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G. MICHAUT

MAITRE DE CONFERENCES A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS

La Bérénice

de Racine

PARIS SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE

ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET Cle

15, RUE DE CLUNY, 15

1907

I

g: michaut

La Bérénice

de Racine

PARIS

SOCIÉTÉ FRANÇAISE D1MPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE

ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET Cie

15, RUE DE CLUNY, 15

1907

A MA FEMME

AVERTISSEMENT

Lorsque j'ai été amené par les circonstances à étudier spécialement Bérénice, je pensais, comme tout le monde, que cette pièce de se- cond plan, un peu effacée au milieu des autres, y restait à juste titre un peu négligée. Bérénice ne marquait pas une date dans la vie de Ra- cine. Entre Britannicus et elle, il n'y avait pas ce progrès littéraire qui éclate entre Alexandre et Andromaque ; entre elle et Baja~et, il ne s'é- tait pas produit cette évolution morale que l'on devine ou que l'on suppose entre Iphigé- nie et Phèdre. Bérénice procédait exactement de la même inspiration que les tragédies qui l'ont immédiatement précédée et que celles qui l'ont immédiatement suivie. Qu'elle occupât tout juste le centre de l'œuvre tragique de")> Racine, encadrée entre quatre pièces profanes antérieures et quatre postérieures (les deux \ pièces religieuses formant naturellement un groupe séparé), c'était une simple rencontre :

VIII AVERTISSEMENT

elle n'était centre que selon la chronologie, et, la plus grêle de toutes, elle semblait de toutes la moins importante.

Comme tout le monde, sur la foi de Fonte- nelle, de Voltaire et de quelques autres, je croyais que Bérénice avait été demandée, presque imposée à l'auteur par une princesse amie des lettres et émue de tendres souvenirs : curieuse de faire lutter sous ses yeux les maîtres incontestés du théâtre d'alors, dési- reuse de renouveler en elle des sentiments à peine éteints, en contemplant, parée de tous les prestiges de l'art et de la poésie, une tou- chante aventure trop semblable à la sienne. Dès lors, si l'on pouvait admirer ou critiquer la façon dont Racine s'était acquitté de sa tâche, il devenait impossible de le louer ou de le blâmer pour le choix d'un tel sujet : à lui n'en revenaient ni le mérite ni la faute. De ce choix en lui-même on ne pouvait donc rien conclure touchant les doctrines, ou les ten- dances, ou les intentions du poète, et, tout au moins par son sujet, Bérénice, la plus imper- i~ sonnelle des pièces de Racine, en devenait aussi la moinscaractéristique.

Comme tout le monde enfin, j'estimais que Bérénice était à peine une tragédie ; qu'elle res-

AVERTISSEMENT IX

semblait bien plus à une élégie dialoguée qu'à un drame véritable. L'action m'en parais- sait étrangement rudimentaire. Qu'on la fît essentiellement consister en la séparation de deux amants épris et malheureux, qu'on la vît plutôt dans le déchirement de l'àme de Titus, forcé de choisir entre son amour et ses obligations d'empereur romain, c'était une matière suffisante pour un cinquième acte, mais bien maigre pour remplir cinq actes entiers. Sans doute, d'avoir su « ménager » cette séparation ou ce déchirement avec plus « d'art » encore que le courroux d'Achille n'est ménagé dans Y Iliade, c'est une réussite. Mais de pareils tours de force ont quelque chose d'artificiel : « Ce que peut la vertu d'un homme, dit fort justement Pascal, ne se doit pas me- surer par ses efforts, mais par son ordinaire. » Il en est de même du mérite d'un écrivain, je Ainsi Bérénice paraissait une pièce exception- nelle dans l'œuvre de Racine. On y pouvait sans doute admirer les ressources presque infinies de son talent ; peut-être même, à la prendre, comme Sainte-Beuve, pour « une charmante et mélodieuse faiblesse » du poète, y pouvait-on apercevoir « son goût secret et sa pente naturelle » ; à coup sûr, il était vain d'y

X AVERTISSEMENT

rechercher ses véritables doctrines littéraires, son véritable système dramatique, et, à juger Racine d'après Bérénice, on n'aurait de- son génie qu'une idée incomplète et fausse. /

Mais, à y regarder de plus près, j'ai pensé autrement.

Certains indices m'ont fait croire qu'à l'é- poque même Racine venait de publier Bérénice, il s'est produit dans sa vie intérieure, sinon une vraie crise, du moins un commence- ment d'évolution morale, dont sa conversion, si brusque d'apparence, après l'échec de Phèdre, aurait été l'aboutissement lointain. Bérénice^ alors serait la dernière pièce qu'il ait composée \ au moment la gloire littéraire était encore tout pour lui ; il se mettait tout entier à ta conquérir, sans hésitation ni scrupule ; où, prenant chaque jour plus claire conscience de son génie et désireux de le faire reconnaître à ses ennemis mêmes, il redoublait d'efforts pour en donner l'expression la plus originale et la plus parfaite. Et de cela seul Bérénice rece- vrait une valeur toute nouvelle.

La légende d'après laquelle Henriette d'An- gleterre aurait imposé leur sujet commun à Corneille et à Racine, quand je l'ai plus attenti- vement examinée, m'a paru, sinon évidemment

AVERTISSEMENT XI

fausse, au moins bien incertaine et bien in- vraisemblable. Or, si on l'écartait, il faudrait bien admettre que le choix de Racine fut libre, réfléchi, prémédité. Ce serait en pleine con- naissance de cause et volontairement qu'il se serait attaqué à un sujet pris par Corneille, avec l'intention très nette de livrer une nou- velle bataille à son rival et sur le terrain le plus favorable. Si telles étaient ses intentions, le choix même de ce sujet serait d'une impor- tance capitale, et par Bérénice deviendrait 1 une de ses tragédies les plus significatives.

Enfin, plus scrupuleusement j'ai analysé la i pièce, et moins j'y ai reconnu cette élégie sans action ou cette action languissante. Tout au contraire, la donnée de Bérénice est éminem- ment dramatique, s'il est vrai qu'elle consiste clans l'évolution morale par laquelle une femme s'élève lentement, en luttant contre une nécessité inflexible, malgré son amour, I malgré sa colère, malgré son désespoir, à la hauteur d'un sacrifice consenti. Nous aurions là, opposée aux tragédies de la volonté obsti- nément immuable et tendue se complaît Corneille, la tragédie du cœur ; opposée aux tragédies dans lesquelles il entasse les compli- cations extérieures, la tragédie tout intime et

XII AVERTISSEMENT

psychologique. Et Bérénice apparaîtrait dès lors comme la plus représentative des tragé- dies de Racine, celle se découvrirait le mieux l'idéal de son art et de son drame.

Si de telles vues semblaient vraies, on voit quelles conséquences s'en tireraient et pour la biographie de Racine, et pour l'histoire de ses oeuvres, et pour l'intelligence de son théâtre. Sa conversion s'expliquerait mieux, par des raisons à la fois plus vraisemblables et plus nobles. On sentirait mieux peut-être combien son activité littéraire a été dominée par sa riva- lité avec Corneille, et l'on verrait pourquoi, de Britannicus à Mithridate, abandonnant la fable et abandonnant Euripide, il s'est attaché aux sujets historiques. Et Ton éviterait enfin cette véritable contradiction tombent les cri- tiques lorsqu'ils voient dans Bérénice une œuvre de hasard, un accident, alors qu'ils doi- vent reconnaître dans la préface de Bérénice l'expression la plus complète et la plus exacte du système dramatique de Racine : loin de paraître une exception parmi les tragédies raciniennes, ou simplement une exagération, Bérénice en deviendrait le type même.

Sans doute j'ai éprouvé tout à la fois un sentiment de surprise et un sentiment de dé-

AVERTISSEMENT XIII

fiance, quand j'ai vu mon étude aboutir ainsi à des résultats que les critiques et les com- mentateurs contredisent explicitement par leurs appréciations ou implicitement par leur silence. J'ai soumis alors mes raisonnements comme mes conclusions à une revision sévère ; j'ai cherché gisait l'erreur probable, et pour ainsi dire j'ai refait mes calculs. Mais enfin il faut bien avoir le courage de son opinion dûment contrôlée ; et ces conclusions, qui me semblent vraies, bien que nouvelles et inat- tendues, je les présente au public, qui jugera.

G. Michaut. Janvier igoy.

J'ai réuni dans l'appendice les témoignages contemporains sur Bérénice : la Critique de Bérénice par l'abbé de Villars d'après les éditions originales (première partie, petit in- 12 chez Louis Bilaine, Michel Le Petit et Etienne Michault, 1 67 1 ; deuxième partie, petit in- 12, chez Bilaine et Michallet, 1671) ; la Ré- ponse à la Critique de Bérénice par le Sieur de S*** (abbé Je Satnt- Ussans ? Subligny ?) d'après l'édition originale (petit in- 12, chez Guillaume de Luynes, 1671) ; les lettres de Bussy-Rabutin et de Mme Bossuet, d'api es la correspondance de Bussy, édition Lalanne; la Comédie anonyme de Tite et Titus ou les Bérénices, à défaut de l'édition originale (Utrecht, 1673) d'après le recueil de l'abbé Granet (Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, Paris, Gisseq, 1740). Je ne me suis pas astreint à reproduire l'orthographe et la ponctuation, également capricieuses, de ces éditions ; mais j'ai eu soin d'avertir toutes les fois que ma manière de ponctuer tranchait quelque difficulté d'interprétation.

Ce que nous connaissons le moins de la vie d'un écrivain illustre, ce sont d'ordinaire les commencements. Si lui-même, comme Rous- seau ou Chateaubriand, n'a plus tard raconté ses premières années; si quelque parent ou quelque ami, comme Paul de Musset pour son frère ou Mme Hugo pour son mari, ne nous apporte son témoignage, encore dans les deux cas le récit ne laisse-t-il point d'être suspect, à grand'peine pouvons-nous retrouver quelques épisodes de son enfance et de sa jeunesse; et, le plus souvent, les choses que nous désirerions le plus savoir nous échappent malgré tout. Puis, à mesure que la réputation de l'auteur grandit, l'attention de ses contemporains est attirée sur lui : ils parlent de lui entre eux ; à propos de ses œuvres, ils s'enquièrent de sa personne, de son caractère, de sa vie ; sans dessein prémé- dité, ils forment de la sorte comme un dossier épars nous pouvons ensuite puiser des

4 BÉRÉNICE

renseignements précieux ; les ennemis et les admirateurs, les critiques et les biographes s'en mêlent enfin ; et plus il entre dans la gloire, plus il entre aussi dans la lumière. Sans doute cette lumière nous semble parfois insuffisante : il y reste des points obscurs ; des énigmes insolubles nous irritent encore ; d'importantes questions demeurent sans réponse. Mais ces ignorances et ces incer- titudes partielles ne sont rien au prix de l'ignorance quasi totale et de la générale incertitude se cachent les époques de formation première et d'apprentissage.

Par une fortune singulière, il en va tout autrement pour Jean Racine. Nous n'ignorons point son enfance et sa jeunesse, passées loin des yeux du monde, dans l'obscurité de sa condition modeste. Nous n'ignorons point sa maturité grave, écoulée presque tout entière dans une retraite dont il ne sortit que malgré lui et pour un instant, dérobée à la curiosité de la foule par un effacement volontaire. Mais les années il brilla sur la scène et dans le monde, celles ses succès et sa gloire furent le plus éclatants, celles enfin son œuvre attira le plus l'universelle attention du public, des admirateurs et des jaloux, sont préci-

« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 5

sèment celles où, lui-même, il échappe le plus à nos prises.

Enfant de Port-Royal, étroitement appa- renté à plusieurs des religieuses, élève des illustres « Messieurs » aux « Petites-Écoles », il se trouve être de ceux sur lesquels les innom- brables écrits des jansénistes fournissent des renseignements. Bon nombre de ses lettres ou des lettres de ses correspondants, pour cette période décisive dans la formation d'un esprit et d'un caractère qui s'ouvre aux en- virons de la vingtième année, sont conser- vées dans le recueil de ses œuvres : elles nous apportent comme un journal de sa vie et de ses actions, mais plus encore de ses dispositions morales, de ses sentiments et de ses idées, de ses goûts littéraires, de ses ambitions enfin et de ses plans d'avenir.

Si Louis Racine, son fils, l'a trop peu connu (i) pour nous raconter d'après ses propres souvenirs les vingt dernières années de son père, du moins, sur ces années mêmes, il nous a transmis directement la tradition

(i) « Il (mon père) était tendre pour moi-même, qui ne faisais guère que de naître quand il mourut, et à qui ma mémoire ne peut rappeler que ses caresses. » (Introduction des Mémoires sur la vie de Jean Racine.)

<3 BÉRÉNICE

familiale. Grâce à ses pieux Mémoires, nous pénétrons dans la vie intime du poète désa- busé et nous en croyons devenir les témoins. Mais, encore, c'est par ses lettres que Racine nous est le mieux connu. Il s'y peint avec une candeur charmante, soit que, écrivant à Boi- leau, il nous laisse voir ce qui reste en lui de l'homme de lettres en même temps qu'il s'y montre ami sincère et fidèle, soit que, écrivant à son fils, il se révèle à nous chef de famille et père, si bon, si simple, si simplement voué aux devoirs austères et doux, comme s'il n'avait jamais su quel était l'attrait des passions dan- gereuses ou quel était l'enivrement de la gloire profane.

Mais, pour les treize années que troublèrent et ces mêmes passions et la poursuite ardente de cette même gloire, les treize années capitales à nos yeux, toutes ces sources nous font à la fois défaut. Quand ils en arrivent au moment l'ingrat oublia les leçons et les exemples de ses vénérables maîtres (i), il les renia même et se joignit à leurs railleurs pour venger les blessures de son amour-propre,

(i) Dès juin 1661 sans doute, si la lettre railleuse qu'on place à cette date est bien datée (Edition des Grands Ecrivains, vi, 405).

« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE J

les jansénistes s'affligent, ils soupirent, ils rou- gissent, ils parlent d'imprudence, de relâche- ment, et « se taisent du reste » (i). Pris entre sa sincérité et son amour filial, Louis Racine est embarrassé : il avoue des « faiblesses » (2), il les excuse de son mieux, il risque de chari- tables— et candides interprétations (3). Mais on sent qu'à vrai dire il ne sait rien de sûr.

(1) « Il oublia, dit le Supplément au Nécrologe, il oublia pendant quelque temps la sainte éducation qu'il avait reçue et suivit les voies du siècle. 11 s'appliqua imprudemment à composer des tragédies auxquelles le théâtre français donna toutes sortes d'applaudissements, Mais se souvenant enfin de son relâchement, il rentra dans ses premiers sentiments et rentra dans la pratique des bonnes œuvres. » On connaît aussi l'amusante erreur est tombé le candide rédacteur du Nécrologe, qui a pris la Thébaïde pour un ouvrage de piété : « 11 fit paraître qu'il avait apporté en naissant de grandes dis- positions pour les sciences qu'il eut occasion de cultiver et de perfectionner avec les savants solitaires qui habitaient ce désert. La solitude qu'il y trouva lui fit produire sa Thébaïde qui lui acquit une très grande réputation dans un âge peu avancé. Insensiblement séduit par les charmes du siècle, il s'y laissa aller et parut avec éclat sur le théâtre des savants poètes et dans l'Académie française. Mais enfin sa piété l'emportant sur ces fausses lueurs, il renonça aux Muses profanes. »

(2) « le ne prétends pas soutenir qu'il ait toujours été exempt de faiblesse, quoique je n'en aie entendu raconter aucune. » {Mémoires sur la vie de Jean Racine.)

(3) Les « assiduités » de Racine auprès de la Champmeslé s'expliquent par les leçons de déclamation et les conseils qu'il donnait à cette actrice, qui avait « de la beauté, de la voix et de la mémoire », mais « peu d'esprit. y>[lbid.)

8 BÉRÉNICE

Fils de cette Catherine de Romanet qui, épousant un des plus grands poètes dramati- ques dont s'enorgueillisse la littérature, «ignora toute sa vie ce que c'était qu'un vers », ne vit, ne lut jamais aucune des tragédies de son mari et « en apprit seulement les titres par la conver- sation » (i), il n'a rien su par elle ni sur ces œuvres, ni sur ce que fut la vie du poète aux temps elles furent composées. A ce sujet, il ne dit presque rien que tout le monde ne sache, et, sur cette période au moins, ce n'est qu'un témoin comme les autres, moins autorisé que les autres : il n'est pas mieux informé et il est moins impartial. Quant à la correspondance de Racine, elle présente ici une lacune énorme : entre 1664 et 1677, on ne possède guère que deux billets insignifiants. Pourquoi Boileaul n'eut-il pas l'idée de raconter cette existence à laquelle la sienne a été, et de tant de façons, si mêlée? Mais puisqu'il ne l'a point fait, à part; quelques allusions recueillies dansles épigram- mes et les chansons du temps ou dans les lettres de Mme de Sévigné (racontars controu- vés peut-être, en tout cas invérifiables), nous n'avons rien qui nous renseigne sur la biogra-

(1) Mémoires sur la vie de Jean Racine, seconde partie.

« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 9

phie de Racine, depuis le jour le succès de la Thébàide en fit un auteur dramatique, jusqu'au jour l'insuccès frelaté de Phèdre lui four- nit l'occasion de cesser de l'être. Pour toute cette période, l'homme disparaît derrière l'écrivain, et son histoire se confond avec l'histoire de ses œuvres.

L'idée nous vient alors de les interroger, ces œuvres, et de leur demander le secret du poète. Qu'a-t-il mis de lui-même, de son âme et de son cœur, de ses joies et de ses peines, dans la bouche de ses personnages ? Parmi tant de paroles si touchantes, tant de cris si péné- trants d'amour, de jalousie, de chagrin, de colère, de désespoir, aucun n'exprime-t-il des sentiments qu'il ait personnellement éprouvés? Et dans ses créations enfin, n'y aurait-il pas une part de confidence ? Recherche séduisante et vaine! L'existence de véritables aveux, fus- sent-ils indirects et voilés, répugne par trop à la notion même de tragédie et de tragédie clas- sique. Et quand ils y seraient d'ailleurs, com- ment les pourrions-nous découvrir^ tâtons, sans aucun moyen de contrôle qui assure nos induc- tions, sans aucun renseignement certain qui garantisse nos hypothèses? Il faudrait, dans ces ténèbres, je ne sais quel don surhumain de

1*

I O BERENICE

divination, et, par l'infinie variété des sensibi- lités humaines, la vérité, saisie, demeurerait encore incommunicable.

Pourtant, je ne sais si l'on a tiré des tragé- dies de Racine tout le parti qu'on en peut tirer. Elles ne se présentent pas seules, avec l'impersonnalité de leur genre objectif : le poète les introduit par des Dédicaces et des Préfaces qui font pour ainsi dire corps avec elles ; et là, il parle en son propre nom, à découvert. A-t-on suffisamment cherché ce qu'il nous y révèle de lui-même ? Sans doute, il apparaît ici comme auteur, non comme homme. Il s'explique expressément sur les événements de sa vie d'auteur : triomphes et insuccès, approbations obtenues et rivalités soulevées ; il expose expressément ses doctri- nes Sauteur : valeur des règles, définition et lois de la tragédie. Des événements de sa vie d'homme : liens formés et dénoués, chagrins et plaisirs ressentis, il n'en raconte aucun ; de ses doctrines d'homme : croyances, opinions, il n'en exprime aucune. N'importe : l'homme perce et, si Ton y regarde d'un peu près, on verra que les Dédicaces et les Préfaces (i) nous

(i) Pour faciliter l'intelligence de ce qui va suivre, je donne

« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE I I

apprennent quelque chose sur la vie morale de Racine et sur son histoire intérieure.

ici la chronologie de ces Dédicaces et Préfaces, sous leurs différentes formes.

1664. Dédicace de la Thébaïde au duc de Saint-Aignan.

1666. Dédicace d'Alexandre le Grand au Roi.

Première Préface d'Alexandre le Grand (première forme).

(La même année, vers janvier, la première Lettre à l'auteur des Hérésies imaginaires et des deux Visionnaires ; en mai, la deuxième (non publiée) ; en 1667, la Préface (non publiée) de ces deux lettres.)

1668. Dédicace d'Andromaque à Madame. Première Préface d'Andromaque.

1669. Au lecteur des Plaideurs [variantes sans importance en 1676, etc.]

1670. Dédicace de Britannicus au duc de Chevreuse. Première Préface de Britannicus.

1671. Dédicace de Bérénice à Colbert.

Préface de Bérénice [variantes de détail en 1676].

1672. Première Préface d'Alexandre, le Grand (deuxième forme). La dédicace au Roi est maintenue.

Première Préface de Bajazet. Pas de dédicace.

1673. Suppression delà dédicace à Madame en tête de la réédition d'Andromaque.

Préface de Mithridate (première forme). Pas de Dédicace.

1675. Préface d'Iphigénie. Pas de Dédicace.

1676. Premier recueil : Suppression de toutes les Dédicacer^

Préface de la Thébaïde. Deuxième préface d'Alexandre (pre- mière forme) [quelques variantes en

1681]. Deuxième préface d'Andromaqne. Deuxième préface de Britannicus. Deuxième préface de Bajazet (pre- mière forme).

1 2 BÉRÉNICE

Préface de Mithridate . (deuxième forme). 1677. Préface de Phèdre.

1687. Deuxième préface d'Alexandre (deuxième ferme). 1689. Préface tiEsther. 1691. Préface d'Athalie. 1697. Deuxième préface de Bajazet (deuxième forme).

La première pièce de Racine obtint un succès sinon éclatant, du moins fort honorable. Lorsque, tout heureux d'un pareil début et soutenu dans ses ambitions littéraires par l'ac- cueil encourageant du public, le jeune auteur publia sa Thébaïde, il la dédia au duc de Saint- Aignan. Un pareil choix était tout naturel et dicté par la reconnaissance. La Nymphe de la Seine, puis la Renommée aux Muses avaient valu à Racine deux gratifications royales et son entrée à la cour. Néanmoins, quels que fussent et son mérite et le sentiment qu'il en avait et son tact naturel, il désirait sans doute trouver quel- que protecteur dans ce monde inconnu pour lui, quelque guide dans ce « métier » de courtisan qu'il jugeait encore « assez ennuyant ». Or le duc, ayant lu la Renommée aux Muses et l'ayant trouvée « fort belle », avait demandé les autres ouvrages de l'auteur, l'avait demandé lui-même

14 BÉRÉNICE

et s'était fait dès lors son patron (i). Mais le choix était aussi heureux. Amateur des belles- lettres et qui les cultivait lui-même, semant de-ci de-là des essais poétiques, reçu l'année précédente à l'Académie française, François de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan, pair de France, chevalier des ordres du Roi et premier gentilhomme de sa chambre, se piquait d'être à la cour l'introducteur des hommes de lettres.

(i) M. Paul Mesnard dit à ce sujet (Notice biographique sur Jean Racine, édition des Grands Ecrivains, I, 5&): « La Renom- mée aux Muses lui valut un protecteur à la Cour, le comte de Saint-Aignan, qui, se piquant de bel esprit lui-même, aimait à rendre service aux gens de lettres. Peut-être le jeune poète lui avait-il été recommandé par le duc de Luynes... Quoi qu'il en soit, le comte de Saint-Aignan fut charmé de l'ode ; il se fit présenter l'auteur, et voulut connaître ses autres ouvrages. Racine, sous ses auspices, commença à entrevoir la cour. Le voilà déjà, en novembre 1663, au lever du roi : « Vous voyez, écrivait-il alors à Le Vasseur, que je suis à demi courtisan, mais c'est à mon gré un métier assez ennuyant. » Il y allait cependant prendre goût. » Ce récit semble laisser croire que le comte (depuis duc) de Saint-Aignan s'est fait l'introducteur de Racine à la cour, et l'on dirait que, si le poète est admis au lever, il le doit à ce grand seigneur. Il n'en est rien: Racine avait déjà ses entrées à la cour, qu'il n'avait pas encore vu le comte. Il le dit expressément dans sa lettre à Le Vasseur : « La Renommée a été assez heureuse. M. le comte de Saint-Aignan l'a trouvée fort belle. Il a demandé mes autres ouvrages et m'a ■demandé moi-même. Je le dois aller saluer demain. Je ne l'ai pas trouvé aujourd'hui au lever du roi... » Mais si le comte n'a pas fait entrer Racine à la cour, il l'y a du moins soutenu et guidé.

« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE I 5

Molière, auquel il venait de donner l'occasion de divertir le roi en organisant les Plaisirs de Vile enchantée, avait éprouvé quelle était l'heu- reuse influence de ce ministre in partibus des fêtes et plaisirs littéraires : Racine pouvait espérer de l'éprouvera son tour comme Molière, comme Corneille, comme Scarron, comme tant d'autres. Dans ce choix seul et dès le début de sa carrière littéraire et mondaine, nous voyons donc comment Racine sait se pousser, comme il a l'habileté de choisir des protecteurs capables de le soutenir effectivement, tels aussi qu'il les puisse publiquement louer sans rien perdre de sa dignité et sans se diminuer lui- même : ce n'est pas lui qui eût été s'abaisser à flatter un Montauron.

Et dès lors aussi, on voit comme il possède l'art délicat de la flatterie. Il sait que ces grands seigneurs mêlent un peu de condescendance au bienveillant intérêt qu'ils manifestent pour les hommes de lettres; qu'ils veulent bien avoir du goûteten être loués, maisqu'ils seraient blessés d'être loués de cela seulement, comme si leur rôle et leur rang n'exigeaient pas d'autres mé- rites, ne comportaient pas d'occupations plus relevées. Racine n'oublie donc pas de rappeler les exploits guerriers du duc. «... Je n'ap-

1 6 BÉRÉNICE

préhende rien pour [ma pièce], puisqu'elle sera assurée d'un Protecteur que le nombre des ennemis n'a pas accoutumé d'ébranler. On sait, Monseigneur, que si vous avez une parfaite con- naissance des belles choses, vous n'entreprenez pas les grandes avec un courage moins élevé et que vous avez réuni en vous ces deux excel- lentes qualités qui ont fait séparément tant de grands hommes. » La fierté du gentilhomme une fois satisfaite de la sorte, la vanité de l'ama- teur reçoit à son tour sa pâture. L'ouvrage de Racine « n'a peut-être rien de considérable que l'honneur d'avoir plu » au duc ; rien n'est pour le poète « plus glorieux que l'approbation d'une personne qui sait donner aux choses un si juste prix et qui est lui-même l'admiration de tout le monde»; les louanges qu'il en a obtenues lui ont été « avantageuses » ; si le public Ta favorablement accueilli, c'est sans doute qu'on n'a pas osé démentir le jugement que [le duc avait] donné en sa faveur, et il semble que [le duc lui ait] communiqué ce don de plaire qui accompagne toutes [ses] actions. » Double habileté dans ces paroles. En même temps que Racine complaît à son protecteur en rappor- tant à lui seul le succès de la pièce, il met ce succès à l'abri d'une autorité imposante : pour

« BERENICE » DANS LA VIE DE RACINE 17

oser critiquer la Thébaïde, il faudra oser con- tredire au duc de Saint-Aignan.

Mais VEpître dédicatoire ne nous fait pas seulement connaître l'habileté de Racine dans le choix de ses patrons, dans l'art de se les atta- cher et de les utiliser, elle nous révèle aussi quel fut pour lui le premier enivrement de la gloire. Son triomphe chose bien naturelle chez un jeune homme de vingt-quatre ans dont le premier ouvrage n'a pas déplu perce dans toutes ses paroles. En vain use-t-il d'une modestie vou- lue, sa joie transparaît sous les formules obli- gatoires : «... Mais véritablement cet honneur- [de vous avoir plu] est quelque chose de si grand pour moi que, quand ma pièce ne m'au- rait produit que cet avantage, je pourrais dire que son succès aurait passé mes espérances. » Comme on sent qu'à son avis « sa pièce lui a produit d'autres avantages ! » Il se pare de l'approbation de. l'homme de goût, bon juge des ouvrages de l'esprit, qu'est à ses yeux le duc de Saint-Aignan. Et quand il rappelle, avec une atténuation de bon ton, que « la Théba'ide a reçu quelques applaudissements », on voit ce qu'il faut entendre sous ces paroles et que Racine savoure le souvenir de sa victoire.

Enfin, un mot dénonce en lui l'impatience

1 8 BÉRÉNICE

de la critique, c'est ce mot : « quelques ennemis qu'elle puisse avoir... » D'ennemis, la Thêbàide n'en a point eu ; le succès n'en a pas fait assez d'éclat pour susciter les jalousies ; la vingtaine de représentations qui en furent données de 1664 a 1 665 ne paraît avoir pu causer d'inquié- tudes à aucun auteur en vogue ; enfin, aucune brochure, aucun pamphlet, aucune allusion hostile, aucune épigramme même n'ont paru contre elle du moins à cette époque (1). La seule chose dont Racine ait peut-être eu le droit de se plaindre, est le silence de Loret : et c'est insuffisant pour justifier ce mot d'ennemis. Il ne peut donc être question ici que de quelques critiques orales, de quelques jugements sévères échangés entre quelques spectateurs ou plus tard dans quelques salons. Ce sont choses qu'il n'y a point lieu de prendre si fort à cœur ni de signaler comme des témoignages d'ini- mitié véritable.

Dès lors, les dédicaces de Racine, avec de très légères différences, présentent toutes les mêmes caractères. L'année suivante, Racine publie Alexandre

(1) L'accusation de plagiat n*a été lancée qu'en 1675 par Barbier d'Aucour, dans son Apollon charlatan ou vendeur de Mithridate.

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le Grand. Cette fois, il ne perd pas de temps à chercher quelque grand seigneur dont le patro- nage soit à la fois glorieux et profitable; il va tout droit au plus puissant de tous, au Roi. Et de ce choix heureux et habile, il tire encore tout le parti possible. Avant même d'entamer le panégyrique enthousiaste qu'aucun auteur du temps n'a refusé à Louis XIV, il se pare de l'approbation souveraine, il intéresse à son suc- cès l'autorité la plus imposante, il consacre par elle ce succès même, et s'en fait une défense contre toutes les attaques. «... J'espère que Votre Majesté ne condamnera pas cette seconde hardiesse [de la dédicace] comme elle n'a pas désapprouvé la première [du sujet]. Quelques efforts que l'on eût faits pour lui défigurer mon héros, il n'a pas plus tôt paru devant Elle qu'Elle l'a reconnu pour Alexandre. Et à qui s'en rapportera-t-on qu'à un Roi dont la gloire, est répandue aussi loin que celle de ce conqué- rant et devant qui l'on peut dire que tous les peuples du monde se taisent, comme l'Écriture l'a dit d'Alexandre ?... »

En 1668, Andromaque est imprimée pour la première fois. La pièce avait eu un succès presque aussi éclatant que celui du Cid. Nulle recommandation ne pouvait sans doute l'ac-

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croître et le prolonger, si ce n'est celle de la princesse charmante qui tenait dans la cour le premier rang aux côtés du roi; qui, reine des plaisirs, accordait la plus grande place auxplai- sirs de l'esprit ; dont les auteurs sollicitaient, dont les courtisans et les femmes suivaient les jugements délicats et fins: Henriette d'Angle- terre (i). C'est elle que Racine choisit pour sa protectrice. Avec un art exquis dans l'éloge, il affecta de n'y parler que du moindre de ses mérites, les titres qu'elle avait « à cette gloire obscure que les gens de lettres s'étaient réser- vée » ; et quant à ses autres « excellentes qua- lités », ces qualités qu'il avait célébrées expressément dans le duc de Saint-Aignan et chez le Roi lui-même, il les rappelle seule- ment par de respectueuses réticences, comme s'il ne convenait pas qu'une femme, et qu'une femme comme elle, vît ses vertus étalées en public. Mais cette louange du goût de Madame permet à Racine d'insister davantage et sur la part qu'elle a dans le succès de la tragédie, et sur la grandeur de ce succès et sur la vanité de toutes les critiques : « Ce n'est pas sans sujet que

(i) « Elle connaissait si bien la beauté des ouvrages de l'es- prit, que l'on croyait avoir atteint la perfection, quand on avait su plaire à Madame. » (Bossuet. Oraison funèbre.)

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jemets votre illustre nom à la tête decetouvrage. Et de quel autre nom pourrais-je éblouir les yeux de mes lecteurs que celui dont mes spectateurs ont été si heureusement éblouis. On savait que Votre Altesse Royale avait daigné prendre soin de la conduite de ma tragédie. On savait que vous m'aviez prêté quelques-unes de vos lu- mières pour y ajouter de nouveaux ornements. On savait enfin que vous l'aviez honorée de quelques larmes dès la première lecture que je vous en fis. Pardonnez-moi, Madame, si j'ose me vanter de cet heureux commencement de sa destinée. Il me console bien glorieusement de la dureté de ceux qui ne voudraient pas s'en laisser toucher. Je leur permets de condamner Andromaque tant qu'ils voudront, pourvu qu'il me soit permis d'appeler de toutes les subti- lités de leur esprit au cœur de Votre Altesse Royale. » Ainsi les spectateurs ont été « éblouis » par le nom de Madame et ils n'ont pu accueillir la tragédie que comme elle l'avait fait et comme elle le désirait. Ainsi ceux qui oseraient blâmer quelque chose dans la pièce ne courraient pas seulement le risque de se mettre en opposition avec une autorité si haute, ils s'exposeraient même à censurer des beautés qu'elle a inspirées. Ainsi enfin ceux qui ont le

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cœur « dur » et l'esprit trop « subtil » et qui serait-ce, sinon Corneille et les partisans de Corneille? voient leurs sévères jugements cassés et comme anéantis par un jugement sou- verain et sans appel.

Lorsqu'il fallut, un an après, trouver un per- sonnage qui se fît auprès du public le répondant et le protecteur de Britannicus, le choix devint malaisé. La pièce avait presque essuyé un échec, et c'était en somme un honneur médiocre à faire à quelque noble amateur des lettres, que d'attacher son nom à une œuvre si discutée. Racine résolut élégamment la difficulté. Il dé- dia sa tragédie au duc de Chevreuse, un jeune homme, plus jeune que lui, élève comme lui de Lancelot, qu'il avait connu assez intimement à l'hôtel de Luynes, et qu'ainsi son âge, une sorte de camaraderie, le souvenir enfin d'anciennes relationsdevaientempêcher,nonpointpeut-être de refuser cet hommage Racine prétend du moins ne pas lui avoir demandé son agrément mais de le désavouer, une foisqu'ilseraitdevenu . public. D'autre part, le duc de Chevreuse por- tait un assez grand nom ; malgré sa jeunesse il tenaitun rang assez haut ; enfin ilétait devenu le gendre d'un assez grand personnage Col- *bert en personne pour que son nom recom-

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mandat la tragédie. Cette fois, Racine ne fit aucune allusion ni à son succès : il était trop peu certain, ni à ses ennemis : ils étaient trop et trop déchaînés. Mais, selon sa tactique ordi- naire, il fit sonner bien haut la faveur dont il jouissait auprès du duc de Chevreuse et, par ricochet, auprès de Golbert. Sans le dire trop expressément, pour ne les point compromettre dans ses querelles, il laissa entendre que le jeune duc s'était intéressé à Britannicus, que le grand ministre l'avait approuvé. Racine ne voulait pas « cacher plus longtemps au monde les bontés dont [le duc de Chevreuse] l'avait tou- jours honoré » ; il « ne pouvait se taire d'une protection aussi glorieuse que la sienne ». « Non, Monseigneur, continuait-il, il m'est trop avantageux que Ton sache que mes amis mêmes ne vous sont pas indifférents, que vous prenez, part à tous mes ouvrages, et que vous m'avez, procuré l'honneur de lire celui-ci devant un homme dont toutes les heures sont précieuses. Vous fûtes témoin avec quelle pénétration d'esprit il jugea de l'économie de la pièce, et combien l'idée qu'il s'est formée d'une excel- lente tragédie est au delà de tout ce que j'en ai pu concevoir. » Ainsi les ennemis de Racine ne pouvaient ignorer qu'ils s'attaquaient à un

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auteur et à une œuvre favorablement accueillis par le puissant ministre qui leur faisait obtenir leurs pensions.

C'est précisément à ce titre, de grand distri- buteur des bienfaits du roi aux hommes de lettres, de ministre des beaux-arts et de la littérature, par conséquent, que Cqjhert a reçu la dédicace de Bérénice. Elle est d'un ton fort respectueux, mais elle est aussi, comme il est naturel, triomphante. Dès les premiers mots, avec une hâte qui prouve combien il était heureux de cette revanche tant souhaitée, Racine prend acte du succès de sa pièce, et se pare des approbations les plus hautes, celle du ministre et celle du roi : « Quelque juste défiance que j'aie de moi-même et de mes ou- vrages, j'ose espérer que vous ne condamnerez pas la liberté que je prends de vous dédier cette tragédie. Vous ne l'avez pas jugée tout à fait in- digne de votre approbation. Mais ce qui fait son plus grand mérite auprès de vous, c'est, Monsei- gneur, que vous avez été témoin du bonheur qu'elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté. » La formule a beau être modeste, elle ne saurait nous tromper. Racine est enivré de sa victoire ; il est heureux d'en prendre à témoin, d'en citer comme garants, les premiers personnages du

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royaume et d'intéresser leur gloire à la sienne.

Ainsi, dans toutes les dédicaces, de la Thé- bàide à Bérénice, Racine se montre le même à nos yeux : désireux de se pousser dans_Je_ monde, et qui sait se choisir les protecteurs les plus imposants ; habile à se pousser dans le monde, et qui connaît l'art de se concilier ces grands personnages ; amoureux de la gloire littéraire, et qui fait servir l'autorité de tels patrons à rehausser la sienne ; impatient enfin de la critique, et qui l'écarté dédaigneusement, en invoquant des approbations auxquelles il soit presque inconvenant de contredire.

Or à partir de Bérénice, voici que Racine") change subitement. Aucune de ses pièces ne sera désormais dédiée à personne : elle affron^j teraseulele jugement du parterre et les censures des jaloux. Bien plus, presque aussitôt après la réédition d' 'Alexandre avec sa dédicace, en . 1672, toutes les dédicaces déjà parues seront supprimées, soit dans les rééditions des pièces anciennes, soit dans le premier recueil du théâtre complet, publié en 1676. Cette atti- tude nouvelle, il la faut expliquer.

Mais nous devons auparavant chercher si les Préfaces ne révéleraient pas quelque trans- formation semblable ou du moins analogue.

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II

La Thébaïde parut sans préface. Docile encore à l'influence de Corneille, le débutant n'avait guère de théories nouvelles à exposer ; autour de sa tragédie ne s'était point fait assez de bruit pour qu'il eût beaucoup de critiques à réfuter. Mais, à partir de sa seconde pièce, il en fut autrement, et désormais aucun de ses ouvrages dramatiques ne parut sans préface.

Je ne sais si l'on a fait assez attention à celle qu'il mit d'abord en tête de son Alexan- dre. On est habitué à considérer Andromaqne comme la première œuvre Racine soit véritablement lui-même: Cela est fort juste, car il y a réalisé pour la première fois une tragédie racinienne. Il n'en est pas moins vrai que, dès Alexandre, il en avait conçu l'idée et montré le caractère essentiel : dans sa préface avec quelques autres observations qui prou- vent combien il avait réfléchi sur la technique de son art il s'appuie sur « le goût de l'an-

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tiquité » pour vanter les sujets « simples » et se flatte d'avoir su « faire une pièce avec peu d'incidents et peu de matière ». Une pareille conception, qui contraste si fort avec l'amour des « pièces implexes » que manifestait Cor- neille, est déjà tout originale : Racine, à vingt- cinq ans, a conquis son indépendance et révèle sa personnalité littéraire.

Il y révèle aussi tout l'orgueil dont l'emplit son triomphe. C'est en vain qu'il entasse les formules de modestie : « Je n'ai pas prétendu donner au public un ouvrage parfait ; je me fais trop de justice pour avoir osé me flatter de cette espérance... Je veux croire que [mes illustres approbateurs] ont voulu encourager un jeune homme et m'exciter à faire encore mieux dans la suite... Ce n'est pas que je croye ma pièce sans défauts... » ; sous ces paroles de bienséance, sa joie transparaît et s'échappe. Tout à côté, il proclame bien haut « le succès avec lequel on a représenté son Alexandre » ; il rappelle les applaudissements que la présence de ses ennemis « n'a pas empêché le public de lui donner » ; il se flatte enfin « d'avoir été assez heureux pour faire une pièce qui a peut-être attaché [ses ennemis mêmes] malgré eux depuis le commencement

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jusqu'à la fin ». En réalité, on le sent grisé de sa jeune gloire.

Ici encore, comme dans ses dédicaces, on le voit s'appliquer à utiliser contre ses ennemis le prestige de ses approbateurs. La Rochefou- cauld, de Pompone, Mme de Sévigné et Mme de La Fayette ont applaudi à la lecture de sa pièce à l'Hôtel de Nevers ; Monsieur, Madame, le Prince de Condé, le duc d'Enghien, la Princesse Palatine, sont venus la voir au Palais-Royal ; le Roi, la Reine, Monsieur, ont agréé la représentation qui leur en a été donnée chez la comtesse d'Armagnac ; et ces illustres personnages ont porté sur Alexandre des juge- ments flatteurs (i). Ce sont pour Racine des arguments décisifs qu'il n'a garde d'oublier. Il rappelle comment « les premières personnes de la terre et les Alexandres de notre siècle se sont hautement déclarés pour lui » ; il réfute les reproches adressés à son Alexandre, par l'autorité « d'un des plus grands capitaines de ce temps » et par « les louanges qu'il a reçues de ceux qui étant eux-mêmes de grands héros, ont droit de juger la vertu de leurs pareils ».

(1) Cf. Paul Mesnard. Notice sur Alexandre le Grand (édition des Grands Ecrivains, I, 487.

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Sa tactique est ici de s'abriter derrière des noms respectés, d'associer pour ainsi dire à sa fortune les premiers de l'Etat.

Mais ce qui perce peut-être le plus dans cette préface, c'est l'impatience de toute critique. Racine dit bien en commençant « qu'il ne s'engagera point à faire une exacte apologie de tous les endroits qu'on a voulu combattre dans sa pièce » ; en réalité sa préface n'a pas d'autre objet. Il y reprend une à une toutes les objections qu'on a pu lui adresser, il les dis- cute l'une après l'autre. Et il les discute avec aigreur, persuadé qu'elles proviennent toutes de l'ignorance et du parti pris : ses critiques « n'ont lu l'histoire que dans les romans » ; il est inutile de leur représenter le goût de l'anti- quité, car on voit bien « qu'ils le connaissent médiocrement » ; les uns trouvent qu'Alexan- dre est trop peu amoureux, les autres s'étonnent qu'il ne paraisse que pour parler d'amour : ainsi ils se combattent l'un l'autre et détrui- sent réciproquement leurs censures, dont Racine triomphe. Mais ces épigrammes ne suffisent point encore à satisfaire l'amour- propre irritable de l'auteur. Il entend se ven- ger, rendre ridicules aux yeux de tous, ceux qui se sont permis de le combattre ; et il s'y

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entend : « Je n'ai pu m'empêcher de concevoir quelque opinion de ma tragédie, quand j'ai vu la peine que se sont donnée de certaines gens pour la décrier. On ne faitpoint tant de brigues contre un ouvrage qu'on n'estime pas. On se contente de ne le plus voir quand on l'a vu une fois et on le laisse tomber de lui-même sans daigner seulement contribuer à sa chute. Ce- pendant, j'ai eu le plaisir de voir plus de six fois de suite à ma pièce le visage de ces censeurs. Ils n'ont pas craint de s'exposer si souvent à entendre une chose qui leur déplaisait. Us ont prodigué libéralement leur temps et leurs peines pour la venir critiquer, sans compter les chagrins que leur ont peut-être coûté les applaudissements que leur présence n'a pas empêché le public de me donner Je n'au- rais jamais fait si je m'arrêtais aux subtilités de quelques critiques, qui prétendent assu- jettir le goût du public aux dégoûts d'un esprit malade, qui vont au théâtre avec un ferme dessein de n'y point prendre plaisir et qui croient prouver à tous les spectateurs, par un branlement de tête et par des grimaces affec- tées, qu'ils ont étudié à fond la poétique d'A- ristote ». C'est une véritable caricature, d'autant plus blessante pour ceux qui y sont

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visés, que les allusions y sont plus précises et qu'ils s'y peuvent mieux reconnaître. La vio- lence de la riposte prouve combien Racine avait pris à cœur les attaques dont sa pièce avait été l'objet. Qu'il eût peine d'ailleurs à supporter toute censure, cela ressort de la vivacité ironique et mordante avec laquelle, au début de cette même année, et en 1667 encore, il répondait « aux excommunications », toutes générales cependant et d'allure impersonnelle, que Nicole avait lancées contre les « empoi- sonneurs publics (1) ».

La préface à'Andromaque n'est pas conçue sur le même modèle. Quoique la pièce ait eu un succès bien plus éclatant que celui d'A- lexandre, Racine ne triomphe pas si haut : c'est à peine s'il fait une allusion à l'approba- tion presque unanime du public. Il ne tire pas argument de l'intérêt et de la part que Madame avait pris à sa tragédie: il lui suffit de l'avoir rappelé dans sa dédicace. Il se borne à dis- cuter un seul reproche : la férocité de Pyrrhus, et il y répond fort posément, en alléguant l'his- toire, la tradition, les règles du théâtre et les

(1) Première Lettre à l'auteur des Imaginaires, début de 1666; Deuxième lettre, 10 mai 1666; Préface destinée à ces deux lettres, 1667.

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adoucissements même qu'il s'est permis de son chef. Enfin il ne vise nommément personne : il se contente de rappeler en termes vagues que « des gens », que « deux ou trois per- sonnes», ont soulevé des objections. La raison en est assez simple. Les critiques adressées à Andromaque étaient presque insaisissables à l'heure Racine publia sa préface : elles avaient été tardives en raison de l'immense succès remporté ; elles étaient surtout orales, car la lettre de Saint-Evremond et la pièce de Subligny sont postérieures à l'impression delà tragédie. D'autre part, Racine voulait être pru- dent : il n'osait s'en prendre à découvert au plus illustre de ses censeurs, le grand Condé en personne, nia quelques autres, de moindre qualité sans doute, mais puissants encore, les d'Olonne et les Gréqui; quant à la masse de ses adversaires, les partisans acharnés de Cor- neille, il s'efforçait sans doute à les ménager, espérant encore ne point les heurter de front, puisqu'il s'était créé un genre nouveau grâce auquel il n'entrait point en lutte ouverte avec son illustre prédécesseur. Mais au fond, ses dispositions n'étaient point changées. Dans cette préface même, il y a déjà une phrase d'une ironie mordante perce sa mauvaise hu-

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meur : << J'avoue que Pyrrhus n'est pas assez résigné à la volonté de sa maîtresse et que Céladon a mieux connu que lui le parfait amour. Mais que faire ? Pyrrhus n'avait pas lu nos romans. Il était violent de son naturel. Et tous les héros ne sont pas faits pour être des «Céladons. » Elle percera encore bien da- vantage dans les épigrammes hardies, inju- rieuses, presque diffamatoires, qu'il lancera contre d'Olonne etCréqui : s'il n'a pas osé les attaquer et les punir dans une préface signée de son nom, ils n'ont rien perdu pour atten- dre, et les vers mordants, qui ont couru sous le manteau, leur ont porté la vengeance du poète. La modération relative de Racine dans cette préface, c'est donc tactique et prudence ; son désir de gloire, son orgueil, son impa- tience de la critique ne se sont en rien atté- nués.

L'avis Au lecteur des Plaideurs est écrit d'un ton fort dégagé. Racine paraît tout dis- posé à faire bon marché de sa comédie et n'at- tacher qu'une médiocre importance à cet essai dans le genre comique : l'idée lui en est venue par hasard et il n'y a guère vu qu'une distrac- tion ; il n'en voulait faire qu'une farce pour Scaramouche ; il eût volontiers renoncé à son

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projet, si ses amis ne l'avaient poussé et n'a- vaient, autant que lui, achevé sa pièce. Evi- demment la tragédie seule lui semblait digne d'un effort sérieux. Il n'en est que plus curieux de le voir, alors même, trahir son désir de succès et la rancune qu'il garde à ceux qui ne radmirentpassuffisamment.il proclame que « jamais comédie n'a mieux attrapé son but », et il se félicite d'avoir réjoui le monde sans « sales équivoques » ni « malhonnêtes plai- santeries » : voilà pour les rivaux, et peut-être pour Molière, à qui l'on a tant de fois reproché des sous-entendus réels ou non et une pré- tendue indécence. Quant aux spectateurs scru- puleux qui, après avoir ri, ont eu peur de n'avoir pas ri selon les règles, ou aux specta- teurs dédaigneux qui ont affecté de s'ennuyer à cette peinture de la chicane, Racine jouit de leur déconvenue : « La pièce bientôt après fut jouée à Versailles. On ne fit point de scrupule de s'y réjouir; et ceux qui avaient cru se dés- honorer de rire à Paris furent peut-être obli- gés de rire à Versailles pour se faire hon- neur. i> Voilà ce qu'ils ont gagné, ces raffinés, à faire les dédaigneux : il leur a fallu bien vite se déjuger complètement. Si nous nous sou- venons en outre que ce « on », c'est le Roi

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(Racine n'a pas voulu le nommer à propos d'une simple comédie), nous voyons qu'ici encore ne manque même point le recours ha- bituel aux autorités imposantes.

Mais c'est dans l'adversité, par la manière dont ils supportent leurs échecs, que l'on connaît le caractère des hommes de lettres, autant et plus que celui des autres hommes. Jusqu'ici elle avait été épargnée à Racine : son tour vint enfin. La modération voulue de sa préface d'Andromaque n'avait servi de rien : les par- tisans de Corneille s'étaient repris après leur déroute et s'étaient remis en campagne ; Saint- Evremond avait écrit sa LeltreàM. de Lionne; beaucoup de spectateurs, fatigués d'entendre appeler Andromaque un chef-d'œuvre, avaient applaudi à la Folle querelle de Subligny. C'était une opinion prônée par les admirateurs obstinés du vieux poète qu'il était inimitable dans les grands sujets, inégalable dans les pièces historiques ; et lui-même disait volon- tiers qu'à part lui il n'y a que des « douce- reux » et des « enjoués » (i). Racine voulut prouver que, lui aussi, il était capable de mettre en scène des Romains, de parler dignement

(i) Lettre à Saint-Evremond.

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de politique : il écrivit Bi~itannicus et il échoua, ou peu s'en faut. Il est d'autant plus curieux de lire la préface, écrite sous le coup de cette défaite. Racine est bien obligé de re- connaître qu'aucune de ses pièces ne lui a plus « attiré de censeurs » ; mais il proteste aussi que « de tous les ouvrages qu'il a donnés nu public, il n'y en a point qui lui ait attiré plus d'applaudissements ». C'est une affirmation bien suspecte, si l'on en rapproche non seule- ment tous les autres témoignages, mais le témoignage même de Racine dans sa seconde préface : là, il avoue franchement que « le succès ne répondit pas d'abord à ses espéran- ces », et il n'invoque plus d'hypothétiques applaudissements. A la première heure, on le voit, il a trop d'orgueil pour confesser son échec.

Il a trop d'orgueil aussi pour admettre une quelconque des critiques qui lui ont été faites. L'une après l'autre il les reprend, il les dis- cute, il se flatte de les réfuter par mille bonnes raisons : l'histoire, la convenance, les règles du théâtre, le droit des auteurs à rectifier les mœurs d'un personnage et d'un personnage peu connu. Encore tout exaspéré de sa chute, il est d'autant plus obstiné à ne se reconnaître

BÉRÉNICE 2

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. coupable d'aucune faute. On lui a reproché par exemple de faire reparaître Junie sur le théâtre après la mort de Britannicus. « La délicatesse est grande, s'écrie-t-il, de ne pas vouloir qu'elle dise en quatre vers assez tou- chants qu'elle passe chez Octavie. Mais, disent- ils, cela ne valait pas la peine de la faire reve- nir. Un autre l'aurait pu raconter pour elle. Ils ne savent pas qu'une des règles du théâtre est de ne mettre en récit que les choses qui ne se peuvent passer en action, et que tous les anciens font souvent venir sur la scène des acteurs qui n'ont autre chose à dire, sinon qu'ils viennent d'un endroit et qu'ils s'en re- tournent en un autre. » Ainsi la scène qu'on blâme est touchante, elle est imposée par les lois du théâtre, elle est autorisée par l'exemple des anciens ! Pourquoi donc Racine Pa-t-il sup- primée dans sa réédition de 1676? De même on s'est étonné, « scandalisé », que Racine ait choisi un homme aussi jeune que Britannicus pour le héros d'une tragédie; peut-être, quoi- que l'auteur n'en dise rien, était-ce moins sa jeunesse que son rôle effacé qui choquait dans ce personnage. Racine se justifie : le héros de sa pièce est conforme à ce que prescrit Aris- tote ; d'ailleurs sa jeunesse, son cœur, son

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amour, sa franchise, sa crédulité, le rendent digne de compassion. Il n'en est pas moins vrai qu'en 1676 Racine avouera : « C'est Agrippine que je me suis surtout efforcé de bien exprimer, et ma tragédie n'est pas moins la disgrâce d'Agrippine que la mort de Britan- nicus » : il reconnaît alors la valeur de l'objec- tion, puisqu'il l'esquive. Mais, on le voit, sur le premier moment, Racine ne veut faire aucune concession ; peu s'en faut qu'il ne s'écrie comme l'autre :

Et je vous soutiens, moi, que mes vers sont fort bons !

Plus caractéristique encore que toutes ces discussions, est l'emportement auquel Racine s'abandonne dans la première préface de Bri- tannicus. Assurément, il avait bien quelques motifs d'être mécontent : la cabale est cer- taine ; le récit de Boursault, dans son Arté- mise et Polyante, révèle le parti pris des «auteurs » et des « connoisseux » dispersés malignement à travers la salle, pour y censurer la pièce dès la première représentation et prévenir à leur gré les spectateurs; Corneille enfin eut le tort de se répandre ouvertement en critiques. Mais Racine en revanche se livre

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sans réserve à sa colère. Il s'en prend à ces « certaines gens » qui ont relevé de prétendus défauts dans sa tragédie et, fort dédaigneu- sement, il les taxe d'injustice et d'ignorance. Il s'en prend surtout à Corneille lui-même ; et là, ses allusions réitérées sont si claires, qu'en vérité autant eût valu nommer son ennemi. La première fois, il lui répond par un argu- ment ad hominem capable de le réduire au silence : oui, Racine a donné deux années de trop à Britannicus; mais Corneille n'a-t-il pas prolongé de douze ans le règne de Phocas, au risque de troubler toute la chronologie fondée

â« sur les années des empereurs » ? La seconde fois la riposte est encore plus violente. C'est un vrai catalogue de tous les défauts qu'une censure sans indulgence permet de relever dans les pièces de Corneille : pour plaire à ses admirateurs, il faudrait comme lui « trahir le bon sens », « s'écarter du naturel pour se jeter dans l'extraordinaire », « remplir l'action de quantité d'incidents qui ne se pourraient passer qu'en un mois, d'un grand nombre de jeux de théâtre, d'autant plus surprenants qu'ils seraient moins vraisemblables, d'une infinité de déclamations, l'on ferait dire aux acteurs tout le contraire de ce qu'ils devraient dire.

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Il faudrait, par exemple, représenter quelque héros ivre qui voudrait se faire haïr de sa maîtresse de gaîté de cœur (Attila), un Lacédé- monien grand parleur (Agésilas), un conqué- rant qui ne débiterait que des maximes d'amour (Pompée), une femme qui donnerait des leçons de fierté à des conquérants (Pom- pée)... » Et la troisième fois enfin, aggravant à chaque coup ses reproches, il accuse le caractère même de son rival : il feint de s'excuser du ton de cette préface même, afin de pouvoir invoquer la légitime défense; et ce lui est une occasion de lancer l'allusion san- glante « au vieux poète malintentionné, male- voli veteris poetœ, qui venait briguer des voix contre Térence jusqu'aux heures l'on représentait ses comédies. » Jamais auteur malheureux ne fit plus clairement voir son dépit ; jamais vanité blessée ne s'exprima en paroles plus amères.

La préface de Bérénice est d'un ton plus calme : le succès rassérène. Pourtant Racine n'oublie point de rappeler sa victoire ; les « quelques personnes » qui ont fait des réserves sur la conformité de sa pièce avec les règles du théâtre, ont avouer « qu'elle n'ennuyait point, qu'elle les touchait même

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en plusieurs endroits et qu'ils la verraient encore avec plaisir. » Il ne manque point de répondre aux observations critiques: avec res- pect quand elles viennent de personnes qu'il doit ménager, avec aigreur quand elles sont risquées par quelque abbé de Villars. La riposte au « libelle » de ce dernier comprend même au moins une citation inexacte, de nature à faire croire le pamphlétaire plus ignorant et plus sot qu'il ne le fut réellement. Cette espèce de falsification aurait fourni à l'abbé de Villars une réponse trop facile (il n'aurait eu qu'à rétablir son texte) pour qu'on puisse affirmer qu'elle soit volontaire. Peut-être Racine aura-t-il parlé par ouï-dire de ce compte- rendu malveillant : lui qui souffrait tant des critiques, il n'aura pas voulu s'en infliger la lecture. Mais cela même serait un trait de caractère aussi significatif que pourrait l'être une falsification voulue. Et c'est un autre trait de caractère encore que la hauteur de mé- pris avec laquelle le poète repousse toutes les attaques : « Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq petits auteurs infor- tunés, qui n'ont jamais pu par eux-mêmes exciter la curiosité du public. Ils attendent toujours l'occasion de quelque ouvrage qui

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réussisse pour l'attaquer. Non point par jalou- sie, car sur quel fondement seraient-ils jaloux? Mais dans l'espérance qu'on se donnera la peine de leur répondre, et qu'on les tirera de l'obscurité leurs propres ouvrages les auraient laissés toute leur vie. » Et c'est la seule brochure de l'abbé qui provoque une telle mauvaise humeur, qui arrache au poète des paroles aussi irritées et, de parti pris, aussi blessantes ! Qu'aurait-ce donc été si le triom- phe avait été plus disputé et les ennemis plus nombreux?

