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JULIE

O U L A

NOUVELLE HELOÏSE,

TOME SECOND.

JULIE

0 U L A

NOUVELLE HELOÏSE.

Lettres de deux Amans, Habitans d*ime petite Ville au pied des Alpes ;

RECUEILLIES ET PUBLIEES

Par J. J. ROUSSEAU.

Quatrième édition originale , revue & corrigée^ TOME SECOND.

A AMSTERDAM, Chez D. J. CIÎANGUIOK

M D C C L X X X X I.

àyec Privilège dt nos Se':^teurs les Etats de Hollande & de tl'4fnfe.

PREFACE

DELA

NOUVELLE LOÏSE:

0 u

ENTRETIEN SUR LES ROxMANS,

ENTRE l'Editeur

ET UN Homme de Lettres.

Par J. J. R O U S S E A U,

Tome II,

AVERTISSEMENT.

KpE Dialogue ou En f retien fuppffi était d'abord dcjîitfé à fervir de Fréflice aux L'citres des deux /îmavs. Mais fa forme fif* fj iorgueur ne ma- yant pertnis de le v.ettre que par extrait à la tête du recueil ^ je le dor.ne ici tout entier^ dans rcf. foir qu'on "j trouvera quelques vses Utiles fur l'ob- jet de CCS fortes d Ecrit. J'ai cru d'ailleurs de» voir attendre que le Ltvre eut fait fan effet avant d'en difcuter les inconvénicns ^ les avantages, ne voulant ni faire tort au Libraire , ni mcndiir Tinduigenu du -BuhUc^

PRÉFACE DE JULIE,

o u

ENTRETIEN SUR LES ROMANS.

iv. Voila votre Manufcrit. Je l'ai lu tout entier.

R, Tout entier ? J'euiends : vous comptsï fur P2U d'imitateurs? N. yèl duo , vel nemo» R. Turpe S tuiferahile. Mais je veux ua ja* gement pofuif. !<!, Je n'ofe.

R. Tout eft ofé par ce fiul mot. Expliquez- vous.

N. Mon jugement dépend de la réponfe que vous m'àllez faire. Cette correfpondance eftelle réelle, ou fi c'efl une fidion?

A. Je ne vois point la conféquence. Pour dire fi tin Livre eft bon ou mauvais, qu'importô de favoir comment on Ta fait?

N> Il importe beaucoup pour celui-ci. Portrait a toujours fon pris pourvu qu'il refiem- b!e, quelqu'étrange que foit l'Orisinal. INJals dans un Tableau d'imagluation , toute figure humaine doit avoir les traits coamuns à Tbomme, ou le Tableau r.e vaut riai. Tous deux luiipuftis bons,

* i2

IV }> Il E F A C E

il relie encore cette didereucc tiiie le Portrait io- térefie peu de gons; le Tableau feul peut plaire au Public.

R. Je vous fuis. Si ces Lettres font des Por- traits, ils u'intérefTent point: fi ce font des Ta» bleaiix , ils imitent mal. K'cll-ce pas cela?

N. Piécifémenc.

R. Ain fi , i'airacherai toutes vos rc^pcnfes a- vant que vous n^'ayez répondu. Au rcfle, coin» me je ne puis fatisfaire à votre queflion , il faut vous en palier pour réfoudre la mienne. Mettez la chofe au pis: ma Julie....

N, Oh! fi elle avoit exillél

R. m bien?

N. Mais fùremenc ce n'efl qu'une fidion.

Rt Suppofez.

N. En ce cas , je ne connois rien de fi mauf- fade : Ces Lettres ne fout point des Lettres i ce Roman n'eft point un Roman ; les perfonna- ges font des gens de l'autre monde,

R. J'en fuis fâché pour celui-ci.

N. Confolez-vous; les fous n'y manquent pas non plus •, mais les vôtres ne font pas dans la nature.

R, Je pourrois Non, je vois le détour

que prend voire curiofué. Pourquoi décidez- Tous ainfi? Savez- vous jufqu'où les hommes différent les uns des autres? Combien ks ca- raderes font oppofés ? Combien les mœurs , les préjugés varient félon les temps, les lieux, les âges? Qui eft-ce qui ofe alîîgcer des hoin^

D E J U L I E. »

précifes à la Nature, & dire: Voilà jufciu'où l'homme peut aller, & pas au ckla?

N. Avec ce beau raifonnement les Monflres inouïs, les Ge'ans, les Pygmées, les chimères de toute efpece; tout pourroit êire admis fpé» cifiquement dans la nature: tout feroit défigui(i , nous n'aurions plus de modèle commun? Je le répète, dans les Tableaux de l'humanité chaciiu doit recounoîire l'Homme,

R. J'en conviens, pourvu qu''on fâche auflî difcerner ce qui fait les variétés de ce qui eft eU'entiel à l'efpece. Que diiiez-vous de ceux qui ne reconnoîtroient la nôire que dans un habit à la Françoife?

iV. Que diriez vous de celui qui, fans expri- mer ni traits ni taille, voudroit peindre une figure humaine, avec un voile pour vêtement? N'auroii- on pas droit de lui demander e(l l'homme ?

R. Ni traits, ni taille? Eces-vous jufte ? Point de gens parfait'-: voilà la chimère. Une jeune fille offenfaut la vertu qu'elle aime , & ramenée au devoir par l'honneur d'un plus grand crime i «ne amie trop facile, punie enfin par fon propre cœur de l'excès de fon indulgence; un jeune homme honnête & fenfible, plein de foibleiïe & de beaux difcours; un vieux Gen- tilhomme entêté de fa nobleflTe , facrifiant tout à l'opinion ; un Anglois généreux & brave , toujours pallionné par fagefle , toujours raifon- nant fans raifon.. .t.

'' 3

VI PREFACE

iV. Un raari débonnaire & horpitalier emprdTé d'éi^blir dans fa maifon Tancien amaut du fa iemme. . .

R. Je vous renvoyé à l'infcription de TEf- lampe (J*),

N. Les M/es Ames? ... Le beau mot! R. OPhiiofophiel combien tu prends de peine à rétrécir les cœurs, à rendre les hommes petits! N, L'efprit romanefque les agrandît & les Korape. IMais revenons. Les deux amies? , . . Qu'en dites -vous? ... Et cette converûon fu- blce au Temple? ... la Grâce, fans doute? ...

R. Monlieur

N. Une femme chrétienne, une dévote qu! n'apprend point le catéchifme à iis eûfans, qui meurt fans vouloir prier Dieu ; dont la mort ce» pendant édifie un Payeur , & convertie un A- ih^e! .... Oh! ...

R. Monfisur

N, Qiant à rintérét , II e(î pour tout le mon- de, il ell nul. Pj.3 uns mauvaife acfl on ; p3S uo m>i chant hoijroe qui falle craindre pour l:s bonj, D^s événemens fi naturels , ii li.npies qu'ils le Çorw. trop : rien d'inopiné s point de coup de Tiriâire. Tout ell prévu long -temps d'avance; tout arrive comraa il eft prévu. EH- ca la petti-j di tenir regillre de ce que chacun peut voir tojs les jours dans fa maifon, ou dans celle de fou voifin.

(*) Woyzi. la fcptiems liftampe.

D E J U L I E. vir

R, e'eft-à'dire, qu'il vous faut des homoies communs & des événemens rare.*? Je crois qua j'aimerois mieux le contraire. D'ailleurs, vous jugez ce que vous avez l^J coinine un Roman, Ce n'en eft point un; vous l'avez dit vous- mé» me. C'eft un Recueil de Lettres...

iV. Qui ne font point des Lettres : je crois iV voir dit auifi. Quelftyle épitlolairel Qu'il ell gui nié! Que d'exclamations I Que d'apprêts I Quelle etn- phafe pour ne dire que des chofes coininune&! Quels grands mots pour de petits raifonaern^insî Ratemeni du fens , de la juflefle ; jamais oi fineffd , ni force , ni profondeur. Une diâion toujours dans les nues, & des penfées qui tata- pent touioufs. Si vos perfonnages font dans la nature, avouez que leur flyle eft peu naturel?

R. Je conviens que dans le point de vue vous ê;es, il doit vous paroître ainfi.

N. Comptez- vous que le Public le verra d'ua autfê œil ; 6c n'e(l ce pas mon jugemeuc que vous demandez?

R, C'tft pour l'avoir plus au long qne vous réplique. Je vois que vous aimeriez mieux des Lettres faites pour être imprimées»

N. Ce foubait parole aflez bien fondé pour celles qu'on donne à l'impreffion,

On ne verra donc jamais les hommes dans les livres que comme ils veulent s'y montrer?

A^. L'Auteur comme il veut s'y montrer; ceux qii';! dépeint tels qu'ils font, ftkis cet 3van:a^e * 4

v;Ji PREFACE

manque encore ici. Pas un Portrait vigoureuferaeni

peint; pas un caraflere adéz bien marqué; niiila

obfervation folide ', aucune connollFance du monde.

Qu'apprend- on dans la petite fphere de deux ou

trois Amans ou Amis toujours occupés d'eux feuls ?

R. On apprend à aimer l'humanité. Dans les

grandes fociétés on n'apprend qu'à haïe les hommes.

Votre jugement eft févere; celui du Public doit

rêire encore plus. Sans le taxer d'injudice, je

veux vous dire à mon tour de quel œil je vois

ces Lettres; moins pour excufer les défauts que

vous y blâmez, que pour en trouver la fource.

Dans la retraite on a d'autres manières de voir & de feuiir que dans le commerce du monde ; ieg paflions autrement modifiées ont aufli d'autres expreflîons: l'imagination toujours frappée des mêmes objets , s'en afleifte plus vivement. Ce petit nombre d'images revient toujours, fe mêle à toutes les idées, & leur donne ce tour bizarre & peu varié qu'on remarque dans les' difcours des Solitaires. S'enfuit -il de -là que leur langage foif fort énergique ? Point du tout ; il n'eft qu'extraordinaire. Ce n'eft que dans le monde qu'on apprend à parler avec énergie. Première* îuent, parce qu'il faut toujours dire autrement & mieux que les autres , & puis , que forcé d':;fîiciner à chaque inftant ce qu'on ne croit pas, d'exprimer des fentimens qu'on n'a point, on cherche à donner à ce qu'on dit un tour perfaailf ^ui fupplée à la perfuafion intcrieure. Croyez '

vous

D E J U L ï E. is

Vous que les gens vraiment p^HIonnés aient cas manieies de parler vives, fortes, coloriées que vous admirez dans vos Drames & dans vos Ro- mans? Non; la paflion pleins d'elle-même, s'ex- prime avec plus d'abondance que de force; elle ne fonge pas même à perfuader; elle ne foup« çonne pas qu'on pailTe douter d'elle. Quand elle dit ce qu'elle fent, c'eQ moins pour l'expo- fer aux autres que pour fe foulager. On peint plus vivement l'amour dans les grandes villes; l'y fent -on mieux que dans les hameaux?

N. C'eft- à-dire, que la foiblefle do langige prouve la force du feniiraent?

R> Quelquefois du moins elle en montre la vérité. Liiez une lettre d'amour faite par un Auteur dans fon cabinet, par un bel efprit qui veut briller. Pour peu qu'il ait de feu dans la tête, fa L'ttre va, comme oa dit, brûler le papier; la chaleur n'ira pas plus loin. Vous ferez enchanté , même agité peut-éire, mais d'une agitation pafiagere & fechî, qui ne vous laiiTera que des mots pour tout fou venir. Au contraire une lettre que l'amour a réellemen; diflée ; une lettre d'un Amant vraiment paffionné, fera lâche, diffafe , toute en longueurs , en défordre , en lépétiuons. Son cœur, plein d'un fcrcimeat qui déborde, rcvlit toujours la même chofe, <k n'a jamais achevé de dire; comme une fource vive qui co«le fans cefle & ue s'épuife jaaînis, .^iea (le raillant , rien de remarq^uable oti \vi ^5

X PREFACE

reûent ni mots, ni tours, ni phrafes; on n'nd* mire rien , Toa n'eflt frappé de rien. Cependant on fe feni l'ame attendrie ; on 1$ fent éinu fans favoir pourquoi. Si la force du fentiment ne nous frapp'i pas, fa vérité nous touche, & c'tft ainfi que le cœur fait parler au cœur. Mais ceux qui ne fcntent rien, ceux qui n'ont que le jargoa paré des pallions, ne coanoilTent point cés fortes de beautés & les méprifenr. N J'attends.

R. Fort bien. Dans cette dernière efpece de lettres, fi les penfées font communes, le ftyle pounanc n'ert pas familier, & ne doit pas l'être. L'amour n'ell qu'iiluHon ; il fe fait , pour ainfi dire , un autre Univers ; il s'entoure d'objets qui ne font point, ou auxquels lui feul a donné rétre; & comme il rend tous fes fentimens en images , fon langage eft toujours figuré. Mais ces figures font fans juftefle & fans fuiti; ion éloquence eft dans fon défordre; il prouve d'autant plus qu'il raifonne moins. L'eniboufiafme eft le dernier degré de la paflion. Quand elle eft à fon comble , elle voit fon objet parfait ; elle en fait alors fon idole; elle le place dans le Ciel ; & comme l'enthoufiafine de la dévotion emprunte le langage de l'amouf, l'enthoufiafme de l'amour emprunte aufïï le langage de la dévo- tion. Il ne voit plus que le Paradis, les Anges, îes vertus des Saints, les délices du féjour célelle. Bans ces nanfpons , entouré de û hautes images ,

D E J U L I F. XI

en parlera -fil en termes rstnpsns? Sa réfoudra- t'il d'abaiiTer, d'avilir fes idées par des exprefi fions vulgaires? N'ékvera- t-il pas fon flyie I Ke lui donnerait- il pss delà noblelTe, de la digni;é? Que pariez- vous de Lettres, de fljl^ épiflolâire? En écrivent à ce qu'on aiine, il eli bien queflioa de cebî cène foac p'.us des Letirea que l'on écrit, ce font dos Ilywref.

N. Citoyen, voyons votre pouls?

R, Mon: voyez l'hiver fur uia lête. Il cft uo âge pour l'expérisnceî un autri pour \^ rouvo» nir. Le feniiaient é'étcint à la fin \ ui.r.is Tume fenQble demeure toujours.

Je reviens à nos Lettres. Si votis les lifei coîLroe l'ouvrage d'un Auteur qui veut plaire, oui qui fe pique d'écrire, elks ion: déttllabiles, Msi? prenez 'les pour ce qu'elles font, éî juge?- les dans leur erpeç»;. Deux ou trois jeunes gens fiia» pies, mais fenfibles, s'^nireiienneni e^ij'eux d€f intérêts de leurs cœurs. Ils ne fongent pqiai i briller aux yeux les uns des autres. Us fe conrioir» feut & s'aiment trop muiutUetoeut pour que l'amourf propre n'ait plus rien * faire entr'eux. Ils foçç eafans , penferont ils en homines ? Ili font éiran» gers , écriront- ils corredeinLOt ? Us font iblii^i- les , concoîcront- ils le inonde ci la focu'té? Pleins du feul f:n:imënt qui les occupe , ils font dans le délire, & ptnfcJît philofopber. Voulez' vous qu'ils fâchent obferver , juger, rétiéchif? Ils ne fûvcm tien de tout cela, ils fareiît aiœef j * 6

ïTi P R E F A C K

ils rapportent tout à leur pafljon. L'importance qu'ils donnent à leurs folles idées, cft-elle moins amufante que tout l'efptit qu'ils pourroient étaler? Ils parlent de tout; ils fe trompent fur tout; ils ne font lien cont^oître qu'eux; mais en fe faifaiK connoîire, ils fe font aimer: Leurs erreurs valen-t mieux que le favoir des Sages: Leurs cœurs honnêtes portent par- tout, jufques dans leurs fautes , les préjugés de la vertu , toujours con- fiaiite & toujours trahie. Rien ne les entend, rien ne leur répond, tout les détrompe. Ils fe refufent aux vérités décourageantes: ne trouvant nulle part ce qu'ils feutent, ils fe replient fur eux* mêmes; ils fe détachent do refte de l'Univers; & créant entr'eux un petit monde différent du nôtre, ils y forment un fpcsftacle véritablement nouveau. iV. Je conviens qu'un homme de vingt ans & des filles de dix -huit, ne doivent pas, qaoiqu'in- flruits , parler en Philofophes , même en penfant Tétre. j'avoue encore, & cette différence ne m'a pas échappé , que ces filles deviennent des femmes de mérite, & ce jeune homme un meil- leur obfervateur. Je ne fais point de comparaifoa entre le commencement & la fin de l'ouvrage. Les détails de la vie domeftique effacent les fau- tes du premier âge: la chafte époufe, la femme fenfée, la digne raere de famille font oublier la coupable amante. Pvlais cela même eft un fujet de ciitique: la fin du recueil rend ic comineuce- neot d'autant plus leprébgQfible ; on difoit que

DE JULIE. XIII

ce font deux livres différens que les mêmes pcr- fonaes ne doivent pas lire. Ayant à montrer ôqs gens raifounnbies , pourquoi les prendre avant qu'ils le Ibient devenus? Les jeux d'enfans qui précèdent les leçons de la fagcfle empêchent de les attendre j le mal fcandalife avant que le bien puilîe édifier j enfin le leéteur indigtié fe rebute & quitte le livre au moment d'en tirer du profit.

R. Je penfe, au contraire, que la fin de ce recueil feroit fuperflue aux lecteurs rebutés du commencement , & que ce même commence- ment doit être agréable à ceux pour qui la fia peut être utile. Ainfi , ceux qui n'achëveront pas le livre, ne perdront rien, puifqu'il ne leur eft pas propre j &c ceux qui peuvent en profiter ne l'auroient pas lu, s'il eût commencé plus gravement. Pour rendre utile ce qu'on veut di- re , il faut d'abord fe faire écouter de ceux qi>i doivent en faire ufage.

j'ai changé de moyen, mais non pas d'objet. Quand j'ai tâché de parler aux hommes on ne m'a point entendu; peut-être en parlant aux en» fans me ferai -je mieux entendre; & les enfans ne goûtent pas mieux la raifon uue que les re- mèdes mal déguifés.

Cojt a/l' egro fanciul porgiamo afper/i Di foave iicor grorli del vafo ; Succhi amari ingaunatQ in tanto et btve ^ E dalt i^anno fuo vita rieeye, * 1

xjv P R R F A C E

A^ J'si peur que vous ne vous trompiez en» core: ils fuceront les bords du vafe, & ne boi- ront point la liqueur.

R. Alors ce ne fera plus ma fnute ; j'aurai fait de mon mieas pour la faire palier.

Mes jeunes gens font aimables ; mais poUt les minier à trente ans, il faut les avoir connus à vingt. Il fauî avoir vécu long-tems avec eux pour s'y plaire; & ce n'eft qu'aprOs avoir déplo» leurs lausts qu'on vient à goûier leurs ver* tu5. Leurs lettres n'intéreflent pas tout d'un coup; mais peu -à-peu elles attachent: on ne peut ni les prendre ni les quitter. La grâce & U facilité n'y font pas, ni la raifoo , ni l'efprit, ci l'éloquence; le feiKiment y tll , il fe corn» rounique au cœur par degrés , & lui feul à la fia fuppléâ à tout. C'en une longue romance dont les couplets pris à part n'ont rien qui touche, mais dont la fuite produit à la fin fon eiFet. Voilà ce que j'éprouve ea les lifani : dites moi fi vous fentez la même chofe ?

N. Non. Je conçois pourtant cet effet par rapport i vous. Si vous êtes fauteur, l'effet eft lout Gnaple. Si vous ne l'êtes pas, je le conçois encore. U:^ boT^me qui vit dans le monde ne peut s'accoutumer aux idées extravagantes , au paihos aff.ilé, au déraifonnement continuel de vos bonnes gens. Un Solitaire- peut les goûter; vous en avez dit la raifon vous-même. Mais avant que de publier ce manufcrtt, foagez que le public n'til pas compofé d'ikrmites. Tout ce

D E J U L I E. sv

qui pounoit airiver de plus heureux Tcroit qu'on piîc votre petit bon homme pour un Céladoo, votre Edouard pour un Don Quichote, vos caiU leis pour deux Aflrées , & qu'on s'en amufât comme d'autsnt de vrais fous. Mais les longues folies n'amufcnt gueres: il faut écrire coinrae CeT- vantes, pour faire lire fix volumes de vidons.

R, La raifon qui vous feroit fuppiimer cet Ouvrsge m'encourage à le publier.

N. Quoi! la certitude de n'être point lu? R, Un peu de patience & vous allez m'en- tendre.

En maiiere de morale, il n'y a point, ftlon moi , de leflure utile aux gens du monde. Pre* miérement, parce que la multitude des livres nouveaux qu'ils parcourent, & qui difent tour-à- tour le pour & le contre , détruit l'effet de I'ud par l'autre, & rend le tout comme non avenu. Les livres choifis qu'on relit ne font point d'effet encore: s'ils foutiennent les maximes du monde, ils font fupeiflus ; & s'ils les combattent , ils font inutiles» Ils trouvent ceux qui les lifent liés aux vices de la fociété , par des cbaî;ies qu'ils ne peuvent rompre. L'homme du monde qui veut remuer un inftant Ion arae pour la re- mettre dans l'ordre moral , trouvant de toutes parts une réfiflance invincible, eft toujours forcé de garder ou reprendre fa première fuutition. Je fuis perfiiadé qu'il y a peu de get3s bien nés qui ii'aytint fait cet elTai , du moins une fois eu leur

xvr PREFACE

vie; mais biertôt découragé d'un vain efTort on ne le répète plus, & Ton s'accoutume à regarder la morale des livres comme un babil de gens oi- ffî. Plus on s'dloigne des affaires , des grt3ndes villes, des nombreufes fociétés, plus les obflacles diminuent. Il efl un terme ces oLIlacles ce£^ fcnt d'être invincibles, & c'rft alors qu« les livres peuvent avoir quelque utilité. Quand on vit ilb'é, comme on ne fe bâte pas de lire pour faire parade de fes lectures , on les varie moins , on les médite davantage; & comme elles ne trou- vent pas un fi grand contrepoids au dehors, elles fuDt beaucoup plus d'effet au dedans. L'ennui, ce (Ic'au de la folitude , aufïï bien que du grand monde , Ibrce de recourir aux livres sraulans, feule refiburce de qui vit feul & n'en a pas en lui- même. On lit beaucoup plus de romans dans les PiOvlnces qu*à Paris, on en lit plus dans les campagnes que dans les villes, & ils y font beau- coup plus d'imprefiîon j vous voyez pourquoi cela doit être.

Mais ces livres qui pourroient fervir à la fois d'amufementj d'inftrudion , de confolaticn au campagnard , malheureux feulement parce qu'il pe^ife l'être , ne femblent faits au contraire que pour le rebnter de Ton état, eir étendant & for- tifiant te préjugé qui le lui rend méprifable. Les gens du bel arr, les femmes à la mode, les grands, les militaires; voilù les acteurs de tous vos romans. Le rafinement du goiU des villes^

DE JULIE. XVII

les maximes de la Cour, Tappareil du luxe, la morale Epicurienne; voilà les leçons qu'ils pré- chenc & les préceptes qu'ils donnent. Le colo- ris de leurs faulFes vertus lernii l'éclat des véri tables; le manège des procédés eft fublîitué aux devoirs réels; les beaux difcours font dédaigner les belles aftions , & la fimplicité des bonnes mœurs pafle pour groffiéreié.

Quel effet produiront de pareils tableaux fur un gentilhomme de campagne, qui voit railler la franchife avec laquelle il reçoit fes hôtes , & traiter de brutale orgie la joye qu'il fait régner dans Ton canton? Sur fa femme, qui apprend que les foins d'une mtre de famille font au-deffoiis des Dames de fon rang? Sur fa fille, à qui les airs contournés & le jargon de la ville font dé» daigner l'honnête ruflique voifin qu'elle eût épou- fé? Tous de concert ne voulant plus être des manans, fe dcgoûieni de leur village, abandon- nent leur vieux château, qui bientôt devient ma- zure, & vont dans la Capiule, où, le père avec fa croix de Saint- Louis, de Seigneur qu'il étoic devient valet ou chevalier d'induftrie; la mère établit un brelan; la fille attire les joueurs, ik foavent tous trois, apréi avoir mené une vie in- fâme, meurent de milere & déshonorés.

Les Auteurs, les gens de Lettres, les Philo- fophes ne ceflent de crier que, pour remplir fes devoirs de citoyen, pour furvir fes iemblabies, il faut habiter les grandes villes; feloa eux

svni PREFACE

fuir Paris, c'eft haïr le genre humain; lo peuple de la Campagne eft nul à leurs yeux ; à les emen- dre on cioiioit qu'il n'y a des hommes qu'où ii y a des penfions , des académies & des dînes.

T>i proche en proche la niêaie pente entraîne tous les éiatF, Les Contes , les Romans , Iqs Pièces de Théâtre, tout lire fur les Provinciaux j tout tourne en dérifion la fimplicité des mœurs rufiiques; tout prêche les manières & les pkifirs du grand monde; c'eft une honte de ne les pas connoîire; c'elt un malheur de ne Ics pas goûter. Qui fait de combien de âloux & de ôiles publiques l'aurait de ces plaifirs imaginaires peuple Paris de jour en jour? Ainfi les préjugés & l'opinion ren- forçant l'effet des fyftô.-nes politiques , araonce- lent , entafient les habitans de chaque pnyi fur quelques points du territoire , luiflTint tout le rerte en fiiche & défcrt ; ainfi pour faire briller les Capitales, fe dépeuplent les Nations; & ce fri» voie éclat qui frappe les yeux des fo:s, fait cou- rir l'Europe ù grands pas vers fa ruine. M importe au bonhiur des hommes qu'on tâche d'arrêter ce torrent de maximes empoifoiuiéts. C'eft le mé- tier des PréJicateurs de nous crier: Soyez bons &' fûgeSj fans beaucoup s'inquietter du luccès de leurs difcours ; le citoyen qui s'en inquiette ne doit point nous trier foteraent : Soyez èotis; mais TOUS faire aimer l'éiat qui nous porte i. l'cire.

N. Un moment : reprenez haleine» J'aime ks vues utiles; & je vous ai fi bien fuivi dans

DE J U L I E. X!»

celle-ci que je crois pouvoir pérorer pour vous, il eft clair, félon votre raifonnement , que pour donner aux ouvrages d'imagination , la feule utilité qu'ils puillent avoir, il faudroit les diriger vers un but oppo!e à celui que leurs Auteurs fe propofent ; éloigner toutes les cho- fes d'inftitution ; ramener tout à la nature; donner aux hommes l'amour d'une vie égale & fimple ; les guérir àes fantaifies de l'opinion} leur rendre le goût des vrais plaifirs « leur fai- re aimer la fblitude & la paix; les tenir à quel- ques diûances les uns des autres ; & au lieu de les exciter à s'entaflèr dans les Villes , les por- ter à s'étendre également fur le territoire pour -le vivifier de toutes parts. Je comprends en- core qu'il ne s'agit pas de faire des Daphnis , des Sylvandres » des PaUeuts d'Arcadie , des Bergers du Ligoon, d'illuHres Payfans cultivant leurs champs de leurs propres mains, & philo* fophant fur la nature , ni d'autres pareils êtres roinanefques qui ne peuvent exifter que dans les livres; maii de raonirer aux gens aifés que la vie rullique de l'iigriculrure ont des plaifirs qi'ils ne favent pas connoltreî que ces plaifirs font moins infipides, moins groiîîers qu'ils ne penfeiit; qu'il y peut régner du goût, du choix, de la délicatefle; qu'un homme de raéiite qui voudroit fe retirer à la campagne avec fa famille & devenir lui-même fon propre fermier, y pourroit cou* kr une vie aufli douce qu'au milieu des amufe-

%•

XX PREFACE

mens des Villes; qu'une ménagère des champ» peut éire une femme charmante, aufîî pleine de grâces , & de grâces plus touchantes que toutes les petites - maîtrefles ; qu'enfin les plus doux feniimens du cœur y peuvent cnimer une fociété plus agréable que le langage apprêté des cercles, nos rires mordans & fatyriques font le trifle fupplcment de la galié qu'on n'y connoU plus? Efl-ce bien cela?

R, C'eft cela même. A quoi j'ajouterai feu- lement une réflexion. L'on fe plaint que les Romans troublent les têtes : je le crois bien. En montrant fans ceffe à ceux qui les lifent , les prétendus charmes d'un état qui n'eft pas le leur , ils les féduifent , ils leur font prendre leur éiat en dédain, & en faire un échauge ima- ginaire contre celui qu'on leur fait aimer. Vou- lant èire ce qu'on n'efi: pas, on parvient à fe croire autre chofe que ce qu'on e(l , & voilà comment on devient fou. Si les Romans n'of- froicnt à leurs Lefleurs que des tableaux d'objets qui les environnent, que àes devoirs qu'ils peu- vent remplir, que des plaiOrs de leur condition, ki Romans ne les renciroient point fous, ils les rtndrcitnt fages. 11 , faut que les écrits fait» pour les Solitaires parlent la langue des Solitaires î pour les inflruire , il faut qu'ils leur plaifeni, qu'ils les intéreCTent ; il faut qu'ils les attachent à leur état en le leur rendant agréable. Ils doivei>t combattre & détruire les maximes des grandes

D E J U L I E. XXI

fociétds i ils doivent les montrer fauiïes & mé- prifables » c'eft - à - dire , telles qu'elles fonr. A tous ces titres un Roman, s'il eft bien fait, au moins s'il ell utile» doit être fifflé, hâï, décrié par les gens à la mode, comme un livre plat, extrivagni! , ridicule; & voilà, IMonfieur, coji- ment la folie du raonda e(î fageffe,

N. Votre conclufion Te tire d'elle - mène. On ne peut mieux prévoir fa chute, ni s'apprêter à tomber plus fiirement. Il me refle une feule dilIîcuUé. Les Provinciaux, vous le favez, ne lifent que fur notre parole: il ne laur parvient que ce que nous leur envoyons. Un livre def- tioé pour les Solitaires eft d'abord jugé par les gens du monde; fi ceux-ci le rebutent, \q$ autres ne le lifent poinr. Répondez.

R, La réponfe eft facile. Vou5 parlez àas beaux -efprits de Province; & moi je parle des vrais campagnards. Vous avez , vous autres qui brillez dans la Capitale , des préjugés dont il faut vous guérir : vous croyez donner ton à toute la France, & les trois quarts de la France ne favent pas que vous exiftez. Les livres qui tombent à Paris, font la fortune dâs Libraires de Province,

N. Pourquoi voulez -vous les enrichir aux dépens des nôtres?

R. Raillez. Moi , je perfide. Quand on af- pire à la gloire, il faut fe faire lire à Paris; quand on veut être utile, il faut fe faire lire

XXII P R E F A C E

en Pi'ovince. Combien d'honnêtes gens psfTent leirr vie dnrs des campagnes éloignées à culti- ver le pstrimoine de leurs pères, ils fe re- •gardcîit comme txiîés par une fortune étroice ? •Durant les longues nuits d'hiver , dépourvus de fociét(!s, ils employent la foirée à lire au coin de leur feu les livres amufans qui leur tombent fous la main. Dans leur fimpliciié grofîiere, ils ne fe piquent ni de littérature ui de bel erpiii; i)s jifènt pour fe défennuyer & non pour s'ji.îlrnh-e ; les livres de morale & de phltofophie font pour eux comme n'exif- lant pas: on en feroit en vain pour leur ufa- ge; ils ne leur parviendroient jamais. Cepen- dant , loin de leur rien offrir de convenable à leur fituaiion , vos Rorauis ne fervent qu'à la leur rendre encore plus amerc. II5 changent Jeur retraite en un d(ffcrt affreux , & pour quelques heures de didraflion qu'ils leur don- nent , ils leur préparent 6qs mois de mal-aife & de vains regrets. Pourquoi n'oferois-je fup- pofer que , par quelque heureux hazard , ce livre, comme tant d'autres plus mauvais enco- re t PO"' tomber dans les mains de ces Ila- bitans des champs, & que l'image ôqs plailirs d'un état tout femb.'able au leur, le leur ren- dra plus fi'pponable ? j'aime à me figurer deux époux lilTnt ce recueil enfemble, y pui- Am 'Un nouveau coirnge pour fupporter leurs titovaux communs, & -peat-étre de nouvelles

DE JULIE. xxm

vues pour les rendre utiles. Comment pour* roient-ilî y contempler le tableau d'un ménage heureux , fans vouloir imiter un Ci doux mo- dèle ? Comment s'attendriront- ils fur le char» me de l'union conjugale, même privé de celui de l'amour, fins que la leur fe reflTerre & s'af- fermiiTe ? En quittant leur lefture , ils ne fe- ront ni attridés de leur é:at , ni rebutés de leurs foins. Au contraire, tout femblcra pren- dre autour d'eux une face plus riante ; leurs devoirs s'annobliront à leurs yeux ; ils repren- dront le goût des plaifirs de la nature; fes vrais fentimens renaîtront dans leurs cœurs , & en voyant le bonheur à leur portée , \h appren- dront à le goûter. Ils rempliront les mêmes fon(5lions :; mais ils les rempliront avec une autre arae, & feront, en vrais Patriarches, ce qu'ils faifoient en payfans.

N. Jufqu'ici tout va fort bien. Les m^ris,

les femmes, les mères de famille Mais les

filles, n'en dites -vous rien?

R, Non. Une honnête fille ne lit point de livres d'amour. Que celle qui lira celui ' ci , mal- gré fon titre, ne fe plaigne point du mal qu'il lui aura fait: elle ment. Le mal étoit fait d'à* vance ; elle n'a plus rien à rifquer.

N. A merveille i Auteurs éroiiques, venez ^ récole: vous voilà tous juftifiés.

R. Oui , s'ils le font par leur propre cœur & par l'objet de leurs écrits.

xxîv PREFACE N. L'êtes- vous aux mêmes condiiicns? R, ]e fuis trop fier pour répondre à cela ; mais Julie s'êoit fait une règle pour juger des livres (*^: fi vous la trouvez bonne, fervez* vous -en pour juger celui-ci.

On n voulu rendre la lefture àes Romans mile à la jeuntfle. Je ne connois point de pro- jet plus inlènfé. Ceft commencer par mettre le feu à la maifon pour faire jouer les pom» pes. D'après cette folle idée, au lieu de diri- ger vers fon objet la morale de ces fortes d'ouvrages , on adrefle toujours cette morale aux jeunes filles (f}, fans foi^ger que les jeu» ues filles n'ont point de part aux défordres dont on fe plaint. En général , leur conduite eft régulière, quoique leurs cœurs foient cor- rompus. Elles obéiflent à leurs mères, en at- tendant qu'elles puifl^ent les imiter. Quand les femmes feront leur devoir, Ibyez fur que les filles ne manqueront point au leur.

N, L'obfervation vous eft contraire en ce point. 11 femble qu'il faut toujours au fexe un temps de libertinage , ou dans un état , ou dans l'autre. Ceft un mauvais levain qui fer- mente tôt ou tard. Chez les peuples qui ont des mœurs, les filles font faciles & les feni' mes féveres : c'cft le contraire chez ceux qui

n'en

(0 Seconde Partie, pas. 335 385.

Ç;\) Ceci ne regarde que les modernes Romans Anglois»

t) E J U L I E, XXV

n'en ont pas. Les premiers n'ont égard qu'au délit, & les autres qu'au fcandale. Il ne s'agit que d'être à l'abri des preuves} le criuie ell compté pour rien,

R. A l'envifager par fes fuites on n'en ju^e- roit pas ainfi. Mais foyons juftes envers les fem- mes ^ la caufe de leur défordre eft moins en elles que dans nos mauvaifes inditutions.

Depuis que tous les fentimens de la nature font étouffés par l'extrême inégalicé, c'efl de l'inique defpoùfme des pères que viennent les vices & les malheufs des en fans ; c'efl dans des nœuds forcés & mal aflfortis , que vi<aime$ de l'a- varice ou de la vanité des parens , de jeunes fem- mes effacent par un déforJre, dont elles fonc gloire, le fcandale de leur première honnêteté. Voulez -vous donc reaiéUer au mal? remontez à fa fource. S'il y a quelque réforme à tenter dans les mœurs publiques, c'eft par les roœar» domefliques qu'elle doit commencer , & cela dépend abfolumeni des pères & mères. Mais ce n'eft point ainfi qu'on dirige les Inlîrucftion» ; vos lâches Auteurs ne piéchent jamais que ceux qu'on opprime; & la morale des livres fera toujouri taine, parce qu'elle n'eft que l]art (|e^, faire. cour au plus fort. y.,„ , .^ ... .". 7!

N. Affliréflaent la vôtre n'eft pas fervilé; naî* à force d'être libre, ne l'eft elle pomt trop? Eft» ce alfez qu'elle aille à la fource du mal } Ne craif^nez - vous pont qu'elle en faHef^; q ^J,^ ïotfie IL **

XXVI PREFACE'

R, Du mal? A qui? Dans des temps d'épld^- ffiie & de conwgion, quand loat eft atteint dès l'enhoce, faut it esif^Jchtr le débit des diogues bonnes aux malades , Tous prétexte qu'elles pour* rokni nuire aux gtns faini? iVJonfieur, nous pea- fbns (1 difleremment fur ce point, que, fi l'on pou voit efpéter quelque fuccè> pour ces Lettres, je (uis lies . perfuadé qu'elles fetoient plus de Wen qxj'iMi meilleur livre.

iV. 11 eft vrai que vous avez une excellente Précheufe. Je Hûis cbaiaré de vous voir raccora- HKidd âVeè les femmes: j'étok fâché que vou* lc«r d^fetïdiflîtz de nous faire des fermons (*).

R. Vous êtes preflant; il faut me taire: je ne fois ni afltz fou ni sfiez fage pour avoir toujours laifon. Laiffons cet os à ronger à la critique. * A^, B^îgnement : de peur qu'elle n'en man» t^c. Mars n'eût on fur tout le refte rien à di- te à tout autre, comment pafler au févere cea- fenr d^ fpeâacles , les fuuations vives & les fen- timtns paffionnés dont tout ce recueil efl rempli? ÏWontrez-inoi une fcene de théâtre qui forme un tableau pareil à ceux du bofquet de Claren» (f) 6i cabinet de toilette .î* Relifez la lettre fur les Ipéftacles; relifez ce recueil..... Soyez coli» léqueni, ou quittez vos principes. ... . Que vou» fct- vou^" qu'où penfe? .1

'j»([-J Vo)t«z la Lettre à M. d'Alenibert fur les Spefta^ des, pag. ai. })rtmiert éuition. (f) Oa prononcé Ciarau,

DE JULIE. xxv^

R. Je veux t MoiJÛeur , qu'un critique foit conléquent lui même , & qu'il ne juge qu'apr(}s avoir examiné, llelifez vhïqux l'écrit que vous venez de citer j relifez au!Ti la préface de Narciffe, vous y verrez la réponfe à l'inconféquence que vous me reprochez. Les étourdis qui prétendcut en trouver dans le Devin du Villa^fe , en irouve- ront fans doute bien plus ici. Us feront leur méiier : mais vous, . ..

N. Je me rappelle deux pafTages Ç*j. . . , Vous eftimez peu vos contemporaiiis.

R. Monfieur , je fuis auflî leur coniempo^ rain! O! que ne fuis je dans un fiecle je dulTe jetter ce recueil au feu !

N. Vous outrez, à vo;re ordinaire; mais jjf. qu'à certain point vos maximes font aQez julks, P^r exemple, fi vouS Héloiïe eût été toujours fage, elle inftruiroit beaucoup moins; car à qui ferviroit elle de modèle? Ceft dans les fieclei les plus dépravés qu'on aime les leçons de la morale la plus parfaite. Cela difpenfe de les pratiquer ; & l'on contente à peu de fraix , par une lefture oifive , un relie degoùc pour la vertu. R. Sublimes Auteurs , rabailTez un peu vos modèles , fi vous voulez qu'on cherche à les imiter. A qui vaarez vous la pureté qu'on n'a point fouillée? Eh! parlez «nous de celle qu'on

(•) Préface de Narcifle.

Lettre ù M, d'Aleinbert , pag. 223 , 224.

xxvni PREFACE

peut recouvrer; peut-être au moins quelqu'un pourra vous entendre.

N. Voire jeune homme a déjà fait ces ré- flexions : mais n'importe; on ne vous fera pas moins un crime d'avoir dit ce qu'on fait , pour montrer enfuite ce qu'on devroit faire. Sans compter, qu'iufpirer l'amour aux filles & la ré- ferve aux femmes, c'eft renverfer l'ordre établi , & ramener toute cette petite morale que la Piiilofophie a profcrite. Quoi que vous en puif* fiez dire, l'amour dans les filles ed indécent & feanJaleux, & il n'y a qu'un mari qui puilTe nu* torifer un amant. Quelle étrange mal-adrefTe que d'eire indulgent pour les filles, qui ne doivent point vous lire, & févere pour les femmes, qui vous jugeront! Croyez -moi, fi vous avez peur de réuffir, trancuiiiifez- Vous: vos me(ures font trop bien prifes pour vous laifft;r craindre un pa- reil affront. Quoi qu'il en foit, je vous garderai le fecretj ne foyez Imprudent qu'à demi. Si vous croyez donner un livre utile, à la bonne heure; mais gardez- vous de l'avouer.

R. De l'avouer, Monfieur? Un honnête hom.* ire fe cache- t- il quand il parle au Public? Ole- t-il impiimer ce qu'il n'ofeioit reconnoître? Je fuis l'Editeur de ce livre, & je m'y nommerai comme Editeur.

TV. Vous vous y nommerez? Vouo?

R. iVIoi même.

iV. Qjoil Vous y tnettrez votre nom?

DE JULIE. acxix

R. Oui, Monfieur.

N. Votre vrai nom ? Jean - Jacques ROUS- SEAU t en taures lettres?

R. "Jean Jacques Koufeau , en toutes lettres,

N, Vous n'y penfez pas! Que dira- 1- ou de vous?

R. Ce qu'on voudra. Je me nomme à la té. te de ce recueil , non pour rae l'approprier , mais pour en répondre. S'il y a du mal , qu'on me rimpuiej s'il y a du bien, je n'entends point m'en faire honneur. Si l'on trouve le li- vre mauvais en lui-même, c'eft une raifon de plus pour y mettre mon nom. Je ne veux pas pafler pour meilleur que je ne fuis.

N. Etes «vous content de cette répon'e?

R, Oui, ézrii. iz& temps i! n'i:îl poiîlblô \ perfonne d'être bon.

N, Et les belles âmes, les oubliez «vous?

R, La nature les fie , vos infdtuiions les eat.

N, A la tête d'un livre d'amour on lira ces mots: Par J. J. Rousseau, O'foyen de Cenevel

R. Citoyen de Genève? Non pas cela. Je ne profane point le nom de ma patrie \ je ne le mets qu'aux écrits que je crois lui pouvoir faire honneur.

N. Vous portez vous - même un nom qui n'ed

pas fans honneur, & vous avez auffi quelque

chofe à perdre. Vous donnez un livre foible

& plat qui vous fera tort. Je voudrois pou'

** 3

2SX PREFACE

voir vous en empêcher; mais fi vous en faîtes la fotife, j'approuve que vous la fafllez haute- ment & franchement. Cela du moins fera dans votre caraéicre. Mais à propos, mettrez- vous •ufli votre devife à ce livre ?

R. Mon Libraire m'a déjà fait cette plajfante- rie, & je l'ai trouvée fi bonne, que j'ai promis àe lui en faire honneur. Non, Monfitur, je ne mettrai point ma devife à ce livre j mais je ne la quitterai pn$ pour cela,.& je m'effraye moius que jaicais de l'avoir prife. Souvenez vous ^ue je forgeois à faire imprimer ces Lettres <îiiand j'écri\ois contre les Speâacles» & qua le foin d'eicuftr un de ces Ecriis ne m'a point fait altérer la vérité dans l'autre. Je me fuis eccufé 'J'sYSHce pi"? ferrement peut* êire que per'brne ne m'accufeia. Celui qui préfère ia vériié à fa gloire peut efpérer de la préférer i fa vie. Vous voulez qu'on foit toujours confé- quert; je doute que cela foit poffble à f bon me; mais ce qui lui eftpolîibie eft d'être toujours vrai: voilà ce que je veux tâcher d'être.

N, Quand je vous demande fi vous êtes Tau- teur de ces Lettres, pourquoi donc éludez» vous iTia queflion?

R, Pour cela même que je ne veux pas dire un menfonge.

N. Mais vous refufez aufîî de dire la vériié?

R. C'eft encore lui rendre honi;eur que déclarer qu'on la veut taire. Vous auriez meil»

DE JULIE. XXXI

îeur marché d'un homme qai voudroit mentir. D'ailleurs les gens de goût fe trompent - ils fur la plume des Aateurs? Comment ofez - vous faire une queftioa que c'efl à vous de réfoudre ?

A\ Je la réfoadrois bien pour quelques Let- tres; elles font certainemsnt de vous*, mais je ne vous reconnois plus dans les autres, & je doute qu'on fe puilfe contre -faire à ce point. La nature qui n*a pas peur qu'on la méconnoiffe, change fou vent d'apparence, & -Couvent l'art fe décelé en voulant être plus naturel qu'elle : c'eft le Grogneur de la Fable qui rend la voix de ra- nimai mieux que l'animal mômî. Ce recueil eft plein de chofes d'une mal adrefle que le dernier barbouilleur eût évitée. Les déclamations, les répétitions , les contradiâlionî , les éternelles ra- bâcheries; eft l'homme capable de mieux faire qui pourroit fe rélbudre à faire fi mal/' 6ft celui qui auroit laiffé la choquante propodtioti <)ue ce fou d'Edouard fait à Julie ? eft celui ^ui n'auroit pas corrigé le ridicule du p'etit bon-i homme qui voulant toujours mourir a foin d'en avertir tout le monde, & finit par fe porter toa- fours bien? eft celui qui n'eût pas commencé par fe dire, il faut marquer avec ibfa les carac* teres; il faut exaftement varier les ftyles ? Infailli- blement avec ce projet il auroit mieux fait que la Nature. c

j'obferve que dans v/tie ïbciété très* intime, ieà llyles fe rapprochent ainfi que ks t;ua<^ere$.

xxxii PREFACE

& que les amis confondant leurs âmes, confon- dent aufîi leurs manières de penfer, de fentir, & de dire. Cette Julie, telle qu'elle eft, doit étr^i une créature enchaoterefle; tout ce qui rap- proche doit lui reflèmbler; tout doit devenir Julie autour d'elle; tous Tes amis ne doivent avoir qu'un ton j mais ces chofes fe fentent, & ne i'imaginent pas. Quand elles s'imîgineroient , J'invenieur n'oferoit les mettre en pratique. Il ne lui faut que des traits qui frappent la multitude» ce qui redevient ûmple à force de fînelTe, ne lui convient plus. Or c'efl qu*e(l le fceau de la vérité; c'eft qu'un œil attentif cherche & re- trouve la nature.

R. bien, vous concluez donc?

N. Je ne conclus pas; je doute, & je ne faurois vous dire combien ce doute m'a tour* mente durant la levure de ces lettres. Certaine* mtnt, û tout cela n'ell que fiélion , vous avez fait un mauvais livre: mais dites que ces deux femmes ont exiflé; & je relis ce Recueil tous les ans juiqa'à la fin de ma vie.

R, Eh i qu'importe qu'elles ayent exifté t Vous les checchtriez en vain fur la terre. £lle« ne lurt pli s.

I\\ Elles ne font plus? Elles furent donc? ' R Cette c^nckfion eft conditionnelle : fi el- les fi ent , cU i ne font plus. , A^„ Entre nous convepez que ces petites fub- ^lité» font plys déterminsnies qu'embartailànies.

R.

D Z J r L I E. a?xxîii

R. Elles fopt ce que voas les forcez d'éire pour ne point me irnliir ni mentir.

N. Ma foi, vous aortz beau faire, on vou» .devinera malgré vous. Ne voyez -vous pas .que votre épigraphe feule dit tout ?

R. Je vois qu'elle ne dit lien fur le fait en queflion: car qui peut favoir û j'ai trouvé cette épigraphe dans le manufcric , ou fi c'eft moi qui l'y ai mife ? Qui peut dire, 0 je ne fuis point dans le même doute vous ères? Si tout cet air 4*2 niyflerc n'e/l pas peut- éir^ i:n3 feinte pour vous cactier ma propre jgnoiançe fur C3 qpe vous you< lez favoir?

N. Mais enfin, vous çonnoifTez les llerx .?' Vous avfz été b. Vevfli; à^as le P'ys de Vaud ?

R. PluHeurs ft>isi & W '"Oiis déclare que je n'y ai point oiipailer du Baron d'Etange ni da fiilg. nom de M, de Woligsr ir'y ejt -pis même connu. J'ai été à Clareiis : je n'y ?i riem vu de femblîbls à la maioq d'çiifg dans ces Lettres. J'y ai palfé , revenant ^'Hiliç,, l'anode tnêoip dg l'événoment ftiiîefls, ^ l'oaï^'y.pieu' roii ni Julie de Woltnar , gi p§n qui JUi refl'^iîî- blât, que je fach^. Enfin, autant que je puis nie rappeller la fi. nation du pays, j'ni remarqué dans ces Letires, des iranfpçjfiions de lieux & àes erreurs de Topographie; foit que l'Auteur n'en fût pas davauisge; l'oit qu'il vouiiV dépayfer Tes Lefteors. C'eii-là tout ce que vous apprendrez de moi (ur ce point, & foyez fur que d'autrest ** 5

XXXIV PREFACE.

ne m'arracheront pas ce que j'aurai refufé de vous dire.

N. Tout le monde aura la mêaie c riofité que moi. Si vous publiez cet Ouvrag» , dites donc au Public ce que vous m'avez dit, Fai- les plus, écrives cette converfation pour tou- te Préface; Les éclairciflemens néceflTaires y font tous.

R Vous avez raifon: elle vim mieux que ce que j'aurois dit de mon chef. Au relie ces fortes d'apologies ne réuflîlTent gueres.

N. Non, quand on voit que l'Auteur s*y ménage j mais j'ai pris foin qu'on ne trouvât pas ce défaut dans celle-ci. Seulement, je vous confeille d'en tranfpofer les rôles. Feignez que c'eft moi qui vous prelTe de publier ce Recueil, & que vous vous en défendez. Donnez, vous les objeftions, & à moi les réponfes. Cela fera piss modeOe, & fera un meilleur effet.

R. Cela fera- 1- il aujfi dans le caraclere dont ▼ous m'avez loué ci- devant ?

N, Non , je vous tendois un piège. Laiffez U& chofes comme elles font.

LETTRES

L E T T R E S

DE DEUX AMANS,

UABITANS D'UNE PETITE FILLE AU PIED DES ALPES.

TROISIEME PARTIE.

L E T T R E I, Ds Mad', d'Orbe.

\J U E de maux vous caufez à ceux qui vous ainieiK ! Que de pleurs vous avez déjà fait cou- 1er dans une famille infortunée dont vous Teul troublez le repos ! Craignez d'ajouter le deuil i nos larmes: craignez que la mort d'une niere affligée ne foit le dernier effet du poifon que vous verfez dans le cœur de fa fille , & qu'un amcur défordonné ne devienne enfin pour vous- ffié.ne la fource d'un remords éternel. L'amitié m'a fait fupporter vos erreurs tant qu'une om. bre d'efpoir pouvoli les nourrir: mais comment tolérer une vaine conflance que l'honneur & la raifon condamnent , & qui ne pouvant plus ctu- fer que des malheurs & des peines ne mérite que le nom d'obftination ?

Vous favez de quelle manière le fecret de vos feux, dérobé fi longtems aux foupçons de ma tante, lui fut dévoilé par vos lettres. Quel-

TQtne II, Partie IIU A

« L A N O U V E L L C

que fenfible que foit un teî coup à cette mère tendre & venueufe} moins irritée contre vous ^ue contre elle-même, elle ne s'en prend qu'à fon aveugle négligence i elle déplore fa fatale illufion; fa plus cruelle peine efl d'avoir pu trop eflimer fa fille, & fa douleur elt pour Julie un châtiment cent fois pire que (es reproches.

L'accablement de cette pauvre coufine ne iauroit s'imaginer. Il faut le voir pour le com. prendre. Son cœur femble étouffé par l'aillic' 5ion, & l'excès des feniimens qui l'opprefleiu lui doiîne un air de ftupidité plus effrayante que des cris aigus. Elle fe tient jour & nuit à 'ge- noux au chevet de fa mère, l'air morne, l'œil fixé en terre, gardant un profond filence ; la fervant avec plus d'attention & de vivacité que jamais; puis retombant à l'inncnt dans un état d'acéanti/Tement qui la feroit prendre pour une autre perfonne. Il eft très» clair que c'eft la maladie de la mère qui foutient les forces de la fille; & fi l'ardeur de la fervjr n'animoit fon zèle , fes yeux éteints , fa pâleur , fon ex- trême abattement me feroienc craindre qu'elle fl'etit grand befoin pour elle-même de tous le5 foins qu'elle lui rend. Ma tante s'en apperçoir suffi , & je vois à î'inquiéiude avec laquelle el- le me recommande en particulier la famé de fa fille combien le c^ur combat de part & d'autre contre la gène qu'elles s'impofent, tS; combien OD doit VOUS haïr de upubkr une union fi ch-ir* j^asiô.

H E L 0 ï s E, $

Cette contrainte augaieine encore par le fo'it delà dérober aux yeux d'un père emporté , au- quel une raere tremblante pour les jours de fa fille veut cacher ce dangereux fecret. On fe faic une loi de garder en fa préfence l'ancienne fa- miliarité ; muis fi la tendrelTe materne. le pro- fite avec plaifir de ce prétexte, une filie coofa- fe n'ofe livrer fon cœur à des carelTes qu'elle croit feintes & qui lui font d'autant plus cruel- les qu'elles lui feroient douces fi elle ofoit y compter. En recevant celles de fon père , ellî regarde fa mère d'un air fi tendre & fi humi- lié qu'on voit fon cœur lui dire par fes yeux? abî que ne fuis- je digne encore d'en recevoir autant de vous!

Madc, d'Etange m'a prife pIuHeurs fois à part , & j'ai connu facilement, à la douceur de fes ré-' piimandes & au ton dont elle m'a parlé de vous, .que Julie a hk de grands efforts pour calmer envers nous fa trop jufle indignation, & qu'elle n'a rien épargné pour nous julîifîer l'un & l'au- tre à les dépens. Vos lettres mêmes portent s- vec le caractère d'un amour exceffif une forte d'excufe qui ne lui a pas échappé ; elle vous re- proche moins l'abus de fa confiance qu'à elle- même fa fimpliciîé à vous l'accorder. Elle vous eflime slTez pour croire qu'aucun autre homme à votre place n'eût mieux réfiflé que vous; elle s'en prend de vos fautes à la vertu même. EHtf conçoit maintenant, dit- elle, ce que c*eft qu'u- A 2

4 LANeUVELLE

t)Q probité trop vaniL^e qui n'empêche point un honniite homme amoureux de corrompre, s'il peut, une fû\6 rage, & de déshonorer fans fcru- pule toute une famille pour fatis faire un mo- ment de fureur. Mais que fcrt de revenir fur le palTé? Il s'agit de cacher fous un voile éternel cet odieux raydere, d'en effacer, s'il fe peut» jufqu'au moindre vefli^ , & de féconder la bon- té du ciel qui n'en a point laifle de témoignage fenfible. Le fecret eft concentré entre fix per- fonnes fûres. Le repos de tout ce que vous a- vez aimé, les jours d'une mère au défefpoir, r honneur d'une maifon refpedfcable , votre pro* pre vertu , tout dépend de vous encore ; tout vous prefcrii votre devoir; vous pouvez réparer le mal que vous avez fait; vous pouvez vous jrondre digne de Julie & juftifier fa faute en re- nonçant à elle ; & fi votre cceur ne m'a point îtompé il n'y a plus que la grandeur d'un tel fâcrifice .qui puifle répondre à celle de l'amour q li l'exige. Fondée fur l'eflime que j'eus tou- jours pour vos fentiraens, & fur ce que la plus cendre union qui fut jamais lui doit ajouter de force , j'ai promis en votre nom tout ce que vous devez tenir; pfez me démentir G j'ai trop préfuraé de vous, ou foyez aujourd'hui ce que yous devez être. 11 faut injmoler votre maîireiTi •u votre amour l'un à l'autre , & vous montrer )s plus lâche ou le plus vertueux des hommes. Çenç mère iaformnée a vgulu vous écijtre j

Il E L O ï s E. 5

elle avoit môme commencé. O Dieu, que de coups de poignard vous euflent porté fes plain- tes araeres! Que fes touchans reproches vous euflent déchiré le cœur! Que fes humbles priè- res vous euflent pénétré de honte! J'ai mis en pièces cette lettre accablante que vous n'eufliez jamais fupportée: je n'ai pu foufTcir ce comble d'horreur de voit une mère humiliée devant le féducleur de fa fille: vous êtes digne au moins qu'on n'employé pas avec vous de pareils mo'- yens , faits pour fléchir des monflres & pour fai- re mourir de douleur un homme fenfible.

Si c'étoit ici le premier effort que l'amour vous eût demandé, je pourrois douter du fuc- cès & balancer fur l'eftime qui vous eft due : mais le facrifice que vous avez fait à l'honneur de Julie en quittant ce pays m'efl garant de ce- lui que vous allez faire à fon repos en rompant un commerce inutile. Les premiers sftes de ver- tu font toujours les plus pénibles , & vous ne perdrez point le prix d'un effort qui vous a tant coûté , en vous obflinant à foutenir une vaine correfpondance dont les rifques font terribles pour votre amante, les dédoramagemens nuls pour tous les deux , & qui ne fait que prolonger fans fruit les tourmens de l'un & de l'autre. N'tn doutez plus, cette Julie qui vous fut fi chère ne doit tien être à celui qu'elle a tant aimé; vous vous difiimulez en vain vos malheur* : vouï la perdîtej au momeut que voui vous féparâtei A «

■^ La' Nouvelle

d'elle. Ou plutôt le ciel vous l'avoir ôtée, m^ jne avant qu'elle fe donnât à vous ; car Ton père h promit eus fon retour, & vous favez tiop que la parole de cet homme inflexible ell irré voc?ble. De quelque manière que vous vous comportiez, l'invincible fort s'oppofe à vos \œux , & vous ne la pofTéderez jamais. L'uni- que choix qui vous refte à faire eft de la pré- cipiter dans un abîme de malheurs & d'oppro- bres, ou d'honorer en elle ce que vous avez adoré, & de lui rendre, au lieu du bonheur perdu » la fageïïe , la pais , la fureté du moins , dont vos fatales liaifons la privent.

Que vous feriez attriflé, que vous vous con- fumeriez en regrets , fi vous pouviez contem- pler l'érat aftuel de cette malheijreufe amie, & i'a^ililTl-nKnt la rt;duit le remords & la hon- te ! Que fon lufire efl terni t que fes grâces font languifl'jr.tesl que tous fes fentimens fi chjrmans &c fi doux fe fondent triftement dans le feul qui les abforbel L'amitié même en eft aiiiédiei à peine partage- 1- elle encore le plai- fif que je goûte à la voir, & fon cœur malade ae fait plus licn fentir que l'amour & la dou- leur. Hélai, qu'eft devenu ce caraâere aimant & fenfible, ce goût fi pur des cbofes honnêtes , cet intérêt ft tendre aux peines & aux plsifirs d'autrui? Elle ed encore, je l'avoue, douce, géniîreufe, compaiilTante; Tsimable habitude de biea Caire ne fauroit s'eilaccr en elle; mais ce

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tfed plus qu'une habituda aveugle , un goût fans rélîexion. Elle fait toutes les mêmes chofes , mais elle ne les fait plus avec le même zéîe; ces fen- limens fublimes fe font aîîjiblis, cette flitrima divine s'eft amortie, cet ange n'ell plus qu'une feume ordinaire. Ah! quelle ame vous avez ôtée à la venu !

LETTRE lî. A Made, d'Etante,

P

Enetri! d'une douleur qui doit durer au- tant que moi , je me jette à vos pieds , Macia* me, non pour vous marquer un repentir qui ne dépend pas de mon cœur , mais pour expier un crime involontaire en renonçant à tout ce qui pouvoit faire la douceur de ma vie. Com- me jamais feniimens humains n'approchèrent de ceux que m'infpira votre adorsble fille, il n'y eut jamais de facrifice égal à celui que je viens 'faire à la plus refpeftable des mères; mais Julie m'a trop appris comment il faut immoler le bon» heur au devoir; elle m'en a trop courageufe"^ ment donné l'exemple, pour qu'au mains une ïois je ne fâche pas l'imiter. Si mon fang fuIH- foit pour guérir vos peines, Je le verferois en filence & me plaindrois de ne vous donner qu'u- ne fi fuible preuve de mon zélé : mais brifer le pius doux, le plus pur, le plus ûcré lien qui A4

â La Nouvelle

jamais ait uni deux coeurs, ahl c'eft un effort que l'univers entier ne m'eût pas fait faire, & qu'il n'appartenoit qu'à vous d'obtenir 1

Oui , je promets de vivre loin d'elle aufl] longtems que vous l'exigerez ; Je m'ablliendrai de la voir & de lui écrire; j'en jure par vos jours précieux, fi nécelTaires à la confervatiou des fiens. Je me foumets , non fans elTroi , mais fans murmure , à tout ce que vous daignerez ordonner d'elle & de moi. Je dirai beaucoup plus encore: fon bonheur peut me confoler de ma mifere , & je mourrai content fi vous lui donnez un époux digne d'elle. Ah ! qu'on le trouve! & qu'il m'ofe dire, je faiirai miei:x l'aimer que toi 1 Madame, il aura vai^'imcat tout ce qui me manque j s'il n'a mon cœur U n'aura rien pour Julie : mais je n'ai que ce cœur honnête & tendre. Ilélas ! je n'ai rien non plus. L'amour qui rapproche tout n'élevé point la perfonne ; il n'élevé que les fentimens. Ah f fi j'euiïe ofé n'écouter que les miens pour vous, combien de fois en vous parlant ma bouche eue prononcé le doux nom de mère ?

Daignez vous confier à des fermens qui ne feront point vains, & à un homme qui n'eft point trompeur. Si je pus un jour abufer de vo- ire eftime, je m'abufai le premier moi-même. Mon cœur fans expérience ne connut le danger que quand il n'étoit plus tems de fuir , & je n'a- vois point encore appris de votre fiile cet art

crueî

Il E L 0 r s E* P

cruel de vaincre Paraour par lui -môme, qu*eï* le m'a depuis fl bien enfeigné. BannifTez vos craintes, je vous en conjure. Ya-t il quelqu'un au monde à qui fon repos , fa félicité , Ion honneur foient plus chers qu'à moi? Non, ma parole & mon co?ur vous font garants de l'en- gagement que je prends au nom de mon il- ludre ami comme au mien. Nulle indifcrétion ne fera commife , foyez-en fùre , & je rendrai le dernier foupir fans qu'on fâche quelle dou- leur termina mes jours. Calmez donc celle qui vous confume & donc la mienne s'aigrit enco- re: effuyez àes pleurs qui m'arrachent l'ame, ré- tabliiïez votre fanté; rendez à la plus tendre fille qui fut jamais le bonheur auquel elle a re- noncé pour vous ; foyez vous - même heureufe par elle ; vivez , enfin , pour lui faire aimer la vie. Ah! malgré les erreurs de l'amour, être mère de Julie eft encore un fort affez beau pour fe féliciter de vivre i

LETTRE llf.

^ Made, d'Orbe. En M envoyant la précédente,

X E N E z , cruelle , voilà ma réponfe. En l'a lifant, fondez en larmes fi vous connoiflez moiî cœur & fi le vôtre eft fenfible encore ; mais fui- A 5

lo- La Nouvelle

tout, ne m'accablez plus de cette eflime impî* toyable que vous me vendez fi cher & dont vous faites le tourment de ma vie.

Votre main barbare a donc ofé les rompre , ces doux nœuds formés fous vos yeux prefque dès l'enfance, & que votre amiiid fembloit par- iag,;r avec tant de plaifir? Je fuis donc auflî malheureux que vous le voulez & que je puis rô.re. Ahl connoiflèz- vous tout le mal que vous faites? fentez-vous bien que vous m'arra- chez l'ame, que ce que vous m'ôtez eft fans dé* dommagement , & qu'il vaut mieux cent fois raou» Tir que ne plus vivre l'un pour l'autre? Que me parlez vous du bonheur de Julie? En peut il être fans le contentement du cœur? Que me par- lez-vous du danger de fa mère? Ah! qu'efi-ce que la vie d'une mère, la mienne, la vôtre, la fjenne même, qu'efl-ce que i'esillence.du mon- de eniier aupiès du fcntiment délicieux qui nous uniflbit? Infenfée & farouche vertu! j'obéis à ta voix fans mérite; je t'abhorre en faifant tout pour toi. Que font tes vaines confoladons con- tre les vives douleurs de famé? Va, trille ido» le des malheureux, tu ne fais qu'augmenter leur mifere, en leur étant les reiïburces que la for- lune leur laifle. J'obéirai pourtant, oui cruel- le, j'obéirai: je deviendrai, s'il fe peut, in- fenfible & féioce comme vous. J'oublierai tout c^ qui me fuc cher au monde. Je ne veux plus eiucnuis ni prononcer le nom de Julie ni le vô»

H E L O ï ' S " E. i'ï

tre. Je ne veux plus m'en rsppeller l'infiiopor- table Touvenir. Ua dépit , une rage infl ;xible m'fligrit contre tant de revers. Une dure opi- niâtreté me tiendra lieu de courage: il m'en a trop coûté d'être fenfible; il vaut mieux il-^' uoncer à rhumanité.

LETTRE IV,-

De Mad^. crOrhe.

O u s ra*avez écrit une lettre défolante ; maià- il y a tant d*amour & de vertu dans votre con" duite, qu'elle efface l'amertume de vos plaîn»- tes: vous êtes trop généreux pour qu'on ait le courage de vous quereller. Quelque, empor'*- tement qu'on laiiïe paroître, quand on fait ain* fi s'iminoler à ce qu'on aime on mérite pluss de buscges que de reproches, & malgré vos injures , vous ne me fûtes jamais fi cher que de^"- puis que je connois fi bien tout ce que vous vale#,- Rendez grâce à cette vertu que vous croyes hîïf, & qui fait plus pour vous que votre a^ mour même. Il n'y a pas jufqu'à ma tante que vous n'ayez féduite par un facrifice dont elle fent tout le prix. Elle n'a pa lire votre lettre fans attendriffement,* elle a même eu la foi«»- bleffe de la laiffêr voir à fa fiile, & l'efibrî qu!a fait la pauvre Julie pour contenir à cstis-

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12 LANouvELtr

leflure fes foupirs & fes pleurs l'a fait tomber évanouie.

Cette tendre mère , que vos lettres avoienc déjà puifTimment émue, commence à connoî- ire par tout ce qu'elle voit combien vos deux cœurs font hors de la règle commune , & com- bien votre amour porte un caraftere naturel de fiirpathie que le tems ni les efforts humains ne fauroieni effacer. Elle qui a fi grand be- foin de confolation confoleroit volontiers fa fille fi la bienféance ne la retenoit , & je la vois trop près d'en devenir la confidente pour qu'elle ne me pardonne pas de l'avoir été. El- le s'échappa hier jufqu'à dire en fa préfence , un peu indifcrettemeni, peut-être: Ah! s'il ne dépendoit que de mai ..... quoiqu'elle fe re- tlDi & n'achevât paï , je vis au baifer ardent que Julie imprimoit fur fa main qu'elle ne l'a- Toit que trop entendue. Je fais même qu'elle a voulu plulîeuis fois parler à fon iuûcxible é- poox; mais, foit danger d''expofer fa fille aux fureurs d'un père iriité, foit crsinte pour el- le-même, fa timidité Ta toujours retenue; & ion affolblifTement, fes maux , augmentent fi fcnfiblement , que j'ai peur de la voir hors d'é- ut d'exécuter fa réfoiuiion avant qu'elle Tait bien formée.

Quoi qu'il en foit, malgré les fautes dont YOiu 4teft caufe» cette hoDuêieté de cœur qui

H t h 0 t s n, t$

fe fait fentîr dans votre amour mutuel lui s donn^ une telle opinion de vous qu'elle fe fie à la parole de tous deux fur l'interruption de votre correfpondance & qu'elle n'a pris aucune précaution pour veiller de plus près fur fa fil- le; effectivement, fi Julie ne répondoii pas à fa confiance , elle ne feroit plus digne de fes foins, & il faudroit vous étouffer l'un & l'au-» tre fi vous étiez capables de tromper encore la meilleure des mères, & d'abufer de l'eflime qu'elle a pour vous.

Je ne cherche point à rallumer dans votre cœur une efpérance que je n'ai pas moi-méBie; mais je veux vous montrer, cooirae il eft vrai, que le parti )e plus honnête eft suflî le plus fage, & que s'il peut refter quelque relfource ii voire amour, elie eft dans le facrifice que Thon- neur & la raifou vous iiupofenr. Mère , pa- rens , amis, tout eft maintenant pour vous, hors un père qu'on gagnera par cette voye, oa que rien ne fauroit gagner. Quelque impréca* tion qu'ait pu vous didter un moment de déA efpoir, vous nous ave? prouvé cent fois qu'il n'eft point de route plus fûre pour aller au bon* heur que celle de la vertu. Si l'on y parvient, il eft plus pur , plus folide & plus doux par elle ; fi on le manque, elle feule peut en dédommager. Reprenez doue courage, foyez encore vous- même. Si j'ai bien connu votre cœur, la ma- nière la plus cruelle pour vous de perdre Julie- feroit d'être indigne de l'obteuii.

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LETTRE V. De Julie,

Lle n'eft plus. Mes yeux ont vu fermer les fiens pour jamais; ma bouche a reçu fbn dernier foupir; mon nom fut le dernier mot qu'elle prononça» fon dernier regard fut tour- né tur moi. I^on, ce n'étoit pas h vie qu'elle fembloii quitter? j'avois tiop peu iù. la lui ren- dre chère. Céroit à moi feule qu'elle s'arra* choir. Elle me voyoit fans guide & fans efpé* rance, accablée de mes malheurs & de mes fau- tts: mourir ne fut rien pour elle, & fun cœur n'a gémi que d'abandoni.er fa filie dans cet é- m. Elle n'eut que trop de raiibn. Qu'avoir- elle à regretter fur la terre? Qu'eft-ce qui poi;- voit ici- bas valoir à fes yeux le prix immortel de fa paiience & de ks vertus qui l'attendoii dans le Ciel? Que lui reftoit-il à faire au mon- de , Cnon d'y pleurer rrion opprobre? Ame pu- re & chafte , digne époufe , & mère incompa- lable, tu vis maintenant au féjour de la gloire & de la félicité, tu vis; & moi, livrée au re- pentir & au défefpoir, privée à jamais de tes foins, de tes coiifeils, de tes douces carefies, je fuis morte au bonheur, à la paix, à l'iiiDo- cence : je ne ftns plus que ta ptrte; je ne vois glus que ma honte; ma vie n't;fl plus que p,ei*

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ne & douleur. Ma mère, tendre mère, hé- las! je luis bien plus morte que toil

Mon Dieu! quel tranfport égare une infortu- née & lui fait oublier fes réfolutions? viens- je verfer mes pleurs & poufler mes gémiflemens ? G'efl le cruel qui les a caufés que j'en rend^ le dépofitaire! C'eft avec celui qui fait les mal- heurs de ma vie que j'ofe les déplorer! Oui 5. oui, barbare, partagez les tourraens que vous me faites fouffrir. Vous par qui je plongeai le couteau dans le fein maternel , gémifîez des maux qui me viennent de vous , & fentea avec moi l'horreur d'un parricide qui fut votre ou- vrage. A quels yeux oferois-je psroître auflî méprifable que je le fuis? Devsnt qui m'avili- rois - je au gré de mes remords ? Quel au:re que le complice de mon crime pourroit âfTez les connoître ? C'eft mon plus infupportable fuppli- ce de n'être accufée que par mon cœur. & de voir attribuer au bon naturel les larmes impu- res qu'un cuifant repentir m'arrache. Je vis, je vis en frémliFant la douleur empoifonner, hâ« ter les derniers jours de ma trifte mère. En vain fa pitié pour moi l'empêcha d'en conve- nir i en vain elle aiTefloit d'attribuer le pro* grès de fon mal à la caufe qui l'avoit produit; en vain ma Coufine gngnée a tenu le méo e lan- gage. Rien n'a pu tromper mon cœur déchiré de itgret, & pour mon tourment éternel je garde-

i6 La Nouvelle

fsi iufqu'au tombeau l'affreufe idée d'avoir abrè- ge^ la vie de celle à qui je la dois.

O vous que le ciel fufciia dans fa colère pour me rendre malheureufe & coupable, pour la dernière fois recevez dans votre fein des larmes dont vous êtes l'auteur. Je ne viens plus, comme autrefois , partager avec vovs des peines qui dévoient nous être communes. Ce font les foupirs d'un dernier adieu qui s'échappent ms!- gré moi. C'en eft fait ; l'empire de l'amour el éteint dans une ame livrée au feul defefpoir. Je confacre le refle de mes iours à pleurer la meilleure des mères ; je faurai lui facrifier des fentimens qui lui ont coûté la vie; je feroia trop heureufe qu'il m'en coûtât affez de les vain- cre, pour expier tout ce qu'ils lui ont fait fouiïrir. Ah! fi fon efprit immortel pénètre au fond de mon cœur, il fait bien que la viâi- me que je iui facriiîe n'ell pas tout- à- fait in- digne d'elle! Partagez un effort que vous m'g- vez rendu nécefTaire. S'il vous refle quelque ref- peft pour la mémoire d'un nœud fi cher & fi funefle, c'eft par lui que je vous conjure de me fuir à jamais, de ne plus m'écrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laifltr oublier, s'il fe peut, ce que nous fûmes l'un à l'autre. Que mes yeux ne vous voyeni plus; que Je n'en- tende plus prononcer votre nom ; que voire foQveair ne vienne plus agiter mon cœur, J'o-

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fe parler encore an nom d'un amour qui ne doit plus êcre; à tant de fujets de douleur n'ajoutez pas celui de voir fon dernier vœu méprifé. A- dieu donc pour la dernière fois , unique & clîer.». Ah 1 fille infenfée .... adieu pour jamais.

LETTRE VI. JMade. d'Orhe.

Un FI Nie voile eft déchiré; cette longue il* lufion s'eft évatioiiïe ; cet efpoir fi doux s'eîl éteint; il ne me refte pour aliment d'une flam- me éternelle qu'un fouvenir amer & délicieux qui foutient ma vie & nounit m^s touimens du vain feniiment d'un bonheur qui n'eu plus.

Eft.il donc vrai que j'ai goûié la félicité fu* prôme? fuis -je bien le mém^ être qui fut heu- reux un jour? Qui peut feniir ce que je fouifte n'eft-îl pas pour toujours fouffdr? Qui put jour des biens que j'ai perdus, peut -il les per- dre &. vivre encore, & des fentimens fi contrai- res peuvent -ils germer dans un même cœur? Jours de plaifir & de gloire, non, vous n'é- tiez pas d'un mortel! vous étiez trop beaux pour devoir être périffables. Une douce exta- fe abforboic toute votre durée, & la raflembloit en un point comme celle de l'éternité. 11 n'y avoit pour moi ni pafft^ ni avenir, & je goû- iojs à la fois les délices de mille fieclcs. lié-

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las! vous avez difparu comme un éclair! Cette éternité de bonheur ne fut qu'un inllant de ma Vie. Le tems a repris fa lenteur dans les mo- tnens de mon défefpoir , & l'ennui mefure pa? longues années le refte infortuné de mes jour?.

Pour achever de me les rendre infupporta* blés, plus les affligions m'accablent, plus tout ce qui m'étoit cher femble fe détacher de moi. Madame , il fe peut que vous m'aimiez encore ; mais d'autres foins vous appellent, d'autres de- voirs vous occupent. Mes plaintes que vous écoutiez avec intérêt font maintenant indifcret* tes. Julie 1 Julie elle même fe décourage & m'a-' bandonne. Les tiiiles remords ont chafTé l'a- mour. Tout eft changé pour moi ', mon cœur feul eft toujours le même , & mon fort en eft plus af&eux.

