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UNIVERSITY OF TORONTO

by

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ŒUVRES D'ANDRÉ GIDE

Xiry*

Les Cahiers d'André

Walter.

Le Traité du Narcisse.

Les Poésies d'André Walter.

Le Voyage d'Urien.

La Tentative amoureuse.

Paludes.

Les Nourritures terrestres.

Réflexions sur quelques

points de littérature et de

morale.

Philoctète.

Le Prométiiée mal

enchaîné.

Lettres a Angèle

Le Roi Candaule.

Saul.

Prétextes.

Amyntas.

Le Retour de l'Enfant

prodigue.

La Porte étroite.

Oscar Wilde. In memoriam.

Corydon.

Isabelle.

Souvenirs de la

Cour d'Assises.

Les Caves du Vatican,

La Symphonie Pastorale.

Si le grain ne meurt.

numquid et tu?

Incidences.

Les Faux-Monnayeurs.

Le Journal DES Faux-Monnayeurs.

Voyage au Congo. Le Retour du Tchad. L'École des Femmes. Essai sur Montaigne.

Robert.

L'Affaire Redureau.

La Séquestrée de Poitiers.

Œdipe.

Divers.

Perséphone.

Les Nouvelles Nourritures.

Geneviève.

Retour de l'U. R. S. S.

Retouches a mon Retour.

de l'U. R. s. s.

Journal 1889-1959.

Découvrons

Henri Michaux.

Interwiews imaginaires.

Journal (1939-1942).

Thésée.

Le Procès.

L'Arbitraire.

Correspondance avec

Francis James.

Correspondance avec Paul

Claudel.

Littérature engagée.

Ainsi soit-il.

Correspondance avec Paul

Valéry.

C/'^^ d'autres éditeun

L'Immoraliste.

Prétextes.

La Porte étroite.

Oscar Wilde.

Nouveaux prétextes.

Feuillets d'automne.

Parus dans h La Symphonie pastorale. Les Faux-Monnayeurs.

Dostoïevski.

Notes sur Chopin.

Et nunc manet in te.

Correspondance avec

R. M. Rilke.

l^ivre de Poche :

L'Immoraliste. Les Caves du vatican.

ANDRÉ GIDE

Isabelle

GALLIMARD

_^

© Librairie Gallimard, ig2i. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptatiji réservés pour tous les pays y compris la Russie.

A ANDRÉ RUYTERS

Gérard Lactise, cbe^ qui nous mus retrouvâmes au mon d'août 189., nous mena, Franck Jammes et moi, visiter le château de la Ouartfourche dont il ne reHera bientôt plus que des ruines, et son grand parc délaissé Pété fastueux s'éployait à raventure. Rien plus n^en défendait rentrée : le fossé à demi comblé, la haie crevée, ni la grille des- cellée qui céda de travers à notre premier coup d'épaule. Plus d'allées; sur les pelouses débordées quelques vaches pâturaient librement l'herbe sura- bondante et folle : d'autres cherchaient le frais au creux des massifs éventrés; à peine diHinguait-on de-ci, de-là, parmi la profusion sauvage, quelque

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J-

lo ISABELLE

fleur ou quelque feuillage insolite^ patient refle des anciennes cultures, presque étouffé déjà par les espèces plus comwunes. Nous suivions Gérard sans parler, oppressés par la beauté du lieu, de la saison, de r heure, et parce que nous sentions aussi tout ce que cette excessive opulence pouvait cacher d^ abandon et de deuil. Nous parvînmes devant le perron du château, dont les premières marches étaient noyées dans r herbe, celles d'en haut disjointes et brisées; mais, devant les portes-fenêtres du salon, les volets résidants nous arrêtèrent. OeH par un soupirail de la cave que, nous glissant comme des voleurs, nous entrâmes; un escalier montait aux cuisines; aucune porte intérieure n* était close... Nous avan- cions de pièce en pièce, précautionneusement car le plancher par endroits fléchissait et faisait mine de se rompre; étouffant nos pas, non que quelqu'un put être pour les entendre, mais, dans le grand silence de cette maison vide, le bruit de notre présence reten- tissait indécemment, nous effrayait presque. Aux fenêtres du re:(i-de-chaussée plusieurs carreaux man- quaient ; entre les lames des contrevents un bignonia

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poussait, dans la pénombre de la salle à manger, d'énormes tiges blanches et molles.

Gérard nous avait quittés; nous pensâmes qu'il préférait revoir seul ces lieux dont il avait connu les hôtes, et nous continuâmes sans lui notre visite. Sans doute nous avait-il précédés au premier étage, à travers la désolation des chambres nues : dans l'une d'elles une branche de buis pendait encore au mur, retenue à une sorte d'agrafe par une faveur décolorée; il me parut qu'elle balançait faiblement au bout de son lien, et je me persuadai que Gérard en passant venait d'en détacher une ramille.

Nous le retrouvâmes au second étage, près de la fenêtre dévitrée d'un corridor par laquelle on avait ramené vers l'intérieur une corde tombant du dehors; c'était la corde d'une cloche, et je l' allais tirer doucement, quand je me sentis saisir le bras par Gérard; son geffe, au contraire d'arrêter le mien, l'amplifia : soudain retentit un gkis rauque, si proche de nous, si brutal, qu'il nous fit pénible- h:ent tressaillir; puis, lorsqu'il semblait déjà que se fût refermé le silence, deux notes pures tombèrent

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encore^ espacées^ déjà lointaines. Je ni'êtaii retourné

vers Gérard et je vis que ses lèvres tremblaient.

Allons-nous-en y fit-il. J'ai besoin de respirer un autre air.

Sitôt dehors il s'excusa de ne pouvoir nous accom- pagner : il connaissait quelqu'un dans les environs^ dont il voulait aller prendre des nouvelles. Compre- nant au ton de sa voix qu'il serait indiscret de le suivre y nous rentrâmes seul s y Jammes et moi^ à La R. Gérard nous rejoignit dans la soirée.

Cher amiy lui dit bientôt Jammes^ apprene^ que je suis résolu à ne plus raconter la moindre hiBoire, que vous ne nous aye^ sorti celle qu'on voit qui vous tient au cœur.

Or les récits de 'Jammes faisaient les délices de nos veillées.

Je vous raconterais volontiers le roman dont la maison que vous vîtes tantôt fut le théâtre^ commença Gérard, misa outre que je ne sus le découvrir, ou le reconstituer, qu'en pnrtie, je crains de ne pouvoir apporter quelque ordre dans mon récit qu'en dépouillant chaque événement de l'attrait

ISABELLE ^ 13

énigmatique dont ma curiosité le revêtait naguère...

Apporte^ à votre récit tout le désordre qu'il vous plaira, reprit Jamnies.

Pourquoi chercher à recomposer les faits selon leur ordre chronologique, dis-je; que ne nous les présentef(^-vous comme vous les avet^ découverts?

Vous permettref(^ alors que je parle beau- coup de moi, dit Gérard.

Chacun de nous j ait-il jamais rien d'autre! repartit jammes.

C'efl le récit de Gérard que voici.

l'ai presque peine à comprendre aujour- d'I ui i'impatience qui m'élançait alors vers la vie. A vingt-c'nq ar.s je n'en connais- sais rien à peu près, que par les livres; et c'est pourquoi sans doute je me croyas romancier; car j'ignorais encore ave: quelle malignité les événements dérobent à vj s yeux le côté par ils nous inté- resseraient davantage, et combien peu de prise ils offrent à qui ne sait pas les forcer.

Je préparais alors, en vue de mon dofto-

£6 ISABELLE

rat, une thèse sur la chronologie des sermons de Bossuet; non que je fusse particulière- ment attiré par l'éloquence de la chaire : j'avais choisi ce sujet par révérence pour mon vieux maître Albert Desnos, dont l'im- portante F» de Bossue^ achevait précisé- ment de paraître. Aussitôt qu'il connut mon projet d'études, M. Desnos s'offrit à m'en faciliter les abords. Un de ses plus anciens amis. Benjamin Floche, membre corres- pondant de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, possédait divers documents qui sans doute pourraient me servir; en parti- culier une Bible couverte d'annotations de la main même de Bossuet. M. Floche s'était retiré depuis une quinzaine d'années à la Quartfourche, qu'on appelait plus communément : le Carrefour, propriété de famille aux environs de Pont-l'Évêque, dont il ne bougeait plus, il se ferait un plaisir de me recevoir et de mettre à ma disposition ses papiers, sa bibliothèque

ISABELLE 17

et son érudition que M. Desnos me disait être inépuisable.

Entre M. Desnos et M. Floche des lettres furent échangées. Les documents s'annon- cèrent plus nombreux que ne me l'avait d'abord fait espérer mon maître; il ne fut bientôt plus queftion d'une simple visite : c'e^ un séjour au château de la Quartfour- che que, sur la recommandation de M. Des- nos, l'amabilité de M. Floche me proposait. Bien que sans enfant, M. et Madame Floche n'y vivaient pas seuls : quelques mots incon- sidérés de M. Desnos, dont mon imagina- tion s'empara, me firent espérer de trouver là-bas une société avenante, qui tout aussi- tôt m'attira plus que les documents poudreux du Grand Siècle; déjà ma thèse n'était plus qu'un prétexte; j'entrais dans ce château non plus en scolar, mais en Nejdanof, en Vaîmont; déjà je le peuplais d'aventures. La Quartfourche ! je répétais ce nom mj^^té- rieux : c'esT: ici, pensais-je, qu'Hercule hésite...

i8 ISABELLE

Je sais de re^te ce qui l'attend sur le sentier

de la vertu; mais l'autre route?... l'autre

route...

Vers le milieu de septembre, je rassem- blai le meilleur de ma modeste garde-robe, renouvelai mon jeu de cravates, et partis.

Quand j'arrivai à la Station du Breuil- Blangy, entre Pont-l'Ëvêque et Lisieux, la nuit était à peu près close. J'étais seul à descendre du train. Une sorte de paysan en livrée vint à ma rencontre, prit ma valise et m'escorta vers la voiture qui Rationnait de l'autre côté de la gare. L'aspeft du che- val et de la voiture coupa l'essor de mon imiagination ; on ne pouvait rêver rien de plus minable. Le paysan-cocher repartit pour dégager la malle que j'avais enregi^rée; sous ce poids les ressorts de la calèche flé- chirent. A l'intérieur, une odeur de poulailler suffocante... Je voulus baisser la vitre de la portière, mais la poignée de cuir me re^a dans la main. Il avait plu dans la journée; la

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route était tirante; au bas de la première côte, une pièce du harnais céda. Le cocher sortit de dessous son siège un bout de corde et se mit en po^ure de rafistoler le trait. J'avais mis pied à terre et m'offris à tenir la lanterne qu'il venait d'allumer; je pus voir que la livrée du pauvre homme, non plus que le harnachement, n'en était pas à son premier rapiéçage.

Le cuir e§t un peu vieux, hasardai-je. Il me regarda comme si je lui avais dit une

injure, et presque brutalement :

Dites donc : c'e^ tout de même heureux qu'on ait pu venir vous chercher.

Il y a loin, d'ici le château? queStion- nai-je de ma voix la plus douce. Il ne répondit pas direftement, mais :

Pour sûr qu'on ne fait pas le trajet tous les jours! Puis au bout d'un instant :

Voilà peut-être bien six mois qu'elle n'e^ pas sortie, la calèche...

Ah!... Vos maîtres ne se promènent pas

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souvent? repris-jc par un effort désespéré

d'amorcer la conversation.

Vous pensez! Si l'on n'a pas autre chose à faire!

Le désordre était réparé : d'un geSte il m'invita à remonter dans la voiture, qui repartit.

Le cheval peinait aux montées, trébuchait aux descentes et tricotait aff'reusement en ter- rain plat; parfois, tout inopinément, il Stop- pait. — Du train dont nous allons, pensais-je, nous arriverons au Carrefour longtemps après que mes hôtes se seront levés de table; et même (nouvel arrêt du cheval) après qu'ils se seront couchés. J'avais grand-faim; ma bonne humeur tournait à l'aigre. J'essayai de regarder le pays : sans que je m'en fusse aperçu, la voiture avait quitté la grande route et s'était engagée dans une route plus étroite et beaucoup moins bien entretenue; les lan- ternes n'éclairaient de droite et de gauche qu'une haie continue, touffue et haute: elle

ISABELLE 21

semblait nous entourer, barrer la route, s'ou- vrir devant nous à l'instant de notre passage, puis, aussitôt après se refermer.

Au bas d'une montée plus raide, la voi- ture s'arrêta de nouveau. Le cocher vint à la portière et l'ouvrit, puis, sans façons :

Si Monsieur voulait bien descendre. La côte e§t un peu dure pour le cheval. Et lui-même fît la montée en tenant par la bride la haridelle. A mi-côte il se retourna vers mioi, qui marchais en arrière :

On c§t bientôt rendu, dit-il sur un ton radouci. Tenez : voilà le parc. Et je distin- guai devant nous, encombrant le ciel décou- vert, une sombre masse d'arbres. C'était une avenue de grands hêtres, sous laquelle enfin nous entrâmes, et nous rejoignîmes la pre- mière route que nous avions quittée. Le cocher m'invita à remonter dans la voiture, qui par- vint bientôt à la grille; nous pénétrâmes dans le jardin.

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Il faisait trop sombre pour que je pusse rien distinguer de la façade du château; la voiture me déposa devant un perron de trois marches, que je gravis, un peu ébloui par le flambeau qu'une femme sans âge, sans gtâce, épaisse et médiocrement vêtue tenait à la main et dont elle rabattait vers moi la lumière. Elle me fit un salut un peu sec. Je m'inclinai devant elle, incertain...

Madame Floche, sans doute?...

Mademoiselle Verdure simplement. Mon- sieur et Madame Floche sont couchés. Ils vous prient d'excuser s'ils ne sont pas pour vous recevoir; mais on dîne de bonne heure ici.

Vous-même, Mademoiselle, je vous aurai fait veiller bien tard.

Oh! moi, j'y suis faite, dit-elle sans se retourner.

Elle m'avait précédé dans le ve^ibule. Vous serez peut-être content de prendre quelque chose?

ISABELLE 23

Ma foi, je vous avoue que je n*ai pas dîné.

Elle me fit entrer dans une va^te salie à man- ger où se trouvait préparé un médianoche confortable.

A cette heure, le fourneau e^ éteint; et à la campagne il faut se contenter de ce que l'on trouve.

Mais tout cela m'a l'air excellent, dis- je en m'attablant devant un plat de viande froide. Elle s'assit de biais sur une autre chaise près de la porte, et, pendant tout le temps que je mangeais, re^a les yeux bais- sés, les mains croisées sur les genoux, dcli- bérérnent subalterne. A plusieurs reprises, comme la morne conversation retombait, je m'excusai de la retenir; mais elle me donna à entendre qu'elle attendait que j'eusse fini pour desservir :

Et votre chambre, comment feriez-vous pour la trouver tout seul?...

Je dépêchais et mettais bouchées doubles lorsque la porte du vestibule s'ouvrit : un

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abbé entra, à cheveux gris, de figure rude

mais agréable.

Il vint à moi la main tendue :.

Je ne voulais pas remettre à demain le plaisir de saluer notre hôte. Je ne suis pas descendu plus tôt parce que je savais que vous causiez avec Mademoiselle Olympe Ver- dure, dit-il, en tournant vers elle un sourire qui pouvait être malicieux, cependant qu'elle pinçait les lèvres et faisait visage de bois : Mais à présent que vous avez achevé de manger, continua-t-il tandis que je me levais de table, nous allons laisser Mademoiselle Olympe remettre ici un peu d'ordre; elle trouvera plus décent, je le présume, de laisser un homme accompagner Monsieur Lacase jusqu'à sa chambre à coucher, et de résigner ici ses fondions.

11 s'inclina cérémonieusement devant Made- moiselle Verdure, qui lui fit une révérence écourtée.

Oh! je résigne; je résigne... Monsieur

ISABELLE ' 25

Tabbé, devant vous, vous le savez, je résigne toujours... Puis revenant à nous brusquement : Vous alliez me faire oublier de demander à Monsieur Lacase ce qu'il prend à son premier déjeuner.

Mais, ce que vous voudrez. Mademoi- selle... Que prend-on d'ordinaire ici?

De tout. On prépare du thé pour ces dames, du café pour Monsieur Floche, un potage pour Monsieur l'abbé, et du racahout pour Monsieur Casimir.

Et vous, Mademoiselle, vous ne prenez rien?

Oh! moi, du café au lait, simplement.

Si vous le permettez, je prendrai du café au lait avec vous.

Eh! eh! tenez-vous bien. Mademoi- selle Verdure, dit l'abbé en me prenant pai le bras Monsieur Lacase m'a tout l'ait

(^de vous faire la cour!

Elle haussa les épaules, puis me fit un rapide salut, tandis que l'abbé m'entraînait.

26 ISABELLE

Ma chambre était au premier étage, pres- que à l'extrémité d'un couloir.

C'eS^t ici, dit l'abbé en ouvrant la porte d'une pièce spacieuse, qu'illuminait un grand brasier. Dieu me pardonne! on vous a fait du feu!... Vous vous en seriez peut-être bien passé... Il e^t vrai que les nuits de ce pays sont humides, et la saison, cette année, eSt anormalement pluvieuse...

Il s'était approché du foyer vers lequel il tendit ses larges paumes tout en écartant le visage, comme un dévot qui repousse la ten- tation. Il semblait disposé à causer plutôt qu'à me laisser dormir.

Oui, commença-t-il, en avisant ma malle et mon sac de nuit, Gratien vous a monté vos colis.

Gratien, c'est le cocher qui m'a conduit? demandai-] e.

Et c'e^ aussi le jardinier; car ses fonc- tions de cocher ne l'occupent guère.

ISABELLE 27

Il m'a dit en effet que la calèche ne sortait pas souvent.

Chaque fois qu'elle sort c'e^ un évé- nement historique. D'ailleurs Monsieur de Saint-Auréol n'a depuis longtemps plus d'écu- rie; dans les grandes occasions, comme ce soir, on emprunte le cheval du fermier.

Monsieur de Saint-Auréol? répétai-je, surpris.

Oui, dit-il, je sais que c'e^ Monsieur Floche que vous venez voir; mais la Quartfour- che appartient à son beau-frère. Demain vous aurez l'honneur d'être présenté à Monsieur et à Madame de Saint-Auréol.

Et qui c§t Monsieur Casimir? dont je ne sais qu'une chose, c'eSt qu'il prend du racahout le matin.

Leur petit-fîls et mon élève. Dieu me permet de l'instruire depuis trois ans. Il avait dit ces mots en fermant les yeux et avec une componftion modeSte, comme s'il s'était agi d'un prince du sang.

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Ses parents ne sont pas ici? deman- dai-je.

En voyage. Il serra les lèvres fortement puis reprit aussitôt :

Je sais. Monsieur, quelles nobles et saintes études vous amènent...

Oh! ne vous exagérez pas leur sainteté, interrompis-] e aussitôt en riant, c'eât en histo- rien seulement qu'elles m'occupent,

N'importe, fît-il, écartant de la main toute pensée désobligeante; l'histoire a bien aussi ses droits. Vous trouverez en Monsieur Floche le plus aimable et le plus sûr des guides.

C'est ce que m'affirmait mon maître, Monsieur Desnos.

Ah! Vous êtes élève d'Albert Desnos? Il serra les lèvres de nouveau. J'eus l'impru- dence de demander :

Vous avez suivi de ses cours?

Non! fît-il rudement. Ce que je sais de lui m'a mis en garde... C'eSt un aventurier de la pensée. A votre âge on eSt assez facilement

ISABELLE 29

séduit pat ce qui sort de l'ordinaire... Et, comme je ne répondais rien : Ses théories ont d'abord pris quelque ascendant sur la jeu- nesse; mais on en revient déjà, m'a-t-on dit. J'étais beaucoup moins désireux de discuter que de dormir. Voyant qu'il n'obtiendrait pas de réplique :

Monsieur Floche vous sera de conseil plus tranquille, reprit-il; puis, devant un bâil- lement que je ne dissimulai point :

Il se fait assez tard : demain, si vous le permettez, nous trouverons loisir pour repren- dre cet entretien. Après ce voyage vous devez être fatigué.

Je vous avoue. Monsieur l'abbé, que je croule de sommeil.

Dès qu'il m'eut quitté, je relevai les bûches du foyer, j'ouvris la fenêtre toute grande, repoussant les volets de bois. Un grand souffle obscur et mouillé vint incliner la flamme de ma bougie, que j'éteignis pour contempler la nuit. Ma chambre ouvrait sur le parc, mais non

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30 ISABELLE

sur le devant de la maison comme celles dul h grand couloir qui devaient sans doute jouir d'une vue plus étendue; mon regard était aussi tôt arrêté par des arbres; au-dessus d'eux, à peine refait-il la place d'un peu de ciel le croissant venait d'apparaître, recouvert par les nuages presque aussitôt. Il avait plu de nouveau; les branches larmoyaient encore...

Voici qui n'invite guère à la fête, pen- sai-je, en refermant fenêtre et volets. Cette minute de contemplation m'avait transi, et l'âme encore plus que la chair; je rabattis les bûches, ranimai le feu, et fus heureux de trouver dans mon lit une cruche d'eau chaude, que sans doute l'attentionnée Mademoiselle Verdure y avait glissée.

