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Histoire Socialiste

TOME II

La Légfislative

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Histoire Socialiste

(1789=1900)

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SOUS LA DIRECTION DE

Jean JAURES

La Législative

(1791-1792)

PAR

Jean JAURÈS

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Mombreubôs illustrations d'après des documents de chaque é[

SEEN BY PRESERVATiON

SERVICES

PARIS

JULES ROUFF ET Ci*. ÉDITEURS

DATE.

CLOITHE-SAINT-HONOUE

LA LÉGISLATIVE

D'UNE ASSEMBLÉE A L'AUTRE. LE MOUVEMENT PAYSAN

Les opérations électorales pour la nomination de l'Assemblée législative avaient commencé avant le départ du roi. Elles furent suspendues pendant quelques semaines pendant la crise, puis elles s'achevèrent sans trouble. Comment le problème apparaissait-il alors aux électeurs et aux élus? Et com- ment la Révolution, désencombrée, pour ainsi dire, de la majestueuse puis- sance de la Constituante, allait-elle se développer? Au risque de ralentir la marche dramatique des événements, nous devons nous demander d'abord quel était l'état d'esprit exact des grandes masses paysannes, quels vœux, quels griefs formulèrent les cultivateurs dans les assemblées primaires ou dans les réunions d'électeurs, quel mandat ils donnèrent à leurs élus. Mais il n'y eut pas de cahiers, il n'y eut même pas, à proprement parler, de programmes dans les élections de l"9i, et nous ne pouvons recueillir, comme en 1789, la pensée authentique de la France paysanne. Pourtant, il est certain que les cultivateurs s'étaient entretenus souvent avec les nouveaux élus des questions qui intéressaient la vie rurale.

Les nouveaux députés étaient, en grand nombre, membres des adminis- trations révolutionnaires, municipalités, districts, départements; beaucoup étaient, en même temps, des hommes de loi. A tous ces titres, ils étaient très avertis des difficultés qu'avait pu rencontrer l'application des lois révolu- tionnaires et aussi des lacunes, des vices qui, selon les paysans, contrariaient trop souvent l'effet espéré de ces lois. Notamment à propos de l'abolition du régime féodal, si solennellement proclamée par les décrets du 4 août 1789 et si imparfaitement réalisée par le décret du 15 mars 1790, la déception était vive dans les campagnes, et il est hors de doute que dans les entretiens multiples, quotidiens des administrateurs révolutionnaires avec les paysans, la question fut souvent débattue et, à coup sûr, des engagements furent pris par les nou- veaux élus. La preuve décisive, c'est que, dès le mois d'avril 1792, au moment môme elle touchait à la terrible crise de la guerre, la Législative entend un rapport de son Comité des droits féodaux, qui propose, dans l'intérêt des paysans, une transformation profonde de la législation sur la matière.

Comment se posait la question? J'essaierai d'y répondre en m'aidant du livre de M. Doniol, surtout du beau travail de M. Sagnac sur « la législation civile de la Révolution française », et au moyen des documents législatifs soigneusement interrogés.

L'Assemblée, en août, avait proclamé que tous les droits de servitude

758 UISTOIRE SOCIALISTE

personnelle seraient abolis sans indemnité, et que les autres pouvaient être rachetés. J'ai signalé tout de suite, et dès le 4 août, la difflcullé immense que la clause du rachat allait opposer à la libération paysanne. Mais l'Assemblée elle-même, en mars 1790, aggrava doublement la difflculté de celle libé- ration. D'abord il y avait un grand nombre de servitudes personaelles qui avaient pris la forme d'une redevance pécuniaire. Les nobles, les seigneurs avaient affranchi des serfs, ou ils les avaient dégagés de certaines obligations personnelles. Mais ils avaient exigé comme prix de cet affranchissement, soit des redevances foncières annuelles, soit des redevances éventuelles, comme celles des lods et ventes, qui étaient dues par le censitaire i chaque mutation du domaine. Du moment que la servitude personnelle était abolie sans in- demnité, il semblait que les redevances, qui él:ùent comme le prolongement et la forme nouvelle de cette servitude, devaient être aussi abolies sans in- demnité.

L'Assemblée décida autrement : elle les fit enlrer dans la catégorie des droits rachelables. En second lieu, l'Assemblée rendit le rachat presque impossible aux paysans en faisant de toutes les charges dont il était admis à se racheter un bloc indivisible. Sans doute, l'Assemblée paraissait libérer les paysans en les autorisant à racheter toutes les renies foncières, et même à racheter les baux indéfinis, comme le bail à complant des régions de la Loire-Inférieure, comme le bail de locatairerie perpétuelle usité en Provence et en Languedoc. Mais le paysan ne pouvait racheter les rentes foncières, il ne pouvait racheter les charges annuelles qui pesaient sur lui, comme le cens, le champarl, sans racheter, en même temps, les droits éventuels comme les droits de lods et ventes.

Du coup, toute l'opération du rachat était comme arrêtée. D'abord, il était malaisé aux paysans de trouver les sommes nécessaires pour racheter à la fois tous ces droits. De plus, si le paysan pouvait à la rigueur se résigner à un sacrifice immédiat pour se délivrer d'une charge immédiate, annuelle- ment ressentie, il était difficile d'obtenir de lui qu'il avançât une somme assez forte pour racheter un droit comme celui des lods et ventes dont l'ap- plication n'était qu'éventuelle et pouvait être lointaine. C'était d'autant plus difficile que le paysan ayant vu tomber dans le grand ébranlement révolu- tionnaire beaucoup de puissances anciennes et de droits anciens, pensait naturellement que d'autres obligations pouvaient se rompre, que le droit de Icds et ventes pouvait être à son tour emporté par la tourmente, et qu'il y aurait duperie pour lui à racheter d'avance un droit qui, bientôt peut-être, serait aboli sans indemnité.

Evidemment l'Assemblée, très respectueuse de la propriété sous toutes ses formes, môme féodale, avait craint, si les paysans pouvaient racheter d'abord les charges annuelles sans racheter les charges éventuelles, qu'ils prissent un tel sentiment de la pleine propriété que lorsque surviendrait le

HISTOIRE SOCIALISTE 759

droit de lods et ventes il ne pût être perçu. Et ainsi elle ordonna le rachat total indivisible, c'est-à-dire l'impossibilité du rachat, c'est-à-dire le maintien, en fait, du régime féodal. Et une des parties les plus importantes, les plus intéressantes de l'action révolutionnaire pendant cinq années sera précisé- ment l'immense effort du paysan pour obtenir l'application du principe général proclamé le 4 août.

Cette action révolutionnaire continue, cette pression des paysans sur la bourgeoisie, les grands historiens de la Révolution ne semblent pas y avoir pris garde. Xlichelet, qui a pourtant le sentiment si vif des intérêts écono- miques, n'a pas vu c€tte lutte profonde. Louis Blanc ne paraît même pas la soupçonner. Il semble, à le lire, que dans la nuit du 4 août jaillit soudain une colonne de lumière et que la Révolution ressemblât à une révélation. Quant aux conséquences du décret du 4 août, aux résistances qu'il rencontra, aux luttes que durent soutenir les paysans, il les ignore. Les historiens ont ainsi faussé pour le peuple l'aspect et le sens de la Révolution. Il a semblé à les lire qu'une société nouvelle avait jailli d'un jet, comme une source bouillon- nante. Or, même dans une ardente période révolutionnaire, de 1789 à 1795, même après l'abolition en principe du régime féodal, c'est pièce à pièce seu- lement, et sous des efforts répétés, que tomba la propriété féodale.

Sans la ténacité profonde du paysan, la féodalité durerait peut-être encore en partie, malgré l'éblouissante nuit du 4 août. L'expropriation de la féoda- lité s'est faite par morceaux, même en pleine période révolutionnaire. Grand exemple pour nous et qui nous apprend à ne pas dédaigner les expropriations partielles et successives du capitalisme. Pour n'être pas ramassée en un point indivisible du temps, la Révolution ne cesse pas d'être révolutionnaire, La véritable éducation révolutionnaire, c'est de faire entrer dans l'esprit du pro- létariat le sens réaliste de l'histoire.

Un des points qui blessaient le plus les paysans dans le décret du 15 mars 1700, c'est que les seigneurs, pour continuer à percevoir les droits féodaux, n'étaient pas tenus de faire la preuve qu'ils avaient en effet un droit sur les tenanciers. Quarante années de possession suffisaient, et c'était au tenan- cier à faire la preuve qu'il était chargé indûment. Preuve impossible!

Le malaise et l'irritation se manifestent dès le printemps de 1790. Les protestations abondent : j'emprunte le texte de plusieurs d'entre elles à l'ap- pendice du livre de M. Sagnac qui les a notées aux archives nationales. Voici par exemple un extrait du procès-verbal de l'Assemblée administrative du département des Basses-.Alpes. (Séance du 29 novembre 1790. « M. Bernardi a dit : Le titre III, article 36 de la loi du 15 mars, porte que les contestations sur l'existence ou la quotité des droits énoncés dans l'article premier seront décidées d'après les preuves autorisées par les statuts, coutumes et règles ob- servées jusqu'à présent.

« Or, quelles règles décidaient parmi nous ces questions importantes ? II

7C0 HISTOIRE SOCIALISTE

n'y a sur cela ni loi ni coutume expresses. La jurisprudence parlementaire sur ce sujet est vraiment oppressive; une seule reconnaissance, appuyée de la prescription de 30 ans suffisait, suivant tous nos auteurs, pour suppléer le titre primitif à l'égard de l'Eglise, du seigneur haut justicier, et il fallait deux reconnaissances à celui qui n'était que simple seigneur direct ; ainsi, c'était le seigneur haut justicier, c'est-à-dire celui qui avait le plus de moyens d'op- primer, à qui on fournissait plus de facilités pour s'arroger des droits qui ne lui étaient pas dus. S'il faut suivre de pareilles règles aujourd'hui, il n'est aucune usurpation qui ne soit à couvert de toute atteinte. Plus le tilre était équivoque ou chimérique, plus on multipliait les reconnaissances (c'est-à dire ra( ^uiescement formel du tenancier qu'on lui arrachait souvent par la me- nace). Et il n'est aucun des ci-devant seigneurs qui n'eût pris sur cela ses précautions... L'Assemblée représentative du Comtat venaissin, en adoptant les décrets de l'Assemblée nationale sur les droits féodaux, a laissé à l'écart celui dont j'ai l'honneur de vous entretenir. Elle a décrété que le tilre primi- tif des droits féodaux conservés ne pourrait être remplacé que par deux recon- naissances antérieures à l'année i6i4.

« Il nous faut nécessairement une loi semblable. Il faut que le temps qu'elle exigera pour établir les droits dénués de titre primitif puisse écarter toutes les usurpations ou, s'il en échappe quelqu'une, il faut qu'elle soit devenue en quelque sorte respectable par le long intervalle de temps qui l'aura cimentée.

« L'Assemblée, ouï le Procureur général syndic, a arrêté que les considé- rations exposées dans cette notice seront présentées au corps législatif pour qu'il veuille bien ordonner que lorsque les ci-devant seigneurs ne pourront produire le titre constitutif de leurs droits déclarés simplement rachetables, ils ne pourront y suppléer que par deux reconnaissances énonciatives d'une troisième et antérieures à l'an 1G50. Champelas, président. »

Ainsi ce n'est pas l'abolition sans rachat que demandent les cultivateurs : Ils ne l'osent point encore, mais il serait difficile à beaucoup de seigneurs de produire les titres demandés parle département des Basses-Alpes : et les droits féodaux tomberaient de fait.

Voici un extrait du registre des délibérations de l'Assemblée générale de MM. les administrateurs du département des Côtes-du-Nord, 6 décembre 1790.

« Sur la représentation faite par un membre de l'Assemblée que la dureté du régime féodal se perpétuera encore après sa proscription si le ci-devant vassal demeure assujetti à ne pouvoir rembourser les rentes déclarées rache- tables par l'article 6 du décret du 4 août 1789 qu'autant qu'il rembourserait les droits casuels de lods et ventes et de rachats et qu'il affranchirait la contribu- tion solidaire de ses consorts. (Quand plusieurs ex-vassaux étaient tenus soli- dairement à un droit, ils ne pouvaient se racheter chacun pour sa part : il fallait que le rachat eût lieu d'ensemble et c'était une difficulté de plus.)

IIISTOinE SOClALISTh:

761

« Le Conseil, ouï le Procureur g>^n^ral-syndic, i ersuadé que l'Assemblée nationale a lonjours à cœur de faTe jouir lou< !i s citoyens de «os bienfaits,

« ConsidéraiU que ceux yi'su'tniit dp l'aholition de In fi'odnliti'i seraient presque ithifoins, luvrlisquc le débiteur de rentes ci-devani fi'iid'il< s ne pour- rait s'en affranchir qu'en rend.oiirsunt 1rs lods et ventes, les rachats, et «p remboursant, outre sa part, la contribution de son codébiteur. »

AiEXis Vadœr. (D'après une estampe du Musée Carnavalet.)

« Considérant qu'une réclamation générale et réciproque se fait entendre contre les restrictions qui ont annulé les salutaires effets du décret du ô août;

« A arrêté et arrête , en appuyant les réclamations qui ont été faites par différentes municipalités et assemblées électorales, de charger son Directoire de solliciter instamment l'Assemblée nationale de décréter que chaque débi- teur de rentes ci-devant féodales sera libre d'affranchir sa contribution sans être tenu de rembourser ni la portion de son codébiteur ni les états en suite de lods et ventes et rachats. »

< Signé par le Président et le Secrétaire général. »

Ici encore il ne s'agit pas d'abolir sans rachat les droits féodaux, mais de faciliter le rachat en le divisant. Mais on devine que la colt-re des paysans

LIV. 96. BIjTOIRE SOCIALISTE. LIV. 96.

7G2 HISTOIRE SOCIALISTK

gronilail. Pour que l'Assemblée déparlemenlale dorninaienl les influences bourgeoises entre dans celte voie, il faut qu'elle soit en effet vigoureusement pou-sée par les municipalités rurales et par les assemblées d'électeurs de campagne. Déjà, dans les cahiers de 1789, les vives réclamations des paysans avaient été atténuées par les bourgeois des villes. Il est probable de même, aujourd'hui, que les directoires bourgeois du déparlement donnent la forme la plus modérée aux revendications énergiques qui se produisaient dans les municipalités de village.

Les adminislraleurs du district de Pau prolestèrent dans le même sens à la date du 15 novembre 1790: « La faculté de rachat accordée aux proprié- taires de Defs et fonds casuels est absolument illusoire par le taux excessif de rachat des druils casuels et éventuels qu'on est tenu de racheter conjointe- mi iil .ivec les loils fixes; qu'ainsi les traces du régime féodal 'ievieiinenl iuc(îai,al)lep ; (^ue la Nation ne doit pas espérer de voir effectuer le rachat des dr"il< dépen^'ant des l)"ens domaniaux et ecclésiastiques à sa disposition, de IrfiuviT (ian-: l.'s capitaux qui pourraient en provenir un secours pour la liqui- dation de In itriie de l'Etat; enfin qu'elle est grevée par l'excès des rembour- sements ifoiit 1 lie s'est chargée envers les ci-devant seigneurs par l'affranchis- sement di'S iloniiines nationaux qu'elle a mis en vente; de sorte qu'il est aussi important pour la nation que pour les propriétaires de fiefs et fonds casuels que létaux de rachat des droits casuels et éventuels soit modéré. »

Les administrateurs de Pau e^saienl en cette question de lier lintért^t de l'Etal à celui de? censitaires. L'Eglise, dont la Révolution a saisi le domaine, ne posséflait pas seulement des terres ; elle possédait aussi des droits léo 'aux : et ces droits, l'Etat ne pi ut les vendre parce que le taux de rachat est Irop élevé. En outre, et inversement, des charges féodales pesaient sur les domaines d'Eglise. L'Etat ne^eut mettre les domaines en vente sans les avoir dégagés de ces charges féodales : et il faut qu'il les rachète à très haut prix. Ainsi, de bien des côtés et sous bien des formes, des protestations s'élevaient. Mais les paysans ne se bornaient pas à protester: ils résistaient, au grand émoi des administrations révolutionnaires, sou\ent très modérées, et au grand scandale de la bourgeoisie.

Le 12 janvier 1791, le r'éputé du Périgord Loys rédige un mémoire sur les troubles du Périgor.d, Qucrcy et Boulogne.

« Tous les paysans refusenl de payer les rentes, ils s'attroupent, ils font des coalitions, des délibi'rations portant qiiaunin nepayrra de rentes et que si quelqu'un vient à en payer Usera pendu. Ils vont dans les maisons des sei- gneurs, des ecclésiastiques et d'autres personnes aisées ; ils y commettent des dégâts, se font rendre les parties de rentes que quelques-uns ont reçues d'abord, se font faire des reconnaissances et des engagements par loux qui ont vendu le blé perçu ou qu'ils ] retendent qui ont été payés de lods et ventes et autres droits qui ne leur étaient pas dus. Tous ces exc<^s ou

HISTOIRE SOCIALISTK 763

les inconvénieflts qui en résultent immédiatement produisent encore l'effet d'empêcher les seigneurs de fiefs qui ne savent sur quoi compter de faire leur déclaration et d'acquitter leur contribuliou patriotique; on désirerait beaucoup un décret qui pût rendre la tranquillité à ces provinces. Un gen- tilhomme de plus de quatre-vingts ans a été assailli dans son château par une troupe de paysans qui ont ilébulé par planter une potence au devant de la principale porte- Ce seigneur fut si saisi qu'il en mourut subitement. » Lesad- ministratpur.i, très modérés, très bourgeois, du département du Lot poussent le cri d'alarme.

Ils écrivent de Cahors à l'Assemblée nationale, le 22 septembre 1790. « Messieurs, depuis plusieurs jours nos délibénitions sont sans cesse inter- rompues par les nouvelles afQigeantes qui nous arrivent des campagnes du département. Les craintes que nous avions conçues à l'approche de l'époque ordinaire de la perception des rentes n'étaient que trop fondées, et c'est en vain que nous avons fait des efforts pour prévenir les troubles que nous appréhendions.

« Jaloux de retenir dans le devoir le peuple des campagnes, nous avions essayé de lui faire entendre le langage de la raison et de la loi ; ce fut l'objet de notre proclamation du 30 août dernier. Accueillie avec reconnaissance par les bons citoyens, elle a. été pour les hommes malintentionnés l'occasion des insinuations les plui perfides et des mouvements les plus inquiétants. Ici, les of liciers municipaux n osent lire cette proclamation; là, ils ne peuvent en achever la lecture ; ailleurs ils ne peuvent la lire une seconde fois. Dans une municipalité, le curé, après l'avoir lue, est contraint par la violence d'arti- culer que la proclamation est fausse, qu'elle ne vient pas du Directoire ; dans d'autres, le peuple revient à la plantation des mais, à ce signe uniforme des insurrections qui désolèrent au commencement de l'année une partie du royaume ; dans plusieurs , des potences sont dressées pour ceux qui paieront les rentes et ceux qui les percevront. Les plus modérés se refusent au paiement jusqu'à ce qu'ils aient, disent-ils, vérifié les textes primordiaux ; nulle part les propriétaires de fiefs n'osent réclamer les redevances qui leur sont dues. Et ce n'est pas loin de nous. Messieurs, ce n'est pas loin de l'administralion que sont excités tous les troubles. Aux portes de la ville nous tenons nos séances, dans un village du canton de Cahors, il a été récemment planté une potence, il a été alfiché des placards incendiaires. »

« Cette potence a été dressée, ces placards ont été affichés, ces mouve- ments d'insurrection ont existé un jour tout entier, sans que la municipa- lité du lieu s'en soit, inquiétée. Nous en avons été instruits par une mimicipa- lité contiguë qui nous a demandé des secours, et les placards n'ont été enlevés, la jiolence n'a été abattue que lorsque le maire et le procnreur de la com- mune se sont vus menacés et qu'ils ont appris l'approche des gardes natio- nales et des troupes de ligne qui, sur notre réquisition, marchaient avec le

7fi4 IIISTOIUK SOniALISTR

plus grand zèle pour aller rétablir lu tranquillité publique et prot''çer les propriétés comme la sûreté des individus. »

« Ce qui nous afflige le plus. Messieurs, ce qui rend surtout le mal dange- reux, c'est qu'en plusieurs endroits les officiers municipaux sont ou les secrets moteurs, ou les complices, ou les témoins indifférents des troubles dont nous sommes forcés de vous présenter le tableau. Et que pourrait-on attendre, nous osons le dire. Messieurs, de corporations aussi faibles, aussi ignorantes, aussi peu disposées à soumettre tout intérêt particulier à l'intérêt public, aussi peu propres, en un mot, à remplir leur grande destination, que le sont, pour la plupart, les municipalités de campagne ? »

Celte adresse, toute péni^lrée de frayeur bour:,'eoise, est d'un haut intérêt. Elle nous montre d'iihord l'intensité rtu mouvement paysan contre le réçime féodal subsistant. Non pas qu'il y ait eu précisément des violences. Malgré les potences et les placards qui peuvent fournir à un historien de l'école de Taine de terrifiantes images, il n'y a rien dans ce soulèvement qui ressemble à une jacquerie meurtrière ; aucun gentilhomme n'est brutalisé ; et on est réduit, pour nous émouvoir, à nous apprendre qu'un gentilhomme de quatre vingts ans est mort de saisissement.

En fait, c'est surtout par la force d'inertie, par le refus concerté de payer les rentes féodales que les paysans agissaient.

Mais, ce qu'il y a de plus remarquable, c'est le concours que leur prê- taient les municipalités. Avec quel mé| ris et avec quelle colère les bourgeois du Directoire départemental, dont plusieurs possédaient des titres de rentes féodales, parlent de ces municipalités paysannes qui transforment en réalité les décrets illusoires du 4 août!

Des paysans résistaient aussi dans la région parisienne.

Le 8 septembre J790, le directoire du département de Seine-et-Marne écrit à l'Assemblée nationale : « Le Directoire de Seine el-Marne s'empresse de vous annoncer la fin des troubles excités dans le district de Nemours par les refus des dîmes et champarts ; il se plaît à rendre devant vous la justice qui est due au Directoire de Nemours, à M. de Château-Thierry, comman- dant de la garde parisienne, à MM. de Montalban, DuTresnoy, (ie la Rjch'^ et de Certamen, officiers de troupes de ligne. Leur activité, leur pru'lence et leur adresse sont au-dessus de nos éloges et, malgré la résistance opiniâtre qu'ils ont éprouvée d'abord, ils ont réussi à faire faire des soumissions pour le paiement des champarts dans le plus grand nombre des paroisses éga- rées. »

Mais d'année en année, la résistance paysanne se renouvelait et s'aggra- vait, surtout quand approchait le moment des recettes, c'est-à dire des pré- lèvements féodaux.

L'Assemblée constituante, qui avait supporté impatiemment l'agita- tion de l'été et de l'automne de 1700, comprit bien qu'avec l'été de 1791 la

HISTOIRE SOCIALISTE 765

liitle allait rci ommi ncer.el dès le mois de juin, à la date du 15,1e lendemain même du jour elle avait voté la loi Chapelier, elle approuvait uno instruc- tion qui, appliquée avec suite, aurait maintenu la féodalité : « In>triiinion de l'Assemblée nationale sur les droits de charapart, terrage, agrier, arrage, tierce, soète, complant, cens, rentes seigneuriales, lods et ventes, reliefs et autres droits ci-devant seigneuriaux, déclarés rachetables par le décret du 15 mars 1790, sanctionné par le roi le 28 du même mois. »

Et tout d'abord, les Constituants signifleni aux paysans qu'en abolissant le régime féodal, ils ont voulu sauvegarder la liberté individuelle, mais qu'ils n'ont porté aucune atteinte directe ou indirecte à la propriété. « L'Assemblée nationale a rempli, par l'abolition du régime féodal, prononcée dans sa séance du 4 août 1789, une des i lus importantes missions dont l'avait chargée la volonté souveraine de la nation française, mais ni la nation française, ni ses représentants n'ont eu la pensée d'enfreindre par les droits sacrés et in- violables de la proprii'lé.

a Aussi, en même temps qu'elle a reconnu, avec te plus grand éclat, qu'un homme n'avait jamais pu devenir propriétaire d'un autre homme, et qu'en conséquence les droits que l'un s'était arrogés sur la personne de l'autre n'avaient j'arytais pu devenir une propriété pour le premier, /'Asse7n- blée nationale a maintetni de la façon la plus précise tous les droits et devoirs utiles auxquels des concessions de fonds avaient donné lieu et elle a seulement permis de les racheter. »

Ainsi, à parler net, ce n'est pas précisément le régime féodal que l'As- semblée a sboli, malu'ré sa déclaration fastueuse et presque vide du 4 août. Elle n'a pas aboli l'ensemble de ces charges pécnniaires qui grevaient la pro- priété paysanne au proDt des seigneurs. Elle a !-implenient supprimé ce qui subsistait dans la société de l'esclavage proprement dit, du servage, de la servitude personnelle. Mais, comme depuis longtemps, par le progrès même de la vie nationale, par la mobilité, tous les jours croissante, des intérêts et des homrat-s, cette servitude personnelle directe avait disparu, comme depuis des siècles elle avait dû, pour se continuer, se déguiser et prendre la forme d'un contrai, comme presque partout la chaîne visible et pour ainsi dire matérielle de l'esclavage ou du servage avait été remplacée par le lien d'une redevance pécuniaire, et que les seigneurs avaient prudm.ment donné h leur exploitation et oppression ancienne le caractère nouveau du dro t bourgeois, la Constituante faisait vraiment œuvre vaine. Elle arrachait du sol quelques pauvres racines oubliées d'esclavage et de servage : mais l'arbre féodal, avec les ramifications presque infinies de ses droits pécuniaires, continuait à tenir sous son ombre le champ du paysan. De là, entre les juristes de l'Assemblée bourgeoise et les paysans révolutionnaires, un malentendu irréparable.

L'Assemblée aurait s'aviuer à elle-même et avouer au monde que la propriété féodale, même quand elle s'était adaptée aux l'oiuivs juiiui^^uos de

766 HISTOIRE SOCIALISTE

la vie moderne, était à la fois surannée et oppressive, qu'elle gênait le déve- loppement nécessaire de la pleine propriété paysanne, et qu'au risque de froisser la propriété bourgeoise elle-même au point elle adhérait à la pro- priété féodale, il fallait détruire celle-ci.

C'était l'instinct irrépressible des paysans. Mais la doctrine de l'As- semblée était toute contraire, et elle s'épuisait à démontrer aux paysans que s'ils se soulevaient c'était à la suite de manœuvres ou d'excitations contre- révolulionnaires. Fable puérile 1

Elle s'épuisait aussi à dénoncer les municipalités rurales, organe naturel de l'émancipation paysanne : « Les explications données à cet égard , déclare- t-elle, par le décret du 15 mars 1790, paraissaient devoir rétablir à jamais, dans les campagnes, la tranquillité qu'y avaient troublée de fausses inter- prétations de celui du 4 août 1789. Mais ces explications elles-mêmes ont été, en plusieurs contrées du royaume, ou méconnues ou altérées; et, il faut le dire, deux causes affligeantes pour les amis île la Constitution et, par consé- quent, de l'ordre public, ont favorisé et favorisent encore le progrès dès erreurs qui se sont répandues sur cet objet importants.

0 La première, c'est la facilité avec laquelle les habitants des campagnes se sont laissés entraîner dans les écarts auxquels les ont excités les ennemis mêmes de la Révolution, bien persuadés qu'il ne peut y avoir de liberté les lois sont sans lorce, et qu'ainsi on est toujours sûr de conduire le peui'le à l'esclavage, quand on a l'art de l'emporter au-delà des bornes établies par les lois.

« Lm seconde, c'est la conduite de certains corps administratifs. Chargés par la Constitution d'assurer le recouvrement des droits de terrage, de champart, de cens ou autres dus à la natioti, plusieurs de ces corps ont apporté dans cette partie de leurs fonctions une insouciance et une faiblesse qui ont amené et multiplié les refus de paiement de la part des redevables de l'État, et ont, par l'influence d'un aussi funeste exemple, propagé chez les redevables des particuliers l'esprit d'insubordination, de cuj.idité, d'in- justice, n

En ces doléances irritées de r.\ssemblée apparaît la puissance révolu- tionnaire et populaire de la vie municipale.

Pendant que dans les villes certaines assemblées primaires de section appellent les pauvres, les ouvriers à la vie publique dont la loi les excluait, dans les campagnes, les municipalités se font souvent les complices, les tutrices de la révolte paysanne contre la loi bourgeoise, soutien du vieux système féodal. El je note ici un trait qui semble avoir échappe à M. Sagnac.

Les municipalités ayant reçu de la loi la faculté d'acheter de l'Etat les biens nationaux et de les gérer jusqu'à ce qu'elles les aient revendus aux particuliers, beaucoup de munici, alités profilaient de cette gestion pour donner l'exemple de rabolilion complète des droits féodaux.

HISTOIRE SOCIALISTE 767

Le domaine d'Eglise comprenait des droils féodaux, des rentes foncières, des chainparts. Les municipalités paysannes qui avaient acquis ces droils, négligeaient systémaliquemenl de les faire valoir. Elles ne réclamaient pas aux 1 aysans les renies foncières qu'ils devaient à titre féodal. Et ainsi elles oiôaienl un précédent formidal)le, une sorte de jurisprudence d'aboliiion cùmjilèle que les paysans appliquaient ensuite aux redevances dues par eux auv particuliers

Il y a la une répercussion tout à fait imprévue de la loi faisant intervenir 1rs municiiialiios l'ans la vente des biens nationaux : ainsi en d'innombrables cenirrs de vie municipale il y avait comme un frémissement populaire; et un sour.l Liavail de dé-agrégation minait le vieux droit féodal, malgré les jnrisi's bourgeois qui tentaient de le consolider. Quepouvaient à lalongu^les Assciidilées bourgeoises contre cet effort paysan innombrable et tenace qui rongeait la féodalité"?

C'est en vain que la Constituante élève la voix jusqu'au ton de la menace :

« Il est temps enfin que ces désordres cessent, si Ton ne veut pas voir périr, dans son berceau, une constitution dont ils troublent et arrêleiil la marche. 11 esl temps que les citoyens dont l'industrie féeonde les champs et nourrit l'Empire, rentrent dans le devoir et rendeiU à la propriété l'hotnmage qu'ils lui doivent. »

Appel inutile : car les règles juridiques que trace l'Assemblée heurlcnl trop \iolemmenl l'instinct, l'espérance des paysans et l'idée soudaine qu'ils s'elaienl fuie du sens du > écret du 4 .loùt.

L'Assemblée, en effet, ne se borne pas à rappeler que tous les droits féodaux doivent subsister jusqu'au rachat quand ils représenlenl une cott- cession de terre faite jadis pai le seigneur propriclaire aux tenanciers. Elle aflirme, avec une énergif extrême, que le seigneur sera présumé avoir fait celle concession de fonds, tant que le lenancier n'aura pas apporté la preuve contraire. « Cel article (l'article 2 du litre II de la loi du 15 mars) a pour objet trois espèces de droils, savoir : les droils fixes (comme la rente fon- cière, payée tous les ans), les droits casuels dus à la mutation des proprié- taires et les droits casuels dus tant à la mutation des propriétaires qu'à celle des seigneurs (c'est en réalité l'ensemble des droits onéreux qui pèsent sur les p;iysans)... Ces trois espèces de droils ont cela de commun qu'ils ne sont jimais lUis à raison des personnes, mais uniquement à raison des fonds et parce (fu'on possède des fonds qui en sont grevés. « Cet article soumet ces droils à deux dispositions générales.

« La première que dans la main de celui qui possède (et dont la posses- sion esl accompagnée de tous les caractères et de toutes les conditions requises en celle matière par les anciennes lois, coutumes, statuts ou règles), ils sont présumés être le prix d'une concession primitive de fonds.

768 IIISTOIHK SOCIALISTK

« La seconde que celte ptésoniplion peut ôlre liélruite par l'elTel '''nue preuve contraire, mais que celti' preuve coniraire est à la charqe Htt rede- vable et que, si le redevable ne pevt /ms y parvenir, la présomption légale reprend toute sa force et le condamne à continiirr le payement... «

Celait la condamnation des j aysans fi perpé'uitr-. Car lomment leur eût-il été possible de fournir la preuve coniraire? La prenve nÔL'Htive est toujours malaisée à administrer. Le seigneur, lui, éiail dispensé de fonniirla preuve positive. Il était dispensé de produire le tilro jirimilir en vorln diuiupf ses ascendants avaient concédé un fonds de terre, moyennant une redevance perpétuelle et féodale.

Pour le seigneur, la possession valait titre. Comment le paysan pnurr.i- t-il renverser ce titre? Comment pourra-t-il établir qu'à l'origine, d.m* le lointain obscur et profond des siècles, .=es pauvres a'icux n'avaient pas reçu ces fonds de lenc du seit-'neur, mais qu'ils avaient été astreints à une redevance féodale .'oil parce que le seigneur leur avait avancé de l'argent et a\aii nl)u.-é de sa qualité de créancier pour les lier d'une chaîne de vassa- lité indéOnie, soit simplement parce que le seigneur avait usé envers eux de violence et de mensces, soit enfin parce qu'ils étaient esclaves et serfs et que le driiit téodal est la rançon de leur liberté ?

Demander aux paysans de remonter ainsi le sombre cours de l'histoire, c'est demander aux cailloux, lentement usés par les eaux, la source incon- nue du lorr''nt.

Aujouid'hui encore, qu'il s'agisse de Fustel de Coulange ou de Wailz, les ériidits ne sont point d'accord sur les origines mêmes du système féodal. Est-il une sorte de ronsolidation foncière des hiérarchies militaires? Est-il une transformation du grand dom line gallo-romain ?L'hisloire hésite : Gomment les paysans auraient-ils pu s'orienter? Comment auraient-ils pu démontrer que leurs ancêtres avaient élé pleinement serfs et que c'est uniquement pour se libérer de ce servage qu'ils avaient consenti le payement à perpétuité de redevances foncières?

lit pourtant, c'est cette preuve qu'on exige de lui pour le débarrasser de son séculaire fardeau.

« Lorsque, par le résultat de la preuve entreprise par le redevable, il paraît que le droit n'est le prix ni d'une concession de fonds ni d'une somme d'argent anciennement reçue, 7nais le seul fruit de la violence ou de l'usur- pation, ou, ce qui revient au même, le rachat d'une ancienne servitude purement personnelle, il n'y a nul doute qu'il ne doive être aboli purement et simplement. »

Encore une fois, subordonner à une preuve pareille la libération du paysan c'était une dérision.

Et pourtant, il semble que r.Vsscmblée, au moment oii elle aetalile le cultivateur, passait loul à coIl'' du principe qui aurait pu le délivrei. ••ar.

HISTOIRE SOCIALISTE

769

s'il do'l êirc dégagé des obligations qui sont le rachat d'une servitude person- uclle ou le'iruil de la violence, qui ne voit que dan? l'iMisenible tous les

m'/^

r,. f ( .

J.-P. Brtssot. (D'aprè& une estampe du Mubéc Carnavalet).

contrais féodaux s'expliquent par la servitude personnelle ou par la vio- lence? Il est absurde d'admettre que la population rurale a accepté ces

■JV. 97. HISTOIBK sOilALISTE. UV. îl.

770 HISTOIRE SOCIALISTE

charges pesantes, pour la suite inQnie des siècles, si elle ne subissait pas la loi de la servitude ou la loi de la rorce.

Que l'Assemblée proclame qu'à l'origine nécessairement la classe pay- sanne a été violentée, et tout l'édifice féodal s'écroule. Mais l'Assemblée n'ose pas faire cette grande affirmation historique qui aurait libéré en bloc la classe paysanne; l'Assemblée ne se risque pas à la produire. Elle exige que chaque paysan, dans le détail, fasse la preuve directe que des actes par- ticuliiTs d'oppression et d'extorsion sont l'origine de ses charges.

Et voilà les paysans condamnés à porter éternellement la chaîne parce qu'ils n'auront pu en retrouver le premier anneau, analyser de quel métal il était luit, et dessiner, pour ainsi dire, le marteau dont il fut forgé.

L'Assemblée proclame, en outre, que s'il y a litige sur l'existence ou la quotité d'un droit, les «juges doivent, nonobstant le litige, ordonner le payement provisoire des droits qui, quoique contestés, sont accoutumés dêtre payé>.

« Mais dans quel cas des droits, aujourd'hui consentis, doivent-ils être regai-dés comme accoutumés cTétre payés? La maxime générale qu'a établie, dei'uis des siècles, une jurisprudence fondée sur la raison la plus pure, c'est qu'en fait de droits fonciers, comme en fait d'immeubles corporels, la pos- session de l'année précédente doit, sauf toutes les règles locales qui pour- raient y être contraires, déterminer provisoirement celle de l'année actuelle. Mais comme cette maxime n'a lieu que lorsque la possession de recevoir ou rie ne pas payer n'est pas l'efîpt de la violence, et que, très malheureuse- meiiL, la violence employée de fait ou annoncée par des menaces a, seule, depuis deux ans, exemple un grand nombre de personnes du payement des droits de champart, de terrage et autres, l'Assemblée nationale manquerait aux premiers devoirs de la justice, si elle ne déclarait pas, comme elle le fait ici, qu'on doit considérer comme accoutumés d'être payés, dans le sens et pour l'olijt^l du décret du 18 juin 1790, tous les droits qui ont été acquittés et servis, ou dans l'année d'emblavure qui a précédé 1789, ou en 1789 même, ou en 1790. »

Ainsi, l'Assemblée abolissait tous les effets du soulèvement des paysans. Elle décidait de plus, que ceux-ci pouvaient bien demander, aux seigneurs, communication des titres, mais que cette communication aurait lieu dans les chartriers mêmes.

« Jamais les vassaux, tenanciers et censitaires n'ont pu prétendre qu'on dût leur remettre en mains propres, et confier à leur bonne foi des litres qu'ils auraient le plus grand intérêt de supprimer. »

Enfin, après avoir invité les municipalités à recouvrer les droits féodaux, dus pour les biens nationaux, la Constituante rappelle aux directoires de départements qu'ils ont, comme les municipalités, le droit de requérir la

HISTOIRE SOCIALISTE 771

force publique, et elle met ainsi la propriété féodale, menacée par les paysans, sous la protection de la bourgeoisie des villes.

Après ce document, il restait peu de chose des décrets du 4 août. Au moment parut ce manifeste conservateur de l'Assemblée, les élections pour la Législative étaient commencées en plusieurs points. Il semble destiné, non seulement à prévenir les troubles que ramenait l'époque des moissons, mais à agir sur les électeurs. Et nous ne pouvons douter qu'il ait fait, dans les assemblées électorales, l'objet des plus vifs commentaires. Les paysans ne se laissèrent ni convaincre, ni effrayer. Les protestations continuèrent, tantôt légales, tantôt violentes. Le 7 août 1791, le directeur du département de Seine-et-Marne écrit :

« Les troubles reprennent au sujet de la perception du champart. Il y a -des troubles ^'raves dans la paroisse d'Ichey, canton de Beaumont; elle a repoussé, par la force, tout acte tendant à la perception du champart. »

Le 15 décembre 1791, quelques semaines après la réunion de la Légis- lative, les citoyens actifs de la commune de Lourmaria (Bouches-du-Rhône) écrivent à l'Assemblée :

« Depuis vingt-un mois que la loi sur le régime féodal est rendue, pas un seul redevable des droits odieux qui y sont attachés ne s'est racheté, et, par un mouvement prophétique, nous osons vous assurer que si l'Assemblée nationale ne nous permet de racheter les droits fixes, tels que tasques, charaparts, séparément des droits casuels ou de lods, les peuples, soimiis à cet affreux régime seront encore morts à la liberté dans mille ans d'ici.

« L'Assemblée constituante n'eut que l'intention de délivrai' les campa- gnes de ce ?no?istre; mais les moyens lui manquèrent, parce qu'elle avait dans son sein des nobles, des gens d'affaires qui lui firent une égide par leurs intrigues et leur silence et que les membres, qui voulaient sincèrement le détruire, ne connurent pas l'endroit par lequel il fallait le combattre. Ils n'indiquèrent qu'un plan général d'attaque, il fut adopté comme sufQsant, et le monstre invulnérable dans tous les points, excepté un seul, est demeuré vainqueur des traits impuissants lancés contre lui.

« Presque tout le corps constituant fut composé d'hommes pris dans les villes, çui ne sont sujettes qu'à de milices directes, et les campagnes, déchi- rées par les tasques, champarts, agriers, lods, cens, seigyieurs, agents, fer- miers, gardes, furent oubliées ; personne ne parla pour elles.

« Eh bieni législateurs, c'est cette cohorte, toute-puissante encore, qui retient les campagnards dans les fers. Ce sont ces ci-devant seigneurs, leurs agents et fermiers actu_els qui, se coalisant avec les prêtres insermentés et les finatiques de tous rangs, tuent le zèle révolutionnaire des cultivateurs, «impies et ignorants, en leur faisant craindre ou prévoir le retour de l'an- cien ordre de choses et, avec lui, les vengeances des ci-devant sur ceux qui se seront ..■'^ntrés pour la chose publique.

T72 , HISTUIRE SOCIALISTE

« Mais, nous l'annonçons avec une duuce joie : /'/ destruclion du régime fi'odal sera le coup de mort pour les aristocrates. C'est dans l'espoir de le rétablir qu'ils émigrent, conspirent et s'agitent en tous sens. Vous sentirez, plus que jamais, que liberté et léodalilé ne peuvent pas aller ensemble, que la moitié de l'Empire, gémissant sou-< cet alTreux ré/ime, el celte portion étant la plus précieuse puisqu'elle nourrit l'autre, la Révolution ne serait que partiellement chérie et la Constitution qu'?i demi-stable si vous ne faci- litiez, plus qu'on ne l'a fait jusqu'à préseni, le rachat des droits leodaux... »

La lactique de ceux qui veulent l'abolition complète de la féodalité se dessine. Ils disent à la Législative, que l'action contre-révolutionnaire des nobles et des prêtres réfractaires sera décisive dans les campagnes, si les paysans ne sont rattachés à la Révolution par la disparition immédiate du régime féodal.

Les paysans profilent habilemeiii des embarras et des périls de la bour- geoisie révolutionnaire pour lui imposer, malgré ses répugnances, la des- truction de toute la féodalité. A vrai dire, ils ne paraissent demander encore que des facilités plus grandes pour le rachat, mais le Ion est, si je puis dire, plus haut que les paroles : et c'est l'abolition entière qu'au fond ils désirent et qu'ils commencent à espérer.

Le 4 janvier 1792, le district de Chateaubriand (Loire-Inférieure) adresse, à l'Assemblée législative, une pélition couverte de signatures, et, cette fois, c'est contre le rachat même que les cultivateurs s'élèvent :

« Faudra-t-il donc qu'un malheureux vassal vende une partie du petit héritage de ses pères ; onr soustraire l'autre à l'esclavage el à l'oppression? Mais à qui pourra-t-il vendre cette portion de son patrimoine? ^j/x soi-disant seigneurs, à ces anciens tyrans : eux seuls, p^r le remboursement des droits féodaux, vont être dépositaires de tout le numéraire de la France et en con- centrer toutes les richesses.

« Par là, ils vont tripler leur orgueilleuse opulence, par là, ils vont étendre leurs possessions, et se rendre maîtres de toutes les propriétés; par là, infin. ils vont aggraver le joug de l'ancienne servitude, qui fit autrefois gémir nos pères et dont nous rougissons encore aujourd'hui. Tel est, Mes- sieurs, le cri général, dont retentissent les campagnes et les villes du district de Chateaubriand, dont retentit la France entière. »

Voilà enfin que le point décisif est touché : et, cette fois encore, c'est de la Bretagne que part l'audacieuse parole de salut. La commune de la Capelle- Biron (Lot-et-Garonne) écrit, le 20 mars 1792, à la Législative :

« La rente et autres droits féodaux, conservés et déclarés rachetables, par le décret du 15 mars 1790, sanctionné le 28, seraient bien propres à pro- voquer la guerre civile, si l'Assemblée nationale ne prenait pas, dans sa sagesse, des mesures de modification tant sur le fonds de la rente que sur le mode du rachat décrété par l'Assemblée constituante.

HISTOIRE SOCIALISTE 773

* En effet, qui est-ce qui porte l'homme, vivant en société, à la soumis- sion et à l'observance des lois? Ce n'est que la protection qu'elles lui accor- dent, tant à raison de la sûreté de sa personne que de U possession f^t jouis- sance de ses propriétés.

« Or, si le montant des arrérages de rente, qui se sont accumulés depuis 1789, fruit des circonstances, absorbent, dans la plupart des terres ci-ilevant seigneuriales, la valeur des propriétés, alors, point de doute que ces hommes, se voyant dépouillés de tous leurs biens ou, ce qui est à peu près la même chose, assujettis à une rente si exorbitante que, malgré tous les soins qu'ils donnent à la culture, leurs revenus territoriaux ne sont pas sufflsants pour lac(iiiiiii'r, </.< opposeront la force à la force, et le sacrifice de leur vie ne leur coulera rien.

« La commune demande ensuite que la Nation se charge elle-même du rachat des rentes. »

Visibb'meni, la patience des paysans est à bout : partout ils veulent être débarrassés, purement et simplement, des obligations féodales. Ou les seigneurs ne seront pas indemnisés, ou ils le seront par la Nation. Le paysan se refuse à payer les renies féodales, il se refuse aussi à les racheter, et il annonce tout haut qu'il se défendra par la (orce.

Il est impossible que les nouveaux élus n'aient pas été troublés par ce mouvement; et tous ces procureurs, tous ces avocats, tous ces administra- teurs, qui arrivaient à la députation, cherchèrent à coup stir. dès le premier ji'iir, par quelle habileté juridique ils pourraient donner une apparence légale â l'expropriation des seij;neurs.

le Comité féodal est constitué dès le début, et ce n'est plus l'influence conservatrice, traditionaliste de Merlin qui y domine. Mais la question fut portée à la tribune de la Législative avant môme que le Comité féodal eût présenté son rapport. C'est Coulhon, le véhément ami de Robespierre, qui fut, je crois, le premier à la soulever. Dans la séance du 29 février i792 il dit :

« J prie l'Assemblée d'entendre quelques observations que j'ai à lui soumettre, relativement aux circonstances nous nous nouvons : quoi- qu'elles ne soient pas à l'ordre du jour, elles sont infiniment importantes. »

L'Assemblée décida qu'il serait entendu : et Couthon entra à fond dans l'habile tactique des paysans. Il démontra que les grands périls intérieurs et ixlérieurs qui menaçaient la Révolution, faisaient une loi à celle-ci, une loi de salut public, de s'assurer le dévouement des cultivateurs :

« Messieurs, nous touchons peut-ôire au moment nous allons, les armes à la main, défendre notre liberté contre les efforts combinés des tyrans. Nous la conserverons; ce serait un crime d'en douter; un grand peuple, qui veut fermement être libre, sera toujours invincible; ou il écra-

774 HISTOIRE SOCIALISTE

sera ses ennoinis, ou il ne leur laissera, pour fruit de leurs conquêtes, que des déserts et des cendres.

« ... l'inétrons-nous du sentiment de nos forces; mais cherchons, en même temps, à les assurer, à les fixer, à les diriger...

«...Nous avons une ;irmée imposante, tant en troupes de ligne qu'en troupes nationales, mais cette armée. J'ose le prédire, ne remplira effica- cement notre attente qu'autant que sa force et celle de la Nation ne seront qu'une, et que le peuple, bien disposé, s'unira à elle d'intention et, s'il le faut, d'action.

« C'est donc cette torce morale du peuple, plus puissante que celle des armées, c'est cette opinion générale, si essentielle à l'ordre et au bonheur de tous, que l'Assemblée n;itionale doit rechercher et dont elle doit, avant tout, s'assurer.

« Jusqu'à présent, l'on vous a proposé, comme unique moyen, des adresses au peuple. Je ne condamne point ce moyen; mais ce n'est, à mon ■avis, qu'une mesure secondaire, la mienne est d'un autre genre; C on veut éclairer le peuple et moi je voudrais le soulager; l'on veut rattacher à la Révolution par des discours, et moi je voudrais /'y attacher par des lois justes et bienfaisantes âoni le souvenir, toujours présent, ne cessât de lui rendre chers les litres et les devoirs de citoyen.

« Parmi le grand nombre d'occasions qui peuvent se présenter de faire des lois populaires, j'en choisirai une qui ne donnera pas lieu, je pense, à de grandes difficultés. Chacun de nous a vu cette nuit, à jamais mémorable, du 4 août 1789, l'Assemblée constituanle, pure à son aurore, prononça, dans un saint enthousiasme, l'abolition du régime féodal; elle mérite, pour ce superbe décret, les actions de grâce du peuple, surtout du peuple des campagnes, de ce peuple si précieux et si longtemps oublié; et si, d'accord avec elle-même, l'Assemblée constituante eût conservé religieusement la mémoire de cette loi salutaire et en eiit soigneusement maintenu l'applica- tion dans les lois de détail qu'elle fil ensuite, il ne faudrait songer à elle que pour l'honorer et lui payer un éternel tribut d'admiration et de recon- naissance.

« Mais ces dispositions éclatantes ne présentèrent bientôt, pour le petiple, que l'idée d'un beau songe, dont l'illusion trompeuse ne lui laissa que des regrets.

« Ce fut, comme on vient de le voir, le 4 août 1789, qu'un décret, reçu avec transport dans toutes les parties de l'Empire, abolit, indéfiniment, le régime féodal, et, 8 mois après, un second décret conserva tout Futile de ce môme régime, en sorte que, loin d'avoir servi le peuple, l'Assemblée consti- tuante ne lui a pas môme ménagé l'espoir consolant de pouvoir s'affranchir un jour, et du despotisme des ci-devant seigneurs, et des exactions de leurs agents.

HISTOIRE SOCIALISTE

<■ Vous concevez, en effet, Messieurs, que ce n'est pas précisément l'iio- norifique du régime féodal qui, pesait sur le peuple. Il l'outrageait, l'avi- lissait, le dégradait sans doute, puisqu'il le séparait de la condition com- mune à tous les hommes el qu'il détruisait l'égalité établie par la nature.

« Mais les droits, dont le peuple sentait le plus le poids et qui influaient plus essentiellement sur son bien-être, c'étaient les droits utiles, tels qwa les cens, cetisives, rentes seigtietiriales, champarts, terrages, agriers, arrages, complant, lods et ventes, relief, et autres de ce genre, Or, tous ces droits ont été conservés par le décret de l'Assemblée constituante du 15 mass 1790. »

Couthon déclare qu'il n'entend pas demander l'abolition de tous ces droits indistinctement. Il les divise en deux catégories : il y a les droits récents, fondés sur des titres et représentant vraiment des concessions de terre faites par les seigneurs : ceux-là doivent être respectés.. Mais tous les droits anciens représentent seulement une usurpation des seigneurs, une application monstrueuse de leur prétendu droit à la propriété universelle.

« Ce que je viens de dire de la prétention des ci-devant seigneurs à la propriété universelle est prouvé par raille exemples, que fournissent encore de nos jours la plupart de nos départements. Je me bornerai à citer le mien, (le Puy-de-Dôme) dans lequel il se trouve une infinité de villages, les seigneurs jouissent encore du droit de tout posséder, tout concéder sans autre titre de propriété que leur qualité de seigneur; tout, par cette qualité, leur appartient; le malheureux, sans autre ressource que ses bras, sans autre patrimoine que sa bêche, n'est pas libre de s'en servir exclusivement pour ses besoins. La nature lui présente un sol ingrat, abandonné, couvert, depuis ia création du monde, de rochers effrayants.

« Eh bien ! s'il veut fertiliser de ses sueurs cette portion de la grande hérédil('- commune, son ci-devant seigneur paraît au moment de la récolte pour lui enlever la quatrième ou, au moins, la cinquième portion, et cela en vertu de son prétendu droit de la propriété universelle, d'où il fait résulter une convention tacite en faveur de l'infortuné cultivateur. »

Ces droits iniques, non seulement la Constituante ne les a pas abolis, mais elle en a organisé le rachat de façon à le rendre impossible.

« La première de ces dispositions est celle qui veut qu'on ne puisse racheter les droits fixes sans racheter en même temps les droits actuels.

« La seconde est celle qui maintient la solidarité parmi les débiteurs des droits conservés. »

C'est sur ces deux points que Couthon se borne à appeler la réforme de la Législative :

« Il est temps, Messieurs, de réformer des dispositions si vicieuses, si injustes, si impolitiques, si inconstitutionnelles, c'est la pétition du peuple que je vous présente quand je fais ici la motion expresse de décréter :

« Que tout .débiteur de droits ci-devant seigneuriaux conservés.

'76 HrSTOIUIÎ SOCIALISTE

pourra en faire le rachat partiel, sans, qu'en vertu de la solidarité, il puisse être contraint à rembourser au licli de sa quote-part; et ne seront réputés conserves et susceptibles de rachat que ceux des dits droits, qui seront éta- blis par titres constilutils suivis de prestations ou, au moins, par trois re- connaissances successives, également suivies de prestation et dont la plus ancienne ra,ipelle le titre de concession;

« Qu'il n'y aura lieu au rachat forcé des drois casuels, (lue dans le cas où, a, rès le rachat effectué des droits fixes, il y aurait mutation réelle de propriété par vente ou acte équivalant à vente. »

Je nu sais si je me trompe. Mais il me semble que, dans les paroles de Cuulhon sur le paysan qui n'a que ses bras et sa bi^che, et qui voudrait tra- vailler librement uni? portion de la grande hérédité commiiup, il y a un .K'cent nouvpau et plus profond que dans les discours des constituants. L'homme qui prononce ces paroles n'hésitera pas à aller un jour jusqu'à l'abolition en-- tière sans rachat. Mais, tout d'abord, il formule des propositions plus | ru- dentes. Soudain, en terminant, il lie de nouveau l'intérêt des paysans au vasti' intérêt de la Révoluliou.

« Voulez-vous, Messieurs, assurer le prompi. r-couvremenl des impôts, voulez-vous tripler la fiveur du pa uer monnaie, \oulez-vous tuer l'agiotage, voulez-vous remédier ei'Qcacement aux troubles prétendus religieux, voulez- vous déconcerter tous les jiropos des malveillants, et ronsommer, d'un seul mot, la Révolution? Rendez de semblables lois; occupez-vous du peu/jle; vous le devez, puisqu'il vous a confié ses intérêts les plus chers; la France est heureuse et libre si vos iravmx sont sanctifiés par la bénédiction du peuple. Le salut public est, au contraire, compromis si la mortelle in liffé- rence de l'opinion vient frapper vos écrets. y>(Applaudis<!emenls répétés dans r Assemblée et dans les tribunes.)

Ainsi, de même qu'fi l'ardente lumière révolnlioimaire du 14 juil'el, les paysans ava eut apparu, de môme que dan^ le premier ébranlement de la Révolution ils avaient imposi; à la bourgeoisie des décrets mémorabli^s, de même, en ces jours incertains et troublés du premier semestre de 1792, aux f)re niers éclairs de guerre civile et de guerre étrangère, la figure du paysan se dresse encore, déçue et anière.

La Révolution, pour se sauver, sera obligée de lui accorder en lait ce que le ibcret du 4 aotit ne lui donnait qu'en apparence Les juristt^s s'épui- seront à trouver des subtilités d'interprétation, ou à billir des systèmes d'histoire pour justifier l'expropriation des seigneurs. Mais Couthon a pro- noncé le vrai titre des paysans : le salut public, le salut de la Révolution exigeait qu'ils fussent délivrés.

Mais quel entrelacemiîut des choses! quels contre-coups des événements! et, comme les Révolutions, môme ramassées en un espace de temps assez court, sont un drame compliqué 1 '^'^^i. .». .t»M4Jwu uu i^^ ^ui, n obligeant la

HISTOIRE SOCIALISTE

777

bourgeoisie révolutionnaire à une lutte désespérée, l'oblige à abolir toute la féodalité pour rallier les paysans au drapeau révolutionnaire.

''^■'/"'.

Le Curé de S' accompagné de deux diables descend dans ÏEmpire des démons pour

demander a BeUébuth leurs Princes (sic) des secours pour tâcher s'il est possible d'em- pêcher l'e£;écution de la Conxti'f.lion civile ecclésiastique.

Ou va-t-en au Diable. (D'aprte one estampe du Musée Carnavalet).

C'est le 11 a ril 1792 que Latour-Duchatel au nom du Comité féodal, sou- met à l'Assemblée un rapport et un projet de décret « concernant la suppression sans indemnité de divers droits féodaux déclarés rachetables par le décret

LIT. 'JH. HlSTOinE SOCIALISTE. Uy. Qg,

T78 HlstornF SOCIALISTR

du il mars 17ti0 ». Ln Cnmitè féodal, aussi, constate d'abord que l'œuvre de la Gonstiluante a été vaine: « C'est en vain que l'Assemblée constituante à déclaré décréter qu'elle abolissait le régime féodal si, dans le fait, elle a laissé subsister la cbarge la plus odieuse de la féodalité; nous voulonsdire le droit que chaque ci-devant sei^'ueur percevait et perçoit encore, à chaque mutation dans la propriété ou succession d'un fonds relevant de sa ci-devant seigneurie. »

« Il est bien vrai que TAsserablée constituante a déclaré que ce droit était rachetable, mais celle faculté devient nulle par l'impossibilité se trouve la très grande n ajoriié dps possesseurs damortir, ou bien il faudrait que tous vendissent une partie de leur fonds pour affranchir l'autre.

« De il suit que la féodalité n'est point encore abolie, puisque le ci-de- vant seigneur conserve encore une véritable directe sur le foids. que son ci- devant vassal ne cesse poiit de l'être puisqu'il faut qu'il reconnaisse que le fonds qu'il possède dépend de la ci-devant seigneurie, qui est déclarée abolie; et que s'il vend ce fonds il paye à ce ci-devant seigneur le même droit qu'auparavant.

« De il suit que le fief du ci-devant seigneur qu'on avait aboli, sera toujours existant, puisqu'il aura toujours le droit de demandera son ci-devant vassal la reconnaissance comme quoi le fonds qu'il possède relève de son fief et que cette reconnaissance vaudra bien l'aveu qu'on lui donnait autrefois. »

« De il suit que l'on n'a vraiment abattu que les branches de l'arbre féodal et que le tronc subsiste encore dans toute sa vigueur, prêt à se couvrir de nouveaux rameaux.

« Delà la nécessité d'abolir jusqu'à la trace de la féodalité à moins qu'où ne veuille la voir renaître avec plus d'empire. »

Malgré la vigueur de ce langage le Comité féodal laissait percer un grand embarras: embarras dans les principes, embarras dans la conclusion. D'abord, il n'osait pas proclamer que tous les droits féodaux étaient la survivance d'un état social violent et que même s'ils représentaient un contrat, une conces- sion primitive, la forme féodale de ce contrat devait en vicier le fond. Le Co- mité féodal imaginait un système historique étrange. Selon lui, toutes les terres de G aule étaient originairement libres, et, quand les chefs francs dis- tribuèrent des terres à leurs compagnons, ils ne leur imposèrent pas de droits féodaux : c'est par une usurpation ultérieure que les seigneurs infligèrent le droit de mutation à leurs vassaux: et il semble d'après la théorie histori ue et juridique du Comité féodal que les droits féodaux seraient légitimes si les chefs francs les avaient primitivement imposés à leurs compagnons.

■Visiblement, le Comité recule devant l'aveu d'une expropriation néces- saire. Il n'ose pas dire clairement que la liberté nouvelle exige la disparition des formes de propriété qui étaient liées à la servitude ancienne. Et de même que ses principes sont incertains, sa conclusion est incomplète. Il ne libère les paysans que des droits de mutation; pourquoi laisser subsister les

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dfoils annuels, cens, le champart, qui étaient les plus lourds? Ces droits aussi, tant qu'ils subsisteront, maintiendront plus que le souvenir de l'ancien lien de vassalité. Si le Comité n'ose pas y toucher, c'est que ces droits ressem- blent de très près, à la pure rente foncière, à la rente bourgeoise; et le Co- mité a peur de paraître ébranler le droit de propriété. Même pour les droits de mutation, il admet qu'ils devront être rachetés si les seigneurs produisent les titres établissant la concession primitive du fonds. Exception peu justifiée et dangereuse. Car d'abord, cette concession primitive n'est peut-être que l'exercice le plus odieux de la tyrannie seigneuriale. C'est parce que le sei- gneur s'était approprié tout le territoire, que les autres hommes ne pouvaient se créer un peu de propriété dépendante, que par une concession du seigneur: ce que le Comité féodal reconnaît comme la marque du droit, est le signe le plus certain de la violence. Et cette exception encourageait à la résistance les partisans du maintien des droits: elle leur fournissait un argument que bientôt l'un d'entre eux, Deusy, fera valoir avec force: « Vous reconnaissez donc qu'il y a des cas les droits de mutation représentent une transaction légitime : pourquoi donc en exigeant le titre primitif, rendez-vous si diffi- cile la preuve d'opérations honnêtes et que vous déclarez vous-même avoir existé?»

Malgré tout, le projet du Comité féodal est un coup vigoureux porté à l'arbre de la féodalité: il abolissait sans indemnité tous les droits féodaux ca- suels, tous les droits de mutations, sauf le cas les seigneurs pourraient produire le titre primitif établissant que ces droits étaient le prix d'une con- cession de fonds. Comme il serait très difficile aux seigneurs de produire ce titre primitif, comme la plupart n'avaient d'autre titre que la possession ou des reconnaissances ultérieures, en fait, c'était l'abolition sans indemnité de toute une catégorie des droits que la Constituante avait déclarés rachetables. Et qui ne voit que bientôt, par une suite inévitable, les autres droits féo- daux, même les droits annuels comme le cens, le champart, la rente foncière seraient mis en question ?

« Article 1".— L'Assemblée Nationale dérogeant aux articles 1" et 2* du titre III du décret du 15 mars 1790, et à toutes autres lois à ce relatives, dé- crète qu'à partir de la publication du présent décret, tous les droits casuels connus sous les noms de quint, requint, treizièmes, lods et tresains, lods et ventes et issues, mi-lods, rachats, venterolles, plaids, acapte, arrière-acapte et autres dénominations quelconques, et qui étaient dus à cause des muta- tations qui survenaient dans la propriété ou la possession d'un fonds par le vendeur, l'acheteur, les donataires, les héritiers, et tous autres ayants-cause du précédent propriétaire ou possesseur, sonl et demeurent supprimés sans indemnité.

« Article 2. Tous les rachats des dits droits qui ne sont point encore consommés par le payement, cesseront d'avoir lieu, soit pour la totalité du

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prix, s'il est en intégrité, soit pour ce qu'il en reste dû, encore qu'il y eût eu expertise, offre, accord, ou convention, mais ce qui aura été payé ne pourra être répété.

< Article 3. Pourront cependant les ci-devant seigneurs exiger les dits droits, lesquels continueront d'être rachetables aux termes du décretdu 15mars ilOO, lorsqu'ils seront dans le cas de justifier par le titre primitif d'inféodation qu'ils n'ont concédé et inféodé les fonds que sous la condition expresse des dits droits de mutation. »

Voilà la première tentative sérieuse, depuis le décret du 4 août, pour abolir réellement une partie des droits féodaux. C'est sous la pression con- tinue des paysans que cette tentative a été faite. Mais, si partielle et si in- complète qu'elle soit, elle se heurte encore, devant la Législative, aux plus vigoureuses résistances. Un député du Midi, l'habile juriste Dorliac, propose aussitôt une combinaison qui a pour effet d'agrandir mais aussi de tempérer le système du Comité. Dorliac, lui aussi, essaie en une dissertation savante, de démêler les origines historiques de la féodalité. « L'événement qui a donné lieu aux seigneurs de bâlir leur système est celui les comtes, abusant de la faiblesse des descendants de Charlemagne obtinrent le capitulaire qui rendit les comtes héréditaires, pour ne les soumettre qu'à un droit d'investi- ture dont ils se dispensèrent bientôt après. Ce furent les usurpations qu'on fit ensuite de l'autorité royale qui firent naître de toutes parts les Qefs, les arrière- fiefs, les vasselages. Ces inventions n'étaient qu'un appui réciproque que se jurèrent entre eux, contre le souverain, une foule de tyrans, qui envahirent ensuite les propriétés, réduisirent le peuple en un état de servitude et anéantirent toutes les lois.

« Ils furent autant de despotes, et se prétendirent les maîtres absolus de ceux dont ils n'étaient auparavant que capitaines ou protecteurs et de tout ce qui était enclavé dans l'arrondissement de leurs seigneuries. »

Étrange philosophie de l'histoire! Dorliac ne considère pas le système féodal dans l'évolution sociale comme un moment historique. Il y a pour lui une puissance légitime, la monarchie mérovingienne ou carlovingienne, et une puissance usurpatrice, celle des seigneurs. Et la théorie du contrat a une telle puissance sur les esprits de juristes que Dorliac semble tout prêt à recon- naître que les droits féodaux seraient légitimes s'ils représentaient un contrat d'affranchissement, s'ils étaient le prix consenti par des esclaves ou des serfs pour acquérir la liberté. Il conclut en effet une longue étude historique par ces mots: « Tels sont l'origine et les progrès des droits féodaux, ils démon- trent combien est fausse la supposition de ceux qui prétendent que tout le peuple fut autrefois l'esclave des seigneurs et qu'il tient d'eux les terres qu'il possède, il en résulte au contraire que la plupart des droits auxquels il a été assujetti sont les fruits odieux de la tyrannie et de la fraude. »

On se demande si, dans la pensée de Dorliac, la France devrait porter

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éternellement le poids de la féodalité au cas les droits léodaux seraient le rachat de tout un peuple jadis esclave.

Mais quelle est la conclusion pratique de Dorliac? Il déclare que, puis- qu'il y a eu souvent, à l'origine des droits féodaux, tyrannie et fraude, ces

Le Tiers-Élat confesseur ou la Confession des Aristocrates. ^D'après ano estampe du Musée Caraavalet).

droits ne peuvent être légitimes, que si le seigneur fait la preuve qu'ils sont le prix d'une concession de fonds.

Tandis que la Constituante présumait la légitimité de ces droits et lais- sait au tenancier le soin de faire la preuve contraire, Dorliac, d'accord en cela avec le Comité féodal, présume l'illégitimité de ces droits, et il impose

ÎS:; HISTOIKK SUCIALl^i'l'ti

au\ scit,'neurs le sain de faire ïa. preuve de leur légiLimilé. Seulement, c'est sur la nature de la preuve qu'il di!Tl^^e du Comilé: il est bien luoins exi- geant. A défaut du litre primitif, il se contente « dune ou deux reconnais- sances soutenues d'une possession de cent ans ».

La différence est immense; car autant il était malaisé aux seigneurs de produire un titre primitif constituant la prouve d'une coucession de fonds, autant il leur était aisé d'apporter une ou deux reconnaissances que l'ha- bileté de leurs intendants et des feudistes avaient arrachées à la dépendance des vassaux: et le plus souvent lajouissance de ces droits remontait, en effet, à plus de cent années. Ainsi, le système de Dorliae facilitait singulièrement la preuve du seigneur; et il aurait prolongé en fait, sur beaucoup de paysans l'oppression féodale. Très habilement, Dorliae semble faire des concessions au mouvement paysan et se placer dans le sy.slème môme du Co- milé, en imposant la preuve au seigneur; mais, au fond, bien souvent du moins, il rétablit ce qu'il paraissait supprimer.

Très habilement aussi, il prévoit que l'effort d'abolition va s'appliquer bientôt aux droits annuels, cens et champarts, comme aux droits casuels: et il imagine tout un système ingénieux et vaste qui sauverait en réalité les droits du seigneur. Chaque domaine seigneurial, chaque £ef était à la fois, si je puis dire, débiteur et créancier. Tel fief devait une redevance à son suzerain : mais en même temps, il avait droit à une redevance de la part d'un arrière-fief. Dorliae propose que l'Etat prenne à son compte toutes ces charges et tous ces droits: il se substituera aux seigneurs pour percevoir les droits dus par les tenanciers et c'est lui qui paiera les seigneurs.

Ainsi les seigneurs ne perdront pas un sou des droits utiles dont ils jouis- saient antérieurement et les anciens tenanciers ne seront pas dégrevés d'un sou ; mais ce n'est plus comme seigneurs que les seigneurs percevront : c'est comme créanciers de l'Etat. Ce n'est plus comme tenanciers que les tenanciers paieront: c'est comme débiteurs de l'Etal. Le rapport de féodalité qui unissait le tenancier au seigneur sera aboli, et des rapports juridiques nouveaux, les rapports'juridiques de l'Etat bourgeois avec ses créanciers ou débiteurs seront substitués au système féodal sans que cette transformation juridique modifie en rien les avantages pécuniaires dont jouissait le seigneur, les charges pécuniaires dont souffrait le paysan.

Article 17 du projet de Dorliae : « Dès ce moment (c'est-à-dire après l'ex- pertise des municipalilés.et îles districts) tous /es droits et redevances ainsi liquidés demeureront éteints et convertis en de simples créances ; les terres mentionnées dans les évaluations seront déclarées libres et franches de tous droits féodaux ou censuels: tous rapports entre les ci-devant censitaires ei les ci-devant seigneurs seront détruits ; la nation sera subrogée tant à la dette des redevances envers les cL-devant seigneurs qu'à la créance des ci-devant seigneurs sur leurs anciens redevables ; et, en conséquence, ceux-ci seront

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tenus de faire à la nation tous les payements, ainsi et de la manière qu'ils auront été déterminés par l'arrêté du directoire de district. La nation, ii.soQ tour, sera obligée aux mêmes payements envers les ci-devanl seigneurs. *>

La combinaison est tout à fait ingénieuse pour maintenir au proliL des ci-devant sei'_meurs les effets utiles de la féodalité en donnant aux obligaiions féodales la forme d'un contrat moderne. C'était, si je puis dire, une natiu:iali- salion bourgeoise du régime féodal, l'incorporation déflniliveà l'Etal uioderne des obligations et redevances que la féodalité comportait. Dorliac pouvait dire qu'en ce sens il continuait l'œuvre de la Constituante : car, lorsque celle-ci avait déclaré rachetables tous les droits féodaux, elle avait prétendu en con- tinuer l'effet utile, mais sous une forme nouvelle et en substituant une obli- gation purement pécuniaire à l'ancienne obligation féodale. Puisque la nation était intervenue pour moderniser les obligations anciennes, elle pouvait aller plus loin et se substituer à toutes les charges et à tous les droits pour faire disparaître l'ancien lien personnel des ci-devant seigneurs et des ci-devant tenanciers.

n n'était plus possible le lendemain de demander l'abolition des droits féodaux puisqu'il n'y avait plus de rapports féodaux : il faudrait demander l'abolition de créances de l'Etat, et cela était bien difQcile.

Ainsi, sous le couvert de l'Etat moderne et par ses mains, les ci-devànt seigneurs auraientcontinuéàpercevoirindéfiniment les redevances paysanne^: et le projet de Dorliac aboutissait à faire de l'Etat au profit des seigneurs le grand percepteur, le grand collecteur des anciens droits féodaux, des rede- vances paysannes. Grand avantage et sérieuse garantie pour les seigneurs ! mais grand péril pour l'Etat nouveau, pour la France révolutionnaire ! Car c'est contre l'Etat de la Révolution substitué aux tyrans féodaux qu'allaient s'élever les colères des campagnes : c'est la France révolutionnaire qui allait hériter de toutes les haines provoquées par le régime féodal. Et le projet de Dorliac avait beau prévoir la faculté de rachat, comme il serait aussi malaisé aux paysans de se racheter aux mains de l'Etat qu'aux mains de leur ci- devant seigneur, c'est à un antagonisme permanent, c'est à un conflit annuel entre l'Etat révolutionnaire et le paysan qu'aboutissait le projet de Dorliac.

Il faut que la peur de toucher ou de paraître toucher à la propriété ait été bien grande dans l'esprit des juristes révolutionnaires pour qu'ils aient songé à sauver ce qu'il y avait de propriété dans le système féodal par des combinaisons aussi dangereuses, aussi funestes à la Révolution elle-même.

La Législative sentit le danger, et ce n'est pas dans la voie que lui indi- quait Dorliac qu'elle s'engagea. Mais elle hésita beaucoup aussi à suivre le Comité féodal qui lui paraissait sacrifier trop légèrement le droit de propriété enveloppé dans la convention ou la coutume féodale.

Cette hésitation est d'autant plus frappante que, en avril 1792, la Légis- lative déclarait la guerre à l'Empereur d'Autriche. Elle avait donc besoin de

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rallier à la Révolution toutes les forces, tous les dévouements : et, c'est sans doute celle pensée qui avait décidé le Comité féodal.

Tous les jours l'agilalion des campagnes se faisait plus vive et en dehors des documents particuliers, des pétitions et plainles que publie M. Sagnac pour les mois d'avril, de mai 1792, j'en trouve la preuve décisive dans un dis- cours de Roland lui-même, alors ministre de l'Intérieur, qui, sous une forme bien incertaine encore et avec des réserves signiQcalives mais au nom de l'ordre public, demande à l'Assemblée de prendre enfin un parti. « Les droits féodaux, dil-il à la tribune le 16 avril, sont vne autre source d'inquiétude et de mécontentement ; cette matière a toujours paru délicate aux lérjislations; il importe cependant de prendre une mesure générale gui tempère fefferves- cence des esprits, et gui, sans blesser la justice, accorde quelque chose aux malheurs de ceux gui souffrent depuis des siècles ; il ne m'appartient pas de rien indiquer, mais je dois faire connaître la nécessité des mesures. »

Cet appel de Roland, ce cri d'alarme ne sulfil point à vaincre la résis- tance de l'esprit de propriété, et quand, en juin, le projet du Comité vint en troisième lecture, il eut ii subir les plus fortes atlaques. Le modéré Deusy, soutenu par les vifs applaudissemenls de plus de la uioiLié de l'Assemblce, le soumit à la plus vigoureuse critique. Il opposa son système historique des origines féodales à celui du Comité. Selon Deusy, le mot de féodalité recouvrait des institutions très diverses. Il y avait pour ainsi dire trois sources, situées à des profondeurs diverses, des obligations féodales. Il y avait d'abord une survivance de l'esclavage antique manifestée par des droits personnels qui livraient l'homme à l'homme.

Tout ce qui provenait de cette source ancienne de servitude devait ôlro supprimé sans indemnité et l'avait été en effet par la Constituante. Il y avait ensuite des usurpations, comme le droit de justice, de patron;ige, etc., com mises par le seigneur sur la puissance publique, et quand la puis.-ance publique reprenait les pouvoirs usurpés sur elle, elle ne devait aucune indemnité.

EnRn, il y avait des obligations résultant d'un contrat: il y avait de- droils féodaux qui représentaient une concession primitive de fonds, et ceux-là, comment pourrait-on les abolir sans toucher à la propriété elle-même aussi sacrée sous cette forme que sous toute autre ?

D'ailleurs Deusy démontrait que les seigneurs avaient usurpé non pas précisément les droits féodaux, mais la propriété même des fonds et il d('in-:m- dait à l'Assemblée si elle aurait l'audace d'abolir les propriétés mêmes. « Si donc il fallait dire avec le Comité que le vice originaire d'un droit en com- aiande impérieusement la destruction lors même que les lois exislanics Tcei toujours regardé comme un droit de propriété ; si, dis-je, il fallait adopter co principe inconstitutionnel et destructeur de toute société, il faudrait pour être conséquent et en faire une juste application d'après les faits, non pas en

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conclure uniquement l'anéantissement des droits fixes et casuels; mais il faudrait y joindre en même temps la destruction du droit de propriété sur les héritages, à moins qu'on ne prouvât que ces héritages ne sont pas du nombre de ceux que les seigneurs ont usurpés à l'origine. »

« Cette double conséquence est nécessairement indivisible, puisque l'un et l'autre dérivent de la même source. Certes, ce serait un étrange oubli des principes que d'élever une prétention aussi révoltante, et qui jnènerait direc- tement à la loi agraire. Je suis convaincu que personne ne sera jamais assez hardi pour en faire la proposition. »

Deusy ajoute que la propriété féodale est en tout cas assurée par la pres- cription, qu'elle a donné lieu, sous l'autorité des lois, à d'innombrables tran-

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".m lllSTOIUK SOCIALISTE

saclions el conlrats el qu'on ne peul l'abolir sans ébranler, tout le système social. « Messieurs, croyez-vous que sous le prétexte de rechercher l'ori^'ine dy droit, en remontant à une époque reculée et ténébreuse, il vous soit per- mis de détruire aujourd'hui l'ellet de tant de contrats sur lesquels repose la fortune d'une foule considérable de citoyens ? Le résultat funeste d'une telle injustice serait de porter le trouble el la désolation dans les familles et d'opérer la ruine totale d'un grand nombre, car je pourrais vous citer plusieurs exemples de différents particuliers, dont toute la part héréditaire a été com- posée de revenus provenant uniquement des droits fixes et casuels. Oui, Messieurs, votre loyauté me persuade que vous vous empresserez de rejeter une mesure aussi révoltante. J'oserai même dire qu'elle excède vos pouvoirs.

« En elfet, dans tous les temps et dans toutes les circonstances, la nation par elle-m(''me ou par ses représentants spécialement délégués a sans doute le droit imprescriptible de changer la forme deson gouvernement, et de détruire toutes les lois politiques qui en règlent les diverses parties, mais ce serait renverser les premirrx pr/nci/ies du contrat social qxie d' (-tendre ces droits aux lois civiles qui déterminent les prvpri/tés particulières. Car alors, la propriété lie serait qu'illusoire, puisqu'elle dépendrait des révolutions périodiques des empires et l'on sait que la stabilité, la sûreté et la conservation des propriétés est une des bases essentielles de toute société politique. »

L'Assemblée était profondément troublée par cet appel de Deusy au droit supérieur de la propriété, et à vrai dire il était malaisé aux révolution- naires de la bourgeoisie de lui répondre. Au fond, il n'y avait qu'une réponse valable : « Oui, toute propriété est précaire ; oui, toute propriété est une forme transitoire de l'activité sociale; mais une forme de propriété ne i eut ôtre abolie que parce qu'elle est en contradiction avec les besoins nouveaux de la Société ; la forme féodale de la propriété est surannée aujourd'hui et dangereuse: nous la supprimons; nos arrière-neveux supprimeront à leur tour les formes de propriété qui nous paraissent légitimes aujourd'hui, si le changement général des conditions sociales rend ces formes de propriété mal- faisantes. »

Mais parler ainsi, c'était mettre la propriété bourgeoise dans le devenir, c'était jeter le droit bourgeois dans le courant de l'histoire; et ils voul;)i>"nt en faire le roc éternel. Aussi éludaient-ils les objections de Deusy plutôt qu'ils n'y répondaient.

Mailhe est celui qui osa le plus nettement affirmer qu'au fond, c'est dan& un intérêt lolitique, dans l'intérêt de la Révolution que les droits féodaux devaient ôtre abolis sans indemnité. Le 9 juin, trois jours avant le grand dis- cours conservateur de Deusy, il avait essayé de démontrer historiquement « l'usurpation » féodale. Mais enfin il conclut : « Les ci-devant seigneurs se plaindront sans doute, mais de quoi ne se plaignent-ils pas?

<■ \'ous serez absous oar les bénédictions des quatre-vingt-dix-neuf cen-

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tièmes de la génération et celles des générations futures... La destruction sans indemnité de tous les droits est la pierre qui manque au fondement de la Révolution... Quand la nation aura fait pour ses membres tout ce qui est commandé par la justice, alors ils s'empresseront de faire tout en qui sera commandé par l'intérêt de la patrie ; ils courront au devant de tous les sacri- fices pour la liberté, qui déjà est un besoin moral pour les citoyens éclairés, et dont vous aurez fait un besoin physique pour tous les Français. »

Là, nettement, la propriété est subordonnée à la liberté; et nous voyons poindre ce qui sera la conception sociale de la Convention : la théorie du salut public appliquée à la propriété comme à tout le reste. Mais cela effrayait. Et Louvet, le 12 juin, ne rassura guère l'Assemblée en formulant avec quel- que ampleur la théorie.

« Si ces droits qu'on veut conserver et qui sont véritablement comme la pierre d'attente de toutes les prérogatives féodales qui en ont été détachées ne pouvaient pas être bientôt rachetés, qu'arriverait-il, Messieurs? Ils con- tinueraient de laisser à une classe accoutumée à la domination un ascendant certain sur leurs redevables et cet ascendant ne tarderait pas à porter la cor- ruption dans notre régime électif, dans notre gouvernement représentatif et deviendrait l'écueil infaillible de la Révolution.

« Messieurs, de célèbres écrivains en politique ont dit que, qui avait les terres avait bientôt les hommes, que les citoyens ne pouvaient pas être libres quand leur propriété était asservie...

« Loin de moi sans doute l'idée que les fortunes puissent être ramenées un instant à l'égalité et s'y maintenir; loin de moi l'idée d'un partage ima- ginaire dont on parle beaucoup, mais auquel personne ne croit sérieusement, et qu'il ne viendra du moins jamais à la tète d'un homme sensé de vroposer ou de consentir?

« Mais, je parle ici à des législateurs, je parle à des amis de la liberté et de la Révolution, et, à ce titre il peut, je crois, m'être permis de vous supplier Messieurs, de considérer que l'égalité politique et la Constitution n'ont pas d'ennemis plus à craindre que l'excessive inégalité des fortunes, que la pre- mière cause peut-être de celle qui s'est établie en France tient au régime féodal... »

Plusieurs députés manifestèrent vivement leurs craintes. Henry, de la Haute-Marne, s'écria le 14 juin: « Pour parvenir à la destruction sans indem- nité de ces droits, on a affirmé à cette tribune que l'égalité politique excluait l'inégalité, l'excessivilé môme des fortunes. Celte idée déprédatrice qui paraî- trait une étincelle sortie de l'anarchique système du partage agraire; cette idée alarmante pour tous les propriétaires, subversive de tout système social, sera étouffée dans sa naissance.

« Votre justice ne la considérera pour rien, parce qu'elle sait que l'inéga- lité des fortunes particulières vient de l'inégalité de l'économie individuelle

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de l excessivilô, de la constance des travaux journaliers, des privations parti- culières, de l'industrie et des spéculations commerciales qui seraient éteintes par la tyrannie insupportable, impolitique, impossible, du système de l'égalité des fortunes. »

Quel curieux enchaînement! La bourgeoisie ne peut instituer la souverai- neté de la nation et son contrôle sur les affaires publiques sans se heurter aux anciennes classes privilégiées ; elle ne peut les vaincre qu'en les expropriant au moins partiellement et elle ne peut les exproprier sans mettre en cause la propriété elle-même, et voilà que les paroles de Louvet fr.ippenl « l'excessivité » des fortunes, de toutes les fortunes ; voilà que dès 1792, la propriété bour- geoise est obligée de se défendre contre la Révolution bourgeoise par les argu- ments mômes que plus tard Bastiat opposera aux communistes.

Prouveur, dans la même séance, donne à ses craintes une formule très vigoureuse: <• Si une fois on viole le droit de propriété, je voudrais bien qu'on me dise l'opinion publique s'arrêtera. Rousseau a dit: « L'homme qui le « premier fit une palissade autour d'un terrain et dit : « Ceci est à moi! » fut le « premier fondateur des sociétés. » Eh bien ! je dis aussi : « L'homme qui le « premier détruirait aujourd'hui les barrières qui constituent les propriétés ci- « viles, serait le destructeur de toute propriété.» Le mo\. propriété, ieàis plus: l'opinion attachée à ce mot, est la voûte de ce grand édifice qui réunit 24 mil- lions d'hommes en corps de nation ; ébranlez cette voûte, l'édifice s'écroule. n n'y a plus de nation, mais des individus. Je ne pousse pas plus loin celte idée ; chacun peut en tirer les conséquences : elle mffil pour répo'idre à ce qui a été dit hier sur Tinégalilé des fortunes. Pour moi, je sais bien que si j'avais hésité jusqu'ici sur mon opinion, je n'aurais plus eu d'incertitude de- puis que l'objection dont je viens de parler a été faite. »

Qu'on remarque bien que, dans la Législative, il n'y a plus de représen- tants des ordres et, en fait, il n'y a plus de nobles. C'est donc une assemblée exclusivement bourgeoise qui est prise de peur devant les conséquences que pourrait avoir une première atteinte à la propriété, même sous forme féodale. Les intérêts alarmés s'agitaient beaucoup. Tous ceux, nobles ou bourgeois (et ils étaient nombreux), qui possédaient des droits féodaux, multipliaient les brochures, les démarches.

Louvel, dans son discours, trace un curieux tableau de toute cette activité propriétaire : « Je sais. Messieurs, que l'intrigue et l'intérêt personnel qui s'agitent continuellement autour de cette enceinte, n'ont rien négligé pour que cette discussion se présentât d'une manière défavorable à l'opinion que je soutiens: écrits anonymes distribués à plusieurs reprises aux portes de cette salle ; observations injurieuses à votre comité ; lettres sur l'état des finances écrites au président du comité des finances ; pétitions, même à cette barre, tantôt par de prétendus redevables de droits casuels auxquels on a fait demander la conservation de ces droits, tantôt par de soi-disant créanciera

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des propriétaires des mêmes droits, tout a été mis en usage pour vous ins- pirer des préventions défavorables contre le projet de décret du comité. »

De même que Siéyès, pour combattre l'abolition des dîmes, avait déclaré qu'elle profiterait surtout aux riches propriétaires, de même les modérés, qui voulaient maintenir les droits féodaux, prétendaient que leur abolition profi- terait surtout aux grands domaines grevés de redevances assez lourdes. Gohier répondit à cet argument: « A les entendre, la portion du peuple dont le sou- lagement doit sans cesse vous occuper, serait la seule qui ne retirerait aucun avantage de la suppression dont il s'agit. Cette suppression ne profiterait qu'aux riches acquéreurs, qu'aux grands propriétaires et, cependant, par une contradiction manifeste, ce sont ensuite les titres de ces riches acquéreurs, de ces grands propriétaires, qu'on oppose à la suppression demandée. Pour combattre le projet du comité féodal, on suppose ainsi tout à la fois, et qu'otv enrichit et qu'on dépouille les grands propriélaires, suivant qu'on a dessein ou de faire paraître le projet injuste ou de le rendre indifférent à ceux mômes qu'il intéresse. Si les droits casuels n'étaient payés que par les propriétaires de terres érigées en fiefs, c'est alors qu'on pourrait dire avec une sorte de raison que la question dont il s'agit est étrangère à cette portion précieuse du peuple qui a pendant trop longtemps supporté, presque seule, le fardeau des contributions de toute espèce. Mais, dans la hiérarchie tyrannique du gouver- nement féodal, tout était au contraire disposé de manière qu'un seigneur de fief ne payât pas un seul tribut à son supérieur qu'il ne s'en dédommageât amplement sur ses vassaux : ceux-ci se rejetaient sur les arrière-vassaux, si la terre qu'ils possédaient était elle-même fieffée, en sorte qu'aujourd'hui même, cette chaîne d'oppression ne pèse réellement que sur ceux qui n'en tiennent pas un seul anneau dans leurs mains. »

C'est à la fin de la séance du 14 juin que l'Assemblée passa au vote : la bataille fut très confuse. Un des modérés, Dumolard, proposa un amendement qui aurait sauvé, en partie, la propriété féodale: « Le ci-devant seigneur pourra suppléer à la représentation du titre primitif de concession de fonds par trois reconnaissances énonciatives du dit titre, appuyées d'une posses- sion publique et sans troubles de quarante ans. »

La gauche demanda la question préalable sur cet amendement. Il y eut doute au scrutin et l'appel nominal fut demandé. A l'appel nominal, 273 voix contre 227, déclarèrent qu'il y avait lieu à délibérer sur l'amendement Dumo- lard. C'était la victoire des modérés. On pouvait présumer, en effet, que la même majorité qui avait écarté la question préalable allait voter au tond l'amendement. Mais les modérés perdirent la victoire par la plus singulière manœuvre. Soit qu'ils fussent lassés par une séance prolongée, soit plutôt qu'ils voulussent rester sur cette première victoire pour se donner le temps de la consolider, ils demandèrent que la séance fût levée. La gauche résista, et les modérés, pour obliger le président à lever la séance, sortirent de la

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salle, tant ùlait âpre, dan? relie ns«pmblée bourgeoise, Jp «nimi i].- d/'Oinirp. même sous la forme féodale, la propriété 1

Mais la gauche ne se laissa pas déconcerter par cette retraite nui allait lui donner la majorité: elle resta en séance. En vain, quelques modérés qui étaient restés à leur place, crièrent-ils: « Ils vont extorquer le décret. » En vain, Hua proteste-t-il contre la mise aux voix : « L'Assemblée vient de dé- créter, par appel nominal, qu'il y avait lieu à délibérer sur l'amendement de M. Dumolard. J'observe une chose visible à tous les yeux: c'est que la plupart des opinants à l'appel nominal... {Bruit prolortf/é à gauche), lorsqu'il s'agit de voter au fond, il est présumablc que ceux qui ont volé pour qu'il y eût lipu ?i délibérer auraient voté pour l'admission de l'amendement. Comment se fait-il que maintenant qu'ils sont partis, on veuille obtenir ce décret? Je dis que dans ce cas, il y aurait une contradiction monstrueuse dans le premier vote et dans la délibération de l'Assemblée. Je demande que la déliliéralion «oit continuée demain à 9 heures, à la séance du matin. »

Delacroix répondit avec violence : « Je m'oppose à cette proposition. L'Assemblée a fait une loi contre les fonctionnaires publics qui quittent leurs postes. On réclame ici en faveur des rebelles au décret, qui se sont retirés pour ne pas faire leur devoir. [Applaudissements dans les tribunes.) L'Assem- blée n'a pas voulu lever la séance ; il suffit de 200 membres pour délibérer et nous sommes plus de 200. »

L'Assemblée vota, en effet, et elle adopta le décret suivant: « L'Assemblée nationale décrète que tous les droits féodaux qui ne seront pas justifiés être le prix de la concession des fonds par titre primitif, sont supprimés sans indemnité. »

Au moment fut émis ce vote, le procès-verbal constate que « l'extré- mité gauche est remplie et que le reste de la salle est presque vide ». Chose curieuse : la nuit du 4 août, et quoique l'ordre de la noblesse fût représenté à la Constituante, il y eut unanimité pour proclamer en principe l'abolition du régime féodal. Et dans l'Assemblée législative, exclusivement bourgeoise, il y a à peine une majorité pour abolir, en efl'et, une partie des droits féo- daux. C'est que, dans la nuit du 4 août, il s'agissait d'une déclaration de prin- cipe et que, le 14 juin 1792, il s'agit de porter un coup sensible à des intérêts réels.

Ce sont les discussions de cet ordre, ce sont les cris d'effroi poussés par une partie de la bourgeoisie modérée qui commencèrent à propager l'idée que la Révolution pourrait bien un jour proposer une loi agraire, le partage égal (les terres entre tous les citoyens. Les ennemis de la Révolution tentèrent d'elTrayer par tous les propriétaires, et il est probable que les débats sur la propriété féodale leur fournissaient des arguments. Le 14 juin, Chéron-La- bruyère, après le vote du décret qui abolissait sans indemnité les droits féo- daux casucls. demanda la parole pour un article additionnel et il dit : « On ne

HISTOIRE SOCIALISTE 791

peut se dissitmder que plusieurs propriétés foncières ont été usurpées. Je de- mande, comme extension du principe décrété, que toutes les propriétés fon- cières dont les titres primitifs ne pourront pas être reproduits, soient déclarées biens nationaux. » L'Assemblée ne statua pas, effrayée sans doute par les commentaires que provoquerait un tel débat.

Le 17 et le 18 juin, l'Assemblée acheva de voter les articles du projet du comité : les modérés ayant manqué la manœuvre le 14, nosèrent pas recom- mencer la résistance. Mais il s'en faut que l'abolition du régime féodal soit encore complète. Il ne s'agit ici que des droits casuels. De nouveaux pas très hardis seront faits après la Révolution du 10 août. Nous retrouverons donc la question féodale, la question paysanne, dans la suite des événements révo- lutionnaires.

Si je l'ai tout dabord suivie jusquTci, c'est parce que, à défaut des cahiers électoraux, je voulais faire apparaître d'emblée la pensée des paysans. 11 est visible que la poussée paysanne se joint à l'agitation des villes et à la terrible logique des événements, pour faire passer le pouvoir révolutionnaire des modérés aux démocrates.

L.K GUERRE OU LA PAIX

La Législative était une assemblée assez inconsistante et hésitante. Presque tous les nouveaux élus avaient une certaine expérience révolutionnaire. Au moins dix-neuf d'entre eux sur vingt, étaient des fonctionnaires électifs de la Révolution : maires, juges de paix, administrateurs du département ou du district, procureurs syndics, membres du directoire du département. Ils avaient vu de près et surveillé les grandes opérations révolutionnaires, la vente des biens nationaux. Ils avaient vu de près aussi les menées contre- révolutionnaires, les intrigues des nobles, les révoltes des prêtres insermentés. Ils étaient donc dévoués de tout cœur à Tordre nouveau et avertis de ses périls

Mais ils n'avaient aucune politique bien nette. Beaucoup d'entre eux avaient été élus sous l'impression des événements de juin 1791. Ils avaient vu la Constituante sa rallier désespérément à la royauté et il leur semblait impo.-sible de tenter un autre chemin. La sanglante journée dii Ghamp-de- Mars, dont la responsabililé fut attribuée aux démocrates, pesa aussi sur les élections.

A Paris, les modérés l'emportèrent. Danton fut battu, et c'est à grand' peine que Brissot fut élu après une dizaine de scrutins qui lui furent défavo- rables. Pourtant, Paris, qui dans les élections pour la Législative inclina vers les Feuillants, donna la majorité aux Jacobins et même aux Cordeliers dans les élections municipales. Pétion fut élu m.iire de Paris contre Lafayette, et Danton fut élu substitut du procureur de la Commune. Il y avait incertitude et Ilullcinent. El il semble, qu'on j-ouvail dire de la Législative ce que Des-

782 HISTOIRE SOCIALISTE

moulins disait, le 21 oclobre 1792, de la Conslilution elle-même : « Placée entre l'étal populaire et l'état despotique, comme la roue d'Ixion entre deux pentes rapides, de manière que la moindre inclinaison devait la précipiter d'un côté ou de l'autre. »

La Législative allail-elle renforcer l'autorité royale? Allait-elle déve- lopper au contraire la démocratie? Tout d'abord, elle parut animée à l'égard de la royauté d'une sorte d'esprit ombrageux, et même, si on peut dire, de susceptibilité provinciale. Les journaux de la Cour raillaient les nouveaux législateurs venus « en galoches et en parapluies ». Ils signifiaient à l'Assem- blée nouvelle que l'absence de toute aristocratie la rendait presque ridicule. La Législative eut la faiblesse de s'émouvoir de ces pointes et elle chercha à se donner, comme le disent tous ses orateurs, une « attitude imposante », un « caractère imposant ».

Mais, au lieu de chercher ce « caractère imposant » dans la fermeté de ses lois, dans la vigueur et la suite de ses décrets, elle s'attacha d'abord à des questions d'étiquelte assez puériles. Réunie le 1" oclobre, elle détruisit, en une de ses premières séances, le cérémonial réglé par la Constituante pour les rap- ports de l'Assemblée et du roi. Elle décida qu'on ne l'appellerait plus « Votre Majesté», attendu qu'il n'y avait que deux majestés : la majesté du peuple et la majesté de Dieu. Elle décida que le roi ne serait point assis dans un fauteuil doré et plus haut que celui du président, mais dans un fauteuil tout pareil

Mais, comme le lendemain de ces décrets assez enfantins, il y eut une émotion assez vive dans la bourgeoisie parisienne, comme les anciens dé- putés de la Constituante se scandalisèrent et gémirent, comme les actions à la Bourse baissèrent subitement sous la menace d'un conflit entre la Légis- lative et le Roi, l'Assemblée, assez effarée, revint sur son vole. Les impétueux députés de la Gironde, qui avaient d'abord entraîné la Législative à ces mani- festations un peu puériles, durent battre en retraite.

L'Assemblée choisit comme président un modéré, Pastoret, qui reçut le roi avec un discours fleuri s'épanouissait « Sa Majesté », et qui alla jusqu'à lui dire : « Nous avons besoin d'aimer notre roi. » Tour à tour guindée et attendrie, la Législative ne prenait pas du tout, en ces premiers jours, le caractère « imposant » qu'elle avait recherché. Elle imagina aussi de donner au serment de fidélité que devaient prêter tous les législateurs, un apparat théâtral. Elle décréta qu'une députation irait chercher aux Archives l'exem- plaire de la Constitution.

Ce furent les plus âgés des députés qui allèrent chercher le dépôt sacré. Quand ils rentrèrent dans l'Assemblée, elle se leva comme en une manifesta- tion religieuse. C'était l'arche sainte qui passait. Des fervents proposèrent que pendant que la Constitution séjournerait ainsi dans l'Assemblée, aucun dé- puté ne fût admis à parler, de môme qu'on ne parlait point quand le roi était présent. Devant le Saint-Sacrement de la Révolution le silence convenait.

IllSTOIllE SOCIALISTE

L'Assemblée n'alla pas jusqu'à cette mysticité un peu !iii. propositions les plus étranges abondèrent : En jurant, les (!';;); tenir tout le temps la main sur le livre de la Constitution. Ur.e. seconde le contact eût été supprimer la vertu du serment.

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Jérôme Pétion. (D'après une estampe du Musée Carnavalet).

D'autres proposèrent que la formule du serment de fulélitO :'i Constitulion, à la nation, à la loi, au roi, fût écrite en gros caractères sui n enseigne, et que celle enseiorne dominât la trilMine.

L'Assemblée voulait ainsi se donner je no sais quoi de solennel, <

UV. 100. HISTOIRE SOCIALISTÏ. UV lUv-

701 histoihb sucialisti?:

modérés essayaient de faire de la Conslilulion de 179i, si largement monar- chique, une sorte de livre s-acro.

Mais bientôt des difficultés pressantes et graves obligèrent la Législative à renoncer à ces cérémonies puériles et à faire face au péril. D'abord deux nouvelles sinistres lui parviennent, l'une d'Avignon, l'autre de Saint-Do- mingue.

A Avignon, un secrétaire de la mairie patriote, Lescuyer, est assassiné dans une église par la populace catholique fanatisée. Les patriotes crièrent vengeance, mais ils commirent la faute de laisser un bandit, .lourdan coupe- tôte, prendre la direction. Celui-ci, aidé par des hommes ivres de colère et de sang, consomma'les effroyables massacres de la Glacière.

A Saint-Domingue, les mulâtres et les noirs, exaspérés par la politique décevante de la Constituante, venaient de se soulever, et en une nuit, avaient incendié, pillé, massacré.

Mais quelque violents et douloureux que fussent ces événements, ils n'étaient point, pour ainsi dire, au cœur même de la Révolution. La révolte des colonies était lointaine ; le comlat venaissin éUiit à peine annexé de la veille. Ce qui était plus inquiétant, sinon plus triste, c'est que partout la contre-révolution s'agitait, se ranimait à l'espérance. C'est que les émigrés, rassemblés en un petit corps de troupe sur nos frontières, multipliaient les excitations et les défis : c'est qu'en France même les prêtres réfractaires animaient les esprits, et qu'en Vendée notamment, les premiers feux de la guerre civile s'allumaient.

Mais s'il y avait partout des difBcultés ou même des périls, la force de la Révolution restait immense, et il aurait suffi à la Législative d'une politique de fermeté et de sang-froid pour assurer le fonctionnement de l'ordre révo- lutionnaire. Mais c'est précisément le sang-froid qui taisait défaut à cette assemblée inexpérimentée et inconsistante. Tout contribuait à la déconcerter. D'abord, la disparition de la Constituante, de la grande assemblée, qui, si souvent, an 20 juin, au 14 juillet, puis au 21 juin 1792, avait sauvé la Révolu- tion, encourageait les espérances factieuses.

Il semblait aux ennemis de la liberté que l'immense force révolution- naire, qui les avait vaincus, n'était plus là, et que les destins allaient changer.

L'impuissance de la Constituante elle-même, après Varennes, sa soumis- sion, en quelque sorte superstitieuse, à la royauté provocatrice et traîtresse, avait suggéré l'idée que la monarchie était intangible, qu'elle était la seule force durable et inviolable et qu'on ne risquait rien à se rallier autour d'elle.

Les persécutions, dirigées, à la suite des événements du Ghamp-de-Mars, contre les patriotes les plus ardents, poursuivis comme Danton jusque dans les assemblées électorales, exaltaient encore la confiance, l'esprit de sarcasme et'de provocation des réacteurs.

L'heure semblait venue la Révolution, lassée et cumme effrayée de son

HISTOIRE SOCIALISTE 795

propre mouvement, cessait de frapper ses ennemis et se frappait elle-même.

Avec de la prudence et de l'esprit de suite, la Législative aurait permis à l'énergie révolutionnaire de se reformer. Mais la Législative, sans passé, sans prestige, n'avait pas confiance en elle-même : et d'emblée elle crui qu'elle devait crier très fort, prodiguer les gestes de menace, pour se fair- craindre. Les orateurs, jeunes, brillants, passionnés, qui abondaient en ell:\ les Grangeneuve, les Isnard, les Guadet, même Vergniaud, se plaisant a x émotions oratoires, lui communiquaient une ardeur désordonnée, fiévreuse ^t un peu factice et une sorte de fanatisme superficiel.

Entre les motions éblouissantes des Girondins et les conseils de modéi.i- tion débile et sournoise des Feuillants, l'Assemblée oscillait sans cesse l elle n'avait ni la suite dans la modération, ni la suite dans la vigueur.

Toute l'Assemblée avait je ne sais quoi de superficiel et d'artificiel. Elle ne portait point en elle la forte, saine et droite pensée du peuple, écarté du scrutin par la loi des citoyens passifs. Et d'autre part, la bourgeoisie diri- geante, très déconcertée et divisée au lendemain de Varennes, ne lui avait donné qu'un mandat trouble et incohérent. Elle était donc comme sus- pendue dans le vide et à la merci des souffles errants, des motions impro- visées ou des intrigues savantes. Et la tentation devait venir naturelle- tiienl aux habiles, à ceux qui se croyaient « des hommes d'Etat » de mépriser un pi'u cette Assemblée imprévoyante, et de la conduire par des raisons in- complètes vers des buts qu'on ne lui révélait qu'à demi.

C'est ainsi que soudain, en une séance, en un discours, Brissot fit surgir la question de la guerre. Or, c'était en partie, une question factice et qui masquait des desseins inavoués.

Ir^our nous, aujourd'hui, il n'y a pas de plus troublant problème. Il peut sans doute paraître puéril de refaire l'histoire après coup et de se demander -ce qu'il lût advenu de la Révolution, de la France, de l'Europe, de l'univers, si la France révolutionnaire avait pu éviter la guerre.

.Mais d'autre part, cette grande aventure de la guerre a fait tant de mal à notre pays et à la liberté, elle a si violemment déchaîné, dans la France de la philosophie et des droits de l'homme, les instincts brutaux, elle a si bien préparé la banqueroute de la Révolution en césarisme, que nous sommes obligés de nous demander avec angoisse : Cette guerre de la France contre l'Europe était-elle vraiment nécessaire? Etait-elle vraiment commandée par les dispositions des puissances étrangères et par l'état de notre propre pays? Enfin, pour dire toute notre pensée, il nous répugnerait beaucoup de dégra- der ou de méconnaître le patriotisme fervent, l'enthousiasme sacré qui se mêla à la grande aventure guerrière ; mais si à l'origine même de celte aventure héroïque nous démêlons une part d'intrigues, de roueries, de men- songes, c'est notre devoir d'avertir les générations nouvelles.

Je crois pouvoir dire, après avoir bien étudié les documents, que, pour

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;>> m îits. Lviùcm.ueui leâ initiés savaient quel coup il allait porter, quel horizon « plein d'éclairs» il allait ouvrir; et avant même que le machiniste fit jouer le décor, ils exaltaient le sentiment de l'Assemblée.

Il commença par déclarer qu'il serait à la fois injuste et inutile de frapper la foule obscure des éraigranls : Ce sont les chefs de l'éraigration, les fonction- naires publlcs.ayantdéserté leur poste; ce senties princes, les frères du roi qui doivent être sommés de rentrer, et s'ils désobéissent, déchus de leurs titres et droits.

Par Brissot se flatte d'arrêter l'émigration, de frapper à la lôte la contre-révolution.

Prétention étrange 1 Car les princes français, décidés à la guerre à mort contre la Révolution, méprisaient tous les décrets de déchéance et de confis- cation : que leur importaient les décrets des « rebelles » ? Et quant à leurs^ biens, ils les avaient déji réalisés en partie, et. vainqueurs, ils les retrou- veraient sans peine.

Brissot s'exalte pourtant, comme s'il y avait une vue audacieuse et un moyen décisif de salut :

« Vous devez vous élever, Messieur-, à la hauteur de la Révolution. Vous devez faire respecter la Constitution par les rebelles, et surtout par leurs chefs, ou elle tombera par le raéiiri-;. Le néant est : il attend ou la noblesse ou la Constitution : choisissez. {Vifs applaitdhsements.) Ce décret va vous juger. Ils vous croient timides, effrayés par l'idée de frapper sur des indi- vidus que la précédente Assemblée a épargnés. Qu'ils apprennent enfin que vous avez le secret de votre force...

« Craindriez-vous d'être imprudents en frappant ce coup? C'est la pru- dence même qui vous l'ordonne. Tous vos maux, toutes les calamités qui désolent la France, l'anarchie que sèment sans cesse des mécontents, la dis- parition de votre numéraire, la continuité des émigrations, tout part du loyer de rébellion établi dans le Brabant, et dirigé par les princes français. Eteignez ce foyer en poursuivant ceux qui i' fomentent, en vous attachant opiniâ- trement à eux, à eux seuls, et les caliw/és disparaîtront. »

Quel enfantillage ou quelle manu: ..re de prétendre que toute l'agitationr contre-révolutionnaire lient au rassemblement de quelques milliers d'émi- grés ! Quel enfantillage ou quelle manœuvre de prétendre que, pour arrêter toute celle agitation, il sufBra de proférer contre les princes, chefs de l'émi- gration, des menaces que les législateurs ne pouvaient mettre à exécution 1

Mais, soudain, avouant lui-même la futilité de ces mesures, Brissot met

in^TOin '■, SO:".! \ i.'ST'

1' ! V.-iiirc l'o 11 Iti"" nlni (111. non plu- en mie iVudv. i:;;;l.„_i.c uuuped'émi- i,'i(>. in:ii< PII I'hc do i"La.u,.c mûuarchique et féodale :

« Je vous l'ai déjà fait pressentir : toutes vos lois et contre les émigrants et contre les rebelles et contre leurs chefs seraient inutiles, si vous n'y joignez pas une mesure essentielle, seule propre à en assurer le succès, et celte me- sure concerne la conduite que vous avez à tenir à l'égard des puissances étrangères qui maintiennent et encouragent ces émigrations et ces révoltes.

« Je vous ai démontré que cette émigration prodigieuse n'avait lieu que parce que vous aviez épargné les chefs de la rébellion, que parce que vous avez toléré le foyer de contre-révolution qu'ils ont établi dans les pays étran- gers ; et ce fait n'existe que parce qu'on a négligé ou craint jusqu'à ce jour de prendre des mesures convenables et dignes de la nation française, pour forcer les puissances étrangères, d'abandonner les rebelles. »

1 Tout présente ici, Messieurs, cet enchaînement de fraudes et de séduc- tions. Les puissances étrangères trompent les princes, ceux-ci trompent les rebelles, les rebelles trompent les émigrants. Parlons enfln le langage d'hom- mes libres aux puissances étrangères et ce système de révolte, qui tient à un anneau factice, tombera bien vite; et non seulement les émigrations cesse- ront, mais elles reflueront vers la France; car les malheureux qu'on enlève ainsi à leur patrie désertent dans la ferme persuasion que des armées innom- brables vont fondre sur la France et y rétablir la noblesse. Il est temps enfin 'le faire cesser ces espérances chimériques qui égarent des fanatiques ou ies ignorants; il est temps de montrer à l'univers ce que vous êtes, hommes '.lires et Français. » [Applaudissements prolongés.)

Hélas 1 quelle mystification, et avec quelle facilité l'Assemblée se laisse prendre à des raisonnements aussi dangereux qu'enfantins! Car s'il est vrai que les puissances étrangères trompent les émigrants, s'il est vrai qu'elles ne >oiii nullement disposées à mettre à leur service des soMats, la vérité ne la'dera pas à éclater à tous les yeux : la déception ramènera bientôt les I migrants, et tout ce prestige s'évanouira sans que la France ait couru le risque d'indisposer les puissances étrangères par des fanfaronnades et des menaces. Si les puissances sont foncièrement pacifiques, pourquoi s'exposer à susciter en elles des sentiments belliqueux?

Mais soudain, comme s'il avait senti la frivolité de sa thèse, Brissot jette le Irouble dans l'esprit de l'Assemblée par la plus détestable exaltation et par les contradictions les plus étranges. Il fait appel au sentiment de la gloire, à l'amour-propre blessé. Il montre le peu de cas que les puissances font de la France révolutionnaire, de sa Constitution nouvelle. Partout, en tous pays, à Naples, en Russie, en Suisse, à Liège, nos ambassadeurs ne trouvent point les égards auxquels ils ont droit. Et Brissot, en un tableau effrayant et som- maire, nous montre un instant toule l'Europe conjurée contre nous :

« Est-il vrai que dans cotte fameuse entrevue de Pilnilz, on ait conjuré

798 HISTOIRE SOCIALISTE

la ruine de la Conslitulicii frunçaise? Esl-il vrai qu'on y ail arrtHù ci'tle dé- claration devenue publique, par laquelle les princes s'engagent L maintenir le repos de l'Europe et à tourner leurs armes contre la France, si elle re donne pas satisfaction aux princes allemands? Est-il vrai que le roi de Prusse, comme Électeur de Brandebourg, ait fait la môme déclaration à la Diète de Ralisbonne? Esl-il vrai que l'Impératrice de Russie ait écrit cette lettre à l'Empereur, dans laquelle elle déclare qu'elle se croit obligée, par bien des considéralions et pour le repos de l'Europe, à regarder comme sa propre cause la cause du roi des Français? Est-il vrai qu'elle ait actuellement donné des sommes d'argent considérables aux chefs des rebelles, qu'elle leur ait envoyé, pour se concerter "avec eux, un personnage distingué dans ses Étals?...

« Esl-il vrai que tous les princes aient arrêté de tenir un congrès à Aix- la-Chapelle pour modifier notre Conslitulion et rétablir la noblesse? Esl-il vrai que cet évident projet de congrès doive s'exécuter, malgré la déclaralion faite par le roi qu'il accepte la Constilulion? »

Mais, si tout cela est vrai, il y a une conjuration universelle des souve- rains de l'Europe contre la France de la Révolution, et la guerre va éclater. Nous savons, nous, que cela n'est point vrai; que Brissot, dans ces interro- gations menaçantes, supprime toutes les nuances, ne lient aucun compte des difflcultés sans nombre qui paralysaient les puissances, des réserves qui neutralisaient leurs déclarations. Nous savons déjà, notamment, qu'à Pilnitz l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse n'ont pris que des engagements incertains, subordonnés au concours des autres puissances qui, comme l'An- gleterre, se dérobent. Mais enfin, si cela est vrai, il n'y a plus en effet à hési- ter. 11 faut révéler à la France toute l'étendue du péril et sonner dans tout le pays la guerre sainte pour la liberté.

Mais voici que soudain Brissot nous découvre qu'au fond les puissances veulent la paix, ou sont incapables de faire la guerre, et que tout cela n'est que fantasmagorie :

« Considérez, Messieurs, quelles puissances on veut vous faire redouter, et vous verrez si vous ne devez pas déployer toute votre énergie, soit à leur égard, soit à l'égard des rebelles qu'elles favorisent.

« Le peuple anglais aime notre Révolution, si son gouvernement la bail, et pour juger des forces de ce gouvernement, il faut ouvrir le registre des intérêts qu'il paye, entendre les volontaires de Dublin, parcourir les déserts de l'Ecosse et suivre le lord Cornwallis à Seringapataara.

« C'est à Tippou, vainqueur ou vaincu, que nous devons la modération du gouveriiemenl anglais; il ne sera jamais à redouter tant qu'il aura à combattre ou à régir le vaste Hindouslan. Non que je veuille ici déprécier un peuple libre, avec lequel la nature des choses nous commande les liaisons

HISTOIRE SOCIALISTE 790

l.'s plus .■■Iniiti's, un |.cu(ilc ai.-|"lé à éivi- n<>\r^' allii''. noire (i-i've ; mais je veux, je dois calmer de vaines terreurs.

« Telles sont encore celles qu'inspire l'Autriclie-Hongrie. Son chef aimt la paix, veut la paix, a besoin de la paix. {Applaudissements.) Ses pertes im- menses en hommes et en argent dans la dernière guerre, la modicité de set revenus, le caractère inquiet et remuant des peuples qu'il commande, les mécontentements du Brabant que les prédications des Vonckistes, que les querelles des Étals avec le Conseil ne cessent d'allumer, la disposition des troupes qui ont pressenti la liberté, qui ont déjà donné des exemples funestes pour la discipline, encouragées par une condescendance inouïe dans les trou- pes autrichiennes, tout fait une loi à Léopold de recourir aux négociations et non aux armes.

« Les habitudes, les goûts et l'intérêt y porteront également l'héritier du grand Frédéric, qui ne peut en politique excuser sa coalition avec son ennemi, s'il veut être de bonne foi jusqu'au bout; car la Révolution fran- çaise ôte à l'Autriche une partie de son poids dans la balance germanique.

« Quant à cette princesse (Catherine de Russie), dont l'ambition ne connaît point de bornes, tout est uni contre elle : ses trésors épuisés, ses guerres ruineuses, les éléments, les distances. On a peine à subjuguer des esclaves à mille lieues; on ne triomphe point d'hommes libres à cette dis- tance. » [Applaudissements.)

Mais quoi! et que veut donc Brissot? Si malgré leurs manifestations con- tre-révolutionnaires les puissances ou désirent la paix, ou sont incapables de faire la guerre, si leur démonstration contre la liberté nouvelle de la France est une parade, elles y renonceront d'elles-mêmes quand elles verront que cette parade est vaine, que la France ne s'émeut pas. Il n'y a donc qu'une politique sensée : sauvegarder le sang-froid de la France et pratiquer la Constitution libre, sans souci de l'étranger. Par sa seule durée, la liberté révolutionnaire déjouera les manœuvres de l'étranger, et triomphera de tous ces simulacres d'hostilité.

Mais provoquer les puissances, leur tenir un langage menaçant, et s'exposer ainsi à convertir en résolutions réellement belliqueuses leurs parades grossières ou leurs velléités incertaines, c'est un crime contre la Révolution, livrée ainsi à tous les hasards. Ce crime s'aggrave quand, pour décider la France à ces démarches imprudentes, on exagère à plaisir la faiblesse et les embarras de l'étranger, dont les difficultés intérieures ne dépassaient certai- nement pas celles de la France elle-même. Et pourtant, après avoir égaré par ces sophisnies une assemblée sans information et sans réflexion, Brissot la grise de paroles fanfaronnes :

« La France a le droit de dire aux gouvernements voisins : nous respec- tons votre pays, mais respectez le nôtre; ne donnez plus d'asile aux mécon- tents, ne vo. s associez plus à leurs projets san^'uinaires; déclarez-nous que

f;0 HISTOIRE SOCIALISTE

vous ne vous y associerei pas; ou si vous préférez à l'aniilié d'une grande nation vos rapports avec quelques brigands, allendez-vous à des vengeances ; la vengeance d'un peuple libre est lente, mais elle frappe sûrement. » {Applau- dissements.)

0 détestable griserie d'ignorance et d'orgueil. Même le Ça ira avait retenti dans le discours de Brissol « ce chant célèbre qui propagera jusque dans les derniers temps l'histoire de la Révolution. » Brissot donna lecture d'un projet de décret qui se terminait ainsi :

« Quant aux puissances étrangères qui favorisent les émigrants et les rebelles, r.\ssemblée nationale réserve à cet égard de prendre les mesures convenables, après le rapport du ministre des Affaires étrangères ajourné au i* novembre. »

Celait menaçant et vngue : c'était la nuée perflde portant la guerre dans ses flincs. Quan<l Brissot descendit de la tribune d'où il avait laissé tomber tant de paroles contradictoires, aveuglantes et funestes, « une grande p i(ii! de l'Assemblée et dos tribunes applaudit à plusieurs reprises. Les applau- dissements accompagnent M. Brissot jusqu'à sa place, et quelques minutes se passent dans l'agilMlion. » Ce fut une journée fatale.

Aucun orateur n'osa répondre nettement à Brissot qu'il compromettait témérairement la pai.T, et que la Révolulion ne devait pas se risquer en cette grande aventure sans une connaissance certaine de l'état de l'Europe et sans ' une nécessité absolue. Les uns déclarèrent modestement et presque humble- ment qu'ils n'avaient que « quelques étincelles à ajouter aux grands éclairs de Biis.-ol »; d'autres se bornèrent à dire qu'il avait « transformé tout le champ de la discussion » et à demander un ajournement du 'îébat.

Les journaux démocratiques furent un moment déconcertés. Le journal de Prudhomme, les Rcvolulions de Paris, qui tout à l'heure, va ouvrir contre la politique de guerre une si belle et si vigoureuse campa'.:ne, se tait tout d'abord. C'est à peine s'il mentionne le grand discours de Brissol et il ne le commente pas. Ce silence ou ce quasi-silence sur un discours aussi sensa- tionnel est déjà signiQcatif: c'est un blâme secret, qui n'ose s'exprimer enore. Maral lui-même est embarrassé; lui, qui bienlôt, se déchaînera contre Brissot avec tant de violence, il se réserve; pourtant, avec sa clairvoyance aiguë, il a bien démêlé les sophismes et les contradictions du discours, mais on di- rait qu'il n'ose prendre ouvertement à son compte les critiques qu'il suggère, et sa conclusion est bien vague. Dans son numéro du 25 octobre, il écrit : o Je ne suivrai point M. Brssot dans ses considérations sur nos rapports po- litiques avec les nations étrangères, que nous devons regarder comme enne- mies, d'après les outrages qu'en éprouvent les Français, amis de la liberté.

« Il pense, qu'au lieu de nous attaquer de vive force, elles for- meront entre elles, une médiation .nmiée. pour reconnaître la no- Itlesse. et nous donner le gonverunnieni anglais. Mais à quoi bon, dira

HISTOIRE SOCIALISTE

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peut-être quelque raisonneur, insister si fort sur la nécessité de les faire expliquer incessamment, sans attendre qu'elles nous attaquent à ^improviste puisque les plus redoutables sont peu faites pour nous intimider, tandis que les autres ne méritent que dumépris? EL puisque nous n'avons rien àcraindre de ces puissances, pourquoi s'inquiéter si fort des émigrants qui réclament

GOADBT.

(D'après une estampe du Musée Carnavalet.)

leur appui? Pourquoi les poursuivre à outrance sans distinguer les citoyens effrayés des lâches déselteurs et des traîtres perfides ?

« Ce sont les atteintes cruelles que ces puissances liguées avec les conjurés du dedans et du dehors peuvent porter à la liberté; et les coups mortels qu'elles s'apprêtent de porter à la patrie, qui doivent enfin nous faire ouvrir les yeux sur les dangers qui nous menacent, et nous faire recourir à des me- sures efQcaces pour faire rentrer dans nos murs les fugitifs conspirateurs. »

UV. 101. BISTOIBE SOCIALISTE. LIV. 101.

802 IIISTOIRIi: SOCIALISTE

Evidemment, les objections que Maral met dans la bouche du raisonneur, ont frappé Marat lui-même, et devant li^ discours de Urissotil ressent du ma- laise. Mais il n'est pas encore it«^cidé à lofTensive.

Ainsi, dès son premier éclat, la politique belliqupuse semblait tout do- miner. Et pourtant, jamais les dispositions des puissances ne furent plii^ in- certaines. Jamais il ne parut plus facile, à une politique avisée, de conjurer toute agression et d'empi^cher le concert des souverains. J'ai déjà cité la lettre du roi d'Angleterre qui refusait tout concours au roi de Suède et par son ferme propos de neutralité, réduisait à néant la convention de Pilnitz. J'ai cité aussi ce que Fersen écrit des dispositions tout k fait négatives de l'empereur Léo- pold. Il est certain qu'en octobre, au moment même Brissot pousse la France à une démarche décisive, le désarroi et l'hésitatioD sont très grands à la Cour et chez les puissances.

La trahison royale continue. Ni Louis X"V1, ni Marie-.\ntoinetle n'accep- tent la Révolution et la Constitution. Mais ils sont frappés de terreur, il? ont peur qu'une imprudence des émiarrés expose leur liberté et leur vie même aux plus grands périls. Ils s'efforcent à paralyser l'émigration : et ils demandeat aux souverains étrangers de former un Congrès. Ce Congrès essaiera d'im- poser à la France une constitution nouvelle, plus respectueuse de la monar- chie. C'est la trahison, mais la trahison mêlée de peur. Car Louis XVI et Marie. Antoinette craignent que si le Congrrs des souverains procMe d'emblée par la force, il ne provoque un soulèvement terrible de toute la France. Il faudrait qu'il pût agir par une sorte de pression. Mais cette pression ne sera efficace que si les puissances sont absolument unanimes.

Or, celte unanimité absolue est. à cette date, une chimère. Des puis- sances se réservent et elles tirent argument de L'acceptation de la Consti- tution par Louis XVI. Les princes, les émigrés, désavoués par le roi, re- doutés par la reine, importuns aux puissances, s'exaspèrent tous les jours, mais d'une rage impuissante.

Le 20 octobre, le jour môme Brissot sonne la première fanfare de guerre, le comte de Fersen écrit au roi de Suède: « Sire, je .«uis assuré que l'intention de l'empereur est de regarder la sanction du roi de France comme bonne, et de ne rien faire en ce moment, sous prétexte qu'on ne peut pas lui donner un démenti. Mais la seule chose qu'on pourrait obtenir, serait l'annonce immédiate d'un Congrès, la fixation du lieu et la nomination des membres qui devraient le composer. Le prétexte de ce Congrès serait la prise de possession que l'Assemblée a faite d'.\vignon. Il faudrait engager le pape à réclamer l'intervention de toutes les puissances de l'Europe contre une telle usurpation. La Cour d'Espagne pourrait indiquer cette démarche à Sa Sainteté. Je doute cependant encore de l'activité que ^empereur tnet- trait à cette démarche s'il n'y était poussé par les autres Cours. »

Marie-Anloinelte écrit le 19 octobre à Fersen: « J'écris à M. de Mercy

HISTOIRE SOCIALISTE

pour presser le Congrès. Je lui manâede vous communiquer ma lettre; auss^ je n'entre pas en détail sur cela avec vous. J'ai vu M. du Montier qui désire fort aussi ce Congrès. Il m'adonne même desidées pour les premières bases, que je trouve raisonnables. Il refuse le ministère et je l'y ai même engagé. C'est un homme à conserver pour un meilleur temps, et il serait per lu. »

Et elle continue sa lettre par des paroles découragées, presque désespé- rées: elle ne sait si elle redoute davantage les Français du dehors, lesémigrés, ou les Français du dedans, les révolutionnaires. « Tout est assez tranquille pour le moment, en apparence, mais cette tranquillité ne tient qu'à un fil et le peuple est toujours comme il était, prêt à faire des horreurs; on nous dit qu'il est pour nous, je n'en crois rien, au moins pour moi. Je sais le prix qu'il faut mettre à tout cela ; la plupart du temps cela est payé, et il ne nous aime qu'autant que nous faisons ce qu'il veut. Il est impossible d'aller longtemps comme cela; il n'y a pas plus de sûreté dans Paris qu'auparavant, et peut-être encore moins, car on s'accoutume à nous voir avilis... ies Fran- çais sont atroces de tous les côtés: il faut bien prendre garde qice si ceux d'ici (les révolutionnaires) ont l'avantarje et qu'il faille vivre avec eux, ils ne puis<tent nous rien rc/)roclier ; mais il faut penser aussi, que si ceux du dehors redevenaient inaîtres, il faut qtCon puisse ne pas leur déplaire... »

C'est l'extrême frayeur: elle ne sait plus quel est le parli qui l'emportera et elle veut se ménager avec tous. Ce n'est plus la reine superbe et outragée qui calcule des moyens de revanche. C'est la créature humaine aux abois qui ne veut pas périr, et quelle tristesse pour elle de constater le néant de ces applaudissements « populaires », payés par la liste civile 1

Le 21 octobre le baron de Taube écrit de Stockholm à Fersen: « Quant aux affaires de France voici ce que les princes disent clans leur lettre à l'im- pératrice (de Russie): L'esprit de lenteur qui conduit les cabinets de Vienne et de Madrid, la mauvaise volonté de ce dernier, que nous avons de fortes raisons de croire vendu à nos ennemis; les intrigues enfin du baron de Bre teuil, car il est temps de le nommer à Votre Majesté, qui aime mieux de tout renverser . que de voir réussir des projets qu'il n'a pas conçus lui-même, etc., etc. »

Ainsi, colère et déception chez les émigrés, terreur et duplicité chez la reine, indécision et paralysie des puissances : je ne sais quel effort stérile et informe de trahison et de guerre qui n'aboutit pas.

Le 31 octobre, Marie-Antoinette écrit à Fersen : « La lettre de Mon- sieur (comte de Provence et frère du roi) au baron (de Breteuil) nous a éton- nés et révoltés; mais il faut avoir patience et dans ce moment, pas trop montrer sa colère; je vais pourtant la copier pour la montrer à ma sœur (Madame Elisabeth sœur de Louis XVI, qui tenait pour les princes). Je suis anxieuse de savoir comment elle la justifieraau milieu detont ce qui se passe. Cest un enfer quenotre intiTieur ; il ny a pas moyen d'y rien dire avec les

804 HISTOIRE SOCIALISTE

meilleures intentions du monde. Ma sœur est tellement indiscrète, entourée d'intrigants, et surtout dominée par son frère au dehors, qu'il n'y a pas moyen de se parler, ou il faudrait quereller tout le jour. Je vois que lam- bition des gens qui entourent Monsieur, le perdra entièrement ; il a cru dans le premier moment qu'il était tout, et il aura beau faire, jamais il ne jouera ce rôle; son frère (Louis XVI), aura toujours la confiance et l'avantage sur lui dans tous les partis, par la constance et l'invariabilité de sa conduite. Il est bien malheureux que Monsieur ne soit pas revenu tout de suite, quand nous avons été arrêtés, il aurait suivi alors toujours la marche qu'il avait annon- cée : de ne vouloir jamais nous quitter, et il nous aurait épargné beaucoup de peines et de malheurs, qui vont peut-être résulter des sommations que nous allons être forcés de lui faire pour sa rentrée, à laquelle nous sentons bien, que surtout de cette manière, il ne pourra pas consentir.

« Nous gémissons depuis longtemps du nombre des émigrants; nous en sentons l'inconvénient tant pour l'intérieur duroyaume que pour les princes mêmes. Ce qui est affreux, c'est la ynanière dont on trompe et a trompé tous ces honnêtes gens, à qui il ne restera bientôt que la ressource de la rage et du désespoir.

« Ceux qui ont eu assez de confiance en nous pour nous consulter, ont été arrêtés, ou au moins s'ils ont cru de leur honneur de partir, nous leur avons dit la vérité. Mais que voulez-vous? Le ton et la manie est, pour ne pas faire nos volontés, de dire que nous ne sommes pas libres (ce qui est bien vrai) ; mais que par conséquent nous ne pouvons pas dire ce que nous pen- sons et qu'il faut agir à l'inverse... Comme il est pourtant possible qu'ils fassent dans ce raomenl-ci, des sottises qui perdraient tout, je crois qu'il faut à tout prix les arrêter (les princes); et comme j'espère, d'après ce que vos papiers annoncent et la lettre de M. de Mercy, que le Congrès pourra avoir lieu, je crois qu'il faudrait leur envoyer d'ici quelqu'un de sûr. qui pût leur montrer le danger et l'extravagance de leur projet: leur montrer en même temps notre véritable position et nos désirs, en leur prouvant que la seule marche à suivre jiour nous, est, dans ce raoment-ci, de gagner ici la confiance du peuple, que cela est nécessaire, utile même, pour tout pro- jet quelconque ; qu'il faut que pour cela tout marche ensemble et que les puissances ne pouvant pas venir au secours de la France avec de grandes lorces pendant l'hiver, il n'y a qu'un Congrès qui puisse rallier et réunir les moyens possibles pour le printemps.

« ... L'Espagne avait encore une autre idée: mais que je crois détestable: c'est de laisser entrer les princes avec tons l»s Français, soutenus seulement par le roi de Suède comme notre allié, et déclarer par un manifeste qu'ils ne viennent pas faire la guerre, mais pour rallier tous les Français à leur parti et se déclarer protecteurs de la vraie liberté française.

« Les grandes puissances fourniraient tout l'argent nécessaire pour cette

HISTOIRE SOCIALISTE 805

opéralioQ et resteraient, elles, au dehors, avec un nombre de troupes assez considérable, pour en imposer, mais ne rien faire, pour qu'on ne puisse prendre prétexte d'une invasion et crainte de démembrement. Mais tout cela n'est pas praticable comme cela, et je crois que si l'empereur se dépêche d'annoncer le Congrès, c'est la seule manière convenable et utile de finir tout ceci. Je n'entends point pourquoi vous désirez qu'on relève de suite les mi- nistres et ambassadeurs (accrédités à Paris par les puissances), il me semble que ce Congrès étant censé, au moins dans le premier moment, d'être réuni tant pour les affaires qui intéressenttoutes les puissances de l'Europe que pour celles de la France, il n'y a pas de raison à cette prompte retraite, et puis est-on sûr que toutes les puissances en agiront de même et croit-on que T An- gleterre, la Hollande, conduite par elle, et la Prusse mêmCj pour déjouer les autres, ne laisseront pas peut-être leurs }ninistres? Alors, il y aurait une désunion dans les opinions de l'Europe qui ne pourrait que nuire à nos affaires. Je peux me tromper: mais Je crois qu'il n'y a qu'un grandaccord, au moins en apparence, qui puisse en imposer ici. »

Il est visible qu'il n'y avait point péril immédiat pour la Révolution, qu'elle avait le temps de s'organiser, de se fortifier à l'intérieur, de déjouer les intrigues et les trahisons et peut-être de s'imposer à l'Europe et aux rois par le prestige de sa force, sans se jeter au hasard des guerres.

Quelle imprudence à Brissot et à ses amis, d'animer et de coaliser par leurs défis, par leurs sommations, des souverains aussi incertains et aussi divisés!

Le 4 novembre encore, Fersen écrit de Bruxelles au roi de Suède : « Tout me confirme dans l'opinion que l'intention du cabinet de Vienne est de ne rien faire. Déjà il a, par ses discours, forcé le roi à sanctionner, mis les puis- sances du Nord, dont il craint l'entente, dans l'impossibilité d'agir. L'empe- reur vient de recevoir l'ambassadeur de France et les nouvelles lettres de créance qu'il lui a présentées ; il témoigne hautement, à Vienne, le contente- ment sur la sanction du roi de France, et après m'avoir dit que le seul moyen de venir au secours du roi serait une acceptation de la Constitution, sans y faire aucun changement, il présente cette même acceptation comme une raison pour ne pas s'en mêler. Je sais, en outre, que les arrangements qui avaient été pris pour la marche des troupes viennent d'être annulés, et le comte de Mercy s'explique froidement sur la convocation d'un Congrès. »

« Le prince de Kaunitz n'aime pas la France et verra avec plaisir l'abaisse- ment de cette puissance. L'empereur est faible et se laisse mener parses mi- nistres, il est d'ailleurs personnellement anglais. L'empressement du roi de Prusse à soutenir le roi les effraye; ils y voient le projet qu'il a sans doute de s'allier avec la France; le leur est sans doute de se lier avec l'.Angleterre, et quelques passages d'une conversation que le comte de .Mercy a eue avec quelqu'un et dont j'ai eu le détail me confirment dans celle opinion. »

806' ihstoiuf: socialiste

El ce qui ajoute au désarroi, c'est que la Cour de Russie blâme haute- TOenl comme une faiblesse, comme une désertion delà cause des souverains, l'acceptation môme simulée de la Gonslilulion par Louis XVI : c'est donc exactement le contraire de îa lactique recommandée par l'empereur Li-opold.

Le baron de Steding, ambassadeurde Suède à Saint-Pétersbourg, écrit au comte de Persen le 25 octobre (5 novembre): « Tout ce qui se fait aux Tuile- ries depuis un mois déroute tout le monde. Les Cours mal intenllonnées et indécises en priMinent occasion pour excuser leur inaction. Les ennemis de la monarchie applaudissent et les bons sujets du roi sont consternés.

« J'imagine quelquefois que l'intention de la reine est de s'attacher le peuple pour relever l'autorité royale par les mêmes mains qui l'ont détruite... Ce que je vous écris n'est pas uniquement mon sentiment à moi, c'est celui de S. M. l'impératrice (Catherine de Russie) qui a une bonne tète et le juge- ment très juste. »

Le comte Esterhazy écrit à Fèrsen de Saint-Pétersbourg le 28 octobre (6 novembre) :

« Nous ne nous étions pas trompés sur le ministère de l'empereur (Léo- pold). Il a fait du pis qu'il a pu pour nos affaires, et on a mandé ici même, du 15 octobre que le marquis de Noailles (ambassadeur constiluiionnel de la France) avait déjà jour pour ses audiences. La conduite de celte Cour-ci (de Russie) est un peu différente. Elle parle hautement, mais n'agit pas eacore, .et la saison est un bon prétexte puisqu'on a tant relardé. La Suède professe les mêmes sentiments, mais peut-être un désir plus vif d'agir, mais pour que le succès soit sûr, /es deux Cours désirent avec ardeur que l'union s'établiane entre les Tuileries et les princes...

« Expliquez-nous le peut-être du roi (Louis X"VI). S'il est de bonne foi (en acceptant la Constitution), il se voue à l'avilissement aux yeux de son siècle et de la postérité, et s'il trompe, il en fait trop pour pouvoir être jus- tifié par la nécessité ou par le danger. Je voudrais du moins qu'il prouvât, par une apparence de résistance, qu'il est forcé de tenter les démarches hu- miliantes que l'on exige de lui. Gela donnerait des armes à ceux qui veulent le servir, même malgré lui. et n'autoriserait pas 1 inaction des faibles qui ne demandent qu'un prétexte.

B Je conviens que les bases de la présente Constitution sont si fausses qu'elle ne peut pas aller, mais tant qu'une force majeure ne dictera pas des lois sans égard à tout ce qui a été fait, on en gardera un peu, on détruira une partie, on en changera une autre, et de cet état inerte et incertain il résultera des désordres d'un autre genre qui produiront toujours l'anarchie et les maux qui en sont la conséquence.

« Vous, mon ami, dont, ainsi que moi, le seul désir est le bien de la fa- mille royale, employez tous vos moyens pour prouver que «ans accord on ne peut rien faire que du mal. .^vanl desavoir qui gouvernera la France, mettons

HISTOIRE SOCIALISTE 807

la France en état d'être gouvernée; et attendons, pour discuter à qui sera le mi- nistère, qu'il y ail un roi. Tout retardement à cet égard est un mal si grand que pour peu qu'il se prolonge il sera sans remède. Est-il vr.ii que l'archi- duchesse dit hautement que l'empereur ne donnera ni hommes ni argent et, puisque le roi est content de la Constitution, qu'oa serait fou de courir des risques pour la changer? Gare à elle 1 En établissant ce principe-là, elle pourra bien se faire chasser encore une fois des Pays-Bas et croyez que la contagion gagnera vite partout les souverains n'auront pas assez de caractère pour couper dans le vif dès que la gangrène les gagnera. »

Ainsi, tandis que l'empereur d'Autriche ne se décide nullement et cherche toute sorte de raisons pour ne pas intervenir en France, taudis que l'Angle- terre proclame sa neutralité absolue, les Cours du Nord, Suède et' Russie, I^arlent assez haut mais agissent peu, et surtout, mettent pour condition à leur aclioti un changement impossible dans le système de Louis XVI. Elles lui demandent de préparer le rétablissement de l'absolutisme quilui apparaîtà lui-même impraticable. Elles lui demandent enfin, de se découvrir aux yeux des Français et de marquer si bien que son acceptation de la Constitution est forcée, qu'aucun Français ne pourra un instant avoir confiance en Lui. C'est dans ce sens que le roi de Suède écrit à Fersen le il novembre : « La con- duite équivoque de ce prince(rempereur d'Autriche) et ses tergiversations con- tinuelles nous présageaient le parti qu'il avait pris depuis longtemps, et tout ce qu'il faisait n'était que pour empêcher les autres puissances d'agir, en leur faisant perdre du temps ; mais il est vrai que la conduite honteuse du roi de France a favorisé merveilleusement ses projets,e\., quoique nous devions nous attendre à des démarches faibles, la conduite de la Cour de France a sûre- ment passé en lâcheté et en ignominie tout ce qu'on pouvait en présumer et que le passé pouvait indiquer ; mais ce qui est bien plus fâcheux, c'est qu'après avoir autant dégradé sa dignité il travaille encore à mettre des en- traves aux efforts que ses frères et les puissances qui s'intéressent au sort de ce prince et au bien de li France peuvent faire pour le secourir; et si la reine préfère la sujétion et le danger ofi elle vit à la dépendance des princesses frères (ses beaux-frères) qu'elle paraît plus redouter, quoique bien à tort, je dois vous dire que l'impératrice (de Russie) est très mécontente de cette conduite. »

Et le roi de Suède va jusqu'à traiter Marie-Antoinette en suspecte qui doit donner par écrit des guges de sa haine contre la Révolution: « Vous devez donc fortement représenter à la reine, la nécessité pour elle de donner des assurances par écrit qui prouvent la violence qu'on lui fait et a faite depuis qu'elle a reparu sous une apparente liberté, pour que cet écrit soit une arme contre les prétextes dont se servira l'empereur et forcer ce prince à prendre seulement sur lui la honte de sa conduite qu'il tâche maintenant de rejeter sur la sienne. »

808 HISTOIRE SOCIALISTE

Ainsi, parmi les ennemis de la Révolution, discordance, méfiance, pa- ralysie. El celte impuissance devienl si aiguë que le 26 novembre 1791, Fersen, dans un mémoire à Marie-Antoinette il résume tout l'étal des choses lui demande formellement de ne plus compter sur l'empereur d'Au- triche et de se passer de son concours : « s'il est vrai, comme je le crois, que vous ne puissiez plus compter sur l'empereur, il faut absolument tourner vos espérances d'un autre côté, et ce côté ne peut être que le Nord et l'Espagne, qui doit décider la Prusse et entraîner l'empereur. »

Mais ce plan est puéril. Que serait un Congrès des souverains se propo- sant de rétablir l'autorité de Louis XVI et oti le frère de Marie-Antoinette, l'empereur d'Autriche, ne viendrait pas ou ne viendrait que par force? D'ailleurs, Fersen lui-môme ne pouvait penser que le roi de Prusse commît l'imprudence de s'engager dans une politique qui pouvait mener h. la guerre sans y engager en môme temps l'empereur d'Autriche. Dans le mémoire du 29 novembre il écrit : « On me mande de Berlin: « L'impératrice de Russie a écrit au roi de Prusse pour l'inviter de la manière la plus pressante d'entrer avec elle dans des mesures rigoureuses, pour faire rendre au roi de France sa liberté et les prérogatives de son trône. S. M. Prussienne a répoùdu qu'elle était prête et qu'elle persistait dans les sentiments déclarés à Pilnitz, pourvu que toutes les autres puissances, mais surtout l'empereur, voulussent coopérer au môme but. On;i fait dire également aux princes qu'ils n'ont qu'à se régler ici strictement d'après ce que fera la Cour de Vienne et que si celle-ci reste inactive le roi de Prusse ne fera rien de son côté. »

11 n'y a donc que l'impératrice de Russie qui semble décidée. Et elle joue trop visiblement un jeu égoïste. Elle sait bien que, à raison même de la dis- tance, elle ne sera tenue d'engager contre la France révolutionnaire qu'une part infime de ses forces ; nul ne put prévoir alors le formidable duel de Napoléon et de la Russie. Catherine, précipitera donc toute l'Europe dans une guerre contre la France; cette guerre sera d'autant plus violente, d'autant plus longue, elle absorbera d'autant plus les forces de l'Autriche et de la Prusse que l'on prétendra imposer â la France de la Révolution un régime plus despo- tique et des conditions plus dures. Et pendant ce temps, l'influence de la Russie sera souveraine en Pologne, en Turquie, sur les rives du Danube. La seule puissance qui parle haut cherche donc à pousser les autres dans un piège, et son empressement môme ajoute à la méfiance et à l'incertitude gé- nérale.

Loui< XVI et Marie-Antoinette ne se laissent pas entraîner, malgré tout, vers la politiiiue des émigrés. Et ils s'obstinent à espérer de l'Empereur la réunion d'un Congrès. Le 19 octobre, Marie-Antoinette écrit au comte de Mercy-Arp'nteau: « Je vous ai mandé mon idée sur un Congrès. Tous les jours Cftte mesure devienl plus pressante; les frères du Roi sont eux-mêmes dans une po-ilion, par le nombre des personnes qui les ont rejoints, à n'être

aiSTOlRK SOCIALISTE

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plus maîtres de contenir ceux qu'ils voudraient, et peut-être seront-ils for- cés de marcher sous peu. Jugez de l'horreur de leur position et de la nôtre.

jReiour dun £nti<j?y

Retour diin Emigré (D'après une estampa da Maséo CarDavaldt.)

D'un côté nous sommes obligés de marcher contre eux, et cela ne se peut pas autrement, et de l'autre, nous serons encore soupçonnés ici, d'être de mauvaise foi et d'accoid avec eux...

UV. 102. BISTOIBE S0CIALI3IB. ^^- l^^.

810 HISTOIRE SOCIALISTE

« On ne peut voir sans frémir les suites d'un tel événemenl et à quoi nous serions exposés ici. II faut donc à tout prix le prévenir, et ce n'est que l'Emperour qui le puisse, en commençant le Congrès, en indiquant de suite le lieu et quelques-uns des membres qui le comi«oserenl. »

On pourrait croire par un billet de Mercy à Marie-Antoinette, du 26 oc- tobre, que l'Empereur se rallie en effet à l'idée d'un Conprri^-;: « On avait réglé d'avance tout ce qu'indique la note du 19 sur l'utilité d un Con-'rès, il est plus que probable que les puissances s'y rallieront. On y est très décidé à Vienne, cette même note du 19 sera envoyée sans retard. Les princes se plaignent maintenant de l'Empereur et lui attribuent tous les délais et obstacles k leurs projets. Le monarque est très désjoûté de pareils procédés; il em[ loie tous les moyens qui sont en son pouvoir pour arrêter les projets actifs des princes. »

Mais dès le 21 novembre, Mercy-Argenteau apprend à Mirie-.Antoinelte qu'elle ne doit pas compter sur le Congrès. L'Empereur eslinie que le Roi doit faire l'essai de la Constitution. Il doit tout au moins tenter de ramener à lui les esprits et c'est seulement « s'il arrivait le contraire » de ce qu'on peut se promettre de cette politique, que les puissances interviendraient. « Partant de ce iilan,on croit un Congrès inutile, même impo-silile. On ne peut traiter avec les usurpateurs de l'autorité souveraine ; le roi ne peut se charger de leur mandat, et s'il s'en chargeait, que pourrail-on lui demander qui ne fût en contraste avec les engagements qu'il vient de prendre puisque tout ce qui serait demandé ne pourrait l'être qu'au nom et pour le roi? ce mo- narque se chargeant de traiter, aurait à soutenir le pour et le contre. Si, sur un refus on se détermine à faire la guerre, à qui la fera-t-on? piiisqu'après l'acceptation on ne peut plus séparer le roi de l'Assemblée nationale. »

L'empereur d'Autriche ne se borne donc pas à refuser toute ùitervention diplomatique comme toute intervenlion armée, il essaie de persuader à Louis XVI et à .Marie-Antoinette que liés par leur acceptation de la Consti- tution ils sont condamnés à l'incohérence et à l'impuissance s'ils n'agissent pas dans le sens de la Constitution.

Louis XVI insiste encore par un mémoire du 25 novembre à l'adresse du baron de Breteuil : « Toute la politique doit se réduire à ccariir les idées d'invasion que les émigrés pourraient tenter par eux-mêmes : ce serait le malheur de la France si les émigrés étaient en première ligne, et s'ils n'avaient des secours que de quelques puissances.

«Qui dit que d'autres, comme l'Angleterre, ne fourniraient pas au moins en secret des secours à l'autre parti, et ne tireraient pas avantage de la fâcheuse situation de la France se déchirant elle-même?

« 11 faut persuader aux émigrés qu'il ne feront rien de bien d'ici au prin- temps; que leur intérêt ainsi que le nôtre demande qu'ils cessent de donner des inquiétudes. On sent bien que s'ils se croyaient abandonnés, ils se porte-

HISTOIRE SOCIALISTE SU

raient à des excès qu'il faut éviter; il faut porter l'espérance des uns au prinlemps et pourvoir aux besoins des autres. Un Congrès atteindrait le but désiré, il pourrait contenir les émigrés et effrayer les factieux.

a Los puissances conviendraient ensemlile du langage à tenir à tous les partis. Une démarche combinée entre elles ne peut qu'en imposer sans nuire aux intérêts du roi; outre leurs intérêts particuliers, il se trouvera peut-être des occasions ces interventions seraient nécessaires : si, par exemple, on voulait établir la république sur les débris de la monarchie. Il n'est pas pos- sible non plus qu'elles voient sans inquiétude, Monsieur et Monsieur le comte d'Artois ne revenant pas, le duc d'Orléans le plus près du trône; que de sujets de réflexions!

« Le langage ferme et uniforme de toutes les puissances de l'Europe, appuyées d'une armée formidable, aurait les conséquences les plus heureuses; il tempérerait l'ardeur des émigrés, dont le rôle ne serait plus que secon- daire. Les factieux seraient déconcertés et le courage renaîtrait parmi les bons citoyens amis de l'ordre et de la monarchie. Ces idées sont [lour l'avenir et pour le présent... Le roi ne peut ni ne doit par lui-même revenir sur ce qui a été fait; il faut que la majorité de la nation le désire ou qu'il y soit forer par les circonstances, et dans ce cas il faut qu'il acquière confiance et popularité en agissant dans le sens de la Constitution; en la faisant exécuter littéralement, on en connaîtra plus tôt les vices, surtout en écartant les in- quiétudes que donnent les émigrés. S'ils font une irruption sans des forces majeures, ils perdront la France et le roi. »

Mais même cette combinaison d'un Congrès européen, sur laquelle le maître fourbe comptait pour arracher à la France, sans péril pour lui-môme, la Constitution libre à laquelle il avait juré fidélité, échappait décidément au roi et s'effondrait. Le 30 novembre Mercy renouvelle avec une sorte d'impa- tience et d'irritation, le refus de l'Empereur. Il écrit à Marie-Antoinette . « On a rendu compte des raisons qui s'opposent à un Congrès, bien d'autres considérations politiques rendaient ce Congrès plus nuisible qu'utile à la France, et on en a des indices plus que vraisemblables. // s'est formé un plan par lequel on voudrait conduire l'Empereur à se charger de tous les hasards, de tous les risques réels, tandis que l'on se tiendrait à couvert des uns et des autres. »

Entre le baron Breteuil et le comte de Mercy avait eu lieu une expli- cation très vive que raconte Fersen dans le mémoire du 26 novembre ;

« Le refus que fait l'Empereur du Congrès est une nouvelle preuve com- bien peu vous pouvez compter sur ses secours et combien il est intéressant que vous vous adressiez ailleurs. Le baron a eu à ce sujet une conversation très vive avec M. de Mercy, et il lui a exprimé toute sa sensibilité sur le peu d'intérêt que l'Empereur prenait à votre situation, et il lui a articulé qu'il prévoyait que l'impératrice de Russie aurait le plaisir d'avoir fait ce que

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l'Empereur n'avait pas voulu lenler; que ce serait à elle et au roi de Suède que le Roi aurait des obligations qu'il lui aurait été plus doux d'avoir à l'Em- pereur; que dans ce cas IKmpereur devait au moins le dispenser de la recon- naissance et ne pas être éionné de celle qu'il témoignerait à ceux qui lui auraient rendu un aussi grand service. M. de Mercy s'est fort mal défemiu; il a allégué qu'un Congrès ne serait d'aucune utilité et qu'il n'aurait rien d'im- posant, que faute d'objets à traiter il resterait inactif..., etc.» Faute d'objets à traiter : l'Empereur d'Autriche s'interdisait donc de peser sur la politique intérieure de la France.

Donc dans l'automne de 1791, dans les deux premiers mois de la Légis- lative, en octobre et novembre, deux grands faits sont certains : le premier c'est que la trahison du roi continue. Elle est plus prudente, et comme res- serrée par la peur. Elle est aussi coupable.

Le roi veut détourner de lui les entreprises compromettantes des émigrés, mais il persiste, en fait, à appeler l'invasion des étrangers, car ce Congrès, « appuyé d'armées formidables », est le prélude de l'invasion : si la France, en effet, n'accepte pas la Constitution plus qu'à demi-despotique que le Con- grès lui proposera, c'est par la force des armes que celui-ci tentera de l'im- poser. Donc le roi trahit toujours, quoique d'une main tremblante. Voilà le premier fait incontestable; et le second, c'est l'hésitation de l'Europe monar- chique ou son impuissance à intervenir.

Ces deux faits auraient commander toute la politique de la Législa- tive. Elle devait surveiller étroitement les menées du roi, lui imposer des mi- nistres patriotes, amis de la Révolution, se tenir prête à soulever contre lui l'opinion et le peuple, le jour une démarche coupable aurait révélé sa tra- hison secrète et s'appliquer avec un soin inQni à ne pas provoquer l'Europe, à éviter toutes les chances de guerre.

Tout au contraire, sous l'impulsion de Brissot, la Législative, dans cette période d'octobre 1791 à avril 1792, ménage le roi qui trahissait et provoque l'étranger qui ne voulait point attaquer. Comment expliquer cet immense et funeste malentendu? Je sais bien que Brissot était un esprit remuant et brouillon. Il avait une haute idée de lui-même, un souci constant de sa per- sonnalité. Il raconte dans ses mémoires qu'enfant, quand il lisait des nou- velles sur les jeux et l'éducation du fils du roi, il se disait à lui-même : « Pour- quoi lui, et pourquoi pas moi? « Il avait fait beaucoup de lectures superfi- cielles et hâtives et il se croyait en étal de parler de tout. Il avait séjourné à Londres : il connaissait l'étranger un peu mieux que ses collègues de la Lé- gislative et de la presse révolutionnaire, et il affectait de parler toujours des Etats-Unis, de l'Angleterre, des affaires du monde. Quelle gloire si, par lui, la Révolution emplissait l'horizon universel! Il rêvait un vaste embrasement de liberté dont la France aurait été le foyer, et sans calculer les périls et les forces il méditait des coups de théâtre.

HISTOIRE SOCIALISTE 813

La Constituante s'était enfermée étroitement dans la politique intérieure: elle avait répudié tout esprit de conquête, toute propagande systématique au dehors : elle avait même résisté longtemps à accepter la libre adhésion du Comlat Venaissin pour ne pas éveiller la défiance de l'étranger. Aux hommes nouveaux la politique intérieure ne semblait offrir ni des émotions fortes, ni des promesses de gloire. La Constitution était fixée ou le semblait, et si in- complète, si imparfaite qu'elle fût aux yeux des démocrates, ils ne pouvaient la renouveler par un coup déclat. Il ne leur restait donc au dedans que la lâche ingrate d'éteindre l'insurrection cléricale, d'assurer les finances, de veiller au fonctionnement d'un mécanisme que d'autres avaient construit. Dans cette besogne nécessaire et admirable mais modeste, l'impatience vani- teuse et affairée de Brissol était m.il à l'aise. Aussi se tournait-il vers le dehors, vers le monde. Là, des complications infinies pouvaient donner aux habiles, aux « hommes d'Etat », matière d'action, matière de renommée. Mais comment jeter la France dans la vaste mêlée du monde? Comment lier le mouvement révolutionnaire si nettement clos jusque-là, au mouvement universel ?

Brissot ne voulait pas attendre que l'exemple de la France libre et heu- reuse agît tout naturellement sur les autres peuples. Il voulait échauffer les événements. Et il agrandit soudain cette pauvre petite question des émigrés, pour ouvrir tout à coup devant la France je ne sais quelle perspective trou- blante et enivrante d'action infinie. Par cette pauvre lucarne soudain élargie, Brissot commence à jeter au monde un regard de défi.

Mais comment une grande partie de l'Assemblée et de l'opinion le suit-elle? Comment la France, qui semblait si résolument pacifique sous la Constituante, prend-elle une attitude belliqueuse? Elle parle encore de paix : mais il est visible qu'elle ne désire pas passionnément éviter la guerre, qu'elle n'en prévoit pas tous les périls et qu'au fond de son àme je ne sais quoi d'inquiet, d'ardent et d'aventureux l'appelle. Est-ce que l'Assemblée ne connaissait pas la situation exacte? Est-ce qu'elle s'exagérait le parti-pris de guerre des souverains étrangers? Mais nous avons vu que même dans le discours si contradictoire et si dangereux de Brissot il reconnaissait que l'Europe voulait la paix.

Et nous verrons bientiôt, par les paroles mêmes de ceux qui après Brissot poussèrent à la guerre, notamment par les parole^ de Rilhl et de Daverhoult qu'ils connaissaient exactement l'état des choses et la pensée des puissances. Les Girondins, d'autre part, pouvaient-ils avoir une absolue confiance dans le roi? pouvaient-ils avoir oublié la fuite de Varennes et la violation de tant de serments? D'où vient donc, à ce moment, cette subite étourderie guerrière de la Révolution? D'où vient cette imprudence provocatrice à l'égard de l'étran- ger, et cette apparente confiance au roi?

Une sorte d'énervement semblait gagner les esprits. La résistance de«

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nobles, des prôlres se prolongeait au delà du terme prévu, et les jeunes orateurs de lu Législative témoifj:naieut leur coli'jre en paroles véhémentes, qui ôtaient aux esprits le sang-froid; ils portaient peu à peu dans les ques- tions élrangèri's, tant de prudence eût été nécessaire à ce moment, les mômes haliitudes de déclamation passionnée. Isnard s'écriait le 31 octobre, à propos des émigrés :

« Quoique tious ayons détruit la noblesse et les députés, ces vains fan- tômes épouvantent encore les âmes pusillanimes. Je vous dirai qu'il est temps que ce grand niveau de l'égalité que l'on a placé sur la France libre, prenne enQn son aplomb. Je vous demanderai si c'est en laissant quelques têtes au-dessus des lois que vous persuaderez aux citoyens que vous les avez rendus égaux; si c'e.st en pardonnant à tous ceux qui veulent nous enchaîner de nouveau que nous prétendons continuer de vivre libre»; je vous dirai à vous, législateurs, que la foule des citoyens français qui se voit, chaque jour, punie pour avoir commis les moindres fautes, demande enfin à voir expier les grands crimes ; je vous dirai que ce n'est que quand vous aurez fait exécu- ter cette mesure que l'on croira à l'égalité et que l'anarchie se dissipera. Car ne vous y trompez pas : c'est la longue impunité des criminels qui a fait le peuple bouTTean. (Applaudissemcîits.) Oui, la colère du peuple comme celle de Dieu n'est trop souvent que le supplément terrible du silence des lois. (Vifs applaudissements.) Je vous dirai : Si nous voulons vivre libres, il faut que la loi, la loi seule nous gouverne, que sa voix foudroyante retentisse dans le palais du grand comme dans la chaumière du pauvre, et qu'aussi inexorable que la mort, lorsqu'elle tombe sur sa proie, elle ne distingue ni les rangs, ni les titres. »

Paroles enflammées Marat reconnaissait avec joie son propre langage : discours « rayonnant de sagesse et brûlant de civisme », dit-il du discours d'Isnard.

Mais aussitôt, c'est du môme ton échauffé qu'il parle de l'Europe : « Un orateur vous a dit que l'indulgenco est le devoir de la force, que la Russie et la Suède désarment, que l'Angleterre pardonne à notre gloire, que Léopold a devant lui la postérité; et moi, je crains, Messieurs, je crains qu'un volcan de conspirations ne soit près d'éclater et qu'on ne cherche à nous endormir dans une sécurité funeste, lit moi, je vous dirai que le despotisme et l'aristo- cratie n'ont ni mort ni sommeil ; et que si la nation s'endormait un instant, elle se réveillerait enchaînée. » {A/)plaudissemenCs.)

Ce fut un malheur immense pour la Législative et pour le pays qu'il ne se soit trouvé à cette heure, à la Législative même, aucun homme d'un grand sens révolutionnaire qui, tout en animant l'ardeur sacrée de la nation pour la liberté, la mit en garde contre tous les entraînements belliqueux. .\h! si Mirabeau avait vécu, et vécu libre de toute attache .'orrète avec la Cour,

HISTOIRE SOCIALISTF. 815

c'est son génie à la fois révolutionnaire et lucide, véhéiueui el sage qui aurait peut-être sauvé la liberté et la pairie.

Mais, ni les prétentions inquiètes de Brissot, ni les entraînements ora- toires et la rhétorique guerrière d'Isnard ne suffisent à expliquer ce grand fait si étrange : Comment, dans l'automne de 1791, la Révolution se décou- vre-t-elle subitement une âme guerrière ? Voici je crois, l'explication décisive. Il y avait dans les consciences révolutionnaires à la fln de 1791 et en 1792, un immense malaise, un commencement de doute, et la guerre apparaissait obscurément comme un moyen détourné de trancher des problèmes que directement la Révolution ne pouvait résoudre. Elle se débattait dans une difficiiUé terril'le.

Son point d'appui était la Constitution : en la brisant, eile craignait de tout livrer aux ennemis de la liberté. Mais, cette Constitution donnait au roi de tels pouvoirs par la liste civile, par le choix des ministres, par le veto sus- pensif étendu à deux législatures, que le roi, s'il était de mauvaise foi, pouvait légalement, conslilulionnellement, fausser la Révolution, laremettre désarmée à l'ennemi. Or le roi, fouvail-on vraiment avoir confiance en lui? On l'avait mis hors de cause après Varennes et il avait accepté la Constitution: il sem- blait même, extérieurement, s'y conformer; mais que déraisons de douter de lui ! Ne pouvait-il négocier secrètement avec l'étranger? Quelle garantie avait la nation? Et, devant la figure énigmatique, devant l'âme incertaine et si souvent traîtresse du roi, la nation révolutionnaire avait un malaise. Qui déchiffrerait cette énigme? Quel feu éprouverait ce métal équivoque et mêlé? Ah ! s'il y avait une grande guerre, si le roi était obligé de marcher contre les souverains étrangers armés en apparence pour sa cause, il serait bien obligé de se découvrir, de se révéler enfin! ou il mènerait loyalement la guerre, et la Révolution, sûre de lui, serait enfin débarrassée du soupçon qui la hantait et l'énervait. ou il trahirait, el cette trahison du roi envers la nation donnerait à la nation la force d'exécuter le roi. Qu'on se figure l'état d'un peuple qui se demande tout bas chaque jour ce que fait son chef, s'il est fidèle ou félon, ou s'il ne combine pas en des proportions inconnues et variables, fidélité et félonie.

Il y a pour lui une énigme à la fois menaçante et irritante, une de ces obsessions maladives dont il faut se débarrasser à tout prix. Mais quoi ? Ne vaut-il pas mieux faire appel à l'énergie révolutionnaire du peuple et jeter bas le roi suspect que de demander à une guerre peut-être funeste je ne sais quelle épreuve de l'équivoque loyauté du roi? Oui, miis à la fin de 1791, les révolutionnaires démocrates ne croyaient plus au ressort révolutionnaire du peuple. Et à vrai dire, la Révolution elle-même l'avait si souvent comprimé, elle avait si souvent contrarié les mouvements populaires en leurs efforts décisifs quMl semblait naturel de ne plus compter sur un élan tant de fois refoulé.

816 HISTOIRE SOCIALlSTIi

Le peuple au 17 juillelavait pélilionnc pour la République; la Révolution même avait noyé sa pélilion dans le sang. Le peuple se taisait maintenant, et sans doule nulle autre brûlure que celle des guerres extérieures ne pourrait l'arracher à son engourdissement. Ainsi ce n'est pas, comme l'onl répété tant d'historiens, l'enthousiasme débordant de la liberté qui a suscité la guerre.

Ce n'est pas de l'exaltation révolutionnaire, c'est au contraire d'une défail- lance de la Révolution qu'elle est sortie. Les lémoignages abondent sur cet affaissement, sur ce découragement des démocrates, des révolutionnaires dans la période môme flambaient les discours guerriers. Marat a, à cette époque, une crise de désespoir.

Dans le numéro du 21 septembre, il proclame que la Révolution est perdue, et il trace un tableau admirable des forces conservatrices qui se sont développées en elle et qui semblent la maîtriser. « Nous avions conquis la liberté par la plus étonnante des révolutions, mais à peine en avons-nous joui un jour, nous l'avons laissé perdre par notre stupidité, par notre làchelé et nous en sommes plus loin aujourd'hui qu'avant la prise de la Bastille. On veut que nous ayons des lois qui établissent nos droits; j'ai démonlro cent fois que ces lois sont dérisoires ; mais quand elles ne seraient pas oppressives elles-mêmes, ceux qui sont chargés de leur exécution sont les plus impla- cables ennemis de la patrie; ils les font taire ou parlera leur gré ; tour à tour ils les interprètent en faveur des ennemis et contre les amis de la liberté, et toujours les défenseurs des droits du peuple sont immolés avec le glaive delà justice. »

« Ceux qui font honneur de la Révolution à notre courage attribuent la perle de la Révolution à noire défaut actuel d'énergie ; ils se plaignent de ce qu'elle a toujours été en s'affaiblissant et ils disent qu'il nous en reste à peine aujourd'hui quelque étincelle. Mais, nous somme» exactement aujour- d'hui ce que nous étions il y a trois ans: c'est ime poignée d'infortunés qui ont fait tomber les murs de la Bastille ! qu'on les mette à l'œuvre, ils semontreront comme le premier jour ; ils ne demanderont pas mieux que de combattre contre leurs tyrans ; 7nais alors ils étaient libres d'agir, et maintenant ils sont enchaînés. »

« Quand on suit d'un œil attentif la chaîne des événements qui prépa- rèrent et amenèrent la suite du 14 juillet, on sent que rien n'était si facile que la révolution ; elle tenait uniquement au mécontentement des peuples, aigris par les vexations du gouvernement, et à la défection des soldats indi- gnés de la tyrannie de leurs chefs.

« Mais quand on vient à considérer le caractère des Français, l'esprit qui anime les différentes classes du peuple, Jes intérêts opposés des différents ordres de citoyens, les ressources de la Cour et la ligue non moins naturelle que formidable des ennemis de l'égalité, on sent trop que la révolution ne

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pouvait être qu'une crise passagère, et qu'il était impossible que la révolution se soutînt par les causes qui l'avaient amenée. »

Et Marat ne se borne pas à proclamer la faillite déiinitive de la liberté.

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Il prétend qu'en fait il n'y a jamais eu un mouvement de liberté sincère et vrai ; que, quand toute la France, dans les jours qui précédèrent et suivirent le 14 juillet, a pris les armes, ce n'était point pour conquérir la liberté, mais par peur des pauvres, « des brigands», et que si la bourgeoisie révolutionnaire utilisa aussitôt cette grande levée d'armes, ce fut pour intimider la Cour et pour se servir du pouvoir au profit d'une oligarchie nouvelle.

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Ainsi c'est la peur utilisée par l'égoïsme de caste qui a été, solon Maral, le grand et premier ressort de la Révolution.

A cette heure sombre l'avéneraent de la démocratie et d'un régime vraiment populaire lui paraît déDnitivement impossible et la Révolution lui semble manquée, il en déshonore, pour ainsi dire, les racines.

<■ A tort prétend-on que la prise d'armes du 14 juillet fut une insurrec- tion générale contre le despotisme; puisqu'alors les suppôts du despote se trouvaient mêlés à ses esclaves; mais c'était une simple précaution des citot/ens qui avaient quelque chose à perdre contre les entrepi-ises des indi- gents qui venaient de faire tomber les barrières.

« Cette précaution, qu'avait dictée la crainte dans la capitale, s'étendit comme une traînée de poudre dans tout le royaume par la seule force de l'exemple ; et ce ne fut que lorsque les petits ambitieux qui menaient les plébéiens des Etats-généraux se furent prévalus des circonstances, pour se faire acheter, que ce déploiement de la force nationale parut se diriger contre le despotisme.

« Dans ce soulèvement universel, le despote, entouré de sa famille, de ses ministres et de quelques courtisans, paraissait abandonné de la nation entière : mais il n'en conservait pas moins la légion innombrable de ses suppôts et de ses satellites, à la troupe- de ligne près, dont le cœur venait de se donner à la patrie ; armés en apparence contre leur maître, ils ne l'étnient en effet que pour sa défense, pour le maintien de son empire, pour la con- servation de leurs privilèges et de leurs dignités.

« On voyait alors les favoris insolents de la Cour, sous le masque du patriotisme, ne parler que de la souveraineté du peuple, des droits de rhomme, de l'égalité des citoyens, et mendier humblement, sous l'habit des soldats de la patrie (la garde nationale), les places de chefs, ou les acheter adroitement sous le voile de la bénéficence. Ceux qui ne purent pas s'emparer du commandement des forces nationales s'emparèrent de Fautorité des assemblées populaires,' des places de fonctionnaires publics ; et F on vit, pour la première fois, de grands magistrats en moustaches à la tète d'un batail- lon ; des conseillers d'Etat en perruque à queue, humblement inclinés sur un bureau de district à côté de leurs tailleurs ou de leurs notaires ; des ducs superbes en habits bourgeois siégeant à un comité de police avec leurs pro- cureurs ou leurs huissiers, et des prélats pacifiques gardiens d'un arsenal et distributeurs d'instruments de mort aux enfants de Mars.

« Autour de ces intrigants ambitieux, viles créatures de la Cour, se ral- lièrent bientôt ses suppôts et ses satellites ; la noblesse, le clergé, le corps des officiers de l'armée, la magistrature, les gens de robe et de loi, les finan- ciers, les agioteurs, les sangsues publiques, les marchands de paroles, les agents de la chicane, la vermine du Palais, en un mot, tous ceux qui fondent leur grandetir, leur fortune, leurs espérances sur les abus du goU'

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vernement, qtii fudsislent de ses vices, de ses attentats, de ses dilapidations et qui s'efforçaient de inaintenir ces désordres pour profiter du malheur public. Peu à peu se rangèrent autour d'eux les faiseurs d'affaires, les usu- riers, les ouvriers de luxe, les gens de lettres, les savants, les artistes, qui tous s'enrichissent aux dépens des heureux du siècle ou des fils de famille dérangés. Ensuite vinrent les négocians, les capitalistes, les citoyens aisés, pour qui la liberté n'est que le privilège d'acquérir sans obstacle, de posséder en assurance et de jouir en paix. Puis arrivent les trembleurs qui redoutent moins l'esclavage que les orages politiques ; les pères de famille qui craignent jusqu'à l'ombre d'un changement qui pourrait leur faire perdre leur place ou leur état. »

Oui, le tableau est merveilleux de couleur et de force. Si Marat avait eu une philosophie soci.ile plus étendue, il aurait trouvé inévitable que la classe bourgeoise, année de science et de richesse, s'empiirât de l'ordre nouveau et le fît d'abord tourner à son profll. Mais il aurait compris aussi que ce mouvement, que cet ébranlement étaient favorables au peuple lui-même et que l'avenir était à la démocratie. Ce n'est plus, cette fois, un cri aigu de colère et de haine : c'est un cri profond de désespoir, et lui-même s'avoue vaincu :

i< Pour e'chappor au fer des assassins, je me suis condamné à une vie souterraine, relancé de temps à autre par des bataillons d'alguazils, obligé de fuir, errant dans les rues au milieu de la nuit, et ne sachant quelquefois trouver un asile, plaidant au milieu des fers la cause de la liberté, défen- dant les opprimés, la tête sur le billot, et n'en devenant que plus redoutable encore aux oppresseurs et aux fripons publics.

<t Ce genre de vie, dont le simple récit glace les cœurs les plus aguerris, je l'ai mené dix-huit mois entiers, sans me plaindre un instant, sans regretter ni repos ni plaisirs, sans tenir aucun compte de la perte de mon état, de ma santé, et sans jamais pâlir k la vue du glaive toujours levé sur mon sein. Que dis-je? je l'ai préféré à tous les avantages de la corruption, à tous les délices de la fortune, à tout l'éclat d'une couronne. J'aurais été protégé, caressé et fêté, si j'avais simplement voulu garder le silence; et que d'or ne m'aurait-on par prodigué, si j'avais voulu déshonorer ma plume ! J'ai re- poussé le métal corrupteur, j'ai vécu dans la pauvreté, j'ai conservé mon cœur pur. Je serais millionnaire aujourd'hui, si j'avais été moins délicat et si< je ne m'étais pas toujours oublié.

« Au lieu de richesses que je n'ai pas, j'ai ruelques dettes que m'ont endossées les infidèles manipulateurs auxquels j'avais d'abord confié l'im- pression et le débit de ma feuille. Je vais abandonner h ces créanciers les débris du peu qui me reste, et je cours, sans pécule, sans secours, sans res- sources, végéter dans le seul coin de la terre il me soit encore permis de respirer en paix, devancé par les clameurs de la calomnie, diffamé par les

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fripons publics que j'ai démasqués, chargé de la malédiction de tous les ennemis de la patrie... peut-être ne tarderai-je pas à être oublié du peuple au salut ■:uqiie] je nie suis immolé. »

Li main de Marat ne laissera point aussitôt tomber la plume: mais quelle crise i rotonde de découragement, et comme il sentait bien que le peuple amorti ne vibrait plu? à ses appels passionnés !

Le pessimisme de Camille Desmoulins est aussi profond. Lui, qui si souvent a raillé l'humeur noire de Marat, il parle et pense exactement, à celte date, comme Marat lui-môme, et le long discours qu'il prononça, le 21 octobre, à la tribune des Jacobins, est, lui aussi, une déclaration de fail- lite de la Révolution.

D( smoulins, avec une verve admirable, signale les contralictions de la Constitution. Il a fallu d'abord pour entraîner le peuple lui présenter tous ses droits priniilifs, « les rassembler sous un verre étroit et en offrir à ses re- gards rcnivranle perspective ».

Ce fut la déclaration des Droits: mais cette Déclaration des Droits, elle a été ensuite comme retirée en détail par d'innombrables dispositions rétro- grades ; on n'a pas osé pourtant en effacer tous les traits. « A. ce reste de ver- gogne quia retenu parfois les ministériels, ajoutez les e.xplosions du patrio- tisme dans les tribunes et sur la terrasse, qui ont donné quelques convictions à la majorité corrompue de la Législature, et l'ont forcée de dériver un peu au cours de l'opinion. De tout cela il est résulté une Constitution destructive il est vrai de sa préface, mais qui n'a pas laissé d'emprunter de cette préface tant de choses destructives d'elles-mêmes que, en même temps que comme citoyen, j'adhère à cette Constitution, comme citoyen libre de manifester mon opinion, et qui n'ai point renoncé à l'usage du sens commun, à la faculté de comparer les objets, je dis que cette Constitution est inconstitutionnelle et je me moque du secrétaire Cérutti, ce législateur Panglossqui propose de la dé- clarer par arrêt ou par un décret la meilleure Constitution possible ; enQn, comme politique, je ne crains pas d'en assigner le terme prochain. Je pense qu'elle est composée d'éléments si destructeurs Fun de l'autre qu'on peut la comparer à une montagne de glace qui serait assise sur le cratère d'un volcan. C'est une nécessité que le brasier fasse fondre et dissiper en fumée les glaces, ou que les glaces éteignent le brasier. »

Or Camille Desmoulins ne cachait point ses craintes que la glace éteignît le brasier. Selon lui, « le démon de l'aristocratie » avait eu, depuis deux ans, une habileté infernale. Renonçant à la lutte corps à corps contre la Révolution, il l'avait paralysée et stupéfiée. 11 avait glissé l'inégalité dans toute la consti- tution ; il avait réservé le droit de vole, le droit de porter les armes, à des privilégiés; elle peuple s'était laissé dépouiller sans mot dire: « Je les ai appelés citoyens passifs et ils se sont crus morts. »

« Mais c'est Paris qui a fait la Révolution, c'est à Paris qu'il est réservé

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de la défaire ; tandis qu'à mesure que l'espérance des patriotes s'éloigne et qu'ils en connaissent la chimère, leur première ardeur se refroidit et leur

Vkronial'D. (D'après une estampe du Musée CarnaTalet.)

parti s'affaiblit tous les jours la seule douleur dont le temps ne console point et qu'il ne lait qu'aigrir, la douleur de la perte des biens, accroît sans

822 lllSTOIUE SOGIALISTli

cesse le ressenlimenl de tous les soutiens de l'ancien régime. Je TortiBe leur parti de la cupidité de tous les boutiquiers, de tous les marchamls qui sou- pirent après leur créanciers ou leurs acheteurs émigrés, je le forlifle des craintes de tous les rentiers dont la peur delà banqueroule a si puissamment aidé la Révolution et qui ne voyant que du papier cl point de comptes au dedans, et au dihors des préparatifs de guerre, s'eiïrayenl d'une banqueroute. Je le forliOe surtout, ce parti, de la lassitude des g.irdes nationales pari- siennes. Depuis deux ans, j'ai soin de tapoter le tamliour du matin au soir, de les tenir autant que possible, hors de leur comptoir, de leur cheminée et de leur lit.

« Au milieu de la plus profonde paix, la face de la capitale est aussi hé- rissée de baïonnelles depuis deux ans que si Paris était occupé par deux cent mille Autrichiens. Le Parisien, arraché sans cesse de rhez lui pour des pa- trouilles, pour des revues, pour des exercices, lassé d'être transformé en Prussien, commence à préférer son chevet ou son comptoir aucorps de garde; il croit bonnement (pour adoucir le mot) que rAssemhlée nationale n'aurait pu faire ses décrets sans les soixante bataillons, que c'est seulement après la Révolution que Dnira l'achèvement de sa campagne, plu-; fatigante que la guerre de sept ans. Quand finira cette Révolution? Quand commencera la Constitution? Nous étions moins las dans l'ancien régime. »

Las, lassés, le parti de la lassitude: Desmoulins semlile croire que la Ré- volution n'est plus capable d'effort, et son exposé parut si sombre, si décou- rageant, que plusieurs Jacobins le blâmèrent: mais nul ne le contredit. Evidemment en cette fin d'année 1791, il y avait un sentiment profond de fatigue et les démocrates se demandaient, Desmoulins comme Marat, si l'énergie révnlulionnaire n'était pas épuisée. La même note, déQante et triste, est donnée par le journal de Prudhomme, les dévolutions de Paris. Au moment se réunissait la Législative, dans le numéro du 1" au 8 oc- tobre, il publie une sorte d'article manifeste :

« Aux patriotes de la seconde Assemblée nationale. »

« Représentants d'un peuple qui n'est point libre encore mais qui n'a pas perdu tout espoir de le devenir, soulTrez qu'il vous rappelle vos obligations; elles sont plus grandes que vous ne pensez. Votre tâche, moins brillante, est plus difficile que celle de vos prédécesseurs, ils n'ont pas tout fait puisqu'ils vous laissent tant de choses à faire. Les dangers qu'ils ont courus étaient moindres que ceux qui vont vous assaillir.

« De leur temps, le despotisme se montrait à découvert. Vos prédéces- seurs n'avaient qu'un ennemi à conièattre; bientôt peut-être vous en aurez

deux, LE DESPOTISME ET LE PEUPLE.

« Remarquez-vous que déjà la Cour cherche à se coaliser avec le peuple, qui fit toute la force de la première assemblée et qui peut-être servira d'iris-

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trumenl aveugle contre la seconde? Lu nation est fatiyiK r. .:' vous n'y prenez garde, elle est prête à retourner à ses anciennes habiludei.

c Les esclaves ont plus de bon temps que les hommes lihres ; et les rois qui savent leur métier, s'arrangent de manière qu'on se croie plus heureux à l'ombre de la couronne que sous le bonnet de la liberté. C'est à vous à rap- peler ces premiers moments d'énergie dont le souvenir seul fait pâlir la Cour. »

Le journal essaie d'animer les nouveaux députés par les menaces les plus terribles et les prophéties les plus sombres : « Si après trois années de gêne et d'appréhension*, de troubles et de misères, le peuple, qui vient de vous re- mettre en mains ses plus chers intérêts, apprenait que vous faites secrète- ment cause commune avec le château des Tuileries, s'il venaifà s'apercevoir que ■jjous n'êtes aucunement en mesure pour déjouer les coalitions ministé- rielles et autres, et que vous n'avez servi qu'à donner le temps à nos ennemis d'ourdir tout à leur aise leurs trames sinistres, alors les voies de la justice ordinaire seraient rejetées ou suspendues ; un grand mouvement doni.ia li- berté ne peut plus se passer sera très incessamment imprimé à toute la France. Egalement, indignement trompé par tous les pouvoirs ensemble, auxqtiels il avait donné d'abord toute sa confiance, alors le peuple fera main basse sur tous les pouvoirs à la fois, et laissera aux races futures une leçon déplorable mais nécessaire. Toutes ces armées gui s'avancent à pas lents et qui troublent en ce moment notre sommeil, ne causeront alors aucun effroi à plusieurs millions d'hotnmes combattant chacun pour sa liberté individuelle. Un grand spectacle se prépare pour la fin de l'hiver qui approche.

« Épuisée d'argent, de grains et de munitions, trahie par ses chefs, s'il faut que la nation le soit encore par ses mandataires, vous qui l'aurez trahie ou mal représentée, attendez-vous à être les premières victimes de son dé- sespoir.

« Un phénomène politique doit nécessairement éclater dans peu; pa- triotes du Corps législatif, tenez-vous prêts à iine catastrophe bien autrement importante que celle qui a fait de vos devanciers des héros d'un jour. Tout nous annoiue un événement tel que la Révolution de I 789 n'en aura été que le prélude ; ménagez vos forces pour en soutenir le choc et concourir au dé- nouement de ce drame sublime mais terrible et qui plongera l'Europe dans la stupeur. »

Etranges et énigmatiques paroles oii l'on croirait voir, d'avance, comme en un sombre miroir magique, le 20 juin, le 10 août, le procès et la mort du Roi, la chute des Girondins eux-mêmes, et la Terreur!

Comment le même journaliste, qui constate que la nation est fatiguée peut-il en même temps prédire ces prochains soulèvements révolutionnaires? Et d'où vient la précision singulière de ces prophéties? E\idemment quand il annonce un grand spectacle pour la fin de l'hiver, c'est-à-dire pour le

824 UISTOIIIE SOCIALlSTb;

moment la saison permet l'entrée en campagne des armées, c'est à la guerre que pense le journaliste. Bientôt le journal de Prudhomrae saper- cevra des périls que fait courir à la liberté, à la Révolution, l'aventureuse politique guerrière de la Gironde, et il la combattra vigoureusement. Maisà cette date il n'a pas encore pris parti, et il se fait l'écho des raystérieu.x projets du parti girondin : susciter par la guerre contre l'étranger une nouvelle action révolutionnaire.

C'estlà lefrand secret que dès la réunion de la Législative elavant mfime les premiers discours de Brissot se chuchotaient les initiés, et je considère cet article comme un des plus importants indices du sourd travail que fai- sait dès les premiers jours la Gironde. Toute .sa pensée est là: constater la fatigue de la nation et, pour la pousser plus avant dans la voie révolution- naire où elle semblait hésiter, recourir à l'aiguillon de la guerre.

Cette lassitude, cette sorte de rémission de l'esprit révolutioimaife, le journal de Prudhomme les signale encore dans le numéro du 15 au 22 oc- tobre: « Parisiens, c'est avec douleur que nous vous le disons, il nous semble que l'esprit public n'a :ait aucun progrès parmi vous. On vous a dit tant de fois que la crise est passée, qu'il ne s'agit plus que de vivre tranquilles et d'avoir confiance dans vos chefs. Depuis le premier fonctionnaire public jus- qu'au dernier de vos officiers municipaux, tous les gens en place vous ont tant prêché la paix et l'ordre que vous êtes devenus immobiles au milieu même des agitilions de toute espèce qui se font sentir autour de vous 1

« La Conslituiion n'est-elle pas terminée? vous disent-ils? N'est-elle pas acceptée? Que désirez-vous encore? Mais on émigré? Tant mieux, c'est la patrie qui se purge. Mais Louis XVI s'entend avec les émigrés? Cela n'est pas possible; lisez ses proclamations, ses lettres. Mais les ministres ne sont jas de bonne loi? Cela se peut, aussi les mande-t-on à la barre chaque semaine. Mais le numéraire a disparu? Le papier na- tional vous reste. Mais tous ces billets de confiance qui circulent? A qui s'en prendre? A ceux qui veulent bien les recevoir. Mais tous ces coupe- gorge ouverts aux joueurs? A qui la faute? A ceux qui jouent. Mais à chaque marché, le pain, cette première nourriture du pauvre, augmente de prix? Cela est tout naturel, quand l'argent est rare. Patience et paix, ordre et soumission et tout ira au mieux. Amour au roi, qui fait tout ce que vous voulez. Obéissance aux magistrats, qui ne marchent qu'avec la loi; confiance dans la Législative dont chaque séance est marquée d'un acte de sagesse, et ça ira. »

« Voilà ce que les modérés, les ministériels, les royalistes, les aristo- crates casaniers, plus fiers ou mieux aguerris que leurs camarades de'Worms, ne cessent de vous insinuer dans leurs journaux, sur leurs placards, dans les cafés, dans les groupes, et vous croyez tout cela parce que cela favorise votre indolence, et vous dormez sur la foi de tous ces propos teintés adroitement.

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Le commerce, d'ailleurs, a paru reprendre un peu de son activité. Il ne vous en a pas fallu davantage pour traiter de terreur panique cl d'exagérations ce que les journaux patriotes vous annoncent sur l'étal déplorable de nos

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ht bon sans Culotte. (D'mprès aoe estampo du Musée Carnavalet.)

frontières, sur les intentions du cabinet des Tuileries et sur le grand nombre de membres gangrenés déjà de l'Assemblée nationale. »

Ed même temps que les démocrates. !;• reine Marie-Antoinette constate

UV. 104. HISTOIRE SOCIALISTE. LIT. )04.

828 HISTOIRE SOCIALISTE

celte sorle d'indilTérence et d'apathie du peuple à ce moment de la Révolu- tion. Elle dit à Fersen dairs une lettre du 31 oclolire, en parlant des Pari- siens :

« Il n'y a que la cherté du pain qui les occupe et les décrets. Lea jour- naux, ils n'y regardent seulement pas; il y a sur cela un changement bien visible dans Paris, et la grande majorité, sans savoir si elle veut ce régime- ci ou vti autre, est lasse des troubles et veut la tranquillité. Je ne parle que de Paris, car je crois les villes de province bien plus mauvaises dans ce nio- menl-ci que celle-ci. »

Il fallait que les révolutionnaires, les démocrates redoutassent bien cet aflaissement et mfime cet entraînement réactionnaire du peuple, pour que Marat voulût imposer silence aux tribunes qui, jusque-là, avaient toujours manifesté dans le sens de la Révolution. Il écrit le 15 octobre :

« Dans un pays vraiment libre, jaloux de conserver sa liberté, il importe que les reprc.«enlanls du peuple soient sans cesse sous les yeuï de témoins qui les rnppellent au devoir en leur donnant des «ignés d'improbation lors- qu'ils s'en écartent, et qui les encouragent au bien, en les applaudissant lorsqu'ils s'en acquittent avec fidélité. Ainsi, les battements de mains et les sifflets sont un droit de tout citoyen éclairé, dont il importe cependant d'user avec beaucoup de retenue et dans les grandes occasions seulement, pour ne pas user ce précieux ressort. Peut-être chez aucune nation du monde, le public n'esl-il assez bien composé pour qu'il soit prudent de lui laisser l'exercice de ce droit ; mais à coup sûr il est de la sagesse de l'ôter à un pu- blic ignare, frivole et inconséquent, qui ne sait rien apprécier, qui se pas- sionne pour des mois, qui s'engoue pour des charlatans adroits qui le leur- rent, qui gâte la meilleure cause en se livrant à la fougue d'un moment, et qui fait des affaires les plus sérieuses de la vie une comédie, une farce ridi- cule. Tel est le pidilic de Paris : peu disposé à siffler, mais prêt à applaudir. La triste expérience que nous avons faite de cette manie serait bien propre à nous y faire renoncer, si nous savions profiter de nos défauts, si nous n'étions pas incorrigibles.

« Je ne i)arle point ici de ces essaims de valets, de fainéants et de mou- chards dont les fripons des comités remplissaient les tribunes, quand ils avaient quelques grands coups à frapper, mais de ces citadins aveugles, dont ils arrachaient les applaudissements par le préambule imposteur qu'ils don- naient à tous leurs projets de décrets funestes. Chez les Français, il ^st donc de la sagesse de faire observer le plus rigoureux silence dans le Sénat de la nation, dans les assemblées administratives et dans les tribunaux ; mais telle est la force de notre penchant pour tout ce qui flatte la vanité, et telle est notre légèreté, qu'à peine une loi positive nous aura-t-elle fait un devoir du silence dans les assemblées publiques, les membres ou législateurs seront eux-mêmes les premiers à la violer.