Mais qu'importe ce que je fuis & ce que je dois être? Julie fouffre , eft- il tems de fonger à moi? Ah! ce font fes peines qui rendent les miennes plus ameres. Oui , j'aimerois mieux qu'elle cefTà: de m'aimer & qu'elle fiit heureu. <è-...Cefrer de m'aimer! . . ., Tefpere-t-elle ?.., Jamais, jamais. Elle a beau me défendre de la voir & de lui écrire. Ce n'eft pas le tour- ment qu'elle s'ôte; hélas 1 c'eft le conlolateur! La perte d'une tendre mère la doit -elle priver d'un plus tendre ami? Croit -elle foulager {^s raaux en les muhipliant? O amouil eft- ce à tes dépens qu'on peut venger la nature?

E L O ï s E. ip

Non , non ; c'eft en vain qu'elle prétend m'ou- blier. Son tendre cosur pourra- 1- il fe féparer du mien? Ne le retiens -je pas en dépit d'elle? Oublie- t-on des feniimens tels que nous les a- vons éprouvés , & peut» on s'en fouvenir fans ks éprouver encore ? L'amour vainqueur fit le malheur de fa vie ; l'amour vaincu ne la rendra que plus à plaindre. Elle paffera fes jours dans la douleur , tourmentée à la fois de vains re» grets & de vains defirs , fans pouvoir jamais contenter ni l'amour ni la vertu.

Ne croyez pas pourtant qu'en plaignant fes erreurs je me difpenfe de l2s refpeder. Après tant de facrifices, il elî trop tard pour appren- dre à défobéir, Puifqu'elle commande, il fiif- fit; elle n'entendra plus parler de moi. Jugez fi mon fort eft alïreux ? Mon plus grand dé» fefpoir n'eft pas de renoncer à elle. Ah! c'eft dans fon cœur que font mes douleurs les plus vives, & je fuis plus malheureux de fon infor* tune que de la mienne. Vous qu'elle aime plus que toute chofe, & qui feule, après moi, la favez dignement aimer ; Claire, aimable Clai- re , vous êtes l'unique bien qui lui refle. II ell aflez précieux pour lui rendre fupportable la perte de tous les autres. Dédommagez- la des confolations qui lui font ôtées & de celles qu'el- le refufei qu'une fainte amitié fupplée à la fois auprès d'elle à la lendrefle d'une mère, à cclii d'un amant, aux charmes de tous les fendmtn

ao La Nouvelle

qui dévoient la rendre heureufe. Qu'elle le foir, s'il eft poffible,à quelque prix que ce puiflé être. Qu'elle recouvre la paix & le repos dont je Tai privée; je fendrai moins les tourmens qu'el* le m'a laifTés. Puifque je ne fuis plas rien à mes propres yeux , puifque c'eft mon fort de pafTer ma vie à mourir pour elle ; qu'elle me re- garde comme n'étant plus , j'y confens fi cette idée la rend plus tranquille. Puifle- réelle retrou- ver près de vous Ces premières vertus, fon pre* mier bonheur! Puifîe- 1- elle être encore par vos foins tout ce qu'elle eût été fans moi l - Hélss! elle étoit filie , & n'a plus de merel Voilà la perte qui ne fe lépare point & dont on ne fe confoie jainais quand on a pu fe la reprocher. Sa confcience agitée lui redemande cette mère tendre & chérit , & dans une dou- leur fi cruelle l'horrible remords fe joint à fon affliftion. O Julie, ce fentiment affieux devoit- il être connu de toi ? Vous qui fûtes témoin de la maladie & des derniers momens de cette mère infortunée i je vous fupplie , je vous conjure, dites -moi ce que j'en dois croire. Déchirez» moi le cœur fi je fuis coupable. Si la douleur de nos fautes Ta fait defcendre au tombeau, nous fommes deux monftres indignes de vivre î c'eft un crime de fonger à des liens fi funeftes, c'en eft un de voir le jour. Non, j'ofe le croire, un feu fi pur n'a point pioduit de fi noirs effets. L'smour nous iofpira des fenùmens trop nobles

H Ê L O ï s E. 21

pour en tirer les forfaits des arnes dénatarées. Le ciel, le ciel feroic- il injufle, & celle qui fut immoler fon bonheur aux auteurs de ks jours, méhioit-elle de leur coûter la vie?

LETTRE VIL

Réponje,

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\^0!viMENT pourroit-on vous aimer moins ep vous eftimint chaque jour davantage P Com- ment perdrois*je mes anciens fentimens pour vous, tandis que vous eu méritez chaque jour de nouveaux? Non, mon chir & digne ami; tout ce que nous fûmes les uus aux autres dès Dotre première jeunefle, nous le ferons le relie de nos jours , & fi notre mutuel attache- ment n'augmente plus, c'eft qu'il ne peut plus augmenter. Toute la différence ell que je vous ainois comme mon frère , & qu'à préfent je vous aime comme mon eafant ; car quoique nous foyons toutes deux plus jeunes que vous & môme vos difciples, je vous regarde un peu comme le nôtre. En nous apprenant à penfer, vous avez appris de nous à être fenfible , & quoi qu'en dife votre Philofophe anglois , cet- te éducation vaut bien faotre ; fi c'ell la rai- fon qui fait l'homme } c'ell \s feiniment qtji le conduit.

Savez - vous pourquoi je parois avoir changé

sa La Nouvelle

de conduite envers vous ? Ce n'eft pas , croyez moi, que mon cœur ne foie toujours le même; c'efl que votre état eu changé. Je favorifti vos feux tant qu'il leur refloit un rsyon d'efpéran- ^e. Depuis qu'en vous obflinant d'afpirer à Ju- lie, vous ne pouvez plus que la rendre malheu- reufe , ce feroic vous nuire que de vous corn» plaire. J'aime mieux vous favoir moins à plain- dre , & vous rendre plus mécontent. Quand le bonheur commun devient impoflîble , chercher le fien dans celui de ce qu'on aime, n'eft- ce pas lout ce qui refte à faire à l'amour fans e'poir ?

Vous faites plus que fentir cela, mon géné- reux ami; vous l'exécutez dans le plus doulou* reux facrifice qu'ait jamais fait un amant fîdelle. En renonçant à Julie , vous achetez fon repos aux dépens du vôtre, & c'eft à vous que vous renoncez pour elle,

J'ofe à peine vous dire les bizarres idées qui me viennent là-delTusi mais elles font confolan* tes, & cela m'enhardit. Premièrement, je crois que le véritable amour a cet avantage aulîî biea que la vertu , qu'il dédommage de tout ce qu'on lui facrifie, & qu'on jotïc en quelque forte des privations qu'on s'impofe par le fentiment mê« me de ce qu'il en coûte & du motif qui nous y porte. Vous vous témoignerez que Julie a été aimée de vous comme elle méritoit de l'être, & vous l'en aimeiez davantage, & vous en ferez plus heureux. Cet amour propre cxijuis qui

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fait payer toutes les vertus pénibles mêlera foo charme à celui de l'amour. Vous vous direz, je fais aimer, avec un plaifir plus durêble & plus délicat que vous n'en goûteriez à dire, je pof- fcde ce que j'aime. Car celui - ci s'ufe à force d'en joiiïr; mais l'auire demeure toujours, à vous en jouïriez encore, quaiid même vous n'ai>- meiiez plus.

Outre cela , s'il eu vrai , comme Julie & vous me l'avez tant dit , que l'amour foit le plus délicieux fentiraent qui puiffe entrer dans -Je cœur humain, tout ce qui le prolonge & le £xe, même au prix de mille douleurs, e(l en- core un bien. Si l'aniaur efl un defir qui s'irriie par les obflacles comme vous le dillez encore, il n'efl pas bon qu'il fôit content; il vaut mieux qu'il dure & foit malheureux que de s'éteindre au fein des plaifirs. Vos feux, je l'avoue, ont foutenu l'épreuve de la poiïeffion , celte du tems, celle de rabfence & des peines de toute efpece } ils ont vaincu tous les obfiacles hors le plus puilTant de tous, qui eft de n'en avoir plus à vaincre , & de fe nourrir uniquement d'eus - mê- mes. L'univers n'a jamais vu de paRîon foute- n\ï cette épreuve, quel droit avez- vous d'elpi- rer que la vôtre l'eût foutenue? Le tems eilt joint aa dégoilt d'une longue pofltffion le pro- g-^ès de làge & le déclin de la beauté i il fetii. bie fe fixer en votre faveur par votre féparation; voas ferez toujpurs l'un pour l'autre à la fleur

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des ans, vous vous verrez fans cefle tels que vous vous vîtes en vous quitant, & vos cœurs unis jufqu'au lombeau pralongeront dans une il* lufion charmante votre jeunefle avec vos amour?. Si vous îi'eufllez point été heureux, une infurmontable inquiétude pourroit vous lour- menter; votre cc&ur regretteroit en foupirant le» biens dont il éioit digne; votre ardente imagi- nadon vous demanderolt fans cefle ceux que vous n'aur-iez pas obtenus. Mais l'amour b'a point de délices dont il ne vous ait comblé , & pour parler comme vous , vous avez épuifé du- rant une année les plaiGrs d'une vie entier». Souvenez- vous de cette Lettre fi paffionnée , é- Cfite le lendemain d'un rendez -vous téméraire. Je l'ai lue avec une émotion qui m'étoit incon- nue: on n'y voit pas l'état permanent d'une a- me attendrie; mais le dernier délire d'un cœur brûlant d'amour & ivre de volupté. Vous jugeâ- tes vous - même qu'on n'éprouvoit point de pa- reils iranfports deux fois en la vie , & qu'il fal- loii mourir après les avoir fentis. Mon ami, ce fut- le comble, & quoi que la fortune & l'amour eulTent fait pour vous, vos feux & vo- tre bonheur ne pouvoient plus que décliner. Cet inflant tut aulïï le comtnencement de vos difgraces, & voire amante vous fut ôtée au mo« , ment que vous n'aviez plus de fentimeus nou- veaux à goûter auprès d'elle , comme fi le fort ei^t voulu garaotir votre cœur d'un épHlfen^ecc

ÏD'

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inévitable , & vous laiffer dans le fouvenir de vos plaifirs paffés un plaifir plus doux que tous ceux dont vous pourriez jouïr encore.

Coufoiez-vous donc de la perte d'un bien qui vous eût toujours échappé & vous eût ravi de plus celui qui vous relie. Le bonheur & l'a- mour fe feroient évanouu à la fols : vous avez au moins confervé le fentiment, on n'eft point fans plaifirs quanJ on aime encore. L'image de l'araour dteint effraye plus un cœur tendre que celle de l'amour malheureux, & le dégoût de ce qu'on polT^ie efl un état cent fois pire que le regret de ce qu'on a perdu.

Si les reproches que ma défolée Coufiie fe fait fur la mort de fa mère étoient fondés, ce cruel fpuvcnir empoifonneroit , je l'avoue, ce- lui de vos amours, & une fi funefte idée da- vroit à jamais les éteindre; mais n'en croyez pas à Ces douleurs , elles la trompent ; ou plu- tôt, le cbiinérique motif dont elle aime à les accrcîcre n'cfl qu'un pr texte pour en judifiec l'excès. Cette ame tendre craint toujours de ne pas s'affliger affez, & c'ell une forte de plaifîc pour elle d'ajouter au fcntiment de fes peines tout ce qui peut les aigrir. Elle s'en impofe, foyez»en fur; elle n'eft pas fincere avec elle- irê.ne. Ah ! fi elle croyoit bien fincérement a- voir abrégé les jours de fa mete , fon cœur en pourtoic-il fupporier l'affreux remords? Non, non, mo!i ami*, elle ne la plcureroit pas , elle

loifie LL, Pariie II L 13

t$ La Nouvelle

l'auroit fnivie. La maladie de Mvie. d'Etange eft bien connue; c'étoic urte bydropifie de poi- itine dont elle ne pouvoit revenir, & Ton dé- fefpéroit de fa vie avant môme qu'elle eût dé» «ouvert votre correfpondance. Ce fut un vio* lent chsgrîn poar elle ; mais que de plaifirs ré- parèrent le mal qu'il pouvoit lui faire ! Q«'il flit confolant pour cette tendre mère de voir, en géraiiïant des fautes de fa fille, par com- feien de venus elles étoient rachetées, & d'être forcée d'admirer fon ame en pleurant fa foiblef* fel Qu'il lui fut doux de feniir combien elle en étolt chérie! Quel zèle infatigable! Quels foins continuels! Quelle afliJoiié fans' relâche.' Quel déftfpoir de l'avoir fffligce! Que de re- grets, que de larmes, que de touchantes cartf- fes, quelle inépuifable fenfibilité ! C'étoit df.ns les yeux de la fille qu'on lifoit tout ce que fouf. ftoit la mère; c'éioit elle qui la fervcU les jours, qui la vellloit les nui^s ; c'étoit de fa main qu'elle recevoii tous les fecoars; vous eul* z Cïu voir une autre Julie; fa delicaieflJe naattile avoit difparu, elle étoit forte & robuîle, les foins les plus pénibles ne lui coûtoient rien , & fon ame fembloit lui donner un nouveaux corp; : Elle faifoit tout & paroiflTjît ne lien faire; elle étoit partout & ne bougeoït d'auprès d'elle. On la troiivoit fans ceffe à genoux devant fon lit, la bouche collée fur fa main, gémllfant ou de fa ftute ou du mal de fa m^re, ik confoodant ces

H E L O ï s E, t7

deux feniimens pour s'en affliger davantage. Je n'ai vu perfonne enrrer les derniers jours dang la chambre de ma tanre fans être ému jarqu'aux larmes du plus attenJriiTant de tous les fpefta. des. On voyoic l'effjrt que faifoient ces deux cœars pour fe riunir plus étroitement au momenc d'une funede réparation. 0;i voyoi: que le feul regret de fo quiter occupoit h mcre & la file, & que vivre ou mourir n'eût été rien pour elles , fi elles avoient pu fefter ou partir enfemble.

Bîsn loin d'adopter les noires iJées de Ju- lie, fuyez fur que tout ce qu'on peut efpéree des fecours humains & des confolations du cœjr a concouru de fa part à retarder le progrès de la maladie de fa mère , & qu'iufaiilibîaincnt fa tendreflTe & fes foins nous l'ont confen/ée plus Longtems qiie nous n'eufîrons pu faire faas elle. Ma tante elle-même m'a dit cent fois que fes derniers jours écoicnt les plus doux raomens de fa vie, & que le bonheur de d fille écoit la feule chofe qui m.-n-iuoit au fien.

S'il faut attribuer fa p^rte au chagrin, ce chagrin vient de plus loin , & c'eil à fon époux feul qu'il faut s'en pren.ire, Longrems inconftant & volage il prod'gua les fei;x de fa j.nineiïe à mil* le objets moins dignes de plaire que ù vertueu- fe compagne i & quand l'aie le lui eut ramené, il conferva près d'elle cette rudefîe inflexible dont les maris infiJelles ont accoinumé d'agra- Vei kuïi torts* Ma pauvre confine s'en «ft ref- B t

a8 L A N o u

V E L L E

fentie. Un vain entêtement dt nobl^fTe & cetta roideur de caractère que rien n'amoliit ont fait vos malheurs & les fiens. Sa mère qui eut tou* jours du penchant pour vous , & qui pénétra fon smcur quand il étoit trop tard pour l'éteindre, porta longtems en fecret la douleur de ne pou- voir vaincre le goût de fa fille ni robflination de fcn époux , & d'être la première caufe d'un mal qu'elle ne pouvoit plus guérir. Quand vos lettres furpiifes lui eurent appris jufqu'où vous aviez abufé de fa confiance, elle craignit de tout perdre en voulant tout fauver, & d'expofer les jours de fa fîlle pour rétablir fon honneur. El- le fonda plufieurs fois fcn mari uns fuccè?. El- le voulut plufieurs fois hnzarder une confidence entière & lui montrer tome l'éteni^ue de fcn de- voir, la frayeur & fa timidité la retinrent lou. jours. Elle héfira t!>r;t quMIe put parler; lorf- qu'elle le voulut il r/étoit plus lems j les foiccs lui manquèrent i elle mourut avec le faml fe- cret, ôc moi qui conncis l'humeur de cet hora- me févere fans favoir jufqu'où les feniimens de k nature auroient pu la tempérer, je re'pire, €n voy^inc au moins les jours de Julie en fûreié.

Elle n'ignore rien de tout cela; mais vous dirai •■ je ce que je peufe de Cts remords appa» rens? L'amour eft plus ingénieux qu'elle. Pé- nétrée du regiet de fa mère, elle voudroit vous oublier, & mi'lgié qu'elle en ait il trouble fa confcience pour la faicti de penfcr à vûU5, 11

H E L O ï s E. 29

veut que fes pleurs aîeftt du rapport à ce qu'elle aime. Elle n'oferolt plus s'en occuper direct:* ment, il la force de s'en occuper encore, aa moins par fon repentir. Il l'abufe avec tant d'art qu'elle aime mieux foufFrir davantage & qu? vous eniriez dans le fujet de fes peinos. Voire cceac n'entend pai, pgut-être, ces détours du ll-n; maïs ils n'en Coat pas moins naturels i car vo» tre amour à tous deux q'joi^ju'c'gal en force n'ell pas femblable en. effets. Le vôtre efl bouillant & vif, le lien eft doux & tendre; vos fentimtns s'exhalent au dehors avec véhémence, les fiens retournent ftr elle-même, & pénétrant la fub- flance de fon ame l'altèrent & la changent in» feîifiblement. L'aaiour animî & foutient voire cœar , il affaiffe & bat le fien ; tous les reflbrts en fout re'â:hés, fa force eft nulle, fon coura- ge eft éteint, fa vertu n'eft plus ritn. Tant d'hére'ùues facultés ne font pas anéanties, mais fufpendues: un moment de crife peut liur ren- dre toute leur vigueur ou les effacer fans re- tour. Si elle fait encore un pas vers le décou» ragement , elle eft perdue; mais fi cette aoie excellente fe relevé un inibnt, elle fera plus grande, plus forte, plus vertueufe que jamais, & il ne fera plus queflion de rechute. Croyez» mni , mon aimable ami , dans cet état pirilkux fâchez refpcéter ce que vous aitcâtes. Tout ce qui lui vient de vous , fût-ce contre vons- mê- me , uc <ui peut être que mortel. Si vous vous B 3

La Nouvelle

obflinez auprès d'elle , vous pourrez trioirpher aiftofieiit i mais vous croirez en vain pollvider la mùme Julie, vous ne la retrouverez plus.

LETTRE VIII. De Ulikrâ Edouard,

\ A V o 1 s acquis des droits Ç\\t ton cœiîr ; tu m'ctois nécellaire, & j'étois piêt à t'allcr join- ^r^. Qjc l'imrortcnt mes droits, mes befoins , r.u» ecnprelTeineni? Je fuis oublié de toi ; v^ Tiù daignes plus m'écrire. J'apprends ta vie fo- liiaite & t&roucb^; je jéneire tes defitiJis fe- cret.<f. Tu l'cnnuyes de vivre,

MeujB donc , jeune infcnfé , meurs , hom- me à la fois ftfroce & lâche: mais fâche en mourant que tu laifics dans l'aroe d'un honnête homme à qui tu fus cher, la douleur de n'avoir fervi qu'un ingrat.

LETTRE IX.

Ré^wnfe, *

V Enez, Milord, je croyois ne pouvoir plus goûter de plaiGr fur la terre: mais nous nous revenons. 11 n'cft pas vrai que vous puifficz Bie confondre avec les ingrats; voue cœur ii'ell pas faii pour en trouver , ni le mien pour l'èire.

H E L O ï s E, 31

BILLET

De Julie.

1 L, efl letns de renoncer aux erreurs de la je'ïiîefitf & d'abandonner un trooi^ear efpoir. Je ne ferai jamais à vous. Rendtz-moi donc la liberté que J2 vous ai engagée, & dont mou père veut difpofer; ou metuz le comble à mes malheurs , par un refus qui nous perdia loi* dâux faus vous être d'aujun uf^ge.

Julie d'Eiangeo

LETTRE X.

Du Baron SEtange,

Dam lajuelk éioit le précéJent Billet*

l^'tL peut refler dais rame d'un fubomeiir quelque fendment d'honneur ik d'humanité , ré» pondez à ce billet d'une milhcureure donc vous ave? coivoinpu le cœur, & quint; l'eroic plus, fi j'ofois foupçonner qu'tlle eût porté plus lo n l'ouDli d'elle njérne. Je m'éiounerai peu qut* la rnénie philofophie qui lui apprit à fe jctter à la lécâ du premier venu, lui apprenne ea- co-e à dé.'bbtiir à ion père. PenltZ'y ccpeii- daat. J'ai aie ii pisinure en toute occalion les IS 4

sa La Nouvelle

voyes de la douceur & de l'honnêteté , quand j'efpere qu'elles peuvent fulTîre i mais fi j'en veux bien uier avec vous, ne croyez pas que j'ignore com Tient fe venge l'honneur d'un gentil- homme , cficnfé par un homme qui ne l'en pas.

LETTRE XL Réponfe.

JtL P/iRC NEZ. vous, Monfieur , des mennce^ \aines qui ne m'tiTifyent point , & d'injufles reproches qui ne peiivent m'huroilier. S-'chez qu'entre deux perfonnes ds icême âge il n'y a d'autre fubomeur que l'air. cur, & qu'il ne vous appaaiindra jamais d'avilir un homme que vo- ue fille honora de iln cflime.

Qoel laciifice ofez vous m'impofcr & à quel titre l'exigez- vous? Eft-ce à l'auteur de tous mes maux qu'il faut immoler mon dernier ef- poir? Je veV'X refpcder le père de Julie j maïs qu'il daigne être le mien s'il faut que j'appren- ne à lui obéir. Kon , non, Monfieur j quel* que opinion que vous cyez de nos procédés, i!s ne m'obligent point à renoncer pour vous à des droits fi chers & fi bien mérités de mon cœur. Vous faites le malheur de ma vie ; je ne vous dois que de la haine, & vous n'avez rien à prétendre de raoL Julie a parlé ; voilà mon confeniemenu Ah ! qu'elle foii toujours obéie I

Il E L O i* S E. 33

Un autre la pofTédera ; mais j'en ferai plus di- gne d'elle.

Si votre fille eût daigsié me confulter fuf les bornes de votre autorité, ne doutez pas que je ne lui euffe appris à réfilîer à vos pré- tentions injuftes. Quel que foit l'empire dont vous abufi-Z, mes droits font plus facrés que les vô:res ; la chstse qui nous lie e(^ la bortjs du pouvoir paternel , m«me devant les tribu- naux huioains, & qu^nd vous o'Vz réclamer la nature, c'tft vous leul qui bravez (es loix.

N'alléguez p3s, non plus, cet honneur fi bizarre & fi délicat que vous parlez de venger; nul ne fofl'enfe que vous-même, Rcipedez le choix de Juiie & votre honneur eft en lùreté ; car mon cœur vous honore malgré vos outra» ges , & malgré les maximes gothiques l'alliance d'un honnête hoaîtue n'en dé>hoi)ora jamais ua autre. Si ma prefonipiion vous off;n'e , a-ta- qu«z ma vie, je ne la dt.Tendrai jarasis contre voujî au furplus, je nio fiude fort peu de fa- voir en quoi confide l'honncor d'un g^tltilhoin» rae; mais quanta ceici d'un hotnnie de bien, m'appartient, je fais le doiendre, & le Ci nfei> vcrai pur & funs tache ju qu'au dernier foupir.

Aîle/ , pore barbue & peu 'àigne. d'un notiï fi doux, me liiez d'iif?eux parricides, tandis qu'une filie ttndte & foumiie immole fon boa- h-eur à vos préiugé'. Vos regrets me venge- lout un jour àis maux que vous faiiss, ^ B 5

34 La Nouvelle

vous fentirez trop tard que votre haire aveugle & dénaturée ne vou- fut pas moins funefte qu'à moi. Je ferai malheureux , fans doute ; mais fi jaruais la voix du fang s'élève au fond de vo- tre cœur, combien vous le ferez plus encore d'avoir facrifié à des chimères Tunique fruit de vos entrailles, unique au monde en beautés, en raérir.e, en vertus, & pour qui le ciel pro- digue de fes dons, n'oublia rien qu'un meil- leur père!

BILLET,

Inclus dans îa précédente Lettre*

I E rends à Julie d'Erange le droit de difpofer a'ÊlIe-ui.:me , & de donner fa main fans con- fuUtf fon cœur.

S. G.

LETTRE XI L De Julie.

I E voulois vous décrire la fcene qui vient de fe p-îlTcr, & qui a prod'.ii: le biijet que vous îivez recevoir; \ho\> in-'n pcre a pris ^<^s mefiKes ^\ jiftcs Qu'elle n'a fini qîi'nn moQvjin avart le déport du ccrrier. Sa lettre eft fans douie iiiilvéc à icrns à la poik ; il n'en .peut

H E L o ï s E, 35

être de même de celle- ci; votre réfoluiion fe» ra prife & votre rcponfe partie avrnt qu'elle nous parvienne; aiufi tout détail feroit dtTof* mais inutile. J'ai fait mon devoir,- vous ferez le vôire: mais ie fort nous accable , l'honneur nous trahit; nous ferons féparés à jamais, & pour comble d'horreur , je vais pafier dans les .... Iléias! j'ai pu vivre dans les tiens! O devoir, à quoi iers-tu? ^O providenc2l . .. . II fait gémir & fe taire.

La plume échappe de ma main. J'étoîs ia» commodée depuis quelques jour?; l'entretien de ce matin m'a prodigieulèment agitée ....la té* te & le cœur me font mal.... je ma fens dé» faili r . .. . b ciel airoit- il pUié de mes peines? .... le ne puis me foutenir .... je fuis forcée à me tnettre au lit, & me confole dans l'efpoir de n'eu point relever. Adieu , mes uniques amours, AJieu, pour la dernière fois, cher & tendre ami de Julie. Ah ! fi je ne dois plus vivre pour toi, n'ai -je pas déjà ceiîë de vivre?

LETTRE X I i I.

De Julie à ISlade. d'Orhs.

l L eft donc vx%\ ^ chère & criiell'î nmie , oitô lu me rappelles à la vie & à mes douleuts? J'ai vu Tindanc heureux j'allois rejoindre plus tendre des mères; tes foins inbumajas 13 6'

36 LaNouvelle

m'ont enchaînée pour la pleurer plus longiems, & qusnd le dtfir de la fiiivre m'arrache à la terre, le regret de te quitter m'y retient. Si je me confole de vivre , c'eft par l'effoir de n'a- voir pas échappé toute entière à la mort. Ils ce font plus , ces agrémens de mon vîfage que mon cœur a payés cher: La maladie dont je fors m'en a délivrée. Cette heureufe perte ra. leniira l'ardeur groffiere d'un homme alîcz dé- pourvu de délicatefle pour m'ofer époufer fans mon aveu. IMe trouvant plus en moi ce qui lui plut, il fe foucitra peu du refie. Sans man- quer de parole à mon père , fans offtnfer l'ami dont il lient la vie , je faurai rebuter cet im- ponun : ma bouche gardeia le filence , mais mon afpeifl parlera pour moi. Son dégoût me garantira de fa tyrannie , & il me trouvera trop laide peur daigner me rendre malheureufe,

Ah, chtre coufine! Tu cornus un cœur plus confiant & plus tendre , qui ne fe fut pas ainfi rebuté. Son gotit ne fe bornoit pas aux traits & à la figure; c'étoit moi qu'il aiiroit &' Don pas mon vifage ! C'é'.oit par tout notre ê- ire que nous étions unis l'un à i'ature, & tant que Julie eût été la même, la beauté poi^voit fuir, famour fut toujours demeurée. Cependam il a pu confeniir... l'ingrat! ... il l'a dû, puif- que j'ai pu l'exiger. Qui efi-cequi retient par leur parole ceux qui veulent redrc Kur cœurî- ^je donc voulu rfiiier le mien ? . . . fai'je faliF.»

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O Di u ! faut -il que tout me rappelle inceflTani» ment uti tems qi'i n'tl^ plus, & des feux qui ne doivent plus être? J'ai beau vouloir arracher de mon cœur cette image chérie ; je Ty fetîs trop fortement attachée,* je le déchire fans le dégager, & mes tfForts pour en tfFicer ua fi doux ftjuvenir r.e font que l'y graver davantage.

Oferai je te dire un délire de ma fièvre , qui , Lin de s'éteindre avec elle me tourmente encore plus depuis ma guérifon? Oui, connois & plains l'égarement d'esprit de ta malhcureufe amie, & rends grâce au ciel d'avoir préfcrvé ton cœur de l'horrible paillon qui le donner Dans un des raotnens j'étois le pius mal, je crus durant l'ardeur du redoublement, voir à cô;é de mon lit cet infortuné ; non tfl qu'il charmoit jadis mes regards durant le court bon- heur de ma vie; mais pâle, défait, mal en or- dre, & le défefpoir dans les yeux. 11 éioit à genoux î il prit une de mes mains , & fans fe dégoûter de l'éiat el'e é:oit, fans craindre la comœi:n;caiion d'un venin fi terrible, il la couvroit de baiftrs & de larmef. A fon afp. <f^ j'éprouvai cette vive & délicieufe émoiion que me dormoit quelquefois fa préftnce inattendue. Je voulus m'eliucer vers lui; on me retint, tu l'arrachis de ma préfence, & ce qui me tou- cha le plus vivement, ce furent fes gémiflemens que je crus ertendre à mefure qu'il y'éloignoit. Je ne puis te repréfenter WSn étonaant B 7

39 LaNowvelle

que ce rêve a produit fur moi. Ma fièvre a été longue ^ violente; j'ai perdu la connoiflance durant plufieurs jours; j'ai fouveni rêvé à lui dans mes tranfports. Mais aucun de ces rêves n'a laifle dans mon imagination des impreffionj auffi profondes que cel'e de ce dernier. Eile eft telle qu'il m'ert impoflibie de l'effacer de ma mémoire & de mes ftns. A chaque minute, à chaque inftant il me femble ie voir dans la mère attitude; fon air, fon habillement, fon gtfie, fon iride regsrci ftappent encore mes yeux ; je crois fentir fes lèvres fe prefier fur ma main ; je la ^1:05 mouiller de fes larmes ; les fons de fa voix plaintive me font treilirillir; je le vois entraîner loin de moi ; je fais effort peur le retenir encore: tout ne retrace une fcene imaginaire îvec plus de force que les é- vénemens qui me (ont réôilement arrivés.

J"ai longtems héfité à te faire cette confi- dence; la honte m'empêche de te la faire de bouche; mais mon ogiiation loin de fe calmer, ne fait qu'augmenter de jour en jour, ^' je ne puis plus réfjaer au befoin de t'a vouer ma fo- lie. Ah ! qu'elle ^'empare c'-e moi tome entière. Que ne puis -je acheter de perdre ainfi la rai- fon; puifque le peu qui m'en rtfie ne ferc plus qu'à me Bourmtnfer!

Je revitiis ù inon rêve. Ma cauflne, raille- moi, fi tu veux, de ma fimpiicité; mais il y îl.dana cette viûon je ne fais quoi de mylléJcux

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qui la didingue du délire ordinaire. £(l-ceun preirentiment de la mort du meilleur des hotn- mes? EU- ce un averiiflement qu'il n'eft déjà plus? Le ciel daigne- 1- il me guider au moins une fois, & m'invite «t- il à fuivre celui qu'il me fit aimer? Hélas! l'ordre de mourir fera pour moi le premier de fes bienfaits.

J'ai beau me rappeller tous ces vains dif- cours dont la philofophie amufe les gens qui ne fcntent rien; ils ne m'en impofent plys, & je fens que je les méprife. On ne voit point les efprits , je le veux croire: Mais deux araes fi étroitement unies ne fauroient- elles avoir entre elles une communication immédiate, indépen- dante du corps ik des feuï? L'iaipreffion di- refta que l'une reçoit de l'autre ne peut- elle pas la iranfmettre au cer\?eau, & recevoir de lui par contre- coup les fenTations qu'elle lui a données? .... pauvre Julie , que d'exiravpgan» ces! Que les pafïïons nous rendent crédules; & qu'un cœur vivement touché f.» dé'.acha avec peine des erreurs mêmes qu'il apperçoit !

L E T T RE XIV.

Réponfe,

Ji\H! fille trop malheureufe & trop fenfîhle, n'es- tu donc née que pour fouffir? Je vou- drois en vain l'épargaer des douleurs} tu f^im»

40 La Nouvelle

bles les chercher fans cefla, & ton a'cendatTr eft plus fort que tous mes foins. A tant de vrais fujets de peines n'ajoute pas au moins des chimères ; & puifque ma difcrétion l'eft plus nuifible qu'utile, fors d'une erreur qui te tour- mente; peut-être la trifte vérité te fera» t- elle encore moins cruelle. Apprends donc que ton rêve n'eft point un rêve; qu2 ce n'eft point l'ombre de ton ami que tu as vue, mais la per* fonne; & que cette touchante fcene iucefTaoi* ment préfente à ton îmiginaiioii s'eQ pufle réel- lement dans ta chambre le fur- lendemain du jour tu fus le plus mal,

La veille, je l'avots quittée aflez tard, & M. d'Orbe qui voulut me relever auprès de toi cetie nuit- étoit prêt à fouir, quand touc- à- coup nous vimes entrer brufquement & fe pré- cipiter à nos pieds ce pauvre malheureux dans nn état à faire pi ié. Il avoit pris la pofle à la récepiion de ta dernieie Lettre. Courant jour & nuit il fiî la route en trois jours, & ne s'ar» lêta qu'à la dfcrr.itre poîlc en attendent \a nuit pour entrer en ville. Je te l'avoue à ma hon- te, je fus moins prompte que M. d'Oibe à lui fauter au cou: fans favoir encore la laifon de fon voyage , j'en prévoyois la conféquence. Tant de fouveairs «mets, ton danger, le fien, le défoîdre je le voyois , tout empoifonnoic une fi douce furprife, ik j'étois trop iaifie pour lui faire beaucoup de catcilcs. Js l'embiailai

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pooTtani avec un fenement de cœur qu'il par- tageoit , & qui fe fie fentir réciproquement par de muettes éireintts, plus éloquentes que les cris & les pleurs. Son premier raot fut ; que fait - elle ? Ah 1 que fait -elle fdouKcz moi la vie ou la mort. Je compris alors qu'il étoit inrtruit de ta maladie, & croyant qu'il n'en ignoroit pas non plus l'eTpere , j'en parlai faas autre pré- caution que d'exténuer le danger. Sitôt qu'il fut que c'étoit la petite vérole il fit un cri & fe trouva m&l. La fatigue & l'infoJinie jointe à l'inquiétude d'efprit l'avoient jeiié daus un tel abattement qu'on fut long'ems à le faire reve- nir, A peine pcuvoit^il pailtr; on le fit coucher» Vaincu par la nacure, il dormit douze heu- res de fuite , mais avec tant d'agitation qu'un pareil fommeil devoit plus épuifcr que léparer fcs forces. Le lendemain , nouvel embarras} il vouloit te voir abfoiument. }e lui oppofai le danger de te caufer une révolution ; il cffiit d'attendre qu'il n'y eût p'us de rifque ; mais ion féjour même en étoit tn terrible; j'cHayai de le" lui faire fentir. il me coupa durement la pa- role, Gardvz voire barbare éloquence , me dit- il d'un ton d'indigranou : c'eft trop l'exercer à ma ruine. Welpérez pas me cbafllr encore comme vous f.tes à mun e>il. Je viendiois cent fois du bout du monde pour la voir un feiU infiani: Mais je jure par l'auteur de mon éire » ajou'.a-t-il iajpéiueufemtnt, que je ne parti»

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rai point d'ici fans l'avoir vue. Eprouvons une fois fi je vous rendrai pitoyable , ou fi vous me rendrez parjure.

Son parii ctoit pri?. M. d'Orbe fut d'avis de chercher les moyens de le fatisfaire , pour le pouvoir renvoyer avant que fon retour fût découveit: car il n^ctoit connu dans la n.aifoa que du feul Hans dont j'étois fûre, & nous TavioDS appelle devant nos gens d'un autre nom que le fien {a^, je lui promis qu'il le verro't la nuit fuivante, à condition qu'il ne lefltioit qu'un inft^t, qu'il ne te pailejoit point, & qu'il repsrdroit le leDdcmoin avant le jour. J'en eAigeai fa parole ; a!oi;5 je fus tran- quille, je l^ifiai mon mari avec lui, & je ie« tournai près de toi.

]e le irouvtii feijfiblem'-nt mieux , l'érupiion étoit achevée ; le aédttin me rtiidit le coura- ge & l'élpoir. Je me coticertai d'avance avec Eabi , & le reuoublen tnt , quoique inouiiîre, l'ayant encore erobanallô la lête , je pr's ce tcms pour écarter tout le monde & faire dire à mon uiari d'amener fon hôte , jugetjm qu'avant la fin de faccôs tu ferois moins tn état de la leconnoîcie. Nous eûmes toutes les peines du mon.ie à renvoyer ton défolé père qui chaque nuit i'otiliinoit à vouloir teder. Enfin , je lui d.s en coltie qu'il n'épargnetuit la p.ine de

(«> On voit dans la cjuatricine partie que ce r.om fub- ftitué icoic telui ue St, Pnux,

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perfonne, que j'étois (également réfolue à veil- ler , & qu'il favoit bien , louc père qu'il étoit , que fa lenJrefTe s'étoit pas plus vigilanie que la mienne. Il pariit à regret; nous reUâoies feules, ai. û'Oibe arriva fur les onza heures, & me dit qu'il avoit laifle ton ami dans la rue ; je failai chercher. Je le pris par la main; il trerabloit comme la feuille. En pafl'ant dans l'an- tichambre les forces lui manquèrent ; il refpiroit avec peine , il fut contraint de s'aflioir.

Alors démêlant quelques objets à la foiWe lueur d'une lumière éloignée, oui, dit -il avec un profond foupir, je reconnois les mêmes lieux. Une fois en œa vie je les ai traverfés ....à la même heure,... avec le même myfle- re.... i'éicia tremblant comme aujourd'hui.,.. le cœur me palpiioit de méme,,..ô témérai- re ! j'étois mortel , & j'ofois goûter .... que vais- je voir maintenant dans ce même azyle 'tout refpiroit la volupté dont mon arae étoit .eni'/rée? dans ce irêcne objet qui faiibit & pnrtî!geoit mes tranfports ? L'image du trépas, un appareil de douleur , la vertu malheureufe, & la beauté mourante I

Chère coufine, j'épargne à ton pauvre cœur le détail de cette aiiendiiilante fcene. 11 te vit, & fe tut: il favoit promis; mais quel fi- lence? Il fe jetia à genoux: il bdfoit tes ti- deaux en fangloiant; il élevoit les mains 6i les yeux; il poulfoit de fuurds géraillèmeni; il a-

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voit peine à ccDtenir fa doiileur & fes crîf. Sans le voir, tu foriis mnchinalemeiu une de tes mains; il s'en faifit avec -une espèce de fu- reur , les baifers de feu qu'il sppli.iuoit fur cet- te main malade t'éveillèrent mieux que le bruit & la voix de tout ce qui t'environnoit : je vis que tu l'avois reconnu, & malgré fa téfinance & Ces plaintes , je l'arrachai de la chambre à l'inflant , eipérant éluder l'idée d'une fi cour- re apparition par le prétexte du délire. Mais voyant tnfuiie que tu ne m'en tlifois rien, je crus qiie lu l'avois ouiMiée j je t'éfendis à Da- bi de fen parler & je fais qu'elle m'a tenu pa« ro'e. Vaine prudeuce que l'rmour a déconcer- tée , & qui n'a fait que lainir ftrmtuier un fouvenii qu'il n'efi plus teros o'cffacei l /

Il pariu comue il l'avoit promis, «je Iii fis jurer qu'il ne s's'vrêtfioit pas su voilii;?p;e. IMais , ma chère, C2 atll pas tout} il faut a* chever de te dire ce qu'atfii bien «u ne potrrors ignorer lorgtem?. Milcrd EJoiu-rd paflh deux jours après; il fe prdla pour i'atteiiîdio : il le joignit à Dijon, & le trouva mi ade. L'infor- tuné avoit gagné la petite vérole. Il m'avort caché qu'il ne l'avoii point eue, Ck je te l'avois mené fans précaution. Ne pouvant guérir ton mal , i/i le voulut partager. En me rappellant la manière dont il baifoit ta main , je ne puis douter qu'il ne fe foit inoculé voloinairement. Ou ne pouvoir être plus mal préparé; mais

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e'é^oit rinccu'aiion di l'amour, elle fut heu- reafe. Ce père de la vie l'a confervée au plus tendre amant qui fut jamais , il eft guéri , & fui- vanc la dernière lettre de Milord EJouard ils doivent être a(ftaellemont repartis pour Paris.

VuilJi, trop aiaiable coufine, de quoi bannir les terreurs funèbres qui t'aîtarmoieat fans fa- jet. D;:pu's longtetns tu as renoncé à la per- fonne de ton ami , & fa vie eft en fureté. Ni fonge donc qu'à co'iferver la tienne & à t'ac- quiter de bonne grâce du facrifice que to'î cœar a promis à l'amour pîternel. CelTe enfia d'ê- tre le jouet d'un vain efpoir & de te repiîtra de chiaieres. Tu te prelTcs beaucoup d'être iîi. ra de ta laideur; fois plus humble , crois 'moi, tu n'as encore que trop de fujet de l'être. Ta as efluyé une cruelle atteinte, mais ton vifage a été épargné. Ce que ta prends pour des ci- catrices ne font que des rougeurs qui fero'U bientôt efFicées. Je fus plus maltraitée que ce* la , & cependant tu vois que je ne fuis pas trop mal encore. Mju ange , tu reiîeras jolie en dépit de toi , ik l'indifférent VVolmar que trois ans d'abfence n'oat pu guérir d'un amour conçu dans huit jours, s'en guérirait -il eu te voyant à toute heure ? O fi ta feule relTource eH de dé- plaire, que ton fort eft défefpéré!

46 La Nouvelle

LETTRE XV.

De Julie.

V^'E N eft trop , c'en efl trop. Ami , tu as vaincu. Je ne fuis point à l'épreuve de ii^nt d'amour; ma rt-fiflance cft épui!é<?. J'ai fais u- ffge de toutes mes forces , ma coDfci-.nce m'en rend le confolant témoignage. Que le ciel ne me demande point compte de pl-js qu'il ne m'a c?onnd. Ce trifle cœur que tu ach las tant de fois & qui coûta fi cher au tien l'rppartient fans réferve; il fut à toi du premier moment mes yeux te virent; il te reflera jufqu'à mon der- nier foupîr. Tu l'as trop bien mérité pour le perdre , & je fuis lafTe de fervir aux dépens de la juflice une chimérique vertu.

Oui, tendre & g-énéreux amant, ta Julie fe- ra toujours tienne , elle t'aimera toujouris : il le faut , je le veux , je le dois. Je te rends fempire que l'amoiir t'a donné ; il ne te fera plus ôté. C'elî en vain qu'une voix menfonge- re murmure au fond de mon ame; cHe ne m'a- bufera plus. Que font les vaiils devoirs qii'tlle lïi'orpofe contre ceux d'aimer à jamais ce que le Ciel m'a fait aimer? Le plus facré de tous n'eft- il pas envers toi? N'eft-ce pas à toi ftul que j'ai tout r^omi}- ? Le premier vœu de mon cœur ne fut -il pas de ne l'oublier jamais, & ton in«

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v!olable fi iéîité n'ert - elle pas un noavaaa lien pour la mienne? Ah! dans le tranfport d'». mour qui mt rend à toi, mon feul regret eft d'avoir coiibattu des fentltnens fi chers & légi- times. Nature, ô douce namre, reprends tous tes d'oits! j'abjure les barbares vertus qui t'a* néantiiTent. Les pîochans que tu m'as donnés feront -ils p!us trompeurs qu'une aveugle raifon qui m'égara tant de fois?

Rerp2(fte ces tendres panchans, mon aima- ble a ni; tu leur dois trop pour les haïr; mais fouffres-en le cher & doux partage; fouffre qua les droits du fang & de l'amitié ne fuient pis é* teints psr ceux de l'aiDour. Ne penfe point qua pour te fuivre j'abandonne jamais la miifbn pa- tefnelle. N'efpere point que je me refufe aux liens que m'impofe une autorité facrée. La cruel- le perte de Tan des auteurs de m?s jojrs m'i trop appris à craindre d'affliger l'autre. Non * celle dont il attend déforinais toute fa confîla- lion ne contriQera point fon ame accablée d'en- nuis ; je n'aurai point donné la mort à tout ce qui ma donna la vie. Non, non, je connois mon crime & ne puis le haïr. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien: mais pour- tant je ne fuis point un monftre; je fuis foible & non dénaturée. Mon parti eft pris , je ne veux défoîer aucun de ceux que j'airae. Qu'un père efclave de fa parole & jaloux d'un vain ti- tre difpofe de ma main qu'il a promife; qu«

4? La Nouvelle

famour feul difpofe de mon cœjr; que mes pleurs ne celTent de couler dans le feiii d'une tendre amie. Que je fois vile Ôi malheurfrufii; mais que rojt ce qui m'tft cher fuit heureux & content s'il eft poîfible. Formez tous trois ma feule exiftence, & que vo'ra bonheur me falle oublier ma mifere & mon défefpoir.

L E T T Pv E XVI. Réponfe*

iNOus renaifTon!! , ma Julie; tous les vrais fentirans de nos aaies reprennent leur cours. La nature nous s confervé l'être, & l'amour Dous rend à la vie. En doutois-tu? L'ofas tu croire, de pouvoir m'ôter ton cœur? Va, je le connois mieux que toi, ce cœur que le ciel a fait pour le mien. Je les fens joùits par une exifîence conmune qu'ils ue peuvent perdre qu'à la mort. Dépend- il de nous de les fépirer, ni mêLne de le vouloii ? Tiennent- ils l'i-n à l'au- tre par des nœuds que les hommes aient formés & qu'ils puiiTent roiapre? Non, non, Julie, fi le fort cruel nous retufe le doux nom d'e'- pous , rien ne peut nous ôar celui d'amans fi- dèles \ il fera la confohtion de nos trilles jours, & nous fcm^'orteions au tombeau.

Ainfi nous reccmtntnçons de vivre pour re- commencer de fouOiir, & le fentimenc de no"

ue

ÎI E L O ï s E, 4f

ire exirtence n'efî pour nous qu'un fentiment de douleur. Infortunés ! Que fominas-nous deve- nus? Coaiineut avons «nous ceffii d'êcre ce que nous fàmes? Oi\ ell cet enchantemant ai bon- heur fupréme ? fonc ces ravidèmen^ exquit dont les vertus anlmoieac nos feux? Il ne relie de nous que notre amour; faniour feul reîle , & fes charmes fe font éclipfos. Fille trop fou» mife, amante fsns courage; tous nos maux nous viennent de tes erreurs. Hélas, un cœur moins pur t'auroit bien moins égarée! Oji, c'eft l'hon- nêteté du tien qui nous perd ; les fentimens droits qui le rempliflent en ont chalTé la fagelTe, Tu as voulu concilier la tendr.^lle Éliale avec l'indomptable amour; en te livrant à la fois à tous tes penchans, tu les confonds au lieu ce ies accorder & deviens coupable à force de vertus. O Julie, quel eu. ton inconcevable ea.- pirel Par quel étrange pouvoir tu fafcines ma raifon! Même en me faifaat rougir de nos f.'ux , tu te fais encore eftimer par tes fautes ; TU me forces de t'admirer en partageant tes remords. ... Des remords 1 .... écoit>ce à toi d'en feniir? .... toi que j'aimai.,,, toi que je ne puis ceflTer d'adorer.... le crime pourroit- tI approcher de ton cœur.... Cruelle 1 en le rendant, ce cœur qui m'appartient, rends I0 sn )i tel qu'il me fut doané.

Que m'as tu dit? .... qu'ofes-tu me faire rr.tindre? .... toi, pafler dans les bras d'ua

T«!:ie IL Variie ILL C

'5» LaNouvelle

auire? .... un r.mre te pofleder? .... N'être plus à moi? .... ou pour comble d'horreur n'é- ire pas à moi feul ! Moi ? j'éprouverois cet af- freux fupplice ? .... je te verrois furvivre à toi. même ? . . . . Non. J'aime mieux te perdre que te partager. ... Que le ciel ne me donna- 1- il vn courage digne des tranfports qui m'agitent ! ,... avant que ta main fe fût avilie dans ce nœud funefle abhorré pat l'amour & réprouvé par l'honnerr, firois de la mienne te plonger un poignard dans le fein : J'épuiferois ton charte cœur d'un fsng que n'auroit point fouillé l'in- fidélité: A ce pur fang je mêlerois celui qui brûle dans mes veines d'un feu que rien ne peut éteindre; je tomberois dans tes bras; je ren- drois fur tes lèvres mon dernier foupir .... je lecevrois le tien.... Julie expirante! .... ces yeux fi doux éteints par les horreurs de la mon! .... ce fein, ce trône de l'ainour , déchiré par ma main , verfant à gros bouillons le (àng & la vie.... Non, vis & fouiTre , porte la peine de raa lâcheté. Non, je voudrois que tu ne fufîes plus; mais je ne puis t'ai mer allez pour te poignarder.

O fi tu conroiflbis l'état de ce cœur ferré de détrelîe! Jamais il ne brûla d'un feu fi fa- Cté. Jamais ton innocence & ta vertu ne lui fut fi chère. Je fuis amant , je fais aimer, je le fens : mais je ne fuis qu'un homme, & il eft au defTus de la force humaine de renoncer à h fu-

'

il E L O ï s E. 51

prême fdlicité. Une nuit, une feule nuit a chan- gé pour jamais toute mon ame, Ote-moi ce dan- gereux fouvetiir, & je fuis vertueux. Mais cet* te nuit fatale règne au fond de mon cœar & va couvrir de fon ombre le refle de ma vie. Ah{ Julie! objet adoré! S'il faut é:re à jamais mlfé- rables, encore une heure de bonheur, & des regrets e'ternels !

Ecoute celui qui t'aime. Pourquoi voudrions- nous être plus fages nous feuls que tout le relie des hommes, & fuivre avec une fimpliciié d'en' fans de chimériques vertus dont tout le monde parle & que perfonne ne pratique? Quoi! fe- roiis-nous meilleurs moralilles que ces foules de Savans dont Londres & Paris font peuplés, qui tous fe raillent de la fidélité conjugale, & re- gardent l'adultère comme un jeu. Les exemples n'en font point fcandaîeux ; il n'eft pas même permis d'y trouver à redire, & rous les honnê- tes gens fe riroient '.ci de celui qui par refpeél pour le mariage réfifteroit au penchant de fon cœur. En elîet , difeni » ils , un tort qui n'eft que dans l'opinion n'eft - il pas nul quand il eft fe- cret? Quel mal reçoit un mari d'une infidélité qu'il ignore ? De quelle complaifance une fem» mené racheté- t- elle pas fes fautes Q^'i Quelle douceur n'employé- 1- elle pas à prévenir ou

Q") Et le bon Suiflc avoit il vu cela ? I! y a Jong- tcnis que lei i'cmn.es gaijuitcs l'ont pns iur un plus hr:ut ion. Elles coiiiDiCiictiit i-ai ciabl)r licieniciit Icius amans C 2

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guérir fes foupçoDs? Privé d'un bien iraaginaî- le, il vit réellc-ment plus heureux, & ce pré- tendu crime dont on fait tsnt de bruit n'eft qu'un lien de plus dans la focicté.

A Dieu ne pliife , ô -chère .amie de luan cœur, que je veuille raffurér le tien par ces honteufes maximes. Je les abhorre fans favoir les combattre , & ma confcience y répond mieux que ma raifon. Non que je me faffe fort d'un £ourage que je hais, ni .que je voulude d'une vertu fi coûteufe: mais je me crois moins cou- pable en me reprochant «es fautes qu'en m'ef- forçanc de les juflifier , & je regarde coaime le comble du crime d'en vouloir ôter les remords.

Je ne fais ce que j'écris; je me fens l'ame dans un état afifreux, pire que celui mène j'étois avant d'avoir reçu ta lettre. L'tfpoir que lu me rends eft trifte & fombre; ii éteint cette lueur fi pute qui nous guida tant de fois ; tes attraits s'en terniiïent & n'en deviennv^nt que plus touchans ; je te vois tci.dre & mslbeureu. Te; mon cœur eft inondé des pleurs qui coulent de tes yeux , & je me reproche avec amertume un bonheur que je ne pais ,plus gpûter qu'aux dépens du tien.

/Cvr.s la inalfon , & l'on dnigne y foiiffiir le innii , c'trt autant riu'i! i'c comporte en \ ers eux a/cc le relptct qn il leur do'c. Une lemire qui !e c:icln.roit d'un^ mauvais coin wtrcc fcrcit cioiie qu'ulla en a l.oiui; iS; f.roit lic.hoiiu- fée ; pas une honucHe fcauic ne vuiuiioit !.i voir.

^I- É L O' î S E, 5^

Je fens pourtant qu'une arJeur fecretie m'a- nime encore & me rend le courage que veulent m'ôrer les reoiorJs. Chère amie, ah I (ais-tu de combien de pertes un amour pareil au mien peut te dédommager? Sais -tu jafqu'à quel poinc un amant qui ne refpire que po^ar toi peut te faire aimer la vie? Conçois- tu bien que c'eft pour toi feule que je veux vivre, agir, petv fer,, feniir déformais? Non, fource délicieafe de mon être , je n'aurai plus d*ame que ton n- me, je ne ferai plus rien qu'une partie de toi* iBcuie, & lu trouveras au fond de mon cœiif une fi douce esiflence que tu ne feniiras point ce que la tienne aura perdu de fcs charmes, ^^é bien, nous ferons coupables, mais nous ne ferons point mécbans ; nous ferons coupables , mais nous aimerons toujours la venu: loin à'o- fer excufer nos fautes, nous en gém'ronsî nous les pleurerons enfemble; nous les rachetieron^, s'H' eft poffible , à force d'être bienfaifans & bons. Julie! ô Julie! que ferois-tu, que peux- tu faire? Tu ne peux échapper à mon cœur: n'a- t- il pas éfoufé ie lien?

Ces vains projets de fortune qui m'ont fi çTodiereffient abufé font oubliés depuis long- itms. Je vais m'occuper uniquement des foins que je dois à Milord Edouaid; il veut m'tntraî. ner en Angleterre ; il prétend que je puis l'y ftivir. Je l'y fuivrai. Mais je me déroberai tous les ans; je me rendrai fecrettement pi es dt toi. C 3

54 La Nouvelle

Si je ne puis te parler, au moins je t'aurai vue; j'aurai du moins baifé les pas ; un regard de tes yeux m'aura donné dix mois de vie. Forcé de repartir, en m'éloignant de celle que j'aime, je compterai pour me confoler les pas qui doi- venc m'en rapprocher. Ces frdquens voyages donneront le chjnge à ton malheureux amant i il croira déjà jouir de ta vue en pariant pour l'aller voir; le Ibuvenir de fes tranfports l'en- chantera durant fun retour v malgré le fort cruel, fes trilles ans ne feront pas tout» à- fait perdus; il n'y en aura point qui ne foienî marqués par des plaifirs, & les courts momens qu'il palTcra près de toi fe multiplieront fur fa vie entière.

LETTRE XVII. De Madame d''Orhe,

V(

Otrb amante c*e(l plus, mais j'ni retroa» mon amie , & vous en avez acquis une dont le cœur peut vous rendre beaucoup plus que vous n'avez perdu. Julie e(l mariée, & digne de ren- dre heureux fhonnéte homme qui vient d'unir fon fort au fien. i\près tant d'imprudences , ren- dez- grâce au cit-l qui vous a fauves tous deux ; elle de l'ignominie, & vous du regret de l'a- voir déshonorée. Refpecftez fon nouvel état , se lui écrivez point , elle vous en prie. Atten- dez qu'elle vo'js écrive; c'til ce qu'elle f.'ra

H E I. o ï s E. ' 55

dans peu. Voici le tems je vais connoî:re

fi vous méritez reftirae que j'eijs pour vous ,

& fi votre cœur eft fenfible à une amitié pure & fans intérêt.

V.

LETTRE XVIII. De Julie,

Ous êtes depuis fi longtetns le dépofitaire de tous les fecrets de mon cœur, qu'il ne fau* roit plus perdre une fi douce habitude. Dans la pins importante occâfion de ma vie il veut s'épancher avec vous. Ouvrez -lui le vôtre, mon aimable ami^ recueillez dans votre Iciu les longs difcours de l'amiiié ; fi quelquefois elle rend dilTas l'srai qui parle , elle r^nd lou- }ours patient l'ami qui écoute.

Liée au fort d'un époux , ou plutôt aux vo- lontés d'un père par une chaîne indiffblubîe , j'entre dans une nouvelle carrière qui ne doit finir qu'à la mort. En la commençant, jetions un n-iomeni les yeux fur celle que je quitte; il ne rous fera pas pénible de rappeller un tems fi cher. Peut. eue y trouverai» je des Itçois pour bien ufer de celui qui me rtlle; peut-é- tre y trouverez- vous des lumières pour expli- quer ce que ma conduite eut toujours d'obfcur à vos yeux. Au moins en confidàam ce que nous fiimes i'un à l'autre , nos cœurs n'en ftn- C 4

5<^ LaNouvelli

tiront que mieux ce qu'ils' fe doivent jufqu'à la fti de nos jours.

Il y a fix ans à peu près que je vous vis pour la première fois. Vous éiiez Jeune, bien» fait, aimable; d'autres jeunes gens m'ont paru plus beaux & mieux faits que vous; aucun ne m'a dbané la moindre émotion , & moa cœur fut à vous àès la première vue. Je crus voir fur votre vifnge les traits de l'ame qu'il falloit à la mienne. Il me fembla que mes fens ne ftrvoient que d'organe à des fentimens plus "uobles; & j'aimai dans vous, moins ce que j'y voyois que ce que je croyois fèntir en moi- jnême. li n'y a pas deux mois que je penfois en- core ne m'être pas trompée; l'aveugle amour, me difois-je, avoir raifon; nous étions faits i'un pour l'autre,- je ferois à lui fi l'ordre hu- main n'eût troublé les rapports de la nature, & s'il étoit permis ii queKju'un d'être heureux, nous aurions l'être enfemble.

Mes fentimens nous furent communs ; ils m'auroient abufée fi je les euiïe éprouvés feu« îe. L'amour que j'ai connu ne peut naître que d'une convenance réciproque & d'un accord iies âmes. On n'aime point fi l'on n'efl airad; du moins on n'aime pas longtemi. Ces paflîons fsns retour qui font, dit -on, tant de malbeu- teux , ne font fondées que fur les fens , fi quel- ques-unes pénètrent jufqu'à l'ame c'cft par de^ jspports faux dont on §11 bientôt détrompé.

L'a.

Il E L 9 ï s E,- S7

L'amour fenfiiel ne peut fe pafltr de la poiïer- fion, & s'éteint par elle. Le véritable amour ne peut fs palTer du cœur, & dure autant que les rapports qui l'ont fait naître (^i). Tel fiu le nôtre en commençant; tel il lera, j'efpere, jHifqu'à la fin- de nos jours , quand nous l'aurons mieux ordonné. Je vis, je fends que j'éiois ai^ mée & que je devois l'are. La bouche étoit muette; le regard étoit contraint; mais le cœi.r fe faifoit entendre : Nous éprouvâmes bieniôc entre nous ce je ne fais quoi qui rend le (ilence tMoqiient, qui fait parler des yeux baiflTés, qui donne une timidité téméraire, qui montre les défirs par la crainte, & dit tout ce qu'il n'o ft; exprimer.

Je fentis mon cœur & me jugeai perdue \ votre premier mot. J'apperças U gène de vo- tre réferve; j'approuvai ce refpeft , je vous en aimai davantage; je cherchois à vous dédom- mager d'un filence pénible & néceffaire , fai s qu'il en coûtât à mon innocence; je forç;i mon naturel, j'imitai ma Coufine; je devins badine & folà:re comme elle, pour prévenir des explications trop graves & faire pafler mi- le tendres carelTes à la faveur de ce feint en» jouem^nt. Je voulois vous rendre fi doux vo- tre état préfent que la crainte d'en changer aug.- jnentâc votre retenue. Tout cela me réuflït

(c^ Quand ces rapports font chimériques, il duro au» tant «jiie l'illuflon a\\\ nous les faic im:igiuer,.

C 5

$8 La Nouvelle

mal ', on ne fort point de fon naturei iinpun*;* ment. Inienfde que j'étois, j'accélérai ma per- te au lieu de la prévenir, j'employai du poi- fon pour palliatif, & ce qui devoit vous faire, taire fut précifémenc ce qui vous fit parler. J''eus beau par une froideur afFeâ:ée vous tenir éloigné dans le" tête-à-tête ; cette contrainte même me tr^ihit: vous éciivîtes. Au lieu d^ jeiter au feu votre première lettre , ou de la porter à ma mère , j'ofai l'ouvrir. Ce fut mon crime , & tout le refte fut forcé. Je vou- lus m'empêcher de répondre à ces lettres fu« nèfles que je ne pouvois m'empêcher de lire., Cet affreux combat ahéra ma fanté. Je vis l'a- bîme où j'allois me précipiter, j'eus horreur- de moi- même, & ne pus me réloudre à vous laifler partir. Je tombai dans une forte de dé- fefpoir; j'aurois mieux aimé que vous ne fuf- fiez plus que de n'être point à moi: j'en vins jufqu'à fouhaiter votre tnort, jufqu'à vous la. demander. Le ciel a vu mon cœur; cet effort doit racheter quelques faute.'.

Vous voyant prêt à m'obéïr, il fallut par- ler. J'avois reçu de la Chailîot des leçoîjs qui ne me firent que mieux connoîire les dangers de cet aveu. L'amour qui me l'arrachoit m'ap- prît à en éluder Wiïa» Vous fûtes mon der- uier refuge, j'eus sll'ez de confiance en vous pour vous armer contre ma foiblclTe, je vous crus digne de me faHver de moi même &(.

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f I E L 0 ï S Ev 55»

VOUS rendis judice. En vous voyint refpeflar ua dépit fi cher, je connus que ma paiïîon ne m'aveugloic point fur les vertus qu'elle me fai» foii trouver en vous. Je m'y livrois avec d'au» tant plus de fécurité qu'il me fembla que nos cœurs fe fiiffifoient l'un à l'autre. Sûre de te trouver ati fond du mien que des fentimets honnêtes , je goûtols fans précaution les char- mes d'une douce familiarité. Hélas ! je ne vo- yois pas que le mal s'invétéroit par ma négli- gence , & que l'habitude écoit plus dangereufe que l'amour. Touchée de voire retenue, je crus pouvoir fans rifque modérer la mienne ^ dans l'innocence de mes delirs je penfois en» courag^^r en vous la vertu mène, par les ten- dres caIef^^;s de l'amUié. J'appris dans le bof- quet de Clareus que j'avois trop compté fur moi, & qu'il ne faut rien accorder aux fens quand on veut leur refufer quelqu^s chofe» Ua jnllant, un feul inftaiu embrafa les miens d'un feu que rien ne put éteindre, & fi ma to- lonté réfiftoit encore, dés- lors mon cœur fuf corrompu.

Vous partagiez mon égarement; voire lettre' me fit treaibler. Le pcri! £tûit double : pour me garantir de vous & de moi, il failut vous é'oigner. Ce fut le dernlsr effoit d'une verra' mourante; en fuyant vous achevâtes de vain- ère •-, & fuOt que je ne voik vis plus , ma li!n<^ C

€6 La Nouvelle

gueur m'ôta le peu de force qui me refloît pour vous réfifter.

Mon père en quitant le fervice nvoit amené chez lui M. de Wolmar ; la vie qu'il lui devoir & une liaifon de vingt ans lui rendoient cet a- mi fi cher qu'il ne pouvoit fe féparer de lui. M. de Wolmar avançroit en â;^e &, quoique ri- che & de grande naillance, il ne trouvoit point de femme qui lui convînt. Mon père lui a voie parlé de fa fille en homme qui fouhaitoit de fe faire un gendre de fon ami; il fut queftion de la voir, & c'eft dans ce delTein qu'ils firent le voyage enfemble. Mon defiin voulut que je pIulTe à M. de Wolmar qui n'avoit jamais rien ajmé. Ils fe donnèrent fecrettement leur paro- le , & M. de Wolmar syant beaucoup d'affaires à régler dans une cour du nord étoient fa famille & fa fortune, il' en demanda le tems, & partit fur cet engagement mutuel. Après Ion départ , mon père nous déclara à ma mère & à moi qu'il me Tavoit defliné pour époux, & m*ordonna d'un ton qui ne laifîbit point de réplique à ma timidité , de me difpofer à rece- voir fa main. Ma mère, qui n'avoir que trop remarqué le penchant de mon cœur, & qui fs fenioit pour vous une inclination naturelle » €fl'àya pltifieurs fois d'ébranler cette réfoluiionj fans ofer vous propofer, elle parloit de ma- sXere â donner à mon père de la confidéraiion

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pour vous & le defir de vous connoltreî mais h qualité qui vous manquoit le rendit infenfi- ble à toutes celles que vous polTédiez, & s'il eonvenoit que la naifTance ne les pouvoir rem- placer , il prétendoit qu'elle feule pouvoic les faire valoir.

L'impolîîbilité d'être heureufe irrita des feux qu'elle eût éteindre. Une flatteufe illufioa me foutenoit dans mes peines î Je perdis avec elle la force de les fupporter. Tant qu'il me fût reflé quelque efpoir d'être à vous, peut- être aurois-je triomphé de moi j il m'en eût moins coûté de vous réfiOer toute ma vie que de re- noncer à vous pour jamais, & la feule idée d'im combat éternel m'ôia le courage c^e vaincre.

La irinefle & l'amour confumoient mon cœur; je tombai dans un abaaement dont mes lettres fe fcntirent. Celle que vous m'écrivîtes de Meil» lerie y mit le comble ', à mes propres douleurs fe joignit le fentiment de votre défefpoir. lié'- las ! c'eft toujours l'aroe la plus foible qui por» te les peines de toutes deux. Le parti que vous m'ofiez propofer mit le comble à mes perplexi- tés. L'infortune de mes jours étoii affurée, fin* évitable choix qui me refloit à faire étoit d'y joindre celle de mes parens ou la vôtre. Je ce pus fupporter cette horrible alternative; les for- ces de la nature ont un terme ; tan: d'ngitatiuns épuiferent les miennes. Je fouhaîtsi d'être dé» livrée de la vie. Le. ciel parut avoir pitié, da.

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moi ; mais la cruelle mon mVpargna pour me perdre. Je vous vis, je tus guérie, & je péris.

Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes , je n'avois jamais efpéré l'y trouver. Je feniois que mon cœur étoit fait pour la vertu & qu'il ne pouvoir être heureux fans elle; je fuccombai par foiblcïTe & non par erreur, je n'eus pas même l'excufe de l'aveuglemenr. Il ne me redoit aucun efpoir, je ne pouvois plus qu'être infortunée. L'innocence & l'anaour m'é- toient également nécefiaires: ne pouvant les conferver enfemble & voyant voire égarement , je ne corfuhai que vous dans mon choix &c me perdis pour vous fauver.

Mais il n'éfl pas fi facile qu'on penfe de re- noncer à la vertu. E.le tpurmouîe longtems ceux qui l'abandonnent , & fes charmes , qui font les délices des âmes pures, font le pre- mier fupplice du méchant, qui les aime encore & n'tn fauroit plus joiïr. Coupable & non dépravée, je ne pus échapper aux ren)ords qui in'aîtendoient : l'honnêteié me fut chère , mê- me après l'avoir perdue; ma hcnie pour être fecreite ne m'en fut fas n.oius amtre, & quand tout funivtrs en eût été témoin je ne l'aurois pas mieux feniie. Je me corafoiois dans ma dou* kur comme un blefle qui craint la gangrène, Ce eu qui le ftnciiccnt de fon mal foutieni l'ef- poir d'en guérir.

Cependant cet éiat d'opprobre m'étoit odieuit»

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A fofce de vouloir ticou'Jer le reproche fans renoncer au crime , il m'arriva ce qu'il arrive à toute ame houuâte qui s'dgare & qui fe plait dans Ton égarement. Une illufion nouvelle vint adoucir ramenume du repentir ; j'efpérai tirer, de ma faute un moyen de la réparer , & j'ofai former le projet de controindre mon père à nous unir. Le premier fruit de notre amour devoit ferrer ce doux lien. Je le demandois au ciel comme le gage de mon retour à la vertu & de notre bonheur coaimun: Je le defirois comme un autre à ma place auroit pu le crain- dre, le tendre amour tempérant par fon pref- lige le murmure de la confcience, me confo» loit de ma foiblefle par l'tiFet que j'en atten- dois, & faifoit d'une û chère attente le char- me & l'efpoir de ma vie.

Sitôt que j'aurois porté des marques fenH- b!es de mon état , favois réfo'u d'en faire en préience de toute ma famille une déclaration publique à M. Perret (d). Je fuis timide il ell vraii je fentois tout ce qu'il m'en devoir coû- ter, mais l'honneur même aniraoit mou coura- ge, & j'aimois mieux fupporter une fois la confufion que j'avois méritée, que de nourrit une hon^e éternelle au fond de mon cœur. Je favois que mon père me donneroit la mort ou mon amant; cette alteruiitive n'avoir rien d'ef- frayant pour moi, &, de manière ou d'autre,

Çd) Pafteur du lieu.

64 LaNoovellï

j'envifageois dans cette démarche la fin de tous mes malheurs.

Tel dtoit, mon bon ami, le myftere que je voulus vous dérober & que vous cherchiez à pénétrer avec une fi curieufé inquiétude. Milla raifons me forçoient à cette réferve avec un homme auffi emporté que vous; fans compter qu'il ne falloit pas armer d'un nouveau prétex- te votre indifcrette importuniré. Il étoit à pro^ pos rt furtout de vous éloigner durant une fi périlleufe icene , & je favois bien que vous n'auriez jamais confenii à m'abandonner dana un danger pareil, s'il vous eût é:é connu.

Hélas, je fus encore abufée pnr une fi doi> ce efpérance ! Le ciel rejetta des projets con- çus dans le crime; je ne méritois pas l'honneur d'être mère; mon attente relia toujours vaine-, & il me fut refufé d'expier ma faute aux dé- pens de ma réputation. Dsus le défefpo^ que j'en conçus, l'imprudent rendez- vous qui metioit votre vie en danger fut une témérité que mon fol amour me voiloit d'une fi douce cxcufe : je m'en prenois à moi du mauvais fuc* CCS de mes vœux , & mon cœur abufé par fei defirs ne voyoit dans l'ardeur de les contenter, que le foin de les rendre un jour légitimes.

Te les crus un inftant accomplis; cette er* xeur fut la fource du plus cuifant de mes re- grets, & l'amour exaucé par la nature, n'e» fut Que' plus cruellement trahi par la dellinée,

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Vous avez fu quel accident détruifit, avec le gtrme que je portois dans mon fein, le der- nier fondement de mes efpérances. Ce nialheir ra'arriva précifémeni dans le tems de noire A^- paration; comme fi le ciel eût voulu m'accs» bler alors de tous les maux que j'avois méri- tés , & couper à la fois tous les liens qui pou* voient nous unir.

Votre départ fut la fin de mes erreurs, ain(î que de mes plai^rs ; je reconnus , mais trop tard, les chimères qui ni'avoient abufée. Je me vis auffi méprifabie que je l'étois devenue , & aufli malheureufe que je devois toujours Té- ire, avec un amour fans innocence & dc^s de» firs fans efpoir , qu'il m'étoit impofïïble d'étein- dre. Tourmentée de mille vains regrets je re- nonçai à des réflexions aufli douloureufes qu'i- nutiles j je ne valois plus la peine que je fon- geaflTe à moi-même, je confacrai ma vie à m'o:- cuper de vous. Je n'avois plus d'honneur qve le vôire, plus d'efpérance qu'en votre bonheur, j& les feniimens qui me venoient de vous étoient les feuls dont je crufle pouvoir eue encore émue.

L'aDiour ne m'aveugloit pojnt fur vos dé- fauts, mais il me les rendoit chers, & telle &• toit fon illulion que je vous auxois moins aimé fl vous aviez été plus parfait. Je connoiflbis vo- tre cœur, vos emportemens i je favois qu'avec plus de courage que moi vous aviez moios de

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66 La Nouvelle

patience, & que les maux dont mon ame étoft accablée mettroient la vôtre au déiefpoir. C'eft par cette rai on que je vous cachai toujours a- vtc foin les engagemens de mon père , & à noire réparation, voulant profiter du aele de liliiord Edouard pour votre fortune, & vous en infpirer un parti! à vous-même, je vous flatai 'J'un erpoir que je n'avois pas. Je fis plus, connoiUant le danger qui nous mei:açoit, je pris la feule précautiop qui pouvoit bous en ga- rantir, & vous engageant avec ma parole ma liberté autant qu'il m'étoit poffible, je tâchai d'infpirer à vous de la confiance, à moi de la fermeté , par une prom».fi^e que je n'oraflè en- freindre & qui pilt vous iranquillifer. C'étoit un devoir piérile, j'en conviens, & cependant je ne m'en ferois jamais départie. La vertu eft fi céceflaire à nos cœurs, que quand ca a une fois abandonné la véritable, on s'en fait eufui- te une à fa mode, & Tcii y tient plus forte- fflent, peut= être paice qu'elle cft de notre Ci;oix, Je ne vous dirai point combien j'éprouvai d'agitauons depuis vo'te élu'gnemcn'. La pire de touies éioit la crainte ti'éire oubliée. Le féioiir (jÙ vous Ciitz me foi'^oit ireirblçr ; votre manière d*y vivre ai gmentoit mon çlTroi : je croyois déjà vous voir avilir jufqu'à n'être plus qu'un homme à bonnes fortunes. Cette igno- tt;in!e iL'éioii plus nucHe que tous mes maux; j'iiioJs mieux aimé vous lavoir malheureux que

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m^tprlfable ; après tant de peinss auxquelles j'é» tois accoutumée , votre déshoaaeur étoit la feu- le que je ne poavois fapporter.

Je fus ralFurée for des craintes que le ton de vos lettres commençoic à coifiroier; & je ïe fus par un moyen qui eût pu mettre le cotn- ble aux allnrines d'une auiie. Je parle du dé* l'ordre vous vous laifiates eiitraîaer & dont le pronpt iSc libre aveu fut de toutes les preu- ves de voire franc'.iife celle qui m*^a le plus touchée. Je vous connoilîois trop pour igno- rer ce qu'un parti! aveu devoit vous coûter, quand même j'aucois ccffi de vous être chère î je vis que l'amour vainqueur de la honte voit pu feul vous l'arracher. Je jugeai qu'un cœur fi fiucere étoit incapable d'une infîj*51ité cachée ; je trouvai moins de tort dans votre faute que de mérite à la confefler, & me rap- pellant vos anciens engagemeus, je me guéris pour jamais de la jaloude.

Mon ami, je n'en fus pas plus henreufe; pour un tourment de moins, fans celTe il en renaiiïbit mille autres, & je ne connus jamais mieux combien il ell infenfé de chercher dans l'égarement de fon cœur un repos qu'on ne trouve que dans la fageiïe. Depuis l^ngtems je plturois en fccret la mtiileure des mères qu'uiïe langueur mortelle confumoit inPinfible- ment. Bibi a qui le fotal tffet de ma chute tti'avoit fo.céa ;\ me confier, nie trahit & lui

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découvrît nos amours & mes fautes. A peine- eus -je retiré vos lettres de chez ma coufiue, qu'elles furent furprifes. Le témoignage étoit convaincant; la triflciTe acheva d'ôter à ma mère le peu de forces que fon mal lui avoit laiflées. Je faillis expirer de regret h fes pieds. Loin de m'expofer à la mort que je méritoisy elle voila ma honte & fe contenta d'en gémir; vous-même qui l'aviez fi cruellement abufée, ne pûtes hii devenir odieux. Je fus témoin de reflet que produifit votre lettre fur fon cœur tendre & compaiifisnt. H'^bs ! elle defiroit vo- ire bonheur & le mien. Elle tenta plus d'une- fois. ...que fert de rappeler une efpérance à jamais éteinte? Le ciel en avoit autrement ordonné. Elle finit fes trides jours dans la dou- leur de n'avoir pu fléchir un époux févere, & de laifler une fille fi peu digne d'elle.

