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JOURNAL

DE

EUGÈNE DELACROIX

TOME DEUXIEME 1850-1854

PRÉCÉDÉ D'UNE ÉTUDE SUR LE MAITRE

par PAUL FLAÏ

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS PAR MM. PAUL FLAT ET RENE PIOT

Portraits et fac-similé

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PARIS

LIBRAIRIE PLON

PLON-NOURIUT et O, IMPRIMEURS- ÉDITEURS

8, RUE GAUANCIEl\E-6e

Tous droits l'éserjcs

2e édition

JOURNAL

DE

EUGENE DELACROIX

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur en 1893.

E.Plon.Nournt & Cle Edit.

Imp .V Jacqueram

Eugène Delacroix

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JOURNAL

DB

EUGÈNE DELACROIX

TOME DEUXIÈME

1850-1854

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS PAR MM. PAUL FLAT ET RENE PIOT

Portraits et fac-similé

PARIS

LIBRAIRIE PLON

PLON-NOURRIT et O, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

8, RUE GARANCIÈRE-66

Tous droits réseiv?s

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Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

JOURNAL

DE

EUGENE DELACROIX

1850

Bruxelles, samedi 6 juillet. Parti pour Bruxelles avec Jenny, à huit heures, et nous étions arrivés à cinq heures moins un quart. Cela tente vraiment pour voyager.

Mauvaise installation dans l'auberge , qui me donne de l'humeur.

Promenade, le soir, au Parc qui me paraît dune tristesse extrême.

Je remarque en une foule de choses le manque de goût de ce pays-ci, et quand on compare, j'ose le dire, tous les pays avec la France, on éprouve le même sentiment. Il y a dans ce parc, entre autres ornements, des figures terminées par des gaines qui entourent le bassin. C'était dans les inter- valles qu'il les fallait! La manière inégale avec laquelle les arbres s'élancent, les rend gauches et de travers. Elles sont comme par hasard. On voit xi. 1

2 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

des statues dont les piédestaux ont un pied de hauteur; on peut converser avec ces héros et ces demi-dieux, et les statues sont ordinairement plus grandes que nature; elles sont disproportionnées, l'agrandissement, dans ce cas, n'étant calculé qu'à cause de la distance présumée le piédestal doit placer la figure.

Bruxelles, dimanche 7 juillet. Le matin à Sainte-Gudule.

Magnifiques vitraux du seizième siècle. Charles V à genoux sous une espèce de portique qui laisse voir le ciel dans le fond ; sa femme derrière lui ; lignes comme celles de la Vierge, etc., du plus beau style italien. La composition occupe toute la hauteur de la fenêtre qui estime des deux de la croix de léglise. Celle d'en face, même composition, plus remarquable encore par le style; c'est aussi une figure d'empereur. Les arabesques, les figures qui s'y touvent mêlées sont incomparables. Il y a encore trois ou quatre fenêtres du même style dans les fenêtres qui entourent le chœur; dans l'une d'elles François Ier à genoux, ainsi que l'empereur et sa femme derrière lui. Ils ont tous, rois ou empereurs, la couronne en tête ; leur armure dorée pour la plupart avec le tabar armorié jusqu'au- dessus du genou ; ainsi les fleurs de lis sont azur, etc., le manteau royal aussi. Celui de François Ier est bleu et fleurdelisé; celui de l'empereur est, je crois, de brocart.

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l>ans la partie du chœur qui fait face, qui est la chapelle de la Vierge, les fenêtres sont du siècle suivant. C'est le style de Rubens châtié (1). L'exécu- tion est très belle ; on a cherché à colorer comme dans les tableaux, mais cette tentative, quoique aussi habile que possible, est un argument en faveur des vitraux des siècles précédents, et notamment de ceux doot j'ai parlé plus haut (2). Le parti pris, la convention pour simplifier sont absolument nécessaires.

Il y a au fond du choeur des vitraux, d'après les des- sins de Navez (3), qui entrent dans les inconvénients de ce genre bâtard. Il en résulte dans ces derniers, qui sont l'ouvrage de mauvais artistes venus dans de mauvais temps, qu'en voulant éviter ce qu'ils regardent comme des effets fâcheux, en plaçant les plombs à la manière des artistes anciens, ils les placent de manière à; donner des idées toutes contraires à celles qu'ils veu- lent exprimer, ou à faire des effets ridicules. Leurs draperies et certaines parties qu'ils regardent comme moins importantes ont l'air d'être entourées à dessein de bordures noires, parce que leurs têtes, par exem-

(1) C'est l'expression même que Gros avait appliquée au talent de Delacroix, en 1822, à propos du Dante et Virgile. Le rapprochement nous a paru curieux à noter.

(2) Les plus beaux de ces vitraux ont été faits d'après les cartons de trois artistes flamands : Frans Floris, Van Orley et Van Thulden.

(3) François-Joseph Navez, peintre belge en 1787, mort en 1869. Elève de David, il conquit en Belgique une grande réputation et devint successivement directeur de l'Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, premier professeur de peinture à cette Académie, membre de l'Académie royale de Belgique et correspondant de l'Institut de France.

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pie, se détachant sur des ciels, sans être contournées par des plombs, affectent de se rapprocher de F effet des tableaux. Cet effet est complètement boiteux et manqué. Ils cherchent ainsi à colorer les chairs outre mesure. A quoi tient ce goût de certaines époques, et à quoi encore cette sottise de certaines autres, qui les rend impropres à reproduire même ce qui a été déjà bien fait !

Beau sujet : David jouant de la harpe pour cal- mer les humeurs noires de Saùl. Il y a un petit tableau de Lucas de Leyde (1). Voici ce qu'on lit dans le catalogue : Saiil, courbé par l'âge et par l'adversité, est assis dans une stalle sous un dais de pourpre. Il soulève une pique. David, qui se tient debout en face du roi, joue de la harpe. Diverses figures grou- pées convenablement pour le sujet.

Pendant que je regardais les vitraux de la chapelle de la Vierge, j'ai entendu, au milieu de la musique très bonne qu'on exécutait, le psaume favori de Cho- pin, de Juda vainqueur : voix d'enfants, accompa- gnement d'orgue, etc. J'ai été un instant dans le ra- vissement. C'est un argument à donner contre le rajeunissement outré du chant grégorien ou plutôt contre l'anathème prononcé si sottement contre les efforts de la musique chez les modernes, pour parier aux imaginations à l'église.

Au Musée, dans la journée, et assez tard pour

(1) Lucas de Leyde, peintre et graveur hollandais (1494-1533).

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ne pas voir assez longtemps. Rubens est magni- fique (1); la Montée au Calvaire (2), le Jésus qui veut foudroyer le monde, enfin tous, à des degrés diffé- rents, mont donné une sensation supérieure à ceux d'Anvers. Je crois que cela tient à leur réunion dans un seul local et tous rapprochés les uns des autres.

Le soir à un petit théâtre : L'homme gris et le sous-préfet. J'ai beaucoup ri.

Anvers, lundi 8 juillet. Parti pour Anvers à huit heures.

Le Musée très mal arrangé. L'ancien faisait plus d'effet (3). Les Rubens disséminés perdent beaucoup. Je ne leur ai toutefois jamais trouvé à ce degré cette supériorité qui écrase tout le reste. Le Saint François que je n'estimais pas autant, a été mon favori cette fois, et j'ai beaucoup goûté aussi le Christ sur les genoux du Père éternel, qui doit être du même temps. Je lis

(1) Rappelons que Fromentin, comparant les deux Musées de Bruxelles et d'Anvers, écrivait à ce propos, en jugeant l'œuvre de Rubens : « Si j'écrivais l'histoire de Rubens, ce n'est point ici Bruxelles) que j'en écrirais le premier chapitre : j'irais saisir Rubens à ses origines, dans ses tableaux antérieurs à 1609; ou bien je choisirais une heure décisive, et c'est d'Anvers que j'examinerais cette carrière si directe, l'on aperçoit à peine les ondulations d'un esprit qui se développe en largeur, agrandit ses voies, jamais les incertitudes et les démentis d'un esprit qui se cherche. » {Les Maîtres d'autrefois, p. 39.) Et plus loin il ajoute : « Admire-t-on toujours? Pas toujours. Reste-t-on froid? Presque jamais. «

(2) Delacroix a traité plusieurs fois le même sujet (voir Catalogue Bobaut, nos 1377-1379), et chaque fois sa composition rappelle beaucoup celle du maitre flamand, dont il fit une peinture. (Voir même Catalogue, 1941.)

(3) Depuis quelques années, le Musée a été encore transporté dans un nouvel édifice spacieux et bien aménagé.

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dans le catalogue que le Saint François a été peint quand Rubens avait quarante ou quarante-deux ans.

U y a des primitifs très remarquables au fond. En sortant, le Jésus flagellé, le Saint Paul..., chef- d'œuvre de génie s'il en fut. Il est un peu déparé par le grand bourreau qui est à gauche. Il faut vraiment un degré de sublime incroyable pour que cette ridi- cule figure ne gâte pas tout. A gauche, au contraire, et à peine visible, un nègre ou mulâtre qui fait partie des bourreaux, et qui est digne du reste. Ce dos en face, cette tête qui exprime si bien la fièvre de la douleur, le bras qu'on voit, tout cela est d'une inex- primable beauté.

Je n'ai pas vu Saint-Jacques : je voulais reve- nir de bonne heure, et on ne se pressait pas d'ouvrir.

J'avais été auparavant à Saint-Augustin. Grand tableau de Rubens à l'autel, et fait pour la place. Mariage mystique de sainte Catherine ; superbe com- position, dont j'ai la gravure; mais l'effet est nul, à cause de la dégradation, de la moisissure et de l'absence complète de vernis. Le Christ sortant du tombeau, de la cathédrale, est tout à fait invisible, à cause de la moisissure.

Bruxelles, mardi 9 juillet. Revenu à Bruxelles. Je devais partir aujourd'hui; je me suis donné encore ce jour.

J'ai fait une longue séance au Musée, j'ai gre- lotté tout le temps, malgré la saison.

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Le Calvaire et le Saint Liévin sont le comble de la maestria de Rubens.

\a Adoration des mages, que je trouve supérieure à celle d'Anvers, a de la sécheresse quand on la com- pare à ces deux autres; on n'y voit point de sacri- fices; c'est au contraire l'art des négligences à pro- pos, qui élève si haut les deux favoris dont j'ai parlé. Les pieds et la main du Christ à peine indiqués.

XI faut y joindre le Christ vengeur. La furie du pinceau et la verve ne peuvent aller plus loin.

\u\Assomptioji (1) un peu sèche : la Gloire me paraît manquée ; je ne puis croire qu'il n'y aiteu des accidents.

Il y a une belle Vierge couronnée, à droite en entrant. Vigueur d'effet, point autant de laisser aller que dans les beaux. Les nuages sont poussés jusqu'au noir. Ce diable d'homme ne se refuse rien. Le parti pris de faire briller la chair avant tout le force à des exagérations de vigueur.

Chez le duc d'Arenberg, vers deux heures. Beau Rembrandt.

Tobie guéri par son fils. Esquisse de Rubens très grossièrement dessinée au pinceau, quelques figures ayant de la couleur, allégorie dans le genre de celle du Musée.

(1) « Rien des années, écrit Fromentin, séparent V Assomption de la Vierge des deux toiles dramatiques de Saint Liévin et du Christ montant au Calvaire. » Il parle de « la main puissante, effrénée ou raffinée qui peignait à la même heure le Martyre de saint Liévin, les Mages du Musée d'Anvers, ou le Saint Georges de l'église Saint- Jacques » . (Fromentin, les Maîtres d'autrefois, p. 40, 41.)

G JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

Lion de Van Thulden (1) sur son fond frotté d'une espèce de grisaille.

Rubens indique souvent des rehauts avec du blanc ; il commence ordinairement à colorer par une demi -teinte locale très peu empâtée. C'est là-dessus, à ce que je pense, qu'il place les clairs et les parties sombres. J'ai bien remarqué cette touche dans le Calvaire. Les chairs des deux larrons très différentes, sans efforts apparents. Il est évident qu'il modèle ou tourne la figure dans ce ton local d'ombre et de lumière, avant de mettre ses vigueurs. Je pense que ses tableaux légers comme celui-ci, et un Saint Benoît, qui lui ressemble, ont être faits ainsi. Dans la manière plus sèche, chaque morceau a été peint plus isolément.

Se rappeler les mains de la Sainte Véronique, le linge tout à fait gris ; celles de la Vierge à côté, dune sublime négligence; les deux larrons sublimes de tout point... La pâleur et F air effaré du vieux coquin qui est par devant.

Dans le Saint François cachant le monde avec sa robe, simplicité extraordinaire d exécution. Le gris de l'ébauche paraît partout. Un très léger ton local sur les chairs et quelques touches un peu plus empâtées pour les clairs.

Se rappeler souvent l'étude commencée, de Femme au lit, il y a un mois environ; le modelé déjà arrêté

(1) Théodore Van Thulden, peintre «t graveur flamand (1607-1676).

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dans le ton local, sans rehauts d'ombres et de clairs; j'avais trouvé cela, il y a bien longtemps, dans une étude couchée (1). L'instinct m'avait guidé de bonne heure.

Mercredi 10 juillet. Quitté Bruxelles. Pays char- mant entre Liège et Verviers. Passé à Aix-la-Cha- pelle, sans pouvoir y entrer. Qu'il y a de temps que j'y suis venu avec ma bonne mère, ma bonne sœur et mon pauvre Charles !... Nous étions enfants tous les deux... J'ai aperçu assez longtemps le Louis- berg nous allions enlever des cerfs-volants avec Leroux, le cuisinier de ma mère. sont-ils tous?

Un peu avant, nous avions pris les voitures prus- siennes, beaucoup plus étroites et incommodes que celles des Belges. Route insipide jusqu'à Cologne.

Arrivés par une pluie continue. Logé à l'hôtel de Hollande, sur le Rhin, d'où on a une très belle vue,... à ce que j'ai conjecturé, à cause du brouillard et du mauvais temps. Sensation triste de ces uniformes étrangers et de ce jargon.

Le vin du Rhin, à dîner, m'a fait trouver la situation tolérable; malheureusement, j'avais le plus mauvais lit possible, quoique le logis fût un des plus considérés.

Jeudi 11 juillet. Le matin, départ à cinq heures et demie en bateau parla pluie. Ennuis exces-

(i) Voir Catalogue Robaut, n08 106 et 140.

10 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

sifs pour rembarquement, le bagage, etc. La veille, à l'arrivée à Cologne, attente éternelle pour la visite de la douane.

Le voyage a été assez agréable, à partir de Bonn; les deux rives, surtout la rive droite, présentent de beaux aspects de montagnes, qui sont un peu gâtées par la culture. Vu, en passant, les Sept montagnes, célèbres dans les légendes allemandes.

Arrivés à Goblentz vers une heure, et départ pour Ems, les ennuis du logement mont occupé jusqu'à cinq ou six heures. Casé provisoirement avec Jenny, dans une espèce de grenier, et le lendemain provi- soirement encore, mais tolérablement.

Ge lendemain, après la visite du médecin, qui m'a plu assez, et qui ne m'appelle que M. Sainte-Croix, pris d'une petite migraine qui a été en empirant jus- qu'au soir. Je n'ai rien mangé du tout et me suis guéri de la sorte.

Ems, samedi 13 juillet. Pris mon premier verre d'eau.

Ouverture de la Flûte enchantée, en plein air, exé- cutée par un petit orchestre, qui se tient pour amuser les buveurs d'eau.

L'après-midi, petite promenade vers la hauteur, en passant le pont, et vu le cimetière et l'église. Tout cela est charmant, et pourtant je vis dans l'insipidité (1).

(1) Delacroix écrit à Soulier : « Mes mauvais moments ont été dans les promenades à l'usage des promeneurs, parce que j'y rencontrais des

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.. il

Est-ce que tout cela n'est point fait pour faire éprou- ver quelque sentiment de plaisir, ou bien est-ce que je commence à être moins susceptible? Je ne sais comment je vais remplir mon temps. Je n'ai pas de gravures, et n'ai de livres que Y Homme de cour et les

Extraits de Voltaire Je trouverai peut-être à en

louer.

Dimanche 14. Aujourd'hui dimanche, je peux dire que je suis rentré en possession de mon esprit. Aussi est-ce le premier jour j'ai trouvé de l'intérêt à tout ce qui m'environne.

Ce lieu est vraiment charmant. J'ai été l' après midi, et dans une bonne disposition, me promener de l'autre côté de l'eau (1). Là, assis sur un banc, je me suis mis à jeter sur mon calepin des réflexions analogues à celles que je trace ici. Je me suis dit et ne puis assez me le redire pour mon repos et pour mon bonheur, l'un et l'autre sont une même chose, que je ne puis et ne dois vivre que par l'es- prit ; la nourriture qu'il demande est plus nécessaire à ma vie que celle qu'il faut à mon corps. Pour- quoi ai-je tant vécu ce fameux jour? (J'écris ceci deux jours après.) C'est que j'ai eu beaucoup d idées qui sont dans ce moment à cent lieues de moi.

faces fardées, habillées, bourgeoises ou aristocratiques, tous manne- quins." (Correspondance, t. II, p. 52.)

(1) « ... A peine dans les champs, au milieu des paysans, des bœufs, de quelque chose de naturel enfin, je rentrais dans la possession de moi-même, je jouissais de la vie. » [Correspondance, t. II, p. 52.)

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Le secret de n'avoir pas d'ennuis, pour moi du moins, c'est d'avoir des idées. Je ne puis donc trop rechercher les moyens d'en faire naître. Les bons livres ont cet effet, et surtout certains livres parmi ceux-ci. La première condition est bien la santé; mais même dans un état languissant, certains livres peu- vent rouvrir la porte par s'épanche l'imagination.

Jeudi 18 juillet. « Dans la peinture et sur- tout dans le portrait, dit Mme Cave dans son traité, c'est l'esprit qui parle à l'esprit, et non la science qui parle à la science. » Cette observation, plus profonde qu'elle ne l'a peut-être cru elle-même, est le procès fait à la pédanterie de l'exécution. Je me suis dit cent fois que la peinture, c'est-à-dire la peinture maté- rielle, n'était que le prétexte, que le pont entre l'es- prit du peintre et celui du spectateur. La froide exac- titude n'est pas l'art ; l'ingénieux artifice, quand il plaît ou qu'il exprime, est l'art tout entier. La pré- tendue conscience de la plupart des peintres n'est que la perfection apportée à Y art d'ennuyer. Ces gens-là, s'ils le pouvaient, travailleraient avec le même scrupule l'envers de leurs tableaux... Il serait curieux de faire un traité de toutes les faussetés qui peuvent composer le vrai.

Dimanche 21 juillet. Fait une promenade très longue, en prenant par la ruelle qui est en face du pont. Monté au plus haut de la montagne et revenu

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 13

par une autre route. J'ai trouvé tout à coup un petit sentier charmant rempli de thyms et de genévriers, et je me suis trouvé, à cette hauteur, au milieu des champs cultivés, des blés mûrs, et des prairies un peu en pente, à la vérité. Après avoir gravi de l'autre côté parmi les rochers, on trouve ici un tout autre aspect... Cette course a été au moins de trois heures.

Dans la journée, je me suis mis sérieusement à l'article de Mme Cave (1).

J'ai résolu, ce qui m'a réussi, de boire l'eau avant le dîner. Après le dernier verre, vers cinq heures, je suis retourné dans ces charmantes prai- ries, qui longent la Lahn, en passant le pont et en prenant à gauche. J étais tout rempli d'idées que le travail de la journée me faisait naître. Tout me sem- blait facile. J'aurais fait, je crois, l'article d'une haleine, si j'avais eu la force d'écrire pendant le temps nécessaire.

J'écris ceci le lendemain, c'est-à-dire le lundi, et ce beau feu s'est refroidi. Il faudrait, comme lord Byron, pouvoir retrouver l'inspiration à comman- dement. J'ai peut-être tort de l'envier en ceci, puis- que dans la peinture j'ai la même faculté; mais soit que la littérature ne soit pas mon élément ou que je ne l'aie pas encore fait tel, quand je regarde ce papier rempli de petites taches noires, mou esprit

(1) Cet article sur l' enseignement du dessin parut dans la Revue des Deux Mondes, du 15 septembre 1850. Delacroix l'avait écrit à propos du livre de Mme Elisabeth Cave : Le dessin sans maître.

U JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

ne s'enflamme pas aussi vite qu'à la vue de mon tableau ou seulement de ma palette. Ma palette fraîchement arrangée et brillante du contraste des couleurs suffit pour allumer mon enthousiasme.

Au reste , je suis persuadé que si j'écrivais plus souvent, j'arriverais à jouir de la même faculté en prenant la plume. Un peu d'insistance est nécessaire, et une fois la machine lancée, j'éprouve en écrivait autant de facilité qu'en peignant; et, chose singulier* , j'ai moins besoin de revenir sur ce que j'ai fait. S il ne s'agissait que de coudre des pensées à d'autres pensées, je me trouverais plus vite armé et sur le terrain dans l'attitude convenable; mais la suite à observer, le plan à respecter, et ne pas embrouiller le milieu de ses phrases, voilà ce qui fait la grande difficulté et qui entrave le jet de l'esprit. Vous voyez votre tableau d'un coup d'oeil; dans votre manuscrit, vous ne voyez pas même la page entière, c'est-à-dire, vous ne pouvez pas l'embrasser tout entière par l'esprit; il faut une force singulière pour pouvoir en même temps embrasser l'ensemble de l'ouvrage et le conduire avec l'abondance ou la sobriété nécessaires, à travers les développements qui n'arrivent que suc- cessivement. Lord Byron dit que quand il écrit, il ne sait pas ce qui va venir après, et qu'il ne s'en inquiète guère. . . Sa poésie est en général dans le genre que j'appellerai admiratif; il tient plus de l'ode que de la narration, il peut donc s'abandonner à son caprice... La tâche de l'histoire me semble la plus difficile ; il

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lui faut une attention soutenue sur mille objets à la fois, et à travers les citations, les énumérations pré- cises, les faits qui ne tiennent qu'une place relative, il lui faut conserver cette chaleur qui anime le récit et en fait autre chose qu'un extrait de gazette.

L'expérience est indispensable pour apprendre tout ce qu'on peut faire avec son instrument, mais surtout pour éviter ce qui ne doit pas être tenté ; l'homme sans maturité se jette dans des tentatives insensées; en voulant faire rendre à l'art plus qu'il ne doit et ne peut, il n'arrive pas même à un certain degré de supé- riorité dans les limites du possible. Il ne faut pas oublier que le langage (et j'appliquerai au langage dans tous les arts) est imparfait. Le grand écrivain supplée à cette imperfection par le tour particulier qu'il donne à la langue. L'expérience seule peut don- ner, même au plus grand talent, cette confiance d'avoir fait tout ce qui pouvait être fait. Il n'y a que les fous et les impuissants qui se tourmentent pour l'impossible. Et pourtant il faut être très hardi!... Sans hardiesse, et une hardiesse extrême, il n'y a pas de beautés. Jenny me disait, quand je lui lisais ce passage de lord Byron, il vante le genièvre comme son Hippocrène, que c'était à cause de la hardiesse qu'il y puisait... Je crois que l'observation est juste, tout humiliante qu'elle est pour un grand nombre de beaux esprits, qui ont trouvé dans la bouteille cet adjuvenlum du talent qui les a fait atteindre la crête escarpée de l'art. Il faut donc être hors de soi, amens,

16 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

pour être tout ce qu'on peut être! Heureux qui, comme Voltaire et autres grands hommes, peut se trouver dans cet état inspiré, en buvant de l'eau et en se tenant au régime !

24 juillet. Le jour de fête du duc de Nassau.

La musique du régiment prussien a joué plusieurs morceaux, un entre autres admirablement : c'était un pot pourri d'airs de Freyschùtz.

Vendredi 2 août. Promenade dans le bois de sapins. Dessiné le clocher de l'église.

Samedi 3 août. Promenade par le chemin qui passe devant la petite église catholique.

Remonté assez loin, entre les deux montagnes; parvenu à une entrée de bois fort intéressante : un ravin très profond, dans lequel doit couler en hiver un torrent étroit bordé de grands hêtres... Tournure diabolique à la Robin des bois.

Dimanche 4 août. Parti d'Ems à sept heures environ. Route charmante dans une petite voiture, qui nous laissait admirer le paysage; les bords de la Lahn sont charmants. Château de Lahneck , ruine escarpée. Déjeuné à Goblentz.

Embarqué à midi et demi. Chaleur extrême, qui a un peu gâté le voyage. Les petites cultures, les vignes continuellement disposées en étage sur toute la hau-

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teur de ces montagnes augmentent l'uniformité et ôtent l'aspect sauvage. Les ruines paraissent très petites; cela tient à la grande largeur du Rhin. A partir de Bingen, l'aspect change ; les rives sont plates, mais ne manquent pas de charme... des îlots, des saules, etc. : le soleil couchant faisait merveille.

Arrivé à Mayence de mauvaise humeur. Bien soupe à l'hôtel du Rhin et passé une bonne nuit dans des lits enfin passables.

Relevé la nuit, admiré le clair de lune sur le Rhin; spectacle vraiment magnifique : le croissant, les étoiles, etc.

Cologne y lundi 5 août. Le matin aussi magni- fique qu'avait été la nuit : le soleil en face et éblouis- sant.

Parti à sept heures et demie. Fait la route très rapidement et repassé par tout ce que j'avais vu la veille, éclairé diversement. A Coblentz, de bonne heure. Depuis Coblentz, resté dans la cabine du bateau pour me reposer de la veille et éviter la chaleur.

Avant quatre heures à Cologne, que j'ai trouvée tout en fête, et pavoisée de tous les drapeaux allemands possibles... On tirait des coups de canon sur le Rhin, etc. Hôtel du Rhin, je n'ai pas été aussi bien qu'à Mayence.

Sorti vers cinq heures, a travers la ville qui me rappelle beaucoup Aix-la-Chapelle... Très animée et n. S

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très intéressante. Couru à travers la ville par une chaleur affreuse.

Vu l'église de Saiute-Marie du Capitale, que j'avais prise pour Saint-Pierre. Attendu énormément pour se faire ouvrir, dans une espèce de cloître rai* rangé, mais qui a être beau. L'église, extérieurement, du côté du chevet, très ancienne : gothique roman, en pierres de diverses couleurs. Portique intérieur très beau sous les orgues ; marbre blanc et noir. Figures et petits tableaux, dans la nef, de la vie de saint Martin et autres, composés pour la plupart avec des figures de Rubens. Tableau double d'Albert Durer dans une petite chapelle fermée.

De là, reparti pour trouver mon Saint Pierre. Après avoir demandé inutilement, tiré d'embarras par un confrère peintre en bâtiments qui, la brosse à la main et ôtant pour ainsi dire son bonnet au nom de Rubens , que tout le monde connaît ici , même les enfants et les fruitières, m'a renseigné comme il a pu. Église assez mesquine, précédée d'un cloître rempli de petites stations, calvaire, etc. La dévotion est extrême. Moyennant mes quinze silbergroschen ou un florin ou deux francs, j'ai vu le fameux Saint Pierre, lequel a pour envers une infâme copie. Le Saint est magnifique; les autres figures qui me parais- sent avoir été faites seulement pour l'accompagner, et probablement composées et trouvées après coup, sont des plus faibles, mais toujours de la verve... En somme, j'en ai eu assez d'une fois. Je me rappelle

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 19

pourtant encore avec admiration les jambes, le torse, la tête; c'est du plus beau, mais la composition ne saisit pas.

Rentré exténué à travers les rues, mais dîné de bonne heure.

Matines, mardi 6 août. A Cologne. Je comptais partir pour Bruxelles ou Malines dans la journée. Forcé de partir à dix heures, à cause des heures de départ.

Pris le commissionnaire pour aller voir la cathé- drale. Ce malheureux édifice, qui ne sera jamais ter- miné, est encombré, pour F éternité par conséquent, de baraques et de planches servant aux travaux. Saint-Ouen de Rouen, auquel on a cru devoir ajouter les clochers qui lui manquaient, pouvait très bien s'en passer; mais Cologne est à un état débauche singulier, la nef n'est pas même couverte. Voilà ce qu'on devrait s'appliquer à finir; le portail entraîne- rait des travaux gigantesques, et les quelques pauvres diables qu'on aperçoit et qu'on entend dans ces bara ques picoter des morceaux de pierre n'avanceront pas en trois siècles la besogne au dixième, à supposer qu'on leur donne de l'argent.

Ce qui est fait est magnifique. On sent une impres- sion de grandeur, qui m'a rappelé la cathédrale de Séville. Le chœur et la croix sont faits depuis long- temps. On s'est amusé à dorer et peindre en rouge les chapiteaux du chœur. Les petits pendentifs sont

20 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

occupés par des figures d'auges en style soi-disant raphaélesque, de l'effet le plus mesquin.

Plus j'assiste aux efforts qu'on fait pour restaurer les églises gothiques, et surtout pour les peindre, plus je persévère dans mon goût de les trouver d'au- tant plus belles qu'elles sont moins peintes. On a beau me dire et me prouver qu'elles l'étaient, chose dont je suis convaincu, puisque les traces existent encore, je persiste à trouver qu'il faut les laisser comme le temps les a faites; cette nudité les pare suffisamment; l'architecture a tout son effet, tandis que nos efforts, à nous autres hommes d'un autre temps, pour enluminer ces beaux monuments, les couvrent de contresens, font tout grimacer, rendent tout faux et odieux. Les vitraux que le roi de Bavière a donnés à Cologne sont encore un échantillon mal- heureux de nos écoles modernes; tout cela est plein du talent des Ingres et des Flandrin. Plus cela veut ressembler au gothique, plus cela tourne au colifi- chet, à la petite peinture néo-chrétienne des adeptes modernes. Quelle folie et quel malheur, quand cette fureur, qui pourrait s'exercer sans nuire dans nos petites expositions, est appliquée à dégrader de beaux ouvrages comme ces églises! Celle de Cologne est remplie de monuments curieux : des archevêques, des guerriers, des retables, tableaux ou sculptures, repré- sentant la Passion, etc.

Vu en sortant l'église des Jésuites. Voilà le con- tre-pied de ce que nous faisons aujourd'hui : au lieu

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de s'amuser à imiter des monuments dune autre époque, on faisait ce qu'on pouvait, mêlant gothique, Renaissance, tous les styles enfin; et de tout cela des artistes vraiment artistes savaient faire des ensembles charmants. On est ébloui dans ces églises de la pro- fusion des richesses en marbres, statues, tombeaux, tapissant les murs et s'étalant sous les pieds. Des stalles en bois se prolongent tout le long des murs; l'orgue orné, etc.

En revenant, à l'Hôtel de ville : édifice charmait, de la Renaissance ; en face, une maison probablement du temps de Henri IV : très imposant style rustique.

Cette ville est des pins intéressantes, animée, gaie et, sauf les uniformes prussiens qui me font un effet désagréable, faite pour l'imagination.

En allant au chemin de fer, revu l'extérieur des tours, etc.

Parti à dix heures; chaleur extrême et route fatigante. Corvée des douanes, avant Verviers ou à Verviers même.

Ecrivassé pendant la route sur mon petit calepin. Arrivé à Malines à six heures environ. Bon petit hôtel de Saint-Jacques et bon souper qui m'a remis. Les grands hommes qui écrivent leurs mémoires ne parlent pas assez de l'influence d'un bon souper sur la situation de leur esprit. Je tiens fort à la terre par ce côté, pourvu toutefois que la digestion ne vienne pas contre-balancer l'effet favorable de Cérès et de Bacchus. Encore serait-il vrai que, tout le temps

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qu'on tient table et même encore quelque temps après, le cerveau voit les choses sous un autre aspect qu'auparavant. C'est une grande question qui humilie certains hommes, qui se croient ou qui se voudraient beaucoup plus qu'hommes, que ce feu qui naît de la bouteille et vous porte plus loin que vous n'eussiez été sans cela. Il faut bien s'y résigner, puisque non seulement cela est, mais que, de plus, cela est fort agréable.

Matines, 7 août. Couru les églises à Malines.

Église de Saint-Jean : là, Y Adoration des rois, le Saint Jean dans la chaudière , et le Saint Jean- Baptiste, trois chefs-d'œuvre. C'est au rang des plus beaux. Les volets sont beaux aussi. Saint Jean écri- vant, l'aigle au-dessus de lui, et de l'autre le Baptême de Notre-Seigneur. J'ai été voir le sacristain pour lui demander de les dessiner.

De là, à la cathédrale de Saint-Rombaud (Rumol- dus). Magnifique église. Monuments de tous côtés : statues couchées des archevêques dans le chœur; statues des douze apôtres dans la nef, adossées aux piliers. La même chose à l'église de Sainte- Marie, est la Pêche miraculeuse. Il y a dans la cathédrale un Van Dyck, le Christ au milieu des larrons, que j'ai trouvé très faible. Très grand tableau. Les tons bistrés dans les ombres le rendent très triste.

A Sainte-Marie, la Pêche de Rubens, avec les

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côtés, y compris les volets dont saint Pierre debout, de face, les clefs au-dessus de lui. De l'autre, saint André vêtu de couleurs obscures et déjà presque invisible par la moisissure, ainsi que la Pêche, qui commence à se ternir. Rubens est le peintre qui a le plus à perdre avec cette dégradation. Son habitude constante de faire les chairs plus claires que le reste en fait comme des fantômes quand les fonds sont devenus obscurs. Il est obligé de les pousser au sombre pour faire ressortir les tons des chairs.

Matines, jeudi 8 août. Parti pour Alost, à sept heures. Rencontré Raisson (1) à la station. Cette vieille figure de camarade m'a fait plaisir. Il est un peu froid, et cela n'en vaut peut-être que mieux. Nous avons été ensemble jusqu'à Audeghen, j'ai pris l'omnibus d' Alost. Les ennuis de ce petit voyage étaient sauvés par le sentiment de plaisir que me cause ce pays, et aussi par cette vie décousue qui a son charme.

Arrivé par la pluie, descendu chez la bonne dame de l'auberge des Trois Rois, pauvre auberge de commis marchands.

J'ai commencé par aller voir le tableau : j'ai vu tout de suite, quoi qu'on prétende qu'il a peu souf- fert, que son aspect lisse et jaune était l'effet de

(1) Horace Raisson (1798-1854), homme de lettres et journaliste, a été un des collaborateurs de Balzac. C'était un des plus anciens cama- rades de Delacroix, qui l'avait connu vers 1816. (Voir Catalogue Robaut, nM 62, 63, 192, 1469.)

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la restauration. Il y a au-dessous, sur F autel, deux esquisses de Rubens, représentant saint Roch.

Revenu déjeuner à 1 auberge et attendu ï heure de retourner. Enfin, passé deux heures seul dans l'église à faire un croquis.

J'ai été, dans ce voyage, la providence des be- deaux.

A trois heures, reparti en société de trois prêtres dune gaieté remarquable. Ils ont l'air dans ce pays d'être tout à fait chez eux; ils ont cet air heureux et confiant qui ne se rencontre pas, chez nous, chez les gens de cette robe.

Mali nés, vendredi 9 août. Malines. Couru encore les églises dans la matinée ; la Pèche m'a paru bien plus belle ; le Saint Pierre et le Saint André, qui ser- vent de volets, admirables. Le Tobie, qui est l'envers du volet de saint André, est moins remarquable que l'autre, qui est le poisson trouvé par saint Pierre. ... Quelle aisance dans ce saint Pierre debout, drapé dans son manteau ! Qu'il a peu cherché pour cela ! Ces pieds vigoureux, cet arrangement puissant, ce bout de filet qui pend ! Quelle force et quelle fa- cilité (l) !

(1) « Ce qu'il y a de vraiment extraordinaire dans ce tableau, ^râce aux circonstances qui me permettent de le voir de près et d'en saisir le travail aussi nettement que si Rubens l'exécutait devant moi, c'est qu'il a l'art de livrer tous ses secrets, et qu'en définitive il étonne à peu près autant que s'il n'en livrait aucun. Je vous ai déjà dit cela de Rubens, avant que cette nouvelle preuve me fût donnée. » (Fromentin, Les Maîtres d'autrefois, p. 61.)

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Charmante Elévation en croix. Bas-relief dans les bas côtés.

Temps charmant. Couru les autres églises avec un plaisir extrême. D'abord Notre-Dame d Answyck : église moderne et bizarre ; grands bas-reliefs au- dessus des arcades portant le dôme. Portement de croix, etc. Chaire à prêcher : Adam et Eve se cachant après le péché.

Pris les remparts par le temps le plus gai, pour aller à l'église Saint-Pierre et Saint-Paul, très belle église style Louis XIV, très riche, la plus riche de là.

Enfilades de tableaux représentant des miracles de Jésuites et autres religieux, peu remarquables, mais faisant leur effet, adossés aux murs et dans l'archi- tecture. Peintres occupés à repeindre les piliers. On repeint sans cesse ici.

La place de l'Église a fort bon air.

Revenu à Saint-Rombaud et revu le Van Dyck, qui m'a moins déplu.

Rentré fatigué. J'avais abusé un peu, dans l'in- tention où j'étais d'aller dessiner. Reposé une heure environ et parti avec Jenny pour l'église Saint-Jean, j ai dessiné deux ou trois heures. Acheté des pots détain.

Le soir, je suis sorti de nouveau par la porte de ville qui est au bout de notre rue. Le matin, j'avais fait cette connaissance ; le soir, elle était très pitto- resque.

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Revenu près de l'église de Notre-Dame. Dévotion des femmes devant les stations.

Je me suis enfoncé dans les rues. Côtoyé un grand canal, et enfin, vers neuf heures, je me suis perdu vers la cathédrale, dont j'ai eu de la peine à revenir.

Samedi IQaoût. Samedi matin, parti pour An- vers. Une certaine lâcheté me faisait hésiter; j'ai eu tout sujet de m'applaudir, comme on verra, de mon courage.

Parti à sept heures. Déjeuné au Grand Laboureur. Des Anglais, toujours et partout!

Cathédrale : le tableau d'autel.

Couru après Braekeleer (1), qui se faisait d'abord tirer l'oreille, et qui m'a enfin donné rendez-vous pour le soir à six heures et demie.

Église Saint-Jacques Saint-Paul ; les Jésuites, que j'ai fort admirés et qui ma fait penser à l'ornementa- tion de ma chapelle ; marbres incrustés, etc.

Le port d'Anvers.

Saint-Antoine de Padoue. Église petite. Un Rubens médiocre, représentant le Saint et la Vierge, La Flagellation de saint Paul, plus sublime que jamais. Le Calvaire dans ladite église. Je me suis rappelé que je l'avais vu il y a onze ans, dans des circonstances différentes.

(1) Ferdinand de Braekeleer, peintre belge, en 1792, un des plus brillants représentants de l'école belge contemporaine. M. de Braekeleer était alors conservateur du Musée d'Anvers.

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Enfin le Musée. Fait un croquis d'après Cranach. Admiré les Ames du purgatoire, c'est de la plus belle manière de Rubens. Je ne pouvais me détacher du tableau de la Trinité, du Saint François, de la Sainte Famille, etc. Enfin, le jeune homme qui copie le grand Christ en croix ma prêté son échelle, et j'ai vu le tableau dans un autre jour. G1 est du plus beau temps ; la demi-teinte est franchement tournée dans la préparation et les touches hardies de clair et d'ombres mises dans la pâte très épaisse, surtout dans le clair. Comment ne me suis-je aperçu que main- tenant à quel point Rubens procède par la demi- teinte, surtout dans ses beaux ouvrages? Ses esquisses auraient me mettre sur la voie. Contrairement à ce qu'on dit du Titien, il ébauche le ton des figures qui paraissent foncées sur le ton clair. Cela explique aussi qu'en faisant le fond ensuite et par un besoin extrême de faire de l'effet, il s'applique à rendre les chairs brillantes outre mesure en rendant le fond obscur. La tête du Christ, celle du soldat qui des- cend de l'échelle, les jambes du Christ et celles de l'homme supplicié très colorées dans la préparation, et clairs posés seulement à petites places. La Ma- deleine remarquable pour cette qualité : on voit clai- rement les yeux, les cils, les sourcils, les coins de la bouche dessinés par-dessus, je crois, dans le frais, contrairement à Paul Véronèse.

Se rappeler aussi les Ames du purgatoire. La demi-teinte tournée est évidente dans les figures du

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bas et les touches qui reviennent dessiner les traits. L'esquisse du tableau devait être bonne pour mettre à même de faire le tableau ainsi et à coup sûr. Cher- cher dans l'esquisse et aller sûrement dans l'exécution du tableau.

Le soir, après dîner, parti par un beau soleil, pour aller chez Braekeleer; admiré, en remontant sa rue, de magnifiques chevaux flamands, un jaune et un noir.

Vu enfin la fameuse Elévation en croix : émotion excessive! Beaucoup de rapports avec la Méduse.., Il est encore jeune et pense à satisfaire les pédants... Plein de Michel- Ange. Empâtement extraordinaire. Sécheresse qui touche au Mauzais-se, dans quelques parties, et pourtant point choquante. Cheveux très sèchement faits dans des têtes frisées, dans le vieil- lard à tête rouge et à cheveux blancs qui soulève la croix en bas à droite, dans le chien, etc. ; n'est point préparé par la demi-teinte. Dans le volet de droite, on voit des préparations empâtées comme celles que je fais souvent et le glacis par-dessus, notamment dans le bras du Romain, qui tient le bâton, et dans les cri- minels qu'on crucifie. Encore plus probable, quoique dissimulé par le fini, dans le volet de gauche. La coloration a disparu dans les chairs, dont les clairs sont jaunes et les ombres noires. Plis étudiés pour faire du style, coiffures soignées. Plus de liberté, quoique d'un pinceau académique, dans le tableau du milieu, mais entièrement libre et revenu à sa nature,

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dans le volet du cheval, qui est au-dessus de tout.

Cela m'a grandi Géricault, qui avait cette force-là, et qui n'est en rien inférieur. Quoique dune peinture moins savante dans Y Elévation en croix, il faut avouer que l'impression est peut-être plus gigantesque et plus élevée que dans les chefs-d'œuvre. Il était imbu d'ou- vrages sublimes; on ne peut pas dire qu'il imitait. Il avait ce don-là, avec les autres en lui. Quelle dif- férence avec les Carrache! En pensant à eux, on voit bien qu'il n'imitait pas; il est toujours Rubens.

Gela me sera utile pour mon plafond (1). J'avais ce sentiment quand j'ai commencé. Peut-être le devais-je aussi à d'autres? La fréquentation de Michel-Ange a exalté et élevé successivement au-dessus d'eux-mêmes toutes les générations de peintres. Le grand style ne peut se passer du trait arrêté d'avance. En procédant par la demi-teinte, le contour vient le dernier : de plus de réalité, mais plus de mollesse et peut-être moins de caractère.

Le soir, Braekeleer, qui m'avait dit qu'il lui serait impossible de me faire revoir les tableaux le lende- main, qu'il avait une partie, je ne sais quoi, est revenu, s étant ravisé, je crois, sur ce que d'autres lui auront fait sentir que je méritais qu'on se dérange pour moi; est revenu, dis-je, me chercher pour passer la soirée avec ses amis les artistes et me promettre qu'il me mènerait derechef le lendemain.

(1) Galerie d' Apollon.

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Achevé la soirée avec M. Leys (l), un autre peintre et un amateur. Ils m'ont reconduit à mon hôtel des Pays-Bas.

Matines, dimanche 11 août. A Anvers. Vers dix heures , Braekeleer est venu me prendre pour retourner voir les tableaux de Rubens en restaura- tion. Cet intarissable bavard m'a gâté cette seconde séance en étant sans cesse sur mon dos et ne parlant que de lui. L'impression d'hier soir, au crépuscule, avait été la bonne.

J'ai été tellement fatigué qu'après lavoir accom- pagné chez l'amateur qui m'avait invité la veille à voir ses tableaux, je suis rentré à mon auberge, et j'ai dormi au lieu de retourner au Musée, ce qui aurait complété mes observations d'hier. Je suis donc resté paresseusement, écoutant le carillon qui m'enchante toujours, en attendant le dîner.

Nous partons à sept heures et demie. Trouvé au chemin de fer M. Van Huthen et un M. Cornelis, major d'artillerie, qui a été fort aimable et fort em- pressé, regrettant de n'avoir pu mètre utile. Mes amis ne me montrent pas cet intérêt-là. Il faut que la personne d'un homme dont le public s'occupe soit inconnue pour que ce sentiment d'empressement per- siste. Quand on a vu plusieurs fois un homme remar-

(1) Henri Leys, peintre belge, en l€l5, mort en 1869, élève de Ferdinand de Braekeleer, son beau-frère. Son œuvre est considérable et des plus remarquables.

JOURNAL DTEUGENE DELACROIX. ai

quable, on le trouve fort justement à peu près sem- blable à tous les autres! Ses ouvrages nous lavaient grandi et lui prêtaient de l'idéal. De le proverbe : « Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre. » Je crois qu'en y pensant mieux, on se convaincra qu'il en est autrement. Le véritable grand homme est bon à voir de près. Que les hommes superficiels, après s'être figuré qu'il était hors de la nature comme des personnages de roman, en viennent très vite à le trouver comme tout le monde, il n'y a rien d'éton- nant. Il appartient au vulgaire d'être toujours dans le faux ou à côté du vrai. L'admiration fanatique et persistante de tous ceux qui ont approché Napoléon me donne raison.

Le dimanche soir, en rentrant à Malines, sen- sation agréable de m'y retrouver. Tous ces bons Fla- mands étaient en fête ; ces gens-là sont bien dans notre nature française.

Dessiné de mémoire tout ce qui m'avait frappé pendant mon voyage d'Anvers.

Bruxelles, lundi 12 août. Sorti à neuf heures. Hôtel Tirlemont. Revu la cathédrale et ses magni- fiques vitraux. Dessiné trop tôt et trouble d'estomac qui m'a causé un accident passager dont je me suis senti toute la journée. C'est en allant au Musée. J'y suis resté cependant jusqu'à trois heures.

Tableau de Flinck. Celui de la première salle librement peint.

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Le coup de lance. Le soldat qui perce le côté, dune tonalité plus foncée que le larron qui est der- rière, ce qui l'enlève parfaitement. Le larron, d'im ton doré, son linge également de même valeur qui se confond avec le ciel qui est d'un gris chaud. Le cou du cheval plus clair : un luisant très vif sur l armure sous le bras du soldat à la lance, et le ciel très bleu entre les bras de l'autre.

La lumière dégradée sur les jambes du Christ depuis les genoux. La tête, le bras et l'autre main de la Madeleine très vifs. Les pieds du Christ, très demi- teintés, mais d'une légèreté admirable. Le genou se détachant à merveille sur le bras et la main de la Ma- deleine. Tout le genou du soldat qui descend de l'échelle, d'une valeur analogue aux pieds du Christ, sauf quelques luisants, mais doux.

Le linge du haut du bras de la Madeleine d'un blanc mat, quoique vif et analogue au col. La partie éclairée de l'échelle qui sépare ses cheveux du man- teau rouge de saiut Jean, d'un gris perle jaunâtre, presque comme les cheveux.

L'échelle contre les jambes du larron, ses deux jambes (sauf le genou droit un peu plus coloré), mais les pieds surtout, sauf l'ombre, du même ton ^ris bleuâtre, brunâtre. La croix près des pieds, de même. Le ciel à peu près de même valeur. Le bras du soldat se détache de la jambe du larron, seulement parce qu'il est un peu plus rouge.

Le groupe de la Vierge plus sombre en masse que

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la Madeleine, quoique dans le clair; mais la tête très brillante, quoiqu'un peu moins que la Madeleine, et les mains aussi brillantes que possible. Le saint Jean dune valeur très demi-teintée du haut en bas. Le manteau bleu de la Vierge un peu plus clair que le rouge du manteau. Sa robe gris violet un peu plus foncée.

Le bâton de l'échelle a un clair qui se prolonge jusqu'à la jambe du larron.

La tête de la Madeleine se détache à merveille sur la partie demi-teinte claire du bois de la croix et par derrière sur le ciel de même valeur; comme je l'ai dit, toute cette grappe sublime de 1 échelle, des pieds du larron, des jambes du soldat, de la cui- rasse foucée avec son luisant qui relève le tout.

Les petites esquisses sont bien plus fermes et mieux dessinées que les grands tableaux.

Promenade dans le parc, pour me remettre, par un temps gris. Descendu dans l'enfoncement.

Le soir, promenade vers le théâtre et à travers les passages, J'aimais à revoir tous ces lieux je me suis plu il y a onze ans.

Mardi 13 août. Je lis à Bruxelles, dans le jour- nal, qu'on a fait à Cambridge des expériences photographiques pour fixer le soleil, la lune et même des images d'étoiles. On a obtenu de l'étoile Alpha, de la Lyre, une empreinte de la grosseur d'une tête d'épingle. La lettre qui constate ce résultat fait ii. a

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une remarque aussi juste que curieuse : c'est que la lumière de l'étoile da guerre otypée mettant vi î^t ans à traverser l'espace qui la sépare de la terre, il en résulte que le rayon qui est venu se fixer sur la pla- que avait quitté sa sphère céleste longtemps avant que Daguerre eût découvert le procédé au moyen duquel on vient de s'en rendre maître

J'ai été languissamment au Musée ; j'étais sous l'impression du malaise d'hier. Il y avait des courants d'air qui m'ont chassé.

Le matin, j'avais été chercher M. Van Huthen, au bout de la ville; il m'a mené chez quelques marchands d'estampes. J'ai remarqué de plus en plus combien le Portement de croix, le Christ foudroyant le moîide, le Saint Liévin caractérisent une manière à part chez Rubens. Je crois que c'est la dernière. C'est la plus habile. L'opposition des tableaux voisins ne sert qu'à faire ressortir cette différence, h' Assomption est très sèche. Il en est de même de Y Adoration des mages, qui m'avait tant séduit le premier jour, sans doute à cause du soir.

Paris, mercredi 14 août. Parti de Bruxelles à neuf heures. Journée assez fatigante. Arrivé à Paris vers six heures.

Trouvé dans la diligence un original de soixante- dix ans ressemblant à M. Bertin le père, qui a une excellente philosophie ; il vit à Louviers chez ses enfants. Le bonhomme s'est gardé la libre disposition

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de son argent qui n'est pas considérable, à ce qu'il dit, mais qui, employé comme il le sait faire, le rend très heureux. A tout instant il part, il va faire un voyage et revient quand il a assez de ses tournées. Il vit cer- tainement davantage.

Il me semble qu'il y a trois mois que j'ai quitté Paris.

Samedi 17 août. Ton fin pour demi-teinte d'or et pour draperie neutre propre à relever ce qui entoure par une opposition : Base, chrome le plus clair. Demi-teinte, soit terre d'ombre, soit terre de Cassel blanc. Ocre ou autre ajouté suivant la convenance.

Ton jaune pour le ciel après le ton clair de jaune de Naples et blanc, qui entoure l'Apollon (1) : ocre jaune, blanc , chrome 2. En dégradant, la terre d'ombre naturelle substituée à X ocre jaune.

Clairs du manteau de l'Eole : terre d'Italie natu- relle, vermillon. Ombres : laque brûlée, terre d'Ita- lie brûlée.

Clairs de la robe d'Iris : vert émeraude, jaune de chrome 2. Ombres : vert émeraude, terre d'Ita- lie naturelle.

Pour le ciel, le ton doré, à partir de la Gloire, clair autour du soleil : la terre d'Italie naturelle et blanc; le ton bleu de Prusse et blanc vient s'y marier, mais à sec.

(1) Voir Catalogue Bobaut, 1118.

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Pour préparer les figures pour le tableau, par- tir d'un bon trait, et quand Andrieu aura appliqué la couleur et commencé à tourner sa figure, le redresser dans ce premier travail et tâcher d'obtenir qu'il en vienne à bout avec cette aide. . . Les retouches que je ferai seront plus faciles. Il faudrait con- server le trait et le perfectionner même avant de s en servir, de manière à poncer de nouveau sur la préparation peinte, quand le dessin se perdra.

Il faudra suivre en tout la préparation des décora- teurs, et particulièrement pour les figures éloignées ; les modeler avec teintes plates, comme nous avons fait dans le carton, les tailler par l'ombre, et pour ainsi dire sans ajouter de clairs.

Vendredi 25 août . Un critique dit de M . Bazin (1): « M. Bazin est un homme de beaucoup d'esprit et qui se pique de n'avoir rien, en écrivant, de l'érudit de profession et du pédant. » Je me permettrai seulement de demander si, dans cette abstinence absolue de toute citation et de toute note en un genre d'ouvrage qui les réclame naturellement, si dans cette suppression exacte de tout nom propre moderne, même l'auteur y songe le plus et y fait allusion, si dans cette attention tout épigrammatique de ne laisser sans rectification aucune des petites erreurs d' autrui,

(1) Il s'agit ici de Bazin, historien, en 1797, mort en 1850, auteur d'ouvrages historiques estimés, notamment une Histoire de France sous Louis XIII et sous le cardinal Mazarin, qui ohtint le prix Gobert.

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il n'y a pas une sorte de pédantisme. L'honnête homme est celui qui ne se pique de rien, a dit La Rochefoucauld; M. Bazin se pique d'être honnête homme. Quand on fait un métier, il faut franchement en être; c'est à la fois plus simple, plus commode, et de meilleur goût.

Ce que dit M. Villemain de l'histoire (quelle est toujours à faire, etc.) peut se dire de tout. Non seulement je puis trouver, dans les récits d'un autre, matière à de nouveaux récits intéressants à mon point de vue, mais le propre récit que je viens de faire, je le referai de vingt manières différentes. Il n'y a probablement que Dieu ou qu'un dieu pour ne dire des choses que ce qui doit en être dit.

Mardi 3 septembre. Commencé au Louvre pour le plafond (1).

J'ai aidé Andrieu à tracer les carreaux sur le carton.

Mardi 17 septembre. Reçu la visite de M. Lau- rens, de Montpellier, avec un M. Schirmer (2), paysagiste de Dusseldorf, et M. Saint-René Taillan- dier (3), de la Revue, qui m'a plu.

(1) Apollon vainqueur du serpent Python.

(2) Jean-Guillaume Schirmer, peintre allemand, en 1807, mort en 1863. Il est, à vrai dire, le fondateur de l'école de paysage de Dussel- dorf. En 1854, il fut appelé à la direction de l'école des beaux-arts de Carlsruhe.

(3) Saint-René Taillandier, littérateur, en 1817, mort en 1879. D'à-

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Puis Bonvin (1) avec une lettre de Mme Sand. Il a également de bonnes manières. Une Mme Camilla Gondolfi, pittrice sarda ; elle habite Gênes et Turin pendant les sessions.

Laurens m'apprend que Ziegler (2) fait une grande quantité de daguerréotypes, et entre autres des hommes nus. J irai le voir pour lui demander de m'en prêter.

Mereredi 18 septembre. Visite de Wappers (3). Il me parle de l'alumine. En la broyant avec tous les tons possibles, on obtient un transparent qui en fait une laque.

Lundi 23 septembre. Wappers, Halévy, Mer- cey, Duban ont dîné avec moi. Delaroche n'était pas à Paris.

24 septembre . Je remarquais dans la Susanne, de Paul Véronèse, combien l'ombre et la lumière sont

bord professeur de littérature, puis collaborateur très actif de la Revue des Deux Mondes, il obtint en 1863 la chaire d'éloquence française à la Faculté de Paris et fut nommé en 1873 membre de l'Académie française.

(1) François Bonvin, peintre, en 1817, mort en 1887. Bonvin peut être considéré comme un des meilleurs peintres de genre de notre époque.

(2) Jules-Claude Ziegler, peintre, en 1804, mort en 1856. Elève d'Ingres, il débuta au Salou de 1832 par des tableaux qui commen- cèrent sa réputation. II est l'auteur de la peinture qui décore la grande coupole de la Madeleine. Ziegler tient une place distinguée parmi les peintres de la première moitié de notre siècle.

(3) Baron Wappers, peintre belge, à Anvers en 1803, mort en 1874. II mérite d'être cité parmi les principaux peintres d'histoire de ce temps.

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simples chez lui-même sur les premiers plans. Dans une vaste composition comme le plafond, c'est encore bien plus nécessaire. La poitrine de la Susanne sem- ble d'un seul ton, et elle est en pleine lumière; ses con- tours sont également très prononcés : nouveau moyen d'être clair à distance. Je l'ai éprouvé également sur le carton, après avoir tracé autour des figures un con- tour presque niais et sans accents.

Sur le préjugé qu on naît coloriste et qu'on devient dessinateur, ou bien le « nascuntur poetœ, fiun t or a tores » .

Sur les peintres-poètes et les peintres-prosa- teurs.

Dimanche 29 septembre. Mme Cave est venue me lire partie de son traité de l'aquarelle, plein de choses charmantes.

En regardant l'esquisse que j'ai colorée de mé- moire du Portement de croix de Rubens, je me dis qu'il faudrait ébaucher ainsi les tableaux avec cette intensité de ton qui manque un peu de lumière, mais qui établit les rapports de localité, et ensuite se livrer là-dessus et mettre la lumière et les accents avec la fantaisie et la verve nécessaires; ce serait le moyen de l'avoir (cette verve) quand il le faut, pour n'en pas dépenser inutilement, c'est-à-dire à la fin. C'est le contraire qui arrive le plus souvent, et à moi particu- lièrement.

On voit dans le tableau de Van Dyck (je ne parle

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pas de ses portraits) qu'il n'avait pas toujours la har- diesse nécessaire pour revenir vivement et avec inspi- ration sur cette préparation la demi-teinte domine un peu trop.

Il faut à la fois concilier ce que Mme Cave me disait de la couleur couleur et de la lumière lumière : faire trop dominer la lumière et la largeur des plans conduit à l'absence de demi-teintes et par conséquent à la décoloration; l'abus contraire nuit surtout dans les grandes compositions destinées à être vues de loin, comme les plafonds, etc. Dans cette dernière peinture, Paul Véronèse l'emporte sur Rubens par la simplicité des localités et la largeur de la lumière. (Se rappeler la Susanne et les vieillards du Musée, qui est une leçon à méditer.) Pour ne point paraître décolorée avec une lumière aussi large, il faut que la teinte locale de Paul Véronèse soit très montée de ton.

Mercredi 9 octobre 1850. Donné au sieur Lacroix, pour Bourges, marchand de couleurs incen- dié, un petit pastel représentant un Tigre cjui lèche sa patte (1).

Mercredi 16 octobre. Des licences pittoresques. Chaque maître leur doit souvent des effets les plus sublimes : l'inachevé de Rembrandt, l'outré de

(1) Voir Supplément au Catalogue Robaut, 309.

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Rubens. Les médiocres ne peuvent oser de la sorte ; ils ne sont jamais hors d'eux-mêmes. La méthode ne peut tout régler; elle conduit tout le monde jus- qu'à un certain point. Comment aucun des grands artistes n'a-t-il essayé de détruire cette foule de pré- jugés? ils auront été effrayés de la tâche et auront abandonné la foule à ses sottes idées.

Cfiamprosay. samedi 19 octobre. Payé à Joseph Tissier, ce jour ou deux auparavant, la somme de 55 francs pour vingt-deux journées de travail au jar- din. Il a eu F effronterie de me présenter ce résultat depuis mon départ. De plus, 2 fr. 50 pour un jardi- nier, auquel il a acheté des fleurs.

3 novembre. Rubens met franchement la demi- teinte grise du bord de l'ombre entre son ton local de chair et son frottis transparent. Ce ton chez lui règne tout du long. Paul Véronèse met à plat la demi- teinte de clair et celle de l'ombre. (J'ai remarqué par ma propre expérience que ce procédé donne déjà une illusion étonnante.) Il se contente de lier l'un à l'autre par un ton plus gris mis par places et à sec par-dessus. De même, il met, en frôlant, le ton vigoureux et transparent qui borde l'ombre du côté du ton gris.

Titien probablement ne savait pas comment il fini- rait un tableau. . . Rembrandt devait être souvent dans ce cas ; ses emportements excessifs sont moins un effet de son intention que celui de tâtonnements successifs.

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Nous avons, dans notre promenade, observé des effets étonnants. C'était un soleil couchant : les tons de chrome, de laque les plus éclatants du côté du clair, et les ombres bleues et froides outre mesure. Ainsi l'ombre portée des arbres sur l'herbe naissante, laquelle était au soleil l'émeraude la plus chaude, était toute froide dans l'ombre portée des arbres tout jaunes, terre d'Italie, brun rouge et éclairés en face parle soleil, se détachant sur une partie de nuages gris qui allaient jusqu'au bleu. Il semble que plus les tons du clair sont chauds, plus la nature exagère 1 opposition grise : témoin les demi-teintes dans les Arabes et natures cuivrées. Ce qui faisait que cet effet paraissait si vif dans le paysage, c'était précisé- ment cette loi d'opposition.

Hier, je remarquais le même phénomène au soleil couchant : il n'est plus éclatant, plus frappant que le midi, que parce que les oppositions sont plus tran- chées. Le gris des nuages, le soir, va jusqu'au bleu; la partie du ciel qui est pure est jaune vif ou orangé. Loi générale : plus d'opposition, plus d'éclat.

Samedi 23 novembre. Donné 10 francs d'avance au jardinier de Mme Desnous. Je s:iis convenu avec lui de 50 francs par an.

Paris, 26 novembre. Réunion au Palais-Royal de l'ancien jury, pour dépouiller le scrutin relatif au Salon. Resté jusqu'au dîner ,(

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Mercredi 27 novembre. J'ai passé la matinée avec Guillemardet, chez lequel j'avais été pour lui recommander Mme Filleau.

lime donne ce moyen de M.Dupin (1) pour trouver facilement ce qu'on a à dire : c'est de ne point penser aux expressions, lorsqu'on roule à l'avance sa matière dans sa tête, mais seulement de penser à la chose même et s'en bien pénétrer; l'expression arrive toute seule quand on vient à parler.

Samedi 14 décembre. Fini aujourd'hui l'examen pour la réception et le placement des tableaux.

Dans huit jours, nous retournerons pour voir de nouveau. Il y a trois semaines que nous ne faisons que cela.

Dimanche 15 décembre. - M. Baldus me donne les recettes suivantes : pour coller le papier sur un panneau pour peindre, avoir des panneaux encadrés en bois simple et qui coûtent meilleur marché. 11 faut nettoyer le verre sur lequel on doit calquer le dessin qu'on veut grandir, avec un chiffon et de l'eau- de-vie. Prendre de la colle forte et y mêler un peu de blanc d'Espagne, quand elle est chaude. En met- tre sur le panneau et sur le dessin, et appliquer forte- ment. Quand le tout est bien pris et qu'on veut

(1) Sans doute le grand orateur Dupin, dit Dupîn aîné, qui fut suc- cessivement avocat, procureur général et préaident de l'Assemblée lé- gislative en 1849.

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peindre, passer une couche de gélatine. En mettre de même sur la peinture faite avant de vernir.

Pour reboucher les crevasses dans les tableaux avant de restaurer : Mastic qu'on trouve chez tous les restaurateurs de tableaux, fait de blanc d'Espagne et de colle de peau de lapin. Avant de retoucher, pas- ser légèrement un siccatif, de manière à faire revenir le ton et à imbiber les endroits est le mastic. Il est entendu qu'en lavant avec soin le tableau avant de retoucher, on n'a laissé le mastic que dans les cre- vasses. Pour retoucher des épreuves de photogra- phie, mouiller le papier et l'appliquer sur un verre ; il adhérera au moins pendant deux heures ; retoucher dans l'humide avec aquarelle et rehaut de gouache.

Samedi 28 décembre. Chez Ghabrier le soir. J'ai vu Desgranges (1), qui me disait qu'il s'était heurté une fois contre un pendu dans les rues de Constan- tinople. C'était un boucher en contravention... Il en faut de très légères pour être puni du dernier sup- plice; une augmentation de moins d'un liard sur le prix fixé par la police est une raison suffisante. Au reste, cela n'étonne personne. Les janissaires lui disaient Desgranges), et c'est l'opinion commune dans le peuple, que le sultan a quatorze hommes à tuer par jour.

Il y avait Villemain l'ingénieur et un ingénieur

(1) Desgranges avait fait en 1832 le voyage au Maroc avec Delacroix et le comte de Mornay, en qualité d'interprète.

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des ponts et chaussées. Ces messieurs regardaient une invasion comme impossible, d'abord parce que tout le monde se réunirait contre l'étranger (plaisante sécurité dans un pays divisé); ensuite parce que l'ar- tillerie était si perfectionnée que nulle force envahis- sante n'était capable d'en triompher, non plus que des tirailleurs combattant isolément et armés d'excel- lentes carabines, sous ce prétexte qu'une armée d'in- vasion devait agirpar colonnes profondes, et que les ha- bitants s'éparpillant et travaillant sur elle devaient en avoir raison. On avait beau leur objecter que l'artille- rie dune part était perfectionnée pour tout le monde, et que les assaillants auraient à ce sujet un avantage égal; que, de l'autre côté, rien ne les empêchait d'agir en tirailleurs... Il n'y a pas eu moyen de les tirer de là.

1851

Jeudi 2 janvier. Ovale du plafond de Saint- Su] pice :

5 mètres = 15 pieds 4 pouces; 3 mètres 84 cent. = 1% pieds.

Lundi 13 janvier. M. Haro a à m1 arranger :

Le Cheval gris terrassé par une lionne. Le rentoi- lage s'était dédoublé.

Arabe accroupi, provenant dune toile plus grande, sur laquelle était la Susanne de Villot.

La grande toile étaient deux études de Chats, au bitume (1).

Le Boissy d ' Anglas (2).

(1) Voir Catalogue Robaut, 785.

(2) Ce tableau, qui est aujourd'hui au Musée de Bordeaux, fut peint pour un concours dans lequel la victoire resta au peintre Court. On reprochait à Delacroix de n'avoir pas, selon la tradition, découvert la tête du président de l'Assemblée. (Voir Cat. Robaut, n°353.)Ce fut après cet échec et probablement encore sous l'impression pénible qu'il avait con- servée de cette injustice qu'Eugène Delacroix écrivit à Achille Ricourt, alors directeur de Y Artiste, la très belle lettre sur les concours, dans laquelle on lit ceci : « Je n'ai fait que glisser, au commencement de « cet article, sur la difficulté de trouver des juges éclairés et impar- « tiaux ; je n'ai parlé ni des brigues ni des complaisances, et je n'ai pas « assez appuyé, comme vous l'avez vu sans doute, sur l'impossibilité « d'obtenir des jugements équitables Cette matière e6t affligeante autant

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28 février. De Liszt sur Chopin.

« Quelque regretté qu'il soit et par tous les artis- tes et par tous ceux qui Font connu, il nous est per- mis de douter que le moment soit déjà venu où, apprécié à sa juste valeur, celui dont la perte nous est si particulièrement sensible, occupera le haut rang que lui réserve probablement F avenir. »

Quelle que soit donc la popularité dune partie des productions de celui que les souffrances avaient brisé longtemps avant la mort, il est néanmoins à présumer que la postérité aura pour ses ouvrages une estime moins frivole et moins légère que celle qui leur est encore accordée. Ceux qui, dans la suite, s'occuperont de l'histoire de la musique, feront sa part, et elle sera grande, à celui qui y marqua par un si rare génie mélodique, par de si heureux et remarquables agran- dissements du tissu harmonique, que ses conquêtes seront avec raison plus prisées que mainte œuvre de surface plus étendue, jouée et rejouée par un grand nombre d'instruments, chantée et rechantée par la foule des prima donna.

En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin, à notre sens, a fait preuve d'une des qualités les plus essentielles à un écrivain, la juste appréciation de la forme dans laquelle il lui est donné d'exceller,

« que féconde ; je laisse à votre sagacité, Monsieur le rédacteur, à votre « connaissance des mœurs et de la faiblesse de notre nature, à creuser « ce, triste sujet, à éclairer, si vous en avez le courage, les manœuvres « de l'envie et de cette avidité nécessiteuse qui se précipite dans les « concours comme à une curée. »> (€orresp., t. I, p. 159.)

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et néanmoins ce fait, dont nous lui faisons un sérieux mérite, nuisit à limportance de sa renommée.

Difficilement peut-être un autre, en possession de si hautes facultés mélodiques et harmoniques, eût-il résisté aux tentations que présentent les chants de l'ar- chet, les alanguissements de la flûte, les assourdisse- ments de la trompette, que nous nous ohstinons encore à croire la seule messagère de la vieille déesse dont nous briguons les subites faveurs. Quelle conviction réfléchie ne lui a-t-il pas fallu pour se borner à un cercle plus aride en apparence et y faire éclore par son génie ce qui semblait ne pouvoir fleurir sur ce terrain? Quelle pénétration intuitive ne révèle pas ce choix exclusif qui, arrachant les divers effets des instruments à leur domaine habituel, toute l'écume du bruit fût venue se briser à leurs pieds, les transportait dans une sphère plus restreinte, mais plus idéalisée? Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument a présider à cette renonciation volon- taire d'un empirisme si répandu qu'un autre eût probablement considéré comme un contresens d* enle- ver d'aussi grandes pensées à leurs interprètes ordi- naires ! Combien nous devons sincèrement admirer cette unique préoccupation du beau pour lui-même, qui d'une part a soustrait son talent à la propension commune de répartir entre une centaine de pupitres chaque brin de mélodie, et qui de l'autre lui fit augmenter les ressources de l'art, en enseignant à les concentrer dans un moindre espace !

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Loin d'ambitionner le fracas de l'orchestre, Chopin se contenta de voir sa pensée intégralement repro- duite sur l'ivoire du clavier. Il atteignit toujours son but, celui de ne rien faire perdre en énergie à la con- ception musicale; mais il ne prétendait jamais aux effets d'ensemble et à la brosse du décorateur. On n'a point assez sérieusement et assez attentivement réflé- chi sur la valeur des dessins de ce pinceau délicat, habitué qu'on est de nos jours à ne considérer comme compositeurs dignes d un grand nom que ceux qui ont laissé au moins une demi-douzaine d'opéras, autant d'oratorios et quelques symphonies, deman- dant ainsi à chaque musicien de faire tout et un peu plus que tout.

Cette notion, si généralement répandue quelle soit, n'en est pas moins d'une justesse très probléma- tique. Nous sommes loin de contester la gloire plus difficile à obtenir et la supériorité réelle des chantres épiques qui déploient sur un large plan leurs splen- dides créations; mais nous désirerions qu'on appli- quât à la musique le prix qu'on met aux proportions matérielles dans les autres arts, qui, en peinture par exemple, place une toile de vingt pouces carrés, comme la Vision CÏEzéchiel de Raphaël ou le Cimetière de Ruysdaël, parmi les chefs-d'œuvre évalués plus haut que tel immense tableau, fût-il de Rubens ou du Tic- toret. En littérature, Béranger est-il un moins grand poète pour avoir resserré sa pensée dans les limites étroites de la chanson? Pétrarque ne doit-il pas son h. h

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triomphe à ses sonnets, et de ceux qui ont le plus répété leurs suaves rimes, en est-il beaucoup qui connaissent l'existence de son poème sur l'Afrique? Or, on ne saurait s'appliquer à faire une analyse intelligente des travaux de Chopin sans y trouver des beautés d'un ordre très élevé, d'une expression parfaitement neuve et d'une contexture harmonique aussi originale qu'accomplie. Chez lui la hardiesse se justifie toujours, la richesse, l'exubérance même n'excluent pas la clarté; la singularité ne dégénère pas en bizarrerie baroque; les ciselures ne sont pas désordonnées, et le luxe de l'ornementation ne sur- charge pas l'élégance des lignes principales. Les meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui, on peut le dire, forment époque dans le maniement du style musical. Osées, brillantes, séduisantes, elles déguisent leur profondeur sous tant de grâce, et leur habileté sous tant de charme, que ce n'est qu'avec peine qu'on peut se soustraire à ce charme entraînant pour les juger à froid sous le point de vue de leur valeur théorique; valeur qui a déjà été sentie, mais qui se fera de plus en plus reconnaître, lorsque le temps sera venu d'un examen attentif des services rendus à l'art, durant la période que Chopin a traversée.

C'est à lui que nous devons cette extension des accords, soit plaqués, soit en arpèges, soit en batte- ries; ces sinuosités chromatiques et enharmoniques dont ses études offrent de si frappants exemples; ces

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petits groupes de n©tes surajoutées, tombant par- dessus la figure mélodique, pour la diaprer comme une rosée, et dont on n'avait encore pris le modèle que dans les fioritures de F ancienne grande école de chant italien. Recalant les bornes dont on n était pas sorti jusqu'à lui, il donna à ce genre de parure l'imprévu et la variété que ne comportait pas la voix humaine servilement copiée par le piano, dans des embellis- sements devenus stéréotypés et monotones.

Il inventa ces admirables progressions harmoniques qui ont doté d'un caractère sérieux même les pages qui, parla légèreté de leur sujet, ne paraissaient pas devoir prétendre à cette importance. Mais qu'importe le sujet? N'est-ce pas l'idée qu'on en fait jaillir, l'émotion qu'on y fait vibrer, qui l'élève, l'ennoblit et le grandit? Que de mélancolie, que de finesse, que de sagacité, que d'art surtout, dans ces chefs-d'œuvre de la Fontaine dont les sujets sont si familiers et les titres si modestes! Le titre d'études et de préludes l'est aussi; pourtant les morceaux de Chopin qui les portent n'en reste- ront pas moins des types de perfection dans un genre qu'il a créé, et qui relève, ainsi que toutes ses œuvres, du caractère de son genre poétique.

Écrits presque en premier jet, ils sont empreints d'une verve juvénile qui s'efface dans quelques-uns de ses ouvrages subséquents plus élaborés, plus achevés, plus savants, pour se perdre tout à fait dans ses der- nières productions d'une sensibilité surexcitée, qu'on dirait être la recherche de l'épuisement.

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Si nous avions à parler ici en termes d'école du développement de la musique de piano, nous dissé- querions ces magnifiques pages qui offrent une si riche glane d'observations; nous explorerions, en pre- mière ligne, ces nocturnes, ballades, impromptus, scherzos, qui tous sont pleins de raffinements harmo- niques aussi inattendus qu'inentendus ; nous les rechercherions également dans ses polonaises, ma- zurkas, valses, boléros.. . Mais ce n'est ni l'instant ni le lieu d'un travail pareil, qui n'offrirait d'intérêt qu'aux adeptes.

C'est par le sentiment qui déborde de toutes ces œuvres qu'elles se sont répandues et popula- risées ; sentiment éminemment romantique, indivi- duel, propre à leur auteur et néanmoins sympathique non seulement au pays qui lui doit une illustration de plus, mais à tous ceux que purent jamais toucher les infortunes de l'exil et les attendrissements de l'amour.

Ne se contentant pas toujours des cadres il était libre de dessiner les contours si heureusement choisis par lui, Chopin voulut aussi enclaver sa pensée dans les classiques barrières. Il a écrit de beaux concertos et de belles sonates : toutefois il n'est pas difficile de distinguer dans ces productions plus de volonté que d'inspiration. La sienne était impérieuse, fantasque, irréfléchie. Ses allures ne pouvaient être que libres, et nous croyons qu'il a violenté son génie chaque fois qu'il a cherché à l'astreindre aux règles, aux classifi- cations, à une ordonnance qui n'était pas la sienne

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et ne pouvait concorder avec les exigences de son esprit, un de ceux dont la grâce se déploie surtout lorsqu'ils semblent aller à la dérive.

Il a pu être entraîné à désirer ce double succès par l'exemple de son ami Mickiewicz (1), qui, après avoir réussi dans une poésie fantastique qui lui est propre, réussit jusqu'à un certain point dans la forme clas- sique. Chopin n'obtint pas aussi complètement le même succès, à notre avis ; il n'a pas pu maintenir, dans le carré d'une coupe anguleuse et raide, ce contour flottant et indéterminé qui fait le charme de sa pensée; il n'a pas pu y enserrer cette indécision nuageuse et estompée, qui, en détruisant toutes les arêtes de la forme, la drape de longs plis comme de flocons brumeux.

Ces essais brillent pourtant par une rare distinction de styles et renferment des fragments d'une surpre- nante grandeur. Nous citerons Yadagio du second concerto, pour lequel il avait une prédilection marquée et qu'il se plaisait à redire fréquemment. Ses dessins accessoires appartiennent à la plus belle manière de

l'auteur Tout ce morceau est plein d'une idéale

perfection, son sentiment tour à tour radieux et plein d'apitoiements. Il fait songera un magnifique paysage inondé de lumière, à quelque fortunée vallée de Tempe qu'on aurait fixée pour être le lieu d'un récit lamen-

(1) Adam Mickiewicz, poète polonais (1798-1855). Les œuvres de Mickiewicz se distinguent par une grande variété de sujets et il inspira- tions.

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table, dune scène attendrissante; on dirait un irré- parable regret, accueillant le cœur humain en face dune incomparable splendeur delà nature. Contraste soutenu par une fusion de tons, une dégradation de teintes incomparable qui empêche que rien de heurté ou de brusque ne vienne faire dissonance à l'impres- sion émouvante qu'il produit, et qui en même temps mélancoîise la joie et rassérène la douleur.

Mardi 29 avril (1). Ton des enfants dans le tableau de Python. Après avoir cherché et massé avec des tons frais et demi-teinte en même temps, modelé à sec en mettant des clairs très empâtés de blanc et très peu de vermillon.

Sur les ombres, frotté le ton de vermillon, bleu de Prusse et blanc, lequel doit déborder pour faire la demi-teinte bleuâtre, et sur lequel, pour faire le reflet, on met le ton de blanc et vermillon avec antimoine ou cadmium, mais Y antimoine fait plus frais. En repas- sant ce reflet qui doit faire mieux à sec, il faut ajouter le ton de bleu de Prusse ci-dessus à Y antimoine.

Les tons de repiqués vigoureux dans les ombres ou de contours prononcés en brun avec vermillon et cobalt. Ce ton est excellent pour préparer et chercher

(1) Toutes les observations techniques présentées ici par le maître sur le Python, la Vénus, la Nymphe, la Minerve, la Junon, se réfèrent à la célèbre composition : Apollon vainqueur du serpent Pyt h on, qui décore le plafond de la galerie d'Apollon au Louvre. Nous avons donné dans le précédent volume la description littéraire faite par lui-même, de l'œuvre qui devait le plus contribuer à sa gloire

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le dessin par la couleur dans les natures fraîches.

Pour finir les clairs, repeindre légèrement avec des demi-pâtes pour lier le rehaut de blanc avec la masse générale.

Pour retoucher la Vénus qui était trop jaune, frotté les ombres surtout et presque toutes les parties avec laque jaune et laque rouge. Pour le reflet dans les ombres sur ce frottis, antimoine avec bleu de Prusse, vermillon et blanc. Ce ton est très remarquable.

Pour les reflets de chairs tendres plus chauds, met- tre cadmium, au lieu dH antimoine . Cette dernière cou- leur fait très bien aussi avec terre de Casse/, et blanc.

Cette préparation de bleu de Prusse, vermillon et blanc s applique aux chairs dont la demi-teinte est violette, comme dans le pastel que j'ai fait d'après Mme Cave. Pour celles, au contraire, dont la demi- teinte est verte, préparer avec terre d'ombre natu- relle, blanc on tout autre ton verdâtre.

La terre verte peut servir beaucoup. Sur un de ces enfants qui étaient préparés trop rouge, un simple glacis de terre verte a fort bien fait.

Autre ton vert plus vif, que j'ai employé dans la Nymphe, en contraste avec le ton bleu de Prusse : ver- mi lion, blanc, vert émeraude, jaune de Napl.es.

La Nymphe sur une ébauche frottée et presque au ton, frotté le tout avec laque jaune et laque rouge. Remarqué les principaux accents, au bord d'ombres, avec cobalt et vermillon, ou peut-être mieux terre de Cassel et blanc foncé et vermillon (ton excellent pour

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les bords d'ombres ou pour des enfoncements qu'on rend chauds ou froids à volonté); posé demi-teinte de bleu de Prusse, vermillon, blanc, également vers l'ombre et vers le clair, de manière qu'en reflétant l'ombre avec un ton chaud ou doré vers le clair, ce ton se mêle avec les tons de chair dans le clair posés avec la variété convenable...

Par places dans l'ombre, le ton vert fait avec vert émeraude, jaune de Naples, et par places aussi comme demi-teintes dans le clair. Dans les parties sangui- nes, cette demi-teinte est nécessaire pour reprendre, comme dans X Enfant au trident, elle est faite avec de \dMerre verte, frottée presque sur toute la prépa- ration qui était d'un ton de chair clair et déjà brillant.

Les tons de chairs, en s'ajoutant et se mêlante ces frottis de terre verte, donnaient la demi-teinte san- guine.

Dans la Nymphe, employé très beau ton de chair brillant et vigoureux de vermillon, blanc, jaune de chrome foncé avec vert émeraude, jaune de Naples.

Le Cheval rouge. Sur une préparation demi- teinte de cheval alezan foncé, clairs presque couleur de chair, mais un peu plus vifs et en rubans. Pla- ques d'une demi-teinte plus forte et assez chaude, tout contre les clairs touchés de terre d Italie brûlée et brun rouge et même vermillon, les côtoyant presque nettement. Dans l'ombre, sur une demi-teinte d'ombre, parties brunes avec terre d'Italie brûlée et momie, modifiées à propos avec terre de Cassel et

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blanc très foncé faisant un gris violet. Reflets sous le ventre orangés verdâtres, violâtres. Reflets du côté du ciel très franc avec bleu de Prusse, vermillon, blanc. Nuages du deuxième plan sous le char.

Lundi 5 mai. Sur le gris jaunâtre du fond clair des nuages jaune de Naples, blanc, enfin le ton de l'esquisse ; l'ombre avec un ton liquide jaunâtre ou le jaune de Naples, la momie, etc., qui laisse un filet de ton gris de dessous entre le clair et lui ; sur cette ombre jaune, revenir avec terre de Cassel et blanc ; achevé de donner la finesse et le nacré.

Excellent reflet pour mettre sur une préparation grise à plat dans l'ombre des natures tendres, comme dans le groupe des trois enfants près de la Minerve : antimoine, cendre a" outremer et un ton rose plus ou moins foncé.

Ajouter du cobalt et vermillon de laque, autre variété très belle et plus foncée, avec du blanc, très beau violet rompu pour demi-teinte de chair.

Les hommes de Daniel (1) : ils étaient préparés très heurtés, l'un d'un ton très sanguin, l'autre plus jaune. Pour les achever, passé sur le premier un

(1) Delacroix fait ici allusion au tableau de Daniel dans la fosse aux lions qui est de 1849 et appartient à la galerie Rruyas de Montpellier. Les hommes de Daniel sont les deux personnages dont la tète et le liaut du buste se détachent sur l'ouverture de la fosse et qui regardent épou- vantés la scène biblique. Dans une variante de ce même sujet, datée de 1853, ils ont été remplacés par un aigle qui plane. Cette année, qui fut celle il exposa YLJgolin, il se présentait à l'Institut, qui lui préférait L. Cogniet. (Voir Catalogue Robaut, n08 1066 et 1213.)

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ton vert à demi-pâte, sur l'autre un ton gris violet. Le tout est devenu d'un ton louche voilant les clairs et les ombres; touché par-dessus les chairs analogues et reflété les ombres ; le ton vert et violet donnant une espèce de demi-teinte intermédiaire.

Ombre pour l'or dans le char et en général : terre de Sienne naturelle, laque jaune, le jaune indien y fait également bien.

Le cheval blanc : peint avec des tons carnés dans les ombres, mais formés plutôt de tons lilas et viola- très {terre de Cas sel). Relevé ensuite par le ton de terre d'ombre et blanc, qui a donné le satiné.

Clairs définitifs des nuages portant la Junon, etc. : cadmium, blanc ou jaune de Naples, avec rose ; ils étaient modelés avec terre d'ombre naturelle et blanc et noir de pêche; les premiers clairs avec momie et blanc.

h1 homme de devant : les clairs pour retouches, blanc, ocre jaune, teinte rose, terre de Cassel et blanc, jaune de z'uicXq plus citron. Demi-teinte : terre verte brûlée et blanc ; brun de Florence, terre verte; à peu près de même pour les ombres, avec moins de blanc, c'est-à-dire la terre verte brûlée pure, etc.

Renvoi pour la Nymphe : Sur la préparation des ombres faites avec un frottis de laque jaune et laque rouge, et surtout dans les parties obscures, revenir avec le ton de laque rouge et vermillon, et le vert qu'il faut mettre sur la palette à côté de ce dernier, terre verte, vert émeraude, blanc.

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Sur le frottis pour revenir de laque rouge et laque i a ii ne, rendre d'abord plus vigoureuses les ombres avec ce même frottis. Mettre ensuite à cheval sur le clair et l'ombre un ton gris violet ou gris bleu, soit bleu de Prusse, vermillon, blanc ou noir de pèche et blanc, ou un ton gris plus approprié encore à l'objet.

Dans les clairs, mettre franchement sur le frottis ci-dessus laque jaune et laque rouge, qui doit régner partout, les tons de vermillon et blanc (pour rose) ou cadmium et blanc (jaune orange), ou cobalt, ver- millon, blanc (violet).

Dans les ombres, remarqué les bords avec cobalt, vermillon ou terre de Cassel foncée et vermillon, et dans le corps de l'ombre, projeter tons verts crus et violets ou bleus. Ensuite tons de cadmium et blanc et vermillon qui fait le ton orangé de l'ombre, et le vermillon, cobalt, laque rouge et blanc pour le violet rouge. Sur tout cela, dans l'ombre, revenir avec des tons de clair qui ôtent l'ardeur du ton.

Pour repeindre le bras de la Minerve : Sur l'ancien fond couleur de chair, marqué les ombres avec laque et laque jaune très solidement empâté; peut-être un peu de terre verte dedans. Teintes de vert et de violet mises crûment çà et dans le clair sans le mêler, mais suivant la place; ces teintes d'une valeur assez foncée, pour faire le bord de l'ombre.

Quelques-unes de ces teintes dans l'ombre sur le frottis.

Sur la partie dans le clair, ajouté ensuite tons

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de chairs clairs blanc et vermillon, ocre de ru et blanc, pour les plaques jaunes qui se trouvent dans la chair. Ton de laque et blanc (lequel suffit si c'est le vert de cobalt d'Edouard); si c'est celui qui est plus commun et qui ressemble à de la terre verte, y ajouter du cobalt. Ce ton de vert est très particulier à la chair fine des belles peaux, et prend beaucoup de valeur, mêlé au ton de laque et blanc.

Pour reprendre le ciel jaunâtre derrière le serpent, frottis de cobalt et vermillon. Clairs de laque jaune et le ton mauve de cobalt, vermillon, laque blanc.

Mardi 13 mai. Très beau violet pour la chair : le ton de laque et vermillon mêlé sans trop le confon- dre avec celui de vert émeraude fin, terre verte et blanc (lesquels sont à côté l'un de l'autre sur la palette qui ma servi en dernier lieu pour le Python).

La Femme impertinente (1) était préparée très empâtée et d'un ton très chaud et surtout très rouge. Passé dessus un glacis de terre verte, peut-être un peu de blanc. Cela a fait la demi-teinte gris opale irisée; là-dessus touché simplement des clairs avec l'excellent ton terre Cassel, blanc et un peu de vermil- lon; puis quelques tons orangés francs par places. Tout ceci n'était encore qu'une préparation, mais de

(1) C'était une de ses Baigneuses que Delacroix désignait sous ce titre. « La jeune femme a la tète cernée d'un ruban bleu, qui flotte sur son « dos : elle s'appuie sur un banc de verdure, sont déposés des vête- « ments qui éclatent en tons blancs et rouges. Les eaux sont d'un bleu « intense. » (V. Catalogue hobaut.)

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la plus grande finesse. La demi-teinte était complè- tement chair.

Dans Y Andromède, probablement à cause du fond très chaud, mêler beaucoup de jaune de Naples avec le vermillon dans le clair.

Pour le Lion dans les montagnes, effet de ma- tin ; pour le ciel sur la toile, frottis noir et blanc. Un peu de cobalt par places. Lumière immanquable avec jaune de zinc le plus clair (celui qui semble avoir du blanc), avec laque brûlée et blanc.

Tons alpestres dans les montagnes : sur frottis de noir, blanc et bleu de Prusse, quelques tons de vert émeraude fin et blanc, ou le ton de vert émeraude, bleu de Prusse et blanc. Mettre du rose dans les tons très lointains.

Belle demi-teinte d'or verdâtre : ocre jaune, vert émeraude. Plus chaude : les mêmes , avec une pointe de chrome foncé.

Approchant de ceux-ci et fort bon pour les chairs, surtout à côté des violets : ocre jaune, vert de Scheele ou ocre jaune, vert de Se liée le et chrome 2, tous deux charmants.

Beau ton de chair : terre d'Italie brûlée, blanc, vert émeraude, terre Sienne naturelle et terre Sienne brûlée remplacent le jaune mars. Beau avec blanc, jaune indien; bitume remplace le jaune de Rome, laque jaune, équivaut au stilde grain.

Demi-teinte rosée chairs fraîches : vert de zinc, le plus clair à côté de vermillon blanc, une pointe de

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laque ; mêler ces deux tons tout faits suivant le degré convenable.

Chrome foncé avec vert de zinc foncé ou clair, admirable ton pour paysage. Fait clairs chauds dans les feuilles, soit reflets dans l'ombre. Fait bien surtout sur feuilles préparées d'un vert trop cru éloigne.

Vendredi (> juin. Hier, inauguration des salles du Musée (1). L'impression profonde que m ont faite les Lesueur ne m'empêche pas de me rendre compte du degré de force que la couleur peut ajouter à l'expression. Contre l'opinion vulgaire, je dirais que la couleur a une force beaucoup plus mystérieuse et peut-être plus puissante ; elle agit pour ainsi dire à notre insu. Je suis convaincu même qu'une grande partie du charme de Lesueur est due à sa couleur. Il a l'art, qui manque tout à fait au Poussin, de donner l'unité à tout ce qu'il représente. La figure en elle- même est un ensemble parfait de lignes et d'effets, et le tableau, réunion de toutes les figures, est accordé partout. Cependant il est permis de croire que s'il

(1) Cette inauguration précéda de quatre mois seulement l'inaugura- tion du plafond de la galerie d'Apollon, pour laquelle il lança des invi- tations ainsi rédigées : « M. Delacroix a l'honneur de vous inviter à « visiter la peinture qu'il vient de terminer dans la galerie d'Apollon au « Louvre. Vous voudrez bien vous y présenter les jeudi 16 et vendredi « 17 octobre, depuis onze heures jusqu'à trois heures. » Cette cérémonie attira, comme bien on pense, une foule d'artistes et de curieux; le spec- tacle de la salle ainsi .-mimée devait inspirer au caricaturiste Daumier une de ses plus chaudes et de ses plus briilantes peintures, dans la manière du Voleur d'ânes et de Y Amateur d'estampes, que les artistes ont admirés à l'Exposition des caricaturistes.

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avait eu à peindre la Reine à cheval dontPaibensa fait un si magnifique tableau, il n'eût pas été aussi avant à l'imagination dans un sujet dépourvu d'expression comme l'est celui-là. Un coloriste seul pouvait imagi- ner ce panache, ce cheval, cette ombre transparente de la jambe de derrière, qui se lie au manteau.

Poussin (!) perd beaucoup au voisinage de Le- sueur... La grâce est une muse qu'il n'a jamais entre- vue. L'harmonie des lignes, de l'effet de la couleur est également une qualité ou une réunion des qualités les pins précieuses qui lui a été complètement refusée. La force de la conception, la correction poussée au dernier terme, jamais de ces oublis ou de ces sacri- fices faits au liant, à la douceur de l'effet ou à l'entraî- nement de la composition ! Il est tendu dans ses sujets romains, dans ses sujets religieux ; il l'est dans ses bacchanales ; ses faunes et ses satyres sont un peu trop retenus et sérieux ; ses nymphes sont bien chastes pour des êtres mythologiques; ce sont de très belles personnes qui n'ont rien de mytholo- gique ou de surnaturel. Il n'a jamais pu peindre la tête du Christ ; le corps pas davantage, ce corps d une coni-

(1) Les idées d'Eugène Delacroix sur Poussin devaient être reprises et développées deux ans plus tard dans une série d'articles qui parurent au Moniteur les 26, 28, 30 juin 1853. Il s'y montre moins sévère pour le Poussin que dans le fragment du Journal, puisqu'il écrit ceci en manière de conclusion : « Indiquer le nom de ces admirables compositions, c'est « rappeler à la mémoire de tout le monde ce charme, cette grandeur, « cette simplicité dont elles sont remplies et qui rendent toute désemp- li tion languissante. Il en est ainsi de ces bacchanales, de ces allégories « dans lesquelles il excellait et qu'on ne peut comparer qu'à ces mêmes « sujets, quand ils sont traités par les anciens. »

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plexion si tendre ; cette tête se lisent Fonction et la sympathie pour les misères humaines. En faisant ses Christs, il a plus pensé à Jupiter, même à Apollon. La Vierge lui a manqué également; il n'a rien entrevu de ce personnage plein de divinité et de mystère. Il n'intéresse à son enfant Jésus ni les hommes épris de sa grâce, ni les animaux que l'Evangile intéresse à la venue de l'enfant divin. Le hœuf et l'âne manquent autour de la crèche du Dieu qui vient de naître sur la même paille ils reposent... ; la rusticité des bergers qui viennent l'adorer est un peu relevée par un sou- venir des figures antiques. . . ; les rois mages ont un peu de la raideur et de l'économie de draperies et d'accou- trements qu'on remarque dans les statues; je ne trouve pas ces manteaux de soie ou de velours couverts de pierreries portés par des esclaves, et qu'ils traînent dans cette étable aux pieds du Maître de la nature qu'un pouvoir surnaturel leur vient révéler. sont ces dromadaires, ces encensoirs, toute cette pompe? Admirable contraste dans un humble réduit !