Au bout d'un ini^tant je m'avisai que j'avais oublie de mettre à la porte mes chaussures. Je me relevai et sortis un infant dans le cou- loir; à l'autre extrémité de la maison, je vis passer Mademoiselle Verdure. Sa chambre était au-dessus de la mienne, comme me l'in-

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diqua son pas lourd qui, peu de temps après, commença d'ébranler le plafond. Puis il se fît un grand silence et, tandis que je plongeais dans le sommeil, la maison leva l'ancre pour la traversée de la nuit.

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Je fus réveillé d'assez bon matin par les bruits de la cuisine dont une porte ouvrait précisément sous ma fenêtre. En poussant mes volets j'eus la joie de voir un ciel à peu près pur; le jardin, mal ressuyé d'une récente averse, brillait; l'air était bleuissant. J'allais refermer ma fenêtre, lorsque je vis sortir du potager et accourir vers la cuisine un grand enfant, d'âge incertain car son visage marquait trois ou quatre ans de plus que son corps; tout contrefait, il portait de guingois : ses jambes torses lui donnaient une allure extraordinaire :

A. GIDE. ISABELLE.

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il avançait obliquement, ou plutôt procédait pat bonds, comme si, à marcher pas à pas, ses pieds eussent s'entraver... C'était évidem- ment l'élève de l'abbé, Casimir. Un énorme chien de Terre-Neuve gambadait à ses côtés, sautait de conserve avec lui, lui faisait fête; l'enfant se défendait tant bien que mal contre sa bousculante exubérance; mais au moment qu'il allait atteindre la cuisine, culbuté par le chien, soudain je le vis rouler dans la boue. Une maritorne épaisse s'élança, et tandis qu'elle relevait l'enfant :

Ah ben! vous v'ià beau! Si c'e^ Dieu permis de s'met' dans des états pareils! On vous l'a pourtant répété bien des fois d'quit- ter l'Terno dans la remise!... Allons! v'nez- vous-en par ici qu'on vous essuie...

Elle l'entraîna dans la cuisine. A ce moment j'entendis frapper à ma porte; une femme de chambre m'apportait de l'eau chaude pour ma toilette. Un quart d'heure après, la cloche sonna pour le déjeuner.

ISABELLE 3j

Comme j'entrais dans la salle à manger : Madame Floche, je crois que voici notre aimable hôte, dit l'abbé en s'avançant à ma rencontre.

Madame Floche s'était levée de sa chaise, mais ne paraissait pas plus grande debout qu'assise; je m'inclinai profondément devant elle; elle m'honora d'un petit plongeon brus- que; elle avait recevoir à un certain âge quelque formidable événement sur la tête ; celle- ci en était restée irrémédiablement enfoncée entre les épaules; et même un peu de travers. Monsieur Floche s'était mis tout à côté d'elle pour me tendre la main. Les deux petits vieux étaient exadlement de même taille, de même habit, paraissaient de même âge, de même chair... Durant quelques infants nous échan- geâmes des compliments vagues, parlant tous les trois à la fois. Puis, il y eut un noble silence, et Mademoiselle Verdure arriva portant la théière.

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Mademoiselle Olympe, dit enfin Madame Floche, qui, ne pouvant tourner la tête, s'adres- sait à vous de tout le bu^e. Mademoiselle Olympe, notre amie, s'inquiétait beaucoup de savoir si vous aviez bien dormi et si le lit était à votre convenance.

Je protestai que j'y avais reposé on ne pou- vait mieux et que la cruche chaude que j'y avais trouvée en me couchant m'avait fait tout le bien du monde.

Mademoiselle Verdure, après m'avoir sou- haité le bonjour, ressortit.

Et, le matin, les bruits de la cuisine ne vous ont pas trop incommodé?

Je renouvelai mes protestations.

Il faut vous plaindre, je vous en prie, parce que rien ne serait plus aisé que de vous préparer une autre chambre...

Monsieur Floche, sans rien dire lui-même, hochait la tête obliquement et, d'un sourire, faisait sien chaque propos de sa femme.

Je vois bien, dis-je, que la maison e§t

ISABELLE 37

très va^te; mais je vous certifie que je tie sau- rais être in^allé plus agréablement.

Monsieur et Madame Floche, dit l'abbé, se plaisent à gâter leurs hôtes.

Mademoiselle Olympe apportait sur une assiette des tranches de pain grillé; elle poussa devant elle le petit ^ropiat que j'avais vu culbuter tout à l'heure. L'abbé le saisit par le bras :

Allons, Casimir! Vous n'êtes plus un bébé; venez saluer Monsieur Lacase comme un homme. Tendez la main... Regardez en face!... Puis se tournant vers moi comme pour l'excuser : Nous n'avons pas encore grand usage du monde...

La timidité de l'enfant me gênait :

C'e^ votre petit-fils? demandai-je à Madame Floche, oublieux des renseigne- ments que l'abbé m'avait fournis la veille.

Notre petit-neveu, répondit-elle; vous verrez un peu plus tard mon beau-frère et ma sœur, ses grands-parents.

y

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Il n'osait pas rentrer parce qu'il avait empli de boue ses vêtements en jouant avec Terno, expliqua Mademoiselle Verdure.

Drôle de façon de jouer, dis-je, en me tournant affablement vers Casimir; j'étais à la fenêtre quand il vous a culbuté... Il ne vous a pas fait mal?

Il faut dire à Monsieur Lacase, expliqua l'abbé à son tour, que l'équilibre n'e^t pas notre fort...

Parbleu! je m'en apercevais de re§te, sans qu'il fût nécessaire de me le signaler. Ce grand gaillard d'abbé, aux yeux vairons, me devint brusquement antipathique.

L'enfant ne m'avait pas répondu, mais son visage s'était empourpré. Je regrettai ma phrase et qu'il y eût pu sentir quelque allu- sion à son infirmité. L'abbé, son potage pris, s'était levé de table et arpentait la pièce; dès qu'il ne parlait plus, il gardait les lèvres si serrées que celle de dessus formait un bour- relet, comme celle des vieillards édentés. Il

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s'arrêta derrière Casimir, et comme celui-ci vidait son bol : Allons! Allons, jeune homme, Avenzoar nous attend!

L'enfant se leva; tous deux sortirent.

Sitôt que le déjeuner fut achevé. Monsieur Floche me ût signe.

Venez avec moi dans le jardin, mon jeune hôte, et me donnez des nouvelles du Paris penseur.

Le langage de Monsieur Floche fleurissait dès l'aube. Sans trop écouter mes réponses, il me que:>tionna sur Gaston Boissier son ami, et sur plusieurs autres savants que je pouvais avoir eus pour maîtres et avec qui il correspon- dait encore de loin en loin; il s'informa de mes goûts, de mes études... Je ne lui parlai natu- rellement pas de mes projets littéraires et ne laissai voir de moi que le sorbonnien; puis il entreprit l'histoire de la Quartfourche, dont il n'avait à peu près pas bougé depuis près de quinze ans, l'hi^oire du parc, du château; il

40 ISABELLE

réserva pour plus tard l'hi^oire de la famille qui l'habitait précédemment, mais commença de me raconter comment il se trouvait en pos- session des manuscrits du xvii® siècle qui pou- vaient intéresser ma thèse... Il marchait à petits pas pressés, ou, plus exactement, il trottinait auprès de moi; je remarquai qu'il portait son pantalon si bas que la fourche en refait à mi- cuisse; sur le devant du pied, l'étoffe retombait en nombreux plis, mais par-derrière restait au-dessus de la chaussure, suspendue à l'aide de je ne sais quel artifice; je ne l'écoutais plus que d'une oreille di^raite, l'esprit engourdi par la molle tiédeur de l'air et par une sorte de torpeur végétale.

En suivant une allée de très hauts marronniers qui formaient voûte au-dessus de nos têtes, nous étions parvenus presque à l'extrémité du parc. Là, protégé contre le soleil par un buisson d'arbres-à-plumes, se trouvait un banc Mon- sieur Floche m'invita à m'asseoir. Puis tout à coup :

ISABELLE 41

L'abbé Santal vous a-t-il dit que mon beau-frère e§t un peu...? Il n'acheva pas, mais se toucha le front de l'index.

Je fus trop interloqué pour pouvoir trouver rien à répondre. Il continua :

Oui, le baron de Saint-Auréol, mon beau-frère; l'abbé ne vous l'a peut-être pas dit plus qu'à moi... mais je sais néanmoins qu'il le pense; et je le pense aussi... Et de moi, l'abbé ne vous a pas dit que j'étais un peu...?

Oh! Monsieur Floche, comment pou- vez-vous croire?..,

Mais, mon jeune ami, dit-il en me tapant familièrement sur la main, je trouverais cela tout naturel. Que voulez-vous? nous avons pris ici des habitudes, à nous enfermer loin du monde, un peu... en dehors de la circulation. Rien n'apporte ici de... diversion; comment dirais-je? oui. Vous êtes bien aimable d'être venu nous voir et comme j'essayais un geg^te : je le répète : bien aimable, et je le récrirai ce soir à mon excellent ami Desnos:

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42 ISABELLE

mais vous vous aviseriez de me raconter ce qui vous tient au cœur, les questions qui vous troublent, les problèmes qui vous intéressent... je suis sûr que je ne vous comprendrais pas.

Que pouvais- je répondre? Du bout de ma canne je grattais le sable...

Voyez-vous, reprit-il, ici nous avons un peu perdu le contaft. Mais non, mais non! ne protestez donc pas; c'e^ inutile. Le baron e§t sourd comme une calebasse; mais il e§t si coquet qu'il tient surtout à ne pas le paraître; il feint d'entendre plutôt que de faire hausser la voix. Pour moi, quant aux idées du jour, je me fais l'effet d'être tout aussi sourd que lui; et du re^le je ne m'en plains pas. Je ne fais même pas grand effort pour entendre. A fré- quenter Massillon et Bossuet, j'ai fini par croire que les problèmes qui tourmentaient ces grands esprits sont tout aussi beaux et importants que ceux qui passionnaient ma jeunesse... problèmes que ces grands esprits n'auraient pas pu comprendre sans doute...

ISABELLE 43

non plus que moi je ne puis comprendre ceux qui vous passionnent aujourd'hui... Alors, si vous le voulez bien, mon futur collègue, vous me parlerez de préférence de vos études, puis- que ce sont les miennes également, et vous m'excuserez si je ne vous interroge pas sur les musiciens, les poètes, les orateurs que vous aimez, ni sur la forme de gouvernement que vous croyez la préférable.

Il regarda l'heure à un oignon attaché à un ruban noir :

Rentrons à présent, dit-il en se levant. Je crois avoir perdu ma journée quand je ne suis pas au travail à dix heures.

Je lui offris m.on bras qu'il accepta, et comme, à cause de lui, parfois, je ralentissais mon allure :

Pressons! Pressons! me disait-il. Les pensées sont comme les fleurs, celles qu'on cueille le matin se conservent le plus long- temps fraîches.

La bibliothèque de la Quartfourche e^

44 ISABELLE

composée de deux pièces que sépare un simple rideau : une, très exiguë et surhaussée de trois marches, travaille Monsieur Floche, à une table devant une fenêtre. Aucune vue; des rameaux d'orme ou d'aulne viennent bat- tre les carreaux; sur la table, une antique lampe à réservoir, que coiffe un abat- jour de porce- laine vert; sous la table, une énorme chance- lière; un petit poêle dans un coin, dans l'autre coin, une seconde table, chargée de lexiques; entre deux, une armoire aménagée en car- tonnier. La seconde pièce e§t va§te; des livres tapissent le mur jusqu'au plafond; deux fenêtres; une grande table au milieu de la pièce.

C'e§t ici que vous vous in^allerez, me dit Monsieur Floche; et, comme je me récriais :

Non, non; moi, je suis accoutumé au réduit; à dire vrai, je m'y sens mieux; il me semble que ma pensée s'y concentre. Occupez la grande table sans vergogne; et, si vous y

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tenez, pour que nous ne nous dérangions pas, nous pourrons baisser le rideau.

Oh! pas pour moi, prote^tai-je; jusqu'à présent, si pour travailler j'avais eu besoin de solitude, je ne...

Eh bien! reprit-il en m'interrompant^ nous le laisserons donc relevé. J'aurai, pour ma part, grand plaisir à vous apercevoir du coin de l'œil. (Et, de fait, les jours suivants, je ne levais point la tête de dessus mon tra- vail sans rencontrer le regard du bonhomme, qui me souriait en hochant la tête, ou qui, vite, par crainte de m'importuner, détournait les yeux et feignait d'être plongé dans sa lecture.)

Il s'occupa tout aussitôt de mettre à ma facile disposition les livres et les manuscrits qui pouvaient m' intéresser; la plupart se trouvaient serrés dans le cartonnier de la petite pièce; leur nombre et leur importance dépassait tout ce que m'avait annoncé M. Desnos; il m'allait falloir au moins une semaine pour relever les précieuses indications que j'y trouverais. Enfin

46 ISABELLE

M. Floche ouvrit, à côté du cartonnier, une très petite armoire et en sortit la fameuse Bible de Bossuet, sur laquelle l'Aigle de Meaux avait inscrit, en regard des versets pris pour textes, les dates des sermons qu'ils avaient in- spirés. Je m'étonnai qu'Albert Desnos n'eût pas tiré parti de ces indications dans ses tra- vaux; mais ce livre n'était tombé que depuis peu entre les mains de M. Floche.

J'ai bien entrepris, continua-t-il, un mé- moire à son sujet; et je me félicite aujourd'hui de n'en avoir encore donné connaissance à per- sonne, puisqu'il pourra servir à votre thèse en toute nouveauté!

Je me défendis de nouveau :

Tout le mérite de ma thèse, c'e§t à votre obligeance que je le devrai. Au moins en accepterez-vous la dédicace, Monsieur Floche, comme une faible marque de ma reconnais- sance?

Il sourit un peu tri^ement : Quand on e§t si près de quitter la terre.

ISABBLLE 47

on sourit volontiers à tout ce qui promet quel- que survie.

Je crus malséant de surenchérir à mon tour.

A présent, reprit-il, vous allez prendre possession de la bibliothèque, et vous ne vous souviendrez de ma présence que si vous avez quelque renseignement à me demander. Em- portez les papiers qu'il vous faut... Au revoir!... et comme en descendant les trois marches, je retournais vers lui mon sourire, il agita sa main devant ses yeux : A tantôt!

J'emportai dans la grande pièce les quel- ques papiers qui devaient faire l'objet de mon premier travail. Sans m'écarter de la table devant laquelle j'étais assis, je pouvais distin- guer Monsieur Floche dans sa portioncule : il s'agita quelques instants; ouvrant et refer- mant des tiroirs, sortant des papiers, les ren- trant, faisant mine d'homme affairé... Je soup- çonnais en vérité qu'il était fort troublé, sinon gêné par ma présence et que, dans cette vie si

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ISABELLE

rangée, le moindre cbranlement risquait de compromettre l'équilibre de la pensée. Enfin il s'inftalla, plongea jusqu'à mi-jambes dans la chancelière, ne bougea plus...

De mon côté je feignais de m'absorber dans mon travail; mais j'avais grand-peine à tenir en laisse ma pensée; et je n'y tâchais même pas; elle tournait autour de la Quartfourche, ma pensée, comme autour d'un donjon dont il faut découvrir l'entrée. Que je fusse subtil, c'e^ ce dont il m'importait de me convaincre. Romancier, mon ami, me disais-je, nous allons donc te voir à l'œuvre. Décrite! Ah, fi! ce n'e§t pas de cela qu'il s'agit, mais bien de dé- couvrir la réalité sous l'aspeft... En ce court laps de temps qu'il t'e^ permis de séjourner à la Quartfourche, si tu laisses passer un ge^te, un tic sans t'en pouvoir donner bientôt l'expU- cation psychologique, historique et complète, c'eft que tu ne sais pas ton métier.

Alors je reportais mes yeux sur Monsieur Floche; il s'offrait à moi de profil; je voyais

ISABELLE 49

un grand nez mou, inexpressif, des sourcils buissonnants, un menton ras sans cesse en mouvement comme pour mâcher une chique... et je pensais que rien ne rend plus impénétrable un visage que le masque de la bonté.

La cloche du second déjeuner me surprit au milieu de ces réflexions.

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III

C'e^t à ce déjeuner que, sans précaution ora- toire, brusquement. Monsieur Floche m'amena en présence du ménage Saint-AuréoL L'abbé du moins, la veille au soir, aurait bien pu m'avertir. Je me souviens d'avoir éprouvé la même ^upeur, jadis, quand, pour la première fois, au Jardin des Plantes, je fis connaissance avec le phœnkopterus antiquorum ou flamant à spatule^. Du baron ou de la baronne je n'aurais su dire lequel était le plus baroque; ils for-

I. Gérard fait erreur : phanicopterus antiquorum n'a pas le bec en spatule.

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52 ISABELLE

niaient un couple parfait; tout comme les deux Floche, du re^e : au Muséum on les eût mis sous vitrine l'un contre l'autre sans hésiter; près des " espèces disparues ". J'éprouvai devant eux d'abord cette sorte d'admiration confuse qui, devant les œuvres d'art accompli ou devant les merveilles de la Nature, nous laisse, aux premiers instants, Cupides et inca- pables d'analyse. Ce n'e§t que lentement que je parvins à décomposer mon impression... Le baron Narcisse de Saint-Auréol portait culottes courtes, souliers à boucle très appa- rente, cravate de mousseline et jabot. Une pomme d'Adam, aussi proéminente que le menton, sortait de l'échancrure du col et se dissimulait de son mieux sous un bouillon de moussehne; le menton, au moindre mou- vement de la mâchoire faisait un extraordi- naire effort pour rejoindre le nez qui, de son côté, y mettait de la complaisance. Un œil restait hermétiquement clos; l'autre, vers qui remontait le coin de la lèvre et tendaient tous

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les plis du visage, brillait clair, embusqué der- rière la pommette et semblait dire : Attention! je suis seul, mais rien ne m'échappe.

Madame de Saint-Auréol disparaissait toute dans un flot de fausses dentelles. Tapies au fond des manches frissonnantes, tremblaient ses longues mains, chargées d'énormes bagues. Une sorte de capote en taffetas noir doublé de lambeaux de dentelles blanches enveloppait tout le visage; sous le menton se nouaient deux brides de taffetas, blanchies par la pou- dre que le visage effroyablement fardé laissait choir. Quand je fus entré, elle se campa devant moi de profil, rejeta la tête en arrière, et, d'une voix de tête assez forte et non infléchie :

Il y eut un temps, ma sœur, l'on témoi- gnait au nom de Saint-Auréol plus d'égards...

A qui en avait-elle? Sans doute tenait-elle à me faire sentir, et à faire sentir à sa sœur, que je n'étais pas ici chez les Floche; car elle continua, inclinant la tête de côté, minaudière, et levant vers moi sa main droite :

y

54 ISABELI.E

Le baron et moi, nous sommes heureux. Monsieur, de vous recevoir à notre table.

Je donnai de la lèvre contre une bague, et me relevai du baise-main en rougissant, car ma position entre les Saint-Auréol et les Floche s'annonçait gênante. Mais Madame Floche ne semblait avoir prêté aucune atten- tion à la sortie de sa sœur. Quant au baron, sa réalité me paraissait problématique, bien qu'il fit avec moi l'aimable et le sucré. Durant tout mon séjour à la Quartfourche, on ne put le persuader de m'appeler autrement que Mon- sieur de Las Cases; ce qui lui permettait d'af- firmer qu'il avait beaucoup vu mes parents aux Tuileries... un mien oncle principalement qui faisait avec lui son piquet :

Ah! C'était un original! Chaque fois qu'il abattait atout, il criait très fort : Domino! ...

Les propos du baron étaient à peu près tous de cette envergure. A table il n'y avait presque que lui qui parlât; puis, sitôt après le repas, il s'enfermait dans un silence de momie.

ISABELLE 5 5

Au moment que nous quittions la salle à manger, Madame Floche s'approcha de moi, et, à voix basse :

Peut-être, Monsieur Lacase sera-t-il assez aimable pour m'accorder un petit entretien? Entretien qu'elle ne voulait pas, appa- remment, qu'on entendît, car elle commença par m'entraîner du côté du jardin potager, en disant très haut qu'elle voulait me mon- trer les espaliers.

C'est au sujet de mon petit-neveu, com- mença-t-elle dès qu'elle fut assurée que l'on ne pouvait nous entendre... Je ne voudrais pas vous paraître critiquer l'enseignement de l'abbé Santal... mais, vous qui plongez aux sources mêmes de l'inStruftion (ce fut sa phrase), vous pourrez peut-être nous être de bon conseil.

Parlez, Madame; mon dévouement vous e^t acquis.

Voici : je crains que le sujet de sa thèse.

y

56 ISABELLE

pour un enfant si jeune encore, ne soit un peu

spécial.

Quelle thèse? fîs-je, légèrement inquiet.

La thèse pour son baccalauréat.

Ah! parfaitement, résolu désormais à ne m'étonner plus de rien. Sur quel sujet? repris-je.

Voici : Monsieur l'abbé craint que les sujets Httéraires ou proprement philosophi- ques ne flattent le vague d'un jeune esprit déjà trop enclin à la rêverie... (c'eSt du moins ce que trouve Monsieur l'abbé). Il a donc poussé Casimir à choisir un sujet d'histoire.