Accablée d'une fi cruelle perte , mon amô n'eut plus de force que pour la fentir ; la voix^ de la nature gémiflnnte étouffa les murmures de l'amour. Je pris dans une efpece d'horreur. la caufe de tant de maux; je voulus étouffer ciîfin l'odieufe pafïïon qui me les avoir attirés & renoncer à vous pour jamais. Il le falloir , fans doute; n'avois-je pas affez de quoi pleurer le refle de ma vie , fans chercher inceffammenc de nouveaux fujeis de larmes? Tout fombloit favoîifer ma réfoluiion. Si la triflelTe attendrit l'arae , une profonde affiii^ioa l'endurcit. Le

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•foavenir de ma raere mourante efFaçoit le vA» tre; nous étions éloigaés? refpoir m'avoit a- bandonnJe; jamais mon incomparable amie ne fuc fi fub'.ime ni fi digne d'occuper feule tout mon ccejr. Sa vertu, fa raifon, fon amitié, fes tendres carelTes fembloient l'avoir purifié; je vous crus oublié, je me crus guérie. Il étoit trop tard: ce que j'avois pris pour la froideur d'un amour éteiat , n'écoit que l'abattement du défefpoir.

Comme un malade qui celTe de foafTrir en tombant en foiblefle fe ranime à da plus viv^s xiouldurs , je fentis bientôt renaîcre toutes les miennes quand mon père m'eut annoncé le pro- chain retour de M. de VVohnar. Ce fut alors que l'invincible amour me rendit des forces que je croyois n'avoir plus. Pour la première fois de ma vie j'ofai réfiiler en face à mon pa- re. Je lui proteftai nettement que jamiis M. de Wolmar ne me feroit rien ; que j'étois déter- minée à mourir fille j qu'il étoit maître de ma vie, mais non pas de mon cœjf, & que rien ne me feroit changer de volonté. Je ne vous parlerai ni de fa colère, ni des traitemens qu2 j'eus à foulTiir. Je fus inébranlable: ma timi- dité m'avoit portée à l'autre extrémité , & j'avois le ion moins impérieux que mon père, ji Tavois tout aufïï réfolu.

Il vit que j'avois pris mon parti , & qu'il ne gngiietpit tien fur moi par aii;o.iié. Un inlbut

fo La Nouvelle

je me crus délivrée de f<is perfécucions. Miis que devins -je, quand (Out-à*coup je vis à mes pieds le plus févcre des pères attendri & fon- dant en larmes? Sans me permettre de me lever il me ferroit les genoux » & fixant Tes yeux mouillés fur les miens, il me dit d'une voix touclianie que j'entends encore au dedans de moi. Ma fille! refpefte les cheveux blancs de ton malheureux père-, ne le fais pas defjendre avec do'.jlenr au tombeau , comme celle qui te porta dans fon fein. Ah ! veux- tu donner la mort à toute ta famille?

Concevez mon raififfetuenr. Cette attitude, ce ton, ce gerte , ce difcours, cette affreufe idée me bouleverfcrent au point que je me laiflal aller demi morte entre fis bras, & ce ne fut qu'après bien des fanglois dont j'étois oppref- fée, que je pus lui répondre d'une voix alté- rée & foible. O mon père ! j'avois des armes contre vos menaces, je n'in ai point contre vos pleur?. C'cft vous qui ferez mourir votre fille.

Nous étions tous deux tellement agités, que nous ne pûmes de longtems nous remettre. Ce- pendant en repalfant en moi-même Ces derniers mots, je conçus qu'il étoit plus inrtruit que je n'avois cru, & réfolue de me prévaloir contre lui de fes propres connolifances , je me prépa- rois à lui faire au péril de ma vie un aveu trop longtems différé , quand ni'arréiant avec viva- cité, comme s'il eût prévu & craint ce que j'ai. lois lui dire, il me p&ria ainO.

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Je fais quelle fantaifie indigne d'une fille bien née vous nourriflez au fond de votre cœur. Il eft tems de facrifier au devoir ik à ■„ rhonnôteté une paflîon honteufe qui vous dés- ,j honore & que vous ne fatisferez jatuais qu'aux dépens de ma vie. Ecoutez uae fois ce que l'honneur d'un père & le vôtre exigent de vous , & jugez vous vous - méine.

M. de VVolmar eft un ho in me d'une gran- de naiffance , diftingué par toutes les qualités qui peuvent lafoutenir; qui jouit de la con- fiJération publique & qui la mérite. Je lui dois la vie; vous favez les engagemens qua j'ai pris avec lui. Ce qu'il faut vous appren- ,, dre encore, c'eft qu'étant allé dans fon pays ,, pour mettre ordre à fes aiFiires , il s'eit trou- enveloppé dans la dernière révolution, qu'il y a perdu fes biens, qu'il n'a lui- mèiueéchap- ,, à l'exil en Sibérie que par un bonheur fmguiier, & quM revient avec le trille dé- bris de fa fortune, fur la parole de fon ami qui n'en manqua jamais à peribnne. Prefcri- vez moi maintenant la réception qu'il faut lui ,, faire à fon retour. Lui dirai- je? MonO :ur , je vous promis ma fille tandis que vous étiez ,, riche, mais à prélent que vous n'avez plus rien je me rctraéte, & ma fille ne veut poinc de vous. Si ce n'efl pas ainfi que j'énonce mon refus, c'eft ainfî qu'on l'interprétera: vos amours allégués feront pris pour un pic-

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El effet , je m'apperçus ivîc joye que mon fcriipjle ne lui dcplaifoit pa< ; il rao ût de vifi reproches f^r ma promeffe, miis il n'y objecta ricu-, tant uq gentilhomiie plein d'honneur a naiureliemenc une haute iJée de la fol des en- gagemens, & regarde la parole comme une cho* fe toujours facréel Au Heu donc de s'aiHufer k difputer fur la nullité de cette promelTc , dont je ne ferois jaiiiais con/enue, il ra'obl'g<»a d'é- crire un billet, auqiel II joignit une lettre qu'H ir fur le champ. Avec qi)<jlie agitation dis je point vo:re répotife ! combien je ux pour vous trouver moins de déiici- ne devi'.i en avoir I Mais je vouj op pour douter de votre obéiiïan- que plus le facrifice exigé voui plus vous feriez prompt à voui t'pjnfe vint; elle me fut cachée e î après mon rétablilTcraent ifirraies & il ne me reHa moins mon père ra** déclara

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,, Voyez donc," continua- 1- il, combien tout ce que vous pouvez me dire efl à pré- fent hors de propos. Voyez fi des préféren- ces que la pudeur défavoue & quelque feu padager de jeunelTe peuvent jamais être mis en balance avec le devoir d'une -fille & i'hon- f, neur compromis d'un père. S'il n'étoit quef- lion pour l'un des deux que d'immoler fon 5, bonheur à l'autre, ma tendrefl'e vous difpu- ,i teroit un fi doux facrifice; mais, mon enfant, rhouneur a parlé & dans le fang dont tu fors , ,, c'eft toujours lui qui décide."

]e ne manquois pas de bonne réponfe à ce difcours; maïs les préjuges de mon père lui donnent des principes fi différens des miens, que des raifons qui me fembloient fans réplique ne l'auroient pas même ébranlé. D'ailleurs , ne ftchant ni d'où lui venoient les lumières qu'il paroiiîoit avoir acquifes fur ma conduite, nF jufqu'uù elles pouvoient aller ; craignant à font sftedaiion de m'incerrompre qu'il n'eût déjà piis foîi parti lur ce quej'avois à lui dire, & , plus

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que tout cela , retenue par une honte que je n'ai jamais pu vaincre , j'aimai mieux employer une excufe qui me parut plus fûre, parce qu'el- le étoit plus félon fa manière de penfer. Je lui déclarai fans détour l'engagement que j'avois pris avec vous ; je proteftai que je ne vous maa- qjerois point de parole , & que, quoi qu'il pût arriver, je ne me raarierois jamais fans votre conf-incemenf,

El effet , je m'apperçus avec joye que mon fcnipule ne lui déplaifoit pas ; il me fit de vifs reproches fur ma promefTe, mais il n'y objecta ricu ; tant un gentilhomme plein d'honneur a naturellement une haute idée de la fol des en- gagemens , & regarde la parole comme une cho- fe toujours facrée ! Au lieu donc de s'amufer à difputer fur la nullité de cette promefle, donc je ne ferois jamais con/enue, il m'obligea d'é- crire un billet, auquel il joignit une lettre qu'il fit partir fur le champ. Avec quelle agitation n'attendis je point votre réponfe ! combien je fis de vœux pour vous trouver raoias de délica- leflTe que vous ne deviez en avoir! Mais je vous connoiflbis trop pour douter de votre obéifîaa- ce, & je favois que plus le facrifîce exigé vous feroit pénible , plus vous feriez prorapt à vous l'impofer. La réponfe vint; elle me fut cachée durant ma maladie ; après mon rétabliflement mes craintes furent confirmées & il ne me refla plus d'excufes. Au moins mon père me dsclara

Tome IL Partie III, D

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qu'il n'en recevroit plu? , & avoc rafcenfiant que le terrible laot qu'il m'avoit dit lui donnoit fur mes volontés , il me fit jurer que je ne di- rois rien à M. de Wolmar qui pût le détourner dem'époufer: car, ajouta- 1- il, cela lui paroi- troit un jeu coacerté entre nous, & à quelque pris que ce foit, il faut que ce mariage s'achè- ve , ou que je meure de douleur.

Vous le favez, mon ami; ma fanté, fi ro. bufle contre la fatigue & les injures de l'air, ne peut réfifter aux intempéries d'-s paffions , 6i c'eft dans mon trop fenOble cœur qu'eft la four- ce de tous les maux & de mon corps & de mou ame. Soit que de longs cingrins euflent corrom- pu mon fang , foit que la nature eue pris ce lems pour l'épurer d'un levain funefle, je me fentis fort incommodée à la fin de cet entretkn. En fortant de la chambre de mon père, je m'ef- forçai pour vous écrire un mot, & me trouvai fi mal qu'en me mettant au lit j'Lfpérai ne m'en plus relever. Tout le refle vous eft trop con- nu i mon imprudence attira la vôtre. Vous vîn- tes , }e vous vis , & crus n'avoir fait qu'un de ces rêves qui vous oflroicnt fi fouvent à moi durant mon délire. Mais quand j'appris que vous ^tiez venu , que je vous avois vu réellemenf , & que voulant partager le mal dont vous ne pou- viez me guérir, vous l'aviez pris à dtflcin» je ae pus fupporter cette dernière épreuve , & vo- jaai m fi tendre amuur lurvivre à ferpéraoce ,

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le mien que j'avois pris tant de peine à coate- nir ne connut plus de frein , & fe ranima bien- tôt avec plus d'ardeur que jamais. Je vis qu'il falloit aimer malgré moi; je fentis qu'il faiioii être coupable ^ que je ne pouvois réfifier ni à mon père ni à mon amant , & que ja n'accor- derois jamais les droits de Tamour & du fang qu'aux dépens de l'honnêteté. Aiafi tou? mes bons lentiraens achevèrent de s'éteindre, toutes iTies facultés s'altérèrent; le crime perdit foa horreur à mes yeux; je me fontis toute autra au dedans de moi; enfin, les tranfports effré- nés d'une pafïïon rendue furieufe par les obfla* clés, me jetterent dans le plus afFieux défef- poir qui puiŒe accabler une aine ; j'ofai défefpé- rer de la vertu. Votre lettre plus propre à ré- veiller les remords qu'a les prévenir, acheva da m'égarer. Mon ir étoit fi corrompu, que ma raifon ne put réfifter aux difrours de vos philo- fophes. Des horreurs dont l'idée n'avoir jamais fouillé mon efprit oferent s'y préfttiter. La vo- loaté les combattoit encore , mais rimagiuatioti s'accouturaoit à les voir , & fi je ne portois pai d'avance le crime au fond de mon cœur, je n'y portois plus ces réfoludons généreufes qui feu- les peuvent lui réfiîler.

J'ai peine à pourfuivre. Arrêtons un momcnu Rappelez - vous ces tems de bonheur & d'inno* cence ce feu fi vif & fi doux dont nous é- «ons animés épuroit tous nos feiuimcos , fa

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fainte ardeur nous rendoit la pudeur plus chcre & rbonnêteté plus aiaiabie, les defirs même ne fembloitnt naître que pour nous donner l'honneur de les vaincre (k d'en ère plus dignes l'un de l'autre. Relifcz nos premières lettres; fongez i ces roomcns courts & trop peu goûtés Tà- inour fe pareil à nos yeux de tous les charmes de la vertu, & nous nous ainiors trop pour former entre nous des liens défavouds par elle.

Qu'étions- nous, & que fommes nous deve- nus? Deux tendres smsns paderert enlcmble u- ne année entière dans le plus rigoureux fiieo- ce, leurs foupirs n'ofoicnt s'exhaler; mais leurs cœurs s'entendoieni; ils croyoicnt foufFrir , & ils étoiem heureux. A force de i'entendre, ils fe parlèrent; mais contens de favoir triompher tVeux- mêmes & de t'en rendre muiuellemtnt rhonorable témoignage, ils paflerent une autre année daus une réferve non moins févere; ils fe difoient leurs peines^ & ils éioient heureux. Ces longs combats furent mal foutenus; un in- fiant de foibleflTe les égara, ils s'oublicrert dans les plaifirs, mais s'ils cefltrent d'être chafles, au moins ils éioieni fidèles; au moins le ciel & la nature auiorifoient les nœuds qu'ils avoient formés; au moins la vertu leur étoit toujours chère; ils l'aimoient encore & la favoient enco- re honorer; ils s'eioient moins conompus qu'a- vilis. Moins dignes d'être heureux , ils l'étoieui pourtant encore.

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Que font mafmenaru ces amans fi tendre» qui brûloient d'une flamme ù pure, qui fen- toient fi bien le piix de l'honnêteté? Qui l'ap- prendra fans gémir fur eux? Les voilà livré* au Ciioie. L'idée mêuie de fouiller le lit conju- gal ne leur fait plus d'horreur .... ils méditent des adultères! Quoi, fout - ils bien les mè;ncs? Leurs âmes n'onc- elles point changtî? Comment cette raviflame image que le méchant n'apper- çjt jamais, peut- elle s'eiîacer des cœurs elle a brillé? Comment l'atciait de' la verai ne dé- goûte-1 il pas pour toijours du vice ceux q^n l'ont une fois connue? Combien de fiecles ont pu produire ce changement étrange ? Qucl'e longueur de tems put détruire un fi charmant fouvenir, & faire perdre le vrai fen-iaient ca bonheur à qui Ta pu favourer une î■oi^? Ahl fi le premier défordre eft pénible & lent, qie tous les autres font prompts & faciles 1 PreHige des pallions ! tu fafcines ainfi la raifon , tu trom- pes la fagefle iSi changes la nature avant qu'ca s'en apperçoive. On s'égare un feu! moment de la vie; on fe détourne d'un feul pas de la droi- te route. Aufiîiôt une pente inévitable dlus entraîne & nous perd. On tombe enfin dans le gouffre, & Ton fe réveille épouvanté de fe trou- ver couvert de crimes, a^ec un cœur peur la vertu. Mon bon ami, lalffons retomber ce vci î. Avons nous befoin de voir li précipice D 3

78 LA.NoUVELLt

aïïrenx qu'il nous cache pour (-vitcr d'en sp- procber? J5 reprends mon récit,

I\], de Woimar arriva & ne fe rebuta pas àa ch-ingemeni de mon vifpge. Mon père ne me ijàHa pas refpirer. Le deuil de ma mcre alJoii finir, & ma douleur éioit h l'éfreuve du temy. Je ne pouvois alldguer ni l'un ni l'autre pour éluder ma pton;tfl(f : il fallut l'accomplir. Le jour qui dévoie m'ôter lom jamais à vous & à rioi me parut le dernier de ma vie. J'auioig vu les îippréis de ma fépuliure avec moins d'ef- froi que ceux de mon mariage. Plus j'appro" chois du moment fatal , moins je pouvois dé- raciner de mon cœur mes premières •rfFvdions; elles s'irtitoienc par mes iffons pour les étein- dre, Erfin , je me hUiA de comoattre inuiile- metjt. D.ns linllant mène j'éiois prête à ju- rer à un autre Lue éternelle fidéliié, mon cœuc vous juroit encore un amour éternel, & je tus menée au temple con^rae une viftime impure, qui fouille le facrifice l'on va l'immoler.

Arrivée à l'églife , je feuiis en entrant ut^e forte d'émotion qje je n'avois jamais éprouvée. Je ne fais cutlle terreur vint faifir mon ame dans ce lieu fimple & augufte, tout rempli de la maiefté de celui qu'on y fert. Une frayeur foudaine me fit friilonner; tremblante <Sc prête à tomber en défaillance, j'eus p..'ine à me tral. ner ju'qa'«u pied delà ciïaire. Loin de me re-

Hbloîsk. 7f

mactre je featis mon trouble augraanter duranc la cérémonie, & s'il me laiflbi: appercevoir le* objets , c'étoit pour ea être épouvantée. Le jour fombre de l'édifice, le profond filence des fpeflateurs , leur maintien modelte & recueilli, le cortège de tous mes parens, l'impofant ali pecft di mon vénéré père , tout Jonnoit à ce qji s'alloic palier un air de folemnité qui m'excitoU à ratienUon & au re^pefc , & qui m'e.U faic fré- mir à la ftule idée d'un parjute. Je crus voir l'organe de la Providence <?c cntcnJre la voi'< di Dieu dans le minillre prononçmc graveaicnt la fainte liturgie. La pureté , la dignité, la fainieté du marisge , (i vivement expofées dzm les paroles de l'Ecrifure, fes chartes & fubliaies devoirs fi imporiani au bonheur, à roruiè , à la paix, à la duiée du genre humain, li djus à remplir pour eux -mènes; tout cela me lu ne telle impreffion que je crus dmit intirieury. ment une révolution fubite. Une puiîlance ii- connue fembla corriger lout-à-coup le détordre de mes alïeétions & les rétablir fsion la loi du devoir & de la nature. L'oeil éternel qui voit tout, difois'je en moi-même, lu maintenant au fond de mon coeur ; il compare ma volonté cachée à la réponfe de ma bouche: le ciel & la leire font téinuins de l'engagement facré que je prtndi i ils le feront encore de ma fidélité à f^b- ferver. Quel droit peut refpefter parmi les boto* mes quicorquc oie violer le premier de tous? D 4

fo La Nouvelle

Un coup d'œil jette par h-izard fur M. & Mad^. d'Orbe , que je vis à côié l'un de l'au- tre & fixant fur moi des yeux attendris, ni'é- mut plus puiflainraem encore que n'avoient fait tous les autres objets* Annable (k vtnueux cou- ple , pour i^ioins conncîire l'amour en êtes- vous moins uris ? Le devoir & l'konrjéteié vous litnti tir.dres amis, époux fidties , fans biiilcr de ce feu dévorant qui confume i'aroe , vous vous •.^.;i'î^z d'un fentiment pur i^i doux qui la nourrit, que la fagtfiè autorifc & que la rai- fon dirige ; vous n'en êtes que plus lolidement heureux. Ahl puifTâ-je dans un lieu parul le* couvrcr la même innocence 6: joui'r du ffême bonheur ; fi je ne l'ai pas m6iié comme vous , je m'tn reudrai cigr.e à voire exciviple. Ces fenîiffitî^s révciil-rcnt uion cfpursncc & nit^n couKge, |\îivil'Bgeai le faim i.œuJ que j'aJois foi mer cciuiTie t'.n nouvel état qui dtvoii puri» fit^r mon ame & la rendre à tous ks devoir?. Qustid le Pafttur me ccioanda fi je promeuois oL^oiirance ik fidélité parfaite à ctlui que j'cc- coptois pour époux , ma bouche & mon coeur le proirtiitnt. je le litndiai jufiu'a la mort.

De retour au logis je foupirois après une heure de lolitude Ck de tecutiliemenc. ' Je l'ob- tins, non fais ptine, & quelque emprciTcment que j'cuflè d'tn profiter, je ne m'exaniinai d'a- bord qu'avec répugnance , craignant de n'avoir éprouvé qu'une ft'imt;niaiicn paCagere en chan- geant

H E L o t s E. Si

géant de condition , & de me retrouver auK peu digne époufe que j'avois été fille peu fage. L'épreuve étoit fûre , raaii daiigereufe ; je com- mençai par fonger à vous. Je me rendois le té- moignage que nul tendre fouvenir n'avoit pro- fané l'etigagement folemnel que je venois de prendre. Je ne pouvois concevoir par quel pro- dige votre opiniâtre image m'avoit pu laifier fi longtems en paix avec tant de fujet de me la rappeller; je me ferols défiée de l'indifférence & de l'oubli, comme d'un état trompeur, qui m'étoic trop peu naturel pour être durable. Cet* te illufion n'étoit gueres à craindre: je fentis que je vous aimois autant & plus, peut être, <fue je n'avois jamais fait i mais je le fentis fans rougir. Je vis que je n'avois pas befoin pour penfer à vous d'oublier que j'étois la femme d'un autre. En me difant combien vous m'étiez cher, mon cœur étoit ému, mais ma conscien- ce & mes fens étoient tranquilles, & je connu* dès ce moment que j'éiois réellement changée. Quel torrent de pure joye vint alors inondsr mon ame ! Quel feniiment de paix efFjcé de- puis G longtems vint rsnimer ce cœur fléttt par l'ignominie, & répandre dars tout moi êim u- ne f(fréniré nouvelle! Je crus me fe'itir reasî- tre; je crus recommencer une autre vie. Dou- ce ik confolante vertu, je la reccmmence pour toi; c'ell toi qui me h rendra-: chère; c't:fl à toi que je la veux confacrer. Ah ! j'ai uop ap- D 5

8a La Nouvelle

pris ce qu'il en coûte à te perdre pour l'aban- donner une féconde folsl

Dans le raviflTeraent d'un changement fi grand, C prompt , fi inefpéré, fofai confidérer l'é» tat j'étois la veille; je frémis de l'indigne abaiiïemcnt m'avoit réduit l'oubli de moi- même , & de tous les dangers que j'avois cou» rus depuis mon premier égarement. Quelle heureufe révolution me venoit de montrer l'horreur du crime qui m'avoit tentée, & ré- veilloit en moi le goût de la fagefle ? Par quel rare bonheur avois-je éié plus fidèle à l'a- mour qu'à l'honneur qui me fut fi cher? Par quelle faveur du fort votre inconflance ou la iaienne ne m'avoit- elle point livrée à de nou- velles inclinationî? Comment euflTé-je oppofé à un iv.ue amant une réfiflance que le premier avcii déji vaincue, & une honte accoutumée à céder aux drfirs? Aurois- je plus refpcflé le« droits d'un amour éteint que je n'avois rerpec- ceux de la vertu, juuïflTant encore de tout leur empirt ? Quelle ftlreté avois-je eue de n'ai- mer que vous leul au monde , û ce n'eft un fen- limeni intérieur que croycnt avoir tous les a* roans, qui fe ji.ient une coiflance éierneile, & fe parjurent innocummeiit toiues les fois qu'il plaît au ciel de charger Kur cœur? Chique défaite eût air.fi préparé la ftivanie: l'habitude du vice en eût tffàcé l'hoirenr à mes ytux. Entraînée du dé^homieur à fiufaoïie fans trou-

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va de prife pour Di'arrèter; d'une amante a- bufie je devenois une fille perdue , l'opprobre de mon fexe , & ddlefpoir ma famille. Qui m'a garantie d'un effet fi naturel de ma première faute? Qui m'a retenue après le pre- mier pas ? Qui m'a confervé ma réputation & l'eflime de ceux qui me font ciiers? Qui m'a mife fous la fauve- garde d'un époux vertueux, fage, aimable par fon caradere , & même psj fa perfonne, & rempli pour moi d'un refpeft & d'un attachemein fi peu mérités ? Qui me permet, enfin, d'afpirer encore au titre d'iion* nête femme & me rend le courage d'en être di- gne? Je le vois, je le fens; la main fecoura- ble qui m'a conduite à travers les ténèbres efl celle qui levé à mes yeujs le voile de l'erreut & me rend à moi malgré moi - même. La voix fecrette qui ne cefluit de murmurer au fond de mon cœur s'élève & tonne avec plus de force au moment j'étois prête à périr. L'auteur de toute vérité n'a point fouffert que je for^ tifle de fa préfence coupable d'un vil parjure, & prévenant mon crime par mes remords il m'a montré l'ablne j'allois me précipiter. Pro» vidence éternelle, qui fais ramper rinf-de & rouler les cieux , tu veilles fur la moindre de tes œuvres 1 Tu me rappelés au bien que tu m'as fait aimer; daigne accepter d'u'.i cœur é- pure par te.^ foins rhommage que loi feule readj digne ds t'être offert l

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t4 La Nouvelle

A l'inftant, pdndirée d'un vif fentiment du darger dont fétois délivrée & de l'état d'hon- neur & de fureté je me fentois rétablie, je me profternai contre terre, j'élevai vers le ciel mes mains fuppliantes, j'invoquai l'Etre donc il efl le trône & qui foutient ou détruit quand il lui pliiîc par nos propres forces la liberté qu'il noos donne. Je veux, lui dis. je, le bien que tu veux , & dont toi feul es la fource. Je veux aimer l'époux que tu m'as donné. Je veux éire fidélle, parce que c'eft le prÊmier devoir qui lie la famille & toute la fociété. Je veux être chafte, parce que c'eft la piemiere vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout qui fe rapporte à l'ordre de la naiiire que tu as établi , & aux règles de la raifon que je liens de 'oi. Je remets mon cœur fous ta gar« de & mes dcfirs en ta main. Rends toutes met afticPs conformes à ma volonté conftante qui eft la tienne, & ne permets plus que Terreur d'un moment Teœpone fur le choix de tou- te ma vie.

Après cette courte prière, la première qut j'enfle faiie avec un visi zèle, je me fi.n;ij lellcmtnt rffcrmie dans mes réfoîutions, il me parut (i facile & fi doux de les fuivre, que je vis c'airemtnf. je devcis cheicher défoimais la force dont j'avois befoin pour rcfifttr à mon propre cœur & que je ne pouvois trouver tn Boi-méme. Jw litai de cette Jftule décuuveit.fi

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one confiance nouvelle, & je déplorai le ttine aveuglement qui me l'avoit faic manquer fi long- tems. Je n'avois jamais été coût- à -fait fans re- ligion; mais peut-être vaudroit-il mieux n'en point avoir du tout, que d'en avoir une exté- rieure & maniérée, qui fans toucher le cœur raflure la confcience; de fe borner à des for- mules ; & de croire exadftement en Dieu à cer- taines heures pour n'y plus penfer le reQe du tems. Scrupuleufement attachée au culte pu- blic , je n'en favois rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me fentois bien née & me livrois à mes penchansi j'aimois à réfléchir, & me fiois à ma raifon; ne pouvant accorder refprit de l'Evangile avec celui du monde , ni la foi a- vec les œuvres , j'avois pris un milieu qui con» lentoit ma vaine fagelTe; j'avois des Cja.\iines pour croire & d'autres potir agir; j'oubliois dans un lieu ce que j'avois pesié dans l'autre, j'é- tois dévote à l'églife & philofophe au logis. Hélas 1 je n'étoii rien nulle part; mes prières n'étoient que des mots , mes raifonnemens des fophiftnes, & je fuivois pour toute lumière la fauffe lueur des feux-errans qui me guidoient pour me perdre.

Je ne puis vous dire combien ce principe intérieur qui m'avoit manqué jufqu'ici m'a don- né de mépris pour ceux qui m'ont fi mal con- duite. Quelle étoit, je vous prie, leur raifon première, & fur quelle bafe éioient- lis fondé»? ^7

86 La Nouvelle

Un héareux inlin-T: me porte au bien, une vio- lente pnflîon s'élève; elle a fa racine dans le itiênie inftin<^, que ferai .je pour la détruire? De la confidération de l'ordre je tire la beauté delà vertu, & fa bonté de l'utilité commune; mais que fait tout cela contre mon intérêt par- ticulier, & lequel au fond m'importe le plus, de mon bonheur aux dépens du lefle des hom- mes , ou du bonheur de» aufres aux dépens du mien? fi la crainte de la honte ou du châ- liiiient m'empêche de mal faire pour mon profit, je n'ai qu'à mal fjire en fecret, la ver- tu n'a plus rien à me dire, & fi je fuis furpri- fe en faute, on punira comme à Sparte non le délit, taais la mal-aJreffe. Enfin que le carac- tère & faraour du beau foit empreint par la nature au fond de mon ame, j'aurai ma règle auTfi longtems qu'il ne fera poinr d(îfigiifé; mais comment m'f'flurer de confcrver toujours dan» fa pureté ceiie effigie intérieure qui n'a point parmi l«s êtres fenfibles de moàtle auquel on puifle la comparer? Ne fait* on pas que les af» fedions défordonnées corrompent le jugement airfi que la volonté., <Sj aue la confcience s'«l- it re & fe modifi infenfioîemeut tans chnque fjecle, dans chèque peuple, d?«s chaque in- dividu fe.'on i'inconftance & la variôté des préjugés?

k Aoorez TEf^e E'ernel^ mon digne & fage •mt j d'un foufHe vous dC-truirez ces faniômei

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de raifon , qui n'ont qu'une vaine apparence & fuyent comme une ombre devant l'immuable vé- rité. Rien u'exide que par celui qui ell. C'eH lui qui donne un but à la juliice , une bafe à la vertu, un prix à cette courte vie employée à lui plaire ^ c'eft lui qui ne cefla de crier aux coupables que leurs crimes fecrets ont été vus, & qui fait dire au jufte oublié, tes vertus ont un témoin ; c'eft loi , c'efl: fa fubllance inalté- rable qui eft le vrai modèle des perfeftions dont nous portons tous une image en nous-mêmes. Nos palîîons ont beau la défigurer ; tous fes troics liés à l'eflence infiaîe fe repréfentent tou- jours à la raifon & lui fervent à rétablir ce que l'importure & l'erreur en ont altéré. Ces dif- tinctions me femblent faciles; le fens commun fulïït pour les faire. Tout ce qu'on ne peut fô< parer de l'idée de cette efT^nce eft Dieu; touf le refte eft l'ouvrage des bommss. C'eft à la contemplation de ce divin modèle que l'am» j'épure & s'élève, qu'elle apprend à méprifer Ces inclinations baffes & à furraonter fes vil» penchans. Un cœur pénétré de ces fublimea vérités fe refufe aux petites paflions des hom- mes; cette grandeur infinie le dégotite de leur orgueil; le charme de la méditation l'arrache aux dcfirs terredres; & quand l'Etre iramenfa dont il s'occupe n'exideroit pas, il feroit en- coie bon qu'il s'en occupât fans celTs pour êtis

88 LaNouvslle

plus maître de lui-même, plus fort, plus heu- reux & plus fage.

Cherchez - vous un exemple fetifible des vains fophirtnes d'une raifon qui ne s'appuye que fur elle-même? Confidérons de fens. froid les dif- cours de vos phiJofophes , dignes apologiftes du crime, qui ne féduifireni jamais que des cœuis déjà corrompus. Ne diroit on pas qu'en s'attaquant direc^enient au plus faint & au plus folemritl des engagemens , ces dangereux rai- fonneurs ont réfolu d'ardantir d'un feul. coup toute la fociéié humaine, qui n'eft fondée que fur la foi des conventions? Mais voyez , je vous piie, comment ils difculpent un adultère fecrei! C'efl, difent-ils, qu'il n'en réfulte au- cun mal, pas même pour l'époux qui l'ignore. Comme s'ils pouvoient être iû\s qu'il l'ignore- ra toujours ? ccmoie s'il (iiffifoit pour ainoriier le parjure & l'infidélité qu'ils ne nuiClTent pas à autrui ? comme fi ce n'éioii pa.s allez pour abhorrer le crime , du mal qu'il fait à ceux qui le commettent? Quoi donc 1 ce n'eft pas un mal de manqutr de foi , d'anéantir autant qu'il fft en loi la force du ferment & des con- tiEfts les plus inviolables? Ce n'eft pas un mal de fe forcer foi même à devenir fourbe &c men- teur? Ce n'efi pas un mal de former des liens qui vous foiu dtfirer le mal ik la niosi d'autnn? la non de celui- même qu'on doit le plus aimer

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& svec qui l'on a juré de vivre ? Ce n'eft pas un mal qu'un état dont mille autres eriœes i'oht toujours le fruit? Un bien qui produiroit tant de maux feroit psr c>. la feul un mal lui JTiéme«

L'un des deux penferoit il êcfo innocent, parce qu il efl libre peut. ô:re de feu côié 6i ne manque de foi à peif nue? Il le tiotnpe grof- fiéreoiont. Ce n'elt pas feuieniinc l'intciéc des époux ,• mais la cauie communs de tOus les huomcs qcie la pureté du mariage ne fuit point alieréc. Chaque fois que deux époux s'uniflent par un nœud foleranel , il imervient un enga- genienc lacice de tout le genre humain de lel- peâ^ir ce lien iacré, d'iionorer en tux l'union conjugale; & c'eft , ce me fembia, uns raiioa ,irÔ5-forie contre les mariages olj-rià;.!!;:.:;, qui, B'ofiknc nul ligne de ceue- union, eipolent des cœuts inaocens à biûier d'une il^mme aouLcie, Le public tft en quel.iue farce garant d'une convention pafi'ée en fa préfnce, & l'on peut due que l'honneur d'une femme pudique ell fous la proiediou fpéciale de tous l^^s gens de bien. Ainû, quiconque ofe la corrompre pe- clie, premiéteuient parce qu'il la fait pecbcr, & qu'on partrge toujours les ciiines qu'on fait commettre; il pèche encore dircdement lui - mé- rae, paice qu'il vioie la foi publique &. facree du mariage, fans lequel rien ne peut lubClier dans l'ordre légitime des cbofcs humaines.

Le crime eft ftcrci, ciifent ili, & il n'en ré-

$• La Nouvelle

fuite aucan mal pour perfonue. Si ces philoro- phes croyent rexiftence de Dieu & i'immortaH. de l'ame, peuvent -ils appeller un crime fe- cret celui qui a pour témoin le premier ofFenfé & le fèul vrai Juge? Etrarge fecret que celui qu'on dérobe à tous les yeux hors ceux à qui l'on a Je plus d'intérêt à le cscherl Qusnd mô- me ils ne rcconnoîuoicnt pss la prcdnce de la divinité, comment oient- ils foutenir qu'ils ne font de mal à perforine? Comment prouvent- ils qu'il tft indifiérent à un père d'avoir àes hé- rititrs qui ne foicnt pss de Ton fang; d'être chargé, ptut.éire, de plus d'enfans qu'il n'ea auroit eu, & forcé de pansger fes biens zvx gages de fcn déshoiineur fans fcniir pour eux ces entriiilks de peie? Suppofons ces lai.'ou- ceurs maiérialifles , on n'en tft que mieux loii- c'é à leur opptfcr la douce voix de la nature, qui léclame au fond de tous les cœurs contre une orguti'Jeuie philofophie, & qu'un n'attaqua ja- mais pcr de bonnes raifcns. £n effet fi le corps feul produit la penfce , à que le fentiment dé- pende uniquement des crgcr.es, deux éirts for- mes d'un même fang ne doivent* ils pas avoir entre eux une plus étroite anaiogie, un £.ttache- nient plus fort l'un pour l'autre, fi: fe uHIiû- bler d'ïrae comme de vifage, ce qui eil une grande raifon de s'aimer?

Wcit'Ce donc faire aucun mal, à vo:re avis , que d'tnéantir ou troubler par un iang

H K L o ï s Ê. pi

étranger cette uaion natareile, & d'alrdrer dan» fon principe l'affedion mutuelle qui doit lier enire eux tous les uîtinbres d'une famille? Y a- t - il au monde un hunnête homme qui n'eût hor- reur de changer fenfant d'un autre en nourri- ce, & le crime e(l-il moiadre de le changer dans le fein de la mère?

Si je coîîfiJere mon fexe en particulier , que de maux j'apperçois dans ce défordre qu'ils pré- tendeui ne taire aucun mail Ne fût-ce que l'a- viliniment d'une femme coupable à qui la per- te de l'honneur ôte bientôt toutes les autre* verius. Que d'indices trop fûrs pour tendre époux d'une intelligence qu'ils penfent juUilier par le fecrei! Ne fût. ce que d% n'être plus ai- mé de fa femme. Que fera- 1- elle avec les foins artificieux que mieux prouver fon indifférence I Eft-ce l'œil de l'amour qu'où abufe par de fein- tes carefles ? & quel fupplice auprès d'un objet chéii, de feniir que la main nous embraffe & que le cœur nous repoufle? Je veux que la for- tune féconde une prudence qu'elle a fi fouvent trompée ; je compte un moment pour rien la témétiié de confier fa prétendue innocence & le repos d'auirui à des précauiions que le ciel fe plait à confondre: Que de laufTetés, que de menfonges, que de fourberies pour couvrir un mauvais commerce , pour tromper un mari , pour corrompre des domeftiques , pour en im- pofes au public I Quel fcandale pour àts cou-

^a LaNouvelle

plices , quel exemple pour des enfans J Que de** vient leur éducation parmi tant de foins pour faiiifaire impunément de coupables feux ? Que devient la paix de la maifon iS: funion des chefs? Quoi! dans tout cela Tépoux n'cft point léié? Mais qui le dédommagera dune d'uii tœ.ir qui lui éioit dû? Qui lui pourra rendre une femme elliiuable? Qïi lui doniiern le repos & la fûfL'ié? Qui le guérira de fes j'ufles loup. çons ? Qui feia confier un père au ftniimtni de la nature en embrafTisnt fon propre enfant?

A regard des liâifons prétendues que l'adul- tère (Si finfidéliié peuvent foimer entre les fa- milles , c'eft ir.oins une raiiou férieufe qu'une plaifanierie abfurde & brutale qui ne mérite pour toute réponfe que le mépris & i'indigna- ticn- Les trtihllons, les quertUes, les com- bats, les meurtres, les empoifonnemens dont ce défordie a couvert la terre dans tous les teras, monirent aflez ce qu'on doit attendre pDur le repos & l'union des hommes, d'un aita» chemtnt formé par le crime. S"il réfuite quel- que forte de Ibciété de ce vil & méprifable com» merce, elle eft Itmblable à celle des biigands qu'il faut déiruiie & aneiniir pour affurer les fociétés légitimes.

j'ai tâché de fufpendre l'indignation que m'inspirent ces maximes pour les difcuttr pai- fiaiemtnt avec vous. Pus je les trouve nuen- ïées ) moins je dois dédaigner de les réfuter

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pour me faire honte à mol - mêraa de les avoir

peut éiro écoutées avec trop peu d'éloignement. Vous voyez combien elles fupportent mal l'exa- men de la faine raifon ; mais chercher la faine raifon finon dans celui qui en eft la fource , & que penfer de ceux qui confacrent à perdre les homoies ce flambeau divin qu'il leur donna pour les guider? Défions -nous d'u- ne phiiofophie en paroles ; défions - nous d'une fauffe vertu qui fape toutes les vertus, & s'ap- plique à juflifîer tous les vices pour s'autorifer à les avoir tous. Le meilleur moyen de trou- ver ce qui ell bien, eft de le chercher fincére- ment , & l'on ne peut longteras le chercher ainfi fans remonter à l'auteur de tout bien. C'efl ce qu'il me ferable avoir fait depuis que je m'oc- cupe à reélifier mes feniiiriens & ma rnifon ; c'eft ce que vous ferez mieux que moi quand vous voudrez fuivre la même route. Il m'eft confolant de fonger que vous avez fouveni nourri mon efprît des granies idées de la re- ligion , & vous dont le cœur n'eut rien de ca- ché pour moi ne m'en euffiez pas ainfi parlé fi vous aviez eu d'autres fentiraens. Il me feai- ble même que ces converfationi') avoient pour nous des charmes. La préfence de l'Etre Suprê- me ne nous fut jamais importune ; elle nous donnoit plus d'efpoir que d'épouvante ; elle n'effraya jamais que l'ame du méchant , nou» aimions à l'avoir pour témoin de nos entretiens,

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à nous élever conjoit'tement jufqu'à lui. Si quel- quefois nous étions humiliés par la honte, no»« rous difiops en déplorant nos foibkïïes, au moins il voit le fond de nos cœurs, & nous en étions plus tranquilles.

Si cette fécutité nous égara, c'cft au princi- pe fur lequel elle éioit fondée à nous rsmener. Ktft-il pas bien indigne d'un homme de ne pou- voir jamais s'accorder avec lui même , d'avoir une règle pour fcs allions, une autre pour fes ftntiiDens, de penftr comme s'il étoit fans corps, d'agir comme s'il étoit fans ame, & de ne ja iTiais apfropiier à foi tout entier, rien de ce qu'il fait en toute fa vie? Pour moi, je trou- ve qu'on eft bien foit avec v.os anciennes ma- jimes , quand on ne les borne pas à de vaines fpéculaiions. La foibiefe eft de l'homme , & le Dieu clément qui Je fit la lui pardonnera fans doute; mais le crime eft du méchant, & ne ref- tera point impuni dtvsn: l'auteur de toute juf- lice. Un incrédule, d'ailleurs heureufemeni , fe livre aux vertus qu'ii aime ; il fait le bien par goût & non par choix. Si tous fes defirs font droits, il les fuit fsns contrainte; il les •fuivroit de même s'ils ne l'éioitni pas.; car pout- quoi fe génercit-il? Mais celui qui reconnolc & fert le peie commua des horcmes fe croit u- ne plus haute defiinaiion ; l'ardeur de la rem- plir anime fon iéie, & fuivant une règle plus fûie que fes penchons, il fait faite k bien qui

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lui coûts, & faciilier les defirs de Ton cœir à la loi du devoir. Teleft, mon ami , le facrifi- ce héroïque auquel nous fomraes lous deux ap. pelles. L'amour qui nous unifToit eût fait Is char* me de notre vie. Il furvéquit à l'efpirance; il brava le tems & réioignement ; il fupporta tou« tes les épreuves. U;i ft-ntiment d parfait ne de- voit point périr de lui-méaie ; il écoit digne de n*étre immolé qu'à la vertu.

Je vous dirai plus. Tout eft changé entre nous ; il faut néceflaireraent que votre cœat change. Julie de Wolmar n'eft plus votre an. cienne Julie ; la révolution de vos fencimens pour elle efl inévitable, & il ne vous refte que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou à la vertu. J'ai dans la mémoire un paflage d'un auteur qje vous ne récaferez pas. L'amour" dit- il ,, eft privé de fou plus grand charme quand rhonnéteté l'abandonne. Pour en fentir tout le prix, il faut que le ccejt s'y complaife & qu'il nous élevé en élevant l'objet aimé. Otez l'idée de la perfeétion vous ôtez l'euthoufiaime ; ôcez l'eftirae & l'amour n'eft plus rien. Comment une femme hono- rera t-eUe un homme qu'elle doit méprifer? Comment pourra t-il honorer lui-même celle qui n'a pas craint de s'abandonner à un vil corrupteur ? Audi bientôt ils fe mépriferont mutuellement. L'amour, ce fentiment célefte, De fêta plus pour eux qu'an honteux corn'

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,, merce. 1I>- auront perd.i l'honneur & n'auront point trou «.'é la félicité." (0 Voilà notre le. çon, mon ami; c'cft vous qai l'avez didée. Ja- mais nos coeisrs s'aimèrent ils plus délicieuCe- ment, & jamais l'honnêteté leur fat -elle auflî chère que dans les tetns heureux cette lettre fut écrite? Voyez donc à quoi nous meneroient aujourd'hui de coupables feux nourris aux dé- pens des plus doux tranfports qui raviOTent l'â- me. L'horreur du vice qui nous eft fi naturel- le à tons deux s'éiendroit bientôt fur le compli- ce de nos fautes; nous nous hi-îrions pour nous être trop aimés, & l'arour s'éteindroit dans les remords. Ne vaut i! pas mieux épurer un fenti- ment fi cher pour le rendre durable? Ne vaut- il pas mieux en conftrver au moins ce qui pcuc s'accorder avec l'innoceDce? N'eft-ce pas con- ferver tout ce qu'il eut de plus charmant? Oui , mon bon & Higne ami , pour nous aimer tou» jours il faut renoncer l'un à l'autre. Oublions tout le refte & foyez l'atnant de mon arae. Cet- te idée ert fi douce qu'elle confole de tout.

Voilà le fiJelle tableau de ma vie, & l'hilloi- re naïve de tout ce qui s'eft pafîé dans mon cœur. Je vous aime toujours, n'en doutez pas. Le fentiment qui ra'atiache à vous eîï Ci tendre & fi Vif encore, qu'une autre en feroit peut-ô« tre allarmée; pour moi j'en connus un trop dif- férent pour me défier de celui - ci. Je feus qu'il

» (0 Voyez première partie , Lettre XXIV,

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a changé de nature, &. du moias en cela, mes fautes pafl' es fondent ma fécurité préfence. Je fais que l'exacte bienfeance & la venu de para- de exl^eroient da\/antage encore & ne feroient pas conteines q\ie vous ne tuifiviz tout à- fait ou- blié. Je crois avoir une règle plus ftlre & je m'y tiens. J'écoute en' fecret ma confcience \ elle ne ma reproche rien, & jamais elle ne trompe mxi a^ne qui la conOjlte fincérement. Si cela ne fufïïc pas pour ma juilifier dans le monde, cela fufllc pour ma propre tranquillité. Coaiinent s'ell fait cet heureux changement? Je l'ignore. Ce que je fais, c'eft que je l'ai vivem.nt defiré. Dieu feul a faic le relie. Je penf^irois qu'une ame une fois corrompje l'eft pour toujours , & ne revient plus au bien d'elle Lue ; à moins que quelque révolution fubite, quelque brufque changeuient de fortune & de fiaiation ne chau- go tout- à 'Coup fes rapports, & par un violent ébranlement ne l'aide à retrouve/ une bonne af- fiete. Toutes fes habitudes étant rompues & tou» tes fcs pallions modifiées , dans ce bouleverfe» ment général on reprend quelquefois fon carac» t;re primitif & l'on devient comme un nouvel être fjrti récemment des mains de la nature. Alors le fouvenir de fa précédente baflefle peut fervir de préfervatif contre une rechute. Hier on étoit abjei & foible; aujourd'hui l'on eft fort & magnanime. En fe contemplant de fl prés dans deux états fi dllférens, on en fent mieux Jù^e II. Pariie III, E

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le prix de celui l'on c-ft remomé, & Ion en devitm plus aciemif à s'y ibuienir. Mon maria» ge m'a fait éprouver quelque chofe de fembla- ble à ce que je rârhe de vous e^ipliqucr. Ce lien fi redouté me délivre d'une fervitude beaucoup plus redoutable, & mon époux m'tn devient plus cher pour m'avoir rendue à moi-même.

Nous étions trop unis, vous & moi, pour qu'en changc-snt d'efpece notre union fe détiui- fe. Si vous perdez une tendre amante , vous ga« gnez une fidelle amie, & quoi que ncus en ayons pu dire durant nos iliufions , je doute qt^e ce chargement vous foit dtlavantageux. Tirez, en le même paru qi e moi , je vous en conjure , pour devenir meilleur &; plus fage, & pour é« purer par des n^œiirs chrétiennes les leçons de la pbilofophie. Je ne ferai jamais heureufe qus vous ne foyez heuretx aufii, & je fens plus que jsmais qu'il n'y a point de bonheur fans la ver- tu. Si vous m'aimez véiiisblement, donuez-moi la douce confolation de voir que nos cœurs ne s'accordfnt pas moins dans leur retour au bien qu'ils s'accordèrent dans leur égareratnr.

Je ne crois pas avoir befoin d'apologie pour cette longue Lettre Si vous m'étiez moins cher , elle feroit plus courte. Avant de la f.nir il me refle une grâce à vous demander. Un cruel far- deau me pefe fur le cœur. Ma conduite psfTée eft ignorée de M. de VVolraar ; mm une fincé- ïké faps réCerve ùlïi partie de la iidéljcé que je

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Soi dois. J'anrois déjà cent fois touc avoué ; vous Tcul m'avez retenu, Qaoiqua je connoifle Ja fdgeflfe & la modération de M. de VVolmar , c'eft toujours vous compromettre que de vous uotnaicr , & je n'ai poiuc voulu le faire fans vo- ire confenceinent. Sjroîc-ce vous déplaire que de vous le demander , & auroîs je trop préfjind de vous ou de moi en me fiatcant de l'obtenir? foiigez, je vous fupplie , que cette réferve ne fauroit être innocente , qu'elle m'e(l chaque jour plus cruelle, & que jufqu'à la récepiioa de votre réponfe je n'aurai pas un inllant de tfanquillUé.

LETTRE XIX.

Réponfe,

1^ T vo'js ne feriez plus mi Julie ? Ah ! ne dires pas cela , digne & refpedable femme. Vous l'êtes plus que jamais. Vous êtes celle qui mé^ lite les hommages de tout l'univers. Vous êtes celle que j'adorai en commençant d'être fenfible à la véritable beauté; vous êtes celle que je cefierai d'adorer, même après ma mort , s'il refte encore en mon arae quelque fouvenir des attraits vraiment céiefies qui l'tnchanterent du- rant ma vie. Cet efibrt de courage qui vous ra- mené à toute voire venu ne vous rend que plus fetnblabie à vous*mîme. Non, non, quelque

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!oa La Nouvelle

fiipplice que jVprouve à Je feniir & le dire, ja- mais vous ne fûtes mieux ma Julie qu'au d o nient que vous renoncez à moi. Hclas ! c'efl en vous perdant que je vous ai retrouvée. Miis moi dont le cœur frémit au feul projet de voua imiîer, moi tourmenté d'une paffion criminelle que je ne puis ni fupporter ni vaincre, fuis- je celui que je penfois être? £tois-je digne de vous plaire? Quel droit avoisje de vous im- portuner de mes plaintes & de mon déftfpoir? C'étoic bien à moi d'ofer foupirer pour vous! ]ih\ qu'étois-je pour vous aimer?

Infenfé! comme fi je n'éprouvois pas aiTcZ d'humiliations fans en rechercher de nouvelles l pourquoi compter des difterences que l'amour fit difparottre? Il m'élevoit, il m'égalait à vous, fa flirniHie me foutenoit; nos cœurs s'étoicnt con- fondus , tous leurs fentimens nous étolent com- iDuns & les miens pansgeoient la grandeur des ventes. Me voilà donc retombé dans toute ma b^iïefle! Doux efpoir qui nourrilîbis mon cme & m'abufas fi longtems, te voilà donc éicint fans retout? Elle ne fera point à moi ? je la perds pour toujours? Elle fait le bonheur d'un autre? ... ô rsgel ô tourment de l'enfer .'... Infidélle! ah! devois- tu jamais .... Pardon, pardon, Madame, cyez pitié de mes fureur?, O Dieu! vous l'avez trop bien dit, elle n'tft plus .... elle n'ell plus, ceis tendre Julie à j^ui je poijvpîs ipoç^rer ipys les wouyemtps

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îDoii coeur. Qaoi , je crfe irouvols trialbeureux, & je pouvois me plaindre? .... elle pouvoit m'écouter? J'éiois malheureux? .... que fuis- je doue sujourd'hai ? .... Non, je ne vous fe- rai plus rougir de vous ni de moi. C'en ed fait, il faut renoncer l'un ft l'autre; il faut noJS quiter. La vertu même en a difté l'arrôr; votre main l'a pu tracer. Oublions nous . .. .oubliez- moi, du moins. ]e l'ai réfolu, je U jure; je ne vous p-irleiai plus de moi.

Oferai je vous parler de vous encore, & conferve"" le feul intérêt qui me refle au mon- de; celui de votre buîihiiur ? En m'ejtpofant Fécat de votre ame , vous ne m'avez rien dit de vo^re fort. Ah ! pour prix d'un facrifice qi.î doit être fenti de vous, daignez me tirer de ce doute infupporiable. Julie, êtes -vous hi.Hr- reufe ? Si vous l'êtes, donnez moi dans ilou défefpoir la feule confblaiion dont je fuis fuf- cepiible; fi vous ne l'êtes pas, par pitié dai'- gntz me le dire, j'en ferai mo-ins long-tems malheureux.

Plus je réfléchis fur l'aveu que vous roécli- tez , moins j'y puis confentir , & le même mi* tifqui m'ôta toujours le courage de vous faite un refus doit me rendre inexorable fur celui-ci. Le fujet eft de h dernière importance, & je vous exhorte à bien pefer mes raifons. Premiè- rement , il me femble que votre extrême déli" «ateffe vous- jette à cet égard dans l'erreur, & E 3

IM La NOÎ7VSLL2

je ne vois point fur quel fondement la plus au- flere venu pourroic exiger une pareille confef- fioD. Nul engagement au monde ne peut avoir un tfFet rétroaiflif. Ou ne fauroit s'^ob'i^er pour }e palTé ni promettre ce qu'on n'a plus le pou- voir de tenir; pourquoi devroit en compte à celui à qui Ton s'engage, de l'uDge antérieuî ^u*on a fait de fa l'.btiié & d'uue fidélité qu'on De lui a point proaiife? Ne vous y trompez pas , Julie , ce n'cfl pas à votre époux , c'ell à voire ami que vous avez manqué de foi. Avant la tyrannie de votre père, le ciel & la nature cous avoicnt unis l'un à l'autre. Vous avcZ iaii en formant d'autres uceuds un crisne que Taraour ni l'honneur peut- être ne paidor.n« point , & cVft à moi feul de réclamer le bien ^ue M. de Wolmar m'a ravi.

S'il efl des cas le devoir puifTe exiger un pareil aveu, c'tft quand le danger d'une rechu- îe oblfge une femme prudente à prendre des précautions pour s'en garantir. Mais votre lettre m'a plus éclairé que vous ne psnfez fur vos vrais feniimens. En la lifsnt, j'ai fenti' dans mon propre cœur , combien le vôtre eût abhorré de prés, même au ftin de l'amour, lin engagement criminel dont l'cloignemeut nous ôioit l'horreur.

Dès - que le devoir & rhonnêteté n'exigent pas cette confidcnciî , la fagefl» & la lailo ula défendent ; car c'tft isK^ucr lans néccfïïié ca

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qu'il y a de plus précieux dans le raatiaga, Tat- ucheraent d'an époux, la mutuelle conruDcii, la paix de la imifoii. Avez- vous alTcz réfléchi fur une pijreille dcmarche ? Connoiflez vous aiîez voire mari pour ècre fûrs de i'eiïec qii'.3!l2 produira fur lui? favez- vous combien il y a d'hommes au monde auxquels il n'en fl^uJroit pas davantage pour concevoir une jaloufie elTrc. née, un incpris invincible, & peut-être aitc-n- 1er aux jojrs d'une fomme? Il faut pour os délicat examen avoir égard aux tcms , aux hèux , aux carat-^ores. Dans le pays ]s Cuis , de pareilles confidences font fans aucun dang:?r, & ceux qui traitent fi légèrement la foi conja» gale ne font pas gens à faire une fi grande af- faire des fautes qui précédèrent l'engagementa Sans parler des raifons qui rendent qaelque- fbis ces aveux indifpetjfables & qui n'ont paa eu lieu pour vous , je connois des femmes af- fez médiocrement eflimablcs, qui fe font fait à peu de rifque un mérite de cette fincérité, peut» é;re pour obtenir à ce prix une confiance dont elles pud'cm abufer au befoin. Mais dans de» lieux la fajnteié du mariage eft plus rcfpec- tee , <i;,us des lieux ce lien facré forme u- ne L-tiion folide 6c les maris ont un véiitî' b e stcachement pour leurs femmes , ils leur d(;«iïndent un compte plus févire d'elles - mê- mes î ils veiiienc que leurs cœurs n'aient con- B-u que pour eux un fcniimen; tendre j ulurpaat E 4

I04 La NovvBLLïf

v.n droit qu'ils n'ont pas, ils exigent qa'elîej foient à eux feuls avant de leur appartenir, & De pardonnent pas plus l'abus de la liberté qu'u- ne infidéliié réelle.

Croyez -moi, vertucufe Julie, défiez vou» d'un zèle fans fruit & fans néceflité. Gardez un fecret dangereux que rien ne vous oblige à ré- véler, dont la communication peut vous per- dre '& n'eft d'aucun uiage à voue époux. S'il eft digne de cet aveu , Ton ame en fera conttif- lée, (k vous l'aurez affligé fans raifon : s'il n'en eft pas digne, pourquoi voukz-vous donner un préiexce à {qs torts envers vous? Que favez- vous fi votre vertu qui vous a foutenue contre les attaques de voire cœur , vouj routiindroit encore contre des chagrius domefliques toujours renaiflhns? N'empirez point volontairement vos anaux, de peur qu'ils ne deviennent plus forts que votre courage, & que vous ne retombiez à foice de fcrupules dans un état pire que ce- lui dont vous avez eu peine à fonir, La fagefi fe eft la bafe de toute venu; confultez- la, je vous en conjure , dans la plus importante occa- fion de votre vie, & fi ce fatal fecret vous pe<e fi cruellement, attendez du moins, pour vous en décharger , que le tems , la longue imimité , vous donnent une connoifTance pin* parfaite de votre époux , & ajoutent dans (on cœur à l'tifet de votre beauté, l'eifet plus fur (ïijcore des charmes de vcire caïadere, & la

doice

H E fi O ï s E. 105

douc2 ha^îtude de les fennr. Enfin quand ces raisons loiitos folides qu'elles font ne vous per- fliaJeroien: pas, ne fermez point roreille à la voix qui vous les eapofe. O Julie, écoutez un homme capable de quelque vertu, & qui mérite au moins de vous quelque facriBce pay celui qu'il vous fait aujourd'hui.

Il faut finir cette Lettre. ]e ne pourrois, je le fens , m'empécher d'y reprendre un ion que vous ne devez plus entendre. Julie , il faut vous quiter ! fi jeune encore, il faut deja re- noncer au bonheur ? (> tems , qui ne dois plus revenir! tems paiTé pour toujours, fource de regrets éternels! plaifirs, tranfports , douce» extafes , momens délicieux , tavilTemens célef- tes! mes amours, mes uniques amours, hon- neur & charme de ma vie ! adieu pour jamais.

LETTRE XX. De Julie,

Vous me demandez fi je fuis heureufe ? Cet- te queQion ms touche, & en ia faifant vous^ nv'aidez à y répondre; car bien loin de cher-" cher l'oubli dont vous parlez, j'avoue que je" ne faurois être heureufe fi vous cefïïez de m'ai* mer: mais je le fuis à tous égards, & rien ne' manque à mon bonheur que le vôtre. Si j'ai itï'A dans ma Lettre précédente de parlsr «ie JE 5

1&6 La Nouvelle-

M. de Wolmar , je l'ai fait par JTic'nageraenir pour vous. Je connoifluis trop votre f-cnfibilité pour ne pas craindre d'aigrir vos peines: mais votre inquiétude fur mon fort m'obligeant à vous parler de celui dont il dépend , je ne puis- vous en parler que d'une manière digne de lui, comme il convient à fon époufe & à une amie de la vsîritL^

M, de V/oltnar a près de cinquante ans; fa vie unie, rég'ée, & la calme des pafîîons lui ont confervé une conflituJon fi faine & un air fi frsis qu'il parole à peine en avoir quarante,. & il n'a rien d'un âge avancé que rc^périence & la fagofle. Sa phyfionomie efl noble & pré- venante , fon abord fimpie & ouvert, fes ma- Bicres font plus honnêtes qu'emprelTées ; il par- le peu & d'*jn grand fens, mais fans tiHldcr ni précifion , ietîttnres. Il ell le même pour tout le monde, ne cherche & ue fuit peifon- îie, & n'a jamais é'auires préférences que celles de la raifon,

IMslgré fa froideur naturelle , fon ccéur fé- condant les intentions de n^on père crut fcniir que je lui convcr.ois, & pour la premiers fois de fa vie il prit un attachement. Ce goût modé- ré, mais durable, s'efl fi bien r<^g!é fur les bien- féances & s'tfl maintenu dcns une telle e'galité , qu'il n'a pas eu befoin de changer de ion en chfluj^eant d'ciai, & que fans bltOir la gravité coi'ju^ale il coiiferve avec moi depuis Ion ica-

H E L O ï s E, Ï07

r'iage li's méoies minières qu'il avolt auparavant. tene l'ai jamais vu ni goi ni trille, mais tOH- jours content; jamais il ne me parle de lui, ra- rement de moi; il ne me cherche pas, mais il n'ed p?s fâché que yi le cherche, & me qiiit- te peu volontiers. Il ne rie point; il eft le- rieux , fans donner envie de l'eue; au contraire^ fon abord ferein femble m'invicer à renjoùment » & comme les pîaifirs que je goûte font les feuls auxquels il paroît fenfible, une des attentions que je lui dois ell de chercher à m'amufer. En un mot, il veut que je fois heureufe; il nems ie dit pas , mais ja le vois ; <k vouloir le boa*- heur de fa fe;-nine n'efl-ce pas l'avoir obtenu?

Avc-c quelque foin que j'aye pu l'oblerver,. je n'ai lui trouver de pafîion d'aucune efpe. ee que celle qu'il a pour moi. E.icore cette' paffion eft- elle fi égale & fi te'îip^jrée , qu'on di- roit q:i"il n'aime qu'autan: qu'il veut aimer (Sr qu'il ne le veut qu'autant que la raiiba le per^»- mît. Il eft réillement ce que Miîord Edouard croit ère ; ea quoi je le trouve bien fupérieuf à tous nos autres gens à fcntinisnt que nous admirons tant nous-mêmes; car le cœur nous tfcrmpa en mille manières & n'agit que par un principe toujours fufpect ; mais la raifon n'a- d'au:re fin que ce qui ell bien ; Tes règles font fûres , claires , faciles dans la conduite de la- vie, & jamais elle ne s'égare que dans d'inuti- les fpéculaiions qui ne font pas faites pouf elle»

io8 La Nouvelle

Le plus grand goût de M. de Wolraar efi d^obferver. il aime à juger des caraflcres des hommes & des aérions qu'il voit faire. Il en ju- ge avec une profonde fagelTe & la plus parfaite impartialité. Si un ennemi lui faifoic du mal , H en difcutcroit les motifs & les moyens auÏÏî pai- fib'emtnt que s'il s'agiiïbit d'une chofe indiffé" rente. Je ne fais comment il a entendu parler de vous, mais il m'en a parlé plufieurs fois lui- même avec beaucoup d'eflime, & je le connois incapable de déguifement. J'ai cru remarques quelquefois qu'il in'cbfervoit durant ces entre» tiens, mais il y a grande apparence que cette prétendue remarque o'eft que le fecret reproche d'une confcience allarmée. Quoi qu'il en foit, j'ai fait en ce!» mon devoir ; la crainte ni honte ne m'ont point infpiro de réferve injufte, & je vous ai rendu jufiice auprès de lui, com» ïne je la lui rends auprès de vous.

j'oabliois de vous parler de nos revenus & de leur admiaiflrntion. Le d^biis àes biens de M. de Wolmar joint à celui de mon père qui fie s'el^ rcfervé qu'une penfion , lui fait une for- îune honnête & modérée, dont il ufe noble* iDcni & fagement, en maintenant chez lui, noa î'iacommode & vain appareil du luxe, mais l'a- bondance, les vériiables commodités de la vie, & le céceflaire chez fes voifins indignes. L'ordrt qu'il a mis dans fa maifon cft l'image de cehii qui i€£ivî au fuud de Ton ame , & feiabie imiter dans

ÏI E L O î s iî« IÇj»

Bfi petit ménage Tordre diabli dans le gciîver- nement du monde. On n'y voit ni cette inlîe- xible régulariié qui donne plus de gêne que d'avantage & n'cft fupportable qu'à celui quh l'impcfe , ni cette confufion mal entendue qui pour trop avoir ète l'ufage de tout. On y re- connoît toujours la main du raaîire & Ton ne la fent jamais; il a fi bien ordonné le premier arrangement qu'à-préfent tont va tout feul, & qu'on jouit à la fois de la règle & de la liberté.

Voilà, mon bon ami , une idée abrégée, mais fidelle , du caractère de M. de Wolmar , autant que je l'ai pu connoître depuis que je vis avec lui. Tel il m'a paru le premier jour , tel il me pa- roli le dernier fans aucune altération ; ce qui ne fait efoérer que je l'ai bien vu, & qu'il ne me relie plus rien à découvrir ; car je n'ima- gine pas qu'il pût fe monuer autrement fans, y perdre.

Sur ce tableau vous pouvez d'avance vous- répondre à vous-même, & il faudroit me mé» prifer beaucoup pour ne pas me croire heureu* fe avec tant de fujet de l'être. ("/} Ce qui m'a- longtems abufée & q.ui peut- être vous sbufe en- core , c'eft la penfée que l'amour eft néceflai- K pour former un heureux mariage. Mon ami ,, c'ell une erreur; l'honnêteté, la vertu, de cer*

(/■) Apparemment qu'elle n'avoit pas découvert en.- corc It: fnnl fcci-ct qui la touript-iiCn fl Tirt dans la fui- •*, ou qu'elle i.e vouloic pas alois le coiitiur fi l'oa aini,

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TI9 La N 0 -j V e t l s

Mines convenance» , moins de condition? & d'rtges que de carûcleres & d'humeurs , fufirn.nt entre ceux époux ; ce qui n'empêche point qu'il ne réfu'te de cette union un aiiacheiuent ircs- tendre qui, pour n'êrro pas précifcuifnt de l'a- mour, n'en eft pss moins doux & n'en eft que plus durable. L'amour ed accompagné d'une hiquiéiude continuelle de jsioufie ou de priva- tion , peu convenr,hie au mariage , qui eft un érst de jouïUsnce & de ptix. On ne s'époufe point pour pen'èr rniquement i'un à fau-ie , ff.sis peur rerop'ir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudeiuii.ent la mai' fon , bien élever fes enfan.-. Les amans ne vo- yent jart}?Js qu';.'ux , ne s'occjpent inceilaruTient qrue d'eus, & h feuîe chofe qu'ils fâchent fai- re e(î de i'aimer. Ce n'elî pas cHlz pour des- Epoux qui ont lani d'autres foins à renpiir. Il- 3i'y a rt-int da p'-il-on qui nous faffj une fi for* te illriion que l'amour: On prend fa violence pour un figne de fa durée; le cœur f-cr^ihirgé d'tn feniiraent fi doux, l'étend , pour ainfi di- re, fur l'avenir, & tant que\cet amour dure on croit qu'il ne finira point. Maii au contrai- re, c'tft fon ardeur naéme qui le confuiae; il i'ufe avtc la jeuneile , il s'eiFace avec la beau- té, s'éteint fous les glaces de Tàge, & de. puis que le monde cxifle on n'a j?raais vu deux amsns en cheveux blrncs foupirer \\o pour Tsuire. On doit doiiC compicr qu'en ccfitu de>

H E L O 1 s H.^ iXf

3*adorGr tôt ou tard', alors l'idcle qu'on fer- voiî déiruite, 0:1 fe voit réciproquement te!? qu'on eft. Gn cherche avec étonneœent l'objet qu'on aima; ne le trouvant plus on fe dépite- contre celui qui refle, & fouvent rirasginr.iioa le défigure autant qu'elle l'avoit paré; il y a peu de gens , dit la Rochefoucault , qui ne foient honteux de s'être aimés , quand ib ne s'aimeni plus. Combien alors il efî à craindre que l'ennui ne fuccede à des fenàmens trop vifs, que leur déclin fans s'arrêter à rindilFé- rence ne pnffe jufqu'aa dégoût , qu'on ne fe- trouve enfin tout- à- faii lafTafiés l'un de l'autre, (& que pour s'être trop aimés amans on Ji'en vienne à fe h:ïr époux! IVlon clier aai, vous m'avez toujours paru bien aimable, beaucoup trop pour mon innocence S: pour non reposa niais je ne vous ai jamais vu qu'amoureux , que fais je ce que vous foriez devenu C'Jfant de- l'cire? L'aiKour éteint vous eût toujours hif- la venu, je l'avoue ; mais en elî-ce aiTez pour éire heureux dans un lien que le cœjr doit ft-rrer , (k combien d'hommes vertueux ne klîTcnt pas d'être des maris infupportables? fur teui cxla vous en pouvez dire autant de ;r.oi.

Pour M. de Wolrnar, nulle illufion ne nous prévient l'un pour l'autre; nous nous voyons tels que nous fouîmes; le ftutiment qui nous joint n'eft point Taveugle tranfport des cœ.jrs Eaîïïûnn'i5, mais i'imiiuable & cgailant attache-.

fi2 La Nouvelle

mer.t de c^eux perfonnes honnêtes & raifcnna- bles, qui deflindes à pafler enfemble le refle de leurs jours font contentes de leur fort & tfc'ienc de fe le rendre doux l'une à l'autre. Il fembie que quand on Bons eût formés exprès pour rîous unir on n'auroit pu réufïïr mieux. S'il a- voit le cœur auffi tendre que moi , il feroit ini- pofîîblc que tant de fenfibilité de part & d'au- tre ne fe heurtât quelquefois, & qu'il n'en re- fuliât des querelles. Si j'éiois auHî tranquille que lui , trop de froideur regneroit entre nous, & rendroit la fociété moins agréable & moins douce. S'il ne m'aimoit point, nous vivrions mal enfemble; s'il m'eût trop sitnée, il m'eût été importun. Chacun des deu:? e(î précifément ce qu'il faut à l'autre; il m'éclaire & je l'anime; ■ous en valons mieuii réunis, & il fembie que nous fuyons defliné? à ne faire entre nous qu'u» ne feule ame, dont il eft l'entendement & moi h. volonté. Il n'y a pas jufqu'à fon âge un peu avancé qui ne tourne au commun avamage: car avec la pafficn dont j'dto's tourmentée^ il eft certain que s'il eût été plus jeune, je l'aurois époufé avec plus de peine encore, & cet exc^s de répugnance eût peut - être empêché l'heureufe révolution qui s'eft faite en moi.

Mon ami ! le ciel éclaire la bonne intentîoa des pcres, & récompcnfe la docilité des enfans» A Dieu ne plaife que veuille infulter à voi dtiplaifiis. Le ftul dtfir de vous iclîutcr pleine-

Il E L O ï S E. 1T3

ment fur mon fort me fait ajouter ce que je vais vous dire. Quand avec les fentimens que j'eus ci devant pour vous & les connoifTances que ]'ai maintenant, je ferois libre encore, & msîtrefltf de ma choifir un mari , je prends à témoin de ma fincéricé ce Dieu qui dai^^ne ni'eclairer & qui lit au fond de mon cœur , ce n'eft pas vous que je choifirois , c'efl: M. de Wolmar.

Il importe peut-être à votre entière guérifon que j'achève de vous dire ce qui me relîe fur le cœur. M. de V/oImar eîl plus âgé que moi. Si pour me punir de mes fautes, le ciel m'ô- loit le digne époux que j'ai fi peu mérité, ma ferme réfolution eft de n'en prendre jamais ua autre. S'il n'a pas eu le bonheur de trouver une fille chaUe, il laiiTera du moins une charte veu- ve. Vous me conuoiiTez trop bien pour croire qu'après vous avoir fait cette déclaration , je fois femme à m'en rétrsâer jamais Çg^,

(g") Nos fittiations diverfes déterminent & changent malgré nous Its fiffcrtioiis de nos cœurs: nous feions viciLUX tSv' méclîans tniic que nous aurons intérêt à l'ê- tre , & HinlhturcultnKut les chaines dont nous fommes chargi^s mukipliciic eut intérêt autour de nous. L'efibrt de corriger le dcibrdie de nos dtlirs efl: preique toujours vain, tN: t:ès - sarcment H efl vrai: ce qu'il faut changer cVll moins nos délits que les lituations qui les produi» fent. Si nous vouloiis devenir bons, ôtons Us rapports qui nous einpCjchent de l'ôtre , il n'y a point d'autre mo- yen. Je ne vouiiiuis pas pour tout au inonde avoir droit h la {"iicccnioij dauuui , lur tout de perlomcs qui devroienc ui'ctre dures, car que lais -je quel liorrib'e vœu l'indi- gcnce pouiioit ui'arracherï Siit ce principe exainiu**.

114 La Nouvelle

Ce que j'ai dit pour lever vos doutes peuî fervir encore à réfoudre en partie vos objedious contre i*aveu que je crois devoir faire à mou mari. Il cù. trop fage pour ni(i punir d'une démarche liumitiante que le repentir f.-ul peut m'arraclier, & je ne fuis pas plus incapable d'ufer de h rufe dts djaies dont vous parlez, qu'il l'eft de m'en foupçooner. Quant à la rai- fon fur laquelle vous prétendez que cet aveu c'ed pas ndceflaire, elle eft cercaineuient un fophifae: csr quoiqu'on ne foie tenue à rien envers un cpoux qu'on n'a pas encore , cela n'auioriCe point à fe donner à lui pour autre chofe que ce qu'on eu» Je l'avois fènti , mê- me avant de me maritr, & fi le ferment extor- qué par mon ptre m'empêcha de faire à cet é' gaid mon devoir, je n'en fus que plus coupa- ble, puifque c'eft un crime de faire un fer- ment injufle, & un fécond de le tenir. Mais j'avois une autre railun que mon cœur n'ofoit

fci.?n la rdroîution de Julie & la d^claradon qu'elle en f.iic à Icn ami. l'cfez cecte rtlo'uticii d;ii s touus l'es circcnflynces , & \oiis veitcz ccniincnt un cœur ilioit ta doute de lui iiiêuic lait sôtcf îiu btluiii tout intCrôE Gontinire au devoir. Dès ce ii.onient juce malgié l',':n;0Kr i\in lui lelle met les leiis du piuti i:v; la vcicuj elle Ce tuice, poir aii.fi diie. c'aiinir \Vû1i:i'>ï coimne l'en uin- f-,ue cj.oux, coxmiii: le f.ul humn.c avec lequel die lia bue;a ce la vie; cl'e cliMge rir.tdrôc llcict^ qu'elle voit à II pcite tn iuitFét à )e coule rv-cr. Oj je ue cou- H01.S rien au cœur iiumniii , ou c'tft à cc'.iv: Kuc ;élclii- vion fi ciinquee que iiciu le i.ouiplie de la \eitu U;irs lout le aire de la vie ue Ju'ij, & j'attaclj..uiuu liiKO le & conlhiiit que Ue a jufqu'à la lin peu: ton juari.

II E L O ï s E. Î4r5

s*avouer, & qui me ren.loit beaucoup plus cou- pable encore. Grâce au ciel elle ne fubfilîa plus.

Une.conGdératicn plus légitime & d'un plus grand poiJs elî le danger ds troubler inutile- menc le repos d'un honnête homme c]ui tire foa bonheur de rellirje qu'il a pour fa femme. Il eft fur qu'il ne dépend plus de lui de rompre !e nœud qui nous unit, ni de moi d'en avoir été plus digue. Aind je rifqije psr une conrij^iice indUcrette de l'affl-ger à pure perce, fans tiret d'auire avantage de ma fîacérité que de déch^r- g;er mon cœjr d'un f^crec funelle qui tm pefe cruillemcnt. J'en ferai plLis tranquille, jo le f.ns, ap;ès le lui avoir déclaré; mais lui, peut- êire le fer3«t-il moins, & ce feroit bii^n mal réparer mes toits que de préférer mou repos au fien.

Que ferai - je donc dans le doute je fuis ? En attendant que le ciel m'éclaire mieux fur mes devoirs , je luivrai le confeil de votre ami- tié; je garderai le filence; je tairai mes fautes à mon époux, & je tâcherai de les effacer par une couduite qui puillé un jour en mériter le j-ardon.

Pour commencer une réforme aufîi néceiïai- re, trouvez bon, n:on ami, que nous cefïïons déformais tout commerce entre nous. Si M. de Wùlmar avoir reçu raa conftllîon, il décideroit jufqu'à quel point nous pouvons nourrir les fen- liiûtas de l'amidé qui noub lie & nous en don»*

ï\é L A N 0 U V E L L E

ner les innocens lémoignagncs mais puifqiie je n'ofe le confulter dtfl'us , j'ai trop appris à mes dépens combien nous peuvent égarer les habitudes les plus légitimes en apparence. Il eft tems de devenir fage. Malgré la fiîcurité die mon cœur, je ne veux plus être juge en ma propre caufe, ni me livrer éiant femme à la même préfomption qui me perdit étant fille. Voici la dernière lettre que vous recevrez de moi. Je vous fupplie aufîî de ne plus m'écrire. Cependant comme je ne ceflerai jamais de pren- dre à vous le plus tendre intérêt & que ce fen- timcnt cfl aulîi pur rue le jour qui m'éclaire , fi ferai bien aife de fsvcir quelquefois de vos Douvelle-s ^ rfe vous voir parvenir au bonhcjur que vous méritfz. Vous pourrez de tems à au» irè écrire à Mau^. d'Oibe, dans les occafions vous aurez quelque événement intérefiant à nous apprendre. J'efpere que l'honnêteté de votre me fe peindra toujours dans vos lettres. D'ail- leurs ma coufine e(l venueufe & fage, pour ne me communiquer que ce qu'il me conviendra de voir, & pour fupprimer cette correfpobdance â vous étiez capable d'en abufer.