Ainsi, jusqu'à cette date de 1671, toutes les préfaces de Racine nous révèlent chez lui l'amour effréné de la gloire et l'abandon total aux passions de l'homme de lettres. Les succès, il les étale, il les proclame avec orgueil, il en tire argument contre ses adversaires ; son insuccès, il ne se résigne pas à l'avouer fran- chement, dans les pages mêmes il tâche d'en tirer vengeance sur ses critiques et sur son rival ; les objections, il les recueille, il les discute l'une après l'autre, il s'obstine à les réfuter, sans jamais passer condamnation, même pour celles que lui-même plus tard reconnaîtra fondées ; ses censeurs enfin, il leur répond avec aigreur, il lance contre eux

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les traits les plus mordants qu'il puisse imaginer, il va jusqu'à l'allusion directe, per- sonnelle, outrageante : sa vanité froissée est implacable.

Et voici que désormais tout change. Si Racine, rééditant Alexandrie en 1672, Andro- maque en 1673, ne se donne point la peine de composer une nouvelle préface pour chacune de ces pièces, du moins la préface âC Alexandre, la plus vive des deux, est singulièrement atténuée : on n'y retrouve plus ni la caricature de ces critiques assistant plus de six fois de suite, tout dépités, au triomphe de l'auteur, ni ce long débat sur le récit d'Ephestion, il leur enseignait l'art de la louange délicate, ni le trait mordant sur leur connaissance « médiocre » du goût de l'anti- quité. — En 1672, il donne aussi Baja\et. La préface, fort courte, y est du ton le plus modéré : Racine indique ses sources et les témoins consultés; il affirme le caractère historique de son sujet et s'excuse des changements « peu considérables » qu'il a y apporter ; il explique enfin quels efforts il a faits pour « ne rien changer ni aux mœurs, ni aux coutumes de la nation ». Et c'est tout. Pas un mot de polémique, malgré les critiques de Visé,

« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 4D

malgré les insinuations de Robinet, malgré les sévérités des partisans de Corneille dont Mmede Sévigné nous apporte l'écho, malgré la part que Corneille lui-même a prise à toute cette campagne en lançant, le premier, le reproche que tous ont répété d'après lui: Ce sont des Turcs Français. En i6y3, Racine publie Mithridate. La préface n'est guère plus longue ; elle est aussi modérée. Si l'auteur y rappelle le succès particulier d'une scène de sa tragédie, c'est en passant, et avec cette excuse qu'il veut surtout attirer l'attention du lecteur sur la réalité historique de cette scène. Dans l'ensemble, la préface est tout explicative. Pourtant de Visé, dans le Mercure, avait fait de Mithridate une critique au moins aussi malveillante que celle que l'abbé de Villars avait faite de Bérénice. Explicative aussi, du moins dans sa première partie, est la préface âCIphigénie (1675). Racine donne les raisons pour lesquelles il a abandonné son modèle grec et allègue toutes les autorités qui le justifient d'avoir introduit le personnage d'Eriphyle ; c'està Pausanias et à Euripide qu'il renvoie tout le mérite des passages qui ont plu dans sa pièce. Pour la seconde partie de la préface, le polémique y reparaît, et avec elle

2*

46 BÉRÉNICE

la malice du poète : il y a trois petits mots : « dans le latin », qui paraissent fort innocents, et qui, laissant entendre que Perrault est incapable de lire le texte grec, valent toute une épigramme. Mais on remarquera que c'est un épisode de la querelle des Anciens et des Modernes ; que la cause ici défendue est la cause d'Euripide seul ; que Racine au contraire est tout à fait désintéressé dans la question, puisqu'il ne s'agit en aucune manière de sa tragédie, de ses mérites ou de ses défauts. En garde contre son irritabilité natu- relle quand son amour-propre est enjeu, il s'y abandonne en toute sûreté de conscience pour la défense de ses maîtres et le maintien des bonnes doctrines littéraires.

L'année suivante (1676) parut le premier recueil des œuvres de Racine. On y relève bien des changements significatifs. La seule tragédie qui n'eût point de préface, la Thébaïde, en reçoit une, fort modeste, Racine, indi- quant ses sources, ne craint point d'avouer aussi les faiblesses de sa pièce et de solliciter pour elle l'indulgence du public. Alexandre, Andromaque, Britannicus, Baja^et, sont accom- pagnées d'une préface nouvelle. Pour les trois premières pièces, toute trace de polémique-

« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 47

disparaît, et l'auteur se borne désormais à faire connaître ses modèles, ses autorités, les idées qui l'ont guidé dans le choix du sujet, dans les modifications apportées aux données historiques ou légendaires; la qua- trième pièce est précédée d'une explication plus détaillée que celle qui y avait été jointe d'abord. La préface de Mithridate est com- plétée et des autorités déjà invoquées y sont citées plus longuement. Enfin il est apporté quelques changements de pure forme aux préfaces de Bérénice et d'Iphigénie, comme à l'avis Au lecteur des Plaideurs. Ainsi Racine efface avec soin tout ce qui paraissait empreint d'orgueil, de vanité, de colère ou de rancune ; il anéantit le souvenir de ses luttes passées; il oublie les inimitiés soulevées : en un mot, il s'eiforce de ne laisser à ses préfaces qu'une valeur littéraire et un sens didactique. Assu- rément, il répond encore à bien des critiques qu'ont essuyées ses pièces; mais il y répond sous la forme la plus impersonnelle et s'efforce de présenter ses arguments sous les apparences de théories pacifiques. On y découvre ses doctrines littéraires, ses procédés d'emprunt original, son goût; on n'y découvre plus ses passions bonnes ou mauvaises.. Il est soucieux

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48 BÉRÉNICE

de n'y plus parler que comme auteur et non comme homme. Seules, deux préfaces gardent quelques vestiges de son ardeur combattive d'autrefois : celle d'iphigénie, parce qu'il s'agit d'un ancien, maladroitement attaqué, et non de lui-même ; celle de Bérénice, comme si cette tragédie-là était une pièce à part entre toutes les autres, qui lui fût plus chère et dont les critiques lui fussent plus désagréables.

Enfin, en 167 3, la préface de Phèdre, malgré la cabale plus violente et plus perfide que celle de Britannicus, malgré l'échec plus reten- tissant et plus pénible que celui du même Britannicus, reste encore toute modérée et purement explicative ; mais de plus des préoc- cupations morales, jusque-là inusitées, s'y expriment amplement. Il est inutile de dire que les préfaces d'Esther (1689) et d'Athalie (1691), que la dernière préface de Baja\et (1697) d'où se trouve supprimé un long pas- sage apologétique, seront plus tard plus calmes encore, et, pour ainsi dire, plus désintéressées.

III

Les faits sont donc certains ; à partir de Bérénice, Racine a supprimé ses dédicaces ; à partir de Bérénice, il a transformé ses pré- faces. Reste à trouver l'explication.

Y aurait-il une manifestation d'orgueil et de confiance en soi ? A dater du jour où, dans un duel fameux, il a remporté une victoire non douteuse sur le plus illustre et le plus redoutable le seul redoutable de ses rivaux, Racine a-t-il considéré que sa gloire était désormais assise? A-t-il pensé que ses oeuvres pouvaient affronter seules le jugement du public, sans aucun nom imposant qui les recommandât, sans aucun patronage qui prétendît influencer les spectateurs ? On le verra, le 2 janvier i685, parler en termes magnifiques, à l'Académie, de la grandeur des hommes de lettres, les « égaler à tout ce qu'il y a de plus considérable parmi les hommes » et « faire marcher de pair l'excellent poète et

BÉRÉNICE

le grand capitaine » ; dès maintenant juge-t-il qu'il vaut bien tel duc et pair ou telle prin- cesse et qu'il n'a pas besoin d'eux? Enfin, a-t-il cru que, sur ses tragédies acclamées, ni les critiques des pamphlétaires, ni les chicanes des jaloux ne pourraient mordre, et que ces vaines tentatives ne méritaient qu'un tran- quille dédain ?

De tels sentiments me paraissent invrai- semblables. La revendication que Racine présente au nom des hommes de lettres et l'égalité qu'il réclame pour eux avec les grands capitaines semblent avant tout théoriques. De ce que la postérité admire le siècle d'Auguste autant pour avoir produit Horace et Virgile que pour avoir produit Auguste lui-même, Racine ne conclut pas que, dès ce temps-là, Horace et Virgile aient être mis sur le même rang qu'Auguste ; il n'élève aucune protestation contre la hiérarchie sociale, et tout ce que nous connaissons de sa vie nous incline à penser qu'il a fort aisément accepté les inégalités admises en son temps. C'est ainsi qu'un prédicateur du xvue siècle pouvait rappeler que les hommes sont égaux devant Dieu, que leurs mérites seuls établiront entre eux quelque différence dans la vie future, que

« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE Si

les pauvres enfin l'emportent par leur « éminente dignité dans l'Église » sur les riches, les nobles, les princes même, sans pour cela nourrir le moins du monde des pensées révolutionnaires. Et puis cet orgueil tranquille que supposerait un tel état d'esprit percerait nécessairement dans les préfaces que Racine a composées alors. On y sentirait une assurance hautaine, une intime satisfaction de soi, une affectation de modestie contrainte, qui ne paraissent en aucune manière dans ces pages toutes didactiques, écrites du ton le plus naturellement simple, le plus spontané- ment uni. Enfin une telle recrudescence de dispositions et de passions toutes profanes rendrait plus difficile à expliquer le chan- gement qui s'est produit dans Racine après Phèdre; il faudrait croire à une transforma- tion brusque que rien n'aurait préparée, à une transformation grave ayant une cause assez futile, la blessure d'un amour-propre irritable, à une transformation bien peu fondée enfin, car l'expérience de Britannicus avait appris à Racine comment un échec se répare et com- ment les pires cabales sont déjouées par le temps et par la patience. Faut-il admettre au contraire qu'après Bérê-

,52 BÉRÉNICE

nice Racine se convertit déjà ? Je craindrais qu'il n'y eût quelque exagération. Après Bérénice, Racine n'est pas converti. Le désir de gloire le tient toujours ; car il continue à écrire des pièces de théâtre, et, dans les deux premières, il continue à lutter contre son rival sur le terrain même de ce rival, à vouloir lui ravir la palme des grands sujets historiques. La vanité de l'homme de lettres le tient tou- jours ; s'il la réprime ou la contient dans ses préfaces méditées à loisir, c'est bien elle qui lui inspire les épigrammes qu'un instant voit naître et qui jaillissent sans laisser le temps de la réflexion contre tel ou tel de ses ennemis. Et enfin, s'il faut en croire les racon- tars du temps, les passions le tiennent tou- jours ; c'est « pour la Champmeslé qu'il fait ses comédies », et la Champmeslé aurait d'au- tres titres à son intérêt que ses talents d'ac- trice.

Néanmoins, si l'on ne peut placer en 1671 la conversion de Racine, je crois bien que l'on peut faire remonter à cette date les origines lointaines de sa conversion future. Jusque-là Racine s'est donné tout entier au théâtre, parce qu'il y a vu quelqu'un devant lui et la gloire de Corneille supérieure à la sienne. Il a

« BÉRÉNICE )) DANS LA VIE DE RACINE 53

f voulu l'atteindre, l'égaler, le surpasser. Par Andromaque il s'est peut-être élevé jusqu'à sa c\ hauteur, mais « peut-être » seulement, car la * comparaison n'était pas rigoureusement pos- \ sible avec les pièces cornéliennes. Il a envahi le domaine de son rival, il a échoué dans Britan- nicus .'déception qui surexcite encore son amour- ii propre. Et voici que, dans le même sujet, il le // bat sans conteste. Il triomphe donc ; mais dans ce triomphe même, son but désormais lui manque. Il pourra bien se proposer de compléter sa victoire, de ravir à Corneille les Jl sujets d'histoire et de politique que le vieux poète s'était comme appropriés; il pourra bien revenir à son cher Euripide et transporter le théâtre d'Athènes sur la scène française : ce n'est plus la même chose. Il n'y a plus cet attrait de la lutte incertaine, cette émotion prenante qu'éprouve le joueur : faite de crainte mêlée à l'espérance, qui rend l'espérance plus agitée et la victoire plus savoureuse. D'autre part, Racine a trente-deux ans. Il est encore jeune, mais la fougue de la première jeunesse s'apaise en lui. Comme la gloire a perdu un peu de son prestige, la vie du monde et des plai- sirs perd un peu de sa séduction : il s'attache à l'une comme à l'autre plus par habitude que

54 BÉRÉNICE

par entraînement actuel. Les leçons de ses maîtres lui reviennent en mémoire ; sa tante, la mère Agnès de Sainte-Thècle, doit le pour- suivre de ses exhortations éplorées ; elle a com- mencé dès les années qui ont suivi 1660 (i), elle devait aboutir en 1677 : elle n'a point laissé passer quatorze ans sans renouveler ses instances. Et lui, il se sent ébranlé ; s'il ne trouve point encore ses occupations si crimi- nelles, il en entrevoit du moins la vanité et qu'elles lui procurent plus de chagrins que de plaisirs (2). Ainsi s'explique qu'il se passionne moins pour son œuvre : qu'il supprime ses dédicaces et corrige ou refait ses préfaces.

(1) Dès le 13 septembre 1660, elle fut sans doute de ceux qui envoyaient à Racine « lettres sur lettres ou plutôt excom- munications sur excommunications à cause de son triste sonnet.» (Edition des Grands Ecrivains, VI, 380.) Et nous avons conservé le sermon si ému qu'elle lui a adressé en 1663, si du moins la date généralement admise est la vraie (VI, 509). Cf. la lettre à Mme de Maintenon (1698, t. VII, 218) J'ai une tante qui est supérieure de Port-Royal et à laquelle je crois avoir des obligations infinies. C'est elle qui m'apprit à connaître Dieu dès mon enfance et c'est elle aussi dont Dieu s'est servi pour me tirer de l'égarement et des misères j'ai été engagé pendant quinze années. »

(2) Cf. les Mémoires de Louis Racine: a II avouait son fils) que la plus mauvaise critique lui avait toujours causé plus de chagrin que les plus grands applaudissements ne lui avaient fait déplaisir. » (Avertissement)

« BÉRÉNICE » DANS LA VIE DE RACINE 5 S

Mais si tout cela est vrai, si dès lors se pré- pare sourdement en lui cette conversion totale, dont l'échec de Phèdre sera seulement l'occa- sion, on voit quelle place à part Bérénice occupe dans son œuvre. Elle appartient à l'époque le désir delà gloire, surexcité par le désir d'une revanche, fut le plus puissant en lui. Elle est la tragédie dans laquelle, maître de tout son talent, il a le déployer tout entier. Ce n'est plus seulement par la chrono- logie qu'elle est au centre de son œuvre : elle est encore la pièce centrale, parce que jusqu'à elle, à chaque fois davantage, Racine a ambitionné le succès et tout fait pour l'obtenir, tandis qu'à partir d'elle il s'en est, je n'ose dire : désintéressé, maispourtant: détaché davantage. Ainsi, loin d'être dans sa vie littéraire une « faiblesse », il y a des chances pour qu'elle soit ou son œuvre maîtresse, ou tout au moins sa tragédie type.

II

(Le &hoix du sujet

Il est généralement reçu que le sujet de Bérénice fut proposé en même temps à Cor- neille et à Racine par Madame, curieuse de mettre directement aux prises l'illustre vieillard et son brillant émule, ou désireuse peut-être de voir sur la scène une idylle semblable à celle qu'elle avait ébauchée avec le roi. Cela se lit dans toutes les histoires de la littérature, dans toutes les biographies, dans toutes les éditions des deux poètes. Pour ne point accumuler inutilement ici les textes identiques, je citerai seulement ce qu'en dit Paul Mesnard dans sa notice sur la pièce de Racine : « Il peut rester quelque doute sur le sens allégorique qu'on voulait donnera la séparation douloureuse de Titus et de Bérénice ; mais ce qui n'en admet aucun, d'après les divers témoignages que nous venons de rappeler dans leur ordre chronolo- gique, c'est que le sujet fut choisi par l'aima- ble princesse à qui Racine avait dédié son Andromaque et attribué quelque « soin de la conduite » de cette tragédie. » C'est à peine si

60 BÉRÉNICE

quelques historiens de la littérature laissent percer un certain scepticisme, en s 'abstenant de rien affirmer pour leur compte. M. Rébel- liau (i), par exemple, écrit S'il est vrai, comme le raconte Fontenelle, que ce fut Madame qui mit aux prises sur le sujet de Bérénice Corneille et son jeune rival, cela prouverait...»; et M. Lanson (2): « Le sujet de Bérénice fut donné, dit-on, à la fois à Cor- neille et à Racine par la duchesse d'Or- léans » (3).

(T Bossuet, Oraisons funèbres , édition classique (Hachette), p. 144.

(2} Racine, Théâtre choisi, édition classique (Hachette ,p. 355.

(3) Il me faut maintenantajouter moncollègue à la Sorbonne, M. Gazier. Lui qui connaît si bien le xvue siècle, il ne se contente pas de rester dans le doute; il réfute expressément la légende et par des arguments pleins de force. (Cf Pierre Corneille et le théâtre français, Tite et Bérénice, leçon publiée par la Revue des Cours et Conférences, 10 janvier 1907). Je me sens encouragé singulièrement dans mon opinion, à voir que, de son côté, il y était arrivé déjà, et par des raisons sembla- bles aux miennes.

C'est qu'en effet la tradition paraît s'ap- puyer sur des témoignages imposants en qualité comme en nombre.

En 1 719, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, l'abbé Dubos juge fort sévèrement la tragédie de Racine. Il ajoute : « Monsieur Racine avait mal choisi son sujet, et, pour dire plus exactement la vérité, il avait eu la faiblesse de s'engager à le traiter sur les instances d'une grande princesse. Quand il se chargea de cette tâche, l'ami dont les conseils lui furent tant de fois utiles était absent. Des- préaux a dit plusieurs fois qu'il eût bien empêché son ami de se consommer sur un sujet aussi peu propre à la tragédie que Béré- nice, s'il avait été à portée de le dissuader de promettre qu'il le traiterait. »

En 1729 (1), Fontenelle, dans sa Vie de

(1) Et non point en 1685. Il est vrai que M. Picot, dans son excellente Bibliographie cornélienne, écrit, sous le numéro

BÉRÉNICE 2**

•62 BÉRÉNICE

Corneille, écrit : « Bérénice fut un duel dont tout le monde sait l'histoire. Une princesse {en note : Henriette-Anne d'Angleterre), tort touchée des choses de l'esprit et qui eût pu les mettre à la mode dans un pays barbare, eut besoin de beaucoup d'adresse pour faire trou- ver les deux combattants sur le champ de bataille sans qu'ils sussent on les menait. Mais à qui demeura la victoire ? Au plus jeune. »

En 1747 (i), Louis Racine répète la même chose dans ses Mémoires sur la vie de Jean Racine : « M. Fontenelle dans la Vie de Cor- neille son oncle, nous dit que Bérénice fut un

1175 : « Vie de Corneille, par Fontenel.le. Ce discours a paru pour la premièrt fois sous le titre d'Eloge dans les Nouvelles de la République des Lettres de janvier 1685. Il a été inséré ensuite dans l'Histoire de l'Académiesfrançaise donnée en 1729 par l'abbé d'Olivet. A partir de 1742, il a été réimprimé sous le titre de Vie de Corneille dans toutes les éditions des œuvres de Fontenelle et dans la plupart de celles de Cor- neille. )) Mais c'est une erreur. L'Eloge des Nouvelles de la République des Lettres est différent de la Vie, et l'on n'y trouve pas trace de la légende sur Bérénice.

(1) En 1747 les frères Parfaict ont répété l'affirmation de Fontenelle (Histoire du théâtre français, XI, 66 et 109). Ils allèguent expressément son autorité. Les Mémoires de Louis vRacine sont postérieurs à l'apparition de ce tome XI de YHistoire du théâtre français : c'est en effet dans la Préface de leur XIIIe volume (1748) que les frères Parfaict en discutent assez vivement certains passages.

LE CHOIX DU SUJET

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duel Une princesse (en note : Henriette- Anne d'Angleterre) fameuse par son esprit et par son amour pour la poésie, avait engagé les deux rivaux à traiter le même sujet. Ils lui donnèrent en cette occasion une grande preuve de leur obéissance, et les deux Bérénices parurent en même temps en 1670.... [Mon père] fut encore frappé d'un mot de Cha- pelle, qui fit plus d'impression sur lui que toutes les critiques de l'abbé de Villars qu'il avait su mépriser. Ses meilleurs amis vantaient l'art avec lequel il avait traité un ) sujet si simple, en ajoutant que le sujet n'avait pas été bien choisi. Il ne l'avait pas choisi ; la princesse que j'ai nommée lui avait fait pro- mettre qu'il le traiterait : et, comme courtisan, il s'était engagé. « Si je m'y étais trouvé, dit Boileau, je l'aurais bien empêché de donner sa parole..» Chapelle, sans louer ni critiquer, gardait le silence. Mon père enfin le pressa vivement de se déclarer : « Avouez-moi en ami, lui dit-il, votre sentiment. Que pensez- vous de Bérénice ? » « Ce que j'en pense ? | répondit Chapelle : Marion pleure, Marion ) crie, Marion veut qu'on la marie. »

En 17S1, dans le Siècle de Louis XIV, Vol- taire, après avoir rappelé les coquetteries

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mutuelles de Madame et du roi, leur corres- pondance indirecte par l'intermédiaire de Dangeau, les alarmes de la famille royale, et l'interruption volontaire de ce jeu scabreux, continue en ces termes : « Lorsque Madame fit depuis travailler Racine et Corneille à la tragédie de Bérénice, elle avait en vue non seulement la rupture du roi avec la connétable Colonne, mais le frein qu'elle-même avait mis à son propre penchant de peur qu'il ne devînt dangereux. Louis XIV est assez désigné dans ces deux vers de la Bérénice de Racine :

Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître, Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître. »

En 1752, Louis Racine, dans ses Remarques sur les tragédies de Jean Racine, répète à deux reprises que Madame avait « imposé » à son père un sujet « qui n'était point tragique » et « qu'il n'avait pas choisi ». Enfin, en 1764, Voltaire, commentant la Bérénice de Racine pour se consoler d'avoir à annoter le Tite et Bérénice de Corneille, écrit dans sa préface : « Un amant et une maîtresse qui se quittent ne sont pas sans doute un sujet de tragédie. Si on avait proposé

LE CHOIX DU SUJET 65

un tel plan à Sophocle ou à Euripide, ils l'auraient renvoyé à Aristophane. L'amour qui n'est qu'amour, qui n'est point une passion

/ terrible et funeste, ne semble fait que pour la comédie, pour la pastorale ou pour l'églogue. Cependant, Henriette d'Angleterre, belle-sœur de Louis XIV, voulut que Racine et Corneille rissent chacun une tragédie des adieux de Titus et de Bérénice. Elle crut qu'une victoire

/ obtenue sur l'amour le plus vrai et le plus tendre ennoblissait le sujet; et en cela elle ne se trompait pas ; mais elle avait encore un inté- rêt secret à voir cette victoire représentée sur le théâtre; elle se ressouvenait des sentiments qu'elle avait eus longtemps pour Louis XIV et du goût vif de ce prince pour elle. Le danger de cette passion, la crainte de mettre le trouble dans la famille royale, les noms de beau-frère et de belle-sœur, mirent un frein à leurs désirs; mais il resta toujours dans leurs cœurs une inclination secrète, toujours chère à l'un et à l'autre. Ce sont ces sentiments qu'elle voulut voir développés sur la scène, autant pour sa consolation que pour son amusement. Elle chargea le marquis de Dangeau, confident de ses amours avec le roi, d'engager secrète- ment Corneille et Racine à travailler l'un et

2***

66 BÉRÉNICE

l'autre sur ce sujet qui paraissait si peu fait pour la scène. Les deux pièces furent compo- sées dans Tannée 1670 sans qu'aucun des deux sût qu'il avait un rival. »

II

Voilà, certes, un ensemble de textes et d'au- teurs qui paraît de nature à satisfaire les plus sceptiques. Pourtant, lorsqu'on examine d'un peu près, plusieurs choses frappent et inquiè- tent.

C'est d'abord qu'à chaque récit nouveau l'histoire va se complétant, s'enrichissant, s'embellissant, comme le font les légendes. Et, comme le font les légendes, elle est à la fin bien plus romanesque, bien plus poétique qu'elle ne l'était à l'origine.

L'abbé Dubos parle de l'intervention de la princesse, des critiques impuissantes ou tar- dives de Boileau, et c'est tout. Libre à nous de croire que Madame a aussi donné le même sujet à Corneille, ou qu'au contraire Corneille l'a pris spontanément, soit par hasard, soit dans l'intention d'entrer en lutte avec Racine. Libre à nous, si nous admettons qu'elle se soit adressée aux deux poètes, de supposer qu'elle

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voulait en effet les mettre aux prises ou sim- plement qu'elle désirait voir traité par les deux plus illustres auteurs dramatiques du temps un sujet qui lui était cher : entre ce motif pure- ment littéraire ou cette raison toute senti- mentale, l'abbé Dubos ne se prononce point.

Fontenelle et Louis Racine qui le cite et le suit sont plus explicites : la princesse a bien donné son sujet aux deux poètes; elle n'y avait d'autre intérêt que le plaisir tout intel- lectuel de voir « les deux combattants sur le champ de bataille »; de plus elle s'est arrangée habilement pour qu'ils ignorassent l'un et l'autre « on les menait ». Par ce dernier trait, l'aventure a quelque chose de plus piquant et se présente déjà sous une face un peu différente.

Enfin, avec Voltaire, l'anecdote revêt sa forme définitive , mais elle s'y reprend à deux fois. D'abord, la duchesse d'Orléans a voulu voir célébrer tout ensemble les amours du roi avec Marie Mancini et ses amours avec elle-même; du même coup des allusions précises à Louis XIV sont découvertes et signalées. Ensuite, la duchesse ne songe plus (et on l'en féliciterait volontiers) à mêler l'idylle de la nièce de Mazarin à sa propre idylle :

LE CHOIX DU SUJET 69

c'est sa seule histoire qu'elle veut contempler sur la scène, et cela non seulement pour se « consoler », mais encore pour « s'amuser » ; d'autre part, voici qu'un nouveau et dernier personnage s'introduit dans l'aventure, Dan- geau entre en scène : confident de Madame et du roi, il est en effet l'intermédiaire attendu, qui peut, qui doit communiquer aux poètes les intentions secrètes de Madame. Il n'y a plus rien désormais à y ajouter : la légende est achevée, elle peut prendre son voL Mais, quand on l'a vue s'élaborer ainsi, n'est-on pas tenté de croire qu'en effet c'est bien une légende?

Un second scrupule naît dans l'esprit, quand on se demande sur quoi reposent tous ces détails, qui donnent si heureusementà l'épisode son caractère romanesque ; sur quoi reposent même les premiers et plus simples récits que nous en ayons.

Voltaire a-t-il une autorité ? Il n'en cite aucune. Qui lui a fait confidence des pensées de Madame, de ses désirs, de ses vœux cachés, ou à qui elle-même en a-t-elle fait confi- dence pour en informer Voltaire? N'est-ce pas lui qui nous offre ici, comme des réalités, ses conjectures de poète dramatique ? On le craint. On le craint surtout si l'on remarque

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qu'il est le premier et le seul à faire interve- nir Dangeau,, si l'on rapproche sa première version (i) de la seconde, et si l'on voit alors avec évidence comment l'idée lui est venue de prêter ce rôle au marquis. Ce sont donc des hypothèses, qui n'ont que la valeur d'hypo- thèses, qui s'ajoutent à l'histoire primitive, qui s'appuient sur elle et ne l'appuient pas.

Les témoignages de Fontenelle et de Louis Racine ont-ils plus de valeur? On serait tenté de le croire d'abord : apparentés de très près, l'un à Corneille, l'autre à Racine, ne repré-

(i) « Il y eut d'abord entre Madame et le roi beaucoup de ces coquetteries d'esprit et de cette intelligence secrète qui se remarquèrent dans de petites fêtes souvent répétées. Le roi lui envoyait des vers ; elle y répondait. Il arriva que le même homme fut à la fois le confident du roi et de Madame dans ce commerce ingénieux. C'était le marquis de Dangeau. Le roi le chargeait d'écrire pour lui; et la princesse l'engageait à répon- dre au roi. Il les servit tous deux, sans laisser soupçonner à l'un qu'il fût employé par l'autre; et ce fut une des causes de sa fortune. » (Siècle de Louis XIV, ch. xxv.) Lorsque plus tard Voltaire s'est demandé quel avait pu être l'intermédiaire entre Madame et les deux poètes, il a tout naturellement pensé à Dangeau et s'est laissé influencer par ce qu'il avait lui-même antérieurement écrit. Le pis est que ce récit même paraît déjà controuvé : Dangeau était en Espagne, dit-on, au moment de ce commerce de vers et, selon l'abbé de Choisy, s'il a été ainsi poète confident et poète secrétaire, c'est entre le roi et MUe de La Vallière. (Mémoires de Choisy, p. 525. Collection des mémoires sur l'histoire de France.)

LE CHOIX DU SUJET 71

sentent-ils pas la tradition domestique la plus directe?

Mais précisément Fontenelle, ici, ne se réclame pas de ses liens avec la famille de Corneille. Il ne raconte pas les faits le premier, comme un secret confié par son oncle et que la mort de tous les intéressés lui permet de dévoiler enfin ; il suit l'abbé Dubos, qui en a parlé comme d'une tradition courante. Il ne les raconte pas de lui-même, comme les tenant de source sûre ; il sent le besoin d'invoquer expressément une autorité, et cette autorité, c'est le bruit public : « Tout le monde sait l'histoire. » Qui ignore que le bruit public, c'est souvent l'erreur publique ? et si « tout le monde » savait l'histoire, d'où vient que si peu y aient fait allusion?

Quant a. Louis Racine, son affirmations- même s'il ne s'en référait pas à un autre aurait en soi peu de valeur : âgé de neuf ans à la mort de son père, c'est à peine s'il l'a connu. Le Racine dont sa mère et ses frères .aînés ont eux-mêmes connu et pu raconter la vie, c'est le Racine converti, qui ne s'oc- cupait plus du théâtre profane, qui défendait à ses enfants d'y assister, qui s'était désintéressé de ses propres pièces, qui ne les possédait

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point dans sa bibliothèque, qui ne les faisait pas lire et n'en parlait pas aux siens (i). Sur toute la période des « égarements » de son père, ce janséniste de Louis Racine n'a rien appris d'original, ne nous apprend rien qui ne soit ailleurs. Mais par surcroît, ici, il déclare formellement qu'il se fait l'écho de Fontenelle : il ne confirme donc pas un témoignage qu'il invoque.

En revanche, son témoignage à lui est plutôt de nature à ébranler celui de l'abbé Dubos. En effet, l'abbé Dubos et Louis Racine rappor- tent tous deux que Boileau blâmait le sujet de Bérénice et regrettait de n'avoir pas été pour empêcher Racine de promettre qu'il le traite- rait. Authentiques, ces paroles sufHraient à démontrer la promesse du poète et par consé- quent la demande de Madame. Mais sont-elles authentiques ? Les divergences des deuxauteurs

(i) « La Thébaïde fut jouée la même année; et comme je ne trouve rien qui m'apprenne de quelle manière elle fut reçue, je n'en dirai rien davantage. Je ne dois parler ici qu'histori- quement de ses tragédies, et presque tout ce que j'en puis dire d'historique se trouve ailleurs. Je laisse aux auteurs de l'His- toire du Théâtre Français le soin de recueillir ces particularités, dont plusieurs sont peu curieuses et toutes fort incertaines, parce qu'il n'en a rien raconté dans sa famille ; et je ne suis pas mieux instruit qu'un autre de ce temps de sa vie dont il ne parlait jamais. » {Mémoires sur la vie de Jean Racine.)

LE CHOIX DU SUJKT "]"è

ne sauraient prouver qu'elles ne le sont point : sans doute Louis Racine les cite comme pro- noncées en une circonstance particulière qu'il précise, tandis que l'abbé Dubos les rapporte comme répétées « plusieurs fois » ; mais cela peut à la rigueur s'accorder. Ce qui ne s'accorde pas, c'est que Louis Racine les ait connues, qu'il les ait textuellement reçues de source sûre, et qu'il n'ait pas pu, par un raisonne- ment élémentaire, en induire l'intervention de la duchesse d'Orléans, qu'il ait été obligé de s'en rapporter à Fontenelle. On est ainsi amené à croire que Louis Racine et l'abbé Dubos ont accommodé à la tradition d'après laquelle Madame a inspiré le sujet, la tradition d'après laquelle Boileau le désapprouvait. Que Boileau ait désapprouvé le sujet, c'est possible; mais l'a-t-il désapprouvé en disant : « Si je m'y étais trouvé, je l'aurais bien empêché de donner sa parole », c'est ce qui reste douteux, puisque cela n'a pas été pour Louis Racine lui-même preuve suffisante qu'une parole ait été réellement donnée. En dernière analyse, c'est sur un simple on-dit que toutes ces affirmations paraissent s'appuyer.

Et enfin, une troisième raison nous met en garde contre tous les témoignages sur lesquels

BÉRÉNICE 3

74 BÉRÉNICE

se fonde la légende : c'en est la date tardive. Entre l'année parut Bérénice et l'année pour la première fois le sujet en fut attribué à Madame, il s'est écoulé environ un demi- siècle : un demi-siècle, pendant lequel per- sonne n'a jamais raconté, n'a jamais entendu raconter rien de pareil.

Les contemporains de Corneille et de Racine n'en ont rien dit ; la façon même dont ils s'expriment implique qu'ils n'en ont rien su.

Lorsque l'abbé de Villars, par exemple, a écrit sa première lettre, son intention évidente était de sacrifier la Bérénice qu'il venait de voir à Tite et Bérénice qu'il allait voir ; il établit donc un parallèle entre les deux poètes ; il attribue les défauts de Racine à son désir de « s'éloi- gner du genre d'écrire de Corneille ». Puisque tout son pamphlet roulait ainsi sur la com- paraison des deux poètes, c'était le moment de faire une allusion à la volonté princière qui avait ménagé cette rencontre ; il n'en fait rien, c'est donc qu'il n'en a point ouï parler. Sa conclusion nous atteste même que le public n'en savait pas davantage. Il affectait ironique- ment de prendre la défense de Racine ; les reproches qu'il citait avec l'airde les combattre, il les fortifiait par la faiblesse voulue de ses

LE CHOIX DU SUJET jb

réfutations ou de ses démentis sans preuves ; or il termine ainsi : «Je ne puis souffrir qu'on accuse le poète de n'entendre pas le théâtre, qu'on le blâme d'avoir voulu entrer en lice avec Corneille, et que Monsieur de *** s'écrie :

Infelix puer, atque impar congressus Achilli. »

Dans le public on croyait donc à une rencontre voulue et l'on discutait sur l'audace de Racine : on ne supposait point qu'il n'eût pas agi libre- ment.

Subligny, ou l'abbé de Saint-Ussans, ou celui, quel qu'il soit (i), qui s'est fait, quelques jours après, le défenseur officieux de Racine, est dans la même ignorance. Il veut répondre à ce reproche d'insolence ou de témérité ; et il ne trouve rien de mieux que d'ergoter sur les dis- semblances des deux pièces qui en font en réalité deux sujets différents (2) ; il ne songe

(1) Cf Edition des Grands Écrivains, II, 349.

(2) « Il faut que je vous prie de dire à votre ami M. de*** qu'il applique mieux une autre fois «Injelix, etc. » A moins qu il ne prétende qu'on ne peut faire un poème dramatique sans entrer en lutte avec M. Corneille. Car de dire que M. Racine a traité le même sujet que lui, c'est parler fort à la manière du peuple qui s'imagine que parce que Bérénice est un nom commun à deux tragédies, ces deux tragédies doivent être la même chose. Vous savez bien que tout en est différent : l'action

"]6 BÉRÉNICE

même pas au seul argument décisif : que Racine, n'ayant pas choisi lui-même son sujet, ne sachant point qu'on l'avait aussi demandé à Corneille, ne pouvait donc s'être proposé d'en- trer en lutte avec lui.

En 167 1, parut à Utrecht une comédie anonyme de trois actes en prose : Tite et Titus ou les deux Bérénices. L'auteur, au commence- ment du troisième acte, rappelle le voyage de Louis XIV dans les Flandres. Il loue la magni- ficence, la générosité du roi ; il ne fait pas même l'ombre d'une allusion à ses amours glorieuse- ment domptées, au noble sacrifice de sa passion, pas même l'ombre d'une allusion à Madame, qui a joué un tel rôle dans ce voyage. Or, la Hol- lande est le pays des pamphlets; il y a des écrivains qui guettent les moindres apparences de scandale pour battre monnaie ; ils ont déjà diffamé Madame, ils la diffameront encore (1) :

différente, le temps différent, peut-être même la scène différente, et que si un seul auteur avait fait ces deux pièces, elles se compteraient fort bien pour deux poèmes, aussi distingués que deux actions d'une même personne dont l'une suppose l'autre, comme les deux Iphigénies d'Euripide et les deux Œdipes de Sophocle. » L'argument n'a pas été perdu. En 1677, de Visé l'a repris dans le Mercure pour justifier Pra- don : les deux Phèdres, dit-il, « n'ont de commun que le nom des personnages. » (1) « Dans ce temps-là [avant la disgrâce du chevalier de

LE CHOIX DU SUJET 77

c'est bien qu'on aurait avoir l'idée d'éta- blir une relation entre l'aventure de Bérénice avec Titus et l'aventure de Madame avec le roi, ne fût-ce que pour répondre aux calom- niateurs et montrer comme les héroïnes furent toutes deux irréprochables et nobles. L'auteur de Tite et Titus ne l'a point fait.

En 1676, Le Clerc, imprimant son Iphigénie, déclarait dans la Préface : « J'avouerai de bonne foi que, quand j'entrepris de traiter le sujet

Lorraine], il s'imprima un livre en Hollande, dont M. de Lou- vois eut le premier exemplaire : ce livre était une histoire merveilleusement bien écrite, qui avait pour titre Les Amours du Palais Royal. Madame s'y trouvait cruellement traitée, et la prétendue passion qu'on l'accusait d'avoir eue inutilement pour le Roi y était tout au long... Il est inconcevable combien Madame fut pénétrée de cet imprimé... » L'évêque de Valence passa en Hollande, et moyennant deux mille pistoles, obtint la suppression de toute ledition, sauf trois exemplaires, l'un déjà envoyé à Louvois, l'autre envoyé au Roi d'Angleterre, et un troisième qu'il garda, mais pour le détruire avant sa mort. Quinze ans après la mort de Madame, Choisy put voir ce der- nier : « Il ne ressemblait en rien, dit-il, à celui qui a couru depuis sous le même titre, lequel ne contient pas un seul mot de vérité. » (Mémoires de Choisy, p. 393. Ci. Mémoires de Cosnac.) En 1667 a paru aussi un petit volume in-18, His- toire galante du comte de Guiche et de Madame, réimprimée dans l'Histoire amoureuse des Gaules sous le titre de la Prin- cesse ou les Amours de Madame. Le Comte de Bâillon (Henriette- Anne d'Angleterre, Perrin, 1887, p. 267-268) suppose que c'est le pamphlet que l'évêque de Valence croyait avoir réussi à faire supprimer.

78 BÉRÉNICE

d' 'Iphigénie en Aulide, je crus que M. Racine avait choisi celui d* Iphigénie dans la Tauride, qui n'est pas moins beau que le premier. Ainsi le hasard seul a fait que nous nous sommes rencontrés, comme il arriva à M. de Corneille et à lui dans les deux Bérénices. » Négligeons ici le mensonge de Le Clerc. Si sa dernière phrase est sincère, il croit au hasard et il s'au- torise de ce cas fortuit pour prouver l'innocence de ses intentions. Si elle est ironique, il croit que Racine a pris le sujet de son rival, et il veut lui interdire de se plaindre par un argument ad hominem, l'inviter à subir d'autrui le même traitement qu'il a fait subir à un autre. Dans les deux cas, si l'on avait pu lui répondre : Il n'y a point de hasard, il n'y a point de sujet dérobé, il y a une rencontre organisée par une princesse à qui il fallait obéir, son excuse lui était enlevée. Pour qu'il ait tenté de se justifier ainsi, il faut donc que lui- même n'ait pas connu et qu'autour de lui on n'ait pas connu la prétendue intervention de Madame.

Enfin, en 1677, de Visé n'en sait pas davan- tage ; comme s'il voulait à l'avance contredire Fontenelle avec ses propres expressions, il affirme que « tout le monde sait » com-

»

LE CHOIX DU SUJET 79

« ment les deux Bérénices » ont été écrites « ensemble par un effet du hasard » (i). Semblable silence est observé par les écri- vains eux-mêmes. Corneille n'a adjoint à sa pièce ni préface ni examen ; il ne fait nulle part la moindre allusion à aucune demande reçue, à aucun engagement pris. Racine dédie sa pièce à Colbert ; il la fait précéder d'une préface /fort importante ; ni dans l'épître ni dans la pré- face — lui qui jadis avait fait sonner si haut les conseils que Madame lui aurait donnés sur la « conduite » de son Andromaque, les« nouveaux ornements » qu'elle y aurait fait ajouter il ne dit un mot qui puisse s'appliquer à elle. Pourtant il lui fallait répondre à de grands personnages, qui blâmaient précisément ce que Madame lui aurait fourni, la donnée même de sa pièce : quel argument irrésistible il aurait eu ! Il lui fallait prévenir les accusations des partisans de Corneille, qui lui reprocheraient, qui lui ont reproché, d'entrer de parti pris en lutte avec leur grand homme : quelle justifica- tion que l'ordre de Madame ! Tout au contraire, il a bien l'air de revendiquer pour lui seul le choix de son sujet : « Il y avait longtemps

(i) Mercure galant, avril 1677.

8o BÉRÉNICE

qu'il voulait essayer s'il pourrait faire une tra- gédie avec cette simplicité d'action qui a été si fort du goût des anciens. »

Dira-t-on que sans doute le secret avait été imposé par Madame à Corneille comme à Racine ? Et pourquoi aurait-il été imposé ? Pour que les deux poètes entrassent en lutte à l'insu l'un de l'autre? Mais une fois cette lutte rendue publique parla représentation des deux pièces, le mystère n'avait plus d'objet. Pour épargner l'orgueil de l'un ou de l'autre ? Mais chacun d'eux devait être fier d'avoir été choisi par Madame ; chacun d'eux devait être porté à s'en glorifier, affligé de se le voir interdire : c'eût été pour le vainqueur de ce tournoi un motif de plus à triompher, pour le vaincu une consolation à sa défaite, une raison de plus d'en appeler des premières impressions et d'espérer une revanche. Pour dérober au public quel intérêt personnel elle prenait à une telle histoire et qu'elle y avait fait mettre en scène un épisode de sa propre vie ? Mais si c'eût été en effet son idylle que l'un et l'autre eussent racontée, tout le monde s'en fût bien aperçu ; on eût bien été frappé de cette rencontre des deux poètes en un sujet si actuel ; il n'eût pas été difficile de supposer que l'un d'eux

LE CHOIX DU SUJET Ol

au moins, celui qui s'était déjà vanté d'avoir Madame pour collaboratrice, avait cette fois encore reçu ses inspirations ; et enfin sauf Monsieur qui cela eût-il choqué et pourquoi tant de précautions ? Dans toute la littérature du temps et jusqu'en chaire se retrouvent les allusions peu voilées aux faiblesses amoureuses de Louis XIV : pourquoi vouloir cacher les allusions à un noble sacrifice, à un généreux triomphe sur la passion ? Quant à Monsieur, sa jalousie en éveil n'aurait pas pris le change, et, que Madame ait été ou non nommée, il ne l'en aurait pas moins reconnue et ne s'en serait pas moins irrité.

D'ailleurs, quand les deux tragédies ont paru, Madame était morte et par même les langues déliées ; sans être forcés de révéler (s'il y avait lieu de le faire) les sentiments qui l'avaient guidée, n'eût-il pas été naturel que les deux poètes eussent rendu un der- nier hommage à leur inspiratrice ? n'est-il pas étonnant qu'aucun d'eux n'y ait songé ? Plus tard encore, six ans après et six ans c'est bien long en pareille matière : bien des vérités peuvent paraître alors sans inconvé- nients — pourquoi ni l'un ni l'autre n'ont-ils parlé? Ils avaient tous deux intérêt à le faire.

3*

82 BÉRÉNICE

Corneille adressait son Remerciement au roi; il lui rendait grâces d'avoir ressuscité quelques- uns de ses ouvrages ; il réclamait la même faveur pour d'autres, pour les derniers, pour Tite et Bérénice en particulier, qui, avec la protection de Louis, « trouverait des acteurs ». N'était-ce pas le moment de se recommander du sou- venir de Madame, d'émouvoir, en faveur de la pièce qu'elle avait inspirée, un cœur qui l'avait aimée ? Racine voyait Le Clerc alléguer effron- tément la rencontre fortuite des deux Béré- nices pour rendre vraisemblable la rencontre fortuite des deux lphigénies. Qui l'empêchait de dire, de faire dire par ses amis la vérité, pour confondre ce concurrent déloyal ? Ni alors, ni plus tard, ni Corneille ni Racine ne se sont réclamés de Madame : c'est donc qu'ils n'avaient pas à le faire.

Ainsi donc, des récits qui ont toute l'appa- rence de récits légendaires, des récits qui reposent ou sur des hypothèses ou sur d'autres récits, appuyés eux-mêmes sur une tradition anonyme et vague, des récits tardifs, et que dément l'universel silence des contemporains et des intéressés eux-mêmes, voilà, en fin de compte, ce que semblent contenir tous ces textes qui jusqu'ici ont fait foi. Il semble que

LE CHOIX DU SUJET 83

nous ayons une légende, élaborée peu à peu dans les premières années du xvme siècle, uniquement pour expliquer la rencontre des deux poètes.

III

Et si nous en arrivons ainsi à tenir cette légende pour insuffisamment établie, d'autres motifs nous amènent à la regarder comme in- vraisemblable.

Henriette-Marie de France, la mère de Madame, était morte le 10 septembre 1669. Son Oraison funèbre fut prononcée par Bossuet le 16 novembre. Il a lui-même attesté dix mois après combien Madame fut « attentive » à ce discours et combien « de larmes elle versa » (1). Elle « en fut si touchée, dit l'abbé Ledieu, qu'elle mit toute sa confiance dans le nouvel évêque, et, résolue de s'appliquer tout entière à la piété, elle reçut de lui des règles de conduite dont elle fut si contente qu'elles lui firent désirer de le voir souvent en parti-

(1) Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, exorde.

86 BÉRÉNICE

culier. Avec tant d'esprit cette princesse, bien- tôt instruite des devoirs du christianisme, voulut encore apprendre à fond la religion catholique qu'elle avait peu connue en Angle- terre. Notre prélat eut l'honneur de l'en entre- tenir souvent, trois fois par semaine (i). » C'est sur ces entrefaites, le i3 décembre 1669, que l'on joua Britannicus. Madame ne paraît guère avoir été en humeur de s'intéresser beaucoup au succès de cette tragédie, ni de chercher en ce moment-là à ménager pour Racine une revanche future, ni de songer à organiser un concours dramatique. Son cha- grin, que nous avons tout lieu de croire sin- cère et profond, sa velléité de conversion, même si on la suppose passagère, l'influence de Bossuet, si peu durable qu'on l'imagine : tout la détournait également de ces « comédies », si durement condamnées par l'illustre adversaire du P. Caffaro. D'ailleurs, s'il faut en croire le témoignage de Bossuet lui-même, conservé par Mlle de Montpensier, les édifiantes dispo- sitions de Madame ont duré jusqu'à la fin, et jusqu'à la fin « elle prenait plaisir à lui parler de son salut », à s'entretenir avec lui de reli-

(i) Mémoires, édités par l'abbé Guettée, p. 127-128.

LE CHOIX DU SUJET 87

gion « aux heures qu'elle n'avait personne chez elle » (i).

Mais d'autres raisons encore, pendant ces dix mois, la tinrent éloignée des frivolités et des divertissements.

C'est précisément vers la fin de l'année 1669 que ses ennuis intimes se renouvelèrent, s'aggravèrent et aboutirent à une crise vio- lente. On sait qu'elle ne s'entendait guère avec Monsieur quoique Robinet se soit avisé un jour de les proclamer, elle et lui, « bien assortis de corps et d'àme » (2). Le duc d'Orléans, qui l'avait épousée en 1661, avait vite cessé de l'aimer (3) Il ne l'en avait pas moins persé- cutée de ses soupçons et de ses scènes de ja- lousie : il avait accusé ses relations avec le roi, avec le comte de Guiche, avec le prince deMarsillac, avec le duc de Monmouth, quand ce dernier vint en France (4). Il avait fini par affecter de lui pardonner et il avait cherché des consolations d'un autre côté. Je ne veux pas dire qu'il prit des maîtresses : ce n'était

(1) Mémoires de Mlle de Montpensier, t. IV, p. 193 (collection des Mémoires sur l'histoire de France).

(2) Lettre en vers du 14 février 1666.

(3) Mémoires de La Fare, p. 176 (même collection).

(4) Mme de Lafayette, Histoire de Madame ; Mémoires de Choisy, p. 397 (même collection^.

88 BÉRÉNICE

pas sa manière. Mais « le chevalier de Lorraine, fait comme on peint les anges, se donna à Monsieur et devint bientôt le favori, le maître, disposant des grâces et plus absolu chez Monsieur qu'il n'est permis de l'être, quand on ne veut pas passer pour le maître ou la maîtresse de la maison. Madame parla avec horreur de ce désordre, dont elle se plaignit d'abord à Mme de Saint-Chaumont , [son amie et la gouvernante de ses enfants], intime amie de l'évêque de Valence, [aumônier du duc d'Orléans, fort dévoué à la duchesse], qui de son côté ne pouvait souffrir le chevalier de Lor- raine. Ce conseil résolut que Madame entre- tiendrait le roi de ses malheurs. » Le roi inter- vint ; il n'aboutit guère qu'à provoquer de nouvelles scènes entre son frère et sa belle- sœur (i). Le chevalier de Lorraine continua de l'emporter sur Madame ; le duc obtint même du roi un ordre d'exilpour l'évêque deValence, dont elle se sépara avec chagrin (2) ; il chassa Mme de Saint-Chaumont, et, quand Mllede Montpensier rentrant à Paris au mois de décembre 1669, re- vit Madame, elle l'en trouva «au désespoir (3)».

(0 P- 386.

(2) p. 398-403.

(3) Mémoires de Mllc de Montpensier, t. IV, p. 133.

LE CHOIX DU SUJET 89

La princesse, poussée à bout, se plaignit sans doute plus vivement, et le roi prit un parti décisif. Il fit arrêter le chevalier de Lor- raine, qui fut mené à la Bastille (3o janvier). Le soir même, cinq ou six heures après, Monsieur, furieux, après avoir bravé, presque menacé le roi, quitta la cour, emmenant Madame, et s'en alla bouder à sa maison de Villers-Cotterets. Il tenait rigueur à sa femme, « faisait lit à part (2) », et paraissait prêt à rompre avec le roi : toute l'Europe, un instant, s'en émut, et Louis XIV se crut obligé de donner des explications officielles (3). Il y eut alors un véritable traité, négocié par Madame et Colbert : le chevalier de Lorraine, transféré de la Bastille à Pierre-Encise, puis au château d'If, serait mis en liberté à condition de sortir de France, et Monsieur reviendrait à la cour, il serait bien reçu (4). Le duc d'Orléans, quoiqu'il dût ce demi-succès à sa femme, sem-

(1) Ravaisson, Archives de la Bastille, IV, 23-24. Lettres de Williamson et de Francis Vernon.

(2) Ibid., p. 28. Lettre de Sir Dodington.

(3) Ibid., p. 25. Lettre du roi à Pomponne. Cf. p. 26-27, 'es lettres de lord Montagu, de Bernard, de don Iturieta. Celle-ci surtout est curieuse et révèle l'espoir que formaient les Espa- gnols de voir naître des troubles en France.

(4) Ibid., p. 28 a 30. Lettres de Sir Dodington et de lord Fauconberg. Cf. Mémoires de La Fare, p. 1 79.

90 BÉRÉNICE

blait « ne pas s'en apercevoir (i) », et ne lui en savait aucun gré. « L'absence de M. le chevalier de Lorraine, dit Mlle de Montpen- sier (2), était une occasion de zizanie entre Monsieur et Madame qui avaient tous les jours de nouveaux démêlés. Ils en eurent un qui fut assez violent pour que Monsieur lui fît des reproches sur des inconstances qu'il disait lui avoir déjà pardonnées. La reine se mêla de les raccommoder... Monsieur lui parla des rai- sons qu'il avait de s'expliquer et ensuite me vint dire la rage contre Madame. Il me sou- vient qu'il me répéta dix fois qu'il ne l'avait jamais aimée que quinze jours. Son emporte- ment alla si loin que je fus obligée de lui dire qu'il ne songeait pas qu'il en avait des enfants. Madame, de son côté, se plaignit ex- trêmement ; elle disait : « Si j'ai fait quelques fautes, que ne m'a-t-il étranglée dans le temps qu'il prétendait que je lui manquais ? De souf- frir qu'il me tourmente pour rien, je ne sau- rais le supporter. » Elle en parlait honnête- ment, hors quelques mots de mépris qui lui échappèrent. Ce fut dans ce temps-là que le

(1) Lettre de Sir Dodington.

(2) Mémoires, p. 156.

LE CHOIX DU SUJET Ç)I

roi fit sortir le chevalier de Lorraine du châ- teau d'If et qu'il l'envoya en Italie. Ainsi, Monsieur et Madame furent raccommodés par les exhortations du roi qui, par l'ouverture delà prison, voulut pacifier le désordre qu'elle y avait causé. Monsieur croyait toujours que Madame y avait contribué. »

Encore cette paix plâtrée ne dura-t-elle point, et tout de suite apparut une nouvelle cause de querelles.

Louis XIV méditait une nouvelle guerre de vengeance contre la Hollande ; mais il lui fallait s'assurer le concours, ou tout au moins la neutralité de l'Angleterre. Il eut ou on lui suggéra l'idée (i) d'employer pour cette négociation Madame, si puissante sur l'esprit de son frère. Ce dessein, par ordre du roi, fut celé à tout le monde, même à Monsieur ; il fut entendu que « lorsqu'on ne pourrait plus cacher le voyage de Madame, on le prétexterait, quelques semaines avant son départ, de la prière que le roi d'Angleterre ferait à Madame, de ne lui pas refuser la joie de l'embrasser, quand la cour serait prête d'arriver à Dunkerque ou à Calais. » En atten-

(i) Cf. la lettre de 1 ambassadeur de Croissy à Colbert, 12 novembre 1668 (Ravaisson, Archives de la Bastille, IV, 17).

92 BÉRÉNICE

dant, Madame, le roi et Turenne (qu'elle avait fait préférer à Louvois) « dressaient les pro- jets, faisaient les mémoires, les instructions nécessaires, et réglaient la mécanique et le détail de tout ce qu'il fallait pour un aussi grand dessein que celui dont il était ques- tion (i). » Elle fut donc quelque temps tout occupée de ces importants préparatifs. Elle « passait presque toutes ses journées au tra- vail avec le roi ; quoiqu'elle habitât avec son mari le château neuf [de Saint-Germain], elle avait au vieux château un vaste appartement, de plain-pied avec celui de Louis XIV, elle venait s'installerchaque après-dîner; le roi pou- vait ainsi converser librement avec elle (2). » Cependant une indiscrétion et une indis- crétion de Turenne (3) révéla tout au duc d'Orléans. Il fallut bien alors lui avouer cette espèce de conspiration. Il en fut extrêmement mécontent : « Monsieur traita fort mal sa femme ; ils étaient ensemble sans se parler et tout ce qui était du parti de l'un était en horreur à l'autre (4). » Le duc était intraitable ;

(1) Mémoires de Choisy, 405.

(2) Comte de Bâillon, Henriette-Anne d'Angleterre, p. 383.

(3) Ibid., 415-417'

(4) Mémoires de La Fare, p. 17g.

LE CHOIX DU SUJET 93

il y eut toute une négociation qui n'aboutit guère que vers le début ou le milieu d'avril (i): encore céda-t-il de mauvaise grâce et il conti- nuait de faire sentir à sa femme toute sa ran- cune. « Madame, dit M1,e de Montpensier, était fort triste pendant tout le voyage : elle avait été réduite à prendre du lait ; elle se retirait chez elle sitôt qu'elle descendait de carrosse et la plupart du temps pour se cou- cher. Le roi l'alla voir chez elle et témoigna dans toutes les occasions avoir de grands égards pour elle. Monsieur n'en était pas de même ; souvent, dans le carrosse, il lui tenait des dis- cours désagréables. Entre autres, un jour que l'on parlait de l'astrologie, Monsieur dit qu'on lui avait prédit qu'il aurait plusieurs femmes ; qu'en l'état était Madame, il avait raison d'y ajouter foi. » « Cela me parut fort dur », ajoute avec raison la grande Mademoiselle. Au der- nier moment, il voulut encore empêcher le passage de Madame en Angleterre. Obligé de céder devant un ordre formel du roi, il parla de sa femme avec tant d'emportement que Mlle de Montpensier « en fut étonnée et com-

( i ) Lettres de lord Dodington, 24 février ; de lord Fauconberg, 25 février ; de lord Montagu, 2 avril. (Ravaisson, Archives de la Bastille, IV, p. 28-51, et la note de cettedernière page.)