Mais, Madame, voici qui peut très bien se défendre. Et le sujet choisi c'eSt?

Excusez-moi; j'ai peur d'e^ropier le nom... : Averrhoès.

Monsieur l'abbé a sans doute eu ses raisons pour choisir ce sujet, qui, à première vue, peut en effet paraître un peu particulier.

Ils l'ont choisi tous deux ensemble. Quant aux raisons que l'abbé fait valoir, je

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suis prête à m'y ranger : Ce sujet présente, m'a-t-il dit, un intérêt anecdotique particu- lièrement propre à fixer l'attention de Casi- mir, qui eét souvent un peu flottante : puis (et il paraît que ces Messieurs les examina- teurs attachent à cela la plus grande impor- tance) le sujet n'a jamais été traité.

Il ne me souvient pas en effet...

Et naturellement, pour trouver un sujet qui n'ait encore jamais été traité, on e^t forcé de chercher un peu en dehors des chemins battus.

Évidemment!

Seulement je vais vous avouer ma crainte... mais j'abuse peut-être?

Madame, je vous supplie de croire que ma bonne volonté et mon désir de vous servir sont inépuisables.

Eh bien! voici : je ne mets pas en doute que Casimir ne soit à même bientôt de passer sa thèse assez brillamment, mais je crains que, par désir de spécialiser... par désir un peu pré- maturé... l'abbé ne néglige un peu l'in^ruftion.

58 ISABELLE

générale, le calcul par exemple, ou l'agronomie...

Que pense Monsieur Floche de tout cela? demandai-je éperdu.

Oh! Monsieur Floche approuve tout ce que fait et ce que dit l'abbé.

Les parents?

Ils nous ont confié l'enfant, dit-elle après une hésitation légère; puis, s'arrêtant de marcher :

Par effet de votre complaisance, cher Monsieur Lacase, j'aurais aimé que vous cau- siez avec Casimir, pour vous rendre compte; sans avoir l'air de l'interroger diredement... et surtout pas devant Monsieur l'abbé qui pourrait en prendre quelque ombrage. Je suis sûre qu'ainsi vous pourriez...

Le plus volontiers du monde, Madame. Il ne me sera sans doute pas difficile de trou- ver un prétexte pour sortir avec votre petit- neveu. Il me fera visiter quelque endroit du

parc...

Il se montre d'abord un peu timide

ISABELLE 59

avec ceux qu'il ne connaît pas encore, mais sa nature eft confiante.

Je ne mets pas en doute que nous ne devenions promptement bons amis.

Un peu plus tard, le goûter nous ayant de nouveau rassemblés :

Casimir, tu devrais montrer la carrière a Monsieur Lacase; je suis sûre que cela l'in- téressera. — Puis s'approchant de moi :

Partez vite avant que l'abbé ne descende; il voudrait vous accompagner.

Je ressortis aussitôt dans le parc; l'enfant clopin-clopant me guidait.

C'e^ l'heure de la récréation, commen- çai-je.

Il ne répondit rien. Je repris :

Vous ne travaillez jamais après goûter?

Oh! si; mais aujourd'hui je n'avais plus rien à copier.

Qu'e^-ce que vous copiez ainsi?

La thèse.

Ah!... Après quelques tâtonnements je

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6o ISABELLE

parvins à comprendre que cette thèse était un travail de l'abbé, que l'abbé faisait remet- tre au net et copier par l'enfant . dont l'écri- ture était correfte. Il en tirait quatre grosses, dans quatre cahiers cartonnés dont chaque jour il noircissait quelques pages. Casimir m'affirma du re^e qu'il se plaisait beaucoup à " copier ".

Mais pourquoi quatre fois?

Parce que je retiens difficilement.

Vous comprenez ce que vous écrivez?

Quelquefois. D'autres fois l'abbé m'ex- plique; ou bien il dit que je comprendrai quand je serai plus grand.

L'abbé avait tout bonnement fait de son élève une manière de secrétaire-copiste. E^-ce ainsi qu'il entendait ses devoirs? Je sentais mon cœur se gonfler et me proposai d'avoir incessamment avec lui une conversation tra- gique. L'indignation m'avait fait presser le pas inconsciemment; Casimir prenait peine à me suivre; je m'aperçus qu'il était en nage.

ISABELLE 61

Je lui tendis une main qu'il garda dans la sienne, clopinant à côté de moi tandis que je ralentissais mon allure.

C'e^t votre seul travail, cette thèse?

Oh! non, fit-il aussitôt; mais, en pous- sant plus loin mes quêtions, je compris que le re!>te se réduisait à peu de chose; et sans doute fut-il sensible à mon étonnement :

Je lis beaucoup, ajouta-t-il, comme un pauvre dirait : j'ai d'autres habits!

Et qu'est-ce que vous aimez lire?

Les grands voyages; puis tournant vers moi un regard déjà l'interrogation faisait place à la confiance :

L'abbé, lui, a été en Chine; vous sa- viez?... et le ton de sa voix exprimait pour son maître une admiration, une vénération sans limites.

Nous étions parvenus à cet endroit du parc que Madame Floche appelait " la carrière " ; abandonnée depuis longtemps, elle formait à flanc de coteau une sorte de grotte dissi-

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62 ISABELLE

mulée derrière les broussailles. Nous nous assîmes sur un quartier de roche que tiédis- sait le soleil déjà bas. Le parc s'achevait sans clôture; nous avions laissé à notre gauche un chemin qui descendait obliquement et que coupait une petite barrière; le dévalement, partout ailleurs assez abrupt, servait de pro- tedion naturelle.

Vous, Casimir, avez-vous déjà voyagé? demandai- je.

Il ne répondit pas; baissa le front... A nos pieds le vallon s'emplissait d'ombre; déjà le soleil touchait la colline qui fermait le paysage devant nous. Un bosquet de châtaigniers et de chênes y couronnait un tertre crayeux criblé des trous d'une garenne; le site un peu romantique tranchait sur la mollesse uniforme de la contrée.

Regardez les lapins, s'écria tout à coup Casimir; puis, au bout d'un instant, il ajouta, indiquant du doigt le bosquet :

Un jour, avec Monsieur l'abbé, j'ai monté là.

ISABELLE 65

En rentrant nous passâmes auprès d'une mare couverte de conferves. Je promis à Casimir de lui apprêter une ligne et de lui montrer comment on péchait les grenouilles. Cette première soirée, qui ne se prolongea guère au-delà de neuf heures, ne différa point de celles qui suivirent, ni, je pense, de celles qui l'avaient précédée, car, pour moi, mes hôtes eurent le bon goût de ne se point met- tre en dépense. Sitôt après dîner, nous ren- trions dans le salon où, pendant le repas, Gratien avait allumé du feu. Une grande lampe, posée à l'extrémité d'une table de marqueterie, éclairait à la fois la partie de jacquet que le baron engageait avec l'abbé à l'autre extré- mité de la table, et le guéridon ces dames menaient une sorte de bésigue oriental et mouvementé.

Monsieur Lacase qui e§t habitué aux distrayions de Paris va sans doute trouver notre amusement un peu terne... avait d'abord dit Madame de Saint-AuréoL Cependant,

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Monsieur Floche, au coin du feu, somnolait dans une bergère; Casimir, les coudes sur la table, la tête entre les mains, lèvre tombante et salivant, progressait dans un " Tour du Monde ". Par contenance et politesse j'avais fait mine de prendre vif intérêt au bésigue de ces dames; on le pouvait mener, comme le whift, avec un mort, mais on le jouait de préférence à quatre, de sorte que Madame de Saint-Auréol, avec empressement, m'avait ac- cepté pour partenaire dès que je m'étais pro- posé. Les premiers soirs, mes impairs firent la ruine de notre camp et mirent en joie Ma- dame Floche qui, après chaque viâoire, se permettait sur mon bras une discrète taloche de sa maigre main mitainée. 11 y avait des témé- rités, des ruses, des délicatesses. Mademoi- selle Olympe jouait un jeu serré, concerté. Au début de chaque partie, on pointait, on hasardait la surenchère selon le jeu que l'on avait; cela laissait un peu de marge au bluff; Madame de Saint-Auréol s'aventurait effron-

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ISABELLE 65

tément, les yeux luisants, les pommettes ver- meilles et le menton frémissant ; quand elle avait vraiment beau jeu, elle me lançait un grand coup de pied sous la table; Mademoiselle Olympe essayait de lui tenir tête, mais elle était désarçonnée par la voix aiguë de la vieille qui tout à coup, au lieu d'un nouveau chiffre, criait :

Verdure, vous mentez!

A la fin de la première partie. Madame Flo- che tirait sa montre, et, comme si, précisément, c'était l'heure :

Casimir! Allons, Casimir; il e§t temps. L'enfant semblait sortir péniblement de

léthargie, se levait, tendait aux Messieurs sa main molle, à ces dames son front, puis sor- tait en traînant un pied.

Tandis que Madame de Saint-Auréol nous invitait à la revanche, le premier jacquet finissait; parfois alors Monsieur Floche pre- nait la place de son beau-frère; ni Monsieur Floche, ni l'abbé n'annonçaient les coups;

A. GIDE. ISABELLE.

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on n'entendait de leur côté que le roulement des dés dans le cornet et sur la table; Mon- sieur de Saint-Auréol dans la bergère mono- loguait ou chantonnait à demi-voix, et parfois, tout à coup, flanquait un énorme coup de pin- cette au travers du feu, si impertineniment qu'il en éclaboussait au loin la braise; Made- moiselle Olympe accourait précipitamment et exécutait sur le tapis ce que Madame de Saint- Auréol appelait élégamment la danse des étin- celles... Le plus souvent Monsieur Floche lais- sait le baron aux prises avec l'abbé et ne quit- tait pas son fauteuil; de ma place je pouvais le voir, non point dormant comme il disait, mais hochant la tête dans l'ombre; et le premier soir, un sursaut de flamme ayant éclairé brusquement son visage, je pus distinguer qu'il pleurait.

A neuf heures et quart, le bésigue terminé. Madame Floche éteignait la lampe, tandis que Mademoiselle Verdure allumait deux flam- beaux qu'elle posait des deux côtés du jacquet.

L'abbé, ne le faites pas veiller trop tard.

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recommandait Madame de Saint-Auréol, en don- nant un coup d'éventail sur l'épaule de son mari. J'avais cru décent, dès le premier soir, d'obéir au signal de ces dames, laissant aux prises les jacqueteurs et à sa méditation Monsieur Flo- che qui ne montait que le dernier. Dans le vesti- bule, chacun se saisissait d'un bougeoir; ces dames me souhaitaient le bonsoir qu'elles accompagnaient des mêmes révérences que le matin. Je rentrais dans ma cham.bre; j'enten- dais bientôt monter ces Messieurs. Bientôt tout se taisait. Mais de la lumière filtrait encore longtemps sous certaines portes. Mais plus d'une heure après si, pressé par quelque besoin, l'on sortait dans le corridor, l'on risquait d'y rencontrer Madame Floche ou Mademoiselle Verdure, en toilette de nuit, vaquant à de der- niers rangements. Plus tard encore, et quand on eût cru tout éteint, au carreau d'un petit cachibis qui prenait jour mais non accès sur le couloir, on pouvait voir, à son ombre chi- noise. Madame de Saint-Auréol ravauder.

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IV

Ma seconde journée à la Quartfourche fut très sensiblement pareille à la première; d'heure en heure; mais la curiosité que d'abord j'avais pu avoir quant aux occupations de mes hôtes était complètement retombée. Une petite pluie fine emplissait le ciel depuis le matin. La promenade devenant impossible, la conversation de ces dames se faisant de plus en plus insignifiante, j'occupai donc au travail à peu près toutes les heures du jour. A peine pus-je échanger quelques propos avec l'abbé; c'était après le déjeuner; il m'invita à

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70 ISABELLE

venir fumer une cigarette à quelques pas du salon, dans une sorte de hangar vitré que Ton appelait un peu pompeusement : l'orangerie, où. l'on avait rentré pour la mauvaise saison les quelques bancs et chaises du jardin.

Mais, cher Monsieur, dit-il, lorsqu'un peu nerveusement j'abordai la que^ion de l'éducation de l'enfant, je n'aurais pas demandé mieux que d'éclairer Casimir de toutes mes faibles lumières; ce n'est pas sans regrets que j'ai y renoncer. E§t-ce que, claudicant comme il t§t, vous m'approuve- riez si j'allais me mettre en tête de le faire danser sur la corde roide? J'ai vite rétrécir mes visées. S'il s'occupe avec moi d'Aver- rhoès, c'e^ parce que je me suis chargé d'un travail sur la philosophie d'Ari^tote et que, plutôt que d'ânonner avec l'enfant sur je ne sais quels rudiments, j'ai pris quelque plaisir de cœur à l'entraîner dans mon travail. Autant ce sujet-là qu'un autre; l'important c'e^ d'oc- cuper Casimir trois ou quatre heures par jour;

ISABELLE 71

aurais-je pu me dc'fendre d'un peu d'aigreur s'il avait me faire perdre le même temps? et sans profit pour lui, je vous le certifie... Suffit sur ce sujet, n'e^t-ce pas. Là-dessus jetant la cigarette qu'il avait laissé éteindre, il se leva pour rentrer dans le salon.

Le mauvais temps m'empêchait de sortir avec Casimir; nous dûmes remettre au lende- main la partie de pêche projetée; mais, devant la déception de l'enfant, je m'ingéniai à lui procurer quelque autre plaisir; ayant mis la main sur un échiquier, je lui appris le jeu des poules et du renard, qui le passionna jusqu'au souper.

La soirée commença toute pareille à la pré- cédente; mais déjà je n'écoutais ni ne regardais plus personne; un ennui sans nom commen- çait de peser sur moi.

Sitôt après dîner, il s'éleva une espèce de rafale; à deux reprises Mademoiselle Verdure interrompit le bésigue pour aller voir dans les chambres d'en haut " si la pluie ne chassait

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72 ISABELLE

pas ". Nous dûmes prendre la revanche sans elle; le jeu manquait d'entrain. Au coin du feu, dans un fauteuil bas qu'on appelait com- munément " la berline ", Monsieur Floche, bercé par le bruit de Taverse, s'était positive- ment endormi : dans la bergère, le baron qui lui faisait face se plaignait de ses rhumatismes et grognonnait.

La partie de jacquet vous di^rairait, répétait vainement l'abbé qui, faute d'adver- saire, finit par se retirer, emmenant coucher Casimir.

Quand, ce soir-là, je me retrouvai seul dans ma chambre, une angoisse intolérable m'étreignit l'âme et le corps; mon ennui devenait presque de la peur. Un miur de pluie me séparait du reste du monde, loin de toute passion, loin de la vie, m'enfer- mait dans un cauchemar gris, parmi d'étran- ges êtres à peine humains, à sang froid, déco- lorés et dont le cœur depuis longtemps ne battait plus. J'ouvris ma valise et saisis mon

ISABELLE 73

indicateur : Un train! A quelque heure que ce soit, du jour ou de la nuit... qu'il m'em- porte! J'étoufte ici..;

L'impatience empêcha longtemps mon som- meil.

Lorsque je m'éveillai le lendemain, ma déci- sion n'était peut-être pas moins ferme, mais il ne me paraissait plus possible de fausser politesse à mes hôtes et de partir sans inventer quelque excuse à l'étranglement de mon séjour. N'avais-je pas imprudemment parlé de m'at- tarder une semaine au moins à la Quaitfourche! Bah! de mauvaises nouvelles me rappelleront brusquement à Paris... Heureusement j'avais donné mon adresse; on devait me renvoyer à la Quartfourche tout mon courrier; c'eft bien miracle, pensai-je, s'il ne me parvient pas dès aujourd'hui n'importe quelle enveloppe dont je puisse habilement me servir... et je reportai mon espoir dans l'arrivée du fafteur. Celui-ci s'amenait peu après midi, à l'heure finissait le déjeuner; nous ne nous serions pas

74 ISABELLE

levés de table avant que Delphine n'eût apporté à Madame Floche le maigre paquet de lettres et d'imprimés qu'elle distribuait aux convives. Par malheur il arriva que ce jour-là l'abbé Santal était convié à déjeuner par le doyen de Pont-l'Evêque; vers onze heures il vint prendre congé de M. Floche et de moi qui ne m'avisai pas aussitôt qu'il me soufflait ainsi cheval et carriole.

Au déjeuner je jouai donc la petite comédie que j'avais préméditée :

Allons bon! Quel ennui!... murmurai-je en ouvrant une des enveloppes que m'avait tendues Madame Floche; et comme, par dis- crétion, aucun de mes hôtes ne relevait mon exclamation, je repris de plus belle : Quel contretemps! en jouant la surprise et la décon- venue, tandis que mes yeux parcouraient un anodin billet. Enfin Madame Floche se hasarda à me demander d'une voix timide :

Quelque fâcheuse nouvelle, cher Mon- sieur?

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Oh! rien de très grave, répondis-je aussi- tôt. Mais hélas! je vois qu'il va me falloir ren- trer à Paris sans retard, et de vient ma contra- riété.

D'un bout à l'autre de la table la ^upeur fut générale, dépassant mon attente au point que je me sentis rougir de confusion. Cette ^upeur se traduisit d'abord par un morne silence, puis enfin Monsieur Floche, d'une voix un peu tremblante :

E^-il vraiment possible, cher jeune ami? Mais votre travail! Mais notre...

Il ne put achever. Je ne trouvais rien à répon- dre, rien à dire, et, ma foi, me sentais passa- blement ému moi-même. Mes yeux se fixaient sur le sommet de la tête de Casimir qui, le nez dans son assiette, coupait une pomme en petits morceaux. Mademoiselle Verdure était devenue pourpre d'indignation.

Je croirais indiscret d'insi^er pour vous retenir, hasarda faiblement Madame Floche.

Pour les diétraftions que peut offrir la

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Quartfourche! dit aigrement Madame de Saint-

Auréol...

Oh! Madame, croyez bien que rien ne... essayai-je de protester; mais, sans m'écouter, la baronne criait à tue-tête dans l'oreille de son mari assis à côté d'elle :

C'e^ Monsieur Lacase qui veut déjà nous quitter.

Charmant! Charmant! très sensible, fit le sourd en souriant vers moi.

Cependant Madame Floche, vers Made- moiselle Verdure :

Mais comment allons-nous pouvoir faire...? la jument qui vient de partir avec l'abbé.

Ici je rompis d'une semelle :

Pourvu que je sois à Paris demain matin à la première heure... Au besoin le train de cette nuit suffirait.

Que Gratien aille tout de suite voir si le cheval de Bouligny peut servir. Dites qu'il faudrait mener quelqu'un pour le train de...

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et se tournant vers moi : Vraiment le train de sept heures suffirait?

Oh! Madame, je suis désolé de vous cau- ser tant d'embarras...

Le déjeuner s'acheva dans le silence. Sitôt après, le petit père Floche m'entraîna, et, dès que nous fûmes seuls dans le couloir qui menait à la bibliothèque... :

Mais, cher Monsieur... cher ami... je ne puis croire encore... mais il vous refte à pren- dre connaissance d'un tas de... Se peut-il vraiment? quel contretemps! quel fâcheux contretemps! Justement j'attendais la fin de v^otre premier travail pour mettre entre vos mains d'autres papiers que j'ai ressortis hier soir : je comptais sur eux, je l'avoue, pour vous intéresser à neuf et pour vous retenir davantage. Il va donc me falloir vous mon- trer cela tout de suite. Venez avec moi; vous avez encore un peu de temps jusqu'au soir; car je n'ose, n'eft-ce pas, vous demander de revenir...?

I /

78 ISABELLE

Devant la déconvenue du vieillard je pre- nais honte de ma conduite. J'avais travaillé d'arrache-pied toute la journée de la veille et cette dernière matinée, de sorte qu'en réalité il ne me restait plus beaucoup à glaner sur les premiers papiers que m'avait confiés Mon- sieur Floche; mais sitôt que nous fûmes montés dans sa retraite, le voici qui, du fond d'un tiroir, sortit avec un ge^te myg^térieux un paquet enve- loppé de toiles et ficelé ; une fiche passée sous la ficelle portait, en manière de table, la nomen- clature des papiers, leur provenance.

Emportez tout le paquet, dit-il; tout n'y e^ sans doute pas bien fameux; mais vous aurez plus vite fait que moi de démêler là- dedans ce qui vous intéresse.

Tandis qu'il ouvrait puis refermait d'autres tiroirs et s'affairait, je descendis dans la biblio- thèque avec la liasse que je développai sur la grande table.

Certains papiers effeftivement se rappor- taient à mon travail, mais ils étaient en petit

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nombre et d'importance médiocre; la plupart, de la main même de Monsieur Floche, avaient trait à la vie de Massillon, et, partant, ne me touchaient guère.

En vérité le pauvre Floche comptait-il là- dessus pour me retenir? Je le regardai; il s'était à présent renfoncé dans sa chancelière et s'occupait à déboucher minutieusement avec une épingle chacun des trous d'un petit in^rument qui versait de la sandaraque. L'opé- ration finie, il leva la tête et rencontra mon regard. Un sourire si amical l'éclaira que je me dérangeai pour causer avec lui, et, appuyé sur le linteau, à l'entrée de sa portioncule :

Monsieur Floche, lui dis-je, pourquoi ne venez-vous jamais à Paris? on serait si heu- reux de vous y voir.