Adieu, mon cher & bon ami; fi je croyois <}ne la fortune pût vous rendre heureux , je vous dirois, courez à la fortune; mais peut-ô- ue avez -vous raifon de la dédaigner avec tant de iréfors pour vous pafTer d'elle. J'aime mieux vous dire, courez à la félicité, c'eft la fortune

H E L O î s E. 117

A& fage; nous avons toujours ftnti qu'il n'y ea avoit poinc fans la vertu.; mais prenez garde que ce mot de vercu trop abfirait n'ait plus d'éclat que de foliJité, & ne foit un nom de paiaie qui fcrt plus à éblouir les autres qu'à nous con- tenter nous- mènes. Je fféxis, quand je fonga que des gens qui portoient TaduUere au fond da leurs cœurs ofoient parler de vertu! favez-vous bien ce que figuifijit pour nous un terme G ref- peftable & fi profané, tandis que nous étions engagés dans un cosnuerce criminel ? c'éioit cet amour forceni dont nous étions embrafés l'un & l'autre qui déguifoii: Tes tranfports foui ce falnt enihjunaftne pour nvis les rendre en- core plui chers & noas abafer plus longtems. Nous étions faits, j'ofe le croire, pour fuivra & chérir la véritable vertu , mais nous nous trompions en la cbercbmt & ne fuivions qu'ua vûin fantôme. Il eft tems que l'illufion cefle; il eîî tems de revenir d'un trop long égareme;it, Mm ami , ce retour ne vous fera pas dilHcile» Vous avez votre guide en vous-raéme, vous l'avez pu négliger, mais vous ne l'avez jamais rebuté. Votre ama eH: faine , elle s'attache à tout ce qui ell: bien , & fi quelquefois il lui é« chappe , c'eft qu'elle n'a pas ufé de toute fa for- ce pour s'y tenir. Rentrez au fond de votra çaaiçience, & cherchez fi vous n'y retrouva* rjez point quelque principe oublié qui ferviroit 4 mieux ordonner toutes vos aciion'^» à les lier

Ii8 La Nouvelle

pins rolijcmente entre e!Ie<:, & avec un objet commun. Ce n'ed pastllez, cruytz-moi, que la venu foit la bafe de vo:ie conduite, fi vous n'éiflblilfoz celte bofe même fur un fondement incbrnîiisbie. Souvenez- vous Je ces Indiens qui font porrer le monde fur un grand ék^phant, & puis l'élépb-jnt fur une tor;ue, & quand on Jeur demande fur quoi porte la tortue, ils ne faveat plus que dire.

Je vous coujure de faire quelque attention aux liiCcours de votre amie, & de choifir pour all.r su bonheur une route plus fiire que celle qui nous a fi lor.gtems cgart^s. ]c ne ceflcrai de demander au ciel pour vous & pour moi cette félicité pure , & ne ferai contente qu'après l'a- voir obtenue pour tous les deux. Ah ! fi jamcis nos cœi'rs fe rappellent malgré nous les erreurs de notre jeuncfTe, faifons au moins que le re- tour qu'elles auront produit en autorife le fou- venir, & que nous puilïïons dire avec cet ancien; hélss nous pcriflTons Ci- nous n'cufiions péri !

Ici finifTcnt les fermons de la piècheufe. El. le aura déformais aiTez à faire à fe prêcher elle- même. Adieu , mon airLnbl2 amt , adieu pour toujours ; aiîjfi l'ordonne l'inflexible devoir: Biais croyez que le cœur de Julie ne fait point oublier ce qui lui fut cher.... mon Dieu! que fais -je? .... vous Je verrez trop à l'état de ce papier. Ah! n'efî- il pas permis de s'aitendiir ca difant à fon ami le dernier adieij ?

H s I, o ï s E. jtip

LETTRE XX u

A Rlîlovd Edouard,

Ui, Miîord, il eft vrai; mon ame ert op. prcllée du poids de la vie. Depjis longtems el- le in'efl à charge i j'ai perdu toiic ce qui pou- voie me la rendre cbsre, il ne m'en relie que les ennuis. Mais oa du qu'il ne m'eft pas per* mis d'en dirpoG-r fans Tordre da crlxji qui me Ta donnée. Je Hiis aulli qu'elle vous appartient à plus d'un Utre. Vos foins me l'ont fauviie deux foiî, & vos bienfaits me h conf,'rvent fans cef- fe. je n'en dlipolerai j.iaiais que je ne fois filr de le pouvoir faire fr.ns crime, ni tant qu'il me rcOera la moindre efpiiraijce de la pouvoir etn- p!oy r pour vous.

Vous difiez que je vous étoîs céciflaire j po irq !oi me trompiez vous? Depuis que nous .fotaait;^ à Londres , loin q'Je vous fongiez à nvoccuper de vous , vous ne vous occupez que ^e moi. 'Que vous prenez de foins fuperflus! Miiord , vous le favez , je hais le crime enco- re pKis que la vie; j'adore l'i^tre écernel ; je ;ou<; dois tout, je vous aime, je ne tiens qu'à vous fur la terre; l'amitié, le devoir y peuvent enchtiînfr un infortuné; des prétextes & ùi:s fo- fliifmes ne l'y retiendront point. Eclairez mj raifoQ , pailez à moa cœur; je fuis pist à vcus

E2« La Nouvelle

«iiendre '. mai« fouverez vous que ce n'eft point le déferpoir qu'on abufe.

Vous voulez qu'on raifonne: bien raifon- flon?. Vous voulez qu'on proportionne la déli- bu^ration à Pimponance de la queflion qu'on a- gite , j'y confens. Cherchons la vérité paifible- mcnt, tranquillement. Difcuions la propofition génvirale comme s'il s'agiiToit d'un autre. Ro- beck fit l'apologie de la mort volontaire avan: de fe la donner. Je ne veux pas faite un livre à fou exemple & je ne fuis pas fort coûtent du fien; mais j'efpere imiter fon fang- froid dans cette difcufîîon.

j'ai longtems médité fur ce grave fu.'et. Vous devez le favoir, car vous connoilTez mon fort & je vis encore. Plus j'y réfléchis, plus je trou- ve que la queflion fe réduit à cette propofMion for.dîmentale. Chercher fon bien & fuir fon mal en ce qui n'offenfe point autrui , c'efl le droit de la nature. QunnJ notre vie eft un mal po'jr nous & n'tft un bien pour perfonne , il ert donc p^^rniis de s'en délivrer. S'il y a dons le inonde une maiime évidente & certaine, je pen' fe qu» c'ert celle- , & fi l'on veooit à bout de la renverfer, il n'y a point d'aélion humaine dont on ne pût faire un crime.

Que difent là-deffus nos fophifies? Premiè- rement ils regarv'eni la vie comme une chofe qui n'eft pas à nous, parce qu'elle nous a é.é donnée i mais c'eft précifément parce qu'elle

nous

II E L O ï s li. 121

BOUS a été donnée qu'elle eft à nous. Dieu ne leur a-t«il pas donné deux bras? Cepen- danc quind ils craignent la gangrené ils s' n fonc couper un, & tous les deux, s'il le faut. La parité ett exsfle pour qui croie rimaiortalité de i'amej car fi je facrifie mon bras à la confer- vaiion d'une chofe plus précieufe qui e(l mon corps, je facrilîe mon corpj à la confervation d'une chofe plus précieufe qui eft mon bien-êcre. Si tous les dons que le ciel nous a faits fonc naturellement des biens pour nous , ils ne font que trop fujets à changer de nature, & il y a- jouta la raifon pour nous apprendre h les difcer- ner. Si cette règle ne nous autorifoit pas à choi- flr les uns & rejet ter les autres » quel ferolc Ton ufage parmi les hommes ?

Cette objeéllon fi peu folide, ils la retour- nent de milles manière?. Ils regardent Thomma vivant fur la terre comme un fokiat mis en fac- tion. Dieu, difent-ils, t'a placé dans ce mon- de, pourquoi en fors «tu fans fon congé? Mais toi-mêtne, il t'a placé dans ta ville, pourquoi en fors - tu fans fon congé ? Le congé n'eft il pas dans le mal ' être ? En quelque lieu qu'il me pla- ce, foit dans un corps, fbit dans un pays, c'eft pour y refter autant que j'y fuis bien, & pouc en fortir dès que j'y fuis mal. Voilà la voix de la nature & la voix de Dieu. Il faut attendre l'ordre, j'en conviens; mais quand je meurs naturellement, Dieu ne m'ordonne pas de quittée

Tome //. Partie lil. F

122 La Nouvelle

la vie, il rae Tôte : c'eR en me la rendant in- lupporisble qu'il m'ordonne de la quitter. Dans le prcmitr cas, je réfifte de toute ma force , dans le fécond j'ai le mérite d'obéir.

Concevez- votis qu'il y ait der gens sfTez in- juftes pour taxer la mort volontaire de rébellion contre la providence, comme fl l'on vouîoit fe fouftraire à re$ loix ? Ce n'tft point pour s'y fouflraire qu'on ceffe de vivre, c'cU pour les exécuter. Quoi! Dieu n'a -t- il de pouvoir que fur mon corps? Eft- il quelque lieu dans Tuni- ▼ers quelque être exiftant ne foi: pas fous fa ffain, & agira -t* il moins immédiiateinent fur moi , quand ma fubftance épurée fera plus une , & plus femblable à la fienne ? Non , fa juftice & fa bonté font mon efpoir, & 0 je croyois que la mort pût me fouflraire à fa puiflance, ne voudroîs plus mourir.

C*eft un des fophiftaes du Phédôn , rempli d'ailleurs de vérités fublimes. Si ton efclave fe tuoit, dit Socrate à Cebés, ne le punirois-tu pas, s'il t'étoit poflible, pour l'avoir injufie' tt«nt privé de ton bien? Bon Socrate , que BOUS dites vous? N'appartient on plus à Dieu quand on eft mort? Ce n'eft point cela du tout , tuais il falloît dire : fi tu charges ton ef* clave d'un vêtement qui le gène dans le feiviwj Ce qu'il te doit, le puniras -tu d'avoir quité cet! habit pour mitux faire fon fervice? Ln grandéj ttreuî eft de donner trop d'importance à la vie i|

Il E L O ï s E, Î23

comme fi notre ère en dépendoit, & qu'après la mort on ne fût plus rien. Notre vie n'eft rien aux yeux de Dieu ; elle n'eQ rien aux yeux de la raifon , elle ne doit rien éire aux nô:res , & quand nous UilTons notre corps, nous ne fai> fons que pofer un véteinsnc iucoînraode. Efl* ce la peine d'en faire un fi grand bruit? MilorJ, ces déclatnateurs ne font point de bonne foi. Abfurdes & cruels dans leurs raifonnemens , ils aggravent le prétendu crime comme fi l'o.i s'ô- toit résidence, & le puniflenc, comme fi l'on exiftoit toujours.

Quant au Phéion qui leur a fourni le feul argument fpécieux qu'ils aient jamais employ^^, cette queflion n'y eft traitée que très - légèrement & comme en pafTaat, Socrate condamné par ua jugement inique à perdre la vie dans quelques heures , n'avoit pas befoin d'examiner bien aiten- tivement s'il lui éioit permis d'en difpofer. Ea fuppofant qu'il ait tenu réellement les difcourg que Platon lui fait tenir, croyez -moi, Miiord, il les eût médités avec plus de foia daiîs l!ocoa- fion de les mettre en pratique: & la preuve qu'oa ne peut tirer de cet immortel ouvrage aucune bonne objeâion contre le droit de difpofer de fa propre vie, c'eft que Caton le lut par dtux fois lout entier, la nuit môme qu'il quita la terre.

Ces mêmes fophides demandent fi jamais la vie peut êire un mai ? En confidéiant cetie fou- le d'erreurs, de tourmens & de vices duni «lié F 2

J24 La Nouvelle

fO remplie, on ferolt bien plus ten;d de dû» mander fi jamais elle fut un bien ? Le crime af. fiege n.ns cefl'e l'homme le plus vertueux; cha- que inflani qu'il vit , il efi prêt â devenir la proje du méchant ou méchant lui-même. Com- battre & foLfiiir, voilà fon fort dans ce monde; niai faire & fotffiir , vo'là celui du malhonnête Aomme. Dnns tout le rtfte ils diffacnt entre eux, ils n'ont rien en commun que les miferes de la vie. S'il vous ïalloit des autorités & des faits, je vous ciierois des oracles , des ré- pcnles de fages , des aftes de venu récompen- fés par la mort. LaifTons tout cela , Milord; ç'eft à vous que je parle, & je vous demande quelle eft ici bas la principale occupation du fa. ge, fi ce n'efl de fe concentrer, pour ainfi di- re , au fond de fpn ame , & de s'tfforcer d'être mort durant fa -je? Le feul tnoyen qu'ait trou-^ la raifon pour nous foufliaire aux maux de J'humanité, n'tft il pas de nous détacher des çbjeis lerreflres & de tout ce qu'il y a de inci» tel en nous , de cous recueillir au dedans de Dous- n)ême, de nous élever aux fublimes con» leirpiations î & fi nos pafïïons & nos erreurs font nos Inforii,nes, avec quelle ardeur devon nous foupirer après un éiat qui nous délivre des unes & des autres /* Que font ces hommes fen* jyels qui multiplie ni fi inJifcreitemeni leurs dou- ieurs psr leurs volupiésy Jis înéannflènt pour Uinfi dire l§ur cxiiltnge à force de l'étendre fur

H E L O ï 9 E, 125

la terre; îls aggravent \i poids de leurs chaîaes par le no:nbre de leurs atiachemens; ils n'ont point de jouiiTances qui ne leur préparenr mille ameres privations: plus ils fentent &. plus ils fouffrent: plus ils s'enfonceui dans ia yîe» & plus ils font malheureux.

Mais qu'en généra! ce foit fi Ton veut wfï bien pour l'homnie de ramper trillemenc fur U terre, j'y confens: je ne prétends pas que cou? le genre humain doive s'imTioler d'un coiTiTiua accord, ni faire un vade lorabeaa du motuieé Il eft , il eil des infortunés trop privilégiés p-oiir fuivre ia route comauina, & pour qui le déài* poir & les atneres doaieurs font le paffepori de la nature. C'eft à ceux qu'il feroic aulli infcn. de croire que leur vie efl un bien, qu'il éioit au Sophifte Poffidunius touroiencé de ia goutte de nier qu'elle fût ua mal. Tant qu'il nous elt bon de vivre nous le defirons fortement, & il n'y a que le fentiinent des maux extrêmes qui puilTe vaincre en nous ce defir: car nous avons tous reçu de la nature une très -grande horreur de la mort, & cette horreur déguife à nos yeux les miferes de la condition humaine. On fup- porte Icngtems une vie pénible & douloureul'e avant de fe refondre à la quiter; mais quand une fois l'ennui de vivre l'emporte fur l'horreur de mourir, alors la vie efl évidemment un gtand mal, & l'on ne peut s'en délivrer trop tôt. Ain- fi, quoiqu'on ne puilï'e exactement afljgner le F 3

l2^ La Noutelle

poînt elle ctflè d'ê:re un bien, on fait très. ceiiaineiEent au moins qu'elle eft un mal loiig- tcms avsnt de nous le paroître, & chez tout hoiiime Tvinfé le droit d'y reiioncei en précède Sc'i'jours de bt'aucoup la tentation.

Ce n'ell pas te ut: sprès avoir nié que la vie piiifle éire un mal, pour nous ôter le droit de nous en défaire j ils difent enfuite qu'elle efl un irai, peur nous reprocher de ne la pouvoir en* duitr. Selon eux c'eft une lâcheté de fe fouftrai- xe à ft's douleurs & à Ces peines , & il n'y a ja* mais que des poltrons qui fe donnent la mort. ORome, conquérante du monde, quelle trou- pe de poltrons t'en donna reinpirej Qu'Arrie, Eponine, Lucrèce foient dans le nombre, el- les é:oient femmes. Hîais IJrutus , mais Caiîîus , & toi qui panageois avec les Dieux les refpefts de la terre étonnée, grand & divin Caion, toi dont rimage sugufte & facrée animoii les Ro- mains d'un faint zèle & ftilbit frémit les ly- rsny, tes fiers admirateurs ne penfoient pas qu'en jour dans le coin poudreux d'un collège, de vils rhéteurs prouveroieiu que tu ne fus qu'on li:be, pour avoir refufé au crime heureux rhommsge cie la venu dans les fers. Force & grandeur des écrivains modernes , que vous êtes fublimes , & qu'ils font intrépides la plume à la main! Mais dites moi , brave & vaillant héros qui vous fau» vez coursgeufement d'un combat pour fup- porter plus loiigtcms la peine de vivre? quand

H E L 0 ï S E, ^2

un tifoa brûlant vien: à tomber fur cette élo- quence mîia, pourquji U retirez: - vous û vi- te? Qaoil vous avez la l^cheié de n'ofer foy;- tenir l'ardeur du feu! Rieu, dites vous ; m'oblige à fupporter le lifon \ & moi .. qui m'o- blige à fupporter la vie? La génefatioa d'ua homme a- elle coûté pKis à la pravideaj'e qjs celle d'un fétu, sS: l'une & l'autre ii'eil-elle pss également fort ouvuge?

Sms doa:e , il y a di,^ courage à fjuffcir a- vec confiance les maux qu'où ne peut éviiefî mais il n'y a qu' ui iuienfé qui foullre voloniat» rem:nc ctux dont il peut s'exempter fans mil faire, & c'eft fouveut ua tr^s- grand mal d'eti'' dur^r un mal fans nL^cefiîcé. Celui qai ne fait pas fe délivrer d'une vie douloureufe par une promp- te moïc relleaible à ccIl! qui aime mieux kiùer envenimer une playe q.e de la livrer au fer Sa- lutaire d'u 1 chirurgien. Viens, refpedable Pa» rifot , {h) coupe- moi cette jambe qui me feioiî périr. Jj te verrai faire fans fourciller, & me lailTerai traiter de lâche par le brave qui voit iomb€r la fieone en pourriture faute d'ofer fou- tenir la même opération.

j'avoue qu'il eft des devoirs envers autrui , qui ne permettent pas à tout homme de difpo- ftt de lui-même, mais ea revanche combien

(/O Chirurgien de Lyon , homme d'bonncur , bon ci- toyen, a'Ui ieiui;e èc giné.cux, iié^lifté, mais non [■!■** cul)llé lie tel qui fut lionorii de lès oiciitaits.

F 4

128 La Nouvelle

en eft il qui Tordonnenc? Qu'un msgîflrat à qtii tient le falut de la patrie-, qu'un père de famille qui doit la fubfiflance à fesenfaes, qu'un débiteur infolvable qui ruineroit fes créanciers, fo dévouent à leur devoir quoi qu'il arrive ; que inlle aiiires relations civiles & domefliques for- cent un honnête homme infortuné de fupporter le Eialhcur de vivre, pour éviter le malheur plus jjrsad d'C'tre injufie, eft - il permis, pour cela, dans des cas tout différens , de conferver aux dépens d'une foule de miférables une vie qui n'eft utile qu'à celui qui n'ofe mourir? Tue- moi, mon enfant, dit le Sauvage décrépit à fon fils qui le porte & fléchit fous le poids ; les enne- luis Tunt la ; va combattre avec tes frères, va fauver tes enfans , & n'expofe pas tcui ptre à tomber vif eniie les mains de ceux donc il irian* gea les parens. Quand la faim, les maux, la mi» feïQf ennemis domeftiques pires que les fauva- gts, permeuroient à un maiheureux efiropié de confouimer dans fon lit le pain d'une famille qui peut à peine tn gagner pour ellej celui qui ne lient h rien , celui que le Ciel réduit à vivre feul fur la itrre, celui dont la malheureufi exif. lence ne peut produire aucun bien , pourquoi n'auroit» il pas au moins le droit de quitter un féjour fes plaintes font importunes & fes maux fans utilité?

Pelez ces confidérations, Milord; ra/Temblez toutes cci raifons & vous trouverez qu'elles fe

ré-

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réduifeiu au plus fimple des droits de la na» ture qu'un homme feufé ne mit jamais en quef- tion. En effet, pourquoi feroit-il permis de fe guérir de la goutte & non de la vie? L'une & l'autre ne nous vient -el!e pas de la même main? S'il eft pénible de mourir, qu'eft-ce à dire? Les drogues font elles piaifir à prendre? Com- bien de gens préfèrent la mor: à la médecine? Preuve que la nature répugi>e à l'une & à l'au- tre. Qu'on me montre donc comment il efl plus permis de fe délivrer d'un mal paiïager en fa-'- fent des remèdes, que d'un mal incurable en afôtant la vie, & comment on eft moins cou,*. a* ble d'ufer de quinquina pour ia fièvre que d'o- pium pour la pierre ? Si nous regardons à l'ob- jet , l'un & l'autre eft de nous délivrer du mal- é- tre; fi nous regardons au moyen, l'un & l'autre eft également naturel; fi nous regardons à la ré- pugnance, il y en a également des deux côtés î fi nous regardons à la volonté du makre, quel mnl veut -on combattre qu'il ne nous ait pas en- voyé? A quelle douleur veut- on fs foufîrairô qui ne nous vienne pas de fa main? Quelle eft la home finit fa puiflance, & Ton peut lé- gitimement réfifier? Ne nous eft- il donc permia de changer l'état d'aucune choie , parce que tout ce qui eft, eft comme il l'a voulu? Faut il ne rien faire en ce monde de peur d'enfreindre fes k>ix , & quoi que nous faiïîons pouvons nous ja* mais ks enfreindre? Non . Milord, la vocatioo àe ^ 5 .

Î30 La Nouvelle

Tbomme eft plus grande & plus noble. Dieu nfr î'a point animé pour refter immobile dans un quiétifme éternel. Mais il lui a donné la liber- té pour faire le bien , la coufcience pour le vouloir, & la raifon pour le choifir. Il Ta conflitué feul juge de fes propres a(5lions. Il a écrit dans fon cœur, fais ce qui t'eft falutaire & n'eft nuifible à perfonne. Si je fens qu'il m'eft bon de mourir, je réiilîe à fon ordre en m'o» piniàtrant à vivre, car en me rendant la mort deflrable , il me prefcrit de la chercher.

Ecmflon, j'en appelle à votre fagefîe & à votre candeur; quelles maximes plus certaine* la raifon peur. elle déduire de la Religion fur !a mc-rt vclontaire? Si les Chrétiens en ont établi d'oppofc'es , ils ne les ont tirées ni des principes de leur Religion , ni de fa règle uni- que, qui eft l'Ecriture, mais feulement des phiiofophes payens. Laâance & Auguflin, qui les premiers avancèrent cette nouvelle doctrine dont Jéfus-Cbrift ni les Apôtres n'avoient pas dit un mot , ne s'appuyèrent que fur le raifon» remeni du Phédon que j'ai déjà combaiiu ; de ibrte que les fidelles qui croyent fuivre en cela Tsutorité de fEvangile , ne fuivent que celle de Platon. En effet, verra- 1- on dans la Bible entière une loi contre le fuicide, ou même une iîmple improbaiion; &n'efl-il pas bien étrange que dans les exemples des gens qui fe font dooflés la mort, on n'y trouve pas ua

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feul mot de b!âme contre aucon de ces exem" pies ? Il y a plus, celui de Sr.mfon eft autori- par un prodige qui le venge de Tes ennemis. Ce miracle fe feroit-i! fait pour jufliâer un crime, & cet homme qui perdit fa force pour s*êire laifi'é féduire par une ftmme, l'eiit-ilre* couvre'e pour commettre un forltit authenti- que, comme fi Dieu lui-même eût voulu iroji- per les hommes ?

Tu ne tueras point, dît le Décalogue. Qce s*enfuit «il de ? Si ce commandement doit é- ife pris à la lettre, il ne faut tuer ni les mal- feiteurs ni les ei^nemis; & Moyfe qtji fit tant mourir de gci^s entendoit fort mal fon propre précepte. S'il y n que!-iu8' exceptions, la pre« miere e;! certainement en faveur de la mort vo- lontaire, parce qu'elle eft exemp.e de violence & d'injurtice ; les deux feules ccniidérations qui puilTent rendre l'homicide criinirel, & que la nature y a mis, d'ailleurs, un fufEfant ob* flacle.

Mais, difent-îls encore , fouîTi-ez patiem- ment les maux que Dieu vous envoyé; faites- vous un méiJte de vos peine?. Appliquer ainfl les maximes du Chridianifme, que c'eft mal en faifir Pefprit! L'homme eft fajet à milie maux, fa vie efl: un lifTu de miferes , & il ue feroble naître que pour fouffrir. De ces maux , ceux qu'il peut dvitcr , la raifon veut qu'il les e'wite, & la Religion , qui n'efl jamais couirsire à U F ô

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raifon, l'approuve. Mais que leur fomrae eft petite auprès de ceux qu'il eft forcé de fouC- frir malgré lui! Ceft de ceux-ci qu'un Dieu cléaent permet aux hommes de fe faire un mé- rite ; il accepte en hommage volontaire le tri- but forcé qu'il nous impofe, & marque au pro- fit de l'autre vie la réfignation dans celle-ci. La véritable pénitence de rhomme lui eu impo» fée psr la nature ; s'il endure patiemment tout ce qu'il eft contraint d'endurer, il a fait à cet égard tout ce que Dieu lui demande , & fi quel- qu'un montre alTez d'orgueil pour vouloir faire «iaçauiage, c'eft un fou qu'il faut enfermer, ou vn fourbe qu'il faut punir. Fuyons donc fans fcrupuls tous les maux que nous pouvons fuir » il no noos en reftera que trop à fouffiir enco- re. Délivrons» nous fans remords delà vie mè- ne, .uffiijw qu'elle tft un mal pour nous; puif* qu'il dtpend de no«s de ie faire, & qu'en cela mous n'ofienfons ni Dieu ni les hommes. S'il faut un facrifice à l'Etre Suprême, n'eft- ce rien que de mourir? Offrons à Dieu la mon qu'il cous impofe pat la voix de la raifon, & vt'ifons paifiblement dans fon fein notre a.me qu'il rP'kniamie.

Tels font les prt'ceptes généraux que le bon feos dift-i à fOLs Jts hommes & que la Religion auiotife Çf), Revenons à nous- Vous avez dai-

(iy L't'trancc lettre pour !a déiiliérn'ion don il s'rgit t £.ïu&iiue-t ou li i^ailib.cii^cn; lui uni- q.u<>Uioiipaicill&} qiiand

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gné m'ouvrîr votre cœur; je connois vos per- nes ; vous ne foiffrez pas moins que moi j vos Bîaux font fans remède, ainfi que les miens, & d'autant plus fans remède que les loijj de l'hon- ceur font plus immuables que celles de la for- tune. Vous les fupponez , je l'avoue , avec fermeté. La vertu vous foutient; un pas de plus , elle vous d(^gage. Vous me prtflsz de fouffijr: Milord, j'ofe vo\is prefler de terminer vos foufFrauces , & je vous laLffe à juger qui de nous eft le plus cher à l'autre.

Que tardons» lîous à faire un pas qu'il faut toujours faire? Attendrons- nous que la vieil- lefie & les ans nous arrachent baffemeni à la vie après nous en avoir ùié les charmes, & que nous traînions, avec eiFort, ignominie & douleur, uo corps infirme & calTé F Nous fomm^s

on l'examine pour foi? La lettre eft -elle fabriquée, ou Fauteur ne veut -il qu'ûcre réfuté? Ce qui peuc lenir en doute, c'eft i\xtuaple de Robeck qu'il cite, 6c qui lèuible autorifcr le ficn. Robtck uciibéia li poiémenc qu'il eut la patience de faire un livre , un gros livre , bien lorg , bien pefant , bien froid, & quand il eut établi, felun lui , qu'il dtoit permis de fc doiiiier la inoit , il fe la denna avec la même tranquillisé. Défions- nous ûe» pré- juges de (iecle & de nation, t^jand ce n'eil pas la mode de fe tuer , on n'imagine que des enraaés q.ii fe tiienc j tous les ades de courage Ibnt autant de cninr^'ti^s pour les aines foibles ; chacun ne juge des autres que par liji. Cependant combien n'jvuns - nous pas d'esein.iles attef- tés d'hommes fages en tout autie point, qui, fans re- mords, fans fureur, fans défefpoir, renoncent à la vie uniquement parce qu'elle leur eli; à charge, CSi msurent pUis traniiuilltmciic qu'ils n'ont vécu?

134 La Nouvelle

dans Viigi la vigueur de l'a me la dégage aî- fément de fes entraves , & l'homme fait en- core mourir; plus tard il fe laifle en gémilTant arracher la vie. Profitons d'un tems l'ennui de vivre nous rend la mort defirable ; crai- gnons qu'elle ne vienne avec Ces horreurs su moment nous n'en voudrons plus. Je m'en fouviens, il fut un infiant je ne demandois qu'une heure au ciel , & je ferois mort déf» efpéré fi je ne l'euiTe obtenue. Ah! qu'on a de peine à brifer les rceuds qui lient nos cœurs à la terre, & qu'il efl fage de la quitter auffi- tôt qu'ils font rompus ! Je le fens , Milord , nous fommes dignes tous deux d'une habitation plus pure; la vertu nous la montre, & le fort nous invite à la chercher. Que l'amitié qui nous joint nom unilTe encore à notre dernière heu- re. O quelle volupté pour deux vrais amis de finir leurs jours volontatremcnt dans les bras Tun de l'autre, de confondre leurs derniers fou- pirs, d'ejkhaler à la fois les deux moitiés de leur amt! Quelle douleur, quel regret peut empoi- fonner leurs derniers inflans ? Que quitent-ils en fonant du monde ? Ils s'eo vont enfec.bie i ils ne quitent rien.

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LETTRE XXII.

Réponfe*

J EuNB homme, un aveug'e iranfport t'éga- re; fois plus difcret; ne confeille point en de» mandant confeil. J'ai connu d'autres maux qua l's tiens. J'ai l'ame ferme; je fuis Anglois, je fais mourir; car je fais vivre, fouffrir en homme. J'ai vu la mort de près , & la regar» de avec trop d'indifférence pour Taller ch;r» c'i3r. Parlons de toi.

Il eft vrai , tu m'e'roîs nécelTaire : mon ame avoir befoin de la tienne; tes foins pouvoient m'é;re utiles ; ta raifon pouvoit m'éclairer dans la plus importante affaire de ma vie; fi je ne m'en fers point, à qui t'en prends- tu? eft- elle ? qu'eft elle devenue ? Que peux - tu faire ? A quoi es- tu bon dans l'état te voilà? Quels fervices puis -je efpérer de toi? Une douleur infenfée te reud ftupide & ioipitoyable. Tu n'es pas un horaire; tu n'es rien; & fi je ne regardols à ce que tu peux être , tel que tu es je ne vois rien dans le monde au deffous de toi.

Je n'en veux pour preuve qua ta Lettre mê- me. Autrefois je trouvois en toi du fens, de !a vérité. Tes fentimens étoient droits , ta penfois jufle, & je ne t'aimois pas feulement par goût, mais par choix, comme ua moyea de

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plus pour moi de cultiver la fageffe. Qu'ai -je trouvé maintenant dans les raifonnemens de cette Lettre dont tu parois fi cçntent ? Un niiférable & perpétuel fophifaje qui dans l'éga- remcnt de la raifon marque celui de ton cœur, & que je ne daignerois pas même relever Ci je n'avois pitié de ton délire.

Pour renverfer tout cela d'un mot , je ne veux te demander qu'une Teule chofe. Toi quî crois Dieu exilbnt, l'ame immonelle, Scia li- berté de Thomme, tu ne penfes pas , fans doute , qu'un être intelligent reçoive un corps & foit placé fur la terre au hazard, feulement poar vivre, foufrir & mourir? 11 y a bien, peut-être, à la vie humaine un but, une fin, un objet moral? Je te prie de me repondre clairement fur ce point \ après quoi nous re- prendrons pied à pied ta Lettre, & tu rougiras de ravoir écrite.

M-djjs laiflbns les maximes générales , dont on fî\it fouvent beaucoup de bruit fans jamais en Culyie aucune; cai; il fe trouve toujours dans rapplication quelque conjiiion particu- lière, qui ch;:nge tellement l'état de? chofes que chacun fe croît difpcnfé d'obtïr à la règle qu'il prefcrit aux autres , & l'on fait bien que tout homme qui pofe des maximes générales , entend qu'elles obligent tout le monde, excep* lui. Encore un coup, parlons de toi,

H l'eft donc permis, félon- toi, de ceiTer

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de vivre ? La preuve en eft finguliere \ c'efi que tu as envie de mourir. Voilà certes un ar- gument fort commode pour les fcélérats: Us doi- vent t'ôire bien obligés des armes que tu leur fournis; il n'y aura plus de forfaits qu'ils ne juflifient par la tentation de les commettre, & dès que la violence de la pafïïon l'emportera fur l'horreur du crime, dans le defir de mal faire ils en trouveront aufli le droit.

Il l'eft donc permis de cefler de vivre? Je voudrois bien favoir fi tu as commencé? Quoi! fus- tu placé fur la terre pour n'y rien faire? Le ciel ne t'imfofa- 1- il point avec la vie une lâche pour la remplir? Si tu as fait ta journée avant le foir, repofe-toi le relie du jour, tu le paux 5 mais voyons ton ouvrage. Quelle rèponfe tiens- tu prête au Jug« Suprême qui te ddoaandera compte de ton lem»? Parle, que lui diras tu? J'ai féduit une fiile honnéie. J'abandonne un a- mi dans Tes chagrins. JMalheuieux! trouve- moi ce jufle qui fe vante d'avoir allez vécu|> que j'apprenne de lui comment il faut avoir porté la vie pour être en droit de la quitter.

Tu comptes les maux de l'humanité. Tu ne rougis pas d'épuifer des lieux co;nmuns cent fois rebattus, & tu dis, la vie e(l un mal. Mais,' regarde , cherche dans l'ordre des chofes , fi tu y trouves quelques biens qui ne foient point inélés de maux. Eft«ce donc à dire qu'il n'y ait aucuQ bien dans l'univers, & peux -tu coafon*

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dre ce qui eft mal par fa nature avec ce qui ne fouffre le mal que par accident? Tu l'as dit toi- même, la vie paflive de l'homme n'eft lien, & ce regarde qu'un corps dont il fera bientôt dé- livré i mais fa vie aftive & morale qui doit in*» fluer fur tout fon être, confifte dans l'exercice de fa volonté. La vie eft un mal pour le mé- chact qui p:ofp£re, & un bien pour Thonnéte homme inforiLiié; car ce n'eft pus une modifi- cation pallagere, mais fon rapport avec fon ob- jet qui la rend bonne ou mauvaife. Quelles font enfin ces douleurs fi cruelles qui te forcent de la quiter ? Pcnfcs tu que je n'aye démêlé fous ta feinte impartialité dans le dénombrement des mauA de cette vie ia honte de parler âcs tivt.'s? Crois* noi, n'abscconne pas à le lois toutes tes vertus. Caic*e îu moins ion antienne franchile, ik dis ouyerttmeni à ton aiîji i j'ai perdu feipoir de corrompre une hcnncte femme, me voilà lor- d'êire homme de bien ; j'aime mieux mourir.

Tu l'ennuyés de vivre, & eu dis; la vie eft un mal. Tôt ou tard tu feras coi-folé, & tu di- ras; la vie eft un bien. Tu diras plus vrai fans mieux raifonner: car rien n'aura chargé que toi. Change donc àès aujourd'hui , & puifque ç'eft dans la mauvaife difpofiiion de ton ame qu'eft tout le mal, corrige tes ÉiFce^ions déré- glées , & re brûle pas ta maifon pour n'avoir pas la peine de la ranger.

Je fouSre, me dis* tu; dépend «il de moi de

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le pas foufFcir? D'abord, c'eft changer l'écac de la queftion; car il ne s'agit pas de favoir (i tu foiiffres , mais fi c'eft un mal pour toi de vi- vre. Paffons. Tu fouflfres , lu dois chercher à ne plus foufFrir. Voyons s'il eft befoiu de mou- rir pour cela.

Confidere un moment la progrès niturel des maux de l'ame directement oppofé au progrès des maux du corps, comme les deux fubltau- ces font oppofées par leur nature. Ceux-ci s'iavétereni , s'empirent en vieilHflant & détrui- fent enfin cette machine mortelle. Lc-î autres, au contraire , aUérations externes & paflageres d'un être immortel & funple, s'èiTaceni infen* fibiement & le laiirent dans fa foraie originelle <;jue rien ne fauroit changer. La triîlelie, l'en, nui, les regrets, le délefpoir font des douleurs peu durp>bles, qui ne s'enracinent jamais dans famé, & l'expérience déaieni toujours ce fea- timent d'amenume qui t^ous fût regarder nos peines comme étemelles. Je dirai plus; je ne puis croire que les vices qui nous corrompent TOUS foient plus inhércnj que nos chagrins; non feulement je penfe qu'ils périflent avec le corps qui les occafionne; mais je ne douce pas qu'une plus longue vie ne pût fuffire pour corriger les hommes , & que plufieurs lîecles de jeuneiTe ne nous apprilTent qu'il n'y a tien de msilleur que la venu.

Quoi qu'il en foit, puifque la plupart de nos

14© La Nouvelle

maux phyfiques ne' font qu'augmenter fans ceflè, de violeme> douleurs du corps, quand elles font incurables, peuvent autorifer un homme à dif- pofer de lui : car toutes fes facultés étant alié- nées par la douleur, & le mal éi&nt fans remè- de , il n'a plus l'ufage ni de fa volonté ni de fa raifon ; il ceffe d'être homme avant de mourir , & ne fsit en s'ôtant la vie qu'achever de qui* ter un corps qui rembarfaflé & foo ame li'tQ déjà plus.

Ivïais il n'en eft pas ainfi des douleurs de l'a- me, qui, pour vives qu'elles foient, portent toujours leur remède avec elles. En effet , qu'ert- ce qui rend ' un mal quelconque intolérable ? c'efl fa durée. Les opérations de la chirurgie font communément beaucoup plus cruelles que les foufrances qu'elles guériflent; mais la clou* leur du mal cfl permanente, celle de l'opération pafl'agere, & l'on prétere celle-ci. Qu'efl-ildonc befoin d'opération pour des douleurs qu'éteint leur propre durée , qui feule les rendroit infup* portablos? EU -il laifonnable d'appliquer d'auQi violens remèdes aux maux qui s'ciTacent d'eux- mêmes ? Pour qui fuit cas de la confiance & n'ef- time fes ans que le peu qu'ils valent , de deux moyens de fe délivrer des luémes fuufFrances , lequel doit être préféré de la mort ou du tems ? Attends & in feras guéri. Que demandes - tu davantage?

Ah ! c'eft ce qui redouble mes peines de fon-

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ger qu'elles finiront! Vain fophiffne de la doa- leurl Bon rnoc fans raifon, fans j'ulbfle, & peu: -être fans bonne -foi. Quel abfurde mo:lf de défefpoir que l'efpoir de terminer fa mifere (/^)! Moue en fuppo'ant ce bizarre fentirnent, qui n'aimeroit mieu^ aigrir un moment la douleur préfente par TalTarance de la voir finir, connae on fcarifie une playe poar la faire cicatrirer? & quand la douleur auroit un chanTie qui nous fe- roit aimer à fouffir, s'en priver en s'ôtaiu la vie, n'en:-ce pas faire à rinftant même tout ce qu'on craint de l'avenir ?

Penfez y bien, jeune homme} que font dix, vingt, trente ans pour un être immortel? La peine & le plaifir paffent comme une ombre i la vie s'écoule en un inftant; elle n'cft rien par elle-même, fon prix dépend de fon emploi. Le bien feul qu'on a fait demeure, & c\ft par lui qu'elle efl quelque chofe.

Ne dis donc plus que c'eft un mal pour toi de vivre, puifqu'il dépend de toi ftul que ce foit un bien , & que fi c'eft un mal d'avoir vé- cu , c'tft une raifon de plus pour vivre encore. Ne dis pas , non plus , qu'il l'eft permis de mou- rir} car autant vaudroit dire qu'il t'eft permis

(/t) Non, Mi'orJ, on ne termine pas ainfi fa mifere , on y met le comble i on rompe ie.*- derniers nœuds qui nous attachoienc au bonheur. En regrettant ce qui nous fut cher , ou tient encore à l'objet de fa doukur par fa douleur nié me , & cet eut eft moias iifficux que de r.e Ignir plus à rien.

i^i L A N 0 U V E L L E

de n'être pas homme, qu'il t'cft permis de te té* voiler contre Paufcur de ton êcre, & de trom* per ta d^flinaiion. Mais en ajoutant que ta tnort «e fpit de niai à perfonne , fonges-tu que c\ft à ton smi que tu Tofes dirt?

Ta morr ne fait de mal à perfonne? J'en* tends! mourir à nos dépens ne t'importe guè- re, tu couipies pour rien nos regrets. Je ne te psrle plus des droits de Taminé que tu mépri- fes; n'en cil «il point de plus chers encore (/) qui t'obligent à te conferver ? S'il efl: une per- fonne au monde qui t'ait alTcz aimé pour ne vou» loir pas te furvivre, & à qui ton bonheur man- que pour être heureufe, penfestu ne lui rien devoir? Tes funeftes projets exécutés ne trou^ bleront-ils point la paix d'une ame rendue avec tant de peine à fa prenîiere innocence ? Ne crains -tu point de rouvrir dsns ce cœur trop ten» die des bleflures mal refermées? Ne crains «ta point que ta perte n'en entraîne une autre en- core plrs cruelle, en étant au monde & à la vertu leur plus d'gne ornement? & fi elle te furvit, ne crains» tu point d'exciter dahs foa fein le remords, plus pefant à fupporter que la Vie? Ingrat ami, a-ff.^ni fans délicatclTe, feras- tu toujours ccci'.pé de toi-même! Ne fongeraa" tu jaiEais qu'à tes peines ! N'es tu point fcn-

(0 Des droits jiluj cl ers eue ceux deratnit'é? Et c'eft -on Isge qui ie djt I ISJàis ce piiîtendu ftge étcit an;ow- icux lui iL£nie.

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fible au bonheur da ce qui te fut cher? & ne faurois-cu vivre pour celle qui voulut mourir avec toi?

Tu parles des devoirs du magldrat & du pa- re de famille , & parce qu'ils ne te (ont pas impofés; tu te crois alTranchi de tout. Et la fociéié à qui tu dois ta confervaiioa , tes ta* lens , tes lumières , la patrie à qui tu appar- tiens ) les malhtiureux qui ont befoini de toi , ne leur dois -tu rien? O l'exaift dénombrement que tu fais! parmi les devoirs que tu comptes, lu n'oublies que ceux d'homme & de citoyea. efl ce vertueux patriote qui refufe de ven- dre fon fang à un prince étranger , parce qu'il ne doit le verfer que pour fon pays, & qui veut maintenant le répandre en défefoéré contre l'exprefle défenfe des loix? Les loix, les loix. Jeune «homme! le fage îss méprife-t« il ? Socrate innocent , par refpefl pour elles He voulut pas fortir de prifon. Tu ne balances point à les violer pour fortir injufteraent de la Vie, & tu detnandi3s ; quel mal fais- je?

Tu veux l'autorifer par des exemples. Tu m'ofes nommer des Romains! Toi, des Ro« înains ! Il t'appartient bien d'ofer prononcer tes noms illuftres ! Dis -moi, Brutus mourut -ri en amant défefpéré, & Caton déchira- 1- il fes .entrailles pour fa rnsîtrene? Homme petit & Toible, qu'y a - 1- il tntre Caton & toi ? Montre- mci la oiefure commune de cette ame fublime-Sc

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de la tienne. TéiTidraire, ah Mais- toi I Je crains de profaner fon nom par fon apologie. A ce nom faint & augulle, tout ami de la venu doit mettre le iront dans la poudiere, & honorer en filence la inéraoiie du plus granJ des hommes.

Que tes exemples font mal choifis , & que tu juges bademcnt des Romains, fi tu pjnfes qu'ils fe crulTent en droit de s'ôter la vie auiïï - tôt qu'elle leur étoit à charge ! Regarde les beaux tems de la République, & cherche fi tu y ver- ras un feul Citoyen vertueux fe délivrer ainlî du poids de fes devoirs, même après les plus cruelles infortunes. Regulus retournant à Car- ihage, prévint- il par fa mort les tourmens qui l'aitendoient ? Que n'eût point donné Pofthu- mius pour que cette refiburce lui fiit permife aux Fourches Caudines? Quel effort de cou- rage le Sénat même n'admira- 1- il pas dans le Conful Varron pour avoir pu furvivre à fa dé- faite? Par quelle raifon tant de Généraux fe lailTerent- ils volontairement livrer aux ennemis, eux à qui l*ignominie écoit fi cruelle, & à qui il en coûtoii fi peu de mourir? Cefl qu'ils dé- voient à la patrie leur ftng, letr vie & leurs der- niers foupirs , & que la honte ni ks revers ne les pouvoitni détourner de ce devoir facré. Mais qusnd les Loix furent anéanties & que l'E- tat fut en proye à des Tyrans, les Citoyens re- prirent leur liberté naturelle & leurs droits fur £ux- mêmes. Quand Rome ne fut plus, il fut

per-

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permis à des Romains de cefler d'être; ils a. voient rempli leurs fondions fur ia terre , ils n'avoient plus de patrie , ils étoient en droic de difpofer d'eux, & de fe rendre à eux-raêoies ia liberté qu'ils ne pouvoient plus renilre à leur pays. Après avoir employé leur vie a fervii Ro- me expirante & à combattre pour les Loix , ils moururent vertueux & granJs comms ils avoieot vé:u, t& leur mort fur encore un tribut à U gloire du nom Romain , afin qu'oa ne vît dans aucun d'eux le fpedlîcle indigne des vrais Ci- toyens fervant uo ufurpàteur.

Mais toi, qui es -tu? Qu'as* tu fait? Crois-ta t'excufer fur ton obfcurité? Ta foiblefTe t'exemp- te- t- elle de tes devoirs, & pour n'avoir ni cliîrge ni rang dans ta patrie, en es- tu moins fournis i fes loix ? Il te fied bien d'ofer parler de mou- rir, tandis que tu dois l'ufage de ta vie à tes fera- blables! Apprends qu'une mort telle que tu la médites eft honteufe & furtive. C'eft un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rends- lui ce qu'il a fait pour toi. Mais je ne tiens à rien? Je fuis inutile au monde? Philofopbe d'un jour 1 Ignores tu que tu ne faurois faire un pa» fur la terre fans y trouver quelque devoir i remplir, & que tout homme eft utile à Thuma- nité , par cela feul qu'il exifte ?

Ecoute- moi, jeune infenfé; tu m*es cher* j'ai pitié de tes erreurs. S'il te refte au fond du cœur le moindre fentimt'nt de vertu, viens quo

Tome IL Patiie /IL G

14I La Nouvelle

je t'apprenne à simer la vie. Chaque fois que tu feras tenté d'en fortir, dis en toi-même: Que je i'sÇfe ercore une bonne aâion avant que de trourir." Puis va chercher quelque indigent à fecoiirir , quelque infortuné à confo- 1er, quelque oppriiBé à défendre. Rapproche de moi les mabeurcux que mon abord intimi» de; ne crains d'tbufcr ni de ma bourfe ni de iron crédit: prends, épuife mes biens, fais- moi riche. Si cette confldéraiion te retient aujour- d'hui, elle te retiendra encore demain, apiès- demain, toute ta vie. Si elle ne te relient pas; meurs, tu n'es qu'un méchant.

LETTRE XXIII. De Miîord Edouard,

J E ne pourrai , mon cher , vous embrafTer au» 1 jourd'hui, comme je l'avois efpéré, & l'on me I retiei3t encore pour deux jours à Kenfington. i Le train de la cour eft qu'on y travaille beau coup fans rien faire, & que toutes les affaire s'y fuccedent fans s'achever. Celle qui m'artêii. ici depuis huit jours ne demandoit pas deus heures; mais comme la plus imponsnie f.ffàirii des IVliniflres eft d'avoir toujours l'air affairé, ils perdent plus de tems à me remettre qu'iL n'tn auroient mis à m'eipédier. IVIon impatien- ce un peu iiop vifible n'abrige pas ces délais.

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Vous favez que la cour ne me convient gueres; elle in'eft encore plus infupportable depuis que nous vivons enfemble, & j'aime cent fois mieux partnger votre mélancolie que l'ennui des valets qui peuplent ce pays.

Cependant , en caufant avec ces emprefTés fainéans , il m'efl venu une idée qui vous re- garde, & fur laquelle je n'attends que votre a»' veu pour difpofer de vous. Je vois qu'en coni' battant vos peines vous fouffrez à la fois du nal & de la réfiftance. Si vous voulez vivre & guérir; c'eft moins parce que l'honneur & la raifon l'exigent que pour complaire à vos amis. Mon cher, ce n'cft pas aflez. Il faut reprendre le goût de la vie pour en bien remplir les de* voirs, & avec tant d'indiiférence pow toute cbofe, on ne réufÏÏc jamais à rien. Nous avons beau faire l'un & l'autre; la raifon feule ne vous rendra pas la raifon. Il faut qu'une multitude d'objets nouveaux & frsppans vous arrachent u- ne partie de l'atieniion que votre cœur ne don- ne qu'à celui qui l'occupe. Il faut pour vous wndre à vous-même que vous foriiez d'au -de- dans de vous, & ce n'eft que dans l'agitation d'une vie adive que vous pouvez retrouver le repos.

Il fe préfente pour cette épreuve une occa» fion qui n'eft pas à dédaigner; il eft queftioa d'une cnireprife grande, belle, & telle que bien des âijes n'en voient pas de fcmblables. Il

G a

14? La Nouvelle

JépendI de vous d'en eue témoin & d'y concou- rir. Vous verrez le plus grand fpeflacle qui puifTe frapper les yeux des homaiosi votre goût pour robfervation trouvera de quoi fe contenter. Vos fonctions feront honorables , elies n'exige- ront, avec des taleos que vous poflTédez, que du courage & de la famé. Vous y trouverez plus de péril que de gène ; elles ne vous en convieuJront que mieux ; enfin votre engage* nsent ne fera pas fort long. Je ne puis vous en dire aujourd'hui davantage ; parce que ce pro- jet fur le point d'éclorre eft pourtant encore un fecret dont je ne fuis pas le maître. J'ajouterai feulement que fi vous négligez cette heureufe & rare occafion , vous ne la retrouverez proba. blement jamais, & la regretterez, peui-éire, loute votre vie.

J'ai donné ordre à mon coureur , qui vous porte cette Lettre, de vous chercher que vous foyez, & de ne point revenir fans votre réponfe; car elle prefle, & je dois donner la mienne avant de partir d'ici.

LETTRE XXIV.

Réponfe*

JDaites, Milordî ordonnez de moi; vouj ne ferez défavoué fur rien. En attendant que je mérite de vous fervir , au moins que jyî vous obéifle.

H E L o ï s a. 14^

LETTRE XXV. De Miîord Edouard^

ïf \j\ s QUE VOUS approuvez l'idée qui m'eft ve- nue, je ne veux pas tarder un moment à vous marquer que tout vient d'être conclu, & à vous expliquer de quoi il s'agit, félon la per- miflîon que j'en ai reçue en répondant de vous.

Vous favez qu'on vient d'armer à Plyrnovih une Efcadre de cinq Vaifl'eaux de guerre, &; qu'elle eft prête à mettre à la voile. Celui qui doit la commander e(l M. Aufon , habile & vaillant Officier, mon ancien ami. Elle efl de(^ tinée pour la mer du Sud , elle doit fe ren- dre par le détroit de le Maire , & en revenir par les Indes Orientales. Ainfi vous voyez qu'il n'eft pss qufftîon de moins que du tour du mon- de; expédition qu'on einaie devoir durer euvi* ion trois ans. J'aurois pu vous faire infcrire com- me volontaire ; mais pour vous donner plus de confidération dans l'éq'iipage j'y ai fait ajouter un titre , & vous êtes couché fur l'état en quali- té d'Ingénieur des troupes de débarquement; ce qui vous convient d'aumnt mieux que le génie étant votre première deflination, je fais que vous l'avez appris dés votre enfance.

Je compte retourner demain à Londres & vous préfcuter à M. Anfon daas deux jours. G 3

i5o La Nouvelle

En attendant , fongez à votre équipage , & à vous pourvoir d'Inlhumens & de Livres ; car rembarquement eft prêt, & l'on n'attend plus que l'ordre du départ. Mon cher ami, j'efpere que Dieu vous ramènera fain de corps & de cœur de ce long voyage, & qu'à votre retour nous nous rejoindrons pour ne nous féparer jamais.

LETTRE XX VL A Made, d'Orbe.

I E parts , chère & charmante Coufine , pour taire le tour du globe; je vais chercher dans un autre hémifphere la paix don: je n'aJ pu jouïr dans celui - ci, Infenfé que je fois ! Je vais errer dans l'univers fans trouver un lieu pour y repofer mon cœur; je vais chercher un azile au monde oii je puifle être loin de vous î Mais il faut refpeder les volontés d'un ami , d'un bienfaiteut , d'un père. Sans eCpérer de guérir, il faut au moins le vouloir, puifque Ju- lie & la vertu Tordonnent. Dans trois heures je vais être à la merci des flots j dans trois jours, je ne verrai plus l'Europe; dans trois mois je ferai dans des mers inconnues régnent d'é- ternels orages; dans trois ans peut-être .... qu'il feroit affreux de ne vous plus voir! Hé- las ! le plus grand péril eft au fond de mon cceur : car quoi qu'il en foit de mou fort , je l'ai

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H E L O ï s E. 151

fëfolu , je le jure , vous me verrez digae de pa» roître à vos yeux, ou vous ne me reverrez janais, Milord Edouard qui retourne à Roiuê vous remettra cette Lettre en palTaat, & vous fera le détail de ce qui me regarde. Voas connoif- fez Ton ame, & vous devinerez aiféoient ce qu'il ne vous dira pas. Vous connilces la mienne ; jugez aufîî de ce que je ne vous dis pas moi- même. Ah, Milord! vos yeux les rever:ont!

Votre amie a donc ainfi qud vous le bonheur d'être raere? Ella devoit donc fécre? .,.. Ciei inexorable! .... ô ma raere, pourquoi vous donna -t- il ui fils dans fa col>ireV ....

Il faut finir, je le fens. AJieu , chîwnaotes Confines. Aiieu, Beautés incomparables. Adieu, pures & céledes âmes. Aiieu, tenJres & inll-pa- nbles amies, femmes uniques fur la terre. Chi- enne de vous ert le feul objet digne du cœur de l'autre. Faites mutuellement votre bonheur. Dîl* gnez vous rappeller quelquefois la mémoire d'un inforruné qui n'exiiloit que pour partager entre vous, tous les fcntimens de fon ame, & qui cef- fa de vivre au moment qu'il s'éloigna de vous. Si jamais .... j'entends le lignai, & les cris des Matelots; je vois fraîchir le vent & déployer les voiles. 11 faut monter à bord, il faut partir. Mer vafte, mer immenfe, qui dois peut-être m'engloutir dans ton fein ; puifTé-je retrouver fur les flots le calme qui fait mon ca?tir agi.el /;';; de la ir.ifteme partiCt U 4

15- La Nouvelle

quatrTeme partie?

LETTRE I.

De Mad«* de IVolmar

A Made. d'Orhe,

\^ UE tu lardes longtems à revenir! Toutes ce« ailtes & venues ne m'accommodent point. Que ïi'lîeures fe perdent à te rendre tu devroJa toujours éire , & qui pis eft à t'en éloigner I l'i» ait de fe voir pour fi peu de lems gâte tout le piaifir d'être enfemble. Ne ftns-tu pns qu'être ainfi alternativement chez toi & chez moi , c'tft n'éire bien nulle part, & n'imagines- tu point qu<;!qiie moyen de faire que tu ibis en même lems chez l'une & cfat-z l'auire.

Que raifoas- nous, ch^re Coufiae? Que d'in- flàsis précieux cous laiiTons perdre , quand il ne nous eij refte plus à prodiguer ! Les années fe mulkiplient; la jeunefle commence à fuir; h vie s'écoule; le bonheur pafl'nger qu'elle offte eft ea- ire ncs mains, & nous négligeons d'en jouir! Te fouvient-il du tems o^ nous étions encore filles, de ces premiers tems fi charmans & fi doux qu'on ce retrouve plus dans un autre âge, & que le cœur oublie avec tanj de peine? Combien de foiî, forcées de nous féparer pour peu de jours & même pour peu d'heures, nous difions en nous embralTant triilemeni: Ah! fi jamais nous difpo-

H E L O ï s E. 153

fons de nous, on ne nous verra plus réparées? Nous en dirpofons maintenant, & nous paflToDS la moitié de l'année éloignées l'une de l'autre. Quoi! nous aimerions- nous moins? chère & ten- dre amie, nous le Tentons toutes deux, combien le tems, l'habituJe, & tes bienfaits ont ren.iu notre attachement plus fort & plus indifloluble. Pour moi , ton abfence me parole de jour en jour plus infiipportable , & je ne puis plus vivre uu inflant fans toi. Ce progrès de no:re amitié ell plus naturel qu'il ne femble: il a fa ralfon dans notre fiiuatlon , ainfi que dans noj carsfteres, A mefure qu'on avance en âge tous les fentimens fe concentrent. On perd tous les jours quelque cbofe de ce qui nous fut cher , & l'on ne le rem- place plus. On meurt ainfi par degrés , jufqu'à ce que n'aimant enfin que foi même, on aie ccHé de fentir & de vivre avant de celK;r d'exiiler. iVlais un cœur fenfible fe défend de toute fa force con- tre cette mort amicipée^ quand le froid commen- ce aux extrémités, il rafTemble autour de lui tou- te fa chaleur naturelle; plus il perd, plus il s'ai. tache à ce qui lui rede; & il tient, pourainlî di- re, au dernier objet par les liens de tous les autres. Voilà ce qu'il me femble éprouver dé/a , quos» que jeune encore. Ah ! ma cbere, mon pauvre cœur a tant aiméf II s'eft épuifé de fi bonne heu- re qu'il vieillit avant le tems, & tant d'rfïeâ:'ous diverfes l'ont tellement abforbé qu'il n'y relie plus de place pour des attachemens Doi:veai)x. Ta G 5

154 La Nouvelle

m'as vue fuccefïïvement fille, amie, amante, é- poufe, & mère. Tu fais fi tous ces litres m'oni éié chers! Quelques-uns de ces liens font dé- truits, d'autres font relâchés. Ma mère, ma tendre mère n'eft plus; il ne me refle que des pleurs à donner à fa mémoire, & je ne goûte qu'à demi le plus doux fentiment de la nature. L'amour eft éteint, il l'eft pour jamais, & c'eft encore une place qui ne fera point remplie. Nous avons perdu ton digne & bon mari que j'oimois comme la chère moitié de toi-même, & qui mériioit fi bien ta tendrefle & mon amitié. Si mes fils étoient plus grands, l'amour matet' nel rempliroit tous ces vuides: Mais cet amour, ainfi que tous les autres, a befoin de communi- cation, & quel retour peut attendre une mère d'un enfant de quatre ou cinq ans ? Nos enfans nous font chers longtems avant qu'ils puiflent le feniir & nous aimer à leur tour; & cependant, on a fi grand befoin de dire combien on les ai- me à quelqu'un qui nous entende ! Mou mari m'entend ; mais il ne me répond pas aflez à ma fantaifie; ia tête ne lui en tourne pas comme à moi : fa tendrefle pour eux eft trop raifonnable ; j'en veux une plus vive & qui reflemble mieux à la mienne. 11 me faut une amie , une mère qui foit aufli folle que moi de mes enfans & des fiens. En un mot, la maternité me rend l'amiiié plus néceflaire encore, par le plaifu de psritr isns cefle de mes enfans, fans donaer i*ea-

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II E L O r s E. 155

nul. Je feus que je jouïs doublement des caref- fes de mon petit Marceliin , quand Je te les vois partager. Quand j'etnbrafTe ta fille, je crois te prefTer contre raon fefn. Nous l'avons dit cent fois; en voyant tous nos petits Bambins jouer enfemble, nos cœurs unis les confondent, & nous ne favons plus à laquelle appartient cha- cun des trois.

Ce n'eft pas tout, j'ai de fortes raifons pour te fouhaiter fans cefle auprès de moi, & ton abfence m'cft cruslle à plus d'un égard. Songe à mou éloigneraent pour tome diffimulation & à cette coniinuelle réferve je vis depuis près de fix ans avec l'homcne du monde qui m'eil le plus cher. Mon odieux fecret me pefe de plus çn plus , & femble chaque jour deveair plus in- «Jifpenfabie. Plus l'honnêteté veut que je le ïé^^Q- le, plus la prudence m'oblige à le garder. Con- çois ■ tu quel état affreux c'ell pour une femme de porter la défiance, le menfonge & la crainte jufques dans les bras d'un époux , de n'ofer ou- vrir fon cœur à celai qui le pofiTede, & de lui cacher la moitié de fa vie pour a (Jurer le repoî de l'autre? A qui, grand Dieu! fnut-il dégui» 1er mes plus fecrettes penfées & céier l'intérieur d'une ame dont il auroiiJieu d'ô're fi content? A M. de Woloiar , à mon mari , au plus digne é- |I3UX dont le ciel eût pu récompenfer la verra éi*une fille chatte. Pour l'avoir trompé une fois , il faut le irooiper tous les jouri , & me feuiit G 6

155 La Nouvelle

fans cefTe indigne de toutes fes bontds pour mol. Mon cœur n'ofe accepter aucun témoignage de f jn eflime , fes plus tendres carefles me font rou- gir, & toutes les mart]ues de refpeft & de con- fjjération qu'il me donne fe changent dans ma confcience en opprobres & en figues de mépris. îl eft bien dur d'avoir à fe dire fans cefle; c'eft une autre que moi qu'il honore: ah! s'il mecon- noiïïbit, il ne me traiceroit pas ainfi! Won, je ne puis fupporter cet état aiïreux; je ne fuis ja» mais foule avec cet homme refpeétable que je ce fois prête à tomber à genoux devant lui , à lui confefTer ma faute & à mourir de douleur & de honte à fes pieds.

Cependant les raifons qui m'ont retenue àès le commencement prennent chaque jour de nou- if elles forces, & je n'ai pas un motif de parler qui ne foit une raifon de me taire. En confidé- rani l'état paifible & doux de ma famille, je ne penfe point fans cffiroi qu'un feul mot y peut caufer un défordre irréparable. Après fix ans pafTés dans une fi parfaite union, irai -je trou- bler le repos d'un mari Ci fage & fi bon , qui n'a d'autre volonté que celle de fon heureufe épou* fe , ni d'autre plaifir que de voir régner dans fa maifon l'ordre & la paix? Contrifterai-je pat des troubles domefliques les vieux jours d'un pè- re que je vois fi content , fi charmé du bonheur de fa fille & de fon ami ? Exposerai- je ces chers tufaaS} cet eafaus aimables & qui promettent

H EL O . ï S f. 157

tant, à n'avoir qu'une édacaiion négligée ou fcandalcufe , à fe voir les aides viflimes de la difcorde de leurs parens, entre un père enflam- mé d'une jude indignation, agité par la jaloufie, & une mtre infortunée & coupable , toujours noyée dans les pleura? Je connois M. de VVol- mar edireant fa femme; que fais- je ce qu'il fera ne l'elHinant plus? Peut ' êire n'eit - il fi modéré que parce que ia paflîoo qui doraineroit dans fon caractère n'a pas encore eu lieu de fe déve- lopper. Peut-être fera i- il auflî violent dans l'em- portement de la colère qu'il eft doux & tran- quille tant qu'il n'a nul fujet de s'irriter.

Si je dois tant d'égards à tout ce qui m'envi- ronne, ne m'en dois -je point aufll quelques- uios à moi- môme? Six ans a'une vie honnête & ré- gulière n'tftacent-ils rien des erreurs de la jeu- ne (Te , & faut -il m'expofer encore à la peine d'une faute que je pleure depuis fi longteras ? Je te l'avoue, ma Coufine , je ne tourne point fans répugnance les yeux furie palTéi il m'hu» milie jufqu'au découragement , & je fuis trop fenfible à la honte pour en fupporter l'idée fans retomber dans une forte de défefpoir. Le tems qui s'eft écoulé depuis mon mariage eft celui qu'il faut que j'envifage pour me ralTurer. Mon état préfent m'infpire une confiance que d'im- portuns fouvenirs voudroient m'ôter. J'aime à nourrir mon cœur des fentimens d'honneur que le crois reuouver en moi. Le rang d'époufe ^ G 7

X53 L"*T^ N 0 tf 7 R L L E

de mère m'éleva Pane & me foutfent contre les remorJs d'un autre é;ar. Quand je vois ana enfans & leur père autour de moi; il me Certi' ble que tout y refpire la vertu; ils chaiïenc de mon efprit l'idée même de mes anciennes fau- tes. Leur imiocence eft la fauve -garde de h mienne ; ils m'en deviennent plus chers en me rendant meilleure, & j'ai tant d'horreur pour tout ce qui bkfle l'honnéteié que j'ai peine à me croire la mène qui pûc l'oublier autrefois. Je me fens fi loin de ce que j'étois, fi fûre de ce que je fui* , qu'il s'en faut peu que je ne re» garde ce que j'aurois à dire comme un aveu qui m'eft étranger & que Je ne fuis plus obligée de faire.

Voilà l'état d'incertitude & d'anxiété dans lequel je Potte fans celle en ton abfence. Sais, tu ce qui arrivera de tout cela quelque jour? Mon père va bientôt partir pour Berne , réfo- lu de n'en revenir qu'après avoir vu la fin de ce long procès , dont il ne veut pas nous laif- fer l'embarras , & ne fe fiant pas trop non plus, je penfe, à notre zèle à le pourfuivre» Dans l'intervalle de fon départ à fon retour, je leflerai feule avec mon mari , & je fens qu'il fera prefque iii;po(ii!)3e que mon fatal fecrei ne m'échappe. Quand nous avons du monde , tu fais que M. de Woimar quitte fouvetît la com- pagnie & fait volontiers feul des promenades tux cDvirocs; il caufe avec les pajfans; il

II K L O T s B. 159

s'informe de leur (Ituation ; il examine rétat de leurs terres \ il les aide au belbin de la bouf- fe & de fes confeils. Riais quand nous fommes feuls, il ne fe promené qu'avec moi; il quitte peu fa femme & fes enfans, & fe prête à leurs petits jeux avec une fimpliciié fi charmante qu'a, lors je fens ponr lui quelque chofe de plus ten^ dre encore qu'à l'ordinaire. Ces raomens d'at- tendrifïement font d'autant plus périlleux pour la réferve, qu'il me fournit lui-même les occa- fions d'en manquer, & qu'il m'a cent fois te- nu des propos qui fembloient m'eKciter à la coti« fiance. Tôt ou tard il faudra que je lui ouvre mon cœur, je le fens; mais puifque tu veux que ce foit de concert entre nous , & avec rou- ies les précautions que la prudence autorife, reviens & fais de moins longues abfences; ou je ne réponds plus de rien.

Ma douce amie, il faut achever, & ce qui refle importe aiTez pour me cotlter le plus à dire. Tu ne m'es pas feulement nécefluire quand je fuis avec mes enfans on avec mon mari , mais fur -tout quand je fuis feule avec ta pauvre Ju- lie, & la folitude m'eft dangereufe précifémeni parce qu'elle m'eft douce, & que fouvent je la cherche fans y fonger. Ce n'efl pas , tu le fais , que mon cœur fe reflente encore de. fes ancien- nes bltflures; non, il eft guéri, je le fens, j'en fuis très fûre , j'ofe me croire vertueufî. Ce n'ell point le préfent que je crsiias; c'cli

l6a L'A NouvELtE

le palTé qui me tourmente. Il eft des fouvenlrs aulîi redoutables que le fentiraent a(5luel *, on s'attendrit par réminifcence ; on a honte de fe fentir pleurer, & l'on n'en pleure que davan- tage. Ces larmes font de piiii^, de regret, de repentir; l'amour n'y a plus de part, il ne m'eft plus rien î mais je pleure les maux qu'il a caufés ; je pleure le fort d'un homme eftima- ble que des feux inclifcretteroent nourris ont privé du repos & peut être de la vie. Hélas! fans doute il a péri dans ce long & périlleux voyage que le défefpoir lai a fait entreprendre. S'il vivoit, du bout du monde il nous eût don- né de f^s nouvelles. Prés de quatre ans fe font écoulés depuis fon départ. On dit que Tefcadre fur laquelle il eft , a (buffert mille de* faftres , qu'elle a perdu les trois quarts de fes équipages, que pUifienrs vaiiTeaux font fubmer- gés y qu'on ne fait ce qu'eft devenu le reîle. Il n'efl plus , il n'eft plus. Un fecret prefienii- ment me l'annonce. L'infortuné n'aura pas été plus épargné que tant d'autres. La mer, les maladies, la trifttfle bien plus cruelle auront abrégé fes jours. Ainfi s'éteint tout ce qui brille un moment fur la terre. Il manquoit aux tourmens de ma confcience d'avoir à me repro- cher la ffiort d'un hontîêce homme. Ahl ma chère ( quelle ame c'étoit que h fienne}.... comme il favoit aimer } .... il raéritoit de vi- fre....>l aura piél^mé devant le fouverain

H E L O ï s E. l6l

juge une ame foible » maïs faine & a'tnant la vertu .... Je m'efforce en vain de chafler ces trilles id(^es; à chaque inftanc elles reviennent malgré moi. Pour les bannir, ou pour les ré- gler, ton amie a befoin de tes foins; & puif- que je ne puis oublier cet infortuné , j'aime mieux eu caufer avec toi que d'y penfcr tou- te feule.

Regarde que de raîfons augmentent le be- foin continuel que j'ai de t'avoir avec moi! Plus fage & plus heureufe, fi les mêmes raifons te manquent, ton cœur fenfiJ moms le mêaia befoin ? S'il eft bien vrai que tu ne veuilles point te remarier, ayant fi peu de contentement de ta familie, quelle tnaifon te peut mieux côn» vcDir que celle-ci? Pour moi, je fouftre à te favoir dans la tienne; car malgré ta di(îîmula« lion, je connois ta manière d'y vivre, & ne fuis poiût dupe de l'sir folâtre que tu viens nous étaler à Clarcns. Ta m',is bien reproché des dé- fauts en ma vie ; mais j'tn ai un très ' grand à te reprocher à ton tour; c'tft que ta douleur eft toujours concentrée & ib'itaire. Tu te cach-^s pour l'aflliger, comme fi lu rougiiïbis de pleu- rer devant ton amie. Claire , je n'aiaie pas ct- la. Je ne fuis point injufte comme toi; \i ne blàiue point tes regrets; je ne veux pas qu'au bout de deux ans, de dix, ni de toute ta vie, tu celTes d'honorer la mémoire d'un fi tendre é- poux ; mais je te blâme , après avoir paÛ'é tes

i(5a La Nouvelle

plus beaux jours à pleurer avec ta Juîie , de lui dérober ia douceur de pleurer à (on tour avec toi, & de laver par de plus dignes lar> mes la honte de celles qu'elle veifa dans ton fein. Si tu es fâchée de t'affliger, sh ! tu ne connois pas la véritable afflidion .' fi tu y prens uoe forte de plaifir , pourquoi ne veux - tu pas que je le partage? ignores -tu qui la com'Jiuni- Ciiion des cœurs i:npna:ie à h triltcHe je ne fais quoi de doux & de toachaac que n'a pas le contentement? & l'aroitié n'a- elle pas été Ipé- cialement dounée aux malheureux pour le fou- lagement de leurs maux & la confolaiion de leurs peines?

Voilà, ma chère, des confidérations que tu devrois faire, & auxquelles il tant ajouter qu'on le propofant de venir demeurer avec moi , je ni te parle pas moins au notn de mon mari q Tau mien. Il m'a paru plufiturs foJS f.rpris, pie!que fcanualifé, qut; ucux amies telles que nous n'habitalitnt pas eniémbiei il allure te ravoir dit à toi- même, <k il u'tlt pas bomue à parler inconfidérémenu Je ne fais quel parti tu prendras fur mes repréfentaiioni ; j'ai lieu d'ef- pirer qu'il fera tel que je le defire. Quoi qu'il en foit , le mien ell pris & je n'en changerai pas. Je n'ai point oublié le teais tu voulois me fuivre en Angleterre. Amie incomparable, c'ift à préfeni mon tour. Tu connois mon aveifiun pour la viile, mon goût pour la campjgnc ,

H E L O ï s E. 163

pour les travaux rufliques , & l'attachstnenc qae trois ans de fejour tn'o:u donné pour ma laai- foii de CUrenj. Tu u'igaoreo pas, noa plus, quel embarras c'ell de déménager avec loate ii« ne famille, & coo^bien ce ieroit abjfer de la coaip'.ail'ance de mon père de le tranfplanter ù fouveiîi. bien, fi tu n^ veux pas quicer toa ménage & venir gouverner le mi-n, je fais ré- folue à prendre une maifon à Laa an-ie nous irons tous demeurer avec toi. Arrange toi là- deffos î tout le veut; mon cœur, moa devoir, mon bonheur, mon hooneiif coiîi'ervé, ma rai- Çon recouvrée, mon eut, mon mari, mes en- fans, moi-même, je te dois tout; tout ce que j'ai de bien me vient de toi ; je ne vois rien qui ne m'y rappelle , & fans toi je ne fuis rien. Viens donc, ma bien- aimée, mon ange tutelai- re, viens cun'erver ton ouvrage, viens jouir de tes bienfaits. N'ayons plus qu'une famille, com- ZB£ nous n'avons qu'une ame pour ia ciiérir; tu veilleras fur l'éducation de mes fils, je veille- rai fur celle de ta fille : nous nous partagerons I les devoirs de mère, & nous en doublerons les plîifirs. Nous élèverons nos cœurs enfemble à celui qui purifia le mien par tes foins, & n'a^ yaot plus rien à defirer en ce monde nous at- tendrons en paix l'autre vie dans le feiu de l'in* oocence & de i'amiiié.

i54 La Nouvelle

LETTRE II.

Réponfe»

iVloN Dieu, Coufina, que ta lettre m*a doir* de plaifirJ Charmante prêcheufef .... char- mante, en véiiié. Mais prêcheufe pourtant. Pérorant à ravir : des œuvres , peu de nouvelles. L'archicede Aihénienl ....ce beau difeurl.... tu fais bien...< dans ton vieux Plutarque . . . Pompeules defcripiions , fuperbe temple! .... quand il a tout dit, l'autre vient; un homme uni; l'air firaple, grave & pofé .... comme qui diroit, ta Coufine Claire .... D'une voix creufe , lente, t'^^ même un peu nafale .... ce quil a dit ^ je le ferai. 1! fe tait, 6c les mains de battre 1 Adieu rbotnme ai:x phrafes. IMon eu- iani, nous ioraru^is ces d;.ux artbitcctj»; le leniple dont ii f^'agit tll celui de ramitié.

Réfumons un peu les belles chofes que tu m'as dites. Premièrement, que nous nous ai- mioni; & puis, que je t'éiois néceirairei& poi5, que tu me l'étoiî aufll; & puis, qu'étant libres de pafler nos jours enfcmble, il les y falloit pafier. Et tu as trouvé tout cela loute feule? Sans men- tir tu es une éloquente perfonne! Oh bien, que je l'apprenne à quoi je m'occupois de mon côté, tandis que tu médiiois cette fublime lettre. A-

II E L O ï s E. l6S

près cela, tu jugeras toi-même lequel vaut le mieux de ce que tu dis , ou de ce que je fais.

A peine eus -je perdu mon mnri que tu rem- plis le vaide qu'il avoit laiffé dans mon cœjr, Da fou vivant il en panageoit avec toi les af. fedions-, dès qu'il ne fut plus , je ne fus qu'à toi feule, & félon ta remarque fur l'accord da la tendreiïe maternelle & de l'ainitié , m\ fi la même n'étoit pour nous qu'un lien de plu-, Njn feulement , je réfolas dis - lors de paffer la refle de ma vie avec toi ; mais je formii un projet plus étendu. Pour que nos deux familles n*en filTent qu'une, je me propofai , fuppofant tous le8 rapports convenables, d'unir un jour ma fille à ton fils aîné, & ce nom d^ mari troa- par plaifanterie me parut d'iieureux augure pour le lui donner un jour tout de bon.