HISTOIRE SOCIALISTE 827

M Mes lecteurs m'accuseront peut-être d'avoir changt' de doctrine : ce n'est pas ma faute s'ils ne savent pas lire. Bans un teynps les patriotes éclairés re?nplissaient les tribunes de l'Assemblée nationale et formaient r audience des tribunaux, je les ai souvent invités à rappeler au devoir par des signes d'improbation les députés, les agents du peuple : et j'avais rai- son. Aujourd'hui que les patriotes 71'osent plus se montrer et que les ennemis de la liberté remplissent les tribunes du Sénat, et se ti'ouvent partout, je demande qu'on les empêche d'applaudir en les forçant au silence; c'est une artne dangereuse que je cherche à faire tomber de leurs mains. »

Ainsi, en cette fin de 1791, l'état de l'esprit public était inquiétant pour les hommes de la Révolution : il était presque désespérant pour ceux qui auraient voulu vraiment installer la démocratie, donner à tous les citoyens le droit politique, et obliger le pouvoir exécutif à s'inspirer des volontés de la nation.

La cour, dont on devinait, mais dont on ne pouvait démontrer les intrigues au dehors, affectait au dedans un. zèle minutieux pour la Consti- tution.

Et, à vrai dire, celle-ci avait encore fait la part si belle à la royauté, quelle pouvait être très puissante tout en restant conslitutionnelle. Le roi avait décidé, pour préparer plus sûrement le renversement de la Constitution, de paraître la respecter. Et le parti des Lameth et de Barnave.qui ne siégeait plus à l'Assemblée, mais qui essayait de prolonger par des moyens occultes son influence, semblait accepté par le roi comme conseiller, comme guide. Jusqu'oii allèrent les rapports des Lameth et de Barnave avec le roi et la reine? 11 est malaisé de le dire. Il semble qu'il n'y ait eu, après l'acceptation de la Constitution, qu'une entrevue de Barnave et de Marie-Antoinette; mais, quoique Barnave n'ait pas tardé à s'éloigner de Paris, il es^l certain qu'il don- nait fréquemment des avis.

Ces communications de la cour avec quelques révolutionnaires modérés inquiétaient les amis intransigeants de la royauté; Marie-.Antoinetle est obligée d'écrire ài Fersen le 19 octobre : « Rassurez-vous, je ne me laisse pas aller aux enragés, et si j'en vois ou que j'ai des relations avec quelques-uns d'entre eux, ce n'est que pour m'en servir, et ils me font tous trop horreur pour jamais me laisser aller à eux. »

Mais ils avaient beau lui faire horreur, par le seul tait qu'elle corres- pondait avec eux, elle élait obligée de les ménager, de tenir compte de leur politique. Or, elle se résumait en deux traits : pratiquer la Constitution au dedans, de façon à faire tomber peu à peu l'effervescence révolutionnaire et à restaurer par le seul jeu de la Constitution elle-mômî la force du pouvoir exécutif; au dehors, maintenir la paix pour éviter le contre-coup d'une inter- vention étrangère sur l'esprit de la France. Il parait donc infiniment pro- bable et même à peu près certain que la cour laissait, ignorer aux Lameth,

828 HISTOIRE SOCIALISTE

% Duporl, à Barnave, sa négociation secrète avec l'étranger en vue d'un congrî's.

Le journal de F^rsen contient pourtant quelques lignes terribles pour la mémoire des Lamf-lh et de Duport. 11 note dans son journal, à la date du 14 février : « La reine me dit qu'ils voyaient Alexandre Lameth et Duporl, qu'ils lui disaient ^^ans cesse qu'il n'y avait de remède que des troupes étran- gères, sans cela loui était perdu; que ceci ne pouvait durer, qu'eux avaient été plus loin qu'il- ne voulaient, et que c'étaient les sottises des aristocrates qui avaient fait leur succès, et la conduite de la cour qui les aurait arrêtés, si elle s'était jointe à oux. Ils parlent comme des aristocrates, mais elle croit que c'est l'effet de la haine contre l'Assemblée actuelle, ils ne sont rien et n'ont aucune influence, et la peur, voyant que tout ceci doit changer, et voulant se faire d'avance un mérite. »

Il serait coupable de décréter des hommes de trahison sur un témoi- gnage aussi isolé et aussi incertain. Marie-Antoinette avait-elle saisi exacte- ment le sens d'un propos amer de Lameth et de Duport? l'avait-elle exacte- ment rapporté? Fersen lui-même l'avait-il bien saisi? Cet appel aux armées étrangères était en contradiction absolue avec toute la politique passée de Barnave : la guerre livrait les modérés soit aux révolutionnaires de gauche, soit aux aristocrales, et ils n'en voulaient point ou ils voulaient la limiter le plus possible. En février, quand la politique de la Gironde parut décidément l'emporter, l'un d'eux laissa-t-il échapper ces propos imprudents?

Ce passase étrnnsre de Fersen est d'ailleurs en contradiction avec un autre passage du journal du même, à la date du dimanche 8 janvier : « Mémoire de la reine Marie Antoinette à l'empereur : détestable, fait par Barnave, Lameth et Duport; veut effrayer l'empereur, lui prouver que son intérêt est de ne pas faire la guerre, mais de maintenir la Constitution, de peur que les Françii-; ne propagent leur doctrine et ne débauchent ses sol- dats. On voit cependant qu'ils ont peur. »

Je suis très tenté de penser que c'est pour s'excuser auprès de l'intran- sigeant Fersen d'HCcepter ainsi le concours de Lameth, Barnave et Duport, que la reine, quelques jours après, lui a dit : « M.iis vous ne connaissez pas le fond de leur ppnsée : ils croient, comme vous, qu'il n'y a de salut que par les armées élrangèrt-s. »

Enfin je croi« pouvoir démontrer (et je le ferai un peu plus loin) que le mémoire très important de Marie-Antoinette, publié par le comte d'Arnete, est bien en effet pour la plus grande part, écrit par Barnave. Or, c'est un mémoire pacifique : c'est celui môme contre lequel s'élève Fersen.

En tout cas, il est certain qu'en octobre et novembre 1791, c'est une politique toute constilutionnelle et pacifique qu'ils conseillaient à la cour. Barnave, dans le livr.- si remarquable dont j'ai cité déjà bien des parties, a

HISTOIRE SOCIALISTE 829

très nettement marqué son point de vue. II affirme d'abord que les puissances voulaient la paix :

« Quiconque, dit-il, aux considérations générales, joint quelques con- naissances des affaires dans ce temps et particulièrement ceux qui ont vu les dépêches diplomatiques, ne peuvent avoir aucun doute en ce point. Lorsque les affaires intérieures parurent pacifiées, les puissances se regar- dèrent comme déchargées d'un poids immense, n'ayant plus à soutenir à leur péril la cause d'un roi' arrêté, emprisonné et détrôné; les conventions qui p;jrurent subsister entre elles, et particulièrement ce qui nous concernait dans le fameux traité de Pilnitz, n'avaient pour objet que le retour éventuel des mêmes événements; à la vérité, la situation des choses et l'ordre nou- veau ne leur paraissaient pas assez bien établis pour qu'elles se- prononças- sent à cet égard, mais toutes leurs vues hostiles étaient arrêtées, et elles attendaient de connaître la marche que prendraient nos affaires intérieures pour fixer définitivement leurs résolutions à notre égard. Quoique les émigrés défigurassent étrangement et la situation du royaume quant à l'ordre public, et les moyens de défense, leurs cris ne'produisaient qu'un effet médiocre sur les cabinets qui, tout à fait indifférents aux intérêts de ces proscrits, ne mesuraient leur conduite que sur leur propre politique. »

Et Barnave, sous le litre : « Marche qu'il fallait suivre », précise la poli- tique qu'évidemment il conseillait à la cour : « C'était donc la marche de nos affaires intérieures qui devait décider les résolutions des puissances et faire notre sort en tous sens. Il ne fallait pas une profonde politique pour conce-. voir ce que cette marche devait être; elle était si claire que déjà elle se présentait à tous les esprits, si bientôt diverses causes ne se fussent réunies pour tromper et corrompre l'opinion publique.

« Il fallait 'donc :

« Achever de rétablir l'ordre et de comprimer l'anarchie; une législa- ture qui l'aurait voulu fortement et qui eût su se faire respecter, l'eût effec- tué dans trois mois.

« Fortifier les autorités nouvelles contre l'anarchie populaire, et établir entre elles la subordination et les rapports conslilulionuels, qui seuls pou- vaient leur donner une marche régulière; cinq à six décrets d'une forte sévé- rité suffiraient pour cela.

Œ Presser le recouvrement des impôts, afin de pourvoir aux besoins |iublics. La circulation des assignats, comme je l'ai dit, favorisait puissam- ment l'élablissemenl du nouveau système d'impôts, et l'excellent ministre qui était alors à la tête de cette partie, l'eût mise promptement dans le meilleur état, pour peu qu'il eût été soutenu et favorisé.

Mettre la défense militaire sur un pied respectable sans être ruineux, et s'attacher surtout à rétablir la subordination qui depuis quelques mois avait fait de grands progrès dans l'armée;

S30 HISTOIRE SOCIALISTE

S'attacher à maintenir l'harmonie entre les deux premiers pouvoirs constitutionnels;

Se mettre en état constitué, faire des lois, régler l'éducation publique, etc., etc.;

Ne s'occuper des affaires étrangères que pour terminer par négocia- tion les difflculiés relatives aux princes possessionnés en Alsace, seul chef sérieux de querelle entre les étrangers et nous, mais qui, perpétuant les débats, pouvait sans cesse aigrir les esprits. Ne songer d'ailleurs aucunement aux émigrés et aux puissances; montrer à leur égard la tranquillité de la force; ne donner aux étrangers aucun signe de crainte; et en même temps aucun sujet d'offense, et marquer par toute sa conduite que, déterminé à ne jamais reconnaître leur influence dans nos affaires intérieures, on l'était éga- lement à les laisser faire tranquillement les leurs, et à laisser en paix leur système de gouvernement comme on voulait qu'ils y lai.ssassent le nôtre.

« Si l'on eût suivi celte marche, il n'est pas douteux que tous les obstacles n'eussent bientôt disparu.

« Bientôt aussi les puissances cessant de nous craindre comme un corps contagieux, et commençant à nous considérer comme une puissance organi- sée, auraient commence à spéculer à notre égari), suivant les vues ordinaires de hi politique : chacune eût recherché notre alliance et redouté notre ini- mitié; nous serions rentrés dans le système général de l'Europe oii nous aurions été les maîtres d'adopter les vues que notre nouvelle manière d'exis- ter nous eût fait paraître avantageuse. »

Voilà les conseils que donnait, voilà les perspectives qu'ouvrait Barnave à Marie-Antoinette et à Louis XVI et il y ajoutait à coup sûr, reprenant la pensée de Mirabeau, que par le roi s'assurerait d'abord tranquillité et sécu- rité, puis, dans des conditions nouvelles, un pouvoir plus grand qu'autrefois, à la tête d'un peuple libre et plus fort. Sans doute la Cour feignait d'entrer dans ces vues, mais elle dupait Barnave, car, tandis qu'il voulait que la royauté fit un usage vigoureux, conservateur et monarchique, mais loyal, de la Cons- titution, elle n'en simulait le respect que pour en mieux ménager la revision forcée sous la menace de l'étranger. Malgré tout, par ses relations mômes avec des révolutionnaires constituants, elle accréditait l'idée qu'elle acceptait enfin la Constitution, et cachant ainsi son jeu, elle ne donnait presque pas prise à ses adversaires. En tout cas, sa conduite api)arente était assez correcte, assez légale pour endormir un peuple déjà fatigué et surmené.

Trompée par ces apjjarences, l'Assemblée législative pouvait facile- ment aussi incliner au modérantisme et glisser peu à peu sous le pouvoir et l'intrigue du roi. On a vu avec quelle rapidité elle avait retiré ses pre- mières mesures agressives : elle paraissait peu laite pour la bataille continue, vigoureuse, contre l'autorité royale.

Préoccupée de dresser les comptes des finances publiques, préoccupée

HISTOIRE SOCIALISTE 831

aussi de raffermir l'administration pour assurer partout la libre circulation des grains, elle pouvait fort bien, croyant ne consolider que l'ordre public, renforcer à l'excès le pouvoir de Louis XVI, au moment oii celui-ci négociait avec l'étranger pour imposer à la France tout au moins une Constitution aris- . locralique avec une Chambre haute la puissmce héréditaire de la noblesse aurait soutenu la puissance héréditaire du roi.

La reine, dans une lettre du 7 décembre, confie à Fersen qu'elle se prend à espérer dans la Législative : « Noire posiliun est un peu meilleure et il semble que tout ce qui s'appelle constitutionnel se rallie pour faire une ■grande force conlre les républicains et les Jacobins : ils ont rangé une grande partie de la garde pour eux, surtout la garde soldée, qui sera organisée et enrégimenlce sous peu de jours. Ils sont dans les meilleures dispositions et brûlent de faire un massacre des Jacobins. Ceux-ci font toutes les atrocités dont ils sont capables, mais ils n'ont dans ce moment que les brigands et les scélérats pour eux; je dis dans ce moment, car d'un jour à l'autre tout change dans ce pays-ci et on ne s'y reconnaît plus. »

Brissot, qui avait déjà senti la force presque écrasante des modérés dans l'assemblée électorale de Paris il n'avait été élu iju'à grand'peine, ne se faisait pas d'illusion sur la Législative. Il savait bien qu'il serait besoin d'une terrible secousse pour la hausser de nouveau à l'énergie révolutionnaire. Seule une éruption violente de lave pouvait soulever l'énorme amas d'intérêts mélangés, intérêts anciens et intérêts nouveaux, qui obstruait le cratère de la Révolution: et quelle autre flamme que celle du patriotisme surchauffé par la guerre pourrait faire jaillir de nouveau la force populaire, attiédie et comme Ogée? Quelle autre force que la terreur de ce spectacle effrayant et grandiose pourrait mater les modérés?

Quant aux ministres, ils n'étaient, au moment commençaient les débats de la Législalive, ni une garantie pour la Révolution ni une force pour le roi. On se souvient que la plupart d'entre eux étaient entiés en fonc- tions depuis un an, après le départ de Necker. Le ministère était formé d'élé- nietits assez variés, mais également médiocres. Les plus honnêtes d'entre eux, comme le garde des sceaux Duport-Dulertre, s'étaient laissé surprendre p ir les événements de Varennes. Il est à peine croyable qu'aucun indice ne leur ait révélé tout le plan de conspiration et de fuite de la famille royale. Il n'y eut probablement pas trahison, mais faiblesse, incapacité, je ne suis quelle habitude paresseuse de sentir autour de soi une intrigue de cour et de ne point faire efTort pour la démêler.

Le ministre deSiVffaires étrangères, Montmorin, avait un rôle particulière- ment ambigu. Il avait ménagé la gauche de l'Assemblée constituante, et il clail en fonction depuis la fin de 1789. Il était le seul du ministère Necker qui lût resté à son poste, après la disgrâce du grand homme. II servait d'in- teruiédiaire olficieux entre la Constituante et la Cour.

832 HISTOIRE SOCIALISTE

Quand M. de Mercy, qui correspondait avec Mirabeau par l'inlerniédiaire de Lamarck, quitta Paris en août 1790, il fut convenu que le ministre Monlniorin serait mis dans la confidence des rapports de Mirabeau et de la Cour. Mais débile, de volonté faible, d'esprit fuyant et de petite santé, Mont- morin ne s'engagea jamais bien avant en aucun sens. D'une part, il ne sut pas conquérir sur le roi et la reine assez d'autorité pour les maintenir dans la voie de la Révolution. D'autre part, bien qu'il semble impossible qu'il n'ait pas deviné les préparatifs de fuite, il ne fut jamais le confident du roi et de la reine.

Fersen déclare expressément que Bouille et lui, en France, étaient les seules personnes dans le secret : et comment la Cour l'eût-elle confié à Montmorin puisqu'elle voulait le cacher à Mirabeau? Montmorin semble avoir évité d'approfondir les intrigues qu'il soupçonnait, de peur d'être obligé de prendre un parti et d'assumer des responsabilités.

Quand s'ouvre la Législative les événements le pressent et il va être obligé d'adopter une conduite un peu ferme et nette. D'abord, l'accoptalion de la Gonstilulion par le roi rétablit les relations officielles entre la royauté conslilutionnelle et les puissances étrangères. En même temps] la diplo- matie occulte de la Cour continue : quel jeu jouera Montmorin? La situation devient difficile et même périlleuse, d'autant plus que l'irritation croisî^ante de l'Assemblée contre les émigrés, les discours de Brissot et d'Isnard, les pre- miers décrets contre les princes, les menaces grondantes contre rAutriche, tout annonçait une période d'orages, de difficultés et de dangers. Montmorin se déroba.

Je ne puis m'expliquer qu'ainsi sa retraite. C'est le 31 octobre 1791, onze jours après le discours de Brissot, qu'il annonça sa démission à l'Assemblée : « Dès le mois d'avril dernier, j'avais donné ma démission à Sa Majesté, mais la distance qui me séparait de celui qu'elle m'avait destiné pour successeur me força de continuer mon travail jusqu'à la réception de sa réponse qiii fut un refus. Depuis, je ne trouvai plus placer ma démission, et l'espérance d'être encore de quelque uLilité à la chose publique et au roi, put seule me consoler de la nécessité de rester dans le Ministère, au milieu des circons- tances qui en rendaient les fonctions si périlleuses pour moi. Aujourd'hui Sa Majesté a daigné agréer ma démission. »

Sybel commet donc une légère erreur matérielle lorsqu'il dit que c'est le décret du 29 novembre contre les prêtres et les émigrés qui détermina la retraite de Montmorin : elle était décidée et annoncée dès la fin d'octobre. Mais c'est bien la difficulté croissante des choses qui décida Montmorin au départ. Sybel paraît croire que c'est parce que Montmorin ne put faire adop- ter par la Cour une politique vigoureuse contre la Révolution qu'il se retira. Et le témoignage de Malletdu-Pan auquel Sybel se réfère est en effet très précis.

HISTOIRE SOCIALISTE

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Mallet écrit dans ses notes en novembre 1791 : « M. de Montmorin était Vhomme fort du Ministère au moment de sa retraite. Malouet et moi l'avions décidé à présenter au roi un plan de conduite et à se servir des circonstances

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Madame sans Culotte. (D'après une estampe du Unsée CarDavalet).

légalement. Spécialement d'aller à l'Assemblée nationale et de leur dire que les puissances étrangères (dont il leur remettrait les dépêches) ne le croyant pas libre, il fallait constater cette liberté; qu'en conséquence il demandait

UV. 105. HISTOIBB SOCIALISTE. LIV. lOS

834 HISTOIRE yoCIALISTB

d'aller à Fontainebleau ou à Compiègne, de choisir un nouveau Ministère qui n'eût coopéré en rien à la Constilulion et à son acceptation, et dy aller avec sa garde propre. Ou l'Assemblée nationale eût refusé, et elle constiluit la ser- vitude du roi, 011 elle eût accepté, et le roi se délivrait des chaînes de son Conseil, il s'en faisait un vigoureux des royalistes affectionnés. M. de Mont- morin a insisté à trois reprises; il s'est jeté aux genoux de la reine; tout a été inutile, on s'est effrayé des conséquences et de la crainte d'une insur- rection. »

Je ne crois pas un mot de ce récit, en ce qui touche Montmorin. 11 trom- pait tout le monde : il ne fut point fâché de persuader à Malouet et à Mallet- du-Pan, qui l'avaient chargé d'un message vigoureux et d'un plan redoutable, qu'il s'était heurté à l'inflexible résistanoe du roi et de la reine, et que de désespoir il se retirait. S'il était parti par dégoût de voir ses conseils éner- giques repoussés, il n'aurait pas demandé (d'ailleurs en vain), à rester au Conseil avec 50.000 livres de rente, sans portefeuille ministériel. Et nous ne le retrouverions pas mêlé à la politique occulte de Louis XVI.

11 cherchait simplement à éluder les responsabilités officielles, apparentes, qui pouvaient subitement devenir lourdes. Le roi, ne sachant quel fond faire sur ses services ni quel jugement porter sur son caractère, ne le retint pas. En cette période étrange, les ressorts sont partout détendus, l'énergie popu- laire sommeille et le courage des ministres fléchit.

Quant à la Cour, elle est tellement à la dérive que, pour remplacer Mont- DQOrin et pourvoir au ministère le plus important à cette heure, celui des- affaires étrangères, elle n'a aucun plan. Elle semble même redouter d'y avoir un homme à elle, de peur qu'il se perde et la per le. Elle ne s'occupe pas non plus d'y mettre un homme connu pour son dévouement à la Révolution et qui puisse apaiser les esprits en les rassurant. La reine écrit le 19 octobre, quand Montmorin avait déjà remis sa démission au roi :

« J'ai vu M. du Monlicr, qui désire fort aussi ce Congrès(des puissances). 11 m'a même donné des idées pour les premières bases, que je trouve raison- nables. // refuse le ministère et je ty ai même engagé. C'est un homme à conserver pour un meilleur temps et il serait perdu. »

D'autre part, elle écrit à Mercy le 1" novembre : << Le malheur est que nous n'avons pas un homme ici auquel nous fier... M. de Ségur refuse les affaires étrangères : elles sont vacantes et la publicité de tous ces relus rend le choix presque impossible. »

Mercy insiste par une lettre du 6 novembre: « Il faut un ministère éclairé et fidèle, et, s'il n'est pas possible de l'établir ici, il conviendrait d'y suppléer quoique très imparfaitement, par un conseil secret, composé de quelques per- sonnes d'une habileté reconnue, d'un attachement à toute épreuve et ca- pables de suggérer la marche journalière à tenir. Rien n'annonce encore que l'on se soit occupé à former ce ministère convenable ^.e choix de M. dfr

HlSTOiPiE SOCIALISTE 835

Ségur a d'abord indiqué le conlraire. Depuis son refus on annonce que M. de Sainle-Croix lui sera substitué. Ce dernier passe généralement pour le plus déterminé démagogue. Tous les cabinets répugneront à cette disposition, et elle donnera lieu à des conjectures fâcheuses. Sicecboixporte sur ce système que le ministère actuel ne tienJra pas, et que ceux dont on le compose sont voués d'avance à une chute prochaine, on en conclura dans les Cours élran- gères que celle de France s'abandonne au hasard des révolutions. »

La reine lui répond le 25 novembre : « C'est M. de Lessart (passé de l'inté- rieur aux affaires étrangères) qui garde le ministère des affaires étrangères. On a parlé un moment de M. de Sainte-Croix, mais jamais je ne l'aurais souf- fert. Pour ce que vous dites d'un conseil secret, je crois que sous bien des rapports cela serait bon, mais il y a bien des choses aussi qui le rendent im- possible. »

Et en M. de Lessart la reine témoigne un peu après, qu'elle n'a aucune con- fiance. Ainsi tout est à l'abandon: ni ministère décidément constitutionnel, ni conseil secret; aucune politique assurée. Au moment même la Révolution semble n'avoir pas confiance en la Révolution, la royauté n'a pas couflsnce en la royauté: il y a partout je ne sais quelle acceptation atone et inquiète du provisoire; si on n'entre pas à fond dans ce secret des esprits par l'analyse minutieuse des choses, comment pourrait-on comprendre l'extraordinaire as- cendant que donna en quelques jours à la Gironde son audace, mêlée d'in- conscience et de légèreté? Elle osait et elle était la seule à oser.

Du ministre de la guerre Duportail et du ministre de la marine Bertrand de Moleville je dirai peu de chose. Duportail avait à vaincre de grandes dilfi- coltés; les institutions militaires créées par la Constituante étaient très composites. Par exemple, c'était le ministre de la guerre qui devait recevoir et diriger sur la frontière les gardes nationaux ; mais c'étaient les directoires des départements qui étaient chargés de les recruter, de les équiper, de les armer. De là, des complications quotidiennes et même des dégoûts incessants que n'aurait pu vaincre qu'un dévouement héroïque à l'ordre nouveau. Or Duportail le supportait, mais ne laimait pas, et les moindres critiques de l'Assemblée législative le mettaient hors de lui. Ses qualités d'administra- teur étaient ainsi frappées d'impuissance.

Bertrand de Moleville était entré au ministère de la marine le 1" oc- tobre, le jour môme l'Assemblée législative entrait en fonction. C'était un contre-révolutionnaire, un menteur et un fourbe. Ses mémoires sont pleins d'affirmations absurdes et de calomnies atroces contre les hommes de la Ré- volution, et même des royalistes comme Mallet-du-Pan ne purent obtenir de lui le redressement d'assertions absolument fausses. Il se croyait très ha- bile parce que dans l'administration de ce grand service de la marine, les éléments contre-révolutionnaires abondaient, il affectait de respecter littéra- lement la Gonblitution tout en en paralysant le succès par une sorte de trahison

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sourde et de déloyauté continue. Il répète sans cesse qu'il fallait qu'on lou- chât le tuf de la Constitution, et il fait l'aveu impudeol de sa méthode de désorganisation sournoise. Par exemple, au moment les hauts orQciers semblent faire grève et refuser le commandement du port de Brest, dont les marins s'étaient plusieurs fois soulevés, un ancien chef d'escadre, M. de Pey- nier, se montra disposé à accepter.

« Depuis longtemps il habitait un chAteau qu'il avait dans les montagnes de Bigorre, il n'était en relation avec personne. J'imaginai un moyen de tirer parti de cette circonstance, de manière à augmenter ma popularité au conseil et à rendre à M. de Peynier le service de lui faire apercevoir les con- séquences de son acceptation. Je lus sa lettre le même jour au conseil, et après lui avoir donné tous les éloges qu'il méritait, je proposai au roi, que j'avais mis dans le secret, de témoigner sa satisfaction à M. de Peynier, par une lettre dont je lus le projet, et de le nommer sur-le-champ comman- dant de la marine à Brest, au lieu de M. de la Grandière, qui venait de refuser celte place.

« Ces deux propositions furent adoptées et fort applaudies par tous les minisires, qui étaient d'avis que j'expédiasse un courrier à M. de Peynier pour lui porter la lettre du Roi ; mais j'observai qu'il la recevrait presque aussitôt par la poste qui partait le lendemain, et qu'il était d'autant plus inutile de faire la dépense d'un courrier extraordinaire que rien ne péricli- tait à Brest M. Bernard de Marigny, excellent officier, commandait par intérim.

« Le véritable motif qui m'empêchait d'y mettre plus de diligence était l'importance que j'attachais à ne pas faire parvenir la lettre du roi à M. de Peynier avant celles que je m'attendais bien que ses amis lui écriraient, pour lui faire connaître l'étal actuel de la marine et le mettre à portée de prendre un parti définitif avec connaissance de cause; il en résulta que M. de Peynier dans sa réponse à la lettre du roi, refusa le commandement de la marine de Brest et rétracta son acceptation du nouveau grade dont il avait été pourvu. J'avoue que malgré mon serment à la Constitution, le rétablissement de la subordination dans les ports et sur les vaisseaux me paraissait impossible sous le nouveau régime, je croyais pouvoir désirer en conscience que tous les offi^ ciers distingués du corps de la marine abandonnassent, au moins pendant quelque temps, un service qu'ils ne pouvaient plus continuer avec honneur, et sans s'exposer à être assassi7iés. »

Quel fourbe! Mais ce système de trahison sournoise contre la Révolution n'avait rien de décidé, et la politique royale semblait impuissante comme la Révolution elle-même.

Dans ce désarroi général et dans celte sorte de paralysie momentanée des partis et des forces, Brissot, avec une audace extraordinaire, vit dans la guerre le seul moyen de déterminer un mouvement nouveau, d'aiguillonner l'énergie

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révolutionnaire, de mettre àl'épreuve le roi et de le soumettre enQn à la Ré- volution ou de le renverser.

La guerre agrandissait le théâtre de l'action, de la liberté et de la gloire. Elle obli^'eait les traîtres à se découvrir, et les intrigues obscures étaient abolies comme une fourmilière noyée par l'ouragan.

La guerre permettait aux partis du mouvement d'entraîner les modérés, de les violenter au besoin; car leur tiédeur pour la Révolution serait dénoncée comme une trahison envers la patrie elle-même.

La guerre enfin, par l'émotion de l'inconnu et du danger, parla surex- citation de la fierté nationale, ravivait l'énergie du peuple. II n'était plus pos- sible de le conduire directement par les seules voies de la politique intérieure à l'assaut du pouvoir royal. Une sorte de cauchemar d'impuissance semblait peser sur la Révolution. Quoi! Ni au 14 juillet, ni au 6 octobre, ni même après Varennes, nous n'avons pu ou renverser ou subordonner le roi 1 Bien mieux, à chacun des combats qu'elle soutient, à chacune même des fautes qu'elle commet, la royauté semble grandir en force ; et à l'heure c'est le roi qui devrait être châtié, il n'y a que les démocrates qui soient poursuivisl Pour rompre ce charme séculaire de la royauté, il faut qu'elle s'abandonne enfin à la Révolution ou que par la trahison flagrante contre la patrie, elle sus- cite contre elle la colère des citoyens déjà enfiévrés par la lutte contre l'étranger.

Ainsi la Gironde voulait faire de la guerre une formidable manœuvre de politique intérieure. Terrible responsabilité! Quand nous pensons aux épreuves inouïes que la France va subir, quand nous songeons que cette sur- excitation d'un moment sera payée par vingt années de césarisme sanglant et qu'ensuite de 1815 à 1848, on peut dire de 1815 à 1870, la France aura moins de liberté qu'elle n'en avait sous la Constitution de 1791, quand on songe qu:i la propagande armée des principes révolutionnaires a surexcité contre nous le sentiment national des peuples et créé le formidable état militaire sous lequel plient les nations, on se demande si la Gironde avait le droit déjouer cette extraordinaire partie de dés.

La guerre n'était pas voulue par les souverains étrangers, et il semble que si le parti démocratique avait été uni, vigilant, prudent, s'il avait lutté contre les ministres suspects, s'il avait peu à peu imposé au roi des ministres patriotes, s'il avait travaillé sans relâche à propager les idées de la démo- cratie, s'il avait au besoin déclaré ouvertement la guerre à la royauté, il au- rait pu consommer la Révolution sans la jeter dans les aventures extérieures. Mais ce qui faisait la force de la politique girondine, c'est qu'en 1791 et 1792 elle apparaissait comme le seul moyen d'action ; la fatigue intérieure de la nation obligeait les partis du mouvement à chercher des ressorts nouveaux. Michelet a dit, à propos de la guerre, que l'Océan de la Révolution débordait et que les Girondins venaient, portés sur la crête de ses vagues. Non, l'Océau

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de la Révolution ne débordait pas; il s'était affaissé aii contraire, et c'est de peur que la Révolution immobilisée sur une mer plate fût à la merci de l'ennemi que la Gironde décluitnait la puerre comme un venl de tempête. Avec quelle étourderie! Avec quelle imprévoyance et quelle infatuation ! Quand on compte, pour réaliser un jilan de politique intérieure, sur les sen- timents qu'excitera dans le peuple l'émotion de la guerre, quand on compte sur la colère que provoquera en lui la trahison, il faut s'attendre à toutes les fureurs et ù tous les aveuglements; il faut avoir fait d'avance le sacritice entier de soi-même; il faut prévoir que le soupçon de trahison n'envelop- pera pas seulement les traîtres, mais peut-être aussi les bons citoyens; il faut être prêt à pardonner au peuple qu'on aura ainsi soulevé, toutes les erreurs, toutes les violences.

Or les Girondins se flattaient de gouverner à leur aise ces sombres flots. Ils se flattaient de marquer aux colères patriotiques et populaires leur limite et leur chemin. Us se croyaient les guides infaillibles et à jamais souverains, les maîtres du noir Océan, et ils s'imaginaient que sous leur conduite la barque de la Révolution repasserait aisément IcSlyx de la guerre, après avoir porté aux enfers la royauté morte.

La politique de la Gironde va donc se préciser ainsi. Elle ménagera le roi, pour ne pas découvrir trop brutalement son jeu. Elle harcèlera et atta- quera les ministres jusqu'à ce qu'elle les ait obligés à pren Ire à l'égard de l'étranger une altitude provocatrice. Elle grossira les futiles incidents de frontière créés par la présence de quelques milliers d'émigrés à Coblentz ou à Worms. Au lieu de calmer les susceptibilités nationales, elle les excitera sans cesse; et elle entraînera l'Assemblée, d'ullimalum en ultimatum, à dé- clarer la guerre. Elle se tiendra prête soit à gouverner au nom du roi, s'il se remet en ses mains, soit à le renverser dans la grande crise delà guerre et à proclamer la République. Et par un jeu d'une duplicilé incroyable elle exci- tera tout ensemble et rassurera le pays, elle préparera la guerre en disant que les puissances ne la veulent pas, ne peuvent pas la vouloir.

Tout d'abord l'Assemblée, après le premier éblouissement du discours de Brissot, parut sentir le danger, et des conseils de pruilence furent donnés. Koch, député du Haut-Rhin, démontra dans la séance du 12 octobre que les rassemblements d'émigrés ne pouvaient en aucune manière constituer un danger.

Vergniaud reprit, le 25, la thèse de Brissot et affirma que pour la France de la Révolution la sécurité serait dans l'offensive: « Certes je n'ai point l'in- tention d'étaler ici de vaines alarmes dont je suis bien éloigné d'être frappé moi-même. Non, ils ne sont pas redoutables ces factieux aussi ridicules qu'in- solents, qui décorent leur rassemblement criminel du nom bizarre de France extérieure; chaque jour leurs ressources s'épuisent. L'augmentation de leur nombre ne fait que les pousser plus rapidement vers la pénurie la plus absolue

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de tous moyens d'existence. Les roubles de la fière Catherine et les mil- lions delà Hollande se consument en voyages, en négociations, en prépau-atifs désordonnés et ne suffisent pas d'ailleurs au faste des chefs de la rébellion. Bientôt on verra ces superbes mendiants qui n'ont pu s'acclimater à la terre de l'égalité, expier dans la honte et dans la misère les ciimfs de leur or- gueil et tourner des yeux trempés de larmes vers la patrie qu'ils ont aban- donnée; et quand leur rage, plus forte que leur repentir, les précipiterait les armes à la main sur son territoire, s'ils n'ont pas de soutien chez les puis- sances étrangères, s'ils sont livrés à leurs propres forces, que seraient-ils si ce n'est de misérables pygmées qui, dans un accès de délire, se hasarderaient à parodier l'entreprise des Titans contre le Ciel? {Applaudissements.')

« Quant aux Empires dont ils implorent les secours, ils sont trop éloignés et trop fatigués par la guerre du Nord pour que nous ayons de grandes craintes à concevoir de leurs projets. D'ailleurs l'acceptation de l'acte consti- tutionnel par le roi paraît avoir dérangé toutes les combinaisons hostiles. Les dernières nouvelles annoncent que la Russie et la Suède désarment, que dans les Pays-Bas les émigrés ne reçoivent d'autres secours que ceux de l'hos- pitalité.

« Croyez .surtout, Messieurs, que les rois ne sont pas sans inquiétude. Ils savent qu'il n'y a pas de Pyrénées pour l'esprit philosophique qui vous a rendu la liberté ; ils frémiraient d'envoyer leurs soldats sur une terre encore brûlante de ce feu sacré; ils trembleraient qu'un jour de bataille ne fît de deux armées ennemies un peuple de frères {Applaudissements); mais si enfin il fallait mesurer ses forces et son courage, nous nous souviendrions que quelques milliers de Grecs combattant pour la liberté triomphèrent d'un mil- lion de Perses; et combattant pour la même cause avec le même courage, nous aurions l'espérance d'obtenir le même triomphe.

« Mais quelque rassuré que je sois sur les événements que nous cache l'avenir, je n'en sens pas moins la nécessité de nous faire un rempart de toutes les précautions qu'indique la prudence. Le ciel est encore assez orageux pour qu'il n'y ait pas une grande légèreté à se croire eniièrementà l'abri de la tempête ; aucun voile ne nous cache la malveillance des puissances étrangères, elle est authentiquement prouvée par la chaîne des faits que M. Brissot a si énergiquement développés dans son discours. Les outrages faits aux cou- leurs nationales et l'entrevue de Pilnitz sont un avertisseiuent que leur haine nous a donné, et dont la sagesse nous fait un devoir de profiter. Leur inac- tion actuelle cache peut-être une dissimulalion profonde. Ou a tâché de nous diviser. Qui sait si on ne veut pas nous inspirer une dangereuse sécurité? »

Et après avoir ainsi excité l'alarme, après avoir grossi le danger que les émigrés pouvaient indirectement, faire courir à la France, Vergniaud ajoute :

« Ici j'entends une voix qui s'écrie : sont les preuves légales des faits que vous avancez? Quand vous les produirez, il sera temps de punir les cou-

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pables. 0 vous qui tenez ce langage, que n'éliez-vous dans le Sénat de Rome lorsque Cicéron dénonça la conspiration de Calilina ! vous lui auriez de- mandé aussi la preuve légale I... Des preuves légales! Attendez une invasion que votre courage repoussera sans doute, mais qui livrera au pillau'e el .'i la mort vos départements frontières et leurs infortunés habitants. Des preuves légales! Vous comptez donc pour rien le sang qu'elles vous coûteraient. Ah I prévenons plutôt les désordres qui pourraient nous les procurer.

« Prenons enfin des mesures rigoureuses ; ne soufTrons plus que des fac- tieux qualifient notre générosité de faiblesse; imposons à l'Europe | ar la fierté de noire contenance; dissipons le fantôme de contre-révolution autour du- quel vont se rallier les insensés qui la désirent ; débarrassons la nation de ce bourdonnement d'insectes avides de son sang qui l'inquiètent et la fatiguent, et rendons le calme au peuple. » [Applaudissements.)

El Vergniaud concluait à des mesures sévères contre tous les émigrés, mais particulièrement contre les frères du roi, en un couplet senlimenlal et ému sur le roi lui-même :

a On parle de la douleur profonde dont sera pénétré le roi. Brulus im- mola des enfants criminels à sa patrie. Le cœur de Louis XVI ne sera pas mis à une si rude épreuve; mais il est digne du roi d'un peuple libre de se mon- trer assez grand pour acquérir la gloire de Brulus... Si les princes se mon- traient insensibles aux accents de la tendresse en même temps qu'ils résis- teraient à ses ordres, ne serait-ce pas une preuve aux yeux de la France, et de l'Europe que, mauvais frères et mauvais citoyens, ils sont aussi jaloux d'usur- per par une contre-révolution l'autorité dont la Constitution investit le roi que de renverser la Constitution elle-même? {Vifs applaudissements.)

« Dans cette grande occasion, leur conduite lui dévoilera le fond de leur cœur et s'il a le chagrin de n'y pas trouver les sentiments d'amour et d'obéis- sance qu'ils lui doivent, qu'ardent défenseur de la Constitution el de la li- berté il s'adresse aux cœurs des Français : il y trouvera de quoi se dédomma- ger de ses perles. » {Vifs applaudissements.)

L'Assemblée, le 31 octobre, rendit le décret suivant :

« L'Assemblée nationale considérant que l'héritier présomptif de la Gou- ronue est mineur et que Louis-Slanislas-Xavier, prince français, parent ma- jeur, premier appelé à la régence, est absent du royaume, en exécution de l'article 2, de la section III de la Constitution française, déclare que Louis- Stanislas-Xavier, prince français, est requis de rentrer dans le royaume sous le délai de deux mois, à compter du jour la proclamation du Corps légis- latif aura été publiée dans la Ville de Paris, lieu actuel de ses séances.

«Dans le cas Louis-Slanislas-Xavier, prince français, ne serait pas ren- tré dans le royaume à l'expiration du délai ci-dessus fixé, il sera censé avoir abdiqué son droit à la régence conformément à l'article 2 de l'acte constitu- tionnel.

HISTOIRE SOCIALISTE

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c L'Assemblée nationale décrète qu'en exécution du décret du 30 de ce mois, la proclamation dont suit la teneur sera imprimée, affichée et publiée sous trois jours dans la ville de Paris, et que le pouvoir exécutif fera rendre compte à l'Assemblée nationale, dans les trois jours suivants, des mesures qu'il aura prises pour l'exécution du présent décret.

Ge.nsoxne (D'après aae estampe du Musée Carnavalet.)

« PROCLAMATION. « Louis-Stanislas-Xavier, prince français, l'Assemblée nationale vous re- quiert, en vertu de la Constilulion française, titre III, chapitre 2, section III, article 2, de rentrer dans le royaume dans le délai de deux mois, à comp- ter de ce jour, faute de quoi, et après l'expiration duait délai, vous serez censé avoir abdiqué votre droit éventuel à la ré^jence. »

LIV. 106. BISTOIHE SOCIALISTE. Liy. 106.

842 HISTOIRE SOCIALISTE

Celait une manifestalion assez vaine, car on savait bien que Mon-^ieur ne rentrerait pa<; et que lui imporluil d'être dépouillé de la régence par une assemblée révolutionnaire qu'il se promettait de briser? Mais la Législative •voulait par illre a-'ir.

Le 8 noveinlire, un modéré, Ducastel, proposa au nom da Comité un projet de dérrel contre tous les émigrés :

«L'Assemblée nation.ile, après avoir entenlu le rapport de son comité de législation civile et criminelle, considérant que l'intérêt sacré de la patrie rappelle tous les Françnis fugitifs; que la loi leur assure une protection en- tière ; que néanmoins la plupart se rassemblent sous des chefs, ennemis de la Constitution ; qu'ils sont suspects de conspiration contre l'Empire et que la générosité nationale peut leur accorder encore le temps de se r-'pentir; mais que s'ils ne se divisent pas dans ce délai, ils décèleront leurs criminels pro- jets en demeurant rassemblés; qu'alors ils seront des conjurés manifestes; qu'ils devront être poursuivis et punis comme tels, et que déjà la tranquillité publique exige des mesures rii^oureuses, décrète ce qui suit :

« Article premier : Les Français rassemblés au delà des frontières du royaume sont, dès ce moment, déclarés suspects de conjuration contre la pa- trie. »

Cet article fut décrété à l'unanimité : le difficile en effet n'était pas de faire une déclaration générale et vague, le difficile était d'organiser des sanctions efficaces, et les incertitudes se manifestèrent dès l'arlicl-i 2 :

« Si, ail i" janvier 1792, ils sont encore en ce moment en état de rassem- blement, ils seront déclarés coupables de conjuration et ils seront pourruivis comme tels et punis de mort. »

La phrase était terrible. Mais comment démontrer d'une façon juri- dique et certaine qu'il y avait en effet « rassemblement » et que tri individu déterminé participait au rassemblement? Couthon signale la difficulté avec brièveté et avec force :

«Le rassemblement est un crime, point de doute à cet égard; mais, Messieurs, le grand embarras c'est d'établir le fait qui constitue le rassemble- ment. Pouvez.vons le faire par la voie ordinaire de l'information? Vous n'aurez d'autres témoins que les Français en fuite eux-mêmes, et vous savez quel cas on pourrait laire de leur témoignage. » {Murmures.)

Couthon pro|iose donc de substituer à la preuve proprement dite une présomption lé^'ale et il soumet à l'Assemblée le projet suivant ;

« Seront répiilâs en élat de rassemblement jusqu'à la preuve du con- traire et seront poursuivis et punis comme conspirateurs ceux des Franc lis qui, sans cau<e légitime justifiée, resteraient hors du royaume et n'y rentre- raient pas avant le 1" janvier 1792. »

Une partie de l'Assemblée murmura. Mais, dès lors la doctrine du salut public commence à s'affirmer avec force. Le député Gorguereau déclara :

HISTOIRE SOCIALISTE 843

« Je pen»e que lorsque vous avez une conviclion intime que toute la France, toute l'Europe partage avec vous; lorsque vous avez une conviction qui sera celle de la postérité, je crois, messieurs, que ces preuve^ morales doivent su f /ire à F homme d'Etat. Il faut sauver l'Etat et vous ne le sauverez pas, si vous voulez faire juger les conspirateurs comme des perturbateurs ordinaires de la tranquillité... La transition de l'Assemblée constituante à. la législation actuelle doit être l'entière et absolue solution de continuité entre l'ancien régime et le nouveau. Sous l'ancien régime, tous les gens puissants échap['aient à la loi ; aujourd'hui la loi doit les atteindre par tous les moyens qui sont possibles et praticables. Je ne balance point à dire que vous devez renoncer à la Haute-Cour nationale et aux tribunaux et aux formes judiciaires, parce que votre premier devoir est de sauver l'Empire qui est conûé à votre sollicilude. » [Applaudissements.)

Couthon réduisit son amendement aux princes et aux fonctionnaires publics :

« Seront réputés prévenus d'attentat et de complot contre la sûreté gé- nérale et contre la Constitution et seront mis, en conséquence, en état d'accu- sation, ceux des princes français et des fonctionnaires publics qui resteraient hors du royaume et n'y rentreraient pas d'ici au premier janvier prochain. »

Sous cette forme nouvelle, l'amendement de Couthon fut adopté à la presque unanimité en addition à l'article 2 du Comité, adopté également. La suite fui adoptée presque sans débat :

« .Article 3. Dans les quinze premiers jours du même mois, la Haute-' Cour nationale sera convoquée s'il y a lieu.

« Article 4. Les revenus des émigrés condamnés par contumace seront, pendant leur vie, perçus au profil de la nation, sans préjudice des droits des femmes, enfants et des créanciers, dont la légitimité aura été reconnue anté- rieurement au présent décret.

a .Article 5. Dès à présent, tous les revenus des princes français absents du royaume seront séquestrés. Nul payement de traitement, ptnsion ou re- venus quelconques ne pourra être fait directement ou indirectement auxdits princes, leurs mandataires ou délégués, jusqu'à ce qu'il ait été autrcfiient décidé par r.\ssemi)lée nationale, sous peine de responsabilité et de deux an- nées de gène contre les ordonnateurs et payeurs. La même disposition est applicable, en ce qui touche leurs traitements et pensions, à tous les fonc- tionnaires publics, civils ou militaires et aux pensionnés de l'Etat.

« Article 6. Toutes les diligences nécessaires pour la perception et le séquestre décrétés par les deux articles précédents, seront faites à la requête des procureurs-syndics des départements, sur la poursuite des procureurs- syndics de chaque district oîi seront les dits revenus, et les deniers en pro- venant seront versés dans les caisses des receveurs de district, qui en demeu- reront comptables. Les procureurs-syndics feront parvenir tous les mois au

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ministère de l'intérieur, qui en rendra compte aussi à l'Assemblée chaque mois, l'état des diligences qui auront été faites pour l'exécution de l'article ci-dessus.

«Article 7. Tous fonclionuaires publics absents du royaumr-snnî cause légitime avant l'amnislie prononcée par la loi du 15 septembre IT'.U, et qui n'étaient pas rentrés en France, sont privés de leurs places et de tout traite- ment.

« Article 8. Tous fonctionnaires publics absents du royaume sans cause légitime depuis l'amnistie sont aussi déchus de leurs places et traitements et, en outre, de leurs droits de citoyens actifs.

Cl Article 9. Aucun fonctionnaire public ne pourra sortir du royaume sans un congé du ministre dans le département duquel il sera, sous les peines portées ci-dessus.

« Article 10. Tout officier militaire, de quelque grade qu'il soit, qui abandonnera ses fonctions sans congé ou démission acceptée, sera réputé coupable de désertion et puni comme le soldat déserteur. {Vifs applaudis- sements.)

« Article 11. Aux termes de la loi, il sera formé une cour martiale dans chaque division de l'armée pour juger les délits militaires commis depuis l'amnistie; des accusateurs publics poursuivront en outre, comme coupables de vol, les personnes qui ont enlevé des effets ou des deniers appartenant aux régiments français.

«Article 12. Tout Français qui, hors du royaume, embauchera et enrô- lera des individus pour qu'ils se rendent aux rassemblements énoncés dans les articles 1 et 2 du présent décret sera puni de mort. La même peine aura lieu contre toute personne qui commettra le même crime en France.

« Article 13. —Il sera sursis à la sortie hors du royaume de toute espèce d'armes, chevaux, munitions. »

Et enfin voici l'article 14 qui amorçait les hostilités :

« L'Assemblée nationale charge son comité diplomatique de lui proposer les mesures que le roi sera prié de prendre, au nom de la nation, à l'égard des puissances étrangères limitrophes qui souffrent, sur leur territoire, les rassemblements des Français fugitifs. »

La séance fut levée à six heures au milieu des applaudissements et des acclamations des tribunes.

La politique de la Gironde triomphait. Les modérés, après une faible tentative de résistance, avaient consentir aux lois contre les émigrés; ils n'auraient pu s'obstiner sans être accusés de couvrir de leur indulgence une conjuration armée contre la patrie. Puis, si le roi sanctionnait lesdécrets, il était pris dans l'engrenage ; les mesures contre les émigrés resteraient vaines si les puissances étrangères ne dispersaient pas les rassemblements; de évi- demment des complications diplomiliques d'où la guerre pouvait sortir, et

HISTOIRE SOCIALISTE 8i5

la guerre donnerait un nouvel élan à la Révolution. Si, au contraire, le roi refusait sa sanction aux décrets, il devenait évident à tous que seule une grande crise, à la fois extérieure et intérieure, pourrait reraellre en mouve- ment la Révolution. Enfin, la vanité même des lois promulguées contre les émigrants qui étaient hors d'atteinte, suggérerait naturellement au pays l'ilée d'une action plus décisive. Brissot pouvait attendre avec confiance les événe- ments. Son plan commençait à se développer dans les faits.

En quelques démocrates, pourtant, la défiance s'éveille. Robespierre est encore absent de Paris, il prend à Arras quelques semaines de repos et, sans doute, il commence à s'inquiéter, puisque quinze jours après il rentre. Le journal de Prudhorame exprime de vagues inquiétudes; il ne paraît pas se douter encore que la marcbe adoptée conduit à la guerre. Alais il se de- mande si on ne trompe pas la nation :

« Ce que tout le monde se demande et ce que personhe ne sait, ce «ont les suites qu'aura le décret. D'abord il paraît bien singulier que le projet en altiste présenté par M. Duca?tel, qui avait annoncé des vues toutes contraires dans le courant de la discussion, et plus étonnant encore que ce même dé- cret n'ait pas essuyé d'opposition marquée de la part des ministériels... Le serpent est sous l'herbe. Prenons bien garde que ce ne soit un piège ou tout au moins un jeu. Il ne surfit pas que l'Assemblée nationale ait prononcé, il faut que le roi sanctionne, et sanctionnera-t-il? Signera-t-il l'arrêt de mort de ses frères? S'il ne le fait pas, quel parti prendre? S'il le fait, comment croire à sa bonne foi? Et supposé que le roi ait sanctionné, supposé quil ne contrarie pas l'exécution du décret, les émigrants attroupés se diviseront-ils? Rentreront-ils en France? Auront-ils le courage d'être repentants? Tous les indices tendent à faire croire que non; ces misérables se laisseront aller à un faux sentiment de gloire; ils ne se sépareront pas ; il attaqueront leur patria; s'il en est ainsi, plus de pitié, que la loi soit inflexible pour les con'lamnations judiciaires, comme le sera l'épée des braves gardes nationales des frontières; il faut que les conjurés trouvent la mort civile au dedans ; il faut qu'ils tom- bent sons le fer des tyrannicides au dehors; mais que l'Assemblée nationale prenne garde aux ministres, qu'elle prenne garde au roi; qu'elle prenne garde à tout ce qui approche de lui; si elle n'avait rendu le décret que pour tromper le peuple, si elle n'en surveille exactement l'exécution... la hache est levée, il faut qu'elle frappe de grands coups. »

Il n'y a évidemment, dans l'esprit des révolutionnaires du journal de Prudhomme que perplexité et obscurité. Ils n'avertissent pas le peuple qu'il ne faut pas grossir artificiellement la question des émigrés, car, ainsi exagérée, elle n'aura d'autre solution que la guerre. Ils font de grands gestes de menace et servent, sans s'en douter, la politique belliqueuse de la Gironde. Marat aussi tâtonne encore. 11 paraît croire à une agression imminente des puis- sances étrangères, et il écrit le 4 novembre :

bij. IIISTOIUK SOCIALISTE

« En dépil des assurances piciflques de Monimorin, el de son propre aveu, nous avons donc toujours contre nous les puissances dont nous avions à craindre des projets hostiles; après un pareil aveu, élailce bien la peine d'entreprendre de nous bercer encore? Mais que dis-je?sa retraite soudaine est le plus sûr indice que nous sommes sur le point d'ôtre attaqués par ces puissances si pacifiques. Aujourd'hui qu'une explosion terrible va mettre le sceau de l'évidence ù. ses impostures et à ses machinations, il tr.mble que chaque instant ne vienne à découvrir toute la noirceur des manœuvres crimi- nelles qu'il a employées pour nous les nii tire sur les bras, et il se joue de la loi de responsabilité en échappant, par la fuite, à sa trop juste punition. »

Mais si Marat se trompe sur les dispositions des puissances en ce moment du moins évite-t-il loin ce qui peut créer des chances de guerre. Il ramène à leur vraie valeur les mesures de l'Assemblée contre les émigrants. 11 montre qu'elles seront vaines, que l'essentiel est de combattre, en France même, le pouvoir royal. »

Il écrit le 12 novembre :

« Le lecteur irréfléchi aura sans doute été scandalisé de mon jugement sur le décret contre les émigrés contre-révolutionnaiies; et cela doit être, il faut des lumières que le commun des hommes n'a pa^ pour en apercevoir les vices à travers des apparences de sévérité, bien propres à en imposer à l.i mul- titude qui ne pense pas. Faites retentir aux oreilles du peuple les grands mots d'amour de la patrie, de monarchie, de liberté, de défense des droits de l'homme, de souveraineté de la nation; peu en peine si lès fripons qui les ont dans la bouche s'en servent pour l'enchaîner, il les ai'plaudit à tout rompre... Que sera-ce si vous paraissez sévir contre des hommes qu'il est habitué à regarder comme ses ennemis, comme des traîtres et des conspirateurs? A l'ou'iedela confiscation des biens de ceux qui seraient condamnés, il a poussé des cris d'allégresse, sans s'embarra^si^r s'il le seront jamais. A l'ouïe de la peine de i^iort portée contre les chefs des conjurés, il a fait éclater ses trans- ports sans songer si cette peine pourra jamais les atteindre...

0 Que faire, me disait un patriote un peu revenu de sa joie, à l'ouïe de mon corçmentaire sur le décret qu'il me remit ? Notis préparer à la guerre civile, qui est enfin inévitable, l'attendre et commencer par écraser 7ws en- nemis du dedans, qui occupent toutes les places d'autorité et de con/iance; ce n'est qu'après les avoir exterminés que nous pourrons agir avec efficacité contre nos ennemis du dehors, quelqtie nombreux qu'ils soient. Avant cela, tout ce que nous entreprendrons snra complètement inutile; car à supposer le législateur enfin déterminé à sauver la France et à faire triompher la liberté (ce que je suis bien loin de croire), quel fonctionnaire public chargera-t-il de l'exécution de ses décrets qui ne soit vendu ou prêt à se vendre au prince? Or le prmce lui-même est le chef des conspirateurs contre la patrie. Tant

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qu'il aura les clefs du trésor public, soyez sûr qu'il sera l'âme de toutes les allai res. » >

Ainsi, ce que veut Marat, c'est que la Révolution s'achève au dedans directement el non par le funeste détour de la guerre; c'est que li Révolution mette dans tous les postes d'autorilé des asenls fldèles, el qu'elle finisse par donner l'assaut aux Tuileries; c'est un 10 août, sans déclaration préalable de guerre aux puissances, que conseille Maral; et si tous les révoluiioiinaires démocrates s'ctai''nt entendus pour calmer l'effervescence du peuple contre le péril factice des émigrés et concentrer sar l'ennemi du dedans l'énergie populaire, était le salut de la Révolution. Il n'est pas démontré que les puissances auraient osé prendre l'offensive contre la Révolution victorieuse au dedans de ses ennemis. En tout cas, il (allait tenter cette chance de la

Révohiiioii avec la piix au lieu d'attiser les conflits extérieurs pour réchauffer à la flamme de la guerre la Révolution. On devine que Marat, qui ne l'ail encore que manifester une sorte de malaise, ne lardera pas à prendre posi- tion contre la puliliiue girondine.

Le roi Dl ^avoi^ à l'Assemblée, le 12 novembre, par le garâe des sceaux Dupon-Dulerire, qu'il donnait sa sanction au décret contre son frère. Quant au décret d't^nsemble contre les émigrés, il faisait dire qu'il examii)erail : c'était la formule ofQcielle du refus de sanction. L'Assemblée accueillit celte communicaMou dans un profond silence. Mais le garle des sceaux Duport- Dulerire ayant voulu expliquer pourquoi le roi avait refusé la sanction, des muruHires s'élevèrent et l'Assemblée déclara qu'elle n'avait pas à entendre des explications.

Le choc i uinédiat entre l'Assemblée et le roi fut beaucoup moins rude qu'on ne l'aurait imnginé. Cambon alla même jusqu'à dire : « Nos ennemis oui en ce moment la preuve la plus iraposmle que le roi est libre au milieu de ses peuples, même de résister au vœu général; il vient de mettre son veto sur un décrel 1res important. (^Applaudissements.) Je m'applaudis de cet acte de représentant qu'il vient d'exercer; c'est la plus grande marque d'atta- chement qu'il ait pu dormer à la ComiMn'^on. i> [Applaudisseinents.)

Il n'est pas aisé de comprendre pourqimi Louis XVI a refusé sa sanction à ce décrel. Eu fait, il n'était pas très dangereux pour les émigrés. C'est con re les fonctionnaires publics seuls que la peine de la confl-cation était portée; contre les autres émigrés, la preuve légale de la participation au ras>eiublemenl restait difQcile à faire, et il semble que puisque Louis XVI avait à ce moment pour tactique de gagner la confiance du peuple, il aurait pu sanctionner le décret.

Sans doute il cniignil de surexciter encore les émigrés et de les pousseï à des démarches imprudentes en paraissant les abandonner. Ne perdrait-il pas le peu d'auioriié qu'il avait encore sur eux s'ils pouvaient l'accuser de les avoir livrés à la Révolution? Pour amortir auprès de l'Assemblée et du pays

818 HISTOIRE SOCIALISÏK

l'ofTel de son refus de sanction, le roi lit connaître à l'Assemblée, le 16 no- vembre, une proclamation aux éniigranls et une lettre à ses frères. Il pressait les émigranls de rentrer, de renoncer à tout projet de violence. « Revenez, c'est le vœu de chacun de vos concitoyens; c'est la volonté de votre roi. » Il pressait aussi ses frères de le rejoindre. « Je vais prouver par un acte bien solennel et dans une circonstance qui vous intéresse, que je puis agir libre- ment. Prouvez-moi que vous êtes mon frère et Français en cédant à mes ins- tances. Votre véritable place est auprès de moi. Votre intérêt, vos sentiments vous conseillent également de venir la reprendre et je vous y invite et, s'il le faut, je vous l'ordonne. »

Vains appels et dont Louis XVI connaissait bien l'inanité. Mais ces documents suffirent à empêcher tout mouvement d'opinion un peu vif contre le relus de sanction. Le pays aimait à se persuader que le roi, tout en prou- vant sa liberté par ce refus môme, essayait loyalement de mettre un terme aux agitations des émigrés et aux intrigues des princes, et le conflit entre la royauté et la Révolution ne se précisait pas.

Le 15 novembre, à la Législative, c'est le chef des modérés Viénot-Vau- blanc qui succède à Vergniaud au fauteuil de la présidence.

Mais une autre question brûlante est jetée dans l'Assemblée : il devenciit urgent de réprimer les manœuvres factieuses des prêtres réfractaires. Le 12novembre, au nom du Comité de Législation, le rapporteur Velrieu faisait une peinture très inquiétante de l'agitation cléricale. « Il n'est pas de moyens que les prêtres perturbateurs n'emploient pour renverser s'il est possible la Cons- titution que nous avons juré de défendre, pour l'anéantir dans les horreurs d'une guerre civile. Insinuations perfides, mesures sinistres, propos sédi- lie.u.\, écrits incendiaires, calomnies contre la loi qui nous a arrachés à la servitude, désordres domestiques, insultes envers les autorités constituées, refus des sacrements par les curés non remplacés, envers ceux qui ont acquis des biens ixationaux; coalition de ces prêtres avec les ci-devant nobles; rébel- lions ouvertes à l'installation des curés amis de la pureté de l'Evangile ; ou- trages sanglants faits à ceux-ci au pied même des autels; rassemblements- formés devant les églises pour troubler le service divin; hordes de femmes égarées et séditieuses; curés chassés, poursuivis, assassinés; enfin, citoyens aigris, formés par une haine fanatique et prêts à s'entrégorger, voilà, Mes- sieurs, l'idée rapide et générale des maux qui désolent une partie de l'Empire français. »

Mais le Comité dominaient des influences modérées, se bornait à. proposer, le 14 novembre, un projet de décret exigeant des prêtres le serment civique et privant de leurs pensions et traitements ceux qui ne le prêteraient point.

Isnard fil de nouveau gronder ses foudres : « Je soutiens, Messieurs, qu'il n'est qu'une loi vraiment appropriée à ce genre de délit : c'est celle

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d'exiler hors du royaume le prêtre perturbateur. [Applaudissements dans les tribunes.) C'est le moyen qui fut employé contre les jésuites, et les jé- suites furent oubliés; ce n'est que par l'exil que vous pourrez faire cesser l'influence contagieuse du coupable; il faut le séparer de ses prosélytes; car

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FOKMCLB DU 8EKMBNT PRèTB AUX SOCIÉTÉS PRATEILKELLES DBS CITOYENS.

(D'après une estampe du Musée Carnavalet.)

«i en le punissant de toute autre manière, vous lui laissez la faculté de prê- cher, de messer [Rires) et de confesser (et vous ne pourriez pas la lui ôler s'il reste dans le royaume) ; il vous fera plus de mal puni, qu'absous. Je regarde les prêtres perturbateurs comme des pestiférés qu'il faut renvoyer dans les lazarets d'Espagne et d'Italie... [Applaudissements, murmures et approba-

UV. 107. HISTOIBE gOCULlBTg. LIV. 107.

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lions.) Il faut punir le prôtre coiipihle. Toute Toie de pacification est dôsor mais inutile, et je demande, en cITi-t, ce qu'ont produit jusqu'ici tant de pardons réitérés. Notre indulgence a augmenté l'audace de nos ennemis; il faut donc changer de système et employer enfln des moyens de rigueur. Hé! qu'on ne me dise pas qu'en voulant rcVluire le fanatisme on reiloublera sa force, ce monstre n'est plus ce qu'il était; il ne peut vivre longtemps dans l'atmos- phère de la liberté; déjà blessé par la philosophie, il n'opposera qu'une faible résistance; abrégeons sa dangereuse et convulsive agonie, en l'immolant avec le glaive de la loi. L'univers appliudira à cett«; grande exécution, car de tous les temps et chez tous les peuples les prêtres fanatiques ont été les fléaux des soiiétés, les assassins de l'espèce humaine; toutes les piges de l'histoire sont tachées de leurs crimes; partout ils aveuglent un peuple crédule, ils tourmentent l'innocence par la crainte et trop souvent ils vendetit au crime ce ciel que Dieu n'accorde qu'à la vertu. » {Applaudissements répètes.)

Ainsi, la lutte se précisait, nette et violente, entre la Révolution et l'Eglise. Mais Isnard, girondin fougueux, témoigne une vaste impatience de combat qui semble menacer tout l'univers. Le vent de sa parole sème au loin de; germes ardents de guerre.

« Et vous croiriez, s'écrie-t-il avec un singulier mélange d'inspiration et d'emphase, vous croiriez que la Révolution française, la plus étonnante qu'ail éclairée le soleil, révolution qui tout à coup arrache au despotisme son sceptre de fer, à l'aristocratie ses verges, à la théocratie ses raines d'or; qui déracine le chêne téodal, foudroie le cyprès parlementaire, désarme l'inloléraiice, dé- chire le froc, renverse le piédestal de la noblesse, brise le talisman de la su- perstition, étouJîe la chicane ; détruit les fiscalités; révolution qui sans doute va émouvoir tous les peuples, forcer la couronne à fléchir devant les lois. placer les ministres entre le devoir et le supplice et verser le bonheur dans le monde entier, s'opérera paisiblement, sans que l'on puisse tenter de nouveau de la faire avorter? Non, il faut un dénouement à la Révolution française. »

C'est cette hAte. celle fièvre d'en finir avec tous les ennemis du dedans et du dehors qui anime en ce moment la Gironde. Dès qu'elle parle et à propos de toutes les questions, c'est l'horizon universel qui s'enflamme. Cet enthou- siasme belliqueux est plein de grandemr, mais aussi, pour la liberté, plein de péril. L'Assemblée fut un peu effrayée du discours dlsnard. Un membre cria: « Je demande que ce discours soit renvoyé à Marat. » Et malgré l'insistance de la gauche, l'Assemblée refusa d'en voler l'impression. Entre les lois trop conciliantes du comité et les lois d'exil proposées par Isnard, elle cherchait un moyen terme. Et elle demanda un nouveau rapport et un nouveau projet au Comité.

Le projet présenté par François de Neufchàteau fut adopté presque en son entier. IJ y eut discussion assez vive sur l'article 7, Isnard renouvela sans succès la proposition de déporlerU-s prêtres factieux. Elle fut lepousïée, mais

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le rapporteur, François de Neufchàteau, se borna à objecter qu'elle était « prématurée ». El il ajouta : « Elle est une des mesures générales qui vous sont réservées après avoir entendu les comptes que vous demandez aux di- rectoires des départements. »

La Révolution se ménageait ainsi celte arme redoutable. Il y eut débat aussi sur un article additionnel d'Albitte. Celui-ci craignait évidemment d'exaspérer une partie des populations catholiques en leur refusant tout moyen de culte si elles ne se ralliaient pas au prêtre constitutionnel. Il pro- posa ceci : « Les églises ou édifices nationaux ne pourront être employés à Fxisage gratuit d'aucun autre culte que celui qui est entretenu aux frais de la nation. Pourra néanmoins toute associalioti religieuse acheter celles desdites églises non employées audit culte, pour y exercer publiquement le sien, sous la surveillance des autorités constituées, en se conformant aux lois de police el d'ordre public. >> Cela paraissait très libéral, mais c'était la destruction de la loi, à moins que ce ne fût une disposition lodt à fait vaine. Si les catho- liques, qui ne reconnaissaient point le prêtre constitutionnel, pouvaient acheter les édifices non consacrés au culte légal dans les paroisses oîi celui-ci serait nul, les édifices religieux appartiendraient bientôt aux prêtres réfrac- taires. Mais ceux-ci, allait-on exiger d'eux le serment? Si on le leur demandait, l'amendement Albitte n'avait plus d'objet. S'ils en étaient dispensés, toute la )oi tombait, et des prêtres, ayant refusé le serment, étaient autorisés à dire publiquement la messe dans les édifices mêmes, qui, la veille, servaient au culte, sous la seule condition que les fidèles groupés autour d'eux les eussent acquis de leurs deniers.

Vergniaud, Guadet, désirant sans doute ne pas pousser jusqu'au bout la guerre religieuse, semblèrent un moment sympathiques à la motion Albitte. Mais quelle inconséquence dans la Gironde! ils craignaient de surexciter au dedans le fanatisme catholique; ils voulaient autant que possible amortir le conflit entre le culte constitutionnel et les habitudes anciennes, et en même temps, ils toléraient et ils encourageaient les manœuvres de Brissot qui, du fond (lu Comité diplomatique comme à la tribune de l'Assemblée, poussait à la guerre contre l'Europe. Comme si le conflit tragique de la Révolution avec l'étranger n'allait pas aggraver d'un coefficient formidable tous les conllits intérieurs! La trompette guerrière du girondin Isnard déchirait les oreilles et exaspérait les nerfs, au moment même oiises amis essayaient d'adoucir un peu le choc des préjugés catholiques el de la Révolution. François de Neufchà- teau démontra aisément, au nom du Comité, que la disposition d'Albitte, qui rouvrait les temples aux prêtres réfractaires, était en contradiction avec toute la loi qui les frappait, et pour obtenir le vote définitif de l'ensemble, il ré- suma en quelques formules brèves et fortes ic. doctrine laïque de la Révolu- tion :

a Je demande si l'on peut invoquer la toiérance pour des opinions cui ne

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sont pas des opinions Uiéologiques, mais bien évidemment des principes de troubles, des molirs de sédition, des germes de discor.ie et de guerre intes- tine. Je demande s'il y a de la dureté, s'il y a de la persécution de la part du législateur à vouloir prévenir ces troubles, ea obligeaul des pf'ilres ^ii-pects de tenir à un système aussi contraire à l'ordre social, à la prestation d'un ser- ment civique. Je demande si l'on peut accorder à ceux qui refusent de s'y soumettre la faculté d'exercerun prétendu culte particulier, qui ne diffère vé- rilablemt'nl du culte salarié par l'Etat, qu'eu ce que les ministres de ce der- nier ont eu le mérite de se montrer citoyens et de coopérer par leur patrio- tisme à la Révolution qui nous a rendu la liberté et l'égalité des droits.

« Messieurs, je me résume.

«L'Église est dans l'État et l'État n'est pas dans l'Église. Vous ne commet- trez point la faute d'admettre un empire dans un empire; vous ne subordon- nerez point la société générale, la grande famille, le peuple souverain, dont les intérêts vous sont confiés, à l'ambilion et à la cupidité de quelques indi- vidus. Vous direz à ces individus que, s'ils sont de bonne foi, ils ne doivent pas se refuser à en donner la preuve, que si leur Église veut être reçue dans l'État, il faut qu'elle se soumette aux lois de lÉLat; qu'il faut que ses mi- nistres prêtent serment d'obéissance et de fidélité à l'État. » {Applaudissements répétés.)

Comme on voit, la Législative est plus éloignée encore, s'il est possible, que la Consliluante, de toute idée de séparer l'Église de l'État. Au contraire, l'Église doit être liée par la loi de l'État, par la loi de la Révolution. Et nous- mêmes, le jour la République aura supprimé le budget des cultes et dé- noncé le Concordat, nous ne devrons pas oublier la forte pensée révolution- naire ; el l'organisation ecclésiastique, ne devra pas former « un empire dans un empire >>,

Sous l'impression des vigoureuses paroles de Neufchâteau, la Législative vota le 29 novembre 1791 toute une loi de police religieuse, autour de la- quelle vont se livrer de grandes batailles et qu'il importe de faire connaître en entier dans son texte même.

« L'Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport des commis- saires civils envoyés dans le département de la Vendée, les pétitions d'un grand nombre de citoyens et le rapport du Comité de législation civile et criminelle sur les troubles excités dans plusieurs départements du royaume, par les ennemis du bien public, sous prétexte de religion ;

« Considérant que le contrat social doit lier comme il doit également pro- téger tous les membres de l'État ;

« Qu'il importe de définir sans équivoque les termes de cet engagement, afin qu'une confusion dans les mots n'en puisse opérer une dans les idées ; que le serment purement civique est la caution que tout citoyen doit don- ner de sa fidélité à la loi, et de son attacbement à la société, et que la diffé-

HISTOIRE SOCIALISTE 853

rence des opinions religieuses ne peut être un empêchement de prêter ser- ment, puisque la Constitution assure à tout citoyen la liberté entière de ses opinions en matière de religion, pourvu « que leur manifestation ne trouble pas l'ordre » ou « ne porte pas à des actes nuisibles à la sûreté publique ».

« Que le ministre d'un culte, en refusant de reconnaître l'acte constitu- tionnel qui l'autorise à professer ses opinions religieuses, sans lui imposer d'autre obligation que le respect pour « l'ordre établi par !a loi » et pour la a sûreté publique », annoncerait par ce refus même que son intention n'est pas de les respecter : Qu'en ne voulant pas reconnaître la loi il abdiquerait volontairement les avantages que celle-là seule peut lui (jarantir;

« Que l'Assemblée nationale pressée de se livrer aux grands objets q;n appellent son attention pour l'affermissement du crédit et le système des finances, s'est vue, avec regret, obligée de tourner ses premiers regards sur des désordres qui tendent à compromettre toutes les parties du service pu- blic, en empêchant l'assiette prompte et le recouvrement paisible des contri- butions;

« Qu'en remontant à la source de ces désordres, elle a entendu la voix de tous les citoyens éclairés proclamer dans l'Empire cette grande vérité que la religion n'est pour les ennemis de la Constitution, qu'un prétexte dont ils abusent, et un instrument dont ils osent se servir pour troubler la terre au nom du ciel ;

« Que leurs délits mystérieux échappent aisément aux mesures ordi- naires, qui n'ont point de prise sur les cérémonies clandestines, dans les- quelles leurs trames sont enveloppées, et par lesquelles ils exercent sur les consciences un empire invisible;

« Qu'il est temps enfin de percer ces ténèbres, afin qu'on puisse discerner le citoyen paisible et de bonne foi, du prêtre turbulent et machinateur qui regrette les anciens abus, et ne peut pardonner à la Révolution de les avoir détruits;

« Que ces motifs exigent impérieusement que le Corps législatif prenne de grandes mesures politiques pour réprimer les factieux, qui couvrent leur complot d'un voile sacré;

« Que l'efficacité de ces nouvelles mesures dépend en grande partie du patriotisme, de la prudence et de la fermeté des corps municiiiaux et admi- nistratifs, et de l'énergie que leur impulsion peut communiquer à toutes les autres autorite's constituées;

« Que les administrations de département surtout, peuvent dans ces cir- constances, rendre le plus grand service à la nation et se couvrir de gloire en s'empressant de répondre à la confiance de l'Assemblée Nationale, qui se plaira toujours à distinguer leurs services, mais qui, en même temps, répri- mera sévèrement les fonctionnaires publics dont la tiédeur dans l'exécution

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de la loi ressemblerait à une coiuiiveace tacite avec les ennemis de la Cons- titution;

« Qu'enfin, c'est toujours au progrès de la saine raison et à l'opinion pu- bli(iue bien dirigée qu'il est réservé d'achever le triomphe de la loi, d'ouvrir les yeux des habilanls des campagnes sur la perûlie intéressée de ceux qui veulent leur faire croire que les législateurs constituants ont touché à la reli- gion de leurs pères et de prévenir, pour l'honneur des Français, dans ce siècle de lumière le renouvellement des scènes horribles dont la superstition n'a malheureusement que trop souillé leur histoire dans les siècles l'igno- rance des peuples était un des ressorts du gouvernement. »

« L'Assemblée nationale décrète préalablement l'urgence et décrète dé- finitivement ce qui suit. »

Ce beau préambule qui faisait appel tout ensemble à la force de la loi et k la force de l'opinion éclairée, pouvait légitimer des mesures plus rigou- reuses encore que celles qu'allait prendre à ce moment la Législative; car en réalité, il constatait que le clergé réfraclaire, refusant le nouveau pacte, le « Contrat social » se mettait lui-même hors la loi, hors la nation. C'est dès maintenant la justification théorique des lois d'exil et de déportation contre les prêtres insoumis que la Révolution ne portera que quelques mois plus lard.

Dès le 29 novembre, elle décide à une immense majorité :

Article Pkemier. Dans la huitaine à compter de la publication du pré- sent décret tous les ecclésiastiques autres que ceux qui se sont conformés au décret du 27 novembre dernier, seront tenus de se présenter par devant la municipalité du lieu de leur domicile, d'y prêter le serment civique dans les termes de l'article 5 du titre 2 de la Constitution et de signer le procès-verbal qui en sera dressé sans frais.

Art. 2. A l'expiration du délai ci-dessus, chaque municipalité fera par- Tenir au directoire du département, par la voie du district, un tableau des ecclésiastiques domiciliés dans sa section, en distinguant ceux qui auront prêté le serment civique et ceux qui l'auront refusé. Ces tableaux serviront à former les listes dont il sera parlé ci-après.

Art. 3. Ceux des ministres du culte catholique qui ont donné l'exemple de la soumission aux lois et de l'attachement à leur patrie en prêtant le ser- ment civique suivant la formule prescrite par le décret du 27 novembre 1790, 8t qui ne l'ont pas rétracté, sont dispensés de toute formalité nouvelle. Ils sont invariablement maintenus dans tous les droits qui leur ont été attribués par Les décrets précédents.

Art. 4. Quant aux autres ecclésiastiques, aucun d'eux ne pourra dé- sormais toucher, réclamer ou obtenir de pension ou de traitement sur le Trésor public qu'en représentant la preuve de la prestation du serment civique, conformément à l'article 1" ci-dessus. Les trésoriers receveurs ou

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payeurs, qui auront fait des payements contre la teneur du présent décret, seront condamnés à en restituer le montant et privés de leur étal.

Art. 5. Il sera composé tous les ans une masse des pensions dont les ecclésiastiques auront été privés parleur refus ou leur rétractation du ser- ment. Cette ma>se sera répartie entre les 83 départements pour être em- ployée, par les conseils généraux des communes, soit en travaux de charité pour les indigents valides, soit en secours pour les indigents invalides.

Art. 6. Outre la déchéance de tout traitement et pension, les ecclésias- tiques qui auront refusé de prêter le serment civique ou qui le rétracteront après l'avoir prêté, seront par ce refus ou cette rétractation même, réputés suspects de révolte contre la loi, et de mauvaises intentions contre la patrie et comme tels plus particulièrement soumis et recomma?idés à la surveillance des autorités constituées.

Art. 7. En conséquence, tout ecclésiastique ayant refusé de prêter le serment civique ou qui le rétractera après l'avoir prêté, qui se trouvera dans une commune il surviendra des troubles dont les opinions religieuses se- ront la cause ou le prétexte, pourra, en vertu d'un arrêté du directoire du département ?ur l'avis de celui du district, être éloigné premièrement du lieu de son domicile ordinaire sans préjudice de la dénonciation aux tribunaux, suivant la gravité des circonstances.

Art. 8. En cas de désobéissance à l'arrêté du directoire du déparle- ment, les contrevenants seront poursuivis devant les tribunaux et punis de r emprisonnement dans le chef-lieu du département: le terme de cet empri- sonnemeut ne pourra excéder une année.

.Art. 9. Tout ecclésiastique qui sera convaincu d'avoir provoqué la désobéissance à la loi et aux autorités constituées sera puni de deux années de détention.

Art. 10. Si à l'occasion des troubles religieux, il sélève dans une com- mune des sédili'ins qui nécessitent le déplacement de la force armée, les frais avancés par le Trésor public pour cet objet seront supportés parles citoyens domiciliés dans la commune sauf leur recours contre les chefs, instigateurs, et complices des émeutes.

Art. 11. Si des corps ou des individus chargés des fonctions publiques négligent ou refusent d'employer les moyens que la loi leur confie pour pré- venir ou réprimer res émeutes, ils en seron'. personnellement responsables, Us seront poursuivis, jugés et punis conformément à la loi du 3 août 1791.

Art. 12. Les églises et édifices employés au culte dont les frais sont payés par l'État ne pourront servir à aucun autre culte. Les églises et ora- toires nationaux que les corps administralirs auront déclarés n'être pas néces- saires pour l'exercice du culte dont les frais seront payés par la Nation pour ront être achetés ou affermés par les citoyens attachés à un autre culte quel- conque, pour y exercer publiquement ce culte sous la surveillance de la

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police et de l'adrainislralion, mais celte faculté ne pourra s'étendre aux ecclé- siastiques qui se seront refusés au serment civique exigé par l'article 1" du présent décret (ou qui l'aurait rétracté) et qui, par ce refus ou celle rélrac- lation sont déclarés, suivant l'article 6, suspecls de révolte contre la loi, et de mauvaises intentions contre la patrie. »

Suivaient des dispositions d'ordre réglementaire. La loi était rigoureuse. Le serment civique, le serment de flilélilé à toute la Coiislilulion (y compris la Conslilulion civile du clergé) était exigé de tous les prêtres; s'ils s'y refu- saient, non seulement ils perdaient tout trailemenl, toute pension, mais ils étaient déclarés suspecls, placés sous la surveillance des autorités adminis- tratives, et au moindre trouble de leur commune, éloignés de leur domi- cile; c'était pour ainsi dire l'exil à l'intérieur et, en cas de délit, la prison.

De plus, une responsabilité pécuniaire collective, avec recours contre les auteurs et complices des troubles, était imposée aux communes dont le mou- vement factieux nécessiterait l'intervention de la force publique. La Révo- lution était enQn résolue à se défendre contre la funeste agitation cléricale. Il y avait un intérêt immense à ce que la loi fût sanctionnée et appliquée, car l'intrigue de l'Église exploitant contre la Révolution le fanatisme imbécile des populations acconlumées au joug depuis des siècles, était infiniment plus dangereuse pour la liberté naissante que tous les rassemblements d'émigrés hors des frontières. C'est sur ce point que devait porter tout l'effort, ou au moins le principal effort de la Révolution. Et pour le roi lui-môme, s'il avait été capable d'une pensée libre et un peu étendue, il y avait un intérêt très grand à mettre fin à l'ugitation des prêtres ; car l'autorité royale telle que la Constitution la définissait, ne pouvait s'affermir et fonctionner à l'aise que lorsque le pays révolutionnaire serait rassuré contre tout retour offensif du régime passé.

Or l'opposition del'Église éveillait toutes les défiances, toutes les colèresde la Révolution. La bigoterie du roi, son étroitesse de pensée, son impuissance môme à pratiquer jusqu'au bout le système de simulation et d'hypocrisie constitutionnelle qu'il avait adopté, l'empôchôrent de s'associer à la Révo- lution dans sa lutte contre l'Église. Mais les modérés, par quelle aberration conseillèrent-ils au roi de repousser ces lois de défense de la Révolution? Ils savaient bien pourtant que l'Église serait encouragée par le refus de la sanction et que le fanatisme catholique se développant par son impunité même, ac- culerait bientôt la Révolution à des mesures plus rigoureuses encore.

Et puis, en ce mois de novembre et décembre 1791 les modérés ne vou- laient pas la guerre. Ils n'étaient pas entrés encore dans les plans aventureux et louches de trahison.

Ils pressentaient ce qu'un conflit armé avec l'Europe déchaînerait en France de passions biûlanles, et ils avaient peur de ce redoutable inconnu. Par quelle folie firent-ils donc le jeu de Brissot qui comptait précisément

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pour rendre inévitable une grande diversion au dehors, sur l'échec de toute la politique révolutionnaire au dedans?

Comment se fait-il que Lameth, Duport, Barnave surtout, dont les vues pourtant sont d'habitude si nettes, n'aient pas senti le danger? Barnave dans

(D'après une estampe de la Bibliothèque nationale.)

ses études sur la Révolution marque avec beaucoup de force et declarté les périls que recelait, pour la monarchie constitutionnelle et pour le parti modéré, la politique guerrière de la Gironde. Et dans le plan de politique apaisée, avisée et prudente, qu'il trace, il ne dit pas un mot de la question religieuse. Elle ne pouvait lui échapper pourtant, et il n'en ignorait pas la gravité; car c'est lui précisément qui avait demandé et obtenu à la Constituante le premier décre

LIV. 108. HISTOIRE SOCIALISTS. LIT. 108.

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imposant aux prôlres le sormenl, ce même décret du 27 novembre 1790 qu'in- voque un ;in plus tanl la Lof^islative.

Je nf> puis ni'explii|uer ce silence étrange, celte lacune surprenante dans la pensée el dans l'actiou «le Barnave que par son désir de jouer auprès du roi et de la reine un rôle secret. 11 craignait sans doute en rappelant la part qu'il avait prise à la lutte contre l'Église el en demanrl;int au roi de s'associerniix mesures nouvelles de la Révolulion, de blesser la conscience de Louis XVI au point le plus douloureux et de compromettre à jamais son autorité de conseiller, son crédit de ministre occulte.

A la Législative même, le mouvement révolulionnaire en faveur de la loi avait été si vif que la résistance des modérés avait été très incertaine. Tous les orateurs constatent que c'est à une immense majorité que les articles les plus sévères sont adoptés. Mais voici qu'à peine la loi votée, les Feuillants commencent une campagne contre elle ; et les membres du Directoire du dé- partement de Paris, s'engagent à fond par la démarche la plus grave, la plus dangereuse. Une loi de la Constituante, comme nous l'avons vu, inteniisait les pétitions colleclives des corps constitués. Les membres du directoire tour- nèrent la difQculté en signant à titre individuel mais ils ajoutaient à leur nom leurquiililé de membres du directoire.

C'est le 8 décembre que Germain, Garnier, Brousse, Talloyrand-Périgord.. Beaumes, La Rochefoucauld, Desmeunier, Blondel, Thion de la Chaume, .A.nson et Davais firent paraître leur adresse au roi. Ils le suppliaient de ne pas sanc- tionner une loi, suivant eux inquisitoriale et intolérante, qui oblicerait les administrateurs à forcer le secret des consciences de tous les prêtres; qui, en interdisant certaines formes de culte, surexciterait les passions religieuses et qui ramènerait en pleine Révolution le despotisme et l'arbitraire :

« Vainement on dira que le prêtre non assermenté est suspect; cl sous le règne de Louis XIV les protestants nétaienl-ils pas suspects aux yeux du gouvernement lorsqu'ils ne voulaient pas se soumettre à la religion ilorai- nante? et les catholiques n'ont-ils pas été longtemps suspects en Angleterre?

« Que l'on surveille lesprètres non assermentés, qu'on les frappe san- pitié au nom de la loi, s'ils l'enfreignent, mais que jusqu'à ce moment on respecte leur culte comme tout autre culte... »

Les modérés n'oubliaient qu'une chose : e'est qu'il y avait à ce moment môme, dans plusieurs régions de la France, un commencement de guerre civile. Ils prétendaient que Paris devait à la politique tolérante de ses admi- nistrateurs la paix religieuse dont ils jouissaient; ils oubliaient qu'à Paris l'ignorance et le fanatisme étaient moindres qu'en Vendée. Sins doute le Directoire de Paris fut inspiré par les Feuillants qui voyaient avec crainte la llévolulion, qu'ils avaient cru immobiliser, reprendre sa marche. Une fois engagée dans la lutte religieuse, c'est aux partis de gauche, aux partis de vigueur et de combat qu'elle se livrerait. Le Directoire de Paris, méconLMil

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du glissement de la Législative, voulait d'emblée arrêter le mouvement. Mais en môme temps que les modérés considéraient comme négligeible le péril ca- tholique, ils appelaient l'attention du roi sur les périls de l'émigration. Quel inexplicable renversement des proportions! A côté de l'Egli-e fanatisant les masses et essayant de paralyser le cœur même de la Révolution, les rassem- blements d'cmigrcs n'étaient qu'une fumée vaine, irritante peut-être, mais sans danger. Et comment ces modérés, ces prétendus sages, ne voient-ils pas que les mesures décisives qu'ils demandent contre les émigrés peuvent conduire rapidement à la guerre contre l'Europe et que cette guerre est la mort de la monarchie consliLutionnelle et des partis tempérés?

Les Feuillants font ici le jeu de la belliqueuse Gironde avec une incons- cience inouïe, et l'on se demande nécessairement si, de ce côté aussi, il n'y a pas une intrigue. Qui sait si aux modérés la guerre, que dirigerait le roi, n'apparaît pas, dès ce moment, comme une diversion utile, comme un moyen d'affermir l'autorité royalCj tandis que pour les Girondins c'est un moyen de la supprimer? En tout cas, il faut noter comme un inquiétant symptôme ces phrases de l'adresse du département de Paris :

« Au nom sacré de la liberté, de la Coa^tilulion et du bien public nous vous prions. Sire, de refuser votre sanction au décret des 2y novembre et Jours précédents sur les troubles religieux ; mais en même temps, nous vous conjurons de seconder de tout votre pouvoir le vœu que F Assemblée natio- nale vient de vous exposer avec tant de force et de raison contre les rebelles qui conspirent sur les frontières du royaume. Nous vous conjurons de prendre, sans perdre un seul instant, des mesures fermes, énergiques et entièrement décisives, contre les insensés qui osent menacer le peuple français avec tant d'audace. »

La démarche du directoire de Paris produisit une émotion extraordinaire. Les démocrates y virent tout un plan du roi cherchant à provoquer une ma- nifestation d'ensemble des directoires de département, presque tous modérés, et à opposer celte force d'opinion au mouvement encore incertain de l'As- semblée. Un grand nombre de sections de Paris envoyèrent des délégués à la barre de l'Assemblée pour protester contre le directoire de Paris. Ils le firent avec une violence extrême et ne ménagèrent ni le veto ni le roi. Camille Desmoulins, le 11 décembre, au nom de 300 signataires présenta à l'Assem- blée une pétition éblouissante d'esprit et pleine de menaces révohilionnaires.

« Dignes représentants, les applaudissements sont la liste civile du peuple, ne repoussez donc point la juste récompense qui vous est décernée par le peuple. Entendez des louanges courtes, comme vous avez entendu plus d'une fois une longue satire". Recueillir les éloges des bons citoyens et les injures des mauvais, c'est avoir réuni tous les suffrages. » [Applaudissements.)

Il perça de ses ironies Louis XVI :

« Prenant exemple de Dieu même, dont les commandements ne sont

860 HISTOIRE SOCIALISTE

point impos.tibtrs, nous u'exiguioiis jamais du ci-devant souverain un amour impossible de la souveraineté nationale, et nous ne trouvons point mauvais qu'il oppose son vpto prccisùnifnl aux meilleurs décrets. »

Il accusa le directoire de Taris d'avoir violé la loi sur les pétitions collec- tives. 11 s'écria, comme pour associer la Législative à lui plan de Révolution :

<> Contituiez, fidèles mandataires, et si on s'oùs/ine à ne pas vous per- mettre de smivcr la nation, eh bien, la nation se sauvera elle-même, comme elle a di'jii fait [Applaudissements), car enfin la /missance du veto royal a un terme et on n'empêche point avec un veto la prise de la Bastille. » (Appiau- dissemcntx.)

C'était comme une annonce du 20 juin et du 10 août. Desmoulins ter- mina par ces mots :

« Ne douiez plus de toute la puissance d'un peuple libre, mais si la tête sommeille, comment le bras agira-t-il ? Ne levez plus ce bras, ne levez plus la massue nationale pour écraser des insectes... Ce sont les chel's qu'il faut poursuivre. Frappez à la tète; servez-vous de la foudre contre les princes conspiraleurs, de la verge contre un directoire insolent, et exorcisez le démon du fanatisme par le jeûne. »

Desmoulins fut acclamé par la gauche, et il y a loin du Ion agressif de ce discours à la lonsjue élégie du 21 octobre. Visiblement, l'énergie révolution- naire que les démocrates avaient cru un moment abattue se réveillait. El il semble que dès lors le devoirdes révolutionnaires était clair : provoquer contre le veto et contre le modérantisme une agitation populaire, insister pour l'application des décrets contre les prêtres factieux, faire senliraux ministres qu'ils seraient responsables, sur leur têle, de toute politique de défaillance, de ruse ou de trahison, et si la royauté s'obstinait ou trichait, concentrer sur elle l'effort et emporter enQn la monarchie comme on avait emporté la Bastille; pen- dant ce temps, armer le peuple aussi bien contre les ennemis du dedans que contre tous les périls possibles du dehors, mais se bien garder de déplacer l'action révolutionnaire en la portant au dehors, s'abstenir de toute provo- cation inutile qui déchaînerait la guerre.

Ktait il donc impossible de porter plus haut l'animation révolution- naire du peuple et d'aller à la République sans passer j;ar les chemins de la î-'uerre et par les dangereux détouis imaginés par la Ciironde? Mais dej.a le dis- (Ours de Brissot du 21 octobre avait porté. Déjà une fièvre belliqueuse com- mençait à agiter le peuple imprudent, qui ne pouvait, à travers la tuniée des batailles dont les cerveaux déjà s'enveloppiicnt, entrevoir les abîmes pro- chains de servitude militaire. Et, dans les discours des sections qui, en dé- cembre se succédaient à la barre de l'Assemblée, les cris de guerre reten- 'issaient.

Comment avait grandi ce mouvement? C'est le 22 novembre, qu'en exé- cution de la motion de Brissot et de Vergniaud, votée le 8, le Comité diplo-

histoiul: sucialiste

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malique fil sou rapport ù l'AsseaiLlée sur <> les mesures à prendre relative- ment aux puissances étrangères limitrophes qui souffrentsur leur territoire les rassemblements des Français fugitifs ».

Sariy culotte Puristen. (D'après uDo estampe du Musée Carnavalet.)

IjC rapporteur Koch tint un lanorage très modéré; il annonça la paix : ■< Déjà, -Messieurs, les principales puissmces de l'Europe repoussent loin d'elles ces projets insensé^ de contre-révolution, que la rage impuissante des ennemis de la Constitution cherche en vain à nous faire redouter. »

862 HISTOIRE SOCIALISTE

Le projet de discret soumis par lui était ii la lois mesuré et v.igue:

« L'Assemblée nationale, après avoir enten lu son Comité iliplomatique, considéraut que les rassemblements, les attroupements et les. enrôlements des fugitifs français, que favorisent les princes d'Empire, dans les cercles du Haut et du Bas-Ilhin, de même que les violences exercées en différents temps contre des citoyens français sur le territoire de l'évêché de Strasbourg, au delà du Rhin, soit des attentats contre le droit des gens et des contraventions manifestes aux lois publiques de l'Empire, qu'ils ne sauraient non plus se concilier avec l'amitlc et le bon voisinage que la nation française délirerait d'entretenir avec tout Je corps germanique, décrète que le pouvoir exécutif sera invité de preniite les mesures les plus promptes et les plus efficaces vis- à-vis des puissances étrangères pour faire cesser ces désordres, rétablir la tranquillité sur la froniière et obtenir des réparations convenables des ou- trages dont les citoyens de Strasbourg ont été plus particulièrement les vic- times. »

Modéré, ai-je dit, et d'intention pacifique, dangereux pourtant, car c'était la voie ouverte à tous les hasards. Il n'y avait à ce moiuenl-là qu'une chance de paix, c'était de dire : « Négligeons, dédaignons les intrigues des émigrés, ne nous engageons pas pour les atteindre dans des négociations qui peuvent conduire à la guerre ; préparons-nous seulement à nous défendre, et donnons à la Révolution une grande force au dedans : l'écume de l'éniigralion se bri- sera contre ce roc. » Voilà le langage de la paix ; tout le reste, même sous les formes les plus modérées, était, qu'on le vouliit ou non, amorce de guerre, germe de guerre. Mais le 6 novembre il n'y avait pas encore, chez les démo- crates, un parti de la paix.

L'absence de Robespierre, le silence de Marat sur les choses du dehors duraient toujours. C'est pourtant à ces débuts incertains de la politique bel- liqueuse qu'il aurait fallu s'opposer d'emblée : la modération même des pre- mières formules et des premières démarches ne servait qu'à aggraver le péril en le déguisant. Déjà le 27 novembre, Rûhl et Daverhoult haussent le ton, et c'est l'amour-propre de la nation qu'ils s'appliquent à aiguillonner. De plus, tandis que Brissot tenait encore compte, dans son discours du 21 oc- tobre, de l'état complexe des choses et des esprits, ne peignait qu'une Europe à demi belliqueuse, Riihl et Daverhoult, tout en raillant les émigrés, dénon- cent les desseins guerriers des souverains et surexcitent les alarmes par des affirmations que nous savons aujourd'hui plus qu'à moitié fausses. Riihl dit à l'Assemblée :

« Il n'y a donc. Messieurs, dans toute la vaste étendue de la Germanie que trois prêtres, qui se préparent à lancer la foudre contre vous et à con- vertir la France entière en un monceau de cendres, et après avoir exterminé la race des mécréants dont la surface est couverte. Son Altesse Éminentissime Monseigneur le baron d'Erthal, archevêque-électeur de Mayence qui, de son

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chef, peut mettre 4,000 hommes sur pied, si les Mayençais, ses sujets, sont assez sots pour en vouloir faire la dépense ; Son Altesse Sérénissime Mon- seigneur l'évoque de Trêves, qui peut fournir une armée de 7.000 hommes {Rires.) en y comprenant les troupes auxiliaires de Monseigneur le prince de Neuwied, son voisin; Son Altesse Sérénissime et Éminentissime Monseigneur Louis-R('n«'-Edouard, cardinal de Rohan, qui, abstraction faite de 600 ou 700 brigands qu'il a l'honneur de commander en cheS [Rires et applaudisse- ments.)peni mettre sur pied unearmée de 50 hommes, tous gens d'élite (Rires); car c'est à 50 hommes que se réduit tout au plus le contingent que les lois de l'Empire lui accordent.

« Ce ne sera donc pas, Messieurs, à des hordes barbares, mais à des sol- dats de l'Eglise teulonique, tous amplement munis de chapelets et de béné- dictions, fort doux, au reste, et gens de très bonne composition que vous aurez à faire, quand Louis-Joseph de Bourbon, à la tête de lous ses chevaliers errants, viendra fondre sur vous et fera marcher devant lui la mort et le car- nage. Mais, quoique j'aie lieu de supposer. Messieurs, que vous ne sauriez être fort effrayés de l'orage dont vous êtes menacés et que vous ne croyez pas assez fort pour obscurcir la sérénité du beau ciel qui vous éclaire, il n'en est pas moins vrai qu'il serait indigne de la majorité d'une grande nation comme la nôtre de souffrir plus longtemps ce feu d'opéra dont la fumée nous incommode (Applaudissements) et de nous laisser impunément injurier par d'affreux baladins, dont l'insolence mérite le fouet. Un simple particulier peut opposer le mépris aux forfanteries d'un spadassin, mais une grande nation doit être jalouse de sa gloire, doit punir sévèrement les téméraires qui osent lui manquer de respect, doit anéantir dans son principe le moindre germe d'opposition à sa volonté suprême, dès que cette volonté a été solen- nellement dénoncée à la face de l'univers, dès qu'elle a été légitimement ma- nifestée à tous les individus qui la composent.

« Ne vous méprenez pas. Messieurs, au sommeil apparent des despotes qui vous entourent: c'est le sommeil du lion qui guette sa proie et qui s'é- lance sur elle dès qu'il croit qu'elle ne pourra plus échapper à ses griffes, ni à sa dent carnassière. Ce Léopold qu'on vous a peint si pacifique, dont les ordres ostensibles sont si contraires aux applaudissements de nos émigrés, mais dont les ordres secrets vous sont vicoiinus, ce Léo/)old ne vous pardon- nera jamais d'avoir mis en pratique le principe que les rois sont faits pour les peuples et que les peuples ne sont pas la propriété des rois. «(Applaudis- sements).

Avec quelle légèreté, avec quelle témérité Ruh! suppose ici à l'Empereur d'Autriche un plan secret d'agression ! Par les correspondances non plus seu- lement ostensibles, mais secrètes, que j'ai citées, nous savons au contraire qu'il était hiï des émigrés, qu'il ne voulait pas s'enj^^agiT dms la lutte et qu'il réduisait sa sœur Marie-Antoinette au désespoir. Ce sont ce? suppositions

8Gi HISTOIRE SOCIALISTE

étourdies et inexactes qui allumaient peu à peu dans les esprits le feu de la guerre. Daverhoult poussa aussi à la guerre, dans un discours abondent les contradictions. Sa thèse peut se résumer ainsi : Les émigros ne sont encore ni très nombreux, ni très dangereux; mais leur parti peut se grossir, et ils peuvent devenir un péril, s'ils dirigent une attaque imprévue contre la France, en un moment celle-ci serait déchirée intérieurement par les fac- tions. Les puissances étrangères sont divisées notamment par la question de Pologne, mais le jour l'impunité des émigrés les aurait persuadés de notre faiblesse, le jour la France déchirée par des luttes intestines semblerait une proie facile, elles se réconcilieraient pour nous attaquer. Conclusion : il faut prendre l'offensive.

« Les émigrés comptent sur les troubles intérieurs qu'ils excitent et en- tretiennent par toute sorte de moyens, ainsi que sur les relations secrètes qu'ils peuvent avoir conservées dans quelques-unes des places frontières. Soutenus par l'or étranger, en mesure pour profiter des événements et à portée d'en saisir l'occasion favorable plutôt qu'en force pour les faire naître, ils in- quiètent, menacent, intriguent pour augmenter en nombre et temporisent afln de saisir le moment qui leur sera propice; voilà leur situation militaire et leur système politique. Il suffit de l'annoncer pour prouver que le nôtre doit être formé en sens inverse.

« Tout délai de notre parlentretient l'inquiétude des bons citoyens, refroi- dit leur zèle, augmente l'espoir des ennemis secrets, occasionne des séditions et prépare à ceux d'Outre-Rhin, cet instant favorable qu'ils guettent. »

0 Ne nous laissons point éblouir; nos forces ne serunt respectables qu'au- tant qu'elles seront bien dirigées; mais si nos ennemis exécutaient leur plan tandis qu'elles seraient en partie employées à réprimer des séditions; si une quantité considérable de mécontents qui se trouvent dans l'intérieur se joi- gnaient à l'armée ennemie; si les alarmes et le désordre paralysaient une partie •Je nos moyens; si l'incerlilude des points d'attaque avait fait prendre le change à nos j;énéraux, si la marche rapide de l'armée ennemie avait produit de la consternation dans les âmes faibles et rendu les patriotes de circons- tance à leur premier caractère; si dans cet instant il existait de la mésintel- ligence entre les deux pouvoirs; si dans Paris môme, à l'approche de l'armée ennemie, il se trouvait des traîtres soudoyés par l'étranger, quelle serait notre position?

« Permettez, Messieurs, que je cite un exemple récent. Proscrit en Hol lande et sur le point d'y périr sur l'échafaud pour la cause de la liberté, j'ai vu cette cause sublime perdue en temporisations. C'est pour avoir employé des demi-moyens ; c'est pour n'avoir pas écrasé ses adversaires, lorsqu'il en était temps, c'est pour s'être attachée aux effets sans s'attaquer aux causes; c'est pour avoir attendu jusqu'à ce que ses ennemis furent soutenus par une des puissances de premier ordre, que la Hollande est dans les chaînes.

HISTOIRE SOCIALISTE

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« Ne croyez pas que placés sur un théâtre plus vaste et pouvant disposer (le moyens plus considérables, vous puissiez impunément mépriser l'exemple que la Hollande asservie donne aux nations. »

J'ai dit qu'en ce discours les contradictions abondaient. D'abord, si les émigrés ne doivent être dangereux qu'à raison des déchirements intérieurs de la France, c'est à une politique vigoureuse d'action révolutionnaire au dedans qu'il faut se livrer avant de soulever la tempête du dehors. Si la France ne doit pas attendre que ses ennemis cherchent leur heure, si elle doit les de- vancer, ce n'est pas seulement contre les émigrés, contre les petits princes

BUZOT.

(D'après aoe estampe du Musée Carnavalet.)

d'Empire qui leur donnent asile qu'elle doit ouvrir les hostilités; c'est contre tous les souverains ennemis ou suspects de l'Europe. Et ainsi, sou-; prétexte qu'il ne faut pas attendre l'heure les émigrés seront soutenus par une des grandes puissances, il faut susciter contre la France de la Révolution la coa- lition des grandes puissances.

Enfin, Daverhoult redoute que les puissances étrangères nous attaquent Juste à l'heure il y aura des soulèvements intérieurs dans le royaume, juste à l'heure il y aura mésintelligence entre les deux pouvoirs, c'est-à- dire entre l'Assemblée et le roi. Mais comment peut-il avoir l'assurance qu'en prenant l'offensive la France échappera à ces terribles éventualités? Est-ce qu'il espère que la lutte sera Qnie d'un coup? Et si elle se proloni^e nu con- traire à travers des alternatives de revers et de succès, toutes les crisef. inté- rieures, toutes les anarchies peuvent se développer précisément quand ' ennemi redoublera d'efforts. En lait, tous les périls que Daverhoult veut éviter en

LIV. 109. HISTOIRE SOCIALISTE. UV. 109.

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prenant l'offensive se sont précisément déchaînés sur la France de la Révola- lion quand elle eut pris j'oiïensive : la révolte de la Vendée, le duel à mort entre la Révolution et le roi, les massacres de septembre périrent ceux que le peuple, affolé par l'invasion, considéra comme « des Iraîtrf ■; soudoyés par l'étranger », tous les traits les plus sombres du terrible tableau tracé par Daverhoult se retrouvent précisément dans l'histoire de la Révolution belli- queuse. Par quelle illusion extraordinaire les hommes de 92 ont-ils pu croire qu'ils éviteraient tous les périls entrevus par eux en déchaIn;inL les chances incalculables et formidables d'une guerre européenne? Daverhoult termina son discours par une motion beaucoup plus ferme, beaucoup plus nette- ment aggressive que celle du rapporteur Kock.

« L'Assemblée nationale décrète qu'une députation de vingt-quatre de ses membres se rendra près du roi, pour lui communiquer au nom de l'Assemblée sa sollicitude sur les dangers qui menacent la pairie, pir la combinaison perfide des Français armés et attroupés au dehors du royaume, et de ceux qui trament des complots au dedans, ou excitent les citoyens à la révolte contre la loi; et pour déclarer au roi que la nation verra avec satis- faction toutes les mesures sages que le roi pourra prendre, «un de requérir les électeurs de Trêves, Mayence, et l'évêque de Spire, qu'en conséquence du droit des gens ils dispersent, dans un délai de trois semaines, lesdits attrou- pements formés par des Français émigrés; que ce sera avec la même con- fiance dans la sagesse de ses mesures que la nation verra rassembler les forces nécessaires pour contraindre par la voie des armes ces princes à res- pecter le droit des gens, au cas qu'après ce délai expiré, les attroupements continuent d'exister.

« El enfin que l'Assemblée nationale a cru devoir faire cette déclaration solennelle, pour que le roi fût à même de prouver dans les communications officielles de cette démarche imposante à la Diète de Ratisbonne et à toutes les cours de l'Europe que ses intentions et celles de la nation française ne font qu'un. » (Applaudissements.)

Et si les princes refusent d'obéir à cette sommation? s'ils demandentle secours de la Diète, et celui de Léopold, chef de l'Empire? Et encore si le roi, tout en se résignant à ces démarches, prépare par une trahison sourde la dé- faite de la France? K y a, dans la dernière phrase de la motion de Daver- hoult, une ambiguïté terrible : cette preuve du loyalisme du roi, on ne sait si l'Assemblée veut lui lournir l'occasion de la donner à l'Europe ou à la France. La guerre conçue comme une sorte d'épreuve du feu pour éprou- ver la sincérité révolutionnaire du roi, quel sinistre détour! et quelle défail- lance de la Révolution elle-même, n'osant pas d'emblée démasquer le traître royal et le frapper directement au visage! C'est à peine si quelques députés purent obtenir que la motion de Daverhoult ne fût pas votée d'enthousiasme.

Il y a en ce moment dans la conscience révolutionnaire je ne sais quel

HISTOIRE SOCIALISTE 867

mélange admirable et trouble d'exaltation héroïque et d'énervement. La France de la Révolution était prête à jeter un défi au monde pour défendre sa liberté; elle était prête, suivant les paroles mômes de Riihl, « à s'ensevelir sous les ruines du temple » plutôt que de livrer son droit. Elle voulait lutter, oser, « dussent même toutes les puissances de l'enfer s'armer contre elle, pour la replonger dans le gouffre affreux de l'esclavage ». Mais il lui manquait une forme suprême du courage : l'héroïsme tranquille, qui attend l'évidence du danger et qui ne se hAte pas vers le péril par une sorte de fascination ma- ladive et de fiévreuse impatience.

Il y avait comme une hàle d'en finir qui suppose un admirable élan des forces morales, mais aussi un commencement de trouble. Xh ! quel service incomparable aurait rendu à la France l'homme ou le parti qui aurait su lui maintenir cette animation héroïque, mais en lui donnant plus de patience et de clairvoyance !

Mais il était peut-être au-dessus de l'humanité que toute une nation eût celte admirable sagesse dans cette admirable ferveur et cette parfaite possession de soi-même jusque dans l'ardeur sublime de se donner.

Le 29 novembre, deux jours après le discours de Daverhoult, le Comité diplomatique, entraîné par l'animation croissante des esprits, se rallia à la motion Daverhoult.

Il en sentait pourtant le danger et il essayait de l'atténuer un peu : Il demanda qu'on ne sommât point les électeurs du Rhin d'avoir à disperser les rassemblements dans le court délai de trois semaines.

« Il n'a pas paru sage à votre comité de recourir, dès à présent, à des voies menaçantes et offensantes avant d'avoir épuisé celles d'honnêteté que l'usage a consacrées entre les nations.

« Un pareil procédé serait d'autant moins juste que nous croyons pou- voir annoncer avec certitude qu'un grand nombre de princes et d'Etats de l'Empire ne demanderaient pas mieux que d'être débarrassés de ces fugi- tifs qui les rAolestent, et qu'ils sont eux-mêmes à soupirer après le moment le calme renaîtra sur nos frontières. »

C'était la vérité même, mais que signifiait alors tout cet appareil de menace et de drame ?

Etrange tentation de solliciter la nuée dormante jusqu'à ce que l'éclair de la guerre ait jaili. Et que pouvaient ces timides réserves à l'heure les esprits semblaient se charger d'électricité?

Isnard, une fois de plus, s'abandonna à son enthousiasme guerrier, et jamais il ne fut plus éloquent, jamais aussi il ne fut plus dangereux. Déjà ce qui va se mêler bientôt d'orgueil brutal, de nationalisme guerrier à la Révo- lution française éclate dans sa parole : on dirait, à l'entendre, que la Révo- lution a hérité de la superbe de Louis XIV : il parle d'affranchir le monde avec un accent de conquête et un air de supériorité : ce n'est plus la seule

UlSTOlRli SOCIAI-ISTE

liberté, c'est la puissance et la gloire qui exaltent les ftmes, et les premières fumées de la grande ivresse napoléonienne commmencent à obscurcir les cerveaux. lîcouiez Isnard : il commence par démontrer rapidement que la vigueur des démarches projetées aura pour effet de consolider la paix en effrayant les puissances; mais il se hâte d'ajouter :

« La mesure proposée est commandée par ce que nous devons à la dignité de la nation.

« LE FRANÇAIS EST DEVENU lE PEUPLE LE PLUS BIARQUANT DE l'UNIVERS ,* H fuut

que sa conduite réponde à sa nouvelle destinée. Esclave, il fut intrépide et grand; libre, serait il faible et timide .'(Applaudissements.) Sous Louis XIV, le plus fier des despotes, il lutta avec avantage contre une partie de l'Eu- rope : aujourd'hui que ses bras sont déchaînés, craindrait-il l'Europe en- tière ? »

« Traiter tous les peuples en frères, respecter leur repos, mais exiger d'eux les mêmes égards; ne faire aucune insulte, mais n'en soulTrir aucune; ne tirer le glaive qu'à la voix de la patrie, mais ne la renfermer qu'au chant de le vicloire (Applaudissements) ; renoncer à toute conquête, mais vaincre quiconque voudrait la conquérir; fidèle dans ses engagements, mais forçant les autres à remplir les leurs; généreux, magnanime dans toutes ses actions, mais terrible dans ses justes vengeances ; enQn, toujours prêt à combattre, à mourir, à disparaître même tout entier du globe plutôt que de se remettre aux fers; voilà je crois, quel doit être le caractère du Français devenu libre. [Applaudissnnents répétés.)

« Ce peuple se couvrirait d'une honte ineffaçable, si son premier pas dans la brillante carrière que je vois s'ouvrir devant lui était marqué par la lâcheté : Je voudrais que ce pas fût tel qu'il étonnât les nations, leur don- nât la plus sublime idée de l'énergie de notre caractère, leur imprimât un long souvenir, consolidât à jamais la Révolution et fît époque dans l'histoire. [Applaudissements.)

v. Et ne croyez pas, Messieurs, que notre position du moment s'oppose à ce que la France puisse, au besoin, frapper les plus grands coups. « On se trompe, dit Montesquieu, si l'on croit qu'un peuple qui est en état de révo- lution pour la liberté est disposé à être conquis; il est prêt au contraire à conquérir les autres. » Et cela est très vrai, parce que l'étendard de la liberté est celui de la victoire, et que les temps de la révolution sont ceux de l'oubli des affaires domestiques en faveur de la chose publique, du sacrifice des fortunes, des dévouements généreux, de l'amour de la patrie, de l'enthou- siasme guerrier. Ne craignez donc pas. Messieurs, que l'énergie du peuple ne réponde pas à la vôtre ; craignez, au contraire, qu'il ne se plaigne que vos décrets ne répondent pas à tout son courage. [Applaudissements.)

« ...Non, nous ne tromperons pas ainsi la confiance du peuple. Levons- nous, dans cette circonstance, à toute la hauteur de notre mission. Parlons à

HISTOIRE SOCIALISTE 869

no» ministres, à notre roi, à l'Europe, le langage qui convient aux repré- sentants de la France. Disons aux ministres que jusqu'ici la nation n'a pas été très satisfaite de leur conduite... {Applaudissements.) que désormais ils n'ont à choisir qu'entre la reconnaissance publique ou la vengeance des lois; que ce n'est pas en vain qu'ils oseraient se jouer d'un grand peuple et que par le mot « responsabilité » nous entendons la « mort ». {Nouveaux applaudisse- menls dans la salle et dans les tribunes.)

« Disons au roi qu'il est de son intérêt, de son très grand intérêt de dé- fendre de bonne foi la Constitution ; que sa couronne tient à la conservation de ce palladium; disons-lui qu'il n'oublie jamais que ce n'est que par le peuple et pour le peuple qu'il est roi ; que la nation est son souverain et qu'il est sujet de la loi. {Applaudissements.)

« Disons à l'Europe que les Français voudraient la paix, mais que si on les force à tirer l'épée, ils en jetteront le fourreau bien loin et n'iront le chi'rcher que couronnés des lauriers de la victoire ; et que quand môme ils seraient vaincus, leurs ennemis ne jouiraient pas du triomphe, parce qu'ils ne régneraient que sur des cadavres. {Applaudissements.)

« Disons à l'Europe que nous respecterons toutes les constitutions des divers Empires, mais que si les cabinets des cours étrangères tentent de susciter une guerre des rois contre la France, nous leur susciterons une guerre des peuples contre les rois. {Applaudissements.)

« Disons-lui que dix millions de Français, embrasés du feu de la liberté, armés du glaive, de la raison, de l'éloquence, pourraient, si on les irrite, changer la face du monde et faire trembler tous les tyrans sur leurs trônes.

« Enfin, disons bien que tous les combats que se livrent les peuples par ordre des despotes... {Applaudissements.)

« ^^'applaudissez pas, Messieurs, n'applaudissez pas : respectez mon en- thousiasme, c'est celui de la liberté.

« Disons-lui que tous les combats que se livrent les peuples par ordre des despotes ressemblent aux coups que deux amis, excités par une instiga- tion perfide, se portent dans l'obscurité; le jour vient-il à paraître, ils jettent leurs armes, s'embrassent et se vengent de celui qui les trompait. {Bruit et applaudissements.) De même si, au moment que les armées ennemies lutteront avec les nôtres, le génie de la philosophie frappe leurs yeux, les peuples s'embrasseront h la face des tyrans détrônés, de la terre consolée et du ciel satisfait. {Appl'iu'lissfi?npnts.]

« Je conclus par demander que l'Assemblée adopte à l'unanimité le projet de décret proposé : je dis à l'unanimité, parce que ce n'est que par cet accord parfait des représentants de la nation que nous parviendrons à inspirer aux Français une entière confiance, à les réunir tous dans un même esprit, à en imposer sérieusement à tous nos ennemis et à prouver que lorsque la patrie est en danger, il n'existe qu'une volonté dans l'as.semlilée

870 IIISTÛIUE SUClALlSTli

nationale. » ( Vifs applaudissements prolongés dans la salle et dans les tri- bunes.)

11 y a, en ce discours dlsnard, un étonnant mélange d'héroï:«me et de rodomonlades, d'enthousiasme sicré pour la liberté et de griserie militaire, d'amour de l'huinanilé et de forfanterie nationale. Ce n'e^l pas encore la guerre sysléniaiique de propagande : on annonce qu'on respectera les o conslilulioiis de» aiilres Empires » ; mais Isnard s'anime si fort en parlant de la guerre des peu les conlre les rois, qu'il est visible qu'il la désire. Et il ne songe pas un moment à se demander si la liberté ainsi portée au monde non par la puissance de l'exemple, mais par la brutaliié des armes, ne se changera pas bicutôt, pour la France et pour le monde, en une immense servitude militaire.

Il célùbre déjà « les lauriers de la victoire » qui couronneront les héros de la liberté ; il n'entrevoit pas le front de César qui, un jour, s'ombragera aeul de ces lauri<'rs.

Et puis, quelle disproportion entre la véhémence de ce langage et l'état réel des choses en Europe! 11 semble, à entendre Isnard, que le .«ol déjà soit envahi; et pourtant il n'est pas certain, à cette hnure, qu'avec une grande vigueur de poliiique intérieure et une grande habileté diplomatique, la France ne réussisse pas à éviter la guerre, à sauver tout ensemble la liberté et la liaix.

Mais les esprit? perdaient toute mesure : Brissot pouvait se féliciter de son œuvre. Un de ses adversaires a dit de lui qu'il excellait « à allumer la paille ».

L'imagination un peu vaine d'Isnard, l'ardente paille de Provence, s'était allumée en effet, et cette « paille allumée », eraporiée au loin en un tour- billon de paroles, d'enthousiasme, d'héroïsme et de vanité, va mettre le feu à. l'univers et dévorer bientôt la liberté elle-même.

L'Assemblée adopte à l'unanimité le projet de décret nouveau apporté par le comité ; et à l'unaniiaité aussi, elle charge son président modéré, Vienot-Vaublanc. de lire au roi une vigoureuse adresse qu'il avait rédigée. Tous les partis semblaient marcher à la fois vers la guerre.

Pourtant, les démocrates commencent à entrevoir le péril. Robespierre, rentré d'Arras, prend la parole, le 28 novembre, au.\ Jacobins. Il se sent tout à coup enveloppé d'une atmosphère surchauQôe, et n'ose pas combattre directement la politique de guerre.

Peut-être môme, surpris par la violence du mouvement soudain qui, pendant son absence et en quelques semaines, s'était déchaîné, il n'a pas encore pris parti.

Mais il est visible qu'en tout cas il a démêlé d'emblée ce qu'il y avait dans la politique de Drissot d'incohérence et d'hypocrisie. Incohérence, s'il s'imagine qu'il suflira, pour dissiper les inquiétudes et rasséréner l'horizon,

HISTOIRE SOCIALISTE 871

daltaquer les petits princes des bords du Rhin. Hypocrisie, s'il prévoit que celle première escarmouche conduira à une grande guerre contre l'Autriche, mais la dissimule au pays pour l'entraîner plus aisément.

Et il semble tout d'abord que c'est une rupture immédiate et franche que conseille Robespierre.

« 11 faut dire à Léopold : vous violez le droit des gens en souffrant les rassemblements de quelques rebelles que nous sommes loin de craindre, mais qui sont insullants pour la nation. Nous vous sommons de les dissiper dans tel délai, ou non? vous déclarons la guerre au nom de la nation française et au nom de toutes les nations ennemies des tyrans... Il faut imiter ce Romain qui, chargé au nom du Sénat de demander la décision d'un ennemi de la République, ne lui laissa aucun délai. Il faut tracer autour de'Léopoldle cercle que Popilius traça autour de Mithridate. Voilà le décret qui convient à la nation française et à ses représentants. »

Ainsi Robespierre semble d'abord ne combattre la politique belliqueuse de la Gironde que par une surenchère. Est-ce chez lui entraînement? ou tactique ? Voulait-il diminuer les chances de guerre en ouvrant devant le pays la perspective d'une grande guerre redoutable et coûteuse? Ou bien cherc'lie-t-il d'abord à ménager sa popularité, à éviter le choc trop violent de l'opinion déjà entraînée? Ce n'est pas, en tout cas, par des discours équivoques, comme celui du 28, la pensée de la paix se cachait sous une affecialion ultra-bel- liqueuse, qu'il pouvait ramener les esprits, et ce discours du 28 a quelque chose de faux et de pénible. Cette première période guerrière n'est pas une période de sincérité. Tous les partis, à travers un semblant d'exaltation, équivoquent et rusent.

Maral, comme si en cette question de la guerre son entendement était stupéfié, avait gardé le silence après la séance du 27, après celle du 29, après la motion Daverlioult, après la démarche de l'Assemblée au roi. Cherchait-il sa voie? Etait-il assourdi par l'éloquence guerrière d'Isnard et se deman- dait-il si lui-même n'allait pas souffler d'un souffle furieux dans la trompette? Mais tout à coup, dans son numéro du i" décembre, il se réveille comme en sursaut, se reproche son trop long silence, dénonce la politique de guerre et commence une vigoureuse campagne contre la Gironde. Je me demande si quelque avis ne lui était point venu de Robespierre, en qui il eut toujours pleine confiance. Après avoir analysé le discours de Rûhl, prononcé quatre jours avant, Slaiat dit :

« Voilà à coup sûr le discours d'un fripon payé pour engager l'Assemblée dans la démarche impolitique et désastreuse de provoquer nue rupture avec quelques petits piinces de l'Empire et d'avoir bientôt sur les bras tous leurs alliés. Quand ce conseil funeste ne serait pas suspect par lessuiles cruelles qu'il aurait inraillililement s'il était adopté, peut-on douter qu'il ne soit parti du cabinet des Tuileries puisque l'émissaire ministériel qui en élait porteur n'est

872 HISTOIRE SOGIA-LISTE

rien moins que persuadé lui-même de sa nécessité ? C'est pour éteindre vn FEU d'opéra (c'est Marat lui-même qui imprime en gros caraclères ce mot de Ruhl) qu'il conseille d'allumer le flambeau de la guerre, pour le rare avan- tage de n'âlre pas incommodé par la fumée. »

Et Maral, comprenant que déjà peut-être le flambeau est allumé, s'accuse te négliijence :

« Je regrette beaucoup de n'avoir pu m'occuper plus tôt de cet objet pour éventer le piège; je crains fort que les patriotes n'y soient pris, et je tremble que l'Assemblée, hâtée par les jongleurs prostitués à la Cour, ne se prête elle-même à entraîner la nation dans l'abîme. »

Ainsi, contre la tactique de la Gironde, cherchant la guerre ou pour abattre le roi ou pour le mettre sous la tutelle girondine, commence à s'af- firmer la tactique des démocrates disant que la guerre est un piùge, qu'elle est voulue par la Cour.

l£n même temps que Marat, et comme s'il y avait eu un mol d'ordre gé- néral donné au parti d'avant-garde, le journal de Prudhomme, dans le nu- méro qui va jusqu'au 3 décembre, se met à combattre la politique de Brissot. El son argument est celui-ci :

« Soyez d'abord libres au det^ans; débarrassez-vous de la tyrannie inté- rieure qui est un péril immédiat au lieu de vous précipiter au dehors contre des périls incertains. « L'intention de l'Assemblée nationale est de dire aux princes d'Allemagne : Nous ne sommes pas contents des rassemblements que vous permettez chez vous ; nous vous sommons de les faire cesser ou bien nous devons déclarons la guerre. Représentants, cette mesure serait bonne si vous représentiez un peuple entièrement libre. »

Et il demande que le veto royal soit supprimé :

« Pourquoi ne pas substituer la volonté nationale au veto royal?... Si l'Assemblée nationale était grande, elle aborderait fièrement la question, dis- cuterait ce veto pendant plusieurs séances (le veto sur le décret contre les émigrés), elle en démontrerait la nullité, la perfidie du roi, et elle finirait par une adresse aux départements. »

Ainsi le journal de Prudhomme voudrait que sur la question du veto l'Assemblée provoquât une agitation dans tout le pays et le prît pour juge entre le roi et elle. C'est un premier effort, un peu tardif, pour ramener dans le sens d'une révolution démocratique le torrent, maintenant gonflé à nou- veau, des énergies populaires que la Gironde rêvait de répandre sur le monde ;

« Si l'Assemblée nationale prenait le parti que nous venons d'indiquer, si ce parti était sanctionné par la majorité des départements, si la nation et l'Assemblée nationale cessaient de s'occuper, non pas du complot, mais des conspirateurs (les émigrés), si elles 1rs abandonnaient au mépris qu'ils méri- tent, nous les verrions se disperser d'eux-mêmes, et bientôt ?ious rougirions de les avoir redoutés quelques moments. »

HISTOIRE SOCIALISTK

873

Haute sagesse, mais déjà un peu tardive, et contre laquelle l'instinct de lutte et d'aventure éveillé dans le peuple prévaudra sans doute.

Les pétitionnaires des sections qui se succédaient à la barre de TAssem- blée pour protester contre le directoire du département de Paris, poussaient presque tous des cris belliqueux. L'adresse des citoyens de Calais disait: «C'est la volonté de la nation : la guerre ! la guerre ! » El les tribunes, l'Assemblé*

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Grande Seanee aux Jacobins en janvier 1792, ou l'on voit le grand effet inurieur que fit Zanonce de la guerre par le Miiiistre Linote à la s lite de son grand tour qu'il venait de fairt.

iMAOB CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE {LiNOTE C'EST NaABONNB)

(D'après ane estampe do Musée Carnavalet.)

applaudissaient. Legendre, orateur de la députation du Tiiéâtre-Français, s'écriait, le 11 décembre :

« Représentants du peuple, ordonnez : Paigle de la victoire et la re- nommée des siècles planent sur vos têtes et sur les nôtres. Si le canon de nos ennemis se fait entendre, la foudre de la liberté ébranlera la terre, éclai- rera l'univers, frappera les tyrans... Faites forger des milliers de piques sem- blables à celles des héros romains, et arraez-en tous les bras. »

L'aigle de la victoire. 0 imprudents! qui ne savez pas qu'un jour celte

UV. HO. HISTOIRE SOCIALISTE. LIV. HO,

874 HISTOIRE SOCIALISTE

aigle romaine, devenue arie aigle impériale, erapurlera dans ses serres la Révolulion meurtrie 1

Pendant que sur la question de la guerre les révolutionnaires commen- çaient àse diviser et iquun peu de réflexion contrariait l'entraînement aveugle des premiers jeurs, que faisait la Cour? Il y avait à ce moment-là un change- ment de raimstère. î^ous avons déjà' vu que Monluiorin, effrayé. par les res- ponsabilités croissantes de son rôle ambigu, avait innoncé sa démission. Le 29 novembre; 4e jour même l'AssemWée dccidaitla démarche auprès - du roi, Louis XVI annonçait à la Législative qu'il avait remplacé aux affaires étrangères Monlmorin par Delessart, auparavant ministre de l'intérieur, et qu'il avait appelé au ministère de l'intérieur Cahier de Gerville. Le ministre de la guerre Duporlail, effrayé aussi, annonçait sa démission le 2 décembre, et était remplacé le 7 décembre par M. de Narbonne.

Nous savons déjà que la Cour n'avait pas pu ou n'avait pas osé mettre dans le ministère, et noLaniment dans celui des affaires étrangères, des hommes à elle, dévoués à sa poliiique occulte. Cahier de GerviUe, qui était appelé à l'intérieur, était un révolutionnaire constitutionnel modéré, mais assez ferme. Le mouvement de la Révolution se communiquait nécessairement aux choix ministériels' faits par le roi ; et voulant ruser avec le peuple révolutionnaire, il évitait de prendre des ministres dont le nom fût un défi. Mais il n'y eut que le choix du nouveau ministre de la guerre, de Narbonne, qui eut quelque influence sur les événements.

C'était une sorte d'intrigant et d'aventurier d'ancien régime jeté à demi dans la Révolution : une sorte de Dumouriez sans l'éclair du génie ou de la fortune. La Cour ne l'aimait pas et même le méprisait; il était ou i^vait été l'amant de la jeune M°" de Staël, fille de Necker, qui dépensait avec les hommes politiques le feu de son esprit, et avec les hommes d'épée le feu de son tem- pérament. Elle pédanlisait avec éloquence sur la Constitution, et Marie-Antoi- nette avait contre ei'e une double haine de reine et de femme. Elle écrit à Fersen, le 7 décembre :

« Le comte Louis de Narbonne est enfin ministre de la guerre d'hier; quelle gloire pour M""" de Slaël et quel plaisir pour elle d'avoir toute l'armée... à elle! »

Mais elle ajoute :

« 11 pourra être utile, s'il veut, ayant assez d'esprit pour rallier les cons- titutionnels et bien le ton qu'il faut pour parler à l'armée actuelle... Mais comprenez-vous ma position et le rôle que je suis obligée déjouer toute la, journée"? quelquefois je ne m'entends pas moi-même, et je suis obligée de réfléchir pour voir si c'est bien moi qui parle; mais que voulez-vous? Tout cela est nécessaire, et croyez que nous serions encore bien plus bas que nous ne sommes, si je n'avais pas pris ce parti tout de suite; au moins gagnons- nous du temps par là, et c'est tout ce qu'il faut. Quel bonheur, si je puis un

HISTOIRE SOCIALISTE 875

jour redevenir assez forte pour prouver à tous ces gueux que je ne suis par leur dupe '

Ainsi l'intrigue de trahison et de mensonge se compliquait à cette heute prodigieusement. La Cour, en effet, va pousser la simulation révolulionnaire jusqu'à accepter la guerre. Et même, elle va faire de la guerre sa politique. Elle se prend à espérer que le roi pourra ainsi se mettre à la tête des troupes et bientôt contenir la Révolution.

C'est le nouveau ministre, Narbonne, qui' lait adopter à la Cour cette tactique qui séduisait son ambition d'aventurier. Il aurait ainsi gloire et popularité, puisqu'on marchant contre les émigrés il flattait ia passion des patriotes, et bientôt, proQtant de ce prestige pour établir en France une sorte de monarchie tempérée à la mode anglaise, il apparaissait comme le restaurateur de l'autorité royale et le modérateur de la liberté. Rêve in- sensé, car après avoir déchaîné la guerre et surexcité la passion révolution- naire, comment l'aventurier aurait-il pu maîtriser les événements ?

L'esprit du roi et de la reine était si désemparé qu'ils cédèrent pourtant à ces illusions et à ce conseil, et dès le milieu de décembre, la politique de la guerae subit une révolution : ce n'est plus la guerre de la Gironde qui s'an- nonce, c'est la guerre du roi et de la Cour. Sur les intentions et les conceptions de Narbonne, le doute n'est pas possible. Bien des années après, en des propos que M. Villemain a recueillis, il disait :

« L'armée, une fois formée, pouvait être pour Louis XVI un appui libé- rateur, un refuge d'où il aurait soutenu la majorité saine et intimidé les clubs, comme l'essaya et le voulut M. de Lalayette, mais trop tard et trop isolément. »

Il semble bien que c'est entre le 7 décembre, jour de son entrée en fonc- tions, et le 11 décembre, que Narbonne éblouit et entraîna dans le sens de la guerre le roi et la reine. Louis Blanc cite, à la date du 6 décembre, une lettre de Marie-Antoinette à Mercy tout le plan belliqueux de la cour est exposé. C'est le texte, aux trois quarts faussé, d'une lettre du 10 décembre, Louis Blanc a été induit en erreur par une publication inexacte et même fraudu- leuse.

Dès l'entrée de Narbonne au ministère, Marie-Antoinette mettait vaguement en lui quelque espérance; elle pensait surtout qu'il pourrait servir de lien entre les constitutionnels et la Cour; mais il ne paraît "pas qu'il eût encore entraîné le roi et la reine dans la tactique de la guerre. El même, lorsque le 7 décembre Narbonne parut pour la première fois à l'Assemblée, Marie-An- toinette en parle avec défaveur : « .M. de Narbonne, écrit-elle à Fersen, a fait h son entrée à l'Asseinblée un discours d'une platitude peu croyable pour un homme d'esprit. »

Mais le 14 décembre, c'est une toute autre allure. Le roi se rend à l'As- semblée pour répondre au message du 30 novembre. Tous les ministres

876 HISTOIRE SOCIALISTE

raccompagnent, < M. de Narboaneà la léle », comme nousl'apprend une lettre du 19 décembre de l'abbé Salamon. M. de Narbonne faisait, si je puis em- ployer une expression toute moderne, figure de président du Conseil. 11 appa- raissait comme le chef du ministère. Le roi debout et découvert lut à l'Assem- blée une déclaration...

« Vous m'avez fait entendre qu'un mouvement général entraînait la na- tion et que le cri de tous les Français était : •< Plutôt la guerre qu'une « patience ruineuse et avilissante. » Messieurs, j'ai pensé longtemps que les circonstances exigeaient une grande circonspection dans les mesures; qu'à peine sortis des agitations et des orages d'une révolution et au milieu des premiers essais d'une Constitution naissante, il ne fallait négliger aucun des moyens qui pouvaient préserver la France des maux incalculables de la guerre. Ces moyens je les ai tous employés... L'empereur a rempli ce qu'on devait attendre d'un allié fidèle en défendant et dispersant tout rassemble- ment dans ses Etats. Mes démarches n'ont pas eu le môme succès auprès de quelques autres princes : des réponses peu mesurées ont été faites à nos réquisitions. Ces injustes refus provoquent des déterminations d'un autre genre. La nation a manifesté son vœu : vous l'avez recueilli, vous en avez pesé les conséquences; vous me l'avez exprimé par votre message; Messieurs, vous ne m'avez pas prévenu; représentant du peuple. J'ai senti son injure, et je vais vous faire connaître la résolution que j'ai prise pour en poursuivre la réparation.

« Je fais déclarer à l'électeur de Trêves, que si avant le 15 de janvier, il ne fait pas cesser dans ses Etats tout attroupement et toute disposition hos- tile de la part des Français qui s'y sont réfugiés, je ne verrai plus en lui qu'un ennemi de la France. {Vifs applaudissements et cris de : Vive le roi.) Je ferai faire une semblable déclaration à tous ceux qui favoriseraient de môme des rassemblements contraires à la tranquillité du royaume et en garantis- sant aux étrangers toute la protection qu'ils doivent attendre de nos lois, j'aurai bien le droit de demander que les oulraues que les Français peuvent avoir reçus soient promptement et complètement réparés. {Applaudisse- ments.)

« J'écris à l'Empereur pour l'engager à continuer ses bons offices, et, s'il le faut, à déployer son autorité comme ciief de l'Empire pour éloigner les malheurs que ne manquerait pas d'entraîner une plus longue obstination de quelques membres du Corps germanique. Sans doute on peut beaucoup attendre de son intervention; mais je prends en même temps les mesures les plus propres à faire respecter ces déclarations. {A pplaudissements.)

« Mais en nous abandonnant courageusement à cette résolution, hâtons- nous d'employer les moyens qui seuls peuvent en assurer le succès. Portez votre attention. Messieurs, sur l'état des finances; affermissez le crédit natio- nal; veillez sur la fortune publique; que vos délibérations toujours sou-

HISTOIRE SOCIALISTK 877

mises aux principes conslilulionnels prennent une marche grave, flère, im- posante, la seule qui convienne aux législateurs d'un grand Empire. {Vifs applaudissements dans une partie de l'Assemblée el dans les iriôunes.) Que les pouvoirs constitués se respectent pour se rendre respectables et qu'ils se prêtent un secours mutuel au lieu de se donner des entraves; et qu'enQn on reconnaisse qu'ils sont distincts et non ennemis. Il est temps de montrer aux nations étrangères que le peuple français, ses représenlauls et son roi ne l'ont qu'un. «(Ki/s applaudissements.)

Et il lermina par ces paroles à la fois ambiguës et flatteuses : a Pour moi, .Messieurs, c'est vainement qu'on chercherait à environner de dégoût l'exercice de l'autorité qui m'est conQée. Je le déclare devant la France entière : rien ne pourra lasser ma persévérance, ni ralentir mes efforts. Il ne tiendra pas à moi que la loi ne devienne l'appui des citoyens et l'effroi des perturbateurs. [Vives acclamations.) Je conserverai fidèlement le dépôt de la Constitution et aucune considération ne pourra me déterminer à souf- frir qu'il y soit porté atteinte; et si des hommes qui ne veulent que le dé- sordre et le trouble prennent occasion de cette fermeté pour calomnier mes intentions, je ne m'abaisserai pas à repousser par des paroles les injurieuses défiances qu'ils se plairaient à répandre. Ceux qui observent la marche du gouvernement avec un œil attentif mais sans malveillance, doivent recon naître que jamais je ne m'écarte de la ligue constitutionnelle el que je sens profondément qu'il est beau d'être le roi d'un peuple libre. « Les applaudisse- ments se prolongent pendant plusieurs minutes. Plusieurs membres font en- tendre dans l Assemblée le cri de : Vive le roi des Français! Ce cri est répété par les tribunes et par un grand nombre de citoyens qui s'étaient introduits dans la salle à la suite du roi, et qui s'étaient placés dans l'extrémité de la partie droite. Les tribunes des deux extrémités de la salle et les membres de l'Assemblée placés à Cexlréme gauche ont gardé le plus profond si- lence.)

En vérité, c'était bien joué et le sémillant aventurier qui avait soufflé ce discours au roi avait fait largement les choses. Le langage royal était assez populaire et décidé dans le sens de la Constitution, pour que l'importun sou- venir de Varennes [larût se dissiper. Et la tactique nouvelle était bien définie : conquérir décidément la popularité en paraissant suivre, ou même devancer le mouvement belliqueux des esprits; limiter étroitement la guerre ; mettre hors de cause l'Empereur d'Autriche et affirmer ses bonnes intentions: réserver l'ultimatum aux petits princes du Rhin et avoir ainsi une guerre bénigne, mais qui tromperait l'appétit de mouvement de la nation et qui permet- trait au roi de prendre le commandement des troupes. Jusque-là le roi et Narbonne marchaient d'accord. Au delà, leur pensée secrète bifurquait; le ministre croyait qu'il suffirait du prestige ainsi conquis, pour reviser la Constitution; le roi s'obstinait à penser que le concours des puissances.

878 HISTOIRE SOCIALISTE

réunies en Congrès, y serait nécessaire, et il espérait que la guerre ferait surgir des incidents qui nécessiteraient la tenue de ce Congrès.

En attendant, le roi alTirinait sa volonté constitutionnelle; elquand il parlait des dégoûts dont on « enviroiiniil l'exercice ue son auloriié », on ne sut s'il parlait des émigrés ou des révolutionnaires. L'Assemblée ne chercha point à préciser, et c'est avec des transports d'enlhousiasmt qu'elle allait vers l'abime. Car quel pire désastre pour la Révolution, que la guerre ainsi accaparée parla Cour et conduite avec tantd'arrière-pen»é>-s traîtresses! Mais les «sprils étaient si échaufTcs et la Gironde les avait si étourdiment passionnés du feu de la guerre que toute clairvoyance semblait perdue. Pourtant l'extrême-gauche dans l'Assemblée et dans les tribunes garda h silence. Robespierre et Marat avaient roussi à éveiller un commencement de déflanc^".

Les conseillers secrets de la Cour depuis Varennes, les Lameth, Duport, Barnave, avaient-ils poussé le roi dans la voie aventureuse ouverte par Nar- bonne? Les contemporains l'ont pen^é; l'abbé de Salaraon chargé de rensei- gner la cour de Rome, écrivait le 19 décembre au cardinal Zelada :

« Les Constituants, ne sachant de quel moyen se servir pour écraser les Jacobins et pour faire aller la Constitution, ont pensé qu'il fallait prendre les dits Jacobins au mot et déclarer la guerre, parce qu'il en arriverait une explosion quelconque qui pourrait amener le but désiré, c'est-à-dire la Cons- titution un peu mitigée. Louis de Narbonne, vif, ayant de l'esprit et de l'am- bition, voulant se soutenir dans une place hérissée des écueils les plus sca- breux, persuadé qu'un ministre de la guerre ne peut être vraiment en acti- vité que pendant la guerre, non seulement a goûté ce projet des constituants ses amis, mais on assure que c'est lui qui l'a proposé dans le Conseil et l'a fait voir au roi comme le seul moyen de déjouer l'Assemblée et les Jacobins, et l'a lait adopter. C'est d'après celte résolution que nous avons vu sortir de la presse le pitoyable discours qu'on a rais dans la bouche du roi. »

Il paraît bien que Barnave, du moin», n'encouragea pas celte politique ; il aurait voulu le maintien absolu de la paix, mais d'autres « coustituants » semblent avoir conseillé l'aventure. Barnave, sous le litre : Fautes de la nou- velle Assemblée, écrit ceci :

« La conduite du gouvernement et du parti constitutionnel eût été de s'opposer décidément à la guerre et en général de résister lortenient sur toutes les choses décisives, mais hors de d'éviter toutes les secousses... Si les ministres ayant arrêté entre eux ces mesures, en ont envoyé le résumé au roi, et ont cru qu'elles auraient plus de poids auprès de lui, appuyées de l'opinion de deux anciens députés qui, quelques mois auparavant, avaient contribué à conserver sou trône et sa personne, c'est ce que j'ignore absolu- ment, mais c'est ce qui pourrait être vrai. »

« Le gouvernement n'a jamais eu de marche suivie et a presque tou- jours donné dans les pièges que ses adversaires ont voulu lui tendre; à peine

HISTOIRE SOCIALISTE 879

ceux-ci osaient-Us parler onvertem''nt de guerre qu'on fit prononcer au roi, dans le mois de décembre, un discours il semblait l'annoncer à la nation, el vouloir pousser la nation dans ce sens; c'est alors que la guerre a paru vraisemblable; le parti dit modéré, qui jusque-là l'avait en horreur, voyant le gouvernement à la tôle de cette opinion, a commencé à l'adopter, et le peu d'hommes prévoyants qui voulurent résister à cette irénésie ont passé pour des endormeurs. »

Ainsi, en décembre, au moment Narbonne entraîne le roi à la poli- tique de guerre limitée, Barnave est résolument opposé à toute guerre : mais il est visible qu'autour de lui les révolutionnaires modérés el monar- chistes se laissent gagner aussi à la tactique du ministre aventureux. Sans doute les Lameth et Duporl résistèrent moins que Barnave. C'est peut-être son impuissance à faire agréer ses conseils et le dépit de voir l'influence se- crète qu'il avait su se ménager auprès du roi el de la reine, abolie en fin jour par la brillante étourderie de Narbonne, qui décida Barnave à quitter Paris. Sans doute aussi le terrible enchevêtrement des choses intérieures et des choses extérieures lui fit-il peur. Il quitta Paris, c'est lui-même qui nous l'apprend, dans les premiers jours de janvier 1792, pour revenir dans ses foyers.

Narbonne ne cacha point d'ailleurs à l'Assemblée que c'était lui qui avait suggéré au roi cette politique.

11 alîecla dans la séance même du 14 et aussitôt après le roi, de parler en grand ministre dirigeant, et il signifia nettement que, par lui, c'est le parti modéré, le parti conslitutionnel qui allait prendre la direction de la guerre, lui donner son caractère el ses limites: «C'est la même nation, c'est la même puis- sance qui comballit sous Louis XIV ; voudrions-nous laisser penser que noire gloire dépendait d'un seul homme, et qu'un siècle ne rappelle qu'un nom? Non Messieurs, je ne l'ai pas cru lorsque J'ai désiré le parti que le roi vient de prendre. Je sais qu'on a déjà voulu, qu'on voudra peut-être encore calom- nier ce parti, que parmi les hommes qui l'avaient ardemment réclamé, il en est qui se sont préparés à le combattre dès que le gouvernement a paru Cadopter ; mais vous déconcerterez de tels systèmes, et l'on persuadera diffi- cilement à une nation courageuse que de vains discours suffisent à la dé- fense de sa liberté. »

Après ce coup aux Jacobins, et même sans doute à la Gironde, Narbonne précise bien, par le choix même des chefs, que ce sont les révolutionnaires net- tement monarchistes et modérés qui auronllaconduiledes opération». « Trois armées ont paru nécessaires, M. de Rocharabeau, M. de Luckner, M. de La- layelle. » (Triple salve d'applaudissements. )

Enfin, découvrant hardiment son jeu, c'est aux forces d'ordre et de con- servation qu'il l'ail appel et il démontre que la guerre doit être l'occasion de renforcer le pouvoir exécutif, c'est-à-dire royal. « Nous aurons le soin da

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prouver à l'Europe que les malheurs intérieurs dont nous avons d'autant plus à gémir que nous nous sommes quelquefois peut-être refusés à les réprimer, naissaient de l'ardeur inquiète de la liberté, et qu'au moment sa cause appellerait une défense ouverte, la vie et les propriétés seraient en sûreté parfaite dans l'intérieur du royaume. Nous ne reconnaîtrons d'ennemis que ceux que nous aurons à combattre, et tout homme sans défense sera de- venu sacré. Ainsi nous vengerons l'honneur de noire caractère, que de longs troubles auraient pu apprendre a méconnaître. Si le funeste cri de guerre se fait entendre, il sera du moins pour nous le signal tant désiré de l'ordre et de la justice; nous sentirons combien l'exact payement des impôts auquel tien- nent le crédit et le sort des créanciers de l'Etat, la protection des colonies, dont les richesses commerciales dépendent, l'exécution des lois, force de toutes les autorités, la confiance accordée au gouvernement pour lui donner Itfs moyens nécessaires d'assurer la fortune publique et les propriétés parti- culières, le respect pour les puissances qui garderaient la neutralité ; nous sentirons, dis-je, combien de tels devoirs nous sont impérieusement com- mandés par l'honneur de la nation et la cause de la liberté. »

Et Narbonne annonçait qu'il partait immédiatement pour faire une tournée d'inspection sur la frontière : il demandait un premier crédit de vL':îgt-cinq raillions.

La Gironde fut à la fois réjouie et inquiétée par ce discours. Réjouie : car elle voyait bien que de cette première guerre limitée sortirait bientôt nécessairement la guerre générale, la grande épreuve de la royauté ; inquiétée: car Narbonne semblait, au moins pour un temps, prendre à la Gironde sa guerre, faire de la guerre de la Révolution la guerre du roi. Moment étrange pour tous les partis la guerre est une manœuvre de poli- tique intérieure : manœuvre du roi qui espère réaliser par son rêve d'un Congrès des souverains : manœuvre des constitutionnels qui veulent rétablir le pouvoir exécutif et mater les influences jacobines: manœuvre de la Gironde qui veut jeter la royauté en pleine mer, en pleine tempête pour prendre enfin le gouvernail du vieux navire pavoisé aux couleurs nouvelles, ou pour le couler à fond. Et pour jouer ce jeu, pour accepter d'abord la direction de la cour dans une guerre destinée à combattre la cour, pour s'exposer sans peur aux intrigues et trahisons royales et à l'hostilité générale des souverains de l'Europe incessamment provoqués, il fallait aux révolu- tionnaires de la Gironde une telle foi dans la Révolution et dans la France nouvelle, dans la force rayonnante de la liberté et dans l'héroïsme du peuple, qu'on ne sait si l'on doit délester leur étourderie guerrière ou atlniirer leur enthousiasme.

Qui sait après tout si la coalition des rois ne se fût pas formée enfin malgré toute la prudence et toute la réserve des partis révolutionnaires ? Qui sait si cette coalition aidée par la lente et sourde trahison royale n'aurait

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pas peu à peu enserré, enveloppé la France pacifique et s'il n'y avait point sagesse à prendre l'offensive, h. jeter au monde l'épée de la Révolution? La raison hésite et se trouble devant ce formidable problème, et résignée, elle se laisse porter par le destin.

Brissot, dès la séance du 14, répondant au ministre delà guerre, marqua sa mauvaise humeur du langage qui venait d'être tenu par Narbonne. « Je

H. DB NaRBONNK, MlNISTKB DB LA GuBRRk.

suis bien loin, dit-il, de m'opposer à l'impression du compte que vient de rendre le ministre de la guerre ; ce compte mérite la plus sérieuse attention; mais j'aurais désiré qu'aux nombreuses vérités qu'il contient on n'y eût point mêlé d'injustes préventions plus propres... (Murmures, rires et exclamations; applaudissements dans les tribunes.) Je demande que la discussion de ce compte important ne commence qu'après l'impression, et qu'elle soit ajour- née à samedi prochain, el l'on verra si les patriotes méritent les préventions dont on les accable. » [Applaudissements dans les tribunes.)

LIV. m. HISTOIRE SOCIALISTE. LIV . 111.

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Ainsi, Brissol ne retourne pas en arrière. Il ne déclare pas qu'effrayé par l'intrigue de modérantisme, qui pourrait nnaintenant fausser la guerre, il renonce à conseiller celle-ci. 11 proteste au contraire que les « patriotes ». les démocrates continuent à la désirer.

A partir de ce jour, la Gironde joue à l'égard de Narbonne un jeu très compliqué. Elle le ménage, parce qu'en disposant le gouvernement à la guerre il sert inconsciemment la Révolution ou du moins la politique girondine. Mais en même temps, elle s'applique à entraîner la guerre hors des voies que Narbonne et le roi ont tracées. Il s'agit d'abord de redoubler de violence contre les émigrés et contre les princes, pour aggraver la lutte de la Révo- lution et de la cour. 11 s'agit ensuite d'étendre à l'empereur le conflit que le roi voudrait limiter aux petits princes du Rhin.

Dès le 29 décembre, Brissot recommence la bataille. A propos du vote des 20 millions demandés par le ministre de la guerre, il expose à nouveau dans un très long discours toute la politique extérieure et intérieure. Il répète sur les dispositions de l'Europe ce qu'il avait dit le 20 octobre. Une agression de la plupart des souverains n'est pas à craindre. D'ailleurs, les peuples sont amis de la France révolutionnaire. « Il ne faut pas se borner à examiner maintenant les petites passions, les petits calculs et des rois et de leurs ministres.

« La Révolution française a bouleversé toute la diplomatie. Quoique les nations ne soient pas encore libres, toutes pèsent maintenant dans la balance politique ; les rois sont forcés de compter leurs vœux pour quelque chose.... Le sentiment de la nation anglaise sur la Révolution n'est plus douteux ; elle lalme... En Hongrie, le serf lutte contre l'aristocratie, et l'aristocratie contre le trône... Nous ne sommes pas celte poignée de bourgeois balaves, qui voulaient conquérir la liberté sur le stathouder, sans partager avec la classe indigente...

« En vain les cabinets politiques multiplierontles négociations secrètes; en vain ils s'agiteront, ils agiteront toute l'Europe pour attaquer la France, tous leurs efforts échoueront, parce qu'en détinitive il faut de l'or pour payer les soldats, des soldats pour combattre et un grand concert pour avoir beau- coup de soldats. Or, les peuples ne sont plus disposés à se laisser épuiser pour une guerre de rois, de nobles et surtout pour une guerre immorale, hnpie. »

Ainsi, Brissot croit que la guerre aura nécessairement un caractère démocratique et populaire. Et il semble penser que déjà les souverains de l'Europe sont tellement menacés ou paralysés par leurs peuples qu'une Révo- lution européenne sera la conséquence presque immédiate d'une guerre sans péril. Déjà, dans son journal le 15 décembre, avec plus de netteté qu'il n'ose le faire à la tribune, c'est sous la forme d'une propagande révolutionnaire armée qu'il entrevoit la guerre. « La guerre! la guerre ! écrit-il tel est le

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cri de tous les patriotes, tel est le vœu de tous les amis de la liberté répandus sur la surface de l'Europe, qui n'attendent plus que cette heureuse diversion pour attaquer et renverser leurs tyrans. »

« C'est à celte guerre expiatoire, qui va renouveler la face du monde et planter l'étendard de la liberté sur les palais des rois, sur les sérails des sultans, sur les châteaux des petits tyrans féodaux, sur les temples des papes et des muphtis, c'est à cette guerre sainte qu'Ânacharsis Clootz est venu inviter l'Assemblée nationale, au nom du genre humain dont il n'a jamais mieux mérité d'être appelé l'ami. »

Quel abîme entre cette guerre de Révolution universelle et la guerre de conservation monarchique voulue maintenant par la Cour! Et quelle intré- pidité il fallait à la Gironde pour aller à l'uneen passant par l'autre! Mais elle s'ingénie à déborder la Cour de toutes parts. C'est avec tout le vieux monde que Brissot veut mettre la Révolution aux prises: « Le tableau que je viens défaire des puissances serait-il trompeur? Quoique tout leur commande la paix, les princes voudraient-ils la guerre ? Je veux le croire un instant et je dis que nous devrions nous hâter de les prévenir. Qui prévient son ennemi l'a vaincu à moitié. [Applaudissements.) C'était la tactique de Frédéric et Fré- déric était maître en cet art. »

« Je veux donc croire que l'empereur et la Prusse, que la Suède et la Russie soient sincères et de bonne foi dans les traités qu'ils viennent de con- clure ; je veux croire qu'ils se soient engagés à détruire par la force, la Cons- titution française, ou à la modifier, à y amalgamer une Chambre haute, une noblesse; je veux croire que pour effectuer cet étrange amalgame, lisaient besoin de convoquer un Congrès général des puissances de l'Europe; je veux croire qu'ils y citent la nation française, qu'ils la menacent si elle ne se sou- met pas. Je vous le demande, je le demande à la France entière: quel est le lâche qui, pour sauver sa vie, accepterait une capitulation ignominieuse? » {Applaudissements.)

« La guerre est nécessaire à la France sous tous les points de vue. Il la faut pour son honneur; car elle serait à jamais déshonorée si quelques mil- liers de brig:mds pouvaient impunément braver 25 millions d'hommes libres. Il la faut pour sa sûreté extérieure, car elle serait bien plus compromise si nous attendions tranquillement dans nos foyers le feu et la flamme dont on nous menace, que si, prévenant ces desseiiis hostiles, nous voulons les porter nous-mêmes dans les cavernes des brigands qui osent nous braver.

« Il la faut pour assurer la tranquillité intérieure, car les mécontents ne s'appuient que sur Coblentz, n'invoquent que Goblenlz, ne sont insolents que parce que Coblentz existe. [Applaudissements.) C'est le centre abou- tissent toutes les relations des fanatiques et des privilégiés; c'est donc à Coblentz qu'il faut voler, si l'on veut détruire et la noblesse et le fanatisme. »

Comme on voit, c'est le même thème que dans le discours du 20 octobre;

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c'est le môme parti pris de guerre. Si l'hostilité des souverains contre la Révolution est sérieuse, qu'on les attaque pour prévenir le danu:er; si elle est simulée, qu'on les attaque encore pour mettre lin à cette parade. C'est la même contradiction étrange: le monde entier s'ouvrant à la propagande de la Révolution, et puis soudain, cet horizon immense et tout empli de lumière ardente se resserrant à la pauvre question des émigrés. .Mais l'audace de Bris- sot avait grandi dans l'intervalle comme la passion guerrière du pays, et cette fois il ne craint pas d'exiger du roi, contre plusieurs des grandes puissances, des démarches violentes. La Russie n'a pas reconnu nos agents; l'Espagne témoigne du mauvais vouloir; la Suède s'agite; l'empereur équivoque; qu'à toufe des explications soient demandées; que les ministres du roi soient tenus de communiquera r.\ssemblée le résultat de ces démarches.

Ainsi le filet de guerre, qui semblait d'abord ne devoir capturer que les petits princes du Rhin et les émigrés, s'élargit soudain sur toute l'Europe. Ainsi les ministres sont enveloppés d'un réseau mortel; car si leurs ilémar- ches sont agressives, si elles provojuent des répliques du même ton, et s'ils communiquent ces réponses à l'Assemblée, ils étendent inalgré eux, la guerre à toute l'Europe. S'ils ne font que des démarches incertaines, s'ils atténuent les réponses hostiles qu'ils reçoivent, s'ils ne laissent parvenir à l'Assemblée qu'une partie de la vérité, ils seront accusés de trahison et c'est la Gironde qui prendra, au nom de la France révolutionnaire, la suite des opérations. Brissot et Narbonne sont à ce moment comme deux pêcheurs montés dans la môme barque. Mais Narbonne malgré le birge geste de fanfa- ronnade qui semble menacer toute l'étendue des eaux ne veut pêcher que le menu fretin des princes. Brissot ne veut pas laisser échapper le gros poisson, et Narbonne, en ce jeu frivole d'imitation menteuse, sera contraint de tra- vailler pour son rival, d'amorcer le gros poisson que l'autre prendra. Qu'on me pardonne cette image : c'est ce qui se mêle demanœuvreset d'intrigues à la première préparation delà guerre qui me l'a suggérée. Mais déjà, en sa crois- sante effervescence, la Nation allait plus haut que tousces calculs, et, croyant la guerre inévitable elle s'apprêtait à combattre d'un cœur héroïque; elle s'efforçait aussi de retenir dans l'orage de fer et de feu qui allait éclater, sa sérénité humaine, sa grande tendresse pour les nations.

Hérault de Séchelles, en cette même séance du 29 décembre, découvre» une vaste conspiration contre la liberté de la France et la liberté future du genre humain», donnant ainsi à la Révolution toute son ampleur d'humanité. Con- dorcet se résigne à la guerre comme à une nécessité de salut pour la liberté menacée; mais celte guerre même, il s'applique pour ainsi dire à la pénétrer de paix ; et il propose une adresse à la Nation, à travers toutes les tristes fumées des batailles, c'est encore la paix lumineuse qui transparaît. C'est comme un sublime et douloureux effort pour concilier la philosophie du xvni* siècle, la philosophie de la raison, de la paix, de la tolérance avec la

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guerre inévitable; c'est la promesse fraternelle jusque dans le déploiement de la force, le rameau d'olivier bruissant au vent d'orage. « La Nation fran- çaise ne cessera pas de voir un peuple ami dans les habitants des pays occu-

M™" DK Staèl (D'après Qoe estampe do Musée CarnaTalet).

pés par les rebelles et gouvernés par les principes qui les protègent. Les citoyens paisibles dont ses armées couvriront le territoire, ne seront point des ennemis pour elle; ils ne seront môme pas des sujets. La force publique dont elle deviendra momentanément dépositaire, ne sera employée que pour assurer leur tranquillité et maintenir leurs lois. Fière d'avoir reconquis les

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droits (Je la nation, elle ne les outragera point dans les autres homme~. Jalouse de son indépeniJance, résolue à s'ensevelir sous ses ruines philôL que de souITrir qu'où osât lui dicter des lois, ou même garaaiir les siennes, elle ne perlera point atteinte à lindèpendance des autres nations. Ses soldats se conduiront sur une terre tHranj-'ère comme ils se conduiraient sur celle de leur patrie s'ils étaient lorcés d'y combattre, les maux involontaires que ses troupes auraient fait éprouver aux citoyens seront réparés... L:i France pré- sentera au momie le sijeclacle nouveau d'une nation vraiment libre, soumise au.\ règles île la justice, au milieu des orages de la guerre et respectant par- tout, en tout temps, à l'égard de tous les hommes, les droits qui sont l;s mêmes pour tous. » {Applaudissements.)

Evidemment Condorcet répugne à la guerre. Il en reconnaît ou parait en reconnaître la nécessité : mais on dirait que renonçant à contrarier direc- tement le mouvement belliqueux il essaie une sorte de diversion en rappe- lant la Révolution à son idéal pacifique. Surtout il semble redouter « la guerre de propagande ». Il compren cl que libérer les autres peuples par la force ce serait encore les asservir. Quelques jours avant, l'orateur populaire Louvcl s'était écrié à l'Assemblée, avec un lyrisme extraoniinaire : « La guerre ! et qu'à, l'instant la France >e lève en armes. Se pourrait-il que la coalition des tyrans fût complète? Ah! tant mieux pour l'univers! Qu'aussitôt, prompts comme l'éclair, 'les milliers de citoyens soldats se précipitent sur tous les domaines de la féodalité! Qu'ils ne s'arrêtent qu'où finira la servitude; que les pal.is soient entourés de b.iïonneltes ; qu'on dépose la Déclaration des Droits dans le^ chaumières; que l'homme, en tous lieux instruit et délivré, reprenne le sentiment de sa dignité première ! Que le genre humain se relève et respire 1 Que lesnationsn'en fassent phisqu' une ; et que cette incommensurable famille de frères envoie ses plénipotentiaires sacrés, jurer sur l'autil de l'égalité du droit, de la liberté des cultes, de l'éternelle philosophie, de la souveraineté populaire, jurer la p dx universelle ! »

Cet enthousiasme démesuré inquiétait Condorcet : il prévoyait qu'à vou- loir réaliser par les armes la fraternité universelle et l'universelle paix lu France de la Révolution risquerait d'accroître les conflits et les haines ; que d'ailleurs aucune négociation séparée avec divers Etats ne restait possible dans ce système. Et il demandait que les lois des autres peuples et leurs pré- jugés mômes fussent respectés.

Mais, n'était-ce point ôler à l'esprit de guerrj un de ses aliments? Con- dorcet, en mathématicien qui calcule les forces, semblait renoncer à refouler l'extraordinaire mouvement guerrier déchaîné depuis des mois : mais il s'ap- pliquait à le contenir.

Le journal de Prudhorame et Robespierre luttent directement : ils essaient de briser le courant de guerre plus violent tous les jours. Dans le numéro du 17 au 24 décembre, les Révolutions de Paris publient un visou-

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reux article sur les dangers d'une jjuerre offensive. « Que le roi, que les ministres et la Cour veuillent la guerre, que les aristocrates veuillent la guerre ; que les fanatiques veuillent la guerre ; que tous les ennemis de la liberté veuillent la guerre, cela n'est point éionnant ; la guerre ne peut que servir leurs projets homicides; mais que nombre de patriotes veuillent aussi la guerre; que l'opinion des patriotes puisse être partagée sur la guerre, c'est ce que l'on ne comprend pas et pourtant c'est une vérité dont nous sommes les témoins...

<s.U honneur français est blessé! Et ce sont de prétendus patriotes qui tiennent ce langage ! Louis XVI aussi, Narbonne aussi, les Feuillants et les ministériels aussi parlent à la nation le langage de Vhonneiir. Encore une fois, les hommes libres n'ont su jamais ce qu'était Vhonneur. L'honneur est l'apanage des esclaves ; l'honneur est le talisman perfide avec lequel on a vu les despotes fouler aux pieds la sainte humanité. »

«Depuis le 14 juillet, nous n'entendions plus parler û.'honneur. Pourquoi tout à coup reproduire ce mot et le substituer à celui de vertu? Qu'un peuple soit vertueux, qu'il soit fort, c'est tout pour lui, mais l'honneur... L'honneur est à Coblentz, et qu'importe à la nation française l'opinion de quelques tyrans, de quelques esclaves qui ont fui à l'aurore de la liberté?... C'est pour- tant au nom de cet honneur que Brissot a demandé la guerre. »

Et quelques jours après, commentant une adresse de Yergniaud qui con- tenait ces mots : la gloire nous attend, le courageux journal s'écriait : « La gloire, nous n'en voulons pas, nous ne voulons que le bonheur. » Et il ajou- tait ces graves et belles paroles : « Espérons du moins que l'Assemblée n'auto- risera pas les peuples étrangers à suivre ses préceptes, ceux de la résistance à l'oppression. »

Les discours que Robespierre prononça contre la guerre aux Jacobins le 2 janvier et le 11 janvier 1792 étaient admirables de courage, de pénétration et de puissance ; et je regrette bien vivement de ne pouvoir les citer en entier. Il nous plaît que ce soit le parti le plus nettement démocratique, celui qui voulait faire de la souveraineté du peuple une vérité, qui ait le plus éner- giquement résisté à la guerre ; plus tard, quand la guerre sera déchaînée, quand la France de la Révolution devra défendre sa liberté contre l'univers conjuré, les révolutionnaires démocrates la soutiendront avec une énergie implacable ; mais tant que la paix leur a paru possible, ils ont lutté, même contre la passion du peuple, pour maintenir la paix.

Est-ce à dire qu il n'y avait ni erreur, ni lacune, ni insuffisance, dans la thèse de Robespierre? Pour détourner les révolutionnaires de la voie guerrière ils étaient déjà engagés, il avait besoin d'exciter leur défiance. Et il insis- tait au delà du vrai sur la part prise par la Cour au mouvement de guerre. Robespierre voyait dans la guerre une machination du roi: il se trompait. Longtemps le roi et la reine avaient redouté la guerre. C'est seulement quand

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ils virent le mouvement presque irrésistible des esprits que, conseillés par N.irbonne, ils songèrent à l'uliliser, à prendre la direction des opérations. Mais au moment parlait Robespierre, il était bien vrai que la guerre serait, en tout cas, conduite par la Cour et rattachée par elle à son plan de contre-révo- lution.

« Si dos traits ingénieux, si la peinture brillante et prophétique des succès d'une guerre terminée par les embrassements fraternels de tous les peuples de l'Europe sont des raisons suffisantes pour décider une question aussi sérieuse, je conviendrai que M. Brissot l'a parfaitement résolue; mais son discours m'a paru présenter un vice qui n'est rien dans un discours acadé- mique, et qui est de quelque importance dans la plus grande de toutes les discussions politiques ; c'est qu'il a sans cesse évité le point fondamental de la question pour élever à côté tout son système sur une base absolument ruineuse.

« Certes, j'aime tout autant que M. Brissot une guerre entreprise pour étendre le règne de la liberté, et je pourrais me livrer aussi au plaisir d'en raconter d'avance toutes les merveilles. Si j'étais maître des destinées de la France, si je pouvais, à mon gré, diriger ses forces et ses ressources, j'aurais envoyé dès longtemps une armée en Brabant, j'aurais secouru les Liégeois et brisé les fers des Bataves ; ces e.xpéilitioris sont fort de mon goût ; je n'aurais point, il est vrai, déclaré la guerre à des sujets rebelles; je leur aurais ôté jusqu'à la volonté de se rassembler; je n'aurais pas permis à des ennemis plus formidables et plus près de nous (la Cour) de les proléger et de nous susciter au dedans des dangers plus sérieux. Mais dans les circonstances se trouve mon pays, je jette un regard inquiet autour de moi, et je me demande si la guerre que l'on fera sera celle que l'enthousiasme nous promet: je me demande qui la propose, comment, dans quelles circonstances et pourquoi?

« C'est là, c'est dans notre situation toute extraordinaire que réside toute la question. Vous en avez sans cesse détourné vos regards ; mais j'ai prouvé ce qui était clair pour tout le monde, que la proposition de la guerre actuelle était le résultat d'un projet formé dès longtemps par les ennemis intérieurs de notre liberté ; je vous en ai montré le but; je vous ai indiqué les moyens d'exécution ; d'autres vous ont prouvé qu'elle n'était qu'un piège visible; il n'est personne qui n'ait aperçu ce piège en songeant que c'était après avoir constamment protégé les émigrations et les émigrants rebelles, qu'on propo- sait de déclarer la guerre à leurs protecteurs, en môme temps qu'on défendait encore les ennemis du dedans, confédérés avec eux.

« Vous êtes convenu vous-même que la guerre convenait aux émigrés, qu'elle plaisait au ministère, aux intrigants de la Cour, à celle faction nom- breuse dont les chefs trop connus dirigent depuis longtemps toutes les démarches du pouvoir exécutif. Toutes les trompettes de l'aristocratie et da

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:gouvernement en donnent à la fois le signal; enfin, quiconque pourrait croire que la conduite de la Cour depuis le commencement de cette révolution n'a pas toujours été en opposition avec les principes de l'égalité et le respect pour les droits du peuple serait regardé comme un insensé, s'il était de bonne foi ; quiconque pourrait dire que la Cour propose une mesure aussi décisive que la guerre sans la rapporter à son plan ne donnerait pas une idée

Le Pris;e de Kaunitz. (D'après une estampe de la Bibliothèque nationale.)

-plus avantageuse de son jugement ; or, pouvez-vous dire qu'il est indifférent au bien de l'Etat, que l'entreprise de la guerre soit dirigée par l'amour de la liberté, ou par l'esprit de despotisme, par la fidélité ou par la perfidie? Cependant qu'avez-vous répondu à tous ces faits décisifs ? Qu'avez-vous dit pour dissiper tant de justes soupçons?

« La défiance, avez-vous dit dans votre premier discours, la défiance eu un état affreux -.elle empêche les deux pouvoirs d'agir de concert; elle empêche le peuple de croire aux démonstrations du pouvoir exécutif ; attiédit son attachement, relâche sa soumission. »

UV. 112. HISTOIRB SOCIAUSTB. ^^' * **•

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c La défiance esl un élal alTreux I Esl-cc le langage d'un homme libre qui croit que la liberté ne peut è In' achetée à trop haut prix? Elleempêcbeles deux pouvoirs d'agir de concert 1 Est-ce encore vou» qui parlez ainsi ? Quoi ! c'est la défiance du peuple qui empoche le pouvoir exécutif de marcher et ce n'est pas sa volonté propre ? »

Sur ce point, Robespierre presse impitoyablement Brissot. Il semble, en effet, que lu, Robespierre avait un avantage marqué ; car si la guerre était déclarée, c'était d'abord la guerre de la cour. Et Brissot était obligé de dire avec certitude: Le roi ne trahira pas, ou de dire avec audace: Si nous sommes trahis, tant mieux, car sous le coup de la trahison, la guerre échap- pera à la direction de la Cour.

Brissot disait à la fois les deux choses. Tantôt il se plaignait, en effet, de l'excès de défiance et semblait faire crédit « à l'esprit merveilleux » de Nar- bonne. Tantôt il proclamait que le salut serait précisément dans la trahison. Aux Jacobins môme, il avait dit, dans le discours auquel répondait Robes- pierre : « Connaissez-vous un peuple, s'écrie-t-on, qui ail conquis sa liberté en soutenant une guerre étrangère, civile et religieuse, sous les auspices du despotisme qui le trompait?

c Mais que nous importe l'existence ou la non-existence d'un pareil fait? Existe-t-il donc dans l'histoire ancienne une révolution semblable à la nôtre? Montrez-nous un peuple qui après douze siècles d'esclavage a repris sa liberté ! Nous créerons ce qui n'a pas existé.

« Oui, ou nous vaincrons et les émigrés et les prêtres et les Électeurs, et alors nous établirons notre crédit public et notre prospérité, ou nous serons battus et trahis..., et les traîtres seront enfin convaincus et ils seront punis, et nous pourrons faire disparaître enfin ce qui s'oppose à la grandeur de la nation française. Je l'avouerai, messieurs, je n'ai qu'une crainte, c'est que nous ne soyiona pas trahis. Nous avons besoin de grandes trahiso.ns : notre SALUT EST LA ; Car il existe encore de fortes doses de poison dans le sein de la France, et il faut de fortes explosions pour V expulser : le corps est bon, il n'y a rien à craindre. »

Je crois que c'est une des paroles les plus audacieuses qui aient été dites par des hommes à la veille de grands événements. Mais observez bien que Brissot, malgré tout, ne fait ici que des hypothèses : il prévoit la possibilité de la trahison ; il ne la redoute pas : il la désire, au contraire, parce qu'elle purgera la France et la Révolution du poison secret qui les paralyse. Mais Brissot n'ose pas dire d'une façon directe et positive : «L'état des esprits esl tel à la Cour, la logique du despotisme royal est telle que nous serons d'abord nécessairement trahis, ..t c'est à travers le feu de la trahison que nous par- viendrons à la grande guerre révolutionnaire, républicaine et libératrice. »

Non, Brissot manœuvre et équivoque. De même qu'il désire et prépare la guerre avec les grandes puissances de l'Europe, mais rassure la nation en lui

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persuadant qu'elles veulent la paix; de même, il se prépare à compléter Jar, Révolution grâce à la trahison royale manifestée dans la guerre, maisiiligel'j garde bien d'annoncer comme inévitable cette trahison. Ainsi, il flotte' ou paraît flotter d'une conception à une autre, de la guerre avec la Coar à'tel) guerre contre la Cour. iir."'rl

Il ne veut pas ou n'ose pas choisir, et Robespierre profite de cette incér-' titude, de cet embarras, pour le transformer en un allié, en un complaisant de la Cour. La tactique était habile, mais elle ne répondait pas à la grandeur du problème et à la grandeur du péril. Robespierre se trompait et rapetissait le débat quand il disait que la guerre avait été voulue, préparée, machinée, par la famille royale.

C'est, au contraire, d'une partie de la nation que venaient les impulsions belliqueuses, et la Cour entrait dans le mouvement une fois créé, pour le conduire, le fausser et l'exploiter. Robespierre aurait été bien plus fort s'il avait dit toute la vérité. Mais, peut-être ne la voyait-il pas. Il n'avait pas le sens de ces vastes mouvements confus, de ces impatiences instinctives, de ce besoin d'action brutale et immédiate qui saisissent parfois une nation énervée par l'attente, l'incertitude et le péril. S'il avait vu clair, si la petite intrigue de la Cour ne lui avait pas caché l'effervescence nationale, il aurait dit à Brissol : « Oui, la nation commence à perdre patience et elle va vers la guerre pour déployer sa force, pour en prendre conscience, pour acculer tous ses ennemis masqués à jeter leur masque. Mais il reste à la Cour assez de puissance pour égarer le mouvement. Oui, il se peut, même si la Cour trahit, que la force révolutionnaire puisse traverser cette période de trahison ; mais au prix de quelles épreuves! et que signifie surtout cette diversion? Concevez- vous vraiment la guerre comme un purgatif nécessaire pour la Révolution? et si vraiment elle ne peut trouver dans sa sagesse, dans son amour de la liberté, la force nécessaire pour éliminer la contre-révolution, n'y a-t-il pas danger à jeter dans les aventures guerrières une nation aussi peu assurée de sa propre conscience ? »

était le véritable problème. La guerre est-elle vraiment nécessaire à la Révolution? La guerre est-elle vraiment commandée par notre politique intérieure ?

Et j'ose dire que, dans leurs conclusions opposées, Brissot et Robespierre commirent tous deux la même faute. Tous deux, ils manquèrent de loi en la Révolution.

Oui, malgré ses apparences d'audace, malgré ses téméraires para- doxes sur la trahison, Brissot n'avait pas une suffisante confiance en la Révo- lution, puisqu'il pensait que la guerre était une convulsion nécessaire, disons le mot, un « vomitif nécessaire >, pour que l'organisme de la Révolution rejetât les éléments malades qu'il contenait. Et Robespierre aussi n'avait pas assez de foi en la Révolution, puisqu'il n'affirmait pas la possibilité d'une

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action révolutionnaire intérieure capable d'expulser immédiatement tous ces éléments mauvais.

A ceux qui s'enQévraicnt et voulaient marcher sur Goblentz, il fallait dire : « Non, marchons sur les Tuileries. » Or, Robespierre disait bien ou laissait bien entendre que le véritable péril était non à Goblentz mais aux Tuileries: il ne proposait pas, il ne laissait pas espérer une action révolu- tionnaire prochaine. L'horizon, de plus en plus chargé et troublé, devait être dégagé par un coup de foudre: coup de foudre de la guerre, ou coup de foudre d'une Révolution populaire et républicaine. Robespierre ne promet- tait, ne désirait ni l'un ni l'autre. 11 était tout ensemble pour la paix avec le dehors et pour la légalité au dedans : c'était trop demander à un peuple dont les nerfs ou excités ou affaiblis vibraient de nouveau après quelques mois d'atonie.

Aussi, son action contre la guerre, si elle fut grande et noble, ne fut pas efficace. Mais quel sens merveilleux de la réalité, surtout quel sens des difO- cultés, des obstacles chez cet homme que d'habitude on qualifie d'idéologue, de théoricien abstrait 1 Et comme il dissipe les rêves vains de ceux qui croyaient, comme le dit le journal de Prudhomme, « en portant au peuple la Déclaration des Droits de l'Homme à la pointe des ba'ionnettes », établir sans effort la liberté universelle! « N'importe, dit-il à Brissot avec une ironie puissante, vous vous chargez vous-même de la conquête de l'Allemagne, d'abord ; vous promenez notre armée triomphante chez tous les peuples voi- sins; vous établissez partout des municipalités, des directoires, des assem- blées nationales, et vous vous écriez vous-même que celte pensée est sublime, comme si le destin des empires se réglait par des figures de rhéto- rique. Nos généraux conduits par vous ne sont plus que les missionnaire* de la Constitution ; notre camp, qu'une école de droit public ; les satellites des monarques étrangers, loin de mettre aucun obstacle à l'exécution de ce projet, volent au-devant de nous, mais pour nous écouter. »

« Il est fâcheux que la vérité et le bon sens démentent ces magnifiques prédictions ; il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive. Le gouvernement le plus vicieux trouve un puissant appui dans les habitudes, dans les préjugés, dans réducation des peuples. Le despotisme même déprave l'esprit des hommes jusqu'à s'en faire aû'^rer, et jusqu'à rendre la liberté suspecte et effrayante au premier abord. Lu j,lus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d'un politique est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime les mission- naires armés, et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c'est de les repousser comme des ennemis. J'ai dit qu'une telle invasion pour- rait réveiller l'idée de l'embrasement du Palatinat et des dernières guerres, plus facilement qu'elle ne ferait germer des idées constitutionnelles, parce

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que la masse du peuple dans ces contrées, connaît mieux ces faits que notre constitution. Les récits des hommes éclairés qui les connaissent, démentent tout ce qu'on nous raconte de l'ardeur avec laquelle elles soupirent après notre constitution et nos armées. Avant que les effets de notre Révolution se fassent sentir chez les nations étrangères, il faut qu'elle soit consolidée. Vou- loir leur donner la liberté avant de l'avoir nous-mêmes conquise, c'est assurer à la fois notre servitude et celle du monde entier ; c'est se former des choses une idée exagérée et absurde, de penser que, dès le moment oîi un peuple se donne une constitution, tous les autres répondent au mêiiie instant à ce signal. »

« L'exemple de l'Amérique, que vous avez cité, aurait-il suffi pour briser nos fers, si le temps et le concours des plus heureuses circonstances n'avaient amené insensiblement cette révolution T La Déclaration des Droits n'est point la lumière du soleil qui éclaire au même instant tous les hommes ; ce n'est point la foudre qui frappe en même temps tous les trônes. Il est plus facile de l'écrire sur le papier ou de la graver sur l'airain que de rétablir dans le cœur des hommes les sacrés caractères effacés par l'ignorance, par les pas- sions et par le despotisme. Que dis-je? N'est-elle pas tous les jours méconnue, foulée aux pieds, ignorée même parmi vous qui l'avez promulguée? L'égalité des droits est-elle ailleurs que dans les principes de notre charte constitu- tionnelle? »

Le despotisme, l'aristocratie ressuscitée sous des formes nouvelles, ne relève-t-elle pas sa tête hideuse? N'opprime-t-elle pas encore la faiblesse, la vertu, l'innocence, au nom des lois et de la liberté même? La Constitution que l'on dit fille de la Déclaration des Droits, ressemble-t-elle de fait à sa mère?... Comment donc pouvez-vous croire qu'elle opérera, dans le moment même que nos ennemis intérieurs auront marqué pour la guerre les prodiges qu'elle n'a pu accomplir encore ? »

La suite des événements a montré que Robespierre avait raison d'an- noncer la résistance des peuples à la Révolution armée. Certes, les grandes guerres de la Révolution ont ébranlé en bien des pays le régime ancien, mais elles ne l'y ont point abattu, et il y a plus d'une nation à qui il a fallu plus d'un siècle pour conquérir une partie seulement des libertés que possédait la France en 1792. Qui peut dire que la seule propagande de l'exemple aurait agi avec plus de lenteur? Mais les guerres de la Révolution suscitèrent par- tout un nationalisme belliqueux et âpre, et l'on ne peut songer sans un regret poignant à ce que seraient les rapports des peuples et la civilisation générale si la paix avait pu être maintenue par la Révolution,

Robespierre, pour détruire les illusions propagées par la Gironde, atteint à une profondeur d'analyse sociale, et, si l'on me passe le mot, de réalisme révolutionnaire qu'on ne peut pas ne pas admirer. Lui qui dit parfois, en pa- roles vagues, que c'est « le peuple » qui a fait la Révolution, il reconnaît

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qu'il a fallu d'abord uq ôbranlemènl des classes privilégiées elle.s-mônies et, en lout cas, des classes riches.

« Voulez-vous, dit-il, un contre-poison sûr à toutes les illusions que l'on vous prèAcnle? Réfircinssez seulement sur la marche naturelle des révolu- tions. Daîis des Etats constitues comme presque tous les pays de l'Europe, il y a trois puissances : le monarque, les aristocrates et le peuple, ou plutôt le peuple est nul. S'il arrive une révolution dans ces pays, elle ne peut être que graduelle, elle commence par les nobles, par le clergé, par les riches, et le peuple les soutient lorsque son intérêt s'accorde avec le leur pour résister à la puissance dominante, qui est celle du monarque. C'est ai7isi que parmi vous ce sont les parlements, les nodles, le clergé, les riches, qui ont donné le branle à la Révolution ; ensuite le peuple est venu. Ils s'en sont repentis ou, du moins, ils ont voulu arrêter la Révolution lorsqu'ils ont vu que le peuple pouvait recouvrer sa souveraineté; mais ce sont eux qui l'ont commencée; et, sans leur résistance et leurs faux calculs, la nation serait encore sous le joug du despotisme. D'après cette vérité historique et morale, vous pouvez juger à quel point vous devez compter sur les nations de l'Europe en général , car, chez elles, loin de donner le signal de l'insurrection, les aristocrates, avertis par notre exemple même, sont aussi ennemis du peuple et de l'éga- lité que les nôtres, se sont ligués comme eux avec le gouvernement pour retenir le peuple dans l'ignorance et dans les l'ers. »

Aussi, il est chimérique, selon Robespierre, d'espérer une rapide expan- sion universelle de la Révolution, et c'est sur les forces contre-révolution- naires de France qu'il faut concentrer son effort: « Mais, que dis-je? Avons- nous des ennemis au dedans? Vous n'en connaissez pas: vous ne connaissez que Coblentz. N'avez-vous pas dit que le siège du mal est à Coblentz ? Il n'est donc pas à Paris? Il n'y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n'est pas loin de nous?... Apprenez donc qu'au jugement de tous les Français éclairés le véritable Coblentz est en France... Je décourage la nation, dites-vous : non, je l'éclairé ; éclairer des hommes libres c'est réveiller leur courage, c'est empêcher que leur courage même ne devienne l'écueil de leur liberté; et, n'eussé-je fait autre chose que de dévoiler tant de pièges, que de réfuter tant de fausses idées et de mauvais principes, que d'arrêter les élans d'un enthousiasme dangereux, j'aurais avancé l'esprit public et servi la patrie! »

Oui, mais ce qui manquait au discours de Robespierre, c'était le souffle révolutionnaire : il semblait ne pas plus espérer le succès d'un mouvement populaire au dedans que le succès de la guerre. < Lorsque le peuple s'éveille et déploie sa force et sa majesté, ce qui arrive une fois dans des siècles, tout plie devant lui, le despotisme se prosterne contre terre et contrefait le mort comme un animal lâche et féroce à l'aspect du lion ; mais bientôt il se relève, il se rapproche du peuple d'un air caressant; il substitue la ruse à la force; on le croit converti; on a entendu sortir de sa bouche le mot de liberté; le

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peuple s'abandonne à la joie, à l'enthousiasme ; on accumule en ses mains des trésors immenses que lui livre la fortune publique ; on lui donne une puis- sance colossale ; il peut offrir des appâts irrésistibles à l'ambition et à la cupi- dité de ses partisans, quand le peuple ne peut payer ses serviteurs que de son estime... Le moment arrive la division règne partout, tous les pièges des tyrans sont tendus, la ligue de tous les ennemis de la liberté est en- tièrement formée, les dépositaires de l'autorité publique en sont les chefs, la portion des citoyens qui a le plus d'influence par ses lumières et par sa fortune est prêle à se ranger de leur parti. Yoilà la nation placée entre la ser- vitude et la guerre civile. Il est impossible que toutes les parties d'un empire ainsi divisé se .soulèvent à la fois, et toute insurrection partielle est regardée comme un acte de révolte... »

Mais, qui ne voit que par ce pessimisme, Robespierre faisait le jeu de la Gironde et de la guerre ? Si la Révolution est à ce point enlisée, et si elle ne peut se sauver ni par un soulèvement général ni par une insurrection par- tielle, essayons du moins la grande diversion girondine. Robespierre n'a pas entrevu le 20 juin: il n'a pas cru à la possibilité du 10 août, et sa critique toute négative ne pouvait arrêter l'élan des passions étourdies et ardentes soulevées par la Gironde.

Il fallait à ce moment un parti de l'action qui ne fût pas un parti de la guerre. Robes;. ierre n'a pas su le susciter, et la guerre restait la seule issue. Mais pendant tous ces débats, entre Robespierre et Brissot grandissaient les haines : c'est que commence le conflit de la Gironde et de la Montagne. Les Girondins, au moment ils croyaient pouvoir réaliser un plan qui leur donnait le pouvoir, qui mettait la royauté à leur merci et qui faisait éclater la Révolution sur le monde, se heurtaient soudain à l'opposition inflexible d'un patriote, d'un démocrate dont l'autorité morale était immense. Us sen- taient leur échapper une partie de l'opinion, une partie de la force révolu- tionnaire, à l'heure même ils avaient espéré éblouir tous les esprits, en- traîner toutes les forces. Et Robespierre, méticuleux, ombrageux, personnel, souffrait dans son orgueil aussi bien que dans sa prudence de l'audace brillante et fanfaronne de la Gironde.

Les adversaires paraissaient d'abord se ménager ; mais bientôt ils se por- tèrent des coups très rudes. Les Girondins étaient des calomniateurs étourdis. Robespierre était un calomniateur profond. Brissot, avec beaucoup de légèreté et de mauvaise foi, représenta comme un outrage au peuple les paroles de circonspection prononcées par Robespierre. Et celui-ci insinua tous les jours plus perfidement que Brissot et ses amis faisaient le jeu de la Cour. En fait, parce qu'ils voulaient la guerre et qu'ils la voulaient tout de suite, avec n'importe quels instruments, les Girondins assumaient des responsabilités redoutables. Le jeu savant et cruel de Robespierre sera de les solidariser avec le frivole Narbonne, avec Lafayctle, couvert du sang du peuple au Champ

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de Mars, et bientôt avec Dumouriez. Robespierre, qui n'agissait pas, qui ne s'engageait pas h fond, Hmi beaucoup plus dirficilo à atteindre.