A mon âge, les déplacements sont dif- ficiles et coûteux.

Et vous ne regrettez pas trop la ville?

Bah! fit-il en soulevant les mains, je m'apprêtais à la regretter davantage. Les pre-

y

8o ISABELLE

miefs temps, la solitude de la campagne paraît un peu sévère à quiconque aime beaucoup causer; puis on s'y fait.

Ce n'e^ donc pas par goût que vous êtes venu vous installer à la Quartfourche?

Il se dégagea de sa chancelière, se leva, puis posant sa main familièrement sur ma manche :

J'avais à l'Inftitut quelques collègues que j'affeélionne, dont votre cher maître Albert Desnos; et je crois bien que j'étais en passe de prendre bientôt place auprès d'eux...

Il semblait vouloir parler davantage; pour- tant je n'osais poser question trop direâ:e :

E§t-ce Madame Floche qu'attirait à ce point la campagne?

N... on. C'e^ pourtant pour Madame Floche que j'y suis venu; mais elle-mxme y était appelée par un petit événement de famille.

Il était descendu dans la grande salle et aperçut la liasse que j'avais déjà ficelée.

Ah! vous avez déjà tout regardé, dit-il tristement. Sans doute aurez-vous trouvé

ISABELLE 8i

peu de provende. Que voulez-vous? les moin- dres miettes je les ramasse; parfois je me dis que je perds mon temps à coUeftionner des broutilles; mais peut-être faut-il des hommes comme moi pour épargner ces menus travaux à d'autres qui, comme vous, en sauront tirer un brillant parti. Quand je lirai votre thèse je serai heureux de me dire que ma peine vous aura un tout petit peu profité.

La cloche du goûter nous appela.

Comment arriver à connaître quel " petit événement de famille ", pensais-je, a sufii pour décider ainsi ces deux vieux? L'abbé le connaît-il? Au lieu de me buter contre lui, j'aurais l'apprivoiser. N'importe! Trop tard à présent. Il n'en re^e pas moins que Monsieur Floche e§t un digne homme et dont je garderai bon souvenir...

Nous arrivâmes dans la salle à manger.

Casimir n'ose pas vous demander si vous ne feriez pas encore un petit tour de jar- din avec lui; je sais qu'il en a grande envie,

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82 ISABELLE

dit Madame Floche; mais le temps vous man- quera peut-être?

L'enfant qui plongeait le visage dans un bol de lait s'engoua.

J'allais lui proposer de m'accompagner; j'ai pu mettre au pair mon travail et vais être libre jusqu'au départ. Précisément il ne pleut plus... Et j'entraînai l'enfant dans le parc.

Au premier détour de l'allée, l'enfant qui tenait une de mes mains dans les deux siennes, longuement la pressa contre son visage brû- lant :

Vous aviez dit que vous resteriez huit jours...

Mon pauvre petit! je ne peux pas rester plus longtemps.

Vous vous ennuyez.

Non! mais il faut que je parte.

allez-vous?

A Paris. Je reviendrai.

A peine eus- je lâché ce mot qu'il me regarda anxieusement.

ISABELLE 83

C'est bien vrai? Vous le promettez? L'interrogation de cet enfant était si confiante

que je n'eus pas le cœur de me dédire :

Veux-tu que je te l'écrive sur un petit papier que tu garderas?

Oh! oui, fit-il en embrassant ma main bien fort et manifestant sa joie par des bon- dissements frénétiques.

Sais-tu ce qui serait gentil, maintenant? Au lieu d'aller pêcher, nous devrions cueillir des fleurs pour ta tante; on irait tous les deux lui porter un gros bouquet dans sa chambre pour lui faire une belle surprise.

Je m'étais promis de ne point quitter la Quartfourche sans avoir visité la chambre d'une des vieilles dames; comme elles circu- laient continuellement d'un bout à l'autre de la maison, je risquais fort d'être dérangé dans mon investigation indiscrète; je comptais sur l'enfant pour autoriser ma présence; si peu naturel qu'il pût paraître que je pénétrasse à sa suite dans la chambre de sa grand-mère ou

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84 ISABELLE

de sa tante, grâce au prétexte du bouquet trou- verais-je, en cas de surprise, une facile conte- nance.

Mais cueillir des fleurs à la Quartfourche n'était pas aussi aisé que je le supposais. Gra- tien exerçait sur tout le jardin une surveillance farouche; non seulement il indiquait les fleurs qui supportaient d'être cueillies, mais encore était-il jalousement regardant sur la manière de les cueillir. Il y fallait sécateur ou serpette et, de plus, quelles précautions! C'e^t ce que Casimir m'expliquait. Gratien nous accompa- gna jusqu'au bord d'une corbeille de dahlias superbes l'on pouvait prélever maints bou- quets sans que seulement il y parût.

Au-dessus de l'œil, Monsieur Casimir; combien de fois faut-il qu'on vous le répète? coupez toujours au-dessus de l'œil.

En cette fin de saison, cela n'a plus au- cune importance, m'écriai-je impatiemment.

Il répondit en grommelant que " ça a tou- jours de l'importance " et que " il n'y a pas

ISABELLE 85

de saison pour mal faire ". J'ai horreur des bougons sentencieux...

L'enfant me précéda, portant la gerbe. En passant dans le vestibule je m'étais emparé d'un vase...

Dans la chambre régnait une paix religieuse; les volets étaient clos; près du lit enfoncé dans une alcôve, un prie-Dieu d'acajou et de velours grenat au pied d'un petit crucifix d'ivoire et d'ébène; contre le crucifix, le cachant à demi, un mince rameau de buis suspendu à une faveur rose et maintenu sous un bras de la croix. Le recueillement de l'heure appelait la prière; j'oubliais ce que j'étais venu faire et la vaine curiosité qui m'avait attiré en ce lieu; je laissais Casimir apprêter à son gré les fleurs sur une commode, et je ne regardais plus rien dans la chambre : C'e^t ici, dans ce grand lit, pensais- je, que la bonne vieille Floche achèvera bientôt de s'éteindre, à l'abri des souffles de la vie... O barques qui souhaitez la tempête! que tran- quille e^t ce port!

y

86 ISABELLE

Casimit cependant s'impatientait contre les fleurs; les capitules pesants des dahlias l'em- portaient; tout le bouquet cabriolait à terre.

Si vous m'aidiez, dit-il enfin.

Mais tandis que je m'évertuais à sa place, il courait à l'autre bout de la pièce vers un secrétaire qu'il ouvrait.

Je vais vous faire le billet vous pro- mettez de revenir.

C'e^ cela, repartis- je, me prêtant à la simagrée. Dépêche-toi. Ta tante serait très fâchée si elle te voyait fouiller dans son secré- taire.

Oh! ma tante cit occupée à la cuisine; et puis elle ne me gronde jamais.

De son écriture la plus appliquée il couvrit une feuille de papier à lettre.

A présent venez signer. Je m'approchai :

Mais Casimir, tu n'avais pas à signer toi-même! dis-je en riant. L'enfant, pour donner plus de poids, sans doute, à cet engagement,

ISABELLE 87

et pour qu'il lui parût y engager lui-même sa parole, avait cru bon d'écrire aussi son nom au bas de la feuille je lus :

Monsieur Lacûse promet de revenir l'* année pro- chaine à la Quartfourche .

Casimir de Saint-Auréol.

Un infant il re§ta tout déconcerté par ma remarque et par mon rire : il y allait de tout son cœur, lui! Ne le prenais-je donc pas au sérieux? Il était bien près de pleurer.

Laisse-moi me mettre à ta place pour que je signe.

11 se leva puis, quand j'eus signé le billet, sauta de joie et couvrit ma main de baisers. J'allais partir : il me retint par la manche et, penché sur le secrétaire :

Je vais vous montrer quelque chose, dit-il en faisant jouer un ressort et glisser un tiroir dont il connaissait le secret; puis, ayant fouillé parmi des rubans et des quit-

,

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88 ISABELLE

tances, il me tendit une fragile miniature

encadrée :

Regardez.

Je m'approchai de la fenêtre.

Quel e§t ce conte le héros tombe amou- reux du seul portrait de la princesse? Ce devait être ce portrait-là. Je n'entends rien à la pein- ture et me soucie peu du métier; sans doute un connaisseur eût-il jugé cette miniature affétée : sous trop de complaisante grâce s'ef- façait presque le caraftère : mais cette pure grâce était telle qu'on ne la pût oublier.

Peu m'importaient vous dis-je les qualités ou les défauts de la peinture : la jeune femme que j'avais devant moi et dont je ne voyais que le profil, une tempe à demi cachée par une lourde boucle noire, un œil languide et tri^em.ent rêveur, la bouche entrouverte et comme soupirante, le col fragile autant qu'une tige de fleur, cette femme était de la plus trou- blante, de la plus angélique beauté. A la con- templer j'avais perdu conscience du lieu, de

ISABELLE 89

rheure; Casimir qui d'abord s'était éloigné, achevant d'apprêter les fleurs, revint à moi, se pencha :

C'e^t maman... Elle e^t bien jolie, n'eSt- ce pas!

J'étais gêné devant l'enfant de trouver sa mère si belle.

e^-elle à présent, ta maman?

Je ne sais pas.

Pourquoi n'eft-elle pas ici?

Elle s'ennuie ici.

Et ton papa?

Un peu confusément, baissant la tête et comme honteux il répondit :

Mon papa e§t mort.

Mes questions l'importunaient; mais j'étais résolu à pousser plus avant.

Elle vient bien te voir quelquefois, ta maman?

Oh! oui, souvent! dit-il avec convidion, en relevant soudain la tête. Il ajouta un peu plus bas :

y

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Elle vient causer avec ma tante.

Mais avec toi, elle cause bien aussi?

Oh! moi, je ne sais pas lui parler... Et puis quand elle vient, je suis couché.

Couché!

Oui, elle vient la nuit... Puis, cédant à sa confiance (il avait pris ma main, car j'avais reposé le portrait), tendrement et comme en secret :

La dernière fois elle e§t venue m'em- brasser dans mon lit.

Elle ne t'embrasse donc pas d'ordinaire?

Oh! si, beaucoup.

Alors pourquoi dis-tu " la dernière fois "?

Parce qu'elle pleurait.

Elle était avec ta tante?

Non; elle était entrée toute seule dans le noir; elle croyait que je dormais.

Elle t'a réveillé?

Oh! je ne dormais pas. Je l'attendais.

Tu savais donc qu'elle était là?

Il baissa la tête de nouveau, sans répondre.

ISABELLE 91

J'insi^ai ;

Comment savais-tu qu'elle était là? Pas de réponse. Je repris :

Dans le noir, comment as-tu pu voir qu'elle pleurait?

Oh! j'ai serti.

Tu ne lui as pas demandé de rester?

Oh! si. Elle était penchée sur mon lit; je la tenais par les cheveux...

Et qu'est-ce qu'elle disait?

Elle riait; elle disait que je la décoiffais; mais qu'il fallait qu'elle s'en aille.

Elle ne t'aime donc pas?

Oh! si; elle m'aime beaucoup, cria-t-il, brusquement écarté de moi et le visage em- pourpré plus encore, d'une voix si passionnée que je pris honte de ma queé^tion.

La voix de Madame Floche retentit au bas de l'escalier :

Casimir! Casimir! va dire à Monsieur La- case qu'il serait temps de s'apprêter. La voiture sera dans une demi-heure.

y

92 ISABELLE

je m'élançai, dégringolai Tescalier, rejoi- gnis la vieille dans le ve^ibule.

Madame Floche! quelqu'un pourrait-il porter une dépêche? J'ai trouvé un expédient qui me permettra je crois de passer quelques jours de plus près de vous.

Elle prit mes deux mains dans les deux siennes :

Ah! Que c'e^t improbable! cher Mon- sieur... Et comme son émotion ne trouvait rien d'autre à dire, elle répétait : Que c'e^t improbable!... puis, courant sous la fenêtre de Floche :

Bon ami! Bon ami! (c'eSt ainsi qu'elle l'appelait) Monsieur Lacase veut bien re^er.

La faible voix sonnait comme un grelot fêlé, mais parvint cependant; je vis la fenê- tre s'ouvrir. Monsieur Floche se pencher un infant; puis, aussitôt qu'il eut compris :

Je descends! Je descends!

Casimir se joignait à lui; durant quelques instants je dus faire face aux gratulations de

ISABELLE 93

chacun; on eût dit que j'étais de la famille.

Je rédigeai je ne sais plus quel fantaisi^e

texte de dépêche que je fis expédier à une

adresse imaginaire.

J'ai peur, à déjeuner, d'avoir été un peu indiscrète en vous priant trop fort, dit Madame Floche; puis-je espérer que, si vous re^ez, vos affaires de Paris n'en souffriront pas trop?

J'espère que non, chère Madame. Je prie un ami de prendre soin de mes intérêts.

Madame de Saint-Auréol était survenue; elle s'éventait et tournait dans la pièce en criant de sa voix la plus aiguë. Qu'il e^ aimable! Ah! mille grâces... Qu'il e§t aima- ble! — puis disparut, et le calme se rétablit.

Peu avant le diner l'abbé rentra de Pont- l'Ëvêque; comme il n'avait pas eu connais- sance de ma velléité de départ, il ne put être surpris d'apprendre que je refais.

Monsieur Lacase, dit-il assez affable- ment, j'ai rapporté de Pont-l'Évêque quel-

y

94 ISABELLE

ques journaux; pour moi je ne suis pas grand amateur des racontars de gazettes, mais j'ai pensé qu'ici vous étiez un peu privé de nou- velles et que ces feuilles pourraient vous inté- resser.

Il fouillait sa soutane : Allons! Gratien les aura montés dans ma chambre avec mon sac. Attendez un infant; je m'en vais les quérir.

N'en faites rien. Monsieur l'abbé; c'e^t moi qui monterai les chercher.

Je l'accompagnai jusqu'à sa chambre; il me pria d'entrer. Et tandis qu'il brossait sa soutane et s'apprêtait pour le dîner :

Vous connaissiez la famille de Saint- Auréol avant de venir à la Quartfourche? demandai-je après quelques propos vagues.

Non, me dit-il.

Ni Monsieur Floche?

J'ai passé brusquement des missions à l'enseignement. Mon supérieur avait été en relations avec Monsieur Floche, et m'a dési-

ISABELLE 95

gné pour les fondions que je remplis présen- tement; non, avant de venir ici je ne connais- sais ni mon élève ni ses parents.

De sorte que vous ignorez quels évé- nements ont brusquement poussé Monsieur Flo- che à quitter Paris il y a quelque quinze ans, au moment qu'il allait entrer à l'Institut.

Revers de fortune, grommela-t-il.

Eh quoi! Monsieur et Madame Floche vivraient ici aux crochets des Saint-Auréol!

Mais non, mais non, fît-il impatienté; ce sont les Saint-Auréol qui sont ruinés ou presque; toutefois la Quartfourche leur ap- partient; les Floche, qui sont dans une situa- tion aisée, habitent avec eux pour les aider; ils subviennent au train de maison et per- mettent ainsi aux Saint-Auréol de conserver la Quartfourche, qui doit revenir plus tard à Casimir; c'eSt je crois tout ce que l'enfant peut espérer...

La belle-fille e^ sans fortune?

Quelle belle-fille? La mère de Casimir

y

96 ISABBLLh

n'e^t pas la bru, c'e^t la propre fille des Saint-

Auréol.

Mais alors, le nom de l'enfant? Il feignit de ne point comprendre. Ne s'ap- pelle-t-il pas Casimir de Saint- Auréol?

Vous croyez! dit-il ironiquement. Eh bien! il faut supposer que Mademoiselle de Saint-Auréol aura épousé quelque cousin du même nom.

Fort bien! fis- je, comprenant à demi, hésitant pourtant à conclure. Il avait achevé de brosser sa soutane; un pied sur le rebord de la fenêtre il flanquait de grands coups de mouchoir pour épousseter ses souliers. Et vous la connaissez... Mademoiselle de Saint-Auréol?

Je l'ai vue deux ou trois fois; mais elle ne vient ici qu'en courant.

vit-elle?

Il se releva, jeta dans un coin de la cham- bre le mouchoir empoussiéré :

Alors c'e^ un interrogatoire?... puis se

ISABELLE 97

dirigeant vers sa toilette : On va sonner pour le dîner et je ne serai pas prêt!

C'était une invite à le laisser; ses lèvres ser- rées certainement en gardaient gros à dire, mais pour l'instant ne laisseraient plus rien échapper.

A. GIDE. ISABELLE.

/

Quatre jours après j'étais encore à la Quart- fourche; moins angoissé qu'au troisième jour, mais plus las. Je n'avais rien surpris de nou- veau, ni dans les événements de chaque jour, ni dans les propos de mes hôtes; d'inanition déjà je sentais ma curiosité se mourir. Il faut donc renoncer à en découvrir davantage, pen- sais-je apprêtant de nouveau mon départ : autour de moi tout se refuse à m'in^truire; l'abbé fait le muet depuis que j'ai laissé paraître combien ce qu'il sait m'intéresse; à mesure que Casimir me marque plus de confiance, je

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loo ISABELLE

me sens devant lui plus contraint; je n*Gse plus l'interroger et du re^e je connais à pré^ sent tout ce qu'il aurait à me dir« : rien de plus que le jour il me montrait le portrait. Si pourtant; l'enfant innocemment m'avait appris le prénom de sa mère. Sans doute j'étais fou de m'exalter ainsi sur une flatteuse image vraisemblablement vieille de plus de quin^^e ans; et si même Isabelle de Saint-Auréol, durant mon séjour à la Quartfourche, risquait une de ces fugitives apparitions dont je savais à présent qu'elle était coutumière, sans doute je ne pourrais, n'oserais me trouver sur son passage. N'importe! ma pensée soudain tout occupée d'elle échappait à l'ennui; ces derniers jours avaient fui d'une fuite ailée et je m'éton- nais que s'achevât déjà cette semaine. Il n'avait pas été question que je restasse plus longtemps chez les Floche et mon travail ne m'offrait plus aucune raison de m'attarder, mais, ce dernier matin encore, je parcourais le parc que l'au- tomne rendait plus va^te et sonore, appelant

ISABELLE loi

à demi-voix, puis à voix plus haute : Isabelle!... et ce nom qui m'avait déplu tout d'abord, se revêtait à présent pour moi d'élégance, se pénétrait d'un charme clandeftin... Isabelle de Saint- Auréol! Isabelle! J'imaginais sa robe blanche fuir au détour de chaque allée; à travers l'incon^ant feuillage, chaque rayon rappelait son regard, son sourire mélancolique, et comme encore j'ignorais l'amour, je me figurais que j'aimais et, tout heureux d'être amoureux, m'écoutais avec complaisance.

Que le parc était beau! et qu'il s'apprêtait noblement à la mélancolie de cette saison décli- nante. J'y respirais avec enivrement l'odeur des mousses et des feuilles pourrissantes. Les grands marronniers roux, à demi dépouillés déjà, ployaient leurs branches jusqu'à terre; certains buissons pourprés rutilaient à travers l'averse; l'herbe, auprès d'eux, prenait une verdeur aiguë; il y avait quelques colchiques dans les pelouses du jardin; un peu plus bas, dans le vallon, une prairie en était rose, que

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I02 ISABELLE

l'on apercevait de la carrière où, quand la pluie cessait, j'allais m'asseoir sur cette même pierre je m'étais assis le premier jour avec Casimir; où, rêveuse. Mademoiselle de Saint- Auréol s'était assise naguère, peut-être... et je m'imaginais assis près d'elle.

Casimir m'accompagnait souvent, mais je préférais marcher seul. Et presque chaque jour la pluie me surprenait dans le jardin; trempé, je rentrais me sécher devant le feu de la cuisine. Ni la cuisinière, ni Gratien ne m'aimaient; mes avances réitérées n'avaient pu leur arracher trois paroles. Du chien non plus, caresses ou friandises n'avaient pu me faire un ami; Terno passait presque toutes les heures du jour couché dans l'âtre va^e, et quand j'en approchais il grognait. Casimir que je retrouvais souvent, assis sur la margelle du foyer, épluchant des légumes ou lisant, y allait alors d'une tape, s'affeftant que son chien ne m'accueillît pas en ami. Prenant le livre des mains de l'enfant je poursuivais à haute voix sa

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lefture; lui, restait appuyé contre moi; je le sentais m'écouter de tout son corps.

Mais ce matin-là l'averse me surprit si brus- que et si violente que je ne pus songer à ren- trer au château; je courus m'abriter au plus proche; c'était ce pavillon abandonné que vous avez pu voir à l'autre extrémité du parc, près de la grille; il était à présent délabré : pourtant une première salle assez va^te restait élégamment lambrissée comme le salon d'un pavillon de plaisance; mais les boiseries ver- moulues crevaient au moindre choc...