Dans ce deiïl-in, je cherchai d'abord à lever les embarras d'une fucceflîon embrouillée, & ma trouvant alTez de bien pour facrifier quelque cho* fe à la liquidation du refte, je ne fongeai qu'à mettre le partage de ma fille en effets aiïurés & à l'abri de tout procès. Tu fais que j'ai des fan- taifies fur bien des chofes: ma folie dans celle- ci étoit de te furprendre. Je m'étois mife en tête d'entrer un beau matin dans ta chambre, tenant u'une main mon enfant , de l'autre un porte* feuille, & de te préfenter l'un & l'autre avec un beau comphment pour dépofer en tes mains la mère, la fille, & leur bien, c'ell à-di<

i66 La Nouvelle

re, la dot de celle ci. Gouverne -la, voulois- je te dire, comme il convient anx in'.éré;s de ton fi's; car c'eft déformais Ton aflaire & la M'enne; pour moi je ne m'en môle plus.

Remplie de cetre charmante idée, il fallut m'en ouvrir à quelqu'un qui m'aic'ât à l'exécu- ter. Or devine qui j€f cboifis pour cette confi- dence ? Vn certain M. de Wolmar : ne le coi> Boînoiy-tu point? Mon mari, Coufine? Ooi , ton n^ari, Coufine. Ce même homme à qui tu as tant .• e peine à cacher un fecrec qu'il lui im- porte de ne pas favoir , eft celui qui t'en a fa taire un qu'il t'eîît été fi doux d'apprendre. C'é- loit-là le vrai fijet de tous ces entretiens myflé- rieux dont tu nous fsifois fi comiquement la guerre. Tu vois comire ils font diffiraulés, ces maris. N'tft-il paj bien plaifant que ce foient eux qui nous accufent de difljmulaticn ? J'exi- geois du lien davantage encore. Je voyois fort bien que tu raéditois le même projet que moi , mais pli;s en dedans, & comme celle qui n'ex» haie fes fentiraens qu'à mefure qu'on s'y livre. Cherchant donc à te ménager une furprife plus agréable , je voulois que quand tu lui propo» ferois notre réunion , il ne partît pas fort ap- prouver cet emprelîcmeni, & fe montrât un peu froid à confcniir. Il me lit delTus une ré- ponfe qte j'ai retenue , & que tu dois bien re- tenir; car je doute que depuis qu'il y a des ma- lis au monde, aucun d'eux en ait fait une pareil»

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le. La voici. ,, Petite Confine, je connois Ju- ,, lie ....je la connois bien .... mieux qii'el- le ne croit, peut-être. Son cœur e(l trop honnête pour qu'on doive réfifter à rien de ce qu'elle délire, & trop fenfible pour qu'on le puifle fans l'affliger. Depuis cinq ans que nous fom nés unis , je ne crois pas qj'eUe ait reçu de moi le moindre chagrin; j'elpe- re mourir fans lui en avoir jamais fiit aa- cun." Coufine, fongesy bien: voilà quel eft le mari dont tu médites fans cefTe de troubler indifcrettement le repos.

Pour moi, j'eus moins de délicate (Te , ou plus de confiance en ta douceur, & j'éloigiai fi naturellement les difcours auxquels ton cœur te ramenoit fouvent, que ne pouvnnt taxer le mien de s'attiédir pour toi , tu t'allas mettre dans la tête que j'attendois de fécondes noces, & que je t'aioiois mieux que toute autre chofe , hormis un mari. Car, vois- tu, ma pauvre en- fant , tu n'as pas un fecret mouvement qui m'é- chappe. Je te devine, je te pénttre; je perce jufqu'au plus piofond de ton ame , & c'eft pour cela que je t'ii toujours adoiée. Ce foupçon, qui te faifoit fi heureufement prendre le chan» ge , m'a paru excellent à nourrir. Je me fuis mife à faire la veuve coquette afîez bien pour l'y tromper toi niôme. C'eft un rôle pour le- quel le talent me manque moins que l'inclina. tioQ. J'ai adtoicement employé cet aii agaçant

1(58 La Nouvelle

que je ne faiî pas mal prendre, & avec lequel je me fuis quelquefois amufée à perfiffler plus d'un jeune fat. Tu en as été lout- à-fait la dupe , & m'as crue prête à chercher un fuccefleur à l'homme du monde auquel il étoit le moins ai- d'en trouver. Mais je fuis trop franche pour pouvoir me contrefaire lorgcems , & lu t'es bientôt ralTurée. Cependant , je veux te rrfiuret encore mieux en t'txpliguani mes vrais fenti* rnens fur ce point.

Je te l'ai dit cent fois étant fille; je n'étoîs point faite pour être femme. S'il eût dépendu de moi, je ne me ferois point mariée. Mais dans notre fexe , on n'achette la liberté que par l'efclavage , &' faut commencer par être fer- vante pour devenir fa maîtrefle un jour. Quoi- que mon père ne me gênât pas , j'avois àsi chagrins dans ma famille. Pour m'en délivrer, j'époufai donc M. d'Oibe. Il étoit fi honnête homme & m'aimoit fi tendrement que je l'aimai fincérement à mon tour. L'expérience me donna du mariage une idée plus avantageufe que celle que j'en avois corçue & détruifit les impreflîons que m'en a voit lai fié la Chaillot. M. d'Orbe me rendit heureufe & ne s'en repentie pas. Avec un autre j'aurois toujours rempli mes devoirs, mais je l'aurois défolé , & je fens qu'il failoit un aulîî bon mari pour faire de moi une bonne femme. Imaginerois - tu que c'tft de cela même que j'avois à me pUiadre ? JNIou enfant, nous

nous

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BOUS aimions trop , rous n'étions point gais. Une amitié plus légère eût été plus folâtre; je l'aurois préférée, & je crois que j'aurois mieux aimé vivre moins contente & pouvoir rire plus fouvent.

A cela fe joignirent les fujets particuliers d'inquiétude que me donnoit ta fituation. Jt n'ai pas befoin de te rappellcr les dangers que t'a fait courir une paflîon mal réglée. Je les vi» en frémiflant. Si tu n'avois rifqué que ta vie, peut-être un refte de gaité ne m'eut -il pas tout- à-fait abandonnée; mais la triflefle & l'cfFrcî pénétrèrent mon ame , & jufqu'à ce que je t'aye vae marée, je n'ai pas eu uu moment de pur» joye. Tu connu- ma douleur , tu la fentis. Elle a beaucoup fait fur ton bon cœur , & je ne cefferai de bénir ces heureufes larmes qur font peut-être la caufe de ton retour au bien.

Voilà comment s'efl: palTé tout le teins qu» j'ai vécu avec mon mari. Juge depuis que Dieu ms l'a 6té , ja pourrois efpérer d'en re- trouver un autre qui fût autant félon mon cœur , & fi je fuis tentée de le chercher? Non, cou- fine , le mariage eft un état trop grave ; dignité ne va point a^ec mon humeur ; elle m'attrifte & me fied mal ; fans compter que toute gêne m'eft infupportable. Penfe, toi qui me connois , ce que peut être à mes yeux un lien dans lequ-.I je n'ai pas ri durant fept ans r?pt petites fois à mon aif;i l Je ne veux pas fai-

Tome II. Partie IF. H

1)0 La Nouvelle

le comme toi la matrone à vingt -huic ans. Je me trouve une petite veuve aflez piquante, afTez mariable encore, & je crois que fi j'étois hom- me, je m'accommoderois aflez de moi. Mais me remarier , coufine l Ecoute ; je pleure bien fincérement mon pauvre mari, j'aurois donné la moitié de ma vie pc^r pafTer l'autre avec lui ; & pourtant , s'il pouvoit revenir , je ne le reprendrois, je crois, lui-même que parce que je l'avols déjà pris.

Je viens de t'expofer mes véritables inten- tions. Si je D'ai pu les exécuter encore malgré leg foins de M. de Wolmar, c'eft que les diffi- cultés femblent croître avec mon zele à les fur- monter. Mais mon zele fera le plus fort , & avant que l'été fe palTo , j'efpere me réunir à toi pour le refte de nos jours.

11 refte à me juftifier du reproche de te ca- cher mes peines , & d'aimer à pleurer loin de toi ; je ne le nie pas , c'eft à quoi j'employe ici le meilleur tems que j'y paflTe. Je n'entre jamais dans ma maifoo fans y retrouver des \ef- tiges de celui qui me la rendoit chère. Je n'y fais pai un pas , je n'y fixe pas un objet fans appercevoir quelqus figne de fa tendreûTe & de la bonté de fon ccecr; voudrois-tu que le mit» n'en fût pas ému? Quand je fuis ici , je re fens que la perte que j'ai faite. Quand je fuis près de toi , je ne vois que ce qui m'eft refté. Peux -tu me f-ire un crime de ton pouvoir fur

H £ L ï s £. iji

mon humeur? Si je pleure en ton abfence, ôc û je ris près de toi , d'où vient cette diiFéren- ce? Petite ingrate, c'eft que tu me confole» de tout, & que je ne fais plus m'affliger ds rien quand je te poflede.

Tu as dit bien des chofes en faveur de notre ancienne amitié : mais je ne ta pardonne pas d'oublier celle qui me fait le plus d'honneur j c'eft de te chérir, quoique tu m'écllpfes. Ma Julie, tues faite pour régner. Ton empire eft le plus abfoîu que je connoilTe. 11 s'étend juf- ques fur les volontés, & je l'épreuve plus que perfonne. Comment cela fe fait il , coufine ? Nous aimons toutes deux la vertu ,• l'honnêteté nous eft également chère , nos taleas font les mûmes; j'ai prefque autant d'efprit que toi, & ne fuis gueres moins jolie. Je fais fort bien tout cela, & maigre tout cela tu m'en impofes, tu me fubjugues , tu m'atterres , ton génie écraf» le mien, & je ne fuis rien devant toi. Lors même que tu vivois dans des liaifons que tu te reprochois, & que n'ayant point imité ta faute j'aurois prendre l'afcendant à mon tour, il ne te demeuroit pas moins. Ta foiblefle que je biâmois me fembioit prefque une vertu ; je ne pouvois m'empêcher d'admirer en toi ce que j'au- rois repris dans un autre. Enfin dans ce tems- même, je ne t'abordois point fans un certain mouvement de refpecl involontaire, & il eft fur que toute ta douceur , toute la familiarité ds H 2

171 La Nouvelle

ton comiTierce étoit récellaire pour me rendre ton amie: naturellement, je devois être ta fer- vante. Explique fi tu peux cette énigme; quant i moi , je n'y ertends rien.

Mais fi fait pourtant , je l'entends un peu, & je crois même l'avoir autrefois expliquée. C'eft que ton cœur vivifie tous ceux qui l'envi- ronnent & leur donne pour ainfi dire un nou- vel être dont ils font forcés de lui faire hom- mage, puifqu'ils ne l'auroient point eu fans lui. Je t'ai rendu d'importans fervices, j'en conviens; tu m'en fais fouvenir fi fouvent qu'il n'y a pas moyen de l'oublier. Je ne le nie point; fans moi tu étois perdue. Mais qu'ai -je fait que te rendre ce que j'avois reçu de toi? Efi-il poffi- ble de te voir longtems fans fe ftntir pénêîrer l'ame des charmes de la vertu & des douceurs de l'amitié? Ne fais -tu pas que tout ce qui t'ap- proche efl: par toi-même armé pour ta déferfe, & que je n'ai par-defTus les autres que l'avan- tage des gardes des Séfoftris , d'être de ton âge & de ton fexe, & d'avoir été élevée avec toi? Quoi qu'il en foit, Clatre fe confole de valoir moins que Julie, en ce que fans Julie elle vau- droit bien moins encore; & puis à te dire la vérité, je crois que nous avions grand befoin l'une de l'autre , & que chacune des deux y perdrait beaucoup fi le fort nous eût féparé?.

Ce qui me fâche le plus dans les affaires qui jne retiennent encore ici, c'eit le rifque de ton

n 2 L O ï $ E. 173

fccret, toujours prêt à s'échapper de ta bouche, Confidere je t'en conjure que ce qui porte à garder eft une raifon forte & folide, & que ce qui te porte à le révéler n'ed qu'un fentiment aveugle. Nos foupçons mêmes que ce fecret n'en efl: plus un pour celui qu'il intérefTe , nous font une raifon de plus pour ne le lui déclarer qu'avec la plus grande circonfpeftion. Peut- être la réferve de ton mari eft-elle un exemple & une leçon pour nous : car en de pareilles ma- tières il y a fouvent une grande différence entre ce qu'on feint d'ignorer & ce qu'on eft forcé de favoir. Attends donc, je l'exige, que nous en délibérions encore une fois. Si tes preffsn- timens étoient fondés & que ton déplorable ami ne fût plus , le meilleur parti qui refteroit à prendre feroit de lailTer fon hiftoire & tes mal- heurs enfévelis avec lui. S'il vit , comme je l'efpere , le cas peut devenir différent ; mai* encore ftut-il que ce cas fd pré fente. En tout état de caufe crois -tu ne divoir aucun égard aux derniers corjfeils d'un infortuné dont tous les maux font ton ouvrage?

A l'éj:ard des dangers de la folitude, je con- çois & j'approu/e tes allarmes, quoiqu;; je les fâche très -mal fondées. Tes fautes paffées te rendent craiotive ; j'en augure d'autant mieux du préfent, & tu le ferois bien moins s'il te refloit plus de fujst de l'être. Mais je ne puis te pafTer ton effroi fur le fort de notre pauvre H 3

174 La Noovelle

ami. A préfent que tes afFcclions ont changé d'efpece , crois qu'il ne m'eft pas moins cher qu'à toi. Cependant j'ai des preflentimens tout contraires aux tiens, & mieux d'accord avec la raifon. Milord Edouard a reçu deux fois de fes nouvelles , & m'a écrit à la féconde qu'il étoit dans la msr du Sud , ayant déjà paffé les dangers dont tu parles. Tu fais cela auiîî bien rjue moi & tu t'iiffliges comme fi tu n'en favois Tien. Mais ce que tu ne fais pas & qu'il faut t'apprendre , c'eft que le vaifleau fur lequel il eft , a été vu il y a deux mois à la hauteur des Canaries, faifant voile en Europe. Voilà ce qu'on écrit de Flollande à mon père , & dont il n'a pas manqué de me faire part, félon fa coutume de m'inftruire des affdires publiques beaucoup plus exaflsment que des fiennes. Le cœur me dit , à moi , que nous ne ferons pas longtems fans recevoir des nouvelles de notre philofophe, & que tu en feras pour tes larmes, à moins qu'après l'avoir pleuré mort tu ne pleures da ce qu'il eft en vie. Mais , Dieu merci , tu n'en es plus là.

Dehl fûjfe or qui quel mifer pur un poco, Ch' è già di piangers e di viver lajjo l

Voilà ce que i'avois à te répondre. Celle qui t'aime t'offre & partage la douce efpérance d'une éternelle réunion. Tu vois que tu n'en as formé ie projet ni feule ni la première , &

H E L O ï s E. 175

que l'exécution en eft plus avancée que tu ne penfuis. Prends donc patience encore cet été ., ma doucti amie : il vaut mieux tarder à fe rejoindre que d'avoir à fe féparer.

bien, belle Madame, ai-je tenu parole, & mon triomphe eft - il complet ? Allons , qu'on fe mette à genoux, qu'on baife avec refpeft cette lettre , & qu'on reconnoiffe humblement qu'au moins une fois en la vie Julie de Wolmar a été vaincue en amitié.

LETTRE IIL

J Madame d'Orbe.

JlVI a Coufine , ma bienfaitrice , mon amie ; j'arrive des extrémités de la terre, & j'en rap- porte un cœur tout plein de vou<. J'ai palTé quatre fois la ligne ; j'ai parcouru les deux hé- mifpheres; j'ai vu les quatre parties du monde; j'en ai mis le diamètre entre nous ; j'ai fait le tour entier du globe & n'ai pu vous échap- per un moment. On a beau fuir ce qui nouî e(l cher, fon image plus vite que la mer & le» vents nous fuit au bout de l'univers , & par-, tout l'on fe porte avec foi l'on y porte ce qui nous fait vi^re. J'ai beaucoup fouffert; j'ai vu fjufFrir dav'antage. Q^e d'infortunés j'ai vu mourir! Hélas, ils mettoient un fi grand prix

à la vie! & moi je leur ai furvécu Peut*

H 4

175 l' A NOUVELLÏ

être étois-je en effet moins à plaindra; les ml ferts de mes compagnons m'étaient plus ferfî- b!es que les miennes ; je les voyois tout entier* à leurs peines ; ils dévoient foufFrir plus que moi. Je me difois; je fuis mal ici, mais il eft un coin fur la terre je fuis heureux & pai- iîble , & je me dédommageois au bord du lac de Genève de ce que j'eadurois fur l'océan. J'ai le bonheur en arrivant de voir confirmer mes efpérances; Miiord Edouard m'apprend que vous }ouïfre<j toutes deux de la paix & de la fanté , &: que fi vous , en particulier , avez perdu le doux nom d'époufe , il vous refte ceux d'amie & de œere, qui doivent fuffire à votre bonheur.

Je fuis trop prelTé de vous envoyer cette Lfttre pour vous faire à préfent un détail du mon voyage. J'ofe efpérer d'en avoir bientôt une occafion plus commode. Je me contente ici de vous en c^onner une légère idée, plus pour exciter que pour fatisfaire votre curiofité. J'ai mis près de quatre ans au trajet immenfe dont je viens de vous parler, & fuis revenu dans le même vaifltau fur lequel j'étois parti , le fcul que le Commandant ait ramené de fon efcadre.

J'ai vu d'abord l'Amérique méridionale , ce vafte continent que le manque de fer a fou- rnis aux Européens , & dont ils ont fait un dé- fert pour s'en aflurer l'empire. J'ai vu les cô- i^es du Bréfi] , Lisbonne & Londres puifent

leurs

H E L O ï « E. ï72^

îeurs tréfors , & dont les peuples mifërabie* foulent aux pieds l'or & les diamans fans ofer y porter la main. J'ai traverfé paifibleraent les mers orageufes qui font fous b cercle antarcti- que ; j'ai trouvé dans la mer pacifique les plus effroyables tempête;

JS in mar dubbiofo fotto îgnoto poîo Provai l'onde fallaci^ e H verito infido^

Y ai vu de loin le féj our de ces préteniai ^éans (m) qui ne font grands qu'en couraj;e, ^ dont l'indépendance efl: plus aflurée par une vie fimple & frugale que par une haute fiatute. J'ai féjourné trois mo's dans une Ide déferte de déitcieufe, douce & touchante image de l'anti- que beauté de la nature , & qui femble être con- finée au bouc du monde pour y fervir d'azile à l'innocence & à l'amour perfécuté'- : mais l'avide Européeo fuit fon humeur farouche en empê- chant l'Indien paifib'e de l'habiter , & fe rend juftice en ne l'habitant pas lui - même.

J'ai vu fur les rives du Mexique & du Pérou le même fpectacle que dans le Bréfîl : j'en, ai va les rares & infortunés habitans , triftes relies de deux puiflans peuples, accablés de fers, d'op- probres <k. de miferes au milieu de leurs riehcjs métaux , reprocher au ciel en pleurant, les tré- fors qu'il leur à prodigués. J'ai vu l'incendie affreux d'une ville entière fans réiiftance & fiics

Qo) Les Patagoiis.

H 5

Î73 La Nouvelle

défenfcurs. Tl'I eu le droit de la guerre parmi las peuples Tivacs, humains & polis de l'Europe. On ne fe borne pas à faire à fon enremi tout le mal dont on peu' tirer du profit; mais on comp- te pour un profit tout le ur-il qu'on peut lui faire à pure perte. J'ai côtoyé prtfque toute la par- tie occidentale de l'Amérique ; non fans être frappé d'admiration en voyant quinze cens lieues de cAie & la plus grande mer du monde fous VeDipire d'U'e feule pu i flan ce , qui tient poiir ainH dire en fa main les clefs d'un Hémifphere du globe.

Après avoir traverfé la grande mer , j'ai trouve dan^ l'autre continent un nouveau fpefli- cle. J'ai vu la Jus nomSreufe & la plus il!ufl:re nation de l'univers fourni fe à une poignée de brigands; j'ai vu le près ce peuple cèle Te, & ji'ai p!us été furpri' de le trouver efc'ave. Au- tan; de fois conquis qu'attaqué , il fot touiours en proye au pr mier venu, & le fera jufqu'à la fin de? fieclr-s. je l'ai trouvé digne de f ^n fort, n'ayant pas n ême le courage d'en j?émir. Let- tré, âchc, hypocrite & charlatan; parlant beaiv- eoup fans rien dire , p'ein d'efprt fans aucun génie, abondant en fignes & ftér le en idées; poli, complimenteur, adroit fourbe & frippon; qui met tous les devoirs en étiqu ties , toute la morale en fimagrées & ne com oît d'sutre hu- manité que les faIu:ation & 'c révérences. J'ai furgi dans une féconde L^s défeite plus incoiî'

H 1 L O ï « B. I7J

nus, p^us charmante encore qae la première, & le plus cruel accident faillit à nous confiner pour jamais. Je fus le feul peut-ê re qu'un exil fi doux n'épouvanta point; ne fuis -je pas "'éfor- mais partout en exil? J'ai vu dans ce lieu de délice & d'effroi ce que peut tenter l'indurtrie humaine pour tirer l'homme civilifé d'une foli- tuie rien ne lui manque , & le replonger dans un gouffre de nouveaux befoins.

J'ai vu cians le vafle océan il devroit être fi doux à des hommes d'en rencontrer d'autres,, deux grands vaifieaux fe chercher, fd trouver, s'aitaquer fe bittre avec fureur, comme fi cet efpace immeîife eût été trop petit piur chacua d'eux. Je les ai vu vomir l'un contre l'autre le fer & l»s flammes. Dans un combat affe/- court j'ai vu l'image de l't^nfer. J'ai entendu les cris de joye des vainqueurs couvrir les plaintes dcg b'efl'és & les gémifîbmens des mourans. J'ai reçu en rougiflant ma part d'un immenfe butin; je l'ai reçu, mais en dépôt, & i'il fut pris fur des malheureux , c'ed à des malheureux qu'il fera rendu.

J'ai vu l'Europe tranfportée à l'extrémité de l'Afrique , par les foins de ce peuple avare , patient & laborieux qui a vaincu par !e rems & h confiance des difficultés que tout rhéroïfme des au:res peupitis n'a jamais pu furmonter j'ai vu ce'S vaftes & malheureufes contrées qui ne fembisnt deftinées qu'à couvrir la terie de trou- H

i8o La Nouvelle

peaux d'efclaves. A leur vil afptâ: j'ai détourné les jeux lie dédain , d'horreur & de picié , & voyant la quatrième partie de mes femblables changée en bêtes pour le fervice des autres , j'ai gémi d'être homme.

Enfin j'ai vu dans mes compagnons de voyage un peuple intrépide & fier dont l'exemple & la liberté rétabli (Toiert à mes jeux l'honneur de mon efpece, pour lefquels la douleur & la mort ne font rien , & qui ne craignent au monde que la faim & l'ennui. J'ai vu dans leur chef un capitaine , un foldat , un pilote , un fage , un grand homme , & pour dire encore plus peut- être , le digne ami d'Edouard Bomfton : Maig ce que je n'ai point vu dans le monde entier ; c'eft quelqu'un qui refTemble à Claire d'Orbe, à Julie d'Eiange , & qui puiffe confoler de leur perte un cœur qui fut les aimer. -

Comment vous parler de ma guérifon? C'efl:

<!e vous que je dois apprendre à la connoître.

, Eeviens-je plus libre & plus fage que je ne

fuis parti ? J'ofe le croire à ne puis l'afiir-

mcr. La même image règne toujours dans mon

■cœuri vous favez s'il eft poflible qu'elle s'en

efface ; mais fon emp're eft plus digne d'elle,

■&. G je ne me fais pas illufion elle règne dans

ce cœur infortuné comme dans le vôtre. Oui ,

jna coufine , il me femble que fa vertu m'a

tfubjugué , que je ne fuis pour elle que le

meilleur & le plus tendre ami qui fut jamais ,

H H L O ï « E. ICI

que je ne fais plus que l'adorer comme vous l'adorez vou^-même; ou plutôt, il me femble que mes fentimens ne fe font pas affoiblis , mais Tfcfllfiés , & avec quelque foin que je m'exami- ne , je les trouve aufîi purs que l'objet qui les infpire. Que puis -je vous dire de plus jufqu'à l'épreuve qui peut m'app^endr-^ à juger de moi? Je fuis fincere & vrai ; je veux être ce que je dois être; mais coTiment répondre d^' mon cœur -a ec tant de raifons de m'en défier? Suis -je \q maître du paffé ? Peux-je empêcher que mille feux ne m'aient autrefois dévoré? Comment dif. tinguerai-je par la feule imagination ce qui cil de ce q'ji fut? & comment me repré Tenterai -je amie celle que je ne vis jamais qu'amante? Quc£ que vous penfiez, peut-être, du motif fecrtt de mon emprefTement , il eft honnête & raifor- nab!e, il mérite que vous l'approuviez. Je ré- ponds, d'avance , au moins , de mes intentions. Souffres que je vous voye & m'examinez vous- même, ou laiflez-moi voir Julie & je faurai ce que je fuis.

Je dois accompagner Milord Edouard en Ita- lie. Je pafTerai prc> de vous, & je ne vous ver- rois point! Penfez-vou que cela fe puiffe? Eh! * fi vous aviez la barbarie de l'f.'xiger vous méri- teritz de n'être pas obéïe! niais pourquoi l'exi- geri z - vous? N'êtes - vous pas cette même Clai- re , aufli bonne & compatiflante que vertueufcî & fage, qui daigna m'aimer dès fa plus tendre H 7

i82 La NoiirvELLE

jeurelTe , & qui doit nj'aimer bien plus encore, aujourd'hui que je lui doi.s tout Noa , non, chère & charmante amie , un fi cruel refus ne fe oit ni de vous ni fait pour moi , il ne met- tra point le comble à ma mifcre Encore une fois, encore une fois en ma vie, je dépoftrai ipon cœur à vo^ pieds. Je vous verrai, vous y confentitez. je la verrai , elle y confcmira. Vous connoiflez trop bien toutes deux mon ref- peft pour elle. Vous fa/ez fi je fuis homme à m'ofFrir à fes yeux en me fentant iniigne d'y paroître. Elle a déploré fi longiems l'ouv-rige de fes charmes, ah qu'elle voye une fois l'ou- vrage de fa vertu !

P. S. Milord Edouard eft retenu pour quelque tems encore ici par des ^affaires; s'il m'eft peimis de vou- voir , pourquoi ne prendrois- je pas les devans pour eue plutôt auprès de vous?

LETTRE IV.

De M de Wolmar,

V2.U0IQUE nous ne nous con roi (lions pas en- core , je fuis chargé de vous écrire. La plui f )ge & la plus chérie des fv^mmes vient d'ouvrir fon cœur à fon t^eureux époux. 11 vous croit di^ne i'avoir éié aiuié d'elle , & il vous offre fa mai-

H

£.

i33

(on. L'innocence & la paix y régnent; vous y trouverez l'amitié , l'hofpiialité , l'eflime , la confiance. Confultez voire cœu' , & s'il n'y a lien qui vous effraye , venez fans craints. Vous ne partirez point d'ici fans y laiff r un ami.

fVolinar,

P. S. Venez, mon ami; nous vous attendons avec empreffement. Je n'..urai pas la douleur que vous nous devitz un refus.

LETTRE V.

De Mad\ d'Orbe y

Et dans laquelle étoît inclu/e la précédente,

JDlEN arrivé! cent fois le bien arrivé, cher St. Preux ; car je prétends que ce nom (?z) vous demeure, au moins dans notre fociété, C'eft, je crois, vous dire affcz qu"on n'entend pas vous en exclurre, à moins que cette exclufion ne vien- ne de vou?. En voyant par la Lettre ci -jointe que j'ai fait plus que >/ous ne me deniandiez, ap- prenei à pren:!re un peu plus de confiance en vos amis , & à ne plus reprocher à leur cœur des chagrins qu'ils partagent quand la raifon les for-

(n) C'tfl celui (iii'tlle lui avoic donné devant Oj^ «-cns da-s fon précddcn: voyage, VjJ'cz 111. partie , Lettre XIV,

i?4 La Nouvelle

ce à vous en donner. M. de Wolmar veut vous voir, il vous offre fa maifon, fon amitié, fc« confeils , il n'en falloit pas tant pour calmer tou- tes mes craintes fur votre voyage , & je m'of- fenferois moi-même je pouvois un moment me défier de vous. Il fait plus , il prétend vous gué- rir , & dit que ni Julie , ni lui , ni vous ni moi » ne pouvons être parfaitement heureux fans cela. Quoique j'attende beaucoup de fa fageiïe & plus de votre vertu , j'ignore quel fera le fuccès de celte enrreprife. Ce que je fais bien, c'eft qu'a, vec la femme qu'il a , le foin qu'il veut prendre eft une pure générofité pour vous.

Venez donc , mon aimable ami, dans la fé- curité d'un cœur honnête fatisfaire l'emprefle- ment que nous avons tous de vous embrafler 6c de vous voir paifible & content ; venez dans votre pas & parmi vos ami' vous déiaifler de vos voyages & oublier tous les maux que vous avez foufFerts. La dernière fois que vous me vî- tes j'étois une grave matrone. & mon amie étoit a l'extrémité ; mais à préf-^nt qu'elle fe porte bien & que je fuis redevenue fille, me voilà tout aufîî folle & prefque aufli jolie qu avant mon ma- riage. Ce qu'il y a du moins de bien fiâr, c'eft que je n'ai point cHangé pour vous , & que vous feriez bien des fois le tour du menue avant d'y trouver quelqu'un qui .vous aimât comme moi*

H E L O ï s 1. 185

LETTRE VI.

A Mihrd Edouard,

J E me levé au milieu de la nuit pour vous écrire. Je ne faurois trouver un moment de re- pos. Mon cœur agité, tranfporté, ne peut fe contenir au dedans de moi; il a befoin de s'é- pancher. Vous qui l'avez fi fouvent garanti du défefpoir, foye<: le cher dépofitaire des premiers plaifirs qu'il ait goûiés depuis fi longtems.

Je l'ai vue, Milord! mes yeux l'ont vue! J'ai entendu fa voix; fes maies ont touché les mien- Bes ; elle m'a reconnu ; elle a marqué de la joye à me vo'r ; elle m'a appelle fon ami , fon cher ami; elle m'a reçu dans fa mai fon ; plus heureux que je ne fus de ma vie je loge a' ec elle fous un même toit , & maintenant que je vous écris , je fuis à trente pas d'elle !

Mes idées font trop vives pour fe fuccéder; elle^- fe préfentent toutes enfemble; elles fe nui- fent mutuellement. Je vais m'auê ^.r & repren- dre haleine, pour tâcher de metae quelque or- dre dans mon récit.

A peine après une fi longut, abferce m'étois- je livré près de vous aux premiers tranfports de mon cœur en embrafTant mon ami , mon libé- rateur & mon père, que vou» fongeâtes au voya. ge d'Italie. Vous me le fîtes defiier dans l'efpoir

fgj La Nouvelle

de m'y foulager enfin du fardeau de mon inuti- lité pour vous. Ne pouvant termiaer fitôt les affaires qui vous retonoient à Londres , vous me propofâtes de partir Je premier pour avoir plus de teins à vous attendre ici. Je demandai la per- mifllon d'y venir! je l'obtins, je partis, & quoi- que Julie 6*offrît d'avance à mes regards , en fongeant que j'allois m 'approcher d'elle je fen- tis du regret à ra'éîoigner de vous. Milord » nous fomm^s quittes , ce feul fentiment vous a tout payé.

Il ne faut pas vous dire que durant toute la route je n'étois occupé que de l'objet de mon voyage; mais une chofe à remarquer, c'eft que je commençai de voir fous un autre point de vue ce même objet qui n'étoit jamais forti de mon cœur. Jufques - je m'étois toujours rappelle Ju- lie brillante comme autrefois des charmes de fa première jeunefle. J'aoi* toujours vu fes beaux yeux animés du feu qu'elle m'infpiroit. Ses traits chéris n'offroient à mes regards que des garants de mon bonheur; fon amour &- le mien fe mê- loicnt tell ment avec fa figure que je ne pou vois les en féparer. Miîntena ;t j'allois voir Julie mariée, Julie mère, Julie indifférente! Je m'in- quiétois d-s c^iangemens que huit nns d'interval- le av.)ient pu faire à fa beauté. Elle avoii eu la petite vérole! e'ie s'en tr"Uvoit cangée; à quel point le pouvoit elle être? Mon imagination me refufoit opiniâtrement des taches fur ce char-

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mant vffage, & fitôl: qnej'en voyois un marqué de petite vérole, ce n'étoit plus celui de Julie. Je penfois encore à l'entrevue que nous allions avoir, à la récept'on qu'elle m'alloit faire. Cs premier abord fe préfentoit à mon efprit fous mille tableaux difFérens , & ce moment qui de- voit pafler fi vite, revenoit pour moi mille fois le jour.

Quand j'apperçus la cirr.e des monts le cœur me battit fortement , en me difant , eîleefl-là. La même chofe venoit de m'arriver en mer à la vue des cô.es d'Europe. La même chofe m'étoit arrivée, autrefois à Meillerie en découvrant h maifon du Baron d'Etange. Lij monde n'eft ja- mais divifé pour moi qu'en deux régions, celle elle eft, & celle elle n'eil pas. La pre- mière s'étend quînd je m'éloigne, & fe rèfTerre à mefure que j'approche , comme un lieu je ne dois Jamais arriver. Elle efl: à préfent bor- née aux murs de fa chambre. Ilélas ! ce lieu feul eft habité ; tout le relie de l'univers eft vuide.

Plus j'approchois de la Su'fTe, plus je me fen- tois ému, L'inftarit où, des hauteurs du Jura je découvris le lac de Genève fut un inftant d'ex- tafe & deraviflement. La vue de mon pays, de ce pays fi chéri des torrens de plaifirs avoient inorjdé nion cœur; l'air des Alpes fi f'iutaire & fi pur; le doux air de la patrie, r'us fuave que les parfums de l'orient; cette tene riche & fer- tile , ce payfa^tî unique » le plus beau dont l'oeil

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humain fut jamais frappé; ce féjour charmant au- quel je n'avois rien trouvé d'égal dans le tour du .monde; l'afpect d'un peuple heureux & libre; la douceur de la faifon , la férénité du climat; mille fouvenirs délicieux qui réveilloient tous les fentimens que j'avois goûtes ; tout cela me jettoit dans des tranfports que je ne puis décri- re, & fembloit me rendre à la fois la jou'ilTance de ma vie entière.

En defcendant vers la côte, je fentis une îm- preffîon nouvelle dont je n'avois aucune idée. C'é'oit un certain mouvement d'effroi qui me reiTerroit le cœur & me troubloit malgré moi. Cet effroi , dont je ne pouvois démêler la caufe , croiffoit à mefure que j'approchois de la ville; il rallentiffoit mon empreffement d'arriver , & fit enfin de tels progrès que je m'inquiéiois autant de ma diligence que j'avois fait jufqùes-là de ma lenteur. En entrant à Vevai la fenfation qu3 j'éprouvai ne fut rien moins qu'agréable. Je fus faifi d'une violente palpitation qui m'empêchoit de refpirer ; je parlois d'une voix altérée & tremblante. J'eus peine à me faire entendre en demandant M. de Wolmar ; car je n'ofai jamais nommer fa femme. On me dit qu'il demeuroit à Clarens. Cette nouvelle m'ôta de deffus la poi- trine un poids de cinq cens livres, & prenant les deux lieues qui me reftoient à faire pour un répit, je me réjouïs de ce qui m'eût défjlé dan$ un autre tems ; mais j'appris avec un vrai cht-

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grin que Maie. d'Orbe éfoit à Laufanne. J'entrai dans une auberge pour reprendre lis forces qui me manquoient : il me fur impoiîîble d'avaler un feul morceau; je fuffoquois en buvant & ne pouvois vuider un verre qu'à plufieurs reprifes. Ma terreur redoubla quand je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que j'aurois don- né tout au monde pour voir brif.r ure roue en chemin. Je ne voyois plus Julie ; mon imagina- tion troublée ne me préfentoit que des objets confus ; mon ame étoit dans un tumulte univer- fel. Je connoiflbis la douleur & le défelpoir ; je les aurois préférés à cet horrible état. Enfin , je puis dire n'avoir de ma vie éprouvé d'agitation plus cruelle que celle je me trouvai durant ce court trajet, & je fuis convaincu que je ne l'aurois pu fupporter une journée eiitiere.

En arrivant, je fis arrêter à la grille, & me fentant hors d'état de faire un pas , j'envoyai le portillon dire qu'un étranger demandoit à parler à M. de Wolmar. Il étoit à la promena- de avec fa femme. On les avertit , & ils vin- rent par un autre cô'é , tandis que, les yeux fixés fur l'avenue , j'attendois dans des tranfes mortelles d'y voir paroître quelqu'un.

A peine Julie m'eut -elle apperçu qu'elle mf reconnut. Al'inftant, me voir, s'écrier, cou- rir , s'élancer dans mes bras ne fut pour elle qu'une aisme chofe. A ce fon de voix je me

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fcns treflaillir; je niG retourne, je la vois, je la fens. O Milord! ô mon ami! .... je ne puis parler.... Adieu crainte, adieu terreur , effroi, refpeft humait). Son regard , fon cri , ion gef« te, me rendent en un moment la confiance, le courage & les forces. Je puife dans fes bras la chaleur & la vie; je pétille de joye en la fer- lant dans les miens. Un tranfport facré nous tient dans un long fiiqnce étroitement embraf- fés, & ce n'efl: qu'après un fi doux faifilTement que nos voix commencent à fe confondre , & nos yeux à mêler leurs pleurs. M. de Wolroar étoit - ; je le favois , je le voyois j mais qu'au* rois -je pu voir? Non, quand l'univers entier fe fût réuni contre moi, quand l'appareil des tourmens m'eût environr^é , je n'aurois pas dé- robé mon cœur à la moindre de ces carefTes, tendres prémices d'une amitié pure & fainte que nous emporterons dans le ciel!

Cette première impétuofité fufpendue, Mad*. de Wolmar me prit par la main , & fe re- tournant vers fon mari , lui dit avec une cer- taine grâce d'innocence & de candeur dont je me fentis pénétré ; quoiquUl foit mon ancien ami, je ne vous le préfente pas, je le reçois de vous, & ce n'eft qu'honoré de votre amitié qu'il aura déformais la mienne. Si les nouveaux amis ont moins d'ardeur que les anciens , me dit - il en m'embrafîant , ils feront anciens à l«ur

in^trér'.

J^acouràiiicv utw i^lii."-'"' fttr.ii.'

TI E L 0 ï s 1. I9î

tcfur, & ne céderont point eux autres. Je reçus fes embraflemens ; mais mon cœur venoit de s'épuifer , & je ne fis que les recevoir.

Après cette courte fcene, j'obfervai du coin de l'œil qu'on avoit détaché ma malle & remifé ma chaife. Julie me prit fous le bras , & Je m'avançai avec eux vers la n.aifon , prefque opprefTé d'aife de voir qu'on y prenoit poffeC fion de moi.

Ce fut alors qu'en contemplant plus paifible- ment ce vifage adoré que j'avois cru trouver enlaidi, Je vis avec une furprife amere & dou- ce qu'elle étoit réellemtw plus belle & plus bril- lante que jamais. Ses traits charmans fe font mieux formés encore ; elle a pris un peu plus d'embonpoint , qui ne fait qu'ajouter à fon éblouïiïante blancheur. La petite vérole n'a laif- fur Tes joues que quelques légères traces pref- que imperceptibles. Au lieu de cette pudeur fouffrante qui lui fatfoit autrefois fans ccfTe baif- fer les yeux, on voit la fécurité de la vertu s'al- lier dans fon chafte regard à la douceur & à la fenfibilitéj fa contenar,ce, non moins modefte, eft moins timide,- un air plus libre & dej grâ- ces plus franches ont fuccédé à c«s manieies contraintes mêlées de tendreOe & de honte; & fi le fentiment de fa faute la rendoit alofs plus touchante , celui de fa pureté la rend aujourd'iiui plus célefte.

A peine étions -ne us dans le fallon qu'elle dif-

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parut, & rentra le moment d'3prè>. EIL' n'étoit pas feule. Qui penfez-vous qu'elle amenoit avec elle ? Milord , c'étoient fes enfaris ! fes deux onfans plus beaux que le jour, & portant déjà fur leur pbyfionGmie enfantine le charme & l'at- trait de leur mère. Que devins -je à cet afpefl? Cela ne peut ni fe dire ni fe comprendre; il faut le fentir. Mille mouvemens contra res m'af* faillirent à la fois. Mille cruels & délicieux fou- veniis vinrent partager mon cœur. O fpecla- clel ô regrtts! Je me featois déchirer de dou» leur & tranfprrter de joye. Je voyo's, pour ainfi dire , multiplier celle qui me fut chtre. Hélas ! je voyois au môme infîant la trop vive preuve qu'elle ne m'étoit plus rien, & mes per- tes fembloient fe multiplier avec elle.

Elle me les amena par la main. Tenez, me dit- elle d'un ton qui me perça J'ame, voilà les enfans de votre amie ; i!s fe.ont vqs ami^ un jour. Soyez le leur dès aujourd'hui. Aufîî-tôt ces deux petites créatures s'emprelferent autour de moi, nie prirent les mains , & m'accab'ant de leurs innocentes carefles tournèrent vers l'at- tendriflement toute mon émotion. Je les pris dans mes bras l'un & l'autre, & les preffant con- tre ce cœur agité ,* chers & aimables enfans, dis -je avec un foupir, vous avez à remplir une grande tâche. Puifliez-vous reffembler à ceux de qui vous tenez la vie ; & faire un jour par lis vôtre, la confolation de leurs amis infortu- nés.

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nés. Made. de Wolmar enchantée me fauta au cou une féconde fois & fembloit me vouloir pa- yer par fes carefles de celles que je faifois à fas deux fils. Mais quelle différence du premier em- bralTement à celui-là! Je l'éprouvai avec furpri- fe. C'écoit une mère de famille que j'embralTois; je la voyois environnée de fon époux & de fes enfans ; ce conege m'en impofoit. Je trouvois fur fon vifage un air de dignité qui ne m'avoit pas frappé d'abord; je me fentois forcé de lui porter une nouvelle forte de refpeél; fa familia- rité m'étoit prefque à charge ; quelque hdls qu'elle me parût j'aurois baifé le bord de fa robe de meilleur cœur que fa joue: Dès cet inftant, en un mot , je connus qu'elle ou moi n'étions plus les mêmes , & je commençai tout de bon. à bien augurer de moi.

M. de Wolmar me prenant par la main me conduifit enfuite au loge.nent qui m'étoit defti- né. Voilà, me dit -il en y entrant, votre ap- partement ; il n'eft point celui d'un étranger , il ne fera plus celui d'un autre , & déformais il reliera vuide ou occupé par vous. Jugez fi ce compliment me fut agréable! mais je ne le mé- ritois pas encore aflez pour l'écouttr fans con- fufion. M. de Wolmar me fauva l'embarras d'u- ne réponfe. Il m'invita à faire un tour de jar- din. Là il fît fi bien que je me trouvai plus à won aife , & prêtant le ton d'un homme in- ftruit de mes anciennes eneurs , mais plein de

Tme IL Partis IF. l

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confiance dans ma droiture, il me parla comme un père à fon enfant, à. me mit à force à'tûi' me dans rimpoflibilité de la démentir. Non , Milord, il ne s'eft pas trompé, je n'oublierai point que j'ai la Tienne & la vôtre à juftifier. Mais pourquoi faut -il que mon cœur fe reflerre à fes bienfaits? Pourquoi faut -il qu'un homme que je dois aimer foit le mari de Julie?

Cette journée fembloit deftinée à tous les genres d'épreuves que je pouvois fubir. Reve- nus auprès de Mad^. de Wolmar, fon mari fut appelle pour quelque ordre à donner, & je ref- tai feu! avec elle.

Je me trouvai alors dans un nouvel embar- ras, le plus pénible ot le moins prévu de tou^. Que lui dire ? comment débuter ? Oftrois-je rappeller nos anciennes liaifons, & des tems fi préfens à ma mémoire? LailTtirois- je penfer que je les eufle oubliés ou que je ne m'en fouciafle plus ? Quel fupplice de trairer en étrangère celle qu'on porte au fond de fon cœur! Quel- le infamie d'abufer de l'hofpitalité pour lui te- nir des difcours qu'elle ne doit p'us entendre! Dans ces p; rplexités je perdois toute contenan ce; le feu me montoit au vifage; je n'ofois ni parler, ni lever les yeux, ni faire le moindre gefte , & je crois que je ferois refté dans cet état violent jufqu'au retour de fon mari , fi elle ne m'en eût tiré. Pour elle, il ne parut pas ^ue ce tête-à-tête l'eût gênée en rien. Elle con-

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ferva le même maintien & les mêmes manières qu'elle avoit auparavant ; elle continua de me parler fur le même ton ; feulement , je crus voir qu'elle efTayoit d'y mettre encore plus de gaiié & de liberté ^ jointe à un regard, non timide ni tendre , mais doux & afFedlueux , comme pour m'encourager â me raflurer & à fortir d'une contrainte qu'elle ne pouvoit manquer d'apper- cevoir.

Elle me parla de mes longs voyages : elle vouloit en favoir les détails ; ceux, fur -tout, des dangers que j'avois courus , des maux que j'avois endurés; car elle n'ignoroit pas, difoic- elle, que fon amitié m'en devoit le dédommage- ment. Ah Julie! lui dis -je avec trift^fTe, il n'y a qu'un moment que {e fuis avec vous; voulez- vous déjà me renvoyer aux Indes? Non pas, dit- elle en riant , mais j'y veux aller à mon tour.

Je lui dis que je vous avois donné une rela. tion de mon voyage , dont je lui apportois une copie. Ailors elie me demanda de vos nouvelles avec emprefltment. Je lui parlai vous, & ne pus le faire fans lui retracer les peines que j'avois foufFertes & celles que je vous avois don- nées. Elle en fut touchée; elle commençî d'un ton plus férieux à entrer dans fa propre juftifî- cation , & à me montrer qu'elle avot faire tout ce qu'elle avoit fait. M. de Wo'mar rentra au milieu de fon difcours, & ce qui me con. fondit, c'efl qu'elle le coctinua en fa préfenc« i z

i9<S La Nouvellc

exaftement comme s'il tj'y eût pas été. Il ne put s'empêcher de fourire en déniélant mon étonne- tnent. Après qu'elle eut fini, il me dit; vous voyez un exemple de la franchi fe qui règne ici. Si vous voulez fincérement être vertueux, appre- nez à l'imiter : c'eft la feule prière & la feule leçon que j'aye à vous faire. Le premier pas vers le vice eft de mettre du myftere aux ac- tions innocentes , & quiconque aime à fe cacher a tôt ou tard raifon de fe cacher. Un feul pré- cepte de morale peut tenir lieu de tous les au- tres; c'eft celui-ci: Ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voye & entende ,• & pour moi , j'ai toujours regar- dé comme le plus eftimable des hommes ce Ro- main qui vouloit que fa maifon fût conftruite de manière qu'on vît tout ce qui s'y faifoit.

J'ai , continua t - il , deux partis à vous pro- pofer. Choififfez librement celui qui vous con- viendra le mieux ; mais choififlez l'un ou Tau» tre. Alors prenant la main de fa femme & la mienne , il me dit en la ferrant,* notre amitié commence , en voici le cher lien , qu'elle foit indiffbluble. Embraffez votre fœur & votre ainie : traitez - la toujours comme telle ; plus vous ferez familier avec elle , mieux je penfe- rai de vou'. Mais vivez dans le tête- à -tête, comme fi j'étois préfent, ou devant moi com- me fî je n'y étois pas; voilà tout ce que je vous demande. Si vous préférer le dernier parti ,

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vous îe pouvez fans inquiétude; car comme je me réferve le droit de vous avertir de tout es qui me déplaira, tant que je ne dirai rien, vous ferez fur de ne m'avoir point déplu.

Il y avoit deux heures que ce difcours m'au- roit fort embarraffé ; mais M. de Wolmar com- mençoit à prendre une fi grande autorité fur moi que j'y étois déjà prefque accoutumé. Nous recommençâmes à caufer paifiblement tous trois , & chaque fois que je parlois à Julie, je ne man- quois point de l'appeller Madame. Parlez - moi fraachement, dit enfin fon mari en m'interrom. pant, dans l'entretien de tout à l'heure difiez» vous Madame? Non, dis -je un peu déconcerté; mais la bien féancd ... la bienféance , reprit-il, n'eft que le mafque du vice ; la venu re. gne , elle eft inutile ; je n'en veux point. Ap- peliez ma femme Julie en ma préfence, ou Ma- dame en particulier; cela m'eft indifférent. Je commençai de connoître alors à quel homme j'avois à faire, & je réfolus bien de tenir tou- jours mon cœur en état d'être vu de lui.

Mon corps épuifé de fatigue avoit grand bc- foin de nourriture , & mon efprit de repos : je trouvai l'un & l'autre à table. Après tant d'an- nées d'abfence & de douleurs, après de lon- gues courfes , je me difois dans une forte de ravifTement, je fuis avtc Julie, je la vois, je lui parle; je fuis à table a-ec elle, elle me voit Uns inquiétude, cl'c me reçoit fans crainte, rien I 3

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ne (rouble le plaifir que nous avons d'être en- feml)le. Douce & précieufe innocence, je n'a. vois point goûté tes charmes, & ce n'eft que d'aujourd'hui que je commenc* d'exifter fans foufirir !

Le foir en me retirant je paflai devant la chambre des maîtres de la maifon; je les y vis entrer enfembie; je gagnai (rlHement la mienne, & ce moment ne fut pas pour moi le plus agréa- ble de la journée.

Voilà, Mi'ord, comment s'eft paiTée cette première entrevue, defirée fi paffionrément, & fi cruellement redoutée. J'^i tâché de me re- cueillir depuis que je fuis feul; je me fuis effor- cé de fonder mon cœur; mais l'agitation de la journée précédente s'y prolonge encore , & il m'cft impoflible de juger fitôt de mon véritable état. Tout ce que je fais trais-certainement c'ell que fi mes fentimens pour elle n'ont pas changé d'efpece, ils ont au moins bien changé de for- me, que j'afpire toujours à voir un tiers entre nous, & que je crains autant le tête-à-tête que je le defirois autrefois.

Je compte aller dans deux ou trois jours à Laufanne. Je n'ai vu Julie encore qu'à demi quand je n'ai pas vu fa coufine ; cette aimable & chère amie à qui je dois tant , qui partagera fans cefle avec vous mon amitié . mes foins , ma reconnoilTance & tous les fentimens dont mon cœur eil refté le maître. A mon recour je ne

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tarderai pas à vous en dire davantage. J'ai be- foin de vos avis & je veux m'obferver de près. Je fais mon dgvoir & le remplirai. Quelque doux qu'il me foit d'habiter cette maifon ; je l'ai réfolu, je le jure; fi je m'apperçois jamais que je m'y plais trop , j'en fortirai dans l'inflant.

LETTRE VII. De Maà\ de Wolmar à Mad\ d'Orbe,

i3 I tu nous avois accordé !e délai que nous te demandions , tu aurois eu le plaifir av^ant ton départ d'embraller ton protégé. Il arriva avant- hier & vouloit t'aller voir aujourd'hui ; majs une efpece de courbature, fruit de la fatigue & du voyage, le retient dans fa chambre, & il a été faigné ce matin. D'ailleurs , j'avois bien réfolu, pour te punir, de ne le pas lailTer partir fitôt, & tu n'as qu'à le venir voir ici, ou je te promets que tu ne le verras de longfems. Vrai- ment cela feroit bien imaginé qu'il vit Séparé- ment les inféparables !

En vérité, ma Coufine, je ne fais quelle» vaines terreurs m'avaient fafciné l'efpric fur ce voyage, & j'ai honte de m'y ê:re oppofée avec tant d'obftination. Plus je craignois de le re- voir , plus je ferois fâchée aujourd'hui de ne l'a'/oir pas vu ; car fa préfence a détruit des craintes qui m'inquiétoiert encore, & qui pou- I 4

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voient devenir légitimes à force de m'occuper de lui. Loin que l'attachement que je fcns pour lui m'effraye , je crois que s'il m'étoit moins cher je me défierois plus de moi: mais je l'ai- me aufli tendrement que jamais , fans l'aimer de la même manière. C'eft de la comparai fon de ce que j'éprcuve à fa vue & de ce que j'é- prouvois jadis que je tire la fécurité de mon étit préf^nt, & dans des ftntimens fi divers la différence fe fait fcntir à proportion de Itur vivacité.

Quant à lui , quoique je l'aye reconnu du premier inftant, je l'ai trouvé fort changé, &, ce qu'autrefois je n'aurois gueres imaginé poffi- ble , à bien des égards il me paroît changé en mieux. Le premier jour , il donna quelques lignes d'embairas,^ j'eus moi-même de la peine à lui cacher le mien. Mais il ne tarda pas à pren- dre le ton ferme & l'air ouvert qui convient à fon caraélere. J9 l'avois toujours vu timide & craintif; la frayeur de me déplaire & peut-être la fecrette honte d'un rôle peu digne d'un hon- nête homme , lui donnoient devant moi je ne fais quelle contenance fervile & baffe dont tu t'es plus d'une fois moquée avec raifon. Au lieu de la foumlTion d'un efclave, il a maintenant le rfcfpeft d'un ami qui fait honortr ce qu'il eftime; il rient avec affurance des propos honnê- tes ; il n'a pas peur que fei maximes de vertu contrarient fts intérêts ; il ne craint ni de fe

faire

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faire tort ni de me faire affront en louant les chofes louables , & l'on fent dans tout ce qu'il dit la cot fiance d'un homme droit & fiir de lui- même, qui tire de fon propre cœur l'approba- tion qu'il ne cherchoit autrefois que dans mes regards. Je trouve auflî que l'ufage du morde & l'expérience lui ont ôé ce ton dogmatique & tranchant qu'on prend dans le cabinet ; qu'il Qi\ moins prompt à juger les hommes depuis qu'il en a beaucoup obfervé , moins preffé d'é- tablir des propofitions univerfelles depuis qu'il a tant vu d'exceptions , & qu'en général l'a- mour de la véri(é l'a guéri de l'tfprit de firtê- Hies ; de forte qu'il eft devenu moins brillant & plus raifonnable , & qu'on s'inllruit beaucoup mieux avec lui depuis qu'il n'eft plus fi fawant. Sa figure eft changée aufli & n'eft pas moins bien ; fa démarche eft plus affurée ; fa conte- nance eft plus libre; fon port eft plus fier, il a rapporté de fes campagne« un certain a'r martial qui lut fied d'autant mieux, que fon gef- te, vif & prompt quand 1! s'anime, eft d'ailleurs p!us grave & plus pofé qu'autrefois^. C'eft un ma- rin dont l'attitude eft flegmatique & froide, & le parler bouillant & impétueux. A trente ans palTés , fon vifage eft celui de Thomœe dans fa perftdion & joint au feu de la jeunefle la majefté de l'âge miir. Son teint n'eft pas re connoiffable ; il eft noir comme un more, & de plus fort marqué de la petite vérole. Ma I 5

ip2 La NouvjiLLE

chère, il te ûm tout dire: ces marques me font quelque peine à regarder , & je me furprenls foulent à leb regarder malgré moi.

Je crois m'appercevoir que fi je l'examine , il n'eft pas moiRS attentif à m'examiner. Après une fi longue abfence , il eft naturel de fe cor.fidérer mutuellement avec une forte de cu- riofité ; mais fi cette curiofité femble tenir de l'ancien empreflcment , quelle différence dans la manieie auflî bien que dan" le motif. Si J50S regards fe rencontrent moins fouvent, nous nous regardons avec plus de liberté. Il femble que nous ayons une convention tacite pour nous corfidérer alternativement. Chacun fent, pour ainfi dire, quand c'eft le tour de l'autre, & détourne les yeux à fon tour. Peut - on re- voir fans plaifir , quoique l'émotion n'y foit plus , ce qu'on aima fi tendrement autrefois , & qu'on aime fi purement aujourd'hui? Qui fait fi î'amour- propre ne cherche point à juftifier les €ireurs pafl'ées ? Qui fait fi chacun des deux quano la paflîon C( fie de l'aveugler n'aime point ercore à fe dire, je n'avois pas trop mal choifi? Quoi qu'il en foit, je te le répète fans honte, je conferv'e pour lui des feniimens très -doux qui dureront autant que ma vie. Loin de me repro- cher ces fentimens je m'en applaudis; je rougi- lois c^e ne tei avoir pas , comme d'un vice de caraftere & de la marque d'un mauvais cœur. Quant à lui , j'ofe croire qu'après la vertu , je

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fuis ce qu'il aime le mieux au monde. Je fens qu'il s'honore de mon eftime ; je m'honore à mon tour de la fienne & mériterai de la con far- ver. Ah ! fi tu voyois avec quelle tendrefle il carefle mes enfans, fi tu favois quel plaifir i! prend à parler de toi; Coufine, tu connoîtrois que je lui fuis eccore chère!

Ce qui redouble ma confiance dans ropinion que nous avons toutes deux de lui , c'eft que M, de Wolmar la partage , & qu'il en penfe par lui- même, depuis qu'il l'a vu , tout le bien que nous lui en avions dit. Il m'en a beaucoup parlé ces ieux foirs, en fe félicitant du parti qu'il a p*is & me fniiant la guerre de ma réfiftance. Non, me difoir-il hier, nous ne laifierons point un fi honnê e homme en doute fur lui-même; nous lui apprendrons à mieux compter fur fa vertu > & peur- être un jour jouïrorjs - nous avec plus d'avantage que vous ne penfez du fruit des foins que nous allons prendre. Quant à préfent , je commence déjà par vous dire que fou caraftere me plaît, & que je l'eftime fur. tout par un côté dont il ne fe doute gueres , fa oir la ftoideur qu'il a vis-à-vis de moi. Moins il me témoigne d'amitié , plus il m'en infpire ; je ne fauroi» vous dire combien je craignois d'en être caref- fé. C'étoit la première épreuve que je lui defti» nois; il doit s'en préfenter une féconde fur la- quelle je l'obferverai; après quoi je ne l'obfer» verai pluj. Pour celle-ci, lui dis -je, elle ne I <5

204 La Nouvelle

prouve autre chofe que la franchife de fon ca- raftere ; car jamais il ne put fe réfouHrt; autre- fois à prendre un air fournie & complaifant avec mon père, quoiqu'il y eût un fi grand intérêt & quf je l'en euffe inftamment prié Je vis avec douleur qu'il s'ôtoit ce te unique reflburce & ne pus lui fa^oir mauvais pré r!e ne pou oir être faux en lien. Le cas eft bien différent, reprit mon mari ; il y a entre votre père & lui uie antipathie naturelle fondée fur l'oprofition de leurs maximes. Quant à moi qui n ai ni fiftê- mes ni préjugés, je fuis fur qu'il ne me hait point naturellement. Aucun homme ne me hait; un homme fans palîîon ne peut infpirer d'à ver» fion à perfonne ; Mais je lui ai ravi fon bien , il ne me le par-ionnera pas fitôt. Il ne m'en aimera que plus tendrement, quand il fera par- faitement convaincu que le mal que je lui ai fait ne m'empêche pas de le voir de bon œil. S'il me careffoit à préfent il feroit un fourbe; s'il ne me careffoit jamsis il feroit un monftre.

Voilà, ma Claire, à quoi nous en fommes, & je commence à croire que le ciel bénira la droiture de nos cœurs <k les intentions bien- faifantes de mon mari. Mais je fuis bien bonne d'entrer dans tous ces détails : tu ne mérites pas que j'aye tant de plaifir à m'entretenir avec toi ; j'ai réfolu de ne te plus rien dire, & tu veux en favoir davantage , viens l'apprendre.

H K L O ï s E. 205

P, S. Il faut pourtant que je te dife encore ce qui vient de fe pafler au fujet de cette Let- tre. Tu fais avec quelle indulgence M. de Wolmar reçut l'aveu tardif que ce retour im- prévu me fo'ça de lui faire. Tu vis avec quelle douceur il fut effuyer mes pieu- s & difllper ma honte. Soit que je ne lui euiïe rien appris, comme tu l'as alTe' raifonna» blement conjtfturé , foit qu'en effet il fût touché d'une démarche qui ne pouvoit être diftée que par le repentir; ron feulement il a continué de vivre avec moi comme aupara- vant, mais il ferabls avoir redoublé de foins, de confiance , d'eftime , & vouloir me dé- dommager à force d'égards de la confufion que cet aveu m'a coûtée, Ma coufine , tu connois mon cœur; juge de l'impreflloa qu'y fait une pareille condui'^e!

Sitôt que je le vis réfolu à laifTer venir notre ancien maître , je réfo'us de mon côté de prendre contre moi la meilleure précaution que je puifle employer ; ce fut de choifir mon mari même pour mon confident , de n'avoir aucun entretien particulier qui ne lui fût rapporté , & de n'écrire aucune lettre qui ne lui fût montrée. Je m'impofai même d'é- crire chaque Lettre coume s'il ne la devoit point voir, & de la lui montrer enfuite. Tu trouveras un article dans celle-ci qui m'eft venu I 7

20(5 La Noutelle

de celte manière, & fi Je n'ai pu m'empê- chef en l'écrivant , de fonger qu'il le ver- roit, je me rends le témoignage que cela ne m'y a pas fait changer un mot; mais quand j'ai voulu lui porter ma Lettre il s'eft mo- qué de moi , & n'a pas eu la compiaifance de la lire. Je t'avoue que j'ai été un peu piquée de ce re- fus ; comme s'il s'étoit défié de ma bonne foi. Ce mouvement ne lui a pas échappé: le plus franc & le plus généreux des hommes m'a bieritôt raffurée. Avouez, m'a- 1. il dit , que dans cette Lettre vous ave? moins parlé de moi qu'à l'ordinaire, j'en fuis c-oin venue ; étoit-il féant d'en beaucoup parler pour lui montrer ce que j'en aurois dit? bien, a-t-il repris en fouriant , j'aime mieux que vous parliez de moi davantage & ne point favoir ce que vous en direz. Puis il a pour» fuivi d'un ton plus férieux ; le mariage efi un état trop auftere & trop grave pour fup- porter toutes les petites ouvertures .de cœur qu'admet la tendre amitié. Ce dernier lien tempère quelquefois à propos l'extrême févé- rité de l'autre , & il eft bon qu'une femme honnête & fage puifle chercher auprès d'une fidelle amie les çonfolations, les lumières , & les confeils qu'elle n'oferoit demander à fon mari fur certaines maiierei. Quoique

H B L O X s E. 207

70UI ne difiez jamais rien entre vous dont vous n'aimafïîe? à m'inftruire , gardez - vous de vous en faire une loi, ds peur que ce de- voir ne devienne une gêne, & que vos confi- dences n'en foient moins douces en devenant plus étendues. Croyez-moi, les cpanchemers de l'amitié fe retiennent devant un témoin quel qu'il foit. Il y a mille fecrets que trois amis doivent favoir & qu'ils ne peuvent fe dire que deux à deux. Vous communiquez bien les mêmes chofes à votre amie & à vo- tre époux , mais non pas de la même maniè- re ; & fi vous voulez tout confondre , il arrivera que vos lettres feront écrites plus à moi qu'à elle, & qu3 vous ne ferez à vo- tre aife ni avec l'un ni avec l'autre. C tfl pour mon intérêt autant que pour le vôtre que je vous parle ainfi. Ne voyez-vous pas que vous craignez déjà la jufte honte de me louer en ma préfence ? Pourquoi vou- lez-vous nous ôter, à vous, le plaifir de dire à votre amie combien votre mari vous cft cher , à moi celui de penfer que danf vos plus fecrets entretiens vous aimez à psr. ïer bien de lui? Julie! Julie! a-t-il ajouté en me ferrant la main , & me regardant avec bonté; vous abaifferez- vous à des pré- cautions fi peu dignes de ce que vous êtes, & n'apprtndrez» vous jamais à vous cftimei votre prix?

2o8 La NouvELL.a

Ma chère amie, j'aurois peine à dire comment s'y prend cet homme incomparable; mais je ce fais plus rougir de moi devant lui. IVÎal- •gré que j'en aye il m'élève au deiTus de moi-

même, & le fens qu'à force de confiance il m'apprend à la mériter.

LETTRE VIII.

Réponfe.

V^OMMENT , Coufine ! noire voyageur efr arrivé , & je ne l'ai pas vu encore à mes pieds chargé des dépouilles de l'Amérique? Ce n'eft pas lui, je t'en avertis, que j'accufe de ce dé- lai; car je fais qu'il lui dure autant qu'à moi: mais je vois qu'il n'a pas auflî bien oublié que tu dis fon ancien métier d'efclave , & je me plains moins de fa négligence que de ta tyran- nie. Je te trouve auflî fort bonne de vcu'oir qu'une prude grave & formalifte comme moi fafle les avances, & que toute affaire celTante, je coure baifcr un vifage noir & crotu , (o) qui a pafTé quatre fois fous le foleil & vu le pays des épices ! Mais tu me fais rire furtout quand tu te preffes de gronder de peur que je ne gronde la première. Je voudrois bien favoir de quoi tu te mêles? C"eft mon métier de que- reller ; j'y prends plaifir , je m'en acquitte à

(ji) Marqué de petite vérole. Terme du pays.

H E L o ï s r. 109

merveilles, & cela me va très -bien: mais toi, tu y es gauche on ne peut davantage, & ce n'eû: point du tout ton fait. En revanche , fi tu fa- vois combien tu as de grâce à avoir tort , corn» bien ton air confus & ton œil fuppliant te ren- dent charmante , au lieu de gronder tu paîTe- rois ta vie à demander pardon , finon par de- voir , au moins par coquetterie.

Quant à préfent demande -moi pardon de toutes manières. Le beau projet que celui de prendre fon mari pour fon confident , & l'obligeante précaution pour une auflî fainte ami* tié que la nôcrc ! Amie injufte , & femms pufillanime! à qui te fieras -tu de ta vertu fur la terre , fi tu te défies de tes fentimens & des miens? Peux-tu, fans nous ofFenfer toutes deux, craindre ton cœur & mon indulgence dans les nœuds facrés tu vis ? J'ai peine à compren- dre comment la feule idée d'admettre un tiers dans les fecrets csquetages de deux femmes ne t'a pas révoltée! Pour moi, j'aime fort à babil- ler à mon aife avec toi ; mais fi je favois que l'œil d'un homme eût jamais fureté mes lettres, je n'aurois plus de plaifir à l'écrire ; infenfiblç. ment la froideur s'introduiroit entre nou' avec la réferve , & nous ne nous aimerions plus que comme deux autres femmes. Regarde à quoi nous expofoit ta fotte léfiance, fi ton mari n'eût été plus fa^^e que toi. Il a très-prudemœent fait de ne ne rouloir point

aïo La Nouvelle

lire ta Lettre. lien eût, peut-être, été moini content que tu n'efpérois , & moins que je ne le fuis moi-même à qui l'état je t'ai vue apprend à mieux juger de celui je te vois. Tous ces fages contemplatifs qui ont pafle leur vie à l'é- tude du cœur humain en favent moins fur les vrais fignes de l'amour que la plus bornée des femmes fenfibles. M. de Wolmar auroit d'abord remarqué que ta Lettre entière eft employée à parler de notre ami , & n'auroit point vu l'apof- tille (u n'en dis pas ut mot. Si tu av'ois écrit cette apoflilîe, il y a dix ans, mon enfant, je ne fais comment tu aurois fait, mais l'ami y feroit toujours rentré par quelque coin , d'autant plus que le mari ne la devoit point voir.

M. de Wolmar auroit encore obfervé l'atten* ti-on que tu as mifc à examiner fon hôte , & le plaifir que tu prends à le décrire,* mais il man- geroit Aridote & Pla'on avant de favoir qu'on regarde fon amant & qu'on ne l'examine pas. Tout examen exige un fang - froid qu'on n'a ja^ mais en voyant ce qu'on airne.

Enfin il s'imagineroit que tous ces change- mens que tu as obfervés feroient échappés à une autre , & moi j'ai bien peur au contrai r:; d'en trouver qui te feront échappés. Quelque diffé- rent que ton h6te foit de ce qu'il étoit, il chan* geroit davantage encore fi ton cœur n'avoit point changé, tu le verrois toujours le même. Quoi qu'il en foit, tu détournes les yeux quand

H I L 0 ï s s. su

îl te regarde ; c'eft encore un fort bon figne. Tu les détournes, coufine? Tu ne les baiiïes donc plus ? car fûrement tu n'as pris un mot pour l'autre. Crois-tu que notre fage eût auflî remarqué cela ?

Une autre chofe très -capable d'inquiéter un Mari, r'eft je ne fais quoi de touchant & d'af- feftusux qui refte dans ton langage au fujet de ce qui te fut cher. En te liftnt, en t'entendant P"irler on a befoiti de îe bien connoître pour ne pas fe tromper à tes fentimens; on a befoin de favoir que c'eft feulement d'un ami que tu par- les, ou que tu parles ainfi dd tous tes amis ; mais quant à cela, c'eft un efFet naturel de ton caraftere, que ton mari connoît trop bien pour s'en aliarmer. Le moyen que dans un cœur ii tendre la pure amitié n'ait pas encore un peu l'air de l'amour ! Ecoute , coufine , tout ce que Je te dis-Ià doit bien te donner du courage , mais non pas de la témérité. Tes progrès font fen- fibles & c'eft beaucoup. Je ne comptois que fur ta vertu , & je commence à compter auflî fur ta raifon ; je regarde à préfent ta : uérifon finon comme parfaite , au moins comme facile , & lu en as précifément afiea fait pour te rendre inexcufabie fi tu n'achevés pas.

Avant d'être à ton apoftille j'avois déjà re- marqué le petit article que tu as eu la franchi- fe de ne pas fupprimer ou modifier en fongeant qu'il feroit vu de ton mari. Je fuis fûre qu'en

212 La Nouvelle

le lifant il eût s'il fe pouvoic redoublé pour toi d'eftime ; mais il n'en eût pas été plus content de l'article. En générai , ta Lettre étoit trèi- propre à lui donner beaucoup de confiance en ta conduits & beaucoup d'inquiétude fur ton pen- chant. Je t'avoue que ces marques de petite vérole, que tu regardes tant, me font peur, & jamais l'amour ne s'avifa d'un plus dangereux fard. Je fais que ceci ne feroit rien pour une autre ; mais , coufine , fouviens - t'en toujours , celle que la jeuneffe & la figure d'un amant n'a* voient pu féduire fe perdit en penfant aux maux qu'il avoit foufFerts pour elle. Sans doute le ciel a voulu qu'il lui reliât des marques de cette ma- ladie pour exercer ta vertu , & qu'il ne t'en reliât pas , pour exercer la fienne.

Je reviens au principal fujet de ta lettre; tu fois qu'à celle de notre ami , j'ai volé ; le cas étoit grave. Mais à préfent fi tu favois dans quel embarras m'a mis cette courte abfince & com. bien j'ai n'affaires à la fois, tu fentirois l'impof- fîbilité je fuis de quitter derechef ma maifon fans m'y donner de nouvelles entraves & me mettre dans la néccilité d'y paO^er encore cet hi- ver; ce qui n'eil pas mon compte ni le tien. Ne vaut-il pas mieux nou^ priver de nous voir deux ou trois jours à la hâte , & nous rejoindre fix mois plutôt? Je penfe aufil qu'il ne fera pa<- inu- tile que je caufe en particnlier & un peu à ioifir avec notre philofophe j foit pour fonder & raf*

ÏÎELOÏSE. ai3

fermir fon cœur; foit pour lui donner quelques avis utiles fur la manière dont il doit fe con. duire avec ton miri & même avec toi ; car je n'imagine pas que tu puifles lui parler bien libre- ment là - deffus , & je vois par ta lettre même qu'il a befoin de confeil. Nous avons pris une fi grande habitude de le gouverner, que nous fommes un peu refponfables de lui à notre pro- pre confcience, & jufqu'à ce que fa raifon foit entièrement libre, nous y devons fuppléer. Pour moi , c'eft un foin que je prendrai toujours a*.'©c pîaifli ; car il a eu pour mes avis des déféren- ces coûteufes que je n'oublierai jamais , & il n'y a point d'homme au monde depuis que le mien n'efb plus, que j'eftime & que j'aime au- tant que lui. Je lui réferve auflî pour fon comp- te le plaifîr de me rendre ici quelques fervices. J'ai beaucoup de papiers mal en ordre qu'il m'ai- dera à débrouiller , & quelques affaires épineu- fes j'aurai befoin à mon tour de fes lumières & de fes foins. Au refte , je compte ne le garder que cinq ou fix jours tout au plus , & peut-éire te le renverrai -je dès le lendemain; car j'ai trop de vanité pour attendre que l'impa- tience de s'en retourner le prenne , & l'œil trop bon pour m'y tromper.

Ne manque donc pas , fitôt qu'il fera remis , de me l'envoyer, c'eft-a-dire , de le laifler ve- nir, ou je n'entendrai pas raillerie. Tu fais bien que fi je ris quand je pleure & n'en fuis pas

a 14 La Nouvelle

moins affligée , je ris aufTi quand je gronde Se n'en fuis pas moins en colère. Si tu es bkn fjge, & que tu faffes les chofes de bonne grâ- ce, je te promets de t'envojer avec lui un joli petit préfent qui te fera plaifir & très -grand plaifir; mais û tu me fais languir , je t'avertis que tu n'auras rien.

P. S. A propos, dis -moi; notre marin fume- t-il? jure-t-il? boit-il de l'eau-de-vle? Porte- t-il un grand fabre? a-t-il bien la mine d'un flibullîer ? Mon Dieu, que je fuis . curieufe de voir l'air qu'on a quand on revient des Antipodes !

LETTRE IX.

De Claire à Julie.

J. lENS, Coufine, voilà ton efciave que je t€ renvoyé. J'en ai fait le mien durant ces huit jours , & il a porté fes fers de fi bon cœur qu'on voit qu'il eft tout fait pour fervir. Rends -moi grâce de ne l'avoir pas gardé huit autres jours encore; car, ne t'en déplaife, fi j'avois attendu qu'il fût prêt à s'ennuyer avec moi , j'aurois pu ne pas le renvoyer fitôt. Je l'ai donc gardé fans fcrupule ; mais j'ai eu celui de n'ofer le loger dans ma maifon. Je me fuis fenti quelquefois cette fieité d'ame qui dédaigne les ferviles bien*

H E L G ï s E. 215

féances & fied fi bien à la vertu. J'ai été p!us timide en cette occaGon fans favoir pourquoi; & tout ce qu'il y a de fur, c'eft que je ferois plus portée à me reprocher cette réforve qu'à m'en applaudir.

Mais toi , fais -tu bien pourquoi notre ami s'enduroit fi paifiblement ici? Piemiérement il étoit avec moi , & je prétends que c'efi: déjà beaucoup pour prendre patience. Il m'épargnoit des tracas & me rendoit fervice dans mes afFai. res; un ami ne s'ennuye pointa cela. Une troî- fieme chofe que tu as déjà devinée , quoique lu n'en fafles pas femblant, c'eft qu'il me par- loit de toi , & fi nous ôtions le tems qu'a duré cette cauferie de celui qu'il a pafTé ici , tu ver- rois qu'il m'en eft fort peu refté pour mon compte. Mais quelle bizarre fantaifie de s'éloi- gner de toi pour avoir le plaifir d'en parler ? Pas fi bizarre qu'on diroit bien. Il eft contraint en ta préfgnce; il faut qu'il s'obferve incefiTam' ment ; la moindre indifcrétion deviendroit un crime , & dans ces momens dangereux le feul devoir fe laiiTe entendre aux cœurs honnêtes : mais loin de ce qui nous fut cher on fe permet d'y fooger encore. Si l'on étouffe un fentiment devenu coupable , pourquoi fe reprocheroit-on de l'avoir eu tandis qu'il ne l'étoit point? Le doux fouvenir d'un bonheur qui fut légitime , peut- il jamais être criminel? Voilà, je penfe , un raifonnement qui t'iroit mal , mais qu'après

2i5 La Nouvellç

tout il peut fe permettre. 11 a recommencé, pour rînfi dire , la carrière de fes anciennes amours. Sa première jeunefle s'eft écoulée une féconde fois dans nos entretiens. Il me renouvelloit tou- tes fes confidences; il rappelloit ces tems heu» reux il lui étoit permis de t'aimer; il pei- gnoit à mon cœur les charmes d'une flamme in- nocente .... fans doute, il les embélliflbit!

