu'aux héros vraiment popu- laires. Mais si, d'ailleurs, ce peuple tient à réserver sa liberté de penser, qui d§ nous pourrait bien lui en faire un reproche ?
LES CAFÉS-COÎiCERTS. S59
De contes, de vieilles histoires. Réfutons les récits menteurs; Ne heurtons jamais nos mémoires A des fantômes imposteurs. Du passé le plaisant grimoire, Qu'un jour le progrès efl'aça, N'est plus qu'un livre dérisoire; Enfants, n'oubliez jamais ça. (Bis.)
C'est ainsi qu'à Paris, non seulement les gens de la plus modeste condition, comme l'a remarqué quelque part Henri Heine, parlent couramment une langue dont la connaissance est aux Allemands une marque d'aristocratie; mais encore, les derniers progrès de la critique historique ne sont pas ignorés des fournis- seurs ordinaires du concert de THorloge et de l'Al- cazar d'été.
Ce genre est noble, mais il est difficile : il y en a de plus humbles et dont le grand charme est de man- quer tout à fait d'imprévu. Quand, par exemple, on lit sur l'affiche ou sur le programme que mademoi- selle X... chantera les Blés reverdissent; M. Y..., Ma petite Chopinette, et mademoiselle Z..., J'ai des fourmis dans les mollets, on est fixé d'abord, on n'a pas de surprise à craindre, on peut se préparer à rire. Nos faiseurs de chansonnettes sont en effet presque aussi riches d'invention que nos vaudevillistes; je veux dire que, s'ils n'ont comme eux que trois ou quatre thèmes, ils y savent broder d'infinies varia- tions. Aimez-vous peut-être encore la romance senti-
360 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
niPiilale? Vous n'avez qu'à choisir : les Marguerites sont en fleurs ; les Rosiers sont fleuris ; Madeleine^ t'en souviens-ttif Diles-lui que je Vaime; et il est touchant de voir les habitués du concert de la Pépi- nière ou de la Gaîté-Montparnassc applaudir ces tendres refrains.
Le printemps vient de naître; Déjà de ma fenêtre Je vois bien loin là-bas, Tout le long des cliarmilles, Courir des jeunes filles Ne comptant pas leurs pas.
On chante aussi quelque part, en ce moment, sous le titre de la Biche au bois, et « sur des airs de Méhul et de Lulli », que vous n'attendiez pas peut- être en cette affaire, une « sérénade » bien remar- quable.
Mais, à toutes les sérénades et toutes les romances, je me doute que vous préférez la chansonnette co- mique. Il y en a trop de variétés; je ne citerai que les principales. Celle-ci, par exemple, est toujours haute- ment appréciée des amateurs : V Amant (TAmanda; Ma mère est teinturière; le Pantalon de Timoléon; Adieu, ma Philomène ; Anatole et Amanda :
— Dit's-moi, mad'moi-;elle, Où souffrez-vous donc?
— J'souflfr' ma chandelle, Et vous, mon garçon?
LES CAFÈS-CONGEKTS. 301
— Je souffr' d'ia rougeole, Je m'appelle Anatole.
— Je souffr' du choléra. Je m'appelle Amauda.
Nous appellerons celte variété, la variété falote ou épileptique. Présente, mais encore voilée dans ces chansons, il en est d'autres où commence à poindre l'intention satirique :
J'm'appelle Jules de mon nom de baptême. Dans Trifouiily-les-Potirons, Je suis adoré pour moi-même, Grâce à mes mollets gros et ronds...
On ne la démêle pas bien, l'intention, tout d'abord, mais elle y est, elle y doit être, comme encore dans le couplet que voici :
A Noisy-l' Sec naquit ma sœur ainée, Ma sœur cadett' vit le jour à Chaillot, C'est dans la plain' des Vertus que j'suis née, Et c'est pour ça que j'ai l'air rigolo. .