Quand j'entrai, poussant la porte mal close, quelques chauves-souris tournoyèrent, puis s'élancèrent au-dehors par la fenêtre dévitrée. J'avais cru l'averse passagère, mais, tandis que je patientais, le ciel acheva de s'assombrir. Me voici bloqué pour longtemps ! il était dix heures et demie; on ne déjeunait qu'à midi. J'atten- drai jusqu'au premier coup de cloche, que l'on entend d'ici certainement, pensai-je. J'avais sur moi de quoi écrire et, comme ma correspon-

7

T04 ISABELLE

dance était en retard, je prétendis me prouver à moi-même qu'il n'e^t pas moins aisé d'occu- per bien une heure qu'une journée. Mais ma pensée incessamment me ramenait à mon inquié- tude amoureuse : ali! si je savais que quelque jour elle dût reparaître en ce lieu, j'incendierais ces murs de déclarations passionnées... Et len- tement m'imbibait un ennui douloureux, lourd de larmes. Je refais effondré dans un coin de la pièce, n'ayant trouvé siège m'asseoir, et comme un enfant perdu je pleurais.

Certes le mot Ennui e§t bien faible pour exprimer ces détresses intolérables à quoi je fus sujet de tout temps; elles s'emparent de nous tout à coup; la qualité de l'heure les déclare; l'infant auparavant tout vous riait et l'on riait à toute chose; tout à coup une vapeur fuligineuse s'essore du fond de l'âme et s'interpose entre le désir et la vie; elle forme un écran livide, nous sépare du ttSte du monde dont la chaleur, l'amour, la couleur, l'harmonie ne nous parviennent plus que réfraftés en une

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transposition abstraite : on con^ate, on n'e^t plus ému; et l'effort désespéré pour crever l'écran isolateur de l'âme nous mènerait à tous les crimes, au meurtre ou au suicide, à la folie... Ainsi rêvais-je en écoutant ruisseler la pluie. Je gardais à la main le canif que j'avais ouvert pour tailler mon crayon, mais la feuille de mon carnet restait vide; à présent, de la pointe de ce canif, sur le panneau voisin je tâchais de sculpter son nom; sans conviftion, mais parce que je savais que les amants transis ont accou- tumé d'ainsi faire; à tout instant le bois pourri cédait; un trou venait en place de la lettre; bientôt, sans plus d'application, par désœu- vrement, imbécile besoin de détruire, je com- mençai de taillader au hasard. Le lambris que j'abîmais se trouvait immédiatement sous la fenêtre; le cadre en était disjoint à la partie supérieure, de sorte que le panneau tout entier pouvait glisser de bas en haut dans les rainures latérales; c'eist ce que je remarquai lorsque l'ef- fort de mon couteau inopinément le souleva.

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io6 ISABELLE

Quelques instants après j'achevais d'émiet- ter le lambris. Avec le débris de bois, une enve- loppe tomba sur le plancher; tachée, moisie, elle avait pris le ton de la muraille, au point que tout d'abord elle n'étonna point mon regard; non, je ne m'étonnai pas de la voir; il ne me paraissait pas surprenant qu'elle fût et telle était mon apathie que je ne cherchai pas aussitôt à l'ouvrir. Laide, grise, souillée, on eût dit un plâtras, vous dis-je. C'e^t par désœuvrement que je la pris; c'e§t machinale- ment que je la déchirai. J'en sortis deux feuillets couverts d'une grande écriture désordonnée, pâlie, presque effacée par endroits. Que venait faire cette lettre? Je regardai la signature et 1 j'eus un éblouissement : le nom d'Isabelle était au bas de ces feuillets!

Elle occupait à ce point mon esprit... j'eus un instant l'illusion qu'elle m'écrivait à moi-même :

Mon amour ^ voici ma dernière lettre... disait-elle. Vite ces quelques mots encore , car je sais que ce soir

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Je ne pourrai phs rien te dire; mes lèvres^ près de toi^ ne sauront plus trouver que des baisers. Vite, pendant que je puis parler encore; écoute :

,On^e heures c^eH trop tôt; mieux vaut minuit. Tu sais que Je meurs d^ impatience et que r attente m^.exténue, mais pour que Je m^ éveille à toi il jaut que toute la maison dorme. Oui, minuit; pas avant. Viens à ma rencontre Jusqu'à la porte de la cuisine (en suivant le mur du potager qui est dans r ombre et ensuite il y a des buissons), attends-moi et non pas devant la grille, non que J'aie peur de tra- verser seule le Jardin, mais parce que le sac ou J'em- porte un peu de vêtements sera très lourd et que je n'aurai pas la jorce de le porter longtemps.

Un ejfet il vaut mieux que la voiture reste en bcvs de la ruelle nous la retrouverons facilement. A cause des cfjiens de la ferme qui pourraient aboyer et donner l'éveil, c'est plus prudent.

ALiis .non, mon ami, il n'y avait pas moyen, tu le sais, de nous voir davantage et de convenir de tout ceci de vive voix. Tu sais qu'ici je vis captive et que les vieux ne me laissent pas plus sortir qu'ils ne te

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permettent à toi de rentrer. Ah! de quel cachot Je fu échappe... Oui j'' aurai soin de prendre des souliers de rechange que je mettrai sitôt que nous serons dans la voiture^ car F herbe du bas du jardin e[t trempée.

Comment peux-tu me demander encore si je suis résolue et prête? Alais mon amour ^ voici des mois que je me prépare et que je me tiens prête! des années que je vis dans r attente de cet inftant! Et si je ne vais rien regretter? Tu n^as donc pas compris que i''ai pris tous ceux qui s^ attachent à moi en horreur, tous ceux qui f?/ attachent ici. Efi-ce vraiment la douce et la craintive Isa qui parle? Mon ami, mon amant, qu^ave^^-vous fait de moi, mon amour?...

y étouffe ici ; je songe à tout railleurs qui s'entrou- vre... j'ai soij...

J'allais oublier de te dire qu'il n'y a pas eu moyen d'enlever les saphirs de l'écrin, parce que ma tante n'a plus laissé ses clejs dans sa chambre; aucune de celles que j'ai essayées n'a pu aller au tiroir... Ne me gronde pas ; j'ai le bracelet de maman, la chaîne émaillée et deux bagues qui n'ont

ISABELLE T09

sa^s doute pas grande valeur puhqu^elk ne les met pas ; mais Je crois que la chaîne efî très belle. Pour de r argent... je ferai mon possible; mais tu feras tout de même bien de t'en procurer.

A. toi de toutes mes prières. A bientôt, ton

Isa.

Ce 11 oâobre, anniversaire de ma vingt-deuxième année et veille de mon évasion.

Je songe avec terreur, si j'avais à cuisiner en roman cette histoire, aux quatre ou cinq pages de développements qu'il siérait ici de gonfler : réflexions après lefture de cette lettre, interrogations, perplexités... En vérité, comme après un très violent choc, j'étais tombé dans un état semi-léthargique. Quand enfin parvint à mon oreille, à travers la confuse rumeur de mon sang, un son de cloche, qui redoubla : c'e^t le second appel du déjeuner, pensai-je; comment n'ai-je pas entendu le premier? Je tirai ma montre : midi ! Aussitôt bondissant au-dehors, l'ardente lettre pressée

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iio ISABELLE

contre mon cœur, je m'élançai tête nue sous

l'averse.

Les Floche déjà s'inquiétaient de moi et, quand j'arrivai tout soufflant :

Mais vous êtes trempé! complètement trempé, cher IMonsieur! Puis ils protes- tèrent que personne ne se mettrait à table que je n'eusse changé de vêtements : et dès que je fus redescendu, ils questionnèrent avec sollicitude; je dus raconter que, retenu dans le pavillon, j'attendais en vain un répit de l'averse; alors ils s'excusèrent du mauvais temps, de l'afFreux état des allées, de ce que l'on avait sans doute sonné le second coup plus tôt, le premier coup moins fort qu'à l'ordinaire... Mademoiselle Verdure avait été chercher un châle dont on me supplia de couvrir mes épaules, parce que j'étais encore en sueur et que je risquais de^ prendre mal. L'abbé cepen- dant m'observait sans mot dire, les lèvres ser- rées jusqu'à la grimace; et j'étais si nerveux que, sous l'investigation de son regard, je me

ISABELLE m

sentais rougir et me troubler comme un enfant fautif. Il importe pourtant de Tamadouer, pensais-je, car désormais je n'apprendrai rien que par lui seul; lui seul peut m'éclairer le détour de cette ténébreuse histoire m'ache- mine déjà moins de curiosité que d'amour. Après le café, la cigarette que j'offrais à l'abbé servait de prétexte au dialogue : pour ne point incommoder la baronne nous allions fumer dans l'orangerie.

Je croyais que vous ne deviez rester ici que huit jours, commença-t-il sur un ton d'iro- nie.

Je comptais sans l'amabilité de nos hôtes.

Alors, les documents de Monsieur Flo- che...?

Assimilés... Mais j'ai trouvé de quoi m'occuper davantage.

J'attendais une interrogation; rien ne vint.

Vous devez connaître dans les coins le double fond de ce château, repartis-je impa- tiemment.

y

112 ISABELLE

Il ouvrit de grands yeux, plissa son front, prit un air de candeur é^tupide.

Pourquoi Madame ou Mademoiselle de Saint-Auréol, la mère de votre élève, n'e:st-elle pas ici, près de nous, à partager ses soins entre son fils infirme et ses vieux parents?

Pour mieux jouer l'étonnement il jeta sa cigarette et ouvrit les mains en parenthèses des deux côtés de son visage.

Sans doute que ses occupations la retien- nent ailleurs... marmonna-t-il. Quelle insidieuse question e^-ce là?

En souhaitez-vous une plus précise : Qu'a fait Madame ou Mademoiselle de Saint- Auréol, la mère de votre élève, certaine nuit du 22 oftobre que devait venir l'enlever son amant?

Il campa ses poings sur ses hanches :

Eh là! Eh là! Monsieur le romancier (par vanité, par faiblesse, je m'étais laissé aller précédemment à ce genre de confidences que devrait n'inspirer jamais qu'une profonde sympa-

ni

ISABELLE 113

thie; et depuis qu'il savait mes prétentions il s'amusait de moi d'une manière qui déjà me deve- nait insupportable) N'allez-vous pas un peu trop vite?... Et puis- je vous demander à mon tour comment vous êtes si bien renseigné?

Parce que la lettre qu'Isabelle de Saint- Auréol écrivait à son amant ce jour-là, ce n'e§t pas lui qui l'a reçue; c'eêt moi.

Décidément il fallait compter avec moi; l'abbé à ce moment aperçut une petite tache sur la manche de sa soutane et commença de la gratter du bout de l'ongle; il entrait en composition.

J'admire ceci... que dès qu'on se croit romancier, on s'accorde aussitôt tous les droits. Un autre y regarderait à deux fois avant de prendre connaissance d'une lettre qui ne lui e^ pas adressée.

J'espère plutôt. Monsieur l'abbé, qu'il n'en prendrait pas connaissance du tout.

Je le considérais fixement; mais il grattait toujours, les yeux baissés.

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ÏI4 ISABELLE

Je ne suppose pourtant pas qu'on vous Tait donnée à lire.

Cette lettre e^ tombée dans mes mains par hasard; l'enveloppe, vieille, sale, à demi déchirée, ne portait aucune trace d'écriture; en l'ouvrant j'ai vu une lettre de Mademoiselle de Saint-Auréol; mais adressée à qui?... Allons! Monsieur l'abbé, secondez-moi : qui était, il y a quatorze ans, l'amant de Mademoiselle de Saint-Auréol?

L'abbé s'était levé; il commença de marcher à petits pas de long en large, la tête basse, les mains croisées dans le dos; repassant derrière ma chaise, il s'arrêta; et brusquement je sentis ses mains s'abattre sur mes épaules :

Montrez-moi cette lettre.

Parlerez -vous?

Je sentis frémir d'impatience son étreinte.

Ah! pas de conditions, je vous en prie! Montrez-moi cette lettre... simplement.

Laissez que j'aille la chercher, dis-je en essayant de me dégager.

ISABELLE 115

Vous l'avez dans votre poche.

Ses yeux visaient au bon endroit, comme si ma ve^e eût été transparente; il n'allait pour- tant pas me fouiller!...

J'étais très mal posé pour me. défendre, et contre un grand gaillard plus fort que moi; puis, quel moyen, ensuite, de le décider à par- ler? Je me retournai pour voir presque contre le mien son visage; un visage gonflé, conges- tionné, où se marquaient subitement deux grosses veines sur le front et de vilaines poches sous les yeux. Alors me forçant de rire par crainte de voir tout se gâter :

Parbleu l'abbé, avouez que vous aussi vous savez ce que c'e^ que la curiosité!

Il lâcha prise; je me levai tout aussitôt et fis mine de sortir.

Si vous n'aviez pas eu ces manières de brigand, je vous l'aurais déjà montrée; puis, le prenant par le bras : mais rapprochons- nous du salon, que je puisse appeler au secours.

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Par grand effort de volonté je gardais un ton enjoué, mais mon cœur battait fort.

Tenez : lisez-la devant moi, dis-je en tirant la lettre de ma poche; je veux apprendre de quel œil un abbé lit une lettre d'amour.

Mais, de nouveau maître de lui, il ne laissait paraître son émotion qu'à l'irrépressible titil- lement d'un petit muscle de sa joue. Il lut; puis huma le papier, renifla, en fronçant âprement les sourcils de manière qu'il semblait que ses yeux s'indignassent de la gourmandise de son nez; puis repliant le papier et me le rendant, dit d'un ton un peu solennel :

Ce même 22 o6lobre mourait le Vicomte Biaise de Gonfreville, viftime d'un accident de chasse.

Vous me faites frémir! (mon imagina- tion aussitôt construisait un drame épouvan- table). Sachez que j'ai trouvé cette lettre der- rière une boiserie du pavillon certainement il eût venir la chercher.

ISABELLE 117

L'abbé m'apprit alors que le fils aîné des Goiifreville, dont la propriété touchait à celle des Saint-Auréol, avait été retrouvé sans vie au pied d'une barrière qu'apparemment il s'apprêtait à franchir, lorsqu'un mouvement maladroit avait fait partir son fusil. Pour- tant, dans le canon du fusil ne se trouvait pas de cartouche. Aucun renseignement ne put être donné par personne; le jeune homme était sorti seul et personne ne l'avait vu; mais, le lendemain, un chien de la Quartfourche fut surpris près du pavillon léchant une flaque de sang.

Je n'étais pas encore à la Quartfourche, continua-t-il, mais, d'après les renseignements que j'ai pu recueillir, il me semble avéré que le crime a été commis par Gratien, qui sans doute avait surpris les relations de sa maîtresse avec le vicomte, et peut-être avait éventé son projet de fuite (projet que j'ignorais moi-même avant d'avoir lu cette lettre); c'eSt un vieux serviteur buté, butor même au besoin, qui pour défendre

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ii8 ISABELLE

]e bien de ses maîtres ne croit devoir reculer

devant rien.

Comment ne l'a-t-on pas arrêté?

Personne n'avait intérêt à le poursui- vre, et les deux familles de Gonfreville et de Saint-Auréol craignaient également le bruit autour de cette fâcheuse hi^oire; car, quel- ques mois après, Mademoiselle de Saint- Auréol mettait au monde un malheureux enfant. On attribue l'infirmité de Casimir aux soins que sa mère avait pris pour dissi- muler sa grossesse; mais Dieu nous enseigne que c'e^t souvent sur les enfants que retombe le châtiment des pères. Vene2 avec moi jus- qu'au pavillon; je suis curieux de voir l'en- droit où vous avez trouvé la lettre.

Le ciel s'était éclairci; nous nous achemi- nâmes ensemble.

Tout alla fort bien à l'aller; l'abbé m'avait pris le bras: nous marchions d'un mxme pas et causions sans heurts. Mais au retour tout

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se gâta. Sans doute re§tions-nous passable- ment exaltés l'un et l'autre par l'étrangeté de l'aventure; mais chacun très différem- ment; moi, vite désarmé par la complaisance souriante que l'abbé finalement avait mise à me renseigner, déjà j'oubliais sa soutane, ma retenue, je me laissais aller à lui parler comme à un homme. Voici je crois comment la brouille commença :

Qui nous racontera, disais- je, ce que fit Mademoiselle de Saint-Auréol cette nuit-là! Sans doute elle n'apprit que le lendemain la mort du comte? L'attendit-elle, et jusqu'à quand, dans le jardin? Que pensait-elle en ne le voyant pas venir?

L'abbé se taisait, complètement insensible à mon lyrisme psychologique; je reprenais :

Imaginez cette délicate jeune fille, le cœur lourd d'amour et d'ennui, la tête folle : Isabelle la passionnée...

Isabelle la dévergondée, soufflait l'abbé à demi-voix.

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I20 ISABELLE

Je continuais comme si je n'avais pas en- tendu, mais déjà prenant élan pour riposter à rinterjeâ:ion prochaine :

Songez à tout ce qu'il a fallu d'espé- rance et de désespoir, de...

Pourquoi songer à tout cela? interrom- pit-il sèchement : Nous n'avons pas à connaître des événements plus que ce qui peut nous instruire.

Mais suivant que nous en connaissons plus ou moins, ils nous instruisent diftcrem- ment...

Que prétendez-vous dire?

Que la comiaissance superficielle des événements ne concorde pas toujours, pas souvent même, avec la connaissance profonde que nous en pouvons prendre ensuite, et que l'enseignement que l'on en peut tirer n'eSt pas le même; qu'il eét bon d'examiner avant de conclure....

Mon jeune ami, faites attention que l'esprit d'examen et de curiosité critique e^^t

ISABELLE 121

la larve de l'esprit de révolte. Le grand hom- me que vous avez pris pour modèle aurait bien pu vous avertir que...

Celui sur qui j'écris ma thèse, voulez- vous dire...

Quel ergoteur vous faites! C'e^t avec un pareil esprit que...

Mais enfin, cher Monsieur l'abbé, j'ai- merais bien savoir si ce n'e^t pas cette même curiosité qui vous fait m'accompagner, à cette heure, qui vous penchait il y a quel- ques instants sur ce lambris crevé, et qui vous a lentement poussé à connaître de cette lii^oire tout ce que vous m'en avez rapporté!...

Son pas se faisait plus saccadé, sa voix plus brève; avec sa canne il frappait le sol imipa- tiemment.

Sans chercher comme vous des expli- cations d'explications, quand j'ai connu le fait, je m'y tiens. Les événements lamenta- bles que je vous ai dits m'enseigneraient, s'il en était encore besoin, l'horreur du péché

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122 ISABELLE

de la chair; ils sont la condamnation du divorce et de tout ce que l'homme a inventé pour essayer de pallier les conséquences de ses fautes. Voici qui suffit, n'e^t-ce pasl

Voici qui ne me suffit pas. Le fait ne m'e^t de rien tant que je ne pénètre pas sa cause. Connaître la vie secrète d'Isabelle de Saint- Auréol; savoir par quels chemins parfumés, pathétiques et ténébreux...

Jeune homme, méfîez-vous! vous com- mencez à en devenir amoureux!...

Ah! j'attendais cela! Parce que l'appa- rence ne me suffit pas, que je ne me paie pas de mots, ni de ge^es... Ëtes-vous sûr de ne pas méjuger cette femme?

Une gourgandine!

L'indignation chauffait mon front; je ne la contenais plus qu'à grand -peine.

Monsieur ilabbé, de tels mots surpren- nent dans votre bouche. Il me semble que le Christ nous enseigne plus à pardonner qu'à sévir.

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De l'indulgence à la complaisance il n'y a qu'un pas.

Lui du moins ne l'eût pas condamnée comme vous faites.

D'abord, ça vous n'en savez rien. Puis Celui qui eét sans péché peut se permettre pour le péché d'autrui plus d'indulgence que celui dont... je veux dire que nous autres pécheurs nous n'avons pas à chercher plus ou moins d'excuse au péché, mais tout sim- plement à nous en détourner avec horreur.

Après l'avoir bien reniflé comme vous avez fait cette lettre.

Vous êtes un impertinent. Et quit- tant l'allée brusquement, il partit à pas préci- pités par un petit chemin de traverse, jetant encore à la manière des Parthes des phrases acérées je ne distinguais que les mots : ensei- gnement moderne... sorbonnard... socinien!...

Quand nous nous retrouvâmes au dîner, il gardait un air renfrogné, mais en sortant

y

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de table il vint à moi en souriant et me tendit

une main qu'en souriant aussi je serrai.

La soirée me parut plus morne encore qu'à l'ordinaire. Le baron geignait doucement au coin du feu; Monsieur Floche et l'abbé pous- saient leurs pions sans mot dire. Du coin de l'œil je voyais Casimir, la tête enfouie dans ses mains, saliver lentement sur son livre que par in!>tants il épongeait d'un coup de mouchoir. Je ne prêtais à la partie de bési- gue que ce qu'il fallait d'attention pour ne pas faire perdre trop ignominieusement ma partenaire; Madame Floche s'apercevait et s'inquiétait de mon ennui; elle faisait de grands efforts pour animer un peu la partie :

Allons, Olympe! c'eft à vous de jouer. Vous dormez?