A travers ces disputes, la Révolution penchait de plus en plus vers la guerre, et l'effet des provocations systématiques de la Gironde commençait à se faire sentir. Le 31 décembre 1791, le ministre des affaires étrangères, Delessart, communiquait à l'Assemblée une noie que le ministre autrichien, le prince de Kaunilz, avait remise le 21 à l'ambassadeur de France :

« Le chancelier de cour et d'Etat a l'honneur de lui communiquer de son côté : que Monseigneur l'électeur de Trêves vient également de faire part à l'Empereur de la note que le ministre de Vienne à Coblentz avait été chargé de présenter; que ce prince a fait connaître en même temps à Sa Majesté impériale qu'il avait adopté à l'égard des rassemblements armés des émigrés et réfugiés français, et à l'égard des fournitures d'armes et des munitions de guerre les mômes principes et règlements qui ont été adoptés dans les Pays- Bas autrichiens, mais que s& répandant de vives inquiétudes parmi ses sujets et dans les environs, que la tranquillité des frontières et Etals pouvait être troublée par des incursions et violences, nonobstant cette sage mesure, Monseigneur a réclamé l'assistance de l'Empereur pour le cas que l'événement réalisât ses inquiétudes :

« Que l'Empereur est parfaitement tranquille sur les intentions justes et modérées du roi très chrétien, et non moins convaincu du très grand intérêt qu'a le gouvernement français à ne point provoquer tous les princes souve- rains étrangers, par des voies de fait contre l'un d'eux, mais que l'expérience journalière ne rassurait point assez sur la stabilité et la prépondérance du prin- cipe modéré en France, et sur la subordination des pouvoirs et surtout des pro- vinces et des municipalités pour nepoint devoir appréhender que les voies de fait ne soient exercées malgré les intentions du roi et malgré les dangers des consé- quences, Sa Majesté impériale se voit nécessitée, tant par suite de son amitié pour l'électeur de Trêves que par les considérations qu'elle doit à l'intérêt général de l'Allemagne comme co-Etat, à ses propres intérêts comme voisin, d'enjoindre au maréchal de Bender, commandant général de ses troupes aux Pays-Bas, de porter aux Elats de S. A. S. E. (l'électeur de Trêves) les secours les plus prompts et les plus efficaces au cas qu'ils fussent violés par des in- cursions hostiles ou imminemraent menacés d'icelles.

« L'Empereur est trop sincèrement attaché à Sa Majesté très chrétienne et prend trop de part au bien-être de la France et au repos général pour ne pas vivement désirer d'éloigner cette extrémité et les suites infaillibles qu'elle entraînerait tant de la part du chef et des Etats de l'Empire germanique que de la part des autres souverains réunis en concert pour le maintien de la tranquillité publique, et pour la sûrelé et l'honneur des couronnes, et c'est par un effet de ce désir, que le chancelier de cour et d'Etat est chargé de s'en ouvrir, sans rien dissimuler vis-à-vis de M. l'ambassadeur de France. »

HISTOIRE SOCIALISTE

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Ce n'élail pas encore la guerre, mais c'était un grand pas vers la guerre, et Dris<ot en tressaillait de joie. D'abord, en exprimant ses vues sur la marche

Du Suppôts de la Ghicanne. Délivret-noiu Seigneur .

(D'après une estampe da Musée Caraavalet).

des parlisen France, l'Empereur blessait la fierté nationale et révolutionnaire,

si excitée déjà. Ensuite il parlait d'un ccncert des souverains, et quoiqu'il

lui a^-ignàt un rôle i uremenl déreiisif, il suggérait par l'idiée que le Gon-

Liv. Il 3. DisToine socialiste. liv. H3

808 HISTOIRE SOCIALISTE

grès contre-révolutionnaire nélail pas abandonné. Enfin et surtout, comme Brissot l'avait espéré, ce n'élait plus la rencontre de la Révolution et des émigrés, c'était la mi:<e en contact direct de la Révolution et de l'Empereur, c'était donc la possibilité de la grande guerre, de celle que la Cour ne vou- lait pas et que voulait la Gironde. Le roi dissimula sa frayeur et il envoya à l'Assemblée l.i dôiiiaration suivante :

« Dans la réponse que je fais à l'Empereur, je lui répète que je n'ai rien demandé que de juste à l'électeur de Trêves, rien dont l'Empereur n'eût lui- même donné l'exemple. Je lui rappelle le soin que la nation française a pris de prévenir sur-le-champ les rassemblements de Brabançons, qui paraissaient vouloir se former dans le voisinage des Pays-Bas autrichien^. EnDn je lui renouvelle le vœu de la France pour la conservation de la paix, mais en même temps je lui déclare que si, à l'époque que j'ai fixée, lélectenr <le Trêves n'a pas effectivement et réellement dissipé les rassemblements qui existent dans ses Etats, rien ne m'empêi'hera de proposer à l'Assemblée nationale, comme je l'ai annoncé, d'employer la force des armes pour l'y contraindre. [Applau- dissements. )

« Si cette déclaration ne produit pas l'effet que je dois espérer, si la des- tinée de la France est d'avoir à combattre ses enfants et ses alliés, je ferai connaître à l'Europe la justice de notre cause; le peuple françiis la soutiendra par son courage, et la nation verra que je n'ai point d'autres intérêts que les siens, et que je regarderai toujours le maintien de sa dignité et de sa sûreté comme le plus essentiel de mes devoirs. » [Vifs applaiidis'ip/iients.)

Pendant que le roi, lié par ses premières démarches, entraîné d'ailleurs par Narbonne, parle ainsi à l'Assemblée et à la France et semble résigné à la guerre, même contre l'Autriche, la Cour fait des efforts ambigus et incohé- rents pour empijcher la guerre, tout au moins avec l'Empereur. La reine, en cette crise, eut recours aux lumières de ses conseillers constitutionnels, des Lameth, de Duport, de Barnave.

Il ne semble pas qu'ils eussent été d'accord sur la tactique conseillée par Narbonne. Il est permis de conjecturer que Lameth et Dup irt ne l'avaient point blâmée. Barnave y était nettement opposé, au contraire; mais tousse retrouvaient unis pour prévenir toute extension de la guerre, tout conflit entre le roi et l'empereur. C'est à ce moment, quelques jours avant que Bar- nave quittât décidément Paris, qu'ils rédiurèrent ensemble le mémoire envoyé par la reine à l'empereur. Je rappelle le Iciiioignage de Fersen qui est très net à cet égard :

« Mémoire de la reine à l'Empereur, détestable, fait par Barnave.Lamelh et Duport; veut effrayer l'Empereur, lui prouver que son intérêt est de ne pas faire la guerre (8 janvier 1792). »

C'est évidemment le mémoire dont parle Marie-Antoinette dans sa lettre de jainler à son Irére Léopold 11 :

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« J"ai une occasion bien sûre d'ici à Bruxelles, et j'en profite, mon cher frère, pour vous dire un mot. Vous recevrez avec celle-ci un mémoire que je suis obligi'e de vous envoyer, de même que la lettre que j'ai été forcée de vous écrire au mois dejuillet. Il y avait aussi une lettre, mais comme elle dilla même chose que le mémoire, je me suis dispensée de l'écrire. Il est bien essen- tiel que vou> me fassiez une réponse que je puisse montrer et vous ayez l'air de croir>' que je pense tout ce qui est dans ces deux pièces, précisément comme vous m'avez répondu cet été. »

Pourquoi donc Marie-Antoinette est-elle obligée de transcrire et d'envoyer à l'Empereur les mémoire et lettre rédigés par Barnave, Lameth et Duport? Elle a intérêt évidemment à ménager les constitutionnels; mais si sur la question de la guerre ils ne traduisaient pas, au moins à quelque degré, la pensée de la Cour, elle saurait bien en avertir avec précision son frère. Elle décline seulement la responsabilité des vues que contient le mémoire sur la politique intérieure de la France. Ce mémoire n'est pis tout de Barnave, puisqu'il est consacré en partie à justifier la politique de Narbonne, que Bar- nave n'approuvait pas, mais il est certain qu'il y a collaboré. En dehors du témoignage précis de Fersen, le style même de certains morceaux équivaut à la signature pour ceux qui ont quelque habitude de la manière de Barnave.

« Pour juirer sainement des affaires françaises, non seulement il ne faut prêter l'oreille à aucun parti, puisqu'ils sont tous également aveuglés par leur intérêt ou leurs passions; il ne faut pas mieux espérer que l'on connaîtra l'état des choses par les opinions que l'on entend énoncer. Les opinions en ce moment ne sont ni assez universelles ni assez profondes pour servir d'indi- cations sûres aux hommes qui veulent raisonner en politique. Il faut compter pour beaucoup le caractère français, et cette propriété qu'il a de s'oublier pour des idées générales et abstraites de liberté, patriotisme, gloire, monar- chie, etc., en tout, d'obéir à des impulsions soudaines et rapides. Il en ré- sulte qu'il est plus facile de le gui 1er au milieu des événements en disposant avec art les objets de sa haine o^ <^ "^» ^Il'ection que de soumettre sa con- duite au calcul. »

Et les auteurs du mémoire, après avoir analysé les esprits, tentent de persuader à l'Empereur qu'entre une minorité républicaine et une minorité contre-révolutionnaire il y a une grande majorité de citoyens modérés et pai- sibles qui reprendront la direction des affaires si la paix est maintenue. Ils manifestent donc l'inquiétude très vive que leur donne l'office de l'Empereur du 21 décembre.

« L'ordre donné au maréchal de Bender de secourir l'électeur de Trêves en cas d'attaque ou d'hostilités imminentes a produit ici le plus fâcheux effet, l'obscurité des motifs allégués pour celte démarche y a beaucoup contribué : on a cru voir que l'empereur renonçait au système de modération et de jus- lice qu'il avait suivi jusqu'à ce moment pour adopter des vues contraires au

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bonheur el h la tranquillité de li France. Personne n'a pensé qu'un prince aussi éclairé pût partager les absurdes craiiil&s de lélecteur de Trêves de se voir attaqué par des municipalités ou des provinces sans l'ordre du roi. On en a gt^néralement conclu que l'Empereur avait saisi ce prétexte pour soulonir les princes el faire approcher ses troupes du territoire français. Un cri général de guerre s'est fait entendre et ou ne doute plus ici qu'elle n'ait lieu.

« Mais avant que de s'engager de manière à ne plus pouvoir recu'er, il fau Irait fixer seà regards sur les malheurs de tout genre et sur les suites de la guerre.

« On conçoit facilement tout le mal qui en résulterait pour la France; si l'on devait à ce prix voir renaître l'ordre el la prospérité, on pourrait consentir à faire ce terrible sacrifice, mais ce serait cruellement s'abuser que de le penser. Si la guerre a lieu, elle sera terrible; elle se fera d'après les principes les plus atroces; les hommes exaspérés, incendiaires, auront le dessus; leurs conseils prédomineront dans l'opinion. Le roi, dans la nécessité de combaitre son beau-frère et son allié, sera environné de déQances, et, pour ne pas les augmenter, il sera obligé de forcer les mesures, d'exage'rer ses intentions. Il ne pourra plus employer ni modération ni prudence sans par illre d'accord avec l'empereur el donner ainsi des armes très fortes à ses ennemis, et môme à celte partie des honnêtes gens qu'il est toujours si facile de séduire. Les émigrés, comptant sur le secours de l'empereur, deviemlronl plus obsUnés, plus difficiles à réduire, el la querelle s'élablissant ainsi entre d;;ux parlis ex- trêmes, les partis modérés, raisonnables et l'intérêt véritable seront aussi ou- bliés que les principes de l'humanité. »

C'est l'appel désespéré à la paix, c'est le cri d'agonie des constitutionnels, des modérés, qui se sentent définitivement perdus par l'approche de la grande guerre. En quelle mesure la reine sassociait-elle aux pensées qu'elle trans- crivait et transmettait? 11 est malaisé de le dire, car le fond de son cœur de' vait être singulièrement trouble el mêlé. Elle devait redouter la crise de la grande guerre qui allait, si je puis dire, surexciter toutes les passions et tous les périls. Mais elle commençait à sentir aussi que toutes les vuies moyennes n'aboutissaient pas, et elle pouvait espérer d'une grande commotion le saluL déCnitir. Ses amis les plus passionnés, comme Fersen, désiraient la guerre. Elle recopiait donc le mémoire de Barnave et de Lameth d'une main à demi machi- nale, uune ànie à demi conscnlaule, se remettant surloul au hasard des choses. Barnave devina toutes ces fragilités, et il partit pour le Dauphiné, laissant dans les papiers des Tuileries des traces qui lui furent mortelles.

E.-t-ce ce départ de Barnave qui a donné l'idée qu'entre la Cour et les constitutionnels tout était rompu? Le journal de Brissol écrit à la date du IG janvier :

« Le règne des Barnave et des Lameth à la Cour est passé. Ils ont été dis-

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graciés samedi. On assure que le roi a dil : « Ces gens-là, avec leurs conseils, me feraient perdre dix royaumes. »

Ce qui est probable, c'est qu a mesure que croissaient les chances de guerre et que la politique moyenne des Barnave et des Laraeth devenait plus impraticable, la Cour était plus tentée de se séparer d'eux, et la transmission du mémoire à l'Empereur fut le dernier effet de leur influence.

Barbarooz. (D'après aoe estampe de la Bibliothèqae aationale.)

Ce n'est pas que dès ce moment la guerre fût certaine. L'Empereur n'était toujours pas décidé à la provoquer, mais elle lui apparaissait comme de plus en plus probable, el malgré ses déQances contre la Prusse, il signait avec elle, le 4 janvier, un traité défensil". Mercy écrivait à la reine le 2 janvier :

« L'électeur de Trêves, inlimidé par les menaces de guerre, s'est adressé à l'Empereur pour être secouru. Le monarque a fait remellre une note à l'amba.ssadeur de France, il est dit qu'on natiribue pas au roi le dessein d'attaquer l'Allemagne, que' si les factions forçai. "nt la volonté du roi, en ce cas l'Empereur serait obligé de soutenir ses co-États, et que par précaution

902 HISTOIRE SOCIALISTE

l'ordre est donné au maréchal de Dender de faire marcher un corps do troupes au secours de l'élecleurs'il élail allaiiué. Tout cria ne chaivje point C'^scntiel- lemerU l'état des choses. L'élecleur a dit qu'il ne pcrraellrail | oint il- ra5>em- bl'emenls chez lui; od iic lui a pas demandé plus, donc il n'y a pas île motif d'attaquer, mais les princes français voudraient profiler de l'occasion pour entamer la querelle, et en cela ils suivent un faux sy>tème, au lieu i!e laisser à l'Assemblée tout le lorl el U; birime dont elle se couvrira en t'aisaiit une agression injuste, faute qu'il est clair qu'elle commettra el qui lui attirera le ressentiment de toute l'Europe. Il est donc de bonne politique de tout ra- mener à ce plan ; cela posé, on croit que l'on ne peut faire mieux que de jiar.ler la môme contenance et le même maintien jusqu'à ce que c ci prenne un développement décidé. Les nouvelles de Vienne, sans doute on aura envoyé, traceront une marche certaine, llest moralement impossible que l'on finisse sans guerre civile ou itrangère ; il est même probable que Tune el l'autre auront lieu en môme temps. Quelque critique que soit une pareille ch~nce, elle peut relever le trône plus promptement, plus sûrement qus toute autre, et si on ne lait point de fautes, si on s'attire et conserve l*opiniou, on se verra en meilleur terrain que l'on n'a j;imais été ci-devant. »

Puisque la guerre commençait à paraître inévitable, les conseils de Bar- nave n'étaient plus pour la Cour qu'un fardeau. Elle le secoua.

On devine que l'office de l'Empereur, communiqué à l'Assemblée le 31 décembre, fournit à Bri^sot une occasion nouvelle de presser les hostilités, d'engn.ger la Révolution dans la guerre.

Le 17 janvier, dans le débat sur le rapport de Gensonné, il s'écria : « Le masque est enfin tombé, votre ennemi véritable est connu; l'ordre donné au général Bender vous apprend son nom ; c'est l'Emiiereur. Les électeurs n'étaient que des prête-noms, les émigranls n'étaient qu'un instruiuent dans sa main. C'est à la Haute-Cour à venger la nation de la révolte de ces princes mendiants. {Applaudissements dans les tribunes.)

o Cromwcll força la France ella Hollande à chasser Charles. Une pareille persécution honorerait trop les princes : saisissez leurs biens et abandonnez- les à leur néant. [Applaudissements.)

« Les électeurs ne sonl pas plus dignes de votre colère : la peur les fait prosterner à vos pieds. {Applaudissements.)

« Cependant leur soumission peut n'être qu'un jeu; mais qu'importe à une graniie nation celte hypocrisie de petits princes? L'épée est toujours dans vos mains etcelteépée doit nous répondre de leur bonne conduite pour l'avenir.

«Votre ennemi véritable c'est l'Empereur; c'est à lui, à lui seul, que vous devez vous ;itlacher; c'est Inique vous devez combattre. Vous devez le forcer à rompre la ligue qu'il a formée contre vous ou vous devez le vaincre. Il n'y a pas de milieu, car l'ignominie n'est pas un milieu pour un peuple libre. » ( Applaudissemeièii,}

HISTOIIIK SOCIALISTE 003

Vraiment, à l'heure nous commençons à pressentir que la guerre est ine\'itable, que la France y est entraînée par les passions des hommes ou par la lorce des choses, par l'énervement des esprits et par les manœuvres des partis, à la veille de cette grande et tragique lutte oîi la Révolution sera aux prises avec tout l'ancien régime et se débattra contre toutes les trahisons, nous voudrions jeter un voile sur les fautes de ses amis, sur les intrigues de ses défenseurs. Mais il est bien difficile de ne pas témoigner quelque impatience à ce langage de Brissot.

Pour attiser les passions guerrières, pour surexciter l'orgueil et la co- lère, tous les moyens lui sont bons et les contradictions les plus impudentes ne l'effraient pas. Ce qu'il dit, en cette séance du 17 janvier, est exactement le contraire de ce qu'il disait en octobre, en décembre et même au commen- cement de janvier. Alors, pour rassurer la France, pour la prendre douce- ment dans l'engrenage, il disait : « Nous avons affaire aux électeurs, aux émigrés : l'Empereur veut la paix : il a besoin de la paix. »

Maintenant que les électeurs dispersent les émigrés, Brissot s'écrie : « Que vous importent les électeurs, que vous importent les émigrés? C'est l'Empereur qui est votre ennemi, c'est l'Empereur qu'il faut combattre. » C'est le parti pris presque cynique de la guerre, c'est la guerre à tout prix. Je serais presque tenté de dire que la seule excuse de la Gironde est précisément dans la grossièreté de ses artifices. Pour qu'Usaient réussi, il faut que la nation éprouvât je ne sais quel besoin profond de dissiper par une action décisive toutes les inquiétudes et tous les cauchemars. Mais dans cette impatience nerveuse qui livre la France aux sophismes presque outrageants, aux con- tradictions presque méprisantes de Brissot, je trouve, à cette date, plus de débilité que de grandeur.

Yergniaud couvrit d'un beau langage, et d'une sorte de noble passion oratoire, les roueries politiciennes et belliqueuses de Brissot.

« Je ne vous parlerai pas de Vinquiétude vague qui tourmente les esprits, de i'anxii'lé qui fatigue les cœurs, du découragement qui peut naître dans lis âmes faibles des longues angoisses de la Révolution. Je ne vous dirai point qu'on emploiera tous les moyens de séduction pour faire dévier les citoyens de la route du patriotisme.

De toute part, vous marchez sur une lave brûlante, et je veux croire que vous n'avez pas d'éruptions violentes à redouter. Mais je dirai : on a juré de maintenir la Constitution parce qu'on s'est flatté qu'on serait heureux par elle. Si vous laissez les citoyens livrés sans cesse à des inquiétudes déchi- rantes, à des convulsions continuelles, si vous permettez que leurs ennemis les rendent trop longtemps malheureux; si vous laissez établir l'opinion que ces malheurs ont leur source dans la Révolution, n'aurez-vous pas à redouter, alors, que chaque jour n'éclaire une nouvelle défection de la cause des peuples?...

004 HISTOIRE SOCIALISTE

« Or, cet état d'incertitude et tf alarmes, ces prâsagrs cruels sont, ce nir. semble, mille fois plus effrayants, plus terribles que l'i'lat de guerre, bans dou(e, la guerre traîne après elle de grandes calamités; elle peut môme con- duire à des fautes désastreuses; mais enfln pour un pouple qui ne vent pas de l'existence sans la liberté, elle peut aussi conduire à la victoire, et, i ar elle, assurer une paix tranquille et durable. Au contraire, l'état dans lequel on voudrait vous l'aire rester est un véritable état de destruction qui ne peut vous conduire qu'à l'opprobre et à la mort. (Vifs upplaudissemmls.)

«Aux armes donc, aux armes; c'est le salut de la patrie et l'honneur qui le commandent; aux armes donc, aux armes ; ou bien, victimes d'une indo- lente sécurité, d'une confiance déplorable, vo'us retomberez in-on-ihlenient et par lassitude sous le joug de vos tyrans; vous périrez sans gloiro, vous ensevelirez avec votre liberté l'espoir de la liberté du monde; et, devenus par coupables envers le genre humain, vous n'anrrz même pas la consola- tion d'obtenir sa pitié dans vos malheurs. » {Vifs appl'iudissrmenls.)

C'est bien, en efTet, une sorte d'angoisse, la pcm- de s'enliser qui fit faire à la Révolution un grand bond vers la guerre.

Vergniaud demande la rupture définitive du traité d'alliance conclu avec l'Autriche et sur lequel reposait, depuis 1756, toute la politique de la royauté. « L'Europe, dans ce moment, a les yeux fixes sur nous, .\ppronons-lni enfin ce qu'est l'Assemblée nationale de France. {Bravo! Bravo! Vifs appluudissc- ments.) Si vous vous conduisez avec l'énergie qui convient à un grand peuple, vous obtiendrez ses applaudissements, son estime, et les alliances viendront d'elles-mêmes s'ofTrir à vous. Si au contraire vous cédez à des con- sidérations pusillanimes, à des ménagements honteux; si vous négligez l'occasion que la providence semble vous offrir pour rompre des liens avilis- sants; si, lorsque la nation a secoué le joug de ses despotes intérieurs, vous consenlez, vous, ses représentants, à la tenir dans l'asservissement d'un des- pote étranger, j'oserai vous le dire, redoutez la haine de la France et de l'Eu- rope, le mépris de votre siècle et de la postérité. » {Bravo! Bravo! Vifs App laudissemen ts . )

Oui, mais était, dans les faits, l'action de ce despotisme extérieur? et était-ce vraiment l'obstacle se heurtait la Révolution?

« ... Démosthénes, tonnant contre Philippe, disait aux Athéniens : Vous vous conduisez à l'égard du roi de Macédoine comme les barbares se con- duisent dans nos jeux. Les frappez-vous au bras, ils portent la main au bras, les frappez-vous à la tête, ils portent la main à la tête. Ils ne songent à se défendre que lorsqu'ils sont blessés; jamais leur prévoyance ne va jusqu'à parer le coup; ainsi, vous. Athéniens, si l'on vous dit que Philippe arme, vous armez, qu'il désarme, vous désarmez; qu'il menace un de vos alliés; vous envoyez une armée pour défendre cet allié; qu'il menace une de vos villes, vous envoyez une armée au secours de celle ville; en sorte que

HISTOIRE SOClALlSTli,

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vous êtes aux ordres de Philippe, c'est votre ennemi qui est votre général. « Et moi aussi, s'il était possible que vous vous livrassiez à une dange- reuse sécurité, parce qu'on vous annonce que les émigrés s'éloignent de

Le Jacobin royaliste. Après avoir longtemps gouverné les Galléres Maintenant il voudrait gouverner les affaire». Image conlre-révoluuonnaire. (D'après une estampe du Musée CaroaTalet).

l'éleclorat de Trêves; si vous vous laissez séduire par des nouvelles insi- dieuses ou des faits qui ne prouvent rien, ou des promesses insigniDantes; et moi aussi, je vous dirai : vous apprend-on qu'il se rassemble dts émigrés à Worni-; et à Coblentz, vous envoyez une armée sur les bords du Rhin ; vous

LIV. U4, HISTOIBE SOCIALISTE. L'V. H 4.

900 HISTOIRE SOCIALISTE

dit-on qu'ils se ri^unisspnl dans les Pays-Bas, vous envoyez une armée en Flandre; vous dil-on qu'ils s'enfoncent dans le sein de l'Allemagne, vous rappelez vos sol lais dans vos foyers.

« Pul)lie-l-oii des leilres, des offices dans lesquels on vous insulte? Alors votre indignation s'excite et vous voulez combattre. Vous adoucit-on par des paroles flatteusus, vous leurre-l-on de fausses espérances, alors votre cour- roux, docile aux insiimations, se calme : vous toni^ez à la paix. Ain>i, Mes- sieurs, ce font les éniij^rés et Léopold qui sont vos chefs. Ce sont eux qui règlent tous vos mouvements. Ce sont eux qui di-posenl de vos citoyens, de vos trésors, ils sont les arbitres de votre repos, ceux i.evolre destinée. » {Bravo! Bravo! Applaudissements réilérés.)

J'ai presque honte de paraître, commentateur attardé, épilo'-'uer sur ces paroles pas^iol^lée•:, d'où sont sortis des événements passionnés. A quoi sert-il que je coure auprès de ce char de IVu en répétant : Prenez garde! Quel démon d'.ivcnlure vous emporte? Le char éblouissant et lerribli", char de la liljcilé et de li guerre, de la lumière et de la foudre, suit son chemin. Si bientôt le dieu, fi inrce de manier le glaive, devient Cé.-ar et si les peuples éblouis, héhôiés partons les éclairs de la guerre, ne sont plus qu'une immense foule d'esciiives aveugles, cela empùchera-t-il que la Gironde ait bien p idé ? Pourtant s'il re.-te encore en ces heures ardentes quelque droit à l'esprit critique et à la rai.-on, comment Yergniaud se scandalise-t-il que les précau- tions que prend un peuple libre soient adaptées aux mouvements mêmes de la réalité?

11 paraît que se prémunir contre un péril incertain et variable, c'est être l'esclave de ce péril. Il paraît que, pour se délivrer de cet esclavage, il faut al'er tout droit au péril lui-même, éveillfr la guerre endormie pour n'avoir pas à en surveiller le sommeil.

« AJes-ieurs, dit en terminant l'abondant et noble orateur, une grande pensée s'échappe en ce moment de mon cœur, et c'est par elle que je Euirai. Il me semble que les mânes des générations qui dorment tlans le tombeau se pressent dans ce temple; qu'ils vous adjurent par les maux que leur fit souf- frir l'esclavage d'en préserver par voire énergi" les générations futures; exau- cez ce vœu de riniinanité si longtemps opprimée. Soyez pour l'avenir une providence généreuse. Osez vous associer à la justice éternelle; sauvci la liberté des elloi des tyrans; vous serez toutà la fois les bienfaiteurs de votre patrie et ceux du genre humain. »

11 est singulier qu'il ne se soit élevé aucune voix à la Législative, pas môme cille de Coullion, pour soutenir la thèse de Roi espierre, pour proles- ter contre la gucire au nom de la démocratie et de la Révolution. Si-iils des modérés rcti.-tèrint. .Mathieu Dumas déclara avec force qu'il n'y avait point de raison solide de faire la guerre, que « c'était empoisonner l'avenir çue prendre pour une rupture formelle le dernier office de l'empereur». 1! a laqua

lirSTÛiriE SOCIALISTE 907

les amis de Bris>otqui «paraissent redouter que des démarches satisfaisantes, que des actes sincères, qu'une paix solide ne leur enlèvent leur chimère ».

« Il ne faut pas, ajoute-t-il, que le peuple abusé voie dans ce vœu terrible une mesure de patriotisme ; son courage n'a pas besoin d'êlre excité; vouloir ou ne vouloir pas la guerre, sont deux choses également absurdes; il faut la, laire si (our le maintien de la Constitution elle est inévitable; mais il ne faut pas la rendre inévitable pour la faire. »

Mais que pouvait ce calme langage ? Daverhoult, qui avait poussé, comme nous lavcas vu, aux premières démarches \igourèuses contre les émigrés et les électeurs et qui avait ainsi ouvert les voies de la guerre générale, s'efCraie maintenant des vastes plans belliqueux de la Gironde et il les dénonce avec force et précision.

« Si donc j'ai prouvé que cette ligue des piinces n'est que défensive, qu'il dépend de nous seuls de déjouer par nos o; éraiions intérieures les desseins de ceux qui voudraient modifier notre constitution dans un congrès, s il n'est pas moins prouvé que tous les princes ont be>oin de la paix, et déjà ils vous en ont donné la preuve en dispersant les attroupements qui portaient atteinte à votre tranquillité intérieure, que deviennent alors les phrases de ceux qui voudraient vous exciter à faire une guerre injuste?

« Ce n'est pas devant vous, et dans une discussion oii il s'agit du salut de la chose publique que je sais composer avec la vérité.

« L'on vous induit en erreur lorsque, bâtissant sur des hypothèses et en vous circonvenant de vaines terreurs, l'on veut vous enga^'er à attaquer l'Empereur pour forcer cette ligue de princes à prendre le caractère offensif; car, la déclaration que le traité de 1756 est rompu et la satisfaction qu'oo demande équivalent à une déclaration de guerre. C'est donc par une misé- rable équivoque qu'on a opposé, dans cette tribune, la dignité de la nation française à celle d'un seul homme couronné. Tant que les nations nos voi- sines n'auront pas changé leur gouvernement, l'homme qui est à leur tête est leur représentant de fait, et sa dignité devient la dignité nationale.

« Je ne vous répéterai pas que le traité avec l'Autriche vous est onéreux, toute la France le sait : il est inutile d'en donner des preuves, et ce n'est pas ici qu'on doit débiter des lieux communs ; mais ce qui est digne de votre attention, c'est d'examiner si c'est dans l'instant vous n'avez aucun autre allié, toutes les liaisons entre les différentes cours sont formées, que vous devez, non seulement rompre ce traité, mais forcer Léopold à la guerre, sur l'espoir douteux que d'autres puissances formeront des traités avec vous.

« Est-ce d'après des données aussi incertaines que nous devons agir, messieurs, lorsqu'il s'agit du salut public? et, s'il m'est permis de me servir d'une phrase aussi triviale, est-ce en bâtissant des châteaux en Espagne que nous défendrons la liberté et la constitution française?

« Ne vous le dissimulez pas, l'Empereur et la Prusse qui, seuls, ont

008 iiisroiiîi.; sor.i \ i.is i'k

cinq cenl mille bayonnelles à leurs onlres resleronl unis el seront loris de ralliaiice de loules les autres puissances quand la guerre sera injuste de votre pari pl qu'elle ne sera pas nécessitée aux yeux de tous ks peuples par la conduiie de ces naêmes puissances.

« L'on vous a donné l'exemple de l'Angleterre, mais l'on ne vous a pas dit que, supérieure sur mer à toutes les autres puissances, elle n'avait rien à craindre pour elle-môme par sa position. L'on vous a cité Charles XI!, mais l'on vous a passé Pnliawa sons silence.

« Messieurs, soyons vrais ; les amis de la liberté voudraient venir au secours de la philosophie outragée par la ligue des princes, ils voudraient appeler tous les peuples à cette liberté, et propager une sainte insurrection ; voilà le véritable motif des démarches inconsidérées qu'on vous propose. Mais devez-vous laisser à la philosophie elle-même le soin d'éclairer l'uni- vers, pour fonder, par des progrès plus lents mais plus sûrs, le bonheur du genre humain et l'alliance fraternelle de tous les peuples ? ou bien devez-vous, pour hâter ces e/Tels, risquer la perte de voire liberté et celle du genre humain, en proclamant les droits de l'homme au milieu du carnage et de la destruc- tion ?

« Cette entrei rise ne sera noble, grande, digne de vous, que lorsque, provoqués à une guerre devenue juste et nécessaire, l'atlaque sera le seul moyen rie défense, lorsqu'en vous constituant en état de guerre effective, vous pourrez prouver à l'univers entier, qui \ous contemple, et à la France, qui vous a confié ses plus chers intérêts, que c'est pour maintenir sa Consti- tution, dont vous ôles les gardiens, que vous allez confier son sort et le sang de vos frères au hasard des combats.

» Laissons donc à la philosophie le soin d'éclairer l'univers el si l'aveu- glement de cette ligue des princes devance l'heure qui a été marquée de toute éternité pour fonder le seul empire durable, celui de la raison, plai- gnons le sort de l'humanité soulTranle, qui alors ne verrait luire ces beaux jours qu'après un orage aussi terrible. »

Le discours de Daverhoult porta, et Brissot se crut obligé de lui répondre par une note du Patriote Français (26 janvier).

« M. Daverhoult a rejeté mon projet, parce que, dil-il, il porte sur une fausse hypothèse de ligue entre diverses puissances contre la France. Je ré- ponds : que ce n'est point une hj-polhèse, que la ligue est prouvée par les différents actes que j'ai rapportés.

« 2* Je dis que mon système roule sur ce dilemme : ou l'Empereur veut nous attaquer ou il ne veut que nous effrayer : dans le premier cas il faut le prévenir; dans le second, le forcer à reculer.

« Ni M. Daverhoult ni les orateurs qui m'ont attaqué n'ont répondu à ce dilemme. »

La réplique de Brissot était pitoyable. D'abord il n'avait pas démontré

HISTOIRE SOCIALISTE 909

du tout l'existence d'une ligue offensive. El puis, cette prétention d'enfermer dans un dilemme la réalité raouvanle et multiple du monde était odieuse- ment ridicule. La vérité est que l'Empereur était pris entre des forces très divergentes et des exigences très opposées. Il souffrait des périls de sa sœur, mais il ne voulait pas déclarer la guerre à l'aventure. Ses sentiments tialtT- nels, le point d'honneur monarchique lui conseillaient d'intervenir, mais son intérêt lolitique lui conseillait l'ab-teiitioii. i:t il manœuvrait pour com-ilier ces nécessités contraires. Il pouvait donc dépendre de la France elle-même et de l'Assemblée que l'esprit de Léopold inclinât enfin d'un côté pliuôi que de l'autre; et la rouerie pédantesque et plate de Brissot enfermant dans les branches grêles d'un dilemme la formii table question de la paix ou de la guerre et l'avenir môme de riium.inilé libre apparaît, dans cette note, d'une façon bien déplaisante.

En fait, dans tout le débat, une seule parole vraie et profonde avait été dite, c'est celle de Vergniaud, signalant l'état d'anxiété, d'angoisse qui pous- sait le pays à brusquer une décision, il fallait obliger la maladie « à se dé- clarer ». M lis nul, dans l'Assemblée, n'avait eu le courage de dire : Celle angoisse, d'où nous vient-elle? Est-ce du dehors ou du dedans?

En fait, ce sont les rapports de la Rév lution et de la R.oyauté traîtresse, sournoise, paralysante, qui auraient être abordés.

La Législative a fui le problème terrible : elle s'est réfugiée dans la guerre immense, comme un homme obsédé se réfugie dans la tempête pour étourdir un souci qu'il ne peut chasser, pour calmer rénervemeiit d'un doute in-ohible. Et le médioi;re Méphistophélè-î de la Gironde a guetté celte heure de lassitude intime de la Révolution pour lui faire conclure un pacte de guerre.

Au moment j'écris le monde entier est encore lié jar ce pacte. Quand donc l'iiumanilé socialiste le brisera-l-elle ?

11 est tellement fort et il a si étroitemrnt lié, depuis plus d'un siècle, les consciences et les esprits, que même les plus hauts penseurs, même ceux qui ont un grand cœur pacifique et fraternel ne semblent pas concevcir que la Révolution ait pu être sépnrée de la guerre.

En cette même séance du 17 janvier, Condorcet, n'essayant mémo pas d'appuyer D.iveihoult et de s'opposer aux démarches irréparables, s'irgéni»^ seulement à épurer la guerre de toute pensée trop grossière de conquête, et à la re.-:lreindre. Il croit qu'une diplomatie franchement révolutionnaire pour- rait aisément nouer des alliances, surtout avec l'Angleterre, et il dcn ande que le pouvoir exécutif renouvelle tout son personnel de représentants au dehors.

Plus tard, le noliie et doux communiste Cabet, écrivant, en 1832, un chapitre sur la Révolution française, ne se pose même pas le problème. II ne sprable pas son;.çonner qu uue auue poiilique fût possible que celle

uio histuiul: socialiste

des Ftuillnnls, roy.ilisie et paciOque, ou celle des Girondins, révolutionnaire et belliqiieu-;!!.

« Crpi'ii liint les patriotes, qui reçoivent chaque jour des nverlisse- menls et que mille spp rencos inquiètent et elTraient, se demandent sans cesse: Mais Ir roi ne nous traltit-H pas? L'i'tranfjer n'a-t-il pas résolu la guerre ?

« Lesconstitu.ints et les modérés, réunis dans le club des Fenilianls(</oc- trinaires et juste-milieti d'alors), voulant concentrer tout le pouvoir dans la bourgeoisie, redontant le peuple proprement dit, croient ou feignent de croire à la sincérité de Louis XVI, ou du moins se flailent que li doucnur et les concessions vaincront enfln ses répugnance* pour la Ri-volulion ; ils pré- tendent que U's rois craiqtipnl la France Inrnplus qu'elle ne doit les craindre elle-même ; que c'est pour eux surtout que la paix est un besoin impérieux ; que leurs menaces ne sont que des fanfaronnades ; que leurs préparatifs sont purement défensifs: qu'il faut éviter toutes les mesures qui poiirrtieat les inquiéter; el qu'on évitera la guerre si la Hévoiulion est sage. Leur devise est légalité, constitution, confiance, modération et paix.

« Louis XVI choisit ses ministres parmi eux, mais il conspire avec ceux qui veulent se rendre ses complices el trompe les autres; il bur cache ses correspondances p.irliculières, les résaluLions hostiles des étrangers, leurs prépar.iLifs d'attaque et même leur marche ve rs nos fromiéres.

« D'un autre côté, il invoque sans cesse une constitution qui lui donne assez de pouvoir pour qu'il puisse trouver moyen de la renverser...

« Les autres, en beaucoup plus grand nombre, parmi lesquels se trouvent les lameux Girondins, le duc d'Orléans et son fils, réunis dans le club des Jacobins, sont convaincus qup Louis XVI ne se résignera jamais à la diminu- tion de son ancienne aulorité ; qu'il conspire contre la Consliiulion ; qu'il s'entend avec l'émigration et avec l'étranger; que l'inlérôt des rois est d'étoulîer la Révolution ; qu'ils veulent non seulement rétablir le pouvoir absolu, mais surtout démembrer le royaume; que leurs préparât! s sont hostiles ; que la guerre est inévitable ; que le danger est immitient et pressant; enfin, que le salut [lublic exige qu'on se pré.iare à la guerre, et qu'on fasse expliquer catégoriquement les gouvernements étrangers sur leurs intentions et leurs projets. »

Ce tableau tracé par Cabet serait admirable en sa brièveté si, à propos de la question de la guerre, il n'y avait, quelques traits inexacts et brouillés, et aussi une sinu'ulière lacune. Ce ne sont pas les modérés tout d'atwrd, ce ne sont pas les Feuillants qui ont voulu persuader au pays que les souve- rains étrangers veulent la paix, et ont peur de la France. C'est la Gironde, c'est Brissot. Et c'est Brissol aussi qui combat la « déflance ».

11 n'est pas vrai non i>lus que les modérés se soient tous et systémati- quement opposés à la guerre, à toute gruerre. Sous l'inspiration de Nar-

HISTOIRE SOCIALlSTn: nii

bonne, de madame de Staël et •même de quelques-uns des anciens consti- tuants, ils ont voulu tenter l'aventure.

Enfin, Cabet oulilie complèlement et semble même ignorer l'immense effort de Robespierre, du journal de Prudhomme, d'une très notable partie des Jacobins pour ne se livrer ni à la Cour ni à la Gironde, ni au modéran- tisnie ni à la guerre, et pour diriger vers la démocratie et la paix le torrent des forces révolutionnaires.

Dans la tradition révolutionnaire, dans l'image un peu déformée que se transmettent les génération*, la guerro et la Révolution sont liées. Et c'est, si je puis dire, celte superposition d'image qui, plus d'une fois, permit aux républicains et aux bonapartistes de marcher d'accord contre les menaces et les retours on'en>i'"s de l'ancien régime.

Cho>e curieuse. L'ardent robespierriste Laponnenye, qui connaissait à fond la vie de Rohe-pierre, dont il a édité les œuvres, dans les leçons popu- laires qu'il fais lit, en 1831. sur l'histoire de la Révolution, n'a pas même signalé les grands efforts de Robespierre pour maintenir la paix. Il signale pourtant, avec une clairvoyance aiguisée par la haine, la duplicité des Giron- dins d.'jins la préparation de la guerre. <■ Il ne manquait plus au triomphe des Girondins que de compromettre le roi avec l'Europe, et de le mettre dans la nécessité de faire la guerre aux despotes conjurés pour le rétablir dans ses anciennes prérogatives : ils l'entreprirent et le succès couronna leurs efforts... Cependant il était encore possible au ministère de Louis XVI (en avril) de prévenir les hostilités sans déshonneur ; il aima mieux les entreprendre...

« Le gant c>t jeté, la lice est ouverte, les partis vont se précipiter l'un contre l'autre. Une lutte sanglante va s'engager pour vingt-cinq ans ; pen- dant un quart de siècle l'Europe roulera contre la France, la France roulera contre l'Europe, débordera sur l'Europe, et ce duel d'un peuple contre vingt peuples, d'une nution contre un monde entier, sa terminera par une invasion honl-^use que lu'i des plus grands capitaines de l'époque aura value à notre malheureuse patrie.

« D'abord défensive, la guerre deviendra offensive, car il n'est pas dans notre caractère d'attendre l'ennemi derrière des retranchements; c'est au pas de charge et la bayonnette en avant que les Français se battent. Juste, légi- time et toute de propagande, tant qu'elle soutiendra les intérêts do la Révo- lution, cette guerre, quelques années plus tard, deviendra inique, conqué- rante, spoliatrice, quand un soldat ennemi de la liberté s'en sera empiré pour la taire servir à ses projets ambitieux. »

Voilà comment, en 1831, un robespierriste exalté, qui adorait son héros comme un saint, résumait le grand drame de révolution et de guerre dont nous cherchons m ce moment les origines. 11 n'est point dupe de la manœuvre pi ondine, etil ne croit pas que la guerre fût inévitable; mais comme celle indication est discrète et timide I comme il ncëlige, de peur

912 UISTOIHK SOCIALISTK

sans doute de scandaliser les ouvriers qui l'écoulaienl, de signaler la lulle, si ^-'lorieu^e pourl.iiil, que soutint Robespierre contre les entraînements belli- queux I El il semble accepter cette « guerre de propagande » à laquelle Robespierre ojjposait de si forles objections.

Ainsi, le torrent éblouissant et trouble la Gironde a môle les flots de la Révolution et les flots de la guerre s'est creusé un lit jusque dans la cons- cience de roc des montagnards et de leurs héritiers.

C'est peut-être parce que la paix, l'harmonie internationale, nous appaMÎt à nous comme une con 'ition absolue de l'avènenienl proléiarien et de la révolution sociale que nous portons jusque dans le jassé, jusque ilans la révoluiion de la démocratie bourgeoise ce parti pris de paix.

Ce sérail fausser le sens de l'histoire que de substituer noire sensibilité à celle des ho:iimes de 92. mais en signalant ce qu'il y eut dès lors, dans la polilijue belliqueuse, d'intrigues, de sophismes et d'obscur cncrvemenl, nous préserverons peut-ôlre les générations nouvelles des déclamations héru'iques et vaines qui ne propagent plus que les haines ineptes ou basses et l'esprit de réaction.

Comme conclusion à tous ce? débats de janvier, l'Assemblée rendit dans la séance du 25, un décret qui ressemblait vraiment à une déclaration de guerre :

I. « Le roi sera invité, par un message, à déclarer à l'empereur qu'il ne peut désormais traiter avec aucune puissance qu'au nom de la nation française, et eu vertu des pouvoirs qui lui sont délégués par la Cons- titution.

II. « Le roi sera invité à demander à l'empereur si, comme chef de la maison d'Autriche, il entend vivre en paix et en bonne intellii^ence avec la nation irançaise, et s'il renonce à tout traité et convention dirigés contre la souveraineté, l'indépendance et la sûreté de la nation.

« 111. Le roi sera invité à déclarer à l'empereur qu'à défaut par lui de donner à la nation avant le 1" mars prochain, pleine et entière satisfaction sur les points ci-dessus rapportés, son silence, ainsi que toute réponse éva- sive et dilatoire, seront regardés comme une déclaration de guerre.

« IV. Le roi sera invité à continuer de prendre les mesures les plus promptes pour que les troupes françaises soient en état d'entrer en campagne au premier ordre qui leur en sera donné.

« L'Assemblée nationale charge son comité diplomatique de lui faire incessamment son rapport sur le traité du 17 mai 1756. »

Gomme pour souligner le sens guerrier de ce décret, le maréchal de Rochambeau, commanlant d'un des trois corps, prit séance ce môme jour à l'Assemblée. Il lui demanda diverses me-ures d'ordre militaire, et il li-rniina par ces mots chaleureusement applaudis: «J'espère, messieurs, que par le fruit de vos déclarations, vous voudrez bien aider et soutenir le zèle qui

HISTOIRE SOCIALISTE

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anime, pour le service de l'Elat, une vieillesse plu? que sexagénaire, et l'âme encore brûlante d'un corps épuisé. » Le souifle héroïque et chaud de la Ré- volution rajeunissait les corps et les âmes.

Quel elfet produisit ce décret de l'Assemblée ?ur la Cour de France, sur l'empereur d'Autriche, sur les ministres de Louis XYl? 11 est clair que la guerre apparut à tous infiniment plus probable et plus proche. Mais rien de décisif ne jaillit encore. Mercy, averti par les débals de l'Assemblée, com-

Let Jacobins lavent leurs confrères galériens, soldats de Château Vieu3>,

Image contre-revolulionnaire. (D'après uqo estampe du Musée Carnaralet.)

mence à prévoir la guerre, et il organise, d'accord avec la reine, un service d'espiotmage. « Ce qui s'est passé à l'Assemblée, écrit-il à la reine le 24 jan- vier. Justifie l'opinion que l'on a eue à Vienne de l'inutilité et même des inconvénients d'un Congrès. Il parait que le moment approche les Cours s'expliqueront entre elles d'une manière précise; on doit en être informé in" cessammenl. Si la gurrre éclate, il sera bien important que l'on sache, aux Tuileries, les mouvements de chaque jour et les intrigues de tous les partis. Il faudrait, à cet effet, des observateurs bien intelligents et actifs. On croit avoir dos preuves que... y serait très propre. Par son canal, on établirait un

LIV. 113. BISTOIRË SOCIALISTE. LIV. US,

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concert de nolion» el de mesures; sans cet accord, bien des choses essen- tielles échapperont. On supplie de faire attention à cette remarque. C'est la trahison royale qui se précise.

Mais, malgré ratlitiide tous les jours pln> asïressive de l'A'^semljléi', malgré même le décret, ren>pereur hésite encore. Il est vivement préoccupé de ses grands desseins en Pologne. Depuis des années, il manœuvrait pour soustraire la Pologne à l'influence russe et prussienne, pour la sauver de l'anarchie et pour y installer une monarchie héréditaire, alliée à l'.-Vulriche et sur laquelle celle-ci aiiniit une grande autorité morale. Le 3 mai 1191, une révolution dans ce sens s'était opérée en Pologne, sons la conduite du roi Stanislas, enfin acquis aux vues de Léopold II. Le droit de veto, &'est-à-dirc le droit reconnu à tout noble d'arrêter, par sa seule opposition, toute déci- sion de la Dii^ie, fut aboli.

Des garanties furent données aux paysans, des droits politiqups furent accordés à la bourgeoisie, et un système de deux Chambres fut institué. Le ministère devait gouverner au nom d'une monarchie héréditiire. Et c'est dans la maison de l'Electeur de Saxe, alliée à la maison d'Autriche, que la cou- ronne de Pologne devait être fixée. Ainsi, la Pologne et la Saxe réunies, asso- ciées, constituaient en Allemagne, contre la Prusse et la Russie, une force de premier ordre, et l'influence de l'Autriche dans le monde était singulière- ment accrue: la Prusse ne pouvait plus lui arracher l'Allemagne. La Russie ne pouvait plus contrarier ses progrès en Turquie. On devine qu'il était cruel à Léopold II de renoncer à ce plan magnifique pour entreprendre une guerre onéreuse et périlleuse contre la Révolution.

Il lui était cruel de négocier avec la Prusse une entente contre la France, et de se condamner par môme à abandonner ses desseins en Pologne que la Prusse ne pouvait tolérer. Aussi, s'efl"orçait-il encore d'ajourner tout au moins la rupture avec la France, et le mémoire qu'il adressa à Marie-.\ntoi- nelte le 31 janvier, répond certainement à ses pensées. Bien que la reine lui eût écrit d'envoyer une réponse « qu'on pût monlior », il est clair que c'est bien la politique de l'empereur lui-môme qui s'exprime dans ce mémoire: « 31 janvier 1792. Très chère sœur, je crois ne pouvoir mieux témoigner ma tendre amitié pour vous et pour le roi, en ces moments critiques, qu'en vous ouvrant mes sentiments sans la moindre réserve. Je m'en acquitte avec la plus entière cordialité par ce mémoire que je vous envoie pour servir de ré- ponse à celui que vous m'avez fait parvenir par le canal du comte de Mercy. Charmé de voir que nos idées et nos vues se rencontrent dans les points les plus essentiels, je ne puis que bien augurer de l'issue; elle sera à la fois tran- quille et heureuse si elle répond aux vœux que me dicte latiachemenl vif et éternel avec lequel je vous embrasse. »

Léopold II expose d'abord le plan de revision conslitutionnelle qui, selon lui, devrait être appliqué: « Les imperfections de la nouvelle Constitution

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française rendent indispensable d'y acheminer des modifications pour lui assurer une existence solide et tranquille. L'empereur applaudit à cet égard à la sagesse des bornes que Leurs Majestés Très Chrétiennes mettent à leurs désirs et à leurs vues. »

« Le rétablissement de l'ancien régime est une chose impossible à exécu- ter, inconciliable avec la prospérité de la France. Le renversement des bases essentielles de la Constitution serait incompatible avec l'esprit actuel de la nation et exposerait aux derniers malheurs. Lier cette Constitution avec les principes l'ondamenlaux de la monarchie est le seul but auquel on peut raisonnablement viser. »

« Les objets compris dans ce but sont tracés avec la précision la plus sa- tisfaisante dans le mémoire envoyé par la reine. Conserver au trône sa dignité et la convenance nécessaire pour obtenir le respect et l'obéissance aux lois; assurer tous les droits, accorder tous les intérêts : et, regardant comme objets accessoires les formes du régime ecclésiastique, judiciaire et féodal, rendre toutefois, dans la Constitution, à la noblesse un élément politique qui lui manque, comme partie intégrante de toute monarchie. Ces points d'amende- ment renferment tout ce qu'il est nécessaire de vouloir... »

« Il y a quatre mois que l'empereur partageait l'espoir que le temps, aidé de la raison et de l'expérience, sufQrait seul pour réaliser les amendements. Les communications secrètes ci-jointes prouveront la bonne foi avec laquelle il seconda, sur cet espoir, la détermination du roi et de la reine et qu'il ne tint point à ses soins que les mêmes vues n'aient été adoptées par toutes les Cours (elles l'ont toutefois été par la plupart, et même par toutes, eu égard à l'effet), ainsi que par les frères du roi et par les émigrés.

e Ce n'est pas que V empereur ne persiste encore à croire que le but devra et pourra être rempli sans troubles et sans guerre, car il est intimement con- vaincu que rien de solide ne pourra être effectué qu'en se conciliant la volonté et l'appui de la classe la plus nombreuse de la nation, composée de ceux qui voulant la paix, l'ordre et la liberté sont aussi fortement attachés à la monarchie; mais parce qu'ils ne sont pas tous parfaitement d'accord, parce qu'ils sont lents à se mouvoir et à se déterminer, parce que leur atta- chement à la Constitution est plus obstiné qu'éclairé, tout porte l'empereur à craindre que cette même classe de gens, abandonnée à elle-même, ou se laissera toujours maîtriser, ou que ses bonnes intentions seront prévenues et rendues infructueuses par le parti républicain, dont le fanatisme dans les uns et la perversité des autres supplée au nombre par une énergie d'activité, d'in- trigues et de mesures fermes et concertées, qui doit nécessairement l'em- porter sur le découragement, la désunion ou l'indifférence des premiers. Plus les chefs (si bien caractérisés dans le mémoire) qui dirigent ce parti sentent que le temps et le calme anéantiront leur crédit, plus ils se livrent à des me- bures désespérées et violentes, et cherchent d'entraîner la nation à des extré-

1)1» ' kistuirl: socialiste

tnitt''s irr^mMiahli'K pour subvenir, par un fanatixme universel, à la détresse des ressources et à /'iuyuf/isance des moyens constitutionnels. »

« Tcllr est la vraie sozirce de la crise actuelle. C'est par un dessein pré' médité de récliuu/fer le zèle révolutionnaire de la nation que les rassemble- ments des étiiigics, (|ih n'arrivaient pas en somme tolale à quatre mille hommes et qu'il éiait facile de contenir par des mesures analogues à liiisigni- Qance du danger, ont servi de prétexte à un armement de cent cinquante mille hommes ras<cmlilés en trois armées sur les Cronlières de l'empire ger- manique. Au lieu des ménagements dus à la conduite modérée de l'empereur qui venait d'y mettre le comble par le désarmement des émigrés aux Pays- Bas, au lieu de se ré(,'oncilier des princes de l'empire qu'on a dépouillés au fond contre la teneur des traités, on force l'empereur et l'empire, par des déclarations impérieust^s et menaçantes et par des armcraenls excessifs, à pourvoir de leur côlô à la sûreté de leur frontière et à la tranquillité de leur Etat...

« Les vœux des pervers qui ont amené ces extrémités seraient comblés si l'empereur, ulcéré par une telle conduite et désespérant absolumt-nt du succès des moyens conciliants, se laissait entraîner à des projets de rupture, épou- sant hautement la cause des émigrés, et se réunissant avec ceux qui désirent une contre-révolution parfaite. Ils attendent sans doute avec impatience ce moment pour accabler l; parti modéré, et pour précipiter la nation, par des mesures violentes, ilans ce nouvel état de choses pire que l'état actuel et ac- compagné de maux sans nombre qu'il n'y aura plus moyen d'empôcher ni de changer.

« L'empereur préservera, s'il est possible, la France et l'Europe entière d'un tel dénouemenl. Il augmentera d'abord ses forces de l'Autriche anté- rieure d'environ six mille hommes, puisque ce moyen est indispensable, quand on ne considérerait que l'esprit d'insurrection qui germe déjà dans les contrées de l'Allemagne qui bordent le Rhin. Il concourra à des armements plus considérables encore et proportionnés à ceux de la France, puisque ce» derniers compromettent immédiatement la sûreté et l'honneur de l'empire germanique et le repos des Pays-Bas. Mais, renfermant le but de ces mesures dans les motifs de défensive et de précaution qui en rendent l'emploi néces- saire, bien loin d'abandonner et contredire les principes sages et salutaires dont il partage la conviction avec le roi et la reine, il tournera tous ses soins à les combiner avec les mesures dont il s'agit, et à les faire adopter égale- ment par toutes les Cours qui prendront part au nouveau concert, en propo- sant pour bases essentielles de celui-ci, et pour coiulition sine qua non de son concours :

« Que la cause et les prétentions des émigrés ne seront point soutenues ; qu'on ne s'ingérera dans les affaires internes de la France par aucune me- sure active, hors le cas que la sûreté du roi et de sa famille soit compromise

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par de nouveaux dangers évidents, et qu'on ne visera en On dans aucun cas à un renversement de la Constitution, mais se bornera à en favoriser l'amen- dement d'après les principes ci-dessus et par des voies douces et conci- liantes. »

Ainsi, à la fin de janvier encore, l'empereur d'Autriche désirait la paix et s'obstinait à l'espérer. 11 est vrai que le plan de Constitutinn somi-aristocra- tique qu'il prévoit est alisolunn'nt chimérique et rétrograile. Mais, comme il ne veut point intervenir pour l'imposer, qu'importe à la France? qu'importe à la Révolution ?

Il est vrai eticore qu'il annonce qu'il interviendra si la « sûreté » de Louis XVI et de M.irie-Antuiiiette est évidemment en péril. Mais il lui était i vraiment malaisé de tenir à sa sœur un autre langage. El non seulement il ne veut j oint de la guerre mais, selon les vues des constitutionnels, il tente de persuader au roi et à la reine de France que la guerre les perdrait.

Mais qu'est-ce à dire ? Est-ce que nous admettons un insiant que la Révo- lution devait tolérer une intervention quelconque, mêra'* pacifique, même conciliante, de l'étranger dans ses affaires intérieures ? Non, non; qu'il n'y ail pas de malentendus : le premier devoir de la Révolution, la condition du salut et de la vie même, c'était d'affirmer quelle voulait se développer librement, évoluer à son gré, et que ni minace ni conseil ne la détourneraient de sa voie. Mais la Gironde jetait la Révolution sur l'étranger, sur l'empereur, au moment même oîi celui-ci se refusait précisément à toute intervention.

Qu'est-ce à dire encore? Prétendons-nous que par plus de sagesse, la guerre aurait été certainement évitée? Non, non; il ne peut y avoir ici ubc certitude. Peut-être, malgré tout, le choc de la démocratie révolutionnaire et de l'Europe absolutiste et léodale se serait produit. Il est probable même que le jour la Révolution, rompant avec l'équivoque, et châtiant la trahison, le mensonge et le parjure, aurait porté la main sur la royauté et le roi, l'étranger se serait ému.

Ce ne sont pas les menaces de Léopold ou ses outriges au parti répu- blicain qui devaient arrêter la Révolution dans sa marche logique et néces- saire vers la République. Mais ce que je dis, c'est que la Gironde, au moment elle a déclaré la guerre, ne pouvait pas croire et ne croy il pas en effet que la guerre fût inévitable, c'est qu'elle a tout fait pour ladcclialner. C'est qu'elle a oublié que si la France avait attendu le choc de l'Europ^i et si elle avait commencé par se doharrasser au dedans de la trahison royale avant di> pro- voquer l'étranger, elle aurail été beaucoup mieux armée pour soutenir la jutte. Ce que je dis. c'est que compter sur la guerre pour lanaiiser la Révo- lution, c'était ccmpter sur l'alcool pour surexciter les forces et les courages. Oui, la Gironde a cru que la Révolution défaillait a demi, qu'elle ne saurait pas sans ce stimulant factice, dompter la contre-révolution, abattre la royauté^ et elle lui a fnit av.ilor presque traîtreusement l'alcool de la guerre, un

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alcool d'orgueil, de soupçon et de fureur, qui liiealôl livrera la liberté déprimée au césarisrae et à la réaclion.

Mais qu'est-ce à dire enfin? C'est que même si nous ne nous trompons pas, môme s'il est vrai que l'élourderie ambitieuse et vaniteuse de la Gironde a jeté la Révolution dans des chemins d'aventures, nous devons de cette erreur des hommes tirer une leçon pour l'avenir, non un argumeut contre la Révolution elle-même.

Elle reste, dans le monde, le droit, l'espoir de la lii)erlé, et tout notre ciBursera avec elle dans la formidable bataille que téraéruirement peut-être et nerveusement elle engagea avant l'heure contre les puissances d'oppression, de ténèbres, de médiocrité, qui guettaient toutes ses imprudences, surveil- laient tous ses mouvements et mesuraient à leur courte pensée l'essor de son rêve.

Dans la paix, s'il est possible, à travers la guerre s'il le faut, nous suivrons le grand peuple delà Bastille devenu le grand peuple de Valmy; mais que dans la coupe de la Révolution les générations nouvelles boivent l'héroïsme pur de la liberté, non le résidu fermenté des passions guerrières.

L'empereur, à celte date, est si incertain encore que la reine Marie-Antoi- nette se croit obligée de l'aiguillonner. Elle qui avait jusqu'ici évité de s'engager avec l'impératrice Catherine de Russie, suspecte à ses yeux de trop de com- plaisance pour les émigrés, elle recourt à elle maintenant, et c'est Simolin, le chargé d'affaires de la Russie à Paris, que la reine envoie à Vienne pour presser son fière. Elle a pris son parti: comme la Gironde, elle veut en finir, et elle préfère décidément la guerre avec tous ses périls, à l'état d'inquiétude et de tension nerveuse elle vivait depuis si longtemps. Ainsi, c'est à peu près à la môme date que la Révolution et la royauté se décidèrent àla grande épreuve.

La reine écrit, dans les premiers jours de février, au comte de Mercy : « M. de S... (Simolin) qui va vous joindre. Monsieur, veut bien se charger de mes commissions... L'ignorance totale je suis des dispositions du cabinet de Vienne rend tous les jours ma position plus alfligeante et plus critique. Je ne sais quelle contenance laire, ni quel ton prendre ; tout le monde m'ac- cuse de dissimulation et de fausseté, et personne ne peut croire (avec raison) qu'un frère s'intéresse assez peu à l'affreuse jiosilion de sa sœur pour l'exposer sans cesse sans lui rien dire. Oui, il m'expose et mille fois plus que s'il affissait; la haine, la méfiance, l'insolense sont les trois mobiles qui font agir (I:»n8 ce moment ce pays-ci.

« Us sont insolents par excès de peur, et parce qu'en même temps ils croient qu'on ne fera rien du dehors. Ge|a est clair, il n'y a qu'à voir les moments ils ont cru que réellement les puissances allaient prendre le ton qui leur convient, notamment à l'office du 21 décembre de l'empereur, personne n'a osé parler ni remuer jusqu'à ce qu'ils fussent rassurés.

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!■ (Jiia l'empereur duiic seule une fois ses propres injures ; qu'il se montre à la tête lies autres puissances avec une force, mais une force iiupo- gante, et je vous assure que tout tremblera ici. 11 n'y a plD* às'inquiéler pour notre sûrelé, c'est ce pays-ci qui provoque à la guerre ; c'est l'Assemblée qui la veut. »

« La marche constitutionnelle que le roi a prise le met à l'abri un côté, et de l'autre son existence et celle de son fils sont si nécessaires à tous les scélérats qui nous entourent, que cela fait notre sûreté; et je le dis, il n'y a rien de pis que de rester comme nous sommes, et il n'y a plus aucun secours à attendre du temps ni de l'intérieur.

« Le premier moment sera difficile à passer ici, maisil faudra une grande prudence et circonspection. Je pense comme vous qu'il faudrait des gens habiles et sûrs, mais les trouver ? »

Que de ténèbres descendent à cette heure sur la terre de France ! Pendant que la Révolution s'énerve et pendant que les Girondins lui persuadent que l'empeieur qui cherche à éluder le combat, est l'ennemi qu'il faut abattre voilà la reine qui prend pour de la peur les inévitables délais que se ménagent les Girondins pour entraîner le pays à l'idée de la guerre. Surmenée d'incer- titudes, la reine se précipite aussi comme les Girondins sur le chemin elle doit périr, et ils périronl. La voilà maintenant qui provoque son frère hésitant à envahir la France.

Elle promet de trahir autant que le lui permettront les médiocres instru- ments dont elle dispose. Et tout cela parce que la royauté ne s'est pas résignée une minute sincèrement à accepter une Constitution qui modernisait, renou- velait peut-être pour des siècles, la force de la royauté! 0 aveuglement: petitesse des égoïsmes ! tyrannie des habitudes ! étunrderie des ambitions ! Que la force décide et que la foudre prononce, puisque dans cette obscurité universelle la seule lumière possible est celle de l'éclair, éclair delà guerre! éclair de la mort ! et que le destin de chacun s'accomplisse.

Fersen, qui était à Bruxelles, note dans son journal, à ladate du 9 février, le passage de Simolin : « Simolin arrivé à onze heures sans aucun obstacle ; dîné a\ec lui chez le baron de Breteuil. Il va à Vienne de la part de la reint. instruire l'empereur de leur position, de l'état de la France et de leur désir posi- tif d'être secourus. Il les a vus secrètement; la reine lui a dit: « Dites à Pempereur que la nation a trop besoin du roi et de son fils pour qu'ils aient rten à craindre, c'est eux qu'il est intéressant de sauver: quant à moi, je ne crains rien, et faime mieux courir tous les danrjers possibles que de i.ime plus loiigtemps dans l'état d'avilissement et de malheur Je suis.

«Simolin a été touché aux larmes de sa conversation. Il m'a parlé de lettres charmantes de la reine à l'em; ereur, à l'impératrice et au prince de KauniU. M. de Mercy, qu'il a vu, lui a tenu le même langage que de coutume. Simo- lin lui a reproché la conduite que l'empereur avait tenue, si différente de celle

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indiquée dans ses déclarations de Padoue, et qu'il avait trompé les piiisàances ; il a été forcé d'en convenir. »

Ainsi la reine compte que le roi et son fils parctitront si nécessaires a lu nation que celle-ci les épargnera môme au cours d'une guerre entreprise en leur nom et pour eux. El il ne lui vient pas un instant à la pensée qu'il est abominable de Iraliir un peuple qui est attaché encore à son roi par de tels liens I Au moment même elle croit que l'ascendant du roi dominera la nation même dans l'eirroyable crise d'une guerre déclarée pour le roi, elle ne songe pas qu'à être le serviteur fidèle de la Constitution et du peuple il aurait sans péril une aulorilé immense et douce!

Mais ici encore, notez que Mercy lient àSimolin « son langage habituel », c'est-à-dire qu'il s'efforce autant que possible d'amoindrir les chances de guerre, de rabattre les lumées d'orgueil et d'étourderie. Lui-même d'ailleurs l'écrit à Marie-Anloinelle, le 11 février :

« Je ne saurai assez répéter qu'il serait injuste de rejeter sur l'empereur des hésitations et des retard?; qui ne dépendent point de lui. Il est évidem- ment démontré que ce monarque, qui se trouve le premier à la brèche, n'est dans le fait secondé efficacement par personne. On lui excite mille tracasse- ries, on lui cause mille embarras; l'Angleterre contrarie toutes les mesures, et les princes français les déjouent d'une autre manière. J'ai recueilli le peu de forces qui me restent pour avoir avec M. Simolin un entretien bien substan- tiel sur l'état des choses. Je lui ai dit, et le langage qu'il convenait de tenir à Vienne, et la manière la plus utile d'y montrer les objets tels qu'ils sont. Je crois qu'il s'acquittera bien de la commission... L'explosion ne peut manquer d'être très prochaine, mais l'essentiel est qu'elle soit générale, et on a recom- mandé particulièrement de surveiller l'Espagne... »

Encore des lactiques d'ajournement. Léopold trouve que les émigrés demandent trop, et que l'Angleterre ne fait pas assez, et il lie si bien son action à une action universelle de l'Europe, en ce moment impossible, qu'en réalité il se dérobe. Mercy avait comme alourdi Simolin, à son passage à liruxelles, de ces décourageantes pensées. Amortir toutes les passions et gagner du temps était la seule pensée de l'empereur, de Kaunitz et de son confident Mercy.

Cependant la décision de la reine était bien prise, car elle venait d'ap- peler Fersen auprès d'elle. Celui-ci jouant sa tête, partait déguisé de Bruxelles, le samedi 11 février à neuf heures et demie. La reine savait que Fersen était pour la guerre, et si elle le priait de venir, c'était pour confirmer en elle celle résolution dangereuse; elle avait besoin, à la veille de celle crise formidable, d'avoir à côté d'elle un cœur qui sentait comme le sien. Jamais sa solitude n'avait élé plus profonde. Les conseils des con?titulionneIs, de Lameth, de Duport, lui étaient cruellement importuns, puisqu'elle voulait la guerre et qu'ils ne la voulaient pas

HISTOIRE SOCIALISTE

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r.OLANU.

(D'après ane estampe da Mnsée CaroavaleC)

UV. 116. DISTOIRE SOCIALISTB.

LIT. il«.

î>22 HISTOIUE. SOCIALISTE

Le minislre des affaires étrangères, Delessart, que la Gironde accusera tout à l'heure de complicité criminelle avec la Cour, travaillait contre la guerre, c'esl-à-dire à la fois contre la Cour et contre la Gironde. Entre lui et la reine, il D'y avait aucune communicalioa. C'est tout à Tait en secret qu'elle avait reçu Siraolin, et il était chargé d'un message que le ministre ii,'norait. ït au moment elle se décidait à la guerre, la reine se sentait plus cluignée que jamais des sœurs de Louis XVI, car c'est dans une touti; autre pensée qu'elle s'y décidait; elle gardait loujoursau cœursa haine contre les émigrcset contre les princes frères du roi. Le roi lui-môme étail indécis et pesant. Avec un seul homme maintenant elle pouvait parler en oonflance, avec celui qui pour préparer la fuite de Varennes, avait affronté tous les périls; un mutuel amour, mélancolique et combattu, liait Fersen et la reine, et cet amour s'était exalte chez l'un jusqu'au sacrifice, chez l'autre jusqu'à l'acceptation du sacri- ilce. Il est vrai que le voyage était aussi ilangereux pour la reine que pour l'^'ersen. Reconnu, l'ancien cocher du déi ;irt pour Varennes, était perdu, mais la reine, sii?pectce ou accusée d'avoir machiné un nouveau projet de Mie, pouvait être compromise aussi. Leur émotion dut être grande quand, dans le mystère toujours menacé des Tuileries, ils s'entretinrent de ce triste voyage de Varennes, quand la reine en conta quelques dét;ùls à Fersen qui les a notés dans son journal.

Mais ce poignant retour du passé ne pouvait être que d'une heure. C'est l'avenir qu'il fallait régler. Fersen essaie de nouveau de décider le roi à fuir, ©u tout au moins à combiner la fuite avec la guerre. Fersen se fait auprès du roi le représentant das tendaiices absoluti.^tes. Il lui semble que si Louis XYI, après la déclaration de guerre, reste au milieu de la Révolution, et avec le ?ôle de médiateur que prévoit pour lui l'empereur d'.Autriche, Louis XVI fera trop de concessions aux idées nouvelles. Qu'il s'évade, au contraire, qu'il consente à être enlevé par les envahisseurs, ce n'est plus comme négo- ciateur entre la Révolution et la contre-révolution qu'il interviendra, mais comme chef des for.' 'S contre-révolutionn lires.

c Le 14 (lévrierj, mardi : Très beau et très doux. 'Vu le roi à six heures iu soir. Il ne veut pai partir, et il ne peut pas à cause de l'exlrônie surveD- lance; mais, dans le vrai, il s'en fait un scrupule, ayant si souvent promis de rester, car c'est un honnête homme. II a cependant consenti, lorsque les ar- mées seront arrivées, à aller avec des contrebandiers, toujours par les bois, et SI* faire rencuiiiier par un délacheraent de troupes légères. Il veut que le con- fiés ne s'occupe d'abord que de ses réciamatioas, et si on les accordait, in- sister alors pour qu'il sorte de Paris dans un lieu fixé pour la raliQcation. Si oo refuse, il consent que les puissances agissent, et se soumet à tous les dan- gers. 11 croit ne rien risquer, car les rebelles en ont besoin pour obtenir ime capitulation. Il (le roi) portait le cordon rouge. 11 voit qu'il n'y a de ressource que la force, mais, par une suite de sa faiblesse, il croit impossible de re- preai're toute sou aulorilo. le lui prouvai le contraire, dis que c'était par la

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force et que les puissances le tlésirent ainsi. Il en convint. Cependant, à moins d'être toujours encouragé, je ne suis pas sûr qu'il ne scit tenlc de négocier avec les rebelles. Ensuite il me dit : « Ah ! ça, nous sommes entre nous et « nous pouvons parler. Je sais qu'on me taxe de faiblesse et rrirrésolution, « mais personne ne s'est jamais trouvé dans ma position. Je sais que j'ai « manqué le moment, c'était le 14 juillet; il fallait s'en aller, et je le voulais;' « mais comment faire quand Monsieur lui-même me priait de ne pas partir, « et que le maréchal de Broglie, qui commandait, me rcpomlait : Oui, « nous pouvons aller à Metz, mais que ferons-nous quand nous y serons? « J'ai manqué le moment, et depuis je ne l'ai pas retrouvé. J'ai été abandonné « de tout le monde. » Il me pria de prévenir les puissances qu'elles ne de- vaient pas être étonnées de tout ce qu'il était obligé de l'aire, qu'il y était obligé et que c'était l'effet de la contrainte. « Il faut, dit-il, qu'on me mette « tout à fait de côté et qu'on me laisse faire. »

Quel désarroi! quelle chute I Je ne parle pas de ce projet puéril d'aller à travers bois à la rencontre de l'avant-garde étrangère pour se faire enlever. Mais comment ce roi, qui reconnaît lui-même qu'il ne peut pas recouvrer toute son autorité ancienne, et que par conséquent la Révolution était inévi- table, comment s'obstine-t-il à la combattre encore? Et surtout comment le roi des Français a-t-il assez perdu le sens de la France pour croire qu'elle aura peur à la première démarche de l'ennemi, et que, tremblante, elle se réfugiera auprès de lui? Quoi, ce peuple, qui si souvent dans son histoire tourmentée se redressa du fond des abîmes par un magnifique courage, va se prosterner maintenant aux pieds de l'envahisseur? Voilà la véritable abdication du roi. Voilà la véritable déchéance. Il ne sait plus ce qu'est la nation dont il est le chef. Fersen repartit pour Bruxelles le 23 février.

Cependant l'empereur finissait par arrêter un plan de concert avec la Prusse, mais combien incertain encore! li semble bien qu'il s'était décidé à une intervention dans les affaires intérieures de la France, c'est-à-dire à la guerre. Car, selon les conventions fixées entre l'Autriche et la Prusse, Mercy écrit à la reine, le 16 février :

« Les puissances étrangères, en s'abstenant de rien prescrire sur le mode (de l'autorité royale) n'en sont pas moins autorisées à exiger qu'il en existe un convenable.

« 2<> Que la France fasse cesser ses démonstrations hostiles contre l'Alle- magne en écartant les trois armées de cinquante raille hommes chacune, ou- vertement annoncées pour agir brutaleraenL

« 3f Que les princes possessionnés en Alsace, et aussi injustement que violemment dépouillés de ce que leur garantissent les traités les plus solea- nels soient rétablis dans l'intégrité de leurs droits et possessions.

« Qu'Avignon et le comtat Venaissin soient restiliiép au pape.

ou HISTOIRE SOCIALISTE

«t Que le gouvernement français reconnaisse la vali lité des traités qui subsistent entre lui et les autres puissances de ililnnip-î. >

Rien qu'à lormuler ces conditions, l'erapcreur aurait soulevé la France. Mais il veut évlu-r encore ce qui peut amener une explosion.

« La nation française, écrit Mercy, est divisée en différents partis. 11 est précieux n'entretenir cette division; elle seule peut opérer sans de violentes secousses la ruine de la Constitution. Si celle ilernière esl ouvertement at- taquée par le dihors, alors tous les partis se réuniront pour la défendre, et la Hation inliôre, cédant au prestige de sa prélendiie liberté et égalité, croira devoir lui (aire le sacriflcç de ses dissensions iiuérieures. »

Et niônie rn ce qui concerne les conditions précises et, semble-t-il, pro- vocatrices, énuniérées plus haut, Mercy ajoute, dans la môme lettre du 16 fé- vrier :

« Pour donner à ces propositions et déclarations le poids nécessaire à les faire \aloir, Tempereur offre indépendamment de son armée déjà exis- tante aux I^iys Da>, de faire marcher quarante mille hommes, pourvu que Je roi de Prusse convienne d'employer une force éfrale au succès du plan pro- posé ; ces forces ne doivent pas débuter par être actives, et ne peuvent même le devenir qu'autant que la nation franc lise, [lar quelque acte de vio- lence et une réticence invincible, n'amenât par son propre fait les choses à un terme extrême. »

Toute celte politique de l'Autriche est encore ambiguë, suspendue, et ce n'est vraiment pws un torrent de guerre que la Rno'ulion avait à refouler ou à détourner. Il semble bien que si elle l'eût voulu, elle aurait eu quelques chances de sauver la paix sans abdication, sans concîsiion aucune. Marie - Antoinette vil très bien qu'il y avait encore li des moyens dilatoires, et le 2 mars elle répond à Mercy :

« La nation est en effet divisée en différents partis, mais il n'y en a qu'un seul dominant tous les autres. Soit licheté, indolence ou division même intérieure dans leurs opinions, aucun n'ose se montrer, il n'y a qu'une force extérieure, et quand ils seront sûrs d'être soutenus, ( u'ils auront le courage de se prononcer pour leur vrai intérêt et ceux du roi. Les idées de l'empereur sont bonnes, et les articles de la déclaration me paraissent bien, mais tout cela aurait été mieux il y a six mois. Cela fera perdre encore du temps, et on n'en perd pas ici contre nous. Chaque ji'Ur amène sa calamité et agiirave le mal. La peiti- de tontes les fortunes particulière-^, la banqueroute, la cherté des grains, l'in possibilité de les transporter d'un endroit à un autre, le manque total du numéraire et le peu de confiame que l'on a dans le papier, et enlln la manière dont on avilit tous les jours davantage la puissance du roi, .soit dans des é rits el paroles, soit en tout ce qu'on l'oblige de dire, d'écrire et de lair -, tout annonce une crise prochaine, et s'il n'y a pas un soutien exté- rieur, co.inueiit poarrat-il faire tourner cette crise à son avantage? »

HISTOIRE SOCIALISTE 925

Voilà ce qu'écrit la reine le 2 mars. Or c'était la veille, 1" mars, que le ministre des affaires étrangères, Delessart, avait communiqué à l'Assemblée législative la réponse de l'empereur à la demande d'explication qui lui avait été fHile par onire de l'Assemblée. Et celle réponse même de l'empereur parait à la reine ambiguë et peu intelligible.

« Je me dispense de parler de la dernière dépêche qui a été lue hier à l'Asxemblt'e. La politique peut l'avoir dictée; je ne la co?nprends pas assrz pour la Juger. Les suites et r effet pourront seuls fixer mes idées sur elle. »

Le ministre des affaires étrangères, Delessart, se trouvait depuis deux mois dans une situation bien difficile et même périlleuse. Personnellement il voulait le maintien de la paix, il croyait que le parti modéré serait perdu par la guerre, et il cherchait résolument à l'écarter. C'est dire qu'il ne colla- borait pas avec la Cour qui, comme nous venons de le démontrer, appelait impatiemment la guerre à la fin de janvier et en février. Lt Cour cachait soigneusement à Delessart ses inteutions belliqueuses. Bien mieux, Delessart avait de l'éloignemenl pour le ministre de la guerre, Narbonne, dont les fan- taisies et les combinaisons lui semblaient très impruJentes. Delessart pensait que si on commenfait à déchaîner la guerre on ne pourrait plus la contenir, et qu'ayant commencé parla guerre de parade de Narbonne on finirait néces- sairement parla vasle guerre de propagande de Brissot; déjà la logique même de la politique belliqueuse faisait peu à peu dériver Narbonne vers la Gi- ronde, qui le ménageait et parfois même dans ses journaux, le louait à demi aux dépens de ses collègues. Narbonne sentait bien qu'il s'userait en vaines démonstrations et manifestations, en revues et en mots brillants, s'il ne mettait pas la main sur la politique extérieure et il cherchait à remplacer Delessart. Celui-ci, craignant à tout instant d'être entraîné hors de la ligne qu'il s'était tracée par une élourderie de Narbonne, cherchait à l'éliminer. Il y avait donc entre les deux ministres un conflit aigu. La reine note ce conflit dans une lettre du commencement de février à Mercy : « Il y a guerre ouverte dans ce moment-ci entre les ministres Delessart et Narbonne. Ce dernier sent bien que sa place est dangereuse et il veut avoir celle de l'autre ; pour cela ils se font attaquer lousles deux de tous côtés; c'est pitoyable. Le meilleur des deux ne vaut rien du tout. »

Mais c'est surtout à l'égard de l'Assemblée que Delessart se trouvait ans une situation fausse et dangereuse. Il était chargé auprès de l'Empereur d'une miss'ion tout à fait déiicate. Il devait le sommer de s'expliquer sur ses senti- ments intimes, lui arracher le secret de ses pensées, de ses desseins sur la Révolulion. Faite sur un ton comminatoire ou même très pressant, cette demande entraînait immédiatement la guerre avec l'Autriche, et cette guerre, Delessart ne voulait pas en assumer la responsabilité, non par connivence avec la Cour, qui lui cachait ses démarches de trahison et qui le détestail.

fl'X HISTOIRE SOCIALISTE

mais par prudence, par scruimle et aus«i par allachemenl au p;irti constitu- tionnel et modéré qui avait ou croyait avoir liesoin de la paix.

Faite au contraire sur un ton réservé, cette demande laissait les choses en l'état. Elle prolongeait la paix et les Girondins voulaient la guerre. Elle pro- longeait aussi l'incertitude, et l'échange d'observations diplomatiques qui allait se produire ne décidait rien. L'attente de ceux qui voulaient en flnir soit par la guerre, soit par la certitude de la paix était trompée, et le ministre allait porter le poids des déceptions et des colères. C'est le 1" mars que Delessart donna communication à l'Assemblée de la note qu'il avait adressée au cabinet de Vienne par l'intermédiaire de notre ambassaileur et des réponses qu'il avait reçues.

La lettre de Delessart était incolore et tiède. 11 altirmail parfois avec une certaine force que la France ne permettrait pas que l'on touchât à sa Contilu- tion ; mais parfois aussi il semblait plaider les circonstances atténuantes pour la Révolution. « Ce serait vainement qu'on entreprendrait de changer par la force des armes notre nouvelle Conslilulion; elle est devenue, pour la grande majorité de la nation, une espèce de religion qu'elle a embra>sée avec enthou- siasme, et qu'elle défendrait avec l'énergie qui appartient aux sentiments les plus exaltés. » (Applaudissements réitérés.)

...Et il ajoutait: « Vous m'avez mandé plusieurs fois, Monsieur, qu'on était extrêmement frappé à Vienne, du désordre apparent de notre adminis- nistralion, de l'insubordination des pouvoirs, du peu de respect qu'on témoi- gnait parfois pour le roi. Il faut considérer que nous sortons à peine d'une des plus grandes Révolutions qui se soient jamais opérées ; que celte Révolu- tion, dans ce qui la caractérise essentiellement, s'étant dabord faite avec une extrême rapidité, s'est ensuite prolongée par les divisions qui sont nées dans les différents partis, et par la lutte qui s'est établie entre les passions et les intérêts divers.

« II était impossible que tant d'opposition et tant d'efforts, tant d'innova- tions et tant de secousses violentes ne laissassent pas après elles de longues agitations; et l'on a lieu de s'attendre que le retour de l'ordi-e ne pourrait être que le fruit du temps. »

Delessart déclarait que c'étaient les menaces des émigré» qui surexci- ta.ient les esprits: « Qu'on cesse de nous inquiéter, de nous menacer, de fournir des prétextes à ceux qui ne veulent que le désordre, et bienlôirordre renaî tra. (Applatidissemenls.)

« Au reste, ce déluge de libelles dont nous avons été si complètement inondés est considérablement diminué et diminue encore tous les jours. L'indifférence et le mépris sont les armes avec lesquelles il convient de com- battre cette espèce de fléau. L'Europe pouvait-elle s'agiter et s'en prendre à la nalion française parce qu'elle recèle dans son sein quelques déclamaleurs

HISTOIRE SOCIALISTE 927

et quelques folliculaires ; et voudrait-on leur faire l'honneur de leur répondre à coups de canon? » (Rires et qiie/qites applaudissements.)

Puis, il essayait de détourner l'Empereur de toute pensée d'agression en lui représentant les périls qu'aurait pour lui-même la victoire; et cette hypothèse qui semblait vouer la Révolution à la défaite, indisposa l'As- seniLlée. « Je reviens à l'objet essentiel, à la g:uerre. Est-il de l'intérêt de l'Empereur de se laisser entraîner à cette fatale mesure? Je supposerai si l'on veut, tout ce qu'il y a de plus favorable pour ses armes: Eh bien! qu'en résuitera-t-il? Que l'Empereur fiuira par être plus embarrassé de ses succès qu'il ne l'eût été de ses revers et que le seul fruit qu'il réalisera de cette guerre sera le triste avantige d'avoir détruit son allié et d'avoir augmenté la puis- sance de ses ennemis et de ses rivaux. » (Murmures.)

Le ministre concluait sur un ton très modéré, très conciliant et un peu humble. « Vous devez chercher. Monsieur, à vous procurer des explications sur trois points: Sur l'office du 21 décembre: 2" Sur l'intervention de l'Empereur dans nos affaires intérieures; Sur ce que Sa .M.)je<té impéri île entend par les Souverains réunis en concert pour l'honneur et la st'ireté des couronnes. Chacune de ces explications demandée à sa justice pesit être donnée avec la dignité qui convient à sa personne et à sa puissance...

« Je me résume, Alessieurs, et je v;iis vous exprimer en un mot !e vœu du Roi; celui de son conseil et je ne crains pas de le dire, celui de la partie saine de la nation : c'est la paix que nous voulons. Nous demandons à faire cesser cet état di.'pendieux de guerre dans lequel la fatalité des circonstances nous a entraînés; nous demandons à revenir à l'état de paix. Mais on nous a donné de trop justes sujets d'inquiétude pour que nous n'ayons pas besoin dôlre pleinement rassurés. »

Le vice essentiel de ce document, c'est d'accepter, pour ainsi dire, la discussion avec l'Empereur, avec l'étranger, sur nos alTaires intérieures. C'est de s'efforcer d'obtenir la paix pour la Révolti'ion en promet- tant qu'elle sera bien sage, en laissant espéi-er que si on ne l'inquiète point, elle ne dépassera pas une certaine ligne. Ce n'était donc qu'une reconnais- sance conditionnelle de la Révolution que paraissait demander le ministre. Mais en vérité, comment aurait-il pu poser autrement la que>tion? En exi- geant de l'Empereur, frère de .Marie-Antoinette, la reconnaissance publique et inconditionnelle de la Révoluiion, en le sommant de déclarer qu'il n'atta- quera en aucun cas, même si la France renverse la royauté, même si à llexemple de l'Angleterre de 1618, elle décapite le roi, la Gironde acculait l'Empereur ou à une déclaration qu'il ne pouvait faire, ou à la guerre. C'est seulelfflent dans le silence que pouvaient s'accorder la liberté de la Ilévolutioa et les cîilculs pacifiques de Léopold.

Or, ce silence, la Gironde voulait avant tout qu'il fût rompnel le ministre des a!T<i=r,'s arangères, ne pouvant pas se luire et ne voulant pas prononcer

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d'irréparables paroles, était crmlamné à ce langage inerte et faible ne vi- braient certes pas la ûerlé de la Révolution et l'orgueil de la France. C'est la Gironde qui, par ce que j'appellerai ?on ;mdace sournoise, acculait peu h peu la France et l'Europe i la guerre, qu'elle n'osait pourtant proclamer d'emblcp.

On comprend que la réponse de l'Empereur ait paru peu intelliLiible à Marie-Antoinette. Il est visible qu'il a cherché seulement, celte fois encore, à gagner du temps, sans rompre avec la France et sans s'humilier devant la Révolution. Mais le minisire Kaunitz exécuta cette opération avec une lour- deur, une ignorance des susceptibililés françaises et des passions révolution- naires qui ne font pas grand honneur à la diplomatie autrichienne. Il s'abs- tint de formuler aucune des conditions, aucune des exigences : relourducora- tat à la Papauté, rétablissement du pouvoir politique de la noblesse, qui servaient" de b.ise, à ce moment même, au.x négociations incertaines de l'Autriche et de la Prusse.

Mais il parla des agitations de la France grossièrement et pesamment. Il avoua qu'à Pilnilz une convention avait été signée pour protéger le roi de France contre les progrès « de l'anarchie ». Il ajouta qu'après l'acceptation de, la Constitution par le roi celte convention n'avait plus qu'une valeur toute « éventuelle ».

Et il accusa violemment les partis de gauche. « Tant que l'état intérieur de la France, au lieu d'inviter à partager l'augure favorable de M. Delcssarl sur la renaissance de l'ordre, Vaittorité du gouvernement et l'exercice des lois, manifeslera au contraire des symptômes journelleinenl croissants d'inconsis- tance et de fermentation, les puissances amies de la France auront les plus justes sujets l'e craindre, pour le roi et la famille royale, lerelour des mêmes extrémités qu'ils ont éprouvées plus d'une fois, et pour la France de la voir replongée dans le pins grand des maux dont uu grand État puisse être attaqué, l'anarchie populaire. »

« Mais c'est aussi des maux le plus contagieux pour les autres peuples; et tandis que plus d'un Etat étranger a déjà fourni les plus funestes exem- ples de ses progrès, il faudrait pouvoir contester aux autres puissances le même droit de maintenir leurs constitutions que la France réclame pour la sienne, pour ne pas convenir que jamais il n'a existé de motif d'alarme et de concert général plus légitime, plus, urgent et plus essentiel à la tranquillité de l'Europe. »

« 11 faudrait pareillement pouvoir récuser le témoignage des événe- ments journaliers les plus authentiques, pour attribuer la principale cause de cette fermentation intérieure de la France à la consistance qu'ont prise les émigrés à ou leurs i>rojets... Les armc-ments des émigrés sont dissous, ceux de la France continuent. L'empereur, bien loin d'appuyer leurs projets ou leurs prétentions, insiste sur leur tranquillité ; les princes de l'Empire suivent son exemple...

HISTOIRE SOCIALISTE

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« Non, la vraie cause de celle fermenlation el de loutes les conséquences qui en dérivent, n'est que trop manifeste aux yeux de la France et de l'Eu- rope entière. C'est l'influence et la violence du parti républicain (Violents murmures), condamné par les principes de la nouvelle Constitution, proscrit par l'A-Ssemblée constituante, mais dont l'ascendant sur la législature pré-

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CONDORCBT (D'après ane estampe du MusiSe Carnavmisl.)

sente est vu avec douleur et effroi par tous ceux qui ont le salut de la France sincèrement à cœur. »

Il avait très bien démêlé le plan de la Gironde, républicaniser la France au moyen de la guerre. « Ce sont les moteurs de ce parti qui, depuis que la nouvelle Constitution a prononcé l'inviolabilité du gouvernement monar- chique, cherchent sans relâche d'en renverser ou saper les fondements, soit

UV. il7. HISTOIRE SOCIALISTB. LIV. 117.

O.tO lllSTUUUi: S(JC1AL1STE

par des motions et des all.iques imm(!diales, soit par un plan suivi de l'anéantir dans le fait, en entraînant l'Assemblée législative à s'attribuer les fonctions essentielles du pouvoir exécutif ou en forçant le roi à céder à leurs désirs par les explosions qu'ils excitent et par les soupçons et les reproches que leurs manœuvves font retomber sur le roi. »

« Comme ils ont clé convaincus que la majeure partie de la nation rvjnKjne à l'adoption de leur système de république, ou pour mieux dire d'anarchie, et comme ils désespèrent de réussir à l'y entraîner, si le calme se rétablit à f intérieur et que la paix se maintieniie au dehors, ils dirigent tous leurs efforts à l'entretien des troubles et à susciter une guerre étrangère. »

« ...Voilà pourquoi.au lieu d'apaiser les secrètes inquiétudes que les puis- sances étrangères ont conçues depuis longtemps sur leurs menées sourdes mais constatées, pour séduire d'autres peuples à l'insubordinalion et à la révolte, ils les trament aujourd'hui avec une publicité d'aveu et de mesures sans exemple dans l'histoire d'aucun gouvernement policé de la terre. Ils comptaient bien que les souverains devraient enfin cesser d'opposer Yindiflé- rence et le mépris à leurs déclaraalions outrageantes et calomnieuses, lorsqu'ils verraient que l'Assemblée nationale non seulement les tolère dans son sein mais les accueille et en ordonne l'impression [Murmures prolongés) ...Malgré des procédés aussi provocants, l'empereur donnera à la France la preuve la plus évidente de la constante sincérité de son attachement, en conservant de son côté le calme et la modération que son intérêt amical pour la situation de ce royaume lui inspire. » Et, en terminant, il se borne à dire qu'il défen- drait les princes de l'Empire s'ils étaient attaqués.

Quel est le vrai sens de ce document-ci ? A des paroles agressives et bles- santes se mêle le souci visible d'éviter la rupture. J'ai dit que l'empereur voulait avant tout gagner du temps; mais ce n'était point pour mieux pré- parer la guerre, c'était pour laisser se produire des chances de paix. Evidem- ment, l'exemple de la France révolutionnaire, la sourde et inévitable propa- gande de la liberté l'inquiètent et l'irritent. 11 ne déclare pas pourtant à la Révolution une guerre de principe, puisqu'il s'abrite derrière la Constituante, lerrière la grande Assemblée qui proclama les Droits de l'Homme et la sou- veraineté des nations. Pourquoi, dès lors, voulemt la paix, l'espérant encore, a-t-il prodigué à une partie notable et influente de l'Assemblée, les paroles outrageantes? 11 en est sans doute plusieurs raisons. D'abord, tout en dési- rant la paix, l'empereur est résigné à la guerre et commence à la croire iné- vitable: il désire surtout, si elle se produit, que la France ait la responsabilité de l'agression. Aussi n'évite-l-il pas très exactement d'irriter les esprits. Pdis, il s'imaginait peut-être que la brutalité de ce langage forait impression, et que les partis de gauche, aussi directement dénoncés, reculeraient. Etrange méconnaissance de la force d'élan de la Hévolulion. J'imagine encore qu'en signalant tout haut le plan de la Gironde, de ce qu'il appelle le parti répubh-

niSÏOiUE SOCIALISTE 931

cain, c'est-à-dire le dessein formé de surexciter la politique intérieure par la guerre extérieure, l'empereur voulait avertir le roi et la reine qu'ils avaient bien tort de jouer avec le feu. Et il justifiait ainsi devant le monde, ses propres lenteurs, les hésitations et la prudence qui lui étaient si violem- ment reprochées par les intransigeants de l'émigration et de la monarchie.

La paix restait do,nc possible, mais à une conditiou : c'est que la France révolutionnaire eût à ce moment l'esprit assez lucide et assez ferme pour bien Toir toute la vérité. II aurait fallu qu'un ministre des affaires étrangères pût donner à l'Assemblée, à son comité diplomatique, la preuve qu'en effet l'em- pereur voulait la paix et résistait à la Cour. Il aurait f;illu que le comité diplo- matique et l'Assemblée puissent avoir confiance en ce ministre. Or, tout était trouble, faux, débile, dans cette triste incubation de la guerre; tout était men- songe, trahison, duplicité, habileté basse, calcul sournois dans les partis. Le roi et la reine trahissaient. Ils trahissaient cyniquement, mais sans esprit de suite; tantôt ils redoutaient la guerre, tantôt ils la souhaitaient, mais pour se sauver plus sûrement par l'appui de l'étranger. Les anciens constituants qui voulaient la Constitution et la paix étaient engagés dans de louches négo- ciations avec la Cour : ils acceptaient de faire passer à l'empereur leur mémoire diplomatique par les mains de la reine, dont il est impossible que la loyauté ne leur fût pas suspecte. Les Girondins intriguaient et cherchaient à susciter la guerre par surprise.

Ils tournaient autour de la Royauté d'un cœur hésitant et fourbe, rêvant parfois de la renverser dans une grande crise extérieure, mais se réservant aussi de s'installer en elle, comme des vainqueurs dans une antique maison, cl de couvrir leur puissance ministérielle du prestige de la vieille monarchie. Robespierre enfin, qui n'aurait pu détourner les esprits de la fascination exté- rieure que par un grand effort de révolution intérieure, se bornait à montrer les Tuileries d'un geste vague et timide. La France de la Révolution était admirable, hier, quand elle proclamait les Droits de l'Homme, sa foi sublime dans la raison, la liberté et la paix. Elle sera admirable, demain, quand elle défendra la Révolution menacée, l'avenir du monde contre l'infernale conspi- ration de toutes les tyrannies. Mais, dans cette période de préparation obscure et sournoise de la guerre, tout serait triste et bas si on ne sentait parfois du cœur profond du peuple monter la sublime espérance de T universelle libéra- tion des hommes et un héroïque défi à toutes les puissances de la mort.

L'Assemblée entendit avec malaise toutes ces communications. Un moment, elle se laissa aller à applaudir Delessart : mais le mécontentement éclata vite.

De suite, à la séance du soir, Rouyer dénonça ce qu'il croyait être la connivence de l'empereur et du ministre : « Je pourrais vous dire, s'écria-t-il, que le comité diplomatique lui-même, lorsque le ministre Delessart lui com- muniqua ces réponses insidieuses, lui a ri au nez en lui disant : «N'avez-vous

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« pas honte de pareilles pièces qui ne seront regardées dans l'Assemblée que « comme voire propre ouvrage ! » [Bravo I bravo ! Applaudissements réitérés dans les tribunes.) ...Mais, esl-il payé pour témoigner les craintes de la nation à l'Empire, pour mentir aux puissances étrangères? Un peuple libre n'a rien à craindre, il se joue des efforts qu'on peut diriger contre lui. Il ne veut et ne peut voir que des vaincus dans les despotes qui voudraient l'attaquer. Mais, tant que nous serons exposés à des mains mercenaires telles que les siennes, on nous fera tenir ce langage. Je dénonce donc le ministre des affaires étrangères, et dussé-je périr victime de mon patriotisme, je ne cesserai de le poursuivre jusqu'à ce que la loi ail prononcé entre l'accusateur et l'accusé. » {Bravo! bravo! Applaudissements réitérés.)

Voilà l'acte d'accusation lancé. Mercenaire ? Delessart ne l'était pas. Il ne trahissait pas la Révolution au profil de la Cour qui le délestait. Mais y avait-il connivence entre lui et l'empereur ? Il y avait seulement concordance de vues. Il y a eu un moment les modérés constitutionnels dont Delessart était l'organe, et l'empereur ont eu les mêmes vues, les mêmes espérances. Delessart et l'empereur voulaient également la paix et, voulant la paix, ils espéraient l'un et l'autre que la conduite de la Révolution ne passerait pas aux malus du parti de la Gironde, du parti de la guerre. Quand Rouyer et les ennemis du ministre disaient qu'il avait dicté et rédigé la réponse de l'empe- reur, ils n'étaient point tout à fait hors du vrai. Car, d'une part, la lettre envoyée par M. Delessart à notre ambassadeur à Vienne, ressemblait beau- coup au mémoire que Barnave, Lameth et Duport avaient fait tenir à l'empe- reur dans les premiers jours de janvier par l'intermédiaire de la reine, et, d'autre part, la réponse publique que fait M. de Kaunitz ressemble trait pour trait au mémoire que l'empereur fit parvenir à la reine en réponse au sien. C'est bien l'état d'esprit feuillant qui sert de lien .entre les Tuileries et la cour de Vienne. Ce sont les formules des Feuillants que l'empereur emploie. Ce sont les Feuillants notamment qui ont tracé dans leur mémoire le portrait de ce qu'ils appellent « le parti républicain », en termes presque identiques à ceux qu'emploie Kaunitz dans le document lu à l'Assimiblée.

Mais, je le répète, l'empereur ayant bBsoin de la paix, mais pressé par les appels de sa sœur, Marie-Antoinette, se flattait de l'espoir que les événe- ments ne l'obligeraient pas à intervenir, et il entrait ainsi tout naturellenionl dans le système des constitutionnels, sans qu'aucune trahison fût imputable à ceux-ci.

C'est à souligner cet accord des Feuillants et de l'empereur, que Brissot s'applique d'abord : « Nous nous dispenserons, écrit-il dans le Patriote fran- çais du 2 mars, de donner une longue analyse de cette réponse qui n'est qu'une paraphrase tudesque des morceaux les plus saillants de nos papiers ministériels... On ne s'attendait guère à voir l'empereur s'ériger en avocat de la Constitution ; mais, c'est ce qu'il a encore de commun avec les Feuillants

HISTOIRE SOCIALISTE

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-• a

Prirrr. l, f/lcrf f.f ,-.7,1.' Jou/e . (jfrr^ ./..■, . /

Disespoir de Louis-Joseph de Condé et de l'Abbé Maury en apprenant ta Mort de l'Empereur,

2 S Mon Prince, la Mort est sans doute , ( Mon cher nous perdons f Aveugle comme la fortune ' i gros aiijourd'huy.

(D'après aa docameDt du Musée Caroavalet).

WM HISTOIRE SOCIALISTE

el, loiil ce qui nou» oloiine, c'esl qu'il n'ait pas cité la devise célèbre: la Conslitution, lotile la Conslilulion, rien que la Constitution. »

Puis, Brissot rappelle avec ironie les attaques de l'empereur contre les sociétés populaires : « II ne dissimule pas que s'il conserve une armée en état d'observation passive, c'est pour empêcher cette terrible puissance des Jaco- bins de renverser la monarchie libre de la France, pour 1 quelle il se sent un si tendre iiitOrôl, tel est encore le but du concert qu'il a formé avec diverses puissances: ce n'est pas trop d'une pareille ligue contre cette secte formi- dable. On pense bien que ces terreurs et ces menaces ont été accueillies des plus vifs éclats de rire: les ministériels semblaient rougir eux-mêmes de ces déclamations. On eût bien voulu quelques tirades contre les Républicains et les Jacobins ; mais en faire une puissance ! c'était couvrir de boue et les souffleurs et l'écolier. »

« Une note de lambassadeur de Prusse, qui déclare que son maître adhère aux conclusions de l'empereur el qu'il est obligé de s'opposer à toute espèce d'invasion sur le territoire de l'Empire, et un message du roi ont ter- miné celte coméJie diplomatique. » *

« Le roi déclare à l'empereur qu'il croit au-dessous de la dignité et de l'indépendance d'une grande nation, de discuter ces divers articles qui con- cernent la situation intérieure du royaume; qu'il aurait dé.-iré une réponse plus catégorique el plus précise, relativement à ce concert formé entre les puissances, et que ce concert n'a aucun objet, qu'il en demande la cessation pour mettre fin à des in(;uiéludes la nation ne veut ni ne peut rester. Il offre de désarmer si l'empereur retire une partie de ses troupes. »

« La simplicité el la clarté de cette réponse qui contrastait d'une manière frappante avec l'entortillage germanique des dépêches du cabinet de Vienne ont obtenu les applaudissements de r Assemblée... Louis XIV, quoiqu'il ne fût pas roi d'une nation libre aurait été inoins patient; mais, une nation libre aime à épuiser les bons procédés. »

« Quelle que soit l'issue de cette réponse, les amis du peuple doivent se féliciter de cette journée.

« Elle a marqué l'ascendant de cette nation livrée à l'anarchie popu- laire. L'onpereur a obéi au vœu national en écrivant avant f époque qui lui a été fixée. »

« // a été forcé de se justifier devant un peuple qu'on foulait aux pieda. »

« Il a révélé le grand secret de Fintrigue qui unit les detix cabinets de Vienne et des Tuileries; le même esprit les dirige, le pauvre esprit de quelques intrigants, qui, pour se venger des hommes et des sociétés qui les ont démasqués, empruntent des plumes royales et ministérielles, assez faibles pour se prêter à leurs pln'-<- nynnrvm'rex. »

HISTOIRE SOCIALISTE 9^5

« Enûn, celle journée a lue el la diplomatie el la réputation de profon- deur des cabinets politiques. Y a-l-il rien de plus piloyaltle que ces dépêches? On voit maintenant pourquoi les ministres aiment tant à s'enve- lopper de mystère : la faiblesse et l'ignorance en ont tant besoin. Et voilà le fruit d'une expérience de soixante ans ! Kaunitz, dupe de jeunes ambi- tieux, bien ignorants el bien impudents ! Kaunitz se battre contre les républicains et les Jacobins ! Quelle école à quatre-vingts ans ! Ces fautes ne s'effacent guère : il a donné sa mesure et celle de son maître, et avec cette mesure on ne subju-cue point une grande nation qui veut sa liberté. »

Brissot triomphe et se grise ; il plane au-dessus de l'Europe. Mais un moment sa vanité semble contrarier son dessein. Il est si fier d'avoir obtenu une réponse de l'Empereur aux sommations dictées par lui qu'il publie un moment d'attiser la guerre. Car, si déjà, comme le dit Brissot, TErapereur est humilie, quel be?oin est-il de le poursuivre davantage et d'exiger de plus formelles déclarations"? S'il a consenti à cette humiliation plutôt que de rompre, pourquoi la Révolution ne s'applique-l elle pas à ménager les chances de paix qui se manifestent?

Si l'Empereur est le jouet des Feuillants, si Barnave,lcsLameth, Duport le manœuvrent à leur gré, n'est-il «point visible que l'Empereur espère, en modérant par eux les événements intérieurs de France, se dispenser d'une in- tervention qui l'effraie ? Pourquoi, dès lors, ne pas marcher d'un pas rapide et ferme dans les voies révolutionnaires sans être obsédé par le fantôme exté- rieur, sans chercher dans la guerre une diversion funeste ? Si la réponse de Louis XVI est simple et franche, si elle mérite les applaudissements de toute l'assemblée, comment pourra-t-on attaquer la royauté? Comment pourra-t-on attaquer aussi le ministre des affaires étrangères qui a rédigé au nom du roi cette réponse et qui a obtenu de l'Empereur une communication hâtive, humiliante pour celui-ci ? Cet article de Brissot était la meilleure défense du ministre que dix jours après Brissot fera décréter de trahison. Il était le meilleur plaidoyer pour la paix que la Gironde s'obstinera passionnément à rompre.

Et que signiflenl ces coquetteries avec Louis XYI qui, vraiment, à celle date, était traître à la nation ? Mais qu'importaient à Brissot toutes ces contra- dictions? Son cœur s'était gonflé un moment de vanité ; il s'était dit avec complaisance qu'il avait plus de fierté que Louis XIV. Avoir obligé un em- pereur à répondre le faisait tressaillir d'aise. 0 pauvre parvenu qui n'avait pas la fierté de la Révolution el qui semblait avoir besoin pour elle des approbations impériales !

Que signiQe encore cette sorte de rabaissemenl de son propre parti, de» républicains et des Jacobins? Ils étaient en effet la force organisée delà Révolution. L'Empereur ne se trompait pas en constatant leur puissance. Les Jacobins relevèrent d'ailleurs le défi avec un juste orgueil. Mais Brissot.

DoG IliSTOIHli SOCIAI-ISTl-:

plalemeiit rapetissa ses amis pour pouvoir railler l'Empereur. Vanité sans dignité cl intrigue sans grandeur.

Mais Brissot, en qui une fumée de puéril orgueil a un moment su^^pendu el obscurci la pensée politique, ne tarde pas à comprendre que de la journée du 1" mars il peul lirer un double parti. 11 peut aigrir les susceptibilités nationales et exaspérer les nerfs du peuple en disant que l'Empereur a voulu se mêler de nos affaires et que sa réponse ambiguë laisse subsister les incer- titudes épuisantes. 11 peut aussi, en frappant Uelessart, désorganiser le ministère, terroriser la Cour et la mettre enfin sous la tutelle de la Gironde.

Il écrit, le samedi, 3 mars, à pr pos de la séance du soir du 1", de celle oîi Rouyer parla :

« On avait eu le lemys de réfléchir sur ia farce diplomatique jouée le malin, et l'on avait cru s'apercevoir qu'un des principaux acteurs en était maintenant le soulOeur : c'était M. Lessart, etil aété formellement dénoncé par M. Rouyer. M. Charlier a appuyé la dénonciation, et il a pensé qu'il y avait lieu à déclarer que le ministre avait perdu la confiance de la nation. Le Comité diplomatique a été chargé d'examiner la noie confidentielle de M. Lessart à noire ambassadeur à Vienne, noie qu'on peul regarder comme le noeud de cette intrigue épistolaire. Au f-este, la pièce va être imprimée, et l'on sera à portée de juger par la comparaison si les lettres et les réponses ne sortent pas de la môme plume. »

Brissot va se recueillir pendant quelques jours et préparer le réquisitoire qui, en frappant Delessart, disloquera le ministère modéré et ouvrira à la Gironde le pouvoir ministériel. Devant cette tactique, l'intérêt évident du roi était de maintenir son ministère uni, de défendre Delessart, de garder Narbonne et de dire que l'un des deux ministres représentait la politique de paix, l'autre la vigilance guerrière. Mais le ministère était disloqué du dedans par le conflit sourd de Delessart et de Narbonne, surtout par le conflit aigu de Narbonne el du réactionnaire Bertrand. Celui-ci, très attaqué dans l'Assemblée, était exaspéré des manœuvres de popularité de Narbonne. Narbonne affectait une grande prévenance pour les comités de la Législative que Bertrand dédaignait. Le ministre de la marine se plaignait que Narbonne le fit attaquer dans les journaux jacobins. Et il est vrai que si le journal de Brissot, dans les premières journées de mars attaque assez souvent Narbonne, c'est toujours avec un extrême ménagement, et la Chronique de Condorcet le loue souvent.

Mais le roi n'avait confiance qu'en Bertrand, et celui-ci s'insinuait tous les jours plus avant dans la confiance de Louis XVI et lui rendait même des services privés, en lui procurant de la monnaie d"or, que le roi préférait aux assignats, par un prélèvement frauduleux sur la caisse de la marine.

Narbonne se sentit menacé. 11 demanda aux généraux qu'il avait nommés :

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Rochambeau, Liickner, Lafayelte, de le soutenir. Ceuï-ci intervinrent par des lettres publiques qui irritèrent le roi, et il donna congé à Narbonne.

Brissot, le 9 mars, écrit : « Le roi a retiré ce matin le portefeuille de la guerre à M. Narbonne. On assure qu'il est remplacé par M. Degrave. Les motifs du renvoi ne sont pas bien certains. Les uns l'attribuent à l'intrigue du ministre Bertrand et de ses confrères qui le soutiennent; d'autres croient

M":" Roland. (D'après une estampe do Musée CaroaTalet.)

que la Cour haïssait M. Narbonne, parce que, dans son opinion, il devenait trop populaire ; d'autres, enOn, donnent pour préte.xte les lettres des géné- raux à M. Narbonne imprimées dans les journaux. »

« Dans ces lettres les généraux Rochambeau et Lafayette prient le ministre de ne pas quitter sa place dans un moment oîi il peut rendre de si grands services, et ils assurent que sa démission serait une calamité publique. On ne pouvait pas trouver de meilleur moyen pour perdre M. Narbonne. »

« M. Narbonne a un tort à se reprocher. Il dit dans sa réponse qu'il avait

UV. Ii8. HISTOIHE SOCIALI=TE. UV. 118.

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Tonlu se retirer parce qu'il nctait pas d'accord avec un de ses collègues (M. Bertrand) dont il estime le caractère personnel, miis dont il n'approuve pas également la conduite ministérielle.

« Comment M. Narbonne estirae-t-il le caractère d'un homme qui a menti à la face de l'Europe, qui a donné un démenti au roi dont il est le ministre, qui n'a cessé de montrer la mauvaise foi la plus eflrontée ? »

Comment le roi n'hésitait-il point à se séparer ainsi de Narbonne? S'être engagé, sur ses conseils, dans la politique de guerre limitée et le coni-'édier juste à l'heure le semblant de popularité qu'il avait acquis pouvait protéger la Cour, c'était une faute qui prouvait ou l'entière impuissance, ou l'entière incohérence de la royauté. Cette décision du roi perdait Delessart. N'osant pas blâmer ouvertement une décision du roi relative aux ministres, l'As- semblée va prendre sa revanche en décrétant un des ministres de trahison. Je ne m'arrêterai pas à analyser longuement l'acte d'accusation porté le 10 mars à la tribune.

Au fond, tous les arguments peuvent se ramener à un seul: « Delessart est criminel de n'avoir pas tout fait pour amener la guerre. » Brissot lui re- proche comme une félonie jusqu'à la prudence du langage diplomatique. Il lui reproche comme une félonie des paroles, des attitudes qui, bier encore, étaient celles de Brissot lui-même. Il semblait, dît-il, que M. Delessart voulût dérober la connaissance (du concert des souverains), ou ne la donner que le plus tard possible ; il semblait se réserver celte matière nouvelle à des expli- cations et à des négociations, pour tempérer l'ardeur de la nation française qui briilait d'attaquer et de se venger des insultes qu'elle armait reçues. »

« Un minisire halîile et patriote aurait vu dans ce concert le foyer de tous les orages qui pouvaient menacer la France, il se fût attaché opiniitroment à le dissiper. M. Delessart respectait au contraire ce foyer et ne s'attachait qu'à quelques ramifications ou rassemblements des émigrés, aux princes pos- sessionnés. »

Or, nous savons qu'en fait ce concert offensif n'existait pas. Nous sa- vons que Léopold avait toujours cherché des moyens dilatoires. Et nous nous rappelons que Brissot disait il y a peu de temps : « C'est à Coblentz qu'est le foyer du mal. » Il assurait que l'empereur voulait la paix, avait besoin de la paix.

Il pèse tous les mots de la lettre de Delessart : « Avec quelle faiblesse le ministre parle de ce concert, dont l'existence était si bien démontrée, dont l'objet était si contraire aux intérêts de la France. « On a été, dit -il, extrême- « ment frappé de ces expressions : les souverains réunis en concert; on a cru y « voir l'indice d'une ligue formée à l'insu de la France et peut-être coi^tre « elle ». L'indice! comment une expression a?«Sî lâche, aussi criminelle est- elle échappée au ministre ?

Ainsi Brissot va envoyer le ministre devant la llaute-Cour d'Orléans

HISTOIRE SOCIALISTE 939

parce que l'expression indice, dans une correspondance diplomatique, ne lui parait pas assez forte.

Et encore. « L'affectation de M. Delessart à prêcher la paix n'était-elle pas encore plus propre à nous attirer la guerre ou au moins des réponses humi- liantes? Lisei la fin de sa lettre: C'est la paix que nous voulons... Qui ne sait ici. Messieurs, que le ministre autrichien ne devait voir dans ces cris pour la paix que les fureurs de l'impuissance et de la pusillanimité?-... »

C'est sur des raisons de celte force que Brissot fonde une demaude de mise en accusation. Il y a treize griefs. Delessart était coupable» en ayant demandé bassement la paix. » C'est le grief n" 7. Il l'est encore, « en ayant communiqué au ministère autrichien des détails sur l'intérieur de la France qui pouvaient donner une fâcheuse opinioa sur sa situation et provoquer des déterminations funestes pour elle ;>, comme si Delessart en faisant allusion aux agitations, aux conflits qui suivaient naturellement eu France le grand ébranlement révolutionnaire avait appris quoi que ce soit à l'étranger.

Et dans ce réquisitoire sophistique contre le ministre, pas un mot sur le roi, pas un mot sur la Cour. C'est toujours le même système d'hypocrisie et de mensonge. Depuis des mois, les habiles et les peureux faussent la cons- cience de la Révolution. Il est entendu que l'on ménagera le roi. Il est entendu qu'on surexcitera la passion nationale pour ranimer la passion révolution- naire que l'on croit affaiblie. Avec ce parti pris de n'aborderla royauté que par ces détours, de ne l'attaquer qu'obliquement, en s'est condamné à mentir, à tricher; et n'osant pas dire au peuple la vérité rude et forte, qu'il faut décidément abattre la royauté et le roi, on affole le pays par des soupçons, par des romans de trahison. Sur Delessart, qui s'est borné à traduire honnê- tement la politique pacifique des modérés, Brissot épuise ses ressources de plate dialectique, et contre le roi, qui trahit lui, qui livre la patrie, mais qui distribue encore les portefeuilles ministériels, Brissot n'a pas un mot de menace. Et pourtant si le roi ne trahit pas, au profit de qui trahit Delessart ?

C'est un soulagement, après toutes ces roueries de sophiste et de pédant, d'entendre, en cette même séance du iO mars, le grand cri de colère et d'éloquence de Yergniaud contre les Tuileries :

« Permettez-moi, messieurs, une réflexion. Lorsqu'on proposa à l'Assem- blée constituante de décréter le despotisme de la religion chrétienne, Mirabeau prononça ces paroles mémorable.'* : De celte tribune Je vous parle on aperçoit la fenêtre d'où la main d'un monarque français armé contre ses sujets par d'exécrables factieux, qui mêlaient des intérêts person- nels aux intérêts sacrés de la religion, tira l'arquebuse qui fut le signal de la Saint-Barthélémy.

« Eh ! bien, messieurs, dans ce moment de crise la patrie est en danger, tant de conspirations s"ourdi.ssent conlie la liberté, moi aussi je

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m'écrie : Je vois de celte tribune les fenêtres d'un palais des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la Constitution nous a donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner, et préparent les manœuvres qui doivent nous livrer à la maison d'Autriche. Je vois les fenêtres du palais l'on trame la conlre-révolulion, l'on combine le moyen de nous replonger dans les horreurs de l'esclavage, après nous avoir fait passer par tous les désordres de l'anarchie et par toutes les fureurs de la guerre civile. {La salle retentit d' applmcdissements.)

« Le jour est arrivé, missieurs, vous pouvez mettre un terme à tant d'audace, à tant d'insolence, et confondre enfin les conspirateurs. L'épou- vante et la terreur sont souvent sorties, dans les temps antiques et au nom du despotisme, de ce palais fameux. Qu'elles y rentrent aujourd'hui au nom de la loi. {Applaudissements réitérés.') Qu'elles y pénètrent tous les cœurs. Que tous ceux qui l'habitent sachent que notre Constitution n'accorde l'in- violabilité qu'au roi. Qu'ils sachent que la loi y atteindra sans distinction tous les coupables, et qu'il n'y aura pas une seule tête convaincue d'être cri- minelle qui puisse échapper à son glaive. Je demande qu'on mette aux voix le décret d'accusation. » (L'orateur descend de la tribune au milieu des ap- plaudissements réitérés de P Assemblée et du public.)

Enfin, une main harJie déchirait le voile : la trahison royale était direc- tement dénoncée. La Révolution retrouvait son accent de franchise et de puissance. La menace à la reine était terrible. L'acte d'accusation contre Delessarl fut voté. Les amis de Marie-Antoinette furent pris de peur pour elle.

Fersen note ceci dans son journal, le 23 mars : « Trouvé Goguelat chez moi en rentrant. Il avait passé par Calais, Douvres et Ostende. Il était parti depuis huit jours. Leur situation (du roi et de la reine) fait horreur. On a entendu des députés dire : « Lessart s'en tirera, mais la reine ne s'en tirera « pas. » Deux autres, sur la terrasse des Feuillants, disaient, en parlant du départ du roi : « Ces bougres-là ne partiront pas; vous le verrez. »

Il écrit encore le 18 : « Le chevalier de Coigny avait mandé le projet des Jacobins de* mettre la reine dans un couvent ou de la mener à Orléans pour la confronter avec Delessart. »

Vraiment l'épouvante et la terreur étaient entrées dans le palais au nom de la Révolution.

Et presque au même moment, comme pour achever l'accablement de la Cour, la nouvelle de la mort de l'empereur Léopold arrivait. Le journal de Brissot dit, le 11 mars : « La mort de l'Empereur n'est plus douteuse ; elle a été officiellement annoncée. Celte mort change lout le système politique de l'Allemagne. Celte nouvelle et celle du décret d'accusation contre M. Lessart ont répandu la consternation dans le château. »

A vrai dire, Brissot s'exagérait la confiance de la Cour en l'Empereur.

HISTOIRE SOCIALISTE 941

Les amis intransigeants de Marie-Antoinette, les absolutistes ne s'affligèrent pas outre mesure de la mort du temporisateur qui ajournait sans cesse la guerre et qui voulait réconcilier la royauté française et la Révolution. '

Fersen écrit, le jeudi 8 mars, à Bruxelles : « Le vicomte de Vérac, l'évêque et beaucoup de gens croyaient que cela allait tout changer et tout retarder, occasionner des longueurs. Je ne fus pas de cet avis, je le leur prouvais, et je sais que le baron de Breteiiil avait été de mon avis. Je pris alors mon parti d'écrire à la reine mon opinion là-dessus. »

Et le lendemain : « Les généraux ne témoignaient pas le moindre chagrin, mais presque le contraire. Thugut dit au baron qu'il en était bien aise. Danç la ville cela ne faisait aucune sensation : les officiers en étaient même contents. »

Mais, quoique la reine, pour ses desseins de contre-révolution armée, n'eût pas à se louer de son frère, sa disparition subite aggravait encore, si je puis dire, l'inconnu.

En tout cas, le système des Feuillants, qui combinaient avec Léopold un régime de modéralion et de paix, s'effondrait au dehors par la mort de l'Empereur, comme il s'effondrait au dedans par l'acte d'accusation contre de Lessart.

Acculés, frappés de terreur, Louis XVI et Marie-Antoinette n'avaient plus qu'une ressource : appeler un ministère girondin. Ils s'y résignèrent, et le mois de mars 1792 vit l'avènement gouvernemental de la Gironde. C'était un pas immense de la Révolution.

Quelles que fussent létourderie et l'ambition des Girondins, ils repré- sentaient l'esprit révolutionnaire, prêt à dompter au dedans tous les factieux de la noblesse et du clergé, prêt à déQer et à vaincre au dehors tous les tyrans conjurés, tous ceux qui menacent la liberté nouvelle, tous ceux aussi qui prétendent la limiter.

Pendant que la royauté traîtresse s'affole et se livre, les volontaires vont par milliers vers la frontière; ils font, au passage, hommage de leur vie à l'Assemblée, qui suspend un moment ses tumultes et ses querelles pour les acclamer, et, purs de toute intrigue, ignorants de ce qui se mêlait de factice aux cris belliqueux de la Gironde, convaincus de la nécessité et de la sainteté de la guerre révolulionnaire, ils vont combattre, vaincre ou mourir, et en se libérant, libérer le monde.

AVÈNEMENT DE LA GIRONDE

En fait, même à cette date, même en mars 1792, le parti girondin et jacobin n'avait pas la majorité à l'Assemblée législative. Mais les Feuillants, les modérés s'étaient perdus en quelques mois pir leur médiocrité, par leur inconsistance, par leur inaptitude à comprendre la R'ivolution. En ce qui

0ii2 HISTOIRE SUblALISTH

touche la polilique extérieure, ils iiavaienl pas Iralii, ils navaicnl pas con- seillé la trahison ; mais ils avaient accepté d'être les conseillers de la Cour qui, "elle, trahissait.

Plusieurs d'entre eux, écartés de l'action publique par la loi qui décidait la non-rééligibilito des Constituants, s'étaient réfugiés dans l'action occulte, et leurs relations avec la Cour ne furent point assez secrètes pour échapper au regard de la Révolution défiante ; elles lurent assez mystérieuses pour prêter à tous les soupçons et pour susciter la légende moitié vraie) du comité autrichien.

Dans la question de la guerre, ils avaient été aussi rusés, aussi équi- voques que la Gironde, mais avec beaucoup moins d'esprit de suite et de clairvoyance.

La Gironde pouvait équivoquer et tromper. Elle pouvait amorcer la grande guerre de propagande en paraissant ne proposer d'abord qu'une sorte d'expédition de police contre les émigrés. Elle savait bien qu'une fois en mouvement, la guerre, par sa terrible logique, se développerait.

Au contraire, les Feuillants se livrèrent, ou' du moins plusieurs d'entre eux, à l'espoir insensé qu'ils pourraient sans péril ouvrir la guerre, qu'ils la gouverneraient et limiteraient à leur gré, et qu'ils la feraient tourner à l'affer- missement de l'autorité royale. Ils mettaient en train eux-mêmes la machine formidable qui devait les broyer.

Môme aveuglement, même débilité dans la politique intérieure. Ils ne comprirent pas que la vigueur des mesures destinées à réprimer la contre- révolution pouvait seule les sauver. Car la Révolution, forte au dedans, serait beaucoup moins tentée de chercher uae diversion au dehors ; et c'est dans la paix seulement que pouvaient se concilier l'autorité royale transformée et la Révolution.

Ils paralysèrent les décrets contre les prêtres factieux, et la démarche du Directoire de Paris, inspirée par eux, permit à Louis XVI d'opposer son veto aux lois contre les prêtres rebelles.

Leur conduite dans les all'aires du Midi, d'Arles, d'Avignon, de Marseille, fut lente et molle; et pour n'avoir pas soutenu à temps les patriotes menacés par les nobles et les papistes,' ils laissèrent s'installer dans le Midi une anar- chie sanglante. Les soldats du régiment de Château- Vieux, condamnés à la suite des événements de Nancy, excitaient la vive sympathie des révolution- naires. La fuite de Varennes avait révélé les manœuvres de. Bouille contre la Révolution, et ainsi ils apparaissaient comme des martyrs. L'idée de les arra- cher au bagne et de les recevoir avec éclat à Paris devait venir naturellement aux amis de la liberté. Les Feuillants s'opposèrent avec une violence incom- préhensible à cette délivrance et h. cette fête, elle grand poète .André Chonier, qui était la lyre des Feuillants, épuisa sa verve outrageante, ses ïambes splendides et amers à railler ou insulter les soldats délivrés et leurs amis.

HISTOIRE SOCIALISTE 943

Pitoyable et maladroite politique ! Enfin, les Feuillants, ainsi séparés, pour ainsi dire, de la Révolution et en perdant tous les jours le sens, s'imaginèrent que le mouvement révolutionnaire et démocratique était artificiel, que seuls les clubs l'entretenaient. Et ils dirigèrent contre les Jacobins des polé- miques insensées qui les irritaient tout ensemble et les grandissaient. C'est par eux que l'empereur d'Autriche fut conduit à dire que tous les «eicès» de la Révolution sortaient du club de la rue Saint-Honoré. Un député modéré, Mouysset, alla jusqu'à demander que la salle des séances de l'Assemblée fût ouverte le soir aux députés qui voulaient délibérer officieusement. C'était ^ une façon de dresser, en fa ce du club des Jacobins, une sorte de club légal, nous dirions aujourd'hui un club parlementaire. Des pénalités furent même proposées contre les députés qui manqueraient une séance de l'Assemblée et assisteraient à une séance des clubs.

Et pendant qu'ils s'ingéniaient à ces pauvres inventions de police, les modérés, entrant par calcul dans le système de la guerre, perdaient peu à peu toute force de résistance. Ils auraient pu, s'ils avaient été nettement, dès l'origine, le parti de la paix, embarrasser cruellement la Gironde. Ils auraient pu exploiter contre elle les griefe de Robespierre. En soutenant Narbonne, ils s'interdirent à eux-mêmes de parler sérieusement de paix ; ils laissèrent se créer l'atmosphère de combat et de fiè^Te oîi tous les soupçons allaient éclore, et c'est à peine si quelques-uns d'entre eux se risquèrent à défendre mollement Delessart contre l'acte d'accusation si sophistique pourtant de Brissol. Aucun d'eux n'eut le courage de rappeler à Brissot que lui-même avait tenu plus d'une fois, sur les dispositions pacifiques de l'empereur, le langage qu'il reprochait à Delessart comme un crime. Aussi, malgré la force numérique qu'ils gardaient encore à l'Assemblée législative, les Feuillants étaient-ils en mars sans puis sance réelle. La Gironde, hardie et soulevée par le souffle révolutionnaire, devait l'emporter.

Le roi, dans l'affolement qui suivit la dislocation du ministère par la brouille de Narbonne et de Bertrand, la mise en accusation de Delessart et la mort de l'empereur, chercha, non le salut, mais quelques mois de répit, dans un ministère girondin. C'est le 16 mars que le roi annonça à l'Assemblée législative qu'il venait de nommer de Lacoste ministre de la marine et Dumouriez ministre des affaires étrangères. Au reste, comme pour attester le déclin de l'autorité royale, Dumouriez avait pris les devants et, quelques heures plus tôt, avertit lui-même directement l'Assemblée. De Grave était déjà depuis quelques jours ministre de la guerre. Le 24 mars, le roi annon- çait à l'Assemblée qu'il venait de nommer Cla^'ière aux finances, ou, comme l'on disait alors, aux contributions publiques, et Roland de la Platière à l'inté- rieur.

Et celle fois, le roi faisait parvenir aux députes une note il donnait les raisons de son choix. C'est l'aveu d'une volonté désemparée et à la dérive

«44 HISTOIRE SOCIALISTE

ne subsiste plus d'autre force autonome que la force sournoise de la tra- hison :

« Messieurs, profondément touché des désastres qui affligent la France et du devoir que m'impose la Constitution de veiller au maintien de l'ordre et de la tranquillité publique, je n'ai cessé d'employer tous les moyens qu'elle met en mon pouvoir pour rétablir l'ordre et faire exécuter les lois. J'avais choisi, pour mes premiers agents, des hommes que l'opinion publique et l'honnêteté de leurs principes rendaient recommandables. Ils ont quitté le ministère'; j'ai cru alors devoir les remplacer par d'autres, accrédités par leurs opinions populaires. Vous m'avez si souvent déclaré. Messieurs, que ce parti était le seul qui pût remédier aux malheurs actuels, que j'ai cru devoir m'y livrer, afin qu'il ne reste aucune ressource à la malveillance pour jeter des doutes sur le désir constant que j'aurai toujours de prentire tous les moyens possibles pour opérer le bonheur de notre pays. En conséquence, je vous fais part du choix que je viens de faire de M. Roland de la Plalière pour le ministère de i'inlérieur, et de M. Clavière pour celui des contributions publiques. »

La loi votée par la Constituante ne pernieltait pas aux députés d'être ministres. C'est donc en dehors de la Législative que les ministres devaient être pris, et les chefs les plus éclatants de la Gironde ne pouvaient accéder en personne au gouvernement. Mais c'est bien sous l'influence de Brissot, secondé de l'habile Dumouriez, que la Cour fit ses choix. Dès le mardi 13 mars, Brissot pose ouvertement, dans son journal, la candidature de Dumouriez aux affaires étrangères : « Les hommes qui veulent de la vigueur des lumières et du palriolisme, désireraient y voir Jl. Dumouriez.»

Le jeudi 15, avant que la nouvelle fût oflicielle, le Patriote français écrit: « On assure que le patriote Dumouriez est nommé ministre des affaires étrangères. Jamais ministre ne se trouva dans des circonstances aussi favo- rables au développement de ses talents et de ses vertus civiques. M. Dumou- riez n'oubliera pas sans doute qu'il est cher aux patriotes, et il ne s'en sou- viendra que pour penser qu'ils seront pour lui des juges d'autant plus sévères que leurs vœux l'appelaient à la place qu'il va occuper; il se souviendra que la rigueur de la responsabilité à laquelle il va être soumis sera en raison du patriotisme qu'il a montré. »

Ces déclarations solidarisaient Dumouriez et la Gironde. C'est Brissot et Dumouriez qui vont trouver Roland pour le décider à entrer au ministère. M"" Roland nous l'apprend dans ses Mémoires : «Cependant, plusieurs dépu- tés de l'Assemblée législative se rassemblaient quelquefois chez l'un d'eux, place Vendôme, et Roland, dont on estimait le patriotisme et les lumières, fut invité à s'y rendre; Téloignement l'en dégoûtait; il y alla très peu. L'un de nos amis, qui s'y trouvait fréquemment, nous apprit, vers la mi-mars, que la Cour, intimidée, cherchait, dans son embarras, à faire quelijue chose

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qui lui rendît de la popularité ; qu'elle ne s'éloignerait pas de prendre des ministres jacobins, et que les patriotes s'occupaient à faire tomber son choix sur des hommes graves et capables ; ce qui importait d'autant plus que cela même pourrait être un piège de la part de la Cour, qui ne serait pas fâchée qu'on lui poussât de mauvaises têtes dont elle eût droit de se plaindre ou

DCUOI'RIEZ.

(Vaprta one Mtampe de la Biblicthèqae Nationale).

8e moquer. 11 ajouta que quelques personnes avaient songé à Roland, dont l'existence dans le monde savant, les connaissances administratives et le caractère connu de justice et de fermeté ofTraient de la consistance. Roland allait alors assez souvent à la Société des Jacobins et se trouvait employé dans leur Comité de correspondance. Celle idée me parut creuse et ne lit guère d'impres-i'jn sur mon esprit.

« Le 21 du même mois, Brissot vint me trouver un soir, me répéta les

UT. 119. BISTOIHE SOCIALISTE. LIV. 119.

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mômes choses «l'une manière plu- positive, demandant si Hùland consen- lirail à se charger de ce fardeau ; je lui répliquai que, m'en étant entretenue avec lui par conversation lors de la première ouverture qui en avait été faite, il m'avait paru qu'en appréciant les difllcultés, même les dangers, son zèle et son activité ne répugnaient point à, cet aliment; que cependant il liillait y regarder de plus près. Le cour;ige de Roland ne s'effraya pas; le sentiment de ses forces lui inspirait la conflancç d'être utile à la liberté, à son pays, et cette réponse fut rendue à Brissot le lendemain.

« Le vendredi 23, à onze heures au soir, je le vis entrer chez moi avec Dumourie/, qui, sortant du Conseil, venait apprendre à Roland sa nomina- tion au ministère de l'Intérieur et saluer son collègue. Ils restèrent un quart d'heure; on donna le rendez-vous pour prêter serment le lendemain. « Voilà un homme, dis-je à mon mari après leur départ, en parlant de « Dumouriez, que je venais de voir pour la première fois, qui a l'esprit délié, « le regard faux, et dont peut-être il faudra plus se défier que de personne « au monde. Il a exprimé une grande satisfaction du choix patriotique dont « il était chargé de faire l'annonce, mais je ne serais pas étonnée qu'il te fît « renvoyer un jour. » Effectivement, ce seul aperçu de Dumouriez me faisait trouver une si grande dissonance avec Roland, qu'il ne me semblait pas qu'ils pussent longtemps aller ensemble. ,Je voyais d'un côté la droiture et la franchise en personne, la sévère équité sans aucun des moyens des cour- tisans; de l'autre, je croyais reconnaître un roué très spirituel, un hardi chevalier qui devait se moquer de tout, hormis de ses intérêts et de sa gloire. »

Ce premier ministère girondin était, en réalité, bien que Brissot ne figu- rât pas personnellement au Conseil, le ministère Brissot-Dumouriez. Et c'était surtout le ministère Dumouriez. L'habile et éblouissant aventurier, soldat et diplomate, avait jouer le rôle décisif dans la formation du nou- veau gouvernement. Peut-être même en avait-il suggéré l'idée. Il pouvait, mieux que personne, servir d'intermédiaire entre la Gironde et la Cour.

D'une part il avait donné tout récemment des gages à la Révolution en Vendée, et il y avait connu Gensonné, envoyé à la fin de 1791 comme com- miss;tire enquêteur; il était resté lié avec lui, et c'est par lui sans doute qu'il entra dans l'intimité du «-rroiipe giromlin. D'autre part, il n'avait cessé d'être on relation avec la Cour; on axeirauvé de. lui,,diuis l'armnire de fer, un mémoire adressé au roi, à la fin de 1791, sur la situation politique. Un moment if balança les chances de NVirlK)nn«pourle raitristère de guerre. Et il avait ccrlaineaient gar'ié avec le roi et son en lonra;;e des moyens de correspoiiilance. Il paraissait d'aill urs m^ins hurailiml à la Cour de s'aban- donnt'r ou de- 1 ar lire s'abaiidotinfr un moment au brillant soldat qui avait de*» allures de chevalier d'ancien lé.^irae (|ri'aux avocats ou aux journalistes qui si ûpreiueut avaient dénoncé la royauté.

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El lorsque, à la date du 15 février, le roi Dt parvenir à Dumouriez alors maréchal de camp de la douzième division en Vendée, sa nomination de lieutenant-général et l'appelaà l'armée du Nord, il ne fut pas fâctié sans doute de hausser d'un degré un homme à combinaisons et qui pouvait être utile.

Dans les quelques mois qu'il venait de passer en Vendée, pour apaiser les troubles, pour protéger les patriotes, Dumouriez avait révélé aux observa- teurs altentil's tout son caractère. Il avait, malgré ses cinquante-cinq ans, une activité d'esprit et de corps, un ressort de jeunesse admirables, je ne sais quelle aisance allègre qui semble ôler de leur poids à tous les fardeaux, une netteté de pensée supérieure, et un égoïsme lumineux et vif qu'aucun pré- jugé n'obscurcissait, qu'aucune conviction forte n'embarrassait. Il n'était lié à l'ancien régime qui l'avait méconnu, par aucun lien de reconnaissance, et il n'était lié à la Cour par aucun sentiment de pitié ou de chevalerie. Mais il ne désirait point la disparition de la royauté, et j'imagine qu'il préférait un état compliqué et incertain, mêlé de tradition royale et de démocratie, d'in- trigue de cour et d'intrigue de club, parce qu'il se croyait plus en état que d'autres d'évoluer, de se pousser dans ces complications.

La pure démocratie et la pure monarchie lui paraissaient, en simpliQant à l'excès le problème, multiplier, aux dépens des habiles, le nombre des hommes capables de le résoudre. Pas plus qu'il n'avait de respectueuse pitié pour le roi et la reine, il n'avait pour la Révolution une déférence fanatique et profonde ; ce qu'il aimait en elle c'était seulement la force neuve, la force jeune qui donnait l'essor de toute part aux énergies inemployées. Mercier du Rocher, dans les mémoires inédits auxquels Chassin a fait de si intéres- sants emprunts, raconte une conversation de Dumouriez eu septembre 1791, en Vendée, qui le peint à merveille :

« Dumouriez nous emmena souper chez lui, maison de Denfer, située dans la prairie...; le repas fut frugal, la conversation animée. Le général, très ma>lré, 1res roué, nous raconta ses aventures de l'ancien régime, nous parla de sa captivité à la Bastille, et nous promit de tenir tous les malveil- lants dans le devoir. Il ajouta que, tandis qu'on applaudissait sa conduite aux Jacobins de Paris, on le traitait d'aristocrate au club de Nantes, parce qu'il avait fait mettre en liberté des gentilshommes qu'on avait enfermés dnns le château cette ville, et que ces sortes de violences ne lui plaisaient point quoi ju'il fût ennemi juré des contre-révolutionnaires.

« Il nous parla de la Révolution, du Roi, de l'Assemblée nationale avec la légèreté d'un militaire français; il nous dit qu'elle n'était plus qu'une vieille putain qu'il fallait se hàler d'éconduire. Cette expression était jiste sous bien des rapports. Il nous parla de ses amis, il nous parla île son beau- frère (le marquis d'Auvant de Perryj qui avait épousé sa sœur. »

« Il avait aussi un autre beau-frère comte : c'était Rivarol, dont la sœur vivait avec lui. Elle était bien dans sa maison, mais comme elle était jeune et

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jolie, comme il avait cinquanlc-qualre ans vl (|ue nous étions tous des convives plus jeunes que lui, il jugea qu'il ne devait pas nous faire souper avec sa maîtresse. Il avait cueilli des lauriers au Champ de Mars, il craignait que quelqu'un de nous lui enlevât ses myrtes. »

Sa conduite en Vendée avait été décidée et adroite. II s'était mêlé fran- chement aux patriotes; il avait harangué de ville en ville les sociétés de Jacobins; il avait multiplié les fûtes civiques, prenant part aux farandoles qui s'organisaient autour des autels de la Patrie splendidement illuminés. Il avait ainsi gagné la confiance des patriotes, il leur recommandait la prudence, la modération: « Pensons que les rebelles, s'il s'en présente encore, sont des Français égarés par le fanatisme et les préjugés... Soyons sévères comme la loi qui nous fait agir; mais ne soyons ni cruels, ni injustes. »

Il parlait au.x soldats le langage delà Révolution: au 51' qui arrivait de La Rochelle à Luçon, il disait: « Le militaire est citoyen; son premier devoir envers la Patrie est de défendre la liberté. Si donc il est placé entre les ordres d'un chef qui lui commande d'altenier à cette liberté et sa conscience de Français patriote, il ne saurait être rebelle à la loi en désobéissant à son chef. C'est pourquoi il ne faut que des généraux patriotes à la tète de l'armée. »

Et il ajouta s'adressant aux chefs: « Je vous ordonne de laisser aller les soldats aux sociétés populaires. » A Fontenay, la garde nationale alla au devant du détachement; les deux troupes se fondirent, et traversèrent la ville en chantant le Ça ira.

Ces détails communiqués à la Société centrale des Jacobins, faisaient grande la popularité de Dumouriez; et en même temps il usait de son ascen- dant révolutionnaire sur les troupes pour les détourner du pillage, de la violence. Il savait bien ce qu'il y avait de sec, de dur, d'atrocement égoïste dans la contre-révolution vendéenne. Ce n'était pas à proprement parler le fanatisme religieux qui soulevait la population paysanne, ou tout au moins c'était le fanatisme de l'habitude plus .que celui de la foi. C'était la haine d'une civilisation nouvelle plus active, plus libre, plus hardie, qui allait im- poser des charges, tout en assurant des droits. Au fond, ces paysans de Vendée auraientvoulu végéter dans des coutumes dormantes, comme des plantes dans un étang. Ils avaient peur du mouvement, de la nouveauté, de la vie. Ils ne voulaient pas d'impôts; ils ne voulaient pas porter les armes; et sans un goût très vif pour l'ancien régime, ils aimaient mieux y retomber que faire un mo- ment, en courage, en sacrifices, en activité, les frais de la Révolution. En février 1792 la municipalité des Epesses écrivait à Dumouriez: « Notre paliio- tisme est le travail et l'amour de la paix, et quiconque nous la donn-> est un Dieu pour nous. Nous paijons des guerriers pour protéger nos hameaux et celui qui noiis tirerait de 7ios charrues pour armer nos bras serait un scélérat à nos yeux. Nos corps endurcis ne sont cependant point e//éminés ou lâches;

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nous avons la conscience de notre innocence et de notre force, et si nous ren- versio7i.s nos faux, comme on nous en accuse, nous saiirion'i nous faire res- pecter. La douceur du peup!e est celle de iagifau, sa force est celle du lion, et, s'il sortait de son caractère sa férocité serait celle du tigre. »

Duniouriez était donc averti, et il connaissait toutes les forces de routine sauvage qui pouvaient dans l'Ouest éclater contre la Révolution.. Bien des propos de lui, à celte époque, témoignent qu'il ne se faisait pas illusion sur retendue du péril, mais il savait par des démarches personnelles habiles auprès des curés les moins engagés, par son affabilité, par son art de diviser les intérêts et de calmer les amours-propres, amortir et disperser le choc. C'est cette tactique d'habileté et d'intrigues, d'audace et de séduction qu'il va appliquer à l'ensemble de la Révolution.

Son premier acte, après avoir gagné Brissol et la Gironde, c'est d'aller aux Jacobins. Il y parut le lundi 19 mars. Grande nouveauté que la présence d'un ministre « patriote » au club ! Et comme ce ministre était chargé des affaires étrangères, quelle vive réponse aux communications de l'empereur et de Kaunitz dénonçant les Jacobins 1

Ceux-ci en furent transportés. Duraouriez monta à la tribune et, selon l'usage adopté depuis quelques jours par les orateurs de la Société, se coiffa du bonnet rouge. Il avait celle grâce souveraine de ne pas faire à demi les démarches que la politique lui conseillait.

« Frères et amis, dit-il, tous les moments de ma vie vont être consacrés à remplir la volonté de la Nation et le choix du roi conslitulionnel. Je por- terai dans les négociations toutes les forces d'un peuple libre, et ces négo- ciations porteront sous peu une paix solide ou une guerre décisive. {Applau- dissements.') El dans le dernier cas je briserai ma plume politique et je prendrai mon rang dans l'armée pour venir triompher ou mourir libre avec mes frères. J'ai un grand fardeau et très difficile à soutenir, mes frères ; j'ai besoin de conseils, vous me les ferez passer par vos journaux; je vous prie de me dire la vérité, les vérités les plus dures. Mais repoussez la calomnie, et ne rebutez pa? un zélé citoyen que vous avez toujours conn u tel. » (Applau- dissements universels.)

Robespierre fit quelques réserves : « Je déclare à M. Dumouriez qu'il ne trouvera aucun ennemi parmi les membres de cette Société, mais bien des appuis et des défenseurs, aussi longtemps que par des preuves éclatantes de patriotisme, et surtout par des services réels rendus au peuple et à la patrie, il prouvera, comme il l'a annoncé par des pronostics heureux, qu'il était, le frère des bons citoyens et le défenseur zélé du peuple. Je ne redouterai pour celte Société la présence d'aucun ministre, mais je déclare qu'à l'instant dans celte Société un ministre aurait plus d'inffuence qu'un bon citoyen qui s'est constamment distingué par son patriotisme, alors il nuirait à la

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Société, el je jure, au nom de la liberté, qu'il n"en sera point ainsi, qu'elle sera toujours l'effroi de la tyrannie et l'appui de la liberté. »

« Là-dessus, note le prbrf'^-verlial des Jacobins, M. Dumouriez se préci- pite d^^ns les liras de M. Robespierre. La Société et les tribunes, regarilant ces embrnssemenls comme le jrrésage de l'accord du ministère avec l'amour du peuple, accompagnent ce spectacle des plus vifs applaudissements. »

Aucune objection de principe ne fut faite à l'entrée îles patriotes, des Jacobins (Roland était secret lire de la Société), dans un ministère fonué par le roi. A vrai dire, « les Amis de la Constitution » ne pouv lient pas s'op- poser au ronctiohnement de la Constitution qui donnait au roi le droit de choisir les ministres. Toujours jusqu'ici les Assemblées s'étaient abstenues de paraître exercer môme un contrôle sur les choix ministériels faits par le roi. Il pouvait les appeler et les ren\oyer à son gré, et le caractère révolu- tionnaire du mouvement que provoqua le renvoi de Necker (et qui était antérieur d'ailleurs à la Constitution), ne peut être invoqué comme le signe d'une pratique contraire; môme, alors, la Constituante prolesta qu'elle n'en- tendait point peser sur la volonté royale. A vrai dire, le régime parlemen- taire n'était pas encore né.

Les ministres, même en 1792, étaient les commis du roi beaucoup plus que les orgines de la majorité: ils étaient responsables; ils pouvaient, comme de Lessarl récemment, être mis en accusation. Mais celte responsabilité ne s'étendait pas aux actes ils n'apparaissaient que comme les instruments de la prérogative royale. Ainsi, quand les ministres transmettaient à l'As- semblée les refus de sanction du roi, aucune voix ne s'élevait dans l'Assem- blée pour demander aux ministres : Pou consentez-vous à transmettre des refus de sanction portant sur des décrets et des lois auxquels les repré- sentants de la nation attachent la plus grande importance? Il eût semblé que faire un grief aux ministres de transmettre le veto, c'eût été s'en prendre au veto lui-même et supprimer le droit constitutionnel du roi, en lui retirant les moyens de l'exercer.

Pourtant, quand le roi acculé fut obligé d'appeler, non plus des royalistes comme Berlrand, non plus des « monarchiens » comme Delessart, non plus môme des conslilulionnels modérés comme Duporl-Dutertre et Cahier de Gerville, mais des patriotes, des démocrates, des jacobins comme Dumouriez el Roland, on sentit confusément qu'il y avait quelque chose de changé dans les rapports du ministère et du roi. On entrevit que les nouveaux ministres ne pourraient pas, à l'égard de la prérogative royale, jouer le rôle passif de leurs prédécesseurs, qu'ils étendraient nécessairement leur respous.ibilité : et c'est comme la première ébauche, comme la première lueur du régime parlementaire qui apparaît.

Je trouve un indice de ce travail des esprits dans l'article : Des nouveaux

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ministres, que publia, à la date du 24 au 31 mars, le journal les Révolutions de Paris :

« Nous avons dit souvent que le défaut essentiel de la Constitution française était de n'êire point assise sur des bases immuables et de ne re- poser que sur la probité supposée du pouvoir exécutif et de ses agents. Nous en taisons li lri>le épreuve depuis le 14 juillet 1789; nous la faisons surtout depiii- l'acceptation de l'acte constitutionnel par Louis XVI. Les sieurs Du- port, Delessart, Bertrand, Duportail, Montmorin, etc., ont fait le malheur du peuple, parce qu'ils n'ont pas voulu être honnêtes gens. Que conclure de là? Deux choses qui vont paraître bien étranges : Que la Constitution, en ce qui regarde le gouvernement, n'a presque aucun avantage sur le despotisme; Que les ministres actuels peuvent néanmoins, s'ils le veulent, faire instantanément le bonheur de leur pays.

« Expliquons ces prétendus paradoxes. Le peuple élit ses magistrats, ses juges, ses représentants; les représentants du peuple ont intérêt de sou- tenir et défendre la cause du peuple, qui est la leur, et ils la souliemlraient, par la raison de leur intérêt personnel, s'ils ne trouvaient pas un intérêt plus grand à la trahir; or. quel est l'intérêt étranger qui fait dévier une partie des représentants du peuple? C'est la liste civile, ce sont les em lois à la nomination du pouvoir exécutif : donc le Corps législatif serait nécessiire- menl pur, si le pouvoir exécutif n'avait qu'un salaire raisonnable et aucun emploi public à sa disposition.

« S'il est une fois démontré qu'il n'y a que l'influence du pouvoir exé- cutif qui puisse engager le Corps législatif dans des démarches contraires au bien du peuple, il l'est également que la Constitution ne repose que sur la probité supposée du chef du pouvoir exécutif; car si le Corps législatif est incorrompu, ses décrets seront salutaires et justes, le peuple sera bien gou- verne, toutes les fois que ces mêmes décrets seront ponctuellnnient exé- cutés, et ils seront ponctuellement exécutés si le pouvoir exécutif n'a aucun intérêt à ne les point exécuter; mais si le pouvoir exécutif a un intérêt à ne pas faire exécuter les lois, il ne les exécutera pas, et l'on aura beau faire, on aura beau décréter, le jeu de la machine n'en sera ni meilleur, ni plus actif.

« On peut en conclure, avec certitude, que le roi étant inviolable, et nul n'ayant le droit de lui demander compte de son inertie ou de ses actions, la révolution est à pou près nulle, s'il s obstine à rester en place et à contrarier sans cesse la marche de la révolution.

« // résulte de cet exposé que dans la vérité exacte, un peuple qui a un gouvernement le roi est inviolable, et nul moyen ne peut le forcer à agir, 7iesl pas plus libre que ceux chez qui la volonté du roi est la sujjrême loi; car il n'y a pas de différence entre obéir à la volonté d'un tiers et com- mander à celui qui a le droit de désobéir. Si les représentants de la France

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ne peuvent pas espérer le bonheur de l'empire sans le concours du roi, Cenipire n'est ni plus heureux ni plus libre que si son bonheur et sa liberté tie dépendaient que du roi; cependant, comme le roi ne peut pas agir seul, comme il ne peut rien ordonner sans le concours des ministres, il est certain que la somme de bien ou de mal résultant d'un gouvernement dépendra toujours de la volonté des ministres, dont l'attache n'est pas forcée et qui doivent savoir se refuser au besoin. C'est en ce sens que nous avons dit que le ministère actuel, s'il est aussi bien intentionné qu'on a le droit de l'at- tendre, pourra faire jouir le peuple d'une sorte de bonheur et de liberté qui durera aussi longtemps qu'il plaira au roi de les conserver. »

Les démocrates nolaienl très bii.'n la conlradiction essentielle de la Cons- titution. Elle constiluail tous les pouvoirs à l'éleclion, tous, sauf le pouvoir suprême. C'est par les représenlanls élus de la nation qu'était faite la loi, mais un chef du pouvoir exécuiif, à jamais inviolable, à jamaùs irrespon- sable, pouvait ou par le veto ajourner pour des années la loi, ou par le choix d'agents d'e.\écution animés d'un esprit contre-révolutionnaire, la paralyser et la fausser.

En fait, cette contradiction, théoriquement insoluble, aurait pu être résolue si la monarchie avait compris les temps nouveaux, si elle avait loya- lemenl accepté la Constitution nouvelle. Mais celle-ci portait en elle un ennemi sournois qui la rongeait, pour ainsi dire, du dedans. Que le roi soit obligé d'appeler des ministres démocrates, patriotes, jacobins, très pro- noncés dans le sens de la Révolution, alors la crise latente de la Constitution éclatera nécessairement. Ou bien les agents ministériels du pouvoir royal obligeront celui-ci à marcher avec la Révolution, ou bien, en obligeant le roi à les chasser, ils feront éclater à tous les yeux l'incompatibilité essentielle de la Révolution et de la monarchie. C'est par que l'avènement du ministère Girondin a un sens révolutionnaire.

Dumouriez se hâta, comme il l'avait promis, de préciser la situation extérieure. Depuis longtemps, il était l'adversaire de l'alliance autrichienne. Nombreux étaient, sous l'ancien régime, les hommes qui déploraient le traité de 1756, qui lui imputaient tous les malheurs de la France dans la Guerre de Sept ans et qui désiraient un autre grouiiemeni des puissances.

Les événements révolutionnaires parurent à Dumouriez une occasion excellente de réaliser cette conception diplomatique. Combattre l'Autriche, négocier avec la Prusse, tel était son plan qui coïncidait partiellement avec celui de Rrissol, mais qui procédait d'une toute autre pensée et tendait à un tout autre but. Pressé de donner des explications complémentaires, le prince de Kaunitz avait renouvelé le 18 mars ses considérations antérieures et af- firmé flu'cllcs répondaient aux vues du nouveau roi François II. Dumouriez envoya à Vienne un message qui devait exiger la promesse ferme de la disso- lution du Congrès des souverains.

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Le prince de Kaunitz se borna, par une note brève du 7 avril à se référer à son communiqué du 18 mars : el, là-dessus, Dumouriez conseilla à Louis XVI de déclarer la guerre « au roi de Bohème et de Hongrie. » Le roi, acculé, eQ'rayô. espérant d'ailleurs que la guerre donnerait au Congrès des souverains .'occasion de se manifester, consentit à proposer la guerre à l'Assemblée, selon la Constitution.

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Louis XVI à V Assemblée législative avec ses ministres Jacoqtd)i£ déclarant la Guerre.

IMAGE CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE. (D'après une estampe du Musée Carnavalet.)

C'est le 20 avril que le roi vint à l'Assemblée. Dumouriez donna lecture du mémoire il démontrait la nécessité de la guerre et reprenait les griefs vingt fois e.\posés par Brissot. « Le roi, avec quelque altération dans la voix », dit le procès-verbal, prononça ces paroles: « Vous venez, Messieurs, d'en- tendre le résultat des négociations que j'ai suivies avec la cour de Vienne. Les conclusions du rapport ont été l'avis unanime des membres de mon Conseil. Je les ai adoptées moi-même : elles sont conformes au vœu que m'a manifesté plusieurs fois l'Assemblée nationale, et au.x sentiments que m'ont témoignés un grand nombre de citoyens de diverses parties du royaume.

LIV. 120. BISTOIBE SOaALISTE. '-'^'- ^•■^-

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Tous préfèrent la guerœ à voir plus longtemps la digailé du peuple français outragée, et la sûreté nationale menacée.

« J'avais dû, préalablement, épuiser tous les moyens de maintenir la paix ; je viens aujourd'hui aux termes de la Constitution, proposer à l'As- semlilée nationale la guerre contre le roi de Bohème et de Hongrie. »

Un seul député, Becquey, tenta de s'y opposer.

guerre fut décidée à une immense majorité dès la séance du 20 avril. Entre le vieu.x monde monarchique et féodal et la Révolution démocratique, un choc immense allait se produire. Nul alors, parmi ceux qui votèrent la guerre, n'en prévit l'immensité et la durée. Ou bien ils croyaient qu'elle serait limitée à l'Autriche, ou bien ils imaginaient que l'esprit révolution- naire déchaîné sur le monde allait en quelques jours plier les vieux pouvoirs comme des herbes sont pliées et flétries par un vent d'orage. Mais il y avait dans la France révolutionnaire une telle force de passion, un orgueil si véhé- ment de la liberté que même si elle avait pn mesurer exactement l'étendue de la lutle elle entrait, elle n'aurait pas reculé. Seul, le fantôme du despo- tisme militaire, grandissant à l'horizon, l'aurait fait hésiter peul-ôtre. La fer- veur et le rayonnement de l'enthousiasme lui cachaient le péril.

Chose curieuse et vraiment dramatique ! Au moment Louis XVI entra pour soumettre à l'Assemblée la déclaration de guerre, c'est Condorcet qui était à la tribune et qui y développait un plan admirable et vaste d'instruc- tion publique.

Condorcet, nous l'avons vu, croyait à la nécesssité de la guerre: mais il s'efforçait de la limiter, et on aurait dit qu'il essayait d'occuper d'avance l'horizon par de magnifiques projets pacifiques.

Le plan d'instruction publique, tel qu'il le développait, supposait en effet la paix. Il prévoyait une extension rapide des premières mesures proposées : et il disait: « On pourrait nous reprocher d'avoir trop resserré les limites de l'instruction donnée à la généralité des citoyens, mais la nécessité de se con- tenter d'un seul maître pour chaque établissement, celle de placer des écoles auprès des enfants, le petit nombre d'années que ceux des familles pauvres peuvent donner à l'élude nous ont forcés de resserrer celte première instruc- tion dans des bornes étroites ; et il sera facile de les reculer lorsque l'amé- lioralion de l'état du peuple, la dislribution plus égale des fortunes, suite nécessaire des bonnes lois, les progrès des méthodes d'enseignement, en auront amené le moment; lorsqu'enfiu la diminution de la dette et celle des dépenses superflues permettra de consacrer à des emplois vraiment utiles une plus forte portion des revenus publics. »

Voilà le grand rêve de démocratie paciflque, éclairée, égalitaire, que dé- ployait Condorcet au moment même arrivait le roi, portant la décla- ration officielle de la guerre qui allait engloutir pour des générations toutes les ressources du pays. Que Condorcet ait descendre de la tribune pour

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céder la place à la déclaration de guerre, c'est un saisissant symbole de la déviation militaire de la Révolution.

Quand il reprit, le lendemain, l'exposé de son plan, il déclara que la ferveur de l'étude, de la science devait d'autant plus être propagi'e que dan? le monde nouveau les cimes n'ayant plus l'aliment des passions guerrières et de l'activité conquérante, devaient trouver dans la recherche toujours plus ardente du vrai l'emploi de leurs énergies.

« Noz(s avons cédc, dit-il en un admirable langage, à l'impiihion géné- rale des esprits qui en Europe semblent se porter vers les sciences avec une ardeur toujours croissante. Nous avons senti que, par une suite des progrès de fespèce humaine ces études qui offrent à son activité un alitnent éternel, inépuisable, devenaient d'autant plus nécessaires que le perfectionnement de l'ordre social doit offrir moins d'objets à l'ambilion, ou à l'avidité ; que dans un pays l'on voulait unir par des nœuds immortels la pdix et la liberté, il fallait que l'on pi'it, sans ennui, sans s'éteindre dans l'oisiveté, consentir à n'être qu'un lio?nme et un citoyen; qu'il était important de tourner vers des objets utiles ce besoin d'agir, cette soif de gloire à laquelle l'état d'une société bien gouvernée n'offre pas un champ assez vaste, et de substi- tuer ainsi l'ambition d'éclairer les homi^ies à celle de les dominer. »

Voilà le rapport qui fut coupé en deux; voilà, si je puis dire, l'espérance qui fut coupée en deux par la déclaration de guerre. Condorcet s'imaginait-il que la guerre serait courte ? Ou pensait-il que môme si elle devait durer pendant bien des années, peut-être pendant bien des générations il fallait formuler d'emblée le suprême idéal de la Révolution, l'idéal de science et de paix?

Ce vaste esprit, habitué à méditer les siècles, s'appliquait-il à déter- miner avec netteté un avenir même lointain? Il y a une grandeur incompa- rable dans l'âme double et une de la Révolution, qui se prépare à sauver par la guerre la liberté, et qui songe aux moyens d'animer la paix. Après tout, elle n'a pas échoué dans ce double effort : car les forces d'ancien régime ont été brisées par la guerre ; et la démocratie grandissante a travaillé mal- gré ces fardeaux à répandre la science. Mais quelle mélancolie, quelle poi- gnante tristesse de songer à ce que l'idéal de Condorcet aurait pu faire de la France si la guerre ne l'avait pas passionnée d'abord et ensuite asservie !

C'est parce que nous souffrons amèrement de cette déviation révolution- naire que nous sommes sévères, peut-être trop, pour tette Gironde impru- dente et brouillonne qui, de parti pris, précipita dans le sens de la guerre les événements encore incertains. Elle nous a dérobé cette consolation de savoir avec certitude que la guerre était inévitable. Mais l'humanité lui par- donnera en faveur du haut idéal de liberté et de paix que, par des moyens belliqueux, elle voulut servir, et dans l'admirable lumière de .la pensée de Condorcet, je ne discerne plus l'intrigue de Brissot.

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Le crime impardonnable, inexpiable, c'esl celui de la royauté fourbe, menteuse, traîtresse, qui ne se résigna jamais à la liberté nouvelle, qui n'accepta jamais honnêtement la Constitution qu'elle jurait de servir, et qui par sa trahison secrète, sournoise, constamment ressentie et impossible à saisir, accula la France énervée aux résolulions de guerre et pressa l'in- tervention hésitante de l'étranger.

Au moment le roi lisait la déclaration de guerre, sa voix était altérée. Tremblait-elle de douleur, de colère, de frayeur ou de honte? Était-il irrité et humilié d'avoir condescendu, par tactique, à déclarer la guerre à celui-là môme dont il sollicitait le secours? Se demandait-il avec crainte ce qui allait sortir pour lui de ce drame? Ou bien le sentiment qu'il trompait la nation, qu'il se préparait à la livrer, faisait-il un peu trembler sa voix devant les représentants de la France?

Au moment même le roi acceptait de déclarer la guerre à François II, il s'appliquait à hâter la marche des armées d'invasion qui devaient fouler le sol et la liberté de la France, et il renseignait l'ennemi sur les opérations probables des armées françaises.

Le 24 mars, le baron de Breteuil commente la mission dont Goguelat, sous le nom de Dammartin, est chargé auprès de l'empereur François II. Goguelat portait ce simple mot de la reine :

et Croyez en tous points, mon cher neveu, la personne que je charge de ce billet.

« Marie-Antoi.nette. »

Et ce mot du roi :

« Je pense absolument comme votre tante, et j'y ai la même confiance.

« Louis. »

Breteuil écrivait donc :

« Vous jugerez. Sire, d'après les détails du sieur Dammartin, qu'il est impossible de réunir sur les mêmes têtes des malheurs et des dangers de tout genre, plus déchirants et plus révoltants. Il est certain que la fac- tion qui maîtrise le royaume, est résolue à porter l'audace jusqu'à déclarer la guerre; elle veut, sans différer, faire deux points d'attaque à la fois : dans l'empire et sur le territoire du roi de Sardaigne.

« Leur résolution, en commençant les deux entreprises, est de suspendre le roi de ses fonctions, de séparer la reine de S. M. sous le prétexte de diffé- rentes accusations portées à dix-neuf chefs, dont le principal est d'avoir engagé feu S. M. l'Empereur à former une confédération avec les grandes puissances de l'Europe en faveur de la prérogative royale. On ne peut penser sans frémir d'horreur jusqu'où ces misérables peuvent porter cet abominable projet, ou se dissimuler que leur atrocité est sans mesure, parce qu'elle se voit sans frein. »

HIS-TOIRE SOCIALISTE 957

« Il n'y a, Sire, que V. M. qui puisse leur en présenter un assez fort et assez prompt pour les contenir. Le roi s'assure de trouver dans les prin- cipes et dans l'âme de V. M. toute l'action des secours devenus aujourd'hui nécessaires aux dangers de sa persomie et de celle de la reine, ainsi qu'au rétablissement de la monarchie.

« Vous sentirez, Sire, en apprenant leur projet d'attaques rebelles et leur plan de détrôner le roi, combien il importe que le développement des forces que le roi espère que Y. M. veut, comme feu S. M. l'Empereur, employer de concert avec le roi de Prusse, marche absolument eu avant de sa déclaration préparée aux puissances qui s'intéressent au sort de la maison royale et de la monarchie française. Le rassemblement sur le Rhin des forces réunies de V. M. et du roi de Prusse serait imposant pour la .conduite des projets atroces des scélérats dans l'intérieur et pour leurs intentions hostiles contre nos voisins. »

Ainsi, à la fin de mars, un mois avant le jour lui-même proposera à l'Assemblée de déclarer la guerre à François II, Louis XYI, par ses agents Goguelat et Breteuil, le presse de s'entendre avec la Prusse et d'amener ses troupes sur le Rhin.

Et la reine Marie-Antoinette écrit le 26 mars au comte Mercy :

« M. DCMOURIEZ, NE DOUTANT PLUS DE L'.\CC0RD DES PUISS.\NCES POUR LA UARCnE DES TROUPES, A LE PROJET DE COMMENCER ICI LE PREMIER PAR ONE ATTAQUE DE SaVOYE ET UNE AUTRE PAR LE PAYS DE LlÈGE. C'EST l'aRMÉE LaFAYETTE QUI DOIT SERVIR A CETTE DERNIÈRE ATTAQUE. VoILA LE RÉSULT.VT DU CONSEIL d'dIER ; i EST BON DE CONNAITRE CE PROJET POUR SE TENIR SUR SES GARDES ET PRENDRE TOUTES LES MESURES CONVENABLES. SELON LES APPARENCES, CELA SE FERA PROMPTE- UENT. »

C'est la trahison flagrante, criminelle. Et on alléguerait en vain que la reine, fille de la Maison d'Autriche, restait avant tout liée aux siens; car la tradition môme de la royauté mettait au-dessus des affections de famille l'in- térêt des nations. En vain on alléguerait encore que le roi et la reine me- nacés étaient excusables de chercher un secours au dehors; car la longani- mité de la Révolution, après le coup d'État du 23 juin, après le coup d'Élat manqué du 14 juillet, après la fuite de Varennes, montre assez que le roi et la reine n'auraient couru aucun péril s'ils avaient consenti à reconnaître la volonté nationale, à. ne pas tricher, à ne pas mentir, à ne pas trahir. Enfin, on ne peut même invoquer les préjugés naturels de la royauté; car l'exemple de l'Angleterre, oii la monarchie se pliait depuis des siècles à des règles constitutionnelles, était bien connu du roi, et c'est l'égo'isme le plus obscur et le plus sot, c'est la dévotion la plus mesquine et la plus peureuse, c'est la vanité la plus puérile qui animaient le roi contre une révolution dont lui-même avait reconnu la nécessité et à qui il avait ouvert la carrière.

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Il n'y a p.is d'excuse, el il n'y aura pas d'autre sanction pù.ssible que l'échafaud. Un ambassadeur français m'a raconté que le prince Lobanof, qui fut ministre des Affaires étrangères de Russie, avait écrit sur la Rùvolulion une courte étude où, jugeant les événements et les hommes cq aristocrate absolutiste, mais en patriote, il disait : <■ Les hommes qui firent le 14 juillet étaient des rebelles et ils devaient être pendus; mais le roi a trahi son peuple et il devait être guillotiné. »

La guerre déclarée le 20 avril ne donnera pas lieu, tout de suite, à des événements décisifs, à des rencontres mémorables; nous pouvons donc suspendre un moment la marche du récit pour nous demander quel est, en 1702, l'état économique el social de la France, quelles sont les tendances, les idées, les passions des diverses classes. Il faut savoir quel est le minerai qui va être jeté dans la fournaise de la guerre.

LE MOUVEMENT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL EN 1792

Ce n'est pas, je l'ai déjà dit el démontré, une France appauvrie el comme ancmiée par le ralentissement de l'activité économique, qui va livrer bataille à l'Europe. Au contraire, grande fut dans l'année 1792 l'activité des échanges el de la production. Pourtant la France est menacée dans son commerce, dès la fin de 1791, par les troubles des colonies; à Saint-Domingue, comme nous l'avons vu, un terrible soulèvement des noirs, secondés par une partie des mulâtres, avait répondu à la politique incertaine de la Constituante, menée par la faction égoïste el avide des colons blancs dont Barnave, les Lamelh et le club de l'hôtel Massiac furent les représentants.

C'est le 27 octobre 1791 que la Législative fut saisie de la question par des lettres que lui communiqua François de Neufchâteau. Elles annonçaient une révolte des noirs. El aussitôt le parti modéré, le parti conservateur, chercha à accabler les démocrates. Ce sont eux, disait-on, qui, par leurs prédications insensées, par les idées d'égalité, par les promesses d'affranchis- sement qu'ils ont fait parvenir aux colonies, ont soulevé les noirs el préparé la ruine de Saint-Domingue, la ruine de la France.

La réponse était aisée, car les noirs esclaves ne se seraient pas soulevés, si les mulâtres libres et propriétaires étaient restés unis aux colons blancs, el ils seraient restés unis à ceux-ci si on leur avait accordé l'égalité des droits politiques, si, sous la Constituante, les modérés et les colons n'avaient point réussi à paralyser le décret de mai qui accordait le droit de vole aux hommes de couleur libres; si plus lard môme, en septembre, ils n'avaient pas obtenu l'annulation du décret de mai.

Brissot, élourdiment, commença par nier l'authealicité des lettres qui annonçaient le soulèvement des noirs ; mais ces nouvelles ne tardèrent pas à

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être confirmées, et la bataille s'engagea, une des plus grandes batailles éco- nomiques et sociales de ce temps, entre l'orgueil de race et l'idée d'égalité, entre les Droits de l'homme et la propriété entendue comme la consécration même de l'esclavage.

Les modérés demandèrent d'abord et d'urgence que des troupes de secours fussent expédiées à Saint-Domingue. Les grandes villes marchandes, celles surtout qui avaient avec Saint-Domingue les relations d'affaires les plus étendues, envoyèrent à l'Assemblée les lettres et les députations les plus pressantes. Un grand nombre de négociants de la ville de La Rochelle écri- virent à la Législative le 6 novembre :

... « Vous aurez partagé, Messieurs, les sentiments que nous inspirent les détails affreux qui viennent de nous parvenir ; mais ce que vous ne vous persuaderez jamais, c'est la consternation, c'est le désespoir qui régnent dans nos ports.

«Il n'est aucun d'entre nous dans les malheurs qui affligent Saint-Do- mingue qui n'ait à craindre pour un frère, un parent, un ami; personne enfin qui n'envisage dans la ruine des colonies, la perl« de sa fortune et l'anéan- tissement de tous ses moyens de subsistance et de travail. Vous êtes chargés. Messieurs, du dépôt de la félicité publique. Ce dépôt embrasse, dans sa vaste étendue, la colonie de Saint-Domingue... Des vaisseaux, des munitions, des vivres, du numéraire, des troupes, des commandants patriotes et sages, voilà, Messieurs, ce que nous recommandons à votre sagesse. »

Ainsi, les trois cents négociants qui avaient signé cette pétition prenaient brutalement parti pour les colons blancs si criminellement et si téméraire- ment égoïstes. Ils demandaient seulement des armes pour écraser les noirs soulevés et les mulâtres qui combattaient avec eux; ils ne désiraient aucune mesure d'équité qui en apaisant au moins les mulâtres isolât et désarmât les noirs. Et pourtant, même au point de vue mercantile, il était absurde d'espérer la pacification de l'île par le seul emploi de la force au service du privilège.

Même égoïsme et même aveuglement chez les négociants de Bordeaux. Le directoire du département de la Gironde écrit le 5 novembre. De même le directoire du district de Bordeaux: ils annoncent l'envoi de députés chargés « d'offrir à la Nation des vaisseaux pour le lransporl*des troupes et des vivres ». La délégation bordelaise parla ainsi le 10 novembre : « Les citoyens de Bordeaux nous ont députés vers vous pour vous conjurer de prendre dans la plus sérieuse considération les désastres arrives à Saint-Domingue. A'^ous entretenir des malheurs qui désolent cette précieuse colonie, c'est vous ex- poser les nôtres, c'est vous peindre l'état de douleur et de deuil de toutes les places maritimes; le même coup peut avoir atteint une autre possession d'Amérique; il peui frapper de mort la principale branche de l'industrie nationale et tarir la source la plus féconde du crédit public. »

000 HISTOIRE SOCIALISTE

« Après une longue et pénible sta/jnation les opérations du commerce reprenaient enfin leur activité ; quarante-i^euf vaisseaux étaient en armement à Bordeaux, le plus grand nombre destiné pour la colonie deSainl-Domingue, et la plupart pour l'infortunée partie du Nord. A la première nouvelle des ravages. qui l'affligent, le découragement a succédé aux espérances, la cons- ternation s'est répandue dans nos murs.

« ! Quels Français entendraient froidement le récit des malheurs de leurs frères! Les liens du sang, ceux de l'amitié, plus forts que ceux de 1 in- térêt, nous commandent de voler à leur secours et nous rendront faciles et chers tous les sacrifices.

« Mais en nous occupant de soulager les maux des colons, n'est-il pas permis de jeter quelques regards autour de nous? Les citoyens de Bordeaux, leurs administrateurs, seraient en proie à de nouvelles craintes si les tra- vaux du port, déjà ralentis, demeuraient longtemps suspendus. Ces travaux si actifs, si variés, assuraient la subsistance d'une foule immense d'ouvriers de tout genre, et Ion ne peut se dissimuler que la tranquillité publique serait compromise, si cette classe intéressante de nos concitoyens était privée de cette unique ressource, dans la plus rigoureuse saison d'une année que l'état de nos récoltes pouvait faire regarder comme calamileuse.

c< Messieurs, le calme qui a si heureusement régné dans notre dépar- tement et dans ceux qui nous environnent est peut-être aux exemples de bon ordre et de respect pour les lois qui ont distingué la ville de Bordeaux dans les moments les plus difficiles. Elle aspire aujourd'hui à donner une nouvelle preuve de son dévouement et c'est au moment même un revers accablant menace sa prospérité qu'elle vient vous oUrir ce qu'elle peut encore pour concourir à apaiser les troubles des colonies, et porter un se- cours indispensable à ceux de nos frères qui auront survécu à ces désastres, et dont les propriétés laissent encore quelques espérances... » {Vifs applau- dissements.)

Ainsi, pas un mot, je ne dis pas pour les esclaves, mais pour les hommes de couleur libres, qui avaient été si odieusement dépouillés par l'égoïsme et l'hypocrisie des colons blancs du droit même que la Constituante leur avait reconnu.

Malgré l'impatience des modérés, malgré la pression des ports, l'Assem- blée hésitait à envoyer des troupes à Saint-Domingue; car elle se doutait bien que ce serait un renfort à l'esprit d'oligarchie et de privilège, et elle voulait attendre, en tout cas, d'être mieux renseignée. Merlin de Thionville, adversaire implacable de toute politique coloniale, avait adjuré l'Assemblée, le 6 novembre, de concentrer sur la frontière menacée par les despotes toutes les forces de la France; et ses paroles avaient soulevé bien des murmures:

« Hé! Messieurs, soyons conséquents dans nos principes : quel est l'es- prit de la Constitution? Sur quoi esl-elle fondée? C'est sur la liberté qui vous

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a fait briser vos fers.., (Murmures.) Ahl mon âme indignée s'est refusée à votre arrêté d'tiier, qui vote des remerciements à la nation anglaise pour le soin qu'elle a pris de s'unir à des hommes pour river les fers d'autres hommes (Allons donc! Allons donc !) ; aujourd'hui vous voulez vous hâter de resserrer cette chaîne et vous oubliez que c'est par de saintes insurrec- tions que vous avez rompu les vôtres; soyez donc conséquents avec vous-

L'Abbé Oaiaouui. (D'après une estampa da Mosée CaroaTalat.)

mêmes, ou attendez-vous, avec vos principes d'aujourd'hui, à applaudir bien- tôt Léopold et les autres tyrans du monde quand ils auront anéanti votre liberté, et quand ils auront perdu la Patrie... Qu'on nous laisse nos forces dont sans doute nous aurons besoin plus tôt qu'on ne croit. » (Applaudisse- ments dans les tribunes.)

était bien le nœud oîi était prise l'Assemblée : défendre en Europe la liberté au nom des Droits de l'homme et maintenir aux îles la distinction des

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é(52 lîi^Tb^iUÉ sog!aIi;istf.

races et l'esclavage môme ; la conlradidion était cruelle, el Merlin y appujfeft sans ménagement.

L'Assemblée troublée et irritée le huait; mais elle n'osait pas prendre parti, el ajournait. Cependant Brissot, qui s'était ressaisi et qui aviil reçu des documents, pressait l'Assemblée d'instituer un grand débat d'ensemble sur la situation des colonies. Le comité colonial dominaient les amis des colons ne semblait pas se hâter d'apporter son rapport; peut-être le dépouil- lement d'un très volumineux dossier était-il long. Peut-être aussi les modérés redoutaienl-ils une discussion, où, de nouveau, des paroles de justice et de liberté retentiraient, que le vent de la Révolution, qui ne défaillait point aux grands espaces, porterait jusqu'aux Antilles. Pourtant Brissot avait annoncé que le 1" décembre, même si le Comité colonial n'était pas prêt, il ouvrirait, lui, le débat. 11 fut ouvert en effet.

Déjà le 30 novembre, les députés de l'Assemblée générale de la partie française de Saint-Domingue avaient été admis à la barre, et l'un d'eux. Millet, avait exposé la thèse des colons blancs. C'est un violent manifeste contre les démocrates, contre la Société des amis des noirs, contre Brissot, contre l'abbé Grégoire ; c'est hi théorie de l'esclavage formulée par les proprié- taires blancs des îles; et comme je ne citerai pas d'autre document dans le même sens, je ferai à celui-ci des emprunts assez étendus. L'orateur s'ap- plique d'abord à émouvoir la sensibilité de l'Assemblée par le tableau des attentats terribles des nègres:

... « Dans le même moment, l'atelier Flaville, celui-là même qui avait juré fidélilé au procureur, s'arme, se révolte, entre dans les appartements des blancs, en massacre cinq attachés h l'habitation. La femme du procu- reur demande à genoux la vie de son mari ; les nègres sont inexorables ; ils assassinent l'époux en disant à- l'épouse inf'jrtunée qu'elle et ses filles sont destinées à leurs plaisirs.

«M. Robert, charpentier, employé sur la même habitation, est saisi par ses nègres, qui le garottent entre deux planches et le scient avec lenteur. Un jeune homme de seize ans blessé dans deux endroits, échappe à la fureur de ces cannibales, et c'est de lui que nous tenons ces faits.

« les torches succèdent aux poignards; on met le feu aux tannes de l'habitation ; les bâtiments suivent de près... Un colon est égorgé par celui deses nègres qu'il avait comblé de bienfaits; son épouse, jetée sur son ca- davre est forcée d'assouvir la brutalité de ce scélérat...

« M. Potier, habitant du port .Margot, avait appris à lire et à écrire à son nègre commandeur; il lui avait donné la liberté dont il jouissait; il lui avait légué 10,000 livres qu'on allait lui payer; il avait donné pareillement à la mère de ce nègre une portion de terre sur laquelle elle recueillait du café; le monstre soulève l'atelier de son bienfaiteur et celui de sa mère, embrase

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et consume leurs possessions, el pour cette action il est promu au géné- ralat. »

J'arrête ici le récit de ces violences, de ces sauvageries, et n'çssaierai point d'épiloguer. A vrai dire le nègre dont il est parlé en dernier lieu, qui quoique personnellement libéré prend parti pour ses frères esclaves et va jus- qu'à brûler l'atelier dont le maître avait fait don à sa mère, paraît une âme assez forte et grande. Mais il est certain que les escla\res noirs soulevés, portant dans leur sangafricain des beslinlités ardenles, portant dans leur cœur ulcéré les ferments aigris des vieilles douleurs et des vieilles haines furent plus d'une fois atroces et raffinèrent la cruauté jusqu'à l'invraisemblance. Mais la question qui se posait était celle-ci : Comment, tranquilles naguère, avaient-ils été ainsi excités à la révolte? Et la faute n'en était-elle point à ceux qui ne comprirent pas que la Révolution de la France devait se traduire aux colonies par de loyales réformes? Tout cet étalage de lubricité et de sang ne signiiie donc rien; et la conclusion de l'orateur sur ce point est tout à fait arbitraire et vaine.

« Pour vous le dire en un mot, si les projets sanguinaires de ces hommes grossiers et féroces se réalisaient à l'égard des blancs, s'ils parvenaient à faire disparaître la race blanche de la colonie, on verrait bientôt Saint-Do- mingue offrir le tableau de toutes les atrocités de l'Afrique. Asservis à des maîtres absolus, déchirés par les guerres les plus cruelles, ils réduiraient en servitude les prisonniers qu'ils se seraient faits, et rescla\age modéré sous lequel ils vivent parmi nous se changerait en un esclavage aggravé par tous les rafOnemenls de la barbarie. »

Mais en vérité il ne s'agissait point de cela. Il ne s'agissait point d'ej- lerminer les blancs et d'abandonner l'île aux seuls esclaves noirs se reconsti- tuant en tribus africaines et s'asservissant ou se dévorant les uns les autres. 11 ne s'agissait point de choisir entre l'esclavage « modéré » que les blancs concédaient aux noirs et l'esclavage féroce, meurtrier, que les noirs anthro- pophages se seraient infligé les uns aux autres. Les plus hardis, comme Marat, avaient demandé simplement que les hommes de couleur libres, les mulâtres propriétaires, fussentadmis à légalité des droits politiques, que par leur accord, ainsi réalisé dans l'égalité, l'ordre fût maintenu et qu'un affran- chissement graduel et prudent des esclaves débarrassât peu à peu la France de cette monstruosité, sans ébranler les bases de la vie économique coloniale. Voilà ce qu'avaient demandé jusqu'à ce moment les plus audacieux, et il était assez puéril d'opposer à ces vœux le fantastique tableau d'une île en sauvagerie oh des démons noirs ayant promené partout leurs torches infer- nales auraient exterminé jusqu'au dernier des blancs. Il y a une grossière enluminure, à la fois puérile et violente, dans cet exposé créole. Mais voici une étrange idylle l'âme esclavagiste s'épanouit tout entière avec une tranquille beauté.

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« Nous vivions en paix. Messieurs, au milieu de nos esclaves. Un gouver- nement paternel avait adouci depuis des années Vélat des nègres, et nous osons dire que des millions d' Européens que tous les besoins assiègent, que toutes les misères poursuivent, recueillent moins de douceurs que ceux qu'on vous peignait et qu'on peignait au monde entier comme chargés de chaînes, expirant dans un long supplice. La situation des noirs en Afrique, sans pro' priétés, sans existence politique, sans existence civile, incessamment les jouets des fureurs imbéciles des tt/rans qui partagent cette vaste et barbare contrée, est changée dans nos colonies en une condition supportable et douce. Ils n'avaient rien perdit, car la liberté dont ils ne jouissaient pas n'est pas encore une plante qui ait porté des fruits dans leur terre natale ; et quoi qu'en puisse dire l'esprit de parti, quelques fictions qu'on puisse inventer, on ne per- suadera jamais aux hommes instruits que les nègres d'Afrique jouissent d'une condition libre.

« Le dernier des voyageurs qui ont visité ittte partie, presque inconnue jusqu'à présent de cet immense pays, )i'a écrit dans son long et intéressant voyage qu'une histoire de sang et de fureur. Les hommes qui habitent l'Abyssinie, la Nubie, les Gallas et les Fonget, depuis les bords de l'Océan Indien jusqu'aux frontières de l'Egypte, semblent disputer de barbarie et de fèroc'itè aux hyènes et aux tigres que la natttrc y a fait naître. L'esclavage y est un titre d'honneur et la vie, dans ce terrible climat, est un bien qu'au- cune loi ne protège et qu'un despote sanguinaire tient dans ses mains.

« Qu'un homme sensible et instruit compare le déplorable état des hommes en Afrique avec la condition douce et modérée dont ils fouissent dans nos colonies ; qu'il écarte les déclamations, les tableaux qu^une fausse philosophie se plaît à tracer bien plus pour s'acquérir un nom que pour venger l'humanité ; qu'il se rappelle le régime qui gouvernait nos nègres, avant qu'on les eiU égarés, rendus nos ennemis; à l'abri de tous les besoins de la vie, entourés d'une aisance inconnue dans la plupart des campagnes d'Europe, certains de la jouissance de leur propriété {car ils en avaient une et elle était sacrée,) soignés dans leurs maladies avec une dépense et tme attention qu'on chercherait vainement dans les hôpitaux si vantés de l'An- gleterre ; protégés, respectés dans les infirmités de l'âge ; en paix avec leurs enfants, leur famille, leurs affections; assujettis à un travail calculé sur les forces de chaque individu, parce qu'on classait les vidividus et les travaux, et que l'intérêt, au défaut de l'humanité, aurait prescrit de s'occuper de la conservation des hommes ; affranchis quand ils avaient rendu quelques ser- vices importants : tel élait le tableau vrai et non embelli du gouvernement de nos nègres, et ce gouvernement domestique se perfectionnait depuis dix ans surtout, avec une recherche dont vous ne trouverez aucun modèle en Europe.

« Latiachciiuiit le plus sincère liait le maitre et les esclaves; nous dor*

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niions en sûreté au milieu de ces hommes qui étaient devenus nos enfants, et plusieurs d'entre nous n'avaient ni serrures, ni verrous à leurs maisons.

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« Ce n'est pas. Messieurs, et nous ne voulons pas le dissimidery quil n'existât encore parmi les planteurs un petit nombre de maîtres durs et fé- roces, mais quel était le sort de ces hommes méchants? flétris par C opinion , en horreur aux honnêtes gens, séquestrés de toute société, sans crédit dan:;

06G H1ST0IÎII-: SOCIALISTE

/(Turs affaires, ils vivaient dans l'opprobre et le diîshonneur et mouraient dans la misère et le désespoir. Leur nom ne se prononce qn'avfc indignation dans In calonie, et leur repu' ition setl à éclairer ceux r/ui, inhnbilea cncort à l'administration des ateliers, pourraient èlre entraim's par l'impétuosité de leur cariic^ère, à des excès que l'expérience avaient montrés contraires à une bonne réqk^, que l'instruction et radoucissement des mœurs avaient contribué à faire proscrire.