Je suis convaincu que Lesueur n'avait pas cette méthode du Poussin de disposer F effet de ses tableaux au moyen de petites maquettes éclairées par le jour de l'atelier. Cette prétendue conscience donne aux tableaux du Poussin une sécheresse extrême... Il semble que toutes ses figures sont sans lien les unes avec les autres et semblent découpées; de ces lacu- nes et cette absence d'unité, de fondu, d'effet, qui se trouve dans Lesueur et dans tous les coloristes. P*a-

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phaël tombe dans ce décousu, par suite d'une autre pratique, celle de dessiner consciencieusement chaque figure nue, avant de la draper.

Bien qu'il soit nécessaire de se rendre compte de toutes les parties de la figure, pour ne pas s'écarter des proportions que les vêtements peuvent dissimuler, je ne saurais être partisan de cette méthode exclusive, et à laquelle il semble, si on s'en rapporte à toutes les études qui nous sont restées de lui, qu'il se soit toujours conformé scrupuleusement. Je suis bien sûr que si Rembrandt se fût astreint à cet usage d'atelier, il n'aurait ni cette force de pantomime, ni cette force dans l'effet qui rend ses scènes la véritable expression de la nature. Peut-être découvrira-t-on que Rem- brandt est un beaucoup plus grand peintre que Raphaël (1).

J'écris ce blasphème propre à faire dresser les che- veux de tous les hommes d'école, sans prendre déci- dément parti; seulement je trouve en moi, à mesure que j'avance dans la vie, que la vérité est ce qu'il y a de plus beau et de plus rare... Rembrandt n'a pas, si vous voulez, absolument l'élévation de Raphaël...

Peut-être cette élévation que Raphaël a dans les

(1) A propos de ce parallèle sur lequel nous nous sommes expli- qué dans la préface, il nous paraît intéressant de renvoyer à l'étude sur Raphaël, qui fut un des premiers travaux littéraires d'Eugène Delacroix et qui parut à la Bévue de Pains en 1830. On y verra une nouvelle preuve de ce que nous disions dans cette préface, à savoir que « les points de « vue se modifient avec l'âge, et que les qualités qui semblent prépondé- « rantes au début d'une carrière prennent souvent une importance « moindre à l'époque de la maturité » .

H. 5

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ligues, dans la majesté de chacune de ses figures, Rembrandt l'a-t-il dans la mystérieuse conception du sujet, dans la profonde naïveté des expressions et des gestes. Bien qu'on puisse préférer cette emphase ma- jestueuse de Raphaël, qui répond peut-être à la gran- deur de certains sujets, on pourrait affirmer, sans se faire lapider par les hommes de goût, mais j'entends d'un goût véritable et sincère, que le grand Hollan- dais était plus nativement peintre que le studieux élève du Pérugin.

Samedi 14 juin. L'exécution des corps morts dans le tableau de Python, voilà ma vraie exécution, celle qui est le plus selon ma pente. Je n'aurais pas celle-là d'après nature, et la liberté que je déploie alors fait passer sur l'absence du modèle. Se rappe- ler cette différence caractéristique entre cette partie de mon tableau et les autres.

Allégorie sur la Gloire (1). Dégagé des liens terrestres et soutenu par la Vertu, le Génie parvient au séjour de la Gloire, son but suprême : il abandonne sa dépouille à des monstres livides, qui personnifient l'envie, les injustes persécutions, etc.

11 août. « Je suis triste de votre ennui. Avec tant de moyens pour passer votre temps agréable- ment dans ce monde, vous ne jouissez pas des avan-

(1) Voir Catalogue Robaut, n08 727 et 728.

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tages que vous avez sous la main, et que le ciel accorde relativement à bien peu de créatures, dans notre état de civilisation. Vous avez raison, quand vous me trouvez heureux de l'exercice d'un art qui m'amuse et m'intéresse réellement; mais à quel prix acquiert-on ce talent souvent médiocre et contestable, qui nous console, si vous vouiez, dans certains moments! ... Et que de chagrins F accompagnent, dont on ne raconte jamais la centième partie! Notez que vous faites partie de ce petit nombre pour lequel, nous autres mouches à miel, nous nous exterminons ; c'est pour vous plaire que nous jaunissons et que nous avons des gastrites... Vous n'avez autre chose à faire que de nous admirer, et, ce qui est infiniment plus agréable, de nous critiquer; et cela, avec des condi- tions de digérer infiniment supérieures, car vous prenez le repos et l'exercice quand il vous plaît... Vous allez, vous venez, vous vous reposez. Mais les bonnetiers eux-mêmes ne travaillent, comme des nègres, trente ans de leur vie que pour se reposer un jour. Vous êtes donc arrivé tout porté nous tendons, nous autres nègres, de toute la force de nos muscles ou de notre intelligence; vous êtes à l'abri des journalistes, des envieux. Avez-vous un ennemi?... vous lui donnez à dîner, vous l'enchaînez même à vous amuser dans l'occasion.

« Allons donc, mon ami, égayez-vous un peu, pour ce qui vous concerne, au spectacle de ce que souffrent tant de malheureux qui, loin de donner à dîner et

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d'avoir du superflu et des jouissances, n'ont pas même le nécessaire; et surtout allez voir la mer. Là, pour le coup, on ne peut jamais s'ennuyer. C'est un spec- tacle dont on ne peut se lasser... »

Jeudi 14 août. Pour les pendentifs (1) : Anges, i un sonnant de ta trompette, l'autre montrant le livre redoutable. Anges présentant de l'encens ou la flamme des vœux. Le Chandelier. Des Palmes. Ange gardien. Ange conduisant les âmes à la sortie du corps. Ange réveillant les morts.

(1) Chapelle des Saints Anges, à Sajnt-Sulpice. (Voir Catalogue Robaut, 1338 et n08 1343 à 1345.)

1852

Mercredi 21 janvier. Avez-vous vu par hasard le pont Neuf, comme on nous le fait? Il sera vérita- blement cligne de son nom, n'ayant plus aucun rapport avec l'ancien, qui était celui que nous avons vu toujours et si connu qu'on disait : Connu comme le pont Neuf . Il faudra rayer le proverbe, avec beaucoup d'autres illusions.

26 janvier. Vu les tapisseries sublimes de la Vie d Achille, de Rubens, à la vente faite à Mousseaux. Ses grands tableaux ou ses tableaux en général n'ont pas cette incorrection ; mais ils n'ont pas cette verve incomparable. Ici il ne cherche pas et surtout il ri améliore pas. En voulant châtier la forme, il perd cet élan et cette liberté qui donnent l'unité et l'action; la tête d'Hector renversée, d'une expression et même d'une couleur incomparables; car il est à remarquer que, toutes passées qu'elles sont, ces tapisseries con- servent étonnamment le sentiment de la couleur, d'autant plus qu'elles n'ont être faites que d'après des cartons légèrement colorés.

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Les trépieds apportés devant Achille avec Brisêis que les vieillards lui ramènent. Que d'alambiquages, que de petites intentions les modernes auraient pro- digués sur ce sujet ! Lui va au fait comme Homère... C'est le caractère le plus frappant de ces cartons.

Achille plongé dans le Styx : les petites jambes qui s'agitent, pendant que le haut du corps est caché par l'eau. . . La vieille qui tient un flambeau, etle fond qui est magnifique. Caron, les suppliciés, etc.

Achille découvert par Ulysse. Le geste d'Ulysse qui s'applaudit de sa ruse et montre Achille à un compère qui est avec lui.

Ne pas oublier les décorations de ces tapisseries : les enfants qui portent des guirlandes ; les figures de termes, de chaque côté de la composition, et surtout l'emblème qui caractérise chaque sujet au bas et au milieu. Ainsi dans la Mort d'Hector, la bataille de coqs, dont l'énergie est inexprimable ; dans celui du Styx, Cerbère couché et endormi sous la colère d'Achille; un lion rugissant, dans le dernier.

LSAgamemnon, superbe dans son indignation mêlée de crainte. Il est sur son trône. D'un côté, les vieil- lards s'avancent pour arrêter Achille -7 de l'autre, Achille tirant son épée, mais retenu par Minerve, qui le prend par les cheveux, brusquement comme dans Homère.

Achille à cheval sur Chiron m'a paru ridicule : il est comme au manège et a l'air d'un cavalier du temps de Rubens.

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La mort d'Achille : celui-ci s'affaisse au pied de l'autel il sacrifie ; un vieillard le soutient; la flèche a traversé le talon. A la porte même du temple, Paris, avec un petit arc ridicule à la main, et au- dessus de lui, Apollon qui le lui montre avec un geste qui venge toute la guerre de Troie. Rien n'est plus antifrançais que tout cela. Tout ce qu'il y avait, même d'italien, auprès paraissait bien froid.

J'espère y retourner...

Mardi 27 janvier. Retourné ce jour voir les tapisseries. J'étais dans un état de malaise qui m'a empêché d'en tirer le parti que j'aurais voulu; j'ai fait quelques croquis et éprouvé la même impression et la même impossibilité de m'en aller. En sortant, chez Penguilly (1), j'ai vu M. Fremiet (2), sculp- teur; puis chez Gavé, que j'ai trouvé malade, je crois, gravement.

Il est impossible d'imaginer quelque chose qui soit au-dessus de cet Agamemnon. Quelle simplicité ! La belle tête... avec un mélange d'appréhension, que domine l'indignation! Le vieillard lui prend la main, comme pour le calmer, et en même temps regarde Achille. La tête d'Hector mourant est une de ces choses qu'on n'oublie jamais ; elle est la plus juste de

(1) Penguilly VHaridon.

(2) Emmanuel Fremiet, sculpteur animalier, en 1824, neveu et élève de Rude. De tempérament fort différent de celui de Rude, il ne put rester longtemps dans son atelier. Il devint, avec Mène et Gain, un des rivaux de Barye.

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tous points et la plus expressive que je connaisse dans la peinture. La barbe simple et d'un modelé admira- ble. La manière dont la lance le frappe, ce fer déjà caché dans sa gorge, et qui y porte la mort, font frémir. Voilà Homère et plus qu'Homère, car le poète ne me fait voir son Hector qu'avec les yeux de l'esprit, et ici je le vois avec ceux du corps. Ici est la grande supé- riorité de la peinture : à savoir, quand l'image offerte aux yeux non seulement satisfait l'imagination, mais encore fixe pour toujours l'objet et va au delà de la conception.

La Briséis est charmante : elle montre un mélange de pudeur et de joie; il semble qu'Achille, séparé d'elle par les figures d'hommes qui déposent à terre es trépieds, sente augmenter son désir de satisfaire sa tendresse en l'embrassant;... le vieillard, qui la lui présente, s'avance en s'inclinant avec un sentiment de honte, mêlé du désir de plaire à Achille. Dans l'Achille découvert, le groupe des filles est admirable : elles sont partagées entre le désir de s'occuper des chiffons et des bijoux, et la surprise de voir Achille, le casque en tête et déjà émancipé... Jambes charmantes.

J'ai déjà parlé du geste d'Achille, qui est incompa- rable : la vie et l'esprit éclatent dans ses yeux. La Mort d Achille pleine des mêmes beautés. En étudiant davantage pour dessiner, on est confondu de cette science. Celle des plans est ce qui élève Rubens au- dessus de tous les prétendus dessinateurs ; quand ils les rencontrent, il semble que ce soit une bonne for-

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tune : lui, au contraire, dans ses plus grands écarts, ne les manque jamais. Figure superbe; force et vé- rité; l'acolyte couronné de feuillage, qui soutient Achille au moment il succombe et s'affaisse en se tournant vers son meurtrier avec des regrets qui sem- blent dire : « Comment as-tu osé détruire Achille? » Il y a même quelque chose de tendre dans ce regard, dont l'intention peut aller jusqu'à Apollon, qui se tient implacable au-dessus de Paris et, presque collé à lui, lui indique avec fureur il faut frapper. Le Vulcain est une des figures les plus complètes et les plus achevées : la tête est bien celle du dieu; l'épais- seur de ce corps est prodigieuse.

Le Cyclope qui apporte l'enclume et ses deux compagnons qui battent sur l'enclume, le Triton qui reçoit d'un enfant ailé le casque redoutable chefs- d'œuvre d'imagination et de composition !

Le parti pris et certaines formes outrées montrent que Rubens (1) était dans la situation d'un artisan qui exécute le métier qu'il sait, sans chercher à l'infini des perfectionnements.

Il faisait avec ce qu'il savait, et par conséquentsans gêne pour sa pensée. L'habit qu'il donne à ses pen-

(1) Voir ce que nous avons dit dans notre Étude sur la constante et inébranlable admiration de Delacroix pour le génie de Rubens. Dans sa lettre sur les concouru dont nous parlons plus haut, Delacroix écrivait : « Une idée ridicule s'offre à moi. Je me figure le grand Rubens étendu « sur le lit de fer d'un concours. Je me le figure se rapetissant dans le « cadre d'un programme qui l'étouffé, retranchant des formes gigantes- « ques, de belles exagérations, tout le luxe de sa manière. »

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sées est toujours sous la main ; ses sublimes idées, si variées, sont traduites par des formes que les gens superficiels accusent de monotonie, sans parler de leurs autres griefs. Cette monotonie ne déplaît pas à l'homme profond qui a sondé les secrets de Fart. Ce retour aux mêmes formes est à la fois le cachet du grand maître et en même temps la suite de l'entraîne- ment irrésistible d'une main savante et exercée. Il en résulte l'impression de la facilité avec laquelle ces ouvrages ont été produits, sentiment qui ajoute à la force de l'ouvrage.

Dimanche 1er février. Pierret m'apprend que les belles tapisseries se sont vendues à deux cents francs pièce : il y en avait de très belles et des Gobelins, avec des fonds d'or. Un chaudronnier les a achetées pour les brûler et en retirer le métal.

Lundi 2 février. Mme Sand (1) arrivée vers quatre heures... .Terne reprochais, depuis qu'elle est ici, de n'avoir pas été la voir. Elle est fort souffrante,

(1) Il semble que, dans les relations très assidues de George Sand avec Delacroix, celle-ci ait fait toutes les avances ; non que Delacroix ne res- sentit pour elle une réelle sympathie, il ne pouvait demeurer insensible à la franchise et à la bonhomie de sa nature ; ce qu'il prisait infiniment moins , c'était son talent et surtout ses théories humanitaires , qui avaient le don de l'exaspérer. Nous avons Longuement insisté sur les con- victions philosophiques du maître touchant la question du progrès : George Sand demeurait toujours à ses yeux la vivante incarnation de ces théories. Quant à George Sand, son admiration pour Delacroix fut toujours sans réserve, comme son amitié.

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outre sa maladie de foie, d'une espèce d'asthme ana- logue à celui du pauvre Chopin.

Le soir chez Mme de Forget.

J'ai à peu près terminé, dans la journée, le petit Samaritain pour Beugniet (1). Le matin, trouvé àpeu près sur la toile la composition du plafond de l'Hôtel de ville.

Je parlais à Mme Sand de l'accord tacite d'aplatis- sement et de bassesse de tout ce monde qui était si lier il y a peu de temps : l'étourderie, la forfanterie générale, suivie en un clin d'œil de la lâcheté la plus grande et la plus consentie. Nous n'en sommes pas encore cependant au trait des maréchaux, en 1814, avec Napoléon; mais c'est uniquement parce que l'oc- casion ne s en présente pas. C'est la plus grande bas- sesse de 1 histoire.

Mardi 3 février. Dîné chez Perrin avec Morny, Delangle, Romieu, Saint-Georges, Alard, Auber, Halévy, Boiïay (2), aimables gens : sa femme et sa belle -sœur. Cette dernière que j'ai vue pour la première fois est une femme fort aimable et dont les yeux sont charmants ; elle peint et m'a beaucoup parlé de peinture.

(t) Marchand de tableaux.

(2) Emile Perrin, qui était alors directeur de l'Opéra-Comique, avait étudié la peinture dans les. ateliers de Gros et de Delaroche ; il avait également écrit des articles de critique artistique. II devint par la suite directeur de l'Opéra, puis, en 1870, administrateur général du Théâtre- Français.

Le comte de Morny avait donné le 22 janvier 1852 sa démission de

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Je suis parti très tard avec Auber et Alard. Recon- duit ce dernier jusqu'au Palais-Bourbon par le plus beau clair de lune : il m'a raconté des proverbes de sa façon : V homme qui raconte la prise de la Bas- tille, etc.

Mercredi 4 février. Chez Boilay, en sortant de chez le ministre. Revu avec plaisir la fille d'Hippo- lyte Lecomte (1). Mocquart (2) y est venu ; il a raconté avec emphase des particularités sur Géricault. Parlant de la présence de Mustapha (3) à l'enterre- ment, il a fait une description pittoresque de la douleur de ce pauvre Arabe, qui s'était, disait-il, prosterné la face contre terre sur la tombe. Le fait est qu'il n'en fut rien et qu'il resta à distance, non sans produire un effet touchant sur l'assistance. Mocquart prétend

qu'A n'y vint pas, et lui en fait un sujet grave de

blâme. Il me semble que mes souvenirs le justifient,

ministre de l'intérieur; il ne fut nommé qu'en 1854 président du Corps législatif.

Delangle venait d'être nommé procureur général à la Cour de cassa- tion, en remplacement de Dupin.

Bomieu, homme de lettres et administrateur. Il était alors directeur général des beaux-arts.

Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges (1801-1875) , auteur drama- tique, un des plus féconds librettistes de cette époque.

Boilay, publiciste et administrateur; c'était un protégé de M. Thiers; il fut rédacteur au Constitutionnel .

(1) Hippolyte Lecomte, peintre, en 1781, mort en 1855. Il devint le beau-frère d'Horace Vernet et, grâce à lui, fut chargé de nombreuses commandes.

(2) Mocquart, homme politique et littérateur. Il était alors secrétaire intime et chef du cabrnet de l'Empereur.

(3) Mustapha était un des modèles favoris de Géricault.

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et je crois le voir encore avec un surtout blanchâtre. J'aime mieux, pour lui, croire à ma mémoire qu'à celle de Mocquart.

Samedi 7 février. En sortant de Saint-Germain l'Auxerrois enterrement Lahure j'ai rencontré, sur le quai, Cousin qui allait à Passy. J'avais rendez- vous au ministère, et j'allais, à pied, causer avec Romieu. J'ai accompagné Cousin jusqu'à la barrière des Bonshommes, à travers les Tuileries et le long de l'eau. Ensuite longue conversation : il m'a amusé en me parlant des relations intimes de personnes de notre connaissance à tous deux. « Thiers (1), m'a-t-il dit, a le talent et l'esprit que tout le monde sait; mais autour d'un tapis vert, et la main au timon de l'État, il est au-dessous de tout. Guizot de même, et ne le vaut pas pour le cœur. » Il m'en a donné la plus mauvaise idée. J'irai peut-être le voir à la Sor- bonne.

Dimanche 8 février. Chez Halévy le soir. Peu de monde. J'avais travaillé toute la journée à finir

(1) Les entrevues étaient devenues aigres-douces entre Eugène Dela- croix et M. Thiers. On conçoit en effet par quels côtés le tempérament de l'homme politique devait déplaire à l'artiste. Quant au fameux article écrit par M. Thiers publiciste, lors des débuts de Delacroix, et que l'on a traité de prophétique, Th. Silvestre fait observer assez justement qu'il n'est qu'une « paraphrase prudhommesque de l'opinion du baron Gérard, « de l'aveu de M. Thiers lui-même, qui dit à la fin de son article : « L'opinion que j'exprime ici est celle d'un des grands maîtres de « l'école. » Th. Silvestre ajoute que M. Thiers loue dans la même page Drolling, Dubufe, Destouches et Delacroix.

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mes petits tableaux : le Tigre et le Serpent (1), le Sa- maritain (2), et travaillé à mon esquisse de mon pla- fond de l'Hôtel de ville (3).

Halévy disait qu'on devrait écrire, jour par jour, ce qu'on voit et ce qu'on entend, Ill'a essayé plusieurs fois comme moi, et il en a été dégoûté par les lacunes que l'oubli ou les affaires vous forcent à laisser dans votre journal...

Se rappeler l'histoire de l'homme qui mettait son doigt dans tous les trous, et que cette singularité avait fait remarquer. Il se trouva, sans beaucoup de titres, porté sur une liste de gens de la Cour qui sol- licitaient un régiment. Louis XV, en voyant son nom, demande : « Est-ce ce gentilhomme qui met son doigt dans les trous? Oui, Sire! Eh bien, je lui donne le régiment. »

LundiQ février. Soirée chez M. Devinck (4). J'ai trouvé M. Manceau, qui m'a entretenu longuement du conseil municipal (5). Ces gens-là ont F air de croire

(1) Voir Catalogue Robaut, 1023.

(2) « Le voyageur est couché à terre demi-nu ; le Samaritain, vêtu d'un « manteau rouge, se penche vers lui, tandis que son cheval broute l'herbe u derrière eux : au fond, le prêtre qui passe sans s'arrêter. » (H. de la Madelenk, Eugène Delacroix à l'Exposition du boulevard des Italiens.)

(3) Voir Catalogue Robaut, n01 1118 et 1119.

(4) Devinck, industriel, ancien président du tribunal de commerce, membre du conseil municipal de Paris.

(5) Delacroix était, parait-il, très fier de sa fonction de conseiller muni- cipal. C'était une de ces faiblesses communes à presque tous les grands hommes, et qui les poussent à chercher une application de leurs hautes facultés, en dehors du domaine elles s'exercent naturellement. Mme Riesener, aux souvenirs de laquelle nous avons fait appel, nous

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qu'on peut faire le bien entre gens réunis pour discuter. L'allégorie des hommes qui forgent le même fer représente assez bien l'idéal d'un gouvernement auquel concourent plusieurs personnes. Malheureu- sement, ce n'est qu'une image propre pour un tableau. Depuis le peu de temps que je suis là, je me suis con- vaincu que la raison avait peu d'ascendant, qu'un rien la rendait maussade, malgré tous les soins de la pré- senter du côté séduisant. L'entraînement, la vanité conduisent les meilleures têtes. Dans la question du chauffage de l'hôpital du Nord, deux systèmes étaient en présence : le plus spécieux était celui d'une impo- sante commission de savants et défendu avec beau- coup d'éloquence par notre confrère Pelouze (1), savant lui-même et partisan de la théorie en général. Les bonnes têtes se rangeaient évidemment pour<ce système si bien défendu. L'autre avait l'air de l'être par des gens intéressés. Sur cela, Thierry (2) veut en introduire un troisième qui est repoussé avant d'avoir -été entendu. Que croyez- vous que fût au fond l'opi- nion de laplupartdes membres et de Thierry lui-même, comme je l'ai su, en le leur demandant? Exactement

racontait qu'il prenait cette fonction très au sérieux, et qu'il lui avait dit le jour de sa nomination : « Je vais donc être de ceux auxquels on « demande quelque chose. » Pourtant le passage du Journal ne laisse aucun doute sur l'estime médiocre en laquelle il tenait la majorité de ses collègues .

(1) Théophile-Jules Pelouze, chimiste, membre de l'Institut. On lui doit un grand nombre de mémoires et un Traité de chimie générale analytique très apprécié.

(2) Alexandre Thierry (1803-1858), chirurgien et ancien directeur des hôpitaux.

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la même que je croyais mètre propre à moi seul, à savoir que les appareils de chauffage, comme on les fait, sont bons pour des corridors, pour des lieux de passage et de circulation, mais que la difficulté de modérer et de conduire cette chaleur la rend nui- sible ou insuffisante dans les chambres des malades, dortoirs, et que le feu, en définitive, dans les bons poêles, de bon bois dans de bonnes cheminées est le meilleur de tous les chauffages. C'est ce que nous nous disions tous à l'oreille. La somme nécessaire cependant pour un gigantesque établissement d'appa- reils était votée, et avec ce prix on aurait eu du bois ou du charbon pour chauffer vingt ans l'hôpital.

Mardi 10 février. Soirée chez HM. Chevalier, rue de Rivoli, dans des appartements très spiendides au premier. Détestables tableaux sur les murs, livres magnifiques dans des armoires qu'on n'ouvre pas plus queleslivres. Point de goût. J'y ai vu Mme Ségalas (1), qui m'a rappelé que nous ne nous étions pas rencon- trés depuis 1832 ou 1833, chez Mme O'Reilly . C est aussi et chez Nodier (2) d'abord, que j'aivupour la pre- mière fois Balzac (3), qui était alors un jeune homme

(1) Mme Anaïs Séga1as> un des plus célèbres bas bleus du temps, auteur de contes enfantins et de petits ouvrages humoristiques.

(2) Charles Nodier avait été nommé en 1823 bibliothécaire de l'Arse- nal. Son salon devint alors le rendez-vous de tout le monde littéraire et artistique. « Là, dit J. Janin, il recevait tous ceux qui tenaient hono- rablement une plume, un burin, une palette, un ébauchoir. »

(3) Balzac, nous l'avons déjà fait observer dans notre Etude, était antipathique à Delacroix. L'artiste ne lui pardonna jamais ce je ne sais

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svelte, en habit bleu, avec, je crois, gilet de soie noire, enfin quelque chose de discordant dans la toilette et déjà brèche-dent. Il préludait à son succès.

Vendredi 13 février. Occupé tous ces jours-ci de mes compositions pour l'Hôtel de ville.

Aujourd'hui à l'Hôtel de ville, je me suis senti singulièrement troublé, quand j'ai fait un mince rapport sur les peintures à restaurer à Saint-Severin et à Saint-Eustache ; j'étais sous l'impression d'un malaise et d'une lourdeur de tête qui m'en ont fait omettre les trois quarts.

Convoqué pour voir les projets de Lehmann (1).

quoi de décousu et de débraillé qui caractérisait sa personne. Delacroix n'avait pas. su discerner et ce fut une de ses rares incompréhensions l'admirable puissance de génie que dissimulait mal son absence de goût. Et pourtant on trouve à maintes reprises, dans le Journal, des fragments détachés, des citations tirées des œuvres de Ralzac, notam- ment tout le passage sur les artistes et les conditions de production, une des maîtresses pages de la Cousine Bette. Nous pensons que la per- sonnalité encombrante et souvent arrogante de Ralzac ne contribua pas médiocrement à écarter de lui Delacroix, car il écrivait à Pierret en 1842, de Nohant, il se trouvait installé chez Mme Sand : « Nous atten- dions Ralzac qui n'est pas venu, et je n'en suis pas fâché. C'est un bavard qui eût rompu cet accord de nonchalance dans lequel je me berce avec grand plaisir. » (Corresp., t. I, p. 262.)

(1) Lehmann, peintre, à Kiel en 1814. Elève d'Ingres, il imita la manière de son maître, et fit de nombreux portraits précisément dans la société fréquentait Delacroix. Il exécuta aussi des peintures murales. Le tableau au projet duquel Delacroix fait ici allusion pourrait bien être le Rêve, qui parut au Salon de 1852. Lehmann avait exécuté des compositions décoratives pour la salle des Fêtes de l'Hôtel de ville, et à ce propos M. Robaut, dans son Catalogue, remarque très justement que « la ville « a dépensé quatre-vingt mille francs pour faire graver les compositions « peintes dans la salle des Fêtes par Lehmann, et qu'elle n'a pas affecta « un centime à la reproduction de l'œuvre de Delacroix » .

il. 6

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Samedi 14 février. Dîné chez le préfet. Je devais le soir mener Varcollier chez Chabrier; il n'a pu venir.

Dimanche 15 février. Symphonie en 50/ mineur de Mozart, au concert Sainte-Cécile. J'avoue que je m'y suis ennuyé un peu.

Le commencement (et je crois un peu que c'était parce que c'étaitle commencement), indépendamment du vrai mérite, m'a fait beaucoup de plaisir. L'ouver- ture et un finale à'Obéron (1). Ce fantastique de l'un des plus dignes successeurs de Mozart a le mérite de venir après celui du maître divin, et les formes en sont plus récentes. Ça n'a pas encore été aussi pillé et rebattu par tous les musiciens, depuis soixante ans. Chœur de Gaulois par Gounod, qui a tout l'air d'une belle chose ; mais la musique a besoin d'être appréciée à plusieurs reprises.

Il faut aussi que le musicien ait établi l'autorité ou seulement la compréhension de son style par des ouvrages assez nombreux. Une instrumentation pé- dantesque, un goût d'archaïsme donnent quelquefois dans l'ouvrage d'un homme inconnu l'idée de l'austé- rité et de la simplicité. Une verve quelquefois déréglée, soutenue de réminiscences habilement plaquées et d'un certain brio dans les instruments, peut faire l'illusion d'un génie fougueux emporté par

(1) L'opéra de Weber.

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ses idées et capable de plus encore. C'est l'histoire de Berlioz; l'exemple précédent s'appliquerait à Men- delssohn. L'un et l'autre manquent d'idées, et ils cachent de leur mieux cette absence capitale par tous les moyens que leur suggèrent leur habileté et leur mémoire.

Il y a peu de musiciens qui n'aient trouvé quelques motifs frappants. L'apparition de ces motifs dans les premiers ouvrages du compositeur donne une idée avantageuse de son imagination; mais ces velléités sont trop tôt suivies d'une langueur mortelle. Ce n'est point cette heureuse facilité des grands maî- tres qui prodiguent les motifs les puis heureux souvent dans desimpies accompagnements ; ce n'est plus cette richesse d'un fonds toujours inépuisable et toujours prêt à se répandre, qui fait que l'artiste trouve toujours sous la main ce qu'il lui faut, et ne passe pas son temps à chercher sans cesse le mieux et à hésiter ensuite entre plusieurs formes de la même idée. Cette franchise, cette abondance, est le plus sûr cachet de la supériorité dans tous les arts. Raphaël, Rubens ne cherchaient pas les idées; elles venaient à eux d'elles- mêmes, et même en trop grand nombre. Le travail ne s'applique guère à les faire naître, mais à les rendre le mieux possible par l'exécution.

Jeudi 19 février. Dîné chez Desgranges. Le hasard me place encore auprès de Rayer : j'ai été étonné de sa sobriété. Je voudrais me rappeler plus

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souvent quelle est l'importance de cette vertu, surtout pour un homme qui se trouve dans le triste cas je suis; ne mangeant qu'une seule fois par jour, il m'est bien difficile de ne pas être entraîné au delà des justes bornes par un appétit de vingt-quatre heures.

Réunion ennuyeuse au premier chef : la sottise du maître de la maison, l'inertie glaciale de sa femme auraient tenu en échec la plus communicative gaieté. J'ai vu chez lui le portrait du sultan Mahmoud en hussard, qui est la chose la plus grotesque du monde.

Je me suis échappé aussi vite que j'ai pu pour aller chez Bertin. Delsarte a chanté (1) et a ravi tout le monde. J'étais à côté d'un monsieur qui m'a appris qu'il avait assisté à la maladie et aux derniers moments de mon pauvre Charles (2)... Cruels détails! cruelle nature !

Vendredi 20 février. Dîné chez Villot. Ces dîners continuels me troublent beaucoup. Dîner servi plus que jamais à la russe. Tout le temps du service, la table est couverte de gimblettes, de sucreries; au milieu, un étalage de fleurs, mais nulle part la plus petite parcelle de ce qu'attend un estomac affamé quand il approche la table. Les domestiques servant

(1) Delsarte, artiste lyrique et compositeur, qui quitta tout jeune l'Opéra-Comique pour se consacrer à l'enseignement de son art. Il ne se fit plus entendre dès lors que dans les concerts et dans les salons.

(2) Delacroix veut probablement parler de son frère Charles Dela- croix, qui mourut à Bordeaux le 30 décembre 1845, loin de tous les siens.

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pitoyablement et à leur fantaisie des morceaux de hasard, en un mot ce qu'ils dédaignent de se conser- ver pour eux-mêmes. Tout cela est trouvé charmant; adieu la cordialité, adieu l'aimable occupation de faire un bon dîner! Vous vous levez repu tant bien que mal, et vous regrettez votre dîner de garçon du coin de feu. Cette pauvre femme s'est jetée dans une habitude mondaine qui lui donne exclusivement comme société les gens les plus futiles et les plus ennuyeux.

Je me suis sauvé en évitant la musique pour aller chez mon confrère en municipalité Didot (1). La promenade pour aller chez lui par un froid sec m'a réussi un peu. En arrivant, cohue, musique encore plus détestable, mauvais tableaux accrochés aux murs, excepté un , cet homme nu d'Albert Durer, qui m'a attiré toute la soirée.

Cette trouvaille inespérée, le chant de Delsarte, la veille chez Bertin, m'ont fait faire cette réflexion qu'il y a beaucoup de fruit à retirer du monde, tout fatigant qu'il est et tout futile qu'il paraît. Je n'aurais eu aucune fatigue, si j'étais resté au coin de mon feu; mais je n'aurais eu aucune de ces souffrances mi doublent peut-être, par le rapprochement de la trivialité et de la banalité, des plaisirs que le vulgaire va chercher dans les salons.

(1) Il s'agit ici <T Ambroise Firtnin-Didoty de la célèbre maison des éditeurs Didot, qui fut éditeur, écrivain, et fit partie du conseil municipal, il eut un rôle assez important.

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V. . . était là. Il ne m'a pas paru atteint comme moi par ce terrible tableau, il est borné dans ses admira- tions; c'est que son sentiment ne le sert plus au delà d'une certaine mesure de talent, qu'il n'apprécie en- core que dans un certain nombre d'artistes d'une cer- taine école : il est excellent et cause sérieusement; mais il ne vous échauffe jamais. C'est un homme de mérite auquel il manque toutes les grâces. Nous avons vu ensemble le tableau de la vieillesse de David (1), qui représente la Colère d'Achille; c'est la faiblesse même; 1 idée et la peinture sont également absentes. J'ai pensé aussitôt à Y Agamemnon et Y Achille de Rubens, que j'ai vus il y a à peine un mois.

Samedi 21 février. Le soir au Jardin d'hiver, j'ai mené Mme de Forget, au bal du IXe arrondis- sement, pour lequel j'avais souscrit. Il m'est arrivé comme les deux jours précédents : je me suis préparé avec répugnance, et j'ai été dédommagé de mes appréhensions.

L'aspect de ces arbres exotiques dont quelques- uns sont gigantesques, éclairés par des feux élec- triques, m'a charmé. L'eau, et le bruit qu'elle fait au

(1) Il ne paraît pas que Delacroix ait été plus favorable aux tableaux de la jeunesse ou de la maturité qu'à ceux de la vieillesse de David, car du Maroc il écrivait à Villot en 1832 : « Les héros de David et compa- « gnie feraient une triste figure avec leurs membres couleur de rose « auprès de ces fils du soleil. » Et à Thoré, en 1840 : « Vous signalez « fort bien que, particulièrement dans la question du dessin, on ne veut « en peinture que le dessin du sculpteur, et cette erreur, sur laquelle a « vécu toute l'école de David, est encore toute-puissante. »

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milieu de tout cela, faisait à merveille. Il y avait deux cygnes qui se faisaient mouiller à plaisir, dans un bassin rempli de plantes, par la pluie continue d'un jet d'eau qui a quarante à cinquante pieds de haut. La danse même m'a amusé, ainsi que le vul- gaire orchestre ; mais cet aplomb, cet archet, ce coup de tambour, ces cornets à piston, cet entrain de ces courtauds de boutique se trémoussant dans leurs beaux habits excitaient en moi un sentiment qu'on ne peut, j'en suis certain, éprouver qu'à Paris. Mme de Forget ne partageait pas ma satisfaction. Elle avait compromis étourdiment, sur le pavé de bitume et au milieu des trépignements de cette foule mélangée, une robe neuve de damas rose turc, qui aura perdu un peu de sa fraîcheur. Mme Sand, Maurice (1), Lambert et Manceau avaient dîné avec moi. Impres- sion bizarre de la situation de ces jeunes gens près de cette pauvre femme.

J'ai commencé dans la seule matinée d'hier tous mes sujets de la Vie d'Hercule (2) pour le salon de la Paix.

(1) Maurice Sand, le fils de George Sand, et Lambert, avaient fait tous deux partie de l'atelier que Delacroix avait ouvert rue Neuve-Guillemin. M. Burty cite parmi les élèves qui s'y rendaient : Joly Grangedor, Des- bordes-Valtnore, Saint-Marcel, Maurice Sand, Andrieu, Eugène Lambert, Lassalle, Gautheron, Leygue, Th. Véron, Ferrussac.

(2) Delacroix fait allusion aux onze compositions sur la Vie cU Hercule qui décoraient les tympans du salon de la Paix à l'Hôtel de ville : Hercule à sa naissance recueilli par Junon et Minerve, Hercule entre le vice et la vertu, Hercule écorche le lion de Némée, Hercule rapporte sur ses épaules le sanglier a" Erymanthe, Hercule vainqueur d'Htppo- lyte, Hercule délivre Hésione, Hercule tue le centaure Nessus, Hercule

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Lundi 23 février. Les peintres qui ne sont pas coloristes font de l'enluminure et non de la peinture. La peinture proprement dite, à moins qu'on ne veuille faire un camaïeu, comporte l'idée de la couleur comme une des bases nécessaires, aussi bien que le clair-obscur, et la proportion et la perspective. La proportion s'applique à la sculpture comme à la peinture. La perspective détermine le contour; le clair-obscur donne la saillie par la disposition des ombres et des clairs mis en relation avec le fond ; la couleur donne l'apparence de la vie, etc.

Le sculpteur ne commence pas son ouvrage par un contour ; il bâtit avec sa matière une apparence de l'objet qui, grossier d'abord, présente dès le principe la condition principale qui est la saillie réelle et la solidité. Les coloristes, qui sont ceux qui réunissent toutes les parties de la peinture, doivent établir en même temps et dès le principe tout ce qui est propre et essentiel à leur art. Ils doivent masser avec la cou- leur comme le sculpteur avec la terre, le marbre ou la pierre; leur ébauche, comme celle du sculpteur, doit présenter également la proportion, la perspec- tive, l'effet et la couleur.

Le contour est aussi idéal et conventionnel dans la peinture que dans la sculpture ; il doit résulter natu- rellement de la bonne disposition des parties essen-

enchaîne Nérée, Hercule étouffe Antée , Hercule ramène Alceste du fond des enfers, Hercule au pied des colonnes. (Voir Catalogue Ro- baut, nos 1152 à 1162.)

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tielles. La préparation combinée de l'effet qui com- porte la perspective et de la couleur approchera plus ou moins de l'apparence définitive suivant le degré d'ha- bileté de l'artiste; mais dans ce point de départ, il y aura le principe net de tout ce qui doit être plus tard.

Mardi 24 février. Soirée d'enfants chez Mme Her- belin (1); je remarque combien nos costumes sont affreux par le contraste des costumes de ces petits êtres qui étaient fort bariolés et qui, à raison de leur petite taille, ne se confondaient pas avec les hommes et les femmes. C'était comme une corbeille de fleurs.

Pérignon (2) m'a parlé de la manière de vernir provisoirement un tableau : c'est avec de la gélatine, comme celle que vendent les charcutiers, qu'on fait dissoudre dans un peu d'eau chaude et qu'on passe avec une éponge sur le tableau. Pour l'enlever, on prend de même de Feau tiède.

Villot nous disait qu'on détruit l'ombre avec un mélange, parties égales d'essence, d'eau et d'huile. Bon pour repeindre.

Mercredi 25 février. Dîné chez Lehmann. Revenu à l'Opéra-Comique et fini chez Boilay.

(1) Mme Herbelin, peintre. Elle était nièce du peintre Belloc, qui fut eon professeur. Sur le conseil de Delacroix, elle fit de la miniature, et, y ayant acquis une réputation, s'y consacra exclusivement.

(2) Pérignon fit partie de l'administration des Beaux-Arts, en qualité de directeur du Musée de Dijon. Il était en relations assez intimes avec Delacroix, puisqu'il fut l'un des exécuteurs testamentaires du maître.

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Je n'ai rien retiré de tout cela qu'une immense pro- menade à pied, pour venir de la rue Neuve de Berry jusqu'au théâtre.

Les gens médiocres ont réponse à tout et ne sont étonnés de rien. Ils veulent toujours avoir l'air de savoir mieux que vous ce que vous allez leur dire; quand ils prennent la parole à leur tour, ils vous répètent avec beaucoup de confiance, comme si c'était de leur cru, ce qu'ils ont, ailleurs, entendu dire à vous-même.

Il est bien entendu que l'homme médiocre dont je parle est en même temps pourvu de connaissances auxquelles tout le monde peut parvenir. Le plus ou moins de bon sens ou d'esprit naturel qu'ils peuvent avoir, peut seul les empêcher d'être des sots parfaits. Les exemples qui se présentent en foule à ma mémoire sont tous à l'appui de ce ridicule si commun. Ils ne diffèrent, comme je l'ai dit, que parle degré de sot- tise. L'air capable et supérieur va de soi-même avec ce caractère.

Jeudi %$ février. Soirée chez Mlle Rachel (1). Elle a été fort aimable. J'ai revu Musset (2) et je lui

(1) Delacroix avait une vive admiration pour le talent de Rachel. Dans sa composition de la Mort de saint Jean-Baptiste, il s'était inspiré de ses traits pour peindre son Hérodiade. Dans la Sibylle an rameau d'or, tableau de 1845, il songea à la grande actrice, qui venait souvent dans son atelier. (Voir Catalogue Robaut, 918.)

(2) Si l'on en croit Philarète Chasles, le talent d' Alfred de Musset était antipathique à Delacroix : « C'est un poète qui n'a pas de cou- « leur, me dit-il un jour; il manie sa plume comme un burin : avec

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disais qu'une nation n'a de goût que dans les choses elle réussit. Les Français ne sont bons que pour ce qiû se parle ou ce qui se lit. Ils n'ont jamais eu de goût en musique ni en peinture. La peinture mignarde et coquette... Les grands maîtres comme Lesuenr et Lebrun ne font pas école. La manière les séduit avant tout; en musique presque de même. Bleu de ciel de l'esquisse de la Paix : Sur bleu de Prusse et blanc, introduction de bleu de Prusse, blanc et vert de Scheele. Le ton verdâtre, pro- duit en deux opérations, double l'effet et donne une franchise incomparable.

Lundi 1er mars. L'homme qui apporte ordinai- rement le charbon de terre et le bois est un drôle plein d'esprit... Il cause beaucoup. Il demande l'autre jour la gratification et dit qu'il a beaucoup d'enfants. Jenny lui dit : « Et pourquoi avez-vous tant d en-

« elle il fait des entailles dans le cœur de l'homme et le tue en y faisant « couler le corrosif de son aine empoisonnée. Moi, j'aime mieux les plaies « béantes et la couleur vive du sang. » (Mémoires de Ph. Chasles, t. I, p. 331, cités par Burty, Correspondance de Delacroix, t. II, p. 68.)

Il est intéressant d'indiquer comme contre-partie l'opinion de Musset sur Delacroix. A l'époque YHamlet était refusé par le jury, Musset protestait en ces termes dans la Revue des Deux Mondes : « Il semble « que. tant de sévérité n'est juste qu'autant qu'elle est impartiale, et « comment croire qu'elle le soit, lorsqu'on voit de combien de croûtes le «Musée est rempli! » Quelques années auparavant, Alfred de Musset écrivait à son frère : « J'ai rencontré Eugène Delacroix une fois en sor- « tant du spectacle : nous avons causé peinture en pleine rue, de sa «porte à la mienne et de ma porte à la sienne, jusqu'à deux heures du « matin. Nous ne pouvions pas nous séparer. » (Maurice Tournecx, Eugène Delacroix devant ses contemporains.)

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fants?» Il lui répond : « C'est ma femme qui les fait. » C'est un mot du plus pur gaulois... Il nous en a dit un de la même force, l'année dernière, que j'ai ou- blié...

Lundi 8 mars. Pour la première fois, au dîner de tous les mois, des seconds lundis.

En sortant, promenade sur le boulevard avec Varcollier, et fini la soirée chez Perrin. Revu la lithographie de Géricault (1) des chevaux qui se battent. Grand rapport avec Michel-Ange. Même force, même précision, et, malgré l'impression de force et d'action, un peu d'immobilité, par suite de l'étude extrême des détails, probablement.

Le jury, depuis jeudi dernier, m'assassine tous les jours, et le soir, je suis comme un homme qui aurait fait dix lieues à pied.

Vendredi 12 mars. Prêté à M. Hédouin six es- quisses de la Chambre des députés : le Lycurgue, le Chiron, Y Hésiode, Y Ovide, Y Aristote, le Démosthène.

A lui prêté, le 2 mai, le dessin sous verre du Chiron et de Y Achille (2).

(1) Nous nous sommes efforcé de préciser les relations de Delacroix avec Géricault dans le premier tome du Journal. Nous avons indiqué les motifs du culte qu'il lui avait voué à ses débuts. En insistant dans notre Étude sur le changement que le temps avait apporté à certaines des opinions du maître, nous avons omis, peut-être à tort, de ne pas men- tionner Géricault. Les lecteurs constateront en effet, dans une année postérieure, que Delacroix se range à l'avis de Chenavard qui fait une cri- tique sévère de l'auteur du Naufrage de la Méduse.

(2) Aujourd'hui au Musée du Louvre. (Voir Catalogue Robaut, n°840.)

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Samedi 13 mars. Fini au Jury.

Lundi 15 mars. Andrieu revenu aujourd'hui ou hier. Il avait fait deux jours au commencement du mois, interrompus par le Jury.

Jeudi 1er avril. Enterrement du pauvre Cave. Sa mort me fait beaucoup de peine.

Vendredi 2 avril. A l'issue du conseil munici- pal, vu chez Varcollier les esquisses pour Sainte-Clo- tilde : la folie ne peut aller plus loin. Le pauvre Préault forcé de faire une statue gothique! Que peut-on critiquer dans des ouvrages contemporains, après ces cochonneries?

Lundi 5 avril. J'ai été à Saint- Sulpice ébaucher un des quatre pendentifs.

Le soir, en me promenant et un moment avant d'être noyé par la pluie d'orage qui est survenue, rencontré, rue du Mont-Thabor, Varcollier, qui m'a parlé avec horreur des petits échantillons de couleurs de L... à l'Hôtel de ville. Il voudrait que je me con- stitue le vengeur et le dénonciateur de ses crimes. Je lui ai objecté qu'il faudrait se mettre trop en colère, et que les méfaits nombreux de ce genre auraient être réprimés il y a longtemps. Je lui ai cité des ouvrages de ses amis.

Le lendemain de ce jour, mardi 6, en revenant de

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Saint-Sulpice, entré à Saint-Germain, j'ai vu les barbouillages gothiques dont on couvre les murs de cette malheureuse église. Confirmation de ce que je disais à mon ami : j'aime mieux les imaginations de Lima que les contrefaçons de Baltard2 Flandrin et Gie (1).

Mardi 6 avril. Ébauché les trois autres penden- tifs.

Rencontré Cousin en revenant et toujours sur le quai.

Mercredi 7 avril. Les animaux ne sentent pas le poids du temps. L'imagination, qui a été donnée à l'homme pour sentir les beautés, lui procure une fouie de maux imaginaires ; l'invention des distrac- tions, les arts qui remplissent les moments de l'artiste qui exécute, charment les loisirs de ceux qui ne font que jouir de ces productions. La recherche de la nourriture, des courts moments de la passion animale, de l'allaitement des petits, delà construction des nids ou des tanières, sont les seuls travaux que la nature ait imposés aux animaux. L'instinct les y pousse, aucun calcul ne les y dirige. L'homme porte le poids de ses pensées aussi bien que celui des misères natu-

(1) Les principes d'esthétique de l'architecte Baftard, qui dirigeait la décoration de Saint-Germain des Prés, le rapprochaient de Flandrin, pour lequel personne n'ignore que Delacroix professait la plus profonde des antipathies.

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relies qui font de lui un animal. A mesure qu'il s'éloigne de l'état le plus semblable à l'animal, c'est- à-dire de l'état sauvage à ses différents degrés, il perfectionne les moyens de donner l'aliment à cette faculté idéale refusée à la bête; mais les appétits de son cerveau semblent croître à mesure qu il cherche à les satisfaire ; quand il n'imagine ni ne compose pour son propre compte, il faut qu'il jouisse des ima- ginations des autres hommes comme lui, ou qu'il étudie les secrets de cette nature qui l'entoure et qui lui offre ses problèmes. Celui même que son esprit moins cultivé ou plus obtus rend impropre à jouir des plaisirs délicats cet esprit a part, se livre, pour remplir ses moments, à des délassements maté- riels, mais qui sont autre chose que l'instinct qui pousse l'animal à la chasse. Si l'homme chasse dans un état moyen de civilisation, c'est pour occuper son temps. H y a beaucoup d hommes qui dorment pour éviter l'ennui d'une oisiveté qui leur pèse et qu'ils ne peuvent néanmoins secouer par des occupations offrant quelque attrait. Le sauvage, qui chasse ou qui pêche pour avoir à manger, dort pendant les moments qu'il n'emploie pas à fabriquer, à sa manière, ses gros- siers outils, son arc, ses flèches, ses filets, ses hame- çons en os de poisson, sa hache de caillou.

Jeudi 8 avril, Coulé sur Y Hercule attachant Nérée : vermillon et laque; jaune de zinc clair et terre de Cassel.

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Coulé sur le Nérée : jaune de zinc clair, laque, cobalt, bleu de Parusse.

Après avoir modelé dans la demi-teinte, reflété en ajoutant par places quelques tons chauds; touché la demi-teinte du clair avec un ton de clair rose orangé joint au ton de terre de Casse l, jaune de zinc et un mauve plus clair que celui qui a servi pour le coulé. Les clairs du Nérée, ton dominant : jaune zinc clair et ton mauve clair et tant soit peu & orangé clair, c'est-à-dire cadmium, blanc vermillon.

Très helle demi-teinte reflétée : vert de Scheele avec rouge de zinc, avec mauve clair, plus foncé avec ocre de ru.

Vendredi 23 avril. Première représentation du Juif errant (1).

Jeudi 29 avril. Chez Bertin le soir : il y avait peu de monde. Goubaux (2) venu dans la journée. Parlé de la négligence avec laquelle les pièces clas- siques sont représentées. Il n'y a pas un directeur de théâtre du boulevard qui la souffrît dans les pièces modernes. Les acteurs du Français se sont fait une

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habitude de chanter leurs rôles d'une façon mono- tone, comme des écoliers qui récitent une leçon. Il

(1) Le Juif errant, opéra en cinq actes, paroles de Scribe et Saint- Georges, musique d'Halévy.

(2) Goubaux, auteur dramatique, collaborateur de Dumas père, de Legouvé et d'Eugène Sue. Il dirigeait une institution qui devint le col- lège Chaptal.

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me citait un exemple, le début d'Ipliigénie : Oui, c'est Agamemnon, etc.

Il se rappelait avoir vu Saint-Prix (1), qui passait pour un talent et qui de plus avait la tradition, se lever tranquillement d'un coin du théâtre, venir ré- veiller Arcas et lui dire tout dune haleine : Oui, cest Agamemnon, etc. Quelle est évidemment l'intention de Racine? Ce oui qui commence répond évidemment à la surprise que doit manifester le serviteur éveillé avant l'aurore ; par qui? par son maître, par son roi, le Roi des rois. Sa réponse ne dit-elle pas aussi que ce roi, que ce père a veillé dans l'inquiétude, long- temps avant de venir à ce confident, pour décharger une partie de son souci en en parlant? Il a se pro- mener, s'agiter sur sa couche, avant de se lever. Il ne répond même pas, dans sa préoccupation, qui semble continue, à la demande de cet ami fidèle. Il se parle à lui-même ; son agitation se trahit dans ce re- gard jeté sur sa destinée : Heureux qui, satisfait, etc.

Oui, c 'est Agamemnon .. . répond à la surprise d'Ar- cas. Ces mots doivent être entrecoupés par des jeux muets et non pas défilés comme un chapelet ou comme un homme qui lirait dans un livre. Les acteurs sont des paresseux, qui ne se sont même jamais demandé s'ils pouvaient mieux faire. Je suis convaincu qu'ils suivent la route tracée, sans se douter des trésors d'expression que renferment tant de beaux ouvrages.

(1) Saint-Prix, acteur célèbre, en 1759, mort en 1834. II. Z

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Goubaux me disait que Talma lui avait raconté qu'il notait toutes ses inflexions, indépendamment de la prononciation des mots. C'était un fil conducteur qui l'empêchait de dévier quand il était moins inspiré. Cette espèce de musique, une fois dans sa mémoire, ramenait toutes les intonations dans un cercle dont il ne serait pas sorti sans péril de s'égarer et d'être entraîné trop loin ou à faux.

30 avril. Au conseil municipal, pour parler pour la bourse du fils de Roehn (1).

Mercredi 5 mai. Parti pour Champrosay.

J'ai donné congé à Andrieu au commencement de la semaine.

Tombé au milieu du déménagement qui a été mis en ordre le lendemain. L'habitation me plaît, et le bon propriétaire empressé à me plaire.

Il faut ébaucher le tableau comme serait le sujet par un temps couvert, sans soleil, sans ombres- tran- chées. H n'y a radicalement ni clairs ni ombres. Il y a une masse colorée pour chaque objet, reflétée diffé- remment de tous côtés. Supposez que, sur cette scène, qui se passe en plein air par un temps gris, un rayon de soleil éclaire tout à coup les objets : vous aurez des clairs et des ombres comme on l'entend, mais ce sont de purs accidents. La vérité profonde, et qui peut paraître singulière, de ceci est toute l'entente de

(1) Roehn (1799-1864), peintre, élève de Gros et auteur d'un grand nombre de tableaux de genre.

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la couleur dans la peinture. Chose étrange! elle n'a été comprise que par un très petit nombre de grands peintres, même parmi ceux qu'on répute co- loristes.

Cliamprosay , jeudi 6 mai. (Le dos contre la barrière, au pied du grand chêne de l'allée de F Er- mitage. )(1) Arrivé hier mercredi 5k Champrosaypour passer deux ou trois jours, et m'installer dans mon nouveau logement.

Vers quatre heures, sorti sur la route vers Soisy (2), pour gagner de l'appétit. Jfai trouvé sur* la pous- sière une trace d'eau répandue comme par le bout d'un entonnoir, qui m'a rappelé mes observations précédentes, et en différents lieux, sur les lois géomé- triques qui président aux accidents de même espèce, qui semblent au vulgaire des effets du hasard : tels que sillons que creusent les eaux de la mer, sur le sable fin qu'on trouve sur les plages, comme j'en ai observé l'année dernière à Dieppe, et comme j'en avais vu à Tanger. Ces sillons présentent, dans leur irrégularité, le retour des mêmes formes, mais il semble que l'action de l'eau ou la nature du sable qui reçoit ces empreintes, détermine des aspects diffé- rents, suivant les lieux : ainsi, les marques à Dieppe,

(1) Tous ces chênes, arbres séculaires de la forêt de Sénart, devinrent pour Delacroix le sujet de croquis plus ou moins arrêtés dont on retrouve la trace dans son œuvre.

(2) Soisy-sous-Etiolles, canton de Corbeil.

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des espaces d'eau sur un sable très fin, qui se trou- vaient séparés çà et ou enfermés par de petits ro- chers, figuraient très bien les flots mêmes de la mer. En les copiant avec des colorations convenables, on eût donné l'idée du mouvement des vagues si difficile à saisir. A Tanger , au contraire, sur une plage unie, les eaux, en se retirant, laissaient l'empreinte de petits sillons, qui figuraient à s'y méprendre les rayures de la peau des tigres. La trace que j'ai trou- vée hier sur la route de Soisy représentait exacte- ment les branches de certains arbres, quand ils n'ont pas de feuilles ; la branche principale était l'eau ré- pandue, et les petites branches qui s'enlaçaient de mille manières étaient produites par les éclaboussures qui partaient et se croisaient de droite et de gauche.

J'ai en horreur le commun des savants : j'ai dit ailleurs qu'ils se coudoyaient dans l'antichambre du sanctuaire la nature cache ses secrets, attendant toujours que de plus habiles en entre-bâillent la porte : que l'illustre astronome danois ou norvégien ou alle- mand Borzebilocoquantius (1) découvre avec sa lu- nette une nouvelle étoile, comme je l'ai vu dernière- ment mentionné, le peuple des savants enregistre avec orgueil la nouvelle venue, mais la lunette n'est pas fabriquée qui leur montre les rapports des choses.

Les savants ne devraient vivre qu'à la campagne,

(1) Berzélius, savant suédois dont le nom est écrit autrement sur ia couverture du carnet d'où ces notes sont extraites : Berzebilardinoc.o- auentius.

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près de la nature ; ils aiment mieux causer autour des tapis verts des académies, de l'Institut, de ce que tout le monde sait aussi bien qu'eux ; dans les forêts, sur les montagnes, vous observez des lois na- turelles, vous ne faites pas un pas sans trouver un sujet d'admiration.

L'animal, le végétal, l'insecte, la terre et les eaux sont des aliments pour l'esprit qui étudie et qui veut enregistrer les lois diverses de tous ces êtres. Mais ces messieurs ne trouvent pas la simple observa- tion digne de leur génie ; ils veulent pénétrer plus avant, et font des systèmes du fond de leur bureau qu'ils prennent pour un observatoire. D'ailleurs, il faut fréquenter les salons et avoir des croix ou des pensions ; la science qui met sur cette voie-là vaut toutes les autres.

Je compare les écrivains qui ont des idées, mais qui ne savent pas les ordonner, à ces généraux bar- bares qui menaient au combat des nuées de Perses ou de Huns, combattant au hasard, sans ordre, sans unité d'efforts, et par conséquent sans résultats ; les mauvais écrivains se trouvent aussi bien parmi ceux qui ont des idées, que chez ceux qui en sont dé- pourvus.

Promenade charmante dans la forêt, pendant qu'on arrange chez moi. Mille pensées diverses sug- gérées au milieu de ce sourire universel de la nature. Je dérange à chaque pas, dans ma promenade, des rendez-vous, effets du printemps ; le bruit que je fais

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en marchant dérange les pauvres oiseaux, qui s'en- volent toujours par couple de deux.

Ah! les oiseaux, les chiens, les lapins ! Que ces humhles professeurs de bon sens, tous silencieux, tous soumis aux décrets éternels, sont au-dessus de notre vaine et froide connaissance !

À tout moment, le bruit de mes pas fait fuir ces pauvres oiseaux, qui s'envolent toujours deux par deux. C'est le réveil de toute cette nature,; elle a ou- vert la porte aux amours. Il vient de nouvelles feuilles verdoyantes, il va naître des êtres nouveaux, pour peupler cet univers rajeuni. Le sens savant s'éveille chez moi plus actif que dans la ville. Ces imbéciles (les savants) vivent-dans leur cabinet, ils le prennent pour le sanctuaire de la nature. Ils se font envoyer des squelettes et des herbes desséchées, au lieu de les voir baignées de rosée.

Me voici assis dans un fossé sur des feuilles séchées, près du grand chêne qui se trouve dans la grande allée de l'Ermitage.

Je suis toujours sujet, au milieu delà journée, à un abattement qui est le dernier acte de la di- gestion.

Quand je rentre aussi de ces promenades du matin, je suis moins disposé, ou plutôt je ne suis plus disposé du tout au travail.

Vendredi 7 mai. Revenu à Paris pour voir l'esquisse de Riesener chez Vareollier ; elle ne s'y est

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pas trouvée, quoiqu'il l'y eût envoyée. J'avais fait une séance le matin au Jardin des plantes. J'y ai fait renouveler ma carte. Travaillé au soleil, parmi la foule, d'après les lions.

En arrivant, pris, dans le jardin, de ma langueur^ je me suis mis à dormir au soleil, sur une chaise.

Couru l'après-midi, pour l'affaire du fils :de Var- collier, de l'Hôtel de ville jusque passé la place de la Bourse, sans trouver une voiture llibre. Je suis venu chez moi voir mes lettres, envoyer les billets disponibles pour la fête de lundi, et reparti à cinq heures. Arrivée toujours charmante dans cet en- droit. Revenu à travers la plaine.

Lundi 10 mai. Jour delà distribution' des aigles, que j'ai passé à Champrosay.

Paris, mardi 11 mai. Parti de Champrosay à onze heures un quart. J'ai envoyé ces demoiselles (1) à la maison et suis resté au Jardin des plantes. Vu les galeries d anatomie au milieu d'une foule énorme; malgré les inconvénients, j'ai été intéressé.

Venu pour dîner.

Mercredi 12 mai. J'extrais d'une lettre à Pierret mes réflexions sur l'interruption de mon travail pen- dant huit jours.

(1) Il s'agit de sa gouvernante Jenny et de la servante.

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« ... Il ne faut pas quitter sa tâche : voilà pour- quoi le temps, voilà pourquoi la nature, en un mot tout ce qui travaille lentement et incessamment, fait de si bonne besogne. Nous autres, avec nos intermit- tences, nous ne filons jamais le même fil jusqu'au bout. Je faisais, avant mon départ, le travail de M. Delacroix d'il y a quinze jours : je vais faire à présent le travail de Delacroix de tout à l'heure. Il faut renouer la maille, le tricot sera plus gros ou plus fin. »

Le cousin Delacroix a dîné avec moi. J'avais trouvé sa carte vendredi dernier. Nous avons été finir la soirée au café de Foy.

Mardi 1er juin? Superbe ton jaune pour mettre à côté de terre de Cassel, blanc et laque, composé de quatre des principaux tons de la palette, à savoir :

Laque, cobalt, blanc,

Ocre de ru, vermillon,

Vert émeraude, laque de gaude, jaune de zinc,

Cadmium, vermillon, laque de gaude.

Très beau ton d'ombre pour chair très colorée (exemple : la figure à côté de la Furie) : le ton de terre de Cassel, laque jaune, jaune indien, terre d!Italie naturelle.

Ton de chair (très beau dans l'ombre de l'enfant à la corne de l'abondance) ; le ton de laque, terre de Cassel, blanc le plus foncé des deux et le ton de cadmium, laque de gaude et vermillon.

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Dans l'enfant qui vole en haut, faire dominer, en finissant, des tons d'orangé (laque jaune, cadmium, vermillon) avec un gris de terre d'ombre et blanc, ou momie et blanc, ou Casselet blanc.

Ce ton orangé et terre verte.

Ces tons orangés, en finissant, très essentiels pour ôter la froideur ou le violacé du ton.

Pour les luisants , très beau ton très applicable : terre verte et mauve clair (cobalt, laque et blanc).

Très belle demi-teinte ou luisant analogue à la dernière : terre verte et rose (vermillon et blanc).

Pour reprendre le ciel autour des contours, momie et blanc assez foncé avec bleu et blanc. Un peu de jaune de Naples.

Mardi S juin. Dîné chez Véron, à Auteuil.

Mercredi 9. Dîné chez Halévy avec Janin (1) et le docteur Blache (2), qui me plaît assez.

Lundi 5 juillet. Dîné chez Perrin avec X...

On parlait de la susceptibilité des gens nerveux pour sentir le temps qu'il faisait. Il dit très bien que l'intérêt mis enjeu était encore plus perspicace. En sa qualité de directeur de spectacle, il avait flairé

(1) Jules Janin, tout en faisant des réserves sur le talent de Delacroix, avait pris sa défense à plusieurs reprises. C'est ainsi qu'il protesta lon- guement dans les premières années contre l'exclusion qui frappait chaque année Delacroix et Préault.

(2) Le docteur Blache était un médecin célèbre de l'époque.

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avec chagrin la continuité de la chaleur. Dîné avec Halévy, Boilay, Varcollier, Guillardin. Re- venu prendre des glaces avec eux sur le boule- vard.

Mardi 6 juillet. Mardi soir, arrivé à Champro- say.

Prêté à Mme -Halévy, en partant pour Champro- say, les deux copies de Raphaël, Y Enfant et le Por- trait à la main.

Samedi 10 juillet. Prêté à Lehmann les Études de lions. Rendues.

Dimanche 11 juillet. Autre jaune très beau : Ocre de ru ou ocre jaune et rouge de zinc. Ton à mettre en vessies : ocre jaune, jaune indien, cassel, blanc (se remplace par ocre jaune, momie et blanc).

A côté, ocre de ru, terre Sienne brûlée.

Lundi 12 juillet. Très beau ton brun transpa- rent : noir d'ivoire, terre de Sienne naturelle, et Fo- ra ngé transparen t delà palette un peu plus verdâtre.

Le ton terre de Cassel, laque jaune, jaune indien, avec le même orangé (laque jaune, vermillon, cad- mium).

Le plus intense de ces tons est très beau avec Yorangé et momie ou bitume.

Beau brun très simple et très utile : momie, terre

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Sienne naturelle. Brun foncé transparent, remplaçant le jaune de mars et plus foncé : laque et vermillon, terre Sienne naturelle.

Mardi 13 juillet. Le ton de vermillon de Chine et laque, la nuance foncée à côté de blanc et noir foncé. La nuance claire de vermillon et laque à côté de la laque de gaude pure.

Ce mélange sert à réchauffer les ombres vigoureuses que Ion ébauche avec le ton de terre de Casse l et vermillon.

Mettre le ton de terre de Cassel, blanc clair, terre de Cassel, laque et brun rouge plus foncé, au milieu des tons de rose, d'orangé, de violet, à" ocre de ru et de vermillon, etc., qui font les tons clairs.

Le beau ton jaune : ocre jaune, jaune indien blanc, cassel mêlé avec le petit violet.

Autre mélange avec le ton vermillon clair et laque : ton sanguine charmant.

Beau ton jaune : rouge orangé de zinc, ocre de ru.

Clairs de F Hercule et du Centaure : Terre Cas- sel et blanc clair. Cadmium, vermillon, blanc comme base.

Ombres chaudes : laque jaune et vermillon laque; au bord de Tombre, un peu de gros violet; sur ce frottis, le ton de terre de Sienne, vert émeraude, le gros violet mêlé avec lafjue jaune et laque rouge, ver- millon fait des vigueurs superbes..

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Il faut mettre sur la palette le gros violet à côté du laque foncé, vermillon, laque jaune.

Ombres et demi-teinte de FAntée : Gros violet, laque, vermillon, gaude foncée, avec le ton devienne naturelle et vert émeraude.

Jaune indien, jaune de zinc clair. Superbe gomme-gutte. Ton des montagnes, dans FAntée : Vert émeraude ; deuxième avec noir, blanc foncé, bitume, etc., vert émeraude et laque Cassel et bleu foncé. Beau ton neutre pour montagnes.

Terre d'Italie naturelle et vermillon ou ver- millon et laque équivaut à peu près à rouge de zinc.

Le ton paille de terre de Cassel, blanc, ocre jaune et jaune indien, excellente demi-teinte de l'enfant à la corne d'abondance, en le mêlant, soit avec cobalt ou laque et vermillon, soit avec ton orangé.

Demi-teinte pour la chair, veines, bords d'om- bre, etc. : le ton de noir et blanc avec vert émeraude.

Autre plus beau : le ton de cobalt, blanc, laque claire avec vert émeraude.

Brun très beau (approche de jaune laque de Rome) : laque brûlée, terre Sienne naturelle, jaune foncé, laque de gaude.

Plus intense, avec laque jaune de Rome foncée.

Brun très transparent demi-foncé, très utile : terre Sienne naturelle et vert émeraude avec laque et ver- millon,

Brun plus clair, violâtre paille, en ajoutant au

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précédent le ton de cobalt, laque et blanc (mauve clair). Brun jaune clair transparent; le ton de vert émeraude, jaune de zinc avec le ton orangé transpa- rent de cadmium, gaude, vermillon ce dernier dominant.

Brun jaune foncé : terre Sienne naturelle, vert émeraude, avec le ton orangé transparent.

Beau vert approchant du ton de ciel de l'Apol- lon : vert émeraude, jaune de zinc, avec le ton orangé transparent.

Bel orangé transparent : gaude avec rouge de zinc; le même avec une pointe de vert émeraude et zinc clair, donne le ton de ciel de l'Apollon.

Brun foncé dans le genre de la laque de Rome : jaune, terre de Cassel, gaude, jaune indien avec laque et vermillon foncé...

Très beau aussi : Brun de Florence, terre Sienne naturelle et gaude.

Très beau aussi : Brun de Florence et jaune indien.

Brun clair transparent : le même ton avec terre de Cassel, blanc, jaune de zinc clair, rouge de zinc, etc.

Jaune paille très fin, très fin : le précédent avec addition de jaune de Naples et le ton de jaune de zinc et vert émeraude.

Plus beau : avec une pointe de laque et vermil- lon et du ton vert clair de zinc et d' émeraude.

Brun demi-teinte pour chair : Rouge de zinc et le ton de Cassel, blanc et laque. Le plus simple de

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ces bruns paille clair et demi-clair est peut-être la terre Cassel, blanc avec terre de Sienne naturelle, plus ou moins foncé.

Le ton paille, ocre jaune, terre de Cassel, blanc avec une pointe de vermillon. Excellent ton de chair point violacé.

Vert émeraude et blanc clair, avec pointe d-ocre jaune : Clairs d'arbres, dans le lointain.

Pour retoucher en éclaircissant comme dans la Muse : ton d'ombre des chairs, le ton de Sienne natu- relle et vert émeraude, avec vermillon et laque clair, et jaune paille un peu intense.

Bord d'ombre très beau, vert émeraude et le ton de laque, vermillon, laque jaune.

Brillants de la chair dans le Mercure et le Nep- tune : Brun rouge, blanc, avec jaune de Nap les.

Main de la Vénus tenant le miroir, fraîcheur extra- ordinaire : Demi-teinte générale des doigts touchée avec le ton mauve, cobalt, laque et blanc un peu foncé mêlé à vert émeraude fin; plus ou moins de blanc suivant la place.

A côté, pour les ombres, glacis très léger d'un ton chaud de laque jaune, laque rouge, vermillon et plus ou moins d'un ton jaune rompu, mais toujours en transparent. Le même, par exemple, qui se glisse sur un fond de chair déjà peint je veux augmenter une demi-teinte. Je commence par ce glacis chaud et je mets à sec (surtout) un gris par-dessus (se rappe- ler la retouche de la Vénus), notamment sur la jambe;

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les gris remis sur? xmfond chaud ont reproduit. l'effet demi-teintes de l'esquisse de la Médée.

Demi-teinte sur une partie trop claire, par exemple le dentelé du côté du clair de Neptune, préparé avec un ton chaud transparent, plus ou moins foncé, sui- vantle besoin, par exemple le ton de Sienne naturelle, vert émeraude , et mettre le ton gris par-dessus, soit terre Cassel, blanc, laque, soit le ton mauve.

- Rompre sur la palette les tons très clairs de cadmium, vermillon, blanc, et de vermillon et blanc. Dans ce dernier, ajouter terre de Cassel ou un peu plus de vermillon.

Ton pour la mer d'Andrieu, dans l'Hercule et Hésione.

Dans cette Vénus, employé avec succès le bord d'ombre, de vert émeraude et ton de vermillon, laque et laque jaune. Ce ton opposé aux tons orangés de la figure est d'un grand charme.

Dans les retouches, pour ajouter des demi- teintes, comme dans cette figure, toujours préparer avec des tons chauds et mettre le ton gris ensuite.

Reflets pour la chair (la Vénus des caissons de l'Hôtel de ville). La réunion, sans les mêler, des

TROIS TONS ORANGÉS TRANSPARENTS {cadmium, laque jaune, vermillon) violet clair (laque rose, cobalt, blanc) et VERT CLAIR (zinc et émeraude)-, le même reflet, pour ainsi dire, partout, linge, armures, etc. Ton de laque brûlée, vermillon, blanc, et à côté le même plus clair, avec très peu de laque brûlée. Ge

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ton, à côté àeYorangé, vermillon, laque jaune, cad- mium.

Excellent ton avec plus ou moins de blanc ou d'orangé, pour couler sur la grisaille, ou pour reprendre une chair vive.

La petite Andromède couchée ainsi.

Mauve un peu foncé à côté du ton rose demi-teinte dune jeune ingénue; le moindre vert, à côté, la complète.

Vert émeraude, terre a" Italie, très beau jaune vert.

En y ajoutant du vermillon, il devient sanguine, sans être rouge, et est très utile; il peut se placer à côté du ton Sienne naturelle, vert émeraude, jaune indien.

Dieppe. Lundi G septembre. Parti pour Dieppe à huit heures ; à neuf heures à Mantes; à dix heures un quart, à peu près, à Rouen. Le reste du trajet, n'étant pas direct, a été beaucoup plus long.

Arrivé à Dieppe à une heure. Trouvé M. Mai- son. Logé hôtel de Londres avec la vue sur le port que je souhaitais, et qui est charmante. Cela me fera une grande distraction.

Dans toute cette fin de journée, dont j'ai passé une grande partie sur la jetée, je n'ai pu échapper à un extrême ennui. Dîné seul à sept heures, près de gens que j'avais rencontrés déjà sur la jetée, et qui m'avaient, dès ce moment, inspiré de l'antipathie ; ce sentiment s'est encore augmenté pendant ce triste

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dîner. Naturel de chasseurs demi-hommes du monde, la pire espèce de toutes.

J'ai trouvé dans la voiture jusqu'à Rouen un grand homme barbu et très sympathique, qui m'a dit les choses les plus intéressantes sur les émigrants alle- mands et particulièrement sur certaines des colo- nies de cette race, qui se sont établies dans plusieurs parties de la Russie méridionale, il les a vues. Ces gens, descendant en grande partie des Hus- sites, qui sont devenus les Frères Moraves. Ils vivent en communauté, mais ne sont point des commu- nistes, à la manière dont on entendait cette qualifi- cation en France, dans nos derniers troubles : la terre seulement est en commun, et probablement aussi les instruments de travail, puisque chacun doit à la communauté le tribut de son travail; mais les industries particulières enrichissent les uns plus que les autres, puisque chacun a son pécule, qu'il fait valoir avec plus ou moins de soin et d'habileté; il y a possibilité de se faire remplacer pour le travail com- mun. Ils se donnent le nom de Méronites ou Méno- nites.

Mercredi 8 septonbre. Trouvé Durieu (1) et sa pupille à Dieppe : je les ai menés dans les églises.

(1) Eugène Durieu, administrateur et écrivain, chargé, après la révo- lution de Février, de la direction générale de l'administration des cultes; il institua une commission des arts et édifices religieux, et créa le service des architectes diocésains pour la conservation des monuments affectés au culte.

II. &

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Jeudi 9 septembre. Tous ces jours-ci, j'ai, eu mauvais temps et difficulté de jouir de la mer et de la promenade.

Rencontré Dantan (1), qui m'a dit des choses ai- mables.

Vu l'église du Pollet. Cette simplicité est toute protestante ; cela ferait bien avec des peintures.

Le soir, j'ai joui de la mer, pendant une heure et demie; je ne pouvais m'en détacher.

Vraiment, il faut accorder à la littérature moderne d'avoir donné, par les descriptions, un grand intérêt à certains ouvrages, qui n'avaient pas une place suffi- sante. Seulement, l'abus qu'on a fait de cette qualité, à ce point qu'elle est devenue presque tout, a dégoûté du genre.

Vendredi 10 septembre. Ge matin, sorti à sept heures et demie, contre ma coutume. Je m'étais mis à lire Dumas, qui me fait supporter le temps que je ne passe pas au bord de la. mer.. La mer la plus calme, la vue avec le soleil du matin, tontes ces voiles de pé- cheurs à l'horizon m'ont enchanté. Je suis rentré en retournant plusieurs fois la tête.

En revenant vers quatre heures du quartier des bains, rencontré M. Perrier. Il a dîné avec nous. Le soir, nous avons été ensemble à la jetée. Il a dit, comme moi, que c'était magnifique, sans regarder,

(1) Jean-Pierre Dantan, statuaire et caricaturiste, dit Dautan jeune.

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et il m'a parlé tout le temps du conseil. Je lai remis dans sa chambre, il m'a causé longuement, pen- dant que je m'endormais,

Samedi 11 septembre. En me réveillant, j'ai vu de mon lit le bassin à peu près plein et les mâts des bâtiments se balançant plus qu'à l'ordinaire; j'en ai conclu que la mer devait être belle; j'ai donc couru à la jetée et j'ai effectivement joui, pendant près de quatre heures, du plus beau spectacle.

La jeune dame de la table d'hôte, qui se trouve être seule, y était à son avantage ; il est vrai que le noir lui sied mieux et ôte un peu de vulgarité. Elle était vraiment belle par instants, et moi assez occupé d'elle, surtout quand elle est descendue au bord de la mer, elle a trouvé charmant de se faire mouil- ler les pieds par le flot. A table, sur le tantôt, je l'ai trouvée commune. La pauvre fille jette ses hameçons comme elle peut : le mari, ce poisson qui ne se trouve pas dans la mer, est l'objet constant de ses œil- lades, dé ses petites mines. Elle a un père désolant... J?ai cru longtemps qu'il était muet; depuis qu'il a ouvert la bouche, ce qui, à la vérité, est fort rare, il a perdu encore dans mon opinion; car auparavant, c'était l'écorce seule qui était peu flatteuse.

Ge soir, je les ai retrouvés à la jetée.

Rentré, lu mon cher Balsamo (1).

(1) C'est la première fois qu'une épithete louangeuse pour Dumas

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Déjeuné vers une heure et demie, contre mon habi- tude.— Habillé et sorti. J'ai été finir mes emplettes chez l'ivoirier et ai passé mon temps délicieusement jusqu'à dîner, au pied des falaises.

La mer était basse et m'a permis d'aller fort loin sur un sable qui n'était pas trop humide. J'ai joui délicieusement de la mer; je crois que le plus grand attrait des choses est dans le souvenir qu'elles réveillent dans le cœur ou dans l'esprit, mais surtout clans le cœur. Je pense toujours à Bataille, à Val- mont (1), quand je m'y suis trouvé pour la pre- mière fois, il y a tant d'années... Le regret du temps écoulé, le charme des jeunes années, la fraîcheur des premières impressions agissent plus sur moi que le spectacle même. L'odeur de la mer, surtout à marée basse, qui est peut-être son charme le plus pénétrant, me remet, avec une puissance incroyable, au milieu de ces chers objets et de ces chers moments qui ne sont plus.

Dimanche 12 septembre. Très belle journée : le soleil de bonne heure. J'avais devant mes fenêtres les bâtiments pavoises.

parait dans ce Journal. On lira plus loin les jugements les plus sévères sur l'œuvre du romancier.

(1) Delacroix évoque ici des souvenirs d'enfance et de jeunesse. A ce propos, M. Riesener dit dans ses notes : « A Valmont, en Normandie, « nous avons passé quelques vacances. Tantôt il était tout feu pour le « travail, et faisait des aquarelles délicieuses qui ont été vues à sa vente; « tantôt, ne pouvant s'y mettre, il se mettait à mouler avec passion des « figurines qui ornent les tombeaux des moines d'Estouteville, fondateurs « uc l'abbaye de Valmont. »

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J'ai trouvé sur la jetée Mme Sheppard. Elle ma invité à dîner pour demain. J'ai esquivé la jeune dame d'hier, qui devient assommante ; elle et son monde ont encore gâté ma soirée ; impossible de les éviter à la jetée... En vérité, je suis d'une bêtise ex- trême : je suis simplement poli et prévenant pour les gens ; il faut qu'il y ait dans mon air quelque chose de plus. Us s'accrochent à moi, et je ne peux plus m'en défaire. Entré un moment à l'établissement le soir, grâce à l'instance de Possoz (1), qui est comme chez lui : la mer, qui était pleine, se brisait avec une belle fureur.

Je fais ici d'une manière assez complète cette expérience qu'une liberté trop complète mène à l'ennui. Il faut de la solitude et il faut de la distrac- tion. La rencontre de P..., que je redoutais, m'est devenue une ressource à certains moments. Celle de Mme Sheppard de même pour quelques instants. Sans Dumas et son Balsamo, je reprenais le chemin de Paris, si bien que maintenant ces interruptions à ma solitude sont ce qui me prend le plus de temps, et je suis loin de regretter mes vagues rêveries.

Tout ce qui est grand produit à peu près la même sensation. Qu'est-ce que la mer et son effet sublime? celui d'une énorme quantité d'eau. . . Hier soir, j -^con- tais avec plaisir le clocher de Saint-Jacques qui soiine très tard, et en même temps je voyais dans l'ombre

(1) Possozy ancien maire de Passy, membre du conseil municipal do Paris.

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la masse de 1 église. Les détails disparaissant, l'ob- jet était plus grand encore; j'éprouvais la sensation du sublime, que l'église vue au grand jour ne me donne nullement, car elle est assez vulgaire. Le modèle exact en petit de la même église serait encore plus loin de faire éprouver ce sentiment. Le vague de l'obscurité ajoute encore beaucoup à l'impression de la mer : c'est ce que je voyais à la jetée pendant la nuit, quand on n'entrevoit qu à peine les vagues, qui sont tout près, et que le reste se perd dans l'horizon. Saint-Remy me produit beaucoup plus d'effet que Saint-Jacques, qui est cependant d'un meilleur goût, plus ensemble et. d'un style continu. La première de ces deux églises est d'un goût bâtard tout à fait sem- blable à l'église de l'abbaye de Yalmont, et qui prête- rait beaucoup à la critique des architectes. Saint- Eustache, qui est dans le même cas, quoique plus conséquent dans toutes ses parties, est assurément l'église la plus imposante xie Paris. Je suis sûr que Saint-Ouen (1) regratté ne fera plus d'effet; l'obscurité des vitraux et les murs noircis, les toiles d'araignée, la poussière, voilaient les détails et agrandissaient le tout. Les falaises ne font d'effet que par leur masse, et cet effet est immense, surtout quand on y touche, ce qui augmente encore le contraste de cette masse avec les objets qui les avoisinent et avec notre propre petitesse.

(1) L'église Saint-Ouen, de Rouen.

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 119

Lundi 13 septembre . Comment ! sot que tu es, tu t'égosilles à discuter avec des imbéciles, tu argu- mentes vis-à-vis de la sottise en jupons, pendant une soirée entière, et cela sur Dieu, sur la justice de ce monde, sur le bien et le mal, sur le progrès ?

Ce matin, je me lève fatigué, sans haleine... Je ne suis en train de rien, pas même de me reposer. O folie, trois fois folie!... Persuader les hommes! Quel entassement de sottises dans la plupart de ces têtes! Et ils veulent donner de l'éducation à tous les gens nés pour le travail, qui suivent tout bonnement leur sillon, pour en faire à leur tour des idéologues ! . . . Toutes ces réflexions, à propos du dîner ehe2 Mme Sheppard.

Ce matin, trouvé une méduse à la jetée. Ces gens que je rencontre m'empêchent de jouir de la mer. Il est temps de s'en aller... Après déjeuner, j'ai été sur le galet vers les bains. Rentré fatigué, après avoir dessiné, en revenant, à Saint-Remy, les tombeaux. Resté chez moi jusqu'à l'heure de cet affreux dîner...

Ce matin, avant de sortir, écrit à Mme de Forgàt,

Agis pour ne pas souffrir. Toutes les fois que tu pourras diminuer ton ennui ou ta souffrance en agissant, agis sans délibérer. Cela semble tout simple au premier coup d'œil. Voici un exemple trivial : je sors de chez moi ; mon vêtement me gêne ; je conti- nue ma route par paresse de retourner et d'en prendre un autre.

Les exemples sont innombrables. Cette résolution

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appliquée aux vulgarités de l'existence, comme aux choses importantes, donnerait à lame un ressort et un équilibre qui est l'état le plus propre à écarter l'ennui. Sentir qu'on a fait ce qu'il fallait faire vous élève à vos propres yeux. Vous jouissez ensuite, à défaut d'autre sujet de plaisir, de ce premier des plai- sirs, être content de soi. La satisfaction de l'homme qui a travaillé et convenablement employé sa jour- née est immense. Quand je suis dans cet état, je jouis délicieusement ensuite du repos et des moindres délassements. Je peux même, sans le moindre regret, me trouver dans la société des gens les plus ennuyeux. Le souvenir de la tâche que j'ai accomplie me revient et me préserve de l'ennui et de la tristesse.

Mardi 14 septembre. Ma dernière journée à Dieppe n'a pas été la meilleure. J'avais la gorge irri- tée d'avoir trop parlé la veille. J'ai été au Pollet, après avoir fait ma malle, pour éviter les rencontres. J'ai vu entrer dans le port le bâtiment qu'on venait de lancer, remorqué par une chaloupe. Rentré mal disposé. J'ai été faire ma dernière visite à la mer, vers trois heures. Elle était du plus beau calme et une des plus belles que j'aie vues. Je ne pouvais m'en ar- racher. J'étais sur la plage et n'ai point été sur la jetée de toute la journée. L'âme s'attache avec pas- sion aux objets que l'on va quitter.

Parti à sept heures moins un quart. Chose merveil- leuse ! nous étions à Paris à onze heures cinq. Un

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jeune homme fort bienveillant, mais qui ma fatigué, a partagé ma société. Il avait dîné avec moi entête-à- tête. J'ai trouvé à Rouen Fau et sa petite fille.

C'est d'après cette mer que j'ai fait une étude de mémoire : ciel doré, barques attendant la marée pour rentrer.

Paris, 15 septembre. Sophocle, à qui on deman- dait si, dans sa vieillesse, il regrettait les plaisirs de l'amour (1), répondit : « L'amour? Je m'en suis délivré de bon cœur comme d'un maître sauvage et furieux. »

Dimanche 19 septembre. Dîné chez M. Guille- mardet, à Passy, avec M. Talentino, employé par Demidoff.

Je travaille énormément, depuis mon retour de Dieppe, aux caissons de l'Hôtel de ville. Je ne vois personne. Je fais d'excellentes journées.

Lundi 20 septembre. Sur l'architecture. C'est l'idéal même ; tout y est idéalisé par l'homme. La ligne droite elle-même est de son invention, car elle

(1) Voir notre Étude, p. xï, xn. A rapprocher du fragment de Baude- « laire : Sans doute il avait beaucoup aimé la femme aux heures agitées de « sa jeunesse. Qui n'a pas trop sacrifié à cette idole redoutable? Et qui ne « sait que ce sont justement ceux qui l'ont le mieux servie qui s'en plai- « gnent le plus? Mais longtemps déjà avant sa fin, il avait exclu la « femme de sa vie. Musulman, il ne l'eût peut-être pas chassée de la « mosquée, mais il se fût étonné de l'y voir entrer, ne comprenant pas « bien quelle sorte de conversation elle peut tenir avec Allah. » (Baude- laire, V Art romantique. V OEuure et la vie d'Eugène Delacroix.)

122 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

n'est nulle part dans la nature. Le lion cherche sa caverne; le loup et le sanglier s'abritent dans l'épais- seur des forêts ; quelques animaux se font des de- meures, mais ils ne sont guidés que par l'instinct; ils ne savent ce que c'est de les modifier ou de les embellir. L'homme imite dans ses habitations la ca- verne et le dôme aérien des forêts ; dans les époques les arts sont portés à la perfection, l'architecture produit des chefs-d'œuvre : à toutes les époques, le goût du moment, la nouveauté des usages introduisent des changements qui témoignent de la-liberté du goût. L'architecture ne prend rien dans la nature direc- tement, comme la sculpture ou la peinture ; en cela elle se rapproche de la musique, à moins qu'on ne prétende que, comme la musique rappelle certains bruits de la création, l'architecture imite la tanière, ou la caverne, ou la forêt; mais ce n'est pas l'imita- tion directe, comme on l'entend en parlant des deux arts qui copient les formes précises que la nature présente.

Mardi 28 septembre. Ce jour test le idernier j'ai travaillé avant mon indisposition. Villot est tombé des nues chez moi, et sa visite m'a fait plai- sir ; mais à partir de ce jour, j'ai été pris d'une langueur et d'un mal de gorge (1) qui m'a couché

(1) C'étaient les prodromes de cette maladie de larynx qui devait s'aggra- ver sous l'influence du tabac et l'emporter dix ans plus tard. Il avait tou- jours été extrêmement délicat de la gorge, et dans ses Souvenirs,

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 123

tout aplat. Je venais de remonter mon tableau, que je craignais de trouver trop sombre en place.

Samedi 2 octobre. Tous ces jours-ci malade, et pourtant je sortais le soir, malgré la bise, pour con- server encore quelques forces. Aujourd'hui, par le conseil de Jenny, et presque poussé par les épaules, j'ai été faire une promenade au milieu du jour sur la route de Saint-Ouen et Saint-Denis ; je suis revenu fatigué, mais, je crois, mieux. La vue de ces collines de Sannois et de Cormeilles m'a rappelé mille mo- ments délicieux du passé. Un omnibus qui va et vient sur cette route de Paris à Saint-Denis m'a -inspiré l'idée d'y aller m'y promener quelquefois, .l'ai une envie démesurée d'aller à la campagne, et je suis cloué par cette indisposition.

Je lis le soir les Mémoires de Balsamo. Ce mélange de parties de talent avec cet éternel effet de mélo- drame vous donne envie quelquefois de jeter le livre par la fenêtre; et dans d autres moments, il y a un attrait de curiosité qui vous retient toute une soirée sur ces singuliers livres, dans lesquels on ne peut s'empêcher d'admirer la verve et une certaine imagi- nation, mais dont vous ne pouvez estimer l'auteur en tant qu'artiste. Il n'y a point de pudeur, et on s'y adresse à un siècle sans pudeur et sans frein.

Mme Jaubert, qui le rencontrait chez Berryer à Augerville, rapporte que celte excessive délicatesse le condamnait à des accoutrements souvent

bizarres.

124 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

Dimanche 3 octobre. Sorti aussi, plaine Mon- ceau. Beau ciel : monuments de Paris dans le lointain.

Lundi 4 octobre. Jenny est partie ce matin pour aller passer quelque temps, le plus quelle pourra, auprès de Mme Haro, et moi, je suis souffrant et ar- rêté dans mon travail.

Haro se sert, pour mater les tableaux, de cire dis- soute dans l'essence rectifiée, avec légère addition de lavande (essence); pour ôter ce matage, il em- ploie de l'essence mêlée à de l'eau. Il faut battre beaucoup pour que le mélange se fasse.

Ce matage, frotté avec de la laine, donne un vernis qui n'a pas les inconvénients des autres.

Samedi 9 octobre. Je disais à Andrieu qu'on n'est maître que quand on met aux choses la patience qu'elles comportent. Le jeune homme compromet tout en se jetant à tort et à travers sur son tableau.

Pour peindre, il faut de la maturité ; je lui disais, en retouchant la Vénus, que les natures jeunes avaient quelque chose de tremblé, de vague, de brouillé. L'âge prononce les plans. Dans l'exécution des maîtres, des différences qui en amènent dans le genre d'effet. Celle de Rubens, qui est formelle, sans mystères, comme Corrège et Titien, vieillit toujours, donne l'air plus vieux : ses nymphes sont de belles gaillardes de quarante-cinq ans; dans ses enfants, presque toujours le même inconvénient.

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 125

Lundi 11 octobre. Sur mes figures de la terre, et qui étaient trop rouges, j'ai mis des luisants avec jaune de Naples, et j'ai vu, quoique cela me semble contrarier l'effet naturel qui me paraît faire les lui- sants gris ou violets, que la chair devenait à l'instant lumineuse, ce qui donne raison à Rubens. Il y a une chose certaine, c'est qu'en faisant des chairs rouges ou violâtres, et en faisant des luisants analogues, il n'y a plus d'opposition, partant le même ton partout. Si, par-dessus le marché, les demi-teintes sont vio- lettes aussi, comme c'est un peu mon habitude, il est de nécessité que tout soit rougeâtre. Il faut donc absolument mettre plus de vert dans les demi-teintes dans ce cas. Quant au luisant doré, je ne me l'ex- plique pas, mais il fait bien : Rubens le met partout. . . Il est écrit dans la Kermesse.

Mardi 12 octobre. Aujourd'hui, vu Cinna avec Mlle Rachel. J'y avais été pour le costume de Co- rinne : je l'ai trouvé à merveille. Beauvallet (1) n'est décidément pas mal dans Auguste, surtout à la fin. Voilà un homme qui fait des progrès; aussi les rides lui viennent, et probablement les cheveux blancs, ce que la perruque d'Auguste ne m'a pas permis de juger.

(1) Beauvallet avait débuté à la Comédie-Française le 3 septembre 1830 dans Hamlet, tragédie de Ducis. Le lendemain, M. Charles Mau- rice écrivait dans le Courrier des théâtres : « Le premier début de M. Beauvallet a été hier des plus insignifiants; il n'y a rien chez cet acteur qui puisse justifier les prétentions qu'annonce cette tentative. »

126 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

Comment! l'acteur qui a toute sa vie, ou du moins pendant toute sa jeunesse, dans l'âge de la force et du sentiment, à ce qu'on dit, été mauvais ou mé* diocre, devient passable ou excellent, quand il n'a plus de dents ni de souffle, et il n'en serait pas de même dans les autres arts ! Est-ce que je n'écris pas mieux et avec plus de facilité qu'autrefois? A peine je prends la plume, non seulement les idées se pres- sent et sont dans mon cerveau comme autrefois, mais ce que je trouvais autrefois une très grande dif- ficulté, F enchaînement, la mesure s'offrent à moi naturellement et dans le même temps je conçois ce que j'ai à dire.