Non ce n'était pas le sommeil, mais la mort dont je sentais déjà le ténébreux engourdisse- ment glacer mes hôtes; et moi-même, une angoisse, une sorte d'horreur, m'étreignait. O printemps! ô vents du large, parfums volup-

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tueux, musiques aérées, juqu'ici vous ne par- viendrez plus jamais! me disais-je; et je son- geais à vous, Isabelle. De quelle tombe aviez- vous su vous évader! vers quelle vie? Là, dans la calme clarté de la lampe, je vous imaginais, sur vos doigts délicats, laissant peser votre front pâle; une boucle de cheveux noirs touche, caresse votre poignet. Comme vos yeux regar- dent loin! de quel ennui sans nom de votre chair et de votre âme, raconte-t-il la plainte, ce soupir qu'ils n'entendent pas? Et de moi- même, à mon insu, s'échappait un soupir énorme qui tenait du bâillement, du sanglot, de sorte que Madame de Saint-Auréol, jetant son dernier atout sur la table, s'écriait :

Je crois que Monsieur Lacase a grande envie de s'en aller coucher. Pauvre femme!

Cette nuit je fis un rêve absurde; un rêve qui n'était d'abord que la continuation de la réalité : ~ La soirée n'était pas achevée; j'étais encore

y

126 ISABELLE

dans le salon, près de mes hôtes, mais à eux s'adjoignait une société dont le nombre incessamment croissait, bien que je ne visse point précisément arriver de personnes nou- velles; je reconnaissais Casimir assis à la table devant un jeu de patience vers lequel trois ou quatre figures se penchaient. On parlait à voix basse, de sorte que je ne distinguais aucune phrase, mais je comprenais que chacun signa- lait à son voisin quelque chose d'extraordi- naire et dont le voisin à son tour s'étonnait; l'attention se portait vers un point, près de Casimir, tout à coup, je reconnus, assise à table (comment ne l'avais-je pas distinguée plus tôt?) Isabelle de Saint-Auréol. Seule parmi les costumes sombres, elle était vêtue tout en blanc. D'abord elle m'apparut charmante, assez semblable à ce que la montrait le médaillon; mais au bout d'un inStant j'étais frappé par l'immobilité de ses traits, la fixité de son regard, et soudain je comprenais ce que l'on se chu- chotait à l'oreille : ce n'était pas la véritable

ISABELLE 127

Isabelle, mais une poupée à sa ressemblance, qu'on mettait à sa place durant l'absence de la vraie. Cette poupée à présent me paraissait affreuse; j'étais gêné jusqu'à l'angoisse par son air de prétentieuse g^tupidité; on l'eût dite immobile, mais, tandis que je la regardais fixe- ment, je la voyais lentement pencher de côté, pencher... elle allait chavirer, quand Mademoi- selle Olympe, s'élançant de l'autre extrémité du salon, se courba jusqu'à terre, souleva la housse du fauteuil et remonta je ne sais quel rouage qui faisait un grincement bizarre et remettait le mannequin d'aplomb en communiquant à ses bras une grotesque gesticulation d'auto- mate. Puis chacun se leva, l'heure étant sonnée du couvre-feu; on allait laisser la fausse Isa- belle là seule; en partant chacun la saluait à la turque, excepté le baron qui s'approcha irré- vérencieusement, lui saisit à pleine main la perruque et lui appliqua sur le sinciput deux gros baisers sonores en rigolant. Dès que la société avait achevé de déserter le salon et

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j'avais vu sortir une foule dès que l'obscu- rité s'ctait faite, je voyais, oui, dans l'obscurité, je voyais la poupée pâlir, frémir et prendre vie. Elle se soulevait lentement, et c'était Mademoi- selle de Saint-Auréol elle-même; elle glissait à moi sans bruit; tout à coup je sentais autour de mon cou ses bras tièdes, et je me réveillais dans la moiteur de son haleine au moment I qu'elle me disait : j

Pour eux je fais l'absente, mais pour toi je suis là. j

Je ne suis ni super^itieux ni craintif; si je rallumai ma bougie, ce fut pour chasser de mes yeux et de mon cerveau cette obsédante image; j'y eus du mal. Malgré moi j'épiais tous les î bruits. Si elle était pourtant! En vain je ; m'efforçai de lire; je ne pouvais prêter attention à rien d'autre; c'e^t en pensant à elle que je me rendormis au matin.

Ainsi retombaient les sursauts de ma curio- sité amoureuse. Je ne pouvais pourtant différer plus longtemps un départ que de nouveau j'avais annoncé à mes hôtes, et ce jour était le dernier que je devais passer à la Quartfourche. Ce jour- là...

Nous sommes à déjeuner. L'on attend le courrier que Delphine, la femme de Gratien, reçoit du faéfeur et nous apporte d'ordinaire peu d'infants avant le dessert. C'e^t à Madame Floche, je vous l'ai dit, qu'elle le remet; puis celle-ci répartit les lettres et tend le Journal des

A. GIDE. ISABELLE.

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Débats à Monsieur Floche, qui disparaît der- rière jusqu'à ce que nous nous levions de table. Ce jour-là, une enveloppe mauve, prise à demi dans la bande du journal, s'échappe du paquet et va voler sur la table près de l'assiette de Madame Floche; j'ai ju§te le temps de recon- naître la grande écriture dégingandée qui, la veille, m'avait fait déjà battre le cœur; Madame Floche aussi, apparemment, l'a reconnue; elle fait un ge^te précipité pour couvrir l'enveloppe avec son assiette; l'assiette s'en va cogner un verre, qui se brise et répand du vin sur la nappe; tout cela fait un grand vacarme et la bonne Madame Floche profite de la confusion générale pour subtiliser l'enveloppe dans sa mitaine.

J'ai voulu écraser une araignée, dit-elle gauchement comme un enfant qui s'excuse. (Elle appelle indifféremment : araignées, les cloportes et les perce-oreilles qui s'échappent parfois de la corbeille de fruits.)

Et je parie que vous l'ave i manquée,

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dit Madame de Saint-Auréol d'un ton aigre, en se levant et jetant sa serviette non piiée sur la table. Vous viendrez dans le salon me re- joindre, ma sœur. Ces Messieurs m'excuseront : j'ai ma crampe de nombril.

Le repas s'achève en silence. Monsieur Flo- che n'a rien vu, Monsieur de Saint-Auréol rien compris; Mademoiselle Verdure et l'abbé gardent les yeux fixés sur leur assiette; si Casi- mir ne se mouchait pas, je crois qu'on le verrait pleurer...

Il fait presque tiède. On a porté le café sur la petite terrasse que forme le perron du salon. Je suis seul à en prendre avec Mademoiselle Verdure et l'abbé; du salon sont enfermées ces deux dames, des éclats de voix nous par- viennent; puis plus rien; ces dames sont montées.

C'e^ alors, s'il me souvient bien, qu'éclata la ca^tille du hêtre-à-feuille-de-persil.

Mademoiselle Verdure et l'abbé vivaient

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en état de guerre. Les combats n'étaient pas bien sérieux et l'abbé ne faisait qu'en rire; mais rien n'irritait tant Mademoiselle Ver- dure que le ton persifleur qu'il prenait alors; elle se découvrait à tous coups et l'abbé tirait dans le vif. Presque aucun jour ne passait sans qu'éclatât entre eux quelqu'une de ces escar- mouches que l'abbé nommait des " ca^tilles ". Il prétendait que la vieille fille en avait besoin pour sa santé; il la faisait monter à l'arbre comme on emmène un chien faire un tour. Il n'y apportait peut-être pas de méchanceté, mais certainement de la malice et s'y m^ontrait assez provocant. Cela les occupait tous deux et assai- sonnait leur journée.

Le petit incident du dessert nous avait laisses nerveux. Je cherchais une diversion et, tandis que l'abbé versait les tasses, ma main rencontra dans la poche de mon veston un paquet de feuilles, ramille d'un arbre bizarre qui croissait | près de la grille d'entrée et que j'avais cueillie le matin pour en demander le nom à Made-

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•moiselle Verdure; non que je fusse bien curieux de le connaître, mais elle se trouvait flattée qu'on fît appel à son savoir. -Car elle s'occupait de botanique. Certains "jours elle partait herboriser, portant en ban- l'doulière sur ses robustes épaules une boîte :verte qui lui donnait l'aspeél bizarre d'une cantinière; elle passait entre son herbier et <sa " loupe montée " le temps que lui laissaient les soins domestiques... Donc Mademoiselle Olympe prit la ramille et sans hésiter :

Ceci, déclara-t-elle, c'e§t du hêtre-à-feuille- de-persil.

Curieuse appellation! hasardai-je; ces feuilles lancéolées n'ont pourtant aucun rap- port avec celles du...

L'abbé depuis un instant souriait avec per- tinence :

C'eSt ainsi qu'on appelle à la Quart- . fourche 'e Fa^us persicijolia^ fit-il comme

négligemment. Mademoiselle Verdure soubre- sauta :

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134 ISABELLE

Je ne vous savais pas si tort en botani- que.

Non; mais j'entends un peu le latin. Puis, incliné vers moi : Ces dames sont vic- times d'un involontaire calembour. Persicus, chère Mademoiselle, persicus veut dire pêcher, non persil. Le Vagus pers'icijolia dont Monsieur Lacase remarquait les feuilles qu'il appelle si justement lancéolées, le ¥agus persicifolia e§t un " hêtre à feuilles de pêcher ".

Mademoiselle Olympe était devenue cra- moisie : le calme qu'affedait l'abbé achevait de la décomposer.

La vraie botanique ne s'occupe pas des anomalies et des monstruosités, sut-elle trou- ver à dire sans tourner un regard vers l'abbé; puis vidant sa tasse d'un trait elle partit en coup de vent.

L'abbé avait froncé sa bouche en cul de poule, d'où s'échappaient des manières de petits pets. J'avais grand-peine à retenir mon rire.

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Seriez-vous méchant, Monsieur Tabbé?

Mais non! mais non... Cette bonne demoiselle, qui ne prend pas assez d'exercice, a besoin qu'on lui fouette le sang. Elle e§t très combative, croyez-moi; quand je re^te trois jours sans pousser ma pointe c'e^t elle qui vient ferrailler. A la Quartfourche les distrayions ne sont pas si nombreuses!...

Et tous deux alors, sans parler, nous com- mençâmes de penser à la lettre du déjeuner.

Vous avez reconnu cette écriture? me hasardai-je à demander enfin.

11 haussa les épaules :

Un peu plus tôt, un peu plus tard, c'e^ la lettre qu'on reçoit à la Quartfourche deux fois par an, après le paiement des fermages, et par laquelle elle annonce à Madame Floche sa venue.

Elle va venir? m'écriai-je.

Calmez-vous! Calmez-vous : vous ne la verrez pas.

Et pourquoi ne la pourrai-je point voir?

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136 ISABELLE

Parce qu'elle vient au milieu de la nuit, qu'elle repart presque aussitôt, qu'elle fuit les regards et... méfiez-vous de Gratien. Son regard me scrutait : je ne bronchai point; il reprit sur un ton irrité :

Vous ne tiendrez aucun compte de ce que je vous en dis; je le vois à votre air; mais vous êtes averti. Allez! faites à votre guise; demain matin vous m'en donnerez des nou- velles.

Il se leva, me laissa, sans que j'aie pu démê- ler s'il cherchait à refréner ma curiosité ou s'il ne s'amusait pas à l'éperonner au contraire.

Jusqu'au soir mon esprit, dont je renonce à peindre le désordre, fut uniquement occupé par l'attente. Pouvais-je aimer vraiment Isa- belle? Non sans doute, mais, amusé jus- qu'au cœur par une excitation si violente, comment ne me fussé-je pas mépris? recon- naissant à ma curiosité toute la frémissante ardeur, la fougue, l'impatience de l'amour. Les dernières paroles de l'abbé n'avaient sen i

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qu'à me Stimuler davantage; que pouvait contre moi Gratien? J'aurais traversé fourré d'épines et brasiers!

Certainement quelque chose d'anormal se préparait. Ce soir-Là personne ne proposa de partie. Sitôt après souper, Madame de Saint- Auréol commença de se plaindre de ce qu'elle appelait " sa gaêtérite " et se retira sans façons, tandis que Mademoiselle Verdure lui prépa- rait une infusion. Peu d'instants après. Mada- me Floche envoya se coucher Casimir; puis, sitôt que l'enfant fut parti :

Je crois que Monsieur Lacase a grande envie d'en faire autant; il a l'air de tomber de sommeil.

Et comme je ne répondais pas assez prompte- ment à son invite :

Ah! je crois qu'aucun de nous ne va prolonger bien tard la veillée.

Mademoiselle Verdure se leva pour allu- mer les bougeoirs; l'abbé et moi nous la sui- vîmes; je vis Madame Floche se pencher sur

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l'épaule de son mari qui sommeillait au coin du feu dans la berline; il se leva tout aussitôt, puis entraîna par le bras le baron qui se laissa faire, comme s'il comprenait ce que cela signi- fiait. Sur le palier du premier étage, chacun, muni d'un bougeoir, se retirait de son côté :

Bonne nuit! Dormez bien me dit l'abbé avec un sourire ambigu.

Je refermai la porte de ma chambre; puis j'attendis. Il n'était encore que neuf heures. J'entendis monter Madame Floche, puis Ma- demoiselle Verdure. Il y eut sur le palier, entre Madame Floche et Madame de Saint-Auréol qui était ressortie de sa chambre, reprise d'une querelle assez vive, trop loin de moi pour que j'en pusse di^inguer les paroles; puis un bruit de portes claquées; puis rien.

Je m'étendis sur mon lit pour mieux réflé- chir. Je songeais à l'ironique souhait de bon sommeil dont l'abbé avait accompagné sa dernière poignée de main; j'aurais voulu savoir si lui, de son côté, s'apprêtait au som-

ISABELLE 139

me, ou si cette curiosité qu'il se défendait d'avoir devant moi, il allait lui lâcher la bride?... mais il couchait dans une autre partie du châ- teau, faisant pendant à celle que j'occupais, et aucun motif plausible ne m'appelait. Pour- tant, qui de nous deux serait le plus penaud, si nous nous surprenions l'un l'autre dans le couloir?'*... Ainsi méditant il m'advint quelque chose d'inavouable, d'absurde, de confondant : je m'endormis.

Oui, moins surexcité sans doute qu'épuisé par l'attente et fatigué en outre par la mau- vaise nuit de la veille, je m'endormis profon- dément.

Le crépitement de la bougie qui achevait de se consumer m'éveilla; ou, peut-être, vague- ment perçu à travers mon sommeil, un ébran- lement sourd du plancher : certainement quel- qu'un avait marché dans le couloir. Je me dressai sur mon séant. Ma bougie à ce moment s'étei- gnit; je demeurai, dans le noir, tout pantois.

/

I40 ISABELLE

Je n'avais plus pour m'éclairer que quelques allumettes; j'en grattai une afin de regarder à ma montre : il était près d'onze heures et demie; j'écarquillai l'oreille... plus un bruit. A tâtons je gagnai la porte et l'ouvris. -

Non, le cœur ne me battait point; je me sen- tais de corps agile, impondérable; d'esprit calme, subtil, résolu.

A l'autre extrémité du couloir, une grande fenêtre versait jusqu'à moi une clarté non point égale comme celle des nuits tranquilles, mais palpitante et défaillante par instants, car le ciel était pluvieux et, devant la lune, le vent char- riait d'épais nuages. Je m'étais déchaussé; j'avançais sans bruit... Je n'avais pas besoin d'y voir davantage pour gagner le po§te d'ob- servation que je m'étais ménagé : c'était, à côté de celle de Madame Floche, vraisem- blablement se tenait le conciliabule, une petite chambre inhabitée, qu'avait occupée d'abord Monsieur Floche (il préférait à présent le voi- sinage de ses livres à celui de sa femme); la

ISABELLE 141

porte de communication, dont j'avais soigneu- sement tiré le verrou pour me mettre à l'abri d'une surprise, avait un peu fléclii, et je m'étais assuré qu'immédiatement sous le chambranle je pouvais glisser mon regard; il me fallait, pour y atteindre, me jucher sur une com- mode que j'avais poussée tout auprès.

A présent passait par cette fente un peu de lumière qui, renvoyée par le plafond blanc, me permettait de me guider. Je retrouvai tout comme je l'avais laissé dans le jour. Je me hissai sur la commode, plongeai mes regards dans la chambre voisine...

Isabelle de Saint-Auréol était là.

Elle était devant moi, à quelques pas de moi... Elle était assise sur un de ces disgra- cieux sièges bas sans dossier, qu'on appelait je crois des " poufs ", dont la présence éton- nait un peu dans cette chambre ancienne et que je ne me souvenais point d'y avoir vu lorsque j'étais entré porter des fleurs. Ma-

/

142 ISABELLE

dame Floche se tenait enfoncée dans un grand fauteuil en tapisserie; une lampe posée sur un guéridon près du fauteuil les éclairait discrè- tement toutes deux. Isabelle me tournait le dos; elle s'inclinait en avant, presque cou- chée sur les genoux de sa vieille tante, de sorte que d'abord je ne vis pas son visage; bientôt elle releva la tête. Je m'attendais à la trouver davantage vieillie; pourtant je reconnaissais à peine en elle la jeune fille du médaillon; non moins belle sans doute, elle était d'une beauté très différente, plus terrestre et comme humanisée; l'angélique candeur de la minia- ture le cédait à une langueur passionnée, et je ne sais quel dégoût froissait le coin de ses lèvres que le peintre avait dessinées entrou- vertes. Un grand manteau de voyage, une sorte de waterproof, d'une étoffe assez commune semblait-il, la recouvrait, mais relevé de côté, laissait voir une jupe noire de taffetas luisant sur lequel sa main dégantée, qu'elle laissait pendre et qui tenait un mouchoir chiffonné,

ISABELLE 145

paraissait extraordinairement pâle et fragile. Une petite capote de feutre et de plumes moi- rées, à brides de taffetas, la coiffait; une boucle de cheveux très noirs, repassait par-dessus la bride et, dès qu'elle baissait la tête, revenait en avant cacher la tempe. On l'aurait dite en deuil sans un ruban vert scarabée qu'elle portait autour du cou. Madame Floche ni elle ne disaient rien; mais, de sa main droite, Isabelle caressait le bras, la main de Madame Floche et l'attirait à elle, et puis la couvrait de baisers. A présent elle secouait la tête et ses boucles flottaient de gauche à droite; alors, comme si elle reprenait une phrase :

Tous les moyens, dit-elle; j'ai vraiment essayé tous les moyens; je te jure que...

Ne jurez point, ma pauvre enfant; je vous crois sans cela, interrompit la pauvre vieille en lui posant la main sur le front. Toutes deux parlaient à voix très basse comme si elles eussent craint d'être entendues.

Madame Floche se redressa, repoussa dou-

144 ISABELLE

cernent sa nièce, et, s'appuyant sur les deux bras de son fauteuil, se leva. Mademoiselle de Saint-Auréol se leva pareillement, et tandis que sa tante se dirigeait vers le secrétaire d'où Casimir, avant-hier, avait sorti le médaillon, elle fit quelques pas dans le même sens, s'ar- rêta devant une console qui supportait un grand miroir et, pendant que la vieille fouillait dans un tiroir, s'avisant à son reflet du ruban émeraude qu'elle portait autour du cou, elle le détacha prestement, le roula autour de son doigt... Avant que Madame Floche ne se fût retournée, le ruban vif avait disparu, Isabelle avait pris une attitude méditative, les mains retombées et croisées devant elle, le regard perdu...

La pauvre vieille Floche tenait encore d'une main son trousseau de clefs, de l'autre la mai- gre liasse qu'elle avait été quérir dans le tiroir; elle allait se rasseoir dans son fauteuil, quand la porte, en face de celle j'étais poSté, s'ou- vrit brusquement toute grande et je faillis

ISABELLE 145

crier de Stupeur. La baronne apparaissait dans l'embrasure, guindée, décolletée, fardée, en grand coîTtume d'apparat et le chef surmonté d'une sorte de plumeau-marabout gigantesque. Elle brandissait de son mieux un grand candé- labre à six branches, toutes bougies allumées, qui la baignait d'une tremblotante lumière, et répandait des pleurs de cire sur le plancher, A bout de forces sans doute, elle commença par courir poser le candélabre sur la console devant la glace; puis reprenant en quatre petits bonds sa position dans l'embrasure, elle s'avança de nouveau, à pas rythmés, solennelle, portant loin devant elle étendue sa main chargée d'énormes bagues. Au milieu de la chambre elle s'arrêta, se tourna tout d'une pièce du côté de sa fille, le ge^te toujours tendu, et, avec une voix aiguë à percer les murailles :

Arrière de moi, fille ingrate! Je ne me laisserai plus émouvoir par vos larmes, et vos protestations ont perdu pour jamais le chemin de mon cœur.

/

146 ISABELLE

Tout cela était débité, crié sur le même faus- set sans nuances. Isabelle cependant s'était jetée aux pieds de sa mère, dont elle, avait saisi la jupe, et la tirait, découvrant deux ridicules petits escarpins de satin blanc, cependant que de son front elle heurtait le plancher qu'un tapis recouvrait à cet endroit. Madame de Saint-Auréol ne baissa pas les yeux un instant, continua de lancer droit devant elle des regards aigus et glacés comme sa voix :

Ne vous aura-t-il pas suffi d'apporter au foyer de vos parents la misère; prétendez- vous poursuivre plus loin les...

Ici brusquement la voix lui manqua; alors se tournant vers Madame Floche qui se fai- sait toute petite et qui tremblait dans son fauteuil :

Et quant à vous, ma sœur, si vous avez encore la faiblesse... puis se reprenant : Si vous avez la coupable faiblesse de céder encore à ces supplications, fût-ce pour un baiser, fût-ce pour une obole, aussi vrai que je

ISABELLE 147

uis votre sœur aînée, je vous quitte, je recom- nande à Dieu mes pénates, et je ne vous revois le ma vie.