Elle s'accuse plus nettement dans le Galant Boursier ; Si Vas des poches ; Mademoiselle, écoutez-moi donc; le monsieur qui suit les femmes y est traité comme il le mérite. Les « feignants » ont leur compte réglé dans J'promène le chien de ma sœur ou dans J'vevds du buis l'jour des Rameaux; et les travailleurs n'ont pas assez de mains pour y applaudir. Les ridicules ou les
lu. — 21
36i HISTOIRE ET LITTÉUATURE.
provinciaux sont agréablement drapés dans ce Bavard de Balandnrd; la Fille à Sébastien; les Cousins de Pantoise; Tsuis pas fâché d'y avoir dit ça. On fait rarement l'honneur aux belles-mères de leur co;i- sacrer une chanson tout entière, mais en revanche il n'en est guère où elles ne reçoivent en passant quelque atteinte. Voici maintenant les maris trompés : Vous êtes marié j monsieur Prosper; Ça n'se trouve pas dans la 'plaine des Vertus; Joseph esl en voyage. Puisque la matière esl si réjouissante, on ne voit pas, en effet, pourquoi le Palais-Royal ou la Comédie- Française en prétendraient garder le monopole. Et nous nous acheminons par elle à la variété grivoise ou même polissonne : le Jupon de Madelon; Faut-y regarder, ou n' faut-y pas? la Clé de ma voisine; On n'est pas bête comme ça :
Jugez comme il est mazctlc;
Dimanche, j'allons au bois
Pour y cueillir la noiselle,
V'ià t'y pas que ^l'aperçois!
11 m'dit : « Boijjour,Pctronille! »
Et puis ça s'est borné là.
Pourtant, j'suis un' ben bonne filio,
Mais on n'est pas bêle comme ça !
Oh! la! la! Mais on n'est pas bète comme ça !
Celte variété n'est pas la moins riche de toutes, et quand elle serait la plus pauvre, elle serait tout de même encore la plus riche, parce que, dans la chan-
LES CAFÉS-CONCERTS. 3G3
sonnette ou dans le refrain même le plus insignifiant, l'artiste, avec un clignement d'yeux, un geste, un sou- rire, excelle à introduire la grivoiserie qui ne s'y trouve pas. Le Français a toujours aimé la gaudriole :
Moi, des sujets polissous
Le Ion m'affiiole. Minerve, dans mes cliansons,
Fîiit la cabriole. 'De ma grand'mèrc, après tout. Tartufes, je tiens le goiit De la gaudriole
0 gué! De la gaudriole !
A la chanson « polissonne » je voudrais pouvoir joindre ici la chanson plus ou moins « bachique » : En reve- nant de Suresnes; Encore un f/tit verf d'vin; Buvons à tous les vins de France. Mais, il m'en coûte à dire, l'inspiration n'y est plus, et si l'on boit toujours autant, je pense, ou davantage, il semble qu'on s'en vante moins volontiers que nos pères, qu'on porte moins haut l'orgueil du vignoble national, qu'on ne croie plus enfin si fermement aux vertus de ce « jus tout-puissant de la treille ». La faute en doit être au pliylloxera. Pourtant, ce couplet du Vigneron patriote ne laisse pas d'avoir son prix ;
Si je tiens au morceau de terre Qui me produit mon vin là-bas, C"est qu'il fut témoin des combats
3G4 HISTOIRE KT HTTÉUATUKE.
Qiio nous livrâmes dans la guerre.
Gai vigneron, bon palriole, Avec le vin, lils du soleil, Mon cliant, par sa joyeuse noie. Démon pays célèbre le réveil.
Mais il ne s'en fait plus beaucoup de celle force, el celui-là même, je l'ai bien lu quelque pari, mais j'avoue que je ne l'ai pas entendu chanter.
Ce sont là quelques-unes des variélcs de la chanson de café-concert, el, si j'essaie d'en définir le commun caractère, je ne comprends pas l'indignation qu'elles excitent chez un peuple qui fait profession d'admirer Déranger, — jusqu'à lui dresser des statues. La plu- part des refrains du « chansonnier des familles » n'ont rien de moins vulgaire, en effet, que ceux qui se chantent sur les planches de nos cafés-concerts et dont je viens de donner quelques pâles échantillons. Mieux encore ; je sais tel couplet, ou telle chanson de lui que l'on n'oserail jamais, quand bien même la police le permettrait, hasarder devant le public de l'Alcazar ou de l'Eldorado. Et s'il se dégage enfin de son œuvre, non pas sans doute une philosophie, mais ce que l'on appelle une conception de la vie, ce n'en est pas une autre que celle qui fait le fond de la chanson de café-concert.