« Noii^ adjurons ici, non ceux qui écrivent des romans pour se faire une réputiUioiî d'hommes sensibles, pour acquérir une popularité fugitive que l'indif/nalion générale doit bientôt leur enlever, mais ceux qui ont visité les colonies, cfiux qui les connaissent; qu'ils disent si le récit que nous avons fait n'est pas fidèle, si nous l'avons chargé pour vous intéresser à notre cause. »

Voilà le plaidoyer le plus audacieux qui ait élé risqué en faveur de l'esclavage : prononcé parles propriétaires d'esclaves devant une Asserali'é révolutionnaire, il apparaît comme un violent défi à la logique des é\éi e- menls et des idées. Il oblige la bourgeoisie troublée, bouleversée, à se re- cueillir, il s'interroger jusqu'au fond d'elle-même et à se demander si elle (St avec la propriété même esclavagiste ou avec les Droits de l'Homme.

Nous nous rendons au conseil de l'orateur et nous écartons toute décla- mation. Nous ne rappelons pas que si terrible que pût être la condition es nègres en Afrique, dans leur pays natal, c'est de force, c'est contre leur gré qu'on les en arrachait. Nous ne dirons pas qu'il y aurait pour hs négriers quelque hypocrisie à prétendre que c'est pour le bien des nègres, pour leur demi-libération qu'ils les volaient et les emportaient à fond de cale.

il nous plaît de penser, et cela était souvent vrai, que les maîtres de Saint-Domingue et des îles traitaient leurs esclaves avec douceur. Mais l'ora- teur est obligé de convenir lui-môme qu'il y avait de mauvais maîtres; en sorte que l'esclave même bien traité, n'avait pas de garantie, qu'il était i^ la merci d'un changement d'humeur, d'un accès de colère, d'un caprice de sen- sualité. Enfin, l'esclavage porte en lui celte contniiliction mortelle : ou i;if n l'esclave est maltraité, battu, frappé et il se révolte ou s'affaisse, ou bien l'esclave est traité avec douceur; il entre peu à peu dans la famille, et cette douceur même, éveillant en lui des délicatesses et le rapprochant du maître, l'achemine à comprendre et à vouloir la liberté.

La, révolte des noirs ne témoignait pas précisément contre les colons ; elle pouvait révéler au contraire une longue accoutumance de fierté créée, dans le monde servile, par la modération et la bonté des maîtres. Mais la conséquence inévitable était là; ie désir de la liherté devait s'oveilier un jour; et par ce désir muet au fond des cœurs cl comme biotli sous les anciennes apparences de domesticité familiale et résignée, tous les raiports des maîtres el des esclaves étaient secrètement renversés. Ce qui manque vraiment, à celle heure, aux colons blancs, c'est une force de pensée suffisante. Ils rai-

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sonnent comme si on leur impulail à crime l'effroyable trafic de chaiï Rù- maine qui si longtemps ravagea les côtes de rAFrique. Ils raisonnent cotiinîe si on les accusait tous de brutalité, de férocité; ils oublient que la mafcfee même des événements, l'évolution des idées et des mœurs devaient mettre l'esclavage en péril, et que la modération des bons maîtres en préparait'la chute comme la violence des mauvais. Surtout ils oublient que mênieïès colonies ne peuvent considérer la Révolution comme une quantité négli- geable, et que du point de vue de la Déclaration des Droits de l'homme l'aspect des problèmes est nécessairement tout nouveau.

Et qu'ont-ils fait pour s'adapter aux nécessités nouvelles? Qu'ont-ils fait pour concilier avec les habitudes et les besoins de la production coloniale les institutions de liberté et les principes du droit humain? Ils n'ont rien fa'it, rien, et ils n'ont même rien tenté. Ils n'ont su que ruser, équivoquer, men- tir, fausser le sens des décrets de la Constituante, résister par la force d'inertie à ses lois les plus mesurées et les plus sages; s'étendre, si je puis dire, dans leur orgueilleuse paresse d'esprit, s'immobiliser dans leurs préju- gés de race. Eu ce moment même, devant l'Assemblée législative, à l'heure Saint-Domingue est en feu et il faut sous peine de périr chercher la vérité, ils rusent encore et ils trichent. C'est tricherie en effet que de poser ainsi au premier plan la question de l'esclavage que tous les partis dans la Consti- tuante et au dehors avaient sinon écartée, au moins ajournée.

C'est tricherie aussi de concentrer toutes les responsabilités sur une société, sur la société des Amis des Noirs, comme si cette société, fut Mirabeau, était l'abbé Grégoire, n'était pas elle-même l'expression de l'esprit généreux du xvni" siècle, un des innombrables organes que sa pensée s'était créés.

C'est tricherie enfin et déloyauté de la part des colons blancs que'àe dissimuler les responsabili tés qu'ils ont assumées eux-mêmes par leur conduite hautaine et fourbe entre les hommes de couleur libres. Ecoutezles accusations haineuses de ces bons esclavagistes qui s'en prennent au monde entier de l'incendie que leur imprévoyance égo'iste a allumé :

« Cependant, Messieurs, une société se forme dans le sein de la France et prépare de loin le déchirement et les convulsions auxquels nous sommes en proie. Obscure et modeste dans le commencement, elle ne montre que le désir de l'adoucissement du sort des esclaves; mais cet adoucissement si perfectionné dans les îles françaises, elle en ignorait tous les moyens, tandis que nous nous en occupions sans cesse; et loin de pouvoir y concourir,' W/e nous forçait d'y renoncer en semant l'esprit (Tinsurbordinalion parmi nos esclaves et V inquiétude parmi nous. Pour adoucir de plus en plus le sort des esclaves, pour multiplier les affranchissements, il aurait fallu conserver pré- cieusement la sécurité des maîtres; mais ce moyen sage n'eiit produit à'uciin effet sur la renommée; la gloire ordonnait d'abandonner les colonies pour

'Xjs histoire socialiste

l«s livrer aux déclamaleurs, pour nous environner d'alarmes et de lerreursi pour préparer des malheur? que nous avons prédits dés i-^^; premiers travaux ries Amis des Noirs el qui viennent enfin de se réaliser. »

C'est toujours le môme sophisme des conservateurs. Ils proclament qu'ils réaliseraient des réformes s'ils étaient seuls à les réclamer. Mais ils demandent en même temps le maintien de la traite des noirs qui assure dans des conditions odieuses le recrutement indéûni des esclaves.

« Bientôt, disent-ils, cette société demandera que la traite des noirs soit supprimée; c'est-à-dire que les profits qui peuvent en résulter pour le com- merce français soient livrés aux étrangers; car jamais «a romanesque philo- sophie ne persuadera à toutes les puissances de l'Europe que c'est pour elles un devoir d'abandonner la culture des colonies, et de laisser les habiianls de l'Afrique en proie àla barbarie de leurs tyrans plutôt que de les employer ailleurs et sous des maîtres plus heureux à exploiter une terre qui demeurerait inculte .«ans eux, et dont les riches productions sont, pour la nation qui les possède, nue source féconde d'industrie et de prospérité. »

Mais les délégués de Saint-Domingue ignoraient-ils donc qu au Parle- ment anglais la question de la suppression de la traite était posée depuis des années, que Wilberforce, par son admirable persévérance, ralliait peu à peu à son projet des minorités croissantes, et qu'il avait déterminé un tel mouve- ment des esprits que bientôt, le 2 avril 1792. Pitl lui-même interviendra à la Chambre des Communes en un discours célèbre pour demander l'abolition de la traite? Il est vrai que la motion de Wilberforce : « C'est l'opinion du Comité (c'est-à-dire de la Chambre des Communes délibérant en Comité) que le commerce fait par des sujets anglais dans le but d'obtenir des esclaves sur la côte d'Afrique doit être aboli » ne fut adoptée qu'avec l'adjonction du mot « graduellement » proposé par Dundas. Mais il paraissait bien dès lors que ce commerce abominable était frappé à mort. On pouvait le pressentir dès la fin de 1791, au moment parlaient à la Législative nos esclavagistes, et il leur fallait vraiment quelque impudence pour prétendre que la Société des Amis des Noirs livrerait aux étrangers les bénéfices de la traite.

Ils se plaignent que la Déclaration des droit?, « ouvrage immortel et sa- lutaire h des hommes éclairés, mais inapplicable et par cela même dangereux dans notre régime » soit envoyée à profusion dans les colonies; qu'elle y soit lue et commentée dans les ateliers, et qu'on annonce ouvertement que la liberté des nègres est prononcée par elle. Mais en vérité il ne dépendait ni des Amis des Noirs, ni des colons blancs de supprimer l'immense et inévitable retentissement de la Révolution. Et si les colons redoutaient une commotion trop brusque, ils devaient précisément associer à leur cause les hommes de couleur libres, les appeler à l'égalité politique, et créer ainsi, daîis le sens de lu Révolution, une force modératrice qui permettrait de ne procéder que prudemment et graduellement à la libération des esclaves eux-mêmes.

HISTOIRE SOCIALISTK

oef

Or, les orgueilleux, les insensés, semblèrent s'ingéniera blesser les mu- lâtres: pitoyables sont les explications des colons sur cette question des hommes de couleur libres, la seule qui eût été pratiquement posée sous la Constituante:

« Lorsqu'on a su disent-ils, qu'on s'était vainement flatté de faire pro-

2i c

noncer par l'Assemblée nationale l'affranchissement des esclaves, on a cherché à porter le désordre parmi nous, en l'engageant à traiter elle-même la ques- tion des hommes de couleur.

« Nous avions demandé à faire nous-mêmes nos lois sur ce point, qui exigeait de grands ménagements et une grande prudence dans Tapplication; nous avions annoncé que ces lois seraient humai:. < et justes. Mais un tel bienfait accordé par les colons blancs, qui aurait à jamais resserré les liens

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0?(f HISTOIUK SOCIALISTE

d'affection el de bienveillance qui existaient entre ces deux classes d'hommes est présenté par les Amis des Noirs comme une prétention de la vanité et un moyen d'éluder de justes réclamations. »

Oui, vanité pucrile, hypocrisie et mensonge ! Si les colons blancs avaient réellement l'intention d'accorder aux hommes de couleur libres l'égulité des droits politiques, pourquoi avoir lutté si violemment ei si sournoisement tout ensemble pour erap(^chcr la Constituante de voter cette égalité, et pour annuler ensuite le décret rendu?

11 n'était vraiment pas blessant pour les colons que les hommes de cou- leur reçoivent la charte de leurs droits de la grande assemblée souveraine. Par quel calcul suprême d'orgunl prétendaient-ils humilier encore les hommes de couleur en laissant tomber sur eux l'égalité comme une au- mône? Et s'ils voulaient que celle législation nouvelle lût un lien entre les « deux classes d'hommes », s'ils prétendaient à la reconnaissance des hommes de couleur, ils avaient un moyen décisif de la mériter: c'était d'en- courager l'Assemblée nationale à voler une loi de justice, et de l'appliquer ensuite loyalement.

Enlin comme pour se faire une arme des malheurs mêmes qu'ils avaient créés, les députés des colons terminaient leur réquisitoire devant la Législa- tive, en demandant non seulement l'envoi de troupes et de secours, mais l'interdiction, la condamnation « de tous les écrits séditieux » des Amis des Noirs.

La Législative entendit en silence cette diatribe. Elle flattait certaines passions conservatrices ; mais elle était terriblement compromettante. La Constituante avait pu se persuader qu'elle ne légiférait pas sur ie^cla- vage. Par une sorte de pudeur oii il entrait bien de l'hypocrisie bourgeoise, mais aussi quelque respect de l'humanité, elle statuait sur les hommes de couleur libres; mais, tout en garantissant aux colons « leurs propriétés» c'est-à-dire, en fait, le maintien de l'esclavage, elle n'avait pas voulu pro- noncer le mot d'esclaves; le jour un de ses membres, comme pour en finir avec des réticences qui pour les colons étaient un danger, voulut intro- duire dans un texte de loi, le mot « esclave », il y eut un soulèvement de l'Assemblée.

Ainsi, par une ignorance voulue, l'Assemblée avait maintenu le statu quo, mais elle n'avait pas fait entrer officiellement l'esclavage dans le sys- tème de la Révolution. Maintenant, par la révolte des noirs, la question de l'esclavage sortait de l'arrière-plan obscur, où, par une sorte de consentement universel, on l'avait reléguée. L'esclavage noir bondissait la torche à la main, et l'éclat de sa fureur ne permeltait plus les sous-entendus savants par s'était sauvée la Constituante.

Les colons blancs eux-mêmes, pressés d'affirmer leur « droit », parlaient ouvertement d'esclavage: « Nous vivions heureux au milieu de nos esclaves. » Et

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la Législative était condamnée à entendre la juslification systématique, presqne la glorification de l'esclavage. Elle était condamnée à entendre la sentence d'excommunication éternelle portée contre une partie de l'humanité jeléehors du droit humain.

« Ces hommes grossiers sont incapables de connaître la liberté et d'en jouir avec sagesse, et la loi imprudente qui détruirait leurs préjugés serait peureux et pour nouj un arrêt de morl. »

Voilà un préjugé vital, éternellement nécessaire à la vie sociale. Les noirs, qui Siont des hommes mais qui ne le savaient pas et qui se classaient eux- mêmes au-dessous de l'homme, il faut qu'on les maintienne à jamais dans cette erreur dégradante, mais indispensable. Et c'est à la Législative qu'on de- mande de s'associer à cette déformation méthodique de l'humanité. C'est de- vant elle qu'on fait de la traite des noirs une nécessité éternelle, une spéculation nationale fructueuse à laquelle le patriotisine même interdit de toucher. Il dut y avoir un grand malaise dans l'Assemblée pendant que les propriétaires d'esclaves parlaient; je ne note au procès- verbal ni applaudissements ni mur- mures. A la fin seulement quand le Président de l'Assemblée, Ducastel, invita les délégués aux honneurs de la séance, l' extrême-gauche éclata en mur- mures, et Basire s'écria :

« Comment, Monsieur le Président, vous invitez à la séance des hommes qui viennent d'outrager la philosophie et la liberté, qui viennent d'insulter...?» Mais ces paroles mêmes de Basire excitèrent toutes les passions conserva- trices ou bourgeoises de l'Assemblée. Si elle subissait avec gêne la glorification de l'esclavage, elle n'entendait rien faire pour le supprimer, et elle vota à une grande majorité l'impression du discours des délégués. Mais qu'irnporient ces fureurs propriétaires et capitalistes? Qu'importent cette audace des co- lons blancs et l'égoïsme complice des armateurs des ports, négriers ou commanditaires d'ateliers d'esclaves? L'esclavage ne pouvait se sauver que dans le silence, et pour ainsi dire dans l'éloignement. Tput ce qui le rap- prochait, tout ce qui le mettait en contact immédiat avec la Déclaration des droits de l'homme, avec la force et la pensée de la Révolution, le mettait en péril.

Brissot intervint le i" décembre et il fit des divers intérêts, des diverses forces sociales et politiques en lutte à Saint-Domingue une analyse m^is- trale, quoique parfois tendancieuse :

« On peut, dit-il, distinguer la population de Saint-Domingue en quatre classes: colons blancs ayant de grandes propriétés; petits blancs sans pro- priété, et vivant d'industrie ; gens de couleur ayant une propriété ou une industrie honnête ; les esclaves enfin. »

« Les colons blancs doivent être divisés en deux clcisses, relativement à la fortune el à l'ordre dans leurs affaires.

« 11 en est qui ont de vastes propriétés, et qui doivent peu parce qu'ils

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luettenl rie l'ordre dans leurs allaires. II en est un plus grand nonobre qui doivent beaucoup, parce qu'il y a un grand désordre dans leurs aiïaires.

« Les premiers aiment la France, sont attachés et soumis à ses lois, parce qu'ils sentent le besoin qu'ils ont de sa protection pour conserver leurs propriétés et l'ordre. Ces premiers colons aiment et soutiennent les hommes lie couleur, parce qu'ils les regardent comme les vrais boulevards de la co- lonie, comme les hommes les plus propres à arrêter les révoltes des noirs. Du nombre de ces colons respectables était M. Gérard, député de la précé- dente Assemblée. Il ne cessait de tempérer la fougue de ses collègues, qui ne volaient que pour des moyens violents, parce que ces moyens leur parais- saient très propres à créer des troubles nécessaires à leur existence fastueuse et insolvable.

« Les colons dissipateurs écrasés de dettes, n'aiment ni les lois françaises ni les hommes de couleur, et voici pourquoi : ils sentent bien qu'un Etat libre ne peut subsister sans bonnes lois et .sans le respect à ses engage- ments ; ainsi, tôt ou lard ils seront contraints par les mômes lois à payer leurs dettes ; ils y seront bien plus rigoureusement "contraints que sous le despotisme, parce que le despotisme se laisse capter par ses flatteurs aristo- crates et leur accorde des lettres de répit, des arrêts de surséance et empêche la loi des saisies de s'exécuter. Mais la liberté ne connaît ni lettres de répit, ni arrêts de surséance. Elle dit et dira bientôt à chacun dans les îles: Si tu dois, paye ou quitte les propriétés à ton créancier. »

« D'un autre côté, les colons prodigues, endettés, n'aiment pas mieux les citoyens de couleur que les noirs, parce qu'ils prévoient bien que ces hommes de couleur presque tous exempts de dettes et réguliers dans leurs affaires, seront toujours portés à défendre les lois et que leur courage, leur nombre et leur zèle peuvent seuls, et même sans le concours des troupes européennes, garantir l'exécution des lois. »

« Un autre motif anime les colons blancs dissipateurs contre les hommes de couleur : c'est le préjugé d'avilissement auquel ils les ont condamnés et que ceux-ci veulent secouer enfin. Ils leur l'ont un crime de leur amour pour l'égalité; et tandis qu'ils tonnent contre le despotisme ministériel, ils veu- lent sanctifier et l'aire sanctifier par une assemblée d'hommes libres le des- potisme de la peau blanche.... >

« C'est par qu'on explique tout à la fois dans le cœur du même colon sa haine contre l'homme de couleur qui réclame ses droits, contre le négo- ciant qui réclame sa créance, contre le gouvernement libre qui veut que jus- tice soit faite à tous. »

« Aussi, Messieurs, devez-vous regarder les ennemis de ces hommes de couleur comme les plus violents ennemis de notre Constitution. Ils la déles- tent parce qu'ils y voient l'anéantissement de l'orgueil et des préjugés; ils regrettent, ils ramèneraient l'ancien état de choses, s'ils y voyaient des

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garants qu'ils pourront impunément opprimer, sans être eux-mêmes opprimés par les ministres.

« La cause des hommes de couleur est donc la cause des patriotes, de l'ancien tiers-état, du peuple enfin si longtemps opprimé.

« Ici, je dois vous prévenir. Messieurs, que lorsque je vous peindrai ces colons qui depuis trois ans emploient les manœuvres les plus criminelles pour rompre les liens qui les attachent à la mère patrie, pour écraser les gens de couleur, je n'entends parler que de cette classe de colons indigents malgré leurs immenses propriétés, factieux malgré leur indigence, orgueil- leux malgré leur profonde ineptie, audacieux malgré leur lâcheté, factieux sans moyen de l'être, ces colons enfin que leurs vices et leurs dettes portent sans cesse aux troubles et qui depuis trois ans ont dirigé les diverses as- semblées coloniales vers une arislocratie indépendante. Voulez-vous les juger en un clin d'œil ? Méditez ce mot de l'un deux, qui le disait pour flagorner le monarque alors puissant : « Sire, votre cour est toute créole. » Il avait rai.«on, il y avait entre eux parenté de vices, d'aristocratie et de despotisme. (Appla udissements. )

« Cette espèce d'hommes a le plus grand empire sur une autre classe non moins dangereuse, celle appelée « les petits blancs », composée d'aven- turiers, d'hommes sans principes, et presque tous sans moeurs. Cette classe est le vrai fléau des colonies, parce qu'elle ne se recrute que de la lie de l'Europe. Cette classe voit avecjalousie les hommes de couleur, soit les artisans parce que ceux - ci travaillant mieux et à meilleur marché, sont plus recherchés; soit le? propriétaires, parce que leurs richesses excitent leur envie et abaissent leur orgueil. Celte classe ne soupire qu'après les troubles, parce qu'elle aime le pillage ; qu'après l'indépendance, parce que maîtres de la colonie, les petits blancs espèrent se partager les dépouilles des hommes de couleur.

« Les petits blancs remplissent principalement les vjlles habitées par une autre classe d'hommes plus respectable, celle des négociants et commission- naires attachés par leurs intérêts à la France, attachés à la cause des hommes de couleur, parce qu'ils y voient une augmentation de consommation et de prospérité.

« Quels sont donc enfin ces hommes de couleur dont les gémissements se font entendre depuis si longtemps dans la France ? Ce ne sont pas. Mes- sieurs (et il importe de le répéter souvent pour écarter les insinuations per- fides des colons), ce ne sont pas des noirs esclaves ; ce sont des hommes qui doivent médiatement ou immédiatement leursjoursausangeuropéen, mêlé avec du sang africain. Ne frémissez-vouspas, Messieurs, en pensanlà l'atrocité du blanc qui veut avilir un mulâtre? C'est son sang qu'il avilit ; c'est le front de son flls môme qu'il marque du sceau de l'ignominie; c'est pour frapper son fils, qu'il emprunte le glaive de la loi, ou qu'il veut le rendre infâme. »

« Observez encore que les hommes de couleur qui réclament l'égalité des

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droits politiques avec les blancs leurs frères, sont presque tous coiuiD'^ eux, libres, propriétaires, conlribuaDles; et plus qu'eux, ils sont les \ériialjles appuis de la colonie : ili en forment le tiers-étal si laborieux, et ci pendant si méprisé par des êtres si profondément vicieux, inutiles et stupides. Ces der- niers, pour se dispenser d'être justes envers eux, avaient 1 impudence d'an- noncer à la France au commencement de la Révolution, qu'il n'y avait pas de tiers-état aux lies, sans doute pour ôler au peuple français ce sentiuK-ril de tendresse paternelle qui l'aurait porté vers les hommes utiles qui es- suyaient le môme sort que lui dans un autre hémisphère; mais ce n'est pas le moment d'entrer dans ces détails, je me borne iii à analyser les diverses espèces d'hommes qui habitent Saint-Domingue, parce que vous li"ou\erez le fil qui vous conduira sûrement à la cause des troubles.

« La dernière classe est celle des esclaves, classe nombreuse, puisqu'elle se monte à plus de 400.000 âmes, tandis que les blancs, mulâtres et nègres libres, forment à peine la sixième partie de celle population.

«Je ne m'arrêterai pas à vous peindre le sort de ces malheureux arrachés à leur liberté, à leur patrie, pour arroser un sol étranger de leurs sueurs et de leur sang, sans aucun espoir, et sous les coups de fouet de maîtres bar- bares. Malgré le double supplice de l'esclavage et delà liberté des autres, l'esclave de Saint-Domingue a élé tranquille jusqu'à ces derniers troubles, même au milieu des violentes commotions qui ont ébranlé nos îles; il a parfois entendu le mot enchanteur de liberté; son cœur s'est énm, car le cœur d'un noir bat aussi pour la liberté [applaudissements); et cependant il s'est tu, il a continué de porter les fers pendant deux ans et demi, et s'il les a secoués, c'est à l'instigation d'hommes atroces que vous parviendrea à connaître. »

«Telles sont les espèces d'hommes qui habitent Saint-Domingue; et d'après ;le tableau rapide que j'en ai tracé, on peut deviner les sentiments qui ont animer chaque classe à la nouvelle de la Révolution française. Les colons honnêtes et bons propriétaires ont eu la certitude d'éloigner à jamais le despotisme ministériel, de le remplacer par un gouvernement co- lonial et populaire ; et ils ont aimé la Révolution. Les hommes de couleur y ont trouvé l'espoir d'anéantir le préjugé qui les tenait dans l'opprobre, de ressus- citer leurs droits ; et ils ont aimé la Révolution. Les colons dissipateurs qui jusque-là avaient rampé dans l'antichambre des intendants, gouverneurs ou minislres, ont vu avec délices le moment de leur humiliation; et pour leur rendre leur mépris et leur insolence, ils ont prôné la liberté, comme ces vrais caméléons en politique, que nous avons vus successivement valets de la cour, valets du peuple, qui ont pris, quille, repris les signes de la servitude et la cocarde nationale. (Applaudissemenls.) Les colons ont renversé Ifs ministres du despotisme, parce que comme les nobles de France ils ont espéré s'y asso- cier seuls. »

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« Les petits blancs, jusque-là retentis dans leurs terres par Tadminislra- tioa, souvent punis par elle, ont saisi avec avidité les occasions &e déchirer, de mettre en pièces les idoles devant lesquelles ils étaient forcés de se pros- terner. Ainsi, le premier cri, le cri général dans les îles, a été pour la liberté; le second a été pour le despotisme personnel parmi les colons dissipateurs et les petits blancs, tandis que les colons honnêtes et les hommes de couleur ne voulaient que l'ordre, la paix et l'égalité ; et de là. Messieurs, la source des combats qui ont déchiré nos îles. »

J'ai tenu à reproduire ce large tableau, celte puissante analyse sociale, d'abord parce qu'elle dôme en effet la clef des événements, et ensuite parce qu'elle prouve une fois de plus combien le reproche « d'idéologie » adressé à la Révolution si idéaliste à la fois et si réaliste, est snperQciel et vain. Ce n'est pas que chacun de ces grands traits n'appelât quelque retouche, quelque atténuation. Ainsi, des lettres mêmes que j'ai citées sous la Constituante, il ressort que les petits blancs étaient plus partagés que ne le dit Brissot. Quel ques-unsau moins prenaient parti pour les hommes de couleur, soit par esprit de justice et générosité, soit par haine de l'aristocratie blanche. Mais de même que nous avons vu la plèbe chrétienne s'unir contre les juifs au patriciat chrétien, dans l'espoir d'un facile pillage, il est probable que la plèbe des pe- tits colons blancs, sans consistance sociale et sans esprit de classe, s'associait à l'aristocratie des grands propriétaires blancs pour humilier d'abord et dé- pouiller bientôt les mulâtres propriétaires.

Peut-être aussi, quand Brissot montre l'esprit d'aristocratie et d'oligarchie d'une partie des colons blancs, exagère-t-il un peu l'influence que leur état de débiteurs obérés, a exercée sur leur conduite. L'orgueil, le désir de mainteni^ dans la dépendance les mulâtres et d'écarter à jamais de l'île toute pensée d'émanciper les esclaves sufiisaient à expliquer leur résistance, leurs velléités de séparatisme. C'est pourtant un trait exact et profond d'avoir signalé cet endettement d'un grand nombre de colons factieux ,el les fureurs rétro- grades que leur suggérait leur gêne éclatante. Sont-ils allés, comme Brissot l'aflirme dans la suite de son discours, jusqu'à rêver ou même jusqu'à ma- chiner leur séparation d'avec la France? Ont-ils voulu ériger les îles en Etat quasi-indépendant? Ont-ils même songé à remplacer la souveraineté de la France par une sorte de protectorat américain ou anglais? Les colons et les modérés ont protesté avec violence contre ces imputations. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a eu, si je puis dire, une sorte de séparatisme constitutionnel. Les grands colons blancs ont prétendu que la Déclaration des droits de l'homme n'était pas faite pour les colonies, que les lois des assemblées fran- çaises ne valaient pas pour eux; et ils les ont traitées comme quantités négligeables. Les assemblées coloniales, en tout ce qui touche le statut des personnes, ont prétendu à la souveraineté. Quelle solution proposaient dans cette crise extraordinaire Brissot et ses

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amis? Il pouvait y avoir quelque hésilalion parmi les Girondins. Brissot, dé- puté de Paris, était libre dans ses mouvements ; ceux qui comme Gensonné, comme Vergniaud, représentaient Bordeaux et celte grande bourgeoisie des ports très attachée à la R'volulion mais très attachée aussi à sa fortune coloniale, étaient plus embarrassés. Il faut leur rendre celte justice qu'ils ne reculèrent point devant le devoir. Brissot qui résolvait assez volontiers les problèmes par un acte de mise en accusation, proposa un décret violent: il dissolvait les assemblées coloniales existantes, citait devant la Haute-Cour leurs principaux membres accusés d'avoir trahi la France, et avec eux le gouverneur Blanchelande coupable de n'avoir pas dénoncé leurs menées de séparatisme et de trahison, instituait de nouvelles assemblées coloniales qui seraient élues par le concours de tous les hommes libres, blancs ou de couleur, sous les seules conditions générales d'éligibilité et d'électoral fixées pour les citoyens français.

Enfin, il décidait l'envoi de commissaires pris dans l'Assemblée et ayant le mandat formel de faire procéder, à Saint-Domingue, à la Martinique, à Saint-Lucas, à la Guadeloupe, à l'exécution de ces dispositions énergiques. C'était la conclusion logique de son discours qui se terminait par ces paroles menaçantes: « toutes ces trahisons ne resteront pas impunies. »

Mais celte conclusion était plus incomplète encore qu'elle n'était vio- lente; et ici encore apparaît cet étrange esprit de Brissot qui souvent devi- nait juste, débrouillait des problèmes compliqués, se jetait en avant, comme par un mouvement impulsif, sur des routeg aventureuses, mais ne regardait jamais toute l'étendue du champ d'action et n'allait pas jusqu'au bout des résolutions nécessaires. Il restait toujours à rai-chemin entre la prudence et la grande audace qui redevient de la prudence. A son décret, vigoureux en apparence, il manquait une clause essentielle : le règlement de la condition des esclaves noirs. Brissot paraissait oublier qu'ils étaient en pleine révolte. Au moment oii ils se dressaient menaçants, formidables, traduire en accusa- tion leurs ennemis directs, les grands colons blancs des assemblées coloniales, c'était surexciter leur espoir. Or, que leur offrait le décret de Brissot? Rien. Il exterminait l'influence de l'oligarchie des blancs: il n'organisait pas une démo- cratie coloniale les noirs, graduellement affranchis, auraient accès ; c'était une terrible lacune.

Vergniaud et Guadet n'entrèrent pas dans le système à la fois effrayant et vain de Brissot. Ils limitèrent beaucoup plus étroitement le problème. Soucieux de ménager les susceptibilités et les craintes des grands négociants de Bordeaux, ils ne s'opposent pas au départ immédiat des troupes destinées à Saint-Domingue. Mais ils demandent que la force armée ait pour mandat de protéger toutes les conventions, toutes les combinaisons qui rapprochaient les colons blancs et les hommes de couleur libres. Deux choses les aidaient à trouver une solution moyenne. D'abord il y avait eu entre les colons blancs et los hommes de couleur libres, dans la région de Port-au-Prince, un

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concordai, à la date du 11 septembre. Les colons blancs épouvantés par le sou- lèvement des noirs, avaient essayé de ramener à eux les hommes de couleur libres; ils s'étaient engagés (ne connaissant pas encore, naturellement le

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décret du 23 septembre par lequel la Constituante annulait son décret de mal) à respecter le décret de mars, à assurer aux hommes de couleur libres l'éga- lité de? droits politiques.

Art. 1". Les citoyens blancs feront cause commune avec les citoyens

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de conleiir et contribueront de toutes leurs forces et de tous leurs moyens à. rexècution littérale de tous les points des décrets et instructions de VAsaeat- blée nationale, sanctionnés par le roi- et ce, sar>a restriction et sans se p«r- luellre aucune interprélaliun.

Art. 2. Les citoyens blancs promettent et s'obligent de ne jamais s'op- poser directement ni indirectement à l'exécution du décret du 15 mai dernier qui dit-on, n'est pas encore parvenu ofriciellement dans cette colonie ; de protester même contre toutes protestations et réclamations contraires aux dispositions du susdit décret, ainsi que contre toute adresse à l'Assemblée nationale, au roi, aux 83 départements et aux différentes Chambres de com- merce de France, pour obtenir la révocation de ce décret bienfaisant.

Art. 3. Ont demandé les susdit? citoyens la convocation prochaine et l'ouverture des assemblées primaires et coloniales pour tous les citoyens actifs, aux termes de l'article 4 des instructions de l'Assemblée nationale du 28 mars 1790.

Abt. 4. De députer directement à l'Assemblée coloniale, et de nommer des députés choisis parmi les citoyens de couleur qui auront comme ceux des citoyens libres, voix consultative et délibérative...

Abt. 7. Demandent les citoyens de couleur que, conformément à la loi du il février dernier, et pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de la réunion prête à s'opérer, toutes proscriptions cessent et soient révoquées dès ce moment; que toutes les personnes proscrites, décrétées et contre les- quelles il serait intervenu des jugements pour raison de troubles survenus dans la colonie depuis le commencement de la Révolution, soient de suite rappelées et mises sous la protection sacrée et immédiate de tous les ci- toyens; que réparation solennelle et authentique soit faite à leur honneur...»

Si cet esprit-là avait dominé dans la colonie dès le début, s'il y avait été général et sincère, il est clair que l'accord des colons blancs et des hommes de couleur libres aurait prévenu les troubles et permis d'aborder prudemment et dans la paix le problème de l'esclavage. Mais au moment luérae les com- missaires de la garde nationale des colons blancs de Port-au-Prince et les commissaires de la garde nationale des hommes de couleur de la même ville délibèrent sur les « moyens les plus capables d'opérer la réunion des citoyens de toutes les classes et d'arrêter les progrès et les suites d'une in- surrection qui menace également toutes les parties de la colonie », on sent qu'il n'y a qu'un accord local précaire et plein de sous-entendus.

Ainsi, tandis que tous les articles sont adoptés purement et simplement, celui qui a trait à l'amnistie pour les hommes de couleur se lorniine par cette mention: Accepté en ce qvi noms concerne. Les comnji-^aired n'osaient pas se porter garants des sentiments de ceux qu'ils représentaient. Et les hommes de couleur traduisent leur juste défiance à l'article il. « Observent en outre, les susdits citoyens de couleur, que la sineérilé dont les citoyens

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blancs viennent de leur donner une preuve ne leur permet pas de garder le silence sur les craintes dont ils sont agités; et, en conséquence, ils déclarent qu'ils ne perdront jamais de vue la reconnaissance de leurs droits et d*^ ceux de leurs frères des autres quartiers ; qu'ils verraient avec beaucoup de peine et de douleur la réunion prête à s'opérer au Port-au-Prince et autres lieux de la dépendance, souffrir des difficultés dans les autres endroits de la colonie ; auquel casils déclarentque rien ne saurait les empêcher de se réunira centdes leurs qui, par une suite des anciens abus du régime colonial éprouveraientdes obstacles à la reconnaissance de leurs droits, et par conséquent à leur féli- cité. »

Ainsi, les hommes de couleur, si cruellement dupés depuis deux ans, se réservent noblement la liberté de se joindre à leurs frères si l'accord conclu à Port-au-Prince entre les deux races ne s'étend pa» à toute l'île. On voit combien était fragile cette convention. El elle fut d'ailleurs considérée à peu près comme nulle par la plupart des colons blancs. Le ton et les paroles de la délégation entendue par l'Assemblée législative montrent assez que ce contrat de Porl-au-Prince n'exprimait pas le véritable état des esprits. Pour- tant, "Vergniaud, Guadel, Ducos, prenaient au sérieux ce concordat, et toute leur politique tendait à le généraliser, à le consolider. Peut-être se flat- taient-ils, en effet, de l'espoir de mettre ainsi un terme aux troubles. Peut- être aussi étaient-ils heureux de dire aux négociants bordelais qu'après tout, en assurant aux hommes de couleur libres, l'égalité des droits politiques, ils ne faisaient que sanctionner le \œu des colons blancs eux-mêmes. Enfin, ce con- cordai leur fournissait un moyen de tourner le décret rendu par l'Assemblée Constituante le 21 décembre. Celle-ci avait annulé son décret du 15 mars et elle avait décidé que les assemblées coloniales trancheraient en dernier ressort toutes les questions relatives au droit politique. C'était l'abdication complète devant l'hôtel Massiac. Mais il semblait difficile û'obtenir de la Lé- gislative une décision formellement contraire à celle de la Constituante. Aussi Vergniaud et ses amis se plaçaient-ils, pour ainsi dire, en dehors de l'action légale. Ils se saisissaient du contrat conclu à Port-au-Prince comme d'une convention privée, et ils chargeaient les troupes envoyées à Saint-Do- mingue d'en assurer l'application et d'en favoriser l'extension. En môme temps la Gironde s'appliquait à dissocier, autant que possible, l'intérêt des négociants des ports de France de l'intérêt des colons blancs. A vrai dire, il n'y avait pas des uns aux autres un lien commercial. Les grands armateurs et commerçants de Bordeaux n'avaient aucun intérêt à maintenir l'île de Saint- Domingue sous le joug d'une oligarchie blanche. L'accession des hommes de couleur libres à l'égalité politique ne pouvait en rien compromettre les échanges; elle les eût favorisés au contraire en donnant une base plus large à l'ordre colonial. Mais beaucoup des négociants des ports étaient les com- manditaires, les créanciers des propriétaires blancs de Saint-Domingue; et par

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crainte de perdre leurs fonds, ils soutenaienl aveuglément les prétentions de leurs débiteurs.

La Gironde s'elTorça de démontrer aux capitalistes de Bordeaux qu'ils avaient mieux à faire, et que leur véritable intérêt était d'orpanlser aux co- lonies une procédure légale permettant aux créanciers de recouvrer aisé- ment leur créance. Quelques membres de la Société des .\mis de la Cons- titution de Bordeaux, soit par conviction, soit pour aider les députés gi- rondins à sortir d'une situation difficile, écrivirent à l'Assemblée une lettre en ce sens et Brissot se hâta d'en triompher le 3 décembre:

« Quel que soit le parti que vous preniez, dit-il, le plus pressant est sans doute d'inspirer la confiance aux commerçants et aux armateurs qui commu- niquent directement avec les colonies et qui peuvent leur faire des avances salutaires. Ainsi, vous ne pourrez inspirer cette confiance qu'en détruisant un vice radical dans le régime des colonies, vice qui nécessairement entraîne beaucoup de désordre et de déQance dans les capitalistes, et arrête la rapi- dité des défrichements. Toutes les plantations pour être défrichées ont exigé des avances de la métropole, et cependant les plantations ne peuvent être saisies par le négociant pour le payement de ses avances, lorsqu'il demande son remboursement à un planteur infidèle ou de mauvaise volonté. Le créan- cier est actuellement à sa merci ; la crainte du despotisme de son débiteur l'engage à de nouvelles avances, pour ne pas perdre celles qu'il a déjà faites, et celui-ci, sûr de donner la loi, ne met pas de bornes à ses demandes, toujours accompagnées de la menace de ruiner son créancier. De là, cette indépen- dance si absolue des colons de toute loi, de tout principe, de toute moralilé: de là, leur luxe effréné, leur fantaisie sans bornes, en un mot, leur con- duite en tout semblable à celle de ces riches dissipateurs qu'une éducation mauvaise a livrés à tous les vices, de aussi les rapports dispendieux entre eux et leurs créanciers, qui renchérissent aux planteurs les choses dont ils ont besoin, tant pour faire prospérer leurs établissements que pour leur consommation journalière.

«Des hommes entourés d'esclaves dès leur berceau, des hommes qu'aucun lien ne retient peuvent-ils apprendre les règles et les devoirs d'une sage éco- nomie? Et celui qui leur prête peut-il prendre d'autres précautions que pur des conditions qui lui servent de primes d'assurances contre un débiteur toujours menacé? Aussi ne faut-il pas s'étonner de ce fardeau toujours acca- blant de dettes, qui fait sans cesse désirer aux colons un changement d'état, et qui met leurs créanciers dans une appréhension continuelle. »

« C'est moins la perte du commerce et des colonies que les capitalistes redoutent (car ils portent sur des conventions solidement fondées) qu'une banqueroute qui, tout à la fois, ferait disparaître des capitaux considérables et suspendrait pour un long temps leurs rapports habituels. Et voilà. Mes- sieurs, le secret de la coalition qui a existé si longtemps entre les colons et

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les négociants. Les premiers faisaient durement la loi aux autres. Ils disaient au commerce: prête-nous ton crédit en France (our écraser nos ennemis, flatter notre orgueil, etc. Telle est la coalition qui a produit en faveur des colonies, contre la philanthropie, ces atlresses mendiées le créancier mal- traité venait encore défendre et prôner le débiteur qu'il détestait intérieure- ment. Telle est la coalition dont la ville de Bordeaux a la gloire d'avoir, la première, brisé les chaînes en s'élevant contre les prétentions injustes des colons : elle a senti enSn qu'un commerce solide, surtout dans un pays libre ne pouvait reposer que sur le respect des principes et des engagements, et qu'il ne convenait pas à des hommes libres de mentir à leur conscience pour vendre quelques barriques de vin ou toucher quelques intérêts de leurs capi- taux ; elle a senti qu'une bonne loi sur le commerce des colonies servirait mieux le commerce des colonies et la sûreté de sa dette, qu'un trafic de men- songes et d'injures. [Applaudissements.)

« Dans les circonstances actuelles, venir au secours des armateurs de la Métropole, c'est venir au secours des colons : vous ouvrirez infailliblement à ceux-ci une nouvelle source de crédit, qui bientôt réparera leurs pertes. La loi que vous ferez pour donner aux créanciers le droit de saisie réelle sur les propriétés de leurs débiteurs en ne lui donnant pas d'effet rétroactif, leur assurera des secours infiniment plus considérables et plus féconds que tout l'argent qu'il vous serait possible de tirer du Trésor de la nation pour leur en faire un don ou un prêt... Eh ! pourquoi, messieurs, les colons s'opposeraient- ils à une loi qui réunit lanl de caractères de justice? Elle existe dans les colonies anglaises. C'est la première qu'eussent promulguée les Anglais si la trahison qui se disposait à les rendre maîtres de nos colonies eût pu réussir. »

L'effort de la Gironde était grand pour séparer les négociants des colons, et, à vrai dire, comment aurait-elle pu continuer aux colonies la politique de Brissot si elle avait eu contre elle la bourgeoisie des ports, que ses membres les plus éminents représentaient?

La tactique de la Gironde fut servie très heureusement par les délégués de Saint-Pierre de la Martinique. A Saint-Pierre, comme nous l'avons vu, il y avait des négociants qui avaient joué à l'égard des grands propriétaires de l'intérieur de l'île, le rôle de prêteurs, de capitalistes que la bourgeoisie mar- chande des ports de France jouait à l'égard des propriétaires de Saint- Domingue. Or, les négociants vinrent à la barre de la Législative se plaindre précisément de la mauvaise foi et des calculs rétrogrades de leurs débiteurs obérés. Les délégués Crassous et Coquille Dugommier parlèrent à r.\s«em- blée le 7 décembre: « Je dois à la vérité de dire que les premiers accents de la liberté ont également ému tous les quartiers de la Martinique ; tous ont célébré avec quelque enthousiasme la destruction de la Bastille. Mais celle impression n'a pas eu partout les mêmes effets; elle a été pure, à Siiint- Pierre ; les citoyens ont pensé qu'ils faisaient partie de la nation, qu'ils ne

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pouvaient s'égarer en marchant avec elle; ils ont tout rapporté au grand prin- cipe de l'égalilé et de la liberté; ils ont eu un comilé, une municipalilé. des assemblées populaires, une i^aide nationale; Us ont oublié qu'Us étaient créan- ciers et dans la campagne ils ont eu pour amis, pour imitateurs, des paroisses entières, ou au moins de nombreux partisans. »

Mais, dans l'Assemblée coloniale, dont les citoyens de Saint-Pierre avaient provoqué la formation, ils ne tardent pas à être mis en minorité par les grands propriétaires. « La Cour des gouverneurs, les propriétaires de grandes habitations, les commandants, de milice ou aspirant à lelre, presque tous débiteurs obérés, soumirent la Révolution au calcul de leur intérêt et de leur orgueil, et l'Assemblée coloniale ne lut plus pour eux qu'un moyen de s'ériger en puissance. »

Les délégués de Saint-Pierre rappellent (nous avons déjà noté le fait) que les propriétaires blancs parvinrent à animer les mulâtres contre les négo- ciants et capitalistes de Saint-Pierre. Rien ne pouvait plus gravement indis- poser les négociants de France que cette coalition. Quoi ! les colons blancs de Saint-Domingue se plaignent que les hommes de couleur libres, longtemps rebutés par eux, font cause commune avec les noirs soulevés ! Et les colons blancs de la Martinique, pour se rebeller contre leurs créanciers, contre des négociants, ameutent les hommes de couleur libres et les esclaves même ! Ces colons blancs ne sont-ils donc pas partout, à Saint-Domingue, comme à la Martinique, des débiteurs sans scrupule? La bourgeoisie de Bordeaux devait ressentir quelque inquiétude, et les délégués de Saint-Pierre firent impression assurément quand ils montrèrent, par l'exemple du sieur Duhuc, à quelles combinaisons de trahison et d'infamie les débiteurs des îles pou- vaient recourir pour échapper à leurs dettes. « Le sieur Dubuc père, ci-devant dans les bureaux de la marine et intendant général des colonies, doit à l'Etat une somme capitale de 1.5S0.627 livres d'argent de France et tieux années d'intérêt montant à 22G.000 livres. Cette somme, reconnue par un contrat passé avec M. de Caslries, ministre de la marine, le 22 février 17S6, e?l hypo- théquée sur une habitation située au quartier de la Trinité-Martinique: elle lui fut avancée pour servir à l'établissement d'une raffinerie.

« Longtemps avant la Révolution, le sieur Dubuc avait écrit contre la réunion du commerce à Saint-Pierre, afin de l'attirer dans le quartier de sa raffinerie. En 1787, on avait déterminé l'Assemblée coloniale de ce temps, à faire porter l'impôt de la colonie sur le commerce de Saint-Pierre, et il avait inspiré à la campagne le désir de détruire cette ville.

a La ville fut déclarée ennemie de la colonie, parce qu'elle était amie de la Métropole; sa perte fut jurée, parce quelle était un obstacle invincible à l'exécution des projets : et ces projets, je les trouve dans les lettres du sie^ir Belleviie-Blauchetières, député extraordinaire de l'Assemblée coloniale. Je ne vous citerai point ses diatribes amères contre l'Assemblée constiiuante et

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contre le nouvel ordre de choses, mais le 28 ttiars I 790, il écrivait au sieur bubuc fils :

« Je crois possible qu'au moment vous lirez cette lettre, si elle, vou'i parvient, vous soyez atix Aîiglais. Songez que si cela arrivait, il y aurait un grand coup à faire au sujet de la dette de M. Dubuc envers le roi. Cette dette appartiendrait au roi d'Angleterre; il s'agirait de présenter des arran- gements faits ici, qui ôteraient aux vainqueurs le droit de l'exiger. »

Vraiment, c'était prendre biea vite son parti de la domination de l'Angle- terre, et quand on est aussi prompt à prévoir que la victoire de l'ennemi permettra d'éluder une dette envers la France, on n'est pas très éloigné de la désirer.

Ainsi les négociants de Saint-Pierre aidaient la Gironde à- éveiller la dé- fiance de la bourgeoisie des ports de France contre les colons blancs.

Mais dans toutes ces luttes, la question des esclaves n'était pas nettement posée. En fait, devant la Législative, c'étaient deux systèmes différents de répression contre les noirs soulevés qui étaient aux prises. Les délégués des colons de Saint-Domingue voulaient que la France envoyât des troupes pour écraser à la lois les esclaves noirs et les hommes de couleur libres qui s'étaient joints à eux.

La Gironde, avec Guadet et Vergniaud, voulait que l'on prît pour base de pacification le concordat du 11 septembre, conclu à Port-au-Prince, que l'on réconciliât les colons blancs et les hommes de couleur par l'égalité poli- tique, et qu'avec cette lorce reconstituée on arrêtât le soulèvement des es- claves. Mais, pour désarmer ceux-ci, nul ne proposait de leur faire une con- cession ou une promesse. Blapgilly, député du département des Bouches-du- Rhône, s'émut de ce silence et il avait préparé des observations sur « l'inutilité absolue des moyens qu'on prend pour apaiser les troubles de Saint-Domingue si l'on n'amcliore pas en môme temps le sort des nègres esclaves, si l'on n'interdit pas aux colons les rigueurs excessives qu'ils se permettent d'exercer sur eux. »

11 y disait ;

« PeuL-on être surpris de la révolte des nègres? Quel est celui qni n'a pas entendu dire, dès son enfance, que les colonies périraient par un massacre général? Quel est celui qui n'a pas entendu parler des nombreuses tentatives que les nègres font depuis plus d'un siècle pour secouer le joug de leur in- tolérable captivité ? Quel est enfin celui qui peut ignorer que la vengeance des esclaves renversa les plus grands empires? *

Et il constatait que tout entière à la querelle des colons blancs et des mu- lâtres, l'Assemblée paraissait oublier les esclaves noirs :

« Quoi! la plus nombreuse, la plus outragée des trois classes n'a aucune sorte de droits et de plaintes à faire valoir? N'était-il pas naturel de mettre en question les motifs de son désespoir, au lieu de rappeler à l'ordre de la ques-

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lion celui d'entre non* qui a voulu prononcer un seul noot en faveur des nègres?... Le sort aiïreux des nègres esclaves n'est pas assez connu, et ceux qui en ont quelque idée pensent sans doute qu'il n'est guère po.ssible d'y porter du soulagement... 11 importe de détromper .sur la prétendue impossi- bilité de diminuer, sans inconvénients, les rigueurs excessives de l'escla- vage. »

Et le député des Bouches-du-Rhône, se laissant aller à ses souvenirs, ex- pose quelques-unes des atrocités que sans doute il entendit, dès son enfance, conter aux navigateurs.

« Déchirés par lambeaux, on en a vu mille fois expirer sous le fouet ou se détruire eux-mêmes en frappant de la tête sur la pierre ils étaient en- chaînés. Pouvez-vous croire que des femmes prêtes à accoucher ne sont pas épargnées? Pouvez-vous croire qu'après huit ans de travail, l'homme le plus robuste, devenu perclus de ses forces, est alors impitoyablemenf: renvoyé, ré- duit à se nourrir de souris et de bêles mortes? Souvent le voyageur a ren- contré sur sa route cette scène effroyable d'un cadavre qui dévore un autre cadavre. Vous nommerai-je deux frères fameux, riches colons du Port-au- Prince, qui ont fait périr plusieurs de leurs nègres dans le feu, et un entre autres dont le crime était d'avoir trop salé un ragoût? Vous en nommerai-je quelques-uns de la Martinique qui naguère en ont fait brûlersur des bûchers? La Guadeloupe en a produit un qui faisait périr lentement les siens en leur faisant avaler de la cendre brûlante; et quand parfois ils brisent leurs chaînes, vous altendriez-vous d'apprendre qu'on va à la chasse de ces malheureux fugitifs comme on va à la chasse des bêtes fauves, qu'on les relance avec des chiens et qu'après les avoir terrassés- on porte leur tête en triomphe à la ville?... C'est à ce prix que sont cultivées les riches productions destinées à nos délices. »

Blangilly proposait un plan d'émancipation graduelle et de garanties qu'il faut citer, car c'est le premier, si je ne me trompe, qui ait été soumis à une Assemblée française, et à ce titre, quoiqu'il n'ait pas été discuté, quoi- qu'il n'ait même pas été porté à la tribune, mais communiqué seulement par la voie de l'impression, quoiqu'il parût alors une tentative à demi scanda- leuse qu'il fallait tenir dans l'ombre, il est le prélude des lois d'affranchisse- ment, et il a à ce titre une véritable importance historique.

1 Art. i". Dans toute l'étendue des possessions françaises, les colons ne pourront, sous aucun prétexte, mallrailer de coups leurs esclaves, et la disposition du Code noir qui limite le nombre des coups de fouet est abolie.

« .\rt. 2. Le colon qui aura maltraité de coups son esclave perdra tout pouvoir sur lui. Sera le colon convaincu de son délit quand six témoins au- tres que ses esclaves déposeront le fait en témoii^nage judiciaire. Le tri- bunal de la police recevra la plainte verbale de l'esclave. Il jugera trois jours après l'audition des témoins et prononcera l'affranchissement s'il y a lieu.

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« Art. 3. Le colon qui aura à se plaindre de quelqu'un de ses esclaves à raison d»^ travail auquel il se refuserait, ou pour cause de vol, se pourvoira

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en redressement d'après la dispusiliOc ci-apiès. 11 y aura une maison de force au chef-lieu de tous les cantons. Celte maison, appelée le dépôt des nègres, recevra ceux contre lesquels leurs maîtres auront porté des plaintes.^Ils y

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pourront èire échangés de pré à gré, pour tel temps (lélerminé entre les maîtres conlraclants ; et si l'échange ne peut s'eflecluer, le nègre sera détenu prisonnier, nourri aux dépens de son maître...

« Art. 6. Les nègres qui ne pourront plus travailler à cause d'infir- mité ou (le vieillesse, conlinucront à recevoir leur subsistance comme à l'or- dinaire, et les maîtres qui s'y reluseraient, contraints de les nourrir à l'hospice de l'hôpital les nègres se présenteront.

« Art. 7. Les esclaves qui auront des moyens sulfisants pour se ra- cheter, le pourront dès à présent s'ils le demandent. Le prix du rachat sera fixé au prix moyen des ventes de traite faites sur les lieux dans le courant dune année. L'acte d'affranchissement sera délivré sans frais et sans percep- tion d'aucuns droits.

« Art. 8. Les enfants des nègres esclaves seront désormais libres en naissant. Les maîtres pourront eu exiger les services proportionnés à leur âge jusqu'à douze ans, moyennant la nourriture, et après celte époque, les enfants nègres pourront exiger deux sols par jour en sus jusqu'à di.x-sept ans révolus, s'ils veulent rester auprès de leurs maîtres

« Art. 10. Les nègres qui sont actuellement esclaves depuis quatre ans avec un maître, seront libres et affranchis dans l'espace de quatre ans à dater de la publication delà présente loi. Les nègres nouveaux seront libres et affranchis sous les mêmes obligations après huit ans à compter de leur premier achat de traite. A cette époque, ils seront obligés de travailler ou à leur propre compte ou à la journée. Le prix de la journée sera de 6 francs argent des co- lonies avec la nourriture. Dans les villes, le prix de la journée ne sera pas fixé, mais les municipalités seront tenues de limiter le nombre des nègres de fatigue en sorte que le commerce ne souffre pas et que les nègres de la cam- pagne ne refluent dans les villes. »

11 est inutile de discuter la valeur de ce plan, puisque l'Assemblée n'en délibéra même pas. Mais c'est le premier effort législatif précis pour résoudre le problème de l'esclavage, et si dédaigné et presque suspect qu'il ait été, il garde pour l'histoire une haute valeur.

Il y avait accord des partis, à la Législative, pour écarter la question des esclaves noirs. Mais même le projet de Guadet et de "Vergniaud, si modéré pourtant, qui prenait acte du concordat entre les hommes de couleur libres et les colons blancs et en recommandait l'extension, se heurtait à la résistance de la majorité. Les modérés alléguaient que la Constituante, par son décret de septembre qui a\ait force constitutionnelle, avait aboli les décrets anté- rieurs favorables aux hommes de couleur, et remis aux assemblées coloniales le soin de décider souverainement. Intervenir pour donner une force quasi- légale à un concordat qui donnait aux hommes de couleur libres les droits poli- tiques, c'était se substituer aux assemblées coloniales, c'était briser ou f.iusser le décret de la Constituante : c'était violer la Constitution elle-même. Et teKe

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était la puissance des intérêts propriétaires, tel était aussi, dans la Légis- lative à ses débuts, le respect presque superstitieux de l'œuvre de la Consti- tuante, que YftTgniaud et Guadet durent renoncer à leur motion. Il fallut que Gensonné, député de Bordeaux, l'atténuât au point de lui enlever toute vertu, en demandant non pas que les accords fussent étendus à toute l'île, mais seu- lement qu'on empêchât les atteintes qui y pouvaient être portées. Voici ce pâle et inefficace décret, adopté le 7 décembre :

a L'Assemblée nationale, considérant que l'union entre les blancs et les hommes de couleur libres a contribué principalement à arrêter la révolte des nègres de Saint-Domingue ; que celle union a donné lieu à différents accords entre les blancs et les hommes de couleur et à divers arrêtés pris à l'égard des hommes de couleur les 20 et 25 septembre dernier par rassemblée colo- niale séant au Cap.

« Décrète que le roi sera invité à donner des ordres afin que les forces nationales destinées pour Saint-Domingue ne puissent être employées que pour réprimer la révolte des noirs, sans qu'elles puissent agir directement ou indirectement pour protéger ou favoriser les atteintes qui pourraient être portées à l'état des hommes de couleur libres, tel qu'il a été fixé à Saint- Domingue, à l'époque du 25 septembre dernier. »

Mais l'assemblée coloniale du Cap n'avait nullement réconnu le droit politique des hommes de couleur libres. Elle leur avait seulement donné le droit de s'as.sembler pour faire des pétitions et elle avait « annoncé son inten- tion d'améliorer leur situation ». C'était misérablement équivoque, et le décret de la Législative, pauvre reflet incertain de ces hypocrisies coloniales, ne pouvait rien pour apaiser l'île.

Les nouvelles parvenues à l'Assemblée en décembre, janvier, février, mars, accrurent l'émotion publique ; les troubles s'étendaient: les hommes de couleur libres, exaspérés, peu confiants dans les concordats précaires conclus en quelques points de l'île, s'unissaient aux noirs soulevés ou même les soulevaient. Et il semblait même que les hommes de couleur libres restaient calmes, les esclaves noirs ne se soulevaient pas. Il devenait donc tous les jours plus évident que s'il restait une chance d'apaiser l'île, c'était de ramener les mulâtres en leur restituant les droits politiques.

En vain les modérés, les représentants des colons blancs s'obstinaient-ils dans la résistance. La nécessité devenait plus pressante tous les jours : d'ail- leurs, l'influence de la Gironde grandissait, et lians la deuxième moitié de mars, juste au momentoù le ministère girondin arrivait au pouvoir, le débat décisif s'engagea. C'est Guadet qui, avec une éloquence incisive et véhé- mente, soutint que le décret du 24 septembre rendu par la Constituante ne faisait pas partie de la Constitution, qu'on pouvait donc le modifier, et que la politique le conseillait.

Comme pour bien marquer, en cette question si disputée des colonies,

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la victoire des Girondins sur les Feuillants, c'est le discours de Barnave en septembre 1791 que Guadct cita plus d'une fois, pour le réfuter : et cette sorte de combat rétrospectif contre Barnave atteste le grand souvenir laissé par le jeune et brillant avocat de la bourgeoisie modérée. « Je n'examine, s'écria Guadet, que le principe posé par M. Barnave, et m'emparant de ses propres expressions, répétant avec lui que le passé est le préliminaire de l'avenir, je vous dirai, voulez-vous sauver Saint-Domingue? Révoquez le décret du 24 septembre et maintenez celui du mois de mars. Il n'y a plus à cet égard ni doute ni incertitude, toutes les parties intéressées ont reconnu que c'est à cette mesure que tient le salut des colonies; un concordat passé entre elles a proscrit d'avance, comme funeste, le décret du 24 septembre. Vouloir le faire exécuter, ce serait vouloir la subversion entière des colonies, ce serait appeler sur le royaume les plus grands, les plus terribles désastres. Hâtez- vous donc, m'écrierai-je à mon tour, de décider dès à présent la question comme j'ai l'honneur de vous la proposer. Ne craignez pas une grande, pro- fonde et décisive démarche qui doit infailliblement sauver la patrie; votre délibération va décider aujourd'hui du sort de la France, car, ne vous y trompez pas, si, maintenant le décret du 24 septembre, vous laissez dans les mains des colons blancs l'état politique des hommes de couleur, Saint-Do- mingue est perdu, et vous léguez à vos successeurs non pas seulement une guerre éternelle et des troubles interminables, mais, au lieu de la colonie la plus florissante du monde, des ruines et des monceaux de cenilres. »

Dénonçant la pusillanimité et la fausse vue de Barnave, il dit avec force: « Les représentants du peuple crurent les oppresseurs plus forts que les op- primés, et ils abandonnèrent ces derniers de peur de voir la colonie périr avec eux. Mais heureusement ce calcul si décourageant pour les amis de la liberté s'est trouvé faux ; les tyrans (c'est-à-dire les colons blancs) ont été les plus faibles, ils ont été vaincus, que dis-je, vaincus, ils n'ont pas osé résister- Us n'ont pas osé se prévaloir de ce décret auquel les factieux de leur parti avaient eu le courage de prétendre que le salut des colonies était attaché ; ils l'ont annulé d'avance, et ce 7i'est que dans cette mesure qu'ils ont trouvé le salut de leurs propriétés, de leur vie, de la colonie entière... Quel motif vous arrêterait donc encore ? 0 vous qui rendîtes ce décret barbare, mais nécessaire dans votre pensée, que tardez-vous à le révoquer? Vous m'avez donné un remède pour me guérir, il est démontré qu'il va me tuer, soufTrirez- vous que je l'avale, et ne m'arracherez-vous pas des mains la coupe fatale ? » [Applaudissements réitérés).

« Pardonnez, Messieurs, si j'insiste autant sur ce point, mais la difficulté est toute entière. Car je le dis à regret, mais les fonctions que je remplis ici m'en font la loi; ce qu'il faut examiner avant tout, c'est de savoir lequel des deux décrets, ou de celui du 8 mars ou de celui du 24 septembre, doit perdre les colonies ; non qu'à mes yeux le sort de la France soit éternellement

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lié à leur conservation, mais parce qu'il l'est au moins en ce moment; mais parce qu'après les maux inséparables d'une révolution, au milieu des efforts qu'on fait de toutes parts pour la faire rétrograder, et des dangers déplus d'un genre qui nous menacent, la perte subite de nos colonies pourrait être l'épo- que de la perte de notre liberté. »

« Ainsi, me dira-t-on, vous sacrifiez les principes à l'intérêt ; vous mettez la politique avant la justice... Ah : Messieurs, loin de moi cette idée : la poli- tique vient des hommes et la justice vient de Dieu ; j'espère ne l'oublier jamais. » (Applaudissements.)

Notez au passage ce trait de déisme qu'on n'a pas relevé, je crois, et que nous rappellerons lorsque bientôt Guadet accusera violemment Robespierre pour avoir prononcé aux Jacobins le mot de Providence.

Je me hâte et ne puis donner qu'une bien faible idée du merveilleux dis- cours de Guadet, si pressant, si varié de ton et une argumentation cou- pante et agressive est secondée par une vive émotion humaine. Je ne relève plus que deux points, ce qu'il dit de l'opinion des ports, et ce qu'il dit du prétendu caractère constitutionnel et irrévocable du décret du 24 septembre: « On m'opposera peut-èlre le vœu contraire qu'ont exprimé plusieurs villes de commerce et on me répétera ce que disait M. Barnave, le 24 septembre, que l'intérêt des commerçants est ici l'intérêt de la France elle-même. Mais parmi ces villes de commerce on voudra bien ne pas comprendre la plus im- portante de toutes, celle de Bordeaux, qui n'a cessé de réclamer, en faveur des hommes de couleur libres, l'exercice des droits de citoyen, et qui, fière de celte conduite autant que des injures qu'elle lui a méritées de la part de M. Marthe de Gouy, ne l'a jamais démentie et ne la démentira jamais. Parmi les villes de commerce dont le vœu est contraire à la révocation du décret du 24 septembre, on voudra bien ne pas comprendre aussi celle de Nantes qui, éclairée enûn sur les véritables troubles de Saint-Domingue, et sur les moyens de les arrêter, vient, par une pétition signée de 600 citoyens, d'in- diquer, comme un de ces moyens, la révocation du décret du 24 septem- bre. »

« Que reste-t-il donc? Le Havre. Or, il est bon de savoir que cette place n'a de relations commerciales dans nos colonies qu'avec les blancs, qu'elle a d'ailleurs des maisons de commerce établies et qu'ainsi la cause des colons blancs est en quelque sorte la sienne. »

M Eh ! sans cela. Messieurs, concevrait-on l'acharnement dont les com merçants de celte ville ont fait preuve contre les hommes de couleur? Conce- vrait-on que cette ville il y a d'ailleurs du patriotisme, eût pu devenir un foyer de conjuration contre les principes d'humanité et de justice, qui diri- gèrent l'Assemblée nationale constituante, à l'égard des hommes de couleur, jusqu'à l'époque du i8 mai? Concevrait-on la joie barbare qu'elle fit éclater à la nouvelle du supplice d'Ogé? Concevrait-on les malédictions dont elle

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chargea la mémoire de celle infortunée viclime de la fureur des colons blancs? »

Ainsi les Girondins se flittaienl, sans doute avec quelque exapéraiion, d'avoir amené à eux, dans cette question, presque toute la bourgeoisie des ports. Ils avaient réussi en tout cas h. la diviser.

Sur le second point, après avoir démontré, non sans quelque subtilité, que l'Assemblée constituante, quand elle rendit son décret du 24 septembre, avait épuisé son pouvoir constituant, puisqu'elle avait déjà déclaré elle-même que ses travaux étaient terminés, Gnadet s'écrie: « Je n'imhtprai pas, Mes- siettrs, sur ce qve le principe que je combats ici a d'offensant pour la soute- raineté du peuple; je me contenterai d'observer que s'il est d'un bon citoyen de faire éclater son respect et son amour pour la Constitution, il n'est pas d irn homme libre d'afficher Vidôlatrie pour le corps constituant, et de pré- tendre que, semblable à Dieu, il conserve sa toute-puissance après avoir fini son œuvre. » {Applaudissements.)

Parole remarquable: car pour la première fois, je crois, la souveraineté du peuple était mise au-dessus de la Constitution de 1791. « L'idolAtrie » pour le livre sacré que les jeunes gens et les vieillarils avaient poné proces- sionnellemenl à la Législative est atteinte. Et en vérité, l'Assemblée consti- tuante, en la question des colonies, avait été si imprévoyante et si versatile, que la France ne pouvait être liée à jamais par le dernier de ses décrets con- traflictoires. Malgré d'habiles répliques de Viénot- Vaublanc et de M ilhien Dumas, l'Assemblée adopta la motion girondine, à la presque unanimité. Gensonné en donna une dernière lecture le 24 mars 1792.

« L'Assemblée nationale, considérant que les ennemis de la chose publi- que ont profité de ce genre de discorde pour livrer les colonies au danger d'une subversion totale, en soulevant les ateliers, en désoriianlsant la force publique, et en divisant les citoyens dont les efforts réunis pouvaient seuls préserver leurs propriétés des horreurs du pillage et de l'incendie;

« Que cet odieux complot paraît lié aux projets de conspiration qu'on a formés contre la nation française et qui devaient éclater à la fois dans le» deux hémisphères;

« Considérant qu'elle a lieu d'espérer de l'amour de tous les colons pour leur pairie qu'oubliant les causes de leur désunion, et les torts respectifs qui en ont été la suite, ils se livreront sans réserve à la douceur d'une réunion franche et sincère qui peut seule prévenir les troubles dont ils ont tous été également victimes, et les faire jouir des avantages d'une paix solide et durable :

« Décrète qu'il y a urgence. L'Assemble'e nationale reconnaît et déclare que les hommes de couleur et nègres libres doivent jouir ainsi que les colons blancs de l'égalité des droits politiques; et après avoir décidé l'urgence dé- crète ce qui suit :

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«Article i". Immédiatement après lapublication du présent décret, il sera procédé dans chacune des colonies françaises des îles du Vent et Sous-le- VetU à la réélection des assemblées coloniales, et des municipalités dans les formes prescrites par le décret du S mars 1 790 et l'instruction de l'Assemblée nationale du 28 du même mois ;

a Art. 2. Les personnes de couleur, mulâtres et nègres libres, jouiront ainsi que les colons blancs de Fégalité des droits politiques; ils seront admis à voter dans toutes les assemblées primaires et électorales, et seront éligibles à toutes les places lorsqu'ils rempliront bailleurs les conditions prescrites par l'article 4 de l'instruction du 2S mars.

« Art. 3. II sera nommé, par le roi, des commissaires civils au nombre de trois pour la colonie de Saint-Domingue, et de quatre pour les îles de la Martinique, de la Guadeloupe, de Sainte-Lucie et de Tabago.

« Art. 4. Les commissaires sont autorisés à prononcer la suspension et même la dissolution des assemblées coloniales actuellement existantes, à prendre toutes les mesures nécessaires pour accélérer la convocation des assemblées paroissiales, et y entretenir l'union, l'ordre et la paix; comme aussi à prononcer provisoirement, sauf le recours à l'Assemblée nationale, sur toutes les questions qui pourront s'élever sur la régularité des convocations, la tenue des assemblées, la forme des élections et l'éligibilité des citoyens.

« Art. 5. Ils sont également autorisés à prendre toutes les informa- tions qu'ils pourront se procurer sur les auteurs des troubles de Saint- Domingue et leur continuation, si elle avait lieu, à s'assurer de la personne des coupables, à les mettre en état d'arrestation et à les faire traduire en France pour y être mis en accusation, en vertu d'un décret du Corps législatif, s'il y H lieu. . «.

« Art. 6. Les commissaires civils seront tenus, à cet effet, d'adresser à l'Assemblée nationale une expédition en forme des procès-verbaux qu'ils auront dressés et des déclarations qu'ils auront reçues concernant lesdits prévenus.

« Art. 7. L'Assemblée nationale autorise les commissaires civils à requérir la force publique toutes les fois qu'ils le jugeront convenable, soit pour leur propre sûreté, soit pour l'exécution des ordres qu'ils auront donnés i.n vertu des précédents articles.

« Art. 8. Le pouvoir exécutif est chargé de l'aire passer dans les colonies une force armée suffisante et composée en grande partie de gardes natio- Dales...

« Art. 11. Les comités de législation, de commerce et des colonies réunis s'occuperont incessamment de la rédaction d'un projet de loi pour assurer aux créanciers l'exercice de l'hypothèque sur les biens de leurs débiteurs dans toutes nos colonies. »

Ce décret capital marque, dans la question coloniale, la fin de la politique

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des Feuillants et de l'oligarchie des colons blancs. Les dispositions prises sont assez rigoureuses pour que, cette fois, le décret soit exécuté. Il est vrai que les commissaires civils sont nommés par le roi. L'Assemblée n'avait pas osé les nommer elle-même. Dans la rédaction primitive, Gensonné avait prévu cependant que les commissaires seraient pris hors de l'Assemblée mais nommés par elle. C'était l'acheminement aux délégations souveraines que donnera plus tartl la Convention. Mais la Législative se récria; et la question préalable fut volée à la presque unanimilé, d'un côté par les Feuillants, qui ne voulaient pas faire une brèche irréparable au pouvoir exécutif, d'autre part par les Girondins, qui affectaient d'être rassurés sur les actes du roi par le choix des nouveaux ministres.

Merlin de Thionville, qui représentait presque seul à l'Assemblée la politique anticoloniale, qui avait demandé, au grand scandale de tous ses collègues, que les intérêts coloniaux fussent séparés des intérêts de la métro- pole et que Saint-Domingue payât elle-même plus tard les frais de l'expédi- tion destinée à la secourir, Merlin s'opposa à ce que les commissaires fussent nommés par l'Assemblée. Il voulait laisser toute la responsabilité au roi ; et en même temps, il parlait, lui aussi, de sa confiance aux nouveaux ministres.

Cambon s'éleva contre la nomination par le roi. Il voulait le concours de lAssembléc et du roi pour le choix des commissaires. « Je vois avec peine, dit-il, qjue les amis de la liberté concourent eux-mêmes à protéger les agents du roi parce qu'un nouveau ministère entre en fondions. » En fait, les choix qui furent faits donnèrent satisfaction à la Gironde, puisque trois mois après, le 15 juin, Vergniaud pro[iosa et fit adopter sans débat un décret additionnel qui accroissait les pouvoirs des commissaires civils, leur donnait le droit de dissoudre non seulement les assemblées coloniales, mais encore les assemblées provinciales et les municipalités, leur conférait le pouvoir de requérir les forces navales pour assurer leur débarque- ment et les revêtait d'insignes officiels destinés à rendre leur pouvoir visible. « Les commissaires civils porteront, dans l'exercice de leurs fonctions, un ruban tricolore, passé en sautoir, auquel sera suspendue une médaille d'or, portant d'un côté ces mots : la nation, la loi et le roi, et de l'autre ceux-ci : Commissaire civil. » C'est déjà l'écharpe des conventionnels envoyés aux armées.

Guadet, dans sou discours, ne s'était pas borné à réfuter les rapports et les théories de Barnave à la Constituante. Il l'avait attaqué personnellement avec une véhémence extrême. Il avait dit que Barnave avait pris « pour les fureurs de Saint-Domingue les fureurs de l'hôtel Massiac », et que Barnave et Malouet étaient allés à l'hôtel de Massiac même se concerter avec les représentants des colons.

Théodore de Lameth (ses deux frères, Alexandre et Charles, ayant été

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constituants ne pouvaient siéger à la Législative), se leva pour défendre soa

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Image relative a l'Affaire des denrées colonulbs. (D'après une estampe du Musée Carnavalet.)

ami. Sa voix fut couverte par les huées. De Grenoble, Barnave envoya, le 2 avril, une réponse à Guadet. Sur le fond des choses elle était faible :

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Barnave ne pourra pas se dérendre devant l'histoire d'avoir encourajç»}, par ses complaisances aux colons lilancs, une. résistance égoïste qu'un peu de lermeté eût brisée aisément. Mais il prenait sa revanche, c'est lorsqu'il signalait, en termes menaçants et un peu vagues, les lacunes, rinsuffisance du décret appuyé par Guadel, et dont la question immense des esclaves noirs était absente.

« Du reste, disait Barnave, il ne faut pas se le dissimuler, le parti que l'on vient d'adopter entraîne d'immenses conséquences ; il échaulle, il hâte, il précipite une grande crise de la nature. Au point nous sommes arrivés, la plus funeste erreur serait d'imaginer qu'on a fondé un ordre durable, et de fermer les yeux sur l'avenir; soit qu'on veuille ou favoriser ou ralentir l'effet de celte grande impulsion, il est également nécessaire de la prévoir, car si l'on ne prenait à temps des mesures puissantes ou pour prévenir ou pour diriger le mouvement qu'elle imprime, les choses livrées à elles-mêmes arriveraient en peu d'années à des résultats plus terribles encore que ceux qu'on a vus, et tous les systèmes seraient confondus dans une calamité commune. »

C'est en ouvrant ces vastes et sombres perspectives que Barnave se vengeait de la Gironde : et il est vrai qu'après le décret qui donnait satisfac- tion aux hommes de couleur libres, devenus, par la combinaison des événe- ments, les alliés des esclaves noirs, ceux-ci allaient recevoir un nouvel élan vers la liberté; or, pour régler cet élan ou pour lui ouvrir une voie, le projet volé par la Législative ne faisait rien.

Ducos s'était risqué le- 26 mars, à proposer à l'Assemblée un projet en quatre articles dont l'article 1" disait : « Tout cnfonl mulâtre sera libre en naissant quel que soit l'rtat de sa mère ». L'.\ssemblée vota avec colère la i|uestion préalable, et Ducos ne put même pas soutenir, à la tribune son opinion.

Les troubles de Saint-Domingue jetèrent assurément quelque malaise dans les ports et dans l'activité générale du pays. Le chiffre des échanges entre la France et les îles était si élevé, il représentait une part si importante de l'activité économique de la France, que la seule crainte de voir ce grand trafic aboli, ou même suspendu, on simplement réduit, agitait gravement les esprits et les intérêts.

Pourtant, il faut se garder de croire que du coup, et dès l'année 1792, les transactions de la France avec les lies du "Vent et les îles Sous-le-'Vent sont sérieusement menacées. Les cris d'effroi des colons avaient déterminé 'l'abord une =orte de panique, m;iis on ne tarda pas à s'apercevoir que le mal était assez limité, que le nombre des établissements incendiés et mis vrai- ment hors d'état de produire était faible, et qu'en bien des points les mu- lâtres et les hommes de couleur libres, rassurés à demi par les concordats

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conclus par les colons, avaient pu ou apaiser ou prévenir les soulèvements d'esclaves.

Ainsi, de grands essaims de navires continuaient à s'envoler de nos quais vers les îles lointaines, y portant les vins et les draps, les produits de France, et rapportant le sucre et le café.

Le journal de Brissot dit formellement, à la date du mercredi, 25 janvier: « En supposant deux cents sucreries brûlées, ce qui est au-dessus de la vérité, ce ne serait pas un si.\ième dans le produit ordinaire de Saint- Domingue, et observez que si les cases ont été brûlées, les cannes à sucre ne l'ont pas été. »

Si l'on se défie de l'affirmation de Brissot, qui pouvait chercher à atté- nuer un désastre dont les modérés et les colons blancs l'accusaient fréné- tiquement d'être le principal auteur, il me semble bien du moins que le langage des orateurs de tous les partis ne peut laisser aucun doute. Dans la grande discussion de mars, les Girondins et les modérés paraissent d'accord pour reconnaître que les ravages ont été arrêtés. Guadet dit : « Qui est-c qui a arrêté la récolte des esclaves à Saint-Domingue ? La réunion des hommes de cotdevr libres et des colons blancs.- Qui est-ce qui l'a prévenue à la Martinique ? La réunion des hommes de couleur libres et des colons. C'est à cette mesure, à cette tnesure unique que toutes les nouvelles offi- cielles de la Martinique et de Saint-Domingue attribuent la conservation de ces îles. »

Ces paroles ne soulèvent aucune protestation. L'Assemblée savait donc que le désastre avait été enrayé.

L'orateur modéré, Mathieu Dumas, trace un tableau très sombre de l'état de Saint-Domingue, mais il apparaît bien que les relayons de commerce de la France avec les grandes lies, si elles sont quelque peu troublées et comme saccadées, ne sont pas précisément amoindries. Il me semble qu'il pressent des périls futurs plutôt qu'il ne constate des dommages immédiats.

« Nous parviendrons, je l'espère, à apaiser les troubles de la colonie, mais ils ont eu déjà une influence fatale sur le commerce et sur la naviga- tion nationale. Les étrangers se pressent d'envahir une partie de celui qui était exclusivement réservé à nos ports. Les administrateurs et les tribunaux sont sans force pour s'opposer à ces entrepr.ses; elles seront de plus en plus colorées du prétexte de porter du secours à ces contrées désolées. Ces liaisons ne seront même plus revêtues des déguisements auxquels l'interlope avait recours ; et tandis que nous sauverons les nébris de cette colonie, nous la perdrons de fait, en perdant son commerce. Un sentiment généreux et fra- ternel anime tous les ports et y multipliera les armements, mais une juste épouvante frappe nos négociants et nos navigateurs. Us portent à la colonie des secours que nous devons exciter et encourager par toutes sortes de moyens ; mais ils sont menacés de n'obtenir que de faibles retours et à des

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prix exorbitants... Il est temps de rassurer cette nombreuse partie de la population qui reçoit sa subsistance des colonies et qui, à son tour, les a fait longtemps prospérer; il est temps que Saint-Domingue puisse compter sur des expéditions régulières et bien préférables à ces liaisons passagères, tantôt rares, tantôt fréquentes, qui aujourd'hui procureront une grande abondance et qui dans peu laisseraient la colonie dans la disette. Hàlons- nous de circonscrire le commerce étranger dans ses anciennes limites ; faisons, tandis qu'il en est temps encore, cesser des habitudes qui ne pour- raient se prolonger qu'au détriment de la fortune publique et par la ruine d'une multitude de Français. «

En somme, Mathieu Dumas ne paraît pas croire que la force productive de la colonie et sa puissance d'achat soient sérieusement atteintes. II craint surtout que le besoin urgent était Saint-Domingue de grains, d'approvi- sionnements et de matériau.\ de construction n'encourage les étrangers, Anglais ou Américains, à y apporter leurs produits, et qu'ainsi se créent des habitudes défavorables au commerce français. L'Assemblée essaya de parer à ce danger par l'article 12 du décret :

o L'Assemblée nationale, désirant venir au secours de la colonie de Saint-Domingue, met à la disposition du ministre de la marine une somme de six millions pour y faire parvenir des subsistances, des matériaux de construction, des animaux et des instruments aratoires. »

Plus tard, le ministre de la marine fut autorisé à prélever ces six millions sur les versements que faisaient les États-Unis, qui étaient encore à ce moment débiteurs de la France : et il est curieux de suivre, dans la correspondance du représentant américain, Gouverneur Morris, les négocia- tions sur cet objet. Les ministres français pressaient les États-Unis de hâter le paiement. Morris proposait des combinaisons qui auraient assuré aux États-Unis « l'avantage de voir employer de fortes sommes à l'achat d'objets qui soient les produits de notre pays et l'industrie de ses habitants laborieux ». (21 décembre 1792.)

Je crois donc pouvoir conclure que les troubles de Saint-Domingue, s'ils semèrent l'inquiétude et blessèrent gravement quelques intérêts, ne suffirent pas à arrêter, dans l'année 1792, l'activité économique de la France. Et l'on est moins surpris de constater que, dans cette année même, l'essor des manu- factures coïncide avec les désordres des colonies. Il n'y eut pas arrêt des transactions.

Mais un moment, dans le mois de janvier 1792, les affaires coloniales eurent leur répercussion sur le prix du sucre. Il monta rapidement d'une manière extraordinaire, de 30 sous à 3 livres. Il doubla en quelques jours : le peuple de Paris, exaspéré, se souleva, pilla magasins et boutiques. Devant la Révolution qui, depuis deux années, semblait ne plus connaître ce péril, la question des subsistances se posait de nouveau dune manière aiguë. La

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crainte de manquer de sucre et l'espoir que la rareté des denrées colo- niales en hausserait rapidement le prix, avaient décidé un grand nombre de marchands à s'approvisionner largement, et ces achats considérables se produisant à la fois sur le marché du sucre, avaient déterminé précisément une hausse immédiate et formidable.

Les ménages ouvriers qui avaient déjà, au témoignage de Mercier, l'habi- tude de déjeuner de café au lait, furent très irrités par ce qui leur semblait être une manœuvre d'accaparement et il y eut un véritable soulèvement populaire.

Ce n'était pas seulement la crainte de voir manquer la marchandise qui avait déterminé les marchands à s'approvisionner plus largement que de cou- tume ; ce qu'on peut appeler l'action excitante des assignats et des opérations révolutionnaires se produisait aussi. L'émission de près de deux milliards d'assignats avait multiplié les moyens d'achat, et la bourgeoisie pour réaliser ces assignats, cette monnaie de papier, en valeurs solides, se hâtait d'acheter des marchandises, quand elle n'achetait pas du numéraire. De là, une sorte de coup de fouet donné à la production et aux échanges; mais de aussi les brusques sursauts des prix, les mouvements soudains de l'industrie et du commerce qui bondissaient, pour ainsi dire, ou se cabraient.

Les caisses de billets de secours dont nous avons déjà parlé, et qui sup- pléaient à l'insuffisance des petits assignats, ajoutaientencore à l'activité fébrile de la circulation. Enfin les vastes immeubles d'Eglise, couvents, abbayes, qui avaient été nationalisés et qui se vendaient rapidement, offraient au com- merce de grands locaux ; et l'idée d'y installer de riches dépôts de marchan- dises venait naturellement aux bourgeois abondamment pourvus d'assignats par le paiement des arrérages de la dette, par le remboursement des charges de judicature et par les longs délais que leur accordait la loi pour le paie- ment par annuités des biens nationaux achetés. Ainsi, la hausse subite du prix du sucre qui se produisit en janvier et qui souleva Paris est un phéno- mène complexe retentissaient pour ainsi dire toutes les forces économi- ques de la Révolution. Et de plus la bourgeoisie marchande et le peuple ouvrier se trouvaient subitement aux prises : et un conflit de classes s'éveil- lait.

Les contemporains saisirent toute la gravité du mouvement, toute sa portée économique et sociale. L'Assemblée s'en émut. Le 23 janvier, elle accueillit une députation des citoyens et citoyennes de la section des Gobe- lins qui protestèrent avec violence contre les «accapareurs» : «Représentants d'un peuple qui veut être libre, vivement alarmés des dangers énormes qu'entraînent les accaparements de toute espèce, les citoyens de la section des Gobelins, défenseurs de la liberté et exacts observateurs de la loi, vien- nent avec confiance dénoncer, dans votre sein, la cause effrayante du nouveau fléau qui nous menace de tous côtés, surtout dans la capitale et qui frappe

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plus particulièrement les indigents. Cette masse précieuse de citoyens, digne de voire sollicitude paternelle, n'a-t-elle fait tant de sacriQces que pour voir sa subsistance dévorée par des traîtres? Ne serait-elle armée que pour proléger de vils arcapareurs qui appellent la force publique pour défendre leurs brigandages? Qu'ils ne viennent pas nous dire que la dévastation de nos lies est la seule cause de disette des denrées coloniales. C'est leur agiotage insatiable qui renferme les trésors de l'abondance, pour ne nous montrer que les squelettes bideux de la disette. Ce fantôme alarmant disparaîtra à vos yeux si vous faites ouvrir ces magasins immenses et clandestins .'établis en celte ville, dans les églises, les jeux de paume et autres lieux publics, à Saint-Denis, au Pecq, à Saint-Germain et autres villes avoisinant la capitale. Etendez vos regards paternels jusqu'au Havre, Rouen et Orléans, et vous acquerrez la certitude réelle que nous avons tous, que nos magasins renfer- ment au moins pour quatre années de provisions de toutes espèces. Si vous diiïérez de vous en assurer, vous devez craindre une disette réelle, et les transports journaliers de ces denrées aux pays qui nous les ont expédiées nous offrent maintenant l'idée monstrueuse du relourdes eaux à leur source. Nous entendons ces vils accapareurs etleurs infâmes capitalistes nous objecter que la loi constitutionnelle de 1 État établit la liberté du commerce. Peut-il exister une loi destructive de la loi fondamentale qui dit, article 4 des Droits de l'Homme : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », et article 6 : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisi- bles à autrui ? »

« Or, nous vous le demandons, législateurs, nos représentants, n'est-ce pas nuire à autrui d'accaparer les denrées de première nécessité pour ne les vendre qu'au prix de l'or? [Applaudissements dans les tribunes.) Et n'est-ce pas une chose criminelle et nuisible à la société de consentir à un emploi désastreux des remboursements laits mal à propos et injustement appli- qués?

« Quel scandale en effet de voir ces anciens magistrats de l'Assemblée constituante [Celte allusion à Vancien député feuillant Dandré,qui avait de vastes magasins de denrées coloniales, est applaudie un peu par l'Assemblée et beaucoup par les tribunes), un de nos anciens représentants, coopérateur de la loi que nous venons invoquer, se déclarer sans pudeur aujourd'hui le chef des accapareurs et retenir la liberté du commerce dans les serres de ses misérables associés! La suppression des entrées promettait un avenir heu- reux, elle nous découvrait la terre promise; nous comptions y loucher : une tempêté, soulevée par l'égoïsme et la cupidité, semble nous en écarter; vous la dissiperez. Voilà le motif de nos réclamations. La fermeté des mesures que vous avez déjà prises contre les ennemis du dehors ne permet pas de douter que vous saurez distinguer et punir ceux du dedans. Nous vous les dénon- çons comme les seuls que nous ayons à craindre I

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«Les citoyens de la section des Gobelins ne se sont pas, ainsi qu'on l'a dit dans celle assemblée, fait délivrer à un bas prix le sucre resserré dans une des propriétés nationales de son arrondissement. On a indiscriMcnient calomnié une section qui s'est fait un devoir sacré et saint d'obéir à la loi et de la maintenir. [Vifs applaudissements.)

« Nous demandons que la municipalité soit autorisée par vos ordres à vouloir bien surveiller les magasins afin qu'ils ne puissent être enlevés et employés d'une manière coupable, et qu'ils puissent au moins soulager la peuple qui souffre assez depuis très longtemps par la cherté horrible sont tous les comestibles de première nécessité. » [Applaudissements.)

C'est d'une grande vigueur de ton. Il est vrai que les délégués protestent qu'ils n'o:it pas fixé par la force le prix du sucre : mais c'est de la loi même qu'ils attendent la répression de toutes les manoeuvres qui, selon eux, haus- sent le prix des denrées. Ce n'est pas seulement, ce n'est pas surtout à la rareté relative du sucre, résultant des troubles de Saint-Domingue, c'est aux combinaisons des grands marchands qu'ils attribuent celte hausse. Et ils accusent nettement la bourgeoisie d'avoir employée des achats de spéculation et d'accaparement, les assignats qu'elle a reçus eu remboursement de ses charges de judicature. Ce n'est donc pas précisément contre l'ancien régime que protestent les pétitionnaires, c'est contre l'abus que les classes nouvelles, les classes bourgeoises, font des moyens d'action nouveaux créés par la Révo- lution. Ainsi, c'est à l'intérieur de la Révolution même que se dessine un an- tagonisme de classe, entre les consommateurs et les marchands, entre les pro- létaires ou artisans d'un côté, et la bourgeoisie riche de l'aulr^. Ce qui est remar- quable aussi, c'est l'invocation précise de deux articles de la Déclaration des Droits de l'Homme pour combattre des manœuvres commerciales et .capita- listes.

Les pétitionnaires n'entendent pas la liberté, telle que les Droits de l'Homme la garantissent, comme une faculté indéterminée, et le jeu des forces économiques a pour limite l'intérêt d'autrui. Déjà, dans la pétition des ouvriers charpentiers, en juin 1791, une première application avait été faite aux relations économiques et aux phénomènes sociaux de la Déclaration des Droits. Dans la pensée du peuple, le mot liberté reçoit un sens plein et concret qui est tout à l'opposé du laissez-passer et du laissez-faire.

Les pétitionnaires ne demandent pas précisément qu'une tarification légale des prix des denrées intervienne, ils ne paraissent pas avoir songé à une loi du maximum; mais ils sont évidemment sur le chemin, car leur con- clusion, assez vague dans les termes, soit par manque de précision de la pensée même, soit par prudence, ne peut avoir qu'un sens. 11 faut que la mu- nicipalité surveille les magasins pour empêcher que des quantités considé- rables de sucre soient soustraites à la vente, immobilisées ou cachées. La municipalité fera défense aux gros marchands de dissimuler le sucre et les

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denrées dans des dépôts clandesUns. Il faudra que la marchandise reste toujours, pour ainsi dire, ctaléi^ et à la disposition du public. C'est, sons des formes réservées, la théorie de la vente forcée. Mais la vente forcée implique la détermination légale du prix de vente; et voilà pourquoi nous sommes dès ce jour sur la voie du maximum.

Que pouvait l'Assemblée? Elle se sentait en lace d'un troublant problème qui dépassait, à cette heure, sa force d'action. Guadet, qui présidait la séance, répondit aux pétitionnaires avec une bienveillance empressée et vague, et le maire de Paris lut appelé k la barre pour rendre compte de la situation de la capitale. Il s'appliqua à amortir les couleurs, à estomper les effets. Il voulait rassurer les esprits et en même temps laisser à l'Assemblée législative toute la responsabilité.

K Depuis quelques jours, dit-il, un mouvement sourd se faisait sentir dans Paris. Le peuple témoignait ouvertement son mécontentement sur la hausse considérable du sucre et de plusieurs autres denrées. Il s'assemblait en groupe dans les heux publics et tout annonçait une explosion prochaine. Le vendredi (c'est-à-dire le 20 janvier) les murmures et les propos allaient croissant; plusieurs commissaires de police commençaient môme à réclamer la force publique. Dans la nuit de vendredi au samedi, le feu s'est manifesté à l'hfiteî de la Force. Gel événement répandit une grande alarme... On est encore incertain de savoir si cet accident est à un hasard ou à quelque dessein prémédité... Ce que nous ne pouvons passer sous silence c'est le zèle infatigable de M. le Commandant général de la garde nationale... Nous devons encore vous instruire, messieurs, que nul bâtiment étranger à ceux de la Force n'a été atteint par les flammes, et celui qui vous a dit que le feu avait consumé des magasins remplis de sucre a été induit en erreur.

« A l'instant même cet événement fâcheux nous occupait tout entier, on semait, comme à plaisir, les bruits les plus alarmants : on nous annonçait que les mêmes désastres avaient lieu à la Conciergerie, au Chàtelet, à Bicètre... Ce qui était plus réel, c'était un rassemblement au faubourg Saint-Marceau autour d'un magasin rempli de sucre ; M. le Maire de Paris et M. le Procu- reur général syndic s'y rendirent. Ils trouvèrent un nombre assez considé- rable de citoyens et de citoyennes. Après quelques représentations, ils les engagèrent à choisir douze d'entre eux pour s'expliquer sur la demande qu'ils avaient à former, ce qu'ils firent à l'instant. Et ici, nous devons dire, pour l'honneur de ces citoyens, qu'ils commencèrent par nous déclarer qu'ils n'étaient pas venus pour piller. Ils nous le répétèrent avec cette inquiétude de la probité, qui craignait qu'on ne pût les en soupçonner.

« Ils nous ajoutèrent que le sucre, que plusieurs autres denrées s'étaient subitement élevés à un prix que le pauvre ne pouvait plus atteindre, qu'il y avait - dessous des manœuvres coupables et qu'il fallait absolument faire baisser ce prix.

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« Après leur avoir fait sentir que les troubles portés au commerce, loia de produire l'effet de diminuer les prix, ne pouvaient que les augmenter ;

L'Épicier-Droouiste do Cbatbau. (D'après une estampe da Masée Carnavalet.)

nous leur dîmes qu'il n'était pas en notre pouvoir de taxer les marchandises; que, s'ils avaient des représentations à faire, la loi leur ouvrait un moyen paisible et digne d'hommes libres, celui de la pétition, qu'ils pouvaient s'assembler tranquillement et dresser leurs griefs. »

UV. 126. BI3T01BK SOCIALIâTB. "^- *'"•

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« Ils se retirèrent bien per-uâdi'S de cette vénlé et tout fut cilmp. U< ne se firent point dilivrer, comme on vous l'a dit, du sucre à 22 sons la livre. Le reslo de la soirée se passa dans le plus prand calme: on transréra d<' l'hOlel de la Force les prisonniers pour dettes à Sainle-Pélapie; le tout dans le plus grand ordre.

« Nous ne fûmes pas néanmoins sans inquiétude pour 1p Ipndpmnin dimanfhe; ce jour, dans desmornents de fermentation, est ordinairement un des plus diffiiiles à passer. M. le Commandant général prit les dispositions les plus sages. Il distribua les forces dans les endroits qui paraissaient les plus menacés. Cette journée fut beaucoup plus paisible que nous ne pouvions l'esporer.

« Il y eut néanmoins un épicipr dans la rue du Fauhnurff Saint-Denis qui, intimidé par une grande afflwnce de monde rassemblé autour de sa boutique, distribua une certaine quantité de sucre à 24 et 26 sous la livre.

a Nous avions la consolation de croire que le lendemain tout -erait apaisé : quel fut notre étonnement, quelle fut surtout notre inqttii'tude lorsqu'en/re 10 et 11 heures du matin des lettres arrivèrent de toutes parts qui nous annonçaient des groupes et des rassemblements nombreux dans différents quartiers? Un de ces rassemblements se porta même à la mairie.

« Il était parti de la section des Gravilliers et suivait un cavalier d'ordon- nance, porteur d'une lettre du commissaire de cette section. M. le Maire se présenta à ces citoyens et parvint aisément à leur faire entendre le langage de la raison et de la justice.

« // leur représenta que c'étaient les ennemis de la chose pufiUque qui cherchaient à occasionner un grand trouble, à opposer les citnt/eus aux citoi/fins, et surtout à mettre la garde nationafe aux prises avec les habitants; qu'il fallait éviter ce piège en se conduisant ave sagesse, et en recourant à la voie que la loi ouvrait à tous les citoyens, celle de la pétition. Ils se reti- rèrent satisfaits et promirent de porter la paix parmi ceux qui les avaient députés.

«c M. le Commandant général de la garde nationale arrivait en même terai)S qu'eux. Il fit part à M. le Maire dos avis multiples qu'il avait requis de son côté, ils se coucertèrenl ensemble, craignirent que chose ne devint très sérieuse et qu'on ne fût obligé d'avoir recours à de grandes mesures. M. le M.iire convoqua à l'instant et extraordinairement le conseil municipal ; déjà, plusieurs membres élaiont à leur poste, et il se rendit avec M. le Com- niandanl au directoire du département dont les membres furent é.i;aleraenl convoqués ; là, on discuta les différents partis qu'on pourrait prendre à raison des circon.-tances.. Deux heures entières se fassèrcnl sans recevoir des nou- velles lûcheuses, et déjà nous jouissions de la satisfaction de penser que le calme él.iil rétabli ; tuais, bienlôl, iilusieiirs ofûiieis de la garde nationale se présentèrent pour nous l'aire des récils alfligeants.

HISTOIRE SOCIALISTE 1003

« Chi noits dit que les rassemblements dans les rues Saint-Martin, du Cimetière Sai?it-NicolaSy Chapon et des Gravilliers étaient considérables ; que des portes de magasins avaient été enfoncées, des vitres cassées, la garde nationale forcée, que le peuple tentait de la désarmer et qu'un commandant de balaillon avait été pris au collet et avait été grièvement insulté.

« Nous sentîmes alors qu'il n'y avait pas un moment à perdre, que des officiers municipaux devaient se rendre à l'instant dans ces difTérents endroits, parler au nom de la loi, toujours puissante sur l'esprit des bons citoyens et rappeler ceux qui étaient égarés. M. le Maire, M. le substitut de la commune, et un autre officier municipal partirent de l'hôtel de ville, accompagnés de queLjues grenadiers et d'un certain nombre de cavaliers, et se portèrent dans toutes les rues dont nous venons de parler.

a Us entrèrent chez MM. Chalet, Boscary, ils aperçurent des vitres qui avaient été cassées; mais les magasins n'avaient point été pillés.

« Les vitres la maison du sieur Blot avaient pareillement été cassées ; mais on n'y avait point non plus enlevé de marchandises.

a Le magasin, rue des Gravilliers, cul-de-sac de Rome, était fermé. On nous dit que dans un endroit il avait été livré, aux citoyens attroupés, de la cassonade à 1 0 sous la livre.

« Lors de notre arrivée dans ces différents endroits, le peuple s'était déjà écoulé, et nous n'y avons rencontré qu'un petit nombre de curieux, dont les dispositions étaient rassurantes.

« Dans notre marche, nous opprimes avec plaisir qu'il réy avait égale- ment plus rien dans la rue des Lombards. De retour à l' liùlcl de Ville, un officier vint prévenir M. le Commandant général qu'un rassemblement assez considérable était à la porte d'un épicier du Faubourg Saint-Antoine et M. le Commandant y envoya à l'instant des forces.

« // établit aussi un certain nombre d'iiommes pour passer la nuit dans chacune des maisons qui avaient été exposées à être forcées.

« Le Corps municipal dans cette circonstance difficile n'a négligé, comme vous le voyez. Messieurs, aucun des moyens qui étaient e?i son pou- voir pour le maintien de l'ordre et de la tranquillité, et il n'en négligera aucun. Il a arrêté que ses séances tiendraient, sans désemparer, jusqu'à ce que le calme soit rétabli ; mais il sent en même tetnps combien il serait dan- gereux que l'on exagérât au dehors les mouvements qui viennent de l'agiter, et qui, il faut l'espérer, n'auront pas les suites fâcheuses que s'en promettent sans doute les ennemis de notre liberté et de notre bonheur.

C'est à. vous, messieurs, qu'il appartient de peser, dans votre sagesse, ce que les moments nous sommes exigent: de préparer les grands moyens d'ordre et de tj^nquillité, d'assurer le salut de cette grande cité à laquelle lient si essentiellement le salut de l'empire. »

1004 IIISTUIIIE SOCIALISTE

Ce qui ressort de l'exposé de Pélion, c'est la soudaine puissance d'action du peuple: c'est sa volonté bien afQrmée de n'être pas dupe dans le grand mouvomont révolutionnaire. L'apitation fut assez étendue : elle se produisit au faubourg Saint-Marceau, au faubourg Saint-Antoine et au cœur de Paris, d.ins les quartiers Saint-Denis, Saint-Martin et des Gravi Hier.-;. C'est tout le peuple, tout le prolétariat et toute l'artisanerie parisienne qui renouaient. Et la bourgeoisie révolutionnaire n'osait plus, comme lors de l'émeute contre Réveillon ou des premiers mouvements de paysans de i789, parler « de bri- gands ». Ce sont, comme dit Pélion, des « citoyens » qui n'entendent pas laisser aux accapareurs et monopoleurs de la bourgeoisie, le bénéfice de la Révolution'. Cette fois, ce n'est plus contre l'hôtel de Castries et contre des nobles : c'est contre des bourgeois révolutionnaires, grands acheteurs de biens nationaux, qu'est dirige le mouvement. Lorsque Fauchet, le 21 janvier, signala le premier à l'Assemblée les troubles de Paris et les accaparements, il déclara que l'église Sainte-Opportune, l'église Saint-Hilaire et l'église Saint- Benoît étaient pleines de sucre et de café. C'étaient évidemment des hommes de la Révolution qui avaient acheté ces églises et qui les avaient transformées en grands magasins. C'était donc bien contre une puissance nouvelle sortie de la Révolution, que le prolétariat et le peuple s'agitaient. Un moment, Pétion se demanda si la situation n'allait pas devenir sérieuse, si la garde nationale et le peuple qui, quelques mois auparavant, avaient eu au Champ de Mars une si tragique rencontre, n'allaient pas se heurter de nouveau, et cette fois à propos d'une question de subsistance. La prudence de Pétion, ses sages atermoiements qui permirent aux passions de se calmer épargnèrent à la Révolution ce malheur ; mais on commence à sentir dans Paris le tres- saillement de la force populaire, plu? consciente d'elle-même, fière des sacri- fices qu'elle a déjà consentis à la Révolution, des services qu'elle lui a rendus et décidée à ne pas laisser confisquer par les agioteurs et les capitalistes la joie des temps nouveaux. Oh 1 le peuple n'a pas encore essayé d'analyser le mécanisme social. Il ne démêle pas clairement que ces coups de spéculation sont un effet presque inévitable de la concurrence marchande et de la pro- priété privée. Mais, du moins, il oppose à ce désordre son droit. Il est prêt non à transformer la propriété, mais à en corriger, par une intervention vigoureuse et la force de la loi, les excès les plus criants. Il ne doute pas que, jusque sur le domaine de la propriété, la loi ne puisse et ne doive pro- téger la liberté vraie, la liberté réelle des hommes, celle de vivre. Et ainsi se forment lentement, obscurément, dan> le peuple, les idées qui trouveront dans la Icgi-laliou régulatrice de la Convention d'abord, dans le communisme de Babœul ensuite, leur expression. En janvier 1792, ces tendances étaient bien indécises encore puisque les pétitionnaires mêmes qui parlaient au nom du peuple n'osaient jias demander nettement la taxation légale des marchan- dises. A celte indécision générale des esprits et des forces correspondait assec

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bien la manière conciliante et vague de Pétion. Mais- on pressent le jour oii la brutalité des événements voudra des pensées plus fermes.

Ces mouvements du peuple effrayèrent vivement la bourgeoisie mar- chande. Plusieurs des négociants menacés ou prolestèrent ou même jetèrent un défi. L'un d'eux, d'Elbé, se disant américain (était-ce un personnage réel ou bien le pseudonyme collectif de plusieurs négociants à la fois arrogants et timides?) somma l'Assemblée de faire respecter son droit de propriété, qu'il poussait jusqu'au droit d'accaparement avec des chiffres qui sont une bra- vade. Sa pétition, d'une forme provocante, fut lue sous les murmures: « Hier matin, disait-il, une section de la capitale admise à la barre est venue, les Droits de l'Homme à la main, réclamer une loi contre tous les accapareurs et singulièrement contre ceux des denrées coloniales dont la rareté commence à se faire sentir. Aujourd'hui, citoyen domicilié, père de famille, je viens me dénoncer moi-même comme un de ces hommes qu'on cherche à rendre odieux parce qu'ils croient pouvoir disposer librement d'une propriété légitime.

« Je suis, Monsieur le Président, un ci-devant propriétaire d'habitations considérables dans cette île malheureuse qui n'existe peut-être plus. Mes pro- priétés sont dévastées, mes habitations brûlées, mes dernières récoltes, em- barquées avant les désordres, me sont heiireusement parvenues. Je déclare donc que j'ai reçu avant le mois de septembre, 2 millions de sucre, 1 million de café, 100 millions d'indigo et 250 millions de colon.

« Les denrées sont là, dans ma maison et dans mon rtiagasin, mais ne seront jamais cachées parce qu'un citoyen ne saurait rougir d'avoir exploité de belles manufactures qui faisaient la prospérité de sa patrie.

« Ces marchandises valent aujourd'hui 8 millions, suivantle cours ordi- naire des choses, elles doivent en valoir incessamment plus de 15. Je plains fort. Monsieur le Président, ceux qui estiment assez peu les repréî^enlants du peuple pour solliciter des décrets attentatoires au droit sacré de propriété; mais moi, je leur rendrai un hommage plus pur, en mettant la mienne sous la sauvegarde de ses principes; Je déclare donc à V Assemblée nationale qui me lit et à l'Europe entière qui entend cette adresse, que ma volonté bien expresse est de ne vendre actuellement à aucun prix des denrées dont je suis le propriétaire. (Murmures.) Elles sont à moi; elles représentent des sommes que j'ai versées dans un autre hémisphère, les terres que je pos- sédais et que je n'ai plus, en un mot, ma fortune entière et celle de mes enfants. Il me conviendra peut-être de les doter en sucre et en café. Toujours est-il vrai que je ne veux les vendre à aucun prix, et je le répète Lien haut pour que qui que ce soit n'en doute. (Murmures.) Mais en même temps il ne me convient pas après avoir été incendié en Améri(iue d'être pillé en France. C'est pour faire un noble essai de la Constitution, c'est pour connaître jus- qu'à quel point elle peut garantir la propriété que j'aljurc ici la force

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publique... (Murmures.) Plusieurs mpmbres: «A l'ordre du jotir! » D'autres membres: «Non, Non, achevez! »... lie protéger un ci loyen qui ne contraint pe'. sonne à lui demander son bien mais qui proloste de vouloir garder en nature celui qu'il a récollé. [Murmures.) Veuillez donc, Mon-iieur le Pré-id nt. donner des ordres à M. le maire d'entourer mes magasins d'une garde suffi- sante dont il est juste que je supporte les frai». Je demamle surtout que cet orlresoil donné avant d'ouvrir la discussion sur la demande de la section des Gobelins, qui prétendait hier fixer le prix des denrées sans avoir eu rai- lenlion d'indiquer aux législateurs le poi?it délicat la propriété finit et l'accaparement commence.

« Signé: Joseph-François Delbé, Améric in, citoyen aclir de la section de Popincourt, grenadier •volontaire dans le bataillon, de cette section, rue de Charonne, n" 158 6w. »

C'est sans doute une mystification : mais c'est aussi une manœuvre de la contre-révolu Lion cherchant à effrayer les propriétaires et à opposer, en un contraste violent, le droit de propriété poussé jusqu'à l'absolu aux récla mations populaires. Dans le cerveau exaspéré de quelque propriétaire des îles avait pu éclore cette étrange fantaisie de polémique sociale, en forme de pétition. Mais il y avait une autre pétition plus aulhenlique et de forii.e plus sérieuse. C'était celle d'un banquier, Boscary, membre de l'Assemblée Légis- lative, qui avait complété ses opérations de banque par des opérations de commerce. 11 se mettait sous la protection de ses collègues de l'Assemblée :

« Monsieur le Président. Le peuple égaré par des gens malintentionnés s'est porté hier matin chez moi en foule au moment oii j'allais me rendre à l'Assemblée et m'a empêché de me rendre à mon poste. On lui insinue que ma maison de commerce, sous le nom de Ch. Boscary et Compagnie, i\a.\i fait des accaparements de denrées coloniales, assertion aussi fausse que calom- nieuse. On a tenté d'entrer par force dans ma maison et on a cassé toutes mes vitres du premierétage(Brî<t/(/a7is/csM6M7îes) avant que la force publique ait pu m accorder protection. Je suis encore menacé en ce moment, et malgré la garde qu'on a voulu me donner, on jette des pierres contre mes fenêtres: ma fortune, celle de nos amis sont en danger. J'invoque la loi, la sauvegarde de la propriété non seulement pour moi, mais encore pour tous les négociants de Parisquine sont pas exempts des égarements du ^Qa^\t...{Murmuressourds.) Je ne m'attendais pas. Monsieur le Président, à devenir l'objet de la fureur du peuple. Je n'ai j;rraais fait de mal à personne; j'aifaitle bien quand je lai pu Persomie plus que moi ne s'est livré à la Révolution. Constamment dans les places civiles et militaires, fai été le premier à défendre les propriétés et; danger; et aujourd'hui les miennes sont menacées. J'espère que le peuple, revenu de son égarement, me rendra l'estime et la justice que je mérite à

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tous égards. Je vous prie, Monsieur le Président, de communiquer de suite à l'Asseinblée cette lettre irapoilante pour moi. {Rires d(ï>is las tribunes.)

« Signé, Boscary, député de Paris. »

La bourgeoisie commerçante et modérée, dont Boscary était un des prin- cipaux représentants, est, si Ton me passe le mol, toute ahurie de ce soulè- vement populaire. Il lui semblait en effet s'être « livrée. » toute entière à la Révolution, et elle entrevoit soudain avec stupeur qu'au delà du cercle un peu étroit de ses pensées d'autres forces s'agitent. Malgré l'indignation d'une partie de l'Assemblée, les tribunes couvrirent de huées et coupèrent de quo- libets la lettre du banquier révolutionnaire. Plusieurs députés voulaient qu'on passât à l'ordre du jour sur la lettre de Boscary, comme sur celle du mysté- rieux et ironique Delbé; mais l'Assemblée renvoya la pétition- au pouvoir exécutif. Curieuses escarmouches entre ces deux fractions du Tiers-Etat, qui ont fait ensemble la Révolution, qui souvent encore la sauveront ensemble, mais qui commencent à se heurter l'une l'autre, et à prendre figure de classes hostiles 1

Au problème qui lui était posé alors sur le prix des denrées coloniales, la Législative n'avait pas de solution. Son Comité du commerce songea un moment à lui proposer la suppression du droit de 9 livres par quintal, qui frappait le sucre étranger à son entrée en France, mais il reconnut vite que ce serait inutile; car la France, par l'abondance de sa production, dominant le marché du sucre, les cours du sucre en France ne tarderaienfpas à régler les cours du sucre dans le monde entier.

Dès lors les étrangers ne pourraient pas importer du sucre en France, à un cours inférieur au cours même de France, et aucune baisse de prix ne se produirait. Pouvait-on d'autre part, interdire l'exporlationdessucresde France? Mais c'est avec ses sucres exportés que la France payait la plus grande partie des marchandises qu'elle tirait du dehors. Le Comité concluait donc qu'il n'y avait rien à faire, qu'il n'y avait par conséquent pas à délibérer sur la question proposée. L'Assemblée murmura, mais nul n'essaya d'indiquer une solulion précise. Ducos, le brillant député de Borde lux, effrayé à l'idée que des me- sures de prohibition ou de restriction commerciales pourraient être propo- sées qui ruineraient nos ports, les combattit avec un talent remarjuable, sans rien ajouter au fond à la thèse du Comité. Mais jamais avec plus d'élé- gance et de netteté ne fut expliqué le mécanisme international du commerce du sucre. C'est en ces discours si substantiels et si lumineux que se révèle la forte éducation économique et positive de la bourgeoisie du xvin* siècle, sur laquelle Taine s'est si lourdement trompé. « Trois moyens, dit-il, ont été pro;jo-és à cetle Assemblée pour opérer une réduction du prix des sucres:

« Le premier est de pcrmellre aux étrangers l'introduction du sucre dans nos ports; le second d'en proléger la sortie hors du royaume; le troisième

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(une loi sur la circulation des billets de conflance) mérite la plus sérieuse allt'iilion.

« Je crois le premier moyen complètement inutile. En effet, pour en retirer quelque avantage, il faudrait pouvoir attendre de la liberté d'impor- tation dans nos ports une quantité de sucre étranger assez considérable pour former une concurrence qui lit baisser le prix des nôtres ; or, voilà ce que vous ne pouvez pas espérer. Vous n'ignorez pas qu'aucune des nations commerçantes, qui possèdent des colonies, ne recueille une assez grande quantité de sucre pour en former l'objet d'un grand débouché et pour ex- porter l'excédent de sa consommation. L'Angleterre, qui est après nous celle des puissances commerçantes dont les plantations en fournissent le plus n'en exporte qu'une très faible partie. L'aisance de ses habitants y a rendu rusage du sucre plus général et plus considérable que parmi nous. Le gouver- Jiemcnt avait, à la vérité, encouragé par une prime et par une restitution dr droit à la sortie appelée drawback l'exportation du sucre raffiné ; mais effrayé de l'augmentation subite de cette denrée dans les marchés de France il vient de supprimer le drawbrack et la prime. (Ducos veut dire qu'attirés par le bénéfice queleur promettait, au moins pendant quelques jours, le haut prix du sucre en France, les rallineurs anglais auraient envoyé leurs sucres en masse s'ils y avaient élé encouragés encore par la prime et le drawback; dès lors le marché anglais aurait été dégarni de sucres et les consommateurs d'Angleterre l'auraient payé trop cher. L'Angleterre supprima donc tous les stimulants à l'exportation.) C'est nous, continue l'orateur, qui foiirnissotis presque tout le reste de l'Europe de cette denrée, et la plupart des commer- çants étrangers ne pourraient user de la liberté que vous leur accorderiez, que pour nous rapporter les mêmes sucres qu'ils auraient exportés de nos ports. »

« Qu'importe, dira-t-on peut-être, si l'accaparement a tellement fa^t renché- rir cette marchandise en France, que les étrangers trouvent encore du bénélice à nous revendre celle qu'ils nous ont achetée à un prix beaucoup plus bas, il y a quelquesmoisîiiyaw ceux qui proposeraient cette objection raisonneraient sur une erreur de fait qu'il faut détruire. Telle est notre influence sur nos voisins, pour le prix des denrées coloniales, que leur cours suit toujours à peu près dans les înarchésdu Nord, les variatiom qu'ils éprouvent dans les nôtres. Le sucre augmcnte-t-il à Bordeaux et à Nantes ? Il augmente à Amsterdam et à Ham- bourg dans une proportion assez constamment uniforme; diminue-t-il dans nos places de commerce? La baisse se fait aussitôt ressentir en Allemagne et en Hollande. La raison en est simple. La France ne retient que la huitième partie, à peu près, du sucre qu'elle retire de ses colonies, le reste est acheté dans ses ports, par des commissionnaires pour le compte des étrangers. Ainsi le prix des sucres éprouvera chez nos voisins ainsi que chez vous un surhaussement extraordinaire qui ne leur laissera la perspective d'aucun profit dans la réex- portation en France ; je tire d'autres conséquences de ces faits: c'est que les

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accaparements dont vous vous indignez avec tant de raison sont faits pour le compte des négociants étrangers et que les consommateurs de Hollande et. d Allemagne souffriront ainsi que le peuple de la France des nouvelles ma- nœuvres de nos agioteurs. Dans le moment même les citoyens de Paris murmuraient du surhaussement du prix du sucre à 42 sous la livre, on l enlevait

Db la Loi.

(Almanach du Père Gérard). (D'après un document du Musée Caroavaletp

à B'jrdeaux pour les étrangers à 290 livres le quintal, ce qui fait près d'un écu par livre.

« Vous voyez, d'après ces faits, que même en supportant la perte du change, le prix de cette denrée ne permettra pas aux négociants étrangers des spéculations sur la vente de nos propres sucres dans nos ports. (Nos assi gnats subissaient une dépréciuliori 1res forte par rapport à la monnaie métallique ou aux valeurs étrangères; par exemple avec 100 livres d'or on

UV- 127. HISTOIRB SOCIALISTE. UT 187.

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»e procurait 150 livres d'assignats; les étrangers avaient donc un bénéflc« résultant du change quand ils achetaient en France, mais malgré ce béné- fice, telle était, selon Ducos, la tendance des sucres à s'élever sur les marchés étrangers au niveau des cours de France que les Anglais, les Allemande ou les Hollandais n'avaient aucun intérêt à nous acheter pour nous revendre.^ Vous voyez encore que nous ne supporterons pas seuls P accroissement d' son prix et qxir la nation trouve du moins un faible dédommagement d' celle calamité momentanée dans l'augmentation de ses bénéfices avec les na^ tions étrangères. Vous ne me verrez jamais donner mon assentiment aux mesures prohibitives qui vous seront proposées, mais lorsque j'élèverai ma voix en faveur de la liberté du commerce, ce n'est pas une liberté partielle et illusoire que je réclamerai ; j'ai prouvé que celle qu'on a sollicitée ne pou- vait produire aucun avantage en ce moment. Je ne lui trouve d'ailleurs d'autre inconvénient que d'être inutile et de donner si elle était adoptée, une idée aussi désavantageuse qu'injuste des lumières de l'Assemblée en matière de commerce. La proposition qui vous est faite se réduit en un mot, à permettre la libre importation en France, d'une denrée qui ne peut y venir de nulle part. Je conclus à ce qu'elle soit écartée.

« La grande mesure qui consisté à pro/iiber la sortie des sucres du royaume aurait des conséquences plus funestes. Elle ne peîtt être envisagécsans effroi, par ceux qui ont des notions saines sur nos relatioiu commerciales. J'ai annoncé que la France ne consomme qu'à peu près la huitième partie du sucre qu'elle reçoit de ses colonies ; elle en expédie donc annuellnnent les sept huitièmes pour l'étranger; j'ajoute une seconde obsercalion. Nous rece- vons le sucre de nos colonies de deux sortes : le brut qui n'a reçu que les premières préparations, et c'est presque uniquement de cette qualité que consomment les fabriques nationales, et le sucre terré qui a déjà reçu un commencement de raffinage et qui passe chez nos voisins. La valeur de cette dernière sorte est double à peu près de celle du sucre brut.

« Vous sentez maintenant qu'en prohibant la sortie de cet imraenseexcé- dent de consommation :

« Vous privez la nation d'une portion de revenu très considérable et très lucrative qu'on peut évaluer à plu-; de 30 millions par an;

« Vous lui enlevez la faculté de se libérer avantageusement des dettes qu'elle contracte chez l'étranger; car il y a plus de profit à solder nos voisins avec du sucre qui gagne, qu'avec des assignats, qui perdent;

« Vous paralysez entii'Tement le commerce des ports avec vos colonies; car un armateur se garderait d'envoyer du vin et de la farine à Saitit- Doiningue pour recevoir en retour du sucre dont il n'aurait plus le débouché, et sur lequel il perdrait, pour s'en défaire, une forte paitie de son capital ;

« Vous occasionnez dans les fortunes de vos concitoyens un bouleverse- ment terrible, car il résulterait de la chuta et du délaissement subit de cellfl

HISTOIRE SOCIALISTE 1011

denrée un grand nombre de failliles qui réduiraient dans la noisère des citoyens industrieux et honnêles, répand.-aient le désordre et l'alarme dans toutes les places de commerce, et ébranleraient la fortune publique et le crédit de vos assignats;

« Vous enlèveriez tout à coup le travail et la subsistance à la classe des ouvriers, des matelots de vos ports, qui ont déjà marqué leur patriotisme dans la Révolution par de grands sacrifices et qu'il faut secourir et ménager pour avoir à l'avenir les mêmes éloges à leur donner ;

« 6* Vous verriez bientôt éludées les disiosilions tyranniques de cette loi prohibitive. Les étrangers iraient enlever eux-mêmes dans nos colonies le sucre qu'ils ne pourraient plus acheter dans les ports de France; car la toute-puissancedu législateur ne lutte qu'en succombant contre la nature des choses;

« Enfln, vous achèveriez de rendre onéreuses nos transactions commer- ciales avec les autres peuples en occasionnant une baisse nouvelle dans le taux de nos changes. »

Voilà la théorie du libre-échange absolu. Je note, en passant, que Ducos parle comme si les troubles de Saint-Domingue étaient un accident sans lendemain : il ne fait même pas allusion à un arrêt possible des transactions, et c'est une preuve nouvelle qu'en 1792, malgré leur gravité, les désordres coloniaux ne pesaient pas encore sur les affaires. Mais surtout je constate que ce libre esprit de négoce international, qui se joue sans tffort en des combinaisons universelles, répugnera aux lois de réglementation, de taxation. Les Girondins seront plus préoccupés de procurer à la France l'abondance et la circulation aisée des richesses que d'en régler, selon des lois de démocratie inflexible, la distribution.

11 faudra se souvenir du discours de Ducos quand nous entendrons, en 1793, Vergniaud opposer sa conception de la vie sociale, la République commerçante, entreprenante et riche, aux thèses de Robespierre. Les Giron- dins ne sont pas indifférents à la condition des pauvres, au bien-être de la classe ouvrière : mais il leur semble que la richesse générale de la nation se réfléchira d'elle-même sur les ouvriers comme une lumière abondante éclaire tout, et, par ses reflets, pénètre ne frappait pas son rayon direct. Il est visible que Ducos se console de la perte momentanée que subissent les consommateurs par la hausse démesurée du sucre, en songeant au bénéfice que cette hausse procure à la nation dans le commerce avec l'étranger. Enfin pour ces hommes hahitués aux entrecroisements, aux ré^ ercussions innom- brables des phénomènes économiques sur le marché du monde, l'idée de fixer par la loi les prix des marchandises dans un pays devait être particulièrement chimérique : car comment maintenir un niveau constant dans une rade ouverte se faisaient sentir les mouvements de la vaste mer ? Comment assurer la fixité des prix quand la concurrence des autres nations et les

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subtiles combinaisons du négoce universel font varier nécessairement les prix d'un pays avec les prix de tous les autres ?

Les Girondins se plaisaient d'aulanl mieux à ces vastes perspectives du marché international que pour beaucoup de ses produits, par les draps dans le Levant, par le sucre dans le monde entier, la France y dominait; et cet orgueil de la force commerciale de la France dans le monde contribuait, j'en suis certain, à animer le rêve d'expansion révolutionnaire que les hommes de la Gironde avaient formé.

Us souhaitaient volontiers à la Révolution les horizons vastes auxquels, par le jeu presque infini de leurs affaires, ils étaient accoutumés. L'idée du maximum, de la réglementation intérieure du prix des denrées, des produits, des travaux n'entrera profondément dans les esprits et n'y prévaudra que lorsque le marché international sera presque détruit, lorsque la France sera comme bloquée par la guerre universelle.

Ainsi, en cette crise du sucre, i (('•s janvier 1792, ce n'est pas seulement le conflit de la bourgeoisie et du peuple qui apparaît. On pressent en outre les dissentiments du groupe girondin et du peuple ouvrier. Les pétitionnaireg des Gobelins ont menacé directement la bourgeoisie mercantile etfeuillanliste: mais il y a aussi desaccord entre la temlance des pétitionnaires qui songent déjà, quoique timidement, à réglementer et la conception girondine.

Ducos sentit bien le péril, et il essaya d'envelopper de formes populaires son refus de s'associer à une loi contre les accaparements : « C'est à regret que je refuse d'appuyer les moyens d'arrêter les manœuvres infâmes des agioteurs, qui jouent entre eux la fortune publique ; mais, il faut l'avouer, une loi contre les accaparements est extrêmement difficile parce qu'elle pour- rait envelopper dans une même proscription le commerçant industrieux avec l'avide accapareur; parce qu'elle détruirait le commerce en l'entravant ; car il n'y a point de commerce sans liberté. Toutefois, je ne crois point que cette loi soit impossible, mais je crois qu'elle doit être raflrie avec une grande attention, parce qu'elle doit toucher les bornes du droit de propriété sans les dépasser. Je demanderai que le Comité de législation soit adjoint au Comité de commerce pour vous présenter, dans un bref délai, un projet de loi contre les accapareurs.

« Il est, au reste, n'en doutez point, un terme matériel aux maux dont les accapareurs tourmentent le peuple ; cette sorte d'agiotage doit se détruire par ses propres excès: la cherté des denrées diminuera la consommation; l'échéance des engagements contractés par ces insensés les forcera à ouvrir leurs magasins; vous verrez rentrer dans la circulation ces produits qu'ils en ont enlevés. Une grande concurrence doit amener une chute subite dans les valeurs, et les accapareurs seront les premières victimes de ce jeu funeste. (Murmures.) Heureux encore si d'honnêtes citoyens ne sont point entraînés dans l'abîme ; ceux-là seront dignes de vos regrets. Quant à ceux qui, depuis

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quelques mois, spéculent sur le pain du pauvre et s'enrichissent de ses cruelles privations, vous ne leur accorderez pas même un sentiment de pitié. Et moi qui sais leur trafic honteux, leurs opérations infâmes, désespéré de ne pouvoir imprimer sur leur <"ront une marque d'ignominie, je ne quitterai pas du moins cette tribune sans leur avoir payé le tribut d'indignation que leur doit tout bon citoyen. » {L'assemblée et les tribunes applaudissent à plu- sieurs rrprises.)

La faiblesse de la Gironde apparaît eu ces véhémentes paroles qui cachent une conclusion à peu près négative. L'assemblée, il est vrai, sur la demande de Ducos, décida qu'il y avait lieu de présenter un projet de loi destiné à prévenir, d'une manière efficace, les accaparements et à punir les accapareurs. Mais c'était une pensée bien incertaine, et le projet ne fut même pas présenté à la Législative. Elle pensait presque tout entière, avec le député Massey, que « fixer le prix des denrées, ce serait porter atteinte aux principes de la Constitution, ce serait violer la propriété ».

Brissot, dans son journal le Patriote Français, se borna à quelques décla- mations un peu vagues et à des assurances optimistes. Il était contrarié par ces troubles économiques qui risquaient de couper en deux la grande armée de la Révolution au moment même il rêvait de la jeter sur l'Europe. Dans le numéro du 24 janvier, il fut très sévère pour les accapareurs: « Sans doute la loi doit sa protection à tout citoyen : mais tout citoyen ne doit-il pas aussi son tribut de patriotisme ? De quel œil la patrie peut-elle «envisager des hommes qui spéculent sur la misère publique, sur la baisse du change, sur la rareté du numéraire, sur le haut prix des denrées? » Mais il s'empressait, dans le numéro du 26, de démontrer que la crise ne serait pas durable, que les prix tomberaient nécessairement, qu'il fallait arrêter les alarmes et répandre la confiance.

Le journal de Prudhomme, les Révolutions de Paris, s'applique tout ensemble à justifier le peuple et à le calmer. Sous le titre : « Mouvements du peuple contre les accapareurs », il publia un grand article que je regrette de ne pouvoir reproduire en entier, mais qui est un document social très impor- tant. Les tendances confuses des démocrates révolutionnaires, à ce moment, s'y traduisent dans leur complexité. Tantôt il semble non seulement justifier, mais animer le peuple : c Joseph-François Delbé, ou ceux auxquels il sert de masque, pour se venger de l'insurrection de ses nègres à Saint-Domingue, veut condamner les Parisiens à avoir continuellement sous leurs yeux deux millions de sucre et à s'en passer ; mais que dirait-il si le peuple, le prenant au mot, écrivait sur la porte de ses magasins, ainsi que sur celles des autres amas de comestibles, méchamment mis hors du commerce :

Salus pnpuli suprema lex esto.

Ue par le peuple Deux millions de sui re à vendre A 30 sous la livre.

lUl'k HISTOIIIE SOCIALISTE

« Car il faut être de bon comiile: est-il juste qu'une population laborieuse et indigente de 600,000 âmes se prive d'un comestible quelcoiiquo, parce qu'il plaira à une douzaine d'indiviilus vindicatifs, ou rapaces, de fermer leurs magasins ou de centupler leurt; bénélices t Et puisque ces proprié- taires se mettent sans façon au-dessus des règles de l'honnôlelô et des prin- cipes de l'humanilô, peut-on avoir le courage de faire un crime au peuple de se placer un moment au-dessus des lois impuissantes de la société civile ?... Et qui mérite plus que le peuple, plus que le peuple de Paris, tous les égards, tous les ménagements, sinon de la loi qui n'en connaît poinl, du moins de ses législateurs et des magistrats?... Il a tout enduré et un lui fait un crime quand, perdant patience un moment, il se porle avec quelque énergie devant plusieurs de ses églises, converties en magasins de sucre, dont on lui surfait le prix avec une impudence rare. Est-ce donc un si grand crime que de se porter rue des Ecouffes, au Jeu de Paume, ou bien du côté de la Râpée? après qu'on lui a dit : Bon peuple ! écoute : Dandré, qui t'a fait payer si cber la justice en Provence et qui a vendu la conslilulion au château des Tuileries, fait en ce moment avec l'or de la liste civile de grands amas de sucre, de compagnie avec Finol et Charlemagne, aûn d'épuiser ta bourse en te le revendant.

« Les Leleu et compagnie qui ne te sont déjà que trop connus, proOlent de ta détresse et se vengent des disgrâces que la loi vient de leur faire éprouver dans leur commerce des grains et farines, en emmagasinant du café et du sucre dans les petites écuries du roi, et chez un sieur Bloque, tenant des voilures de deuil, rue Chapon au Marais (ils en ont pour deux années; les registres de l'arairaulé en font foi, tu peux les consulter) et aussi dans un autre dépôt, à l'abbaye Saint-Germain.

« Laborde a fait un emprunt à quatre pour cent dans les mêmes intentions ; Cabanis, négociant, rue du Cimelière-Saint-Nicolas, chez un chapelier; Go- mard et les frères Duval, rue Saint-Martin, et beaucoup d'autres se sont ligués pour te revendre, sans pudeur, une denrée à laquelle ils savent que lu es attaché, et s'applaudissent de servir tout à la fois leurs intérêts et ceux de la Cour, ils ont des complices. »

En reporter exact, le journaliste des Révolutions rectifie en note une erreur de détail qu'il vient de commettre. « C'est à tort qu'on a répandu qu'il y avait un dépôt de sucre dans l'Abbaye Saitit-Germain. Nous nous sommes assuré du fait par nous-mêmes, et nous pouvons assurer que dans un immense magasin, servant jadis de cellier à la maison, et loué depuis un an à M. Laurent de Mézières fils, banquier et commissionnaire, rue Saint Benoit, nous n'avons vu que deux cent quarante pièces de vin, cent soixante-deux pipes d'eau-de-vie, cinquante balles de soude, et quarante-un millions de calé, appartenant à divers négociants de Nantes et du Havre, dont il a fait déclaration à la Municipalité. »

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Il est curieux de voir la bourgeoisie révolutionnaire, au moment même elle installe ses marchandises dans les locaux d'éâise et dans les celliers des moines, enTm sécularisés, et il lui paraît sans doute qu'elle accomplit ainsi la Révolution, exposée tout à coup à l'accusation d'accaparement et aux colères du peuple. La Révolution entrechoque soudain les deux forces qui sont en tlle.

Mais les démocrates des Révolutions de Paris, tout en plaidant ainsi pour le peuple, l'avertissent que ces accaparements sont un plan formé par ses ennemis pour l'irriter et le porter à des désordres et à des excès qui compro- metiraieiit la Révolution elle-même. Ils l'adjurent donc de ne pas tomber dans le piège et de se méfler des pillards que la contre-révolution mêle aui rangs du peuple pour le discréditer. Visibieraent, toute la bourgeoisie rcvo- lulionnaiie, même la plus démocrate, souffre impatiemment non seulement ces> limitations, mais ces problèmes. Sous couleur de dénoncer les manœuvres des eniicniis du peuple, elle immobilise le peuple lui-même.

« Citoyens ! voilà comme nous sommos traités par nos ennemis domes- tiques, envers lesquels nous nous montrons encore si généreux. Ils ont com- mencé par accaparer les marchandises fabriquées contre lesquelles ihs échan- geaient Irurs assignats, à toute perte, pour discréditer le papier national et pour frapper de mort le commerce en paraissant le vivifier; mais ils lui enle- vaient sa base, en ne tenant pas compte du signe de la fortune publique. Cette première menée «n'a pas fait aux patriotes tout le maliqu'on en espé- rait. Les manufactures ne purent suffire aux demandes, la 'main-d'œuvre augmenta en conséquence dans une progression rapide ; le salaire des arti- sans s'i'deva en proportion du prix des choses ouvragées ; l'industrie du moins prospérait et semblait repousser la misère. Ce n'était pas le compte des iiilâmes spéculateurs; leur intention n'étant pas la prospérité publique, ils changèrent de batterie en se disant: Accaparons les matières premières et faisons en sorte que le fabric^tnt ne puisse s'en procurer ni pour or, ni pour argent, ni pour assignats; du moins, établissons un taux si excessif qu'on n'ose plus s'en approcher, qu'on ne puisse plus y atteindre.

« Le fabiicant, déjà grevé par le prix de la main-d'œuvre, aimera mieux rester dans l'inaction que de faire travailler à perte ; dès lors, il congédiera ses ouvriers. Ceux-ci, sans besogne et sans pain, maudiront une révolution qui les réiluit à l'indigence et leur obstrue tous tes débouchés de l'industrie; ils regretteront les nobles quiles faisaient vivre, les riches qui leur donnaient de remploi.

« Fui~oiis que fous quinze jours il n'y ait aucune fabrique en activité, faute de matières premières ; accapa-i-ons jusqu'au papier, aux ardoises et aux éiiid^'les; à cette calamité j'iigtioiis-en une qui louche encore de plus près le peu'le: enima-'asioons les denrées superflues d'abord, mais que le luxe d'autrefois a rendues aujourd'hui de première nécessité. La révolution des

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colonies nous en donne un beau prétexte. La loi est toute prêle à protéger les accaparements et à défendre les accapareurs; et le peuple en viendrai maudire une loi qui lui défend de toucher à des denrées dont il ne peut se passer : il maudira les législateurs. »

Il est bien clair que le journal de Prudhomme dénonce un plan de contre-révolution il n'y a que l'effet naturel des intérêts privés dans les comli' tions nouvelles créées parla Révolution. La liberté absolue du commerce el de l'industrie que n'arrêtait plus aucune gêne corporative et la disponibilité d'une masse énorme de monnaie de papier incitaient la bourgeoisie révolution- naire, animée d'ailleurs par le feu des événements, à rnuUiplier, à agrandir ses opérations. De la constitution de vastes magasins : de des commandes importantes aux manufactures; et il est bien clair que dès que les manufac- tures accroissaient leur production, la pensée devait venir soit aux manufac- turiers eux-mêmes, soit aux spéculateurs de s'approvisionner largement des matières premières nécessaires à l'industrie; le prix de celles-ci montait conséquemment; et la production manufacturière se trouvait ainsi soumise à deux forces opposées, une force d'impulsion et une force d'inhibition. L'abondance des assignats agissait comme un aiguillon; la cherté des matières premières agissait comme un frein. L'interprétation tendancieuse des phénomènes économiques n'a donc aucune valeur, mais il y a intérêt à retenir de l'ariicle, d'abord, comme nous l'avons souvent démontré par des témoignages décisifs, qu'il y avait à cette époque une grande activité indus- trielle, et ensuite que le conflit naissant entre la bourgeoisie et le peuple n'était pas précisément un conflit entre ouvriers et patrons.

Ce conflit, nous l'avons vu en juin 1791 à propos de la grande grève des charpentiers, qui s'étendit à presque toute la France. Mais en général, les crises sociales de la Révolution ayant été surtout des crises de subsistances, c'est bien plutôt entre la bourgeoisie commerçante et l'ensemble du peuple, y compris les artisans et une partie des fabricants, que se produisait le choc. A. cette date, les prolétaires ne formulent aucune plainte contre les industriels, contre les fabricants ; il semble que ceux-ci ont su adapter le prix delà main- d'œuvre, le salaire, au cours des denrées; et l'activité même de la production, qui rendait nécessaire une grande quantité de main-d'œuvre, obligeait les manufacturiers à traiter raisonnablement les ouvriers. En fait, dans cette période, ouvriers et fabricants semblent avoir les mêmes intérêts et les mêmes «nnemis; tandis que les « monopoleurs », les « accapareurs » aifligent et pressurent les ouvriers, en élevant le prix des denrées, ils affligent et gênent les fabricants en élevant le prix de la matière première. Il était d'ailleurs moins facile de concentrer l'industrie que de concentrer le commerce, de créer soudain de grandes manufactures ou usines que de créer de grands magasins. Ainsi c'est surtout dans l'ordre commercial, et beaucoup moins dans l'ordre industriel, que se manifestait l'action capitaliste, surexcitée par

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kl liberté absolue et p:ir l'abondance de la monnaie de papier. 11 plaisait au

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E. Clatière. (D'après ane eslarapo du Musée Carnavalet).

journal de Prudhomnie de voir un complot dans ces phénomènes économiques qui dérivaient de la nature même des choses et des institutions nouvelles.

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Peiit-ôlre ù vrai dire, les démocrates bourgeois ne se rendaient-il^comple qu'à demi des inéviubles effets capitalistes de la. llévulutiou. Peul-ôire aussi, la joie des contre-révolutionnaires, qui espéraient bien tirer parti de ces agitations, leur suggérai l-elle l'idée qu'ils en étaient les seuls artisans. 11 si^ p'Ut d'aillenrstrès bien que des hommes stipendiés par laconlre-révolulion f i-~ont mêlés aux mouvements pt)pulaires- « Si le peuple a tait porter son ressen- timent sur les marchands délailleurs il a commis un ilélit grive et une injustice criante; mais ce n'est pas le vrai peuple qui sest oublié à ce point; ce n'est pas lui qui s'est fait délivrer le sucre, par pains, à 20 et 25 sous la livre. Le peuple est trop pauvre pour faire de telles acquisitions, ce sotit les riches, ce sont les ministériels (le ministère en janvier est royaliste et feuil- lant) les amis de la Cour, les amis des blancs, les correspondants des émigrés qui ont endoctriné de mauvais sujets pour soulever le peuple, pour amener ime révolte, un commencement de contre-révolution et pour faire dire, en mon- trant des pains de sucre tout entiers achetés par violence à 20 sous la livre, qu'il n'y a plus de sûreté dans Paris pour les gros négociants, ainsi que pour les détaillants, que les propriétés sont violées, que la liberté du commerce était nulle, et que Paris ne deviendra jamais un entrepôt digne de rivaliser avec Amsterdam si on n'y respecte pas les variations du prix des marchandises. »

Ainsi, malgré les grandes colères contre la spéculation, c'est encore à la liberté absolue du commerce que concluait le journal de Prudhomme comme Ducos: et la première phrase de l'article indiquait nettement qu'il n'y avait pas lieu de recourir à la loi: « 11 se commet actuellement à Paris et dans les principales villes de plusieurs départements un délit national, un grand délit, et coptre lequel cependant la loi ne peut ni ne doit prononcer. »

En fait, cette politique u'attente, de manifestations oratoires et d'inaction légale à l'égard de la spéculation ou accaparement ou même de la hausse naturelle des denrées était possible en 1792; car s'il y avait alors un état éco- nomique un peu excité et instable, il n'y avait ni souffrance aiguë, ni per- turbation profonde.

L'assignat, qui portait la Révolution, n'était pas sérieusement ébranlé; et son crédit paraissait suffire même à de nouvelles et vastes émissions. Pour- tant, en ce crédit de l'assignat, quelques points noirs commençaient à appa- raître. La situation budgétaire n'était pas bonne. Le budget de la Révolution dans les années 1791 et 1792 s'élevait, en moyenne à 700 millions par an. Or si les dépenses s'élevaient réellement à ce chiffre, il s'en faut que les recettes, les « rentrées «, fussent égales; les impositions de l'ancien régime avaient été abolies, et les impositions nouvelles, impôt foncier, contribution personnelle mobilière, calculée, suivant un tarif assez compliqué, d'après la valeur loca- tive de rajtpartement occupé par les citoyens, n'avaient pas encore sérieuse- ment fonctionné. Les administrations des déparlements, des districts, des communes étaient en retard pour la répartitien de l'impôt, pour la confec-

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tion des rôles; et malgré l'effort des sociétés patriotiques, de sourdes résis- tances contre-révolutionnaires paralysaient en plus d'un point le service fiscal. Quand la Législative délîuta, elle dut conslaler que les années 1790 et 1791 laissait un arriéré de 700 millions; la moitié de l'impôt seulement était rentrée. Et naturellement, il fallait faire face à ce déficit par les assignats. Créés pour parer à des besoins extraordinaires, au paiement des dettes effroyables de l'ancien régime, au remboursement des offices, ils semblaient destinés en outre à porter le poids des dépenses ordinaires de la Révolution. Ce fardeau aurait écrasé le crédit de l'assignat; mais les révolutionnaires espéraient (et sans la guerre leur espoir eût été réalisé) que l'ordre fiscal nouveau ne tarderait pas à s'établir et que les rentrées pleines suffiraient aux dépenses. Il y avait néanmoins à cet égard quelque inquiétude et quelque malaise.

En second lieu le rapport de l'assignat à son gage territorial restait assez mal défini. Ce qui faisait la valeur et la solidité de l'assignat, c'est qu'il était hypothéqué sur les biens nationaux; les assignats étant admis au payement des biens d'Église mis en vente, il est clair que les assignats devaient garder leur crédit tant que la valeur des biens à vendre serait manifestement su- périeure au chiffre des assignats émis. Or l'écart était, encore très grand. Tandis que le rapporteur de l'ancien Comité des finances de- la Constituante, M. de Montesquieu, dans un mémoire communiqué à la Législative, évaluait à 3 milliards 200 millions l'ensemble des biens vendus ou à vendre, et que Cambon semblait adopter à peu près ce chiffre, c'est seulement à 1,300 mil- lions que s'élevaient les émissions d'assignats votées par la Gonstiluante. Non seulement le gage territorial de l'assignat était donc à cette date plus que suffisant et surabondant, mais le gage se réalisait vite. Les ventes connues à la fin de 1791 s'élevaient à 903 millions; et comme 114 districts n'avaient pas encore envoyé leurs relevés, c'est à 1,500 millions qu'ilconvenait d'éva- luer dès celte date l'ensemble des ventes faites. Par conséquent il était cer- tain que d'échéance en échéance les assignats, servant au paiement des domaines acquis, allaient rentrer à la Caisse de rextraoï-dinaire. Ils y étaient brûlés à mesure qu'ils revenaient, et ainsi le poids de l'émission était énor- mément allégé.

Mais le fonctionnement de ce mécanisme avait quelque chose d'in- certain. Le paiement des biens acquis se faisait par annuités : parmi les ache- teurs, les uns se libéraient avant terme: les autres profit lient jusqu'au bout des délais accordés par la loi; en sorte que la rentrée et le brùlement des as- signats suivaient une marche irrégulière et tandis que les émisions nou- velles jetaient les assignats par coups décent millions ou même dp plusieurs centaines de millions sur le marché, c'est d'un mouvement traînait! et inter- mittent que les assignats revenaient. Or, plus était grand riiilervalle de temps qui séparait le moment l'assignat était émis du moment oîi il

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rentrait pour être brûlé après avoir acquitté le prix des biens nationaux, plus il y avait de chance pour que l'imprévu des événements vînt troubler ce mé- canisme.

On pouvait craindre par exemple que la Révolution, acculée par la guerre à des dépenses exceptionnelles, cessât de brûler les assignats qui fai- saient retour ; et malgré toutes les précautions prises pour donner à ce brû- lement forme authentique, jamais la Révolution ne parvint à persuader à tout le pays que les assignats étaient détruits à mesure qu'ils rentraient à la Gaissederexlraordinaire: aussi on pouvait craindre unesurchargedel'émission. D'ailleurs, il était impossible d'adapter exactement le chiffre des assignats émis à la valeur un peu incertaine des biens mis en vente, et il était certain que des assignats resteraient en circulation quand tous les biens seraient déjà vendus.

On n'aurait pu en effet les retirer brusquement sans enlever au pays des moyens d'échange dont il avait un besoin absolu. Mais il fallait ainsi prévoir au bout de la grande opération des ventes toute une période les assignat?, ceux du moins qui ne seraient pas encore rentrés, ne porteraient plus sur un gage territorial. Montesquiou montrait avec raison que cette hypothèse n'avait rien de redoutable; il prévoyait (si rémission ne dépassait pas le chiffre flxé par la Constituante) qu'en 1799 il ne resterait plus que 400 ou 500 millions d'assignats en circulation. Et il ajoutait : « C'est à cette époque que, peut-être, on sentirait la nécessité de ne pas priver la circulation du royaume d'une monnaie fictive qui, réduite h une juste proportion, serait très utile et ne pourrait plus nuire.

« L'établissement d'une banque nationale qui absorberait alors le reste des assignats et qui y substituerait des billets payables à vue assurerait dans l'année I SOO le terme absolu de l'opération. » Il n'y en avait pas moins dans le jeu des émissions et des rentrées d'assignats quelque chose d'un peu indé- terminé et flottant qui pouvait diminuer le crédit de l'assignat.

Mais un autre péril le menaçait : L'Assemblée constituante avait ordonné la liquidation des offlces supprimés. Cette opération était nécessairement un peu lente : et pour ne pas priver trop longtemps les propriétaires de ces offices du capital de leur charge, elle avait décidé qu'ils recevraient une reconnais- sance provisoire, qui leur permettrait d'acheter des biens nationaux. Le di- recteur du service de la liquidation, Dufresne Saint-Léon, signale le danger à la Législative dans un important mémoire du 9 décembre : a Les proprié- taires d'offices supprimés ont le droit de me demander des reconnaissances provisoires, susceptibles d'être admises en payement de domaines nationaux jusqu'à concurrence de la moitié de la finance présumée de leurs offices non liquidés.

« Ce n'est pas sans scrupule que j'ai obéi à la loi à cet égard parce que j'ai toujours considéré cette opération comme une création d'assignats qui,

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bien qu'ordonnée par la loi et rendue publique tous 1er mois dans les comptes de la Caisse de l'extraordinaire n'est pas aussi immédiatement sous les yeux du peuple. »

Ainsi il y avait par une sorte d'émission quasi occulte d'assignats s'a- joutant à l'émission publique, et ces reconnaissances qui, dans le payement des biens nationaux, étaient admises comme les assignats, faisaient concur- rence à ceux-ci, et en diminuant la valeur de leur gage risquaient d'en amoin- drir le crédit. Or, c'est sur de gros chiffres que portait cette liquidation, 12.000 offices avaient été supprimés ; les liquidations déjà faites s'élevaient à 318.856.000 livres, et le commissaire liquidateur, Dufresne Saint-Léon éva-

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(D'ftprôs on document da Musée Carnavalet).

luait à 800 millions la liquidation totale des offices. De pouvaient naître obscurément sous forme de reconnaissances provisoires, d'innombrables assignats.

Au demeurant, comme c'est surtout au paiement de la dette exigible que la Révolution, soucieuse avant tout d'éviter la banqueroute, avait destiné les assignats, l'indétermination oïl était encore la dette exigible elle-même frappait aussi les assignats.

L'habile financier Clavière, qui avait travaillé avec Mirabeau et qui était très dépité de n'avoir pas été élu à l'Assemblée législative, demanda à être admis à la barre pour signaler le péril cet état incertain de la dette mettait le crédit des assignats. Il affirma avec force que beaucoup de prétendues créances étaient véreuses ou suspectes, qu'une liquidation hâtive et désor- donnée consacrait bien des fraudes, et il demanda que la liquidation et le payement de ces créances fussent suspendus jusqu'à ce qu'Un examen étendu et profond ait permis de fixer l'ensemble de la dette et d'en vérifier le détail.

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Conlinuer ces paiements avant d'avoir loiil contrôlé, celait s'exposer à ar- croîlre lous les jours l'émission des a^sl.^'rlat■;.

Glavière était dès ce luonienl le financier de la Gironde. Lui-mf-me avait été mêlé à bien des spéculations: il avait été accusé jadis de s'être serxi de la plume de Mirabeau pour amener une baisse des actions de la Compnçnie des Eaux, et sa proposition, si elle était calculée pour soulager le CTédii de la Révolution et la charge des assignats, pouvait l'avoir été aussi pour déler.à- ner une baisse subite de tous les titres soumis à liquidation. Vergniau'l, qui présidait ce jour-là (5 novembre), loua « son génie ». 11 y avait en eiïel dans sa conception quelque chose de hardi et de ])0pulaire. Elle menaçait surtout les privilégiés d'ancien régime, les porteurs de créances suspectes, les détenteurs d'ollices immoraux que la Cour avait prodigués. Elle fermait ou semblait fermer selon l'expression de Glavière lui-tuême, « la tranchée qui menaçait le gage des assignats », pnr la concurrence des reconnaissances de liqui'lation. Enfin, comme Glavière, après avoir ainsi préservé le crédit de l'assignat, de- mandait la création de coupons d'assignats de 10 sous, c'est-à-ii ire la création d'une monnaie de papier commode au peuple, le succès de sa proposition fut très vif un moment dans le parti populaire.

Et Brissot, en décembre, s'eriga^^ea à fond dans le même sens. .Mais l'As- semblée résistait. Elle était troublée par les réclamations violentes de tous les porteurs de titres, et elle craignait que le mot de suspension de paiement ne fût interprété par le pays dans le sens d'une banqueroute : les formidables paroles de Mirabeau retentissaient dans les mémoires, et la Législative, par une motion solennelle et presque unanime, repoussa toute su>pension, tout ajournement de paiement comme contraire à foi publique. C'était s'obliner par même à dépasser tout de suite le chifl're d'émission d'assignats fixé par la Constituante.

Gambon qui avait conquis d'emblée une autorité éminentc dans l'As- semblée 1 ar la clarté de son esprit, la vigueur de son caractère et l'iranjcn- silé de son labeur, était dèslors comme le chien de garde grondeur qui veillait sur le crédit de la Révolution. Lui aussi, il avait accueilli avec quelque co u- plaisauce secrète la motion de Glavière; il aurait voulu la pleine lumière dans les finances révolutionnaires avant qu'un seul assignat nouveau lûl émis. Mais le sentiment véhément de l'Assemblée contre toute suspension des paiements l'averlit de chercher des combinaisons plus modérées. 11 pro- posa à la Légi.-ilative le 24 novembre d'assigner à tous les créanciers un délai pour produire leurs titres: passé ce délai, leur dette cesserait d'être « exi- gible » ; elle ne serait point annulée: mais elle serait consolidée en dette perpétuelle, et la nation n'aurait plus qu'à servir tes intérêts sans être obligée d'en rembourser le capital en assignats.

Mais si lous ces eiforts et de Glavière et de Brissot et de Carobon lui- môme témoignent qu'à celle date les hommes prévoyants se préoccupaienl de

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limiter l'émission, et de prévenir la déprécialioa de rar.sitrnat, ils ne dispen- sèrf ni pas la Révolution, dont les besoins étaient immenses, de dépasser dès la fin de 1791 la ligne marquée par la Constituante. El malgré une ré>istance su[>ré(iie de Carabon, demandant que l'on ne procédât au remboursement des cré.uires q-.e par numéro, au fur et à mesure que des assignats rentreraient à la Caisse connue prix des biens nationaux, la Législative rendit le 17 dé- ceiiiiirt' le décret suivant :

« La somme d'assignats à mettre en circulation qui d'après le décret du i" novembre dernier e>l fixée à 1.400 millions sera portée à 1 600 millions. » La Constituante avait liéjà forcé elle-mihne le chiffre qu'elle avait fixé d'aborii: elle avait prévu une émission supplémentaire de 100 millions en assignats de 5 livres j en quelques mois la Législative poussait jusqu'au chiffre de 1.600 millions.

L'Assemblée se préoccupait en môme temps de créer ou de multiplier les petits coupons. L'Assemldée constituante avait créé presque exclu.>ive- ment de gros assignats, de 2.000, 1.000, 200, 50 livres. Ainsi, pour les petites Irai sactions, pour le paiement des salaires, pour le commerce de détail, la monnaie de papier manquait.

La Constituante décida en mai que 100 millions d'assignats de 5 livres seraient créés et remplaceraient 100 raillions de gros assignats. Mais c était bien peu de chose: ces cent millions furent absorbés presque imniédiatcment par les administrations publiques qui en avaient besoin pour payer les prêtres, les officiers, les soldats ; et bien qu'ils pussent ensuite se répandre dans le pays, la plupart des départements en étaient démunis. L'Assemblée législative voulut remédier énergiquement à ce mal. Elle considéra qu'elle devait a^ir avec l'assignat comme s'il était la seule monnaie, et le propor- tionner par conséquent à tout le détail des échanges. Elle adopta la formule de Camlion « que les assignats de petite valeur soient aussi multipliés que l'était le numéraire métallique ». Elle applaudit Merlin disant qu'il fallait faire « évanouir la magie de For et de l'argent. » Et elle décréta le 23 dé- cembre que dans l'émission des assignats nouveaux 100 millions seraient de 50 sous, 100 millions de 25 sous et 100 millions de 10 sous.

Par ces petites coupures des assignats, répondant à toutes les ramifica- tions des échanges, la Révolution entrait enfin dans tout le réseau de la cir- culation et de la vie économique, dans les veinules et les artérioles et dans tout le système capillaire. C'était la prise de possession entière, profonde, de la vie sociale, par le signe révolutionnaire, par l'assignat.

Quels étaient, au commencement de 1792 les effets de .celte masse d'as- si^Miats, ainsi accrue tout ensemble et divisée, sur le mouvement économique et social ? La question a des aspects multiples, et il faudrait analyser: les rapports des assignats avec les valeurs étrangères; 2" les rapports des diverses catégories d'assignats entre elles; les rapports des assignats avec la

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monnaie ruélallique ; 4' leurs rapports avec le prix des denrées el des matières premières de l'industrie; puis, après ce travail d'analyse, combiner tous ces rapports et en suivre les effets sur l'ensemble de la production et des échanges et sur les rapports des classes. Dans cette étude forcément rapide je Depuis qu'indiquer la méthode et marquer quelques grands traits.

Quand on parle de la dépréciation des assignats à telle ou telle période de la Révolution, on se sert d'une expression beaucoup trop générale, et qui,

Billets de la Maison db Secooks. CD'après ud document du Musée Carnavalet.)

dans cette généralité, n'a même pas de sens; car le degré de dépréciation était très différent selon que l'on comparait l'assignat à telle ou telle valeur.

Ainsi, à la fin de 1791 et au commencement de 1792, l'assignat perd, par rapport à la monnaie métallique française, ou plus précisément, il perd à Paris, par rapport aux écus, 20 O/q. C'est, bien entendu, un chiffre moyen, car ces rapports de valeur variaient tous les jours.

Mais nous savons, par le comité des Finances, qu'à cette date, quand le service de la Trésorerie avait de petits paiements à faire, et que, n'ayant point d'assignats de 5 livres, il était obligé d'acheter des écus avec de gros assignats, il perdait 20 O/o : il était obligé de donner 120 livres en assignats pour avoir 100 livres en écus.

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La dépréciation est déjà forte, et elle s'accentuera bieiilôL; mnis elle n'inquiétait pas les conleniporains aulo.nt que nous pourrions l'imaginer, car d'abord l'assi^inat ira\ail jamais été au pair : il avait toujours perdu au moins 7 à 8 O/o ; la monnaie métnlli iu'î, devenue assez rare pour des causes

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Paob du Journal du Pèrb Duchesn». (Uapres uo documeoi du Mu^cu i;ariiu\:iki. )

mulli|iles, apparaissait presque comme un objet de luxe, et il ?erablait naturel de payer une prime pour se la procurer.

Mais tandis que l'assignat ne per lait que 20 O/o sur la monnaie méUUique française, il perdait, à cette dato, 50 O/o sur les valeurs étran?:éres. Pour se procurer des monnaies ou des biliets d'Aile pagne, de Hollande, de Suisse, d'Angleterre, ou pour acheter des lettres de change payables à L'^ndres, à

UV. J29. BISTOIRE SOCIAUSTB. LIV 129.

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AmslerdcTii, à Genève, à liainhourg, il fallait échanger 150 livres d'aysin'iials contre 100 livres en valeurs étrangères. Ou bien, à prendre les choses par l'autre bout, ks étranger?, avec 100 livres de leurs valeurs à eux, se pro- curaient en France 150 livres en assignais.

D'où vient celle extraordinaire baisse des changes étrangers, une des plus fortes que puisse subir un pays? D'habitude, cette baisse du change révèle, dans le pays au détriment duquel elle se produit, un état inquiétant de langueur ou de crise. Lorsque la production y est très faible, lorsque ce pays est obligé d'acheter à l'étranger beaucoup plus qu'il ne peut lui vendre, il ne peut layer avec des produits nationaux fes produits étrangers; il est donc obligé d'acheter des valeurs étrangères pour payer ces produits étran- gers, et, par suite, il esl oblige de payer cher ces valeurs étrangères.

De rupture d'équilibre entre les valeurs du pays qui vend peu et achète beaucoup et les valeurs de l'autre pays qui vend plus qu'il n'achète.

Ou encore lorsqu'un pays, manquant de capitaux, ne peut développer ses entreprises intérieures qu'au moyen de capitaux étrangers, il est obligé, pour le service des intérêts, de faire de nombreux paiements à l'étranger. De aussi, pour lui, baisse du change.

Ou encore, quar.d les affaires d'un pays sont mal conduites, quand ses finances sont obérées, quand ses entreprises industrielles sont incertaines et téméraires, quand une catastrophe financière ou commerciale peut atteindre le crédit de toutes les valeurs nationales, il est naturel que l'étranger n'achète qu'à bas prix ces valeurs tremblantes, et qu'il ne les reçoive en paiement qu'en leur faisant subir une déduction qui couvre ses risques. De toute façon, la baisse persistante des changes étrangers est un indice de malaise, de croissante anémie et de déséquilibre.

Et si nous appliquions cette règle à la Révolution, il faudrait conclure que fétat économique de la France, en 1792, était singulièrement inquiétant. Mais précisément, il n'est pas possible d'appliquer à on pays en révolution une régie qui ne convient qu'aux périodes normales.

A coup sûr, plusieurs causes réellement déprimantes agissaient, à cette date, sur le cours des changes. D'abord, l'éno^rme déficit de la récolte, en 17S9, avait déterminé une grande exportation de notre numéraire à l'étrangiT. En second lieu, les médiocres rentrées Budgétaires de 1700 et de 1791 pouvaient inspirer des doutes sur la solidité de nos finances. En troisième lieu, comme l'ancien régime avait contracté beaucoup d'em- prunts à l'étranger, à Genève, à Hambourg, à Amsterdam, à Londres, auprès de tous les pays protestants riches de capitaux, les brusques rembour- sements au.\quels procédait la Révolution taisaient affluer aux mains de l'étranger les valeurs de France, et celles-ci en étaient dépréciées.

Mais c'est surtout une raison morale qui explique cette baisse des changes étrangers. L'étranger n'avait pas dans le succès de la Révolution

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française la même toi que la France elle-même. Sans entrer dans les passions des émigrés, il en accueillait les propos dénigrants, les prophéties sinislres; el, tandis que la France se sentait préservée du péril par la force même de sa croyance, le doute était grand à l'étranger ; or, le doute c'était le discrédit.

Mais ici ce discrédit résulte plutôt d'une fausse vue des autres puis- sances que d'une diminution de vitalité de la France elle-même. Or, dans ces conditions, la baisse du change ne produisait point des effets défavorables ; elle agissait même heureusement sur la production. Les étrangers aimaient mieux recevoir en paiement des marchandises que du papier déprécié, et ils faisaient d'importantes commandes à nos manufactures. Ou encore,, comme ils se procuraient à bon compte des a.ssignats, et que ces assignats, dépréciés par rapport à la monnaie, n'avaient pas perdu leur puissance d'achat par rap- port aux denrées, ils avaient intérêt à acheter, avec les assignats, beauconp de marchandises; et ainsi notre exportation montait rapidement, et aussi notre production. Enfin, comme nos industriels et commerçants ne pouvaient acheter des marchandises étrangères qu'en payant pour le change une forte prime, ils restreignaient les commandes au dehors, et la production nationale se trouvait protégée d'autant.

Ce sont des avantages secondaires et momentanés qui résultent de la baisse du change, pour les pays dont le crédit est atteint; par un effet sin- gulier et paradoxal, ce discrédit de leur monnaie et de leurs râleurs agit comme une prime à l'exportation, comme une barrière à l'importation. Mais la France révolutionnaire avait cette chance tout à fait exceptionnelle de combiner ces avantages indirects de la baisse du change avec l'activité mer- veilleuse d'un pays en plein essor. C'est surtout une différence de tempéra- ture morale entre la France et le reste du monde qui déterminait contre la France la baisse du change. Elle avait donc à la fois la force d'un pays ardent, exubérant de vie, el les moyens factices de développement qui, pour les pays en décadence, résultent un moment de leur décadence même.

Nombreux sont les hommes de la Révolution qui comprirent que cette baisse des changes ne dénotait pas un affaiblissement de la France, ou qui même en firent valoir les avantages.

Le 13 décembre 1791, Delaunay (d'Angers) flétrit les manœuvres d'agio- tage qui, suivant lui, créaient ou aggravai^t la baisse du change et il constate, par même, qu'elle ne dérive pas d'une diminution de la vie économique de la nation.

a Je le dis avec douleur, s'écrie-t-il, il n'y a pas encore assez d'esprit public pour les finances, parce que le peuple n'est point financier. C'est pour cela que tout a été agiotage, brigandage, ténèbres. Nous sommes sans répression morale. Cliez les Anglais, si leurs banquiers, leurs agents de change étaient assez peu citoyens lour faire ou favoriser des opérations nolOTcment calamiteusas, dans quelque tempe heureux que ce fût et à

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IIISTOIKE SOCIALISTE

plu»; forle raison lorsque la chose publique esl en danger, ils seraient l)i"nlôl réihiits à une nullité absolue par l'indignation publique. Il existe, Messieurs, et je vous la dénonce, une grande conjuration contre le crédit des assignats, et l'insatiable cupidité des agioteurs ta favorise. Elle a pour but de faire monter le prix de toutes choses, afin que le peuple murmure... »

Et, arrivant à la question plus particulière des changes étrangers, Delaunay dit : « Le change est la valeur qu'on donne dans l'étranger à nos écus, car nos assignats sont actuellement des écus, que nos voisins n'osent pas admettre ; et cependant ils ne sont pas assez ineptes et insensés pour confondre les assignats sur les tlomainos nationaux avec le papier-monnaie sans hvpolhèque spéciale, sans forme ou époque de son remboursement. Ils savent d'ailleurs qu'ils pourraient nous payer avec nos assignats, comme ils nous rendraient nos écus. Pourquoi nos voisins n'osent-ils pas admettre nos assignats, comme nous les admettons nous-mêmes? Ce sont les discours des ennemis de la Constitution retirés au milieu d'eux qui les alarm?nt... »

« Le repoussement de nos assignats par nos voisins est d'autant plus l'effet de la crainte que la hausse de Fargent leur a été et leur est encore préjudiciable. N'ont-ils pas éprouvé et 7i' éprouvent -ils pas tous les jours une perte énorme en réalisant les sommes que nous leur devons? Cependant le change est devenu tel qu'il suppose noire commerce détruit, nos manufac- tures abandonnées, nos terres désertes et incultes, et un besoin absolu des productions étrangères en tout genre ; tandis que, dans la vérité, toutes les ressources nationales n'ont jamais été plus actives et nos besoins de produc- tions étrangères plus réduits.

« Pourquoi éprouvons-nous une perte énorme sur notre change? Pour- quoi, lorsque nos besoins sur les étrangers sont moindres que leurs besoins sur nous, le change conlinue-t-il à décliner ? «

Plus tard la Convention répondra à ces questions passionnées par les mesures légales qui ramèneront l'assignat au prix de l'argent. Mesures efficaces dans la France close, mais qui n'auraient pas eu de prise sur le marché international. Mais, je le répèle, très logiquement, Delaunay ne peut accuser l'agiotage sans constater que l'état général des affaires n'expliquait pas la baisse du change.

Beugnot, le 23 décembre, explique la fuite de notre numéraire par des causes étrangères aux assignats, par le négoce avec les Indes nous ache- tions des soieries et desépices.que la France payait non en produits mais en monnaie d'or et d'argent. Il l'explique aussi par le traité de commerce avec l'Angleterre qui, en ouvrant, depuis 1785, notre marché aux produits anglais, a déterminé la sortie de notre numéraire. Mais il ajoute : « La hausse du change dont on s'effraie si mal à propos, loin de nuire à nos manufactures, leur a donné une nouvelle énergie; l'éti-anger, forcé de recevoir des capi- taux de France, et ne pouvant ou ne voulant pas prendre de nos a^signu^s,

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ies reçoit en marchandises de fabrication française; le consommateur, le négociant français, ne pouvant plus recourir aux denrées étrangères à cause de la hausse des changes, sont obligés de s'approvisionner dans les manufactures françaises. Ainsi, sous ces rapports, cette hausse des changes, dont on s'est tant alarmé, ne peut être, au contraire, que le thermomètre

' ■fer.OTîtpQTut mfblents. Ja7nj^;i,fo>ilTe,on «'arrêtera ■\m citoyen rajuftemeirt. Je proîsserii T^i li^fié- [ àe la pTtiïè, & je ne m'aviferii pas de vei><3r<' ! !e droit à <!e piavres boMjres ^ de gagner Iwr^ I vie en getJar-t les papiers U. les joumaiù. Jéj IprotRêti & je Jure de yie piï faire arrêter un] fleu] cqlpo»"teur «j-vùtd mlw< ils vsndro-.eitt m*.! tvieprivee S< des Ubîlles incendiaires contre Tnoj>,i iriez. Si "îii à li-coiir, f ie parle a.arci,ce' f fera .toujoursiepere Pudiefne. Jamais jene ferail 1 parler le Maire de Fins coTnrrie un heuteiianti 'de Police; rriait, ioutre , comme le premieri [Tonctiomiaire de Paris; aupremierfoncliyiinairç tdaroyatime. Voiià, Farifict)», ce <pje je compte! if&tre. Jevouî fais ferment de ne 'pas m'écarterj i d'une ligne de cette rôîtie, Je crois, fontre/, «ruej ^

vous ne vous rvp€7\tirez pas de votre cJioix^;

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1 R.Ii,\i.')LAT,n;c Bisvc »>, iiani, o-i :

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Page ou Journal du Pérb DocBES.vm. (D'après an docamsnt da Uasée Carnavalet).

de l'activité de notre commerce et de la prospérité de nos manufactures ; c'est par ces principes qu'il faut juger de l'activité économique de laFraiice; non par les agitations de la rue Vivienne (où était la Bourse) dans le cours de ses effets. (Applaudissements.) ^ ■.

« Mais si les manufactures françaises ont un degré d'activité qu'elles n'ont jamais eu, si elles ont plus de commandes que jamais, il est sûr

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qu'une somme de cent millions de numéraire subdivisé est évidemment insuffisante à leurs besoins. »

Deux mois après, le 18 février 1792, le minisire de l'intérieur, Cahier de Gerville, dans son rapport général à l'Assemblée sur l'état du royaume, dôrinit de même la condition économique de la France :

« Le commerce^ dans le moment actuel^ offre des résultats avantageux dont des gens rnalintcntionnés chercheraient vainement à diminuer Fimpor- tance. Toutes nos manufactures sont dans la plus grande activité; un grand nombre d'individus qui languissaient daris la misère et [ inactign sont rendus au travail et petivent du moins exister.

« Mais je ne dissimulerai pas à l'Assemblée nationale, qu'une grande partie de l'activité de nos manufactures est due à la soulte de notre commerce avec l'étranger, qui préfère les produits de notre industrie aux autres valeurs qu'il n'est pas disposé à recevoir. La défaveur de nos changes procure encore à l'étranger, pour ses achats, des facilités momen- tanées.

« L'augmentation très considérable de la consommation intérieure, résul- tant, soit des approvisionnements de tout genre que les circonstances pré- sentes nécessitent, soit des spéculations individuelles, doit encore être considérée comme une des causes de l'activité de 7ios 'manufactures. »

Et Cahier de Gerville indique, en môme temps que les avantages immé- diats de cet état économique, ce qu'il a de préc:iire. Il esl bien certain, en effet, que lorsque toutes ces causes combinées qui accélèrent en France la consommation auront produit tout leur effet, lorsque tous les assignats dispo- nibles aux mains de la bouigcoisie auront fait effort pour se convertir en mar- chandises, lorsque l'étranger se sera couvert de ce que lui doit la France en s'approvisionnant largement chez nous, toutes les marchandises, produite et matières premières monteront peu à peu à un prix nos industriels ne pourront plus que difficilement atteindre, et l'étranger, malgré le bénéfice du change, cessera ses achats. Il risque alors de se produire une dépression générale, ou môme un arrôt de l'industrie ne trouvant plus une quantité suffi- sante de matière première à ouvrer. « D'après cette courte notice, ajoute le ministre, des cause.s accidentelles et momentamées de l'actirité de nos fabri- ques, on reconnaît que notre commerce n'a point reçu (^'accroissement absolu et indépendant, qu'il n'est pas dans un état de pro>périté durable et que nou< n'obtenons point une véritable augmentation de richesses nationales. Nos ouvriers vivent, nous soldons nos dettes avec les produits de notre industrie, \oil/i tout notre avantage; mais il est grand,, vu les circonstances. 11 est d'ail- leurs prcsuiuable que quand les matières premières que nous lirons de l'étranger auront été consommées, nous serons, obligés d'en faire de nouveaux niiprovisioniTemeiits, dout le prix augmentera considérablement, soit en ^ai^on de l'état des changes, soit eu raison des valeurs qui serviront à les

HISTOIRE SOCIALISTE 1031

acquitter; alors les produits de notre industrie ne pourront plus concourir avec les produits de celle de nos voisins. »

Le pronostic est un peu sonabre, et peut-être Cahier de Gerville exagère-t-il ce qu'il y a de factice et de précaire dans le mouvement de travail et de richesse de cette période. En dehors de l'effet des changes étranger-, l'im- mense rénovation sociale qui s'accélérait tous les jours, le déplacement énorme de propriétés qui s'opérait et qui induisait les nouveaux propriétaires à des dépenses de transformation et d'aménagement, le goût du bien-être éveillé dans les rangs les plus humbles du Tiers-Etat par la fierté révolution- naire, tout contribuait à exciter, et d'une façon plus durable et plus profonde que ne L'indique le ministre, l'aclirilé nationale. Mais les périls signalés par lui n'étaient pas vains, et nous avons déjà vu la crise partielle des sucres réa- liser un moment en janvier, trois semaines après le rapport ministériel, ces prédictions inquiétantes.

Déjà Clavière, préoccupé d'effrayer la Législative sur les suites terribles dune trop grande dépréciation de l'assignat, avait insisté sur les funestes effets de la baisse du change étranger. Au contraire de Bengnot, et bien plus que Cahier de Gerrille, il signalait surtout les périls et laissait presque dans l'ombre les côtés favorables. Dans une lettre communiquée à l'Assemblée le 1" décembre et il réfute les objections que rencontrait son système de siispension, je lis ces graves paroles : « Le prix du change décidant de nos rapports avec l'étranger, ses variations ne se renferment pas dans les transac- tions des joueurs, elles affectent le prix des productions étrangères dont nous avons besoin; le bas change les renchérit; il nuit par conséquent aux manu- factures qni les emploient; il nous enlève sans cesse quelques parties de notre numéraire, car l'or et l'argent ne vont pas de France dans l'étranger par l'effet du bas change sans y laisser une partie de leur quantité en pure perte pour la France. Le bas change accuse toujours quelque grand désordre; il inspire des craintes, et même les relations commerciales qui reposent sur un crédit utile aux Français en sont interrompues ou affaiblies. Les assignats, portés pour quelque cause que ce soit en pays étranger, y tombent en discrédit et ce discrédit les faisant acheter à ^^l prix cause une sorte d'attiédissement sur leur valeur dans le royaume même. Le bas change favorise sans doute la demande des productions françaises, mais cette démande est bornée pnr la co.isommation : elle se règle encore plus sur le "besoin que sur le prix de la nmichandise; tandis que les opérations qni se combinent entre l'argent et l'or et le bas prix des changes n'ont pas de bornes. »

Mais, malgré ces craintes, un grand flot de vie, de production, de richesse soulevait et entraînait la France de la Révolnlion ; portée par ce courant rapide et soudain grossi, elle allait avec je ne sais quel mélan-re de joie hardie et d'inqniétude, jetant un grand cri de colère quand elle se heur- loil à une difficulté brusquement surgie, comme la crise du sucre, mais pas-

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sar.l outre d'un mouvement intrépide, ou se flattant de remédier au péril par quelques décrets.

Un moment, en février et mars, la hausse fut si grande sur quelques matières premières nécessaires au travail industriel que l'Assemblée songea, pnr tous les moyens, à en abaisser le prix : le colon, par exemple, s'était élevé rapidement de 240 livres le quintal à 500 livres. La laine, brute ou filée, s'était élevée à peu près dans les mômes proportions. Et beaucoup de manufactu- riers, de fabricants, criaient: « Mais qu'allons-nous devenir? Et comment tra- vaillerons-nous? Comment occuperons-nous nos ouvriers si les matières premières sont aussi coûteuses et si l'étranger, encouragé par le change, les accapare et les absorbe? » Et exploitant soudain avec une habileté grande la panique déchaînée par les hauts prix, les fabricants demandèrent h l'Assem- blée de prohiber complètement la sortie d'un grand nombre de matières pre- mières. II y avait des précédents. II s'en faut de beaucoup que l'Assemblée conslituanle ait appliqué sans réserve les principes de ce qu'on appelle la liberté commerciale. Elle avait frappé de droits d'entrée élevés les produits manufacturés de l'étranger. Et elle avait prohibé la sortie de plusieurs matières premières : du blé, nécessaire à la nourriture des hommes ; du lin, nécessaire à les vêtir, et des soies qui alimentaient de nombreux métiers. C'est en vertu de ces exemples très puissants sur l'esprit de l'Assemblce que le Comité du commerce, organe des intérêts industriels, demanda que la loi prohiLât la sortie « des cotons ou laines provenant des colonies françaises, des laines de France filées ou non filées, des chanvres crus, taillés ou apprêtés, des cuirs en vert ou sales et en vert, des gommes du Sénégal et des retailles de peaux et de farchemin ». La prohibition fut violemment soutenue par les députés Marant, Massey, Forfait, Arena. Celui-ci fut vivement applaudi par le peuple des tribunes qui croyait, en une sorte de nationalisme économique un peu étroit, que ces dispositions prohibitives assureraient du travail à tous les ouvriers de France. « Votre objet, quel est-il? s'écria Arena: c'est que vos matières premières n'aillent pas à l'étranger alimenter les ouvriers des autres, et rentrer en France augmentées du prix de la main-d'œuvre. » Le raisonne- ment était simple, trop simple, et répondait mal à l'infinie complication des phénomènes économiques. Marant s'écria que, sans la prohibition, 2 millions d'ouvriers allaient être menacés dans leur existence. Mais Emmery protesta avec violence que c'était une simple manœuvre des manufacturiers contre le commerce et contre l'agriculture. Quoi 1 les produits agricoles, la laine, le chanvre, le lin, ont été peu abondants cette année ; les cultivateurs ayant peu à vendre, pouvaient du moins être dédommagés par la hausse des prix, et en leur fermant les débouchés au dehors on veut les mettre à la merci des fabri- cants ! on veut les obliger à livrer à vil prix leurs marchandises. 11 fit remar- quer que les colonies, au lieu d'envoyer leurs produits et notamment leurs cotons en France ils seraient immobilisés et dépréciés, les enverraient

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directement dans les pays étrangers et que la France perdrait avec le bénéfice du courtage son propre approvisionnement. '

L'Assemblée fut sensitjle à ce péril, et de même qu'elle s'était refusée à prohiber l'exportation du sucre parce que les colonies l'auraient expédié direc- tement aux autres nations, elle se refusa à interdire l'exportation du cotoa.

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Paqb dd Journal do Père Dochbsio. (D'après on docoment da Musée CarDETalet).

Mais si elle reconnut l'impossibilité d'imposer ce régime prohibitif aux ma- tières produites hors de France, elle s'appliqua, au contraire, à retenir en France, par mesure législative, les matières premières que produisait la France. Ainsi le 24 février, elle décréta :

« L'Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité du commerce sur l'augmentation du prix des matières premières servant à la fabrication et sur leur exportation à l'étranger, considérant que la sortie du lin et des soies est déjà prohibée, et qu'il n'est pas moins nécessaire de

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retenir les antres matières premières indispensables à nos manufactures; con- sidérant qu'il est de sa sollicitude de prévenir les maux que causerait à la France la disette des dites matières si Ifiir exportation continuait plu* loii;,'- lemps à être permise; qu'elle doit conserver à tous les citoyens les moyens d(; pourvoir h leurs premiers besoins, et priver les ennemis de la chose pu- blique de la f.icullé de (aire passer à l'étranger en matières premières, la masse de leurs capitaux, décrète qu'il y a urgence, et après avoir préalablement prononcé l'urgence, décrète ce qui suit :

« Art. i". La sortie du royaume, par mer ou par terre, des laines filées ou non filées, des chanvres en masse, en filasse, tayés ou apprêtés; des peaux et cuirs secs et en vert, et des retailles de peaux et de parchemins, est provi- soirement défendue.

« Art. 2. La sortie des cotons en laine des colonies est provisoirement défendue jusqu'à ce que l'Assemblée nationale ait définitivement statué sur l'augmentation du droit à fixer suc l'exportation de cette denrée dans l'étranger.

« Charge son Comité de commerce de lui présenter incessamment un projet de décret sur cette augmentation. »

On remarquera que pour les cotons, cette interdiction de sortie toute pro- visoire ne s'applique qu'aux cotons venant des colonies. Canilion avait fait observer que Marseille recevait, pour les réexpédier, des cotons du Levant, que ces cotons étaient très faciles à distinguer de ceux des colonies, et que si on en prohibait la sortie, le commerce marseillais les entreposerait au port de Livourne, et qu'ainsi on aurait détourné de Marseille un grand courant commer- cial et compromis au lieu de l'assurer l'approvisionnement de nos manufac- tures. L'Assemblée lui donna raison, de même que déjà la Constituante avait excepté des mesures prohibitives les soies du Levant.

Même pour les laines, il fallut bien, avec lenteur, il est vrai, et mauvaise grâce, accorder quelques attt'nuations et exceplions ; après une première lecture en mars, une seconde en avril, l'Assemblée n'accorda que le ii juin un décret qui permettait d'exporter à l'étranger les laines étrangères non filées qui jus- tifieraient de leur origine. Le même décret accordait en outre aux tabricanis de drap de Sedan, et aux manufacturiers de Relhel, de Reims, le bonérice de l'exemption du droit sur les laines préparées qu'ils envoyaient filer à l'étranger et qu'ils faisaient rentrer en France. De même, les entrepreneurs des retorde- ries de fils datis le déparlement du Nord et dans celui de l'Aisne, pouvaient envoyer ces fils à l'étranger pour y être blanchis et ensuite réimportés dans le royaume en franchise.

Mais ces exceptions mêmes ne font que marquer le souci de l'Assemblée de réserver le plus possible à la production française les matières premières nécessaires à l'industrie. Pour le coton, le droit à l'exportation fut décidé- ment élevé à 50 livres le quintal. Visiblcmenl, une sorte d'instinct avertit la

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France, en cette période de 1792, de se resserrer, de se clortî. Le jeu des changes qui permet aux étranger» d'acheter à bon compte toutes les matières et marchandises l'oblige à se replier et à se «iéfendre.

En fait, c'est déjà la guerre qui commence sous forme économique entre la Révolution ei le reste du monde. Si l'assignat est discrédité au dehors, c'est parce qu'il n'y a pas dans le reste de l'univers des forces suffi-amment intéressées au succès de la Révolution. Elle éveillait dans l'esprit des peuples des sympathies partielles et incertaines. Mais ni la bourgeoisie allemande, ni la bourgeoisie hollandaise, ni la bourgeoisie anglaise, ni la classe ouvrière d'Amsterdam et de Londres n'avaient fait, si je puis dire, leur chose du succès de la Révolution. Si elles l'avaient espéré et voulu, elles auraient maintenu le cours de rassi>rnat et affirmé leur foi en la Révolution par leur foi en la mon- naie de la Révolution. Le discrédit de l'assignat au dehors marque et mesure le discrédit de la Révolution elle-même dans l'esprit des peuples. Le monde n'y est pas préparc comme la France, et cette différence du niveau révolu- tionnaire se traduit par une dill'érence correspondante dans le niveau de l'assignat en deçà et au delà de nos frontières.

Dénoncer à ce sujet la spéculation comme le faisait Delaunay, comme le faisait Ciavière lui-même, était assez puéril et superficiel. Elle pouvait pro- fiter, pour ses jeux innombrables, de ces différences de niveau; elle pouvait les aggraver, mais c'est bien la désharmonie fondamentale de la France révo- lutionnaire et du reste du monde qui était la cause première et essentielle du discrédit de l'assignat sur les marchés extérieurs. Ce discrédit de l'assignat au dehors agissait comme une pompe aspirante sur nos produits, sur nos ma- tières premières, et la production française se trouvait à la fois encouragée par la deman le des produits, menacée par la demande des matières premières. Li Révolution, troublée et tâtonnante, cherchait à parer au danger en prohi- bant l'exportiitlon des matières nécessaires au travail national.

Si la Gironde, au lieu de se griser de mots sur la spéculation, avait réfléchi aux causes profondes de ce phénomène, elle y aurait vu le signe le plus cer- tain, l'indice le plus exact de l'insuffisante préparation révolutionnaire du reste du monde, et elle n'aurait pas accueilli avec un enthousiasme aussi facile l'idée d'une guerre universelle à la propagande de la Révolution répondrait en un écho immense et immédiat la sympathie des peuples. Entre le resserrement économique auquel était dès ce moment obligée la France et la prodigieuse expansion révolutionnaire rêvée par la Gironde, il y avait une contradiction essentielle que ces esprits infatués et confiants ne démê- lèrent pas. Us disaient bien, il est vrai, que la guerre victorieuse rétablirait partout dans le monde le cours des assignais. L'adresse que les Jacobins, sous l'influence belliqueuse de la Gironde, envoient aux sociétés affiliées, à la date du 17 janvier 1792, exprime cette espérance :

« Hâtons-nous donc..., plantons la liberté dans tous les pays qui nous

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avoisipent, formons une barrière de peuples libres entre nous et les tyrans; faisons-les trembler sur leurs trônes chancelants, et rentrons ensuite dans nos foyers, dont la tranquillité ne sera plus troublée par de fausses alarmes, pires que le danger même. Bientôt la confiance renaît dans l'empire, le crédit se rétablit, le change reprend son équilibre, nos assignats inondent l'Europe et intéressent ainsi nos voisins au succès dt; la Révolution qui, dés lors, n'a plus d'ennemis redoutables. »

La Gironde oubliait que si déjà les classes industrielles et commerçantes, les classes bourgeoises, seules capables de désirer ou de tenter efficacement une Révolution analogue à la nôtre, y avaient été fortement disposées, si les conditions économiques et politiques de leur développement en Angleterre, en Hollande, en Allemagne y avaient été très favorables, elles auraient solida- risé leurs intérêts de Révolution avec les nôtres par le crédit maintenu de l'assignat. La ligue des princes, des émigrés, des spéculateurs et des tyrans ne suffisait pas à expliquer cette sorte de chute de la Révolution dans toutes les Bourses de l'Europe la bourgeoisie faisait la loi. Et Robespierre, s'il avait été plusattentif aux phénomènes économiques, aurait pu invoquer ce discrédit de la monnaie révolutionnaire au dehors, contre les rêves de facile et joyeuse expansion révolutionnaire qu'avec une étourderie héroïque et coupable les Girondins propageaient.

Mais si cette crise des changes attestait un déséquilibre entre la France et le monde, si elle menaçait aussi d'instabilité l'état économique et la production de la France, il reste vrai qu'en 1792 une activité inouïe des manufactures préservait le peuple ouvrier de France du pire des maux : le chômage. Comme suite naturelle d'une énergique demande de main-d'œuvre, les salaires, ainsi que le constate l'article déjà cité des Révolutions de Paris, avaient une tendance à hausser. Mais le peuple des ouvriers et des artisans ne souD'rit-ii pas, à celte période, de la rareté des moyens de circulation et du renchérisse- ment des denrées ?

11 faut dire tout de suite que si l'assignat perdait à la fin de 1791 et au commencement de 1792 50 pour 100 sur les valeurs étrangères, 20 pour 100 sur les écus, il perdait bien moins par rapport aux denrées. C'est un phéno- mène indéniable, et noté à cette époque par un très grand nombre d'obser- vateurs. La monnaie métallique, l'or et l'argent étaient considérés comme une marchandise d'un ordre tout particulier. Qui avait de l'argent et de l'or se sentait à l'abri de toutes les crises, de toutes les surprises possibles dans le cours du papier ou des denrées. Facile à cacher et à conserver, la monnaie d'or el d'argent ne risquait pas de se corrompre comme les autres marchan- dises et elle gardait par rapport aux valeurs étrangères toute la puissance d'achat que perdaient les assignats. La monnaie d'or et d'argent était parti- culièrement demandée par ceux qui voulaient convertir en solidité métal- lique leurs valeurs de papier sans assumer les charges d'un négoce de mar-

HISTOIRE SOCIALISTE in;i7

chandises, elle haussait ainsi exceptionnellemenl; à "ce mouvement de hausse beaucoup de denrées ne participaient pas, toutes celles que des raisons parti- culières aussi ne désignaient pas, comme le sucre ou le coton, aux opérations dagio.