94 BÉRÉNICE

prit qu'ils ne se raccommoderaient jamais » ; tandis que, même parmi ceux qui n'avaient point assisté à cet accès de fureur, « la plupart voyaient la douleur que Madame sentait sur les façons de vivre de Monsieur avec elle (i)». La duchesse d'Orléans s'acquitta heureuse- ment de sa mission et rapporta à Louis XIV le traité qu'il avait espéré. Mais Monsieur ne l'en traita pas mieux : à tousses griefs s'était encore ajoutée une nouvelle crise de jalousie, à la pensée que Madame avait revu le duc de Monmouth ; et il refusa même d'aller au-devant d'elle (2). Aussi, le 29 juin, l'infortunée du- chesse d'Orléans écrivait-elle à la princesse Palatine une lettre fort triste (3) : « Je vous avouerai que j'étais à mon retour persuadée que tout le monde en serait content, et je trouve

les choses beaucoup pires qu'auparavant

Monsieur m'a déclaré que je devais m'attendre à tout ce qu'il y avait de fâcheux pour moi dans la perte de ses bonnes grâces, jusqu'à ce que je lui eusse fait rendre le chevalier... » Après s'être plainte longuement de « l'achar-

(1) Mémoires de Mlle de Montpensier, IV, p. 177-178.

(2) Mémoires de La Fare, p. 179. Comte de Bâillon, Hen- riette-Anne d'Angleterre, p. 467.

(3) Archives de la Bastille, IV, 33.

LE CHOIX DU SUJET 0,5

nement dans lequel Monsieur continue sur tout ce qui la regarde », Madame ajoute : « Je pense que le seul parti que j'aie à prendre, après vous avoir dit ce que je puis, c'est d'attendre lavolonté de Monsieur ; s'il veut que j'agisse [pour obtenir en sa faveur la confiance du roi d'Angleterre, en faveur de son fils une pen- sion, en faveur du chevalier de Lorraine la permission de rentrer], je le ferai avec la der- nière joie, n'en pouvant avoir de véritable que je n'aie ses bonnes grâces ; sinon, je me tiendrai dans un silence proportionné à l'état je se- rai près de lui, attendant tous les méchants traitements dont il se pourra aviser, desquels je ne me défendrai jamais, qu'en tâchant de ne lui pas donner occasion par ma conduite de meblàmer... » Le lendemain, Madame mourait, on sait de quelle mort foudroyante.

Dans ces dix mois si remplis de pensées tristes et pieuses, de chagrins et d'intrigues domestiques, de négociations diplomatiques et de voyages, Madame aurait-elle eu le loisir et la liberté d'organiser son petit complot litté- raire? Aurait-elle surtout été en disposition de le faire ? Bien hardi qui oserait affirmer que non : l'on a vu assurément dans la vie des hommes ou des femmes de plus grands

96 BÉRÉNICE

contrastes et dans leur cœur des contradic- tions plus surprenantes. On avouera néan- moins que c'est assez invraisemblable et que, pour l'admettre, il faudrait d'autres preuves qu'une légende, apparue pour la première fois cinquante ans après.

Et si l'on s'attache à la forme la plus roma- nesque de cette légende, si l'on suppose que Madame a désiré voir à la fois célébrer sur la scène les amours de Marie Mancini et ses propres amours, on rencontre outre les mêmes difficultés d'autres difficultés plus grandes.

Sans doute en 1664 (avant que ses coquet- teries avec le comte de Guiche eussent fourni matière aux pamphlets qui l'ont telle- ment peinée), au début de 1669 (alors que Monsieur semblait lui avoir pardonné ses imprudences), elle a pu prendre plaisir à en faire composer par Mme de La Fayette « une jolie histoire » (1 ). Alors, son état d'esprit était tout autre, sa vie moins attristée et moins sur- veillée, son cœur sans inquiétude, et surtout cette « histoire » n'était pas destinée à être rendue publique au moins du vivant des

(1) Histoire de Madame (Préface).

LE CHOIX DU SUJET 97

héros. Mais que, son mari étant plein de colère contre elle, ressuscitant avec obstination tous les griefs anciens, manifestant à nouveau toute sa jalousie, elle se soit avisée d'étaler sur le théâtre, aux yeux de toute une cour aux aguets, de tout un parterre malicieux, une de ces idylles ébauchées qu'il lui reprochait préci- sément : cela est inadmissible. D'ailleurs, il semble bien qu'au commencement de 1670, il y ait eu sur son compte un renouveau de calomnies et de « chantages » : du moins, en avril et en mai, on voit embastiller un certain nombre de libellistes qui l'avaient attaquée (1). Choisir ce moment-là pour offrir de gaieté de cœur un nouveau prétexte à la malveillance, c'eût été le fait d'une insensée. Enfin, le silence de Mme de La Fayette, sa confidente, le silence

(1) Sont arrêtés à ce moment Charmois ou Jean Le Clerc pour des libelles dont l'un est l'Histoire de Madame; Velut de la Crosnière pour avoir fait copier le Retour du comte de Guiche en France et les Suites de ce récit; Moreau pour avoir été mêlé à l'affaire du Retour ; et un certain nombre d'autres : Tubeuf, Gilet, Ranquet, Boulonnais dit Lambert, inculpés de libelles et de nouvelles à la main. Toutes ces arrestations, opérées d'avril à juin, doivent se rapporter aux mêmes faits ou à des faits analogues, car tous ces personnages furent relâchés ensemble, le 2 mai 1673, à condition de s'engager. (Cf. Fr. Funck-Brentano, Les Lettres de cachet à Paris, Imp. Nat. 1903, année 1670.)

BÉRÉNICE 3**

Ç)8 BÉRÉNICE

des autres témoins, sont significatifs. Quand Mme de La Fayette raconte les amours du roi et de Marie Mancini; quand elle rappelle le mot que la jeune fille avait adressé au roi et que répète la Bérénice de Racine : Vous êtes le maître et vous pleurez", quand elle expose, d'après Madame elle-même, l'inclination réci- proque du roi et de Madame, les inquiétudes qu'en conçurent les reines, la façon dont tous deux « résolurent de faire cesser ce grand bruit » ; quand, dans sa préface, elle explique comment son histoire fut commencée, écrite, inter- rompue ; combien d'occasions avait-elle toutes naturelles de faire une allusion à des œuvres aussi connues que les deux tra- gédies rivales, si ces tragédies avaient eu quelque rapport aux aventures de Madame ! Quelles occasions toutes naturelles d'en parler avaient les auteurs de Mémoires qui nous ont bien parlé des libelles hollandais! Et ils n'en ont rien dit, pas plus que l'intime amie de la duchesse d'Orléans.

IV

Enfin, si l'on se retourne maintenant vers Corneille et Racine, que d'invraisemblances encore !

Madame, dit-on, leur a imposé le sujet ; et il va de soi qu'en même temps elle leur a imposé le secret, puisque ni l'un ni l'autre, pendant tout le reste de leur vie, ils n'ont jamais parlé de son intervention. Voilà qui a leur sembler bien étrange. Madame n'a pas l'habitude de dissimuler l'intérêt qu'elle porte aux lettres : bien loin de là, elle a favo- rablement accueilli les dédicaces et les épîtres de tant d'auteurs qui l'ont remerciée de sa pro- tection, de ses encouragements, ou même, comme Racine, de sa collaboration. Chacun des deux poètes, ignorant qu'elle s'est adressée à l'autre, ignorant par suite une cause possible de ces allures mystérieuses, a y chercher d'autres motifs : il a se demander pour- quoi, dans quel sentiment, avec quelle inten-

100 BERENICE

tion, Madame leur a désigné cette histoire d'amour malheureux.

Corneille n'y a rien vu. Sans doute, on peut bien découvrir quelque ressemblance entre le caractère du roi et celui de Tite ou plutôt découvrir que Corneille a voulu donner l'idée de cette ressemblance (i) : mais quel est alors le roi de tragédie qui ne soit plus ou moins dessiné d'après Louis XIV? Seulement, c'est tout ce que ce poète, si fier de sa fécondité d'invention, a pu trouver ici pour

(i) Cf. la réponse de Subligny, ou de l'abbé de Saint-Ussans, à l'abbé de Villars : « M. Racine vous aurait bien plu davantage, s'il avait fait comme M. Corneille, et qu'au lieu défaire pleurer Tite, il nous l'eût représenté comme l'effroi du genre humain, comme un mangeur de petits enfants, qui n'avait qu'à mettre un pied devant l'autre et dire un mot un peu plus haut qu'à l'or- dinaire, pour faire trembler tout le monde de bout en bout. Il est vrai qu'on eût dit de lui ce qu'on a dit de M. Corneille, qu'il a voulu copier son Tite sur notre invincible monarque, et qu'il y a très mal réussi, comme on voit par la comparaison qui en a été faite en ces vers :

Tite par de grands mots nous vante son mérite ;

Louis fait parler cent exploits inouïs : Et ce que Tite dit de Tite,

C'est l'Univers entier qui le dit de Louis.

Il paraît cependant que d'aucuns trouvèrent la ressem- blance parfaite. Santeuil, pour célébrer la campagne de Hollande de 1672, ne trouva rien de mieux que de traduire en latin les vers de Corneille :

Mon nom par la victoire e>t si bien affermi, etc., sous le titre de Sur le dépari du roi.

LE CHOIX DU SUJET 10 1

donner satisfaction à sa protectrice : aucun des événements de l'intrigue, aucun des carac- tères, qui semblent conçus pour lui plaire, pour donner lieu à la moindre allusion. Admettons, si Ton veut, qu'une telle mala- dresse soit vraisemblable chez l'écrivain vieilli. Chez Racine elle ne l'est point. Or, lui, il fait pis : il y a bien dans sa pièce des applications possibles, mais ce sont des applications malen- contreuses. « Il y a peu de rapports, avoue M. Paul Mesnard, entre l'histoire de Titus et de Bérénice et l'inclination qu'avaient pu ressentir l'un pour l'autre le beau-frère et la belle-sœur. Il fallait qu'Henriette d'Angleterre se contentât d'allusions fort éloignées, dans lesquelles ce qui pouvait le plus toucher un cœur trop mal guéri de sa passion était appa- remment le portrait du Grand Roi indiqué d'une manière très claire aux poètes par le sujet lui-même. La ressemblance est beaucoup plus frappante avec le triomphe que Louis XIV avait remporté sur un plus naturel entraîne- ment de jeunesse, en se séparant de Marie Mancini. Deux vers de la tragédie de Racine qui reproduisent les paroles mêmes de la nièce de Mazarin achèvent cette ressemblance, dont on croit saisir encore quelques autres traits,

3 **

102 BÉRÉNICE

par exemple, dans ce passage Titus, parlant de la gloire, dit :

... Cette ardeur que j'ai pour ses appas, Bérénice en mon sein l'a jadis allumée... Tout ce que je lui dois va retomber sur elle.

La généreuse influence attribuée ici à Béré- nice ne remet-elle pas en mémoire ce que l'histoire raconte des conseils donnés par Marie Mancini au jeune Louis XIV? C'est de ce côté seulement que sont les allusions bien marquées.» Ainsi, Madame est encore « trop mal guérie de sa passion », elle a demandé pour se consoler un récit voilé, poétisé, idéalisé de son aventure ; et le poète lui offre l'aventure d'une autre, de la jeune fille qui avant elle a pour la première fois fait battre le cœur du jeune roi ; il célèbre la « glorieuse influence » de celle qui, après tout, a été sa rivale ; il évoque en un mot un souvenir qui, selon toute vraisemblance, peut lui être pénible! Quel manque de tact étonnant, et combien plus étonnant chez Racine ! Aussi, M. Mesnard ajoute-t-il en hâte : « Nous serions disposés à croire que Racine, courtisan si fin, n'aurait pas hasardé ces allusions, s'il n'eût point cru que la princesse les approuvait.

LE CHOIX DU SUJET 103

Plus que Corneille, dont il semblerait qu'elle pouvait prévoir, qu'elle souhaitait peut-être la défaite dans la lutte poétique provoquée par elle, Racine dut avoir la confidence de sa pensée et comme son mot d'ordre. Henriette d'Angleterre avait été très liée à Marie Mancini par une amitié d'enfance, et, lorsqu'après la mort de Mazarin, Louis XIV revit souvent chez une autre nièce du ministre, chez Olympe Mancini, celle qui avait été l'objet de sa pre- mière passion et qu'il avait voulu épouser, Henriette assista plus d'une fois à ces soirées de l'Hôtel de Soissons, si pleines de tendres souvenirs. Il est vraisemblable qu'elle-même proposa ces souvenirs à notre poète. » Vrai- semblable ! cela plaît à dire à M. Mesnard. Pour moi, je trouve cette hypothèse toute gratuite d'ailleurs (i) fort invraisemblable: invraisemblable historiquement, car rien ne

(i) Malgré sa prévention, Voltaire ne peut trouver dans Bérénice d'allusion évidente aux amours de Madame et du roi. A propos de la réponse de la reine à la déclaration d'Antiochus, il dit bien : « Il semble qu'on entende Henriette d'Angleterre elle-même parlant au marquis de Vardes » ; à propos du portrait de Titus, « en quelque obscurité, etc. », il dit encore : a Ce vers fit d'autant plus de plaisir qu'on l'appliquait à

Louis XIV, alors couvert de gloire Louis XIV avait reçu

tous les avantages que peut donner la nature. Enfin, dans ce vers, c'était moins Bérénice que Madame qui s'expliquait... »

104 BÉRÉNICE

nous autorise à croire que Racine ait été dans la confidence personnelle de Madame, ni traité par elle comme pouvait l'être Mme de La Fayette ; invraisemblable au point de vue psychologique, car 1' « amitié d'enfance » est bien peu de chose en face d'une rivalité d'amour, même si cette rivalité n'est pour ainsi dire qu'à distance, car les «tendres souvenirs » dont « étaient pleines les soirées de l'Hôtel de Soissons », étaient doux peut-être au cœur de Marie Mancini, mais ne pouvaient guère être pour Henriette d'Angleterre que pénibles, ou au mieux, indifférents. Enfin, je n'ai pas besoin de montrer combien cette

Ce sont des choses qu'il faudrait démontrer. Louis Racine, à propos des vers :

Et de si belles mains Semblent vous demander l'empire des humains (II, n),

dit aussi : « On fut persuadé, dans le temps, que quelque raison particulière avait engagé l'auteur à se servir de cette expression. » A propos de

Avez-vous bien promis d'oublier ma mémoire? (V, v)

il écrit : « Il y a dans cette pièce plusieurs vers dont on faisait des applications. On prétendait que les mêmes choses avaient été dites à Louis XIV. Je ne suis pas assez certain de la vérité de ces applications pour en pouvoir parler. » Je ne sais si Louis Racine pensait à Madame; mais, même dans ce cas, quelle différence entre des « applications » incertaines, faites après coup par les lecteurs, et des allusions claires, voulues par l'auteur même !

LE CHOIX DU SUJET 103

hypothèse répugne également et à la loyauté et à la bonté que tous louent chez Madame. Racine avait déjà, par le sujet même, trop d'avantages sur Corneille : attirer le vieux poète, à son insu, dans un combat si inégal, et, pour comble, préparer sa défaite, en favo- risant de ses conseils, de ses confidences intimes, son brillant adversaire : c'est un guet-apens et c'est une cruauté.

Madame, dit-on, leur a imposé le sujet. Mais elle est morte le 3o juin, cinq mois avant qu'aucun d'eux eût achevé sa tâche. Pour- quoi ne l'ont-ils pas abandonnée, maintenant que la princesse qui la leur avait assignée n'y était plus, alors que tout le monde ignorait qu'elle leur eût demandé une tragédie, et cette tragédie en particulier, alors qu'ils n'avaient pas même le droit de révéler cette démarche et d'en tirer gloire? Si Corneille n'a pas de | lui-même choisi ce sujet l'amour doit avoir i une place si prépondérante ( i), que n'y renonce-

(i) On sait comment il avait écrit à Saint-Evremond, après / Andromaque : « Vous flattez agréablement mes sentiments, quand vous confirmez ce que j'ai avancé touchant la part que l'amour doit avoir dans les belles tragédies, et la fidélité avec laquelle nous devons conserver à ces vieux illustres, ces carac- tères de leurtemps.de leur nation et de leur humeur. J'ai cru jusqu'ici que l'amour était une passion trop chargée de fai-

106 BÉRÉNICE

t-il ? Si Racine est en butte aux objurgations de sa vivante conscience littéraire, de Boileau, pourquoi s'obstine-t-il à continuer sa tragédie? Dira-ton que tous deux se croyaient liés par leur engagement, alors que la mort les en avait déliés ? Dans Hernani même, on ne trouverait pas respect aussi superstitieux d'une parole donnée. Encore dans Hernani était-ce un serment, et un serment terrible, et un serment de brigand espagnol : or les brigands espa- gnols, comme chacun sait, sont gens excep- tionnellement scrupuleux en matière d'hon- neur.

D'autre part, puisque Madame est morte cinq mois avant que les tragédies fussent achevées, puisque chaque poète ignorait qu'il eût un rival, par quel miracle les deux pièces ont-elles paru à huit jours d'intervalle ? Madame vivante et jouant son rôle de direc- trice du combat, la chose s'explique de soi. Mais quand elle a disparu, quand les deux

blesse, pour être la dominante dans une pièce héroïque ; j'aime qu'elle y serve d'ornement, et non pas de corps; et que les grandes âmes ne la laissent agir qu'autant qu'elle est com- patible avec de plus nobles impressions. Nos doucereux et nos enjoués sont de contraire avis, mais vous vous déclarez du mien. »

LE CHOIX DU SUJET IO7

poètes sont libres d'achever leur ouvrage, cha- cun à son gré, selon son inspiration ou son caprice, sans la moindre idée, sans le moindre soupçon de concurrence, par quel merveilleux hasard terminent-ils juste en même temps ?

V

Ainsi, plus on examine la légende, plus en la voit se heurter à des invraisemblances, à des impossibilitéJmême. Elle ne repose sur rien, que sur le fait de la rencontre des deux poètes en un même sujet et c'est précisément pour expliquer cette rencontre qu'elle a été ima- ginée. Mais alors, si on la rejette, il faut lui substituer une autre explication.

Devons-nous croire que Corneille et Racine ont choisi le même sujet, en même temps, par pur hasard? Evidemment la chose n'est pas metaphysiquement impossible. S'il se trouvait que tous les deux eussentvers la même époque annoncé qu'ils traiteraient la séparation de Titus et de Bérénice ; chacun d'eux apprenant que l'autre avait manifesté la même intention se serait fait un point d'honneur de ne pas renoncer ; chacun d'eux aurait en quelque sorte guetté l'autre, de manière à ne pas se laisser

BÉRÉNICE 4

I 10 . BÉRÉNICE

par trop devancer : chose d'autant plus facile que les deux troupes de comédiens concur- rentes s'observent réciproquement et que cha- cune sait vite quelle pièce répète et monte la troupe rivale. Il est clair pourtant que c'est là. une explication désespérée, et qu'on ne peut l'adopter que faute de mieux, si toute autre apparaît impossible.

Est-ce Corneille qui aura voulu faire concur- rence à Racine, en lui prenant sa matière ? Celan'estguère admissible. Depuis la méchante querelle que lui ont faite ses ennemis à propos du Cid, Corneille se pique d'éviter l'appa- rence même de plagiat ou d'imitation. Il est fier de savoir inventer des sujets qui n'appar- tiennent qu'à lui. Ou, s'il lui arrive de se ren- contrer avec d'autres, c'est quand il y trouve une occasion de mieux faire valoir encore son originalité. Il choisit en effet une pièce et déjà publiée et déjà applaudie : il s'impose ainsi ce tour de force, de s'interdire les « ornements » déjà mis en œuvre et qui devaient être ceux qui se présentent le plus naturellement pour en imaginer d'autres (i). Jamais on ne le voit,

(i) Cf. VAvis au lecteur de Sophonisbe : « Cette pièce m'a fait connaître qu'il n*y a rien de si pénible que de mettre sur le théâtre un sujet qu'un autre y a déjà fait réussir; mais j'ose

LE CHOIX DU SUJET 1 I I

comme son frère, se jeter sur les sujets en vogue, et se mettre à la remorque d'autres auteurs. Va-t-il se démentir maintenant qu'il est couvert d'ans et de gloire ? Il le fera d'au- tant moins qu'il s'agit de Racine. C'est un écrivain auquel il ne fait pas bon s'attaquer : il a la dent dure. Dans la Préface de Britan- nicus, il vient de s'en prendre amèrement non

dire qu'il n'y a rien de si glorieux quand on s'en acquitte dignement. C'est un double travail d'avoir tout ensemble à éviter les ornements dont s'est saisi celui qui nous a prévenus et à faire effort pour en trouver d'autres qui puissent tenir leur place. Depuis trente ans que M. Maireta fait admirer sa Sopho- nisbe sur notre théâtre, elle y dure encore; et il ne faut point de marque plus convaincante de son mérite, que cette durée, qu'on peut nommer une ébauche, ou plutôt des arrhes de l'immortalité qu'elle assure à son illustre auteur. Et certaine- ment il faut avouer qu'elle a des endroits inimitables, et qu'il serait dangereux de retâter après lui. Le démêlé de Scipion avec Massinisse et les désespoirs de ce prince sont de ce nombre : il est impossible de penser rien de plus juste et très difficile de l'exprimer plus heureusement. L'un et l'autre sont de son invention; je n'y pouvais toucher sans faire un larcin, et si j'avais été d'humeur à me le permettre, le peu d'espérance de l'égaler me l'aurait défendu. » Je crois qu'on peut négliger ici la Mort de Pompée de Chaulmer ( 1638), bien qu elle ait précédé la Mort de Pompée de Corneille (164 1), et qu'il s'y trouve une délibération politique sur le sort de Pompée, sem- blable à celle qui commence sa pièce : il n'avait guère à crain- dre qu'on lui reprochât d'avoir plagié Chaulmer. Quant à V Œdipe de Prévost (16 14) ou à la Perséenne de Boissin de Gallardon (161 7), c'étaient des pièces mort-nées et oubliées de tous.

I I 2 BÉRÉNICE

seulement aux oeuvres, mais au caractère même de Corneille ; il lui a jeté à la face le « malevoli veteris poetae ». Quelle sottise que d'aller gratuitement se donner des torts ou l'apparence de torts envers lui, justifier ses accusations et ses plaintes, s'exposer, non sans vraisemblance, au reproche de jalousie ! Et jalousie envers qui? envers un jeune homme, un débutant qui a fait jouer à peine quatre tragédies, qui, sans doute, a remporté quelque succès auprès des jeunes gens et des femmes par une pièce « doucereuse », mais qui vient d'expier si rudement la témérité avec laquelle il a entrepris sur les grands sujets, réservés au seul auteur de Cinna et d'Horace l Engager la lutte avec lui, c'est lui faire trop d'honneur, c'est reconnaître qu'on le craint, c'est soi-même le désigner comme le rival le plus redoutable et le tirer hors de pair. Ses habitudes, son intérêt, son orgueil, sa con- fiance même en sa supériorité, tout détourne Corneille d'aller dérober un sujet à Racine.

Reste donc que ce soit Racine qui ait pris son sujet à Corneille? Je le crois.

On s'indignera peut-être, et l'on sera tenté de rejeter d'abord une telle hypothèse, comme inadmissible, comme outrageante pour le

LE CHOIX DU SUJET I I 3

caractère du poète. Mais il faut bien prendre garde de ne point juger les choses du xvii* siècle avec les idées du nôtre. Qu'y a-t-il qui nous paraisse plus contraire aux lois de la guerre, à l'humanité même, que de pendre haut et court le gouverneur d'une place forte ennemie, s'il a résisté insolemment, c'est-à- dire à un prince de sang ou à un roi, et alors que par la faiblesse de sa garnison ou de ses remparts, il ne pouvait avoir l'espérance rai- sonnable de tenir jusqu'à l'arrivée des secours ? Cela se faisait alors. Qu'y a-t-il qui nous paraisse plus contraire au droit des gens que d'envoyer en pleine paix, sans avis et par manière d'exercices, une troupe en armes sur un territoire étranger, jusqu'aux premiers villages ou aux premières villes, pour lui faire ensuite rebrousser chemin et reprendre ses cantonnements paisibles ? De telles « alga- rades » se faisaient alors. Nos idées n'ont pas moins varié sur la propriété littéraire que sur ces points-là. Nous sommes habitués et M. Sardou en a su quelque chose à voir débattre àprement les questions de propriété littéraire, à en voir saisir des arbitres, aies voir même porter devant les tribunaux qui les examinent, et, s'il y a lieu, condamnent bel et

114 BÉRÉNICE

bien. Très souvent, dès qu'une œuvre est annoncée, les lettres de réclamation pleuvent dans les journaux : les uns revendiquent le droit exclusif de traiter tel sujet ou d'employer tel titre, et ils le dénient à leurs rivaux ; les autres veulent établir leur priorité, même s'ils ne prétendent point user à la rigueur du pri- vilège qu'elle leur confère ; d'autres enfin démontrent, pièces en main, s'il est possible, que de leur côté, en pleine indépendance, ils ont songé à traiter ce sujet ou à employer ce titre ; tous sont soucieux de repousser l'idée du plagiat ou de concurrence déloyale. Au xvne siècle, il n'en était pas ainsi. Dès la Renaissance, nos auteurs dramatiques avaient exploité presque exclusivement l'antiquité : l'histoire grecque ou latine, les tragédies grecques ou latines, exceptionnellement les œuvres de quelques poètes espagnols ou italiens. Les sujets que leur fournissaient les histoires et les littératures classiques ou ces littératures modernes quasi classiques n'étant pas en nombre infini, il était inévitable qu'il se produisît une foule de rencontres. L'idée s'est ainsi répandue qu'il y avait comme un fonds commun, laissé à la libre disposition de tout le monde, chacun pouvait puiser à son

LE CHOIX DU SUJET I I 5

gré : ce n'était pas dans le sujet ni dans le titre, c'était dans la mise en œuvre que consis- tait proprement l'originalité. Aussi combien y eut-il alors de pièces sur le même sujet, avec le même titre ou non (i) ! Et, sans aller chercher bien loin des exemples, Molière a-t-il hésité à reprendre le Festin de Pierre après Villiers et Dorimon ? Racine, à reprendre la Thébaïde ou Iphigénie après Rotrou, Alexandre après Boyer, Mithridate après La Calprenède, Phèdre après Garnier, La Pine- lière et Gilbert ? Et l'on sait qu'en plein xvme siècle encore, Voltaire s'est permis de refaire les tragédies de Crébillon.

On dira peut-être que dans tous ces cas même lorsque l'intention maligne et le mauvais procédé sont indéniables, comme dans la conduite de Voltaire à l'égard de Crébillon il y a plutôt émulation que con- currence véritable. Les pièces des premiers auteurs avaient été jouées en leur temps, sans que rien fût venu troubler ni fausser le juge- ment du public ; elles avaient obtenu le suc- cès qu'elles méritaient sans doute, ou si elles ne l'avaient pas obtenu, la faute n'en était

(i) Voir appendice A.

I I 6 BÉRÉNICE

qu'au parterre ; enfin, une fois leur nouveauté et la curiosité des spectateurs épuisées, elles avaient naturellement quitté la scène. Le poète qui entreprenait de les traiter à nouveau pouvait assurément causer un sensible dom- mage à la réputation de son prédécesseur, s'il l'éclipsait par une œuvre plus parfaite. Du moins, il n'y avait pas eu de lutte, avec tous les excès qu'elle entraîne, brigues, cabales, pamphlets et épigrammes, préventions et parti pris. Peut-être même a-t-il pu arriver parfois que le second auteur ait rendu service au premier, en rappelant l'attention sur sa pièce et en lui fournissant ainsi l'occasion de tenter la fortune une seconde fois (i). Mais, dans l'hypothèse Racine, ayant dérobé à Corneille le sujet de Bérénice, serait arrivé à la faire jouer huit jours avant et par une meil- leure troupe, la situation serait tout autre. Il y aurait bien concurrence, et concurrence déloyale, capable de nuire, faite dans l'inten- tion de nuire, inadmissible dès lors chez notre poète.

Pourquoi inadmissible, si ce procédé était alors dans les mœurs? En effet, l'histoire du

(i) Voir appendice B.

LE CHOIX DU SUJET I 1 7

théâtre français au xvne siècle nous offre de nombreux exemples de pièces concurrentes, et, puisque tant de rencontres sont inexplicables par un pur hasard, il faut bien qu'à chaque fois un des auteurs ait mis la main sur le sujet de l'autre. En 1608 (quatre ans après la Panthéede Hardy), ce sont les deux Panthéede Guérin de la Dorouvière et de Billard de Courgenay ; en 1622, les deux Aminte du Tasse de Pichou et de Dalibray (et peut-être une troisième de Rayssiguier) ; en i635, les deux Place Royale de Corneille et de Clave- ret(i); en i636, les deux Amant libéral de Scudéry et de Guérin de Bouscal, en collabo- ration avec Beys ; en 1637, ^es deux Lucrèce de du Ryer et de Chevreau ; en i638, le Coriolan de Chevreau et le Véritable Coriolan de Chapo- ton; en 1644, les deux Rodogune de Corneille et de Gilbert ; en 1647, les deux Sémiramis de Gilbert et de Desfontaines; en 1634, ce sont les Illustres ennemis de Thomas Corneille, les Généreux ennemis de Boisrobert, Y Ecolier de Salamanque ou les Généreux ennemis de

(i)Je néglige ici la rencontre de la Comédie des Thuileries des cinq auteurs et des Tuileries de Rayssiguier : le sujet est diffé- rent. Pourtant la rencontre des deux titres semble bien voulue.

4*

I I 8 BÉRÉNICE

Scarron(i); en i655,le Gardien de soi-même de Scarron et le Geôlier de soi-même de Thomas Corneille (2); en i656, les Coups d'amour et de fortune de Boisrobert et les Coups de V amour et de la fortune de Quinault; en i658, les Sainte Dorothée de Rampale et de La Ville ; en 166b, les Mère coquette de Qui- nault et de Visé; puis les deux Iphigénie de Racine et de Leclerc à quelques mois de dis- tance, 1674-75 ; puis les deux Phèdre; en 1678, les deux Comte d'Essex de Thomas Corneille et de Boyer; en 1680, laBassette d'Hauteroche

et celle d'un anonyme En général les pièces

concurrentes étaient jouées sur des théâtres concurrents, en sorte qu'à la rivalité des au- teurs s'ajoutait encore, la rivalité des troupes.

(1) « A l'exception des noms des acteurs et de l'épisode du comte Octavian, c'est ici le même sujet que celui des Généreux ennemis de Boisrobert; mêmes événements, mêmes principaux acteurs et même marche de la pièce. » (Hist.du théâtre français, vm, 94).

(2) « A l'exception des noms et de quelques détails qui sont rendus avec plus de bienséance que dans la pièce du Gardien de soi-même, c'est précisément la même chose ». (Ibid, 120.)

(3) « A peine la tragi-comédie des Coups d'amour et de fortune de l'abbé de Boisrobert fut au théâtre, qu'on vit paraître celle des Coups de l amour et de la fortune de M. Quinault ; c'est dans l'une et dans l'autre, même fond, même intrigue, même dénoue- ment, et de plus mêmes noms d'acteurs (des principaux au moins). » (Ibid. 152.)

LE CHOIX DU SUJET IIO,

Or la chose a paru licite. Sans doute quel- ques-uns des poètes lésés se sont plaints. Cla- veret écrit (i) à Corneille : «J'entends parler de votre Place Royale, que vous eussiez aussi bien appelé la Place Dauphine ou autrement, si vous eussiez pu perdre l'envie de me cho- quer. Pièce que vous résolûtes de faire, dès que vous sûtes que j'y travaillais, ou pour satisfaire votre passion jalouse, ou pour con- tenter celle des comédiens que vous serviez. » Boisrobert tient à bien préciser que c'est Qui- nault et non lui qui est l'imitateur : « Ceux qui passent sans contredit dans le monde pour être les esprits les plus éclairés du siècle, après avoir vu les deux représentations sur deux différents théâtres, n'ont pu même demeurer d'accord que l'on m'eût ôté la grâce de la nouveauté, tant ils ont trouvé que l'on m'avait imité de mauvaise grâce (2). » Visé enfin a tempêté véhémentement, tant avant la représentation de la pièce qu'après (3), dans

(1) Lors de la polémique du Cid, ce qui enlève un peu de son importance au reproche. (Cf. Lettre du sieur Claveret, pos- térieure à l'allusion méprisante de Corneille dans sa Lettre apologétique.)

(2) Epître dèdicatoire.

(3) Lettre de Robinet du n octobre 1665 :

« La guerre est entre deux auteurs....

120 BÉRÉNICE

sa préface. Mais, si Claveret se plaint d'un mauvais procédé de la part d'un confrère, il ne crie pas au vol ; si Boisrobert prétend qu'on l'a « imité de mauvaise grâce », il ne soutient pas que les lois ou même les usages aient interdit de semblables imitations ; si Visé s'indigne, c'est que, non seulement le sujet était de son invention propre et n'appar- tenait ni à la légende ni à l'histoire, mais encore qu'il y a eu de la part de Quinault un véritable abus de confiance (i).

Quant aux autres, ils se taisent. La chose a paru licite ; puisque Scarron, qui aurait eu

Un se plaint du vol d'un ouvrage,

Sur lequel chacun d'eux fait rage,

Et partout crie en sa douleur

Sur l'autre : au voleur, au voleur ! » (i) « Si je dois retirer quelque gloire de [ma pièce], c'est d'avoir été assez heureux pour inventer un sujet qui ait pu servir d'idée à un auteur dont la réputation est si bien établie. Il a lui-même avoué que je lui en fis confidence chez une personne de qualité, qui s'en souvient encore aussi bien que lui. C est une vérité qui passe pour constante : et je ne dois pas me mettre en peine de la prouver, puisque des personnes de naissance et dignes de foi ont vu ma pièce longtemps avant que cet illustre auteur eût commencé de travailler à la sienne, et l'ont même dit à Sa Majesté, lorsque notre guerre a

fait le plus de bruit et qu'elle en était importunée » (De

Visé, t 'réface de la Mère coquette.) Malgré sa prudence habituelle, Robinet n'hésite pas à se prononcer pour de Visé et à déclarer que sa pièce est bien 1' « originale ». (Lettre du 1 1 octobre.)

LE CHOIX DU SUJET I 2 I

peut-être, lui aussi, le droit de signaler une trahison (i), n'en prend même pas la peine et accepte de paraître avoir volontairement entre- pris d'entrer en lutte avec Thomas Corneille et avec Boisrobert (2). Elle a paru licite ; puisque Pradon n'hésite pas à confesser que, de sa part, la rencontre était voulue : « Au reste, j'avoue franchement que ce n'a point été l'effet du hasard qui m'a fait rencontrer avec M. Racine, mais un pur effet de mon choix. J'ai trouvé le sujet de Phèdre beau dans les anciens ; j'ai tiré mon épisode d'Aricie des ta- bleaux de Philostrate, et je n'ai point vu d'ar- rêt de la Cour qui me défendît d'en faire une

(1) « Scarrdn aimait à lire à ses amis ses ouvrages à mesure qu'il les composait. 11 appelait cela essayer ses livres. L'abbé de Boisrobert fut du nombre de ceux à qui il fit lecture de sa comédie de YEtolier de Salamanque,panie traduite d'une autre en langue espagnole; Boisrobert en trouva le sujet à son goût et ne se ht pas un scrupule de recourir à l'original pour en composer les Généreux ennemis, comédie qui fut représentée à

l'Hôtel de Bourgogne avant que Scarron eût fait paraître la

sienne sur le théâtre du Marais. Boisrobert ajouta à l'infidélité qu'il avait commise envers Scarron, le mauvais procédé de parler peu obligeamment de la comédie de l'Ecolier de Sala- manque... » (Histoire du théâtre français, VIII, 105.)

(2) Ce sujet « donna dans la vue à deux écrivains de réputa- tion en même temps qu'à moi ; ces redoutables concurrents ne m'empêchèrent point de le traiter. » (Scarron, Epître dédica- toire.) On ne saurait être plus modéré ; mais Scarron a fait ailleurs sentir sa colère à Boisrobert. (Cf. Lettre à Marigni.)

122 BÉRÉNICE

pièce de théâtre (i) ». Elle a paru licite enfin; puisque ceux mêmes qui sont défavorables à Pradon, qui s'étonnent de « son audace » à « doubler » un « si grand homme », qui se demandent s'il a agi ainsi « par ressentiment légitime ou sans raison », n'osent pas néan- moins lui en faire ouvertement reproche et le traiter, comme nous ferions, de plagiaire ou de contrefacteur (2).

Et, pour en revenir à Racine, on lui a parfaitement reconnu le droit de lutter avec Corneille. Villars, dans sa lettre malveil- lante, lorsqu'il affecte de le défendre contre le reproche de témérité, lui reproche bien cette témérité même : il ne songe pas à lui reprocher d'avoir dérobé le sujet- de son rival. Barbier d'Aucour, l'auteur haineux d'Apollon vendeur de Mithridate (3), qui sait si bien taxer Racine de plagiat pour avoir traité la Théba'ide après Rotrou, ne le lui reproche pas davantage. Or, pour Villars et pour Barbier d'Aucour puisque le hasard est invraisemblable, puisque la

(1) Préface.

(2) Subligny, Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hip- polyte. Cf. De Visé dans le Mercure galant

(3) 1675.

LE CHOIX DU SUJET 123

prétendue intervention de Madame leur était inconnue ce devait bien être un sujet dérobé. S'ils n'en ont point tiré un grief, c'est que, selon les idées du temps, il n'y avait rien à dire à cela.

Entendons-nous cependant. Si le procédé est strictement licite, il est aussi de ceux que seul le succès justifie pleinement : Ton com- mence à sentir dès lors qu'il y a bien à cela quelque indélicatesse. Pradon, qui fait le matamore maintenant qu'il s'imagine avoir vu sa pièce mieux accueillie que celle de Racine, avait, avant les chandelles, laissé courir le bruit que la rencontre était fortuite : c'était une excuse qu'il se réservait en cas d'insuccès (i). Le Clerc, qui n'apas réussi, continue à invoquer assez piteusement le hasard. Boyer enfin écrit tout un plaidoyer pour se justifier : « N'ayant commencé la composition de cette pièce que six semaines tout au plus avant la première représentation de celle qui a été jouée à l'Hôtel de Bourgogne sous le même titre, elle n'a pu

(i) Cf. Visé, Mercure galant : « Je le trouve louable [Pradon] d'avoir reconnu de bonne foi dans sa préface qu'il n'a point traité ce sujet par un effet du hasard.... On avait dit le con- traire avant que la pièce parût, et il a cru que ce déguisement démentait la sincérité dont il fait profession. »

I 24 BÉRÉNICE

paraître en même temps sur l'autre théâtre. Ainsi, j'avais à craindre pour un ouvrage qui n'avait ni grâce dans la nouveauté, ni les avan- tages de la concurrence. Le succès a passé mon attente : mon dessein n'a jamais été de suivre V exemple de ceux qui, par chagrin ou par émula- tion, ont doublé des pièces de théâtre. Je puis dire seulement que M. Corneille et moi, nous avons puisé les idées d'un même sujet dans la même source, c'est-à-dire dans le Comte d'Essex, que M. de la Calprenède a fait il y a plus de trente ans (i) ». Ainsi, ce n'est pas une chose inouïe que de « doubler des pièces de théâtre », et qui le ferait délibérément ne manquerait pas de précédents à invoquer. Néanmoins Boyer ne l'a pas voulu faire ; il ne l'a pas voulu faire et sa pièce a paru quelque cinquante jours au plus après la pièce de Thomas Corneille ! et il avoue plus loin qu'il l'a brochée très vite, « étant pressé du temps et de l'envie d'achever son ouvrage » ! Qu'est-ce à dire, sinon que, n'ayant pas réussi à éclipser son rival, il n'est plus très fier, après coup, de l'avoir essayé. Mais Racine, lui non plus, bien qu'il ait été victorieux sans conteste, n'est pas très fier

(i) Pié/ace.

LE CHOIX DU SUJET 125

de sa conduite. Quand il s'est décidé à entrer en lutte avec Corneille, il a cédé à sa passion: il venait d'être battu, et son orgueil avait besoin d'une revanche ; il attribuait son échec aux critiques de Corneille, aux intrigues de ses partisans, et sa rancune avait besoin d'une vengeance. Maintenant, apaisé par son succès même, il sent ce qu'un tel abus de son droit strict peut avoir de discutable. N'ayant pas de bonnes raisons à alléguer, comme le serait une demande de la princesse défunte, il évite du moins d'épiloguerou de mentir. Il se borne à dire : « qu'il y avait longtemps qu'il voulait essayer s'il pourrait faire une tragédie avec cette simplicité d'action qui a été si fort du goût des anciens ». Est-ce une manière de laisser entendre que son sujet est bien à lui, de longues recherches à travers les sujets possibles ? Est-ce une façon d'invoquer les circonstances atténuantes? Il ne s'en explique pas plus clairement. S'il avait conscience de son innocence absolue, serait-il aussi réservé ? Lui en aurait-il coûté beaucoup de signaler la rencontre avec un adversaire aussi illustre, alors que le résultat en était si favorable pour lui? de dire, selon les cas, qu'elle avait été amenéepar descirconstances indépendantes de

I 2() BÉRÉNICE

sa volonté (ce n'eût été trahir personne, ni violer aucun secret) ou qu'elle n'était due qu'au seul hasard? Il s'est tu. C'était un aveu ; et, par un effet bizarre, c'a été sa meilleure défense. Les partisans de Corneille, nous l'avons vu, ont bien blâmé son audace ; ses partisans à lui ont bien allégué le cas fortuit. La postérité n'a pas pu croire ses partisans; révoltée du tour qu'un Le Clerc, un Pradon ont tenté de lui jouer, elle n'a pas pu se rési- gner à croire qu'il en eût lui-même joué un semblable à un vieillard glorieux : et, pour se tirer d'embarras, peu à peu, elle a inventé la légende de Madame.

Mais, dira-t-on encore, pour affirmer de la sorte que Racine a marché sciemment sur les traces de Corneille, il faudrait au moins avoir un commencement de preuves, tendant à éta- blir qu'il a connu sa pièce. On les a. L'une d'elles a déjà frappé les critiques. « Tite, dit Marty-Laveaux, s'exprime ainsi chez Corneille :

Eh bien, Madame, il faut renoncer à ce titre [d'etnpe- Qui de toute la terre en vain me fait l'arbitre. reur~] Allons dans vos Etats m'en donner un plus doux; Ma gloire la plus haute est celle d'être à vous. Allons je n'aurai que vous pour souveraine, vos bras amoureux seront ma seule chaîne,

LE CHOIX DU SUJET 11*]

l'hymen en triomphe à jamais l'étreindra ; Et soit de Rome esclave et maître qui voudra !

Titus au contraire dit chez Racine :

Je dois vous épouser encor moins que jamais : Oui, Madame ; et je dois moins encore vous dire Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'empire, De vous suivre, et d'aller, trop content de vos fers, Soupirer avec vous au bout de l'univers. Vous-même rougiriez de ma lâche conduite: Vous verriez à regret marcher à votre suite Un indigne empereur, sans empire, sans cour, Vil spectacle aux humains des faiblesses d'amour.

Est-ce un simple hasard qui a produit entre le langage de Tite et celui de Titus une opposition si vivement marquée? On pourrait être tenté d'en douter; car il n'est pas absolu- ment impossible qu'une indiscrétion ait fait connaître à Racine ce passage de la pièce de son rival et qu'il se soit piu à réfuter d'avance les idées qui y sont exprimées. » Marty-La- veauxa raison: il semble bien que ce ne soit pas un effet du hasard, et Racine paraît avoir imité son maître Euripide qui, dans son Elecfre, a trouvé moyen d'adresser aux Coéphores d'Es- chyle de si mordantes critiques.

Mais il y a d'autres passages qui, à ma connaissance, n'ont jamais été signalés et dans lesquels on croit bien reconnaître encore

128 BÉRÉNICE

ou une réfutation de certaines idées de Cor- neille, ou une transposition de certaines autres. Au cinquième acte de Tite et Bérénice Domi- tian apporte un « arrêt » du Sénat romain :

Seigneur, il vous conjure De remplir tout l'espoir d'une flamme si pure. Des services rendus à vous, à tout l'Etat, C'est le prix qu'a jugé lui devoir le Sénat, Et pour ne vous prier que pour une Romaine, D'une commune voix Rome adopte la Reine. Et le peuple à grands cris montre sa passion De voir un plein effet de cette adoption.

Or, au quatrième acte de Bérénice, Titus hésite et se demande si Rome n'approuverait point son choix :

Et qui sait, si, sensible aux vertus de la Reine, Rome ne voudra point l'avouer pour Romaine ?

Rome peut par son choix justifier le mien

Que Rome avec ses lois mette dans la balance Tant de pleurs, tant d'amours, tant de persévérance, Rome sera pour nous.

C'est la donnée de Corneille. Mais, tout de suite après, Titus se réfute lui-même et du même coup démontre combien est invraisem- blable la manière dont s'y est pris le vieux poète pour amener son dénouement :

Titus, ouvre les yeux ! Quel air respires-tu ? N'es-tu pas dans ces lieux

LE CHOIX DU SUJET I2Q

la haine des rois, avec le lait sucée, Par crainte ou par amour ne peut être effacée ? Rome jugea ta Reine en condamnant ses rois. N'as-tu pas en naissant entendu cette voix ? Et n'as-tu pas encore oui la renommée T'annoncer ton devoir jusque dans ton armée ? Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas, Ce que Rome en jugeait, ne l'entendis-tu pas? Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?

Voilà donc encore une autre objection adressée par avance à la pièce du rival.

Ailleurs, Racine ne critique plus la pièce de Corneille, mais il s'en inspire. Je ne veux point parler assurément de plagiat, ni même d'imitation proprement dite ; je veux parler seulement de certaines idées, qui sont deve- nues dans Bérénice tout autres qu'elles n'étaient dans Tite et Bérénice, mais qui semblent bien pourtant tirer de leur origine. Titus explique à Antiochus comment il a pris le parti de ren- voyer la reine :

Demain, elle entendra ce peuple furieux Me venir demander son départ à ses yeux. Sauvons de cet affront mon nom et ma mémoire, Et puisqu'il faut céder, cédons à notre gloire.

Ce dernier vers rappelle singulièrement le discours final de la Bérénice de Corneille :

l3o BÉRÉNICE

Grâces au juste ciel, ma gloire en sûreté

N'a plus à redouter aucune indignité.

J'éprouve du Sénat l'amour et la justice,

Et je n'ai qu'à vouloir pour être impératrice

Rome a sauvé ma gloire en me donnant sa voix...

Ma gloire ne peut croître...

Elle passe aujourd'hui celle du plus grand homme,

Puisqu'enfin je triomphe et dans Rome et de Rome ;

J'y vois à mes genoux le peuple et le Sénat ;

Plus j'y craignais de honte et plus j'y prends d'éclat ;

J'y tremblais sous sa haine, et la laisse impuissante ;

J'y rentrais exilée et j'en sors triomphante.

Elle qui ne cédait pas à l'hostilité de Rome, elle « cède à sa gloire » quand elle voit cette hostilité désarmée.

Dans le long débat entre Titus et Bérénice, une des raisons que Titus invoque pour se justifier est son horreur du sang ; il ne veut pas braver les Romains :

S'ils parlent, si les cris succèdent aux murmures, Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?

Tite allègue le même motif pour expliquer comment il se résigne à épouser Domitie :

J'aime mieux, Flavian, l'aimer que l'immoler Et ne puis démentir cette horreur magnanime Qu'en recevant le jour je conçus pour le crime. Moi qui, seul des Césars, me vois en ce haut rang

LE CHOIX DU SUJET I 3 I

Sans qu'il en coûte à Rome une goutte de sang, Moi que du genre humain on nomme les délices, Moi qui ne puis souffrir les plus justes supplices, Pourrais-je autoriser une injuste rigueur A perdre une héroïne à qui je dois mon cœur ?

Il est clair que chacune de ces rencontres contradictions ou ressemblances prise en elle-même, n'aurait aucune valeur probante ; mais elles en reçoivent une singulière lors- qu'elles se multiplient. Tant de souvenirs même transformés semblent bien démon- trer que Racine avait trouvé moyen de con- naître la pièce de son rival (i) et que, s'il a affronté la lutte, c'est sans aucun doute sciemment, par une décision libre et réfléchie.

Ajouterais-je enfin une autre remarque dont je ne sais au juste quelle est l'importance vraie, mais qui me paraît néanmoins n'être pas tout à fait négligeable ? Corneille et Racine nous indiquent tous deux comme sources les écri- vains anciens. Ni l'un ni l'autre ne cite le

(i) La preuve que cela est possible, c'est que pareille mésa- venture arrivera à Racine pour sa Phèdre ; qu'elle est déjà arrivée à Corneille pour sa Rodogune : «Je ne crois pas devoir rappe- ler ici le souvenir d'une autre Rodogune, que fit M. Gilbert sur le plan de M. Corneille, qui fut trahi en cette occasion par quelque confident indiscret. » (Fontenelle, Vie de Cor- neille. Voir pour plus de détails Histoire du Théâtre Français, VI, 296 sqq.)

1 32 BÉRÉNICE

roman inachevé que Segrais avait publié en 1648 sous le titre de Bérénice ; pourtant Cor- neille semble bien y avoir pris l'idée du rôle de Domitian, et de sa rivalité avec Titus, Racine, l'idée du rôle d'Antiochus. Or, quand le roman de Segrais a paru, Racine avait neuf ans : il ne l'a donc pas lu alors, et je ne sais si cette œuvre incomplète a eu assez de réputation pour qu'à vingt-deux ans de il ait eu de lui-même l'idée de la rechercher. Au contraire, Corneille avait quarante-deux ans lors de la publication de ce roman : il l'a lu sans doute dès lors, et dès lors il a pu y noter un sujet de pièce pour plus tard. Si tous deux, en 1670, se sont repor- tés à Segrais, le plus vraisemblable c'est que Racine a suivi Corneille, et non Corneille, Racine.

VI

A bien examiner toutes choses, on se per- suade donc que Racine n'a point reçu son sujet de Madame, mais que ne pouvant guère l'avoir choisi en même temps que Cor- neille par un hasard trop surprenant il le lui a pris de propos délibéré et pour entrer en lutte avec lui.

L'état d'esprit qui explique une décision aussi audacieuse est assez facile à recons- tituer. Poète débutant, Racine, comme il était inévitable, s'est mis à l'école de son illustre devancier : la Thébaïde est, ou plutôt veut être une pièce cornélienne. Mais dès Alexandre (i), on le voit qui conçoit un système dramatique tout différent : aux sujets « im-

(i) Ce qui expliquerait pourquoi Corneille, après la lecture d'Alexandre, assurait à Racine qu'il n'était pas propre au théâtre et lui conseillait de se choisir un autre genre. (Valin- courtdans l'Histoire de l'Académie Française, II, 336.) Corneille était très sincère : il ne reconnaissait plus son théâtre.

BÉRÉNICE 4**

1 34 BÉRÉNICE

plexes », il oppose les sujets « simples », que d'aucuns même jugent « stériles » ; aux intri- gues compliquées, chargées de faits, fécondes en coups de théâtre et en surprises, il oppose les pièces faites « avec peu d'incidents et peu de matière » ; seulement, dans cette forme nouvelle, il met encore des héros et des senti- ments à la Corneille. Sa tentative réussit auprès du public. Ce succès inquiète le vieux poète et ses partisans; ils l'examinent sans indulgence ; et ce que la tragédie conserve de semblable aux tragédies cornéliennes leur fournit l'occasion de comparaisons peu favorables au nouveau venu. Celui-ci, éclairé par même, prend mieux conscience de son originalité et se choi- sit un sujet il la puisse manifester mieux : Andromaque. C'est un triomphe. Il est loin, comme bien on pense, de désarmer Corneille et ses partisans. Ils en tirent même un argu- ment : si Racine s'est jeté dans l'amour, cette « passion faible », c'est qu'il se sent incapable des hauts sujets de politique et d'histoire. Au milieu de sa joie, le jeune homme est piqué de ces critiques. Il veut prouver combien elles sont fausses : il donne Britannicus. C'est un échec ; et cet échec Racine l'attribue, non sans raison, à une cabale, et quiplusestà unecabale

LE CHOIX DU SUJET I 35

des partisans de Corneille, à une cabale qui tient son mot d'ordre de Corneille lui-même. La pré- face violente qu'il met alors à Britaiinicus nous montre à quel point il est ulcéré et qu'il l'est contre « le vieux poète malveillant » en per- sonne. Or voici que l'occasion d'une vengeance lui est offerte. Il apprend que son rival à ce moment, haï a jeté son dévolu sur le sujet de Bérénice ; il a même connaissance de la pièce commencée ; il voit que Corneille, selon son usage, a cherché à compliquer l'histoire, qu'il lui a fallu deux couples d'amants, des péripéties surprenantes, des débats de poli- tique ; il voit qu'au contraire ce même sujet, dans sa simplicité vraie, est tout à fait conforme à sa propre doctrine. Il n'hésite donc plus; il le . prend ; il se hâte ; il devance même son adversaire ; et il est vainqueur. Mais, détail qui prouve bien qu'il a cédé alors à une pensée d'émulation, cette victoire ne lui suffit pas. Il a triomphé de Corneille alors que Corneille et lui-même restaient chacun sur son terrain ; il veut achever ce triomphe, battre l'adversaire, pour ainsi dire chez lui. Il s'y reprend à deux fois : Baja\et traite de politique et d'histoire ; mais Mithridate traitera de politique et d'his- toire anciennes : c'est le domaine jusque-là

1 36 BÉRÉNICE

Corneille régnait. Alors seulement Racine abandonne la lutte directe : satisfait, apaisé, il retourne à son maître Euripide, à des sujets de passion pure, mieux faits pour lui et dont cette longue rivalité l'avait détourné. Il s'y renfermera jusqu'au moment il va renon- cer au théâtre profane.

Si les choses se sont en effet passées ainsi, s'il faut en effet donner une telle place dans la vie littéraire de Racine à son long conflit avec Corneille, on voit quelle importance capitale en reçoit Bérénice. Ce n'est plus un sujet que Racine a reçu d'une initiative étrangère et qui s'est trouvé par hasard approprié à son système dramatique. C'est un sujet qu'il a librement pris à un autre, précisément parce qu'il était ainsi approprié à son système dramatique, qu'il lui permettait d'en donner à la fois et la théorie la plus méditée et l'application la plus parfaite. Ce n'est pas une tragédie qu'il ait composée comme les autres, sans idée de con- flit direct avec un concurrent, sans désir ex- ceptionnel de succès. C'est une tragédie qu'il a écrite, sachant que le plus grand auteur de l'époque la traitait également, n'ignorant pas qu'il aurait à lutter, et voulant lutter. En cette tragédie, il a mis tout son espoir de revanche :

LE CHOIX DU SUJET 1 37

il fallait qu'il fût vainqueur, car un nouvel échec le rejetait définitivement au second rang et consacrait la supériorité de son rival. Dans cette partie, il mettait comme enjeu tout son avenir et l'avenir de sa fortune littéraire, toute sa fortune et la fortune de sa conception dra- matique. N'est-il pas clair dès lors qu'il a bandé toutes ses forces pour cette lutte suprême, qu'il adonné tout l'effort dont il était capable, et qu'ainsi Bérénice devait être la plus travaillée, la plus parfaite, la plus raci- nienne (i) des pièces raciniennes ?

(i) On verra dans les citations de la troisième partie que la formule a été généralement employée mais dans un sens absolument opposé à celui que je lui donne ici. Les critiques, depuis Sainte-Beuve, disent que Bérénice est la pièce la plus racinienne, en ce sens qu'elle est la plus idyllique, la moins dramatique, la plus faible, de ce poète élégiaque que les cir- constances ont amené à faire des tragédies. J'entends ici qu'elle est la plus racinienne, en ce sens qu'elle nous donne l'idée la plus juste, la plus exacte, la plus complète des théories drama- tiques, du génie dramatique, d'un poète admirablement doué pour la tragédie (la tragédie toute psychologique, s'en- tend).

4—

III

faction

En quoi consiste essentiellement l'action (i) dans Bérénice ? Et, tout d'abord, y a-t-il même

(i) Il importe de définir ici le mot action.