Le Tout-Puissanl, qui doit être un bon zigue. Veut avant tout le bonheur du prochain. I 'n* demande pas que le pauv' mond' s' fatigue. £t moi j'veux pas être mon prop' assassin...
LES CAFÉS-CONCERTS. : 05
Pourquoi ces quatre vers, que j'emprunte aux Fei- gnants, ne seraient-ils pas aussi bien du Dieit des bonnes gens? Mais, dans un autre genre, croyez-vous que ceux-ci fussent médiocrement applaudis à la Pépinière et à la Scala?
Tu réveilles ta maîtresse, Minette, par de longs cris. Est-ce la faim qui te presse ? Entends-tu quelque souris? Tu veux fuir de ma chambretto Pour courir je ne sais où. Mia-mia-ou ! que veut Minette ? Mia-mia-ou! C'est un matou.
La langue en est un peu plus correcte, peut-être, ou moins délibérément incorrecte, mais la rime n'en est guère plus riche ou le rythme guère plus heureux, et rinspiration n'en est certes pas moins libertine, si même elle n'est plus indécente. Je supplie donc le lecteur, s'il en a le courage, avant de s'emporter contre la chanson de café-concert, de relire un peu son Déranger. La chanson de café-concert est la chanson de Béranger, dont il a suffi de grossir quelques l ails ou d'en atténuer quelques autres, pour l'accommoJer à la juste optique de la scène. Mais c'est bien la même chanson, ce sont bien les mêmes sujets, et surtout c'est bien au même public parisien et français qu'elle s'adresse. « Epicuréisme grivois et à fleur de peau, comme on l'a si bien dit; absence complète de sens moral ; impiété vulgaire, mais plus insouciante
366 IIIST01I5E ET LITTÉRATURE.
qu'agressive ; » entre les chansons de Déranger : la Grand'mèrc ; Madame Grégoire; les Deux Sœuvfi de charité; Frétilloii; la Descente aux Enfers et nos couplets (lu jour, il n'y a de difîcrence, à vrai dire, que ce qu'en a pu mettre un intervalle de bientôt soixante ou quatre-vingts ans écoulés. En passant, si l'on veuf, par la Musette et la Phcniie d'Henry Murgcr, — les Amanda de l'Alcazar et les Pélronille de l'Eldorado nous viennent en droite ligne de la Lisette et de la Camille du « bon » Déranger.
On me dira qu'il y a quelque chose d'autre et de plus dans les chansons du « poète national » : la chanson philosophique et humanitaire, par exemple, ou la chanson politique, ou la chanson patriotique. Et c'est vrai; mais ne croyez pas que ces variétés mêmes manquent au répertoire de nos cafés-concerts. Il n'est pas de café-concert où l'on ne chante la clianson patriotique , et c'est même un « emploi » spécial, comme de chanter la tyrolienne.
Ils marchent crânement Les gentils volontaires ! Lorsque le régiment Se met en mouvemont, Peut-on voir vos bannière» Et vos têtes si chères
Sans tressaillir, Soldats de l'avenir!
Y a-t-il rien de plus plat? mais je ne puis trouver cela sensiblement inférieur au refrain de Déranger :
LES CAFÉS-CONCERTS. 3.;7
Gai ! gai ! gerrons nos rangs,
Espérance
De la Franco, Gai! gai! serrons nos rangs, En a^ant, Gaulois et Francs!
Les Volontaires, vieux de deux ou trois ans déjà, ne doivent plus se chanter aujourd'hui qu'en province ; Nos Fantassins et Sachez dépenser vos vingt ans pourraient liien être de cette année même.
Avant que la neige ou le givre Ne glace votre sang vermeil Aimez-vous bien !.. aimer... c'est vivre, L'amouT; du cœur est le soleil. Mais il jxiste dans la vie D'autres devoirs nobles et grands; Ils sont sacrés, dignes d'envie; Je vais en parler, jeunes gens. L'un est l'amour de la patrie. C'est le plus beau des sentiments A!i! pour notre France chérie Sachez dépenser vos vingt ans.