Et, dans la peinture, n'en est-il pas de même? D'où vient qu'à présent, je ne m'ennuie pas un seul instant, quand j'ai le pinceau à la main, et que j'éprouve que, si mes forces pouvaient y suffire, je ne cesserais de peindre que pour manger et dormir ? Je me rappelle qu'autrefois, dans cet âge prétendu de la verve et de la force l'imagination, l'expé- rience manquant à toutes ces belles qualités, j'étais arrêté à chaque pas et dégoûté souvent. C'est une triste dérision de la nature que cette situation quelle nous fait avec l'âge. La maturité est complète et l'imagination aussi fraîche, aussi active que jamais, surtout dans le silence des passions folles et impé- tueuses que l'âge emporte avec lui; mais les forces lui manquent, les sens sont usés et demandent du repos plus que du mouvement. Et pourtant, avec

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 127

tous ces inconvénients, quelle consolation que celle qui vient clù travail ! Que je me trouve heureux de ne plus être forcé d'être heureux comme je l'enten- dais autrefois ! A quelle tyrannie sauvage cet affai- blissement du corps ne m'a-t-il pas arraché? Ge qui me préoccupait le moins était ma peinture. Il faut donc faire comme on peut; si la nature refuse le tra- vail au delà d'un certain nombre d'instants, ne point lui faire violence et s'estimer heureux de ce qu'elle nous laisse ; ne point tant s'attacher à la poursuite des éloges qui ne sont que du vent,, mais jouir du travail même et des heures délicieuses qui le suivent, parle sentiment profond que le repos dont on jouit a été acheté par une salutaire fatigue qui entretient la santé de l'âme. Cette dernière agit sur celle du corps ; elle empêche la rouille des années d'engour- dir les nobles sentiments.

Lundi 18 octobre. J'ai travaillé tous ces jours-ci avec une ténacité extrême, avant d envoyer mes peintures qu'on colle demain ; je suis resté sans me reposer pendant sept, huit et près de neuf heures devant mes tableaux.

Je crois que mon régime d'un, seul repas est déci- dément celui qui me convient le mieux.

Mardi 19 octobre. Commencé à coller à l'Hôtel de ville. Tous les jours suivants, j'y serai assidu. Je ne pourrai guère commencer à retoucher que samedi

128 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

ou dimanche. Je fais faire bonne garde à la porte de ma salle. Haro a renvoyé le préfet (1), qui a approuvé ma résolution de m' enfermer ; ce qui me fait étendre la mesure à tout le monde et avec son ordre exprès.

Cette salle est, je crois, la plus obscure de toutes (2) . J'ai été un peu inquiet, surtout de l'effet des fonds des caissons, qu'il faut, je crois, faire clairs.

Mercredi 20 octobre. Ce matin, j'ai fait enlever toutes les planches, et la vue de l'ensemble m'a ras- suré. Tous mes calculs relatifs à la proportion et à la grâce de la composition totale sont justes, et je suis ravi de cette partie du travail. Les obscurités qui sont l'effet de cette salle et auxquelles il était im- possible de s'attendre à ce degré, seront, j'espère, facilement corrigées.

Vendredi 22 octobre. En sortant de ma salle, vers dix heures, trouvé le préfet qui m'a promené devant toutes ces maudites peintures. Il m'a fait tomber sur la jambe un cadre de bois, qui m'a fait une entaille qui paraît être, le lendemain, assez légère, mais qui m'a inquiété, par la crainte d'être arrêté dans la terminaison démon salon.

(1) M. Berger était alors préfet de la Seine. Il ne quitta ce poste qu'en 1853, lorsqu'il fut nommé sénateur.

(2) On sait que toute cette salle (salon de la Paix) a été complètement brûlé* dans l'incendie du 24 mai 1871.

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 12î>

Vendredi 29 octobre. Vu M. Cazenave (1) le matin. Travaillé à mes retouches du plafond tous ces jours derniers, avec des chances diverses d'ennui et de joie : ce qu'il y a à faire est gigantesque ; mais si je ne suis pas malade, je m'en tirerai.

Sur la différence du génie français et du génie italien dans les arts : le premier marche l'égal du second pour l'élégance et le style, au temps de la Renaissance. Comment se fait-il que ce détestable style, mou, carrachesque, ait prévalu? Alors, mal- heureusement, la peinture n'était pas née. Il ne reste de cette époque que la sculpture de Jean Goujon. Il faut, au reste, qu'il y ait dans le génie français quel- que penchant plus prononcé pour la sculpture ; à presque toutes les époques, il y a eu de grands sculpteurs, et cet art, si on excepte Poussin et Le- sueur, a été en avant de l'autre. Quand ces deux grands peintres ont paru, il n'y avait plus de traces des grandes écoles d'Italie : je parle de celles la naïveté s'unissait au plus grand savoir. Les grandes écoles venues soixante ou cent ans après Raphaël ne sont que des académies l'on enseignait des re- cettes. Voilà les modèles que Lesueur et Poussin ont vus prévaloir de leur temps : la mode, l'usage les ont entraînés, malgré cette admiration sentie de l'an- tique, qui caractérise surtout les Poussin, les Le- gros (2) et tous les auteurs de la galerie d'Apollon.

(1) Le docteur Cazenavey qui soignait alors Delacroix.

(2) Pierre Legros, sculpteur, à Paris (1656-1719). Il a passé

ii. 9

130 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

J'aime mieux m'entretenir avec les choses qu'avec les hommes : tous les hommes sont ennuyeux ; les tics, etc. L'ouvrage vaut mieux que l'homme. Corneille était peut-être assommant ; Cousin, de même ; Poinsot, etc. Il y a dans l'ouvrage une gravité qui n'est pas dans l'homme. Le Poussin est peut-être celui qui est le plus derrière son œuvre. Les ouvrages il y a du travail, etc.

Lundi 1er novembre. Faire des traités sur les arts ex professo, diviser, traiter méthodiquement, résumer, faire des systèmes pour instruire catégori- quement : erreur, temps perdu, idée fausse et inutile. L'homme le plus habile ne peut faire pour les autres que ce qu'il fait pour lui-même, c'est-à-dire noter, observer, à mesure que la nature lui offre des objets intéressants. Chez un tel homme, les points de vue changent à chaque instant. Les opinions se modifient nécessairement; on ne connaît jamais suffisamment un maître pour en parler absolument et définitive- ment.

Qu'un homme de talent, qui veut fixer les pen- sées sur les arts, les répande à mesure qu'elles lui viennent; qu'il ne craigne pas de se contredire; il y aura plus de fruit à recueillir au milieu de la profu- sion de ses idées, même contradictoires, que dans la trame peignée, resserrée, découpée, d'un ouvrage

presque toute sa vie en Italie. Il a pourtant travaillé pour le Louvre ainsi que pour le palais et le parc de Versailles.

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 131

dans lequel la forme l'aura occupé (1)... Quand le Poussin disait, dans une boutade, que Raphaël était un âne, à côté de l'antique, il savait ce qu'il disait : il ne pensait qu'à comparer le dessin, les connaissances anatomiqnes de Fun et des autres, et il avait beau jeu à prouver que Raphaël était ignorant à côté des anciens.

À ce compte-là, il aurait pu dire aussi que Ra- phaël n'en savait pas autant que lui même Poussin, mais dans une autre disposition... En présence des miracles de grâce et de naïveté unies ensemble, de science et d'instinct de composition poussés à un point personne ne l'a égalé, Raphaël lui eût paru ce qu'il est en effet, supérieur même aux anciens, dans plusieurs parties de son art, et particulièrement dans celles qui ont été entièrement refusées au Pous- sin.

L'invention chez Raphaël, et j'entends par le dessin et la couleur, est ce qu'elle peut; non pas que j'entende dire par qu'elle est mauvaise ; mais telle quelle est, si on la compare aux merveilles en ce genre du Titien, du Gorrège, des Flamands, elle de- vient secondaire, et elle devait l'être ; elle eût pu

(1) C'est un retour à l'idée que nous notions dans notre Étude et dont nous nous servions pour justifier la publication du Journal : « Pourquoi « ne pas faire un petit recueil d'idées détachées qui me viennent de «♦temps en temps toutes moulées, et auxquelles il serait difficile d'en coudre d'autres? Faut-il absolument faire un livre dans toutes les ««règles? Montaigne écrit à bâtons rompus... Ce sont les ouvrages les « plus intéressants. » (Voir t, p. iv, v.)

132 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

l'être encore beaucoup davantage, sans distraire no- tablement des mérites qui mettent Raphaël non seu- lement au premier rang, mais au-dessus de tous les artistes, anciens et modernes, dans les parties il excelle. J'oserais même affirmer que ces qualités se- raient amoindries par une plus grande recherche dans la science anatomique ou le maniement du pin- ceau et de l'effet. On pourrait presque en dire autant du Poussin lui-même, eu égard aux parties dans les- quelles il est supérieur. Son dédain de la couleur, la précision un peu dure de sa touche, surtout dans les tableaux de sa meilleure manière, contribuent à aug- menter l'impression de l'expression ou des carac- tères.

Mardi 17 novembre. L'homme est un animal so- ciable qui déteste ses semblables. Expliquez cette sin- gularité : plus il vit rapproché d'un sot être pareil à lui, plus il semble vouloir de mal à cet autre malheu- reux. Le ménage et ses douceurs, les amis voyageant ensemble, qui se supportaient quand ils se voyaient tous les huit jours, qui se regrettaient quand ils étaient éloignés, se prennent dans une haine mor- telle, quand une circonstance les force à vivre long- temps face à face.

L'esprit volontaire et taquin qui nous fait nous préférer, nous et nos opinions, à celles de notre voi- sin, ne nous permet pas de supporter la contra- diction et l'opposition à nos fantaisies. Si vous joignez

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX- 133

à cette humeur naturelle celle que la maladie ou les chagrins vous donnent dans une plus grande propor- tion, l'aversion qu'inspire une personne à qui notre sort est lié peut devenir un véritable supplice. Les crimes auxquels on voit se porter une foule de mal- heureux en l'état de société, sont plus affreux que ceux que commettent les sauvages. Un Hottentot, un Iroquois fend la tête à celui qu'il veut dépouiller ; chez les anthropophages, c'est pour le manger qu'ils l'égorgent, comme nos bouchers font d'un mouton ou d'un porc. Mais ces trames perfides longtemps méditées, qui se cachent sous toutes sortes de voiles, d'amitié, de tendresse, de petits soins, ne se voient que chez les hommes civilisés.

Aujourd'hui, à la séance de la mairie du IVe ar- rondissement, pour le choix des jurés.

Déjà fort indisposé , je suis rentré après avoir été un instant à l'Hôtel de ville, et ai fait tout le chemin à pied; mais c'est une vaillantise qui ne m'a point réussi. Peut-être eussé-je été plus malade sans cela. Mais à partir de ce jour a commencé l'indispo- sition qui m'a fort retenu et fort donné à penser sur la sottise de vouloir se crever de travail et com- promettre tout par le sot amour-propre d'arriver à temps.

Vendredi 19 novembre. Je vois que les élégants font à Pétersbourg des cigarettes de thé vert. Elles n ont pas du moins l'inconvénient d'être narcotiques.

134 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

Jeudi 25 novembre. Première promenade hors des barrières avec Jenny. Excellent remède pour l'esprit et le corps. Le froid me ranime au lieu de mètre importun ou insupportable comme d'habitude. Je serais ravi de cette disposition très favorable à la santé.

Vendredi 26 novembre. Grande promenade avec Jenny par les boulevards extérieurs, Monceau, la barrière de Courcelles et la place d'Europe, et à tra- vers cette grande plaine nous étions quasi perdus; cela est excellent pour la santé.

Il faudrait sortir tous les jours avant dîner, s'ha- biller, voir ses amis et sortir de la poussière du tra- vail.

Se rappeler Montesquieu, qui ne se laissait jamais gagner par la fatigue, après avoir donné à la compo- sition un temps raisonnable. L'expérience, en ren- dant le travail plus facile et plus ordonné, peut con- quérir cette faculté qui est refusée à la jeunesse.

Samedi 27 novembre. Il est décidé que mes pla- fonds et peintures (1) vont être couverts de papier et

(1) La décoration du Salon de la Paix, à Y Hôtel de ville, se composait de : un plafond circulaire, huit caissons, onze tympans. Le sujet du plafond était : La Paix consolant les hommes et ramenant V abon- dance. Ceux des caissons et des tympans étaient des sujets se référant à la mythologie antique : Vénus, Bacchus couché sous une treille, Mars enchaîné, Mercure, dieu du commerce, La Muse Clio, Neptune apai- sant les flots, etc.

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 135

la salle livrée au public : j'en suis enchanté. J'aurai le temps d'y revenir à loisir.

Je viens d'examiner tous les croquis qui m'ont servi à faire ce travail. Combien y en a-t-iî qui mont gran- dement satisfait au commencement, et qui me pa- raissent faibles ou insuffisants, ou mal ordonnés, depuis que les peintures ont avancé ! Je ne puis assez me dire qu'il faut beaucoup de travail pour amener un ouvrage au degré d'impression dont il est suscep- tible. Plus je le re verrai, plus il gagnera du côté de l'expression... Que la touche disparaisse, que la prestesse de l'exécution ne soit plus le mérite princi- pal, il n'y a nul doute à cela; et encore combien de fois n'arrive-t-il pas qu'après ce travail obstiné, qui a retourné la pensée dans tous les sens, la main obéit plus vite et plus sûrement pour donner aux dernières touches la légèreté nécessaire !

28 novembre. Adam et Eve chassés du Paradis (La chute) (1). Le Christ sortant du tombeau (La mort vaincue).

Pour l'estomac : prendre du bismuth en petite dose, avec la soupe. Magnésie calcinée : une petite cuillerée avec fleur d'oranger ou sirop de gomme dans un peu d'eau, quelque temps avant le repas, deux fois par jour, s'il est possible. Bicarbonate de soude dans l'eau ou dans l'eau de Vichy, pour la renforcer.

(1) Voir Catalogue Robaut, nes 852 à 855 et 902.

136 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

30 novembre. Sur la manière, à propos des peintures de l'Hôtel de ville, comparée à celle de Riesener. Boucher, Vanloo admirés, imitateurs de Michel-Ange et de Raphaël; même cohue.

Sans date (1). Penser que F ennemi de toute peinture est le gris : la peinture paraîtra presque toujours plus grise quelle n'est, par sa position oblique sous le jour. Les portraits de Rubens, ces femmes du Musée, à la chaîne, etc., qui laissent voir par- tout le panneau Van Eyck, etc.

De aussi un principe qui exclut les longues re- touches, c'est d'avoir pris son parti en commen- çant... Il faudrait essayer, pour cela, de se conten- ter pleinement avec les figures peintes sans le fond ; en s'exerçant dans ce sens, il serait plus facile de subor- donner ensuite le fond.

Il faut, de toute nécessité, que la demi-teinte, dans le tableau, c'est-à-dire que tous les tons en général soient outrés. Il y a à parier que le tableau sera exposé le jour venant obliquement; donc forcé- ment ce qui est vrai sous un seul point de vue, c'est- à-dire le jour venant de face, sera gris et faux, sous tous les autres aspects. Rubens outré; Titien de même; Véronèse quelquefois gris, parce qu'il cher- che trop la vérité.

Rubens peint ses figures et fait le fond ensuite; il

(1) Sur des notes volantes dans un Agenda portant la date 1852.

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 137

le fait alors de manière à les faire valoir : il devait peindre sur des fonds blancs ; en effet, la teinte locale doit être transparente, quoique demi-teinte ; elle imite, dans le principe, la transparence du sang sous la peau.

Remarquer que toujours, dans ses ébauches, les clairs sont peints et presque achevés sur de simples frottis pour les accessoires.

A la fin de l'Agenda de 1852, se trouvent les notes ci-après :

Le 27 décbre 1852, reçu pour les tableaux de Bordeaux. 700 fr.

Le 27 décembre 1852, reçu de Thomas, pour un

Petit Tigre 300

Le 1er février, reçu de Weill , à compte sur mon

marché de 1,500 fr 500

Le 3 mars, reçu de Thomas, à compte sur mon

marché de 2,100 fr 1 . 000

Le 10 mars, reçu de M. Didier, pour Y Andromède. 600

Le 22 de Beugniet, pour le Petit Christ,

et le Lion et Sanglier 1 . 000

Le 4 avril, reçu de Weill un second à compte. . . 500 (reste 500) .

Le 10 de Thomas 1.100

(J'ai à lui donner les Lions sur ce marché, et en lui livrant la Desdémone dans sa chambre, il n'aura à me donner que 500 fr.).

10 avril, reçu de Mme Herbelin, pour les Pèlerins d'Em-

maùs 3 .000 fr.

10 avril, reçu de Tedesco, pour les Chevaux qui sortent de

Veau (deux chevaux gris) 500

1er mai, reçu de Thomas, pour solde (sauf la répétition du

Christ au tombeau) 500

28 juin, reçu de Tedesco, pour le Maréchal marocain 800

138 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

1er marché avec Weill :

Vue de Tanger

Marchand d'oranges

1.500 fr. saint 1 h ornas

La Fiancée d' Abydos (1)

De Weill : J'ai reçu à compte le 1* février, en lui livrant la Vue de

Tanger 500

Depuis, il m'a demandé Saint Sébastien 500

Répétition du plafond d'Apollon à M. Ronnet (2) 1 .000

Marché avec Thomas : Desdémone aux pieds de son père 400 ]

Ophélia dans le ruisseau 700 _. . „,. .

ri r i*n *nn ) 2.100 fr.

Deux lions sur le même tableau oOU i

Michel-Ange dans son atelier 500 /

(En avril) Desdémone dans sa chambre 500 fr.

La répétition du Christ de M. de Geloës (3).. . . 1.000

Marché avec Reugniet :

Christ en croix, toile de 6. . . Lion terrassant un sanglier.

Marché avec Ronnet : La répétition du plafond d'Apollon , . . . 1 . 000

Marché avec le comte de Geloës :

Daniel dans la fosse aux lions (4) 1 .000

Portrait de M. Rruyas (5) 1 . 000

deTalma 1.500 fr.

(1) La seule Fiancée d' Abydos était en 1874 vendue 32,050 francs. (Voir Catalogue Robaut, nos 772-773.)

(2) Cette superbe toile est au Musée de Rruxelles. (Voir Catalogue Ro- baut, n° 1110.)

(3) La première composition de la Mise au tombeau, ou Christ du comte de Geloës, atteignit à la vente Faure, en 1873, le chiffre de 60,000 francs. Cette répétition est d'un bien moindre format. (Voir Catalogue Robaut, nos 1034 et 1037.)

(4) Ce* ableau fut vendu 17,500 francs en 1877. (Voir Catalogue Ro- baut, n° 1213.)

(5) u Le portrait de M. Rruyas, qui fut connu des Parisiens seulement « à l'Exposition posthume de l'œuvre de Delacroix, avait été commencé «en mai 1853. M. Rruyas, avec l'aide de Th. Silvestre, avait rédigé un « catalogue raisonné et illustré de sa collection de peintures modernes. » (Voir Catalogue Robaut.)

1853

2 janvier. La couleur n'est rien, si elle n'est pas convenable au sujet, et si elle n'augmente pas l'effet du tableau par l'imagination. Que les Boucher et les Vanloo fassent des tons légers et charmants à l'œil, etc.

Lundi 10 janvier. Halévy nous contait, à Trous- seau (1) et à moi, à ce dîner, qu'entendant par- ler d'un vieillard battu par son fils, il avait trouvé dans ce prétendu vieillard un homme de cinquante à cinquante -deux ans ; mais c'était un homme qui paraissait vingt ans de plus : c'était quelque marchand devin retiré. Ces natures brutes s'affaissent prompte- ment, quand l'activité physique ne les soutient plus. Nous disions à ce propos que les gens qui travaillent de 1 esprit se conservent mieux. Il m'arrive très sou- vent le matin d'être ou de me croire malade jusqu'au moment je me mets à travailler. J'avoue qu'il se

(1) Le docteur Armand Trousseau était un des médecins les plus distingués de l'époque. Il avait siégé en 1848 comme député à l'Assem- blée constituante. Homme du monde par excellence, passionné pour les arts, causeur plein d'esprit, il était très recherché dans les salons. 139

140 JOURNAL D'EUGENE DELACBOIX.

pourrait qu'un travail ennuyeux ne fît pas le même effet, mais quel est le travail qui n'attache pas l'homme qui s'y consacre? Je disais à Trousseau que je ne res- semblais pas à ces musiciens qui disent du mal de la musique, etc. Il m'a dit qu'il aimait passionnément son métier, qui est un des plus répugnants qu'on puisse embrasser. C'est un homme déplaisir, qui doit aimer ses aises. Tous les jours, dans cette saison, son réveille-matin le fait lever et courir à son hôpital, lever des appareils, tâter le pouls, et pis encore, à des malades dégoûtants, dans un air empesté il passe la matinée. Quand la disposition ne l'y porte guère, il est à croire que Y amour-propre le fait. Dupuytren n'y a jamais manqué, et il n'est pas probable que ce soit cette assiduité qui l'ait fait mourir prématuré- ment. Au contraire, elle aura peut-être combattu quelque mauvaise influence, qui aura fini par le tuer.

15 janvier. Pour le tableau espagnol dont j'ai fait une esquisse :

Teinte de petit vert, avec très peu de brun rouge et de blanc, comme teinte locale, sur un frottis de bitume par exemple;

Ou simplement : petit vert pour l'ombre, sur lequel on met des tons de vermillon et de brun rouge.

Clairs empâtés avec rose, brun rouge, laque et blanc suivant le besoin. La terre de Cassel et blanc ou la momie et blanc, suivant le besoin, font des tons violets suffisants : sur cette préparation, les tons des-

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sinés avec beau rouge, laque, vermillon très chaud, et sur les saillies, clairs vifs, roses ou jaunâtres.

Pour le berger, dans le même tableau : passé sur les clairs un ton de petit vert, rendu plus foncé avec vert émeraude : ce frottis était du vert pur. Mis le ton chaud, avec vermillon et brun rouge purs.

Les clairs ajoutés ensuite, comme aux autres figu- res, avec tons chauds empâtés analogues, et unifor- mément aussi tous les endroits colorés, soit dans l'ombre, soit dans les clairs plus prononcés de rouge, comme le bout de nez, les paupières, les mains, aux articulations surtout, et principalement les doigts, les genoux. Repiqués d'ombre de terre de Sienne brûlée et laque, avec vermillon; et clairs sur les par- ties saillantes; c'est-à-dire dessiner avec ce rouge de terre de Sienne et laque le contour des oreilles, les narines, etc., et sur les parties saillantes, telles que le bout du nez, les nœuds des mains ; la joue, clairs plus ou moins roses, qui font le luisant et le complé- ment.

Ton vert jaune de reflet dans une chair fraîche, indispensable : Terre d'ombre naturelle, jaune de Naples, jaune de zinc brillant, vert émeraude. Mêlé avec le ton orange transparent de la palette laque jaune, vermillon, cadmium, il donne un ton rompu charmant, analogue à celui de la partie jaune du ciel d'Apollon, et excellent dans les préparations chaudes pour les clairs.

Le ton vert chou ci-dessus fait bien à côté de ver-

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millon, blanc et laque brûlée; également à côté de brun rouge et blanc.

Tête de la femme sous les arbres dans l'ombre : ce qui fait le ton violâtre de l'ombre- est brun rouge et blanc, et un peu de terre de Casse l plus foncé que ie même ton, pour faire ce qu'il y a de plus violet dans le clair; en un mot, sur le frottis vert, qui est com- mun au clair comme à l'ombre, mais avec une inten- sité différente, pour rendre le clair moins participant du ton vert du dessous : brun rouge et blanc. Dans l'ombre sur ce ton vert, pour donner un ton rose, le ton que j'ai dit de brun rouge, blanc et terre de Cas- sel; ce ton mêlé à celui de terre d'ombre naturelle, bleu de Prusse et blanc, fait amirablement. Ce mélange du vert et du violet, qui caractérise le passage de l'ombre au clair, dans certaines parties, la joue, les jambes couleur de poisson, etc., etc. Pour faire ce ton d'ombre, quand il est plus jaune sur les parties jaunâtres, mettre le ton de terre d'ombre naturelle, bleu de Prusse et un peu d ocre jaune, mêlé à plus ou moins de brun rouge et blanc. Le ton de bleu de Prusse, terre naturelle et blanc, magnifique ton d'om- bre violette, en y mêlant du vermillon (employé, je crois, si je m'en souviens, entre les jambes de la petite Ariane assise la seconde) terre dombre et cobalt, au lieu de bleu de Prusse, ferait peut-être aussi bien et serait plus solide ; ce ton passé sur les parties ronge prononcé qu'on met sur les genoux, etc. Dans le ton vert, dans l'ombre de l'Espagnol

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en question, surtout de F enfant vu de dos sous F ar- bre; — sur ces tons verdâtres, atténuer aussi avec brun rouge, blanc et noir.

Le ton de terre d'ombre naturelle excellent, avec bleu de Prusse, pour les ombres légères verdâtres qui bordent les cheveux, le cou, la partie jaune du bras, du dos, etc. Exemple : Genoux de l'Andromède (véri- fier si je n'ai pas voulu dire l'Ariane). Bord d'om- bre des jambes. \

Pour faire une ombre moins fade qu'avec le petit vert, quand elle est un accident et non une teinte à plat, la préparer avec terre d'ombre, cobalt, et vert émeraude, et ensuite vermillon. Entre-deux des jambes : pour ne pas le faire trop rouge, préparer avec terre d'ombre, vert émeraude, cobalt, et passer le vermillon par-dessus; et, mieux que vermillon, brun rouge qui fait moins ardent; ce ton est le plus sanguine possible pour une ombre intense, réunissant merveilleusement le vert et le violet ; mais il est indis- pensable de passer l'un après l'autre, et non pas de les mêler sur la palette. Le ton de terre d' ombre natu- relle, blanc et bleu de Prusse foncé avec brun rouge, magnifique ton d'ombre de chair vigoureuse. Les mettre à côté l'un de l'autre sur la palette ; fait également une demi-teinte locale de chair. Le vert chou jaune : terre d'ombre naturelle, jaune de Nap les , jaune de zinc, vert émeraude, avec brun rouge et blanc, très belle localité de chair (jambe de Talma).

Ton jaune vert, qui règne dans la copie du plafond

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d'Apollon, le ton clair de terre d'ombre naturelle, bleu de Prusse et blanc avec ocre jaune. Excellent frottis pour préparer des chairs fraîches comme la cuisse de Junon et son pied : Ton orangé de laque jaune, vermillon, cadmium avec laque rouge et blanc, mais assez foncé, pour faire une opposition pronon- cée ; les mettre à côté l'un de l'autre. Jaune de zinc et noir plus ou moins foncé : beau vert rompu.

Tons très fins, analogues du ton jaune du ciel de l'Apollon, propres à placer sur une chair dans le clair comme préparation d'un ton d'ombre, vert chou et le ton orangé transparent.

Autre : Sienne naturelle, vert émeraude, jaune de zinc. Fait ainsi, il est un peu chaud et cru; on le tem- père avec le vert chou.

Ton gris violet très joli : Vert chou avec laque et blanc foncé.

Ton d'or clair : Ocre jaune, jaune de Naples.

Autre demi-teinte plaquée d'or : Terre d'Italie seule (fauteuil de Talma).

Ton important de laque rouge et blanc foncé, à côté du même ton dans lequel on ajoute de la laque brûlée ; mettre l'un et l'autre à côté de jaune indien. Ton de jaune indien, Sienne et vert émeraude : opposition toute prête du jaune et du vert au violet.

Laque jaune et jaune de zinc, important.

Main gauche de Talma : Préparée avec des tons très roux et non encore rompus. Sur cette prépara- tion, sèche depuis quelque temps, passé une demi-

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pâte très transparente avec brun rouge et blanc, et terre d'ombre naturelle, bleu de Prusse et blanc... a donné tout de suite une demi-teinte de chair d'une grande finesse. Les ombres chaudes étant placées et les saillies du clair avec des tons convenables, l'effet était complet. (Pourrait s'appliquer avec succès à toute préparation faite à la Titien avec ton de Sienne ou brun rouge, etc., comme, par exemple, était celle de la petite Andromède.)

Localité de la main appuyée par terre de la femme qui essuie le sang de saint Etienne : ton demi-teinte de terre de Cassel, blanc avec vermillon et laque. Le moindre ton vert {cobalt et émeraude, par exemple) et orangé donne un brillant magnifique, au-dessus peut-être de celui du Sardanapale, qui était ana- logue, à cause des tons verts ajoutés.

Coulé pour la chair très fin : le ton de laaue jaune et jaune de zinc avec laque rouge dorée.

Le charmant jaune paille (demi-teinte) : Ocre jaune, terre de Cassel, blanc avec pointe de vert émeraude et zinc, et peut être sali avec pointe de laque rouge. A côté de beau vermillon et laque rouge, mêlés ensemble modérément : tons sanguine très beaux.

Autre ton sanguine plus verdâtre : bon coulé, pré- paration, etc. A côté du ton beau vermillon clair et laque, ton d'ocré jaune et petit vert. Ces tons très fins seraient d'ailleurs glacés (non essayé) pour remonter du ton des chairs déjà avancées, mais un peu trop blanches.

ii. 10

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Beau brun : jaune de Mars et brun de Florence; mettre à côté de la masse des tons verts verdâtres, vert chaud, vert chou, et le ton de terre de Cassel, blanc et laque.

Ton bois violâtre : brun de Florence, blanc avec ocre de ru et une pointe de noir ou autre, pour salir un peu.

Demi-teinte de cheveux blonds : jaune paille un peu sombre avec brun rouge et blanc sombre; aussi ajouter jaune indien ou ton de terre de Sienne et vert émeraude. Ajouter laque et vermillon clair au ton orangé transparent.

Beau brun jaune vert : Vert émeraude, terre d'Italie naturelle ; en y ajoutant du vermillon , il devient sanguine, sans être rouge.

Vermillon, laque brûlée, blanc, à côté de celui-ci, qui est un peu foncé ; faire le même plus clair, mais avec très peu de laque brûlée et plus de laque et ver- millon.

Avec ce dernier et vert émeraude, est fait le ton des montagnes les plus lointaines dans le Saint Sébas- tien.

Le clair du chemin et des montagnes plus rappro- chées avec le petit ver? et l'orangé de cadmium, blanc et vermillon.

Brun de Florence et blanc mêlé à Y orangé de zinc; les mettre à côté l'un de F autre.

Jeudi 27 janvier. Dîné chez Bixio avec d'Ar-

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gent, Decazes,le prince Napoléon. Après, chez Man- ceau.

De tout cela, je ne me rappelle que deux ou trois morceaux de la Flûte enchantée, dont nous a régalés Mme Manceau.

Je n'éprouve pas, à beaucoup près, pour écrire, la même difficulté que je trouve à faire mes tableaux (I). Pour arriver à me satisfaire, en rédigeant quoi que ce soit, il me faut beaucoup moins de combinaisons de composition, que pour me satisfaire pleinement en peinture. Nous passons notre vie à exercer, à notre insu, Fart d'exprimer nos idées au moyen de la parole. L'homme qui médite dans sa tête comment il s'y prendra pour obtenir une grâce, pour éconduire un ennuyeux, pour attendrir une belle ingrate, tra- vaille à la littérature sans s'en douter. Il faut tous les jours écrire des lettres qui demandent toute notre attention et d'où quelquefois notre sort peut dépendre.

Telles sont les raisons pour lesquelles un homme supérieur écrit toujours bien, surtout quand il trai- tera de choses qu'il connaît bien. Voilà pourquoi les femmes écrivent aussi bien que les plus grands hommes. C'est le seul art qui soit exercé par les indif- férentes... Il faut ruser, séduire, attendrir, congédier, en arrivant et en partant. Leur faculté d' à-propos, la lucidité, extrême dans certains cas, trouvent ici mer- veilleusement leur application. Au reste, ce qui con-

(1) On remarquera que plus loin Delacroix énonce une idée à peu près opposée à celle-ci.

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firme tout cela, c'est que, comme elles ne brillent pas par une grande puissance d'imagination, c'est sur- tout dans l'expression des riens qu'elles sont maî- tresses passées. Une lettre, un billet, qui n'exige pas un long travail de composition, est leur triomphe.

Lundi 7 février. Aujourd'hui, l'insipide et indé- cente cohue de la fête du Sénat. Aucun ordre, tout le monde pêle-mêle, et dix fois plus d'invités que le local n en peut contenir. Obligé d'arriver à pied et d' aller de même retrouver la voiture à Saint-Sulpice. . . Que de gueux! que de coquins s'applaudissent dans leurs habits brodés! Quelle bassesse générale dans cet empressement!

Vendredi 4 mars.

... Cui lecta potenter erit res, Nec facundia deserct hune, ntc lucidus ordo.

Mardi 15 mars. Je retrouve sur un chiffon de papier les lignes suivantes que j'ai écrites il y a long- temps; j étais alors plus misanthrope que je ne suis. J'avais plus de raisons d'être heureux, puisque j'étais plus jeune. Je ne laissais pas d'être attristé du spec- tacle auquel nous assistons et dont nous sommes nous-mêmes les acteurs et les victimes.

Voici la boutade : « Comment ce monde si beau renferme-t-il tant d'horreurs ! Je vois la lune planer paisiblement sur des habitations plongées, en appa-

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rence, dans le silence et dans le calme... les astres semblent se pencher dans le ciel sur ces demeures paisibles, mais les passions qui les habitent, les vices et les crimes ne sont qu'endormis ou veillent dans l'ombre et préparent des armes; au lieu de s'unir contre les horribles maux de la vie mortelle, dans une paix commune et fraternelle, les hommes sont des tigres et des loups animés les uns contre les autres pour s'entre-détruire. Les uns laissent un libre cours aux détestables emportements qu'ils ne peuvent maî- triser : ce sont les moins dangereux. Les autres ren- ferment, comme dans des abîmes sans fond, les noir- ceurs, la bile amère qui les anime contre tout ce qui porte le nom d'homme. Tous ces visages sont des masques, ces mains empressées qui serrent votre main sont des griffes acérées prêtes à s'enfoncer dans votre cœur. A travers cette horde de créatures hideuses, apparaissent des natures nobles et généreuses. Les rares mortels qui ne semblent laissés à la terre que pour témoigner du fabuleux âge d'or, sont les vic- times privilégiées de cette multitude de traîtres et de scélérats qui les entourent et les pressent. Le sort s'unit aux passions de mille monstres pour conspirer la perte de ces hommes innocents, et presque tous rendent à ce ciel ingrat une détestable vie, en mau- dissant un présent si funeste, et presque également leur inutile vertu, but des attaques et des haines, fardeau volontaire, et qu ils n'ont traîné que pour leur malheur, à travers mille maux. »

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Vendredi 18 mars. Vu, après le conseil, l'admi- rable Saint Just (1) de Rubens. Le lendemain, en essayant de me le rappeler, au moyen dune esquisse d'après la gravure, j'ai pu massurer que l'emploi du pinceau, au lieu de la brosse, a déterminé l'exécution lisse et plus achevée, c'est-à-dire sans plans heurtés, de Rubens. Ce mode mène à une exécution plus ronde, comme est la sienne, mais qui, en même temps, donne plus vite l'expression du fini. D'ailleurs, l'em- ploi des panneaux force pour ainsi dire à se servir de pinceaux. La touche lisse et un peu molle laisse moins d'aspérités. Avec les martres et les brosses ordinaires, on arrive à une dureté, à une difficulté de fondre les couleurs qui est presque inévitable ; les traces de la brosse laissent des sillons impossibles à dissimuler.

Dimanche 27 mars. Aux partisans exclusifs de ta forme et du contour.

Les sculpteurs vous sont supérieurs... En établis- sant la forme, ils remplissent toutes les conditions de leur art. Ils recherchent également, comme les parti- sans du contour, la noblesse des formes et de l'arran- gement. Vous ne modelez pas, puisque vous mécon- naissez le clair-obscur qui ne vit que des rapports de la lumière et de l'ombre établis avec justesse. Avec vos ciels couleur d'ardoise, avec vos chairs mates et sans effet, vous ne pouvez produire la saillie. Quant

(1) Voir Catalogue Robaut, 1942.

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à la couleur qui est partie de la peinture, vous faites semblant de la mépriser, et pour cause...

Lundi 28 mars. A Irène :

« Je suis le premier puni de mon horrible paresse â écrire, puisqu'elle me prive de recevoir souvent de vos nouvelles et de renouveler, en m'entretenant avec vous, le charme des souvenirs d'enfance. Je suis eu cela d'autant plus coupable et ennemi de moi-même, qu'isolé comme je suis, je vis bien plus souvent dans mon esprit avec le passé qu'avec ce qui m'entoure. Je n'ai nulle sympathie pour le temps présent; les idées qui passionnent mes contemporains me laissent absolument froid; mes souvenirs et toutes mes prédi- lections sont pour le passé, et toutes mes études se tournent vers les chefs-d'œuvre des siècles écoulés. Il est heureux, au moins, qu'avec ces dispositions, je n'aie jamais songé au mariage : j'aurais certainement paru à une femme jeune et aimable infiniment plus ours et plus misanthrope que je ne le parais à ceux qui ne me voient qu'en passant. »

A Andrieu :

« Je n'ai pas autant de mérite qu'on pourrait le penser, à travailler beaucoup, car c'est la plus grande récréation que je puisse me donner... J'oublie, à mon chevalet, les ennuis et les soucis qui sont le lot de tout le monde. L'essentiel dans ce monde est de com- battre l'ennui et le chagrin. Sans doute, parmi les

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distractions qu'on peut prendre, je pense que celui qui les trouve dans un objet comme la peinture, doit y trouver des charmes que ne présentent point les amusements ordinaires. Ils consistent surtout dans le souvenir que nous laissent, après le travail, les mo- ments que nous lui avons consacrés. Dans les distrac- tions vulgaires, le souvenir n'est pas ordinairement la partie la plus agréable; on en conserve plus sou- vent du regret, et quelquefois pis encore. Travaillez donc le plus que vous pourrez : c'est toute la philoso- phie et la bonne manière d'arranger sa vie (1). »

1" avril. J'ai usé pour la première lois de mes entrées aux Italiens... Chose étrange! j'ai eu toutes les peines du monde à m'y décider; une fois que j'y ai été, j'y ai pris grand plaisir; seulement j'y ai ren- contré trois personnes, et ces trois personnes mont demandé à venir me voir. L'une est Lasteyrie (2), qui veut bien m'apporter son livre sur les vitraux; la seconde estDelécluze (3), qui m'a frappé sur l'épaule

(1) Confidence rapportée par Baudelaire à qui Delacroix l'avait faite : « Autrefois, dans ma jeunesse, je ne pouvais me mettre au travail que « quand j'avais la promesse d'un plaisir pour le soir, musique, bal, ou « n'importe quel autre divertissement. Mais aujourd'hui je ne suis plus « semblable aux écoliers, je puis travailler sans cesse et sans aucun espoir « de récompense. » [Art romantique. L'Œuvre et la vie d'Eugène Delacroix.)

(2) Le comte de Lasteyrie , archéologue et homme politique, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, s'était fait connaître par des travaux d'archéologie et de critique d'art. Il avait écrit des articles sur Delacroix au journal le Siècle.

(3) Nous avons pu, grâce au précieux travail de M. Maurice Tourneux, Delacroix devant ses contemporains, suivre, année par année, les juge-

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avec une amabilité qu'on n'attendrait guère d'un homme qui m'a peu flatté, la plume à la main, depuis environ trente ans qu'il m'immole à chaque Salon. Le troisième personnage qui m'a demandé à venir me voir est un jeune homme que je me rappelle avoir vu, sans savoir et sans connaître son nom; cette dis- traction est fréquente chez moi.

Le souvenir de cette délicieuse musique (Sémira- mis) (1) me remplit d'aise et de douces pensées, le len- demain 1er avril. Il ne me reste dans l'âme et dans la pensée que les impressions du sublime, qui abonde dans cet ouvrage. A la scène, le remplissage, les fins prévues, les habitudes de talent du maître refroi- dissent l'impression, mais ma mémoire, quand je suis loin des acteurs et du théâtre, fond dans un ensemble le caractère général, et quelques passages divins viennent me transporter et me rappellent en même temps celui de la jeunesse écoulée.

L'autre jour, Rivet (2) vint me voir, et, en regar-

ments portés par le célèbre adversaire du maître sur ses différentes expo- sitions. En 1822, il écrivait à propos du Dante et Virgile : « La force « convient à l'étude. M. Delacroix l'indique par son tableau du Dante « et Virgile; ce tableau n'en est pas un ; c'est, comme on le dit en style « d'atelier, une vraie tartouillade. » En 1855, réunissant ses articles parus dans le Journal des Débats, après avoir dit quelques mots des dé- buts du jeune homme de talent auquel il n'avait cessé de prodiguer ses conseils, il recommençait «le procès intenté depuis trente ans à l'Ecole « moderne » . (V. le livre de M. Tourneux.)

(1) Sémiramis, opéra en deux actes, de Rossini.

(2) Nous avons déjà noté que le baron Rivet avait été un ami de jeu- nesse et un camarade d'atelier de Delacroix et de Bonington. M. Tourneux dit à propos de lui : « Il avait écrit sur le premier de ces deux grande « artistes un article très important qui fut présenté à la Revue des Deux

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dant la petite Desdémone aux pieds de son père (1), il ne put s'empêcher de fredonner le Se il padre mabban- donna, et les larmes lui vinrent aux yeux. C'était notre heau temps ensemble. Je ne le valais pas, au moins pour la tendresse et pour bien d'autres choses, et combien je regrette de n'avoir pas cultivé cette amitié pure et désintéressée ! Il me voit encore, et, je n'en doute pas, avec plaisir; mais trop de choses et trop de temps nous ont séparés. Il me disait, il y a peu d'années, en se rappelant cette époque de Mantes et de notre intimité : « Je vous aimais comme on aime une maîtresse. »

Il y a aux Italiens, qui jouent maintenant dans le désert, une Cruvelli (2) dont on parle très peu dans le monde et qui est un talent très supérieur à la Grisi, qui enchantait tout le monde quand les Bouffes étaient à la mode.

« Mondes, mais non inséré, et c'est grand dommage, car on y eût trouvé « des renseignements bien précieux sur les débuts, les théories et les « procédés de travail du maître. »

Ce que M. Tourneux ne dit pas, et ce que nous pouvons ajouter, c'est que 1 article du baron Rivet avait été précisément composé à l'occasion du Journal que nous offrons intégralement au public, dont il avait eu la bonne fortune de détenir quelques fragments en copie. Reconnaissons qu'il a fallu tout un étrange concours de circonstances pour que l'œuvre posthume du plus illustre de nos peintres ne se trouvât livrée à la publi- cité que trente années après sa mort.

(1) Il s'agit probablement ici d'une répétition avec variantes du tableau qui porte la date de 1839. (Voir Catalogue Robaut, 698.)

(2) La Cruvelli (baronne Vigier) était une cantatrice célèbre. Ses débuts, selon Delacroix, semblent être passés inaperçus. Si l'on inter- roge ses biographes, il est facile de constater en effet qu'à la différence de ses illustres rivales, les Grisi, les Pisaroni, ses débuts n'eurent aucun éclat.

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Une chose dont on ne s'est pas douté, à l'apparition de Rossini, et pour laquelle on a oublié de le criti- quer, parmi tant de critiques, c'est à quel point il est romantique. Il rompt avec les formules anciennes illustrées jusqu'à lui parles plus grands exemples. On ne trouve que chez lui ces introductions pathétiques, ces passages souvent très rapides, mais qui résument, pour l'âme, toute une situation, et en dehors de toutes les conventions. C'est même une partie, et la seule, dans son talent, qui soit à l'abri de l'imitation. Ce n'est pas un coloriste à la Rubens. J'entends tou- jours parler de ces passages mystérieux. Il est plus cru ou plus banal dans le reste, et, sous ce rapport, il ressemble au Flamand; mais partout la grâce ita- lienne, et même l'abus de cette grâce.

Dimanche 3 avril. Retourné aux Italiens : le Barbier. Tous ces motifs charmants, ceux de la Sémi- rarnis et du Barbier sont continuellement avec moi.

Je travaille à finir mes tableaux pour le Salon, et tous ces petits tableaux qu'on me demande. Jamais il n'y a eu autant d'empressement. Il semble que mes peintures sont une nouveauté découverte récem- ment (1).

(1) Le 14 avril 1853, Delacroix écrivait à M . Moreau père : « Eh bien, oui, cher ami, c'est vraiment à n'y pas croire, et pour ma « part je n'y comprends rien. Il semble maintenant que mes peintures « soient une nouveauté récemment découverte, que les amateurs vont « m'en»ichir après m'avoir méprisé. » Dans une précédente note, et à propos de toiles vendues par le maître à des marchands ou à des amateurs,

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Lundi 4 avril. Vu le soir Mme de Rubempré dans sa nouvelle maison. J'ai été enchanté de l'habi- tation : il y aura de quoi s'y plaire. J'en suis heureux pour cette bonne amie. Elle raffole des curiosités, des ameublements, et elle se trouve servie à souhait. Elle me faisait, ou plutôt nous faisions ensemble, cette réflexion : que tout le bonheur vient tard. C'est comme ma petite vogue auprès des amateurs ; ils vont m'enrichir après m'avoir méprisé.

Vendredi 8 avril. Sorti d'assez bonne heure pour aller voir les artistes qui m'avaient prié de les visiter. Que de tristes plaies, que d'incurables mala- dies de cerveau! Je n'ai eu qu'une compensation, mais elle a été complète : j'ai vu un véritable chef-d'œuvre : c'est le portrait que Rodakowski (1) vient de rap- porter d'après sa mère. Cet ouvrage confirme le pré- cédent qui m'avait tant frappé à l'Exposition.

Rentré très fatigué, et, après un sommeil presque léthargique et insurmontable, reposé tout à fait, et dîné avec Mme de Forget. Nous avons été voir les

nous avons fait quelques rapprochements de chiffres qui par eux-mêmes sont assez éloquents. Delacroix ne s'en montrait pourtant pas mécontent. Il n'était pas exigeant à ce point de vue. Souvent dans sa correspon- dance il demande à l'amateur qui désire une de ses œuvres d'en fixer lui-même le prix. A cinquante-cinq ans, après trente années de produc- tion ininterrompue, c'est un sentiment de surprise qu'il éprouve à constater que le succès lui vient !

(1) Henri Rodakowski, peintre polonais, à Lemberg. Il fut élève de Léon Gogniet. Il envoya au Salon de 1852 un beau portrait de Dembinski, qui lui valut une première médaille. Il exposa ensuite le portrait de sa mère en 1853 et celui de Frédéric Villot en 1855.

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Cerfbeer aussitôt après, et promené un peu sur les boulevards.

Mardi 12 avril. Dîné chez Riesener avec Gau- tier (1 ), qui a été aimable ; il me boudait depuis quelque temps.

J'ai été voir en revenant le dernier acte de Sémi- ramis.

Dans la journée, Mme Villot, Mme Barbier et Mme Herbelin sont venues voir mes tableaux. Cette dernière s'est affolée des Pèlerins d'Emmaùs (2), et veut l'avoir au prix que j'avais demandé.

Mercredi 13 avril. Il faut toujours gâter un peu un tableau pour le finir. Les dernières touches desti- nées à mettre de l'accord entre les parties ôtent de la fraîcheur. Il faut paraître devant le public en retran- chant toutes les heureuses négligences qui sont la passion de l'artiste. Je compare ces retouches assas- sines à ces ritournelles banales qui terminent tous les airs et à ces espaces insignifiants que le musicien est forcé de placer entre les parties intéressantes de son

(1) Delacroix rencontrait assez souvent Th. Gautier chez Riesener et ne se montrait pas toujours à son égard aussi courtois qu'on aurait pu le penser. Nous tenons de Mme Riesener le détail suivant : un soir, Gau- tier demanda à Delacroix de lui prêter un costume oriental, dont il l'avait vu revêtu à un bal costumé, et le peintre refusa net en termes qui jetèrent un froid parmi les assistants. Nous nous sommes déjà expliqué sur la cause probable de la froideur de Delacroix.

(2) Cette admirable toile a figuré récemment à l'Exposition des Cent chefs-d'œuvre, à la salle Petit, avec la Fiancée d'Abydos. Le prix en question était deux mille francs. (Voir Catalogue Robaut, 1192.)

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ouvrage, pour conduire d'un motif à l'autre ou les faire valoir. Les retouches pourtant ne sont pas aussi funestes au tableau qu'on pourrait croire, quand le tableau est bien pensé et a été fait avec un sentiment profond. Le temps redonne à l'ouvrage, en effaçant les touches, aussi bien les premières que les dernières, son ensemble définitif.

Jeudi 14 avril. Dîné chez M. Fould (1). Le Moniteur (2) a envie d'avoir de ma prose : cela tombe mal au milieu de mes occupations.

Été chez R... finir la soirée pour entendre la répé- tition et le choix que Delsarte fait des morceaux de son concert. Cette éternelle musique primitive, sans interruption, est bien monotone; un air de Cherubini risqué au milieu de tout cela m'a paru un foudre d'invention.

Vendredi 15 avril. Le préfet nous dit ce matin à notre comité, on débattait une question de cime- tière, qu'à propos de l'insuffisance des cimetières de Paris il existait un projet d'un sieur Lamarre ou Delamarre, qui proposait sérieusement d'envoyer les morts en Sologne, ce qui aurait l'avantage de nous en débarrasser et de fortifier le terrain.

(1) Achille Fould, homme d'État et financier, ministre de Napo- léon III. Il fut élu en 1857 membre de l'Académie des beaux-arts.

(2) Ce fut pour le Moniteur que Delacroix écrivit le grand article sur le Poussin qui parut dans les nos des 26, 29, 30 juin 1853.

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J'avais été, avant la séance, voir les peintures de Courbet (1). J'ai été étonné de la vigueur et de la saillie de son principal tableau(2) ; mais quel tableau ! quel sujet ! La vulgarité des formes ne ferait rien ; c'est la vulgarité et l'inutilité de la pensée qui sont abomi- nables; et même, au milieu de tout cela, si cette idée, telle quelle, était claire! Que veulent ces deux figures? Une grosse bourgeoise, vue par le dos et toute nue sauf un lambeau de torcbon négligemment peint qui couvre le bas des fesses, sort dune petite nappe d'eau qui ne semble pas assez profonde seulement pour un bain de pieds. Elle fait un geste qui n'exprime rien, et une autre femme, que l'on suppose sa servante, est assise par terre, occupée à se déchausser. On voit des bas qu'on vient de tirer : l'un deux, je crois, ne l'est qu'à moitié. Il y a entre ces deux figures un

(1) En ce qui touche l'opinion de Delacroix sur Courbet et le réalisme, nous nous sommes expliqué dans notre Etude (voir t. I, p. xxx, xxxi). Voici ce que le maître écrivait dans un des albums de son Journal : « Eh! « réaliste maudit, voudrais-tu par hasard me produire une illusion, telle « que je me figure quej'assi&te en réalité au spectacle que tu prétends m'of- « frir ? C'est la cruelle réalité des objets que je fuis, quand je me réfugie « dans la sphère des créations de l'Art. » Et plus loin : « Il existe un peintre « allemand nommé Denner, qui s'est évertué à rendre dans ses portraits « les petits détails de la peau et les poils de la barbe : ses ouvrages sont « recherchés et ont leurs fanatiques. Véritablement ils sont médiocres et « ne produisent point l'effet de la nature. On objectera peut-être que « c'est qu'il manquait de génie; mais le génie même n'est que le don de « généraliser et de choisir. » Baudelaire a merveilleusement commenté les causes de l'antipathie d'Eugène Delacroix pour l'art de Courbet.

(2) Le tableau auquel Delacroix fait allusion est celui qui figura au Salon de 1853 sous ce titre : Demoiselles de village,. Ce sont deux bai- gneuses, l'une debout, vue de dos, l'autre assise sur l'herbe. Chenavard raconte que Delécluze disait de cette dernière : « Cette créature est telle, « qu'un crocodile n'en voudrait pas pour la manger. »

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échange de pensées qu'on ne peut comprendre. Le paysage est d'une vigueur extraordinaire, mais il n'a fait autre chose que mettre en grand une étude que l'on voit près de sa toile; il en résulte que les figures y ont été mises ensuite et sans lien avec ce qui les entoure. Ceci se rattache à la question de l'accord des accessoires avec l'objet principal, qui manque à la plupart des grands peintres. Ce n'est pas la plus grande faute de Courbet. Il y a aussi une Fileuse (1) endormie, qui présente les mêmes qualités de vi- gueur, en même temps que d'imitation... Le rouet, la quenouille, admirables; la robe, le fauteuil, lourds et sans grâce. Les Deux Lutteurs montrent le défaut d'action et confirment l'impuissance dans l'invention. Le fond tue les figures, et il faudrait en ôter plus de trois pieds tout autour.

0 Rossiniî 0 Mozart! 0 les génies inspirés dans tous les arts, qui tirent des choses seulement ce qu il faut en montrer à l'esprit! Que diriez-vous devant ces tableaux? Oh! Sémiramis /... Oh! entrée des prêtres, pour couronner Ninias !

Samedi 16 avril. Dans la matinée, on m'a amené Millet (2)... Il parle de Michel-Ange et de la Bible,

(1) Cette Fileuse figurait à l'Exposition universelle de 1889.

(2) Il nous paraît au moins curieux de rapprocher du jugement de Delacroix celui de Baudelaire sur le même Millet : u M. Millet cherche « particulièrement le style : il ne s'en cache pas ; il en fait montre et « gloire. Mais une partie du ridicule que j'attribuais aux élèves de « M, Ingres s'attache à lui. Le style lui porte malheur. Ses paysans sont

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qui est, dit-il, le seul livre qu'il lise ou à peu près. Cela explique la tournure un peu ambitieuse de ses paysans. Au reste, il est paysan lui-même et s'en vante. Il est bien de la pléiade ou de l'escouade des artistes à barbe qui ont fait la révolution de 1848, ou qui y ont applaudi, croyant apparemment qu'il y aurait légalité des talents, comme celle des fortunes. Millet me paraît cependant au-dessus de ce niveau comme homme, et, dans le petit nombre de ses ouvrages, peu variés entre eux, que j'ai pu voir, on trouve un sentiment profond, mais prétentieux, qui se débat dans une exécution ou sèche ou confuse.

Dîné chez le préfet avec les artistes qui ont peint à l'Hôtel de ville récemment et tutti quanti. Germain Thibaut (1) qui était là, je ne sais pourquoi, me parlait à table de peinture, et me disait qu'il n'avait jamais pu comprendre la peinture de Decamps (2) : il est parti de pour faire, au contraire, un éloge magni- fique de la Stratonice, d'Ingres.

Ensuite chez Mme Barbier. Riesener retournait prendre sa femme, et nous avons été à pied. M. Bou-

« des pédants qui ont d eux-mêmes une trop haute opinion. Ils étalent « une manière d'abrutissement sombre et fatal qui me donne l'envie de « les haïr. » (Curiosités esthétiques. Salon de 1859. Le paysage.)

(1) Germain Thibaut, ancien président de la chambre de commerce, membre du conseil municipal de Paris.

(2) On sait en quelle estime Delacroix tenait les œuvres de Decamps. Il prononce quelque part dans son Journal le mot génie en parlant d'un de ses tableaux. Il avait d'autant plus de mérite à conserver l'impartia- lité que Decamps, dans un certain genre, était son rival tout indiqué, celui dont le nom venait naturellement à la bouche des ennemis de Delacroix, quand ils voulaient lui opposer un artiste s'étant inspiré de

IL 11

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rée, l1 ancien consul à Tanger, me disait que les Yacoubs, quand ils se font mordre par les serpents, lesquels sont venimeux, à ce qu'il m'a affirmé, ap- pliquent vivement sur leur bras, par exemple, la gueule ouverte du serpent, de manière à aplatir les crochets qui contiennent le poison. J'aime mieux croire qu'ils ne risquent pas à ce point de devenir victimes d'une maladresse, et que ces serpents sont moins venimeux qu'on ne le suppose.

J'ai travaillé toute la journée aux habits du por- trait de M. Bruyas. J'aurai une séance demain, qui, j'espère, sera la dernière.

Dimanche 17 avril. Sur l'Ecole anglaise (1) d'il y a trente ans : Lawrence, Wilkie. Les Mille et une Nuits, Reynolds, Gainsborough.

Sur Oudry (2) et les Discours de Reynolds (3) à

l'Orient. C'est ainsi que les Concourt, par exemple, dans une plaquette tirée à l'occasion de l'Exposition de 1855, traitent Delacroix de « coloriste puissant, mais à qui a été refusée la qualité suprême des colo- « ristes : l'harmonie ». Puis ils entonnent un hymne en l'honneur de Decamps.

(1) Delacroix semble ici se reporter par le souvenir à ses premières impressions de 1825, époque de son voyage à Londres, lorsque, après avoir vu Lawrence, il écrivait à Pierret : « C'est la fleur de la politesse « et un véritable peintre de grands seigneurs... J'ai vu chez lui de très •• beaux dessins de grands maîtres, et des peintures de lui, ébauches, des- « sins même, admirables. On n'a jamais fait les yeux, des femmes sur- « tout, comme Lawrence, et ces bouches entrouvertes d'un charme « parfait. Il est inimitable. » (Corresp., t. I, p. 108-109.)

(2) Jean-Baptiste Oudry (1686-1765), célèbre peintre d'animaux.

(3) Reynolds (1728-1792), un des peintres les plus justement renom- mée de l'école anglaise, comme Lawrence, Gainsborough et Wilkie. Outre ses Discours sur les arts, que cite Delacroix, il a écrit des Remar- ques sur les œuvres des peintres allemands et flamands.

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l'occasion : sa prédilection pour les dessinateurs. Lettres du Poussin.

Sur la différence de 1 ébauche etdel'esquisse avec l'objet fini ; sur l'effet en général de ce qui n'est pas complet et du manque de proportions pour contri- buer à agrandir.

Lundi 18 avril. Le jour des opérations du jury. J'ai vu, après le jury, ce pauvre Vieillard; il était au lit. Je le trouve bien affaibli et j'ai beaucoup de craintes. Quand je l'ai quitté, il m'a serré fortement la main et m'a accompagné d'un regard comme je ne lui en ai jamais vu.

Mercredi 20 avril. Après la journée fatigante du jury, qui est la troisième, et réveillé à grand'peine d'un terrible sommeil après mon diner, je suis parti vers dix heures pour aller chez Fortoul (1), que j'ai trouvé au moment son salon se vidait, et quoiqu'il fût alors près de onze heures, je n'ai pas hésité à aller voir la princesse Marcellini.

Je suis arrivé à temps pour avoir encore un peu de musique. Mme Potocka y était, et assez à son avantage. En revenant avec Grzymala, nous avons parlé de Chopin. Il me contait que ses improvi-

(1) Fortoul, littérateur et homme politique; collaborateur de la Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes. 11 fut ministre de la marine en 1851 et ministre de l'instruction publique après le coup d'État.

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sations étaient beaucoup plus hardies que ses com- positions achevées. Il en était pour cela, sans doute, comme de l'esquisse du tableau comparée au tableau fini. Non , on ne gâte pas le tableau en le finissant ! Peut-être y a-t-il moins de car- rière pour i'imagination dans un ouvrage fini que dans un ouvrage ébauché. On éprouve des im- pressions différentes devant un édifice qui s'élève et dont les détails ne sont pas encore indiqués, et de vant le même édifice quand il a reçu son complément d'ornements et de fini. Il en est de même dune ruine qui acquiert quelque chose de plus frappant par les parties qui manquent. Les détails en sont effacés ou mutilés, de même que dans le bâtiment qui s'élève on ne voit encore que les rudiments et l'indication vague des moulures et des parties ornées. L'édifice achevé enferme l'imagination dans un cercle et lui défend daller au delà. Peut-être que l'ébauche d'un ouvrage ne plaît tant que parce que chacun l'achève à son gré. Les artistes doués d'un sentiment très mar- qué, en regardant et en admirant même un bel ou- vrage, le critiquent non seulement dans les défauts qui s'y trouvent réellement, mais par rapport à la différence qu'il présente avec leur propre sentiment. Quand le Corrège dit le fameux : Anchioson pittore, il voulait dire : « Voilà un bel ouvrage, mais j'y aurais mis quelque chose qui n'y est pas. » L'artiste ne gâte donc pas le tableau en le finissant; seulement, en fermant la porte à l'interprétation, en renonçant au

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vague de l'esquisse, il 5e montre davantage dans sa personnalité, en dévoilant ainsi toute la portée, mais aussi les bornes de son talent.

Jeudi 21 avril. A la vente de Decamps (1)... J'ai éprouvé une profonde impression à la vue de plusieurs ouvrages ou ébauches de lui qui m'ont donné de son talent une opinion supérieure à celle que j'avais. Le dessin du Christ dans le prétoire, le Job, la petite Pêche miraculeuse, des paysages, etc. Quand on prend une plume pour décrire des objets aussi expressifs, on sent nettement, à l'impuissance d'en donner une idée de cette manière, les limites qui forment le domaine des arts entre eux. C'est une espèce de mauvaise humeur contre soi-même de ne pouvoir fixer ses souvenirs, lesquels pourtant sont aussi vivaces dans l'esprit après cette imparfaite description que l'on fait à l'aide des mots. Je n'en dirai donc pas davantage, sinon qu'à cette exposi- tion, comme le soir au concert de Delsarte, j'ai éprouvé, pour la millième fois, qu'il faut, dans les arts, se contenter, dans les ouvrages même les meil- leurs, de quelques lueurs, qui sont les moments l'artiste a été inspiré.

Le Josué, de Decamps, m'a déplu au premier

(1) L'exposition dont parle ici Delacroix précéda une vente de trente et un tableaux et dessins, faite par l'auteur personnellement, et qui produisit environ 75,000 francs. Le Josué fut vendu 8,500 francs, le Job, 7,020 francs. (Voir Théoph. Silvestre, Artistes vivants,)

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abord, et quand je le regardais de près, c'était une mêlée confuse eî. des indications de formes lâches et tortillées ; à distance, j ai compris ce qui faisait beauté dans ce tableau : la distribution des groupes et de la lumière touche au sublime.

Le soir, dans le trio de Mozart, pour alto, piano et clarinette, j'ai senti délicieusement quelques pas- sages, et le reste m'a paru monotone. En disant que des ouvrages comme ceux-là ne peuvent donner que quelques moments de plaisir, je n'entends pas du tout que ce soit toujours la faute de l'ouvrage, et, quant à ce qui concerne Mozart, je suis persuadé que c'était de la mienne. D'abord, certaines formes ont vieilli, été ressassées et gâtées par tous les musiciens qui sont venus après lui, première condition pour nuire à la fraîcheur de l'ouvrage. Il faut même s'éton- ner que certaines parties soient restées aussi déli- cieuses après tant de temps (le temps marche vite pour les modes dans les arts), et après tant de mu- sique bonne ou mauvaise calquée sur ce type enchan- teur. Il y a une autre raison pour qu'une création de Mozart saisisse moins par cette abrupte nouveauté que nous trouvons aujourd'hui à Beethoven ou à Weber : premièrement, c'est qu'ils sont de notre temps, et en second lieu, c'est qu'ils n'ont pas la perfection de l'il- lustre devancier. C'est exactement le même effet que celui dont je parlais à la page précédente : c'est celui que produit l'ébauche comparée à un ouvrage fini, de la ruine d'un monument ou de ses premiers rudi-

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ments, au monument terminé. Mozart est supérieur à tous par sa forme achevée. Les beautés comme celles de Racine ne brillent point par le voisinage de traits de mauvais goût ou d effets manques ; l'infério- rité apparente de ces deux hommes les consacre pourtant à jamais dans l'admiration des hommes, et les élève à une hauteur il est le plus rare d'at- teindre.

Après ces ouvrages, ou à côté si l'on veut, sont ceux qui réellement offrent des négligences con- sidérables ou des défauts qui les déparent peut-être, mais ne nuisent à la sensation qu'à proportion du plus ou moins de supériorité des parties réunies; Rnbens est plein de ces négligences ou choses hâtées. La sublime Flagellation d'Anvers , avec ses: bour- reaux ridicules; le Martyre de saint Pierre, de Co- logne, où on trouve le même inconvénient, c'est-à- dire la figure principale admirable et toutes les autres mauvaises^ Rossiniest un peu de cette famille.

Après la nouveauté qui fait souvent tout accepter d'un artiste, ainsi qu'on Fa fait avec lui, après le temps lassitude et de réaction Ion ne voit presque que ses taches, arrive celui la distance consacre les beautés et rend le spectateur indifférent aux imperfections. C'est ce que j'ai éprouvé avec Sémiraniis.

26 avril. Je disais hier à R..., au bal des Tuileries, à propos du mariage d'un auguste per-

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sonnage, que l'un des plus grands inconvénients du caractère français, celui qui a plus contribué peut-être que quoi que ce soit aux catastrophes et dé- confitures dont notre histoire abonde, c'est l'absence, chez toutes les têtes, du sentiment du devoir. Il n'y a pas un homme ici qui soit exact à un rendez-vous, qui se regarde comme lié absolument par une pro- messe; de là, cette élasticité de la conscience dans une foule de cas. L'imagination place l'obligation dans ce qui nous plaît ou nous porte intérêt. Chez la race anglaise, au contraire, qui n'a pas au même degré cette force d'impulsion qui entraîne à tout moment, la nécessité du devoir est sentie par tout le monde. Nelson, à Trafalgar, au lieu de parler à ses matelots de la gloire et de la postérité, leur dit simplement dans sa proclamation : « L'Angleterre compte que chaque homme fera son devoir. »

En sortant de chez Boilay, ce soir à minuit et demi, je cours jusqu'aux Italiens pour trouver une glace, car tous les cafés étaient fermés. J'en trouve au café du Passage de l'Opéra, sur le boulevard. J'y vois M. Chevandier (1), qui m'accompagne chez moi; il me raconte, entre autres particularités surDecamps, d'abord son impossibilité de travailler d'après le modèle dans ses tableaux ; en second lieu, ce qui me paraît la conséquence de cette disposition, sa timi-

(1) Paul Chevandier de Valdrôme, peintre paysagiste, élève de Ma- rilhat et de Gabat, auteur d'ouvrages estimés, qui lui valurent plusieurs médailles aux Salons.

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dite extrême, quand il travaille d'après nature. L'indépendance de l'imagination doit être entière devant le tableau. Le modèle vivant, en comparai- son de celui que vous avez créé et mis en harmonie avec le reste de votre composition, déroute l'esprit et introduit un élément étranger dans F ensemble du tableau.

Mercredi 27 avril. Dîné chez la princesse Mar- cellini avec Grzimala. Délicieux trio de Weber, qui a malheureusement précédé un trio de Mozart : il fal- lait intervertir cet ordre. J'avais une grande envie de dormir, qui a été tenue en respect par le premier morceau; mais je n'ai pas pu tenir devant le second. La forme de Mozart, moins imprévue et, j'ose le dire, plus parfaite, mais surtout moins moderne, a vaincu mon attention, et la digestion a triomphé.

Jeudi matin 28 avril. Il faut une foule de sacri- fices pour faire valoir la peinture, et je crois en faire beaucoup, mais je ne puis souffrir que l'artiste le montre. Il y a pourtant de fort belles choses qui sont conçues dans le sens outré de l'effet : tels sont les ouvrages de Rembrandt, et chez nous, Decamps. Cette exagération leur est naturelle et ne choque point chez eux. Je fais cette réflexion en regardant mon portrait de M. Bruyas (1); Rembrandt n'aurait

(1) M. Bruyas est représenté assis dans un fauteuil et vu jusqu'à mi- corps. Ce portrait figure à la galerie Bruyas, à Montpellier

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montré que la tête; ies mains eussent été à peine indiquées, ainsi que les habits. Sans dire que je pré- fère la méthode qui laisse voir tous les objets suivant leur importance, puisque j'admire excessivement les Rembrandt, je sens que je serais gauche en essayant, ces effets. Je suis en cela du parti des Italiens. Paul Véronèse est le nec plus ultra du rendu, dans toutes les parties ; Rubens est de même, il a peut-être dans les sujets pathétiques cet avantage sur le glorieux Paolo, qu'il sait, au. moyen de certaines exagérations, attirer l'attention sur l'objet principal, et augmenter la force de l'expression. En revanche, il y a dans cette manière quelque chose d'artificiel qui se sent autant et peut-être plus que les sacrifices de Rembrandt, et que le vague qu'il répand d'une manière marquée sur les parties secondaires. Ni l'un ni l'autre ne me satis- fait, quant à ce qui me regarde. Je voudrais, et je crois le rencontrer souvent, que l'artifice ne se sentît point, et que néanmoins l'intérêt soit marqué comme il convient; ce qui, encore une fois, ne peut s'obtenir que par des sacrifices; mais il les faut .infi-r- niment plus délicats que dans la manière de Rem- brandt, pour répondre à mon désir.

Mon souvenir ne me présente pas dans ce moment, parmi les grands peintres, un modèle parfait de cette perfection que je demande. Le Poussin ne l'a jamais cherchée et ne la désire pas; ses figures sont plantées à côté les unes des autres comme des sta- tues ; cela vient-il de l'habitude qu'il avait, dit-on,

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de faire de petites maquettes pour avoir des ombres justes? S'il obtient ce dernier avantage, je lui en sais moins de gré que s'il eût mis un rapport plus lié entre ses personnages, avec moins d'exactitude dans l'observation de l'effet. Paul Véronèse est infi- niment plus harmonieux (et je ne parle ici que de l'effet), mais son intérêt est dispersé. D'ailleurs, la nature de ses compositions, qui sont très sou- vent des conversations , des sujets épisodiques, exige moins cette concentration de l'intérêt. Ses effets, dans ses tableaux le nombre des person- nages est plus circonscrit, ont. quelque chose de banal et de convenu. Il distribue la lumière d'une manière à peu près uniforme, et, à ce sujet, on peut chez lui, comme chez Rubens et chez beaucoup de grands peintres, remarquer cette répétition outrée de cer- taines habitudes d'exécution. Ils y ont été conduits sans doute par la grande quantité de commandes qui leur étaient faites ; ils étaient beaucoup plus ouvriers que nous ne croyons, et ils se considéraient comme tels. Les peintres du quinzième siècle peignaient les selles, les bannières, les boucliers, comme des vitriers. Cette dernière profession était confondue avec celle du peintre, comme elle l'est aujourd'hui avec celle des peintres en bâtiment.

C'est une gloire pour les deux grands peintres fran- çais, Poussin et Lesueur, d'avoir cherché, avec suc- cès, à sortir de cette banalité. Sous ce rapport, non seulement ils rappellent la naïveté des écoles primi-

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tives de Flandre et d'Italie, chez lesquelles la franchise de l'expression n'est gâtée par aucune habitude d'exé- cution, mais encore ils ont ouvert dans l'avenir une carrière toute nouvelle. Bien qu'ils aient été suivis immédiatement par des écoles de décadence, chez les- quelles l'empire de l'habitude, celle surtout d'aller étudier en Italie les maîtres contemporains, ne tarda pas à arrêter cet élan vers l'étude du vrai, ces deux grands maîtres préparent les voies aux écoles mo- dernes, qui ont rompu avec la convention, et cherché, à la source même, les effets qu'il est donné à la pein- ture de produire sur l'imagination. Si ces mêmes écoles qui sont venues ensuite n'ont pas exactement suivi les pas de ces grands hommes, elles ont du moins trouvé chez eux une protestation ardente contre les conventions d'école, et par conséquent contre le mau^ vais goût. David, Gros, Prud'hon, quelque dif- férence qu'on remarque dans leur manière, ont eu les yeux fixés sur ces deux pères de l'art français; ils ont, en un mot, consacré l'indépendance de l'artiste en face des traditions, en lui enseignant, avec le respect de ce qu'elles ont d'utile, le courage de pré- férer, avant tout, leur propre sentiment.

Les historiens du Poussin, et le nombre en est grand, ne l'ont pas assez considéré comme un novateur de l'espèce la plus rare. La manie au milieu de laquelle il s'est élevé et contre laquelle il a pro- testé par ses ouvrages, s'étendait au domaine entier des arts, et, malgré la longue carrière du Poussin,

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son influence a survécu à ce grand homme. Les écoles de la décadence en Italie donnent la main aux écoles des Lebrun, des Jouvenet, et plus loin encore, à celle des Vanloo et de ce qui les a suivis. Lesueur et Poussin n'ont pas arrêté ce torrent. Quand le Poussin arrive en Italie, il trouve les Carrache et leurs successeurs portés aux nues et les dispensateurs de la gloire... Il n'y avait pas d'éducation complète pour un artiste sans le voyage en Italie, ce qui ne voulait pas dire qu'on l'y envoyait pour étudier les véritables modèles, tels que l'antique et les maîtres du seizième siècle. Les Carrache et leurs élèves avaient accaparé toute la réputation possible, et ils étaient les dispensateurs de la gloire, c'est-à-dire qu'ils n'exaltaient que ce qui leur ressemblait, et ils cabalaient avec toute l'autorité que leur donnait l'en- gouement du moment contre tout ce qui tendait à sortir de l'ornière tracée. La vie du Dominiquin, issu lui-même de cette école, mais porté par la sincérité de son génie à la recherche des expressions et des effets vrais, devient l'objet de la haine et de la persé- cution universelles. On alla jusqu'à menacer sa vie, et la fureur jalouse de ses ennemis le força à se cacher et presque à disparaître. Ce grand peintre joignait à la vraie modestie, presque inséparable des grands talents, la timidité d'un caractère doux et mélancolique ; il est probable que cette conspiration universelle contribua à abréger ses jours.

Au plus fort de cette guerre acharnée de tout le

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monde contre un homme qui ne se défendait pas, même par ses ouvrages, le Poussin, inconnu encore,

étranger aux coteries (1),

Cette indépendance de toute convention se retrouve fortement chez Poussin, dans ses paysages, etc. Comme observateur scrupuleux et poétique en même temps de l'histoire et des mouvements du cœur humain, le Poussin est un peintre unique!...

Vendredi 29 avril. Au conseil de bonne heure, pour la sotte affaire du bois de Boulogne. Le préfet me demande de faire tout de suite le rapport. Je l'ai lu à la fin de la séance, et il a été adopté.

Revenu à l'Exposition avec E. Lamy (2) pour informations; de chez Decamps, que j'ai trouvé dans un atelier bouleversé; il ma montré des choses admirables.

Il y avait la répétition plus grande de son Job pour le ministère, aussi beau que le petit, et, je crois, plus avancé. Il m'a fait voir un Samaritain dans l'auberge : le malade est porté pour être intro- duit dans l'hôtellerie; on emmène sur le devant les chevaux qui ont porté le malade et son bienfaiteur; les gens de la maison mettent la tête à la fenêtre, enfin tous les détails caractéristiques. Effet de soleil

(1) La suite manque dans le manuscrit.

(2) 11 s'agit du peintre Eugène Lamy, connu surtout comme dessina- teur et aquarelliste. Il paraît avoir été très cher à Delacroix, à cause de l'analogie que présentait son talent délicat et distingué avec celui de Bouington, qui avait été le camarade de jeunesse du maître.

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toujours le même et toujours séduisant. Cette force constante d'impression dans la monotonie est un des grands privilèges du talent.

Autre tableau ébauché dans ce genre : Intérieur dun potier en Italie.

Sur le chevalet, une grande Fuite de Loth, que je n'approuve pas autant. Puis, petite esquisse char- mante de Y Agonie du Christ, millier de figures, effet charmant.

Mais ce qui passe tout pour moi, aujourd'hui, c'est son David en déroute fuyant devant Saut et rencontré par un partisan de ce dernier égaré dans des solitudes, et qui, de l'autre côté d'un torrent, j'in- jurie et lui jette des pierres : le site, la composition admirables; la description s'arrête devant mon sou- venir.

Samedi 30 avril. Ebauché le Christ dans la tem- pête {Y), pour Grzymala. - Avancé le Christ montré au peuple, esquissé Mme Herbelin, et quelques touches à celui de M. Roche; tout cela avec afsez de succès, quoique dans une mauvaise disposition de corps et d'esprit... Qu'est-ce que cette inquiétude, pour une raison tantôt fondée, tantôt vague, et ne se prenant à rien?

(i) D'après le Catalogue Robaut (voir n08 1214-1220), il existe six ou sept peintures différentes sur ce même sujet. La couleur générale de l'œuvre et sa signification demeurent toujours identiques ; elles diffèrent simplement par le groupement des personnages ou par la dimension de labai'vjue par rapport au cadre.

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Dîné chez Chabrier avec son ami Chevigné (l), dont il me vante les talents en poésie : il n'a pas celui de l'éloquence, il ne s'exprime point comme tout le monde, et il cherche ses mots pour la moindre phrase. Ce dîner à quatre n'était pas suffisamment animé.

Le soir, Mme L... m'a plu, quoiqu'elle ne soit pas jeune. Elle était près de Mme de F..., en grands frais de toilette. Le mari de Mme de F... est un homme charmant. Il s'étonne que je n'aille pas en Italie (2) ; il me cite les lacs du nord de l'Italie comme des mer- veilles qu'il faut voir absolument, et qu'on voit très facilement; on peut même faire son excursion en deux fois, s'il le faut : une fois, Florence, Rome et Naples; une autre fois, Milan, Venise, etc.

Dimanche 1er mai. J'ai été mené le soir par M. et Mme Mancey chez M. Gentié, j'ai vu la belle Mariette Lablache (3), et entendu de la musique assez choisie, mais surtout vu la belle Mariette. Elle dimi- nuait tout autour d'elle, comme une déesse au milieu de simples mortelles. Toutes ces natures du Nord étaient bien chétives, en comparaison de cette splen- deur méridionale. Rentré très tard, et sorti sans que ce fût fini.

(1) Ce Chevigné était un médiocre rimeur qui s'était fait une réputa- tion de salon.

(2) Sur les projets de voyage en Italie, voir notre Étude, p. xlv et xlvi.

(3) Mariette Lablache, fille du célèbre chanteur du Théâtre-Italien, est devenue par son mariage baronne de Caters.

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Lundi 2 mai. Boissard me dit qu'il a vu à Flo- rence Rossini, qui s'ennuie horriblement.

Ce jour, dîné chez Pierret avec Riesener, son ami Lassus, Feuillet (1), Durieu. J'en ai rapporté cette triste impression, qui dure encore le lendemain et que le travail a pu seul atténuer, celle de la secrète inimitié de ces gens-là pour moi. Il y a là-dessous une foule de sentiments, qui, par moments, ne prennent pas seulement la peine de mettre un masque... Je suis isolé maintenant au milieu de ces anciens amis ! . . . Il y a une infinité de choses qu'ils ne me pardonnent point, et en première ligne les avantages que le hasard me donne sur eux.

Le protégé de David se nomme Albert Borel- Roget, fils d'Emile Roget, graveur en médailles de talent, mort sans fortune. Il a obtenu le 1er février 1852 une demi-bourse d' élève communal au lycée Napoléon; sa mère ne peut payer les cinq cents francs de surplus et demande une bourse entière.

« Voltaire, dit Sainte-Beuve prenant Gui Patin sur l'ensemble de ses lettres, l'a jugé sévèrement et sans véritable justice. » Voici ce qu'en dit Vol- taire : « Il sert à faire voir combien les auteurs con- temporains qui écrivent précipitamment les nouvelles du jour, sont des guides infidèles pour l'histoire. Ces nouvelles se trouvent souvent fausses ou défi-

(1) Feuillet de Conches (1798-1887), chef du protocole au minis- tère des affaires étrangères, introducteur des ambassadeurs, écrivain dis- tingué, auteur de livres apprécié», not miment les Causeries d'un curieux.

ii. 12

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gurées par la malignité; d'ailleurs, cette multitude de petits faits n'est guère précieuse qu'aux petits esprits. » « Petits esprits, ajoute Sainte-Beuve (1), je n'aime pas qu'on dise cela des autres, surtout quand ces autres composent une classe, un groupe naturel ; c'est une manière commode et allégée d'indiquer qu'on est soi-même d'un groupe différent. »

Je crois pour ma part que Sainte-Beuve, qui fait partie de ce groupe d'anecdotiers antipathiques à Voltaire, a tort de lui en vouloir de ce qu'il attaque, dit-il, un groupe. Certes, les sots forment un groupe qui n'est pas plus respectable pour être plus nom- breux. Il est naturel qu'on attaque ce qu'on n'aime pas, sans considérer si ce quelque chose forme un groupe ou non. Je suis, pour moi, de l'avis de Vol- taire : j'ai toujours détesté les collecteurs et racon- teurs d anecdotes, celles surtout de la veille et qui sont précisément de la nature de celles qui déplai- saient à Voltaire. Le pauvre Beyle (2) avait le travers

(1) Les relations furent toujours excellentes entre Sainte-Beuve et Delacroix. En 1862, le peintre écrivait au critique : « Que je vous « remercie du plaisir que m'a causé le souvenir si flatteur que vous ::ie « donnez dans votre excellent article sur ce brave Delécluze, auquel « vous faites trop d'honneur en le touchant de votre plume délicate! »

Dans une étude sur Léopold Robert du 21 août 1854, Sainte-Beuve écrivait : « Il y a eu des peintres excellents écrivains; sans remonter plus « haut, sir .ïosué Reynolds et M. Eugène Delacroix, ces brillants coloristes « par le pinceau, sont d'ingénieux et d'habiles écrivains avec la plume.

(2) Delacroix, tout comme Balzac, appréciait, à une époque il était complètement méconnu, pour ne pas dire inconnu, le rare talent de Stendhal. Dans une curieuse note qui fait partie d'une étude du peintre sur le Jugement dernier de Michel-Ange, étude qui parut dans la Revue des Deux Mondes du 1er août 1837, Delacroix vante la magaijicjue

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de s'en nourrir. C'est un des faibles de Mérimée (1), et qui me le rend ennuyeux. Il faut qu'une anecdote arrive comme autre chose dans la conversation; mais ne mettre d'intérêt qu'à cela, c'est imiter les collec- tionneurs de choses curieuses, autre groupe qne je ne puis souffrir, qui vous dégoûtent des beaux objets pour vous en crever les yeux par leur abondance et leur confusion, au lieu d'en faire ressortir un petit nombre en les choisissant et en les mettant dans le jour qui leur convient.

Mardi 4 mai. Invité par Nieuwerkerke (2) à aller entendre au Louvre un discours sur l'art ou les progrès de l'art d'un sieur R...

Grande réunion d'artistes, de moitiés d'artistes, de prêtres et de femmes. Après avoir attendu convena- blement l'arrivée, d'abord de la princesse Mathilde (3)

description du Jugement faite par M. de Stendhal : « C'est un morceau « de génie, l'un des plus poétiques et des plus frappants que j'aie lus. » (Maurice Tourneux, Eugène Delacroix devant ses contemporains .)

(t) Sur les rapports de Delacroix avec Mérimée, nous empruntons au livre de M. Tourneux l'indication suivante : il renvoie à un petit vol. mie publié chez Gharavay, Prosper Mérimée, ses portraits, ses dessins, sa bibliothèque (1879). «La seconde partie de ce travail est le déve- « loppement d'un article paru dans l'Art du 14 novembre 1875, sous le «titre de : Prosper Mérimée, ami d'Eugène Delacroix ; ses dessins et ses « aquarelles. L'article de V Art était orné du fac-similé d'une feuille de « croquis de Delacroix appartenante M. Burty, d'un billet de Mérimée « à Delacroix. »

(2) Le comte de Nieuwerkerke avait succédé à Romieu à la direction des Beaux-Arts. « Une se signala pas, ditBurty, par une sympathie mar- « quée pour le génie de Delacroix. Le gothique et tout ce qui lui ressem- «ble, c'est-à-dire l'imitation alambiquée et pédante des maîtres, étaient «en faveur. » [Corresp., t. II, p. 100. Note de Burty.)

(3) L'Empereur, jusqu'à son mariage, chargea la princesse Mathiluc,

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et ensuite très longtemps encore celle de M. Fould, le professeur a commencé dune voix altérée, avec un accent légèrement gascon. Il n'y a que les gens de ce pays-là pour ne douter de rien et faire un discours comme celui dont je n'ai, du reste, entendu que la moitié. Ce sont des idées néo-chrétiennes dans toute leur pureté : le Beau n'est qu'à un point donné, et il ne se trouve qu'entre le treizième et le quinzième siècle presque exclusivement; Giotto et, je crois, Pérugin sont le point culminant; Raphaël décline à partir de ses premiers essais ; l'Antique n'est estimable que dans une moitié de ses tentatives ; il faut le détester dans ses impuretés ; il le querelle à propos de l'abus qu'on en a fait dans le dix-huitième siècle. Les saturnales de Boucher et de Voltaire, qui, à ce que dit le professeur, ne préférait décidément que les peintures immodestes, suffisent pour faire haïr tout ce côté malheureusement inséparable de l'antique, des satyres, des nymphes poursuivies et de tous les sujets erotiques. Il n'y a pas de grand artiste sans l'amitié d'un héros ou d'un grand esprit dans un autre genre. Phidias n'est aussi grand que par l'amitié d'un Périclès... Sans le Dante, Giotto ne compte pas. Quelle affection singulière ! Aristote, dit-il en commençant, met en tête ou à la fin de ses traités d'esthétique que les plus beaux rai- sonnements sur le Beau n'ont jamais fait et ne feront

sa cousine, de présider les cérémonies officielles. D'ailleurs, les goûts, les aptitudes, les sympathies de la princesse pour les arts et les artistes la désignaient naturellement pour occuper cette place d'honneur.

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jamais rencontrer le Beau à personne. Tout le monde a se demander ce que venait alors faire le pro- fesseur. Après avoir parlé de l'opinion de Voltaire sur les arts, il cite à son tribunal le pauvre baron de S..., qui lui en eût répondu de bonnes, s'il avait pu lui répondre. Ce pauvre baron, selon lui, ne voit l'avènement du Beau moderne que quand le gouver- nement des deux Chambres aura fait le tour de l'Eu- rope, et que la garde nationale sera installée chez tous les peuples. C'a été la plaisanterie capitale de la séance, et qui a excité cette explosion de gaieté de sacristie particulière aux gens d'Église, dont on voyait çà et les robes noires dans cet auditoire fort mélangé.

Je m'en suis allé peut-être un peu scandaleuse- ment après cette première partie, dont je ne donne qu'un pâle résumé. J'y ai été encouragé par l'exemple de quelques personnes qui se sont trouvées, ainsi que moi, suffisamment édifiées sur le Beau.

De là, j'ai été à pied trouver Rivet, par un temps magnifique, et avec une grande jouissance de remuer les jambes en liberté, après ma captivité de tout à l'heure.

Vendredi 6 mai. J'étais invité par le ministre d'État à assister ce soir à une représentation du Con- servatoire donnée par des élèves.

Dîné chez Mme de Forget avec le jeune X..., et promené le soir : j'ai renoncé à la partie. J'avais

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passé ma journée à faire mes paquets pour aller à Champrosay ; j'ai fait des provisions énormes de cou- leurs et de toile, et malheureusement cet article (1) maudit que je me suis engagé à faire me fera renon- cer à toute peinture pendant mon séjour.

Champrosay, samedi 7 mai. Parti hier à huit heures et demie pour Champrosay. Enfermé dans le compartiment avec M. X..., que j'ai cru reconnaître d'abord, et auquel je n'ai pas parlé, m' étant ensuite convaincu que ce n'était pas lui. Ensuite, à Juvisy, il m'a adressé la parole, et nous avons regretté de n'avoir pas plus tôt renouvelé connaissance. Je ne lai vu que deux fois, et très peu de temps, encore était-ce le soir.

Broklé est venu avec nous poser les glaces et nous a rendu toutes sortes de services. Je suis heureux du plaisir qu'a eu ce brave homme à jouir de la bonne réception qu'on lui a faite.

J'ai été un instant dans la forêt et me suis couché de très bonne heure et fatigué.

Dimanche 8 mai. - L'homme est capable des choses les plus diverses..

La Bruyère dit : «C'est un excès de confiance dans « les parents d'espérer tout de la bonne éducation de « leurs enfants, et une grande erreur de n'en attendre

(1) Toujours l'article sur le Poussin que lui avait demandé le Moni- teur.

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« rien et de la négliger... » Et plus bas : « Quand il u serait vrai, ce que plusieurs disent, que l'éducation « ne donne pas à l'homme un autre cœur ni une autre « complexion, quelle ne change rien dans son fond « et ne touche qu'aux superficies, je ne me lasserais « pas de dire qu'elle ne lui est pas inutile. »

Je suis tout à fait de son avis, et j'ajoute que l'édu- cation dure toute la vie (1) ; je la définis : une culture de notre âme et de notre esprit par l'effet de soins et par celui des circonstances extérieures. La fréquenta- tion des honnêtes gens ou des méchants est la bonne ou mauvaise éducation de toute la vie. L'esprit se redresse avec les esprits droits; il en est de même de 1 âme. On s'endurcit dans la société des gens durs et froids, et s'il était possible qu'un homme de vertu seulement ordinaire vécût avec des scélérats, il fau- drait qu'il finît par leur ressembler, pour peu qu'il n'en soit pas éloigné dès le premier moment.

Essayé pendant toute cette journée de débrouiller mon article du Poussin. Je me persuade qu'il n'y a qu'un moyen d'en venir à bout, si toutefois j'y par- viens : c'est de ne point penser à la peinture, jusqu'à ce qu'il soit fait. Ce diable de métier (2) exige une

(1) Cette conviction du maître se réfère exactement à celle que nous indiquions dans notre Etude et qu'il formulait ainsi lui-même : «Lacon- « naissance du devoir ne s'acquiert que très lentement, et ce n'est que m par la douleur, le châtiment et par l'exercice progressif de la raison « que l'homme diminue peu à peu sa méchanceté naturelle. » (Voir t. I, p. IX, x.)

(2) A propos de cette difficulté d'écrire, qu'il constate à certains

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contention plus grande que je ne suis habitué à en mettre à la peinture, et cependant j'écris avec une grande facilité; je remplirais des pages entières sans presque faire de ratures. Je crois avoir consigné dans ce cahier même que j'y trouve plus de facilité que dans mon métier. La peine que j'éprouve vient de la nécessité de faire un travail dans une certaine éten- due, dans lequel je suis obligé d'embrasser beaucoup de choses diverses ; je manque dune méthode fixe pour coordonner les parties, les disposer dans leur ordre, et surtout, après toutes les notes que je prends à l'avance, pour me rappeler tout ce que j'ai résolu de faire figurer dans ma prose.

Il n'y a donc qu'une application assidue au même objet qui puisse m'aider dans ce travail. Je n'ose donc point penser à la peinture, de peur d'envoyer tout au diable. Je ne fais que rêver à un ouvrage dans le genre de celui du Spectateur : un article court de

endroits de son Journal, il nous a paru intéressant de citer une page de Baudelaire qui est en même temps une appréciation définitive du talent et des défauts d'Eugène Delacroix comme écrivain : « Si sages, si sensés « et si net6 de tons et d'intention que nous apparaissent les fragments « littéraires du grand peintre, il serait absurde de croire qu'ils furent « écrits facilement et avec la certitude d'allure de son pinceau. Autant « il était sûr d écrire ce qu'il pensait sur une toile, autant il était préoc- « cupé de ne pouvoir peindre sa pensée sur le papier. « La plume, « disait-il souvent, n'est pas mon outil : je sens que je pense juste, mais « le besoin de l'ordre auquel je suis contraint d'obéir, m'effraye. « Groiriez-vous que la nécessité d'écrire une page me donne la migraine?» « C'est par cette çêne, résultant du manque d'habitude, que peuvent être « expliquées certaines locutions un peu usées, un peu poncif, empire « même, qui échappent trop souvent à cette plume naturellement dis— « tinguée. (Baudelaire, L'Art romantique. V Œuvre et la vie d' Eu- gène Delacroix.)

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trois ou quatre pages et de moins encore, sur le pre- mier sujet venu. Je me charge d'en extraire ainsi à volonté de mon esprit, comme d'une carrière iné- puisable.

Promenade le soir assez insipide dans la plaine ; traversé la route qui va au pont; été jusqu'au terrain de Delarche, et revenu par la ruelle avec Jenny, qui avait voulu aussi régaler Julie de la promenade pour son dimanche.

Lundi 9 mai. J'ai été le lendemain, vers dix ou onze heures, me promener vers les coupes nouvelles qu'on a faites le long des murs des propriétés de Quantinet et de Minoret, etc. Matinée délicieuse.

Arrivé au chêne d' Antain que je ne reconnaissais pas, tant il m'a paru petit; fait de nouvelles réflexions, que j'ai consignées sur mon calepin, analogues à celles que j'ai écrites ici, sur l'effet que produisent les choses inachevées : esquisses, ébauches, etc.

