THE LIBRARY The Ontario Institute for Studies in Education Toronto, Canada k^^ V. /V.' \ ;^^ V :ï ^- N V. f V'' À^- '^ L-* .'^' V> '-7' -rs' .^1 V y•^^_, \ * V i'.' '-.•^J L'ACADEMIE DES SCIENCES ET LES ACADÉMICIENS DE 1666 A 1793 L'ACADEMIE DES SCIENCES ET LES ACADÉMICIENS DE 1666 A 1793 PAR JOSEPH BERTRAND MEMBRE DE L INSTITUT PARIS J. HETZEL, LIBRAIRE-EDITEUR 18, HUE JACOB, 18 1869 Tous droits réservés. (•'«'•« *.«4P.K\|,') i^ PRÉFACE. L'histoire complète de l'Académie des sciences serait une œuvre considérable. Faire connaître la marche de toutes les sciences depuis plus de deux siècles, dire le temps et l'occasion de leurs progrès en France, assigner le génie particulier de plus de deux cents membres qui, avec des mérites divers, ont pris part à l'œuvre commune, montrer leur in- fluence au dehors et l'impulsion qu'ils en reçoivent, rechercher le rôle croissant de l'illustre compagnie dans les grandes questions d'utilité publique , la confiance dont elle se montre digne et qui des par- ticuliers s'étend au gouvernement, et même aux corps les plus jaloux de leurs droits, tel serait le cadre d'un ouvrage dont on trouvera ici quelques chapitres. L'histoire des sciences n'occupe dans ce volume qu'une place très-restreinte ; elle aurait pu, si j'avais adopté un autre cadre, en former la partie la plus considérable. Les mémoires de l'Académie sont en effet l'essentiel de son œuvre; en y joignant le re- II PRÉFACK. cueil des savants étrangers et la collection des pièces couronnées, on pourrait aisément faire naître de leur analyse, sans développements forcés, l'histoire complète des diverses sciences. Une telle tâche exi- gerait une érudition à laquelle je ne prétends ni n'aspire; mon but est plus modeste et non moins utile peut-être. Après avoir lu avec un vif intérêt les procès- verbaux inédits des séances et consulté les pièces officielles conservées par l'Institut, j'ai cru voir ap- paraître très-clairement l'organisation de l'ancienne Académie, la physionomie des séances, les préoc- cupations de ses membres, leurs relations entre eux et avec le gouvernement , les ressources régulières dont ils disposaient pour la science, et les appuis extraordinaires qui, lorsqu'il le fallut, ne leur firent jamais défaut. Ce petit tableau forme une page curieuse de l'histoire de la société polie en France. J'ai essayé, à l'occasion d'un savant ou- vrage de M. Maury, de l'indiquer dans quelques articles du Journal des Savants. Ce sont ces arti- cles, soigneusement revus, que je présente aujour- d'hui au public avec des développements qui en doublent au moins l'étendue. L'histoire de l'Académie ne se sépare guère de celle des académiciens, et j'ai cru intéressant d'es- quisser, h côté des coutumes et des actes de la compagnie, les traits principaux de la vie et du ca- PKEKACE. m ractère de ses membres. Devais-je me borner aux grandes figures qui dominent leur époque, ou m'é- tendre jusqu'aux soldats les plus obscurs de l'armée de la science? J'ai repoussé ces deux partis extrê- mes, et laissant de côté, forcément parfois faute de documents précis , les académiciens dont la trace est aujourd'hui ellacée, j'ai essayé de représenter, dans un cadre proportionné à leur importance, tous ceux qui, par leur talent ou par leur caractère, ont accru la force et le l'enom de l'Académie. Tel a été du moins mon programme; mais je m'en suis, il faut l'avouer, écarté plus d'une fois. Complètement étranger aux questions de médecine, j'ai dû passer sous silence les travaux, quoique considérables, de la section d'anatomie , et par une conséquence na- turelle, j'ai négligé l'histoire de ses membres. Les courtes notices consacrées aux autres membres de l'Académie auraient du s'étendre ou se res- serrer en raison de l'importance du personnage. Dans le plus grand nombre des cas, on verra qu'il en est ainsi; mais il y a des exceptions; plus