J'étais comme au speftacle. Mais puis- qu'elles ne se savaient pas observées, pour pi ces deux marionnettes jouaient-elles la ragédie? Les attitudes et les ge^es de la ïlle me paraissaient aussi exagérés, aussi faux :jue ceux de la mère... Celle-ci me faisait face, de sorte que je voyais de dos Isabelle qui, pros- :ernée, gardait sa pose d'E^ther suppliante; tout à coup je remarquai ses pieds : ils étaient chaussés en pou-de-soie couleur prune, autant qu'il me sembla et que l'on en pouvait juger encore sous la couche de boue qui recouvrait les bottines; au-dessus, un bas blanc, le volant de la jupe, en se relevant, mouillé, fan- geux, avait fait une traînée sale... Et soudain, plus haut que la déclamation de la vieille, retentit en moi tout ce que ces pauvres objets racontaient d'aventureux, de misérable. Un sanglot m'étreignit la gorge; et je me promis.

y

148 ISABELLE

quand Isa quitterait la maison, de la suivre à

travers le jardin.

Madame de Saint-Auréol cependant avait fait trois pas vers e fauteuil de Madame Flo- che :

Allons! donnez-moi ces billets! Pen- sez-vous que sous votre mitaine je ne voie pas se froisser le papier? Me croyez- vous aveugle, ou folle? Donnez-moi cet argent, vous dis-je! Et, mélodramatiquement, appro- chant les billets dont elle s'était emparée, de la flamme d'une des bougies du candélabre : Je préférerais brûler le tout (faut-il dire qu'elle n'en faisait rien) plutôt que de lui donner un liard.

Elle glissa les billets dans sa poche et reprit son geSte déclamatoire :

Fille ingrate! Fille dénaturée! Le che- min qu'ont pris mes bracelets et mes colliers, vous saurez l'apprendre à mes bagues! Ce disant, d'un ge^te habile de sa main étendue, elle en fit tomber deux ou trois sur le tapis.

ISABELLE 149

Comme un chien affamé se jette sur un os, Isabelle s'en saisit.

Partez, à présent : nous n'avons plus rien à nous dire, et je ne vous reconnais plus.

Puis ayant été prendre un éteignoir sur la table de nuit, elle en coiffa successivement chaque bougie du candélabre, et partit.

La pièce à présent paraissait sombre. Isa- belle cependant s'était relevée; elle passait ses doigts sur ses tempes, rejetait en arrière ses boucles éparses et rajustait son chapeau. D'une secousse elle remonta son manteau qui avait un peu glissé de ses épaules, et se pencha vers Madame Floche pour lui dire adieu. Il me parut que la pauvre femme cherchait à lui parler, mais c'était d'une voix si faible que je ne pus rien distinguer. Isabelle sans rien dire pressa une des tremblantes mains de la vieille contre ses lèvres. Un instant après je m'élançais à sa poursuite dans le couloir.

,/

i.jo ISABELLE

Au moment de descendre l'escalier, un bruit de voix m'arrêta. Je reconnus celle de Mademoiselle Verdure qu'Isabelle avait dcjà rejointe dans le vestibule, et je les aperçus toutes deux en me penchant par-dessus la rampe. Olympe Verdure tenait une petite lanterne à la main.

Tu vas partir sans l'embrasser? disait- elle, et je compris qu'il s'agissait de Casimir. Tu ne veux donc pas le voir?

Non, Loly; je suis trop pressée. Il ne doit pas savoir que je suis venue.

Il y eut un silence, une pantomime que d'abord je ne compris pas bien. La lanterne s'agita projetant des ombres bondissantes. Mademoiselle Verdure s'avançant, Isabelle se reculant, toutes deux se déplacèrent de quel- ques pas; puis j'entendis :

Si; si; en souvenir de moi. Je le gardais depuis longtemps. A présent que je suis vieille, qu'est-ce que je ferais de cela?

ISABELLE 151

Loly! Loly! Vous êtes ce que je laisse ici de meilleur.

Mademoiselle Verdure la pressait entre ses bras :

Ah! pauvrette! comme elle e^ trempée!

Mon manteau seulement... ce n'eS^t rien. Laisse-moi partir vite.

Prends un parapluie au moins.

11 ne pleut plus.

La lanterne.

Qu'eSt-ce que j'en ferais? La voiture e:>t tout près. Adieu.

Allons! Adieu, ma pauvre enfant! Que Dieu te... le re^te se perdit dans un sanglot. Mademoiselle Verdure rcbta quelques instants penchée dans la nuit, et une bouffée d'air humide monta du dehors dans la cage de l'es- calier; puis, sur la porte refermée, je l'entendis pousser les verrous...

|e ne pouvais passer devant Mademoi- selle Verdure. Gratien emportait chaque soir la clef de la porte de la cuisine. Une autre

7

152

ISABELLE

porte ouvrait de l'autre côté

de la maison,

par

facilement j

'eusse pu sortir, mais c'était

un

détour énorme.

Avant que je ne l'aie retrouvée,

Isabelle aurait

déjà rejoint sa voiture. Ah

! si

de ma fenêtre

je l'appelais...

Je courus à

ma

chambre. La

une était de

nouveau recou- "

verte; guettant

un bruit de

pas j'attendis

un

instant; un souffle puissant s'éleva et, tandis que Gratien rentrait par la cuisine, à travers la chuchotante agitation des arbres, j'entendis la voiture d'Isabelle de Saint-Auréol s'éloi- gner.

VII

Je m'étais mis fort en retard, et, sitôt de retour à Paris, s'emparèrent de moi mille soucis qui déroutèrent enfin mes pensées. La résolution que j'avais prise de retourner l'été suivant à la Quartfourche tempérait mes regrets de n'avoir su pousser plus loin une aventure que je commençais d'oublier lors- que, vers la fin de janvier, je reçus un double faire-part. Les époux Floche avaient tous deux exhalé vers Dieu leur âme tremblante et douce, à quelques jours d'intervalle. Je reconnus sur l'enveloppe du faire-part l'écri-

/

154 ISABELLE

ture de Mademoiselle Verdure; mais c'e^t à Casimir que j'envoyai l'expression banale de mes regrets et de ma sympathie. Deux semai- nes après je reçus cette lettre :

Mon cher Monsieur Gérard,

(L'enfant n'avait jamais pu se décider à m'appeler par mon nom de famille.

Comment vous appelez-vous, vous? m'avait-il demandé dans une promenade, pré- cisément le jour j'avais commencé à le tutoyer.

Mais tu le sais bien, Casimir; je m'ap- pelle Monsieur Lacase.

Non; pas ce nom-là; l'autre? réclamait-il.)

Vous êtes bien bon de m^avoir écrit, et votre lettre a été bien bonne parce qu'à présent la Quart- fourche e§i bien triBe. Ma grand-maman avait eu Jeudi une attaque et ne pouvait plus quitter sa chambre; alors fîiaman e§t revenue à la Quartfourche et rabbé efi parti parce qu^il avait été curé du

ISABELLE 15 î

Brei^il. C*efi après fa que mon onde et ma tante sont morts. D'abord mon onde e^ mort^ qui vous aimait hien^ et puis dimandje après ma tante qui a été malade trois Jours. Maman ji'était plus là. y étais tout seul avec Lolj et Delphine, la femme de Gratien, qui m'aime bien; et fa été très triste parce que ma tante ne voulait pas me quitter. Mais il a bien fallu. Alors maintenant Je couche dans la chambre à côté de Delphine, parce que l^oly a été rappelée dans F Or ne par son frère. Gratien aussi elî très bon pour moi. Il m' a montré à faire des bou- tures et des greffes, ce qui efî très amusant, et puis ^'aide à abattre les arbres.

Vous savei^, votre petit papier ousque vous ave^ écrit votre promesse, il faut l'oublier parce qu'il n'y aurait plus personne ici pour vous rece- voir. Mais ça me fait beaucoup de chagrin de ne pas vous revoir parce que Je vous aimais bien. JMais Je ne vous oublie pas.

Votre petit ami. Casimir.

/

156 ISABELLE

La mort de Monsieur er Madame Floche m'avait laissé assez indifférent, mais cette lettre maladroite et dépourvue me remua. Je n'étais pas libre en ce moment, mais je me promis, dès les vacances de Pâques, de pous- ser une reconnaissance jusqu'à la Quartfour- che. Que m'importait qu'on ne pût m'y rece- voir? Je descendrais à Pont-l'Évêque et louerais une voiture. Ai-je besoin d'ajouter que la pen- sée d'y retrouver peut-être la my^érieuse Isabelle m'y attirait autant que ma grande pitié pour l'enfant. Certains passages de cette lettre me restaient incompréhensibles; j'en- chaînais mal les faits... L'attaque de la vieille, l'arrivée d'Isabelle à la Quartfourche, le départ de l'abbé, la mort des vieux à laquelle leur nièce n'assi^ait point, le départ de Mademoiselle ] Verdure... ne fallait-il voir qu'une suite fortuite d'événements, ou chercher entre eux quelque rapport? Ni Casimir n'aurait su, ni l'abbé voulu m'en instruire. Force était d'attendre avril. Dès mon second jour de liberté, je partis.

£^

ISABELLE 157

A la station du Breuil, j'aperçus l'abbé Santal qui s'apprêtait à prendre mon train; je le hélai :

Vous revoilà dans le pays, fît-il

Je ne pensais pas en effet y revenir si tôt.

Il monta dans mon compartiment. Nous étions seuls.

Eh bien! Il y a eu du nouveau depuis votre visite.

Oui; j'ai appris que vous desserviez à. présent la cure du Breuil.

Ne parlons pas de cela; et il étendait la main d'un gefte que je reconnus. Vous avez reçu un faire-part?

Et j'ai envoyé aussitôt mes condoléances à votre élève; c'e§t par lui que j'ai eu ensuite des nouvelles; mais il m'a peu renseigné. J'ai failli vous écrire pour vous demander quel- ques détails.

Il fallait le faire.

, J'ai pensé que vous ne me rensci-

ijS ISABELLE

gneriez pas volontiers, ajoutai-je en riant. Mais, sans doute tenu à moins de discré- tion que du temps il était à la Quartfour- che, l'abbé semblait disposé à parler.

Croyez-vous que c'e^t malheureux, ce qui se passe là-bas? dit-il. Toutes les avenues vont y passer!

Je ne comprenais point d'abord; puis la phrase de Casimir me revint à la mémoire : " J'aide à abattre des arbres... "

Pourquoi fait-on cela? demandai-je naï- vement.

Pourquoi? mon bon Monsieur. Allez donc le demander aux créanciers. Au re^te ça n'eSt pas eux que ça regarde, et tout se fait derrière leur dos. La propriété eél cou- verte d'hypothèques. Mademoiselle de Saint- Auréol enlève tout ce qu'elle peut.

Elle est là-bas?

Comme si vous ne le saviez pas!

Je le supposais simplement d'après quel- ques mots de...

ISABELLE 159

C*e5t depuis qu'elle e§t là-bas que tout va mal. Il se ressaisit un instant; mais cette fois le besoin de parler l'emporta;

I il n'attendait même plus mes que!>tions et je jugeai plus sage de n'en point faire; il reprit :

Comment a-t-elle appris la paralysie de sa mère? c'e^ ce que je n'ai pas pu m'ex- pliquer. Quand elle a su que la vieille baronne ne pouvait plus quitter son fauteuil, elle s'e^t amenée avec son bagage, et Madame Floche n'a pas eu le courage de la mettre dehors. C'e^t alors que moi je suis parti.

11 e^t très triste que vous ayez ainsi laissé Casimir.

C'e^ possible, mais ma place n'e§t pas auprès d'une créature... J'oublie que vous la défendiez!...

Je le ferais peut-être encore, Monsieur le curé.

Allez toujours. Oui, oui; Mademoi- selle Verdure aussi la défendait. Elle l'a défen-

i6o ISABELLE

due jusqu'au temps qu'elle ait vu mourir ses

maîtres.

J'admirais que l'abbé eût à peu près complè- tement dépouillé cette élégance de langage qu'il revêtait à la Quartfourche ; il avait adopté déjà le geSte et le parler propres aux curés des villages normands. Il reprit, poursuivant son propos :

A elle aussi ça a paru drôle de les voir mourir tous les deux à la fois.

E^t-ce que...?

Je ne dis rien; et il gonflait sa lèvre supérieure par vieille habitude, mais repartait tout aussitôt :

N'empêche que dans le pays on jasait. Ça déplaisait de voir hériter la nièce. Et vous voyez qu'elle aussi, la Verdure, a jugé préfé- rable de s'en aller.

Qui reéte auprès de Casimir?

Ah! vous avez tout de même compris que sa mère n'e§t pas une société pour l'en- fant. Eh bien! il passe presque tout son temps

ISABELLE i6i

chez les Chointreui], vous savez bien : le iar- dinier et sa femme.

Gratien?

Oui, Gratien; qui voulait s'opposer à ce qu'on abattît des arbres dans le parc; mais il n'a pu empêcher rien du tout. C'e^t la misère.

Les Floche n'étaient pourtant pas sans argent.

Mais tout était mangé, du premier jour, mon bon Monsieur. Sur trois fermes de la Quartfourche, Madame Floche en pos- sédait deux qu'on a vendues, il y a beau temps, aux fermiers. La troisième, la petite ferme des Fonds, appartient encore à la baronne; elle n'était plus affermée, Gratien en surveillait le faire-valoir; mais elle sera bientôt mise en vente avec le re^te.

La Quartfourche va être mise en vente!

Par adjudication. Mais ça ne pourra pas se faire avant la fin de l'été. En atten- dant je vous prie de croire que la demoiselle

A. GIDE. ISABELLE.

i6i ISABELLE

profite. Il lui faudra bien finir par mettre les pouces; quand on aura déjà enlevé la moitié des arbres...

Comment se trouve-t-il quelqu'un pour les lui acheter, si elle n'a pas le droit de les vendre?

Ah! vous êtes jeune encore. Quand on vend à vil prix, on trouve toujours acquéreur.

Le moindre huissier peut empêcher cela.

L'huissier s'entend avec l'homme d'af- faires des créanciers, qui s'eSt installé là-bas et il se pencha vers mon oreille qui couche avec elle, puisqu'il vous plaît de tout savoir.

Les livres et les papiers de Monsieur Flo- che? demandai-je, sans paraître ému par sa dernière phrase.

Le mobilier du château et la biblio- thèque feront l'effet d'une vente prochaine; ou pour parler mieux : d'une saisie. Là-bas, personne heureusement ne se doute de la

ISABELLE 163

valeur de certains ouvrages; sans quoi ceux- ci auraient disparu depuis longtemps.

Un coquin peut surgir...

A présent les scellés sont posés; n'aye2 crainte; on ne les lèvera qu'à l'occasion de l'inventaire.

Que dit de tout cela la baronne?

'■ Elle ne se doute de rien; on lui porte à manger dans sa chambre; elle ne sait seulement pas que sa fille e§t là.

■■ Vous ne dites rien du baron?

Il e^t mort il y a trois semaines, à Caen, dans une maison de retraite nous venions de le faire accepter.

Nous arrivions à Pont-FÉvêque. Un prêtre était venu à la rencontre de l'abbé Santal, qui prit congé de moi après m'avoir indiqué un hôtel et un loueur de voitures.

La voiture que je louai le lendemain me déposa à l'entrée du parc de la Quartfourche; il fut convenu qu'elle viendrait me reprendre dans une couple d'heures, après que les che-

i64 ISABELLE

vaux se seraient reposés dans l'écurie d'une des

fermes.

Je trouvai la grille du parc grande ouverte; le sol de l'allée était abîmé par les charrois. Je m'attendais au plus affreux saccage et fus joyeusement surpris, à l'entrée, de reconnaître bourgeonnant le " hêtre à feuilles de pêcher », connaissance illustre; je ne réfléchis pas que sans doute il ne devait la vie qu'à la médiocre qualité de son bois; en avançant, je constatai que la hache avait déjà frappé les plus beaux arbres. Avant de m'enfoncer dans le parc, je voulus revoir le petit pavillon j'avais décou- vert la lettre d'Isabelle; mais, suppléant la serrure brisée, un cadenas maintenait la porte (j'appris ensuite que les bûcherons serraient dans ce pavillon des outils et des vêtements), je m'acheminai vers le château. L'allée que je suivais était droite, bordée de buissons bas; elle ne donnait pas sur la façade, mais sur le côté des communs; elle menait à la cuisine et, presque vis-à-vis de celle-ci, s'ouvrait la

ISABELLE 165

petite barrière du jardin potager; j'en étais encore assez éloigné lorsque je vis sortir du Dotager Gratien avec un panier de légumes;

I m'aperçut, mais ne me reconnut pas d'abord; e le hélai; il vint à ma rencontre, et brusque- Tient :

Ah ben. Monsieur Lacase! pour sûr qu'on ne vous attendait pas à cette heure!

II restait à me regarder, hochant la tête et ne dissimulant pas la contrariété que lui causait ma présence; pourtant il ajouta, plus douce- ment :

Tout de même le petit sera content de vous revoir.

Nous avions fait quelques pas sans parler, du côté de la cuisine; il me fit signe de l'at- tendre et entra poser son panier.

Alors vous êtes venu voir ce qui se passe à la Quartfourche, dit-il, en revenant à moi, plus civilement.

Et il paraît que ça n'y va pas bien fort? Je le regardai; son menton tremblait; il

i66 ISABELLE

restait sans me répondre; brusquement il me saisit par le bras et m'entraîna vers la pelouse qui s'étendait devant le perron du salon. gisait le cadavre d'un chêne énorme, sous lequel je me souvins de m'être abrité de la pluie à l'automne : autour de lui s'entassaient en bûches et en fagots ses branches dont, avant de l'abattre, on l'avait dépouillé.

Savez-vous combien ça vaut, un arbre comme ça? me dit-il : Douze piétoles. Et savez-vous combien ils l'ont payé? Celui- tout comme les autres... Cent sous.

Je ne savais pas que dans ce pays ils appe- laient pi^^toles les écus de dix francs; mais ce n'était pas le moment de demander un éclaircissement. Gratien parlait d'une voix contraftée. Je me tournai vers lui; il essuya du revers de sa main, sur son visage, larmes ou sueur puis, serrant les poings :

Oh! les bandits! les bandits! Quand je les entends taper du couperet ou de la hache. Monsieur, je deviens fou; leurs coups

dgaasas^B

ISABELLE iGj

me portent sur la tête; j'ai envie de crier au secours! au voleur! j'ai envie de cogner à mon tour; j'ai envie de tuer. Avant-hier j'ai passé la moitié du jour dans la cave; j'enten- dais moins... Au commencement, le petit, ça l'amusait de voir travailler les bûcherons; quand l'arbre était près de tomber, on l'appe- lait pour tirer sur la corde; et puis, quand ces brigands se sont approchés du château, abat- tant toujours, le petit a commencé à trouver ça moins drôle; il disait : ah! pas celui-ci! pas celui-là! Mon pauvre gars, que je lui ai dit, celui-là ou un autre, c'e^t toujours pas pour toi qu'on les laisse. Je lui ai bien dit qu'il ne pourrait pas demeurer à la Quartfourche; mais c'e^t trop jeune; il ne comprend pas que rien n'eSt déjà plus à lui. Si seulement on pou- vait nous garder sur la petite ferme; je l'y pren- drais bien volontiers avec nous, pour sûr; mais qui sait seulement qui va l'acheter, et le gre- din qu'on va vouloir y mettre à notre place!... Voyez-vous, Monsieur, je ne suis pas encore

i68 ISABELLE

bien vieux, mais j'aurais mieux aimé mourir

avant d'avoir vu tout cela.

Qui e^t-ce qui habite au château, main- tenant?

Je ne veux pas le savoir. Le petit mange avec nous à la cuisine; ça vaut mieux. Madame la baronne ne quitte plus sa chambre; heureu- sement pour elle, la pauvre dame... C'e§t Del- phine qui lui porte ses repas, en passant par l'es- calier de service rapport à ceux qu'elle ne veut pas croiser. Les autres ont quelqu'un qui les sert et à qui nous ne parlons pas.

Eft-ce qu'on ne doit pas bientôt faire une saisie du mobilier?

Alors on tâchera d'emmener Madame la baronne sur la ferme, en attendant qu'on mette la ferme en vente avec le château.

Et Made... et sa fille? demandai-je en hésitant, car je ne savais comment la nommer.

Elle peut bien aller il lui plaira; mais pas chez nous. C'e§t pourtant à cause d'elle, tout ce qui arrive.

■^».ji.T.--»ain,^i^-^

ISABELLE 169

Sa voix tremblait d'une si grave colère que

je compris à ce moment comment cet homme

avait pu aller jusqu'au crime pour protéger

rhonneur de ses maîtres.

Elle eft dans le château, maintenant?