Je trouve la même impression dans la dispropor- tion. Les artistes parfaits étonnent moins à cause de la perfection même ; ils n'ont aucun disparate qui fasse sentir combien le tout est parfait et proportionné. En m'approchant, au contraire, de cet arbre magni- fique, et placé sous ses immenses rameaux, n'aperce- vant que des parties sans leur rapport avec l'en- semble, j'ai été frappé de cette grandeur... J'ai été conduit à inférer qu'une partie de l'effet que pro- duisent les statues de Michel- Ange est à certaines

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disproportions ou parties inachevées qui augmentent l'importance des parties complètes. Il me semble, si on peut juger de ses peintures par des gravures, qu'elles ne présentent pas ce défaut au même degré. Je me suis dit souvent qu'il était, quoi qu'il pût croire lui-même, plus peintre que sculpteur. Il ne procède pas, dans sa sculpture, comme les anciens, c'est-à-dire par les masses ; il semble toujours qu'il a tracé un contour idéal qu'il s'est appliqué à remplir, comme le fait un peintre. On dirait que sa figure ou son groupe ne se présente à lui que sous une face : c'est le peintre. De là, quand il faut changer d'aspect comme l'exige la sculpture, des membres tordus, des plans manquant de justesse, enfin tout ce qu'on ne voit pas dans l'Antique.

Les soirs, je me promène avec Jenny ; je dîne de bonne heure et suis bien forcé de me coucher de même : cela fait la nuit trop longue. Plus je dors, moins je veux me lever le matin... Toujours triste dans ce moment-là... IL faut le travail pour secouer cette mauvaise disposition, qui est purement physique.

Sans date (l). Je suis à Champrosay depuis samedi. Je fais ce matin une promenade dans la forêt, en attendant que ma chambre soit en état pour me remettre au fameux Poussin. En aper- cevant de loin le chêne d'Antain que je ne recon-

(1) Extrait d'un album de dessins.

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naissais pas d'abord, tant je le trouve ordinaire, mon esprit s'est reporté sur une note de mon cahier de tous les jours que j'ai écrite, il y a quinze jours envi- ron, sur l'effet de l'ébauche par rapport à l'ouvrage fini. J'y dis que l'ébauche d'un tableau, d'un mo- nument, qu'une ruine, enfin que tout ouvrage d'imagi- nation auquel il manque des parties, doit agir davan- tage sur l'âme, à raison de ce que celle-ci y ajoute, tout en recueillant l'impression de cet objet. J'ajoute que les ouvrages parfaits, comme ceux d'un Racine et d'un Mozart, ne font pas, au premier abord, autant d'effet que ceux des génies incorrects ou négligés, dont les parties saillantes le sont d'autant plus qu'il y en a d'autres à côté qui sont effacées ou complète- ment mauvaises.

En présence de ce bel arbre si bien proportionné, je trouve une nouvelle confirmation de ces idées. A la distance nécessaire pour en embrasser toutes les parties, il paraît d'une grandeur ordinaire; si je me place au-dessous de ses branches, limpression change complètement : n'apercevant que le tronc auquel je touche presque et la naissance de ses grosses branches, qui s'étendent sur ma tête comme d'immenses bras de ce géant de la forêt, je suis étonné de la grandeur de ses détails ; en un mot, je le trouve grand, et même effrayant de grandeur. La disproportion serait-elle une condition pour l'admiration? Si, d'une part, Mozart, Cimarosa, Racine étonnent moins, à cause de l'admirable proportion de leurs ouvrages, Shake-

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speare, Michel-Ange, Beethoven ne devront-ils pas une partie de leur effet à une cause opposée? Je le crois pour mon compte.

L'antique ne surprend jamais, ne montre jamais le côté gigantesque et outré ; on se trouve comme de plain-pied avec ces admirables créations ; la réflexion seule les grandit et les place à leur incomparable élé- vation. Michel-Ange étonne (1) et porte dans lame un sentiment de trouble qui est une manière d'admira- tion, mais on ne tarde pas à s'apercevoir de disparates choquants, qui sont le fruit d'un travail trop hâté, soit à cause de la fougue avec laquelle l'artiste a entrepris son ouvrage, soit à cause de la fatigue qui a le saisir à la fin d'un travail impossible à compléter ; cette dernière cause est évidente. Quand les histo- riens ne nous diraient pas qu'il se dégoûtait presque toujours en finissant, par l'impossibilité de rendre ses sublimes idées, on voit clairement, à des parties lais- sées à l'état d'ébauche, à des pieds enfoncés dans le socle et la matière manque, que le vice de l'ou- vrage vient plutôt de la manière de concevoir et d'exécuter que de l'exigence extraordinaire d'un génie fait pour atteindre plus haut, et qui s'arrête sans se contenter. Il est plus que probable que sa conception

(1) Dans son article sur Michel-Ange, Delacroix écrivait : « Il ne faut « pas être étonné du mépris des artistes médiocres pour ce sauvage « génie... Ils ne peuvent s'empêcher de haïr ce style terrible, qui les sub- jugue malgré eux; ils s'en prennent à lui du sentiment profond de leur « impuissance et se rejettent alors sur les incorrections et les bizarreries, « fruits de son caprice. »

Fac-similé dune lettre d'Eugène Delacroix à Ingres

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était vague, et qu'il comptait trop sur l'inspiration du moment pour les développements de sa pensée, et s'il s'est souvent arrêté avec découragement, c'est qu'effectivement il ne pouvait faire davantage.

Mardi 10 mai. Les matins, je me débats avec Poussin... Tantôt je veux envoyer tout promener, tantôt je m'y reprends avec une espèce de feu. Cette matinée n'a pas été trop mauvaise pour le pauvre article.

Après avoir commencé à disposer clairement sur de grandes feuilles de papier, et en séparant les ali- néas, les objets principaux que j'ai à traiter, je suis sorti vers midi, enchanté de moi-même et de mon courage à monter à l'assaut de mon article.

La forêt m'a ravi : le soleil se montrait, il était tiède et non pas brûlant; il s'exhalait des herbes, des mousses, dans les clairières j'entrais, une odeur délicieuse, Je me suis enfoncé dansun sentier presque perdu, environ au coin du mur du marquis; je dési- rais trouver une communication entre cette partie et 1 allée qui remonte de la route pour rejoindre celle qui va au chêne Prieur : j'ai livré bataille aux ronces, aux arbrisseaux qui se croisaient devant mes pas, et je n'ai pas réussi néanmoins à atteindre mon but. Je suis retourné par un sentier plus facile, mais très couvert, à travers la partie de bois qui dépend, je crois, de la maison du marquis.

En retournant, je me suis assis le long des murs

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de son enclos, mais sur la partie qui mène à l'entrée de la forêt, et j'ai fait un croquis d'un chêne, pour me rendre compte de la distribution des branches.

Je me suis mis à lire le journal en rentrant. La lit- térature a eu le dessous, mais, au demeurant, je ne m'ennuie pas, c'est l'essentiel.

Vers quatre heures, au lieu de sortir, j'ai fait le vitrier, et j'ai peint une vieille glace.

Le soir, promenade vers Soisy. Descendu par une ruelle qui m'a conduit dans des endroits très solitaires et assez attrayants; j'ai fait amitié à un chat angora charmant qui me suivait et qui s'est laissé caresser.

Jeudi ^2 mai. J'ai beaucoup travaillé au dam- nable article. Débrouillé comme j'ai pu, au crayon, tout ce que j'ai à dire, sur de grandes feuilles de papier. Je serais tenté de croire que la méthode de Pascal, d'écrire chaque pensée détachée sur un petit morceau de papier, n'est pas trop mauvaise, surtout dans une position je n'ai pas le loisir d'ap- prendre le métier d'écrivain. On aurait toutes ses divisions et subdivisions sous les yeux comme un jeu de cartes, et l'on serait frappé plus facilement de Tordre à y mettre. L'ordre et l'arrangement physique se mêlent plus qu'on ne croit des choses de l'esprit. Telle situation du corps sera plus favorable à la pen- sée : Bacon composait, à ce qu'on dit, en sautant à cloche-pied; à Mozart, à Rossini,à Voltaire, les idées

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leur venaient dans leur lit; à Rousseau, je crois, en se promenant dans la campagne.

Habituellement, promenade avant dîner, après avoir secoué les paperasses et l'encre, et aussi après le dîner, pour chasser le sommeil. Mais comme je dîne toujours entre cinq heures et cinq heures et demie, la soirée ne peut aller sans de grandes diffi- cultés jusqu'à neuf heures.

Vendredi 13 mai. J'ai essayé de l'article, et après avoir écrit quelques lignes que je veux mettre en tête de la première partie (car j'ai envie de le faire en deux fois, une partie biographique, une autre sur l'examen du talent et des ouvrages), après avoir écrit ces quelques mots, une mauvaise disposition m'a saisi, et je n'ai fait que lire et même dormir jus- qu'au milieu de la journée; puis j'ai emmené Jenny, par le plus beau temps du monde auquel nous n'étions plus accoutumés, faire une grande promenade dans la forêt. Nous avons suivi l'allée de l'Ermitage jusqu'au grand chêne, au pied duquel nous nous sommes repo- sés ; nous étions entrés auparavant à l'Ermitage, dont une partie est à vendre. G est un manoir comme cela qu'il me faudrait! Le jardin, qui n'est qu'un potager, est charmant : il est encore rempli de vieux arbres qui ont donné leurs fruits aux environs. Ces troncs noueux, tordus par les années, se couvrent encore de magnifiques fleurs et de fruits, au milieu de ces bâti- ments ruinés, non par le temps, mais par la main

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des hommes. On est attristé, devant ce spectacle inhumain, de la rage stupide de démolition qui a signalé les époques de nos discordes.

Abattre, arracher, brûler, c'est ce que le fanatisme de liberté sait aussi bien faire que le fanatisme dévot; c'est par que l'un ou l'autre commence son œuvre, quand il est déchaîné; mais s'arrête l'impulsion brutale... Élever quelque chose de durable, marquer son passage autrement que par des ruines, voilà ce que la plèbe aveugle ne sait point faire ; et, en même temps, je remarquais combien les ouvrages qui sont dus à l'esprit de suite, conçus dans une grande idée de durée et exécutés avec le soin nécessaire, apportent un cachet de force jusque dans des débris qu'il est presque impossible de faire disparaître complètement. Ces corporations anciennes, les moines surtout, se sont crus éternels, car ils semblent avoir fondé pour les siècles des siècles. Ce qui reste des vieux murs fait honte aux ignobles bâtisses plus modernes qu'on leur a accolées. La proportion de ces restes a quelque chose de gigantesque, en comparaison de ce que des particuliers font tous les jours sous nos yeux.

Je pensais, en même temps, qu'il en était un peu de même pour l'ouvrage d'un homme détalent... Pour la sculpture, c'est incontestable, car les restaurations les plus maladroites laissent encore apercevoir claire- ment ce qui appartient à l'original ; mais dans la peinture elle-même, toute fragile qu'elle est, et quel- quefois toute massacrée qu'elle est par des retouches

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inhabiles, la disposition, le caractère, une certaine empreinte ineffaçable montrent la main et la concep- tion d'un grand artiste.

Reçu dans la soirée une lettre de Riesener, qui me demande de le recevoir avec Pierret ; aussi de Mme de Forget, dont le fils est parti pour voyager avec un médecin, mais sur l'état duquel elle n'est pas ras- surée, d'après les lettres qu'elle a reçues.

Samedi 14 mai. J'ai beaucoup travaillé toute la matinée à extraire des notes, pour la partie histo- rique du Poussin. Il y a peu de jours je me livre à ce travail avec beaucoup d'entrain; d'autres il me répugne horriblement. Quoi qu'il en soit, je persévère et j espère que j'en viendrai à bout : ce sera une rai- son de rester ici un peu davantage.

Vers trois heures, j'ai fait une promenade à tra- vers le village, pour aller à l'autre extrémité ; je comptais, en passant, voir le maire et acheter des cigares; je n'ai eu de succès que dans cette der- nière tentative; mais j'ai fait en chemin toutes sortes de rencontres, qui m'ont donné de l'ennui, parce quelles me présagent la fin de la tranquillité dont je jouis. Toute la maison Barbier va venir demain, et s'installer pour deux jours ; Mme Villot peut-être demain... Que le ciel les conduise!

L'entrée de la forêt, celle que je prenais quand j'étais dans mon premier logement, m'a paru char- mante, surtout l'allée qui conduit au chêne d'Antaiu. ". 13

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Les coupes qu'on a faites à droite et à gauche, et qui vont s'étendre encore, malheureusement, donnent des aspects qui varient toute cette partie.

Le soir, descendu vers la rivière, et promenade au bord de l'eau, en allant vers le pont. J'étais ravi de la grandeur et de l'aspect paisible de cette eau : jamais je ne l' avais vue si pittoresque. Du côté du couchant, elle rappelait tout à fait les teintes à la Ziem... Quelques tours encore dans le jardin, par un petit clair de lune, qui se confondait avec le jour finissant.

J'ai trouvé dans cette promenade solitaire quelques instants de bonheur. Les sentiments mélancoliques qu'inspire le spectacle de la nature m'ont paru, plus que jamais, au bord de cette rivière, une nécessité de notre être. Ce sentiment mal défini, que chaque homme peut-être a cru lui être particulier, s'est trouvé avoir un écho chez tous les êtres sensibles. Les modernes n'ont eu que le tort de lui faire tenir trop de place dans leurs compositions; aussi les poètes des contrées du Nord, les Anglais particulière- ment, sont-ils les pères du genre. Tout porte à la rêverie chez eux : les mœurs plus recueillies, et la nature plus sévère dans son aspect.

Dimanche 15 mai. Barbier et sa femme venus pour faire divers travaux. Mauvaise journée. Promenade dans la forêt vers dix heures et prolon-

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gée sous l'impression d'idées désagréables. Rentré au milieu du sens dessus dessous que ce brave homme a occasionné dans la maison pour ses travaux; j'ai fait le vitrier et j'ai achevé de mastiquer la glace.

J'ai eu pourtant des moments de plaisir à continuer la lecture de l'aventure de la femme arabe délivrée au milieu de la traite des nègres, de la Revue britannique.

J'ai commencé aussi et continué, en dînant dans l'atelier, l'article sur Charles-Quint dans le cloître (1) ; je suis très impressionné par chaque chose intéres- sante qu'il m'arrive de rencontrer dans les livres. Les grands hommes en déshabillé et étudiés à la loupe, s'ils ne relèvent pas beaucoup la nature humaine dans ses plus nobles échantillons, consolent du moins de leur propre faiblesse les hommes mécontents d'eux- mêmes par trop de modestie, ou par un trop grand désir de la perfection. Ce grand empereur était un gourmand déterminé, et il ressent à tous moments les inconvénients de ce défaut, sans en être corrigé, ni par le sentiment de sa suprême dignité, ni par la faiblesse de son estomac... La goutte, punition ordi- naire des gourmands, ne peut mettre un frein à sa sensualité.

Je vois avec plaisir, dans cet article, que c'était un grand homme doué de beaucoup d'énergie et en même temps de qualités aimables. Ce n'est

(1) Ce sujet avait déjà inspiré à Delacroix un tableau peint en 1831 : Charles-Quint au monastère de Saint-Just, dont il existe plusieurs variantes. (V. Catalogue Robaut, nos 354, 453, 654, 695 et 1565.)

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pas sous cet aspect que 1 histoire prise en gros le considère; on le croit communément un être froid et perfide. Les historiens, ou plutôt l'imagination de tout le monde, qui exagère tout, qui veut toujours des contrastes tranchés, en fait en tout l'opposé de François Ier, qui ne nous apparaît qu'avec les qualités d'un joyeux compère, très brave et très étourdi. Charles-Quint a eu, comme un autre, ses faiblesses ; il était très brave aussi et plein de bonté et d'indul- gence pour ceux qui l'approchaient. Le chagrin qu'il conçut de la mort de sa dernière femme contribua beaucoup à lui faire prendre la résolution qui mit fin à son rôle sur la scène du monde.

Le soir de ce jour, sorti après dîner pour faire une promenade. Encore tout échauffé de mon repas et de cette lecture, j'ai cheminé dans les petits sentiers du coteau, encore tout mouillés par la pluie.

J'ai éprouvé un sentiment de malaise, qui ne s'est calmé que quand je suis rentré à la maison, je me suis promené en tous sens, pendant près dune heure, avant de me coucher.

Lundi 16 mai. Passé toute la journée dans ma chambre à paresser délicieusement, à écrire un peu sur ce livre, et à lire la Revue britannique, surtout le morceau de la nièce blanche de l'oncle Tom, quand l'Américain Jonathan traverse l'Afrique, sur un dro- madaire, pour aller chercher sa maîtresse arabe, au centre de ce continent.

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Je me suis arraché avec peine à cette lecture, pour m'habiller et aller dîner avec Mme Barbier et Mme Parchappe (1), M. et Mme Béai et M. Bar- bier, qu'on n'attendait pas et qui est arrivé au moment du dîner. En revanche, Mme Villot, qu'on attendait, a manqué de parole. Nous avons fait un fort bon dîner, avec le vin de Champrosay, que j'ai trouvé fort bon. M. Barbier a été au Salon, et j'ai vu en lui le goût bourgeois dans tout son lustre; il n'a remarqué que ce qui lui allait, par conséquent peu de choses remarquables. Les portraits de Dubufe (2) ont emporté toutes ses prédilections, et ce nom a provoqué, parmi ces dames, une explosion d'admira- tion... Je me suis amusé médiocrement. Rentré vers dix heures par un clair de lune délicieux, et promené un peu sur la route, avant de rentrer.

M. Barbier m'a communiqué ses projets, pour faire quelque chose, dit-il, du jardin qui suffisait à son père. Un grand planteur de jardins lui élèverait à droite et à gauche, à partir de la maison, de grands monticules, et ne ferait qu'une pente jusqu'en bas, en supprimant la terrasse, le seul endroit l'on puisse se promener, sans monter ou descendre. J'ai essayé

(1) Madame Parchappe, femme du général Parchappe (1787-1866), qui fit toutes les campagnes du premier Empire et plus tard servit eu Afrique, de 1839 à 1841. Il était alors député au Corps législatif.

(2) Edouard Dubufe (1820-1883) exposait au Salon de 1853 les portraits de l'impératrice Eugénie, de la comtesse de Montebello et de la baronne de Hauteserve, qui obtenaient un grand succès mondain; mais la critique et les artistes se montraient sévères pour cette peinture fade et maniérée.

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de lui faire comprendre cet avantage, mais l'absurde lemportera, comme infiniment plus... fashionable. Girardin (1) croit toujours fermement à l'avène- ment du bien-être universel, et l'un des moyens de le produire, sur lequel il revient avec prédilection, c'est le labourage à la mécanique, et sur une grande échelle, de toutes les terres de France. Il croit grandement contribuer au bonheur des hommes, en les dispensant du travail; il fait semblant de croire que tous ces malheureux, qui arrachaient leur nour- riture à la terre, péniblement, j'en conviens, mais avec le sentiment de leur énergie et de leur persévé- rance bien employée, seront des gens bien moraux et bien satisfaits d'eux-mêmes, quand ce terrain, qui était au moins leur patrie, celle sur laquelle naissaient leurs enfants et dans laquelle ils enterraient leurs parents, ne sera plus qu'une manufacture de produits, exploitée par les grands bras d'une machine, et lais- sant la meilleure partie de son produit dans les mains impures et athées des agioteurs. La vapeur s'arrê- tera-t-elle devant les églises et les cimetières?... Et le Français qui rentrera dans sa patrie après plusieurs années, serait-il réduit à demander la place étaient son village et le tombeau de ses pères? Car les villages seront inutiles comme le reste ; les villageois sont ceux qui cultivent la terre, parce qu'il faut bien

(1) Emile de Girardin avait été compris, après le 2 décembre, dans une liste des représentants expulsés du territoire français et avait obtenu, deux mois après son bannissement, de reparaître en France.

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demeurer les soins sont réclamés à toute minute ; il faudra faire des villes proportionnées à cette foule désœuvrée et déshéritée, qui n'aura plus rien à faire aux champs; il faudra leur construire d'immenses casernes ils se logeront pêle-mêle. Que faire là, les uns près des autres, le Flamand auprès du Marseillais, le Normand et l'Alsacien, autre chose que consulter le cours du jour, pour s'in- quiéter, non pas si dans leur province, dans leur champ chéri, la récolte a été bonne, non pas s'ils ven- dront avec avantage leur blé, leur foin, leur vendange, mais si leurs actions sur l'anonyme propriété univer- selle montent ou descendent? Ils auront du papier, au lieu d'avoir du terrain!... Ils iront au billard jouer ce papier contre celui de ces voisins inconnus, différents de mœurs et de langage, et quand ils seront ruinés, auront-ils au moins cette chance qui leur restait, quand la grêle avait détruit les fruits ou les moissons, de réparer leur infortune à force de tra- vail et de constance, de puiser au moins dans la vue de ce champ arrosé tant de fois de leurs sueurs, un peu de consolation ou 1 espoir d'une meilleure année?... O indignes philanthropes!... O philosophes sans cœur et sans imagination! Vous croyez que l'homme est une machine, comme vos machines; vous le dégradez de ses droits les plus sacrés, sous prétexte de l'arracher à des travaux que vous affectez de regarder comme vils, et qui sont la loi de son être, non pas seulement celle qui lui impose de créer lui-

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même ses ressources contre le besoin, mais celle qui Télève en même temps à ses propres yeux et emploie dune manière presque sacrée les courts moments qui lui sont accordés... 0 faiseurs de feuilletons, écrivas- siers, faiseurs de projets! Au lieu de transformer le genre humain en un vil troupeau, laissez-lui son véri- table héritage, l'attachement, le dévouement au sol! Que le jour des invasions nouvelles de barbares menacent ce qu'ils appellent encore leur patrie, ils se lèvent avec joie pour la défendre. Ils ne se battront pas pour défendre la propriété des machines, pas plus que ces pauvres Russes, ces pauvres serfs enrégimen- tés ne travaillaient pour eux, quand ils venaient ici venger les querelles de leurs maîtres et de leur empe- reur... Hélas! les pauvres paysans, les pauvres villa- geois! Vos prédications hypocrites n'ont déjà que trop porté leurs fruits ! Si votre machine ne fonctionne pas sur le terrain, elle fonctionne déjà dans leur ima- gination abusée. Leurs idées de partage général, de loisir et même de plaisir continuel, sont réalisées dans ces indignes projets. Ils quittent déjà à qui mieux mieux, et sur le plus faible espoir, le travail des champs; ils se précipitent dans les villes, pour n'y trouver que des déceptions; ils achèvent d'y perver- tir les sentiments de dignité que donne l'amour du travail, et plus vos machines les nourriront, plus ils se dégraderont!... Quel noble spectacle dans ce meil- leur des siècles, que ce bétail humain engraissé par les philosophes!

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Mardi 17 mai. Fait encore le paresseux, toute la journée, à lire l'article de Charles-Quint et un peu de l' Essai sur les mœurs, sur ledit et sur François Ier et Louis XI aussi.

Vers trois heures, embarqué vers Draveil, mais la pluie presque tout le temps, et en revenant, acheté une quantité de cigares.

Je trouve dans la Presse un article de Gautier, sur une nouvelle création de Frederick, le Vieux Caporal (1) : « Il parcourt d'un bout à l'autre le clavier de 1 âme humaine, don admirable, qui se ren- contre rarement chez la même personne ; il a la pas- sion, la foi, l'ironie et le scepticisme; il sait rendre tous les beaux mouvements du cœur et s'en railler avec une verve diabolique ; il peut être, dans la même soirée, Roméo et Méphistophélès, Ruy Blas et Robert Macaire, Gennaro et le Joueur. Le manteau lui sied comme la souquenille, la pourpre comme le haillon; mais, quel que soit le personnage qu'il représente, il lui donne la vie, et infuse aux veines du mélodrame le plus débile un sang rouge et généreux. Frederick Lemaître est de la race des Hugo, des Dumas, des Balzac, des Delacroix, des Préault; il appartient à cette forte et puissante génération romantique dont

(1) Le Vieux Caporal, drame en cinq actes, de Dumanoir et d'En- nery, fut représenté pour la première fois le 9 mai 1853 sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, sous la direction de Marc Fournier. Antoine Simon, le principal rôle, fut une des plus belles créations de Frederick Lemaître. Son jeu muet, l'éloquence de son geste, lui valurent un véri- table triomphe.

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il a partagé le succès et soulevé les enthousiasmes; c'est Facteur shakespearien (1) par excellence, la plus complète incarnation du drame moderne. »

Jeudi 19 mai. Promenade l'après-midi par la porte du jardin avec Jenny , et délicieux aspect de tout le côté de Corbeil : grands nuages à l'horizon éclairés en face par le soleil.

Admiré la petite source près du lavoir et des grands peupliers, puis remontés ensemble pour dîner.

Vendredi 20 mai. Parti pour aller au conseil par l'omnibus du chemin de fer de Lyon; cela m'a rappelé les voyages de ma jeunesse. La nature, en chemin de fer, ne fait pas le même effet; cette rêverie délicieuse qui s'empare de vous, quand on se sent installé dans son coin de coupé, sans cet ennui per- pétuel de voir de nouvelles figures monter et des- cendre, le mouvement des chevaux, et surtout moins de rapidité à traverser tous les aspects.

Arrivé dans une mauvaise disposition au Jardin des Plantes, j'ai redouté la pluie un moment; cela m'avait fait presque résoudre de revenir aussitôt le conseil fini. Mais arrivé à l'Hôtel de ville, j'ai appris

(1) Dans Y Histoire du romantisme de Gautier, on lit à propos de Frederick Lemaître : « C'est toujours un noble et beau spectacle que de « voir ce grand acteur, le seul qui chez nous rappelle Garrick, Kemble, Macready, et surtout Kean, faire trembler de son vaste souffle « shakespearien les frêles portants des coulisses des scènes du boule- « vard. »

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qu'il n'y avait pas de séance; j'ai déjeuné sur la place et, me trouvant réconforté, j'ai été à pied au Jardin des Plantes; fait des études de lions et d'arbres, en vue du sujet de Renaud (1), par une chaleur très incommode, et au milieu d un public très désagréable. Enfin, reparti à deux heures moins un quart et revenu par le bord de l'eau jusqu'à la maison.

L'aspect de la rivière et de ses bords toujours ravissant quand je reviens ; c'est je sens que mes chaînes me quittent. Il semble qu'en traversant cette eau, je laisse derrière moi les importuns et les ennuis.

Lu, en déjeunant, l'article de Peisse (2) qui exa- mine en gros le Salon et qui recherche la tendance des arts à présent. Il la trouve très justement dans le pittoresque, qu il croit une tendance inférieure. Oui, s'il n'est question que de faire de l'effet aux yeux par un arrangement de lignes et de couleurs, autant vau- drait dire : arabesque; mais si, à une composition déjà intéressante par le choix du sujet, vous ajoutez une disposition de lignes qui augmente l'impression,

(1) Voir Catalogue Robaut, 1745.

(2) Louis Peisse, dont le nom a déjà paru dans le premier volume du Journal, écrivait à propos du Salon de 1853, et dans l'article auquel le maître fait allusion : « M. Delacroix est encore, après trente ans de tra- « vaux, un talent si contesté, sinon pour les artistes, du moins pour le « public, qu'on ne peut se risquer à louer ses œuvres sans quelques pré- « cautions ou explications. Il faut évidemment, pour goûter sa peinture,

* une préparation, une habitude, qui, à ce qu'il paraît, ne s'acquiert pas « toujours vite. Elle est comme certains mets de haut goût, qu'on « n'arrive à apprécier qu'après bien des efforts, mais dont on est ensuite

très friand. » (Constitutionnel, 31 mai 1853.)

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un clair-obscur saisissant pour l'imagination, une cou- leur adaptée aux caractères, vous avez résolu un problème plus difficile, et, encore une fois, vous êtes supérieur : c'est l'harmonie et ses combinaisons adap- tées à un chant unique. Il appelle musicale cette ten- dance dont il parle; il la prend en mauvaise part, et moi, je la trouve aussi louable que toute autre...

Son ami Chenavard lui a insinué ses principes sur les arts : celui-ci trouve que la musique est un art inférieur; c'est un esprit à la française, auquel il faut des idées comme celles que les mots peuvent expri- mer; quant à celles devant lesquelles le langage est impuissant, il les retranche du domaine des arts. Même en admettant que le dessin soit tout, il est clair qu'il ne se contente pas de la forme pure et simple. Il y a, dans ce contour qui lui suffit, de la grossièreté ou de la grâce : ce contour fait par Raphaël ou par Che- navard ne charmera pas de la même façon. Qu'y a-t-il de plus vague et de plus inexplicable que cette impres- sion? Faudra-t-il établir des degrés de noblesse entre les sentiments? C'est ce que fait le docte et malheu- reusement trop froid Chenavard... Il met au premier rang la littérature; la peinture vient ensuite, et la musique n'est que la dernière. Cela serait peut-être vrai, si l'une d'elles pouvait contenir les autres ou les suppléer; mais devant une peinture ou une symphonie que vous aurez à décrire avec des mots, vous donne- rez facilement une idée générale le lecteur com- prendra ce qu'il pourra ; mais vous n'aurez vraiment

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donné aucune idée exacte de cette symphonie ou de cette peinture. Il faut voir ce qui est fait pour les yeux; il faut entendre ce qui est fait pour les Greilles. Ce qui a été écrit pour être débité fera même plus d'effet dans la bouche d'un orateur que par un simple lecteur. Un grand acteur transformera, pour ainsi dire, un morceau par son accent... Je m'arrête.

F... me conseille d'imprimer, comme elles sont, mes réflexions, pensées, observations, et je trouve que cela me va mieux que des articles ex professo. Il faudrait les récrire pour cela à part, chacune sur une feuille séparée, et les mettre au fur et à mesure dans un carton... Je pourrais ainsi, dans les moments perdus, en mettre au net une ou deux, et au bout de quelque temps, j'aurais fait un fagot de tout cela, comme fait un botaniste, qui va, mettant dans la même boîte les herbes et les fleurs qu'il a cueillies dans cent endroits, et chacune avec une émotion particulière.

Samedi 21 mai. Jour Pierret et Riesener sont venus.

Toute la matinée, fait des pastels d'après les lions et les arbres que j'avais étudiés la veille, au Jardin des Plantes; vers deux heures un quart, j'ai été au- devant d'eux; je trouve Pierret bien changé...

Pourquoi la vue de deux amis si anciens, et dans ce lieu en pleine liberté, sous le ciel et au milieu des beautés du printemps, ne me donne-t-elle pas une plénitude de bonheur que je n'eusse pas manqué de

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sentir autrefois?... Je sentais en moi des mouve- ments irrésistibles de ce sentiment qui n'était pas en eux : j'étais devant des témoins, et non pas avec des amis.

Je les ai menés à la maison, puis à la forêt. Riese- ner a repris sa critique de la recherche d'un certain fini dans mes petits tableaux, qui lui semble leur faire perdre beaucoup, en comparaison de ce que donne l'ébauche ou une manière plus expéditive et de pre- mier jet. Il a peut-être raison, et peut-être qu il a tort. Pierret a dit, probablement pour le contre- dire, qu'il fallait que les choses fussent comme le sentait le peintre, et que l'intérêt passait avant toutes ces qualités de touche et de franchise. Je lui ai répondu par cette observation, que j'ai mise dans ce livre il y a quelques jours, sur l'effet immanquable de l'ébauche comparée au tableau fini, qui est tou- jours un peu gâté quant à la touche, mais dans lequel l'harmonie et la profondeur des expressions deviennent une compensation.

Au chêne Prieur, je leur ai montré combien des parties isolées paraissaient plus frappantes, etc. ; en un mot, l'histoire de Racine comparé à Shakespeare. Ils m'ont rappelé ma chaleur d'il y a quelques mois, quand je m'étais repris à relire ou à revoir au théâtre Cinna et quelques pièces de Racine; ils ont confessé le souvenir de l'émotion que je leur ai communiquée, quand je leur en ai parlé.

Après dîner, ils ont regardé les photographies que

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je dois à l'obligeance de Durieu. Je leur ai fait faire l'expérience que j'ai faite moi-même, sans y penser, deux jours auparavant : c'est-à-dire qu'après avoir examiné ces photographies qui reproduisaient des modèles nus, dont quelques-uns étaient d'une nature pauvre et avec des parties outrées et d'un effet peu agréable, je leur ai mis sous les yeux les gravures de M arc- Antoine. Nous avons éprouvé un sentiment de répulsion et presque de dégoût, pour l'incorrection, la manière, le peu de naturel, malgré la qualité de style, la seule qu'on puisse admirer, mais que nous n'admirions plus dans ce moment. En vérité, qu'un homme de génie se serve du daguerréotype comme il faut s'en servir, et il s'élèvera à une hauteur que nous ne connaissons pas. C'est en voyant surtout ces gravures, qui passent pour les chefs-d'œuvre de l'école italienne, qui ont lassé l'admiration de tous les peintres, que l'on ressent la justesse du mot de Pous- sin, que « Raphaël est un âne, comparativement aux anciens ». Jusqu'ici, cet art à la machine ne nous a rendu qu'un détestable service : il nous gâte les chefs- d'œuvre, sans nous satisfaire complètement.

Dimanche 22 mai. Mauvaise disposition, som- meil, lectures prolongées, néant complet...

M. Beckvenu me surprendre dans le jardin : visite prolongée, vers cinq heures et demie, chez Mme Vil- lot, qui n'était pas encore rentrée. J'ai été dans le jardin de la grande maison admirer les lilas, et je n'ai

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pu résister au désir d'aller jusqu'au bas, à la fontaine. Que les objets changent peu, malgré l'instabilité des choses humaines, si on les compare à nous-mêmes et à nos sentiments! Cependant, en revoyant ces beaux arbres, je me suis reporté avec vivacité à quelques années en arrière... La petite fontaine du bon père Barbier ne coulait plus : un des côtés était cultivé, et j'ai vu dans l'intérieur les tuyaux en plomb qui épanchaient, sans se montrer, l'eau de la source limpide. Cet aspect prosaïque n'a pas suffi pour me désenchanter : je suis remonté rapidement, mais avec regret, en abandonnant cet endroit agréable.

Causé à dîner des tables tournantes : Mme Villot a vu et fait des expériences ; elle en vient à croire presque au surnaturel. J'ai effectivement, après dîner, éprouvé par mes yeux, sinon autrement, cette fameuse découverte. Geneviève, la femme de chambre, a fait tourner un chapeau... ; un guéridon a sensible- ment tourné et levé le pied d'un côté; mais après nous être mis une demi-heure autour de la grande table à manger, il a été impossible de l'arracher à son immo- bilité de nature. Ces dames ont prétendu que j'étais un sujet peu propre : de même, d'une ou deux per- sonnes présentes...

L'homme fait des progrès en tous sens : il com- mande à la matière, c'est incontestable, mais il n'ap- prend pas à se commander à lui-même. Faites des chemins de fer et des télégraphes, traversez en un clin d'oeil les terres et les mers, mais dirigez les pas-

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sions comme vous dirigez les aérostats! Abolissez surtout les passions mauvaises, qui, dans les cœurs, n'ont pas perdu leur empire détestable, en dépit des maximes libérales et fraternelles de l'époque ! est le problème du progrès, et même du véritable bonheur. Il semble, tout au contraire, que nos instincts de convoitise ou de jouissance égoïste soient infini- ment plus excités par toutes ces matérialistes amélio- rations.

Le désir d'un bonheur impossible, puisqu'il serait obtenu indépendamment de la satisfaction que donne la paix de l'âme, vient toujours se placer à côté de chaque nouvelle conquête et semble faire reculer la chimère de ce bonheur des sens. La fourberie et la trahison, l'ingratitude et la bassesse intéressée veillent toujours dans les cœurs ! Vous n'avez pas même pour les inventeurs de ces perfectionnements ingénieux la reconnaissance qu'il semble que vous leur devriez, si réellement vous vous trouvez heureux par leur moyen. Au lieu de leur dresser des statues et de les faire jouir les premiers de ce bien-être tant souhaité, vous les laissez mourir dans l'obscurité, ou vous permettez qu'on leur conteste, sous vos yeux, le mérite de leurs inventions.

Lundi 23 mai. Toujours la même apathie le matin...

Quelques extraits de Balzac, mais c'est à cela que s'est borné mon effort. Je suis mécontent de moi, et ii. 14

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cela me gâte bien des moments qui seraient agréables dans cette douce solitude.

Vers trois heures, promenade avec Jenny, qui est souffrante, vers le chêne Prieur.

Le soir, chez M. et Mme Beck, et revenu par un clair de lune délicieux. Les exhalaisons des plantes ' sont, en ce moment de la saison et à cette heure-là, d'un charme enivrant.

Mardi 24 mai. Passé la journée presque seul : Jenny a été à Paris avec Julie, au-devant du vin. Tra- vaillé toute la matinée et paperasse ou pris dune belle ardeur.

La langueur est arrivée vers deux heures. Prome- nade vers Soisy, par les champs. J'ai été plus loin qu'à l'ordinaire, mais pas encore jusqu'à la grande allée; je vais à la découverte comme Bobinson ; je finirai par connaître les environs dans le rayon mes jambes peuvent me porter.

Jenny revenue au moment j'allais dîner avec un dîner froid. Mon dînera été installé autrement, et j'ai dîné plus gaiement.

Le soir, extases nombreuses devant les étoiles. Quel silence! que de choses la nature accomplit au milieu de ce charme si majestueux! Que de bruits, chez nous, qui doivent cesser sans laisser de traces!

Mercredi 25 mai. Journée de travail complète.

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Je suis à flot : je sors des fatras et je rédige; j'espère définitivement m'en tirer.

Après une journée fatigante, écrivant près de la fenêtre, par un soleil qui m'avait obligé de mettre un store de toile, je suis sorti vers quatre heures, et j'ai été délicieusement jusqu'au bout de l'allée de l'Ermi- tage. J'étais ravi...

Revenu dîner, et, après dîner, descendu vers la rivière; côtoyé jusqu'auprès du pont, et revenu à travers le pré, dans le petit sentier tracé. Au lieu de prendre la ruelle, continué sur le coteau et revenu par le petit chemin habituel, au milieu des vignes et des blés verts. Le temps était orageux : les éclairs, quelques tonnerres, qui ont bien fini sans secousse.

Dimanche 29 mai. Tous ces jours derniers se sont écoulés rapidement, moitié travaillant et moitié sortant, mais beaucoup moins le dernier, à cause de la pluie que nous avons depuis deux ou trois jours. Tantôt je veux jeter Poussin par les fenêtres, tantôt je le reprends avec fureur ou par raison.

Mme Barbier, qui est venue passer la journée, malgré cet affreux temps, m'a invité à dîner; j'ai éprouvé dans la causerie de cette femme, qui a de l'esprit, le plaisir et le besoin que j'éprouve dans la conversation; mais il faut avec l'esprit les petites manières du monde que les rustres de nos jours peu- vent critiquer, mais qui ajoutent le piquant nécessaire. Nos pères devaient prodigieusement s'amuser, car

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ces manières étaient infiniment plus répandues, et ce qui reste encore de politesse dans notre nation, mal- gré la grossièreté qui envahit tout, prouve ce que la société a être. Pour ceux qui éprouvent cette sorte de charme, il n'y a pas de progrès matériels qui puissent le compenser. Il n'est pas étonnant qu'on trouve insipide le monde à présent. La révolution qui s'accomplit dans les masses le remplit continuel- lement de parvenus, ou plutôt ce n'est plus le monde comme il était : ce qu'on appelle ainsi est effective- ment tout ce qu'il y a de plus ennuyeux. Quel agré- ment pouvez -vous trouver chez des marchands enrichis, qui sont à peu près tout ce qui compose aujourd'hui les classes supérieures? Les idées rétré- cies du comptoir en lutte avec l'ambition de paraître distingué est le contraste le plus sot... Que dirai-je à M. Minoret, par exemple, qui n'a ni instruction, ni envie de plaire, ni envie de parler?

Il faudrait cultiver les gens aimables, pour le peu qu'il s'en trouve ; avec les gens aimables, la frivolité est charmante, mais la frivolité dans le salon des gens qui ont rangé les comptoirs et mis leurs livres de comptes dans leur armoire pour donner un bal, et qui ont faitendimancher leurs commis pour offrir la main aux dames! Je préfère une réunion de paysans (1) !

(1) Delacroix, comme presque tous les esprits supérieurs, estimait plus la simple et franche ignorance des âmes naïves que l'insuffisante et prétentieuse instruction des gens du monde. « Un jour, écrit Baudelaire, « un dimanche, j'ai aperçu Delacroix au Louvre, en compagnie de sa « vieille servante, celle qui l'a si dévotement soigné et servi pendant

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Revenu vers dix heures ; la pluie donnait à toute cette verdure toute fraîche une odeur délicieuse ; les étoiles brillantes, mais surtout cette odeur! Vers le potager de Gibert, jusqu'à celui de Quantinet, une odeur de ma jeunesse, si pénétrante, si délicieuse, que je ne peux la comparer à rien. Je suis passé et repassé cinq ou six fois : je ne pouvais m'en arracher. Il m'a rappelé l'odeur de certaines petites plantes de potager, que je voyais à Angerville, dans le jardin de M. Gastillon le père, qui portent une espèce de fruit qui fait explosion dans la main.

Dans la conversation de ce soir, Mme Barbier m'a parlé de P...; quoiqu'en laissant percer l'animosité qu'elle conserve peut-être justement, comme elle l'a fait valoir, elle m'a fait réfléchir profondément sur ses qualités, sur son dévouement à sa manière, sur l'affection qu'elle a pour moi, et que je retrouve chez moi pour elle ; il y a des êtres qui naissent accouplés : son souvenir me plaît et me remue toujours.

Lundi 30 mai. Lu dans le feuilleton de Gautier, sur un jeune violoniste prodige, le mot d'Alphonse Karr (1), qui se trouvait également en présence d'un

« trente ans, et luiy l'élégant, le raffiné, l'érudit, ne dédaignait pas de « montrer et d'expliquer les mystères de la sculpture assyrienne à cette « excellente femme, qui l'écoutait d'ailleurs avec une naïve appli- « cation.

(1) Puisque le nom d'Alphonse Karr se trouve ici prononcé, nous pouvons rapporter l'anecdote touchant Delacroix qui est transcrite dans ses Guêpes : « Voici ce qu'on raconte de M. Eugène Delacroix et « de l'architecte de la Chambre des députés : M. Delacroix est allé le

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petit prodige de cette espèce. On lui demande après le morceau comment il le trouve ; il répond qu'il F ai- mait mieux auparavant, parce qu'il était plus vieux. . . Quelle drôle d'idée et amusante !

Suite de ce que f ai écrit hier dimanche. H y a peu de gens avec qui je ne puisse me plaire ; il y en a peu, quand on a le désir de leur plaire soi-même, qui ne vous rendent quelque chose pour vos frais; j'ai beau chercher dans ma mémoire les gens les moins amusants, il me semble que par le moyen de ce simple désir d'être avec eux le mieux possible, ce qu'ils ont eux-mêmes de chaleur, et je parle des plus froids et des plus revêches, revient à la surface, se montre à vous, vous répond et entretient votre bonne disposition. De ce qu'on les oublie vite et de ce que leur souvenir ne réveille pas en vous la moindre parcelle de sentiment, il ne faut pas conclure que vous soyez un ingrat, ni eux plus intéressants... Ce sont deux métaux , deux corps quelconques qui sont inertes chacun séparément, et qui jettent un peu de flamme quand ils sont en contact. Eloignez-les l'un de l'autre, ils rentrent très justement dans leur insensibilité.

Quand je pense à P..., à R... (1), et que je ne les

m trouver et lui a dit : Je ne peux pas peindre sur votre plafond. (C'était « lors des travaux décoratifs du Palais-Bourbon.) // ne tient à rien; cela « ne durera pas trois ans ! Qu'est-ce que cela vous fait, pourvu qu'on « vous paye?... M. Delacroix n'a pas cru devoir adopter ces principes « d'art moderne, et a fait recrépir le plafond à ses frais. »

Nous avons interrogé des personnes dignes de toute confiance sur l'exactitude du fait : il est, paraît-il, absolument authentique.

(1) Ces initiales dissimulent si peu les noms de Pierret et de Riesener,

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vois pas, je suis comme le métal insensible . . . Quand je suis près deux, après les premiers instants pour réchauffer cette glace, je retrouve peu à peu les mou- vements d'autrefois : je me fonds près d'eux... peut- être qu'ils sont eux-mêmes étonnés de se sentir amollir, mais je parie que je garde plus longtemps qu'eux la secousse de cette étinceDe du souvenir. Nul vil intérêt ne m'éloigne deux. Quand je vois dans mes rêves des gens qui sont mes ennemis, et dont la vue m'offense, quand je suis éveillé, je les trouve char- mants, alors je m'entretiens avec eux comme avec des amis, je me sens tout étonné de les trouver si aimables : je me dis, dans ma simplicité de somnam- bule, que je ne les avais pas assez appréciés, et que je ne leur rendais pas justice; je me promets de les rechercher et de les voir. Est-ce qu'en rêvant, je devine leurs qualités, ou est-ce qu'en étant éveillé, ma méchanceté, si j'en ai réellement autant qu'eux, s'obstine à ne voir que leurs défauts, ou bien suis-je tout simplement meilleur quand je dors?

Mardi 31 mai. Pluie toute la journée ou brouil- lard. Je n'ai pas quitté ma chambre et m'en suis tiré en travaillant à l'article : j'ai écrit ou copié beaucoup.

Après dîner, continuation de la même disposition;

qu'il n'y a, semble-t-il, aucune indiscrétion à les marquer. Nous rappe- lons à ce propos ce que nous avons dit dans notre Etude sur le sentiment d'amitié chez les hommes supérieurs en général, et chez Delacroix en particulier. (Voir t. I, p. xm, xiv.)

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ce paysage tout embaumé, pendant que je me prome- nais en long, en large, dans le logement, tout plein d'idées et de bonnes dispositions, me ravissait chaque fois que je tournais la tête pour le regarder... Quel- ques fables de La Fontaine m'ont enchanté.

Sorti, qu'il faisait encore soir, et promené sur la route de Soisy, dans le même état d'esprit. Le brouil- lard et le temps mauvais ne font rien pour la tristesse de l'esprit; c'est quand il fait nuit dans notre âme que tout nous paraît ou lugubre ou insupportable, et il ne suffit pas d'être libre de vrais sujets de tristesse ; il suffit de l'état de la santé pour tout changer. . . L'in- fâme digestion est le grand arbitre de nos sentiments.

Mercredi 1er juin. En ouvrant la fenêtre de l'ate- lier, le matin, toujours avec ce même temps brumeux, je suis comme enivré de l'odeur qui s'exhale de toute cette verdure trempée de gouttes de pluie et de toutes ces fleurs courbées et ravagées, mais belles encore.

De quels plaisirs n'est pas privé le citadin, le cancre d'employé ou d'avocat, qui ne respire que l'odeur des paperasses ou de la boue de l'infâme Paris! Quelles compensations pour le paysan, pour 1 homme des champs ! Quel parfum que celui de cette terre mouillée, de ces arbres! Cette forte odeur des bois, qu'elle est pénétrante, et quelle réveille aussi- tôt des souvenirs gracieux et purs, souvenirs du pre- mier âge et des sentiments qui tiennent au fond de

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lame ! 0 chers endroits je vous ai vus, chers objets que je ne dois plus revoir, chers événements qui m'avez enchanté et qui êtes évanouis!... Que de fois cette vue de la verdure et cette délicieuse odeur des bois ont réveillé ces souvenirs qui sont l'asile, le saint des saints on se réfugie, si on peut, sur les ailes de l'âme, pour se tirer du souci de chaque jour! Cette affection qui me console et, seule, me donne ces mouvements du cœur comme autrefois, combien de temps le sort me les laissera-t-il?

Dimanche 5 juin. Tous ces jours derniers, à peu près même vie.

Travaillé et presque terminé l'article; sorti ordi- nairement vers trois heures, deux ou trois fois, entre autres, par l'allée de l'Ermitage : vue ravissante... jardin d'Armide, la verdure nouvelle... Les feuilles, étant à toute leur grandeur, donnent une grâce, une frondaison d'une richesse admirable ; le touffu, le rond domine, les troncs garnis de feuilles...

Ce soir, après dîner, sorti par le crépuscule; au lieu d aller chez les Barbier, promenade sur la route de Soisy. Charmantes étoiles au-dessus des grands peupliers de la route. En allant, fraîcheur délicieuse. La veille, promenade avant dîner avec Jenny. J'étais ravi du plaisir qu'elle avait, toute souffrante qu'elle était.

Il y a deux jours, avant dîner, par la même grande allée vers Soisy, à partir du grand rond, par une très

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grande allée couverte remplie de bruyères. Sorti sur de grandes plaines vertes vers Soisy. Carrières reboi- sées. C'est le jour j'avais trouvé le troupeau de moutons dans la grande allée; je F ai retrouvé là, au loin. Rentré dans la forêt par l'allée qui va au chêne Prieur, il y a de F eau.

Lundi 6 juin. En ouvrant ma fenêtre ce matin par le plus délicieux temps du monde, qui donne tant de regrets de se plonger dans les paperasses, je vois deux hirondelles se poser dans l'allée du jardin; je remarque quelles ne marchent que très lentement et en se dandinant. Quand elles veulent franchir un espace de deux pieds seulement, elles se mettent à voleter. La nature, qui les a si bien douées avec leurs grandes ailes, ne leur a pas donné des pieds aussi agiles.

Ce spectacle qu'on a de ces fenêtres est délicieux à toutes les heures du jour : je ne puis m'en arra- cher... L'odeur de la verdure et des fleurs du jardin ajoute encore à ce plaisir.

Mardi 7 juin. Achevé l'article.

Vers quatre heures, promenade dans la forêt. J'y ai revu les mêmes objets que l'autre jour, dans cette allée qui va à l'Ermitage, éclairés de même; et cepen- dant ils ne m'ont pas fait le même plaisir.

Dîné chez Mme Barbier ; toute la soirée, on n'a parlé que de l'amour et de ses singularités. Elle a eu

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Tidée la plus drôle du monde : on parlait de la quan- tité d'enfants qu'on rencontre à Soisy... « Au fait, dit-elle, que pourraient-ils faire dans un endroit si triste? On n'y a pas de vue : il faut bien se distraire par quelque chose. »>

Le soir, en revenant, les étoiles, qui n'avaient pas paru depuis quelques jours, ont brillé de tout leur éclat. Quel spectacle au-dessus de ces masses noires que forment les arbres, ou aperçues à travers les branches! J'ai été au jardin de Gibert, et j'ai retrouvé la même odeur divine qui m'avait déjà charmé, mais un peu affaiblie... Je m'en suis éloigné avec peine.

Je crois enfin que je partirai demain. J'ai peut- être un peu moins de plaisir, non pas parce que je suis ici depuis longtemps, mais parce que j'ai arrêté de partir. Je me dis souvent, en pensant à l'amertume qui se joint toujours à tous les plaisirs : Peut-on être véritablement heureux dans une situation qui doit finir? Cette appréhension de la rapidité et du néant, à la fin, gâte toute jouissance.

Mercredi 8 juin. Parti le soir à huit heures. Toute la journée disposition décousue, à cause du départ. Vu le maire vers trois heures; dîné à quatre heures. Après dîner, sorti un peu par la porte du jardin. Été jusqu'à la source aux peupliers.

Paris, vendredi 10 juin. Au Salon le matin, avant le conseil. Je ne remarque rien de très extraor-

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dinaire. Le petit Meissonier charmant : le Jeune homme qui déjeune. Le portrait de Rodakowski, de même. C'est aussi beau que tout.

Au Palais-Royal, vu Varcollier, en sortant du conseil. Il est installé admirablement. L'occupation et le mouvement lui rendent de la santé.

Vu Mme de Forget, le soir, qui m'apprend que Vieillard est installé à Saint-Cloud.

Samedi 11 juin. Travaillé enfin avec assez d'en- train. Il me semblait que je ne pourrais plus peindre. Je finis Y homme qui ferre le cheval.

Le soir chez Chabrier.

Jeudi 16 juin. Je crois que c'est aujourd'hui que j'ai dîné avec la bonne Alberthe, en société de Saint- Germain, avec lequel j'ai beaucoup causé : il m'a parlé des commencements de Mme Sand, qu'il a con- nue à ses débuts. Il y avait une dame russe assez bien»

Alberthe me retient pour aller dimanche voir les pièces du Palais-Royal à la salle Ventadour.

Dimanche 19 juin. Le soir, avec Alberthe, à la salle Ventadour : le Bourreau des crânes (1). Nous nous sommes trouvés en tête-à-tête, et revenus avec tous les accidents du mauvais temps.

(1) Le Bourreau des crânes, vaudeville en trois actes, de Lafargue et Siraudin.

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Dimanche 26 juin. Ce matin, l'article du Pous- sin a paru. Hier encore j'écrivais à Mérimée que je n'avais pas de nouvelles, et le soir, à mon dîner, on est venu me faire corriger les épreuves à la hâte.

J'ai fait ma journée de travail à l'Hôtel de ville; je suis revenu à pied.

Arrêté longtemps à Saint-Eustache, à entendre les vêpres : cela m'a fait comprendre, quelques instants, le plaisir qu'il y a d'être dévot... J'ai vu passer et repasser tout le personnel de l'église, depuis l'éclopé donneur d'eau bénite, affublé comme un personnage de Rembrandt, jusqu'au curé dans son camail de chanoine et sa chape de cérémonie.

Tout ce retard a été cause de la contrariété que j*ai éprouvée de trouver pour aujourd'hui, en ren- trant, l'invitation d'aller dîner à Saint-Cloud. Elle y était depuis neuf heures du matin, avec une lettre de Vieillard. Je me suis pourtant remonté malgré ma fatigue et je m'en suis bien tiré.

Mardi 28 juin. Depuis que je suis de retour de Champrosay, je ne peux plus écrire ici ; il m'a fallu employer tous mes moments pour terminer les tableaux que j'avais promis; et depuis samedi 25, je suis retourné travailler à l'Hôtel de ville. J'ai fini, plus promptement que je ne l'aurais cru, le Christ en croix (1) pour Bocquet, la répétition du Christ au

(1) Il existe de nombreuses variantes de ce sujet dans l'œuvre du maître. D'après le Catalogue llobaut, il n'y a, se référant à la date du

222 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

tombeau, du Belge (1) , pour Thomas, le Christ dor- mant pendant la tempête pour Grzymala (2).

Je suis sorti aujourd'hui, vers deux heures, de mon travail j'avais peint pour la première fois au pla- fond ; j'ai été voir la chapelle de Signol (3) à Saint- Eustache : c'est toujours la même chose que ce que font tous les autres. J'ai été ensuite chez Henry, pour la question de l'Institut (4), qui se présente fort mal.

Mercredi 29 juin. - Musique délicieuse chez l'ai- mable princesse Marcellini. Le souvenir de la fantai- sie de Mozart, morceau grave et touchant au terrible,

Journal, qu'une «toile 0 m. 74 c XO m. 60 c.-— exposée au boulevard des Italiens en 1860. Elle appartenait alors à M. Davin. » M. Robaut ajoute, observation que confirme le Journal du maître : « En cette année 1853, Delacroix ne peint guère que des sujets religieux. »

(1) Delacroix veut parler du comte de Géloès, d'Amsterdam. (Voir Catalogue Robaut, 1034.)

(2) Voir Catalogue Robaut, 1219.

(3) Emile Signol, peintre, en 1804, élève de Gros, auteur de la Femme adultère. En 1849, il se présenta à l'Institut en même temps que Delacroix, mais il n'a été élu membre de l'Académie des beaux-arts qu'en 1860. Il est mort récemment.

(4) Delacroix s'était déjà présenté quatre fois à l'Institut, et la der- nière fois, en 1849, on lui avait préféré Léon Cogniet. Sa lettre de can- didature en 1849 est curieuse. Après avoir énuméré les principales compositions qu'il a exécutées : Dante et Virgile, Massacres de Scio, le Christ au jardin des Oliviers, la Justice de Trajan, Y Entrée des croi- sés à Constantinople, Médée. les décorations du Luxembourg, du Palais- Bourbon, de la salle du Trône, YÉvèque de Liège, Marino Faliero, les Femmes d' Alger, il ajoutait ces quelques lignes, qui se passent aisément de commentaires : « C'est pour la quatrième fois que j'ai l'honneur de « me présenter aux suffrages de l'Académie. Cette insistance et le désir « très naturel de faire partie d'un corps illustre suffiront-ils pour faire « excuser l'infériorité de quelques-unes des productions que j'ai mention- « nées**. J'éprouve une juste défiance en approchant d'une réunion (fui « représente les traditions et les principes éternels qui ont été ceux u du grand goût chez tous les artistes célèbres. »

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 223

par moments, et dont le titre est plus léger que ne le comporte le caractère de morceau. Sonate de Beetho- ven déjà connue, mais admirable. Cela me plaît beau- coup sans doute, surtout à la partie douloureuse de l'imagination. Cet homme est toujours triste. Mozart, qui est moderne aussi, c'est-à-dire qui ne craint pas de toucher au côté mélancolique des choses, comme les hommes de son temps (gaieté française, nécessité de ne s'occuper que de choses attrayantes, bannir de la conversation et des arts tout ce qui attriste et rap- pelle notre malheureuse condition), Mozart réunit ce qu'il fout de cette pointe de délicieuse tristesse à la sérénité et à l'élégance facile d'un esprit qui a le bonheur de voir aussi les côtés agréables. Je me suis élevé contre leur ami R... qui n'aimé pas Gimarosa, qui ne le sent pas, à ce qu'il dit, avec une certaine satisfaction de lui-même. Que Chopin est un autre homme que cela! Voyez, leur ai-je dit, comme il est de son temps, comme il se sert des progrès que les autres ont fait faire à son art ! Comme il adore Mozart, et comme il lui ressemble peu ! Son ami Kiatkowski lui reprochait souvent quelques réminiscences ita- liennes, qui sentent, malgré lui, les productions modernes des Bellini, etc.. C'est une chose aussi qui me déplaît un peu... Mais quel charme! Quelle nou- veauté d'ailleurs!

1er juillet. En commission chez M. Fould, pour l'Exposition universelle de 1855.

224 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

Samedi 2 juillet. Travaillé ce matin à la figure de Y Abondance (l). Mme Cave à l'Hôtel de ville.

A Saint-Cloud; ensuite M. Vieillard. Chabrier venu tout à coup.

Rencontré le soir Véron, qui m'a fait compliment et invité pour vendredi. Je suis rentré la tête tout échauffée.

Il y a à faire quelque chose sur le romantisme (2).

M. Meneval avait raconté à Vieillard, qui me le redit aujourd'hui, ce trait de l'empereur Napo- léon Ier : il visitait un monument en construction dont, sans doute, il avait examiné les mémoires ; en pas- sant sur un sol couvert de dalles de marbre, il frappa du pied, et répétant avec une canne qu'il demanda, l'espèce d'expérience qu'il semblait faire, il demanda de quelle épaisseur était chaque dalle de marbre. Sur la réponse qui lui fut faite, il envoya chercher un ouvrier, et lui fit desceller, en sa présence, un des morceaux de marbre, qui fut trouvé de la moitié de l'épaisseur qui avait été annoncée.

Mercredi 6 juillet. J'ai été ce soir voir la prin- cesse Marcellini; par extraordinaire, elle était seule. .. son fils un peu malade. Elle a eu la bonté de ne me jouer que du Chopin, et tout admirable. Elle m'invite à dîner pour mercredi prochain.

(1) C'était un des principaux personnages au centre du plafond do l'Hôtel de ville.

(2) Voir tome I, p. xxvm, xxix, xxx.

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX, 225

Jeudi 7 juillet. Travail tous ces jours-ci au maudit plafond par une chaleur étouffante, qui me fait bénir mon étoile d'être dans un climat on n éprouve ce martyre que quelques jours de Tannée.

Vendredi 8 juillet. Dîné chez Véron, que j'avais rencontré il y a quelques jours sur le boulevard. Il m'avait complimenté sur mon article du Poussin. Jus- qu'à présent, j'ai récolté un assez grand nombre de compliments à cette occasion. Cela me payera-t-il de l'ennui que j'ai eu à le faire?

Véron me demande des notes sur moi et quelques gens de ma connaissance, dont il se servirait pour des Mémoires sur l'époque de la Restauration (1).

Adam (2) nous conte, entre autres traits de Cheru- bini, qui était inépuisable en boutades chagrines ou désobligeantes, qu'un graveur, ayant fait son portrait dans une médaille qu'il avait publiée, lui en apportait un certain nombre qu'il avait de reste, pensant qu'il en pourrait gratifier ses parents et amis ; il lui répond : « Je ne donne rien à mes parents et je n'ai pas d'amis. »

J'ai, ce matin, été à une commission à l'instruction publique, pour renouveler l'enseignement du dessin.

(1) Ce sont le» Mémoires d'un bourgeois de Paris. Dans un chapitre intitulé : La Peinture et la Musique sous la Restauration, le docteur Véro«,qui avait été le condisciple de Delacroix, a donné une sorte d'au- tobiographie du grand peintre, d'après les notes dont il est question ici.

(2) Le compositeur Adolphe Adam (1S03-1856).

n. 15

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Dimanche 10 juillet. J'ai été, après mon travail, au Salon, pour examiner les tableaux, relativement à la distribution des médailles. Ce mode de les donner me paraît des plus vicieux. Tous ceux qui, comme moi, sont chargés de ce choix auront été frappés du même inconvénient. Il arrive presque toujours que chaque peintre qui me paraît mériter une troisième, une deuxième, ou une première médaille, Fa déjà obtenue.

Voilà, par exemple, un homme qui a déjà eu la deuxième ; lui donnera-t-onla première parce qu'il mé- rite la deuxième qu'on ne peut pas lui donner? Il arrive ainsi qu'un artiste reçoit rarement une récompense pour celui de ses ouvrages qui la mérite davantage. C'est au moment il fait un chef-d'œuvre qu'on n'a rien à lui offrir pour le récompenser ou l'encourager. Celui qui fait bien deux fois a plus de mérite que celui qui fait bien une fois. Si les femmes donnaient la mé- daille, elles seraient de cet avis. Mlle Rosa Bonheur (1) a fait cette année un effort supérieur à tous ceux des années précédentes ; vous êtes réduit à l'encourager de la voix et du geste. M. Rodakowski, qui a fait un chef-d'œuvre cette année (2), est obligé de se consoler avec la médaille qu'il a obtenue l'année dernière pour un ouvrage inférieur. M. Ziem, avec sa Vue de Venise, se maintient à la hauteur de ses tableaux de

(1) Delacroix fait allusion au tableau connu sous le nom du Marché aux chevaux, qui fut exposé au Salon de 1853.

(2) Portrait Je Mine Rodakowski, mère du peintre.

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 227

l'année dernière; mais il est interdit au jury de lui témoigner sa satisfaction (1). Par contre, voici une Annonciation de M. Jalabert (2), qui est un tableau de deuxième médaille. Or, M. Jalabert l'ayant obte- nue déjà, lui donnera-t-on la première, qui est une récompense supérieure au mérite de son tableau de cette année? Si vous êtes juste et si vous suivez le règlement, vous ne lui donnerez rien, et cependant il mérite quelque chose. Doit-on assimiler les artistes qui mettent au Salon à ces élèves de petites pensions, dans lesquelles le maître, pour encourager les parents encore plus que les élèves, donne des prix à tout le monde? Si le but des récompenses est de s'adres- ser à ce qui est supérieur dans une exposition, il faut récompenser tout ce qui s'élève, mais dans la juste proportion du mérite de l'œuvre, et si l'ar- tiste présente dans son ouvrage la dose de talent qui lui attribue la troisième, la deuxième ou la pre- mière médaille, il est juste qu'il l'obtienne, quand même il l'aurait déjà obtenue; ce serait un meilleur moyen d'entretenir l'émulation et de donner quand même des récompenses, de telle sorte que tout homme doué d'une dose de talent raisonnable puisse

(1) Ztem obtint cependant une médaille de première classe avec cette Vue de Venise, qui a pris place au Musée du Luxembourg.

(2) Jalabert, peintre, élève de Delaroehe. Théophile Gautier écrivait à propos de lui : « Le talent de cet artiste a quelque chose de tendre et « de délicat, de féminin qui charme et vous empêche de lui désirer plus « de force. Ge n'est pas qu'il ne puisse s'élever à la vigueur lorsqu'il le « veut, mais sa vraie nature est la grâce. »

228 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

se flatter d'arriver aux récompenses à son tour.

Mardi 16 août. Jenny partie pour Dieppe; elle me manque fort ici.

Dimanche 28 août. Tous ces jours derniers, tra- vaillé à l'Hôtel de ville; j achève le plafond. Aujour- d'hui, je suis resté à la maison jusqu'à midi et demi. Avancé le petit Christ portant sa croix et le Berli- chingen ou Weisiingen.

A une heure, à la distribution de l'École gratuite. Revenu avec Fleury (1). . . La chaleur est tombée tout à fait. Le jour je l'ai vu, quelques jours avant l'élection, et il m'a avoué qu'il ne votait pas pour moi, ce n'étaient que protestations pour la prochaine fois; aujourd'hui, le voilà planté avec tous les hon- neurs delà guerre, membre s'il en fut, professeur, etc. ; il n'a plus qu'une faible estime pour les infortunés qui sont encore sur le terrain de tout le monde.

Le soir, j'ai été voir Britannicus et YEcole des maris, et tous les deux m'ont enchanté. Beauvallet a été très bon dans Burrhus; j'ai trouvé avec plai- sir Thierry (2).

Vendredi 2 septembre. Dîné chez Véron; je lia avais rapporté ses épreuves.

(1) Robert-Fleur y avait succédé, en 1850, à Granet comme membre de l'Académie des beaux-arts.

(2) Delacroix était lié avec Edouard Thierry, qui avait écrit des Salons successifs assez favorables au peintre.

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 229

Lundi 26 septembre. Plafond de Saint-Sulpice. Samson et Dalila (1).

Dessins d'après des costumes et armures pour la Jérusalem. Les deux Marocains. Le Christ por- tant sa croix (2). Tableau deBeugniet (Berlichin- gen). Lion (id.). Christ dans le bateau.

Mercredi 28 septembre. Sept heures du matin, en me levant. On ne se figure pas à quel point la médiocrité abonde : Lefnel (3), Baltard, mille exem- ples, qui se pressent, de gens chargés de grosses affaires dans les arts, dans le gouvernement, dans les armées, dans tout. Ce sont ces gens-là qui enrayent partout la machine lancée par les hommes de talent. Les hommes supérieurs sont naturellement novateurs. Ils arrivent et trouvent partout la sottise et la médio- crité qui tient tout dans sa main, et qui éclate dans tout ce qui se fait. Leur impulsion la plus naturelle les jette à redresser, à tenter des routes nouvelles, pour sortir de cette platitude et de cette sottise. S'ils réussissent et qu'ils finissent par avoir le dessus sur les routines, ils ont pour eux, à leur tour, les inca- pables, qui se font un mérite d'outrer leurs pratiques, et qui gâtent encore tout ce qu'ils touchent. Après ce

(1) Cette toile fut exécutée en 1854. « Elle était en 1875 chez le peintre Daubigny, qui l'avait payée de cinq à six mille francs. » (V. Cata- logue Robaut, 1238.)

(2) Voir Catalogue Robaut, n08 1313 et 1404.

(3) Lefuel était alors architecte du château de Fontainebleau. x\pre3 la mort de Visconti, en 1854, il fut chargé d'achever le nouveau Louvre.

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mouvement, qui porte les novateurs à sortir de For nière tracée, vient presque toujours celui qui les porte, à la fin de leur carrière, à retenir l'impulsion indiscrète qui va trop loin et qui ruine par l'exagéra- tion ce qu'ils ont inventé. Ils se prennent à vanter ce qu'ils ont été cause qu'on a abandonné, en voyant le triste usage qu'on fait des nouveautés qu'ils ont lan- cées dans le monde. Peut-être y a-t-il un secret mou- vement d'égoïsme qui les porte à régenter à ce point leurs contemporains, que personne ne puisse qu'eux- mêmes toucher à ce qui leur paraît critiquable? Ils sont médiocres par ce côté ; cette faiblesse leur fait jouer souvent un rôle ridicule et indigne de la consi- dération qu'ils ont acquise.

Champrosay. Jeudi G octobre. Parti pour Cliamprosay à onze heures. J'ai eu cette fois deux fiacres pour me transporter et faire transporter mes bagages ; moyen préférable et plus économique que celui de la voiture du commissionnaire.

J'étais souffrant depuis plus d'une semaine. Dimanche, j'ai pris un froid aux oreilles qui m'a donné des douleurs dont je souffre encore : c'était pendant mon équipée du Jardin des Plantes. J'ai pu dire, en arrivant comme Tancrède, ce que je dis toujours en arrivant ici :

Qu'avec ravissement je revois ce séjour!

Avant dîner, le temps était fort beau, contre son

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habitude ; j'ai fait un grand tour de forêt au dé- triment de ma chaussure et de mon pantalon. Pris par l'allée qui mène au chêne Prieur; mais, à moitié chemin, pris l'allée qui descend vers le milieu, pour tomber sur la grande route qui croise celle de l' Ermi- tage. Sentiment délicieux de la solitude et de l'indé- pendance , en rentrant dans mon ermitage et en m'attablant... Je l'ai bien éprouvé le lendemain, et j'espère qu'il sera ainsi tout le temps que je serai ici.

Vendredi 7 octobre. Grande promenade dans le jardin. Ravi par les odeurs de fleurs et du raisin. Mais étant remonté dans une situation paresseuse, elle s'est prolongée toute la journée que je suis resté à lire le Spectateur, à dormir, à le reprendre.

Le soleil s'était montré dans la journée, et j'ai eu l'esprit d'attendre qu'il fût passé, pour me mettre en route, vers trois heures seulement, ou deux heures. Une pluie battante m'a pris dans la forêt; heureuse- ment, elle s'est calmée au moment j'allais rentrer, et j'ai continué par une allée que je n'avais jamais prise, partant de ce même centre qui va au chêne Prieur et à l'allée descendante, mais plus à droite, et remplie de bruyères. Remonté ensuite au chêne, etc.

Rentré avec appétit, ce qui est le grand point pour que la digestion se fasse convenablement. Dîné dans mon atelier, je suis mieux pour cela, et arpenté toute la soirée le logement en tous sens, car la pluie ^t l'obscurité rendent toute sortie bien difficile, le soir.

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Samedi 8 octobre. J'ai lu hier l'excellent passage du Spectateur sur la vieillesse. Je me réserve de le copier tout entier.

Je crois me rappeler qu'il met au premier rang des avantages quelle nous donne sur la jeunesse, la tranquillité. Effectivement, c'est le véritable bien dont le vieillard doit jouir, s'il vit selon l'état il est arrivé. Quoiqu'on dise que la vieillesse est

I âge de l'ambition, ce ne peut être que celui d'une ambition légitime ou facile, en comparaison, à satis- faire. En effet, quand on voit un homme mûr aspirer aux honneurs, ce ne peut être, à moins de folie com- plète de sa part, qu'à ceux auxquels il a le droit d'es- pérer comme étant la suite des avantages qu'il a su déjà se faire et de la position qu'il a prise par les tra- vaux de toute sa vie. Certes, on ne se fait pas une carrière à cinquante ans. On goûte alors les fruits de celle qu'on s'est faite; les honneurs vont trouver naturellement celui qui possède déjà la considération.

II faut donc au vieillard, je ne dirai pas dans la pour- suite, ce mot sent encore trop la jeunesse, mais dans la recherche calme des prérogatives auxquelles il a droit, la même tranquillité que je regarde comme le souverain bien à cet âge. Que si la fortune n'a pas favorisé les efforts de la jeunesse, car je ne parle toujours ici que de celui qui a fait preuve de mérite ou de constance, si la position est médiocre, une longue habitude de cette médiocrité doit la lui rendre moins pénible, de même que la perspective de la con-

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tinuation du même état jusqu'à la fin de sa vie.

Est-il rien de plus ridicule que de s'agiter dans l'âge tout invite, tout force au repos? d'être le compétiteur de gens doublement encouragés par la force de 1 âge et par l'intérêt qui s'attache à la jeu- nesse? L'homme de mérite que les circonstances n'ont pas servi, doit jouir encore, dans la situation il voit s'achever ses jours, du calme que cette situation comporte; et il n'y a que la misère qui puisse rendre cette condition intolérable; et ceci ne s'adresse pas à ceux qui seraient, par un hasard fort rare et malgré de notables qualités, tombés dans un état si bas. C'est de la force d'âme alors, et une force bien rare, qui serait nécessaire à cet infortuné, pour faire tête au malheur. Chez celui-là, il y aurait encore lieu à tirer des consolations du sentiment de son propre mérite et de l'injustice de la fortune.

La jeunesse voit tout devant elle et veut aspi- rer à tout; c'est ce qui fait son inquiétude et son agitation continuelles. L'idée du repos est aussi incompatible avec cet âge que celle de l'agitation l'est pour la vieillesse. Le vieillard, au contraire, serait inexcusable d'entretenir cette agitation fiévreuse. Il a mesuré ses forces et il connaît le prix du temps ; il sait celui qu'il lui faudrait pour parvenir à un but in- certain. Il faut, à son âge, avoir atteint celui auquel on tendait, et non pas remettre encore en question quel sera l'avenir. Ce sont toutes ces raisons qui doivent le porter au calme et lui faire tirer de la posi-

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tion telle quelle qu'il s'est acquise, tout le fruit quelle comporte raisonnablement.

Samedi 8 octobre. Il faut mettre ici mon aven- ture de la forêt. Parti vers une heure et demie, après avoir travaillé, je suis passé sans m'en apercevoir dans le grand Senart; tous les poteaux sont repeints pour les menus plaisirs de Fould, qui a fait restaurer la faisanderie. J'ai donc erré, pendant près de cinq heures, dans les marécages de la forêt, car je ne marchais que dans une boue grasse et glissante, sans savoir j'allais. Un bonhomme que j'ai rencontré dans le moment le plus embarrassant m'a aidé à me retrouver, et je suis revenu par Soisy à cinq heures et demie, assez fatigué, mais très heureux de n'avoir pas éprouvé le désagrément de coucher dans la forêt.

Dimanche 9 octobre. Peint le Christ dans la barque (1), d après mon ancienne esquisse, jusqu'à deux heures.

Sorti vers la partie de Draveil. Fait un grand tour en contournant la forêt, et revenu par les environs du chêne Prieur. Je me porte mieux : j'espère grande- ment en ce petit séjour pour me remettre tout à fait.

J'écris à la cousine :

« La rareté des visites que je fais en ce lieu me le

(1) Voir Catalogue tlobaut, nos 1214 à 1220.

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 235

fait trouver charmant, quand j'y reviens. Le secret du bonheur n'est pas de posséder les choses, mais d'en jouir; je serais certes moins heureux d'être le maître d'un grand château je m'ennuierais et je serais ennuyé par les autres. Mais ceux qui n'aiment pas la solitude ne peuvent sentir le plaisir que j'éprouve à être roi dans une bicoque ! La liberté, mais des loi- sirs occupés, l'esprit en travail sans cesse font trou- ver enchanteurs tous les sites et tous les temps pos- sibles. Pendant ces jours de pluie, je n'ai pas été ennuyé jusqu'à présent. «

Lundi 10 octobre. Surpris ce matin, pendant que j'étais en train de peindre, par Mme Villot, Mme Halévy, Halévy (1), ses enfants, Georges et le frère de Mme Villot. Cette invasion dans ma cabane m'a désagréablement surpris et m'a laissé à. la fin très satisfait.

J'ai dîné aujourd'hui chez Mme Villot et demain chez Halévy.

Travaillé beaucoup le fond de la Sainte Anne (2) sur un dessin d'arbres d'après nature, que j'ai fait

(1) Malgré ses relations mondaines avec Halévy, Delacroix conservait toute sa liberté d'appréciation à son égard. Nous avons cité dans notre Etude le fragment de lettre dans lequel Delacroix donne son opinion sur la Juive. Il y félicite le chanteur Nourrit d'avoir « répandu de l'intérêt sur une pièce comme la Juive qui en a grand besoin, au milieu de ce ramassis de friperies qui est si étranger à l'art » .

(2) Ce tableau est connu sous le nom d'Education de la Vierge. L'idée première lui en vint à Nohant chez George Sand, et sa correspon- dance relate les circonstances dans lesquelles il le fit. (Voir Catalogue Hobaut, 1193.)

236 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

dimanche, sur la lisière de la forêt vers Draveil.

Travaillé au Christ dans la barque, de Petit (1).

Vers deux heures, charmante promenade vers les carrières de Soisy. Revenu par le chêne Prieur et l'allée de l'Ermitage. Beaux effets au chêne Prieur, qui se détachait entièrement en ombre sur l'allée claire et fuyante.

La conversation de ces oisifs est bien ennuyeuse, quand ils se lancent dans les chevaux, les spectacles; des discussions qui durent une heure sur une bride, une selle, etc.

Faire un Dictionnaire des arts et de la peinture (z) : thème commode. Travail séparé pour chaque article.

Autorités. La peste pour les grands talents et la presque totalité du talent pour les médiocres. Elles sont des lisières qui aident tout le monde à marcher, quand on entre dans la carrière, mais elles laissent à presque tout le monde des marques ineffaçables. Les gens comme Ingres ne les quittent plus. Ils ne font pas un pas sans les invoquer. Ils sont comme des gens qui mangeraient de la bouillie toute leur vie ; ainsi de suite.

(1) Le Christ sur le lac de Génézareth. (Voir Catalogue Robauty 1214 à 1220.)

(2) Nous trouvons dans un fragment d'album publié dans le livre de M. Piron le passage suivant : « Le titre de dictionnaire est bien ambi- « tieux pour un ouvrage sorti de la tète d'une seule personne et n'em- « brassant naturellement que ce qu'il est possible à un homme d'embrasser « de connaissances; si l'on ajoute à cela que ses connaissances sont loin « d'être complètes et sont même très insuffisantes en ce qui touche un « nombre considérable d'objets importants qui ressortent de la matière « traitée. » (Eugène Delacroix, sa vie et son œuvre.}

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 237

Dumas, ce matin, commence ainsi l'analyse de la pièce d' Antony, dans la Presse : « Cette pièce a donné lieu à de telles controverses, que je demande la per- mission de ne pas l'abandonner ainsi ; d'ailleurs, non seulement c'est mon œuvre la plus originale, mon œuvre la plus personnelle, mais encore c'est une de ces œuvres rares qui ont une influence sur leur époque. »

Dîné chez Halévy, à Fromont (1); je suis toujours sourd comme un pot : heureusement que l'indisposi- tion va changeant de côté et se porte tantôt à droite, tantôt à gauche. Il y avait Viegra, Vatel, l'ancien directeur des Italiens, etc. Comment entretiendront- ils cette magnifique habitation?... Hier, le général Parchappe (2) répondait à mon admiration pour ce beau lieu, en disant que la maison était pitoyable, et qu'il fallait la rebâtir pour la rendre habitable.

Mercredi 12 octobre. Dîné chez Mme Barbier. Mme Villot revenue le soir; j'ai parlé imprudem- ment, avec certains regrets, des restaurations des tableaux du Musée : le grand Véronèse, que ce mal- heureux Villot a tué sous lui (3), a été un texte sur lequel je n'ai pas trop insisté, en voyant avec quelle

(1) Commune de Ris-Orangis, près de Corbeil.

(2) Le général de division Parchappe avait fait les campagnes du premier Empire, puis les campagnes d'Afrique de 1839 à 1841. Mis à la retraite en 1851, il s'était fait nommer député au Corps législatif.

(3) Il s'agit ici des lamentables restaurations que M. Villot fit subir à certaines toiles du Musée du Louvre.

238 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

chaleur elle défendait la science de son mari. Elle ne lui trouve probablement que cette qualité, et elle l'en pare comme de raison. Elle m'a dit qu'en fait de restauration, il ne se donnait pas un coup de pinceau, à moins que M. Villot ne prît lui-même la palette. Grande recommandation, à ce qu'on peut croire!

Dans la journée, travaillé un peu mollement, et pourtant avec succès, à la petite Sainte Anne. Le fond refait sur des arbres que j'ai dessinés il y a deux ou trois jours, à la lisière de la forêt vers Draveil, a changé tout ce tableau. Ge peu de nature prise sur le fait, et qui pourtant s'encadre avec le reste, lui a donné un caractère. J'ai repris également pour les figures, les croquis faits à Nohant d'après nature, pour le tableau de Mme Sand. J'y ai gagné de la naï- veté et de la fermeté dans la simplicité.

De i emploi du modèle. G'est cet effet qu'il faut obtenir de l'emploi du modèle et de la nature en général ; c'est aussi la chose la plus rare dans la plupart des tableaux le modèle joue un grand rôle. Il tire tout à lui, et il ne reste plus rien du peintre. Chez un homme très savant et très intelligent à la fois, son emploi bien entendu supprime, dans le rendu, les détails que le peintre, qui fait d'idée, prodigue toujours trop, de peur d'omettre quelque chose d'important, et qui empêche de toucher fran- chement et de mettre dans tout leur jour les détails vraiment caractéristiques. Les ombres, par exemple, sont toujours trop détaillées dans la peinture faite

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d'idée, dans les arbres particulièrement, dans les draperies, etc.

Rubens est un exemple remarquable de F abus des détails. Sa peinture, l'imagination domine, est surabondante partout; ses accessoires sont trop faits; son tableau ressemble à une assemblée tout le monde parle à la fois. Et cependant, si vous comparez cette manière exubérante, je ne dirai pas à la séche- resse et à l'indigence modernes , mais à de très beaux tableaux la nature a été imitée avec so- briété et plus d'exactitude, vous sentez bien vite que le vrai peintre est celui chez lequel l'imagination parle avant tout.

Jenny me disait hier, avec son grand bon sens, quand nous étions dans la forêt et que je lui vantais la forêt de Diaz, « que l'imitation exacte n en était que plus froide », et c'est la vérité! Ce scrupule exclusif de ne montrer que ce qui se montre dans la nature rendra toujours le peintre plus froid que la nature qu'il croit imiter; d'ailleurs, la nature est loin d'être toujours intéressante au point de vue de l'effet de l'ensemble. Si chaque détail offre une perfection, que j'appellerai inimitable, en re- vanche la réunion de ces détails présente rarement un effet équivalent à celui qui résulte, dans l'ouvrage du grand artiste, du sentiment de l'ensemble et de la composition (1). C'est ce qui me faisait dire tout à

(1) Nous avons tenté dans notre Etude de résumer les idées du maître sur ce point intéressant d'esthétique. Ce passage et tout ce qui suit con-

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l'heure que, si l'emploi du modèle donnait au tableau quelque chose de frappant, ce ne pouvait être que chez des hommes très intelligents : en d'autres termes, qu'il n'y avait que ceux qui savent faire de l'effet, en se passant du modèle, qui puissent véritablement en tirer parti, quand ils le consultent.

Que sera-ce d'ailleurs, si le sujet comporte beau- coup de pathétique? Voyez comme, dans de pareils sujets, Rubens l'emporte sur tous les autres! Comme la franchise de son exécution, qui est une conséquence de la liberté avec laquelle il imite, ajoute à l'effet qu'il veut produire sur l'esprit!... Voyez cette scène inté- ressante, qui se passera, si vous voulez, autour du lit dune femme mourante : rendez, s'il est possible, sai- sissez par la photographie, cet ensemble ; il sera dé- paré par mille côtés. C'est que, suivant le degré de votre imagination, la scène vous paraîtra plus ou moins belle ; vous serez poète plus ou moins, dans cette scène vous êtes acteur ; vous ne voyez que ce qui est intéressant, tandis que l'instrument aura tout mis.

Je fais cette observation et je corrobore toutes celles qui précèdent, c'est-à-dire la nécessité de beaucoup d'intelligence dans l'imagination, en revoyant les cro- quis faits à Nohant pour la Sainte Anne : le premier, fait d'après nature, est insupportable, quand je revois le second, qui pourtant est presque le calque du précédent, mais dans lequel mes intentions sont

stituent l'un de» morceaux les plus importants sur lesquels nous nous soyons appuyé.

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 241

pins prononcées et les choses inutiles éloignées, en introduisant aussi le degré d'élégance que je sentais nécessaire pour atteindre à l'impression du sujet.

Il est donc beaucoup plus important pour l'artiste de se rapprocher de l'idéal qu'il porte en lui, et qui lui est particulier, que de laisser, même avec force, l'idéal passager que peut présenter la nature, et elle présente de telles parties; mais encore un coup, c'est un tel homme qui les y voit, et non pas le commun des hommes, preuve que c'est son imagination qui fait le beau, justement parce qu'il suit son génie.

Ce travail d'idéalisation se fait même presque à mon insu chez moi, quand je recalque une composition sortie de mon cerveau. Cette seconde édition est tou- jours corrigée et plus rapprochée d'un idéal néces- saire; ainsi, il arrive ce qui semble une contradiction et qui explique cependant comment une exécution trop détaillée comme celle de Rubens, par exemple, peut ne pas nuire à l'effet sur l'imagination. C'est sur un thème parfaitement idéalisé que cette exécution s'exerce ; la surabondance des détails qui s'y glissent, par suite de l'imperfection de la mémoire, ne peut détruire cette simplicité bien autrement intéressante qui a été trouvée d'abord dans l'exposition de l'idée, et, comme nous venons de le voir à propos de Rubens, la franchise de l'exécution achève de racheter l'incon- vénient de la prodigalité des détails. Que si, au milieu d'une telle composition, vous introduisez une partie faite avec grand soin d'après le modèle, et si "• 16

242 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

vous le faites sans occasionner un désaccord complet, vous aurez accompli le plus grand des tours de force, accordé ce qui semble inconciliable; en quelque sorte, c'est l'introduction de la réalité au milieu d'un songe,; vous aurez réuni deux arts différents, car l'art du peintre vraiment idéaliste est aussi différent de ^ celui du froid copiste que la déclamation de Phèdre est éloignée de la lettre d'une grisette à son amant. La plupart de ces peintres, qui sont si scrupuleux dans l'emploi du modèle, n'exercent la plupart du temps leur talent de le copier avec fidélité que sur des compositions mal digérées et sans intérêt. Ils croient avoir tout fait, quand ils ont reproduit des têtes, des mains, des accessoires imités servilement et sans rapport mutuel.

Fait une promenade avec Jenny vers le chêne Prieur. Sortis par la lisière de la forêt et revenus par la grande allée. Ces bruyères, ces fougères, cette herbe fine et verte rappelaient à la pauvre femme son pays et sa jeunesse.

Sur Y imitation de la nature, ce grand point de départ de toutes les écoles et sur lequel elles se divisent profondément, aussitôt qu'elles l'interprètent, toute la question semble réduite à ceci : limitation est-elle faite en vue de plaire à l'imagination ou de satisfaire simplement une sorte de conscience d'une singulière espèce, qui consiste, pour l'artiste, à être content de lui quand il a copié, aussi exactement que possible, le modèle qu'il a sous les yeux?

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 243

Jeudi 13 octobre. Travaillé beaucoup au Christ dormant dans ta tempête, pour Petit (1). Sorti vers trois heures et fait une longue course dans la forêt, dans les coupes des environs du chêne d'Antain.

Vendredi 14 octobre. C'était aujourd'hui la corvée de R... à Paris. Je suis parti le matin chez Mme Yillot pour m'excuser de lui avoir manqué de parole hier; elle m'a parlé de la situation de H. V...

Impossibilité de voyager dans ces maudits chemins de fer sans être assassiné parla conversation. J'y ai trouvé un personnage que j'ai vu autrefois chez Mme Marliani, et que j'avais déjà rencontré dans cette maudite voiture... Bavardages sans fin sur le gothique, etc.

En revenant, de même, mon confrère Chevalier, que je révère, m'a trouvé dans F omnibus et reconduit jusqu'à Ris. J'étais obligé de me tourner vers lui, pendant que je mourais d'envie de voir le paysage : il m'a gâté tout le plaisir de mon retour. J'étais encore destiné à une autre rencontre : Mme Villot, son frère, ses frères, que sais-je? étaient allés au-devant du cher M. Villot ; il a fallu poliment remonter avec eux.

Samedi 15 octobre. Dîné chez Mme Villot. Il a été question de peinture à l'huile d'olive.

Si cette invention eût été faite il y a trente ans,

(i) Francis Petit, l'expert bien connu, qui figure au testament de

D -hu-roix.

244 JOURNAL D'EUGENE DELACROÏX.

ainsi que celle du daguerréotype, peut-être ma car- rière eût-elle été plus remplie. La facilité de peindre à chaque instant, sans avoir l'ennui de palette, en- suite l'instruction que donne le daguerréotype à un homme qui peint de mémoire, sont des avantages inestimables.

Dimanche 16 octobre. Achevé ou presque achevé le Weislingen. Promenade vers Soisy par la forêt. Vu les derrières du parc Vandeuil (actuel) : il y a des effets superbes. Plus loin, en remontant, j'ai dessiné un site superbe.

Lu un article des Mémoires de Dumas sur Trou- ville, il y a des choses charmantes... Que manque- t-il à ces gens-là? du goût, du tact, l'art de choisir dans tout ce qui leur vient et celui de savoir s'arrêter à propos. Il est probable qu'ils ne travaillent pas ; leur suffirait-il de travailler, pour acquérir ce qui leur manque?... Je ne le crois pas.

Lundi 17 octobre. Après une journée de travail et un peu, je crois, de sommeil, parti tard vers Soisy. La pluie a détrempé les routes. J'ai fait le croquis du lavoir au soleil couchant. Descendu dans la ruelle j'avais une fois trouvé un chat charmant. Rencontré Bayvet en revenant. Voilà un homme à l'ancienne mode, à la mienne : il était pataugeant sur la route comme moi, et visitant ses travaux; il portait de vieux habits dont son domestique ne voudrait certes pas ; son

JOURNAL D'EUGÈINE DELACROIX. 245

pantalon était retroussé de peur de la crotte. C'est ainsi qu'on faisait quand on désirait ne pas se gêner chez soi ou à la campagne. M. X... ou M. Y..., enfin tel sot à la moderne, serait bien malheureux d'être rencontré dans l'équipage le pauvre Bay vet se pro- menait tranquillement avec la conscience tranquille de ses cent mille livres de revenu, au milieu de tout cela.

J'éprouve tous les jours, et particulièrement quand il fait du soleil, un charme pénétrant en ouvrant ma fenêtre ; il y a dans le spectacle de la tranquillité de la nature un attrait plus particulier encore pour l'homme qui vieillit et qui apprécie la tranquillité et le calme. Il me semble que ce spectacle est fait pour moi. Une ville ne peut rien offrir de semblable : par- tout l'agitation qui ne convient qu'à la sotte jeunesse.

J'écris à Piron :

« Je ne voulais venir ici que pour cinq ou six jours ; en voilà bientôt quinze que j'y suis, et je ne pense pas à revenir. La campagne m'est nécessaire de temps en temps. Comme j'y travaille, elle ne m'assomme pas, comme ceux qui. se condamnent à y passer six mois de suite. Les gens du monde y vont mécaniquement au mois de juillet, et ils en reviennent en décembre; moi, j'y vais quinze jours de temps en temps et de loin en loin. Plus il y a longtemps que je n'y ai été, plus j'en jouis; j aime aussi à y mener une vie opposée à celle de Paris; j'abhorre les visites et les dérange- ments des voisins... Cette nature que je vois rarement

24-6 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

me parle alors et me renouvelle. Une promenade dans la forêt, après que j'ai consacré ma matinée au travail, est un véritable délice, mais il faut absolu- ment faire quelque chose. »

Toujours sur l'emploi du modèle et sur ï imita- tion.

Jean -Jacques dit avec raison qu'on peint mieux les charmes de la liberté quand on est sous les ver- rous, qu'on décrit mieux une campagne agréable quand on habite une ville pesante et qu'on ne voit le ciel que par une lucarne et à travers les cheminées. Le nez sur le paysage, entouré d'arbres et de lieux charmants, mon paysage est lourd, trop fait, peut- être plus vrai dans le détail, mais sans accord avec le sujet. Quand Courbet a fait le fond de la femme qui se baigne, il l'a copié scrupuleusement d'après une étude que j'ai vue à côté de son chevalet. Rien n'est plus froid; c'est un ouvrage de marqueterie. Je n'ai commencé à faire quelque chose de passable, dans mon voyage d'Afrique, qu'au moment j'avais assez oublié les petits détails pour ne me rappeler dans mes tableaux que le côté frappant et poétique; jusque-là, j'étais poursuivi par l'amour de l'exactitude, que le plus grand nombre prend pour la vérité.

J'ai travaillé toute la journée parla pluie à la petite Sainte Anne, et j'ai fait une esquisse du Soleil couchant que j'ai dessiné hier, au lavoir.

Petit tour avant dîner, malgré les mauvais chemins dans la forêt, le long de Bayvet, avec ma bonne et

J0UR1NAL D'EUGENE DELACROIX. 247

pauvre Jenny(l), dont la santé paraît meilleure et m'enchante... Quel profond bon sens dans cette fille de la nature, et quelle vertu au fond de ses préjugés les plus singuliers !

J'avais refusé le dîner de Mme Villot; j'ai été la joindre et sa société, comme elle était au dessert, et nous avons achevé la soirée chez Mme Barbier. J'ai ri aux larmes presque tout le temps, aussi bien de ce que je lui disais que de ce quelle me répondait. Elle m'a raconté l'aventure de son ami Chevigné, qui vient un de ces jours derniers pour la voir, et qui trouve dans le chemin de fer cet être antipathique qui se trouvait venir aussi chez elle et qu'il voyait par conséquent sans cesse à ses côtés ou devant lui tout le temps, y compris la voiture qui devait les ramener du chemin de fer chez elle.