Racine appelle action, avec le dictionnaire de l'Académie de 1694, le « principal événement qui fait le sujet d'une pièce de théâtre ». Mais ce premier sens se subdivise lui-même en deux. C'est d'abord l'événement, l'acte historique ou légendaire qui a fourni la donnée essentielle de la pièce : a Titus, qui aimait passionnément Bérénice... la renvoya de Rome... Cette action est très fameuse dans l'histoire. » (Préface de Bérénice.) « Voici une partie des événements qui devancèrent cette grande

action Tout (disent les interprètes de l'Ecriture) devait être

saint dans une si sainte action. » (Préface d'Athalie.) En ce sens, l'action de Bérénice est la séparation de Titus et de Béré- nice, comme l'action du ive chant de l'Enéide est la séparation d'Enée et de Didon (Préface de Bérénice), et les deux pièces, de Corneille et de Racine, ont la même action. C'est ensuite l'é- vénement principal, non plus tel qu'il est réellement dans la légende ou dans l'histoire, mais tel qu\'il a été mis en œuvre, pour faire une tragédie : « Au lieu d'une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe

en un seul jour il faudrait remplir cette même action, de

quantité d'incidents, etc.. «(Première préface de Britannicus.) « Il faut que l'action (d'une tragédie) soit grande..... (il faut) attacher leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l'élégance de l'expression. » (Préface de Bérénice.) En ce sens, les pièces de Corneille et de Racine n'ont évidemment pas la

142

BÉRÉNICE

une action, ou plutôt, malgré son titre de tra- gédie, ne serait-elle point une idylle en dia- logues? On conçoit que c'est là, sans doute, un pro-

même action. Ce qui fait la différence, c'est la manière dont les deux auteurs ont amené, expliqué, présenté un événement historique identique, le choix qu'ils ont tait d'un des élé- ments qui le constituent pour tirer de lui tout l'intérêt de leur ragédie ; et alors c'est un problème (qu'on ne peut comme le précédent résoudre apriori)de savoir quelle est l'action de Tite et de Bérénice ou celle de Bérénice. Dans ces deux sens, j'emploie ici le mot sujet. Dans le premier cas, tout le monde est d'accord pour dire que le sujet de Bérénice est la séparation des deux amants ; dans le second cas, quand il s'agit de savoir sur quoi Racine attire l'intérêt des spectateursî-'l'es uns diront que le sujet est encore cette séparation, d'autres que c'est la lutte soutenue par Titus contre son amour, d'autres sa douleur héroïque, et moi-même je propose une quatrième réponse.

Mais Racine emploie encore ce même mot d'action pour signi- fier tout autre chose : « Une des règles du théâtre est de ne mettre en récit queles choses qui ne se peuvent passer en action » (Première préface de Britannicus.) « l'ai aussi essayé d'imiter des anciens cette continuité d'actioni qui fait que leurthéâtre ne demeure jamais vide ». (Préface d'Athalie.) Il ne s'agit plus ici du sujet, car alors il serait absurde de dire, comme l'ont fait tant de critiques, que Bérénice n'a pas d'action étant donné qu'elle a évidemment un sujet. Il s'agit delà condujtC-de la pièce.; de. )a façon dont elle est menéet intriguée^ de la ma- nière dont 5'y^uççëdent le nœud, les péripéties, le dénoue-_ mem; du mouvement et de la vie que le poète a su y mettre ; en un mot de ce qui lui donr"» «"" rarac^fi». dramatique. C'est dans ce seul sens que, parlant de mon chef, j'emploie le mot action, et quand je recherche quelle est l'actionde Bérénice, j'ejca^nnirig_ejl_auoi Bérénice est undrame vrai et non uoeJdyUe en dialoj

l'action 143

blême de première importance. Selon la réponse, en effet, l'idée que l'on peut se faire de cette œuvre change absolument, la façon dont on la comprend devient tout autre, le genre d'intérêt que Ton y trouve se trans- forme, le jugement enfin que l'on en doit porter se modifie du tout au tout. Mais com- bien plus important encore nous semble le problème, s'il y a quelque vérité dans les con- clusions auxquelles nous avons abouti. S'il est exact que Bérénice appartienne à ce que j'appellerais la période ascendante de la vie littéraire de Racine, qu'elle en apparaisse comme le couronnement, qu'elle soit le suprême effort de son génie, à l'heure l'anime et l'inspire le plus ardent désir de la gloire pro- fane ; s'il est exact que Bérénice ait été écrite par le libre choix de Racine, qu'il se soit emparé de ce sujet, et pour l'occasion qu'il y trouvait d'une lutte éclatante, décisive avec un glorieux rival, et pour la conformité qu'il y rencontrait avec ses théories les plus réflé- chies, les plus chères ; combien la question devient plus grave et plus large. Il n'y va plus d'une pièce particulière et peut-être infé- rieure— entre toutes les autres; il y va du génie même de Racine, de son art, de ses

144 BÉRÉNICE

théories dramatiques. Suivant le résultat auquel nous arriverons, c'est notre jugement d'ensemble qui pourra s'en trouver modifié sur le poète et sur son œuvre.

D'après la préface même de Racine, il est visible que, dès les premiers jours, les critiques n'ont pas manqué à Bérénice. Le poète se croit obligé d'expliquer qu'il n'est point néces- saire qu'il y ait « du sang et des morts » dans une tragédie; il se croit obligé d'affirmer que, si « peu chargée d'intrigues » qu'elle soit, sa pièce n'en est pas moins conforme aux « règles du théâtre ». Les spectateurs ou du moins certains d'entre eux et des plus grands (i) ont donc trouvé qu'il n'y avait pas assez d'action dans Bérénice, qu'elle n'offrait point le caractère d'une véritable tragédie.

L'abbé de Villars d'ailleurs dans ce pam- phlet dont Racine paraît si blessé l'a dit expressément. Il félicite les comédiens d'avoir supprimé la lettre le « testament » de Bérénice, et il ajoute : « Si les comédiens

(i) Vu le ton respectueux avec lequel leur répond l'auteur.

BÉRÉNICE 5

f

I46 BÉRÉNICE

s'avisent de retrancher à leur gré les madri- gaux de cette pièce, ils la réduiront à peu de vers. L'auteur a trouvé à propos, pour s'éloi- gnerdugenre d'écrire de Corneille, défaire une pièce de théâtre qui, depuis le commencement jusqu'à la fin, n'est qu'un tissu galant de ma- drigaux et d'élégies : et cela pour la commo- dité des dames, de la jeunesse de la cour et des faiseurs de recueils de pièces galantes. Il ne faut donc pas s'étonner s'il ne s'est pas mis en peine de la liaison des scènes, s'il a laissé plusieurs fois le théâtre vide, et si la plupart des scènes sont peu nécessaires. Le moyen d'ajuster tant d'élégies et de madrigaux ensem- ble, avec la même suite que si on eût voulu faire une comédie dans les règles ! On se soucie bien dans le monde si une scène est nécessaire, pourvu qu'elle exprime tend rement et naturelle- ment quelque sentiment délicat ». Racine, selon lui, a prislebon moyen de réussir, c'est de « faire bonne provision de sentiments élégiaques, de tendresses de madrigal, de pensées brillantes, du reste, dédaigner les règles, l'invention, l'histoire, les bonnes mœurs, l'uniformité des caractères, le vraisemblable. » Sa tragédie n'est qu'une scène délayée en cinq actes : « On se délivre par ce stratagème de la fatigue que

!

L ACTION I47

donnait à Sophocle le soin de conserver l'unité d'action dans la multiplicité des incidents, car à peine y a-t-il une action ici, bien loin d y en avoir plusieurs » ; sans les lamentations pro- lixes du prince de Comagène, « il est certain que toute cette affaire s'expédierait en un quart d'heure, et que jamais action n'a si peu duré. » C'est que, pour l'abbé de Villars, tout le sujet se réduit aux hésitations de Titus. Cet /empereur « fait tout pour l'amour et rien pour | son honneur La passion le ramène à l'en- fance, il a besoin d'un pédagogue qui l'encou- rage et qui le redresse; l'amour le rend sourd et l'empêche d'entendre ce que Paulin dit, qu'il va appeler le sénat à son secours... » Sa perpétuelle faiblesse a, dès la première repré- sentation, scandalisé le critique : « J'avais pour- tant eu quelque espérance que le caractère de Titus serait héroïque ; je lui voyais quelquefois des retours assez romains ; mais quand je vis que tout cela n'aboutissait qu'à se tuer par maxime d'amour, je connus bien que ce n'était pas un héros romain que le poète voulait nous représenter, mais seulement un amant fidèle, qui filait le parfait amour à la Céladone. » Ce n'est qu'un amant timide, qui n'ose exécuter ce qu'il a j.uré et n'en est empêché que par la

I48 BÉRÉNICE

crainte du sénat ; son incertitude se prolonge autant qu'il faut pour remplir les cinq actes, et se termine sans raison par un revirement inexpliqué de la reine : « Que Bérénice, qui est si emportée dans le commencement et danstous les cinq actes, devienne tout à coup de sens rassis pour dénouer et finir la pièce quand elle a assez duré, et donne le bonsoir à Titus et à la compagnie par un simple changement de volonté : je ne m'y attendais pas, je l'avoue. »

Ainsi, pour l'abbé de Villars, il n'y a pas, à proprement parler, d'action dans Bérénice ; et le sujet de la pièce se ramène aux hésita- tions de Titus entre deux devoirs contradic- toires, ou entre son devoir et son amour : sujet d'idylle et non point de tragédie.

Depuis, la plupart des critiques ont pensé comme le pamphlétaire.

Saint-Evremond, dans son opuscule Sur les caractères de la tragédie, reproche à la Bérénice que, par un lapsus significatif, il appelle le Titus de Racine « qu'on y voit du désespoir, il ne faudrait qu'à peine de la douleur. L'histoire nous apprend que Titus, plein d'égards et de circonspection, renvoya Béré- nice en Judée pour ne pas donner le moindre scandale au peuple romain ; et le poète en fait

L ACTION 149

un désespéré qui veut se tuer lui-même, plutôt que de consentir à cette séparation ». C'est donc bien, pour lui, Titus qui est le per- sonnage central de la tragédie, et son déses- poir en forme le sujet.

L'abbé Dubos (1) désapprouve fort le choix de Racine. « Non seulement il faut que le caractère des principaux personnages soit intéressant, mais il est encore nécessaire que les accidents qui leur arrivent, soient tels qu'ils puissent affliger tragiquement des per- sonnes raisonnables et jeter dans une crainte terrible un homme courageux. Un prince de quarante ans qu'on nous représente au déses- poir et dans la disposition d'attenter sur lui- même, parce que sa gloire et ses intérêts l'obligent à se séparer d'une femme dont il est amoureux et aimé depuis douze ans, ne nous rend guère compatissant à son mal- heur. Nous ne saurions le plaindre durant cinq actes. Les excès de passions le poète fait tomber son héros, tout ce qu'il lui fait dire afin de bien persuader les spectateurs que l'intérieur de ce personnage est dans l'agitation

(1) Première partie, section xvi, De quelques tragédies dont le ■sujet est mal choisi.

I DO BÉRÉNICE

la plus affreuse, ne sert qu'à le dégrader davantage. On nous rend le héros indifférent

en voulant nous rendre l'action intéressante

Un héros, obligé par sa gloire et par l'intérêt de son autorité à rompre [une] habitude, n'en doit pas être assez affligé pour devenir un per- sonnage tragique: il cesse d'avoir la dignité requise aux personnages de la tragédie, si son affliction va jusqu'au désespoir. Un tel malheur ne saurait l'abattre s'il a un peu de cette fer- meté sans laquelle on ne saurait être, je ne dis pas un héros, mais même un homme ver- tueux. La gloire, dira-t-on, l'emporte à la fin,

et Titus renvoie Bérénice chez elle. Je

répondrai donc que ces combats que livre Titus ne sont pas dignes de lui, ni dignes d'occuper la scène tragique durant cinq actes. Alléguer qu'à la fin la vertu triomphe de la passion, ce n'est pas justifier le caractère de

Titus C'est faire tort à la réputation que

[cet Empereur] a laissée, c'est aller contre les lois de la vraisemblance et du pathétique véri- table que de lui donner un caractère si mol et si efféminé... Quand même l'aventure serait narrée par Suétone avec les circonstances dont M. Racine a trouvé bon de la revêtir, il n'au- rait pas la choisir comme un sujet propre

L ACTION IDI

à la scène tragique... » C'est la même inter- prétation que celle de Saint-Evremond et de l'abbé de Villars.

Louis Racine (i) acquiesce à toutes les cri- tiques que Ton a faites à Bérénice. Cette pièce lui paraît tellement faible qu'il avoue avoir peine à commencer d'en parler : « L'amour qui n'est que tendresse, n'étant point une pas- sion tragique, n'excite jamais en nous cette émotion qui fait le grand plaisir de la tra- gédie. » L'amour de Bérénice est attendris-

(i) Je pourrais citer ici l'abbé Pellegrin, si l'autorité del'abbé Pellegrin valait d'être citée. Il écrivait aux auteurs du Mercure de France (octobre 1724) : « De quoi s'agit-il dans la pièce

entre les deux amants?1 D'un adieu forcé de part et d'autre

Voilà tout au plus assez d'action pour un cinquième acte, mais prendre les quatre précédents.- Tout autre auteur que M. de Ra- cine y aurait été embarrassé ; heureusement pour sa pièce, il avait de grandes ressources dans son esprit et dans son cœur ; les pensées, les expressions, les sentiments, l'élégance, tout le rassurait contre la sécheresse de son sujet; sécheresse qu'il lui plaît d'honorer du nom de simplicité. » Puis, après une analyse de la pièce faite en vue de montrer qu il n y a pas d'action : « Quel que soit [le sujet] de Bérénice, il faut avouer que personne n'en aurait tiré parti comme M. de Racine ; il peut considérer sa pièce comme une espèce de création; et c'est sans doute cette gloire, plutôt que l'amour de la simplicité, qui l'a engagé à faire Bérénice; il nous le fait assez entrevoir dans sa Prélace, il dit que toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien : il y a parfaitement réussi; et le peu d'action qu il y a dans sa pièce ne nous empêche pas d'admirer sa fécondité. » (p. 2169 et suivantes.)

1 52 BÉRÉNICE

sant, mais non point tragique, parce que la reine n'est déchirée que par sa passion, au lieu de l'être, comme Didon, par sa passion et par ses remords ; l'amour de Titus ne l'est pas davantage, parce que « tout homme, quand il dit que l'amour va lui coûter la vie, n'inspire point l'admiration, et n'inspire même qu'une pitié très médiocre ». Cette prétendue tragédie, qui n'excite point la pitié tragique celle qui jette un grand trouble dans l'àme »), n'excite pas davantage la crainte. « On ne craint point pour Titus : s'il était capable de mourir d'amour, on rirait de sa mort ; et qu'a-t-on à craindre pour Bérénice ? Son amant qui la couronne sur tant d'États, s'empresse lui- même à essuyer les larmes qu'il fait couler. Il n'est pas nécessaire de remarquer qu'Antio- chus, personnage épisodique, ne peut exciter ni crainte ni pitié. » Il n'y a donc point ce qui constitue l'essence même du genre tragique. Quant au sujet, Louis Racine le com- prend comme ses prédécesseurs : « Quelle est l'action (i)? Un amant qui se sépare pour toujours de sa maîtresse. Cette action, qui n'a rien de grand, devient grande par la qualité

(i) Au sens de sujet, comme on voit.

l'action i 53

des personnages et par le motif de la sépa- ration Quel est le nœud? Il n'est que dans

le cœur de Titus. C'est son incertitude qui forme le nœud ; et cette incertitude jette un grand intérêt. S'il ne renvoie point Bérénice, il foulera aux pieds les lois de l'empire ; et, en se conservant le cœur de sa maîtresse, il perdra le cœur de tous ses sujets. »

Malgré son admiration et même sa partia- lité pour Racine, Voltaire n'est pas moins dur. « Je n'ai jamais cru que la tragédie dût être à l'eau de rose, écrit-il dans sa préface des Pélopides. L'églogue en dialogues intitulée Bérénice était indigne du théâtre tragique ; aussi Corneille n'en fit-il qu'un ouvrage ridi- cule ; et ce grand maître, Racine, eut beaucoup de peine, avec tous les charmes de sa diction élégante, à sauver la stérile petitesse du sujet. » Et dans son Commentaire de Bérénice : « Un amant et une maîtresse qui se quittent,

ne sont pas, sans doute, sujet de tragédie

Voilà, sans contredit, la plus faible des tragé- dies de Racine qui sont restées au théâtre. Ce n'est pas même une tragédie. » Et dans son Épître à la duchesse du Maine, en tête d'Oreste : « Racine trouva le secret d'intéresser pendant cinq actes, sans autre fonds que ces paroles :

5*

I &4 BÉRÉNICE

« Je vous aime et je vous quitte. » C'était, à la vérité, une pastorale entre un empereur, une reine et un roi ; et une pastorale cent fois moins tragique que les scènes intéressantes* du Pastoî* Jîdo. »

Voltaire va même plus loin que Louis Racine ou l'abbé Dubos. Il n'admet point qu'il y ait dans l'àme de Titus une lutte véritable. Dès l'acte II, à propos du vers :

Je n'examine point si j'y pourrai survivre,

il remarque : « Cette résolution de l'empereur ne fait attendre qu'une seule scène. 11 peut renvoyer Bérénice avec Antiochus, et la pièce sera bientôt finie. On conçoit très difficilement comment le sujet pourra fournir encore quatre actes; il n'y a point de nœud, point d'obstacle, point d'intrigue. L'empereur est le maître, il a pris son parti, il veut et il doit vouloir que Bé- rénice parte. » Il n'y a donc plus de sujet tra- gique ? Il y en a un, mais étrangement ténu : « Ce n'est que dans les sentiments inépuisa- bles du cœur, dans le passage d'un mouvement à l'autre, dans le développement des plus secrets ressorts de l'àme que l'auteur a pu trouver de quoi remplir la carrière. »

L ACTION IDD

Rousseau, dans sa. Lettre à d'AIembert, n'exa- mine pas Bérénice au point de vue strictement dramatique, mais au point de vue moral. Il la trouve fort répréhensible. « Dans quelle dis- position d'esprit le spectateur voit-il com- mencer cette pièce? Dans un sentiment de mépris pour la faiblesse d'un empereur et d'un Romain qui balance comme le dernier des hommes entre sa maîtresse et son devoir; qui, flottant incessamment dans une déshono- rante incertitude, avilit par des plaintes effémi- nées ce caractère presque divin que lui donne l'histoire; qui fait chercher dans un vil soupi- rant de ruelle le bienfaiteur du monde et les dé- lices du genre humain. Qu'en pense le même spectateur après la représentation? Il finit par plaindre cet homme sensible qu'il méprisait, par s'intéresser à cette même passion dont il lui faisait un crime, par murmurer en secret du sacrifice qu'il est forcé d'en faire aux lois de la patrie. Voilà ce que chacun de nous éprouvait à la représentation. Le rôle de Titus, très bien rendu, eût fait de l'effet s'il eût été plus digne de lui; mais tous sentaient que l'intérêt principal était pour Bérénice, et que c'était, le sort de son amour qui déterminait l'espèce de lacatastrophe. Non que ses plaintes, (7~

I 56 BÉRÉNICE

continuelles donnassent une grande émotion durant le cours de la pièce ; mais, au cinquième acte, où, cessant de se plaindre, l'œil sec et la voix éteinte, elle faisait parler une douleur froide approchante du désespoir, l'art de l'ac- trice ajoutait au pathétique du rôle, et les spectateurs, vivement touchés, commençaient à pleurer quand Bérénice ne pleurait plus. Que signifie cela, sinon qu'on tremblait qu'elle ne fût renvoyée, qu'on sentait d'avance la douleur dont son cœur serait pénétré, et que chacun aurait voulu que Titus se laissât vain- cre, même au risque de l'en moins estimer. Ne voilà-t-il pas une tragédie qui a bien rempli son objet et qui a bien appris aux spectateurs à surmonter les faiblesses de l'amour? L'événement dément ces vœux secrets, mais qu'importe? Le dénouement n'efface point l'effet de la pièce. La reine part sans le congé du parterre. L'empereur la renvoie invitus invitam, on peut ajouter invito specta- tore. Titus a beau rester romain, il est seul de son parti; tous les spectateurs ont épousé Bérénice. » Nous n'avons point à examiner ici la thèse morale de Rousseau. L'essentiel pour nous, c'est que, s'il regarde Bérénice comme la victime de la tragédie, il considère

l'action i 57

que les incertitudes de Titus en forment le véritable sujet.

La Harpe suit naturellement son maître, Voltaire. Racine, selon lui ( 1), « n'a pu faire une vraie tragédie de ce qui n'était en soi-même qu'une élégie héroïque » ; Bérénice « est la plus faible des pièces dont Fauteur a enrichi le théâtre ». C'est ce que le critique s'efforce de démontrer, en faisant d'ailleurs bien moins le commentaire de la tragédie que le com- mentaire du Commentaire que Voltaire en avait donné.

Geoffroy, naturellement aussi, prend le contre-pied de l'école voltairienne, et tout d'abord il commence par affirmer, sur la parole de Racine, que Bérénice est bien une vraie tragédie (2). Il ne montre du reste ni en quoi ni pourquoi, et il avoue que les specta- teurs, ses contemporains, ont bâillé. « On ne trouve point dans la séparation de deux amants de quoi attacher assez l'esprit; on n'entre point aisément dans leurs douleurs ; on ne partage point leurs tourments : toute cette grande délicatesse, cette générosité, cet hé- roïsme de sentiments ne paraissent pas avoir

(1) Lycée. Seconde partie, livre I, chapitre m, section ni.

(2) Cours de littérature dramatique, II, 51.

I 58 BÉRÉNICE

un objet assez important ; on ne croit pas que l'amour d'une femme puisse influer sur le bonheur ou sur le malheur de la vie ; on pense que Titus, empereur romain, maître de l'uni- vers, au moment il monte sur le trône, ne doit pas être si cruellement déchiré par la nécessité de quitter une maîtresse qu'il a depuis cinq ans... » Comme, plus loin, Geoffroy explique que le sujet de la pièce est de montrer « le courage et la victoire » de Titus, on voit qu'au fond il est à peu près du même avis que Voltaire et La Harpe : la querelle qu'il leurfait est surtout une querelle de mots et de défini- tion.

Les romantiques sont aussi pleinement d'accord avec Voltaire, chose rare, mais naturelle ici : puisque Voltaire, le premier, a tenté de mettre plus de mouvement, d'intrigue, d'action matérielle, sur la scène française, et qu'ainsi son œuvre tragique, en cela du moins, annonce déjà le drame.

Dès l'époque il était encore « un jeune jacobite » s'il fallait en croire ses souvenirs et ses dates, toujours suspects, on le sait Victor Hugo écrivait: « Le propre des sujets bien choisis est de porter leur auteur. Bérénice n'a pu faire tomber Racine; Lamotte n'a pu

L ACTION i :>9

faire tomber Inès » (i). Le sujet lui paraissait donc bien mal choisi pour une tragédie. Et l'on sait comment plus tard avec plus d'esprit peut-être qu'à lui n'appartient d'or- dinaire — il résumait la pièce : « premier acte : Titus ; deuxième acte : Reginam Bere- nicem; troisième acte : invitas \ quatrième acte : invitam; cinquième acte : dimisit.» Ces railleries ne révèlent pas une bien grande admiration pour la pièce, et il est évident que l'auteur de Ruy-Blas n'y apercevait guère d'action.

/ Aux temps héroïques d'Hernani, Sainte- Beuve n'hésitait point à soutenir que Racine n'avait pas le génie dramatique. Pour lui, c'était un lyrique qui s'était mépris sur sa vocation, el qui, en d'autres époques plus favorables, eût trouvé « plus conforme à sa nature... de suivre, solitaire, le cours harmo- nieux de cette grande et belle élégie dont Esther et Bérénice sont les plus limpides, les plus transparents réservoirs (2) ».

Il a chanté la palinodie plus tard : la dé- ception que lui a causée le drame romantique

(1) Littérature et philosophie mêlées. Edition Heizel, p. 63. (Journal d'un jeune jacobite de 18 19, fragments sans date.)

(2) 1829- .830. Portraits littéraires I, 65, sqq.

S

1

I Go BÉRÉNICE

l'a aidé à mieux comprendre la tragédie. Cependant, à quinze ans de (i), et tout désabusé qu'il soit alors, il juge encore Béré- nice de la même façon sévère. La pièce, selon lui, « ne saurait se citer auprès des cinq » grandes tragédies de l'auteur; « elle ne soutiendrait même pas le parallèle avec les autres pièces relativement secondaires » ; autre- ment dit, elle est la moins bonne de toutes. Elle a, par même, « son cachet racinien », car elle est « dans le goût secret et selon la pente naturelle de Racine », d'un « Racine qui s'abandonne... Bérénice peut être dite une charmante et mélodieuse faiblesse dans l'œuvre de Racine... Il ne faudrait pas que de telles faiblesses, si gracieuses qu'elles semblent par exception, revinssent trop sou- vent; elles affecteraient l'œuvre entière d'une teinte trop particulière, et qui aurait sa monotonie et sa fadeur ». Mais enfin passe pour une fois : cela du moins a l'avantage de nous montrer jusqu'où pouvait « retomber » Racine, quand il esquivait la férule de Boileau ; et puis sa pièce offre pour nous « un intérêt d'étude et de souvenir » : elle dépeint ce que

(i) 1844. Ibid., 112.

l'action 161

le xvne siècle a pu avoir de plus délicat et de plus noble.

' Mais est-ce véritablement une tragédie? A peine. « A la lecture on n'y voit guère qu'une ravissante élégie ; à la représentation, quelques-unes des qualités dramatiques se retrouvent, et l'intérêt, sans jamais aller au

. comble, ne languit pas. » Y a-t-il vérita- blement une action? A peine aussi. « Il faut qu'il y ait beaucoup de science dans la contexture de Bérénice pour qu'une action aussi simple puisse suffire à cinq actes et qu'on ne s'aperçoive du peu d'incidents qu'à la réflexion. Chaque acte est, à peu de chose près, le même qui recommence... De loin il est difficile d'apercevoir dans Bérénice cette sorte d'architecture tragique qui fait que telle scène se dessine hautement et se détache au regard. La grande scène voulue au troisième acte ne produit point ici de péripétie proprement dite, car nous savons tout dès le second acte... J'ai vu deux fois la pièce, et, à ne consulter que mon souvenir, sans recourir au volume, il m'est presque impossible de distinguer nette- ment un acte de l'autre par quelque scène bien tranchée. »

D'où vient pourtant que Sainte-Beuve

/

IÔ2 BÉRÉNICE

reconnaisse à Bérénice quelques qualités dra- matiques? Seulement du rôle de Titus. « C'est par lui et par sa lutte sérieuse que le poète remettait son œuvre sur le pied tragi- que et prétendait corriger ce que le reste de

la pièce pouvait avoir de trop amollissant

Titus exprime en lui le caractère tragique, en ce sens qu'il soutient une lutte généreuse, qu'il sort du penchant tout naturel et vulgaire, qu'il a le haut sentiment de la dignité souveraine et de ce qu'on doit à ce rang de maître des humains. » Mais ce mot de « lutte » ne doit point nous tromper ; Sainte-Beuve ne croit pas que le sujet se ramène aux incertitudes de l'empereur; et bien vite il précise et limite sa pensée : « Au fond Titus n'a jamais hésité, pas plus qu'un héros n'hésite en toute question de délicatesse suprême et d'honneur. On est déchiré, on se détourne, on pleure, mais on marche toujours. » Le véritable sujet, auxyeux du grand critique, c'est donc seulement le /désespoir héroïque de l'empereur.

Musset (i) est du même avis, avec une 1 nuance de sévérité en plus. « Corneille, dit-il, jayant établi que la passion était l'élément de

(i) De la tragédie, à propos des débuts de A/lle Rachel.

l'action i63

la tragédie, Racine survint qui déclara que la tragédie pouvait n'être simplement que le développement de la passion. Cette doctrine semble, au premier abord, ne rien changer aux choses ; cependant elle change tout, car elle détruit l'action. La passion qui rencontre un obstacle et qui agit pour le renverser, soit qu'elle triomphe ou succombe, est un spec- tacle animé, vivant; du premier obstacle en naît un second, souvent un troisième, puis une catastrophe, et, au milieu de ces nœuds qui l'enveloppent, l'homme qui se débat pour arriver à son but peut inspirer terreur et pitié ; mais si la passion n'est plus aux prises qu'avec elle-même, qu'arrive-t-il ? Une fable languis- sante, un intérêt faible, de longs discours, des r détails fins, de curieuses recherches sur le cœur humain; des héros comme Pyrrhus, comme Titus, comme Xipharès, de beaux parleurs en un mot, de belles discoureuses qui content leurs peines au parterre; voilà ce qu'avec un génie admirable, un style divin et un art infini, Racine introduisit sur la scène. Il a fait des chefs-d'œuvre sans doute, mais il nous a laissé une détestable école de bavardage... (i) »

(i) Cf. le jugement de Théophile Gautier, cité par Hémon ; (Cours de littérature, vin, Racine) : « Bérénice, à vrai dire,

164 BÉRÉNICE

Désormais, le jugement traditionnel passait à l'état de dogme ; et, sans doute, ce n'était point l'influence deTaine quile devait ébranler : son fameux article sur Racine était bien de nature à le confirmer encore.

Sarcey (1) ne peut s'étonner assez que la donnée de Bérénice paraisse avoir eu de l'attrait pour les auteurs dramatiques. « Il semble pourtant qu'il n'y ait guère de sujet moins propre au drame... Racine s'est enfermé étroitement dans cette donnée, et en a tiré cinq actes : c'est que Racine n'était pas, à vrai dire, un écrivain dramatique. Sa Bérénice, une œuvre charmante d'ailleurs, n'est pas une tragédie, ni un drame : c'est une élégie, coupée en scènes, d'une grâce noble et d'une sensi- bilité larmoyante, faite surtout pour plaire aux gens de ce temps-là, qui se plaisaient aux questions de sentiments et lisaient avec transport la Princesse de Cléves (2). »

Pour l'auteur du Romantisme des classiques,

n'est pas une tragédie : il n'y coule que des pleurs et point de sang. C'est une élégie dramatique, qui renferme des morceaux pleins d'une grâce un peu molle et d'une sensibilité un peu larmoyante. »

(1) 1865. Quarante ans de théâtre, t. III, p. 169.

(2) Paul Mesnard, dans l'édition des Grands Ecrivains, se réduit à plaider les circonstances atténuantes : « Quelque

l'action i65

Emile Deschanel (i), « Bérénice est une des pièces les plus faibles de Racine et cependant la I plus racinienne. C'est la veine naturelle de son talent coulant de source, sans effort... Un amant et une maîtresse qui se séparent, est-ce matière à tragédie ? Tout au plus cette victoire remportée sur l'amour le plus tendre peut- elle être le sujet d'une sorte d'élégie dialo- guée... » Et le critique ne juge même pas utile d'analyser cette pièce « dont le sujet est si mince. »

M. Brunetière appelle Bérénice « la plus délicieuse mais surtout la plus noble élégie qu'il y ait dans la langue française » (2); et le sujet de la pièce lui paraît consister en ce que le héros « hésite entre l'empire du monde et son amour pour une reine (3) ».

M. Larroumet (4) écrit : « Ce n'est que par une extension très large du terme consacré que

imposant que soit un arrêt rendu par tant de juges, il nous semble qu'ils se sont trop inquiétés de savoir si Bérénice était vraiment une tragédie. Qu'on la nomme comme on voudra, églogue ou élégie, ce qui nous importe, c'est qu'elle est belle \ et touchante. » Du reste il l'appelle lui-même une « pastorale tirée de l'histoire romaine ».

(1) Racine, I, 211.

(2) Les époques du théâtre français, 97. (-5) Histoire et littérature, I, 39.

(4) Etudes de critique dramatique, I, 45.

1 66 BÉRÉNICE

Bérénice peut être qualifiée de tragédie. La tragédie est essentiellement une action qui met aux prises des passions violentes et provoque des catastrophes sanglantes. Il n'y a rien de tel dans Bérénice, et, pour être exact, il faudrait l'intituler comédie héroïque ou élégie drama- tique. »

Enfin tous les cours de littérature, toutes les études critiques à l'usage des classes, toutes les éditions du théâtre de Racine répètent les mêmes idées. Pour Merlet (i), «la situation se prête plutôt à l'élégie qu'à la tragédie » ; dès le second acte, le poète n'a plus d'autre matière « que l'analyse des émotions con- tenues dans ce mot hélas ! » ; pour renouveler l'intérêt de l'action, il faut « qu'il varie de mille nuances son apparente monotonie ». Pour M. Bernardin (2), dans Bérénice, « pas d'action; pas d'incidents ; rien qui captive l'intérêt, si ce n'est la peinture exquise et vraie des senti- ments les plus délicats et les plus touchants. Idylle, si l'on veut, plutôt que tragédie; mais du moins idylle pleine de fraîcheur et de grâce. » Pour M. Hémon (3), si Bérénice

(1) Etudes littéraires sur les classiques /tançais, I, 279.

(2) Théâtre de Racine, II, 299.

(3) Cours de littérature, VIII. Racine, Bérénice, 15.

l'action 167

est le personnage essentiel de la pièce par la pitié qu'elle inspire, le sujet est « tout entier dans la séparation des deux amants », et, quoi qu'en dise Racine, « il est permis de douter » que ce drame ait paru à Sophocle « assez dra- matique pour émouvoir fortement un grand public ».

Je ne vois guère que deux critiques, qui, s'élevant contre les opinions reçues, aient pré- tendu démontrer au contraire que Bérénice mérite son titre de tragédie et contient une action véritable.

M. Jules Lemaître demande : « Pourquoi a-t-on coutume d'appeler Bérénice une élégie divine? C'est bel et bien une divine tragédie. » Et il donne ses preuves : « Tout y est #n action; chaque scène nous révèle chez ces personnages un état d'âme qui ne nous avait pas encore été pleinement montré et les laisse dans une disposition en partie nou- velle; le mouvement est continu et l'intérêt est des plus puissants qui soient, puisque ce qu'on nous raconte, c'est l'histoire éternelle ' /de la séparation des cœurs aimants (1). » 7 Que cette action existe réellement, M. Le-

(1) Impressions de théâtre, VIII, 65 (1894).

<

1 68 BÉRÉNICE

maître le démontre, en étudiant comment la pièce est « faite ». L'art admirable et savant du poète a consisté à reculer le plus loin possible la scène d'explication, qui doit amener la scène finale du sacrifice, à ne laisser les deux amants se rencontrer que lorsqu'ils ont été progressi- vement amenés au plus haut point de la douleur et de l'angoisse. Cette idée de génie, qui Ta conduit à inventer le rôle et le person- nage d'Antiochus, lui a permis de construire toute sa pièce. M. Jules Lemaître, par une analyse délicate et pénétrante, explique com- ment « dès lors le drame se déroule tout f seul ». Ce drame, c'est la crise de la séparation i qui déchire en même temps les deux âmes. M. Le Bidois (i ), lui aussi, voit dans Bérénice une action à la fois simple et riche; mais il la comprend un peu autrement que ne le fait , M. Lemaître. Il l'appelle non point la rupture | des deux amants, mais « la rupture de Titus » : c'est-à-dire qu'il ne voit de crise que dans l'âme de l'empereur. « Par la manière dont le poète développe l'irrésolution de Titus, par la place qu'il assigne à la décisive entrevue (celle-ci a lieu au quatrième acte), il trouve

(i) De l'action dans la tragédie de Racine, p. 267 (1900).

l'action 169

pour le troisième et le deuxième des ressources faciles de mouvement et d'action. Dès le second acte, Titus qui se croit décidé à rompre avec Bérénice, confie son intention à Paulin, sans avoir le courage d'en saisir Bérénice ; à l'acte suivant (IIIe), il fait un pas de plus, il déclare son dessein à Antiochus, mais incapable encore de prévenir lui-même son amante, il charge celui-ci de le faire à sa place. Ce n'est qu'au IVe acte qu'il fait connaître enfin à Bérénice sa résolution de rompre, et cette volonté si lente à s'affermir s'est à peine déclarée, la douleur de Bérénice et ses propres souffrances d'âme remettent en quelques minutes tout en question : c'est la crise fameuse qui fait de ce moment de « l'élégie » un des actes les plus puissamment animés et les plus dramatiques du théâtre. » Ou, pour prendre un résumé plus bref que M. Le Bidois donne ailleurs de cette même action : « La rupture de Titus est, dès le second acte, décidée en principe ; l'acte III l'avance; l'acte IV la consomme (au moment même il paraît le retarder), tandis que le cinquième n'a d'autre objet que de

I relever en force et en noblesse le pathétique de

; ce long dénouement. »

Ainsi, pour tous les historiens de la littéra-

BÉRÉNICE 5**

I yo BERENICE

ture,£owsles critiques, tous les commentateurs, le véritable sujet de Bérénice est soit la sépa- ration de deux amants, soit les combats intimes ou, à tout le moins, la noble douleur la « majestueuse tristesse » d'un sou- verain, obligé de faire à son pays et à son rang le sacrifice de son amour.

Pour presque tous les historiens de la litté- rature, presque tous les critiques, presque tous les commentateurs, Bérénice n'a guère que les apparences d'un drame. L'action en est si ténue qu'à peine ose-t-on dire qu'elle existe; c'est un prodige de l'art que d'en avoir pu donner l'illusion ; cet art est tellement inimi- table qu'à le vouloir imiter tout autre s'éga- rerait assurément, et transgresserait les lois essentielles du genre dramatique : n'était le nom de l'auteur, et son prestige, peut-être dirait-on qu'ici déjà elles sont transgres- sées.

Cette quasi-unanimité impressionne singu- lièrement. Encore faut-il noter que, des trois écrivains qui s'élèvent contre l'opinion commune, le premier, Geoffroy, affirme sans preuves et, semble-t-il, par pur esprit de con- tradiction. Quant aux deux autres sans arguer contre l'un qu'il n'a point la réputa-

L ACTION I 7 I

tion de fuir le paradoxe, contre l'autre que le titre et le but de son ouvrage devaient l'incliner inconsciemment à découvrir « de l'action » dans toutes les tragédies de Racine, leurs analyses mêmes ne laissent point de se retourner contre leur thèse. Ils étudient tous deux moins l'action réelle de la pièce que le procédé du poète, l'artifice au moyen duquel il a prolongé pendant cinq actes ce qui semblait la matière de quelques scènes. A grand renfort d'ingéniosité, ils aboutissent à ces con- clusions : M. Jules Lemaître, que les trois premiers actes sont « une longue préparation » ; M. Le Bidois, que le cinquième acte « n'a d'autre objet que de relever en force et en noblesse le pathétique de ce long dénouement » . Une pièce en cinq actes, trois sont em- ployés en préparations, une pièce en cinq actes, le dénouement est « consommé » dès le quatrième, tandis que le cinquième ne sert qu'à lui donner plus de force et de noblesse, sont assurément des pièces l'action est insuffisante disons, si l'on veut : l'action est bien maigre. Et M. Jules Lemaître et M. Le Bidois sont moins éloignés de leurs prédécesseurs qu'on ne l'aurait pu croire.

I72 BÉRÉNICE

Là-dessus, je remarquerai deux choses.

D'abord, c'est qu'il y a connexion étroite entre les deux jugements que l'on prononce d'ordinaire sur le sujet et sur l'action de Bérénice. L'un d'eux entraîne nécessairement l'autre. S'il est vrai que le sujet de la tragédie soit la séparation de deux amants, il y a très peu d'action; car, pour remplir les cinq actes, il a fallu que le poète décomposât cette sépa- ration en ses « temps » successifs, s'attardât sur chacun d'eux et les étendît jusqu'à leur plus longue durée possible. S'il est vrai que le sujet soit la lutte intime de Titus, il y a très peu d'action; car, pour remplir les cinq actes, il a fallu que le poète décomposât cette lutte en une série d'incertitudes, de délibé- rations, de contradictions, de retours, et qu'il tâchât de varier dans sa forme pour la pouvoir prolonger plus longtemps une situation tou- jours identique à elle-même. S'il est vrai que le sujet soit la douleur de Titus, il y a très peu, dès le second acte il n'y a plus d'action, et les trois actes qui suivent ne contiennent plus que les modulations d'un long gémisse- ment, d'un interminable soupir. Et inver- sement, s'il y a une action dans cette tragédie, le sujet ne peut pas se borner à être ou la

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séparation de deux amants, ou la lutte intime de Titus, ou sa douleur : il doit être autre et il le faut chercher ailleurs.

D'autre part, si l'on admet qu'il y ait très peu ou qu'il n'y ait pas d'action dans Bérénice, il faut admettre du même coup les consé- quences qui se déduisent nécessairement d'une telle constatation.

Croit-on que Racine a librement choisi son sujet? Alors, puisque ce sujet ne pouvait comporter une action vraiment dra- matique, que c'était un sujet d'élégie ceux-là ont raison qui dénient à Racine le don, la vocation du théâtre ; ils ont raison, avec le Sainte-Beuve de i83o, de « préférer chez lui la poésie pure au drame », de « le rapporter à la famille des génies lyriques, des chantres élégiaques et pieux, dont la mission ici-bas est de célébrer l'amour ». Bérénice illumine pour nous les profondeurs obscures de son génie : il fut un élégiaque qui s'ignora et que les circonstances ont égaré sur les planches. Or je ne puis ici discuter cette thèse : il y faudrait toute une étude d'ensemble sur le poète et sur son œuvre; mais je crois bien pouvoir dire que le temps est passé de ces préjugés romantiques, et qu'au contraire nos

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contemporains admirent en lui un des maîtres de la scène.

Croit-on que Racine a reçu son sujet de Madame. D'abord, il faut accepter (sur quels fondements?) l'invraisemblable légende ; puis, ceci fait, on ne s'en heurtera pas moins à des difficultés nouvelles. Si Racine a traité cette matière volontiers, parce qu'il la sentait « tout à fait selon son goût secret et selon sa pente naturelle », c'est tout à fait comme s'il l'avait choisie lui-même : le voici encore accusé et convaincu d'être un simple élégiaque. S'il l'a traitée par pure obéissance et quoiqu'il la jugeât impropre à la tragédie, alors il faut n'attacher aucune importance à Bérénice, simple pièce de commande, tâche ingrate, impossible à refuser, achevée tant bien que mal, à contre-cœur : du ton élégiaque de la pièce, on ne peut rien déduire sur le tempé- rament, sur le génie du poète, puisque ce ton serait imposé par le sujet même; à la préface, il ne faut pas accorder trop de valeur, puis qu'elle ne serait plus qu'un plaidoyer de cir- constance. Resterait d'ailleurs à expliquer par quel miracle cette préface, qui s'accorde si bien avec les théories des préfaces antérieures et les complète si heureusement, peut s'adapter

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à une pièce de hasard, née d'une inspiration étrangère, ou inversement par quel miracle cette préface, adaptée à une pièce de hasard, née d'une inspiration étrangère, peut s'accorder si bien avec les théories des préfaces anté- rieures et les compléter si heureusement. Ainsi, de quelque côté que l'on se tourne, on tombe dans des embarras nouveaux.

Nous avons inutilement essayé toutes les ex- plications des critiques. « Nous voilà au rouet. » Il nous faut donc reprendre nous-même et par la base la question tout entière, tenter de nous en tirer par nos propres forces.

II

Écartons tous les intermédiaires, oublions ce que nous ont dit les critiques, et, sans idée préconçue, mettons-nous directement en pré- sence de la pièce. Écartons même le prestige de la forme et des beaux vers ; dût-il nous en coûter, ramenons la tragédie à n'être plus que le squelette d'elle-même ; retenons-en le con- tenu seul : l'enchaînement des faits, des idées, des sentiments. Nous tâcherons de les noter tous, au fur et à mesure qu'ils se présenteront, acte par acte, scène par scène, sans rien ajou- ter, sans rien supprimer : car nos additions et nos suppressions pourraient à notre insu, être également tendancieuses (i) et nous égarer, les

(i) M. Hémon pense que «c la détermination de Titus est l'unique sujet de la pièce ». 11 en donne doncl'analyse suivante : a Acte Ier. La reine juive Bérénice est à la veille d'épouser l'em- pereur Titus ; le poète nous peint sa joie et son orgueil, mais aussi le désespoir d'Antiochus, roi de Comagène, qui " aime Bérénice en secret et ne lui révèle son amour qu'au moment de la quitter. Acte II. Arrivé depuis peu au trône par la

I ~jS BÉRÉNICE

unes comme les autres. En un mot, sans un commentaire, sans une interprétation person- nelle, analysons seulement la pièce avec une scrupuleuse minutie.

I. Antiochus, roi de Comagène, pénètre jusque dans le cabinet de l'empereur (i), et il

mort de son père Vespasien, Titus sent qu'un devoir nouveau lui impose le sacrifice de son amour ; livré à la plus doulou- reuse incertitude, il n'ose ouvrir son âme à Bérénice, qui s'at- triste de sa froideur, mais n'en soupçonne pas la cause véri- table. — Acte III. Décidé enfin à faire son devoir, Titus confie Bérénice à Antiochus, qui la reconduira dans son royaume ; mais Bérénice arrache à Antiochus le secret de Titus, s'étonne, s'irrite et se désespère. Acte IV. Ce violent désespoir de Béré- nice ébranle la résolution de Titus qui la revoit et ne feut se résoudre à la quitter. Acte V. Enfin le sacrifice est accompli : Bérénice partira, mais elle restera fidèle au souvenir de Titus, et Antiochus n'a rien à espérer. »

Il y aurait matière à bien des discussions : Bérénice est-elle ou se croit-elle à la veille d'épouser l'empereur? Titus sent-il maintenant ou a-Uil senti dès la mort de son père quel devoir lui était imposé ? S'il n'a pu encore parler clairement à Bé- rénice, est-ce vraiment par incertitude ? Est-ce seulement au troisième acte, qu'il est décidé enfin à faire son devoir ? Au quatrième acte, Titus, qui va recevoir le sénat au lieu de courir auprès de Bérénice, semble-t-il ne pouvoir se résou- dre à la quitter? etc. On verra plus loin quelle réponse je don- nerais à ces diverses questions. Mais, dès maintenant, on s'aperçoit que l'analyse sommaire de M. Hémon est influencée par l'interprétation qu'il donne à la pièce et qu'en revanche elle a pour résultat de confirmer cette interprétation.

(t) La Comédie-Française a repris cette année Bérénice, et 1 admirable talent de Mme Bartet m'a aidé à mieux comprendre encore l'importance de son rôle. Mais pourquoi la mise en

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envoie demander une entrevue secrète à la reine Bérénice, « épouse en espérance » de Titus. Resté seul, il s'échappe en un mono- logue : il aime la reine ; jadis, il y a cinq ans, il lui en a fait l'aveu, mais elle lui a imposé un éternel silence ; maintenant qu'il la voit sur le point d'être impératrice, osera-t-il lui dire qu'il l'aime toujours et la fuit ?Oui, sans doute: au moins, elle le plaindra. Son confident, de retour, lui annonce que Bérénice va venir,

scène s'accorde-t-elle si mal avec le texte ? Le « cabinet superbe et solitaire », « dépositaire des secrets de Titus », l'empereur vient « se cacher à la cour », est une espèce de ves- tibule entre ses appartements et ceux de la reine ; ce vestibule n'est séparé que par des colonnes, d'une galerie, d'où l'on dé- couvre le panorama de la ville ; et seuls quelques rideaux, d'ailleurs relevés, permettraient d'éviter les yeux indiscrets, mais non les oreilles. Le lieu ne convient nullement ni aux confidences ni aux scènes intimes. Quand Antiochus et Arsace font leur entrée, ce cabinet « solitaire » est envahi par des sénateurs, des gardes, une foule de figurants qui n'ont rien à y faire. 11 faut que les deux orientaux, par une mimique sin- gulière, — portant leurs mains à leurs lèvres et à leur cœur, donnent le signal du départ à tous ces fâcheux. Et, quand il s'en sont allés l'un après l'autre, Antiochus, immobile, s'adresse à Arsace immobile et lui dit : « Arrêtons un moment, etc » Enfin, dans ce cabinet Bérénice a promis de venir « seule et sans suite », elle entre, accompagnée non seulement de Phénice, mais de cinq femmes. Ces femmes traversent la scène ; elles vont s'asseoir en rond comme pour jouer à pigeon-voie au delà des colonnes, au delà des rideaux toujours relevés, et elles assistent ainsi à toute la conversation, si confidentielle, de B4r4nice et d'Antiochus.

IOO BERENICE

se dérobant aux flatteurs qui l'accablent, car le bruit court que Titus doit l'épouser le jour même. Antiochus ordonne de tout préparer pour son prochain départ, et il persiste dans cette résolution, quoique le confident lui rap- pelle l'amitié que Titus et Bérénice ont tous deux pour lui, la naissance, la. longue durée, la vivacité de cette affection, qui devrait le retenir pour être témoin de leur bonheur. La reine paraît, tout heureuse de revoir son ami, plus heureuse encore, parce que Titus, jusqu'alors plongé dans le deuil imposé parla mort de son père, songe de nouveau à elle, qu'un de ses premiers actes a été d'agrandir les États de son amie, et qu'il va, dit-on, la faire impératrice. Antiochus alors avoue que son amour d'autrefois dure encore, plus ardent que jamais; il annonce que, par cette raison même, il va s'éloigner d'elle pour toujours. Bérénice, avec un mélange de sévérité et d'indulgence, lui pardonne son audace, mais ne le retient pas. Lui parti, elle s'abandonne à sa joie, repousse les craintes vagues qu'exprime sa confidente, célèbre les mérites de Titus et court prier le ciel pour lui.

II. Titus, inquiet et triste, fait mander le roi de Comagène. Resté seul avec son con-

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fident, il l'interroge : Que dit-on à Rome du mariage annoncé entre Bérénice et l'empe- reur ? Le confident, après quelques hésitations, avoue que Rome y est hostile, non par haine envers Bérénice, mais par haine envers la royauté. Titus alors confesse qu'il attendait cette réponse ; il aime Bérénice, mais la tradi- tion et les lois lui interdisent de l'épouser ; il a senti cette dure vérité dès le moment de la mort de son père ; il n'a pas encore eu le cou- rage de faire connaître sa résolution à la reine ; mais il l'aura, et il va charger Antiochus, leur ami commun, de ramener la reine en Orient. Il exprime longuement sa douleur, son amour, la rigueur de son devoir. Bérénice est an- noncée, au grand trouble de Titus. —Elle rap- pelle son amour et sollicite doucement quel- ques paroles de tendresse. Il répond tristement, exprime son émotion en paroles entrecoupées, nomme Rome, l'empire, puis sort brusque- ment, incapable de s'expliquer davantage. Bérénice reste confondue: Qu'a-t-ellefait, qu'a- t-elle dit qui ait pu déplaire à Titus ? Craint-il de l'épouser? Mais non ! c'est qu'il a connu la déclaration d'Antiochus ; il est jaloux : il est donc amoureux, et la voilà rassurée.

III. Antiochus est enfin venu à l'appel de

l82 . BÉRÉNICE

Titus. L'empereur lui reproche amicalement cette inexplicable tentative de fuite, mais n'en demande point la cause, tout occupé d'autres soucis. Il lui annonce, en effet, sa résolution de quitter la reine, il le charge de la prévenir, de la consoler, delà ramener jusqu'en Orient. La surprise d'Antiochus est grande. Son con- fident lui persuade, non sans peine, que tout ceci tournera à l'avantage de son amour ; il veut le persuader aussi d'avertir la reine : le roi de Comagène montre peu d'empressement à rem- plir cette mission cruelle et qui lui convient si mal. Mais Bérénice survient, plus froide que jamais à l'égard d'Antiochus. Lui, non sans hésiter, pressé par la reine que ses réticences ont inquiétée, il dit les volontés de l'empereur. Elle refuse de le croire, soupçonne un piège, le chasse et court chercher Titus lui-même. Antiochus, désespéré, veut partir ; il dit qu'il part, mais il diffère jusqu'au soir, pour être assuré du moins que Bérénice ne meurt pas du coup qu'elle a reçu.

IV. Bérénice se désole. Sa confidente lui annonce l'arrivée de Titus et l'entraîne dans ses appartements, pour cacher son désordre à la foule qui accompagne l'empereur. Titus envoie annoncer sa visite à la reine. Resté

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seul, il se consulte : Aura-t-il le courage néces- saire? Il cherche à se tromper : Rome admet- trait peut-être Bérénice ? Mais non, il ne peut se décevoir lui-même : Rome a parlé claire- ment ; il sait son devoir et il le fera. Malgré ceuxqui la veulent retenir, la reine se précipite. Titus confirme les paroles d'Antiochus. En vain Bérénice discute, rappelle tant de souve- nirs et tant de serments, s'irrite, implore ; en vain lui-même s'émeut-il et pleure : il est décidé, quoi qu'il lui en coûte, à remplir son devoir. Désespérée, elle le quitte, annonçant qu'elle va mourir. Une telle menace ébranle Titus : il veut courir à elle ; les sages avis de son confident lui rendent la force. Antio- chus lui donne un nouvel assaut et le supplie de se rendre auprès de Bérénice prête à mou- rir ; les magistrats, les grands corps de l'Etat viennent à son secours, en lui deman- dant audience à cet instant même : malgré Antiochus, l'empereur les va recevoir.

V. Le confident du roi de Comagène le cher- che, — pour lui annoncer que Titus n'a pas revu la reine et que les universelles félicitations des magistrats et du peuple le lient davantage à ses propres résolutions. Mais Titus lui- même annonce qu'il passe chez Bérénice.

1 84 BÉRÉNICE

Antiochus croit que l'empereur cède et toutes ses espérances passagères l'abandonnent. Bérénice, indignée, refuse d'écouter les protes- tations de Titus ; elle veut le fuir, quand il lui arrache une lettre d'adieux, elle annonçait l'intention de se donner la mort. Titus fait en hâte mander Antiochus et retient la reine. Il lui explique que, malgré tout, il restera fidèle à son devoir ; il ne l'épousera pas ; il n'abdi- quera pas; mais si elle meurt, il mourra. Antiochus, survenant alors, continue à croire que les amants se sont réconciliés ; il se félicite de la part qu'il a prise à cet heureux dénoue- ment ; il avoue à Titus qu'il a été son rival ; il fait des vœux pour tous deux ; et il va mourir, espérant que cette mort donnera satisfaction aux dieux et servira ses amis. Bérénice, émue de ces deux sacrifices, s'élève au-dessus de sa passion : elle renonce à Titus et lui promet de- vivre ; elle ordonne à Antiochus de vivre, mais sans espoir ; elle leur fait ses adieux. Et la pièce se termine par le soupir d'Antiochus : Hélas !

On voit aisément, et du premier coupd'œil, qu'un certain genre d'action ne saurait être rai- sonnablement cherché dans une tragédie ainsi conçue et ainsi construite. Il n'y a rien ici

l'action i 85

absolument rien de ce qui constitue l'action dans un mélodrame, dans un drame roman- tique, dans les tragédies Voltaire se flattait d'améliorer Shakespeare, et même dans la plu- part des tragédies de Corneille. Pas de meurtre ni de suicide, par le poignard ou par le poison ; pas de révolution ni de conspiration, ni même de simple émeute ; pas d'arrivée inattendue d'un personnage espéré ou redouté ; pas de révélation d'un secret effroyable ou rassurant; pas de méprise et pas de reconnaissance. Racine s'est même interdit les oracles, les prédictions, les songes, si aisément admis par ses contem- porains ou par lui-même en d'autres occasions. Il n'a pas voulu, quoique le sujet s'y prêtât, faire intervenir sur la scène les consuls, les magistrats ou le peuple, et il a laissé à Voltaire la gloire, si gloire il y a, de montrer pour la première fois au public français une séance du sénat enlaticlave (i). A moins que, par une extension abusive du terme, on ne veuille voir un événement dans l'erreur d'Aniiochus, qui interprète comme une démarche de réconcilia- tion l'entrevue doit au contraire se consom- mer la rupture.il n'a pas mis dans cette œuvre

(i) Dans Rome sauvée.

1 86 BÉRÉNICE

dramatique un seul événement. Au sens ma- tériel du mot, évidemment il n'y a pas d'action dans Bérénice.

Mais il y a une autre façon d'entendre l'action ; et c'est la seule vraie pour ceux qui demandent au théâtre autre chose que l'intérêt de la curiosité ou le plaisir de la sur- prise. Pour ceux-là, les événements ne sont qu'une manifestation, ou une cause, ou un effet, ou une occasion tout au moins : mani- festation, cause, effet, occasion des sentiments et des passions, qui seuls ont une valeur vraie et seuls constituent le fonds essentiel de la pièce. Ce à quoi ils s'attachent, c'est aux luttes que les passions se livrent entre elles jusqu'à ce que l'une d'elles triomphe, aux luttes que la passion livre au devoir ou à la raison jusqu'à ce qu'elle les soumette ou s'y soumette ; c'est à la marche naturelle, à l'évolution d'un senti- ment qui s'exaspère peu à peu jusqu'à ce qu'il éclate avec une force irrésistible, qui s'atténue lentement jusqu'à l'apaisement volontaire ou résigné ; c'est aux brusques revirements d'âmes, aux révolutions morales dont le poète fait comprendre la cause cachée et qu'il sait rendre vraisemblables : en un mot, c'est à l'ac- tion intérieure et toute psychologique. Cette

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action-là, la seule qui puisse exister dans Bérénice, c'est à nous de voir maintenant si Racine a su l'y mettre.

Il nous faut donc analyser pour chercher en eux ces luttes, ces évolutions ou ces révo- lutions de sentiments les trois personnages de la pièce.

Car, en réalité, ils ne sont que trois. On me permettra sans doute de négliger Rutile; et, quant aux confidents, ou ils sont négligeables eux aussi, ou, lorsqu'ils ne le sont point, ils ne font qu'un avec leurs maîtres. En effet, dans un certain nombre de scènes, Paulin, Arsace ou Phénice, jouent le rôle de simples « utilités ». Ils sont pour porter des mes- sages, pour rendre de menus services, et sur- tout pour fournir la réplique à Titus, Antiochus ou Bérénice, de manière à diminuer le nombre des monologues : alors ils n'ont ni personna- lité ni vie. Parfois, au contraire, ils semblent sortir de leur effacement; ils ne parlent point seulement pour fournir à leur interlocuteur l'occasion de dire quelque chose, mais pour dire quelque chose eux-mêmes. Alors ils sont, en réalité, comme un « double » de leur maître: ils personnifient, ils « extériorisent», comme dirait un philosophe, cequ'ily a dans

I 88 BÉRÉNICE

l'àme de ces maîtres, de pensées, de sentiments subconscients, utiles à mettre en lumière, ou bien ce qu'il y a de pensées, de sentiments trop conscients, pénibles pour eux et qu'il importe de leur rappeler sans cesse. Paulin, c'est, en dehors de Titus, cette voix intérieure qui crie son devoir à l'empereur romain ", Arsace, c'est, en dehors d'Antiochus, ces trom- peuses espérances dont sa raison se défend. en vain et qui pour quelques instants le séduisent à chaque fois ; Phénice, c'est, en dehors de Bérénice, ces pressentiments vagues, qu'elle repousse d'un ton triomphant et que néan- moins, tout au fond d'elle-même, elle avait éprouver pendant ces huit jours de deuil.