de sympathie pour quelques-uns, moins de compé- tence pour juger l'œuvre de quelques autres , et peut-être aussi le hasard de la composition , ont amené des disproportions que le lecteur voudra bien me pardonnei*. Toutes les ligures de ma petite galerie sont ap- préciées avec une franchise absolue et une entière IV PRÉFACE. liberté. Biographie, quand il s'agit d'académiciens, est, pour bien des lecteurs, synonyme d'éloge. J'ai trop souvent peut-être oublié cette tradition ; mais un mot de Voltaire m'a plus d'une fois soutenu dans l'entreprise peu périlleuse de juger équitablement les hommes du siècle passé : « Qui loue tout n'est qu'un flatteur; celui-là seul sait louer qui loue avec restriction. » Les grands hommes sont rares , il faut bien le savoir, et l'on doit, quand on les rencontre, s'in- cliner profondément devant eux. Mais lorsqu'un sourire ironique accueille tardivement le souvenir de ceux qui en ont indûment tenu l'emploi, il n'y a à cela ni injustice ni inconvénient. J'aurais pu souvent, sans infidélité comme sans effort, montrer dans les passions et les ridicules, les partialités et les jalousies du passé , des analo- gies et des leçons applicables au temps présent. Non- seulement je me suis abstenu de chercher pour ce livre un tel genre d'intérêt, mais chaque fois que l'allusion, s'imposant en quelque sorte, se présen- tait à moi trop facile et trop claire, je me suis fait une loi invariable de quitter brusquement la plume. .1. lîElîTRAND, L'ACADÉMIE DES SCIENCES ET LES ACADÉMICIENS DE 1666 A 1793 I. L'ACADÉMIE L'ACADÉMIE DE 1666. Lorsqu'en 1666 Golbert, heureusement inspiré par Perrault, proposa à Louis XIV la création de l'Académie des sciences, il prétendait former une compagnie compétente, aussi bien sur les questions d'érudition, d'histoire, de littérature et de goût, que sur les problèmes de science pure. Un acadé- micien devait, suivant lui, ne fermer les yeux à aucune lumière et cultiver plus spécialement une des branches des connaissances humaines , sans donner pour cela l'exclusion à toutes les autres. 2 L'ACADÉMIE. L'Académie des sciences réunit donc d'abord, pour bien peu de temps il est vrai, aux géomètres et aux physiciens, des érudits et des hommes de lettres. Pour ne pas cependant partager les esprits entre des pensées trop contraires, on assigna des jours dilTérents à la réunion des différents groupes de la compagnie. Les géomètres et les physiciens s'assemblaient séparément le samedi, puis tous en- semble le mercredi; les historiens tenaient séance le lundi et le jeudis et les littérateurs enfin étaient réunis le mardi et le vendredi. Toutes les sections cependant composaient un même corps qui, le premier jeudi de chaque mois dans une réunion de tous ses membres, entendait et discutait, s'il y avait lieu, le compte rendu des travaux particuliers. L'organisation, on le voit, était à peu près celle de notre Institut. L'Académie française et l'Académie des inscriptions, représentées dans la compagnie nouvelle par une partie seulement de leurs membres, s'émurent d'une séparation qui, en donnant aux uns une double part de privilèges et de largesses, ne pouvait manquer d'amoindrir les autres. Golbert obtint, à leur prière, que le roi réduisît les occupa- tions de l'Académie des sciences aux études et aux recherches scientifiques. Devenue ainsi la sœur et non la rivale de ses deux aînées, l'Académie des sciences resta composée de seize membres, presque tous choisis par Golbert avec un rare discernement. LES PREMIERS ACADÉMICIENS. 