Le livre de Véron (2) était sur la table... Une femme qui n'est pas sotte, et qui est là, le trouve ennuyeux ; c'est une façon d'exprimer qu'il lui a déplu, et il déplaira à la moindre personne qui a quelque notion de ce que c'est qu'une chose passable. Nulle philosophie (grand article sur ce mot à propos des arts en général : sans cette philosophie que j'en- tends, nulle durée pour le livre ou pour le tableau, ou plutôt nulle existence); ce tas d'anecdotes, les

(1) On sait que Delacroix laissa par testament à Jenny Le Guillou une somme de cinquante mille francs, en outre de ce qui serait à sa convenance dans son mobilier, et du beau portrait qu'elle-même lc;;ua à 8a mort a'i Musée du Louvre.

£2) Mémoires d'un bourgeois de Paris.

248 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

unes intéressantes, les autres niaises et dignes d'amu- ser des laquais; des nomenclatures, des répétitions textuelles de pièces historiques, qui sont partout, pour qui veut les y aller chercher, ne constituent pas un livre. C'est une anonyme réunion de pièces de toutes couleurs, auxquelles il a ôté la couleur en les ajustant... Quoi! pas une réflexion pour souder un fait à un autre, ou plutôt quelles réflexions!... Car je me trompe : il met du sien de temps en temps; mais quelle vulgarité ! Le pauvre homme a donné préma- turément sa mesure. Après avoir pris la peine de nous ôter la pensée qu'il était capable décrire quel- que chose qui eût le sens commun, il s'amuse même à détruire ce faible prestige qui l'entourait, à savoir qu'il avait quelque capacité pour les affaires, et que son savoir-faire du moins l'avait conduit à la fortune. . . Point du tout; il établit que toutes ses combinaisons pour faire ses affaires ont été déjouées par le hasard, et que c'est le même hasard qui l'a fait réussir sou- vent par les moyens les plus inattendus et les plus opposés à ses prévisions.

Je n'ai, dans le jugement que je porte, nulle ani- mosité; au contraire, je l'aime beaucoup, malgré ses airs cavaliers; mais ils sont inséparables du parvenu. Je crois qu'il perdra beaucoup à ce livre malencon- treux. Il gagnait beaucoup, au contraire, à ne pas le publier, mais à laisser croire qu'il s'en occupait. Il confirme malheureusement tout ce que les gens plus fins que le vulgaire pouvaient augurer de lui... Je l'ai

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 249

toujours pensé plus important par son air que par ses qualités réelles.

Un certain tact ma rarement trompé; j'écrivais ici, il y a quelque temps, sur la quantité des hommes médiocres ; mais que de degrés encore dans la médio- crité! En voici un de la dernière catégorie! J'entends parmi ceux qui se piquent d'œuvres d'esprit. 11 sert à faire voir la valeur de ceux qui sont des chefs de hande, comme Dumas, par exemple, dont il est tant ques- tion depuis quelques jours. Mis en regard de Véron, Dumas paraît un grand homme, et je ne doute pas que ce ne soit son opinion à lui-même; mais qu'est-ce que Dumas et presque tout ce qui écrit aujourd'hui, en comparaison d'un prodige tel que Voltaire, par exemple? Que deviennent, à côté de cette merveille de lucidité, d'éclat et de simplicité tout ensemble, ce bavardage désordonné, cet alignement sans fin de phrases et de volumes semés de bonnes et de détes- tables choses, sans frein, sans loi, sans sobriété, sans ménagement pour le bon sens du lecteur ! Celui-là donc est médiocre dans l'emploi de facultés qui sont pourtant au-dessus de l'ordinaire; ils se ressemblent tous... La pauvre Aurore (1) elle-même lui donne la main pour des défauts analogues, à côté de qualités de beaucoup de valeur. Ils ne travaillent ni l'un ni 1 autre, mais ce n'est pas par paresse. Ils ne peuvent pas travailler, c'est-à-dire élaguer, condenser, résu-

(1) George Sand.

£50 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

mer, mettre de Tordre. La nécessité décrire à tant la page est la funeste cause qui minerait de plus robustes talents encore. Ils battent monnaie (1) avec les vo- lumes qu'ils entassent; le chef-d' œuvre est aujour- d'hui impossible.

Jeudi 20 octobre. Quelle adoration que celle que j'ai pour la peinture! Le seul souvenir de certains tableaux me pénètre d'un sentiment qui me remue de tout mon être, même quand je ne les vois pas, comme tous ces souvenirs rares et intéressants qu'on retrouve de loin en loin dans sa vie, et surtout dans les toutes premières années.

Hier je revenais de Fromont, je me suis fort ennuyé : j'arrive chez Mme Villot, à qui j'avais à rap- porter son ombrelle de la part des habitants de Fro- mont. Elle était avec Mme Pécourt, qui a parlé des tableaux de son mari (2). Là-dessus, Mme V... a rappelé quelques-uns de ceux de Rubens quelle a vus à Windsor. Elle a parlé d un grand portrait équestre, d'une de ces grandes figures d'autrefois, armées de toutes pièces, avec un jeune homme près de lui. Il m'a semblé que je le voyais. Je sais beaucoup de ce que

(1) Ce jugement dans lequel Delacroix réunit Véron, Dumas et George Sand, rappelle un fragment d'étude de Barbey d' Aurevilly sur George Sand, il parle de cette littérature dont elle a fait métier et mar- chandise. Nul passage dans le Journal du maître ne nous semble mieux venir à l'appui de ce que nous avons dit dans notre Etude à propos do ses appréciations sur les contemporains.

(2) Pécourt, peintre demeuré oL&cur.

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 55!

Rubens a fait, et crois savoir tout ce qu'il peut faire. Ce seul souvenir d'une femmelette qui certes n'a pas éprouvé, en voyant le tableau, l'émotion que je res- sens seulement en me le figurant, sans l'avoir vu, a réveillé en moi les grandes images de ceux qui ont tant frappé ma jeunesse à Paris, au Musée Napoléon, et en Belgique, dans les deux voyages que j'y ai faits. Gloire à cet Homère (1) de la peinture, à ce père de la chaleur et de l'enthousiasme dans cet art il efface tout, non pas, si l'on veut, par la perfection qu'il a portée dans telle ou telle partie, mais par cette force secrète et cette vie de l'âme qu'il a mise par- tout. Chose singulière! le tableau qui m'a peut-être donné la sensation la plus forte , 1 Elévation en croix, n'est pas celui brillent le plus les qualités qui lui sont propres et il est incomparable. Ce n'est ni par la couleur, ni par la délicatesse ou la franchise de l'exécution que ce tableau l'emporte sur les autres, et, chose bizarre, c'est par des qualités italiennes, qui chez les Italiens ne me ravissent pas au même degré; et je trouve à propos de me rendre compte ici du sentiment tout à fait analogue que j'ai éprouvé devant les batailles de Gros et devant la Méduse, surtout quand je l'ai vue à moitié faite. C'est quelque chose de sublime, qui tient en partie à la grandeur des personnages. Les mêmes tableaux en petite dimension me produiraient, j'en suis sûr, un

(1) Rubens est certainement celui de tous les peintres qu'il a le plus constamment vanté.

252 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

tout autre effet. H y a aussi dans celui de Rubens et dans celui de Géricault un je ne sais quoi de style michelangesque qui ajoute encore à l'effet que produit la dimension des personnages et leur donne quelque chose d effrayant. La proportion entre pour beaucoup dans le plus ou moins de puissance d'un tableau. Non seulement, comme je le disais, ces tableaux ne seraient qu'ordinaires dans l'œuvre du maître exécutée en petit; mais même grands simplement comme nature, ils n'atteindraient pas à l'effet sublime. La preuve, c'est que la gravure du tableau de Rubens ne me le produit nullement.

Je dois dire que la dimension ne fait pas tout, car plusieurs de ses tableaux les figures sont très grandes ne me donnent pas ce genre d'émotion, qui est le plus élevé pour moi; je ne puis dire non plus que ce soit exclusivement quelque chose de plus italien dans le style, car les tableaux de Gros qui n'en offrent point de trace et qui ne sont qu'à lui, me transportent au même degré dans cette situation de l'âme que je trouve la plus puissante que cet art puisse inspirer. C'est un mystère curieux que celui de ces impressions produites par les arts sur des organi- sations sensibles : confuses impressions, si on veut les décrire, pleines de force et de netteté, si on les éprouve de nouveau, seulement par le souvenir ! Je crois fortement que nous mêlons toujours de nous- mêmes dans ces sentiments qui semblent venir des objets qui nous frappent. Il est probable que ces

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 253

ouvrages ne me plaisent tant que parce qu'ils répon- dent à des sentiments qui sont les miens; et puisque, quoique dissemblables, ils me donnent le même degré de plaisir, c'est que le genre d'effet qu'ils produisent, j'en retrouve la source en moi.

Ce genre d'émotion propre à la peinture est tan- gible en quelque sorte ; la poésie et la musique ne peuvent le donner. Vous jouissez delà représentation réelle de ces objets, comme si vous les voyiez vérita- blement, et en même temps le sens que renferment les images pour l'esprit vous échauffe et vous trans- porte. Ces figures, ces objets, qui semblent la chose même à une certaine partie de votre être intelligent, semblent comme un pont solide sur lequel l'imagina- tion s'appuie pour pénétrer jusqu'à la sensation mystérieuse et profonde dont les formes sont en quelque sorte l'hiéroglyphe, mais un hiéroglyphe bien autrement parlant qu'une froide représenta- tion, qui ne tient que la place d'un caractère d'im- primerie : art sublime dans ce sens, si on le com- pare à celui la pensée n'arrive à l'esprit qu'à l'aide des lettres mises dans un ordre convenu; art beaucoup plus compliqué, si l'on veut, puisque le caractère n'est rien et que la pensée semble être tout, mais cent fois plus expressif, si l'on considère qu'in- dépendamment de l'idée, le signe visible, hiéroglyphe parlant, signe sans valeur pour l'esprit dans l'ouvrage du littérateur, devient chez le peintre une source de la plus vive jouissance, c'est-à-dire la satisfaction

254 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

que donnent, dans le spectacle des choses, la beauté, la proportion, le contraste, l'harmonie de la couleur, et tout ce que F œil considère avec tant de plaisir dans le monde extérieur, et qui est un besoin de notre nature.

Beaucoup de gens trouveront que c'est précisé- ment dans cette simplification du moyen d'expres- sion que consiste la supériorité de la littérature. Ces gens-là n'ont jamais considéré avec plaisir un bras, une main, un torse de l'antique ou du Puget(l); ils aiment la sculpture encore moins que la peinture, et ils se trompent étrangement s'ils pensent que quand ils ont écrit : un pied ou une main, ils ont donné à mon esprit la même émotion que celle que j'éprouve quand je vois un beau pied ou une belle main... Les arts ne sont point de l'algèbre 1 abré- viation des figures concourt au succès du problème ; le succès dans les arts n'est point d'abréger, mais d'amplifier, s'il se peut, de prolonger la sensation, et par tous les moyens... Qu'est-ce que le théâtre? Un des témoignages les plus certains de ce besoin de l'homme d'éprouver à la fois le plus d'émotions pos- sible! Il réunit tous les arts pour sentir davantage : la pantomime, le costume, la beauté de Facteur, doublent l'effet de l'ouvrage parlé ou chanté. La représentation du lieu dans lequel se passe Fac-

(1) Voir l'étude qu'il consacra à ce maître. Elle fut publiée dans le Plutarque français etréunie aux autres fragments critiques dans levolume de M. Piron, déjà cité.

JOUÎINAL D'EUGENE DELACROIX. 235

tion augmente encore tous ces genres d'impression. On comprend donc tout ce que j'ai dit de la puis- sance de la peinture. Si elle n'a qu'un moment, elle concentre V effet de ce moment; le peintre est bien plus maître de ce qu'il veut exprimer que le poète ou le musicien livré à des interprètes ; en un mot, si son souvenir ne s'exerce pas sur autant de parties, il pro- duit un effet parfaitement un et qui peut satisfaire complètement; en outre, l'ouvrage du peintre n'est pas soumis aux mêmes altérations, quant à la manière dont il peut être compris dans des temps différents. La mode qui change, les préjugés du moment, peuvent faire envisager différemment sa valeur; mais enfin il est toujours le même ; il reste tel que l'artiste a voulu qu'il fut, tandis qu'il n'en est pas de même d'un ouvrage livré à l'interprétation , comme les ou- vrages de théâtre. Le sentiment de l'artiste n'étant plus pour guider les acteurs ouïes chanteurs, l'exé- cution ne peut plus répondre à l'intention primitive : l'accent disparaît, et avec lui la partie la plus délicate. Heureux encore l'auteur, quand on ne mutile pas son ouvrage, affront auquel il est exposé même de son vivant! Le changement seul d'un acteur change toute la physionomie.

21 octobre. Les Arago (1), Bixio, etc., dânaienï

(1) François Arago venait de mourir le 2 octobre 1S53. En mention- nant les Arago, Delacroix vent parler ici de ses deux tils, Emmanuel et Alfred Arago, et de ses deux frères survivants, Jacques et Eluune Arago,

256 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

chez Mme Villot; j'y étais invité, mais je vis encce un peu de régime et n'y ai été qu'après.

22 octobre. Villot et sa femme venus, en arrivant de Paris, lui du moins. Je devais y aller le soir, mais j'ai préféré une grande promenade ravissante vers Draveil.

23 octobre. Dîné chez les Barbier, sorti vers dix heures pendant que tout le monde était occupé à jouer, et j'ai fait, par le plus beau clair de lune, la même promenade que la veille, mais encore plus charmante.

Promenade dans la forêt avec Jenny.

Lundi 24 octobre. Travaillé jusqu'à quatre heures; je ne suis sorti qu'à peine une heure, mais j'en ai joui délicieusement. Descendu par la ruelle, le long du jardin Barbier. Admiré les grands arbres près du bord de la Seine. Mille aspects charmants de la pente de Champrosay, etc.

C'est bien qu'on sent l'impuissance de l'art d'écrire. Avec un pinceau, je ferai sentir à tout le monde ce que j'ai vu, et une description ne montrera rien à personne.

Le soir, encore vers Draveil; mais le brouillard s'étendait sur toute la vallée de la Seine, et la lune se levait si tard que je n'ai pu en jouir.

Depuis deux ou trois jours, les journées sont si ra-

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vissantes que je passerais volontiers tout le temps à ma fenêtre. Je suis sorti quelques instants par le jardin et j'ai été m'asseoir avec enchantement, sous ce soleil si doux, en face de Trousseau.

Mardi 25 octobre. Je n'écris pas tous ces jours- ci, parce que j'ai trop à écrire. Le temps est si rempli par mon travail et un peu de promenade, que quand je me mets à en écrire trop long ici, je n'ai plus le même entrain pour travailler.

J'ai tenu la petite Sainte Anne la matinée, en en- tremêlant le travail de petites promenades dans le jardin. J'adore ce petit potager : cette vigne jaunis- sante, ces tomates le long du mur, ce soleil doux sur tout cela, me pénètrent d'une joie secrète, d'un bien-être comparable à celui qu'on éprouve quand le corps est parfaitement en santé. Mais tout cela est fugitif; je me suis trouvé une multitude de fois dans cet état délicieux, depuis les vingt jours que je passe ici.

Il semble qu'il faudrait une marque, un souvenir particulier pour chacun de ces moments, ce soleil qui envoie les derniers rayons de l'année sur ces fleurs et sur ces fruits, cette belle rivière que je voyais aujour- d'hui et hier couler si tranquillement en réfléchissant le ciel du couchant, et la poétique solitude de Trous- seau, ces étoiles que je vois dans mes promenades de chaque soir briller comme des diamants au-dessus et à travers les arbres de la route.

il. 17

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Le soir, chez Mme Barbier, elle a lu des Mémoires de Véron... Ai-je été trop sévère en en par- lant il y a deux ou trois jours? Quoique je ne con- naisse encore que ces passages détachés, je ne le pense pas.

Qu'est-ce que les mémoires d'un homme vivant sur des vivants comme lui ? Ou il faut qu'il se mette tout le monde à dos en disant sur chacun ce qu'il y a à dire, et un pareil projet mènerait loin, ou il prendra le parti de ne dire que du bien de tous ces gens qu'il coudoie et avec lesquels il se rencontre à chaque mo- ment. De la fastidieuse nécessité d'appeler à son secours les anecdotes qui traînent partout, ou qui, pour lui avoir été communiquées, n'en sont pas plus intéressantes, parce que tout cela ne se tient point, en un mot que ce ne sont pas ses mémoires, c'est-à- dire ses véritables et sincères jugements sur les hommes de son temps. Ajoutez à cela l'absence de toute composition et la banalité du style, que Barbier admire pourtant beaucoup.

Mercredi 26 octobre. Le Spectateur parle de ce qu'il appelle génies de premier ordre, tels que Pindare, Homère, la Bible, confus au milieu de choses sublimes et inachevées, Shakespeare, etc. ; puis de ceux dans lesquels il voit plus d'art, tels que Virgile, Platon, etc..

Question à vider ! Y a-t-il effectivement plus à s'émerveiller dans Shakespeare, qui mêle à des traits

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surprenants de naturel des conversations sans goût et interminables, que dans Virgile et Racine, toutes ces inventions sont à leur place et exprimées avec une forme convenable? Il me semble que le der- nier cas est celui qui offre le plus de difficultés; car vous n'exceptez pas ceux de ces divers génies qui sont plus conformes à ce que le Spectateur appelle les règles de l'art, de vérité et de vigueur dans leurs peintures.

A quoi servirait le plus beau style et le plus fini sur des pensées informes ou communes? Les premiers de ces hommes remarquables sont peut-être comme ces mauvais sujets auxquels on pardonne de grandes erreurs en faveur de quelques bons mouvements. C'est toujours l'histoire de l'ouvrage fini comparé à son ébauche dont j'ai déjà parlé, du monument qui ne montre que ses grands traits principaux, avant que l'achèvement et le coordonnement de toutes les parties lui aient donné quelque chose de plus arrêté et par conséquent aient circonscrit l'effet sur l'imagina- tion, laquelle se plaît au vague et se répand facile- ment, et embrasse de vastes objets sur des indications sommaires. Encore, dans l'ébauche du monument, relativement à ce qu'il présentera définitivement, l'imagination ne peut-elle concevoir de choses trop dissemblables avec ce que sera l'objet terminé, tandis que dans les ouvrages des génies à la Pindare, il leur arrive de tomber dans des monstruosités, à côté des plus belles conceptions... Corneille est plein de ces

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contrastes; Shakespeare de même... Mozart n'est point ainsi, ni Racine, ni Virgile, ni l'Arioste. L'es- prit ressent une joie continue, et, tout en jouissant du spectacle de la passion de Phèdre ou de Didon, il ne peut s'empêcher de savoir gré de ce travail divin qui a poli l'enveloppe que le poète a donnée à ses touchantes pensées. L'auteur a pris la peine qu'il devait prendre pour écarter du chemin qu'il me fait parcourir ou de la perspective qu'il me montre, tous les obstacles qui m'embarrassent ou qui m'of- fusquent.

Si des génies tels que les Homère et les Shakespeare offrent des côtés si désagréables, que sera-ce des imitateurs de ce genre abandonné et sans précision? Le Spectateur les tance avec raison, et rien n'est plus détestable; c'est de tous les genres d'imita- tion le plus sot et le plus maladroit. Je n'ai pas dit que c'est surtout comme génies originaux que le Spectateur exalte les Homère et les Shakespeare; ceci serait l'objet d'un autre examen, dans leur compa- raison avec les Mozart et les Arioste, qui ne me paraissent nullement manquer d'originalité, bien que leurs ouvrages soient réguliers.

Rien n'est plus dangereux que ces sortes de confusions pour les jeunes esprits, toujours portés à admirer ce qui est gigantesque plus que ce qui est raisonnable. Une manière boursouflée et incor- recte leur paraît le comble du génie, et rien n'est plus facile que l'imitation d'une semblable manière.. ^

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On ne sait pas assez que les plus grands talents ne font que ce qu'ils peuvent faire ; ils sont faibles ou ampoulés, c'est que l'inspiration n'a pu les suivre, ou plutôt qu'ils n'ont pas su la réveiller, et surtout la contenir dans de justes bornes. Au lieu de dominer leur sujet, ils ont été dominés par leur fougue ou par une certaine impuissance de châtier leurs idées. Mozart pourrait dire de lui-même, et il l'eût dit probablement en style moins ampoulé :

Je suis maître de moi, comme de l'univer3.

Monté sur le char de son improvisation, et sem- blable à Apollon au plus haut de sa carrière, comme au début ou à la fin, il tient d'une main ferme les rênes de ses coursiers, et dispense partout la lumière.

Voilà ce que les Corneille, emportés par des bonds irréguliers, ne savent pas faire, de sorte qu'ils vous surprennent autant par leurs chutes soudaines que par les élans qui les font gravir de sublimes hauteurs.

Il ne faut pas avoir trop de complaisance, dans les génies singuliers, pour ce qu'on appelle leurs négligences, qu'il faut appeler plutôt leurs lacunes; ils n'ont pu faire que ce qu'ils ont fait. Ils ont souvent dépensé beaucoup de sueurs sur des passages très faibles ou très choquants. Ce résultat ne semble point rare chez Beethoven, dont les manuscrits sont aussi raturés que ceux de l'Arioste.

Il doit arriver souvent chez ces hommes que les beautés viennent les chercher, sans qu'ils y pensent,

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et qu'ils passent au contraire un temps considérable à en atténuer l'effet par des redites et des amplifica- tions déplacées.

Jeudi 27 octobre. Impossibilité de travailler!...* Est-ce mauvaise disposition, ou bien l'idée que je pars après-demain?

Promenades dans le jardin, et surtout station sous les peupliers de Bayvet ; ces peupliers et surtout les peupliers de Hollande, jaunissant par l'automne, ont pour moi un charme inexprimable. Je me suis étendu à les considérer, se détachant sur le bleu du ciel, à voir leurs feuilles s'enlever au vent et tomber près de moi. Encore un coup, le plaisir qu'ils me faisaient tenait à mes souvenirs et au souvenir des mêmes objets, vus dans des temps je sentais près de moi des êtres aimés.

Ce sentiment est le complément de toutes les jouis- sances que peut donner le spectacle de la nature ; je l'éprouvais l'année dernière, à Dieppe, en contem- plant la mer : ici de même. Je ne pouvais m' arracher de cette eau transparente sous ces saules, et surtout de la vue du grand peuplier et des peupliers de Hollande.

Contribué, en rentrant au jardin, à achever notre vendange. Le soleil, quoique vif, me remplissait de bien-être .

Je quitte ceci sans répugnance pour le travail et la vie que je vais retrouver à Paris, mais sans las-

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situde, et sentant à merveille que je pourrais passer aussi bien plus de temps au milieu dune solitude si paisible et dépourvue de ce qu'on appelle des distrac- tions. Pendant que jetais couché sous ces chers peu- pliers, j'apercevais au loin, sur la route et au-dessus de la haie de Bayvet, passer les chapeaux et les figures des élégants traînés dans leurs calèches que je ne voyais pas à cause de la haie, allant à Soisy ou en revenant, et occupés à chercher la distraction chez leurs connaissances réciproques, faire admirer leurs chevaux et leurs voitures et prendre part à l'insi- pide conversation dont se contentent les gens du monde... Ils sortent de leurs demeures, mais ils ne peuvent se fuir eux-mêmes ; c'est en eux que réside ce dégoût pour tout délassement véritable, et l'im- placable paresse, qui les empêche de se créer de véritables plaisirs.

Le soir, je voulais aller chez Barbier; dans la jour- née chez Mme Villot et le maire : une délicieuse paresse m'en a empêché... Celle-là est excusable, puisque j'y trouvais du plaisir.

Vendredi 28 octobre. Ce matin, levé comme à l'ordinaire, mais plein de l'idée que je n'avais à faire que mes paquets. J ai savouré de nouveau le plaisir de ne rien faire.

Après avoir fait cent tours et regardé mes pein- tures, je me suis enfoncé dans mon fauteuil, au coin de mon feu et dans ma chambre; j'ai mis le nez

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dans les Nouvelles russes (1); j'en ai lu deux : le Fataliste et Dombrowski, qui m'ont fait passer des moments délicieux. A part les détails de mœurs que nous ne connaissons pas, je soupçonne qu'elles manquent d'originalité. On croit lire des nouvelles de Mérimée, et comme elles sont modernes, il n'y a pas difficulté à être persuadé que les auteurs les con- naissent. Ce genre un peu bâtard fait éprouver un plai- sir étrange, qui n'est pas celui qu'on trouve chez les grands auteurs... Ces histoires ont un parfum de réa- lité (2) qui étonne ; c'est ce sentiment qui a surpris tout le monde, quand sont apparus les romans de Walter Scott ; mais le goût ne peut les accepter comme des ouvrages accomplis.

Lisez les romans de Voltaire, Don Quichotte, Gil- Blas... Vous ne croyez nullement assister à des événements tout à fait réels, comme serait la rela- tion d'un témoin oculaire... Vous sentez la main de l'artiste et vous devez la sentir, de même que vous voyez un cadre à tout tableau. Dans ces ouvrages, au contraire, après la peinture de certains détails qui surprennent par leur apparente naïveté, comme les noms tout particuliers des personnages, des usages insolites, etc., il faut bien en venir à une

(1) Les Nouvelles russes, de Nicolas Gogol, avaient été en 1845 tra- duites et publiées par M. L. Viardot.

(2) Il est intéressant de remarquer ici comment Delacroix a su, d'un mot caractéristique, définir et analyser cette littérature russe qui faisait alors une timide apparition et qui allait soulever vingt ans plus tard un si grand mouvement de curiosité.

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fable plus ou moins romanesque qui détruit lillusion. Au lieu de faire une peinture vraie sous les noms de Damon et d'Alceste, vous faites un roman comme tous les romans, qui paraît encore plus tel, à cause de la recherche de l'illusion portée seulement dans des détails secondaires. Tout Walter Scott est ainsi. Cette apparente nouveauté a plus contribué à son succès que toute son imagination, et ce qui vieillit aujourd'hui ses ouvrages et les place au-dessous des fameux que j'ai cités, c'est précisément cet abus de la vérité dans les détails. (Se rattacherait à l'article sur i imitation, plus haut.)

Paris, samedi 9 octobre. Parti pour Paris à onze heures par l'omnibus du chemin de fer de Lyon. Trouvé Minoret jusqu'à Draveil.

Dimanche 30 octobre. Travaillé à retoucher les tableaux qu'on m'a demandés. Les occupations que je trouve ici vont bien interrompre toutes ces écritures ; je le regrette ; elles fixent quelque chose de ce qui passe si vite, de tous ces mouvements de chaque jour dans lesquels on retrouve ensuite des encouragements ou des consolations.

Lundi 31 octobre. Le pauvre Zimmermann (1) est mort; j'ai passé chez lui un instant, et n'ai pu

(1) Zimmermann (1785-1853), compositeur, élève de Boïeldieu, fut de 1816 à 1848, professeur de piano au Conservatoire.

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rester. J'avais donné rendez-vous à Andrieu et j'étais impatient de retourner à mon travail. Je n'y suis arrivé que vers une heure.

Vendredi 4 novembre. Toute cette semaine, repris avec beaucoup d'ardeur les parties à corriger ou à achever à l'Hôtel de ville.

Samedi 5 novembre. Sur le fléau des longs articles. Les hommes qui savent ce qu'ils ont à dire écrivent bien.

Sur la facilité des femmes à écrire. Voir anté- rieurement dans ce calepin. Ce serait sur les diffi- cultés supérieures que présente la peinture. Le mot de Chardin et de Titien : Toute la vie pour apprendre... Au reste, les difficultés sont relatives à la constitution particulière des esprits.

Lundi 7 novembre. Dîné chez Pierret avec Préault. Je crains, pour ce pauvre garçon, qu'on ne le couche enjoué pour les filles de la maison.

J'étais déjà fatigué de ma journée.

Mat^di 8 novembre. Je me suis reposé tout ce jour; je crains mes malaises de l'estomac.

Jeudi 10 novembre. Voici un savant américain (Moniteur de ce jour) qui, à la suite de sondages en- trepris et exécutés dans plusieurs points de la mer,

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établit que la lune n'influe nullement sur les marées, comme les savants de toutes les écoles se sont accordés pour le croire. Quel scandale! Je les vois d'ici lever les épaules avec un souverain mépris pour la théorie de ce faux frère, qui vient les déranger dans les assertions et ébranler la foi dans les anciens. Selon l'Américain, le fond de la mer est rempli d'inégalités comme la surface de la terre, ce qui ne surprendra personne apparemment; mais il ajoute que les vol- cans sous-marins creusent çà et de temps en temps d'épouvantables cavernes qui attirent et qui rejettent les eaux, et sont cause des marées. Je ne suis ni pour ni contre la lune, mais la théorie nouvelle me semble bien hasardée. Comment s'expliquer la régularité des marées avec ces cavernes qui sont creusées par des accidents irréguliers, comme sont les explosions de volcans? Je suis néanmoins bien aise qu'il vienne de temps en temps quelque homme assez hardi pour rompre en visière à ces docteurs si sûrs de doctrines qu'ils n'ont pas inventées, en étant incapables, et qui jurent, les yeux fermés, sur la parole de leur maître. Il y avait dans le même journal, hier ou avant-hier, une autre bourde bien plus forte à propos de la cor- ruption que doivent engendrer dans les eaux de la mer les cadavres qui y ont trouvé leur tombeau depuis des siècles. Il prétend, si je ne me trompe, que toute cette corruption est partout, que la terre n'est qu'un véritable charnier les fleurs elles- mêmes naissent de la corruption; il oublie aussi

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que, même en lui accordant que la mer, les eaux enfin n'absorbent ou ne transforment point suffisam- ment les matières corrompues, tous ces corps n'y restent pas plus à l'état de cadavres que la viande chez les boucliers, ou un animal mort dans un bois. La mer est peuplée d'espèces assez voraces et assez nombreuses pour faire disparaître promp- tement la dépouille des pauvres diables qui laissent leur vie dans les flots. Il explique par la même cause la phosphorescence des eaux de la mer : « On sait, dit-il, que le phosphore est engendré par la corrup- tion. » // sait cela... et il ne voit pas avec ses petites lunettes d'autre moyen pour la nature de produire cet effet... Nous concluons toujours d'après ce que nous savons, et nous savons fort peu... Et qui lui dit que c'est le phosphore qui produit ces clartés singu- lières qu'on remarque autour des bateaux et des rames en mouvement? De ce que le phosphore a une lumière sans chaleur, ce qui est aussi le propre de ces effets sur les flots, quand ils sont troublés dans de certaines conditions, mon savant et tous les savants ont décidé que le phosphore seul pouvait produire un semblable effet. C'est comme s'ils disaient : Les sa- vants se coudoient dans l'antichambre, etc.

Vendredi 11 novembre. Retourné au conseil; ma mauvaise disposition se passe un peu.

L'amour est comme ces souverains qui s'endorment dans la prospérité, et je n'entends pas par qu'il

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s'éteigne quand ses faveurs sont trop peu dispu- tées, etc.

Lundi 14 novembre. Quoique souffrant, ou plutôt pour me remettre au grand air, après avoir passé toute la matinée à paresser et à lire les histoires de P... que j'aime beaucoup et qui m'impressionnent dans un certain sens, j'ai été à l'Hôtel de ville vers deux heures, après avoir acheté avec Jenny l'écharpe et le gilet bleu.

J'ai fait presque tout à pied, y compris le retour par le faubourg Saint- Germain, pour acheter des gants; j'ai acheté la gravure de Piranesi (1), grand intérieur d'église très frappant. J'ai vu encore, en passant à la tour Saint-Jacques, retirer des os en quantité et encore juxtaposés. L'esprit aime ces spectacles et ne peut s'en rassasier. En passant devant la boutique d'Hetzel (2), accroché par Silvestre (3), qui m'a fait entrer.

(1) Piranesi, graveur italien (1720-1778), qui a exécuté au burin ou à l'eau-forte un grand nombre de planches qu'on a réunies sous le nom à' Antiquités romaines .

(2) Helzel, libraire et littérateur, qui sous le nom de Stahl a écrit une série de charmants ouvrages pour la jeunesse. Hetzel avait pris une part importante aux événements de 1848 et occupé le poste de secrétaire gé- néral du pouvoir exécutif dans le gouvernement provisoire. Exilé après le coup d'Etat, il s'était retiré à Bruxelles, d'où il ne rentra en France qu'en 1859.

(3) Théophile Silvestre, publiciste (1823-1876), a collaboré à beau- coup de journaux, notamment le Figaro, le Nain jaune, le Constitu- tionnel, le Pays, l'Eclair, etc. Son principal ouvrnge, Y Histoire des artistes vivants, est un des volumes les plus intéressants écrits sur l'art. Parmi les autres publications de Théophile Silvestre, on peut encore

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Avant dîner, Mme Pierret et Marie : c'est le fameux jour de fête !

Le soir, après mon dîner, Riesener est venu et est resté assez tard. Il me conseille de publier mes cro- quis au moyen de la photographie ; j'avais eu déjà cette pensée, qui serait féconde (1).

Il m'a parlé du sérieux avec lequel le bonDurieu et son ami qui l'aidait dans ses opérations parlent des peines qu'ils se donnent et s'attribuent une grande part de succès dans cesdites opérations ou plutôt dans leur résultat.

Ce n'est qu'en tremblant que Riesener leur deman- dait si décidément il pouvait sans indiscrétion et sans être accusé de plagiat, se servir de leurs photogra- phies pour en faire des tableaux. J'ai été moi-même témoin chez Pierret, lundi dernier, de la bonhomie avec laquelle il s'applaudissait du succès, en voyant mes exclamations et mon admiration qu'il prenait pour lui-même.

Mardi 15 novembre. Je suis souffrant de l'esto- mac depuis huit jours, et je ne fais rien. Ce matin, je

citer Eugène Delacroix (documents nouveaux), Pierre-Paul Rubens, etc. Son dernier ouvrage est le Catalogue du Musée de Montpellier (collec- tion Bruyas), dont le premier volume seul a paru.

(1) Ce vœu dn peintre a été réalisé en partie par M. Alfred Robaut, qui, au moment de la vente des dessins originaux d'Eugène Delacroix, publia plus de soixante-dix croquis, dessins et fac-similé autographiés, pris dans l'œuvre du maître. Cette publication, malheureusement incom- plète, fut accueillie par les amateurs avec une faveur marquée, et il est regrettable qu'un concours plus effectif n'ait pas permis de terminer l'œuvre si bien commencée.

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vais mieux et je jouis encore ce jour d'une délicieuse paresse au coin démon feu, comme pourm'indemniser du regret de perdre mon temps. Je suis entouré de mes calepins des années précédentes; plus ils se rappro- chent du moment présent et plus j'y vois devenir rare cette plainte éternelle contre l'ennui et le vide que je ressentais autrefois. Si effectivement l'âge me donne plus de gaieté et de tranquillité d'esprit, ce sera pour le coup une véritable compensation des avantages qu'il m'enlève.

Je lisais dans l'agenda de 1849 que le pauwe Chopin, dans une de ces visites que je lui faisais fré- quemment alors, et quand sa maladie était déjà affreuse, me disait que sa souffrance l'empêchait de s'intéresser à rien, et à plus forte raison au travail. Je lui dis à ce sujet que l'âge et les agitations du jour ne tarderaient pas à me refroidir aussi. Il me répondit qu'il m'estimait de force à résister. « Vous jouirez, a-t-il dit, de votre talent dans une sorte de sérénité qui est un privilège rare et qui vaut bien la recherche fiévreuse de la réputation. »

Jeudi 17 novembre. La bonne Alberthe m'a envoyé une place pour la Cenerentola (1). J'ai passé une soirée vraiment agréable ; j'étais plein d'idées, et la musique, le spectacle y ont aidé.

J'ai remarqué combien, dans les étoffes de satin,

(1) Opéra de Rossint-

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le ton même de l'objet ne se trouve qu'immédiate- ment à côté du luisant ; de même dans la robe des chevaux.

En présence de cette jolie pièce, de ces passages si fins, de cette musique que je sais par cœur, je voyais l'indifférence sur presque toutes ces figures de gens ennuyés, qui ne viennent que par ton, ou seule- ment pour entendre l'Alboni. Le reste est un acces- soire, et ils n'y assistent qu'en bâillant. Je jouissais de tout... Je me disais : « C'est pour moi qu'on joue ce soir, je suis seul ici ; un enchanteur a eu la complai- sance de placer près de moi jusqu'à des fantômes de spectateurs, pour que l'idée de mon isolement ne nuise pas à mon plaisir ; c'est pour moi qu'on a peint ces décorations et taillé ces habits, et, quant à la mu- sique, je suis seul à l'entendre. »

La réforme du costume s'est étendue jusqu'à supprimer tout ce qui est caricature ingénieuse, inhérente au fond même du sujet. Le costumier se croit exact en donnant à Dandini un costume très ponctuel de grand seigneur du temps de Louis XV ; le prince de même ; vous vous croyez à une pièce de Marivaux. Avec Cendrillon, nous sommes dans le pays des fées. Alidor a un costume noir, d'avoué.

Samedi 19 novembre. J'ai vu ce matin Fleury (1) et Halévy, puis Gisors,

(1) Robert-Fleury.

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Je vois ce soir, chez Gihaut, les photographies de la collection Delessert (1), d'après Marc-Antoine (2). Faut-il absolument admirer éternellement comme parfaites ces images pleines d'incohérences, d'in- corrections, qui ne sont pas toutes l'ouvrage du graveur? Je me rappelle encore la manière désa- gréable dont j'en ai été affecté, ce printemps, quand je les comparais, à la campagne, à des pho- tographies d'après nature.

J'ai vu le Repas chez Simon, gravure reproduite et très estimée. Rien de plus froid que cette action! La Madeleine, plantée de profil devant le Christ, lui essuyant à la lettre les pieds avec de grands rubans qui lui pendent de la tête, et que le graveur nous donne pour des cheveux. Rien de l'onction que comporte un tel sujet! Rien de la fille repen- tante, de son luxe et de sa beauté mise aux pieds du Christ, qui devrait bien, au moins par son air, lui témoigner quelque reconnaissance, ou du moins qu'il la voit avec indulgence et bonté; les spec-

(1) M. Delessert était un collectionneur qui possédait entre autres toiles du maître le délicieux tableau des Adieux de Bornéo et Juliette, celui que Gautier décrit ainsi : « Roméo et Juliette sur le balcon, dans « les froides clartés du matin, se tiennent religieusement embrassés par « le milieu du corps. Dans cette étreinte violente de l'adieu, Juliette, « les mains posées sur les épaules de son amant, rejette la tète en « arrière, comme pour respirer, ou par un mouvement d'orgueil et do «passion joyeuse... Les vapeurs violacées du crépuscule enveloppent « cette scène. » La Mort de Lara lui appartenait également. (Voir Cata- logue Robaut, not 939 et 1006.)

(2) Marc-Antoine Raimondi (1475-1530), le plus célèbre graveur de la Renaissance italienne.

II. 18

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tateurs aussi froids, aussi hébétés que ces deux per- sonnages capitaux. Ils sont tellement séparés les uns des autres, sans qu'un spectacle si extraordinaire les rapproche ou les groupe, comme pour les voir déplus près, ou pour se communiquer naturellement ce qu'ils en pensent. Il y en a un, le plus rapproché du Christ, dont le geste est ridicule et sans objet. Il paraît em- brasser la table d'un seul de ses bras. Son bras paraît plus large que la table tout entière, et cette incorrec- tion, que rien ne motive dans l'endroit le plus apparent du tableau, augmente la bêtise de tout le reste. Com- parez à cette sotte représentation du sujet le plus tou- chant de l'Évangile, le plus fécond en sentiments ten- dres et élevés, en contrastes pittoresques ressortant des natures différentes mises en contact, de cette belle créature dans la fleur de la jeunesse et de la santé, de ces vieillards et de ces hommes faits, en présence desquels elle ne craint pas d'humilier sa beauté et de confesser ses erreurs, comparez, dis-je, ce qu'a fait de cela le divin Raphaël avec ce qu'en a fait Rubens. Il n'a manqué aucun trait... La scène se passe chez un homme riche : des serviteurs nombreux entourent la table ; le Christ, à la place la plus apparente, a la sérénité convenable. La Madeleine (1), dans l'effusion

(1) La poétique figure de la Madeleine tenta à plusieurs reprises le pinceau de Delacroix; en 1845, il peignit une Madeleine en prière, au sujet de laquelle Baudelaire écrivait : « Ce tableau démontre une vérité « soupçonnée depuis longtemps, c'est que M. Delacroix est plus fort que «jamais, et dans une voie sans cesse renaissante, c'est-à-dire qu'il est * plus harmoniste que jamais... M. Delacroix est décidément le peintre

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de ses sentiments, traîne dans la poussière ses robes de brocart, ses voiles, ses pierreries; ses cheveux d'or ruisselant sur ses épaules et répandus confusé- ment sur les pieds du Christ, ne sont pas un accessoire vain et sans intérêt. Le vase de parfums est le plus riche qu'il a pu imaginer; rien n'est trop beau ni trop riche de ce qui doit être mis aux pieds de ce maître de la nature, qui s'est fait un maître indulgent pour nos erreurs et pour notre faiblesse. Et les spectateurs peuvent-ils assister avec indifférence à la vue de cette beauté prosternée et en larmes, de ces épaules, de cette gorge, de ces yeux brillants et doucement éle- vés? Ils se parlent, ils se montrent, ils regardent tout cela avec des gestes animés, les uns avec l'air de l'étonnement ou du respect, les autres avec une sur- prise mêlée de malice. Voilà la nature, et voilà le peintre! Nous acceptons tout ce que la tradition nous présente comme consacré, nous voyons par les yeux des autres; les artistes sont pris les premiers et plus dupes que le public moins intelligent, qui se contente de ce que les arts lui présentent dans chaque époque comme du pain du boulanger. Que diriez-vous de ces pieux imbéciles qui copient sottement ces inadver- tances du peintre d'Urbin, et les érigent en sublimes

« le plus original des temps anciens et des temps modernes. Il restera « toujours un peu contesté, juste autant qu'il faut pour ajouter quelques « éclairs à son auréole. Et tant mieux ! il a le droit d'être toujours jeune, « car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti, comme quel- « ques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons. » (Voir Catalogue Robaut, n01 920 et 921.)

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beautés? de ces malheureux qui, n'étant poussés par aucun sentiment, s'attachent aux côtés critiquables ou ridicules du plus grand talent, pour les imiter sans cesse, sans comprendre que ces parties faibles ou négligées sont l'accompagnement regrettable des belles parties qu'ils ne peuvent atteindre?

Dimanche 20 novembre. Rubens n'est pas simple, parce qu'il n'est pas travaillé.

J'ai été voir la bonne Alberthe, que j'ai trouvée sans feu, dans sa grande chambre d'alchimiste, et dans une de ces toilettes bizarres, qui la font ressem- bler à une magicienne. Elle a toujours eu du goût pour cet appareil nécromancien, même dans le temps sa beauté était sa plus véritable magie. Je me rap- pelle encore cette chambre tapissée de noir et de symboles funèbres, sa robe de velours noir et ce cachemire rouge roulé autour de sa tête, toutes sortes d'accessoires qui, mêlés à ce cercle d'admirateurs qu'elle semblait tenir à distance, m'avaient passa- gèrement monté la tête... est le pauvre Tony?... est le pauvre Beyle?. .. Elle raffole aujourd'hui des tables tournantes : elle m'en a conté des choses incroyables. Les esprits se logent dedans; vous forcez à vous répondre à votre gré, tantôt l'esprit de Napoléon, tantôt celui d'Haydn et de tant d'autres! Je cite les deux qu'elle m'a nommés... Comme tout se perfectionne!... Les tables vont aussi faisant du progrès! Dans les commencements, elles frappaient

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un certain nombre de coups, qui voulaient dire oui ou non, ou bien l'âge qu'on avait, ou le quantième du mois tel événement s'accomplirait. Depuis, on en a fabriqué tout exprès qui ont au centre une aiguille de bois, qui va tour à tour se fixer sur les lettres de l'alphabet tracées en cercle, en les choisis- sant, bien entendu, avec le plus grand à propos, pour former des phrases d'un profond admirable, en manière d'oracles. On a encore dépassé ce point de leur éducation déjà assez surprenant : on se place sous la main une petite planche à laquelle est adapté un crayon, et en s'appuyant ainsi armé sur la table inspirée, le crayon trace de lui-même des paroles et des discours entiers. Elle m'a parlé de gros manu- scrits dont les tables sont les auteurs, et qui feront sans doute la fortune de ces gens assez doués de fluide pour donner à la matière tout cet esprit. On sera ainsi un grand homme à bon marché.

Mardi 22 novembre. Mal disposé pour le travail.

Je suis allé vers trois heures au Musée. Vivement impressionné par les dessins italiens du quinzième siècle et du commencement du seizième siècle. Tête de religieuse morte ou mourante, de Vanni, dessin de Signorelli : hommes nus. Petit torse de face : ancienne école florentine. Dessins de Léo- nard de Vinci (1).

(1) Francexco Vanni (1563-1609). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, 362. Luca Signorelli (14"W)-1525). Voir le Catalogue dci

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J'ai remarqué pour la première fois ceux du Car- rache, pour les grisailles du palais Farnèse (1) : l'habi- leté y domine le sentiment; le faire, la touche l'en- traînent malgré lui ; il en sait trop, et n'étudiant plus, il ne découvre plus rien de nouveau et d'in- téressant. Voilà Fécueil du progrès dans les arts, et il est inévitable. Toute cette école est de même. Têtes de Christ et autres, du Guide (2), où, malgré l'expression, la grande habileté de crayon est plus surprenante encore que l'expression. Que dire alors de ces écoles d'aujourd'hui, qui ne s'occupent que de cette mensongère habileté, et qui la recherchent? Dans les Léonard surtout, la touche ne se voit pas, le sentiment seul arrive à l'esprit. Je me rappelle encore le temps qui n'est pas loin je me querellais sans cesse de ne pouvoir parvenir à cette dextérité dans l'exécution que les écoles habituent malheureusement les meilleurs esprits à regarder comme le dernier terme de l'art. Cette pente à imiter naïvement et par des moyens simples, a toujours été la mienne, et j'en- viais au contraire la facilité de pinceau, la touche coquette des Bonington (3) et autres : je cite un

dessins du Louvre, n08 340, 343, 347. Inconnu XVe siècle. Voirie Catalogue des dessins du Louvre, n09 419. Léonard de Vinci (1452- 1519). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, n°* 383 à 394.

(1) Annibal Carrache (1560-1609). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, n04 153, 157, 158, 161, 165, 166, etc.

(2) Guido Reni, dit le Guide (1575-1642). Voir le Catalogue d«s des- sins du Louvre, nM 291, 294, 297.

(3) Pour avoir une idée précise de l'opinion d'Eugène Delacroix sur Bonington, il importe de relire la très belle lettre du peintre à Thoré

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tomme rempli de sentiment, mais sa main l'entraî- nait, et c'est ce sacrifice des plus nobles qualités à une malheureuse facilité, qui fait déchoir aujourd'hui ses ouvrages, et les marque d'un cachet de faiblesse, comme ceux des Vanloo.

Il y a de quoi beaucoup réfléchir sur cette visite que j'ai faite hier, et il serait bon de la renouveler de temps en temps.

Mercredi 23 novembre. Dîné chez Boissard avec Arago et une petite dame Aubernon (1), qui fait de l'esprit et qui en a. Le pauvre Chenavard devait venir; il est très entrepris de sa maladie de larynx, et inspire des craintes. Boissard, souffrant de névralgie, est triste comme un homme pris au piège.

Jeudi 24 novembre. Promenade le soir dans la galerie Vivienne, j'ai vu des photographies chez un libraire. Ce qui m'a attiré, c'est Y Elévation en

qui porte la date du 30 novembre 1861. Elle contient une courte bio- graphie de l'artiste qui avait été le camarade d'atelier de Delacroix. Nous en extrayons le passage suivant : «Je ne pouvais me lasser d'ad- « mirer sa merveilleuse entente de l'effet et la facilité de son exécution ; » non qu'il se contentât promptement. Au contraire, il refaisait fréquem- « ment des morceaux entièrement achevés et qui nous paraissaient mer- « veilleux; mais son habileté était telle qu'il retrouvait à l'instant sous sa « brosse de nouveaux effets aussi charmants que les premiers. Il tirait « parti de toutes sortes de détails qu'il avait trouvés chez des maîtres et « les rajustait avec adresse dans sa composition. » (Corresp., t. II, p. 278, 279.)

(1) Le salon de cette petite dame Aubernon allait devenir rapide- ment le rendez-vous de tout le monde artistique et littéraire ; il est encore aujourd'hui fort recherché des hommes de lettres et des artistes.

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croix (1) de Rubens, qui m'a beaucoup intéressé : les incorrections, n'étant plus sauvées par le faire et la couleur, paraissent davantage.

La vue ou plutôt le souvenir de mon émotion devant ce chef-d'œuvre m'ont occupé tout le reste de la soirée, dune manière charmante. Je pense, par forme de contraste, à ces dessins du Carrache, que je voyais avant-hier : j'ai vu des dessins de Ru- bens pour ce tableau; certes ils ne sont pas conscien- cieux, et il s'y montre lui-même plus que le modèle qu'il avait sous les yeux; mais telle est l'impulsion de cette force secrète, qui est celle des hommes à la Rubens ; le sentiment particulier domine tout et s'impose au spectateur. Ses formes, au premier coup d'œil, sont aussi banales que celles du Carrache, mais elles sont tout autrement significatives... Car- rache grand esprit, grand talent, grande habileté, je parle au moins de ce que j'ai vu, mais rien de ce qui transporte et donne des émotions ineffaçables !

Vendredi 25 novembre. Visite du ministre For- toul et du préfet, à l'Hôtel de ville.

Le soir, ce terrible Dumas, qui ne lâche pas sa proie, est venu me relancer à minuit, son cahier de papier blanc à la main... Dieu sait ce qu'il va faire des dé- tails (2) que je lui ai donnés sottement ! Je l'aime

^1) Voir supra, t. II, p. 28.

(2) Ces détails sont probablement des détails biographiques pour Iet Mémoires de Dumas, qui contiennent sur Eugène Delacroix ce fragment

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beaucoup, mais je ne suis pas formé des mêmes éléments, et nous ne recherchons pas le même but. Son public n'est pas le mien ; il y en a un de nous qui est nécessairement un grand fou.

Il me laisse les premiers numéros de son journal, qui est charmant.

Samedi 26 novembre. J'ai le torticolis ; le temps est sombre; je me promène dans mon atelier ou je dors.

Fait quelques croquis d'après la suite flamande des Métamorphoses .

A quatre heures été chez Rivet, que j'ai trouvé plus affectueux que jamais. Il me parle avec grand plaisir de la répétition du Christ au tombeau, de Thomas (1).

Le soir, Lucrezia Borgia (2) : je me suis amusé d'un bout à l'autre, encore plus que l'autre jour, à la Cène- rentoia. Musique, acteurs, décorations, costumes, tout cela m'a intéressé. J'ai fait réparation, dans cette

auquel il convient de rendre justice pour son indépendance d'allure : « Delacroix, avec son Massacre de Scio, autour duquel se groupaient « pour discuter, les peintres de tous les partis, Delacroix qui en peinture, « comme Hugo en littérature, ne devait avoir que des fanatiques aveugles « ou des détracteurs obstinés, Delacroix qui était déjà connu par son «« Dante traversant le Styx et qui devait toute la vie conserver ce privi- « lège rare pour un artiste, de réveiller à chaque œuvre nouvelle les « haines et les admirations : Delacroix, homme d'esprit, de science et « d'imagination qui n'a qu'un travers, c'est de vouloir obstinément être « le collègue de M. Picot et de M. Abel de Fujol, et qui par bonheur, * nous l'espérons du moins, ne le sera pas. »

(1) Voir Catalogue Robaut, n" 1035-1037.

(2) Opéra de Donizetti.

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soirée, à l'infortuné Donizetti, mort à présent, et à qui je rends justice, imitant en cela le commun des mortels, hélas! et même les premiers parmi eux. Ils sont tous injustes pour le talent contemporain. J'ai été ravi du chœur d'hommes en manteau, dans la charmante décoration de l'escalier du jardin au clair de lune. Il y a des réminiscences de Meyerbeer, au milieu de cette élégance italienne, qui se marient très bien au reste. Ravi surtout de l'air qui suit, chanté délicieusement par Mario : autre injustice réparée; je le trouve charmant aujourd'hui. Cela res- semble à ces amours qui vous prennent tout d'un coup, après des années, pour une personne que vous étiez habitué à voir tous les jours avec indifférence. Voilà la bonne école de Rossini; il lui a emprunté, parmi les meilleures choses, ces introductions qui mettent le spectateur dans la disposition de l'âme le veut le musicien. Il lui doit aussi, comme Bellini, et il ne les gâte pas, ces chœurs mystérieux dans le genre de celui que je citais... le chœur des prêtres, dans Sémiramis, etc.

Dimanche 27 novembre. J'ai été le soir chez la bonne Alberthe ; j'avais à cœur de la remercier du plaisir qu'elle m'a procuré hier soir. Je l'ai encore trouvée seule dans sa grande chambre de magicienne. Je m'attendais, aujourd'hui dimanche, à lui voir le cercle que je trouvais habituellement chez elle, et composé de ce qu'elle appelait ses amis. Depuis

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qu'elle a changé de demeure, ses amis ont change d'habitudes; quelques pas de plus, une petite pente à monter, les a tous découragés... Ils viennent le jour elle les invite à dîner.

Lundi 28 novembre. Première représentation de Mauprat (1). Toutes les pièces de Mme S and offrent la même composition, ou plutôt la même absence de composition : le début est toujours piquant et promet de l'intérêt ; le milieu de la pièce se traîne dans ce qu'elle croit des développements de caractères et qui ne sont que des moyens douvrager l'action.

Il semble que dans cette pièce, comme dans les autres, à partir du deuxième acte jusqu'à la fin, et il y en a six ! la situation ne fait pas un pas; le caractère indécrottable de son jeune homme à qui on dit sur tous les tons qu'on l'aime, ne sort pas du désespoir, de l'emportement et du non-sens. C'est juste comme dans le Pressoir.

Pauvre femme ! elle lutte contre un obstacle de nature qui lui défend de faire des pièces; c'est au- dessous des plus minces mélodrames sous ce rap- port; il y a des mots pleins de charme; c'est son talent. Ses paysans vertueux sont assommants; il y en a deux dans Mauprat... Le grand seigneur est éga- lement vertueux, la jeune personne irréprochable...

(1) Le roman de Mauprat avait été l'un des plus grands succès do George Sand, un de ceux qui avaient le pins contribué à rendre son nom populaire. Transporté à la scène, dans un drame en six actes, il fut joué à l'Odéon ; mais la pièce n'eut pas le succès du livre.

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le rival du jeune homme, plein de convenance et de modération quand il s'agit d'instrumenter contre son rival. Le jeune homme emporté est lui-même excellent au fond. Il y a un pauvre petit chien qui amène des situations ridicules. Elle manque du tact de la scène, comme de celui de certaines convenances dans ses romans ; elle n'écrit pas pour des Fran- çais, quoique en français excellent; et le public, en fait de goût, n'est pourtant pas bien difficile à présent. C'est comme Dumas qui marche sur tout, qui est toujours débraillé et qui se croit au-dessus de ce que tout le monde est habitué à respecter.

Elle a incontestablement un grand talent, mais elle est avertie, encore moins que la plupart des écrivains, de ce qui lui va le mieux. Suis-je injuste encore? Je l'aime pourtant, mais il faut dire que ses ouvrages ne dureront pas. Elle manque de goût.

Revenu à plus d'une heure du matin. Retrouvé mon vieux Ricourt (1). Il me parlait et se souvient encore de l'esquisse du Satyre dans les filets (2) : il m'a parlé de ce que j'étais déjà dans ce temps loin- tain. Il se rappelle l'habit vert (3), les grands cheveux,

(1) Ricourt, fondateur du journal Y Artiste, qu'il dirigea longtemps. Il avait su réunir autour de lui les plus éminents des écrivains de l'époque. Ce journal avait alors un caractère romantique très accusé. Ricourt mourut en 1865. Delacroix était très lié avec lui et lui adressa la lettre sur les Concours que nous avons citée plus haut, et qui compte parmi les plus originales et les plus intéressantes de la correspondance.

(2) Probablement une des compositions du début de V Artiste. Nous n'en avons pas trouvé trace dans le Catalogue Bobaut.

(3) Allusion au gilet vert qui servit pour son portrait du Louvre.

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l'exaltation pour Shakespeare, pour les nouveau- tés, etc.

Dîné à l'Hôtel de ville. Didot m'a emmené chez lui et montré des manuscrits intéressants avec vignettes.

Mercredi 30 novembre. Dîné chez la princesse Marcellini. Duo de basse et de piano de Mozart, dont le commencement rappelle : Du moment qu'on aime. Duo idem de Beethoven, celui que je connais déjà et qu'ils ont joué.

Quelle vie que la mienne (1) ! Je faisais cette réflexion en entendant cette belle musique, surtout celle de Mozart qui respire le calme d'une époque ordonnée. Je suis dans cette phase de la vie le tumulte des passions folles ne se mêle pas aux déli- cieuses émotions que me donnent les belles choses. Je ne sais ce que c est que paperasses et occupations rebutantes, qui sont celles de presque tous les humains ; au lieu de penser à des affaires, je ne pense qu'à Rubens ou à Mozart : ma grande affaire pendant huit jours, c'est le souvenir d'un air ou d'un tableau. Je me mets au travail comme les autres courent chez leur maîtresse, et quand je les quitte, je rap- porte dans ma solitude ou au milieu des distractions, que je vais chercher, un souvenir charmant, qui

(1) Ce passage est à rapprocher du fragment de l'année 1824 : «Quelle sera ma destinée ? Sans fortune et sans disposition propre à rien « acquérir. »

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ne ressemble guère au plaisir troublé des amants.

J'ai vu chez la princesse le portrait du prince Adam (1) par Delaroche (2)'; on dirait le fantôme du pauvre prince, tant il semble qu'il lui ait tiré tout le sang de ses veines, et tant il lui a allongé la figure. Voilà vraiment, suivant l'expression de Delaroche lui-même, ce qu'on peut appeler de la peinture sérieuse. Je lui parlais un jour des admirables Murillo du maréchal Soult, qu'il voulait bien me laisser admi- rer; seulement, disait-il, ce nest pas de la peinture sérieuse.

Je suis rentré à une heure du matin. Jenny me di- sait que quand on a entendu delà musique pendant une heure, c'est tout ce qu'on en peut porter. Elle a rai- son : c'est même beaucoup. Un air ou deux comme le duo de Mozart, et le reste fatigue et donne de l'impatience.

Samedi 1er décembre. Hercule et Diomède (3), grand paysage. Adam et Eve (4).

Sur quelques folies. Sur le progrès. Opinions modernes.

Mercredi 7 décembre. Insipide dîner chez

(1) Le prince Adam Czartoryski.

(2) « Le seul homme dont le nom eût puissance pour arracher quel- « ques gros mots à cette bouche aristocratique, était P. Delaroche. » {Baudelaire, sur Delacroix.)

(3) Voir Catalogue Robaut, 1274.

(4) Il s'agit probablement de la toile qui porte le 853 du Catalogue Robaut, et que le maître donna ultérieurement à M. de Jolly.

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Casenave. J'ai revu les mêmes figures que Tannée dernière, à peu près à pareille époque.

Un an de plus change bien les visages à une cer- taine époque de la vie ! Fould surtout m'a paru avoir été plus vite que les autres; il a les joues pendantes, l'œil éteint, le poil plus blanc, et ce je ne sais quoi de débraillé et de dépenaillé qui annonce le vieillard. Il était près de moi ; je me suis évertué, par convenance et dans l'impossibilité de trouver un mot à dire à la gouvernante anglaise qui était de l'autre côté, à lui parler de sa collection, des arts, de la guerre d'Orient... J'étais comme un terme.

En face de moi était Bethmont (1). C'est un person- nage tout plein de manières sucrées de dire les choses. Avec son œil doux, il a arrangé Véron, après dîner, d'une manière assez piquante, mais surtout très mé- chante et emportant la pièce avec une douceur charmante. On sentait bien, dans cette mielleuse phi- lippique contre le champion de la présidence en 1851, l'ancien membre du gouvernement provisoire qui lais- sait échapper quelques-unes de ses rancunes secrètes. Il a beaucoup d'un homme d'Eglise dans son discours, et même dans son attitude : la faconde recherchée de l'avocat (2) se fait jour naturellement dans tout ce

(1) Eugène Bethmont, avocat et homme politique en 1804, mort en 1860. Il fut un des membres les plus brillants des assemblées politiques.

(2) Delacroix avait horreur de ce genre d'esprit qu'on rencontre sur- tout chez ceux qui par métier touchent à toutes choses sans pouvoir insister sur aucune. L'avocat, avec sa facilité d'élocution, son éloquence toujours prête, lui apparaissait comme un être superficiel et inconsistant. Ainsi, même à propos de Berryer, pour lequel il éprouvait, on le sait,

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qu'il dit, mais avec un certain embarras dans les termes, qui annonce quelque chose de rebelle dans cet esprit, malgré la culture qu'il a lui donner et l'exercice du métier de parler, qui a été celui de toute sa vie. Je me rappelle que Vieillard, dans toute sa candeur, me disait en parlant de lui, et par opposi- tion à ses autres collègues fougueux ou intolérants républicains : « Quel homme charmant ! que de douceur! » Je me rappelle qu'il me déplut tout de suite, quand je le vis autrefois chez le bon M. N..., qui n'y regardait pas de si près : une certaine façon de vous écouter sans rien dire, ou de vous répondre avec réticences, me donna de lui l'idée dans laquelle je me suis confirmé les deux ou trois fois que je l'ai rencontré. Je l'ai trouvé d'une grande sensibilité à la mort du pauvre Wilson (I). Il m'a semblé qu'il versait de véritables larmes sur son ami... Que conclure de tout ceci? Que je me suis trompé dans mon juge- ment...? Point du tout! Il est, comme tous les hommes, un composé bizarre et inexplicable de con- traires; c'est ce que les faiseurs de romans et de pièces ne veulent pas comprendre. Leurs hommes sont tout d'une pièce. Il n'en est pas de cette sorte... Il y a dix hommes dans un homme, et souvent ils se

une vive affection, il écrivait : « Heureux qui se contente de la surface des choses. J'admire et j'aime les hommes comme Berryer qui a l'air de ne rien approfondir. » Il faudrait être aveugle pour ne pas démêler la pointe de critique qui se dissimule mal sous cette admiration.

(1) Daniel Wilson, père de M. Daniel Wilson et de Mme Pelouze. Il acheta autrefois à Delacroix son tableau : La Mort de Sardanaple. (Voir Catalogue Robaut, 198.)

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montrent tous dans la même heure, à de certains moments.

Je me suis sauvé aussitôt que je l'ai pu, pourm'ôter de ce lieu ennuyeux et pour aller à pied à travers les Champs-Elysées, chez la princesse, j'espérais avoir un peu de musique et un peu de thé. Je l'ai trouvée attablée au piano avec son professeur K... Justement elle jouait avec lui de sa musique. Le morceau finis- sait heureusement, et je n'ai pas été mis dans la nécessité de faire même une grimace d'approbation. Elle a joué après, et probablement à mon intention, un morceau de Mozart, à quatre mains, de sa jeu- nesse. L'adagio superbe. Revenu, bien malgré moi, avec l'ennuyeux K...

Jeudi 18 décembre. J'étais invité à aller chez Mlle Brohan (1), et, après avoir fait ma promenade, par un froid piquant, mais agréable, après laquelle je devais rentrer pour aller la voir, je suis resté à lire le deuxième article de Dumas sur moi, qui me donne une certaine tournure de héros de roman. Il y a dix ans, j'aurais été l'embrasser pour cette amabilité : dans ce temps-là, je m'occupais beaucoup de l'opi- nion du beau sexe, opinion que je méprise (2) entiè-

(1) Augustine Brohan avait débuté en 1841, à seize ans, à la Comédie- Française, avec un immense succès. Elle devint sociétaire l'année sui- vante. Son talent, sa grâce et son esprit lui assurèrent une situation exceptionnellement brillante.

(2) Voici une anecdote intéressante rapportée par Baudelaire, et qui mérite d'être rapprochée de ce passage : « Je me souviens qu'une fois

II. 19

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rement aujourd'hui, non sans penser quelquefois avec plaisir à ce temps tout d'elles me paraissait char- mant. Aujourd'hui, je ne leur en reconnais qu'un seul, et il n'est plus à mon usage. La raison, plus encore que l'âge, me tourne vers un autre point. Celui-là est le tyran qui domine tout le reste.

Cette Brohan était bien charmante à ses débuts ! Quels yeux! quelles dents! quelle fraîcheur! Quand je l'ai revue chez Véron, il y a deux ou trois ans, elle avait perdu beaucoup, mais elle avait encore un cer- tain charme. Elle a beaucoup desprit, mais elle court un peu après l'effet. Je me rappelle que ce jour-là, en sortant de table, elle m'embrassa sur ce qu'on lui dit ce que j'étais : je crois qu'il était question de son portrait. Houssaye (1), qui était alors son directeur, non pas celui de sa conscience, car il était en même temps son amant, eut tout le temps du dîner une sombre attitude d'amant jaloux fort comique chez un directeur de spectacle, familiarisé, à ce qu'il semble, avec les mœurs de la partie féminine du troupeau déclamant et chantant, croassant ou beuglant, dont il est le berger.

« dans un lieu public, comme je lui montrais le visage d'une femme « d'une originale beauté et d'un caractère mélancolique, il voulut bien « en goûter la beauté, mais me dit, avec son petit rire, pour répondre « au reste : » Comment voulez-vous qu'une femme puisse être mélanco- « lique? h insinuant sans doute par que pour connaître le senti- « ment de la mélancolie, il manque à la femme certaine cbose essen- « tielle. »

(1) Arsène Houssaye était alors administrateur de la Comédie-Fran- çaise.

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Je>n'y ai pas été ce soir, de peur de rencontrer trop de ces figures compromettantes, qui me feraient fuir aux antipodes.

Vendredi 9 décembre. La forme de lettres serait la meilleure... On passe d'un sujet à l'autre sans transition; on n'est pas forcé à des développements. Une lettre peut être aussi courte et aussi longue qu'on veut.

En revenant de l'Hôtel de ville. Copie du plafond pour Bonnet (1). Samson et Dalila (2). Ovide (3). Otinde et Sophronie. Clorinde(4). Herminie et les bergers (5). . . et les autres sujets de la Jérusalem.

(1) Plafond de la galerie d'Apollon.

(2) Voir Catalogue Robaut, n* 1238.

(3) Ce sujet d'Ovide, qu'il avait déjà traité pour la décoration de la Bibliothèque du Palais-Bourbon, devait lui inspirer un de ses chefs- 1 œuvres de l'Exposition de 1859. Voici en quels termes il en parle : VI. Moreau avait demandé à Delacroix un tableau pour M. Fould. Delà- roix lui écrit le 11 mars 1856 : « Je m'étais occupé tout de suite de * chercher des sujets pour répondre au désir que vous m'avez si aimable- » ment exprimé de la part de M. Fould. Après avoir hésité quelque «temps, je me suis rappelé une esquisse que j'ai traitée, il y a un t an environ , dans le projet d'en faire un tableau. Je crois le sujet assez favorable, avec figures, animaux, paysages. C'est Ovide exile ■■ chez les Scythes, auquel les naïfs habitants apportent des fruits, du

laitage. »

Ce tableau appartient aujourdïhui à Mme Sourdeval. (Voir Catalogue lobaut, np 1376.)

(4) Il s'agit du tableau A'Olinde et Sophronie, qui a figuré récemment l'Exposition des Cent chefs-d'œuvre, chez Petit. La description fournie ar Delacroix est la suivante : « Olinde et Sophronie. Glorinde, arrivant au secours de Sarrasins assiégés dans Jérusalem, délivre de la mort deux jeunes amants condamnés au bûcher par le tyran Aladin. »> (Jérusalem 'livrée.) (Voir Catalogue Robaul, 1290.)

(5) Voir Catalogue Robaut, 1384.

292 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

Lion Beugniet(l). Naufrage id. (2). Intérieur de Harem (Oran). Présents de noces (Tanger). Camp mauresque.

Samedi 10 décembre. Chez Chabrier ce soir. Lefebvre parlait de Jomini. Lire ces deux ouvrages : Napoléon au tribunal d" Alexandre et de César et Grandes opérations militaires. Il loue beaucoup le style de Ségur, dans la campagne de 1812. Lire la bataille de Dresde. Belles choses aussi dans la cam- pagne de France. C'est après cette campagne de Dresde, dans laquelle l'Empereur a été vraiment fou- droyant et semblable aux Roland et aux Renaud, tant son coup d'oeil ou sa présence enfanta des miracles, c'est après cette bataille, qui devait être décisive, qu'une aile de poulet lui donna une indigestion qui paralysa, avec ses facultés, les mouvements de son armée et amena la défaite de Vandamme.

Le bon amiral, qui était là, a la bonté et la bien- veillance peintes sur ses traits. Il me disait que la nuit, quand il se réveillait, il était pris d'un horrible décou- ragement. Cela m'a surpris d'un homme qui n'a pas l'air d'être nerveux, C'est une situation commune à presque tous les hommes. Lefebvre est de même. J'étais arrivé dans un état de misanthropie affreuse que j'ai déposé en entrant (quoique je ne m'y sois pas grandement diverti), et que j'ai repris tout le long du chemin à mon retour.

(1) Voir Catalogue Robaut, 1249.

(2) Voir Catalogue Robaut, nos 1214 et 1220.

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Je trouvais charmant d'être détesté de tout le monde et d'être eii guerre avec le genre humain. On parlait d'excès de travail; je disais qu'il n'y avait pas d'excès dans ce genre, ou du moins qu'il ne pou- vait nuire, pourvu qu'on fît l'exercice que le corps réclame, et surtout qu'on ne menât pas de front le travail avec le plaisir. On dit à ce propos que Cuvier était mort pour avoir trop travaillé : je n'en crois rien. Il avait 1 air si fort! a dit quelqu'un. Point du tout! il était très maigre et se couvrait d'habits comme le marquis de Mascarille et le vicomte de Jodelet dans les Précieuses. Il voulait être dans une transpiration continuelle. Ce système n'est pas mau- vais; je commence à tourner à cette habitude de me couvrir extrêmement; je la crois très salutaire pour moi. Cuvier avait la réputation d'aimer les petites filles et de s'en procurer à tout prix; cela explique la paralysie et tous les inconvénients auxquels il a suc- combé, plus que les excès de travail.

J'ai vu Norma. J'ai cru que je m'y ennuierais, et le contraire est arrivé ; cette musique, que je croyais savoir par cœur et dont j'étais fatigué, m'a paru déli- cieuse. La pièce est courte, autre mérite. Mme Parodi m'a fait plus de plaisir que dans Lucrezia; c'est peut- être parce que depuis mon journal m'a appris qu'elle était élève de Mme Pasta, dont elle rappelle beaucoup de traits. Le public croit regretter la Crisi et lui refuse sa faveur. Souvent mon applaudissement soli- taire s'élevait au milieu de la froideur universelle.

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Mme Monceaux y était, qui se montrait aussi difficile que les autres. Boissard et sa femme étaient aux avant-scènes. J'ai été les voir un moment.

14 décembre. Dîné chez Riesener avec Pierret. J'étais invité chez la princesse et j'espérais y aller le soir. Je suis resté rue Bayard. Le soir, dans l'ate- lier, où j'ai fait un fusain d'après un torse de la Renaissance, pour un essai du fixatif que Riesener emploie.

Je suis revenu avec Pierret, par la gelée qui s'est déclarée dans l'après-midi et par un clair de lune admirable. Je lui ai rappelé, dans les Champs-Elysées, qu'à cette même place, il y a plus de trente ans, nous revenions ensemble, vers la même heure, de Saint- Germain, nous avions été voir la mère de Soulier, à pied, s'il vous plaît, et par une gelée intense... Était-ce bien le même Pierret quej'avais sous le bras? Que de feu dans notre amitié! que de glace à pré- sent (1)1... H m'a parlé des magnifiques projets qu'on fait pour les Champs-Elysées. Des pelouses à l'an- glaise remplaceront les vieux arbres. Les balustrades de la place ont disparu; l'obélisque va les suivre pour être mis je ne sais où. Il faut absolument que l'homme s'en aille, pour ne pas assister, lui si fragile, à la ruine

(1) Ce passage, qui nous avait échappé au moment d'écrire notre Étude, vient encore à l'appui de ce que nous avons dit sur le sentiment d'amitié chez Delacroix, et contribue à détruire la légende qu'on s'était plu à former.

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de tous les objets contemporains de son passage d'un moment. Voilà que je ne reconnais plus mon ami, parce que trente ans ont passé sur mes sentiments. Si je lavais perdu il y a quinze ans, je l'eusse regretté éternellement; mais je n'ai pas encore eu le temps de me dégoûter de la vue des arbres et des monuments que j'ai vus toute ma vie. J'aurais voulu les voir jus- qu'à la fin.

Vendredi 16 décembre. Dîné chez Véron. Il y avait cinq ou six médecins. La conversation a roulé pour les trois quarts sur les anus, les fistules, pustules et autres détails de la profession qui faisaient promettre, pour le dessert, au moins une petite dis- section. Velpeau (1) y était ; il est très spirituel. Le vertueux Nisard (2) était près de moi et un peu dé- paysé.

Samedi 17 décembre. Dîné chez Lebmann avec Visconti (3), que j'aime à revoir, Mercey, Meyer- beer ; je suis allé avec ce dernier chez Buloz.

Dimanche 18 décembre. Sorti à onze heures et demie.

(1) Le docteur Velpeau était un des plus célèbres chirurgiens de Tëpoque.

(2) M. Nisard, pour qui la critique ne pouvait avoir de mystères, déclarait dans un Salon daté de 1833, au National, il remplaçait le critique Peisse, que « M. Delacvoix n'avait pas un ouvrage sérieux » .

(3) Visconti, architecte, dont l'œuvre principale fut la réunion du Louvre aux Tuileries. Il paraît que Delacroix l'estimait davantage que ses confrères Lefuel et Baltard. (Voir suprà, t. II, p. 229.)

296 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

A l'école des Beaux-Arts, sur l'invitation de ces messieurs : j'arrivai comme Mathan dans le temple du Seigneur. Trouvé le bon Moreau qui poursuit sa carrière philanthropique, fonde des prix à l'Ecole et fait le bonheur des paysans de son endroit. Il m'a ramené dans notre quartier.

Passé chez M. Villot, à pied chez la princesse et M. Lefeu, sans trouver personne. Revenu au Musée, le froid ne m'a pas permis de rester, et vers trois heures chez M. Fould; je ne l'ai qu'entrevu, il sortait.

Le soir, Guillaume Tell, auprès de Saint-Georges, qui m'a fait perdre quelques morceaux par ses re- marques diverses. A travers tout cela, retrouvé plus que jamais les impressions de ce bel ouvrage qu'on ne peut assez admirer.

Mardi 20 décembre. Robert le soir; je n'ai pu entendre que les trois premières notes. J'étais très fatigué. J'y ai trouvé encore des mérites nouveaux. Les costumes, renouvelés naturellement après tant de représentations, m'ont beaucoup intéressé.

Jeudi 22décembre. Aujourd'hui, dîné chez Moreau et chez Villot le soir. Mme Villot m'a parlé de cette fameuse commission pour l'Exposition générale (1).

Samedi 24 décembre. Dîné chez Buloz.

(1) L'Exposition de 1855,

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Dans la journée, discussion à l'Hôtel de ville sur la question des boulangers. Chaix d'Est-Ange (1) a fait une sortie qui a intéressé tout le monde comme fait un spectacle. Quant à moi, je ne vois qu'un assez grand talent d'acteur et d'improvisateur, mais je vois toujours l'acteur. Il est rare que toute cette chaleur de commande tienne contre la plus mince argumen- tation en sens contraire, faite par un homme sans prétention, mais convaincu de ce qu'il dit.

Au dîner de Buloz, Meyerbeer, Cousin et Rému- sat(2) ; en somme, amusant. Babinet est venule soir (3). Je parlais avec Cousin des découragements qui s'em- parent des artistes, non pas quand ils sentent que leur verve diminue, mais quand leur public commence à se lasser d'eux, ce qui arrive tôt ou tard. C'est, m'a-t-il dit, qu'ils n'ont plus le diable au corps, et il a raison. Je disais à Rémusat que je me faisais éveiller avec le jour, et que dans cette saison, à travers le froid et la neige, je courais à mon travail avec ardeur et plaisir.

(1) Chaix <T Est-Ange, célèbre avocat et homme politique. Son goût pour les arts et ses fréquentes relations avec les artistes sont connus.

(2) Le comte Charles de Rémusat (1797-1875), écrivain et homme politique. De 1830 à 1852 il fit partie de toutes les assemblées délibé- rantes, et devint ministre de l'intérieur en 1840. Sous l'Empire, il resta complètement étranger aux affaires publiques et reprit ses travaux phi- losophiques, faisant paraître des ouvrages et publiant des études dans la Revue des Deux Mondes. En 1846, il avait succédé à Royer-Collard comme membre de l'Académie française.

(3) Jacques Babinet (1794-1872), mathématicien, membre de l'Aca- démie des sciences depuis 1840, auteur d'un grand nombre de travaux qui emhrassent diverses parties de l'astronomie, de la physique et de la météorologie. Il a publié de nombreux articles scientifiques à la Revue des Deux Mondes et au Journal des Débats.

298 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

Que c'est beau! m'a-t-ildit; que vous êtes heureux !.. . Et il a grandement raison .

Je suis revenu à pied et suis entré à Saint-Roch à la messe de minuit. Je ne sais si cette foule entassée là, ces lumières, enfin cette espèce de solennité ne mont pas fait paraître plus froides et plus insipides toutes les peintures qui sont sur les murs... Que le talent est rare! Que de labeurs dépensés à bar- bouiller de la toile, et quelles plus belles occasions que ces sujets religieux! Je ne demandais à tous ces tableaux si patiemment ou même si habilement fabriqués par toutes sortes de mains, et de toutes sortes d'écoles, qu'une touche, qu'une étincelle de sentiment et d'émotion profonde, qu'il me semble que j'y aurais mise presque malgré moi. Dans ce moment, qui avait quelque solennité, ils me sem- blaient plus mauvais qu'à l'ordinaire; mais, en re- vanche, combien une belle chose m'eût ravi! C'est ce que j'ai éprouvé, toutes les fois qu'une belle peinture était devant mes yeux à l'église, pendant qu'on exécutait de la musique religieuse, qui, elle, n'a pas besoin d'être aussi choisie pour produire de l'ef- fet, la musique s' adressant sans doute à une partie de l'imagination, différente et plus facile à captiver. Je me rappelle avoir vu ainsi, et avec le plus grand plai- sir, une copie du Clirist de Prud'hon, à Saint-Philippe du Roule; je crois que c'était pendant l'enterrement de M. de Beauharnais... Jamais, à coup sûr, cette composition, qui est critiquable, ne m'avait paru

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meilleure. La partie sentimentale semblait se dégager et m' arrivait sur les ailes de la musique. Les anciens ont connu quelque chose d'analogue et Font mis en pratique : on dit d'un grand peintre de l'antiquité qu'en montrant ses tableaux il faisait entendre aux Spectateurs une musique propre à les mettre dans une situation d'esprit conforme au sujet de la peinture ; ainsi il faisait sonner de la trompette, en montram la figure d'un soldat armé, etc. Je me rappelle mon enthousiasme, lorsque je peignais à Saint-Denis du Saint-Sacrement et que j'entendais la musique des offices; le dimanche était doublement un jour de fête; je faisais toujours ce jour-là une bonne séance (1). La meilleure tête de mon tableau du Dante a été faite avec une rapidité et un entrain extrêmes, pendant que Pierret me lisait un chant du Dante, que je con- naissais déjà, mais auquel il prêtait, par l'accent, une énergie qui m'électrisa. Cette tête est celle de l'homme qui est en face, au fond, et qui cherche à grimper sur la barque, ayant passé son bras par-des- sus le bord.

On parlait à table de la couleur locale. Meyerbeer disait avec raison qu'elle tient à un je ne sais quoi qui n'est point l'observation exacte des usages et des coutumes : « Qui en est plus plein que Schiller, a-t-il

(1) Il éprouva cette même émotion à l'église Saint-Sulpice, en pei- gnant le dimanche, au son des orgues. Mais, comme on le verra plus loin, les autorités ecclésiastiques et administratives lui refusèrent l'auto- risation de travailler le dimanche pendant les offices.

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dit, que Schiller dans son Guillaume Tell? et cepen- dant il n'a jamais rien vu de la Suisse. » Meyerbeer est maître en cela : les Huguenots, Robert, etc. Cou- sin ne trouvait pas la moindre couleur locale dans Racine, qu'il n'aime point; il se figure que Corneille, dont il est engoué, en est plein. Je disais sur Racine ce que je pense et ce qu'on doit en dire, c'est-à-dire qu'il est trop parfait; que cette perfection et l'absence de lacunes et de disparates lui ôtent le piquant que l'on trouve à des ouvrages pleins de beautés et de défauts à la fois. Il me disait à satiété que ses idées étaient prises partout et n'étaient que des traductions. Il me citait je ne sais combien d'exemplaires d'Euripide ou de Virgile annotés de sa main, de manière à en tirer des vers tout faits... Que de gens ont annoté Euripide et tous les anciens, sans en tirer la moindre parcelle de quoi que ce soit qui ressemble à un vers de Racine! Mme Sand me disait la même chose : ce sont de ces curiosités de gens de métier! La langue d'un grand homme parlée par lui est toujours une belle langue. Autant vaudrait-il dire que Corneille, qui est très beau dans notre langue, aurait été plus beau encore en espagnol! Les gens de métier critiquent plus finement que les antres, mais ils sont entêtés des choses de métier. Les peintres ne s'inquiètent que de cela. L'intérêt, le sujet, le pittoresque même, dispa- raissent devant les mérites de l'exécution, j'entends de l'exécution scolastique.

En relisant ce que j'ai dit de Meyerbeer, à propos

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de la couleur locale, il m' arrive de penser qu'il en est trop épris. Dans les Huguenots, par exemple : la lourdeur croissante de son ouvrage, la bizarrerie des chants vient en grande partie de cette recherche outrée. Il veut être positif, tout en recherchant l'idéal; il s'est brouillé avec les grâces en cherchant à paraître plus exact et plus savant. Le Prophète, que je ne me rappelle pas, ne l'ayant presque point entendu, doit être un pas nouveau dans cette route. Je n'en ai rien retenu. Dans Guillaume Tell, s'il l'eût composé, il eût voulu, dans le moindre duo, nous faire reconnaître des Suisses et des passions de Suisses. Rossini, lui, a peint à grands traits quelques paysages dans lesquels on sent, si l'on veut, l'air des mon- tagnes, ou plutôt cette mélancolie qui saisit l'âme en présence des grands spectacles de la nature, et sur ce fond, il a jeté des hommes, des passions, la grâce et l'élégance partout. Racine a fait de même. Qu'im- porte qu'Achille soit Français! Et qui a vu l'Achille grec? Qui oserait, autrement qu'en grec, le faire parler comme Homère l'a fait? « De quelle langue allez-vous vous servir? demande Pancrace à Sgana- relle. Parbleu ! de celle que j'ai dans la bouche! » On ne peut parler qu'avec la langue, mais aussi qu'avec l'esprit de son temps. Il faut être compris de ceux qui vous écoutent, et surtout il faut se com- prendre soi-même. Faire l'Achille grec! Eh, bon Dieu ! Homère lui-même l'a-t-il fait? Il a fait un Achille pour les gens de son temps. Les hommes qui avaient

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vu le véritable Achille n'étaient plus depuis longtemps. Cet Achille devait ressembler à un Huron plus qu'à celui d'Homère. Ces bœufs et ces moutons que le poète lui fait embrocher de ses propres mains, peut- être les mangeait-il tout crus et assommés par lui. Ce luxe, dont Homère le relève, sortait de son imagina- tion; ces trépieds, ces tentes, ces vaisseaux, ne sont autre chose que ceux qu'il avait sous les yeux, dans le monde il vivait. Plaisants vaisseaux, que ceux des Grecs au siège de Troie! Tout l'ost des Grecs eût capitulé devant la flottille qui sort de Fécamp ou de Dieppe pour aller à la pêche du hareng. C'a été la faiblesse de notre temps, chez les poètes et les artistes, de croire qu'ils avaient fait une grande conquête, avec l'invention de la couleur locale. Ce sont les Anglais qui ont ouvert la marche, et nous nous sommes éver- tués, à leur suite, à donner l'assaut aux chefs-d'œuvre du génie humain.

(Reporter tout ce qui est plus haut, sur l'invrai- semblance des fables de W al ter Scott et des romans modernes mis en regard de la recherche de la vérité dans les détails.)

Mardi 27 décembre. Travaillé peu, et un peu de malaise qui a augmenté à dîner.

La bonne Alberthe m'avait envoyé une stalle le matin. J'ai donc été aux Italiens, et cette sortie, qui me coûtait, m'a fait du bien plutôt que du mal. On donnait la Lucia. L'autre jour, à Lucrezia, je

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rendais justice à Donizetti ; je me repentais de ma sévérité à son égard. Aujourd'hui, tout cela a paru, à ma courbature et à ma fatigue, bien bruyant, bien peu intéressant. Rien du sujet, ni des passions, excepté peut-être le fameux quintette. L'ornement tient toute la place dans cette musique ; ce ne sont que festons et astragales : je l'appelle de la musique sensuelle, uniquement, qui n'est calculée que pour chatouiller l'oreille un moment.

J'ai rencontré mon ami Ghasles au foyer. Il a com- mencé, avec cette manière mielleuse et raide à la fois qui caractérise cette nature sans franchise, se ra- baissant avec une humilité qu'il ne voulait pas même que je crusse réelle. Je lui ai dit qu'il ne fallait dire de soi ni bien ni mal. En effet, si vous en dites du mal, tout le monde vous prend au mot; si vous en dites trop de bien ou seulement un peu de bien, vous fatiguez tout le monde. Il est sorti de tous ces compliments, et nous avons parlé du théâtre, d'art dramatique, de Ra- cine, de Shakespeare. Il préfère ce dernier à tout, « mais, m'a-t-il dit, c'est moins pour moi un artiste qu'un philosophe. Il ne cherche pas l'unité, le résumé, le type comme les artistes, il prend un caractère : c'est quelque chose qu'il a vu et qu'il étudie, en vous le faisant voir au naturel. » Cette explication me paraît juste. Je lui ai demandé si, avec ses entrées et ses sorties, et tout ce remue-ménage continuel de lieux et de personnages, les pièces de Shakespeare n'é- taient point fatigantes même pour un homme qui

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comprend tolit le mérite de son langage. Il en est convenu.

J'ai rencontré Berryer avec le plus grand plaisir, et un peu honteux de l'avoir négligé. Il me témoi- gnait le regret de ne pas me voir, et ce n'étaient pas même de tendres reproches. C'est une nature vrai- ment riche et sympathique. Il m'a dit que je devais l'aller trouver à la campagne quelquefois; je l'aime beaucoup.

Je suis sorti avant la fin, très fatigué, et j'ai passé une nuit tout en sueur et en maladie. La matinée était meilleure.

Jeudi 29 décembre. Première séance à la réunion pour le jury de l'Exposition de 1855. J'y ai vu le pauvre Visconti (1) à deux heures;... à cinq heures, il n'était plus ! J'ai été désespéré de ce malheur qui intéresse tout le monde, mais qui me prive person- nellement de l'homme le plus sympathique que j aie rencontré depuis longtemps.

Vendredi 30 décembre. On me disait, à propos de la Vénus, qu'en la regardant, on voyait tout à la fois. Cette expression m'a frappé : c'est là, en effet, la qualité qui doit dominer j les autres ne doivent venir qu'après.

(1) Visconti mourut sans avoir achevé l'œuvre capitale de sa carrière d'architecte, la réunion du Louvre aux Tuileries. Mais son nom n'en reste pas moins attaché à ce magnifique travail. Il avait été, au mois d'août précédent, nommé membre de l'Institut.

1854

Sans date. Fragments d'un dictionnaire, etc. Petits articles très courts sur les artistes célèbres et en passant ou traitant seulement un point qui les re- garde ou dune qualité propre à eux.

Le beau implique la réunion de plusieurs quali- tés : la force toute seule n'est pas la beauté sans la grâce, etc. : en un mot, l'harmonie en serait l'expres- sion la plus large. Cette panhypocrisiade uni- verselle.

1er janvier. Tout va si mal : la vertu elle-même est si faible et si chancelante, le talent si journalier, si sujet à se dégrader et à s'abandonner soi-même, que les hommes sont facilement accoutumés à se con- tenter en tout de Y apparence seulement du talent et de la vertu. Apparence de talent, semblant d'hon- nêteté : point d'imitation de personne sur aucun point. Vous me le donnez, je le prends ; je n'exige guère, de peur d être obligé de rendre beaucoup. Il n'y a que sur la civilité qu'ils sont excessifs, parce qu'elle ne coûte rien.

II. - 305 20

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Vous êtes avocat, vous défendez et vous faites triompher le client per fas et nef as, et il n'y a rien à dire, c'est le devoir ! réussir surtout. Avoir défendu le client en pure perte avec tout le talent et la con- science imaginables, fâcheux accident, dont il faut se relever par un succès obtenu, s'il est nécessaire, dans un cas plus douteux, près de juges prévenus, en s'appuyant sur toutes les circonstances préparées ou fortuites qui concourent ordinairement à tous les succès.

Vous êtes X archevêque de Cavaignac et sa créature; sa main vous a tiré de l'obscurité du néant. Vous serez l'archevêque de Napoléon, vous le consacrerez comme l'élu d'un grand peuple : la mitre commande. Vous n'êtes plus l'archevêque de Cavaignac, vous êtes l'archevêque de Paris. Vous entonnez le Salvum fac irnperatorem avec tranquillité; vous recevez l'en- cens d'une manière convenable. Vous ne serez pas sorti de votre devoir, de ceux que demande et dont se contente le public.

Il n'y a pas une voix qui vous crie que vous devez prêter à la critique, pas une voix, celle de votre conscience moins que les autres, qui vous avertisse en secret. Qui donc, si vous ne vous le donnez vous-même, vous donnerait ce charitable avertissement ? Je le dis charitable , dans l'intérêt de votre triste honneur, non dans celui des néces- sités de votre position, des nécessités du bien vivre, du paraître. Qui vous le donnerait, cet avertisse-

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ment que vous n'avez pas reçu comme une inspira- tion naturelle dans l'exercice d'un ministère et dans les méditations dune situation qui vous rapproche de ia source de toute vertu? L'attendriez-vous de ceux que vous appelez vos amis, quand vous ne l'avez pas senti en dedans de vous, dans le silence du sanctuaire? Quoi ! vous approchez le Saint des saints î vous vivez dans la communion des élus! vous montez dévote- ment en chaire et les yeux baissés modestement comme pour interroger les replis de votre cœur, ou bien, les mains et les regards élevés comme pour attester l'auteur des saintes inspirations, vous étalez devant de tristes et faibles humains la corruption de leur nature, vous la leur faites toucher du doigt! Vous êtes ménager devant eux de ces promesses qui encourageraient, consoleraient leurs aspirations vers le bien ; vous tonnez quelquefois, vous êtes la voix de Dieu lui-même ! mais vous savez bien ce que c'est que cet instrument et quel est cet organe dont il se sert pour faire arriver sa parole jusqu'à ses créatures déshéritées. Oui! cette voix, en passant par vos lèvres, et je ne dis pas votre cœur, pour arriver à ces cœurs abattus, pour effrayer même les justes, cette voix, dis-je, réveille malgré vous dans vous-même un sentiment importun. Vous ne pouvez avoir aboli, à ce point, dans votre être, le sentiment du juste, qu'il ne se passe en vous un tumulte qui troublera et attristera la sécurité que la vue du monde, comme il est, vous a accoutumé à regarder comme la paix de

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l'âme. Vous remportez, au milieu de ces flatteurs, de ces corrrompus, si attentifs à vous cacher leur cor- ruption et h feindre de ne point s'apercevoir de la vôtre, un fond chagrin, une soucieuse attitude, que vous vous efforcez de faire paraître tranquille pour l'homme de l'habit que vous portez, pour paraître, par le calme de votre visage, aussi élevé au-dessus du commun des hommes, que vous semblez l'être par les insignes sacrés de votre dignité.

A janvier. Soirée aux Tuileries. J'en suis revenu plus chagrin que de l'enterrement du pauvre Visconti. La figure de tous ces coquins (1) et de toutes ces coquines, ces âmes de valets sous ces enveloppes brodées, lèvent le cœur.

5 janvier. « Ainsi, dans toutes nos résolutions, il faut examiner quel est le parti qui présente le moins d'inconvénients et l'embrasser comme le meilleur, parce qu'on ne trouve jamais rien de par- faitement pur et sans mélange, ou exempt de danger. » (Machiavel.)