A l'heure qu'il e§t, elle doit se promener clans le parc. Paraît que ça ne lui fait pas de mal, a elle; elle regarde les ébrancheurs; il y a même cies jours qu'elle cause avec eux, sans honte. Mais quand il pleut, elle ne quitte pas sa cham- bre; tenez, celle qui fait le coin; elle se tient rout contre la vitre et regarde dans le jardin. Si son homm.e n'était pas à Lisieux pour le quart d'heure, je ne sortirais pas comme je fais. Ah! on peut dire que c'e^t du beau monde. Mon- sieur Lacase; pour sûr! Si seulement nos pauvres vieux maîtres revenaient pour voir ça chez eux, ils retourneraient bien vite ils reposent.

Casimir e^ par là?

Je pense qu'il se promène dans le parc lui aussi. Voulez- vous que je l'appelle?

lyo ISABELLE

Non; je saurai bien le trouver. A tantôt. Je vous reverrai sans doute, Delphine et vous, avant de partir.

Le saccage des bûcherons paraissait plus atroce encore à ce moment de l'année tout s'apprêtait à revivre. Dans l'air attiédi les rameaux déjà se gonflaient; des bourgeons éclataient et, coupée, chaque branche pleu- rait sa sève. J'avançais lentement, non point tant tri^e moi-même qu'exalté par la douleur du paysage, grisé peut-être un peu par la puis- sante odeur végétale que l'arbre mourant et | la terre en travail exhalaient. A peine étais-je ' sensible au contracte de ces morts avec le , renouveau du printemps; le parc, ainsi, s'ou- vrait plus largement à la lumière qui baignait et dorait également mort et vie; m.ais cepen- dant, au loin, le chant tragique des cognées, occupant l'air d'une solennité funèbre, ryth- mait secrètement les battements heureux de mon cœur, et la vieille lettre d'amour, que j'avais emportée, dont je m'étais promis de

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ne me point servir, mais que par instants je pressais sur mon cœur, le brûlait. Rien plus ne saurait m'empêcher aujourd'hui, me redisais-je, et je souriais de sentir mes pas se presser à la seule pensée d'Isabelle; ma volonté n'y pouvait, mais une force intérieure m'aftivait. J'admirais par quel excès de vie cet accent de sauvagerie que la déprédation apportait à la beauté du paysage en aiguisait pour moi la jouissance; j'admirais que les médisances de l'abbé eussent si peu fait pour me détacher d'Isabelle et que tout ce que je découvrais d'elle avivât inavouablement mon désir... Qu'est-ce qui l'attachait encore à ces lieux, peuplés de hideux souvenirs? De la Quartfourche vendue, je le savais, rien ne devait lui rester ni lui revenir. Que ne s'en- fuyait-elle? Et je rêvais de l'enlever ce soir dans ma voiture; je précipitais mon allure; je courais presque, quand soudain, loin devant moi, je l'aperçus. C'était elle, à n'en pas douter, en deuil et nu-tête, assise sur le tronc d'un arbre

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abattu en travers de l'allée. Mon cœur battit si fort que je dus m'arrêter quelques instants; puis, vers elle, lentement j'avançaii tranquille et indifférent promeneur.

Excusez-moi, Madame... je suis bien ici à la Quartfourche?

Un petit panier à ouvrage était posé sur le tronc d'arbre à côté d'elle plein de bobines, d'instruments de couture, de morceaux de crêpe enroulés sur eux-mêmes ou défaits, et elle s'occupait à en disposer quelques lam- beaux sur une modeste capote de feutre qu'elle tenait à la main; un ruban vert, que sans doute elle venait d'en arracher, traînait à terre. Un très court mantelet de drap noir couvrait ses épaules, et, quand elle leva la tête, je remar- quai l'agrafe vulgaire qui en retenait le col clos. Sans doute m'avait-elle aperçu de loin, car ma voix ne parut pas la surprendre.

Vous veniez pour acheter la propriété? dit-elle, et sa voix que je reconnus me fit battre le cœur. Que son front découvert était beau!

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Oh! je venais en simple visiteur. Les grilles étaient ouvertes et j'ai vu des gens circu- ler. Mais peut-être était-il indiscret d'entrer?

A présent, peut bien entrer qui veut! Elle soupira profondément, mais se reprit à son ouvrage comme si nous ne pouvions avoir rien de plus à nous dire.

Ne sachant comment continuer un entre- tien qui peut-être serait unique, qui devait être décisif, mais que le temps ne me paraissait pas venu de brusquer; soucieux d'y apporter quelque précaution, et la tête et le cœur uni- quement pleins d'attente et de quêtions que je n'osais encore poser, je demeurais devant elle, chassant du bout de ma canne de menus éclats de bois, si gêné, si impertinent à la fois et si gauche, qu'à la fin elle releva les yeux, me dévisagea et je crus qu'elle allait éclater de rire; mais elle me dit simplement, sans doute parce qu'alors je portais un chapeau mou sur des cheveux longs, et parce que ne me pressait apparemment aucune occupation pratique :

X'

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Vous êtes artié^te?

Hélas! non, rcpliquai-je en souriant; mais qu'à cela ne tienne; je sais goûter la poésie. Et sans oser la regarder encore, je sentais son regard m'envelopper. L'hypocrite banalité de nos propos m'e^t odieuse et je souffre à les rapporter...

Comme ce parc e^^t beau, reprenais-je. 11 me parut qu'elle ne demandait qu'à causer

et n'était embarrassée, ainsi que moi, que de savoir comment engager l'entretien; car elle se récria que je ne pouvais malheureusement juger en cette saison de ce que pouvait devenir à l'automne ce parc, encore grelottant et mal réveillé de l'hiver du moins ce qu'il avait pu devenir, reprit-elle; qu'en re^era-t-il désor- mais après l'affreux travail des bûcherons?...

Ne pouvait-on les empêcher? m'écriai-je.

Les empêcher! répéta-t-elle ironique- ment en levant très haut les épaules; et je crus qu'elle me montrait son misérable cha- peau de feutre pour témoigner de sa détresse,

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mais elle le levait pour le reposer sur sa tête, rejeté en arrière et laissant découvert son front; puis elle commença de ranger ses mor- ceaux de crêpe comme si elle s'apprêtait à par- tir. Je me baissai, ramassai à ses pieds le ruban vert, le lui tendis.

Qu'en ferais-) e, à présent? dit-elle sans le prendre. Vous voyez que je suis en deuil.

Aussitôt je l'assurai de la tristesse avec laquelle j'avais appris la mort de Monsieur et Madame Floche, puis enfin celle du baron; et comme elle s'étonnait que j'eusse connu ses parents, je lui laissai savoir que j'avais vécu auprès d'eux douze jours du dernier oftobre.

Alors pourquoi tout à l'heure avez- vous feint de ne savoir vous étiez? repartit- elle brusquement.

Je ne savais comment vous aborder. Puis, sans trop me découvrir encore, je com- mençai de lui raconter quelle passionnée curiosité m'avait retenu de jour en jour à la Quartfourche dans l'espoir de la rencontrer

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et (car je ne lui parlai pas de la nuit mon indiscrétion l'avait surprise) mes regrets enfin de regagner Paris sans l'avoir vue..

Qu'eS^t-ce donc qui vous avait donné si frrand désir de me connaître?

Elle ne faisait plus mine de partir. J'avais traîné jusqu'en face d'elle, près d'elle, un épais fagot 011 je m'étais assis; plus bas qu'elle, je levais les yeux pour la voir; elle s'occupait cnfantinement à pelotonner des rubans de crêpe et je ne saisissais plus son regard. Je lui parlai de sa miniature et m'inquiétai de ce qu'avait pu devenir ce portrait dont j'étais amoureux; mais elle ne le savait point.

Sans doute le retrouvera-t-on en levant les scellés... Et il sera mis en vente avec le re^te, ajouta-t-elle avec un rire dont la séche- resse me fit mal. Pour quelques sous vous pourrez l'acquérir, si le cœur vous en dit toujours.

Je protestai de mon chagrin de la voir ne prendre pas au sérieux un sentiment dont

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'expression seule était brusque, mais qui depuis longtemps m'occupait; mais à présent lie demeurait impassible et semblait résolue à ne plus écouter rien de moi. Le temps pres- sait. N'avais-je pas sur moi de quoi violenter son silence? L'ardente lettre frémissait sous mes doigts. J'avais préparé je ne sais quelle histoire d'anciemics relations de ma famille avec celle de Gonfreville, pensant l'amener incidemment à parler; mais à ce moment je ne sentis plus que l'absurdité de ce mensonge et commençai de raconter tout simplement par quel mystérieux hasard cette lettre et je la lui tendis était tombée entre mes mains.

Ah! je vous en conjure, Madame! ne déchirez pas ce papier! Rendez-le-moi...

Elle était devenue mortellement pâle et garda quelques infants sans la lire la lettre ouverte sur ses genoux; le regard vague, les paupières battantes, elle murmurait :

Oublié de la reprendre! Comment avais- je pu l'oublier?

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Sans doute aurez-vous cru qu'elle lui était parvenue, qu'il était venu la chercher...

Elle ne m'écoutait toujours pas. Je fis un mouvement pour me ressaisir de la lettre; mais elle se méprit à mon ge^te :

Laissez-moi, cria-t-elle en repoussant bru- talement ma main. Elle se souleva, voulut fuir. A genoux devant elle, je la retins.

N'ayez pas peur de moi. Madame; vous voyez bien que je ne vous veux aucun mal; et, comme elle se rasseyait, ou plutôt retombait sans force, je la suppliai de ne pas m'en vou- loir si le hasard avait choisi pour elle un confi- dent involontaire, mais de me continuer une confiance que je jurai de ne point trahir; ah! que ne me parlait-elle à présent comme à un ami véritable et comme si je ne savais rien d'elle qu'elle-même ne m'eût appris?

Les larmes que je répandais en parlant firent peut-être plus pour la convaincre que mes paroles.

Hélas! repris-je, je sais quelle mort mise-

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able enlevait, ce même soir, votre amant... vlais comment avez-vous appris votre deuil? Zette nuit que vous l'attendiez, prête à fuir ivec lui, que pensiez-vous? que fites-vous en le le voyant pas apparaître?

Puisque vous savez tout, dit-elle d'une voix désolée, vous savez bien que je n'avais plus à l'attendre, après que j'avais averti Gra- den.

J'eus de l'affreuse vérité une intuition si subite que ces mots m'échappèrent comme un cri :

Quoi? c'e^t vous qui l'avez fait tuer? Alors laissant tomber à terre la lettre et

le panier dont les menus objets se répandi- rent, elle courba son front dans ses mains et commença de sangloter éperdument. Je me penchai vers elle et tentai de prendre une de ses mains dans les miennes.

Non! vous êtes ingrat et brutal.

Mon imprudente exclamation coupait court à sa confidence; elle se raidissait à pré-

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sent contre moi; cependant je restais assis devant elle, bien résolu à ne la quitter point qu'elle ne se fût expliquée davantage. Ses sanglots enfin s'apaisèrent; je lui persuadai doucement qu'elle avait déjà trop parlé pour pouvoir impunément se taire, mais qu'une confession sincère ne saurait la diminuer à mes yeux et qu'aucun aveu ne me serait plus pénible que son silence. Les coudes sur les genoux, ses mains croisées cachant son front, voici ce qu'elle me raconta.

La nuit qui précéda celle qu'elle avait fixée pour sa fuite, dans l'amoureuse exalta- tion de la veillée, elle avait écrit cette lettre; le lendemain, elle l'avait portée au pavillon, glissée en -cet endroit secret que Biaise de Gonfreville connaissait et oii elle savait que bientôt il viendrait la prendre. Mais sitôt de retour au château, lorsqu'elle s'était retrou- vée dans cette chambre qu'elle voulait quitter pour jamais, une angoisse indicible l'avait saisie, la peur de cette liberté inconnue qu'elle

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vait si sauvagement désirée, la peur de cet mant qu'elle appelait encore, de soi-même t de ce qu'elle craignait d'oser. Oui la réso- ution était prise, oui le scrupule refoulé, la lonte bue, mais à présent que rien ne la rete- lait plus, devant la porte ouverte pour sa fuite, e cœur brusquement lui manquait. L'idée de :ette fuite lui devenait odieuse, intolérable; îlle courait dire à Gratien que le baron de jonfreville avait projeté de l'enlever aux siens ette nuit même, qu'on le trouverait rôdant ivant le soir auprès du pavillon de la gril'e. dont il fallait déjà l'empêcher d'approcher.

Je m'étonnai qu'elle ne fût point allée sim- plement rechercher elle-même cette lettre et la remplacer par une autre d'une si folle entreprise elle eût découragé son amant. Mais aux questions que je lui posais elle se dérobait sans cesse, répétant en pleurant qu'elle savait bien que je ne la pouvais comprendre et qu'elle- même ne se pouvait mieux expliquer, mais qu'elle ne se sentait alors non plus capable de

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rebuter son amant que le suivre; que la peur l'avait à ce point paralysée, qu'il devenait au- dessus de ses forces de retourner au pavillon; que d'ailleurs, à cette heure du jour, ses parents redoutés la surveillaient, et que c'eSt pour cela qu'elle avait recourir à Gratien.

Pouvais-je supposer qu'il prendrait au sérieux des paroles échappées à mon délire? Je pensais qu'il l'écarterait seulement... J'eus un sursaut en entendant, une heure après, un coup de fusil du côté de la grille; mais ma pensée se détourna d'une supposition horrible et que je me refusais d'envisager; au contraire, depuis que j'avais averti Gratien, l'esprit et le cœur dégagés, je me sentais presque joyeuse... Mais quand la nuit vint, mais quand approcha l'heure qui eût être celle de ma fuite, ah! malgré moi je commençai d'attendre, je recom- mençai d'espérer; du moins une sorte de confiance, et que je savais mensongère, se mêlait à mon désespoir; je ne pouvais réaliser que la lâcheté, la défaillance d'un moment

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-ussent ruiné d'un coup mon long rêve; je l'en étais pas réveillée; oui, comme en rêve, e suis descendue dans le jardin, épiant chaque Druit, chaque ombre; j'attendais encore... Elle recommença de sangloter :

Non, je n'attendais plus, reprit-elle; je cherchais à me tromper moi-même, et par pitié pour moi j'imitais celle qui attend. Je m'étais assise devant la pelouse, sur la plus basse marche du perron; le cœur sec à ne pou- voir verser une larme; et je ne pensais plus à rien, ne savais plus qui j'étais, ni j'étais, ni ce que j'étais venue faire. La lune qui tout à l'heure éclairait le gazon disparut; alors un frisson me saisit; j'aurais voulu qu'il m'en- gourdît jusqu'à la mort. Le lendemain ;e tombai gravement malade et le médecin qu'on appela révéla ma grossesse à ma mère.

Elle s'arrêta quelques instants.

Vous savez à présent ce que vous dési- riez savoir. Si je continuais mon histoire, ce serait celle d'une autre femme vous ne

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reconnaîtriez plus Tlsabelle du médaillon.

Déjà je reconnaissais assez mal celle dont mon imagination s'était éprise. Elle coupait ce récit d'interjeétions, il e^t vrai, récrimi- nant contre le destin, et elle déplorait que dans ce monde la poésie et le sentiment eus- sent toujours tort; mais je m'attri^ais de ne distinguer point dans la mélodie de sa voix les chaudes harmoniques du cœur. Pas un mot de regret que pour elle! Quoi! pensais- je, e^-ce comme elle savait aimer?...

A présent je ramassais les menus objets de la corbeille renversée, qui s'étaient éparpillés sur le sol. Je ne me sentais plus aucun désir de la questionner davantage; subitement in- curieux de sa personne et de sa vie, je restais devant elle comme un enfant devant un jouet qu'il a brisé pour en découvrir le myStère; et même l'attrait physique dont encore elle se revêtait n'éveillait plus en ma chair aucun trouble, ni le battement voluptueux de ses paupières, qui tantôt me faisait tressaillir. Nous

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causions de son dénuement; et comme je lui demandais ce qu'elle se proposait de faire :

Je chercherai à donner des leçons, répon- dit-elle; des leçons de piano; ou de chant. J'ai. une très bonne méthode.

Ah! vous chantez?

Oui; et je joue du piano. Dans le temps j'ai beaucoup travaillé. J'étais élève de Thal- berg... J'aime aussi beaucoup la poésie.

Et comme je ne trouvais rien à lui dire :

Je suis sûre que vous en savez par cœur! Vous ne voudriez pas m'en réciter?

Le dégoût, l'écœurement de cette trivia- lité poétique achevait de chasser l'amour de mon âme. Je me levai pour prendre congé d'elle.

Quoi! vous partez déjà?

Hélas! vous sentez bien vous aussi qu'il vaut mieux maintenant que je vous quitte. Figurez-vous qu'auprès de vos parents, à l'automne dernier, dans la torpeur de la Quartfourche, je m'étais endormi, que je

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m'étais épris d'un rêve, et que je viens de

m'éveiller. Adieu.

Une petite forme claudicante apparut à l'extrémité tournante de l'allée.

Je crois que j'aperçois Casimir, qui sera content de me revoir.

Il vient. Attendez-le.

L'enfant se rapprochait à petits bonds; il portait un râteau sur l'épaule.

Permettez-moi d'aller à sa rencontre. Il serait peut-être gêné de me retrouver près de vous. Excusez-moi... Et brusquant mon adieu de la manière la plus gauche, je saluai respeâ:ueusement et partis.

Je ne revis plus Isabelle de Saint-Auréol et n'appris rien de plus sur elle. Si pourtant : lorsque je retournai à la Quartfourche l'au- tomne suivant, Gratien me dit que, la veille de la saisie du mobilier, abandonnée par l'homme d'affaires, elle s'était enfuie avec un cocher.

Voyez-vous, Monsieur Lacase, ajoutait-

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il sentencieusement, elle n'a jamais pu rester seule; il lui en a toujours fallu un.

La bibliothèque de la Quartfourche fut ven- due au milieu de l'été. Malgré les in^truftions que j'avais laissées, je ne fus point averti; et je crois que le libraire de Caen qui fut appelé à présider la vente se souciait fort peu de m'y inviter non plus qu'aucun autre sérieux ama- teur. J'appris ensuite avec une Stupeur indi- gnée que la Bible fameuse s'était vendue 70 fr. à un bouquiniste du pays; puis revendue 300 fr. aussitôt après, je ne pus savoir à qui. Quant aux manuscrits du xvii*^ siècle, ils n'étaient même pas mentionnés dans la vente et furent adjugés comme vieux papiers.

J'eusse voulu du moins assi^er à la vente du mobilier, car je me proposais d'acheter quelques menus objets en souvenir des Flo- che; mais prévenu trop tard je ne pus arriver à Pont-l'Êvêque que pour la vente des fermes et de la propriété. La Quartfourche fut acquise à vil- prix par le marchand de biens Moser-

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Schmidt, qui se disposait à convertir le parc en prairies, lorsqu'un amateur américain la lui racheta; je ne sais trop pourquoi, car il n'e^t pas revenu dans le pays, et laisse parc et château dans l'état que vous avez pu voir.

Peu fortuné comme j'étais alors, je pensais n'assister à la vente qu'en curieux, mais, dans la matinée, j'avais revu Casimir, et, tandis que j'écoutais les enchères, une telle angoisse me prit à songer, à la détresse de ce petit que, soudain, je résolus de lui assurer l'existence sur la ferme que souhaitait occuper Gratien. Vous ne saviez pas que j'en étais devenu pro- priétaire? Presque sans m'en rendre compte j'avais poussé l'enchère; c'était folie; mais combien me récompensa la triSte joie du pauvre enfant...

J'allai passer les vacances de Pâques et celles de l'été suivant dans cette petite ferme, chez Gratien, près de Casimir. La vieille Saint- Auréol vivait encore; nous nous étions arran- gés tant bien que mal pour lui laisser la meil-

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Icure chambre; elle était tombée en enfance, mais pourtant elle me reconnut et se souvint à peu près de mon nom.

Que c'est aimable, Monsieur de Las Cases! Que c'eft aimable à vous, répétait-elle quand elle me revit d'abord. Car elle s'était flatteusement persuadée que j'étais revenu dans le pays uniquement pour lui rendre visite.

Ils font des réparations au château. Cela sera très beau! me disait-elle confidentiellement, comme pour m'expliquer son dénuement, ou se l'expliquer à elle-même.

Le jour de la vente du mobilier, on l'avait d'abord sortie sur le perron du salon, dans son grand fauteuil à oreillettes; l'huissier lui fut présenté comme un célèbre architefte venu de Paris tout exprès pour surveiller les travaux à entreprendre (elle croyait sans peine à tout ce qui la flattait), puis Gratien, Casimir et Delphine l'avaient transportée jusque dans cette chambre qu'elle ne devait plus quitter.

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mais elle vécut encore près de trois ans. C'eft pendant ce premier été de villégiature sur ma ferme, que je fis connaissance avec les B. dont j'épousai plus tard la fille aînée. La R..,, qui depuis la mort de mes beaux-parents nous appartient, n'e^ pas, vous l'avez vu, très dis- tante de la Quartfourche ; deux ou trois fois jj, par an, je retourne causer avec Gratien et Casi- mir, qui cultivent fort bien leurs terres et me versent régulièrement le montant de leur modeste fermage. C'e^ que je m'en fus tantôt après que je vous eus quittés.

La nuit était bien avancée lorsque Gérard acheva son récit. C'e^t pourtant cette même nuit que Jammes, avant de s'endormir, écrivit sa quatrième élégie :

Quand tu f?fas demandé de faire une élégie sur ce domaine abandonné le grand vent...

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