11 m'a peu parlé de fon état préfent par rap- port à toi, & ce qu'il m'en a dit tient plus du refpeél & de l'admiration que de l'amour ; en forte que je le vois retourner , beaucotip plu» raflfurée fur fon cœur que quand il eft arrivé. Ce n'eft pas qu'auflî-tôt qu'il efl queQion de toi , l'on n'apperçoive au fond de ce cœur trop fenfî- ble un certain attendriflement quj l'amitié feule, non moins touchante , marque pourtant d'un autre ton ; mais j'ai r-marqué depuis longtems que perfonne ne peut ni te voir ni penfer à toi de fang- froid, & fi l'on y joint un fentiment plus doux qu'un fouvenir inefFaçjble a lui laiffer, on trouvera qu'il eft difficile & peut-être impolTible qu'avec la vertu la p'us auflere il foit autre chofe que ce qu'il eft. Je l'ai bien queftionné , bien obfervé , bien fuivi ; je l'ai examiné autant qu'il m'a été pofîîb!e , je ne puis bien lire dans fon ame, il n'y lie pas mieux lui-même: mais je puis te répondre au moin» qu'il eft pénétré de la force de fes devoirs & des iic.:8 , & que l'idée de Julie méprifable ât

cor»

H L O ï s B, 217

corrompre lui fcroit p!us d'horreur à conce ■oir que celle de fon propre anéantiffeinent, Couilne, je n'ai qu'ud confeil à te donner, & je te prie d'y faire attention; évite les détails fur le pafTé & je te réponds de l'avenir.

Quant à la reftitution dont tu me parles, il n'y faut plus fonger. Après avoir épuifé toutes les raifons imaginables, je l'ai prié, prelTé , conjuré , boudé , baifé , je lui ai pris les deux mains , je me ferois mife à genoux s'il m'eût laiCfé faire; il ne m'a pas même écoutée II a poulTé l'humeur & l'opiniâtreté jufqu'à jurer qu'il confentiroit plutôt à ne te plus voir qu'à fe deflaifir de ton portrait. Enfin dans un tranf- port d'indignation me le faifant toucher attaché fur fon cœur, le voilà, m'a-t-il dit d'un ton fi ému qu'il en refpiroit à peine; le voilà ce por- trait , le feul bien qui me refte & qu'on m'en- vie encore; foyez fûre qu'il ne me fera jamais arraché qu'avec la vie. Crois- moi, confine, foyons fages & laiifons - lui le portrait. Que t'importe au fond qu'il lui demeure? Tant pis pour lui s'il s'obftine à le garder.

Après avoir bien épanché & foulage fou cœur , il m'a paru aiTez tranquille pour que je pufle lui parler de fes affaires. J'ai trouvé que Iç.tems & la raifon ne l'a /oient point fait chan- ger de fyilême. & qu'il bornoit foute fon am- bition à psÛer fa vie attaché à Milord Elouard. Je u'ai.pu qu'approuver un pro:et fi hpnnête ,

Tome IL Partie IF. K

îi8 La NouviïLLK

fi convenable à fon caraflere &. fi digne de la reconnoiffance <jU'il doit à des bienfaits fans exemple. Il m'a dit que tu avois été da même avis ; mais que M. de Wolmar avoit gardé le fi'ence. 11 me vient dans la tête une idée. A la conduite afl!ez finguliere de ton mari & à d'au- tres indices, je foupçonne qu'il a fur notre ami quelque vue fecrette qu'il ne dit pas. Laiflbns-Ie faire & fions-nous à fa fageflTe. La manière dont il s'y prend prouve aflez que fi ma conjedure eft jufte, il ne médite rien que d'avantageux â celui pour lequel il prend tant de foins.

Tu n'as pas mal dt^crit fa figure & [es manie* res , & c'eft un fi dîne afiez favorable que tu l'ayei obfervé plus exadement que je n'aurois cru : mais ne trouves-tu pas que fes longues peines & l'habitude de les fentir ont rendu fa phyfionomie encore plus intérefl"ar!te qu'elle n'étoit autrefois ?; Malgré ce que tu m'en avois écrit je craignois de lui voir cette politelTe maniérée, ces façons fingerefles qu'on ne manque jamais de contrac- ter à Paris , o. qui , dans la foule des rien* dont on y remplit une journée oifive , fe pi- quent d'avoir une forme plutôt qu'une autre. Soit que ce vernis ne prenne pas fur certaines âmes , foit que l'air de la mer l'ait entièrement €fFacé , je n'en ai pas apperçu la moindre trace; & dans tout l'emprefieiient qu'il m'a témoigné , je n'ai vu que le defir de contenter fon cœur. 11 m'a parlé de mon pauvre mari ; mais il

- H E L e ï s Jt- £I§

aimoit mieux le pleurer avec moi que me con- foler, & ne m'a point débité là-deflu$ des maxi- mes galantes. 11 a careffé ma tille , mais au lieu de partager mon admiration pour elle , il m'a reproché comme toi fes défauts & s'eft plaint que je la gâtois ; il s'eft livré avec zèle à' mes affaires & n'a prefque été de mon avis fur rien. Au furplus le grand air m'auroit arraché les yeux qu'il ce fe feroit pas avifé d'aller fermer un rideau; je me ferois fatiguée à paffer d'une chambre à l'autre qu'un pan de fon habit galam» ment étendu fur fa main ne feroit pas venu à mon fecours; mon éventail refta hier une gran» de féconde à terre fans qu'il s'élançât du bout de la chambre comme pour le retirer du feu. Les matins avant de me venir voir, il n'a pas envoyé une feule fois favoir de mes nou^'elles. A la promenade il n'afFcfte point d'avoir fon chapeau cloué fur fa tête , pour montrer qu'il fait les bons airs (p). A table, je lui ai deman- dé fouvent fa tabatière qu'il n'appelle pas fa boîte ; toujours il me l'a préfentée avec la main , jamais fur une afCette comme un laquais ; il n'a pas manqué de boire à ma fanté deux fois au

(/») A Paris on fe pique furtout de rendre la fociétë commode & facile, & c'eft dans une foule de règles de cette importance qu'on y fait confifter cette facilité. Tout eft ufages & lois dans la bonne compagnie. Tous ces ufages naiiTcnt & pafient comme un éclair. Le lavoir -vivre confifte à le tenir toujours au guet, à les fsifir au paiTnge , à les atfeéter , à montrer qu'on fai: celui i\u jour.' Le tout pour être limple.

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2 20 LaNouvellb

moins par repas & je parie que s'il nous rtf- toit cet hiver, nous le verrions, aflls avec nom autour du feu , fe chauffer en vieux bourgeois. Tu ris, coufine; mais montre -moi un des nô- tres fraîchement venu de Paris qui ait confervé cette bonhommie. Au refte, il. me femble que tu dois trouver jnotre philofophe empiré dans un feul point; c'eft qu'il s'occupe un peu plus des gens qui lui parlent ; ce qui ne peut fe faire qu'à ton préjudice; fans aller pourtant , je.pen* fe, jufqu'à le raccommoder avec Madame Belon. Pour moi , je le trouve mieux en ce qu'il eft plus grave & plus férieux que jamais. Ma mi- gnoi.ne , garde-le-moi bien foigneufement jufqu'à mon arrivée. Il eCt précifément comme il me le faut, pour avoir le plaifîr de le défoler tout le long du jour.

Admire ma difcrétion ; je ne t"ai rien dit en- core du préfcnt que je t'envoye, & qui t'en pro- met bientôt un autre: mais tu l'as reçu avant que d'ouvrir ma Lettre, & toi qui fais combien j'en fuis ido'âtre & combien j'ai raifon de l'être i toi dont l'avarice éroit fi en peine de ce préfent, tu conviendras que je tiens plus que je n'avois pro mis. Ah! la pauvre petite! au moment tu lis ceci, elle eft déjà dans tes bras; elle eft plus heureufe qud fa mère; mais dans deux mois je ferai plus heureufe qu'elle; car je fentirai mieux mon bonheur. Hélas ! chère coufine . ne m'as- tu pas déjà toute entière? tu es, eft ma

H E L O ï s 2. 221

nlls, que manque t-il encore de moi? La voilà, z.-'tte ainable enfant; reçois-la comme tienne; je te la ceJe , je te la donne , je réfigne en tes mains le pouvoir materne! ; corrige mes fautes , charge - toi des foins dont je m'acquitte fi mal à t>in gré ; fois dès aujourd'liui la mère de celle qui doit être la bru , & pour me la rendre plus r'iere encore, fais-en s'il fe peut une autre Ju- lie. E116 te refTemble déjà de vifage ; â fon hu- meur, j'augure qu'elle fera grave & prêcheufe ; :iuand tu nuras corrigé les caprices qu'on m'ac- cufe d'avoir fomentés, tu verras que ma fi'Ie fe :lonnera les airs d'être ma coufîne ,• mais plus heureufe elle aura moins de pl.ur^ à ver fer & moins de combats à rendre. Si le ciel lui eût conférée le meilleur des pères , qu'il eût été loin de gêner fes inclinations , & que nous fe- rons loin de les gêner nous-mêmes! Avec quel :harme je les vois déjà s'accorder avec noj pro- jets! Sais -tu bien qu'elle ne peut déjà plus fe pafler de fon petit Mali , & que c'eft en partie pour cola que je te la renvoyé? J'eus hier avec elle une converfation dont nofr t ami fe mouroit de rire. Premièrement, elle n'a pas le moindre regret de me quitter, moi qui fuis toute la jour- née fa très-bumble fervante, & ne puis réfiiler à rien de ce qu'elle veut; & toi qu'elle craint & qui lui dis, non, vingt fois le jour, tu es la petite Maman par excellence , qu'on va cher- cher avecjoye, & dont on aime mieux les re- K 3

222 La NoUf2LZ£

fus que tous mes bonbons. Quand je lui annon- çai que j'allois te l'envoyer, elle eut les tranf- ports que tu peux penfer ; mais pour l'embar- I rafTer, j'ajoutai que tu m'enverrois à fa place le petit Mail, & ce ne fut plus fon compte. Elle me demanda toute interdite ce que j'en voulois faire ? Je répondis que je voulois le prendre pour moi; elle fit la mine. Henriette, ne veux- î\i pas bitn me le céder, ton petit Mali? Non, dit-elle aflez féchement. Non? Mais û je ne veux pas te le céder non plus, qui nous accor- dera? Maman. J'aurai donc la préférence, car tu fais qu'elle veut tout ce que je veux. Oh la petite Maman ne veut jamais que la raifon ! Com- ment , Mademoifelle , n'eft-ce pas la même -chofii? La rufée fe mit à fourire. Mais encore, continuai-je , par quelle raifon ne me donncroit* elle pas le petit Mali.? Parce qu'il ne vous con- vient pas. Et pourquoi ne me conviendroit - il pas? Autre fourire aulîî malin que le premier. Parle franchement , eft - ce que tu me trouves trop vieille pour lui? Non, Maman; mais il eft trop jeune pour vous.... Coufrne, un en- fant de fept ans ! .... En vérité , fi la tête ne m'en toumoit pas , il faudroit qu'elle m'eût déjà tourné.

Je m'amufai à la provoquer encore. Ma chè- re Henriette , lui dis-je en prenant mon férieux, je t'aflure qu'il ne te convient pas non plus. Pourquoi donc? s'écria-t-clle d'un air allarmé.

H s L © 1 s £^ -225

C'efl: qu'il eft trop étourdi pour toi. Oh Ma- man, n'eft-ce que cela? Je le rendrai fage. Et fi par malheur il te rendroit folle ? Afi ! ma bonne Maman , que j'aimerois à vous refTembler ! Me reffembler ! impertinente ? Oui , Maman : vous dites toute la journée que vous êtes folle de moi : bien , moi , je ferai folle de lui ; voilà tout.

Je fais que tu n'approuves pas ce joli ca- quet, & que tu fauras bientôt le modérer. Je ne veux pas , non plus , le juftifier , quoiqu'il m'enchante , mais te montrer feulement que ta fille aime déjà bien fon petit Mali , & que s'il a deux ans de moins qu'elle, elle ne fera pas indigne de l'aatoîité que lui donne le droit d'aînefle. Aufli bien je vois , par l'oppofition de ton exemple & du mien à celui de ta pauvre mère, que quand la femme gouverne, la maifon n'en va pas plus mal. Adieu , ma bien - aimée ; adieu, ma chère inféparable; compte que le tems approche , & que les vendanges ne fe feront pas fans moi.

LETTRE X,

A Mihrd Edouard,

>CU E de plaifîrs trop tard connus fe goûte depuis trois femaines ! La douce chofe de cou- ler fes jours dans le fein d'une tranquille ami- K 4

22 4 L A N O 0 V i. ?r l. E

tié , à l'abri de l'orage des pinîons inipéiaeufe? ! Milord que c'ell in fpectacle agréable & rouchart que ceiui d'ui e maifon fimple & bien rég'ée régnent l'ordre, la paix, l'innocence; l'on voicréUDi fans appareil, fans éclat, tout ce qui répond à la véritable deftination de l'homme ! La campagne, la retraite, le repos, la failbn , la vafte plaine d'eau qui s'offre à mes yeux , le fauvsge afpeft' des montagnes, tout me rappelle ici ma délicieufe Ifle de Tinian. Je cro's voir s'accomplir les vœux ar-iens que j'y formai tant de foi$. J'y mené une vie de mon goût, j'y trouve une tociété félon mon cœur. 11 ne man ^ue en ce lieu que deux perfonnes pour que tout moD bonheur y foit raffemblé , & j'ai l'efpoir de les y voir bientôt.

En attendant que vous & Miid^. d'Orbe veniez mettre le comble aux plaifirs fi doux & fi purs que j'apprends à goûter je fuis , je veux vous en donner une idée pn le détail d'une économie doœeftique qui annonce la félicité des maîtres de la maifon & la fait pariiigcr à ceux qui l'habitent. J'efpcrç, (ur le projet qui vous occupe , que mes réflexions pourront un jour avoir leur ufage , & cet efpoir fert encore à les exciter.

Je ne vous décrirai point la maifon de Cla rens. Vous la corin iflez. Vous favez fi el e eil charmante , fi elle m'offre des fouvenirs inté- reflans , fi elle doit m' être chère , & par ce

qu'elle

H s L O ï s E. 225

qu'elle me montre , & par ce qu'elle me rappel- le. Mad^. de Wolmar en préfère avec rjifo le féjour à celui d'Etange , château magnitiqu & grand, mais vieux, trifte, incommole, & qui n'offre dans fes environs rien de comparable à C3 qu'on voit autour de Clarens.

Depuis que les maîtres de cette maifon y ont llxé leur demeure , ils en ont mis à leur ufage tout ce qui ne fervoit qu'à l'orr.em:;nt; ce n'efl: plus une maifon faite pour être vue, mais pour être habitée. Ils ont bouché de longues enfila- des pour changer (ie.s portes mal fituées , ils ont coupé de trop grandes pièces pour avoir des logemens mieux diftribués. A dts meubles an- ciens & riches ils en ont fubftitué de fimples & ai coinmodes. Tout y eft agréable & rianr,- tout y refpire l'abondance & la propreté , rien n'y fent la richelTe & le luxe. Il n'y a pas une cham- bre cù l'on ne fe reconnoille à la campagne, & l'on ne trouve toutes les commodités de la \ilie. Les mêmes chanfenei:s fe font remarquer au dehors. La baffe -cour a été agrandie aux dépends des remifes. A la place d'un vieux billard délabré l'on a fait un beau prt^ffoir, <Sc une la terie logeoient des paons criards dont om s'eil défait. Le potager étoit trop petit pour la cuifine; on en a fait du parterre un fécond, mais fi propre & Ci b en entendu , que ce par- terre ainfi travcfti plaît à l'œil plu' qu'aupara- vant. Aux trifies ifs qui couvroient les murs, K S

aad La Nouvelle

ont été fubftitués de bons efpaliers. Au lieu de l'inutile maronier d'Inde , de jeunes mûriers noirs commencent à ombrager la cour, & l'on a planté deux rangs de noyers jufqu'au chemin à la place des vieux tilleuls qui bordoicnt l'ave- nue. Partout on a fubftiiué l'utile à l'agréable , & l'agréable y a prefque toujours gagné. Quant à moi , du moins , je trouve que le bruit de la baffe -cour, le chant des coqs, le mugiffement du bétail , l'attelage des chariots , les repas des champs , le retour des ouvriers , & tout l'appa- reil de l'éconotnie ruftique donne à celte maifon un air plus champêtre , plus vivant, plus ani- iiîié , plus gai, je ne fais quoi qui fent la joie & le bien-être, qu'elle n'avoit pas dans fa mor- ale dignité.

Leurs terres ne font pas affermées , mais cul- tivées par leurs foins , & cette culture fait une grande partie de leurs occupations , de leurs biens & de leurs plaifirs. La Baronie d'Etange n'a que des prez , des champs & du bois ; mais le produit de Clarens eft en vignes , qui font un objet confidérable , & comme la différence de la culture y produit un effet plus fenfîble que dans les bleds , c'efl encore une raifon d'économie pour avoir préféré ce dernier fé- jour. Cependant ils vont prefque tous les ans faire le« moiffons à leur terre , & M. de Wol- mar y va feul affez fréquemment. Ils ont pour aaiisne de tirer de la culture tout ce qu'elle

H s L o î s r; 227

peut donner , non pour faire un plus grand gain . mais pour nourrir plus d'hommes. M. ds Wolmar prétend que la terre produit à propor- tion du nombre des bras qui la cultivent; mieux cultivée elle rend davantage; cette furabondance de produflion donne de quoi la cultiver mieux encore; plus on y met d'hommes & de betaii, plus elle fournit d'excédent à leur entretien. On ne fait, dit -il, peut s'arrêter cette augmentation continuelle & réciproque de pro- duit & de cultivatturs. Au contraire , les ter- rains négligés perdent leur fertilité : mdns un pays produit d'hommes , moins il produit de denrées ; c'eft le défaut d'habitans qui l'empê- che de nourrir le peu qu'il en a , & dans toute contrée qui fe dépeuple on doit tôt ou tard, mourir de faim.

Ayant donc beaucoup de terres & les culti- vant toutes avec beaucoup de foin, il leur faut, QUire les domeftiques de la baffc-cour , un grand nombre d'ouvriers à la journée ; ci qui leur pro- cure le plaifir de faire fubfifter beaucoup de gens fans s'incommoder. Dans le choix de ces journaliers , ils préfèrent toujours ceux du pays 4 les voillns auy étrangers & aux inconnus. Si l'on perd quelque chofe à ne pas prendre tou- jours les plus robuftes, on le regagne bien par raffeftion que cette pïéférenca infpire à ceux qu'on choifit , par l'avantage de les avoir fans cefle auto\ir de foi , & de pouvoir compter fai K 6

228 La N 0 u V e l l ï

eux dans tou? les tems, quoiqu'on ne !es paye qu'une parrie. de l'an' ée,

Avec tous es ouvriers on fait toujours deux prix. L'un eft le prix de rigueur & de droit , le prix courant du pays, qu'on s'oblige à leur pa- yer-pour les a oir employés. L'^ufe unpeuplus fort, eft un pr x de bértfi'e. ce qu'on ne leur paye qu'autar.t qu'on elt content d'eux -, & il ar- rive prelque toujours que ce qu'i s font pour fju'on le foit , vau' mieux que le furplu'^ qu'on leur donne: car M. de Wclmar eft intègre & révè- re, & ne laiffe jamais dégénérer en cou'ume & en abus le? inft tutiot s de fa eur & de grâce. Ces ouvriers ont des furveillans qui les animeiit & les obftrver t. Ces furveillans font les gens de la bafle-cour qui ira vaillent tux- mêmes & font intércfles au travail des autres par un petit de* nier qu'on leur accorde outre leurs gages , fur tout ce qu'on recueille par leus foi' s. De plus, M. de Wolmar les vifîte lui-même prefque tous les jours, fouve.t plufieurs fois le jours, & fa femme aime à être de ces promenades. Enfin dans le tems. de*'- grands travaux , Julie donne toutes les femaines vingt batz (q) de gratification à celui de tous les travailleurs , journaliers ou valets indifféremment, qui durant les but jours a été le plus diligent au jugement du maître. Tous ces moyens d'émulation qui paroiffent dif- pendieux , emp'oyés avec prudence & juftice, (f) Petite monnoye du pays.

H KL O ï S E. 219

renden'- infenfiblement tout le inonde laborieux , diligent, & rapportent enfin plus qu'ih ne coîi tent ; mas cfinm" on n'en voit le profit qu'avec de la con'.Vance &. du ttn)s, peu de gens favent & veu'ent s'en fervir.

Cept^niant un moyen plus efficace encore, le feui auquel des vues économiques ne font point fonger & quieft plus propre à Made. de Wolmar , c'eft de gagner l'affcétion de ces bor- nes gens en leur accordant la fi' nne. Elle ne croit point s'acquiter a/ec de l'argent des pei- nes que l'on prend pour elle & penfe devoir des fervices à quiconque lui en a rendu. Ou- vriers , domefticjues , tous ceux qui l'ont fer- vie , ne fût-ce que pour un feul jour, deviennent fous fes enfans; elle prend part à îturs plaifirs, à leurs chagrins, à leur fort; elle s'informe de leurs aiFaires , leurs intérêtj font les fiens, elle fe charge àe mille foins pour eux, elle leur don- ne des confeils , elle accommode Kurs différeids, & ne leur marque pas l'affabilité de fon carafte- re par des paroie-^ emmiellée^ & fans effet, mais par des f;rvices véritables & par de continuelî aftes de bonté. Eux , de leur côté , quittent tout à fon moindre fît'ne; ils volent quand elle par- le ; fon feul regard anime leur zèle, en fa pré* fence ils font contens, en fon ahfence ils parlent d'elle & s'animent à la fervir. Ses charmes & Ç(^s difcours font beaucoup, fa douceur, fes vertus font davantage. Ah Milord! l'adorable & puif- ^ 7

230 La Nouvelle

fant empire que celui de la beauté bien fa ifanteî Quant au fervice perfonnel des mitres , ils ont dans la maifon huit dotneftiques , trois fem. mes & cinq hommes , fans compter le valet - de- chambre du Baron ni les gens de la bafle - cour. Il n'arrive gueres qu'on foit mal fervi par peu de domeftiques ; mais on diroit au zèle de ceux-ci, que chacun, outre fon fsrvice, fe croit chargé de celui des fept autres , & à leur ac. cord , que tout fe fait par un feul. On ne les voit jamais oififs & défœuvrés jouer dans une antchambre ou poliçonner dans la cour, mais toujours occupés à quelque travail utile ; ils aident à la baffe -cour, au cellier, à la cuifî- ne; le jardinier n'a point d'autres garçons qu'eux , & ce qu'il y a de plus agréable , c'eft qu'on leut ^oit faire tout cela gaîment & avec plaifir.

On s'y prend de bonne heure pour les avoir tels qu'on les veut. On n'a point ici la maxime que j'ai vu régner à Paris & à Londres , de choi- fir des domeftiques tout formés , c'eft - à - dire des coquins déjà tout faits , de ces coureurs de conditions qui dans chaque maifon qu'il- par- courent prennent à la fois les défauts des valets & des maîtres , & fe font un métier de fervir tout le morde , fans jamais s'attacher à perfon- ne. Il ne psut régner ni honnêteté, ni fidélité, ni zele i-u milieu de pareilles gens, ôc ce ramaf- fis de canaille ruine le maître & corrompt les enfans dans toutes les maifoi» opulentes. Ici C'eft une afîàire impoitante quë le choix des

H B L 0 î « E. 23s

domeftiques. On ne les regarde point feulement comme des mercenaires dont on n'exge qu'un fervice exsfk ; mais corao)e des membres de la famille, dont le mauvais choix ei\ capable de la défoler, La première chofe qu'on leur de- mande eft d'être honnêtes gens , la féconde d'ai- mer leur maîcre , la troifieme de le fer-zir à foi» gré ; mais pour peu qu'un maître foit raifonna» ble &. un domeftique intelligent , la troifieme fuit toujours les d. ux autres. On ne les tiro donc point de la ville, mais de la campagne. C'efl: ici leur premier fervice, & ce fera fûre- ment le denier pour tous ceux qui vaudront quelque chcfe. On les prend dans quelque fa- mille jiombreufe & furchai-gée d'enfans , dont les pères & mères viennent les offiir eux-mê- mes. On les choifit jeunes , bien faits , de bon- ne fanté & d'une phyfîonoraie agréable. M. de Wolmar les interroge , les examine , puis les préfente à fa femme. S'ils agréent à tous deux , ils font reçus , d'abord à l'épreuve , enfuite au nombre des gens, c'eft-à-dire, des enfans delà maifon , & l'on pafle quelques jours à leur ap- prendre avec beaucoup de patience & de foin ce qu'ils ont à faire. Le fervice eft fi fimple , égal, fi uniforme, les maîtres ont fi peu de fan- taifie & d'humeur , & leur» domeftiques les af- feftionnen^ fi promptement, que cela eft bien- tôt appris. Leur condition eft douce; ils Tentent un bien- être qu'ils n'avoient pas chez eux; mais

23* ^A Nouvelle

on ne le; laifll* point amollir par l'oiRvetc , mc-e des vices. On ne fouiFre point qu'ils deviennent des Melîîeurs & s'enorgueiliinent de la f;rvitii- de. Ils cotinu'-nt de travailler comms ils fai- foient dans la maifon paernelle; ils n'or.t fait, pour ainlî dire . que changer de père & de mè- re, & en gagner de plus opulens. De cette for- te ils ne ^renncnt point en dédain leur ancien- ne vie ruHi'que. Si jamais ils fortoient d'ici , il n'y en a pas un qui ne reprî- pus volontiers fon état de p^yfan que de fupporter ur.e autre con- dition, Eniïn , je n'ai jamais u de maifon chacun fît m.ieux fon fer vice &. s'imajinâc moins de fervir.

C'tfl: ainfi qu'en formant & dreffant fes prrj. près domeftiques on n'a point à fe faire cette objeftion fi commune & fi peu fenfée ; je les aurai formés pour d'autres. Former. -les comme il faut, pourroit-on répondre, & jam.4s ils ne ferviront à d'autres. Si vous ne fongez qu'à vous en les formant, en vou> quitant ils font fort bien de ne fonger qu'à eux ; mais occu- pez-vous d'eux un peu davantage & ils vous de- meureront attachés. l! n'y a que l'intention qui oblige , & celui qui profite d'un bien que je r.e veux faire qu'à moi ne me doit aucuae recon- noiffance.

Pour prévenir doublement le mêm'î irxonvé- nient, M. & Mad^; de Wolmar employé it en- core un autre moyen qui me paroît fort bien

II

H E L o ï s B. ^33

entendu. En commençant leur étabiifTemeni ils ont cherché quel nombre de domeftiques ils pou- voient entretenir dans une maifon montée à peu près félon leur état , & ils ont trou é que ce nombre alloit à quinze ou feize; pour être mieux fervis ils l'ont réduit à la moitié; de forte qu'a- vec moins d'appareil leur fervice eft beaucoup plus exiél. Pour être mieux fervis encore, ils ont intéreffé les même- gens à les fervir long- tems. Un domcftiqus en entrant chez eux reçoit le gage ordina're; mais ce gage augmente tous les ans d'un vingtième,- au bout de vingt ans il feroit ainfi plus que doublé & l'entretien des do- raeftiques feroit à peu près alors en raifon du moyen des maîtres : mais il ne faut pas être un grand algébrifte pour voir que les fraix de cette augmentation font plus apparens que réels, qu'ils auront peu de doubles gages à payer , & que quand ils les payeroient à tous, l'avantage d'a- voir é'é bien fervis durant vingt ans compenfe- roil & au delà ce furcr ît de dépenfe. Vous fen« te?, bien, Mi!o-d, que c'eft un expédient fur pour augmenter inceffamiient le foin des domef- tiques & fe les attacher à mefure qu'on s'attache à eux. Il n'y a pas feulement de la prud nce , il y a même de l'équité dans un pareil établiflb. ment. Eft-il jufte qu'un nouveau venu fans affec- tion & qui n'eft peut-être qu'un mauvais fujet, reçoive en entrant le même fîlai'C qu'on dorne à un ancien ferviteur . dont le zèle & !a fidéli.

234 La NourELLX

font éprouvés par de longs fervices, & qui d'ailleurs approche en vieilliffant du tenis ou il fera hors d'état de gagner fa vie? Au refte, cet- te dernière raifon ncit pas ici de mife, & vous pouvez bien croire que des maîtres aufîî humains ne négligent pas des devoirs que rempliffent par oftentation beaucoup de maîtres fans charité , & n'abandonnent pas ceux de leurs gens à qui les infirmités ou la vieillelTc ôtent les moyens de fervir.

J'ai dans l'inflant même un exeirp'eaflez frap- pant de cette attertion. Le Baron d'Etange , voulant récompeiifer les longs fervices de fon valet - de - chambre par une retraite honorable, a eu le crédit d'obtenir pour lui de L, L. E. E. un emploi lucratif & fans peine. Ju ie vient de rece-zolr là-deflus de ce vieux domeftique une lettre à tirer des larmes, dans laquelle il la fup- plie de le faire difpenfer d'accepter cet emploi. Je fuis âgé, lui dit -il ,' j'ai perdu toute ma ,, famille; je n'ai plus d'autres parens que mes maîtres; tout mon efpoir eft de iinir pdfible- ,, ment mes jours dans la maifon je les ai

paires Madame , en vous tenant dans

,, mes bras à votre nailT^nce, je demandois à Dieu de tenir de même un jour vos enfans ; il m'en a fait la grâce, ne me refufez pas ,, celle de les voir croît e & profpérer comme vous.... moi qui fuis accoutumé à vivre dans use maifon de paix, en retrouverai -je

H E L o ! s X. 235

,, une fembla.ble pour y repofer ma vieillefle?... I, Ayez la charité d'écrire en ma faveur à Mon- j, fieur le Baron. S'il eft mécontent de moi , I, qu'il me chaflè & ne me donne point d"em» j, ploi : mais fi je l'ai fuiclement fervi durant ,, quarante ans , qu'il me laifTe achever mts jours à fon fervice & au vôtre; il ne fauroit ,. mieux me récompenfer," . Il ne faut paij de- mander fi Julie a écrit. Je vois qu'elle feroic aufli fâchée de perdre ce bon -homme qu'il !c fcroit de la quitter. Ai -je tore, Milord, de comparer des maîtres fi chéris à des pères & leurs domeftiques à leurs enfans ? Vous voyez que ^ c'eft ainfi qu'ils fe regardent eux-mêmes.

il n'y a pas d'exemple dans cette maifon qu'un domeftique ait demandé Ion congé. Il eft même rare qu'on menace quelqu'un de le lui àonn&r» Cette menace effraye à proportion de ce que le fervice eft agréable & doux. Les meilleurs fu- jets en font toujours les plus allarmés, & l'on n'a jamais befoin d'en venir à l'exécution qu'a- vec ceux qui foôt peu regrettables. Il y a enco- le une règle à cela. Quand M. de Wolmar a dit , je voui chajje , oa peut implorer l'inter- ceffion de Madame, l'obteoir quelqu' fois & ren- trer en grâce à fa prière ,• mais un congé qu'el- k donne eft irrévocable , & il n'y a plus de grâce à efpérer. Cet accord eft rè>-bien enten- du pour tempérer à la fois l'excès de confiance qu'on pourioit prendre en la dopceux de la fu{&-

236 La Nouvelle

me , & la crainte extrême que cauferoît l'inflexi- bilité du mari. Ce mot ne laiiïe pas pourtant d'être extrêmement redouté de la part d'un mai. tre équitable & fans colère ; car outre qu'on n'eft paî fur d'obtenir grâce, & qu'elle n'eft ja- mais accordée deux fois au même , on perd par ce mot feul fon droit d'ancienneté, & l'on re. commence, en renrrant, un nouveau fervice: ce qui prévient l'infolence des vieux domeili- ques & augmente leur circonfpeftion , à mefure qu'ils ont plus à perdre.

Les trois femmes font , la femme de cham- bre , la gouvernante des enfans & la cuifmie- re. Celle- ci èft une payfanne fort propre & fort entendue, à qui Mad^. de Wolmar a appris la cuifine; car dans ce pays fîmple encore (r) les jeunes perfonnes de tout état apprennent à fai* re elles-mêmes tous les travaux que feront un jour dans leur maifon les femmes qui feront à leur fervice , afin de favoir les conduire au be- foin & de ne s'en pas lailTer impofer par elles. La femme de chambre n'eft plus Babi ; on l'a renvoyée à Etange elle eft née; on lui a re- mis le foin du château & une infpeftion fur la recette qui la rend en quelque manière le con trôleur de l'économe. Il y a^oit longf^ms que M, de Wolmar preflbit fa femme de faire eu arrangement , fans pouvoir la réfoudre à éloi- gner d'elle un ancien domeftique de fa mère,

(r^ Simple I II a donc beaucoup changé.

Il E L O ï s JE. 237

quoiqu'elle eûr plus d'un fujet de s'en plaindre. Enfui dt'puis les dernières explications elle y a confenti, & Babi eft pâme. Cette femme eil inteliigeute & iîdelle, mais indifcrette & babil- larde. Je foupçonne qu'elle a trahi plus d'une fois le5 f^icrets de fa maîtrefle , que M. de Wol- mar ne l'ignore pas , & que pour préveiiir la même indifcrétion vis à vis de quelque écran- ger, cet homme fage a fu i'emplojer de ma- .niere à profiter -de Tes bonnes qualités fans s'ex- pofer aux mauvaifes. Celle qui Ta remplacée eJl cette même Fanchon Regard dont vous m'en- tendiez parler autrefois . avec tant de plaifîr. Malgré l'augure de Julie, fes bienfaits, ceux de fon père & les vôtres , cette jeune femme fi honnête & fi fage n'a pas été heuieufe dans fon établiflTement. Claude Anet , qui avoit bien fupporté fa mifere, n'a pu foutenir un état plus doux. En fe voyant dans l'aifance il a négligé fon métier , & s'étant tout - à - fait dérangé il s'eft enfui du pays, laifTant fi femme avec ua enfant qu'elle a perdu depuis ce tems-là. Julie après l'avoir retirée che^ elle lui a appris tous Ici pe- tits ou»?rages d'une ftmmç de chambre , & je ne fus jamais plus agréablement furpris que de la trouver en fonflion le jour de mon arri ée. M. de Wolmar en fait un très- grand cas, & .tous deux lui ont confié le foin de veiller tant fur leurs enfans que fur ccile qui les gouverne. Celle-ci eft auffi u-..e villageoii'^ fimple & créuU-

238 La Nouvelle

le, mais attentive, patiente (k docile; de for- te qu'on n'a rien oublié pour que les vicQ^ des villes ne pénétraflfent point dans une maifon dont les maîtres ne les ont ni ne les foufFrent.

Quoique tous les domeftiques n'aient qu'une même table, il y a d'ailleurs psu de communica- tion entre les deux fexes: on regarde ici cet article comme très- important. On n'y eft point de l'avis de ces maîtres indifFérens à tout hors à leur intérêt , qui ne veulent qu'être bien fer- vis, fans s'embarrafler au furplus de ce que font leurs gens. On penfe au contraire, que ceux qui ne veulent qu'être bien fervis ne fauroient l'ctre longtems. Les liaifons trop intimes entre les deux fexes ne produifent jamais que du mal. C'eft des conciliabules qui fe tiennent chez les femmes de chambre que forcent la plupart des défordres d'un ménage. S'il s'en trou'/e une qui plaife au maître -d'hôtel, il ne manque pas de la féduire aux dépens du maître. L'accord des hommes entre 'eux, ni des femmes entre elles, n'eft pas aflez fur pour tirer à conféquence. Mais c'eft toujours entre hommes & femmes que s'établiflent ces fecrets monopoles qui ^ui.« nent à la longue les familles les plus opulentes. On veille donc à la fagefle & à la modeftie des femmes, non feulement par des raifons de bon- nes mœurs & d'honnêteté, mais encore pour un intérêt très -bien entendu; car quoiqu'on en di- fe, nul ne remplit bien fon devoir s'il ne l'ai-

H B L O ï 8 E. 239

me , & il n'y eut jamais que des gens d'honneur qui fuffent aimer leur devoir.

Pour prévenir entre les deux fexes une fami- liarité dangereufe , on ne les gêne point ici par des loix pofitives qu'ils feroient tenté» d'enfrein- dre en fecret; mais fans paroître y fonger on établit des ufages plus puiiTans que l'autorité même. On ne leur défend pas de fe voir, mais on fait en forte qu'ils n'en aient ni l'occafion ni la volonté. On y parvient en leur donnant des occupations , des habitudes , des goûts , des plaifirs entièrement difFérens. Sur l'ordre admi- rable qui règne ici , ils fentent que dans une maifon bien réglée les hommes & les femmes doivent avoir peu de commerce entre eux. Tel qui taxeroit en cela de caprice les volontés d'un maître , fe foumet fans répugnance à une ma- nière de vivre qu'on ce lui prefcrit pas formel- lement, mais qu'il juge lui-même être la meil- leure & la plus naturelle. Julie prétend qu'elle l'eft en effet ; elle foutient que de l'amour ni de l'union conjugale ne réfulte point le commer- ce continuel des deux fexes. Selon elle la fem- me & le mari font bien deftinés à vivie enfem* ble, mais non pas de la même manière; ils doi- vent agir de concert fans faire les mêmes cho- fes. La vie qui charmeroit l'un, feroit, dit-elle, infupportable à l'autre; les inclinations que leur donne la nature font auflî diverfes que les fonc- tions qu'elle leur impofe; leurs amufemens ne

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différent pas moiris que leurs devois ; en un mot , tous deux concourent au bonheur com niun par des chemins différées , & ce partage de tra/aux & de foins efi: le plus fort lien de leur union.

Pour moi , j'avoue que mes propres obferva- tions font affez favorables à cette maxime. En effet, n'cft-ce pas un ufage confiant de tous les peuples du monde, hors le François uc ceux qui l'imitent , que les hommes vivent entre eux, les femmes entre eilci? S'ils fe voient les uns les autres, c'efl pluf.ôt par entrevues & prefque à la dérobée comme les époux de Lacédémone , que par un mélange indifcret & perpétuel, ca- pable de confondre & défigurer en eux les plus fages diftinftioss de la nature. On ne voit point les fauvages mêmes indifti' élément mêiés , hom- mes & femmes. foir la famille fe ralTcmble; diacun pafTe la nuit auprès de fa femme; la fé- paration recommence avec le jour, & les deux fexes n'ont plus rien de commun que les repas tout au plu?. Tel eft Tordie que fon univerfali- moritre être le plus naturel, & daas les pays même il eft perverti l'on en vOit encore des veftiges. En France les hommes fe font fou- rais à \ivre à la manière des femmes & à refter fans celTe enfermés dani la chambre avec elles, l'involontaire agitation qu'ils y confervent mon- tre que ce n'eft point à cela qu'ils écoient defti- nés. Tandis que les. femmes ïeileut tranquille- ment

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ment affifes ou couchées fur !eur chaife longue, vous voyez les hommee fe lever, aller, venir, fe rafll'oir avec une inquiétude continuelle ; un inftinct machinal combattant fans celTe la con* irainte ils fe mettent, & les pouffant mal- gré eux à cette vie afl:ive & laborieufe que leur impofa la nature. C'eft le feul peuple du mon- de où les hommes fe tiennent debout au fpec- tacle , comme s'ils alloient fe délaffer au parter- re d'avoir reflé tout le jour aflïs au fallon. En- fin ils fentent fi bien l'ennui de cette indolence efféminée & cafaniere , que pour y mêler au moins quelque forte d'aclivité ils cèdent chez eux la place aux étrangers, & vont auprès de$ femmes d'autrui chercher à tempérer ce dégoût.

La maxime de Mad^ de Wolmar fe foutient très -bien par l'exemple de fa maifon. Chacun étant pour ainfi dire tout à fon fcxe, les fem- mes y vivent très - féparées des hommes. Pour prévenir entre eux des liaifons fufpeftes, fon grand fecret ell: d'occuper inceffamment les uni & les autre); ; car leurs travaux font fi différées qu'il n'y a que l'oiliveté qui les raffemble. Le matin chacun vaque à fes for;6lions , & il ne ref* te du loifîr à perfonne pour aller troubler cel- les d'un autre. L'-''près-dînée les hommes ont pour département le jardin, la baffi-cour, ou d'auires foins de la campagne; les femmes s'oc- cuper t dans la chambre '^les enfans jufqu'à l'heu- re de la promenade qu'elles font avec eux, fou- Tome IL Partie IF. L

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vent même a/ec leur msîtrefle, & qui leur eft agréable comme le feul moment elles pren- nent l'air. Les hommes, affez exercés par le tra. vail de la journée, n'ont gueres envie de s'aller promener & fe repofent en gardant la maifon.

Tous les Dimanches après le prêche du foir les femmes fe ralTemblent encore dans la cham- bre des enfans avec quelque parente ou amie qu'elles invitent tour à tour du confentement de Madame. en attendant un petit régal don- né par elle, on caufe , enchante, on joue au volant , aux onchets , ou à quc'que autre jeu d'adreffe propre à plaire aux yeux des enfans, jufqu'à ce qu'ils s'en puiflent amufer eux - mêmes.- La collation vient, compofée de quelques laita- ges, degaufFres, d'échaudés, de merveilles (j), OU- d'autres mets du gcût des enfans & des fem- mes. Le vin en eft toujours exclus , & les hom- mes qui dans tous les tems entrent peu dans ce petit Gynécée (f) ne font jamais de cette colla- tion , oii Jolie manque aflez rarement. J'ai été jufqu'ici le feul privilégié. Dimanche dernier j'obtins à force d'importunités de l'y accompa- gner. Elle eut ^rrnd foin de me faire valoir cette faveur. Elle me dit tout haut qu'elle me, l'accoidoit pour oitte feule fois , & qu'elle l'a- voit refufée à M. de Wolmar lui -même. Imi.j ginez fi la petite vanité féminine étoit flattée,)

(s) Sorte de a\teaux du pays. (.0 Appsrremcnt des femmes.

H E L O ï « E. 243

& fi un laquais eût été bien -venu à vouloir être admis à l'exclufion du maitre ?

Je fis un goûter délicieux, Eft-il quelques mets au monde comparables aux laitages de ce pays ? Penfez ce que doivent être ceux d'une laiterie Julie préfide , & mangés à côté d'elle. La Fanchon me fervit des gras , de la céracée (u), des gaufFres, des écrelets. Tout difparoiflbit à l'inftant. Julie rioit de mon appé- tit. Je vois, dit- elle en me donnant encore une aflîette de crème , que votre eflomsc fe fait honneur partout , & que vous ne vous tir s 2 pas moins bien de l'écot des femmes que de celui des Valaifans : pas plus impunément, re« pris -je; on s'enivre quelquefois à l'un comme à l'autre, & la raifon peut s'égarer dans un cha- let tout aufïî bien que dans un cellier. Elle baiffa les yeux fans répondre, rougit, & fe mit à carefler fes en fans. C'en fut aflez pour éveil- ler mes remords. Milord, ce fut -là ma première indifcrétion , & j'cfj'ere qi:e ce fera la dernière.

Il regnoit dans cette petite affemWée un cet- tain air d'antique fîmplicité qui me touchoit le cœur; je voyois fur tous les vifages la même gaité & plus de franchifc , peut-être, que s'il s'y fut trouvé des hommes. Fondée fur la con- fiance (St l'attachement , la familiarité qui re- gnoit entre les fervantes & la maîtrefle ne fai»

(«) Laitages csc.iîens qui fe font fur h bjo?u Juu, L 2

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foit qu'affermir le refptcl & l'autorité , & les fervices rendus 6c reçus ne fembloient être que des témoignages d'amitié réciproque. Il n'7 avoit pas jufqu'au choix* du régal qui ne con- tribuât à le rendre intéreffant. Le laitage & le fucre font un des goûts naturels du fexe & comme le fimbole de l'innocence & de la dou- ceur qui font fon plus aimable ornemeLt. Les hommes , au contraire , recherchent en général les faveurs fortes & les liqueurs fpiritueufes; alimens plus convenablts à la vie active & la;, borieufe que la nature leur deman-ie; & quand ces divers goûts viennent à s'altérer & fe con- fondre, c'eft une marque piefque infail'ibîe du mélange défordonné des fexes. En effet j'ai remarqué qu'en France, les femmes vivent fans ceffe avec les hommes, elles ont tout- à- fait perdu le goût du laitage, les hommes beau- coup celui du vin , & qu'en Argleterre les deux fexes fort moins confondus, leur goût propre s'efl mieux confervé. En général , je penfe qu'on pourroit foulent trouver quelque indice du caractère des gens dans le choix des alimens qu'ils préfèrent. Les Italiens qui vi- vent beaucoup d'herbages font efféminés & mous. Vous autres Anglois , grands mangeurs de vian- de , avez dans vos inflexibles vertus quelque, chofe de dur & qui tient de la barbarie. Le] Suiffe , naturellement froid , paifible & fimple , mais violent & emporté dans la colère, aime à

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H £ L O ï s X. 245

la fois l'uB & l'autre aliment , & boit du laitage & du vin. Le François , fouple & changeant , vit de tous les mets & fe plie à tous les caraifte» rej. Julie elle - même pourroit me fervir d'ex- emple ; car quoique fenfuelle & gourmande dan» fes repas, elle n'aime ni la viande, ni les ra« goûts, ni le fcl , & n'a jamais poûté de vin pur. D'excellens légumes , Its œufs , la crème , les fruits; voilà fa nourriture ordinaire , & fans le poiflbn qu'elle aime aufli beaucoup, elle feroit une véritable pithagoricienne.

Ce n'eft rien de contenir les femmes fi l'on ne contient aufll les hommes , & cette partie de la règle, non moins importante que l'autre, eft plus diiBciie encore ; car l'a taque eil en gécéral plus vive que la défenfe : c'eft l'inten- tion du confcrvateur de la nature. Dans la République on retient les citoyens par des mœurs, des, principes, de la ver u : mais com- ment contenir des domeftiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte & la gêne? Tout l'art du maître eft de cacher cette gêne fous le voile du plaifir ou de l'intérêt, en forte qu'ils jpenfent vouloir tout ce qu'on les oblige de fai- re. L'oifiveté du dimanche , le droit qu'on ne peut gueres leur ôter d'aller bon leur fera- ble quand leurs fondions ne les retiennent point au logis , détruifent fouvent en un feul 'owr l'exemple & les leçons des fix autres L'ha* ïitude du cabaret , le commerce & les maximes L 3

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de leurs camarades , la fréquentation es fein> mes débauchées , les perdant bienu pour Icnn maître» & pour cux-méracs, k rcndcr! par mille défauts , incnpablcs du fer re , fc indignes de la liberté.

On remédie à cet incon verger/ cr « îmc. raot par les ir.dmes motifs (;ui les poocrii à fortir. Qu'alloient- iU faire ailleurs f:>oire ft iouer au cabaret. Ils boivent A: jon.: au !f> gif. Toute la difTérer-cc ert que le v. ?^e leur coûte lico, qu'ils rc s'enivrent pps» l'qu'il y a de» p.ignans tu ieu fans que i^w.r.:^ ' ' i I crde. Voici cooiment on t'y prcn.; , a,

Perrière U maifon cft un» allée cc\'er(c, dan? Ii',i;e!Ie on a éti' li la lice des jeu: C'eft. li que \j*. f.cns de livrée & ceoT de h.ifle- cour fe raflembknt en été le dlraaocb ap'cs le pr<îch« , pour y jouer en plufîcur finies liées, ron de l'argent, on ne le fourc ^^ai, ni du vin , on leur en donne; mais u? mife fournir par la libéralité des mnttre?. Cte mi- fe tll toujours quelque petit meuble o quel- que nippe à leur ufsge. Le r ombre des -jx efl proportionné à la valeur de la mife, c forte «jue quand ce'te mife eft un peu conficrabl^ / comme des boucles darf^enr, un porte -d, des, bas de foye , un chapeau fin , ou autr chofe femblable, on employé ordinairement p;fieur« féances à la difputer. On re s'en tient oint i une feule efpecc de jeu , on les varie , : que

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3 plus habile dans un nVmporjc pas toutes les mifef , & peur les rendre tous plut adroits ;^ plus- forts par du exercices multipliés. Tj:i- tôt c'eft à qui enlèvera à la courfc un but pla- à l'au're bouc de l'avenue; tantôt â qui lan» cera le plus loin la même pierre; tantôt à r,ul portera le pi os longtsms le mène fardeau. TjD' :*»t on difpute un prix en tirant au blanc. On joint à la plupart de ces jeux un petit ;i,>parcil 'jui les proloDge & les rend amufans. Lu nsl- tre & la maiirciTe les honorent fouvent de leur préfence ; on y amené quelquefois les enfans, les étrangers même y viennent attirés par la eu- rlofiîé, & plufieurs ne demandcroient pas mieux que dy concourir; mais nul n'cft jamais admis qa'avec l'agrément des mahri'i & du con fonte- ment des joueurs , qui ne trouvetoient pas leur compte à l'accorder aifément. Ipfenfiblement il s'eft fait de cet ufage une efpece ce fp:t1acIc,où les a<fleurs aniaiés par les regards du pujlic pré» ferent la gloire des applaudifleraens à l'Intérêt du prix. Devenus p!js vij^ourtux «5c plus a;»-,, les, ils s'en eftiraem davantage, & s'arrouti». nanti tirer leur valeur d'eux -mcaics |.luf(k <iue de ce qu'ils pofl\;dent, tout vaias qu'ils font, l'honneur leur devient plus cher que l'argent.

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de leurs camarades , la fréquentation des fem- mes débauchées , les perdant bieniôt pour leurs in3Îcreî & pour eux - mêmes , les rendent par mille défauts, incapables du fervice , & indignes de la liberté.

On remédie à cet inconvénient en les rete- nant par les mêmes motifs qui les portoient à fortir. Qu'alloient-ils faire ailleurs? Boire & jouer au cabaret. Ils boivent & jouent au !c- gis. Toute la difrérence eft que le vin ne leur coûte lien, qu'ils ne s'enivrent pas, & qu'il y a des gagnans au feu (ans que jamais perfonne perde. Voici comment on s'y prend pour cela.

Derrière la- maifon eft une allée couverte, dans laquelle on a étilli la lice des jeux. C'eft. que les gens de livrée & ceux de la bafle- cour fe raûembltnt en été le dimanche après le prêche , pour y jouer en plufieurs parties liées, ron de l'argent, on ne le foufFre pas, m du vin , on leur en donne; mais une mife fournie par la libéralité des maîtres. Cette mi- fe eft toujours quelque petit meuble ou quel- que nippe à leur ufage. Le r.ombre des jeux eft proportionné à la valeur de la mife , en forte ^ue quand ceite mife eft un peu confidérabl^ , ' comme des boucles d'argent, un porte -col, de? bas de foye , un chapeau fin , ou autre chofe femblable, on employé ordinairement plufieurs féances à la difputer. On re s'en lient point à une feule efpece de jeu , on les varie , afin que

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la plus habile dans un n'emporte pas toutes les mifes , & pour les rendre tous plus adroits & plus, forts par des exercices multipliés. Tan- tôt c'eft à qui enlèvera à la courfe un but pla- cé à l'autre bout de l'avenue; tantôt à qui lan- cera le plus loin la même pierre; tantôt à qui portera le plus longtems le même fardeau. Tan- tôt on difpute un prix en tirant au blanc. On joint à la plupart de ces jeux un petit appareil qui les prolonge & les rend amufans. Le mai- tre & la maîtrelTe les honorent fouvent de leur, préfence ; on y amené quelquefois les enfans, les étrangers même y viennent attirés par la cu- riofiié, & plufîeurs ne demanderoient pas mieux que d'y concourir; mais nul n'eft jamais admis qa'avec l'agrément des maîtres & du confente- ment des joueurs , qui ne trouveroient pas leur compte à l'accorder aifément. Infenfiblement il t'eft fait de cet ufage une efpece ce rp£fl:acle,oîi les afteurs animés par les regards du public pré- fèrent la gloire des applaudifTsmens à l'intérêt du prix. Devenus plus vigourtux & plus qgi^. les, ils s'en eftiraenc davantage, & s'accoutu- mant à tirer leur valeur d'eux-mêmes plutôt que' de ce qu'ils pofTedent, tout valets qu'ils Ibnî, l'honneur leur devient plus cher que l'argent.

Il feroit long de vous détailler tous les biens qu'on retire ici d'un foin fi puérile tn apparence & toujours dédaigné des efprits vul- gaires , tandis que c'eft le propre du vrai gé». L 4.

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nie de produire de grands effets par de pe- tits moyens. M. de Wolmar m'a dit qu'il lui en cciitoit à peine cinquante écus par an pour ces périt? établiflVmens que fa femme a la pemiere imaginés. Mais, dit -il, combien de fois croyez -vous que je regagne cette fom- me dans mon mér.age & dans mes aiFaires par la vigilance & l'attention que donnent à leur fervice des domeftiques attach(fs qui tiennent tous leurs plaifirs de leurs maires ; par l'in- térêt qu'ils prennent à cdui d'une maifon qu'ils regardent comme la leur ; par l'avantage de profiter dans leurs travaux de la vigueur qu'ils acquiereni: dans Itu ç jeux ; par celui de Its corferver toujours fains en les garantiffint des excèî ordinaires à leurs pareils ,- & des mala- dies qui font la fuite ordinaire de ces excès; par celui de prévenir en eux les friponneries que le défordre amené infailliblemert , & de les confrver toujours honnêtes gens ; enfin par le plaifir d'avoir chez nous à peu de fraix des récréatiors agréables p^îur nou»- mêmes? Que s'il fc trouve parmi nos gens quelqu'un, foit homme foU femme , qui ne s'accommode pas de nos règles & leur préfère la liberté d'aller fous divers pré'txies courir bon lui femble, on ne lui en refufe jamais la permiflîon; mais nous regardons ce goût de licence comme un inïiice très-fufpeft , & nous ne tardons pas à nous défaire de ceux qui l'ont. Ainfi ces mêmei amu-

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femens qui nous confervent de bons fuîets , nous fervent encore d'épreuve pour les choifir. Milord j'avoue que je n'ai jamais vu qu'ici des maitres former à la fois dans les mêmes hommes de bons domeftiques pour le fervice de leurs perfonnes , de bons payfans pour cuUiver leurs terres , de bons foldats pour la défenfe de la patrie, & des gens de bien pour tous tes états la fortune peut les appeller.

L'hiver , les plaifirs changent d'efpece , ainfî que les travaux. Les dimancnes , tous les genf de la maifon & même les voifîns hommes & femmes indifFéremment, fe raiTembler.t après le fervice dans une falle-bafle, ils trouvent du feu , du vin , des fruits , des gâteaux , & ua violon qui les fait danfer, Made. de Wolmar ne manque jamais de s'y rendre au moins pour quelques inftans , afin d'y maintenir par fa pré- fence l'ordre & la moitftie , & ii n'efl: pas rare qu'elle y danfe elle-inê.^e, fût-ce avec fes propres gens. Cetre règle quand je l'appris ms parut d'abord moins conforme à la févérité des mœurs proteftantes. Je le dis à Julie, & voici à peu près ce qu'elle me répondit:

La pure morale eft fi chargée de devoirs féveres que fi on la furcharge encore de formes ■indifférentes, c'eft prefque toujours aux dépens de l'efiîïntiel. On dit que c'eft le cas de la plupart des moines, qui, fournis à mille règles inutiles , oe favent ce que c'efl qu'ho&neur & h 5

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vertu. Ce défaut règne moins parmi r!0us,icaitî nous n'en fommes pas tout- à -fait exempts. Nos gens d'églife, aufli fupérieurs en fagefle à tou- tes les fortes de prêtres , que notre religion eft fupérieure à toutes les autres en fainteté , ont pourtant encore quelques maximes qui pa- roiffent plus fondées fur le préjugé que fur la raifon. Telle eft celle qui blâme la danfe & le* aflemblées, comme s'il y a'^oit plus de mal à danfer qu'à chariti.r , que chacun de ces amufe- mens ne fût pas également une infpiration de îa nature , & que ce fîlt un crime de s'égayer en commtm par une récréation innocente & honnête. Pour moi, je perfe au contraire que toutes les fois qu'il y a concours, des oeux fe- xes, tout divertilTement public devient innocent par cela même qu'il eft public , au lieu que .('occupation h plus louable eft fufpefte dans le tête- à- tête. L'homme & la f^mme fiant deftinés l'un pour l'autre ; la fin de la nature eft qu'ils foient unis par le mariage. Toute faufle reli- gion corabat la nature , la nôtre feule qui la fuit & la reftifie annonce une inftitution divi- ne & convei>able à 1 homme. Elle ne doit donc point ajouter fur le mariage aux embarras de 4'ordre civil dee difficultés que l'Evangile ne prefcrit pas , & qui font contraires à l'efprit du driftianifme. Mais qu'on me dife de jeunes perfonnes à nwrier auront occafion de jjvrçndre du goût l'une pour l'autre , & de fe

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voir avec plus de décence & de circonfpeftion que dans une affemblée les yeux du publie inceiïamment tournés fur elles les forcent à s'ob- forver avec le plus grand foin? En quoi Diee eft-il offenfé par un exercice agréable & falu- taire, convenable à la vivacité de la jeunefle, qui confifte â fe préfenter l'un à l'autre avec grâce & bienféance, & auquel le fpeftateur im- pofe une gfavité dont perfonne n'oferoit for- tir? Peut -on imaginer un moyen plus honnête de ne tromper perfonne au moins quant à la ngure, & de fe montrer avec les agrémens Sl les défauts qu'on ^eut avoir aux gens qui ont intérêt de nous bien connoitre a 'ant de s'obli- ger à Eous aimer? Le devoir de fe chérir réci- proquement n'emporte - 1 - il pas celui de fe plai- re , & n'eft ce pas un foin digne de deux per- fonnes vertueufes & chrétiennes qui fongeat à 3'unir, de préparer ainfîjeurs cœurs à r-amout aiutuei que Dieu leur iu^ipofe?

Qu'arrive -t- il dans ces lieux règne une éternelle contrainte , l'on punit comme un crime la plus innocente gaité , les jeunes gens des deux fexes n'ofent jamais s'affembler en public , & i'indifcrette févérité d'uB Paf- teur ne fait prêcher au nom de Dieu qu'une gêne fervile, & la trifteiTi & l'ennui? On élude une tyrannie infupportable que la nature & ila raifon délavouent. Aux plaiHrs permis dont .on prive une jeunefle enjouée a folâtre, .3lie ijîj L -6

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fubfli'ue de plos dpngercux. Le* tête-à-tête adroitement concirtiis prennent la place des af- femblées publiques. A force de fe cacher corn» me fi l'on étoir coupable , on tft tenté de le de>'enir. L'innoc<"nte Joye aime à s'évaporer au grand jour , mais le vice efi: ami des ténèbres » & jamais l'innocence & le miftere n'habitèrent longtems enfemble. Mon cher ami , me dit-«lle en me ferrant la main , comme pour me commu- niquer fon repentir & faire pafler dars mon cœur la pureté du fien; qui doit mieux fentir que nous toute l'importance de cette maxime ? Que de douleurs & de peines , que de remords & de pleurs nous nous ferions épargnés durant tant d'années, fi tous deux aimant la vertu com- me nous avons toujours fait , nous avions fu prévoir de plus loin les dangers qu'elle court dans le tête à tête !

Encore un coup , continua Mad^ de Wol- mar d'un ton plus tranquille , ce n'eft point dans les affemblées nombreufes tout le mon- de nous voit & nous écoute , mais dans des entretiens particuliers régnent le fecret & la liberté , que les mœur.« peuvent courir des rif- ques. C'eft fur ce principe , que quand mes domeftiques des deux fexes fe raflemblent , je fuis bien aife qu'ils y foient touj. J'approuve même qu'ils invitent parmi les jeunes gens du voifî- nage ceux dont le commerce n'eft point capa» ble de leur nuire, & j'apprends avec grand plai-

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fir que pour louer les mœurs de quelqu'un de nos jeunes voifins , on dit, il eft reçu chez M. de Wolmar. En ceci nous avons encore une autre vue. Le? hommes qui nous fervent font tous garçons , & parmi les ' ff^mmes la gouver- nante des enfars eft encore à marier ; il n'eft pas jufte que la réff rvi- vivent ici les uns & les autres leur ôte l'occafion d'un honnête éta« bîiÛement, Nous tâchons dans ces petites aflem- blées de leur procurer cette occafion fous nos yeux pour les aider à mieux cboifir , & en tra- vaillant ainfî à former d'heureux ménages nous augmentons le bonheur du nôtre.

Il refteroit à me juftifier moi-même de danfer avec ces bonnes gens; mais j'aime mieux pafler condamnation fur ce point , & j'avoue franche- ment que mon plus grand motif en cela efl le plaifir que j'y trouve. Vous favez que j'ai tou- jours partagé la paflîon que ma confine a pour la danfe; mais après la perte de ma m.ere je renonçai pour ma vie au bal & à toute affemblée publique; j'ai tenu parole, même à mon maria- ge , & la tiendrai , fans croire ' y déroger en danfant quelquefois chez moi avec mes hôtes & mes domeftiques. C'eft un exercice utile à ma fanté durant la vie fédentaire qu'on eft forcé de mener ici l'hiver. Il m'amufe innocemment; car quand j'ai bien danfé mon cœur ne me reproche rien. 11 amufe auffi M. de Wolmar , toute ma coquetterie en cela fe borne à lui plaire. Je fuis L 7

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caufe qu'il vient au lieu l'on danfe : fes gentf en font plus contens d être honorés des regards de leur maître; ils témoignent auffi de la joye à me voir parmi eux. Enfin je trouve que cette familiarité modérée forme entre nous un lien de douceur & d'attacliement qui ramené ut peu l'humanité naturelle, en tempérant la bafleiTe de la fervitude & la rigueur de l'autorité.

VoiLà, Milord, ce que me dit Julie au fujet de la danfe , & j'admirai comment avec tant d'af- fabilité pou;oit régner tant de fubordination , & comment elle & fon mari pouvoient defcendre & s'égaler fi fouvent à leurs domeftiques, fans que ceux-ci fulTent tentés de les prendre au mot & de s'égaler à eux à leur tour. Je ne crois pas qu'il y ait de Souverains en Alie fervis dans leurs palais avec plus de refpeét que ces bons maîtres Is font dans leur maifon. Je ne connois rien de moins impérieux que leurs ordres & rien de promptement exécuté : ill prient & l'on vole; ils excufent & l'on fsnt fon tort. Je n'ai jamais mieux compris combien la force des cbofes qu'on dit, dépend peu des mots qu'on employé.

Ceci m'a fait faire une autre réflexion fur la vaine gravité des maîtres. C'eft que ce font moins leurs familiarités que leurs défauts qui les font mtpiifer chez eux, & que l'ir.folence des domeftiques annonce plutf^t un maîcre vicieux que foible; car rien ne leur donne autant d'au-

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lîaee que la connoiflapce de fes vices , & tous ctux qu'ils découvrent en lui font à leurs yeux autant de difpenfes d'obcïr à un homme qu'ils Le fauroient plus refpeflir.

Les valets imitent les maîtres , & les imi« tant grofïîérement ils rendent fenfibles dans leur conduite les défauts qu3 le vernis de l'éducation cache mieux dans les autres. A Paris je jugeois des mœurs des fe-nmes de ma connoiflance par Tair & le ton de leurs femmes de chambre , & cette règle ne m'a jamais trompé. Outre que la femme de chambre une fois dépofitaire da fecret de fa maîtrefle lui fait payer cher fa difaécion , elle agit comme l'autre penfe & décelé toutei fes maximes en les pratiquant mal - adroitement. En toute chofe l'exemple des maîtres eft piuj fort que leur autorité , & il n'eft pas naturel que leurs, domefliques veuillent être plus hon- nêtes gens qu'eux, On a beau crier , jurer, maltraiter, chafler, faire maifon nouvelle; tout cela ne produit point le bon fervice. Quand ce- lui qui ne s'embarraffe pas d'être m.éprifé & haï ds fes gens s'en croit pourtant bien fêrvi, c'eft qu'il fc contente de ce qu'il voit & d'une exacti- tude apparente, fans tenir compte de mille maux fccrets qu'on lui fait inceflamment & dont il n'apperçoit jamais la fource. Mais oft l'hom- me afiez dépourvu d'honneur pour pouvoir fup- ,poner les dédains de tout ce qui l'environne? 04 çjft.l^ femme allez perdue pour n'être plus

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fenfible aux outrages? Combien, dans Paris & dans Londres , de Daines fe croient fort hono- rées , qui fondroient en larmes elles enten. doient ce qu'on dit d'elles dans leur articham» bre? Heureufement pour leur repos elles fe raf- furtnt en prenant ces Argus pour des imbécilles, & fe flattant qu'ils r.e voyent rien de ce qu'elles ne daignent pas leur cacher. Aufïi dans leur mu- tine obéïflance ne leur cachent -ils gueres à leur tour le mépris qu'ils ont pour elles. Maîtres & valets fentent mutuellement que ce n'eft pas la peine de fe faire eftimer les uns des autres.

Le jugement des domefttques me paroit être l'épreuve la plus fûre & la plus difficile de la venu des maîtres, & je me fouviens Milord, d'avoir bien penfé de la v6tre en Valais fans vous connoître , fimplement fur ce que parlant aflez rudement à vos gens , ils ne vous en étoient pas moins attachés , & qu'ils témoignoient en- tre eux autant de refpefl: pour vous en votre abfence que vous les euflîez entendus. On a dit qu'il n'y avoit point de héros pour fon valet- de-chambre; cela peut être; mais l'homme jufte a l'eftime de fon valet ; ce qui montre aflez que rhéroïfme n'a qu'une vaine apparence . & qu'il n'y a rien de folide que la vertu. C'eft furtout dans cette maifon qu'on recoonoî»: la force de fon empire dans le fufFrage des domeftiques. Suf- frage d'autant plus fur qu'il ne confifte point en de vains éloges, mais dans l'expreiHo» naturelle

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de ce qu'i's fentent. N'entendant jamais rien ici qfai ifeur fafle croire que les autres maîtres ne reflemblent pas aux leurs , ils ne les louent point des vertus qu'ils eftiment communes à tous; mais ils louent Dieu dans leur fimplicité d'avoir mis des riciies fur la terre pour le bonheur de ceux qui les fervent , & pour le foulagement des pauvres.

La fervitude eft fi peu naturelle à l'hommâ qu'elle ne fauroit exifter fans quelque mécon- tentement. Cependant on refpefte le maître & Ton n'en dit rien. Que s'il échappe quelques murmures contre la mâîtreflTe , ils valent mieux que des éloges. Nul ne fe plaint qu'elle manque pour lui de bienveillance , mais qu'elle en ac- corde autant aux autres ; nul ne peut fouiFrir qu'elle fafle comparaifon de fon zèle avec celui de fes camarades , & chacun voudroit être le premier en faveur comme il croit l'être en atti. chement. '•C'eft-Ià leur unique plainte & leur plus grande injuftice. '^-./.-îJt'î .

A la fubordination des inférieurs fe joint la concorde entre les égaux , & cette partie de l'adniiniftration dome'Hqué n'eft pas la moini difficile. Dans les concurrences ds jaloufie & d'intérêt qui divifent fans cefTi lïs gens d'une ' maifon , même aufîî peu nombreufe que celle- ci , ils ne demeurent prefque jamais unU qu'aux dépends du maître. S'il* s'accordent, c'efl: pour ?oIer de concert ; s'ils font fidèles , chacun fe

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fût valoir aux dépenis des autres; il faut qu'ili foienc ennemis ou complices , & l'on v«?vjÇv peine le moyen d'évi:er à la fois leur fri{>pon* nerie 6i. leurs diflentions. La plupart des pères de famille ne connoiflcnt que l'alternative entre ces deux inconvéniens. Les uns, préférant l'in- térét à l'honnêteté , fomentent cette difpofition des valets aux fecrets rapports & croient faire un chef-d'œuvre de prudence en les rendant efpiors & furvcillans les i;ns des autres. Les autres plus indolens aiment mieux qu'on les vole & qu'on vive en paix ; ils fo font une forte d'honneur de recevoir toujours mal des avis qu'un pur zèle arrache quelquefois à un ferviteur lidele. Tous s'abufent également. Les premiers en excitant che2 eux des troubles continuel? , incompatibles avec la règle & le bon ordre, n'aflemblent qu'un tas de fourbes & de délateurs qui s'exercent en trahiflant leurs camarades à trahir peut-être un jour leurs maîtres. , Les féconds , en refufant" d'apprendre ce qui fe fait dans leur maifon , au- torifent les ligues contre eux-mêmes, encoura- gent les méchans , rebutent les bon? , & n'entre- tiennent à grands fraix que des frippons arrogans & parelTeux , qui , s'accordant aux dépends du maître, regardent leurs fertices comme des grâ- ces , & leurs vols comme des droits (.v).

ÇO J'ai examiné fi^afiez près la police des grarides maifons, & .j'^i vu clairement q.u'il eft. impoUible à un matue (lui a vingt domeftiqutî de venir jamais à bout

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C'eft une grande erreur dans l'économie do- meftique ainfi que dans la civile de vouloir combattre un vice par' un autre ou former entre eux une forte d'équilibre j comme fi ce qui fap- pe les fondemsQs de l'ordre pouvoit jamais fer- vir à l'établir! On ne fait par cette, mauvaifc police que réunir enfin tous les inconvénicns. Les vices tolérés dans une maifon n'y re^ne;it pas feuls ; larfTez en germer un , mille vien- dront à fa fuite. Bientôt ils perdent les, valets qui les ont , ruinent le maître qui les foufTrs , corrompent ou fcandalifent les enfans attentifs à les obferver. Quel indigne père oferoit mettre, quelque avantage en balance avec ce dernier, mal V Quel honnête homme voudroit être chef de famille , s'il lui étoit impoiïïble de réunir dans fa maifon la paix & la fidélité , & qu'il fallût acheter le sele de fes domeftiques aux. dépends de leur bienveillance mutuelle ? ,

Qui n'auroit vu que cette maifon n'imagine- roit pas même qu'une pareille difficulté pût exif- ter, tant l'union des membres y paroî- venir de leur attachement aux cheff. C'eft ici qu'on trouve le fcnfible exemple qu'on ne fuuroit aimer fincérement le maître fans aimer tout ce

de favoir s'il y a parmi eux un honnête homme , & de ne pss )iretidre pour tel le plus méchant fripon de tous. Cela feul me dégoûteroit d'être au nombre des riches. Un des doux plaifirs de la vie, le plaifir de la confian- ce & de l'ertiine, efl perdu pour ces niaiUeureux ; ils acbctetit bien cher tout, leur on, '

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qui lai appartient; vérité qui fert de fondement à la charité chrétienne. N'eft-il pas bien fimpie que les enfans du même père fe traitent en frères entre eux -^ C'eft ce qu'on nous dit tous les jours au Temple fans nous le faire fentir ; c'eft ce que les habitans de cette maifon fentent fans qu'on le leur dife.

Cette difpofition à la concorde commence par le choix des fujets. M. de Wolmar n'exa- mine pas feulement en les recevant s'ils con- viennent à fa femme & à lui , mais s'ils fe con- viennent l'un â l'autre , & l'antipathie bien re- connue entre deux excellens domeftiques fuffiroit pour faire à l'inftant congédier l'un des deux: car, dit Julie, une maifon fi peu nombreufe , une maifon dont ils ne fortent jamais & ils font toujours vis-à-vis les uns des autres, doit îeur convenir également à tous , & feroit un enfer pour eux û elle n'étoit une maifon de paix. Ils doivent la regarder comme leur maifon paternelle, tout n'eft qu'une même famille. Un feul qui dép'aîroit aux au'res pourrolt la leur rendre odieufe, & cet objet défagréable y frappant inceflamment leurs re^^ards , ils ne fe» roient bien ici ni pour eux ni pour nous.

Après les avoir aflbrtis le mieux qu'il eft pof- fible , on les unit pour ainfi dire malgré eux par les fervices qu'on les force en quelque forte à rendre, & l'on fait que chacun ait un fen- fible intérêt d'être aimé de tous fes camarades.

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Nul n'eft fi bien venu à demander des grâces pour lui-même que pour un autre; ainfi celui qui defire en obtenir tâche d'engager un autre à parler pour lui , & cela eft d'autant plus facile que foit qu'on accorde ou qu'on refufe une fa- veur ainfi demandée , on en fait toujours un mérite à celui qui s'en eft rendu l'intercelTeur. Au contraire , on rebute ceux qui ne font bons que pour eux. Pourquoi, leur dit -on, accor- derois-jece qu'on me demande pour vous qui n'avez jamais rien demandé pour perfonne ? Eft* il jufte que vous foyez plus heureux que vos camarades , parce qu'ils font plus obligeans que vous? On fait plus; on les engage à fe fervir mutuellement en fecret, fans oftentation, fans fe faire valoir. Ce qui eft d'su.ant moins difficile à obtenir qu'ils favent fort bien que le maître, témoin de cette difcrétion , les en eftime davan- tage; ainfi l'intérêt y gagne & l'amour -propre n'y perd rien. Ils font Ci convaincus de cette difpofiticn générale, & il rggne une telle con- fiance entre eux , que quand quelqu'un a quel- que grâce à demander, il en parle à leur table par forme de converfation ; fouvent fans avoir rien fait de p'us il trouve la chofe demandée & obtenue, & ne fâchant qui remercier, il en â l'obligation à tous.

C'eft par ce moyen & d'autres fcmblables qu'on fait régner entre eux un attachement de celui qu'ils ont tous pour leur maître , &

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qui lui eft fubordonné, Ainil , loin de fe 'igoer à fon pr'^judice, ils ne font tous unis que pour le mieux fervir. Quelque intérêt qu'ils aient à s'aimer, ils en ont encore un plus grand à lui plaire ; le zèle pour fon fervice l'emporte fur leur bienveillance mutuelle , & tous fe regar- dant comme léfés par des pertes qui le lailTe- roient moins en état de récompenfer un bon fer- viteur, font également incapables de fouflrir en filence tort que Tun d'eux voudroit lui faire. Cette partie de la police établie dans cette mai. fon me paroît avoir quelque chofe de fublime, & je ne puis aflez admirer comment M. & Mad*^. de Wolmar ont transformer le vil métier d'ac- cufateur en une fonftion de zèle , d'intégrité , de courage , aufli noble , ou du moins aufîî loua- ble qu'elle l'étoit chez les Romains.