17 janvier. Les littérateurs font semblant de croire que l'oreille et l'œil jouissent, dans la musique et dans la peinture, comme le palais dans l'action de manger et de boire,

(1) Voir notre Etude, p. xvi et xvifc

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25 janvier. Ce soir, à la soirée de la princesse Marceilini, S. . ., en me parlant de Mozart, me dit qu'il avait laissé un petit livre dans lequel il notait tout ce qu'il composait : il y a des jours, des semaines, des mois pendant lesquels il ne fait rien; quand il s'y remet, c'est prodigieux; ce que c'est que l'ouvrage d'un seul jour quelquefois !

Armicie arrivant au camp de Godefroi... Sa suite, ardeur des chevaliers.

Frappement du rocher, pour le ministère d'Etat.

Renaud dans la forêt enchantée (1) : les disci- ples près des arbres.

29 janvier. L'admirable symphonie que j'avais oubliée. Se rappeler dans l'avant- dernier morceau la gueule de F enfer entr'ouverte pendant une mesure ou deux.

Le matin, *** est venu m'apprendre, par une pluie affreuse et à travers la crotte, que mon plafond avait fait fiasco hier soir... Le bon cœur! l'aimable parent!... Comme il m'a trouvé très froid à ses remarques, attendu que je le trouve bon, il s'en est allé sans avoir rempli son but. Il remportait alors l'inquiétude d'avoir par trop compté sur ma béni- gnité ; sa figure allongée et verdie annonçait la crainte

(i) Toile qui fut adjugée cent sept francs à Andrieu, qui la céda à la duchesse Golonna. « Nous pensions, dit le Catalogue Robant, que cette « esquisse était entrée dans le legs fait au musée cantonal de Fribourg « par Mme la duchesse Colonna... Le conservateur de ce musée, que « nous avons consulté à ce sujet, nous a détrompés. »

310 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

de voir s'envoler les commandes de tableaux et de plafonds.

6 mars. Commencé à montrer le salon de la Paix, à l'Hôtel de ville, jusqu'au 13 inclusivement (1).

9 mars. Vu chez le ministre d'État M. Isabey, qui m'a demandé des billets pour le prochain bal de l'Hôtel de ville, pour lui, sa femme et sa fille. ld.j id., pour Riesener et sa femme.

11 mars. Grande interruption dans ces pauvres notes de tous les jours : j'en suis très attristé; il me semble que ces brimborions, écrits à la volée, sont tout ce qui me reste de ma vie, à mesure qu'elle s'écoule. Mon défaut de mémoire me les rend nécessaires; depuis le commencement de l'année, le travail suivi de l'achèvement de l'Hôtel de ville me donnait trop de distraction; depuis que j'ai fini, et il y a bientôt un mois, j'ai les yeux en mauvais état, je crains d'écrire et de lire.

Article remarquable sur les Kœnigsmarck (2), par

(1) Dans l'intervalle du 29 janvier au 6 mars, Delacroix avait fait exécuter par le peintre Andrieu des retouches aux peintures du salon de la Paix à l'Hôtel de ville, ainsi qu'il résulte de cette lettre : « Ayez la « bonté de refaire un ciel plus clair, à la Muse par exemple, pas trop « uni, mais éclairci de manière à faire bien à la lumière. Faites-en autant « à la Minerve et, si vous voulez, à la Vénus. Je ne ferai que perdre ma «journée en allant seulement pour cela, que vous pouvez faire parfaite- « ment, et je ne serai pas en train de faire quoi que ce soit avant d'avoir « revu aux lumières. » (Corresp., t. II, p. 98.)

(2) Episode de l'histoire du Hanovre.

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M. Blaze (1), Revue des Deux Mondes (15 octobre 1852 15 mai 1853).

Aller chez M. Viardot, la semaine prochaine ; M. Thiers, id.

Billets à Signol, à Larivière (2), à Panseron (3), à M. Pelletier (4), à Dedreux-Dorcy (5).

À. Deschamps (6), qui est venu me voir ces jours- ci, me disait que Félix Bodin (7), que nous avons connu, qui est mort assez jeune et qui était un homme maigre, lui disait qu'un homme de son tempérament était tué inévitablement dans la compagnie habi- tuelle d'un homme gras et robuste : ces natures tirent à elles, au lieu de rendre, contrairement à l'opinion des anciens médecins qui faisaient coucher des vieil- lards avec de jeunes filles, pensant leur communi- quer ainsi un peu de la chaleur et de l'activité d'un jeune sang.

(1) Blaze de Bury, qui était le beau-frère de Buloz, fit pendant de longues années paraître de nombreux articles de critique littéraire et musicale à la Revue des Deux Mondes.

(2) Larivière, peintre, élève de Guérin, de Gîrodet et de Gros, avait été un des derniers concurrents de Delacroix à l'Institut.

(3) Panseron (1795-1859) , compositeur, auteur d'un grand nombre de morceaux de musique religieuse,

(4) Pelletier occupait un poste important au ministère d'Etat. C'était un protégé de M. Fould.

(5) Dedreux-Dorcy, peintre, qui fit un portrait de Delacroix en 1831.

(6) Antony Deschamps de Saint-Amand, poète et littérateur (1808- 1869). Outre un grand nombre d'œuvres poétiques, A. Deschamps a publié des articles dans la Revue de f'aris et le Journal des Débats.

(7) Félix Bodin, publiciste et historien (1795-1837). C'est sous ses auspices que M. Thiers, alors inconnu, commença son Histoire de la Révolution française. Félix Bodin devint membre de la Chambre des députés après la révolution de 1830.

3J2 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

14 mars. Dîné chez Villot, avec Nadaud (1), Arago, Bixio.

15 mars. Dîné chez Hippolyte Rodrigues (2) avec Halévy, Boilay, Mirés (3) ; ce dernier, très original, très sensé, très spirituel; il est bien la preuve que c'est l'esprit qui fait l'homme. Il me disait, sur ce que le peuple, à présent, croit que le bien-être lui est dû, indépendamment de l'esprit et de l'industrie employés à se le procurer, en un mot sur cette rage d'égalité de bonheur qui possède tous ces gens-là et que je déplo- rais, que c'était un mobile qui venait à son tour et qui avait son temps à faire, comme tous ceux qui ont soulevé les hommes plus ou moins longtemps, les guerres de religion par exemple.

Il disait que, quelque judiciaire qu'on apporte dans les affaires, on avait besoin d'un associé, d'un autre vous-même qui vous éclairât et vous fît quelquefois toucher du doigt la fausseté d'un calcul sur lequel on fondait de l'espérance.

Chez la princesse ensuite, je ne suis arrivé qu'à onze heures passées. Elle confessait sa mobilité et la

(1) Gustave Nadaud (1820-1893), compositeur et chansonnier, qui avait déjà, en 1849 et 1852, publié deux recueils de ses chansons.

(2) Hippolyte Rodrigues, financier et littérateur, occupait depuis 1840 une charge d'agent de change qu'il abandonna en 1875 pour se consa- crer exclusivement aux études de critique et d'histoire religieuse. Il était le beau-père d'Halévy.

(3) Mirés, célèbre financier de l'époque, était alors à la tète d'une série de vastes opérations financières et jouissait dans le monde d'une influence considérable.

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 313

facilité de caractère qui la porte à donner toujours raison au dernier qui lui parle.

Mirés disait que l'artiste était une variété du fou. Mais l'artiste n'a pas besoin, comme dans les autres professions, je veux dire à l'endroit même de la profession, de cette présence d'esprit, de cette fixité dans les résolutions, sans lesquelles ni le général d'armée, ni l'administrateur, ni le financier ne sau- raient rien faire de bon.

Je pense, le lendemain, qu'une partie de la supé- riorité de Louis-Napoléon vient sans doute de ce qu'il n'a rien de l'artiste.

20 mars. Enterrement de la pauvre Mme Dela- borde. Quantité de figures que je n'avais pas vues depuis longtemps. Villemain très changé; M. d'Hou- detot méconnaissable. Le plus beau temps du monde : les bourgeons naissants verdoyant sous le soleil de printemps au milieu de cette mort et de cette cadu- cité»

Je suis revenu de l'église à pied, par le pont d léna j'ai été voir la statue de Préault (1), que j'aurais voulu trouver meilleure; de chez Riesener, le long de la rive gauche.

Vu chez Comon la jeune personne, en allant ache- ter Y Artiste; de làchezMercey, qui m'a remis la com- mande du tableau pour 1 Exposition.

(1) Le Cavalier gaulois.

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Dîné chez Mme de Forget avec Laity (1) et Mme de Querelles, très bonne enfant.

Chez Dcvinck. Musique : morceau de Bach arrangé par Gounod. Le violon Hermann trop maniéré (2).

21 mars. Travaillé toute la journée à Y An- tée (3) pour Dumas, aux compositions de Chasses de lions (4), etc.

Vers quatre heures, chez le ministre ; revenu à pied; rencontré l'insupportable Dagnan (5) et le bon Debay qui espère toujours que je traverserai la forêt de Sénart pour aller le voir à Montgeron.

Le soir, M. Lefèvre-Deumier (6) ; j'y ai vu Y von (7), qui m'a complimenté.

(1) Laity, ancien lieutenant d'artillerie, qui avait pris parti avec sa troupe pour le prince Louis-Napoléon lors de l'échauffourée de Stras- bourg, où il se trouvait alors en garnison. Traduit devant la cour d'as- sises et acquitté, il donna sa démission. A l'avènement de Louis-Napo- léon à la présidence de la République, il reprit du service dans l'armée, mais il donna de nouveau sa démission après le coup d'Etat. En 1854, il fut nomme préfet, et devint sénateur en 1857.

(2) Adolphe Hermant, dit Hermann, à Douai en 1822, élève du Conservatoire de Paris, violoniste distingué.

(3) Hercule étouffant Antée. (Voir Catalogue Robaut, 1139.)

(4) Voir Catalogue Robaut, nos 1230, 1242, 1278, 1349, 1350.

(5) Isidore Dagnan, paysagiste, qui exposa de 1819 à 1868.

(0) Lefèvre-Deumier (1797-1857), littérateur et poète, auteur de tragédies romantiques écrites sous l'influence de Byron. En 1830, il prit part à l'insurrection de Pologne, puis, de retour en France, se maria et recueillit par héritage une immense fortune. Il devint, en 1852, biblio- thécaire des Tuileries.

Sa femme, née Roulleaux- Dugag e , s'est adonnée à la sculpture ; elle exposait cette même année 1853 un buste de Mgr Sibour qui lui valut une médaille.

(7) Adolphe Yvon, peintre, élève de Delaroche, qui n'avaitj usqu'alors exposé que des portraits et des scènes bibliques ou de genre. Il n'aborda

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22 mars. Sur le paysage. Sur les modes dans les arts. De l' imitation de Cantique : tout le monde l'a imité. Sur la composition critique de diverses compositions de grands maîtres : Entrée à Babjlone d'Alexandre, par Lebrun. Le faux pittoresque pré- féré à la convenance, comme dans Lebrun, ou l'insi- gnifiance et la platitude, comme dans le Christ au tombeau de Titien; sa composition du Couronnement d'épines, de même. Chez Paul Véronèse, l'arrange- ment est de beaucoup préférable, mais l'intérêt dra- matique est nul : qu'il peigne le Christ ou un bour- geois de Venise, ce sont toujours ses robes de chambre, ses fonds bleus, ses petits nègres portant de petits chiens, tout cela, il est vrai, arrangé avec l'harmonie des lignes et de la couleur.

23 mars, Bal aux Tuileries : même sentiment d'ennui des autres et de moi-même. Cette abjection dorée est la plus triste de toutes.

Sur la sculpture : l'art princeps. Ces sculpteurs modernes ne font que des pastiches.

La littérature. Elle est l'art de tout le monde : ou l'apprend sans s'en douter.

Les commissions. J'ai été frappé à la dernière séance combien il faut consulter les hommes spéciaux. Mémoire sur ce sujet : tout ce qu'elles font est incom-

le genre historique et militaire qu'au Salon de 1853, en peignant l'épi- sode du Premier consul descendant le mont Saint-Bernard, pour le château de Compiègne.

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plet et surtout incohérent. A cette séance, les artistes votaient ensemble; ils avaient la raison pour eux; les autres ne comprennent que confusément; ils n'ont pas de notions claires.

Ce n'est pas à dire que, si je gouvernais, je remet- trais les questions d'art, par exemple, à des commis- sions d'artistes. Les commissions seraient purement consultatives, et l'homme de mérite qui les présiderait n'en ferait qu'à sa tête après les avoir écoutées. Réunis et seuls du métier, chacun reprend prompte- ment son point de vue étroit; opposés à des gens tout à fait incapables, les avantages certains et géné- raux ressortent à leurs yeux, et ils les font ressortir avec succès.

Ceci est contre les républiques. On objecte celles qui ont jeté de l'éclat ; j'en vois la raison dans l'esprit traditionnel qui a survécu à tout, chez ces républiques, dans certains corps chargés du maniement des affaires. Les républiques les plus célèbres sont les aristocra- tiques. Un noble, comme un plébéien, pourvu qu'il ait du sens, comprendra 1 intérêt du pays ; mais le plébéien est un membre d'un corps qui n'est nulle part; le noble, au contraire, n'est quelque chose que par la tradition et par l'esprit conservateur qui lui rend plus chère encore une patrie à la tête de laquelle le placent ces institutions qu il a mission de défendre : Venise, Rome, l'Angleterre, etc., sont des exemples.

L'esprit national ne se retrouvera dans le peuple que quand il se trouvera directement en face d'inté-

JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 317

rets nationaux étrangers. C'est comme dans les com- missions où les artistes, opposés à des manufacturiers, votent comme un seul homme. Envoyez à un congrès européen un certain nombre de plébéiens anglais, je parle de ceux qui font de l'opposition chez eux, qui sont pour le progrès, pour les changements, ils seront Anglais avant tout vis-à-vis des Allemands, des Fran- çais, etc. ; ils soutiendront, sans en retirer une syllabe, les privilèges anglais qui font la force de l'Angleterre, et qu'un instinct secret leur dit être le principe de cette force.

24 mars. Travaillé à ébaucher les Chasseurs de lions, pour Weill.

A deux heures et demie, séance à la commission de l'Industrie. Discussion sur le règlement concernant l'exposition des ouvrages faits depuis le commence- ment du siècle. J'ai combattu avec succès, aidé de Mé- rimée, cette proposition, qui a été écartée. Ingres (1) a été pitoyable; c'est une cervelle toute de travers ; il ne

(1) Voir notre Étude sur les rapports d'Ingres avec Delacroix. A pro- pos du plafond d'Ingres qui avait contribué à la décoration de l'Hôtel de ville, voici ce que Delacroix écrivait à un critique d'art : « Je ne sais si « mon illustre confrère en plafond sera aussi satisfait de votre appréeia- « tion que je le suis pour ma part. Je suis entièrement de votre avis, à « savoir que les camées ne sont pas faits pour être mis en peinture, et « qu'il faut que chaque chose soit à sa place. » M. Burty ajoute en note : « L'illustre confrère en plafond, c'était Ingres, et les camées, « c'était l'apothéose de Napoléon. » ^Corresp., t. II, p. 110-111.)

Burty aurait pu ajouter que si Delacroix prononce le mot camée, c'est que Ingres, pour Y Apothéose d'Homère, n'avait fait qu agrandir une composition connue comme camée;

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voit qu'un point... C'est comme dans sa peinture; pas la moindre logique et point d'imagination : Stra- tonice, Angélique, le Vœu de Louis XIII, son pla- fond récent avec sa France et son Monstre.

26 mars. Concert à Sainte-Cécile. Je n'ai prêté d'attention qu'à la Symphonie héroïque (1). J'ai trouvé la première partie admirable, Yandante est ce que Beethoven a peut-être fait de plus tragique et de plus sublime, jusqu'à la moitié seulement. Ensuite la Marche du Sacre de Cherubini que j'ai entendue avec plaisir. Quant à Preciosa (2), la chaleur qu'il faisait là, ou une brioche que j'avais mangée, avant de venir, ont paralysé mon âme immortelle, et j'ai dormi presque tout le temps.

Je pensais, en entendant le premier morceau, à la manière dont les musiciens cherchent à établir l'unité dans leurs ouvrages. Le retour des motifs principaux est, en général, celui qu'ils croient le plus efficace : c'est aussi celui qui est le plus à la portée de la mé- diocrité. Si ce retour est, dans certains cas, l'occasion dune grande satisfaction pour l'esprit et pour l'oreille, il semble, quand on l'applique trop souvent, un moyen secondaire, ou plutôt un pur artifice. La mé- moire est-elle si fugitive qu'on ne puisse établir de relations dans les différentes parties d'un morceau de musique, si on n'affirme en quelque sorte à satiété

(1) Rappelons qu'il qualifiait de divine la symphonie en la.

(2) Opéra de Weber.

JOURNAL D'EUGENE DELACllOIX. 319

l'idée principale par de continuelles répétitions?

Une lettre, un morceau de prose ou de poésie pré- sente une déduction et un ensemble qui ressortent du développement des idées naissant les unes des autres, et pas par la répétition dune phrase qui sera, si Ton veut, le point capital de la composition.

Les musiciens ressemblent en cela aux prédicateurs qui répètent à satiété et fourrent partout la phrase qui sert de texte à leur discours.

Je me rappelle, dans ce moment, plusieurs airs de Mozart dont la logique et la déduction sont admi- rables, sans que le motif principal soit répété : l'air Qui V-odio non facunda, le chœur des prêtres de la Flûte enchantée , le trio de la Fenêtre, de Don Juan, le quintette, idem, etc. Ces derniers sont des morceaux de longue haleine, ce qui augmente le mérite. Dans ses symphonies, il répète quelquefois à satiété le motif principal; peut-être, en cela, se con- forme-t-il à des usages établis. Cet art-là me semble plus assujetti que les autres à des habitudes pédan- tesques de métier, qui donnent une satisfaction aux gens purement musiciens, mais qui fatiguent toujours les auditeurs peu versés dans la curiosité du métier, telle que les fugues, les rentrées savantes, etc.

Ces répétitions du motif me paraissent être occa- sionnellement, comme je le disais, une source de jouissances, quand elles sont employées à propos, mais elles donnent moins le sentiment de l'unité, qu'elles ne iatiguent quand l'unité ne ressort pas natu-

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Tellement à l'aide des vrais moyens dont le génie a le secret. L'esprit est si imparfait, si difficile à fixer, que l'homme le plus sensible aux arts éprouve toujours, en présence d'un bel ouvrage, une sorte d'inquiétude, de difficulté d'en jouir complètement, que ne peuvent faire disparaître les petits moyens de produire une unité factice, moyens comme les répétitions des motifs dans la musique, comme la concentration de l'effet dans la peinture, petites et mesquines indus- tries dont le commun des artistes s'empare facilement et qu'il applique de même. Un tableau qui semble devoir satisfaire plus complètement et plus facilement ce besoin d'unité, puisqu'il semble qu'on le voie tout d'une fois, ne le produit pas davantage s'il n'est bien composé, et j'ajoute même que, offrît-il au plus haut degré une grande unité dans son effet, l'âme ne sera pas pour cela complètement satisfaite. Il fa ut que, dans l'absence de l'ouvrage qui a éveillé en elle des sen- timents, elle se recueille dans le souvenir : alors domi- nera celui de l'unité de l'ouvrage, si cette qualité s'y trouve effectivement. C'est alors que l'esprit saisit l'ensemble de la composition, ou se rend compte des disparates et des lacunes. Ces remarques faites à pro- pos de la musique me font apercevoir plus particuliè- rement combien les gens de métier sont de pauvres connaisseurs dans l'art qu'ils exercent, s'ils ne joi- gnent à la pratique de cet art une supériorité d'esprit ou une finesse de sentiment, que ne peut donner l'habitude de jouer d'un instrument ou de se servir

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d'un pinceau. Ils ne connaissent d'un art que l'ornière dans laquelle ils se sont traînés, et les exemples que les écoles mettent en honneur. Jamais ils ne sont frappés des parties originales; ils sont, au contraire, bien plus disposés à en médire; en un mot, la partie intellectuelle, ce sentiment-là leur échappe complète- ment, et comme ils sont malheureusement les juges les plus nombreux, ils peuvent dérouter longtemps le goût public et de même retarder le vrai jugement qu'il faut porter sur les beaux ouvrages. De là, sans doute, cette condescendance des grands talents pour le goût étroit et mesquin qui est, en général, la régie des conservatoires et des ateliers. De ce retour de moyens prétendus savants qui ne satisfont aucun besoin de l'âme, et qui, par la répétition de banalités convenues, déparent certains chefs-d'œuvre et les marquent promptement d'un cachet de décrépitude. Les beaux ouvrages ne vieilliraient jamais s'ils n'étaient empreints que d'un sentiment vrai. Le lan- gage des passions, les mouvements du cœur sont tou- jours les mêmes; ce qui donne inévitablement ce cachet d'ancienneté, lequel finit quelquefois par effacer les plus grandes beautés, ce sont ces moyens d'effet à la portée de tout le monde, qui florissaient au moment l'ouvrage a été composé; ce sont cer- tains ornements accessoires à l'idée et que la mode consacre, qui font ordinairement le succès de la plu- part des ouvrages. Ceux qui, par un prodige bien rare, se sont passés de cet accessoire, n'ont été com- ii. 21

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pris que fort tard et fort difficilement, ou par des générations qui étaient devenues insensibles à ces charmes de convention.

Il y a un moule consacré dans lequel on jette les idées bonnes ou mauvaises, et les plus grands talents, les plus originaux, en portent involontairement la trace. Quelle est la musique qui résiste, après un cer- tain nombre d'années, au caractère de vétusté que lui impriment les cadences, les fioritures qui souvent ont fait sa fortune, à son apparition? Quand l'école mo- derne d'Italie a substitué des ornements d'un goût qui a semblé nouveau à ceux dont nous avions l'habi- tude dans la musique de nos pères, cette nouveauté a paru le comble de la distinction; mais cette impres- sion n'a pas duré autant que la mode dans les vête- ments et dans les bâtiments. Elle a eu tout au plus assez de puissance pour nous lasser passagèrement des ouvrages anciens, en les faisant paraître vieux; mais ce qui a déjà prodigieusement vieilli, ce sont les ornements, c'est la parure indiscrète qu'un magis- tique (sic) génie ne dédaignait pas d'ajouter à ses heureuses conceptions et dont la foule des imitateurs a fait la substance même des ouvrages dénués d'in- vention.

Il faut déplorer ici cette triste condition de cer- taines inventions qui nous charment dans les esprits originaux. Ces agréments mêmes, ces ornements, ajoutés par la main du génie à des idées expressives et profondes, sont presque une nécessité à laquelle il

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cède naturellement. Ce sont des intervalles, des repos presque nécessaires, qui reposent l'esprit et le conduisent à de nouvelles idées.

Sur les nouvelles sonorités, les combinaisons de Beethoven : elles sont déjà devenues l'héritage ou plutôt le butin des moindres débutants.

27 mars. Premier acte de la Vestale (1) dans la loge de Mme Barbier. J'ai été frappé, à travers la vétusté, d'un souffle original et qui a ressortir bien davantage à l'origine. Je ne sais si Cherubini est un plus grand musicien, mais il ne me donne pas cette impression. Il me semble qu'il est le calque des formes qu'il a trouvées établies : ainsi le Requiem de Mozart serait la règle dont il n'est pas sorti.

En sortant, vu deux actes à' Ulysse (2) qui m'a paru encore affaibli. Cette musique mince ne va pas aux temps héroïques. Le dialogue est bien puéril, et cependant, quand on l'interrompt pour intercaler un morceau de musique, on est dans la situation d'un voyageur qui fait une route insipide, mais qui vou- drait n'arrêter qu'au bout de sa carrière; en un mot, c'est un genre bâtard : bâtard quant au poème par la

(1) Tragédie lyrique de Spontini, qui avait été représentée pour la première fois à l'Académie impériale de musique le 11 décembre 1807; elle fut reprise à l'Opéra le 16 mars 1854, avec Roger, Obin, Bonnehée, Mlles Poinsot et Sophie Cruvelli. Cette reprise n'obtint pas le succès qu'on avait espéré.

(2) Ulysse, tragédie en trois actes et en vers, mêlée de chœurs, par Ponsard, qui fut représentée pour la première fois au Théâtre-Français le 18 juin 1852.

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niaise imitation de mœurs qui ne nous touchent pas, bâtard par cette musique dopera-comique, et qui certes n'a rien d'antique pour faire chanter des por- chers. Mieux aurait valu du plain-chant, puisqu'on était en train d'archaïsme.

4 avril. De la différence qu'il y a entre la litté- rature et la peinture relativement à l'effet que peut produire l'ébauche d'une pensée, en un mot de l'im- possibilité débaucher en littérature, de manière à peindre quelque chose à l'esprit, et de la force, au contraire, que l'idée peut présenter dans une esquisse ou un croquis primitif. La musique doit être comme la littérature, et je crois que cette différence entre les arts du dessin et les autres tient à ce que les derniers ne développent l'idée que successivement. Quatre traits, au contraire, vont résumer pour l'esprit toute l'impression d'une composition pittoresque.

Même quand le morceau de littérature ou de musique est achevé quant à sa composition générale, qui est supposée devoir donner l'impression pour l'esprit, l'inachèvement des détails sera d'un plus grand inconvénient que dans un marbre ou un tableau ; en un mot, l'a peu près y est insupportable, ou plutôt ce qu'on appelle, en peinture, Y indication, le croquis, y est impossible : or, en peinture, une belle indica- tion, un croquis d'un grand sentiment, peuvent égaler les productions les plus achevées pour l'expression.

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7 avril. Concert de la princesse. J'étais à côté de Mlle Gavard et de son frère ; il faisait une chaleur insupportable et une odeur de rat mort qui Fêtait de même. Cela a été d'une grande longueur. On a com- mencé par le plus beau ; quoique cela ait nécessaire- ment gâté le reste, on a du moins goûté tout du long et sans fatigue cette belle symphonie en ut mineur de Mozart; mon pauvre Chopin (1) a des faiblesses après cela. La bonne princesse s'obstine à jouer ses grands morceaux ; elle y est encouragée par ses musiciens qui ne s'y connaissent point, tout artistes de métier qu'ils sont. Le souffle manque un peu à ces morceaux. Il faut dire que la contexture, l'invention, la perfec- tion, tout est dans Mozart. Barbereau me disait chez Boissard, après ce beau quatuor dont je parle plusloin, qu'il a, plus encore que Haydn, la simplicité et la franchise des idées; c'est surtout par le souvenir qu'on l'apprécie. Il en met une grande partie sur le compte de la science, sans omettre l'inspiration ; il dit que c'est la science qui fait tirer ainsi partie des idées.

Chenavard me disait, ce jour-là, qu'Haydn lui paraissait avoir le style comique, le style de la comé- die ; il s'élève rarement jusqu'au pathétique. Mozart,

(1) C'est, croyons- nous, le seul passage du Journal l'on trouve une restriction sur le génie de Chopin. En 1842, il écrivait à Pierret : « J'ai des tête-à-tête à perte de vue avec Chopin, que j'aime beaucoup et « qui est un homme de distinction rare : c'est le plus vrai artiste que « faie rencontré. Il est de ceux en petit nombre qu'on peut admirer et « estimer. » {Corresp., t. I, p. 262-263.)

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me disait S..., ainsi qu'Haydn, n'a pas mis la passion dans la symphonie. Ce dernier particulière- ment, qui en a tant mis dans son théâtre, ne cherche dans la symphonie qu'une récréation pour l'oreille, récréation intelligente, bien entendu, mais point de ces élans sombres et violents qui sont presque tout Beethoven, lequel n'a jamais pu faire de théâtre (1).

8 avril. L'homme heureux est celui qui a con- quis son bonheur ou le moment de bonheur qu'il ressent actuellement. Le fameux progrès tend à supprimer l'effort entre le désir et son accomplisse- ment : il doit rendre l'homme plus véritablement malheureux. L'homme s'habitue avec cette perspec- tive d'un bonheur facile à atteindre : suppression de la distance, suppression de travail dans tout.

Après avoir supprimé l'espace, mis à bon marché toutes sortes de substances qui servent au luxe et au plaisir d'une génération amollie, il ne reste plus qu'à décider la terre à répandre d'une main plus libérale ses antiques dons, source de notre vie même. Il est plus difficile de régler le cours des saisons que de creuser des montagnes et d'aligner sur des espaces considérables des monceaux de fer, voie expéditive qui rapproche les lieux et ménage le temps. Des phi- lanthropes ont bien imaginé que la mécanique suppléerait quelque jour au caprice du vent et aux

(1) Delacroix oubliait Fidelio,

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difficultés du sol pour donner libéralement au genre humain cette nourriture qu'il n'arrache à la terre qu'avec des sueurs, depuis qu'il a été jeté tout nu sur sa face, et depuis qu'il a renoncé à se procurer une chétive subsistance avec des arcs et des flèches, aux dépens d'autres chétives créatures qui trouvent, elles, sans les mêmes soins, quoique avec peine encore, la nourriture...

9 avril. Détestable concert à Sainte-Cécile : le fameux finale de Mendelssohn, annoncé par S..., m'a paru un charivari sans idées.

En sortant, été voir Mme Delessert sur son invita- tion. Marche turque de Beethoven et chœur de D... : médiocres, affectés. Pourquoi ne pas exécuter ces beaux concertos, comme celui que Chopin m'a fait connaître?

La pauvre princesse nous donnait aussi des choses ennuyeuses dans le même genre; elle faisait chan- ter à Mario un air de Chopin et surtout un Chant de mai, qu'il ne faut pas confondre avec celui de 1815... prétentieuse et vague imagination de Meyer- beer.

10 avril. Dîné chez Mme de Forget avec Mme de Querelles; bien qu'elle abonde volontiers dans le sens des conversations religieuses, je la trouve avec plaisir; nous avons beaucoup parlé des tables. Les prêtres y voient l'influence des mauvais esprits.

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11 avril. J'ai fait mes paquets toute la matinée et ai été à deux heures chez Boissard. Divin quatuor de Mozart.

Chenavard nous parlait de Rossini : on le traitait déjà de perrucone, en 1828. Il crève de jalousie pour les succès des moindres musiciens. Le philosophe nous citait le mot de Boileau, déjà très vieux, à Louis Racine : il lui disait quil n'avait jamais entendu faire i éloge du moindre savetier sans se sentir mordu au cœur. Il disait qu il fallait de l'émulation.

Champrosay , 12 avril. Parti pour Ghampro- say. La pluie a commencé juste au moment nous quittions Paris pour aller à Champrosay. La séche- resse vraiment extraordinaire qui dure depuis six semaines affecte les campagnards.

Ce soir, promenade avec Jenny vers Draveil parla plus belle lune du monde. Le temps est entièrement remis.

Jai emporté avec moi la fin de l'article de Silves- tre (1), qui me concerne. J'en suis très satisfait. Pau-

(1) Théophile Silvestre fut certainement avec Thoré et Baudelaire le critique qui écrivit les articles les plus judicieux et les plus impartiaux sur l'œuvre d'Eugène Delacroix. Il s'agissait ici de la notice d'après nature publiée par Silvestre, qui fut réimprimée ensuite dans Y Histoire des artistes vivants français et étrangers.

Après avoir lu cet article, Delacroix écrivait au critique : « J'ai gran- « dément à vous remercier d'une appréciation si favorable : c'est de « l'apothéose de mon vivant. Malgré mon respect pour la postérité, je ne « puis m'empêcher d'être fort reconnaissant d'un aussi aimable contem- « porain que vous. Veuillez à votre tour ne point considérer comme une « flatterie banale les compliments que je vous adresse ici sur la valeur

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vres artistes ! ils périssent si ou ne s occupe pas d'eux. Il me met dans la catégorie de ceux qui ont préféré X opinion de la postérité à celle de leur époque.

Avant dîner, nous avions été avec Jenny voir la fontaine. Bayvet a fait ébrancher ces beaux saules et ces beaux peupliers que j'admirais tant l'année der- nière et qui étaient la grâce de toute cette plaine.

13 avril. La plus belle matinée du monde et la plus douce impression en ouvrant ma fenêtre. Le sen- timent du calme et de la liberté dont je jouis ici est d'une douceur inexprimable. Aussi je laisse venir ma barbe et je suis presque en sabots. Travaillé aux Bai- gueuses (1) toute la matinée, en interrompant de temps en temps mon travail pour descendre dans le jardin ou dans la campagne.

Vers trois heures, promenade assez courte dans la forêt, en prenant par l'allée du chêne Prieur, reve- nant vers la grande allée qui croise celle de l'ermitage et revenu enfin par cette dernière, après avoir passé à l'ombre derrière l'enclos. Peu d'idées, mais un cer- tain sentiment de bonheur : satisfaction de moi-même et de mon travail.

« que vous y montrez : c'est un art de dire ce que vous voulez et d'ex- « primer les nuances, qui est fort rare dans ce temps-ci, quoique ce soit « une de ses grandes prétentions. " (Corresp., t. II, p. 111-112.)

(1) Toile qui appartient à M. Rischoffsheim. Vendue une première fois 570 francs en 1864, elle atteignait 7,800 francs en 18C8. « C'est, dit « M. Robaut, un ravissant tableau de chevalet que ne dépare aucune "négligence; il est d'une touche preste, vive, habile: les figures sont « traitées avec une grande délicatesse, et le paysage est d'une exécution « très soignée. » (Voir Catalogue Robaut, 12*6.)

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Trouvé deux belles plumes d'oiseau de proie. Le soir, sommeil après dîner et promenade jusqu'à onze heures, par la lune, dans le jardin.

14 avril. Assez mauvaise disposition toute la matinée. Travaillé aux Guetteurs de lion (1).

Sorti avant dîner avec Jenny, qui est souffrante et inquiète; Julie partait le soir pour son pays.

Dans la journée, promenade de temps en temps dans le jardin.

Écrit à Silvestre et à Moreau (2).

15 avril. Repris la Clorinde. Composé à l'in- tention de Dumas YHamlet ayant tué Polonius (3).

Vers trois heures, descendu par le plus beau soleil à la rivière pour voir à quel point elle est diminuée par la sécheresse. J'ai parcouru tout le bord avec beau- coup de plaisir ; j'étais poursuivi, en descendant la petite rue pour arriver à la plaine et en revoyant ces petites îles de la rivière, par toutes sortes d'émotions mêlées de douceur et de regrets.

(1) Ce tableau n'a été terminé qu'en 1859. (Voir Catalogue Robaut, 1019.)

(2) Il s'agit ici de M. Moreau, père de M. Adolphe Moreau-Nélaton , le collectionneur qui fit aussi de la critique d'art et dressa le premier inventaire des tableaux du maître en J873.

La lettre écrite par Delacroix à Moreau est celle que nous avons citée plus haut, dans laquelle il parle de son « illustre confrère en pla- fond » Ingres.

(3) Ge tableau fut exposé au Salon de 1859. (Voir Catalogue Robaut, 589.)

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Le soir, promenade avec Jenny sur la route toute poudreuse.

J'écris à Mme deForget :

« Je vous écris par le plus beau temps possible, qui afflige tout le monde, en commençant par la terre. Je n'ai pas souvenir d'avoir vu pareille chose en cette saison ; les bons agriculteurs sont aux abois ; l'herbe est sèche dans la forêt, comme dans les plus grandes chaleurs du mois d'août, et les récoltes donnent de l'inquiétude, si ce n'est celle du vin qui viendrait pour nous consoler de l'absence des autres. Pour moi, en particulier, je ne retire que de l'agré- ment de ce qui cause cette inquiétude, mais j'en ferais volontiers le sacrifice en vue du bien général et des conséquences. Pour ne parler que de l'agrément, les feuilles ne poussent pas, ce qui nuit au pay- sage et ôte l'ombre qu'on peut très bien regretter, à cause de la chaleur inusitée du soleil. Je travaille à la peinture; la littérature, en ce moment, ne m'in- spire pas.

« Je dois vous dire, pour votre édification, que j'ai reçu, avant mon départ, mon diplôme d'académicien d'Amsterdam, orné des armes des Pays-Bas et avec les parafes nécessaires; seulement il m'est impos- sible de comprendre un seul mot de ce titre authen- tique. Il faudra que j'aille en Hollande me le faire lire quelque jour. En attendant, je me promène avec un certain contentement de moi-même, assuré main- tenant que je n'ai pas tout à fait perdu mon temps,

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dans ce monde, puisque j'ai été apprécié par les bons Hollandais.

« Je vous voudrais plus souvent des distractions comme celle que je trouve dans ce lieu écarté et champêtre. Le plaisir d'ouvrir le matin sa fenêtre sur la plus agréable vue du monde, rafraîchie par les pleurs de la nuit, et de respirer un air différent de celui que nous font la boue et les ordures de Paris, tout cela fait vivre et ranime l'esprit aussi bien que le corps. Je ne dis pas pour cela qu'il faut tout aban- donner pour se jeter dans les bras de la pure nature. Un peu de tout cela, et surtout changer de temps en temps, c'est le véritable rajeunissement des esprits.»

16 avril. Ce matin, jour de Pâques, le soleil s'est montré de bonne heure et caché à plusieurs reprises. Le vent a l'air d'être tourné, et le ciel se couvre de nuages. Verrons-nous enfin cesser ce beau temps désolant? J'écris ceci à huit heures du matin, en faisant des vœux pour être un peu mouillé.

Ne pas oublier de payer le billet du vendredi saiut, renvoyé à Champrosay, à Seghers, en excu- sant mon retard par ma légitime absence.

17 avril. Reçu le matin, pendant que je travail- lais, une invitation pour le soir à l'Elysée : parti vers quatre heures.

Trouvé dans le chemin de fer une famille, mère, fils, fille, avec des cheveux magnifiques : se rap-

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peler ces effets vraiment charmants dans le jeune homme, dont les cheveux étaient très bruns, et dans le jeune enfant, qui les avait déjà châtains et tour- nés en boucles les plus capricieuses et pleines de grâce.

Fatigue pour arriver jusque chez moi et ennui profond jusqu'au moment d'aller à cette corvée, dont j'ai rapporté le même sentiment d'amertume et de mépris de moi-même, de me confondre avec tous ces coquins... On avait éclairé le jardin en lan- ternes de couleur et feux de Bengale, d'un joli effet. Voilà le beau pour ces gens-là ! Une matinée d'avril les laisse indifférents.

Parti le lendemain, sans voir personne. J'ai été au Jardin des Plantes (1) passer une heure à voir les animaux, mais ils étaient paresseux et ne m'offraient pas grand' chose à étudier; d'ailleurs, la chaleur était excessive.

Revenu avec bonheur et toujours avec cette extase intérieure; cette jouissance que me donne le senti- ment de la liberté dont je jouis et la vue de ces simples objets, si connus de mes yeux et (j'allais dire) de mon cœur, et pourtant si nouveaux chaque

(1) Delacroix allait souvent au Jardin des Plantes faire des études d'animaux. Dans une note de sa correspondance, M. Burty dit à propos du sculpteur Barye : « Ils avaient fait en compagnie, m'a dit M. Dela- « croix, des études au crayon ou à l'encre, de lions, de lionnes, de tigres, « dans une superbe ménagerie qui s'était établie à la foire de Saint-Gloud, « et aussi des études d'écorché, d'après une lionne morte au Jardin des « Plantes. » (Correxp., t. I, p. 131.)

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fois que je les retrouve en sortant du gouffre empesté qui nous prend le meilleur de nos jours.

20 avril. - La pluie commence sérieusement au milieu de la journée et a l'air de s'établir : les feuilles semblent tressaillir de plaisir.

Peu d'épisodes tous ces jours-ci : un peu de tra- vail, mais toujours beaucoup de tranquillité et de bonheur.

Ecrit ce matin à Arago , qui m'avait envoyé du café de Paris; à Planche (1), dont j'ai trouvé l'article très aimable; à Buloz, à Mme Villot pour m'excuser, à Mme de Forget, à Chabrier dont j'avais trouvé une invitation.

21 avril. Travaillé aux Baigneuses (2) et donné une secousse importante au travail, en m' appliquant à finir davantage la femme qui est entièrement dans l'eau.

Peu ou point sorti. En allant acheter des cigares, vers trois heures, j'ai trouvé chez l'épicier le pauvre Quantinet; j'ai été embarrassé pour lui de le rencon-

(1) Gustave Planche fut un des critiques qui suivirent depuis l'origine l'effort créateur de Delacroix : il l'accompagna de sa sympathie et parla de son œuvre dans de nombreux Salons. C'est ainsi que dans un Salon de 1837 « qui est un véritable acte d'accusation contre le jury, il énu- « mère les tableaux refusés de Delacroix et déclare qu'il en parlera comme « s'ils avaient été exposés » . (Maurice Tocrneux.)

(2) Ce tableau figure dans le Catalogue Robaut sous le 1240, et avec le titre : Femmes turques au bain. A la vente John Saulnier, en 1886, il a été vendu 15,500 francs.

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trer. Le pauvre homme, à ce qu'il paraît, est venu se consoler de ses ennuis dans des lieux plutôt propres à les lui rappeler. Il a amené, dit-on, une créature pour l'aider à conjurer ses souvenirs... Il venait hier acheter des épingles.

22 avril. Mauvaise disposition toute la matinée, occasionnée par un mauvais cigare . Mauvaise besogne, par conséquent; arrangé ou gâté la Clo- rinde ; c'est celui-là maintenant qui est en reste. Il faudrait, par un effort héroïque, le remettre à flot.

Sorti vers deux heures et demie avec ma bonne Jenny. Nous avons pris l'allée de l'Ermitage, tout du long ; nous avons rencontré un troupeau de moutons qui m'a intéressé. Quelle sympathie j'éprouve pour les animaux \ Que ces créatures innocentes me tou- chent! Quelle variété la nature a mise dans leurs instincts, dans leurs formes que j'étudie sans cesse, et à quel point elle a permis que l'homme devînt le tyran de toute cette création d'êtres animés et vivant de la même vie physique que lui! Pendant que ces pauvres animaux étaient occupés à paître, la tête collée à la terre, un rustre insouciant les gardait assez indolemment, en attendant que le boucher les reçoive de lui et s'en empare. Un jeune chien tenu en laisse se tenait près du berger et suivait des yeux un autre chien, son frère, plus expérimenté et occupé sans relâche à réunir le troupeau. Il faisait son édu- cation, toujours au profit de l'homme et de ses

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besoins. Au bout de l'allée, un paysan tirait brutale- ment par leur licou deux pauvres chevaux traînant la herse, et la leur faisait promener en tous sens dans une terre desséchée et à travers les sillons; ces deux bêtes semblaient plus attentives à s'occuper de leur tâche que l'animal en sarrau, lequel ne leur réser- vait sans doute pour récompense que des coups de fouet.

Le soir, je suis sorti vers la fontaine et j'ai retrouvé Jenny sur la route. Nous avons été jusque chez les Vandeuil, à l'entrée de Soisy.

23 avril. Avancé le Petit Arabe assis et son cheval près de lui{\). Repris la Clorinde(2), et je crois l'avoir amenée à un effet entièrement différent qui me ramène à ma première idée, qui m'avait échappé peu à peu. Il arrive malheureusement très souvent que l'exécu- tion ou des difficultés ou des considérations tout à fait secondaires font dévier l'intention (3). L'idée pre- mière, le croquis, qui est en quelque sorte l'œuf ou l'embryon de l'idée, est loin ordinairement d'être complet; il contient tout si l'on veut, mais il faut dégager ce tout, qui n'est autre chose que la réunion de chaque partie. Ce qui fait précisément de ce cro- quis l'expression par excellence de l'idée, c'est, non

(1) Variante du 1046 du Catalogue Robaut.

(2) Voir Catalogue Robaut, 1290.

(3) Ces questions d'exécution de l'œuvre le préoccupent toujours davan- tage à mesure qu'il avance dans la vie. Les dernières années du Journal sont pleines de réflexions du même ordre.

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pas la suppression des détails, mais leur complète subordination aux grands traits qui doivent saisir avant tout. La plus grande difficulté consiste donc à retourner dans le tableau à cet effacement des détails, lesquels pourtant sont la composition, la trame même du tableau.

Je ne sais si je me trompe , mais je crois que les plus grands artistes ont eu à lutter grandement contre cette difficulté, la plus sérieuse de toutes. Ici ressort plus que jamais l'inconvénient de donner aux détails, par la grâce ou la coquetterie de l'exécu- tion, un intérêt tel qu'on regrette ensuite mortelle- ment de les sacrifier quand ils nuisent à l'ensemble. C'est ici que les donneurs de touches aisées et spiri- tuelles, les faiseurs de torse et de tête d'expression, trouvent leur confusion dans leur triomphe. Le tableau composé successivement de pièces de rap- port, achevées avec soin et placées à côté les unes des autres, paraît un chef-d'œuvre et le comble de l'habileté, tant qu'il n'est pas achevé, c'est-à-dire tant que le champ n'est pas couvert : car finir, pour ces peintres qui finissent chaque détail en le posant sur la toile, c'est avoir couvert cette toile. En pré- sence de ce travail qui marche sans encombre, de ces parties qui paraissent d'autant plus intéressantes que vous n'avez qu'elles à admirer, on est involontaire- ment saisi d'un étonnement peu réfléchi; mais quand la dernière touche est donnée, quand l'architecte de tout cet entassement de parties séparées a posé lo n. 22

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faîte de son édifice bigarré et dit son dernier mot, on ne voit que lacunes ou encombrement, et d'ordon- nance nulle part. L'intérêt qu'on a porté à chaque objet s'évanouit dans la confusion; ce qui semblait une exécution seulement précise et convenable de- vient la sécheresse même par l'absence générale de sacrifices. Demanderez-vous alors à cette réunion quasi fortuite de parties sans connexion nécessaire cette impression pénétrante et rapide, ce croquis primitif de cette idéale impression que l'artiste est censé avoir entrevu ou fixé dans le premier moment de l'inspiration? Chez les grands artistes, ce croquis n'est pas un songe, un nuage confus; il est autre chose qu'une réunion de linéaments à peine saisis- sables; les grands artistes seuls partent d'un point fixe, et c'est à cette expression pure qu'il leur est si difficile de revenir dans l'exécution longue ou rapide de l'ouvrage. L'artiste médiocre occupé seulement du métier, y parviendra-t-il à l'aide de ces tours de force de détails qui égarent l'idée, loin de la mettre dans son jour? Il est incroyable à quel point sont confus les premiers éléments de la composition chez le plus grand nombre des artistes... Gomment s'in- quiéteraient-ils beaucoup de revenir par X exécution à cette idée qu'ils n'ont point eue (1)?

24 avril. Je professe avant tout ma prédilec-

(1) Sur l'insuffisance des spécialistes, ou plutôt sur l'opinion du maître touchant ce poiat, voir notre Etude, page xxvn.

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tion pour les ouvrages de courte haleine qui ne fatiguent pas plus le lecteur qu'ils n'ont fatigué l'au- teur, etc.

Menace de gelée, qui s'est réalisée dans la nuit au détriment de ce pauvre pays. Le serrurier me disait ce matin que la commune comprenant Main- ville, Draveil et Champrosay faisait souvent pour quatre-vingt mille francs de cerises seulement.

26 avril. Peu d'entrain. Mauvaise humeur presque toute la journée pour le jour de mes cin- quante-six ans. Je les ai depuis ce matin.

27 avril. Je suis sorti de bonne heure; cela me réussit à présent, et je travaille facilement l'après- midi après avoir fait de l'exercice le matin, ce qui m'était impossible autrefois.

J'ai pris l'allée de l'Ermitage et, au croisé des deux chemins, le petit sentier autrefois couvert, mainte- nant en taillis de quatre ou cinq ans, que je me rap- pelle souvent avoir pris avec Villot. J'y ai vu nombre de pousses de chêne gelées comme la vigne. Ce sen- tier aboutit au grand chemin herbu qui fait le tour de la forêt. En prenant à gauche, j'ai trouvé presque aussitôt le chemin direct de Mainville à Champrosay, en passant par le chêne d'Antain. On ne peut pas revenir plus directement.

J'ai beaucoup étudié les feuillages des arbres en revenant j les tilleuls y sont en abondance et dévelop-

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pés plus tôt que les chênes. Le principe est plus facile à observer dans ce genre de feuilles.

Revenu agréablement. Cette étude des arbres de ma route m'a aidé à remonter le tableau du Tueur de lions, que j'avais mis hier, au milieu de ma fâcheuse disposition, dans un mauvais état, quoique la veille il fût en bon train. J'ai été pris d'une rage inspiratrice, comme l'autre jour, quand j'ai retravaillé la Clorinde, non pas qu'il y eût des changements à faire, mais le tableau était venu subitement dans cet état languissant et morne, qui n'accuse que le défaut d'ardeur en tra- vaillant. Je plains les gens qui travaillent tranquille- ment et froidement. Je crois que tout ce qu'ils font ne peut être que froid et tranquille, et ne peut mettre le spectateur que dans un état pire de froideur et de tranquillité. Il y en a qui s'applaudissent de ce sang-froid et de cette absence d'émotion ; ils se fi- gurent qu'ils dominent l'inspiration.

La pluie est arrivée avec abondance ; il a été im- possible de sortir le soir, que j'ai passé à dormir et à me promener dans ma maison en faisant des projets. Je roule dans ma tête les deux tableaux de Lions (1) pour l'Exposition; je pense aussi à l'allégorie du Génie arrivant à la gloire (2).

Sensation délicieuse, en me couchant fort tard, de

(1) L'un d'eux est sans doute le tableau de Lions qui figure au Musée de Bordeaux, et dont toute la partie supérieure a été détruite dans un incendie du Musée. (Voir Catalogue Bobaut, nog 1242 et 1278.)

(2) Voir Catalogue Robaut, n08 727, 728.

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la fraîcheur du soir, les fenêtres ouvertes, et du chant diamanté du rossignol. S'il était possible de peindre ce chant à l'esprit, au moyen des yeux, je le compa- rerais à l'éclat que jettent les étoiles, par une belle nuit et à travers les arbres ; ces notes légères ou vives, ou flûtées ou pleines dune énergie inconce- vable dans ce petit gosier, me représentent ces feux, tantôt étincelants, tantôt un peu voilés, semés inéga- lement comme des diamants immortels dans la voûte profonde delà nuit. La réunion de ces deux émotions, qui est des plus fréquentes dans cette saison, le senti- ment de la solitude et de la fraîcheur qui s'y joint, l'odeur des plantes et surtout des forêts qui semble le soir plus intense, sont pour l'âme un de ces festins spirituels auxquels l'imparfaite création la convie rarement.

28 avril. Ma pensée se porte à mon réveil sur les moments si agréables et si doux à ma mémoire et à mon cœur que j'ai passés près de ma bonne tante (1) à la campagne. Jepenseàelle,àHenry, à ce malheureux... que le ménage a perdu pour des sentiments comme ceux-là, si jamais il les a éprouvés, aussi bien qu'il en a fait un portefaix, au lieu d'un artiste. Je lui donne ce nom pour dire qu'il n'est plus adonné qu'à la matière, mais de la manière la plus triste ; il traîne véritable- ment le plus triste fardeau qu'il soit possible de

(1) Madame Riesener

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porter, celui de son ménage et de sa maison à soute- nir, et il n'y a plus chez lui une étincelle d aspiration vers le plaisir de l'esprit ou de son métier; mais sa situation d'à présent m'éloigne de mes pensées de ce matin.

Je me disais qu'il y a dix ans maintenant que j'avais été pour la dernière fois à Frépillon (1); c'est vers le mois de mai 1844 environ, qu'après être revenu du dernier séjour que j'y avais fait, ce qui avait lieu ordi- nairement au printemps et à l'automne, je fus voir Mme Ilis (2), qui demeurait à l'Arsenal, et j'y vis ma tante, qui venait déjà pour consulter, J'étais moi- même dans le quartier pour travailler à mon tableau de la rue Saint-Louis (3), que j'achevais. Jenny m'accompagnait. Je ne suis plus retourné depuis à Frépillon. Vers le mois d'août, ma tante est venue se constituer dans la maison de santé du faubourg Saint- Antoine, de laquelleje suis venu à bout de la persua- der de se retirer.

En réfléchissant sur la fraîcheur des souvenirs, sur la couleur enchantée qu'ils revêtent dans un passé lointain, j'admirais ce travail involontaire de l'âme qui écarte et supprime, dans le ressouvenir de mo- ments agréables, tout ce qui en diminuait le charme, au moment on les traversait. Je comparais cette

(1) Delacroix, dan8 sa jeunesse, allait souvent à Frépillon, chez son oncle Riesener.

(2) Madame Charles His. (Voir suprà, t. I, p. 271.)

(3) Le Christ au jardin des Oliviers. (Voir Catalogue Robaut, 176.)

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espèce d'idéalisation, car c'en est une, à l'effet des beaux ouvrages de l'imagination. Le grand artiste concentre l'intérêt en supprimant les détails inutiles ou repoussants, ou sots ; sa main puissante dispose et établit, ajoute ou supprime, et en use ainsi sur des objets qui sont siens; il se meut dans son domaine et vous y donne une fête à son gré ; dans l'ouvrage d'un artiste médiocre, on sent qu'il n'a été maître de rien; il n'exerce aucune action sur un entassement de maté- riaux empruntés. Quel ordre établirait-il dans ce travail tout le domine? Il ne peut qu'inventer timidement et que copier servilement; or, au lieu de faire comme l'imagination qui supprime les côtés repoussants, il leur donne un rang égal et quelquefois supérieur par la servilité avec laquelle il copie. Tout est donc confusion et insipidité dans son ouvrage. Que s'il s'y mêle quelque degré d'intérêt et même de charme, à raison du degré d'inspiration personnelle qu'il lui sera donné de mêler à sa compilation, je le comparerai à la vie comme elle est, et à ce mélange de lueurs agréables et de dégoûts qui la composent. De même que dans la composition bigarrée de mon demi-artiste le mal étouffe le bien, nous ne sentons qu'à peine, dans le courant de la vie, ces instants passagers de bonheur, tant ils sont gâtés par les ennuis de tous les moments.

Un homme peut-il dire qu'il a été heureux dans tel moment de sa vie qu'il trouve charmant par le souvenir? Il l'est assurément par ce souvenir même,

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ii se rend compte du bonheur qu'il a éprouver ; mais dans l'instant de ce prétendu bonheur, se sentait-il vraiment heureux? Il était comme un homme qui pos- sède une parcelle de terrain dans laquelle est enfoui un trésor dont il n'a pas connaissance. Appellerez-vous riche un tel homme? pas plus que je n'appelle heu- reux celui qui lest sans s'en douter, ou sans savoir à quel point il l'est. Le vulgaire trouve heureux le monarque, parce qu'il dispose de tout, de tout ce qui lui manque surtout; il ne voit pas qu'il est assiégé par des ennuis attachés à sa condition élevée, comme il l'est lui-même dans sa médiocrité. Ces ennuis obscurcissent tous les plaisirs, pour lui comme pour le monarque ; et combien n'en est-il pas qu'il goûte, sans presque le savoir, qui sont inestimables et qui sont interdits, inconnus même des grands qu'il envie! Ces avantages sont si nombreux, ils sont si certains qu'ils suffisent amplement, je ne dirai pas à consoler, mais à rendre charmée de son lot, cette partie de

I humanité dont la médiocrité est le partage...

Les pures jouissances que je trouve ici, sans parler du peu de goût que j'ai pour les plaisirs des grands, me dispensent d'allonger cette note.

29 avril. Repris les Baigneuses. Je comprends mieux, depuis que je suis ici, quoique la végétation soit peu avancée, le principe des arbres.

II faut les modeler dans un reflet coloré comme la chair : le même principe paraît ici encore plus pra-

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tique. Il ne faut pas que ce reflet soit complètement un reflet. Quand on finit, on reflète davantage cela est nécessaire, et quand on touche par-dessus les clairs ou gris, la transition est moins brusque. Je remarque qu'il faut toujours modeler par masses tour- nantes, comme seraient des objets qui ne seraient pas composés dune infinité de petites parties, comme sont les feuilles : mais comme la transparence en est extrême, le ton du reflet joue dans les feuilles un très grand rôle.

Donc observer :

Ce ton général qui n'est tout à fait ni reflet ni ombre, ni clair, mais transparent presque partout ;

Le bord plus froid et plus sombre, qui marquera le passage de ce reflet au clair, qui doit être indiqué dans l'ébauche;

Les feuilles entièrement dans l'ombre portée de celles qui sont au-dessus, qui n'ont ni reflets ni clairs, et qu'il est mieux d'indiquer après;

Le clair mat qui doit être touché le dernier.

Il faut raisonner toujours ainsi, et surtout tenir compte du côté par vient le jour. S'il vient de derrière l'arbre, celui-ci sera reflété presque complè- tement. Il présentera une masse reflétée dans laquelle on verra à peine quelques touches de ton mat; si le jour, au contraire, vient de derrière le spectateur, c'est-à-dire en face de l'arbre, les branches qui sont de l'autre côté du tronc, au lieu d'être reflétées, feront des masses d'un ton d'ombre uni et tout à fait plat.

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En somme, plus les tons différents seront mis à plat, plus l'arbre aura de légèreté.

Plus je réfléchis sur la couleur, plus je découvre combien cette demi-teinte reflétée est le principe qui doit dominer, parce que c'est effectivement ce qui donne le vrai ton, le ton qui constitue la valeur, qui compte dans l'objet et le fait exister. La lumière à laquelle, dans les écoles, on nous apprend à attacher une importance égale et qu'on pose sur la toile en même temps que la demi-teinte et que l'ombre, n'est qu'un véritable accident : toute la couleur vraie est : j'entends celle qui donne le sentiment de l'épais- seur et celui de la différence radicale qui doit distin- guer un objet d'un autre.

30 avril. J'écris à Mme de Forget : « Me voici encore à la campagne. Je ne puis m'arracher, je ne dirai pas aux ombrages de la forêt, car il y a à présent plus de pluie que de soleil, mais c'est ce qu'on demandait. Ce qui est fort triste, c'est la gelée qui a perdu les vignes de ce pauvre petit endroit et qui risque de compromettre la récolte en fruits. Qui croirait qu'une commune comme celle-ci porte à Paris pour quatre-vingt mille francs de cerises seulement?

« Je resterai encore une huitaine. J'ai l'air d'un Robinson, je suis aussi seul que lui. J'ai jeté sur le papier quelques idées de projets d'articles : malheu- reusement je n'ai pas ici les matériaux nécessaires

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pour y travailler autrement que vaguement. J'achève des tableaux qui m'étaient demandés; surtout je jouis du bonheur de n'être pas dérangé... Vous ne vous doutez pas, vous autres voluptueux, quand, en vous levant le matin, vous trouvez l'air un peu refroidi, qu'il y a çà et dans le même pays que vous habitez -des milliers de malheureux qui sont au désespoir de ce petit froid, qui ne vous coûte tout au plus que la peine de souffler votre feu. Peut-être que ce petit froid nous fera payer encore notre vie aussi cher que l'année dernière; c'est que j'attends nos élégants, et c'est ce que Bouchereau saura trop bien nous dire.

« Avez-vous vu ledrôle de procèsque fait Mme veuve Balzac à Dumas, qui veut absolument faire un tom- beau de sa façon à son mari, avec les souscriptions du public, bien entendu? Elle a raison, si elle a effec- tivement fait ce tombeau ; mais s'il est encore à faire après quatre ans, Dumas a raison de vouloir rendre à son confrère mort, qu'il détestait de son vivant, ce petit honneur qui ne lui coûtera rien.

« Voilà le pauvre Lamartine (1) qui prend la plume, pour donner au public enfantin une édition expurcjata de ses œuvres. La préface qu'il met en tête du recueil de ces œuvres choisies aurait grand besoin d'être elle-même purgée et surtout abrégée.

(1) Le tempérament poétique de Lamartine plaisait médiocrement à Delacroix, lequel d'ailleurs avait peine à oublier une ridicule méprise qui fit que le poète lui attribua innocemment un jour de misérables peintures d'un nommé Vinchon, et l'accabla d'éloges à leur propos.

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Elle contient des phrases comme celle-ci : « Plus un « écrivain est abondant, plus il a de limon à déposer «dans sa course... la pensée de l'homme ne jaillit pas « au premier flot ni à tous les flots. Limpide, rapide, « incorruptible, digne d'être envasée dans tes urnes des « siècles pour abreuver le genre humain, la pensée de « l'homme le plus favorisé des dons du ciel est un tor- « rent qui coule de plus ou moins haut en se creusant « un lit plus ou moins profond dans la mémoire des « hommes, etc., mais qui coule avec des écumes, des « lies, des sables qu il faut bien se garder de recueillir « avec Y eau du ciel. »

« Nous allons voir cette eau du ciel que distille M. de Lamartine dans ses bons jours Si le style des morceaux qu'il choisit est dans le goût de ce qu'on vient de lire, on pourra trouver, comme il l'avoue lui-même, que le recueil est encore trop volumineux. N'est- il pas étrange qu'un auteur expose et confesse ainsi à tous les yeux qu'il est plein de ce limon, de ce sable dont il parle, qui n'atteste que la précipitation de la composition aussi bien que le mépris du bon public pour lequel il écrit? Ainsi, dans le but de redonner sa marchandise sous autre forme, il fait lui- même le métier de critique sur ses propres livres, il prendra la peine de nous montrer tout ce qui est mauvais. Il va jusqu'à refaire des passages, il sup- prime la strophe, il innocente l'image, il corrige le mot. Il est probable que c'est le dernier livre qu'il se propose de publier ; car qui voudra désor-

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mais acheter les autres? Il est clair que tous les dix ans, il les refera dune autre manière, en les épurant, bien entendu. »

Paris, 2 mai. Parti de Champrosay ce jour, à sept heures du matin.

J'étais inquiet au sujet de la lettre de Barbier à propos du conseil de révision ; d'ailleurs, j'avais reçu la lettre d'Albert de Vau, qui lui annonçait un excel- lent envoi que je craignais de laisser longtemps à la discrétion de mes portiers; d'ailleurs, pour tout dire, le moment était arrivé. Mes tableaux avaient besoin de se reposer. Je ne restais donc plus qu'en me le reprochant, en considérant tout ce qui me rappelle à Paris.

Sur le tantôt à Paris, et pendant que je me reposais, arrivent le cousin Delacroix et le cousin Jacob. Enchanté de les voir.

3 mai. Les deux cousins ont dîné avec moi; nous sommes restés les coudes sur la table jusqu'à onze heures. J'adore les récits de militaires, et lui, je l'aime beaucoup : il est un type véritable.

Le matin, dans un beau feu, repris l'esquisse du Combat de lions (1). J'en ferai peut-être quelque chose.

(1) « Ce tableau peint en 1854, acheté 10,000 francs par l'État, et «donné par lui à la ville de Bordeaux, a été à peu près complètement « détruit en 1870, dans l'un des incendies successifs de la mairie de

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5 mai. Comité à neuf heures pour le collège Stanislas.

Il n'y a plus en France, et je dirai ailleurs, d'état intermédiaire : ou Jésuites ou septembriseurs ; il faut subir l'un ou l'autre régime. Cette introduction avouée, sollicitée par l'État, des ecclésiastiques dans l'éducation , est une tendance dans laquelle on ne peut s'arrêter que pour tomber fatalement dans l'ex- trémité contraire.

7 mai. Dîné chez Barbier. Dagnan (1) me conte l'histoire de Cabarrus qui, directeur de la banque de Charles III, est chargé par lui de porter en France trois millions pour faire évader Louis XVI au moment de son jugement. Sa maîtresse, la duchesse deSanta- Cruz, lui arrache son secret; il était entendu avec le Roi qu'il irait seul en France, qu'on ne donnerait de chevaux qu'à lui, qu'il serait signalé, mais qu'il fallait qu'il fût seul. Il consent à emmener la duchesse habillée en domestique. Il est arrêté en route; impossibilité daller plus avant. Il parlemente, s'obstine, bref, on envoie à Madrid; pendant ce temps qu'il perd, le procès de Louis XVI va son train, et il arrive à Paris pour voir le roi guillotiné.

Caton disait, à la fin de sa vie, qu'il ne se repentait

« Bordeaux, se trouvait installé le Musée. » (Catalogue Robaut, 1242.) Il en reste une esquisse qui fut achetée par M. Riesener et qui appartient aujourd'hui à M. Ghéramy. Mme Riesener possède également une toile analogue sur le même sujet.

(1) Isidore Dagnan (1794-18'73), paysagiste de mérite.

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que de deux choses : lune d'avoir dit un secret à sa femme; l'autre, d'avoir fait par mer un voyage qu'il pouvait faire par terre. On contait cela à propos du naufrage de YErcolano.

8 mai. Lettre de MmeD... au sujet du projet Stanislas ; lettre de Mme F... transmise par le cousin au sujet du même projet. L'une trouve bon que la ville dépense énormément, introduise les prêtres dans ses affaires, etc., etc., pour que son petit-fils, qui est depuis cinq ans dans ce collège, ne perde pas l'ha- bitude de ses chers professeurs et achève paisiblement son éducation. L'autre désire la consécration de l' établi ^sèment pour beaucoup moins, j'en suis sûr; le directeur aura quelque neveu dont la figure lui plaît.

Dîné au deuxième lundi, et fini par une prome- nade, au lieu d'aller à l'Opéra voir Guillaume Tell, ce que j'avais projeté; pour me consoler, je me suis chanté tout le temps intérieurement toute la parti- tion.

9 mai. Dîné chez Piron, et vu le soir Nina, de M. Goppola (1). Il est impossible d'imaginer rien de plus insipide.

J'aime beaucoup Piron : c'est le seul ami que j'aie, comme on peut l'être à notre âge. Il me contait

(1) Nina, ou La folle par amour, opéra représenté au Théâtre-Italien, le 6 mai 1854. Mme Alboni chantait le rôle de Nina.

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en revenant l'histoire de la Diligence de Lyon (1).

10 mai. Insipide matinée et mauvaise disposi- tion à l'Hôtel de ville. Discussion dans le Comité pour le projet Stanislas.

En sortant, vu la salle d'Ingres (2). Les propor- tions de son plafond sont tout à fait choquantes : il n'a pas calculé la perte que la fuite du plafond occa- sionne aux figures. Le vide de tout le bas du tableau est insupportable, et ce grand bleu tout uni dans lequel nagent ces chevaux tout nus aussi, avec cet empereur nu et ce char qui est en l'air, font l'effet le plus dis- cordant pour l'esprit comme pour l'œil. Les figures des caissons sont les plus faibles qu'il ait faites : la gaucherie domine toutes les qualités de cet homme. Prétention et gaucherie, avec une certaine suavité de détails qui ont du charme, malgré ou à cause de leur affectation, voilà, je crois, ce qui en restera pour nos neveux.

J'ai été voir mon salon : je n'y ai retrouvé aucune de mes impressions, tout m'y a paru blafard.

Le soir, chez la princesse; je me suis mis à saigner du nez; heureusement, cela n'a pas fait scandale. Beau trio de Mozart. Revenu seul par les Champs- Elysées et par un très beau temps.

(1) Ce fut l'origine du célèbre mélodrame : le Courrier de Lyon.

(2) C'est la salle de l'Hôtel de ville que décora Ingres, et au sujet de laquelle nous avons déjà vu un jugement sévère de Delacroix.

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Rodakowski m'a fait plaisir en exaltant le Mas- sacre, qu'il met au-dessus de tout (1).

J'ai trouvé la place de la Concorde toute boule- versée de nouveau. On parle d'enlever l'Obélisque. Perrier prétendait ce matin qu'il masquait!... On parle de vendre les Champs-Elysées à des spécula- teurs! C'est le palais de l'Industrie qui a mis en goût. Quand nous ressemblerons un peu plus aux Améri- cains, on vendra également le jardin des Tuileries, comme un terrain vague et qui ne sert à rien.

13 mai. Dauzats venu dans la journée pour me tracer mon Foscari (2). Resté trop longtemps, j'ai eu la voix fatiguée, et l'imprudence que j'ai faite d'aller chez Chabrier le soir m'a achevé. Extinction de voix, rhume, etc., etc.

20 mai. Parti à Augerville avec Berryer, Batta (3) et M. Hennequin (4). Parti triste; je rede- viens jeune pour mes tristesses à propos de tout.

(1) Le Massacre de Scio.

(2) C'est la première indication de la célèbre et admirable composition que les amateurs ont vue pour la dernière fois à l'exposition des œuvre» de Delacroix à l'École des Beaux-Arts. A la vente Faure, elle atteignit 7i), 500 francs. Elle appartient maintenant au duc d'Aumale. (Voir Cata- logue Robaut, 1272.)

(3) Alexandre Batta, célèbre violoncelliste, qui pendant vingt ans a donné un grand nombre de concerts, suivis avec beaucoup d'intérêt par les amateurs.

(4) Amédce Hennequin était le fils d'un avocat célèbre, ami de Ber- ryer. A ce titre, il faisait partie du groupe des intimes d'Augerville* Dans ses Souvenirs, Mme Jaubert le mentionne assez brièvement.

U. 23

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L'état de la santé y était pour quelque chose. En- chanté du voyage, surtout à partir d'Etampes; nous nous sommes mis en voiture, et nous avons fait nos sept à huit lieues, comme autrefois, au petit trot à travers une campagne un peu poudreuse, grâce à la grande chaleur, mais de cette vraie campagne, qu'on ne trouve pas aux environs de Paris; cela m'a rappelé de jeunes années et de bons moments : le Berry, la Touraine sont ainsi.

L'arrivée charmante : c'est un séjour arrangé par lui, plein de vieilles choses que j'adore. Je ne con- nais pas d'impression plus délicieuse que celle d'une vieille maison de campagne; on ne trouve plus dans les villes la trace des vieilles mœurs : les vieux por- traits, les vieilles boiseries, les tourelles, les toits pointus, tout plaît à l'imagination et au cœur, jus- qu'à l'odeur qu'on respire dans ces anciennes mai- sons. On trouve reléguées de ces images qui ont amusé notre enfance et qui étaient nouvelles alors. Il y a ici une chambre dont les peintures à la détrempe existent encore, qui a été habitée par le grand Coudé. Ces peintures sont d'une fraîcheur étonnante; les dorures rehaussées n'ont point souffert.

Berryer, qui est la bonté et la facilité mêmes, nous a promenés partout. Il a un vivier dans son parc et de l'eau partout; étables magnifiques avec un tau- reau superbe. Il faut absolument être loin de Paris pour trouver cela; je n'ai pas une de ces émotions- à Champrosay.

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Le soir, nous nous sommes mis tous les quatre au coin du feu. Berryer nous contait qu'il était à la pre- mière représentation de la Vestale, avec des bottes à revers de soixante-douze francs : c'était alors le der- nier goût. Ces malheureuses bottes étaient si étroites que, n'y pouvant tenir et ne goûtant pas du tout la musique, il demanda à des voisins un canif pour les fendre et se mettre à l'aise. Désaugiers était derrière lui; il lui dit : « Monsieur, vous devez être content de votre cordonnier; il vous sert (serre) bien. »

21 mai. L'évêque d'Orléans arrivé l'après-midi, dans sa tournée pour la confirmation. Il est très bien, très distingué et homme d'esprit (1).

Le matin, ma première promenade, seul, par un beau soleil. Je me suis échappé par le pont de pierre, que j'ai atteint non sans avoir très chaud : je suis tou- jours vêtu très chaudement (2) maintenant, à cause de mon dernier mal de gorge. A ce pont de pierre,

(1) Mgr Dupanloup.

(2) « Delacroix, aimable, séduisant, d'une politesse exquise, sans aucune «exigence, jouissait pleinement à Augerville d'une sorte de vacance qu'il « s'accordait. Il se prêtait à toutes les distractions : très empressé aux « promenades, à cette seule condition qu'il lui fût accordé le temps de se ««costumer. Irait-on en bateau, à pied, ou en voiture? Aussitôt la déei- « sion prise, il s'éclipsait, puis reparaissait, ayant combiné ses vêtements «pour affronter soit la mer déglace, le soleil du désert ou le vent de la « montagne. Cette manœuvre nous divertissait, ayant découvert, par une « de ces trahisons du séjour à la campagne, que sur son lit demeuraient « étalés des gilets, des cache-nez, des coiffures, numérotés et correspon- «dantaux thgrés du thermomètre. Nous ignorions alors de quelle déplo- « rahle délicatesse de larynx il était affligé. » {Souvenirs de Mme Jau- bert, p. 06.)

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petits garçons péchant je ne sais quoi avec leurs mains, les jambes à l'eau, de l'autre côté du pont l'eau de la rivière coule sur un lit de cailloux char- mants.

Berryer et ces messieurs avaient été à la messe; j'ai été un peu honteux à leur retour de ne les avoir pas suivis. J'avais été aussi, en suivant la rivière, jus- qu'à l'endroit presque elle sort de la propriété. Remarqué le château, à peu près, de cet endroit, en- cadré dans les arbres. En revenant, fait un croquis de l'angle et du côté de la cour.

Dans la journée, nous avons été avec des hommes et le furet pour prendre des lapins. Vu les rochers et les pins d'Italie.

L'évêque arrive vers quatre ou cinq heures. Dîner d'ecclésiastiques avec un M. de Rocheplate ou de Ro- cheville, voisin de campagne de Berryer. J'aime beau- coup cet évêque. Je suis de la nature de la cire ; je me fonds facilement sitôt que j'ai l'esprit échauffé par un spectacle, ou par la présence d'une personne qui a quelque chose d'imposant ou d'intéressant. J'ai parlé du péché originel d'une façon qui a donner à ces messieurs une grande idée de mes convictions. La soirée s'est passée ainsi très convenablement.

22 mai. Avant d'aller à l'église (1), le matin,

(1) Berryer était très pieux et aimait la pompe des cérémonies catho- liques. Ce trait de sa nature répond bien d'ailleurs au jugement que Delacroix porte sur son esprit.

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pour voir la cérémonie de la confirmation, Berryer, dans son cabinet qui précède sa chambre, m'a lu des fragments de manuscrits de son père, il raconte le premier service que mon père lui a rendu. Mon père se trouvait dans la situation de disposer de tout, sous Turgot : son salon d'attente était rempli de cordons bleus, de grandes dames et de solliciteurs de tous étages. Cette position lui occasionnait une foule d at- taques, à cause, dit Berryer le père, de son austère probité. Il avait commencé par être avocat et regret- tait cette profession; de tout naturellement le con- seil qu'il donne à Berryer de s'y adonner, plutôt que de s'enterrer dans des bureaux. Plus tard, sous la Con- vention, Berryer, très compromis, est sauvé par lui.

Vu la bibliothèque, qui est tout au haut de la maison

Vers dix heures, on est venu chercher l'évêque en procession. Cette cérémonie m'a beaucoup touché.

Le père et la femme de Berryer sont enterrés dans l'église. L'idée m'est venue de leur faire un Saint Pierre (1); c'est le patron de la paroisse, et c'était celui de son père; ce projet s'en ira peut-être avec mes sentiments catholiques du moment.

Après la cérémonie et l'exhortation de Monsei- gneur, nous avons assisté à la bénédiction des tombes dans le cimetière : c'est fort beau. L'évêque, tête nue, et dans ses habits, la crosse d'une main, le goupillon de

(1) Il est probable que ce Saint Pierre ne fut jamais exécuté.

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l'autre, marche à grands pas et lance à droite et à gauche l'eau bénite sur les humbles sépultures. La reli- gion est belle ainsi. Les consolations et les conseils que le prélat donnait dans l'église à ses rustiques ouailles, à ces hommes simples, brûlés par les travaux de la campagne et enchaînés à de dures nécessités, allaient à leur véritable adresse. Au retour, il a béni, avant de rentrer, les enfants que les mères lui présentaient.

Déjeuner très nécessaire, à midi et demi ou une heure, pour ces pauvres prêtres à jeun et pour nous- mêmes. A une heure et demie, arrivée de ces dames : point de princesse ! J'en ai été désappointé.

A partir de ce moment, le bon évêque a été un peu négligé pour les arrivantes; il avait d'ailleurs quelque effroi à rester. Il est parti presque incognito. Son règne était fini.

Promenade dans le parc avec Batta et Hennequin.

23 mai. Temps diluvial. On nous avait annoncé la princesse (1) pour aujourd'hui, mais le moyen d'y croire avec une pluie affreuse! Elle est venue pour- tant. Elle s'est mise à tout : point de fatigue et de grimace. Ces dames et nous, nous avons fait une grande promenade. La bonne princesse peut-être un peu ennuyée de la tournée du propriétaire. Elle avait très aimablement pris mon bras, et je ne me suis pas ennuyé une minute. C'est un caractère dans le genre

(1) La princesse MarcelUni Czartor/ska

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du mien ; elle a F envie de plaire. Elle serait gracieuse avec un bouvier, et elle ne se force point pour se livrer à ce penchant. Ce qui en reste de véritable- ment bon ou obligeant, le ciel le sait mieux que moi ou quelle-même peut-être... Je suis ainsi; on est comme on peut.

Berryer, l'autre fois que nous nous promenions (c'était le lundi) en attendant ces dames, assis au bout de l'allée de tilleuls il a fait un promenoir, me disait qu'il conseillait de la douceur à Villemain dans le jugement qu'il porte sur les hommes et sur leurs passions, dans ce qu'il écrit sur les hommes de notre temps : le point de vue est en raison des pas- sions et des préjugés du moment. Martignac, le plus doux des hommes, voulait, après 1815, faire pendre lui et son père, après le fameux procès qu'ils avaient plaidé tous les deux pour les proscrits (1).

C'est ce même jour, c'est-à-dire le lundi, qu'au lieu de faire une promenade avec ces messieurs, je me suis trouvé vers trois heures avec lui seulement, que nous avons été en bateau et que, m'ayant laissé pour aller s'habiller, je suis revenu rattacher le bateau et l'ai trouvé tout vêtu, attendant ses hôtes (je me trompe encore, je crois que c'est le dimanche, quand il attendait l'évêque).

Ce jour, mardi, excellente musique (2) le soir, de

(1) Les procès du Maréchal Ney.

(2) Mme Jaubert décrit ainsi le salon de Berryer à Augerville : « A ccoudé sur une table basse, notre grand peintre caressait de sa main pâle et

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la princesse et de Batta. Je me prends de passion pour ce dernier. J'étais content de voir que la prin- cesse était frappée, je l'ai cru au moins, de sa ma- nière de jouer. Francbomme me paraît froid et compassé en comparaison. La princesse ma parlé beaucoup de Gounod et du club de Mozaristes dont elle me fait l'honneur de me faire membre. Ce sera pour tous les premiers vendredis de chaque mois. Malheureusement, elle va partir pour Vienne.

24 mai. Journée un peu décousue; presque point de promenade : avant déjeuner, du côté du pont de pierre, sans aller jusque-là.

Temps incertain. Pendant que ces dames jouaient à un insipide petit jeu de billard sur le perron, j'ai été me mettre sur mon canapé, j'ai alternati- vement lu et dormi. Je lisais la Fille du capitaine, traduit de Pouchkine par ce pauvre Viardot; c'est dire que ce n'est pas le genre de traduction que je préfère; ces romans russes se ressemblent tous : ce sont toujours des histoires de petites garnisons sur les frontières de l'Asie. Ces côtés ont tenu une grande place dans l'histoire des Russes, et on voit que les esprits de cette nation y sont sans cesse tournés.

Promenade en bateau avec ces dames et Berryer.

« nerveuse une abondante et sombre chevelure, à reflets bleuâtres comme « de l'acier bronzé. Son regard, à la fois voilé et lointain, semblait « atteindre la pensée du compositeur, tandis que le puissant orateur, « l'œil humide, sa large poitrine oppressée, troublé par l'étrange harmo- « nie des accords plaintifs, demeurait immobile. »

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Le brave M. de X..., type de jeune mari d'au- jourd hui : il va tout seul en bateau, a sans cesse le cigare à la bouche et ne dit jamais un mot à sa femme ni à personne, si ce n'est pour contredire les timides observations de chacun. Il m'a redressé, avec une superbe aménité et plus dune fois, sur l'Orient, sur le Maroc, il a été. Il est possible qu'il connaisse l'Orient, mais il ne connaît pas les femmes: la sienne, qui est la fille de Mme de V..., est très piquante, aussi froide que lui, mais qui le fera probablement passer par des chemins qu'il ne connaît pas, malgré la multi- tude de ses excursions. Pendant que Batta et la prin- cesse nous jouaient le soir des choses délicieuses, il découpait sans dire mot des morceaux de papier, et il ne s est pas dérangé une minute de cette occupation.

Sonate de Beethoven entendue la veille, mais surtout une autre, dont je connaissais déjà la partie de piano. Très grand et très rare plaisir.

Au moment de passer à table , Berryer nous contait, à propos de la passion pour les éloges de Chateaubriand et en généra Ides h ommesdelettres, que se trouvant un jour chez Michaud (1), il voit arriver M. d'Arlincourt (2), qui venait de faire paraître un de ses fameux ouvrages et qui venait demander à Michaud d'en parler de manière à faire sentir au

(1) Joseph Michaud, dit Michaud aîné, littérateur, auteur de YHis~ îoire des Croisades, directeur de la Quotidienne cl grand ami de Berryer.

(2) Vicomte d'Arlincourt, poète et romancier médiocre, en 1789, mort en 1856.

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public tout ce qu'il y avait de profond, de délicat dans cette conception : « Donnez-moi des notes là- dessus », lui dit Michand; ce que d'Arlincourt ne manqua pas de faire, en apportant une apologie en règle, qui mettait l'ouvrage et l'auteur dans les nues et en étalait avec une complaisance admirable le sublime de l'ouvrage. Le journaliste inséra tout bonnement le volume de d'Arlincourt, tel qu'il était. A quelques jours delà, Berryer, se trouvant encore chez Michaud, voit arriver d'Arlincourt qui vient remercier son ami de l'article aimable qu'il a inséré, l'assurant de sa reconnaissance pour la manière dont il avait apprécié l'ouvrage.

Berryer m'a conté ou plutôt avoué qu'il était un des trois auteurs de la complainte de Fualdès : il avait pour collaborateurs Désaugiers et Catalan ou Castellan (1).

25 mai. Ce jour, sorti d'assez bonne heure et fait le petit croquis de la vue du château du côté du canal et du potager (2). Promené quelque peu avec M. Hennequin, avant déjeuner; après déjeuner, à la messe pour l'Ascension.

Je parlais, au retour de la messe, à la princesse de la vocation que je me croyais pour être prédicateur :

(1) L'auteur de la fameuse complainte de Fualdès fut en effet un den- tiste, homme de beaucoup d'esprit, nommé Catalan. La collaboration de Berryer et de Désaugiers était inconnue, mais on a attribué à M. Dupin la paternité de certains couplets.

(2) Voir Catalogue Robaut, 1772.

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Berryer nous a parlé de la sienne. Hennequin, avant déjeuner, nie parlait de sa manière au barreau; d'après ce qu'il m'en a dit, il me semble qu'il me ferait plus d'impression que les autres.

Dans la journée, rejoint le bateau se trouvaien une partie de ces dames. Revenu en ramant et pris ensuite par le potager. Lu la Fille du capitaine jus- qu'au dîner.

Conversation, dans la journée, près du piano, avec la princesse sur le système de Delsarte. Je lui parle de mes idées sur des sujets analogues. Elle préfère son Franchomme à Batta ; je lui dis que je suis sur la dernière impression. Ce qu'elle trouve de large, de carré, de précis chez Franchomme, me paraît quel- quefois froideur et sécheresse; chez Batta, je m'aperçois moins qu'on racle sur du bois : je ne vois pas tant l'artiste. Franchomme est un peu comme ces peintres qui viennent vous dire : « Voyez comme je suis conforme à l'antique, comme cette main est bien la main que j'avais sous les yeux. » Je lui ai comparé à ce propos la copie de Gérard, qui est dans le salon, avec les tableaux des grands maîtres : à savoir que le détail s'y trouve, mais n'attire pas l'attention aux dépens de l'expression.

Le soir, répétition de la sonate de Beethoven que je préfère : elle porte, je crois, le 1.

Vu deux cahiers du Punch anglais. Tâcher de me le procurer à Paris : il y a des types de caricature d'un dessin très fin.

SG4 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

Remonté me coucher, avant le reste de la société, occupée encore à minuit à jouer.

Ils croient qu'ils seront plus vrais en luttant avec la nature de vérité littérale ; c'est le contraire tui arrive; plus elle est littérale, cette imitation, plus elle est plate, plus elle montre combien toute rivalité est impossible. On ne peut espérer d'arriver qu'à des équivalents. Ce n'est pas la chose qu'il faut faire, mais seulement le semblant de la chose : encore est-ce pour l'esprit et non pour l'œil qu'il faut produire cet effet.

26 mai. Le matin, dans la cour de la ferme étaient ces dames, pour faire des études sur le fromage, Berryer me disait qu'une chienne qu'il a et qui lui avait été donnée par un voisin, étant retournée aussitôt chez son premier maître, le garde dudit donna à Berryer qui venait la rechercher le moyen de se l'attacher, à savoir d'uriner dans du lait, et de le lui faire boire : l'influence de mâle à femelle et réciproquement, quoique dans des espèces diffé- rentes.

Il me disait que s' étant trouvé dans un comité on discutait la couleur des uniformes, Lamoricière, Bedeau et autres généraux disaient que la durée des habits, au moins comme apparence et conservation en bon état, dépendait delà manière dont les diverses couleurs, parements, revers, etc., s harmonisaient avec la couleur de l'habit. Ceux qui étaient crus et

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discordants arrivaient promptement à paraître sales et hors d'usage.

Dessiné cette matinée dans les roches plusieurs pins d'Italie.

En revenant le long de la grande treille, dessiné des peupliers blancs de Hollande, qui font un bel effet, mêlés à d'autres arbres, au bout de cette allée, du côté des rochers.

Dormi dans le jour et achevé la Fille du capitaine.

Ondée effroyable pendant le déjeuner et arrivée de M. de la Ferronays.

Promenade avant le dîner avec ce dernier et ces dames, et revenu par le potager.

Le soir comme à l'ordinaire : la sonate 1 . Couché tard et dormi sur le canapé.

Admiré beaucoup, pendant ma promenade du soir, la vivacité des étoiles et l'effet des arbres sur le ciel, et les réflexions du château dans les fossés.

27 mai. Départ de la princesse à neuf heures. Flâné sur le perron avec ces dames qui étaient restées.

Avant déjeuner, dessiné les jeunes chevaux et croquis d'après les figures fantastiques, dans les roches. Je me rappelais en les faisant ce mot de Beyle : « Ne négligez rien de ce qui peut vous faire grand. »

Essayer de faire du cresson en manière d'épi- nards.

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Agréable flânerie après le déjeuner et le départ des Suzanet et de M. de la Ferronays sur le perron avec ces dames : partie de billard anglais. Elles devaient rester la soirée : tout à coup, elles changent de résolution. Nous dînons à cinq heures un quart, et elles partent à six heures.

Promenade charmante avec Berryer et Hennequin par les bords de la rivière, à gauche le long du pota- ger : à cette heure du jour, tout cela est plus beau que je ne lai jamais vu; je ne puis me lasser de la réflexion placide des arbres et du ciel dans le miroir des eaux. Voilà ce que nous perdons par la mauvaise heure du dîner.

Monté au haut du parc et fait le tour par les murs, jusqu'à un endroit que je ne connaissais pas : salles de Verdure avec avenues de tous côtés, etc.

Berryer très intéressant sur la musique des an- ciens... Sur la partie consacrée, hiératique : l'empe- reur de la Chine allant tous les ans donner le ton dans certains temples, sur des vases d'un métal parti- culier. C'était le diapason de l'Empire.

S'il n'est pas satisfait de son intonation en commen- çant à parler, il ne débrouille pas clairement ses idées, sa parole n'est pas la même.

Je dis que nous ne connaissons rien aux anciens. Nous les défigurons quand nous leur prêtons nos petites manières et nos sentiments modernes. Ils avaient été tout de suite ce qui est essentiel dans tout : le sentiment est le meilleur guide dès l'origine,

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dans les arts et même dans les sciences. Hippocrate a trouvé tout de suite tout ce qu'il y a de positif dans la médecine. Je me trompe : il a visité l'Egypte, peut- être quelques autres dépôts des connaissances primi- tives, et en a rapporté ces principes. Se rappeler ce que dit Pariset à ce sujet (1).

Je dis aussi qu'il a plus de mérite, dans un temps de décadence, de revenir à la simplicité et à la nature que n'en out eu les anciens en découvrant ces prin cipes de prime abord, quand tout cela était nou- veau.

Grand charme le long du canal. J'ai remarqué l'absence des femmes : leur présence anime une solitude comme celle-ci ; quelque charme qu'on y trouve, on se rappelle on a été auprès d'elles. Il me parle de Mme delà G..., me disant que l'amitié près d'une bonne femme était bien supérieure au sentiment basé sur d'autres relations.

Dans le courant de la promenade, parlé de Sainte- Beuve avec peu d'estime : il flatte le pauvre pour se faire une petite fortune et se retirer quand il aura ce qu'il lui faut.

Achevé la soirée au coin du feu.

Beau ton de chair brune très sanguine : jaune de chrome foncé et ton violet de laque brun et blanc.

28 mai. Parti d'Augerville à midi : la malle m7a

t

(1) Etienne Pariset (1770-1847), médecin et littérateur, connu surtout par ses recherches sur les maladies épidéuiicjue».

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pris toute la matinée, ainsi que la messe j'ai accompagné le bon cousin. Journée magnifique. La campagne me rappelle les plus doux moments; à Étampes, le soleil, la température, l'aspect des lieux me rappellent des sensations de l'Espagne.

Église Saint-Basile, détails romans dans la façade. Église Saint-Pierre, principale; crénelée : plan bizarre et inexplicable.

Promenade hors des vieux remparts, beaux arbres. Nous avions une heure à tuer. Arrivé à Paris à cinq heures et demie. Reconduit M. Hennequin.

Couché après mon dîner, ce qui m'a nui pour la journée du lendemain.

29 mai. Mauvaise journée. Travaillé à peine: promenade solitaire le soir. Touché quelque peu au Christ sur la mer (1) : impression du sublime et de la lumière.

30 mai. Repris le tableau de Weill : Tigre atta- quant le cheval et l'homme (2). Mme de Forget le soir.

31 mai. Préault venu dans la journée et resté

(1) Il y a de nombreuses études de Christ en l'année 1853. Nous n'en avons point trouvé à cette date de l'année 1854.

(2) Théophile Silvestre dit à propos de ces études de félins : « Après « avoir beaucoup étudié d'après nature au Jardin des Plantes, Delacroix « s'était mis à faire, de mémoire, plus d'animaux au coin de son feu que «t devant les fosses et les cages des bètes. Il tirait des lions et des tigre* « de son chat. » (Voir Catalogue Robaut, n* 1853.)

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trop longtemps : je l'aime beaucoup. Je voudrais lui être utile (1).

2 juin. Dîné chez la princesse. Première soirée des premiers vendredis. Gounod, etc., etc. Il a chanté, dune manière délicieuse, plusieurs mor- ceaux de Mozart, en faisant ressortir les accompa- gnements et les parties différentes, à lui seul.

En rentrant très tard par une pluie affreuse, trouvé mon atelier noyé et passé près de deux heures à déménager mes toiles, etc.

Lundi 5 juin. Chez Mme de Forget le soir; le jeune d'Ide ville (2) me disait que mes tableaux se vendaient très bien : le petit Saint Georges (3), qu'il ap- pelle un Persée, que j'avais vendu à Thomas quatre cents francs, s'est vendu mille deux cents francs en vente publique; Beugniet lui a demandé la même somme du petit Christ, qu'il a eu pour cinq cents francs ; mais ce sont les Juifs (4) qui profiteront toujours de tout cela.

(1) On trouve en effet dans la correspondance de Delacroix plusieurs lettres de recommandation en faveur de Préault. Il recommande Préault en 1860 pour un travail à l'église Saint-Paul Saint-Louis. Delacroix ne pouvait oublier cpie Préault avait pendant plusieurs années été refusé, comme lui aux expositions : l'injustice et l'aveuglement des jurys lea avaient rapprochés.

(2) Henri- Amédée le Lorgne, comte d'Ideville (1830-1887). Il débuta clans la diplomatie, puis entra, en 1870, dans l'administration, qu'il quitta bientôt, pour s'adonner exclusivement à la littérature.

(3) Voir Catalogue Robaut, 1241.

(4) Nous recommandons tout particulièrement aux lecteurs qui vou- dront être pleinement édifiés sur ce qu'avance Delacroix, de parcourir le

II. 24

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Dernière séance du conseil de revision. Vu avec plaisir de belles natures, des remplaçants. On leur trouvait mille défauts; c'est le contraire pour les autres.

7 juin. Repris la petite esquisse du Combat du ion.

Le soir à la Vestale ; quoique impatienté par la longueur des entractes, j'ai été très intéressé. La Cruvelli a quelque chose d'antique dans ses gestes, surtout dans la scène du trépied. Elle n'est pas serrée dans ses habits comme les actrices ordinaires dans les costumes grecs ou romains. La musique aussi a du caractère. Je me rappelle que Franchomme sou- riait quand je mettais cela au-dessus de Cherubini. Il avait peut-être raison, comme facture ; mais je crois que le même opéra traité par le fameux contra- pontiste n'aurait pas eu ces élans de passion et cette simplicité, en même temps... Berlioz, à qui j'en par- lais, me dit de Spontini que c'était un homme qui avait des lueurs de génie (1).