Est-ce dans l'àme d'Antiochus que nous trouverons cette action psychologique qu'il nous faut découvrir? Évidemment non. Il est visible que, des trois héros de la pièce, il est le seul qui reste toujours au second plan, et par conséquent le poète n'a pu être assez mala- droit pour en faire le personnage agissant de sa tragédie. D'ailleurs, il suffit d'examiner ses sentiments. Il peut y avoir conflit entre eux, il n'y a pas lutte. Dès le début, Antiochus aime Bérénice d'amour, il aime Titus d'amitié. Au- cune de ces deux affections contradictoires n'é-

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branle l'autre ; il n'en veut sacrifier aucune. Au contraire, par un singulier concours de circons- tances, il lui est toujours permis de concilier ces deux tendresses en apparence inconci- liables : s'il espère, il ne devient pas l'ennemi de Titus, puisque ses espérances sont nées de la renonciation de Titus à l'amour de Béré- nice ; s'il désespère et se dévoue en essayant de réunir l'empereur et la reine, ce dévoue- ment lui est inspiré par son amitié pour l'un presque autant que par son amour pour l'autre ; enfin l'issue dernière fait disparaître pour tou- jours cette rivalité qui aurait pu à la longue nuire à l'amitié des deux hommes. Il n'y a pas davantage évolution ni révolution de senti- ments. D'un bout à l'autre, Antiochus reste le même et envers Titus et envers Bérénice ; ni sonamitiéni sonamour n'augmentent, ne dimi- nuent, ne se transforment; s'il pense à mourir, ce n'est pas que rien soit changé dans son cœur, c'est au contraire qu'il s'aperçoit que rien ne peut changer désormais ; s'il se résigne, c'est que, grâce au sacrifice de la reine, l'amour et l'amitié sont enfin conciliables dans son âme. Ainsi ballotté sans cesse, par les résolutions des autres, de la tristesse à la joie, du déses- poir à la résignation, sans qu'il puisse lui-

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même agir pour lui, sans que son bonheur et son malheur dépendent de sa volonté ou de ses efforts, il reste un personnage secondaire. Il est la victime, non le héros de l'action ; il en subit les contre-coups et elle se passe tout entière hors de lui.

Est-ce donc dans l'àme de Titus que nous la trouverons ? Nous l'avons vu, tous les cri- tiques le pensent. J'ose avouer pourtant que je n'en crois rien.

En réalité, au moment la pièce s'ouvre, c'est-à-dire avant même que Titus ait paru sur la scène, la lutte de l'amour et du devoir est déjà terminée en lui, et sa résolu- tion définitive est prise. Sa décision s'est imposée à lui huit jours auparavant, dans l'instant qui a suivi la mort de son père. Dès le premier acte, nous pouvions le pressentir, nous qui n'avons point pour nous tromper les mêmes raisons que Bérénice. Quand elle dit:

Ce long deuil que Titus imposait à sa cour Avait, même en secret, suspendu son amour ; Il n'avait plus pour moi cette ardeur assidue Lorsqu'il passait les jours attaché sur ma vue; Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux, Il ne me laissait plus que de tristes adieux ;

L ACTION 191

nous devinons vaguement qu'il y a autre chose que le chagrin de la mort d'un père ; nous voyons que Bérénice se rassure bien vite ; et nous voyons que sa confidente est moins rassurée. D'ailleurs Titus lui-même, dès qu'il paraît (au second acte), nous atteste que sa résolution était depuis longtemps arrêtée :

Mais à peine le ciel eut rappelé mon père, Dès que ma triste main eut fermé sa paupière, De mon aimable erreur je fus désabusé ; Je sentis le fardeau qui m'était imposé ; Je connus que bientôt, loin d'être à ce que j'aime, Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même ; Et que le choix des dieux, contraire à mes amours, Livrait à l'univers le reste de mes jours.

Il est vrai que depuis ce moment il n'a point encore fait connaître son dessein. Mais ce n'est pas que sa volonté chancelle, c'est qu'il n'a pas le courage de voir la douleur de son amie et qu'il diffère le plus longtemps pos- sible de la frapper d'un coup si rude. Il n'est pas en proie à l'indécision, il est seulement retardé par la pitié :

Résolu d'accomplir ce cruel sacrifice,

J'y voulus préparer la triste Bérénice :

Mais par commencer? Vingt fois, depuis huit jours,

J'ai voulu devant elle en ouvrir le discours ;

IQ2 BÉRÉNICE

Et, dès le premier mot, ma langue embarrassée Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.

Une telle situation ne saurait durer toujours. Puisque Bérénice, trop confiante, n'a point, comme Titus l'espérait, « pressenti leur com- mun malheur » et ne lui épargne pas ainsi une partie de sa tâche, il doit parler, il parlera. Le matin même, il a « rappelé sa constance » ; il s'est imposé de rompre le silence ce jour-là ; la première démarche que nous lui voyons faire, c'est demander l'ami commun qui doit conso- ler, soutenir, accompagner la bannie: le renvoi de Bérénice est donc bien décidé dans sa pensée, et tout combat véritable terminé. Si, l'instant d'après, il interroge Paulin, ce n'est pas qu'il en attende un argument décisif pour mettre un terme à des incertitudes qui subsisteraient encore en lui. Il sait très bien quelle réponse il va recevoir : il la provoque, il la veut. Les paroles vagues et complaisantes qui s'il hésitait vraiment encore l'encourageraient à garder Bérénice, il ne les écoute point, il ne s'en empare point pour se tromper lui- même. Au contraire, dans une noble et grave semonce, il rappelle à Paulin le devoir de sin- cérité que lui impose l'amitié confiante de son

l'action t 93

empereur. Quand il a obtenu la vérité près- sentie, attendue, exigée, il explique comment il l'avait lui-même découverte ; qu'il s'était décidé par sa volonté propre à faire son devoir ; qu'il voulait seulement, par le témoignage d'un autre, se confirmer dans une résolution déjà prise :

Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre;

Si je t ai fait parler, si j'ai voulu t'entendre,

Je voulais que ton zèle achevât en secret

De confondre un amour qui se tait à regret.

Bérénice a longtemps balancé la victoire;

Et si je penche enfin du côté de ma gloire,

Crois qu'il m'en a coûté, pour vaincre tant d'amour,

Des combats dont mon cœur saignera plus d'un jour.

Il ne dissimule donc pas le prix que lui a coûté sa victoire ; mais sa victoire est certaine.

A ce moment Bérénice survient. L'empereur hésite à la recevoir ; il lui répond en paroles entrecoupées ; il la fuit sans pouvoir s'expliquer ouvertement. Est-ce donc qu'il soit encore ou qu'il redevienne irrésolu ? Nullement. Ce n'est pas le courage de prendre une résolution qui lui manque : elle est prise; c'est seulement le courage de faire lui-même, en sa présence, souffrir ce qu'il aime. Aussi, quand Bérénice n'est plus en face de lui, qu'il ne voit plus son

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visage et ses yeux, qu'il n'entend plus sa voix, il parle avec tristesse, mais avec fermeté. Le roi de Comagène « soulagera le tourment d'un amant interdit » ; il épargnera au cœur de Titus un si pénible « éclaircissement » : c'est lui qui sera le messager de la triste nouvelle. Mais c'est alors, comme il est naturel, que l'àme de Titus est le plus déchirée : son énergie est épuisée par un si grand effort, et il sait que la reine, en cet instant même, est plongée dans cette angoisse dont il était, à l'avance, si pro- fondément ému. Si vraiment il y avait encore place dans son cœur pour une lutte entre le / devoir et l'amour, c'est alors qu'on le verrait céder et revenir sur ses résolutions ; c'est alors qu'il aurait d'irrésistibles retours de tendresse, c'est alors qu'il courrait auprès de Bérénice pour lui jurer qu'il l'aime et la veut conserver dût-il plus tard se démentir encore. Il ne fait rien de tout cela. Sans doute Racine ne lui I prête point l'insensibilité brutale du jeune o Horace; il ne lui attribue pas cette volonté | aveugle et sourde des héros cornéliens, àpre- ment tendue à maintenir ses décisions pre- mières : « loin de nous, ces héros sans huma- nité ! » Mais, quand il nous dépeint son trouble, sa tristesse, son agitation, il a bien soin d'éviter

l'action iq5

aux spectateurs toute méprise : c'est tout de suite, séance tenante, que nous voyons Titus confirmer encore ses résolutions.

Par trois fois la situation se renouvelle, et nous assistons à ce qu'on pourrait appeler en langage chrétien la « tentation » de Titus ; trois fois il est victorieux, trop vite et trop facilement pour que nous puissions avoir le temps de craindre sa défaite. D'abord il lui faut parler à Bérénice, avertie et désolée. A l'avance il se représente ce que sera cette scène cruelle, et son cœur en frémit. Une pensée alors se glisse malgré lui dans son esprit : Qui sait? Elle a tant de vertus et tant d'amour; ne serait-il pas possible...? Mais, tout de suite, il chasse ces vaines sug- gestions de sa tendresse ; il réfute les futiles raisons que sa passion lui inspire ; il se les reproche amèrement :

Ah! lâche, fais l'amour et renonce à l'empire !

Et c'est ainsi qu'irrité contre lui-même ' et contre sa faiblesse, il n'en a que plus de force pour affronter Bérénice. Elle pleure, elle implore, elle rappelle le passé, elle atteste son amour et les serments qu'elle a reçus. Mais

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lui, quoiqu'il pleure et gémisse avec elle, il ne laisse point son émotion dompter sa volonté. /

Qui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire, Je frémis. Mais enfin, quand j'acceptai l'empire, Rome me fit jurer de maintenir ses droits, Il les faut maintenir.

Bérénice sort en menaçant de « verser son sang » dans le palais même. Une seconde fois l'empereur s'émeut. Il veut la suivre, courir à son secours, sans songer à quoi une telle démarche l'engage et que c'est un premier pas. Mais il n'y a qu'une velléité rapide. Une exclamation de Paulin : « Quoi, Seigneur! » suffit à le retenir, et il s'excuse de cet égare- ment passager :

Je ne sais, Paulin, ce que je dis, L'excès de la douleur accable mes esprits.

Une troisième fois enfin, son trouble se renouvelle. Antiochus annonce que la reine expire et il supplie Titus de l'aller voir, de « sauver tant de vertus, de grâce, de beauté »., Mais, avant qu'il ait eu même le temps de débattre en son cœur sa résolution, une inter- vention qu'il dit et croit « providentielle »,

L ACTION 197

montre clairement son devoir à l'empereur : il sort, et du côté Bérénice n'est point.

Ainsi, à trois reprises, il n'y a pas eu lutte véritable, hésitation, délibération et choix ; il n'y a eu, vers la femme aimée, que des mou- vements tout instinctifs, des impulsions irré- fléchies, trop vite réprimées pour qu'on ne sente pas combien est désormais assurée la volonté de l'empereur. On connaît la profon- deur et la richesse de l'analyse psycholo- gique dans les tragédies de Racine : n'est-il pas évident que s'il eût voulu mettre l'intérêt de sa pièce dans la peinture des irrésolutions de Titus, il aurait bien autrement développé de telles scènes, et qu'il en eût su tirer des péripéties naturelles et touchantes ?

Enfin, dans une dernière entrevue, Titus cherche Bérénice pour « calmer ses déplaisirs ». Il ne lui cache point l'excès de son trouble et la honte qu'il ressent d'avoir vu sa « vertu » si incertaine, son âme si abattue qu'il a besoin de se chercher et de se reconnaître. Mais en même temps, avec une noble fermeté, il lui interdit toute espérance :

Ne vous attendez point que las de tant d'alarmes, Par un heureux hymen je tarisse vos larmes. En quelque extrémité que vous m'ayez réduit,

1 98 BÉRÉNICE

Ma gloire inexorable à toute heure me suit : Sans cesse elle présente à mon âme étonnée L'empire incompatible avec votre hyménée, Me dit qu'après l'éclat et les pas que j'ai faits, Je dois vous épouser encor moins que jamais. Oui, Madame; et je dois encore moins vous dire Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'empire, De vous suivre, et d'aller, trop content de mes fers, Soupirer avec vous au bout de l'univers...

Bérénice n'a plus qu'à accepter la responsa- bilité de la mort de Titus, ou à se résigner à vivre séparée de lui : elle ne peut attendre autre chose.

Ainsi, les « combats » dont parle l'empereur lui-même ne peuvent laisser le spectateur indécis : l'issue en est trop prévue d'avance. On sent trop bien avec l'un de ceux que leur interprétation de la pièce devrait pour- tant incliner à l'opinion contraire, avec Sainte- Beuve qu' « au fond Titus n'a jamais hésité » ; on sent avec quelle netteté Racine « a rendu énergiquement cette stabilité héroï- que de l'âme à travers tous les orages et n'a voulu laisser aucun doute sur ce qui demeure possible ». Si Bérénice est un drame et qu'elle /ait une action, si cette action, tout intérieure, (consiste en une lutte des sentiments intimes Id'un ou de plusieurs personnages, on ne peut

l'action 199

assurément chercher ni cette action ni cette lutte dans l'âme meurtrie mais inébranlée de Titus.

Et Ton n'y peut chercher davantage ni une lente évolution ni une brusque révolution de ces mêmes sentiments. Comme Antiochus, l'empereur se maintient dans un pareil état d'esprit, au début, pendant le cours et à la fin de la tragédie. D'un bout à l'autre il aime Béré- nice, il souffre de la quitter, il voit cependant qu'il la faut quitter et il est résolu à le faire : ni soi* amour ni sa soumission au devoir n'augmentent, ne diminuent ou ne se trans- forment. Enfermé dans un dilemme terrible : trahir Rome ou perdre celle qu'il aime en s'in- fligeant et en lui infligeant les plus cruelles douleurs, jamais il n'envisage sérieusement la première alternative, jamais il ne cesse de vouloir la seconde, en dépit de tout. Si enfin il aperçoit une troisième issue, si la mort lui paraît une solution et une délivrance, ce n'est pas que rien soit changé dans sa résolution, c'est qu'il y voit au contraire une autre façon de la réaliser. Il y a une logique du déses- poir semblable à celle avec laquelle Andro- maque médite aussi son suicide, mais avec cette différence que Titus auparavant ne

200 BERENICE

paraîtra point se démentir et qu'en apparence même il ne fléchira point. Héros immuable, jl même s'il semble parfois osciller, il ne varie jamais. Cette immobilité fait que l'action de la pièce ne peut être en lui.

En qui donc peut-elle être enfin, sinon en Bérénice et en Bérénice seule?

C'est chez elle que nous trouverons ce que nous avons vainement cherché dans les deux autres personnages : une lutte morale, puis- que son amour engage un combat désespéré contre Rome, sa véritable rivale, contre la haine des Romains pour la royauté, contre le sentiment du devoir qui anime Titus; une évolution morale puisqu'il lui faut, à travers tant d'émotions, passer de l'espérance sereine à l'inquiétude, de l'inquiétude à la douleur, au désespoir, à la colère, de la colère à l'admiration, à l'acceptation volontaire d'une séparation si longtemps repoussée. Par Bérénice seule il y a une action, puisque la révolte de son cœur forme le nœud, que les mouvements de son cœur forment les péri- péties, que la résignation de son cœur forme le dénouement du drame.

Avant même que Bérénice paraisse, nous savons qu'elle est « épouse en espérance de

L ACTION 20 1

Titus », et ses premières paroles nous le con- firment : elle fait allusion à l'honneur que le ciel lui « présage ». Interrogée par Antiochus, qu'une telle nouvelle afflige, elle confirme le bruit public : Titus, en ce moment même, agrandit son royaumeet la couvre d'honneurs ; elle l'attend, pour entendre de sa bouche un titre plus doux encore :

Et, si de ses amis j'en dois croire la voix,

Si j'en crois ses serments redoublés mille fois,

Il va sur tant d'Etats couronner Bérénice,

Pour joindre à plus de noms le nom d'impératrice.

Il m'en viendra lui-même assurer en ce lieu.

Peu s'en faut qu'elle ne se croie déjà sur le trône; c'est déjà d'un ton d'impératrice qu'elle répond à la déclaration repoussée :

Seigneur, je n'ai pas cru que, dans une journée Qui doit avec César unir ma destinée, 11 fût quelque mortel qui pût impunément Se venir à mes yeux déclarer mon amant...

Et quand l'infortuné est sorti, avec quel égoïsme de femme éprise elle se hâte d'oublier le malheur d'un ami si fidèle ; avec quel enivre- ment elle savoure le souvenir de cette « nuit enflammée » son amant a brillé aux yeux de tous, elle a cru voir le monde entier

202 BÉRÉNICE

amoureux de Tituscomme elle l'est elle-même ; avec quelle passion elle intéresse les dieux à son amour et veut unir ses vœux aux vœux que l'univers forme pour l'empereur; avec quelle joie elle se promet de lui faire la douce surprise de le chercher « sans être attendue»; mais avec quelle sécurité, surtout, elle re- pousse les craintes de Phénice :

Le temps n'est plus, Phénice, je pouvais trembler. Titus m'aime ; il peut tout ; il n'a plus qu'à parler, Il verra le sénat m'apporter ses hommages, Et le peuple de fleurs couronner ses images.

Rien ne trouble son bonheur et son espérance : elle s'y abandonne tout entière.

Mais nous, nous avions entendu les paroles de Phénice, et elles sonnent encore à notre oreille :

Titus n'a point encore expliqué sa pensée. Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux : La rigueur de ses lois m'épouvante pour vous. L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine ; Rome hait tous les rois; et Bérénice est reine.

Nos pressentiments sont bientôt confirmés. Nous apprenons de Titus lui-même qu'il a résolu de se séparer pour jamais de la reine.

l'action 2o3

La pièce dès lors serait finie, ou plutôt il n'y aurait point de pièce, si Bérénice devait con- sentir : c'est sa résistance prévue qui explique les retards de Titus et le secours qu'il demande au roi de Comagène. Et la voici qui paraît, toujours pleine de ses illusions heureuses. Elle remercie l'empereur des honneurs dont il l'a comblée, mais bien plus encore elle lui demande quelque protestation nouvelle, quelque douce parole d'amour. L'embarras, la froideur de Titus l'étonnent. Son cœur aveuglé ne devine rien pourtant : elle s'explique cette tristesse par la piété filiale ; et alors, sans le moindre soupçon, elle tombe tout juste sur l'argument qui doit empêcher Titus de parler :

Vous regrettez un père : hélas, faibles douleurs !

Et moi (ce souvenir me fait frémir encore)

On voulait m'arracher à tout ce que j'adore,

Moi, dont vous connaissez le trouble et le tourment

Quand vous ne me quittez que pour quelque moment;

Moi, qui mourrais le jour qu'on voudrait m'interdire

De vous...

Ce discours, en effet, ôte tout courage à l'em- pereur ; il ne sait que dire, il balbutie, il fuit enfin : ce sont les paroles de Bérénice et ses sentiments qui produisent dans l'action cette péripétie.

204 BÉRÉNICE

La reine reste interdite. Elle se demande quel est ce mystère, si peut-être elle a déplu à Titus, quelle faute elle a commise :

... N'ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ? Que sais-je ? j'ai peut-être avec trop de chaleur Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur.

Elle entrevoit le véritable obstacle :

N'est-ce point que de Rome il redoute la haine? Il craint peut-être, il craint d'épouser une reine? Hélas 1 s'il était vrai...

Une telle idée lui est si terrible qu'elle la repousse bien vite, elle ne veut pas l'admettre, elle se rassure. Avec l'ingéniosité de la pas- sion, elle imagine aussitôt quelque prétexte à se tromper elle-même :

...Mais, quand je m'examine, Je crois de ce désordre entrevoir l'origine. Phénice, il aura su tout ce qui s'est passé : L'amour d'Antiochus l'a peut-être offensé...

Elle s'attache à cette supposition ; elle rit de « ce léger soupçon facile à désarmer » ; elle y voit un motif nouveau de se réjouir, puisque c'est une nouvelle preuve d'amour:

Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.

L ACTION 20?

Ainsi, son inquiétude a duré bien peu ; mais pourtant, tout au fond d'elle-même, il lui en doit rester quelque chose : sa belle con- fiance a reçu la première atteinte.

Titus charge le roi de Gomagène de signi- fier à Bérénice les volontés de Rome; et An- tiochus est son rival, et ce rival vient de hasarder une déclaration après laquelle il lui est interdit de paraître devant la reine ! Ainsi l'action se complique. Elle se complique, on le voit, par le fait de Bérénice : c'est son aveu- glement, c'est son obstination à ne point com- prendre, ce sont ses manifestations récentes d'amour heureux et confiant, qui forcent Titus à recourir à un intermédiaire.

Lorsque Bérénice aperçoit Antiochus, elle le reçoit avec froideur :

i f

quoi! seigneur! vous n'êtes point parti

La question est peu aimable ; mais c'est que la reine garde rancune à ce trouble-fête, qui fut un sujet de brouille entre Titus et elle, à ce malencontreux amoureux dont la décla- ration intempestive est cause croit-elle que l'empereur, jaloux, F « évite » depuis quel- que temps. Mais bien vite elle le rappelle et

BÉRÉNICE 6**

206 BÉRÉNICE

le retient : elle a deviné dans ses paroles quelques réticences; et aussitôt elle s'alarme preuve évidente qu'elle n'a pu reconquérir sa sécurité première. C'est une enquête fébrile et passionnée.

... Oh ciel! quel discours! Demeurez. Prince, c'est trop cacher mon trouble à votre vue. Vous voyez devant vous une reine éperdue, Qui, la mort dans le sein, vous demande deux mots. Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos; Et vos refus cruels, loin d'épargner ma peine, Excitent ma douleur, ma colère, m,a haine. Seigneur, si mon repos vous est si précieux, Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux, Eclaircissez le trouble vous voyez mon âme. Que vous a dit Titus ?

En vain Antiochus résiste. Elle l'interroge, elle le presse, elle ordonne et menace. Il parle. Elle n'en peut croire ses oreilles ; elle s'écrie :

Nous séparer ! Qui ? moi ? Titus de Bérénice?

Elle s'afflige et soupire. Puis son amour se révolte : ce n'est pas vrai ; on la trompe, il y a un piège. Elle insulte et chasse le messa- ger de mensonge : elle veut entendre et voir Titus lui-même. Mais, malgré ses efforts, elle comprend bien qu'Antiochus a dit vrai :

L ACTION 207

Hélas ! pour me tromper je fais ce que je puis.

L'action marche toujours : cette vérité, naguère entrevue et repoussée, est maintenant aveuglante ; le seul espoir qui subsiste, c'est que Titus n'ose point la confirmer ou que peut-être, changeant de résolution, il la change aussi en un mauvais rêve.

Bérénice attend l'empereur. Le temps de cette attente lui paraît éternel ; elle s'agite languissante, abattue, indignée. Et pourtant il lui reste quelque espérance : peut-être ses pleurs, ses gémissements, sa perte certaine, sa mort toute prête « ramèneront-elles » l'in- grat. En vain sa confidente l'entraîne. Bientôt après, elle s'échappe de ses mains et court est Titus. Elle veut entendre de sa bouche la décision fatale :

Eh bien, il est donc vrai que Titus m'abandonne ? Il faut nous séparer! et c'est lui qui l'ordonne !

Sa première pensée est de lutter. Elle rap- pelle tous ses titres à l'amour de Titus. Pour- quoi l'a-t-il aimée, pourquoi l'a-t-il entraînée à l'aimer, puisqu'il connaissait les lois de Rome ? Pourquoi ne l'a-t-il pas renvoyée quand l'em- pereur son père le lui ordonnait : du moins

208 BÉRÉNICE

elle eût pu accuser un autre de son malheur? Pourquoi a-t-il attendu d'être le maître et qu'elle se crût si assurée de son « bonheur immortel » ? Comme il résiste, invoquant sa gloire, elle s'irrite et se dit prête à le quitter :

Eh bien, régnez, cruel, contentez votre gloire : Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire, Que cette même bouche, après mille serments D'un amour qui devait unir tous nos moments, Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle, M'ordonnât elle-même une absence éternelle. Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu. Je n'écoute plus rien : et, pour jamais, adieu...

Puis un revirement se produit en elle : ce mot « pour jamais », ce mot « cruel », si « affreux quand on aime », l'a frappée au cœur. Sera-t-il possible

Que le jour recommence et que le jour finisse Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

N'y aurait-il pas un moyen de ne pas se séparer? En renonçant à l'hymen interdit, Bérénice ne pourrait-elle rester à Rome, auprès de son Titus? Vain espoir : Titus ne peut admettre ce subterfuge dangereux, s'ex- poser à une lutte sans cesse renaissante, offen-

L ACTION 209

ser les Romains et se voir réduit à verser leur sang. Bérénice alors s'abandonne à son déses- poir et à sa colère. Titus est un barbare et un ingrat. La situation humiliante qu'elle implo- rait naguère, elle n'en veut plus; elle n'en a jamais voulu; elle voulait seulement voir jus- qu'où l'empereur pousserait la cruauté :

Qui? moi? j'aurais voulu, honteuse et méprisée, D'un peuple qui me hait soutenir la risée ? J'ai voulu vous pousser jusques à ce refus.

C'en est fait. Elle mourra pour punir l'infi- dèle : son vengeur sera le cœur même de Titus :

Je sais que tant d'amour n'en peut être effacée ;

Que ma douleur présente et ma bonté passée,

Mon sang qu'en ce palais je veux même verser,

Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser ;

Et sans me repentir de ma persévérance,

Je me remets sur eux de toute ma vengeance.

Adieu.

La scène décisive, la « scène à faire » est faite. Titus a laissé partir Bérénice ; rappelé par Antiochus, il ne cède point. Si la pièce n'est que la séparation des deux amants, la pièce est finie. Mais elle n'est pas finie, parce que l'on n'a point vu s'achever cette évolution

6...

2IO BÉRÉNICE

morale de l'àme de Bérénice, en quoi Racine a fait consister l'action de son drame.

En effet, Bérénice reparaît dans le même état d'esprit que nous l'avons vue sortir. Elle déclare qu'elle veut quitter Rome, et sur l'heure ; qu'elle n'entendra pas plus longtemps la « joie cruelle » du peuple ; qu'elle ne verra pas plus longtemps ces lieux tout lui rap- pelle des espérances mortes. Elle refuse d'écou- ter Titus ; elle le renvoie à ce sénat il a fait applaudir sa cruauté. Elle a peur, au fond, de se laisser attendrir ; car elle veut rester per- suadée que Titus est un ingrat, qu'il la « perd sans regret ». Cette, pensée lui donnera la force de poursuivre froidement sa vengeance, de se tuer, afin de laisser à l'amant qui l'aban- donne d'amers souvenirs et des remords amers. Mais Titus lui arrache sa lettre d'adieux et découvre ses intentions. Il la retient alors et la force d'écouter. Dans un noble et touchant discours, il lui laisse voir de quelle torture il est déchiré ; mais il montre en même temps combien impérieusement « sa gloire inexo- rable » le lie. Un seul moyen lui reste de donner à Bérénice sans forfaire à son devoir, sans trahir Rome, sans en démentir les louanges une preuve irréfutable de son amour : si elle

L ACTION 211

meurt, si elle ne promet point de ne pas atten- ter à ses jours, il mourra. La reine est déjà ébranlée : elle ne s'indigne plus, elle soupire : « hélas! » et la colère fait place à l'attendris- sement.

Mais voici que survient Antiochus. Spon- tanément, il avoue à Titus les torts invo- lontaires qu'il a eus envers lui. Pour les expier; pour trouver une issue à la situation inextri- cable dans laquelle il se débat, ne pouvant ni être aimé, ni cesser d'aimer; pour faire aux dieux une offrande qui compense la félicité de ses amis ; il va chercher la mort, heureux du moins d'avoir pu comme il le croit rame- ner son rival aux bras de Bérénice. C'en est trop. Tant de sacrifices, ce double dévoue- ment, cette certitude que les deux hommes qui l'aiment et surtout celui qu'elle aime remet- tent leur vie entre ses mains et sont prêts à lui en faire le don absolu, par-dessus tout cette assurance elle est désormais que Titus ne l'a jamais plus chérie qu'à l'heure il la quitte : tout cela remplit son àme d'une admi- ration profonde et la rassérène. Dans une ému- lation d'héroïsme, elle s'élève à leur hauteur. Puisque tout dépend d'elle ; puisque sa rési- gnation seule peut adoucir le chagrin de son

2 I 2 BÉRÉNICE

amant, lui rendre et rendre à leur ami le cou- rage de vivre ; puisqu'elle est vraiment aimée enfin, elle se résignera.

Princes trop généreux, En quelle extrémité me jetez-vous tous deux...

(A Titus.) ... J'aimais, Seigneur, j'aimais : je voulais être aimée. Ce jour, je l'avouerai, je me suis alarmée : J'ai cru que votre amour allait finir son cours. Je connais mon erreur, et vous m'aimez toujours... ... Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour, Vous avoir assuré d'un véritable amour. Ce n'est pas tout : je veux en ce moment funeste, Par un dernier effort couronner tout le reste. Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus. Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus...

(A Antiochus.) ... Vivez et faites-vous un effort généreux. Sur Titus et sur moi réglez votre conduite. Je l'aime, je le fuis ; Titus m'aime, il me quitte. Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers. Adieu.

Tout est fini par ce consentement; et la tra- gédie, que seule a prolongée la résistance de Bérénice, se termine quand Bérénice s'est résignée.

Ainsi, c'est toujours Bérénice qui conduit

toute l'action ; c'est elle dont la volonté ou

I plutôt ..l'amour soulève les obstacles pour

retarder le dénouement, les supprime pour

l'action 2 I 3

l'amener. D'un bout à l'autre, la pièce entière est dominée par elle ; et s'il fallait donner un sous-titre à chacun des cinq actes, son nom y reparaîtrait sans cesse. Le premier acte, c'est ^ L'illusion de Bérénice ; le second acte : Les premières inquiétudes de Bérénice ; le troi- sième acte : La vérité connue de Bérénice ; le^ quatrième : Le désespoir de Bérénice ; le cin- quième enfin : La résignation de Bérénice. Alors que les deux autres héros restent d'un bout à l'autre immuables dans leur situation première et dans leur premier état d'esprit, elle seule change, elle seule passe par une série naturelle, graduée, logique, de sentiments variés, avec lesquels l'action progresse jusqu'à son dénouement.

Je le sais bien : l'interprétation que je pro- pose ici a contre elle l'opinion courante. Mais elle me paraît avoir en sa faveur l'avis de Racine lui-même.

J'en ai pour preuve le titre de sa pièce. En effet, il lui est arrivé parfois de mettre en tête de ses tragédies le nom du personnage dont la mort fait le dénouement, même si ce personnage n'y joue pas au fond le rôle es- sentiel et principal : c'est le cas de Baja^et par exemple, et plus encore de Britannicus.

214 BÉRÉNICE

Mais la mort même ne vaut pas toujours cet honneur à la victime : c'est Andromaque qui donne son nom au drame meurt Pyrrhus ; et, quand il n'y a pas de mort, c'est bien l'importance relative des divers person- nages qui détermine le choix du titre. Racine s'en est expliqué clairement en tête de son Alexandre : « Que répondrai-je à ces critiques qui condamnent jusques au titre de ma tragé- die, et qui ne veulent pas que je l'appelle Alexandre, quoique Alexandre en fasse la prin- cipale action, et que le véritable sujet de la pièce ne soit autre chose que la générosité de ce con- quérant ? » Ici, venu le premier devant le public, il aurait pu annoncer un Titus et Bérénice ; il aurait pu encore annoncer un Titus. Il l'eût fait sans doute si son sujet eût été la séparation des deux amants ou la gran- i deur d'âme de l'empereur. Si, au contraire, il a choisi pour titre à sa tragédie le nom de Bé- rénice, n'est-ce point parce que Bérénice « en fait la principale action » et que « le véritable sujet de la pièce n'est autre chose que la géné- rosité » de cette reine ?

D'ailleurs les exemples et les modèles que le poète allègue dans sa préface, me semblent singulièrement significatifs. Les anciens,

l'action 21 5

dit-il, « ont admiré YAjax de Sophocle, qui n'est autre chose qu'Ajax qui se tue de regret, à cause de la fureur il était tombé après le refus qu'on lui avait fait des armes d'Achille. » Ce n'est pas tout à fait cela, et Racine sup- prime ici toute la fin de la pièce, le débat sur la sépulture du héros mort. Mais cette sim- plification hardie ramène la tragédie à n'être plus que le combat intérieur qui se livre dans l'àme d'Ajax, l'action à n'être plus que le pro- grès irrésistible en lui de la conviction que le trépas est nécessaire. Le sujet dès lors est tout à fait comparable à celui de Bérénice. « Ils ont admiré, dit-il encore, le Philoctète, dont tout le sujet est Ulysse, qui vient pour surpren- dre les flèches d'Hercule. » Mais, dans Phi-

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loctète, l'intérêt n'est point de savoir si Ulysse s'emparera de ces armes : il n'a qu'aies prendre de force, le héros blessé est incapable de résis- ter; l'intérêt est de suivre l'évolution des sentiments de Philoctète et par contre-coup de Néoptolème, de voir le dénouement prévu arrêté parleur résistance à tous deux, jusqu'au moment une brusque révolution morale (miraculeuse, car nous sommes dans un temps mythologique) fait tomber tous les obstacles. C'est encore quelque chose d'analogue à ce

i

2l6 BÉRÉNICE

que nous voyons dans Bérénice. « Œdipe même, dit Racine, quoique tout plein de recon- naissances, est moins chargé de matière que la plus simple tragédie de nos jours. » Mais le drame ici consiste en ce que le malheureux roi découvre peu à peu la vérité, sent de plus en plus peser sur lui l'invincible fatalité, s'inflige enfin l'expiation volontaire. C'est en une progression toute semblable que consiste le drame de Bérénice.

Et si le sujet, si l'action sont tels, combien nous comprenons mieux la théorie qu'expose Racine dans cette même préface : « Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d'invention. Ils ne songent pas qu'au contraire toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d'incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d'abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs specta- teurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des senti- ments et de l'élégance de l'expression. » C'est toute la doctrine du drame racinien, telle que Racine avait commencé à la formuler dès Alexandre, telle qu'il l'adonnée dans la préface

l'action 217

de Britannicus, telle qu'il l'a tout ensemble précisée théoriquement et réalisée, ici même. Et c'est la doctrine du drame racinien telle qu'elle « se pose en s'opposant », telle qu'elle peut se définir par opposition avec la doctrine du drame cornélien, dans une antithèse d'autant plus marquée, qu'il y a en ce moment un duel voulu, un duel décisif entre ces deux grands hommes.

La prédilection de Racine pour cette tra- gédie sans faits, sans événements, sans coups de théâtre ; il n'a mis en œuvre que la H passion avec ses conflits, que les sentiments avec leur évolution naturelle ; il n'a eu recours qu'à l'analyse morale et à 1' « ana- , tomie du cœur » ; sa prédilection pour cette tragédie, en quelque sorte psychologique à outrance, se comprend donc sans peine. L'abbé Dubos fait des frais de scepticisme bien superflus, quand il écrit : « Peut-on douter que les poètes ne parlent souvent de mauvaise foi sur le mérite de leurs propres vers ? N'est- ce pas contre leur propre conscience qu'ils protestent que le meilleur de leurs ouvrages est précisément celui que le public estime le moins ? Mais ils veulent soutenir le poème dont la faiblesse a besoin d'appui, en montrant

BÉRÉNICE 7

2 I 8 BÉRÉNICE

une prédilection affectée pour lui, quand ils abandonnent à leur destinée ceux de leurs ouvrages qui peuvent se soutenir avec leurs propres ailes. Corneille a dit souvent qu'Attila était sa meilleure pièce, et Racine donnait à entendre qu'il aimait mieux Bérénice qu'aucune autre de ses tragédies profanes (i). » Non, Racine était sincère : c'est de très bonne foi et on l'a vu peut-être pour des raisons très solides, qu'il voyait dans Bérénice son chef-d'œuvre profane.

(i) Réflexions critiques, 2e partie, section xn.

Telles sont les conclusions auxquelles m'a conduit l'étude de Bérénice, et telles sont les raisons pour lesquelles j'y vois l'œuvre la plus caractéristique du poète. S'il est vrai qu'elle ait été conçue et publiée à une époque son ta- lent était aussi puissant que jamais, son désir de gloire littéraire plus puissant que jamais ; s'il est vrai que le sujet en ait été librement choisi pour être l'occasion d'une lutte avec le rival le plus redoutable et d'une revanche déci- sive ; s'il est vrai enfin que l'action, exclusi- vement morale, en représente le type même de la tragédie telle que Racine l'avait conçue par opposition à la tragédie de Corneille ;■ qui niera qu'en effet ce soit elle qui nous instruise le plus et sur l'histoire intérieure de Racine pendant sa vie profane, et sur l'importance qu'a dans son histoire littéraire sa rivalité avec Corneille, et sur ses doctrines, comme sur les tendances et sur la nature de son divin génie ?

APPENDICE A.

Rencontres de sujets et de titres au XVIIe siècle.

J'ai eula curiosité de chercher, dans le xvne siècle seul, quelques pièces qui aient ou paraissent avoir le même sujet que des pièces antérieures. Sans avoir eu la prétention d'en dresser une liste com- plète, en négligeant les opéras, les ballets et (cela va de soi) les parodies, je n'en suis pas moins arrivé à un nombre étonnant. Ce sont, par exemple :

le Théagène et Chariclée de Génetay de la Gille- berdière (1609), après celui de Hardy (1601);

YAlboin de Billard de Courgenay (1609), après celui de Nicolas Chrestien (1608);

la Rodomontade d'un anonyme (1 6 1 3), après celle de Méliglosse [Ch. Bauter] (i6o5);

l' Alcméon de Hardy (1618), après celui d'Etienne Bellon (1610);

la Mort de Roger d'un anonyme (1622), après celle de Bauter (i6o5);

Y Hector de Montléon (i63o), après celui de Monchrestien (i6o3) ;

la Madonte d'Auvray (1 63o), après celle de Pierre Cottignon (1623);

222 APPENDICE A

la Comédie des Comédiens de Scudéry (1634), après celle de Gougenot (i633) ;

la Mariamne de Tristan (1 636), après celle de Hardy (16 10);

les Lucrèce de du Ryer et de Chevreau (1637), après celle de Hardy (161 6) ;

la Panthée de Durval (i638), après celles de Tristan (1637), de Guérin de la Dorouvière (1608), de Billard de Courgenay (1608), de Hardy (1604) ;

la Vraye suite du Cidde Chevreau (1 638), après la Suite du Cid de Desfontaines (1637) ;

le Saiil de du Ryer (1639), après celui de Billard de Courgenay (1608) ;

la Chute de Phaëton de Tristan (1639), après le Trébuchement de Phaëton d'un anonyme (1622) ; ; les Véritables Frères rivaux de Chevreau (1641), après Céline ou les Frères rivaux de Beys («636)5

la Phalante de la Calprenède (1641), après celle d'un anonyme (j6io);

la Mort de Pompée de Corneille (1 641), après celle de Chaulmer (i638);

le Saint Eustache de Desfontaines (1642), après ceux de Baro (1 639) et de Boissin de Gallardon (1618);

la Vraie Didon de Boisrobert (1642), après la Didon de Scudéry (i636), et la Didon se sacrifiant de Hardy (i6o3) ;

la Mort de Crispe de Tristan (1645), après celle de Grenaille (1639);

le Turnus de de Brosse (1646), après le Turne de Jean Prévôt (16 14);

APPENDICE A 2 23

la Sœur généreuse attribuée à Boyer(i646), après la Sœur de Rotrou (1645);

le Véritable Saint Genest de Rotrou (1646), après le Martyre de Saint Genest de Desfontaineïs

(1645);

Porcie la romaine de Boyer (1646), après la Mort de Brute et de Porcie de Guérin de Bouscal (i637);

la Sémiramis de Gilbert (1647), après celle de Desfontaines (i63j) ;

la Mort d Asdrubal de Montfleury (1647), après le Sac de Carthage de La Serre (1642) ;

la Sainte Catherinede l'abbé d'Aubignac (i65o), après celle de Saint-Germain ( 1 644), et les Martyre de Sainte Catherine de La Serre (1643) et de Bois- sin de Gallardon (161 8) ;

Y Andromède de Corneille (i65o), aprèscelled'un anonyme (1625), et la Perséenne de Boissin de Gallardon (1617);

V Amaryllis de Tristan (i652), après celle qu'on attribue à du Ryer (i65o) ;

les Apparences trompeuses de Boisrobert (1 65 5), après les Innocents coupables de de Brosse (1645) ;

la Bérénice de Thomas Corneille (1657), après celle de du Ryer (1645);

la Clotilde de Boyer (1659), aprèscellede Prévôt (1614) ;

YŒdipe de Corneille (1659), après ceux de Sainte-Marthe (1614) et de Prévôt (imprimée en 1614);

la Zénobbie de Magnon (1659), après celles de Montauban (i65o) et de l'abbé d'Aubignac (1645) ;

224 APPENDICE A

Y Inconstance punie de Dorimon (1661), après celle de La Croix (i63o) ;

la Mort de Cyrus de Rosidor (1662), après celle de Quinault (i656), et Tomyre victorieuse de Borée (1626);

le Policrite de Boyer (1662), après celui de Gillet de la Tessonnerie (1 63o) ;

la Sophonisbe de Corneille (1 663), après celles de Mairet (1629) et de Nicolas de Montreux (1601);

la Thébaïde de Racine (1664), aprbsYAntigone de Rotrou(i638);

YAntiochus de Thomas Corneille (1666), après les Stratonice de Quinault (1660), de Fayot (1657), de de Brosse (1644) ;

Y Alexandre de Racine (1666), après le Porus de Boyer (1647) ;

les Intrigues amoureuses de Gilbert (1666), après la Belle invisible de Boisrobert (1 656) et Y Aimer sans savoir qui de d'Ouville (1645);

YAndromaque de Racine (1667), après celle de Sallebray (1639) ;

la Filis de Scire d'un anonyme (1669), après celles de Pichou (i63o) et de du Cros (1629);

les Apparences trompeuses d'Hauteroche (1672), après celles de Boisrobert ( 1 655);

le Thêodat de Thomas Corneille (1672), après YAmalasonte de Quinault (1657);

le Mithridate de Racine (1673), après la Mort de Mithridate de La Calprenède (1 635) ;

la Mort d'Achille de Thomas Corneille (1673), après celles de Benserade (1 636) et de Hardy (vers 1607);

APPENDICE A 22 5

le Pyrame et Thisbé de Pradon (1674), après celui de Théophile (16 17);

Ylphigènie de Racine (1674), et celle de Le Clerc (1675), après celle de Rotrou (1640);

le Tamerlan ou la mort de Baja^et de Pradon (1675), après Le grand Tamerlan ou la mort de Baja\et de Magnon (1647);

le Coriolande l'abbé Abeille (1676), après ceux de Chapoton(i638), deChevreau (i638), de Hardy (1607);

la Phèdre de Racine et celle de Pradon (1677), après les Hippolyte de Bidar(iÔ75), de Gilbert (1647), de laPinelière (1 635) ;

les Comte d'Essex de Th. Corneille et de Boyer (1678), après celui de La Calprenède (i638) ;

la Troade de Pradon (1679), après celle de Salle- bray (1640);

YAminte du Tasse de de Torche (1679), après celles d'un anonyme (i638), de Pichou (i632), de Dalibray (1 632), de Rayssiguier (i632);

le Solyman de La Thuillerie [l'abbé Abeille] (1680), après ceux de Jacquelin (i652), de Gillet (1648), de Dalibray (1637), de Mairet (i63o) ;

le Bellissaire anonyme de 1681, après l'ano- nyme de 1678, après ceux de La Calprenède (1659), de Rotrou (1643), de Desfontaines (1641);

Y Hercule de La Thuillerie (1681), après ceux de L'Héritier Nouvellon (1 638), de Rotrou (i632), de Mainfray (16 16), de Prévôt (160 5) ;

le Tarquin de Pradon (1681), après celui qu'on attribue à du Ryer (i656) ;

la Cléopâtre de La Chappelle(i68i), après celles

T

226 APPENDICE A

de LaThorillière(i6ô7), de Benserade (i635), et le Marc-Antoine de Mairet (i63o) ;

YArtaxerce de Boyer (1682), après le Darius de Th. Corneille (1659), VArtaxerce de Magnon (1645), le Couronnement de Darie de Boisrobert (1641);

la Nitocris anonyme de i683, après celle de du Ryer (1649) ;

la Marie Stuart de Boursault (i683), après celle de Regnault (1639) ;

la Virginie de Campistron (i683), après celles de Le Clerc (1645) et de Mairet (1628) ;

la Mort d'Alexandre de Louvet( 1684), après celle de Hardy (vers 1621) ;

le Phraarte de Campistron (1686), après celui de Hardy (i623);

YAntigone de d'Assezan [ou Boyer] (1686), après celle de Rotrou (1 638) ;

la Sainte Reine d'un religieux de Flavigny (1687), après celles de Blaisois (1686), de Ternet (1682), d'Argicourt (1671), de Millotet (1664) ;

YAnnibal de Riuperous (1688), après la Mort d'Annibal de Th. Corneille (1669), les Annibal de de Prades (1649) et de Scudéry (i63i) ;

YEsther de Racine (1689), après celle de du Ryer (1643), la Belle Hesther de Japien Marfière [Villetoustain] (1620), la Perfidie d'Aman d'un anonyme (16 17), Y Amande Monchrestien (1602) ;

le Brutus de Mlle Bernard (1690), après Les en- fants de Brutus d'un anonyme (1647) ;

la Médée de Longepierre (1694), après celle de Corneille (i635) ;

APPENDICE A 227

la Bradamante de Th. Corneille (1695), après celle deLaCalprenède(i636)et la Mort de Brada- mante d'un anonyme (1622);

la Polyxène de La Fosse (1696), après celles de Molière (le tragique) (1 620), et de Billard de Cour- genay (1607);

le Chevalier joueur de Dufresny (1697), après le Joueur de Regnard (1696);

YOreste et Pylade de Lagrange-Chancel (1697), après l' Or este de Le Clerc et Boyer ( 1 68 1 ) ;

la Méléagre de Lagrange-Chancel (1699), après celle de Benserade (1640), la Fatale de Boissin de Gallardon (16 17), la Méléagre de Hardy (1604) (1).

La liste n'a pas la prétention d'être complète.

(1 ) D'après l'Histoire du théâtre français des frères Parfaict,et le Dictionnaire des théâtres de Paris (Paris, 1756) ; les Recher- ches sur les théâtres de la France de Beauchamps (Paris, 1735); la Bibliothèque du théâtre français [de La Vallière] (Dresde, 1768) ; les Anecdotes dramatiques (Paris, 1775).

J'ai laissé de côté, ici, les pièces concurrentes dont j'ai donné une liste sommaire, p. 117. En voici cependant deux, qu'on peut y ajouter encore : l'Heure du Berger de Champmeslé et Lisimène ou la jeune Bergère de Boyer (1672). Cf. Histoire du théâtre français, xi, p. 233 Monsieur Champmeslé fit paraître cette pièce sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne à peu près dans le même temps qu'on représenta la Lisimène de l'abbé Boyer sur celui du Marais. Ces deux pastorales se ressemblent fort pour le fond du sujet, la conduite et les caractères. Nous ne pouvons pas décider lequel de ces auteurs a été le copiste... Au reste l'un et l'autre poète n'a fait que copier des intrigues et des personnages employés dans les pastorales précédentes. » En note : « Voyez la Célimène de Rotrou et Amaryllis de Tristan.. »

228 APPENDICE A

Telle quelle, elle suffit à montrer que le xvne siècle ne se faisait pas tout à fait, de l'originalité et de l'invention, les idées que nous nous en faisons aujourd'hui.

APPENDICE B.

La question d' « Alexandre ».

J'ai écrit (page 116) : « Peut-être même a-t-il pu arriver parfois que le second auteur [qui reprend un sujet déjà traité] ait rendu service au premier, en rappelant l'attention sur sa pièce et en lui fournissant ainsi l'occasion de tenter la for- tune une seconde fois. » Je faisais allusion à Boyer, qui semble avoir profité de Y Alexandre de Racine, pour remettre à la scène une tragédie sur le même sujet, qu'il avait fait jouer près de vingt ans auparavant. Voici les textes sur lesquels je fonde cette hypothèse.

Dans les Recherches sur les théâtres de la France, par M. de Beauchamps (Paris, Prault, 1735), on lit : « 1666. Le Grand Alexandre ou Porus roi des Indes. T[ragédie]. 1666. Du Lorens [Robinet] en parle dans sa gazette » (t. II, p. 372).

Dans la Bibliothèque du théâtre français depuis son orfgme,attribuéeaud'Jcde La Vallière (Dresde, Groell, 1768), on lit : « Le Grand Alexandre ou Porus, Roy des Indes. Tragédie anonyme repré- sentée sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. Paris, Compagnie des Libraires, i666,in-i2. C'est

230 APPENDICE B

la même pièce de Boyer intitulé [sic] Porus ou la, Générosité d'Alexandre, Paris, 1648, in-40 » (t. III, p. 77).

Les Anecdotes dramatiques (Paris, Duchesne, 1675), qui citent au tome II, p.93 : « Porus, Roi des Indes, tragédie de Boyer, 1647 », citent au tome I, p. 33 : « Alexandre, tragédie de Boyer, 1666 ».

Enfin la table des Continuateurs de Loret, publiés parle baron James de Rothschild (Paris, Damascène Morgand, 1881), attribue à l'abbé Boyer un des deux Alexandre annoncés par la Lettre en vers de Robinet du 29 novembre 1 665.

Une tragédie de Boyer, jouée en 1647, imprimée en 1648, sous le titre de Porus ou la générosité d'Alexandre, aurait donc été jouée de nouveau et réimprimée en 1666, sous le titre de Le Grand Alexandre ou Porus, Roy des Indes. Si cela était exact, il semble bien que la pièce de Boyer n'aurait été représentée (ou seulement promise) à l'Hôtel de Bourgogne que pour faire concurrence à Y Alexan- dre de Racine représenté au théâtre de Molière. Que l'abbé ait redonné la même pièce sous un titre nouveau, cela ne peut étonner, puisqu'en 1672 encore il a fait reparaître, sous le titre de Le fils supposé, le Tyridate, qu'il avait fait jouer vingt- quatre ans auparavant : ici, il avait en plus le désir d'employer le même titre que Racine.

Mais ceci soulève un problème curieux.

On lit dans le Bolœana, p. 104 : « Alexandre de Racine fut joué d'abord par la troupe de Molière ; mais, ses acteurs jouant trop lâchement la pièce, l'auteur se rendit aux avis de ses amis, cjui lu4 cçx\-

APPENDICE B 23 I

seillèrent de la retirer, et de la donner aux Grands Comédiens de l'Hôtel de Bourgogne ; elle eut en effet chez eux tout le succès qu'elle méritait, ce qui déplut fort à Molière; outre que Racine lui avait débauché la Du Parc, qui était la plus fameuse de ses actrices, et qui depuis joua à ravir dans le rôle d'Andromaque. De vint la brouil- lerie de Molière et de Racine, qui s'étudiaient tous deux à soutenir leur théâtre avec une pareille ému- lation. » Voilà un premier récit : Racine donne d'abord sa pièce à Molière, puis il la lui retire, et alors la donne à l'Hôtel de Bourgogne.

On lit dans le Fureteriana, p. 104-105 : «.... Quoi! vous ne savez pas ce qui arriva à M. Racine au sujet de sa pièce d'Alexandre, qui est un ouvrage achevé ? Ses amis l'avaient tous assuré de la bonté de sa pièce, ils avaient raison. Lui, sur cette con- fiance, la mit dans les mains de la troupe de Molière. Qu'arriva-t-il? Cette pièce si belle tomba. M. Racine, au désespoir d'un si mauvais succès, s'en prend à ses amis, qui lui en avaient donné si bonne opinion. A cela ses amis répondirent : Votre pièce est excellente, mais vous la donnez à jouer à une troupe qui ne sait jouer que le comi- que; c'est pour cela seulement qu'elle n'a pas réussi; mais donnez-la à l'Hôtel de Bourgogne, vous verrez quel succès elle aura. Ce conseil fut suivi, et cette pièce lui donna une grande réputa- tion. » Voilà un second récit : Racine donne sa pièce d'abord à Molière, puis à l'Hôtel de Bour- gogne ; mais il n'est pas dit qu'il l'ait retirée du. Palais-Royal.

2 32 APPENDICE B

Enfin on lit dans la gazette de Robinet, sous la date du 29 novembre i665 :

Enfin les deux Mères coquettes [de Quinault et de Visé] Malgré l'âge aimant les fleurettes Ont longtemps disputé le pas, L'une et l'autre ne cédant pas. Mais on attend deux Alexandres Qui leur feront bien faire flandres, Proverbe et façon de parler Pour dire faire détaler.

Puis, à la date du 20 décembre i665 :

Le Grand Alexandre

A repris nouvelle origine

D'un poétique Racine

Qui le produit même à la fois

Sur deux des Théâtres françois

Et plus loin :

Le fils de Jupiter

Paraît comme on sait à la fois Sur nos deux Théâtres françois. De l'auteur admirez l'adresse, Car, pour ce vainqueur de la Grèce, Ce n'est pas trop de ces d«ux lieux, Sachant que cet ambitieux Souhaitait en faisant la guerre Être vu de toute la terre.

Voilà un troisième récit, d'où il semble ressortir que Racine a donné sa pièce encore inédite, à la fois aux deux théâtres rivaux.

C'est ainsi que l'ont interprété les frères Par- faict (Histoire du théâtre français, tome IX,

APPENDICE B 233

publié en 1746, p. 386 sqq.). Rejetant alors les témoignages à distance de Boileau et de Furetière, pour leur préférer le témoignage immédiat de Robinet, ils ont dit que l'Alexandre a été repré- senté pour la première fois « sur le théâtre du Palais-Royal et sur celui de l'Hôtel de Bourgogne, le mêrm jour, vers le douze ou le quinze du mois de décembre. »

Louis Racine, l'année suivante (1747), écrivit dans ses Mémoires: « L'Alexandre fut joué d'abord par la troupe de Molière, mais l'auteur, mécontent des acteurs, leur retira sa pièce et la donna aux comédiens de l'Hôtel de Bourgogne. » Et en note : « C'est ainsi que cette pièce, dans sa naissance, fut jouée par les deux troupes ; mais dans Y Histoire du théâtre français, tome IX, il est dit qu'elle fut jouée le même jour sur les deux théâtres : ce qui n'est pas vraisemblable. »

Piqués de ce démenti, les frères Parfaict main- tinrent avec vivacité leur version, dans la préface de leur tome XIII (paru en 1 748). Ils s'en tenaient toujours à Robinet.

M. Paul Mesnard a résolu la difficulté dans son édition (I, 488 sqq.). La pièce parut d'abord le 4 décembre sur le théâtre de Molière. Cela résulte de la Muse de la Cour du 7 décembre, Subligny écrit :

Le vendredi, leurs Altesses Royales

Virent dans leur Palais-Royal Représenter enfin l'ouvrage sans égal

D'une des plumes sans égales. Alexandre a parlé devant nos conquérants...

Jamais tragédie au théâtre

234 APPENDICE B

Ne pourra faire un plus beau feu. Il faut que son auteur soit homme de courage. On le voyait dépeint dans chaque personnage ;

Ses sentiments y sont hardis,

Et surtout l'on y fut surpris De voir le roi Porus, à qui tout autre cède, Y pousser la fierté de l'air d'un Nicomède.

La pièce parut ensuite, le 18 décembre, à l'Hôtel de Bourgogne, sans avoir été retirée du théâtre de Molière. Cela résulte du témoignage de La Grange qui, à cette date, inscrit dans son registre : « Ce même jour, la troupe fut surprise que la même pièce d'Alexandre fût jouée sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. Comme cela s'était fait de complot avec M. Racine, la troupe ne crut pas devoir des parts d'auteur audit M. Racine qui en usait si mal que d'avoir donné et fait apprendre la pièce aux autres comédiens. »

Mais il reste encore un point obscur. M. Paul Mesnard a bien expliqué l'une des causes de l'erreur sont tombés les frères Parfaict: la simultanéité des représentations aux deux théâtres à partir du 18 décembre. Il a oublié totalement d'expliquer l'autre cause, l'annonce faite par Robinet, dès le 29 novembre, des deux A lexandre promis parles deux théâtres. Ces deux Alexandre sont-ils l'unique pièce de Racine ? Alors il faudrait avouer que la conduite du poète est peu justifiable. Il n'aurait plus cette excuse, d'avoir été dépité par la faiblesse de la troupe de Molière et d'avoir cédé à une irrésistible impulsion de jeune auteur désireux du succès : il aurait, de parti pris, avec préméditation, à l'aide de réticences ou de mensonges, causé un

APPENDICE B 235

grave préjudice matériel et moral à Molière et aux siens. Mais je ne le crois pas. Ma raison est surtout que, dans cette hypothèse, l'Hôtel de Bourgogne neseseraitpaslaissé devancer de si loin. En effet, la mise en scène était peu de chose alors. Les costumes de héros, de rois et de reines servaient ou pou- vaient servir dans des pièces diverses ; les Grands Comédiens, vite préparés, auraient eu tout intérêt à donner la pièce en même temps que Molière, et, à un jour près, ils l'auraient fait. L'un des deux Alexandre annoncés est-il Y Alexandre de Racine au Palais-Royal, et l'autre Y Alexandre de Boyer à l'Hôtel ? Je le crois, d'après les témoignages rap- portés plus haut. Alors la conduite de Racine se comprend bien mieux. Il voit sa pièce médiocre- ment jouée au Palais-Royal; il se désespère; il sait que les Grands Comédiens, qui ont la réputation d'être inimitables dans le tragique, vont jouer un Alexandre rival ; il s'affole ; il se figure déjà sa tragédie désertée, abandonnée de tous, sa réputa- tion perdue et, cédant à cette crainte, influencé par des promesses, par une sorte de « chantage » de l'Hôtel qui menace de ruiner sa pièce et lui fait entrevoir une concurrence désastreuse, il passe à l'ennemi. C'est une faiblesse et non plus un tort voulu et prémédité.