Cailhasson, dans son rapport du 17 décembre, dit expressément : o Tout le monde satt que quand deux monnaies n'ont pas une même valeur, la plus faible rhasse l'autre nécessairement. Alors celle-ci, est à l'égard de la première, comme toutes les autres marchandises, sujette à des variations de prix. Et lorsqu'une foule de circonstances tendent à la pousser hors des limites de l'Empire, elle doit subir une hausse considérable. Si la valeur d' assignais dépendait de son échange et du prix de V argent, nous au- rions vu, dans les variations subites que l'agiotage produisait ces jours der- niers, tous les objets échangeables contre des assignats participer au même mouvement. Cependant le pai.n et les denrées de première nécessité n'ont pas

VARIÉ DE PRIX. »

Trois mois plue tard, et bien que la hausse inquiétante des prix se fût produite sur un grand nombre de marchandises, sur le cuir, sur le coton, sur le sucre, Condorcet constatait également, dans un admirable mémoire à l'Assemblée, le 12 mars, que la perte de l'assignat par rapport aux denrées, très difficile à calculer, était certainement moindre que la p^rte de l'assignat sur l'argent.

« Aussi, dit-il. Von se tromperait si l'on jugeait de la perte réelle des as- signats par le rapport de leur valeur à celle de l'argent monnayé, cl c'est uniquement d'après les prix de certaines denrées que, par un calcul assez compliqué, et même auquel il serait difficile de donner des bases certaines, on pourrait déterminer cette dépréciation avec quelque exactitude. Mais il est important de remarquer qu'elle est bien au-dessous de ce qu'indique le prix de l'argent, et de détruire cette erreur que nos ennemis se plaisent à répéter. »

En fait, la hausse du prix des denrées fut peu sensible, et ce qui frappa surtout les contemporains, ce n'est pas qu'il y eût hausse, c'est que malgré l'abolition des droits d'octroi et des droits d'aides, il n'y ait pas eu baisse. C'est lace que note Hébert dans ces articles du Père Duchesne qui traduisaient avec une grande puissance les sentiments et les colères du peuple :

«■ Quoi donc, foutre! s'écrie-t-il dans son numéro '83, qui correspond à cette période, n'aurions-nous rien gagné à la suppression des barrières? On nous aura chargés de nouvelles impositions et nous paierons toujours les mêmes droits sur les subsistances? »

Ainsi, il n'y a pas à cette date une crise de souffrance, mais au contraire un élan général d'activité et de prospérité, un vaste mouvement d'affaires :

« Les protestants, écrit le 12 décembre 1701 l'abbé Salamon, vienneiit en- core d'ouvrir une 7iouvelle banque. »

1038 HISTOIRE SOCIALISTE

El celle surexcilation économique, si elle élevait parfois le prix des den- rées, élevait aussi le travail el Ips salaires.

Le manque de petits assignais et de petite monnaie fut un moment nour les induslriels elpour les ouvriers une grande gêne. En novembre, les petits assignats de 5 livres, encore très rares, sont tellement recherchés quiU font prime par rapport aux gros assignats. Le 28 novembre, Haussmano dit à l'Assemblée :

« Les pelils assignats sont l'unique ressource du commerce, et si vous ne prenez pas toutes les mesures pour vous opposer à leur gaspillage, vous en priver.'z les ■arteraents. »

« Les précautions les plus sévères doivent être prises dans cet échange. Il faut se garantir de cet agiotage i|ui, dans les payements, substitue les gros assignats aux pelils qtii se vendent avec 7 ou 8 pour iOO de bénéfice. » En sorte que si le peuple avait eu en mains les assignats de 5 livres, il n'aurait pas souffert d'une dépréciation très grande, puisqu'ils perdaient moiiis que les gros assignais. Mais, d'autre part, l'assignat de 5 livres lui-même était incomraoïle, tant que des assignat* plus petits n'avaienlpas été créés, car il était difficile de trouver à l'échanger contre de la monnaie plus petite, et cela, en plusieurs régions, pesait sur le petit assignat. Merlin, démontrant la nécessité de toutes petites coupures d'assignats, dit le 13 décembre : « Les assignats même de 5 livres sont tellemenl incommo-les que dans mon dépar- tement, à Melz, par exemple. Ils perdent 14 pour cent (sur les écus) : ce qui produit une surhausse des denrées de première nécessité et qui forcerait peut-être le peuple à une nouvelle insurrection. »

La pelite monnaie était si rare que les ouvriers qui payaient la plupart moins de 5 livres de contribution, n'auraient pu payer leur impôt s'ils ne s'étaient entendus pour group 'r leur payement et s'ils n'y avaient été auto- risés par un règlement spécial. En beaucoup de points, les industriel-, pour payer leurs ouvriers, étaient obligés, par un curieux phénomène de rétrogra- dation, de substituer le paiement en naUire au paiement en espèces. Us achetaient du blé, de la toile, et distribuaient ces marchandises aux ouvriers. Le besoin d'une toute petite monnaie était si grand que l'inslilution des billets de confiance se développ.i prodigieusement.

C'étaient des banques privées qui émeltaient de tout petits billets el qui les remettaient en échange des assignats. En quelques régions, comme les Ardennes, c'est le directoire même du département qui prit l'initiative de celle création : et cela réduisait au minimum les chances d'agiotage et de perle.

Mais presque partout, ces institutions, si elles rendirent un grand service en maintenant la circulation et en donnant à la Révolution le temps d'émettre enfin de tout petits assignats, firent payer cher ce service. D'abord, les assi- gnats de 5 livres s'échangeaient à perle contre ces billels de confiance :

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l'ouvrier qui ayant un billet de 5 livres était obligé « de faire de la mon- naie », ne recevait en tout petits billets de confiance que 4 livres et demie. « Les petits as,-;ignats, dit Caminet le 16 décembre, n'ont jusqu'ici servi qu'aux riches, ils sont devenus entre leurs mains un moyen de diminuer le salaire du pauvre et de faire perdre aux ouvriers un dixième de leur semaine pour l'échange. »

Hébert conseille au peuple de bâtonner les agioteurs, « les Juifs », qui spéculaient ainsi sur l'assignat de 5 livres. En outre, ces billets n'avaient pour gage que les assignats eux-mêmes ; mais les maisons qui recevaient en dépôt ces assignats n'étaient pas sérieusement contrôlées : elles pouvaient très bien ne pas garder ces assignats immobilisés, mais s'en servir, au con- traire, pour des opérations de tout ordre. De là, deux dangers : ces opérations pouvaient ne pas réussir, et du coup le gage des billets confiance était compromis. Et, en tout cas, il y avait une multiplication fictive de monnaies qui pouvait achever le discrédit du papier et exagérer la hausse du prix des denrées.

L'assignat représentait les biens nationaux ; le billet de confiance repré- sentait l'assignat. Si le billet de confiance et l'assignat circulaient en même temps, il semble qu'il n'y avait plus de limite à l'émission du papier. Crestin, le 28 mars, signale avec force tous ces périls à la Législative. « Les assignats ne se trouvaient qu'en grosses valeurs. Les banquiers de Pa,ris firent une spé- culation sur le malheur de celte situation. On fit entendre au peuple que l'émission des petites valeurs tolérées, à échanger contre les valeurs natio- nales hypothéquées, remplacerait sans inconvénient la monnaie : le peuple saisit ce moyen astucieux comme un moyen unique de salut. L'Assemblée constituante, cédant à ce désir sans grand examen, ne vit pas le piège ou fei- gnit de ne pas l'apercevoir.

« On vit tout à la fois la Caisse d'escompte, une Caisse patriotique, une Caisse de secours livrer à la circulation des valeurs de toutes mesures, de toutes proportions. L'on vit ces établissements se subdiviser par des établis- sements de sections, par des émissions de particuliers : cela est même allé jusqu'à voir battre monnaie, en guise d'effets au porteur.

« On vit enfin ces sortes d'émissions épidémiques sous les apparences du bienfait s'étendre dans tout l'Empire, en sorte qu'à ce moment il existe pour plus de 40 millions de billets au porteur, ayant une sorte de caractère public, sans que la nation ait la moindre assurance de la responsabilité des tireurs.

0 Ainsi, dans un espace de dix mois, tous les moyens de représentation et d'échange, tant du numéraire métallique que du papier-monnaie national, se sont trouvés convertis :

« Dans les billets de la Caisse d'escompte, de la Caisse dite patriotique, de celle dite de secours ;

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« Dans les lettres de change ou eiTets au porteur émis par les ban- quiers ;

« Dans les billets de Cai>-f's, éparses dans les difTérentes villes qui ont imité Paris.

« Qu'est il arrivé, Messieurs, de cette concentration? Dune part, une coalition naturelle entre les banquiers et les trois Caisses dont je viens df parler; et de l'autre, une augmentation indéCnie du numéraire fictif.

« J'observe que le fonds de cautionnement à fournir par la Caisse patrio- tique de Paris loin d'avoir été fait en assignats ou en numéraires ne le fut qu'en effets nationaux ou efTels de la Compagnie des Indes et autres : premier branle donné par elle à l'agiotasre. C'est une vérité... sur laquelle j'appelle le témoignage de la municipalité de Paris, dépositaire de ce cautionne- ment.

« a commencé le change des assignats contre les billets de confiance. Les assignats de 50 livres et de 100 livres gagnèrent 2 à 3 0/0 contre ceux de 500 et 2.000 livres. La Caisse patriotique convertit à ce taux de profit ceux de 50 et de 100 livres qu'elle recevait contre ceux de 500 et 2.000 livres; et ceux-ci, elle les employa à escompter des lettres de change à trois signatures ou à prêter sur les eiïets nationaux ou de Compagnies particulières et sur les espèces d'or et d'argent. Elle arriva parce moyen au niveau de la Caisse d'escompte. Les voilà donc lancées toutes deux également dans les banques et en afl'aires sérieuses et communes avec tous les banquiers. »

Ainsi la monnaie de la Révolution qui, par le gage de l'assignat, avait la solidité de la terre, devient maintenant, par le billet de confiance, une mon- naie fluctuante, livrée à tous les courants de la spéculation. Brusquement s'élève un cri de détresse et de naufrage. Le bruit se répand dans Paris, à la fin de mars, que la Caisse de secours a dévoré ou compromis-son actif, qu'elle n'est pas en état de rembourser les billets de confiance émis par elle. Le peuple, porteur de ces billets de confiance et alarmé soudain sur leur solidité, va en masse aux guichets et demande le remboursement. Un administra- teur s'évade : la panique s'accroît : les 7 millions de billets de la Caisse de secours qui circulaient dans Paris sont menacés d'un discréait complet : le peuple est dans un état d'animation violent contre les spéculateurs, les agio- teurs, les banquiers, et un soulèvement est imminent. Le maire de Paris saisit du péril le Gouvernement et l'Assemblée. Lafon-Labedat, le 30 mars, fait un rapport d'urgence.

o Sans les précautions prises par la municipalité, dit-il, les plus grands désordres auraient pu agiter Paris. Nous ne connaissons pas encore avec exactitude la situation de cette Caisse. Le sieur Guillaume, principal adminis- trateur, prétend qu'il n'a été rais en émission que pour une somme de 7 mil- lions de billets, et que déjà 4 millions sont rentrés. Il prétend aussi que la Caisse a un actif considérable et de fortes créances à retirer d'une maison de

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commerce de Bordeaux, de deux maisons de Lont'.res et d'une maisoQ d'Amsterdam.

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« Le sieur Guillaume va même jusqu'à irétenuie qu'avec du soin et du temps l'aclif balancera le passif. Puissent ses espérances se réaliser! En atten- dant, le service de celte Caisse est indispensable et il est de tous les jours, de tous les moments. Ce matin, la municipalité de Paris y a yersé des fonds;

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niais elle se voit dans l'inipo.'-siljililé de continuer ce service. Cependant, quels sont les citoyens qui oui entre les mains les billets de cette Caisse? Ce sont les ouvriers. C'est la classe peu aisée de la Société, c'est la classe qui manque de pain. Il est donc indispensable que l'Assemblée vienne à leur secours. »

Mais les résist;inces furent vives. Deux sentiments parurent dominer un moment l'Assemblée : d'abord la peur de créer un précédent redoutable, et d'assumer la responsabilité de toutes les Caisses qui fonctionnaient en France, et ensuite une sorte de haine naissante contre Paris. Quoi I nous allons don- ner 3 millions pour les ouvriers parisiens, et c'est avec les contributions des provinces que nous aiderons Paris! Isnard, le fougueux et incohérent Isnard, qui avait débuté à l'Assemblée par les discours les plus violents dans le sens de la Révolution, qui, brusquement, avait conseillé une politique de délente et de modération et qui avait éveillé par son apparente volte-face tant de soupçons, que le grave journal dePrudhomme l'accusa formellement d'avoir reçu de l'argent de la Cour; Isnard, qui sous la Convention, prononcera contre Paris les célèbres paroles de violence insensée, semble préluder à ce rôle de « rural » forcené, en s'opposant au vole de tout secours. 11 alla jusqu'à interrompre Vergniaud, qui parlait pour Paris, d'une manière si inilécente, que l'indulgent Vergniaud dut demander son rappel à l'ordre. L'Assemblée vola d'abord, le 30 mars, d'assez mauvaise grâce, une motion perçait la défiance à l'égard de la municipalité de Paris: «L'Assemblée nationale, après avoir décidé l'urgence, décrète que la Caisse de l'extraordinaire tiendra à la disposition du ministre de l'Intérieur et sur sa responsabilité, la somme de 3 millions qu'il remettra au directoire du déparlement de Paris, à litre d'avance, et à la charge d'être remboursée par lui, pour être ensuite versée dans la Caisse de la municipalité dûment autorisée. »

Les Feuillants, irrités parle récent avènement ministériel de la Gironde, confiaient les fonds au Directoire modéré du déparlement, et semblaient prendre des précautions contre Pélion. Ce premier décret de mauvaise humeur était absurde, car il organisait une procédure assez longue et il fallait pour- voir d'urgence au remboursement des billets, sous peine de provoquer un soulèvement du peuple de Paris subitement ruiné. Le 30 mars, Pétion revint à la charge.

Le ministre de l'intérieur Roland intervint et il déclara à l'Assemblée parmi les murmures : « Les circonstances sont très pressantes, très critiques, et s'il n'y avait pas les secours nécessaires, on ne pourra pas répondre qu'il n'y ait un soulèvement. » Enfin, l'Assemblée, cédant ;\ la nécessité et à la pression girondine, décida, sur la motion de Girardot, que 500.000 livres seraient immédiatement mises à la disposition du directoire et par lui trans- mises le jour même à la municipalité.

La crise lut ainsi conjurée, et d'ailleurs, au même moment, la nouvelle

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monnaie de cuivre, dont l'Asseniblée avait pressé la fabrication, se répandait dans Paris, et les cloches descendant des clochers commençaient à circuler en menues pièces métalliques aux mains du peuple de la Révolution : la cir- culation des billets de confiance ne cessa d'ailleurs qu'en 1793.

Mais toute cette excitation et agitation, les brusques variations de prix, la crise du sucre, la concentration des moyens de circulation aux mains des banquiers, tout avertissait le peuple que du sein même de la Révolution des puissances nouvelles se développaient, et sa conscience de classe commen- çait à s'aiguiser.

D'autre part la bourgeoisie, troublée dans ses opérations de commerce, effrayée par des mouvements ou des récriminations qui lui paraissaient menacer, sous le nom d'accaparement, le négoce et même la propriété, regar- dait les prolétaires avec méfiance et presque avec haine. Surtout la partie de la bourgeoisie qui avait des intérêts aux colonies avait vu avec fureur le peuple des tribunes prendre parti, au nom des Droits de l'homme, pour les hommes de couleur, même pour les esclaves noirs, contre les colons blancs et les grands propriétaires. La scission sourde entre les deux fractions du Tiers-Elat, la fraction bourgeoise et. la fraction populaire, qui s'était accusée déjà par la législation de privilège des citoyens actifs, par la coupable ren- contre du Champ de Mars, s'aggravait maintenant par des conflits écono- miques. Pétion qui, comme maire de Paris, recueillait les propos et les plaintes des uns et des autres, les cris de colère des ouvriers, les cris de terreur et d'orgueil des riches bourgeois, s'elTraya, dès février, de ce divorce naissant. Et après avoir tenté, en janvier, de contenir doucement le peuple soulevé contre les négociants, il essaya, en février, de ramener la bourgeoisie à des pensées plus larges et plus généreuses. Il adressa à Buzot, le 6 fé\rier 1792, une lettre qui fit sensation, et qu'il faut reproduire , car, malgré la médiocrité d'esprit de l'homme qui l'a écrite, c'est un document social de premier ordre : c'est la constatation officielle et explicite des premiers symp- tômes de la lutte de classe à l'intérieur même du parti de la Révolulion.

« Mon ami, vous m'observez que l'esprit public s'affaiblit, que les prin- cipes de liberté s'altèrent, que parlant sans cesse de Gonslitution on l'attaque sans cesse; vous me dites que ses plus zélés défenseurs n'embrassent ni ne suivent aucun système général pour la soutenir, que chacun s'arrête aux choses du moment et de détail, repousse des attaques particulières, qu'à peine nous pensons à l'avenir. Vous me demandez ce que je pense, quels sont les moyens que j'imagine pour prévenir la grande catastrophe qui paraît nous menacer. Je me bornerai, pour le moment, à vous en exposer un seul.

« Je remonte à des idées qui semblent déjà loin de nous, et je vais me servir d'expressions que la Constitution a rayées de notre vocabulaire : mais c'est le seul moyen de bien nous entendre; ainsi je vous parlerai de tiers étal, de noblesse et de clergé.

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« Ou'esl-ce qu'élait le liers état avant la Révolution? Tout ce qui n'était pas noblesse et clergé. Le tiers état avait une force irrésistible, la force de vingt contre un; aussi tant qu'il a agi de concert, il a été impossible à la no- blesse et au clergé de s'opposer à ce qu'il a voulu ; il a dit : « Je suis la n.i- « tien » et il a été la nation. Si le tiers élat était aujourd'hui ce qu'il élaitàci-tle époque, il n'y a pas de doute que la noblesse et le clergé seraient forcés de se soumettre à son vœu, et qu'ils ne concevraient même pas le projet insensé de se révolter; mais le tiers élat est divisé, et voilà la vraie cause de nos maux.

« La bourgeoisie, cette classe nombreuse et aisée, fait scission avec le peuple; elle se place au-dessus de lui; elle se croit de niveau avec la noblesse, qui la dédaigne et qui n'attend que le moment favorable pour l'humilier.

« Je demande à tout homme de bon sens et sans prévention : quels sont ceux qui veulent aujourd'hui nous faire la guerre? Ne sont-ce pas les privilé- giés? car enfin lorsqu'ils disent vaguement que la monarchie est renversée, que le roi est sans autorité, ces déclarations ne signiOent-elles pas, en termes très clairs, que les distinctions qui existaient n'existent plus et que l'on veut se battre pour les conquérir?

« Il faut que la bourgeoisie soit bien aveugle pour ne pas apercevoir une vérité de cette évidence; il faut qu'elle soit bien insensée pour 71c pas faire cause commune avec le peuple. Il lui semble, dans son égarement, que la noblesse n'existe plus, qu'elle ?ie peut jamais exister, de sorte qu'elle n'en a aucun ombrage, qu'elle n'aperçoit pas même ses desseins; le peuple est le seul objet de sa défiance. On lui tant répété que c'était la guerre de ceux qui avaient contre ceux qui n'avaient pas, que celte idée-là la poursuit partout. Le peuple, de son côté, s'irrite contre la bourgeoisie, il s'indigne de son in- gratitude, il se rappelle les services qu'il lui a rendus, il se rappelle qu'ils étaient tous frères dans les beaux Jours de la liberté. Les privilégiés fomen- tent sourdement cette guerre qui nous conduit insensiblement à notre ruine.

« La bourgeoisie et le peuple réunis ont fait la Révolution ; leur réunion seule peut la conserver.

« Cette vérité est très simple, et c'est sans doute pourquoi on n'y a pas fait allenlion. On parle li'arislocrates, de minisiériels, de royalistes, de républicains, de Jacobins, de Feuillants; l'esprit s'embarrasse dans toutes ces dénominations, et il ne sait à quelle idée s'attacher, et il s'égare.

« Il est très adroit, sans doute, de créer ainsi des partis sans nombre, de diviser les citoyens d'opinions et d'intérêts, de les mettre aux prises les uns avec les autres, d'en faire de petites rorporations iiarliculières; mais c'est aux hommes sages à dévoiler cette politique astucieuse et à faire revenir de leurs erreurs ceux qui se laissent entraîner sans s'en apercevoir.

« Il n'existe réellement que deux partis, et j'ajoute qu'ils sont les mêmes

HISTOIRE SOCIALISTE 1045

qu'ils étaient lors de la Révolution; l'un veut la Constitution, et c'est celui qui l'a faite ; l'autre ne la veut pas, et c'est celui qui s'y est opposé. Il est quelques individus qui sont passés d'un parti dans l'autre, mais ce sont des exceptions; il est aussi quelques nuances dans les opinions.

« Ne vous y trompez pas, les choses n'ont pas changé; les préjugés ne s'effacent pas en un jour. On veut aujourd'hui ce qu'on voulait hier : des dis- tinctions et des privilèges. Que l'on colore ces prétentions comme on voudra, la forme n'y fait rien, voilà le fond.

« // est donc temps que le tiers état ouvre les yeux, qjt'il se rallie, ou bien il sera écrasé. Tous les bons citoyens doivent déposer leurs petits ressen- timents personnels, faire taire leurs passions particulières, et tout sacrifier à l'intérètcoraraun. Nous ne devons avoir qu'un cri : Alliance de la bourgeoisie et du peuple ; ou si on l'aime mieux : Union du tiers état contre les privi- lèges.

« Cette fédération sainte détruit à l'instant tous ies projets de l'orgueil et de la vengeance. Cette fédération évite la guerre, car il n'est point de forces à opposer à une aussi immense puissance. C'est alors qu'il est vrai de dire que vingt-cinq millions d'hommes qui veulent la paix sont invincibles. Mais les rebelles, mais les puissances qui les soutiennent ne comptent pas aujour- d'hui sur cette résistance imposante, ils croient ces vingt-finq millions divisés et ce schisme les enhardit.

« Je ne puis trop vous le répéter : union du tiers état, et la pairie est sauvée. Elle le sera. Je n'en doute pas. La bourgeoisie sentira la nécessité de ne faire qu'un avec le peuple, et le peuple sentira la nécessité de ne faire qu'un avec la bourgeoisie; leur intérêt est indivisible, leur bonheur est commun.

« On a la perfidie de répéter sans cesse au peuple qu'il est plus malheu- reux que sous l'ancien régime. Je ne prétends pas dire que le peuple ne soulTre pas; mais tous les citoyens souffrent, et il est impossible qu'une Révolution s'opère sans privation et sans douleur. Le passage du despotisme à la liberté est toujours pénible. Ah! que n'ont pas souffert, pendant sept années entières, •ces généreux .\niériciuns, manquant de tout, de vêtements, de subsistances, bravant l'intempérie des saisons, combattant sans cesse avec courage, avec , opiniâtreté; rien n'a pu lasser leur persévérance et ils ont surmonté tous les ; obstacles, et ils sont aujourd'hui les hommes les plus libres et les plus heu- reux de la terre. Imitons ce grand exemple et comme eux nous obtiendrons un bonheur solide et durable. v

« Voulons fortement et nous serons plus formidables que jamais. Ces ligues de puissances dont on nous menacerait disparaîtront comme de vains fantômes; le premier coup de canon sera le signal de notre réunion et de la mort de nos ennemis. »

La lettre est bien, comme je l'ai dit, d'un esprit médiocre. Pétioo indique

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de façon insurfisanle et vague les causes du « schisme » qu'il déplore. Oui, il est vrai que la bourgeoisie pos-édanle, h mesure qu'elle cesse de craindre la noblesse, l'ancien régime, se préoccupe davantage du danger qui la menace de l'autre côté, du côté des sans-propriété. El Pélion a raison de rappeler à la bourgeoisie que la lutte contre l'ancien régime n'est pas finie, que la contre- révolution reste menaçante et longtemps encore le sera. A vrai dire, plus d'un siècle après ces grands événements, elle l'est encore, et contre elle, plus d'une fois,_ ce que Pétion appelle le tiers état a été obligé, même à des dates ré- centes, de refaire son union. Mais ce que Pétion explique mal, ce qu'il paraît ne pas voir, c'est la croissance môme du peuple qui crée de nouveau.x problèmes, c'est sa poussée révolutionnaire, politique et sociale depuis deux ans.

Dire tout simplement que les « choses n'ont pas changé » depuis la con- vocation des Etats généraux, c'est fausser d'emblée la question k résoudre; car il s'agissait précisément de savoir à celte date comment, par quelle poli- tique, l'union des deux fractions du tiers état, peuple et bourgeoisie, pouvait être maintenue malgré les changements qui s'étaient produits depuis deux années dans les rapports de ces deux fractions. Pétion prêche, au lieu de dé- finir, d'analyser et de prévoir. Rappeler tout uniment à la défense de la Gons- tilulion, alors que celle-ci est comme tiraillée entre les deux tendances, l'une de démocratie, l'autre d'oligarchie bourgeoise, qu'elle porte en elle, c'est rem- placer la solution par l'énoncé même du problème; car il faut dire justement en quel sens la Constitution doit être entendue et pratiquée. Et puis, au mo- ment même Pétion parle des intérêts indivisibles et du bonheur commun du peuple et de la bourgeoisie, et par suite leur accord devrait apparaître comme aisé et normal, il ne compte visiblement que sur une double guerre: la guerre à l'ancien régime, la guerre aux puissances étrangères, pour rap- procher les deux portions. Il ne parait pas soupçonner d'ailleurs que la guerre, en portant au plus haut les périls et les passions de la France révolutionnaire donnera une acuité supérieure à la question terrible : par qui et par quelles forces doit être défendue la Révolution? D'accord pour la sauver, le peuple et la bourgeoisie ne seront pas nécessairement d'accord sur les moyens de la sauver.

Les vues de Pétion sont donc tout à fait troubles et incertaines, et on comprend très bien que cet optimisme prêcheur et vague, qui se dissimule comme à plaisir la difficulté vraie, laissera les hommes de la Gironde très désemparés dans la formidable tempête extérieure qu'ils soulèvent étourdi- ment. Mais plus la pensée de Pélion est courte, et débile son esprit, plus est frappante cette constatation de l'antagonisme croissant des classes à l'intérieur de ce qui fut hier le tiers état. Comme un crible animé d'un mouvement de plus en plus rapide, la Révolution, à mesure qu'elle s'accélère, sépare des intérêls d'abord confondus, et voici le signe le plus décisif de la croissance politique et

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sociale de ce que Pétion appelle le peuple, en ces deux.ans de Révolution : la pensée commence à l'isoler, aie traiter comme un élément distinct.

Cela inquiéta un peu, même chez les bourgeois démocrates, car en dé- fendant Potion contre les attaques violentes que lui valut celte lettre de la part des contre-révolutionnaires et des Feuillants, ils s'appliquent à en atté- nuer le sens, ils protestent surtout contre toute idée de disiinguèr deux classes dans le tiers élat. Le Patriote français, le journal de Brissot, dit à la date du 13 février :

« Nous demandonspardonà noslecteursdeleur parler encore desgazetiers universels, mais c'est un devoir de dire deux mots des calomnies qu'ils ont vomies hier contre M. Pétion. Tous les patriotes ont applaudi à la lettre que cet excellent citoyen a écrite à M. Buzot. Eh bien, cette lettre a servi de texte aux universels pour lancer contre lui les inculpations les plus horribles. Ils l'accusent de vouloir établir dans la société deux classes opposées, tambour- geoisie elle peuple! lui qui, dans toute sa lettre, ne cesse de prêcher l'union, non pas de ces deux classes, mais de ces portions du peuple. Ils l'accusent de prétendre que la bourgeoisie désire la contre-révolution, lui qui exhorte la bourgeoisie à s'unir aux citoyens moins fortunés pour accabler les partisans de la contre-révolution. »

Le journal de Brissot joue sur les mots. Pétion ne pouvait pas affirmer qu'il y avait deux classes, car la bourgeoisie et le peuple n'avaieift pas une con- ception fondamentale différente de la société et de la propriété. Et il n'essayait certainement pas d'animer l'une contre l'autre ces deux «portions du peuple», pour employer le langage savant du Patriote français. .Mais ce qui était grave, c'était de constater que ces deux « portions du peuple », d'abord unies et presque confondues dans le premier mouvement révolutionnaire, étaient maintenant et de plus en plus séparées par les intérêts, les idées et les passions.

Voilà ce qui donne à la lettre de Pétion une valeur symptômatique.

La bourgeoisie modérée et propriétaire, qui sentait bien que « l'alliance » demandée par Pétion lui coûterait quelques sacrifices d'influence et d'ar- gent, répondit par des cris de colère. Dans les journaux, dans les bro- chures, elle exhala ce qu'on pourrait déjà appeler son âme « censitaire ». La bourgeoisie coloniale surtout fut d'une violence inouïe. Et les hommes d'ancien régime tentèrent d'affoler la bourgeoisie, de lui faire peur pour ses propriétés. Voici, par exemple, un pamphlet paru à la date du 18 février :

« Cri de l'honneur et de la vérité, aux propriétaires, par M. Joseph de Barruel-Beauvert. Avertissement : M. Pétion, maire, vient de prévenir les Propriétaires qu'il ne faut pas désunir leurs inlcrôts d'avec les sans-culottes, parce que ce serait servir l'aristocratie, et c'est l'éloquence du patriotisme qui dicte à M. Pétion ce sage conseil à M. Pétion; cependant je crains qu'il ne soit pas reçu aussi facilementques'il avait écrit aux sa;«-c«/o«e5:€Bra>ies citoyens.

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« songez qu'il faut unir vos intérêts à ceux des propriétaires. » Il est vrai que lesauireslui auraient répondu : «Soyez persuadé, Monsieur le maire, que nous « n'y manquerons pas. »

Et loul (le suite :

« [icveillez-vous, honinies qui avez des possessions ; sortez du sommeil léthargique vous êtes plongés depuis plus de deux ans; il en est temps encore, mais ne différez plus un instant. Je vois de toutes parts des nuages qui s'amoncellent sur votre tête. Les Jacobins, comparables aux Titans, après avoir établi l'anarchie et le désordre dans le royaume, après avoir porté le fer et la flamme dans toutes nos colonies, veulent vous abîmer sous les ruines de la monarchie. Les faubourgs de Paris sont hérissés de piques... N'avez- vous pas des biens à proléger? N'avez-vous pas une famille? Attendrez-vous qu'on vienne enlever ce que vous possédez? que de lâches brigands, au nom de la liberté et de l'égalité se partagent sous vos yeux toutes vos dépouilles... iVest mal à propos qu'on donne le nom de citoyens à ces hommes qui, n'ayant rien à perdre, sont disposés à tous les crimes. Les véritables citoyens sont ceux qui ont des possessions: les autres ne sont que des prolétaires ou fai- seurs d'enfants, et ceux-ci n'auraient jamais être armés ni voter que comme en Angleterre. Méprisables soutiens de la licence, clubistes forcenés. Jacobins que l'amour de la domination aveugle, vous ne serez que trop con- vaincus de celte vérité... 0 citoyens, combien de sujets n'avez-vous pas de vous défier de tous ces hommes qui ne veulent s'assimiler à vous que pour dévorer votre substance! Depuis quand les frelons sont-ils regardés comme le.s frères des abeilles? Au premier signal d'une révolte, courez, chassez cette nuée d'insectes qui veut partager sans effort et sans gloire voire fortune ac- quise ou celle qu'augmentera bientôt votre industrie. »

Et il terminait par cette phrase flamboyante les majuscules alternent avec les italiques :

0 PROPRIÉTAIRES, qui que vous soyez, gardez-vous de soutenir une fausse doctrine ; les hommes qui n'ont RIEN, ne sont pas vos égaux. »

Je n'aurai point le ridicule de donner plus d'importance qu'il ne convient aux paroles du comte de Beauvert, forcené de contre-révolution. Mais il est certain que tous les hommes dancien régime s'appliquaient, à ce moment, à apeurer la bourgeoisie que le mouvement soudain de janvier avait trou- blée. Et celle tactique n'était point sans effet, comme en témoigne la phrase de Pétion : « On a tellement répété à la bourgeoisie que c'était la guerre de ceux qui avaient contre ceux qui n'avaient pas, que cette idée-là la poursuit partout. »

Les hommes de la contre-révolulion n'osant plus demander ouvertement le rétablissement de leurs privilèges, la reslilulion de l'arbitraire royal, de la noblesse et de la fôodalilé, tentaient de former une sorte de Ligue des pro- priétaires, une coalition des rancunes aristocratiques, des fureurs coloniales

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et des frayeurs lioiirgeoises. «ils y avaient réussi, la Révolution éiaii frappée de paralysie.

Mais, malgré les inquiétudes bourgeoises dont témoigne la lettre de Pétion, la Révolution n'était pas prête à se livrer. En rétrogradant à l'ancien régime, la liourgeoisie révolutionnaire risquait de tout perdre: les biens nationaux, la consolidation delà dette, l'influence politique, la joie sublime

rf itûô^évuiAtur et aàé de /

De la GO.NSTITCTIO.I.

(Almanach du Père Gérard). (D'après an document dn Musée Carnav.ilet.)

de la liberté. Au contraire, que risquait-elle à hâter le pas dans le sens de la Révolution? Peut-être des désordres et des dommages passagers; mais elle ne pensait pas que le droit de propriété, tel qu'elle le concevait, ptit subir dans la société nouvelle une atteinte durable. D'ailleurs, quoique la crois- sance économique de la bourgeoisie industrielle et commerciale au ivin' siècle eût été une des causes décisives de la Révolution et quoique celle-ei, pen- dant un long temps, doive bénéflcier surtout de l'ordre nouveau, la Révolution

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n'est plus à la merci mémo lie la classe qui en fui l'inilialrice et qui en sera la principale bénéficiaire. La Révolution a une logique et un élan que laveu- gleinent mûme et l'égoïsme étroit de la bourgeoisie n'arrêteraient point. Môme si les forces organisées et productives de la bourgeoisie, même si fabri- cants, marchands, rentiers, après avoir suscité la Révolution en prenaient peur et se retiraient d'elle, elle saurait appeler à elle d'autres recrues : elle saurait faire surgir dans la bourgeoisie môme, chaotique et mêlée, de « nou- velles couches » de défenseurs. Et le peuple ne lui manquerait pas. Car s'il est irrité de l'égoïsme bourgeois, il ne se détache pas de la Révolution, il s'y engage au contraire toujours plus avant, avec Le sentiment croissant de sa force et comme s'il était sûr qu'un jour il l'amènera à lui.

En ces premiers mois de 1792, le peuple ne formule pas avec précisioa des revendications d'ordre politique. Depuis l'écrasement du Champ de Mars il est entendu, même au Club des Cordeliers,même dans le journal d'Hébert, qu'on n'attaquera pas « la Constitution ».

Mais le peuple n'a pas oublié que la loi du marc d'argent et le privilège des citoyens actifs lui ont retiré le droit de suffrage : et s'il en est humilié, il est fier aussi de pouvoir dire à la bourgeoisie qu'il interprète mieux qu'elle les Droits de l'homme, que la lettre de la Constitution est pour elle, mais que les Droits de l'homme sont pour lui.

Le peuple ne demande plus, comme en juillet, la déchéance du roi et la République : il semble môme parfois faire là-dessus amende honorable de cette hardiesse; mais il a gardé dans les yeux l'éblouissement de la lumière républicaine, et un instinct profond L'avertit qu'il était dans la logique des choses, dans le droit chemin des événements. Le peuple s'irrite des fortunes subites des spéculateurs bourgeois, de l'audace des accapareurs, de l'égoïsme farouche des coloniaux.

Mais à leur égoïsme, il a la lierlé d'opposer les Droits de l'homnio qu'ils éludent, violentent ou déforment, et il sait que sa droite conscience est d'accord avec le pur idéal. Dans l'universelle agitation des conditions et des fortunes, dans le prodigieux déplacement des intérêts, le peuple ne sent plus peser sur lui, comme un roc, une fatalité compacte de misère et de ser- vitude. Même quand il soutire, tout vibre autour de lui d'une vibration si ardente, les anciens rapports des hommes et des choses sont si rapidement transformés qu'il conçoit la possibilité lointaine de combinaisons de justice il trouvera enfin le bonheur. Si grossier, d'une grossièreté voulue, que soit le journal d'Hébert, je sens souvent en lui celle large palpitation du sentiment populaire. Y a-t-il dans le cynisme affecté du << père Dnchesue » comme on l'a souvent dit, du cabotinage et rien que cela? Je ne saurais le dire; et je déleste ce style ordurier qui ravale les prolétaires, mais il est sincère en ce sens qu'il comprend d'instinct le sentiment populaire, qu'il le réfléchit sans effort. Marat est un isolé, qui a construit dans sa tête tout

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un système de Révolution et qui essaie avec fureur de l'imposer aux évé- nements et aux hommes. A chaque crise de la Révolution, et quel que soit le sentiment du peuple, c'est un dictateur, c'est un tribun militaire que propose ilarat pour exécuter les traîtres. Certes, il entend jusqu'au fond de son souterrain les rumeurs de la foule, les cris de la souffrance, les chu- chotements même de la trahison, et il y répond par des appels perçants et de terribles paroles. Parfois, en un cri de pitié irritée et sublime, il louche jusqu'au fond l'âme du peuple et y laisse une émotion ineffaçable. Parfois encore il étonne par la lucidité étrange de ses vues, par la merveilleuse rencontre de ses prophéties invraisemblables avec d'invraisemblables événe- ments." Mais cette colère sans rémission, ce soupçon continu fatiguent le peuple : il a besoin parfois de reprendre haleine; il n'est pas toujours dans la fièvre : il s'abandonne aux joies faciles de la vie, respire l'air, le soleil, la confiance, fait crédit aux hommes. Marat, qui ne lui laisse presque personne à admirer (sauf Robespierre) et presque rien à espérer, l'excède parfois et lui brise les nerfs à force de les tendre. Le père Duchesne, au contraire de l'homme du souterrain, est l'homme de la rue et des foules, des tonnelles l'on boit le bon vin en médisant des accapareurs qui le renchérissent. Il surveille les tribuns du peuple, les gourmande ou les dénonce; mais il a parfois pour eux une sorte de tendresse rude, qui répond au besoin d'aimer que le peuple porte en lui. Plus près de la pensée populaire, le père Duchesne., aux jours de crises, ne rêve pas une dictature soq^bre : après Varenne, c'est la République qu'il demande, un large gouvernement popu- laire qui ne maltraitera pas le fils du Roi, mais qui se passera de lui.

Refoulé par les votes de l'Assemblée et par la répression du Champ de Mars, il ne s'obstine pas en imprécations furieuses ; il semble renoncer un moment à son b^au songe de République, mais il garde au plus profond de son âme une allégresse de liberté, je ne sais quelle joyeuse attente républi- caine qui éclatera au 10 août. Le père Duchesne ne brise pas aux murs du caveau son front fiévreux : il ne croit pas le peuple à jamais endormi parce qu'il parle bas ; il sait que dans l'âme populaire les forces de vie s'accu- mulent parfois silencieuses, ignorées comme des eaux profondes, et se révèleùt soudain par de merveilleux jaillissements.

.\ussi, tandis que .Marat, épuisé, désespéré, s'imagine qu'il n'y a plus rien à faire et à dire puisque de toute part on prêche le respect littéral de la Cons- titution, Hébert s'accommode de ces transactions passagères et continue gail- lardement son chemin. Du 15 décembre au 12 avril, Marat, dont le journal ne se vend presq.ue plus, laisse tomber sa plume et, au contraire, le Père Du- chesne, avec un succès croissant, crie aux carrefours ses grandes colères, ses grandes douleurs et ses grandes joies :

« Je suis le véritable Père Duchesne, foutre ! »

Depuis plus d'un an, avec une variété de ton extraordinaire, il gourmande,

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s'irrile, se réjouit, passant d'una sorte d'abandon sentimental à de soudaines défiances. Ecoutez comme il admire d'abord Mirabeau en son numéro 10 :

«Je ne m'étonne pas si l'éloquent Mirabeau avec sa voix de tonnerre trouve tant de plais^irà les écraser (l'abbé Maury etsesamis)... Parle toujours, notre cher homme de la patrie; notre cœur jouera du violon, toutes les lois que tu ouvriras la bouche pour pérorer dans notre auguste Assemblée. »

C'est vraiment l'écho des femmes de la Halle, l'appelant à Versailles « noire petit père Mirabeau ». Mais tout à coup les combinaisons de Mirabeau, sa po- litique compliquée l'inquiètent (n» 12) :

« Nous voyons que ta sacrée caboche nous a donné des inquiétudes mortelles... Ce n'est pas assez d'avoir une bonne gueule, il faut avoir une belle âme, entends-tu, mon bougre d'ami? »

C'était bien là, à l'égard de Mirabeau, le sentiment môle du peuple : in- quiétude et affection. Marat n'a pas ces notes riches.

Mais voici, dès l'été de 1791, les manœuvres d'agio sur les assignats qui s'annoncent. Hébert commence contre les «accapareurs » une vigoureuse cam- pagne (u° 14), et il fait un piijuant porlrait des capitalistes révolutionnaires :

« J'ai eu beau crier contre les foutus marchands d'argent, contre ces triples juifs qui accaparaient nos écus, j'ai eu beau leur donner la chasse, les poursuivre à coups de fouet, les jean-foutres osent encore reparaître, et vendre des petits assignats que nous attendions avec tant d'impatience. Qui sera assez lâche pour ne pas oser repousser de pareils mitins, tomber sur eux, les rosser d'importance et les reconduire tout martelés de coups chez les âmes damnées qui les font agir?

« Je ne sais par quelle sacrée politique on n'a pas encore été à la source de ces manœuvres qui ont si souvent mis le peuple et l'armée au désespoir. Il y a un tas de jean-foulrcs qui sont à la tête de l'opinion publique, qui ont l'air de servir les intérêts du peuple, qui le caressent d'une main et qui lui foutent des coups del'autre. Mille noms d'un tonnerre! Jene pourrai jamais en tenir un et le traiter comme il le mérite? Ces bougres d'agioteurs, s'imagi- nent-ils donc qu'ils seront les seuls impunis? Comment? On aura écrasé la noblesse, les i.arlementaires, le clergé, et ces cœurs d'Arabes seraient épargnés? Qu'ils tremblent, les monstres! un jour viendra que la fureur du peuple montée à son comble leur fera sentir les effets d'un terrible mais juste châ- timent.

« Comment le cœur ne se soulèverait-il pas quand on considère ces ma- gnifiques hôtels qu'ils ont cimentés avec les larmes des malheureux? Les bouqres de mâtins ont eu l'air de se mettre à la tête de la Révolution, disant que c'était lu liberté qu'ils défendaient, tandis que c'était leur or. Aussi les ai-je toujours vus varier suivant les circonstances. Quand on rendait quel- ques décrets ava7itageux pour leurs manœuvres, les bougres étaient bien pa- triotes; quand il y avait quelques lenteurs dans les travaux de l'Assemblée

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et que l'on apprenait quelque mouvement dans les provinces, les jean^ foutre: avaient un air triste, une figure blême, un nez allongé, et aujourd'hui que les biens domaniaux se vendent avec succès, mille bombes 1 ils sont d'une joie qui ne peut se rendre; leurs actions sont augmentées de moitié et leur dureté nen est pas diminuée d'un pouce; ce n'est point assez d'avoir acca- paré nos écus, soit pour eux, soit pour les aristocrates, ils veulent encore i' em- parer des petits assignats ; ils ont su faire prendre les armes au peuple pour entourer la salle de l'Assemblée le jour que le décret sur les assignats a été rendu; mais, foutre ! ce peuple n'en héritera pas plus que des écus, et quand toutes les affaires seront bien arrangées pour eux, et que le pauvre peuple sera toujours malheureux, qu'il se plaindra, on lui dira pour toute réponse : Tu l'as voulu, George Dandin.

« Tous les jours, vous entendez dans les districts de foutus marcliands s'écrier : Que l'argent est rarel que va-t-on devenir? Ah! il n'est point possible d'y tenir! elles mâtins ne disaient point que c'étaient eux qui étaient les premiers marchands d'argent. Ils criaient à tout instant comme des boeufs : Ce sont les aristocrates, ce sont les aristocrates qui achètent l'argent pour l'emporter à l'étranger. Hé! bougres, n'en vendez pas, et l'on n'en achètera pas. C'est vous qui êtes les premiers aristocrates, et d'autant plus à craindre que sous le voile du patriotisme, vous nuisez à la vie de vos frères. Si l'on punit des traître.», vous devriez l'être les premiers, ou si vous continuez à faire votre foutu commerce, vous n'êtes point des hommes, vous èt^s des tigres. Est-ce possible qu'il se trouve dans le nouveau régime des agioteurs, des monopoleurs comme dans l'ancien?.... Ces bougres d'agioteurs ont un diable dans !a tôle qui ne dort jamais. Il n'y a que quelques volées de coups de bâton qui puissent les arrêter. Ne vous avisez pas d'aller faire des émeutes à leurs portes, ni de vouloir forcer leurs maisons, car les bougres ne demande- raient pas mieux. On ne leur aurait rien pris, et ils diraient qu'on leur a volé des millions. »

Puis il s'en prend au clergé, mais en ayant bien soin, selon le sentiment populaire de cette époque, de distinguer le prêtre de la religion. U parle avec ironie de « la reconnaissance due aux juifs qui, à force d'usurer avec nos ci- devant prélats ont introduit dans le sanctuaire tous les vices qui nous ont fait ouvrir les yeux... En voyant comme les bougres de prêtres avaient amal- gamé la religion avec leurs passions, je crois que le bon Dieu ne s'y recon- naissait pas lui-même. Mais, foutre, à présent il verra nos cœurs à nu et verra que nous sommes tous frères, que nous aimons notre bon roi et encore plus la nation... a

Et ciïrayé des mouvements fanatiques qui se dessinent il ajoute :

u 11 faut que nous engagions nos femmes à ne plus se mêler des affaires de prêtres, car si leurs bougres de langues s'avisent de remuer sur des ques- tions qu'elles ne connaissent pas, nous n'en .lurons jamais fini. » (n° 16).

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Devant l'émigrutioa persislanle du numéraire, il a de pittoresques co- lères :

« Est-ce que ces jean-foutres-Ià (les émigrés), avant de quitter, auraient envoyé une pierre d'aiiuanl dans tous les pays étrangers et sur la frontière pour attirer le reste de notre numéraire? Ah ! loutre, il y a de la magie là- dedans ou c'est le pot au noir dont ou nous a barbouillé le nez. »

Mais voici la fln de l'Assemblée constituante qui approche :

« L'Assemblée nationale elle-môme ne va plus qu'en clopinant. C'est une vieille garce, honnête femme autrefois, mais qui pour avoir trop lontemps séjourné dans la capitale, a fini par donner dans le travers et s'est prostituée pour de l'argent au pouvoir exécutif et aux aristocrates; mais heureusement, loutre, elle touche à sa lin, et nous voyons venir le jour de son enterre- ment avec autant de plaisir qu'un enfant de lamille en a à celui d'un vieux tuteur rechigné qui faisait le tourment de sa vie. »

Mais si l'Assemblée constituante, en revisant la Constitution dans un sens favorable au pouvoir exécutif, en aggravant les conditions d'électorat et d'éligibilité, en limitant la liberté de la presse et le droit de pétition a indis- posé le parti populaire, le Père Duckesne est inquiet aussi de ce que fera c sa fille », la Législative élevée au régime du marc d'argent :

« La fameuse loi du marc d'urgent, s'écrie-t-il en son numéro 58, nous empêchera toujours d'avoir de» députés aussi habiles et aussi honnêtes gens que ceux-là (Robespierre et Pélion); si elle eùl été en usage avant les Etats généraux, il y a^ros à parier que les trois quarts des braves bougres qui ont foutu à quia la noblesse et le clergé n'auraient pas été élus, et nous serions plus que jamais sous les griffes du despotisme.

« Empêchons donc s'il est possible que cette loi oïlieuse ne subsiste plus longtemps. Je ne veux pas dire pour cela que nous devrions nous révolter contre les décrets de l'Assemblée nationale, car quand bien même il y en au- rait d'injustes, il vaut encore mieux nous y sournellre que de foutre tout en discorde et d'amener la guerre civile ; mais, foutre, il faut crier si fort, si fort, que nos cris retentissent jusqu'au fond du manège (où siégeait 1' .Assem- blée); ils feront cabrer, je m'y attends bien, une grande partie des aristocrates et des faux patriotes, qui sont de véritables chevaux ou plutôt des mules d'Auvergne lorsqu'on parle du peuple et de la liberté; mais aussi, foutre, toutes les oreilles ne sont pas bouchées, et au milieu de ces gredins-là, il y a encore de braves gens qui prendront notre parti. Ne vous avions-nous pas recommandé de foutre à bas les vieilles idoles, et de relever le pauvre peuple qui était depuis tant de siècles dans la houe jui^qu'aux épaules? Vous avez délruil l'aristocratie des nobles et du clergé, et vous en établissez une mille fois plus odieuse, celle de la richesse. »

Soudain éclate la nouvelle de la fuite du roi. Hébert qui suivait au leur le jour les impressions populaires et n'avait pas la prévoyance aiguë de

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Marat, ne lavait ni annoncée ni pressemie. Mais tout i. coup, je ne sais quel large sentiment populaire se fait jour dans le Père Diichesne, il a senti évi- videmmenl le frémissement du peuple, son excitation à la fois inquiète et joyeuse devant l'inconnu, et en quelques tableaux d'un réalisme idyllique et grossier, si je puis dire, il a bien mis en lumière les émotions contraires de la bourgeoisie conservatrice et moilérée qui se replie, et du peuple qui vaver; l'avenir. Presque tout le numéro 59 est d'une touche puissante, et comme Hébert est surtout un récepteur, c'est bien le peuple môme que nous voyons en scène :

« Qu'allons-nous faire de ce gros cochon, se demandent tous mes badauds en parlant de Gilles Gapet? Mais, dit un président de section, il est tou- jours notre roi, il est inviolable et nous ne devons pas cesser de le respecter, de lui obéir. Bravo, dit le commandant de bataillon, il n'y a que des incen- diaires qui parlent autrement. Comment, foutre, des incendiaires? Est-ce donc l'être que de ne pas laisser mettre le feu à la maison ?...

a J'envoie faire foutre tous ces citoyens actifs, et pour me consoler, je m'en vais boire une goutte à un petit café du port au blé. Ah! foutre, que je fus bien dédomm^igé de l'ennui que m'avaient donné tous ces bougres de bavards I Je n'eus pas plulôt (pris place) sur un tabouret qu'aussitôt, j'entends chanter à pleine gorge : Ça ira! Ça ira! Vive la nation! Je fous mon ni'zàla porte : qu'est-ce que j'aperçois? Une tapée de braves bougres armés de piques et tenant bras dessus bras dessous nos buveurs de la veille. « Et d'où venez- vous donc, vous autres, que je leur dis? est-ce qu'il y a encore des Bastilles à prendre? Ah! Père Duchesne, étais-tu donc? Nous venons de prêter le serment de mourir pour la patrie, et ce serment ne sera pas celui d'un jean- foutre, tel que celui du ibutu cochon qui vient de jurer à tort et qui a perdu la p-alrie. »

« 1 bien? père Duchesne, me dit la mère Caquet, l'écailleuse: que penser de notre foutu roi de carreau ? Ce que j'en pense, foutre, mon avis est qu'on le foute aux Petites-Maisons dans les loges des insensés, puisqu'il n'existe plus de cloître pour l'y mettre à l'ombre et l'y tondre comme i'ai- saient nos bons aïeux aux rois imbéciles et fainéants... Sur le coup de temps Cateau l'écosseuse s'écrie : C'est foutu, plus de Capet, plus de liste civile, plus d'Autrichienne; il n'y a pas besoin d'un aristocrate pour nous gouverner et quelque bon bougre comme nous autres y tiendra aussi bien sa place que ce foutu pourceau qui ne sait que se saouler.

a On dit comme ça que le peuple est souverain ; il faut essayer de notre droit en nous donnant quelqu'un qui lui convienne. Nous ne lui foutrons pas la couronne, car c'est l'éteignoir du bon sens et de la vertu ; mais, foutre, nous voulons qu'il soit toujours sans façon comme le père Duchesne.

« Comme le père Duchesne! s'écrie à la fois tout le monde; comme le père Duchesne 1

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« J'appuie la motion, dit le père Bondo, le plus fort de tous les forts du porl et de la Halle, et je demande que le p^^e Duchesne soit régent du royaume pendant rimbccillilL- di> Gilles Capet, ci-devant roi de Franc»'. Vive le père Duchesne! "Vive le père Duchesne!

« Me voilà aussitôt proclamé régent, on promet de soulenirmon droit avec trois cent mille pique:?; allons, foutre, ça ira. Qne feras-tu, père Duchesne, à ton avènement à la régence? Je cmmencerai par foutre la pelle au cul à tous les faux patriotes qui se sont glissés comme des serpents à l'Assemblée natio- nale, à la Municipalité, dans le département. Je vous assemble une nouvelle législative composée non seulement des citoyens actifs, mais de tous les braves gens pauvres ou riches qui mériteront cet honneur par leur patriotisme et leurs talents.

« Quand le Corps législatif sera ainsi bien organisé, je n'aurai pas l'inso- lence, foutre, de vouloir marcher sans égal, de prétendre réunir seul la moitié de la force de la nation, de dévorer à moi seul de quoi faire vivre tous les citoyens d'un département.

«Je me contenterai donc de veiller seulement sur la machine et d'avertir les ouvriers quand il se dérangera quelque chose. Je protégerai les arts, je soutiendrai le commerce, je ferai couper le cou à tous les agioteurs... Cepen- dant ôilles Capet aura terminé sa vie honteuse dans sa loge, et son abomi- nable femme sera crevée à la Salpétriôre; leur fils ylors sera devenu grand, il aura été élevé dans le travail et la misère, il aura oublié tout son premier attirail ; enfin il aura appris à être homme et citoyen, on pourra, si l'on veut à cette époque, si on a besoin, je ne dis pas d'un roi, car il n'en faut pas si on veut être libre, mais si on a absolument besoin d'un premier faussaire, on pourra jeter les yeux sur lui et il succédera au père Duchesne! »

Etrange servitude de l'esprit qui, même dans sa révolte puissante et ordurière contre la royauté, ne parvient pas à se débarrasser encore, complè- tement, de l'hypothèse royale.

C'est sous cette forme confuse que le peuple commençait à entrevoir la République. Cet article d'Hébert marque sans doute la pointe la plus hardie de la pensée populaire à cette date : c'est presque la République et c'est la démocratie, sans distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs, et, en matière sociale, ce sont des lois contre les agioteurs, mais aucune conception nouvelle de la propriété.

Cette exaltation quasi-républicaine tombe après le retour du roi, et le père Duchesne lui-même, en des fictions apaisées, va rendre visite à Louis XVI, en son Palais des Tuileries, pour le féliciter d'avoir accepté la Constitution et pour l'avertir sur un ton moitié confiant, moitié grondeur, de lui rester cette fois fidèle.

Hébert se laisse même aller à l'enthousiasme le jour oîi la Constitution est proclamée dans Paris ; a le bruit du canon nous retentissait dans le

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Les puissances étrangères faisant, danser aux députés Enragés et aux Jacoquint

le même ballet que le sieur Nicolel faisait danser Jadis à ses Dindons.

Image contre-révolutionnaire.

(D'après une estampe du Musée Carnavalet.)

cœur ». Mais, malgré tout, dans le peuple de 1702 survivait l'émotion étrange de délivrance, de joie, d'inquiétude, d'orgueil, qui avait saisi la conscience

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pop'iliiire à la nouvelle de la fuite du roi. Pendant quelques jour» le peuple avjii méprisé, injurié le roi parjure et fuyard.

PiiiiUnl quelques jours, le (leuple s'était senti supérieur à la royauté qii'il (lélri-i^ait, à la bourgeoisie révolutionnaire qui n'avail pas su prendre parti à lond contre le roi. Et tout cela grandissait les prolétaires, tout cela les I ri'i'ar.it à juger de haut non seulement la royauté, mais les oligarchies b«iirgH(iises qui cherchaient à evploiler la Révolulion. Rude était le jière Diirlie ni- en ces premiers mois (le 1792. pour les bourgeois accapareurs (n° 68). « J'ai vu tou-: nos marchands, tous nos détaillants, les épiciers, les marchands d'eaux chiudes (eaux-de-vie), les fabricants de vin; en un mot, tous les bouirres i|ui font raélier de nous voler et de nous empoisonner; je les ai vus tons profiter de la disette de l'argent pour s'enrichir; après avoir accaparé tou- 1 os écus et les avoir vendus et foil passer aux émigrants, ils ont fait ensuite disparaître toute la petite monnaie; tant est qu'à présent on ne voit plus que du papier et que les gros sols sont plus rares que n'étaient autrefois les douilles louis.

« Qu'en est-il arrivé? Quenos jeanfoulres sont enfin obligés de regorger ce qu'ils ont volé au peuple. Ils n'ont pas réfléchi, les viédazes, qu'en enle- vant l"Ui le numéraire ils arrêteraient le commerce. Maintenant, foutre, que leurs boutiques sont désertes et que leurs marchandises leur restent, ils se inurdenl les doigts et ils désireraient bien n'avoir jamais songé à leur besoffne d'asiotage. Cette maudite vermine, pour réparer le mal qu'elle-même s'est ait, désire aotuellemenl la contre-révolution. Tous les foutus marchands ne penveut i>lus piller le peuple qu'ils ont rais à sec par leur jeanfoutrerie ; ils se 0 .iteiit de mieux faire leurs orgies avec les ci-devant. »

Vod.i pour les accapareurs déçus: voici pour les accapareurs de den- rées (u" S3) :

« j e-pérais, foutre, qu'après l'abolition des droits d'entrée je pourrais tous les jours me foutre sur la conscience quelques bouteilles de plus, mais point,, louire; au lieu de dimirmer et d'être de meilleure qualité, il est aussi ch'r que par le passé et il nous empoisonne de même. J'avais cru aussi qu'on nous iiiminuerait les autres denrées, mais l'épicier d'André et ses confrères sont toujours résolus à nous faire payer le poivre au même prix.

« Il y a quelques jours que j'eus une dispute de bougre avec mon cordon- nier «lui voulait augmenter le prix de mes souliers. Foutu Maury, lui dis -je, est ce que tu es devenu aristocrate? Miury toi-même, me répondit-il. (.Maury, l'alilic .Vliury, était pour Hébert le symbole de la contre-révolulion ; dans l'iinag.' (lu père Duchesne on remarque la devise, mémento inori, qui est un jeu lie mots à l'adresse de l'abbé) : Si ma marchandise augmente, ne faut-il pas (|ue j' fasse payer plus cher mon ouvrage? Comment, l'outre, payer plu- chi-r ma paire de souliers, lesquels devraient me coûter un quart de moins p.ir la suppression de la régie des cuirs t

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« Eh ! foutre, me dit-il, ne sais-tu pas que la garce de ferme nous tient toujours le pied sur la gorge ? Elle n'a été drlruile !.jue pour la frime. Les viédazes de maltàliers ont mis tous leur tête dans un bonnet, pour accaparer toutes 1rs marchandises dans les fabriques; ils ont accaparé tout le cuir du ro>/aume, et ils le vendent maintenant au prix qu'ils veulent. Dans quelques mois, loutre, si on n'y prend garde, les souliers vaudront une pistole la paire. Je ne mis point en oreille d'à le la réflexion du ponlife. J'ai depuis consulté d'autres détaillants et il^ m'ont tous attesté que les bougres de maltôtiers se sojit rendus maîtres de toutes les branches du comtnerce et qu'ils s'entendaient comme larrons en foire avec les ministres et les municipalités pour rançonner le pauvre peuple.

« Quoi donc, foutre, nous n'aurons rien gagné à la suppression des barrières! On nous aura chargé de nouvelles impositions et nous payerons touiours les mêmes droits sur les subsistances I Tonnerre de Dieu ! ça ne sera pas. Partout oîi on voit le mal il doit y avoir un remède. Nouveaux légis- lateurs, c'est à vous à le trouver. Exterminez les nouveaux abus, c'est votre devoir. Faites pendre jusqu'au dernier financier et tous les bougres de marcliands de chair humaine qui spéculent sur la substance des citoyens et qui s'engraissent du sang des malheureux; faites venir la section des Lom- bards : c'est elle qui vous découvrira le pot-aux-roses.

« Vous apprendrez, foutre, qu'il existe un infâme complot pour nous réduire cet hiver à la dernière extrémité. »

Ainsi s'élevait le Ion des protestations populaires. C'est déjà le régime de la Terreur qui s'annonce, appliqué aux choses économiques. La Révolution ne songe pas à toucher à la propriété individuelle, à substituer le commu- nisme aux échanges et à la concuirence mercantile ; elle n'a donc .l'autre ressource pour contenir les spéculations de la bourgeoisie que de frapper les marchands d'épouvante ; c'e.-t de la pendaison que le père Duchesna les menace ; ce sera bientôt de l'échafaud.

Ainsi commencent à apparaître les raisons économiques de la Terreur.

Mais ce n'est pas encore à l'insurrection, ce n'est pas à une Révolulion nouvelle que le père Duchesne appelle le peuple. Il déplore que la Coii>litu- tion ait été manquée, qu'elle ne soit pas inspirée d'un grand esprit dénincra- lique et populaire, mais il se résigne provisoirement (n° 84) : « Si on n'avait pas étouffé la voix du peuple de Paris, nous 71' aurions pas eu une Constilu lion à la diable, un véritable habit d'Arlequin on voit des morvpinix maijnifiques cousus avec des guenilles. Cette Constitution serait toute prise dans les Droits de l'homme et elle aurait été un jour la loi de l'Univers ; ,mais ce qui est fait est fait, et parce qu'on a un cheval borgne, pour cela il ne faut pas le tuer. »

Le père Duchesne s'accommodait ainsi au mouvement, tantôt précipité,

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tantôt lent et incertain des pensées populaires ; mais bientôt le peuple, un moment lassé parl'excilation continue de Marat, éprouva de nouveau le besoin d'entendre celte voix stridente, passionnée. Tout seul le père Duchesne sem- blait insuffisant et vulgaire.

Le club des Gordelier,^, le 25 août adressa une pétition à Marat le priant de rentrer en scène. La lettre était signée d'Hébert, prôsiilent. L'Ami du Peuple reparut le 12 avril 1792, et ainsi le peuple se fit entendre, pour ainsi dire, par deux voix, l'une gouailleuse, bonhomme, et souvent ordurière, l'autr. aigre, déchirante, toute vibrante de passion et de pensée, avec de furieux égarements et des accents prophétiques.

Mais ce n'était pas seulement dans les grandes villes, c'était aussi dans les bourgs et dans les campagnes que la question des subsistances, surtout la question du blé, provoquait des agitations et des troubles. Pendant deux ans, pendant l'année 1790 (sauf les trois premiers mois), et pendant toute l'année 1791, la question du blé ne s'était pas posée. Les récoltes avaient été abondantes: le prix du pain avait graduellement diminué jusqu'à ne pas atteindre trois sous la livre, et aucune inquiétude n'avait effleuré l'imagination populaire, que Taine représente toujours tendue et affolée.

A la lin de 1791, il fallut bien constater que la récolte était insuffisante, au moins dans d'importantes régions. Dans son rapport du 1" novembre 1971 à la Législative, le ministre de l'intérieur Delessart déclare, d'aprè.s les ren- seignements qui lui avaient été fournis par les directoires de départements, que les récoltes étaient abondantes dans toute la partie du Nor.l de la France, qu'elles étaient médiocres au Centre, et insufQsantes dans le Midi.

La situation n'était pas évidemment très inquiétante. D'abord Paris, centre de l'action nationale et aussi des agitations, était largement approvi- sionné, ê

« Au moyen de toutes les précautions prises parla municipalité de Paris, dit le ministre, et d'après la connaissance qu'elle m'a donnée de ce quelle possède en grains et en farines et des ressources dont elle est maintenant certaine, l'approvisionnement de cette capitale paraît assuré pour cet hiver. On a pensé avec raison que le moyen le plus efOcace de calmer les inquié- tudes du peuple était de porterlesapprovisionnements au-dessus plutôt qu'au- dessous des besoins... Mais il n'était pas de même au pouvoir de la munici- palité d'empêcher l'augmentation du prix du pain, cette augmentation étant une suite inévitable de la rareté de la denrée dans une partie du royaume. »

Et le 10 décembre, Mosneron défend la municipalité de Paris contre les reproches des marchands de blé et des boulangers. Ils se plaignaient que la municipalité, ayant fait dans des magasins publics de lartjes approvisionne- ments de blé, obligeait les boulangers à acheter les grains, môme avaries, qui avaient pu fermenter en magasin. Ils accusaient aussi la municipalité de

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chercher dans de prétendues opérations d'intérêt public un bénéflce de spé- culation.

Le reproche était absurle: car la municipalité n'avait pas le monopole de la vente des grains, et en approvisionnant les magasins publics, elle contri- buait à baisser le prix de la denrée ; elle s'interdisait donc par même tout bénéfice d'agio. Mosneron le constate et ici encore je relève un nouveau témoignage de l'excellent état des approvisionnements de blé à Paris : « Si la municipalité de Paris fait le commerce des blés, si elle en tire des autres déparlements pour se procurer un bénéfice en le vendant dans la capitale, elle est bien trompée dans sa spéculation : car le lieu du royaume le pain est le plus beau, le meilleur et à plus bas prix, est la ville de Paris. »

Et aucune protestation ne s'élevait dans l'Assemblée contre cette affirma- tion. En fait, c'est plutôt au sujet du sucre et des denrées d'épicerie qu'au sujet du pain, qu'en 1792 le peuple de Paris réclama. Mais en plusieurs points des campagnes il y eut des mouvements très vifs. Des villes et bourgs de Saint-Omer, Montélimart, Coye, Samer, Chaumont-sur-Marne, Neuilly- Saint-Front, Heaumont-la-Digne, Màcon, Villers-Outreaux, Souppes, Dun- kerque, Saint-"Venant, Douai, Arras, Nantes, Verberie, Saint-Germer et Montmirel des pétitions étaient adressées à l'Assemblée.

le peuple, dès qu'il voyait des voitures chargées de grain ou quand du blé était porté sur les navires, se soulevait. A Chaumont il se rassemblait au son du .tocsin. A Dunkerque, à Saint-Omer, il empêchait le chargement des vaisseaux. Evidemment, en troublant ainsi la circulation, il aggravait le mal dont souffrait le pays; mais comme les souvenirs du passé et les exemples mêmes du présent justifiaient ses inquiétudes! Dans les dernières années de l'ancien régime, quand, pour combler le déficit de la récolte, la monarchie primait les blés importés, de grands spéculateurs exportaient en fraude le blé de France et le réimportaient pour bénéficier de la prime.

Le peuple avait peur que des manœuvres du même ordre dégarnissent encore les marchés insuffisamment pourvus. En vain, dans les ports, lui disait-on que c'était à nos colonies qu'étaient destinées les farines exportées; il n'avait pas confiance. Et même quand les blés étaient enlevés du Nord ils surabondaient pour aller ravitailler le Midi, le peuple du Nord craignait que sous des prétextes honnêtes on ne parvînt à le démunir. Les pétition- naires demandaient à l'Assemblée d'interdire rigoureusement toute sortie des blés. L'Assemblée, par son rapporteur Mosneron, répondit que sauf les farines destinées à nos colonies et dont la remise à de.-lination était rigoureusement contrôlée, ni grains ni farines ne sortaient de France.

Les pétitionnaires demandaient en outre que les propriétaires de grains, au lieu de vendre à» des spéculateurs, à des « accapareurs » qui pouvaient emporter le grain au loin fussent tenus de le porter sur le marché en propor- tion de leurs approvisionnements. L'Assemblée, hésitant à entrer dans cette

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vole fie réglemenlalion el de conlrainle où, dans rextrétnité du [léril, la Con- venlion enlnra résolumeiil. répon ail que « le vrai moyen d'augmeulfr la d'^Caricc du propriélairedo Mes est de lui faire sceller la porte de ses 'jn-nicrs; c'est d'exiger qu'il l(;s porte au marché. Une pareille inquisition opén-rait sur le blé l'effet que fit sur le numéraire, dans le temps de la régence, l'inlerdic- lion (l'avoir à soi plus de 500 livres en esjjèces ».

Enlin, les pililioimaires demandaionl « qu'il soit fait d;ins chaque dépar- tement un dépôt de blé dans les années abondantes, qui puisse fournir au besoin dans les années de disette ». L'Assemblée n'opposa pas des objettions de prinripe. Klle ne dit pas que cela était contraire a la mission de l'iitat qui doit veiller sur les initiatives individuelles el non les absorber. L'intersenlion de l'Etal apparaissait au contraire très légitime auxliommes de la Uévolulion. Mais la Législative faisait \aloir des dilûcullés pratiques: la nécessite d'un gros capital, la crainte des malversations el aussi de la déperdition des grains, enlTn « la stagnation des prix » par le défaut de concurrence, et par suite le dommage causé à l'agricullure.

Elle se borna donc, après d'assez nombreux ajournements, à organiser un système de passeports qui devaient accompagner tous les convois en indiquant le point de départ et la deslination. Ces mesures ne rou^sirent point partout à calmer reffervescence : la fuite du numéraire irritait les esprits el leur faisait craindre une semblable émigration des grains. Taine, dans le tableau qu'il trace de ces désordres, a singulièrement forcé et faussé les choses; à le lire on croirait que toute la France était en feu, et que partout la bêle humaine, affolée, débridée, livrée à elle-même par l'impuissance de la Constitution, se ruait aux violences.

Mais en lait, c'est seulement, en toute l'année 1792, dans une quinzaine de dislricls que se produisirent des mouvements populaires. Et les paniques, les détresses locales et momeulaitées n'empêchaient pas un grand mouvement de confiance et de richesse. Taine a l'halàlude détestable et antiscieiililique de itrouier des faits empruntés à des époques très dilïéronles ; il dénonce par exemple la ruine des manufactures comme une conséquence du système révo- lutionnaire. Et il en cherche la preuve, où? dans des rapports administraiifs de l'an X et de l'an XII. El ces rapports, dans son exposé, voisinent avec les soulèvements paysans de 1702.

Taine ne paraît pas se douter qu'en 1792 précisément il y a eu une grande activité manufacturière. Contrairement à la loi même de l'hi-toire, il ne suii pas l'évolution des iails, et au lieu de noter les teintes successives et les comb naisons changeantes du méial en fusion, il mêle dans le plus bizarre amalgame les pren.ières flammes jaillissantes et les dernières cendres refroidies. En fait, dans tous ces soulèvements de 1792; il n'y eut pre^que jamais mort d'homme, et c'est avec une sorte de méthode et de discipline (lue le peuple arrêtait el taxait le blé. D'ailleurs, les causes des soulèvements furent

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trt>s miilliples, et par sa manie de classer les fails en catégories ahsiraites, M. T.titiH s'esi inlenlil de comprendre la comi.lexe réaliié. Tanlôl c'éuieni les mouvemiMiis des grains qui semblaient suspects. Lequinjo rac nie le 6 jan- vier 1792 l'en |Uèle qu'il vient de faire dans la région du Nord. San discours est très modéré puisqu'il demande simplement la liberté de circulation des grains.

« On se plaint ries accaparements, dit-il ; oui, il en existe; mais ils ne sont point ministériels: ils viennent de la part de ceux qui ont positivement le plus d'intérêt à ce qu'il n'existent point, je veux parler des fermiers, des laboureurs et de tous ceux qui ont du blé. El pourquoi ? parce que la libre circulation éprouve partout. des entraves. Le moyen d'y remédier n'est pas, selon moi, déiablir des greniers de réserve. Ils sont dangi reux, ou tout au moins inutiles... Le meilleur moyen de remédier à ces disettes locales est de protéger la libre circulation des grains à l'iniérieur. » Comme on voit, il n'y a rien dans ces paioles qui tende à exciter les esprits et à éveillai ou aggraver les soupçons.

On peut donc croire Lequiuio lorsqu'il ajoute : « Je me suis informé avec soin dans le département du Nord, dont je suis ha' itant, sur les causes qui provO'|uent l'inquiétude du peuple de ces contrées et j'ai appris qu'au mois d'octobre dernier il avait été enlevé du port de Dunkerque le tiers de la récolle. Les habitants en ont conçu des craintes dlautani, plus alarmantes qu'ils se souviennent que dans les années 1786, 1787 et 1788, tous les grains de la division du Nord ont été achetés et embarqués au port de Uunki'rque, sous le vain et spécieux prétexte d'approvisionner les départements méridio- naux, et qu'au lieu d'envoyer ces grains en France, on les a stationnés chez l'étranger et ramenés en France en 1789, ils furent vendus au quadruple de leur valeur. »

Le même jour. Forfait, dans un discours très hardi, et qui annonçait les résoluiions de la Convention, signale le désarroi que devait jeter dans l'espiit du peuple le mouvement compliqué du commerce des grains. « Je trouve la source des (inquiétudes) dans le défaut d'intelligence de ceux qui fout les ap;jrovisionnements : et c'est ici qu'il faut, pour le salut du pfuiile, sacri/ler au moins pour quelques années une portion des avantages que nous promet la liberté illimitée des opérations commerciales. Il faut donc forcer tes acqué- reurs à concerter leurs opérations. Je la trouve, cette source d'opinions dan- gereuses, dans l'indiscrétion avec laquelle se font les transports qui >embient eu etîel onlonnés à dessein, de manière à redoubler les soupçons et les alarmes. En voici des exemples: Les blés ne sortent des départements septentrionaux que par les ports de Dunkerque, le Havre et Nantes, et c'est au-si par les mêmes ports que rentrent ceux que l'on achète dans la Baltique et la Grande- Bretagne. Le peuple doit croire naturellement que les blés qui rente it sont ceux qu'il a vu sortir ; et quand il voit une hausse rapide dans le prix de cette

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précieuse denrée, il l'allribue à celte manœuvre apparente, il se soulève, et ses mouvements augmentent l'enchère parce qu'ils arrrôtent la circulation: de sorte que la disette arrive au milieu de l'abondance et que le soupçon et la défiance sont successivement elTet et cause de la cherté. Voilà ce que savent très bien les hommes qui cherchent à fomenter des troubles: ils disent au peuple que jamais sous l'ancien régime ils n'ont eu de semblables opérations, et on les croit, on doit les croire, parce qu'en effet, sous l'ancien réprime, la verge du despotisme dirigeait tout et ménageait davantage les justes sollici- tudes du peuple.

« Dans ce moment encore une quantité considérable de blé acheté à Hambourg est arrivée au Havre ; elle passera de ce port à celui de Rouen, ensuite au Pecq et du Pecq à Paris. Dans le même temps et en sens inverse, des blés achetés dans le Soissonnais descendent la Seine, éprouvent les mêmes versements dans les mêmes ports, et sont embarqués au Havre par Bordeaux." Gomment pourra-t-on persuader aux habitants des deux rives de la Seine, qu'il est utile au peuple qu'il se fasse ainsi des transports et des versements de la denrée qui le fait vivre, suivant des directions diamétrale- ment opposées? Sous le régime arbitraire, on aurait fait rester àParisles blés du Soissonnais, et on aurait expédié pour Bordeaux ceux de Hambourg. La différence seule aurait suivi son cours nécessaire, et comme cette différence est en plus pour l'importation, le peuple l'aurait regardée comme un bien- fait. »

Ainsi Forfait constatait que « la liberté commerciale illimitée » a des complications inutiles, onéreuses et impuissantes et il se risque à dire qu'il vaudrait mieux organiser en une sorte de service public le commerce des grains. Ou tout au moins il faudrait le soumettre à un contrôle d'Etat.

« Je ne connais. Messieurs, qu'un remède à ces maux. Ce moyen est d'i-tablir à Paris une administration centrale des subsistances. {Murmures.) Elle aurait, sous l'infpeclion et la responsabilité du ministre de l'intéiieur, la charge de connaître le produit des récoltes dans les départements, la quantité des achats faits dans l'étranger, et le droit d'indiquer la marche que les sub- sistances doivent suivre dans tout le roijaumepour ne pas se croiser. «

L'Assemblée avait murmuré, et elle écarta la motion de Forfait par la question préulable. La motion était au moins prématurée : l'état de la France, en somme la circulation du blé était suffisamment assurée, n'exigeait pas encore en ce moment ces mesures énergiques, mais c'était déjà le germe de la politique révolutionnaire du Comité des subsistances de la Convention.

A Dunkerque, des agitations avaient été sitrnalées dès l'automne, il y eut un mouvement très violent en mars. Les administrateurs effrayés écrivi- rent à l'Assemblée qu'ils ne pouvaient plus répondre de l'ordre et des pro- priétés, que la garde nationale était complaisante pour le peuple soulevé, que l'intervention de la troupe de ligne avait seule préservé de l'incendie la ville

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(D'aprti une est&mpe du Musée Carnavalst.)

UT. 134. HISTOIRE SOCIALISTE.

LIT. i34

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et le port, et « qu'une ville immense, renfermant plus de 100 millions de pro- priétés », était menacée de périr par l'anarchie. Eux aussi ils demandant, pour rassurer le peuple, l'inlervenlion de l'Etal dans le commerce des grain< :

« Si les subsistances ajtpartiennent à la iialion, que la nation se charije de les faire refluer des lieux elles abondent dans ceux elles manqurni; alors les denrées ne seraient plus à la merci de l'avidité des spéculateurs. »

L'Assemblée n'alla pas jusque-là, mais elle chargea le gouvernement d'acheter à l'étranger et de revendre des grains.

«Il est peut-être impolitique, dit Cambon, le 1" mars, dans des temps or- dinaires, de charger le gouvernement de l'achat des grains, mais dans ce mo- ment-ci il faut prendre des mesures extraordinaires. Nos pays méridionaux manquent de grains; si vous leur donniez des secours en argent, la concur- rence s'établirait dans tous les marchés étrangers, et dans les achats de pa- piers sur l'étranger, ce qui pourrait produire des désavantages considéra- bles : en faisant augmenter les grains dans les marchés; en faisant baisser le cours du papier sur l'étranger; en conséquence le ministre de l'intérieur doit être chargé de l'achat de ces grains. »

C'est surtout au printemps, en mars et avril, que les mouvements furent vifs, soil qu'à ce moment les charrois de grains suspendus en partie par l'hiver reprissent avec activité, soit que les approvisionnements de l'année précédente, dont la récolte avait été très bonne, fussent épuisés et que l'in- quiétude s'accrût, soit que l'animation croissante de la lutte contre les émigrés et les prêtres, et l'imminence de la guerre contre l'étranger, pas- sionnassent toutes les questions. En outre, le mouvement de hausse dans le prix des denrées, dont nous avons signalé les causes multiples, se faisait sur- tout sentir à ce moment et délerjïiinait jusque dans les campagnes une émotion assez vive. Ainsi c'est aussi bien pour hausser les salaires ou pour taxer les denrées que pour retenir sur place les grains que, en ce printemps irrité et inquiet de 1792, les ouvriers et les cultivateurs se soulèvent.

A Poitiers, ce sont les ouvriers des manufactures qui demandent la taxa- tion du prix du pain, déclarant qu'au-dessus de trois sous la livre il est trop cher pour les salariés. Le 20 mars, un délégué de la municipalité de Poitiers vient demander un secours de 30,000 livres pour nourrir une population ou- vrière pauvre, et une population de mendiants qui, en ce pays découverts et d'abbayes, était la veille la clientèle misérable et avilie des moines.

« Depuis plusieurs jours, il était survenu une progression subite et ef- frayante dans le prix des grains; les boulangers sollicitaient avec raison une augmentation proportionnelle dans le prix du pain... La municipalité se réunit alors avec les directoires du district et du déparlement, et il fut reconnu qu'on ne pouvait s'empêcher de surtaxer le pain... »

Mais six cents ouvriers investirent la maison commune en criant : « .\ux

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armes! » Des gardes nationaux accoururent, un ouvrier fut tué d'un coup de feu.

« La ville de Poitiers, sans aucun commerce, sans aucun établissement public, renferme dans son sein plus de 6,000 indigents, sur une population d'environ 20,000 âmes. Les salaires des uns sont trop modiques pour atteindre le prix du pain, les autres sont, dès leur enfance, habitués à un métier infâme (la mendicité); plusieurs sont infirmes, tous sont pauvres; tous nous deman- dent du pain; tous ont droit de vivre et notre devoir le plus sacré est de sou- lager leur misère. »

Poitiers était une de ces villes d'où la vie d'ancien régime se retirait sans que les germes et les éléments de la vie moderne y fussent assez puissants. L'Assemblée applaudit et votj.

Du 20 au 30 mars, un mouvement très curieux éclate sur les confins de la Nièvre et de l'Yonne, à Glamecy, Coulange-sur- Yonne, Grain, etc. Ce sont les bûcherons, les ouvriers chargés de préparer pour l'approvisionnement de Paris les bois qui descendaient les rivières jusqu'à la capitale, qui se révol- tèrent contre l'insuffisance de leur salaire. Le directoire du département de l'Yonne vint à l'Assemblée, le 13 avril, raconter cette sorte de grève vio- lente :

« Législateurs, le directoire du département de l'Yonne vous a informés des troubles qui avaient agité les paroisses de son territoire limitro{l>he du district de Clamecy, la ville de Clamecy et environs. Il vous a exposé que la navigation de /" Yonne avait été interrompue, que l/es séditieux avaient chasse' les ouvriers des ateliers, sous le prétexte de Vinsuffisance des salaires; que le 27 mars, environ 2,000 ouvriers de Clamecy, Coulanges-sur-Yonne, Grain, s'étaient réunis en attroupement dans ladite ville de Glamecy; que la garle nationale ayant pris les armes, on sonna le tocsin sur elle, qu'on parvint à la désunir, qu'elle fut désarmée, dépouillée (même de la chemise) à la face des magistrats du peuple, dont la voix fut méconnue; que l'officier municipal faisant les fonctions de procureur de la commune avait été frappé d'un coup de poignard ou de baïonnette ; que les séditieux avaient poursuivi les gardes nationales jusque dans les appartements; que plusieurs, pour sauver leurs jours, avaient été obligés de se précipiter par les fenêtres ou dans la rivière; qu'on avait ensuite porté en triomphe les habits et les armes, que les rebelles s'étaient emparés des ports et avaient fait chanter un Te Deum en action de grâces de l'avantage qu'ils avaient obtenu sur la garde nationale. »

Il y a dans ce mouvement je ne sais quel mélange de rusticité et d'enfan- tillage; mais nous ne voyons la scène qu'à travers un récit bourgeoi-s. Nous ne savons pas si, comme les ouvriers charpentiers dans la grande grève de l'îSl, ou comme les pélionnaires de Paris à l'occasion des accaparements de sucre, les pauvres ouvriers bûcherons de l'Yonne et de la Nièvre invoquent les Droits de l'homme pour réclamer le droit à la vie. Le directoire, qui est

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très sévère pour les « séditieux >>, et qui demande « qu'une trop longue indul- gence cesse d'enhardir de mauvais citoyens », reconnaît pourtant qu'ils ont à se plaindre des grands acheteurs parisiens :

« L'opinion exprimée parla commission sur la cause de rinsurrection des ouvriers des ports paraît la faire dériver :

« !• De l'indifférence trop grande du commerce de Paris sur la récla- mation des ouvriers des ports, et de la lenteur de ses décisions lorsqu'il s'agit de prononcer sur des demandes en augmentation de salaires. »

Mais ce qui éclate dans le récit du directoire, c'est l'esprit de fraternité étroitement bourgeoise et de solidarité conservatrice qui animait les gardes nationaux de l'Yonne et de la Nièvre. Sur le sort de leurs « frères « assez gro- tesqueraent dépouillés, et dont les rudes bûcherons portaient en triomphe les chemises et les uniîormcs, tous les gardes nationaux s'attendrisset)t; tous Jurent de se soutenir et de se venger les uns les autres, de défendre l'ordre et la propriété, avec une émotion auguste et un peu ridicule :

« Nous serons toujours debout auprès de nos frères, déclamaient-ils sin- cèrement; nous sentirons leur injure; nous en poursuivrons la satisfaction; les propriétés et les personnes seront respectées ou nous périrons... »

Plusieurs citoyens demandaient que le drapeau tombé aux mains des rebelles fût brillé. Déjà il était jeté au milieu de la place publique.

« Non, il ne le sera pas, s'écria le commandant... Ce drapeau est purifié, il a passé par les tnains de la bravoure et du patriotisme. »

Pauvres révoltés de la misère ouvrière et paysanne! Comme des lépreux, ils ont contaminé de leurs mains le drapeau de la bourgeoisie révolutionnaire, et il faut que celui-ci soit puriGé en passant par les mains vaillantes des com- mandants de la force armée, des héros de l'ordre bourgeois. On sent, à cette émotion théâtrale et vraie, que pas un instant ces hommes, ces révolution- naires ne sont troublés dans l'exercice de leur fonction répressive : elle leur apparaît sacrée; était-ce profondeur et placidité d'égoïsme? ou se disaient-ils un peu que ces mouvements convulsifs du peuple souffrant ne pouvaient servir que la conlre-révolulion?

Ce qui est à. la fois suggestif et triste, c'est que, comme pour annoncer déjà l'union de l'égoï^me propriétaire paysan et de l'égoïsme bourgeois contre les ouvriers importuns et hasirdeiix, les vignerons, et les plus pauvres des vij:nL'- rons, avaient quitté leur outil et leur vigne pour concourir à la répression. Pour ces hommes aussi, fiers de leur misérable lambeau de vigne sous le soleil, les ouvriers bûcherons étaient des « brigands ». Aussi à ces petits paysans propriétaires et conservateurs, le directoire du département rend un témoignage solennel :

« Tandis que nos gardes nationales volaient au rétablissement de l'ordre et au maintien des lois, les municipalités, entre autres celle de Joigny, chef- lieu d'un de nos districts, pourvoyaient, avec une sollicitude vraiment patcr-

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ternelle, à la subsistance des femmes et des enfaiits des vignerons indigents gui, par patriotisme, avaient interrompu leurs travaujc. En un mol, leur famille se trouvait nourrie, leurs vignes cultivées et la patrie défendue. »

Voilà des traits décisifs et profonds qui ont échappé à Taine. Préoccupé de noter les signes « d'anarchie spontanée », il n'a pas vu les forces prodi gieuses de conservation dont la Révolution bourgeoise et paysanne disposait.

L'Assemblée s'attendrit aussi, acclama, félicita, et pas une voix, môme à l'exlrôme-gauche, ne s'éleva pour plaider la cause des pauvres bûcherons dé- daignés. II fallait la pression immédiate des faubourgs parisiens pour faire éclater un peu l'étroite conception bourgeoise de la Législative. Les ouvriers pourtant avaient tenté de donner à leur « émeute » une forme légale, et cela atteste je ne sais quelle foi naïve et touchante en l'ordre nouveau. Au mo- ment même les ouvriers « flotteurs » exigeaient violemment « une aug- mentation de salaire pour tous les travaux qui s'exécutaient sur les ports à l'occasion delà fabrication des trains et de leur conduite à Paris »; au moment fatigués de discuter en vain avec le sieur Peinier, commis des marchands, ils scellaient la barre des pertuis de Grain pour empêcher les trains de bois de couler; au moment même où, au son du tambour, ils faisaient sommation à tous ouvriers de n'avoir pas à travailler et menaçaient quelques ouvriers de l'inléiieur venus à la demande des patron*, ils se choisissaient, dans les formes, « un capitaine des flotteurs » et allaient demander au juge de paix de signer le procès- verbal de cette élection. Le juge refusa. Non, non, vous n'êtes pas d'emblée, ô prolétaires, la légalité souveraine, et que d'efforts, après un siècle, vous faut-il encore pour devenir la loi!

Mais c'est surtout dans les départements les plus voisins de Paris, en Seine-et-Marne, en Seine-et-Oise, dans l'Eure, dans le Loir-et-Cher, dans le Loiret, à E^reux, à Jouy, à Monllhéry, à Verneuil, à Etampes que le mouve- ment paysan au sujet des subsistances prend de va-tes proportions, au prin- temps lie 1792. Surtout il offre un caractère trè-; particulier, que M. Taine, uniquement soucieux d'accumuler des détails d'un pittoresque terrifiant et enianiin, n'a pas même entrevu. Ici il semble bien qu'il s'agit d'un mouve- ment agraire contre les gros fermiers, contre le capitalisme agricole très puis- sant en celle région.

J'ai noié déjà comment les cahiers paysans de l'Ile-de-Prance protestaient contre les grandes fermes et en demandaient la division. La question des sub- sistances et des prix ét;iit une occasion excelleme aux paysans de créer des ennuis aux grands fermiers qu'ils délestaient. Dans un livre, d'ailleurs mé- diocre, que Lequinio publia en 1792, sous le titre les Préjugés détruits, il a traduit avec force les sentiments des habitants des campagnes contre ces gros fermiers. i?on chapitre XllI, consacré aux «laboureurs », commence ainsi :

« Il n'est pas qunstion d'agriculture, et je ne parle point de ce petit nomôre d'hommes opulents qui, dans les environs de la capitale et dans

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qvrlqiies-untt de nos dppftrtrments le syt^tème des grandes cultures <•/ des gros fermages est établi, demeurent à la campagne et font valoir dimmenses possessions ; de ces cultivateurs fastueux citez lesquels se reprodui'ient tout le luxe et toutes les superfluités de la capitale ; de ces accapareurs de terrains et de fermages, car Je pourrais les appeler de mfime avec vérité : ce sont les financiers, les agioteurs de la partie agricole; on retrouve chez eux, avec les avantages de l'éducation citadine et souvent voluptueuse toutes les défectuo- sités de Caneien régime, établies principalement siir la vicieuse inégalité des fortunes. Si, d'un autre côté, par leurs grands înoyens, ils semblent être les soutiens de l'agriculture, ce 7i'est qu'une pure illusion, et de l'autre, ils sont évidemment les fléaux de la population et le gouffre des fortunes voisines. De vastes plaines couvertes de moissons, il est vrai, sottt autour d'eiix, mais nulle chaumière ne s'y rencontre; point de petits propriétaires ; leurs domes- tiques et quelques journaliers pauvres et dépendants de ces dieux des cam- pagnes forment toute la population du pays; ce sont d'autres seigneurs de village; ils en prennent souvent la hauteur et la plupart des défauts ; ils sa- vent y joindre la théorie financière, les calculs et les spéculations mercan- tiles, etsoîivent encore ils étalent plus les vices de ces deux professions qu'ils n'en font tourner les produits à l'utilité commune; c'est, en quelque sorte, une classe à part dans la grande classe agricole; ce sont de riches citadins domiciliés des champs; ce sont les petits despotes des campagnes. »

Et non seulement, en toute cette région qui enveloppe Paris, c'est contre ces gros fermiers que le mouvement est dirigé, mais, comme nous l'avons vu, dans la vente des biens nationaux, la pari faite aux bourgeois ou aux gros fermiers eux-mêmes est particulièrement élevée dans les départements qui entourent la capitale. De là, contre tout le capitalisme, installé en souverain dans ces riches plaines à blé, un mécontentement très vif des petits paysans, des petits propriétaires, des petits fermiers évincés ou menacés, et des artisans des bourgs. De plus, pour ces larges approvisionnements de Paris, que nous avons notés, les blés de toute l'ancienne Ile-de-France et d'une partie de la Normandie devaient être appelés; et les journaliers pauvres craignaient une hausse excessive du prix du blé et du prix du pain.

A en croire le rapport de Tardiveau, la hausse du blé ne pouvait être la cause décisive de l'agitation, puisque, selon lui, « les grains dans l'Eure étaient à bon marché, et le pain ne se veniiait que deux sous la livre ». Si cela est exact, c'est surtout l'animosité des paysans contre les gros fer- miers et les capitalistes qui serait le ressort du mouvement.

11 y a deux traits bien remarquables en toute cette agitation de l'Iînre, de l'Eure-et-Loir, de Seine-et-iMarne. C'est d'abord que les vastes ras;»eiiible- ments de paysans qui se formaient procédaient avec une sorte de méthode et de discipline, évitant les violences inutiles, s'alistenant dp pilit^r ou d'in- cendier, mettant à leur lèle, toutes les fois qu'ils le peuvent, les oïliciera

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municipaux séduits ou entraînés. Les directoires département, les rappor- teurs à la Législative insistent sur cette discipline avec une arrière-pensée évidente. Les révolutionnaires bourgeois aimeraient bien, pour se rassurer, croire que les paysans obéissent à un mot d'ordre secret des contre-révolu- tionnaires, et qu'il y a une intrigue de l'ancien régime, non le prodrome d'un vaste soulèvement social. Aussi les administrateurs du district d'Evreux écrivent que les « séditieux » ont forcé les régisseurs de la forge de Louche à signer un traité « que la réflexion et une connaissance exacte du commerce des fers ont dicté ». L'insinuation est claire. Les paysans, les cultivateurs sont supposés incapables de conclure un traité aussi précis, s'il n'y a pas un inspirateur subtil et habile du mouvement.

Tardiveau, au nom de la commission des Douze, résumant les rapports qui lai sont adressés de l'Eure, dit, le 13 mars : « Depuis plus de trois mois, une foule de gens sans aveu, robustes, vigoureux, mal vêtus, mais cependant ne mendiant jamais, parcouraient les différents districts de ce déparlement pendant tout l'hiver. Ayant travaillé à séduire l'esprit simple et crédule des habitants, ils y sont parvenus en leur persuadant qu'ils avaient le droit comme le pouvoir de faire taxer le pain, comme toutes les autres denrées commerciales. »

Ils étaient pauvres et sans aveu, mais ne mendiaient pas. Donc ils vivaient de subsides secrets fournis sans doute par les enneftiis de la Révo- lution, pour créer une agitation effrayante. Voilà la conclusion que sous- entend Tardiveau. Mais cela paraît tout à fait arbitraire. Il serait malaisé d'expliquer, par de simples manœuvres et suggestions contre-révolution- naires, ces vaste» rassemblements de huit mille, dix mille, quinze mille cultivateurs et journaliers. C'est une force spontanée qui les mettait en mouvennent.

D'ailleurs si la contre -révolulion avait sournoisement provoqué ce mouvement des foules paysannes, elle aurait eu intérêt à les pousser aux extrêmes violences, au pillage, à l'incendie, au meurtre. Au contraii-e, les agents de propagande s'abstenaient même de mendier. Ce n'est donc ni un mouvement soudoyé et artificiel, ni une révolte exaspérée du prolétariat mendiant, du prolétariat errant. Les paysans avaient horreur des vagabonds; et c'est pour ne pas les effrayer (jue les organisateurs du mouvement, même les plus pauvres, s'abstiennent de tendre la main.

Ces pays de gros fermages, il y a peu de chaumières dispersées et la po|ulaliou rurale est ramassée dans d'assez gros villages, sont assez favo- rables aux manifestations collectives et réglées. Tantôt les paysans décidaient les municipalités des paroisses à marcher à leur tête : ils légalisaient ainsi ou s'imaginaient légaliser leur action ; et quand les municipalités résistaient, ils en créaient d'autres, tout comme le peuple de Paris créera, nu 10 août, une commune ré\olulionnaire. Ils désignaient ce que le rapport de Tardiveau

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appelle « des officiers civils », et par eux, comme par l'organe d'une autorité régulifre, ils taxaient les denrées.

Il me paraît impossible que le mouvement du peuple de Paris, en janvier, pour la taxation du sucre et des denrées, n'ait pas eu son contre- coup dans les départements environnants. Chose bien curieuse, ce n'est pas seulement le blé et le pain, comme on pourrait l'imaginer, que les in«urgés taxent, c'est la totalité des denrées. Plusieurs des textes que j'ai déjà cités le démontrent; mais les témoignages à cet égard sont surabondants. Les administrateurs d'Evreux écrivent le 5 mars : « Ils traînent à leur suite des otliciers municipaux et des gardes nationaux qui, tambour battant, enseigne déployée, fixent le prix du blé, des bois, du fer. »

« Le premier rassemblement qui soit connu, dit Tardiveau, était composé d'environ quatre cents hommes qui se rassemblèrent sur la paroisse de la Neuve-Lyre et se portèrent de au marché de la Barre, petite ville du district de Bernay. Ils avaient à leur tète quelques officiers municipaux, même des juges de paix. Rendus au marché de la Barre, ils sollicitèrent de la municipalité qu'elle les accompagnât au marché du lieu et que elle taxât les grains et tout ce qui se vendait dans ce marché. La municipalité, fidèle à ses devoirs, rcprésema comme une telle disposition était contraire aux lois, combien, en môme temps, elle était funeste pour ceux qui se la permettaient. Elle fut dissipi^e, et les attroupés, se servant de ce qu'ils appe- laient leurs officiers civils, firent eux-mêmes ce qu'ils avaient voulu exiger de la municipalité.

» Le lendemain, ils se portèrent au marché de Neubourg; le surlendemain, à celui de Breteuil, même excès. Le 29 février, la municipalité de Conches, autre petite ville du district de Verneuil, est avertie que le lendemain on devait venir à son marché. En conséquence, le 29 février, elle prend une délibération par laquelle elle requiert la garde nationale de s'opposer aux entreprises que l'on voudrait faire sur le marché. Je ne sais si cette délibéra- tion est de bonne foi ; vous allez en juger par le procès-verbal qui suit :

« Le jeudi, !•' mors, nous olficiers municipaux, assemblés en la maison commune, en exécution de notre arrêté d'hier, la garde nationale de celle ville réunie en partie sur la place d'armes, nous avons été invités par le con)mandant de la compagnie, à la tête de ses troupes, d'aller au devant des citoyens armés que l'on nous a dit attroupés. Aus>itôt nous nous sommes rendus à ses vues et nous avons été avec notre garde hors des murs de cette ville; nous avons aperçu environ quatre cents personnes armées de fusils our la plupart, le surplus avait des haches, fourches, croissants et autres utils. »

a Le commandant de la garde nationale de notre ville a envoyé un déta- hement pour les reconnaître; ils ont répondu qu'ils étaient gardes natio- naux et qu'ils venaient mettre de l'ordre dans le marché.

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c Nous les avons attendus et leur avons représenté que les attroupements étaient délendus, qu'il était de la bonne police de ne point entrer à main

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Ak quelle affretue Bourrasque. (D'kprti ans eatamps U Biblioihtqaa natiootl*).

armée ; nous les avons engagés, au nona de la loi, à se retirer et à mettre bas les armes ; ne pouvant le leur persuader, et ne nous croyant pas en force de résistance, nous leur avons ouvert le passage en leur déclarant qu'^ nous en

LIT. 135. HISTOIBB SOCIALISTB. UV 133.

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dresserions procès-verbal. Leurs officiers municipaux nous ont déclaré qu'ils a\aienl ùié forcés de les suivre d'après les menaces qui leur uvaieat été faites. Nous les avons engagés à nous aider à retenir les perturbateurs et à Javoriser le bon ordre dans le marché. Nous avons fait garder la halle au blé par notre garde et gendarmerie nationales. Aussitôt les citoyens de Sainte- Marguerite et autres paroisses se sont emparés de cette halle au blé ; ils nous enl contraints, à différentes reprises et malgré notre refus, de fixer le prix du à i9, 20 et 2i livres ; l'avoine à 10 et 11 livres, et la vesse à 9 livres, en nous menaçant, si nous ne le fixions pas, de nous faire un mauvais parti ; ils nous ont même certifié que loir intention était que ces prix restassent Jus- qu'au premier août prochain, et qu'ils ne variassent en aucune manière, lans quoi ils reviendraient jusqu'au nombre de quinze mille. Forcés de céder î leurs menaces, nous avons été contraints d'acquiescer.

« Dès que la halle a été videj les citoyens armes nous ont conduits et forcés de les accompagner dans deux maisons différentes, chez les sieurs Raymond et Perrier, citoyens de cette ville, ils nous ont contraints de h\K distribuer le grain qui était dans leurs greniers. Obligés d'agir à leur ^ré, on leur en a délivré, en notre présence, cent boisseaux à 3 livres 10 sols (ee qui n'est même pas leur taxation du matin). Ensuite, ils se sont retirés et •nt pris chacun le chemin de leurs paroisses. »

« Ce jour-là, messieurs, continue Tardiveau, la municipalité de Couches f retendait avoir été forcée de se prêter à tout ce qu'on avait exigé d'elle; mais, trois jours après, nous la retrouvons à une demi-lieue, taxant encore •on plus les grains, mais les fers, le bois et le charbon... La paroisse de la Seuve-Lyre, qui l'accompagnait, demanda au maître de forges deux canons ie six livres de balles, pour prix de la protection qu'elle venait de lui accorder.

« Le 1" mars, l'attroupement, comme nous l'avons vu, u'était encore que ie quatre cents hommes ; il était de cinq mille, le 3 mars, aux forges de Beaudûin ; le 6, à Verneuil, il était de huit mille. Le plan de campagne était tracé ; on annonçait qu'à Evreux il se trouverait cinq mille individus, et qu'après avoir soumis la ville à ce qu'ils appelaient leur volonté, le même attroupement passerait dans Seine-et-Oise où, à la môme époque, il y avait de pareils rassemblements... Les mêmes excès avaient lieu, à la même époque, fians les départements voisins d'Eure-et-Loir, de l'Oise, de Seine-el-Oise et de la Seine-Inférieure. »

Evidemment, les autorités électives secondent ou tolèrent, en bien des points, l'action des pay.'ans. Et cela seul prouverait qu'il ne s'agit point ici de ceux que les paysans eux-mêmes appelaient « les brigands », c'est-à-dire, les mendiants et les vagabonds. C'est, pour ainsi dire, toute la popula- tion rurale, à l'exception des grands propriétaires bourgeois et des gros fermiers, qui est en mouvement. Il y a comme une mise en œuvre do ces

HISTOIRE SOCIALISTE 1075

cahiers paysans, dont l'accent si véhément reLenlit enaore à notre pensée, malgré les efforts des légistes bourgeois des villes pour en amortir et assourdir la puissance. Vraisemblablement, les mêmes légistes et praticiens de vilJHges qui aidèrent les paysans à rédiger les cahiers vibrants des paroisses concourent, aujourd'hui, à organiser le mouvement et fixent ave»' nne cer- taine sagesse le prix auquel il convient de payer les denrées.

A Melun, trente communes en armes se présentent à la halle pour y taxer le pain : à la demande de la municipalité de Melun les communes rurales déposent les armes, mais maintiennent la taxation du pain. Le mouvement se fuit d'ensemble, avec unité et mesure.

Parfois, il est vrai, comme Epernon, dans le Loir-et-Cher, il n'y i qu'un soulèvement tumultueux et pour taxer uniquement le blé elle pain, « Si nous diminuons notre blé de 4 francs, demandent les propriétaires, c'est-à-dire, si nous le donnons pour 20 livres, sera-t-on content?» Alors « le nommé François Breton, terrassier à Epernon, armé d'un bàlon d'enviroa deux pieds de long, le nommé Conice, journalier au Paly. commune de Bancher, armé d'un sabre, le nommé Marigny fils dit Cucu, le nommé Georges Picliot, se récrient sur le prix du pain, les troi> premiers sont montés sur les sacs et ont dit : C'est trop cher, nous le voulons à 18 livres. Et pendant ce temps, la garde nationale de Banches et quarante^ gardes nationaux de Houx, « armés de fusils, de hallebardes, serpes et autres instru- ments », aidaient le peuple à imposer à la municipalité d'Epernon la taxa- tion du grain. Le commandant de la garde nationale de Houx, le nommé Legueux, était parmi les plus animés.

Ainsi les gardes nationales villageoises, formées en grande partie de paysans pauvres et de petits cultivateurs, mettaient au service des revendica- tions paysannes la force légale qu'elles avaient reçue de la Révolution. Sur 1 état d'esprit des gardes nationaux des campagnes cela jette un jourcurieux. vraiment, la distinction des citoyens actifs et passifs était à peu près illu- soire, et sans doute le pauvre paysan qui payait assez d'impôt pour être citoyen actif et garde national ne s'offensait pas en un jour de soulèvement, que le citoyen « passif », armé d'une pioche ou d'une hache se joignît à lui pour ramener à un prix modéré le pain trop cher et aussi les fers de la forge dont tous avaient besoin pour leur houe, leur pelle ou leur charrue. Certes, tous ces paysans n'avaient pas de grandes vues générales. Il n'appa- raît pas qu'ils aient su rattacher leurs revendications aux principes de la Révolution et aux Droits de l'Homme. Aussi étaient-ils parfois suspects, non seulement à la bourgeoisie possédante, mais aux ouvriers révolutionnaires des petites villes; c'e^t ainsi que dans l'Eure, les gardes nationaux de la 'commune de l'Aigle, parmi lesquels il y avait beaucoup d'ouvriers, contri- buèrent très activement à réprimer ces mouvements paysans- Les ouvriers de l'Aigle travaillaient dans des fabriques d'épingles; mais par suite du manque

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de fil de Jailon (toutes les matières premières se faisant rares h. cette date) ils avaient suspendre leur travail quelques jours, mais ils disaient: « Pour la Révolution, quand même ! » et ils couraient refouler les bandes paysannes dont ils craignaient qu'elles fussent poussées par « la main invi- sible » de la contre-révolution. Mais qu'auraient dit ces ouvriers de l'Aigle si les paysans avaient su leur répondre? « >Jous ne faisons que suivre le mouve- ment de vos frères de Paris... Comme eux, nous luttons contre les accapareurs, contre les égoïstes qui détournent à leur profit la Révolution. » Mais les pen- sées paysannes étaient incertaines et confuses et d'un égoïsme un peu court.

Pourlant, et ceci a un haut intérêt historique, c'est la préparation popu- laire, c'est la première application spontanée des lois futures sur le maxi- mum. Et on comprend à la réflexion que jamais môme l'audacieuse Conven- tion n'aurait pu ou n'aurait osé régler le prix de toutes les denrées en France, si cette entreprise formidable n'avait été préparée à la fois par le mouvement des sections de Paris et parles soulèvements des paysans durant l'année 1792.

A Verneuil, les paysans taxent le blé, le pain, le beurre, les œufs, le bois et le fer. Mais, cela va plus loin. Ils comprennent qu'à taxer ainsi les denrées, s'ils frappent les gros fermiers, ils risquent de mécontenter aussi les petits fermiers. De plus, les gros fermiers eux-mêmes peuvent alléguer qu'à raison de la hausse des denrées leur fermage aussi a été accru. Quelle réponse ? une seule : reviser les baux, et selon le rapport du directoire d'Evreux, les paysans « après avoir, disent-ils, établi une police générale des prix, doivent parcourir les campagnes, se faire représenter les baux des fermiers, faire réduction dans le prix, et menacer ensuite les propriétaires de les piller ». il est clair qu'il s'agit de menaces conditionnelles; c'est seulement si les propriétaires refusaient la diminution des baux qu'ils seraient pillés, et il paraît infiniment probable que les petits fermiers étaient dans le jeu: ils se faisaient forcer la main pour une réduction des baux.

Ainsi il y a, en ces régions, tout un frémissement de la vie paysanne compliquée et enchevêtrée. Ohl comme Taine, cet idéologue mal informé et peu consciencieux, a simplifié et brutalisé tout cela ! Comme il a donné un faux air de bestialité déchaînée à la subtilité paysanne aiguisée encore par la Révolution I Et comme ses formules sont grossières et pauvres à côté de ces vastes el fines fermentations !

De tous ces mouvements, les autorités administratives, après le premier moment de surprise, avaient d'ailleurs aisément raison, el le plus souvent sans effusion de sang. La bourgeoisie révolutionnaire disait aux paysans avec tant de force et un tel accent de sincérité qu'ils allaient, par l'anarchie, ramener l'ancien régime, que les « séditieux » étonnés et confus se laissaient bienlôl arrêter sans résistance.

La question des biens des émigrés ajoutait beaucoup dans les camjagnes à l'excitation. Elle s'était déjà posée plusieurs fois à l'Assemblée constiiuaale

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même, qui avait hésilé à la résoudre. La Législative avait décrété le 13 dé- cembre que les crran'iers de l'Etal ne pourraient toucher les arrérages de leurs rentes que s'ils faisaient la preuve qu'ils résidaient dans le royaume depuis six mois an moins. C'était le séquestrerais sur une partie des biens mo- biliers Restait la grande question des biens fonciers. Ici encore, comme pour les décrets du 4 août, il semble que ce sont les mouvements spontanés des cam- pagnes qni hâtèrent les décisions de l'Assemblée. Au moment les paysans voyaient procéder à la vente des biens d'église nationalisés, au moment oîi ils entendaient dénoncer le? nobles émigrés comme des traîtres à la pairie, la tentation devait leur venir naturellement de mettre la main sur les biens de ces traîtres, de se j arlager leurs terres et les dépouilles du château. Quoi! ces bon. mes qui nous ont si souvent opprimés et exploités, qui nous ont volé les biens communaux, qui nous ont accablés pendant des siècles de dîmes et de taxes sont allés à l'étranger, ils se préparent à porter les armes contre la France, contre la Révolution ! Et, vainqueurs, ils appesantiraient de nouveau sur nous l'anti lue joug! Us se serviraient même, pour nous combattre et nous ramener en servitude, du revenu de ces biens que si longtemps, pauvres corvéables, nous travaillâmes pour eux ! Saisissons-les. Peut-être aussi, les paysans se disaient-ils, que si les biens des émigrés étaient nationalisés comme les biens d'église, ils seraient mis en vente, et que seuls les cultiva- teurs aisés el les riches bourgeois pourraient en acquérir des parties. Ne valait-il pas mieux procéder spontanément à une sorte de répartition? C'est la crainte de ce mouvement paysan qui amena Lamarque à la tribune le 21 janvier 1792. « La mesure que je vous propose, messieurs, c'est le séquestre des biens de tous les traîtres conjurés contre la Constitution et l'Etat. Hâtez- vous d'annoncer dans les départements que ceux qui, par leurs complots, auront nécessité la guerre, en payeront les frais, et que les citoyens qui en supporteront les fatigues, doivent en être indemnisés... .

« ...Et, à cet égard, messieurs, je dois vous faire connaître un fait bien capable de presser votre détermination.

« Dans le département de la Dordogne, il est un district qui, seul, vient de faire fabriiuer 3,000 piques, et dont la garde nationale, après avoir ouvert une souscription pour le payement des contributions exonérées, vous envoie dans ce moment une députalion chargée de se plaindre de ce qu'on la lai.«se dans l'inaction et de vous demander, messieurs, qu'on lui ordonne de se réunir incessamment à ses frères d'armes pour la défense de la liberlé. Mnis dans le voisi?ia(/e de ce district, quelques habitants des campagnes ont fait, dit-on, une liste de tous les émigrés de leurs contrées et n'écoutant que leur indignation contre ces traîtres, ils menacent au premier signal de piller, ravager leurs possessions et d'incendier leurs châteaux. »

Lamarque fut interrompu par les murmures violents de l'Assemblée, qui crut qu'il voulait encourager les actes de destruction, et par les applaudisse-

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menls des tribunes. Il y eut grand émoi des députés dont beaucoup deman- dèrent que les propriétés des nobles et des émigrés, en attendant que la nation en disposât, fussent mises spécialement sous la surveillance et la pro- teclion des corps adminisLralifs. Il paraît certain que si l'Assemblée n'avait pas statué assez vite sur les biens des émigrés, un irrésisUble mouvement d'agression et de pillage se serait produit. 11 n'est qu'à voir, en avril, le sou- lèvement de plusieurs cantons du district de Nîmes et du district d'Alais. De grandes troupes de paysans se mettaient en marche pour abattre lesécussonj seigneuriaux de plusieurs châteaux, pour en piller et brûler une vingtaine, et telle était l'exaspération générale contre ceux qiii après avoir pressuré le pays le trahissaient, et appelaient l'étranger, qu'au témoignai^e du directoire du département du Gard « aucune force publique n'appuyait la résistance, et l égarement des gardes nationaux était tel qu'ils regardaient comme des actes de patriolistne les coupables violences qui se commettaient sous leurs yeux. »

Les biens d'Église étaient à l'abri de ces violences instinctives et sauvages. Ils avaient été déclarés biens de la nation, et, soit qu'ils eussent été acquis par les municipalités et encore en leur possession, soit qu'elles les eussent mis en vente, ils n'étaient plus des biens d'église : ils faisaient partie du monde nouveau. Tous les souvenirs d'oppression, d'exploitation et de haine étaient comme dissipés par l'éviction île l'Église et par l'avènement de nouveaux pro- priétaires. Tous ceux, grands bourgeois, petits bourgeois, paysans, artisans, qui en avaient acquis ou qui en convoitaient ne fût-ce qu'une parcelle, veil- laient sur la sûreté d'un bien qui était leur ou destiné à le devenir. Ainsi, pour les biens d'église, la vaste expropriation révolulioimaire et légale pré- venait les violences individuelles. Au contraire, les seigneurs, les nobles, avaient gardé la propriété de leurs domaines; bien mieux, comme nous l'avons vu, ils prétendaient encore, selon la lettre et l'esprit des décrets de la Cons- titumte, percevoir les rentes féodales non encore rachetées. Et lorsque les nobles, ne laissant au domaine ou au château que leurs hommes d'affaires, allaient à l'étranger emportant leurs écus, privant le pa\s de leurs dépenses dont il vivait, les colères étaient au comble: je vois, par exemple, dans un « procès-verbal de la conduite de la municipalité de Villefranche, dans l'Aveyron (du 27 avril), qu'en celte région sauvage oîi tant de durs châteaux héris.-aient les crêtes et terrorisaient les vallées, les esprits, un moment excités dans les premiers jours de la Révolution, puis assez calmes dans les années 1790 et 1791, s'étaient soulevés au printemps de 1792.

« Ce fanatisme incendiaire, dit le procès-verbal, gagna notre département au commencement de la Révolution; mais le supplice de quelques coupables arrêta la conlasion. Toutes les propriétés ont été respectées parmi nous Jus- qu'au temps l'émigration et les menaces de quelques ci-devant seigneurs ont servi de motif ou de prétexte à de nouveaux pillages. » Et, ce qui est

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frappant, c est qu'à ces pillages toute la population semble participer avec une absolue sécurité de conscience. C'est comme lu prise de possession d'un bien que le noble délinait injustement. Je ne sais rien de plus signifie itif à cet égard et de plus baroque tout ensemble que le procès- verbal de la gen- darmerie après le pill.ige du château de Privezac. On y voit qu'il n'y a presque pas de maison quelque objet du château ne soit bizarrement mêlé au pauvre mobilier des paysans ou artisans aveyronnais.

« Chez la femme Romire, nous avons trouvé une jupe de houdrin verte, une pièce pap'cr tapisserie, une veste de chasse drap de Silésie, boutons jaunes, etc., etc. (J'abrège forcément...) Etant entrés chez Gabriel Lausiac, dit Gaffé, avoir trouvé dans la maison un fauteuil en damas citron avec son coussin et deux chaises garnies en jonc... Dans la maison de Jeanne Pourcel, fille de feu Bernard, avons trouvé un fauteuil en damas citron... une boîte à toilette en fer blanc, un manchon peau de cygne, un chapeau de paille à haute forme... Chez Joseph Mestre, aubergiste, commençant par fouiller son écurie, avons trouvé une vache (qu'il avoue provenir de l'écurie de M. de Privezac.) Chez Marie Levet, un morceau d'étoffe en rouge, une porte de grande armoire... Chez Gabriel Brugnet, trois roues de charrette, quatre charrues... Chez Jean Magner, charron, quatre contrevents, un porte-manteau en cuir... Chez Pierre Adémar, peigneur de laine, un sac de lentilles, un rideau de voiture, une serviette pour des enfants... Chez Antoine Bories, matelas, chaises, paire de draps de lit toile de Rohan... Chez Bernard Vidal, surtout en soie, trois jupes en blanc garnies en falbalas, couverte piquée en soie verte, coiffes fines gar- nies de dentelles de Flandre, un chapeau rond à haute forme, souliers pour femme, roues de charrettes, etc., etc. Dans la maison Bedene, malle pleine d'effets, de jupes, déshabillés, etc..

Et parmi les personnes désignées comme ayant donné l'assaut, je relève à côté de beaucoup de fils de propriétaires paysans, bien des artisans ; Pierre Grais, couvreur, du lieu de Privezac ; Jean-Antoine Foissac, dit Lou David, charpentier ; et son frère, tailleur, dudit Privezac; Guillaume Tournier, cou- vreur, Pierre François dit Morigon, couvreur, du village d'Anglas; Couderc, charpentier de la paroisse de Drulille, etc., etc.

Tout le pays y étailet tous avaient emporté quelque chose. Si l'Assemblée n'avait pas prononcé le séquestre des biens des émigrés,- si elle n'avait pas, si je puis dire, au fronton des châteaux armoriés, remplacé les vieux écussons par la Nation et la loi, il est probable que partout des scènes de pillage, assez répugnantes d'ailleurs, se seraient produites. De même, si la Révolution sociale éclatait avant que l'organisation du prolétariat fût assez forte, ce n'est qu'en nationalisant sans retard les usines, les grands magasins et les grands domaines qu'on les sauverait, en plus d'une région, de la destruction sauvage ou des basses piUeries.

La proposition de Lamurque fut renvoyée au Comité de législation. Et

1080 HISTOIRE SOCIALISTE

tout d'abord, le rapporteur Sadillez, organe des modérés, ne proposa qu'une ni l'sure assez anodine: frapper les revenus des biens fonciers des émigrés d'une Iriple imposition. La gauche se récria. Ce n'est point cela seulement que voulait l'Assemblée : elle voulait que tous les biens des notjles fus-^ent mis sôus la main de la nation pour répondre des dépenses de guerre que la trdhison des émigrés imposait à la France.

Le Comité, cédant un peu au courant, proposa alors de connbiner l'idée du séquestre et celle de la triple imposition. Vcrgniaud s'écria qu'il n'y avait aucune raison de limiter le droit de la nation sur les revenus et les biens des émigrés. Et l'Assemblée, après avoir émis le 9 février un vole de principe qui mettait les biens des émigrés sous la main de la nation, après avoir com- mencé le 5 mars l'étude des moyens d'application et entendu le 10 mars l'éloquente adjuration de Very;niaud la priant de faire œuvre cîécisive, adopta enfin le 30 mars le texte définitif.

« L'Assemblée nationale, considérantqu'il importe de déterminer promp- tement la manière dont les biens des émigrés qu'elle a mis sous la main de la nation par son décret du 9 février dernier seront administrés, dérégler les moyens d'exécution de celte mainmise elles exceptionsqiie la justice oul'hu- manilé proscrivent, désirant aussi venir au secours des créanciers qui seront forcés de faire vendre les immeubles de leurs débiteurs émigrés, en substi tuant aux saisies réelles un mode plus simple et moins dispendieux, déclare qu'il y a urgence.

« L'Assemblée nationale, après avoir déclaré qu'il y a urgence, décrète ce qui suit :

« Article ^•^ Les biens des Français émigrés et les revenus de ces biens sont affectés à rindemnité due à la natioti.

«Article 2. Toutes dispositions de propriété, d'usufruit ou de revenus de ces biens, postérieure à la promulgaiion du décret du 9 février dernier, ainsi que toutes celles qui pourraient être faites par la suite tant que lesdils biens demeureront sous la main de la nation sont déclarées nulles.

«Article 3. Ces biens, tant meubles qu'immeubles, seront admiiiislrés de même que les domaines nationaux par les régisseurs de l'enregistroment, domaines et droits réunis, leurs commis et préposés, sous la surveillance des corps administratifs. »

La mesure était rigoureuse. Quand les modérés voulaient frapper seule- ment le revenu d'une triple imposition, ils entendaient non pas ménager le revenu qui aurait été ainsi absorbé aux trois quarts, mais laisser en dehors de l'opération le fond même. Au contraire, sous l'impulsion des Girondins maîtres du pouvoir depuis le milieu de mars, c'est le fond même, tout comme le revenu, qui est retenu comme garantie de l'indemnité due par les nobles.

HISTOIRE SOCIALISTE

1081

A dire \rai, comme la guerre est imminente, ."'est la nationalisation pure

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RÉBOS SOK. LBS AsSISNATt. (D'après une estampe du Musée Carnavalet.)

et simple des biens des émigrés. Et les mômes agents qui aiministrent te doiuaiiie n.ilionai sont chargés dadroiui.strerles biens des nobles, devenus, en

Llv. 136. ill:>T01Rg SOaALISTB. Liv. 136

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soninie, partie inlégranle du domaine national. Enlin toutes les opératioi.- par lesquelles les émigrés, avertis des suites inévilablesdu décret du 9 février, auraient transférée d'autres, réellement ou Activement, la propriété de leur- biens, étaient annulées et le séquestre rélroagissail jusqu'au 9 février. De même que, en nationalisant les biens d'Eglise et en interdisant les vœux, la Révolution avait garanti la dette des créanciers du clergé, accordé au\ moines et nonnes un abri et une pension, de môme, en ce qui louche les émigrés, la Révolution règle la procédure qu'auront à suivre les créanciers des émigrés pour recouvrer leur créance sur les biens séquestrés.

Elle décide, en outre, par l'article 17 du décret, que dans tous les cas on laissera aux femmes, enfants, pères et mères des émigrés, la jouissance provisoire du logement ils ont leur domicile habituel, et des meubles et effets mobiliers à leur usage qui s'y trouyeront; il sera néanmoins procédé à l'inventaire desdits meubles, lesquels, ainsi que la maison, demeureront alîeclcs à l'indemnité.

Enfin elle statue, par l'article 18 : ^c Si lesdits femmes ou enfante, pères ou mères des émigrés sont dans le besoin, Us pourront en outre demander, sur les biens personnels de ces émigrés, la distraction à leur profit d'une somme annuelle qui sera fixée par le directeur du district du lieu du dernier domicile de l'émigré, et dont le maximum ne pourra excéder le quart du revenu net, toutes charges et contributions acquittées, de l'émigré €Îil n'y a qu'un réclamant, soit femme, enfant, père ou mère; le tiers, -s'ils sont plu- sieurs jusqu'au nombre de quatre; la moitié s'ils sont en plus grand nombre. »

Des voix passionnées avaient demandé que, de môme que les créanciers ordinaires quand ils saisissaient le bien qui servait de gage à leur créance, s'in- quiétaient seulement du chiffre de leur créance et non des besoins de la famille du débiteur, la Révolution, créancière souveraine, ne déduisit pas les fr;iisde vie de la femme, de la mère et des enfants de l'émigré, du gage sur lequel la nation trahie mettait la main. Mais une pensée d'humanité plus large avait prévalu, qui ne pourra se maintenir longtemps dans la violence croissante de la tempôte.

Si la grande Révolution socialiste et prolétarienne a l'admirable fortune de s'accomplir par une action régulière et paisible, elle méditera utilement l'esprit de ces premières décisions, énergiques et clémentes, de la Révolution bourgeoise.

Mais dès lors cette sorte de réserve au profit de la famille des émigrés ne devait pas apparaître comme un obstacle à la nationalisation définitive ou même à la mise en vente des biens des nobles. Car de môme que la Révolution avait levé l'hypothèque spéciale dos débiteurs sur les biens du clergé pour leur donner hypothèque générale sur l'ensemble des biens nationaux, de même elle pouvait assurer aux familles des émigrés l'espèce de pension ali-

HISTOIRE SOCIALISTE 1083

mentaire prévue par le décret du 30 mars en la prélevant non plus sur les revenus particuliers des biens séquestrés ou vendus, mais sur i'ensemble des ressources procurées par la vente. Aussi, dès ce moment, dut-il apparaître aux esprits clairvoyants que les biens des émigrés ne tarderaient pas à suivre aux mains de la Révolution les biens de l'Eglise.

Ce même jour du 30 mars où. l'Assemblée législative préludait, par la mise en séquestre des biens des émigrés, à leur mise en vente, qui sera décidée le 10 août, revenait devant elle un débat qui passionnait bien des in- térêts.

Il s'agissait de l'aliénation des forêts nationales. Depuis des mois la ques- tion était posée. Quand r.\ssemblée avait aborder l'organisation du .service des forêts, plusieurs députés avaient demandé qu'elles fussent vendues. Ils alléguaient que tout service public était onéreux, que les forcis, devenues propriétés particulières, seraient beaucoup mieux gérées, qu'elles rappor- taient à peine un revenu net de 4 ou 5 millions, et, qu'au contraire, si elles étaient vendues à leur vaieur, qui, selon les uns, dépassait 300 millions, selon d'autres, atteignait un milliard, l'Etal serait débarrassé d'une grande partie de la dette.

Ils prétendaient que laisser à l'Etat, c'est^-a-dire à ceux qui pouvaient, en un jour de défaillance des esprits lassés, s'emparer de l'Etat, un domaine aussi vaste, une ressource aussi puissante, c'était constituer d'avance au despotisme une réserve financière près de laquelle la liste civile n'était rien. A ceux qui s'effrayaient, pour notre industrie, de la disparition ou de la diminution possible des forêts, ils répondaient que trop longtemps la France routinière n'avait compté que sur le bois pour ses usines à feu. L'heure était venue de suivre l'exemple de l'Angleterre, de fouiller profondément le sol et d'extraire le charbon de terre.

D'ailleurs aux particuliers qui achèteraient des parties de forêts, la loi pourrait faire l'obligation de garder certaines essences, de ménager certains arbres pour la marine. Toutes ces raisons étaient assez faibles. Mais la vérité est que les financiers de la Révolution commençaient à s'inquiéter de la dépréciation de l'assignat, et une vaste opération de ventes s'ajoutant soudain aux ventes en cours leur paraissait de nature à frapper les esprits d'étonnement, à manifester les ressources inépuisables de la Révolution, et à relever ou soutenir le crédit du papier révolutionnaire. Surtout la Gironde, déchaî- nant une grande guerre, voulait être assurée de pouvoir la porter sans fléchir, et elle cherchait de nouvelles ressources, de nouveaux appuis au crédit de l'assignat. Robespierre lui reprochait âprement de sacrifier ainsi à ses lantai- »ies belliqueuses le domaine national.

Les départements du Midi, qui possédaient peu de forêts, en acceptaient volontiers l'aliénation qui assurait aux rentiers et porteurs d'assignats des villes méridionales des garanties nouvelles. Au contraire, les représentants

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HISTOIllK SOCIALISTE

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des régions il y avait de grandes f«rê»5. rn p:«rticuUer ceux de rK>t, pro- testèrent avec violence. Ils affirmèrent qu'il fandrait bien du temps avnnt que les travaux des mines fussent assez poussés po-ir que le charbon de terre pût remplacer le bois. Ils dirent que les forêts ne pouvaient être exploitées et, par conséquent, vendues par petites parcplie«. que renies de puissantes com- pagnies capitalis- tes mettraient la main sur le do- maine forestier de ia nation, que les pauvres seraient privés, par l'é- goïsme brutal des nouveaux proprié- taires, des secours qu'Us trouvaient dans les forêts na- tionales dont ils emportaient le bois mort, que les inriur^tiies à feu tomberaient sous

la tutelle de ces compagnies monopoleuses, détentrices du bois sans lequel les forges, les verreries ne pouvaient produire. Et dans la véhémence de leur colère, ils allèrent jusqu'à insinuer que ces conipainiies avaient acheté les législateurs assez coupables pour proposer un pareil attentat contre li pro- priété nationale, le droit des pauvres et l'intérêt de l'industrie. Qui sait même, ajoulaient-ils, si les ennemis de la patrie, si les étrangers acharnés à la perdre, comme les aristocrates anglais, n'achèteront pas les forêts de la France trahie?

« Au milieu des massifs de forêts, ditVo.«gien, député du département des Vosges, se trouvent, dans les Vosges, des métairies, espèce unique de propriété pour ce pays, et se nourrissent des troupeaux plus ou moins nombreux, suivant les ressources des pâturages rassemblés près de chacune d'elles; leurs proluits alimentent les départements voisins et ne sont point inférieurs à ceux de la ci- devant Bretagne. Cependantla moindre négligence nouvelle dans la conservation des bois les forcerait à quitter leurs habitations, presque ruinées par la très vicieuse administration financièie de l'aucie:) régime. Mais d'ailleurs la sur- veillance publi(,uo d'une prop.léiô particulière les nu ttrait en vain à l'abri de ce danger si les lacages îeiir étaient Olés, et i-epenlant il serait impossible de concentrer dans la vente l'ospérance d'une direction privée très soignée et la conservation des usages locaux, i ui^qu'il faudrait, pourobtenir la pre.uière.

Billet db confiancc '^± il/ r.rr-.»-K3 i>e la ucmcipalitê

DB CoRUBS (Tarn).

(Extrait a an opuscule de M. Portai, archiviste du Tarn, et avec son autorisation).

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HISTOIRE SOCIALISTE

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avoir transmis avec la propriété tous les droits qui s'y attachent, suivant les cléments de la raison reconnus par la Constitution. »

Et il soulève ensuite la grave queslion des biens communaux :

« Les communautés sont propriétaires ou usagères de presque tous les bois qui les environnent... Dans le premier cas, les dépouillerait-oa? L'ini- quité de la vente générale ne nous permettrait qu'une faible probabilité qu'on s'arrêterait au dernier pas. »

Et quant au droit d'usage, les capitalistes acquéreurs se hâteraient de le faire disparaître « les communautés auxquelles les maîtrises (des forêts) déli- vrent du bois pour le charronnage, les bâtiments et le chauffage, et dont les droits sont renfermés dans le mot â'usagères, seraient donc ainsi privées de cette ressource, et le pâturage, qui leur est permis à certaines époques dans les taillis et en tout temps dans les sapinières, et qui leur est doublement utile puisque les gros troupeaux y trouvent un asile contre la chaleur du jour, y serait encore interdit, toutes les forêts deviendraient dès lors un grand parc. »

Presque seul parmi les députés de l'Est, Yuillier était favorable à ralié- nation :

« Je suis peu frappé de ces craintes, disait-jl, car l'on sjjpnose les capita- listes accapareurs en petit nom-

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LEPMITEMËNT BU TARN 2V5a

bre ou en grand nombre. Dans le premier cas, la supposition est chimérique, parce qu'il n'y a nulle proportion entre la va- leur des forêts nationales et les facultés d'un petit nombre d'in- dividus, quelque énorme que puisse être leur fortune; dans le second cas, la coalition d'un grand nombre de capitalistes paraît aussi improbable que le serait celle de tous les proprié taires fonciers du royaume pour maîtriser le prix du blé ou de toute autre denrée. »

Selon lui, les forêts exploi- tées par des particuliers le se- raient mieux, et l'Etat serait débarrassé d'un soin pour lequel il n'est pas fait. Par la possession des forêts il est propriétaire foncier, il est en outre industriel, manufacturier, à cause des industries qui dépendent des forêts nationales et qui contract'^nt des baux avec l'adminisir lion. Laissez faire l'industrie privée. Ainsi s'ouvrait, à propos des lorôts, la lutte entre le capi-

BlLLBT DB CONFIJINOU DB llsy SOUS, OU UEI'AKTEMENT

DU Tarn.

(Extrait d'un opuscule de M. Portai, archiviste da Tarn, et avec 80D autori:ïation).

1086 HISTOIRE SOCIALISTE

talisme privé et le domaine d'Etat, qui pendant tout le dix-neuvième siècle se poursuivra à propos des chemins de fer, des mines, des canaux, el encore des forêts. Turpetin, député du Loiret, disait, au contraire de Vuillier :

« On ne saurait se dissimuler qu'il n'y a que des compagnies de capita- listes en état d'acquérir de grandes masses de forêts. 11 en est qui couvrent plusieurs lieues de terrain, sans être divisées par aucune autre propriété; aus<;i n'y a-t-il rien à espérer de la concurrence et tout à craindre de la cupi- dité. D'tivides millionnaires sollicitent et pressent votre décision. Ce qu'ils auront à payer d'abord, ils le trouveront, et au delà, dans la seule superficie.»

« Les compagnies sont prêtes, s'écrie à son tour Chéron, député de Seine- et-Oise, elles attendent, pour lever leur tête hideuse, que vous leur ayez jeté leur proie; déjà même la calomnie a osé proférer de sa bouche impure que ces compagnies de conspirateurs avaient l'audace et l'impudence de se vanter qu'elles étaient sûres du succès de leurs complots... et qu'il existait parmi nous des membres assez corrompus pour être en relation intime avec elles... Le cri d'alarme qui s'est élevé dans tous les points de la France sur cette fune:^te proposition n'est pas le cri d'une faction corrompue, c'est le cri du besoin, c'est la voix impérieuse du peuple, du souverain, qui tonne contre les agioteiu's : « Vous ne dôlruire* j>as mas. forêts; c'est mon bien, c'est celui de mes enfants; c>.^î avccetieê qu*" Je constTUiis mon logement, queje corrige la rigueur de l'hiver; c'est à elles (juc je <lo!ls le manche de ma bêche, le corps de ma charrue et le bois qui porte le fer j^arînt de ma liberté. »

Nombreux enfin sont les députés ou les pétitionnaires qui signalent l'état de dépendance tomberait l'industrie à l'égard des capitalistes maîtres des forêts. Ici encore, on croit enteudro, à propos des forêts, la longue plainte qui s'élèvera pendant tout le dix-neuvième siècle contre les compagnies de trans- port et les compagnies de charbonnages, maîtresses par leurs tarifs de la pro- duction. Etienne Cunin, député de la Meurthe, dit, le 2 mars, avec précision et force :

« Les départements de la Meurthe, Meuse, Moselle, Vosges, Doubs, Jura, Haute-Saône, à raison de l'humidité du sol et de la graisse de leurs pâtu- rages n'ont que des laines très grossières; la même cause et la froideur du climat leur interdisent l'élève des ver.-; à soie et ne leur donnent que des lins et chanvres fie la dernière qualité... nature leur a donné en dédommagement des sources salées etdes mines de fer; l'industrie des habitants, qui ne pou- vait soutenir la concurrence des autres fabriques du royaume (pour les draps et soieries!, s'est portée vers l'exploilalion des raines et des autres usines à. feu. Dépourvus de fossiles combustibles, mais riches en forêts, dont la quan- tité, dans l'ancienne province de Lorraine seule, est à peu près d'un quart de toutes celles du royaume, les habitants ont établi et construit des salines, des forges, fonderies, ferblanteries, des verreries et des faïenceries ; le produit de ces manufactures, verse chez l'étranger et dans l'intrrirur de la Fronce

HISTOIRE SOCIALISTE 1087

ramène une partie des sommes que l'importation ces soieries, draperies et toiles en a tirées.

« La majeure partie de ces usines a une affectation emphytéotique dans les foriHs nationales (c'est-à-dire des baux de 99 ans qui assurent du bois à des conditions déterminées) ; tous les entrepreneurs n'ont construit que dans l'as- surance qu'ils auraient les bois à bas prix; si la nation retire les forêts et les met en vente, outre qu'elle sera forcée d'indemniser les emphytéotes de la non- jouissance de leurs baux, ce qui égalera peut-être le prix de la vente des forêts, toutes les usines à défaut d'aliments ou forcées de les acheter au prix que les acquéreurs seront les maîtres de tenir le dois, tomberont d'elles- mêmes; i 0,000 ouvriers habitués dès l'enfance au travail de ces usines, resteront sans ressources, seront plongés dans l'extrême misère.»

De môme, les citoyens d'Epinal, dans leur pétition, disent à l'Assemblée, le 30 mars :

« Bientôt aussi ces mêmes propriétaires de forêts accapareraient nos fabriques en forçant par les mêmes moyens ceux qui les auraient établies à les leur vendre ou céder au rabais; ce qui finirait par mettre toutes nos fa- briques dans les mêmes mains, et par rendre e7icore nos nouveaux forestiers maîtres du prix de toutes les fabrications du royaume, nouveau monopole, aussi redoutable, aussi cruel que celui de la matière même du t^is. »

Devant celte opposition énergique et presque violente le projet d'aliéna- tion fut ajourné et tomba. Mais quel frémissement de tous les intérêts! H n'y a pas une forme de la vie économique et sociale du pays qui ne soit mise en question.

En même temps que les paysans se défendaient contre l'aliénation des forêts de l'Etat, ils tentaient en bien des poinls de reprendre aux seigneurs le domaine communal usurpé par eux. Il ne leur suffisait pas de s'affran- chir des redevances féodales et d'en demander ou d'en imposer la suppres- sion gratuite. Ils se souvenaient du long travail de spoliation par lequel les seigneurs avaient saisi la terre, les bois, les prairies qui furent à tous. Et ils en exigeaient la restitution. Mais, comme nous l'avons vu dans les cahiers, aucune conception précise, aucune vue d'ensemble ne guidait les paysans dans la question des biens communaux. Les uns voulaient les maintenir en les complétant par les reprises exercées sur les seigneurs ; les autres voulaient procéder au partage. Duphénieux «ignale à l'Assemblée, le 5 février 1792, les agitations qui se produisent à cet eifet dans le Lot :

« Je vous observerai encore. Messieurs, qu'il y a eu aussi dans ce dépar- tement des insurrections qui ont eu pour objet le partage des biens commu- naux, lesquels sont très consi'dérables et très mal administrés. L'Assemblée constituante avait annoncé quelle s'occuperait de régler ce partage. Plusieurs communes, impatientes de ne pas voir arriver le décret à cet égard, s'en sont occupées elles-mêmes et ont déjà divisé leurs biens. D'autres ont voulu les

10S8 HISTOIRE SOCIALISTE

imiter, mais elles ont rencontré beaucoup d'opposition, beaucoup d'obstacles, et il en est résulté, pour ainsi dire, une guerre civile dans chaque canton. » Il demandait un rapport immédiat. Mais Laureau rappela combien la question était complexe et malaisée.

« Je ne pense pas, dil-il, qu'il faille charger la Comité d'agriculture de pré- senter un projet de décret /DO«r le partage des communaux... Vous préjugerez ainsi que ces communaux seront partagés, et que le Comité n'en indique: que le mode. Il serait bien dangereux qu'un pareil préjugé décidât précipi lammenl et sans examen sur une des plus importantes questions de l'admi- nislralion rurale de ce royaume. Des partages communaux ont déjà été f^ils dans plusieurs provinces; ces essais n'ont pas été assez heureux pour faire adopter de conQance et sans examen une mesure générale de cette nature. »

Le problème fut réservé, et la Législative ne le résoudra pas, mais il était présent aux esprits, et encore perçait l'inquiétude d'un ordre nou- veau.

En novembre 1790, la Constituante avait décidé que, passé un délai d'un an, la faculté de se libérer en douze annuités serait abolie et qu'il faudrait s'acquitter en quatre. Déjà, en décembre 1791, la Législative avait prorogé ce délai jusqu'au i" mai 1792. Par son décret d'avril 1792, elle le recula encore jusqu'au 1" janvier 1793: «L'Assemblée nationale, voulant donner aux acqué- reurs des biens nationaux qui restent encore à vendre les mêmes facilités pour le payement qu'aux précédents acquéreurs et considérant que le terme pour user de la fecuUé accordée par le décret du 14 mai 1790 expire au 1" mai 1792, déclare qu'il y a urgence... »

« L'Assemblée nationale... décrète que le terme du 1" mai 1792 fixé par la loi du 11 décembre dernier aux acquéreurs des biens nationaux pour jouir de la faculté accordée pour leur payement pai^'i'article 5 du titre 111 du décret du 14 mai 1790 sera prorogé jusqu'au 1" janvier 1793, mais seulement pour les biens ruraux, bâtiments et emplacements vacants dans les villes, maisons d'habitation et bâtiments en déperdant, quelque part qu'ils soient situés; les bois et usines demeurent formellement exceptés de cette faveur.

t Passé le 1" janvier 1793, les payements seront faits dans les termes et de la manière prescrite par les articles 3, 4 et 5 du décret du 4 novembre 1790.»

M. Sagnac s'est trompé lorsqu'il a cru que le décret du 4 novembre 1790, réduisant à quatre années les délais de payement, avait eu un effet imméiiiat. En fait, par des prorogations successives, la di.'^position qui accordait ilouze années fut maintenue, et le mouvement des ventes se trouva ainsi accéléré.

Mais une grande question s'impose à nous: que devenait dans l'universel remuement et ébranlement des intérêts el des habitudes la notion de la pro- priété ? Qu'on se représente qu'en 1792 la vente des biens nationaux, des biens d'Eglise réalisée aux deux tiers pendant l'année 1791 se continuait, qu'ainsi aux anciens possédants se substituaient un peu partout, dans des domaines

HISTOIRE SOCIALISTE

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petits et grands, dans des corps de ferme, dans des couvents, dans des abbayes, des propriétaires nouveaux ; que bourgeois et paysans se partageaient les biens d'Eglise, que les industriels transformaient en manufactures les dortoirs, ré- fectoires et celliers des moines. Qu'on se rappelle que, malgré la clause du rachat inscrite aux décrets du 4 août, les paysans considéraient les rentes et

De la Nation.

(AJmanach du Père Gérard). (D'après an docomoat da Masée Carnavalot).

redevances féodales comme définitivement abolies et qu'ils ne les payaient plus que par force, sur la menace des magistrats, et dans l'attente tous les jours plus impatiente de leur suppression totale et sans indemnité.

Qu'on songe que les biens des nobles émigrés, dès maintenant sous sé- questre, et destinés à couvrir les dépenses de guerre, sont promis à des ventes prochaines, et qu'il ne s'agit point de biens à caractère féodal, mais de propriétés du même ordre que la propriété bourgeoise, foncière ou mobi-

LIV. 137. HISTOIRE SOCIAUSTB. LIV. 137.

1090 HISTOIRE SOCIALISTE

lière. Qu'on se rende compte (]ue, par lovanouissenient du numéraire, la monnaie, presque toute de papier, et n'ayant f)lus de valeur intrinsèque, empruntait toute sa valeur du crédit de la Révolution elle-même, c'est-à-dire des opérations de la force nationale; qu'ainsi le signe de toutes les valeurs, l'instrument de tous les échanges, était lié à l'existence et à l'activité de la nation et conniinniquail à toutes les propriétés, qui dépendaient de son mou- vement, un carar-lère national.

Qu'on se souvienne que les ouvriers des villes et les paysans, quand ils prétendaient taxer toutes les denrées, contrôler et' diviser le fermage, préve- nir «les accaparements », intervenaient dans le fonctionnement de la pro- priété bourgeoise en même temps qu'ils supprimaient la propriété ecclésias- tique, la propriété féodale et cette propriété des nobles qui ne différait de la propriété des bourgeois que par le sentiment polilique des propriétaires. Qu'on se rappelle enfin qu'à propos des biens communaux et des forêts, une bataille se livrait non seulement entre les intérêts nouveaux et les intérêts anciens, non seulement entre les paysans, revendiquant les communaux usurpés, et les seigneurs, mais encore entre les diverses catégories des inté- rêts révolutionnaires, et que fabricants, artisans, petits paysans défendaientles forêts nationales contre les prétentions de la propriété capitaliste, envahissante et accapareuse. Qu'on recueille les cris de colère du peuple, les gromiements et jurements du père Duchesne contre la nouvelle aristocratie de la richesse et contre les monopoleurs. Et on se demandera, en effet, dans celle sorte d'agitation de tous les intérêts et de toutes les idées, dans ce tremblement universel qui, du sol ébranlé, semble se communiquer à la racine de tous les droits anciens ou nouveaux, quel est le sens et quelle est la force, à ce mo- ment, de l'idée de propriété.

A vrai dire, les contre-révolutionnaires prétendaient qu'elle était perdue, anéantie. Ils ne se bornaient plus à annoncer, comme l'abbé Maury, que l'at- teinte portée à la propriété de l'Eglise serait invoquée comme un précédent contre toute propriété.

En 1776, Séguier, avocat du roi, avait requrs devant le Parlement contre la brochure de Boncerf : Les Inconvdnients des droits féodaux. Il l'avait dé- noncée coiiime une atteinte à la propriété : « Le système qu'on veut accréditer est encore plus dangereux par les conséquences qui peuvent en résuUer de la part des habitants de la campagne, que l'auteur scuible vouloir ameuter contre les seigneurs particuliers dont ils relèvent. Il est vrai que ce projet ne se montre point à découvert ; on insinue qu'ils ne peuvent que s'adresser à leurs seigneurs pour demander la suppression et le rachat des droits seigneuriaux, qui ne pourra leur être refusé, si tous les vassaux se réunissent et sont d'ac- cord pour faire les nu'mes offres. Mais n'est-il pas sensible que cette multitude assemblée dans les différents châteaux de chaque seigneur particulier, après avoir demandé cette suppression et offert le rachat, échauffée alors parles

HISTOIRE SOCIALISTE 1091

maiimes qu'on lui aura débitées, voudra peut-être exiger ce qu'on ne voudra pas lui accorder?

«... C'est cependant avec ces idées gigantesques et vides de sens que l'on se promet de séduire les faibles et les ignorants qui sont le grand nombre... Que deviendra la propriété, ce bien si sacré que nos Rois ont déclaré eux- mêmes qu'ils sont dans l'heureuse impuissance d'y porter atteinte? » On devine ce qu'a pu écrire ce même Séguier, en 1792. Dans son écrit : La Cons- titution renversée, que la mort interrompit, il commente avec une passion agressive l'article 8 : « La Constitution garantit encore l'inviolabilité des pro- priétés. »

« Admirable garantie ! Et moi, je prends à témoin toute l'Europe et je garantis le renversement de toutes les propriétés. J'interroge tous les pro- priétaires et Je leur demande quel est celui d'entre eux qui ne tremble pas. Je ne parle point de ces motions séditieuses pour introduire des lois agraires, motions toujours funestes et toujours applaudies, motions qui, chez les Ro- mains, faisaient chérir du peuple celui qui avait l'audace de les proposer, et qui, dans le désordre actuel, obtiendraient à celui qui les proposera l'applau- dissement des tribunes, le titre de bon citoyen, de ces hommes qui ne cher- chent que le pillage et la ruine des propriétés. »

« Comment pourrait-on compter sur les propriétés dans une crise aussi violente, avec un infernal agiotage, avec une émission incalculable d'assi- gnats et de papiers de toutes sortes, lorsque les colonies sont embrasées et la France menacée du même malheur, lorsque par une foule de décrets les pro- priétés mobilières sont confisquées, soumises à des formalités inexécutables, longues, etc.?

« Quelles sont donc les propriétés que la Constitution garantit ? Quels sont les biens qui sont à l'abri des dangers des actes du corps législatif, de la banqueroute depuis longtemps commencée? La Constitution promet une juste et préalable indemnité lorsque la nécessité publique exigera le sacrifice d'une propriété. OEuvre aussi frustratoire que la première et qu'on a mille fois réclamée sans obtenir justice. prendre les indemnités légitimes des pertes que l'on a essuyées, de celles que l'on doit essuyer encore? Le droit de propriété n'existe plus en France; ce lien fondamental des sociétés est dis- sous. Une foule de décrets ont attaqué directement le droit de propriété; le corps constituant et le corps constitué ne l'ont pas épargné, et l'on ose parb-r de re^pect, d'inviolabilité, d'indemnité? Vos assemblées ressemblent à ce brigand qui s'était fait une loi de ne prendre aux passants que la moitié de ce qu'ils avaient dans leurs poches. Un marchand fut arrêté, il n'avait qu'un écu, le voleur veut lui rendre 30 sous : » .\uiant vaut-il que vous ganiiez tout, lui dit le marchand. » « Non, Monsieur, je n'ai [as le droit de vous prendre plus de 30 sous; je ne dois pas, en conscience, garder le reste.» Combien de gens à qui l'Assemblée nationale n'a pas laissé la moitié, le quart

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de ce qu'ils iivaieiil et à qui vos législak-urs ont di.' en ïofe insultant : C'est pour votre bien que nous vous dépouillons ; c'est pou;* vous sanctilier, pour vous exercer à la patience, à la vertu. Soyez résigné; si vous avez la vie sauve, vous serez encore fort heureux. »

Si j'ai reproduit ce réquibiloire assez banal, c'est parce qu'il résume les innombrables pamphlets par lesquels les prêtres, les nobles, les parlemen- taires, la vieille oligarchie bourgeoise et les coloniaux exhalaient leur fu- reur et cherchaient à créer la panique. Ce qui est plus intéressant et plus original, c'est le moyen juridique par lequel Séguier essaie de jeter le doute dans l'âme des acquéreurs de biens nationaux. 11 constate que les assignats sont hypothéqués sur les biens du clergé, et il ajoute :

« Je demande ce que deviendra l'hypothèque des assignats qui resteront après la vente faite de tous les biens? Que deviendra l'hypothèque des créan- ciers du clergé, celle des créanciers de l'Etat, celle des anciens fonctionnaires publics pour leurs traitements ?... Les acquéreurs des domaines nationaux doivent savoir, par même, à quelles obligations les biens qu'ils achè- tent sont hypothéqués. Or, les porteurs d'assignats et les créanciers qui reste- ront après les ventes consommées seront-ils privés de l'hypothèque que leur titre leur promet ? N'auront-ils pas le droit d'attaquer tous les acquéreurs et de demander la contribution? Si j'ai quelques notions de droit, il me semble que telestl'effet de l'hypothèque, etque quand on fait tant que de la promettre, on doit en donner l'effet entier, sinon la nation serait, comme le disait fort bien M. Mirabeau, une voleuse. »

Ainsi, les acquéreurs de biens nationaux sont avertis que si, après la vente complète des biens d'Eglise, tous les assignats ne sont pas éteints, ce sont les biens acquis par les bourgeois et les paysans révolutionnaires qui ser- viront à en garantir et réaliser la valeur. Le grand conservateur Séguier, au n.omenl même il gémit sur la destruction de toute propriété, frappe de discrédit la propriété nouvelle que la Révolution fait sortir du chaos de l'ancien régime. Et il ne m'est pas démontré que si la contre-révolution avait été victorieuse, elle n'aurait pas recouru au moyen juridique imaginé par Séguier pour ressaisir tous les biens vendus. Elle aurait trouvé piquant d'alléguer pour cela un titre révolutionnaire, l'hypothèque de l'assignat. A la première victoii* de la contre-révolution, les assignats seraient tombés à rien, le Trésor les aurait acquis à vil prix, et il aurait ensuite exercé sur les biens des révolutionnaires le droit d'hypothèque tel que le définit Séguier. Innom- brables étaient les combinaisons de l'ancien régime pour préparer le retour au passé et semer l'épouvante chez tous les possédants.

Les réacteurs affirmaient que dès lors toute propriété était ou frappée ou en péril. Un des plus modérés, Mallet-Dupan, quand il résumait dans le Mer- cure l'œuvre de l'Assemblée constituante, disait : « Elle laisse... le droit de propriété, attaqué, miné dans ses fondements. » Mais le 16 mars 1792, c'est

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d'un ton plus violent qu il parle. Visiblement, il cherche à répandre la terreur. « L'insurrection de Picardie n'est pas apaisée encore que voilà cinq mille bri- gands ou agitateurs parcourant en armes le département l'Eure, taxant les grains, commettant mille violences et menaçant d'attaquer Evreux. A Etampes, voilà M. Simoneau, maire de la ville, assassiné à coups de fusil et de piques au milieu de la garde nationale; à Montlhéry, un fermier hache' en morceaux. Et Dunkerque tremble encore de voir renouveler le pillage du mois dernier ; dans le département de la Haute-Garonne, on attaque les greniers, on brûle les maisons; on rançonne <es propriétaires dans la demeure desquels Tou- louse spécialement et aux environs) l'autorité des clubs a fait placer garnison de gens inconnus; chacun se croit à l'heure d'un pillage universel; l'impAt languit plus que jamais; les percepteurs de redevances n'osent pas les exiger; on assomme les huissiers de ceux qui osent le tenter; les bois particuliers sont non seulement dévastés, mais en dernier lieu les communes se. les dis- tribuent par des actes en bonne forme.»

Et il essaie, par une tactique que l'expérience démontra prématurée, mais qui sera souvent pratiquée dans la suite, de grouper par la peur tous les « propriétaires », tous les possédants contre la Révolution, contre le peuple, contre la démocratie. « Le jour est arrivé les propriétaires de toutes classes doivent sentir enfin qu'ils vont tomber à leur tour sous la faux de l'anarchie; ils expieront le concours insensé d'un grand nombre d'entre eux à légitimer de premières rapines parce que les brigands étaient alors à leurs yeux des patriotes; ils expieront l'indifférence avec laquelle ils ont vu dissoudre tout gouvernement, armer une nation entière, détruire toute auto- rité, opérer la folle création d'une multitude de pouvoirs insubordonnés, et couper sans retour les nerfs de la police et de la force publique. Qu'ils ne se le dissimulent pas : dans rétat nous sommes leur héritage sera la proie du dIus fort. Plus de loi, plus de gouvernement, plus d'autorité qui puissent disputer leur patrimoine aux indigents hardis et armés qui, en front de ban- dière. se préparent à un sac universel. »

Le calcul de Mallet-du-Pan dont Taine s'est borné à paraphraser et à pédanliser les articles, était assez puéril. Il voulait faire communier tous les hommes « d'ordre », dans un même symbole : la propriété. .Mais il était impossible d'arrêter la Révolution en faisant une ligue des propriétaires, en constituant la propriété à l'état de force conservatrice. Car, entre la pro- priété telle que la comprenaient les hommes d'ancien régime et la propriété telle que la comprenaient les révolutionnaires bourgeois les plus modérés, il y avait désaccord et même opposition. La propriété bourgeoise, pour se définir et grandir, pour conquérir toute la liberté d'action et toutes les garan- ties nécessaires, devait refouler la propriété d'ancien régime, toute sur- chargée de prétentions féodales ou nobiliaires, et qui cherchait son point d'appui non dans le droit commun de la propriété, mais dans le pnvilèg»

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monarchique, caution de tous les autres privilèges. Appuyer la contre-révo- lution sur la propriété, c'était lui donner une base disloquée : les propriétaires ne formeront une classe que lorsque la propriété bourgeoise ay^nt Viiiiicu et éliminé la propriété d'ancien régime, deviendra tout naturellemfnt le centre de tous les intérêts. Celle coalition des propriétaires, rêvée en 1792 par Mallel- du-Pan, bien loin de pouvoir arrêter la Révolution, supposait au contraire la victoire complète de la Révolution.

En vain essaie-t-il de créer artificiellement par la peur une entente que la nature des choses ne permettait pas à ce moment. D'altord, les désordres qu'il énumère sont partiels, ils ne sont pas assez éiendus et assez persistants pour provoquer une panique. Et puis, la bourgeoisie révolutionnaire, même la plus prudente, même la plus timorée, n'avait pas besoin de réfléchir lon- guement pour comprendre que le péril le plus grave éiait pour elle dans la contre-révolution. Celle-ci avait une conception générale de la société, un système politique et social lié : c'est le système qui, il y a deux ans à peine, dominait et façonnait toutes les institutions de la France. C'est le système qui, en ce moment même, dominait et façonnait presque toute l'Europe. Le restituer ne semblait donc pas une entreprise impossible ni même malaisée. Au contraire, les mouvements d'ouvriers dans les faubourgs de Paris contre les accapareurs de sucre, les mouvements des paysans taxant les denrées sur quelques marchés ne se rattachaient pas à une conception sociale essentielle- ment différente de la conception bourgeoise. Il suffisait donc pour être à l'abri de ce côté, de relouler quelques « séditieux » et la bourgeoisie révolutionnaire savait qu'elle en avait la force.

Au 14 juillet, à la fuite de Varennes, au Champ de Mars, elle avait ou discipliné ou foudroyé sans effort les agitateurs populaires ou ceux qu'en appelait « les brigands ». Même les paysans qui taxaient les denrées, et dont beaucoup étaient de petils propriétaires, n'auraient pas toléré qu'un partage général des terres parût menacer leur petit domaine, ou qu'une organisa- tion communale prétendît l'englober et l'absorber. Et les ouvriers des villes ou les pauvres vignerons s'offraient au besoin à la bourgeoisie révolution- naire pour contenir ou réprimer les soulèvements paysans. De ce côté donc elle avait peu à craindre, et même au plus fort de la tempête, même au plus fort de la Terreur, que seront les vexations ou les périls qu'aura à subir la bourgeoisie modérée, à côté des ruines sanglantes qu'auraient accumulées sur elle les princes et les émigrés rentrant victorieux en 1792 ? Les ventes de biens nationaux cassées, le domaine d'Eglise reconstitué, les porteurs d'assi- gnats ruinés, les « patriotes » massacrés en chaque commutie par les valets des nobles ou psr les clients fanatiques des prêtres, tout l'ancien régime revenant comme une vaste meule irritée et donnant la chasse aux révolution- naires; les homnes les plus modérés de la Révolution confondus dans cette répression sauvage avec les déniocraies les plus exaltés, ou peut-être, à raison

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même de leur modération qui avait favorisé la naissance incertaine du mou- vement, distingués par une haine particulière : voilà ce qui attendait, si la Révolution faiblissait un moment dans sa marche, ceux que Mallet-du-Pan voulait rallier par l'épouvante. La peur même travaillait à cette heure pour la Révolution.

Aussi bien, Mallet-du-Pan lui-même l'a senti, et il constate avec désespoir les divisions irréductibles de ceux qu'il aurait voulu coaliser en un bloc de résistance: « Toute surprise cesse, écrit-il en avril, à la vue des scandaleuses divisions qui partagent ceux qui ont tout perdu et ceux qui ont tout à perdre, lorsque investies de toutes parts par un ennemi maître des brèches faites au gouvernement monarchique, à la propriété, à l'ordre public, à l'ordre social, à la sûreté générale, aux principes conservateurs de tous les intérêts, on voit les différentes classes propriétaires de la société se réjouir de letirs désastres réciproques ; lorsrjti'on est témoin de leurs haines, de leurs débats, de leurs conflits d'ofjinion politique. Pendant que la France court à sa dissolution, pendant que la République s'effectue, les mécontents disputent sur la meil- leure forme de gouvernement possible, sur deux Chambres et sur trois, sur le régime de la monarchie sous Charlemagne et sous Pliilippe le BeF; sur ce qu'il faut rendre ou retenir des destructions opérées depuis trois mois. »

C'était donc une chimère de s'imaginer qu'à un signal de peur la bour- geoisie, môme modérée, allait se replier vers les hommes et les choses de l'ancien régime. Dans une société la propriété est homogène, elle répond à la môme période de l'évolution économique et se réclame des mêmes principes, il est possible de former une coalition, une ligue des pro- priétaires. ^

Dans les temps de révolution sociale, et quand les titres mêmes de la propriété sont en discussion, le fait que des hommes sont « propriétaires », peut les animer l'un contre l'autre, s'ils ne le sont pas en vertu des mêmes principes et dans le même sens. La tentative conservatrice et propriétaire de 1792 était donc prématurée.

Mais, .«i les alarmes ainsi répandues ne pouvaient provoquer un mouve- ment sérieux de contre-révolution, elles pouvaient du moins créer une sorte de malaise, et il est certain par l'insistance même avec laquelle les hommes de la Révolution combattent dès cette époque « la loi agraire », toute idée d'un partage ries terres et conséquemment des fortunes, qu'ils craignent ou que le pays puisse avoir peur de ce « fantôme », ou même que ce fantôme prenne corps. Les hommes de l'ancien régime essayaient d'effrayer le pays en disant que la loi agraire était le terme logique de la Révolution, et il est pos- sible que, dès 1792, quelques obscures velléités en ce sens se dessinent en plus d'un es[irit. L'idée de la loi agraire avait peu de racines dans la philoso- phie politique et sociale du xvni' siècle. Chez les écrivains mêmes qui avaient parlé d'une distribution et réglementation des fortunes, ce n'était guère qu'un

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tour piquant donné à rélernelle déclamation morale contre les richesses et les dangers de l'inégalité.

Les souvenirs de la Grèce et de Rome, des lois de Selon ou de celles des Gracques ne pouvaient agir sur la masse et n'agissaient pas sur les esprits cultivés qui, malgré leur phraséologie antique, savaient la différence des temps et des civilisations. Le seul chez qui la loi agraire se manifeste avec quelque force de vie, c'est Rétif de la Bretonne. Elle y est exposée, dans la Paysanne pervertie, par une sorte de Caliban de mauvais lieu, par un soute- neur qui, en un rôve bizarre, puéril et fangeux, mêle des idées de débauche et d'ignoble richesse à des projets de réforme souvent baroques et de philan. thropie. Mais, du moins, ce n'est pas une froide abstraction ou une for- mule d'école: c'est comme un besoin crapuleux de bienfaisance et de gloriole, un étrange pressentiment révolutionnaire dans un bouge d'infamie, un ruis- seau ignominieux dont les ordures sont soulevées par une pluie d'orage. On dirait une création d'un Balzac immonde, une sorte de Rastignac de maison de passe ou un Vautrin qui aurait roulé au-dessous de lui-même après la mort de celui qui ennoblissait ses vices et ses crimes. « Le premier point sera de nous enrichir. Nous aurons déjà une fortune considérable par nos femmes, mais il faudra la doubler, et pour y parvenir... Mais je te dirai ça de bouche... Est-ce donc pour thésauriser que je demande encore que nous nous enri- chissions ?

« Non, non, c'est pour pouvoir beaucoup I Tout le bien et tout le mal que nous voudrons ! L'argent est le nerf universel... Ces richesses acquises, et nous montés au grade que nous espérons, c'est alors que, dussions-nous culbuter, il faudra tout employer pour anéantir la superstition. Et d'abord celte infamie des moines... Nous empêcherons tous les ordres sans exception de recevoir des novices, nous rendrons propriétaires tous ceux qui travaillent pour eux, et par nous ferons la félicité des peuples... Oui, mon cher Edmond, le genre humain se décrépite, et rien n'est plus facile à voir. 11 faut une révolution physique et morale pour le rajeunir; encore, je ne sais pas si la révolution morale suffirait; peut-être le bouleversement entier du globe est-il nécessaire. Notre grand but sera donc de faire régner la philosophie et de l'établir partout. Nous travaillerons àdiminuer toutesles fortunes immenses et à augmenter celles des paysans en les rendant peu à peu propriétaires. Pour cela, nous mettrons en vogue une galanterie qui tiendra de la débauche et nous tâcherons, autant qu'il sera en nous, de ruiner les seigneurs, afin de les obliger à vendre; nous démembrerons les grands flefs, et nous ferons en sorte que les adjudications s'en fassent partiellement. »

Bizarre vision, oii à côté de détails puérils apparaissent plusieurs traits de ce que sera l'opération révolutionnaire, mais plus marqués d'esprit popu- laire et de démocratie! Qu'est-ce à dire, et les rêves du Ruy Blas de lupanar imaginé par Rétif ont-ils contribué à former la conscience révolutionnaire et

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à y insinuer l'idée de la loi agraire? Tout ce que je veux dire et tout ce que je retiens c'est que l'idée dune loi agraire, d'une vaste distribution de terres au\ paysans était, pour ainsi dire, amenée à la Révolution par deux canaux : par les lointains souvenirs antiques et par l'impur ruisseau des inventions romanesques. Si l'on joint à cela que ie ?rand Jean-Jacques, en proclamant

/.if.l//>/f' /tM:)iiy/ii fiv.<'^ /'<}.•• rusi-

De la PR0PE.iÉii.

(Almanach du Père Gérard).

(D'après une estampe da Musée CaroaTalet).

la justice supérieure du communisme primitif de la terre pouvait suggérer la pensée de reproduire, par un universel partage, l'équivalent de ce com- munisme originel, si l'on se souvient que les cahiers des paysans demandaient en plus d'une région, sinon la flivi>ion des terres, au moins la division des fermages, et que souvent même ils demandaient la limitation du droit de pos- séder de la terre, on conviendra qu'il y avait comme un germe obscur de loi agraire dans la Révolution. Or ce germe, plus d'un, en 1792, redoutait que

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sous l'influence des événements, il se développât. La taxation des denrées n'étail-elle pas au fond une limitation du droit de posséder, non pas, si je puis dire, en surface, mais en profondeur?

Dans la pétition des habitants d'Etnmpes, il y a des ébauches har.n-s. Le maire d'Etampes, Simoniieau, s'élant opposé par la force et au nom de 1 1 loi aux paysans qui voulaient taxer les grains, avait été tué par le peuple en fureur. Toute la bourgeoisie révolutionnaire le glorifia comme un martyr de la loi.

Les Jacobins de Paris adressèrent une lettre de respectueuse sympathie à sa veuve. Et une répression violente commença. Sous les coups répétés de la loi, les habitants d'Etampes au désespoir adressèrent une supplique à l'As- semblée; elle fut rédigée par un curé révolutionnaire, Pierre Dolivier, « curé de Manchamp et électeur », un de ces prêtres de la Révolution qui étaient restés près du peuple et qui, à cette date, et pour quelques mois encore, savent en traduire la pensée. Il explique, en une note curieuse, qu'il est l'in- terprète idè'e de la conscience populaire.

« On ne manquera pas sans doute d'observer qu'il y a une philosophie bien au-dessus de la portée des pétitionnaires. A cela le rédacteur répond que s'il s'élève quelquefois au-dessus de leurs conceplio ns, ce n'est que pour mieux rendre leur véritable vœu et jour se rapprocher des idées des philoso plies auxquels il s'adresse. Quoi qu'en disent ceux qui déprisent aujour l'Iiui ce qu'ils appelcnt populace, la classe infime du peuple est bien plus près de la philosophie du droit, autrement dit de l'équité naturelle, que toutes les classes supérieures qui ne font que s'en éloiqner progressivement. En général, on ne demande fortement justice que jusqu'à soi, et jamais guère pour ceux qui sont derrière. L'amour-propre est même flatté de voir des exclusions et abonde en faux raisonnements pour les justifler à ses.propres yeux. C'est ainsi que les conditions pour le droit de vote et pour l'éligibilité qui excluent les trr i* quarts des citoyens ont trouvé des partisans et des apologistes, c'est ainsi que l'homme dénué sent que, pour que la justice vienne jusqu'à lui, il faut qi(elle soit universelle, ce qui n'existera jamais parminous, malgré nos beaux Droits de l'Homme, tant que nous conserverons notre aristocratique mode électoral. »

Marx et Lassalle ont exprimé souvent cette pensée admirable que la révo- lution prolétarienne serait la vraie révolution humaine parce que les prolétaires ne pourraient invoquer aucun privilège, mais seulement leur titre d'homme. Ce n'est pas une forme de propriété qu'ils feraient prévaloir, mais l'humanité toute pure, l'humanité tcuti? »>ue, et la propriété nouvelle serait seulement le vêtement do l'humanité.

Quand Dolivier, parlant au nom des paysans et ouvriers de l'Ile-de-France, démontre que les plus pauvres sont les vrais interprètes, les vrais gardiens des Droils de l'Homme, parce qu'ils ne sont en effet que des hommes, et qu'en eux

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aucun privilège d'aucune sorte ne fait obstacle à l'huinanité, il oriente la Déclaration des Droits de l'Homme vers la grande lumière socialiste qui n'a pas encore percé, qui se lèvera avec le babouvisme, mais qui semble déjà s'annoncer au lointain des plaines, et d'un reflet à peine visible, peut-être illu- soire, blanchir le bas de l'horizon.

Les pétitionnaires accusent le maire d'Etampes, riche tanneur de vingt mille livres de revenu, d'avoir opposé à un mouvement du peuple la lettre brutale et l'orgueil inflexible de la loi.

« Au lieu de s'appliquer à ramener un peuple égaré, au lieu de chercher à calmer ses alarmes sur les subsistances, il ne fit que l'aigrir en repoussant durement toute espèce de représenlalion.

« Le maire avait la loi pour lui, dira-t-on, et le peuple agissait contre. La loi défend expressément de mettre aucun obstacle à la liberté du commerce des grains. C'était donc un attentat punissable de vouloir l'enfreindre. Nous n'avons garde. Messieurs, de faire sur l'étendue de cette loi aucune observation... Nous savons aujourd'hui, plus que jamais, comment, au nom de la loi, tout doit rentrer dans un religieux respect; cependant il est une considération qui a quelque droit de vous frapper : c'est que souffrir que la denrée alimen- taire, celle de première nécessité, s'élève à un prix auquel le pauvre ouvrier, le journalier ne puisse atteindre, c'est dire qu'il n'y en a pas pour lui, c'est dire qu'il n'y a que l'homme riche, qu'il soit utile ou non, qui ait le droit de ne pas jeûner. Qu'ils sont heureux, ces mortels qui naissent avec un si beau privilèfje! Cependant, à ne consulter que le droit naturel, il semble bien qu'après ceux qui, semblables à la Providence divine, dont la sagesse règle l'ordre de cet univers, pourvoient par leurs lumières à l'ordre social et cher- chent à en établir les lois sur leurs vraies bases, après ceux qui exercent les importantes fonctions de les faire observer dans leur exacte justice; il semble bien, disons-nous, qu'après ceux-là le bienfait de la société devrait principale- ment rejaillir ^ur l'homme qui lui rend les services les plus pénibles et les plus assidus ; et que la main qui devrait avoir la meilleure part dans la na- ture est celle qui s'emploie le plus à la féconder. Néanmoins le contraire arrive, et la multitude déshéritée dès en naissant se trouve condamnée à porter le poids du jour et de la chaleur et à se voir sans cesse à la veille de manquer d'un pain qui est le fruit de ses labeurs. Ce tort n'est assurément point un tort de la nature, inais bien de la politique qui a consacré une GRA^D:: ERREUR sur laquelle posent toutes nos lois sociales, d'où résultent nécessaire- ment et leur complication et leurs fréquentes contradictions ; erreur qu'on est loin de sentir et sur laquelle il n'est peut-être pas bon encore de s'expliquer, tant elle a vicié toutes nos idées de primitive justice ; mais erreur d'après la- quelle on a beau raisonnerait nous reste toujours un sentiment profond que nous, hommes de peine, devons au moins pouvoir manger du pain, à moins que la nature, parfois ingrate et fâcheuse, ne répande sur nos moissons ii

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fléaxi de la s.lérilité, et alors ce doit l'ire un malheur comrmtn supporté par lotis, et non pas tmiquement par la classe laborieuse. »

Cette grande erreur, c'est évidemment l'appropriation individuelle du sol. Dolivier et les pétitionnaires ne s'expliquent pas clairement, mais ils sem- blent attendre le jour prochain ils pourront, sâos scandale et sans péril, communiquer leur rêve à la Révolution plus hardie. Etait-ce le communisme foncier? Elail-ce une loi de répartition des terres qui, en fait, aurait assuré à tous les hommes propriété et subsistance? Nous l'ignorons, mais on devine qu'en bien des esprits tressaille le germe encore à demi caché de pensées au- dacieuses. On comprend aussi que sous ces ambiguilés et ces réticences la contre-révolution ait dénoncé des projets de loi agraire. Aussi bien, Dolivier lui-même, par une très importante note annexée à la pétition, se découvre un peu plus.

« Commençons, dit-il, par ôlre intimement convaincus qu'il est contre tout droit naturel que des fainéants, qui n'ont rien fait pour mériter l'ai- sance dont ils jouissent, soient à l'abri de toute espèce de disette, et que le pauvre laborieux, que le cultivateur ouvrier soient à la merci de tous les accidents et portent seuls tous les malheurs de la disette. Ce sentiment une fois bien avéré, et qui est-ce, si ce n'est les égoïstes aisés, qui ne le retrouve dans son âme? je prétends que dans les circonstances calamiteuses l'argent ne doit pas être un moyen suffisant pour s'exempter d'en souffrir. Il est ré- voltant que l'homme riche et tout ce qui l'entoure, gens, chiens et chevaux, ne manquent de rien dans leur oisiveté, et que ce qui ne gagne sa vie qu'à force de travail, hommes et bêtes, succombe sous le double fardeau de la peine et du jetine. Je prétends donc que dans ces circonstances, la denrée alimentaire ne doit pas être abandonnée à une liberté indifinie qui sert si mal le pauvre, mais qu'elle doit être tellement dispensée que chacun se res- sente du fléau de la nature, et que nul n'en soit accablé, surtout l'homme qui le mérite le moins. Ainsi la taxe du blé, contre laquelle on se récrie tant et que l'on regarde comme un attentat au droit commun, me parait à moi, dans le cas dont je parle, exigée par ce môme droit commun dans une mesure pro- portionnelle. On taxait naguère la viande chez le boucher, le pain chez le boulanger (et il est à croire qu'on les taxerait encore s'ils abusaient trop de la nécessité publique), pourquoi ne taxerait-on pas à plus forte raison le blé dans les marchés? On oppose le droit sacré de la propriété, mais d'abord ce droit était le môme pour le boucher et le boulanger, et ils étaient aussi incontesta- blement propriétaires de leur marchandise que tout autre l'est de la sienne. Dira-t-on pour cela que l'on violait le droit de la propriété à leur égard? En second lieu, quelle idée se fait-on de la propriéf", je parle de la foncière? Il faut avouer qu'on a bien peu raisonné jusqu ici et que ce qu'on a dit porte sur de bien fausses notions. Il semble qu'on ait craint d'entrer dans cette matière; on s'est bien vite hâté de li couvrir d'un voile mystérieux et sacré.

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comme pour en interdire tout examen ; mais la raison ne doit reconnaître aucun dogme politique qui lui commande un aveugle respect et une fanatique soumission. Sans remonter aux véritables principes d'après lesquels la pro- priété peut et doit avoir lieu, il est certain que ceux que l'on appelle proprié- taires ne le sont qu'à titre de bénéfice de la loi. La nation seule est réellement propriétaire de son terrain. Or, en supposant que la nation ait pu et ad- mettre le morle qui existe pour les propriétés partielles et pour leur trans- mission, a-t-elle pu le faire tellement qu'elle se soit dépouillée de son droit de souveraineté sur les produits, et a-t-elle pu tellement accorder de droits aux propriétaires qu'elle n'en ait laissé aucun à ceux qui ne le sont point, pas même ceux de l'imprescriptible nature? Mais il y aurait un autre raisonnement à faire bien plus concluant que tout cela. Pour l'établir, il faudrait examiner en soi-même ce qui peut constituer un droit réel de propriété, et ce n'en est pas ici le lieu.

« J.-J. Rousseau a dit quelque part que « quiconque mange un pain qu'il « n'a pas gagné, le vole ». Les philosophes trouveront dans ce peu de paroles un traité entier sur la propriété. Quuntà ceux qui ne le sont pas, ils n'y ver- ront, comme dans tout ce qui choque, qu'une sentence paradoxale. »

Mais les théories de Jean-Jacques, qui pouvaient ne sernsbler que des « paradoxes », ont pris un sens beaucoup plus précis depuis que toute la nation a proclamé les Droits de l'Homme et que le peuple a une conscience plus nette de sa force. C'est à des essais de taxation du blé que Dolivier rattache s-es théories audacieuses sur la propriété foncière. Et on peut se demander si dans la conscience du peuple révolutionnaire le droit absolu de la propriété privée du sol ne commence pas à être entamé.

Robespierre intervint dans le débat provoqué par les événements d'Etampes. Toujours il se donnait comme le défenseur de la Constitution et des lois.

Mais il demandait que la Constitution et les lois fussent interprétées et appliquées dans le sens le plus populaire et le pins humain. Use plaignait que le crime commis par le peuple souffrant sur le riche maire d'Etampes fût traité par la bourgeoisie modérée comme un crime exceptionnel, et que de pauvres gens fussent accablés de tant d'indignations véhémentes et de poursuites implacables, quand tous les grands crimes de trahison, depéculat, d'accaparement demeuraient impunis. Les Feuillants ayant fait des obsèques de Simonneau une contre-manifestation modérée tu réponse au « triomphe » des soldats de ChAleauvieu, Robespierre dénonça les efforts de l'oligarchie bourgeoise pour faire tourner au profit de sa domination égoïste môme l'in- dignation naturelle que provoque le meurtre. Il demanda un respect plus sincère, une interprétation plus loyale des lois, et avec son immuable souci d'équilibre, il esquissa un plan social assez vague il indiqua les mesures très générales qui devaient être prises dans l'intérêt du peuple et il pro-

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lesta contre tonte idée de loi a;iraire avec une insistance qui témoigne qu'il n'était pas tout à fait sans inquiétude.

Ev idem m ont, il ne craicrnail pas que la loi agraire devînt le programme de la Révolution, mais il craignait que cette idée dune nouvelle ré; arlilion de la propriété foncière fît assez de progrès dans les esprits pour que la contre- révolution en pût tirer des moyens de panique et pour que la Révolu;ion elle-même fût obligée de réprimer un mouvement qu'elle n'aurait pas pré- venu assez tôt.

Il distingue, dans le mouvement révolutionnaire, deux classes d'hommes : il y a d'un côté les riches, les possédants, qui se laissent bien vite gagner par l'égoïsme et qui ont peur de l'égalité. Ily a ensuite le peuple généreux et bon. C'est donc sur le peuple qu'il faut s'appuyer pour déiendre et compléter la Révolution. El la Révolution reconnaîtra ce service par l'égalité des droits politiques assurés à tous, par de bonnes lois d'assistance et d'assurance, par des mesures rigoureuses contre les accapareurs et agioteurs: mais elle ne touchera pas et ne laissera pas toucher à la propriété. C'est dans le 4 de son journal, le Défenseur de la Constitution, que Robespierre développa avec un soin particulier sa conception sociale.

« Depuis le boutiquier aisé jusqu'au superbe patricien, depuis l'avocat jusqu'à l'ancien duc et pair, presque tous semblent vouloir conserver le pri- vilège de mépriser l'humanité sous le nom de peuple. Ils aiment mieux avoir des maîtres que de voir multiplier leurs égaux; servir, pour opprimer en sous-ordre, leur paraît une plus belle destinée, que la liberté partagée avec leurs concitoyens. Que leur importent et la dignité de l'homme et la gloire de la patrie et le bonheur des races futures? Que l'univers périsse ou que le genre humain soit malheureux pendant la durée des siècles, pourvu qu'ils puissent être honores sans vertus, illustras sans talents, et que, chaque jour, leurs richesses puissent croître avec leur corruption et avec la misère publique. Allez prêcher le culte de la liberté à ces spéculateurs avides, qui ne connaissent que les autels de Plutus. Tout ce qui les intéresse, c'est de savoir en quelle proportion le système actuel de nos finances peut accroître, à chaque instant du jour, les intérêts de leurs capitaux. Ceservice même que la Uivolution a rendu à leur cupidité ne peut les réconcilier avec elle. Il fallait qu'elle se bornât précisément à augmenter leur fortune : ils ne lui pardonnent pas d'avoir répandu parmi nous quelques principes de philosophie et donné quelque élan aux caractères généreux.

« Tout ce qu'ils connaissent de la politique nouvelle, c'est que tout était perdu dès le moment Paris eut pris la Bastille, quoique le peuple tout puissant eût au même instant repris une attitude paisible, si un marquis (Lalayelte) n'était venu instituer un état-major et une corporation militaire brillante d'épaulettes, à la place de la garde innombrable des citoyens armés; c'est que c'est à ce héros qu'ils doivent la paix de leur comptoir, et la France

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son salul; c'est que le plus glorieux jour de notre lii3;,oire fut celui il immola, sur l'autel de la patrie, quinze cents citoyens paisibles, hommes, femmes, enfants, vieillards; bien pénétrés d'ailleurs de cette maxime antique, que le peuple est un monstre indompté, toujours prêt à. dévorer les honnêtes gens, si on ne le tient à la chaîne et si on n'a l'attention de le fusiller de temps en temps; que, par conséquent, tous ceux qui réclament des droits ne sont que des factieux et des artisans de sédition. Ils croient que le ciel créa le genre humain pour les seuls plaisirs des rois, des nobles, des gens de lois et des agioteurs; ils pensent que de toute éternité Dieu courba le dos des uns pour porter des fardeaux, et forma les épaules des autres pour porter des épaulettes d'or. »

Dans un style étudié et décent, c'est plus violent de ton et plus amer que \e père Duchexne. On dirait que la puissance de l'oligarchie bourgeoise qui a éliminé du droit de suffrage et exclu de la garde nationale armée le peuple pauvre, apparaît à Robespierre comme éternelle, tant sa colère est âpre et presque désespérée.

Et pourtant ce peuple qu'on opprime et qu'on avilit en lui refusant les droits accaparés par les riches, est la véritable ressource de la Révolution. « La masse de la nation est bonne et digne de la liberté; son véritable vœu est toujours l'oracle de la justice et l'expression de l'intérêt général. On peut corrompre une corporation particulière, de quelque nom imposant qu'elle soit décorée, comme on peut empoisonner une eau croupissante : mais on ne peut corrompre une nation par la raison que l'on ne saurait empoisonner l'océan. Le peuple, cette classe immense et laborieuse, à qui l'orgueil réserve ce nom auguste qu'il croit avilir, le peuple n'est point atteint par les causes de dépravation qui perdent ce qu'on appelle les conditions supérieures.

« L'intérH des faibles, c'est la justice; c'est pour eux que des lois hu- maines et impartiales sont une sauvegarde nécessaire; elles ne sont un frein incommode que pour les hommes puissants qui les bravent si facilement. ...Ces vils égoïstes, ces infâmes conspirateurs ont pour eux la puissance, les trésors, la force, les armes; le peuple n'a que sa misère et la justice céleste. ...Voilà l'état de ce grand procès que nous plaidons à la face de l'univers. »

Singulière conception, à la fois démocratique et rétrograde. Oui, il estvrai que dans la société les lois doivent venir au secours des faibles. Elles doivent faire contre-poids à la puissance toujours active de la propriété, de la richesse, de la science subtile et exploiteuse. Mais pourquoi ne pas prévoir une société il n'y aurait plus « des faibles » ? Pourquoi considérer la richesse comme corruptrice essentiellement, au lieu de chercher à assurer la participation de tous aux forces et aux joies de la vie ? Quoi ! il apparaît à, Robespierre que l'égo'isme de la propriété détourne les privilégiés de la Révo- lution, leur fait perdre le sens des Droits de l'Homme, et il ne fait pas effort

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pour que la propriété elle-môme, cessant d'être un privilège, se confonde pour ainsi dire avec l'humanité! 11 semble considérer que « la misère » du peuple est la condition de son désintéressement. Et on dirait qu'il applique à la Révolution le mot de l'Evangile : « Les pauvres seuls entreront dans le royaume de Dieu ! »

Faut-il donc décourager l'humanité de chercher la richesse, c'est-à-dire de multiplier ses prises sur la nature et la vie? Robespierre ne l'ose pas direc- tement, mais il surveille la montée des richesses d'un regard inquiet comme la crue d'un fleuve menaçant.

Faut-il décourager le peuple de prétendre à la richesse devenue enfin commune et humaine? On ne sait ; et Robespierre semble s'arrùler à une soci'té aigre et morose la richesse croissante des uns ne sera pas abolie, mais contrôlée et équilibrée par le pouvoir politique d'une masse défiante et pauvre.

11 y a, dans toute la pensée de Robespierre, comme dans celle de Jean- Jacqups, un mélange trouble et amer de démocratie et de christianisme restrictif. Son idéal exclut à la fois le communisme et la richesse, mais celle-ci est tolérée en fait comme une fâcheuse nécessité.

C'était fausser et comprimer tous les ressorts. C'était arrêter l'élan des classes possédantes vers la grande fortune et la grande action. C'était arrêter l'élan du peuple vers l'entière justice sociale. Il y a, dans la pensée de Robes- pierre, un singulier "mélange d'optimisme et de pessimisme : optimisme en ce qui touche la valeur morale du peuple, pessimisme en ce qui touche l'or^ ganisation égalitaire de la propriété. Il n'est pas vrai que les pauvres, les souffrants, les dépendants soient protégés par leur faiblesse même et leur misère, contre l'égo'isme et la dépravation. D'abord, ils ont trop souvent la paresse d'esprit et de cœur qui s'accommode à la servitude, la passivité, ou même le dédain pour les généreux efforts d'émancipation. Et, trop .^souvent aussi, ils sont à la merci des faveurs inégales que répandent les privilégiés pour diviser ceux qu'ils oppriment.

11 y a je ne sais quelle combinaison désagréable de flagornerie et de rouerie à dire au peuple : « Tu es vertueux parce que lu es faible, tu es désin- téressé parce que tu es pauvre, tu es pur parce que tu es impuissant », et à le consoler ainsi de la misère éternelle par réternelle vertu. Rétablir la balance sociale en mettant tout le vice du côté de la richesse, toute la vertu du côté de la pauvreté, c'est une illusion ou un mensonge, une naïveté ou un calcul.

Cessez d'envier ceux qui possèdent parce que vous possédez plus qu'eux les trésors de l'âme : c'est une transposition intolérable de l'Evangile aux sociétés modernes, que cette sorte de pharisaïsme à la fois démagogique et conservateur détournerait de leur voie.

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Robespierre était sincère, mais son tempérament était aride et sa pensée était courte. Si le peuple avait pu garder en mains l§s instruments de démo-

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cratie que Robespierre voulait lui remettre, si tous les citoyens, et électeurs armés, avaient pu retenir, après la périorie d'orages de la Révolution, leur bulletin de vote et leur fusil, ils se seraient servis de ces outils puissants pour une cause plus hardie et plus vaste que celle que rêvait Robespierre.

UV. 139. HISTOIRE S0CIALI8TB. LIV. 139.

106 HISTOIRE SOCIALISTE

Mnis voici que sous cfinleur de défendre les démocrates contre les calomnies de la rentre-révolution, il attaque violemment « la loi asrraire ».