Catalogue Robaut, qui donne, chaque fois que le renseignement a pu être obtenu, le prix d'achat des tableaux, et les différents chiffres qu'ils ont atteints dans les ventes successive». Lors de la disparition de Millet, on a été pris d'une belle crise d'indignation contre les marchands de tableaux, en songeant aux bénéfices qu'ils avaient réalisés avec les œuvres de ce maître. On pourrait faire, et tout aussi justement, les mêmes obser- vations au sujet d'Eugène Delacroix. Plusieurs passages du Journal sont d'ailleurs pleinement significatifs. N'est-ce pas l'histoire de presque tous les grands peintres?

(1) Berlioz partageait à l'égard de Spontini, pour sa Vestale, l'admira- tion de R. Wagner, qui écrivait : « Spontini, lui, il est mort, et avec lui

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Dans la journée, à la commission de l'Industrie . On nous avait dérangés pour nous demander quels étaient ceux qui voulaient aller à Londres à l'ouver- ture du Palais de Cristal. On n'a pu, en présence de ce brave lordCowley (1), malgré ses invitations pres- santes, trouver que deux membres de bonne volonté. Chacun de nous, soumis à un interrogatoire, a décliné la commission. Ces Anglais ont refait une de leurs merveilles qu'ils accomplissent avec une facilité qui nous étonne, grâce à l'argent qu'ils trouvent à point nommé et à ce sang-froid commercial, dans lequel nous croyons les imiter. Ils triomphent de notre infé- riorité, laquelle ne cessera que quand nous change- rons de caractère. Notre Exposition, notre local sont pitoyables; mais, encore un coup, nos esprits ne seront jamais portés à ces sortes de choses, des Américains dépassent déjà des Anglais eux-mêmes, doués qu'ils sont de la même tranquillité et de la même verve dans la pratique (2).

8 juin. Reçu ce matin, presque en même temps, la nouvelle de la mort de Pierret et de celle de Rais-

« une noble et grande période artistique, digne d'un profond respect, esl « tout entière et visiblement descendue au tombeau : elle et lui n'appar- « tiennent plus à la vie, mais... uniquement à l'histoire de l'Art. Incli- « nons-nous profondément et respectueusement devant le cercueil du « créateur de la Vestale, de Fernand Cortez et d'Oljmpie. »

(1) Lord Cowley, diplomate anglais, en 1804. En 1852, il était am- bassadeur d'Angleterre à Paris. II contribua à établir sur des bases du- rables l'alliance de l'Angleterre avec la France.

(2) Le succès de l'Exposition universelle de 1889 aurait sans doute modifié la manière de voir de Delacroix sur ce point.

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son (1). Aujourd'hui, on doit enterrer le dernier. Henry vient m'inviter à aller dire adieu à son père. Triste vue! triste séparation!... Il est mort hier soir en revenant de chez sa fille à Belleville.

A quatre heures, au convoi de Raisson. Je me suis promené, en attendant, quelque temps, et entré à l'église : affreuse décoration... Le malheureux Raisson a laissé vingt francs, dont il a fallu don- ner quinze à l'apothicaire. Il gagnait encore quinze mille francs. . . Quand il lui arrivait une petite somme à la fois, il faisait un voyage pour son plaisir ou arran- geait une partie : c'est ce que m'apprend un de ses amis.

Mon cher Pierret, dont la mort me laisse un tout autre vide, quoique je regrette aussi mon vieux Rais- son , laisse sa famille dans une triste situation ; c'est une suite de la vanité de sa femme qui a voulu faire la dame, au lieu de faire un métier et d'en faire faire un à ses filles.

10 juin. Enterrement du pauvre Pierret.

12 juin. Dîner du lundi. Delaroche m'a paru

(1) Horace Raisson avait connu Delacroix en 1816 et était resté lié avec lui depuis cette époque. Ffomme de lettres et journaliste, Raisson avait été collaborateur de Balzac. Delacroix parait avoir eu au début de leurs relations peu de sympathie pour lui, car il écrit en 1821 : Raisson « n'est point changé : il est menteur et suffisant comme devant. Ce *• sera toujours, dans la peau d'un badaud, le plus Gascon que je con- « naisse. >• Il Ht de lui en 1820 un portrait à l'aquarelle qui appartient à M. Robaut. (Voir Catalogue Robaut, 1469.)

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assez bon enfant. Tout le monde, excepté Dauzats, a été contre moi pour soutenir que les animaux seuls avaient de l'instinct, et que l'homme n'en a pas. Quoique le terrible Chaix-d'Est-Ange fût dans le parti contraire, j'ai soutenu mon avis avec la chaleur con- venable, et depuis, il m'est revenu à l'esprit cent argu- ments plus forts les uns que les autres, que je n'ai pas dits.

Après, j'avais compté aller voir la Vestale, qu'on devait jouer avec un ballet : malheureusement le bal- let était le dernier.

J'ai été voir si Mme Pierret était revenue s'établir à Paris. Elle est toujours à Belleville, commençant son métier de veuve avec le faste nécessaire, quand tout lui commandait d'être ici pour les démarches, pour son fils, etc.

Le bon Piron venu chez moi pendant mon absence, après la lettre tendre que j'avais reçue de lui dans la journée et par laquelle il me demande aimablement d'aller avec lui à Aix, il doit prendre les eaux. Je suis bien touché de son amitié. Je l'ai connu avant Pierret, et jamais un nuage n'a altéré notre attache- ment (1).

13 juin. Dîné chez Monceaux; l'aimable

(1) Dans la préface mise en tète du recueil des articles d'Eugène Dela- croix, M. Piron écrit ceci : « 11 aimait tant ses amis qu'il n'aimait pas ies « voir se marier. 11 ne pouvait pas souffrir qu'une femme vint se placer « entre lui et eux. Car, nous disait-il, quand je vais dîner chez toi, il « faut encore que la chose plaise à ta femme... »

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Mme Gontier a chanté divinement le Messager, de Nadaud, qui est une charmante chose. Il est venu un aveugle, qui est très musicien et qui chante. Il est aveugle de naissance. Quelles singulières idées il doit avoir des choses !

Joui beaucoup de ma promenade au retour par les quais, dont je ne pouvais m'arracher.

14 juin. Dauzats et Grenier sont venus. Ce dernier ma montré de jolis dessins de Rome.

15 juin. Dîné chez Poinsot. Je me suis écorché le doigt dans la glace de mon fiacre, et j'ai été obligé de me faire un pansement dans les règles avant dîner.

L'anecdote de Gérard, qui parvient à attirer Marie- Louise sous prétexte de retoucher son portrait. Napo- léon, à son retour, lui demande son nom, ce qu'il fait, et lui tourne le dos. En revenant chez lui, c'était un mercredi, Gérard dit : « L'Empereur m'a tourné le dos, il me prend sans doute pour un Cosaque. »

Ce jour, Andrieu a commencé à Saint-Sul- pice(l).

(1) Il s'agit de la décoration de la chapelle des Saints-Anges, à propos de laquelle le maître écrivait à Andrieu le 24 avril 1854 : « Il y aurait imprudence à travailler sur un mur qui vient d'être imprimé. L'opéra- h tion qu'on a faite est excellente, car l'ancienne impression était si épaisse « qu'il n'y avait aucune adhérence avec le mur; on atout gratté et on en « a mis une très légère, après avoir mis de nouveau de l'huile bouillante. « Je ne crois pas qu'il soit possible de reprendre avant six semaines au « moins. » (Corresp., t. II, p. 101.)

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16 juin. Donné à Haro (pour parqueter) le carton de la Petite Andromède (1). Au conseil, j'avais manqué plusieurs des dernières séances. Ottin (2), que je trouve en revenant, me conte que Simart (3) ayant fait une figure de David, Ingres, qu'il avait fait venir dans son atelier, la lui fait jeter à bas, à cause de son sujet. On ne peut se permettre qu'un sujet grec : faire un David était une monstruosité. Que dirait-il du pauvre Préault, qui fait des Ophélias et autres excentricités anglaises et romantiques?

Dîné chez Mme de Forget, avec le petit d'Ideville. Joué au billard avec lui.

Sur la fragilité de la peinture, particulièrement chez les modernes.

Il juin. -Dîné chez Chabrier avec Poinsot, l'amiral Casy(4), d'Audiffret (5), Beauchesne(6), etc. Poinsot

(1) Voir le Catalogue Robaut, n°» 1001 et 1002.

(2) Ottin, sculpteur, en 1811, élève de David d'Angers, obtint le prix de sculpture dans le concours de 1836. Il est l'auteur d'un grand nombre d'oeuvres appréciées.

(3) Sitnart, sculpteur (1806-1857), élève de Dupaty et de Pradier. Grand prix de Rome, il partit pour l'Italie. Ingres, alors directeur de l'école, lui fît le plus sympathique accueil et lui prodigua ses conseils. C'est sans doute à Rome, à la villa Médicis, que se passa la scène que raconte ici Ottin.

(4) L'amiral Casy (1787-1862). Engagé comme mousse, il gagna suc- cessivement tous ses grades dans la marine, devint en 1848 représentant à la Constituante, occupa un moment le ministère de la marine, puis, en 1853, fut nommé sénateur.

(5) Chai les- Louis a" Audi/fret, économiste et homme politique, à Paris en 1787. Il rendit de grands services dans l'administration des finances, fut président de la Cour des comptes, pair de France, puis sénateur en 1852.

(6) Alcide-Hyacinthe du Bois de Beauc/iesne (1804-1873), littérateur,

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me conte à dîner l'anecdote à laquelle il a été présent sur les intentions de Napoléon relativement à la Madeleine, il dit que son intention était que Ion fît des prières pour les mânes de Louis XVI, à l'occa- sion du 21 janvier; qu'il en viendrait là, qu'il leur ferait avaler cela (il entendait les hommes comme Cambacérès, Fouché, etc.) comme une soupe au lait.

D'Audiffret me conte que Lamartine, voulant parler sur la conversion des rentes, va se renseigner auprès le lui. Il en était à ne pas savoir ce que c'est que la rente au pair, c'est-à-dire le premier mot des opéra- tions les plus élémentaires : ce qui ne l'a pas empêché de faire un discours magnifique dont 1 Europe a retenti.

Il me parle aussi de l'ignorance de Ledru-Rollin, arrivant au ministère de l'intérieur en 1848 et igno- rant les éléments de l'administration qu'il avait atta- quée pendant sa carrière d'opposition : il s'imaginait, par exemple, qu'un ministre n'avait qu'à ordon- nancer une dépense pour que l'argent fût à sa dispo- sition. Il comptait, par exemple, donner une fête, etc.

18 juin. A huit heures chez Durieu. Jusqu'à près de cinq heures, nous n'avons fait que poser. Thevelin a déjà fait des croquis autant de fois que

auteur d'ouvrages historiques estimés. Il fut, sous la Restauration, chef de cabinet au département des Beaux-Arts, et, sous le second Empire, chef de section aux Archives.

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Durieu a fait d' épreuves : une minute ou une minute et demie au plus pour chacun.

Huet (1) ma mené chez lui : je m'y suis aperçu que j'avais oublié mes lunettes, et suis revenu, tout courant et fatigué, les reprendre au septième étage de Du- rieu. Ce pauvre Huet n'a plus le moindre talent : c'est de la peinture de vieillard, et il n'y a plus l'ombre de couleur.

Ferdinand Denis (2) est venu là. On parlait de la découverte d'un faiseur d'or, qui prétend avoir trouvé que les métaux ne sont que des agrégations. Les gens de la Californie lui disaient souvent, en parlant de certains cantons, que l'or n'était pas encore à son point. Denis me conte l'histoire de Léon X envoyant en cadeau à un prétendu faiseur d'or une bourse vide.

Riesener, huit jours après, me dit avoir observé, avec plusieurs paysagistes, un lieu à Trouville l'on voit les cailloux se former manifestement.

(1) Il nous parait assez curieux de rapprocher ce passage qui contient l'opinion sincère de Delacroix, d'une lettre qu'il écrivait à ce même artiste le 24 avril 1855 : « Je crois vous faire quelque plaisir en vous parlant de « celui que m'ont fait vos tableaux à l'Exposition. Votre grande inonda- « tion est un chef-d'œuvre : elle pulvérise la recherche des petits effets à « la mode... » C'est dans des circonstances comme celle-ci que le Jour- nal est intéressant. Il ne peut pourtant y avoir confusion de personnes : il s'agit bien de Paul Huet, le paysagiste romantique, celui au sujet duquel Th. Gautier écrivait : « Nul n'a saisi comme lui la physionomie «générale d'un site et n'en a fait ressortir avec autant d'intelligence l'ex- « pression, heureuse ou mélancolique. »

(2) Ferdinand Denis, voyageur et littérateur, qui parcourut l'Amé- rique méridionale pendant plusieurs années et publia un grand nombre d'ouvrages sur les sujets les plus variés. Il devint plus tard conservateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève.

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19 juin. Petits sujets : Deux chevaux se bat- tant (1). Cheval montré à des Arabes (2). Barbier de Mekinez. Soudards. Chevalier.

20 juin. Dîné chez Morny avec Halévy, Auber, Gozlan (3), que j'ai eu du plaisir à revoir. Il m'a dit qu'au temps de notre comique rivalité, je passais pour le favori et j'étais envié. J'ai vu Augier, contre le- quel j'avais, je ne sais pourquoi, de la prévention (4). Il est fort aimable, et je suis enchanté de mètre ren- contré avec lui. Il y avait ce grand jeune homme, fils de Mme Lehon, que j'avais vu quinze jours aupa- ravant au conseil de revision, plaidant la cause de sa surdité prétendue pour se dispenser d'acheter un remplaçant, et cela dans l'état de pure nature, c'est- à-dire nu comme la main, en présence de ces conseil- lers de préfecture et autres composant le conseil.

22 juin, Terminé les tableaux de Y Arabe à Vaf-

(1) En 1860, il devait peindre un tableau sur ce sujet. Le Catalogue Robaut le décrit ainsi : « Trois Arabes couchés à terre sur des couver- « tures sont réveillés en sursaut par deux chevaux, un blanc et un brun, « qui se sont détachés et se mordent avec acharnement. Les deux bêtes h affolées s'enlacent dans un choc furieux et forment un groupe d'une « ampleur superbe. »

(2) Voir Catalogue Robaut, 664, aux Additions, p. 490.

(3) Léon Gozlan, romancier, auteur dramatique et rjubliciste.

(4) Emile Augier avait déjà conquis à cette époque une grande situa- tion dans le monde des lettres. Cependant le succès de la Ciguë, de Gabrlelle, de Y Aventurière, de Philiberte, n'avait point encore mis Augier au rang qu'il devait occuper plus tard avec le Gendre de M. l'oirier, U Mariage d'Olympe, les Effrontés, le Fils de Gi- boyer, etc.

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fût du lion (1) et des Femmes à la fontaine. Il faut au moins dix jours pour mettre le siccatif.

23 juin. Avec Mme de Forget au bois de Bou- logne. Vu les nouveaux embellissements, qui sont fort bien : j'ai trouvé un charme infini dans cette soirée et des émanations bocagères très agréables.

24 juin. Chez Chabrier le soir. Poinsot m'en- gage pour jeudi.

Dans la journée, été voir Guillemardet chez les Pierret. Je lui ai écrit, ne l'ayant pas trouvé.

Ensuite chez Mercey, lui montrer mon esquisse : il m'a refroidi par ses observations, dont quelques- unes, du reste, sont fondées.

25 juin. Chez Durieu. Photographies et dessins d'après le Bohémien.

Dans un intervalle, j'ai été voir à Saint- Sulpice ce qu'Andrieu a tracé. Tout s'ajuste à merveille, et je crois que cela ira fort bien; le départ est excellent.

J'aime assez de temps en temps ces parties qui me tirent de chez moi : cela dissipe et renouvelle. Voilà, par parenthèse, deux dimanches de suite que j'y vais; j'y ai déjeuné les deux fois, moi qui ne peux avaler un morceau ordinairement et dans l'habitude de mon atelier. C'est ce que j'ai éprouvé avec surprise pen-

(1) Il existe sur ce sujet : une toile qui appartient à M. Dubuisson ; un dessin a la mine de plomb qui est au Musée du Louvre; ua croquis à la plume qui est à M. Robaut.

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dant mon séjour chez Berryer. La distraction, la con- versation, l'esprit mis hors de son ornière habituelle, agissent sur le corps.

26 juin. Point d'entrain toute cette journée. Dauzats venu avec M. Bonnet, de Bordeaux.

Je trouve ceci dans un article de Sainte-Beuve sur saint Martin, qui est un résumé des idées de ce der- nier sur l'âme : « Selon lui, l'âme humaine, toute déchue et altérée qu'elle est, est le plus grand et le plus invincible témoin de Dieu ; elle est un témoin de Dieu bien autrement parlant que la nature physique, tellement que le vrai athée (s'il y en a) est celui qui méconnaît sa grandeur et en conteste l'immortelle spiritualité : le propre de l'âme de l'homme, tant elle a conservé de royales marques de sa hauteur pre- mière, est de ne vivre que d'admiration, et ce besoin d'admiration dans l'homme suppose au-dessus de nous une source inépuisable de cette même admira- tion qui est notre aliment de première nécessité. »

Il y a donc confiance que ce témoin perpétuel de Dieu, l'âme humaine, gagnera à l'épreuve de la révo- lution, etc.

27 juin. Dîné chez Riesener avec Vieillard. Presque achevé, dans la journée, le Cavalier arabe et le Tigre de Weill. Arnoux(l) venu dans la journée. Il

(1) Arnoux, critique d'art qui allait écrire dans la Patrie, après l'Ex- position universelle de 1855, cette page enthousiaste : « Le voilà qui

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me parle du projet d'exposition de Delamarre (1). Il dit que le Massacre (2) n'a pas gagné au dévernissage, et je suis presque de son avis, sans avoir vu. Le tableau aura perdu la transparence des ombres comme ils ont fait avec le Véronèse et comme il est presque imman- quable que cela arrive toujours. Haro dit qu'il ver- nit en lavant et non en frottant au doigt. S'il faisait cela, il aurait vaincu une grande difficulté. En atten- dant, il m'a gâté les portraits de mes deux frères enfants, par l'oncle Riesener.

28 juin. Travaillé le matin à Y Arabe et C enfant à cheval (3). Boissard venu. Ensuite Villot; sa vue m'a fait plaisir. Ils sont tous surpris de tout ce que je fais. Je leur dis qu'au lieu de me promener, comme la plupart des artistes, je passe mon temps dans mon atelier.

Penser à demander à Riesener mon étude d'arbres sur papier. Lui emprunter ses croquis et des études de paysage de Frépillon et autres, pour la fraîcheur du ton. Aussi celle de Valmont pour le sujet des

«triomphe enfin, l'éternel lutteur, le grand discuté! H a fallu que «le jury des nations vînt nous dire que, lui aussi, H était de la famille « des Artistes-Rois. Regardez ses œuvres qui étincellent. » (La Patrie, 16 novembre 1855.)

(1) Delamarre, journaliste et député (1796-1870). Il était devenu en 18V4 propriétaire de la Patrie. Le journal prit sous sa direction un grand essor et devint le centre d'une série d'opérations économiques et finan- cières auxquelles doit se rattacher probablement le projet d'exposition dont parle ici Delacroix.

(2) Massacre de Scio.

(3) Voir Catalogue Robaut, n ' 1237, aux Additions, p. 497.

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Deux Chevaliers et des Nymphes, de la Jérusalem.

29 juin. Dîné chez Poinsot.

Sur la fragilité (1) de la peinture et de tout ce que produisent nos arts. Sur les tableaux : les toiles, les huiles, les vernis, pendant que les chimistes exaltent le progrès. C'est comme le progrès social, qui consiste à mettre en guerre toutes les classes par les sottes ambitions excitées dans les classes infé- rieures : moyen de socialité, si Ton veut, mais point de sociabilité. Ces lithographies de Charlet, les mieux faites il y a vingt ans, tombent en poussière. Le pro- grès a perfectionné, à ce qu'il croit, le papier, et pas un de nos livres, de nos écrits, des actes qui servent à régler nos rapports d'affaires, n'existera dans un demi-siècle. La socialité veut que chacun travaille pour soi et s'inquiète peu des autres. Il faut égayer notre court passage en cette vie et laisser à ceux qui nous suivront à s'en tirer comme ils pourront. Ce qu'on appelait la famille est aujourd'hui un vain mot. La suppression, dans nos mœurs, de la vénération, de la crainte même du père, par la familiarité que permettent les usages, en est le principal dissolvant.

(1) Baudelaire écrit à ce sujet : « Une des grandes préoccupations de « notre peintre dans ses dernières années était le jugeaient de la posté- « rite et la solidité incertaine de ses œuvres. Tantôt son imagination si « sensible s'enflammait à l'idée d'une gloire immortelle, tantôt il parlait « amèrement de la fragilité des toiles et des couleurs... Cette friabilité de l'œuvre peinte, comparée avec la solidité de l'œuvre imprimée, était « un de ses thèmes habituels de conversation. » (Art romantique. L'œuvre et la vie d'Eugène Delacroix.)

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Le partage égal achève de dissoudre tous les liens qui unissent les membres dune famille. Le lieu de la naissance, l'habitation paternelle est aliénée naturel- lement après la mort du père. On sacrifie, dira-t-on, à d'autres dieux; le bien de l'humanité est devenu la passion de tous ceux qui ne peuvent vivre avec leurs frères issus du même sang dont ils sont formés. Il y a des entrepreneurs de charité qui nous évitent le souci de bien placer les offrandes que l'on adresse aux malheureux du monde entier qu'on soulage ainsi sans les connaître ni les rencontrer jamais. Ces philan- thropes de profession sont tous gras et bien nourris : ils vivent heureux du bien qu'ils sont chargés de répandre. Heureux donc le siècle et tous ces bien- faiteurs qui croient avoir supprimé tous les maux, parce qu'ils en détournent la vue ; plus heureux les adroits dispensateurs de l'universelle charité qui ont résolu le problème de ne se priver de rien, en don- nant à tout le monde.

Chez Boissard à deux heures, pour entendre de la musique. Ils ne possèdent pas encore le Beethoven de la dernière époque.

Je demandais à Barbereau (1) s'il avait pénétré tout à fait les derniers quatuors : il me dit qu'il faut encore une loupe pour tout apercevoir, et peut-être faudra-t-il toujours la loupe. Le principal

(1) Barbereau, compositeur (1799-1879). Grand prix de Rome, il de- vint chef d'orchestre du Théâtre-Italien, et dirigea en 1854 et 1855 l'or- chestre de la société de Sainte-Cécile.

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violon me disait que c'était magnifique, et qu'il y avait toujours des endroits obscurs. Je lui ai dit téméraire- ment que ce qui restait obscur pour tout le monde, et surtout pour les violons, lavait été sans doute dan; l'esprit de son auteur. Cependant ne nous pronon- çons pas encore; il faut toujours parier pour le génie.

30 juin. Décision au conseil de l'affaire du col- lège Stanislas.

Dans la journée, vu Villot à son cabinet. Por- trait d'un soudard du seizième siècle. Son portraii par Rodakowski. Il tombe dans le défaut de largeur. Il a pris ce pauvre Villot en maigre, ce qui n'était pa; le cas.

De à Saint-Sulpice, qui marche bien. Mon cœur bat plus vite quand je me trouve en présence d< grandes murailles à peindre.

Je reviens dans un cabriolet à quatre roues, où. sans mon parapluie, j'aurais été presque noyé. Un orage affreux avec grêle et tonnerre violent qui a duré depuis lors et toute la soirée.

Dîné avec Mme de Forget, chez qui je me trouve à cinq heures pour voir ses dessus de porte, lesquels se sont trouvés hors de dimension, et qu'elle rem- place par des portières; j'y ai achevé la soirée.

1er juillet. Journée de travail sans interruption. Grand sentiment et délicieux de la solitude et de la tranquillité, du bonheur profond quelles donnent. Il

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n'est point d'homme plus sociable que moi. Une fois en présence de gens qui me plaisent, même mêlés aux premiers venus, pourvu qu'aucun motif irritant ne m'inspire contre eux de l'aversion, je me sens gagner par le plaisir de me répandre : je prends tous les hommes pour des amis, je vais au-devant de la bienveillance, j'ai le désir de leur plaire, d'être aimé. Cette disposition singulière a donner une fausse idée de mon caractère. Rien ne ressemble autant à la fausseté et à la flatterie que cette envie de se mettre bien avec les gens, qui est une pure inclination de nature. J'attribue à ma constitution nerveuse et irri- table cette singulière passion pour la solitude, qui semble si fort en opposition avec des dispositions bienveillantes poussées à un degré presque ridicule. Je veux plaire à un ouvrier qui m'apporte un meu- ble; je veux renvoyer satisfait l'homme avec lequel le hasard me fait rencontrer, que ce soit un paysan ou un grand seigneur; et avec l'envie d'être agréable et de bien vivre avec les gens, il y a en moi une fierté presque sotte, qui m'a fait presque toujours éviter de voir les gens qui pouvaient mètre utiles, craignant d'avoir 1 air de les flatter. La peur d'être interrompu, quand je suis seul, vient ordinairement, quand je suis chez moi, de ce que je suis occupé de mon affaire, qui est la peinture : je n'en ai pas d'autre qui soit im- portante. Cette peur, qui me poursuit également quand je me promène seul, est un effet de ce désir même d'être aussi sociable que possible dans la u. 25

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société de mes semblables. Mon tempérament ner- veux me fait redouter la fatigue que va m'imposer telle rencontre bienveillante ; je suis comme ce Gascon qui disait, en allant à une action : « Je tremble des périls va m'exposer mon courage. »

2 juillet. Voir vendredi Gisors, M. Deumier; lui parler de l'abbé Goquant pour la permission de tra- vailler le dimanche (1). Voir Mme de la Grange, Ber- ryer, Poinsot.

Les chevaux que j'ai dessinés dans la prairie chez Berryer avec un prêtre grec assis et une jeune fille ou autre figure.

3 juillet. Faire, pour l'exposition Delamarre, le Giaour foulant aux pieds de son cheval le pacha (2).

Répétition, par Andrieu, du Christ deGrzimalapour B... Ma bonne .lenny me disait, au milieu du dés- ordre de mes dessins entassés, dispersés et déclassés, qu'il fallait absolument mettre aux choses le temps qu elles réclament.

Sur la photographie pour le Moniteur.

Beugniet venu pour l'arrangement des dessins et lithographies. Je lui remets dix-huit pastels et quinze lithographies.

(1) A la chapelle des Saints- Anges, à Saint-Sulpice.

(2) Ge tableau est une variante de la célèbre toile de 1835, Combat du Giaour et du Pacha. (Voir Catalogue Robaut, 1293.) A la vente Seerétan, à Londres, en 1889, il a été adjugé 33,000 francs.

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4 juillet. A l'Exposition de 1855, le Justi- nien (1). Je me suis levé avant cinq heures. Quel- ques idées qui m'étaient venues pour l'article sur le Beau (2), et recouché jusqu'à huit heures; un certain malaise m'avait saisi. Repris le travail jusqu'à dîner, sans presque cesser, si ce n'est pour dormir quelques minutes. Il fallait faire cet effort généreux pour mettre ce travail en état d'être fini d'ici à deux ou trois jours : c'est un métier de chien.

Après dîner, j'ai fait, peut-être contre mon habi- tude, la meilleure partie du travail, par un examen d'ensemble, quelques pages écrites avec une certaine verve. J'écris ceci le mercredi matin, et je n'ai pas relu ce que j'ai fait. Je serais curieux de voir si 1 état de l'esprit après dîner est, comme je le crois, dans la meilleure situation pour produire. A ce moment je viens de me lever, fatigué à la vérité par l'excès de travail d'hier, je n'ai pas une idée : le corps et l'esprit ne demandent que du repos.

Tous ces soirs, promené seul.

5 juillet. Mauvaise journée. J'ai essayé d'écrire et n'ai rien pu faire.

Sorti à trois heures avec Jenny pour aller voir le

(i) Delacroix se proposait d'envoyer à l'Exposition de 1855 le Justinien qu il avait peint en 1826. Ce tableau, qui décora un des grands panneaux de la salle des séances de l'ancien conseil d'Etat, fut brûlé dans l'incendie de ce palais en 18fl. (Voir Catalogue Rohaut, 153.)

(2) L'article sur le Beau parut dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1854.

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logement de la rue du 29 Juillet. Ensuite à Saint- Eustache, voiries peintures de Glaize (1).

En rentrant, mes yeux se portent sur le Loth de Rubens, dont j'ai fait une petite copie. Je suis étonné de la froideur de cette composition et du peu d'intérêt qu'elle présente, si on en excepte le talent de peindre les figures. Véritablement ce n'est qu'à Rembrandt qu'on voit commencer, dans les tableaux, cet accord des accessoires et du sujet principal, qui me paraît à moi une des parties les plus importantes, si ce n'est la plus importante. On pourrait faire à ce sujet une comparaison entre les maîtres fameux.

6 juillet. Faire un travail sur l'antique, sur le faux embellissement : les cartons de Rubens, de la vie d'Achille, les passages d'Homère et les tragiques grecs l'on entend le cri de la nature. Vulcain dans sa forge, dans Y Iliade. Comparaison avec David.

J'ai vu Durieu ce matin, qui m'a parlé des Pierret. Il me dit qu'une démarche de moi auprès de l'Impé- ratrice pourrait quelque chose.

7 juillet. En revenant du conseil pour aller à Saint-Sulpice, vu l'atelier de Gros, qui est à louer.

Le soir, au bois de Boulogne avec Mme de Forget.

(1) Auguste-Barthélémy Glaize, en 1812, peintre, élève des frères Devéria.

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S juillet. Recopié des parties de l'article sur le beau et terminé.

M. Trélat (1) venu dans la journée. Le matin, Vigneron.

15 juillet. Tons du cheval du premier plan dans la Chasse aux lions. Pour les crins : laque brûlée, Sienne naturelle, Sienne brûlée. Pour le corps : momie, laque de gaude, chrome foncé. Tous ces tons jouent dans la peinture. Sabots : terre Cassel, noir pêche, jaune de Naples.

19 juillet. Andrieu me dit que le temps qu'il faut pour la vigne, c'est le contraire de celui qu'il faut pour le blé : il faut un temps frais et net pour ce dernier; pour la vigne, il faut le temps étouffant, le mistral, le siroco. Rapporter ceci à ma réflexion sur les malheurs nécessaires.

Non seulement nous voyons cette apparente con- tradiction dans la nature, qui semble satisfaire ceux- ci aux dépens de ceux-là, mais nous sommes nous- mêmes pleins de contradictions, de fluctuations, de mouvements en sens divers, qui rendent agréable ou détestable la situation nous sommes et qui ne change pas, tandis que nous changeons. Nous

(1) Le docteur Ulysse Trélat (1795-1879), médecin des plus distin- gués, qui prit une part active aux événements de 1830, puis de 1848 ; il devint, sous la République, ministre des travaux publics. Sous l'Empire il renonça à la vie politique et reprit ses fonctions de médecin à la Salpè- kière.

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désirons un certain état de bonheur, qui cesse d'en être un, quand nous l'avons obtenu. Cette situation que nous avons désirée est souvent pire, effective- nient, que celle nous nous trouvons.

L'homme est si bizarre qu'il trouve dans le mal- heur même des sujets de consolation et presque du plaisir, comme celui, par exemple, de se sentir injus- tement persécuté et d'avoir en soi la conscience d'un mérite supérieur à sa fortune présente; mais il lui arrive bien plus souvent de s'ennuyer dans la pro- spérité et même de s'y trouver très malheureux. Le berger de La Fontaine, devenu premier ministre, entouré dans son poste élevé de jalousie et d'em- bûches, devait être et se trouvait à plaindre; il dut éprouver un vif moment de bonheur, quand il reprit ses simples habits de berger et qu'il s'en empara en quelque sorte aux yeux de tous, pour retourner dans les lieux et au milieu de la vie il goûtait sous ces habits le bonheur le plus vraiment fait pour l'homme, celui d'une vie simple et adonnée au travail.

L'homme ne place presque jamais son bonheur dans les biens réels; il le met presque toujours dans la vanité, dans le sot plaisir d'attirer sur soi les regards et par conséquent l'envie. Mais, dans cette vaine carrière, il n'en atteint point ordinairement l'objet au moment il se réjouit de se voir sur un théâtre il attire les regards, il regarde encore plus haut; ses désirs montent à mesure qu'il s'élève, il envie lui-même autant qu'il est envié ; quant aux

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vrais biens, il s'en éloigne toujours davantage : la tranquillité desprit, l'indépendance fondée sur des désirs modestes et facilement satisfaits, lui sont inter- dites. Son temps appartient à tout le monde; il gas- pille sa vie dans de sottes occupations. Pourvu qu'il se sente sous l'hermine et sous la moire, pourvu que le vent de la faveur le pousse et le soutienne, il dévore les ennuis d'une charge, il consume sa vie dans les paperasses, il la donne sans regret aux affaires de tout le monde. Etre ministre, être pré- :sident, situations scabreuses (l) qui ne compro- . mettent pas seulement la tranquillité, mais la réputa- tion, qui mettent un caractère à des épreuves difficiles, qui exposent an naufrage, au milieu d'écueils sans cesse renaissants, une conscience peu assurée d'elle- même.

Le plus grand nombre des hommes se compose de malheureux, qui sont privés des choses les plus néces- saires à la vie. La première de toutes les satisfactions serait pour eux la possibilité de se procurer ce qui leur manque ; le comble du bonheur, d'y joindre ce degré d'aisance et de superflu qui complète la jouis- sance des facultés physiques et morales.

21 juillet. Dîné aujourd'hui avec Mme de For- get, qui part demain pour Ems. Mme Lavalette lui

(1) Delacroix écrivait em 1824 : « Quelles grâces ne dois-je pas au ciel « de ne faire aucun de ces métiers de charlatan qui en imposent au genre «'humain! Au moins je puis en rire! »

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disait que les saisons n'étaient plus comme autrefois.

Il faut mettre ceci avec les réflexions du mercredi sur les malheurs nécessaires. Je disais dans ces réflexions que tout doit changer et subir des révolu- tions autour de l'homme, mais que son esprit chan- geait aussi et voyait les mêmes objets d'un œil différent. A mesure que son corps se modifie par l'âge et les accidents, il ne sent plus de la même manière. La morosité des vieillards est un effet de ce commencement de destruction de leur machine ; ils ne trouvent plus de saveur ni d'intérêt dans rien. Il leur semble que c'est la nature qui décline et que les éléments vont se confondre, parce qu'ils ne voient plus, ne sentent plus, qu'ils sont offensés par ce qui autrefois leur plaisait.

Il est des accidents qui dans certains pays sont considérés comme d'affreux malheurs, et qui ne font dans d'autres nulle impression. L'opinion place l'homme même et le déshonore dans les choses les plus diverses. Un Arabe ne peut supporter l'idée qu'un étranger ait aperçu, même fortuitement, le visage de sa femme. Une femme arabe mettra son point d'honneur à se cacher soigneusement : elle relèverait volontiers sa robe en découvrant le reste de son corps pour s'en voiler la tête.

Il en est de même des accidents dont on tire des présages heureux ou malheureux. En France et, je crois, chez les peuples européens, c'est un présage des plus funestes pour un cavalier et surtout pour un

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militaire de monter un cheval dont les quatre pieds sont marqués de blanc : le fameux général Lassalle, qui avait la religion de ce préjugé, n'avait jamais voulu monter un pareil cheval. Le jour qui fut celui de sa mort, après plusieurs augures funestes, qui l'avaient frappé toute la matinée, miroir brisé, pipe cassée, portrait de sa femme brisé également, au moment il allait la regarder pour la dernière fois, il monte sur un cheval qui n'était pas le sien, et sans prendre garde aux pieds de sa monture. Le che- val avait le funeste signe : c'est monté sur ce cheval qu'il reçoit, peu de moments après, le coup de feu dont il mourut au bout de quelques heures, qui lui fut tiré dans un moment l'on ne se battait plus, par un Croate, je crois, qui se trouvait au nombre des prisonniers qu'on venait de faire après Wagram... Ces quatre pieds blancs sont, au contraire, une marque et un signe de considération chez les Orien- taux, qui ne manquent pas de le mentionner dans les généalogies des chevaux; j'en vois la preuve dans la pièce authentique certifiée parles anciens du pays qui accompagne l'envoi qu'Abd-el-Kader vient de faire à l'Empereur d un certain nombre de chevaux de prix. Je passe sur mille exemples de la sorte.

Combien d'hommes n'ont pas désiré, comme un refuge et comme un bien, cette mort qui est l'objet de l'épouvante universelle et le plus véritablement sans remède de tous les malheurs considérés comme un malheur, et quand même on la regarderait comme

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un malheur, de manière à en faire un sujet d'afflic- tion de quelque permanence dans l'ordinaire de la vie! Ne faut-il pas à toute force s'accoutumer à cette solution nécessaire, à cet affranchissement des autres maux dont nous nous plaignons, et qui sont, à juste titre, des maux, puisque nous les sentons, tandis qu'avec la mort, c'est-à-dire avec la fin, il n'y a plus ni conscience ni sentiment? Nous ne vivons nous- mêmes que de cette multitude innombrable de morts que nous entassons autour de nous. Notre bien-être, c'est-à-dire notre bonheur, ne s'établit que sur ces ruines de la nature vivante que nous sacrifions, non pas seulement à nos besoins, mais souvent à un plai- sir passager, tel que celui de la chasse, par exemple, qui est pour la plupart des hommes un simple délas- sement.

22 juillet. Emporter à la campagne les Alken. Casquette légère, brosse à dents. Circulaire de Bouchereau en juillet 1854.

Dauzats venu dans la journée ; il me parle du pro- jet de changement à la classe des Beaux-Arts.

Arnoux venu ensuite. Il me dit que Corot (1) est très enchanté de mon plafond (2). Il me cite encore quelques approbations dans ce sens.

^juillet. Le roi René auprès du corps de Charles

(1) Nous nous sommes expliqué dans le premier volume sur les rap- ports de Corot avec Delacroix.

(2) Plafond à' Apollon.

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le Téméraire. Appareil, armures, flambeaux, prêtres, croix, etc.

Trouver un sujet du même genre avec une femme .

Roméo et Juliette (1), les parents dans la chambre. Juliette crue morte.

24 juillet. Ce qu'auraient été Raphaël et Michel- Ange à notre époque.

28 juillet. Je pense aux romans de Voltaire, aux tragédies de Racine, à mille et mille chefs- d'œuvre. Comment ! tout cela aura été fait pour que les hommes soient éternellement, à chaque quart de siècle, à demander s'il n'y a pas quelque chose pour les amuser dans les œuvres de l'esprit ! Cette incroya- ble consommation de chefs-d'œuvre, produits pour cette tourbe humaine, par les plus brillants esprits et les génies les plus sublimes, n'effraye-t-elle pas la partie délicate de cette triste humanité? Cette soif insatiable de nouveauté ne donnera-t-elle à personne le désir de revoir si, par hasard, ces chefs-d'œuvre vieillis ne seraient pas plus neufs, plus jeunes, que les rapsodies dont se contente notre oisiveté, et qu'elle

(1) Sur les compositions de Roméo et Juliette, le Catalogue Robaut nous donne les indications suivantes : « A l'Exposition universelle de « 1855, Delacroix avait exposé le3 deux seuls tableaux que lui ait inspirés « le Drame d'amour de Shakespeare : les Adieux du Salon de 1846 et la « Scène des tombeaux des Capulets. » (Voir aussi Catalogue Robaut, n" 939 et 940.)

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préfère aux chefs-d' œuvre ? Quoi ! ces miracles d'in- vention, desprit, de bon sens, de gaieté ou de pathé- tique auront été produits, auront coûté à ces grands esprits des sueurs, des veilles si rarement, hélas! récompensées par la louange banale du moment qui les a vus naître, pour retomber, après une courte apparition suivie de rares éloges, dans la poussière des bibliothèques et dans l'estime infertile et presque déshonorante de ce qu'on appelle les savants et les antiquaires! Quoi! ce seront des pédants de collège qui viendront nous tirer par la manche, pour nous avertir que Racine est simple du moins, que La Fon- taine a vu dans la nature autant que Lamartine, que Lesage a peint les hommes comme ils sont, pendant que les coryphées de la civilisation, les hommes qu'on fait ministres ou pasteurs de peuples, de simples pédants qu'ils étaient, parce qu'ils ont eu un quart d'heure d'inspiration à la hauteur des lumières du jour, ce seront les hommes qui feront une littérature , du nouveau , enfin ! Quelle nou- veauté !...

29 juillet. Sur le portrait. Sur le paysage, comme accompagnement des sujets. Du mépris des modernes pour cet élément d'intérêt. De l'igno- rance où ont été presque tous les grands maîtres de l'effet qu'on pouvait en tirer : Rubens, par exemple, qui faisait très bien le paysage, ne s'inquiétait pas de le mettre en rapport avec ses figures, de manière à

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les rendre plus frappantes; je dis frappantes pour l'esprit, car pour l'œil, ses fonds sont calculés en général pour outrer plutôt par le contraste la couleur des figures. Les paysages du Titien, de Rem- brandt, du Poussin, sont en général en harmonie avec leurs figures. Chez Rembrandt même et ceci est la perfection le fond et les figures ne font qu'un. L'intérêt est partout : vous ne divisez rien, comme dans une belle vue que vous offre la nature et tout concourt à vous enchanter. Chez Watteau, les arbres sont de pratique : ce sont toujours les mêmes, et des arbres qui rappellent les décorations de théâtre plus que ceux des forêts. Un tableau de Watteau mis à côté d'un Ruysdael ou d'un Ostade perd beaucoup. Le factice saute aux yeux. Vous vous lassez vite de la convention qu'ils présentent et vous ne pouvez vous détacher des Flamands.

La plupart des maîtres ont pris l'habitude, imitée servilement par les écoles qui les ont suivis, d'exa- gérer l'obscurité des fonds qu'ils mettent aux por- traits; ils ont pensé ainsi rendre les têtes plus inté- ressantes, mais cette obscurité des fonds, à côté de figures éclairées comme nous les voyons, ôte à ces portraits le caractère de simplicité qui devrait être le principal. Elle met les objets qu'on veut mettre en relief dans des conditions tout à fait extraordinaires. Est-il naturel, en effet, qu'une figure éclairée se détache sur un fond très obscur, c'est-à-dire non éclairé? La lumière qui arrive sur la personne ne

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doit-elle pas logiquement arriver sur le mur ou sur la tapisserie sur laquelle elle se détache?... A moins de supposer que la figure se détache fortuitement sur une draperie extrêmement foncée, mais cette con- dition est fort rare, ou sur Feutrée d'une caverne ou dune cave entièrement privée de jour, circon- stance encore plus rare, le moyen ne peut paraître que factice.

Ce qui fait le charme principal des portraits, c'est la simplicité. Je ne mets pas au nombre des portraits ceux on cherche à idéaliser les traits d'un homme célèbre qu'on n'aura pas vu et d'après des images transmises ; l'invention a droit de se mêler à de sem- blables représentations. Les vrais portraits sont ceux qu'on fait d'après des contemporains : on aime à les voir sur la toile, comme nous les rencontrons autour de nous , quand même ce seraient des personnes illustres. C'est même à l'égard de ces dernières que la vérité complète d'un portrait vous offre plus d'attrait. Notre esprit, quand ils sont loin de notre vue, se plaît à agrandir leur image comme les quali- tés qui les distinguent; quand cette image est fixée et qu'elle est sous nos yeux, nous trouvons un charme infini à comparer la réalité à ce que nous nous sommes figuré.

Nous aimons à trouver l'homme à côté ou à la place du héros. L'exagération du fond dans le sens de l'obscurité fait bien ressortir, si l'on veut, un visage très éclairé; mais cette grande lumière de-

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vient presque de la crudité : en un mot, c'est un effet extraordinaire qui est sous nos yeux plutôt qu'un objet naturel. Ges figures détachées si sin- gulièrement ressemblent à des fantômes et à des apparitions plus qu'à des hommes. Cet effet ne se produit que trop de lui-même, par l'effet du rembru- nissement des couleurs par le temps. Les couleurs obscures deviennent plus obscures encore en propor- tion des couleurs claires qui conservent plus d'empire, surtout si les tableaux ont été fréquemment dévernis et revernis. Le vernis s'attache aux parties sombres et ne s'en détache pas facilement; l'intensité dans les parties noires va donc toujours en s'augmentant; de sorte qu'un fond qui n'aura présenté, dans la nou- veauté de l'ouvrage, qu'une médiocre obscurité, deviendra avec le temps d'une obscurité complète. Nous croyons, en copiant ces Titien, ces Rembrandt, faire les ombres et les clairs dans le rapport le maître les avait tenus; nous reproduisons pieusement l'ouvrage ou plutôt l'injure du temps. Ges grands hommes seraient bien douloureusement surpris en retrouvant des croûtes enfumées, au lieu de leurs ouvrages, comme ils les ont faits. Le fond de la Descente de croix de Rubens, qui devait être un ciel très obscur à la vérité, mais tel que le peintre a pu se le figurer dans la représentation de la scène, est devenu tellement noir qu'il est impossible d'y distin- guer un seul 'détail...

On s étonne quelquefois qu'il ne reste rien de la

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peinture antique; il faudrait s'étonner d'en retrouver encore quelques vestiges dans les barbouillages de troisième ordre qui décorent encore les murailles d'Herculanum, lesquels étaient dans des conditions de conservation un peu meilleures, étant exécutés sur les murs et n'étant pas exposés à autant d'acci- dents que les tableaux des grands maîtres, peints sur des toiles ou sur des panneaux, et que leur mobilité exposait à plus d'accidents. On s'étonnerait moins de leur destruction si l'on réfléchissait que la plupart des tableaux produits depuis la renaissance des arts, c'est-à-dire très récents, sont déjà méconnaissables, et qu'un grand nombre déjà a péri par mille causes. Ces causes vont se multipliant, grâce au progrès de la friponnerie en tous genres, qui falsifie les matiè- res qui entrent dans la composition des couleurs, des huiles, des vernis, grâce à l'industrie, qui substitue, dans les toiles, le coton au chanvre, et des bois de mauvaise qualité aux bois éprouvés que l'on employait autrefois pour les panneaux. Les restaurations mala- droites achèvent cette œuvre de destruction. Beau- coup de gens s'imaginent avoir beaucoup fait pour les tableaux quand ils les ont fait restaurer ; ils croient qu'il en est de la peinture comme d'une mai- son qu'on répare, et qui est toujours une maison, comme tout ce qui est à notre usage que le temps détruit, mais que notre industrie fait encore durer et servir, en le replâtrant, en le réparant de mille manières. Une femme, à la rigueur, peut, grâce à la

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toilette, cacher quelques rides pour produire une certaine illusion et paraître un peu plus jeune qu'elle n'est; mais pour les tableaux, c'est autre chose : chaque restauration prétendue est un outrage mille fois plus regrettable que celui du temps; ce n'est pas un tableau restauré qu'on vous donne, mais un autre tableau, celui du misérable barbouilleur qui s'est substitué à l'auteur du tableau véritable qui dispa- raît sous les retouches.

Les restaurations dans la sculpture n'ont pas le même inconvénient.

Sur le gothique neuf.

30 juillet. Avoir les photographies Durieu pour emporter à Dieppe, ainsi que les croquis d'après Landon(l) et Thévelin. Têtes photographiées. Animaux etanatomie.

Il me semble qu'on pourrait se passer d'impression en peignant son sujet à la détrempe, après l'avoir mis aux carreaux. Pour redessiner sur une ébauche aussi grossière, on passerait une colle très légère, mais qui ne serait pas une colle animale. On pourrait essayer le jus d'ail qui donne un vernis et qui doit contenir un gluten, puisqu'il sert à coller très fortement certains objets. On pourrait ainsi retoucher indéfiniment à la détrempe. On pourrait même ébaucher sur une toile

(1) Paul Landon (1760-1826), peintre et littérateur, doit surtout ea réputation aux nombreux ouvrages qu'il a publiés sur les Beaux-Arts et qui sont encore aujourd'hui consultés avec fruit.

ii. 26

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serrée avec de la couleur à Fhuile comme on fait sur les panneaux, mais ce serait plus long et plus pénible.

1er août. Commission le matin à la Préfecture de police pour le mobilier du préfet. J'ai revu les appartements du haut, qu'habitait Mme Delessert.

A Saint-Sulpice. Trouvé Chenavard en cabrio- let, comme je sortais de chez Halévy; je l'ai ramené chez moi. Il avait l'exaltation d'un homme qui vient de faire un bon déjeuner, ce qu'il a eu la bonté de me dire et qui se voyait ou se sentait de reste; sa sensi- bilité était aussi excitée que son imagination, et il m'a fait beaucoup de tendresses qui m'ont plu pour le moins autant que ses systèmes sur l'origine et la fin du monde. Il m'a exposé des idées très ingénieuses là-dessus, et il me promet une carte explicative mise au net. Je lui ai donné un croquis qui est la première idée du Tigre attaquant le cheval, que j'ai fait pour Weill. Je lui en ai promis encore : ils seront en bonnes mains. Il me dit en avoir vu des quantités énormes chez Riesener, à qui j'en savais bien quel- ques-uns, mais non pas dans les proportions qu'il m'a dites.

Hier et avant- hier, fait les deux premières séances sur la Chasse aux lions. Je crois que cela marchera vite.

2 août. Mauvaise journée : c'est la troisième sur le grand tableau. Cependant, au demeurant, avancé

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encore. Travaillé au coin de droite, le cheval, l'homme et la lionne sautant sur la croupe.

3 août. Le matin, rendez-vous chez l'abbé Coquant pour lui demander de me laisser travailler le dimanche Saint-Sulpice). Impossibilité sur impossibilité. L'Empereur, l'Impératrice, Monsei- gneur conspirent pour qu'un pauvre peintre comme moi ne commette pas le sacrilège de donner cours, le dimanche comme les autres jours, à des idées qu'il tire du cerveau pour glorifier le Seigneur. J'aimais beaucoup au contraire à travailler de préférence le dimanche dans les églises : la musique des offices m'exaltait beaucoup (l). J'ai beaucoup fait ainsi à Saint-Denis du Saint-Sacrement.

4 août. En sortant du conseil, à l'Instruction publique pour M. Ferret; déjeuné sur la place de l'Hôtel de ville ; lu dansY Indépendance belge un article sur une traduction de Y Enfer, d'un M. Ratisbonne(2). C'est la première fois qu'un moderne ose dire son avis sur cet illustre barbare. II dit que ce poème n'est pas un poème, qu'il n'est point ce qu'Aristote appelle

(1) Delacroix rencontra, parait-il, la plus grande difficulté à obtenir la permission de travailler le dimanche dans la chapelle des Saints- Anges. Ce ne fut qu'après de nombreuses démarches qu'il y fut autorisé.

(2) M. Louis Halis'oonne, qui fut le secrétaire et l'ami d'Alfred de Vigny, était attaché à la rédaction du Journal des Débats. En 1852. il avait entrepris de traduire en vers la Divine Comédie de Dante. La première partie, Y Enfer, obtint en 1854 un prix Montyon à l'Académie française.

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une unité, c'est-à-dire ayant commencement, milieu et fin; qu'il pourrait y avoir aussi bien dix que vingt, que trente-trois chants; que l'intérêt n'est nulle part : que ce ne sont qu'épisodes cousus les uns aux autres, étincelants par moments par les sauvages peintures de tourments, souvent plus bizarres que frappantes, sans qu'il y ait gradation dans l'horreur que ces épi- sodes inspirent, sans que l'invention de ces divers supplices ou de ces punitions soit en rapport avec les crimes des damnés. Ce que l'article ne dit pas, c'est que le traducteur gâte encore, par la bizarrerie du langage, ce que ces imaginations ont de singulier; il critique toutefois certaines expressions outrées, tout en approuvant le système de traduire pour ainsi dire mot à mot et de se coller sur son auteur qu'il traduit tercet par tercet et vers par vers.

Comment l'auteur ne serait-il pas tout ce qu'il y a de plus baroque avec cette sotte prétention? Comment joindre à la difficulté de rendre dans une langue si dif- férente par son tour et par son génie, tout imprégnée de notre allure moderne, un vieil auteur à moitié inintelli- gible, même pour ses compatriotes, concis, elliptique, obscur et s'entendant à peine lui-même? J'estime déjà que traduire en ne l'entendant que comme le plus grand nombre des traducteurs, c'est-à-dire dans un langage humain et acceptable par les hommes à qui on s'adresse, est une œuvre assez difficile : faire pas- ser dans le génie d'une langue, surtout en exposant les idées d'une époque entièrement différente, est un

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tour de force que je regarde comme presque inutile à tenter. M. Ratisbonne écorche le français et les oreilles, et il ne rend ni l'esprit, ni l'harmonie, ni par conséquent le vrai sens de son poète. Il faut mettre cela avec les traductions de Viardot et antres qui font du français espagnol en traduisant Cervantes, comme on fait ailleurs du français anglais en traduisant Shakespeare.

5 août. Que chaque talent original présente dans son cours les mêmes phases que Fart parcourt dans ses évolutions différentes, savoir : timidité et séche- resse au commencement, et largeur ou négligence des détails à la fin. Le comte Palatiano (1) com- paré à mes récentes peintures.

Loi singulière! Ce qui se produit ici se produit en tout. Je serais conduit à inférer que chaque objet est en lui-même un monde complet. L'homme, a-t-on dit, est un petit monde. Non seulement il est dans son unité un tout complet, avec un ensemble de lois con- formes à celles du grand tout, mais une partie même d'un objet est une espèce d'unité complète; ainsi une branche détachée d'un arbre présente les conditions de l'arbre tout entier. C'est ainsi que le talent d'un homme isolé présente dans la suite de son développe- ment les phases différentes que présente l'histoire de l'art dans lequel il s'exerce (ceci peut encore se rap-

(1) Delacroix fait ici allusion à une ancienne peinture de lui, datant de 1826 : le for trait du comte Palatiano.

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porter au système de Chenavard sur F enfance et la vieillesse du monde).

On plante une branche de peuplier, qui devient bientôt un peuplier. ai-je vu qu'il y a des ani- maux, — et cela est probable, qui, coupés en mor- ceaux, font autant d'être distincts, ayant autant d'existences propres qu il y a de fragments? J'ai remar- qué souvent, en dessinant des arbres, que telle branche séparée est elle-même un petit arbre : il suffirait, pour le voir ainsi, que les feuilles fussent proportion- nées. La nature est singulièrement conséquente avec elle-même : j'ai dessiné à Trouville des fragments de rochers au bord de la mer, dont tous les accidents étaient proportionnés, de manière à donner sur le papier l'idée d'une falaise immense; il ne manquait qu'un objet propre à établir l'échelle de grandeur. Dans cet instant, j'écris à côté d'une grande fourmi- lière, formée au pied d'un arbre, moitié par de petits accidents de terrain, moitié par Les travaux patients des fourmis; ce sont des talus, des parties qui sur- plombent et forment de petits défilés, dans lesquels passent et repassent les habitants d'un air affairé et comme le petit peuple d'un petit pays, que l'imagi- nation peut grandir dans un instant. Ce qui n'est qu'une taupinière, je le vois à volonté comme une vaste étendue entrecoupée de rocs escarpés, de pentes rapides, grâce à la taille diminuée de ses habitants. Un fragment de charbon de terre ou de silex, ou d'une pierre quelconque, pourra présenter dans une

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proportion réduite les formes d'immenses rochers.

Je remarque à Dieppe la même chose dans les rochers à fleur d'eau, que la mer recouvre à chaque marée; j'y voyais des golfes, des bras de mer, des pics sourcilleux suspendus au-dessus des abîmes, des vallées divisant, par leurs sinuosités, toute une contrée présentant les accidents que nous remarquons autour de nous. Il en est de même pour les vagues de la mer, qui sont divisées elles-mêmes en petites vagues, se subdivisant encore et présentant individuellement les mêmes accidents de lumière et le même dessin. Les grandes vagues de certaines mers du Gap, par exemple, dont on dit qu'elles ont quelquefois une demi-lieue de large, sont composées de cette multi- tude de vagues, dont le plus grand nombre est aussi petit que celles que nous voyons dans le bassin de notre jardin.

Fuir les méchants, même quand ils sont agréables, instructifs, séduisants. Chose étrange! un penchant, autant que le hasard aveugle, vous rap- proche souvent d'une perverse nature. Il faut com- battre ce penchant, puisque l'on ne peut fuir le hasard des rencontres.

Lu dans la Revue un article de Saint-Marc Girar- din (1), au sujet de la Lettre sur les spectacles, de Rous- seau. Il discute longuement si les spectacles sont dan-

(1) Saint-Marc Girardin (1801-1 8 73) était alors membre du conseil de l'instruction publique, professeur à la Sorbonne, et membre de l'Académie française depuis 1844.

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gereux; je suis de cet avis, mais ils ne le sont pas plus que toutes nos autres distractions. Tout ce que nous imaginons, pour nous tirer du spectacle constant de notre misère et des ennuis qu'engendre notre vie telle qu'elle est, tourne les esprits vers ce qui est plus ou moins défendu par la stricte morale. Vous n'intéressez que par le spectacle des passions et de leurs agita- tions : ce n'est guère le moyen d'inspirer la résigna- tion et la vertu. Nos arts ne sont qu'allèchements pour la passion. Toutes ces femmes nues dans les tableaux, toutes ces amoureuses dans les romans et dans les pièces, tous ces maris ou ces tuteurs trompés ne sont rien moins que des excitations à la chasteté et à la vie de famille. Rousseau eût été révolté cent fois davantage par le théâtre et le roman modernes. A très peu d'exceptions près, on ne trouvait dans l'un et dans l'autre, autrefois, que des exemples de pas- sions dont le triomphe ou la défaite tournait jusqu'à un certain point [au profit de la morale. Le théâtre ne montrait guère le tableau de l'adultère (Phèdre, la Mère coupable). L'amour était une passion contrariée, mais dont la fin était légitime dans nos mœurs. On était à cent lieues de ces excentricités romanesques qui font le thème ordinaire des drames modernes et la pâture des esprits désœuvrés... Quels germes de vertu ou seulement de convenance apparente peuvent laisser dans les cœurs des Antony, des Lélia et tant d'autres parmi lesquels le choix est difficile pour l'exa- gération d'une part, et pour le cynisme de l'autre?

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11 août. Rapporté de chez Beugniet huit pas- tels : il en avait rapporté deux auparavant : les Ptôses trémiéres, etc. ; il en a encore huit.

12 août. Balancer les avantages de la vie chez l'homme qui réfléchit et chez l'homme qui ne réfléchit pas : le gentilhomme campagnard, au milieu de labondance champêtre de ses champs et de son manoir, passant sa vie à chasser et à voir ses voisins, avec celle de lhomme adonné aux distractions modernes, lisant, produisant, vivant d'amour-propre; ses rares jouissances, celles des belles choses peuvent- elles se comparer? Malheureusement, il sent à mer- veille ce qui lui manque : au sein de l'aridité qu'il trouve quelquefois dans son bonheur abstrait, il sent vivement la jouissance que ce serait pour lui de vivre en plein air, dans une famille, dans une vieille maison et un domaine antique, il a vu ses pères. Par contre, le campagnard qui n'est que cela, jouit gros- sièrement, s'enivre, vit de commérages, et n'apprécie pas le côté noble et vraiment heureux de son existence.

Contradiction de l'opinion des hommes sur ce qui fait le malheur : chapitre des malheurs nécessaires.

Le vrai malheur pour le campagnard, qui n'évite l'ennui après la chasse qu'en allant dormir comme ses chiens, comme pour le philosophe qui soupire après le bonheur des champs, c'est la souffrance, la maladie : ni l'un ni l'autre, alors qu'il est malade, ne se trouve malheureux de la vie qu'il est forcé de mener; et,

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qu il souffre de l'ennui ou de maux véritables; l'un comme l'autre n'a pas moins une horreur égale de la mort, c'est-à-dire de la fin de cet ennui ou de cette souffrance.

Heureux qui se contente de la surface des choses ! J'admire et j'envie les hommes comme Berryer, qui a l'air de ne rien approfondir. Vous me le donnez, je le prends : ne pesons sur rien. Que de fois j'ai désiré lire dans les cœurs, uniquement pour savoir ce que con- tenaient de bonheur ces visages satisfaits... comme tous ces fils d'Adam, héritiers des mêmes ennuis que je supporte !

Gomment ces Halévy, ces Gautier, ces gens cou- verts de dettes et d'exigences de famille ou de vanité, ont-ils un air souriant et calme, à travers tous les ennuis? Ils ne peuvent être heureux qu'en s'étourdis- sant et en se cachant les écueils au milieu desquels ils conduisent leur barque, souvent en désespérés, et ils font naufrage quelquefois.

12 août. L'habitude émousse tous les senti- ments : les picotements journaliers de la famille, etc. Mme Sand devrait être heureuse, et je crois qu'elle ne l'est pas.

Dans le Moniteur d'aujourd'hui, article de Gau- tier sur les peintures de Cornélius (1). Descriptions

(1) Cet article de Th. Gautier est probablement celui qui se trouve dans le volume de Y Art moderne et qui contient cette appréciation sur Cornélius : « Pierre de Cornélius peut être considéré comme le chef de

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de sujets mythologiques, dans lesquels il y a à prendre.

J'ai été l'après-midi porter mon tableau des Baigneuses chez Berger. J'ai vu un tableau de de Kayser, qui est très estimé des amateurs. Le mien, que je méprise assez, l'ayant fait dans des condi- tions qui ne me plaisent pas, m'a paru un chef- d'œuvre.

J'ai été à l'Hôtel de ville, pour l'affaire de Vimont. M. Perrier m'a demandé, avec toute la discrétion qu'on peut mettre à commettre une indiscrétion, de lui donner un dessin, une bagatelle, a-t-il dit, pour avoir un souvenir de vous, de ces choses que vous faites en vous jouant et en pensant à autre chose.

Je me porte mieux, je suis plus allègre tous ces jours derniers, un peu borborygme et travaillé par l'influence. Ce soir, joui, en me promenant, de ce sentiment du retour de la force. Je suis heureux de quitter Paris; j'ai hâte de le faire pour tirer le plus tôt possible de cet air empesté ma pauvre Jenny.

13 août. Mannequin chez Lefranc à 350 fr.

«l'école allemande, ou, pour parler d'une manière plus exacte, du cycle « des peintres attirés et fixés à Munich par la munificence éclairée du roi « Louis. Quelques-uns ne sont pas ses élèves, mais tous ont plus ou « moins subi son influence et marché dans la voie qu'il avait ouverte. Il « a exercé sur cette génération d'artistes une autorité pareille à celle de « M. Ingres sur ses nombreux disciples : c'est un génie absolu, domina- it teur, et par cela même très propre à faire une révolution en peinture ; « il a, sur les différentes directions de l'art, des systèmes arrêtés, des «principes inflexibles contre lesquels il n'admet pas de discussion, et, « s'il se trompe, c'est savamment, et d'après une esthétique particulière. »

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Savoir s'il en loue et à meilleur compte. Je dirai à Andrieu de s'en informer.

14 août. Aller, à mon retour, demander à Fer- dinand Denis, rue de FOuest, 56, l'ouvrage de Bazin, sur Molière.

L'Académie des sciences morales et politiques avait mis au concours, en 1847, la question suivante : Rechercher quelle influence le progrès et le goût du bien-être matériel exercent sur la moralité du peuple. Je trouve ceci dans mon petit agenda de 1847. Je serais curieux de savoir les conclusions qui ont été couronnées par la docte Académie, composée presque exclusivement de ces moralistes que nous connaissons, qui ont fait la révolution de 1830 et celle de 1848; ce prix, proposé avant cette dernière, avait sans doute en vue de glorifier ce progrès et ce goût du bien-être qui n'est que trop naturel, à mon avis, et n'a nul besoin d'être encouragé dans les cœurs, d'où il serait plutôt difficile de le déloger. Le beau chef-d'œuvre de découvrir que l'homme, à tous les degrés de l'échelle, désire être mieux qu'il n'est! Passe encore si on découvrait en même temps un moyen de le rendre satisfait quand il est monté d'un degré ou de plusieurs degrés vers les objets de son ambition.

Cette ambition, malheureusement, est insatiable, et il arrive que celui qui, au milieu d'une vie pauvre, entretenait le ressort de son âme en résistant aux

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malheurs ou à l'embarras, perd le sentiment du devoir au sein dune situation qu'il améliore facilement et qu'il veut améliorer sans fin. (Au chapitre du labou- rage à la mécanique, etc., Girardin, etc.)

17 août. Parti pour Dieppe à neuf heures du matin. Mille embarras pour s'embarquer, et bonheur délicieux une fois parti.

Je suis à côté d'un grand gaillard qui a l'air d'un Flamand, mais dans une tenue de voyage irrépro- chable : chapeau de feutre anglais, gants serrés et boutonnés, canne délicieuse. Il lit dédaigneusement un journal et adresse de temps en temps la parole à un homme, en face de lui, proprement vêtu, mais sans recherche, figure assez sérieuse, qui médite de son côté sur le journal et que je prends pour un homme de mérite. Mon gros élégant demande à l'homme de mérite en noir des nouvelles de l'en- droit qu'il va habiter. « C'est un trou, dit-il, vous allez périr d'ennui. » Je me dis que c'était un homme difficile à amuser, nouvelle confirmation de sa supé- riorité.

Après avoir épuisé l'un et l'autre cette lecture qui les empêchait sans doute de jeter les yeux sur toute cette nature au milieu de laquelle nous nous sentions emportés, et dont la vue me remplissait de bonheur, mes deux hommes se mettent à causer. L'homme en noir demande à l'homme en manchettes et à canne ce que devient Un tel, s'il y a longtemps qu'il ne

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l'a vu. Cet Un tel, c'est un boucher : on raconte en style d'arrière-boutique des anecdotes sur ce boucher. J'apprends alors que le prétendu homme de mérite, savant ou professeur, tient dans un fau- bourg une boutique de nouveautés, confections, etc. Madame son épouse en tient une petite dans la rue Saint-Honoré; la conversation s'anime sur le calicot, sur des parties de châles et de cretonne... Mes idées s'éclaircissent tout à coup à leur tour. Je retrouve parfaitement dans les traits et dans la carrure de mon boucher enrichi et mis à la dernière mode un gaillard qui a posséder le sang-froid nécessaire pour saigner un veau et détailler de la viande ; les plaisanteries de son interlocuteur et 1 expression ignoble de ses petits yeux qui disparaissent dans son rire niais sont en harmonie avec les gestes d'un commis habitué à auner de l'étoffe. Je suis moins surpris du peu d'attention qu'ils ont donné au spec- tacle des champs... Ils nous quittent l'un et l'autre avant Rouen.

La seconde partie du voyage s'accomplit avec une lenteur extrême; petite tromperie de MM. les admi- nistrateurs, qui nous promettent un trajet direct, et qui, de Rouen à Dieppe, nous arrêtent à chaque pas. La pluie achève le mécontentement. Quand nous arri- vons, elle est diluviale. Un de nos compagnons de voiture que j'avais pris en goût me dit qu'il n'y a pas un logement à louer, qu'il arrive tous les jours huit cents personnes. /

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Longue station au débarcadère, et enfin emmenés par le père Mercier à l'Hôtel du Géant, nous nous installons; très bon dîner, petite course à la jetée auparavant.

Je revois avec plaisir tous ces endroits que je con- nais. Pris par la pluie, je me réfugie dans la cabane du gardien de la jetée, qui est un vieux matelot.

18 août. Un peu de fainéantise, sommeil sur un canapé, malgré le beau soleil; pourtant j'avais été faire un tour; entré même à Saint-Jacques.

Si la vue d'objets nouveaux a pour notre pauvre esprit, si avide de changements, un charme qu'on ne peut nier, il faut avouer aussi que la douceur de retrouver des objets déjà connus est très grande. On se rappelle les plaisirs qu'on y a éprouvés déjà et dont l'imagination augmente le charme à distance.

J'ai de la peine à surmonter cette langueur et ce vide qui me pèsent, quand je n'ai pas encore pris mes habitudes dans un lieu j'arrive. Les seuls plaisirs que je trouve ici dans ces premiers jours sont unique- ment de revoir un lieu que j'aime et je me suis trouvé heureux. Mon bonheur d'autrefois me semble plus grand que celui d'aujourd'hui. Le défaut d'occu- pations capables de m'intéresser en dehors de la vue des objets qui m'environnent et malgré leur intérêt pour moi, en est la cause.

J'ai remarqué, comme je ne l'avais point fait jus- qu'ici, la vérité des expressions dans le Saint Sépulcre

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qui est à Saint-Jacques. Je ne sais j'ai écrit ces jours -ci que cette vue me confirmait aussi cette idée de Chenavard, à savoir, que le christianisme aime le pittoresque. La peinture s'allie mieux que la sculpture avec ses pompes et s'accorde plus intime- ment avec les sentiments chrétiens.

Dîné encore ce jour à l'Hôtel du Géant et trouvé notre logement sur le port. La vue qu'on a de la fenêtre me transporte, et je crois faire une excellente afîaire en le payant cent vingt francs pour un mois.

19 août. Installation dans le logement qui pré- sente mille inconvénients : nous le croyons horrible et insupportable, et nous finissons par nous y habi- tuer. Les plus petits événements de ma vie présen- tent, comme ce qui m'est arrivé de plus important, les mêmes phases et les mêmes accidents. Un projet se présente avec toutes les séductions : à peine em- barqué, mille contrariétés surgissent qui semblent devoir tout arrêter et rendre tout détestable. La volonté on le hasard fait que les difficultés s'apla- nissent et que la situation devient tolérable d'abord et quelquefois excellente. Chaque homme a-t-il sa destinée réellement écrite et tracée, comme il a sa figure et son tempérament? Quanta moi, et jusqu'ici, je n'hésite pas à en être convaincu. Je suis un homme très heureux au demeurant, et il a toujours fallu acheter chaque avantage par quelque combat. J'ai recueilli par quelques faveurs du destin, accordées

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à la vérité dune main avare, mais présentant aussi quelque chose de plus certain ; c'est comme ces arbres qui croissent dans de maigres terrains ils poussent lentement et difficilement, et dont les bran- ches sont tordues et noueuses, grâce à cette difficulté d'exister; le bois de ces arbres passe pour être plus dur que celui de ces beaux arbres venus en peu de temps dans une terre abondante, et dont les troncs droits et lisses semblent avoir crû sans peine.

La destinée de ma pauvre Jenny offre une fixité semblable (elle ne s'est jamais démentie), mais qui n'est guère en harmonie avec celle qu'eussent méritée ses vertus. Jamais plus noble et pins ferme nature ne fut mise à des épreuves plus cruelles. Que le ciel au moins lui donne maintenant des jours heureux et moins de cruelles souffrances pour le prix de cette noble misère supportée d'un front si serein et pour des motifs si généreux! Est-ce que les lois morales n'auraient pas le privilège, comme les lois qui ne regardent que le physique, d'être invariables?

23 août. Je crois que c'est ce matin que j'ai été avec Jenny, à qui ces promenades font du bien, courir le long des falaises, du côté des bains; c'est que j'ai remarqué ces rochers à fleur d'eau et que j'ai eu beaucoup de plaisir à voir la marée les envahir.

Vers quatre heures, promenade du côté du Pollet avec Jenny. Nous sommes entrés dans la nouvelle église. Elle est complètement sur un modèle italien ii. 2T

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que les architectes affectionnent dans ce moment. Elle présente la nudité la plus complète ; ces gens-là prennent pour une austère simplicité ce qui n'est que barbare chez les inventeurs de ce type d'architecture qui conviendrait peut-être à des protestants, qui ont horreur de la pompe romaine ; mais ces grands murs tout nus et ces jours ménagés, qui distillent à peine un peu de lumière dans ce pays il fait sombre pendant les trois quarts de l'année, ne conviennent guère au culte catholique . Je ne peux assez me récrier sur la sottise des architectes, et je n'excepte ici personne sur ce point. Chacun des caprices que la mode a consacrés à son tour dans chaque siècle devient sacramentel pour eux. Il semble que ceux-là seulement qui les ont précédés étaient des hommes doués de la liberté d'inventer ce qui leur plaît pour orner leurs demeures. Ils s'interdisent de produire autre chose que ce qu'ils trouvent ailleurs tout fait et approuvé par les livres. Les castors inventeront une nouvelle manière de faire leurs maisons avant qu'un architecte se permette un nouveau mode et un nou- veau style dans son art, lequel, par parenthèse, est le plus conventionnel de tous, et celui qui, par consé- quent, admet le plus le caprice et le changement.

24 août. Aujourd'hui, loué enfin un roman de Dumas, pour sortir de l'ennui que me donne l'absence d'occupation. Tous les jours précédents, promenades, dessins d'après les photographies de Durieu.

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Trouvé aujourd'hui, avant dîner, en revenant du Pollet, le pauvre cheval étendu par terre et que je croyais mort. 11 était à la vérité mourant (1).

25 août. Le soir chez Mme Scheppard, que j'avais rencontrée il y a cinq ou six jours; elle partait, ainsi que sa fille, pour aller entendre les chanson- nettes de Levassor, quelle appelait un concert (2). J'ai résisté à son invitation de l'accompagner et ai été promener, sur la jetée et dans l'obscurité, la toilette dont j'avais fait les frais contre mon ordinaire depuis que je suis ici et qui était à son intention.

Dans la promenade de ce matin, étudié longuement la mer. Le soleil étant derrière moi, la face des vagues qui se dressait devant moi était jaune, et celle qui regardait le fond réfléchissait le ciel. Des ombres de nuages ont couru sur tout cela et ont produit des effets charmants : dans le fond, à l'endroit la mer était bleue et verte, les ombres paraissaient comme violettes; un ton violet et doré s'étendait aussi sur les parties plus rapprochées quand l'ombre les cou- vrait. Les vagues étaient comme d'agate. Dans ces parties ombrées, on retrouvait le même rapport de vagues jaunes, regardant le côté du soleil, et de par- ties bleues et métalliques réfléchissant le ciel.

(1) Delacroix a fait un croquis à la mine de plomb de ce vieux cheval. (Voir Catalogue Robaut, 1205.)

(2) Levassor, le célèbre comique du Palais-Royal, faisait de fréquentes tournées en province, il débitait des chansonnettes, des scènes comiques «le son répertoire.

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Lettre à Mme de F... et qui a du rapport avec ce que j'ai écrit le 12 août courant.

« Je vous écris bien tard; j'ai été ballotté de loge- ment en logement, avant de me fixer; enfin, me voici sur le quai Duquesne, en pleine marine ! Je vois le port et les collines du côté d'Arqués : c'est une vue charmante, et dont la variété donne des distrac- tions continuelles, quand on ne sort pas. Je suis ici, comme à mon ordinaire, ne voyant personne, évitant de me trouver je puis rencontrer des gens ennuyeux. J'en ai trouvé deux ou trois en débarquant; nous nous sommes promis, juré même de nous voir tous les jours; mais comme je ne mets jamais le pied dans l'établissement, qui est le rendez-vous de tout le monde, il y a de grandes chances que je ne les rencontrerai pas. J'ai eu recours à ma ressource ordinaire, pour bannir l'ennui des moments je ne sais que faire : j'ai loué un roman de Dumas, et avec cela j'oublie quelquefois d'aller voir la mer. Elle est superbe depuis hier : les vents vont commencer à souffler, et nous aurons de belles vagues. Je vous plains d'avoir déjà fini vos excursions, moi qui suis au commencement des miennes; mais Paris vous plaît plus qu'à moi. Hors de Paris, je me sens plus homme; à Paris, je ne suis qu un monsieur. On n'y trouve que des messieurs et des dames, c'est-à-dire des poupées; ici, je vois des matelots, des laboureurs, des soldats, des marchands de poisson.

« La grande toilette de ces dames, toutes à la der-

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nière mode, contraste avec les grosses bottes des pêcheurs du Pollet et les robes courtes des Nor- mandes, qui ne manquent pas d'un certain charme, malgré leurs coiffures, qui ressemblent à des bonnets de coton.

«Je fais une cuisine excellente. J'ai trouvé dans mon logement un fourneau dans le genre du vôtre, et j'ai pris une passion pour tout ce qui sort de ce fourneau. Quant au poisson et aux huîtres, aux tourteaux et aux homards, ils sont incomparables. Vous ne mangez à Paris que le rebut en comparaison. Je me vautre, comme vous le voyez, dans la matière; il n'est point jusqu'au cidre que je ne trouve excellent. Je bâille quelquefois de n'avoir rien à faire de suivi. Les petits dessins que je fais principalement ne suffisent point pour m'occuper l'esprit (1); alors je reprends mon roman, ou je vais à la jetée voir entrer et sortir les bateaux.

« Voilà la vie que je vais mener encore quelque temps; je ferai sans doute quelques excursions aux environs, mais mon quartier général sera toujours sur le quai Duquesne. Il faut conjurer comme on peut les fantômes de cette diable de vie qu'on nous a donnée, je ne sais pourquoi, et qui devient amère si facilement, quand on ne présente pas à 1 ennui et aux ennuis un front d'acier. Il faut agiter, en un mot, ce corps et cet esprit, qui se rongent l'un l'autre dans la

(1) Voir Catalogue Robaut, 1268, un croquis pris par Delacroix de ea fenêtre, à Dieppe.

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stagnation, dans une indolence qui n'est plus que de la torpeur. Il faut absolument passer du repos au tra- vail, et réciproquement; ils paraissent alors égale- ment agréables et salutaires. Le malheureux accablé de travaux rigoureux et qui travaille sans relâche est sans doute horriblement malheureux, mais celui qui est obligé de s'amuser toujours ne trouve pas dans ses distractions le bonheur ni même la tranquillité; il sent qu'il combat cet ennui qui le prend aux cheveux ; le fantôme se place toujours à côté de la distraction et se montre par-dessus son épaule. Ne croyez pas, chère amie, que parce que je travaille à mes heures, je sois exempt des atteintes de ce terrible ennemi: ma conviction est qu'avec une certaine tournure d'esprit, il faudrait une énergie inconcevable pour ne pas s'ennuyer, et savoir se tirer, à force de volonté, de cette langueur nous tombons à chaque instant. Le plaisir que je trouve dans ce moment même à m' étendre avec vous sur ce sentiment est une preuve que je saisis avidement, quand j'en ai Ja force, les occasions de m'occuper l'esprit, même pour parler de cet ennui que je cherche à conjurer. J'ai, toute ma vie, trouvé le temps trop long. J'attribue, pour une bonne partie, cette disposition au plaisir que j ai presque toujours trouvée dans le travail lui-même; les plaisirs vrais ou prétendus qui lui succédaient ne faisaient peut-être pas un assez grand contraste avec la fatigue que me donnait le travail, fatigue qui est très durement éprouvée par la plupart des hommes.

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Je me figure à merveille la jouissance que trouve dans le repos cette foule d'hommes que nous voyons accablés de travaux rebutants ; et je ne parle pas seulement des pauvres gens qui travaillent pour le pain de chaque jour : je parle aussi de ces avocats, de ces hommes de bureau, noyés dans les paperasses et occupés sans cesse d'affaires fastidieuses on qui ne les concernent pas. Il est vrai que la plupart de ces gens-là ne sont guère tourmentés par l'imagination; ils trouvent même dans leurs machinales occupations une manière comme une autre de remplir leurs heures. Plus ils sont bétes, moins ils sont malheureux.

« Je finis en me consolant avec ce dernier axiome, que c'est à force d'avoir de l'esprit que je m'ennuie, non pas à présent au moins et en vous écrivant; je viens au contraire de passer une demi-heure agréa- ble en m'adressant à vous, chère amie , et en vous parlant à ma manière de ce sujet qui intéresse tout le monde. Ces idées, à leur tour, vous feront peut-être passer cinq minutes avec quelque plaisir, quand vous les lirez, surtout en souvenir de la véritable affection que je vous porte. »

2G août. Tous les matins, je vais sur la plage ou vers les rochers à fleur d'eau, quand la marée est basse. Un de ces jours, fatigué beaucoup en m'avan- çant jusqu'au sable de pauvres femmes ramassaient des équilles, en creusant avec une sorte de trident.

Dans la journée, reçu une lettre ducousiu Delacroix

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que j'ai ajourné au 20 septembre et qui attend une réponse. Également une lettre de mon cher Rivet, qui me parle daller passer quelque temps avec sa famille au bord de la mer et me donnant des infor- mations. Il me dit dans sa lettre beaucoup de choses qui mont touché et flatté.

Le soir, en me promenant sur la plage, rencontré Chenavard (1) que je n'attendais guère là. Sa vue m'a fait plaisir, et sa conversation m'est d'une grande ressource. Il m'accompagne jusque chez Mme Schep- pard, j'allais passer la soirée et je me suis ennuyé excessivement.

En sortant vers dix heures et demie, j'ai été jusqu'à la Douane, sur le quai, pour secouer toute cette insi- pidité. J ai vu ces bateaux à vapeur anglais dont la forme est si mesquine. Grande indignation contre ces races qui ne connaissent plus qu'une chose : aller vite; qu'elles ain^nt donc au diable et plus vite encore avec leurs machines et tous leurs perfection- nements, qui font de l'homme une autre machine!

27 août. On devait lancer à midi un grand navire qu'on appelle un clipper... Voici encore une invention américaine pour aller plus vite! Toujours

(1) A propos des relations de Delacroix et Chenavard, Baudelaire écrivait : « Chenavard était pour Delacroix une rare ressource. C'était « vraiment plaisir de les voir s'agiter dans une lutte innocente; la parole « de l'un marchait pesamment, comme un éléphant en grand appareil de « guerre, la parole de l'autre vibrant comme un fleuret, également aiguë « et flexible. » [L'art romantique . L'œuvre et la vie d' Eugène Delacroix .)

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plus vite ! Quand on aura mis des voyageurs logés commodément dans un canon, de manière que ce canon les envoie aussi vite que des boulets dans toutes les directions il leur plaira daller, la civili- sation aura fait un grand pas sans doute. Nous mar- chons vers cet heureux temps, qui aura supprimé l'espace, mais qui n'aura pas supprimé l'ennui, attendu la nécessité toujours croissante de remplir les heures dont les allées et venues occupaient au moins une partie.

Je devais retrouver Ghenavard pour assister à ce spectacle, dont j'ai joui parfaitement, et qui est beau à voir; je n'ai retrouvé mon compagnon qu'ensuite. Nous nous sommes promenés ; assis sur l'herbe au bord de la mer : beaucoup de conversations très bonnes et très intéressantes sur la politique et sur la peinture. Enfin la fatigue m'a pris et je suis rentré assez tard.

Après mon dîner, pris d'ennui... J'ai été du côté l'on avait arrimé le fameux clipper, dans le der- nier bassin, afin de le mater et de le gréer. On y fai- sait un banquet sous une tente. On a du y boire à la santé des Américains et de la vitesse, dont on aurait mettre la statue à la proue du bâtiment.

Rencontré sur un autre bâtiment un petit mousse qui baragouinait le breton; j'ai pensé à Jenny et au plaisir quelle aurait de rencontrer un compatriote.

Ensuite, vers une foire qui se tenait au delà, mais qui n'a fait que renforcer mon ennui. En revenant par le même chemin, j'ai retrouvé mes dîneurs, qui

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en étaient au café et qui le prenaient en fumant et en disant sans doute de fort belles choses sur le progrès.

Lundi 28 août. Rendez-vous avec Chenavard, sur la plage à une heure, pour le mener voir mes croquis. Il semble toujours estimer moins le talent des grands maîtres, à proportion de la décadence au milieu de laquelle ils vivent; c'est le contraire qui devrait être et qu'il faudra dire. Peut-être est-il vrai qu'au milieu de l'indifférence générale, le talent ne porte pas tous ses fruits; il est convenu que pour avoir fait le peu que j'ai produit, il a fallu déployer mille fois plus d'énergie que ces Raphaël et ces Rubens, qui n'avaient qu'à se montrer au monde surpris, et préparé cependant à l'admiration, pour être comblés d'encouragements et d'applaudisse- ments.

Nous sortons ensemble; il me mène par les chemins verdoyants qui sont au revers de la falaise, du côté du château. Je rentre pour dîner et le quitte au Puits salé.

Le soir, vue magnifique de l'autre côté, au Pollet, par la mer basse. Je suis resté longtemps au bout de la jetée. J'avais été happé, en rentrant pour dîner, par le jeune Gassies, qui m'apprend que Mme Man- ceau est à Dieppe. Il me promet de ne pas trahir ma sauvagerie, en donnant mon adresse. Le hasard l'avait mis au-dessus de moi; nous étions depuis dix jours, sans nous rencontrer ,

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C'est le matin que j'ai retrouvé Chenavard, qui m'a conseillé daller voir Guérin (1), pour lui parler de la maladie de Jenny.

Mardi 29 août. Le matin, resté quelque temps au grand soleil sur la plage, à voir les baigneurs.

Je suis rentré pour travailler. J'ai fait un dessin d'après Thevelin et deux ou trois croquis, moitié de souvenir, de ce que j'avais vu le matin.

A deux heures chez Guérin avec Jenny. J'en suis fort content, et je crois qu'il a l'espoir de faire beau- coup pour elle.

En sortant, vu avec elle le château, qui m'a fort intéressé. La vue de la mer unie comme une glace et dans son immensité, qui réduisait à rien la plage et la ville de Dieppe, m'a causé le plus grand plaisir.

Je voulais le soir rencontrer Chenavard pour le remercier; j'ai rôdé sur la plage inutilement par un temps de brouillard assez malsain et dans un demi- ennui plus malsain encore pour moi.

30 août. Matinée délicieuse. Je suis sorti seul, pendant que la pauvre Jenny prenait médecine par ordonnance de Guérin, et je suis monté derrière le château. Chemin tortueux, petit quinconce de hêtres,

(1) Jules Guérin (1801-1886), chirurgien distingué, auteur de nom- breux mémoires qui lui valurent, en 1857, le grand prix de chirurgie à l'Académie des sciences. Il fut aussi un des fondateurs de la presse mé- dicale de Paris et collabora à l'ancien National. Il était membre de l'Académie de médecine.

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sur une montée à la normande. Je me suis établi dans un champ qui venait d'être moissonné, pour faire une vue du château et de toute cette campagne, non pas que la vue fût intéressante, mais pour conserver un souvenir de ce délicieux moment. L'odeur des champs, du blé coupé, le chant des oiseaux, la pureté de F air, m'ont mis dans un de ces états qui ne peuvent rappeler autre chose que les jeunes années l'âme s'ouvre si facilement à ces impressions si charmantes que je crois, à l'heure qu'il est, me per- suader que je suis heureux du souvenir seul de mon bonheur passé en semblables circonstances.

En redescendant, fait un autre croquis de grands arbres autour d'une ferme, et du chemin, à l'endroit je m'étais arrêté avec Chenavard.

(Je crois que c'est ce jour-ci que j'ai passé longue- ment la soirée avec Chenavard. Michel-Ange, etc. Il m'a parlé de ses relations avec certain vieux conven- tionnel : Barrère lui écrivant de ne pas le revoir, etc.)

31 août, J'ai voulu renouveler mes sensations d'hier, mais en tournant d'un autre côté; je voulais voir absolument ce que c'était que cette campagne que j'ai en face de mes fenêtres, au delà du Poliet. Je suis monté bravement par la grande route qui mène à Eu, mais le soleil m'a forcé à capituler; j'ai pris à gauche; j'ai vu le cimetière et suis redescendu presque grillé.

Le soir, conversation sans fin avec Chenavard sur

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la plage et le long des rues. Il m'a parlé de la difficulté que Michel-Ange avait souvent à travailler, et il m'a cité ce mot de lui : Benedetto Varchi (1) lui dit : « Si- gnor Buonarotti, avete il cervello di Giove »; il aurait répondu : « Si vuolc il martello di Vulcano per farne uscire qualche cosa. » Il avait brûlé, à une certaine époque, une grande quantité d'études et de croquis, pour ne pas laisser de traces de la peine que lui avaient donnée ses ouvrages qu'il retournait de mille manières, comme un homme qui fait des vers. Il sculptait souvent d'après des dessins ; sa sculpture témoigne de ce procédé. Il disait que la bonne sculp- ture était celle qui ne ressemblait pas à la peinture, et que la bonne peinture, au contraire, était celle qui ressemblait à de la sculpture.

C'est aujourd'hui que Chenavard m'a reparlé de son fameux système de décadence. Il tranche trop absolument. Il lui manque aussi d'estimer à leur juste valeur toutes les qualités estimables. Bien qu'il dise que les gens d'il y a deux cents ans ne valent pas ceux d'il y a trois cents ans, et que ceux d'aujourd'hui ne valent pas ceux d'il y a cinquante ou cent ans, je crois que Gros, David, Prud'hon, Géricault, Charlet sont des hommes admirables comme les Titien et les Raphaël; je crois aussi que j'ai fait de certains morceaux qui ne seraient pas méprisés de ces messieurs, et que j'ai eu de certaines inventions qu'ils n'ont pas eues.

(1) Benedetto Varchi (1502-1562), historien et poète florentin, auteur d'une histoire des révolutions de Florence.

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1er septembre. Le matin et hier, levé de bonno heure, et été sur le galet avec Jenny.

Travaillé dans la journée. Dessiné de ma fenêtre, avant dîner, des bateaux (1).

Le soir, j'ai décliné Chenavard. J'avais F esprit fatigué de sa diatribe d'hier soir. Il pratique naïve- ment ou sciemment l'énervation des esprits comme un chirurgien pratique la taille et la saignée.. . Ce qui est beau est beau, n'importe dans quel temps, n'im- porte pour qui; puisque nous sommes deux à admi- rer Charlet (2) et Géricault, cela prouve d'abord qu'ils sont admirables, ensuite qu'ils peuvent trouver des admirateurs. Je mourrai en admirant ce qui mérite de l'être, et si je suis le dernier de mon espèce, je me dirai qu'après la nuit qui me suivra sur l'hémi- sphère que j'habite, le jour se refera encore quelque part, et que l'homme ayant toujours un cœur et un esprit, il jouira encore et toujours par ces deux côtés.

Le soir, revenu derrière le château; j'ai pris un sentier qui monte à gauche; j'ai trouvé une vue magnifique de la ville et du château. Il faisait obscur. Je me suis promis de revenir et de faire ici quelques dessins.

(1) Voir Catalogue Robaut, nos 1270-1271.

(2) Delacroix publia une étude sur Charlet qui parut à la Bévue des Deux Mondes (1er juillet 1862). Elle débute ainsi : «Je voudrais à ma « faible voix plus de force et d'autorité pour entretenir dignement le « public français de quelques admirables contemporains qui font sa « gloire, sans qu'il en soit suffisamment informé. Charlet est à la tète de « ces hommes rares qui ne me paraissent pas avoir été mis à la place « que la postérité leur réserve sans doute. »

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Je suis rentré par le plus beau clair de lune, en faisant le tour des bassins. Observé beaucoup le grée- ment des navires.

2 septembre. Les savants (1) ne font autre chose, après tout, que trouver dans la nature ce qui y est. La personnalité du savant est absente de son œuvre ; il en est tout autrement de l'artiste. C'est le cachet qu'il imprime à son ouvrage qui en fait une œuvre d'artiste, c'est-à-dire d'inventeur. Le savant découvre les éléments des choses, si on veut, et l'artiste, avec des éléments sans valeur ils sont, compose, invente un tout, crée, en un mot; il frappe l'imagina- tion des hommes par le spectacle de ses créations, et d'une manière particulière. Il résume, il rend claires pour le commun des hommes qui ne voit et ne sent que vaguement en présence de la nature, les sensa- tions que les choses éveillent en nous.

3 septembre. Le matin de bonne heure, à la jetée pour voir sortir les bateaux. Je reprends mon chemin pour aller revoir la vue de derrière le château. Je rencontre Chenavard près des bains et reste avec lui au soleil, sur la plage, pendant trois ou quatre heures.

(1) La partialité et l'injustice de Delacroix à l'égard des savants se sont déjà manifestées à maintes reprises dans le Journal : la chose est d'autant plus surprenante que nous nous étions habitués à envisager les idées générales du maitre comme supérieures à celles que nous trouvons exprimées ici. (Voir sur ce point la Vie de M. Frédéric- Thomas Grain- doi (jc} de H. Taine.)

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Je rencontre Velpeau, puis après Dumas fils.

Le soir, promené à la jetée, pour laquelle je reprends du goût. J'étais en train d'être seul et n'ai point été chercher Chenavard.

Avant dîner, promenade délicieuse d'une heure au cours Bourbon. Ce petit ruisseau à droite, avec ses roseaux et ses herbes, la vue magnifique de la plaine et des collines, les grands arbres dont les feuilles s'agitent continuellement, tout cela pénétrant et déli- cieux.

A la jetée le matin. J'ai vu appareiller deux bricks, dont un nantais. Cela m'a beaucoup intéressé au point de vue de l'étude. Je fais un cours complet de vergues, de poulies, etc., afin de comprendre comme tout cela s'ajuste; cela ne me servira probablement à rien, mais j'ai toujours désiré comprendre cette mécanique, et je ne trouve rien d'ailleurs de plus pitto- resque. Mes observations, quoique superficielles, m'ont conduit à voir combien sont grossiers encore tous ces moyens, quelle lourdeur et quelle inefficacité la plupart du temps dans toute cette mâture; jusqu'à la vapeur, qui change tout, cet art n'a pas fait un pas depuis deux cents ans. Les deux pauvres navires sortis du port à grand renfort de halage de toute espèce, sont parvenus au dehors, mais sans pouvoir faire un pas. Je les ai dessinés d'abord dans l'état d'immobilité ils se trouvaient et les ai quittés, de guerre lasse, toujours dans la même situation.