On a commencé par détruire ou prévenir clairement , fimplement , & par des exemples fenfibles , cette morale criminelle & fervile , cette mutuelle tolérance aux dépends du maître, qu'un méchant valet ne manque poi.it de prê- cher aux bons fous l'air d'un» maxime de cha- rité. On leur a bien fait comprendre que le précepte de couvrir les fautes de fon prochain ne fe rapporte qu'à celles qui ne font de tort à perfonne , qu'une injuftice qu'on voft , qu'on tait, & qui blefle un tiers , on la commet foi- même, & que comme ce n'eft que le fentimert de nos propres défauts qui nous oblige à par-

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donner ceux d'autrui , nul n'aime à tolérer les fripons s'il n'eft un fripon comme eux. Sur ces principes, vrais en général d'homme à homme, & bien plus rigoureux encore dans la relation plus étroite du ferviteur au maître, on tient ici pour inconteftable qu3 qui voit faire un tort à fes maîtres fans le dénoncer efl plus coupable encore que celui qui l'a commis; car celui-ci fe lailTe abufer dans fon action par le profit qu'il envifage, mais l'autre de fang- froid & fans intérêt n'a pour motif de fon filence qu'une profonde in UfFérence pour la juftice , pour le bien de la maifon qu'il fert , & un defir fecret d'imiter l'exeniple qu'il cache. De forte que quand la faute eil: confidérable , celui qui l'a commife peut encore quelquefois efpérer fon pardon , mais le témoin qui l'a tue efl: infaillible- ment congédié comme un homme enclin au mal. En revanche on ne foufFre aucune accufatio!: qui puifTe être fufpeéte d'injuftice & de calom- n'e ; c'eft-à-dire qu'on n'en reçoit aucune fin l'abfence de l'accufé. Si quelqu'un vient en par- ticulier faire quelque rnpport contre fon cama- rade , ou fe plaindre perfonneliement ds lui , on lui demande s'il eft fufïîfamment ioftrui: , c'ed-à - dire , s'il a commencé par s'écln-cir avec celui dont il vient fe plaindre? S'il dit .que non , on lui demande encore c-smnsnt il peut juger une action dont il ne co^noît pas affez U=s motifs? Citte action, lui dit-oa , tient

2(54 La Nouvelle

<•

peut-êcre à quelque au:re qui vous tiï inconnue ; elle a peut-être quelque circonftance qui fert à îa juftifier ou à l'excufer , & que vous ignorez. Comment ofez-vous condamner cette conduite avant de favoir les raifons de celui qui l'a tenue? Un mot d'explication l'tiit peut -être juftifiée à vos yeux ? pourquoi rifquer de la blâmer injuftement & m'expofer à partager votre injuf- tice? S'il aflure s'être éclairci auparavant avec l'accufé ; pourquoi donc, lui replique-t-on , venez-vous fans lui , comme vous aviez peur qu'il ne démentît ce que vous aviez à oire ? De quel droit négligez- vous pour moi la pré- caution que vous avez cru devoir" prendre pour vous-même? Eft-il bien de vouloir que je juge fur voire rapport d'une aétion dont vous n'avez pas voulu juger fur le témoignage de vos yeux, & ne feriez-vous pas refponfable du juge- ment partial que j'en pourrois porter, je me contentois de votre feule dépofitio.i ? Enfuite on lui propofe de faire venir ctlui qu'il accufe; s'il y confent , c'eft une afFai-e bientôt réglée; s'il s'y oppofe , on le renvoyé après une forte réprimande, mais on lui garde le f'ecref, & l'on obferve fl bitn l'un & l'autre qu'on ne tarde pas à favoir lequel des deux avoit tort.

Cette règle eft fi connue ^< fi bien établie qu'on n'entend jamais un domeftique de cette maifon parler mal d'un de fes camarades aSfent, car ils favcnt tous que c'eft le moyen de paf.

fer

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fer pour lâche ou menteur. Lorfqu'un d'entra eux en accufe un autre , c*efl: ouvertement , franchement, & non feulement en fa préfence, mais en celle de tous leurs camarades , afîtr d'avoir dans les témoins de fes difcours des ga- rants de fa bonne foi. Quand il eft queftion de querelles perfonneiles , elles s'accommodent prefque toujours par médiateurs fans importuner Monfieur ni Madame ; mais quand il s'agit de l'intérêt facré du maître , l'afFaîre ne fauroit demeurer fecrette ; il faut que le coupable s'ac- cufe ou qu'il ait un accufateur. Ces petits plaidoyés font très -rares & ne fe font qu'à table dans les tournées que Julie va faire journellc» ment au dîné ou au foupé de fes gens & que M. de Wolraar appelle en riant fes grands-jours, Alo's après avoir écouté paifiblement la plainte & la réponfe , fi l'affaire intéreffe fon fervice , elle remercie l'accufateur de fon zèle. Je fais, lui dit -elle, qu3 vous aimez votre camarade, vous m'en avez toujours dit du bien , & je vous loue de ce que l'amour du devoir & de k juflice l'emporte en vous fur les afFedionf particulières : c'efl: ainii qu'en ufe un ferviteur fidèle & un honnête homme. Enfuite , fi l'ac^ cufé n'a pas tort , elle ajoute toujours quelque éloge à fa juftification. Mais s'il eft réellement coupable , elle lui épargne devant les autres une partie de la honte. Elle fuppofe qu'il a quelque chofe à dire pour fa défenfe, qu'il n* Tome IL Partie IF, M

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veut pas déclarer devant tant de monde ; elle lui aflîgne une heure pour l'entendre en parti- culier, & c'eft-là qu'elle ou fon mari leur par- lent comme il convient. Ce qu'il y a de fingu- lier en ceci, c'eft que le plus févere des deux n'eft pas le plus redouté , & qu'on craint moins les graves réprimandes de M. de Wolmar que les reproches touchans de Julie. L'un, faifant parler la juftice & la vérité, humilie & confond les coupables ; l'autre leur donne un regret mor- tel de l'être , en leur montrant celui qu'elle a d'être forcée à leur ôter fa bienveillance. Sou- vent elle leur arrache des larmes de douleur & de honte , & il ne lui eft pas rare de s'atten- drir elle-même en voyant leur repentir, dans l'efpoir de n'être pas obligée à tenir parole.

Tel qui jugeroit de tous ces foins fur ce qui fe pafle chez lui ou chez fes voifins, les fcftîme- roit peut-être inutiles ou pénibles. Mais vous , JVIilord , qui avez de Ci grandes idées des de- voirs & des plaifirs du père de famille, & qui connoiflez l'empire raturel que le génie & la vertu ont fur le cœur humain , vous voyez l'importance de ces détails , & vous fentez i quoi tient leur foccès. Richefle ne fait pas riche, dit le Roman de la Rofe. Les biens d'un homme ne font point dans fes coffres , mais dans l'ufage de ce qu'il en tire; car on ne s'ap proprie les chofes qu'on pofTede que par leur emploi , & les abus font toujours plus inépui-

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fables que les richefles ; ce qui fait qu'on ne jouît pas à proportion de fa dépenfe , mais i proportion qu'on la fait mieux ordonner. Un fou peut jetcer des lingots dans la mer & dira qu'il en a jouï : mais quelle coroparaifon entre cette extravagante jouïflance , & celle qu'ua homme fage eût fu tirer d'une moindre fomme ? L'ordre & la règle qui multiplient & perpétuent l'ufage des biens peuvent feuls transformer le plaifir en bonheur. Que fi c'eft du rapport de» chofes à nous que naic la véritable propriété ; Ci c'efl: plutôt l'emploi des richefles que leur acqui- iîtion qui nous les donne, quels foins importent plus au père de famille que l'économie domefti* que & le bon régime de fa maifon , les rapports les plus parfaits vont le plus direde* ment à lui, & le bien de chaque membr» ajoute alors à celui du chef?

Les plus riches font -ils les plus heureux? Que fert donc l'opulence à la félicité ? Mais toute maifon bien ordonnée eft l'image de l'ame du maître. Les lambris dorés , le luxe & la magnificence n'annoncent que la vanité de celui qui les étale , au lieu que partout vous verrez régner la règle fans triftefle , la p*ix fans efclavage , l'abondance fans profufîon , dites avec confiance; c'eft un être heureux qui commande ici.

Pour moi , je penfe que le ligne le plus alTuré du vrai contentement d'efprit eft la vie M a

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retirée & domeftique , & que ceux qui vont fans ceffe chercher leur bonheur chez autrui ce l'ont point chez eux-mêmes. Un père de fa- mille qui fe plaît dans fa maifon a pour prix des foins continuels qu'il s'y donne la continuelle jouïffance des plus doux fentimens de la nature. Seul entre tous les mortels , il eft maître de fa propre félicité, parce qu'il eft heureux com- me Dieu même , fans rien dcfirer de plus que ce dont il jouît : comme cet être immenfe il ne fonge pas à amplifier fes poflÀffions , mais â les rendre véritablement fiennes par bs rela- tions les plus parfaites & la dirtftion la mieux entendue: s'il ne s'enrichit pas par de nouvelles acquifitions , il s'enrichit en poifé^ant mieux ce qu'il a. Il ne jouïflbit que du revenu de fes terres , il jouît encore de fes terres mêmes en préfidant à leur culture & les parcourant fans ceflc. Son domeftique lui étoit étranger ; il en fait fon bien , fon enfant , il fe l'appro- prie. Il n'avoit droit que fur les aftions , il s'en donne encore fur les volontés. Il n'éioic niaitie qu'à prix d'argent , il le devient par l'empire facré de l'eftime & des bienfaits. Que la fortune le dépouille de fes richelfes , eile ne fauroit lui ôcer les cœurs qu'il s'cft attaché* , elle n'ôtera point des enfans à leur père; touce la différence eft qu'il les nourriflbit hier , & qu'il fera demain nourri par eux. C'eft ainfi 9u'oD apprend à jouïr véiitabletnent de fes

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biens, de fa famille & de foi-même; c'eft ainfl que les détails d'une maifon deviennent déli- cieux pour l'honnê-e homme qui fait en con- noître !e prix; c'eft ainfi que loin de regarder fes devoirs comme une charge , il en fait Con bonheur, & qu'il tire de fes touchantes & nobles fonftions la gloire & le plaifir d'être homme.

Que fi ces précieux avantages font méprifés ou peu connus, & fi le petit nombre même qui les recherche les obtient fi rarement, tout cela vient de la même chofe. Il eft des devoirs fim- pies & fublimes qu'il n'appartient qu'à peu de gens d'aimer & de remplir. Tels font ceux du père de famille , pour lefquels l'air & le bruit du monde n'infpirent que du dégoût , & dont on s'acquitte mal encore quand on n'y eft porté que par des raifons d'avarice & d'intérêt. Tel croie être un bon père de famille & n'eft qu'un vigilant économe; le bien peut profpérer & la maifon aller fort mal. Il faut des vues plus élevées pour éclairer , diriger cette importante adminiftration & lui donner un heureux fuccès. Le premier foin par lequel doit commencer l''ordre d'une maifon , c'eft de n'y foufFrir qu» d'honnêtes gens qui n'y portent pas le defir fecret de trou*.)ler cet ordre. Mais la fervitude & l'honnêteté font- elles fi compatibles qu'on doive efpérer de trouver des domeftiques hon- nêtes gens? Non Miîorj, pour les avoir il ne faut pas les chercher , il faut les faire , & M 3

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il n'y a qu'un homme ds bien qui fâche l'art d'en former d'autres. Un hypocrite a beau vou- loir prendre le ton de la vertu , il n'en peut infpirer le goût à perfonne , & s'il favoit la rendre aimable il l'ùmeroit lui-même. Que fer- vent de froides leçons démenties par un exemple continuel , fi ce n'eft à faire penfer que celui qui les donne Ce joue de la crédulité d'aurrui V Que ceux qui nous exhortent à faire ce qu'ils difent & non ce qu'ils font , difent une grar^de abfurdité ! Qui na fait pas ce qu'il dit, ne le dit jamais bien ; car le langage du cœur qui touche & perfuade y manque. J'ai quelquefois entendu de ces converfations groflîérement ap- prêtées , qu'on tient devant les domeftiques comme devant des enfans pour leur faire des leçons indirectes. Loin de juger qu'ils en fuf- fent un inftaiit les dupes ; je les ai toujours Yus fourire en fecret de l'ineptie du maître qui les prenoit pour des fcts, en débitant lourde- ment devant eux des maximes qu'ils favoient bien n'être pas les Tiennes.

Toutes ces vaines ftbt'lités font ignorées dans cette maifon , & le grand art des maîtres pour rendre leurs domeftiques tels qu'ils ks veulent eft de fe montrer à eux tels qu'ils font. Leur conduite eft toujours franche & ouverte, parce qu'ils n'ont pas peur que leurs actions démentent leurs difcours. Comme ils n'ont point pour eux-mêmes une morale différente

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de celle qu'ils veulent donner aux autres , ils n'ont pas befoin de circonfpeflion dans leurs propos; un mot étourdiment échappé ne renver- fe point les principes qu'ils fe font efforcés d'établir. Ils ne difent point indifcrettement toutes leurs affaires , mais ils difent librement toutes leurs maximes. A table , à la prome- nade, tête-à-têce ou devant tout le monde, oa tient toujours le même langage ; on dit naïve- ment ce qu'on penfe fur chaque chofe , & fans qu'on fonge à perfonne , chacun y trouve tou- jours quelque inftruftion. Comme les doniefti* ques ne ''oyent jamais rien faire à leur maître, qui ne foit droit, jufte, équitable, ils ne re- gardent point la juftice comme le tribut du pau» vre , comme le joug du malheureux , comme une des miferes de leur état. L'attention qu'où a de ne pas faire courir en vain les ouvrier?, & perdre des journées pour venir falilacer le payement de leurs journées , les accoutume à fentir le prix du tems. En voyant le foin des maîtres à ménager celui d'autrui , chacun en conclud que le fien leur eft précieux & fe fait un plus grand crime de i'oifiveté- La confiance qu'on a dans leur intégrité donne à leurs infti- tutions une force qui les fait valoir & prévient les abus. On n'a pas peur que dans la gratitica» tion de chaque femiine , la maîtrefTe trouve tou» jours que c'efl le plus jecne ou le mieux fait qui M 4

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a été le plus diligent. Un ancien domcftiquï ne craint pas qu'on lui cherche quelque chicaiij pour épargner l'augmentation de gages qu'on lui donne. On n'efpere pas profiter de leur dif- eorde pour fe faire valoir & obtenir de l'un ce qu'aura refufé l'autre. Ceux qui font à marier ne craignent pas qu'on nuife à leur établifTe- ment pour les garder plus longtems , & qu'ainfi leur bon fervice leur falTe tort. Si quelque va- let étranger venoit dite aux gens de cette mai. foD qu'un nuître & Tes domeftiques font en ire eux dans un véritable état de guerre , que ceux- ci faifant au premier tout du pis qu'ils peuvent , ufent en cela d'une juile repréfaille , que les maîtres étant ufurpateurs , menteurs & fripons , il n'y a pas de mal à les traiter comme ils trai- tent le Prince ou le Peuple ou le? particuliers , & à leur rendre adioitement le mal qu'ils fonc à force ouverte; celui qui par!eroit ainfi ne fe« roit entendu de perfoniie ; on ne s'avife pas même ici de combattre ou prévenir de pareils difcours; il n'appartient qu'à ceux qui les font naître d'être obligés de les réfuter.

Il n'y a jamais ni mauvaife humeur ni muti' nerie dans l'ob^ilTance , parce qu'il n'y a ni hau- teur ni caprice dans le commandement , qu'on n'exige rier qui ne foit raifonnable & utile , & qu'on refptfte alTez la dignité de l'homme quoi- que dans la fervifude pour ne l'occuper qu'à des chofes qui ne l'avilifTent point. Au furplus,

rien

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rien n'eft bas ici que le vice , & tout ce qui efl utile & jufte eft honnêce & bienféant.

Si l'on ne IbufFre aucune intrigue au dehors , perfonne n'eft tenté d'en avoir? ils ftvent bien que leur fortune la plus affuée ell: attachée à celle du maître, & qu'ils ne manqueront jamais de rien tant qu'on verra profpérer la maifon. En h fervant ils Toignent donc le-ir patrimoine, & l'augmentent en rendant leur fervice agréa- ble; c'eft-là leur plus grand intérêt. Mais ce mot n'eft gueres à fa place en cette occafion, car je n'ai jamais vu de police l'intérêt fût il fagement dirigé & pourtant il influât moins que dans celle-ci. Tout fe fait par attachement: l'on diroit que ces âmes vénales fe purifient en entrant dans ce féjour de fagetTe & d'union. L'on diroit qu'une partie des lumières du nuiîtrs & des fentimens de la maîtrelTe ont pall'é dans chacun de leurs gens ; tant on les trouve judi' cieux , bienfaifans , honnêtes & fupérieurs à leur état. Se faire eftimer , confîdérer , bien vouloir, efl leur plus grande ambition, & ili comptent les mots obligeans qu'on leur dit , comme ailleurs les étrennes qu'on leur donne.

Voilà, Milord, mes principales obfervations fur la partie de l'économie de cette maifon quî regarde les domeftiques & mercenaire?. Quant à ia manière de vivre des maîtres & au gouver- nement des enfans, chacun de ces articles mé- rite bien une lettre à part. Vous favez à quel' M s

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le intention j'ai coniiiiencé ces remarv]ues; iTiais en vériié , tout cela forme un tableau fi ravif- fant qu'il ne faut pour aimer à le contempler , d'autre intérêt que le plaifir qu'on y trouve.

N.

LETTRE XI.

A MiJord Edouard.

ON, Milord , je ne m'en dédis point; on ne voit rien dans cette maifon qui n'aflbcie l'a- gréable à l'utile ; mais les occupations utiles ne fe bornent pas aux foins qui donnent du pro- fit ; elles comprennent encore tout amufement Innocent & fimple qui nourrit le goût de la retraite, du travail, de la modération, & con- ferve à celui qui s'y livre une ame faine , un cœur libre du trouble des paflîons. Si l'indo- lente oifiveté n'engendre que la triftefle & l'en nui , le charme des doux loifirs eft le fruit d'une vie laborieufe. On ne travaille que pour jouïr , cette alternative de peine & de jouïlTance eft r.otre véritable vocation. Le repos qui fert de délaflement aux travaux paffés & d'encourage- ment à d'autres , n'eft pas moins nécelTaire à l'homme que le travail même.

Après avoir admiré l'efFet de la vigilance & des foins de la plus refpeflable mère de famille dans l'ordre de fa maifon, j'ai vu celui de fes récréations dans \m lieu retiré dont elle fait fa

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promenade favorite & qu'elle appelle fon Elifée. Il y avoit plufieurs jours que j'entendois par- ler de cet Elifée dont on me faifoit une efpece de myltere. Enfin hier après - dîné , l'extrême chaleur rendant le dehors & le dedans de la riHifon prefque également infupportabies , M. de Wolmar propofa à fa femme de fe donner congé cet après - midi , & au lieu de fe retirer comme à l'ordinaire dans la chambre de ki enfans juf- ques vers le foir, de venir avec nous refpirec dans le verger ; elle y conientit & nous nous y rendîmes enfemble.

Ce lieu, quoique fout proche de la maifon , eft tellement caché pir l'allée couverte qui l'en fépare, qu'on ne l'apperçoit de nulle part. L'é- pais feuillage qui l'environne ne permet point à l'œil d'y pénétrer , & il eft toujours foigneu- fement fermé à la clé. A peine fus-je au dedans que la porte étant mafquée par des aulnes & des coudriers qui ne laiffent que deux étroits paffages fur les côtés , je ne vis plus en me retournant par j'étois entré , & n'apperce^ vant point de porte, je me trouvai -là comniï tombé des nues.

En entrant dans ce prétendu verger, je fus frappé d'une agréable fenfation de fraîcheur que d'obfcurs ombrages , une verdure animée & vive , des fleurs éparfes de tous côtés , un gazouillement d'eau courante & le chant de mille oifeaux portèrent à mon imagiaatioD da M 6

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moins aurant qu'à mes fens; mais en raéine tem* je crus voir le lieu le plus fauvage, le plus fo- litaire de la natue , & il ma fembloit d'être le premier mortel qui jamais eût pénétré dans ce défert. Surpris . faifi , tranfi)orté d'un fpefta- cle fi pïu prévu , je reliai uii moment immo- bile, & m'écriai dans un enthoufiafme involoD' taire: O Tinian! ô Juan Fernandez (y)\ Julie, le bout du monde efl: à votra porte! Beaucoup de gens le trouvent ici comme vous, dit- elle avec un fou-rire; mais vingt pas de plus les ra- mènent bien vite à Ciarens : voyons le char- me tiendra plus longtems chez vous. C'efl ci le même verger vous vous êtes promené au trefois , & vous vous battiez avec ma coa- iine à coups de pêches. Vous (avez que l'herbe y étoit aflez aride, le» arbres aflez clair -fe- mes , donnant afllz peu d'ombre , & qu'il n'y avoiî point d'eau. Le voilà maintenant frais , ▼erd, habillé, paré, fleuri , arrofé; que pen- fez- vous qu'il m'en ait coûté pour le mettre dans l'état il eH? Car il eft bon de vous dire que j'en fuis la furintendante & que mon mari m'en laiffe l'entière difpofiuon. Ma foi, lui dis-je, il ne vous en a coûté que de la né- gligence. Ce lieu eft charmant, il eft vrai, mais agrefte & abandonné i je n'y voi point de tra- vail humain. Vous avjz fermé la porte: l'eau

(y~) Iflcs déCenes de li mer du Sud , célèbres dans le voyage de l'Aïuir;! Anlon.

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eft venue je ne fais comment; la nature feula a fait tou*; le relie & vou' - même n'euflîez jamais fiire auffi bien qu'elle. Il eft vrai, dit-elle, que la nature a tout fait , mais fous ma direc- tion , & il n'y a rien que je n'aye ordonné En- core un c -lup , devinez. Premièrement , repris- je, je ne corî'prends poirt comment avec de la peine & de l'argent on a pu fuppléer au tems. Les arbres. . . . Quant à cela , dit M. de Wol» roar , vous remarquerez qu'il n'y en a pab beau- coup de fore grands , & ceux - y étoient déjà. De plus , Julie a commencé ceci longtems avant fon mariage & prefque d'abord après la mort de fa mère, qu'el'e vint avec fon père chercher ici la folitude. bien, dis -je, puifque vous voul- iez que tous ces maflifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes , ces bofquets fi bien om- bragés foient venus en fept ou huit ans & que l'art s'en foit mêlé , j'eftime que fi dans une enceinte auflî vafte vous avez fait tout cela pour deux mile écus , vous avez bien écono- mifé. Vous ne furfaites que de deux mille écus, dit elle; il ne m'en a rien coûté. Com- ment , rien ? Non , rien : à moins que vous ne comptiez une douzaine de journées par an de mon jardinier, autant de deux ou trois de mes gens , & quelques -unes de M. de Wolmar lui. même qui n'a pas dédaigné d'être quelquefois mon gaiçon jardinier. Je ne comprenois rien à cette éni^imej mais Julie qui jufques-là m'avoit * M 7

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retenu, me dit en me laifTant aller; avancez & vous comprendrez. Adieu Tinian , adieu Juan Fernandez , adieu tout l'enchantement ! Dans un moment vous allez être de retour du bout du monde.

Je me mis à parcourir avec extafe ce verger ainlî métamorphofé ; & fi je ne trouvai point de plantes exotiques & de produftiuns des In- des, je trouvai celles du pays difpofées & réu- nies de manière à produire un effet plus riant & plus agréable. Le gazon verdoyant, épais, mais court & ferré, étoit mêlé de ferpolet, de baume, de thim , de marjolaine, & d'autres herbes odorantes. On y voyoit briller mille fleurs des champs , parmi lefquelles l'oeil en dé- .mêloit avec furprife quelques-unes de jardin, qui fembloient croître naturellement avec les autres. Je rencontrois de tems en tems des touf- fes obfcures , impénétrables aux rayons du fo- leil comme dans la plus épaifle foi et; ces touf- fes étoient formées c'es srbres du bois le plux flexible, dont on avoit fait recourber les bran- ches, pendre en terre, & prendre racine, par un art femblable à ce que font naturellement les mangles en Amérique. Dans des lieux plus découverts , je voyois çà & fans ordre & fans fimétrie des brouffailles de rof-s , de framboi- fiers , de groftil es , des fourrés de lilas , de noifettier , de furcau , de feringa , de genêt , de trifolium , qui paroient la terre en lui don-

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nant l'air d'être en friche. Je fuivois des allées tortueufes & irrégulieres bordées de ces boc- cages fleuris , & couveries de mi ils guirlandes de vigne de Judée , de vigne Vierge , de houbîo;) , de liferon , de couleuvrée, de clé- matite , & d'autres plantes de cette efpece > parmi lefquelles le chevrefeuil & le jafmin dai- gnoient fe confondre. Ces guirlandes fembloient jettées négligemment d'un arbre à l'autre, com- me j'en avois remarqué quelquefois dans les fo- rêts , & formoient fur nous des efpeces de dra- peries qui nous garantiflbient du foleil , tandis que nous avions fous nos pieds un marcher doux, commode & fec fur une moufle fine, fins fable, fans herbe, & fans rejettons raboteux. Alors feulement je découvris, non fans furpri-^ fe , que ces ombrages verds & touffus qui m'en avoienr tant impofé de loin , ij'étoient formés que de ces plantes rampantes & parafites qui , guidées le long des arbres , environnoient leurs têtes du plus épais feuil'age & leurs pieds d'ombre & de fraîcheur. J'obfervai même qu'au moyen d'une induftrie affez fimple on avoit fait prendre racine fur les troncs des arbres à plu- fieurs de ces plantes , de forte qu'elles s'éten- doient davantage en faifant moins de chemin. Vous concevez bien que les fruits ne s'en trou- vent pas mieux de toutes ces additions , mais dan!» ce lieu feul on a facrifié l'utile à l'agréa- ble, & dans le reîle des terres on a prïj un tel foin des plans & des arbres , qu'avec ce verger de

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moirs la récolte en fruits ne lafle pas d'être plus forte qu'auparavant. Si vous fongez com- bien au fond d'un bois on eft charmé quelque- fois de voir un fruit fauvage & même ce s'en rafraîchir, vou> comprendrez le plaifir qu'on a de trouver dans ce défert artificiel des fruits excellens & murs , quoique clair-femés & de mau- vaife mine ,* ce qui donne encore le plaifir de la recherche & du crioix.

Toutes ces petites routes étoient bordées & traverfées d'une eau limpide & claire , tantôt circulant parmi l'herbe & les fleurs en filets prefque imperceptibles , tantôt en plus grands ruiffeaux courans fur un gravier pur & mar- quc;té qui rendoit l'eau plus brillante. On vo- yoit des fources bouillonner & forties de la terre & quelquefois des canaux plus profonds dans lef» quels l'eau calme & paifible réfléchiflbit à l'œil les objets. Je comprend? à préfent tout le refte, dis-je à Julie : mais ces eaux que je vois de

toutes parts elles vienr ent de-là , reprit-elle ,

en me montrant le côté étoit la terraffe de fon jardin. C'eft ce même ruifleau qui four- nit à grands fiaix dans le parterre un jet- d'eau dont perfonne ne fe foucie. M de Wolmar ne veut pas ie détruire, par retptft pour mon pè- re qui l'a fait faire: mais avec que! plaifir nous venons tous lei jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n'-jpprochons gueres au jar- din I Le jet -d'eau joue pour les étrangers, le

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luiffeau coule ici pour nous. li eft vrai que j'7 ai réuni l'eau de la fontaine publique qui fe rendoit dans le lac par le grand- chemin qu'elle dégradoit au préjudice des paflans & à pure per- te pour tout le monde. Elle faifoit un coude au pied du verger entre deux rangs de faules ; je les ai renfermés dans mon enceirte & j'y con- duis la même eau par d'autres routes.

Je vis alors qu'il n'avoit été queftion que de faire ferpenter ces eaux avec économie , en les divifant & réuniffant à propos, en épargnant la pente le plus qu'il étoic poflîble , pour prolon- ger le circuit & fe ménager le murmure de quel- ques pt^tlces cl ûtes. Une couche de glaife, cou- verte d'un pouce de gravier du lac & parfemée de coquillages formoit le lit des ruilTcaux. Ces mêmes ruilTci'UX courant par intervalles fous quelques larges tuiles recouvertes de terre & de gazon au niveau du fol , formoient à leur iflue autant de fources artificielles. Quelques filets s'en élevoient par des fiphons fur des lieux ra- boteux & boui'Ionnuient en retombant. Enfin la terre ainfi rafraîchie & humeilée donnoit fans cefle de nouvelles fleurs & entretenoit l'herbe toujours verdoyante & belle.

Plus je parcourois cet agréable afyle, plus je fen'ois augmenter la fenfation délicieufe que j'avois éprouvée en y entrant ; cependant la curioficé me tenoiî en haleine. J'étois plus em-

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preffé de voir les objets que d'examiner leurs impreflîons , & j'aimois à me livrer à cet;e char- mante coutemplation fans prendre la peine de- penfer. Mais Made. de Wolmar me tirant de ma rêverie me dit en me prenant fous le bras : tout ce que vous voyez n'efl que la nature vé« gétale & inanimée , & quoi qu'on puiiTe faire , elle laiffe toujours une idée de folitudo qui attrifte. Venez la voir animée & fenfible. C'eft- qu'à chaque inftant du jour vous lui trouverez un attrait nouveau. Vous me prévenez, lui dis- je, j'entends un rdmagy bruyant & confus, & j'apperçois ail^iz peu doifeaux ; je comprends que vous avez une volière. Il eft vrai , dit- elle, approchous-en. Je n'ofai dire encore ce que je penfois de la volière; mais cette idée avoit quelque chofe qui me déplaifoit, & ne me fera- bloit point affortie au relie.

Nous defcendiaies par mille détours au bas du verger je trouvai toute l'eau réunie en un joli ruilTeau coulant doucement entre deux rangs de vieux faules qu'on avoit fouvcrt ébranchés. Leurs têtes creufes & demi -chauves formoient des efpeces de vafes d'où fortoient par l'adrefTe dont j'ai parlé , des touffes de chevrefeuil dont une partie s'entrelaçoit autour des branches, & l'autre tomboit avec grâce le long du ruilTeau. Prefque à l'extrémité de l'enceinte étoic un petit baflin bordé d'herbes , de joncs , de rofeaux , fervant d'abreuvoir à la volière , & dernière

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ftation de cette, eau û précieufe & fi biea ménagée.

Au-delà de ce baflîn étoit un terre -plain ter- miné dans l'angle de l'enclos par une monticuv le garnie d'une multitude d'abriffeaux de toute efpece: les plus petits vers le haut, & toujours croifliint en grandeur à mefure que le fol s'abaif. foit; ce qui rendoit le plan des (êtes prefque horizontal , ou montroit au moins qu'un jour il le devo;t être. Sur le devant éioient une dou- zaine d'arbres jeunes encore , mais faits pour de- venir fort grands, tels que le hêire, l'orme, le frêne , l'acacia. C'étoient les bocages de ce coteau qui fervoient d'azile à cette multitude d'oi- feaux dont j'avois entendu de loin le rsmage, & c'étoit à l'ombre de ce feuillage comme fous un grand parafol qu'on' les voyoit voltiger , courir, chanter , s'agacer, fe battre comme s'ils ne nous avoient pas apperçus. Ils s'enfuirent fi peu à notre approche, que félon l'idée dont j'étois pré» venu , je les crus d'abord enfermés par un gril- lage: mais comme nous fumes arrivés au bord du baflln , j'en vis plufîeurs defcendre & s'ap- procher de nous fur une efpece de courte allée qui féparoit en deux le terre -plain & communi- quoit du bafiin à la volière. Alors M- de WoU mar faifant le tour du baflin fema fur l'allée deux ou trois poignées de grains mélangés qu'il avoit dans fa poche , & quand il fe fut retiré , les oifeaux accoururent & fe mirent à manger comme

a84 La Nouvelle

des poules , d'un air fi familier que je vis bien qu'ils étoiert faits à ce manège. Cela eft char- mant ! m'écriai - je ; ce mot de volière m'avoit furpris de votre part; mais je l'entends mainte* nant : je vois que vous voulez des hôtes & non pas des prifonniers. Qu'appellez-vous des hôtes, répondit Julie ? C'eft nous qui fommes les leurs, (s) Ils font ici les maîtres , & nous leur payons tribut pour en être foufFerts quelquefoi?. Fort bien, repris -je; mais comment ces maîtres- fe font -ils emparés de ce lieu? Le moyen d'y raffembler tant d'habitans volontaires ? je n'ai pas ouï dire qu'on ait jamais rien tenté de pa- reil, & je n'auiois point cru qu'on pût yréuffir, fi je n'en avois la preuve fous mes yeux,

La patience & le tems, dit M. de Wolmar, ont fait ce miracle. Ce font des expédiens dont les gens riches ne s'avifent gueres dans leurs plaifirs. Toujours preffés de jouïr , la force & l'argent font les feuls moyens qu'ils connoiflent; ils ont des oifeaux dans des cages, & des amis à tant par moif. Si jamais des valets appro- choient de ce lieu vous en verriez bientôt les oifeaux difparoître, & s'ils y font à-préfent en grand nombre, c'eft qu'il y en a toujours eu. On ne les fait pas venir quand il n'y en a point ,

fz Cette réponfe n'eft pas exadle , puifque le mot d^hôte cft co-r(î:a;if de lui-même. Sans vouloir rele- ver toutes les fautes de langue , je dois avertir de cel- les qui peuvent induire en erreur.

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maïs il eft aifé quand il y en a d'en attirer davantage en prévenant tous leurs befoins , en ne les effïayant jamais , en leur lailTant faire leur cou;ée en fureté & ne dénichant point les petits ; car alors ceux qui s. 'y trouvent relient encore. Ce bocage exilîoit, quoiqu'il fût féparé du verger; Julie n'a fait que l'y renfermer par une haye vive, ô er celle qui l'en féparoit, l'a- grandir & l'orner de nouveaux plans. Vous voyciî à droite & à gauche de l'allée qui y con» duit deux efpaces remplis d'un mélange confus d'herbes , de pailles , & de toutes fortes de plantes. Elle y fait ftmer chaque année du bled, du mil, du tournefol, du chénevis, des pefet- tes, (a) généralement de tous les grains que les oifcaux aiment, & l'on n'en raoiffbnne rien. Ou- tre cela prefque tous les jours , été & hiver, elle ou moi leur apportons à manger, & quand nous y manquons la Fanchon y fupplée d'ordi- naire ; ils ont l'eau à quatre pas, comme vous voye'. Made. ^q Wolmar pouffe l'attention juf- qu'a les pourvoir tous les printems de }>er.it tas de crin , de paille , de laine , de mouffe , & d'autres matières propres à faire des nids. Avec le voifinage des matériaux, l'abondance des vi- vres & le grand foin qu'on prend d'écarter tous les ennemis , (&) l'éternelle tranquillité dont ils

(tf) De la vefcc.

C/0 I-es loirs, les fouris, les chouettes, & furtout les en fans*

28(5 La Nouvelle

jouïlTent les porte à pondre en un lieu commo- de où rien ne leur manque, perfonne ne les trouble. Voilà comment la patrie des pflsres eft encore celle des enfans , & comment la peupla- de fe foutient & fe multiplie.

Ah! dit Julie, vous ne voyez plus rien! cha- cun ne fonge plus qu'à foi; mais des époux in* réparables , le zèle des foins domeftiques , la tendrefle paternelle & maternelle , vous avez perdu tout cela : Il y a deux mois qu'il falloit être ici pour livrer fes yeux au plus doux fen- timent de la nature. Madame , repris - je afTez iriftement, vous êtes époufe & mère; ce font des plaifirs qu'il vous appartient de connoître. Aufîîtôt M. de Wolmar me prenant par la main me dit en la ferrant; vous avez des amis, & ces amis ont des enfans ; comment rafFeflion paternelle vous feroit-elle étrangère? Je le re- gardai, je regardai Julie; tous deux fe regardè- rent & me rendirent un regard fi touchant que les embraffant l'un après l'autre , je leur dis avec attendriflement; ils me font auflî chers qu'à vous. ]e ne fais par quel bizarre effet un mot peut ainfi changer une ame , mais depuis ce moment M. de Wolmar me paroît un autre homme, & je vois moins en lui le mari de ceile qus j'ai tant aimée, que le père de deux enfans pour lef- quels je donnerois ma vie.

Je voulus faire le tour du baflîn pour aller voir de plus près ce charmant afyle & fes pe-

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tits habitans ; mais Mad^. de Wolraar me re* tint. Perfonne , me dit - elle , ne va les troubler dans leur domicile, & vous êtes même le pre- mier de nos hôtes qua j'aye amené jufqu'ici. II y a quatre clefs de ce verger dont mon père & nous avons chacun une; Fanchon a la quatrième comme infpeétrice & pour y mener quelquefois mes enfans ; faveur dont on augmente le prix par l'extrême circonfpeftion qu'on exige d'eux tandis qu'ils y font. Guftin lui - même n'y entre jamais qu'avec un des quatre; encore paffé deux mois de printems fes travaux font utiles n'y entre- 1- il prefque plus, & tout le refte fe fait entre nouf. Ainfi, lui dis -je, de peur que vos oi féaux ne foient vos efclaves vous vous êtes rendus les leurs. Voilà bien , reprit - elle , le propos d'un tyran , qui ne croit jouïr de fa liberté qu'autant qu'il trouble celle des autres.

Comme nous partions pour nous en retour- ner, M. de Wolmar jetta une poignée d'orge dans le baflîn , & en y regardant j'apperçus quel- ques petits poilTons. Ah! ah! dis-je auffitôt, voici pourtant des prifonniers ? Oui, dit -il, ce font des prifonniers de guerre, auxquels on a fait grâce de la vie. Sans doute , ajouta fa femme. Il y a quelque tems que Fanchon vola dans la cuifine des perchettes qu'elle apporta ici à mon infu. Je les y laifle, de peur de la mortifier fi je les renvoyois au lac; car il vaut encore mieux loger du poiflbn un peu à l'étroit

ft88 La Nouvelle

que de fâcher une honnête perfonne. Vous a-^ee raifon, répondis -je, & celui-ci n'eft pas trop à plaindre d'ê;re échappé c^e la poêle à ce pr,x. bien, que vous en femble , me dit -elle en nous en retournant ? Etes - vous encore au bout du monde? Non, dis -je, m'en voici tout- â-fait dehors, & vous m'avez en effet iranf, orté dans l'Elyfée. Le nom pompeux qu'elle a donné à ce verger, dit M. de Wolmar, mérite bien cette raillerie. Louez irodeftement des jeux d'enfant, & forgez qu'ils L'ont jamais rien pris fur les foins de la mère de famille. Je le fais, repris- je, j'en fuis trè- -fur, & les jeux d'enfant me plaifent plus en ce genre que les travaux des hommes.

Il y a pourtant ici, continuai -je, ur.e chofe que je ne puis comprendre. C'eft qu'un lieu fi différent de ce qu'il étoit ne peut être devenu ce qu'il eft qu'avec de la cuhure & du foin ; cependant je ne vois nulle part la moindre tra- ce de culture. Tout eft verdoyant, frais, vi- goureux , & la main du jardinier ne fe montre point: rien ne dément l'idée d'une Ifie déferte qui m'eft venue en entrant , & je n'apperçois aucuns pas d'hommes. Ah! dit M. de Wolmar, c'efl qu'on a pris grand foin de les effacer. J'ai été foulent témoin, quelquefois compiict de la friponnerie. On fait femer du foin fur tous ks endroits labourés , & l'herbe cache bientôt lej Tcftiges du travail ; on fait couvrir l'hiver de

^uel.

H E L O î 8 E. t3f

qi!elque« couches d'eng-ais le» lieux maigres & aides; l'engrais man^e la moufle, ranime l'her- be & les p!a tes; les arbres eux- mêmes ne s'en trouvent pas plus mal, & l'été il n'y paroîtpJus. A l'égard de la moufle qui couvre quelques allées , c'ell Milord Edouard qui nous a envoyé d'Angleterre le fecret pour la faire naître. Ces deux côtés, continua -t -il , étoient fermés par des murs; les murs ont été mafqués, non par des efpaliers , mais par d'épais arbriflTeaux qui font prendre les bornes du lieu pour le com- mencement d'un bois. Des deux autres côtés régnent de fortes bayes vives , bien garnies d'érable , d'aubépine , de houx , de trôefne , & d'autres arbriflTeaux mélangés qui leur ôtent l'ap- parence de bayes & leur donnent celle d'un tail- lis. Vous ne voyez rien d'aligné , rien de nivelé ; jamais le cordeau n'entra dans ce lieu; la na- ture ne plante rien au cordeau ; les fînuofités dans leur feinte irrégularité font ménagées avec art pour prolonger la promenade , cacher les bords de l'Ifle , & en agrandir l'étendue appa- rente, fans faire de détours incommodes & trop fréquens. (c)

En confiJérant tout cela je trou vois aflTez bizarre qu'on prît tant de peine pour fe cacher celle qu'on avoit prife ; n'auroit-il pas mieux

(c Ainfi ce ne f<inc pns de ces petits bofquets à Ja moJe , (i ridiculement co itniirni'^ qu'on n'y marche qii'ea ziff-zng, & qu'Ji chaque nas il tauc faire une pirouette. Tome IL Partie IF. N

290 La N0UVEL1.E

valu n'en point prendre? Malgré tout ce qu'on vous a dit, me répondit Julie, vous ju^^ez du travail par l'eiFet, & vous vous trompez. Tout ce que vous voyez font des plantes fauvages ou robuftes qu'il fuffit de mettre en terre, & qui viennent enfuite d'elles- mêmes. D'ailleurs, la nature femble vouloir dérober aux yeux des hommes fes vrais attraits , auxquels ils font trop peu fenfibles, & qu'ils défigurent quand ils font à leur portée: elle fuit lei lieux fréquentés; c'ert au fommet des mor.tagnes, au fond des forets, dans des Ifles défertes qu'elle étale fcs charme» les plus touchans. Ceux qui l'aiment & ne peu- vent l'aller chercher û loin font réduits à lui fai- re violence , à !a forcer en quelque forte à ve- nir habifer avec eux. & tout cela ne peut fe faire fans un peu d'illufion.

A ces mots il me vint une imagination qui les fit rire. Je me figure, leur dis -je, un homme riche de Paris ou de Londres , maître de cette maifon & amenant avec lui un architeéte chère* ment payé pour gâter la nature. Avec quel dé- dain il entreroit dans ce lieu fimple & mefquin ! avec quel mépris il feroit arracher toutes ces gu'rnilles! Les beaux alignemens qu'il prendroit! Les belles allées qu'il feroit percer! Les belles pattes d'oye , les beaux arbres en parafol , en éventail! Lfs beaux treillages bien fculptés ! Les belles charmilles bien deflinées , bien équarries , bien contournées ! Les beaux boulingrins de lia

H E L O ï s B, i$l

gazon d'Angleterre , ronds , quarrés , échan- crés, ovales! Les beaux Ifs taillés en dragons , en pagodes, en marmoufets, en toutes fortes de monftres! Les beaux vafes de bronze, les beaux fruits de piene dont il ornera fon jardin (d)[... Quand tout cela fera exécuté, dit M. de Wol- mar , il aura fait un très -beau lieu dans lequel on n'ira gueres , & dont on fortira toujours avec emprelTement pour aller chercher la campagne; un lieu tiile l'on ne fe promènera point, mais par l'on palTera pour s'aller promener; au lieu que dans mes courfes champêtres, je me hâte fouvent de rentrer pour venir me prome- ner ici.

Je ne vois dans ces terreins fi vaftes & fi ri- chement ornés que la vanité du propriétaire & de l'artifte qui toujours empreffés d'étaler, l'un fa rlcheffe & l'autre fon talent , préparent i grands fraix de l'ennui à quiconque voudra jouïr de leur ouvrage. Un faux goût de grandeur qui n'eft point fait pour l'homme empoifonne feg. plaifîrs. L'air grand eft toujours trifte; il fait fonger aux miferes de celui qui l'afFeéle. Au mi- lieu de fes parterres & de fes grandes allées fon pstit individu ne s'agrandit point; un arbre do

(d) Je fuis perfuadé queie tems approche l'on ne voudra plus dans les jardins rien de ce qui fe trouve dans la campagie; on n'y fouffrira plus ni plantes, ni arbrif- feaux; on n'y voudia que des flturs de porcelnine, des magots, des treillages, des fables ds loutes couleurs , â: «i« beaux voiles pleins de rieiu

N l

292 La Nouvelle

vingt pieds le couvre comme un de foixante (e); il n'occupe jamais que Tes trois pieJs d'efpace, & fe perd comme un ciron dans fes immenfes pofreïïions.

H y a un autre goût direftement oppofé à celui-là, & plus ridicule encore , en ce qu'il ne laifTe pas même jouïr de la promenade pour la- quelle le? jardins font faits. J'entens , lui dis- je ; c'eft celui de ces petits curieux , de ces petits fleuriftes qui fe pâment à l'afpeft d'une ' renoncule, & fe profternent devant des tulipe?, là-defTus , je leur racontai , Milord , ce qui m'étoit arrivé autrefois à Londres dans ce jardin de fleurs nous fûmes introduits avec tant d'appareil, & nous vimes brilbr fi pompeu- lement tous les tréfors de la Hollande fur qua- tre couches de fumier. Je n'oubliai p-as la céré- monie du parafol & de la petite baguette dont on m'honora, moi indigne, ainfi que les autres

(«) Il devoit bien s'titemlre lui peu furie mauvais gnût d'élaguer ridiculement les arbies , pour les élancer Tlans les nues, en kur oiant leurs bcUfS têies, leurs oml.tiî- ges , en tariffant leur jeve,& les empêchant de profiter. Cette méthode , il til vrai , donne du boi^ aux jaidiniers : mais elle en ère au pays , qui n'eu a pas déjà trop. On croirou que la niiture eft faite en France autn^nictii que dans tout le ftfte du monde, tai t on y prend foin delà défigurer. Les parcs n'y (ont plantés que de longues [>er- ches; ce foat des forêts de mars ou de msys, <Nr l'ou s'y promené au mi'itu des bois fans trouver d'ombre.

An refte, je dis qu'en élaguant les srhres on tsni Itirr Jeve , parce qu'il elt confiant qu'ils en tirent beaucoup par leurs feuilles, & qwe la moitié de leurs racinei font un l'air.

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fpectateurs. Je leur confeflai humblement com- uient ayant voulu m'évertuer à mon tour , & hjzarder de m'ext'ifier à h vue d'une tulipe dont la, couleur me parut vive & la forme élé- gante , Je fus moqué , hué , ilfflé de tous les Savans , & comment le Profeffeur du jardin , paffant du mépris de la fleur â celui du pané» gyriile , ne daigna plus me regarder de toute la féance. Je penfe, ajoutai -je, qu'il eut bien du .regret à fa baguette & à fon psrafol profanés.

Ce goût, dit M. de Wo'mar, quand il dégé- ntre en manie a quelque chofe de petit & de vain qui le rend puérile & ririiculement coûteux. L'autre , au moins , a de la nobltfle , de la grandeur, & quelque forte de vérité; mais qu'eft-ce que la valeur d'une patte ou d'un oi- gnon qu'un infe(5Ve ronge ou détruit peut-être au moment qu'on le marchande, ou d'une fleur précieufe à midi & flétrie avant que le foleil foit couché ? qu'eft-ce qu'une beaufé conven- tionnelle qui n'cft fenfible qu'aux ytux des cu- rieux, & qui n'eft beauté que parce qu'il leur plait qu'elle le foit ? Le tems peut venir qu'on cherchera dans les fleurs tout le contraire de ce qu'on y cherche aujourd'hui, & avec autant de raifon ,* alors vous feres le dofle à votre tour & votre curieux l'ignorant. Toutes ces petites obfervations qui dégénèrent en étude ne con- viennent point à l'homme raifonnable qui veut donner à fon corps un exercice modéré , ou N 3

19+ La Nouvellï

délafler fon efprit à la promenade en s'enfrete- naot avec fes amis. Les fleurs font faites pou^ amufer nos regards en paflant , & non pour être fi curieufement anaromifée.»:. (/) Voyez leur Reine briller de toutes parts dans ce verger. Elle parfume l'air; elle enchante les yeux, & ne coûte prefqua ni foin ni culture. C'eft poi;r cela que les fleuriftes la dédaignent ; la natue l'a faite fi belle qu'ils ne lui fauroient ajouer des beautés de convcn"'on , & ne pouvait fc tour* menter à la cultiver, ili n'y trouvent rien qui les flitte. L'erreur des prétendus gens de goût efl de vouloir de l'art par-tout , & de n'être jamais contens que l'art ne paroifi'e; au lieu que c'tft à ie cacher que confifle le véritable goût; fur- tout quand il eft quefiion des ouvrages de la na- ture. Que fi^nifient ces allées û droites, fi fa« bjées , qu'on trouve f^ns cefi"e; & ces étoiles par lefijuelles bien loin d'étendre aux yeux la grandeur d'un parc , comme on l'imagine , on ne fait qu'en montrer mal -adroitement les bor- nes ? Voit - on dans les bois du fable de riviè- re, ou le pied fe repofe-t-il plus doucetaent fur ce fable que fur h moufiie ou la peloufe ? La nature employé- 1- elle fans celTe i'équerre & la regleV ont-ils peur qu'on la reconnoifle en quel

(f) Le fageVV^oImar n'y avoit pas bien regardé. Lui qui favoit (i bien obrerver les hommts, obletv'^oic-il fi mal Il nnu.re? Ijjnoroit-il que fi fon Autetic cil grsnH dans les graiides choies, il eit uès-grané (Jans les peuces ?

H E L o î s s. S95

que chofe malgré leurs foins pour la défigurer? Enfin n'eft-il pas plaifarit que, comme s'ils cr.oieDt déjà las de la promenade en la com- me.çant , ils aiFcdent de la faire en ligne droite pour arriver plus vîte au terme ? Ne diro;t-on pas que prenar^t le plus court chemin ils font un voyage plutôt qu'une promenade , & fe hâtent de fjrtir aufli-tôt qu'ils font entrés ? Que fera donc l'homme de goût qui vit pour vi;re, qui fait j ouïr de lui-même, qui cherche les plalfîrs vrais & fimples , & qui veut fe faire une promenade à la porte de faœaifon? Il la fera fi commode & fi agréable qu'il s'y puifiTe plaire à toutes les heures de la journée, &. pour- tant fi fimple & C\ naturelle qu'il femble n'avoir rien fait. Il raffemblera l'eau , la verdure, l'om- bre & la fraîcheur; caria nature auffi raflemble toutes ces chofes. Il ne donnera à rien de la fimétrie : elle eft ennenîie de la nature & ds la variété; & toutes les allées d'un jardin ordinai- re fe reilemblent C fort qu'on croit eue toujours dans la même. Il élaguera U terrain pour s'y promener commodémei^it ; mais les deux côtés de fes allées ne feront point toujoari; exufl;;ment parallèles ; la direction n'en fera pas toujours en lig.ie droite; elle aura je ne Dis quoi de vague comme la démarche d'un homme oifif qui erre en fj promeant : il ne s*inquiétera point de fe percer au loin de belles ptrfpvtli. ves. L'j goût des points de vus & des lointains N 4

ip6 La "Kovvelle.

vient du penchar.t qu'ont la plupart des hommes à ne fe plaire qu'où ils ne font pas. Ils font toujours avides de ce qui efl loin d'eux, & i'ar- tifle qui ne fait pas les rendre aflez contens de ce qui les entoure , fe donne cette relTource pour les amufer ; mais l'homme dont j-- parle n'a pas cette inquiétude, & quand il eft bien il tft, il ne fe foucie point d'être ailleurs. Ici par exemple, on n"a pas de vue hors du lieu , & l'on eft tiès- corjtect de n'en pa.' avoir. On pen» •feroit voiontiers que tous les charmes de la na- ture y font renfermés, & je craindrois fort que la n oindre échappée de vue au dehors ri'ôtât beaucoup d'agrément à cette promenade Çg). Certainement tout homme qui n'aimera pas à paîTer les beaux jours dans un lieu fi fimple & fi agréable n'a pas le gcîit pur ni l'ame faine. J'a. voue qu'il n'y faut pas amener en pompe les

étran-

Cff) J- "^ 'sis fi Ton a jamais eflayé de donner aux longues aWâes d'i:ne étoile une courbure légère . en for- te que l'ceil ne pût Cuivre cliaque alltie tour-i-fait juf- qu'au bout , & que i'extrt-m oppofée en fût cachée au Ipcdatcur. On perdroit , il dl viai, l'agrément des points de vue ; n)î;is on gaeneroit l'avantage fi cher aux pro- priétaires d'pggramiir i l'ima^ii-Rticn le lieu l'on (.-fi, & dans le milieu d'ure étrile afiez h )rnée on le croiroic perdu d.ms un parc inmitrile. Je Itiis perfuadé qut la promenade en feroit atilii moins eiinuycift , quoi«jiie plus lolitaire ; car tout ce qui donne prile à rimap.inaiion excite It-s idées & nourrit l'( Iprit ; mais les faiieurs de jardins ne (ont p-dS tensà feiuir ces chofes là. Combien de lois da.s un lieu ruHiquelc crayon leur tomberoirdes Ti^aiiis , ion me à Le Nolbe dans le p:irc de Se jan es , s'ils conn'ilTi.iet t con.me lui ce qui donne de la vie à la nature, & de riiuérêi à Ion lp;:Ctaclc?

H E L O ï s fi. 2p7

étrangers; mais en revanche on s'y peut plaire foi -même, fans le montrer à perfonne.

Monfieur, lui dis -je, ces gens fi riches qui font de beaux jardins ont de fort bonnes raifons pour n'aimer gueres à fe promener tout f=uls, ni à fe trouver vis-à-vis d'eux- ntêmes; ainfi ils font très -bien de ne forger en cela qu'aux autres. Au refte , j'ai vu à la Chine des jardins tel* que vous les demandez, & faits av-^c tant d'art que l'art n'y paroiflbit point, mais d'une manière fi difpendieufe & entrete- nus à fi grands fraix que cette idée ra'ôtoit tout le plaifir que j'aurcàs pu gi luer à les voir, C'étoient des loches. des grotes , des cafcades artificielles dans des lieux pleins & fablonneiix l'on n'a que de l'eau de puits ; c'étoient des fleurs & des plantes rares de tous les cli- mats de la Chine & de la Tartarie rafi"embli'ei & cultivées en un même fol. On n'y voyoit à la vérité ni belles allées ni compartimens régu- liers ; mais on y voyoit entafl'ées avec profu* fion des merveilles qu'on re trouve qu'éparfes & réparées. La nature i'y préfentoil fous mille afpefts divers , & le tout enitmble n'étoit point naturel. Ici l'on n'a tranfpur é ni terres ni pierrers , on n'a fait ni pompes ni réfervoirs , on n'a befoin ni de feires ni de fourneaux ni de cloches ni de paillafiTons. Un terrain pref- que uni a reçu des ornemens trcs-fimples. Des herbes communes , des aibrifieaux communs , N 5

ap8 L A K 0 L' V t L i, 2

quelques filets d'tau coulanc fans apprêts, fans contrainte , ont fufîl pour l'embellir. C'eft un jeu fans efFort, dont la facilité donne au fpec- tateur un rouveau ilaifir. Je fen< que ce féjour pourroit être encore plus agréable & me p!a re infiniment moirs. Tel tft par extJirpIe le parc célèbre de Milord Cobham à Staw. C'eft un compofé de lieux très- beaux & très - pittoref- ques dont les afp^fts ont été choifis en difFé- rens pays, & doijt tout parcît na'urel excepté l'affeniblage , comme dans les jardins de la Chine dont je viens de vous parler. Le maîne & le créateur de cette fuperbe f'>lituJe y a même fait conftruire des ruines , des temples , d'anciens édifices , & les tems aiiifi que les lieux y font rafftmblés avec ui;e magnifîceiiCe plus qu'humaine. Voilà précifément de quoi je me plains. Je voudrois que les amufemens des hommes euiïent toujours un air facile qui re fît poirt fonger à leur foiblefle , & qu'en ad- Kiirant ces nerveilles, on n'tût paint l'imagina, tion fatiguée des fommes & des travaux qu't lies ont coûtés. Le fort ne nous donne- 1- il pas allez de peines fans en mc'tre jufques dan% no^ jeux? Je n'ai qu'un feul reproche à faire à votre Elifée, ajoutai-je en regardant Julie, mai' qui vous paroîtra grave; c'eft d'être un amufemei.t fiiperflu. A quoi bon «70us faire une nouvelle promenade, ayant de l'autre côté de la maifon des bofquets fi cbarir.ar-s & fi négligés ? JI e!l

H ii L C 1 b £. 2Ç9

vrai , dit -elle un peu cn.barraflee, n;ais j'aime mieux ceci. Si vous £vi z bien fongc à votre cjucflion avant que de la faire, iaterrompit M. de Wo'mar, elle feroit plus qu'indifcrette. Ja- mais ïin femme depuis fon mariage n'a mis les pieis dans les bofquets dont vous parlez, j'en fais h ra'.fon, quoiqu'elle me l'ait toujours tue. Vous qui ne l'ignorez pas, apprenez à refpec* ter les lieux vous êtes ; ils font plantés par !e-N mains de la vertu.

A peine avois-je reçu cette jufle réprimande que ta petite famille menée par Fanchon en- tra comni'j nous fo ûjhi. Cis trois aimables enf^ns fe jetterenî au cou de M. Si de Mad*-'» de Wolmar. j'eus ma part ce leurs petites carefles. Nous rent âmes Julie & moi dans UEli- fée en faifant que'que. pas avec eux; puis nous allâmes rejoindre M. de Wolmar qui parioit à «ks ouvriers. Chemin faifant elle me dit qu'a, près être devenue mère, il lui étoit venu fur cette promenade une idée qui avoit augmenté fon zele pour l'em")ell;r. J'ai penfé, me àh-^ elle , à l'amurement de mes enfjns & i leur fanté, quand ils feror.t plus âgés. L'encetiea de ce lieu demande plus de foin que de pei- ne; il s'agit plutôt de donner un certain con- tour aux rameaux des plantes que de bêcher & labourer la terre; j'en vtux fjire un jour met petits jardiiisrs: iis auront autant d"exercic« q-j'il kur en f.iat pour renforcer leur tempéra' N 6

joo La Nouvbllb

ment, & p^s allez pour !e fatiguer. D'ailleurs, ils ferort faire ce qui fera trop fort pour leur âge & fe borneront au travail qui les amuAra. Je ne faurois vous dire , ajouta- 1- elle, nu lie douceur je goûte à me repréfentir mes enfan» occupés à me rendre les petits foins que ;e prens avec tant de plaifir pour eux , & la joye dïï leurs tendres cœurs en -oyant leur mère le promener avec délices fous ces ombraj^cs cul- tivés de leurs mains. En vérité, mon ami, me dit - elle d'une voix émue , des jours ainfi pafTés tiennent du bonheur de l'autre vie , & ce n'cll pis fans raifon qu'en y penfant j'ai donné d'a- Tance à ce lieu le nom ■■'£!) fée. Milord, Cct e incomparable femme eft mère comme eli-i tft époufe. comme el!e eft amie, comme elle eft fille , & pour l'ét'rnel fupplice de mon cœur c'tft encore ainfi qu'elle fut amante.

Enthoufiafmé d'un féjcur fi charmant, je ''es priai le foir de trouver bon que c^urart inon féjour chez eux la Fanchon me confiât fa clé & le foin de tourrir ks oifeaux. Auflitôt Ju- lie envoja le fac au grain dai,s ma chambre & me donna fa propre cîé. Je ne fais pourquoi je la reçus avec une forte de peine : il me fem- bla que j'aurois mieux aimé celle de M. de Wolmar.

Ce m?tin je me fuis levé de bonne heure « & avec rempttïïenient d'un enfant je fuis al'é m'erfeimer dan» l'Jfle déferte. Que d'agréables penfées j'efpérois porter dans ce lieu folitaire.

H s L o ï s X. 301

oîi le doux afpeft de la feule nature dévoie chaflfer de mon fou enir tout cet ordre focial & faflice qui m'a rendu fi malheureux! Tout ce qui va m'environner eft l'ouvra^çe de celle qui me fut fi chère. Je le contemplerai tout aut .ur de moi. Je ne verrai rien que fa main n'ait touché ; je baiferai des fleurs que les pieds auront fou- lées ; je refpirerai avec la rofée un a;r qu'elle a refpiré; fon goùc dans fes amufemens me rendra préfens tous fes charmes . & je la trouverai par- tout comme elle eft au fond de mo- cœur.

En ent>'ant dans l'EIifée avec ces dfpolitions , je me fuis fubitement rappelle le dernier moc que me dit hier M. de Wolmar à peu près dans la même place. Le fouvenir de ce feul mo'. a changé fur le champ tout l'état de mon ame. J'ai cru voir l'image de la vertu je cherchois ce Je du plaifîr. Cette image s'eft confondue dans mon efprit avec les traits de Mad^^, de' Wolmar , & pour la première fois depuis mon retour j'ai vu Julie en fon abfence, non telle qu'elle fut pour moi & que j'aime encore à ma la repréfenter , mais teile qu'elle fe montre à mes yeux tous les jours. Milord, j'ai cru voir cette femme fi charmante, fi chafte & fi vertueu- fe , au milieu de ce même co.tege qui l'entou- 10 t hier. Je voyois autour d'elle fes trois aima- bles enfans. honorable & précieux gage de l'u- nion conjugale & de la tendre amitié , lui faire ^ recevoir d'elle mille touchantes careiTes. je N 7

302 La Nouvelle

voyois à fes coîés le grave Wolmar, cet époux fi chéri , fi digne de l'être. Je croyois voir fon cei! pénétrant & judicieux percer au fond de mon cœur & m'en faire rougir encore ; je cro- yois entendre fortir de fa bouche des reproches trop mérités , & des leçons trop mal écoutées. Je voyois à fa fuite cette même Fanchon Re- gard , vivante preuve du triomphe des vertus & de l'humanité fur le plus argent amour. Ah ! quel fentiment coupable eût pénétré jufqu'à elle à travers cefe inviolable efcorte ? Avec quelle indiiination j'eufTe étoufFé les viis tranfports d'une pafîîon criminelle & mal éteinte, & que je me ferois méprifé de fouiller d'un feul foupir un auflî raviffant tableau d'innocence & d'nornê. teté! je repalTûis dans ma mémoire les difcours qu'elle m'avou tenus en forçant i puis remon» tant avec elie dans un avenir qu'elle contemple avec tant de charmes , je voyois cette tendre mère effuyer la iueur du f-ont di fes enfa*-,s , baifer leurs j-^'ues eniîimmées. & livrer ce cœur fait pour aimer au plus doux fsntiment de la nature. Il n'y avoit pas jur^u'à ce nom d'Elifée qui ne reftifiàt en moi les écarts de l'imagina» tion, & ne portât dans mon ame un cilme pré- férable au trouble des pafîîon. les plus féduifan- tes. Il me peignoit en quelque forte l'intérieur de ce'le qui l'avoic trouvé ; je pt^nfois qu'avec une confcience agitée on n'auroit jamais c oi(i ce nom-'.à. Je me d'fois, la paix rtgne au fond de fon oœur comme dans l'afyle qu'elle a nommé.

H 2 L O ï s E. 303

Je m'étois promis une rêverie agréable; J'ai rêvé plus agré^bl-mgnt que je ne m'y étois at« tendu. J'ai faflé ciansTEiifée deux heures aux- quelles je ne préfère aucui tems de ma vie. En voyant avec qu;I charme & quelle rapidité eilas s'étoient écoulées, j'ai trouvé qu'il y a dans la inéditation des perifées honnêtes une forte de bien-être que les méchars n'ort jamais connu; c'eft celui da fe plaire a ec foi -même. Si l'oii y fongeoit fans prévent on, je ne fais quel autre plaifir on pourroit égaler à celui-là. Je fens au moins que quiconque aime autant que nioi la folitude, doit craindre de s'y préparer des tour- mens. Peut être tireroit-on du même principe la clé des faux jugemens des ho^nmes fur les avan- tages du vice & fur ceux de la vertu ; Car la jouïiTance de la vertu eft toute intérieure & ne s'appeiçoit que p^r celui qui la fent : mais tous les avantages du vice .^rappent les yeux d'3u:rui, & il n'y a que celui qui les a qui fâche ce qu'ils lui coûtent.

Ss a cîafcun l'înterno affanno Si leggejfe în fronte fcritto , Quanti mai , cJie invîdia fanno , Ci farebbero pietàP Qi)

(h) Il aiiroit pu ajrnner la Tuite q'ji efl très-'oclle, &

re convient p.is moins au fujct :

Si vecîr'a che i lur nemki yinno h: feno , e /i rldw.e J^sl pareie a noi fc'ià Ognl lor felkhîi.

304 La Nouvellï

Comme il fe faifoit tard fans que j'y fongeaf- fe, M. de Wolmar eft venu me joindre & m'a- veriir que Julie & le thé m'attendoient. Ceft vous, leur ai -je dit en m'excufant , qui m'em- pêchiez d'être avec vous : je fus li charmé da ma foirée d'hier que j'en fuis retourné jouir ce matin ; heureufement il n'y a point de mal & puifque vous m'avez attendu , ma matinée ij'ell pas perdue. C'eft fort bien dit , a répondu Mad". de Wolmar; il vsu-'roit mieux s'attendre jufqu'à midi, que de perdre le plaifir de déjeu- ner enfemble. Les étrangers ne font jamais aJ. mis le matin dans ma chambre & déjeunent <^ans la leur. Le déjeîiner eft le repas des amis; les valets en font exclus , les importuns ne s'y mon- trent point; on y dit tout ce qu'on penfe, on y révèle tous fes fecrets, on n'y contraint aucun de fes fentimens; on peut s'y livrer fans impru- dence aux douceurs de la confiance & de la fami- liari'é. C'cft prefque le feul moment il foif perm's d'être ce qu'on til; que no dure-t-ii toute la journée ! Ah Julie! ai-;e été prêt à dire ; voilà un vœu bien intéreiTé 1 mais je me fuis lù. La première chofs que j'ai retranchée avec l'amour a é'.é la louange. Louer quelqu'un en face, à moins que ce ne foit fa maîtrefle, queft-ce faire autre chofe, finoD le taxer ce vanité? Vous favez.Mi- Jord , fi c'eft à Mad^. de Wolmar qu'on peut faire ce reproche. Non, non, je l'honore trop pour ne pas l'honorer en filence. La voir, l'entendre , ob- feiTer fa conduite , o'ell-ce pas adez U louer ?

H EL O ïf S Z. 505

LETTRE XI L De Maâ\ de Woîmar à Maâ\ âVrbs,

-I-L eft écrit , chère amie , que tu dois être dans tous les tems ma fauve -garde contre moi- même , & qu'après m'a oir délivrée avec tarit de peine des pièges de mon cœur, tu me garan- tiras encore de ceux de ma raifon. Après tat.c d'épreuves cruelles , j'apprends à me défier de» erreurs comme des paffions dont elles font fi foavent Vouvtage. Qje n'ai -je eu toujours la même précaution! Si dans les lems pafTés j'avoii moins compté fur mes lumières , j'aurois eu moins à rougir de mes fentimens.

Que ce préambule ne t'a! larme pas. Je ferois indij^ne de ton amitié Ci j'avois encore à la con- fuUer fur des fujers gra;es. Le crime fut toujours étranger à mon cœur , & j'ofe l'en croire plus éloigné que jamais. Ecoute -moi donc paifible- ment, macoufine, & crois que je n'aurai lamais befoin de confeil fur des doutes que la feule honnêteté peut réfoudre.

Depuis fix ans que je vis avec M. de Wol- mar dans la plus parfaite union qui puiffe régner entre deux époux , tu fais qu'il ne m'a jamais parié ni de fa famille ni de fa perfonne, & que l'ayant reçu d'uo pute aulfi jaloux du bonheur de

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G)3)me il fe faifoit tard fans que j'y fongeaf- fe, M. de Wolmar eft venu me joindre & m'a- vertir que Julie & le thé m'atiendoient. Ccft vou», leur ai -je dit en m'excufant , qui m'em- péchicB d'éire avec vous : je fui (i chirmé ma foirée d'hier que j'en fais retourné jouïr ce macio; heureufeaient il n'y a point de mal & puifque vous m'avez attendu , ma matinée ij'ell pM perdue. C"cft fort bien dit , a répondu Mad<^. de Wolmar; il v^u^roii mieux s'attendre Jufqu'à midi, que de perdre le pla^Hr de déjeu- ner cofcmSIe. Ltrs é'rangcrs ne font iamais aJ- mil le matin dans ma chambre & décCtnent rans la IrUT. déjeûner e(l le repas des amis; les Talcti en font exclus , Its importun» ne j'y mon- trent point ; on y dit tout ce qu'on psnfe, on y révèle tout fes fecrets, on n'y contraint aucun de fc» fer.titnen»; on peut s'y livrer fans impru- decce aux douceurs de la confiance & de la fami- liari'é. C'cft prefque k feul moment il foit pcrm'» dirre ce ^^u'on eft; que no dure-t-il toute la journée! Ah ju'.ic! ai-.e été piêi à dire ; voiià UD vœu bien ioiéreiTé! toais je me fuis tù. La première choft que j'ai retranchée avec l'aiDoura éé la louioge. Louer quelqu'un en face, à moins que ce ne foii fa roalcrcfle, qu cft-ce faire autre chofe, finoD le taxer ce lord , fi c eft à ce reproche. pas l'honcrc' (ferter fa r

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LETTRE XII.

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L tft écrit , chère aœ.e , que tu don étrt dans tout les lemi ma fauTC -garde conoo BOi- raétne , & qu'aprèi m'a oir d«i;r. réc »»tc UU de peioe des pièges de mon cctar , tu i&e fanfe* tiras encore de ceux d>i ma raifor. Aprii l»4 d'épreuves crusllcs, j'apprer.Js ï me déâcff tfa erreurs comme des palGoQi donc elles (boc i fojvent iou^ra^e. Qjc n'al-iC eu tou.oor» U même précaut.ori! Si ilaos les lems palTét )' mjùis compté fur mes lumières , i'«uroii m moins à roUçjir i.'i mes fcn?i:ncn«.

Qje ce préambule ne l'a'Urnie pas. Je fcraii indi(,nc de ton amitié fi j'avois encore à U ca^ fulter fur des {û\t'% gra.cs. Le crime fut étranger à mon cœur, & j'ofe l'en croire pis éloigné que jamais. Ecoute moi donc ment, ma coufine, & crois que je r/^u- befoin de confeil fur des doute» rue honnêteté peut réfoudre.

Depuis fix ans que je vis ? mar dans la plus parfaite un' entre deux époux par é ni de f^ l'ayant reç'

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3o6 La Nouvelle

fa fille que de l'honneur de fa maifon , je n'ai point marqué d'em.ireffement pour en favoir for ■fon compte plus qu'il ne ju^eoit à propos de m'en dire. Contente de lui dev^oir, avec la vie de celui qui me l'a donnée, mon honneur, mon repos , ma raifon , mes enfans , & tout ce qui peut me rendre quelque prix à mes propres yeux, j'étois bien aflurée que ce que j'ignorois de lui ne démentoit point ce qui m'étoit cjnnu, & je n'a "ois pas befjin d'en favoir davantage pour l'ain.er , l'tftimer, i'honorer autant qu'il étoit poffibie.

Ce matin en déjeunant il nous a propofé un tour de pm^enade avant la chaleur; puis fous prétexte d-j ne pas courir, difoit-il, la campagne en robe de chambre, il nous a menés dans les bofquet? , & précifément, ma chère, dans ce même bofquet commencèrent tous les mal- heurs de ma vie. En approchant de ce lieu fatal, je me fuis fentie un affreux battement de cœur, & j'aurois refufé d'entrer fi la honte te m'eût retenue , & fi le fou enir d'un mot qui fut dit l'autre jour dans TElifée ne m'eût fait craindre le'^ interprétitions. Je ne fais le phi lofophe étoit plus tranquille; mais que qu' tams après ayant par ha.ard tourné le yeux fur lui, je l'ai trouvé pâ'e changé, & je ne puis te dire quelle peine tout cela m'a fait

En entrant d'ns le bofquec j'ai vu mon mari me jeter un coup d'oeil & fou» ire. 11 s'eft affii

H E L O ï s E. 307

entre nous, & après un moment de fîlerce, nous prenant tous deux par la main ; mes enfans , nous a-t-il dit, je commeiice à voir que mes projets ne feront point vains & qua nous pou- vons être unis tous trois d'un attachement du- rable , propre à faire notre bonheur commun , & ma confolation dans les ennuis d'une vieil- ieffe qui s'approche: mais ]e vous connois tous deux mieux que vous re me connoiflez ; il eft jufte d? rendre les cbcfes égales , & quoique je n'aye rien de fort intéfclTint à vous apprendre, puifqu3 vous n'avez p'us de fecret pour moi , je n'en veux plus avoir pour vous.

Alors il nouî a révélé le tnyftere de fa naif* fance qui jufqu'ici n'avoitécé connue que démon père. Quand tu le fauras, tu concevras jufqu'où vont le fang- froid & la modération d'un hom- me capable de tare fix ans un pareil fecret à fa femme; mais ce fecret n'eft rien pour lui, & il y psnfe trop peu pour fe faire un grand effort de n'en pas parler.

Je ne vous arrêterai point, nous a-t-il dit, fur les événemens de ma vie; ce qui peut vous importer eft moins de connoître mes avantures que mon caradere. Elles font fimples comiue lui , & fâchant bien !Ce que je fuis vous compren- drez aifément ce que j'ai pu faire. J'ai natu- rellement i'ame tranquille & le cœur froid. Je fuis de ces hommes qu'on croit bien injurier en

308 La Nouvillï

difant qu'ils ne fenient rieni c'eft-à-dire, qu'ils n'ont point de palïîon qui les détourne de fui- vre le vrai guide de i'homme. Peu fenfible au p'aifir & à la douleur, je n'éprouve même q^ie très-foiblement ce fentiment d'iaté;êc & d'huma- nité qui nous approprie les afFefbions d'autrui. Si j'ai de la peine à voir foufFrir les gens de bien, la piiié n'y entre pour rien, car je n'en ai point à voir foufFrir les méchans. Mon feul principe aftif eft îe goût naturel de l'ordre, & le concours bien cotiibi: é du jeu de la fortune & des aftions des hommes me plaît exaftement comme une tx^îlle fimétrie dans un tableau , ou comme une pièce bien conduite au th^itre. Si j'ai quelque paffion dominante c'eft celle de l'ob- fervation : J'aime à lire dans les cœurs des hom- mes; comme le mien me fait peu d'il.'ulîon , que j'obferve de farg froid & fans intérêt , &. qu'une longue expérience m'a donné de la fagacité, je ne me trompe guère dans mes -ugemen?; anfli c'eft-là toute la réconpenfe de l'amour - propre dans mes étuies coniinu.lles; car je n'aime point à faire un rôle, mais feulement à voir jouer les autres : la fociété m'eft agréable pour la con- templer, non pour en faire partie. Si je pou- vois changer la nature de mon être & devenir un œil vivant , je ferois volontiers ce', échange. Ainfi mon indifférence pour les hommes ne me rend point indépendant d'eux ; fans nie foucie;

li EL O ï S B. 305

d'en être vu j'ai befoin de les voir , 6c fans ni' être chers ils me font néceflaires.

Les deux premiers états de Ja fociété que j'eus occafion d'obferver furent les cou.tifans & les valets ; deux ordres d'hommes moins dlffé- rens en effet qu'en apparence & fi peu dignes d'être étudiés , faciles à connoître , que je m'ennuyai d'eux au premier regard. En quitant la Cour tout eft fitôt vu, je me dérobai fans le favoir au péril qui m'y menaçoit & dont je n'aurois poin^t échappé. Je changeai de nom , & voulant connoître les militaires, j'allai chercher du fervice chez un Prince étranger; c'eft-là que j'eus le bonheur d'êtf-e utiîe à votre père que le défefpoir d'avoir tué fon ami forçoit à s'expofer témérairement & contre fon devoir. Le cœur fenfible & reconnoiflant de ce brave officier commença dès - lors à me donner meil- leure opinion de l'humanité. Il s'unit à moi d'une amitié à laquelle il m'étoit impoflîble de refufer la mienne, & nous ne cefTâmes d'entretenir de- puis ce tems-là des liaifons qui devinrent plus étroites de jour en jour. J'appris dans ma nou- velle condition que l'intérêt n'eft pas , comme je l'avois cru, le feul mobile des aiflions humai- nes & que parmi les foules de préiu."és qui com- battent la vertu, il en eil auffi qui la favorifent. Je conçus que le caraftere général de l'homme eft un amour -propre indifférent par lui-même.

SI» La Nouvelle

bon ou mauvais par les accidens qui le raodi- fitnt & qui dépendent des coutumes, des loix, des rangs , de la fortune , & de toute notre police humaine. Je me livrai donc à mon pen- chant, &, méprifant la vaine opinion <^es con- ditions , je me jettai fucçeflivement dans les di- vers états qui pouvoient m'aiier à les comparer tous & à connoître les uns par les autres. Je fen- tis, comme vous l'avez remarqué dar.s quelque Lettre, dit -il à St. Preux, qu'on ne voit rien quand on fe contente de regarder, qu'il faut agir foi- même pour voir agir les hommiCS, & je me fis iàQur pour être fpeftateur. Il eft toujours aifé de defcendre : j'effayai d'une multitu-ie de condi- tions dont jamais homme de la mienne ne s'étoit avifé. Je devins même payfan , & quand Julie m'a fait garçon jardinier, elle ne m'a point trou- Cl novice au métier qu'elle auroit pu croir:-.