Mais qu'est devenu Y Alexandre de Boyer, dont aucun contemporain ne parle plus, alors que les historiens du théâtre l'indiquent comme représenté vers cette date et imprimé en 1 666 ? Un autre texte, cité encore par M. Mesnard, va peut-être nous le dire. Il a découvert dans la Muse de la Cour du

2 36 APPENDICE B

20 décembre 1 665 le récit d'un souper donné à la reine par Montausier, le 14 décembre. Subligny ajoute :

Sa Majesté, Monsieur, Madame Le même soir soupèrent tous Chez une autre adorable femme Dont l'illustre Armagnac est le charmant époux. Grand festin, bal et comédie... On y vit le Grand Alexandre Représenté par Floridor.

La Galette de la Cour, du 19 décembre, donne le même renseignement : « Le 14 décembre, la com- tessed'Armagnac traita le Roi à souper avec toute la magnificence possible. Ce superbe festin étaient aussi Monsieur et Madame avait été précédé de la représentation du Grand Alexandre par la troupe royale, et suivi d'un bal. »

M. Paul Mesnard croit qu'il s'agit ici de la pièce de Racine et il demande : « Pourquoi donc, après la représentation du 14, les acteurs du Palais-Royal se montrèrent-ils si fort sur- pris de celle du 18 à l'Hôtel de Bourgogne? Pourquoi seulement alors crièrent-ils à la trahi- son ? Ignoraient-ils que Y Alexandre avait déjà été joué chez Mme d'Armagnac par les Comédiens du Roi ? Ou serait-ce que ceux-ci ne violaient ni un droit ni un usage, tant qu'ils ne le représentaient que hors de chez eux? et les autres comédiens étaient-ils encore autorisésà penser que Racine était étranger jusque-là à la concurrence qu'on leur fai- sait? Devons-nous plutôt penser qu'ils n'avaient osé se plaindre, quand cette plainte eût été la critique d'une fête donnée au Roi ? Pour répondre à ces

APPENDICE B 237

questions, il faudrait mieux connaître que nous ne le pouvons aujourd'hui les coutumes du théâtre d'alors. Si l'on ne croit pas impossible qu'en vertu d'un privilège de leur troupe royale, les Comédiens derHôtelaienteuledroitdereprésenterl'.4/e.x:rtwdre devant le Roi, même sans le consentement de l'auteur, ce fut seulement peut-être après avoir été informé de leur succès que Racine, mécontent du jeu de l'autre troupe, se décida à faire jouer par eux sa tragédie. »

Négligeons ce point actuellement insoluble de savoir si les comédiensdu Palais- Royalpouvaient ou non protester. Un fait est certain, c'est qu'ils n'ont pu ignorer la représentation du 14. Ni la M use de la Cour, ni la Galette de la Cour ne sont des documents mystérieux ;on connaissait jour par jour, presque heure par heure, dans le public, les démarches du roi ; enfin il n'est pas douteux que les deux troupes de comédiens ne se soient jalou- sement surveillées et n'aient épié chacune ce que l'autre jouait. Il paraît donc incompréhensible que les acteurs de Molière aient été à ce point surpris que leurs rivaux eussent donné Alexandre le 18. La représentation du 14 ne leur avait donc pas fait pressentir celle-là ? Ils s'imaginaient donc que les Grands Comédiens avaient appris cette pièce pour la jouer une seule fois? Leur tardive indignation contre Racine ne surprend pas moins. Ils croyaient donc que l'Hôtel s'était procuré le texte de la pièce sans la connivence de l'auteur, et il leur a fallu quatre jours de réflexions pour deviner qu'il l'avait livré lui-même ? Ou bien ils n'auront pas vu une

2 38 APPENDICE B

trahison dans le fait d'aider leurs concurrents à les frustrer de l'honneur et du profit de jouer Alexandre « en visite » et devant le roi ? Tout cela semble peu acceptable. Ainsi l'on est conduit à admettre que le Grand Alexandre joué le 14 était le Grand Alexandre de Boyer, et non l'Alexandre le Grand de Racine.

Mais alors reste une question : quand Racine a- t-il livré son Alexandre à l'Hôtel? Tout de suite aprèslespremièresreprésentations du Palais-Royal, et avant le 14 ? Si cela était, il me semble que l'Hôtel aurait joué sa pièce de préférence à celle de Boyer : elle est évidemment supérieure ; elle seule est vraiment nouvelle j l'occasion était trop belle de mettre par un coup d'éclat la main sur la pièce des rivaux, et, devant un si noble public, de les écraser par la supériorité du débit et du jeu. Racine n'a-t-il livré sa pièce qu'après le 14 ? Alors les comédiens de l'Hôtel ont eu bien peu de temps pour recevoir ses avances ou lui en faire, négocier avec lui, puis apprendre la pièce, la monter. L'objection n'est pas sans valeur, mais elle ne meparaît pas décisive. J'imagineque Racine, tout désolé de l'insuffisance de ses premiers inter- prètes, frémissant d'ambition et de vanité litté- raires, a été hors de lui quand il a vu le talent qu'avaient montré les Grands Comédiens et le suc- cès qu'ils avaient remporté : ou il aura couru de lui- même leur offrir sa pièce, ou il aura sur l'heure accepté leurs premières ouvertures. Alors, eux se seraient hâtés ; il leur fallait rattraper leursconcur- rents, qui en étaient déjà à la quatrième ou cin-

APPENDICE B 239

quième représentation ; ils n'auront fait aucuns frais de décors ou de costumes : ce qui était préparé pour la pièce de Boyer leur a servi ; en deux ou trois jours, ils auront appris leur rôle : tourde force qui n'est nullement impossible à des acteurs exer- cés, qui devait l'être encore moins au xvir2 siècle, alors que les pièces se succédaient plus rapidement qu'elles nele font aujourd'hui ; et, chacun y mettant du sien, ils seront arrivés à leurs fins. Et la pièce de Boyer } Eh bien ! dès le premier jour ils auront décidé de la remettre pieusement au cimetière d'où ils l'avaient tirée ; ou bien encore ils se seront d'a- bord proposé de la jouer alternativement avec celle de Racine (comme ils l'avaient fait en 1654 pour les Généreux Ennemis de Boisrobert et les Illustres Ennemis de Th. Corneille), mais le succès d'A- lexandre le Grand les aura fait renoncera cette idée. Quoi qu'il en soit de ces dernières hypothèses, il reste un fait indubitable: l'Hôtel de Bourgogne a annoncé un Alexandre en même temps que le Pa- lais-Royal promettait Y Alexandre de Racine ; un fait probable : Y Alexandre de l'Hôtel devait être la pièce de Boyer ; un fait vraisemblable : cette con- currence menaçante, s'ajoutant à la faiblesse des acteurs tragiques dans la troupe de Molière, a été le motif déterminant pour lequel Racine a passé aux Grands Comédiens, soit qu'il leur ait d'abord donné sa tragédie pour une représentation privée et que leur supériorité l'ait décidé à la leur remettre entièrement, soit que l'accueil fait à la pièce adverse Tait épouvanté pour le sort de la sienne et entraîné à vouloir les mêmes acteurs.

APPENDICE C.

Jugements du XVIIe siècle sur « Bérénice » .

La « Critique de Bérénice »

PAR L'ABBÉ DE VlLLARS.

L'abbé de Montfaucon de Villars, originaire d'une famille noble du Languedoc laquelle se rattachait l'illustre bénédictin, Bernard de Montfaucon), ve- nait de se faire connaître, en 1670, par son curieux ouvrage, Le Comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences secrètes. Tout fier de ce premier succès, il voulut profiter de la rivalité des deux plus grands au- teurs dramatiques du temps, pour intervenir entre eux, et se poser en arbitre. Sa première lettre, consacrée à la pièce de Racine, parut dans les premiers jours de 1671. (Privilège du dernier jour de décembre 1670, enregistré le 10 janvier 1671.)

Monsieur,

Nous avons été jusqu'ici les dupes de Cor- neille, et Corneille lui-même est la dupe des an- ciens prétendus Maîtres du théâtre. Il lui sera permis de se rompre la tête à nous composer des

242 APPENDICE C

pièces dans toutes les règles, et de s'acquérir notre admiration par les formes ; mais ni lui ni ses par- tisans (car il me semble qu'il en a beaucoup) ne trouveront pas mauvais, s'il leur plaît, que j'aie été enchanté à la seconde représentation que j'ai vue de la Bérénice de l'Hôtel de Bourgogne, que j'y aie pleuré copieusement à l'exemple d'une femme de qualité, et enfin que je n'aie pas été d'avis que cette pièce n'est pas bonne, parce que les règles du théâtre y sont mal observées. Je veux grand mal à ces règles, et je sais fort mauvais gré à Corneille de me les avoir apprises dans ce que j'ai vu de pièces de sa façon. J'ai été privé, à la première fois que j'ai vu Bérénice à l'Hôtel de Bourgogne, du plaisir que je voyais qu'y prenaient ceux qui ne les savaient pas ; mais je me suis ravisé le second jour ; j'ai attrapé Monsieur Corneille, j'ai laissé Mes demoiselles les Règles à la porte (1), j'ai vu la comédie, je l'ai trouvée fort affligeante, et j'y ai pleuré comme un ignorant.

Le premier jour, j'avais été choqué de voir d'abord ouvrir le théâtre parle Prince de Comagène, qui nous venait avertir qu'il s'en allait, parce que Tite épousait ce jour-là Bérénice. Je trouvais mauvais que la scène ne s'ouvrît pas plus près de la cata- strophe, et qu'au lieu de nous dire que Tite vou- lait quitter Bérénice, on nous dît tout le contraire. Si Antiochus s'en va, comme il le dit, il ne sera (disais-je) qu'un acteur de protase (2) ; et s'il

(1) Voir la préface de Racine.

(2) Voir la préface de Racine : le poète, dans sa mauvaise humeur, a prêté à l'abbé des sottises quece dernier n'a pas dites.

APPENDICE C 243

demeure, tout ce qu'il vient nous dire de son départ est superflu, et ne fait rien à la scène. Ses adieux à Bérénice sont de l'invention du poète, pour gagner du temps, pour tricher et pour fournir un acte ; on ne le fait venir que pour lui faire écouter la description du siège de Jérusalem, dont il est apparemment mieux informé que celui qui [laj (1) fait, et à laquelle sa douleur l'empêche sans doute d'être attentif, d'autant plus que ce siège n'est de nulle importance à l'affaire dont il s'agit, ni d'au- cun éclaircissement aux spectateurs.

Si cet Antiochus eût ouvert le théâtre, en disant qu'il a su que Titus veut renvoyer Bérénice, ce qu'il dit n'eût pas été si éloigné de la catastrophe. Le confident eût pu lui inspirer de demander la Reine à l'Empereur, et là-dessus s'étendre sur les hauts faits d'Antiochus à Jérusalem, qui pouvaient le mettre endroit de prétendre à cette récompense : i! n'en eût pas moins fait sa déclaration d'amour à Bérénice, et tout ce qu'ils disent de tendre eût pu subsister. Il eût pu ensuite faire pressentir à la Reine l'inconstance de Tite, et ainsi tout cet acte n'eût pas été hors d'œuvre comme il est, et la pro- tase y eût été achevée : on se fût attendu que le Roi de Gomagène eût pu contribuer au nœud et au dénouement ; et l'on ne l'eût pas regardé dès lors comme un acteur inutile, qui n'est introduit que pour faire perdre du temps, et pour donner un rôle ennuyeux et vide au mari de la Champmêlé *.

* La meilleur & actrice.

(1) L'édition originale porte ; l'a.

244 APPENDICE C

Cette imagination blessée de la régularité du théâtre me faisait encore trouver à dire au lieu de la scène : il me sembla qu'Antiochus l'expliqua d'abord bizarrement et peu vraisemblablement. Il sort d'une porte qu'il dit qui est celle du cabinet de Titus, par laquelle l'Empereur se dérobe pour aller voir sa Bérénice, dont le Prince officieux nous mon- tre l'appartement. Antiochus ne pouvait-il aller chez Bérénice pour lui dire adieu incognito, que par le cabinet de Titus ? Le cabinet des Empereurs romains était-il si peu respecté, qu'on se servît de sa porte secrète pour aller parler d'amour à leurs maîtresses, et qu'on allât et vînt par là, comme par une salle du commun? Que je fus malheureux de m'être ainsi mis en garde dès le premier vers contre la règle du vraisemblable ! Je fus plus sage le second jour, j'oubliai cette règle aussi bien que toutes les autres observations que j'avais faites. Ne regardant plus comme une chose hors d'œuvre la joie que l'espoir de posséder Titus donnait à Bé- rénice, je trouvai fort beau le portrait qu'elle fit de son amant ; je fus ravi de la fierté dont elle reçut l'amour d'Antiochus ; et quoique je n'eusse pas trouvé mon compte, le premier jour, que Bérénice fût surprise qu'Antiochus l'aimât, puisqu'il le lui avait dit depuis cinq ans, et qu'elle lui avait com- mandé de se taire : je ne voulus pas prendre garde à cette contradiction, et j'aimai mieux penser seule- ment à la beauté des vers, de quoi je me trouvai assez bien. Jefis plus : ayant vule premier acte, je le regardai comme non-avenu, et je supposai que la pièce allait commencer au second, ce qui me la fit

APPENDICE C 245

trouver bien plus juste. Titusy vint ouvrir la scène, et dit à son ami Paulin qu'il veut quitter Bérénice. Le Prince de Comagène vient, l'Empereur lui donne la commission d'aller porter le compliment fâcheux ; Antiochus demeure sur le théâtre, et n'en fait rien ; son confident refait la description du siège de Jérusalem, (un peu poétiquement à la vé- rité, mais il n'est pas absolument contre le vraisem- blable qu'un confident soit poète) ; la Reine vient, le Prince fait sa commission, Bérénice s'emporte contre lui ; cet acte serait admirable, s'il était le pre- mier. Parce que je le supposai (1) tel, il me donna beaucoup de plaisir. Je pardonnai volontiers à l'auteur de n'avoir pas considéré qu'il n'était nul- lement vraisemblable qu'un grand Roi, favori de l'Empereur, eût voulu partir secrètement de Rome, sans que cet Empereur, qui l'aime si fort et qui le fait arrêter, veuille savoir le sujet de sa. fuite, ne le lui demande que par manière d'acquit, et n'en attende pas la réponse. Il était occupé de son amour, et quoique, le premier jour, j'eusse trouvé à redire que le héros négligeât assez les lois de l'a- mitié pour ne s'attacher pas à vouloir découvrir quel sujet de plainte Antiochus pouvait avoir ; je laissai les vertus et ne voulus alors songer qu'aux passions.

Il faut avouer que jamais personne ne les a ex- primées comme elles le sont ici ; cet Empereur dont l'histoire élève la gloire jusqu'au ciel, ce

(1) L'abbé Granet (Recueil de dissertations sur plusieurs tra- gédies de Corneille et de Racine, Paris, Gisseq, 1740), imprime : suppose; mais dans l'édition originale on lit : supposé.

V"

246 APPENDICE C

Titus de qui le grand cœur et les vertus étaient les délices de l'univers, ce Titus en qui l'on voit sur le théâtre tant de commencements de sentiments héroïques ; quoiqu'il soit déjà avancé en âge, puis- qu'il a l'humilité de nous faire sa confession (de peur que nous ayons trop bonne opinion de lui), qu'il a laissé corrompre sa jeunesse aux mauvais exemples de la cour de Néron, il nous fait sou- venir en effet qu'il jouait honnêtement son rôle ; ce grand homme se laisse néanmoins si fort maî- triser à l'amour, qu'il veut bien qu'on sache que du vivant de son père il désirait d'être en sa place ; quand il perd ce père, il s'enferme huit jours sous prétexte de douleur solennelle ; il fait tout pour l'amour, et rien pour son honneur ; il oublie les lois de l'amitié ; sa passion le remène à l'enfance, il a besoin d'un pédagogue qui l'encou- rage, et qui le redresse ; l'amour le rend sourd, et l'empêche d'entendre que Paulin dit qu'il va appeler le sénat à son secours, ce que les spec- tateurs entendent pourtant, quoiqu'ils en soient bien plus éloignés que lui ; il n'ose parler à ce qu'il aime, et quand il ose lui parler, il n'a point de bonnes raisons à lui dire ; il allègue des exem- ples odieux à l'amante, peu agréables aux specta- teurs, et mal propres à excuser son inconstance et ses parjures.

Le poète ingénieux (1) pour faire éclater encore la force tyrannique de cette passion, feint adroite-

(1) Il n'y a point ici de ponctuation dans l'édition originale. Faudrait-il ponctuer: Le poète ingénieux, pour, etc., pu Le poète, ingénieux pourf etc. ?

APPENDICE C 247

ment que cette Bérénice est la Bérénice sœur d'A- grippa : c'est[à]dire cette infâme Bérénice que (1) le spectateur sait bien qui était une incestueuse et l'horreur de l'univers par son abominable com- merce avec son frère, dès le commencement du règne de Néron. Cependant l'amoureux Titus es- time sa vertu, et se laisse tellement aveugler par l'amour qu'il a pour cette belle Surannée, que voyant, dans le Madrigal testamentaire qu'elle lui baille à lire, le dessein qu'elle a fait de mourir, il se détermine aussi à se tuer. N'est-il pas vrai que c'est tout ce qui se peut faire pour exprimer l'excès de la passion, et qu'un auteur ne peut aller plus loin?

La Reine Bérénice est aussi le modèle accompli du dérèglement d'une passion emportée. L'amour qu'elle a pour Titus est si extraordinaire, qu'elle a voulu durant cinq années donner à l'amoureux Antiochus le déplaisir de lui en faire confidence sous ombre d'amitié ; elle est si insensée qu'elle ne voit pas combien ce procédé est bizarre, peu hon- nête, et peu nécessaire ; le jour qu'elle doit épou- ser Titus, elle cherche ce Roi pour lui ouvrir son cœur, et l'amour lui ôtant la mémoire, elle s'étonne qu'il l'aime, s'irrite qu'il le lui dise avant que de partir, et le laisse aller sans lui faire aucune hon- nêteté. Cet amour, après lui avoir fait oublier ce qu'elle doit aux hommes, ne la laisse pas souve- nir de sa religion ; elle devient païenne et la Juive

(1) L'édition originale porte ici: c'est dire..... que à le spec- tateur.

248 APPENDICE C

ne parle que des Dieux et des Immortels (1) : ayant oublié Dieu, elle en oublie la Loi, se résout à mourir désespérée, et l'annonce à son ingrat par un poulet funèbre, pitoyable dénouement d'une pitoyable aventure ! Elle fait à Titus un legs pieux de ses cendres, et pourvu qu'elles soient avec les cendres de son amant, elle est consolée de tout ce qui peut lui arriver du côté de Dieu. Cela s'appelle exprimer les effets d'une passion emportée, et on ne peut assurément y rien ajouter.

L'amour épisodique d'Antiochus fait encore voir au naturel le dérèglement de cette passion dange- reuse. Il dépend, de même que Titus, des remon- trances de son écuyer, qui l'empêche fort humaine- mentde s'abandonner au désespoir quand il le voit trop pressé. Ce n'estpas que je fusse satisfait le pre- mier jour de cet écuyer inutile. Puisque la violence de l'amour empêchait son Maître de rien imaginer pour nouer agréablement l'aventure, et qu'il se contentait de s'exclamer à tous propos, et de mau- dire le ciel et la fortune ; il fallait lui inspirer de faire quelque chose, ou pour empêcher que Titus n'épousât Bérénice, quand il croyait l'affaire en ces termes, ou pour l'épouser, quand il croyait que Titus Fallait renvoyer. Si ce confident a eu ses raisons pour n'embarrasser pas son Maître en aucune intrigue, parce qu'il ne le jugeait peut-être pas capable de la mener ; le poète en a eu assuré- ment beaucoup de nous faire voir en ce Prince,

(1) Racine a tenu compte de cette critique dans les éditions ultérieures : il a corrigé tous les vers la reine juive s'expri- mait en païenne.

APPENDICE C 249

que l'amour, outre les désordres qu'il a fait[s] en Titus et en Bérénice, en fait encore un ici, dont tout le monde ne s'aperçoit pas ; et nous apprend qu'un homme amoureux est si peu capable de rien faire pour les autres, que même en ce qui regarde son amour, il n'est pas en état de rien entreprendre pour soi-même ; et de plus que l'effet de l'amour le plus ordinaire, et le plus vraisemblable, c'est de se tuer soi-même, ou du moins de faillir à le faire, comme on le voit en Titus, Bérénice et Antio- chus.

Je remarquai toutes ces beautés le second jour, parce que je ne m'attachai qu'à l'expression des passions. Je ne les avais pas remarquées à la pre- mière représentation, parce que Corneille m'avait dépravé le goût dans ses pièces, et m'avait accou- tumé à chercher des caractères vertueux, ce que je n'avais garde de trouver ici. J'avais pourtant eu quelque espérance que le caractère de Titus serait héroïque; je lui voyais quelquefois des retours assez romains ; mais quand je vis que tout cela n'aboutissait qu'à se tuer par maxime d'amour, je connus bien que ce n'était pas un héros romain, que le poète nous voulait représenter, mais seule- ment un amant fidèle qui filait le parfait amour à la Céladone. De sorte que je vis alors l'inconvé- nient de cette règle, quoique fort commune : qu'il ne faut pas que l'amour domine dans le poème héroïque. S'il n'eût pas dominé, dans celui-ci, il n'y eût point eu de catastrophe: c'eût été grand dommage, tout le monde l'a trouvée admirable. L'amour fait que Bérénice, Titus et Antiochus

2 5o APPENDICE C

veulent se tuer eux-mêmes; [le] (i) même amour fait que Bérénice veut vivre, pour faire vivre Titus et Antiochus ; et bien en prend à Titus que Bérénice ait rescindé son testament et ne lui ait pas envoyé ses cendres ; car il se serait assurément tué, et eût apprêté à rire à la postérité.

Il n'y a rien tel quand on va à la Comédie, que de se dépouiller de l'esprit de critique : rien ne trouble le plaisir que l'on y prend, et rien n'em- pêche que les passions ne s'apaisent et ne soient purgées (pour parler en termes de l'art). Le pre- mier jour, mon humeur critique me rendit un très méchant office : je m'allai mettre en tête que le Roi de Comagèae était plus honnête homme que Titus, et j'en eus plus de pitié que de cet Empereur. La discrétion et la générosité de son amour me faisait préférer ce Prince à l'amant timide qui n'o- sait exécuter ce qu'il avait promis à une Reine, et juré durant cinq années entières, et qui n'en était empêché que par la crainte du sénat, en un temps les Empereurs étaient hors de page.

Il est vrai que le poète habile, qui n'ignorait pas la faiblesse du sénat, a voulu l'accompagner des consuls, et a fort judicieusement falsifié l'histoire en ce point, en supposant que Vespasian, l'année de sa mort, n'était pas consul avec son fils Titus, et que par 'conséquent le jour que Bérénice est renvoyée, il y avait à Rome d'autres consuls. Mais comme j'étais persuadé que cela choquait l'histoire, je ne goûtais pas l'artifice de cette inven-

(i) L'édition originale porte: les.

APPENDICE C 25 I

tion, je n'en estimais pas l'Empereur moins absolu, et je n'en eusse pas moins eu de pitié de Bérénice, si elle ne s'en fût pas rendue indigne, par son peu de religion, par sa fureur immodérée et par le peu de pudeur que sa passion lui laissait : ce qui me paraissait mériter de plus grandes peines que celles dont elle se plaignait. J'étais bien aise que Bérénice fût châtiée du moins par le trouble de son âme, je méprisais le faible Titus, et je ne plaignais qu'An- tiochus. J'enrageais donc qu'Antiochus sortit, après la catastrophe, plus malheureux qu'il n'était venu, que Titus terminât l'affaire par une extra- vagance, et que Bérénice au lieu de se percer le sein s'amusât à composer un madrigal.

Je trouvais bien que tout cela était imprévu, et qu'aucun des spectateurs ne s'y attendait. Qui eût pensé lors qu'Antiochus vint prier l'Empereur d'aller empêcher la Reine de se tuer, jurant qu'il y avait fait ses efforts, et qu'il n'y avait que Titus au monde qui la pût sauver ; qui eût cru que Titus ayant refusé d'y aller, sur ce qu'il avait à parler aux consuls imaginaires, et en ayant laissé la commission à Antiochus, et ce roi par des raisons inconnues, ayant trouvé plus à propos de demeu- rer sur le théâtre, et de s'évaporer en exclamations, pour donner tout loisir à sa maîtresse de s'aban- donner au désespoir ; qui se fût attendu que tout cela dût aboutira un billet doux !

Les comédiens ont été d'avis de supprimer ce billet funèbre à la seconde représentation (i) ; je

(i) « Elle sort en tenant une lettre dans sa main et Titus la lui arrache. Il la lut tout haut dans la première représentation;

2 32 APPENDICE C

crois qu'ils ont eu tort. Du moins le spectateur voyait-il par quel était le texte de la froide et longue harangue que Titus fait à Bérénice, et le sujet de la chaude et prompte résolution qu'il prend de se tuer. On ne saurait assez faire connaître la cause d'un dessein si imprévu, et si peu vraisem- blable. C'est par cet endroit seulement que la seconde représentation m'a moins plû que la pre- mière : il fallait conserver le billet tendre. On ne peut faire voir assez de choses pour persuader que Titus sera capable, et aura sujet de se tuer; et quoi- que Bérénice l'en croie d'abord sur sa parole à la première fois qu'il le lui dit, elle qui l'a dit cent fois, et qui pourtant n'en arien fait, quelque loisir que Titus et Antiochus lui en aient donné, les spectateurs peu crédules, et peu persuadés qu'on se tue ainsi de gaieté de coeur, sont bien aise[s] de voir l'épitaphe du cœur de cette amante, et sont par disposés à croire que l'amant, héritier de ses cendres, pourrait bien se pendre de regret, ou du moins en prendre la résolution. Ainsi, sauf meilleur avis, les comédiens feront bien de réta- blir le madrigal.

S'ils s'avisent de retranchera leur gré les madri- gaux de cette pièce, ils la réduiront à peu de vers. L'auteur a trouvé à propos, pour s'éloigner du genre d'écrire de Corneille, de faire une pièce de

mais cette lettre ayant été appelée par un mauvais plaisant le testament de Bérénice, Titus se contenta depuis de la lire tout bas. » (Louis Racine, Remarques sur Bérénice.) On a vu plus haut une allusion de l'abbé de Villars à cette plaisanterie du Testament.

APPENDICE C 20$

théâtre qui, depuis le commencement jusqu'à la fin, n'est qu'un tissu galant de madrigaux et d'élé- gies : et cela pour la commodité des dames, de la jeunesse de la cour, et des faiseurs de recueils de pièces galantes.

Il ne faut donc pas s'étonner s'il ne s'est pas mis- en peine de la liaison des scènes, s'il a laissé plu- sieurs fois le théâtre vide et si la plupart ées scènes sont peu nécessaires. Le moyen d'ajuster tant d'élégies et de madrigaux ensemble, avec la même suite que si on eût voulu faire une comédie dans les règles ? On se soucie bien dans le monde si une scène est nécessaire, pourvu qu'elle exprime tendrement et naturellement quelque sentiment délicat. Qu'importe aux Dames qu'un auteur porte le cothurne ou le brodequin, pourvu qu'elles pleurent, et que de temps en temps elles puissent s'écrier: Cela est joli.

Tout le monde est capable de connaître ce qui est joli ; mais tout le monde n'est pas capable de connaître ce qui est beau. Ainsi il est bien plus- prudemment fait à un poète qui cherche l'approba- tion du public de s'attacherau joli que de se mettre en peine du beau. La majesté [du] (i) cothurne.- plaît aux savants ; mais la jeunesse, les dames, et les barbons que les dames corrompent (qui ne sont pas en petit nombre) s'accommodent mieux de la. galanterie de l'escarpin.

Je conseillerais toujours à tout auteur de bon; sens d'imiter celui-ci : de faire bonne provision de

(i) L'édition originale porte : de.

BÉRÉNICE 8

2D4 APPENDICE C

sentiments élégiaques, de tendresse de madrigal, de pensées brillantes, du reste dédaigner les règles, l'invention, l'histoire, les bonnes mœurs, l'unifor- mité des caractères, le vraisemblable ; tout cela ne fait qu'arrêter l'imagination du poète, con- traindre la nature, empêcher de pousser à bout une passion, et obliger à mettre en une scène ce qui quelquefois fait tout un acte, voire toute une pièce. Car toute cette pièce, si l'on y prend garde, n'est que la matière d'une scène, Titus voudrait quitter Bérénice : l'amante en serait marrie, et se voudrait tuer ; l'Empereur la menacerait de se tuer lui-même si elle se tuait ; et Bérénice, afin de n'avoir pas le déplaisir de voir en l'autre monde l'ombre de son ingrat, aimerait mieux vivre, et prendrait congé pour la Palestine. N'est-il pas plus adroit, sans s'aller embarrasser d'incidents, d'avoir ménagé cette scène, et d'en avoir fait cinq actes ? Premièrement, on se délivre, par ce stratagème, de la fatigue que donnait à Sophocle le soin de conserver l'unité d'action dans la multiplicité des incidents ( i ) : car à peine y a-t-il une action ici, bien loin d'y en avoir plusieurs ; et on n'a que faire de craindre que la règle des vingt-quatre heures n'y soit pas gardée ; sans le prince de Comagène, qui est naturellement prolixe en lamentations et en irrésolutions, et qui a tou- jours un toutefois et un hélas de poche (2) pour

(1) Voir la préface de Racine et la manière dont il défigure encore l'observation de son critique.

(2) Voir la préface de Racine.

APPENDICE C 2DD

amuser le théâtre, il est certain que toute cette affaire s'expédierait en un quart d'heure, et que jamais action n'a si peu duré. Cependant le tour de maître a été d'empêcher le spectateur de s'a- percevoir de ce qui devait faire tout le fin du dénouement, de ménager la catastrophe, et d'em- pêcher le monde de soupçonner que Titus pût être capable de se vouloir tuer.

Un autre poète, (Monsieur Corneilleparexemple) s'il eût voulu faire qu'un premier acteur se résolût à s'ôter du monde dans le cinquième acte, aurait grossièrement préparé son caractère selon les .règles, et l'eût dépeint dès le commencement, vio- lent, emporté, aimant peu la vie, ou semblables préparations, qui eussent fait que le spectateur, par la règle de l'uniformité des caractères, eût dit quand il lui eût vu protester qu'il s'allait tuer, qu'il fallait s'attendre à cela d'un homme sans modération : ainsi cet emportement eût perdu la grâce de la nouveauté.

Mais que Titus s'enferme huit jours pour déli- bérer ce qu'il a à faire touchant Bérénice ; qu'il vienne de sens froid sur le théâtre demander de ses nouvelles ; qu'il écoute sa gloire et son conseil- ler Paulin, en homme judicieux et reposé ; qu'il promette diverses fois qu'il va donner une grande marque d'amour à la Reine ; et que, quand nous attendons l'effet de cette délibération de huit jours, de ces conseils de Paulin, de ces échappées héroïques qu'il fait en lui-même, et de ces senti- ments magnanimes qu'il étale et à Paulin et à Antiochus et à Bérénice : tout cela n'aboutisse

2 56 APPENDICE C

qu'à se vouloir tuer! Monsieur Corneille me par- donnera, si je n'espère pas que le dénouement de sa pièce soit si particulier et si peu attendu. De même, que Bérénice, qui au contraire est si emportée dans le commencement et dans tous les cinq actes, devienne tout-à-coup de sens rassis pour dénouer et finir la pièce, quand elle a assez duré, et donne le bon soir à Titus et à la compagnie par un simple changement de volonté : je ne m'y attendais pas, je l'avoue ; j'ai trouvé cela nouveau, et de plus de fort bon exemple.

Car enfin la Tragédie est la règle des passions. On apprend par ces trois désespérés convertis, à se bien garder de se faire mourir, quelque résolu- tion que l'on en ait prise. Quand on est en voie de désespoir, et qu'on a résolu de se tuer, il est bon de faire comme le Roi de Comagène, et de l'aller déclarer à nos amis, surtout aux plus puissants ; ceux-là sont plus en état d'empêcher notre dessein. Dès que nous l'avons formé, il faut se hâter de l'aller découvrir, presser et vouloir entrer, fût-ce chez un Monarque, malgré les gardes, et quelques défenses qu'il y ait de laisser entrer personne. L'affaire est privilégiée, de faire savoir qu'on veut [se] (i) tuer.

Véritablement Bérénice, ni Reine ni honnête femme, ne donne point de bon exemple dans cette pièce, quoiqu'elle en soit l'héroïne. Elle fait au contraire tous ses efforts pour porter son amant à se mettre au-dessus des lois ; elle prend ce faible

(i) L'édition originale porte : le.

APPENDICE C 257

Empereur par tant d'endroits qu'elle le tourne enfin en ridicule, et qu'elle a toujours fait et fera toujours rire le spectateur par ce vers qu'elle dit à propos pour sécher les larmes qu'elle avait cau- sées :

Vous êtes Empereur, Seigneur, et vous pleurez.

Elle empêche par qu'on estime cet amour pour les lois, qui est la seule bonne qualité qui paraît en son Titus : et comme il n'y a personne qui ne rie en cet endroit des pleurs de cet Empe- reur, il n'y a point de souverain qui ne trouve une leçon de se servir à son gré de sa puissance pour éviter la risée que ce vers vient d'exciter. Mais nonobstant tout cela, Titus ne se rend pas, sa vertu l'emporte sur son amour. Il est vrai qu'il en diminue la louange par rémunération des maux que son mariage lui ferait et que son amour à son tour triomphe de sa vertu, quand il veut se tuer : mais voudrait-on qu'un héros ne fût pas homme ? La nature s'éteint-elle par la vertu, et ne serait-on pas cruel, de vouloir empêcher de se tuer un amant qui voit que sa maîtresse pleure et lui écrit un madrigal touchant ?

Et puis quand il y aurait quelque chose à blâmer dans ce désespoir de Titus, il n'en faudrait rien craindre. Peu de gens l'imiteront, et c'est une grande adresse du poète d'avoir mis en son héros un défaut inimitable, et une vertu facile à acquérir.

Un honnête homme remporte ce fruit de cette pièce, qu'il doit quitter ce qu'il aime quand il ne

258

APPENDICE C

peut le conserver sans dommage. Si l'amante s'en désespère et veut se faire mourir,il y a bon remède ; il faut lui dire aussi qu'on veut se tuer, et alors l'amante apprendra de Bérénice, premièrement, à croire que l'on lui parle sincèrement, et puis à dire adieu et se séparer de bonne grâce.

Cette pratique est de grand usage, et je sais des intrigues qui se seraient mieux dénouées qu'elles n'ont fait, si on eût su cette méthode. Telle est l'utilité du théâtre. C'est un grand secret de savoir ainsi mêler l'agréable à l'utile. Cela tient lieu de toutes les règles, et quand je vois que dans une pièce la morale va bien, je ne puis souffrir que l'on accuse le poète de n'entendre pas le théâtre, qu'on le blâme d'avoir voulu entrer en lice avec Corneille, et que Monsieur de *** s'écrie :

Infelix puer atque impar congressus Achilli.

C'est assez, Monsieur, je suis las de rire; l'envie m'en prendra peut-être quelqu'autre fois. Cepen- dant je vous dis fort sérieusement que je voudrais avoir fait cette pièce et que je suis,

Monsieur,

Votre, etc.

Le 17 novembre (1) 1670.

La (2) semaine prochaine, on verra la seconde

(1) Lire : décembre ; voir le début de la Réponse.

(2) A la dernière page, après le privilège.

APPENDICE C 2D9

partie de cette critique, qui est sur la Bérénice du Palais Royal (i).

(i) Tout dans cette lettre laisse percer le parti pris de pré- férer Corneille à Racine ; c'est évidemment cette disposition et le ton d'ironie et de persiflage qui ont si vivement irrité le jeune poète. En revanche, ce même parti pris explique l'indul- gence de Mme de Sévigné pour la Critique de Bérénice. Le 14 septembre 1671, elle écrivait à sa fille :

« Je voulus hier prendre une petite dose de Morale ; je m'en trouvai assez bien ; mais je me trouve encore mieux d'une petite critique contre la Bérénice de Racine, qui me parut fort plaisante et fort spirituelle. C'est de l'auteur des Sylphides, des Gnomes et des Salamandres [allusion à la seconde partie du « Comte de Gabalis », intitulée <r Les Génies assistons et les gnomes inconciliables »] : il y a cinq ou six petits mots qui ne valent rien du tout, et même qui sont d'un homme qui ne sait pas le monde; cela donne de la peine ; mais comme ce ne sont que des mots en passant, il ne faut point s'en offenser, et regar- der tout le reste, et le tour qu'il donne à sa critique : je vous assure que tout cela est joli. Je crus que cette bagatelle vous aurait divertie ; et je vous souhaitai dans votre petit cabinet auprès de moi, sauf à vous en retourner dans votre beau château, quand vous auriez achevé cette lecture... »

II

La critique de « Tite et Bérénice »

PAR L'ABBÉ DE VlLLARS (i).

D'après le ton du « libelle » que l'abbé de Villars avait consacré à la pièce de Racine, les amis de Corneille devaient s'attendre à un vif éloge de leur poète favori. Ils furent donc tout déçus, lorsque, huit jours après, parut la suite promise. Corneille y est plus mal traité > qui ne l'avait été son rival.

Monsieur,

J'avais toujours cru la Muse du Cothurne un peu moins coquette, et je n'eusse jamais pensé qu'elle se fût oubliée en faveur d'un jeune homme ■au préjudice du grand Corneille, avec qui elle avait été si longtemps en si bon ménage (2). IRotrou, Duryer et Scudéry n'avaient jamais pu la débaucher ; qui n'eût dit qu'elle aurait été fidèle jusqu'au bout ? Il y avait même quelque apparence qu'elle se piquerait d'honneur à cette

(1) Le titre exact est : La critique de Bérénice, seconde partie; ce qui a permis à l'abbé de Villars d'utiliser le même privilège

que pour la première brochure.

(2) Dans le recueil de l'abbé Granet, on lit ici : « Elle avait ■toujours fort honnêtement pris soin de son domestique ».

APPENDICE C 2ÔI

fois, et qu'elle donnerait enfin toutes ses beautés à son favori après les lui avoir fait espérer si long- temps. L'infidèle! Bien loin de contenter ses désirs si justes, elle ne s'est presque pas laissé toucher le bout du doigt ; elle lui a même refusé ses faveurs accoutumées, au lieu de lui en accorder de nou- velles ; et par un caprice impitoyable, elle l'a fait entrer en lice avec un aventurier qui ne lui en contait que depuis trois jours, elle l'a abandonné à sa verve caduque au milieu de la course, et s'est jetée du côté du plus jeune.

Allégorie à part, Monsieur, je suis fort mal édifié de la Bérénice du Palais-Royal ; n'en déplaise à la vieille cour ( 1) [,] Monsieur Corneille a oublié son métier, et je ne le trouve point en toute cette pièce. On lui dit, pour le consoler de tant de vers misé- rables, durs, sans pensée, sans tour, sans français et sans construction, que l'art du théâtre y est merveilleusement observé * : non pas que l'on le trouve ainsi ; mais parce que cela devrait être, et que si l'on n'avait pas lu Aristote et Horace, on parierait avec Monsieur *** deux cents louis que cela serait. Car enfin qui s'aviserait qu'un homme aussi expérimenté au théâtre que l'est M. Corneille, en une occasion il est question de décider de son excellence (2), et en une pièce qui devrait

* Si non offenderet unumquemque poetarum limœ labor.

(1) Dans l'édition originale, N'en déplaise à la vieille cour est précédé et suivi de point et virgule; on ne sait s'il faut rapporter cette parenthèse à la proposition qui précède ou à celle qui suit.

(2) On notera que l'abbé de Villars paraît croire à un duel entre les deux poètes.

8*

2Ô2 APPENDICE C

servir de modèle à toute la tragique postérité*, et de leçon à celui qu'il ne regardait que comme son écolier ; qui croirait, dis-je, qu'il dût nous donner un ouvrage irrégulier de tout point ?

Un vieux capitaine prend-il jamais mal son terrain ? et un poète couronné de lauriers, ne doit- il pas bien conserver tous ses avantages quand il traite un sujet ? Il n'a pas voulu faire une tragédie simple comme M. Racine, et soutenir jusqu'au bout un sujet simple, par la beauté de l'expression, par la délicatesse des pensées, par les emporte- ments des passions, et par l'harmonie des vers (i). A ** la bonne heure 1 II s'est défié de la fécondité de son esprit usé par les années et du feu de sa veine refroidie ; il a prudemment fait. Je ne le blâme point d'avoir introduit plusieurs personnages épi- sodiques ; mais je lui sais mauvais gré, première- ment de les avoir mal choisis, et puis de s'en être mal servi.

Puisqu'il voulait des personnes épisodiques, il fallait prendre le temps de la fable du vivant de Vespasian, père de Titus, et se servir de l'avantage que l'histoire lui donnait. C'est par l'ordre de Ves- pasian que les historiens disent que Tite renvoya Bérénice. Voilà une épisode naturelle et dans le sujet. C'était une raison invincible que Titus avait pour quitter sa maîtresse ; et en même temps un beau champ pour le poète d'étaler les droits de

* Si parum a summo discessit, vergit ad itnum. ** Cui lecta potenter erit res.

(i) Allusion à la préface de Racine.

APPENDICE C 263

l'autorité paternelle, et la vertu héroïque et romaine qui porte un fils à faire violence à ses inclinations pour suivre les désirs de son père. C'était une matière nouvelle au théâtre et partout ailleurs; puisque tous les poètes et les romanciers font toujours que l'amour révolte les enfants contre leur père. M. de Corneille, ayant besoin d'une épisode, a laissé celle-ci, qui était dans son sujet et qui conservait admirablement l'unité de l'action, pour en prendre deux éloignées, qui la détruisent tellement, qu'il lui sera difficile de don- ner un titre juste à sa pièce*, et dédire une bonne raison, pourquoi il l'appelle Bérénice plu- tôt que Domitie. Mais surtout il fallait bien se garder d'introduire cette Domitie ; elle fait sou- venir le spectateur de l'accusation que les Romains faisaient à Titus d'avoir commis un inceste avec elle. Il fallait éloigner cette idée et ménager mieux notre imagination en faveur du héros.

Il n'eût pas mal fait encore d'empêcher cette Domitie de promettre à Domitien qu'elle fera c... le Seigneur Titus. Et si l'espoir qu'elle donne de cet inceste paraît un beau sentiment à Monsieur Corneille, je crois qu'il n'était pas impossible que la suivante de Domitie en fût mal édifiée, et que la Princesse était obligée en conscience de tenir cette affaire un peu secrète.

Quant à Domitien, frère de Tite, il était na- turel de l'employer ; mais le poète a mal suivi la règle d'Horace, qui veut que, quand on met en

* Ut nec pes nec caput uni reddantur formes.

•264 APPENDICE C

avant des gens connus, on les représente tels qu'ils ont été*: Achille brutal et Jason infidèle. Il fallait donc se souvenir que Domitien avait conspiré contre la vie de Titus ; ne se contenter pas de le dire en deux vers, mais faire une épisode de cette conspiration ; ce qui eût admirablement relevé la clémence de Titus, puisqu'elle le rend si recommandable dans l'histoire **.

Tout cela n'eût-il pas fait un plus bel effet, un rjeu plus ingénieux, et des scènes plus riches et plus héroïques, que toutes ces longues déclarations d'amour que Domitien fait à Domitie, qui ne font rien du tout à l'affaire de Bérénice ? que toutes ces feintes purement comiques *** d'aimer ailleurs? que tous ces essais de donner de la jalou- sie, peu propres au Cothurne ? et enfin que toute -cette ridicule picoterie de deux rivales, qui récrée le parterre dans un acte il devrait être en pleurs ?

L'amour de Titus pour Bérénice eût pu être le prétexte de la conspiration de Domitien contre •son frère ; nous eussions vu un héros en péril, nous eussions craint pour lui, nous l'eussions plaint ; la pitié et la crainte eussent été excitées selon les règles par le moyen d'un premier acteur ; il eût été délivré du péril en renvoyant Bérénice, .par qui la conspiration eût été découverte et qui

* Si forte reponis Achillem, impiger, iracundus, inexorabilis, acer, jura neget, etc.

** Famam sequere.

*** Versibus exponi tragicis res comica non vult. Effutire eves indigna tragcedia versus.

APPENDICE C 2Ô5

n'eût pas voulu conclure ce mariage, de peur d'exposer son amant [a] la fureur de la vertu romaine. Nous en eussions été ravis, nous aurions admiré l'Amante et le Héros, et nous eussions vu en Monsieur Corneille toutes ces manières romai- nes qui lui ont autrefois tant acquis de réputation.

Mais* que veut-il que nous disions, quand il fait quereller deux harangères, qui se disent tout ce qu'elles ne doivent pas dire, et qui nous ôtent toute la compassion que nous pourrions avoir pour elles, en nous apprenant mutuellement l'une de l'autre des choses qui nous feraient horreur, si la manière dont elles les disent ne nous faisait rire ? Etait-il de l'art du poète d'exagérer ainsi ce que Bérénice a fait d'impiétés et de sacrilèges contre la Ville et le Temple de son Dieu ** ? s'il eût la faire foudroyer ou faire ouvrir la terre sous ses pieds, à la bonne heure ! Mais c'est l'héroïne de la pièce, celle qui doit nous donner de la pitié ! Le grand acte de contrition qu'elle fait, ne la remet pas assez bien dans les bonnes grâces des specta- teurs, pour leur faire oublier ses actions noires ; et tant qu'ils s'en souviendront, ils ne seront point touchés de ses larmes.

Au reste est-il possible que Monsieur Corneille se soit si fort oublié dans les caractères, lui qui a tou- jours été le maître des autres en ce point? Quelle espèce de héros nous présente-t-il en Titus***?

* Ne immunda crêpent tgnotniniosaque dicta. Nàc si quid fricti ciceris probat et nucis emptor.

** Centurix seniorum agitant expertia frugis. *** Morataque recte fabula.

266 APPENDICE C

Il le suppose d'entrée de jeu très mal honnête homme. Ce héros est Empereur depuis six mois. Depuis son avènement à l'Empire, il n'a pas encore fait la moindre honnêteté à une Reine avec laquelle il a été fort bien," et à qui il a promis mariage ; il ne s'est point mis en peine de lui faire trouver bon qu'il prît parti ailleurs ; il est sur le point d'épouser Domitie, et l'affaire était faite si la Reine eût été un peu moins alerte, ou pour peu qu'elle eût eu le vent -contraire.

Ce qu'il y a de consolant pour Bérénice, c'est qu'il l'avait presque oubliée, qu'il était devenu amoureux de Domitie, et que l'absence avait guéri ce héros de sa première passion : quand elle arrive, il trouve à propos de n'être qu'un moment avec elle, et l'envoie en son ancien appartement, il ne va la voir qu'après que Domitie a eu tout loisir delà quereller. Le Seigneur Titus savait mal son monde ; et puisque le lieu il la recevait était assez proche, et même dépendait assez de l'appartement il la faisait conduire, pour que Bérénice y reçoive un moment après la visite de Domitie et celle de Titus même: il pouvait bien, sans faire tort à la majesté de l'Empire, donner la main à une belle Reine qui l'aimait, la conduire lui-même, du moins jusqu'à la porte de la cham- bre, et faire quelque cinq ou six pas pour une Princesse que l'amour lui amenait du fond de l'Orient. Mais un grand Monarque a-t-il jamais ordonné tout haut en présence d'une grande Reine, qu'on la traite bien et qu'on la serve splen- didement ? Je crois que cela s'en va sans dire, et que

APPENDICE C 267

s'il y a quelque ordre particulier à donner, ce n'est pas tout haut et en présence. Il suppose que Béré- nice est fatiguée, il l'envoie reposer et il donne ordre qu'on ait grand soin d'elle. J'aimerais autant qu'il commandât qu'on prît soin de lui donner un bon lit de plume. Le compliment est campagnard, il sent le faux noble, et m'a fait souvenir que le père de Titus ne se piquait pas d'être de bonne maison.

Horace * n'a rien dit de mieux, que quand il baille pour première règle de bien écrire, surtout quand on introduit des personnages : La science du monde. Monsieur de Corneille a-t-il vu quelque procédé pareil dans la vieille Cour ? Je ne sais si Charles IX eût fait cette incivilité, mais je sais bien que si une belle jeune Reine amoureuse arrivait à la Cour incognito, elle y serait reçue plus humainement. Je ne m'attendais pas à cette incivilité de Titus, qui s'était délecté à se peindre lui-même comme un Prince si galant, que les aimables loisirs au pluriel ménageaient dans sa Cour l'heureux choix des jeux et des plaisirs. Mais il est fanfaron en honnêteté comme en bravoure ; et puisqu'il sou- tient si mal les louanges qu'il se donne en langage épique, il me permettra de douter que quand il faisait un pas il fît trembler le Pôle Antartique; d'autant plus que la renommée ne le publie pas si épouvantable ; et qu'hormis le pauvre Cécinna, qu'il fit assassiner pour avoir couché avec Béré-

* Scribendi recte sapere est et principium et forts. Reddere personce scit convenientia quxque.

2Ô8 appendice c

nice, je n'ai pas ouï dire que depuis son avènement à l'Empire, il fût autrement fort périlleux de l'em- pêcher de dormir. Sans cette réflexion, j'eusse cru, quand il haussait quelquefois la parole, que les deux Pôles étaient effrayés ; mais je m'imaginai qu'il était vraisemblable qu'il fût un peu Mata- more, ce qui me fit moins craindre pour les Pôles.

Cependant comme les fanfarons ont d'ordinaire l'âme basse, je me défiai fort de celle de ce héros, et je le soupçonnai d'être capable de faire des lâche- tés. Il fait paraître en effet si peu de vertu, qu'outre qu'il n'a pas la force de rien refuser à Bérénice, il lui offre de quitter l'Empire pour la suivre en Palestine ; et il n'est détourné de son dessein, que par la remontrance que lui fait son amante : que le César qui lui succéderait le ferait peut-être assassi- ner. Que craignait-il? Il n'avait qu'à faire un pas et hausser la parole, et il eût effrayé son successeur. Cependant il aurait donné une preuve héroïque de son amour en quittant l'Empire pour suivre une femme. Avouez, Monsieur, que tout ce jeu est bien peu digne de Corneille. Est-ce être Romain d'abandonner le trône des Césars pour suivre une maîtresse ? et quand on en a fait le dessein, est-ce être Romain de changer, parce que peut-être on serait assassiné ? Ce caractère n'est-il pas pitoya- ble î Fallait-il pour avoir lieu d'étaler quelques vers ampoulés* touchant la politique de ceux qui régnent contre ceux qui ont quelque prétention

Ambitiosa recidet ornamenta.

APPENDICE C 269

sur leurs Etats, fallait-il ravaler l'idée qu'on a du héros de la pièce, et le rendre méprisable?

C'est la maladie des jeunes poètes tragiques (je m'étonne que Monsieur Corneille n'en soit pas guéri) de coudre sans discernement des sentences et des lieux communs. Ils prétendent en enrichir leur poème ; mais d'ordinaire ce sont des contre- temps *. Par exemple cette joyeuse morale que l'ami de Domitien fait sur l'amour-propre, est-elle en son lieu dans une tragédie? surtout dans la bou- che d'un confident, qui n'y doit faire aucune figure que pour la connexion des scènes ? Mais de plus ne blesse-t-elle pas la pudeur** ? et ne présente-t-elle pas une idée impure ? La belle demande à faire à un jeune amoureux dans une tragédie, s'il n'est pas vrai qu'il n'aime sa maîtresse que pour coucher avec elle ? Cela était bon à demander à un jeune Satyre. Si M. Corneille eût fait cette faute dans sa jeunesse, on eût peut-être excusé la chaleur de sa veine : mais à son âge, donner carrière à son ima- gination ! La muse du Cothurne qui est chaste, ou qui le veut paraître, s'en est irritée ; et de peur qu'on dît qu'elle s'est trouvée au milieu de la pièce ces libertés sont, elle n'a voulu avoir aucune part ni au commencement ni à la fin.

L'accuserait-on en effet d'avoir inspiré la pro- tase ? Domitie ouvre le théâtre, et épuise ses pou- mons et notre patience pour nous faire son his- toire. C'était l'histoire de Bérénice qu'il fallait

* Sed nunc non crat his locus.

** Satyris paulum pudibunda protervis.

270 APPENDICE C

conter, et passer celle de Domitie en quatre vers ; ou (puisque les plus courtes protases sont les meil- leures) il fallait retrancher tous ces longs discours, venir au sujet*, et n'amuser pas les spectateurs en narrations purement épisodiques, entièrement inutiles, et même vicieuses : en ce qu'elles font croire que cette Domitie est l'héroïne de la pièce, puisqu'on s'arrête tant à préparer son action. Ce commencement est-il de Corneille ?

Vous m'allez dire, je le vois bien, qu'il a été loué universellement d'avoir bien fini ; qu'on dit qu'il s'est surpassé lui-même dans le dénouement** ; et que sa catastrophe a été admirée de tout le monde, en un sujet elle était si difficile. Mais savez-vous bien, Monsieur, qu'il n'appartient pas à tout le monde de juger une catastrophe ; et que, quoi- qu'elle ait tant de partisans, elle est plus défec- tueuse que bonne ?

Afin qu'une catastrophe ne soit pas vicieuse, il faut qu'elle soit vraisemblable, et que le spectateur ait pu s'y attendre***. Or il n'arrive rien dans celle- ci qu'on pût raisonnablement espérer. Jamais le sénat n'a fait pour personne ce que M. Corneille lui fait faire pour Bérénice ; ainsi nous n'avions garde de deviner son imagination, et moins encore, que si cette ordonnance du sénat lève tous les obstacles du mariage, l'Amante qui vient de passer tant de mers pour le faire, renonce

* Semper ad eventum festinet et in médias tes. ** Non quivis videt immodulata poëmata judex. *** Necquodcumque volet poscat sibi fabula credi.

APPENDICE C 27 I

d'abord à ses espérances, et consente au bonheur de sa rivale. Venait-elle du bout du monde pour n'épouser Titus que malgré le sénat ? Et est-elle si capricieuse, que si son mariage n'excite point de guerre civile, elle ne le veut pas ? Qu'avait- elle à désirer quand elle a quitté ses terres, si ce n'est que Rome consentît à ses noces ? Pour- quoi s'en retourner quand Rome y consent ? N'est-ce pas dire à Titus qu'elle ne l'aime guère, et que son voyage n'a été qu'un caprice contre Domitie ? N'est-ce pas le quitter de gaité de cœur > Est-ce le sujet de la tragédie* ? Et M. Cor- neille ne quitte-t-il pas la partie, quand il ne sait pas faire séparer ces deux amants malgré eux, puisque le sujet de la pièce était : invitas invitam dimisit.

Une autre faute dans cette catastrophe, est de faire que Titus la finisse en violant les lois Romaines. Puisque l'amour des lois de Rome fai- sait tout le nœud de cette pièce, il ne fallait pas la dénouer en rompant ces lois. On m'avouera que cela ne pouvait ni ne devait être attendu. Qui s'avi- serait qu'un Empereur Romain fît vœu de célibat? Cette catastrophe était admirable pour un Pape ; mais elle est burlesque pour un Empereur. Le célibat était odieux aux Romains ; il y avait des lois rigoureuses contre ceux qui l'embrassaient ; et les sujets suivant aisément l'exemple du souve- rain, ce ferme propos que fait Titus de ne point se marier, est de pernicieuse conséquence. Quand

* Cur ergo si nequeo ignoroque poeta [salutor] ?

272 APPENDICE C

il aurait été assez mal honnête homme pour le faire, il ne fallait pas que le poète l'alléguât sur le théâtre.

Cette catastrophe pèche encore contre la règle des mœurs semblables, qui veut que les personna- ges ne fassent rien de contraire aux manières et aux mœurs de leur pays *. Tite déclare Domi- tien son successeur ; cela n'est pas conforme aux mœurs romaines. Les Empereurs associaient à l'Empire ceux qu'ils voulaient par le consente- ment du sénat et de l'armée ; mais ils ne dési- gnaient pas leur successeur de leur autorité privée. On désignait des consuls, mais non pas des Empereurs. Si le poète a respecté l'histoire, et n'a pas osé faire associer Domitien à l'Empire, ce qui l'eût bien mieux accommodé, il devait avoir même respect pour les mœurs romaines. Je vois bien qu'il avait besoin de l'une de ces deux choses pour ménager l'ambition de Domitie, de laquelle il ne savait que faire ** ; mais c'est une grande faute d'avoir besoin de faire une faute, et surtout de faire une faute qui ne tire pas d'affaire. Car l'esprit du spectateur n'est pas en repos touchant cette Domitie ; et on sort de sans savoir si cette ambition extrême est ou doit être satisfaite de l'espérance incertaine de régner après la mort de Titus, et si elle est persuadée qu'il ne rappellera pas Bérénice, ou qu'il gardera son vœu de chas-

* Respicere exemplar vitce morumque jubebo doctum imitato- rem.