Veut-on plutôt des chansons politiques? Les four- nisseurs habituels de nos cafés-concerts connaîtraient bien peu leurs classiques, — et leur métier, — s'ils ne savaient, à l'occasion, faire aussi résonner cette corde. Evidemment, en 1885, il ne faut rien leur de- mander qui ressemble au Marquis de Carabas ou à la Marquise de Pretintailky d"abord, par la bonne raison que, si l'on osait l'écouter, personne du moins
366 IIISTOIISE ET LITTÉRATUUE.
qu'agressive ; » entre les chansons de Déranger : la Grand'mèrc; Madame Grégoire; les Deux Sœurs de charité; Frétillon; la Descente aux Enfers et nos couplets du jour, il n'y a de diiïérence, à vrai dire, que ce qu'en a pu mettre un intervalle de bientôt soixante ou quatre-vingts ans écoulés. En passant, si l'on veuf, par la Musette et la Phcniie d'Henry Murgcr, — les Amanda de l'Alcazar et les Pélronille de l'Eldorado nous viennent en droite ligne de la Lisette et de la Camille du « bon » Bérangcr.
On me dira qu'il y a quelque chose d'autre et de plus dans les chansons du « poète national » : In chanson philosophique et humanitaire, par exemple, ou la chanson politique, ou la chanson patriotique. Et c'est vrai; mais ne croyez pas que ces variétés mêmes manquent au répertoire de nos cafés-concerts. Il n'est pas de café-concert où l'on ne chante la clianson patriotique , et c'est même un « emploi » spécial, comme de chanter la tyrolienne.
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Ils marchent crânement Les gentils volontaires ! Lorsque le régiment Se met en mouvement, Peut-on voir vos bannières Et vos têtes si clières
Sans tressaillir, Soldats de l'avenir!
Y a-t-il rien de plus plat? mais je ne puis trouver cehi sensiblement inférieur au refrain de Déranger :
LES CAFÉS-CONCERTS.
Gai ! gai ! serrons nos rangs,
Espérance
De la France, Gai! gai! serrons nos rangs, En a^ant, Gaulois et Francs!
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Les Volontaires, vieux de deux ou trois ans déjà, ne doivent plus se chanter aujourd'hui qu'en province ; Nos Fantassins et Sachez dépenser vos vingt ans pourraient bien êlre de cette année même.
Avant que la neige ou le givre Ne glace votre sang vermeil Aimez-vous bien!., aimer... c'est vivre, L'amoui'; Ju cœur est le soleil. Mais il jxisle dans la vie D'autres dovoirs nobles et grands ; Ils sont sacrés, dignes d'envie ; Je vais en parler, jeunes gens. L'un est l'amour de la patrie, C'est le plus teau des sentiments Ah! pour notre France chérie Sachez dépenser vos vingt ans.
Veut-on plutôt des chansons politiques? Les four- nisseurs habituels de nos cafés-concerts connaîtraient bien peu leurs classiques, — et leur métier, — s'ils ne savaient, à l'occasion, faire aussi résonner cette corde. Evidemment, en 1885, il ne faut rien leur de- mander qui ressemble au Marquis de Carabas ou à la Marquise de Pretintaille, d"abord, par la bonne raison que, si l'on osait l'écouter, personne du moins
308 HISTOIRE ET LITTERATURE.
n'oserai I clianter la seconde en public; et puis, parce que l'on ne saurait s'attaquer à l'ombre d'une ombre. Mais dans telle chanson : N'y a que le curé qui ne l'est pas; les Mendiants noirs ; Voilà comment mes enfants prieront Dieu, vous trouverez l'équivalent de Mon Curé, des Capucins, ou des Révérends Pères.
On dit qu'à la Chambre ou propose
Un' loi dont le projet impose
A tout curé de prendre part
Au sacrifice d'Abélard,
On en cause sur la grand'placc.
En attendant que la loi passe,
Tout l'monde est prêt pour ce jour-là;
N'y a que 1' curé qui ne l'est pas.
L'accent est plus haineux dans les Mendiants noirs.
Oui le curé souvent fait maigre C'est pour cela qu'il est si gras; Il faut travailler comme un nègre Pour lui payer de bons repas.
Mais on croirait vraiment entendre Bérangcr lui- même dans : Voilà comment mes enfants prieront Dieu.