3 Dans la section de mathématiques se trouvaient en ellet : Christian Huyghens, un des pkis grands hommes de son temps, rare et admirable génie qui, pendant plus de quinze ans, brilla dans l'Académie et fat le plus illustre de ses membres. Roberval, que Pascal estimait assez pour écrire : « Si le père jésuite connaît M. Roberval, il n'est pas nécessaire que j'accompagne son nom des éloges qui lui sont dus, et s'il ne le connaît pas, il doit s'abstenir de parler de ces matières, puisc|ue c'est une preuve indubitable qu'il n'a aucune entrée aux hautes connaissances ni de la physique, ni de la géométrie. » Picard et Auzout, célèbres tous deux à des degrés et à des titres inégaux, dans l'histoire de l'astronomie. Frenicle, dont Descartes et Fermât ont loué la pénétration et qui, presque exclusive- ment appliqué à la théorie des nombres, avait lutté sans désavantage contre ces deux grands hommes, lorsqu'ils n'avaient pas dédaigné de le suivre, quel- quefois même de le provoquer sur son terrain. Buot, qui, d'abord simple ouvrier armurier, s'était instruit seul et qu'on s'étonnait de voir si savant sans entendre un mot de latin. Carcavy enlln, ami de Pascal, et qui sans avoir produit d'invention originale était alors un savant instruit et considérable. 4 L'ACADÉMIE. Les physiciens qui complétaient l'Académie sont restés moins célèbres. Outre Pecquet, dont le nom est attaché à une découverte importante, l'Académie comptait : Delachambre, médecin ordinaire du roi et au- teur d"un ouvrage intitulé : Nouvelles conjectures sur la cause de la lumière, sur les débordements du Nil et sur F amour d'inclination. Cet ouvrage a reçu de grandes louanges ; les mérites, il faut le croire, en étaient aussi variés que le sujet, car il ouvrit à son auteur les portes de l'Académie fran- çaise comme celles de l'Académie des sciences. Claude Perrault, le futur architecte du Louvre, médecin en même temps, comme Boileau ne l'a laissé ignorer à personne, et de plus naturaliste habile. Quoique Duclos, Bourdelin, Gavant et Mar- chand, qui complétaient la section, n'aient pas laissé de grands noms dans la science, leur mérite passait alors pour fort au-dessus du commun. Duhamel, homme très -docte et d'un esprit ferme et droit, fut nommé secrétaire. 11 joignait à une grande érudition philosophique la politesse et l'élégance de style, en même temps qu'une excel- lente latinité dont la réputation décida, dit-on, le choix de Colbert. Cinq jeunes gens enfin, Couplet, Riclier, Niquet, Pivert et Delannoy, furent adjoints aux académi- ciens pour les aider dans leurs travaux. LES PREMIERES RÉUNIONS. ô Le roi assurait par des pensions l'existence des membres de la compagnie nouvelle, en mettant de plus à leur disposition les fonds nécessaires pour exécuter les expériences et construire les machines jugées utiles. L'Académie se réunissait deux fois par semaine, le mercredi et le samedi. Quoique tous les mem- bres fussent convoqués, la séance du mercredi était spécialement consacrée aux travaux mathémati- ques, et celle du samedi aux expériences de phy- sique, comprenant, d'après le langage du temps, les manipulations de chimie et les travaux d'his- toire naturelle. Les réunions ressemblaient fort peu à celles d'aujourd'hui. L'Académie, inconnue au public et peu soucieuse de se répandre au de- hors, ne recevait des savants étrangers que de rares et insignifiantes communications; une ou deux fois par an, tout au plus, un inventeur, patronné par quelque grand personnage, était admis à lui soumettre un moyen de dessaler l'eau de mer, une 'solution nouvelle du problème des longitudes ou quelque combinaison chimérique pour produire de la force sans en consommer. . . JMais les seize aca- démiciens, accoutumés à ne compter que sur eux- mêmes, remplissaient le plus souvent les séances par leurs propres travaux. Les expériences, choi- sies et discutées à l'avance, devaient être exé- cutées en commun, dans le laboratoire annexé à la 6 L'ACADEMIE. bibliothèque royale, où se tenaient alors les assem- blées. Duclos, dans le programme des travaux de chi- mie, étale tout d'abord la confiance d'un ignorant qui ne doute de rien. La chimie, il ne faut pas l'oublier, est de création toute