** In vitium ducit culpœ fuga si caret arte.

APPENDICE C 273

teté : ce qui, à mon avis, demeure grandement problématique.

Voilà, Monsieur, une partie de ce que j'ai trouvé à la Bérénice de Corneille, que je n'ai encore vue qu'une fois. Quoique ces fautes soient considéra- bles, on a eu tort de dire de cette pièce :

Fabula nullius veneris, sine pondère et arte.

Elle a assurément de grandes beautés ; j'ai résolu de les remarquer un jour aussi bien que celles de la Bérénice de M. Racine. Cependant, Monsieur, je vous prie de ne point montrer ces deux petites cri- tiques : vous savez qu'elles ont été faites chacune en une après-souper; elles ne sont donc pas en état d'être vues par ceux qui ne m'aiment pas autant que vous faites ; et puis... Genus irritabile valum. Je suis avec beaucoup de respect (1),

Monsieur,

Votre, etc.

(1) L'abbé de Villars mourut assassiné, vers la fin de 1673. Il avait environ 35 ans.

III

Réponse à la critique de Bérénice

PAR LE SIEUR DE S***.

En 167 r, parut une réponse anonyme à la Critique de l'abbé deVillars. L'abbé Granet (Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, 1740) et d'après lui les frères Parfaictet Louis Racine l'attri- buent à Subligny : l'ancien auteur de la Folle querelle serait devenu le défenseur de Racine ! M. Paul Mes- nard, dans l'Edition des Grands Ecrivains (II, 34g), la réclame pour l'abbé de Saint-Ussans : cet abbé a sûrement écrit et fait imprimer une Réponse à la critique de Bérénice ; or nous n'en connaissons point d'autre. (Le privilège accordé au « sieur de S*** » est daté du 17 février 1671 ; l'achevé d'imprimer est du 16 mars.)

Monsieur,

J'ai vu votre Critique de Bérénice, je l'ai lue d'un bout à l'autre ; tout en est miraculeux, et il n'est pas jusqu'à la date qui ne tire une exclamation de ceux qui la lisent ; il est vrai qu'elle a quelque chose de surprenant: on ne commença de jouer Bérénice que le 21 novembre de l'an passé, et vous avez daté votre critique du 17 de ce même mois. Vous ne sauriez croire les effets merveilleux que cela pro- duit dans l'esprit de vos lecteurs : les uns vous re-

APPENDICE C 27 D

gardent comme un prophète qui voit les choses à venir comme deschoses présentes; les autres s'em- portent contre votre libraire comme contre un homme mal intentionné pour le public, à causé qu'il ne nous a donné votre lettre que deux mois après que vous l'avez datée ; il y en a qui se scanda- lisent de la prétendue supercherie de l'Hôtel de Bourgogne, qui aurait juré hardiment le 21 no- vembre que personne n'avait encore vu sa Béré- nice, lorsque vous l'aviez déjà critiquée, et que vous y aviez même remarqué une femme de qua- lité pleurer copieusement. Fiez-vous, maintenant, disent-ils, à Messieurs les Comédiens, quand ils vous assurent qu'ils vous donnent une pièce nou- velle. Prenez la peine d'y aller sur la bonne foi des affiches, et flattez-vous après delà pensée que vous avez pris le plaisir de la voir, quand vous n'avez eu tout au plus que le reste des gens à vision, et que, par des représentations anticipées, les spéculatifs des choses futures se sont lassés de la considérer avant vous.

Voilà, Monsieur, les différents sentiments de ceux qui ont pris garde à votre date ; mais ils conviennent tous en ce qu'ils croient que vous êtes sorcier, et que si vous êtes prophète, vous n'êtes qu'un prophète à fausses enseignes. Pour moi qui juge mieux de votre génie, je n'ai garde de croire que vous soyez un magicien, et j'aurais plutôt de vous toute autre pensée que celle-là.

Vous avez fait un Livre* qui m'a trop bien appris

* Le Comte de Gabalis.

276 APPENDICE C

à ne point attribuer à la magie tout ce qui n'est pas ordinaire, et depuis que je sais que dans les élé- ments il y a de certains Messieurs et de certaines Dames, qui font de petits tours très commodes pour leurs amis, je n'accuse plus les Démons des choses que vos Sylphes et vos Sylphides peuvent faire faci- lement. Je sais la commodité que vous avez de voir les pièces avant qu'on les représente. Les comédiens qui ont joué Bérénice n'ont sans doutepasprétendu se rendre responsables des apparitions, qui peuvent arriver aune imagination exaltée comme la vôtre, lorsqu'ils nous ont dit que cette tragédie paraissait pour la première fois sur leur théâtre : peuvent-ils empêcher une troupe de ces Sylphes que nous ne voyons point, de faire une mascarade invisible pour une partie de divertissement, et de prendre chacun tel visage que bon lui semblera, avec des habits convenables, pour venir dans la chambre d'un homme de leur connaissance, jouer une tragédie dont ils auront appris chacun leur rôle à mesure que M. Racine en faisait les vers ?

Je ne doute pas, Monsieur, que ce ne soit ainsi que vous l'avez vue. Il n'est pas que la Reine des Sylphides qui aime tant ses plaisirs n'entretienne une troupe de comédiens volants, qu'elle a prêtés sans doute à la prière de quelque Sylphide de sa cour, qui, pour vous obliger à V immortaliser, a voulu gagner vos bonnes grâces, en [vous] (1) don- nant la Comédie, et a tâché de faire servir ce qu'on jouait, à vous montrer sa passion, par les larmes

(1) L'édition originale porte : nous.

APPENDICE C 277

qu'elle a versées à l'aspect d'une Reine malheureuse en ses amours; voilà sans doute ce que c'est que cette Dame que vous avez vue pleurer à Bérénice le 17 novembre.

En vérité, Monsieur, votre cabale est d'un grand usage ; je ne m'imagine jamais le plaisir que vous deviez prendre, avoir représenter la pièce de M. Ra- cine sur le fond de votre lit par des Sylphes habil- lés à la Romaine, qu'il ne me vienne une envie étrange d'apprendre ce que vous savez, quand ce ne serait que pour avoir le divertissement de toutes les comédies dans ma chambre, avant que le pu- blic les eût vues.

Etant dans ces sentiments, Monsieur, vous pou- vez croire que je suis dans tous les vôtres, et que je n'ai garde de choquer, par un esprit de contra- diction, une personne aussi familière que je crois que vous êtes avec ces esprits dont je recherche la connaissance ;etpuis comme lesrègles de poétique sur lesquelles vous avez fondé votre Critique de Bérénice, ne sont d'aucun auteur dont j'aie entendu parler jusqu'ici, je m'imagine que c'est la poétique des Sylphes : ainsi j'y applaudis, je la trouve admi- rable, et je l'embrasse de tout mon cœur.

Oui, Monsieur, je trouve, comme vous, que Tite devant quitter Bérénice à la fin de ce poème, on nous dit tout le contraire au commencement ; et que la protase de cette pièce est aussi éloignée de la catastrophe, que la première partie de la der- nière. Je condamne le sentiment de ceuxquidisent, que vous êtes si délicat que vous en avez le goût dépravé, que vous ne voulez que des pièces courtes,

BÉRÉNICE 8**

278 APPENDICE C

que vous considérez trop votre mémoire pour l'accabler de tout ce qui s'est passé en un jour, que vous aimez si peu à la charger, que sur la fin de votre Critique, vous en avez oublié le com- mencement, et que vous faites une seule scène de ce que vous venez de trouver trop long pour un poème tout entier. Au lieu qu'ils disent là-dessus, que c'est le propre de l'erreur de se contredire ; je dis, moi, que c'est le propre de la force et de l'éten- due de l'esprit de soutenir tantôt une opinion, tan- tôt le contraire.

Je trouve, comme vous, que si le Roi de Coma- gène eût ouvert le théâtre, en disant qu'il a su que Titus veut renvoyer Bérénice, ou si on eût com- mencé par le second acte (comme vous dites encore) la catastrophe n'eût pas été si éloignée ; et il est certain que, si on eût voulu l'approcher encore davantage, on n'avait qu'à commencer par le der- nier acte. On sait bien qu'Aristote est contraire à cela, et que ses partisans y eussent trouvé à redire. Ils veulent qu'une pièce commence par ce qui s'est passé le matin, et qu'elle finisse par ce qui s'est passé le soir. Mais vous vous souciez bien d'Aristote ! Il ne savait pas faire des vers, comme a fort bien dit un des habiles connaisseurs que vous ayez de votre parti ; qu'il se contente que les anciens poètes aient suivi ses règles, et qu'il laisse en repos ceux de notre siècle.

Ce n'est pas que vous ne sachiez fort bien ces règles. Il y en a une preuve incontestable dans votre Critique, en cet endroit vous dites que vous les avez laissées à laporte \ car tout le monde

APPENDICE C 27Q

raisonne de la sorte en votre faveur : Puisqu'il les a laissées, il fallait qu'il les eût. Voyez à quoi sert un mot. Si vous n'aviez mis cela, il ne fallait qu'un incrédule, pour nier que vous en eussiez jamais eu la connaissance; et vous pouvez même avoir présentement tel ennemi qui dira que vous n'avez jamais été fort familier avec ces règles : fondé sur les circonspections que vous gardez avec elles, et sur le traitement respectueux que vous leur faites, en les appellant Mesdemoiselles. Pour moi, j'attri- bue cela à la civilité qui est ordinaire aux hon- nêtes gens, et je m'assure que vous les auriez suivies, si les vôtres n'avaient été meilleures.

En effet, il est certain que quiconque verra la poétique du Philosophe, qui prétend que l'une des plus grandes beautés que le poète puisse former dans la structure de sa fable, c'est de faire que l'aventure qui doit finir tragiquement aille bien avant dans la joie, avant d'être troublée par les acci- dents funestes, qui composent la catastrophe, et que pour relever avec adresse l'éclat de ces renverse- ments, il faut qu'au moins une fois, on voie dans le bonheur et dans le plaisir, ces personnes que le malheur doit accabler dans la fin de la tragédie, (ce que M. Racine a suivi, dans la joie que donne à Bérénice l'espoir de posséderTitus) et qui verra ensuite la poétique des Sylphes, qui veut que quand un amant doit quitter sa maîtresse à la fin du poème, on le die au commencement, trou- vera une différence très grande de l'une à l'autre.

Quiconque verra que ce bon Grec a cru que la fable composée n'étaitplus belle q^re la fable simple,

280 APPENDICE Ç

qu'à cause de la péripétie, c'est-à-dire, de cet événement imprévu qui dément les apparences, et qui, par une révolution que l'on n'attendait point, vient changer la face des choses: changement qu'il appelle la plus grande beauté de la Tragédie ; tel qu'on le voit dans cet acte Bérénice, remplie de la joie du mariage qu'elle espère, vient apprendre les nouvelles de la résolution de Titus, si contraires à ce qu'elle a dans l'esprit (car M. Racine a suivi partout les erreurs d'Aristote) et qui verra ensuite que vous tenez pour la fable simple, et tellement simple, que vous voulez qu'on vous avertisse de la catastrophe vingt-quatre heures avant qu'elle arrive, n'aura garde d'être un moment en doute sur le choix qu'il doit faire de ces opinions opposées. Car enfin la tragédie ne se joue que pour le spectateur. Ainsi quoiqu'il soit vrai que le jour que Tite se sépara de sa maîtresse, toutle monde croyait, le matin, qu'il allait épouser celle qu'il renvoya le soir, parce qu'il ne trouva pas à propos de lui faire ce compliment que le plus tard qu'il fut possible, et qu'il différa tant qu'il put de lui conter cette fâcheuse nouvelle: comme il est aisé de voir par l'historien Suétone qui ne met qu'une ligne entre ce qu'il nous dit des prétendues noces de Titus et de Bérénice, et de leur séparation effective ; quoique, dis-je, tout cela soit véritable, il vous faut contenter, vous qui êtes le spectateur ; et si vous voulez qu'on vous avertisse de ce qui est à venir, il faut vous en avertir. Il n'est rien de si raisonnable, et vous avez eu droit de critiquer un poème qui en agit autrement.

APPENDICE C 20 1

Quant au lieu de la scène vous trouve^ à re- dire, à cause que vous ne voulez pas qu'Antiochus aille dans le cabinet de l'Empereur, pour voir sa maîtresse, je suis d'avis de ne vous en pas parler ; car je serais obligé de vous avouer à ma honte, que je n'ai pas l'esprit assez subtil pour pénétrer dans votre sens, et pour deviner les raisons qui vous font trouver mauvais, qu'un grand Roi, confident d'un Empereur, ait l'entrée de son cabinet.

Je vois bien que ce qui fait la difficulté que j'ai à vous comprendre, c'est que je m'étais fortement persuadé jusqu'ici, que la chose la moins sujette à la critique dans cette tragédie, était la scène, à cause qu'on n'y voit que l'Amant, la Maîtresse, et le Confident de tous les deux ; que tout ce qui s'y passe est secret, soit les alarmes de Bérénice, soit les conseils que Titus demande à Paulin, soit la commission qu'il donne à Antiochus de parler à la Reine, soit enfin les derniers adieux de toutes ces personnes ; et que par conséquent le cabinet de Titus était un lieu très propre pour cela, et vrai- semblablement celui toutes ces choses se sont passées en effet. Il me semblait qu'Antiochus ayant accoutumé depuis cinq ans de parler de Titus à la Reine comme son ami, il n'y avait point à s'éton- ner, si, la voyant sur le point d'épouser, il se décla- rait son amant et rival de Titus, dans ce même lieu Titus croyait qu'il parlait comme confident de son amour. Plus j'y rêve, et moins je trouve la raison que vous pouvez avoir de vous en fâcher.

N'importe, Monsieur, il n'est ni règle ni raison, qui m'empêche de donner tête baissée dans tout ce

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2ô2 APPENDICE C

que vous dites. Il faut croire que M. Racine a mal pris son lieu, puisque vous le trouvez mauvais. Il faut croire aussi, par la même raison, que Bérénice a tort d'être surprise qu? A ntiochus l'aime.- Je vous avertis, par parenthèse, que, si vous montrez cette lettre à quelqu'un qui ait vu cette tragédie, il faut bien vous garder de lire cet endroit ; car il vous répondrait que Bérénice n'est pas surprise qu'An- tiochus l'aime, mais qu'il le lui dise, en un jour elle va épouser l'Empereur ; qu'elle s'étonne que le Roi de Comagène lui montre de l'amour, dans un temps elle croyait qu'il avait appelé sa raison à son secours, et qu'il s'était accoutumé à faire de nécessité vertu, et à n'avoir plus que de l'amitié pour elle. Cela soit dit en passant.

J'admire cependant votre honnêteté, et votre courage à blâmer les défauts jusque dans un Empereur. Il faut que je vous imite, et que je me scandalise, comme vous, que Titus ne veuille pas savoir pour quel sujet Antiochus quitte sa cour. Cela n'est point de la civilité. Ce n'est pas assez de le lui demander plusieurs fois ; ce n'est pas assez de le presser là-dessus, comme il fait au commence- ment du troisième' acte. Il fallait le mettre à la torture pour le faire parler, et pour lui donner un témoignage de la part qu'il prenait à ses affaires et du désir qu'il avait de savoir ce qui lui était survenu ; au lieu d'aller par la voie delà douceur et de lui représenter, comme il fait, les raisons qu'il a de demander le sujet de son départ, pour le mieux obliger à le lui dire. Il devait prévoir qu'Antiochus, ne voulant pas découvrir ce qu'il

APPENDICE C 283

avait dans l'âme sur ce chapitre, prendrait sujet de changer de discours au premier mot qui lui en donnerait occasion, comme il fait dès que l'Empe- reur lui dit qu'il lui est nécessaire.

Au lieu de deviner tout cela, il s'amuse à songer à son amour, dont vous l'accusez aussi fort judi- cieusement, quand vous dites qu'il fait tout pour sa passion et rien pour son honneur. Les petits esprits, dont la portée ne s'étend pas bien loin, s'imaginent que, quand il se sépare de Bérénice, quand il est insensible à ses larmes, quand il a des duretés pour elle qui lui font dire à lui-même qu'il est un barbare, ils croient que c'est pour son hon- neur. Mais vous êtes trop fin pour vous laisser tromper à cela. Vous êtes bien pour le moins aussi subtil que ces gens qui disaient qu'il ne fallait pas se fier à la mort du roi Philippe, et qu'il s'était fait tuer tout exprès pour attraper les Athéniens. Pourquoi nous fierions-nous à la séparation de Tite et de Bérénice ? Peut-être qu'il n'envoie cette Reine à cinq cents lieuesloin de lui, que pourattra- per les Romains, et sans leur rien dire, il prétend garder toujours son amour dans son cœur, pour les faire enrager. Et si cela est, vous avez raison de dire que V amour domine dans ce poème ; quoiqu'à la vérité on n'y voit pas de grandes marques de sa domination, et que la connaissance en est réservée aux esprits pénétrants comme vous.

Il est bien certain que ces deux vers, que vous attribuez à V humilité de Titus, cette confession (pour parler en vos termes) de n'avoir pas toujours été si honnête homme qu'il est, est un effet de son

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amour : il dit qu'avant d'avoir vu Bérénice, il pas- sait sa jeunesse dans la cour de Néron, comme il voyait les autres la passer, mais qu'ayant vu cette Reine, il tâcha de se rendre honnête homme pour lui plaire, il entreprit le bonheur de mille malheu- reux et il se fit aimer de tout le monde, pour se faire aimer de sa maîtresse. J'eusse cru qu'il ne disait cela que pour nous faire voir l'obligation qu'il avait à Bérénice, et pour nous toucher de "pitié, en nous représentant qu'il était obligé de se séparer d'une amante à qui il était redevable de sa gloire, si vous ne m'appreniez qu'il le dit pour nous empêcher d'avoir trop bonne opinion de lui.

Voyez comme je défère à vos sentiments. Vous avez après cela sujet de croire que, puisque j'ai tant fait, je les suivrai toujours. En effet, si je suis de votre avis en dépit de la raison, pourquoi n'en serais-je pas en dépit des historiens ? Je dis cela sur le sujet de la feinte, que vous prétendez que M. Racine a faite, en disant que Bérénice est sœur d'Agrippa. Tous les auteurs qui en parlent ont beau l'assurer; ils ne me persuaderont jamais, puisque vous voulez que ce soit une feinte.

Les conjectures auront encore moins de pouvoir sur mon esprit ; et après que vous avez dit que Rome n'avait point d'autre consul que Tite, quand Bérénice fut renvoyée, et que par conséquent il ne fallait pas mettre, dans la pompe funèbre de Ves- pasien,

Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,

APPENDICE C 285

il me semble que je n'entends rien quand on me veut prouver le contraire, parce qu'on sait que la première chose que les Romains faisaient après la mort d'un consul, était d'en mettre un autre en sa place pour achever son temps, (témoin ce consul à qui Cicéron se pressait de rendre visite avant que son consulat fût fini, parce qu'il avait succédé à un homme qui n'avait plus qu'un jour à le garder), et que selon cette coutume, on en avait mis un à la place de Vespasien, et, pour Tite, que les histo- riens assurent seulement, qu'il a été consul avec son père, mais qu'ils ne disent pas qu'il le fût le jour de sa mort, outre qu'il était si peu ordinaire aux Empereurs de garder leur consulat quand ils l'avaient au temps de leur élection, que Pline a loué Trajan comme d'une chose rare, de ce qu'il avait été le premier à garder le sien.

Voilà de belles raisons à donner à un homme qui est prévenu de votre sentiment comme moi! C'est à faire à des gens qui suivent Aristote et Horace à se payer de ces raisons-là : parce qu'ils sont pet suadés que, quand ce point serait contre l'histoire, il est permis au poète d'inventer, et que même une feinte faite à propos donne plus d'éclat à la vérité et fait un des beaux ornements d'un poème. Mais vous, selon votre poétique, vous n'avez garde de trouver bon qu'on mente. Vous êtes trop scru- puleux pour cela ; vous prenez toujours les choses au pis, jusque que vous voulez que tout le monde se mette en tête, quand on entend parler Bérénice, qu'on entend parler une incestueuse, quoique pas un historien n'en donne aucune

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assurance, mais qu'ils parlent tous sur la bonne foi d'un bruit que peut-être les médisants faisaient courir.

Si le pauvre Aristote était au monde, il ne manquerait pas de vous dire là-dessus que vous ne savez pas ce que c'est que les mœurs dans une tragédie : puisque ce n'est autre chose que ces inclinations puissantes qui font paraître une per- sonne ce qu'elle est, selon l'intention de la fable, sans se mettre en peine des endroits de sa vie qui ne regardent point le sujet qu'on traite. Et ce philosophe, qui a blâmé Euripide (je ne sais si vous en avez jamais entendu parler) d'avoir fait Egisthe aussi méchant qu'il était en effet, et plus méchant qu'il n'était besoin pour l'intention de sa fable, ne manquerait pas de louer M. Racine d'avoir seulement fait paraître Bérénice fort amou- reuse de Titus, comme il fallait pour son sujet, sans avoir mis un mot qui puisse faire penser qu'elle ait jamais été incestueuse.

Mais, Monsieur, n'avoir qu'Aristote contre vous, c'est être bien faible. Un vivant a toujours plus de raison qu'un mort, et un vivant comme vous, qui sait tout ce qui se peut savoir, qui sait, par exemple, que du temps de Titus, Bérénice était une belle surannée. Je vous en loue, parce que je m'imagine que vous voulez en être loué, et que vous n'en parlez que pour faire voir que vous le savez, non pas pour blâmer le poète ; car, outre que la vérité est pour lui, et qu'il n'a rien changé à l'histoire pour l'âge de Bérénice, quoiqu'il n'eût pas été le premier à prendre cette licence, il ne

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fait rien dire à cette Reine qui sente fort sa vieil- lesse, et, pour Titus, il pouvait bien être amoureux d'une veuve de vingt-cinq ans (car elle pouvait n'avoir que cela), après qu'un général des Assy- riens avait été amoureux d'une autre Juive veuve, qui en avait pour le moins cinquante, et si pas- sionnément amoureux qu'il en perdit son armée et sa tête.

A propos de Juive, il faut avouer que vous êtes bien clairvoyant. Rien n'échappe à votre critique : parce que Bérénice a lâché une seule fois, sans y penser, le mot de Dieux, vous l'accusez de paga- nisme. Je suis charmé de votre zèle pour la reli- gion, et je vous avoue que les spectateurs eussent bien mieux connu que Bérénice était Juive, si, au lieu de Dieux qu'elle dit une fois, elle avait souvent imploré, sur le théâtre, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. On a beau dire que c'est une façon de parler, qui nous arrive quelquefois à nous-mêmes, qui sommes Chrétiens; on a beau dire que Bérénice parlant à des païens voulait s'accommodera eux, en ce qui lui coûtait si peu de chose ; il est certain que Dieux est tout au moins une parole oiseuse, dont il faudra rendre compte. Ce que vous critiquez ensuite est bien pis : que Bérénice veuille mourir désespérée. Je suis ravi de voir votre opinion sur cette sorte de désespoirs. J'avais déjà vu celle de quantité de personnes, qui mettent parmi les sentiments généreux, cette réso- lution de la personne héroïque, qui, perdant l'objet de son amour, se détermine à la mort ; ils disent qu'on y trouve toutes les qualités, qui produisent

20ô APPENDICE C

les deux passions que demande la tragédie, et que d'ailleurs ils ne sont pas de mauvais exemple, parce que ce sont des premiers mouvements dont nous ne sommes pas les maîtres. Je suis bien aise d'apprendre de vous que c'est oublier la Loi de Dieu ; et je serais d'avis, sur cette réflexion que vous faites, que dans une ville bien policée, on ne souffrît point de tragédie, dont on n'employât les entr'actes à faire un petit demi quart d'heure de méditation, pour faire tout avec connaissance et d'un sang rassis.

C'est grand dommage que vous ne soyez Direc- teur général des comédiens de France. Vous leur défendriez par la voix du crieur public, comme on faisait aux avocats de l'Aréopage, d'exciter aucune passion, de peur que le trouble de leur âme ne les emportât à dire qu'ils se voulaient tuer, ou quelque chose d'approchant : car je vois bien que, selon vous, il y a quantité de façons de parler qui signi- fient cela, comme par exemple, implorer la mort, courir au trépas, que vous attribuez à Antiochus, comme à un homme qui se va tuer; au lieu que, communément parlant, on jugerait de ces discours que c'est qu'il s'ennuie de sa vie infortunée, et qu'il s'en va peut-être à la tête de son armée entre- prendre quelque guerre dangereuse.

Pour Titus, tout le monde est de votre avis. Il est vrai qu'il se veut tuer, s'il est la cause de la mort de Bérénice. Vous dites que cela est indigne d'un Héros romain ; je suis fâché pour l'amour de vous qu'il die sur ce chapitre ces deux vers:

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APPENDICE C 289

Je me suis vu, Madame, enseigner ce chemin, Et par plus d'un Héros, et par plus d'un Romain.

Car, après cela, vous aurez de la peine à per- suader au monde qu'il n'y a point de Héros ni de Romain qui se soit tué. On peut bien ignorer que Caton s'ôta la vie ; on peut bien ne pas savoir que Marius se précipita après avoir donné la mort par un excès de jalousie à la jeune Hellas, qu'il ado- rait ; mais de dire qu'on croie que Titus ment sur le point qu'il veut mourir, quand il dit ces deux vers, il n'y a pas apparence; et Ton demeurera toujours persuadé, sur sa parole, que des Héros et des Romains se sont tués avant lui, et sans doute pour de moindres sujets, que celui que don- nerait à Titus la pensée d'avoir causé la mort d'une belle Reine, qu'il a si longtemps adorée.

Hélas, Monsieur, ce ne serait pas vous qui en viendriez à cette extrémité. Vous n'avez pas l'âme assez tendre pour cela, vous qui riez à l'endroit qu'on dirait être le plus touchant de toute la pièce dont nous parlons : à ce reproche pressant et sen- sible qui fait connaître le cruel état de Titus, qui, tout Empereur qu'il est, est obligé de se séparer de ce qu'il aime ; à ce vers si énergique pour exciter la pitié,

Vous êtes Empereur. Seigneur, et vous pleurez,

qui semble si bien faire ressouvenir les spectateurs de ces sentiments de tristesse, de cette langueur affligeante, et de cette douleur mortelle dont l'âme

ù-

29O APPENDICE C

de Titus est abattue, quand il dit lui-même au Roi de Comagène,

Plaignez ma grandeur importune, etc.

Je vous avoue mon faible : je ne vois jamais de pareils endroits que je ne me sente attendrir. Ils ont le secret d'exciter la pitié dans mon âme, et je •ressemble fort à Horace en cela,

Si vis me flere dolendum est, Primum ipsi tibi ; tune tua me infortunia lsedent.

Je porte envie à cette grandeur d'âme héroïque, qui est au-dessus de l'humanité, et qui fait que vous vous choquez des pleurs d'un Empereur. De l'humeur dont vous êtes, je ne vous conseille pas de lire Homère, Sophocle, Ovide, Sénèque, Vir- gile, Cicéron, ni tous les Anciens, _ vous ver- riez pleurer Achille, Ulysse, Ajax, Hercule, Enée, Alexandre, César, et tant d'autres Empereurs, dont les larmes seraient capables de vous noyer, si on les avait conservées dans des vases.

Je m'imagine que dans les règles de votre poé- tique, la fin de la tragédie n'est pas d'exciter la pitié ; car on y travaillerait en vain, puisque ces mouvements pathétiques, qui font pleurer l'acteur même, ne peuvent rien sur vous. M. Racine vous aurait bien plu davantage, s'il avait fait comme M. Corneille, qu'il eût laissé dire le bon Horace,

Projicit ampullas et sesquipedalia verba, Si curât cor spectantis tetigisse....

APPENDICE C 29I

et qu'au lieu de faire pleurer Tite, il nous l'eût représenté, comme l'effroi du genre humain, comme un mangeur de petits enfants, qui n'avait qu'à mettre un pied devant l'autre et dire un mot un peu plus haut qu'à l'ordinaire, pour faire trem- bler le monde debout en bout. Il est vrai qu'on eût dit de lui ce qu'on dit de M. Corneille, qu'il a voulu copier son Tite sur notre invincible Mo- narque, et qu'il y a très mal réussi, comme on voit par la comparaison qui en a été faite en vers :

Tite par de grands mots nous vante son mérite, Louis fait, sans parler, cent exploits inouïs,

Et ce que Tite dit de Tite, C'est l'univers entier qui le dit de Louis.

Mais c'aurait toujours été quelque chose pour M. Racine. Il aurait du moins eu la gloire de don- ner matière par ses ouvrages, à une épigramme faite à l'avantage de notre grand Roi ; et, selon vous, il vaudrait bien mieux qu'il eût fait cela, que d'avoir composé ces madrigaux, ces élégies, dont sa pièce, comme vous dites fort bien, n'est qu'un tissu galant, depuis le commencement jusqu'à la fin.

En effet, jettez les yeux sur quelque endroit de sa Tragédie que vous voudrez ; vous ne manque- rez jamais d'y trouver un madrigal. Par exemple, n'en est-ce pas un bien touchant ?

Seigneur, je n'ai pas cru que dans une journée, etc.

Mais voulez-vous voir une élégie admirable? Ecoutez ce que Tite dit à Paulin :

292 APPENDICE G

Et je l'ai vue aussi, cette cour peu sincère, etc.

Mon Dieu ! le joli madrigal que voici encore ! Rome observe aujourd'hui ma conduite nouvelle, etc.

Tout de bon, voilà qui est bien doux. Mais voici une tendresse bien exprimée :

Sauvons de cet affront mon nom et sa mémoire, Et puisqu'il faut céder, cédons à notre gloire.

En voulez-vous une autre ?

Sais-je combien le ciel m'a compté de journées ? Et de ce peu de jours si longtemps attendus, Ah 1 malheureux, combien j'en ai déjà perdus !

N'admirez-vous pas ce sentiment passionné ?

Il ne faut point ici nous attendrir tous deux. Et celui-ci encore >

Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner!

Il y a cent douceurs de cette nature, que nous serions trop longs à parcourir. Mais voici un ma- drigal ou une élégie, eomme il vous plaira de l'ap- peler, qui couronne tout le reste :

Ne vous attendez point que, las de tant d'alarmes, etc.

Quelle douceur pour une maîtresse à qui on conte dételles fleurettes! Est-il de cœur à l'épreuve de ces tendresses ? Voilà ce tissu galant de madrigaux et d'élégies.

APPENDICE C 293

Avouons que cela s'appelle, filer le parfait amour à la Céladone. Pousse-t-on le tendre chez les Syl- phes de cette façon-là ? Si ce sont vos madri- gaux, que seront vos poèmes héroïques ?

Mais à propos de madrigal, parlons un peu du Madrigal testamentaire, du Poulet funèbre, du legs pieux qui vous a donné sujet de faire mer- veilles, dans les noms ingénieux dont vous l'avez baptisé. Il y a longtemps que je voulais savoir le sentiment d'un grand homme comme vous sur les madrigaux testamentaires ; car je m'imagine que vous appeliez ainsi tout ce qui s'écrit en mourant, soit prose ou vers, puisque les acteurs, parlant en vers sur leur théâtre, nous représentent les Rois parlant en prose dans leur palais. Il faut que je vous fasse voir un de ces poulets funèbres qu'un Héros de notre siècle écrivait à sa Maîtresse :

Vous apprendrez par la fin de ma vie que je suis homme de parole, et qu'il était vrai que je ne voulais vivre qu'autant que j'aurais l'honneur de vos bonnes grâces. Car ayant appris votre changement, je cours au seul remède que j'y puis apporter, et vas mourir sans doute, puisque le ciel vous aime trop pour sauver ce que vous voulez perdre, et qu'il faudrait un miracle pour me tirer du péril je me jetterai. La mort que je cherche et qui m'attend, m'oblige à finir ce discours. Voyez donc, belle Princesse, par mon respectueux désespoir, ce que peuvent vos mépris, et si j'en étais digne.

Je pourrais bien me moquer ici avec vous, de tous les connaisseurs de notre temps, qui donnent leur suffrage à ce legs pieux (pour parler toujours

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en vos termes). Ils ne trouvent pas mauvais qu'il vienne d'un Héros Chrétien, Catholique, Aposto- lique et Romain. Tout ce qu'on peut dire pour excuser leur erreur, c'est que peut-être n'auraient- ils pas été de ce sentiment, s'ils avaient su que vous deviez condamner un pareil billet de Bérénice, qui, étant femme, a plus de faiblesse qu'un Héros; qui, étant Juive, a moins de mesures à garder qu'un chrétien ; qui, paraissant sur un théâtre, doit moins cacher la violence de ses passions que celui qui écrit de sang-froid dans sa chambre ; et qui par conséquent est mille fois plus excusable que ce grand homme que nos savants n'ont pas blâmé.

Je suis bien aise que vous ayez résolu le doute que j'avais sur le chapitre des madrigaux testamen- taires. Mais vous deviez pousser votre raillerie plus avant : vous deviez dire que Bérénice ne s'est pas contentée de faire testament, mais que, pour achever tout à fait les apprêts de sa mort, elle a loué des pleureurs et des pleureuses, qui font si bien leur devoir, avant même qu'elle soit morte. Ah ! c'était un reproche à faire à M. Racine ; car si l'on ne croit qu'on pleure à sa pièce pour de l'argent, comme croyait Horace de certains poètes de son temps, on dira à son avantage que c'est que sa pièce a cette grande vertu que Scaliger et Cas- telvetro appellent l'efficace de la tragédie. On se moquera de votre Critique ; on dira que vous avez été préoccupé en la faisant, puisque vous avez mieux aimé dire à votre honte, que vous pouviez être touché d'un poème défectueux, que d'avouer à la gloire de M. Racine, que le sien était parfait.

APPENDICE C 295

On vous soutiendra que, les larmes étant la fin de la tragédie et la plus glorieuse récompense du poète, celui-ci a sujet d'être satisfait de sa pièce. On vous dira que les règles ne sont faites que pour acquérir cette fin, qui sont les pleurs du spectateur, et que dès qu'un poème l'a acquise, il ne faut plus demander s'il est selon les règles. On vous com- parera à ce médecin de Milan, qui se contentait, disait-il, de posséder la vérité, et qui s'attachait si fort aux règles de la médecine, que, sans considé- rer qu'elles avaient été faites pour la santé, il se glorifiait d'avoir tué un homme selon les formes, et eût été au désespoir d'en avoir guéri un, s'il s'était mis en tête qu'il avait manqué en quelque chose contre son art.

Cependant tout cela fera regarder de plus près la tragédie que vous critiquez. On fera réflexion que tout le monde qui y pleure n'y pleure pas pour rien. On l'examinera, et on trouvera que vous blâmez un poème qui a deux qualités les plus belles et les plus propres pour exciter les deux passions que demandent ces ouvrages. On y trou- vera ujie_héroïne. ni trop bonne, ni trop méchante, qui ne pèche que par l'emportement de la plus violente des passions ; et on la verra affligée par- ce qu'elle aime le plus au monde, puisque son amant l'abandonne ; et cela, c'est le comble, le période, et le dernier point de tout ce que les faiseurs de poétique ont demandé jusqu'ici.

Vous aurez un beau plaisir de voir ainsi louer ce que vous avez critiqué. J'en aurai de la peine à votre considération. Du moins, si vous ne vouliez

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rien dire davantage sur cet endroit, vous deviez mieux appuyer celui vous parlez de la simpli- cité d'action, que vous accusez d'excès dans cette tragédie. Il fallait, en faisant imprimer votre Cri- tique, faire imprimer aussi votre Sophocle, que vous citez si à propos pour la multiplicité d'inci- dents. Vous auriez ôté par l'équivoque que tout le monde fait à votre désavantage. On entend par Sophocle, cet auteur de YOedipe, qui a eu tant de réputation parmi les Grecs, et on s'étonne, avec raison, que vous vous soyez avisé de lui attribuer la multiplicité d'incidents, à lui qui a toujours affecté une grande simplicité d'action. Pour moi, qui connais un peu vos maximes, je n'ai garde de croire que vous avez lu ce poète, quand ce ne serait que parce que Horace a dit qu'il le fallait lire :

Vos exemplaria grseca Nocturnâ versate manu, versate diurnâ.

Vous entendez sans doute parler de quelque Sophocle nouveau, qui n'est connu que de vous ; mais on n'est pas obligé de savoir que vous en ayez un particulier à votre usage : vous deviez le faire connaître au public, afin qu'on ne fût pas étonné quand vous le citeriez.

Vraiment il y a quantité d'endroits comme cela dans votre Critique, l'on dirait que vous avez voulu faire grâce au poète, et vous vous y pre- nez, ce semble, si négligemment, qu'un honnête homme me demanda l'autre jour, si ce n'était pas un des amis de M. Racine qui avait critiqué sa

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pièce. Je veux croire que cet honnête homme ne se connaissait pas en Critique, et qu'il ne consi- dérait pas les doctes raisonnements dont vous avez d'ailleurs appuyé la vôtre. Car après tout, votre écrit a été reçu à la cour comme il le méri- tait, on lui a rendu toute la justice que vous deviez attendre, et si les ris sont une démonstration de joie, vous avez sujet d'être satisfait de la joie qu'on a montrée en le lisant.

Il n'y a qu'une chose qui me chagrine, et qui doit aussi vous chagriner. C'est que le Roi ait été content de Bérénice, lui dont l'approbation est trop glorieuse pour un auteur, et dont le seul plai- sir est l'unique but de l'ambition du poète le plus ambitieux qui soit en France. Tout ce qu'on peut faire là, c'est de dire qu'il n'a trouvé cette pièce à son goût, que pour ressembler en tout à Alexandre, avec qui il a déjà de commun, le courage, la valeur, la prudence, et toutes les vertus d'un héros. Il sait que ce grand conquérant, qui méprisait un monde entier comme indigne de son estime, était telle- ment passionné pour les poèmes d'Euripide, qu'il choisit entre les Perses et parmi les Gédrosiens toutes les personnes d'esprit, et leur distribua des vers, afin d'être entretenu à toutes les heures du jour de ses divines tragédies, surtout de son lphi- génie, Aristophane, son censeur impitoyable, n'a jamais trouvé à redire ; et on voit que la Béré- nice de M. Racine ressemble extrêmement à cette Iphigénie.

La pauvre fille se réjouit d'abord de son pré- tendu mariage avec Achille ; comme Bérénice

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298 APPENDICE C

se réjouit de ses prétendues noces avec Titus. Iphigénie est surprise, crie, et fond en larmes, quand elle apprend qu'au lieu d'épouser, il faut être sacrifiée au salut des Grecs, par son propre père ; comme Bérénice se décharge en lamentations et en soupirs, quand on lui dit qu'il faut êtresacri- fiée aux lois des Romains, et qu'elle est abandon- née de ce même amant, qu'elle croyait épouser. Agamemnon pleure en voyant pleurer sa fille ; comme Titus pleure en voyant pleurer sa maî- tresse. Le Grec ne se laisse jamais si fort attendrir, qu'il en change de résolution ; comme le Romain, quelque sensiblement qu'il soit touché, ne se laisse jamais fléchir. Ils disent l'un et l'autre, dans l'em- portement de leur douleur, des choses fort appro- chantes. L'un s'entend reprocher par sa fille et par sa femme, ses pleurs, et son attachement à l'oracle et à la satisfaction des Grecs ; comme l'autre par sa maîtresse, ses larmes et son attachement aux lois et au contentement des Romains. Et enfin la catastrophe d'Iphigénie n'est autre que la résolu- tion de cette généreuse fille, qui, se lassant de pleurer inutilement, fait tout d'un coup un effort sur sa faiblesse, et exhorte elle-même son père à la sacrifier ; comme le dénouement de Bérénice con- siste seulement en ce changement subit de cette Reine, qui, après avoir en vain versé tant de pleurs, se résout à partir, et exhorte elle-même son amant à vivre en repos, éloigné d'elle.

On sait bien, Monsieur, que tout cela est véri- table. Mais, quoi qu'il en soit, en vérité M. Racine est bien à plaindre, et si j'étais de lui, je ne me

APPENDICE C 299

consolerais jamais, de n'avoir pour modèle qu'Euripide, pour auteurs qu'Aristote, Horace, Scaliger, Castelvetro, et autres de cette façon, tous gens si peu considérables et si infortunés, qu'ils n'ont pas l'honneur d'être connus de vous, et de vous avoir pour censeur.

Cependant, Monsieur, il est temps que je finisse. Mais auparavant il faut que je vous prie de dire à votre ami, Monsieur de ***, qu'il applique mieux une autre fois

Infelix puer atque impar congressus Achilli,

à moins qu'il ne prétende, qu'on ne peut faire un poème dramatique, sans vouloir entrer en lice avec M. Corneille. Carde dire que M. Racine a traité le même sujet que lui, c'est parler fort à la manière du peuple, qui s'imagine que, parce que Bérénice est un nom commun à deux tragédies, ces deux tragédies doivent être la même chose. Vous savez bien que tout en est différent : l'action différente, le temps différent, peut-être même la scène différente, et que si un seul auteur avait fait ces deux pièces, elles se compteraient fort bien pour deux poèmes, aussi distingués que deux actions d'une même personne, dont l'une suppose l'autre : comme les deux Iphigénies d'Euripide, et les deux Œdipes de Sophocle.

C'est assez, Monsieur, adieu. Si vous avez déjà fait la critique de la première pièce qui paraîtra, faites-moi la grâce de me l'envoyer, afin que je l'admire, comme celle-ci. Et surtout quand les

300 APPENDICE C

Sylphes en représenteront quelqu'une dans votre chambre, ne m'oubliez pas ; faites-le-moi savoir par un billet, afin que je la voie. Ce que je viens de faire pour vous, en applaudissant à tous vos sentiments, dans cette dissertation, vaut bien pour le moins cette reconnaissance. Je suis,

Monsieur,

Votre, etc.

IV

Lettres de Bussy-Rabutin et de madame Bossuet (belle-sœur de VEvêque de Me aux).

Mme Bossuet a Bussy.

A Dijon, ce 28 juillet 1671. Je suis très-fâchée de ne pouvoir vous en- voyer la Bérénice de Racine ; je l'attends de Paris : je suis assurée qu'elle vous plaira; mais il faut pour cela que .vous soyez en goût de tendresse, je dis la plus fine, car jamais femme n'a poussé si loin l'amour et la délicatesse qu'a fait celle-là. Mon Dieu ! la jolie maîtresse ! et que c'est grand dom- mage qu'un seulpersonnage ne puisse pas faire une bonne pièce ; la tragédie de Racine serait parfaite.

Bussya Mme Bossuet.

A Chaseu, ce ieraoût 1671.

Je serai bien aise de voir la Bérénice de

Racine ; et s'il ne faut, comme vous dites, qu'être en goût de tendresse pour l'estimer, je ne désespère pas d'en faire le cas qu'elle mérite. Je suis tendre et je n'irai pas fort loin pour revenir là-dessus à mon naturel.

3o2 APPENDICE C

Mme Bossuet A Bussy.

A Dijon, ce 5 août 1 67 1 . Tenez, Monsieur, voilà la Bérénice de Racine que je vous ai promise. Je vous défie, tout révolté que vous puissiez être contre l'amour, de la lire sans émotion, et, quelque entêté que vous soyez de la gloire, de ne vouloir pas un mal enragé à Titus de la préférer à une si aimable maîtresse. Les dames, après cela, n'ont qu'à être de bonne foi pour les messieurs, et qu'à les bien assurer de leur cœur, vous voyez ce qu'il en coûte : encore sont-elles la plupart assez sottes pour n'avoir pas de regrets à leurs peines. Mais ne serait-on pas trop heureux de pouvoir se contenter des tièdes plaisirs de la bonne amitié ? Dites-moi ce que vous en pensez, Monsieur; ce peut être le sujet d'une lettre

Bussy a Mme Bossuet.

A Bussy, ce 13 août 1671.

Je ne fais que recevoir votre lettre, Madame, avec Bérénice ; je viens de la lire. Vous m'aviez pré- paré à tant de tendresse que je n'en ai pas tant trouvé. Du temps que je me mêlais d'en avoir, il me souvient que j'eusse donné là-dessus le reste à Bérénice. Cependant il me paraît que Titus ne l'aime pas tant qu'il dit, puisqu'il ne fait aucuns efforts à l'égard du sénat et du peuple romain. Il se laisse aller d'abord aux remontrances de Paulin

APPENDICE C 3o3

qui, le voyant ébranlé, lui amène le peuple et le sénat pour l'engager, au lieu que s'il eût parlé ferme à Paulin, il aurait trouvé tout le monde soumis à ses volontés. Voilà comment j'en aurais usé, Madame, et ainsi j'aurais accordé la gloire avecl'amour. Pour Bérénice, si j'avaisété à sa place, j'aurais fait ce qu'elle fit, c'est-à-dire que je serais parti de Rome la rage dans le cœur contre Titus, mais sans qu'Antiochus en valût mieux. Les gens qui n'ont point passé par croient qu'il n'est rien en pareille rencontre de si naturel et de si aisé que de chercher à se remplir le cœur de quelque autre passion. Pour moi, j'ai éprouvé que la chose n'est pas possible, et qu'on est tellement rebuté de l'in- fidélité, de l'inconstance et de l'ingratitude, que l'on préfère « les tièdes plaisirs de la bonne amitié » à tout le reste....."

Mme Bossuet a Bussy.

A Dijon, ce 24 août 1671.

Votre cœur n'est pasaussi indifférent'que je

le croyais, puisqu'il vous souvient encore que vous auriez pu donner le reste à Bérénice en fait de ten- dresse, et il faut l'avoir poussée bien loin, pour trouver qu'on en aurait plus qu'elle : je vous en loue et révère ; il ne faut pas aimer à demi quand on s'en mêle. Tout ce que vous dites, Monsieur, sur l'état se trouve un pauvre cœur abandonné, est si bien dit et si juste, qu'il n'y a personne qui ne sente que cela doit être ainsi, pourpeu qu'on ait

304 APPENDICE C

f

l'âme honnête ; et je trouve si vilain de chercher à se remplir le cœur d'une autre passion, que je ne puis souffrir les gens qui en sont capables. Toutes les dames parlent ainsi en pareil cas ; mais elles ne sont pas toujours si sincères que moi

V

Tite et Titus ou les Bérénices

Comédie en 3 actes (UTRECHT. MDCLXXIII)

ACTEURS.

Apollon

Melpomène ' rp , Muses

1HALIK

Tite. Empereur Bérénice de Tite Titus, Empereur Bérénice de Titus Antiochus, Roi de Comagène Domitien, frère de Tite Domitie, femme de Domitien

La scène est au Parnasse dans le Temple de Mémoire.

ACTE Ier Scène première.

THALIE, TITE. THALIE

Le sujet qui vous amène ici ne m'est pas tout à fait inconnu, et déjà la Renommée en a apporté la nouvelle au Dieu qui commande en ces lieux ; mais, comme cette Nymphe ne parle pour l'ordi- naire que fort confusément de toutes choses, il est

3o6 APPENDICE C

à propos que vous m'expliquiez un peu plus nette- ment la matière de plainte que vous avez, et enfin ce qui vous oblige de venir au Parnasse implorer la justice d'Apollon.

Belle Déesse (car votre air et votre mine ne sont pas d'une beauté mortelle, et je ne puis qu'es- pérer bien de mon voyage, puisque je suis tombé dans de si bonnes mains, dès mon entrée dans cet illustre pays) je suis l'infortuné Tite, Empereur de Rome. Mais, que dis-je ? je suis ; parlons plus juste, et disons seulement que je prétends l'être : puisque l'on me conteste que je le sois ; qu'un imposteur, qui se fait appeler Titus, aeula hardiesse d'usurper sur moi ce titre glorieux ; et que je suis exposé à passer pour un fourbe et pour un scélérat, si je ne puis faire voir que c'est lui qui en est un et non pas moi. C'est le sujet qui m'amène en ces lieux ; j'y viens demander vengeance à Apollon de l'injure que me fait cet usurpateur : d'autant plus grande que, comme vous saurez par la suite, c'est un très mal honnête homme, qu'il y a bien grande différence de lui à moi, et que je serais fort fâché de lui ressembler. Je suis donc venu au Par- nasse, pour y faire décider si je suis un imposteur ou si je suis les délices du genre humain : car il faut nécessairement que je sois l'un des deux, et il n'y a point de milieu entre ces deux extrémités. Jugez, charmante Déesse, s'il y eut jamais de diffé- rend plus important que celui-là.

APPENDICE C 3o7

THALIE

Il est vrai qu'il ne saurait l'être davantage pour vous, puisqu'il s'agit de savoir si vous êtes vous- même ou si vous ne l'êtes pas ; aussi me défiai-je bien d'abord, quand j'ouïs dire que deux Empe- reurs Romains devaient venir en ce pays, que de si grands personnages ne faisaient pas ce voyage pour une cause légère. Mais de grâce redites-moi votre nom. Je ne sais comment il m'a échappé quand vous l'avez dit. J'ai lu quelquefois l'histoire ro- maine, et la suite des Empereurs est une chose assez connue ; mais je n'y ai jamais vu le nom que je pense avoir ouï : il faut assurément que j'aie mal entendu.

TITE

Je vous ai dit, ô Déesse, que j'étais l'Empereur Tite.

THALIE

Tite ! Voilà un bien petit nom pour un si grand Seigneur; vous ne pouvez pas en avoir déplus mince ; pour peu qu'on en ôtât il n'y resterait rien : Tite ! On ne se défierait jamais que le maître du monde s'appelât de la sorte ; et si vos raisons n'ont pas plus de poids ni plus de gravité que votre nom, je tiens votre affaire désespérée.

TITE

Et comment voudriez-vous donc que je m'ap- pelasse ? Aimeriez-vous mieux que j'eusse pris un nom Latin en Français, comme mon ennemi, et

3o8 APPENDICE C

que je m'appelasse Titus ? Il y a long-temps que les noms en us ne sont plus honorables, et que le monde est désabusé sur cette affectation.

THALIE

Comme il ne m'appartient pas de vous juger, je me garderai bien de prononcer entre Tite et Titus. C'est un incident de votre affaire, qui pourra bien être jugé avec le principal, si vous en priez Apol- lon. Cependant ce que je puis vous dire là-dessus, c'est que ce sera sur vos mœurs et sur vos senti- ments qu'il vous jugera, et non pas sur vos noms ; ainsi, quelque ridicule que puisse être le vôtre, vous n'en devez rien appréhender. D'ailleurs je considère que cette différence de nom, entre vous et votre adversaire, était nécessaire pour vous dis- tinguer l'un de l'autre dans cette occasion.

Votre entretien a quelque chose de si doux et de si singulier tout ensemble, aimable Nymphe, que je ne saurais plus résister à la curiosité de savoir qui vous êtes. Je vous conjure donc de vouloir sa- tisfaire la mienne sur ce point, comme j'ai satisfait la vôtre, et de me dire en quelles mains il a plu au sort de me conduire.

THALIE

Il n'est rien de plus juste que ce que vous me de- mandez, et j'ai même quelque intérêt à vous l'ac- corder ; car, comme je vous ai parlé avec assez de liberté, cela pourrait vous avoir déplu : parce que

APPENDICE C 309

vous ne savez pas qui je suis ; et je serais bien fâ- chée d'avoir déplu à un personnage de votre qua- lité. Mais vous verrez bien que je n'en ai point eu le dessein en me jouant comme j'ai fait sur votre nom, lorsque vous saurez le mien ; que c'est ma manière naturelle et générale, et que je traite tou- tes choses de cet air-là. Car enfin l'on m'appelle Thalie, et je suis la Muse de la Comédie.

Je me veux grand mal de ne l'avoir pas deviné. Je n'aurais jamais cru être si grossier, et je devais bien juger qu'il faut que vous aimiez bien à rire : puisque vous ne vous en pouviez pas empêcher en parlant d'une affaire aussi sérieuse que cell» qui m'amène ici, et à un homme de ma qualité.

THALIE

Il est vrai que je ne serais pas la Muse de la Co- médie, si je n'aimais pas à rire. Mais ce n'est jamais sans sujet que je le fais ; et les gens de votre qualité ne sont pas toujours les moins ridicules des hommes : un Prince ou un Empereur comi- que est tout autrement plaisant, qu'un bourgeois jaloux ou qu'un valet fourbe, et je ne sais pour- quoi l'on m'a défendu de jouer les grands, et qu'on a réservé toutes leurs affaires pour l'usage de ma sœur Melpomène, la Muse de la Tragédie ; car j'y aurais beaucoup mieux trouvé mon compte, que parmi le peuple. Il paraît bien en cela que les affaires de ces Messieurs-là sont réglées par l'auto- rité, et non pas par la raison : ce n'est pas la seule

3lO APPENDICE C

injustice qu'on fait en leur faveur... En voilà assez pour une matière si délicate, et nous sommes in- terrompus à propos, par cette aimable personne qui s'avance vers nous : il faut qu'elle soit étran- gère, car je ne la connais point.

TITE

Vous voyez, charmante Muse, la belle Prin- cesse que j'aime ; cette étrangère est la Reine Bé- rénice, dont vous avez sans doute ouï parler.

Scène II.

THALIE, BÉRÉNICE TjE TITE ET TITE.

Oui, belle Reine, votre réputation n'est guère moindre que vos agréments ; et avant que vous eussiez paru dans ces lieux, nous savions déjà que vous étiez une des plus aimables personnes du monde. Aussi devez-vous attendre d'Apollon, et des autres Muses mes sœurs, aussi bien que de moi, toutes les civilités que vous méritez.

TITE

Madame, connaissez la charmante Thalie, cette ingénieuse Muse de la Comédie.

BÉRÉNICE DE TITE

Il paraît bien à vos discours^ savante Nymphe, que les grâces et les jeux ne vous abandonnent jamais, et l'obligeante raillerie, dont vous m'avez accueillie, ne pouvait être assaisonnée par une

APPENDICE C 3 I I

main plus délicate. Aussi, je la reçois avec toute la reconnaissance que méritent les civilités et les louanges d'une Immortelle comme vous.

THALIE

Vous venez à propos en ce pays, aimable Prin- cesse, et le sort vous y a sans doute conduite pour y terminer l'illustre différend, que le Parnasse doit voir décider en ce jour : votre cœur discernera, mieux que toutes les lumières de l'esprit d'Apol- lon même, lequel, de Tite, ou de Titus, est le véri- table Empereur que vous aimez.

BÉRÉNICE DE TITE

Je serais peut-être propre à cet office, aimable Muse, si je n'étais pas dans le même embarras qu'eux, et si je ne venais pas au Parnasse comme eux, pour y demander justice à Apollon d'une fausse Bérénice, dont la hardiesse me déshonore, et qui se fait passer pour moi.

THALIE

Quoi, Madame, vous êtes aussi double ?

BÉRÉNICE DE TITE

Oui, docte Nymphe, une impudente sans gloire et sans honte, usurpe mon nom, et prétend être seule Bérénice. Et mon aventure a cela de cruel, par-dessus celle de ce Prince, qu'au moins son nom le distingue de son ennemi : il y a quel- que différence entre Tite et Titus ; mais il n'y en a point entre le nom de mon ennemie et le mien : elle s'appelle Bérénice tout comme moi. Ainsi,

3 I 2 APPENDICE C

dans cette entière ressemblance de nom, j'ai encore plus grand sujet que Tite d'appréhender qu'on ne me prenne pour une autre, et qu'on ne m'at- tribue bien des choses, qui ne me conviennent pas.

THALIE

C'en est assez pour le présent, belle Princesse, vous avez apparemment plus besoin de repos que de discours ; et, pour me servir des paroles de ce galant homme-là,

Un voyage si long doit vous avoir lassée.

Allez vous donc reposer, Madame, afin que vous paraissiez tantôt devant Apollon, avec tous vos agréments ; vous n'ignorez pas qu'il est natu- rellement galant, et votre beauté, devant, un Juge comme lui, ne saurait nuire à votre cause. Aussi bien j'aperçois ma sœur Melpomène, la Muse de la Tragédie, qui amène ici deux étrangers qui ont bien la mine d'être vos ennemis.

TITE

N'en doutez pas, belle Nymphe, ce sont eux- mêmes.

THALIE

Il n'est pas à propos que vous vous voyiez en- core, et il est juste que vous leur laissiez la place à leur tour. Allez donc vous délasser, belle Reine ; pour vous, ô Tite, sortez aussi ; mais ne vous éloi- gnez pas. Je suis bien aise de rester ici : quand

APPENDICE C 3 I 3

Titus et sa Bérénice seront sortis, vous rentrerez, et je vous achèverai ce que j'avais encore à vous dire.

Scène III.

THALIE, MELPOMÈNE, TITUS, BÉRÉNICE DE TITUS. MELPOMÈNE

C'est ici, généreux Prince, que vous devez être jugés ; voilà le Tribunal d'Apollon ; et ce magnifique lieu s'appelle le Temple de Mémoire : il n'est pas que vous n'en ayez ouï parler. Tout ce qui se passe ici dedans demeure éternellement, et rien n'en peut effacer le souvenir. Voyez donc combien grande est la faveur, que le sort vous a faite, de vous ouvrir les voies pour venir en ce lieu ; puis- que, soit vainqueurs, soit vaincus, la mémoire de votre nom y sera éternisée avec celle de votre différend.

TITUS

Nous tâcherons, savante Muse, par notre con- duite et par nos discours, de répondre à une faveur si signalée, en ne faisant rien d'indigne de la vénération, qui est due à ces lieux sacrés. Je parle pour cette belle Reine, comme pour moi, car je m'assure qu'elle ne me désavouera pas.