Le libraire m'apprend que les deux derniers vo-

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lûmes de Bragelonne, qui vont continuer par malheur à l'endroit le plus intéressant, lui manquent, et qu'il se propose de les faire venir de Paris. Voici une des tribulations de Dieppe que j'éprouvais encore il y a deux ans en lisant l'histoire de Balsamo. J'ai pris le Provincial à Paris, de Balzac : c'est à lever le cœur; cela ne peint que les petits détails de l'existence des roués de 1840 à 1847 : détails de coulisse; ce que c'est qu'un rat, l'histoire du châle Sélim vendu à une Anglaise. Dans une très fameuse préface, l'éditeur met Balzac à côté de Molière, en disant que de son temps, il eût fait les Femmes savantes et le Misan- thrope, et que Molière eût fait de notre temps la Comédie humaine. Ce qui lui paraît faire de Balzac un homme à part dans notre temps, c'est qu'au con- traire de la plupart des écrivains de ce temps-ci, ses ouvrages portaient le cachet de la durée; et il nous dit cela en tête de cette rapsodie il n'est question que des petits mots de l'argot du jour et de toutes ces variétés de figures méprisables, affublées du petit travers du moment, figures et moment dont l'histoire ne gardera pas même de mémoire.

Autre promenade aussi charmante au cours Bour- bon avant dîner. Passé le petit pont et été jusqu'au pied des collines dégarnies qui prolongent le Pollet. Admiré toute cette nature et étudié encore dans P ar- rière-port les mâtures des navires.

Le soir, à la jetée; je suis descendu, au clair de lune, m'asseoir sur le galet tout auprès de la mer. h. 28

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6 septembre. Le matin, abandonné la jetée pour monter à gauche derrière le château; suivi jusqu'au cimetière; auparavant, délicieuse sensation au haut du ravin qu'on avait franchi l'autre jour; petit sentier remontant de l'autre côté, éclairé par les rayons du matin et s'enfonçant sous l'ombre des hêtres. Entré dans le cimetière, moins repoussant que l'affreux Père-Lachaise, moins niais, moins compassé, moins bourgeois... Tombes oubliées entières sous l'herbe, touffes de rosiers et de clématites embaumant l'air dans ce séjour de la mort; du reste, solitude parfaite, dernière conformité avec l'objet du lieu et la fin nécessaire de ce qui s'y trouve, c'est-à-dire le silence et l'oubli.

Trouvé, en traversant une grande route, une autre route couverte à la normande, allant à Louval, je crois, qui m'a enchanté : cours de fermes, murailles de simple terre à droite et à gauche, surmontées d'arbres d'un vert sombre et vigoureux. Fleurs, légumes, bétail, dans ces joyeuses retraites; enfin, tout ce qui charme dans la nature et dans ce qui fait l'homme. Retour moins agréable, grande route pou- dreuse.

Après le déjeuner, Chenavard venu ; je l'ai emmené voir appareiller le Mariani (1). Il me dit, ce qui est

(1) Delacroix, dans ses promenades quotidiennes à la jetée de Dieppe, étudiait sans relâche la mâture, les poulies, les cordages des navires. L'idée lui vint de mettre à protit ces observations dans un tableau la mer jouerait un rôle. Il s'en ouvrit à Ghenavarâ : <* Tout cela, disait-il,

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vrai, que les hommes de talent, chez les modernes, et il parle depuis Jésus-Christ, doivent être plats comme les Delaroche (1), ou biscornus et incomplets. Michel-Ange n'a eu qu'un moment, il s'est répété ensuite; peu d'idées, par conséquent, mais une force que sans doute personne n'a égalée. Il a créé des types : son Père éternel, ses Diables, son Moïse, et cependant il ne peut faire une tête, même il les abandonne; c'est par que pèchent les modernes : Puget et mille autres. Chez les anciens, au contraire, que de types : ce Jupiter, ce Bacchus, cet Her- cule, etc. !

Revenu, par une chaleur affreuse, sur le quai, et réellement très abattu et fatigué de ce second excès, après celui du matin. Jetais surmené.

Ce qui caractérise le maître, suivant lui, à propos de Meissonier, c'est, dans le tableau, la vue de ce qui est essentiel, auquel il faut arriver absolument. Le simple talent ne pense qu'aux détails : ïugres, David, etc.

7 septembre. Sorti de bonne heure avec Jenny, qui va se baigner. Ne trouvant pas d'intérêt à la mer,

n'a pas changer depuis les âges les plus reculés; Jésus-Christ, après tant d'autres, a vu tout cela; aussi vais-je le peindre endormi clans sa barque pendant la tempête. » Ce propos, que nous tenons de M. Chena- vard lui-même, montre l'idée qui a inspiré à Delacroix ce sujet qu'il a repris maintes fois avec de nombreuses variantes.

(i) Dans un autre passage du Journal, Delacroix compare la peinture de Delaroche à celle d'un « amateur qui n'a aucune exécution' comme peintre » .

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je gagne le cours Bourbon, que je trouve aussi char- mant à cette heure matinale.

En revenant par l'église Saint-Jacques, je vois F affiche qui annonce pour ce jour même la messe chantée par les chanteurs montagnards ; je m'y trouve exactement, et en ai éprouvé autant de sur- prise que de plaisir.

Ce sont des paysans, tous des Pyrénées, des voix magnifiques; on ne voit ni papier de musique, ni batteurs de mesure ; cependant il paraît qu'il y a un de ces hommes en cheveux gris qui est assis et qui probablement les dirige. Ils chantent sans accompagnement. Je n'ai pu m'empêcher, à la sortie, de les suivre et de faire compliment à l'un d'eux. Ils ont, en général, des figures sérieuses. Les enfants m'ont touché. La voix de F enfant-homme est bien autrement pénétrante que celle des femmes que j'ai toujours trouvée criarde et peu expressive; il y a ensuite dans ce naïf artiste de huit ou dix ans quelque chose de presque sacré; ces voix pures s'élevant à Dieu, d'un corps qui est à peine un corps, et d'une âme qui n'a point encore été souillée, doivent être portées tout droit au pied de son trône et parler à sa toute bonté pour notre faiblesse et nos tristes passions.

C'était un spectacle fort touchant pour un simple homme comme moi que celui de ces jeunes gens et de ces enfants sous des habits pauvres et uni- formes, formant un cercle, et chantant sans musique écrite et en se regardant. J'ai regretté quelquefois

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l'absence d'accompagnement. C'était un peu la faute de la musique, belle d'ailleurs et portant le cachet de F élégance italienne, mais offrant des morceaux trop longs et trop compliqués pour ce chant sans accom- pagnement, et ces artistes si simples, qui semblaient chanter par inspiration. Au demeurant, une très grande impression et qui m'a rappelé complètement celle des chanteurs de Lucca délia Robbia, jusqu'au costume, qui se composait pour tous dune blouse bleue serrée d'une ceinture. Ces pauvres gens ont chanté à l'Etablissement, dans de vrais concerts. Je regretterais de les y voir chantant des airs à la mode et aussi endimanchés sans doute que la damnable musique moderne qu'il faut aux modernes de ces lieux-là.

Rentré après la messe ; fait, dans une mauvaise disposition causée par un maudit cigare, une petite aquarelle inachevée du port rempli d'une eau verte. Contraste, sur cette eau, des navires très noirs, des drapeaux rouges, etc.

Lu la triste Eugénie Grandet : ces ouvrages-là ne supportent guère l'épreuve du temps; le gâchis, l'inexpérience, qui n'est autre chose que l'imperfec- tion incurable du talent de l'auteur, mettra tout cela dans les rebuts des siècles. Point de mesure, point d'ensemble, point de proportion.

Retourné avant dîner au cours Rourbon, dont je ne puis me lasser : la vue qui est au bout, surtout er» prolongeant la promenade jusqu'au pied de la mon-

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tagne, est ravissante. J'avais envoyé Jenny et Julie au spectacle. La jetée n'était pas tenable à cause du vent, et la mer ne m'offrait point d'intérêt, sauf la grandeur des proportions que donne à la jetée, au sable de la plage, le retrait de la mer.

J'ai été retrouver Chenavard; nous avons fui la plage à cause du vent, et nous avons été par les rues sur le quai du dernier bassin, nous sommes restés au clair de la lune jusqu'à onze heures.

Il m'a montré delà sensibilité et de l'estime. Il est malheureux ; il sent qu'il a gaspillé ses facultés. La vie est une viande creuse qui, dans la prétendue connais- sance de l'homme, ne lui a pas donné plus de rési- gnation au sujet des maux inévitables, des contra- dictions et des imperfections de notre nature. Il me semble toujours que cette qualité de philosophe im- plique, avec l'habitude de réfléchir plus attentive- ment sur l'homme et sur la vie, celle de prendre les choses comme elles sont, et de diriger vers le bien ou le mieux possible cette vie et nos passions. Eh bien, non! Tous ces songeurs sont agités comme les autres; il semble que la contemplation de l'esprit de l'homme, plus digne de pitié que d'admiration, leur ôte cette sérénité qui est souvent le partage de ceux qui se sont attelés à une œuvre plus pratique et à mon avis plus digne d'efforts. J'ai demandé à ce mal- heureux digne d'estime, pourquoi il était à Dieppe, pourquoi il avait été en Italie et en Allemagne, et pourquoi il y était retourné. Que fuyait-il et qu'ai-

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lait-il chercher dans toutes ces agitations? Un esprit porté au doute ne peut que douter davantage, après avoir tout vu.

Il me trouve heureux, et il a raison, et je me trouve bien plus heureux encore, depuis que j'ai vu sa misère. La désolante doctrine sur la décadence nécessaire des arts est peut-être vraie, mais il faut s'interdire même d'y penser.

Il faut faire comme Roland qui jette à la mer, pour l'ensevelir à jamais dans ses abîmes, l'arme à feu, la terrible invention du perfide duc de Hollande ; il faut dérober à la connaissance des hommes ces vérités con- testables, qui ne peuvent que les rendre plus malheu- reux ou plus lâches dans la poursuite du bien. Un homme vit dans son siècle et fait bien de parler à ses contemporains un langage qu'ils puissent comprendre et qui puisse les toucher. Il le fait d'ailleurs en pui- sant en lui-même son principal attrait sur les imagi- nations. Ce qui fixe l'attention dans ses ouvrages n'est pas la conformité avec les idées de son temps : cet avantage, si c'en est un, se retrouve dans tous les hommes médiocres, qui pullulent dans chaque siècle et qui courent après la faveur en flattant misérable- ment le goût du moment; c'est en se servant de la langue de ses contemporains qu'il doit, en quelque sorte, leur enseigner des choses que n'exprimait pas cette langue, et si sa réputation mérite de durer, c'est qu'il aura été un exemple vivant du goût dans un temps le goût était méconnu.

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Je disais à Chenavard, le jour que nous avons causé sur la jetée de bois, que le goût était ce qui classait les talents. Ce qui fait la supériorité de La Fontaine, de Molière, de Racine, de l'Arioste, sur des Corneille, sur des Shakespeare, sur des Michel- Ange, c'est le goût. Reste à savoir, je n'en discon- viens pas, si la force, si l'originalité poussées à un certain degré n'emportent pas, malgré tout, l'admi- ration. Mais ici revient la possibilité de la discussion et des inclinations particulières.

J'adore Rubens, Michel-Ange, etc., et je disais pourtant à Cousin que je croyais que le défaut de Racine était sa perfection même; on ne le trouvait pas si beau parce qu'effectivement il est trop beau. Un objet parfaitement beau comporte une parfaite simpli- cité qui, au premier moment, ne cause pas l'émotion que l'on ressent en présence de choses gigantesques, dans lesquelles la disproportion même est un élément de beauté. Ces sortes d'objets, dans la nature ou dans l'art, seraient-ils effectivement plus beaux? Non, sans doute, mais ils peuvent impressionner davantage. Qui osera dire que Corneille est plus beau, parce qu'il est plein de bavardages emphatiques et oiseux; que Rubens est plus beau, parce qu'il offre des parties grossières et négligées? il faut dire que chez les hommes de cette famille, il y a des parties si fortes que l'on ne pense pas aux défauts et que l'esprit s'y habitue; mais ne dites pas que Racine ou Mozart sont plus plats, parce que ces mêmes beautés sont partout,

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qu'elles forment la trame, le tissu même de l'ouvrage. J'ai dit ailleurs que les hommes sublimes remplis d'excentricité étaient comme ces mauvais sujets dont les femmes raffolent : ce sont autant d'enfants pro- digues, auxquels on sait gré de certains retours géné- reux au milieu de leurs déportements. Que dire de FArioste, qui est toute perfection, qui réunit tous les tons, toutes les images, le gai, le tragique, le conve- nable, le tendre? Mais je m'arrête.

S septembre, Un ouvrage parfait, me disait Méri- mée, ne devrait pas comporter de notes. Je suis tenté de dire qu'un écrit vraiment écrit et surtout déduit et pensé ne comporte pas même d'alinéas. Si les pen- sées sont conséquentes, si le style s'enchaîne, il ne comporte point de repos jusqu'à ce que la pensée, qui fait le fond du sujet, soit complètement dévelop- pée. Montaigne est un illustre exemple de cette nécessité du génie dans ce cas particulier.

Commencé très bien cette journée, c'est-à-dire avec le désir de faire quelque chose; j'ai écrit sur ce livre jusqu'à onze heures. J'étais fatigué de mes courses de la veille et de mes conversations avec Chenavard. J'ai un grand besoin de repos, et le tra- vail d'esprit m'a reposé effectivement.

Après le déjeuner, je me suis mis avec une ardeur extrême à dessiner les chevaux qui passaient attelés à quatre à des charrettes et dont l'attelage est très pittoresque. Ensuite, j'ai dessiné, en grand, toutl'avant

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du navire (1) qui est sous la fenêtre. L'esprit rafraîchi par le travail communique à tout l'être un sentiment de bonheur.

C'est dans cette disposition que j'ai été à la jetée et ensuite revenu par le bord de la mer et été au cours Bourbon pour mon dîner avec Chenavard. J'ai cru que nous ferions un bon dîner d'abord, et ensuite que ce dîner serait gai. Le dîner a été dé- testable, et les lugubres prédictions de mon convive n'en ont pas égayé la durée.

Je crois que la fatalité qui entraîne, selon lui, les choses, s'attache aussi à la possibilité d'une liaison entre nous. Un jour, je suis porté vers lui... le lende- main, ses côtés antipathiques me reviennent. Il me parle des malheurs domestiques de ce pauvre fou de Boissard. Il me dit que Leibnitz ne quittait pas sa table de travail, et souvent dormait et mangeait sans quitter sa chaise. Il m'apprend, contre l'opinion gé- nérale, que Fénelon écrivait avec une facilité merveil- leuse, et que le Télémaque a été fait en trois mois. Il compare Rousseau à Rembrandt, comparaison qui ne me paraît pas juste.

Je le quitte à dix heures au Puits salé et vais jusqu'à la jetée pour secouer un peu cette obsession. Je vois

(1) Ces dessins sont indiqués dans le Catalogue Robaut à l'année 1854-. M. Robaut relève à côté des croquis les mots suivants : « Mer tranquille, « vue de face, semblable aux sillons des champs, lorsqu on a coupé « l'herbe et qu'on l'a posée sur le dos des sillons. Le ton de la demi- « teinte de la mer, jaune transparent verdâtre, comme de l'huile; taches « bleuâtres comme de l'étain avec l'aspect métallique et luisant. C'est la

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entrer un beau brick, par la lune et une mer suffisam- ment agitée. C'est un beau spectacle. Je lai suivi, en revenant sur mes pas : la lune était en face et donnait de superbes effets dans l'eau et en détachant la masse i et les a^rès des bâtiments.

En sortant de chez le traiteur, admiré également au clair de lune les arbres et le fond des montagnes.

Mon diable de compagnon n'exalte jamais que ce qui est hors de notre portée. Kant, Platon, voilà des hommes ! ce sont presque des dieux ! Si je nomme un moderne auquel nous touchions du doigt, il le désha- bille à l'instant, me fait toucher ses plaies et ne laisse rien debout... Il n'est pas admiratif, dit-il, et il paraît. Il est intéressant et il repousse. La parfaite vertu ou la parfaite bonne foi peuvent-elles repousser? Une âme délicate peut-elle loger dans une enveloppe sor- dide? S'il prend un dessin pour l'examiner, il le manie, il le retourne sans ménagement, pose ses doigts sur le papier, comme s'il s'agissait du premier objet venu.

Je crois qu'il y a une affectation dans cette espèce de dédain de ce qui demande à être ménagé; lame orgueilleuse et révoltée intérieurement de ce cynique se fait jour, malgré lui, dans ce mépris apparent de la délicatesse commune; cet esprit a reçu quelque

« réflexion du ciel dans les flaques d'eau; les bords sont très brillants « et argentés, et le milieu est bleuâtre; ou bien les bords sont bleu étain « et le milieu couleur de sable. Ces tons couleur de sable se voient sou- « vent dans la mer. Le sable du bord de la mer toujours plus foncé que « celui qui est un peu plus éloigné, parce qu'il est plus mouillé »

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profonde blessure : peut-être ne pouvant se souffrir dans le sentiment de son impuissance, cherche-t-il à se donner le change en ne trouvant qu'impuissance partout? Il a toutes sortes de talents, et tout cela est mort; il compose, il dessine, on lui rend froidement justice : c'est tout ce qu'on peut faire. On est étonné dans sa conversation de tout ce qu'il sait et de tout ce qu'il semble ajouter aux idées des autres. Il n'aime pas la peinture, et il en convient. Que n'écrit-il, que ne rédige-t-il? Il se croit capable de le faire et y a réussi, dit-il, quelquefois; mais il avoue qu'il lui faut prendre trop de peine pour exprimer ses idées. Cette excuse trahit sa faiblesse. Que ne fait-il comme son admirable Rousseau? Celui-là avait incontestablement quelque chose à dire, et il l'a dit très bien, malgré la difficulté qu'il trouvait à le faire, et dont il tire presque vanité.

Ai-je écrit ceci sous une impression plus mauvaise qu'à l'ordinaire ? Nullement, car il me plaît; je F aime presque et voudrais le trouver plus aimable; mais j'en suis toujours revenu aux idées que j'exprime ici.

9 septembre. Mauvaise journée, suite du détes- table dîner d'hier, .l'ai essayé toute cette matinée de combattre cette mauvaise disposition en travaillant, en écrivant sur ce livre.

Sorti au milieu de la journée pour voir appareiller deux navires, dontTun était resté longtemps sous ma fenêtre pour se charger de chaux. Revenu très souf-

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frant. Je me suis couché à trois ou quatre heures et suis resté au lit jusqu'au lendemain onze heures.

Il faut être friand de ce que vous faites.

Bâtiment espagnolprispar despirates américains.

10 septembre. Trouvé Isabey, sa femme et sa fille à la jetée.

Je lis dans des extraits de Dumas : « Les dernières années de Machiavel s'écoulèrent dans la solitude et dans le chagrin. Retiré dans le village de San-Gasciano, il s'entretenait une grande partie de la journée avec des bûc lierons, ou jouait au trictrac avec son hôte. Enfin, le 22 juin 1527, il s'éteignit tristement, et l'indépendance italienne expira avec lui. »

11 septembre. Journée de peu d'intérêt. Je tiens un livre de Dumas, intitulé la Pilla Palmier, dans lequel il n'est point question, jusqu'au deuxième volume, de cette villa, mais d'un salmis historique et anecdotique sur Florence.

Le soir, sorti seul vers F arrière-bassin ; admiré le derrière du château, plus simple à cette heure, et le soleil couché, et plus grand que je ne l'avais encore trouvé. Cette silhouette est magnifique.

12 septembre. Le matin, à la jetée : la mer tou- jours basse et peu intéressante.

J'ai remarqué un joli sujet de tableau : c'est un canot apportant sur la plage le poisson d'un

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petit bateau qu'on voyait au loin ; les hommes amenés à terre sur les épaules de ceux qui avaient mis leurs jambes à l'eau et qui apportaient aussi les paniers remplis de poisson à des femmes. Le canot tiré sur le sable et repoussé ensuite par deux ou trois petits mousses; les rames en l'air; le soleil du matin sur tout cela.

Chenavard venu vers onze heures à la maison. Il me dit que les Pensées de Pascal sont faites pénible- ment et couvertes de ratures.

Acheté le matin le vase russe, qui fuyait. J'ai été le changer vers quatre heures, et me promener. La chaleur m'a forcé de rentrer.

Le soir, parti tard ; nous n'avions dîné qu'à six heures, à cause d'un dérangement dans le fameux fourneau. Pris par la grande rue, vu avec plaisir les boutiques comme je ne les regarde pas à Paris. Tout m'amusait.

Dans le quartier de Saint-Piemy, voyant la porte ouverte, je suis entré et ai joui du spectacle le plus grandiose, celui de l'église sombre et élevée, éclairée par une demi-douzaine de chandelles fumeuses pla- cées çà et là. Je demande aux adversaires du vague de me produire une sensation qu'on puisse comparer à celle-là avec de la précision et des lignes bien dé- finies. Si on classe les sentiments divers par ordre de noblesse, comme le fait Chenavard, on pourra à son gré se décider pour un dessin d'architecture ou pour un dessin de Rembrandt.

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Sorti de enchanté; désolé de la difficulté de rendre, sans prendre sur nature, non pas le senti- ment, mais les lignes et perspectives compliquées, projections d'ombres, etc., qui faisaient de ce que j'ai vu le plus magnifique tableau.

Pris par les bains, la plage. Écho lointain de l'ignoble musique de l'établissement, pendant que la lune se levait de l'autre côté. Je suis resté sur la plage pendant plus dune heure, ravi de ma soirée paisible et de la tranquillité quelle communiquait à mes esprits.

J'ai été rejoindre Jenny à la jetée vers dix heures.

Chenavard me raconte l'histoire de Papety (1), au club des Versaillais... Un de ces messieurs monte à la tribune et dit avec l'accent du terroir et dune voix de tonnerre : « Citoyens ! » Après un moment de si- lence, il répète encore son : « Citoyens ! » et après une nouvelle pause, et regardant son auditoire : « Citoyens ! je ne sais plus ce que je voulais vous dire » , et il se retire. Un voisin de Papety s'adresse à lui et lui dit d'un air pénétré : « C'est bien heureux que nous soyons ici en famille î »

13 septembre. Entré le soir dans Saint-Remy une seconde fois.

(1) Papety (1815-1849), peintre, élève de Cogniet. En 1836, il obtint le grand prix de peinture et partit pour Rome. Ses premières œuvres, très remarquées, faisaient présager pour l'artiste un brillant avenir. La mortle frappa à trente-quatre ans, en plein talent et au moment il allait écrire l'histoire de l'art byzantin, d'après des notes et des docu- ments archéologiques rapportés d'Orient.

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14 septembre. Je m'obstine sottement à sortir le matin, et je m'en trouve toujours mal.

Vu Isabey à la jetée. Il me parle de la cberté des voyages par la vapeur et m'explique l'hélice. Il vient avec moi jusqu'à la plage, j'espérais rencontrer Chenavard.

Pluie et rentré chez moi, je suis resté à lire et à dormir jusqu'à deux heures et demie.

A la jetée, la mer était très belle; mais pluie affreuse.

Après dîner, entré à Saint-Jacques, il y avait une cérémonie. Le prêtre en chaire lisait les divers moments de la Passion avec réflexions ; il était inter- rompu à temps égaux par un cantique entonné par les chantres et répété par tout le monde. Le curé, avec la croix et ses chantres, s'agenouillait et priait à chaque station. Il a donné à baiser à la fin à tout le monde la patène ou le crucifix. On ferait un joli ta- bleau de ce dernier moment, pris de derrière l'autel.

Il y avait, dans ce que disait ce prêtre en chaire, avec sa voix traînante, et avec aussi peu de chaleur que s'il eût répété une leçon, bon nombre de choses dont on peut faire son profit. Il disait, entre autres choses, qu'il était toujours temps d'abandonner la mauvaise voie pour prendre la bonne, etc.

Effets magnifiques dans cette église peu éclairée, mais je préfère Saint-Remy, je suis retourné un instant, quand la pluie affreuse, qui n'avait pas cessé pendant que j'étais à l'église, eut cessé.

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De l'utilité qu'on peut retirer de ses amis : tel est, je crois, le titre de l'un des traités de Plutarque. Un courtisan ou seulement un homme du monde oc- cupé à se pousser et à faire sa carrière, ne s'infor- merait sans doute pas de ce que le bon Plutarque a entendu faire dans son traité. Pour ces hommes-là il n'y a qu'une manière de tirer parti de ses amis : c'est d'abord de les avoir puissants et ensuite de les faire intriguer pour soi ou de s'accrocher à leur for- tune. Qu'importe l'estime qu'ils peuvent mériter en dehors de cela? Qu'importe celle qu'on peut conce- voir de soi-même, d'être accueilli et aimé par des hommes d'une grande vertu et d'un grand caractère ? C'est cependant à ce genre d'utilité qu'il faut de toute sa force s'attacher dans toute espèce de liaison. La fréquentation des honnêtes gens non seulement nous confirme dans les sentiments de droiture, mais nous apprend à ne point estimer les biens qu'on n'acquiert qu'en s' écartant de la stricte délicatesse. On apprend ainsi à ne négliger aucun des devoirs essentiels.

15 septembre. David disait à cet homme qui le fatiguait d'une conversation sur les procédés, les manières, etc., de toutes sortes : « J'ai su tout cela quand je ne savais encore rien. »

Chenavard venu chez moi pendant que je dessine des bateaux (1), et presque aussitôt Isabey... Singu-

(1) Voir Catalogue liobuut, a" 1271.

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lier rapprochement que celui de ces deux hommes. J'ai continué mon dessin pour être plus à mon aise.

En sortant avec le premier des deux, et pendant qu'il m'expliquait son système de Paris port de mer, les soldats faisant l'exercice à feu ont attiré mon atten- tion, et je me sais gré d'avoir un moment déserté la conversation de mon compagnon pour aller voir ces malheureux.

Je n'avais jamais conçu de la profession de soldat l'idée que j'en ai prise dans ce moment. C'est celui d'un mépris mêlé d'indignation pour les brutes qui ont appelé un art celui d'égorger, et d'une pro- fonde pitié pour ces moutons habillés en loups, dont le métier, comme dit si bien Voltaire, est de tuer et d'être tués pour gagner leur vie. Cette opération machinale de charger une arme, de lancer cette foudre terrible qui éclate entre leurs mains, sans qu'ils aient l'air de se douter de ce qu'ils font, forme un triste spectacle pour un cœur qui n'est pas tout à fait de pierre. Il eût révolté d'une autre façon des hommes comme Alexandre et César, si on leur eût dit que ces automates, abaissant méthodiquement leur fusil et les déchargeant au hasard, sont des gens qui se battent... est la force, est l'adresse dans ce stupide jeu? la force, le courage, pour attaquer, presser, défaire un farouche ennemi, l'adresse pour se préserver soi-même de ses coups? Quoi! vous venez vous planter devant un autre animal tout aussi intimidé que vous, et à distance raisonnable, vous

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vous envoyez philosophiquement des balles de plomb et de fer, sans aucune défense contre ces coups qui vous sont renvoyés, et vous persuadez à votre trou- peau à plumets et à épaulettes que c'est se couvrir de gloire ! Cette malheureuse profession est faus- sée dans son principal objet. L'héroïsme consiste à approcher l'ennemi, de manière que le courage per- sonnel serve à quelque chose. Recevoir passivement les coups de l'artillerie est le fait du lâche aussi bien que du brave; celui-ci s'indigne d'être traité •comme un mur ou un bastion de terre ; il n'a pas plus de mérite que la foule des peureux qui, près de lui, attendent la mort ou la fin d'une action qui doit les délivrer de la crainte. Cette masse intimidée qui envoie et reçoit les coups de fusil devient ainsi, par un renversement de rôles, la seule force des armées modernes ; c'est par sa masse qu'elle opère. Le cou- rage des hommes d'action devient presque inutile. Il se glace au contraire dans cette humiliante situa- tion; que faire de cette colère qui s'empare naturel- lement d'un cœur impétueux, lorsqu'il voit tomber près de lui son compagnon, lorsque le son des trom- pettes et le bruit de l'artillerie l'excitent à la ven- geance ?

Je regrette de ne pouvoir me faire une idée nette de ce qu'on appelle une charge de cavalerie. J'ai toujours entendu citer cette sorte de mouvement comme une espèce de plaisanterie, dans laquelle les rôles sont fixés pour ainsi dire à l'avance, c'est-a-

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dire que si l'infanterie, ou le corps sur lequel on charge paraît trop résolu, on ne fait en quelque sorte que le simulacre de l'attaque; on garde son courage pour une meilleure occasion ou pour des ennemis moins disposés à la résistance.

La vue de ces feux de peloton, de ces feux de deux rangs, dont les coups précipités ne peuvent avoir de certitude, m'a semblé un mauvais moyen de nuire à l'ennemi, sans parler, comme je le disais, de l'inutilité on laisse le courage et la vigueur. Il me semble que des tirailleurs, réunis en petits pelotons seulement, exercés au tir, mais en même temps à se réunir promptement pour attaquer de près avec im- pétuosité, auraient plus d'effet que ces murailles de chair, qui renvoient au hasard et de loin des coups précipités et sans justesse. On leur substituera im- manquablement, à ces derniers, des machines dont l'action sera plus calculée et plus meurtrière; déjà une foule d'inventions se pressent d'écraser en quel- ques minutes un corps entier, d'asphyxier en un clin d'oeil braves et poltrons. Tous ces moyens ne feront qu'annihiler de plus en plus la bravoure personnelle et métamorphoser tout à fait le métier de soldat en celui de mécanicien. Pour utiliser, au contraire, le courage individuel, il faudrait de véritables corps d'élite, non pas choisis sur des hommes de belle apparence, comme on fait d'ordinaire, mais parmi les courages les plus éprouvés. L'attaque brusque et à la baïonnette d'un tel corps au milieu de cette

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mousqueterie à distance, serait, je crois, d'un effet prodigieux.

Etrange chose que la peinture, qui nous plaît parla ressemblance des objets qui ne sauraient nous plaire (1)!

16 septembre. A midi, parti pour Arques par un charmant soleil, rafraîchi par un vent agréable. Beauté de la campagne et des collines à droite, cou- vertes d'arbres et d'habitations. Grande chaleur, une fois arrivés.

J'ai fait un croquis de l'église, dont j'avais con- servé un très joli souvenir. Je n'étais pas très bien disposé, et les ruines du château m'ont laissé froid.

Le retour a été le plus agréable moment : la route s'était embellie encore au soleil couchant. Indes- criptible sensation de plaisir de ce soleil, de cette verdure, de ces prairies, de ces troupeaux. Il était six heures et demie quand nous avons été de retour.

17 septembre. Chenavard venu vers onze heures. Il m'a parlé avec confiance, du moins je le pense, de sa situation d'esprit, du contraste de l'estime qu'il pense qu'on lui refuse et du mérite qu'il pense avoir et que je lui reconnais véritablement. Il se sait peu

(1) C'est la phrase de Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux! » Chenavard l'avait sans doute citée dans une de leurs discussions littéraires et artistiques, et Delacroix la copie ici de mémoire.

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aimé; on lui reproche son excessive sévérité pour les autres, en le voyant donner peu de preuves de talent et d'activité. Cette défiance, ce découragement qu'il confesse, me paraissent, comme à lui, la cause de son peu de succès : il est le premier à abandonner sa cause. Gomment intéresserait-il au même degré que des esprits doués aussi d'élévation, mais en même temps de l'énergie qu'on puise dans le désir et l'assu- rance d'arriver au premier rang? Il ne trouve pas que Géricault soit un maître ; il lui trouve quelque chose de noué. C'est un jeune homme très brillant, et il ne croit pas qu'il eût été rien de plus. Il donne de bonnes raisons tirées de l'insignifiance comme tableau, de la prédominance de la pose, du détail, quoique traité avec force.

(Je relis ce qui concerne ici Géricault (1), six mois après, c'est-à-dire le 24 mars 1855, pendant l'état de langueur je me trouve avant l'Expo- sition ; hier, j'ai revu des lithographies de Géri- cault, chevaux, lion même, etc., tout cela est froid, malgré la supériorité avec laquelle les détails sont traités; mais il n'y a jamais d'ensemble en rien. Il n'y a pas un de ces chevaux qui n'ait des par- ties qui grimacent, ou trop petites ou mal attachées ; jamais un fond qui ait le moindre rapport avec le sujet.)

Je rencontre avant dîner Mme Manceau, qui

(1) Il est particulièrement intéressant de rapprocher ce passage sur Géricault des précédentes appréciations de Delacroix.

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m'offre de me mener demain voir la forêt d'Arqués.

Dîné assez tristement. Dédommagé sur la plage par un soleil couchant dans des bandes de nuages rouges et dorés sinistrement, se réfléchissant dans la mer, sombre partout ce reflet ne se portait pas. Je suis resté plus dune demi-heure immobile sur le sable et touchant aux vagues, sans me lasser de leur fureur, de leur retour, de cette écume, de ces cailloux roulants.

Ensuite sur la jetée, il faisait un vent du diable. Rôdé dans les rues après avoir pris du thé et couché à dix heures.

18 septembre. J'ai passé une partie de la nuit sans dormir, et l'état je me trouvais n'avait rien de désagréable. La puissance de l'esprit est incroyable la nuit. J'ai pensé à la conversation d'hier sur l'esprit et la matière.

Dieu a mis l'esprit dans le monde comme une des forces nécessaires. Il n'est pas tout, comme le disent ces fameux idéalistes et platoniciens ; il y est comme l'électricité, comme toutes les forces impondérables qui agissent sur la matière.

Je suis composé de matière et d'esprit : ces deux éléments ne peuvent périr.

J'ai écrit toute la matinée des brouillons faisant suite à mes réflexions qui sont ici sur l'état militaire. Sorti allègrement. Vu à la jetée de fort belles vagues. J'ai trouvé là, je crois, Isabey.

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A une heure, chez Mme Manceau. Elle m'a mené dans sa voiture par Arques, la forêt et Saint-Martin l'Église. Très beau temps, mais assez froid, et la né- cessité de soutenir la conversation devenue fatigante. J'ai moins joui de toutes les belles choses que j'ai vues. Magnifique vallée dans le genre de celle de Valmont, et plus grande au sortir de la forêt. Cette forêt très originale; ce sont des hêtres, pour la plu- part, qui forment des colonnades sur des fonds sombres. Il est fâcheux que ce ne soit pas plus près.

Le soir, trouvé Chenavard à sept heures. Il m'a mené chez lui, pour reprendre les photographies que je lui ai prêtées. Toujours sur la prééminence de la littérature, pour laquelle il tient bon. Aussi sur la métaphysique. Il me dit que je suis de la famille des Napoléon..., des gens qui ne voient qu'idéologies dans ceux qui ne sont pas des hommes d'action.

Conversation sur le style. Il croit que c'est quel- que chose à retrancher de la manière commune. Il me croit partial. Il m'avait raconté sur la plage des anecdotes sur Voltaire, son évasion de Berlin, etc. Il me quitte le soir, prévoyant qu'il partira le lende- main.

19 septembre. Chenavard devait être parti au- jourd'hui, si je ne le voyais dans la journée. Il n'est pas content de sa santé.

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Assez bonne journée, en somme, dont je ne me rappelle pas les détails (1).

20 septembre. Nous avons été à Eu. Rien n'égale mon ravissement pendant une ou deux heures, en partant; je jouis des moindres détails de la nature, comme dans la première jeunesse. J'écrivais à travers les cahots ce qui me venait.

Eu ne m'a pas causé de sensations agréables, si ce n'est, avant daller visiter l'église, un sentiment de liberté, de bien-être.

Tombeaux des comtes d'Eu. Pièces d'artillerie au- dessus du banc d'oeuvre.

Visité le château. Impossible d'exprimer mon aver- sion de cet affreux goût : peinture, architecture, ornements, jusqu'aux bornes qui sont dans la cour, tout cela est affreux; le pauvre jardin est comme le reste. La vue du château sur cette église restaurée, si froide, si nue; l'entrée étroite, entre l'église et les communs, révolte les convenances et le sens commun. Que Dieu pardonne au pauvre roi, homme si admi- rable d'ailleurs, ses prédilections en matière d'art! Tout respire ici Fontaine, l'Institut, Picot, etc.

Tréport m'a paru bien triste; il est devenu plus coquet, et il y a perdu. Une grande vilaine caserne

(1) Delacroix est loin de citer dans son Journal tous les croquis qu'il faisait journellement. Ce même jour, 19 septembre, il a dessiné des bateaux avec un soin minutieux. Ces dessins sont datés et appartiennent à M. Robaut.

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régulière, des forts élevés sur le rivage il n'y a rien à défendre, la nudité de tout cela, la misérable vie que doivent mener ces baigneurs, des hommes graves réduits à grimper à F église et à en redes- cendre, des élégantes portant la mode du Tréport, c'est-à-dire des vestes rouge écarlate, voilà ce que présente le pauvre lieu pour attirer. On a construit sur la plage des maisons dont la recherche outrée contraste avec la pauvreté de l'endroit : galeries vitrées, petits boulingrins, etc.

Dîné sur le quai, chez un M. Letraistre, qui méri- tait bien son nom, par le mauvais dîner qu'il m'a fait payer très cher.

Monté, après dîner, à l'église; on a, avant d'y entrer, une belle vue.

Querelle avec le cocher avant de partir; il ne se souvenait plus, à ce qu'il disait, des conditions.

Retour dans l'obscurité, la pluie et quelques désa- gréments. J'ai revu Dieppe comme on revoit sa patrie.

Remarqué dans les caveaux que la coiffure d'une des comtesses d'Eu est la même que celle des femmes du Tréport, sauf les perles et l'étoffe : c'est une espèce de callot, mais très gracieux. Le costume des femmes, au Tréport, est charmant : simple corsage, jupe double; on en voit une en dessous, au bas; man- ches de la chemise larges jusqu'au coude.

21 septembre. Resté assez tard à la maison et

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dessiné de ma fenêtre les bateaux qui entraient et sortaient.

A ma sortie, vers une heure, dessiné le bateau qu'on flambait de l'autre côté du pont(l), et promené avec un vif sentiment de plaisir. Il semble qu'on passerait sa vie dans cette douce oisiveté. Avant dîner, dessiné à Saint-Jacques, de derrière l'autel.

Après dîner, pris par les bassins jusqu'au châ- teau, dont la vue prise par derrière, qui m'avait paru superbe, ne m'a rien dit du tout. A la vérité, le ciel n'était peut-être pas tout à fait le même. Pro- mené sur la plage en attendant le moment d'aller chez Mme Manceau qui venait de partir pour aller au spectacle. De là, à Saint-Remy et à Saint-Jacques.

Le monde na pas été fait pour l'homme.

L'homme domine la nature et en est dominé. Il est le seul qui non seulement lui résiste, mais en sur- monte les lois, et qui éteude son empire par sa volonté et son activité. Mais que la création ait été faite pour lui, c'est une question qui est loin d'être évidente. Tout ce qu'il édifie est éphémère comme lui ; le temps renverse les édifices, comble les canaux, anéantit les connaissances et jusqu'au nom des nations. est Carthage? est Ninive ?

Les générations, dira-t-on, recueillent l'héritage des générations précédentes. A ce compte-là, la per- fection ou le perfectionnement n'aurait pas de bornes.

(1) Voir Catalogue Robaut, 1269.

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ïl s'en faut beaucoup que l'homme reçoive intact îe dépôt des connaissances que les siècles voient s'accumuler; s'il perfectionne certaines inventions, pour d'autres, il reste fort en arrière des inventeurs; un grand nombre de ces inventions sont perdues. Ce qu'il gagne d'un côté, il le perd de l'autre.

Je n'ai pas besoin de faire remarquer combien cer- tains perfectionnements prétendus ont nui à la mora- lité ou même au bien-être. Telle invention, en suppri- mant ou en diminuant le travail et l'effort, a diminué la dose de patience à endurer les maux et l'énergie pour les surmonter qu'il est donné à notre nature de déployer. Tel autre perfectionnement, en aug- mentant le luxe et un bien-être apparent, a exercé une influence funeste sur la santé des générations, sur leur valeur physique, et a entraîné également une décadence morale. L'homme emprunte à la nature des poisons, tels que le tabac et l'opium, pour s'en faire des instruments de grossiers plaisirs. Il en est puni par la perte de son énergie et par l'abrutisse- ment. Des nations entières sont devenues des espèces d'ilotes par l'usage immodéré de ces stimulants et par celui des liqueurs fortes.

Arrivées à un certain degré de civilisation, les nations voient s'affaiblir surtout les notions de vertu «et de valeur. L'amollissement général, qui est proba- blement le produit du progrès des jouissances, en- traîne une décadence rapide, l'oubli de ce qui était la tradition conservatrice, le point d'honneur natio-

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nal. C'est dans une semblable situation qu'il est dif- ficile de résister à la conquête. Il se trouve toujours quelque peuple affamé à son tour de jouissances, ou tout à fait barbare, ou ayant encore conservé quelque valeur et quelque esprit d'entreprise, pour profiter des dépouilles des peuples dégénérés. Cette catastrophe, facilement prévue, devient quelquefois une sorte de rajeunissement pour le peuple conquis. C'est un orage qui purifie l'air, après l'avoir troublé ; de nouveaux germes semblent apportés par cet oura- gan dans ce sol épuisé; une nouvelle civilisation va peut-être en sortir, mais il faudra des siècles pour y voir refleurir les arts paisibles destinés à adoucir les mœurs et à les corrompre de nouveau, pour amener ces éternelles alternatives de grandeur et de misère dans lesquelles n'apparaît pas moins la fai- blesse de l'homme, aussi bien que la singulière puis- sance de son génie.

22 septembre. Dessiné quelques bateaux qui rentraient et été à la jetée, la mer était très belle, et j'ai vu entrer et sortir nombre de barques, un joli yacht anglais, une goélette, etc.

Revenu tard et dormi après déjeuner. Petite aqua- relle avant dîner d'un brick anglais et de barques envasées devant le Pollet, en face de mes fenêtres. Après dîner, promené sur la jetée par la mer basse. J'y étais presque toujours seul.

Chez Manceau ensuite. Commérages insipides j

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envie furieuse de m'en aller. Air charmant de Solié, du Secret (1), chanté par la maîtresse de la maison. Cet air était chanté dans Topera par Martin (2).

Cette nuit, je retourne dans ma tête le Cogito, ercjo sum, de Descartes.

23 septembre. Sur le silence et les arts silen- cieux, — Le silence impose toujours : les sots eux- mêmes lui emprunteraient souvent un air respectable. Dans les affaires, dans les relations de toute espèce, les hommes assez sages pour l'observer à propos lui doivent beaucoup. Rien n'est plus difficile que cette retenue pour ceux que l'imagination domine, pour les esprits subtils, qui voient facilement toutes les faces des choses et qui résistent avec plus de peine à exprimer ce qui se passe en eux : propositions jetées témérairement, promesses imprudentes faites sans réflexion, mots piquants hasardés sur des person- nages plus ou moins dangereux et redoutables, confi- dences faites par entraînement et souvent au premier venu; l'énumération serait longue des inconvénients et des dangers qui résultent des indiscrétions de toutes sortes.

On n'a qu'à gagner au contraire en écoutant. Ce

(1) Solié (1755-1812), compositeur et chanteur, auteur d'un grand nombre d'opéras et d'ariettes fort estimés à cette époque. Le Secret fut représenté à l'Opéra-Comique en 1796.

(2) Jean-Biaise Martin (1768-1837), chanteur, qui pendant quarante ans fit la gloire de l'Opéra-Comique et prêta le concours de son talent aux ouvrages qui y furent représentés.

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que vous vouliez dire à votre interlocuteur, vous le savez, vous en êtes plein; ce qu'il a à vous dire, vous l'ignorez sans doute : ou il vous apprendra quelque chose de nouveau pour vous, ou il vous rappellera quelque chose que vous avez oublié.

Mais comment résister à donner de son esprit une idée avantageuse à un homme surpris et charmé, en apparence, de vous entendre? Les sots sont bien plus facilement entraînés à ce vain plaisir de s'écouter eux-mêmes en parlant aux autres; incapables de pro- fiter d'une conversation instructive et substantielle, ils pensent moins à instruire leur interlocuteur qu'à l'éblouir; ils sortent satisfaits d'un entretien dans lequel ils n'ont recueilli, pour prix de l'ennui qu'ils ont causé, que le mépris des hommes de bon sens. La taciturnité chez un sot serait déjà un signe d'esprit.

J'avoue ma prédilection pour les arts silencieux (1), pour ces choses muettes dont Poussin disait qu'il faisait profession. La parole est indiscrète ; elle vient vous chercher, sollicite l'attention et éveille en même temps la discussion. La peinture et la sculpture sem- blent plus sérieuses : il faut aller à elles. Le livre, au contraire, est importun; il vous suit, vous le trouvez partout. Il faut tourner les feuillets, suivre les raison- nements de l'auteur et aller jusqu'au bout de l'ou- vrage pour le juger. Combien n'a-t-on pas regretté souvent l'attention qu'il a fallu prêter à un livre mé-

(1) Se reporter à ses fréquentes comparaisons entre les différents arts.

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diocre pour un petit nombre d'idées répandues çà et et qu'il faut démêler ! La lecture d'un livre qui n'est pas tout à fait frivole est un travail : il cause au moins une certaine fatigue ; l'homme qui écrit semble prêter le collet à la critique. Il discute et on peut discuter avec lui.

L'ouvrage du peintre et du sculpteur est tout d'une pièce comme les ouvrages de la nature. L'auteur n'y est point présent, et n'est point en commerce avec vous, comme l'écrivain ou l'orateur. Il offre une réa- lité tangible en quelque sorte, qui est pourtant pleine de mystère. Votre attention n'est pas prise pour dupe ; les bonnes parties sautent aux yeux en un mo- ment ; si la médiocrité de l'ouvrage est insuppor- table, vous en avez bien vite détourné la vue, tandis que celle d'un chef-d'œuvre vous arrête malgré vous, fixe dans une contemplation à laquelle rien ne vous convie qu'un charme invincible. Ce charme muet opère avec la même force, et semble s'accroître toutes les fois que vous y jetez les yeux.

Il n'en est pas tout à fait ainsi d'un livre. Les beautés n'en sont pas assez détachées pour exciter constamment le même plaisir. Elles se lient trop à toutes les parties qui, à cause de l'enchaînement et des transitions, ne peuvent offrir le même intérêt. Si la lecture d'un bon livre éveille nos idées, et c'est une des premières conditions d'une semblable lec- ture, nous les mêlons involontairement à celles de l'auteur ; ses images ne peuvent être si frappantes

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que nous ne tassions nous-mêmes un tableau à notre manière à côté de celui qu'il nous présente. Rien ne le prouve mieux que le peu de penchant qui nous entraîne vers les ouvrages de longue haleine. Une ode, une fable présentera les mérites dun tableau qu'on embrasse tout d'un coup. Quelle est la tra- gédie qui ne lasse ? A bien plus forte raison un ou- vrage comme Y Emile ou Y Esprit des lois.

Resté toute la matinée dans une mauvaise dis- position. Acheté les tableaux et des ivoireries. Ren- tré à la maison, je me suis mis sur mon lit.

Retourné à Saint-Remy, que j'ai dessiné, quoique j'eusse oublié mes lunettes.

Dîné à six heures; la nuit vient à cette heure. Le soir, erré et promené.

26 septembre. Parti de Dieppe. Le matin j'ai été faire mes adieux à la jetée ; j'ai fait un croquis de la vue de la plage et du château. Le temps était magnifique et la mer calme et azurée.

Je retrouve au chemin de fer Chenavard, qui était resté à Dieppe tout ce temps-là, malade ou occupé, me croyant, disait-il, parti.

Arrivé à cinq heures. Paris me cause toujours la même antipathie.

27 septembre. Passé la journée à commencer un rangement dans les dessins et gravures.

n. 30

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28 septembre. En regardant ce matin le petit Saint Sébastien (1) sur papier au pastel, comparé à des pastels empâtés et sur papier sombre, j'ai été frappé de l'énorme différence pour la lumière et la légèreté. En comparant également la peinture fla- mande à la peinture vénitienne, il est facile d'appré- cier sa légèreté.

Demander en temps et lieu à M. Ledoux une re- commandation pour aller à Alfort étudier les che- vaux.

30 septembre. Article dans le Moniteur du 12 octobre sur des Chasses au lion; c'est le second. Rechercher le premier.

1er octobre. Ce jour, dimanche 1er octobre, j'ai été voir Durieu pour parler de la pétition des Pierret.

J'y trouve M. Charton le père (2), qui me con- seille, quand j'irai de Milan à Venise (3), de m'arrêter un jour à Vérone, un jour à Vicence, un jour à Padoue, et de ne voir Venise qu'ensuite. C'est de Gênes qu'il me conseille de prendre, par Lucques, une espèce de voiture de poste pour aller à Pise, Sienne , etc. ; il parle avec grands éloges des paysages.

(i) Delacroix devait, en 1858, faire un tableau sur ce même sujet.

(2) Edouard Charton (1807-1890), littérateur et homme politique, qui fonda successivement le Magasin pittoresque et le Tour du monde»

(3) Delacroix n'a jamais réalisé ce projet.

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Barbotte me conte qu'on peut féconder la vigne au moyen d'abeilles, qu'on porte auprès, quand la pluie a détrempé le pollen. Il me dit qu'à Lima il ne pleut jamais ; aussi tout y est aride.

Chenavard me dit, à propos de mes idées sur la peinture, que je donne l'exemple et le précepte, et admirablement, dit-il. Il admire beaucoup, au Luxembourg, certaines peintures qui lui paraissent faire ressortir la platitude des autres... «Je me de- mande quelquefois, dit-il encore, s'il sait bien lui- même tout ce qu'il met dans ces ouvrages-là (1). »

2 octobre. A Saint-Sulpice de bonne heure. Tra- vaillé à redessiner Y Héliodore renversé.

Été à pied porter la lettre de remerciements au préfet de police, ensuite aux canaux, et rentré.

A cinq heures et demie, trouvé à la Rotonde Var- collier et dîné ensemble chez Véry. Le vin y était plus mauvais qu'à Dieppe. Restés ensemble au café de la Rotonde, nous promenant dans le jardin, etc. Il m'avait conduit chez l'opticien.

V... est aimable pour moi, et je suis touché de son empressement. Malheureusement, ce que j'ap- pelais l'amitié est une passion que je ne ressens plus au même degré, et il est surtout bien tard pour la

(1) Cette observation caractéristique nous rappelle le propos qu'un amateur lança un jour à Corot, en le voyant dans le feu de l'exécution d'un tableau : « Tenez! vous ne savez pas ce que vous y mettez ! » Corot «e retourne un instant, puis reprend son travail en murmurant : « Il a peut-être raison ! »

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faire renaître. Excepté un seul être au monde qui fait véritablement battre mon cœur, le reste me fatigue vite et ne laisse pas de traces.

3 octobre. A S émir ami s , le soir, avec Mme de Forget.

Remis ce matin à M. Pothey, graveur sur bois, le dessin sur papier végétal du Christ au tombeau, de Saint-Denis du Saint-Sacrement.

4 octobre. J'ai compris de bonne heure combien une certaine fortune (1) est indispensable à un homme qui est dans ma position. Il serait aussi fâcheux pour moi d'en avoir une très considérable qu'il le serait d'en manquer tout à fait. La dignité, le respect de son caractère ne vont qu'avec un certain degré d'aisance. Voilà ce que j'apprécie et qui est absolument nécessaire, bien plus que les petites com- modités que donne une petite richesse. Ce qui vient tout de suite après cette nécessité de l'indépen- dance, c'est la tranquillité d'esprit, c'est d'être affranchi de ces troubles et de ces démarches ignobles,

(1) Nous nous sommes appliqué dans notre Étude à faire ressortir l'analogie qui existait entre certaines faces de son esprit et les faces correspondantes de l'esprit de Stendhal, notamment en ce qui touche ce que nous avons appelé les principes diiecteurs de la vie. N'est-il pas intéressant de constater ici encore cette analogie et de rapprocher de ce fragment du Journal le passage suivant de Stendhal : « L'homme » d'esprit doit s'appliquer à acquérir ce qui lui est strictement nécessaire « pour ne dépendre de personne; mais si, cette sûreté obtenue, il perd son temps à augmentée sa fortune, c'est un misérable. »

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•qu'entraînent les embarras d'argent. Il faut beaucoup de prudence pour arriver à cet état nécessaire et pour s'y maintenir; il faut avoir sans cesse devant les yeux la nécessité de ce calme, de cette absence des soucis matériels, qui permet d'être tout entier à des tentatives élevées, et qui empêche l'âme et l'esprit de se dégrader.

Ces réflexions résultent de ma conversation de ce soir avec ***, qui est venu me voir après mon dîner, et de ce qu'il m'a rapporté de la situation des Pier- ret. La sienne ne me paraît pas, dans l'avenir et peut- être maintenant, beaucoup meilleure. Il a été un fou toute sa vie; il y a un fonds de bon sens dans son esprit, et il en a toujours manqué dans sa conduite.

Ce bon sens si rare me sert de transition pour par- ler de ma visite de ce matin à Chenavard. En voilà encore un qui est ou qui semble rempli de sens, quand il parle, quand il démontre, quand il compare ou qu'il déduit. Ses compositions d'une part, et ses prédilections de l'autre, donnent un démenti à cette sagesse. Il aime Michel-Ange, il aime Rousseau: ces talents et quelques autres très imposants sont de ceux qui sont surtout très admirés des jeunes gens. Les hommes à la Racine, à la Voltaire, sont admirés des esprits mûrs, et le sont toujours davantage.

Je ne peux attribuer cette différence dans lestime qu'on en fait à différents âges, qu'au défaut de raison qu'on remarque chez ces auteurs boursouflés, à côté de leurs grandes qualités. Il y a chez Rousseau quel-

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que chose qui n'est pas naturel, qui sent l'effort et qui accuse un esprit dans lequel se combattent le faux et le vrai. Je soutiens qu'un vrai grand homme ne contient pas une parcelle de faux : le faux, le mauvais goût, l'absence de vraie logique, ce sont mêmes choses.

Ghenavard m'a montré à l'appui de ses théo- ries, et pour justifier les intentions de sa composi- tion du Déluge (1), un immense carton de toutes les gravures qu'il a pu se procurer d'après Michel-Ange. Il m'a confirmé dans mon sentiment au heu de m'en détourner. Je lui ai dit que le Jugement dernier, par exemple, ne me disait rien du tout. Je n'y vois que des détails frappants, frappants comme un coup de poing qu'on reçoit; mais l'intérêt, l'unité, l'enchaîne- ment de tout cela est absent. Son Christ en croix ne me donne aucune des idées qu'un pareil sujet doit exciter; ses sujets de la Bible de même.

Titien, voilà un homme qui est fait pour être goûté par les gens qui vieillissent ; j'avoue que je ne l'ap- préciais nullement dans le temps j'admirais beau- coup Michel-Ange et lord Byron (2). Ce n'est, à ce que je crois, ni par la profondeur de ses expressions, ni par une grande intelligence du sujet qu'il vous touche, mais par sa simplicité et par l'absence d'af-

(1) Le Déluge était le premier des quarante tableaux représentant Y Histoire de l'humanité', Ghenavard voulait développer la succession chronologique des principales phases de la civilisation. Ces quarante peintures murales étaient destinées au Panthéon, dont Ghenavard avait conçu une décoration grandiose. Ce projet ne fut pas réalisé.

(2) Se reporter aux premières années du Journal.

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fectation. Les qualités du peintre sont portées chez lui au plus haut point : ce qu'il fait est fait ; les yeux regardent et sont animés du feu de la vie. La vie et la raison sont partout. Rubens est tout autre avec un tout autre tour d'imagination, mais il peint véri- tablement des hommes. Ils ne sont tous deux hors de mesure que quand ils imitent Michel-Ange et qu'ils veulent se donner un prétendu grandiose qui n'est que de l'enflure et dans laquelle les vraies qua- lités se noient ordinairement.

La prétention de Ghenavard pour son cher Michel- Ange est qu'il a peint l'homme avant tout, et je dis qu'il n'a peint que des muscles, des poses dans les- quelles même la science, contre l'opinion commune, ne domine nullement. Le dernier des antiques est infiniment plus savant que tout l'œuvre de Michel- Ange. Il n'a connu aucun des sentiments , aucune des passions de l'homme. Il semble qu'en faisant un bras et une jambe, il ne pense qu'à ce bras et à cette jambe, pas le moins du monde à son rapport, je ne dirai pas seulement avec l'action du tableau, mais avec celle du personnage auquel il fait le membre...

Il faut convenir que certains morceaux traites ainsi et avec cette prédilection exclusive sont faits pour passionner à eux seuls. C'est son grand mérite : il met du grand et du terrible même dans un membre isolé. Pu^et (1), avec un caractère différent, a en

(1) Voir l'étude sur Puget que nous avons déjà indiquée, et la Cor- respondance, t. I, p. 201, et t. 11, p. 254.

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cela une analogie avec lui. Vous resterez une journée à contempler un bras de Puget, et ce bras fait partie dune statue médiocre en somme. Quelle est la raison secrète de ce genre d'admiration? C'est ce que je ne me charge pas d'expliquer.

Nous avons parlé des règles de la composition. Je lui ai dit qu'une absolue vérité pouvait donner l'im- pression contraire à la vérité, au moins à cette vérité relative que l'art doit se proposer ; et en y pensant bien, l'exagération qui fait ressortir à propos les parties importantes et qui doivent frapper est toute logique; il faut, là, conduire l'esprit. Dans le sujet de Mirabeau (1) à la protestation de Versailles, je lui ai dit que Mirabeau et l'Assemblée devaient être d'un côté et l'envoyé du Roi tout seul de l'autre. Son dessin, qui montre des groupes agencés et balancés, des poses variées, des hommes causant entre eux d une manière naturelle et comme il a pu arriver dans cette circonstance, est bien disposé pour l'œil et suivant les règles matérielles de la composition; mais l'esprit n'y voit nullement l'Assemblée nationale pro- testant contre l'injonction de M. de Brézé. Cette émo-

(1) En 1831, le gouvernement de Juillet avait mis au concours : Mira- beau répondant au marquis de Dreux-Brézé. Delacroix et Chenavard exécutèrent chacun une composition sur ce sujet. L'œuvre de Delacroix a figuré à l'Exposition universelle de 1889. A propos de cette toile, H. de la Madelène écrivait : « Comme les poètes, Delacroix devine. On « ne peut même concevoir que les choses aient pu se passer autrement « qu'il ne les a peintes. Le marquis de Dreux-Brézé, signifiant aux gens « du tiers la volonté du Roi, n'a pu avoir une autre attitude que celle « que l'artiste lui prête en face de la foudroyante apostrophe de Mira- it beau. » (Voir Catalogue Robaut, 360.)

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tion qui anime toute une assemblée comme elle ani- merait un seul homme, doit être exprimée absolument. La raison veut que Mirabeau soit à leur tête et que les autres se pressent derrière lui, attentifs à ce qui se passe : tous les esprits, comme celui du spectateur, sont fixés sur l'événement. Sans doute, au moment le fait a eu lieu, Mirabeau ne s'est pas trouvé à point nommé placé comme au milieu du tableau; la venue de M. de Brézé n'a peut-être pas été annoncée de manière à trouver l'Assemblée réunie en un seul groupe pour le recevoir et en quelque sorte pour lui faire tête; mais le peintre ne peut exprimer autre- ment cette idée de résistance : l'isolement du per- sonnage de Brézé est indispensable. Il est venu, sans aucun doute, avec des suivants et des estafiers, mais il doit s'avancer seul et les laisser à distance. Ghena- vard commet l'incroyable faute de les faire arriver d'un côté, tandis que Brézé arrive de l'autre et se itrouve confondu avec ses adversaires. Dans cette scène si caractéristique le trône est d'une part et le peuple de l'autre, il place au hasard Mirabeau du côté se voit le trône, sur lequel, autre incon- venance, montent des ouvriers pour décrocher les draperies. Il fallait que le trône fût aussi isolé, aussi abandonné qu'il l'était alors moralement par tout le monde et par l'opinion, et surtout il fallait que l'Assemblée lui fît face.

5 octobre. Redemander à Riesener une gravure

474 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

de Clé lie que je lui ai prêtée il y a plusieurs années. Passé la journée sans sortir qu'après dîner et après avoir dormi.

Se sentir enseveli dans les papiers qui parlent, je veux dire les dessins, les ébauches, les souvenirs; lire deux actes de Britannicus, en s'étonnant chaque fois davantage de ce comble de perfection ; l'espoir, je n'ose dire la certitude, de n'être pas dérangé; un peu ou beaucoup de travail, mais surtout la sécurité dans la solitude, voilà un bonheur qui, dans beaucoup de moments, paraît supérieur à tous les autres. On jouit alors complètement de soi; rien ne vous presse, rien ne vous sollicite de tout ce qui est en dehors d'un cercle studieux où, satisfait de peu, je veux dire peu de ce qui plaît à la foule, mais aspirant, au contraire, à ce qu'il y a de plus grand par la contemplation intérieure ou par la vue des chefs- d'œuvre de tous les temps, je ne me sens ni accablé du poids des heures, ni effrayé de leur rapidité. C'est une volupté de l'esprit, un mélange délicieux de calme et d'ardeur que les passions ne peuvent donner.

(Rapporter ceci à ce que je dis à Ems sur la néces- sité de jouir de soi avant tout.)

7 octobre. Je ne sais si j'ai parlé de ma séance aux Italiens avec Mme de Forget, mardi, à Se mi- ramis. Les fioritures et le remplissage font du tort à ce magnifique luxe d'imagination que Rossini pro- digue partout. Ce sont des décorations incomparables

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 475

peintes sur du papier : la trame laisse voir des parties remplies au hasard, ce qui affaiblit l'impression.

Champrosay, 8 octobre . Parti pour Champrosay L à onze heures. Mme Barbier m'invite à dîner. Je n'y vais que le soir; j'y trouve V... et D..., que je vois avec plaisir. Ils repartent presque aussitôt. Arrivée à Champrosay toujours délicieuse, par le plus beau temps du monde.

9 octobre. Pluie; dîné chez Barbier avec Roda- kowsky. Au moment de sortir de table, arrivent, à pied et crottés, Bixio et Villot. Séance détestable à table. Tout ce monde, dont étaient Mme Bixio et sa fille, repartant une heure après par un temps hor- rible.

10 octobre. Le soir chez Mme Barbier, on a été fort gai, en compensation de l'algarade d'hier. Dans le jour, travaillé et fait des peintures de souve- nir de la grosse clématite de Soisy et de la vue de Fromont.

11 octobre. Beaucoup de travail, qui m'empêche d'écrire ici.

Le soir, je ne suis pas sorti. J'ai dormi après mon dîner, et me suis promené à la maison.

12 octobre. Travaillé toute la journée jusqu'à

476 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

trois heures passées avec frénésie. Je ne pouvais m'en détacher. J'ai avancé la grisaille du Marocain qui monte à cheval (1), le Combat du lion et du tigre (2), la petite Femme d'Alger avec un lévrier (3), et mis de la couleur sur le carton de Y Hamlet et Polonius à terre (4).

La promenade, après un pareil temps de travail, est vraiment délicieuse. Le temps est toujours très beau. Il faut décidément, le matin, que je ne jouisse de la campagne que de mes fenêtres ; la moindre sortie me dissipe et me condamne à l'ennui le reste de la jour- née, par la difficulté de retrouver de l'entrain pour le travail ensuite.

Je suis descendu jusqu'à la rivière et ai été revoir la vue de Trousseau que j'avais faite sur le carton : cela n'était point du tout semblable. Le paysage qu'il me faut n'est pas le paysage absolument vrai ; et cette abolue vérité est-elle encore dans les paysa- gistes qui ont fait vrai, mais qui sont restés classés comme de grands artistes? Rien n'égale, à ce qu'il semble, la vérité des Flamands ; mais combien n'y a-t-il pas de l'homme dans l'œuvre de cette école ! Les peintres qui reproduisent tout simplement leurs études dans leurs tableaux ne donneront jamais au spectateur un vif sentiment de la nature. Le spec-

(1) Voir Catalogue Robaut, 1076.

(2) Voir Catalogue Robaut, n°» 1304 à 1307.

(3) Voir Catalogue Robaut, 1045.

(4) Voir Catalogue Robaut, n0' 589 et 766.

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tateur est ému, parce qu'il voit la nature par souve- nir, en même temps qu'il voit votre tableau. Il faut que votre tableau soit déjà orné, idéalisé, pour que l'idéal, que le souvenir fourre, bon gré, malgré, dans la mémoire que nous conservons de toutes choses, ne vous trouve pas inférieur à ce qu'il croit être la représentation de la nature.

r Ce jour, fameux chapon à l'ail qui eût fait reculer une compagnie de grenadiers anglais.

Le soir, promené avec Jenny. La vue des étoiles brillant à travers les arbres m'a donné l'idée de faire un tableau on verrait cet effet si poétique, mais difficile en peinture à cause de l'obscurité du tout :

Fuite en Egypte. Saint Joseph conduisant l'âne et éclairant un petit gué avec une lanterne ; cette faible lumière suffirait pour le contraste.

Ou bien les Bergers allant adorer le Christ dans l'étable, qu'on verrait dans le lointain tout ouverte.

Ou la Caravane qui amène les Rois mages.

- Conversation avec J. L..., en réponse à l'asser- tion de Chenavard, qui trouve que les talents valent moins dans un temps qui ne vaut guère. Ce que j'au- rais été du temps de Raphaël, je le suis aujourd'hui. Ce qu'est Chenavard aujourd'hui, c'est-à-dire ébloui par le gigantesque de Michel-Ange, il l'eût été, à coup sûr, de son temps. Rubens est tout aussi Rubens pour être venu cent ans plus tard que les immortels d'Italie; si quelqu'un est Rubens aujour- d'hui ou tout autre, il ne F est que davantage. Il orne

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son siècle à lui tout seul, au lieu de contribuer à son éclat en compagnie d'autres talents. Quant au succès du moment, il peut être douteux ; quant au nombre des approbateurs, il peut être borné ; mais tel admi- rateur perdu dans la foule est tout aussi ému que ceux qui ont accueilli Raphaël et Michel- Ange. Ce qui est fait pour des hommes trouvera toujours des hommes pour y mettre le prix.

Je sais bien que Chenavard, toujours entêté de son fameux style, n'admet pas que la supériorité puisse se trouver dans tous les genres. Le beau qui convient à tel siècle lui paraîtra un beau de qualité inférieure; mais en lui passant même cette idée, pense-t-il qu'un homme vraiment supérieur ne portera dans quelque genre que ce soit assez de force, assez de nouveauté pour faire de toute espèce de genre un genre supé- rieur, comme il l'est lui-même à ce qui l'entoure?

15 octobre. Dîné chez Barbier avec Dagnan, les Marseillais Pastré, Pascal, Genty de Bussy, etc. (1), Villot aussi.

Dagnan raconte l'histoire du duel du maréchal Maison, quand il n'était que garçon tapissier, et qui a probablement décidé de sa vocation militaire.

Tous les jours se passent à travailler le matin.

J'aurai presque entièrement fait les trois tableaux

(1) Genty de Bussy, administrateur et homme politique, devint con- seiller d'Etat, et siégea à la Chambre des députés de 1842 à 1848, époque il rentra dans la vie privée et fut mis en disponibilité.

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que j'avais apportés en projet, les toiles encore fraîches. J'avais le Christ dormant pendant la tem- pête, Combat de lion et de tigre, Marocain montant à cheval ; en outre, avancé le Polonius et Y Hamlet (sur carton), une Odalisque, d'après un daguerréo- type et que j'ai apportée ébauchée.

Je m'impose, et cela me réussit, de ne rien finir que l'effet et le ton soient complètement trouvés, allant toujours, redessinant et corrigeant, et le tout au gré de mon sentiment du moment; et au fait, y a-t-il rien de plus sot que d'aller autrement?... Mon sentiment d'hier peut-il me guider aujourd'hui ? J'ignore la manière des autres. Celle-là seule est faite pour moi. Quand tout a été conduit de la sorte, le fini n'est rien, surtout quand on a des tons qui rentrent tout de suite dans ceux déjà trouvés. Sans cela l'exécution perdrait sa franchise, et Ion gâterait la vivacité des touches de sentiment qui ne semblent alors presque pas modifiées.

Avant de repeindre, il faut enlever les épaisseurs.

17 octobre. Ton de la mer dans le Christ dor- mant sur les eaux : terre d'ombre naturelle, bleu de Prusse, un peu de chrome clair. Bleu de Prusse et terre de Sienne naturelle très foncée à côté de laque et blanc donne par le mélange un violet essentiel. Sienne naturelle et chrome foncé.

19 octobre. Pour conserver le raisin : Le cueillir

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par un temps sec, le placer dans des paniers sans le froisser, le transporter dans une chambre au midi, et on le range avec précaution en isolant les grappes sur une légère couche de paille; une fois placé, il ne faut pas le toucher pour le servir. Les fenêtres gar- nies de persiennes et non de volets ; toujours tenir fermé pour demi-lumière; ne pas ouvrir les fenêtres.

21 octobre. Les rôles de Racine sont presque tous parfaits. Il a pensé à tout, n'a point fait de remplissages: Burrhus. premier rôle s'il en fut; Narcisse de même ; Britannicus, le naïf, Tardent, l'imprudent Britannicus ; Junie, si aimante, mais dé- licate, prudente au milieu de toute sa tendresse, mais prudente seulement pour son amant. Je passe sous silence Néron et Agrippine, parce que, au théâtre, avec deux rôles comme ceux-là, avec un seul quand il est rempli par un acteur passable, on sort content; on croit qu'on a vu une pièce de Racine, même quand on a laissé passer sans les remarquer, à travers le débit des mauvais auteurs, toutes ces nuances, qui sont cependant tout Racine.

Il y a des pièces le personnage principal, celui qui est le pivot de la pièce, est sacrifié et donné toujours à des subalternes. Est-il un personnage comparable à celui à" Agamemnon? L'ambition, la tendresse, ses attitudes devant sa femme, enfin ses agitations perpétuelles, qu'on ne peut imputer pour- tant à une faiblesse de sentiment, qui lui ôterait

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 481

l'estime du spectateur, mais à la situation la mieux faite pour mettre à l'épreuve un grand caractère. Je ne dis pas que le rôle & Achille, que prend ordinai- rement le coryphée du théâtre, soit inférieur à celui à" Agamemnon ; il est ce qu'il doit être, mais ce n'est pas celui-là qui fait l'intérêt de la pièce. Clytemnestre, Achille, Iphicjénie, tous personnages frappants par la passion, parleur situation dans la pièce, mais qui sont en quelque sorte des instruments pour agir sur Agamemnon, qui le poussent, le pressent dans des sens divers.

Combien y a-t-il de gens qui réfléchissent à tout cela dans un spectacle?... et à ceux qui sont capables de réfléchir, je demanderai si c'est le jeu des acteurs qui les a portés à se rendre compte de ces impressions diverses ?

22 octobre. Travaillé un peu à Y Odalisque d'après le daguerréotype, sans beaucoup d'entrain.

Le soir chez Barbier; Villot y était. Nous ne nous sommes pas dit une parole.

Augerville, 23 octobre. Parti à sept heures moins un quart. Pluie. Voyagé dans l'omnibus jusqu'à Villeneuve en face d'un ecclésiastique de la plus belle figure, un peu dans le genre de Cottereau. Attendu pour le convoi.

Arrivé à Fontainebleau par la pluie et trouvé le cabriolet attelé. Route à travers la forêt, qui eût ii. 31

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été plus agréable sans le froid, dont je ne pouvais me garantir malgré mes précautions.

Arrivé vers une heure à Augerville. Personne n'était la ; j'ai été trouver Berryer et ces dames dans le parc.

Il y a peu de monde ; cela met moins d'entrain. La princesse n'y est pas, Mme de la Grange non plus, Mme de Suzannet non plus ; cela fait beaucoup de charme de moins. L'ami de Berryer, Richomme (1), est un bonhomme très amusant.

Le soir, jetais très fatigué et suis monté après la musique. Petits morceaux de Batta, de sa composi- tion, très gracieux.

Berryer nous conte à dîner sa visite au fameux Dugas, d'Amiens, pour lui commander un pâté. Il le trouve dans son cabinet, dans une robe de chambre à grands ramages et avec la gravité convenable, tirant de son tiroir les assaisonnements de ses pâtés, qu'il distribuait à ses garçons et à ses fils chargés aussi de la confection, et graduant les doses à raison de la proportion du pâté ou du lieu on devait l'em- ployer. Il s'informait aussi du moment on devait manger le pâté.

C'était à dîner ; on parlait beaucoup de cuisine,

(î) Mme Jaubert donne sur Richomme les détails suivants : « L'intérieur de Berryer paraîtrait incomplet si l'on n'y retrouvait la figure de son «fidèle Richomme, qui avait débuté dans la même étude d'avoué que « lui, tous deux clercs et compagnons de plaisir... Une déraison pleine » de comique, des lueurs de bon sens et de sensibilité, une gaieté inalté- » rable avec un grain de malice, tel était l'hôte admis au foyer de Ber- » ryer, sans que jamais il pût sentir que la main qui donne est au-dessus *de celle qui reçoit. »

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 483

et je disais quelle dégénérait. Berryer citait à ce propos la préface de Carême attestant, de cette décadence qu'il déplore, les mânes de l'immortel La- voypiere son maître. Cet illustre artiste avait été choisi par Murât, pour le suivre à Naples, quand il fut fait roi. Le grand Lavoypiere se récria sur la barbarie du pays il arrivait : « On me donne deux batte- ries, grands dieux ! deux batteries pour faire la cuisine d'un roi! »

J'ai oublié de mentionner que l'illustre Dugas, l'homme aux pâtés d'Amiens, avait cru devoir em- porter dans la tombe le secret de ses doses. Il en avait déshérité ses fds : ceci est le trait de caractère de l'artiste, de l'homme inspiré. Le grand Dugas eût tué ses disciples ignorants, de peur de voir compro- mettre la réputation des produits auxquels son nom avait donné la célébrité.

Il nous conte l'histoire de ce garçon menuisier, qui allait travailler chez X..., lequel était très habile sur le violon. Cet homme enthousiasmé ne se lassait pas de l'entendre et lui montrait le désir d'en apprendre autant. L'artiste le fait venir à ses moments perdus, le dimanche, quand il peut, et lui fait faire des exercices. Au bout d'un certain temps le menuisier, trouvant l'apprentissage un peu long, lui dit : « Mon- sieur, je ne suis qu'un pauvre homme, et ne puis mettre à cela autant de temps qu'un monsieur tel que vous. Soyez assez bon pour m'apprendre tout de suite le mot fin. »

484- JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

24 octobre. Couru dans le parc par un très beau temps et sorti seul avec bonheur aussitôt ma toilette faite. Je vais par le canal et les treilles jusqu'aux ro- chers ; charmant souvenir de courts moments que j'y ai passés. Je me trouve encore trop jeune et tout surpris et presque attristé de mon émotion... Je dessine quelques-unes des figures fantastiques de rochers (1).

Berryer, au déjeuner, nous parle de Beugnot(2). Il lui disait un jour, à propos de je ne sais quelle affaire, qu'il avait manqué de caractère à cette oc- casion : « Du caractère ! lui dit Beugnot, mais je n'en ai jamais eu; je n'ai pas le moindre caractère; si j'en avais eu autant qu'on m'accorde d'esprit, j'aurais soulevé des montagnes. »

Sorti avec ces dames, Batta et Richomme. A déjeuner, ce dernier très amusant avec le docteur Aublé, de Malesherbes.

Berryer rappelle aussi ce mot de Pescatore, disant que ses serres l'ennuient et qu'il a envie de prendre le goût des tableaux.

(1) Surtout les rochers qui donnaient l'illusion de figures humaines, «ux mouvements les plus contorsionnés. Il a trouvé, dans ces croquis, l'inspiration de plusieurs sujets.

(2) Jacques-Claude Beugnot (1761-1835), ancien député constitu- tionnel à la Législative, emprisonné sous la Terreur; préfet de la Seine- Inférieure après le 18 brumaire, puis conseiller d'Etat et administrateur du grand-duché de Berg, sous l'Empire; se rallia aux Bourbons, devint ministre sous la Restauration et fut élevé à la pairie en 1830. Il est l'au- teur du mot fameux, attribué au comte d'Artois revenant à Paris : « Il n'y a rien de changé en France, il n'y a qu'un Français de plus. »

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27 octobre. J'écris à Mme de F... (1).

Promenade hors du parc avec le docteur Aublé, Richomme et Mme de C***. Moulin, chemin couvert en montant, et retour dans un endroit charmant mêlé de bois et de roches.

Mme Berryer, la belle-fille, veut faire maigre, malgré la dispense de l'évêque d'Orléans pour tout son diocèse. Elle ressemble au paysan qui, au milieu d'un prône qui avait arraché des larmes à tout le monde, était resté indifférent et dit aux gens qui lui reprochaient sa froideur, qu'il n'était pas de la paroisse.

Je dis à ce propos qu'abstraction faite de tout sen- timent particulier, je trouvais le protestantisme une absurdité. Berryer me dit que Thiers avait dit pré- cisément la même chose au prince de Wurtemberg... « Vous êtes contre la tradition du genre humain, contre le résumé de toutes les philosophies, et qui contient tout, etc. »

Berryer nous lit le soir des proverbes.

29 octobre. A Malesherbes avec ces dames : pe- tit château de Rouville, à un monsieur d'Aboville. Très beau pin maritime dans les rochers.

Berryer nous conte l'histoire de Henri IV égaré dans les environs, en revenant de chez sa maîtresse, Henriette d'Entragues, qu'il était venu voir de Fon-

(1) Voir celte lettre de Delacroix à la Correspondance, t. II, p. 1 15.

486 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.

tainebleau. Il était seul, et, entrant dans une espèce de cabaret, il s'attable et demande qu'on lui fasse venir le bon drille de l'endroit pour causer avec lui. On lui amène un homme nommé Gaillard, que le Roi fait asseoir en face de lui. « Quelle est la différence d un gaillard à un paillard? » lui dit-il. « M'est avis, dit l'autre, qu'il y a entre eux la largeur de cette table. »

Il écrit à M. de X***, qui avait perdu un œil dans une bataille à côté de lui : « Borgne, nous nous bat- tons après-demain ; trouve-toi à tel endroit avec ta compagnie, et gare les Quinze-Vingts! »

L'anecdote de Napoléon allant au mariage de Ma- ret (1) à Saint-Cloud ou à Versailles. Il avait Talley- rand dans sa voiture; il lui dit que sa jeunesse avait fini à Saint-Jean d'Acre ; il voulait dire, sans doute, sa confiance en son étoile. Les Anglais, disait-il, l'a- vaient arrêté là, comme il était en train d'aller à Con- stantinople. « Au reste, dit-il, ce qu'on m'a empêché défaire par le Midi, peut-être un jour le fer ai- je par le Nord. » Talleyrand, surpris, écrivait quelques jours après à une vieille femme de l'ancien régime très connue : « Je ne sais si cet homme est fou (c'était encore au commencement du consulat); voilà ce qu'il m'a dit l'autre jour. »

Cette lettre tomba plus tard dans les mains de Pozzo ; c'était au moment de la campagne de 1812. Pozzo, qui allait partout cherchant des ennemis à

(1) Maret, qui reçut plus tard le titre de duc de Bassano, était alors secrétaire général du Premier Consul.

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 487

Napoléon, va jusqu'au Divan. Comme la Turquie était en guerre avec la Russie, et au moment une armée russe s'avançait, il montre la lettre, et vient à bout de faire conclure entre les deux empires le traité qui permit à la Russie de porter toutes ses forces contre la France.

Revenu ce jour par de très beaux sites, entre au- tres le puits singulier qu'on voit extérieurement. Je regrette bien de n'avoir pas fait un croquis.

Rochers sur le devant, etc., comme aussi un cou- vert d'arbres je me suis rappelé Norma.

30 octobre. Temps magnifique depuis trois jours* Dans la journée, promenade avec ces dames, Ber« ryer et le jeune M. de Quéru, par cet admirable temps et avec un grand sentiment de plaisir. Le clair de lune est magnifique après dîner ; je n'en jouis qu'à moitié, à cause du cher Richomme qui n'a rien de romantique, mais qui est un bonhomme qui me plaît comme cela. Nous avons le soir avec nous M. de Lan- renceau, qui était arrivé avec sa femme pour dîner.

Mme de G..., fort à son avantage au dîner: je tiens mon cœur à deux mains en sa présence, mais seulement quand elle a sa grande toilette et qu'elle montre ses bras et ses épaules ; je redeviens très rai- sonnable dans la journée, quand elle a sa robe du. matin. Elle est venue ce matin voir les peintures de

ma chambre et m'a sans façon mené voir celles de la.

i

sienne, en me faisant passer par le cabinet de toilette^

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Ce qui me rassure sur ma sagesse, c'est que j'ai pensé que ce cabinet de toilette et cette chambre avaient vu dans d'autres moments la piquante M..., qui n'a ni ces bras ni cette gorge que je soupçonne, mais qui me plaît par le je ne sais quoi, par l'esprit, par la malice des yeux, par tout ce qui fait qu'on se souvient.

La grand'mère de M. de Kerdrel lui disant au moment où, après avoir été élu en 1848, il allait sié- ger à Paris: « Mon fils, vous allez aux Etats, défen- dez bien les intérêts de la Bretagne. »

La grand'mère ou la mère de M. de Corbière, à qui on faisait compliment de ce que son fils était mi- nistre : « Mon Dieu! la révolution n'est donc pas finie, puisque Pierrot est ministre? »

Les cygnes qui vont visiter leurs petits.

Partition à'Olette. Partition des Nozze... tout cela charmant.

31 octobre. Après dîner, Berryer nous conte l'histoire de son grand-oncle Varroquier.

Envoyé par son père avec son frère cadet pour étu- dier chez le procureur, ou quelque chose d'appro- chant, comme ils étaient un jour sur le Cours-la-Reine, la duchesse de Berry vint à passer. Sur sa bonne mine, qui était remarquable, la princesse leur envoie un va- let de pied pour leur dire qu'elle désirait lui parler. On le fait monter en voiture, et il disparaît pendant quarante-huit heures, au bout desquelles il reparaît

JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 480

pourvu d'un bon emploi clans la finance dans quelque province. Les deux frères mènent joyeuse vie et se carrent dans leur poste jusqu'à la mort de la du- chesse, qui fut assez prompte.

Voilà mes hommes renvoyés; mais au lieu de re- tourner au pays, accoutumés à un certain genre de vie, et dans l'âge des entreprises, ils font argent de leurs meubles, de tout ce qu'ils peuvent, et s'en vont mener à peu près la même vie en Italie, à Rome ou à Naples. Quand vient le moment il n'y avait plus d'argent, ils s'imaginent de se donner à eux-mêmes un brevet de médecin et de faire des pilules qu'ils s'en vont vendant le long de leur voyage par retour.

Revenus, de guerre lasse, au giron paternel, ils furent traités de bonne sorte, de libertins, de débau- chés. Cependant le père s'apaisa, et ils reprirent l'un et l'autre je ne sais quelle manière de vivre dans leur petit endroit. Le père, un jour, leur demanda des dé- tails sur le fameux carnaval de Venise, pensant qu'on ne pouvait avoir été en Italie sans pouvoir en donner des nouvelles. Nos deux voyageurs avouent qu'ils n'en avaient rien vu, attendu qu'ils n'avaient point été à Venise, à la grande surprise du père Varroquier.

Sur cette idée, leur tête s'enflamme de nouveau, et, lassés de la vie bourgeoise, après avoir obtenu d'une tante quelque argent, ils s'embarquent de nou- veau et retournent en Italie, le cadet mourut je ne sais comment.

C'est le grand-oncle lui-même qui raconta depuis

490 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.

à Berryer, âgé de seize ans, au moment il allaita Paris, toute cette bonne histoire.

Le temps est magnifique ; je suis dehors presque toute la journée. Je me suis presque endormi sur un banc, pendant que M. de Laurençot contait à Ri- chomme et à moi ses idées sur la révolution de 1848 et ses portraits des hommes de ce temps-là.

Promenade avec Mlle Vaufreland et Mme deL...r dans le parc et le potager.

Agréable soirée. Berryer nous lit Y Ecole des bour- geois.

1er novembre. Remonté le matin avant déjeuner dans le parc un moment. On devait déjeuner un peu plus tôt pour aller à la messe. J'ai rencontré Mme de C..., descendue je ne sais pourquoi.

Un peu de bateau dans la journée ; elles s'écoulent doucement, mais franchement ; c'est trop d'abandon de tout exercice d'imagination. Qu'est-ce donc, grand Dieu! que la vie de ces gens qui vivent toujours comme je le fais dans ce moment-ci ! Tous ces élé- gants, toutes ces femmelettes, ne font pas autre chose que se traîner d'un temps à l'autre en ne faisant rien ou en ne soccupant de rien.

Promenade avec Richomme à la fin de la journée, pendant les vêpres, dont nous sommes dispensés y puis avec lui et Gadignan.

Le soir, billard, le fameux mistigri, etc.

Je suis de mauvaise humeur contre moi-même.

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M. de Gadillan me parle longuement dune affaire que Berryer doit plaider pour des domestiques auxquels leur maître a légué sa fortune ; ce jeune homme, qui travaille avec lui continuellement et lui prépare ses affaires, me le fait voir bien plus grand encore que je ne le croyais. Il me parle de son désin- téressement, de son mépris de ce qui est en dessous de lui. Il ne veut pas aller à Orléans ni je ne sais où, plaider pour M. Jouvin, gantier, qui ne lui demande que quelques instants de son talent et lui offre dix mille francs pour cela.

2 novembre. J'ai été bien frappé de la messe des Morts, de tout ce qu'il y a dans la religion pour l'imagination, et en même temps combien elle s'a- dresse au sens intime de l'homme.

Beau mites, beau pacifici : quelle doctrine a jamais fait ainsi, de la douceur, de la résignation, de la simple vertu, l'objet unique de l'homme sur la terre!

Beau pauperes spiritu : le Christ promet le ciel aux pauvres d esprit, c'est-à-dire aux simples. Cette parole est moins faite pour abaisser l'orgueil dans lequel se complaît l'esprit humain quand il se considère, que pour montrer que la simplicité du cœur! l'emporte sur les lumières.

3 novembre. Pluie ; le temps se remet le soir. Promenade, après déjeuner, sous les pins, avec Ri- chomme et L. . . Berryer vient nous joindre avant diner.

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Avant dîner, promenade avec Mlle de Vaufrcland, Berryer, Richomme ; allées dn haut, sapins, etc.

Le mistigri a occupé une partie de la soirée... Je suis effrayé de la difficulté de fixer mon attention sur des bagatelles comme celles-là : j'ai F air d'un imbécile.

L'air du Comte Ory me roule sans cesse dans la tête. Je l'ai étudié au piano; maintenant je ne puis m'en distraire.

Arrêté le départ, dans la journée, avec Berryer, pour mardi.

4 novembre. Je pense en me levant à l'impossi- bilité de faire la moindre chose dans la situation je suis. La solitude seule, et la sécurité dans la soli- tude, permettent d'entreprendre et d'achever.

Champrosay , 7 novembre. Parti d'Augerville à neuf heures et demie.

Eté d'abord à Étampes avec ces trois dames; d'Etampes à Juvisy avec Mme de G...

J'étais à Champrosay avant trois heures. Ma bonne Jenny m'attendait au chemin de fer. J'ai été attristé de lui voir mauvaise mine. Elle est mieux que je ne pensais ; elle avait été inquiète de n'avoir pas de lettre depuis longtemps.

Le soir, j'ai été voir ces dames : Mme Barbier est malade, et j'ai passé la soirée à causer très amicale- ment avec Mme Villot.

Les mouvements qu'excite en moi toute cette

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distraction ne sont pas de la nature que je voudrais. Pour un solitaire qui veut rester tel, il s'y mêle encore un élément dangereux. La jeunesse peut se partager entre toutes les émotions : le trésor se resserre avec l'âge ; la muse est alors une maîtresse exigeante ; elle vous abandonne à la moindre infidélité.

8 novembre. Fatigué de mon voyage et de mes petites émotions d'hier. Souffrant toute la journée: mauvaise disposition de corps et d'esprit. Agitation ou torpeur, sont-ce les conditions inévitables? Non, si je me rappelle mille moments de ma vie depuis quelques années que je me suis tiré du tourbillon. Dans maintes occasions j'ai savouré avec bonheur le sentiment de liberté et de possession de moi-même, qui doit être le seul bien je doive aspirer.

9 novembre. J'ai prolongé mon séjour un peu plus que je ne voulais auprès du cousin, dont l'ama- bilité ne s'est pas ralentie. J'avais aussi dans cet agréable lieu une aimable société qui n'a pas laissé de place à l'ennui ; mais j'éprouve qu'une si agréable oisiveté est dangereuse pour un homme qui veut se retirer du monde. Quand il faut retourner au travail et à la tranquillité, on ne se trouve plus le même, on ne rentre plus avec la même facilité dans l'ornière de tous les jours.

17 novembre, Il faut considérer la terre de Sienne

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brûlée comme un orangé primitif. Son mélange avec le bleu de Prusse et blanc donne un gris qui est très fin. Laque jaune et terre de Sienne brûlée ôte à la terre de Sienne brûlée seule sa crudité et lui donne un brillant incomparable. Excellent pour réchauf- fer des chairs préparées trop grises.

Paris, 21 novembre. Dîné chez la princesse, que j'ai revue pour la première fois depuis son voyage ; délicieuse musique et aimable personne.

Depuis un jour ou deux, repris le tableau de la Chasse aux lions. Je vais le mettre, je crois, en bonne voie.

Éviter le noir ; produire les tons obscurs par des tons francs et transparents : ou laque, ou cobalt, ou laque jaune, ou terre de Sienne naturelle ou brû- lée. Dans le cheval café au lait, je me suis bien trouvé, après lavoir trop éclairci, d'avoir repris les ombres, notamment avec des tons verts et pronon- cés. Se rappeler cet exemple.

25 novembre. Mes journées se passent à tra- vailler; je suis heureux de m' enterrer dans l'étude. Heureuses, heureuses distractions ! douce tranquillité que les passions ne peuvent donner ! Je manque malheureusement toutes mes affaires : je ne peux écrire une lettre ni faire une visite.

Je n'ai pas encore vu ces dames d'Augerville, et le moment se passe.

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Avant dîner, chez Mme de la Grange : c'est une aimable personne, pleine de l'envie d'être bonne et agréable. Ensuite dîné chez Chabrier; je me suis peu diverti ; des lampes assassines, des bougies partout.

X... venu le soir de Saint-Gloud pour y retour- ner : quatre ou cinq mois ont beaucoup changé mon ami. C'est un homme qui a beaucoup perdu à se trouver dans la sphère il est comme égaré, eu égard à ses opinions tranchées, au moins à celles dont il faisait parade.

Mme Chabrier me parle de la vie que mène Poin- sot : rentré le soir vers minuit, il sort presque tous les soirs, il se déshabille et reste jusqu'à près de trois heures du matin sans se coucher, à penser et à se reposer. Il mange ensuite et va au lit immédiate- ment. Ne sonne son déjeuner que vers dix ou onze heures, reste chez lui sans recevoir jusque vers deux heures; va à ses affaires. Dîne entre sept et huit heures, quand il dîne chez lui, et va dans le monde ensuite. Vieillard prétend qu'il n'a jamais beau- coup travaillé.

27 novembre. Dîné avec Chenavard et Boissard. C'est toujours le même homme qui vous attire et vous repousse. Ce bon Boissard, en revenant, me disait qu'il le pratiquait depuis plus longtemps que moi et qu'il l'avait toujours trouvé tel.

Dans la journée chez Level, sculpteur, rue de Varennes. J'ai gelé l'allée et le retour et attendu sa

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venue dans son atelier, en tête-à-tête avec une péron- nelle qui m'a montré ses oeuvres. Pauvre sculpteur! Pauvre Napoléon! pauvre Charlemagne ! que ceux qui sortent du ciseau de ce bas Normand, qui a une barbe longue et fourchue comme celle du Moïse de son confrère Michel-Ange !

Anecdotes de Chenavard sur les hommes du temps de Louis XIV.

1er décembre. Chez Halévy après le conseil.

Le soir, retourné chez lui. Sa femme va mieux. Ils doivent être bien heureux.

Longue conversation avec Mme Doux sur la pein- ture. Elle doit venir voir mon atelier mercredi et particulièrement ma palette.

19 décembre. Dîné chez Mme de la Grange avec Berryer, la princesse. Mme de X... venue le soir : robe noire, rubans verts, qui lui seyaient à merveille. Grande conversation sur les sujets les plus délicats avec M... Situation bizarre, au demeurant très amusante et propre à passer le temps.

Fffi DU TOME SECOND.

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