récente, et les trans- formations des corps n'avaient jamais été rattachées, avant Slahl qui vint quarante ans plus tard, à une théorie réellement scientifique. Duclos cependant n'y aperçoit pas de secrets; il déclare le nombre des éléments, en assigne la nature et le rôle et, sans marquer aucun embarras, émet et propose comme indubitables les principes les plus absolus et les plus faux. Le soufre, le mercure et le sel ne sont pas, suivant lui, des corps simples, et par la résolution des mixtes naturels, il ne reste jamais que de l'eau. C'est elle qui, altérée par un eflicient im- palpable et spirituel, produit le mercure, le soufre et le sel. Les esprits parfaits et qui ont quelque participation de la vie contiennent un troisième principe, nommé archée, en sorte qu'il existe en tout trois principes : le corps matériel qui est l'eau, l'esprit altératif et l'âme vivifiante ou archée. Les chimistes, on le voit, avaient beaucoup à désap- prendre. Le plan d'études tracé par Perrault pour l'ana- tomie et la botanique fait paraître au contraire beaucoup de savoir et de sens. Les recherches ana- LES PROJETS D'ETUDE. 7 tomiques doivent comprendre, suivant lui, en même temps que la description des organes, la recherche de leur usage et le mécanisme de lem' action. Quel- ques organes bien connus remplissent des fonctions encore très-cachées et des eflets véritables et ma- nifestes, tels par exemple que la génération du lait, dépendent de quelque organe qu'on n'a pas pu dé- couvrir. Un anatomiste doit donc employer à la fois les yeux et la raison, en conservant toutefois quel- que avantage aux yeux sur la raison même. Perrault distingue également de l'histoire et de la description des plantes l'étude plus philosophique de leur naissance et de leur accroissement. Beau- coup d'auteurs anciens ont écrit sur ce sujet; leurs assertions sont douteuses, il serait utile de les véri- fier. Est-il vrai, par exemple, cp'une plante puisse se reproduire par les sels tirés de sa cendre? La terre qui nourrit la plante peut-elle la produire par sa propre fécondité sans avoir reçu de semence? Existe-t-il dans la plante, comme dans les ani- maux, une partie principale qui donne l'àme et le mouvement à toutes les autres, et cette partie n'est- elle pas la racine? Que faut-il penser enfin de ce qu'on a nommé les sympathies et les antipathies des plantes? Si le sapin est considéré comme l'ami des autres arbres, cela ne tient-il pas seulement à ce que sa racine, droite et plongeante, ne gêne en rien les plantes placées dans son voisinage? Si lion. 8 L'ACADÉMIE. l'olivier passe pour un arbre peu sociable, n'est-ce pas pour une raison contraire? Chaque académien était invité à proposer son programme, et il en résulta une grande variété de projets. Un membre de la Compagnie, dont le pro- cès-verbal ne donne pas le nom et qui, pour cette raison, est peut-être Duhamel qui l'a rédigé, propose de « choisir un étang pour faire tourner l'eau en son milieu, laquelle communiquera le mouvement au reste de l'eau par différents degrés de vitesse, pour y examiner le mouvement des divers corps flottants en divers endroits et inégalement éloignés du milieu, pour faire quelque comparaison des pla- nètes dans le monde. » Auzout, mieux inspiré, demandait que quelques- uns de la Compagnie eussent commission de voir les ouvriers, leurs outils et leurs instruments, la manière de les employer, savoir ce qui leur manque et apprendre leurs secrets et leurs sophisteries. Cou- plet fut chargé de suivre cette idée, qui devait pro- duire la belle collection des x\rts et métiers publiée un siècle plus tard par l'Académie. Huyghens aussi remit son projet, et M. Boutron en possède l'autographe original avec des notes approbatives écrites sans doute de la main de Coibert. Faire les expériences du vuide par la machine et autrement et déterminer la pesanteur de l'air. LES PROJETS D'ÉTUDE. 