« Que l'univers, s'écrie-t-il, juge entre nous el nos ennemis, qu'il juge entre l'humanité et ses oppresseurs. Tantôt ils feignent de croire que nous n'agitons que des questions abstraites, que de vains systèmes politiques, comrDe si les premiers principes de la morale, et les plus chers inléri^Ls des peuples n'étaient que des chimères absurdes et de frivoles sujets de dispute; laniôl ils veulent persuader que la liberté est le bouleversement de la société entière; 7ie Ips a-t-on pas vus, dès le cornnwncpment de celte Révolution, chercher à effra'^er tous les riches par Vidée d'une loi ar/raire, absurde épou- vautail présenté à des hommes stupides par des hommes pervers? Plus l'ex- périence a démenti cette extravagante imposture, plus ils se so7il obstinés à la reproduire, comme si les défenseurs de la liberté étaient des insensés capables de concevoir un projet également dangereux, injuste et imprati- ca/ile ; comme s'ils ignoraient que l'égalité des biens est essentiellement impossible dans la société civile, qu'elle suppose nécessairement la commu- nauté qui est encore plus visiblement chimérique parmi nous; comme s'il était mi seul homme doué de quelque industrie dont Fintérêt personnel ne fût pas compromis par ce projet extravagant. Nous voulons l'égalité des droits parce que sans elle, il n'est ni liberté ni bonlieur social; quant à la for- tune, dès qu'une fois la société a rempli l'obligation d'assurer à ses membres le nécessaire el la subsistance par le travail, ce ne sont pas les amis de la liberié qui la désirent: Aristide n'aurait point envié les trésors de Crassus. Il est pour les âmes pures ou élevées des biens plus précieux que ceux-là. Les richesses qui conduisent à tant de corruption sont plus nuisibles à ceux qui les possèdent qu'à ceux qui en sont privés. »

Ainsi, les pauvres étant les vrais privilégiés, le problème social est sin- gulièrement allégé. Lequinio, qui était un sol assez bien intentionné, soutient à la même date la même thèse « d'égalité morale », muis à sa manière, empha- tique et prudhomniesque. « Je ne connais plus ni bourgeois ni peuple dans le sens ancien, et je ne me servirai pas de ces expressions qui m'ont choqué dans une lettre célèbre (celle de Pétion à Buzol) ; mais je connais des classes opulentes et des classes manœuvrières et pauvres el je vois et j'atteste que les trois quarts des hommes opulents ont encore toute l'aristocratie qu'avait autrefois la noblesse... En vain m'objecterait-on que l'intérêt maintiendra tou- jours les pauvres dans une excessive inégalité morale et dans tous les vices de la b.issesse et de l'adulation envers les riches; cela ne sera point, sitôt que les vrais principes seront répandus partout sous l'égide de la liberté; car, dès lors, les pauvres sauront que les î-iches n'ont rien au-dessus d'eux que de grands besoins; ils sauront que plus un homme a de fortune et plus il est tour- menté par mille désirs frivoles et mille fantaisies auxquelles il ne peut se refuser sans être malheureux, et qui le rendent malheureux encore après, par

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le dégoût et par de nouveaux désirs, alors qu'il a satisfait les premiers ; les pauvres saurojit que plus un homme est riche, phn, il est dans la dépendance de ce qui fentoure, et qu'il serait sur-le-champ le plus infortuné de l'univers si chacun lui refu.-ail ses services, car il n'est en état de pourvoir à presque aucun de ses besoins ; les pauvres sauront que si l'on veut s'en tenir au simple nécessaire, on ne dépend que de soi-même et que le travail donne toujours à chacun sa subsislaîice... Ils sauront enfin que si le riche monlre encore de l'insolence et de l'orgueil, il est de leur devoir de le réduire et de l'accabler d'humiliation et de mépris; que, pour peu qu'ils s'entendent, ils auront bientôt rempli ce devoir, et que le riche se trouvera réduit enfin, ainsi qu'il doit l'être, à ne s'estimer pas plus que l'homme complaisant qui veut bien lui louer son temps ou son travail.

« L'homme opulent et attaché à des jouissances multipliées craint de les perdre ; il est nécessairement pusillanime et le pauvre qui n'a rien peut tout oser; il n'osera jamais rien contre la vertu, mais il est juste qu'il abatte le fastueux dédain; qu'il terrasse le despotisme en quelque endroit qu'il se monlre, ainsi que l'arrogance, qu'il sache se mellre à sa place et cesser enfin de se trouver la victime de tous ceux qui l'ont écrasé jusqu'à ce jour et qui n'ont été supérieurs à lui que parce qu'il a bien voulu les croire et se faire inférieur à eux. »

C'est un prodigieux tissu d'inepties. Mais c'est la reproduction, en invo- lontaire caricature, des idées de Robespierre. Robespierre glisse, Lequinioa; puie lourdement. Comme Robespierre, il substitue à la hiérarchie sociale réelle, à la dure hiérarchie de la propriété qui écrase, asservit et humilie les pau\res, une hiérarchie morale imaginaire et fantastique c'est le pauvre, en sa qualité de pauvre, qui a l'indépendance et la force. Le riche, lui, est esclave de ses besoins, et que deviendrait-il si tous les hommes lui refusaient leurs services? Mais, ô Lequinio, l'avantage de la richesse, c'est précisément que les hommes ne lui refusent jamais leurs services. Le pauvre n'est p;.s toujours assuré de trouver un riche qui l'emploie. Le riche est tou- jours assuré de trouver un pauvre qui le sert. Il est vrai que Lequinio affirme intrépidement que tout homme, à condition de se contenter de peu, est lou_ jours sûr de subsister par son travail : mais il ne dit pas jusqu'à quel degré ce peu doit descendre.

Quelle étrange vue des rapports économiques : le travail toujours assuré, si seulement on est tempérant ! 11 parait encore que si le pauvre loue ses ser- vices au riche, ce n'est pas par nécessité : c'est parce qu'il le veut et par com- plaisance. Aux p.iuvres plus indépendants que les riches, aux pauvres qui tiennent dans leurs mains la vie des riches, il ne manque qu'une chose: c'est d'avoir conscience d'eux-mêmes et de se redresser. Qu'ils laissent leurs richesses aux riches: mais qu'ils les obligent à des façons plus honnêtes et plus humbles. Au besoin, qu'ils s'entendent pour humilier les classes opu-

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lentes. Lequinio ne conseille pas aux ouvriers en demander l'abrogation de la loi Chapelier qui leur inlerdit de se coaliser pour élever leurs salaires. Mais il les adjure de former, si je puis dire, une coalition d'insolence pour rabattre l'orgueil des riches.

Le prolétaire ne fermera pas les trous de son manteau, mais à travers son manteau troué sa fierté exigera le respect. Et, s'il le faut, quelques paroles un peu rudes et quelques gestes impressifs enseigneront aux riches les mœurs de l'égalité. L'inétalité sociale tempérée par l'orgueil des sans-culoltes les riches payant en attitudes complaisanles, modestes et doucereuses, la rançon de leur fortune soigneusement protégée; la société, divisée en deux. classes : des riches lâches et dont les pauvres exploiteront la lâcheté; des pau- vres hautains, prenant en grossièretés de propos et de geste la revanche de leur misère d'ailleurs sounii-e k la loi de propriété: voilà le répugnant idéal que Lequinio nous propose. Tandis que dans la société vraiment unie, le charme de la vie est précisément cette politesse par laquelle tout homme assuré d'être l'égal des autres hommes et que nul n'interprétera en bassesse sa complaisance, s'ingénie à plaire, ici c'est par une humeur farouche que les pauvres adresseront aux riches un rappel continu h l'égalité. Les riches ne descendront pas de leurs équipages, mais le prolétaire en sabots les éclabous- sera de son insolence plébéienne pour qu'en sa voiture splendide et crottée l'opulent bourgeois ne s'abandonne pas à l'orgueil. L'insolence des haillons répondant à l'arrogance du luxe : c'est de cette double barbarie que Lequinio compose la civilisation.

Mais encore une fois, en ce miroir grotesque, si la doctrine de Robespierre est drformée, elle garde du moins ses traits dislinctifs. Oh! comme il est temps qu'à travers ces nuées bouffies et décevantes de fausse égalité luise le rayon communiste deBabœufl

Mais, visiblement, Robespierre n'a caractérisé ce qu'il appelle « la loi agraire » avec tant de S'vérilé et de force que parce qu'il a senti que les es- prits, sous le coup de l'ébranlement révolutionnaire, et sous l'exemple des grandes mutations et transformations de la propriété, pourraient bien con- cevoir ou rêver une transformation plus profonde qui mettrait toute la terreaux mains de ceux qui la cultivent. Que valait une idée aussi informe encore et à lai]uelle les plu- hardis comme le curé Dolivier ne lai-aient encore que des allusions timides et obscures? Il est impossible et d'ailleurs inutile de le rechercher. Et je ne retiens que l'indice d'un profond travail populaire qui peu à peu creusait le sol et qui pouvait brusquement menacer les racines mêmes de la propriété bourgeoise. Robespierre, à la suite des pages que j'ai commentées, reproduit la péUlion des habitants d'Eiampes; il repro- duit aussi quelques-unee des notes du curé Dolivier, mais pas la note éten- due où il commence à préciser ses vues sur « la propriété foncière par- tielle » c'est-à-dire sur i appropriation individuelle de la terre.

IlISTOlllE SOCIALISTE 1109

Ainsi, dans la conscience de la Révolution, c'est une notion puissante et complexe de la propriété qui se forme dès 1792. Avant tout, cela est clair, la Révolution affirme, affranchit la propriété individuelle. Elle la forlifle en la libérant de l'arbitraire de l'ancien régime. Nile revenu ne pourra être atteint par l'impôt sansquela Nation l'ait consenti: ni les rentes placées sous la sauvegarde de la foi nationale ne pourront être réduites àla volonté d'un ministère banque- routier. De ce qui était flottant, ambigu, menacé, la Révolution fait une pro- priété précise, garantie et certaine. De plus, elle grandit la propriété indivi- duelle en transférant à des individus tout ce qui était propriété corporative, propriété des corporations d'ArtsetMétiers, propriété d'Église; et elle est tentée de transférer à des individus pour les partager, même les biens des commu- nautés. Cette propriété individuelle est affranchie de toutes les servitudes qui grevaient, de toutes les conditions qui limitaient la propriété d anciec régime. L'Église possédait sous conditions ; lesindividusqui se partissent son domaine possèdent sans conditions. C'est l'État qui a assumé à leur place l'en- tretien du culte; il a pris le passif de l'Église, il laisse aux particuliers l'actif net. De môme la propriété paysanne est libérée et comme nettoyée de toutes les servitudes et redevances féodales, ou du moins c'est le terme prochain du mouvement paysan etrévolutionnaire. Ainsi il y a une immense affirmation et glorification de la propriété individuelle, elle ne sera grevée désormais que par l'effet du contrat intervenant d'individu à individu: et l'hypothèque sera la pointe par laquelle une propriété individuelle s'engage et s'enfonce dans une autre propriéié individuelle. Elle ne sera point une immortelle servitude de ca>te ou unecondition restrictive imposée à la propriété. Mais de même que l'individu libéro des liens féodaux, ecclésiastiques et corporatifs, se trouve seul et libre en face de la Nation, c'est aussi en face de la Nation que se trouve la propriété individuelle. C'est en la Nation et par elle que la propriété existe; c'est dans la volonté nationale qu'elle a son fondement, c'est dans le contrat essentiel par lequel tous les citoyens sont formés en corps de nation qu'est contenue la garantie de tous les contrats, y compris celui de propriété. D'où cette conséquence qu'en aucun cas, même le contrat de propriété ne peut [revaloir contre l'intérêt supérieur, contre le droit à la vie de la Nation. Ainsi la Nation a un droit éminent sur la propriété. De même, si je puis dire, la Révolution a un droit sur la propriété. C'est la Révolution qui l'alTranchit. C'est môme, en un sens, la Révolution qui l'a constituée, car une propriété soumise à l'arbitraire du Roi et à tous les prélèvements violents et iniques H, des privilégiés n'e^t plus la propriété. La Révolution qui sauve et môme qui crée la propriété a donc le droit d'exiger de la propriété tous les sacri- fices nécessaires au salut de la Révolution elle-même. Elle peut d'abord et elle doit exiger de la propriété tout ce qu'exigent les principes mêmes delà Révolution, et comme les Droits de l'homme ne seraient plus qu'une parodie sacrilège d'humanité, s'il y avait dans la Nation des hommes voués à la mort

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par l'excès de la misère el de la faim, comme les hommes ne peuvent reven- diquer et exercer les droits que leur garantit la Déclaralion qu'àla conilition de vivre, la Révolulion peut et doit assurer à tout homme le droit à la vie, soit par des secours aux invalides, soit par du travail certain aux valides. Ainsi, en vertu de ses princiiies mêmes, la Révolution limite nécessairemen le droit de propriété de chacun par le droit à la vie de tous. Et cela n'est pa sans conséquences.

Enfin la Révolution, même bourgeoise, a besoin pour se défendre, de la force (lu peuple, de sa force politique et militaire, de son cœur et des ses muscles. A ce peuple dont l'influence grandit avec le danger, el sans lequel elle périrait, la Révolution assurera naturellement toutes lfi<giranties d'exis- tence, môme contre le droit égoïste de propriété. Elle le protégera au besoin, contre les accapareurs, contre les riches, contre tous ceux qui élèvent le prix de la vie ou abaissent le prix du travail. Par là, se concilient dans la Révolu- tion les idées de propriété individuelle et les idées de démocratie. Dès 1792, commence à se marquer celte complexité de la Révolution bourgeoise. Dès 1792, en même temps que la propriété individuelle se dépouille de tous les restes d'ancien régime qui rop;>riraaient el la masquaient, s'affirme la force croissante du peuple, de ce qu'on appelle déjà les prolétaires.

La Législative n'eut pas le temps d'organiser l'assistance. Mais le 13 juin lui fut présenté, au nom du Comité des secours publics, un rapport étendu « sur l'organisation générale des secours publics et sur la destruction de la mendicité ». Le rapporteur, Bernard, député de l'Yonne, formule ainsi les principes qui avaient guidé le Comité: « C'est pour l'homme qui sent et qui pense un sujet continuel de peines et de réflexions, que le spectacle des diverses conditions de la vie humaine. Quand il voit l'énorme disproportion des fortunes, le tis.-u brillant qui pare plus encore qu'il ne couvre la richesse, près des haillons de l'indigence, à vingt pas d'un palais superbe une cabane qui défend à peine l'individu qui l'habile des injures de l'air et des saisons, lorsqu'il aperçoit à côlé de l'heureux du monde entouré de toutes les superfluités de la vie, l'infortuné qui manque du nécessaire, il éprouve un sentiment pénible, il se reporte en imagination vers cet âge d'or, l'or était inconnu, le tien et le mien n'existant pas encore, les mots pauvreté et richesse n'étaient pas encore inventés; il retrace à sa pensée le souvenir de celle égalité [iriniitive, à laquelle il fut porté atteinte le len<lemain du jour le contrat social fut formé, et la terre partagée entre tous cessant d'appar- tenir tout entière à chacun des individus disséminés sur sa surface, les lois assurèrent à chacun sa nouvelle propriété. On suppose ici que le principe de l'égalité fut la base de ce pa'tage, qu'il fut fait d'un commun accord et que la fraude et la violence n'y eurent aucune part; mais déjà l'on aperçoit que même dans cette hypothèse, l'égalité ne peut pas se maintenir; que l'homme oisif par calcul et paresseux par penchant mit sa postérité dans la dépendance de

HISTOlUl': SOCIALISTE 1111

l'individu laborieux qui parvint bientôt à joindre à sa part de partage celle de son voisin inactif et imprévoyant. Bientôt encore, de nouvelles combinai- sons venant à s'établir, le faible se mit sous la protection de Ihomme puis- sant, ou plutôt lendit la main aux fers qui lui furent présentés par le fort. EnQn mille causes secondaires, qu'il est inutile d'énumérer, se joignirent aux premifres pour en augmenter l'effet; et le genre humain, par succession de temps olfiit tus les degrés de la misère et de l'opulence. »

Je ae discute pas, bien entendu, ce système si arbitraire et si vague de l'évolution humaine, j'en retiens seulement que pour le législateur, l'inéga- lité des conditions est le résultat fatal, inévitable du développement humain.

« C'est donc, dit le rapporteur, une conséquence imniédi.ite du principe de la civilisation que l'inégalité des fortunes et des moyens de subsistance; quand, pour ramener tout à l'égalité, il se pourrait qu'on en vînt à rapportera une m;isse commune l'universalité des propriétés pour en attribuer une portioi: semblable à chacun des membres de la réassociation, il est évident qu'un tel état de choses ne pourrait subsister, et que les mômes causes tendant sans cesse à reproduire les mêmes effets, on se retrouverait bientôt au point d'où l'on serait parti.

« Mai? s'il demeure démontré que cette inégalité tient au principe même de la ci\ili«ation, si l'existence de la richesse et de la pauvreté extrêmes et de tous les intermédiaires possibles entre ces deux états en est la suite déplo- rable et nécessaire, il n'est pas moins rigoureusement prouvé qu'en exécu- tion et en vertu de la convention primitive par laquelle chaque membre de la grande famille est lié à l'Etat, et l'Etat à chacun de ses membres, le premier doit à tous sûreté et protection, et que la propriété du riche et l'existence du pauvre, qui est sa propriété, doivent être également placées sous lasauvegarde de la foi publique.

oc De là, Messieurs, cet axiome qui manque à la Déclaration des Droits de l'homme, cet axiome digne d'être placé en tête du Code de l'hutnanité que vous allez décréter : tout homme a droct a sa subsistance par le travail s'il est valide, par ues secours GRATtrrrs s'a. est dors d'état de travailler. »

Ici encore, je ne puis m'arrêter à discuter la conception sociale assez mé- diocre et incertaine du Comité de secours. Que vaut la fiction d'un contrat conclu entre l'Etat et les particuliers? Je ne le rechercherai point.

11 est bien évident qu'entre tous les hommes vivant en société il y a un contrat tacite qui peut se formuler ainsi :

« Nous ne consentons à vivre avec les autres hommes et à supporter les lois social s qu'à la condition que la vie ne nous soit pas rendue intolérable, et que nous n'ayons pas plus d'intérêt à briser le lien social, au prix de tous les périls, qu'à le respecter. »

Au fond, ce contrat prétendu, ou si l'on veut, ce contrat implicite, n'est que

tll2 HISTOIRE SOCIALISTE

l'affirmation de la force élémentaire de la vie et de runiverselinslincl de conser- vation. Peut-être y a-l-il quelque chose de factice et comme une contrefaçon juridique du fait social à dériver d'un contrat le droit de l'homme en société. Car môme si les faibles se livraient à la société sans condition, mène s'ils ét.uent prêts, par je ne sais quel prodige de passivité, à tout accepter, i'ex- tTême misère, la faim, la mort môme, plutôt que de se soustraire au lien so- cial, le droit de l'homme subsisterait en eux et, môme renié par les victimes, il protesterait encore contre l'iniquité.

Mais les légistes révolutionnaires, nourris d'ailleurs de Rousseau, don- naient volontiers au droit humain la forme contractuelle. Ou plutôt, après avoir affirmé le droit de l'homme antérieur et supérieur à la société, ils dé- veloppaient une nouvelle sphère de droits, ceux qui, dans la société rn^'Hie, naissent d'un contrat, et ce droit social contractuel a pour premier article : k droit de tous à la subsistance. A vrai dire, l'inlérôt substantiel est de savoir quelles sont, à un moment déterminé, les condiiions irréductibles faites par les hommes dans ce contrat supposé. Et il est bien clair que les exigences des individus les plus faibles grandissent à mesure que grandit leur force. Le contenu môme du contrat est donc nécessairement variable, le contrat entre les diverses classes sociales ou, pour employer le langage du xvin* siècle, le contrat entre les imlividus et l'Etat, est soumis à perpétuelle revision à me- sure que se modilienl les rapports entre les classes s-ociales ou entre les indi- vidus, et celte revision du contrat, implicite comme le contrat lui-m^me, doit aboutir de période en période à des révolutions capitales ou des formes juri- diques nouvelles expriment des rapports de forces nouveaux. Ainsi pouvons- nous adapter même au mouvement socialiste et aux revendications proléta- riennes la théorie b'giste et bourgeoise du contrat social.

D^s la première application du contrat social au problème de la misère, en 1792, il y a incertitude et flottement. Car tantôt le rapporteur parle de « l'existence » du pauvre, et tantôt de sa « subsistance ». Or, le droit à « l'exis- tence » est tout autre chose que le droit à la « subsistance ». Le droit à l'exis- tence, à la vie, implique la sauvegarde et le développement de toutes les facultés, de toutes les forces qui sont dans un individu. Le droit à la subsis- tance implique seulement l'exercice des fonctions de nutrition. Cela est beau- etr^;p quand on son-e aux temps oîi les foules se résignaient à mourir de faim et l'Etat conssidérait comme de son droit de les laisser, en effet, mourir de faim. Mais cela est misirable en regard du plein idéal bumain et du plein sens de la vie.

Le Comité proclame : « C'est un axiome que tottt homme n'a droit qu'à sa subsistance. » El cela est impossible à défendre : tout homme a droit à toute la part d'humanité, c'est-à-dire d'action et de joie qu'il peut développer en lui. Ce pré'.emiu axiome ne signifie qu'une chose, c'est qu'en 1792, la bour- geoisie possédante ;ie se croyait tenue en effet envers les pauvres qu'à la

HISTOIRE S0CIA.LISTE1 1113

« subsistance », et que les pauvres n'étaient ni assez puissants ni assez cons- cients de leur droit pour donner au mot « existence » toute sa valeur. Prati-

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AOXOOR^PHE OS DCUODRIEZ.

(D'après ao docameat des Archives nationalM.)

qnemenl, et pour être bien assuré qu'on ne donnera en effet « que la subsis- tance », le rapport et le décret proposé prévolent que dans les travaux pu- blics organisés par l'Etat pour secourir les pauvres valides, le salaire sera

LIV. 140. HISTOIBB SOUALISTI. '•'^' ^**'-

1114 HISTOIRE SOCIALISTE

inférieur au salaire de l'industrie privée; le droit au travail est ainsi ravalé an droit h la subsistance.

« El qu'on ne nous objecte pas que payer au pauvre un moindre prix de son travail que le prix ordioaire c'est être injuste envers lui, que c'est toucher à sa i)ropriété, cette objection serait trop facile à résoudre; car sans compter qu'il ne saurait y avoir pour le pauvre un état de choses plus avaol.ttreux que celui qui garaulil sa subsistance et lui laisse la liberté d'accepter ou de refuser le travail qui lui est offert par l'assistance publique, lorsqu'il lui esl refusa partout ailleurs; n'avons-nous pas posé en principe que le pauvre non valida était secouru parce qu'il avait donné ou promettait le travail? et dès lors, quand la société fou"nit le travail au valide, la différence du salaire qu'elle lui offre est moins une retenue qu'une épargne qu'elle lui ménage pour un temps plus utile, ou môme le remboursement d'une partie de l'avance qu'elle a déjà eu l'occasion de lui faire, lorsqu'il n'était pas encore susceptible de travail. »

Le Comité de la Législative ne paraît pas soupçonner les terribles réper- cussions économiques qu'aurait sur le taux général des salaires dans l'indus- trie privée celte organisation de travaux publics à salaire réduit. Et quelle étrange façon de convertir le contrat social, le contrat de mutuelle garantie, l'existence est assurée aux uns comme la propriété aux autres, en une sorte de bilan arithmétique les pauvres valides doivent faire seuls, par une réduction sur leurs salaires, les frais des secours donnés aux pauvres invalides? C'est en réalité la rupture même du contrat puisque ce n'est plus l'Etal qui pourvoit à l'existence des pauvres, mais que ce sont les pauvres eux-mêmes. C'est la destruction du deuxième axiome promulgué par le Comité que « l'assistance do pauvre est une charge nationale ».

Malgré tout, malgré ces défaillances d'application et ces petitesses de pensée, c'est une grande nouveauté humaine d'avoir proclamé le droit de tout homme à l'existence, à la subsistance. Ce n'est pas un acte de charité, ce n'est pas une précaution sociale et une prime d'assura nce contre la violence des affamés; ce n'est pas l'accomplissement pieux d'une volonté surnaturelle. C'est l'afflr- mation d'un droit, et à mesure que grandira la puissance politique des prolé- taires, ils approlbndironl et éiargiront le sens du droit à l'existence.

Plus fermes et plus vastes étaient, dès 1792, les vues du grand Condorcel. Je les commenterai seulement quand nous les retrouverons, directement exposées, dans le livre immortel sur les progrès de l'esprit humain, et quand la lutte tragique de la Gironde et de la MonUigne portera au plus haut point d'intensité toutes les conceptions révolutionnaires. Mais je note dès aujour- d'hui que Condorcel élait si préoccupé du problème social, de la suppression de la misère, qu'il glissait ses vues sur ce grand sujet en toute question. C'est ainsi que le 12 mars 1792, il liait la question économique et sociale à la ques- tion des assignats dans le lumineux exposé financier fait par lui à la Législa-

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tive. 11 indique que l'on pourrait établir des « caisses-'de secours et d'accu- mulation », c'est-à-dire des caisses d'épargne, et s'il est bien vrai que cela ne dépasse pas le cercle de ce que nous appelons la mulualiié, on verra dès main- tenant, on verra liientot plus nettement encore que c'est un grand esprit ré- volutionnaire et humain qui anime cette conception mutualiste, et que Con- dorcet espère arriver par à un degré d'égalité sociale, ou tout au moins d'équilibre social, qui fasse de la société renouvelée un type sans précédent de bonheur commun.

Dans une nation qui occupe un grand territoire, la population est nombreuse, l'industrie a fait assez de progrès pour que non seulement chaque art, mais presque chaque partie des différents arts soit la profession exclusive d'un individu, il est impossible que le produit net des terres ou le revenu des capitaux suffise à la nourriture et à l'entielien de la jiresque tota- lité des habitants et que le salaire de leurs soins et de leur travail ne soit pour eux qu'une sorte de superflu. II est donc inévitable qu'un grand nombre d'hommes n'aient que des ressources, non seulement viagères, mais même bornées au temps pendant lequel ils sont capables de travail, et cette néces- sité entraîne celle de faire des épargnes, soit pour leur famille s'ils meurent dans la jeunesse, soit pour eux-mêmes s'ils atteignent à un âge avancé.

« Toute grande société riche renfermera donc un grand nonîbre de pau- vres, elle sera donc malheureuse et corrompue s'il n'existe pas de moyens de placer avantageusement les petites épargnes et presque les épargnes jour- nalières.

« Si, au contraire, ces moyens peuvent devenir presque généraux, les nécessiteux seront en petit nombre ; la bienfaisance n'étant plus qu'un plaisir, la pauvreté cessera d'être humiliante et corruptrice, et si on a une Constitu- tion bien combinée, de sa;j;es lois, une administration raisonnable, on /;o«/rra voir enfin sur cette terre, livrée si longtemps à r inégalité et à la misère, une société qui aura pour but et pour effet le bonheur de la pluralité de ses mem- bres... Ces établissements offriraient des secours et des ressources à la partie pauvre de la société; ils empêcheraient la ruine des familles qui subsistent du revenu attaché à la vie de leur chef ; ils augmenteraient le nombre de celles dont le sort est assuré; ils concilieraient la stabilité des fortunes avec les variations qui sont la suite tiécessaire du développement de l'industrie et du commerce, et contribueraient à établir ce qui n'a jamais existé nulle part, une nation riche, active, nombreuse, sans l'existence d'une classe pauvre et corrompue... »

Encore une fois il serait prématuré de discuter à fond une conception qui n'est ici qu'un incident. Mais ce qui frappe précisément c'est, si je puis dire, l'accent de réalité que prennent, dès 1792, les grandes paroles de justice fra- ternelle et d'égalité. Il ne s'agit plus de spéculations de philosophe. C'est de- vant une assemblée politique, à propos d'un problème précis de finance.

1116 HISTOIRE SOCIALISTE

qu'un législateur habitué aux afflnnations solides delà science, annonce une sociélé nouvelle, une hurnanilé sans précédent, le libre essor des inven- tions et de la richesse aura comme fond, comme support et contrepoids une sorte d'aisance générale systématiquement organisée, un bien-être perma- nent et universel au-dessus duquel se joueraient les vagues changeante^ de la fortune et de la vie. Il ne s'agit point de solliciter, dans l'immense multi- tude pauvre, quelques hommes d'un rare courage et de les appeler à l'épargne. Il ne s'agit point d'isoler de la masse souffrante les éléments les plus actifs et de les incorporer à un ordre social oligarchique. Il s'agit de donner à tous les hommes, dans une société déterminée, des garanties stables contre la mi- sère sous toutes ses formes, et la conception de Condorcet a d'emblée l'am- pleur que prendront un siècle plus tard, dans les Etats de l'Europe indus- trielle, sous l'action croissante de la démocratie, du socialisme et de la classe ouvrière, les institutions ou les projets d'assurance sociale contre la maladie, l'accident, le chômage, l'invalidité. Ainsi, en ces premières années de la Révo- lution, en même temps que le communisme de Babœuf se prépare et s'annonce par la puissance politique grandissante des prolétaires, par les premiers essais de taxation de denrées, par les théories sur la propriété foncière et gar la suspicion oîi les militants de la Révolution commencent à tenir la classe industrielle, le mutualisme, en sa formule la plus hardie et sa tendance la plus généreuse, s'annonce aussi par les paroles de Condorcet. Et nous sommes à peine à trois ans de distance de ces premières journées révolutionnaires oîi c'est la bour- geoisie des rentiers qui décidait le mouvement ! Comme le prolétariat a grandi vite, et comme le feu de l'action révolutionnaire a hâté la maturation des germes !

C'est un beau et vaste plan d'instruction publique universelle que Con- dorcet, au nom du Comité d'instruction publique, porta à la tribune de l'As- semblée le 20 avril, et qui, en un symbolisme tragique, fut interrompu par la déclaration de guerre. C'est la grande clarté de la science et de la raison, c'est la grande lumière du xviii' siècle qu'il veut communiquer à tous les esprits. Il ne s'agit pas d'une législalion oligarchique à construire. Il n'y aura pas des cerveaux « actifs » et des cerveaux « passifs ». Sans doute il y aura des degrés dans l'instruction correspondant à la diversité des besoins et des conditions, mais aucun citoyen, aucun enfant de citoyen ne sera écarté par sa pauvreté de la grande et siipple lumière, l'école primaire sera primitivement ouverte à tous. La Constituante n'avait pas eu le temps de donner à la France un système d'éducation. Pressée par des travaux immenses, elle avait en somme remis à l'avenir le soin de créer une instruction nationale. Elle s'était bornée à intro- duire dans la Constitution un principe très général, et à entendre, les 10, 11 et 19 septembre 1791, quelques jours à peine avant de se séparer, la lecture d'un beau travail de Talleyrand. L'article constitutionnel, qui contenait en germe tout un système d'éducation, disait :

HISTOIRE SOCIALISTE 1117

« n sera créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des parties d'enseignement indispensables pour tons les hommes, et dont les établissements seront distribués graduellement dans un rapport combiné avec la division du royaume. »

Publique? c'est donc la nation qui devra l'organiser et la contrôler. Com- mune à tous les citoyens? L'expression ainsi isolée serait ambiguë. La Consti- tuante n'entend pas que tous, les enfants recevront la même instruction. D'abord elle prévoit des degrés dans l'instruction, puisqu'elle ne décrète la gra- tuité que pour les écoles élémentaires. Et en second lieu, elle n'entendait pas abolir tout enseignement privé, puisque le projet rapporté par Talleyrand et vivement applaudi par l'Assemblée se termine par un titre spécial : Liberté de l'enseignement; dont l'article unique est celui-ci : « Il sera libre à tout particulier, en se soumettant aux lois générales sur l'enseigneraont public, de former des établissements d'instruction; ils seront tenus seulement d'en ins- truire la municipalité et de publier leurs règlements. » « Commune à tous » signifie donc qu'aucune idée de caste ne séparera les enfants de la nation, qu'il n'y aura pas des écoles réservées aux nobles ou aux ci-devant nobles ou encore à ceux qui payent un chiffre déterminé de contribution, et que léga- lement toute école sera ouverte à tous, sans autre limite que les ressources de temps et d'argent dont peuvent disposer les familles. Gela signifie aussi que tous les enfants, même ceux qui doivent parvenir à de plus hauts degrés d'instruction, passeront par les écoles primaires. Enfin l'article constitutionnel établissait la gratuité des écoles élémentaires.

Comment, par quels traits, Talleyrand, interprète des nombreux Comités qui étudièrent le problème, a-t-il fixé la pensée de la Consliluante? Celle-ci ne put discuter le rapport, mais elle décida qu'il serait imprimé et distribué à l'Assemblée qui allait venir. C'est donc comme le testament intelletuel de la première Assemblée révolutionnaire; c'est aussi le point de départ et comme le thème tout préparé des travaux de la seconde.

Tout d'abord, l'instruction doit être universelle et en tout sens : univer- selle, parce que tous doivent la recevoir, universelle, parce que tous doivent être également admis à la donner, universelle, enfin, parce qu'elle doit porter sur toute l'étendue du savoir humain. « Elle doit exister pour tous, car puis- qu'elle est un des rcsiilt.ils, aussi bien qu'un des avantages de l'association, on doit conclure qu'elle est un bien commun des associés : nul ne peut donc en être légitimement exclu ; et celui-là qui a le moins de propriétés privées semble même avoir un droit de plus pour participer à cette propriété com- mune.

« Ce principe se lie à un autre. Si chacun a le droit de recevoir les bienfaits de l'instruction, chacun a, réciproquement, le droit de concourir à les répandre : car c'est du concours et de la rivalité des efforts individuels que naîtra toujours le plus grand bien. La confiance doit seule déterminer

111S IIISTOIUE SOCIALISTE

'les choix pour les fondions instruclives; mais tous les lalenls sont appelés de droit à dis( uler ce prix de l'estime publique ; un privilège, en matière d'instruction, serait plus odieux et plus absurde encore. »

« L'inslruclion, quant à son objet, doit être universelle; car c'est alors qu'elle est vérilahleinent un bien commun flans lequel chacun peut s'approprier la pari qui lui convient. Les diverses connaissances qu'elle embrasse peuvent ne pas paraître également utiles ; mais il n'ea est aucune qui ne le soil vérilahlement, qui ne puisse le devenir davantage, et qui, par conséquent, doive être rejelée ou négligée. 11 existe, d'ailleurs, entre elles une éternelle alliance, une dépendance réciproque ; car elles ont toutes, dans la raison de l'homme, un point commun de réunion, de telle sorte que néces- sairement l'une s'enrichit et se fortifie par l'autre; de il résulte que dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à tout savoir, il faut néanmoins qu'il soit possible de tout apprendre. »

Ainsi, la nation s'appliquera à donner gratuitement à tous les connais- sances élémentaires indispensables ; mais elle ne s'arrêtera pas là. Son devoir est d'étendre son enseignement aussi loin que va la science et de la porter aussi haut; c'est toute la science qui doit être propriété commune, même si en fait il n'y a que les éléments de cette science qui puissent être saisis par l'ensemble des citoyens.

Noble et vaste communisme du savoir qui sera la perfection môme le jour ce n'est point la fortune, mais la puissiince des facultés propres qui marquera le degré de savoir chacun peut s'élever, l'étendue du champ de science qu'il peut occuper.

Mais comment se justifie la gratuité de l'enseignement élémentaire ou primaire ? et n'est-ce pas un paradoxe contraire à la Constitution même et à son esprit que d'employer les contributions publiques à procurer graluite- Hoent aux citoyens un bien que chacun doit se procurer par son propre effort?

« La seule espèce d'instruction que la société doive, avec la plus entière gratuité, est celle qui est essentiellement commune à tous parce qu'elle est nécessaire à tous. Le simple énoncé de cette proposition ea renferme la preuve, car il est évident que c'est dans le trésor commun que doit être puisée la dépense nécessaire pour un bien commun ; or, l'instruction pri- maire est absolument et rigoureusement commune à tous, puisqu'elle doit comprendre les éléments de ce qui est indispensable, quelque état que l'on embrasse. D'ailleurs, son but principal est d'apprendre aux entants à devenir un jour des hommes. Elle les initie, en quelque sorte, dans la société, en leur montrant les principales lois qui la gouvernent, les premiers moyens pour y exister; or, n'est-il pas juste qu'on fasse connaître à tous gratuite- ment ce que l'on doit regarder comme les conditions même de l'association dans laquelle on les invile d'entrer? Cette première instruction nous a donc

HISTOIRE SOGIALISTH Uiî)

paru une dette rigoureuse de la société envers tous. Il faut qu'elle i'acquilie sans restriction. »

C'est une belle application de la théorie du contrat. C'est, si je puis dire, le contrat social élevé à la conscience. L'enfant, avant d'entrer dans l'associa- tion qu'est la société, doit apprendre de cette association même quels en sont les principes elles rè-;les. L'instruction primaire, c'est comme la lecture faite par la société aux enfants des statuts de l'association ils vont entrer.

Pour le premier degré de l'instruction c'est donc la gratuité absolue. Pour les autres ce sera la gratuité partielle. L'Etat se bornera à assurer l'existence des autres enseignements ; mais au delà de ce niiiiimnm de dépense, il laissera la charge aux citoyens eux-mêmes qui veulent directe- ment participer aux avaiitiges d'une instruction supérieure. 11 semble à Talleyrand que la gratuité absolue de tous les degrés d'enseignement opé- rerait un déda-sement universel. Il suffira donc que les iniividus doués de talents particuliers soient aidés par l'Etat à « parcourir tous les degrés de l'instruclion ».

Talleyrand et la Constituante affirment très énergiqueraent « la liberté d'enseignement »; pas de privilège exclusif, pas de monopole, que ce soit le monopole de l'État ou un aulre. Mais quel sens avait en 1791 «et 1792 la liberté de l'enseignement? Il est plaisant de voir comme en ces questions restées ardentes et vivantes et qui divisent aujourd'hui si profondément les esprits, tous les partis se disputent les textes de la Révolution et ses décla- rations de principe ; mais il est plaisant surtout de voir comme en citant les textes, les décKiralions, ou môme les décrets et articles de loi, les polémistes font abstraction des circonstances historiques, des réali es politiques et sociales qui donnent à la législation son vrai sens. Ainsi, quand les tenants de l'Église invoquent Talleyrand, Condorcet, pour combattre aujourd'hui l'idée d'un enseignement tout national, ils oublient ou ils affectent d'oublier deux choses : c'est d'abord que la Révolution avait dissous toute corporation et toute congrégation, interdit les vœux monastiques ; elle ne pouvait donc pas redouter un enseignement congréganiste, un État enseignant dans l'État enseignant, une contre-révolution enseignante dans la Révolution dupée; c'est, en second liou, que le clergé était soumis à la Con?titulion civile. Les prêtres, les évéques étaient des fonctionnaires électifs, nommés par le peuple dans les mêmes conditions que les administrateurs des districts ou des départements. Ceux-là, fonctionnaires de la Révolution et obligés de se ré- fugier en elle contre le fanatisme dévot provoqué par les prêtres réfrac- taires, ne pouvaient songer à dresser un enseignement rival de celui de l'État; ils ne pouvaient agir d'aiHeors qu'individuellement, car toute associa- tion permanente de prêtres aurait été suspecte de rétablir les corporations abolies. Donc, lorsTu'en 1791 et 1792, la Révolution accordait la liberté d'enseignement, elle ne l'accordait pas à l'Église, elle l'accordait seulement à

ilteo HISTOIRE SOCIALISTE

« des particuliers », comme dit l'article proposé par Talleyrand ; et ces « particuliers » ne pouvaient ôtre ni des moines, puisque les congrégations étaient interdites et allaient être dispersées, ni des prêtres réfraclaires, puisque la Révolution, qui les frappait de l'internement d'abord, de la dépor- tation ensuite, et qui les déclarait « suspects », ne pouvait leur livrer l'ensei- gnement. La Révolution se bornait donc à solliciter le zèle des « particu- liers » amis de la Révolution qui librement auraient secondé l'immense effort tenté par elle. Les polémistes cléricaux, quand ils invoquent ces textes pour justifier, au nom de la Révolution, la liberté d'enseignement étendue aux congrégations et à l'Église, commellent, volontairement ou non, la plus grave méprise. Qu'ils suppriment les congrégations, qu'ils soumettent le clergé à la constitution civile, et la question n'existe plus.

Talleyrand, distribuant en elTet les divers degrés d'enseignement comme le prévoit l'article constitutionnel, d'après les divisions administratives, prévoit quatre sortes d'écoles. Il y aura des écoles primaires correspondant à la commune et, à Paris, à la section. Il y aura ensuite des écoles de district donnant un enseignement plus élevé. Au troisième degré, il y aura, au chef-lieu de département, des écoles spéciales, écoles de théologie, écoles de droit, écoles de médecine, écoles militaires; bien entendu, un même chel- lieu ne devait pas comprendre toutes les écoles, et beaucoup même, parmi les chefs-lieux de département, n'en devaient pas recevoir. Enfin, au sommet, un Institut universel, dont Talleyrand parle en termes magnifiques. Il le concevait comme une combinaison de ce qui est aujourd'hui l'Institut et de ce qui est aujourd'hui l'école normale supérieure, c'est-à-dire, à la fois, comme un foyer de haute science et de haute pensée, et comme une organi- sation enseignante.

De même qu'au delà de toutes les administralions se trouve placé le premier organe de la Nation, le Corps législatif, investi de toute la force de la volonté publique; ainsi, tant pour le complément de l'instruction que pour le rapide avancement de la science, il existera dans le chef-lieu de l'Empire, et comme au faîte de toutes les institutions, une Ecole plus particulièrement nationale, un institut universel qui « s'enrichissant des lumières de toutes les parties de la France, présentera sans cesse la réunion des moyens les plus heureusement combinés pour l'enseignement des connaissances humaines et leur accroissement indéfini. »

« Cet institut, placé dans la Capitale, cette patrie naturelle des arlsv au milieu de tous les modèles qui honorent la Nation..., est destiné par la force des choses, à exercer une sorte d'empire, celui que donne une confiance toujours libre et toujours méritée ; il deviendra par le privilège légitime de la supériorité, le propagateur des principes et le véritable législateur des méthodes », et de tous les départements des jeunes gens d'élite seront envoyés à cet institut comme à la suprême école de la pensée humaine.

HISTOIRE SOCIALISTE

1121

Tous les enfants passeront donc par les écoles primaires, et ils y reste- ront deux ans, de six à huit ou neuf ans. On y enseignera à lire et à écrire,

f

■m-

L'oMronome B... En observant les astres, se laisse tomber dans un puits; il est tombi

de Carybde en Scylla (sic).

Caricature de Bailly, ancien maire de Paris, réactionnaire. (D'après une estampe da Musée Carnavalet).

quelques éléments de la langue française, les règles de l'aritlimpiique simple, les noms des villages du canton. Les écoles de district l'on sera reçu à

U>'. 141. HISTOIRE SOCULISTB. UV. 141.

1122 HISTOIRE SOCIALISTE

huit ans au sortir de l'école primaire, cii-'-icneronl les langues (latine, grecque, française ellangues vivantes), les mathématiques, la physique, l'histoire natu- relle.

Je n'entre pas dans le prosrramine des écoles spéciales ni dans celui de l'Institut qui, à vrai dire, n'a d'autres limites que celles de l'esprit humain. Ce plan, proposé par Talleyrand, correspond pen^^ililenient à ce qu'a été pen- dant une grande partie du xix' siècle l'organisation de l'enseignement public: des écoles élémentaires dans les communes; au chef-lieu de district (ou d'ar- rondissement), un lycée ou collège donnant l'enseignement secondaire ; puis, en quelque? villes, des écoles spéciales (Ecoles ou Facultés) pour le droit, la médecine, la théologie, etc., et enfin au .sommet, à Paris, « l'Inslitul uni- versel » dédoublé en Institut proprement dit et en Ecole normale supérieure. Il n'y a que les écoles spéciales de science et de littérature, ce que nous appelons encore la Faculté des lettres et la Faculté des sciences, qui fait défaut : l'enseignement supérieur est réduit, en province, aux écoles spéciales professionnelles ; à vrai dire, il n'existe qu'à Paris dans l'Institut universel. Mais, en somme, c'est bien la conception de la Constituante qui, avec d'assez légères retouches, passera dans Ir's faits.

Quels étaient dans le plan de Talleyrand et de la Constituante, les rap- ports de l'enseignement et des pouvoirs publics? De quels principes s'inspi- rait-il? Sur quelle doctrine s^'appuyait-il? Pour les maîtres des écoles pri- maires et secondaires, des concours étaient ouverts au chef-lieu du départe- ment; et ceux qui étaient ;icclaré3 « éligibles » formaient pour toute la France une liste unique. C'est sur cette liste que les directoires des départe- ments, qui eux-mêmes étaient, comme on l'a vu, élus par les citoyens actifs, choisissaient les maîtres. Ainsi, dans l'enseignement aussi, c'est sous la forme de l'élection que devait s'exercfT la souveraineté nationale.

Et de même que, dans la Constitution civile du clergé, la Constituante avait essayé un compromis entre la force traditionnelle de l'Eglise et la souveraineté de la nation, de même, dans le plan de Talleyrand, c'est un com- promis entre léducation chrétienne et la pure raison qui règle l'ensei- gnement.

Dans les écoles primaires et dans les écoles secondaires, on devra ensei- gner « les principes de la religion ». Mais si la religion est acceptée à l'école, elle n'y entre pas en maîtresse: ce n'est pas elle qui fournit les règles de la vie; et même, il semble que ce soit pour la surveiller autant que pour lui faire une part que la Révolution l'accueille. Parlant « des éléments de l.i religion », qui seront enseignés à l'école primaire, Talleyrand dit : c Car si c'est un malheur de l'ignorer, c'en est un plus grand peut-être de la mal connaître ».

Il veut évidemment que la Révolution mette sa marque jusque sur l'enseignement du cathéchisme. Et on sent d'ailleurs que, pour Talleyrand et

HISTOIRE SOCIALIiJTE 1123

les Constituants, le vrai catéchisme c'est la Déclaration des Droits de rUomme : ils aCirmsnt de la façoQ la plus nette que la morale ne doit pas ôtre déduite des dogmes religieux, mais qu'elle doit être iniiépendante, com- mune aux hommes de toutes les croyances et de toutes les coiil'estiojis. Par là, mali,'ré «les éléments de religion», l'école révolutionnaire, telle que la conçoit la Première Assemblée, est essentiellement laïque, puisque la religion n'y est plus le guide de la vie.

« Il faut apprendre à connaître la Constitution. Il faut donc que la Décla- ration des droits et les principes constitutionnels composait à l'avenir un nouveau catéchisme pour l'enfance, qui sera enseigné jusque dans les plus petites écoles du Rotjaume. Vainement on a voulu calomnier cette Décla- ration ; c'est dans les droits de tous que se trouveront éternelléinent les devoirs de chacun »...

« Il faut apprendre à perfectionner la Constitution. En faisant serment de la défendre, 7ious n'avons pu renoncer, ni pour nos descendants, ni pour nous-mêmes, au droit et à l'espoir de l'améliorer. 11 importerait donc que toutes les branches de l'art social puissent être cultivées dans la nouvelle instruction ; mais celte idée, dans toute l'étendue qu'elle présente à l'esprit, serait d'une exécution difficile au moment science commence à peine à naître.

« Toutefois il n'est pas permis de l'abandonner, et il faut du moins encourager tous les essais, tous les établissements partiels en ce genre, afin que le plus noble, le plus utile des arts ne soit pas privé de tout ensei- gnement. »

« Il faut apprendre à se pénétrer de la morale qui est le premier besoin de toutes les Constitutions. 11 faut donc, non seulement qu'on la grave dans tous les cœurs par la voie du sentiment et de la conscience, mais aussi qu'on l'enseigne cor-ime une science véritable, dont les principes seront démontrés à la raison de tous les hommes, à celle de tous les âges. C'est par seule- ment qu'elle résistera à toutes les épreuves. On a gémi longtemps de voir les hommes de toutes les nations, de toutes les religions, la faire dépendre exclusivement de cette multitude d' opinions qui les divisent. Il en est résulté de grands maux, car en la livrant à l'incertitude, souvent à l'absurdité, on l'a nécessairement compromise, on l'a rendue versatile et c/iaitcelante. Il est TEMPS DE l'asseoir scr SES PROPRES BASES, il est tcmps de montrer aux homrnes que si de funestes divisions les séparent, il est du moins dans la morale un rendez-vous commun ils doivent se réfugier et se réunir. Il faut donc, en quelque sorte, la détacher de ce qui n'est pas elle, pour lu rattacher ^ i;suite à ce qui mérite notre assentiment et notre hommnge, à ce qui doit lui prêter son appui. Ce chan|,'ement est simple, il ne blesse rien ; surtout il e . possible. Comment ne pas voir, en effet, qu'abstraction faile de tout sys- tème, de toute opinion, et en ne consirlérant dan? le- hommes que leurs np-

HISTOIRE SOCIALISTE

ports avec les autres hommes, on peut enseigner ce qui est bon, ce qui est juste, et le leur faire aimer? »

Ainsi, comme la Conslilulion dérive des Droits de l'Homme, et, tout en faisant une place administrative à l'Eglise, ne se subordonne point à son dogme, les écoles de la Révolution, dans le plan de la Constituante, font une place dans le programme à la religion, mais ne lui empruntent pas les règles de la vie, les principes de la morale.

Au reste, 4e souci dominant de Talleyrand est d'éveiller dans les esprits dès l'école même, le sens de la liberté, l'initiative. Il demande que jusque dans la discipline les enfants interviennent eux-mêmes, par des censeurs qu'ils auront élus, et qu'ils fassent ainsi, aux premières lueurs de la raison, l'essai du régime représenlulif, de Li liljie soumission à la loi consentie. Et sa mé- thode générale d'instruction sera une méthode de liberté. D'abord il veut affran- chir les esprits du poids mort de l'érudition vaine : l'homme ne doit pas s'ab- sorber et se perdre dans le passé; la grande et sympathique curiosité qui ra- nime tout le détail de la vie humaine au plus profond des siècles lointains n'est point nécessaire, et peut-être cette curiosité romantique ne pouvait-elle s'éveiller sans péril qu'au lendemain d'une révolution décisive, quand les hommes avaient loisir de se détourner de l'action pour se donner au rêve. On dirait que Talleyrand veut concentrer sous le moindre volume et le moindre poids les résultats du séculaire effort de l'esprit humain, afin que la génération combattante qui se lève ne soit pas surchargée d'un inutile fardeau. Il ne s'agit point de borner les vues de l'esprit ou d'en contrarier la marche. C'est au con- traire pour qu'il puisse librement, et comme un soldat allègre, parcourir l'uni- vers, qu'il convient de ne pas l'écraser d'un bagage de science morte :

« Vous venez de recouvrer les vastes dépôts des connaissances humaines. Cette multitude de livres perdus dans tant de monastères, mais, nous devons le dire, si savamment employés dans quelques-uns, ne seront point entre vos mains une conquête stérile; pour cela, non seulement vous faciliterez l'accès des bons ouvrages, non seulement vous abrégerez les recherches à ceux pour qui le temps est le seul patrimoine, mais vous hâterez aussi l'anéantissement si désirable de cette fausse et funeste opulence sous laquelle finirait par suc- comber l'esprit humain. Une l'ouled'ouvrages, intéressants lorsqu'ils parurent, ne doivent être regardés maintenant que comme les efforts, les tâtonnements de l'esprit de l'homme se débattant dans la recherche de la solution d'un pro- blème; par une dernière combinaison le problème se résout, la solution seule reste, et dès lors toutes les fausses combinaisons antérieures doivent dispa- raître ; ce sont les ratures nombreuses d'un ouvrage qui ne doivent plus im- portuner les yeux quand l'ouvrage est fini. »

Et Talleyrand espère que lorsque « des simplifications savantes auront réduit insensiblement à un petit nombre de volumes nécessaires ce que les travaux de chaque siècle ont produit de plus intéressant », une sorte de journal

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de condensation et de vulgarisation pourra mettre à la portée de tous, même de ceux qui disposent de peu de temps pour l'étude, l'essentiel du savoir hu- main. Noble pensée qui atteste un grand souci de l'universelle culture hu- maine, et aussi peut-être dédain superbe d'un grand seigneur de l'esprit à l'égard de l'énorme fatras livresque.

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Dk la Prospérité Publique. (Almanach du Père Gérardj. (D'après aoe estampe da Musée Caraavalet.

« L'esprit se soulage par l'espoir que cette multitude immense de pro- ductions tant de fois répétées par l'art et qui n'aurait jamais exister, du moins n'existera pas toujours; qu'enfin les livres qui ont fait tant de bien aux b"nimes ne sont pas destinés un jour à leur faire la f^uerre et au phvsique et au moral. Or, c'est du sein des bibliothèques que doit sortir le moyen d'en accélérer la destruction. »

112fi HISTOUIR SOniALlSTE

Peul-éire Talleyrand prend-il Iro» aisément son parli de celle deiiruc- linn. Mi^me If'S erreurs de l'esprit humain sont utiles à conn:iilre. Il iie>t pas saire d'elTacer les traces embrouillées, incertaines et errantes qui inar- qu»«nt la longue marche de la pensée cherchant le vrai. Des œuvres les plus ineptes et les plus médiocres l'esprit sagace sait extraire parfois une parcelle de vie. Môme les ratures doivent être conservées dans le livre tou- jours nmanié, toujours surchargé, de la pensée humaine, comme, sur le ma inscrit d'un grand écrivain, elles révêlent le tAtonnement de l'idée, l'in- quiète recherche de la forme idéale. 11 faut des livres substantiels et ra id '^ qui rendent aisément coramunicable et assimilable à tous le savoir humain. Il faut que les inlelliirences éprises de vérité et de beauté, sachent se créer à elles-mêmes une bibliothèque de choix et comme un cercle familier de chefs-d'œuvre d'où le médiocre et le bas seront exclus. Mais il convient aussi que dans l'énorme détritus des siècles les courageux chercheurs puissent toujours fouiller. Ce qui p.iraissait hier insignifiant ou vil à l'esprit distrait sug- gère brusquement une vérité nouvelle. Mais le génie conquérant de lu Révo- lution se marque bien dans ces pensées de Talleyrand. Il veut, si je puis dire, armer et équiper à la légère l'Encyclopédie pour qu'elle puisse aller dans tou-: les esprits, pratiquer tous les sentiers, entrer môme aux pauvres de- meures, avec le vif éclair et le joyeux cliquetis des vérités simples et aiguSs.

La méthode lui apparaît, dans l'enseignement, comme un moyen de sim- plification et comme un moyen de liberté. Simplifierles problèmes par l'élimi- nation de l'inutile, les déterminer par une analyse exacte, c'est permettre à tous les esprits de marcher eux-mêmes par les voies redressées et aplanies, qui 'int abouti aux grandes découvertes; c'est donc, par le perfectionnement même de la tradition, faire recommencer la vérité à chique esprit, c'est donner aux générations nouvelles, avec la force du savoir accumulé, la joie de l'invention appliquée même à ce que déjà l'on sait.

« C'est aux méthodes à conduire les instituteurs dans les véritables routes, à aplanir pour eux, à abréger le chemin difficile de l'instrucliou. Non seule- ment elles sont nécessaires aux esprits communs, le génie le plus créateur iui-raême en reçoit d'incalculables services et leur a souvent ses plus hautes conceptions ; car elles l'aident à franchir tous les intervalles, et en le condui- sant rapidement aux limites de ce qui est connu, elles lui laissent sa force pour s'élancer au delà. EnGn, pour apprécier d'un mot les méthodes, il siif- flra de dire que la science la plus hardie, la plus vaste dans ses applications, l'algèbre, n'est elle-même qu'une uiéthole inventée par le génie pour écono- miser le temps et Us forces de l'esprit humain... »

Mais ce n'est pas une simplification mécanique, et il ne s'agit pas de tffôeT une sorte d'automatisme intellectuel. Pour donner à l'esiiril, dès l'en- îance, « cette constante direction vers la vérité qui devient alors la passion dominante et presque exclusive de l'âme, il importe souverainement d'inté-

HISTOIRE SOr.I\IjISTE 112T

resser en quelque sorte la conscience des élèves à la recherche de tout ce qui est vrai (la vérité est en elTet la morale de l'esprit, comme la justice est la morale du cœur\ Il imporle non moins d'intéresser leur curiosité, leur ardente émulation, en les faisant comme assister à la création des diverses connais- sances dont on veut les enrichir, et en les aidant à partager sur chacune d'elles la gloire même des inventeurs, car ce qui est du domaine de la raison universelle ne doit ^s être uniquement offert à la mémoire; c'est à la raison de eh ique individu de s'en emparer; il est mille fois prouvé qu'on ne sait réellement, qu'on ne voit clairement que ce qu'on découvre. »

Taileyrand ne craint pas d'appliquer cette méthode de simplification, qui doit mettre en mouvement tous les esprits, à ce qu'il y a de plus spontané, de plus confus, de plus vaste : la langue et Ihistoire. Il rêve de faire de la langue française un instrument de précision si exact que tous les esprits, par la seule attention au contenu des mots, soient préservés de l'erreur. Définition rigou- reuse des mots nécessaires, élimination des mots inutiles ou incertains; par la langue atteindra à une sobriété lumineuse et à une efficacité universelle, et l'excellence de l'outil commun créera entre tous les ouvriers de la pensée une sorte d'égalité préalable.

« La Révolution a valu à notre idiome une multitude de créations qui sulisisteroiit à jamais, puisqu'elles expriment ou réveillent des idé|;s d'un in- térêt qui ne peut périr, et la langue politique existera enfin parmi nous; mais plus les idées sont grandes et fortes, plus il importe que l'on attache un sens précis et uniforme aux signes destinés à les transmettre; car de funestes erreurs peuvent naître d'une simple équivoque. 11 est donc digne de bons citoyens au- tant que de bons esprits, de ceux qui s'intéressent à la fois au règne de la paix et au règne dv. la raison, de concourir par leurs efforts à écarter des mots de la langue française ces significations vagues et indéterminées, si commodes pour l'ignorance et la mauvaise foi, et qui semblent receler des armes toutes prêtes pour la malveillance et pour l'injustice. Ce problème très philosophi'jne et qu'il faut généraliser le plus possible, demande du temps, une forte analyse et l'appui (le l'opinion publique pour être complètement résolue. Il n'est pas indigne de l'Assemblée nationale d'en encou''ager la solution.

« Un tel problème, auquel la création et le danger accidentel de certains mots nous ont nalurellemenl conduits, s'est lié dans notre esprit à une autre vue. Si la langue française a conquis de nouveaux signes et s'il importe que le sens en soit bien déterminé, il faut en même temps qu'elle se délivre de rette sur< harge de mots qui l'appauvrissaient et souvent la dégradaient. La vraie richesse d'une langue consiste à pouvoir exprimer tout avec force, avec clarté, mais avec peu de signes. Il faut donc que les anciennes formes obsé- quieuses, ces précautions timides de la faiblesse, ces souplesses d'un langage détourné qui semblait craindre que la vérité ne se montrât tout entière, tout ee luxe imposteur et servile qui accusait notre misère, se perde dans un lan-

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gape simple, fier el rapide ; car la pensée est libre, la langue doit devenir prompte et franche, el la pudeur seule a le droit d'y conserver ses voiles. »

« Qu'on ne nous accuse pas ici de vouloir calomnier une langue qui, dan» son état actuel s'est immortalisée par des chefs-d'œuvre. Sans doute que par- tout les hommes de génie ont subjugué les idiomes les plus rebelles, ou plutôt partout ils ont su se créer un idiome à part; mais il a fallu tout le courage, toute l'audace de leur talent, et la langue usuelle n'en a point moins conservé parmi nous l'empreinte de notre faiblesse et de nos préjugés. II est juste, i7 est constittttionnel que ce ne soit plus désormais le privilège de quelques hommes extraordinaires de la parler dignement; que la raison la plus com- mune ait aussi le droit et la facilité de s'énoncer avec noblesse; que la langue française s'épure à tel point qu'on ne puisse plus désormais prétendre à l'élo- quence sans idées ; qu'en un mot elle reçoive pour tous un nouveau carac- tère et se retrempe en quelque sorte dans la liberté et dans l'égalité. C'est vers ce but non moins philosophique que national que doit se porter une partie des travaux des nouveaux instituteurs. »

Quel singulier mélange de vues audacieuses ou grandes et de naïvetés, de restrictions bourgeoises et de générosité humaine! Talleyrand a compris avec profondeur qu'une révolution politique et sociale s'étendait à tout et que la langue même en était révolutionnée.

Et ce rêve d'une langue de clarté, de vérité, d'universelle et facile no- blesse, qui avertisse d'emblée tous les esprits et les hausse doucement à une digni-té commune, est un des plus beaux qui aient été faits par une société humaine.

Mais quelle part d'enfantillage et de chimère! et comment Talleyrand ne voit-il pas que les mots les mieux définis, les mieux déterminés, seront bou- leversés par la violence des passions et la lutte des intérêts, tant qu'il y aura, en effet, dans une société, des groupes d'intérêts violemment antagoniques 1

Il est vain d'espérer pour les mots la clarté, la sincérité, la sérénité, si dans la vie même des hommes il y a désordre, haine et conflit. A l'heure même j'écris, et je commente ces grandes pensées de la bourgeoisie révolutionnaire, les mots décisifs de la société humaine issue de la Révolu- tion, les mots de justice, de liberté, ont des sens de classe : par la liberté, le capitalisme entend la force d'expansion illimitée du capital; le prolétariat entend l'abolition du capitalisme. Pour les uns, le mot justice contient le dividende, et pour les autres, il l'exclut.

C'est à un dictionnaire en partie double où, sous le même vocable, se heurtent à l'infini les significations réelles, les interprétations sociales des mots, qu'aboutit ce magnifique espoir d'un idiome apaisant par la vertu de •^a lumière. Les choses aujourd'hui passent devant les mois comme des hommes qui se battent devant un miroir: il réfléchit les ombres furieuses et il ne les téconcilie pas.

HISTOIRE SOCIALISTE

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Aussi bien Talleyrand lui-même était troublé déjà par l'ambigui nais- sante du vocabulaire de la Révolution, et il voulait rappeler les mots à leur origine bourgeoise, à leur loyauté constitutionnelle. Evidemment, quand il parle de ces mots nouveaux dont l'équivoque, si on ne les définissai! point pourrait être exploitée par Ja malveillance et la perfidie, il pense à tous OM

Do Roi.

^Almanach du Père Gérard).

(D'après une estampe du Musée Carnavalet.)

mots de citoyen, de démocratie, de peuple, de liberté, d'égalité, de souve- raineté de la nation et même de « Droits de l'Homme » que déjà les démo- crates à la Robespierre ou à la Marat n'interprétaient plus^ ne prononçaient plus dans le sens des modérés constitutionnels.

Talleyrand redoutait une sorte de complaisance vague de ces mots nou- veaux à des significations nouvelles : et il aurait voulu, suivant le mot de

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il'JO HISTOIRK SOCIALISTE

Barn^ve, et clans le dictionnaire môme, < terminer la Révolution >.. Tenla- fÎTC jniérite ; il est aus'^i impossible de tixer au fond des mnts le pre^niar sens qu'ils expriment que de flxoraufon'i des eaux la première image qu'elles r^flMent ; dans le torrent des mots révolutionnaires, le reflet incertain du prolptnrîal commençait à brouiller le superbe et. glorieux relift 4e la pontée bourgeoise.

Mais quelle confiance avait celle-ci' en elle-même-, en la rectitude de ses principes et en la sûreté des premières applications qu'elle en avait faite Talleyrand, au nom de la Constituante, proclame qu'il sufBrait de définir les mots et d'en chasser l'équivoque pour enfermer les idées, les es.'iits, les événemenls môme dans le sens premier que dclerminaient les Conslituants.

Talleyrand, au moment même il marquait ces reslriclion-; bour- geoises et oîi il se préparait à exclure de notre langue ce que j'appell rais volontiers le sens robespierriste, témoignait aussi le même éloi^nement pour l'esprit d'aristocratie et d'ancien régime. Tous les tours de serviluiie, d'iné- galité, de privilège devaient disparaître, en même temps que devait être exclue des mots toute tendance de démagogie.

L'équilibre de la Constitiilion de 1791, distante à la fois de l'esprit de casie et de la pleine démocratie devait se marquer dans la langue, dans sa syntaxe, d'où toute trace de servitude devait être exclue; dans son vocabu- laire, d'où toute racine de démagogie devait être extirpée. Etrange préten- tion d'immobiliser une langue éternellement fluide, dans une Constitution d'un jour et déjà menacée!

Mais pour atteindre à cette détermination du sens des mots, pour donner à chacun d'eux une signification exacte qui ne permette ni les restric- tions de la tyrannie, ni les extensions abusives de la démagogie, il faut limiter le plus possible le nombre 'les mois. Comment sans cela discipliner, ordonner une multitude innombrable de synonymes équivoques, de mots indéterminés ?

« La vraie richesse d'une langue consiste à pouvoir tout exprimer avec peu de signes. » 11 semble que nous" entendons déjà la vaste pioscripliou de ces mots pressés, tumultueux, que le romantisme réintégrera et rappellera, il grands flots, clientèle pittoresque et bariolée, sous les avancées de ses maisons moyen âge, ou sous les porches de ses cathédrales. Il semble que Talleyrand donne ici le signal de la lutte qui, plus tard, s'engagera entre le classicisme révolutionnaire et le romantisme d'abord rétrograde. « Le.roman- lism-î est vaincu ! » s'écriera le classique Blaaqui, déposant son fusil un soir des journées de juillet 1830.

Et voici sans doute des disciples de Taine qui s'empressent de noter que la Révolution est un suprême effort d'idéologie abstraite et qu'elle achève dans la langue, dans les idées et dans les institutions le travail de simpli- fication et d'appauvrissement commencé par l'esprit classique. Qu'on ne se hâte

HISTOIRE SOCIALISTE 1131

pas. Car d'abord Talleyrand s'émeut des risques de complication que la Révo- lution fait courir à la langue. Bien loin qu'elle soit le bûcheron qui de sa cogiioc abat les branches luxuriantes, il a peur qu'elle greffe sur le même mot, peuple, démocratie, liberté, souveraineté, trop de sens variés et de pro- venance inquiétante. Il a peur que dans l'enceinte du même mot se pressent et se mêlent les significations bourgeoises, légales, constitutionnelles, et les sig'iiQcations populaires, démocrati(]ues, démagogiques, anarchiques. Ainsi la Révolu lion est si peu un principe dappauvrisseraent que la bourgeoisie révolutionnaire craint d'être dépassée, débordée par la vie complexe et mou- vante des mots comme par la vie mouvante et mêlée du peuple lui-même. C'est contre un excès de richesse révolutionnaire et de luxuriance démocra- tique que Talleyran'l preud des précautions.

D'ailleurs, s'il lui paraît que le vocaliulaire politique doit être rigouren- sement déterminé, il a le sentiment aussi que la Révolution animée de toutes les forces de la vie nationale, doit ressusciter bien des mots popu- laires et libres que la sécheresse classique avait écartés; par il est roman- tique, si l'on me permet d'anticiper ainsi sur les mots. Il est romantique aussi quand il veut ouvrir la langue française à l'action des autres lan- gues modernes, quand il veut l'enrichir de toute la substance 'des idiomes vigoureux, de toutes les images des peuples forts.

« Notre langue, dit-il (et c'est pour lui une proposition fondamentale dont il souligne lui-même l'expression), a perdu un grand nombre de mots énergiques qu'un goût, plutôt faible que délicat, a proscrits : il faut les lui rendre ! les langues anciennes et quelques-unes d'entre les inodetmes sont riches d'expressions fortes, de tournures hardies qui conviennent parfaite- ment à nos nouvelles mœurs; il faut s'en emparer ; la layigue française est embarrassée de înots louches et sytionimiques, de "onstructioris timides et traînantes, de locutions oiseuses et serviles ; il faut l'en affranchir. »

C'est tout le programme linguistique de Hugo. Les Constituants vou- laient fermer le lexique et la syntaxe de la Révolution à Robespierre qui leur paraissait déformer le sens des mots et y glisser d'équivoques amorces pour la foule. iMais ils appelaient à eux Homère, Lucrèce, Tacite, Rnbelais, Montaigne, Shakespeare, Schiller, Goethe et Klopstock, et pour l'immense renouvellement de la vie ils demandaient à toutes les langues et à tous les temps des couleurs et des images.

Le romantisme a son principe dans la Révolution, et, après une passagère méprise, il y reconnut son origine profonde. Ce n'est pas une langue déco- lorée et éteinte qui pouvait traduire, même après l'orage, les passions et les rêves d'une société si prodigieusement remuée. Et si Talleyrand voulait, pour la conduite des sociétés humaines, une langue admirablement précise et exacte, il comprenait bien aussi que, même dans les limites de la Consti- tution, la chaleur toute nouvelle de la vie appelait des mots ardents et forts

1132 HISTOIRE SOCIALISTE

toutes les énergies raellraient leur empreinte, tous les siècles restés chauds niptlraient leur flamme.

De môme qu'en celle période la Révolution bourgeoise se limitait par le privilège des ciloyens actifs, mais, cependant, en appelant des millions d'hommes à la souverainelé, confinait à la vie populaire, de inème la con- ception liltéraire et linguistique de Talleyrand déterminait à un contenu bourgeois le sens des mots politiques, mais elle accueillait la grande vie fourmillante, populaire et passionnée des temps nouveaux. L'édiBce un peu froid de la Constitution de 1791 s'illuminait des feux réverbérés de toute part par la passion révolutionnaire ; il s'éclairait aussi des reflets loin- tains de la liberté antique, des chaudes couleurs de la Renaissance française, des splendeurs vigoureuses de Shakespeare, des kieurs de mélancolie et de rêve de l'Allemagne de Werther.

L'aube qui éclairait le faîte des libertés nouvelles avait traversé tant d'horizons, que le plus simple de ses rayons se décomposait à la rencontre des âmes agitées, en nuances ardentes et infinies. Talleyrand, en une vi- sion à la fois ordonnée et éclatante, a combiné le classique et le romantique. Son rapport est comme un manifeste littéraire étrangement vaste, parce qu'il porte en lui toute la force de la Révolution, diminuée, il est vrai, des principes de la démocratie absolue.

Il est sollicité à la fois, pour la langue de la Révolution, par les deux tendances en apparence contraires qui se sont disputé d'ailleurs la Révolution toute entière: le besoin de Tuniversalité humaine, le besoin de l'ardente vie nationale. 11 rêve, après Leibnitz, d'une langue universelle qui établirait entre tous les hommes une communication aisée, et il veut en même temps accumuler dans la langue française et sous la discipline de son génie propre, toutes les richesses des autres peuples, richesses de mots, de sensations et d'iraages, fondues et transformées au creuset national.

Talleyrand conçoit l'histoire comme un enseignement, comme un exemple : et par il la simplifie en effet et l'organise. Il la ramène à l'étude des moyens par lesquels peut être défendue ou préparée la liberté, et ainsi, en une ordonnance toute morale, la longue chaîne des événements est ratla- chée, et suspendue comme à un aimant, à la Déclaration des Droits de Ihomme. « La Société doit enfin exciter l'homme par l'exemple, el ce moyen puissant, c'est à Yhistoire qu'elle doit le demander, car l'orgueil de l'homme se défendra toujours de le demander à ses contemporains. Quelle histoire sera digne de remplir celte vue morale? Aucune sans doute de celles qui existent; ce qui nous reste de celle des anciens nous offre des fragments pré- cieux pour la liberté, mais ce ne sont que des fragments ; ils sont trop loin de nous, aucun intérêt national ne les anime, et notre long asservissement nuus a trop accoutumés à les ranger ]iarmi les fables. La nôtre, telle qu'elle a l'ié Iraccc, irist presque parlout liu'iin servile hommage décerné à des

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abus, c'est l'ouvrage de la faiblesse écrivant sous les yeux, souvent sous la dictée delà tyrannie; mais cette même histoire, telle qu'on la conçoit en ce moment, peut devenir un fonds inépuisable des plus hautes instructions

morales.

« Que désormais s'élevant à la dignité qui lui convient, elle devienne Fhùtoire des peuples et non plus celle d'un petit nombre de chefs; qu'inspirée par l'amour des hommes,par un sentiment profond pour leurs droits, par un saint respect pour leurs malheurs, elle dénonce les crimes qu'elle raconte, que loin de se dégrader par la flatterie, loin de se rendre complice par une vaine crainte, elle insulte jusqu'à la gloire toutes les fois que la gloire n'est point la vertu; que par elle une reconnaissance inépuisable soit assurée à ceux qui ont servi l'humanité avec courage, etune honte éternelle à quiconque n'a usé de aa force que pour nuire ; que dans la multitude des faits qu'elle parcourt,

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Adtoobaphb de Cambo.v. (D'après aa docameat des Archives oatioaales).

elle se garde de chercher les droits de l'homme qui certes nesontpoinilà; mais qu'elle y cherche et qu'elle y découvre les moyens de les défendre que toujours on y peut trouver; que pour cela, sacrifiant ce que le temps doit dévorer, ce qui ne laisse point de trace après soi, tout ce qui est nul aux yeux de la raison, elle se borne à marquer tous les pas, tous les efforts vers le bien, vers le per- fectionnement social, qui ont signalé un si grand nombre d'époques, et à faire ressortir les nombreuses conspirations de tous les genres, dirigées contre l'humanité avec tant de suite, conçues avec tant de profondeur, et exécutées avec un succès si révoltant; qu'en un mot, le récit de ce qui fut se mêle sans cesse au sentiment énergique de ce qui devait être; par Fhis- toire s'abrège et s'agrandit; elle n'est plus une conception stérile; elle de- vient un système moral \ \e passé s'enchaîne à l'avenir, et en apprenant à vivre dans ceux qui ont vécu, on met à profit pour le bonheur des hommes, jusqu'à la longue expérience des erreurs et des crimes. »

Evidemment cette conception purement morale de l'histoire, toute en- tière orientée vers la Révolution française est à certains égards factice et étroite. L'histoire est un enseignement; maïs elle est aussi un spectacle, le déploiement coloré des passions humaines, et de la grande aventure de la

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vie. Qu'auront à faire avec « le système moral » les admirables labUa x du camp des barbares peints par Chateaubriand, et qui voudnit les effacer? En outre, il est factice de ramener le drame de l'iiistoire à la lutte du bien et du mal, des bienfaiteurs ou des malTaitRurs de l'humanité. L'humanité sort lentement du chaos des passions animales, et la force fut souvent néces- saire à dompter et à discipliner la force; les concepts de moralité douce et de droit, empruntés aux époques récentes de la vie humaine, ne peuvent être appliqués au passé, à loutie passé, sans lui faire subir une terrible défor- mation. Et comment preiidn; conseil, pour les temps nouveaux, même îles exemples de bonté, d'humanité, que peuvent fournir les temps lointains? C'est dans des conditions toutes différentes que s'exerce notre action; ainsi des prolbndeurs du temps un grand souffle d'enthousiasme et de fierté peut venir jusqu'à nous, mais c'est un souffle incertain et errant qui fait palpiter nos voiles, et qui ne les guide pas. Enfin, ce n'est pas la seule action des liommes qui détermine l'histoire : les institutions ont leur logique, les cli- mats leur nécessité, les vastes chocs des peuples et des races leur contre-coup inévitable; et Talleyrand oublie de façon étrange ïEssaisitrles mœurs de Vol- taire, et V Esprit des lois de Montesquieu. Mais, malgré tout, ce^te conception morale et révolutionnaire de l'histoire fut féconde. A se passionner ainsi, non plus pour la gloire des chefs, mais pour la souffrance des peuples, l'historien est invinciblement conduit à étudier de près les conditions successives de la vie humaine, les mœurs, les institutions; et la force de la passion morale suscite la vie et la couleur. Tous les grands historiens français du xix* siècle, même ceux qui ont été surtout des peintres et des poètes, ont fait de l'his- toire un système moral et politique. Augustin Thierry, qui ranima les cou- leurs des temps barbares, conçut en même temps l'histoire comme la lente croissance et l'avènement du Tiers-Etat. MicheleL s'identifia à l'âme môme de la France conçue par lui comme une force continue et une qui allait pas- sionnément vers la liberté. Ainsi, l'histoire selon la Révolution, malgré son idéalisme moral un peu abstrait, portait un principe de passion d'où les dé- veloppements les plus riches allaient jaillir, et les multitudes mortes allaient être appelées à la vie par la même force, par la même flamme qui appelait les multitudes vivantes à la liberté.

Le rapport de Talleyrand est le magnifique testament intellectuel légué par la Constituante à la Législative. La Constituante n'eut pas le temps de le discuter, mais elle l'acclama; et elle décida qu'il serait distribué aux membres de la nouvelle Assemblée. C'est Condorcetqui des mains de Talleyrand reçut le flambeau, et la flamme soudain se fil plus large encore cl plus haute. Du rapport de Talleyrand lu à la Constitu mte en septembre 1791 au rapport de Condorcet lu à la Législative en avril 1702, l'écart mesure les progrès rapides de la Révolution, de la démocratie et de la pensée libre.

Comme Talleyrand, Condorcet veut que l'instruction soit univcr-plio.

HISTOIRE SOCIALISTE 1135

qu'un minimum de savoir soit assuré à. tous, au-dessus duquel s'élèveront des connaissances plus hautes. Gomme Talleyrand, il ne veut pas que l'esprit hnniaio puis-e être enchaîné, et il prévoit pour lui des développements indé- finis, mais c'est d'un accent plus profond et plus décisif que celui de Talley- rand qu'il parle et de l'égalité d'éducation et de la perfectibilité indéfinie de la race humaine. « Nous avons pensé que dans ce plan d'oi^auisation géné- rale notre premier soin devait être de rendre, d'un côté l'éducalion au?-i é.:nle, aussi universelle, de l'autre, aussi complète que les circonstances pou- v.iienl le permettre; qu'il fallait donner à tous également l'instruction qu'il est possible détendre sur tous, mais ne refuser à aucune portion des citoyeni l'instruction plus élevée qu'il est impossible de faire partager à la masse vnlière des individus, établir l'une parce qu'elle est utile à ceux qui la reçoivent et l'autre parce qu'elle l'est à ceux mêmes qui ne la reçoivent pas.»

La première condition de toute instruction étant de n'enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre, doivent être aussi incîépendants que possible de toute autorité politique; et comme Jiéaninoiiis cette indépendance ne peut être absolue, il résulte du même prin- cipe qu'il ne faut les rendre dépendants que de l'Assemblée des représentants du peuplé, parce que de tous les pouvoirs, il est le moins corruptible, le plus éloigné d'être entraîné par des intérêts particuliers, le plus soumis à t'in- fluence de l'opinion générale des hommes éclab-és, et surtout parce qidtant celui de qui émanent essentiellement tous les changements, il est dés lors le moins ennemi du progrès des lumières, le moins opposé aux améliorations que ce progrès doit amener. »

« Nous avons observé enfin, que l'instruction ne devait pas abandonner les. individus au moment ils sortent des écoles, qu'elle devait embrasser tous les âges, qu'il n'y en avait aucun il ne fût utile et possible d'ap- prei dr*>, et que celte seconde instruction est d'autant plus nécessaire que celle de l'enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites. C'est même une drs causes de l'ignorance les classes pauvres de la société sont aujour- d'hui plongées ; la possibilité de recevoir une première instruction leur manquait encore moins que celle d'en conserver les avantages.

« Nous n'avons pas voulu qu'un seul homme dansl'Empire pût dire désor- mais : la loi m'assurait une entière égalité de droits, mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi, mais mon igno- rance me rend dépendant de tout ce qui m'entoure. On m'a bien appris dans mon eni'ance ce que j'avais besoin de savoir ; mais forcé de travaillerpour vivre, ces premières notions se sont bientôt effacées, et il ne m'en re?te que la dou- leur de sentir dans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais l'injus- tice de la société.

« Nous avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres; la fortune de vos parents n'a pu vous procurer •"" l^s connais-

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sanceslcs plus indispensables, mais on vous assure des moyens faciles de les conserver et de les étendre. Si la nature vousa donné des talents, vous pouvez les développer, et ils ne seront perdus ni pour vous ni pour la patrie.

a Ainsi, l'instruction doit être universelle, c'est-à-dire s'étendre à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l'égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes sur le territoire et le temps plus ou moins long que les enfants peuvent y consacrer. Elle doit, dans ses divers degrés, embrasser le système entier des connaissances humaines, et assurer aux hommes dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances et d'en acquérir de nouvelles.

« Enfin aucun pouvoir public ne doit avoir ni l'autorité ni même le cré- dit d'empêcher le développement ries vérités nouvelles, l'enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés.»

Visiblement, la question qui trouble le plus Condorcet est celle-ci : Quel sera le régulateur de l'enseignement national? D'une part, il faut bien que la Nation intervienne, c'est elle qui construit les écoles et qui paie les m.iîtres, c'est elle qui a envers tous les citoyens un devoir d'enseignement et d'édu- cation, et elle ne peut se désintéresser pleinement de l'enseignement qui est donné en son nom. Mais d'autre part, si les pouvoirs politiques, organes mo- mentanés de la volonté nationale, croient avoir intérêt à opprimer une vérité, faudra-t-il donc que celle-ci leur soit livrée sans défense P Rien qu'à poser les termes du problème, il apparaît bien qu'il ne peut recevoir une solution ab- solue. Si compliqué qu'on imagine le système de garanties destiné à assurer la liberté individuelle du maître, la liberté infinie de la science en mouve- ment, sans rompre le lien de l'enseignement national et de la nation elle- même, il sera toujours en défaut par quelque endroit; et à vrai dire, ce sont surtout des mœurs de liberté intellectuelle, le sens partout développé de la dignité de la science et du droit delà pensée qui ôteront aux pouvoirs poli- tiques la tentation d'opprimer la vérité, comme ils ôteront aux maîtres la ten- tation d'avilir, au delà de ce qu'exige la force du vrai, les pouvoirs en qui ils trouvent le respect pour la liberté. Condorcet fait concourir à la nomination des maîtres, pour les deux premiers degrés de l'enseignement, les membres des établissements d'enseignement d'un degré supérieur, les municipalités et les pères de famille. Au sommet, la Société nationale des Sciences et des Arts, ce que nous appelons aujourd'hui l'Institut, se recrutera elle-même, et c'est sur un concours ouvert par elle que les professeurs de ce que nousappe- lons aujourd'hui l'enseignement supérieur, seront élus.

Ainsi, Condorcet, pour les premiers degrés de l'enseignement, fait, si je puis dire, une plus grande part à l'influence de la nation, des pouvoirs poli- tiques : ce sont les municipalités, pouvoirs politiques, qui sont appelées à jouer un grand rôle dans la nomination des maîtres ; et, pour les écoles pri- maires, le projet de décret précise « que les livres d'enseignement seront

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•rédigés d'après la meilleure méthode d'enseignement que les progrès de ht science nous in^liqnenl, et d'après les principes de liberté, d'égalité, tk pureté dans les mœurs, et de dévouement à la chosj publique, consacrés par la Constitution ».

H

II

I

Au contr lire, j o'ir le plus haut degré, pour ce qui correspond à ce que nous appelons aujourd'hui Tlnstitut et l'enseignement supérieur, c'est la science qui se recrute, pour ainsi dire, elle-même, sans autre contrôle que celui de l'opinion éclairée de l'Europe, et sans qu'on démêle très bien comment « les r< présentants de la nation » pourraient intervenir. Sur ce point, le projit iie c^ndorcet se heurtera à des résistances invincibles, et il

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pafîin bien qu'il dépouille, en effet, l'État, organe de la nation, au proflt d'iïVic oligarchie aCndémique qui peut devenir exdusîve et intol<^raiitP. Le poM d^'équilibre en celle question e?l difflcile à fixer. Et dfux penséps ani- maient Condorccl. D'abord, il ne savait pas seuienn'nt les sciences, il savait aussi l'hisloire des sciences; il connaissait leur évolution, leurs luttes inces- santes contre les puissancos d'oppression et de ténèbres, et il ne voulait pas que rinlcrêt d'une inslilulion politique éphémère, en sa forme précise, coiiime toule insiilution, pût contrarier un raomf^nl l'éternel mouvement de la pensée. Et en second lieu, au point en était la Révolution en 1792, ce n'était plus l'enseignement de l'Église que la Révolution avait à craindre, les Congrégations éiant dissoutes et l'Église étant soumise à la loi de l'élec- tion populaire. Mais elle pouvait craindre que le pouvoir exécutif royal, abu- sant de la prérogative redoutable que lui conférait la Constitution, cherchât à immobiliser les esprits, à imposer, par exemple^ comme un dogme ijnmuible le veto, ou la royauté elle-même. Et comment le grand philosophe poMvail-il accepter que la Conslilution fût présentée aux enfants comme un monument achevé, à l'heure même les démocrates son!::eaient à chan^'er la Constitution ? Condorcet devait formuler son projet d'enseignement à l'heure même la Révolution a l'inquiet pressentiment des transformations proihaines. De là, dans le plan de Condorcel, le souci dominant de reserver avant tout la liberté de la critique, la faculté indéfinie d'expansion de la pensée humaine, la fluidité éternelle des idées et des faits.

« Ni la Constitution française^ dit Condorcet avec force, ni même la Didaration des Drnitx ne seront présentées à aucinip classe des citoyens comme des tables descendues du ciel qu'il faut adorer et croire. Leur en- thousiasme ne sera point fondé sur les préjugés, sur les habitudes de l'en- fame ; et on pourra leur dire : « Cette Déclaration des Droits gui vous '■< '/pprrnd à la fois ce que vous devez à (a société et ce que vous êtes en « i/rnit d'exiger d'elle, celte Constitution que vous devez maintenir aux o dépens de votre vie, ne sont que le développement de ces principes si/iiples . iliciés par la nature et la raison dont vous avez appris, dans vos pre- « Diières années, à apprendre l'éternelle vérité ; tant qu'il y aura des hommes « qui n'obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d'une « ojiinion étrangère, en vain toute les chaines auraient été brisées, en vain ,-i:s opinions de commande seraient d'utiles vérités; le genre humain a n'en resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui « rni.ioiinmt et celle rfes hommes qui croient, cette dos maUres 6t •celle des a esclaves. »

Admirable idéalisme qui met d'abord dans l'esprit lui-même la servitude ou la liberié selon qu'il est capable ou incapable de se justiûer à lui-même sa rrôyancr^.

Admirable idéalisme qui applique la critique de la raison à la raison

HISTOIRE SOCIALISTE li:^9

même, qui oblige celle-ci à éprouver sans cesse les fondements, mêmes de lout l'ordre social qui se prétend uppuyé sur elle.

Mais il ne suffit pas de rappeler la Déclaration des Droits de l'homaie à ses origines morales ; il ne suffit pas de la confronter avec les principes de dignité, de liberté doal elle est une expression déterminée; il faut prévoir que des applications nouvelles pourront être faites, et à l'infini, des mêmes principi'S. Et l'our que l'Etat puisse aisément permettre jusque dans l'en- seignement public la j)ropagation de vérités nouvelles, poir qu'il puisse respecter la liberté, san-; avoir l'air de se désavouer lui-même, c'est par l'intermédiaire de la société nationale des sciences et des arts se recrutant eUe-même que la nation, selon Condorcet, doit désigner les maîtres de l'enseignement supérieur.

« Cette indépendance de toute puissance étrangère nous avons placé l'enseignement public ne peut effrayer personne, puisque l'abus sertit à l'instant corrigé par le pouvoir législatif, dont l'autorité s'exerce immédia- tement sur tout le système de l'instruction... L'indépendance de l'instruction fait, en quelque sorte, une partie des droits de l'espèce humaine. Puisque l'homme a rrçu de la nature une perfectibilité dont les bornes inconnues s'étendent, si même elles existent, bien au delà de ce que nous pouvons concevoir encore, puisque la connaissance de vérités nouvelles est pour lui le seul moyen de développer cette heureuse faculté, source de son bonheur et de sa gloire, quelle puissance pourrait avoir le droit de lui dire : Voilà ce qu'il faut que vous sachiez, voilà le terme vous devez vous arrêter ? Puisque la vérité seule est utile, puisque toute erreur est un mal, de quel droit un pouvoir, quel qu'il fût, oserait-il déterminer est la vérité, se trouve l'erreur ?

« D'ailleurs, un pouvoir qui interdirait d'enseigner une opinion contraire à celle qui a servi de fondement ^ux lois établies, attaquerait directement la liberté de penser, contredirait le but de toute institution sociale, le perfec- tionnement des lois, suite nécessaire du combat des opinions et du pro^'rès des lumières...

« D'un autre côté, quelle autorité pourrait prescrire d'enseigner une doctrine contraire aux principes qui ont dirigé les législateurs?

ft On se trouverait donc nécessairement placé entre un respect supers- titieux pour les lois existantes, ou une atteinte directe qui, portée à ces lois au nom d'un des premiers pouvoirs institués par elles, pourrait affiiblir le respect des citoyens ; il ne reste donc qu'un seul moyen : l'indépendance absolue des opinions daîis tout ce qui s'élève au-dessus de l'instruction élé- mentaire. C'est alors qu'on verra la soumission volontaire aux lois et l'insei- gnement des moyens d'en corriger les vices, d'en rectifier les erreurs, exister ensemble, sans que la liberté des'opinions nuise à l'ordre public, sans que le respect pour la loi enchaîne les esprits, arrête le progrès des lumières, et

1140 HISTOIRE SOCIALISTE

consacré àès erreurs. S'il fallait prouver par des exemples le danger de sou- mettre l'enseignement h l'aulorilé, nous citerions l'exemple décos peuples, nos maîtres dans toutes les sciences, de ces Indiens, de ces EL'yptien>, dont les antiques connaissances nous étonnent encorf", chez qui l'esprit humain fit tant de progrès, dans des temps dont nous ne pouvons même fixer l'époque, et qui retombèrent dans l'abrutissement de la plu^ honteuse igno- rance, au moment la puissance religieuse s'empara du droit d'instruire les hommes. Nous citerions la Chine qui nous a prévenus dans les sciences et dans les arts, et chez qui le gouvernement en a subitement arrêié le progrès depuis des milliers d'années, en faisant da l'inslruclion publique une partie de ses fonctions. Nous citerions cette décadence tombt'rcnt tout à coup la raison et le génie chez les Romains et chez les Grecs, après s'être élevés au plus haut degré de gloire, lorsque l'enseignement passa des mains des philo- sophes à celles des prêtres. Craignons, d'apsès ces exemples, tout ce qui peut entraver la marche libre de l'esprit humain. A quelque point qu'il soit par- venu, si un pouvoir quelconque en suspend le progrès, rien ne peut garantir même du retour des plus grossières erreurs ; il ne peut s'arrêter sans retourner en arrière, et du moment on lui marque des objets qu'il ne pourra examiner ni juger, ce premiep terme mis à sa liberté doit faire craindre que bientôt il n'en reste plus à sa servitude. » {Applaudissements.)

« D'ailleurs, la Conslituti< n française elle-même nous fait de cette indi'pendance un devoir rigoureux. Elle a reconnu que la 7ïation a le droit inaliénable et imprescriptible de réformer toutes ses lois, elle a donc voulu que dans l'instruction nationale tout fût soumis à un ex'imm rirfoureux. Elle na donné à aucune loi une irrévocabilité de plus de dix ^«;?^>\ elle a donc voulu que les principes de lotîtes les lois fussent discutés, que toutes les théories politiques pussent être enseignées et combattues ; qu'aucun sys- tème d'orgnnisation sociale ne fût offert à l'enthousiasme ni aux préjugés comme l'objet d'un culte superstitieux, mais que tous fussent présentés à la raifon comme des cotnbinai^ons diverses entre lesquelles elle a le droit de choisir; et aurait-on respecté celle indépendance inaliénable du peuple si on s'était permis de fortifier quelques opinions particulières de tout le poids que peut leur donner tin enseignement général ; et le pouvoir qui se serait arrogé le droit de choisir cps opinions n'aurait-il pas véritablement usurpé une partie de la souveraineté nationale^ »

C'est cet admirable esprit de liberté vivante et de perpétuelle enquête qu'il faut retenir; il ne doit pas y avoir dans l'eiiseigneinenl national une seule idée qui ne soit soumise à la critique, à l'iiicessinle revision de l'esprit humain. 11 ne doit pas y avoir une seule porte close ; mus au contraire ouverture de toute vérité et de tout esprit à la vie qui les renouvelle, à la réalité mouvante qui les transforme. Pas ùu seul do^ime philosophique, poli- tique, scientifique, social ; et la raison seule souveraine. Quiconque, individu.

HISTOIRE SOCIALISTR

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corporation ou Etat, ne comprendra pas ain>i l'enseignéraent, quiconque ne metlra pas au-dessus de ses affirmations l'esprit lui-môiue, trahira la vérité et attentera aux intelligences.

Mais si l'insi iralion générale de Condorcel est alrairable, si nous devons tous et toujours faire notre règle de ce souci exclusif de la vérité, il n'est pas certain que Condorc^jt ail trouvé avec une sûreté égale l'organisation qui, en effet, assure le mieux la liberté et le progrès de l'esprit. Ceux qui tentent d'abuser de ses paroles pour réclamer en faveur de l'Eglise la liberté d'en- seigner vont exactement à contre-sens de sa pensée. Théoriquement, l'Eglise

LA CARMAGNOLE

Si vous aimez la danse

Dansons la Carmagnole

Venez accourez tous

Vive le son, vive le son,

Boire du

vin de France (bis)

Dansons la Carmagnole

Et danser avec nous.

Vive le son du canon.

Ah ! ça ira ça ira

ça

ira *

Le peuple en ce jour sans

cesse répète

Ah 1 ça ira ça ira

ça

ira

Réjouissons-nous le b

on

temps viendra.

(La Carmagnole commence à. jouer ua rôle aux environs du 10 août). (D'après un dociuueot du Musde Carnavalet.)

qui immobilise les esprits sous ses dogmes, £St la négation vivante de cet esprit de liberté que Condorcet veut faire prévaloir. Et en fait, je répète que du temps de Coudorcet la question ne se posait môme pas. Les polémistes catholiques qui tssaient démettre la loi Falloux sous laproleclion de Condorcet commettent c. la fois une bévue philosophique et une fraude historique. Mais Condorcel voil-il juste lorsqu'il redoute autant la tyrannie des gouvernements que celle de l'i-.glise? Sans doute, l'exemple de tous les gouvernements, depuis un siècle, de Napoléon, de la Restauration, de Louis-Philippe, de la République bourgeoise, démontre que dans l'enseignement national la pensée se heurte souvent à des consignes et l'esprit à des barrières. Aussi, le vrai problème est de donner à la démocratie un besoin croissant de liberté; c'est de lui faire comprendre que, dans son intérêt même, aussi bien que pour la croissance humaine, toutes les idées, toutes les doctrines doivent pouvoir se pro luire dans l'enseignement d'Elal, à une seule condition, c'est qu'elles ne se réclament que de la raison et qu'elles n'agissent que sur la raison. Mais Condorcet, au lieu de poser, si je puis dire, le problème de la liberlé à Tinté-

114S HISTOIIIK SOCIALISTE

ri<>ur m&me de l'Etat, clicrche h s'évailer de l'Etat. Il rêve, pour un avenir lointain, li'un enseignement tout individuel qui serait donné par des hommes libres, n'ayant aucun lien avec l'Eglise et aucun lien avec le pouvoir. Mais il se rend bien compte que maintenant, l'elTacement de la nation ne ferait que laisser un libre jeu à toutes les supersutioiis et à toulcs les lyra:nties.

« Il viendra, sans doule, un temps les sociétés savantes instituées par l'autorité seront superflues et dès lors (lanjjoriases, même tout éta- blissement public (tiiistruction deviendra inutile. Ce sera celui aucune erreur gcni'-rale ne sera plus à craindre, ou toutes les causes qui appellent l'intérêt ou les préjugés au service des passions auront perdu leur influence ; les lumières seront répandues avec égalité et sur tous les lieux d'un même terriioire et dans toutes le» classes d'une même société j toutes les •ciences et toutes les applications des sciences seront é(julemvnt délivrées du joug de toutes les superstitions et du poison des fausses doctrines, chaque lomine, enfin, trouvera dans ses propi-es connaissances, dans la rectitude de con esprit, des armes suffisantes pour repous-er toutes les ruses de la charh- lanerie ; mais ce temps est encore éloigné, notre objet crevait être d'en pi e- ^K;rer, d'en accélérer l'époque ; et en travaillant à former ces inslitutioiis nouvelles, nous avons nous occuper sans cesse de hâter l'instant heureux elles deviendront inutiles. »

Quel magniQ.]ue rêve d'individualisme, d'« anarchisme » intellectuel et scienliQquc ! Plus d'autorité enseignante : ni l'Eglise, ni l'Etat, ni corps ;avants : la vérité jaillissant de tout esprit comme d'une source et revenant ;i tout esprit comme à un réservoir ; toute intelligence mise en contact immédiat avec le réel, sans qu'aucun voile de superstition, sans qu'aucune tyrannie de gouvernement, sans qu'aucun prestige même de gloire s'inter- pose entre la pensée libre et J'univers ; .la science progressant par son propre ressort et se propageant d'esprit à esprit par sa seule vertu ; toutes les diffé- rences de niveau entre les classes abolies, de telle sorte que la vérité ne tombe pas d'un esprit sur un autre avec une force d'écrasement et de contrainte, mais se répande de conscience à conscience par une sorte de communication aisée et douce, sans chute, ni remous, ni écume trouble ; c'est la plus grande vision d'humanité pensante et libre dont un homme ait l'ait confidence à d'autres hommes.

Et ce sont les paysans accablés hier sous la corvée, le dédain, les ténè- bres, ce sont les prolétaires des faubourgs généreux mais incultes, que Condorcet appelle, en ses larges rêves, à la libre communion fraternelle de la science et de la pensée : c'est la philosophie qui se fait toute à tous et qui veut enfin faire de tous les hommes des élus. Quelle grandeur d'espérance et de foi, quel sublime appel aux humbles non pour continuer en résignation religieuse leur humilité sociale, mais pour les élever si haut qu'il n'y ait plus au-dessus d'eux que la vérité I

HISTOIRE SOCIALISTE 1113

C'est pour préparer la réalisation de ce gra.'id rêve que Condorcet s'applique, tout de suite, à débarrasser autant qu'il le peut, de toute coo- traiiite et de toule entrave, la vérité. Mais quelle que soit sa défiance du pou- voir politique, des institutions gouvernementales, il est bien obligé de mettre sur lenïeignement public la marque de la uation. Et lorsqu'il semble affranchir de l'action gouvernementale la suprême société nationale qui se recrute elle-même, je ne suis point assuré qu'il donne par des garanties déci-ives à la liberté du vrai : l'esprit de caste et de coterie des Aca éniies qui se recrutent elles-mêmes et qui semblent par'ois frappées de sénilité est plus contraire aux hardiesses du vrai que ne le fut jamais l'Université d'Etat affluent toujours, malgré tout, des forces neuves. Le vrai problème reste donc celui-ci : organiser la liberté à l'intérieur même de l'enseignement nati mal .

La liberté ne doit pas être une annexe à la nation, un refuge oîi s'abri- teruent ceux que tyrannise l'Etat : la liberté doit imprégner l'Elat laïque enseignant. Mais la défiance de Condorcet à l'égard de tout ce qui imraobili-e, son souci de tenir toujours grande ouverte la porte de l'avenir attestant, en 1702, un grand essor de l'esprit humain. Talleyrand avait prévu, il est vrai, que les sciences sociales se développeraient ; mais il ne donne pas, comme Coadorcet, la sensation vive que le monde est en mouvement et que laCons- litulion même la Révolution venait de résumer ses premières coiiquêles, e-l toute provisoire- Pour Talleyrand, la Révolution est comme un navire immobile, d'où le regard découvre de vastes horizons vers lesquels ua jour il faudra faire voile; pour Condorcet la Révolution est un navire en marche, dont la vibration et l'élan animenl les hardiesses de l'esprit. Or, quelle est la force qui avait plus à espérer des évolutions nouvelles et des progrès pro- chains, sinon le prolétariat ?

Comme Talleyrand, mais avec plus de précision que lui, Condorcet exproprie l'antiquité du premier rang qu'elle avait occupée jusque-là; aussi bien l'antiquité païenne que l'antiquité chrétienne. 11 me semble que Con- ' dorcet n'est point assez sensible à la puissance de beauté et de raison, aisément et éternellement communicable, que contiennent l'antiquité grecque et l'antiquité romaine.

Mais il a bien vu que pour être pleinement comprises, et goûtées en le'ir vrai sens, les œuvres antiques devaient être reidacées dans les séries hislo riques, expliquées et éclairées par le génie de leur temps, par les mœurs et les institutions dont elles procèdent. Il a bien vu et bien dit qu'elles ne pou- vaient plus être aujourd'hui un principe d'éducation, mais un complém -nt d'é Jucation admirable pour ceux que la conscience et la vie moderne auraieal déjà formés.

Et peut-être, à ce titre, eût-il mérité d'être compté par .M. Al-red Croiset parmi ceux qui pré;,arèrent la conception historique et la vivante

Ii44 HISTOIRE SOCIALISTE

inlerprétalion de la littérature grecque ; M. Croisel a trop négligé, dans sa belle introduction, les origines révolutionnaires.

<< Enfin, puisqu'il faut tout dire, puisque tous les préjugés doivent aujourd'hui disparaître, l'élude longue, approfondie des langues des anciens, étude qui nécessiterait la lecture des livres qu'ils nous ont laissés serait peut- être plus nuisible qu'utile.

< Nous cherchons dans l'éducation à faire connaître des vérités, et ces livres sont remplis d'erreurs; nous cherchons à former la raison, et ces livres peuvent l'égarer.

« Nous sommes si éloignés des anciens, nous les avons tellement de- vancés dans la route de la vérité, qu'il faut avoir sa raison déjà toute armée pour que ces précieuses dépouilles puissent l'enrichir sans la corrompre. Comme modèle dans l'art d'écrire, dans l'éloquence, dans la poésie, les an- ciens ne peuvent même servir qu'aux esprits déjà fortifiés par des étuiles premières. Qu'est-ce, en effet, que des modèles qu'on ne peut imiter sans examiner sans cesse ce que la différence des mœurs, des langues, des reli- gions oblige d'y changer? Déiiioslhène, à la tribune, parlait aux Athéniens assemblés; le décret que son discours avait obtenu était rendu par la nation même, et les copies de l'ouvrage circulaient ensuite lentement parmi les orateurs ou leurs élèves.

« Ici nous prononçons un discours non devant le peuple, mais devant ses représenlanls; et ce discours, répandu par l'impression, a bientôt autant de ju^es froids et sévères qu'il existe en France de citoyens occupés de la chose publique. Si une éloquence entraînante, passionnée, séductrice peut égarer quelquefois les assemblées populaires, ceux qu'elle trompe n'ont à prononcer que sur leurs propres inléiêts. Leurs fautes ne relorabent que sur eux-mêmes, mais des représentants du peuple qui, séduits par un orateur, céderaient à une autre force qu'à celle de leur raison, prononçant sur les intérêts daulrui, trahiraient leur devoir, et perdraient bi-nlôt la confiance publique sur laquelle seule toute Constitution représentative est appuyée. Ainsi, cette même éloquence, nécessaire aux Constilu lions anciennes, .«erait dans la nôtre le germe d'une corruption destructive. Il était alors permis, utile peut-être, d'émouvoir le peuple, nous lui devons de ne chercher qu'à l'éclairer. Pesez toute l'influence que le changement dans la forme des Cons- titutions, toute celle que l'invention de l'imprimerie peuvent avoir sur les règles de l'art de parler, et prononcez ensuite si c'est aux premières aimées de la jeunesse que les orateurs anciens doivent être donnés pour mo- dèle. »

Je ne sais si l'exemple de Démosthène, la force de la pure raison est si dominante, est heureusement choisi ; mais, dans l'ensemble, c'est bien une application hardie du sens historique aux chefs-d'œuvre anciens : c'est aussi la foi éclatante aux temps nouveaux.

HISTOIRE SCCIALISTE

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Vous devez à la nation française une instruction au niveau du

r^ ■«

XV III' siècle, de cette p/iilusopiiio (fui, e)i éclairant la génération conlempo- raiiir, prépare et devance déjà la raison supérieure à laquelle les progrès

LIV. 144. HISTOIRE SOCIALISTE. LIV. 144

1146 HISTOIRE SOCIALISTE

nécessaires du genre humain appellent les t/énérations futures. Tels ont été nos principes, et c'est d'après celle philosophie, liôre de toutes les chaînes, a/franchie de toute autorité, de toute Itabitude ancienne, que nous avons choisi et classé les objets de l'instruction publique. » C'est toujours le même magnlQque appel à toutes les forces de la pensée : c'est comme une vaste et calme lumière qui sollicLle les germes innombrables, et leur promet la gloire croissante de la vie.

Gomme le soleil créateur précipite la chute des dernières feuilles mortes par l'éclosion des feuilles nouvelles, la laraière créatrice de la Révolution détache de l'arbre les splendeurs mortes des frondaisons anciennes, et fait cclaler les bourgeons. La spiendide et mélancolique jonchée des choses d'au- trefois saura émouvoir l'homme qui rêve : les forces jeunes de la vie triom- pheront seules dans le rayonnant éther.

Mais c'est par des trails plus précis, et d'une valeur plus immédiate, que se marque, de Talleyrand à Condorcet, le progrès révolutionnaire. P'abord le plan de Condorcet exclut nettement la religion de l'enseignement public. Talleyrand laissait la religion dans l'école, comme la Constitution civile la laissait dans l'Etat. 11 la subordonnait, il est vrai, ou tout au moins il ne lui soumettait pas la morale. Et jusque dans l'enseignement des « écoles pour les ministres delà religion», il glissait une tendance rationaliste. « C'est un principe catholique que la croyance est un don de Dieu, mais ce serait étran- gement abuser de ce principe que d'en conclure que la raison doit se re- garder comme étrangère à l'étude de la religion, car elle est aussi un présent de la Divinité, et le premier guide qui nous a été accordé par elle pour nous conduire dans 7ios recherches. »

Mais enfin diminuée, resserrée, contrôlée, la religion continuait à faire partie du système d'instruction. An nom du Comité de la Législative, Con- dorcet l'élimine, la réduit à n'être plus qu'une chose privée.

« Les principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les insti- tuts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. La Constitution, en reconnais- sant le droit qu'a chaque individu de choisir son culte, en élablissant une entière égalilé entre tous les habitants de la France, ne permet point d'ad- mettre dans l'instruction publique un enseignement qui, en repoussant les enfants d'une partie des citoyens, détruirait l'égalité des avantages sociaux et donnerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n'admettre dans Cinstruction publique V enseigne ment d'aucun culte religieux.

« Chacun d'eux doit être enseigné dans les temples par ses propres mi- nistres. Les parents, quelle que soit leur croyance, quelle que soit leur opi- nion, sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors, sans repu-

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gnance, envoyer leurs enfants dans les étalalissements nationaux, et la puissance publique n'aura point usurpé sur les droits de la conscience, sous prétexte de l'éclairer et de la conduire.

« D'ailleurs, combien n'est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison?

« Quelque changement que subissent les opinions d'un homme dans le cours de sa vie, ces principes établis sur cette base resteront toujours égale- ment vrais; ils seront toujours invariables comme elle; il les opposera aux tentatives que l'on pourrait faire pour égarer sa conscience, elle conservera son indépendance et sa rectitude, et on ne verra plus ce spectacle si affligeant d'hommes qui s'imaginent remplir leur devoir en violant les droits les plus sacrés, et obéir à Dieu en trahissant leur patrie.

« Ceux qui croient encore à la nécessité d'appuyer la morale sur une religion particulière doivent eux-mêmes approuver cette séparation; car sans doute ce n'est pas la vérité des principes de la morale qu'ils font dépendre de leurs dogmes; ils pensent seulement que les hommes y trouvent des motifs plus puissants d'être justes; et ces motifs n'acquerront-ils pas une force plus grande sur tout esprit capable de réfléchir, s'ils ne sont employés qu'à forti- fier ce que la raison et le sentiment intérieur ont déjà commandé?

« Dira-t-on que l'idée de cette séparation s'élève trop audessiis des lumières actuelles du peuple ? Non, sans doute, car puisqu'il s'agit ici d'ins- truction publique tolérer une erreur ce serait s'en rendre complice ; ne pas consacrer hautement la vérité, ce serait la trahir. Et quand bien même il serait vrai que des ménagetnents politiques doivent encore souiller les lois dun peuple libre, quand cette doctrine insidieuse ou faible trouverait une excuse dans cette stupidité qu'on se plaît à supposer dans le peuple, pour avoir m/i prétexte de le tromper ou de l'opprimer, du moins l'instruction qui doit amcîier le temps ces ménagements seront inutiles, ne peut appartenir qu'à la vérité seule, et doit lui appartenir tout entière. »

Ainsi, pour Condorcet, non seulement l'Eglise doit être séparée de l'école, mais cette première séparation doit hâter la séparation complète de l'Eglise et de l'Etat, l'entière élimination de la religion réduite aux consciences indi- viduelles et perdant tout caractère officiel. L'article 6 du projet sur les écoles primaires, résumant ces fortes pensées, dit nettement : « La religion sera enseignée dans les temples, par les ministres respectifs des différents cuites. »

Depuis le rapport de Talleyrand, en six mois, cest un grand effort d'émancipation.

Mais Condorcet ne se borne pas à affranchir l'enseignement, même pri- maire, de toute influence religieuse, il ne se borne pas à avertir ainsi offi- ciellement le peuple que c'est hors de la religion qu'il doit chercher tous les principes de la vie intellectuelle, morale et sociale. 11 prévoit un enseigne-

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ment populaire beaucoup plus étendu et beaucoup plus éleyé que celui que prévoyait le rapport de Talleyrand.

Dans le projet de celui-ci il n'y avait qu'un degré d'enseignement popu- laire, et il était très humble. C'est à peine si on doit y apprendre à lire, à écrire, à compter un peu, et l'enfant ne doit y séjourner que deux années : il y entrera entre six et sept ans; il en sortira entre huit et neuf ans. De tous ces enfants sortant à huit ou neuf ans de l'école primaire, quelques-uns à peine se dirigeront vers les écoles du district qui leur font suite et qui sont en réalité des écoles d'enseignement secondaire, comprenant l'étude des langues anciennes et la bourgeoisie seule accédera. Talleyrand le dit expressément.

« Au delà des premières écoles seront établies, dans chaque district, des écoles moyennes ouvertes à tout le monde, mais destinées néanmoins, par la nature des choses, à iin petit nombre seulement d'entre les élèves des écoles primaires.

« On sait^ en effet, qu'au sortir de la première instruction, qui est la portion commune du patrimoine que la Société répartit à tous, le grand nombre, entraîné,par la loi du besoin, doit prendre sa direction vers un état promptement primitif ; que ceux qui sont appelés par la nature à des pro- fessions mécaniques s'empresseront {sauf quelques exceptions) à retourner dans la maiwn paternelle ou a se former dans les ateliers ; et que ce serait une véritable folie, une bienfaisance cruelle, de vouloir faire parcourir à tous les divers degrés d'une instruction inutile et par conséquent nuisible au plus grand nombre. »

Ainsi, dans le plan de la Constituante, quand les enfants, de six à huit ans auront appris à lire et à écrire, la Société ne s'occupera plus d'eux: elle leur a mis en main un instrument d'éducation bien élémentaire et bien débile, qui bientôf" sans doule s'usera ou se brisera avant d'avoir pu servir. Elle ne croit pas possible d'aller au delà, et de retarder davantage le mo- ment impatiemment attendu la famille paysanne pourra disposer de l'enfant pour le service de la ferme, et la famille ouvrière j)oiirra, soit dans les petits ateliers domestiques, soit dans les manufactures, plier l'en- fant au travail industriel.

Le plan de Talleyrand, en même temps qu'il nous révèle les faibles am- bitions de la Gunsliluante pour l'enseignement du peuple, nous apprend que déjà l'impatience de la production industrielle et l'égoïsme avide d(>s pères et des mères gualtniont l'enfant dès sa huitième année et le réclamaient sans doute impérieusement.

Le Comité de la Législative, représenté par Condorcet, a plus d'ambition pour l'enfance pauvre, et particiiliÎTement pour l'enfance ouvrière. Le projet de Condorcet prévoit dans l'enseignement populaire deux degrés : il y a d'abord une école primaire, et qu'il appelle de ce nom ; il y a ensuite, sous le

HISTOIRE SOCIALISTE 1149

nom « d'école secondaire », ce que nous appellerions aujourd'hui une école primaire supérieure.

Au premier degré, dans l'école primaire proprement dite, oîi tous passe- ront, l'enseignement est, non plus comme dans le plan des Consliluanls, de ■deux années, mais de quatre années :

« Article 3. L'enseignement des écoles primaires sera partagé en quatre divisions, que les élèves parcourront successivement. » - ..

Comme ils ne peuvent entrer avant l'âge de six ans, c'est de six ans à dix ans que l'école primaire retient les entants. Il est vrai que l'obligation scolaire n'est pas inscrite dans la loi. La Révolution avait peur de paraître t'jucher à la liberté individuelle et de se heurter à la résistance des familles.

Talleyrand avait nettement écarté dans son rapport, toute idée d'obliga- tion légale: « La Nation offre à tous, le grand bienfait de l'instruction, mais elle ne l'impose à personne. Elle sent que chaque famille est aussi une école primaire dont le père est le chef... Elle pense, elle espère que les vrais prin- cipes prévaudront insensiblement dans le sein des familles, et en banniront les préjuges de tout genre qui corrompent l'éducation domestique; elle res- pectera doncles éternelles convenances de la Nature qui, mettant sous la sauvegarde de la tendresse paternelle le bonheur des enfants, laisse au père le soin de prononcer sur ce qui leur importe davantage... Elle sedéfendra des erreurs de cette République austère (Sparte) qui se vit ensuite obligée de briser les liens de famille ». Oui, et si la « tendresse paternelle » déshérite l'enfant de toute instruction, de toute lumière ? A quoi servira que la Nation ait mis l'instruction « à la portée de tous », si le père et la mère n'en veu- lent pas pour leur enfant, s'ils interceptent pour lui la clarté commune? J'observe que sur la question de l'obligation, Condorcet garde complètement le silence. On dirait qu'il évite ce troublant problème et après le rapport de Talleyrand, ce silence de Condorcet est significatif. Il semble qu'il ne veuille même pas considérer comme possible que la barbarie des familles retranche aux enfants linstructioa préparée pour eux par la Nation, et il répèle si for- tement qu'elle doit être universelle qu'il espère sans doute que la force des mœurs suppléera en ce point au silence des lois. C'est donc jusqu'à dix ans et non plus seulement jusqu'à huit que tous les enfants resteront dans les écoles primaires. C'est jusqu'à dix ans et non plus jusqu'à huit que Condorcet retarde leur entrée à l'atelier. « Ce terme de quatre ans qui permet une di- vision commode, pour une école l'on ne peut placer qu'un seul maître, répond aussi assez exactement à l'espace de temps qui, pour les enfants des familles les plus pauvres, s'écoule entre l'époque ils commencent à être capables d'apprendre et celle ils peuvent être employés à un travail utile, assujettis à un apprentissage régulier. » En ces quatre ans, « dans les écoles primaires de campagne, on apprendra à lire et à écrire. On y enseignera les règles de l'arithmétique, les premières connnaissances morales naturelles et

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économiques nécessaires aux. habitanls des campagnes. On enseignera les mémos objets dans les écoles primaires des bourgs et des villes; mais on insistera moins sur les connaissances relatives à ragriciillure, et davantage ur les connaissances relatives aux arts et au commerce».

D'emblée, comme on voit, ce programme a beaucoup plus d'ampleur que celui de Talleyrand. Mais Gondorcet ne s'arrête pas là, au moins pour le peuple des villes. Il ne croit pas possible dans les écoles des campagnes daller au delà, d'abord, sans doute à cause de la dépense, peut-être aussi parce que loin des villes, loin des foyers les plus ardents de lumière scien- tifique et de vie moderne, il lui paraît malaisé que la curiosité spontanée des entants et le bon vouloir des familles aillent beaucoup au delà de ce premier sffort.

Mais pour le peuple des ouvriers, des artisans, des petits commerçants, Condorcet espère et demande mieux; et il prévoit, dans les villes, la forma- tion d'écoles secondaires qui semblent destinées tout à la fois à la petite bourgeoisie artisane ou marchande et à la classe ouvrière, ou tout au moins à l'ardente élite de celle-ci.

« Des écoles secondaires établies dans les villes formeront le second degré. On y enseignera ce qui est nécessaire pour exercer les emplois de la société, et remplir les fonctions publiques qui n'exigent ni une grande éten- due de connaissances ni un genre d'études particulier. » Et plus précisément, on enseignera dans les écoles secondaires :

« Les notions grammaticales nécessaires pour parler et écrire correc- tement; l'histoire et la géographie de la France et des pays voisins;

« Les principes des arts mécaniques, les éléments pratiques du com- merce, le dessin;

«3° On y donnera des développements sur les points les plus importants de la vie morale et de la science sociale, avec l'explication des principales lois, et les règles des conventions et des contrats;

«4° On y donnera des leçons élémentaires de mathématiques, de physique et d'histoire naturelle, relatives aux arts, à l'agriculture et au commerce.

« Dans les écoles secondaires il y aura plus d'un instituteur, on pourra enseigner une des langues étrangères la plus utile, suivant les localités.

«L'enseignement sera divisé en trois divisions que les élèves parcourront successivement. »

Comme on voit, ces écoles prenant les enfants à dix ans au sortir de l'école « primaire » les retiendraient jusqu'à treize ans, et le programme de l'enseignement donné à cette élite populaire semble répondre à la fois aux cours les plus élevés de nos écoles primaires actuelles, et à quelques parties des cours de nos écoles primaires supérieures et de nos écoles commerciales et professionnelles du premier degré. C'est à toute l'intelligence ouvrière et artisane que Condorcet veut ouvrir une issue, et donner un supplément de

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force. Comment concilier avec les principes ou tout au moins avec les for- mules d'égalité cette sorte de privilège réservé aux villes d'une culture popu- laire supérieure? Gondorcet donne cette raison bien haute et bien noble, et qui atteste chez lui un sens très vif de l'évolution industrielle, que le travail des champs a des répits qui permettent au paysan s'il le veut, de se dévelop- per et de lire : que d'ailleurs ce travail varié et ample est déjà lui-même un exercice des facultés de l'esprit, et qu'au contraire, dans les ateliers, la croissante division du travail risquerait de réduire l'ouvrier à une sorte d'auto- matisme si le ressort plus vigoureux de l'instruction première ne lui permet- tait de réagir. *

« Les cultivateurs ont dans l'année, des temps de repos dont ils peuvent donner une partie à l'instruction, et les artisans sont privés de cette espèce de loisir. Aussi l'avantage d'une étude isolée et volontaire balance pour les uns celui qu'ont les autres de recevoir des leçons plus étendues, et sous ce point de vue l'égalité est encore conservée, plutôt que détruite, par l'éta- blissement des écoles secondaires.

« Il y plus; à mesure que les manufactures se perfectionnent, leurs opé- rations se divisent de plus en plus ou tendent sans cesse ànecharger chaque individu que d'un travail purement mécanique et réduit à un peUt nombre de mouvements simples, travail qu'il exécute mieux et plus promptement, mais par l'effet de la seule habitude, et dans lequel son esprit cesse complè- tement d'agir. Ainsi le perfectionnement des arts deviendrait pour une partie de l'espèce humaine une cause de stupidité, ferait naître dans chaque nation une classe d'hommes incapables de s'élever au-dessus des plus grossiers inté- rèls, y introduirait et une inégalité humiliante et une semence de haine dangereuse, si une instruction plus étendue n'offrait aux individus de cette même classe une ressource contre l'effet infaillible de leurs occupations jour- nalières. »

C'est donc la pensée ouvrière que le grand homme veut sauver. Il voit que le prolétariat ouvrier entre dans la grande ombre du travail industriel méca- nisé, qu'il va s'y enfoncer et s'y perdre; et d'avance, en cette nuit du travail monotone et stupéQant, il veut projeter à grands rayons la lumière du xvni* siècle : émouvante rencontre de l'Encyclopédie et des prolétaires, admi- rable ferveur humaine de la science qui veut corriger, pour tout esprit, les effets du môcani>me industriel créé par elle. Mettez d'abord dans le cerveau (!e l'homme assez de force, assez de vie, assez d'images variées pour qu'il pui-se affronter sans péril la longue routine du métier uniformisé. Hélas! ce grand rêve sera tout au moins ajourné, et pendant des générations c'est la faci^ de ténèbres de la science qui seule se montrera aux ouvriers écrasés de nuit. Quand donc se dévoilera pour eux toute sa face de clarté? Mais qui ne sent ijue la grande pensée de Gondorcet, si elle résume les plus hauts espoirs de la philosophie, est faite aussi de la force prolétarienne qui de 1789 à 1792

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se révèle tous les jours plus grande clans la Révolution qui grandit? Lui-môme, l'incomparable optimiste, n'a pu rêver celte ascension de tous du fond de l'igno- rance vers la lumière que parce que tous, du fond de l'impuissance et de la pas- sivité récentes étaient montés en quelques années vers l'action. Dans la séré- nité de la lumière philosophique, je démêle le reflet de regards ardents; et dans celte large clarté étendue aux horizons futurs, une vibration de flamme révolutionnaire. C'est le même Condorcet qui avait en 1790, àl'Hôtel de Ville, demandé le droit de suffrage pour tous, qui maintenant, devant la Législa- tive, demande la pensée pour tous.

» Dans son plan, il ne se borne pas à retenir les enfants à l'école plus long- temps que ne l'avait prévu la Constituante. Il continue l'œuvre d'éducation toute la vie. D'abord « chaque dimanche l'instituteur ouvrira une conférence publique à laquelle assisteront les citoyens de tous les âges, nous avons vu dans celle institution un moyen de donner aux jeunes gens celles des con- naissances nécessaires qui n'ont cependant pu faire partie de leur première éducation. On y développera les principes et les règles de la morale avec plus d'étendue ainsi que cette partie des lois nationales dont l'ignorance empêche- rait un citoyen de connaître ses droits et de les exercer. »

« ... Les conférences hebdomadaires proposées pour ces deux premiers degrés (écoles primaires et secondaires) ne doivent pas être regardées comme un faible moyen d'instruction, 40 ou 50 leçons par année peuvent renfermer une grande étendue de connaissances, dont les plus importantes répétées chaque année, finiront par être entièrement comprises et retenues pour ne plus pouvoir être oubliées. En même temps une autre portion de cet ensei- gnement se renouvellera continuellement, parce qu'elle aura pour objet soit des procédés nouveaux d'agriculture ou d'artmécanique, des observations, des remarques nouvelles, soit l'exposition des lois générales, à mesure qu'elles seront promulguées, le développement des opérations de gouvernement d'un intérêt universel. Elle soutiendra la curiosité, augmentera l'intérêt de ces leçons, entretiendra l'esprit public et le goût de l'occupation.

« Qu'on ne craigne pas que la gravité de ces instructions en écarte le peuple. Pour l'homme occupé de travaux corporels le repos seul est un plaisir, et une légère contention d'esprit un véritable délassement, c'est pour lui ce qu'est le mouvement du corps pour le savant livré à des études sédentaires, un moyen de ne pas laisser engourdir celles de ses facultés que ses occupa- tions habituelles n'exercent pas assez.

« L'homme des campagnes, l'artisan des villes, ne dédaignera point des connaissances dont il aura une fois connu les avantages par son expérience ou celle de ses voisins. Si la seule curiosité l'attire d'abord, bientôt l'intérêt le retiendra La frivolité, le dégoût des choses sérieuses, le dédain pour ce qui n'est qu'utile ne sont pas les vices des hommes pauvres ;etcette prétendue îlupidité, née de l'asservissement et de l'humiliation, disparaîtra bientôt

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lorsque des hommes libres Irouveronl aiiprtîs d'eux les moyens de triscr la dernière et la plus honteuse de leurs chaînes. »

Mais, au-dessus môme des écoles primaires el secondaires con>lilaant l'enseignement populaire proprement dit, Condorcet prévoit encore la perpi- tuelle communication de la science et de la vie. En chaque département il y aura ce que Condorcet appelle un institut, et qui correspoml à ce que nous appelons aujourd'hui un lycée. Ella aussi, une fois par mois, les professeurs devront donner une leçon publique ; bien mieux, les salles de classes seront ouvertes non seulement aux élèves, mais à des auditeurs bénévoles voulant compléter leur éducation. Tous les citoyens doivent être ainsi perpé- tuellement en contact avec la vérité; et comme les citoyens, les soldats doivent cultiver leur raison et leur liberté. « Dans les villes de garnison on pourra charger les professeurs d'art militaire d'ouvrir pour les soldats une con- férence hebdomadaire dont le principal objet sera l'explication des lois et des règlements militaires, le soin de leur en développer l'esprit et les motifs, car t obéissance du soldat à la discipline ne doit plus se distinguer de la soumission du citoyen à la loi ; elle doit être également éclairée, et com- mandée par la raison et par l'amour de la patrie avant de l'être par la force ou par la crainte de la peine. »

EnQn, et c'est le dernier trait par lequel le plan de Condorcet dittère de celui de Talleyrand, tandis que Talleyrand concentrait en son Institut national ramassé à Paris toute la haute science et tout le haut enseignement, Condorcet, tout en in>tituant au sommet sa Société nationale des sciences et des arts, prévoit, sous le nom de lycées, plusieurs centres, plusieurs foyers de ce que nous appelons aujourd'hui l'enseignement supérieur, Facultés ou Universités. Ainsi, de Douai, de Strasbourg, de Dijon, de Montpellier, de Toulouse, de Poi- tiers, de Rennes, de Clermont-Ferrand comme de Paris une haute et libre science rayonnera sur toute la France; de la modesl« clarté du hameau à la grande lumière centrale, des foyers intermédiaires de recherche et,de savoir seront distribués, et tout esprit sera toujours sur le trajet d'un rayon.

"Vullà le plan de Comlorcetet de la Législative, plus vaste, plus populaire, pins humain que celui de Talleyrand et de la Constituante. Sans doute, Con- dorcet ne prévoit môme pas un ordre social pleinement égalilaire et commu- niste où le développement de chaque intelligence sera mesuré non par ses facultés sociales de richesse, mais par ses facultés naturelles de compréhension et d'élan, et les pensions qui permettent aux mieux doués de s'élever aux degrés les plus hauts de l'enseignement ne corrigent pas cette inégalité sociale fondamentale. Condorcet ne songe pas à la faire disparaître. Mais il croit qu'une large diffusion de lumière atténuera tout au moins les inégalités.

« 11 importe à la prospérité publique de donner aux classes pauvres, qui sont les plus nombreuses, le moyen de développer leurs talents, c'est un moyen non seulement d'assurer à la patrie plus de citoyens en état de servir, aux

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sciences plus d'hommes capables de contribuer a leurs progrès, mais encore de diminuer celte inégalité qui naît de la difîérence des fortunes, de mêler entre elles les classes que celte différence tend à séparer. L'ordre de la nature n'établit dans la société d'autre inégalité que celle de l'instruction et de la ri- chesse, et en étendant l'instruction vous affaiblirez à la fois les effets de ces deux causes de distinction. L'avantage de l'instruction, moins exclusivement réuni à celui de l'opulence, deviendra moins sensible et ne pourra plus être dange- reux; celui de naître riche sera balancé par l'égalité, par la supériorité même des lumières que doivent naturellement obtenir ceux qui ont un motif de plus d'eu acquérir. »

Mêler ies classes : l'idéal de Condorcet, si grand qu'il soit à cette date, ne va pas au delà. Mais un nouveau progrès de justice révélera à la pensée hu- maine qu'il ne faut point les mêler, mais les abolir. Ce mélange même, Con- dorcet ne peut l'espérer que pour quelques-uns des éléments des deux classes; car comment dans l'ensemble, les pauvres, privés de moyens de culture pro- longée, pourront-ils racheter par la supériorité des lumières l'infériorité de richesse? Malgré tout, c'est le peuple tout entier qui est appelé par Condorcet, par le grand ami de Turgot et de Voltaire, par le noble héritier de la science et de la philosophie du x^iu* siècle, c'est le peuple tout entier qjji est appelé à ce commencement de lumière, et sollicité vers les hauts sommets de la pensée. Comment le peuple ne se sentirait-il pas plus fort pour l'œuvre révo- lutionnaire, plus confiant en lui-même après ce sublime appel? Ainsi, de la philosophie aux prolétaires, il y avait comme un échange de force et de con- fiance. La croissance du peuple mêlé à l'action aidait à l'essor du grand rêve d'universelle science fait pour les hommes par l'Encyclopédie, et ce grand rêve même communiquait au peuple plus de fierté, plus d'élan pour l'action.

iMais par sa participation plus active tous les jours et plus véhémente à la défense de la liberté et du sol, le peuple aussi affirmait sa force et élargis- sait son droit à la Révolution. Comment la distinction politique des citoyens actifs et des citoyens passifs pourrait-elle résister longtemps lorsque les citoyens passifs, appelés par la philosophie à leur part de lumière, s'offraient en outre eux-mêmes pour refouler l'étranger? Leur puissance de générosité, d'action et de courage déborde d'emblée les cadres légaux tracés par la Révo- lution bourgeoise. Quand la Constituante, au départ du roi pour Varennes, put craindre une brusque agression de l'étranger, quand la pacifique et grande Assemblée qui avait proclamé que la France renonçait à jamais à toute guerre de conquête et qui croyait avoir désarmé les méfiances des peuples et des rois, dut improviser des mesures de défense nationale contre la perfidie de Louis XVI et la complicité présumée de l'Europe monarchique, elle ne se résigna pas pourtant à instituer la conscription et à enrôler de force la jeunesse de France; elle maintint le principe des engagements vo- lontaires qui avait dominé la loi cronosée, en janvier 1791, par Alexandre

IIDO HISTOIRE SOCIALISTE

Lameth et promulguée le 12 juin, loi portant organisalioa de cent mille auxi- liaires. Mais, sous le coup du péril, elle adressa un appel direct aux gardes nationales du royaume, les adjurant de former des volontaires pour le salut de la patrie et de la liberté.

S'adresser aux gardes nationales, charger chaque bataillon du soin d'ou- vrir le registre des engagements volontaires, c'était d"abord faire appel h la plus grande force organisée, à la fois militaire et civique de la Révolution. C'était aussi convier à la défense du sol les forces les plus stables, les plus conserva- trices, celles qui rassuraient la bourgeoisie contre les prétentions et les agita- tions prolétariennes aussi bien que contre les agressions d'ancien régime. C'est dans cet esprit que furent rendus les deux décrets du 21 juin 1791. Le premier ordonnait « aux citoyens de Paris » de se tenir « prêts à agir pour le maintien de l'ordre public et la défense de la palrieî».

Le second disposait :

« Art. 1". - La garde nationale du royaume sera mise en activité sui- vant les dispositions énoncées dans les articles ci-après :

« Art. 2. Les départements du Nord, du Pas-de-Calais, de r.\isne, des Ardennes, de la Moselle, de la Meurthe, du Bas-Rhin, du Haut-Rhin, de la Haute-Saône, du Uoubs, du Jura, du Yar, fourniront le nombre de gardes na- tionales que leur situation exige et que leur population pourra leur permettre.

« Art. 3. Les autres départements fourniront de deux à trois mille hommes, et néanmoins les villes pourront ajouter ù. ce nombre ce que leur population leur permettra.

« Art. 4. En conséquence tout citoyen et fils de citoyen en état de porter les armes et qui voudra les prendre pour la défense de l'Etat et le main- tien de la Constitution se fera inscrire, immédiatement après la publication du présent arrêté, dans sa municipalité, laquelle enverra aussitôt la liste des enregistrés aux commissaires que le directoire du département nommera, soit parmi les membres du conseil général, soit parmi les autres citoyens, pour procéder à la formation.

« Art. 5. Les gardes nationales enregistrées seront réparties en batail- lons de dix compagnies chacun, et chaque compagnie composée de cinquante gardes nationales, non compris les officiers, sous-officiers et tambours.

« Art. 6. Chaque compagnie sera commandée par un capitaine, un lieutenant, un sous-lieutenant, deux sergents, un fourrier et quatre caporaux.

« Art. 7. Chaque bataillon sera commandé par un colonel et deux lieutenants-colonels.

« Art. 8. Totis les individus composant la compagnie nommeront leurs officiers et sous-officiers ; l'rtat-major sera nommé par tout le bataillon.

« Art. 9. Du jour du rassemblement de ces compagnies, tous les ci- toyens qui la composent recevront, savoir : le garde national, quinze sols par jour; le caporal et le tambour, une solde et demie; le sergent et le fourrier,

HISTOIRE SOCIALISTE 1157

deux soldes; le sous-lieulenant, trois soldes; le lieuter/aat, quatre soldes; le capitaine, cinq soldes; le lieutenant-colonel, six soldes et le colonel sept soldes.

« Art. 10. Lorsque la situation de l'Etat n'exigera plus le service ex- traordinaire de ces compagnies, les citoyens qui la composent cesseront d'être payés, et. rentreront dans les compagnies de gardes nationales, sans con- server aucicnes distinctions. »

C'est, comme on voit, dans les limites de la Constitution bourgeoise, qui n'ouvrait la garde nationale qu'aux citoyens actifs, le principe démocratique de l'élection. C'est aussi la méfiance révolutionnaire à l'égard de toute force militaire distincte. C'est seulement pour faire face à un danger temporaire que les volontaires sont ainsi organisés. Aussitôt le danger passé, ils doivent se dissoudre et se perdre à nouveau dans les bataillons d'où ils furent un mo- ment extraits, et ils n'y rapporteront ni grade, ni distinction, ni mention spéciale qui leur permette de s'isoler et qui perpétue le souvenir de leur ac- tion belliqueuse.

Mais c'est rigoureusement parmi les gardes nationaux, c'est-à-dire parmi les citoyens qui étaientassez aisés pour être des citoyens actifs et pour s'acheter eux-mêmes tout leur uniforme et équipement, que la Révolution ^s'oulait re- cruter ses défenseurs. Elle voulait des soldats bien à elle, défenseurs naturels delà propriété comme de la liberté. La Constituante, de même qu'elle n'avait appelé que les gardes nationales pour représenter la France au Champ de Mars dans la grande fête de la Fédération, n'appelle que les gardes nationales pour défendre la France dans le grand drame de la guerre. Un appel direct aux prolétaires, aux citoyens passifs eût été une dérogation au principe de la Révolution, et la Constituante, au moment de la fuite du roi, était trop préoc- cupée de maintenir l'ordre bourgeois, de réserver à ce que Barnave appelait « l'élite propriétaire et pensante » la direction du mouvement, pour recruter en dehors des cadres légaux de la bourgeoisie l'armée chargée de la défendre. Exclure les prolétaires de la cité politique et les appeler à la sauver, les proclamer passifs et les convier à la forme la plus sublime de l'action, c'eût été une contradiction redoutable, car comment refouler ensuite dans leur pas- sivité électorale ceux auxquels le sacrifice consenti pour la patrie et la Révo- lution aurait donné le plus beau des titres? D'ailleurs il eût été coûteux d'ouvrir aux prolétaires les registres d'enrôlement, car la plupart d'entre eux n'étant ni armés ni en état d'acheter des armes auraient les recevoir du trésor public. C'est pour toutes ces raisons que la bourgeoisie révolutionnaire ne fit appel qu'aux gardes nationaux, c'est-à-dire à elle-même.

.\ la voix de la liberté menacée, à l'appel de la patrie en péril, le bour- geois répondit avec un empressement admirable. Il suffit de parcourir la liste nominative des premiers volontaires de Paris publiée par .M.\I. Chassin et Hennet dans le premier volume de leur ouvrage : Les volontaires nationaux

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pendant la Rrvolulion, pour constater le zMe extrême de la bourt:f'oi-ie pari- sienne. En quelques jours, les bataillons dont on a conservé les rcislres (il en manque quatorze, c'est-à-dire le quart) reçoivent 4.535 inscripiions. Des hommes de tous les étals, de toutes les professions, de tous les âges, souvent des hommes mariés et chefs de famille, parfois le père avec le fils, des rentiers, des bourgeois, des marchands moyens et petits, de modestes indus- triels, des artisans, tous convaincus que la patrie n'aurait à leur demander qu'une campagne de quelques mois et qu'ils pourraient retrouver leur ate- lier, leur comptoir, leur établi, avant que leur clientèle fût dispersée ou que leurs affaires fussent à la dérive, mais prêts à donner leur vie pour sauver la France libre, couvrirent ces premiers registres d'héroïsme et de liberté de leurs noms obscurs sur lesquels l'histoire attentive et minutieuse projette aujourd'hui un mélancolique rayon de gloire qui ne restitue pas pour nous les traits de toutes ces existences dès lon^'temps effacées. C'est comme un déQlé, comme « une revue » de toutes les conditions : ancien lieutenant de la marine marchande, étudiant en droit, chirurgien de la compagnie soldée, architecte, élève en chirurgie, cordonnier (patron cordonnier), aide de cui- sine, cotonnier, gagne-denier, compagnon chapelier, cordier, ancien caporal au régiment de Vivarais, carrier, lambourdes chasseurs, menuisier, encore gagne- denier, tailleur (16 ans), cordonnier, cordonnier, cordonnier, menuisier, tail- landier, chapelier, cordier, taillandier, gagne-denier, perruquier, perruquier, fondeur en caractères, ci-devant employé aux fermes (16 ans), carrier, pape- tier, déchargeur de vins, serrurier, jardinier-fleuriste, carreleur, gazier, par- fumeur, commis de négociant, manouvrier, scieur de pierres, cuisinier, pos- tillon, maçon, labletier tourneur, épinglier, chaudronnier, cloulier, boulanger, fabricant de bas, encore élève en chirurgie, tisserand, épicier. Je m'arrête ; visiblement ce sont surtout les artisans, les modestes patrons et industriels, les petits chefs d'atelier qui se jettent au péril: heures héroïques de la petite bourgeoisie et de l'arlisanerie parisienne!

Mais que signifient ces pauvres « gagne-deniers » ou ces pauvres « com- pagnons » ainsi inscrits sur les listes ? Elaient-ils donc de la garde nationale et avaient-ils eu assez de ressources pour s'équiper? Pas le moins du monde. Mais des notes des registres nous apprennent que les chefs de bataillon avaient été débordés.

De toutes parts, des prolétaires leur demandaient à être inscrits, à aller aux frontières; ils n'avaient pas cru pouvoir les refuser tous, et il les avaient inscrits dans la mesure les dons volontaires des bourgeois aisés permet- taient de les équiper. C'est ainsi que le commandant dul" bataillon, Leclerc, avertit que « tous ceux qui sont indiqués comme hors d'état de s'habiller demandent à contracter l'engagement comme auxiliaires : la plupart sort des Jravaux de charité ».

Souvent, les demandes, héroïquement irrégulières, des prolétaires

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étaient si nombreuses que, ne voulant ni leur "opposer un refus brutal et offensant, ni les inscrire sur les registres légaux à côlé^des citoyens actifs, les chefs de bataillon en formaient des listes à part. Le -décret du 15 juin rendu avant la fuite de Varenne à un moment la bourgeoisie révolutionnaire dans la placidité de l'apparetile victoire, ne se réservait pas aussi jalousement qu'au 21 juin la direction de la crise, permettait aux citoyens passifs de s'en- rôler comme auxiliaires.

C'est en se réclamant du décret du 15 juin que les prolétaires, les ou» vriers, les « compagnons » et « garçons » demandaient aux chefs de bataillon de la garde nationale, devenus les grands recruteurs, de les inscrire sinon sur le vénérable registre de la bourgeoisie, au moins dans des cahiers annexes : c'est latéralement et comme dépendance irrégulière, que s'offrait en 1791 l'héroïsme prolétarien.

Par exemple, au7« bataillon de Saint-Elienne-du-.Mont, un cahier séparé, annexé au registre, donne « les noms et qualités des personnes qui ne sont point enrôlées dans la garde nationale et qui désirent servir sur les frontières. Le registre régulier, bourgeois, contient 42 noms, des imprimeurs, des gra- veurs en taille douce, un chapelier, deux chirurgiens, un premier commis greffier au 3" tribunal de Paris, un maître de musique, un professeur, un clerc de procureur, un pâtissier, un marchand mercier, un « chandelier », le jeune Fondricot, âgé de 15 ans toute une bourgeoisie d'autant plus méritante qu'elle abandonnait, pour courir à l'ennemi, un métier lucratif et une vie stable. Elle était soulevée par la passion révolutionnaire, par l'amour saint de la liberté, peut-être aussi par un élan d'aventure et d'action qui tout à coup faisait éclater l'étroite boutique, tomber les murs familiers de l'atelier paternel.

El voici le cahier prolétarien qui contient, lui, 209 noms, tout un remue- ment de pauvreté vaillante et hardie qui saute par-dessus les dédains et la défiance de la Révolution légale pour aller la défendre aussi, et, en la défen- dant, l'agramlir, lui mettre au cœur un plus large rêve. Comment les citer tous ? Morel, commis aux fermes; Potey, commis aux fermes; Evrard, gar- çon artificier; Le Roy, garçon cordonnier; Detapes, garçon cordonnier; Vedy, garçon cordonnier; Marie, garçon cordonnier ; Serrât, commis négo- ciant; Mercier, garçon serrurier; Bréraond, imprimeur ; Bougrand, journa- lier; kvm^nà, charpentier ; J^ounUson. éperonnier ; Chanson, serrurier; .Asoutin, chapelier; Clément, coupeur de poil pour les chapeliers; Peschet, gagne-denier ; Bocot, fondeur en caractères; Pelletier, fondeur en carac- tères; Gaillier, fondeur en caractères; Védy, garçon cordonnier; Ponsot, cordonnier; Corroy, relieur; Chelur, toiscur de bâtiments; Bachelet, garçon cordonnier; kraxarù, écrivain; Boulanger, marchand d'habits; Guesdon, bro- canteur; Jarry, perruquier; Millevache, ferblantier ; Chiret, cordonnier; Bdimète, marchand de papier; Camus, tailleur de pierres ; ViWon, galon-

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nier; Laval, bijoutier; Gm\\aumoni,isculpteur ; Matelas, serrurier; Lexcellent, garçon boulanger ; Ix)chon, manouvrier; Dupuis, carreleur; Marlain, garçon marchand de chevaux; Dupuis, relieur; Denoil, relinir; Morel, garçon ma- çon ; Marceau, garçon teinturier; Rouget, compagnon orfèvre; Gagneiix, garçon maçon ; Rose, marchand quincadlier ; Levusseur, comjiugnon menui- sier ; DoucricT, terrassier; ï\oassea.\i, opticien; Blondel, marchand forain; Josse, compagjion de rivière; Kilcher, graveur; Chauliac, porteur d'eau: Relhoré, garçon marchand de i'2«5; Guerlé, 16 ans, garçon pâtissier ; ^i\\- lava, garçon limonadier ; Mauchien, garçon perrur/uicr; Auger, ingénieur feudisie ».

Je n'ai cité que quelques noms, au hasard du coup d'œil tombant sur les pngi's. Comme on voit, le cahier « de ceux qui ne font pas partie de la garde nationale », et qui ne peuvent s'enrôler dans les mômes compagnies et batail- lons que les gardes nationaux, n'est pas exclusiveipenl formé de « citoyens passifs ».

C'e.4 un mélange de prolétaires, de « garçons ou compagnons », qui, eux, étaient des citoyens passifs, et de modestes artisans qui n'avaient pu s'imposer ni les charges pécuniaires ni les pertes de temps qu'entraînait le service dans la garde nationale. Mais l'heure du péril les suscitait. .■Vinsi, en cette levée de la fin de 1791, les classes étaient assez mêlées, et bien souvent du registre oii est inscrit l'enrôlé bourgeois au cahier est inscrit « celui qui n'est pas de la garde nationale », les condilions sociales sont identiques. Aussi bien du « cordonnier » ou du « perruquier » ou du « menuisier », c'est-à-dire du patron cordonnier, perruquier, menuisier, qui s'inscrivait au registre, au garçon cordonnier, perruquier, menuisier, qui s'inscrivait au cahier, il n'y avait probablement pas conflit de sentiments, mais, au con- traire, émulation révolutionnaire.

Les garçons devaient regarder avec respect le patron, le chef artisan, qui quittait son atelier, ses affaires, sa famille, pour aller manier la baïon- nette et le fusil contre les émigrés et les rois, et les patrons devaient avoir quelque complaisance pour celte jeunesse hardie qui, d'instinct, allait à la gloire, à la liberté et au péril.

Mais les prolétaires, les garçons, les compagnons n'étaient pas fâches sans doute de dire aux bourgeois : « Sommes-nous passifs maintenant, et que signifient vos privilèges dans la communauté du courage et du danger? » Ou, s'ils ne le disaient pas, leurs regards le disaient, et dans ces cœurs vastes, à l'ardent patriotisme révolutionnaire une fierté prolétarienne se mêlait.

Or, pendant toute l'année 1792, les noms de tous ces volontaires, de tous ces prolétaires, de tous ces « garçons, » de tous ces « compagnons » restaient insciits sur les listes à la disposition de la liberté et de la pairie, et ainsi dans le prolétariat se continuait, se prolongeait l'orgueil du sacrifice; il sen- tait en lui, malgré les restrictions légales, toute la grandeur de la patrie et

HISTOIRE SOCIALISTE

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de la llberlé, une flamme de courage el de révolution plus haute que la loi bourgeoise. Ces sentiments s'exaltaient à mesure que les dangers do la France révolutionnaire devenaient i)lus pressants: et ainsi, quand, en avril 1702, la Hévolution déclara la guerre àrAulriclie.quand le grand orage éclata, les pro- létaires étaient tous animés à jouer un grand rôle, à conquérir plus de droit politique et social. Tout les y préparait : le souvenir des journées vaillantes de juillet et octobre 1789 ils sauvèrent la Révolution, le sens des Droits de l'Homme, plus vaste et plus humain que la Constitution de 1791, un premier combat économique contre la bourgeoisie monopoleuse et accapareuse, l'im- mense déplacement el bouleversement des propriétés qui, sans ébranler le principe môme de la propriété bourgeoise, semblait annoncer aux prolétaires la possibilité de nouvelles et vastes transformations, les plans d'universelle culture humaine formés par la philosophie, enDn l'exaltation héroïque de péril librement affronté, que de ressorts dans le peuple ouvrier! Aux pre- mières épreuves de la guerre il y aura donc, nécessairement, une prodigieuse détente de liberté et d'égalité.

Mallet du Pan exagère lorsqu'il écrit dans le Mercure de France, le 7 avril 1792, que la classe pauvre est maîtresse de la Révolution.

« Jusqu'à nous, dit-il, les dissensions républicaines ayant été à peu près renfermées dans la classe des propriétaires, le cercle de l'ambition populaire n'atteignait pas les classes que leurs travaux, leur pauvreté, leur ignorance excluent naturellement de l'administration, mais ici c'est à ces classes mômes, fermenlées par la lie d'une multitude immense d'hommes pauvres, alliés à la populace, qu'ont été dévolus la formation, l'empire, le gouverne- ment du nouveau système politique. Du château de Versailles et de Fanti- chambre des courtisans fautorité a passé, sans intermédiaire et sans contre^ poids, dans les mains des prolétaires et de leurs flatteurs. »

Ce n'est pas vrai, et la bourgeoisie, en avril 1792, garde encore la direc- tion du mouvement révolutionnaire; la force de la propriété est immense ; mais il est certain aussi que les « prolétaires », commencent à regarder l'avenir, ils commencent à avoir conscience de leur force, de leur droit pro- fond enveloppé encore d'incertitude et d'obscurité; ils commencent à juger la bourgeoisie elle-même, ils pressentent que si le labeur séculaire des serfs a fait la puissance et la richesse des nobles, il se pourrait bien aussi que dans la richesse et la puissance bourgeoise le peuple eût une large part à revendi- quer; et lorsque Isnard, en janvier 1792, s'écriait en un splendide langage : o le temps n'est plus l'artisan tremblait devant l'étoffe que sa propre main a tissée », cela était vrai, surtout, de la pourpre des nobles, des prôtres et des rois; cela était vrai aussi, en quelque mesure, du vôtement éclatant des riches et des puissants de la bourgeoisie nouvelle. C'est donc une société travaillée par bien des forces et l'espérance proTétafienne croît chaque jour, qui va affronter la grande épreuve de h\ gtrerre.

I

HISTOIRE SOCIALISTE 1163

LE DIX AOCT.

Cette guerre, la Gironde, comme nous l'avons va, l'avait (îédarèe ou tout au moins précipitée dans la pensée de dominer la royauté. Mais le ministère girondin n'avait aucun plan précis, et il s'en faut qu'il ait travailîé systémati- quement au renversement de la monarchie et à l'avénement de la Répu- blique. Dumouriez, comme je l'ai indiqué déjà, se plaisait plutôt à un état compliqué et ambigu oii ses ressources d'adresse et d'intrigue avaient toute leur valeur. Son rêve était de s'imposer à tous les partis par l'ét-lat de la victoire sur l'Autriche et de jouer ensuite entre la Révolution et le roi un rôle de courtier oîi il recevrait de toutes mains. Les Roland, j'entends le mi- nistre et sa femme, n'avaient pas de grandes vues audacieuses. Roland était surtout un administrateur méticuleux, ombrageux: il était préoccupé de sau- vegarder sa dignité plébéienne, et la mettait à de petites choses, comme de paraître au conseil des ministres avec des souliers sans boucles qui effarou- chaient tous les gardiens du protocole. II appliquait à la Révolution ses qualités et ses défauts d'inspecteur des manufactures, et il ne tardera pas à s'offenser de ce que le mouvement populaîTe, en ces temps d'effervescence, avait d'irrégulier.

Très sobre et de peu de besoins, prenant son austérité un peu chagrine pour la seule forme de la vertu révolutionnaire, il était plutôt l'homme des restrictions et des censures moroses que l'homme des impulsions auda- cieuses. Au demeurant, bien loin de préparer la République, il était plus tou- ché et flatté qu'il ne voulait en convenir par l'apparente bonhomie du roi qui interrogeait familièrement ses ministres sur les affaires de leur ministère et semblait s'y intéresser. M"" Roland raconte qu'elle était obligée de mettre son mari et les autres ministres en garde contre les surprises de la sensibilité M"" Roland n'avait pas de plan plus précis. C'était une âme stotque et un peu vaine, avec des facultés vives et assez hantes, mais de peu d'étendue. Elle avait grandi dans une famille de petite bourgeoisie artisane oii sa sen- sibilité ardente se heurtait de toute part à des limites et à la médiocrité de la vie. Son père, assez bon homme, s'était laissé aller à des désordres qui afQl- geaient et humiliaient sa fllle. D y eut ainsi en elle, de bonne heure, une habitude de refoulement, et c'est avec une grande exaltation qu'elle cherchait dans des lectures héroïques ou touchantes, dans Plutarque et dans Rousseau, une diversion et un réconfort.

Elle p-rlait toujours dans son esprit le type des hères antiques, et elle avait appris de Rousseau à aimer la nature en ses mélancolies, à goûter «les voluptés sombres » du crépuscule, à contempler de sa fenêtre des quais de de la Seine « le vaste désert du ciel ».

Mariée de bonne heure et par raison à Roland, vieux, jauni et triste.

H64 inSTOIFtE SOCIALISTE

qu'elle estimait et qu'elle n'aimait point, elle ne connut guère la vie du ma- riapç que comme un perpétuel renoncement du cœur et des sens. Elle surveiU '.uit avec inquiétude sa sensibilité toujours prôte à s'émouvoir, écartant d'abord par des billets émus et tendres Bancal des Issarts, dont l'intimité à la cam.pagne de la Plâlière lui devenait dangereuse, se détournant avec colère de Barbaroux, dont l'éclatante et présomptueuse beauté l'avait un moment éblouie, enfin donnant tout son cœur à Buzot mais après s'être juré à elle- même de ne pas lui donner sa personne, et soutenue en cette gageure par l'orage grandissant de la Révolution, par l'exaltation croissanLe du péril qui voulait des cœurs purs pour le suprême sacrifice, et sauvée de l'irrésistible attrait par la proscription et la mort.

Au demeurant, elle avait ou croyait avoir le goût de l'action, mais les événements lui apparaissaient surtout comme un moyen d'éprouver son âme, et malgré ses élans vers la vie, le monde, la liberté, elle ne vit jamais d'un regard juste et droit les hommes et les choses. Chez les hommes d'un génie vraiment fort et grand, comme Robespierre et Bonaparte, les crises de la vie intérieure, les enthousiasmes secrets pour Jean-Jacques ou pour Ossiau ont accru la puissance d'action et la pénétration de l'esprit. Dans l'illimité de l'émotion et du rêve ils prenaient une étendue et une subtilité du regard qu'ils portaient ensuite dans le réel. Les brumes qui flottaient ay loin leur avaient révélé d'abord les profondeurs de l'horizon dont peu à peu les lignes précises, nettes et lointaines leur apparaissaient.

Au contraire M"" Roland ne sortit jamais de Plutarque et de Rousseau, elle usa son énergie à se guinder en de superbes et inutiles fiertés. Elle ne comprit qu'un moment Robespierre, et ne comprit jamais Danton. Elle con- tribua à isoler la Gironde dans un stoïcisme déclamatoire et impuissant. La République lui paraissait le fond sur lequel devaient se dresser les figures des grands hommes, et elle y rêvait comme à une résurrection de Rome. Mais elle n'avait formé aucun dessein précis, et entre Roland et Dumouriez le ministère girondin flottait de l'incapacité à l'intrigue. Brissot était absorbé en ces mois d'avril et de mai par son rôle de ministre occulte; il était tout occcupé à recommander aux ministres en exercice les candidats aux fonctions pu- bliques qui affluaient en solliciteurs dans son modeste appartement; ei nn peu étourdi de cette puissance soudaine, flatté peut-être par le mystère qui s'y mêlait, il ne semblait pas avoir hâte de renverser le paravent de monar- chie qui abritait son influence. D'ailleurs, il avait administré la guerre à la France comme un médecin administre une potion pour tâter le malade. 11 attendait.

L'avènement du ministère girondin avait encore exaspéré la lutte entre les deux fractions révolutionnaires. A la Société des Jacobins, Robespierre avait inséré dans une adresse un appel à la Providence. Guadel l'accusa de favoriser la superstition et le mot de capucinade fut prononcé. Robespierre

HISTOIRE SOCIALISTE

nés

répondit par une profession de foi théiste à ta manière du vicaire savoyard. Mais Guadet oubliait-il donc que lui-même à la Législative, dans une discus- sion récente, avait invoqué Dieu? Etranges partis-pris que ceur de la haine.

Danton. (D'apris on moulage du Musée Caruavalet).

Robespierre, d'autre part, abusait contre la Gironde des inévitables consé- quences qu'entraîne le pouvoir; il faisait un grief à Brissot de pousser des amis aux emplois, et Brissot répondait aux Jacobins: « On me fait beaucoup d'honneur de rne supposer tant d'influence; mais osera-t-on se plaindre que des Jacobins, des patriotes, des amis delà Révolution entrent enfin dans les

lir.O HTSTOIRE SOCIALISTE

emplois? Us dovraiont, pour le bi^n de la p.ilrie les occuper Ions. ■> Eter- nelle et faslidieui'e (juerdie. Demain, c'est M"" Roland, la girondine, rfni reprendra contre Danton le reproche que Rohespierre adosse maintenant à Bris«ol. Elle Ini fera un crimo davoir été chercher dans les clnhs. parjui les révnhitinnnaires ardents, les serviteurs de la Révolution, d'en avoir peuplé les ministères, les administrations, les armées.

Mais, dans ses querelles avec Brissol, Robespierre n'oubliait pas la con- tre-révolution. Ou plutôt, par un coup de génie, par une merveille de clair- voyance et de haine il av;iil trouvé moyen de frapper fout à la fois la contre- révolution et la Gironde. C'était de frapper Lafayelte. Lafayetle était, à celle dale, le vrai chef des Feuillants. Il en était la dernière popularité ; il en ét;nt l'épée. On savait qu'il voulait interpréter la Constitution dans son sens le phi^ modéré, qu'il considérait comme factieux tous ceux qui voulaient élargir le droit de la Nation aux dépens de la prérogative royale. Et comme il avait gardé quelque crédit auprès des gardes nationales du royaume longtemps commandées par lui, il était la ressource suprême du modérantisme. Peut- être eût-il été redoutable aux démocrates s'il avait pu concerter son action avec la Cour. Mais la Cour se défiait de lui. Et elle avait d'ailleurs le projet non d'interpréter dans un sens modéré la Constitution, mais de la renverser à la faveur de la guerre.

Ainsi, Lafayette, entre la démocratie et la Cour, était isolé, et sa puis- sance vraie se resserrait tous les jours. Mais il apparaissait encore comme le grand obstacle à l'élan de la démocratie révolutionnaire. Et en l'attaquant tous les jours, en le dénonçant, en le discréditant, Robespierre ouvrait les voies à la Révolution. Mais il atteignait en même temps par ricochet la Gironde. Certes, entre la Gironde et Lafayette il y avait eu toujours hostilité violente, et c'est à faux que Robespierre accusait Brissot d'avoir été le complaisant, le familier de Lafayetle. Mais la Gironde était au pouvoir, et Lafayette com- mandait une armée. La Gironde, quoiqu'elle occupât le ministère, n'était ni assez forte ni assez audacieuse pour renouveler le haut personnel militaire. Elle m:un tenait à la tête des armées Rochambeau, Luckner, Lafayette désignés par Narbonne. El à vrai dire, à ce moment, le pays n'aurait pas eu confiance en des noms nouveaux ; les événements militaires, encore médiocres et in- certains, ne suscitaient pis de jeunes chefs. La gloire n'avait pas encore la rapidité de la foudre. Aussi Robespierre pouvait solidariser la Gironde et Lafayelle, comme un peu plus tard, et avec une bien plus terrible efficacité, il solidarisera la Gironde et Dumouriez.

Le début des hostilités avait été malheureux. Dans nne marche snr Tournai, une division de Rochambeau s'él;iit heurtée étonrdimen taux troupes autrichiennes, et nos soldats avaient fui. Se croyant trahis, ils avaient tué un de leurs officiers, Dillon, et ce premier revers mêlé d'indiscipline avait vive- menb ému les esprits. Les Girondins, qui avaient annoncé l'écrasement facile

HISTOIRE SOCIALISTE 1167

des suppôts de la tyrannie par les soldats de la liberlé, étaient assez penauds. Marat les raillait âprement. On nous avait assuré, dit-il avec sarcasme, « que devant les Droits de l'Homme les boulets de canon eux-mêmes reculeraient». Et reprenant son antierne de trahison, il engageait les soldats à mdssacrer les chefs.

La Gironde exaspérée demanda des poursuites contre lui. C'est Lasource qui, en un discours d'une violence extrême, le dénonça à la Législative. Pour colorer nn peu ces poursuites contre Marat on décréta en même temps des poursuites contre le journaliste royaliste Royou.

L'Ami du peuple et VAjni du Roi furent décrétés le même jour, mais c'tsl s\rrioul\'Ami dti pettple que la Gironde voulait atteindre. Ainsi, dès le début, éclataient l'inconséquence égoïste et la fatuité du parti girondin. Brissot n'avait qu'une excuse en précipitant la guerre ; c'est qu'elle donnât au peuple la force de se débarrasser de tous ses ennemis intérieurs, de rejeter tous les éléments de trahison. C'est Brissot lui-même qui, pressé par les raisonne- ments de Robespierre, avait dit: « Nous avons besoin de grandes trahisons. » Or, à l'heure même le soupçon du peuple s'éveillait, au moment une application de cette politique de défiance et d'extermination était faite par les soldats, la Gironde s'emportait jusqu'au délire.

.Mais, dira-t-on, les soldats «'étaient trompés et Dillon n'était pas un traître. Assurément, et la Gironde pouvait avertir de leur erreur les soldats de la Révolution. .Mais, espérait-elle, après avoir pour ainsi dire systématique- ment affolé la France pour la sauver, que la raison et la sagesse conduiraient tous les mouvements du soupçon déchaîné? Ou bien avait-elle la prétention de diriger à son gré les soupçons et les colères dans la grande âme orageuse de la Révolution, comme une rasin divine dirigeant la foudre dans les replis des vastes nuées? Ces colères, ces indignations de Lasource et des Girondins contre Marat démontrent dès le début que la Gironde est condamnée; car elle est incapable de faire sa propre politique: qui a déchaîné la guerre, a dé- ch^né par même la violence aveugle des passions, et doit ouvrir d'em- blée au peuple un large, un inépuisable crédit d'erreur, de colère et d'éga- rement. Se rebi'ffer orgueilleusement à la première erreur, croire que tout est perdu parce que le chaos de la guerre, de la force et du hasard ne se débrouille pas comme un écheveau dont on tiendrait tous les fils, c'est un signe de puéril orgueil et de radicale impuissance. 11 est certain dès maintenant que, dans les chemins ouverts par la iGjronde ce sont d'autres hommes plus ré- solus, plus logiques, plus attentifs à la spontanéité des forces populaires, qui conduiront la Révolution.

Danton attendait, prêt à -aisir de sa forte main les événements. Visible- meBt, il sentait que son heure était venue, l'heure des vastes remuements un peu troubles que les volontés puissantes et nettes conduisent jusqu'au but. Jus- qu'au mois de février 1792, jusqu'au moment il prit possession de son

lies HISTOIRE SOCIALISTE

poste de substitut du procureur de la commune, il avait dédaigné de se dé- fendre contre les calomnies qui l'enveloppaient. Ses ennemis chuchotaient que par l'intermédiaire de Mirabeau il avait eu avec la Cour de? relations louches, qu'il s'était fait rem])ourser sa charge de judicature bien au delà de son prix; et ils le représentaient comme un tribun vénal, ne demandant à la Révolution que d'assouvir l'appétit de ses sens robustes. Jamais il ne s'était expliqué. Que lui importail?

Il exerçait sur le Club des Cordeliers, sur les révolutionnaires les plus ardents une action presque irrésistible. Par sa haute slalure, par sa voix tonnante, par la décision de ses conseils et la sûreté de ses coups il dominait les Assemblées. Et sa fierté répugnait sans doute à descendre à des plai- doyers.

Qui «e défend se diminue. Peul-ôtre aussi pensail-il que dans les vastes mouvements révolutionnaires, la fougue des passions et l'énergie du vouloir étaient plus nécessaires qu'une étroite et chétive verlu. Se défendre, c'était reconnaître que des comptes pouvaient être demandés aux hommes de la Révolution ; et pourquoi décourager ceux qui peut-être avaient dans leur vie privée des coins obscurs de misère ou des lares secrètes, mais qui tendaient d'un grand élan vers une vie meilleure ils se referaient une verlu? 11 passait ainsi, un peu énigmalique et puissant, plus atlentif à mesurer les forces qu'à vérifier la moralité de tous ceux qui s'agitaient vers un grand but.

Ce n'est pas qu'il s'abaissât à la démagogie vulgaire ou sournoise. Jamais il ne flattait les vices lâches et bas, les vanités inquiètes ou les égo'ismes timides. Il semblait surtout faire appel aux énergies de la vie saine et droite, au naturel appétit du bonheur et de la joie, à une large et fraternelle sensualité. Il n'avait pas non plus des bassesses affectées de langage.

Parfois il jetait un mol trivial, une phrase d'allure cynique. Mais il n'était point sans culture : il lisait en anglais les romans de Richardson et Shakes- peare; il pratiquait les auteurs latins, et sa parole n'était pas toujours sans emphase : des images grandiloquentes, « La Liberté descendue du Ciel, nous rejetterons nos ennemis dans le néant, le peuple est éternel, je sortirai de la citadelle de la raison avec le canon de la vérité », auraient donné à ses discours quelque chose de factice, si un accent de résolution indomptable et la netteté des conseils pratiques ne leur, avaient communiqué la vie, la flamme, la puissance d'action.

Mais quand il prit possession de son poste de substitut du procureur de la Commune, dans les derniers jours de janvier 1792, il lui parut que cette force naturelle d'action ne suffirait pas, et il voulut encore cette considéra- tion, cette estime publique, sans lesquelles même aux jours les plus agités, nul ne peut jouer un grand rôle révolutionnaire. En un discours très étudié

HISTOIRE SOCIALISTE

116b

et dont, contrairement à seshabilmles, il conimuniiiud aux journaux le texte complet, il raconta toute sa vie publique ei privée. 11 parla, sans amertume, et avec le pressentiment des grandes revanches prochaine?, de son échec aux élections pour l'Hôtel de Ville. Il expliqua 1 origine de sa modeste fortune, se défendit même de toute participation directe à la journée du Champ de Mars il ne vit sans doute, & la derniè/s i^eore, qu'uoe tentative étourdie

Da.mo.s. (D aprè« as« êciampe da Uafoo CaroAvaiet.)

et prématurée, et pour rassurer ceux que sa rigueur révolutionnaire pouvait effrayer, il déclara qu'il fallait défendre la Constitution. Mais il prévoyait qu'elle serait attaquée, et il parlait d'un ton de menace à ceux qui seraient tentés de porter la main sur elle.

11 ne craignait pas de se présenter lui-même comme l'homme des néces- saires audaces :

« Monsieur le Maire et Messieurs, dans une circonstance, qui ne fut pas un des moments de sa gloire, un homme, dont le nom doit être à jamais

LIT. 147. HlàTOlBE SOCIALISTE LIV. 147.

1170 niSTOlRE SOCIALISTE

cél^b^e dans l'hi'^toire de la Révolution (Mirabnaii), disiil: Qu'il savait bien qu'il n'y avait pris loin du Capitole à la Roche -Tarpéienne ; et moi, vers la même époque à peu près, lorsqu'une sorle de pU'-hiscite m'écarta de l'enceinte de celte Assemblée m'.i[ipelait une section de la Capitale, je répondais à ceux qui attribuaient à l'afraiblisseraent de l'énergie des citoyens ce qui n'était que l'elTpl d'une erreur éphémère, qu'il n'y avait pas loin pour un homme pur, de l'ostracisme suggéré aux premières fonctions de la chose publique.

« L'événement justifie aujourd'hui ma pensée; l'opinion, non ce vain bruit qu'une faction de quelques mois ne fait régner qu'autant qu'elle-même, l'opi- nion indestructible, celle qui se fonde sur des faits qu'on ne peut longtemps obscurcir, cette opinion qui n'accorde point d'amni«tie aux traîtres, el dont le tribunal suprême casse les jugements des «ois el les l'écrets des jui:es vendus à la tyrannie, cette opinion me rappelle du fond de ma retraite j'allais cultiver cette métairie qui, quoique obscure et acquise avec le rembourse- ment notoire d'une charge qui n'existe plus, n'en a pas moins été érigée par nos détracteurs en domaines immenses payés par je ne sais quels agents de l'Angleterre et de la Prusse.

« Je dois prendre place au milieu de vous, Messieurs, puisque tel est le vœu des amis de la liberté et de la Constitution, el je le dois d'autant plus que ce n'est pas dans le moment la patrie est menacée de toutes parts, qu'il est permis de refuser un poste qui peut avoir ses dangers, comme celui d'une sentinelle avancée.

« Je serais entré silencieusement dans la carrière qui m'est ouverte, après avoir dédaigné pendant tout le cours de la Révolution de repousser aucune des calomnies sans nombre dont j'ai été assiégé, je ne me permettrais pas de parler un seul instant de moi, j'attendrais ma juste réputation de mes actions et du temps, si les fonctions déléguées auxquelles je vais me livrer ne changeaient pas entièrement ma position. Comme individu, je méprise les trails qu'on me lance : ils ne me paraissent qu'un vain sifflement ; devenu l'homme du peuple, je dois, sinon répon'ireà tout, parce qu'il est des choses dont il serait absurde de s'occuper, mais au moins lutter corps à corps avec quiconque semble m'attaquer avec une sorte de bonne foi.

« Paris, ainsi que la France entière, se compose de trois classes : l'une, ennemie de toute liberté, de toute égalité, de toute constitution, est <1igne de tons les maux dont elle a accablé et «lont elle voudrait encore accabler ta nation ; celle-là, je ne veux point lui parler, je ne veux que la combattre à outrance jusqu'à la mort; la seconde est l'élite des amis ardents, des coopé- ratenrs, des plus fermes soutiens de notre sainte Révolution, c'est celle qui a constamment voulu que je sois ici, je ne dois non plus lui rien dire, elle m'a jugé,'jam^ii8 je ne la tromperai dans son attente ; la troisième, aussi nom- breuse que bien intentionnée, veut également la liberté, mais elle en craint

HISTOIRE SOCIALISTE 1171

les orages ; elle ne hail pas ses défenseurs qu'elle secondera toujours dans les jours de péril, mais elle condamne souvent leur énergie, qu'elle croit habi- tuellement ou déplacée ou dangereuse; c'est à cetteclasse de citoyens que je respecte, lors môme qu'elle prête une oreille trop facile aux insinuations per- fides de ceux qui cachent sous le masque de la modération l'atrocité de leurs desseins; c'est, dis-je, à ces citoyens, que je dois comme magistrat du peuple me faire bien connaître par une profession de foi solennelle sur mes principes politiques.

« La nature m'a donné en partage les formes athlétiques et la physio- nomie âpre de la liberté. Exempt du malheur d'être d'une de ces races privilégiées, suivant nos vieilles institn/ions, et par cela même presque tou- jours abâtardies, fai conservé, en créant seul mon existence civile, toute ma viguf'ur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie privée, soit dans la profession que J'avais embrassée, de prouver que je savais allier le sang- froid de la raison à la chaleur de fâme et à la fermeté du caractère.

« Si liés les premiers jours de notre régénération j'ai éprouvé tous les bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti à paraître exagéré pour n'être jamais faible, si je me suis attiré une première proscription pour avoir dit hauicraent ce qu'étaient les homme-! qui voulaient faire le procès à la Révo- lution, pour avoir défendu ceux qu'on appelait les énergumèn^s de la liberté, c'est que je vis ce qu'on pouvait attendre des traîtres qui protégeaient ouver- tement les serpents de l'aristocratie.

« Si j'ai été toujours honorablement attaché à la cause du peuple, si je n'ai pas partagé l'opinion d'une foule de citoyens, bien intentionnés sans doute, sur des hommes dont la vie politique me semblait d'une versatilité bien dangereuse; si j'ai interpellé face à face, et aussi publiquement que loyalement, quelques-uns de ces hommes qui se croyaient les pivots sur lesquels tournait la Révolution; si j'ai voulu qu'ils s'expliquassent sur ce que mes relations avec eux m'avaient fait découvrir de fallacieux dans leurs projets, c'est que j'ai toujours été convaincu qu'il importait au peuple de lui faire connaître ce qu'il devait craindre de personnages assez habiles pour se. tenir perpétuellement en situation de passer, suivant le cours des événements, dans le parti qui offrait à leur ambition les plus hautes destinées ; c'est que j'ai cru encore qu'il était digne de moi de m'expliquer en présence de ces mêmes hommes, de leur dire ma pensée tout entière, lors même que je pré- voyais bien qu'ils se dédommageaient de leur silence en me faisant peindre par leurs créatures avec les plus noires couleurs, et en me préparant de nouvelles persécutions.

« Si, fort de ma cause, qui était celle de la nation, j'ai préféré les dangers d'une seconde proscription judiciaire, fondée non pas même sur ma partici- pation chimérique k une pétition trop tragiquement célèbre, mais sur je ne

1172 HISTOIRE SOCIALISTE

sais quel conle misérable de pistolets emportés en ma présence de la chambre (l'un militaire, dans une journée à jamais mémorable, c'est que j'agis cons- tamment d'après les lois éternelles de la justice, c'est que je suis incapable de soutenir des relations qui deviennent impures et d'associer mon nom à ceux qui ne craignent pas d'apostasier la religion du peuple qu'ils avaient d'abord défendue.

« Voilà quelle fut ma vie.

« Voici, Messieurs, ce qu'elle sera désormais.

« J'ai été nommé pour concourir au maintien de la Constitution, pour faire exécuter les lois jurées par la nation : eh bien, je tiendrai mes serments, je remplirai mes devoirs, je maintiendrai de tout mon pouvoir la Constitu- tion, puisque ce sera défendre tout à la fois l'égalité, la liberté et le peuple. Celui qui m'a précédé dans les fonctions que je vais remplir a dit qu'en l'ap- pelant au ministère le roi donnait une nouvelle preuve de son attachement à la Constitution; le peuple, en me choisissant, veut aussi forlement, au moins, la Constitution; il à donc bien secondé les intentions du roi. Puissions- nous avoir dit, mon prédécesseur et moi, deux éternelles vérités 1 Les archives du monde attestent que jamais un peuple lié par ses propres lois h. une royauté constitutionnelle n'a rompu le premier ses serments; les nations ne changent ou ne modifient jamais leurs gouvernements que quand l'excès de l'oppression les y contraint; la royauté constitutionnelle peut durer plus de siècles en France que n'en a duré la royauté despotique.

« Ce ne sont pas les philosophes, eux qui ne font que des systèmes, qui ébranlent les empires; les vils flatteurs des rois, ceux qui tyrannisent en leur nom le peuple et qui l'ailamect, travaillent plus sûrement à faire désire.' un autre gouvernement que tous les philanthropes qui publient leurs vues sur la liberté absolue. La nation française est devenue plus fière sans cesser d'èlre aussi généreuse. Après avoir brisé ses fers, elle a conservé la royauté sans la craindre, et l'a épurée sans la haïr. Que la royauté respecte un peuple chez lequel de longues oppressions n'ont point détruit le penchant à être confiant, qu'elle livre elle-même à la vengeance des lois tous les conspirateurs sfins exception, et tous ces valets de conspirations qui se font donner par les rois des acomptes sur des contre-révolutions chimériques, auxquels ils veulent ensuite recruter, si je puis ainsi parler, des partisans à crédit. Que la royauté se montre sincèrement enfin l'amie de la liberté, sa souveraine; elle s'assurera une durée pareille à celle de la nation elle-même; alors on verra »iue les citoyens qui ne sont accusés d'être au delà de la Constitution que par ceux mômes qui sont évidemment en deçà; que ces citoyens, quelle que soit leur théorie abstraite sur la liberté, ne cherchent point à rompre le pacte social; qu'ils ne veulent pas, pour un mieux idéal, renverser un ordre de choses fondé sur l'égalité, la justice et la liberté.

« Oui, Messieurs, je dois le répéter : quelles qu'aient été mes opinions

HISTOIRE SOCIALISTE 11T3

individuelles lors de la revision de la Gonstitatiç>n sur les choses et sur les hommes, maintenant qu'elle est jurée, j'appellerais à grands cris la mort sur le premier qui lèverait un bras sacrilège pour l'attaquer, fût-ce mon père, mon ami, fût-ce mon propre fils : tels sont mes sentiments.

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SlUtOSCRIT PORTANT LBS SION&TURBS DB SA}rni«.KB Tt DB CiUtaUl OBSUOtTLISi. (D'après an docament des Archives nationales).

^Bque son adhésion à. la Constitution sera toujours ma loi suprême. J'ai consa- ^Hcré ma vie toute entière à ce peuple qu'on n'attaquera plus, qu'on ne trahira ^Pplus impunément, et qui purgera bientôt la terre de tous les tyrans s'ils ne

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renoncent pas à la îljjue qu'ils ont formée contre lui. Je périrai, s'il le faut, Dour défendre sa cause; lui seul aura mesdemiera vœux; lui seul les mérite; ses lumières et son courage Tonlliré de l'abjection et du néant; ses lumières et son courajîe le rendront éternel. »

Quelle puis.sance et quelle habileté politique l Avec quel soin Danton essaie de rallier à lui la classe moyenne, de désarmer les rancunes de la bour- geoisie modérée, amie do Lafayetle, gne si souvent il avait attaqué! Et comme en même temps il ré.-;erve la liberté de mouvement du peuple! 11 dit avec tant de force que si une Révolution nouvelleéclate, cène sera pas pour réaliser de parti pris» une théorie abstraite de la liberté », c'est-à-dire la République, mais pour répondre à la perfidie du pouvoir, que la bourgeoisie timide est ainsi induite à accepter l'éventualité dun mouvement populaire comme une irrésistible nécessité.

Danton est sincère quand il dit qu'il ne veut pas, par esprit de système, renverser la Constitution. Il est sincère quand il proclame que, si elle veut, la royauté constitutionnelle peut durer dos siècles ; et peut-être, avant de se jeter dans les orages et les risques d'une Révolution nouvelle réservait-il, en sa conscience et en sa pensée, cette suprême chance. Mais il ti 'endort pas son esprit en cette hypothèse : il reste éveillé pour les luttes probables, il avertit seulement les timides qu'en lui la force de la raison réglera toujours la véhé- mence de la passion.

Le journal de Prudhoynme s'étonne et se scandalise un peu de cette façon de parler de soi-même; et il y avait, en effet, chez Danton, un peu de fanfaronnade et de vantardise, un besoin de triompher de sa force. Mais chez lui, aussi, cette vanterie était calcul. En cette pcrio le incertaine et hésitante de 1792 il sentait que pour rallier les volontés éparses et les événements confus il fallait une grande aifirmation, et même une ostentation d'énergie et de puissance.

Sous sa forme correcte et modérée, ce discours de février était un mani- feste de Révolution. Danton signiQait aux foules : Me voici. Il évita, en mars, avril, mai, de s'engager à fond et de se compromettre dans la querelle entre les Girondins et Robespierre. Il déclara un jour aux Jacobins qu'avant d'en- treprendre la guerre au dehors, il fallait vaincre les ennemis du dedans. .Mais il ne mena pas contre la guerre la campagne systématique de Robespierre. 11 évita d'attaquer les Girondins, mais leur âpreté calomnieuse contre Robes- pierre le rebutait, et il s'écria un jour, avec colère, qu'il fallait en finir avec ce système d'outrages et d'insinuations contre les meilleurs serviteurs de la patrie. i

Evidemment, il avait jugé la Gironde : il la savait inconsistante et vani- teuse. Il pressentait que, parlui, Danton, aboutiraientles événements engagés] par elle. Et il ne voulait se laisser prendre au piège d'aucune coterie. Il réser- vait sa force libre et entière pour les grands mouvements qu'il prévoyait :

HISTOIRE SOCIALISTE 1175

lutte décisive contre la royauté, lutte à outrance contre l'élranger. Il attendait peu des théories parfois abstraites de Robespierre et des combinaisons politi- ciennes de la Gironde, beaucoup de la force spontanée du peuple qui se mani- festait I resque chaque jour par des adresses véhémentes à la Législative, par des délégations impérieuses.

C'est sur la force révolutionnaire des sections qu'il comptait avant tout dès celte époque: cest cette force qu'il voulait animer tout ensemble et orga- niser, c'est elle qu'il voulait, si je puis dire, porter toute vive au gouverne- ment pour sauver la liberté et la patrie. Par là, aussi, il espérait sauver l'ordre, qui résullerait précisément de l'appel confiant fait par la Révolution aux éner- gies du peuple.

Mais l'action ministérielle de la Gironde, si incertaine qu'elle fût, n'était point sans utilité. Elle servit du moins à poser les problèmes, à préciser le conflit de la Révolution et de la royauté. Les manœuvres contre-révolution- naires des prêtres insermentés devenaient intolérables. Ils fomentaient partout des soulèvements, et les pénalités décrétées par la Législative sur le rapport deFriinçuis de Neufchâteau restaient inefficaces.

L'Assemblée, après avoir prohibé le port du costume ecclésiastique et obligé ainsi les prêtres à se confondre par l'habit avec les citoyens, aborda enfin les grandes lois de répression. Sur la motion de Vergniaud, la peine de la déportation fut portée, le 27 mai, contre tous les prêtres réfractaires qui refuseraient le serment et provoqueraient des troubles. La Révolution se sentait par eux menacée au cœur. Et pour comprendre sa colère, il suffit de lire les incroyables pamphlets dirigés contre elle par le clergé factieux, les appels publics qu'il faisait à l'étranger.

Avec une sorte de candeur etTrayaiîte, des prêtres démontraient que le devoir de l'Empereur d'Autriche était d'intervenir dans les affaires de France. « C'est la France, disaient-ils, qui, au temps de Charlemagne, a porté le chris- tianisme aux peuples allemands : il y aurait ingratitude et impiété de la part des peuples allemands à ne pas rétablir en France le christianisme men.icé. »

Des rassemblenrients de paysans fanatiques se formaient, et dans les bois, au sondes instruments de musique qui, hier, faisaient danser la jeunesse du village, des bandes armées juraient haine éternelle à la Révolution. Ce n'était pas seulement le fanatisme qu'attisiient les prêtres: ils aiguisaient la cupi- dité. Ils invitaient les paysans à refuser les impôts substitués par la Révolution aux innombrables charges et redevances d'ancien régime et parfois ils n'hési- taient pas à prêcher en effet « la loi agraire », non pas pour préparer l'avè- nemcnl social du travail et la libération définitive des paysans, mais dans l'espoir que sur les ruines de la propriété bourgeoise refleuriraient dîmes et prébendes et que de'l'anarchie l'ancien régime renaîtrait. La Gironde, par la loi de déportation, frappa un grand coup ; mais qu'allait faire le Roi? Coo»-

H70 lIISTOiriË SOCIALISTE

ment, ayant repoussé les premières mesures assez anodines volées par la Législative, accorderait-il sa sanction à un décret plus redoutable? Par cette voie la Gironde allait au conflit décisif.

Quelques jours après, le 5 juin, le ministre de la guerre Servan pro; osa à l'Assemblée la formation d'un camp de vingt mille hommes, recrutés parmi toutes les gardes nationales des départements. Ce camp, d'après le minisire, devait couvrir Paris contre toute surprise de l'ennemi: il devait en même temps fournir, pour le service d'ordre de la capitale, des forces armées et alléger ainsi un peu le fardeau sous lequel la garde nationale parisienne était accablée.

En réalité, la Gironde espérait que sous la double action combinée du ministère et de l'esprit révolutionnaire, les hommes ainsi rassemblés seiaient bien à elle. Ils pouvaient, en ellel, proléger Paris contre une pointe des enne- mis I mais ils pourraient aussi peser sur les décisions de la Cour. En même temps et par un jeu très compliqué, la Gironde enlevait à Paris son rôle d'avant-garde révolutionnaire. Celait toute la France révolutionnaire, ce n'é- tait plus la seule commune de Paris, qui était chargée, au centre même des événements, de veiller sur la Révolution. Sans doute, il n'y avait pas encore entre la Gironde et Paris un conflit aigu, mais c'est à Paris surtout que s'exer- çait l'influence de Robespierre et de Marat que les Girondins détestaient et poursuivaient.

C'est à Paris surtout qu'était grande l'action de Danton, dont ils se dé- fiaient sans le combattre encore. Ils pressentaient bien que si leur politique extérieure et intérieure aboutissait à une rupture violente avec la royauté et si Paris menait l'assaut, c'est Paris qui aurait la primauté politique et qui la communiquerait aux hommes en qui surtout il avait confiance.

Us voulaient donc organiser, au service de la Révolution, une force d'ori- gine mêlée et surtout provinciale, sur laquelle eux-mêmes auraient la haute main Au-dessus de ces calculs, Servan avait d'ailleurs une grande pensée: il avait toujours été partisan de la nation armée : or, ni les circonstances, ni l'état des esprits ne se prêtaient encore à la levée en masse. Mais la constitu- tion d'une petite armée révolutionnaire, prise par délégation et élection dans toutes les gardes nationales, n'éiait-ce pas un premier ébranlement de toute la nation ?

Le projet de Servan fut combattu par les ennemis révolutionnaire? de la Gironde, par Marat, par Robespierre, aussi violemment que par les amis de la Cour. Dans son numéro du vendredi 15 juin 1792, Marat le dénonça comme « le coup de mort porté à la liberté et à la sûreté publique par l'Assemblée nationale, complice des machinations de la Cour et contre-révolutionnaire elle-même... Comment songer à mettre les armes à la main d'un peuple qu'on veut décimer, s'il le faut, pour le remettre sous le joug?

HISTOIRE SOCIALISTE 1177

« Pour assurer le succès de cet horrible projet, le conciliabule des Tuile-

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Fragment d'onb lbttrr db Roland. (D'après na docament des Archives nationales.)

ries ne se reposant ni sur l'incivisme et l'aveuglement de la majorité de la garde parisienne, ni sur les affreuses dispositions des nombreux contre-révo-

UV. 148. BISTOIHE SOCULISTK. LIV. 148.

il78 HlSTOlRi; SOCIALISTE

lulionnaires cachés dans nos murs, a cru devoir leur donner un renfurl, en appelant, sous un prétexte spécieux, de tous les coins du royaume, 20.000 hommes prêts à devenir les suppôts du despotisme. Or, ce camp, n'en doutez point, est destiné à seconder les opérations des contre-révolutionnaires de la capitale, puis celles des armées nationales ou étrangères, appelées à rétablir le despotisme. Pour l'amener à ce point, on lui donnera des chefs royalistes qui le travailleront de toutes les manières. »

Quelle étrange déformation les par(,is font subir aux idées et aux- faits I Le grand souci de la Gironde à ce moment n'était pas de servir la contre- révolution : c'était de s'assurer la conduite de la Révolution: et je conviens que celte pensée égoïste peut devenir contre-révolutionnaire; mais de li à prétendre que Servan fai.sait le jeu de la Cour il y a vraiment bien loin. Déjà Marat avait écrit le 9 juin; Si Servan n'est pas d'accord avec les Tuileries, pourquoi n'est-il pas congédié? L'argument est enfantin ; car il suppose que le roi n'avait pas à tenir compte des forces de la Révolution; et d'ailleurs Servan sera, en clTct, congédié dans quelques jours. M. Aulard, quand il cherche la cause profonde, essentielle, de l'hostililé de la Gironde et de la Montagne, conclut qu'au fond c'est l'antagonisme de la province et de Paris. La réponse est trop simple. En fait, la guerre est allumée dès 1792, et à ce moment, Paris n'était pas représenté par des amis de Marat et de Robespierre. Le chef de la Gironde, Brissot, était élu de Paris. Et chose curieuse, à ce moment, c'est Marat qui semble dénoncer Paris.