Avec des bras et de l'intelligence On peut toujours se frayer un chemin : Celui-là seul peut craindre l'indigence Qui n'eut jamais une ampoule à la main. Par le travail qui fait le vrai mérite,
LES CAFÉS-CONCERTS. 369
On est un homme honorable en tout lieu; Sainte sueur, tu vaux bien l'eau bénite ! Voilà comment mes enfants prieront Dieu.
Ces chansons se chantent-elles? Je n'oserais en répondre. Sont-elles d'hier? ou déjà vieilles de quel- ques années? je ne pourrais le dire. Mais il me suffit qu'elles figurent dans ces cahiers de chansonnettes : Refrains gaulois, Album de la nouvelle chanson, Refrains de la Lice, que Von vend dans les rues pour deux sous, que l'on colporte à travers les campagnes, et dont on ne saurait s'imaginer le débit. Et je ne crois pas que l'on puisse disputer à Déranger l'honneur i!o les avoir inspirées, puisque c'est justement de ce genre de chansons qu'on le loue quand on le loue d'avoir « élargi» la chanson de ses prédécesseurs, de Dcsaugiers, de Collé, de Panard, etc.
C'est dans les mêmes cahiers que je trouve les chansons humanitaires ou socialistes : la Fête des Drapeaux; le Travail affranchi; le Bataillon de Belleville; le Prolétaire; la Rue au pain. Deux cita- tions suffiront à indiquer la note :
Paix et Gloire à l'humanité ! Nos mains brisent le fer qui tue. Sur son socle la Liberté Prend pour emblème une charrue. Sous l'étendard aux trois couleurs. Buvons à l'oubli des querelles; La République attend des cœurs Pour ses agapes fraternelles.
370 IIISTOIIU': KT LITTÉUATURE.
C'est un couplet du Bataillon de licllevillc; en voici un (lu VroliHaive:
Sur le duvet lu trames quelle intrigue !
Quand louvrier sur un clictif graliat
Ne peut dormir accablé de fatigue. A la moindre alarme il est prêt au combat.
Pour son pays toujours à se résoudre,
A laviotciieil fut un des premiers.
Tout cori,nie toi il ne craint pas la poudre, Incline-loi, riche, devant l'ouvrier.
L'étrange facture de ce couplet ne paraîtra pas sans doute moins intéressante que le sentiment qu'il ex- prime ; mais, quant à coltc manière de « boire à l'oubli des querelles », on ne saurait nier qu'elle soit émi- nemment française.
Ces chansons se fredonnent, elles ne se chantent pas, je crois, dans nos cafés-concerts, ou du moins, comme autrefois la Marseillaise ^ elles ne s'y chantent qu'aux grandes occasions : jours de troubles, soirs d'émeute, lendemains de victoire populaire. Si j'en ai parlé, c'est donc surtout pour être complet, ou tâcher de l'être ; c'est aussi, comme je l'ai dit, pour bien montrer que la chanson populaire était toujours parmi nous ce que Déranger l'avait faite.
Comme d'ailleurs dans l'œuvre de Déranger, c'est la chanson grivoise qui domine, à tel point, que, dans ses chansons politiques elles-mêmes, il ne peut ordinaire- ment se tenir de glisserun couple libertin, c'est la chan- sonnette comique aussi qui se chante snriont Hanj nos
LES CAFÉS-CONCERTS. 371
cafés-concerts, elle qui fait les délices des habitués de l'AIcazai" et de l'Eldorado, elle dont les enfants mêmes s'époumonent à chanter les refrains dans les rues, et elle enfin à qui l'on en a quand on se met en frais d'éloquence pour flétrir « la corruption des mœurs » et la « dépravation du goût » dont Papa joue de la fliUe, ou Trois sous d'Arlequin sont, à ce q l'il paraît, d'éclafants témoignages. C'est un thème, comme on sait, que traitent volontiers les « chroni- queurs parisiens », défenseurs intermittents des bonnes lettres et de la saine morale, quand ils n'ont pas à commenter quelque récent scandale ; et ils ne s'en tirent pas plus mal, je le reconnais, qu'ils ne feraient, s'ils le voulaient aussi bien, de l'apologie du genre. De même encore, les critiques dramatiques, lorsqu'ils viennent à la rescousse. Quand h Revue des Variétés n'a pas eu le succès que l'on attendait; quand le Palais-Royal, selon le terme consacré, tient la déveine et ne fait pas d'argent; ou encore quand le directeur du théâtre de Tulle ou de Fontenay-le-Gomte en est réduit à quitter la partie et déposer son bilan, c'est aux cafés- concerts qu'ils s'en prennent, et non pas sans doute à la chanson patriotique ou sentimen- tale, mais â la chansonnette. La chanson a vaincu le drame ; on se presse aux portes de l'Eldorado pour y entendre M. Paulus « dans son répertoire »; et la salle même du Théâtre-Français se viderait si l'on reprenait VAgamemnon de M. de Bornier!