9 „ ^^ Examiner la force de la poudre à canon en l'enfermant en petite quantité dans une boite de fer ou de cuivre fort espaisse. ^^^j Examiner de même façon la force de l'eau raréfiée par le feu. „ Examiner la force et la vitesse du vent et l'usaire qu'on en tire à la navigation et aux machines. Examiner la force de la percussion ou la communication du ^o"- mouvement dans la rencontre des corps, dont je crois avoir donné le premier les véritables règles. Pour l'Assemblée de Physique. La principale occupation de cette Assemblée et la plus utile doibt estre, à mon avis, de travailler à l'histoire naturelle à peu près suivant le dessein de Verulamius. Cette histoire con- siste en expériences et en remarques et est l'unique moyen pour parvenir à la connoissance des causes de tout ce qu'on voit dans la nature. Comme pour sçavoir ce que c'est que la pesan- teur, le chaud, le froid, l'attraction de l'aimanl, la lumière, les lion. ' couleurs, de quelles parties est composé l'air, l'eau, le feu et tous les antres corps, à quoy sert la respiration des animaux, de quelle façon croissent les métaux, les pierres et les herbes, de toutes lesquelles choses on ne sçait encore rien ou très peu, n'y ayant pourtant rien au monde dont la connoissance seroit tant à souhaiter et plus utile. L'on devroit, suivant les diverses matières dont j'en viens de nommer quelques-unes, distinguer les chapitres de cette histoire et y amasser toutes les remarques et expériences qui regardent chacune en particulier, et de ne se pas tant mettre en peine d'y rapporter des expériences rares et difficiles à faire, que celles qui paroissent essentielles pour la découverte de ce que l'on cherche, quand bien même elles seroient fort communes. L'utilité d'une telle histoire faite avec fidélité s'estend à tout le genre humain et dans tous les siècles à venir, parce qu'outre le profit qu'on peut tirer des expériences particulières pour divers usages, l'assemblage de toutes est toujours un fondement assuré pour bastir une philosophie naturelle, dans laquelle il faut 10 L'ACADÉMIE. nécessairement procéder de la connoissance des effets à celle des causes. La chimie et la dissection des animaux sont assurément né- cessaires à ce dessein, mais il faudroit que les opérations de l'une ou de l'autre tendissent toujours à augmenter cette histoire de quelque article important et qui regardas! la découverte de quelque chose qu'on se propose, sans perdre de temps à plu- sieurs mesmes remarques de quelques circonstances dont la connoissance ne peut avoir de la suite; pour ne pas encourir le reproche que faisoit Seneque aux philosophes anciens : Inve- nissent forsilan necessaria nisi et superflua qiiœsissent. Il faudroit commencer par les matières que l'on jugera les plus belles et utiles, dont on pourra distribuer plusieurs à la fois à autant de personnes de ceux qui composent l'assemblée qui toutes les semaines y feront le rapport et lecture de ce qu'ils auront recueilli, et ce sera ainsi une occupation réglée, dont le fruit sera indubitablement très grand. HUVGHEXS. Cette note date de 1660, époque à laquelle Golbert proposa à Louis XIV la fondation de l'Aca- démie des sciences. C'est cette même année que Huyghens, appelé par le grand ministre et doté d'une pension considérable, vint se fixer à Paris. Picard commença immédiatement avec Auzout et Huyghens une série d'observations astronomiques, et, en proposant de construire pour les planètes des tables plus complètes que celles de Kepler, il disait ses motifs d'espérer ses succès. (( On a, dit-il, quantité de nouvelles observations ([ui ont été faites très-exactement en divers lieux, lesquelles, jointes et compai^ées à celles des années LES PROJETS D'ÉTUDE. Il précédentes, donnent une connaissance de l'astro- nomie bien plus particulière que celle qu'on a eue par le passé. La