Dans une note du numéro du 15 juin, il dit: « On aurait pu croire que les députés infidèles du peuple, tels que ceux de Paris et de la Gironde, qui ont vendu au prince les intérêts les plus chers de la patrie, avaient dessein de s'environner de vingt mille garder nationaux des départements, contre les vengeances de la Cour, et les complots des contre-révolutionnaires; mais, si cela était, ils auraient eu soin de faire statuer que le choix de ces gardes serait fait par la masse du peuple et ils n'en auraient pas abandonné le mode au comité militaire, tout composé d'officiers contre-révolutionnaires. J'ai dit quelque part que la faction de la Gironde et de Paris était toute-puissante. J'ai ajouté qu'elle menait l'Assemblée, et cela est vrai encore ; mais il ne faut pas croire qu'elle soit l'Ame des décrets désastreux qu'elle fait pt-ijser ; non assurément, elle n'en est que la porteuse ; la jireuve en est que la plupart de ses décrets sont calculés pour faire triompher les ennemis de la Révolution, rétablir pleinement le despotisme et les exposer eux-mêmes à ses fureurs. Celte faction scélérate, qui fut si lâchement prostiluée à la Cour, est donc le jouet du cabinet des Tuileries qui l'a fait adroitement servir à ses complots, et qui finira par l'immolera ses vengeances, quand le moment sérail venu... » Marat recule un peu. Il n'accH.''e plus « la faction la Gironde et de Paris » de travailler systématiquement pour la Cour.

Il l'accuse d'être la dupe et le jouet de cette Cour à laquelle elle s'ëSt

à

HISTOIRE SOCIALISTE 1179

livrée. EL si Marat entend par que c'est la Govr qui a suggéré aux ministres girondins Tidée de convoquer les vingt mille Tiommes, il se trompe grossière- ment.

Robespierre, dans le numéro 5 du Défenseur de la Constitution attaqua, lui aussi, el longuement le projet Servan. Si c'est pour comballreles ennemis du dehors qu'on rassemble ces ïingt mille hommes, pourquoi mettre le camp si loin do la frontière? Et si c'est contre les ennemis du dedans qu'on les réunit, pourquoi ne pas avoir confiance dans le peuple révolutionnaire del^aris? « Quels sont les brigands que nous avons à craindre? Les plus dan- gereux à mon avis, ce sont les ennemis hypocrites du peuple qui trahissent la cause publique et foulent aux pieds les principes de la Conslilulion ! Ce sont ces intrigants vils et féroces qui cherchent à tout bouleverser, pour dilapider impunément les finances de l'Etat, pour immoler du même coup à leur ambition et à leur cupidité et la fortune publique et la' Constitution môme.

« Or, on ne dompte pas de tels ennemis avec une armée. Que dis-je? elle peut maîtriser un jour le corps législatif lui-même, devenir tôt ou lard l'ins- trument d'une faction ; elle peut être employée à opprimer, à enchaîner le peuple, à protéger ou à exécuter les proscriptions méditées et déjà commen- cées contre les plus zélés patriotes qui ne composent avec aucun parti. La voie de l'élection proposée peut prouver les principes civiques (îu ministère; mais elle ne fait point disparaître le danger. L'intrigue et l'ignorance peuvent s'emparer de l'urne des scrutins ; surtout dans un temps toutes les factions s'agitent avec tant de force.

« L'expérience sans doute nous a déjà donné sur ce point des leçons assez multipliées ; elle nous a prouvé encore combien il est facile d'égarer et de séduire ceux qui n'étaient pas corrompus. L'homme faible ou ignorant, et l'homme pervers sont également dangereux ; l'un et l'autre peuvent marcher au même but, sous la bannière de l'intrigue et de la perfidie. Tous ces incon- vénients se multiplient quand il s'agit d'un corps armé. L'orgueil de la force et l'esprit de corps sont un double écueil presque inévitable. Rousseau a dit qu'une nation cesse d'être libre dès qu'elle a nommé des représentants. Je suis loin d'accepter ce principe sans restriction... mais je ne crains pas d'affir- mer que dés le moment un peuple désarmé a remis sa force et son salut à des corporations armées, il est esclave.

« Je dis que le pire de tous les despotismes, c'est le gouvernement militaire. Ceux qui ont invoqué le patriotisme des départements pour répondre à ces observations générales et politiques, étaient bien éloignés de l'état de la question ; puisque les dangers dont j'ai parlé sont attachés à la nature môme des choses. Qui a rendu plus d'hommages que moi au caractère de la nation française, mais sont-ce les départements qui arriveront tout entiers ? Ce sont des individus que nous ne connaissons point encore; et dans celte situation

1180 HISTOIRE SOCIALISTE

quel est le parti que couseille -une s-age politique, sinon de calculer tous les effets pusiilile- des passions et <Je« errcnri buriieicMî »

Tout cela est Lien vague, et un peu irritant. Car toutes ces objections ne portent pas contre le camp de 20.000 hommes. Elles portent contre tout emploi de la force armée, c'est-à-dire contre la guerre elle-môme. Or, à ce moment, elle élait déclarée et engagée : et Robespierre ne proposait pas de renoncer à défendre nos frontières. Mais tous les projets de la Gironde (^taieiit su.spects et condamnés d'avance.

A vrai dire, celui-ci était à la fois théâtral et incomplet. On cherche vai- nement à quoi aurait servi ce rassemblement de délégués armés dans un grand péril intérieur ou extérieur. Il semble bien que la Gironde, un peu déçue par les premiers échecs de la guerre, voulait tromper l'énervement du pays par des démonstrations d'apparat. Pourtant l'idée de Servan contenait des germes heureux: c'était, comme nous l'avons dit, appeler déjà la nation que d'ap- peler une délégation armée de la nation. Et qui sait si l'idée de faire appel à la France pour surveiller la royauté n'a pas suscité le grand mouvement des Marseillais vers Paris, avant le 10 août?

11 arriva à Robespierre une assez désagréable mésaventure. Juste au moment oh il rédigeait contre le projet de Servan cette sorte de réquisitoire filandreux et vague, Fétat-major de la garde nationale parisienne se prononça aussi contre le projet. Or l'état-major était « fayetliste ». Il prélendit que les minisires voulaient déposséder la bonne garde nationale parisienne, fidèle à la Conslitulion et au Roi ; il surexcita l'amour-propre des gardes nationaux parisiens et remit bientôt à r.-\.ssemblée une pétition signée de 8,000 noms. Ainsi Robespierre se trouvait subitement d'accord (au moins quant aux conclusions) avec son ennemi Lafayette, avec celui qu'il dénonçait comme le plus grand danger de la Révolution !

« Au moment j'écris, ajouta-l-il assez vexé et penaud, l'état-major de la garde nationale parisienne vient de présenter contre le projet que je com- iats, une pétition fondée sur des motifs diamétralement opposés. » (C'est lui qui souligne.)

« J'en ai conclu que la vérité était indépendante de tous les intérêts par- ticuliers et de toutes les circonslances passagères. J'en appelle au temps et à l'expérience qui, depuis le commencement de la Révolution, m'ont trop sou- vent et inutilement absous. >>

Mais comment sur des « appels » aussi vagues, le temps aurait-il pu prononcer? El vraiment, la contrariété que donnait à Robespierre celte ren- contre inattendue avec Lafayette ne valait pas cette invocation à l'avenir. Quel amour-propre irritable et souffrant I

Kl voici que sans mesure et lourdement, le Patriote français accuse Robespierre d'être le complice de la conlre-rôvolulion. C'est Girey-Dupré qui écrit : mais il était l'homme de Bristol.

HISTOIRE SOCIALISTE 1181

« M. Robespierre a entièrement levé le masqiia. Dijne émule des meneurs autrichiens du Comité de l'Assemblée nationale, il a dSclamé à la tribune des Jacobins, avec sa virulence ordinaire, contre le décret qui ordonne la levée des vingt mille hommes qui doivent se rendre à Paris pour le 14 juillet. Ainsi, pendant que les partisans du système des deux Chambres s'efforcent de soulever contre l'Assemblée les riches capitalistes et les grands proprié- taires, M. Robespierre emploie les restes de sa popularité à aigrir contre elle celte partie précieuse du peuple, qui a tant fait pour la Révolution ; ainsi, pendant que la faction autrichienne s'apprête à tout mettre en oeuvre pour engager le roi à frapper de son veto le sage décret du Corps législatif, le défenseur de la Constitution met tout en œuvre pour préparer l'opinion publique à ce veto, le plus fatal qui aurait été lancé jusqu'ici. »

Ainsi s'échangeaient les coupes de fiel. A ce moment l'instinct révolution- naire du pays était avec la Gironde : car elle donnait au moins l'illusion de l'actio .

Beaucoup de pétitionnaires, dont l'état-major feuillant de la garde nationale avait surpris la signature, la retirèrent. Et une seule question demeura : Que va faire le roi? 11 avait consenti, en mai, au licenciement de sa garde, devenue suspecte de contre-révolution. Allait-il consentir aux décret» contre les prêtres, et à la formation d'un camp révolutionnaire sous Pans ? '

Il aurait voulu sans doute éluder, traîner en longueur. Depuis qu'il avait des ministres déterminés dans le sens de la Révolution, l'exercice du veto lui devenait très difficile : il ne pouvait résister qu'en affrontant une crise tous les jours plus redoutable. Quand Mallet du Pan écrivait : « Le dernier changement de ministère fait nécessairement tomber l'exercice du veto impératif, en entourant le trône des agents de la faction qui dicte les décrets », il saisissait à merveille le sens et l'efficacité révolutionnaires de l'avènement ministériel de la Gironde, que Robespierre, en sa politique étonnamment inerte et expeclante, affectait de ne point voir.

Engagés comme ils l'étaient, et portés par le mouvement de la Révolu- lion, les ministres girondins ne pouvaient, sans se perdre, permettre que le roi se dérobât: c'est Roland qui se chargea de la mise en demeure, en une lettre au roi qui est restée célèbre. On a dit qu'elle était un grand acte de courage; et je sais bien qu'à cette date (10 juin), le prestige de la royauté, qui n'avait pas subi encore l'épreuve du 20 juin, pouvait encore paraître grand.

Mais, malgré tout, le roi était déjà très diminué, enveloppé de forces hostiles, et le pis que risquait Roland était d'être renvoyé, et de tomber du ministère en une popularité immense. L'austérité un peu vaniteuse des Roland y trouvait son compte. Leur vrai mérite est d'avoir précipité les événements par une sorte de sommation au pouvoir royal.

1182 mSTOlIlK SOCIALISTE

Ce uesl pas un manifesle répulilicain. Rolanil proclaiiip, au conlrairf, qne la ConsliUition peut vivre, à condilion que le roi la priili<|iie dans un esprit révolutionnaire, qu'il cesse d'enlraver le pouvoir lépi^ialif. Mais, sous des formes mesurées, c'était un brutal dilemme : « Ou le roi renoncera en fait, à l'exercice du veto, ou la ConsUtutioii périra. » El dans les deux cas, c'est bien un cliangemunt do la Coustitution que le ministre girondin propose ou impose au roi.

L'avènement gouvernemental de la Gironde avait, en quelque sorte, resserré le champ se heurtaient la Révolution et la royauté... « La Décla- ration des Droits de l'Homme est devenue un évangile polili]ue, et la Consll- tulion franc lise une religion pour laquelle le peuple est prêt à périr. »

« Aussi le zèle a-t-il été déjà quelquefois jusqu'à suppléer à la loi, et lorsque celle-ci nétail pas assez réprimante pour contenir les perturbateurs, les citoyens se sont permis de les punir eux-mêmes. C'est ainsi que des pro- priétés d'émigrés ont été exposées aux ravages qu'inspirait la vengeance ; c'est pourquoi tant de départements se sont vus forcés de sévir contre des prêtres que l'opinion avait proscrits, et dont elle aurait fait des victimes.

« Dans ce choc des intérêts, tous les sentiments ont pris l'accent de la passion. La patrie n'est point un mot que l'imagination se soit complu d'era- bellir; c'est un être auquel on a fait dessacriflces, à qui l'on s'attache chaque jour davantage par les sollicitudes qu'il cause, qu'on a créé par de grands efforts, qui s'élève au milieu des inquiétudes, et qu'on aime parce qu'il coûte autant que par ce qu'on en espère. Toutes les atteintes qu'on lui porte sont des moyens d'enflammer l'enthousiasme pour elle. A quel point cet enthou- siasme va-t-il monter, à l'instant oîi les forces ennemies réunies au dehors se concertent avec les intrigues intérieures pour porter les coups les plus funestes?

« La fermentation est extrême dans toutes les parties de l'Empire; elle éclatera d'une manière terrible, à moins qu'une confiance raisonnée dans les intentions de Votre Majesté ne puisse enfin la calmer, mais cette confiance ne s'établira pas sur des protestations; elle ne saurait plus avoir pour base que les faits.

« II est évident pour la nation française que la Constitution peut mar- cher ; que le gouvernement aura toute la force qui lui est nécessaire, du moment Votre Majesté, voulant absolument le triomphe de cette Constitu- tion, soutiendra le Corps législatif de toute la puissance de l'exécution, ôtera tout prétexte aux inquiétudes du peuple, et tout espoir aux mécon- tents.

« Par exemple, deux décrets importants ont été rendus; tous deux inté- ressent essentiellement la tranquillité publique et le salut de l'Etat.

« Le relard de leur sanction inspire des défiances ; s'il est prolongé, 11 causera du mécontentement; et, je dois le dire, dans l'effervescence actuelle

HISTOIRE SOCIALISTE il83

des esprits, Ifis mécontentements peuvent mener à tout. 11 n'est plus temps de reculer, il n'y a même plus moyen de temporiser. La Révolulion est faite dans les esprits : elle s'achèvera au prix du sang et sera cimentée par lui, si la sages.^e ne provient pas les malheurs qu'il est encore possible d'éviter.

« Je sais qiron,j>eut imaginer tout opérer et tout contenir par des me- sures extrêmes; mais, quand on aurait déployé la force pour contraindre l'Assemblée, quand on aurait répandu l'effroi dans Paris, la division et la stupeur dans ses environs, toute la France se lèverait avec indignation, et se déchirant elle-rai^me dans les horreurs d'une guerre civile, développerait cette sombre énergie, mère des vertus et des crimes, toujours funeste à ceux qui l'ont provoquée.

« Le salut de l'Etat et le bonheur de Votre Majesté sont inlimemenl liés; aiicune puissance n'est capable de les séparer; de cruelles angoisses et des malheurs certains environnent votre trône, s'il n'est appuyé par vous-même sur les bases de la ConsUlution, et affermi dans la paix que son maintien doit en effet nous procurer...

« La conduite des prêtres en beaucoup d'endroits, les prétextes que four- nissait le fanatisme aux mécontents, ont fait porter une loi sage contre ces perturbateurs; que Votre Majesté lui donne sa sanction: la tranquillité publique la réclame, et le salut des prêtres la sollicite. Si cette loi n'est pas mise en vigueur, les départements seront forcés de lui substituer, comme ils font de toutes parts, des mesures violentes; et le peuple irrité y suppléera par des excès.

a Les tentatives de nos ennemis, les agitations qui se sont manifestées d^ns la capitale, l'extrême inquiétude qu'avait excitée la conduite de votre garde et qu'entretiennent encore les témoignages de satisfaction qu'on lui a fait donner par Votre Majesté, par une proclamation vraiment impolilique dans les circonstances; la situation de Paris et sa proximité des frontières, ont fait sentir la nécessité d'un camp dans son voisinage. Cette mesure, dont la sagesse et l'urgence ont frappé tous les bons esprits, n'attend encore que la sanction de Votre Majesté. Pourquoi faut-il que des retards lui donnent l'air du regret, lorsque la célérité lui mériterait de la reconnaissance?

« Déjà les tentatives de l'élat-major de la garde nationale parisienne contre celle mesure ont fait soupçonner qu'il agi-sait par une inspiration supé- rieure; déjà les di'clamatioiu de quelques dànagogisles outrés réveillent les soupçons de leurs rapports avec les intéressés au renuersemetil de la Consti- tution; déjà l'opinion publique compromet les intentions de Votre Majesté ; encore quelque délai et le peuple attristé croit apercevoir dans son roi l'ami et le complice des conspirateurs. Juste ciel! Auriez-vous frappé d'aveugle- ment les puissances de la terre? et n'auront-elles jamais que des conseils qui le& entraîneront à leur ruine?

« Je sais que le langage austère de la vérité est rarement accueilli près

1184 UlSTUlRIi SOCIALISTK

du trône ; je sais aussi que c'est parce qu'il ne s'y fait presque jamais entendre que les révolutions deviennent nécessaires; je sais surtout que je dois le tenir à "Votre Majesté non seulement comme citoyen soumis aux lois, mais comme ministre lionoré de sa conDance, ou revêtu de fonctions qui la supposent. »

C'était un coup de feu tiré à bout portant sur le roi et sur la royauté. La lettre le rendait responsable de toutes les agitations ; et, si le roi ne cédait pas, elle légitimait toutes les violences. Roland, qui a signé cette lettre, M"* Roland qui l'a écrite, eurent-ils un moment l'illusion qu'elle agirait sur l'esprit du roi? En ces termes abrupts, elle ne pouvait guère que l'exaspérer. Aussi les Roland l'avaient-ils écrite surtout pour dégager leur responsabilité; ils en gardèrent soigneusement copie pour la publier à l'occasion et pour la convertir en une sorte de manifeste à la France entière.

Mais ce qu'il y a d'étrange et qui caractérise bien l'orgueil étroit, l'esprit de coterie qui rapetissaient toute l'action girondine, c'est que les Roland, en cette lettre solennelle, n'oublient pas de dénoncer leurs rivaux. C'est Marat, c'est Robespierre qu'ils qualifient ainsi de démagogistes. C'est Marat, c'est Robespierre qu'avec une hypocrisie impudente ils accusent d'être de conni- vence avec la Cour.

Vraiment, pouvait-il rien y avoir de plus « démagogiste », au sens ils l'entendent, et de plus « outré », que leur lettre même? Quoi! Voilà un ministre de l'intérieur, gardien de l'ordre public et de la Constitution, qui avertit le roi, par une lettre destinée à la publicité, que s'il ne renonce pas de fait au droit de veto, toute la France indignée se soulèvera contre lui. 11 annonce et légitime d'avance la Révolution, l'assaut livré au trône. Il excuse aussi ou même il glorifie les violences que la justice spontanée du peuple, au défaut des lois impuissantes ou paralysées, exerce contre les émigrés et les prêtres factieux 1 11 est impossible d'aller plus loin : c'est déjà comme la pré- face théorique des prochains massacres de septembre. Et le môme ministre girondin, qui signe ce manifeste de Révolution et de violence, dénonce l'exagération, l'outrance des « démagogistes ». Evidemment, les Girondins étaient seuls des hommes d'Etat: ils avaient seuls le sens de la mesure; et ce qui sous la plume des autres était démagogie, frénésie ou trahison, était sous leur plume modération, sagesse, clairvoyance. .\ la même minute, Ro- bespierre s'imaginait qu'il portait seul dans sa conscience et dans sa pensée le plan de la Révolution. 0 étroitesse des amours-propres et des égoïsmes dans la grandeur des événements!

Le roi répondit en retirant leur portefeuille à Roland, à Servan et à Cla- viôre: c'était la rupture violente avec la Gironde. Comment Louis XVI s'y décida- l-il? Evidemment, ce n'est pas de bon cœur qu'il avait appelé au mi- nistère les hommes de la Gironde. Il l'avait fait sans doute pour gagner du

HISTOIRE SUCi.\LlSTE

11S5

temps, pour se mettre à couvert sous des popularités jf cobines et pour per- mettre aux souverains de mobiliser leur armée et d'entrer en France. Et il supposait bien qu'il devrait, pour garder son paravent girondin, consentir

^ *i

de cruels sacrifices. Or, toutes ces raisons d'atermoyer, de céder, subsistaient

en juin.

Les puissances ou n'avançaient pas, ou avançaient très lentement. Catherine de Russie inquiétait de plus en plus l'Europe par ses manœuvres autour de la Pologne. Et, à la date du 2 juin, Fersen lui-même écrivait à la reine Marie-Antoinette pour lui faire part des hésitations, des subsistantes diffi- cultés : « La Prusse va bien : c'est la seule sur laquelle vous puissiez compter. Vienne a toujours le projet de démembrement et de traiter avec les Consti-

UV. 149. HISTOIRE SOCIAUSTE. UV. 14»

118»5 HISTOIRE SOCIALISTE

tutionnels. L'Espagne est mauvaise, j'espère que l'Angleterre ne sera plut mauvaise. L'impératrice sacrifie vos intérêts pour la Pologne... Tâchez <!• faire continuer la guerre et nr sortez pas de Paru...

« La tôle de l'armée prussienne arrive le 9 juillet. Tout y sera le A août. Ils agiront sur la Moselle et sur la Meuse, les émigrés du côté de Philipp- bourg, les Autrichiens sur Brisgau. Le duc de Brunswick vient le 5 juillet à Coblenlz, quand tout y sera arrivé. Le duc de Brunswick avancera, masquera les places fortes et avec 36.000 hommes d'élite, marchera droit sur Paris

11 semble donc que le roi et la reine, selon leur plan de dissimulation et de trahison, n'avaient qu'à baisser la tête, et à sanctionner tout ce que dé- crétait l'Assemblée, pour empêcher les chocs intérieurs avant l'heure de l'in- vasion. Autant que le lui permettait la surveillance très étroite qui cernait le château des Tuileries, la reine continuait son manège avec létranger. Par l'intermédiaire de Fersen et sous le couvert d'une correspondance d'affaires, elle envoyait aux souverains tous les détail? d'ordre politique et militaire qu'en de courtes et tremblantes dépêches chiffrées, elle pouvait faire passer. Le 5 juin 1792, Marie-Antoinette écrit à Fersen: (En clair).

« J'ai reçu votre lettre 7; je me suis occupée sur-le-champ de retirer vos fonds de la sociélé Boscary. Il n'y avait pas de temps à perdre, car la banqueroute a été déclarée hier, et ce malin la chose était publique à la Bour.se. On dit que les créanciers perdront beaucoup. Voici l'état des dif- férents objets que j'ai entre les mains : » (En chiffre).

« Il y a des ordres pour que l'armée de Luckner attaque incessamment; il s'y oppose, inais le ministère le veut. Les troupes manquent de tout et sont dans le plus grand désordre. » (En clair).

Vous me manderez ce que je dois faire de ces fonds. Si j'en étais le maître je les placerais avantageusement, en faisant l'acquisition de quelques beaux domaines du clergé; c'est, quoi qu'on en dise, la meilleure manière de placer son argent. Vous pourrez n^e répondre par la même voie que je vous écris.

« Vos amis se portent assez bien. La perle qu'ils ont faite leur donne beaucoup de chagrin, je fais ce que je peux pour les consoler. Ils croient le rétablissement de leur fortune impossible, ou au moins très éloigné. Donnez- leur, si vous le pouvez, quelque consolation à cet égard ; ils en ont besoin ; leur situation devient tous les jours plus affreuse. Adieu. Recevez leurs com- pliments et l'assurance de mon entier dévouement. »

Cliose curieuse, et qui alLe.-le chez les modérés, chez les « conslitu- tionnels » une imprudence et une inconscience voisines de la trahison ! Môme après la déclaration de guerre à l'Autriche, même en juin, ils con-

HISTOIRE SOCIALISTE 1187

linuent leurs négociations occultes avec la Cour de Vienne. Ils étaient misé- rablement dupes de Marie-Anloinelte qui leur laissait croire qu'elle ap- prouvait leur suprême tentative conciliante, et qu'elle ne demandait aux sou- verains que d'assurer l'application honnête de la Constitulion. Le 7 juin, Marie-An loinette écrit à Fersen :

(En chiffre). Mes constit. (les constitutionnels) font partir tm homme pour Vienne, il passera par Bruxelles ; il faut prévenir M. de Merci/ de le traiter comme s'il était annoncé et recommandé par la Reine, de négocier avec lui dans le sens du mémoire que Je lui ai remis. On désire qu'il écrive à Vienne pour l'annoncer, ... et dire qu'on se tient au plan fait par les cours de Vienne et de Berlin, mais qu'il est nécessaire de paraître entrer dans les vues du cons- titutiontïel et de persuader surtout que c'est d'après les vœux et les demandes de la Reine; ces mesures sont très-nécessaires.

Dites à .M. de Mercij qu'on ne peut pas lui écrire, parce qu'on est trop observé. »

(En clair).

«Voilà la situation de vos affaires avec Boscary etChol, dont je vous ai appris la faillite dans ma dernière lettre. J'attends des nouvelles de la Ro- chelle pour vous mander oîi vous en êtes avec Daniel GarechÉ et Jacques Guibert; ce que je sais, c'est que leur faillite n'est pas très-considérable. Vous auriez mieux fait, comme }3 vous l'avais conseillé, d'acheter du bien du clergé que de placer vos fonds chez des banquiers. Si vous voulez, je placerai de celle manière ceux qui vont vous entrer dans le mois prochain. J'ai reçu vos n»' 7 et 8. »

Quel imbroglio tragique 1 Dans de prétendues communications de fi- nance sont insérés les messages de trahison. Et Marie-Anloinette s'acharne à leurrer les constitutionnels: elle avertit qu'on se garde bien de les détromper à Vienne. Il faut qu'ils continuent à croire que le roi et la reine, délivrés par l'étranger, gouverneront avec la Constitution. Ainsi leur illusion amortira sans doute le premier choc donné aux esprits par l'invasion. La reine espère qu'ils entretiendront une sorte d'attente confiante qui favorisera la marche de l'étranger sur Paris. Encore une fois, au moment le roi et la reine jouent ce jeu si compliqué, pourquoi hésitent-ils à essayer de duper les Girondins comme ils dupent les Constitutionnels ? Pourquoi ne prolongent-ils pas, en sanctionnant les décrets, le crédit révolutionnaire dont ils ont besoin?

Il se peut que le ton de la lettre de Roland .lit paru intolérable à Louis XVI dont la fierté avait de brusques réveils. Il est probable aussi que livrer les prêtres, même par une sanction forcée et toute provisoire, lui apparaissait comme une sorte d'impiété. Enfin, le projet d'un camp révolutionnaire lui apparaissait comme une manœuvre des Girondins pour envelopper le Roi, et l'enlever de Paris.

1188 HISTOIRE SOCIALISTE

y Précisément parce que le but de ce projet n'apparaissait très clairement

f à personne, le roi et la reine supposaient aux ministres une arrière-pensée. A Paris, la royaulr pouvait encore se défendre: des royalistes, de toutes les régions de Fnnce, y avaierit accouru: tou'^ ceux qui se sentaient trop me- nacés et à découvert dans leur province étaient venus se dissimuler dans la :;randevilleoùabondaienl des éléments confus. Et sans doute, en un jour de coup de main, ils sauraient se rallier à l'étendard royal. Le château des Tuileries, s'il était déjà presque une prison, était aussi une sorte de forteresse. A Paris, le roi restait encore le roi. Que l'étranger, en une marche foudroyante, passe la frontière: que Brunswick, avec la petite armée d'élite dont parle Fersen, arrive à grandes journées à Paris : le roi, s'il est encore à Paris, pourra négocier, au nom de la France, avec les vainqueurs. Dans son palais, il fera figure de souverain et pour les autres souverains et pour son peuple.

Il est donc naturel que les révolutionnaires songent à enlever le roi des Tuileries et de Paris. Ils l'emmèneront au camp, ils l'entraîneront ensuite vers le midi de la France, au sud de la Loire. .Ainsi l'étranger ne pourra né- gocier avec le roi de France. Ainsi les hordes étrangères, même si elles pénè- trent par surprise d'ans, la capitale, ne sauront avec qui traiter, et elles se- ront bientôt comme résorbées par l'immense force diffuse de la Révolution.

Voilà le plan que Marie-Antoinette et Louis XVI prêtaient aux ministres girondins. On s'explique par le conseil donné par Fersen, le 2 juin, avant même que Servan ait porté son projet devant l'Assemblée : « Surtout ne quittez pas Paris. » Ce conseil, Fersen le renouvelle dans sa lettre du il juin à Marie-Antoinette :

« Mon Dieu ! que votre situation me peine, mon âme en est vivement et douloureusement affectée. Tâchez seulement de rester à Paris et on viendra à votre secours. »

Dans la lettre que, le 13 juin, Fersen écrit de Bruxelles à son maître le roi de Suède, il précise les craintes de Louis XVI et de Marie-.Vnloinette.

« Sire, je reçois dans ce moment des nouvelles très fâcheuses de Paris. La situation de LL. MM. devient chaque jour plus affreuse, et elles regar- dent leur délivrance comme impossible ou du moins fort éloignée. Les Jacobins gagnent tous les jours plus d'autorité et sont maîtres de tout, par un prestige et une lâcheté qui font honte à !a nation française; car ils sont dans le fond détestés et le mécontentement contre eux est très grand. Ils ont le projet d'emmener LL. MM. avec eux dans l'intérieur du royaume et de s'appuyer de l'armée qu'ils ont eu soin de former dans le Midi, composée de celle de .Marseille et de tous les brigands d'.Avignon et des autres provinces. Ce projet, quelque contraire qu'il soit au véritable intérêt de la ville de Paris, qui le sent, pourrait bien réussir, surtout depuis le licenciement de la garde du roi; car depuis cette époque, les bourgeois et la partie de la garde nationale qui voudrait s'y opposer n'ont plus de chefs et de point de ralliement, et ils

HISTOIRE SOCIÀLISTK ll£'»

prendront le parti qu'ils ont pris jusqu'à présent de gô-nir, de se désespérer, de crier et de laisser faire. »

C'est sans doute la peur d'être enlevé par le camp révolutionnaire qui dé- cida Louis XVI à refuser la sanction au projet, même au risque d'une rupture violente avec la Gironde. Le renvoi des trois ministres girondins produisit une vive agitation. La lettre de Roland, lue à l'Assemblée, y fut couverte d'applaudissements ; elle lut envoyée aux départements.

L' .assemblée vota que Roland, Servan, Clavière, emportaient les regrets de la nation. Pourtant aucune déclaration de guerre ouverte et brutale ne fut lancée à la royauté. Ce n'est pas des chefs politiques ou, comme on disait alors « des chefs d'opinion » que devait partir le mouvement. Les démocrates à la Robespierre n'étaient pas très fâchés de l'élimination de la Gironde. Et comment soulever le peuple ;i propos de l'exclusion des ministres girondins quand on a si souvent dit que leur avènement avait été un malheur pour la Révolution"? D'ailleurs, si un grand mouvement populaire se produisait pour protester con tre le renvoi des ministres de la Gironde, c'est celle-ci qui devenait le centre mi'^me de la Révolution : grand ennui pour Robespierre. Aussi s'applique- t-il à éteindre les colères du peuple, à lui persuader qu'il serait indigne de lui de s'émouvoir « pour quelques individus ». Il écrit dans le Défenseur de la Constitution, à propos de la séance du 1.3 juin aux Jacobins:

« Le renvoi des ministres communiqua la société) un grand mouve- ment; il fut présenté comme une calamité publique, et comme une preuve nouvelle de la malveillance des ennemis de la liberté. Plusieurs membres, au nombre desquels étaient quelques députés à l'Assemblée nationale, ouvrirent des avis pleins de chaleur. J'étais présent à celte séance. Depuis la fin de l'Assemblée constituante, j'ai continué de fréquenter assez assidûment cette société, convaincu que les bons citoyens ne sont pas déplacés dans les assem- blées patriotiques qui peuvent avoir une influence salutaire sur les progrès des lumières et de l'esprit public; également opposé aux ennemis de la Révo- lution qui voudraient renverser les précieux appuis de la liberté, et aux in- trigants qui pouvaient concevoir le projet d'en dénaturer l'esprit, pour en faire des instruments de l'ambition et de l'intérôt'personnel. Si j'ai quelque- fois senti que cette lutte était pénible, le civisme pur et désintéressé de la majorité des citoyens qui composent cette société m'a donné jusqu'ici le moyen de la soutenir avec avantage. La nature et la véhémence de la discus- sion qui s'éleva dans l'occasion dont je parle, m'invita à dire mon opinion, et les circonstances actuelles me font presque une loi de la consigner dans cet ouvrage. »

Ah! quel perpétuel souci de la mise en scène! Quelle obsession du moi! Donc Robespierre, pour calmer l'agitation révolutionnaire des Jacobins, qui avait le tort grave de paraître une agitation girondine, dit ceci :

« Les orateurs qui ont parlé avant moi pensent que la patrie est en danger;

1190 UISTOIRE SOCIALISTE

je partage leur opinion, mais je ne suis pas d'accord avec eux sur les causée et sur les moyens. La patrie est en danger, lorsqu'on même temps qu'elle est menacée au dehors, elle est agitée encore par des discordes inlestinos; elle est en danger lorsque les principes de la liberté publique sont attaqués; lors- que 1.1 liberté individuelle n'est pas respectée; lorsque le gouvernement exé- cute mal les lois, et que ceux qui doivent le surveiller sans cesse en négli- gent le soin ou ne le remplissent qu'à demi; elle est en danger lorsque les grands coupables sont toujours impunis, les faibles accablés, les amis de la liberté persécutés; lorsque les intrigues ont pris la place des principes et que l'esprit de faction succède à l'amour de la patrie et de la liberté. Elle est en danger lorsque ceux qui s'en déclarent les défenseurs sont plus occupés de faire des ministres que de faire des lois.

« La patrie est en danger, mai? est-ce d'aujourd'hui seulement? et n'est-ce que le jour il arrive tin changement dans le ininistère et dans la fortune ou les espérances des amis de quelques ministres que l'on s en aperçoit? Pour- quoi donc ce jour est-il celui on retrouve tout à coup une fougueuse rnergie pour donner à l'Assemblée nationale et à l'opinion publique un grand mouvemeuL? Est-ce que de tous les événements qui peuvent intéresser le salut public, le renvoi de MM. Clavière, Roland et Servan est le plus digne d'ex- citer l'intérêt des bons citoyens? Je crois, au contraire, que le salut public n'est attaché à la tête d'aucun ministre, mais au maintien des principes, au progrès de l'esprit public, à la sagesse des lois, à la vertu incorruptible des représentants de la nation, à la puissance de la nation elle-même.

« Oui, il faut le dire avec franchise, quels que soient les noms et les idées des ministres, quel que soit le ministère, toutes les fois que l'Assemblée na- tionale voudra courageusement le bien, elle sera toujours assez puissante pour le forcer à marcher dans la route de la Constitution; ait contraire, est-elle faible, oublie-t-elle ses devoirs ou sa dignité? la chose publique ne prospérera jamais. Vous donc, qui faites aujourd'hui sonner l'alarme, et qui sûtes don- ner à l' Assemblée nationale une si rapide impulsion lorsqu'il s'agit d'un changement dans le ministère, vous pouvez exercer dans son sein la même influence dans toutes les délibérations qui intéressent le bien général; le salut public est entre vos mains ; il vous sitffira de tourner vers cet objet Vactivité que vous montrez aujourd'hui.

et // vaut mieux, pour les représentants de la nation, surveiller les ministres que de les nommer. L'avantage de les nommer ralentit la surveillance, il peut égarer ou endormir le patriotisme même. Il n'est rien tnoins que favo- rable à rénerqie de l'esprit public; il est fatal à celui qui doit toujours animer les sociétés des amis de la Constitution. Depuis le moment nous avons vu naître ce ministère que l'on a nommé jacobin, nous avons vu Popi' nion publique s'affaiblir et se désorganiser; la confiance aux ministres sem- blait substituée à tous les principes ; l' amour des places dans le cœur de beau-

HISTOIRE SOCIALISTE 1191

coup de prétendus patriotes, parut remplacer Famovr de la patrie, et cette société même se divisa en deux portions : les partisans des ministres et ceux de la Constitution. Les sociétés patriotiques sont perdues dès qu'une fois elles deviennent une ressource pour l'ambition et pour l'intrigue. Les amis de la liberté et les représentants du peuple ne peuvent faiblir en s'appuyant sur les principes éternels de la justice; mais ils se trompent aisément lorsqu'ils se reposent de la destinée de la nation sur des ministres passagers. Huppelez- vous qu'il y a plusieurs mois, je professais ici cette doctrine, et prédisais tous ces maux lorsque certains députés laissaient déjà transpirer le' projet d'élever leurs créatures au ministère.

« D'ailleurs, lorsqu'on veut mettre le peuple français en mouvement, il faut lui présenter, ce me semble, des motifs dignes de lui. Quels sont les vôtres? Sont-ce des attentats directs contre la liberté? Que l'Assemblée na- tionale les dénonce à la nation entière ; dénoncez-les vous-mêmes à l'Assemblée nationale. Il est digne d'une grande nation de se lever pour défendre sa propre cause, rriais il n'y a qu'un peuple esclave qui puisse s'agiter pour la querelle de quelques individus et pour l'intérêt d'un parti. Il importe essen- tiellement à la liberté elle-même que des représentants du peuple ne puissent être soupçonnés de vouloir bouleverser l'Etat pour des motifs aussi honteux. Le renvoi des trois ministres suppose-t-il des projets funestes? It'fant les dé- voiler; il faut les jurjer avec une sévère impartialité ; tel est le devoir des représentants du peuple. Leur devoir est-il de nous enflammer tantôt pour M. Dumouriez, tantôt pour M. Narbonne, pour AL Clavière, pour M. Rolland, pour M. Servaîi, tantôt pour, tantôt contre les îninistres, et d'attacher le sort de la liêvolution à leur disgrâce ou à leur fortune? Je ne connais que les principes et l'intérêt public; je ne veux connaître aucun ministre; je ne me livre point sur parole à l'enthousiasme ou ci hi fureur , surtout sur la parole de ceux qui se sont déjà trompés plus d'unn fois; qui dans l'espace de huit jours, se contredisent d'une manière si frappante sur les mêmes objets et sur les mêmes hommes. »

Celait d'une perfidie incomparable. Robespierre oubliait que l'avènement ministériel de la Gironde avait, pour la première fois, mis sérieusement en question et en péril le veto du roi, c'est-à-dire li force suprême de la contre- révolulion. Il oubliait qu'à ce moment il ne s'ngissail point de la querelle de quelques ministres et de l'intérêt de quelques hommes, mais des raisons po- litiques qui avaient déterminé leur renvoi. C'est parce qu'ils avaient voulu donner réalité et vie aux décrets de l'Assemblée contre les prêtres factieux, c'est parce qu'ils avaient voulu obtenir le rassemblement d'une force révolu- tionnaire, c'est parce qu'ils avaient averti le roi, presque avec menaces, qu'il devait concourir loyalement aux volontés du Corps législatif, qu'ils étaient congédiés. était la véritable bataille, et l'ajourner sous prétexte que le nom ou même l'intrigue de quelques hommes pouvaient y être mêlés, c'était

1102 HISTOlIlb; SOCIALISTE

refuser loutes les occasions d'action révolulionnaire. Ainsi Robespierre et ses amis disaient : inaction, attente, prudence.

La Gironde aussi était très gônée. Comment prendre sa revanche? Elle ne le pouvait qu'en soulevant la rue, et elle craignait que le maniement des forces populaires lui échappit. De plus, l'altitude de Dumouriez, qu'elle avait tant exalté, et qui soudain semblait trahir les patriotes, la mettait dans une situation terriblement fausse. Dumouriez, en effet, bien loin de se solidariser avec les minisires renvoyés, essaya de garder sans eux le pouvoir et de cou- vrir le roi.

Quel était son plan? Avait-il voulu, comme le prétendaient le journal de Prudhomme et Brissot lui-même, se débarrasser de ses collègues pour exercer, avec des hommes de moindre influence, un pouvoir ministériel plus étendu? Mais ce n'est pas Dumouriez qui avait suggéré à Roland l'idée de la lettre explosive qui fit tout sauter. Et il n'était point assez malavisé, à peine arrivé par la Gironde, pour se brouiller de parti-pris avec elle. Sur quelles forces, sur quels appuis aurait-il compté? Il est probable qu'il se flatta qu'il obtien- drait de Louis XYI, par des moyens courtois et une agréable diplomatie, ce que la brutalité calculée de Roland n'avait pu obtenir. Témoigner à Louis XVI une extrême déférence, lui faire sa cour en se séparant précisément des bu- iors qui l'avaient blessé, mais lui représenter que devant le soulèvement universel il était indispensable qu'il sanctionnât les décrets contre les prêtres et sur le camp, voilà sans doute le dessein de Dumouriez. Et quel double triomphe pour lui, auprès du roi et de la Révolution, si d'une part il permet- tait à Louis XVI de gouverner sans des ministres qui l'avaient offensé, et si, d'autre part, il apportait à l'Assemblée la sanction des décrets ! Voilà sans doute le calcul secret de cet habile homme, et j'imagine qu'il n'était point fâché outre mesure des murmures qui l'accueillirent d'abord, dès le 13 juin, à l'Assemblée, et des indignations qui éclataient contre lui. Cela lui consti- tuait une sorte de titre auprès du roi et lui permettait d'agir plus efficace- ment sur lui.

Ces calculs furent trompés : Dumouriez s'aperçut vite qu'il ne pourrait arracher ou surprendre la sanction du roi. Dès lors il s'exposait sans profit et et sans moyens de défense à toutes les colères de la Révolution. Après avoir pendant trois jours occupé le ministère de la guerre, après avoir tenté inuti- lement de jouer son jeu subtil et hardi, il se démit et demanda la permission d'aller aux frontières. Mais pendant quelques jours la Gironde, qui avait pour ainsi dire répondu de Dumouriez, fut dans un embarras cruel, elle n'avait ni autorité, ni élan. Elle essaya de se sauver en ouvrant brusquement l'attaque contre Dumouriez. Brissot écrit, le mercredi 13 juin, dans le Patriote fran- çais :

« 11 est douloureux pour un homme qui a quelque délicatesse, pour un patriote qui sent combien l'union est nécessaire à la prospérité de nos armes,

HISTOIRE SOCIALISTK

1193

de soulever le masque qui couvrait la perfidie d'ua ministre qu'il eslimait, et d'allumer de nouvelles haines, mais le salut de la chosf publique l'exige ; il faut déchirer tous les voiles que le souvenir de l'intimité de quelques mo-

youveau pacte de Louit XVI avec son peuple. (D'aprts une eatampe da Musée Carnavalet).

ments faisait respecter; il faut dire la vérité toute entière, et le seul re> proche que j'aie à me faire, c'est de ne pas l'avoir fait plus tôt.

« On devine que je veux parler du sieur Dumouriez qui. avec des protes- tations de patriotisme, une conduite assez bien soutenue dans la Vendée, et

UV. 150, BISTOIBR SOCULISTK. uv. 150.

11U4 HISTOIRE huClALlSTE

la réputation de qui.'iqucs talents militaires, était parvenu à séduire les pa- triotes et à se l'aire appeler au miinslère par la voix publique.

« Le commencement de son nJnistôre a répondu à l'attente des bons citoyens, mai» il a'a pas été difficile de se convaincre que sa réputation était usurpée, et que son patriotisme n'était qu'hypocrisie. Je n'entrerai point ici dans les détails qui pourraient le prouver, <:e sera l'objet de lettres particu- lières; car il faut imprimer à cet homme le sit;ne qu'il mérite, et qui puisse l'empêcher d'être dangereux pour l'avenir.

« Le sieur Uumouriez souffrait depuis longtemps avec impatience d'.être associé avec MM. Servan, Claviôre et Roland, d'abord parce qu'il ne les diri- geait pas, comme il l'avait espéré, et ensuite parce quk'ils osaient blâmer son immoralité, la protection qu'il accordait à des hommes corrompus et la ver- satilité de sa politique. Le sieur Dumouriez résolut île les perdre dans lesprit du roi, et il y parvint aisément à l'aide df calomnies, et en les présentant comme des factieux et des républicains qui voulaient tout bouleverser. 11 fallait ensuite une occasion pour réaliser les terreurs du prince. Le décret du camp de vingt mille hommes la lui fournit : le sieur Dumouriez s'éleva contre ce projet; il fit entendre que ce iilan devait favoriser le projet des factieux.

« Nous ferons observer ici que c'est le sieur Uumouriez lui-même qui, il y a plus de deux mois, et depuis n"a cessé de répéter qu'il fallait un pareil camp pour sauver Paris, dans le cas oij les Autrichiens pénétreraient, et qu'il ne demandait pas mieux que de le commander. Entraîné par lui, le roi a fait redemander le portefeuille à M. Servan. »

C'est d'un ton bien languissant et bien terne, et aux récriminations gênées contre Dumouriez se mêle un vague plaidoyer pour le roi, qui semble avoir été égaré par les.arlifiees du ministère des afTaires étrangères. Etait-ce l'effet de sa participation au pouvoir ministériel, ou l'humiliation du rôle de dupe qu'elle avait joué avec Dumouriez, ou la peur d'un mouvement popu- laire qu'elle ne dirigerait point? La Giron le, sous le coup de TalTront royal, paraît sans ressort. Robespierre triomphait cruellement de l'incident Dumou* riez: « Il y a huit jours, à peine était-il permis de parler sans éloges du ministre Dumouriez, ce n'était qu'après lui qu'on nommait les deux hommes qu'on l'accuse d'avoir fait renvoyer; et lorsque je réclamais moi-même contre fe système de flagornerie, qui semblait près de s'introduire ici, n'étais je pas hautement improuvé par ces mômes hommes qui veulentdétruire la Constitu- tion même, pour se venger de lui 7 J' ne veux ni le défendre, ni l'excuser, ni tout renverser pour la cause ds ses ccncurrents.

«La patrie seule mérite l'attention des citoyens. Croit-cm que nous nous abaisserons au point de faire la guerre pour le choix des ministres? Et, sous quels étendards? Sous les étendards de ceux qui ont loué N'arboniie avefi plus d'énergie encore que Clavlère et ses deux collègues; qui l'ont dispensé de reudre compte, qui kdéraLdaaleacûtc à l'eavi quand toute la Frauce l'accuse.

HISTOIRE SOCIALISTE 1195

Sont-ils donc si infaillibles dans leurs jugements et si sages dans leurs projets, qu'il ne nous soit pas permis d'examiner, s'il n'y a pas d'autres remèdes à nos maux que le bouleversement de l'Empire ? Sommes-nous donc arrivés au moment une faction ne dissimule plus le dessein de renverser la Constitu- tion? Déjà on a propose sérieusement que l'assemblée nationale s'érigeât ea assemblée constituarite.

«Un député (M. Lasource) nous a fait publiquement la confidence qu'on lui avait proposé de se coaliser avec une .partie de l'Assemblée nationale, pour exécuter ce projet. Deyà,o« répète, avec les ennemis de la Révolution, que la Constitution ne peut exister, pour se dis/>enser de la soutenir. Mais les auteurs de ce système ont-ils fait tout ce qui dépendait d'eux pour la maintenir ?... L'Assemblée nationale, disent-ils, n'a pas les moyens nécessaires pour la défemlre. Je soutiens que l'Assemblée nationale a une puissance inBuie, que la volonté générale, la force invincible de l'esprit public, qu'elle laisse tom- ber et relève à son gré, aplanira devant elle tous les obstacles toutes les fois qu'elle voudra déployer toute l'énergie et toute la sagesse dont elle est susceptible.

« C'est en vain que l'on veut séduire les esprits ardents et peu éclairés par l'appât d'un gouvernement plus libre et par le nom de répifblique ; le renversement de la Constitution dans ce moment ne peut qu'allumer la guerre civile, gui conduira à l'anarchie et au despotisme. Quoi ! c'est pen- dant la guerre, c'est au milieu de tant de divisions fatales, que l'on veut nous laisser tout à coup sans Constitution, sans loi! Notre loi sera donc la volonté arbitraired'unpelitnombred'hommes. Quel sera le point de ralliement des bons citoyens? Quelle sera la règle des opiniotis? Quelle sera la puissance de l'Assemblée législative? En voulant saisir celle qu'elle n'a point, elle perdra «elle dont elle est investie ; on l'accusera d'avoir trahi le serment qu'elle a fait de maintenir la Constitution ; on l'accusera d'accaparer les droits de la souveraineté ; elle sera la proie et l'instrument de toutes les factions. Elle ne délibérera plus qu'au milieu dos baïonnettes; elle ne fera que sanctionner la volonté des gén<Taux et d'un dictateur militaire. Nous verrons renouveler, au milieu de nou-;, les horribles scènes que présente l'histoire des nations les plus malheureuses...

a .■\pres avoir été l'espéranceetradmiralion de l'Europe, nous en serons.la honte et le désespoir. Nous n'aurons plus le même roi, mais nous aurons mille tyrans; vous aurez, tout au plus, un gouvernement aristocratique, acheté au irix des plus grands désastres et du plus pur sang des Français. Voilà le but de toutes ces intrigues qui nous agitent depuis si longtemps I Pour moi, voué à la haine de toutes les factions que j'ai combattues, voué à la vengeance de la Cour, à celle de tous les hypocrites amis de la liberté, étranger à tous les partis, je viens prendre acte solennellement de ma cons- tance à repousser tous les systèmes désastreux et toutes les manœuvres cou-

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pables, el j'aU('sl>» iii;i pa'rie cl l'univers que je n'aurai point contribué aux maux que je vois prêts à fu.ulresur elle. »

Ainsi, quelque incertaines que fussent les velléités révolutionnaires de la Gironde, Robespierre les condamnait. Sa politique à ce moment était à la fois très défiante et très conservatrice. Il voulait qu'on surveillât de très près la Cour, les généraux, mais qu'on ébranlât le moins possible le système cons- lilutionnel. Au fond, Louis XVI lui apparaissait une garantie nécessaire contre la grande faction des remplaçants. Aller à la République, c'était aller à l'aristocratie ou à la dictature militaire. Deux mois après, au 10 août, la royauté élait renversée ; et il fallait bien que Robespierre s'accommodât au régime nouveau. On est tenté de dire que l'esprit des hommes est bien court, et qu'eu'ses pensées confuses il s'ajuste rarement au mouvement exact des choses.

Beaucoup de prévisions et de raisonnements, beaucoup de craintes et d'espérances, et peu de vérité. L'esprit de l'homme, au feu des événements, est comme du bois vert : beaucoup de fumée et peu de flamme. Mais, au fond, Robespierre, en toute la suite de la Révolution, reste fidèle à la même pensée : interpréter ce qui est dans le sens de la démocratie, en tirer le plus de liberté et d'égalité qu'il se peut, mais éviter le plus possible les secousses et les surprises. En ce sens, et si paradoxal que paraisse ce rapprochement, il est comme Mirabeau : un des plus démocrates et aussi un des plus conser- vateurs parmi les révolutionnaires.

Mais ni les incertitudes des Girondins déconcertés et penauds, ni la cau- teleuse prudence de Robespierre ne suspeiidirenl la marche du drame. L'As- semblée sentait que la Constitution était menacée de toutes parts, d'un côté, par la conspiration contre-révolutionnaire, de l'autre par la poussée démocra- tique et républicaine. Elle ne savait comment faire face à tant de périls. Elle se résolut à nommer le 17 juin, sur la proposition de Marant, une Commission extraordinaire des Douze, chargée de lui faire un rapport d'ensemble sur l'état de la France : mais dans la discussion môme, et jusque dans le décret qui institue cette Commission, se marque l'indécision de l'Assemblée. Elle ne savait si elle devait frapper à droite ou à gauche; et, en son impuissance, elle semblait annoncer qu'elle frapperait de tous côtés : « L'Assemblée décrète qu'il sera nommé, séance tenante, une Commission de douze membres, pour exa- miner, sous tous les points de i«e, l'état actuel de la France, en présenter le tableau sous huit jours, et proposer les moyen? de sauver la Constitution, la liberté et l'Empire. »

Le retour offensif et l'insolence ranimée des feuillants précipitèrent la crise. La chute des ministres girondins avait été le triomphe des « constitu- tionnels », des feuillants. D'abord, ce sont des hommes à eux qui sont appelés au ministère. Pendant plusieurs jours on put croire que le roi ne trouverait pas de ministres, tant les responsabilités prochaines semblaient effrayantes.

Histoire socialiste hwt

Les Lameth finirent cependant par décider quelques doublures : Chambonas eut les affaires étrangères, Lajard, la guerre; Terrier de Monciel, président du déparlement du Jura, eut l'intérieur. Girondins et robespierristes étaient brusquement rapprochés par l'avènement de leurs ennemis communs. Mais c'est surtout l'intervention menaçante, arrogante, du chef des feuillants, de Lafayetle, qui un chôment refit entre la Gironde cl Robespierre un semblant d'union. Après la chute delà Gironde, Lafayette crut qu'une action décisive des modérés arrêterait ou même refoulerait le mouvement révolutionnaire. Du camp de Maubeuge il commandait en chef l'armée du centre il écrivit à l'Assemblée une lettre datée du 16 juin, et qui fut lue à la Législative par son président à la séance du 18.

C'est le manifeste du modérantisme agressif. C'est l'annonce d'une sorte de coup d'Etal modéré contre toutes les forces populaires et ardemmentrévo- lutionnaires. La popularité de Lafayette, surtout depuis la journée du Charap- de-Mars, était atteinte profondément, et il soulîrait dans son orgueil et sa vanité. Peut-être aussi, par une sorte dépeint d'honneur médiocre et de fausse chevalerie voulait-il, après avoir contribué à limiter le pouvoir royal, main- tenir ce qui en subsistait contre toute agression nouvelle. Chef de la bour- geoisie modérée, des classes moyennes, il lui semblait que la Révolution ne devait pas dépasser cepoinj, d'équilibre. Et comme s'il n'avait affaire qu'à une tourbe impuissante et méprisée, forte seulement de la timidité des sages, il crut pouvoir parler de très haut.

S'il avait réussi, s'il avait entraîné la France dans les voies du modéran- tisme exclusif et agressif, la Révolution, destituée de ses forces vives, n'aurait pis tardé à tomber aux mains des réacteurs. Donc, dans un silence émouvant, silence de haine ou silence d'admiration effrayée, la lettre de Ixifayetle fut enlen lue par la Législative.

« Messieurs, au moment trop différé peut-être j'allais appeler votre attention sur de grands intérêts publics, et désigner parmi nos dangers la conduite d'un ministère que ma correspondance accusait depuis longtemps, j'apprends que, démasqué par ses divisions, il a succombé sous ses propres intrigues; car sans doute, ce n'est pas en sacrifiant trois collègues, asservis par leur insignifiance en son pouvoir, que le moins excusable, le plus noté de ces ministres (Dumouriez) aura cimenté dans le Conseil du roi son équivoque et scandaleuse existence.

« Ce' n'est pas assez néanmoins que cette branche du gouvernement soit délivrée d'une funeste influence. La chose publique est en péril ; le sort de la France repose principalement sur ses représentants; la nation attend d'eux son salut, mais en se donnant une Constitution, elle leur a prescrit l'unique route par laquelle ils peuvent la sauver.

« Persuadé, Messieurs, qu'aiasi que les Droits de l'homme sont la loi de toute Assemblée constituante, une Constitution devient la loi des législateurs

1198 HISTOIRE SOCIALISTE

quVlle a élablre, c'est à voub-inùiues que je dois dénoncer les elTorls trop puissants que l'on fait pour vous écarter de celte règle, que vons avez promi» de suivre.

<< Rien ne m'empCchera d'exercer ce droit d an homme libre, de remplir ce devoir d'un bon citoyen ; ni les égarements momentanés de l'opinion, car, que sont les opinions qui s'écarlenl du principe? ni mon respect pour les représentants du peuple, car je respecte encore plus le pcople, dont la Cons- titution est la volonté suprême; ni la bienveillance que vous m'avez cons- tamment témoignée, car je veux la conserver comme je l'ai obtenue, par ira inflexible amour de la liberté.

« 'Vos circonstances sont difficiles. La France est menacée au dehors et agitée au dedans. Tandis que des cours étrangères annoncent linloléralile projet d'attenter à notre souveraineté nationale, et se déclarent ainsi les ennemis de la France, des ennemis intérieurs, ivres de fanatisme ou d'orgueil, entretiennent un chimérique espoir, et nous fatiguent encore de leur ioso- lente malveillance.

« Vous devez, Messieurs, les réprimer: et vous n'en aurez la puissance qu'autant que vous serez constitutionnels et justes. Vous le voulez sans doute... Mais portez vos regards sur ce qui se passe dans votre sein et autour de vous. Pouvez-vous vous dissimuler qu'wie faction, et, pouréoiter les dé- nominations vagues, çtie la faction jacobite a causé tous les désordres? C'est elle qui s'en accuse hautement: orr/anisi-e comme un Empire à part dans^a métropole et ses affiliations, aveuglément dirigée par quelques chefs amIAticux, cette secte forme une corporation distincte cm milieu du peuple français, dont elle usurpe les pouvoirs, subjuguant s»s représentants et ses mandataires.

« C'est que, dans des séances publiques, l'amour des lois se nomme am^ocra^ie, et 'leur infraction patriotisme. Là, les assassins de Desille re- çoivent des triomphes, les crimes de Jourdan trouvent des panégyr'tstes ; là, le rérfl de l'assassinat qui a souillé la ville de Metz vient encore exciter d'in- ferna'les acclamations.

« Cro1ra-l-on échapperai ces reproches en se 'larguant d'un manifeste au- trichien où ces sectaires sont nommés ? Sont-ils devenus sacrés parce que Léopold a prononcé leur nom? Et parce que nous devons combattre les étrangers qui s'immiscent dans nos querelles, sommes-nous dispensés de délivrer notre patrie d'une tyrannie domestique? »

Lafayette a bien compris que les attaques de l'Empereur d'Autriche contre les Jacobins étaient pour ceux-ci une grande force. 11 semblait qu'on ne pouvait les frapper sans être le serviteur de l'étranger. Non sans audace, il va droit à l'objection : et tout de suite, avec une grande habileté, il essaie précisément d'intéresser à sa cause le patriotisme même. Il affirme que les ministres girondins et jacobins ont laissé les armées de la France désorga-

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niàées. Il afiirme qu'en haine de Lalayolle lui-mome, Dumouriez a refusé aux soldais de la patrie et de la Révolution tous les secour?' d'approvisionnements et d'armes sans lesquels ils ne pouvaient espérer la victoire. Ainsi, tous les partis qui se disputent la raaîlrise de la Révolution invoquent le drapeau. Ainsi tous se renvoient le reproche meurtrier de trahison : à Brissot, ami et protecteur de Dumouriez, qui a fait mettre en accusation le feuillant De Lessart, Lafayetle répond en accusant de trahison Dumouriez lui même, qui fut jusqu'au 15 juin 1 homme de la Gironde.

« C'est, dit Lafayelte, après avoir opposé à tous les obstacles, à tous les projets, le courageux et persévérant patriotisme d'une armée, sacrifiée peut- être à des combinaisons contre son chef, que je puis opposer aujourd'hui à cette faction la correspondance d'un ministre, digne produit de son club ; cette correspondance, dont tous les calculs sont faux, les promesses vaines, les renseignements trompeurs ou frivoles, les conseils perfides ou contradic- toires, où après m'avoir pressé de m'avancer sans précautions, d'attaquer sans moyens, on commençait à me dire que la résistance allait devenir impossible lorsque mon indignation a repoussé cette lâche assertion. »

Et Lafayelte, après avoir flalté son armée et les espérances nationales, conclut que, pour vaincre ses ennemis du dehors, il ne manque à la France qu'une chose : écraser les agitateurs du dedans. *

« Ce n'est pas sans doute au milieu de ma brave armée que les sen- timents timides sont permis. Patriotisme, énergie, discipline, patience, con- fiance mutuelle, toutes les vertus civiques et militaires, je les trouve ici (vifs applaudissements d'une grande partie de l'Assemblée). Ici, les principes de liberté el d'égalité sont chéris, les lois respectées, la propriété sacrée : ici l'on ne connall ni les calomnies ni les factions... Mais pour que nous, soldats de la liberté, combattions avec efficacité, il faut... que les citoyens, ralliés autour de la Constitution soient assurés que les droits qu'elle garantit seront respectés avec une fidélité religieuse qui fera le désespoir de ses ennemis cachés ou publics. »

« Ne repoussez pas ce vœu, c'est celui des amis sincères de votre auto- rité légitime. Assurés qu'aucune conséquence injuste ne peut découler d'aucun principe pur, qu'aucune mesure tyrannique ne peut servir une cause qui doit sa gloire aux bases sacrées de la liberté et de régilité-, laites que la justice criminelle reprenne sa marche constitutionnelle ; que l'égalité civile, que la liberté religieuse jouissent de l'entière application des vrais principes.

« Que le pouvoir royal soft intact, car il est garanti par la Conslitulion ; qu'il soil indépendant, car cetl.'î indépendance est un des ressorts de notre liberté ; que le roi soil révéré, car il est investi de la majesté nationale, qu'il puisse choisir un ministère qui ne porte les chaînes d'aucune: faction, et s'il

1200 HISTOIIIE SOClALISTli

existe des conspirateurs, qu ils périssent, mais seulement sous le glaive de la loi .

« Enfin, que le règne des clubs, anéanti par vous, fasse place au règne de la loi ; leurs usurpations, à l'exercice ferme et indépendant des autorités cons- tituées ; leurs maximes désorganisalrices, aux vrais principes de la liberté ; leur fureur délirante, au courage calme et constant d'une nation qui connaît ses droits et les défend; enfin, leurs combinaisons sectaires, aux véritables intérêts de la patrie... »

Voilà le programme que, sous le nom modeste et légal de pétition, mais du camp de Maubeuge et avec son autorité de commandant d'armée, La» fayette, défenseur factieux de la Constitution, dictait à l'Assemblée. 11 peut se résumer ainsi : retrait de tous les décrets contre les émigrés et les prêtres insermentés; libre exercice du veto royal; poursuites rigoureuses contre tous attroupements; dissolution, des clubs, mise en accusation de Dumouriez.

Dans l'état de la France, c'était un signal de contre-révolution. Et que de misérables équivoques ! que de criminels oublis ! Lafayette demandait le res- pect de la Constitution. Mais lorsque le veto paralysait les lois de défense de la Révolution, le vélo, quoique formellement constitutionnel, n'élail-il pas la violation de la Constitution? Lafayette dénonçait les Girondins comme adver- saires des lois constitutionnelles; il .affecte de ne pas voir ou de noter à peine le soulèvement des prêtres factieux, l'immense conspiration royaliste. Il veut qu'on « révère » le roi, et à ce moment même le roi entretient une corres- pondance de trahison avec ces souverains étrangers que Lafayette a mission de combattre. De celte trahison on n'avait pas la preuve matérielle; mais si Lafayette n'avait pas été aveuglé par sa vanité et son ambition, s'il n'avait pas concentré sur les démocrates toutes ses méfiances et toutes ses haines, il aurait bien reconnu la main du roi et l'inlrigue de la Cour dans l'immense complot intérieur et extérieur dont la Révolution était enveloppée.

La Gironde fut un instant comme stupéfaite par ce coup d'audace. Elle ne s'opposa même pas à l'impression de la lettre de Lafayette, mais quand le centre et la droite proposèrent de l'envoyer aux 83 départements et aux armées, Vergniaud se leva. Il protesta au nom de la liberté. Il rappela, sous les murmures d'une grande partie de l'Assemblée, que toute pt tition d'un citoyen devait être accueillie, mais que, lorsque ce citoyen était commandant d'armée, sa pétition devait passer par la voie du ministère. .Adressée directe- ment à l'Assemblée elle devenait une sommation « et c'en était fait de la liberté ».

L'Assemblée parut se ressaisir. Guadet gagna du temps en alléjiuant que la lettre ne pouvait être de Lafayette, puisqu'elle parlait de la démission de Dumouriez, qu'à celte date Lafayette ne pouvait connatlre. C'était faux : car Lafayette ne parlait que comme d'une probabilité prochaine, de la démission de Dumouriez.

HiiSTCîRE SOClALiarG

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BOMBK NATIONALE

On honntt servant de couronne à un ballon ^uguel est adapté une Nacelle dans laquelle sont plusieurs voyageurs aei-jens parcourant le Cunip des Autrichiens, et jetant sur leurs Utes, quantités de Cocar f* cl ISojincts tricolores. On voit avec quel ivresse il reçoivent ces gages précieux des uris en o>-nent leurs armes ou les prcs-sent confe leurs cœurs d'autres forcent leurs officiers ou lyrans à en décorer leurs Choijcuux en insultant avec justice à la lâcheté des Français émigrés qui Ifs font agir contre notre Sainte Liberté.

L'Armée Française, de iavlre côté du /l'/it'r', témoigne, por les geste de la plus grande tatisfaction, les senlirnen quelU éprouve de voir ta chutle des desseins des Despotes gui troyoient nous asservir.

D'aprûs uoe estampe da Musée C-irnavalet.)

LIT. 131. HISTOIRE ''"-lALISTE. UV. 161.

1203 IIISTOIRK SOCIALISTB

Guadel lança le nom de Crumwjll, avec quelques précaulio.is ora'oires : « Les sonlimenls de M. de Lafiiyelle indiquent assfz qu'il osl impossible qu'il soil l'auteur de la lettre qui vient d'être lue. M. Lafayeltc sait que lomque Cromœell osait tenir un lamjacje pareil... » Finalement, rAs>en)blée renvoya la lettre à la Commission des Douze pour en faire u:i rapport et elle passa à l'ordre du jour sur l'envoi de la lettre aux départements. C'était un échec grave pour les feuillants. Car ils ne pouvaient réussir que par un coup de vigueur et de surprise.

Laisser au pays le temps de la réflexion, laisser aux partis révolution- naires le temps d'organiser la résistance, c'était enlever toute chance de succès à la politique de Laf iyt;lle. ElliJ n'eut d'aulre effet immé liai que de rapprocher la Gironde et Robespierre, et que de rendre à Dumouriez la faveur révolutionnaire.

Le lendemain, les ministres feuillants annonçaient à l'Assemblée que le roi refusait son veto aux décrets sur les prêtres et sur le camp de 20,000 hom- mes. La Révolution put croire, par celle coïncidence, q'.i'entre le roi et Lafayette il y avait partie lice, et l'imminence du péril réconcilia à demi les partis révolutionnaires.

Brissot, dans son numéro du 18 juin, attaqua violemment Lafayette : « C'est le coup le plus violent qu'on ait porté à la libeité, coup d'autail plus dang reux qu'il est porté par un général qui se vante d'avoir une armée à lui, de ne faire qu'un avec son armée, d'autant plus dangereux encore que cet homme a su, par sa feinte modération et ses artifices, se conserver un parti, même parmi les hommes qui aiment vivement la liberté; sa lettre le démasque. C'est une seconde édition des lettres de Léopold au roi ; lune et l'autre sortent de la même fabrique; c'est le même e,sprit partout, c'est la même hiine contre les jacobins; c'est la même horreur pour les factieux. Et Lafayette crie contre les factieux ! »

EtDrissot termine par une allusion à Robespierre : « Citoyens veillon;». Jacobins, soyons sages, mais fermes. 0 vous qui les avez divisés, voilà voire ouvrage! a C'était une invitation amère à l'union.

Entre Lafayette et Robespierre il y avait une polémique réglée : « Sommes- nous déjà arrivés, s'écria celui-ci dans le défenseur de la Constitution, au temps les chefs des armées peuvent interposer leur influence on leur autorité dans nos affaires politiques, agir en modérateurs des pouvoirs cons- titués, en arbitres de la destinée du peuple? Est-ce Cromwell ou vous qui parlez dans cette lettre, que l'Assemblée législative a entendue avec tant de patience? Avons-nous déjà perdu notre liberté, ou bien est-ce vous qui avez perdu la raison ? »

Robespierre comprend que les violences de Lafayette contre les ministres >;irondins assurent à ceux-ei la sympathie des révolutionnaires, et il désarme à demi.

HISTOIRE SOCIALISTE 12ÛS

K Vous commencez par tonner coElre les anciens ministres; l'un d'eux restait encore, à l'époque vous écriviez, el vous aflirmiez (ju'ii ne prolon- gerait pas longtemps dans le Conseil du roi son équivoque et scandaleuse existence.

« A Dieu ne plaise qu'aucune prévention personnelle pour des ministres quels qu'ils soient, puisse influer sur mes opinions et sur mes principes: un m'a reproché ma profonde indifférence pour ceux même qui semblaient pn-senter des titres de patriotisme, et j'ai eu moi-même beaucoup à me plaindre de quelques-uns de ceux que vous attaquez avec tant de fureur. Mais si quelque chose pouvait ?ne convaincre que leurs vues pouvaienl ètie utiles au bien public, ce serait sans doute le mal même que vous en dites. Il paraît au moins que ces ministres tels qu'ils sont, avaient obtenu la con- fiance (le l'Assemblée nationale puisqu'elle a solennell ment déclaré qu'ils emportaient les regrets de la nation, el c'est à l'Assemblée nationale que vous parlez de ces mêmes hommes avec un insolent mépris! »

Mais il faut encore que tout en paraissant les défendre contre Lafayetle, Rob spierro adresse aux mini-tres de la Gironde un trait amer. « Vous parlez de l'équivoque, de la scandaleuse existence de l'un des ministres que vous venez de renvoyer, après les avoir fait nommer voiis-tnéme. » C'est, en passant el d'un air détaché, un coup meurli-ier. Les Girondins appelés au pouvoir par Lafayt-tte ! c'était faux; mais quelle insinuation plus redoutable au mo;nent Lafayette soulevait contre lui toutes les colères de la Hévo- lulion? Il n'y avait donc pas désarmement des haines entre la Gironde et Robespierre, mais seulement une sorte de trêve politique pour faire face à l'ennemi commun.

C'est le peuple de Paris qui fera au roi, au veto, à la lettre de Lafayette, l.i vraie réponse. Depuis plusieurs mois, l'animation des esprits était extrême. La déclaration de guerre, l'avènement, puis la chute du ministère girondin avaient créé je ne sais quelle attente passionnée.

Le peuple avait le pressentiment que la lutte suprême entre la Révolution et la royauté était proche, et comme à la veille des grands événements, des rumeurs effrayantes se répandaient. Un moment Paris avait cru que la garde du roi méditait regorgement des patriotes: en tout étranger veim à Paris, les regards foupijonneux cherchaient un conspirateur. En mai l'émotion avait été si grande, si générale, que l'Assemblée législative avait dû, pendant quel- ques jours, siéger en permanence. Et elle avait de même décrété, pour quel- ques jours, la permanence d".s sections.

.\insi, les citoyens qui afQuaientaux assemblées de section, avaient pour ainii dire reçu officiellement la garde de la liberté et de la patrie. Danton, saiis se compromettre, sans donner ouvertement de sa personne, suivait de près ce mouvement des sections, l'animant, le conseillani. C'est vraiment en ce^, iuuUiples foyers populaires, douL tous les jours les événements rallumaienr

1204 HISTOIRE SOCIALISTE

la passion, que la grande vie révolutionnaire s'exaltait. Surtout dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel le peuple était prôt à l'aclion décisive.

11 faudrait pouvoir su'vre, jour pour jour (mais les procès -verbaux ou manquent ou sont trop in^omplets)la vie de chaque section, surprendre, pour ainsi dire, l'éclosion et surveiller la croissance des pensées révolulionnaires. Le brasseur S:inlerre et Alexandre, qui commandaient les bataillons des Enfants-Trouvés et de Saint-Marcel, avaient beaucoup d'action; Fournier, qui avait vainement tenté fortune à Saint-Domingue et qui était revenu en France le cœur ardent et aigri, l'ouvrier orfèvre Rossignol, le patron boucher Legendre.le marquis de Saint-Hiiruge, mi^lé dès les premiers jours de la Ré- volution aux agitations du Palais-Royal, le polonais Lazowsky, commandant une compagnie de canonniers, semblaient diriger le mouvement. Mais que de forces inconnues fermentaient!

C'est chez Sanlerre ou dans la salle du Comité de la Section des Quinze- Vingis que se réunissaient les chefs. Mais ils n'avaient point des allures de conspiraleurs. Il n'y avait rien de secret dans leurs démarches. Il: savaient bien qu'ils ne feraient rien sans l'énergie populaire et que celle-ci devait être tenue en éveil par une action ouverte, publique, audacieuse. Danton se réser- vait, à cause de son caractère officiel. Mais on savait bien qu'il n'était pas homme à se cacher, et que sa voix puissante sonnerait dans l'orage. Dès le 2 juin, p'usieurs citoyens avaient demandé la permission d'organiser dans l'église des Enfants-Trouvés des réunions publiques. C'était comme une pré- dication permanente d'action révolutionnaire qu'ils voulaient instituer. Pétion, maire de Paris, seconda leur deman le. Il écrivit le 2 juin à Rœderer : « Plusieurs citoyens du faubourg Saint-.Antoine ont présenté au Conseil général de la Commune une pétition par laquelle ils demandent lo je'-mission de s'assembler, à l'issue des offices, dans l'église des Enlant--Trou ,és ^our s'y instruire de leurs droits et de leurs devoirs. Le Conseil a arrêté que celle pétition serait renvoyée au Directoire du Département l'iii, en conséquence, l'honneur de vous l'adresser avec une expédition de l'arrêté qui ordo-ine le renvoi.

« Le Directoire ne peut manquer d'accueillir favorablement tout ce qui peut trndre à éclairer le patriotisme des citoyens et leur fait connaître les lois. Ji} vous serai inûnimenl obligé de mettre celte demande sous ses yeux et de le prier, au oora de la Muiicipalité, qui m'en a chnrgé, do prendre cette démarche dans la plus haute et la plus prompte considération. »

Le Directoire du Déparlement, malgré ses attaches au parti feuillant, n'osa pas refuser. Mais le renvoi des ministres girondins donna au peupl-i l'élan décisif. Puisque le roi chassait le.-» ministres qui lui demandaient de sanc- tionner des décrets nécessaires, des lois de salut révolutionnaire, puisque l'Assemblée hésitante semblait impuissante h imp-^ser la santion, il fallait

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HISTOIRE SOCIALISTE 1205

agir par des pétitions sur l'Assemblée et sur le roi. La pétition n'élait-elle pas légale ?

Mais ces pétitions il fallait les appuyer par une grande démonstration de force. C'est en foule que les citoyens armés iront à l'Assemblée et aux Tuile- ries. Ils iront le 20 juin, l'anniversaire du serment du Jeu de Paume, pour rap;.eler à tous la grande journée l'arbitraire royal se brisa r mtre la fer- meté des représentants.

C'est le 16 juin queLazowsky et ses compagnons firent part de leur dessein au Conseil général de la Commune. Ce n'est donc pas la lettre de Lafayelte, . connue seulement deux jours après, qui a donné aux faubourgs l'idée de pro- tester par la manifestation du 20 juin. Mais elle ajouta singulièrement à la colère et à l'élan. Lazowsky et ses amis espéraient obtenir de l'Hôtel de "Ville, du Con-eil général de la Commune, la permission de manifester. Ainsi, sous le couvert des autorités légales, la force populaire se déploierait sans obstacle, et l'effet de la manifestation serait plus imposant et plus sûr. Il fallait que Ii.'s délégués des faubourgs eussent de'jà une très grande conscience de leur force pour oser demander la permission administrative d'/iller en armes à l'Assemblée et aux tribunes.

Le Conseil général de la Commune ne se laissa pas engager aussi avant. 11 refusa et prit l'arrêté suivant :

« MM. Lazowsky, capitaine des canonnii?r3 du bataillon de Saint-Marcel, Duclos, Pavie, Lebon, Lachapelle, Lejeune, Vasson, citoyens de la section des Quin2e-Vin5ts; Geney, Deliens et Bertrand, citoyens de la section des Gobe- lins, ont annoncé au Conseil général que les citoyens des faubourgs Saint- Antoine et S lint-Marcel avaient résolu de présenter mercredi 20 du courant, à l'Assemblée nationale et au roi, des pétitions relatives aux circonstances et déplanter ensuite l'arbre de la liberté sur la terrasse des Feuillants, en mé- moire de la séance du Jeu de Paume.

« Ils ont demandé que le Conseil général les autorisât à se revêtir des habits qu'ils porlaient en 1789, en môme temps que de leurs armes. « Le Conseil général, après avoir délibéré sur cette pétition verbale et le procureur de la Commune entendu :

a Considérant que la loi proscrit tout rassemblement armé, s'il ne fait partie de la force publique légalement requise, a arrêté de passer à l'ordre du jour.

« Le Conseil général a ordonné que le présent arrêté serait envoyé au directoire du déparlement et au département de police et qu'il en scraii donné communication au corps municipal. »

Cet arrêté est signé du doyen d'â^e Lebreton, président, et du jeune secrétaire Royer, qui sera plus tard illustre sous le nom de Royer-CoUard. (■Voir Mortiraer-Terneau\). Il irrita violemment les dél gués des faubourgs; mais ils passèrent outre et ils ronlinuèrent d'ailleurs, pour rassurer, j»our

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entraîner, à rôpélcr que c'était une inanifeslation pacifique qu'ils organisaient. Le directoire du dcparlenioiil, trè> etlrayé, envoyait au maire Pélion lettre sur lettre pour l'avertir du mouvement qui se préparait, et lui deinander de rôquisitionner au besoin les troupes de ligne. Pétion, élu des faubourgs, ami des démocrates et des Girondins, se dérobait. Comme maire, il ne pouvait seconder un mouvement révolutionnaire et illégaL Mais il ne voulait pas s'y opposer par la force et il éludait les instances du directoire. Ainsi, à défaut d'une autorisation légale, les chefs du mouvement avaient-ils pour eux la complaisance secrète et les ignorances volontaires du maire jacobin. Pour- tant, il ne pouvait s'abstenir entièrement.

Pour couvrir sa responsabilité, il donnait des ordres. Mais ou bien ces ordres étaient puérils, comme lorsqu'il réquisitionnait la force armée [our empêcher le peuple de couper dans la cour du Couvent de Sainte-Croix les peupliers dont il voulait faire des arbres de mai. Ou bien ils étaient tardifs, comme lorsqu'il lance le 20 juin, à minuit, l'ordre de rassembler la garde nationale.

En fait, il se borna à inviter le commandant, le 19 juin, à doubler les postes des Tuileries. Dès le 19, l'orage grondciit, et il était certain que la journée du lendemain serait émouvante. Les faubourgs paraissaient résolus à marcher, et une sorte de souffle chaud passait sur l'Assemblée, qui lui venait du Midi ardent. Marseille était en effervescence révolutionnaire. Lespatiii-tcs marseillais adressèrent à la Législative une adresse qui fut lue par Caml.on, le 19 juin, à la séance du soir :

« Législateurs, la liberté française est en péril : les hommes Libres du Midi se lèvent pour la défendre.

a Le jour de la colère dn peuple est arrivé. {Vifs applaudissetneids à gauche et dans les tribunes.) Ce peuple, qu'on a toujours voulu égorger ou enchaîner, las de parer des coups, à son tour est près d'en porter; las de déjouer des conspirations, il a jeté un regard terrible sur les conspirateurs. Ce lion généreux, mais aujourd'hui trop courroucé, va sortir de son repos pour s'élancer contre la meute de ses ennemis.

« Favorisez ce mouvement belliqueux, vous qui êtes les conducteurs, comme les représentants, du peuple; vous qui avez à vous sauver ou à périr avec lui. La force populaire fait toute votre force; vous l'avez en mains, employez-la. Une trop longue contrainte pourrait l'affaiblir ou l'agacer. Plus do quartier, puisque nous n'en avons aucun à attendre. Une lutte entre le desjjotisme et la liberté ne peut être qu'un combat à mort; car, si la liberté est générale, le despotisme sera tôt ou tard son assassin. Qui pense autrement est un insensé, qui ne connaît ni l'histoire, ni le cœur humain, ni l'infernal machiavélisme de la tyrannie.

« Représentants, le patriotisme vous demande un décret, qui nous auto- rise à marcher avec des forces plus imposantes que celles que vous venez ds

HISTOIRE SOCIALISTE 1207

^réer, vers la capitale et vers les frontières. {Applaudissements à ganclte et dfius les tribunes.) Le peuple veut absolument finir une Révolution qui esi son œuvre et sa gloire, qui est l'honneur de l'esprit humain. Il ve:il se sauver et vous sauver. Devez-vous empocher ce mouvement sublime? Le pouvez- vous? Législateurs, vous ne refuserez pas l'autorisation de la loi à/CHu\ qui veulent aller mourir pour la défendre. » (Vifs applaudissements àt tanche et dans les tribttnes.) "

C'était comme une déclaration de guerre indivisible au roi et à l'étran- ger. Les modérés en furent épouvantés : ils s'écrièrent que cette adresse était attentatoire à la Constitution, mais la gauche protesta ; c'est contre les enne- mis de la France que voulaient marcher les patriotes de Marseille : allait-on décourager l'élan national? Cambon ne disait pas. qu'ils voulaient aller aux frontières, et « dans la capitale ».

Le peuple sentait d'instinct la trahison du roi : c'est donc à travers le roi qu'il fallait frapper l'étranger. L'Assemblée, troublée par cet habile et ardent mélange de patriotisme et de révolution, n'osa pas désavouer l'adresse des Marseillais: elle en vota même l'impression et l'envoi aux départements : c'était jeter à tous les vents des étincelles de république. L'Assemblée était emportée ainsi bien an delà de sa propre pensée; et quand, un peu plus lard, dans la môme soirée du 19, le directoire de Paris lui adressa copie d'un arrêté par lequel il mettait en demeure le maire et le commandant de la garde nationale d'assurer l'ordre le lendemain, que pouvait-elle faire ? Elle passa à l'ordre du jour, comme pour laisser aux autorités administratives et munici- pales toute la responsabilité.

Cependant, dans la nuit du 20 Juin, les faubourgs Saint-Antoine et Saint- Marcel étaient en rumeur comme un camp éveillé la veille d'un assaut. Les sections des Gobelins, de Popincourt, des Quinze- Vingts étaient en perma- nence. Cependant, ce n'est qu'assez avant dans la matinée que les deux fiiu- bourgs s'ébranlèrent.

Pendant toute la matinée il y avait eu entre Pétion et les commandants des bat lillons révolutionnaires des pourparlers. Finalement, Pétion, ne pou- vant pas et ne voulant pas arrêter le mouvement, qu'il déclarait irrésistible, s'avisa de le « b'galiser ». On lui promit que les pétitionnaires déposeraient leurs armes avant d'entrer dans l'.Assemblée et aux Tuileries; et, en revanche, il autorisa tous les citoyens qui voulaient prendre part à la manifestation à marcher sous le commandement des officiers de la garde nationale. Ainsi le peuple révolutionnaire serait comme encadré par l'ordre légal. Touchante transaction des jours de combat !

L'Assemblée fut avertie à l'ouverture de la séance que deux colonnes armées parties l'une de la Salpêtrière, l'autre de la Bastille étaient en marche, qu'elles s'étaient rejointes, et que grossies d'une grande foule, elles appro- chaient. Les Girondins, Guadet, Yergniaud insistèrent pour que les pjtition-

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WBâseDi ;.-. _ .: - l- Jf* raes àe Sivolî et de Casliçlione. H étaU aiiossé à la terrasse âfs Feuiflants, el ■ceDe-ri cùminuBignaâl artc le jardin des Tuileries. Sanlen*. par mue lestlre an îiréàifeiïl âe TAssemlilée, desmanâe pour les péll- fiflBuaïp^ le ûroîl ff"fiiitrer -el âe âéfiler. La E-anciie andame la leltre, la droite BœnnuiTe. Mais le peuple pénètre de force dans lenceinle de FAssemlilée, d BUS péaâûoB, .an ias de lagntlle se Ironre en première li§T)e le nom de TaTifiL, ira des îiiIiits îttiieTlàsIfô, est Ine par roratexir de la députa lion. CétMl HB manifele ^otea»! contre le vete^ c'est-à-dire contre ce qui restait de la royanié;

« Fait» dijnc fïécnler la wlonlé da penpJe gnî Ton* sontîent, gni périra psBF ^i&BS déTeadie; réimissez-vons, agissez, il est temps... Les tvrans, vous les cDi^umssz; ne itibllisfizpmnt dexanl enx, Tremblerisz-voiis, tandis qu'on Êmpjf- pariemfii; ' ycûl soirveni la xolonLé des despotes? Le pooToir esscntif l'est pDi:.. . £.....rdaTsc voas, nous n'en Toolons d'autres prenTes çne le renvoi â« mimslrs» paiiiotes. C'est doue ainsi gne le bonhenr d'nne Tiafinm dépendra dn taprioe â"im rcn, mais ce tdî doit-il aToir d'antre Tolonlé çne celle de la loi 5 Le penple le T^ent ainâ, et sa tète Tant bien celle des (ôespoles CMironnés,..

«■ 5IDQ5 nons plaignans, me^ems, rinactâon ûb nos années ; nons âfimandons gxie tdib en pénétriez la canse-5i elle derme du pouvoir exécutif, ip/'S siâi ORéemiL Jjb sng des patriotes ne doit pa« conler ponr satisfaire l'arçneD et ramidlian du ciiâlean des Tmleries... Législalenrs, nons ronâ 'demandons la permanence ds nos armes jnsgn"k ce qne la Conslilu tion soit exécutée. Cette pétition n'est pas seulement des habitants dn fanLonrg Siôni-Antiône, mais de tontes Is sections de la capitale et des environs de Faœ. »

Près de dâi aaSle hamm», partant des armes, de xerls raireans, daTî=ant et cïianlant, ûMKaeBt âeranl lalribnne de lAssemblèe- Le penple TOJ.a'l en fiiÊr a^^fic IlaiHifflfiralflf' égnivogne gui paralysait tout, avec TîmÎA'erselle Iralô- soE dn roi et de !to Coor, an dedans et an d^ars. Son oratenr, Gcncboo, es -^ r rigne sanvenl prélenliense et sette, n'avail Éradnii gn*à demi sa z_'_ 1 ,e pefEjle aBaât à la Sépnbligne.

Depnîs jfl^s trâs ibbs, depid» le 5 €i 6 ©dctee, ïl n'y axait pxs ea ctro- îad de la ibroe poginlaire et des législalenrE. Mais guel progrès d'édncalioa' poIJtiçne - An 5 el 6 OBt&ire, S y arait îneffl fes rayons politigoes dn monve- Ktent. H s'agissait fécarter le vélo absciliL, ffesUger la sanciion des Drrôts âe rBumioe. Mais jt ite saôs gnoi de naâ^ SmSOnetM &. d'êléimentaîre, nn reste âes ssf^Snxi^esEl^ âamàesB lïgime. Ha jasôom violesie et sonâaia

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apitoyée des femmes demaalant da pain je mèlaieat ac niooTement- Cette fois, les milliers d'iiommes qui passent en armes ca::; l'Asseciil-ji? ont 3ae pensée précise: les journées des 5 et 6 octobre sortaiect, si te t-xi^ iire. des entrailles du peuple souffrant ; la jooroée da 20 juin, sort au :i: .cia révo- lutionnaire du peuple soulevé.

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Mais les pétitionnaires, au sortir de l'Assemblée, enveloppent les Tuile- ries du côté du Jardin et du côté du Carrousel. C'est par le Carrousel que la pression est la plus forte: la porte s'ouvre, et le peuple pénètre dans la grande salle de l'OEil-de-Bœnf. Le roi y était avec trois de ses ministres : BeauUeu. Lajard et Terrier. « A bas le trio ! Au diable le veto l » crient les citoyens. « Rappelez les ministres patriotes; chassez vos prêtres; choisissez entre Coblentz et Paris. »

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nairps en armes fussent afimi:;. Les modérés, comme Ramond, .s'y oppo- sèrent.

Pendant que se prolongeait le débat, le peuple des faubourgs était arrivé prf-s de l'Assemblée. Le manège, elle siégeiit, était situé au point se croisent aujourd'hui les rues de Rivoli et de Casliglione. Il était adossé à la terrasse des Feuillants, et celle-ci communiquait avec le jardin des Tuileries. Santerre, par une lettre au président de l'Assemblée, demande pour les péti- tionnaires le droit d'entrer et de défiler. La gauche acclame la lettre, la droite murmure. Mais le peuple pénètre de force dans l'enceinte de l'Assemblée, el une pétition, au bas de laquelle se trouve en première ligne le nom de Varlet, un des futurs hébertistes, est lue par l'orateur de la députation. C'était un manifeste violent contre le veto, c'est-à-dire contre ce qui restait de la royauté :

« Faites donc exécuter la volonté du peuple qui vous soutient, qui périra pour vous défendre; réunissez-vous, agissez, il est temps... Les tyrans, vous les connaissez; ne mollisses point devant eux. Trembleriez-vous, tandis qu'un simple parlement foudroyait souvent la volonté des despotes? Le pouvoir exécutif n'est point d'accord avec vous, nous n'eu voulons d'autres preuves que le renvoi des minisires patriotes. C'est donc ainsi que le bonheur d'une nation dépendra du caprice d'un roi, mais ce roi doit-il avoir d'autre volonté que celle de la loi? Le peuple le veut ainsi, et sa tête vaut bien celle des despotes couronnés...

« Nous nous plaignons, messieurs, de l'inaction de nos armées ; nous demandons que vous en pénétriez la cause. 5/ elle dérive du pouvoir exêcuiif, qu'il soit anéanti. Le sang des patriotes ne doit pas couler pour satisfaire l'orgueil et l'ambition du château des Tuileries... Législateurs, nous vous demandons la permanence de nos armes jusqu'à ce que la Constitution soit exécutée. Cette pétition n'est pas seulement des habitants du faubourg Siint-Antoine, mais de toutes les sections de la capitale et des en\irons de Paris. »

Près de dix mille hommes, portant des armes, de verts rameaux, dansant et chantant, défilèrent devant la tribune de l'Assemblée. Le peuple voulait en finir avec l'intolérable équivoque qui paralysait tout, avec l'universelle trahi- son du roi et de la Cour, au dedans et au dehors. Son orateur, Gouchon, en une rhétorique souvent prétentieuse et sotte, n'avait traduit qu'à demi sa pensée : le peuple allait à la République.

Depuis près de trois ans, depuis le 5 el 6 octobre, il n'y avait pas eu con- tact de la force populaire el des législateurs. Mais quel progrès d'éducation- politique 1 Aux 5 et 6 octobre, il y avait bien des raisons politiques du mouve- luent. Il s'agissait d'écarter le veto absolu, d'exiger la sanction des Droits de l'Homme. Mais je ne sais quoi de naif, d'instinctif et d'élémentaire, un reste des soulèvements d'ancien régime, la passion violente el soudain

HISTOIRE SOCIALISTE

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apitoyée des femmes demandant du pain se mêlaient au mouvement. Cette fois, les milliers d'hommes qui passent en armes dans l'Assemblée ont une pensée précise: les journées des 5 et 6 octobre sortaient, si je puis dire, des entrailles du peuple souffrant ; la journée du 20 juin sort du cerveau révo- lutionnaire du peuple soulevé.

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Mais les pétitionnaires, au sortir de l'Assemblée, enveloppent les Tuile- ries du côté du Jardin et du côté du Carrousel. C'est par le Carrousel que la pression est la plus forte: la porte s'ouvre, et le peuple pénètre dans la grande salle de rOEll-de-Bceuf. Le roi y était avec trois de ses ministres : Beaulieu, Lajard et Terrier. « A bas le veto I Au diable le veto l » crient les citoyens. « Rappelez les ministres patriotes; chassez vos prêtres; choisissez entre Coblentz et Paris. »

LIV. 152. HISTOIRE SOCIALISTE. LIV. 152.

1210 HISTOIRE - SOr.IALISTE

La loule, raaljirô ces vils propos, n'élail pas menaçanle. Je ne sais quelle survivance de respect (!'lail encore en elle ; elle n'avait pas renoncé tout à fait à l'espoir de ranoener enlin par la peur le roi à la Gonstilulion. D'ailleurs, le calme de Louis XVI, le courage tranquille qu'en celle minute de crise il opposa aux colères qui l'enveloppaient, flrent tomber les parole* outrageantes, el ce fut bientôt comme une prière puissant^. parFois tendre, le plus souvent mé- fiante et allière, qui de ce peuple alla ver> lui. Louis XVI, presque acculé dans l'embrasure de la fenêtre, prit des mains d'un garde national un bonnet- rouge : il s'en coiffa. Il prit aussi des mains d'une femme une épée fleurie et il l'agita. 11 y eut une acclamation formi'lable : Vive la Nation ! » Cette épée fleurie, c'était le symbole de la Révolution vaillante et tendre qui, tout en combattant, voulait aimer. Ah I que de fleurs de tendresse auraient fleuri l'épée royale si elle avait voulu être l'épée de la Révolution! Mais tout cela était mensonge.

On dirait pourtant que le roi, voué à la trahison, s'essayait parfois à une sorte de rôle populaire, comme pour se tromper lui-même en trompant les autres. Il mettait le pied, si je puis dire, sur l'autre route que lui offrait le destin. Mais non : c'est dans le chemin de perdition, d'hypocrisie, de ténèbres et de mort qu'il était irrévocablement enu'agé. L'Assemblée apprit avec émoi que le roi était entouré d'un peuple menaçant. Elle envoya en hùle une députation. Isnard, Vergniaud s'ouvrirent péniblement un chemin à travers la foule. Pétion arriva après eux. 11 adjura le peuple de défiler tran- quillement à travers le château. Les objurgations à Louis XVI redoublent : « Reprenez les ministres patriotes, ou vous périrez. » Louis XVI se borne à répondre qu'il sera fidèle à la Constitution ; et épuisé de soif en cette journée chaude, il boit à la bouteille que lui tend un grenadier. Peu à peu le peuple s'écoule, avec un dernier grondement de menace.

La vie du roi était sauve ; mais une sorte de duel personnel, de duel à mort était engagé entre la Révolution et la royauté. La journée du 20 juin avait été incertaine. La guerre extérieure n'était encore que languissammeut engagée. L'armée du Rhin n'avait pas d'ennemi devant elle. L'armée du Centre, qui s'appuyait au camp de Maubeuge avec Lafayetle, était à peu près immobile et ne livrait guère que des escarmouches. L'armée du Nord, avec Luckner, pénétrait sans difficulté en Belgique et occupait Ypres et Menin. L'étranger n'avait pas encore sérieusement commencé la lutte, et c'est à peine si la France avait le sentiment que la guerre élail déclarée. Ce n'est donc pas la suroxcilalion du sentiment national qui a soulevé le peuple au 20 juin : c'est l'esprit révolutionnaire, et comme il n'était pas aiguillonné et exaspéré par le péril extérieur, il n'est pas allé d'emblée jusqu'au bout, jus- qu'au renversement de la royauté. Mais il est visible que nous touchons au combat suprême de la Révolution et du roi.

Sur la journée du 20 juin, Robespierre garde, dans le. Défemeui de la

HISTOIRE SOCIALISTE ICU

Constitulion, un silence plein de blâme; ces mouiements confus et violents contrariaient sa tactique de démûcralie conservatrice, patiente et tenace. Les Girondins craignirent un moment que la violence subie par le roi lui rame- nât la sympathie du pays, et ils adoucirent d'abord, autant qu'ils le purent, les couleurs de la journée.

« Les habitants des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, dit le Patriote fnmçah, ont, en sortant de l'Assemblée nationale, été rendre visite au roi, et lui présenter une pétition. Il l'a reçue avec beaucoup de calme, et a mis, à leur prière, le bonnet rouge. Un député lui disait qu'il était venu partager ses dangers. « Il n'en est point au milieu des Français », a-t-il répondu. Le peuple s'est conduit, dans le château, en peuple qui coiuiaît ses devoirs, et qui respecte la loi et le roi conslilulionnel. L'Assemblée natio- nale, instruite de ce qui se passait, a envoyé successivement plusieurs dépu- tations au roi. Le maire de Paris est parvenu à faire évacuer insensiblement le château; à neuf heures, il était vide et tout était calme, et cependant plus de quarante mille hommes avaient marché. Et voilà le peuple que les Feuil- lants calomnient! »

En vérité, c'est une idylle. Je n'aime pas beaucoup cette hypocrisie dou- ceâtre. Si le devoir du peuple était d'être strictement constitutionnel, il man- quait à son devoir en envahissant le château et en essayant d'imposer au roi par la force la sanction des décrets qu'il rejetait. Mais le devoir du peuple était de délivrer la Révolution d'une royauté traîtresse, et la Gironde ne le disait pas. Dans les grandes crises, il y a toujours eu en sa poUtique quelque chose de grêle et de fêlé. Mais les Girondins s'aperçurent vite que le roi et les Feuillants allaient exploiter contre la démocratie révolutionnaire les événe- ments du 20 juin, et ils ne tardèrent pas à hausser le ton.

« Le roi prit la main dun grenadier, la mit sur son cœur, et lui dit : c Croyez-vous que je tremble? » Il disait à un autre : « L'homme de bien est toujours tranquille. » Cette tranquillité était motivée, sans doute, sur la con- nais.-iance que doit avoir le roi de la bonté et de l'indulgence du peuple fran- çais; il savait bien qu'il n'avait rien à craindre de ce peuple qui lui avait pur- donné le 14 juillet et le 6 octobre 1789, le 10 avril et le 25 juin 1791 ; il savait bien que ce peuple souffre longtemps avant de se plaindre, se plaint plus longtemps encore avant de punir. »

C'était un avertissement très net donné au roi. Prenez garde : si vous essayez de dramatiser à voire profit la journée du 20 juin, si vous tentez d'émouvoir la pitié, la fidélité de la France, et de ?ous créer une légende de souffrance et d'héroïsme, nous allons refaire l'histoire de vos crimes et Ue vos trahisons. Louis XVI, en effet, cherchait ii exciter la sensibilité des Français. De toute part se répandaient des récits louchants sur la « Passion » de ce Christ de la royauté, sur le fiel et le vinaigre dont l'avaient abreuvé des sujets rebelles. Lui-même adressait à l'Assemblée une lettre discrète et habile

1212 HISTOIRE SOCIALISTE

il lui suggérait des mesures de répression et lui en laissait la respon* sabililé :

« Monsieur le Président, l'Assemblée nationale a déjà connaissance des événements de la journée d'hier, Paris est dans la consternation; la France les apprendra avec un élonnement mêlé de douleur. J'ai été très sensible au zèle que l'Assemblée m'a témoigné dans celte circonstance. Je laisse à sa prudence de rechercber les causes de cet événement, le soin d'en peser les circonstances, et de prendre les mesures nécessaires pour maintenir la Cons- titution, assurer l'inviolabilité et la liberté constitutionnelle du représentant héréditaire de la nation. Pour moi, rien ne peut mempêcher de faire, en tout temps et dans toutes les circonstances, ce qu'exigeront les devoirs que m'im- posent la Constitution que j'ai acceptée et les vrais intérêts de la nation fran- çaise.

« Signé : Louis. Contresigné : Dcrantbon. »

Presque toute l'Assemblée éclatait en applaudissements. Il semblait qu'une réaction se produisait; les hésitants qu'avait un moment entraînés la Gironde se rejetaient vers le centre. Voilà conduisent les agitations des clubs! Voilà aboutissent les perpétuelles dénonciations et déclamations contre le roi ! A l'anarchie, peut-être au meurtre ! Et que deviendra la France si des factieux renversent la Constitution, souillent du sang du roi la liberté? Ainsi allaient les modérés, semant la peur.

Coulhon avait voulu poser le 21 juin, devant l'Assemblée, la question décisive : celle du veto :

« 11 est temps, il est pressant que l'Assemblée aborde avec fermeté et qu'elle décide promptement si les décrets de circonstance sont sujets ou non à la sanction. »

Il y eut une tempête : « Voilà l'explication de la journée d'hier! Vous violez votre serment! » Toute l'Assemblée, à l'exception de l'extréme-gauche, décida qu'il n'y avait pas lieu à délibérer sur la motion. Le ministre de la justice annonça qu'une enquête allait être ouverte sur les violences du 20 juin, et il sembla qu'on allait assister à une revanche de la royauté et des Feuil- lants sur la Gironde, la démocratie et la Révolution elle-même. Des régions les plus diverses de la France les protestations arrivent contre « les factieux ». Une grande partie de la bourgeoisie révolutionnaire s'émeut et s'effraie. Ce qui me frappe,(«'est que ce ne sont pas seulement les directoires des dépar- tements où dominait souvent l'esprit modéré, ce sont aussi les municipalités qui s'indignent. Tuetey relève un grand nombre de ces protestations véhé- mentes, et je ne puis qu'y renvoyer.

Déjà la défiance de la bourgeoisie provinciale à l'égard de Paris commence à s'y marquer. Voici, par exemple, les citoyens du Havre qui, dans leur adresse « crient vengeance contre les scélérats qui ont violé l'asile du repré-

HISTOIRE SOCIALISTE

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sentant héréditaire delà Nation et insulté sa personne 'inviolable et sacrée, demandent de réprimer l'audace des pétitionnaires insolents, prétendus or- ganes des sections de la capitale, et d'imposer silence aux tribunes, qui ne constituent pas le peuple, et dont les applaudissements ou murmures indé- cents sont repoussés par tous les bons citoyens. »

Le directoire de la Somme, des administrateurs de l'Aisne, le directoire de l'Eure, les administrateurs de l'Indre, des citoyens d'Abbeville, le conseil

Le dimanche 22 juillet 1792, des Amphitéâtres furent dressés dans les places publiques, et les Magistrats du Peuple y recevaient les enrôlements sans nombre d'une Jeunesse Ardente et

Vigoureuse .

Les Enrôlements volontaires.

(D'après une estampe du Musée Carnavalet.)

général delà commune de Péronne, des citoyens de Rhône-et-Loire, le directoire de l'Oise, la municipalité de Fontaine-Française, le directoire de Seine-et- Marne, celui de la Seine-Inférieure, celui du Gard, du Pas-de-Calais, des ci- toyens de Strasbourg, le tribunal de Saint-Hippolyte du Gard, le directoire de la Manche, des citoyens d'Amiens, le district de Verdun, le tribunal de Baugé, le département d'Eure-et-Loir, le directeire de la Meuse, celui des Ardennes, le district de Coramercy, la municipalité du Vigan, le directoire de l'Aude, le tribunal de Strasbourg, la ville d'Eu, les citoyens de Sedan, le district de Vitry-le-Français, le district de Nîmes, le directoire de la Gironde, le district de Château-Thierry, les Amis de la Constitution de Chaumont, la 4"" légion de la garde nationale de Lyon, le dir«stoire de la tlaute-Garonne, le district de Saint-Omer, le directoire du Bas-Rhin, celui du Var, les citoyens de Mont-

i21'i UISTUIUE SOCIALISTE

morillon, le district de Montrcuil-sur-Mer, la commune de Cany, le directoire du Nord, le district de Boissons, les citoyens actifs de Melle, les citoyens acUfs de Saint-Fargeau, le directoire de Tarascon-sur-Rliône, la commune de Gom- piègne, le district de Uocroi, la commune de Granville, les habitants d'An- cenis, la commune de Sainl-Rémy (Bouches-du-Rhôoe), la municijmlilé do Deiizeville, le district et la municipalité de Prades, la municipalité de Lar- das, la commune d'Auray, le district de Lagrasse Aude), les citoyennes de la ville de Saint-Chamant, la commune de Haucourt (Moselle), la commune de Bastia, de Brienne-le-Château, des citoyens de Boulogne-sur-Mer, deman- dent que « le glaive des lois » frappe les factieux, félicitent Louis XVI de son énergie, de son calme, demandent que la Constitution soit défendue contre les motionn.iires, les libellistes, les incendiaires, dénoncent le maire de Paris, complice de l'émeute.

Le mouvement de réaction modérée était assez étendu : le feuillantismf semblait se ranimer soudain, comme après la journée du Champ-de-M.irB il s'était affirmé. C'était une suprême chance de salut offerte ii Louis XVI. Il aurait pu retenir ces sympathies en devenant enfin le serviteur loyal de la Révolution et de la France. Mais au moment même oîi de bonne foi la bour- geoisie modérée, par peur de l'anarchie, se groupait autour de lui, au mo- ment même le roi assurait l'Assemblée de sa fidélité à la Constitution, les manœuvres de trahison continuaient et la seule conclusion tirée par la Tcine de la journée du 20 juin était que les armées étrangères devaient hâter leur marche. Le 23 juin, trois jours après l'invasion du château, Marie- Antoinette écrivait à Fersen :

« (En cliiffrv] : Di. mouriez part demain pour l'armée de Lucknor; il a promis d'insurger le Brabanl. Saint-Huruge part aussi pour le même objet. (En clair] : Voilà l'état de» sommes que j'ai payées pour vous. Je vous en- verrai celui de votre recette lorsqu'elle sera achevée.

« Je crois avoir reçu toutes vos lettres... Votre ami est dans le plus grand danger. Les médecins n'y connaissent plus rien. Si vous voulez le voir, dépê- chez-vous. Faites part de sa malheureuse situation à ses parents. J'ai fini vos affaires avec lui, aussi à cet égard n'ai-je nulle inquiétude. Je vous donnerai de ses nouvelles assidûment. »

Et après avoir ainsi pressé Fersen de donner des nouvelles du grand « malade » des Tuileries à ses « parents » de Vienne, de Stockholm et de Berlin, elle adresse à Fersen, en clair et non signée, une lettre qui est comme un appel désespéré à l'invasion :

« Le 26 juin 1792. Je viens de recevoir votre lettre n" 10 ; je m'cra- preS'O de vous en accuser la réception. Vous recevrez incessamment des dé- tails relatifs aux biens du clergé dont j'ai fait acquisition pour votre compte. Je me bornerai aujourd'hui à vous renseigner sur le placement de vos asai-

HISTOIRE SOCIALISTE 1-'15

gnats : il m'en reste peu, et dans quelques jours j'espère qu'ils seront aussi bien placés que les autres.

« Je <uis lâchée de ne pouvoir vous rassurer sur la situation de votre ami. Depuis trois jours cependant, la maladie n'a pas fait de progrès, mais elle n'en a pas moins des symptômes alarmants ; les plus habiles médecins en désespèrent. Il f mit une crise prompte pour le tirer d'affaire, et elle ne s'an- nonce point encore; cela nous désespère. Faites part de sa situation aux per- sonnes qui ont des affaires avec lui, afin qu'elles prennent leurs précautions ; le temps presse. »

Et ce n'est pas à un adoucissement de la Constitution que pensent les amis et agents de Louis et de Marie-Antoint^tte, c'est à récrascment de toute l'œuvre révolutionnaire.

L'idée était venue au ministre d'Espagne, M. d'Aranda, qu'il pourrait offrir sa médiation et négocier entre la France et les deux puissances, Au- triche et Prusse, avec qui elle était en guerre, une sorte de revision conslitu- tionnelle favorable à la monarchie. C'est un projet absurde, car il supposait que la France révolutionnaire avait peur, et elle était pleine d'élan. Mais les intransigeants de la contre-révolution repoussent ce projet comme l'aurait repoussé la Révolution elle-même. Fersen écrit de Bruxelles, le 26 juin, au baron d'Ehrenswaerd, envoyé de Suède à Madrid :

« Monsieur le baron, je suis entièrement de votre avis sur la conduite que le roi de France doit tenir relativement au projet que vous supposez, avec raison à M. d'Aranda de se rendre médiateur et de modifier la Constitu- tion. 11 n'y a que les cours de Berlin et de Pétersbourg qui puissent s'y op- poser; encore l'impératrice, depuis la mort du feu roi, s'est-elle un peu refroi- die de l'intérêt qu'elle portait aux affaires de France, pour faire de celles de Pologne l'objet de son intérêt le plus vif. Cependant sa vanité la force à ne pas abandonner la cause des princes qu'elle a embrassée avec tant de chaleur; mais an ne peut pas trop compter sur celle de Vienne, et, malgré tout ce qu'elle fuit, il y a lieu de croire qu'elle verrait avec plaisir s'établir une négociation elle espère Jouer îoi grand râle. J'espère qu'il n'y a aucune communica- tion directe entre le roi de France et M. d'Aranda; cepenrlanl, comme en ce moment celle avec le roi est très difficile, et très rare, je ne puis avoir aucune certitude à cet égard.

« De tous les souverains qui s'intéressent au sort du roi de France, nul ne se conduit au>si mal que l'Espagne et aussi bien que le roi de Prusse; il a donné les assurances les plus positives de secours; et qu'il ne veut entendre à aucune négociation ou modification de la Constitution, mais au contraire, qu'il veut avant tout la liberté du roi, et qu'il fa<!se lui-même la Constitu- tion qu'il voudra et qu'il jugera la plus avantugeusp pour le royaume. Il donne 400.000 livres aux princes pour payer les troupes qui passeront, et compte leur assigner une place honorable dans les opérations qui auront lieu. Il a écrit au

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roi de Hongrie pour lui proposer de donner une somme pour l'enlrclien des émigrés. Je doule que celle proposition soit adoptée. La mauvaise volonté de celte cour est évidente, les émigrés me sont pas môme soufferts à leur ar- mée comme simples spectateurs, et au lieu d'en recevoir 7 à 8,000 qui ont été offerts, ils ont préféré de risquer que tout le pays soit occupé par les re- belles français, qui n'avaient d'avanlage sur eux que le nombre. Depuis qu'il leur est arrivé des renforts, ils n'ont plus rien à craindre; mais ils ont eu des moments très critiques, et au moment que M. de Biron marchait sur Mon?, le général Beaulieu n'avaitque 1,800 hommes et 3 canons; 1,200 hommes arrixè- rent dans la nuit et 6 canons en poste. Même à présent, ils hésitent faute de monde à attaquer et à chasser les Français de Meniii et Gourtray. »

Ainsi ce n'est même pas à la politique incertaine et conciliante de l'Ai;- triche, c'est aux velléités intransigeantes du roi de Prusse que Fersen et la royauté attachent leur espoir. Aussi le feuillantisme ne pouvait être qu'une duperie, à moins qu'il ne devînt une trahison. A cette bourgeoisie modérée et candide, qui sous l'émotion du 20 juin, lui envoyait des adresses de sym- pathie, Louis XVI préparait un singulier réveil; c'est sous le galop furieux des chevaux de Prusse que ses illusions auraient été foulées. C'est par la che- vauchée de Brunswick que Louis XVI répondra à la confiance naïve des révo- lutionnaires timorés. Fersen écrit à Marie-Antoinette le 30 juin :

« J'ai reçu hier la lettre du 23; il n'y a rien à craindre tant que les Autri- chiens ne seront pas battus. Cent mille Dumouriez ne feront pas révolter ce pays-ci, quoiqu'il y soit très fort disposé.

« Votre position m'inquiète sans cesse. Votre courage sera admiré, et la conduite ferme du roi fera un excellent effet. J'ai déjà envoyé partout la rela- tion, et je vais envoyer la Gazette ttniverselle, qui rend compte de sa conver- sation avec Pétion : elle est digne de Louis XVI. Il faudra continuer de même, et surtout tâcher de ne pas quitter Paris; c'est le point capital. Alors il sera aisé de venir à vous, et c'est le projet du duc de Brunsivick. Il fera précé- der son entrée par un manifeste très fort, au noni des puissajices coalisées, gui rendront la France entière et Paris en particulier responsables des per- sonnes royales. Ensuite il marche droit sur Paris, en laissant les armées com- binées sur les frontières pour masquer les places et empêcher les troupes qui y sont d'agir ailleurs et de s'opposer à ses opérations... Le duc de Brunswick arrive le 3 à Coblence ; la première division prussienne y arrive le 8. »

Voilà ce que valait la lettre de Louis XVI à l'Assemblée le 21 juin. Seule, la Révolution populaire pouvait sauver la liberté et la patrie. Et pendant que la royauté traîtresse appelait l'étranger et l'attendait, haletante, pour supprimer la Constitution, Lafayette s'obstinait à ne voir que le péril révolutionnaire, quittait son armée et accourait à Paris. Cette fois ce n'était plus par lettre qu'il voulait sommer l'Assemblée de restituer l'autorité royale et d'interpréter la Constitution dans le sens feuillant. C'est lui-même, en une

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démarche qui ressemble à un coup d'Etat, qui vient brusquement menacer l'Assemblée. 11 y est entendu le 28 juin. Il pouvait, à ce moment, espérer un mouvement décisif.

L'émotion soulevée dans la bourgeoisie modérée et dans une très grande partie du royaume par la journée du 20 juin durait encore. Les adresses à l'Assemblée affluaient. Lafayette lui-même, dès qu'il parut à la barre, fut

Dîner des Marseillais aoi Champs-Elysées le 30 Juillet 1792. (D'après ane estampo du Musée Carnavalet.)

salué par les applaudissements d'une grande partie de l'Assemblée et aussi d'une grande partie des tribunes. Il affecta le langage le plus constitutionnel. Il déclara qu'il était venu seul, non comme général, mais comme citoyen, et pour arrêter le pétitionnement illégal commencé par son armée. Mais, malgré tout, c'est son armée qui parlait en lui et par lui : et d'ailleurs il déposait sur le bureau de l'Assamblée les adresses que lui avaient déjà fait parvenir plusieurs corps de troupes contre les « Jacobites » et les « factieux »,

La Gironde essaya tout de suite de parer le coup. Guadet toucha le point faible. Il demanda si le général Lafayetle, avant, de quitter son armée, avait demandé et obtenu l'autorisation du ministre de la guerre. La Gironde in- sista pour que le ministre de la guerre fût interrogé là-dessus. Il y eut appel

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nominal. 234 voix appuyèrent la demande ; 339 dirent non. La majorilé 8P prononçail pour Lafayelte. Mais, malgré tout, ce que sa démarche a\ail d'irrégulier ne pouvait se soutenir que par des coups hardis et rapid-'s. Qu'allait-il faire? Il n'y avait pour lui qu'une solution: épurer l'Assemblée par l'arrestation et la mise en accusation des députés que l'on pouvait accuser d'une sorte de connivence au moins morale avec rin;;urrcction du 20 juin, et dissoudre par la force le club des Jacobins. C'était bien un coup d'Elal: mais, hors de cet acte de violence, Lafayette ne pouvait rien, n'aboutissait à rien. Ce coup d'Etat eût été funeste, car la Cour n'étant plus surveillée par les forces révolutionnaires aurait eu raison en quelque^ jours du modérantisrae constitutionnel, et c'est à la contre-révolution absolue qu'aurait touriié la crise.

Quel châtiment pour Lafayette, si, à la minute même il risquait cette entreprise de vanité et de réaction, il avait connu les lettres de trahison échangées entre la Cour et les puissances étrangères que lui, Lafayette, s'imaginait encore combaltre !

Heureusement, pour mener à bien ce coup d'Etat. Lafayette aurait e»i besoin du concours absolu de la Cour. Or, elle le haïssait, et se défiait de liù. Elle continuait à le rendre responsable des journées des 5 et 6 octobre, de toutes les humiliations subies depuis, de la quasi-captivité des Tuileries. Lafayette, isolé entre la Révolution et la Cour, nr disposait donc pas de moyens d'action décisifs. Il avait naïvement compté sur sa popularité pari- sienne, force flottante et décroissante. II fut applaudi : mais Pélion décom- manda une revue de la garde nationale Lafayette espérait paraître soudain et entraîner les bataillons bourgeois contre les Jacobins.

Lafayette ne put même établir le contact entre lui et la bourgeoisie. lise sentit bientôt comme perdu dans le vide; et meurtri, il repartit pour son armée. Il avait menacé : il n'avait pas frappé. Il laissait donc ses adversaires plus forts et plus hardis. Contre lui, les révolutionnaires vont avoir main- tenant une arme terrible. Delà frontière en effet commencent àarri\erde fâcheuses et inquiétantes nouvelles. Le 30 juin Riihl avertit l'Assemblée que c le dernier train d'artillerie vient d'arriver sur le Rhin ». Il s'écrie : « Couvrez le Rhin, couvrez l'Alsace. » El des rumeurs de trahison s'élèvent contre ceux qui en empêchant la formation du camp de vingt mille hommes sous prétexte qu'il n'y avait point péril urgent, avaient trompé la nation. De plus, le bruit courait qu'à l'armée du Nord, le commandant en chef, Liickner, venait de donner le signal de la retraite.

L'armée qui était entrée en Belgique, qui avait occupé sans difficulté Courtrai, Ypres, Menin avait reçu l'ordre d^ se replier sur Lille. Pourquoi '? Ce ne pouvait être là, disaient les Girondins une décision spontanée du brave Liickner. Evidemment il obéissait aux instructions des min'stres dévoués à la Cour. Gensonné, en cette même séance du 30 juin, formula l'accusation.

HISTOIRE SOCIALISTE 1?19

« La guerP'^ que nous soutenons aujourd'hui contre la maisoo d'Autriche, sécria-t-il, la guerre que la Cour n'a pu éviter est devenue une intrigue, un spectacle qui serait risible pour la postérité, s'il n'était pas scandaleux pour les bons ciioyens. Cette guerre n'a que les apparences d'une guerre; les hommes qui la dirigent sont soumis à l'impubiou de la Maison d'Autriche. C'est par les manèges de cette Maison qui a déjà couvert et qui couvrira encore la France de deuil, que lorsque tes premiers succès de nos armées ont mis dans nos mains Courtrai, Ypres, Meniu, lorsque déjà une foule de gé- néraux brabançons se sont réunis sous les drapeaux de la liberté; lorsque le maréchal Liickner, qui commande une armée qu'on a eu soin de ne pas ren- forcer... a pris à Courtrai une position qui était inattaquable... c'est alors que par reflet d'une intrigue (car le maréchal Liickner à mes yeux n'est pas cou- pable de ce mouvement) le maréchal a été conduit à ce mouvement de recul par les menaces de l'infernal comité autrichien. »

Jamais Marat. que la Gironde, quelques jours avant, avait fait décréter d'accusation parce qu'il jetait le soupçon et le doute dans l'esprit des soldats, n'avait prononcé de paroles plus graves. Mais la Gironde, rejetée du pouvoir, menacée par la contre-révolution et par les feuillants, essayait de porter des coups mortels.

D'ailleurs, en dénonçant l'intrigue qui paralysait les mouvements et l'élan de nos armées, elle voyait juste et sauvait la patrie. Sur le détail, Gen- sonnése trompait. Le ministre de la guerre Lajard n'avait pas donné d'ordres à Liickner, et, en apparence, c'est bien spontanément que celui-ci se re- pliait. II donna les raisons de sa retraite dans une lettre lue à r.\ssemblée le 2 juillet. Il prétendait qu'avec une armée de 20.000 hommes seulement, il était très à découvert et très exposé: il n'aurait pu pousser sa pointe ou même maintenir ses positions que si les populations belges s'étaient sou- levées contre l'Autriche et ralliées à la Révolution. Mais il n'en était rien : « Je suis dans la position d<> Menin: mon avant-garde est à Courtrai; tout le pays entre Lamoy, Bruges et Bruxelles est couvert par mon armée et sans troupes ennemies. Malgré cela, aucun mouvement ne s'effectue de la part des Belges; je n'entrevois pas même la plus légère espérance ' de l'insur- rection si manifestement annoncée; et quand je serais encore maître de Gand et de Bruxelles, j'ai presque la certitude que le peuple ne se rangerait pas plus de notre côté, quoi qu'en dise un petit nombre de personnes à qui peu importe le salut de la France, dans la seule vue de satisfaire leur ambition et leur fortune... Dans cette position et avec 20.000 hommes qui forment la to- talité de mon armée, je ne puis pas me maintenir devant l'ennemi sans laisser Lille à découvert. »

La vérité est que les préoccupations politiques des chefs avaient brisé ou faussé le ressort militaire. Lafayette depuis des semaines, et avant même le 20 juin, regardait beaucoup plus vers Paris que vers l'étranger. Il songeait

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beaucoup plus à écraser les jacobins qu'à vaincre les Autrichiens. II rassurait son palriolisnae en se disant que l'écrasement des jacobins était la condition absolue de la défaite de l'étranger: mais en cet état d'esprit, il louvoyait, attendait, ajournait.

Par des messages répétés, il avait communiqué ses inquiétudes à Lûckner. Celui-ci, vieux routier allemand entré au service de la France, parlant mal le français et débrouillant mal les événements et les intrij,'ues qui tous les jours se compliquaient, cherchait avant tout à ne se compromettre en aucun sens. Il croyait à la force, à la popularité de Lafayette, qui commandait, pas loin de lui, l'armée du Centre. Il ne voulait pourtant pas se lier entièrement à lui : et lorsque, avant de quitter son armée pour aller à Paris, Lafayette envoya son aide de camp Bureau de Puzy prévenir Liickner, quand il fit exposera Lûckner qu'il n'y avait point de danger à ce que, lui, Lafayette, laissât un moment ses troupes, et quand il essaya de l'associer à sa responsabilité, Lûckner se déroba. Il répondit, par une lettre très calculée et très habile, qu'il ne pouvait juger à distance des conditions militaires dans lesquelles Lafayette laissait son armée.

Mais, s'il ne voulait pas s'engager à fond avec Lafayette, il ne voulait pas non plus se lier à la Gironde, entrer dans le jeu des démocrates, des ré- volutionnaires. Or, marcher vigoureusement contre l'armée autrichienne, tenter de révolutionner le Brabant et d"y proclamer les Droits de l'homme, c'était appliquer toute la politique girondine. C'était encourager, exaller les espérances des révolutionnaires de Paris.

Et qu'adviendrait-il de Lûckner si, pendant qu'il jouerait ainsi le jeu de la Révolution, la Cour et les modérés triomphaient à Paris? Il valait mieux attendre, se ménager, et se borner à couvrir la frontière. De le mouve- ment de retraite sur Lille, mouvement non pas de trahison caractérisée, mais de précaution sournoise et de calcul hésitant.

Il est très vrai que la Belgique, profondément cléricale, ne se levait pas à l'appel de la Révolution comme l'avait annoncé la présomptueuse Gironde. Mais les éléments révolutionnaires y étaient, malgré tout, nombreux. Fersen le reconnaît lui-même, et ils n'attendaient qu'une victoire décisive sur l'Au- triche pour se manifester, pour s'organiser. En tout cas, si l'armée révolu- tionnaire de la France ne rencontrait pas d'emblée auprès de la population belge l'accueil enthousiaste qu'avait prédit Brissot, elle ne s'y heurtait non plus ni à une résistance marquée, ni même à un mauvais vouloir inquiétant.

L'armée autrichienne n'était pas très forte, et Lûckner pouvait rester en Belgique. Il pouvait même continuer son mouvement, à la condition de de- mander d'importants renforts et de mettre publiquement en jeu la responsa- bilité de l'Assemblée et des ministres. Il préféra une demi-retraite. Visi- blement, c'était l'esprit feuillant qui gouvernait et paralysait l'armée. Les soldats, les otûciers dévoués à la Révolution, sentaient bien qu'ils étaient le

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jouet de l'intrigue. Lameth colportait partout des propos violents contre les jacobins : et on le savait l'homme de la Cour. Une protestation de Louis XVI contre le 20 juin, violente et amère, était à profusion répandue dans l'armée. Entre Lafayetle et Liickner il y avait de perpétuels messages dont on de- vinait bien qu'ils n'avaient pas un objet exclusivement ou principalement militaire.

La force patriotique et révolutionnaire de l'armée était énervée par l'in- trigue du modérantisme. Des lettres attristées ou indignées portaient, de ' l'armée à Paris, la colère des soldats patriotes. Plusieurs de ces lettres furent lues à la tribune de l'Assemblée : « Menin, le 28 juin, l'an IV de la liberté. L'intrigue, depuis le changement du ministère, a fait des progrès in- concevables. L'armée est travaillée de telle manière que l'on pourrait perdre tout espoir, si le maréchal Liickner n'ouvre les yeux sur tout ce qui l'entoure et principalement sur tous ceux qui sont à la tête de l'état major. »

« L'armée murmure de ce qu'on reste dans l'inaction après les premiers moments de succès. Hier un courrier de M. Lafayette est venu parler au ma- réchal : une demi-heure après son arrivée, le maréchal a donné l'ordre à tous les équipages et caissons chargés de pain de retourner à Lille, et proba- blement il aurait donné l'ordre que l'armée se repliât aussi sur Lille, si M. Biron ne l'eût déterminé à suspendre les ordres... Le maréchal est si mal entouré et tellement trompé qu'on lui a mis dans la tête que le comité de Belgique ^^renait tout l'argent du pays pour l'expédier err Angleterre... Une députation de Belges est venue hier pour prier le maréchal de favoriser l'in- surrection qui était prête à éclore et afin qu'il daignât les protéger, en envoyant 2 à 3.000 hommes pour courir le pays.

a Elle lui faisait savoir qu'aucun obstacle ne pouvait arrêter cette opé- ration et qu'il n'y avait point d'Autrichiens. Il s'est mis en colère et a dit à la députation qu'on l'avait trompé, qu'on lui avait promis 60.000 hommes, et qu'il n'avancerait que lorsqu'il les aurait. Je ne sais pas comment M. le ma- réchal voudrait que le pays s'armât sans armes, et sans être protégé par les armées françaises qui restent dans l'inaction... Il paraît évident que le ma- réchal a été trompé sur la conduite du Comité et que les intrigants l'ont déterminé à abandonner la Belgique au moment l'insurrection allait éclater. Que deviendra le Comité et les 1.200 hommes qui se sont si bien montrés à Courtrai dans les différentes attaques ? Que deviendront nos fron- tières? Que deviendront Menin et Courtrai, quand l'armée française se retirera, pour avoir si bien reçu et arboré la cocarde nationale i>

« ... Il est temps que la nation entière se lève : le moment de frapper est venu: il faut qu'elle recouvre la gloire qu'elle perdrait si elle restait assou- pie. L'ennemi n'est point en force, pourquoi reculons-nous? Toute l'armée murmure. S'il faut qu'elle retourne en France je ne réponds pas des événe- ments fâcheux que cette démarche peut occasionner. Le maréchal tient con-

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scil en ce momeiil... La proclaïualion du roi a élé imprimée par ordre du maréchal Liickner el elle a élé répandue à profusion dans l'armée: M. La- nieth a couru loule sa division pour engager les régiments à exprimer leur vœu sur la {iroclamalioa du roi el l'adresser ensuite au maréchal. Plusieurs régiments ont juré d'être fidèles à la nation, à la loi el au roi, el de n entrer dans aucune dispo?itioa politique. Ils ontjuré de frapper fort l'ennemi. »

L'apparition des forces prussiennes sur le Rhin, la retraite peu explicable (!e Lûckner su^e^citent le senliment national et révolutionnaire. "Visiblement la Patrie est en danger : elle est menacée à la fois du dehors et du dedans, par la contre-révolulion et par l'étranger. La patrie est en danger, et la Ué- volution comprend qu'à proclamer ce danger de la patrie, elle soulèvera jusqu'à rhérû'isme la force des volonté?. Pas de précautions dégradantes. Les imes pusillanimes sont abattues par la vue claire du danger, elle ajoute au contraire à l'élan des âmes fortes. Proclamer que la patrie est en danger, c'est animer contre l'ennemi toutes les énergies nationales ; c'est aussi animer contre les trahisons de la Cour, toutes les énergies révolutionnaires. Ce double coup terrible, contre l'ennemi du dehors et contre l'ennemi du dedans qui ne sont qu'un même ennemi, la Révolution le porte aux premiers jours de juillet. Le 30 juin, au nom de la Commission des Douze, Debry avait apporté un projet de décret qui organisait la procédure selon laquelle le danger de la patrie devait être déclaré, et les mesures qui devaient suivre. C'est en se ré- férant à ce projet de décret que Yergniaud, en son discours immortel du 3 juillet, résuma, si je puis dire, les angoisses de la patrie et de la liberté, et, sous les ménagements presque dérisoires d'une hypothèse qui était une affir- mation, porta à la royauté et à Louis XVI le coup mortel. Admirable parole qui rompait enfin avec les hypocrisies, qui déchirait les voiles d'un taux respect et les tissus de l'intrigue, et qui mettait enfin la France et le roi en face de la vérité! Ecoutez ces magnifiques accents révolutionnaires. Il y a encore, semble-t-il, dans le discours, quelques réserves et quelques replis, mais ce sont les replis de la nuée que l'éclair illumine. Ils n'amortissent pas l'éclat de la foudre, ils semblent seulement prêter à sa splendeur terrible un dessin souple et subtil.

II indique d'abord le moyen d'en fi^nir avec les troubles intérieurs : « Le roi a refusé sa sanction à voire décret sur les troubles religieux. Je ne sais si le sombre génie de Médicis et du cardinal de Lorraine erre toujours sous les voûtes du palais des Tuileries ; si l'hypocrisie sanguinaire des jésuites Lachaise et Letellier revit dans 1 âme de quelque scélérat brûlant de voir se renouveler les Saint- Barthélémy et les Dragonnades, je ne sais si le cœur du roi est troublé p-ir des idées fantastiques qu'on lui suggère, et sa conscience égarée par les terreurs religieuses dont on l'environne.

o Mais il n'est pas periais de croiresans lui faireinjure, etl'accuser d'être l'ennemi le plus dangereux de la Révolution, qu'il veut encourager par

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l'impunité les tentatives crinoinelles de l'ambition pontificale... Si donc il arrive que les espérances de la nation et les nôtres sont trompées, si l'esprit de division continue à nous agiter, si la torche du fanatisme menace encore de nous consumer, si les violences religieuses désolent toujours les départe- ments, il est évident que la faute en devra être imputée à la négligence seule ou à l'incivisme des agents employés parle roi; que les allégations de l'ina- nité de leurs efTorts, de l'insuffisance de leurs précautions, de la multipli- cité de leurs veillés, ne seront que de méprisables mensonges et qu'il sera juste d'appesantir le glaive i',o la justice sur eux, comme étant la causeunique de tous nos maux. Eh bien ! Messieurs, consacrez aujourd'hui cette vérité par une déclaration solennelle. Le veto apposé sur votre décret a répandu non cette morne stupeur sous laquelle l'esclave affaissé dévore ses pleurs en si- lence, mais ce sentiment de douleur généreux qui, chez un peuple libre, éveille les passions et accroît leur énergie. Hâtez-vous de prévenir une fer- mentation dont les effets sont hors de la prévoyance humaine; apprenez à la France que désormais les 77iinis/res répondront sur leur tète de toits les dé- sordres dont la religion sera le prétexte; montrez-lui dans cette responsabi- lité un terme à ses inquiétiides, l'espérance de voir les séditieux punis, les hypocrites dévoilés et la tranquillité renaître. »

C'est la suppression du droit de veto. Lorsque les « agents du roi » seront responsables sur leur tête, lorsqu'ils seront frappés à mort pour n'avoir pas, en somme, exécuté les mesures que le roi se refuse à sanctionner, que res- lera-t-il du droit de sanction? Mais que restera-t-il du roi lui-même ? Ver- gniaud parle en juillet 1792 de faire tomber la tête des ministres. Six mois plus tard, c'est la tête du roi qui tombera.

Mais voici que le grand orateur force le roi dans son dernier refuge: le respect hypocrite et simulé de la Constitution. C'est ce que le roi avait ré- pondu au peuple le 20 juin : « J'appliquerai la Constitution. » Et il l'appli- quait en effet de manière à la tuer. Vergniaud dénonce la manœuvre et il arr.iche au roi sa suprême ressource, le bouclier de mensonge et de ruse dontil se couvrait. Il sent si bien qu'il va porter un coup formidable, et que si l'on enfonce un peu plus le glaive la royauté est morte, que lui-même, par une précaution qui n'est pas purement oratoire, supplie l'Assemblée de ne pas forcer d'une ligne le sens de ses-paroles :

« Il est des vérités simples mais fortes et d'une haute importance, dont la seule énonciation peut, je crois, produire des effets plus grands, plus sa- lutaires que la responsabilité des ministres... Je parlerai sans autre passion que l'amour de la patrie et le sentiment des maux qui la désolent. Je prie qu'on m'écoute avec calme, qu'on ne se hâte pas de me deviner pour ap- prouver ou condamner d'avance ce que je n'ai pas l'intention de dire. Fidèle à mo!i serment de maintenir la Constitution, de respecter les pouvoirs cons- titués, c'est la Constitution seule que je vais invoquer. De plus, j'aurai parlé

15«4 HISTOIRE SOCIALISTE

dans les intérêts bien entendus du roi, si à l'aide de quelques réflexions d'une , évidence frappante, je déchire le bandeau que l'intrigue et l'adulation ont '' mis sur ses yeux et si je lui montre le terme ses perfides amis s'efforcent de le conduire. »

Vergniaud espérait-il encore que son avertissement terrible ramènerait le roi à la Révolution ? Peut-être; il lui en coûtait assurément de penser qu'une nouvelle crise révolutionnaire, pleine d'inconnu, allait s'ouvrir: qui sait si, après la fausse tactique des ménagements, en n'agira pas 'sur le roi par les grands effets de vérité et de terreur ?

« C'est au nom du roi, s'écrie -t-il, que les princes français ont tenté de soulever contre la nation toutes les cours de l'Europe; c'est po\irvenger/a di- gnité du roi que s'est conclu le traité de Pilnilz et formée l'alliance mons- trueuse entre les cours de Vienne et de Berlin ; c'est pour défendre le roi qu'on a vu accourir en Allemagne, sous les drapeaux de la rébellion, les an- ciennes compagnies des gardes du corps; c'est pour venir au secours du roi que les émigrés sollicitent et obtiennent de l'emploi dans les armées autri- chiennes et s'apprêtent à déchirer le sein de la patrie ; c'est pour joindre ces preux chevaliers de la prérogative royale que d'autres preux pleins d'honneur et de délicatesse abandonnent leur poste en présence de l'ennemi, trahissent leurs serments, volent les caisses, travaillent à corrompre leurs soldats, et placent ainsi leur gloire dans la lâcheté, le parjure, la subornation, le vol et les assassinats. (Applaudissements des tribunes.) C'est contre la nation et l'As- semblée nationale seule, et pour le maintien de la splendeur du trône que le roi de Bohême et de Hongrie nous fait la guerre, et que le roi de Prusse marche sur nos frontières; c'est au nom du roi que la liberté est attaquée et que si l'on parvenait à la renverser, on démembrerait bientôt l'Empire pour Indemniser de leurs frais les puissances coalisées; car on connaît la généro- sité des rois, on sait avec quel désintéressement ils envoient leurs armées pour désoler une guerre étrangère, et jusqu'à quel point on peut croire qu'ils épui- seraient leurs trésors pour soutenir une g-uerre qui ne devrait pas leur être profitable. Enfin, tous les maux qu'on s'efforce d'accumuler sur nos têtes, tous ceux que nous avons à redouter, c'est le nom seul du roi qui en est le prétexte et la cause.

« Or, je lis dans la Constitution, chapitre 11, section 1^, arliclo 6 : « Si le roi se met à la tête d'une armée et en dirige les forces contre la nation, ou s'il ne s'oppose pas par un acte formel à une telle entreprise qui s'exécute- rait en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté.

« Maintenant je vous demande ce qu'il faut entendre par un acte formel d'opposition; la raison me dit que c'est l'acte d'une résistance proportionnée autant qu'il est possible au danger, et faite dans un temps utile pour pou- voir l'éviter.

« Par exemple si, dans la guerre actuelle, 100,000 Autrichiens dirigeaient

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leur marche sur la Flandre, ou 100,000 Prussiens vers l'Alsace, et que le roi, qui est le chef suprême de la force publique, n'opposdt à chacune de ces deux redoutables armées qu'un détachement de 10 ou 20,000 hommes, pourrait-on dire qu'il a employé des moyens de résistance convenable;, qu'il a rempli le vœu de la Constitution et fait l'acte formel qu'elle exige de lui ?

•M a

« Si le roi, chargé de veiller à la sûreté extérieure de l'Etat, de notifier au Corps Législatif les hostilités imminentes, instruit des mouvements de l'armée prussienne, n'en donnait aucune connaissance à l'Assemblée natio- nale; instruit, ou du moins pouvant présumer que celte armée nous atta- quera dans un mois, disposait avec lenteur les préparatifs de répulsion; si l'on avait une juste inquiétude sur les progrès que les ennemis pourraient

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bire dans l'intérieur de la France et qu'un camp de réserve fût évidemment Bécessaire pour prévenir ou arrf-ler ces progrès, s'il existait on décret qui jendît infaillible et prompte la formation de ce camp; si le roi rejetait ce dé- eret et lui substituait un plan dont le succès fût incertain, et demandait pour sacréalion un temps si considérable que les ennemis auraient celui de le rendre impossible; si le Corps législatif rendait des décrets de sûreté géné- rale, que l'urgence du péril ne permît aucun délai, que cependant la sanction fût refusée ou différée pendant deux mois; si le roi laissait le commandement de l'armée à un général intrigant, devenu suspect à la nation par le? fautes les plus graves, les attentats les plus caractérisés à la Constitution; si un autre général nourri loin de la corruption des cours et familier avec la victoire, de- mandait pour la gloire de nos armes un renfort qu'il serait facile de lui ac- «order; si, par un refus, le roi lui disait clairement: « Je te défends de vaincre »; >i, mettant à profit celte funeste temporisation, tant d'incohérence dans ■otre marche politique ou plutôt, une si confiante persévérance dans la tyran- HJe, la ligue des tyrans portait des atteintes mortelles à la liberté, pourrait-on «lire que le roi a fait la résistance constitutionnelle, qu'il a rempli pour la défense de l'Etat le vœu de la Constitution, qu'il a fait l'acte formel quelle lui prescrit?

« Vous frémissez messieurs...

« Souffrez que je raisonne encore dans cette supposition douloureuse. J'ai exagéré plusieurs faits, j'en énoncerai même tout à l'heure qui, je l'es- père, n'existeront jamais, pour ôter tout prétexte à des applications qui sont purement hypothétiques; mais j'ai besoin d'un développement complet, pour montrer la vérité sans nuages. ( Vifs applaudissements à gauche et dans les tribunes.)

« Si tel était le résultat de la conduite dont je viens de tracer le tableau, que la France nageât dans le sang, que l'étranger dominât, que la Consti- tution fût ébranlée, que la contre-révolution fût là, et que le roi aous dise pour sa justification:

« Il est vrai que les ennemis qui déchirent la France prétendent n'agir que pour relever ma puissance qu'ils supposent anéantie ; venger ma dignité, qu'ils supposent flétrie ; me rendre mes droits royaux, qu'ils supposent com- promis ou perdus; mais j'ai prouvé que je n'étais pas leur complice, j'ai obéi à la Constitution qui m'ordonne de m'opposer par un acte formel à leurs entreprises puisque j'ai mis des armées en campagne. 7/ est vrai que ces ar- mées étaient trop faibles, mais la Constilulion ne désigne pas le degré de force que je devais leur donner; il est vrai que Je les ai rassemblées trop tard, mais la Constitution ne désigne pas le temps auquel je devais les rassembler; il est vrai que des camps de réserve auraient pu les soutenir, mais la Constitution ne nfoblige pas à former des camps de réserve. Il est vrai que lorsque les généraux s'avançaient en vainqueurs sur le 1er-

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ritoire ennemi, je leur ai ordonné de s'arrèler; mais la Constitution ne me prescrit pas de renaporler des victoires ; elle me défend même les con- quêtes. 11 est vrai qu'on a tenté de désorganiser les armées par des démis- sions comjjinccs d'officiers et que je n'ai fait aucun elTort pour arrêter le cours de ces démissions; mais la Constitution n'a pas prévu ce que j'aurais^- faire en pareil délit. II est vrai que mes ministres ont continuellement trompé l'Assemblée nationale sur le nombre, la disposition des troupes et leur» approvisionnements; que j'ai gardé le plus longtemps que j'ai pu ceux qui entravaient la marche du gouvernement constitutionnel, le moins possible ceux qui s'efforçaient de lui donner du ressort; mais la Constitution ne fail dépendre leur nomination que de ma volonté, et nulle part elle n'ordonne que je donne ma confiance aux patriotes et que je chasse les contre-révolu- tionnaires.

« Il est vrai que l'Assemblée nationale a rendu des décrets utiles même nécessaires, et que j'ai refusé de les sanctionner, mais j'en avais le droit ; il est sacré, car je le tiens de la Constitution. Il est vrai, enfin, que la contre-révolution se fait, que le despotisme va remettre entre mes mains son sceptre de fer, que je vous en écraserai, que vous allez ramper, que je vous punirai d'avoir eu l'insolence de vouloir être libres; mais jai fait tout ce que la Constitution me prescrit ; il n'est émané de moi aucun acte que la Consti- tution condamne; il n'est donc pas permis de douter de ma fidélité pour elle, de mon zèle pour sa défense. [Double salve d'applaudissements.)

« Si, dis-je, il était possible que dans les calamités d'une guerre funeste, dans les désordres d'un bouleversement contre-révolutionnaire, le roi Français leur tint ce langage dérisoire ; s'il était possible qu'il leur parlai jamais de son amour pour la Constitution avec une ironie aussi insultant^ ne seraient-ils pas eu droit de lui répondre :

a 0 roi, qui sans doute avez cru avec le tyran Lysandre que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, et qu'il fallait amuser les hommes par defc serments ainsi qu'on amuse les enfants avec des osselets, qui n'avez feini d'aimer les lois que pour parvenir à la puissance qui vous permettrait de les braver; la Constitution, que pour qu'elle ne vous précipitât pas du trône ci vous aviez besoin de rester pour la détruire ; la nation, que pour assurer le succès de vos perfidies, en lui inspirant de la confiance : pensez-vous nous abuser aujourd'hui par d'hypocrites protestations et nous donner le change sur la cause de nos malheurs, par l'artifice de vos excuses et l'audace de vos sophismes?

« Etait-ce nous défendre que d'opposer aux soldats étrangers des forces dont l'infériorité ne laissait pas même d'incertitude sur leur défaite? Etait-ce nous défendre que d'écarter les projets tendant à fortifier l'intérieur du royaume ou de faire des préparatifs de résistance pour l'époque nout serions déjà devenus la proie des tyrans? Etait-ce nous défendre que

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choisir des génOraux qui atlaquaienl eux-mômes la Conslilution, ou d'eii- chalner le courage de ceux qui la servaienl? Etait-ce nous défendre que de paralyser sans cesse le gouvernement par la désorganisation continuelle du rainislère 1 La Constitution vous laisse-t-elle le choix des ministres pour notre lionheur ou notre ruine ? Vous flt-elle chef de l'armée pour notre gloire ou pour notre honle? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile et tant de grandes prérogatives pour perdre constitutionnellement la Constitution et l'Empire? Non, non; homme que la générosité des Français n'a pu émouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sen- sible, vous n'avez pas rempli le vœu de la Conslilution; elle est peut-être renversée, mais vous ne recueillerez point le fruit de votre parjure; vous ne vous êtes point opposé par un acte formel aux victoires qui se remportaient en votre nom sur la liberté; mais vous ne recueillerez point le fruit de ces indignes triomphes ; vous n'êtes plus rien pour celle Constitution {Applau- dissements des tribtmes) pour celle Constitution que vous avez si indigne- ment violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi. (Vifs applau- dissements à gauche et dans les tribunes.) »

C'est' un prodige de vérité cl d'art, de passion et de tactique. L'hypo- thèse que fait Vergniaud co'incide par tant de traits avec la réalité, que le poids de ce réquisitoire sublime tombe directement sur le roi, à peine atté- nué et comme détourné par un suprême et presque impossible espoir. Et cependant, en forçant quelques traits, en parlant un moment comme si la ConsliluLion était déjà ruinée, la France déjà envahie et ensanglantée, en allant ainsi au delà de la réalité, Vergniaud semblait dire au roi : « Ce que je vous dis ne s'appliquera entièrement et définitivement à vous que si vous laissez se développer la crise, si vous ne vous retirez pas des chemins toujours plus glissants de trahison. »

Ce discours de Vergniaud enveloppe le roi d'un prodigieux éclair, mais la foudre circulant autour de lui ne le frappe pas à mort; elle lui accorde un suprême répit. Je ne sais rien de plus beau, de plus émouvant que cet elTct à la fois direct, violent et suspensif. L'art inOiii et la sublime inspiration de l'orateur se marquent, qu'on me pardonne ce détail, jusque dans la structure grammaticale.

C'est une seule phrase qui porte en elle, comme une vaste nuée, ce gron- dement de foudre el cet éblouissement d'éclairs. Elle est toute entière suspendue à son premier terme qui marque l'hypothèse: « Si tel était le résultat », et ce premier terme d'hypothèse reparaît avant le terrible ana- thème final : ainsi l'Assemblée ne peut pas oublier un moment que, si voisine de la réalité, si effroyablement vraisemblable que soit la supposition de l'orateur, elle reste pourtant en quelque mesure une supposition. El pourtant, les développements suspendus à celte hypothèse ont une telle abondance et une telle étendue, une telle force directe, qu'on ne sait plus si

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l'hypothèse même ne s'est pas insensiblement confondue avec la réalité, comme un moment la folie simulée d'Hamlet ne se distingue plus très nettement de la folie réelle. J'ai eu tort tout à l'heure de m'excuser de noter cet art merveil- leux et ici presque magique. Car il me plaît que l'éclair qui manifeste enfin la fourberie royale soit d'une splendide beauté, et qu'en cette minute de clairvoyance exaltée le regard de flamme de la Révolution soit le regard du génie.

Au fond, la question était nettement posée : Si le roi ne défend pas réellement, sincèrement la liberté et la patrie, il est, d'après la Constitution, considéré comme ayant abdiqué. Or, il ressort de tous les faits connus que le roi ne défend pas sincèrement et comme elles doivent être défendues, la patrie et la liberté.

Sa déchéance s'impose donc, à moins que le roi, par un brusque revire- ment ou par la révélation suprême d'une bonne foi constitutionnelle que son entourage avait obscurcie, ne désarme la Constitution prête à frapper. Donc, à moins d'une conversion quasi-miraculeuse de Louis XVI, c'est la lin de sa royauté, c'est la fin de la royauté. Vergniaud. pourtant, comme les grands orateurs Imaginatifs, semble avoir espéré que la force éblouissante et mena- çante de sa parole, secondée par une manifestation de l'Assemblée, porterait dans l'âme du roi un salutaire et décisif avertissement. Il formula ainsi ses conclusions :

« Je propose de décréter :

<t Que la patrie est en danger, et sur le mode de cette déclaration, je me réfère au projet de la commission extraordinaire des Douze ;

« Que les ministres seront responsables de tous les troubles intérieurs qui auraient la religion pour prétexte ;

« Qu'ils sont responsables de toute invasion de notre territoire, faute de précautions pour remplacer à temps le camp dont vous aviez décrété la for- mation.

0 Je vous propose ensuite de décréter qu'il sera fait un message au roi dans le sens que j'ai indiqué.

« Qu'il sera fait une adresse aux Français pour les inviter à l'union et à prendre les mesures que les circonstances rendent nécessaires.

« Que vous vous rendrez en corps à la fédération du 14 juillet et que vous y renouvellerez votre serment du 14 janvier.

« Que le roi sera invité à y assister pour y prêter le môme serment.

a Enfin que la copie du message au roi, l'adresse aux Français et le décret qui sera rendu à la suite de celte discussion soient portés par des courriers extraordinaires dans les 83 départements. »

Une longue acclamation lui répondit; et le modéré Mathieu Dumas ayant répondu, non sans talent et sans courage, à Vergniaud, l'Assemblée, encore sous l'émotion de la parole magnifique et habile de l'orateur girondin, refusa

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l'impression du discours de Dumas. C'était cinq jours après la démarche de Lafayelle : il avait bien décidément perdu la partie.

Chose curieuse et drnmatique! Le jour môme Verpniaud enveloppait le château des Tuileries de larges éclairs, qui par toutes les fenêtres devaient efntrer comme des glaives de feu, la reine .Marie-.\nloinette adressait à Fersen un billet plein d'espérance :

« J'ai reçu votre lettre du vingt-cinq, onze. J'en ai été bien touchée. Notre position est alTreuse, mais ne vous inquiétez pas trop; je sens du cou- rage, et j'ai en moi quelque chose qui me dit que nous serons bientôt heu- reux et sauvés. Cette seule idée me soutient. Lhomme que j'envoie est pour M. de Mercy; je lui écris très fortement pour décider qu'enfin on parle. Agissez de manière à en imposer ici; le moment presse et il n'y a plus moyen d'attendre. J'envoie les blancs-seings comme vous les avez demandes.

« Adieu, quand nous reverrons-nous tranquillement? »

C'est sans doute en cette soirée du 3 juillet qu'elle disait à Madame Campau, en lui montrant la nuit sereine : « C'est libre bientôt et joyeuse que je contemplerai cette lune au doux éclat. »

D'où venait son espoir en cette heure tragique la Révolution grondait autour d'elle, le bruit hostile de la rue ne tombait un moment que pour laisser éclater la parole tribunitienne ? C'est d'un manifeste des alliés qu'elle attendait le salut: c'est de la prochaine chevauchée de Brunswick, et dans le château des Tuileries, peu à peu transformé en forteresse, le roi et la reine attendaient l'apparition de l'étranger libérateur. Déjà Marie-Antoinette se voit sur le seuil du palais, dont les rois et les généraux gravissent les marches.

C'est le 7 juillet que l'Assemblée adopte définitivement la procédure « de la patrie en danger ». Ce n'est pas seulement un appel aux énergies natio- nales et aux dévouements révolutionnaires; ^î'est une organisation de dé- fense :

« L'Assemblée nationale, considérant que les efforts multipliés des en- nemis de l'ordre et la propagation de tous les genres de troubles dans les diverses parties de l'Empire, au moment la nation, pour le maintien de sa liberté, est engagée dans une guerre étrangère, peuvent mettre en péril la chose publique, et faire penser que le succès de notre régénération politique est incertain ;

« Considérant qu'il est de son devoir d'aller au devant de cet événement possible et de prévenir, par des dispositions fermes, sages et réi,'ulières, une confusion aussi nuisible à la liberté et aux citoyens que le serait alors le danger lui-même ;

« Voulant qu'à cette époque la surveillance soit générale, l'exécution plus active, et surtout que le glaive de la loi soit sans cesse présent à ceux

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qui par une coupable inertie, par des projets jierfidi^s ou par l'audace d'une conduite criminelle, tenteraient de déranger l'harmonie de l'Etat ;

« Convaincue qu'en se réservant le droit de déclarer le danger, elle en éloigne l'instant et rappelle la tranquillité dans l'âme des bons citoyens;

« Pénétrée de son serment de vivre libre ou mourir, et de maintenir la Constitution , forte du sentiment de ses devoirs et des vœux du peuple, pour lequel elle existe, décrète qu'il y a urgence. »

« L'Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de sa commis- sion des Douze, et décidé l'urgence, décrète ce qui suit :

« Article 1"'. Lorsque la sûreté intérieure ou la sûreté extérieure de l'Etat seront menacées, et que le Corps législatif aura jugé indispensable de prendre des mesures extraordinaires, elle le déclarera par un acte du Corps législatif, conçu en ces termes : Citoyens, la patrie est en danger.

u Art. 2. Aussitôt après la déclaration publiée, les conseils de dépar- tement et de district se rassembleront et seront, ainsi que les conseils gé- néraux des communes, en surveillance permanente; dès ce moment, aucun fonctionnaire public ne pourra s'éloigner ou rester éloigné de son poste.

a Art. 3.— Tous les citoyens en état de porter les armes et ayant déjà fait le service de gardes nationales, seront aussitôt en état d'activité per- manente.

« Art. 4. Tous les citoyens seront tenus de déclarer devant leurs muni- cipalités respectives, le nombre et la nature des armes et munitions dont ils seront pourvus ; le refus de déclaration ou la fausse déclaration dénoncée et prouvée seront punis par la voie de la police exceptionnelle ; savoir, dans le premier cas : d'un emprisonnement dont le terme ne pourra être moindre de 2 mois ni excéder une année~, et dans le second cas, d'un emprison- nement dont le terme ne pourra être moindre d'une année, ni excéder 2 ans.

« Art. 5. Le Corps législatif fixerais nombre des gardes nationales que chaque département devra fournir.

« Art. 6. Les directoires de département en feront la répartition par districts, et les districts entre les cantons à proportion du nombre des gardes nationales de chaque canton.

« Art. 7. Trois jours après la publication de l'arrêté du Directoire, les gardes nationales se rassembleront par canton; et, sous la surveillance de la municipalité du chef-lieu, ils choisiront entre eux le nombre d'hommes que le canton devra fournir.

a Art. 8. Les citoyens qui auront obtenu Chouneur de marcher les premiers au secours de la patrie en danger, se rendront 3 jours après au chef- lieu de leur district; ils s'y formeront en compagnie, en présence d'un com- missaire de l'administration du district, conformément à la loi du 4 août 1791,

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ils y recevront le logement sur le pied militaire, et se tiendront prêts à marcher ii la première réquisition.

« Art. 9. Les capitaines commanderont alternativement, et par semaine, les gardes nationales choisies et réunies au chef-lieu du district. I

« Art. 10. Lorsque les nouvelles compagnies des gardes nationales de chaque département seront en nombre suffisant pour former un bataillon, elles se réuniront dans les lieux qui leur seront désignés par le pouvoir exé- cutif, et les volontaires y nommeront leur état-major.

« Art. 11. Leur solde sera fixée sur le môme pied que celle des autres volontaires nationaux ; elle aura lieu du jour de la réunion au chef-lieu du canton.

« Art. 12. Les armes nationales seront remises, dans les chefs-lieux de canton, aux gardes nationales choisies pour la compositit)n des nouveaux bataillons de volontaires. L'Assemblée nationale invite tous les citoyens à confier mlontairemenl, et pour le temps de danger, les armes dont ils sont dépositaires, à ceux qu'ils chargeront de les défendre.

« Art. 13. Aussitôt la publication du présent décret, les directoires de district se fourniront chacun de mille cartouches à balles, calibre de guerre, qu'ils conserveront en lieu sain et sûr, pour en faire la distribution aux vo lontaires, lorsqu'ils le jugeront convenable. Le pouvoir exécutif sera tenu de donner les ordres pour faire parvenir aux départements les objets néces- saires à la fabrication des cartouches.

« Art. 14. La solde des volontaires leur sera payée sur des états qui seront délivrés par les directoires de district, ordonnancés par les directoires de département, et les quittances en seront reçues à la trésorerie nationale comme comptant.

« Art. 15. Les volontaires pourront faire leur service sans être revêtus de Vuniforme national.

« Art. 16. Tout homme résidant ou voyageant en France est tenu de porter la cocarde nationale; sont exceptés de la présente disposition les am- bassadeurs et agents accrédités des puissances étrangères.

« Art. 17. Toute personne revêtue d'un signe de rébellion sera pour- suivie devant les tribunaux ordinaires : et en cas qu'elle soit convaincue de l'avoir pris à dessein, elle sera punie de mort. Il est ordonné à tout citoyen de l'arrêter ou de la dénoncer sur-le-champ, à peine d'être réputé complice : toute cocarde autre que celle aux trois couleurs nationales est un signe de rébellion. « Art. 18. La déclaration du danger de la patrie ne pourra être pro- noncée dans la même séance elle aura été proposée : et avant tout, le mi- nistère sera entendu sur l'état du royaume.

« Art. 19. —Lorsque le danger de la patrie aura cessé, l'Assemblée natio- nale le déclarera par un acte du Corps législatif, conçu en ces termes : Citoyens, la patrie n'est plus en danger. »

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Ainsi, ce n'esl pas à l'instinct de conservation des individus, ce n'est pas aux mouvements spontanés de la colère ou de la frayeur qu'est livrée, si

LIV. 155. HISTOIRE SOaALISTE. UV. 15l>

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je puis dire, la conscience ualionale. Elle ne relève que d'elle-même : c'est elle qui se gouverne dans son unilé. 11 n'y aura péril qu'à la minute même la conscience commune de la pairie l'aura reconnu el proclamé. Ainsi, chaque conscience individuelle, jusque dans les forces élémentaires de lins- tincl de conservation, est enveloppée par la conscience nationale. Et la puis- sance de l'ordre ajoute encore à la puissance de l'exaltation : car lorsqu'elle vibre au signal donné par la liberté en péril, toute âme sait qu'elle est à l'unisson de la patrie; c'est la patrie elle-même, c'est la commune liberté qui vibre et frémit en elle.

Ce n'est point d'abord par réquisitions que procède la Révolution me- nacée, elle fait appel au libre dévouement des citoyens. Ce sont des volon- taires qui auront Ihonncur de marcher les premiers: et c'est volontairement que les citoyens qui ont des arme^ les donneront pour le temps du danger. Les uniformes manquent-ils? Il n'importe: les soldats de la Révolution n'ont pas besoin d'uniforme pour aller au péril. C'est comme citoyens qu'ils com- battent: c'est leur liberté civile qu'ils défendent: pourquoi ne porteraient-ils pas devant l'ennemi leur vêtement civil? Et partout, ce sont les autorités civiles, ce senties citoyens élus qui, au district, au département, veillent à la formation, à l'équipement, à l'armement, au payement des compagnies révolutionnaires.

Quelle commotion de liberté et d'héroïsme donnée à tous les cœurs 1 Quelques jours après, le 11 juillet, sur un rapport fait par Hérault de Sé- chelles, au nom de la Commission extraordinaire des Douze, l'Assemblée déclarait que la patrie était en danger. Les hommes prudents ou timides, les modérés, disaient: A quoi bon? .^joutez-votis ainsi à la force militaire réelle de la France? N'allez-vous pas, en surexcitant les alarmes, dissoudre la nation en d'innombrables petits groupes qui songeront chacun à leur salut immédiat? Hérault de Séchelles répondait en montrant les armées ennemies en marche vers nos frontières. Il disait que du Corps législatif devait partir « une étin- celle électrique », qui communiquerait à l'ensemble une énergie soudaine." Et il signalait le caractère exceptionnel, unique, de la lutte entreprise. C'était la première fois dans l'histoire du monde, que tout un peuple luttait pour sa liberté. Et c'était aussi la dernière fois : car de cette lutte sortirait la liberté de tous les peuples; et ce serait alors l'universelle et éternelle paix.

« Enfin, Messieurs, il faut se pénétrer d'une réflexion décisive. C'est que la guerre que nous avons entreprise ne ressemble en rien à ces guerres com- munes qui ont tant de fois désolé et déchiré le globe : c'est la guerre de la liberté, de l'égalilé, de la Constitution, contre une coalition de puissances d'autant plus acharnées à modifier la Constitution française qu'elles redoutent chez elles l'établissement de notre philosophie et les lumières de nos prin- cipes. Cette guerre est donc la dernière de toutes entre elles et nous... La

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. ;

seule occasion de convoquer tous les frères que la liberté nous a donnés est donc venue; et désormais elle ne se représentera plus. »

Cette guerre extraonlinaire, il fallait la solenniser par une grave et re- tentissante déclaration, comme par un coup de canon on solennise un grand événement. La dernière de toutes les guerres I

Sulilime illusion qui exaltait encore les courages en donnant à cette guerre, qui devait marquer la fin- des guerres, l'innocence de la pai\. C'est comme une aube fraîche et pure de liberté et de paix qui se réfléchissait au fer des baïonnettes et des piques.

Celait un grand coup à Tennemi. C'était aussi un grand coup à la royauté. Car si la patrie est en danger, qui donc a créé ce danger? Et si la patrie est en danger, le suprême péril n'est-il pas de garder comme chef de la Nation et des armées un homme qui ne voulait pas de la liberté et qui mettait l'intérêt de la royauté au-dessus de la patrie? Hérault de Séchelles avait conclu :

« La patrie est en danger parce que la Constitution est en danger. »

Ainsi, c'est sur les Tuileries qu'était pointé le canon d'alarme. A la fin de la séance du 11, c'est dans un silence émouvant que l'Assemblée adopta la belle et simple formule :

« L'Assemblée nationale, après avoir entendu les ministres et observé les formalités indiquées par la loi des 4 et 5 de ce mois, a décrété l'acte du Corps législatif suivant :

« Acte du Corps Législatif.

« Des troupes nombreuses s'avancent vers nos frontières; tous ceux qui ont horreur de la liberté s'arment contre notre Constitution,

« Citoyens, la Patrie est en danger.

« Que ceux qui vont obtenir l'honneur de marcher les premiers pour défendre ce qu'ils ont de plus cher, se souviennent toujours qu'ils sont Français et libres; que leurs concitoyens maintiennent, dans leurs foyers, la sûreté des personnes et des propriétés; que les magistrats du peuple vail- lent attentivement; que tous, dans un courage calme, attribut de la véritable force, attendent le signal de la loi, et la patrie sera sauvée. »

Un autre coup terrible avait été porté peu de jours avant aux modérés, défenseurs de la monarchie. L'Assemblée avait décrété la publicité des séances des Corps administratifs. Ainsi le Directoire du Département de Paris, devenu le foyer de l'esprit feuillant et du raodérantisme rétrograde, allait être enveloppé de la force populaire. Tout donc accélérait le mouve- ment révolutionnaire. Tout précipitait la suprême rencontre de la Révolution et de la royauté.

Qu'importe qu'en une effusion sentimentale qui n'était pas sans arrière-

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pensée Lamourette, évoque de Lyon, ait convié le 7 juillet tous les partis & une réconciliation, h un erabrassenoent fraternel? La formule politique de cet accord était décevante :

« Une section de l'Assemblée attribue à l'autre le dessein séditieux de renverser la monarchie et d'établir la République; et celle-ci prête à la pre- mière le crime de vouloir l'anéantissement de l'égalité constitutionnelle, et de tendre à la création de deux Chambres; voilà le foyer désastreux d'une désunion qui se communique à tout l'Empire et qui sert de base aux cou- pables espérances de ceux qui machinent la contre-révolution. Foudroyons, Mossirurs, par une exécration commune et par un dernier et irrf'-vocable ser- ment, foudroyoïxs et la République et les deux Chambres. (Applaudissemeiils unanimes). »

Et toute la Chambre se leva pour attester ofBcielleraent qu'elle « rejetait et haïssait également la République et les deux Chambres! » Vanilé des paroles humaines et des artifices de la sentimentalité devant la grande force des choses ! Haïr la République ! Foudroyer la République ! Trois mois après, cette République unanimement haïe, cette République unanimement foudroyée, se dressait sur le monde, passionnait les cœurs et lançait la foudre.

Mais, en vérité, quand Lamourette proposait sa formule d'équilibre, il ne s'agissait point de cela. Il ne s'agissait pas de savoir si, de parti pris et par système, les uns voulaient les deux Chambres et les autres la République. Il s'agissait de savoir si, pour sauver la royauté, on était prêt à compromettre la Révolution, ou si, pour, sauver la Révolution, on était prêt à perdre la royauté. Dès le lendemain, les hommes de la révolution, revenus de la sur- prise attendrie du baiser Lamourette, raillaient cette vaine parade et cette « réconciliation normande ».

Le journal de Prudhomme rappelait cet apologue oriental du sage persan Saûdi :

c En ce temps-là, Arimane ou le génie du mal, s'apercevant que les hommes éclairés désertaient ses autels, alla vite trouver Oromase ou le génie du bien, et lui dit : « Frère, assez longtemps nous sommes désunis. Récon- « cilions-nous et n'ayons plus qu'une seule chapelle à nous deux. Jamais! « lui répondit Oromase bien avisé. Que deviendraient les pauvres humains, « s'ils ne pouvaient plus distinguer le bien du mal?... »

Le torrent révolutionnaire ne fut pas suspendu un seul jour.

Et qu'importe aussi que le Directoire du département de Paris s'acharnât à suspondre Pétion et Manuel? Le premier mouvement eu faveur du roi que les incidents du 20 juin avaient provoqué, allait s'éraoussant. Les faubourgs multipliaient les adresses en faveur de Pétion, coupable seulement, co:iirae il le disait lui-môme, de n'avoir pas fait verser le sang. Les ministres hési- taient, sentant le péril, à s'engager à fond.

HISTOIRE SOCIALISTE

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Le roi pourtant, le 11 juillet, confirmait la décision du Directoire. Mais l'Assemblée, le 13 juillet, sur un rapport de sa Commission des Douze, le- vait cette suspension, et la popularité du maire de Paris sortait accrue des événements du 20 juin. Surtout, il restait à l'hôtel de ville, il y pourrait encore prêter la main à la Révolution ou du moins fermer savamment les yeux sur ses préparatifs et ses démarches.

A ce même moment, le pouvoir exécutif était en pleine crise et décom- position. Duranthon, garde des sceaux, violenté et effrayé, avait donné sa démission dès le 3 juillet; il avait été remplacé le 8 par M. Jolly : mais le 10, tous les ministres. Terrier, Scipion Ghambonas, Lacoste, Joly, Lajard et

ALA,MEM01RE DU GLORIEUX COMBlAT DU PEUPLE FR

CG^iTRE LATYï

AUX TUILLERIES ,

Médaillon de la Commdne db Paris bn mémoire de la journée du 10 Août 1192.

(D'après les Procès-verbaux de la Commune de Paris, par M. Maurice Tourneui

reproduit avec Tantorisatioa de raateur).

Beaulieu, s'imaginant avec une naïve fatuité qu'ils allaient produire grande impression, déclarèrent à l'Assemblée que dans l'état d'universelle anarchie ils ne pouvaient garder la responsabilité des affaires. Ils envoyaient en même temps au roi une lettre de démission collective.

Cette pauvre révolte calculée des commis feuillants laissa l'Assemblée indifférente, mais elle découvrit encore le roi. S'il ne pouvait même plus fournir des ministres pour le fonctionnement de la Constitution, à quoi servait-il?

Cependant, à mesure que le flot bouillonnait et qu'approchait le dé- nouement, les partis, comme s'ils redoutaient les conséquences incalculaMes de la commotion pressentie, hésitaient encore, ajournaient, tâchaient d'a- mortir. Quand fut lue à l'Assemblée législative, le 12 juillet, l'adresse fran- chement et brutalement républicaine du Conseil général de la commune de Marseille et de son maire .Mouraille, qui déclaraient qu'en laissant subsister la royauté « les constituants n'avaient rien constitué », qui demandaient pourquoi une race privilégiée s'arrogeait le droit de régner sur la France, ^ui invitaient les législateurs « à extirper la dernière racine » de tyrannie,

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c'esl-à-dire la royauté elle-mi*^me, et en tout cas tout droit de veto, l'Assem- blée presque toute entière protesta. Les uns s'indignèrent; les autres dé^ap- prouvèrent. M(^nie les volontaires qui arrivaient à Paris pour prendre part à la ft^te du 14 Juillet, « à la Fédération de 1792 », avant d'aller aux frontières combattre l'ennemi, étaient entourés, par les Jacobins eux-mêmes, de con- seils de prudence.

Robespierre, en un discours un peu pompeux : « Salut aux défenseurs de la liberlé. salut aux généreux Marseillais », les avertissait de ne point se laisser duper, à la cérémonie du 14, par les avances mensongères et les sou- rires du pouvoir royal, mais il leur rappelait aussi en des termes dont la violence calculée laissait pourtant apparaître le conseil de modération, que la Constitution devait avant tout être respectée et maintenue. Même dans la journée du 14 juillet, au Champ-de-Mars, les partis de gauche évitèrent avec soin tout incident un peu aigu, toute manifestation un peu vive : aucun cri hostile ne fut poussé contre le roi ou contre la reine.

Les fédérés avaient été distribués dans les bataillons des dilTérenles sections : ainsi, aucun mouvement ne pouvait se produire aul"ur d'eux, et les organisateurs de la Journée évitèrent même au roi toute démarche désa- gréable.

Il était convenu d'abord qu'il mettrait le feu à un arbre généalogique des émigrés; on lui épargna cette cérémonie. La journée fut assez belle, lumi- neuse, languissante, toute pénétrée de vagues sous-enlendus, et d'une at- tente incertaine, de frayeurs atténuées et de somnolentes haines. De même que les Jacobins semblaient redouter ou ajourner tout au moins le coup de main décisif, le roi et la reine n'avaient plus d'autre politique que d'attendre l'étranger. Ils ne se faisaient aucune illusion sur le baiser Lamourelle. Marie-Antoinette écrit le 7 juillet à Fersea.

{En clair) :

« Je vous ai adressé, il y a quelques jours, l'état de vos dettes actives. Voici le supplément que je reçois ce matin de voire banquier de Londres. »

{En chiffre) :

« Les différents partis de l'Assemblée nationale se sont réunis aujour- d'hui; cette réunion ne peut être sincère de la part des Jacobins, ils dissi- mulent pour cacher un projet quelconque. Un de ceux qu'on peut leur supposer est de faire demander par le roi une suspension d'armes et de l'engager à négocier la paix. Il faut prévenir que toute démarche officielle àj cet égard ne sera pas le vœu du roi; que s'il est dans la nécessité d'en manifester un d'après les circonstances, il le fera par l'agence de M. dej Breteuil. »

Étrange chimère ! Elle se figure encore que la France révolutionnaire a! peur et cherche à négocier, même par le roi. Il n'y a donc qu'une chose à

HISTOIRE SOCIA.UISTE 1239

faire : écarter toute négociation, et plonger au coeur ihême de la Révolution le glaive de la Prusse et de l'Autriche.

Elle écarte aussi les combinaisons des Feuillants, qui voulaient enlever le roi de Paris, lenlourer des troupes lidèles ou présumées telles de Lafayette, et de là, sans doute, faire la loi aux Jacobins.

Le plan était absurde: car si cette troupe « constitutionnelle » n'avait pas combiné son effort avec celui de l'étranger, elle ne pouvait rien contre la France de la Révolution, rien que déchaîner sans doute, dans Paris menacé, d'effroyables fureurs. Et si cette troupe royaliste s'étaft associée, comme il semble inévitable, aux armées étrangères, elle ne faisait que prolonger l'tmi- gration. Lafayette était si animé contre « les factieux », et si exaspéré, il se sen- tait si bien perdu et réduit à rien par leur triomphe, qu'il ne craignit pas de proposer à la Cour ce plan insensé. Une letlre de M. Lally-Tollendal au roi, du 9 juillet l'792, dit ceci : « Je suis chargé par M. de Lafayette de faire proposer directement à Sa Majesté pour le 15 de ce mois le même projet qu'il avait proposé pour le 12 et qui ne peut plus s'exécuter à cette époque depuis ren- gagement pris par Sa Majesté de se trouvera la cérémonie du 14. SaMajesté a voir le plan du projet envoyé par M. de Lafayette, car M. Duport a porter à M. de Montciel pour qu'il le montrât à Sa Majesté. M. de Larayelle veut être ici le 15; il y sera avec le vieuxgénéralLuckner. Tous deux viennent de se voir, tous deux se le sont promis, tous deux ont un même sentiment et. un môme projet. Ils proposent que Sa Majesté sorte publiquement delà ville, entre eux deux, en l'écrivant à l'Assemblée nationale, en lui annonçant qu'elle ne dépassera pas la ligne constitutionnelle, et qu'elle se rende à Com- piègne. Sa Majesté et toute la famille royale seront dans une même voitnre. Il est aisé de trouver cent bons cavaliers qui l'escorteront. Les troupes an besoin, et une partie de la garde nationale protégeront le départ... »

Et Lally ajoute : « Si, contre toute vraisemblance, Sa Majesté ne pouvait sortir de la ville, les lois étant bien évidemment violées, les deux (jénéraux marcheraient sur la capitale avec une armée. » Oui, et ils y précéderaient de quelques heures le duc de Brunswick. Lafayette lui-même écrit le 8 juillet: « J'avais disposé mon armée de manière que les meilleurs escadrons de gre- nadiers, l'artillerie à cheval, étaient sous les ordres de M... à la quatrième division, et si ma proposition eût été acceptée, j'emmenais en deux jours à Compiègne quinze escadrons et huit pièces de canons, le reste de l'armée étant placé en échelon à une marche d'intervalle ; et tel rî-gimenl qui n'eût pas fait le premier pas serait venu à mon secours, si mes camarades et moi avions étéenr/agés. »

Lafayette n'est donc pas bien sûr de son armée. Mais c'est pour celte marche contre Paris, c'est au moins pour surveiller de plus près les événements, que Luckner, sous l'inspiration de Lafayette, s'était replié delà Belgique sur Lille. Vraiment, pour avoir voulu arrêter la Révolution au point il s'arrê-

1240 HISTOIKE SOCIALISTK

tait lui-môme, Lafayetle, malgré la droiture de son patriotisme, glissait aux limites de la trahison. La reine avait averti de ces projets Fersen et le rorate de Mercy. Ils les combattaient énergiquement. Sans doute, ils avaient peur d'une réédition aggravée de Varennes. Et puis, pour eux, le roi aux mains de Lafayette, c'est encore le roi aux mains de la Révolution. Attendre à Paris, et n'avoir pas d'autre libérateur que l'étranger, A'oilà le mot d'ordre.

Fersen écrit à Marie-Anloinetle le 10 juillet : « Votre courage est admi- rable et la fermeté de votre mari fait un grand elTel. Il faut tonserver l'un et l'autre pour résister à toute tentative pour vous faire sortir de Paris. Il est très avantageux d'y rester. Cependant je suis entièrement de l'avis de M. de Mercy sur le seul cas il fallût en sortir; mais il faut prendre bien garde d'être assuré, avant de le tenter, du courage et de la fulélilé de ceux qui protégeraient votre sortie... car, si elle manquait, vous seriez perdus sans ressource, et je n'y pense pas sans frémir. Ce n'est donc pas une tentative à faire légèrement et sans être sûr de la réussite. Il ne faudrait jamais, si vous le faites, appeler Lafayette, mais les di^partemeiits voisins... »

Le 11 juillet, Marie-Antoinette écrit à Fersen : [en chiffre) : Les Consti- tiidonnels réunis à Lafayette et à Luckncr veulent emmener le roi à Com- piègne le lendemain de la fédération ; à cet effet, les deux généraux vont arriver ici. Le roi est disposé à se prêter à ce projet ; la reine le combat. On ignore encore quelle sera l'issue de cette grande entreprise que je suis loin d'approuver. Luckner prend l'armée du Rhin, Lafayette passe à celle de Flandre, Biron et Dumouriez à celle du centre. (En blanc). Votre banquier de Londres n'est pas très exact à me faire passer les fonds. »

Luckner vint à Paris dans la nuit du 13 au 14, et il assista à la fête de la Fédération. Lafayette ne vint pas. La réponse négative du roi, qui avait cédé enfin aux instances de Marie-Antoinette, l'avait rebuté; et tout ce complot avorté ne servit qu'à compromettre encore le roi et Lafayette. Le bruit en effet, que les deux généraux avaient songé à marcher sur Paris ne tardait pas à se répandre. Le journal de l^rudhomme dit mystérieusement en parlant de Lafayette :

« On dit qu'un certain grand personnage était caché (le 14) sous le tapis de velours à frange d'or qui recouvrait le balcon de l'école militaire, témoin invisible des imprécations continues qu'un cortège de 60,000 hommes lui donnait en entrant dans le champ de la Fédération ; dans ce même champ il avait pensé, les années précédentes, être étouffé dans des nuages d'encens; du moins, ce jour-là. l'armée de Lafayette le cherchait partout. Mais Luckner aussi avait bien quitté la sienne et les houlans pour venir défendre son roi, en cas de besoin contre les factieux du 14 juillet. »

Mais ce qui était plus grave pour Lafayette que ces rumeurs étranges, c'est que Luckner, dans son court passage à Paris, jasa. Le 17 juillet, dans une soirée chez l'archevêque de Paris, il laissa entendre que Lafayette lui avait

HISTOIRE SOCIALISTE

1241

fait des propos^ilions horribles, qu'il lui avait deraandc de marcher contre Paris. C'est du inuins ainsi que furent comprises ses paroles. Elles furent portées à la tribune de la Législative par Gensonné, Vergniaud, Brissot. Elle»

Lt général ^yestermann sui-nomixc Le ^'endt■cn .. Comnuindant en Chef la Irginn du Xnrd.

Tai toujours regarde guerre de politique^

celte guerre, vingt chefs, cherchant à s'enrichir

Se gardaient bien de vaincre, étant payés pour fuir,

au péril de mes jours f ai bravé la critique;

J'ai vaincu... ma couronne est a la Républiqxu.

WsSTERUANN.

I D'après uoe estampe de la Biblîotheqae aatiouale).

ftirent certifiées par Hérault de Séchelles. Bureau de Puzy, messager de La- fayette à Luckner fut appelé à la barre pour s'expliquer sur ces projets criml- neL II nia qu'il eût jamais été question d'une marche des armées sur Paris,

UT. i?6. HISTOIRE SOCIALISTC, UT. 136,

1342 HISTOIRE SOCIALISTE

mais il produisit pour la défense de l>afayeUe des lettres, qui en réalité lac- cusaienl. Lafayelle disait à Luckner : J'ai beaucoup dn choses à vous dire sur la politique. » Et il éclatait à tous les yeuxque les deux armées étaient livrées ;\ l'intrigue, que leur force patriotique et révolutionnaire était para- lysée piir les combinaisons des chefs. Luckner écrivit que ses paroles avaient été mal comprises. Lafayette nia:

« On me demande si j'ai pensé, si j'ai tenté d'aller faire le siège de Paris, de quitter les frontières pour marcher sur Paris; je réponds en quatre mots: cela n'est pas vrai. Signé: Lafayelle. »

C'était une misérable équivoque, toute voisine du mensonge. Ce n'est pas directement sur Paris, ce n'est pas avec toute son armée que voulait marcher Lafayette. 11 voulait d'abord aller à Compiégne. Mais l'essentiel est qu'il avait médité de quitter en effet la frontière et son poste de combat pour servir la royauté. Et Luckner, craignant sans doute d'être compromis, avait laissé échapper une partie au moins du secret. De partout s'exhalait comme une odeur de trahison. EtMarat, écrasé pourtant depuis des mois par le sen- timent de son impuissance, relevait un moment la tète pour se gloriOer de sa clairvoyance:

« Français, écrit-il le 18 juillet, vous avez donc ouvert les yeuï sur le sieur Mottié (Lafayette); depuis quelques jours vous voilà parvenus à voir ce qu'un citoyen clairvoyant n'a cessé de vous montrer depuis le principe de la Révolution, et aujourd'hui le grand général, le héros des deux mondes, l'émule de Washington, l'immortel restaurateur de la liberté n'est plus à vos yeux qu'un vil courtisan, un valet du monarque, un indigne suppôt du despotisme, un traître, un conspirateur... Luckner n'est pas moins un traître avéré, assez vil pour couvrir du mensonge ses noires perfidies; car il est faux qu'il ait été forcé de rentrer dans nos murs faute de monde pour pénétrer dans le pays ennemi dont tous les habitants lui tendaient les bras. >•

Ainsi, croissait le juste et terrible soupçon du peuple. Le roi ayant déci- dément écarté t lUt rrojet de fuite, c'est à Paris, c'est dans le champ clos de la cajàtale qu'allait se livrer la suprême bataille. Qui l'emporterait, des Tuile- ries transformées tous les jours en forteresse, ou des faubourgs soulevés et grossis par l'afflux quotidien des fédérés? Ceux-ci en effet, peu nombreux en- core au 14 juillet, se balaient niainleiianl vers Paris. A peine arrivés, ils y étaient cnveloppé< de ( h nseils confus et contradictoires, mais du contact de leur passion à leur passion de Paris une foriuidable électricité se déga- geait.

Marat, dans son numéro du 18, leur conseillait de mettre la main sur le roi et sur la !';imille royale, et de les garder comme otages, prêts à les ma<sa- crersi l'étranger faisait un pas sur le sol de la patrie. Chose curieuse! Marat est peu écouté. Il semblerait qu'au moment la passion générale atteint au diapason de la sienne, il devait avoir une grande action. Il n'en est rien: la

HISTOIRE SOCIALISTE 1343

forcedes événements qui soulèvent les esprits débordé infiniment toute parole individuelle.

La voix stridente et un peu grêle de Marat se perù dans le tumulte grandissant de la Révolution prochaine, comme le cri ai^u d'un oiseau de nier dans la clameur croissante des flots soulevés. Un moment même, le îl juillet, en un accès de désespoir, il annonce sa retraite; c'est la royauté cfui va a l'abîme, et lui, le prophète, il croit que c'est la Révolution :

« Qu'ai-je retiré de ce dévouement patriotique, que la calomnie des enne- mis de la liberté, la haine des méchants, la persécution des suppôts du des- potisme, la perte de mon état, l'indigence, l'anathème de tous les grands de 4a terre, la proscription et les dangers d'un supplice ignominieux? Mais, ce qui me tomhc encore plus, Jrst la nnire ingratitude du peuple, le lâche abandon des patriotes. sont ces faux braves qui affichaient tant de zèle, tant d'audace dans leurs clubs, qui avaient fait serment de me défendre au péril de leur vie, de verser pour moi tout leur sang? Ils ont disparu à la vue du danger, k peine me reste-t-il quelques amis, à peine me reste-l-il un asile. Saint amour de la Patrie, dans quel abîme affreux tu m'as précipité. Mais non, je ne souillerai point par de tristes regrets la pureté de mes sacri- fices. Quelque horrible que soitmon sort, j'étais déterminée lesubir, dèsl'ins- tant j'ai épousé votre cause, je m'étais dévoué à tous les malheurs pour vous rendre heureux. Dans l'excès de mon infortune, le seul chagrin qui m'accable est la perte de la liberté. Que les ennemis de la Patrie qui savent à quel point je la chérissais et qui m'ont fait un crime de mon zèle, ne peu- vent-ils être témoins de mon désespoir: ils trouveraient que les dieux m'ont ^ssez puni. •>

L'accent est beau, mais voilà bien le châtiment de ces sensibilités déré- glées et violentes. Elles se dépensent en fureurs stériles, en prédictions loin- taines, en vaines objurgations aux heures d'ine'vitable pesanteur populaire. Et s'étant ainsi comme épuisées elles-mêmes, elles ne vibrent plus à l'ap- proche des grands événements qui font palpiter même les âmes communes.

Marat, le 22 juillet 1792, ne pressentait pas la victoire prochaine du peuple et de la Révolution. Le mouvement des section», aux premiers jours d'août, ranimera ce système nerveux instable et usé.

Robespierre deviuait bien les vastes et prochains mouvements. Mais l'effervescence des fédérés lui faisait peur. 11 s'obstinait à les maintenir dans la légalité : d'un coup de main victorieux ne sortirait que l'anarchie ou la dictature. C'est par des moyens légaux qu'il voulait sauver et com^éler la Révolution.

Il ne fallait pas briser les ressorts de la Constitution, mais il fallait les tendre dans le sens de la démocratie et de la volonté nationale. Les fédérés, écril-il dansie De'/e/wewr de la Constitution à\i 15 au 20 juillet, « sont arrivés à Paris au moment de la plus horrible conspiration prête d'éclater contre la

1244 HISTOIRE SOCIALISTE

patrie. Ils peuvent la déconcerter. Pour remplir cette tâche, ce ne sera ni le courage ni l'amour de la patrie qui leur manquera, mais il leur faudra encore toute la sagesse et toute la circonspection nécessaire pour choisir les véri- tables moyens de sauver la liberté et pour éviter tous les pièges que les ennemis du peuple ne cesseront de tendre à leur franchise. Les émissaires et les complices de la Cour mettront tout en œuvre pour provoquer leur impa- tience et pour les porter à des partis extrêmes et précipités. Qu'ils se condui- sent avec autant de prudence que d'énergie; qu'ils commencent par con- naître les ressorts des intrigues; qu'ils ménagent Fopinion des faibles en éveillant le patriotisme; qu'ils s'arment de la Constitution même pour sauver la liberté ; que leurs mesures soient sages, progressives et coura- geuses.

« Ce serait une absurdité de croire que la Constitution ne donne pas à l'Assemblée nationale les moyens de la défendre, lorsqu'il est évident que l'Assemblée nationale est loin d'employer toutes les ressources que la Cons- titution lui présente; il serait souverainement irapolitique de commencer par demander plus que la Constitution, lorsqu'on ne peut pas obtenir la Constitution elle-même; il serait plus impolilique encore de vouloir réclamer par des moyens en apparence inconstitutionnels, ce qu'on a le droit d'exiger, en vertu du texte formel de la Constitution.

« En suivant ce principe, on rallie les esprits timides et ignorants, on impose silence à la calomnie et on dévoile toute la turpitude des manda- taires coupables, qui ne cessent d'invoquer les lois, en les foulant aux pieds.

« Pourquoi laisserais-je croire qu'il faut s'élever à ces mesures e.xlraor- dinaires que le salut public autorise pour demander la punition d'une Cour conspiratrice, des généraux traîtres et rebelles, la destitution des directoires contre-révolutionnaires ; l'exécution de toutes les lois qui doivent protéger la liberté publique et individuelle, lorsque ce ne sont que les devoirs les plus rigoureux que la Constitution impose à nos représentants?... Citoyens fédérés, ne combattez nos ennemis communs qu'avec le glaive des lois... L'impatience et l'indignation peuvent conseiller des mesures plus promptes et plus vigoureuses en apparence, le salut public et les droits du peuple peu- vent les légitimer; mais celles-là seules sont avouées parla saine politique et adaptées aux circonstances nous sommes.

a // ne faut pas toujours faire tout ce qui est légitime... Ce n'est point à la tête de tel ou tel individu qu'est attachée la destinée de F empire ; c'est à la nature même du gouvernement ; c'est à la liberté des institutions poli- tiques. Dans un vaste état, au sein des factions, les malheurs pudlics ne disparaissent point avec quelques indiviifus malfaisants et la tyrannie ne tombe point avec les tyrans. Les mouvements partiels et violents ne sotit souvent que des crises mortelles. Avant de se niellre en route, il faut con-

HISTOIRE SOCIALISTE 1245

naître le terme l'on veut arriver el le chemin' l'on doit marcher. Il faut un plan et des chefs pour exécuter une grande entreprise. »

Voilà, vingt jours avant le 10 août et à l'usage des fédérés bouillonnants, quelle est la politique de Robespierre : politique d'attente, de prudence et de légalité. Pas de mouvement de la rue, pas d'insurrection, pas d'assaut aux Tuileries, pas d'agression contre la personne du roi et même pas d'attaque inconstitutionnelle contre son pouvoir constitutionnel. C'est de la vigoureuse action de l'Assemblée et, à son défaut, d'une vigoureuse action légale de toute la France qu'il faut attendre ïe salut. Mais comment? Robespierre reste ■énigmatique et vague.