.Te prends ma part de ce deuil ; mais, clironiquciirs
372 HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
l)arisiens et criliquos dramatiques, je leur voudrais plus de sang-froid et d'imparlialilé. Il n'est pas nn journal « du matin », depuis le Figaro jusqu'à rin- transigeam j qui ne croie devoir quotidiennement régaler son lecteur de quelques nouvelles à la main sur les maris trompés, les belles-mères, les fausses ingénues et autres marionnettes de la ciiausonnette. Comment ce qui est spirituel le matin, en première page du journal, devient-il donc « inepte », vers le soir, entre neuf et dix heures? Est-ce un effet de la mu- sique peut-être? ou en est-ce un de la poésie? A leur tour, si nos opérettes, si Lili, si le Grand Casimir, si la Femme à Papa sont de si réjouissantes inventions ou des bouffonneries d'un si rare et s délicat atticisme, que peut-on bien trouver de si vul- gaire et de si plat dans les chansons de café-concert? La chanson est moins longue, et voilà toute la diffé- rence; mais, puisque l'opérette va chercher ses « étoiles » à l'Eldorado, n'est-ce pas une preuve assez claire qu'elle y puise aussi ses inspirations? Et je voudrais bien que l'on me fît voir en quoi le vaude- ville lui-même diffère si profondément de la « chan- sonnette excentrique » et de la « fantaisie bouffe » : les Statues en goguette ou la Grosse Caisse sentimentale? Ce qui est certain, c'est qu'il n'y a pas de soirée de café-concert sans une opérette ou un vaudeville qui la termine; et ce vaudeville est des maîtres du genre, — en ce moment même de feu Varin à la Pépinière et de M. Labiche au café de l'Epoque; — et quand,
LES CAFÉS-CONCERTS. 373
aprfts être tombée sur les Jumeaux de P.~L.-M. ou sur la Rosière de Fouilly-les~Patates, la toile se re- lève sur le Secrétaire de Madame ou sur les Res- sources de Jonathas, personne dans la salle ne s'aperçoit un instant qu'il ait changé d'atmosphère. Elle se relèverait sur Edgar et sa Bonne ou sur la Fille bien gardée que ce serait encore la même chose :
Quand je parais avec ma mèche Au milieu d'un timide essaim, Soudain le cœur le plus revêclie Mollit à son chic assassin! De Cupidon elle est la flèche, Elle est l'hameçon des amours,.. Et j'entends redire toujours : « D'iui résister il n'y a pas mèche!
Gradin' de mèche ! Mais voyez donc comme ell' lui va ! Qu'il est bien ce scélérat-là ! Ah! qu'il est bien, cs'célérat-là ! Fichtre! qu'il est bien, ce gueux-là! »
C'est qu'en réalité tout cela procède bien de la môme origine, s'inspire bien des mêmes sources, et s'adresse bien surtout aux même instincts. Vaudevilles, opérettes ou chansons, autant d'expressions et de satisfactions que l'on donne au vieil esp7Ht gaulois, c'est-à-dire cet esprit d'optimisme vulgaire, de raillerie liber- tine, et de polissonnerie prétentieuse, qui bien déci- dément tient au fond de l'esprit français, si peut- être il n'est ce fond lui-même. Car, aussi loin (jue vous remontiez dans notre histoire littéraire, c'est lui qui
37» HISTOIRE ET LITTI'RATUR .
respire dans ces vieux fahliniix, dont je ne pourrais soulemenl transcrire ici ni nulle parties litres, et en- core r..oins raconter les sujets. Mais, quehiue eiïort que depuis trois ou quatre cents ans nos plus grands ('crivains aient tenté [)Our nous relever de celte bas- sesse, il fallait bien qu'il n'y eût pas de remède puis- qu'il n'y ont pas réussi. Nous nous étions reconnus tout d'abord d ;ns le miroir que nous présentaient nos trouvères, et c'est la même image de nous-mêmes que nous applaudissons dans les chansons.