géométrie n'avait pas encore été poussée au point où elle est présentement; on a pour observer des instruments beaucoup meilleurs que ceux dont se sont servis les anciens. A peine avait- on, du temps de Kepler, de grandes lunettes de six ou sept pieds. On en fait aujourd'hui de soixante pieds. La méthode dont lui et ceux qui l'ont pré- cédé se sont servis pour mesurer le temps est fort incertaine, et très-éloignée de la précision que nous donnent les horloges à pendule, qui marquent les minutes et même les secondes avec beaucoup plus d'exactitude que les horloges communes ne mar- quaient les heures et les demi-heures, et elles sont d une si grande utilité c{ue l'on peut, par leur moyen, non-seulement rectifier les heures des étoiles fixes sans aucun instrument, mais encore faire plu- sieurs observations qui sans cela seraient impos- sibles. Que si, à tous ces avantages, on ajoute les secours qu'il plaît à Sa Majesté de promettre à cette science si nécessaire dans l'usage de la vie, et par laquelle on puisse espérer de bons et grands in- struments avec un lieu propre et tel qu'on le sou- haite pour observer, on aura tout lieu de se pro- mettre de bons résultats. » Le ciel sembla favoriser la compagnie naissante : deux éclipses, aussi rapprochées qu'elles puissent 12 L'ACADÉMIE. l'être, se succédèrent à quinze jours d'intervalle. La première surtout présenta un spectacle curieux et une instruction importante. Quand la lune s'éclipsa à l'horizon, le soleil lui-même n'était pas encore caché. Ce singulier phénomène avait été observé déjà par Pline et par Moestlin, le maître de Kepler. Les académiciens, qui ne l'ignoraient pas, y prirent cependant un grand intérêt; en voyant en efïet la lune s'obscurcir lorsque rien en apparence n'in- tercepte pour elle les rayons du soleil, on demeure assuré, sans recourir à aucune autre preuve, que les astres relevés par la réfraction ne sont pas où ils semblent être. L'Académie, plaçant au nombre de ses travaux astronomiques l'étude immédiate de la réfraction, résolut d'approfondir une théorie aussi indispensable à l'exactitude de toutes les autres. Huyghens proposa plusieurs méthodes qui furent suivies et perfectionnées, et l'Académie con- tribua à faire disparaître une erreur grave presque universellement admise jusqu'alors. La réfraction, qui diminue avec l'élévation de l'astre observé, ne devient nulle qu'au zénith; les observateurs, cjui l'avaient négligée pour les hauteurs plus grandes que ho", s'étaient trompés par là de plus d'une minute sur la latitude de Paris, base nécessaire de tous les travaux de l'Observatoire. Les mathématiciens eux-mêmes entreprirent une œuvre collective. Un traité de mécanique, composé ÉTUDES SUR L'ANATOMIE. 13 par eux, devait être l'une des premières productions de l'Académie. Chaque géomètre, à tour de rôle, composait un chapitre et, comme on disait alors, était député pour penser à une question. Plusieurs séances étaient consacrées ensuite à lire son travail et à le discuter. Descartes, que le plus grand nombre des académiciens reconnaissaient pour leur maître, avait dit cependant : « On voit souvent qu'il n'y a pas autant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces et faits de la main de plusieurs maîtres qu'en ceux auxquels un seul a travaillé. » Le nouveau traité ne démentit pas ce jugement, et si le temps qu'on y a consacré lui donne une place dans l'histoire de l'Académie, il n'en occupe aucune dans celle des progrès de la science. L'Académie, qui devait composer en même temps et qui composa en effet un traité sur l'his- toire des animaux, en amassait confusément les matériaux, en suivant, sans ordre régulier et sans dessein prémédité, le seul hasard des occasions : un renard, un blaireau, une fouine, une civette, un putois, une belette, plusieurs salamandres, un caméléon, une gazelle, un sapajou, un ours, un