Car quel moyen aura l'Assemblée de prendre toutes les mesures de salut «ans lesquelles la liberté et la patrie vont périr, si le roi peut les paralyser par un veto qui est dans la Constitution? comment l'Assemblée pourra-t-elle châtier les généraux traîtres et donner le commandement à des généraux fidèles, si les ministres, choisis par le roi d'après la Constitution, s'obstinent à couvrir la trahison, à ligolter la patrie? Le plus sûr serait sans doute d'im- poser au roi, par la vigueur, par la fermeté de l'Assemblée, des ministres patriotes; mais n'est-ce point retomber dans la politique de la Gironde? et Robespierre n'a-t-il pas déclaré maintes fois quil tenait pour suspectes et cor- ruptrices toutes ces combinaisons ministérielles? 11 semble bien qu'entre la révolution de la rue et la pol' tique de la Gironde il n'y avait pas de milieu. Ou renverser le gouvernement royal, ou y installer la Révolution, voilà semble-t-il, le dilemme qui s'imposait; Robespierre ne veut ni l'un ni l'autre: quelle issue laisse-t-il aux événements?

Et ce recours à l'action générale et légale du pays, qu'il semble annoncer en termes vagues comme la suprême ressource, comment l'entend-il? II n'a garde de le dire encore. Peut-être n'avait-il pas encore, à cet égard, le plan précis que quelques Jours plus tard, quand il sera comme acculé par les évé- nements, il développera; peut-être aussi, avec sa prudence accoutumée, ne voulait-il pas se découvrir avant l'heure et ajouter à l'agitation par des suggestions prématurées.

Quel habile agencement I Comme, tout en déconseillant l'emploi de la force révolutionnaire, il en proclame la légitimité pour pouvoir en accepter sans embarras les résultats! Mais il n'y avait certes pas une force d'im- pulsion.

Plus hésitante encore était la Gironde. Après le discours terrible, mais encore incertain de Vergniaud, Brissot était venu le 9 juillet demander qu'une instruction fût ouverte pour savoir si le roi avait réellement fait contre l'étranger l'acte formel d'opposition exigé par la Constitution. C'était ouvrir la procédure de déchéance. Mais le discours d*^ Brissot, co'incidant avec le baiser Laraourctte, n'avait pas porté.

Et il semblait que la Gironde et lirissot lui-même se fussent ensuite

1?/|tl HISTOIRE SOCIALISTE

repliés. Donner l'assaut aux Tuileries? Mais la Gironde perdrait au profit des force? révolutionnaires des sections la direction du mouvement. Laisser faire le roi ? Mais la patrie allait être envahie et la liberté égorgée. Proclamer sous des formes légales la déch(*;ance? C'était donner le signal d'une agitation de la rue. Imposer de nouveau au roi des ministres patriotes? Celte fois, si le roi était obligé de les subir, après les avoir renvoyés, ce serait pour lui une telle humiliation, une telle diminution de pc^uvoir que, sous le nom du roi, la Gironde et la Révolution sera'ient souveraines. El la patrie serait sauvée sans qu'une secousse violente eût été donnée à la Constitution. C'est dans cette pensée que les Girondins portèrent d'abord leur effort sur la question minis- térielle.

Sans doute, si Brissot après son discours agressif du 9, avait subitement cessé le feu. c'est que la démission collective des ministres donnée le 10 suggéra à la Gironde l'idée qu'elle pourrait, au nom de la RévqluUon, recon- quérir le ministère.

La démission collective avait élé donnée pour prouver au pays que dans l'état d'anarchie était tombée la France, la Constitution ne pouvait fonc- tionner. Et le roi ne remplaçait pas les ministres démissionnaires, soit pour mieux marquer cet état d'anarchie et d'impuissance, soit parce qu'en effet, à l'heure du péril, il ne trouvait pas aisément des serviteurs. C'est sans doute dans cette période queOuadet, Vergniaud et Gensonné, sollicités pir un ami de la Cour, le peintre Roze, de donner leur avis sur la crise et les moyens de la conjurer, écrivirent cette sorte de consultation politique, tout à fait loyale d'ailleurs et conforme à leurs déclarations publiques, qui sera saisie plus tard dans l'armoire de fer et invoquée contre la Gironde.

« Le choix du ministère, y disaient-ils, a été dans tous les temps une des fonctions les plus importantes du pouvoir dont le roi est revêtu : c'est le thermoynètre d'après lequel l'opinion publique a toujours jngé les disposi~ iions de la Cour, et on comprend quel peut être aujourd'hui l'effet de ces choix qui, dans tout autre temps, auraient excité les plus violents murmures. Un ministère bien patriote serait donc un des grands moyens que le roi peut employer pour rappeler la confiance. » A la tribune de la Législative, le 21 juillet, au nom de la Commission des Douze, devenue depuis quelques jours la Commission des vingt-un, Vergniaud somma le roi de choisir des ministres.

« L'Assemblée déclare au roi que le salut de la patrie commande im- périeusement de recomposer le ministère, et que ce renouvellement ne peut être différé sans un accroissement incalculable des dangers qui menacent la liberté et la Constitution, et décrète que le présent décret sera porté dans le jour au roi.

La Gironde espérait-elle que sous l'action combinée de ses menaces et de ses avances Ip roi fléchirait, se livrerait et lui remettrait en main, sans arrière-

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pensée cette l'ois, louLes les forces de la France pugr le >alut de la Révolu- tion ! Espérance insensée, mais qui tlaltail ces cœurs généreux et sublils. Dans cette attente il entrait, malgré tout, peu d'espoir, ils évitaient les paroles irréparables. Ils amortissaient, ils ajournaient.

Pourtant les événements se hâtaient, se passionnaient, devenaient plus pressants tous les jours. Et la croissante exaltation patriotique et révolution- naire ne permettrait pas longtemps les combinaisons dilatoires et incertaines. Le soleil toujours plus ardent montait, et l'ombre vaine des hommes d'Etat se taisait plus courte à leurs pieds.

Depuis que, le 11 juillet, l'Assemblée avait proclame le danger de la patrie, les âmes étaient frémissantes et comme soulevées. A Paris, c'est le dimanche 22 et le lundi 23 juillet que la municipalité fil proclamer l'acte du Corps législatif et procéder aux enrôlements civiques. Elle imagina un céré- monial grandiose et simple, un de ces magnifiques plans de fête que créait le génie de l'art passionné par la liberté. Que serait cecéiéraonialsans l'enthou- siasme et la ferveur nationale '?■ Mais il ne faut point dédaigner les formes solennelles et amples que lu pensée inspirée et réfléchie prêtait à la puis- sance spontanée du sentiment national. La Révolution a eu, dans sa débor- dante vie, un sens merveilleux du théâtre. A l'heure même oii elle agissait, vivait, combattait, disciplinait les foules et embrasait les âmes, elle était pour elle-même comme pour le monde un grand spectacle, et elle ordonnait les vastes mouvements populaires en de nobles lignes de beauté.

Proclamation

c A sept heures du matin, le Conseil général s'assemblera à la maison commune.

« Les six légions de la garde nationale de Paris se réuniront par détache- ments, à six heures du matin, avec leurs drapeaux, sur la place de Grève.

« Le canon d'alarme du parc d'artillerie du Pont-Neuf tirera une salve de trois coups à si.x heures du malin, pour annoncer la proclamation, et conti- nuera d'heure en heure la môme décharge jusqu'à sept heures du soir. Pa- reilles salves seront faites par une pièce de canon à l'Arsenal.

« Un rappel battu dans tous les quartiers de la ville rassemblera en armes les citoyens dans leurs postes respectifs.

« A huit heures précises, les deux cortèges se mettront en marche dms l'ordre suivant :

« Détachement de cavalerie avec trompette, sapeurs, tambours, musique, détachement de la garde nationale, six pièces de canon, trompettes.

« Quatre huissiers de la municipalité à cheval, portant chacun une en- seigne, à laquelle sera suspendue une chaîne i!c couronnes civiques, chacuna ayant une de ces inscriptions : Liberté, Egalité, Constitution, Patrie;, au-

V^AS HISTOIRE SOCIALISTE

dessous de celles-ci : Publicité, Responsabilité; ces quatre enseignes seront liabituellemeni portées dorénavant dans toutes les cérémonies assistera la municipalité.

« Douze ofûciers municipaux, revêtus de leurs écharpes, des notables, nnembres du conseil, tous à cheval;

o Un garde national à cheval, portant une grande bannière tricolore sur laquelle seront écrits ces mots : Citoyens, la patrie est en danger.

« Six pièces de canon, deuxième détachement de garde nationale, déta- chement de cavalerie.

« Ces deux marches seront composées dans le môme ordre sur la place de Grève, et partiront au môme moment chacune pour leur division.

tt A chacune des places désignées par la proclamation, le cortège fera halle; un de ceux qui le composent donnera au peuple un signal de silence, en agitant une banderolle tricolore ; il se fera un roulement de tambour pour dernier signal, les roulements cesseront, et unofQcier municipal, à la tête de SOS collègues, lira à haute voix lacté du Corps législatif, qui annonce que la- Patrie est en danger.

<■ Les cortèges rentreront dansle même ordre à la Grève. Les deux bannières sera inscrite la Proclamation de la Patrie en danger, seront placées, lune au haut de la maison commune, l'autre au parc d'artillerie établi au Pont- Neuf, et elles y resteront jusqu'à ce que l'Assemblée nationale ait déclaré que la Patrie n'«st plus en danger.

« Pendant la marche, la musique n'exécutera que des airs majestueux et sévères.

« Enrôlement civique.

« Il sera dressé dans plusieurs place? des amphithéâtres sur lesquels se- ront placées des tentes ornées de banderolles tricolores et de couronnes de chêne; sur le devant de l'amphithéâtre, une table, posée sur deux caisses de tambours, servira de bureau p-our recevoir et inscrire les noms des citoyens qui se présenteront.

« Trois officiers municipaux assistés de six notables placés sur cet am- phithéâtre délivreront aux ciloyens inscrits le certificat de leur enrôlement: fi côté deux seront placés les drapeaux de l'arrondissement, gardés par les gardes nationaux.

« Dans l'amphithéâtre, il sera formé un grand cercle par des volontaires, lequel renfermera deux pièces de canon et de la musique. Les citoyens ins- crits descendront ensuite se placer au centre de ce cercle jusqu'à ce que la cérémonie soit finie; alors ils seront reconduits par les officiers municipaux et la garde n.itionale jusqu'au quartier-général, d'où chacun se rendra dans les différents postes. »

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C'était comme une mise en scène antique la voix du canon mettait une puissance nouvelle, la liberté, commune enfin à tous les hommes, mettait une nouvelle grandeur. La Révolution empruntait de la Grèce et de

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Rome l'art sublime de donner au péril même une sérénité grave et dlnsi- nuer à la mort, assumée pour la liberté et la pairie, un tel enthousiasme quelle -était comme la suprême exaltation de la vie.

L'impression fut profonde et l'élan fut admirable. En quelques jours, sur les huit amphithéâtres dressé', dans Paris, près des tentes couronnées de

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chéue, 15,000 volontiires s'inscrivircnl. Hélas! celte pure ferveur du combat pour la liberté devait aboutir un jour à la servituile militaire, et sous la table qui portait les registres d'inscription la vibration de tous les enthousiasmes se ri;pcrcutait au creux des tambours. Mais à cette minute, rion de mécanique H de servile ne pesait encore sur l'élan sacré. C'est en vain aussi que Mara», rapetissant en une défiance crispéi' la grande clairvoyance révolutionnaire, adjurait aigrement les volontaires de ne pas aller à la frontière avant qu'on y eût envoyé les troupes de ligne, les gardes nationales royalistes, tous les suppôts armés de la tyrannie. C'est en vain que selon le récit du journal de Pruiihomme, qui, tout en combattant M irai, lui raéna'.îe souvent un écho assourdi, pédantesque et diffus, c'est en vain que « plusieurs citoyens, dont on respecte le motif, disaient tout haut : « Eh ! malheureux ! courez-vous? o Pensez-vous donc sous quels chefs il vous faudra marcher h l'ennemi? "Vos « olficiers sont presque tous des nobles; un Lafayelle vous mènera à la bou- « chérie. Eh! ne voyez- vous pas comme sous les persiennes du château des » Tuileries on sourit d'un rire féroce à votre empressement généreux, mais « aveugle? Réfléchissez donc! » « Di-cours inuliles, ajoute le témoin un peu guindé; et incapables de ralentir IVt l-nr générale. La Jeunesse éleetrisée Ti entendait rien. »

Kt elle avait raison de ne pas entendre. Les sections révolutionnaires aussi avaient raison d'animer tous lescitoyens.etdenepas même compter avec l'âî-'e : c'est le propre des grands événements de mûrir soudain l'enfance elle- même et de donner à l'adolescence une force virile; la ferveur de l'enfance transfigurée met une lueur d'aurore sur les graves espérances de la nation.

« Si je n'avais consulté que les apparences, s'écriait l'officier qui amenait 78 adolescents de la section des Quatre-Nations, la taille de quelques-uns se serait opposée à leur admission; mais j'ai posé ma main sur leurs cœurs et non sur leurs têtes; ils étaient tout brûlants de patriotisme. »

Oui, ces jeunes hommes avaient raison de ne pas écouter les conseils d'une fausse sagesse révolutionnaire. C'est en courant à la frontière conlre l'envahisseur qu'ils brisaient au dedans l'œuvre de trahison ; car quel est le ■citoyen qui, les voyant aller au péril, à la mort peut-ôtn% pour la liberté com- mune, n'ait fait en son cœur le serment de ne pas les livrer à l'entreprise des traîtres et à l'intrigue « du premier des traîtres », le roi?

C'est ainsi, en effet, que Duheni, le 24 juillet, appela le roi à la tribune de l'Assemblée. Les adresses demandant la déchéance de Louis XVI commen- çaient à arriver. Quand les généraux de l'armée du Rhin, Lamorlière, Biron, Victor Broglie et Wimpfen, le 25 juillet, annoncèrent par lettre à l'Assemblée que pour couvrir la frontière menacée, ils avaient réquisitionner d'office les gardes nationales de l'Alsace; quand Montesqniou, commandant l'armée du Midi, vint en personne, le lendemain, exposer $ l'Assemblée qu'avec les faibles ressources dont il disposait, il ne pouvait empêcher les troupes du roi

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de SardiHgne d'envahir le sol français et daller jusqu'à lArdèche et jusqu'à Lyon fomenter des mouvements contre-révolutionnaires, la guerre qui semble, d'avril à la fin de juillet, n'avoir apparu au peuple de France que comme un fantôme lointain et léger, à peine discernable à l'horizon, prend corps tout à coup. El la question se pose. Comment combattre les tyrans étrangers sous la direction d'un roi qui désire et prépare leur victoire?

C'est Choudieu, le vigoureux révolutionnaire de Maine-et-Loire qui, le premier, le 23 juillet, porta à la tribune le vœu do déchéance. C'était une pétition qui arrivait d'Angers, avec dix pages de signatures; elle était teniide en sa concision. Le temps des phrases girondines, menaçantes et molles, était péissé.

« Li'fjislateurs, Louis XVI a trahi la nation, la loi et ses serments. Le peuple est son souverain. Prononcez la déchéance, et la France est sauvée. »

Les applaudissements furent vifs à l'extrème-gauche et dans les tribunes. Mais pour la grande majorité de l'Assemblée, le choc était violent encore. Plusieurs demandèrent que Choudieu fût envoyé à l'Abbaye. Il répondit avec une fierté rude : « Je désire être envoyé à l'Abbaye pour une telle adresse », et celle-ci fut renvoyée àla Commission des Douze. Le lendemain, c'est Duhem qui mène l'assaut. Les nouvelles du Nord, de Valenciennes, étaient mau- vaises.

« Yousavf/ \>n>, s'écria-t-il, les mesures nécessaires pour rétablir l'ordre; pour la défense du royaume; mais entre les mains de qui les avez-vous mises ces mesures? Entre les mains du pouvoir exécutif, entre les mains du pre- mier traître qui se trouve dans le royaume. »

L'Assemblée s'accoutumait ainsi à entendre sonnerie tocsin de déchéance. Duhem presse la Commission des vingt-un de dénoncer enfin la vraie source des maux de la patrie, c'est-à-dire la trahison royale.

Vergniaud, président de la Commission, se dérobe encore. Il multipliait les mesures à côté, les projets d'organisation militaire, les motions sur la res- ponsabilité collective et la solidarité des ministres afin de gagner du temps et de ne pas porter devant r.\ssemblée le procès direct du roi et de la royauté. C'est de mauvaise humeur qu'il répond à Duhem :

« La Commission a commencé par vous présenter les mesures relatives à l'armée, parce qu'une des causes des dangers de la patrie est l'insuffisance de nos armées. Quanta celle dont on parle sans cesse, je dirais peut-être trop (Murmures à droite, vifs applaudissements à fjauche), votre Commission extraordinaire s'en occupe, mais elle est incapable de se livrer à des mouve- ments désordonnés, qui puissent être une source de guerre civile. »

Yisiblement la Gironde élude encore. Qaattendait-elle donc? Espérait- elle toujours la solution, maintenant chimérique et tardive, d'un ministère patriote, qui aurait disparu, sans le combler, dans l'abîme de soupçon la royauté allait périr?

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Le ministre de la guerre avait cto nomme pir le roi le 23; il avait choisi d'Abancourt; il ne s'orientait donc pas vers la Gironde et la Révolution. Mais les Girondins, après avoir un moment conçu et pratiqué la politique de péné- tration et de collaboration, avaient-ils perdu la force et le ressort nécessaire»^ pour en vouloir résolument une autre?

Dnhem, revenant à la charge le 25, avec la véhémence que lui communi- quaient ses commettants du Nord menacés par l'invasion, renouvelle contre le roi l'accusation de trahison, et dénonce la vanité du système girondin, en celte heure de crise totale qui voulait un renouvellement total.

« Tous ceux, dit-il, qui ont des correspondances assez suivies dans le- département du Nord et sur toutes les autres frontières, sont entièrement convaincus et mettraient leur tête sur l'échafaud pour assurer que la Cour et le pouvoir exécutif nous trahissent. Or, non seulement on n'ose pas aller à la source du mal, mais encore on fait déclarer une espèce de système mitoyeii, un système hermaphrodite, un système au moyen duquel on s'emparerait du pouvoir exécutif, sans cependant oser déclarer qu'on va le faire. Messieurs, nous ne pouvons point nous emparer du pouvoir exécutif; on va vous dire que nous donnerons des pouvoirs au.\ généraux; nous ne le pouvons pas. Il faut que le pouvoir exécutif les nomme, et si le chef du pouvoir exécutif nous trahit, il faut que nous ayons le courage de le dénoncer à la nation, et môme de le punir...

« Mais il ne faut point que l'on vienne nous amuser avec des mesures par- tielles; il ne faut pas que l'on s'empare indirectement du pouvoir... »

C'est pourtant à cette sorte de déchéance indirecte et voilée du pouvoir royal, remplacé en fait sinon en droit ou par le pouvoir de l'Assemblée ou par le pouvoir des minisires, que semblaient s'attacher les Girondins. Le môme jour, 25 juillet, des citoyens de la section de la Croix-Rouge disaient à la barre :

« Législateurs, la patrie est en danger; prenez une mesure simple, facile, qui peut être e.xécutée : déclarez la déchéance du pouvoir exécutif; vous le pouvez, la Constitution en main. »

El les tribunes aiclamaient les pétitionnaires. La section de iMauconseil écrivait, le même jour, dans le même sens. La Gironde résistant encore, tenta une diversion suprême. Guadel proposa, au nom de la Commission des vingt- un un message au roi qui serait une suprême mise en demeure. L\ gauche accueillit d'abord par des rires ironiques ce nouveau moyen dilatoire; mais Guadet, par quelques paroles âpres, ressaissit un moment les esprits : « La nation sait bien que le salut du roi tient au Solul du peuple, et que le salut du peuple ne lient pas au salut du roi. » Et la conclusion du projet de mes- sage, c'était encore que le roi devait appeler des ministres patriotes.

« Vous pouvez encore sauver la patrie et votre couronne avec elle ; osez enfin le vouloir; que le nom de vos ministres, que la vue des hommes qui

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vous enloureni appellent la confianae publique! Que tout dans vos actions privées, dans l'énergie et l'activité de votre conseil, annonce que la nation, ses représentants et vous, vous n'avez qu'une seule volonté, qu'un seul désir, celui du salut public.

« La nation seule saura sans doute fendre et conserver sa liberté ;radÀs elle vous demande, Sire, une dernière fois, de vous unir à elle pour sauver la Constitution et le trône. »

Celait le suprême appel et le suprême délai. Brissot, après Guadet, inter- vint inutilement et pesamment. On dirait qu'ayant réussi à faire le premier ministère girondin, il ne sait plus que rêver un recommencement impossible de ce qui fut une transition vers la République et ne pouvait être le salut de la royauté. Dans ce dessein et comme pour incliner vers la Gironde l'esprit du roi, il e.\agéra les formules conservatrices. Il déclara que la déchéance, pro- noncée dans l'agitation des esprits, serait dangereuse, qu'elle aurait une ap- parence de passion et peut-être d'illégalité, qu'elle fournirait ainsi aux puis- sances coalisées un argument redoutable, aux malveillants et mécontents de France un prétexte à protestation.

Il ajouta que, d'autre part, l'appel au pays, parla convocation des assem- blées primaires, serait dangereux; car qui sait si dans le trouble universel ce n'est pas l'esprit d'aristocratie qui prévaudrait et si la Constitution nouvelle ne serait pas plus royaliste que celle qu'on voulait briser'? Enfin, il alla jusqu'à dire que tant que durerait la guerre il était impossible de toucher à la Constitution.

« Le feu est à la maison ; il faut d'abord l'éteindre, les débats politiques ne feront que l'augmenter. Encore une fois, point de succès dans la guerre si nous ne la faisons sous les drapeaux de la Constitution. »

El il conclut en demandant « une adresse au peuple français pour le prémunir contre les mesures qui pourraient ruiner la cause de la liberté ». Il fut couvert d'applaudissements par la droite et le centre, et hué par les tribunes qui l'appelaient un nouveau Barnave. C'est un discours si impoliti- que, si étrange, qu'il est presque incompréhensible. Brissot ne pouvait désirer le statu quo, c'est-à-dire la royauté avec des ministres complices de sa trahison. 11 désirait tout au moins, avec le maintien du pouvoir nominal du roi, des ministres hardiment et sincèrement patriotes. Or, quel moyen restait-il d'im- poser au roi ces ministres patriotes? Un seul, la peur. Il fallait donc lui mon- trer la déchéance inévitable s'il ne cédait pas. Et c'est ce qu'avait fait Ver- gniaud.

C'est ce que venait, dans son projet de message, de répéter Guadet. Hrissot, au contraire, rassure le roi. Si la déchéance est périlleuse, si l'appel aux assemblées primaires est impossible, si tout changement à la Constitu- tion est mortel tant qup la guerre dure, le roi peut, sans danger pour sa cou- ronne, continuer sa politique.

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Ce discours de Biissol est un suicide. Comment l'expliquer T Elail-il tellement hypnotisé par son système de minislérialisme révolutionnaire qu'il ait jugo utile, pour aller au cœur du roi, d'aller jusqu'à un pseudo-modéran- tisme? Ou a-t-il eu peur que la déchéance entraînât le renouvellement de tous les pouvoirs, et que l'Assemblée nouvelle ne subit pas l'ascendant crois- sant de la Gironde comme celle-ci? En tout cas, la chute est profonde. La seule excuse de Brissol, pour avoir témérairement déchaîné la guerre, c'était d'avoir évoqué la tempête qui déracinerait la royauté. .Mais prendre prétexte de cette tempête même pour maintenir la royauté, c'était le désaveu de tout ce qui pouvait légitimer l'entreprise belliqueuse de la Gironde.

En ce jour, celle-ci a donné sa mesure. Elle a montré qu'elle était infé- rieure aux grands événements suscités par elle, que, capable de vues hardies et même de saillies téméraires, elle était incapable de cette suite, de cette constance, de cette largeur d'audace qui seules peuvent accorder l'esprit de l'homme aux Révolutions.

Depuis bientôt un mois, depuis le discours de Vergniaud, et comme si la pensée des Girondins s'était toute épuisée en un magiiilique éclair d'élo- quence, la Gironde n'a plus ni une idée claire ni un ferme vouloir. Elle se borne à gagner du temps; elle ne sait que dire au flot qui monte, ou elle le morigène sottement, incapable également de le guider et de l'arrêter.

Que le roi demeure, que l'Assemblée ne se sépare pas, et que le roi se décide enQn à rappeler les ministres patriotes. Elle est comme immobilisée dans cette pensée tous les jours plus absurde ; et quand le vide de cette conception lui apparaît, elle ne cherche même pas une autre combinaison : c'est comme une hébétude politique étrange chez ces hommes d'esprit si vif.

La tactique de la Gironde et surtout le mouvement des sections deman- dant la déchéance obligèrent Robespierre à sortir du vague oîi il se tenait encore vers le 20 juillet et à préciser son plan. Il consiste avant tout à en finir avec l'Assemblée législative et à convoquer une Convention nationale. C'est moins contre Louis XVI que contre la Législative les Girondins, maîtres de la Commission des Douze, dominaient maintenant, que Robes- pierre porte ses coups.

Il est trop avisé pour combattre la déchéance. 11 sent bien qu'elle est le vœu tous les jours plus net de la portion la plus active du peuple. M;iis il en réduit si bien l'importance, il déclare avec tant d'insistance que, seule, cette mesure serait ou inefficace ou même nuisible, qu'on voit bien qu'il y a pour lui une concession à l'opinion révolutionnaire plutôt qu'un plan poli tique.

Surtout il ne veut pas qu'après avoir proclamé la déchéance du roi la Législative garde le pouvoir. La Législative sans roi, la Législative devenue roi lui paraît plus dang^'reuse que le triste amalgame de la Législative et de Louis XYI. Si le roi est coupable, l'Assemblée l'est plus encore de n'avoir pas

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résisté à temps et d'avoir laissé se créer « le dauger tle la patrie ». Daus le numéro il du Défenseur delà Constitution, écrit dans les tout premiers jouis d'août, il dit :

« Allons jusqu'à la racine du mal. Beaucoup de gens croient la trouver exclusivement dans ce qu'on appelle le pouvoir exécutif; ils demandent ou la déchéance ou la suspension du roi, et pensent qu'à cette disposition seule est attachée la destinée de l'Etat. Ils sont bien loin d'avoir une idée complète de notre véritable situation.

a La principale cause de nos maux est à la fois dans le pouvoir exécutif et dans le législatif, dans le pouvoir exécutif qui veut perdre l'Etat et dans la législature qui ne peut pas ou qui ne veut pas le sauver... Le bonheur de la France était réellement entre les mains de ses représentants... Il n'y a pas une mesure nécessaire au salut de l'Etat qui ne soit avouée par le texte même de la Constitution. 11 suffit de vouloir l'interpréter et le maintenir de bonne foi.

« Changez, tant qu'il vous plaira, le chef du pouvoir exécutif : si vous vous bornez là, vous n'aurez rien fait pour la patrie. Il n'y a qu'un peuple esclave dont les destinées soient allachées à un individu ou à une famille. Est-ce bien Louis XVI qui règne? Non, aujourd hui, comme toujours, et plus que jamais, ce sont tous les intrigants qui s'emparent de lui tour à tour. Déiiouillé de la confiance publique qui seule fait la force des rois, il n'est plus rien tar lui-même.

« La royauté n'est plus aujourd'hui que la proie de tous les ambitieux qui en ont partagé les dépouilles. Vos. véritables rois ce sont vos généraux, et peut-être ceux des despotes ligués contre vous; ce sont tous les fripons coalisés pour asservir le peuple français. La destitution, la suspension de Louis .\VI est donc une mesure insuffisante pour tarir la source de no.s maux. Qu'importe que le fantôme appelé roi ait disparu si le despotisme reste? Louis XVI étant déchu, en quelles mains passera l'autorité royale ? Sera-ce dans celles d'un régent? d'un autre roi ou d'un conseil? Qu'aura gagné la liberté, si l'intrigue et l'ambition tiennent encore les rênes du gouvernement? Et quel garant aurai-je du contraire si l'étendue du pouvoir exécutif est tou- jours la même ?

Le pouvoir exécutif sera-t-il exercé par le Corps législatif î ^e ne vois dans celte confusion de tous les pouvoirs que le plus insupportable de tous les despotismes. Que le despotisme ait une seule tête ou qu'il en ait sept cents, c'e>t toujours le despotisme. Je ne connais rien d'aussi effrayant que ridée d'un pouvoir illimité remis à une assemblée nombreuse qui est au- dessus des lois. »

Donc, la simple suspension ou même la simple déchéance ne signifient rien et ne remédient à rien. Elles ne modifient pas la nature même du pou- voir exécutif, si la royauté, avec un autre titulaire, demeure. Et si c'est une

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Assemblée qui hérite de la toule-puissance royale, surtout si c'est l'Assemblée incapable qui a conduit la patrie au bord de l'abline, tout est perdu.

Quel est donc le remède? Convoquer les Assemblées primaires qui éliront une Convention et celte Convention remaniera la Constitution pour poser de justes bornes au pouvoir exécutif et pour assurer la souveraineté de la nation. Et ici Robespierre réfute âprement, haineusement, les objections de Brissot à la convocation des Assemblées primaires :

« D'après cela vous conclurez peut-être qu'une Convention nationale est absolument indispensable. Déjà on a mis tout en œuvre pour prévenir d'avance les esprits contre cette mesure. On la craint ou on alTecte de la craindre pour la liberté même... Mais si l'on examine les objections qu'on oppose à ce sys- tème, on aperçoit bientôt que ce ne sont que de vains épouvantails, tels que le machiavélisme a coutume de les imaginer pour écarter les mesures salu- taires. Les assemblées primaires, dit-on, seront dominées par l'aristocratie. Qui pourrait le croire lorsque leur convocation même sera le signal de la guerre déclarée à l'aristocratie? Le moyen de croire qu'une si grande multi- tude de sections puisse être séduite ou corrompue?... Quelle témérité ou quelle ineptie, dans des hommes que la nation a choisis, de lui contester à la fois le sens commun et l'incorruplibililé dans les décisions critiques il s'agit de son salut et de sa liberté ?

« Quel spectacle affligeant pour les amis de la patrie! Quel objet de risé' pour nos ennemis étrangers, de voir quelques intrigants, aussi absurde:- qu'ambitieux, repousser le bras tout-puissant du peuple français, évidem- ment nécessaire pour soutenir l'édifice de la Constitution sous lequel ils >oiil prêts d'être eux-mêmes écrasés 1 .\h ! croyez que la seule inquiétude qui le> agile, c'est celle de peidre leur scandaleuse influence sur les malheui- publics; c'est la crainte de voir la nation française déconcerter le projet qu'ils ont déjà bien avancé, de l'asservir ou de la trahir !

« Les Autrichiens et les Prussiens, disent les intrigants, maîtriseront les assemblées primaires. Se seraient-ils donc arrangés pour livrer la France aux armées de l'Autriche et de la Prusse? »

Et Robespierre continue, ainsi, amer, implacable, à déchirer le discours de Brissot.

Donc la Convention nationale sera convoquée, mais que fera-t-elle? Deux choses. Elle limitera le pouvoir exécutif. Elle assurera le contrôle de la nation sur ses mandataires. iMais pour que celte Convention nouvelle puisse parler avec autorité au nom de la nation, il faut qu'elle tienne les pouvoirs de toute la nation. Tous les citoyens prendront donc pari à l'élection :

« La puissance de la Cour une fois abattue, la représentation nationale régénérée, et surtout la nation assemblée, le salut public est assuré.

« Il ne reste plus qu'à adopter des règles aussi simples que justes, pour assurer le succès de ces grandes opérations.

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o Dans les grands dangers de la patrie, il faut que tous les citoyens soient appelés à la défendre. 11 faut, par conséquent, les intéresser tous à sa conser- vation et à sa gloire. Par quelle fatalité est-il arrivé que les seuls amis fidèles de la Constitution, que les véritables colonnes de la liberté soient précisé- ment cette classe laborieuse et magnanime que la première léf^islalure a dépouillée du droit de cité!

« Expiez donc ce crime de lèse-nation et de lèse-humanité, en effaçant ces distinctions injurieuses qui mesurent les vertus et les droits de l'homme

Il en csl gui ouvrent de grands yeujc à la vue de ces donjons du Temple renfermant Louis XVI et sa famille.

LoDis XVI AU Tkmplb. (D'après aoe estampe du Mnsée CarnaTalet).

«ur la quotité de ses impositions. Que tous les Français domiciliés dans l'ar- rondissement de chaque assemblée primaire, depuis un temps assez consi- dérable pour déterminer le domicile, tel que celui d'un an, soit admis à y voter; que tous les citoyens soient éliglbles à tous les emplois publics, aux termes des articles les plus sacrés de la Constitution même, sans autre pri- vilège que celui des vertus et des talents.

« Par cette seule disposition vous soutenez, vous ranimez le patriotisme et l'énergie du peuple ; vous multipliez à l'infini les ressources de la patrie ; vous anéantissez l'influence de l'aristocratie et de l'intrigue, et vous préparez

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une véritable convention nationale, la seule légitime, la seule complote, que la France aura jamais vue.

« Les Français assemblés voudront sans doute assurer pour jamais ta liberté, le lionhour de leur pays pt de l'univers. Ils réformeront ou ils ordon- neront à leurs nouveaux représentants de réformer certaines lois vraiment contraires aux principes fondamentaux de la Constitution française et de toutes les Constitutions possibles. Ces nouveaux points constitutionnels sont si simples, si conformes à Tintérôl général et à l'opinion publique, xi furUen d'ailleurs à attacher à la Constitution actuelle, qu'il sullira de les proposer aux assemblées primaires, ou à la Convention nationale, pour les faire uni- versellement arflopter.

« Ces articles peuvent se ranger sous deux clauses : Les premiers con- cernent l'étendue de ce qu'on a appelé, avec trop de justesse, les préroga- tives du chef du pouvoir exécutif. Il ne sera question que de diminuer les moyens immenses de corruption que la corruption même a accumulées. La nation entière est déjfi de cet avis; et par cela seul, ces dispositions pou- vaient être déjà presque considérées comme de véritables lois, d'après la Constitution même, qui dit que la loi est l'expression de la volonté générale.

« Les autres articles sont relatifs à la représentation nationale, dans ses rapports avec le souverain.

« ...La nation sera d'avis que, par une loi fondamentale de l'Etiit. à des époques déterminées et assez rapprochées pour que l'exercice de ce droit ne soit point illusoire, les assemblées primaires puissent porter leur jugement sur la conduite de leurs représentants, ou qu'elles puissent au moins révoquer, suivant les règles établies, ceux qui auront abusé de leur confiance. La nation voudra encore que, lorsqu'elle sera assemblée, nulle puissance n'ose lui interdire le droit d'exprimer son vœu sur tout ce qui inté- resse le bonheur public.

« ...Je n'ai pas besoin de dire non plus que la première opération à faire est de renouveler les directoires, les tribunaux et les fonctionnaires publics, soupirant après le retour du despotisme, secrètement ligués avec la Cour et avec les puissances étrangères. »

Voilà, à la fin de juillet, le plan politique de Robespierre. J'ai cité les passages principaux de ce grand programme, parce que Robespierre calcule si soigneusement tous ses mots et ménage avec tant de prudence toutes les nuances de sa pensée qu'il faut en donner le plus possible l'expression litté- rale. Ses vues politiques, à. ce moment, sont très supérieures à celles de la Gironde. Celle-ci en cette crise n'était qu'impuissance, et, si j'ose dire, intrigue expectanle et stupéfiée.

Robespierre marque une issue aux événements. La Législative incohé- rente et usée disparaîtra et une Convention nationale, élue au suffrage universel, portant en elle toute l'énçrgie natioqale, réformera la Constitu-

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tioD. C'e.<l une grande idée que retiendra la Révolution: les premières adresses des sections se bornaient à demander la déchéance, et sans doute la Torce révolutionnaire du peuple s'attachait d'abord exclusivement à cet objet, «e plus pressant de tous.

C'est en partie sous l'influence de Robespierre que les sections de Paris ne tardent pas à compléter leur programme de déchéance du roi par la demande dune Convention nationale. Il y a, dans cette conception de Robes- pierre, un grand sens révolutionnaire.

Robespierre espérait encore, par là, réduire au minimum l'ébranlemeni que la France allait subir. Il n'entend pas du tout renverser la royauté : il veut modifier, le moins possible, la Constitution ; et il dit expressément que les modiûcations nécessaires pourront être « attachées à la Constitution actuelle ». Il reste fidèle à l'idée essentielle qu'il a si souvent exprimée depuis la Constituante : une démocratie souveraine, mais exerçant sa souveraineté sous le couvert traditionnel d'un pouvoir royal rigoureusement limité et contrôlé.

El non seulement il ne veut pas renverser la royauté, mais si on a lu attentivement son programme, on a vu qu'au lond il n'est pas décidé à ren- verser et à remplacer Louis XVI. Ce n'est pas lui qui règne, dit-il, mais, sous son nom, les factions qui se sont emparées des dépouilles de la royauté. Mais qu'est-ce à dire? Et Louis XVI ne devient-il pas ainsi, en quelque me- sure, irresponsable? Si la nation, organisant enfin sa souveraineté, élimine les factions qui pillaient le pouvoir royal, quel inconvénient y aura-t-il à laisser à Louis XVI un pouvoir épuré et qui ne sera plus désormais que le palri- moine de la nation? Je suis bien porté à croire que, pour Robespierre, l'idée d'une convention nationale était, en même temps qu'un moyen de salut révolutionnaire et qu'un coup à la Gironde, une diversion à l'idée de la dé- chéance.

Qui sait, celle-ci n'apparaissant plus que comme une mesure superficielle et secondaire, si le peuple ne consentirait pas à l'ajourner? A quoi bon retarder la convocation lie la Convention nationale pour procéder à l'examen long et difficile de la conduite du roi? Qu'on procède tout de suite aux élections, et c'est l'Assemblée nouvelle, c'est la Convention souveraine qui examinera s'il y a convenance et s'il y a péril à laisser à Louis XVI le pouvoir exécutif limité et c-jntrôle par la Constitution nouvelle.

Ainsi, comme aux premiers jours de la Révolution et de la Constituante, la nation se retrouverait en face du roi, décidée encore, par sagesse et ména- gement des habitudes, à concilier sa souveraineté avec le maintien de la monarchie traditionnelle et de la dynastie, mais avertie cette fois par une douloureuse expérience de trois années et bien résolue à donner à la souve- raineté nationale des garanties décisives.

La pensée de Robespierre était grande, puisqu'elle tendait, en une crise

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nationale sans précédent, à faire appel à toutes les énergies populaires et à éviter en même temps toute secousse trop brusque, tout attentat inutile aux traditions el aux préjugés. Elle était grande, et, malgré ce qui s'y mêle de haine venimeuse et calomnieuse contre la Gironde, qu'il accuse d'être prêle à machiner avec le roi même la déchéance, pour lui rendre ensuite son pouvoir accru, elle était désintéressée.

Mais le point faible du programme de Robespierre, c'est qu'à une heure terrible il semble bien que la légalité soit devenue impuissante et funeste et quand la force révolutionnaire est prête à déborder de toute part, lui, il s'enferme étroitement dans une procédure légale.

C'est en vain qu'il fait apparaître à l'horizon prochain la grande image de la Convention nationale. La question de la déchéance reste au premier plan, et il faut bien la résoudre. Robespierre lui-môme n'ose pas demander ouvertement qu'elle soit ajournée et réservée à la Convention. Comment avoir raison, avec des sous-entendus, avec des dérivatifs, du mouvement formi- dable du peuple ?

Et d'ailleurs si les élections se faisaient sans que la déchéance du roi eût été rormellement prononcée, qui sait si le malaise d'une situation fausse ne paralyserait pas l'élan des assemblées primaires elles-mêmes ?

D'autre part, si la déchéance s'impose, il est visible que la Législative la résistance des Feuillants se fortifie de l'inertie des Girondins, ne la décré- tera que sous la pression de la force populaire. Mais cette force populaire, ne serait-il pas dangereux qu'elle violentât à l'Assemblée qui, malgré tout, porte en elle, contre tous les tyrans, l'esprit de la Révolution? Et ne vaut-il pas mieux que le peuple révolutionnaire passant à côté de l'Assemblée, donne directe- ment l'assaut à la royauté en sa forteresse des Tuileries?

Ce n'est donc pas des Girondins, ce n'est pas non plus de Robespierre qu'en cette crise suprême viendra la solution ; c'est de l'instinct révolutionnaire du peuple, et c'est du sens révolutionnaire de Danton.

Danton, en ces décisives journées, eut une action réelle plus grande que son action visible. Il ne pouvait donner un signal public d'insurrection, car les mouvements populaires n'ont chance d'aboutir que lorsqu'ils jaillis- sent, pour ainsi dire, d'une passion générale et spontanée. Mais la journée du 20 juin, les incertitudes de la Gironde, les combinaisons trop savantes et un peu factices de Robespierre, tout avertissait Danton que la force populaire trancherait l'inextricable nœud. Il était convaincu que la déchéance était né- cessaire el que l'heure était venue de l'imposer par tous les moyens ; et autant qu'il dépendait de lui, il animait vers ce but les sections des faubourgs déjà passionnées el remuantes.

Il est difficile dans ce vaste et terrible mouvement, de retrouver la trace exacte de son action personnelle. Depuis les persécutions qui avaient suivi la journée du Champ de Mars, le club des Cordeliers était bien diminué, et

HiSTOlllE SOCIALISTE 1201

beaucoup de ses éléments avaient, après l'orage, rejoint le club des Jaco- bins. Mais Danton avait laissé en beaucoup d'esprits l'empreinte de sa force el l'élan de sa volonté. Ce n'est pas en vaiu que pendant deux années, en toutes les occasions périlleuses, il avait répandu autour de lui l'esprit d'audace, avant les journées des 5 et 6 octobre contre le veto, puis contre le décret ar- bitraire d'arrestation dont était frappé Maral, et encore contre le roi fugitif et la royauté même après Varennes.

Depuis, il avait gardé son énergie intacte; il ne l'avait pas laissé prendre aux mille liens subtils qui enlaçaient les Girondins. Il ne l'avait pas non plus laissé refroidir par l'esprit de légalité un peu abstrait de Robespierre; el maintenant, il était prêt à l'action directe et décisive. Il fallait frapper U royauté au visage. Aussi bien il ne craignait pas de se jeter, de sa personne, au premier rang de la mêlée. Et c'est par son initiative, c'est sous sa présidence que le 27 juillet, la section du théâtre Français prit la délibération fameuse par laquelle elle abolissait la distinction aristocratique des citoyens actifs A des citoyens passifs et appelait à elle tous les citoyens. C'était en réalité une violation première de la Constitution. C'était un acte insurrectionnel. Danton et sa section signifiaient par qu'ils voulaient, avant tout, restituer le peuple dans son droit, la Nation dans sa souveraineté, et que d'hypocrites formule» constitutionnelles, faussées et comme emplies de mensonge par la mauvaise foi delà Cour, ne les arrêteraient pas. Et, si au nom du danger de la Patrie, qui exigeait le concours de tous les citoyens, une loi électorale de privilège pouvait être abolie, à plus forte raison, devant le même intérêt supérieur de la liberté et de la Patrie, devait tomber une monarchie de trahison.

« Les citoyens dits actifs, de la section du Théâtre Français: considérant que tous les hommes qui sont nés ou qui ont leur domicile en France sont Français, que l'Assemblée nationale constituante a remis le dépôt et la garde de la liberté et de la Constitution au courage de tous les Français; que le cou- rage des Français ne peut s'exercer efficacement que sous les armes et dan» les grands débats politiques; que conséquemment tous les Français sont ad- mis, par la Constitution elle-même et à porter les armes pour leur Patrie et à délibérer sur tous les objets qui l'intéressent.

« Considérant que jamais le courage et les lumières des citoyens ne sont aussi nécessaires que dans les dangers publics; considérant que les dangers publics sont tels que le corps des représentants du peuple a cru devoir en faire la déclaration solennelle ;

« Considérant qu'après que la Patrie a été déclarée en danger par les re- présentants du peuple, le peuple se trouve tout naturellement ressaisi de l'exercice de la souveraine surveillance ; que le décret qui déclare les sections permanentes n'est qu'une conséquence nécessaire à ce principe éternel;

" Considérant qu'une classe de citoyens n'a pas même le droit de s'arro- ger le droit exclusif de sauver la Patrie;

1262 IIISTOIUE SOCIALISTF:

« Déclare que la Pairie étant en danger, tous les hommes français sont de fait appelés à la déremire; quelesciloyens vulgairement et aristocratiqueraent connus sous le nom de citoyens passifs, sont des hommes français partout, qu'ils doivent ôtre et qu'ils sont appelés tant dans le service de la garde na- lionale pour y porter les armes, que dans les sections et dans les assemblées primaires pour y délibérer;

« En conséquence, les citoyens qui ci-devant composaient exclusivement la section du Théâtre Français, déclarant hautement leur répugnance pour leur ancien privilège, appellent à eux tous les hommes français qui ont un domicile quelconque dans l'étendue de la section, leur promettent de partager avec eux l'exercice de la portion de souveraineté qui appartient à la section; de les regarder comme des frères concitoyens, co-intéressés à la mèmecause et comme défenseurs nécessaires de la déclaration des droits, de la liberté, de l'égalité, et de tous les droits imprescriptibles du peuple et de chaque in- dividu en particulier ». _

C'était signé de Danton, président, d'AnaxagorasCHAUMETTE, vice-président, et deMoMOBO, secrétaire.

Je reconnais dans cet arrêté la marque de Danton. Il était, si je puis dire, l'admirable juriste de l'audace révolutionnaire. Il excellait à interpréter dans le libre sens du peuple et de ses droits, la Constitution elle-même ; il en fai- sait jaillir l'esprit, il en suscitait ou en transformait le génie. C'est par un coup de légiste hardi, procédé d'interprétation et d'extension, qu'il s'empare de la déclaration suprême de la Constituante, couflant au courage de tous la défense de la Constitution, pour appeler tous les Français dans la cité. Mais surtout c'est par une sublime inspiration qu'il fait du danger de la Patrie un titre à tous les Français. Ce n'est pas au nom des pauvres, c'est au nom de la Patrie qu'il demande pour tous les citoyens l'égalité politique. La Patrie et la liberté menacée ont droit au courage de tous, à l'énergie de tous, aux lumières de tous, et c'est désarmer la Patrie, c'est désarmer la liberté quede ne pas donner à tous les citoyens des droits égaux pour leur défense.

Comme on distribue des piques à tous, à tous il faut distribuer le pou- voir politique, qui est une arme aussi, la plus terrible de toutes contre les ennemis de la liberté, c'est-à-dire de la Patrie, .\insi Danton, rattachant Ips unes aux autres les plus hantes paroles, les plus hautes pensées de la Consti- tuante et de la Législative) en tirait unemagnifique jurisprudence révolution- naire. A côté de lui signaient Momoro, l'imprimeur démocrate dont les con- ceptions agraires paraîtront bientôt contraires à la propriété, et Anaxagoras Chaumette, qui sera, après le Dix Août, le président, puis le procureur de la Commune de Paris. Cïlait un jeune enthousiaste de vingt-neuf ans. Presque enfant, et après des conflits avec ses maîtres, à Nevers, il avait été embarqué comme mousse ; matelot, timonnier, il avait été roulé à travers le monde, et toujours, dans son métier, il avait su employer à lire, h étudier, à rêver ses

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HISTOIRE SOCIALISTE 1263

heures de liberté. En 1784, il alla à Marseille dansi l'intention de s'embar- quer pour l'Egypte, « toujours guidé, dit-il, par la fureur d'étudier la na- ture et les monuments de l'antiquité. Je ne pus m embarquer et je revins dans mon lieu natal, toujours occupé de plantes et de livres. J'y ai passé lout le temps qui a précédé la Révolution, ne m'en éloignant que pour difTiirents voyasîes de Mauléon à Paris, de Paris sur les côtes de l'Océan, rêvant au bonheur, soupirant après la liberlé ».

C'était une sorte d'autodidacte, un esprit fervent et candide, plus curien\ qu'informé, mais vraiment généreux et tendre. En ces journées d'animalioii, de péril et d'espérance, son àme s'épanouissait merveilleusement, comme si sur les fiols soulevés d'une émotion inconnue un soleil nouveau se levait à travers des nuées d'orage. Sur l'exemplaire de la déclaration du Théâtre Français. Chaumette avait écrit : Exemple à suivre ; et en effet, cette initia- tive hardie éleva dans toutes les sections le ton révolutionnaire.

La Révolution démocratique et populaire qui se préparait avait deux organes qui s'étaient spontanément formés. L'un était le Comité des fédérés: l'autre était l'Assemblée des délégués des sections. La force et la passion des fédérés fut singulièrement accrue par l'arrivée, le 30 juillet, du bataillon des fédérés marseillais.

Rebecqui, Barbaroux les avaient précédés à Paris. Ou savait les luttes que déjà, dans le Midi, les fédérés de Marseille avaient soutenues pour la Ré- volution. On savait que l'ardente cité méridionale était toute échauffée d■e^- prit républicain, de haine contre la royauté, et le faubourg Saint-Antoine ac- cueillit avec enthousiasme le bataillon entrant dans Paris.

Il chantait le chant de combat et de liberlé que tout récemment, à Stras- bourg, comme un défi à l'ennemi marchant vers le Rhin, avait jeté au monde Rouget de l'isle. Ce chant n'était pas, à vrai dire, l'œuvre d'un homme, celui- ci n'avait guère fait que continuer et animer d'un beau rythme les paroles de colère et d'espérance qui partout en France, depuis quelques mois, jaillis- saient des cœurs:

Allons enfants de la Patrie,

Le jour de gloire est arrivé.

Contre nous <le la tyrannie

L'étendard sanglant est levé.

Entendez-vous dans les campagnes,

Uugir ces féroces soldats ?

Ils viennent ius(|ue dans nos bras.

Egorger nos fils el nos compagnes! Aux armes, citoyens ! Formons nos bataillons! JJarclioos, qu'un sang impur abreuve nos sillons.

Que veut cette horde d'esclaves, De traîtres, de rois conjurés? Pour qui ces ignobles entraves, Ces fers dès longiemps préparés?

«64 HISTOIRE SOCIALISTE

FranijaisI pour nous, ah! quel outrage! Quels transports il doit exciter 1 C'est nous qu'on ose méditer De rendre à l'antique esclavage I

Quoi ! des cohortes étrangères Feraient la loi dans nos foyers! Quoi! Ces phalanges mercenaires Terrasseraient nos flers guerriers! Grand Dieu 1 par des mains enchaînées Nos fronts sous le joug se ploieraient! De ïils despotes deviendraient Les maîtres de nos destinées!

Contre le vil despote du dedans aussi bien que contre les vils despotes au dehors ces paroles grondaient. C'était, dans la cité déjà ardente, commeun torrent de feu qui arrivait. Le Comité central des fédérés était établi dans une salle de correspondance aux Jacobins Saint-Honoré. Il était formé de qua- rante-trois membres qui, depuis le commencement de juillet s'assemblaient régulièrement tous les jours.

Les fédérés étaient des hommes d'action, ils comprirent vile que seul un mouvement insurrectionnel dénouerait la crise, et ils choisirent, parmi les quarante-trois délégués du Comité central, un directoire secret de cinq mem- bres chargé de surveiller les événements et de préparer l'assaut.

« Ces cinq membres, dit Carra, étaient Vaugeois, grand- vicaire de l'évêque de Blois; Debesse, du département de la Drôme ; Guillaume, professeur à Caen; Simon, journaliste de Strasbourg, et Galissot, de Langres. Je fus adjoint à ces cinq membres à l'instant même de la formation du directoire, et quelques jours après on y invita Fournier l'Américain, Westermann, Rieulin (de Stras- bourg), Santerre; Alexandre, commandant du faubourg Saint-Marceau; La- zowski, capitaine des canonniers de Saint-Marceau; Antoine, de Metz.l'ex-cons- tituant; Lagrey et Carin, électeurs de 1789.

« La première séance de ce directoire se tint dans un petit cabaret, au Soleil d'Or, rue Saint-Anloine, près la Bastille, dans la nuit du jeudi au ven- dredi 26 juillet, après la fête civique donnée aux fédérés sur l'emplacement de la Bastille... »

L'arrivée du bataillon marseillais donna, pour ainsi dire, le signal des hostilités ; Santerre leur ayant offert un banquet civique aux Champs-Elysées, il y eut à la fin du banquet collision entre les fédérés et les gardes nationaux des Petits-Pères et des Filles-Sainl-Thomas, dévoués à la royauté. C'était l'escarmouche qui annonçait la grande bataille prochaine. Le directoire insur- rectionnel se réunit à nouveau en une seconde « séance active » le 4 août.

« Les mêmes personnes à peu près se trouvaient dans cette séance, et en outre Camille Dcmoulins, elle se tint au Cadran Bleu, sur le boulevard; et sur les huit heures du soir, elle se transporta dans la chambre d'Antoine

HISTOIRE SOCIALISTE 1265

l'ex-constituant, rue Saint-Honoré... Ce fut dans celte seconde séance active, ajoute Carra, dont le récit n'a pas été démenti, que j écrivis de ma main tout le plan de l'insurrection, la marche des colonnes et l'attaque du château. Simon fit une copie de ce plan et nous l'envoyâmes à Santerre et à Alexandre,, vers minuit ; mais une seconde fois notre projet manqua parce que Alexandre

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et Santerre n'étaient poini encore en mesure, et plusieurs voulaient attendre la discussion renvoyée au 10 aoûl sur la suspension du roi. »

Ainsi, quoi qu'il en soit des parlirnlarités de ce récit, c'est bien, comme il est naturel, le Comité des fédérés et leur directoire insurreclionnfl qui ap- paraissent comme l'organe d'aclion. Mais qu'auraient pu ces combattants ras- semblés de tous les points de la France révolutionnaire sans un mouvement

HISTOIRE SOCIALISTE 1267

d'ensemble du peuple de Paris? Ce mouvement, ce sont les sections qui le communiquent.

Dès la deuxième quinzaine de juillet, elles nomment des délégués qui se réunissent à IHôtel de Ville, qui s'appelle maintenant et depuis le mois de mars « la Maison commune ». Ces délégués des sections ne sont pas, comme le Comité central des fédérés, un simple organe d'aclion insurrection- nelle. Ils se considèrent comme les véritables interprètes du souverain, chargés d'arracher la France et la liberté au danger qui les menacent, et ils portent devant l'Assemblée législative des plans politiques, des sommations tous les jours plus hautaines. Ils créent et ils représentent une légalité nou- velle, révolutionnaire et hardie, qui s'oppose et se substituera à la légalité hypocrite, caduque et bigarrée, formée de la faiblesse législative et de la tra- hison royale. Dans les formules de Danton, adoptées parla section du Théâtre- Français, cette légalité nouvelle trouve son expression juridique.

Pour bien comprendre le grand mouvement populaire qui se développe en juillet et août 1792, pour en démêler les sources multiples et jaillissantes, il faudrait pouvoir suivre jour par jour, en ces dramatiques semaines, la vie fourmillante, passionnée des 48 sections de Paris ; il faudrait pouvoir noter toutes les motions révolutionnaires, tous les détails et les péripéties de la lutte engagée en beaucoup de sections entre l'élément modéré et l'élément révolu- tionnaire. Tantôt, suivant le hasard des citoyens actifs présents ou absents à l'assemblée de section, c'étaient des adresses foudroyantes qui étaient adop- tées, tantôt, par un retour offensif, les modérés obtenaient un désaveu des adresses adoptées la veille. .Ainsi, à la section de l'Arsenal, le grand chi- miste Lavoisier, naguère fermier général, maintenant chargé du service des poudres et salpêtres, rédige la protestation contre une adresse républicaine que la section avait paru d'abord approuver. Mais à travers les chocs, les ré- sistances, la force révolutionnaire se développait, et sauf dans certaines sec- tions du centre les influences modérées de la bourgeoisie riche dominaient, c'est contre 4a trahison royale, c'est pour la déchéance immédiate que les citoyens se prononçaient.

Le local de chaque section était, en chaque quartier, une sorte de forte- resse du peuple et de la Révolution. Souvent ce local était vaste, il devait suffire, non pas aux assemblées générales des citoyens actifs qui se tenaient dans les églises, mais aux réunions quotidiennes des comités de section et au fonctionnement de la justice de paix, élue par les assemblées de section, et du Comité militaire. C'étaient, en ces jours troublés, comme des domiciles légaux de l'esprit de Révolution, et les adresses qui sortaient delà, même quand elles foudroyaient une Constitution bâtarde, avaient comme une force de lé- galité.

Je regrette de ne pouvoir donner en entier l'état dressé par le Domaine, au commencement de 1793 (sauf le changement de nom de quelques sections.

12G8 HISTOIRE SOCIALISTE

il vaut pour juillet 1792) de ces locaux de section ; en le lisant, il semble qu'on prend contact avec la force révolutionnaire établie, organisée.

a Sainte-Geneviève (bientôt Panthéon Français) : premier étage dun bâtiment situé sur la rue des Carmes, composé de quatre pièces et un cabinet, plus deux cellules. Assemblée générale des citoyens dans l'église du collège de Navarre.

« Jardin des Plantes (bientôt Sans-Culottes) : une pièce à l'entresol, cinq au premier, quatre au second et deux au troisième; Saint-Firmin, rue Saint-Victor. Assemblée générale dans l'église Saint-Nicolas du Chardonnet.

« Observatoire. Le comité de cette section occupe un corps de logis entre doux cours, servant de logement aux ci-devant desservants des reli- gieuses, composé de trois étages de deux pièces chacun ; Ursulines, rue Saint- Jacques. Assemblée générale dans l'église du couvent.

« Arsenal. Le comité de cette section occupe deux pièces, au premier, sur le jardin. Assemblée générale dans l'église Saint-Paul-Saint-Louis-la- Culture, rue Saint-Antoine.

« GobeliJis (bientôt Finistère). Le comité occupe deux pièces attenant à l'église de Saint-Martin, qui servaient aux assemblées de marguilliers. As- semblée générale dans l'église Saint-Martin.

« Thermes-de-Julien (plus tard Beaurepaire). Petite pièce au rez-de- chaussée, cour des Mathurins, et une autre pièce à côté, laquelle sert de dépôt aux armes de la section armée. Les assemblées générales dans les salles de la Sorbonne.

« Place Royale (bientôt Fédérés). Deux pièces au rez-de-chaussée pour le comité. Assemblée générale dans l'ancien réfectoire des Minimes.

« Hôtel-de-Ville (puis Maison commune). Cette section occupe deux pièces au rez-de-chaussée et une serre pour le comité, rue des Barres; une maison rue Geoffroy-l'Asnier, servant de quartier-général à la section armée. Assemblée générale dans l'église Saint-Gervais.

« Place Vendôme (bientôt section des Piques). Celle section occupe par son comité civil, justice de paix, etc., un bâtiment sur la rue, de deux étages, composés de cinq pièces chacun, plus deux pièces au rez-de-chaussée, dans le fond de la cour pour son comité militaire. Assemblée générale dans l'église des Capucins.

« Fontaine de Grenelle. Cette section occupe tant pour ses assemblées générales que pour ses comités civil et militaire, quatre salles au rez-de- chaussée, ayant leur entrée par le cloître.

« Théâtre-Français (bientôt Marseille). Cette section occupe pour son comité de surveillance, une pièce servant ci-devant de sacristie, pour ses as- semblées générales une salle dite Saint-Michel en attendant la réfection d'une salle prise dans une partie du grand réfectoire ; pour le comité militaire, une chambre et un cabinet ; pour le comité de bienfaisance, une salle appelée le

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petit réfectoire ; corps de garde sur la rue des Cordeliers. Assemblée générale dans l'église Sain t-André-des- Arts.

a Gravilliers. Cette section occupe pour son comité militaire, une pièce au rez-de-chaussée, à droite, en entrant dans la seconde cour, plus une salle dite le chapitre pour ses assemblées géiiérales. »

Ces détails suffisent à fixer, pour ainsi dire, les traits matériels, la vie des sections. Je renvoie pour le tout au si utile travail de M. Mellié sur les sec- tions de Paris. Chacune de ces sections ainsi installée, outillée, souvent dans des locaux arrachés à l'Eglise par la grande expropriation révolutionnaire, représentait une grande forcî éveillée et active. Et dès juillet, sous la me- nace de l'invasion, sous la trahison du roi, les forces révolutionnaires de chaque section se rapprochent, se rallient à un centre : la Maison commune. La municipalité légale, malgré le bon vouloir de Pélion, ne pouvait servir de lien à des forces d'insurrection; elle était trop mêlée, trop discordante, et Pélion lui-même était timide et gêné. Mais à côté de la municipalité légale, les délégués des sections réunis à la Maison commune constituent une sorte de municipalité extra-légale, destinée, à mesure que s'enflamment les évé- nements, à subordonner et enfin à remplacer l'autre.

Le 23 juillet, les commissaires nommés par les sections de Paris se réu- nissent pour délibérer sur une adresse à l'armée. En soi, cette réunion était légale; car chaque section avait, d'après la loi, seize commissaires et ces commissaires des sections pouvaient se réunir pour comparer et centraliser le résultat des délibérations prises par les différentes sections; mais si la réunion dans son mécanisme même était légil, son objet était révolution- naire, puisqu'il s'agissait de mettre l'armée en garde contre les perfidies du pouvoir exécutif. 32 sections sur 48 adhérèrent au projet d'adresse à l'armée voté par la section du Marché des Innocents.

Mais les sections décident une démarche bien plus importante. Les com- missaires des sections réunis à la Maison commune constatent, par des procès-verbaux des 26, 28, 29 juillet, i", 2 et 3 août, que toutes les sections de Paris ont adhéré au vœu de 'a section de Grenelle pour une adresse de- mandant la déchéance du roi, et cette adresse devait être portée à r.\sserablée législative, au nom de toutes les sections, par le maire Pétion. Ainsi le pou- voir légal lui-même était entraîné à des démarches, qui, constitutionnelles dans la forme, étaient essentiellement révolutionnaires.

Pendant que les sections de Paris s'entendaient pour une manifestation collective, le duc de Brunswick, commandant de l'armée prussienne, avait lancé deCoblentzun manifeste insolent et menaçant qui exaspérait la France et perdait décidément le roi. Daté du 25 juillet, ce manifeste était connu à Paris le 1" août, un exemplaire en était remis au président de l'Assem- blée. C'était pour Louis XVI, c'était dans son intérêt que, selon le manifeste.

1270 HISTOIRE SOCIALISTE

l'empereur d'Autriche et le roi de l'russe se disposaient à envahir, à fouler, à asservir la France. Quelle terrible seiuence de colères!...

« Un intérêt également important et qui tient à cœur aux deux souve- rains, c'est de faire cesser l'anarchie dans liiitérieur de la France, il'arrùler les attaques portées au trône et à l'autel, de rétablir le pouvoir légal, de rendre au roi la sûreté et la liberté dont il est privé, et de le mettre en état d'exercer l'autorité h'gitimu qui lui est due. »

Et puis, au nom du roi de France, les souverains étrangers mettaient hors la loi, hors du droit des gens la Révolution et les révolutionnaires.

Ils déclaraient « que les armées coalisées n'entendent point s'immiscer dans le gouvernement intérieur de la France, mais qu'ils veulen-t uniquement délivrer le roi, la reine et la famille royale de leur captivité, et procurer à Sa Majesté Très Chrétienne la sûreté nécessaire pour quelle puisse faire sans danger, sans obstacle, les conventions qu'elle jugera à propos et travailler a assurer le bonheur de ses sujets. »

« Que les armées combinées protégeront les villes, bourgs et villages, et les personnes et les biens dr tous ceux qui se soumettront au roi; que les gardes nationales seront sommées de veiller provisoirement à la tranquillité des villes et des campagnes, à la sûreté des personnes et des biens de tous les Français, jusqu'à l'arrivée de LL. MM. Impériale et Royale... soms peine d'en être personnellement responsables; qu'au contraire, ceux des gardes natio- nales qui auront combattu contre les troupes des deux cours alliées et qui seront pris les armes à la main seront traités en ennemis et punis comme re- belles à leur roi, et cotntne perturbateurs du repos public; que les généraux, officiers, bas-offlciers et soldats des troupes de ligne françaises sont également sommés de revenir à leur ancienne fidélité et de se soumettre sur-le-champ au roi, leur légitime souverain ; que les membres des départements, des districts et des municipalités seront également responsables sur leur tête et sur leurs biens de tous les délits, incendies, assassinats, pillage et voies de fait qu'ils laisseront commettre ou qu'ils ne se seront pas notoirement efforcés d'empê- cher sur leur territoire.

« Que les habitants des villes, bourgs et villages qui essaieraient de se défendre contre les troupes de Leurs Majestés impériale et royale et tirer sur elles soit en rase campagne, soit par les fenêtres, portes et ouvertures de leur maison, seront punis sur-le-champ, suivant la rigueur du droit de la guerre, et leurs maisons démolies ou brûlées. »

Enfin c'est sur Paris que les plus terribles menaces étaient suspendues.

« La ville de Paris et tous ses habitants sans distinction seront tenu> de se soumettre sur-le-champ et sans délai au roi, de mettre ce prince en pleine et entière liberté, et de lui assurer ainsi qu'à toutes les personnes royales, l'inviolabilité et le respect auxquels le droit de la nature et des gens obligent les sujets envers les souverains; Leurs Majestés impériale et royale rendent

HISTOIRE SOCIALISTE 1271

personnellement responsables de tous les événements, sur leurs têtes, pour être jugés militairement, sans espoir de pardon, tous (es membres de l'As- semblée nationale, du département, du district, de la municipalité et de la garde nationale de Paris, les juges de paix et tous ceux qu'il appartiendra; drclaroit en outre leurs dites Majestés, sur leur foi et parole d'empereur et roi, que s'il est fait la moindre violence, le moindre outrage à Leurs Ma- jestés le roi, la reine et à la famille royale, s'il n'est pas pourvu immédiate- ment à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, elles fn tireront une ventjcance exemplaire et à jamais tnémorablc, ex livrait la ville de Paris a

VUE EXÉCUTION MILITAIRE ET A- UNE SUBVERSION TOTALE et leS révoltés COUpahleS

d'attentat aux supplices qu'ils auront mérités. Leurs ifajestés impériale et royale prumettenl au contraire aux hahitants de la ville de Paris d'employer leurs bons offices auprès de Sa Majesté Très Chrétienne pour obtenir le pardon de leurs loris et de leurs erreurs, et de prendre des mesures les plus vigou- reuses pour assurer leurs personnes et leurs biens s'ils obéissent promplement et exactement à l'injonction ci-dessus. »

Ainsi les alliés menaçaient de pendre ou de passer par les armes toute lu France révolutionnaire, ses soldats, ses représentants, ses administrateurs, ses citoyens. Ce ne sont pas les lois de la guerre qu'ils se proposent d'appli- <juer aux Français : ils ne les considèrent pas comme des ennemis, mais comme des rebelles; et c'est du point de vue du roi de France, c'est au nom de sa légitimité qu'ils se préparent à piller, à incendier, à saccager.

Menace puérile par son étendue môme. Car ils n'auraient pu l'appliquer sans faire de la France un immense charnier d'où un souffle de peste et de mort se serait répandu sur l'Europe, empoisonnant d'abord le sang des enva- hisseurs 1

Mais menace funeste pour Louis XVI, puisqu'en sommec'«st lui qui, aux yeux de la nation française, devenait responsable de toutes les violences exercées ou méditées contre elle 1 Ce manifeste ne pouvait avoir que deux effets : ou bien aplatir d'un coup toute la Franc e révolutionnaire dans la plus lâche terreur, ou bien surexciter la haine du peuple contre le roi. Or, il fallait toute la frivolité des émigrés, tout l'aveuglement de la contre-révolution pour croire un in>lant que la France nouvelle premlrait peur.

Le manifeste était donc absurde, mais il était la conséquence logique et nécessaire de la guerre elle-même. Du moment que le roi appelait l'étranger pour rétablir son autorité, c'eât le roi lui-même, sous le couvert et par les mains de l'étranger, qui faisait la guerre à son peuple. C'est donc en rebelles et non en belligérants que les hommes de la Révolution devaient être trailés.

C'est en vain que les royalistes modérés, épouvantés après coup de l'effroyable responsabilité que ce manifeste faisait peser à jamais sur la monarchie, ont prétendu qu'il dépassait les intentions du roi, qu'il était con-

1272 HISTUIUE SOCIALISTE

traire aux inslructions données par lui en juin à son envoyé Mallet du Pan, chargé d'en négocier les termes avec la Prusse et l'Autriche. C'est en vain que Mallel du Pan lui-môme et le duc de Brunswick imputent à l'influence des émigrés auprès des souverains les parties les plus blessantes, les plus odieuses du document.

II est inutile de se livrer à une critique de ces assertions. Car le mani- feste, tel que Louis XVI l'avait conçu et demandé, ne pouvait différer que par des nuances de celui qui fui, en effet, rédigé et lancé. 11 est bien vrai que dans les instructions remises à Mallel du Pan, Louis XVI disait :

« Le roi joint ses prières aux exhortations cour engager les princes et les Français émigrés à ne point faire perdre à la guerre actuelle, par un concours hostile et effectif de leur pari, le caractère de guerre étrangère faite de puissance à puissance. Il leur recommande expressément de s'en remettre à lui et aux cours intervenantes de la discussion et de la sûreté de leurs intérêts, lorsque le moment d'en traiter sera venu. >>

Mais le roi avait beau conseiller aux émigrés une réserve que d'ailleurs ils n'observèrent pas. Comment, même sans le concours compromettant des émigrés, la guerre aurait-elle eu le caractère d'une guerre de puissance à puissance ?

Ce n'étaient ni des intérêts territoriaux, ni des rivalités poliliques qui guidaient contre la France et Paris les souverains coalisés. Celait bien un parti qu'ils venaient combattre, c'était bien la Révolution ennemie du roi qu'ils venaient écraser; plus ils affirmaienl leur désinléressemenl, et protestaient contre toute pensée d'atlenler à l'inlégrilé du territoire français, plus aussi ils réduisaient la guerre à êlre une grande mesure de police de la royauté menacée contre des sujels factieux. Or de suivait tout le reste. D'ailleurs, dans les instructions mêmes données par le roi à Mallet, on lit ceci :

« N'imposer ni ne proposer aucun système de gouvernement; mais déclarer qu'on s'arme pour le rétablissement de la monarchie et de F autorité royale légitime, telle que Sa Majesté elle-même entend la circonscrire.

« Déclarer encore et avec force, a l' .Assemblée nationale, alx corps admi- nistratifs, AUX ministres, aux municipalités, aux individus, qu'on les rendra per- sonnellement ET particulièrement RESPONSABLES, DANS LEURS CORPS ET BIENS, DE TOUS attentats COM.MIS CO.NTRE LA PERSONNE DU ROI, CONTRE CELLE DE LA REINE ET DE LEUR FAMILLE, CONTRE LES VIES ET PROPRIÉTÉS DE TOUS LES CITOYENS QUELCONQUES. »

Sur ce thème, on ne pouvait guère broder que le manifeste qui a paru, et lont au plus y aurait-il eu quelques nuances de réâaclion qui n'en auraient en rien changé le sens et l'effet, si le roi lui -môme avait tenu la plume. En fait, de môme que la communication envoyée à l'Assemblée en avril par l'empereur d'Autriche n'élait guère que la reproduction du mémoire adressé à Léopold par Marie-Anloinetle, de même le fameux manifeste de

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Brunswick, à quelques détails près, sortait des Tuileries, et c'est en écho qu'il revenait de Coblentz. C'est la royauté française qui envahissait la France, c'est la royauté française qui la menaçait.

L'effet fut grand, non de peur, mais de colère ; ce n'est pas le manifeste

La Favillk royale au Temple. (D'après nue estampe do Musée Carnavalet.)

de Brunswick qui décida la Ilévolution du 10' août, qui se préparait ouverle- ment avant qu'il fût connu. Ce n'est même pas ce manifeste qui décida les sections à leur pressante démarche commune auprès de l'Assemblée, puis- qu'il ne fut connu que le 1'^ août et que les sections avaient déjà délibéré.

UT. 160. HISTOIRE SOCIALISTE, Llv. 160

1274 HISTOIIIK SOCIALISTE

Mais il ajouta à l'eflerveâcence des esprilâ et il donna à la Révolution ua tilre de plus pour réclamer la déchéance, pI pour l'imposer.

Il acheva ccrlainemenl, entre le 1" aoilt il parut, et le 3 août Pétioi) s'avança àlabarce de 1 Assemblée, d'ei)ir;ilner les h'-siLiuis, de vaincre dans les sections les résistances des modérés, les intrigues des royalistes, et il porta au plus haut point l'inirnation, la force morale de l'Assemblée des commissaires de cédions réunis à la Maison commune.

Chauraette témoigne, avec une évidente sincérité, et une candeur pas- sionnée, de cet enthousiasme des sections, du sentiment toujours plus grand qu'elles avaient de leur rôle libérateur.

« A cette époque, écrit-il. dans les Mémoires qu'a publiés M. Aulard (mais quelle est la partie de l'histoire de la Révolution que M. .\ulard na pas éclairée de lumières nouvelles?) à cette époque, la majorité des sections de Paris assembla, à la Maison commune, des commissaires pour discuter la grande question de la déchéance du roi, et présenta à l'Assemblée nationale une pétition y lendant.

« Les royalistes mirent tout en usage pour dissoudre cette réunion ou du moins la neutraliser en la divisant. Mais le bon esprit iiui iininiail la grande majorité de ces commissaires, leur fermeté et la résolution qu'ils avaient prise de sauvf'f la patrie rendirent nuls tous les efforts des aristo- crates, des brouillons oi des peureux qui s'étaient glissés parmi eux.

« Qu'elle était rrrande, cette Assemblée ! Quels élans sublimes de patrio- tisme j'ai vu éclatrr. l.irs de la discussion sur la déchéance du roi '. Qu'était l'Assemblée natioi-f?'r avec toutes ses petites passions, son côté du roi, ses gladiateicrs, ses d •/'■nseurs de Lnfntjette, ses indécisions continuelles, ses petites mesures, sen ilécrets étranglés au passage, puis écrasés par le veto, qu'était, dis-je, cette Assemblée en comparaison de la réunion des commis- saires des sections de Paris ?

lii, on eût dit des légistes acharnés à disputailler sans cesse sous le fouet des maîtres des écoles du droit, n'osant pas s'élever jusqu'à secouer leurs chaînes et se déterminer enfin à avoir une fois raison. Ici, au contraire, on discutait fraternellement, souvent avec chaleur, au milieu des plus beaux mouvements d'éloquecce et toujours avec bonne foi, les raisons pour et contre la déchéance. On posait pour ainsi dire les bases de la République. C'était au . milieu de ces discussions si intéressantes que se passaient de ces événements propres à caractériser les membres de cette Assemblée.

o On en vit se dévouer aux poignards et aux assassinats juridiques en offrant d'imprimer, afficher eux-mêmes et garder contre les déchirements des placards piopres à mûrir l'opinion publique et à dévoiler les crimes de la Cour.

« Je ne passerai pas sous silence le trait suivant, il mérite d'être remar- qué. La Cour, de concert .imm- linràme directoire du département de Paris,

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avait parlé de raeltre à exécution la loi martiale. Il y avait dans la salle des délibérations des commissaires plusieurs drapeaux rouges dans les étuis. Le brave Lazowsky, depuis victime par les nouveaux brigands qui remplacèrent la Cour, et Chaumelte découvrent parmi ces drapeaux le drapeau rouge, t 0 ciel, s'écrient-ils, le voilà ; le voilà ! oui, le drapemi rouge ! Il est encore « .eint du sang des patriotes massacrés au C/iamp de Mars! » .\ussilôt toute l'Assemblée se lève et crie d'un mouvement unanime : « Ils serofit vengés! Périssent In loi martiale et ses auteurs ! »

« Les deux citoyens qui avaient découvert ce drapeau furent chargés de le porter au corps municipal, alors assemblé, et de le forcer à le porter autre part. En entrant dans la salle du corps municipal, les deux envoyés, poussés par un mouvement subit d'indignation, déchirèrent ce drapeau en s'écriant : « Tenez, le voici, c'est un parricide, qu'on le couse dans un sac et qu'il soit jeté à la rivière. »

« Ce corps municipal, composé en grande partie de contre-révolution- naires, d'amis de Lafayette et surtout de la loi martiale; ce corps municipal qui avait résisté audacieusement à la publicité des séances du Conseil géné- ral (de la Commune) et qui, contre le vœu des citoyens de Paris, avait eu l'imprudence de conserver dans le lieu de ses séances les bustes de Bailly, de Lafayette et de Louis XVI comme pi«rres d'attente à la contre-révolution, le corps municipal, dis-je, resta stupéfait et comme pétrifié. »

Ainsi, ces hommes, en leurs fureur et exaltation révolutionnaires, toujours prêts à donner leur vie pour la liberté, se sentaient comme emportés par leur sincérité même au-dessus de toutes les autorités légales, au-dessus de l'As- semblée législative, bavarde, mêlée et impuissante, au-dessus du corps mu- nicipal animé de l'esprit feuillant.

Et si, pour transmettre à la Législative leur volonté de déchéance royale, ils respectaient encore les formes légales et usaient de l'intermédiaire du maire Pèlion, c'était dans le ferme dessein de ne point s'immobiliser en une légalité désormais suspecte, et de ne point se lier aux hésitations de Pétion lui-môme.

Pétion déclara donc, au nom des sections frémissantes, que la commune de Paris venait dénoncer à l'Assemblée nationale le chef du pouvoir exécutif. 11 rappela, « sans amertume et sans ménagements pusillanimes », les bienfaits de la nation envers Louis XVI, les ingratitudes et les fourberies de celui-ci. 11 dénonça en une formule as.sez heureuse les directoires des déparlcments qui se faisaient les complices de Louis XVI et qui « en déclamant contre les républicains, semblent vouloir organiser la France en république fédé- rative ».

Et se tournant vers les périls extérieurs : « Au dehors, dit-il, des armées ennemies menacent notre territoire. Deux despotes publient contre la nation française un manifeste aussi insolent qu'absurde. Dés Français parricides,

1276 HISTOIRE SOCIALISTE

conduits par les frères, les parents, les alliés du roi, se préparent à déchirer le sein de la patrie. »

Et c'est au nom de Louis XVI que la souveraineté nationale est impu- demment outragée, c'est pour venger Louis XVI que l'exécraWe maison d'Au- triche ajoute un nouveau chapitre à l'histoire de ses cruautés... »

Il précise enfin les responsabilités personnelles et directes du roi. « /-« chef du pouvoir exécutif est le premier anneau de la chaîne contre-révolu- tionnaire. Il semble participer aux complots de Pilnitz qu'il a fait connaître si tard. Son nom lutte désormais contre celui de la nation... Il a séparé ses intéft? de ceux de la nation. Nous les séparons comme lui... Tant que nous aurons un roi semblable, la liberté ne peut s'affermir, et nous voulons demeurer libres. Par un reste d" indulgence nous aurions désiré pouvoir vous demander la suspension de Louis XVI tant qu'existera le danger de la patrie; mais la Constitution s'y oppose... et nous demandons sa déchéance.

« Cette grande mesure étant prise, comtyie il est très douteux que la nation puisse avoir confiance en la dynastie actuelle, nous demandons que des ministres, solidairement responsables, nommés par l'Assemblée nationale mais hors de son sein, suivant la loi Constitutionnelle, nommés par le scrutin des hommes libres, à haute voix, exercent provisoirement le pouvoir exé- cutif en attendant que la volonté du peuple, notre souverain et le vôtre, soit légalement prononcée dans une Convention nationale, aussitôt que la sûreté de r Etat pourra le permettre. »

« Cependant, que nos ennemis, quels qu'ils soient, se rangent tous au delà de nos frontières; que des lâches et des parjures abandonnent le sol de la liberté ; que 300,000 esclaves s'avancent, ils trouveront devant eux dix rail- lions d'hommes libres prêts à la mort comme à la victoire, combattant pour l'égalité, pour le sol paternel, pour leurs femmes, leurs enfants et leurs vieil- lards: que chacun de nous soit soldat à son tour, et s'il faut avoir l'honn'rur de mourir pour la patrie, qu'avant de rendre le dernier soupir, chacun de nous illustre sa mémoire par la mort d'un esclave ou d'un tyran. »

Curieux document et se mêlent bien des influences diverses. On y dé- môle le brûlant patriotisme révolutionnaire des fédérés et des sections, l'idée de la constitution immédiate d'un pouvoir exécutif nouveau, chère à Dunton, l'idée d'une Convention nationale, si fortement soutenue par Robespierre, el enfin les hésitations, les timidités de Pétion lui-même et d'une partie des Girondins, qui se marquent dans le passage singulier sur la suspension du roi.

Est-il donc si coupable, et n'est-il pas victime d'une fatalité déplorable qui fait de lui, malgré lui, le prétexte, le drapeau, le symbole de l'olranger, puisqn'aussilôt après la grande crise on songerait à le rétablir? Mais cette Telléité étrange et contradictoire dispiiralt dans ces deux ai'Qrmalions déci- sives : 11 faut prononcer la déchéance de Louis XYl, et appeler à la nation qui

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_ . j .

prononcera sans doute la déchéance de toute la dynastie. Il faut convoquer uue Convention nationale.

Cette adresse portait la signature de commissaires délégués de 47 sec- tions. Qui m'en voudrait, malgré l'apparente monotonie de cette longue liste, de les citer? Trop souvent, dans les histoires générales de la Révolution, même dans celles qui sont animées de l'esprit démocratique et populaire, la lumière est toute concentrée sur des hommes de premier ordre en qui pour- tant ne se concentre pas toute l'action. Louis Blanc, dans l'immense mouve- ment qui aboutit au 10 août parle à peine des sections, en quelques traits épars et rapides. C'est surtout le Comité central des fédérés qui apparaît à travers son récit, comme l'organe d'action.

Louis Blanc a méconnu le mouvement des sections, beaucoup plus vaste et il y avait plus de pensée. Michelet, qui a un sens si merveilleux de la vie populaire, des sources profondes d'oîi jaillissent les grands événements, a mieux vu et mieux marqué que Louis Blanc l'activité des sections, mais il les laisse pourtant eu une sorte de pénombre. Il s'apprête, contre la Com- mune insurrectionnelle qui au mois d'août sera maîtresse de Paris, à une si cruelle sévérité, il est si injuste pour Chaumette, qu'il semble faire porter un peu aux sections, par une réserve défiante, la responsabilité des actes de la Commune révolutionnaire, dont l'assemblée des sections est le germe.

C'est donc un devoir de justice et de réparation, surtout pour tout histo- rien socialiste, de restituer autant qu'il le peut à la clarté de la grande his- toire ces hommes dont l'intrépidité obscure sauva la patrie. Ce n'est qu'à voir défiler au bas de documents décisifs ces signatures presque toutes in- connues qu'on a la sensation exacte de la vaste collaboration populaire aux grands événements. Tous ces hommes prenaient des responsabilités hé- roïques, et demain, quand nous jugerons leurs actes et ceux de leurs cama- rades dans la Commune parisienne, comment oublier qu'ils venaient de ris- quer leur liberté, leur vie, et que l'excitation du combat et du péril était en eux?

Ont signé en qualité de commissaires: Demarcenat/, secrétaire; Collot d'Herbois, commissaire de la section de la Bibliothèque; Joly, commissaire de la section des Lombards; .Yay/er Audouin, section Fontainede Grenelle; Collin, section Palais-Royal; Pépin Degrouhette, section faubourg Mont- martre; Gobert, section des Innocents; Pifinet, Munichal, Pagnies, section Grange-Batelière; Cohendet, faubourg Montmartre Tircourt, \A.; Restout, Tuileries; 7'rj<c//07i, Gravilliers; C/(e/)re, Louvre- Botiin, Marché des Inno- cents; Real, Halle au Blé; Chevalier, du Roule; Doimay, ià.;Nevèze, Comité de Bonne-Nouvelle ; Dupont, faubourg Saint-Denis; Tie'rar, id.; Maise, sec- tion des Arcis; 7î'ssof, Mauconseil; Cohnan, Croix-Rouge; Aedow, Théâtre Français; Faire d'Eglaiitine, Théâtre Français; J.-N. Pache, section du Luxembourg ; Théophile Mandar, Dennpgeaux, Hôtel de Ville ; d'EffaiiU,

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Champs Elysées; Marii'-Jnxeph C/iênirr, Devaudic/ial, section Poissonnière; Garnerin, },\&\\con^c\\ \ LoiirdruV, ThéAtre Français; Renomard. soction du Ponceau ; Débouche- Fontainr, Hôtel de Ville; Mathé, Champs Èlysi^es ; l)e- sesqtielle. Quinze- Vingts ; Paris, Observatoire; Daujon, Bondy; Français, section de l'île; Jean-Baplisin Louvet, Palais-Royal; Anaxagoras C/i/nimctte, Théâtre Français; Hioii, l'al.iis-Royal; (?j/p;»o/, Gobelins; Z-a/oî»7((^7/^. Br.nne- Nouvelle ; Danf/on, section des Arcis ; licrnard, Montreuil ; Lavmir, l'rofuit. Oratoire; Michel, section de la rue Beaubourg; Damas, section B anhonrg; Beattrieux, place Vendôme; Claugier, Fontaine de Grenelle; Mathis, Qiiatre- Nalions; TalUen, Place Royale; Nurfez, id.; Chamhon, Halle au Blé: Goret, Sainte-Geneviève; Arizoller, Roi-de-Sicile; Gaillon, Enfants-Ronges: iV/n- cej/, Henri IV; Bodron, id.: Le Gagneur, Quatre Nations; Baudry, Sninte- Geneviève ; Courtois, Gobelins; Mathieu, Thermes de Julien ; Charles Janis, section des Postes; L>'on<ird Bourdon, Gravilliers.

C'était bien comme un germe de Commune insurrectionnelle contenu encore dans une enveloppe légale. Mais déjà plusieurs sections annonçaient nettement qu'elles étaient prêtes à rompre la légalité pour sauver la Révo- lution; ou même elles la rompaient. Dès le 31 juillet la section Mauconseil, sous la signature du président Lechenard et du secrétaire Bergot, envoie à tous les citoyens du département de Paris une adresse d'insurrection. Elle leur communique l'arrêté par lequel « considérant qu'il est impossible de sau- ver la liberté par la Constitution » elle proclame « qu'elle ne reconnaît plus Louis XVI pour roi des Français, et déclare qu'en renouvelant le serment si cher à son cœuc de vivre et mourir libre, et d'être fidèle à la nation, elle abjure le surplus de ses serments comme surpris à la foi publique, n

Le 4 août la section des Gravilliers avertit l'Assemblée Législative, par une députation admise à la barre, que si elle ne met pas Louis XVI à bas du trône, c'est le peuple qui l'y mettra :

« Nous vous laissons encore, législateurs, l'honneur de sauver la patrie. Mais si vous refusez de la sauver, il faudra bien que nous prenions le parti de la sauver nous-mêmes. »

Ainsi l:i Révolution montait. L'intrépide Choudieu. dans les intéres- sants mémoires qu'a publiés Victor Barrucand, conteste l'action du Comité des fédérés: il prétend que les affirmations du girondin Carra sont des van- teries. « Ce dernier a publié un certain précis historique, il rend compte à sa manière des événements du 10 août; il y prétend môme les avoir dirigés en grande partie avec cinq ou sixïautres pesronnages aussi insignifiants que lui, qui formaient à Gharenton un soi-disant Comité directeur. Carra était un trop mince personnage pour avoir eu en cette journée l'influence qu'il s'attribue. La victoire estsurtout due aux sections de Paris, moins une, celle des Filles Saint-Thomas, aux braves fédérés, à la population tout entière des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau et aux citoyens courageux qui

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s'emparèrent de l'autorilé municipale dans la nuit du 9 au 10 août. »

Mais s'il est fort possible que Carra soit un hâbleur, et qu'il ait grossi son rôle personnel, il reste vrai que les fédérés n'étaient point dispersés, qu'ils avaient formé un Comité central et que ce Comité central auquel avaient été appelés des hommes d'action comme Santerre, et surtout comme La- /owsky et Westermann, était un des ressorts du mouvement. Mais les délé- gués des sections avaient une action plus vaste.

Danton était en rapport avec les deux organisations révolutionnaires. Par l'arrêté de la section du Théâtre Français, signé de lui, il avait donné aux sections le branle insurrectionnel. Et en outre, dès le len- demain du banquet des Marseillais, les fédérés de Marseille furent invités par la section du Théâtre Français à prendre domicile chez elle. Danton était ainsi comme au point de croisement des deux organisations révolution- naires. Robespierre se sentait sans doute débordé par la violence des événe- ments. Il avait renoncer, dès les premiers jours d'août, à l'espoir d'une ré- volution légale qu'un moment il avait entrevue; et subtil, discret, il attendait la marche des choses.

L'Assemblée semblait avoir perdu toute vertu de décision, et ses arrêts étaient purement négatifs. Elle cassait l'arrêté de la section Mauconseil, mais elle-même n'indiquait aucune solution a la crise. Dans l'ordre militaire, elle voyait et faisait grand. Elle essayait d'armer tout le peuple; elle approuvait le 1" août le beau rapport de Carnot sur la fabrication des piques; sur l'ar- mement universel :

« Votre commission vous a proposé des piques, parce que la pique est en quelque sorte l'arme de la liberté, parce que c'est la meilleure de toi::es entre les mains des Français, parce qu'enfin elle est peu dispendieuse et prorapte- ment exécutée.

« D'ailleurs, il n'existe pas en France actuellement et il ne peut exister de longtemps encore assez d'armes à feu pour que tous les citoyens en soient pourvus, et cependant leurs propriétés, leur vie, leur liberté sont menacées de toutes parts, et on les abandonne presque sans secours à la fureur de leurs ennemis.

« Il est une vérité qui doit enfin paraître évidente à quiconque veut ou- vrir les yeux, c'est que les gouvernements qui nous entourent veulent tous notre destruction ; c'est que ceux qui nous parlent d'amitié ne le font que pour mieux nous tromper ; c'est qu'en ce moment nous n'avons plus d'autre poli- tique à suivre que celle d'être les plus forts.

« Mais le danger de l'instant, celui qui frappe les yeux de la multitude, c'est peut être le moins grave; le plus niel, le plus inévitable est dans Vorga- nisation même de la force armée, de cette force qui, créée pour la défense de la liberté, renferme en elle-même le vice radical qui doit infailliblement la déchirer.

1-280 HISTOIRE SOCIALISTE

« Partout, en elTet, une section particulière du peuple demeure constamment armée tandis que l'autre ne l'est pas, celle-ci devient nécessai- renenl esclave de la première, ou plutôt l'une et l'autre sont réduites en ser- vitude par ceux qui savent s'emparer du commandement; il faut donc abso- lument, dans un pays libre, que tout citoyen soit soldat ou que personne ne le soit. Mais la France, entourée de nations ambitieuses et guerrières, ne peut évidemment se passer de la force armée. Il faut donc, suivant l'expression de Jean-Jacques Rousseau, que tout citoyen soit soldat par devoir et aucun par métier. Il faut donc qu'à la paix, au plus tard, tous les bataillons de la troupe de ligne deviennent bataillons de la garde nationale; que les uns et les autres n'aient plus qu'un même régime, une même solde, un même habit... Alors chaque corps nommera ses officiers, et on ne verra plus ceux-ci, vendus au pouvoir exécutif, passer à l'ennemi et trahir la pairie qui les a comblés de ses bienfaits.

« Alors rien ne sera plus simple que le nouveau système militaire, rien de plus fort, de plus économique, de plus conforme à l'esprit de la Constitu- tion. Pendant la paix, les frontières seront gardées par des bataillons alter- nativement fournis chaque année par divers départements. Les citoyens s'exer- ceront dans leurs cantons et districts respectifs, comme en Suisse, par escoua- des, par compagnies, par bataillons; chacun sera muni d'avance d'un équipage complet pour la guerre; les jeunes gens aisés se piqueront d'avoir des che- vaux dressés pour former les corps de cavalerie et .se réuniront pour s'exercer aux manœuvres; il y aura des camps annuels dans les divers départements, des fêtes militaires y seront célébrées avec la pompe des tournois et des car- rousels, des prix solennels seront décernés aux vainqueurs. »

Ainsi, à Danton qui appelait tous les citoyens, dans l'intérêt de la patrie, au droit politique, répondait Garnot qui les appelait tous aux armes. Com- ment l'oligarchie bourgeoise aurait-elle pu tenir devant l'universel armement du peuple? Mais l'Assemblée législative, inconséquente et tiraillée, était aussi timide à aborder le problème constitutionnel qu'elle était généreuse et hardie à organiser la défense militaire de la patrie menacée. Elle ne sut même pas châtier Lafayette de sa démarche factieuse, et le 8 août, l'Assemblée décréta, malgré l'insistance des Girondins, qu'il n'y avait pas lieu à accusation contre

lui.

L'émotion du peuple fut violente, et tous se disaient : Puisque l'Assem- blée n'ose pas frapper Lafayette, qui s'est fait le défenseur factieux de la Cour, comment oserait-elle frapper la Cour elle-même? Comment oserait-elle de- mander compte à la royauté elle-même de ses trahisons ? Il n'y avait donc plus d'autre recours que la force. A cette action insurrectionnelle, prévue, an- noncée, les Girondins, même à celte date extrc^me du 8 août, refusaient de s'associer.

HISTOIRE SOCIALISTE x 1281

Dès le mois de juillet, affirme Choudieu, beaucoup de membres de l'As- semblée nationale étaient persuadés, et les membres de la Gironde eux-mêmes, que nous ne pouvions sortir de l'état de marasme nous languissions que par une grande crise, et chacun la sentait imminente; les membres de la Gironde, qui la craignaient, cherchaient à la retarder pour mieux la diriger; les membres de la Montagne, qui la croyaient nécessaire, la provoquaient sans toutefois se compromettre; trois d'entre eux, Merlin de Thionville. Chabot et Bazire, qui étaient à peu près considérés parmi nous comme des

a

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Manuscrit de Marat, précédé d'une note explicativb (D'après qd manuscrit communiqué par M. Georges Cain).

enfants perdus, se rendaient tous les soirs dans les sections des faubourgs ils avaient une grande influence ; de leur côté, les autres membres de la Mon- tagne «e rassemblaient dans une maison particulière de la rue Saint-Honoré. « Le 8 août au soir, les membres les plus marquan ts de la Gironde vinrent se réunir à nous, les uns pour connaître nos projets, les autres parce qu'ils croyaient ne pouvoir se sauver qu'avec nous. Prévenu qu'ils devaient faire cette démarche, je me concertai avec le vieux général Calon, notre président, et je profitai de l'occasion pour placer les Girondins dans une fausse position, et les contraindre, eux et leurs partisans, à s'expliquer sur le parti qu'ils prendraient si la lutte s'engageait sérieusement, comme tout l'annonçait. Je n'Ignorais pas que le tocsin devait sonner dans la nuit du lendemain, maisje

LIV. 161. HISTOIRE SOCIAL!:iTB. UV. 161.

1282 HISTOIRK SOCIALISTE

me gaidai bien de le dire à ceux qui ne (l'avaient pas le savoir. Je demandai qu'une dépulation de six membres lût envoyée vers Pélion pour Scivoir quelle serait la conduile qu'il tieridrail si le cbàicau était attaqué. Le préi^idenl, qui nommait ordinairement If s membres de ces sortes de dépiilations, désigna, ain.si que nous en cUlus convenus, trois membres de la Gironde et trois membres de la Montagne Les premiers furent Gensonoé, Isnard el Grange- neuve; les autres fm-cnl Duhem, Albilte el Granet, de Marseille.

« Pétion réponiiit calcgoriquement qu'il se rendrait au cbûteau, et que s'il était attaqué, il repousserait la force par la force. Les trois membres de la Gironde déclarèrent en rentrant qu'ils partageaient l'opinion de Pélion et que la violence était un moyen trop chanceux pour qu'ils crussent devoir y prendre part Celte séance fut la dernière. »

Cliùudieu est un honnête homme et un homme b;ave ; c'est lui, on s'en souvient, qui porta le premier à l'Assemblée une pétition de déchéance. Mais il avait la haine des Girondins, et sans doute, pour leur enlever toute pari de mérite dans la journée du 10 août, a-l-il donné un contour un peu trop net à leur pensée incertaine. 11 en était parmi eux, comme Barbaroux, qui voulaient donner l'assaut, et ceux-là suffisaient sans doute à troubler l'esprit môme de ceux qui s'opposaient à la violence.

il est probable que Pétion ne répondit aussi catégoriquement que parce qu'il trouva la démarche indiscrète el inipinrlente. C'étail par un silence com- plaisant el par une résistance voloiilairement équivoque et molle, ce n'élail pas par une collaboration avouée qu'il pouvait servir, comme maire, le mou- vement insurrectionnel. La démarche même des Girondins, rejoignant le 8 au soir les Montagnards et allant avec eux inlerroger Pétion, montre bien qu'ils n'avaient pas de résolution 1res ferme, pas plus dans le sens de la résistance que dans le sens de l'aclion. Mais ils sentaient bien que la crise était inévi- table. Depuis plusieurs semaines la Révolution et la royauté échangeaient des défis publics.

La Cour, depuis la fête de la Fédération, n'avait qu'une pensée, hât'-r le manifeste des puissances étrangères el l'orlifler les Tuileries pour résister à l'assaut du peuple. Elle ne savait pas au juste quels étaient les projets de l'Assemblée, très divisée et très incertaine. Mais le péril était imminent. Le 24 juillet, la reine écrit à Fersen :

« Dans le courant de celle semaine, l'As^^emblée doit décréter sa transla- tion à Blois et la suspension du roi. Chaque jour produit une scène nouvelle, mais tendant toujours à la destruction du roi et de sa famille; des pétition- naires ont dit à la barre de l'Assemblée, que si on ne le destituait, ils le mas- sacreraient. Ils ont eu les honneurs de la séance. Dites donc à M. de Mercy que les jours du roi et de la reine sont dans le plus grand danger; qu'un délai d'un jour peut produire des malheurs incalculables; qu'il faut envoyer le manifeste sur-le-champ, qu'on l'attend avec une extrême impatience; que né-

HISTOIRE SOCIALISTE 1283

cessairemeni il ralliera beaucoup de monde autour du roi et le mettra en sûreté; qu'autrement personne ne peut en répondre pendant vingt-quatre heures, la troupe des assassins grossit sans cesse. »

Mais quelle anarchie, quel chaos dans les pensées de cette Cour affolée! Pendant que Louis XVI accrédite Mallet du Pan auprès des souverains, pen- dant que celui-ci essaie d'obtenir la réflaclion d'un manifeste relativement modéré de ton, Fersen, ami et confident de la reine, insistait pour un mani- feste violent, et il dénonçait n la reine môme, comme une fâcheuse intrigue, les démarches de Mallet du Pan. Voici ce qu'il écrit de Bruxelles à Marie- Antoinette, le 28 juill'jt :

« iSous n'avons cessé de presser sur le manifeste et les opérations, elles commenceront le 2 ou 3 août. Le manifeste est fait, et voici ce qu'en dit au b.Ton de Breteuil M de Bouille qui l'a vu : « Ou suit entièrement vos « principes, et j'ose dire les nôtres, pour le manifeste et le plan général, « malgré les intrigues dont j'ai été témoin et dont j'ai bien ri, étant bien sûr, « d'après ce que je savais, qu'elles ne prévaudraient pas. » Nous avons insisté pour que le manifeste soit menaçant, surtout pour ce qui regarde la responsabilité sur les personnes royalas, et qu'il n'y soit jamais question de Constitution ou de gouvernement. »

Le même jour, nouveau billat de Fersen à la reine :

« Je reçois dans ce moment la déclaration de M. de Brunswick, elle est fort bien : c'est celle de M. de Limon, et c'est lui qui me l'envoie. »

Et il ajoute, pris d'angoisse à la penséo des périls qui menacent la reine:

« Voici le moment critique et mon âme en frémit. Dieu vous conserve tous, c'est mon unique vœu. S'il était utile que vous vous cachiez jamais, n'hésitez pas, je vous prie, à prendre ce parti ; cela pourrait être nécessaire pour donner le temps d'arriver à vous. Dans ce cas, il y a un caveau dans le Louvre attenant à l'appartement de M. de Laporte; je le crois peu connu et sûr. Vous pourriez vous en servir.

« C'est aujourd'hui que le duc de Brunswick se met en mouvement, il lui faut huit à dix jours pour être à la frontière. »

Mais dans les mêmes lettres il laissait ainsi percer sa frayeur, Fersen transmettait à la reine les combinaisons ministérielles du baron de Breteuil. n y a je ne sais quoi de tragique et de bouffon dans cette distribution de por- tefeuilles :

« Voici le projet du baron pour le ministère; il veut qu'il soit tout dans sa main pour éviter les contradictions; il donne la guerre à la Galissonnicre, qui dit-il, lui a fourni de très bonnes idées; la marine à du Moutier; les sceaux à Barentin ; les affaires étrangères à Bombelles ; Paris à la Porte et les finances à lévèque de Pamiers. »

D; Breteuil était un homme de tête : il ne s'oubliait pas dans la tour- mente. Et d'ailleurs, il étiit sûr de la victoire.

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La reine n'y comptait pas aussi fernaement. Le 1" août, elle écrit en clair à Perse n :

« L'événement du 30 (le conflit entre les Marseillais et le bataillon de la gwde nationale) a augmenté les inquiétudes, irrité partie de la garde natio- nale et découragé l'autre. On s'attend à une catastrophe prochaine; l'émi- gration redouble. Les gens faibles avec des intentions pures, ceux qui n'ont qu'un courage incertain et de la probité se cachent; les mal intentionnés seuls se montrent avec audace. Il faut une crise pour faire sortir la capitale de l'état de contraction elle se trouve ; chacun la désire, chacun la veut dans le sens de ses opinions, mais personne n'ose en calculer les effets dans la crainte de trouver un résultat en faveur des scélérats. Quoi qu'il arrive, le roi et les honnêtes gens ne laisseront porter aucune atteinte à la Constitution, et, si elle est renversée, ils périront avec elle. »

Et elle ajoute en encre sympathique :

« La vie du roi est évidemment menacée depuis longtemps ainsi que celle de la reine. L'arrivée d'environ 600 Marseillais et d'une quantité d'autres députés de tous les clubs jacobins augmente bien nos inquiétudes, malheu- reusement trop fondées. On prend des précautions de toute sorte pour la sû- reté de LL. MM., mais les assassins rôdent continuellement autour du château; on excite le peuple; dans une grande partie de la garde nationale il y a mauvaise volonté, et dans l'autre faiblesse et lâcheté... Au milieu de tant de dangers il est difficile de s'occuper du choix des ministres. Si on ob- tient un moment de tranquillité, je vous manderai ce qu'on pense de ceux que vous proposez; pour le moment il faut songer à éviter les poignards et à dé- jouer les conspirateurs qui fourmillent autour du trône prêt à disparaître. Depuis longtemps les factieux ne prennent plus la peine de cacher le projet d'anéantir la famille royale. Dans les deux dernières Assemblées nationales on ne différait guère que sur les moyens à employer. Vous avez pu juger par ma précédente lettre, combien il est intéressant de gagner vingt-quatre heures; je ne ferai que vous le répéter aujourd'hui, en ajoutant que si on n'arrive pas il n'y a que la Providence qui puisse sauver le roi et sa famille. »

Il est certain que dans cette lettre, et pour hâter la marche des secours. Marie-Antoinette montre surtout le côté sombre des choses. Mais je crois que Michelet exagère la sécurité de la Cour. Il est bien vrai qu'elle avait appelé dans le château des Tuileries un millier de soldats suisses, que beaucoup de gentilshommes s'étaient joints à eux, et que Mandat avait promis le concours de plusieurs bataillons de la garde nationale.

Il est vrai aussi que les bataillons des fédérés ne comptaient guère que cinq à six mille hommes et que nul ne pouvait dire si les faubourgs se lève- raient en masse. La Cour avait donc des raisons d'espérer qu'elle écraserait le soulèvement; et dans l'état d'attente énervante oîi vivaient le roi et la reine, ils finissaient par souhaiter une journée décisive. Ils la redoutaient

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pourUint, et ils senlaient bien qu'un va^le tt soiijbre fioi viendrai- . acr) la royauié.

La Législative avait fixé au 9 le débat sur les pétitions demandant la »us- pension ou la déchéance du roi. "iais en fixant ainsi la date du débat, elle avait fixé i ar même la date de l'insurrection.

Elle n'aurait pu, en effet, désarmer la colère du peui-le que par une grande et courageuse décision ; elle en était incapable ; et Choudieu lui dit avec une courageuse franchise que n'ayant pas osé la veille condamne. Lafayette, elle n'oserait pas « se traîner jusque sur les marches du trône pour frapper une Cour coupable ». Choudieu fut menacé de l'Abbaye. Les modérés racontèrent à la tribune les violences subies par eux la veille, dans les rues de Paris, à cause de leur vote en faveur de Lafayette. El Viénot-Vaublane alla jusqu'à dire que, plutôt que de délibérer sous les menaces « d'une fac- tion » l'Assemblée devait quitter Paris et aller à Rouen. C'eût été la mort de la Révolution et de la patrie.

Au nom de la Commission des Douze, Condorcet se borna à proposer une adresse au peuple français sur l'exercice du droit de souveraii; té. Elle paraissait l'aile uniquement pour protéger les délibérations de rAsterabîée contre toute pression illégale du dehors.

Le grand problème de la déchéance n'y était même pas posé, et la Com- mission des Douze donnait comme objet à son rapport « les mesures prélimi- naires à prendre avant de traiter la question delà déchéance du roi ». Dans l'état de tension des esprits et des forces, tout délai nouveau était impos- sible.

Le ressort révolutionnaire joua enfin. La générale battit ; le tocsin sonna, et dans la nuit sereine du 9 au 10 août le peuple des faubourgs, saisissant ses fusils, attelant ses canons, se prépara à livrer, dès l'aube, le grand combat. Ce n'était pas une pensée d'intérêt étroit et immédiat qui animait ces hommes.

Les ouvriers, les prolétaires qui allaient au combat avec la plus auda- cieuse fraction rie la bourgeoisie révolutionnaire ne formulaient aucune revendication économique. Déjà, même quand ils luttaient contre les accapa- reurs et monopoleurs qui avaient renchéri le sucre et les autres denrées, les ouvriers de Paris disaient : « Ce n'est pas pour avoir des bonbons, comme des femmes, que nous réclamons : c'est parce que nous ne voulons pas laisser la Révolution aux mains d'une nouvelle caste, égo'iste et oppressiv*. »

C'est la pleine liberté politique, c'est la pleine démocratie qu'ils récla- maient avant tout. Eu elle, assurciuent, ils trouveraient des garanties pour leurs inlérôls, pour leurs salures, pour leur existence môme. Déjà, dans le vaste mouvement populaii:e, dans la grande effervescence de juillet et d'août, la loi Chapelier avait été abrogée de fait, et la bourgeoisie feuillantine se

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plaignait, à la date du 7 août, que les ouvriers formassent des rasserahlemeals pour exiger de concerl la hausse des salaires.

Les prolétaires savaient bien que toute exaltation de la vie nationale et <ie la liberté serait une exaltation de leur force, et un obscur pressentiment social était en eux. Mais leur pensée directe et consciente allait à la patrie menacée par l'étranger, à la liberté trahie par la fourberie du roi. Abattons le roi traître pour écarter, pour rel'ouler plus sûrement les rois étrangers. Ce n'était donc pas un mouvement de classe explicite et immédiat qui soule- vait les prolétaires.

Et cependant, tandis qu'au 14 juillet et au 5 et 6 octobre, c'est contre le despotisme royal seulement que luttaient les ouvriers unis à la bourgeoisie, maintenant, en cette journée dii 10 août, ils luttent à la fois contre la royauté et contre toute cette partie de la bourgeoisie qui s'était ralliée à elle. En abattant le roi, ils vont prendre en même temps leur revanche de ce mo îé- ranti>:me bourgeois qui, au Champ de Mars, en juillet 1791, avait fusillé le peuple pour défendre la royauté.

Et le drapeau rouge, qui lut le drapeau de la loi martiale, le symbole sanglant des repressions bourgeoises, les révoliitionnain-s du 10 août s'en emparant. Ils en font un signal de révolte, ou plutôt l'emblème d'un pouvoir nouveau.

A. quel moment précis l'idée vint-elle au peuple révolutionnaire de s'ap- proprier le drapeau de la loi martiale et de le tourner contre ses ennemis ? Il semble que ce soit aux environs du 20 juin. Quand ChaumcLte, dans ses mémoires, raconte les préparatifs du 20 juin, quand il montre que les citoyens des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau « s'enorgueillissant d'être appelés saus-culottes par les aristocrates à dentelles », se préparaient à aller trouver le roi pour lui imposer la sanction de? décrets, il ajoute:

« Dun autre côté, les patriotes les plus chauds et les plus éclairés se rendaient au Club des Cordeliers et de passaient les nuits ensemble à se concerter.

« Il y eut entre autres un Comité l'on fabriqua un drapeau rouge portant celte inscription : loi martiale du pedple contre la révolte de la cour, et sous lequel devaient se rallier les hommes libres, les vrais républicains qui avaient h. venger un ami, un fils, un parent, assassiné au Champ de M rs le 17 juillet 1791. »

D'autre part, Carra, racontant les préparatifs non plus du 20 juin mais du 10 août, élit :

0 Ce lut dans ce cabaret du soleil d'or (où se réunissait le directoire insur- rectionnel) que Fournier, l'Américain, nous apporta le drapeau rouge dont j'avais proposé l'invention et sur lequel j'avais fait écrire ces mots: Loi mar- tiale (lu peuple souverain contre la rébellion du pouvoir exécutif. Ce iut aussi dans le même cabaret que j'apportai cinq cents exemplaires d'une affiche

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étaient ces mots : Ceux qui tireront sur les colonnes du peuple seront mis à mort sur-le-champ. »

Ainsi l'idée de s'approprier le drapeau rouge semble être venue au peuple avant le 20 juin, dès que l'ère des mouvements populaires contre la royauté s'annonça. Mais il paraît bien qu'au 20 juin le drapeau rouge ne fut pas déployé, soit que le temps eût fait défaut pour en préparer un nombre suffisant avec les inscriptions révolutionnaires, soit plutôt que Pétion, qui chercha à légaliser le mouvement du 20 juin, eût obtenu de ses amis qu'ils renonçassent à le déployer. Mais la pensée persista, et au 10 août le rouge drapeau flotta çà et sur les colonnes révolutionnaires. Il signifiait:

« C'est nous, le peuple, qui sommes maintenant le droit. C'est nous qui sommes maintenant la loi. C'est en nous que réside le pouvoir régulier. Et le roi, la Cour, la bourgeoisie modérée, tous les perfides qui, sous le nom de Constitutionnels, trahissent en effet la Constitution et la patrie, ceux-là sont les factieux. En résistant au peuple, ils résistent à la vraie loi, et c'est contre eux que nous proclamons la loi martiale. Nous ne sommes pas des révoltés. Les révoltés sont aux Tuileries, et contre les factieux de la Cour et du modé- rantisme nous retournons, au nom delà patrie et de la liberté, le drapeau des répressions légales. »

Ainsi, c'était plus qu'un signe de vengeance. Ce n'était pas le drapeau des représailles. C'était le drapeau splendide d'un pouvoir nouveau ayant conscience de son droit, et voilà pourquoi, depuis lors, toutes les fois que le prolétariat affirmera sa force et son espérance, c'est le drapeau rouge qu'il déploiera.

A Lyon, sous Louis-Philippe, les ouvriers exténués par la faim, déploient le drapeau noir, drapeau de la misère et du désespoir. Mais après février 1848, quand les prolétaires veulent illustrer d'un symbole à eux la Révolution nouvelle, ils demandent au gouvernement provisoire d'adopter le drapeau rouge.

Pour qu'il surgît ainsi de nouveau comme une haute flamme longtemps cachée sous les cendres, il fallait que la tradition révolutionnaire du 10 août se fût continuée pen\lant un demi-siècle, dans les pauvres maisons des fau- bourgs, de la bouche du père à l'oreille et au cœur du fils. Et Lamartine commettait un oubli étrange lorsqu'au peuple assemblé devant THôlel de Yille il disait : « Le drapeau rouge n'a fait que le tour du Champ de Mars traîné dans les flots de sang du peuple. »

Pourquoi le peuple ne répondit-il pas? : « Oui, mais ce drapeau, teint du sang du peuple au 17 juillet 1791, conduisit le peuple contre les Tuileries au 10 août 1792. Et l'espérance ouvrière esi mêlée en sa splendeur à la victoirej républicaine. »

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Dans la soirée du 9, vers minuit, le son du tocsin, le roulement des tambours avertirent les législateurs dispersés dan^ Paris qu'un grand mou- vement se préparait. Ils se rendirent en hâte à l'Assemblée, et à minuit la séance s'ouvrit. C'était, si je puis dire, une séance d'attente. L'Assemblée était

résolue à surveiller les événements, mais à ne pas intervenir d'une façon directe dans la lutte engagée entre le peuple et le roi.

En vain les ministres, pour engager sa responsabilité, lui firent savoir <ju'il était urgent de prendre des mesures pour protéger le Château et dé- fendre la Constitution. Elle répondit que cela regardait les autorités adminis- tratives. C'est en vain aussi que plusieurs députés proposèrent à leurs collè- gues de se porter auprès du roi, comme le 20 juin. Ghoudieu s'écria qu'à cette

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heuf fie «langer le vrai devoir des représentants du peuple était de demeurer à leur posle. L'assemblée applaudit.

Cependant le Château tendait un piège à PfHion. Il y était appr^lé, et le mairf fraignanl d'être gravement compromis s'il refusait de répondre h cet appel se rendait aux Tuileries. il est visible qu'on voulait surtout le garder comme otage. Effrayés de sa longne absence, les administrateurs de la com- mune de Paris écrivirent à l'Assemblée, et celle-ci, pour le sauver, l'appela à sa barre. Mandat, qui commandait la garde nationale et qui était dévoué :: la Cour, n'osa pas retenir Pétion ; le maire se rendit à la barre de l'.^ssemblée, fit allusion, en termes mesurés, aux paroles offensantes qui lui avaient été dites; il annoDça que les mesures de défense prises par le Château étaient très fortes, suf^santes à arrêter tout mouvement. Pélion voulait-il donner au peuple de Paris un suprême conseil de prudence? Ou bien fournir à l'Assemblée le pré- texte dont elle avait besoin pour ne pafe intervenir? Ou encore s'autoriser ainsi lui-même à ne pas renforcer la défense du Château? Cependant l'As- semblée géutrale des sections se réunissait à l'Hôtel de Ville. Et les sections les plus hardies, celle du Théâtre Français, celle des Gravilliers, ouvraient l'avis vers trois ou quatre heures du matin, qu'il fallait remplacer par des autorités nouvelles et révolutionnaires les autorités constituées.

Vers l'aube, au moment 'oîi de tous les faubourgs, de Saint-Antoine, de Saint-Marceau, les fédérés, les ouvriers se formaient en colonne et marchaient sur les Tuileries, l'Assemblée des sections se substitua à la Commune légale et s'organisa en Commune révolutionnaire.

C'était un coup hardi et peut-être décisif, carparlà, le peuple combattant avait derrière lui l'appui d'une force politique organisée. Par aussi l'état- major de la garde nationale, son commandant Mandat frappés de destitu- tion, pouvaient être pris de trouble. Et la Commune révolutionnaire jetait le doute et le désarroi dans les rangs de l'ennemi. La nouvelle Commune prit aussitôt l'arrêté suivant qui la constituait:

« L'Assemblée des commissaires de la majorité des sections, réunis en plein pouvoir pour sauver la chose publique, a arrêté que la première mesure qoe la chose publique exigeait était de s'emparer de tous les pouvoirs que la Commune avait délégués, et ôter à l'état-major l'influence dangereuse qu'il a eue jusqu'à ce jour sur le sort de la liberté. Considérant que ce moyen ne pouvait être mis en usage qu'autant que la municipalité, qui ne peut jamais, et dans auci:i. cas, agir que par les formes établies, serait suspendue de ses fonctions, et que .M. \c Maire et le Procureur général de la Commune qu'ils laissaien*. administrateurs, continueraient leurs fonctions administrât! v- s. »

C'était signé de Huguenin, président, et de Martin secrétaire; tous ces hommes jouaient leur tête. Ainsi, c'est parce que les autorités constituées ne pouvaient s'affranchir des formes légales quelessectionsles brisaient. Pétion et Manuel, qui étaient maintenus, recevaient une nouvelle investiture, mais

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i de peur que Pétion, eucore lié par les formes légales, ne paralysât le mouve- ment du peuple, la Commune révolutionnaire le consigna à son domicile. Elle préservait ainsi la liberté del'action populaire. Et elle marquait bien dès l'origine de cette grande journée, quel en était le caractère; il ne s'agissait pas d'une sommation à adresser au roi. Il s'agissait d'un changement de pouvoir, elle peuple s'installait en souverain h. IHôtel de Ville pour chasser décidément des Tuileries la souveraineté de trahison.

Comment l'Assemblée législative allait-elle accueillir ce pouvoir nouveau, expression révolutionnaire de la volonté du peuple? Elle fut informée des événements de l'Hôtel de Ville vers sept heures du matin par une députa- tion geignante de l'ancienne municipalité. Mais que faire? Quelques députés proposèrent bien de casser comme illégal le pouvoir nouveau. Mais déjà la lutte s'engageait autour du château, etla proposition tomba. Aussi bien le nouveau pouvoir agissait, et il secondait avec une grande décision l'elTort du peuple. Avant même de se constituer en commune, les délégués des sections avaient obtenu de la municipalité légale qu'elle rappelât auprès d'elle Maudat, le comman'lant de la garde nationale dévoué au roi.

Celui-ci, vers le matin, c'est-à-dire au moment même oii sa présence aux Tuileries aurait été le plus nécessaire, avait fini par céder à l'ordre municipal. Et, arrivé à l'Hôtel de Ville, il s'était trouvé en face d'un pouvoir nouveau. La Commune révolutionnaire le traita en accusé, elle lui demanda compte des ordres irréguliers qu'il avait donnés, sans l'autorisation explicite du maire, pour armer la garde nationale contre le peuple. Et au moment où, l'interrogatoire fini, il s'apprêtait à revenir en hâte vers les Tuileries, elle le fit arrêter.

Du coup, la résistance des Tuileries était désorganisée. La Cour perdait tout point d'appui légal; la garde nationale ne donnait plus le moindre con- cours aux Suisses et aux gentilshommes. Le roi s'en aperçut bien, vers six heures, quand il sortit un moment du palais pour faire au Carrousel et aux Tuileries la revue de.^ postes. Les canonniers de la garde national^l'accueil- lirent par un silence morne, ou par des cris de: « Vive la Nation. »

Louis XVI eut la sensation aiguë, mortelle, qu'il était seul contre son peuple. Il rentra au château presque désespéré. Cependant, peu à peu, les assaillants arrivaient, et parle Carrousel, par les Tuileries, commençaient, mais molle- ment encore, à investir le Château. Le roi et lareine allaient-ils, ainsi plus qu'à demi abandonnés, soutenir les hasards d'un sièu'e ? A l'Assemblée, l'inquié- tude était vive. Qu'adviendrait-il si le roi et la reine, dans la fureur de l'as- saut, étaient massacrés? La France, qui avait été déjàémue le 20 juin en faveur du roi menacé, ne se soulèverait-elle point contre ceux qui l'auraient tué, contre ceux aussi qui par leur inaction auraient été complices du meur- tre? Plusieurs députés demandèrent que l'Assemblée appelât le roi à elle. Mais ce n'était pas seulement protéger la vie du roi ; c'était en quelque sorte

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couvrir son pouvoir de la protection nationale. C'était peut-être tourner ver» l'Assemblée elle-même, devenue en apparence solidaire dn roi, les forces ré- volutionnaires.

L'Assemblée le comprit et ne se livra pas. Une proposition moins nette et qui exposait moins l'Assemblée fut formulée alors : elle n'appellerait point le roi, mais elle lui ferait savoir qu'elle était réunie et qu'il pouvait, s'il le désirait, venir auprès d'elle. Mais c'était encore nouer la responsabilité de l'Assemblée à celle du roi. Elle hésita encore, malgré l'émotion visible de Cambon qui s'écria que l'inaction de l'Assemblée serait au moins aussi dange- reuse que l'action et qu'il fallait « sauver la gloire du peuple », c'est-à-dire évidemment, préserver la vie du roi. Comme l'Assemblée hésitait encore, et s'immobilisait, lourdement stagnante, sous l'orage, le roi, pressé par le procureur syndic du département, Rœderer, se décidait à quitter les Tuileries pour se rendre à l'Assemblée.

Par l'allée centrale du jardin, puis par l'allée des Tuileries toute jonchée déjà, après un été aride et ardent, de feuilles mortes, la famille royule arriva péniblement, au travers d'une foule à demi incertaine, à demi hostile, jus- qu'à la porte de l'Assemblée. Louis XVI ne devait plus rentrer dans la de- meure des rois. En ce vendredi, dont l'âme pieuse des royalistes fil un Vendredi saint, il commença sa Passion. Un juge de paix se présenta à la barre de l'Assemblée: « Messieurs, dit-il, je viens vous faire part que le roi, la reine, la famille royale, vont se présenter à l'Assemblée nationale. »

Etait-ce un roi qui venait à l'Assemblée, un des pouvoirs de la Constitu- tion qui se réunissait à l'autre? Ou bien était-ce un proscrit cherchant auprè? de l'autel de la loi, que sa trahison avait tenté en vain de renverser, un suprême asile? Pour l'Assemblée c'était encore un roi, ou du moins une ombre de roi, i;t 24 députés, ceux qui étaient les plus près de la porte, allèrent au devant de lui, dans le tumulte et la confusion grandissante. Ainsi subsistait au moins le cérémonial de la Constitution. Vergniaud, à ce moment, présidait la séance. L'Assemblée l'avait, si je puis dire, élevé devant elle comme un bou- clier éclatant, bouclier de gloire, d'éloquence et de sagesse. Elle savait qu'à. la Commission des Douze il avait été temporisateur et prudent, elle pensait donc qu'il n'irait pas en cette crise suraiguë au delà de ce qu'exigeait la force môme des choses. Mais le peuple avait gardé le souvenir et pour ainsi dire la vibration du puissant et prophétique discours du B juillet. Et l'Assemblée es- pérait que le reflet de popularité, resté au front du grand orateur, apaiserait au loin la foule soulevée. Le prestige de la gloire suppléerait un moment èk i'autorilô de la loi.

Quand le roi fut entré et qu'il eut pris place, selon le protocole, aux côtés du Président, il dit à l'Assemblée:

« Je suis venu ici pour éviter un grand crime et je me croirai toujours en sûreté avec ma famille au milieu des représentants de la nation. »

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Vergniaud lui répondit, au témoignage du Moniteur, du Logographe et du Journal des Débats et Décrets:

« L'Assemblée nationale connaît tous ses devoirs. Elle a juré de mainte- nir les droits du peuple et les autorités constituées. »

Le fantôme de royauté durait donc encore: mais après tout, la Constitu- tion elle-même permettait de prononcer la déchéance ou la suspension, et Vergniaud ne s'engageait guère. Quelques Instants après, l'Assemblée recon-

La OUILLOTIN'E est ÉLB^'ÉB SCR LA PLACE DU CaRKOCSBL

(D'après ao docomeot da Masée Carsavalet.)

naissait officiellement des autorités « constituées », mais constituées cette nuit même par la Révolution. L'investissement des Tuileries, après le départ de la famille royale, s'était fait plus étroit. Les fédérés, le peuple des faubourgs avec baïonnettes, piques et canons, arrivaient, grossissaient. Etait-il donc impossible d'éviter une collision sanglante? L'Assemblée adresse en hâte une proclamation au peuple; mais par qui la lui faire tenir? L'ancienne mu- nicipalité était dissoute et impuissante. Thuriot proposa nettement à l'As sem- blée de reconnaître en fait la municipalité nouvelle, la Commune révolution- naire :

18»4 1116TU1HE SOCIALISTE

« Je demande que les commissaires qui vont se rendre à la ville soient aulor'sés à conférer avec tous ceux entre les mains desquels peuvent résider en ce moment-ci, soii 'légalement soit illrgalement, une autorité quelconque, et la confiance publique au moins apparente. »

L'Assemblée adopta la motion de Thuriol et ainsi c'est par la Commune que le premier coin de Révolution républicaine entra dans la Constilylion encore monarchique do 1791.

Quelques instants après, l'Assemblée licidait de laisser à la Conrauue révolutionnaire le choix au moins provisoire du nouveau com-'iandant tle la garde nationale. Cependant dans les Tuileries vides du roi, il semble qu'un mot d'ordre de désarmement ait été donné. Par les fenêtres du châleiu les Suisses lançaient au peuple des paroles amies. La porte donnant sur le grand escalier s'ouvre; le peuple des faubourgs et les fédérés s' élancent Joyeuse- ment, mais soudain, de tous les degrés de l'escalier une terrible fusillade répond à la Révolution confiante. Y eut-il piège abominable et fourberie ? Oa bi?a, dacs cette anarchie d'une petite armée soudain abandonnée par sor roi et livrée à des ordres contradictoires, y eut-il de funestes malentendus? Un cri terrible de douleur, de mort et de colère monte du peuple refoulé ; il braque ses canons contre les murailles, ses fusils contre les fenêlresd'où cré- pite la mousqueterie des Suisses; les baraques adossées au palais, tout le long de la place du Carrousel, prennent feu; et « le son du canon », profond, cour- roucé, lugubre, le bruit irrité et aigu delà fusilla le, le pélillenîentdes flammes pâlies par la clarté du jour, toute une clameur, tout un tumulte de destruc- tion et de combat emplissent la cour du Carrousel et retentissent dans l'As- semblée. Un moment, vers neuf heures, un cri de panique se fait entendre sur le seuil de la salle des séances: « Yoici les Suisses; nous sommes forcés. »

L'Assemblée haletante croit que les soldats mercenaires de la royauté allaient mettre la main sur elle, que la royauté traîtresse, après avoir vain -u le peuple, allait frapper les représentants du peuple, et qu'elle n'avait jlus qu'à mourir pour léguer au moins aux générations nouvelles, en un souvenir héroïque, la protestation immortelle de la liberté.

Aux premiers coups de canon, tous les citoyens des tribunes se lèvent: « Yive l'Assemblée nationale ! Vive la Nation ! Vivent la liberté et l'égalité! » L'Assemblée décide aussitôt que tous les députés resteront à leur place, at- tendant le destin, pour sauver la Pairie ou périr avec elle.

« Voilà les Suisses ! crient encore les citoyens des tribunes, à la fois su- blimes de courage et affolés par les rumeurs incertaines. Nous ne vous quittons pas; nous mourrons avec vous! »

Et ils s'appliquent à eux-mêmes le décret de l'Assemblée; ils se lient comme elle à la liberté et à la mort. Minute héroïque et grande toutes les dissidences et toutes les défiances s'eflacèrent un moment dans la commune passion pour la liberté, dans le commun mépris de la mort, et le cœur des

HISTOIRE SOCIALISTE 129b

hommes des tribunes battit avec le cœur des Girondins, des « homnies d'Elat ». La Gironde, en ce tourbillon auquel elle présidait par Vergniaud tout à l'heure, par Guadet maintenant, était de nouveau mêlée à la grande passion révolutionnaire du peuple.

L'alarme des patriotes dura peu. Les Suisses qui avaient été signalés étaient déjà des vaincus; du château iorcé par le pcpple ils se retiraient par le jardin desTuileries, ils tombèrent sous les balles, les piques et les b;iïon- n.'ttes des vainqueurs. Quel était, durant ce drame, l'état d'esprit du roi? Mystère impénétrable. Espéra-t-il un noment que le château se défendniitet que la Révolution serait vaincue? Il assistait de la loge du tachygraphe à la sJance de l'Assemblée. Les cris qui annonçaient l'arrivée des Suis?ts lelen- tirent sans doute joyeusement en son cœur. Peut-être aussi, au son du a- I on, au crépitement de la fusillade, regret ta-t il de ne pas être restéau milieu de ses soldats pour les animer de sa présence. Choudieu, qui l'observa bien, affirme que tant que dura le combat, son visage demeura impassible; et qu'il ne s'émut que lorsque la défaite de ses suprêmes défenseurs lui fut conni-e. Tardivement, il fit passer aux Suisses l'ordre de ne plus tirer. Le pe:.le vainqueur envahit les Tuileries, les fouilla des caves au faite ; et à tout rLO- ment des hommes noirs de poudre, ou le visage ensanglanté, entraient dans l'Asscrablée portant des papiers, de la monnaie d'or, les bijoux de la reine, et criaient: « Vive la Nation! »

C'était la victoire de la Révolution et de la Patrie. Celait aussi la vic- toire delà Commune révolutionnaire. C'est elle qui, en se subsliluanl à la Com- mune légale, avait pour ainsi dire rompu les ponts derrière la Révolution en mircbe. 11 fallait vaincre ou périr. C'est elle aussi qui en consignant Pétion, et en arrêtant Mandat, avait assuré le libreessor de la force populaire. Dès le matin du 10 août et à peine le Château forcé, la Comnjune se présenta à l'Assemblée, non pour di^mander la confirmation légale d'un pouvoir qu'elle tenait de la Révolution même, mais au contraire pour dicter des lois. En son nom, Hu- guenin, accompagné de Léonard Bourdon, de Tronchon, de Berieux, de Vi- gaud et de Bullier, dit ceci :

« Ce sont les nouveaux magistr.'tts du peuple qui se pressentent à votre barre. Les nouveaux dangers de la patrie ont provoqué notre nomination; les circonstances la conseillaient et notre patriotisme saura nous en rendre dignes. Le peuple las enfin, depuis quatre ans éternel jouet des perfidies de la Cour et des intrigues, a senti qu'il étaittemps d'arrêter l'Empire surle bo.-d de l'abîme. Législateurs, il n,e reste plusqu'à seconder le peuple: nous venons ici en son nom, concerta" avec vous des mesures pour le sahtt public. Pétion, Manuel, Danton, sont toujours nos collègues; Santerre est à la tête de la force armée.

« Que les traîtres périssent à leur tour. Ce jour est le triomphe des ver- tus civiques: Législateurs, le sang du peuple a coulé; des troupes étrangères

1296 HISTOIRE SOCIALISTE

qui ne sont restées dans nos murs que par un nouveau délit du pouvoir exé- cutif, ont tiré sur les citoyens. Nos malheureux frères ont laissé des veuves et des orphelins.

« Le peuple qui nous envoie vers vous nous a chargés de vous déclarer qu'il vous iîiveslissait de nouveau de sa confiance, mais il nous a chargés eu même temps de vous déclarer qu'il ne pouvait reconnaître, pour juger des mesures e\lraordinaii-es auxquelles la nécessité et la résistance à l'oppression l'ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires. »

L'Assemblée ne protesta pas contre cette Commune victorieuse qui pré- tendait traiter avec elle d'égal à égal ou qui même l'investissait à nouveau au nom du peuple, mais seulement pour qu'elle convoquât le peuple môme.

C'est cette Commune révolutionnaire que l'Assemblée chargea de trans- v mettre au peuple des décrets l'invitant au calme. En ce même jour, sur les rapports de Vergniaud, de Guadet, de Jean Debry elle rendit sans débat des dé- crets décisifs. Par le premier, elle invitait le peuple français à former une Convention nationale, décidant que dès le lendemain le mode et l'époque de sa convocation seraient fixés; et elle déclarait en même temps « le chef du pouvoir exécutif suspendu provisoirement de ses fonctions, jusqu'à ce que la Convention nationale ait prononcé sur les mesures qu'elle croira devoir pren- dre pour assurer la souveraineté du peuple et le règne de la liberté et de l'é- galité. »

Par le second, elle déclarait que les ministres en fonctions n'avaient pas sa confiance; et elle décidait que les ministres seraient provisoirement nommés par l'Assemblée nationale et par une élection individuelle: ils ne pouvaient pas être pris dans son sein.

. Enfin, par un troisième groupe de décrets elle décida que les décrets déjà rendus et qui n'auraient pas été sanctionnés, et les décrets à rendre qui ne pourraient l'être à cause de la suspension du roi, porteraient néanmoins le nom de loi et en auraient la force dans toute l'étendue du royaume.

C'était, en somme, la fin de la monarchie. Sans doute, il ne s'agissait même pas de déchéance, mais seulement de suspension. Un moment le peuple murmura; des protestations immédiates s'élevèrent. Vergniaud harangua les pétitionnaires. Il leur dit que c'était par respect pour la souveraineté même du peuple que l'Assemblée ne prenait que des mesures provisoires. El l'annonce d'une prochaine Convention nationale changea en enthousiasme toutes les inquiétudes et toutes les récriminations. Il semblait au peuple que cette Assemblée nouvelle née de sa victoire, allait en finir avec les ruses, les mensonges, les trahisons, les demi-mesures qui dans le danger de la patrie sont l'équivalent de la trahison. C'était sa propre force, robuste et droite, qu'il pressentait, qu'il espérait en elle. Le combat du matin avait laissé dans les cœurs une extraordinaire exaltation de colère. La fusillade imprévue des

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LIV. 1(Î3. HISTOIRE SOCIALISTE.

163.

1298 HISTOIRE SOCIALISTE

Suisses, combinée avec la menace de uiaiiifesle de Brunswick, susciluienlles plus sinistres rumeurs. On racontait, au témoignage de Chamnette, que les plus cruelles inventions de la tyrannie devaient être réveillées contre les patriotes, que si le roi avait été vainqueur, ils auraient été immolés par milliers sur un échafaud pareil à celui que Louis XI machina, et que leurs fils, placés au-dessous, seraient couverts dune rosée sanglante. .4. ceux qu'il soup- çonnait d'avoir pris part contre lui à la bataille, au guet-apens du malin, le peuple donnait la chasse; et Louis XVI, pendant toute la journée du 10, n'au- rait pu, même sous escorte, même comme prisonnier, traverser Paris sans danger.

La Commune, tout le jour, et comme si une conspiration terrible était en- core à craindre, continua à distribuer des cartouches. Mais peu à peu, à l'idée que bientôt le peuple, tout le peuple allait exercer sa souveraineté et nommer la grande Assemblée de combat et de salut, les colères tombaient ; et l'Assemblée législative expirante semblait participer en quelque mesure à la popularité de l'Assemblée nouvelle et inconnue qu'elle venait de pro- mettre à la France.

Cette Convention, c'était, sans qu'on l'annonçât encore clairement, l'avè- nement de la République, c'était surtout l'avènement de la démocratie. Plus de cens, plus de privilège, plus de distinction injurieuse et bourgeoise entre les citoyens actifs et les citoyens passifs. Sur le rapportde JeanDebry, député de l'Aisne, au nom de la Commission des Douze, l'Assemblée vota sans débat, et dans la séance même du 10 août, que tous les citoyens de 25 ans seraient électeurs.

« L'Assemblée nationale, voulant au moment elle vient de jurer so- lennellement la liberté et l'égalité, consacrer dans ce jour l'application d'un principe aussi sacré pour le peuple, décrète qu'à l'avenir, et spécialement pour la formation de la Convention nationale prochaine, tout citoyen fran- çais, âgé de vingt-cinq ans, domicilié depuis un an, et vivant du produit de son travail, sera admis à voter dans les assemblées des communes et dans les assemblées primaires comme tout autre citoyen actif et sans nulle autre distinc- tion. »

A-insi, le suffrage universel était fondé; et ce n'était pas seulement pour la prochaine Convention nationale, mais pour toutes les manifestations de la vie nationale dans l'infini des temps. Et dès le 12 août, la Convention élargissait encore la base populaire, abaissant l'â^'e de l'éleclorat de 25 ans à 21 aiis. Elle maintenait 25 ans pour l'éligibilité, mais elle effaçait pour réhgibii.ic aus:^i bien que pour l'électoral, toute distinction entre les citoyens actiis et les ci- toyens passifs. Elle maintenait le syslème de l'élection à 2 degrés, par des as- semblées primaires, mais plutôt à titre de couseU que sous une forme impé- rative; et elle fixait au 26 août la nomination des Assemblées électorales, au 2 septembre la nomination des députés.

HISTOIRE SOCIALISEE 1299

Le 10 août, le minislôre avait été constitué sous le nom de Conseil exé- cutif provisoire. Sur la proposition d'Isnard, toujours ami des manifestations an peu théâtrales, l'Assemblée renonçant au mode d'élection individuelle, a\ait nommé en bloc Roland, Clavière et Servan, les trois ministres girondins que le roi avait congédiés. Mais la Gironde ne pouvait recnoiilir seule le bénéfice d'un mouvement auquel elle n'avait participé que mollement et par intermittence. L'Assemblée comprit qu'elle n'aurait quelque action sur le peuple révolutionnaire, et qu'elle ne pouvait satisfaire la Commune de Paris, qu'en appelant aux responsabilités du pouvoir un homme de la Révo- lution. Et Danton fut élu ministre de la justice par 222 voix sur 284 votants. Monge était appelé à la marine et Lebrun aux affaires étrangères.

Danton n'avait pas pris part de sa personne à l'assaut donné aux Tuile- ries, mais pendant la nuit, il avait été mêlé activement aux préparatifs, prêt à porter les responsabilités terribles que pour les hautes tôles de la Révolution recelait cette journée hasardeuse. Vainqueur avec le peuple, il eut d'emblée des pensées généreuses et clémentes. Belles furent ses premières paroles à la Législative, le 11 août :

a Les événements qui viennent d'arriver à Paris ont prouvé qu'il n'y avait point de composition avec les oppresseurs du peuple ; la nation française était. entourée de nouveaux complots; le peuple a déployé toute son énergie; l'As- semblée nationale l'a secondé, et lestyrans ont disparu; mais maintenant c'est moi qui prends devant vous l'engagement de périr pour arracher aux vengeances populaires, trop prolongées, ces mêmes hommes (les Suisses) qui ont trouvé un refuge dans votre Assemblée. (Vifs applaudissements.) Je le disais-il y a un instant à la Commune <le Paris : oii commence l'action des agents de la nation doit cesser la vengeance populaire. Ehl Messieurs, nul doute que le peuple ne sente cette grande vérité qu'il ne doit pas souiller son triomphe 1 L'assemblée de la Commune a paru pénétrée de ces sentiments. tous ceux qui nous entendent les partagent. Je prends l'engagement de mar- cher à la tète de ces hommes que le peuple a cru devoir proscrire dans son indignation, mais aux()uels il pardonnera, puisqu'il n'a plus rien à craindre de ses tyrans. {Applaudissements réitérés.) »

Louis XVI, le 11 août, avait été conduit avec sa famille au Luxembourg et de \hr quelques jours après, au Temple; il n'était plus qu'un prisonnier.

Mais cette Révolution, qu'à Paris il fallait régler et préserver de la folie sanfilante des représailles, il fallait la faire accepter à la France surprise sans doute et déconcertée. Il fallait aussi la faire accepter aux armées, en qui on pouvait craindre que par Lafayette et Lûckner l'esprit « constitutionnel » prévalût.

L'Assemblée, pour rallier la France à la Révolution du 10 août, recourut d deux grands moyens. Les papiers trouvés aux Tuileries démontraient la trahison du roi, l'œuvre de corruption de la liste civile. Ils ne révélaient pas

1300 HISTOIRE SOCIALISTE

encore tout ce que nous savons aujourd'hui ; mais la connivence du roi avec l'étranger y éclatait cependant.

L'Assemblée fit publier ces papiers. Elle ordonna à ses commissaires auprès des armées de les répandre dans les camps. Partout les sociétés jaco- bines les commentèrent, et de toute la France patriote, qui envoyait sans compter sa jeunesse, toute la fleur de sa vie, un immense cri s'éleva contre la royauté traîtresse.

Mai» l'Assemblée comprit qu'elle devait aussi aller droit au cœur des pay- sans en abolissant enfin réellement le régime féodal. Déjà, en ouvrant l'his- toire de la Législative par l'étude du mouvement paysan, j'ai noté que V.\s- semblée, sous la pression de la France rurale, avait toucher à la féodalité plus sérieusement que la Constituante. En juin, elle avait aboli sans indem- nité les droits casuels, ceux qui ne pesaient pas annuellement sur les tenan- ciers, mais qui étaient dus à l'occasion des ventes, des décès. Et encore les seigneurs pouvaient exiger le paiement de ces droits s'ils faisaient la preuve qu'ils étaient le prix d'une concession primitive de fonds. En outre, le rede- vable, quand il y avait rachat, était tenu de racheter à la fois toutes les rentes féodales très diverses dont il était grevé; qT.iand plusieurs propriétaires de ci- devant fiefs ou de fonds étaient tenus solidairement au payement d'un droit, l'un ne pouvait se racheter sans les autres. Enfin, et surtout, les droits annuels, les droits censuels, comme le cens, la censive, le champart, continuaient à peser sur les paysans.

Mais ceux-ci, de même qu'après le i4 juillet ils étaient entrés en mouve- ment et avaient arraché les décrets du 4 août 1789, comprirent que la Révo- lution du 10 août 1792 était pour eux une occasion excellente de secouer leurs charges. Ainsi les prolétaires de Paris, en versant leur sang le 10 août pour la liberté, ont affranchi les paysans de ce qui restait de la servitude féodale.

Quelques jours après la prise des Tuileries, les pétitions des paysans commencèrent à arriver à r.\ssemblée. Le 1(3 août, ce sont des cultivateurs de la « ci-devant province du Poitou » qui paraissent à la barre de l'Assemblée, et qui, au nom d'un grand nombre de citoyens de la paroisse de Rouillé, département de la Vienne, se plaignent des poursuites judiciaires intentées pour le recouvrement des droits féodaux.

« Ils sont encore victimes des restes du régime féodal. Le procureur- syndic de Lusignan (Vienne) a dirigé contre eux des poursuites pour certain droit qu'il a prétendu être un droit de terrage, mais qui, dans le fait, n'esl qu'une véritable dîme; ils demandent que l'Assemblée les mette à l'abri des suites d'un procès injuste qui serait leur ruine. »

A l'aiipel des paysans, l'Assemblée répond, presque coup sur coup, par trois décrets importants. Tout de suite, elle décrète la suspension de toutes les poursuites faites devant les tribunaux pour cause de droits ci-devant féo-

HISTOIRE SOCIALISTE 1301

daux; et tout de suite aussi, elle comprend qu'elle doit enfin résoudre le pro- hlème en toute son étendue, et elle décide que la discussion sur les restes du régime féodal sera inscrite à l'ordre dujour le plus prochain.

Le mène jour, 16 août, un délégué des communes rurales du Laonnais, Cagniard, demande « au nom des lois, delà liberté et de l'égalité sociale », la suppression de tous les droits féodaux dont on ne prouvera pas, par titres primordiaux, qu'ils sont le prix d'une concession de fonds. Et immédiatement, comme si elle voulait ne pas perdre une minute, et ne pas laisser à l'impa- tience paysanne le temps de s'aigrir, l'Assemblée, avec une soudaineté révo- lutionnaire, décrète « qtie les droits féodaux et seigneuriaux t)Z toute espèce sont supprimés sans indemnité lorsqu'ils ne sont pas le prix de la concession primitive du fonds ». Et elle renvoie à son Comité féodal le soin de préciser sans délai les conditions de la preuve.

Ainsi, comme des planles parasites attachées à la vieille monarchie et qui aggravaient son ombre meurtrière, les droits féodaux tombent en un jour avec la royauté elle-même.

Le 20 août, au nom du Comité féodal, Lemalliand apporte un projet de décret qui n'allait pas encore à la racine, mais qui était cependant de grande conséquence. Ce décret s'appliquait aux droits féodaux pour lesquels le rachat était maintenu parce que le seigneur avait pu faire la preuve par titres pri- mitifs qu'ils étaient le prix d'une concession de fonds. Et le but du décret était de faciliter le rachat. Pour cela, il fallait décider d'abord que les divers droits pourraient être rachetés séparément, ensuite que les divers redevables, s'ils étaient solidaires, pouvaient se libérer séparément, chacun pour leur parL

Le décret fut adopté sans opposition aucune. L'article premier disait :

« Tuut propriétaire de fief ou de fonds ci-devant mouvants, d'un ûef en censive, ou rolurièrement, sera admis à racheter séparément soit les droits casuels qui seront justifiés par la représentation du titre primitif de la con- cession de fonds, soit les cens et autres redevances annuelles et fixes, de quelque nature qu'ils soient, et sous quelque dénomination qu'ils exislent, sans être obligé de faire en même temps le rachat des uns et des autres. Il pourra aussi racheter séparément et successivement les difl'érents droits ca- suels justifiés par la représentation du titre primitif. >,

L'article 2 abaissait singulièrement le prix du rachat :

u Le rachat des droits casuels n'aura lieu que sur le pied de la valeur du sol inculte, et sans y comprendre la valeur des bâtiments, à moins que le titre primitif d'inféodation n'annonce que le sol était cultivé et que les bâti- ments existaient h cette époque, et dans ce cas, le rachat ne se fera que sur le pied de la valeur des bâtiments et du sol au moment de l'inféodation. »

L'article 3 faisait dépendre le moment du rachat de la seule volonté du nouveau redevable.

» Tout acquéreur pourra, immédiatement après son acquisition, sommer

1302 HISTOIRE SfJGI ;. LISTS

le ci-devant seigneur de produirp su lilre primitif; s'il le produit, iiiciué- reur sera tenu de faire le rachat des droits casuels conformément aux lois précédentes; s'il ne le produit pas dans les trois mois du jour la somma- tion lui aura été faite, l'acquéreur sera affranchi à perpétuité du payement et rachat de tous droits de cens, lods et ventes et autres, sous quelque dénomi- nation que ce soit, et le ci-devant seigneur sera irrévocablement déchu de loute justification ultérieure. »

Et l'article 4 ajoute :

« Tout propriétaire pourra faire la même sommation au ci-devant sei- gneur, si le titre primitif se trouve en règle, il ne sera tenu de faire le rachat qu'en cas de vente. »

Ces articles suflisent à caractériser l'esprit du projet; par tous les moyens il favorisait le rachat de ceux des droits casuels qui étant justifiés par un titre primitif n'étaient point abolis sans indemnité.

De même, le projet éteignait la solidarité des redevables :

« Toute solidarité pour le payement des cens, rentes, prestations et rede- vances, de quelque manière qu'ils soient, et sous quelque dénomination qu'ils existent, est abolie sans indemnité ; en conséquence, chacun des redevables sera libre de servir sa portion de rente sams qu'il puisse être contraint à payer celle de ses codébiteurs. »

Mais voici à la date du 25 août, dans le texte définitif soumis par Mailhe au nom du Comité féodal, le décret décisif. 11 ne se borne pas à faciliter le rachat. Il décide que tous les droits féodaux, absolument tous, les droits oensuels et annuels comme les droits casuels, sofit abolis sans indemnité, à moins que la preuve ne soit faite par acte primitif qu'ils sont le prix d'une concession de fonds.

Les lois de la Constituante n'avaient aboli sans indemnité que les rede- vances qui représentaient la rançon de la servitude personnelle. Quant à celles bien plus nombreuses, qui représentaient la main-morte réelle, ou la main-morte mixte, semi-réelle, semi-personnelle, elles devaient être rache- tées. La Législative tranche ce nœud de servitude et abolit toutes les rede- vances sans indemnité.

« Tous les effets qui peuvent avoir été produits par la maxime: nulle terre saJïs seigneur, par celle de l'esclavage, par les statuts, coutumes, et règles qui tiennent à la féodalité demeurent comme non-avenus.

« Toute propriété foncière est réputée franche et libre de tous droits, tant féodaux que censuels, si ceux qui les réclament ne prouvent le contraire dans la forme prescrite ci-après.

« Tous les actes d'affranchissement de la main-morte réelle ou mixte, et tous autres actes équivalents, sont révoqués etannulés. Toutes redevances, dîmes ou prestations quelconques, établis par les dits actes en représentation de la main-morte, sont supprimées sans indemnité.

HISTOIRE SOCIALISTE 1S03

« Tous corps d'héritages cédés pour prix d'affranchissement de la main- raorlp, soit parles communautés, àoil par les particuliers et qui se trouvent encore entre les mains de ci-devant seigneurs, seront restitués à ceux qui les auront cédés, et les sommes des deniers promises pour la même cause et non encore payées aux ci-devant seigneurs, ne pourront être exigées.

« Les dispositions de l'article ci-dessus auront également lieu dans les ci- devant provinces du Boulonnais, du Nivernais et de Bretagne pour tous les actes relatifs aux ci-devant tenures, en bordelage, en mote et en quevaise. »

Puis le Comité féodal évoque dans leur prodigieuse diversité provinciale et locale tous les droits féodaux, droits onéreux ou droits humiliants, il les invite pour ainsi dire à comparaître devant la Révolution triomphante; et les nommant tous de leurs noms variés et étranges pour que l'orei^lle et le cœur de tout paysan soient ouverts, 11 les fait soudain s'évanouir. Tous, sans in- demnité sont abolis. Regardez ce défilé pittoresque, et mAme si le temps et l'espace me'font.défaut pour donner un sens précis à chacun de ces mois, rap- pelez-vous que chacun d'eux représente pour un groupe de paysans une charge ou une vexation. Et dites si la Législative, décidée enfin par l'ébranlement du 10 août à en finir avec le vieux monde, n'a pas trouvé un moyen de génie pour engagerle paysan de Francedansles hardiesse.'^ grandis- santes de la Révolution. Chute du roi, chute des droits féodaux; c'estceiteasso- ciation d'idées toute-puissante que la Législative créait.

« Tous les droits féodaux ou censuels utiles, toutes Ifes redevances sei- gneuriales annuelles, en argent, grains, volailles, cire, denrées ou fruits de la terre, servis sous la dénomination de cens, censives, sur-cens, capcasal, rentes seigneuriales et emphyléoliques, champart, tasque, terrage, arrage, agrier, comptant, soélé, dîmes inféodées en tant qu'elles tiennent de la na- ture, des redevances féodales et censuelles... »

« Tous ceux des droits conservés par (divers) articles du décret du 15 mars 1790 et connus sous la dénomination de feu, feu allumant, feu mort, fouage, monéage, bourgeoisie, congé, chiennage, gîte aux chiens, guet et garde, stages ouestages, chassipolerie, entretien des clôtures et fortifications des bourgs et châteaux, pulvérage, banvin, vet-du-vin, étanche, cens en com- mande, gave, gavenne ou gaule, poursoin, sauveraent, et sauvegarde, avoue- rie ou vouerie, élalonage, minage, muyage, ménage, leude, leyde, puquière, bichenage, levage, petite coutume, sexterage, coporage, copal, coupe, carte- lage, stellage, sauge, palette, aunage, étale, étalage, quintalagje, poids et mesures, banalités et corvées;

« Ceux des droits conservés sous les noms de droit de troupeau à part, de blairie ou de vaine pâture ;

« Les droits de quôte, de collecte etde vingtaine ou de tarche non mention- nés dans les précédents décrets;

« Et généralement tous les droits seigneuriaux, tant féodaux que censuel*,

1304 HISTOIRE SOCIALISTE

CONSEIIVÉS OU DÉCLARÉS BACHETABLES PAR LES LOTS AKIÉniElRES QUELLES QUE SOIENT LEUR NATURE ET LEUR DÉNOIINATION, MÊME CEUX QUI POUItRAIENT AVOIR ÉTÉ OMIS DANS LESDITES LOIS OU DANS LE PRÉSENT DÉCRET, AINSI QUE TOUS .LES ABONNEMENTS, PEN- SIONS ET PRESTATIONS QUELCONQUES QUI LES REPRÉSENTENT SONT ABOLIS SANS INDEMNITÉ A MOINS qu'ils NE SOIENT JUSTIFIÉS AVOIR POUR CAUSEUSE CONCESSION PRIMITIVE DE FONDS, LAQUELLE CAUSE NE POURRA ÊTRE ÉTABLIE QU'aUTANT QU'ELLE SE TROUVERA CLAIREMENT ÉNONCÉE DANS L'aCTE PFIMORDIAL D'INFÉODATION, D'aCCENSEMENT OU DE BAIL A CENS, QUI DEVRA ÊTRE RAPPORTÉ. »

Le grondement populaire du 10 août retentissait ainsi au creux le plus profond des vallées loin laines en une parole de libération. Défendez, paysans, la Révolution et la patrie pour vous défendre vous-mêmes. Au moment l'Assemblée promulguait ce grand décret, les citoyens commençaient à se consulter, à s'interroger pour la formation toule prochaine des assemblées primaires. Ainsi il y avait des centres d'écho, partout disséminés, qui propa- geaient irrésistiblement les lois d'émancipation.

Il semble qu'au lendemain du 10 août et comme pour rendre impossible toute tentative de contre-révolution l'Assemblée législative ait voulu ré- soudre d'un coup toutes les que.-tions qui intéressaient la France rurale. Je viens de noter son grand effort contre les droits féodaux, contre « ces décombres de servitude qui couvrent et dévorent les propriétés d comme le dit le préambule du décret présenté par Mailhe. Le 14 août, François de Neulchâleau souleva coup sur coup la question des biens communaux et celle des biens des émigrés.

Il dit d'abord: « Lorsque l'Assemblée a étendu la faveur ou plutôt la justice des suppressions féodales commencée par l'Assemblée constituante, elle n'a pas rejeté loin du peuple tout le fardeau qui l'accablait. Il existe des biens com- munaux qui n'appartiennent à personne parce qu'ils sont à tout le monde; les riches se les approprient. Il est instant de faire cesser celte injustice et partager ces biens aux plus pauvres. En conséquence, je demande que dès cette année, immédiatement après les récoltes, tous les terrains, usages com- munaux soient partagés entre les citoyens. Les citoyens pourront jouir en toute propriété de leurs portions respectives. Pour fixer le mode de partage, le Comité d'agriculture serait tenu de présenter un projet de décret incessam- ment. »

Je ne recherche point si la solution proposée par Neufchâleau était la meilleure que l'on pût concevoir alors, et s'il n'aurait pas minux valu dès cette époque, organiser l'exploitation collective, scientifique et égalitaire des terrains communaux. Mais il est vrai que, dans l'état, les riches en avaient sur- tout le bénéfice et qu'une répartition immédiate des terres faite aux plus pauvres des habitants était de nature à créer un lien de plus entre la France et la Révolution.

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1305

L'Assemhlée prit d'emblée un décret conforme aux propositions de Fran- çois de Ncufchàleau.

Et celui-ci formula aussitôt une autre proposition décisive. Il y a, dit-il, dans la vente des biens des émigrés unmoyen d'attacher les habitants descam- pagnesàla Révolution. Je demande que ces biens soient vendus à bail à rentes dès ce moment, par petites parcelles de deux, trois, quatre arpents, afin que les pauvres puissent en profiter. »

Dkpart db Lk Fayette du camp devant Seua» (D'après une estampe du Musée Caroavalet.)

Ainsi les biens des émigrés, qui avaient été mis à la disposition de la na- tion, allaient être vendus sans retard, morcelés, distribués à la bourgeoisie révolutionnaire et aux paysans. L'Assemblée accueillit par les applamiisse- ments les plus vifs les paroles de François de Neufchâteau, et elle adopta à la minute, sans débat, le décret suivant, rendu, si je puis dire, par le canon du 10 août :

« L'Assemblée nationale, sur la proposition d'un de ses membres, après

UV. loi HISTOIBE S0UALI3TS. L,V_ 164

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avoir décrété l'urgence, décrète aussi, dans la vue de multiplier les petits propriétaires: qu"en la présente année, et immédiatemenlaprèsles récoltes, les terres, vignes, et prés appartenant ci-devant aux émigrés seront divisés par petits lots de deux, trois, ou au plus quatre arpents, pour être ainsi mis à l'enchère et aliénés à perpétuité par bail à rente en argent, laquelle sera tou- jours rachetable ; que l'Assemblée nationale rapporte à cet égard son dé- cret qui ordonne que les biens des émigrés seront vendus incessamment, mais que ce décret subsistera pour le mobilier et pour les châteaux, édiûcesel bois non susceptibles de division en faveur de l'agriculture; que ceux qui offriront d'acquérir, argent comptant, terres, vignesetprés seront néanmoins admis à enchérir de quelle portion ils voudront, le tout suivant le mode que présenteront sans relard les comités d'agriculture et des domaines réunis. »

Ainsi, sans exclure les payements immédiats dont la Révolution avait besoin, sans interdire à la bourgeoisie ou aux riches paysans de surenchérir, pour ces payements immédiats, sur l'enchère du bail à rente du paysan pauvre, l'Assemblée se propose bien à ce moment par la division obligatoire en petits lots, et par la substitution du payement par rente au payement en capital, de susciter des légions de petits propriétaires.

Sur la question des biens communaux l'Assemblée n'aboutit pas. Le 8 septembre, François de Neulchâleau, rapporteur, lui fit savoir que le Comité, quand il avait voulu déterminer le partage des biens, s'était heurté aux difli- cultés les plus grandes; et qu'il avait préféré laisser les communes libres, et ne point présenter de projeta cet égard. Cambon s'éleva avec force contre cette conclusion négative. Il s'écria « qu'il fallait ordonner impérativement le par- tage égal des communaux entre les citoyens infortunés qui n'ont pas de pro- priétés ». L'Assemblée rendit un décret contorme à la pensée de Cambon, mais ce n'était qu'un décret de principe. Cambon demanda le renvoi au Co- mité, auquel il exposerait ses vues sur le mode de partage.

Et il ajouta :

I Mais si l'on veut discuter aujourd'hui cette question, je demande que le partage soit fait par individu indistinctement. Si vous adoptez ma propo- position, un père de famille qui aura huit enfants recevra neuf portions, ot le célibataire n'en aura qu'une. Ce mode de partage me paraît être conforme à la plus stricte équité. »

Un autre député demande « que le partage soit fait en sens inverse des propriétés des citoyens, c'est-à-dire que le plus riche ait la plus faible portion, et le plus pauvre la plus considérable ».

La question fut renvoyée au Comité. La Législative, qui touche à son terme, ne la résoudra pas. Elle sera résolue par la Convention, mais dès ce moment, une espérance nouvelle et prochaine luit aux yeux des paysans. La question des biens communaux avait fait surgir une autre proposition. Il ne suffisait las d'assurer aux pauvres, aux sans-propriété, la répartition des b. . r.s

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communaux. Il fallait aussi restituer aux communes tous les biens usurpés depuis des siècles par les seigneurs.

Ce fut l'objet d'une proposition très importante et très étendue que Mailhe apporta à l'Assemblée, le 25 août, au nom du Comité féodal. Elle abolissait tous les effets de l'ordonnance de 1669, obligeait le seigneur à rendre aux communes (sauf production d'un titre précis et fondé de propriété pour le seigneur) toutes les terres vaines et vagues. La loi proposée cassait toutes les décidions de justice qui depuis des siècles avaient été contraires au droit et à l'intérêt des communes et des paysans. Elle ne put pas non plus être votée par la Législative qui la légua à la Convention. Mais la voie était ou- verte et les paysans savaient qu'à marcher dans le sens de la Révolution ils trouveraient, pour ainsi dire, à chaque pas un bienfait nouveau.

Déjà, pour la vente des biens des émigrés, l'exécution commençait. L'Assemblée craignant que beaucoup d'émigrés, pour échapper aux prises de la nation, ne convertissent leurs propriétés foncières en valeurs mobilières et au porteur, rendit le 23 août un décret par lequel tous les débiteurs des émi- grés étaient tenus de faire connaître leurs dettes. De plus « il est ordonné à tous les notaires, avoués, greffiers, receveurs des consignations, régisseurs, chefs et directeurs des compagnies d'actionnaires, et tous autres officiers pu- blics ou dépositaires, de faire à la municipalité de leur résidence, dans les huit jours qui suivront la publication du présent décret, leur déclaration des valeurs, espèces, actions, bordereaux et autres efi'ets au porteur, des titres de propriété, contrats de rentes, obligations à jour fixe, billets et généralement de tous les objets qui sont entre leurs mains » appartenant à des émigrés. Ces déclarations devaient être faites sous serment.

Le 25 août, l'Assemblée adoptait un vigoureux décret appliquant la loi aux biens des émigrés aux colonies.

« Les biens que possèdent dans les colonies faisant partie de l'empire les Français notoirement émigrés seront saisis et vendus au profit du Trésor pu- blic, pour le prix en revenant servir d'indemnité à la nation. Pour faciliter les ventes, les corps administratifs pourront faire procéder à l'adjudication, soit en annuités payables en douze années, soit en rentes amortissables. Aus-itôt la promulgation du présent décret dans chacune des colonies, le procureur de chaque commune fera faire, à sa requête, défense à chaque géreur de biens sur lesquels ne résidera pas le propriétaire, ou dont ledit propriétaire n'aura pu prouver sa résidence, de se dessaisir en sa faveur d'au- cuns deniers; il le contraindra par les voies légales de verser le revenu de l'habitation confiée à ses soins, à la caisse de la colonie... sauf les sommes nécessaires pour continuer la faisance valoir, qui seront déterminées sur la demande du régisseur par les municipalités. »

Le coup était rude pour celte aristocratie coloniale qui avait attisé si pas- sionnément en France la contre-révolution.

1308 HISTOIRE SOCIALISTK

Enfln, le 2 septembre, la Législative a'ioplail le texte déûnitlf du décret qui réglait dans ses dispositions les plus minutieuses la vente des biens des émigrés, selon les principes afQrmés le 10 aoilt. Il pourvoyait au rembourse- ment des créanciers des émigrés; mais en cas (l'insufAsance, ce sont les biens seuls du débiteur, ce n'est pas l'ensemble du produit des ventes de tous les biens d'émigrés, qui répondaient de la créance.

L'article 10 disait :

« Il sera procédé, soit à la vente, aoil au bail à rente. »

L'article 11 : « Dans la vue de multiplier les propriétaires, les terres, prés et vignes seront, soit pour le bail à rente, soit pour la vente, divisés le plus utilement possible en petits lots. A l'égard des bois, ainsi que des ci- clevanl châteaux, maifons, usines et autres objets non susceptibles de divi- sion en laveur de l'agriculture, ils seront vendus ou arrentés, ensemble ou disséminés, selon qu'il sera jugé, par les corps administratifs, être plus avan- tageux. »

Observez que le maximum de quatre arpents, fixé en août pour les lots, n'est pas maintenu et qu'ainsi il sera aisé souvent de ne pas procéder à « la division » des domaines vendus. Les préoccupations financières et bourgeoises réfrènent ici l'élan de démocratie qui, dès le lendemain du iO août, s'était développé. Pourtant la tendance à la division reste inscrite dans la loi.

« Art. 12. En cas de concurrence d'enchère pour le bail à rente et pour la vente à prix et deniers comptants, à éqalilé de mises enire lasorame portée pour le prix de la vente et le capital oiïert de la rente foncière rachetable, l'enchérisseur à prix et deniers comptants aura la préférence. »

Ici encore, c'est aux acheteurs aisés, à ceux qui peuvent payer tout de suite que la loi assure un avantage.

« Art. 13. L'adjudicataire à bail à rente, en retard d'acquitter deux années de la redevance foncière stipulée par l'adjudication, sera exproprié de plein droit sur la seule notification qui lui en sera faite, et sans qu'il soit, sous aucun prétexte, besoin de jugement. »

Enfin, pour que les acquéreurs aient d'emblée la libre disposition des biens, l'article 16 prévoit que « l'adjudicataire, à quelque titre que ce soit, pourra expulser le fermier en l'indemnisant, pourvu toutefois, à l'égard de l'indemnité, que le bail ait une date certaine antérieure au 9 février dernier. »

Celait d'ailleurs une suite nécessaire du morcellement des biens.

Malgré les restrictions que les tendances démocratiques premières de la loi ont subies dans le projet définitif, celte vente annoncée des biens des émi- grés suscitait dans le sens de la Révolution des passions et des intérêts sans nombre. Par l'ensemble des mesures ou votées ou annoncées sur les droits féodaux, sur les biens communaux, sur les biens des émigrés, la Législative détermina en août et en septembre, dans loute la France rurale, un irrésis- tible mouvement.

HISTOIRE SOCIALISTE 1309

En même temps, l'Assemblée, par des mesures vigoureuses et habiles, s'assurait l'ailhésion des armées. Elle envoyait à chacune d'elles des commis- saires chargés d'expliquer les événements et d'obtenir l'obéissance de tou^, généraux et soldats, à la nation souveraine. Sur leur route, les commiss lires s'arrêtaient aux principales villes, interrogeaient l'esprit public, racontaient la journéedu lOaoût. Presque partout, ils furent bien accueillis. A Reims, ilstrouvè- rent la ville illuminée, des feux de joie flambaient |en l'honneur des fédérés vainqueurs à Paris. .A. Lyon, l'élan national est vif aussi. Al'arméedu Rhin, les sentiments des généraux étaient très mêlés. Kellermann et Biron étaient dé- voués à la Révolution. Broglie, GafTarelli furent pleins de réticences. Garnot et ses collègues les suspendirent. .\ l'armée du Nord, Dumouriez s'était rendu récemment, l'état d'esprit était bon, et Dumouriez lui-même écrivait à r.'\ssemblée une lettre d'entier dévouement.

Mais à l'armée du Centre, commandée par Lafayette, un moment les diffi- cultés furent graves. Lafayette avait persuadé aux troupes que le 10 août n'était qu'un coup de main des factieux de Marseille; que r.\ssemblée n'avait décidé la suspension du roi que sous la menace des baïonnettes ; que la muni- cipalité faisait égorger systématiquement tous les Suisses, tous les bons ci- toyens, qu'il y avait entente entre les insurgés de Paris et les puissances étran- gères qui, par eux, désorganisaient la France, qu'à la place de Louis XVI les factieux allaient installer sur le trône le maire de Paris, « le roi Pétion ». Etait-ce pour défendre la couronne du roi Pétion qu'ils allaient verser leur sang? Lafayette persuada en outre au directoire des Ardennes et aux admi- nistrateurs de Sedan que les trois commissaires de l'Assemblée. Antonelle, Peralli, Kersaint, ne pouvaient être que les instruments des factieux et des factieux eux-mêmes. Dès leur arrivée, ils furent arrêtés et emprisonnés au château.

Mais que pouvait Lafayelte ? Il aurait fallu marcher sur Paris en entraî- nant son armée. Or, déjà de grandes villes comme Reims étaient résolues à lui barrer la route. D'ailleurs ses soldats, troublés, inquiets, avaient, dans le camp on les isolait, l'impression qu'on ne leur disait pas toute la vérité, et ils accueillaient Lafayette lui-même, qui venait passer une revue pour s'assurer de leur obéissance, par les cris, timides encore de : « Vive l'Assemblée nationale 1 Vive la nation ! » « Quoi ! disaient les volontaires, nous sommes à la frontière, et au lieu de combattre contre l'ennemi, que nous sommes venus chercher du fond de nos hameaux, cest contre Paris que nous marcherons! »

L'.\ssemblée envoya trois nouveaux commissaires, Quinet, Isnard, Baudin, pour porter à l'armée du Nord et aux administrateurs sa sommation. Elle dé- créla que ceux-ci lui répondraient sur leur tête de la vie des commissaires. Elle décréta d accusation Lafayette et ordonna à son armée de ne plus lui obéir. Lafayette découragé passa la frontière dans la nuit du 19 au 20 août.

1310 HISTOIRE SOCIALISTE

Heureusement pour sa gloire, l'ennemi le considérait encore comme un des hommes de la Révolution. H fut arrêté et, pour de longues années, jelé dans les prisons de l'Autriche. Duraouriez fut nommé au commandement de l'ar- mée du Centre, et il l'anima tout de suite de son esprit confiant, de son acti- vité allègre. « Enfin, disaient les soldats, nous allons marcher 1 »

Ainsi, la Révolution du 10 août fut bientôt acceptée et môme acclamée. La Constitution de 1791 avait vécu : la République allait naître. Que de che- min parcouru en trois années! En 1789, tous les députés, tous les constituants sont royalistes. Tous veulent concilier le droit idéal et éternel de l'homme, le droit souverain de la nation, avec le droit historique de la monar- chie.

H est parmi eux des modérés, qui s'effraient vite à la pensée de trop ébranler la royauté. A la droite de ce groupe, est Malouet ; à sa gauche, est Lafayette. Il y a ceux qu'on pourrait appeler les radicaux constitutionnels qui, pour détruire à fond le privilège nobiliaire et assurer le gouvernement défi- nitif de la bourgeoisie révolutionnaire, semblent un moment se livrer tout entiers aux passions du peuple, harcèlent la royauté et veulent, pour employer l'expression ani:laise, en limiter le plus possible la prérogative. Ce groupe, qui va de Barnave à Duport, ébranle la monarchie; mais H ne veut pas la déra- ciner. Il coquette avec la démocratie, et Duport va même jusqu'à proposer le sulfrage universel; mais le groupe en son ensemble est surtout préoccupé d'installer la puissance bourgeoise. H va vers le peuple juste autant qu'il est nécessaire pour intimider et contenir la monarchie : il veut retenir de la mo- narchie juste ce qui est nécessaire pour préserver des éléments « anarchiques » le gouvernement naissant de la bourgeoisie éclairée.

Au delà est le parti des démocrates avec Robespierre. Ceux-là ne s'ingé- nient pas à doser, si je puis dire, les attributions de la royauté et de la nation. C'est la nation qu'ils ont en vue. C'est à elle qu'ils veulent assurer un droit plein : à tous les citoyens un fusil, à tous les citoyens le droit de vote; et qu'aucun veto, prohibitif ou simplement suspensif, ne limite la souveraineté du peuple représenté par s^> délégués.

Quant à la royauté, elle retiendra tout le pouvoir compatible avec l'exer- cice entier du droit démocialique : elle sera la gardienne, l'exécutrice de la volonté nationale; et le poids, malgré tout subsistant, de son privilèire histo- rique, n'aura d'autre effet que de prévenir l'envahissement du pouvoir cen- tral par les factions étourdies ou par les usurpateurs populaires.

Il sembla un moment que le génie de Mirabeau, cherchant à concilier la plénitude de l'action royale et la plénitude du droit populaire, plan;iit au- dessus des partis. Il espérait, par la largeur de son vol rapide et circulaire, enfermer, pour ainsi dire, tout l'espace et lier les extrémités contraires de l'horizon. L'aigle inquiétant et solitaire qui portait si haut, vers le soleil et vers la gloire, ses ambitions et ses misères, tomba en un jour, frappé par la

HISTOIRE SOCIALISTE 1311

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mort et apesanli par des corruplions secrètes. Et le paradoxe du génie cessa ae troubler les combinaisons normales.

Mais tous, de Malouel à Robespierre, étaient monarchistes, de 1~89 à 1791. El même dans la deuxième moitié de l'année 1791, il y eut à la Consti- tuante comme une intensification du sentiment monarchique, par le retrait de ceux que j'ai appelés les radicaux constitutionnels vers le modùrantisme. Bar- nave et ses amis furent à ce moment, de mars à octobre 1791, la force criti- que et décisive de la Révolution.

Si, avertis par les résistances persistantes de la cour à l'œuvre révolu- tionnaire, et inquiets des sourdes menées du roi au dehors, ils avaient com- pris l'inconsistance de la Constitution de 1791, et s'ils avaient évolué vers le parti démocratique, la royauté aurait été, peut-être, éliminée après Varennes. Mais Barnave et ses amis, bien loin d'aller vers l'idéal démocratique, s'arrê- tèrent d'abord et bientôt reculèrent.

Est-ce la popularité naissante de Robespierre qui portait ombrage à ces hommes vaniteux et légers? La mort de Mirabeau, dont il avait paru un mo- ment le seul rival de tribune, suggéra-t-elle à Barnave l'idée de le remplacer et de jouer le rôle de modérateur de la Révolution laissé vacant par le grand tribun? Ou les puissants intérêts coloniaux auxquels il se trouva lié, lui im- posèrent-ils une politique de conservation et d'oligarchie bourt-'eoise? Le mouvement de la Révolution qui devait, selon la philosophie sociale de Bar- nave, substituer à la puissance de la propriété foncière celle de la propriété mobilière, lui parut-il avoir atteint son terme ":• Dès la seconde moitié de 1791, Barnave devient l'homme de la résistance; ses amis, ceux que j'ai appe- lés les radicaux constitutionnels, se rapprochent des amis de Lafayette, des modérés ; et après Varennes, Barnave n'a plus qu'un souci : sauver le roi et la royauté.

Ainsi, par un singulier paradoxe historique il semble que la royauté étend son action sur les partis de la Révolution à mesure qu'elle-même accumule les fautes et les crimes contre la Révolution.

C'est dans cet embarras et ce mensonge que naquit la Législative : il ne faut pas s'étonner de ses incertitudes et de ses faiblesses. On a dit que le dé- cret par lequel la Constituante prononça la non-rééligibilité de ses membres est la cause des hésitations, des maladresses de la Législative. C'est une erreur. A coup sûr, cette Assemblée toute neuve manquait, si je puis dire, d'expé- rience professionnelle, mais elle ne manquait pas d'expérience politique. La Révolution avait été, depuis trois années, une prodigieuse éducatrice. D'ail- leurs, l'Assemblée n'était pas le seul centre d'action : et les hommes qui n'étaient point à la Législative pouvaient agir, au dehors, sur la marche des affaires.

Robespierre dirigeait une partie de l'opinion par les Jacobins comme s'il eût été député. Et Barnave, les Lameth, Duport, intriguaient à la cour, se

1312 IIISÏOIIIE SOGIALISTK

risquaient îi de dangereuses combinaisons diplomatiques et gouvernaient la politique secrète des Feuilhints comme s'ils avaient été, à la Législative, les chefs visibles de leur parti. Non, l'incertitude, l'incohérence de la Législative vinrent de ceci : les classes dirigeantes de la Révolution étaient encore mo- narchiques, el le monarque s'obstinait à trahir la Révolution. La fonction historique de la L'>gislalive fut de mettre fin à celle scandaleuse cl moildle conlnidiclion. La Ulche éluit malaisée, car la trahison du roi était se rMe : il alîeKilait le respect de la Conslilulion, tout en la paralysant, et ses négocia- tions occultes avec l'étranger étaient couvertes par le mensonge continu de ses déclarations patriotiques.

J'ai été très sévère pour ceux qui, dans leur impatience, dans leur vanité, ne trouvèrent d'autre moyen que la guerre extérieure pour faire éclater la trahison royale. Je ne le regrette point: car il n'est pas démontré qu'une poli- tique avisée, ferme et patiente, n'aurait pu obliger le roi à se découvrir sans que l'elfroyable péril de la guerre fût déchaîné.

Il est bien vrai que les despotes étrangers se seraient coalisés tôt ou tard contre la Révolution dont le lumineux exemple aurait partout menacé la ty- rannie. Mais y il avait un intérêt de premier ordre à ne point provoquer cette co^ililion, à ne point l'animer. Qui sait si l'altitude de l'Angleterre n'eût pas été aulre en 1703 sans les imprudences commises par la Gironde en 1702? Mais il faut se hâter de dire que l'impatience des Girondins et aussi leur illu- sion s'expliquent et s'excusent par bien des raisons. Sentir la trahison sourde du roi glissée peu à peu comme un poison aux veines du pays, el ne pouvoir ni la dénoncer, ni l'éliminer, ni la chitier, est un supplice intolérable.

Comme le préparateur d'anatomie injecte des substances dans l'organisme dont il veut faire apparaître les lignes cachées, comme le chimiste explore, par des réactifs, une matière inconnue et suspecte, les Girondins injectèrent la guerre à la Révolution pour faire apparaître le poison caché des trahisons royales. Brissol n'a pas craint de le dire et de le répéter, et une fois encore, au 20 septembre 1792, quand il fera comme une revue d'ensemble de l'œuvre de la Législative, il dira avec une force singulière :

« Pour convaincre tous les Français de la perfidie de la Cour, il fallait la mettre à une grande épreuve, et cette épreuve était la (juerre contre la maison d'Autriche; on n'a sauvé la France, comme nous l'avons dit, qu'en lui inoculatit la trahison. Sans la guerre, ni Lafayetle, ni Louis n'auraient clé pleinement démasqués; sans la gueri la révolution du 10 août n'aurait pas eu lieu ; sans la guerre, la France ne serait pas république ; il est môme douteux qu'elle l'eût été de vingt ans. i.

Inoculation terrible. Formidable expérience, et qui laissera toujours en suspens le jugement des hommes. La Gironde se trom;aen partie sur les dis- positions des peuples : elle les crut plus favorables à la Révolution française qu'ils ne l'étaient; mais comme cette erreur était naturelle 1 Quoi! la France

HISTOIRE SOCIALISTE

1313

proclame la litieilt (.e toutes les consciences et de 'tous les esprits! Elle pro- clame que nul horume ne pourra être inquiété pour sa croyance; elle ouvre à toutes !e? •■urio?iié<. à toutes les audaces de l'esprit le grand univers! Et elle ne rtncvnirera [.oint partout la sympathie enthousiaste des consciences opprimées, des esprits à demi enchaînés? Quoi! la Révolution proclame les Droits df IHomme : elle signifie leur dignité à tous les êtres humains; ele leur raj I'hIU que cette dignité est imprescriptible, que ce droit est inalic-

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Lk Serpent et la Lime. Faclb.

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nable, que des siècles et des siècles de servitude n'ont pu en aholir les titres, et que les ni! ommes, serfs des nobles, esclaves des rois, peuvent

exercer Uur iileii' :ri. uveraine comme si jamais ils ne l'avaient abdiquée! Et de partout les assi rvi~ ne répondront pas à son appel .'Quoi! la Kévolulion a brisé le vieu.v î;sI«'iu' féodal; elle a aboli la dîme, aboli la corvée, aboli le servage, aboli Us droits féodaux, et les paysans de Belgique, de Hollande, d'Allemagne, d"lia.i<-. ployés «ous le servage, sous la corvée, sous les in lom- brabb-s croils seigiKiiriaux ne se redres.<eront pas au premier appel de la Révoluti' •:.•.' Quoil lu bourgeoisie industrielle, celle qui produit ou qui dirige la f roduciion est.appelée pour la première fuis à contrôler les affaires pnbli-

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1314 HISTOIRE SOCIALISTE

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Ils n'avaient polni assez calculé la force de résistance des préjugés et des habitudes, la susceptibilité des vanités nationales. Mais malgré tout, après bien des délais et des épreuves, c'est leur espérance qui a eu raison. La Révolu- tion française est devenue enfin la Révolution européenne : leur pensée ne faussait pas la marche des choses, elle la brusquait seulement. Et peut-être cette part d'illusion était-elle nécessaire à la grande France généreuse, témé- raire et isolée.

Du moins, malgré leurs fautes, les Girondins surenl-ils, en cette période, communiquer au pays le sublime enthousiasme qui atténuait le péril. Et contre la royauté leur tactique fut décisive. Dès que se précisa la guerre contre l'Europe, se précisa aussi la trahison royale. Dès lors, le soulèvement du peuple devait tout emporter. Les hésitations suprêmes de la Gironde ne doivent pas nous empêcher de reconnaître que c'est elle qui déchaîna les événements. El un an après la terreur monarchique et bourgeoise qui suivit le retour de Varennes, le peuple du 10 août abattait la royauté.

La marche des choses avait été si rapide et le coup porté le 10 août fut si foudroyant, que cette journée apparut aux contemporains comme une révo- lution nouvelle, ou tout au moins comme la vraie Révolution. Pour les Feuillants, pour Barnave, c'est une nouvelle Révolution qui détruit l'œuvre de l'ancienne. La chute de la Constitution lui apparaît comme un événement déplorable, mais égal, par son importance révolutionnaire, à la chute de l'an- cien régime.

Pour les démocrates, et pour les Girondins eux-mêmes, c'est enfin le grand jour de la Révolution qui luit après une pâle et douteuse aurore.

« Le temps qui s'est écoulé depuis la Révolution de 1789, dit le journal de Brissot, n'était plus l'ancien régime, ce n'était pas non plus encore la liberté; il était semblable à cet instant du jour qui suit la fin de la nuit et qui précède le lever du soleil. »

Le 10 août, c'est le premier rayon jaillissant ie la République qui touche enfin le bord de l'horizon.

La grandeur de la Législative, malgré ses incertitudes, ses témérités ou ses défaillances, c'est d'avoir à demi préparé et tout à fait accepté ce dénoue- ment éclatant d'une crise périlleuse et obscure. C'est elle, en somme, qui a frayé la route, du Champ-de-.Mars où, en juillet 1791, le peuple était fusillé au nom du roi parla Révolution égarée, aux Tuileries, le 10 août le peuple brisait la royauté.

Brissot a résumé, avec une complaisance mêlée de tristesse, l'œuvre de

HISTOIRE SOCIALISTE 1315

l'Assemblée ses amis et lui jouèrent un si grand rôle et connurent, comme tous ceux qui agissent, bien des joies et bien des douleurs.

« Ainsi finit, après un an d'existence, cette législature orageuse, sous laquelle l'esprit public fit de si rapides progrès, et la nation française marcha à pas de géant vers la république; elle sera jugée diversement, selon la di- versité des passions, des intérêts et des opinions. Le royalisme verra en elle une assemblée d'ennemis constants de cette idole, lesquels, depuis leur pre- mière séance jusqu'au moment de leur séparation, ont sourdement miné le trône qu'ils semblaient respecter avec un scrupule constitutionnel. L'anar- chisme la fera passer pour un composé d'hommes corrompus ou timides, qui ont immolé le peuple à la Cour, et la liberté à la Constitution. Le patriotisme pur, mais peu éclairé, qui ne pèse ni les circonstances ni les caractères, la considérera comme une assemblée vacillante et sans principes, qui tour à tour a attaqué la Cour et l'a servilement ménagée, a ébranlé la Constitution et a voulu la maintenir, a favorisé et arrêté les progrès de l'esprit public. Mais le patriote philosophe, le vrai républicain, qui apprécie les efforts d'après les circonstances, qui juge les elTets d'après les moyens, comparera ce que l'Assemblée nationale a fait avec ce qu'elle a pu faire, et, sans pallier ses fautes, sans voiler ses erreurs, il prononcera qu'elle a bien mérité de la patrie, i puisque si elle a eu besoin d'une seconde révolution pour renverser une Cour conspiratrice, c'est elle qui a provoqué, foment''; et fait éclore cette révo- lution. »

Et Brissot, après avoir caractérisé l'œuvre politique de la Législative, en résume l'œuvre sociale :

« Au reste, lorsque la postérité passera en revue les actions de cette se- conde Assemblée, elle ne verra pas sans reconnaissance qu'elle a renversé une Eglise inconstitutionnelle bâtie sur les ruines d'un culte national; qu'elle établi le divorce; qu'elle a détruit l'odieuse distinction qui existait entre homme blanc et son concitoyen noir ou basané; qu'elle a ordonné la v ite es biens des émigrés par petites parcelles, et le partage des bois communaux ar têtes; qu'elle a abattu la barrière aristocratique élevée entre les Français ; les Français par le litre de citoyen actif; qu'elle a juré de ha'ir et de com- atre les rois et la royauté; qu'elle a déclaré avec courage et soutenu avec 't rraeté la guerre contre la maison d'Autriche, l'ennemie cruelle de la liberté l'Europe et le fléau du genre humain; enfin, que pressée entre le despo- À<me qui voulait renaître et l'anarchie qui voulait lui succéder, elle a remis I entier et même considérablement accru le dépôt de la liberté nationale. » I Par la Législative, en effet, la démocratie s'est déliée des innombrables dves. grossières ou subtiles, dont la Constitution de 1791 la liait, et le . pie, dont elle ne seconda pas toujours nettement, mais dont elle ne con- jtr ; ia pas non plus les mouvements, est bien grandi, à la fin de 1792, en /p. fiance politique et en puissance sociale.

1316 HISTOIRE SOCIAI.ISTK

L'armement universel, le suITnge universel, la souveraineté niitionale «ans contre-poids, l'abolition effective et presque compU'le rîe la féojlaiilé, rexpropriation immense des nobles succédant à l'expropriiiion de l'Eglise, voilà les forces vives que la Législative léguait à la Convention. Mais ;i celle-ci est réservé le corps-à-corps avec le danger. Elle n'aura pas à préparer la guerre, mais à la soutenir. Elle n'aura pas à suspendre le roi, mais à le juger et à édifier un gouvernement nouveau.

L'élection des assemblées primaires était fixée au 26 août, i élection des députés au 2 septembre. La Législative siégea jusqu à ce que la Conven- tion pût se réunir, c'est-à-dire jusqu'au 21 septembre: et dans ces derniè- res semaines de la Législative se produisent de grands el terribles événe- ments : les massacres de septembre, la campagne des Ar-lennes. Mais il est visible que, dès le mois d'août, tous les événements politiques sont <-.omme orientés vers la Convention prochaine. Les partis cherohent à les utiliser, à les diriger, soit pour déterminer en tel ou tel sens le choix du peuple, soit pour créer dans les nouveaux élus, avant même qu'ils se réunissent, tel ou tel état desprit. La tribune de la Légidative n'est plus, très .souvent, qu'une tribune électorale. Les luttes politiquesd'aoûtetseptembreapparlienneul donc plus à la vie prochaine de la Convention qu'à la vie mourante de la Législa- tive. Elles sont le prologue du grand drame qui va s'ouvrir avec la Conven- tion.

A défaut de Guesde, qui fut arrêté dans son travail, il y a deux ans, par une maladie de plusieurs mois, ce court prologue et ce grand drame, c'est moi qui vais les conter, jusqu'au 9 thermidor, Gabriel Deville, dont le travail est achevé, prendra la suite du récit. Les hommes de lionne foi reconnaîtront, j'espère, en toute notre œuvre, indigne à coup sûr d'aussi grandes choses, un sérieux effort vers la vérité.

El n'est-ce pas de vérité surtout que le prolétariat qui lutte a besoin?

Jean Jaurès.

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TABLE

D'une Assemblée h l'autre. Le mouvement paysan. . . , pages 767 h 791

La guerre ou la paix 791 à 941

Avènement de la Gironde f)4i à 968

Le mouvement économique et social en 179a 968 ù ii6î

Le Dix Août , iiOS à i3i6

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