Il y aurait de quoi parler longtemps sur ce thème, si l'on voulait. Non pr.s que nous soyons les seuls qui aiment la gaudriole, ou du moins je veux le croire, et même j'en suis sûr, puisque nos fabliaux, nos vaudevilles, ont fait le tour du monde ; mais, tan- dis que partout ailleurs on se cache d'être égrillard, peut-être sommes-nous les seuls qui s'en fassent un titre de gloire. Les uns s'enorgueillissent, — à tort ou à raison, ce n'est pas là le point, — d'être plus « vertueux » que nous, el nous accordons volontiers à d'autres cette louange d'être plus artistes; il nous suffit d'être plus « amusants », et nous sommes heu- reux ou même fiers de nous entendre reprocher notre immoralité. C'est le véritable esprit gaulois.
Suivons-le donc, en ce cas, jusqu'au bout, et, conséquents avec nous-mêmes, puisque nous nous retrouvons dans le vaudeville et dans l'opérette, n'af- fectons pas de nous méconnaître dans la chanson de café-concert. Elle est nôtre, entièrement nôtre, et
LES CAFÉS-CONCERTS. 37S
nous ne pouvons la renier qu'en nous reniant nous- mêmes. Il ya là, d'ailleurs, une question d'orgueil na- tional, et, comme on n'a pas craint d'accuser (es dé- licats qui ne goûtaient pas assez l'esprit de nos vieux fabliaux de manquer au patriotisme, on en peut accuser les dégoûtés qui ne se plairaient pas à la chanson de café-concert. Depuis un demi-siècle, en effet, rien n'a peut-être contribué davantage que la chanson de café-concert à propager, étendre, et affer- mir la gloire du nom français. En tout le reste nous avons perdu, s'il en faut croire nos ennemis, ou du moins en beaucoup de choses; mais, de leur aveu même, dans l'art de tourner le couplet, et de le sou- tenir d'une musique « analogue », nous sommes de- meurés, nous demeurons loujours inimitables.
Il n'a pas d'parapluic, Ça va bien quand il fait beau; Mais quand il tonib'de la pluie, Il est trempé jusqu'aux os.
Voilà qui ne peut naître et ne naît qu'à Paris, mu- sique et paroles; et toute l'Europe en convient. On fait ailleurs des oratorios, des symphonies, des opéras, que sais-je encore '^ et des odes, et des dithy- rambes : mais on ne fait qu'en France des chansons de café-concert, et c'est de l'avenue des Ternes ou de la rue de Rambuteau qu'elles s'élancent à la con- quête du monde. Et nous ne sommes pas, sans doute, originaux en tant de choses et de tant de manières
y/e HISTOIRE ET LITTÉRATURE.
que, si Ton veut bien nous reconnaître dans la clian- sonneltc comique, dans la « scie » et dans la « ren- gaine », une originalité marquôe, nous en fassions les dégoûtés; — sous ce prélexte vain qu'il y aurait des genres, à ce que disenl quelques pédants, et une hié- rarchie de ces genres entre eux ?
1" octobre 1885.
FIN
311
TABLE
rages
I. A propos du Théâtre Chinois 1 — -
II. La jeunesse de Condé 27
III. L'éloqaence de Fléchier 49
IV. Les travaux historiques du duc de Broglic . . . 73 — V. Le théâtre de Voltaire " és ^
VI. Un récent historien de la Révolution. . . .
VII. Les guerres de la Révolution 201
VIII. La poésie de Lamartine 239
IX. Sur Victor Hugo 267
X. La confession d'un réfraclairc 291-
XI. La question du latin 317
XII. Les chansons de café-concert 355
ÉMILB COLIN — IMPRIMERIB DE LA.ONY
0
BINDi!^!(r:^
PQ Brunetière, Ferdinand
139 Histoire et littérature
B73
1893
t. 3
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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