Avec la véritable conno'fTance des hommes , dont l'oifive philofophie ne donne que l'appa- rence , je trouvai un autre avantage auquel je r.e m'étois point attendu. Ce fut d'aiguifer par une vie aftive cet amour de l'ordre que j'ai reçu de la nature, & de prendre un nouveau gcût pour le bien par le plaifir d'y contribuer. Ce fentiment me rendit un peu moins contempla- tif, m'unit un peu plus à moi-même, & psr une fuite affez naturelle de ce progrès , je m'apper- çus que j'étois kuL La foliiude qui m'ennuya

H a L o ï s 1. 311

toujours me devenoit afFreufe , & je ne pou- vois plus efpérer de l'éviter longtems. Sans avoir perdu ma froideur j'avois befoin d'un atta- chement ; l'image de la caducité fans confolacioa m'affligeoit avant le tems , &, pour la première fois de ma vie, je connus Tinquiérude & la trif- taiïe. Je parlai de ma peine au Baron d'Etange. Il ne faut point, me dit-il, vieillir garçon. Moi- même après avoir vécu prefque indépendant dans les liens du mariage, je fens que j'ai be- foin de redevenir époux & père, & je vais me retirer dans le fein de ma famille. II ne tiendra qu'à vous d'en faire la v6tre & de me rendre le fils que j'ai perdu. J'ai une fille unique à marier; elle n'efl: pas fans mérite; elle a le cœur fenfi- ble , & l'amour de fon devoir lui fait aimer tout ce qui s'y rapporte. Ce n'eft ni une beauté , ni un prodige d'efprit: mais venez la voir, & cro- yez que fi vous ne fentez rien pour elle, vous ne fentirez jamais rien pour perfonne au mon- de. Je vins, je vous vis, Julie, & je trouvai que votre père m'avoit parlé modeftement de vous. Vos tranfports , vos larmes de joye en i'embraflant me donnèrent la premfere ou plutôt la feule émotion qu3 j'aye éprouvée de ma vie. Si cette impreflîon fut légère, elle étoit unique. & les fentimens n'ont befoin de force pour agir qu'en proportion de ceux qui leur réililent. Trois ans d'abfence ne changèrent point l'état

31» La NouVÈLts

de mon cceur. L'état du v<^tre ne ni'éc^appa pas à mon retour, & c'eft ici qu'il fcUî i]Ud je '.eus venge d'un aveu qui vous a tant coûté. juc^e , ma chère , avec quelle étrange furpripi j'yppris a'ors que tous mes ftcrets lui a'^oient é;é révélés avant mon mariage , & qu'il m'avoit époufée fans ignorer que j'apparfcnois à un autre

Cette conduite étoit inexcufable, a continué M. de Wolmar. J'ofFenfois la icatelTi ; je péchois contre la {Tudence ; j'expofois votre honneur & le mien; je devois craiiidre de nous pécipiter tous deux dans des maliieurs fans r( f- fource : mais je vous aimois , & n'aimois que vous. Tout le refte m'étoit indifférent. Ccm. ment réprimer la pafllon même la plus foibic, quand elle eft fans conirepoi if. ? V^oilà l'incon- vénient des caraflerca froids Cic tranquilles. Tout va bien tant que leur froideur les garantit des tentations ; mai> s'il en furvient une qui Itf at teigne, ils font auHî-tôt vaincus qu'attaqués, & la raifon, qui gouverne tandis qu'elle tft feue, n'a jamais de force pour réfiiler au moindre eiibr(. Je n'ai été tenté qu'une fois , & j'ai fuctombé. Si l'ivrefle de quelque autre paHlon m'eût fait vaciller encore , j'aurois fait autant de cliûtes que de faux pas ; il n'y a que des aœes de feu qui fâchent combaîtrs & vaincre. Tous les gjands efforts, toutes les afbii.ns fu- bJimes font leur ouvrage ; la froide raifon n'a

jamais

H 1 L O ï s E. 313

jamais rien fait d'illuftre; & l'oû ce triomphe des paiTions qu'en les oppofant l'une à l'autre. Quand celle de la vertu vient à s'élever, elle dtotnine feule & tient tout en équilibre ; voilà comment fe forme le vrai fage , qui n'eft pas plus qu'un autre à l'abri des pafHons , mais qui feul fait les vaincre par elles-mêmes, cornais un pilote fait route par les mauvais vents^

Vous voyez que je ne prétends pas eiténuei ma fauce; Ci c'en eût été une je Tatirois- faite in- failliblement; mais, Julie, je vous connoilToi* (Se n'en fis point en vous époufant. Je fentis que de vous feule dépendolt tout le bonheur donc je pouvois jouir, & que fi queîqu'uri étoit capa- ble de vous rendre heureufe , c'étoit moi. Je favois que l'innocence & la paîK étoient DéceiTai- res à votre cœur , que l'amour dont il étoit préoccupé ne les lui donneroit jamais , & qu'il n'y avoit que l'horreur du crime qui pût en, chafFer l'amour. Je vis que votre ame étoit dans un accablement dont e!le ne fortiroit que par un nouveau combat , & que ce feroic en fentanc combien vous pouviez encore être eftimable que vous apprendriez à le devenir.

Votre cœur étoit ufé pour l'amour; je comp» tai donc pour rien une difproportion d'âges qui m'ôtoit le droit de prétendra à un feijtim^n: dont celui qui en étoit l'objet ne pouvoit jcuïr , & impoflîble à obtenir pour tout autre. Au coa* traire, voyant dans une vis pluà d'à moitié écjii-

Toms IL Partit iF. O

314 JLa Nouvelle

tée qu'un (feul jgoût s'étoit fait fentir à moi , je jugeai qu'il feroit durable & je me plus à lui conferver le refte de mes jours. Dans mes lon- gues recherches je n'avois rieiî trouvé qui vous valût, je penfai que ce que vous ne feriez pas, nulle autre au monde ne pourroit le faire; j'ofai croire à la vertu & vous époufai. Le myftere que vous me faifiez ne me furprit point ; j'en favois les raifons, & je vis dans votre fage con- duite celfe'de ta durée. Par égard pour vous j'iiifii't'ài votre fer ve , & ne voulus point vous Ô!er l'honneur de me faire un jour de vous- mérrte un aveu que je vOyois à chaque inftant fur le bord de vos lèvres. Je ne me fuis trom- pé en rien , vous avez tenu tout ce que je m'é» tois promîs rie vous. Quand je voulus me choi- fir une é'pdMte , je deflrai d'avoir en elle une éotapagne aiirtable, fage, heureufe. Les deux premières conditions font remplies. Mon en- fant , j'cfpere que la troifieme ne nous man- quera pas.

A ces mots , malgré tous mes efforts pour ne l'interrompre que par mes pleurs, je n'ai pu m'empêcher de lui fau:er au cou en m'écriant: mon cher mari! (V le meilleur & le plus aimé des hommes! apprenez -moi ce qui manque à mon bonheur, fi ce n'eft le vôtre, & d'être mieux mérité,. . Vous êtes heureufe autant qu'il fe p8ut, a-t-il dit en m'interrompant; vous mé- ritez de l'être ; mais il eft tems de jouïr en paix

£ L O ï « H. %ï$

d'un bonheur qui vous a jufqu'ici coûté bien des foin?. Si votre fidélité m'eût fuffi , tout étoit fait du moment que vous me la promites ; j'ai voulu , de plus , qu'elle vous fût facile & douce, & c'eft à la rendre telle que nous nous fommes tous deux occupés de concert fajîs nous en parler. Julie , nous avons réuffi , mieux qu» vous ne penfez, peut-être. Le feul tort que je vous trouve eft de n'avoir pu reprendre eh vous la confiance que vous vous devez , & de vous eftimer moins que votre prix. La mo- deftie extrême a fes dansers ainfi que l'orgueil. Comme une rémérité qui nous porte au delà da nos forces les rend impuiflantes, un effroi qui nous empêche d'y compter les rend inutiles. La véritable prudence confifte à les bien con» noître & à s'y tenir. Vous en avez acquis de nouvelles en changeant d'état. Vous n'êtes plus cette fille infortunée qui déploroit fa foiblefTe en s'y livrant; vous êtes la plus vertueufo dei femmes, qui ne connoît d'autres loix que cel- les du devoir & de l'honneur , & à qui le trop vif fouvenir de fes fautes eft la feule faute qui refte à reprocher. Loin de prendre encore con- tre vous-même des précautions injurieufes , appre- nez à compter fur vous pour pouvoir y compter davantage. Ecartez d'injuftes défiances capa- bles de réveiller quelquefois les fentimens qui les ont produites. Féliciter- vous plutôt d'avoir fu choiHr un honnête homme dans un âge

O 2

^l6 1. A No "UV ELLE

il eft il facile de s'y tromper , & d'avoir pris autrefois un amant que vous pouvez avoir aujour- d'hui pour ami fous les yeux de votre mari iT>ême. A peine vos liaifons me furent-elles con- nues <iue je vous eftimai l'un par l'autre. Je vis quel trompeur enthoufiafme vous avoit tous deux égarés; il n'agit que fur les belles âmes; il les perd queIquefoi«, mais c'eft par un attrait fjui ne féduit qu'elles. Je jugeai que le même (;oùt qui avoit formé votre union la relâcheroic fitôt qu'elle deviendroit criminelle , & que le ri ce pouvoit entrer dans les cœurs camme les vôtres, mais non pas y prendre racine.

Dès -lors je compris qu'il regnoit entre vous des liens qu'il ne falloit point rompre; que votre «nutuel attachement tenoit à tant de chofes loua- bles, qu'il falloit plutôt le régier que l'anéantir; & qu'aucun des deux ne pouvoit oublier l'autre fans perdre beaucoup de fon prix. Je favois <5ue les grands coaibats ne font qu'irriter les grandes pafiîons , & qu3 û les violens efforts exercent l'ame, ils lui coûtent des tourmens dont la durée eft capable de l'abattre. J'employai îa douceur de Julie pour tempérer fa févérité. Je rourris fon amitié pour vous, dit-il à St. Preux; j'en 6'ai ce qui pouvoit y reftcr de trop, & crois vous avoir confervé de fon propre cceur plus peut-t.re qu'elle ne vous en eût laiffé , il je l'cufle abandonnée à lui-même.

Mes fuccès m'encouragèrent , & je voub»

H i L O ï i Z. $ïf

tenter votre guéri fon comme j'avois obtena k fienne; car je vous eftimois, & malgré les préju*- gés du vice, j'ai toujours reconnu qu'il n'y avoit rien de bien qu'on n'obtînt des belles âmes avec de îa confiance & de la franchiie. Je vous ai vu, vous ne m'avez point trompé; vous ne me tromperez point ; & quoique vous ne foyez pas» encore ce que vou» devez être , je vous voi$ mieux que vous île penfez & fuis plus conter^ de vous que tous ne l'êtes vous - même. Je faig; bien que ma conduite a l'air bizarre & choqu^ toutes les maximes communes ; mais les maxU mes deviennent moins générales à mefure qu'on lit mieux dans les cœurs , & le mari de Juli^' ne doit pas conduire comme un autre homme. M^ enfans, nous dit>il d'un ton d'autant pla« louchant qu'il partoit d'un homme tranquille i foyez ce que vous êtes , & nous ferrons toui contens. Le danger n'eft qus dans l'opinion 5 a*ayez pas peur de vous à vous n'aurez rien i craindre j ne fongez qu'au préfent & je voasité'. ponds de l'avenir. Je ne puis vûU3 en dîr* aujourd'hui davantage; mais fi mes proj^its s'ac- compliflent & que mon erpoir ne m'abufe pas , nos deftinées feront mieux remplies & vous fersi tous deux plus heureux 0113 fi vous aviez été l^un à Fautre.

En fe levant il nous embraflâ, & voulut que; nous nous embralTafïïons aufli, dans ce lieu- ....• dans ce liea même jadis .... Claire ». ^* O 3

3i8 La Nouvelle

bonne Claire, combien tu m'as, toujours aimée! Je n'en fis aucune difficulté. Hélas ! que j'auroij eu tort d'en faire ! Ce baifer n'eut rien de ce- lui qui m'avoit rendu le bofquet redoutable. Je m'en félicitai triftement , & je connus que mon cœur étoit plus changé que jufques-là je n'avois efô le croire.

Comme nous reprenions le chemin du logis, Hion mari m'anêta par la main , & montrant «e bofquet dont nous fortions , il me dit en riant ; Juh'e , ne craignez plus cet afyle , il vient d'être profané. Tu ne veux pas me croire, coufine, mais je te jure qu'il a quelque don furnaturel pour lire au fond des cœurs : Que le ciel le lui laiflfe toujours 1 avec tant de fujet de me méprifer , c'eft fans doute à cet are que je dois fon indulgence.

Tu ne vois point encore ici de confeil à donner ; patience , mon Ange , nous 7 voici ; mais la conveifation que je viens de te rendre étoit' néceflaire à l'éclairciflement du refte.

En nous en retournant, mon mari, qui de- puis longtems eft attendu à Etange , m'a dit ^u'il comptoit partir demain pour s'y rendre, qu'il te verroit en paiTant , & qu'il y refteroic cinq ou fix jours. Sans diie tout ce que je pen- fois d'un départ aufli déplacé , j'ai repréfenté qu'il ne me paroiflbit pas affez indifpenfabie pour obliger M. de Wo'mar à quitter un hôte qu'il avoit lui-même appelle dans fa maifoD.

H X L o t s K 319

Voulez - vous , a- 1 - il répliqué , que je hii fafli^ mes honneurs pour l'avertir qu'il n'eft pas chez lui ? Je fuis pour l'hofpitalité des Valaifans. J'efpere qu'il trouve ici leur franchife & qu'il nous laifTe leur liberté. Voyant qu'il ne vou- loit pas m'entendre , j'ai pris un autre touç & tâché d'engager notre hôte à faire ce voyage avec lui. Vous trouverez, lui ai -je dit, uq féjour qui a fes beautés & même de celles quo vous aimez ; vous vifiterez le patrimoine de mes pères & le mien; l'inrérêi: que vous prenez à moi ne ms permet pas de croire que cett«5 vue vous foit indifFérente^ J'avois la bouche ouverte pour ajouter que ce château reiïembioit à celui de Milord Edouard qui .... mais heu* reufement j'ai eu le tems de me mordre I4 langue. 11 m'a répondu tout fimplement quf j'avois raifon & qu'il feroiî ce qu'il me piak roit. Mais M. de Wolmar, qui fembloit voi^r loir me pouffer à bout, a répliqué qu'il devcil faire ce qui lui pîaifoîî à Jur-même. Lequel aimez -vous mieux, venir ou refter? Refter, a-t-il dit fans balancer. bien, reliez, 9 repris mon mari en lui ferrant la main : hom* me honnête & vrai, je fuis très -content de ce mot -là.

II n'y avo^'t pas moyen d'aiterquer beaucoup

là-çleffus devant le tiers qui nous écoutoit. J'ai

gardé le file^pçe, & n'ai pu cacher d bien mon

chagrin que mon mari no s'en foit appsrçu.

O 4

32® La. NouvEr, lr

Quoi donc, a-t-il repris d'un air mécontent» dans un moment St. Preux étoit loin de BOUS, aurois-je inutilement plaidé votre caufe contre vous-même, & Madame de Woimar fe con(enteroit-elle d'une vertu qui eèt befoin de choifir fes occafions ? Pour moi , je fuis plus difiBcile ; je veux devoir la fidélité de ma femme à fon cœur & non pas au hazard , & il ne me fuffic pas qu'elle garde fa foi ; je fiiis ofFenfé qu'elle en doute.

Enfuite il nous a menés dans fon cabinet , j'ai failli tomber de mon haut en lui voyant fortir d'un tiroir , ^vec les copies de quelques relations de notre ami que je lui avois don- nées , les originaux mêmes de toutes les Lettres que je croyois avoir vu brûler autrefois p*r Babi dans la chambre de ma mère. Voilà , m'a- 1- il dit en nous les montrant, les fonde- men* de ma fécuritéj s'ils me trompoieiit, ce feroit uijë folie de compter fur rien ds ce qvîî irefp:ftent les hommes. Je remets mi femme & mon honneur en dépôt à celle qui, fille & féduite, préféroit un afte de bienfaifance à un rendez -vous unique & fur. Je confie Julie ëpoufe & mère à celui qui maître de contenter fes defirs fut refpefter Julie amarîe & filie. Que celui de vous deux qui fe méprife sflez pour penfer que j'ai tort le dîfe , & je me rétrafte à l'inilant. Coufine , crois - tu qu'il fût aifé <i'ofer répondre à ce langage?

J'ai

H a L o ï « .£, J2Z

J'ai pourtant cherché un moment dans l'aprèsr- midi pour pren<Ire en particulier mon rnari , & fans entrer dans des raifonnemens qu'il ne m'étoit' pas permis de pouffer fort ioin , je me fui»- bornée à lui demander deux jours de délai. lli< m'ont été accordés fur le champ ; je les employé' à l'envoyer cet exprès & à attendre ta réponfe,. pour favoir ce que je dois faire.

Je fais^ bien que je n'ai qu'à prier mon marii de ne point parîir du touî, & celui qui ne ma refufa jamais rien ne me refufera pas une û lé*- gère grâce. Mais, ma chère, je vois qu'il prend' plaifir à la conriancs qu'il ine témoigne, & js' crains de perdre une partie d<i fon eftiiue , s'il' croit que j'aye befoin de plus de réferve qu'il ne m'en pennet. Je fais bien encore que je n'ai qu'à dire un mot à St. Preux, & qu'il n'héfiierj: pas à l'accompagner: mais mon mari prendra-t-il' ainfi le change-, & puis -je faire cette démar- che fans conferver fur St. Pieux un air d auto»- rite, qui fembleroit lui laifFor à fon tour quelque^ forte de droits ? Je crains , d'ailleurs , qtt'ii; n'infère de cette précaution que je la fens. néi ceffaire , & ce moyen , qui femb-ie d'abord h' plus facile, efl peut-être au fond le plus dâog«.', reux. Enfin je n'ignore pas que nulle confidérar^ îioD ne peut être mife en baiai.ce avec undasg^if îéel; mais ce danger txiile-t-il en effet?- Voi!^^ précifément ie doute que tu dois réfoudre.. Plus je. veux k-rider l'état préfent iié .smm O 5

$it La NouvaLLB

ame, plus j'y trouve de quoi me raffurer. Mon ca::. efl: pur, ma confcience eft tranquille, je Be fens ni trouble ni crainte , & dans tout ce qui fe p ;:;. en moi , ma fincérité vis-à-vis de mon mari ne me coûte aucun eiFort. Ce n'eft pas que certains fouvenirs involontaires ne rae donnent quelquefois un attendriffement dont il vaudroit mieux être exempte ; mais bien loin que ces fouvenirs foient produits par la vue de celui qui les a caufés, ils me femblent plus rares depuis Con retour , & quelque doux qu'il me foît de le voir , je ne fais par quelle bizar- rerie il m'eft plus doux de penfer à lui. En un mot, je ttouve que je n'ai pas même befoin du fecours de la vertu pour être paifible en fa pré- feoce, & que quand l'horreur du crime n'exif- îeroit pas , les fentimens qu'elle a déiruits au- roient bien de la peine à renaître.

Mais, mon ange, eft-ce allez que mon cœur me raJTure quand la raifon doit m'allarmer? j'ai j>erdu le droit de compter fur moi. Qui me lépondra que ma confiance n'eft pas encore une illufion du vice? comment me fier à des fenti- mens qui m'ont tant de fois abufée? Le crime ne commence-t-il pas toujours par l'orgueil qui iâit méprifer la tentation , & braver des périls l'on a fuccombé, n'eft -ce pas vouloir fuc- tomber encore?

Pefe toutes ces confîdërations , ma coufîne , itt verras que i^oand elles feroieoc values par

H K L o I £ a. 3^3

elles-mêmes, elles font aflez graves par leur objet pour irér.'ter qu'on y fonge. Tire- moi donc de l'incertitude ou elles m'ont mife. Mar. que -moi comment je dois me comporter dan» cette occafion délicate; car mes erreurs paflfées ont altéré mon jugement, & me rendent timide à me déterminer fur toutes chofes. Quoi que tu penfes de toi-même, ton ame efl; calme Sç. tranquille, j'en fuis fûre; les objets s'y peignent tels qu'ils font ; mais la mienne toujours émus comme une onde agitée les confond & les défi- gure. Je n'ofe plus me fier à rien de ce que fe»s , & malgré de Ci longs repen'irs, j'éprouye avec douleur que le poids d'une aacienne faut^ eft un fardeau qu'il faut porter toute fa vie.

LETTRE XIII.

Réponfe.

JL AU V R E Coufine ! que de tourmens ca donnes fans cefTe avec tant de fujets de vivre en paix ! Tout ton mal vient de toi , ô Ifracl ! Si la fuivois tes propres règles; que dans les cho- fes de fentiment tu n'écoutaffes qug la voix inté- rieure, & que ton cœur fk ta.ire ta raifon, ta te livrerois fans fcrupule à la fécurité qu'il t'inf* pire , & tu ne t'efForcerois point , contre fon témoignage, de craindre un ptJril qui ne pe«ê venir que de lui.

O §

ja4^- La N o -j v t l l s

Je t'entends , je t'entends hier. , ma J jiîe ; plus fûre de toi que tu ne feins de Têtre , tu veux l'humilier de tes fautes palTées fous prétexte d'en prévenir de nouvelles, & tes fcrupules fonc bien moins des précautions pour l'avenir qu'une^ paire impofée à la témérité qui t'a perdue au- trefois. Tu compares les tems; y penfes-tu? compare auflî les conditions, & fouviens-toi que je te reprochois alors ta confiance , comme je te.' reproche aujourd'hui ta frayeur.

Tu t'abufes , ma chère enfant ; on ne fe ddnne. point? ainfi le change à foi-même: fi l'on geut s'étourdir fur fon état en n'y penfànt point , on le voit tel qu'il eft fitôt qu'on, veut s'en oc» cuper, & l'on ne fe déguife pas plus fes vertus que fes vice?. Ta douceur, ta dévotion t'ont donné du penchant à l'humanité. Défie- toi de cette dàngereufe vertu qui ne fait qu'animer l'a- inour- propre en le concentrant, & crois que la noble franchife d'une ame droite eft préférable 3^ l'orgueil da& humbles. S'il faut de la tempé- wnce dans la fagefle , il en faut auflî dans les prétautions qu'elle infpire ; de peur que des foins ignominieux â la vertu; n'aviliflent l'ame, & n'y.' réalifent un danger chimérique à force de nous en aîlarmer* >ïe vois -tu pas qu'après s^'ê ire relevé d'une chute il faut fe tenir debout, ô. que s'incliner du côré oppofé à celui l'on «lî> tombé , c'eft le moyen de tomber encore? tîlouiice.j, tui fus âisaDC<? comtQe- Héloïfe , H

H 2 t cr î « s. 52-5

^/o^!à dévote cotrtne elle ,' plaife à Dieu que ce foit avec plus c'e fuccès ! En vérifé, fi je coîi- ooiflbis moins ta timidité naturelle , tes ter- reurs feroient capables de m'efFrayer à moa tour, & fi j'étois auffî fcrupuleufe, à force d* craindre pour toi tu me ferois trembler pour «loi - même.

Pet) fes -y mieux, mon aimable amie; toi dont la morale eft auffî facile & douce qu'elle efl: honnête & pure, ne mets -tu point une âpreté trop rude & qui fort de ton caraftere dans tes maximes fur la réparation des fexes. Je con- viens avec toi qu'ils ne doivent pas vivre enfem- bîe ni d'une même manière; mais regarde fi cet* te importante règle n'auroit pas befoin de plu- fitiirs diftirflions dans la pratiqua, s'il faut l'ap. pliquer indifféremment & fans exception aux femmes & aux filles , à la fociété générale & aux entretiers particulier!, aux affaires & aux amu- fcmens , & fi la décence & l'honnêteté qui l'inf- firent ne la doivect pas quelquefois tempérer? Tu veu7 qu'en un pays de bonnes mœurs l'on cherche Jans le mariage des convenances natu- relles , il y sît des afîbmblées les jeunes gens des deux ftxes puilTent fe voir, fe connoître , & s'afibrtir ; mais tu leur interdis avec grande ïaifon toute entrevue particulière. Ne feroit - ce pas tout le contrairs pour les femmes & les mè- res de famijlf? qui ne peuvent avoir aucun inté- rêt Icgitiaio à ftf mor.trer en public , qje les O 7

3»$ La Noutelle

foins domeftiques retiennent dans l'intérinr ds leur maifon , & qui ne doivent s'y refuser à rien de convenable à la nwîtrefle du logii ? Je n'aimerois pas à te voir dans tes caves aller faire goûter les vins aux marchands , ni quitter tes enfans pour aller régler des comptes avec un banquier; mais s'il furvient un honnête homme qui vienne voir ton mari , ou traiter avec lui de quelque affaire, refuferas- tu de recevoir fon hôte tn fon abfence & de lui faire les honneurs de ta maifon, de peur de te trouver tête-à-tête avec lui ? Remonte au principe & toutes les règles s'expliqueront. Pourquoi penfons-nous que les femmes doivent vivre retirées & féparées des hommes? Ferons -nous cette injure à notre fexe de croire que ce foit par des raifons tirées de fa foiblede , & feulement pour éviter le dan* ger des tentations? Non, ma chère, ce» indi- gnes craintes ne conviennent point à une fem- me de bien, à une mère de famille fans ceifs environnée d'objets qui nourrilTent en elle des fentimens d'honneur , & livrée aux plus ref- peâ-ables devoirs de la nature, d qui nous fépare des hommes, c'eft la nature elle-même qui nous prefcrit des occupations différentes ; c'eft cette douce & timide modeflie qui , fans fonger précifément à la chafteté, en efî la plus fûre gardienne; c'eft cette réferve attentive & piquante qui ^ nourriffant à la fois dans les oceurs des hommes & les defirs & le refpeft.

H 2 L O ï s E. 327

fert pour ainfi dire de coquetterie à la vertu. Voilà pourquoi les époux mêmes ne font pas exceptés de la régie. Voilà pourquoi les femmes les plus honnêtes confervent en général le plus d'afcendant fur leurs maris ; parce qu'à l'aide de cette fage & difcrette réferve , fans caprice & fans refus, elles favent au fein de l'union la plus tendre les maintenir à une certaine diftan. ce , & les empêchent de jamais fe raflalîer d'el- les. Tu conviendras avec moi que ton prétex- te eft trop général pour ne pas comporter des exceptions , & que n'étant point fondé fur un devoir rigoureux, la même bienféance qui l'établis peut quelquefois en difpenfer.

La circonfpedion que tu fondes fur tes fau- tes paffées eft injurieufe à ton état préfent; je ne la pardonnerois jamais à ton cc&ur , & j'ai bien de la peine à la pardonner à ta raifon. Comment !c rempart qui défend ta perfonne n'a-t-ii pu le garantir d'une aainte ignominieu* fe? Comment fe peut -il que maCoufine, ma fcsur , mon amie , ma Julie confonde les foi- kleffes d'une fille trop fenfible avec les infidéli- tés d'une femme coupable ? Regarde tout autour de toi, tu n'y verras rien qui ne doive élever & foutenir ton ame. Ton mari qui en préfume tant & dont tu as rcftime à juftifier ; tes eLfans que tu veux former au bien & qui s'honoreront un jour de t'a voir eue pour mère; ton ▼éué? îible peie q\ii t'e(l £ ches» qui jouît de coo

ja8 La N o u v r l £ h

bonheur & s'illuftre de fa tlIle plus même que de (as ayeux; ton amie dont le fort dépend du tien & à qui tu dois compte d'un retour auquel elle a contribué; fa fille à qui tu dois i'exem* pie des vertus que tu lui veux infpirer ; ton ami , cent fois plus idolâtre des tiennes que de ta perfonne, & qui te refpeéto encore plus que tu ne le redoutes; toi-méiHe, enfin, qui trou* ves dans ta fagefle le prix des efFotts qu'elle t'a coûtés , & qui ne voudras jamais perdre en un moment le fruic de tant de peines,* que de mo- tifs de confiance te font honte de t'ofer défier de toi ! Mais pour répondre de ma Julie , qu'ai- jc befoin de confidérer ce qu'elle eft? Il me fiiffit de favoir ce qu'elle fut durant les erreui-s qu'elle déplore. Ah! fi jamais ton cœur eût été capable d'infidélité, je te permettrois de la crain- dre toujours: mais dans l'inflant même tu croyois l'envifager dans l'éloignement, conçois l'horreur qu'elle t'eût fait préfente , par celle qu'elle t'infpira dès qu'y penfer eût été la cou*, mettre.

Je me fouviens de l'étonnement avec lequel nous apprenions autrefois qu'il y a des pays oh. la foiblelTe d'une jeune amante eft un crime irré- miflibîe, quoique l'adultère d'une femme y por- £e le doux nom de galanterie , & l'on fe dédommage ouvertement étant mariera de la cour- te gêne l'on vivoic étant fille. Je fais quelles asaiimef régnent là- delîus dans le grand monde.

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oîi îa vertu n'eft rien, ou tout n'ed que vaine apparence , les crimes s'eiFacent par la difE- culté de les prouver , la preuve même en eft ridicule contre i'ufage qui les autorife. Mais toi, Julie, ô. toi qui brûlant d'une flamme pure & fidtlle n'étais coupable qu'aux yeux des hom» mts, & n'avois rien i te reprocher entre le ci«I & toi ! toi qui te faifois refpeûcr au milieu de ws fautes i toi qui livrée à d'impuiffans regrets r»ous fo'^çois d'adorer encore les vertus que tu n'a vois plus; toi qui t'indignois de fupporter (oa propre mépris , quand tout fembloit te rendre cxcufabie ; ofss - tu redouter le crime après avoir payé fi cher ta folbleflle? Ores*tu craindre valoir raoirjs aujourd'hui que dans les îcms qui t*ont tant coûté de larmes f Noni ma chère; loin que tes aiiCiens égaremens doivent t'allar- mer ils doivent animer ton courage; un repen- tir fi cuifant ne mené point au remords, & qui- conque eft fi fenfîble à la honte ne fait point braver l'infarnî^.

Si jamais une ame foible eût des foutifen» contre fa foiblefle, ce font ceux qui s'ofFrent à toi ; fi jamais une ame forte a pu fe foutenlr elle-même, la tienne a-t-elle befoin d'appui? Dis-mci donc quels fort les raifonnables motifs de crainte? Toute ta vie n'a été qu'un combat continuel où, même après ta défaite, Thonneuri le devoir n'oot ceffé de réfifter & ont fini par vaincre. Ah Julie! croirai- je qu'après tant dit

33© La Noutjell»

tourmens & de peines , douiQ ans de pleurs & fix ans de gloire te laiffent redouter une épreu- ve de huit jours ? En deux mots , fois fincere avec loi -même; fi le péril exifte, fauve ta per- fonne & rougis de ton cœur; s'il Ji'exifte pas , c'eft outrager ta raifon , c'efl: flétrir ta vertu que de craindre un danger qui ne peut l'atteindre. Ignores -tu qu'il eft djes tentations déshonorantes qui n'approctiereEt jamais d'une aaje honnête, qu'il eft mêrae honteux de les vaincre, & que fe précautionrxcr contre elles Cil moins s'humilier que s'avilir ?

Je ne prétends pas te donner mes raifons pour invincibles , mais te montrer feulement qu'il y en a qui combattent les tiennes, & cela fuffit pour aytorifer mon avis. Ne t'en rapporte ni à toi qui ne fais pas te rendre juftice, ni à moi qui dans tes défauts n'ai jamais fu voir que ton cœur, & t'ai toujours adorée; mais à ton ma- ri qui te voit telle que tu es , & te juge exac- tement feion ton mérite. Prompts , cornrae tous les gens fenfibles, à mal juger de Cc;ux qui ne le font pas , je me défîois de fa pénétration dans les fecrets des cœurs tendres ; mais de- puis l'arrivée de notre voyageur , je vois par ce qu'il m'écrit qu'il lit très -bien dans les vôtres, & que pas un des mouvemens qui s'y paflent n'é- chappe à fes obfervations. Je ks trouve même fines & fi juftes que j'ai rebrouQé prefque à l'su. ue extrémité de mon premier fentiment , & je

H ' E L O ï S Ê. S3ï

«roifois volontiers que les hommei froids qui confultent plus leurs yeux que leur cœur jugent mieux des pafiîors d'autrui , que les gens turbu- lens & vifs ou vains comme moi , qui coimneii' cent toujours par fe mettre à la place des au- tres , & ne favent jamais voir que ce qu'ils fentent. Quoi qu'il en foit, M. de Wolmar te cor.noît bien, il t'eftime, il t'aime, & fon fort cft lié au tien. Que lui manque -t- il pour que tu lui laifles l'entière dire(51:ion de ta conduite fur laquelle tu crains de t'abufer ? Peut-être fentant approcher la vieilkile, veut -il par des épreuves propres à le ralTurer prévenir les inquiétudes ja- loufes qu'une femme infpire ordinairement à an vieux mari, peut-être le deilein qu'il a demande- t-il que tu puifles vivre familièrement avec îoa ami» fans allarmer ni ton époux ni toi-même; peut-être veut -il feulement te donner un témoi- gnage de confiance & d'eftime digne de celle qu'il a pour toi. Il ne faut jamais fe refufçr à de pareils fentimens comme fi l'on n'en pouvoir foutenir le poids; & pour moi, je penfe en un mot que tu ne peux mieux fatisfaire à la pruden- ce & à la modeftie qu'en te rapportant de tout à fa tendrefle & à fes lumières.

Veux- tu, fans défobliger M. de WoIm«r , w punir d'un orgueil que tu n'eus jamais, & pré- venir un danger qui n'exifteplus? Reftée feule avec le philofophe , prends contre lui toutes les précautions fupeiâues qui t'auraient été j»-

$yi La NotrvjBLLt

dis fi néceflaires; impofe-toi la même réferve que fi avec ta vertu tu pou /ois te défier encore de ton cœur & du fieo. Evite les converfations trop afFeftueufw, les tendres fouvenirs du paf- ; interromps ou préviens les trop longs tête-à- têtes : eutoura-toi fans ceffe de tes enfans; refte peu feule avec lui dans la chambre, dans l'Elifée , dans le bofquet malgré la profanation. Sar-tout prends ces mefures d'une manière naturelle qu'elles femblent un effet du hazard, & qu'il ne puiffe inagloer un moment que tu le redouîes. Tu aimes les promenades en bateau; tu t'en prives pour ton mari qui craint l'eau, pour tes enfans que tu n'y veux pis expofer. Prends le tems de cette abfence pour te donner ctft ûfiiurument , en laiffant tes enfans fous la tarde de la Fanchon. C'eft le moyen de te livrer fans rifque aux doux épanchemens de l'a- m'tié , & de jouïr paifiblemeiît d'un long tête-à- tête fous la proteétion des bateliers , qui voyent ftns ent£î]dre , & dont on ne peut s'éloigner avant de penfer à ce qu'on fait.

Il me vient encore une idée qui feroit rire beaucoup de gens , mais qui te plaîra , j'en fuis lûre; c'eft de faire en l'abfenee de ton mari un journal fidèle pour lui être montré à fon re- tour , & de fonger au journal dans tous les en- tretiens qui doivent y entrer. A la vérité, je ne crois pas qu'un pareil expédient fût utile à beaucoup de femmes ; tnais une ame franche &

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îDcapabîe de mauvaife foi a contre le vice bien des reffources qui manqueront toujours aux autres. Rien n'eft méprifable de ce qui tend à garder la pureté , & ce font les petites précautions qui confervent les grandes vertus.

Au refte, puifque ton mari doit me voir en paflant, il me dira, j'efpere, les véritables rai- fons de fon voyage , & , fi je ne les trouve pas folides, ou je le ournerai de l'achever, ou quoi qu'il arrive , je ferai ce qu'il n'aura pas voulu faire: c'eft fur quoi tu peux compter. En attendant , en voilà je penfe plus qu'il n'en faut pour te raflurer contre une épreuve de huit jours. Va, ma Julie, je te connois trop bien pour ne pas répondre de toi autant & plus que de moi - même. Tu feras touiours ce que tu dois & que tu veux être. Quand tu te livrerois à la feule honnêteté de ton ame , tu ne rifquerois rien encore; car je n'ai point de foi aux défai- tes imprévues ; on a beau couvrir du vain nom de foiblefles des fautes toujours volontaires; ja* mais femme ne fuccombe qu'elle n'ait voulu fuc- comber , & fi je penfois qu'un pareil fort pût c'attendre, crois -moi, crois -en ma tendre ami- tié , crois -en tous les fentimens qui peuvent naî re dans le cœur de ta pauvre Claire, j'au- rois un intérêt trop fenfibic à t'en garantir pour l'abandonner à toi feule.

Ce que M. de Wolmar t'a déclaré des con- aoiflances qu'i^ avoit avant ton mariage me fur-

S34 La Now»iîlle

prend peu ; tu fais que je m'en fuis eoujouTï doutée; & je te dirai , de plus , que mes foup; çons ne fe font pas bornés aux indifcrétions de Cabi, Je n'ai jamais pu croire qu'un homme droit & vrai comme ton père, & qui avoit tout iu moins des foupçons lui-même, pût fe réfou- dre à tromper fon gendre & fon ami. Que s'il t'engageoit fi fortement au fecret , c'eH que la manière de le révéler devenoit fort différente de fa part ou de la tienne, & qu'il vouloit fans doute y donner un tour moins propre à rebuter M. de Wolmar, que celui qu'il favoit bien que tu ne manquerois pas d'y donner toi-même Mais il faut te renvoyer ton exprès , nous cauferons de tout cela plus à loifir dans un mois d'ici.

Adieu, petite Coufine, c'eft afîez prêcher la prêcheufe; reprends ton ancien métier , & pour caufe. Je me fens toute inquiète de n'être pas encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires en me hâtant de les finir, & ne fais guère ce que je fais. Ah Chaillot! Chaillot! .... j'é-

tois moins folle mais j'efpere de l'être

toujours.

P. S. A propos," j'oubliois de faire compliment à ton AlteiTe. Dis -moi, je t'en prie, Mon- feisrr.eur ton mari efl-il Atteman, Knès , ou Boyard? Pour moi je croirai jurer s'il faut t'appeller Madame la Boyarde. O pauvre en- fant ! Toi qui as tant gémi d'être née Démoi-

H s L © ï s E. 335

felle , te voilà bien chanceufe d'être la fem- me d'un Prince ! Entre nous , cependant , pour une Dame de fi grande qualité , je te trouve des frayeurs un peu roturières. Ne fais -tu pas que les petits fcrupules ne con- tiennent qu'aux petites gens , & qu'on rit d'un enfant de bonne maifon qui prétend être fils de fbn père'? " '

LETTRE XIV.

De M. de PTohnar à Mad'. d'Orbe.

J E parts pour Etange , petite Coufine , je m'é- tois propofé de vous voir en allant; mais un retard dont vous êtes caufe me force à plus de diligence, & j'aime mieux couchera Laufanue en revenant, pour y pafler quelques heures de plus avec vous. Auflî bien j'ai à vous confulter fur plufieurs chofes dort i! eft bon de vous par- ler d'avance , afin que vous ayez Je tems d'y réfléchir avant de m'en dire votre avis.

Je n'ai point voulu vous expliquer mon pro- jet au fujet du jeune homme, avant qu3 fa pré- (ence eût confirmé la bonne opinion que j'en avois conçue. Je crois déjà m'êfre aiTuré de lui pour vous confier entre nous que ce projet efl: de le charger de l'éducation de mes enfans. Je n'ignore pas que ces foins importans font le principal devoir d'un père ; mais quand il fera

335 La N«btelL2

tems de les prendre je ferai trop âgé pour les remplir, & tranquille & contemplatif par tem- pérament , feus toujours trop peu d'aftivi<é pour pouvoir régler celle de la jeunefle. D'ail- leurs par la raifon qui vous efl connue (j) Julie ne me verroit point fans inquiétude prendre une fon^ion dont j'aurois peine à m'acquiter à fon gré. Comme par mille autres raifons votre fexe n'eft pas propre à ces mêmes foins, leur mère l'occupera toute entière à bien élever fon Hen- riette; je vous deftine pour votre part le gou- vernement du ménage fur le plan que vous trou- verez établi & que vous avez approuvé ; la mienne fera de voir trois honnêtes gens con- courir au bonheur de la maifon , & de goûter dans ma vieilleiTe un repos qui fera leur ouvrage. J'ai toujours vu que ma femme auroit une extrême répugnance à confier fes enfans à des mains mercenaires, & je n'ai pu blâmer fes fcru» pules. Le refpeftable état de précepteur exige tant de talens qu'on ne fauroit payer, tant de vertus qui ne font point à prix, qu'il cft inuti- le d'en chercher un avec de l'argent. Il n'y a qu'un homme de génie en qui l'on puifle efpérer de trouver les lumières d'un maitre ; il n'y a qu'un ami très -tendre à qui fon cœur puilîe inf- pirer le zèle d'un père ; & le génie n'eft gueres à vendre , encore moins l'attachement.

Votre ami m'a paru réunir en lui toutes les

quali- (i) Cetfe raifon n'eft pas connue encore du Lefteur, mais il cil prié de ne pas s^impkiienter.

H 2 L o ï s £. 3 57

•^aalités convenables, & j'ai bien connu fon ame , je n'imagine pas pour lui de plus grande félicité que de faire dans ces enfans chéris celle de leur mère. Le feul obftac'e que je puifle pré- voir eft dans fon afFefkion pour Milord Edouard , qui lui permettra difficilement de fe détacher d'un ami fi cher & auquel il a de fi grandes obli- gations, à moins qu'Edouard ne l'exige lui-mê- me. Nous attendons bientôt cet homm.e extraor- dinaire, & comme vous avez beaucoup d'empi- re fur fon efprit, s'il ne dément pas l'idée que vous m'en avez donnée , je pourrois bien vous charger de cette négociation près de lui.

Vous avez à préfent, petite Coufine, la clé de toute ma conduite qui ne peut que paroîtrs fort bizarre fans cette explication , & qui , j'eÇ» pere , aura déformais l'approbation de Julie & la vôtre. L'avantage d'avoir une femme comme la mienne m'a fait tenter des moyens qui fe- roient impraticables avec une autre. Si je la hif- fe en toute confiance avec fon ancien amant fous la feule garde de fa vertu , je ferois infenfé d'établir dans ma maifon cet amant avant de m'af- furer qu'il eût pour jamais ceflé de l'être, & Dmment pouvoir m'en affurer , fi j'avois une cpoufe fur laquelle je comptaiTe moins?

Je vous ai vu quelquefois fourire à mes ôb- fervations fur l'amour ; mais pour îe coup je ".iens de quoi vous humilier. J'ai fait une dé- ouverte que ni vous ni femme au monde avec Tms IL P ortie IF, P

333 La NoDVEi.La

toute la fabtilité qu'on prête à votre fexe n'euf- fîez jamais faite , dont pourtant vous fentirez peut-être l'évidence au premier inftant, & que vous tiendrez au moins pour démontrée quand j'aurai pu vous expliquer fur quoi je la fonde. Dd vous dire que mes jeunes gens font plus amoureux que jamais , ce n'eft pas , fans doU' te , une merveille à vous apprendre. De vous aflurer au contraire qu'il* font parfaitement gué- ris; vous favez cd que peuvent la raifon , la vertu, ce n'eft pas , non plus, leur plus grand miracle: mais que ces duux oppofés foient vrais 60 même tems; qu'ils brûlent plus ardemment que jamais l'un pour l'autre, & qu'il ne règne plus entre eux qu'un honnête attachement; qu'ils foient toujours amans & ne foient plus qu'amis; c'eft, je penfe, à quoi vous vous attendez moins, ce que vous aurez plus de peine à comprendre , & ce qui eft pourtant félon l'exafte vérité.

Telle eft l'énigme que forment les contradic- tions fréquentes que vous avez remarquer en eux, foit dans leurs difcours, foit dans leurs let- tres. Ce que vous avez écrit à Julie au fujet du portrait a fervi plus que tout le refte à m'en ëclaircir le myftere, & je vois qu'ils font toujours de bonne foi , même en fe démentant fans cefle. Quand je dis eux, c'eft fur -tout le jeune hom- me que j'entends: car pour votre amie, on n'en peut parler que par conjecture; Un voile de fa- goiTs & d'honnêteté fait tant de replis autour de

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fon cœur , qu'il n'eft plus pofîîble à l'œil humain d'y pénétrer, pas même au fien propre. fou- le chofe qui me fait foupçonner qu'il lui relie quelque défiance à vaincre eft qu'elle ne ceŒe de chercher en elle - même ce qu'elle feroit fi elle étoit tout- à -fait guérie, & le fait avec tant d'exadtltude , que fi elle étoit réellement gué- rie elle ne le feroit pas fi bien.

Pour votre ami, qui bien que vertueux s'ef- fraye moins des fentimens qui lui reilent , je lui vois encore tous ceux qu'il eut dans fa pre- mière jeunefle; mais je les vois fans avoir droit de m'en olFenfer. Ce n'eft pas de Julie de Wolmar qu'il cft amoureux, c'efl: de Julie d'E« îange ; il ne me hait point comme le pofiefleur de la perfonne qu'il aime, mais comme le ra» vifleur de celle qu'il a aimée. La femme d'un autre n'eft point fa maîtrefle, la mère de deux enfans n'eft plus fon ancienne écoliere. Il eft vrai qu'elle lui reÛemble beaucoup & qu'elle lui en rappelle fouvent le fouvenir. Il l'aime dans le tems pafl'é : voilà le vrai mot de l'énigme. Otez - lui la mémoire , il n'aura plus d'amour.

Ceci n'eft pas une vaine fubtilité , petite Coufine ; c'eft une obfervation très-folide qui, étendue à d'autres amours , auroit peut - être un« application bien plus générale qu'il ne pa- rolt. Je penfe même qu'elle ne feroit pas dif- ficile à expliquer en cette occafion par vos pro- pres idéei. Le tems vous féparâtes ces deux

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amans fut celui leur paflîon étoit à fon pîusr haut point de véhémence. Peut - être s'ils fuflcnc reftés plus longtems enfemblefe feroitnt-ils peu- i-peu refroidis ; mais leur imagination vivement ëmue les a fans cefle offerts l'un à l'autre telc qu'ils étoient à l'inftant de leur féparation. jeune homme ne voyant point dans fa maîtref- fe les cbangemens qu'y faifoit le progrès du icms l'aimoit telle qu'il l'avoit vue , & non plus telle qu'elle étoit (k). Pour le rendre heu- reux il n'étoit pas queftion feulement de la lui donner, mais de la lui rendre au même âge & dans les mêmes circonftances elle s'étoic trouvée au tems de leurs premières amours; U moindre altération à tout cela étoit autant d'ôté du bonheur qu'il s'étoit promis. Elle eft deve- nue plus belle , mais elle a chargé ; ce qu'elle a gagné tourne en ce fens à fon piéjadice; car c'eft de l'ancienne & non pas d'une autre qu'il nR amoureux.

L'erreur qui l'abufe & le trouble eft de con»

i^k) Vous êtes bien folles, vous autres femmes, de vouloir donner de la confiftance à un fentiment audi fri- vole & aufil palTager que l'amour. Tout change dans la rature, tout eft dans un flux continuel, & vous voulez jnfpirer des feux conftans ? Et de qu^î droit prétende?- vous être aimée aujourd'hui narce que vousPéiit-z hier? Gardez donc le même vifsge , 'e ri;ême âge, la rrôme Jiumcur ; foyez toujours la même & l'on vous aimera toujunrs, fi l'on peut. Mais changer fans ceffe & vou- loir toujours qu'on vous aime, c'eft voi; loir qu'à chaque inflant on ceffe de vous aimer; ce n'eft pas chercher des coeurs conftans; L'tft en chercher d'auffii changeans que

YOJllS,

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iondre les tems & de fe reprocher fouvent com* me un femiment aftuel , ce qui n'eft que l'efFet d'un fouveoir trop tendre ; mais je ne fais s'il fle vaut pas mieux achever de le guérir que le défabufer. On tirera peut-être meilleur parti pour cela de fon erreur, que de f^s lumières. Lui découvrir le véritable état de fon cœur fe- roit lui apprendre la mort de ce qu'il aime; ce feroit lui donner une afiliftion dangereufe en ce qu3 l'état de triftefle eft toujours favorable i l'aoTiour.

Délivré des fcrupules qui le gênent, il nour- riroit peut-être avec p!us de compîaifance des fouvenirs qui doivent s'éteindre j il en pa'leroit avec moins de réferve , & les traiis de fa Julie ne font pas tellement effacés en Madame de Wolmar qu'à força de les y chercher il ne les y pût retrouver encore. J'ai penfé qu'au lieu de lui ôter l'opinion des progrès qu'il croit avoir faits & qui fert d'encouragement pour achever , il falloit lui faire perdre la mémoire des tems qu'il doit oublier , en fubfti;uant adroitement d'autres idées à celles qui lui font û chères. Vous qui contribuâtes à Ifii faite naître pouves contribuer plus qui; perionne à les effacer; mais c'eft feulement quand vous ferez loue -à- fait avec nous que je veux vous dire à l'oreille ce qu'il faut faire pour cela ; charge qui , li je ne me trompe , ne vous fera pas fort onéreufe. En attendant , je cherche à le familiarifer avec les- P 3

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objets qui l'effarouchent, en les lui préfentant de manière qu'ils ne foient plus dangereux pour lui. 11 eft ardent, mais foible & facile à fubju- guer. Je profite de cet avantage en donnant le change à fon imagination. A la place de fa mal- trèfle je le force de voir toujours l'époufe d'un honnête homme & la mère de mes enfans ; j'ef- face un tableau par un autre , & couvre le paffé du préfenr. On mené un Courfier ombrageux à l'objet qui l'effraye , afin qu'il n'en foit plus effrayé. C'eft ainfi qu'il en faut ufcr avec ces jeunes gens dont l'imagination briVe encore quand leur cœur eft déjà refroidi, & leur offre dans l'éloignemenî des monftres qui difparoiffent à leur approche.

Je crois bien connoître les forces de l'un à de l'autre , je ne les expofe qu'à des épreuvt's qu'ils peuvent fou'enir; car la fageffe ne con- fille pas à prendre inJifTéremment toutes for"es de précautions, mais à choifir celles qui font, utiles & à négliger les fuperfjues. Les huit jours pendant lefquels je les vais laiffer enfemble fuffi- ront peut - ctre pour leur apprendre à démêler leurs vrais fentimens & connoître ce qu'ils font réellement l'un à l'autre. Plus ils fe verront fcul à feul, plus ils comprendront aifément leur erreur en comparant ce qu'ils fentiiont avec ce qu'ils auroient autrefois fenti dans une fituation pareil- le. Ajoutez qu'il leur importe de s'accoutumer fans lifque à la familiarité dans laquelfe ils vi

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vront nécefla ire ment fi mes vues font remplies, je vois par la conduite de Julie qu'elle a reçu de vous des confeils qu'elle ne pouvoir refufer de kiivre fans fe faire tort. Quel plaifir je prendrois à lui donner cette preuve que je fens tout ce qu'elle VaUt, fi c'éroic une femme auprès de la- quelle un mari pût fe faire un mérite de fa con- fiance! Mais quand elle n'auroit rien gagné fut (on cœur, fa vertu refteroit la même; elle lui coûteroit davantage , & ne triompberoit pas moins. Au lieu que s'il lui rcfte aujourd'hui quelque peine intérieure à foufFrir, ce ne peut être que dans l'attendriffement d'une converfa. tion Je réminifcence qu'elle ne faura que trop prefTentir, & qu'elle évitera toujours. Ainfi vous voyez qu'il ne faut point juger ici de ma ton duite par les règles ordinaires , mais par lei vues qui me l'inCnreat, & par le caraftere uni- que de celle envers qui je la tisns.

Adieu, petite Coufine , jufqu'à mon retour. Quoique je n'aye paj donné toutes ces explica- lions à Julie, je n'exige pas que vous lui en faf. fiez un mydere. J'ai pour maxime de ne point interpofer de fecrets entre les amis ; iMnfi je remets ceux - ci à votre difcrétion; faites- en l'u- fage que la prudence & l'amitié vous infpîreront; je f-is que vous ne ferez rien que pour le mieux & le plus honnête.

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144 Î-A NOUVELLB

E T T . R E XV.

A Milord Edouard.

M,

.. de Wolmar partit hier pour Etange, & j'ai peine à concevoir l'état de triftwfie m'a laiffé fon départ. Je crois que réioignement de fa femme m'affligeroit moins que le fien. Je me fens plus contraint qu'en fa préfence mê- me ; un morne filence règne au fond de mon «iœur ; un efFioi fecret en étouffe le murmure, & , moins troublé de defirs que de craintes, j'éprouve les terreurs du crime fans en avoir les tentations.

Savez -vous, Milord, mon ame fe raflure & perd ces indignes frajeurs? Auprès de Ma- dame de Wolman SitAt que j'approche d'ella fa vue appaife mon trouble , fes regards épu- rent mon cœur. Tel eft l'afcendant du fien qu'il fcmble toujours infpirer aux autres le fenti- ment de fon innocence, & le repos qui en eft refTet. Malheureufement pour moi fa règle de vie ne la livre pas toute la journée â la focîé- de fes amis , & dans les momeni que ;c fui» forcé de paffer fars la voir, je ibuiîrirois moinj d'être plus loin d'elle.

Ce qui contribue encore à nourrir la mélan- colie dont je me fens accablé ; c'eft un mot qu'elle me dit hi^er après le départ de fon mari.

Quoi-

H L o ï s s. 34f

Quoique jufqu'à cet inftsnt elle eût fait aflez bonne contenance, elle le fuivit longtems des^ yeux avec un air attendri que j'attribuai d'à* bord au feul éloignement de cet heureux é» poux ; mais je conçus à fon difcours que c&t attendriflement avait encore une autre caufe qui ne m'étoit pas connue. Vous voyez com* rae nous vivons , me dit -elle, & vous favez s'il m'eft cher. Ne croyez pas pourtant que fentiment qui m'unit à lui , aufli tendre & plus puiflant que l'amour, en ait aulfi les foibleflef. S'il nous en coûte quand ia douce habitude de vivre eafemble eft interrompue, l'efpoir afTuré de la reprendre bientôt nous confole. Un état aufîi permanent laifle peu de viciJîîtudes à crairh dre , & dans une abfence de quelques jourj, noui fentODS moins la peine d'un fi court inier valle que le plailîr d'en envifager la fin. L'af- fliftion que vous lifea dans mes yeux vient d'ua fujet plus grave , & quoiqu'elle foit relative à M. de Wolmar, ce n'eft point fon éloignenient qui la caufe.

Mon cher ami, ajouta -t- elle d'un ton péné- tré , il n'y a point de vrai bonheur fur la ter- re. J'ai pour mari le plus honnête & le plus d6ux des hommes ; un penchant mutuel fe joint au devoir qui nous- lie ; il n'a point d'autre* defirs que les miens; j'ai des enfans qui ne doD> j>cm & promettent que des plaifirs à leur mère ; il D'y eut jaeiais d'amie plus tendie , plu» v*i:* ' P 5

54<S' La Nouvelle

■fe plus aimable que celle dont mon cœur '^^re. & je vais paffer mes jours avec el- '^ontribucz à me les rendre chers c- ju. ): oiCi mon efcime & mes fentimen's

pour vou. Un long & fâcheux procès prêt à finir v/a lauiertr dans nos bras le meilleur des pères ; tout nous profpere ; l'ordre & la paix régnent dans notre maifon ; nos domeftiques font zé'és & fidèles, nos voifins nous marquent toute forte d'attachement, nous jouïffons de la bienveillance publique. Favorifée en toutes chofes du ciel, de la fortune & des hommes, je vois tout concourir à mon bonheur. Un chagrin fecret , un feul chagrin l'empoifonne , & je ne fuis pas htureufe. Elle dit ces derniers mots avec un foupir qui me perça l'ame , & auquel je vis trop que je n'avois aucune parf. Elle n'eft pas heureufe, me dis -je en foupirant à mon tour, & ce n'eft plus moi qui l'empê- che de rétre !

Cette funefte idée bouleveifa dans un infiant toutes les miennes & troubla le repos dont je commençois à jouïr. Impatient du doute in- fupportable ce difcours m'avoit jette , je la preflai tellement d'achever de m'ouvrir fon cœur, qu'enfin elle verfa dans le mien ce fatal fecret & me permit de vous le révéler. Mais voici l'heure de la promenade; Mad<^. de Wol- mar fort aduelkment du gynécée pour aller fe promeQ§r a?ec fes enfaos , elle vient de me le

H E L o ï s E. 34f

fllre dire. J'y cours, Milord; je vous quite pour cette fois , & remets à reprendre dans une autre lettre le fujet interrompu dans celle-ci.

LETTRE XVI.

De Mail\ de TVohnar à fon mari,

J E vous attends mardi comme vous me le mar- quez , & vouf. trouverez tout arrangé félon ▼os intentions. Voyez en revenant Mad^. d'Or- be ; elle vous dira ce qui s'eft paffé durant votre abfence ; j'aime mieux que voui l'appre- niez d'elle que de moi.

Wolmar, il eft vrai, je crois mériter votre eftime; mais votre conduite n'en efi: pas plus convenable , & vous jouïfTez durement de Is vertu de votre femme.

J

LETTRE XVII.

A Mîlord Edouard,

E veux , Mi lord , vous rendre compte d'un danger que nous couiûmes ces jours paflt-s, & dont beureufement r.ous avons été quittes pour la peur & un peu de fatigue. Ceci vaut bien une letrre à part; en la lifant vous fentirez ce qui m'engage à vous l'écrire.

Vous favez que la maîfon de Mad-, dg Wol- ? 6

348 La N o tt V « l l

jnar n'efl: pas loin du lac, & qa'eile aime-l&«- promenades fur Teau. Il y a trois joura qus le délœuvrement l'abfence de fon mari nous laifle & la beauté de la foirée nous firent pro» jetter une de ces promenades pour le lende- "mair. Au lever du foleil nous nous rendîmes au rivage; nous prîmes un bateau avec des fi- lets pour pêcher , trois rameurs , un domefti- que , & nous nous embarquâmes avec quelques provifions peur le dîner, j'avois pus un fufil t>our tirer des befolets (/); mais elle me fif hon:e de tuer des oifeaux à pure perte & pour Ile feul plaifir de faire du mal. Je m'amufois donc à rappeîler de tems en tems des gros- fif- fleis , dts tiou - tiou , des crenets , des (HHaf- fons (m) , & je ne tirai qu'un feul coup de fort !oin: fur une grèbe que je manquai.

Nous pafTâmts une heure ou deux à pêcher 'i cinq cens pas du rivage. La pêche fut bon- ne j mais à l'exception d'une truite qui avoil îêçu un coup d'aviron , Julie fit tout rejetter à Feau. Ce font, dit -elle, des animaux qui fouf- frent, délivrons - les / jouïflbns du plaifir qu'il» auront d'être échappés au péril. Cette opéra- tion fe fit lentement , à contrf^cœur, non fani quelques repréfentations , & je vis aifément

(0. Oifesu de pafTage fur le lac. de Genève. Le befe- 1m lî'cft pas bon à manger.

I »") Diverfe* fortes d'oileaux du lac de Genève, ton» Si:^.-^ buns à niatger..

"s

H £. L o ï 3 S- 34,9-

que nos gens auroient mieux goûté le poiflbn qu'ils avoient pris que la morale qui lui fauvoic la vie.

Nous avançâmes enfuite en pleine eau ; puis par une vivacité de jeune homme dont il feroit tems de guérir , m'étant mis à nager (n) , je dirigeai tellement au milieu du lac que nous nous trouvâmes bientôt à plus d'une lieue du rivage. j'expliquois à Julie toutes les par* ties du fuperbe horizon qui bous entouroit. , Je lui montrois de loin les embouchures du Rhône dont l'impétueux cours s'arrête tout- à- coup au. bout d'un quart de lieue , & femWe craindra de fouiller de fes eaux bourbeufes le criftal azuré du lac. Je lui faifois obferver les redans des montagnes , dont les angles correfpondans & parallèles forment dans l'efpace qui les féparo un lit digne du fleuve qui le remplit. En l'ér cartant de nos côies j'aimois à lui faire admirer^ les riches & charmantes rives du pays de Vaud, la quantité des villes , l'innombrable fouie du peuple, les coteaux verdoyans & parés de toutes parts forment un tableau raviflant; ©ù la terre par -tout cultivée & par -tout féconde ofEre au laboureur , au pâtre , au vigneron ie fruit affuré de leurs peines , que ne dévore point l'avide publicain. Puis lui montrant le Chablais fur la côte oppofée, pays non moins favori de

Çk) Terme des bateliers du I»c de Genève, C'eft. ttnii" la rame qui gouverne les aiitiCj.

fi 7:

350 La Nouvelle

la nature , & qui n'offre pourtant qu'un fpeftacle de mifere , je lui faifois fenfiblement diftinguer les différens effets des deux gouvernemens , pour la richeffe , le nombre & le bonheur des hom- mes. C'eft ainfi , lui difois-je, que la terre ouvre fon fein fertile & prodigue fes tréfors aux heureur peuples qui la cultivent pour eux-mê- mes. Elle fetnble fourire & s'animer au doux ipeftacle de la liberté; elle aime à nourrir dei hommes. Au contraire les triftes mazures, la bruyère & les ronces qui couvrent une terre à demi - déferte annoncent de loin qu'un maître abfent y domine , & qu'elle donne à regret à des efclaves quelques maigres produ<5lions don: ils ne profitent pas.

Tandis que nous nous amufions agréablement à parcourir ainfi des yeux les côtes voifines , un féchard qui nous pouflbit de biais vers la rive oppofée s'éleva , fraîchit confidérahlement , & quand nous fongeâmes à revirer, la réfiftan- ce fe trouva fi forte qu'il ne fut plus polïïble à notre frêle bateau de la vaincre. Bientôt les ondes devinrent terribles; il fallut gagner la rive de Savoye & tâcher d'y prendre terre au village de Meillerie qui étoit vis-à-vis de nous & qui eft prefque le feul lieu de cette cdte la grève offre un abord commode. Mais le vent ayant changé fe renforçoit, rendoit inutiles les «fPorts de nos bateliers, & nous faifoic dériver

H E L O ï I 2. 351

plus bas le long d'une file de rochers efcarpés l'on ne trouve pus d'azyle

Nous nous mîmes tous aux rames , & priif- que au même inftant j'eus la douleur de voir Julie faifie du mal de cœur, foible & défaillante au bord du bateau. Heureufement elle étoit faite à l'eau & cet état ne dura pas. Cependant nos efîbîts croiflbient avec le danger; le foleiî, la fatigue & la fueur nous mirent tous hori d'haleine & dans un épuifement exceffif. C'eft alors que retrouvant tout fon courage, Julie ani- moit le nôtre par fes carefles compatifîantes ; elle nous effuyoit indiftinftement à tous le vifa- ge , & mêlant dans un vafe du vin avec de l'eau de peur d'ivrefTe, elle en ofFroit alterna- tivement aux plus épuifés. Non, jamais votre adorable amie ne brilla d'un fi vif éclat que dans ce moment la chaleur & l'agitât on avoient animé fon teint d'un plus grand ftu, & ce qui ajoutoit le plus à fes charmes étoit qu'on voyoit fi bien à fon air attendri que tous fes foins venoient moins de frayeur pour elle que de compafljon pour nous. Un inrtant feulement deux planches s'étant entre -ouvertes dans un choc qui nous inonda tous , elle crut le bateau brifé , & dans une exclamation de cette tendre irere j'entendis diftinftement ces mots : O mes enfans, faut- il ne vous voir plus? Pour moi dont l'imagination va toujours plus loin que le mai, quoique je coQDuiTe au vrai l'état du péril.

35* l'A NouvELEi;

je croyois voit de moment en moment le bateau englouti , cette beauté fi touchante fe débattre au milieu des fiots , & la pâleur de la mort ternir les rofes de fon vifage.

Enfin à force de travail nous remontâmes à Meillerie, & après avoir lutté plus d'une heure i dix pas du rivage, nous parvînmes à prendre terrre. En abordant, toutes les fatigues furent oubliées. Julie prit fur foi la reconnoiffance de tous les foins que chacun s'étoit donnés, & comme au fort du danger elle n'avoit fongé qu'à nous , à terre il lui fembloit qu'on n'avoit fauve qu'elle.

Nous dînâmes avec l'appétit qu'on gagne dans un violent travail. La truite fut apprêtée : Julie qui l'aime extrêmement en man?ea peu, & je compris que pour ôter aux bateliers le regret de leur facrif^ce , elle ne fe foucioit pas que j'en mangeafle beaucoup moi-même. Milord, ▼ous l'avez dit mille fois; dans les petites cho- fês comme dans les grandes, cette ame aimante fc peint toujours.

Après le dîné , l'eau continuant d'être forte , & le bateau ayant befoin d'être raccommodé , je propofai un tour de promenade. Julie m'op- pofa le ^ent, le foleii & fongeoit à ma lafli-ui de. J'avois mes vues, ainfi je répond! à tout. Je fuis, lui dis -je, accoutumé •"'es l'enfance zux exercices pénibles : loin de rjuire à ma fanié ils l'affermiCent , & mon dernier voyage m'a rendiî'

H » L © ï s s. 353

bien plus robufte encore. A l'égard du foleil & du vent, vous avez votre chapeau de paille j nous gagnerons des abris & des bois ; il n'eft queftion que de monter entre quelques rochers , & vous qui n'aimez pas la plaine en fupporterez volontiers la fatigue. Elle fit ce que je vouloi$> & nous partîmes peaidant le dîner de nos gens.

Vous favez qu'après mon exil du Valais, je revins il y a dix ans -à. JVIeillerie attendre Ja permiflicn de œon retour. C'elî-là que je paffai des jours fi triftts & fj délicieux , uniquement occupé d'elle, & c'eft de- que je lui écrivis une lettre dont elle fut C touchée. J'avoîj toujours deUîé de revoir la retraite ifolée qui me fcrvit Q'afyle au milieu des glaces , & mon cœur fe plaifoit à converfer en lui-même avec ce qu'il eut de plus cher au monde. L'oc» cafion de vifiter ce lieu li chéri, dans une fai- fon plus agréable & avec celle dont riaiags. l'habitoit ja ifs avec moi, fut le motif fecret de ma promenade. Je me faifois un plaifir de lui montrer d'anciens monumens d'une paflîon 11 con» ftaïue & û malheureufe.

Nous y parvînmes après une heure de mar- che par des fenciers tortueux & frais, qui, mon- tant inftinfiblement entre les arbres & les ro- chers, n'avoient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant & recon- noifTant mes anciens renfeignemens , je fus prêt à me trouver mal , mais je me furmontai , je.

354 La Nowvellk

cachai mon trouble , & nous arrivâmes. Ce lieu foli taire formoit un réduit fauvage & défert , mais plein de ces fortes de beautés qui ne plai- fent qu'aux âmes fenfîbles & paroiflent horriblei aux autres. Un torrent formé par la fonte des neiges rouioit à vingt pas de nous une eau bourbeufe, & charioit avec bruit du limon, du iâble & des pierres. Derrière nous une chaîne de roches inacceflîbles féparoit l'erplanade nous étions de cette partie des Alpes qu'on nom- me les glacières , n^rce que d'énormes fommets de glace qui s'accroilTent inceflamment les cou- vrent depuis le commencement du monde (o). Des forêts de noirs fapins nous orobrageoient triftement à droite. Un grand bois de chêne étoit à gauche au-delà du torrent , & au deflbus de nous cette immer;fe plaine d'eau que le lac forme au fein des Alpes nous féparoit des richea côtes du pays de Vaud, dont la cime du majef- tueux Jura couronnoit !e tableau.

Au milieu de ces grands & fuperbes objets , le petit terrain nous étions étaloit les char- mes d'un féjour riant & champêtre ; quelques ruifleaux iikroient à travers les rochers , & rou- loient fur la verdure en filets de crirtal. Quel- ques arbres fruitiers fauvages panchoient leurs

(o^ Ces montagnes font fi hautes qu'une demi-heure après le foleil couché leurs foiiimets font encore éclairés de l'es rayons, dont le rouge forme fur ces cimes bUn- ches une belle couleur de rofe qu'on apperçoit de tore loin. N

/ryjizn

.i^.s XHomaimi'jns des anCTerjuie.-: ajjioui's

H X L o ï s 1. 3SS

têtes fur les n<^tres ; la terre humide & fraîche étoit couverte d'herbe & de fleurs. En compa- rant un fi doux féjour aux objets qui l'environ- noient, il fembloit que ce lieu défert dût être l'afyle de deux amans échappés feuls au boule- verfement de la nature.

Quand nous eûmes atteint ce réduit & que je l'eus quelque tems contemplé; Quoi! dis -je à Julie en la regardant avec un œil humide , votre coeur ne vous dit- il rien ici, & ne fentez- vous point quelque émotion fecrette à rafpeft d'un lieu fi plein de vous? Alors fans atten- dre fa réponfe , je la conaaifis vers le rocher & lui montrai fon chifFre gravé dans mille en- droits , & plufieurs vers du Pétrarque & du Taffe relatifs à la fjtuation j'étois en les tra- çant. En les revoyant moi - même après fi long- tems , j'éprouvai combien la préfetjce des objets peut ranimer puiffamment les fentimens violcns dont on fut agité près d'eux. Je lui dis avec un peu de véhémence. O Julie, éternel char- me de mon cœur! Voici les lieux foupira jadis pour toi le plus fidelle amant du tronde. Voici le féjour ta chère image fuifoit fon bonheur, & préparoit celui qu'il reçut enfin de toi-même. On n'y voyoit alors ni ces fruit» ni ces ombrages ; La verdure & les fleurs ne tapiflbient point ces compartimens ; le cours de ces ruifleaux n'en formoit point les divifions; cos oifeaux n'y faifoient point entendre leurs

^5* La NorovELLE

ramages ; le vorace épervier, le corbeau funè- bre & l'aigFe terrible des alpes faifoient feuU retentir de leurs cris ces cavernes; d'itnmenfes glaces pendoient à tous ces rochers; des feftons de neige étoient le feul ornement de ces arbres; tout refpiroit ici les rigueurs de l'hiver & l'horreur des frimats ; les feux feuîs de mon cœur me rendoient ce lieu lupporîable , & les jours entiers s'y pafToient à penfer à toi. Voilà la pierre je m'dfîeyois pour contempler au loin ton heijreux ré;our; fur celle-ci fut écrite la Lettre qui toucha ton cœur ; ces cailloux tranchans me fervoient de burin pour graver ton chiffre; ici je paflai le torrent glacé pour repren- dre une de tes Lettres qu'etnportoit un tour- billon; là je vins relire & baifer mille fois la dernière que tu m'écrivis ; voilà le bord d'un œil avide & foiubic je ujclurois la profon- deur de ces abîmes ; enfin ce fut ici qu'avant mon trifte départ je vins te pleurer mourante & jurer de ne te pas furvivre. Fille trop conflam- ment aimée, ô toi pour qui jétois né! faut -il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux , & regretter le tems que j'y paflbis à gémir de ton abfenceV .,,. J'allois continuer mais Julie, qui me voyant approcher du bord s'étoit effrayée & m'avûit faifi la main . la ferra fans mot dire , ea me regardant avec tendrelTe & retenant avec peine un foupir; puis tout à coup détournant la VMS à. me tirant par le bras : alion» - nous ep ,

' H E L o ï s a, 357-

flion ami , me d't-elle d'une voix émue , l'air de ce lieu n'eft pas bon pour moi. Je partis avec elle en gémiflant, mais fans lui répondre, & je quittai pour jamais ce trifte réduit , comme j'au- rois quitté Julie elle - même.

Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous réparâmes. Elle voulut ref- îer feule, & je continuai de me promener fans trop favoir j'allois; à mon retour le bateau n'étant pas encore prêt ni l'eau tranquille, nous Coupâmes triftement, l^s yeux baifles, l'air rê- veur , mangeant peu & parlant encore moins. Après le foupé, nous fûmes nous aUcoir fur la grève en attendant le moment du départ. In- fenfiblement la lune fc leva, l'eau devint plus calme , & Julie me propofa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau , & en m'afféyant à côté d'elle je ne fongeai plus â quitter fa main. Nous gardions un profond iîlence. Le bruit égal & mefuré des rames m'ex- cltoit à rêver. Le chant aflez gai des bécafïïnes me retraçant les plaifirs d'un autre âge, au lieu de m'égayer m'attriftolt. Peu-à-peu je fentis aug- inenter la mélancolie dont j'étois accablé. Un ciel ferein , la fraîcheur de l'air , les doux rayons de la lune, le frémiflTement argenté dont l'eau brilloit autour de nous , le concours des plus agréables fenfations , la préfcnce même de cet objet chéri , rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureufes.

35t La Nouvelle

Je commençai par me rappelîer une prome- nade femblable faite autrefois avec elle durant !e charme de nos premières amours. Tous lei fentimens délicieux qui rempiiflbient alors mon ame s'y retracèrent pour l'affliger ; tous les événemens de notre jeunefle, nos études, nos entretiens , nos lettres , nos rendez - vous , nos plaidrs ,

E tanta fede , e dolci memorie , E si lungo cojliime!

ces foules de petits objets qui m'ofFroient l'ima- ge de mon bonheur palTé, tout revenoit, pour augmenter ma mifere préfente , prendre place en mon fouvenir. C'en eft fait , difois - je en moi - même , ces tems heureux ne font plus ; ils ont difparu pour jamais. Hélas , ils ne reviendront plus ; & nous vivons , & nous fommes enfemble, & nos cœurs font toujours unis ! Il me fembloit que j'aurois porté plus patiemment fa mort ou fon abfence , & que i'avois moins foufFert tout le tems que j'avois paffé loin d'elle. Quand je gémiflbis dans l'éloignement , l'efpoir de la revoir foulageoit mon cœur ; je me fîattois qu'un ir.rtant de ft préfence efïàceroit toutes mes peines, j'envifa- geois au moins dans les poflîbles un état moins cruel que le mien. Mais fe trouver auprès d'elle ; mais la voir , la toucher , lui parler , i'aimer , l'adorer, ^& prefque en la poffédant

H « ^ o i i £. 35i»

encore , la fentir perdue à jaaiais pour moi ; voilà ce qui me jettoit dans des accès de fureur & de rage qui m'agitèrent par degrés jufqu'au défefpoir. Bien - tôt je commençai de rouler dans mon efprit des projets funeftes , & dans un tranfporc dont je frémis en y penfant , je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, & d'y finir dans fes bras ma vie & mes longs tourmens. Cette horrible tenta- tion devint à la fin fi forte que je fus obligé de quitter brufq'jement fa main pour pafler à la pointe du bateau.

mes vives agitations commencèrent à pren- dre un autre cours,* un fentiment plus doux s'infînua peu à peu dans mon ame, l'attendriffe- ment furmonta le défefpoir; je me mis à verfer des torrens de larmes , & cet état comparé à celui dont je fortois n'étoit pas fans quelques plaifîrs. Je pleurai fortement , longtems , & fus foulsgé. Quand je me trouvai bien remis , je revins auprès de Julie ; je repris fa main. Elle tenoit fon mouchoir ; je le fentis fort mouillé. Ah, lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n'ont jamais ceffé de s'entendre! Il eft vrai, dit-elle d'une voix altérée; mais que ce foit la dernière fois qu'ils auront parlé fur ce ton. Nous rôcommerçâmes alors à caufer tranquillement, & au bout d'une heure de na- vigation , nous arrivâmes fans autre accident. Quand dous fûmes rentrés j'apperçus à la lumière

36© La N ou y elle HeloIfï.

t]u'elle avoii les yeux rouges & fort gonnéô; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après les fatigues de cette journée elle avoit grand befoin de repos ; elle fe retira , & je fus me coucher.

Voilà , mon ami , le détail du jour de ma vie fans exception j'ai fenti les émotions ies plus vives. J'efpere qu'elles feront la crife qui me rendra tout-à-fait à mol. Au refte , je vous dirai que cette avanture m'a plus convain* eu que tous les argumens , de la liberté de Thomme & du mérite de la vertu. Combien de gens font foiblement tentés & fucconjbent ? Pour Julie; mes yeux le virent, & mon cœur le feniit : Elle foutint ce jour - le plus grand combat qu'âme humaine ait pu foutenir ; elle vainquit pourtant: mais qu'ai -je fait pour refler fi loin d'elle V O Edouard ! quand féduit par ta maîtreffe tu fus triompher à la fois de tes defirs & des fiens , n'étois-tu qu'un homme? fans toi , j'étois perdu , peut - être. Cent fois dans ce jour périlleux le fouvenir de ta vertu m'a rendu la mienne.

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