BÉRÉNICE DE TITUS

Oui sans doute, savante Nymphe, et si tous les sentiments de Titus m'ont toujours servi de loi, lors même que j'ai eu sujet de les trouver les plus injustes, il n'y a pas apparence que je le désavoue,

BÉRÉNICE 9**

3 14 APPENDICE C

quand il m'en attribue d'aussi raisonnables que ceux-là.

THALIE

J'ai bien de la joie, illustres Amants, de vous revoir dans un si bon accord ; et tous ceux, que votre séparation avait si fort affligés, jusques à les faire fondre en larmes, seront bien consolés, quand ils sauront votre bonne intelligence pré- sente. Vous vous étiez pourtant séparés avec assez de cérémonie, et votre adieu avait été assez long pour tenir plus longtemps et pour ne vous pas réunir sitôt.

BÉRÉNICE DE TITUS

Si les périls communs ont toujours réuni les plus grands ennemis, peut-on trouver étrangev aimable Muse, que, le danger qui nous menace l'un et l'autre, et l'injure, qui nous est faite à tous deux par les imposteurs qui usurpent nos noms, étant aussi grande qu'elle est, nous nous soyons réunis pour en tirer raison ?

MELPOMÈNE

En effet, ma sœur n'a pas raison, de vous faire cette raillerie ; mais il ne faut pas que cela vous effraie : car, outre que tout ce qu'elle dit n'est le plus souvent que pour rire, elle est obligée de défendre vos ennemis, ayant ordre d'Apollon de les protéger, comme il m'a chargée de vous con- duire.

APPENDICE C 3 I 5

titus, à Thalie

Aimable Muse, vous aurez grand besoin de tous vos agréments pour défendre Tite et sa Bérénice, si vous l'entreprenez : car, pour des raisons sérieuses, solides et régulières, quelque ingénieuse que vous soyez, vous aurez bien de la peine à en trouver en leur faveur. Surtout avant que de les faire parler, bandez bien votre esprit, et augmen- tez, s'il se peut, sa pénétration ordinaire : car, toute Déesse que vous êtes, vous aurez bien de la peine à les entendre, et l'Oedipe de la Fable ne mérite pas plus de gloire que vous, si vous savez déchiffrer leur jargon. Et afin que vous ne croyiez pas que je raille comme vous, voici un échantillon de leur style, sur lequel, pour vous préparer, vous pouvez exercer votre sagacité ; car on n'y com- prend rien que par conjecture. Par exemple, savante Thalie, dites de bonne foi si vous enten- dez ce vers, d'un endroit Tite se compare lui- même à un lion endormi ; sur quoi il dit que

Mon réveil incertain fait du monde f étude. THALIE

Comment dites-vous ce vers? Titus, redites, je vous prie.

TITUS Mon réveil incertain fait du monde l'étude. L'entendez-vous à cette heure ? dites vrai.

THALIE

Encore moins.

3 I 6 APPENDICE C

TITUS

Voyons si encore vous entendez mieux celui-ci :

Il verse en nos esprits, Les principes secrets de prendre et d'être pris.

Comme ce n'est pas un entretien fort agréable que de rapporter des galimatias, je vous fais grâce, docte Thalie, et je n'en dirai pas davantage. Il est vrai qu'il ne parle pas toujours si obscurément ; car se peut-il rien de clair que ces vers :

Je prends votre maîtresse, allez, prenez la mienne... Epousez-la, mon frère, et ne m'en parlez plus?

et cet autre :

Car mon cœur fut son bien à cette belle Reine ?

Vous voyez bien par qu'il sait bien se faire entendre quand il lui plaît, et même quelquefois, pour un jeune Empereur amoureux, il fait de fort belles moralités, comme par exemple, se peut-il rien de plus édifiant que ces deux vers :

Nous mourons tous sans cesse et par un triste sort, Chaque instant de la vie est un pas vers la mort ?

Ils sont pourtant de lui. Enfin c'est un fort joli garçon, à tout prendre, que votre Tite, et si la Muse de la Comédie aime autant à rire comme on le dit, elle s'en peut donner au cœur joie.

THALIE

C'en est assez, Prince; et c'est pofterla satire un peu loin. Certes vous entreprenez sur mes droits avec trop de hardiesse en ma présence. Mais sur-

APPENDICE C 3 17

tout voilà une grande liberté d'esprit pour un homme aussi amoureux que vous, et qui vient tout fraîchement de se faire une violence aussi doulou- reuse que celle de quitter ce qu'il aime. Je vous avoue, que si j'étais à la place de cette belle Reine, ce grand enjouement me ferait défier qu'il n'y eût eu bien de la fourberie en votre fait, et que votre séparation d'avec elle ne fût, peut-être, dans le fond qu'une ingratitude et un dégoût déguisé sous une apparence de gloire. Peut-être ne serais-je pas la première qui aurait fait ce jugement là, de votre aventure ; car enfin on n'est point si plaisant quand on est bien amoureux, et je gage que votre Bérénice, tendre comme elle est, et qui aime de bonne foi....

MELPOMÈNE

C'en est aussi trop à votre tour, ma sœur, et il n'est pas honnête d'aller réveiller des soupçons et des différends sensibles. Vous êtes aussi trop malicieuse. Gardez-vous bien de faire de même tantôt devant Apollon, car je m'en plaindrais tout de bon ; et c'est une inhumanité d'aller ainsi, par des souvenirs douloureux, troubler l'esprit des gens qui ont à parler et à se défendre.

THALIE

J'aime fort, Melpomène, à vous voir sur ce ton sérieux et pitoyable; comme c'est votre naturel, je n'y trouve pas à redire. Faites-en de même pour moi, je vous prie, et me laissez railler et rire tout mon saoul. Aussi bien Apollon ni vous ne vien- driez pas à bout de m'en empêcher.

3 I 8 APPENDICE C

MELPOMÈNE

Laissons, mes chers Princes, laissons cette mé- chante qui ne cherche qu'à vous troubler; et, en attendant l'heure de votre jugement, venez avec moi considérer les autres raretés de ce pays.

TITUS

Adieu, belle Nymphe.

BÉRÉNICE DE TITUS

Adieu, savante Muse.

THALIE

Si tous vos adieux avaient été aussi courts que celui-là, vous n'auriez jamais ennuyé personne.

Scène IV.

THALIE, TITE. THALIE

Si j'en crois Titus, vous aurez bien de la peine tantôt à vous faire entendre devant Apollon, et j'en aurai bien moi-même à vous comprendre. A la vérité, aux discours qu'il m'a rapportés de vous avec votre frère et vos deux maîtresses, il est assez difficile de savoir bien précisément ce que vous voulez dire, et je doute que vous le sachiez bien vous-même.

TITE

Mes discours, ô Muse, sont assez clairs pour les gens éclairés, et, pour marque de cela, c'est que

APPENDICE C 3 ig

presque tout ce qu'il y a en France de gens de la première qualité qui les ont ouïs, les ont admirés.

THALIE

Tant pis pour qui admire ce qu'il n'entend pas. Quoi ! vous me feriez accroire qu'il y ait des gens d'assez bonne volonté pour vouloir entendre vos vers, percer l'obscurité qui enveloppe toutes les choses que vous dites ? Y a-t-il quelqu'un d'assez mauvaise foi dans le monde pour dire qu'il entend ce seul vers que Titus m'a rapporté de vous .

Mon réveil incertain fait du monde l'étude ?

Il faut que Titus ait perdu l'esprit pour avoir choisi cet endroit-là, qui est la plus belle chose que j'ai dite et qui a été généralement approuvée. Pour en bien juger, savante Muse, il est nécessaire de savoir que, considérant la profonde paix de mon Empire, je me compare moi-même à un lion endormi et je dis là-dessus que

Mon réveil incertain fait du monde l'étude. Mon repos en tous lieux jette l'inquiétude.

Vous voyez bien à présent que c'est se moquer que de dire qu'on n'entend pas cela.

THALIE

Pour ce qui est de me moquer, cela pourrait bien être ; mais, pour entendre votre vers, cela n'est pas.

320 APPENDICE C

Mon réveil incertain fait du monde l'étude.

Pourtant à force de le répéter et de le considé- rer, je pense quasi entrevoir à peu près ce que vous voulez dire. Dites-moi donc de grâce : en France, n'a-t-on trouvé rien d'étrange à voir un homme qui se promène en parlant tout comme un autre, et qui pourtant dit qu'il dort et que tout le monde craint qu'il ne s'éveille? Dire que vous êtes l'effroi de la terre, est-ce un conte à dormir debout? Mais sérieusement, les yeux et les oreilles ne font-ils pas naturellement soulever l'esprit contre cette idée d'un homme qui dit lui-même qu'il dort et qu'on craint qu'il ne s'éveille?

Du moins m'avouerez-vous que l'expression en est très forte et aussi claire que la matière le peut souffrir ; car naturellement les choses grandes et relevées sont bien plus difficiles à entendre que les autres et elles valent bien la peine qu'on s'y applique un peu. Et pour marque de cela, docte Muse, dites-moi de quelle manière on pourrait rendre le sens de ce vers, et vous en verrez la diffé- rence.

THALIE

Puisque vous le voulez bien, je vous dirai que, si j'avais à parler d'un héros, vivant dans une paix profonde, de qui le repos serait suspect à tous les autres Princes, et que je le voulusse comparer à un lion endormi, voici à peu près comment je

APPENDICE C 321

m'imagine que l'auteur du Cinna aurait rendu autrefois le sens de votre vers :

Cent peuples en suspens attendent son réveil,

Et d'un œil plein d'effroi contemplent son sommeil.

Eh bien, chère Muse, combien s'en faut-il que l'expression de ces deux vers-là soit si mâle, si serrée, si vigoureuse que celle du mien? Il n'y a qu'à les redire tout de suite pour le voir :

Mon réveil incertain fait du monde l'étude.

Mon repos en tous lieux jette l'inquiétude.

Cent peuples en suspens attendent mon réveil,

Et d'un œil plein d'effroi contemplent mon sommeil.

Cela n'est-il pas tout autrement fier?

THALIE

Cela serait bien encore plus fier si vous disiez

Je suis l'amour du ciel et l'effroi de la terre.

N'avez-vous point de honte de faire ainsi le Capitan Matamore, et de parler de vous-même avec cette insolence et ces louanges, quand vous prenez le nom du plus sage et du plus modeste de tous les Empereurs, vous, dis-je, comme vous dites encore vous-même avec votre modestie ordinaire,

Que Ton nomme partout les délices du monde.

Mais je m'emporte insensiblement hors de mon sujet et ce n'est pas à moi, à examiner vos mœurs ; je n'en veux qu'à votre obscurité. J'avais bien déjà ouï dire quelque chose de ce défaut-là ; mais je

322 APPENDICE C

vous avoue que ce que Titus m'a rapporté, m'a encore surpris, et je ne croyais pas que cela allât si loin ; car je ne m'étais point aperçue de cette obscurité dans notre premier entretien, comme encore à présent j'entends fort bien tout ce que vous dites. Cela me faisait presque croire que les bruits qui avaient couru de votre galimatias étaient faux ; mais je vois bien à présent que vous n'avez que quelques bons intervalles.

Belle Thalie, il ne faut pas que cette inégalité vous surprenne. La différence que vous trouvez entre notre entretien et ceux que Titus vous a rap- portés, est une suite nécessaire delà différence des matières. Il est bien aisé d'être clair dans un entretien familier comme celui-ci, l'on ne parle que de choses communes et ordinaires ; mais, quand on traite de choses relevées, quand on a des intérêts illustres à démêler, et qu'enfin l'on veut étaler grands sentiments, il est impossible et même il serait en quelque sorte messéant, d'en parler en termes et avec des expressions vulgaires et communes, avec cette facilité et cette clarté entière qui paraît dans les autres entretiens.

THALIE

Oh bien, quoi qu'il en soit, si les grands senti- ments ne se peuvent exprimer clairement, gardez- vous bien d'en étaler aucun tantôt devant Apollon. Il n'en faudrait qu'un seul de votre grand style pour vous perdre sans ressource dans son esprit;

APPENDICE C 323

c'est pourquoi abstenez-vous-en soigneusement, si vous êtes sage. Quand vous retournerez en France, il sera permis à vous de reprendre votre jar- gon, puisqu'il y a des gens qui s'en accommodent ; mais, tant que vous serez au Parnasse, vivez selon la loi du pays. Je vous avertis qu'on n'admire ici que ce qu'on y entend, et même que ce qu'on y entend sans peine; que la parole y est considérée simplement comme une image de la pensée et non point comme un bruit harmonieux et agréable seulement aux oreilles ; qu'ainsi on ne reconnaît point en cette image de meilleure qualité que celle de faire bien connaître clairement, nettement et distinctement ce qu'elle représente ; que le galima- tias est le plus capital et le plus irrémissible de tous les crimes en ce pays, mais surtout dans ce Temple de Mémoire nous sommes: car, comme tout ce qui se passe ici demeure éternellement et que rien n'en peut effacer le souvenir, Apollon a grand soin qu'il ne se dise ni fasse rien qui ne soit digne de cet honneur. D'ailleurs c'est que le Génie de ce lieu sacré est naturellement si paresseux et si délicat, que, la moindre peine qu'il trouve à entendre ce qui se dit, il le rebute et il abandonne aux ombres de l'oubli tout ce qui n'est pas aussi clair qu'il peut l'être. Je vous donne ces avis cha- ritablement, mais encore plus parce que l'intérêt que j'ai en votre affaire ne me permet pas de vous les cacher.

TITE

Je les reçois comme je dois, et j'ai toute la

324 APPENDICE C

reconnaissance imaginable de la part, qu'il vous plaît de prendre à mes intérêts ; d'autant plus qu'il n'y a que votre seule générosité qui puisse vous y obliger.

THALIE

Vous ne m'avez aucune obligation du soin que je prends de vos affaires. Ce n'est pas que je ne le fasse très volontiers; mais quand cela ne serait point, j'y serais toujours obligée par obéissance : car j'ai charge d'Apollon de vous conseiller et de vous conduire. C'est par son ordre que je vous suis allée au devant pour vous recevoir comme j'ai fait, et ma sœur Melpomène avait ordre d'en faire de même pour Titus.

TITE

Mais, belle Thalie, n'êtes-vous pas la Muse de la Comédie ?

THALIE

Oui, sans doute, et ma sœur Melpomène est celle delà Tragédie.

Quoique je vous estime infiniment et que je me reconnaisse fort redevable à vos soins, vous me permettrez de vous dire que j'ai sujet de me plaindre de cet ordre d'Apollon. C'est se déclarer visible* ment pour mon imposteur, que de letraiter de cette sorte à ma honte ; car enfin pourquoi lui donner la Muse de la Tragédie et à moi celle de la Comédie? Est-ce qu'il y a quelque chose de comique dans mon

APPENDICE C 32 5

caractère? C'est tout ce qu'Apollon pourrait faire à Trivelin ou à Jodelet princes. Suis-je un Empe- reur à faire rire les gens ?

THALIE

Je ne dis pas cela. Il se peut faire qu'Apollon a fait ce choix-là par hasard seulement, et sans aucune raison particulière ; mais s'il en avait quelqu'une, je ne vous conseille pas de la lui demander : si vous êtes sage, vous n'insisterez pas là-dessus. Adieu. Allez songer à ce que vous devez dire tantôt, et moi, je vais travaillera faire en sorte que vous ayez plus de sujet de vous louer d'avoir été sous ma conduite que de vous en plaindre.

ACTE SECOND

Scène première.

APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE APOLLON

Ce que vous me contez, chères Muses, est surpre- nant, et le Temple sacré mes favoris ont éternisé le souvenir de tant de choses n'a jamais reçu rien de semblable. L'histoire parle bien de quelques imposteurs qui ont voulu se faire passer pour ce qu'ils n'étaient pas; mais tous prenaient le nom de quelque mort ou de quelque absent. Mais qu'un homme ose soutenir en face à un autre qu'il est ce que cet autre prétend être, et encore quels person- nages } deux Empereurs Romains et pour surcroît d'étonnement deux Reines avec eux dans la même

BÉRÉNICE 10

326 APPENDICE C

peine : c'est ce qui n'avait jamais été vu et qui paraît tout à fait incroyable.

THALIE

Vous le verrez pourtant aujourd'hui, ô Apollon, et nous l'avons déjà vu ma soeur et moi ; mais d'un œil bien différent. Car, comme Melpomène est naturellement triste et qu'elle s'afflige de tout, elle prend autant de part dans le malheur de ces Princes et en parle aussi sérieusement qu'eux- mêmes ; mais pour moi, qui ne suis pas si lugubre, j'attends à me bien divertir de leur différend ; car, étant aussi animés qu'ils sont les uns contre les autres et aussi persuadés chacun en particulier de la bonté de leur droit, ils ne se par- donneront rien assurément. Vous allez voir tout à cette heure comment ils se vont déchiffrer.

MELPOMÈNE

Il y a longtemps que vous êtes en possession de vous divertir de tout ; mais, pour moi, je crois que, bien qu'à considérer comme vous tous les malheurs des hommes par un certain côté, ils soient assurément plus dignes de risée que de pitié (puisqu'enfin ils ne seraient jamais malheu- reux s'ils étaient sages), cependant il est, ce me semble, d'une belle âme, de ne traiter point les hommes avec cette rigoureuse justice, et de ne point tant approfondirl'originede leurs maux, afin d'être capable de quelque compassion pour eux. Ainsi, si votre humeur railleuse est exactement raisonnable, la mienne, pitoyable, est assurément

APPENDICE C 327

plus généreuse, et il est aisé de juger lequel est le plus estimable de la générosité ou de la simple raison.

THALIE

Comme s'il y avait de la générosité à n'être pas raisonnable ! La première vertu, ma chère sœur, est de rendre justice à toute chose; et les hommes autant qu'ils sont, me paraissent si impertinents, que ce serait grand dommage qu'ils fussent plus heureux.

APOLLON

C'est assez moralisé, Nymphes ; laissons le genre humain, tel qu'il est. Faites entrer vos gens, que nous les tirions d'affaire, s'il se peut. Nous aurons apparemment assez de peine à en venir à bout pour nous y prendre de bonne heure ; mais ne les "faites pas venir tous quatre ensemble et amenez premièrement les Empereurs tout seuls.

Scène II.

APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE, TITUS, TITE APOLLON

Avant toutes choses, Princes, qu'est- je que vous désirez que je dé-, ire par mon jugement ?

TITE

Il s'agit de savoir lequel est le plus honnête homme de nous deux et le plus digne du nom nue nous portons.

328

APPENDICE C

TITUS

Ou plutôt lequel de nous deux est le véritable Empereur de Rome dont nous portons le nom.

APOLLON

D'où venez-vous ?

TITE

Du pays dont nous parlons la langue, de France.

APOLLON

Ce climat estprivilégié au Parnasse, et tout ce qui en vient y est bien reçu; car ce puissant Royaume, par l'ordre des destinées, est à présent le plus fameux siège de notre Empire, mes chères sœurs, et le grand Prince qui y commande m'y fait régner presque aussi souverainement que lui. Soyez donc les bien venus, Princes. Il ne vous reste plus qu'à nous dire de qui sont vos lettres d'adresse, qui vous a donné passeport pour monter sur le Par- nasse.

MELPOMENE

Ce sont deux Empereurs Romains, Seigneur; des personnages de ce rang ont-ils besoin d'autre adresse que d'eux-mêmes ?

APOLLON

Quoi, Melpomène, êtes-vous à savoir qu'il n'y a si grand Prince ni Conquérant qui ait droit de paraître en ces lieux et surtout dans ce saint Temple consacré à la Déesse Mémoire, s'il n'y est introduit par quelque poète, quelque historien,

APPENDICE C 329-

ou quelque orateur? ce sont les seuls héros qui peuvent faire passer les autres jusqu'à nous, et ce n'est que par leur faveur qu'on y peut arriver. En- core faut-il que ces introducteurs soient eux- mêmes, comme je l'ai déjà dit, des héros dans leur genre, car il n'est pas permis indifféremment à tous. Qui sont donc, ô Princes, les vôtres ?

TITE

Pour moi, c'est le grand Corneille : c'est tout dire.

TITUS

Et pour moi, Seigneur, c'est Racine.

APOLLON

Ces noms sont en vénération au Parnasse ; l'un a été le père du Théâtre Français et l'autre en est le nourricier; personne, ô Melpomène, ne le sait mieux que vous. Mais passons outre. Vous, Tite, commencez ; mais à cette condition de ne dire précisément que ce qui fait contre Titus et ce que vous trouvez à redire en lui, et de ne dire point ce qui fait pour vous et ce qu'on peut vous objecter, et cela afin de dépêcher et pour n'être pas si long: car de la manière que les hommes sont bâtis, ce n'est jamais fait de se louer quand il leur est per- mis de se défendre. Je jugerai bien sans votre secours de la force ou de la faiblesse de ce que vous direz l'un contre l'autre.

TITE

Vous n'aurez pas grande peine à croire, ô Sei-

33û APPENDICE C

gneur Apollon, que cet honnête homme que vous voyez là, qui ose se dire Titus, Empereur de Rome, est un grand fourbe de prendre cette qualité, puis- que, même agissant en cette qualité et contrefaisant le Titus, il ne peut s'empêcher de fourber, et de jouer de la manière du monde la plus impudente, une coureuse qui se dit Reine et qui est folle de lui. Car, imaginez-vous, Seigneur, qu'après que cette femme est venue d'une autre partie du monde, sous l'assurance qu'il lui avait donnée de l'épou- ser, et qu'il l'a entretenue secrètement dans Rome durant cinq ans, en lui faisant attendre la mort de l'Empereur son père comme la seule chose qui retardait leur mariage, ce père si incommode enfin étant mort, le traître, oubliant alors ses promesses et les obligations qu'il avait à cette belle personne, de peur qu'elle ne le somme de tenir sa parole, trouve moyen de s'en défaire et fait si bien qu'il la résout à s'en aller. Voilà, comme vous voyez, Seigneur, qui est fort méchant. Mais pourtant cela n'est pas fort extraordinaire, d'abuser une fille sous promesse de mariage.

On voit plus d'un moqueur Enée Ec plus d'une folle Didon, Couvrir les feux de Cupidon, Sous les cendres de l'Hyménée.

Voici quelque chose de plus étrange ; il n'est rien de si touchant ni de si tendre que les choses qu'il dit à sa Bérénice dans cette occasion ; il semble tout-à-coup qu'il va expirer d'amour pour elle ; enfin, il est si hardi que de vouloir faire croire à cette pauvre insensée qu'il la chérit plus que sa vie,

APPENDICE C 33 I

lors même qu'il l'abandonne, qu'il la quitte, qu'il la chasse, quoiqu'elle veuille bien l'épouser qu'il ne tienne qu'à lui seul, qu'il soit maître de ses actions, et qu'enfin rien ne l'en empêche : auriez-vous cru, Seigneur, l'esprit humain capable d'une telle impudence ?

APOLLON

Mais encore quelle raison donne-t-il d'une conduite si bizarre, et ne tâche-t-il point de déguiser une perfidie si manifeste ?

TITE

Voici, Seigneur, de quel prétexte il se sert. Ne sachant comment la colorer, enfin après l'avoir résolue, il va s'aviser que le sénat, qui n'y songeait pas, pourrait bien lui fournir une couleur, s'il voulait s'en mêler. Dans cette pensée, il demande hors de propos à son confident, si l'on n'y a point parlé de ses amours ; ce confident, qui ne se défie point de son dessein, lui dit d'abord la vérité, et lui répond ingénument que non; Titus, que cette réponse n'accommodait pas, prend un grand tour et bat un grand pays, pour donner cependant à ce confident, qui s'appelle Paulin, le loisir de réfléchir et de deviner son intention ; il lui remontre la confiance qu'il a en lui, et plusieurs autres belles choses, qui aboutissent à le conjurer de lui bien dire la vérité, et, insistant à lui demander s'il n'entend rien dire de lui et de sa Bérénice, Paulin lui répond pour le contenter :

oil APPENDICE C

J'entends de tous côtés Publier vos vertus, Seigneur, et ses beautés.

et puis c'est tout : qu'au reste il est maître et qu'il peut tout. Enfin, Titus, s'impatientant, lui fait une question si claire, et fait si bien voir son intention, que Paulin s'avise de sa faute et la répare aussitôt en lui répondant comme il veut : car, Titus lui demandant si Rome s'offense de son mariage et si

au trône des Césars Une si belle Reine offense ses regards ;

N'en doutez point, Seigneur,

répond-il aussitôt ; et, voyant que Titus enfin content de sa réponse lui applaudit, Paulin con- tinue dans ce même sens, et pour réparer sa bêtise, ce courtisan flatteur lui en dit tant que ce soit assez. Je m'étends un peu trop sur ce point, Seigneur; mais c'est qu'il est essentiel pour faire voir que Titus n'a aucune nécessité de chasser sa Bérénice, et que rien que sa fantaisie ne l'obli- geait, et que cela est si vrai, que quelque temps après, étant seul et ne croyant être entendu de personne, il s'avoue à lui-même que le sénat ni le peuple ne lui demandent rien: Je chasse ce que j'aime, dit-il, et qui l'ordonne ? moi-même. Voilà donc, Seigneur, le préparatif de sa trahison; en voici l'exécution. Il déclare à Bérénice qu'il faut se séparer, et quand elle lui reproche pourquoi il l'a amusée si longtemps, il lui répond que la gloire l'y oblige, et que jusques alors

APPENDICE C 333

Elle ne s'était point fait entendre à son cœur .' Du ton dont elle parle au cœur de l'Empereur.

N'est-ce pas une bonne raison? Mais en voici encore une meilleure : il lui demande si elle ne le juge pas digne de laisser un bel exemple à la pos- térité? Jugez, Seigneur, s'il est rien de si sensible à une femme qui aime bien, que des réponses d'un aussi grand sens froid que celles-là. Aussi cette pauvre amante ferait la plus grande pitié du monde, si l'indignation que l'on conçoit contre Titus, n'occupait pas tous les esprits comme elle fait ; car d'autant plus que le malheur de cette Bérénice fait pitié, d'autant fait-il concevoir plus d'horreur pour celui qui cause ce malheur volon- tairement. Ainsi les esprits passent à la vérité par la compassion ; mais ils ne s'y arrêtent pas, et il ne leur reste à la fin que cette seule horreur qu'ils ont conçue pour Titus. Je ne sais, Seigneur, si c'est par ces voies-là qu'on devient les délices du genre humain ; mais je sais bien que du moins elle n'est pa6 les délices du féminin en France: les dames lui ont rendu justice entière, et vous pouvez penser de quel œil elles ont regardé un exemple aussi pernicieux et d'aussi dangereuse conséquence que le sien ; il y a eu même quelques galants illustres qui ont cru être obligés pour leur intérêt à se déclarer contre lui. Jugez, Seigneur, par tout ce que je viens de dire, combien juste est la frayeur que j'ai qu'on ne prenne ce galant homme-là pour moi, et ma douleur de voir qu'il porte mon nom.

10*

334 APPENDICE C

TITUS

Votre présence, Seigneur Apollon, a produit un effet si favorable dans cet honnête homme qui vient de parler, que, vous aurez peine à le croire, partout ailleurs, il n'est pas intelligible : il faut donc bien que quelque rayon de vos lumières soit passé jus- ques dans son esprit et y ait porté un jour nouveau, à la faveur duquel il s'est expliqué de la manière que vous venez d'entendre; car sans cela, quel em- barras, quelle confusion n'auriez-vous point trouvé dans sa harangue ? Et certes, cette obscurité, que votre présence a dissipée, et qu'il affecte partout ailleurs, me met presque dans une entière impos- sibilité de vous exposer sa conduite et ses senti- ments ; car que puis-je reprendre dans un homme que l'on ne comprend point, qui ne s'explique presque jamais clairement, qui peut toujours don- ner à ses paroles tous les sens qu'il lui plaira ? que blâmerai-je dans un homme qui ne sait ce qu'il veut, qui n'a aucun dessein arrêté, qui n'a aucune véritable passion? Car, Seigneur, il faut que vous sachiez qu'ils sont quatre qui font mine d'avoir de grands différends à démêler ensemble, et au fond, ce n'est rien. 11 y a ce prétendu Empereur; il y a son frère, qui se dit Domitien, sa Bérénice et une certaine Domitie, plus extravagante encore que les trois autres. D'abord il semble que Tite aime Béré- nice et qu'il en est aimé, et la même chose de Domitien avec Domitie ; mais, dans la suite, on est tout étonné que Tite parle d'amour à cette Domitie plus clairement peut-être qu'il n'avait fait à Béré-

APPENDICE C 335

nice, et que Domitie lui offre de l'aimer, et que d'un autre côté Domitien et Bérénice en font au- tant ensemble et sont prêts aussi de s'épouser si on veut. Il est vrai, Seigneur, que quand on voit cela on ne sait plus l'on en est, car ce changement se fait plus d'une fois; plus d'une fois ils revien- nent à leur premier assemblage, et plus d'une fois ils se croisent de la manière que je viens de dire. Domitie quitte Domitien, et par dépit Domitien re- cherche Bérénice ; Tite écoute Domitie, et par dépit Bérénice écoute Domitien. Les uns ni les autres ne savent pas trop bien s'ils aiment ou s'ils n'aiment point, [qui]ils aiment ni [qui] (i) ils n'aiment pas. On ne vit jamais tant de division, car dès que l'on consent aune chose, l'autre ne la veut plus; et jamais dans le fond un si bel accord, car comme chaque homme aime tour à tour toutes les deux femmes et chaque femme tous les deux hommes, il semble qu'il n'est rien de si aisé que de terminer tout cela dans un coup de dé, puisque, de quelle manière que la chance tourne, ils seront toujours bien. Voilà à ce qu'il semble le seul expédient qu'ils devraient prendre, au lieu d'être quatre heu- res à se pointiller comme ils font, à se dire de grandes moralités, à pousser de beaux sentiments, et à se faire les uns aux autres des propositions d'accommodement si bizarres quelquefois et si ridicules, que l'on ne saurait les entendre sans rire. Je ne vous dirai point, Seigneur, comment tout cela se termine, car cela regarde plus la Reine

(i) L'abbé Granet imprime : qu'ils aiment ni qu'ils...

336 APPENDICE C

Bérénice que moi, et elle aura l'honneur de vous en entretenir. Qu'il vous suffise de savoir, Sei- gneur, que la fin n'est pas moins bizarre que le reste, de sorte que, si cet impertinent homme était les délices du genre humain, il faudrait que le genre humain aimât bien à rire.

TITE

Vraiment, Titus, je ne te croyais pas si bouffon.

TITUS

Qui t'a fait si hardi, toi, de tutoyer Titus?

TITE

Et qui t'a fait si hardi, toi, de tutoyer Tite?

APOLLON

Arrêtez, Princes ! sortez et faites entrer vos Bérénices.

Scène 111.

APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE, BÉRÉNICE DE TITE, BÉRÉNICE DE TITUS

APOLLON

Aimables Reines, je tiens à grand honneur d'être votre juge, et il y a eu des Dieux comme moi qui ont aimé des mortelles qui ne vous valaient pas : soyez donc persuadées, qu'il ne tiendra pas à moi que je ne vous contente toutes deux. Vous, Bérénice de Titus, parlez la première, car votre affliction mérite cette préférence.

APPENDICE C 337

BÉRÉNICE DE TITUS

Ce n'est pas sans raison, Seigneur, que mon affliction vous touche, puisque je suis sans diffi- culté la plus malheureuse Princesse de la terre. Comme si ce n'était pas assez d'avoir été aban- donnée par le seul homme que j'aimais, ma mau- vaise destin £2 :11e réduit encore à vous demander justice dr. .'imposture de cette dame, qui ose soute- nir publiquement qu'elle est Bérénice et qui usurpe mon -nom. Vous vous appeliez Bérénice, Madame ; savez-vous bien seulement ce que c'est que d'être Bérénice? C'est être la plus tendre, la plus fidèle et la plus soumise amante qui fût jamais; c'est aimer l'Empereur Titus plus que toutes choses, et même plus que sa propre gloire : voilà ce qu'il y a d'essen- tiel au caractère vous prétendez, tout le reste est indifférent. Si vous aviez ces qualités, si vous aimiez votre amant autant que j'aime le mien, quelque dur qu'il soit de se voir contrefaire par une autre, je souffrirais peut-être que vous vous disiez Bérénice, et si vous ne l'étiez, du moins, mériteriez-vous de l'être. Mais qu'ignorante en amour comme vous êtes, je permette qu'on vous prenne pour moi, c'est ce que je ne souffrirai jamais! Car Seigneur, comment pensez-vous que soit fait l'amour de cette belle personne? Un jour, son Tite, aussi parfait amant qu'elle est parfaite amante, cet Empereur prétendu, la menaçant d'épouser une certaine Domitie qui doit être fort belle, à ce qu'ils disent ; celle-ci s'y oppose par cette belle raison seulement, que cette Domitie est trop

338 APPENDICE C

belle : il n'y a que cela qui la choque dans ce dessein ; elle ne se soucie pas qu'il en épouse une autre qu'elle, pourvu que cette autre soit laide, comme une douzaine qu'elle lui propose ; et cela, dit-elle, dans le dessein de demeurer toujours près de lui, quand il sera marié à quelqu'une de ces laides.

Seigneur, faites-moi grâce, épousez Sulpitie, Ou Camille, ou Sabine, et non pas Domitie.

J'aurais honte de vous rapporter davantage ses propres termes. Est-ce aimer que cela, Seigneur? Est-ce tendresse ou débauche? Je vous en laisse juger. Toutes ses amours, Seigneur, sont pleines de traits de semblable nature ; mais, de peur de vous ennuyer, je ne vous dirai plus que celui qui met fin à leur intrigue. Après qu'elle a témoigné si longtemps un si grand désir d'épouser Tite, quand enfin le sénat y consent, que Tite le veut bien, elle s'avise de ne le vouloir plus, parce que le sénat le lui donne, et, par la plus bizarre fan- taisie du monde, elle s'en va malgré qu'il en ait. Est-il rien de plus honteux à notre sexe que ce procédé? Mais surtout est-il rien de plus indigne du nom de Bérénice, d'une personne qui aime bien? Sachez, Madame, que, quand on aime véritable- ment, on est toujours heureux de posséder ce qu'on aime, de quelque main qu'on le tienne : j'aurais reçu Titus de celle du dernier des hommes. Voilà, Seigneur, la principale raison qui fait voir que cette prétendue Reine n'est qu'une fourbe, et

APPENDICE C 339

qui m'oblige à vous demander de lui défendre de ne (1) porter plus mon nom.

BERENICE DE TITE

Vous ne vous étonnerez pas, Seigneur, que cette Dame ait si fort vanté la grandeur et la perfection de son amour, quand vous saurez les horribles faibles- ses et les lâchetés qu'il lui a fait faire. Mais, bien loin que toutes ces bassesses puissent être justifiées par la grandeur de l'amour qui les a produites, ce sont ces faiblesses mêmes qui rendent cet amour inexcusable et qui le doivent faire détester. Si cela est ainsi, Seigneur, que jugerez-vous d'une femme qui, se disant Reine et belle, souffre patiem- ment et sans aucun ressentiment qu'un traître la méprise et la trompe, qu'elle lui témoigne autant d'amour, lors même qu'elle voit les ruses qu'il emploie pour se défaire d'elle, que si elle en était aimée, et par une faiblesse digne d'une éternelle honte, lors même qu'il la chasse, elle lui avoue qu'elle croit qu'il l'aime véritablement. Son amour foule galamment aux pieds la gloire et la pudeur ; il n'estpoint desi sale artifice, point de souvenirsi secret qu'elle n'emploie pour le retenir : tantôt elle lui demande si son amour ne peut plus agir qu'au sénat ; elle le prie qu'il la voie plus souvent et qu'il ne lui donne plutôt rien, qu'il la garde toujours près de lui, encore qu'il ne l'épouse pas. J'ai honte, Seigneur, de rapporter des choses de cette nature.

(1) Telle est la leçon de Granet. Ne faut-il pas lire : défendre de porter plus... ?

340 APPENDICE C

Jugez si l'on peut donner un sens honnête à ces paroles, et quelles idées elles font dans les esprits; jugez si j'ai sujet de craindre qu'on ne la prenne pour moi et si

Scène IV.

ANTIOCHUS, APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE, BÉRÉ- NICE DE TITE ET BÉRÉNICE DE TITUS

antiochus, à Bérénice de Titus

bien, ingrate, le sort vous punit à la fin de votre cruauté pour Antiochus: voyez de quel arti- fice il s'est avisé pour me venger de vous ! Puisse le ciel traiter de cette sorte toutes les inhumaines comme vous !

BÉRÉNICE DE TITUS

Vraiment, Antiochus, vous prenez bien votre temps pour me parler de votre amour : je n'ai que cela à faire à présent ! Voilà de vos incartades ordi- naires: vous venez toujours on n'a que faire de vous. Retirez-vous, si vous êtes sage, et ï\\e laissez vider en paix un différend bien plus impor- tant que tous vos intérêts.

APOLLON

C'est assez, ô Reines. La chose mérite bien d'y songer et d'en prendre avis. Allez et préparez-vous à revenir ici même bientôt écouter votre jugement.

ANTIOCHUS

Hélas !

APPENDICE C 341

ACTE III. Scène première.

MELPOMÈNE, TITUS

TITUS

En attendant qu'Apollon vienne nous juger, savante Muse, souffrez que je tâche à profiter du temps que je puis être en cesillustres lieux, et d'une conversation aussi éclairée que la vôtre. Voici donc, ô docte Nymphe, ce Temple de Mémoire, si fameux dans le monde, après lequel soupirent toutes les âmes désireuses de gloire, et qui est le sujet des souhaits des plus ambitieux! Certes je ne saurais m'empêcher de sentir quelque joie de me voir dans un lieu il y a tant de peine d'arriver.

MELPOMÈNE

Votre joie n'est pas sans raison, et si vous saviez combien de gens s'efforcent inutilement d'y parve- nir, et combien il y en a, que le vulgaire croit y devoir entrer, qui n'en approchent pas seulement, elle serait encore plus grande.

TITUS

C'est ce qui rend aussi plus grande la gloire de ceux de qui vous consacrez le souvenir. Mais trou- vez bon que j'interrompe notre propos pour vous témoigner le ravissement, que j'ai de reconnaître ici, parmi les peintures, des histoires françaises et même assez modernes, si je ne me trompe. Comme

342 APPENDICE C

je viens de cet heureux climat, et que j'en parle la langue, j'ai droit de prendre part à sa gloire ; ainsique jadis lefondateur de notre Empire, si nous en croyons le grand Virgile, Enée, fut agréablement surpris, quand il reconnut dans les peintures du Temple de Carthage l'histoire de la fameuse Ville qu'il venait de quitter.

MELPOMÈNE

Vous ne devez pas être surpris de voir consacrer à l'éternité dans ces lieux la seule histoire qui le mérite entre toutes celles qui se passent aujourd'hui sur la terre. A quoi voudriez-vous que nous nous appliquassions dans ce siècle, et qu'y a-t-il de plus digne de nos soins que le Règne merveilleux du grand Monarque des Lys ? Toutes ces peintures, que vous voyez, sont autant de monuments de sa gloire ; c'est lui qui nous occupe à présent comme autrefois Cyrus, Alexandre, et César nous ont occupées^.] (1) Depuis près de deux lustres[,] le Parnasse ne retentit que de ses louanges, et ce Temple sacré est toujours orné de quelque nou- velle image de ses vertus.

TITE l X&f

Voilà bien des tableaux pour si peu de temps ; et il faut que les actions de ce Prince aient toutes quelque caractère qui leur soit commun et qui vous soit bien agréable, puisque vous en oubliez si peu. Ce serait pour moi la matière d'un entre-

(1) L'abbé Granet met une faible ponctuation après occupées une forte après lustres.

APPENDICE C 343

tien bien délicieux ; mais nous n'aurions pas assez de temps : c'est ce qui me fait passer à regret sur la plupart de ces peintures, pour me retrancher à ces deux seules, qui m'ont d'abord frappé la vue, et que je vous conjure de m'expliquer.

MELPOMÈNE

Je le ferai d'autant plus volontiers que je ne saurais mieux vous faire comprendre, en abrégé, comment on juge ici les actions des grands et quelle est l'idée qu'on y a de la vertu héroïque, que par la contestation qui est arrivée sur ces deux mêmes peintures entre les plus éclairés habitants de ce pays, et que je vous raconterai après que je vous les aurai expliquées. Ces deux tableaux, que vous avez choisis, représentent les deux voyages de Flandres. Dans le premier, le Héros dont nous parlons y est représenté sous la figure d'un Jupiter descendant chez Sémélé avec tout l'éclat de sa gloire. Les foudres et les tempêtes qui accompa- gnent la venue de ce dieu redoublent en quelque sorte sa majesté ; mais cette splendeur, cette force et cette grande puissance qui l'environne ne répand aucune joie dans son âme, parce qu'elle est toute occupée par la douleur, qui paraît dans ses yeux, de s'être vu réduit à la malheureuse néces- sité de venir chez son épouse dans cet équipage terrible, et de lui rendre une visite si redoutable et si funeste : car vous voyez bien que rien ne peut soutenir l'effort de sa présence, qu'il brûle, qu'il con- somme, qu'il abat, détruitet ravage tout, quoique à regret. L'autre tableau représente l'autre voyage de

344 APPENDICE C

Flandres sous une figure bien différente : c'est un Jupiter qui fond chez Danaé en pluie d'or. C'est ainsi que ma sœur Clio a voulu désigner la joie, la magnificence et les plaisirs, mais surtout les libéralités immenses et la magnanime profusion qui accompagnèrent partout le Prince français dans la dernière visite qu'il rendit à ses nouveaux sujets. Vous ne sauriez croire à combien d'agréa- bles disputes ces deux peintures ont servi de matière, et combien de fois on a comparé ces deux voyages ensemble, pour décider lequel a été plus glorieux. Quelque éclatant que le premier paraisse, ceux qui se sont déclarés pour le dernier ne sont pas les moins honnêtes gens du Parnasse.

TITUS

Quoi ! belle Nymphe, on préfère ici une promenade à une conquête ? Et depuis quand la gloire s'achète-t-elle au poids de l'or en ce pays?

MELPOMÈNE

Les promenades de cette espèce, Titus, sont plus glorieuses que les plus grandes conquêtes. Ce n'est pas l'or ni l'argent qu'on estime ici ; c'est le détachement de ces biens et l'héroïque usage qu'on en fait. Pourrait-on assurer dIus fortement les peuples, qu'ils n'ont aucune tyrannie à craindre, qu'en :"•:•■.- andant si largement sur eux ceméta;, qui est l'objet de toutes les violences ? Si sa possession rend heureux, comme le vulgaire se l'imagine, il paraît bien que ce Prince l'était avant qu'il fût leur maître, et qu'il n'a voulu l'être que pour les rendre

APPENDICE C 345

comme lui, pour partager sa félicité avec eux, que c'étaient eux qui avaient besoin de lui, et non pas lui d'eux, qu'il n'y a qu'eux qui gagnent à ce chan- gement, et qu'à voir cette étrange profusion, on pourrait en quelque sorte dire qu'il y perd autant qu'ils y gagnent, si un Prince pouvait (1) appeler perdre tant qu'il gagne des cœurs. Et certes quel plaisir a un conquérant:

Quel plaisir de penser et de dire en lui-même : Partout je parais, on me bénit, on m'aime, On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer, Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ; Je vois voler partout les cœurs à mon passage.

Voilà, ô Titus, comment on juge des actions des grands en ce pays ; ce n'est pas tout pour être grand que de régner sur des hommes, c'est de trou- ver le secret de faire en sorte qu'ils le veuillent bien, et cela ne se peut qu'en les rendant heureux.

TITUS

J'ai bien de la joie, belle Nymphe, de savoir votre sentiment là-dessus ; mais dites la vérité, aimable Muse : quelque estimable que fût le Prince dont nous parlons, lui ferait-on tant d'honneur en ce pays, si sa cour n'était pas, comme elle est, le séjour de tous les beaux arts et de toutes les con- naissances honnêtes ? enfin s'il ne vous considérait pas comme il fait ?

(1) L'abbé Granet imprime: pouvait s'appeler.

346 APPENDICE C

MELPOMÈNE

Ce que vous dites là, ne peut être. Il est impos- sible d'être aussi vertueux et magnanime qu'il l'est, sans nous aimer. Il se peut bien trouver des Princes qui n'ont point d'autre bonne qualité que celle de nous favoriser ; mais il n'y peut avoir de véritable héros, qui ne nous favorise : c'est de cette naturelle grandeur d'âme, que vient l'inclination qu'ils ont pour les lettres. C'est ainsi que Paris est devenu aujourd'hui le lieu du monde nous sommes en plus grande estime et les plus connues. Aussi voyez-vous qu'Apollon et nous ne parlons tous que français ; c'est à présent la langue du Parnasse et toute autre y est barbare : telle est la vicissitude des choses. Mais j'aperçois Apollon qui s'avance, et vous allez être jugés.

Scène 11.

APOLLON, MELPOMÈNE, THAL1E, TITUS, TITE, BÉRÉ- NICE DE TITE, BÉRÉNICE DE TITUS

apollon assis. Princes, j'ai songé à votre affaire, et je suis prêt à vous juger si vous le voulez absolument. Mais avant que d'en venir à cette extrémité, je vous con- seille plutôt d'entendre à quelqueaccommodement ; car, pour vous dire la vérité, je doute fort que mon jugement contente personne : il y a à redire dans tous tant que vous êtes, et les gagnants ne seront guère moins maltraités que les.- perdants. C'est pourquoi, si vous me croyez, vous essayerez de

APPENDICE C 347

sortir d'affaire par une autre voie. Voici ce que j'ai pensé là-dessus : je m'imagine que, si chacun de vous était content en son particulier, il ne se mettrait guère en peine, s'il est simple ou s'il est double, s'il y a quelqu'un ou quelqu'une qui porte le même nom que lui. Je considère donc votre différend comme un effet de l'inquiétude de vos esprits; et si vos intérêts étaient plus favorablement disposés qu'ils ne sont, peut-être ne seriez-vous pas si sensibles au point d'honneur, et qu'il serait permis à chacun de [se] (1) faire passer de son côté pour ce qu'il pourrait, et de chercher ses dupes ; c'est assurément le chagrin de vos affaires particu- lières, qui vous a rendus si délicats, et qu'ainsi ne soit! O Titus ! n'est-il pas vrai que la tendresse de votre Bérénice, son obstination à vouloir vous épouser, et son désespoir vous désolent ?

TITUS

Oui, sans doute, Seigneur.

APOLLON

Et vous, Tite, n'est-il pas vrai que l'inconstance de votre Bérénice et le refus qu'elle fait de vous épouser, vous affligent, et que vous voudriez bien vous marier ?

TITE

Il n'est rien de plus vrai.

APOLLON

Pour vous, ma Bérénice, n'est-il pas encore vrai

(1) L'abbé Granet imprime défaire.

348 APPENDICE C

que l'amour de Tite et son obstination à vous épouser vous est très odieuse, et que vous ne voulez point vous marier ?

BÉRÉNICE DE TITE

Oui, Seigneur.

APOLLON

Et vous, Bérénice de Titus, ne voudriez-vous pas bien que l'Empereur vous épousât, et n'est-ce pas le refus qu'il en fait qui vous afflige ?

BÉRÉNICE DE TITUS

Eh! Seigneur, n'ai-je pas raison ?

APOLLON

Or bien, puisque tout cela va ainsi, j'ai un moyen sûr pour vous mettre d'accord et vous rendre tous quatre contents. Il ne faut pour tout cela, si non que Tite et Titus troquent ensemble leurs Bérénices ; par ce moyen Bérénice de Tite, qui ne veut pas se marier, sera avec Titus, qui ne veut pas se marier aussi, et ainsi ils seront d'ac- cord ; et au contraire Bérénice de Titus, qui veut se marier, sera avec Tite, qui veut se marier aussi, et ils se marieront si bon leur semble: car, pour Tite, qui a été deux ou trois fois tout prêt d'épou- ser Domitie, il s'accommodera bien aussi volon- tiers d'une autre Bérénice que de la sienne.

BÉRÉNICE DE TITUS

Mais cette Bérénice ne s'accommodera jamais d'autre que de Titus. Titus seul a pu me plaire, et mon cœur ne prend point le change.

APPENDICE C 349

APOLLON

Ne voilà [t'il](i) pas justement la seule chose que je craignais! Voilà un malheureux homme, que ce Tite, que personne ne veuille de lui ! Or bien donc, ne vous emportez pas : puisque vous n'en voulez rien faire, je m'en vais vous juger. Mais que veut ce jeune homme avec cette femme ?

Scène 111.

DOMITIEX, DO.M1TIE, APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE, TITE, TITUS, ET LES DEUX BÉRÉNICES.

DOMITIEN

Seigneur, vous serez sans doute surpris que des inconnus comme nous osent ainsi troubler le cours d'une occupation aussi importante que celle vous êtes présentement ; mais nous n'avons pour faire cesser cet étonnement, qu'à vous dire qui nous sommes. Cette Dame que vous voyez ici avec moi, depuis quelque temps est ma femme, et s'appelle Domitie: il est malaisé que ce nom n'ait point été mêlé dans l'affaire qui vous assemble en ce lieu; et pour moi, Seigneur, je suis Domitien, frère de celui de ces deux Messieurs que vous dé- cla[re rez (2) être le véritable Empereur de Rome. Or, Seigneur, mon caractère vous est trop connu pour ignorer que l'ambition est ma passion domi- nante, et que jamais cadet n'eût une plus forte

(1) L'abbé Granet imprime: voilà pas.

(2) L'abbé Granet : imprime déclarez.

BÉRÉNICE 10"

350 APPENDICE C

impatience que moi d'être défait de son aîné, pour régner en sa place. Cela étant, jugez, Seigneur, de ma douleur, en voyant qu'on me veut donner deux aînés, à moi, qui ai bien de la peine à en souf- frir un seul. Vous voyez bien par là, ô Apollon, combien grand est l'intérêt que j'ai dans cette affaire. Je suis donc ici pour vous demander de déclarer, comme il est bien juste, que l'un de ces deux prétendus Empereurs est un imposteur, qu'il n'y en a qu'un de véritable, et qu'enfin je n'ai qu'un aîné. Que si j'osais encore passer plus avant et vous faire une seconde prière, je vous conjure- rais, Seigneur, de déclarer pour le véritable Empereur celui des deux qu[e] (\), par la connais- sance particulière que vous avez de la médecine comme de toutes les autres sciences, vous jugerez devoir vivre le moins.

APOLLON

C'est assez, je vous entends. Retirez-vous ; je yous ferai justice. Et vous, Domitie, parlez si vous avez quelque chose à dire.

domitie

Mon sentiment, Seigneur, n'est autre que celui de mon mari ; car de même qu'à lui l'ardeur de régner est ma plus forte passion ; et quand l'amour de la grandeur occupe toute l'âme, la moindre concurrence en irrite la soif, comme elle en relève le prix et la jalousie de la toute puissance.

(i) L'abbé Granet imprime: qui.

APPENDICE C 35 I

apollon se levant Dieux ! Que veut dire cette femme avec ce dis- cours confus, quel chaos ! Muses, délivrez-moi de ce galimatias, et qu'on chasse d'ici cette malheureuse, qui profane la pureté de ce lieusacré par ses expressions barbares. Puisse le Génie de ce saint Temple ensevelir ce maudit jargon dans les plus noires ombres de l'oubli !

Scène dernière.

APOLLON, MELPOMÈNE, THALIE, TITE, TITUS, LES BÉRÉNICES

MELPOMÈNE Ù TilUS

Mais est-ce que Domitie a coutume de parler de cette sorte, ou qu'elle extravague ?

TITUS

C'est de son plus clair, et jamais elle ne s'ex- pliqua plus nettement.

thalie à Tite

Voyez, par la colère et l'émotion d'Apollon, de quelle conséquence il est de s'expliquer clairement ici, et dans quel inconvénient vous seriez tombé, si je ne vous avais pas averti de ne pas parler devant lui votre langue ordinaire.

TITE

Je vous ai bien de l'obligation de cet avis, et du succès qu'il a eu ; mais pourtant Domitie parle plus clairement que cela, quand elle veut. Par

352 APPENDICE C

exemple, se peut-il rien de plus clair que ce qu'elle me disait une fois :

Seigneur, si vous m'aimez, l'occasion est belle;

et tous ces vers ici :

De ce que je me dois, je sais trop la mesure... Néron m'eut pour parente, et Corbulon pour fille... C'est ce qu'à dire vrai, j'aurai peine à lui dire... J'en suis au désespoir et vous en fais excuses... ;

et cent autres aussi clairs. Mais c'est qu'elle a cru, qu'il fallait se mettre sur le haut style, parce que c'était devant Apollon.

apollon se rasseyant

Cette femme m'a presque mis hors de moi, et je n'aurais jamais cru être si peu mon maître; mais les Dieux ont leurs emportements aussibienque les hommes. Quoi qu'il en soit, j'ordonne avant toutes choses : Que cette Domitie, qui vient de sortir d'ici, pour réparation d'avoir profané ce lieu sacré par son discours barbare, sera bernée publiquement au milieu de la place, qui est devant ce Temple fameux[,] afin qu'il en soit mémoire à jamaisf.] Et pour empêcher que pareille chose ne puisse arriver à l'avenir, il est enjoint à tous ceux qui gardent les entrées du Parnasse, qu'ils aient désormais à ne laisser plus entrer personne, de quelque qualité et condition que ce soit, quelque nom qu'elle porte et de quelque part qu'elle vienne, sans qu'au préa- lable on la fasse parler, et de refuser sans miséri- corde tous ceux qui ne parleront pas une langue intelligible. Quant au particulier de vous quatre, ô

APPENDICE C 353

Princes: ilsera sursis au jugement de Tite, jusqu'à ce qu'il ait fait entendre et déclaré plus nettement qu'il n'a fait jusqu'ici, ce qu'il aime et ce qu'il hait, ce qu'il veut et ce qu'il ne veut pas. Sa Bérénice sera admonestée de ne plus tomber dans une bizar- rerie aussi blâmable, que celle qui lui fait quitter Tite dès que le sénat lui permet de l'épouser, et que ce vice, pour être si ordinaire à son sexe, n'en est pas moi-ns blâmable. Pour Titus, c'a été une grande imprudence à lui de s'être exposé au jugement du vulgaire, qui ne comprend point les forces de l'a- mour de la gloire, et c'est bien employé, s'il a passé pour un fripon ; mais, pour la Bérénice, comme elle n'est dans aucune perplexité, qu'elle paraît tout-à-fait innocente, et qu'on ne voit pas qu'il y ait rien de sa faute dans son malheur, la pitié qu'elle excite, est trop grande pour donner du plaisir : elle dégénère sans cesse en horreur et en indignation. Quant au principal : à la vérité, il y a plus d'apparence que Titus et sa Bérénice soient les véritables, que non pas que ce soient les autres ; mais pourtant, quoi qu'il en soit, et toutes choses bien considérées, les uns et les autres auraient bien mieux fait de se tenir au pays d'Histoire, dont ils sont originaires, que d'avoir voulu passer dans l'Empire de Poésie, à quoi ils n'étaient nullement propres, et où, pour dire lavérité, on les a amenés, à ce qu'il me semble, assez mal à propos.

354 APPENDICE C

En 1681, Fatcuville fit jouer parles Comédiens italiens une farce, Arlcquin-protèe, se trouve une parodie de Bérénice. On lit cette parodie au tome I du Théâtre Italien de Gherardi (p. 87 à 95). J'avais eu l'intention delà citer, puisque Louis Racine nous raconte comment son père avait été peiné de cette raillerie : « Il assista à cette parodie bouffonne et y parut rire comme les autres; mais il avouait à ses amis qu'il n'avait ri qu'extérieurement. La rime indécente qu'Arlequin mettait à la suite de la reine Bérénice le chagrinait au point de lui faire oublier le concours du public à sa pièce, les larmes des spec- ateurs et les éloges de la Cour. » Mais la nullité absolue de cette pièce pitoyable m'a décidé à la laisser ensevelie elle se trouve. Il n'y a guère à y relever que le mot « quel Paulin, quelle bête ! » qui nous montre comment certains appréciaient alors le rôle du confident de Titus. Outre les passages, articles et livres que j'ai cités plus haut, on peut signaler dans le Mercure de France, en août 1724, l'article anonyme sur Béré- nice (il est presque entièrement tiré de l'abbé Dubos), et les différents articles de l'abbé Pellerin et d'un contradicteur, en octobre, novembre 1724, janvier et avril 1725 (sauf dans celui d'octobre, que j'ai analysé dans mon étude, il n'y a que des études de versification, de style et de langue).

Fin

TABLE DES MATIERES

Pages.

Avertissement vu

I. La place de Bérénice dans la vie de Racine. . l

i. n

a. 27

m. 49

II. Le choix du sujet 57

I. - 61

II. 67

m. 85

iv. 99

v. 109

vi. 133

III. L'action 139

•• M?

"• «77

Conclusion 219

Appendice A. Rencontres de sujets et de titres au xvne siècle 22 1

Appendice B. La question « d'Alexandre » 229

Appendice C. Jugements duxvne siècle sur « Bérénice » :

a) La Critique de « Bérénice *par l'abbé de Villars. 24 1

b) La Critique de a Tite et Bérénice » par le même 260

c) Réponse à la Critique de Bérénice > par le

sieur de S*** 274

d) LettresdeBussy-Rabutin et de Madame Bossuet. 301

e) Tite et Titus ou les Bérénices, Comédie. . 305

Paris. - Société française d'Imprimerie et de librairie.

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y

-a-

JU.

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Michaut, Gustave Marie Abel La Bérénice de Racine

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