hérisson, une cigogne, une ti grosse, un droma- daire, une chouette, un esturgeon et une oie vivante dont on examina les organes respiratoires, se succé- dèrent dans les séances du samedi sur la table de dissection. Mais la plus éclatante et la plus mémo- H L'ACADÉMIE. rable de toutes les dissections fat celle d'un élé- pliant de la ménagerie de Versailles. Le roi y assista; l'opération eut lieu à Versailles. Elle était commencée depuis c[uelque temps, lorsque le roi, sans s'être fait annoncer, entra tout à coup dans la salle et demanda où était l'anatomiste qu'il ne voyait point. Duverney, le scalpel à la main, s'éleva alors des flancs de l'animal où il était englouti et fit devant lui l'histoire des principaux organes, en y mêlant sans doute quelque ingénieuse flatterie. L'œil, apporté à Paris, fut étudié avec grand soin; la trompe occupa deux séances; la chair, le cer- veau, l'ivoire et la liqueur du péricarde furent analysés par les chimistes, c'est-à-dire successive- ment soumis à une distillation qui détruit les prin- cipes sans en révéler la nature. Le corps d'une femme suppliciée fut livré un jour à l'Académie; le procès- verbal des opérations est rédigé cette fois avec des développements inu- sités. On rapporte l'épreuve proposée par chacun et presque toujours 'exécutée. Les académiciens, attentifs à profiter d'une occasion très-rare alors, tiennent séance extraordinaire plusieurs jours de suite et quand on cessa les travaux, il était impos- sible de les continuer. Golbert, dans son zèle pour la compagnie qu'il avait fondée, avait autorisé les académiciens à examiner, pour leur instruction, les malades dés- ÉTUDES SUR LES PLANTES. Mj espérés de l'Hôtel-Dieu. Maître alors de l'admi- nistration, il disposait de tout dans l'Etat. Cette fois cependant, il ne fut pas obéi. Les religieuses, avec une invincible fermeté, refusèrent l'entrée de l'hôpital, et la Commission académique revint, comme dit son rapporteur Pecquet, sans avoir rien fait. L'Académie, qui publia sur l'histoire des ani- maux deux volumes de grand intérêt et riches d'observations originales, ne produisit sur la bota- nique qu'un long et inutile travail. Guidée par une fausse imagination, elle demandait à la distillation des plantes tout le secret de leurs principes divers, et pendant plusieurs années, elle employa la plus grande partie de son temps à distiller avec une persévérance obstinée toutes les espèces connues, sans remarquer l'inconvénient grave d'une telle pratique et la stérilité de la méthode. Les principes immédiats réellement caractéristiques sont décom- posés en effet dans l'opération, et les végétaux les plus dissemblables, tels que la ciguë, le pavot ou le blé, donnent exactement le même produit. Les différences restent donc cachées et tout aboutit à confondre les problèmes sans les éclaircir. Les exemples d'analyse par distillation sont nombreux dans l'histoire de l'Académie. Un jour, la compagnie étant assemblée, on procède à la distillation d'un melon tout entier dont on avait 16 L'ACADÉMIE. seulement ôté les graines et dont le poids était de cinq livres. La liqueur distillée fut fractionnée en neuf parties qui se trouvèrent toutes, à l'excep- tion de la première, médiocrement acides. La neu- vième et dernière avait beaucoup de sel volatil, et il resta quatre grains de sel lixiviel. Un autre exemple confirmera la trompeuse faci- lité de ce que l'on nommait analyse chimique à la fin du xvii^ siècle. « La compagnie étant assemblée le Ik juillet 16G7, M. Bourdelin a fait voir l'analyse de quarante crapauds tout vivants. Il y en avait qui étaient gardés depuis dix-huit jours dans un panier, et ceux-là sentaient fort mal; ils pesaient deux livres, onze onces et plus. On en a tiré trente- cinq onces, trois gros de liqueur; les cinq premières onces ont été tirées au bain vaporeux : la première, claire et limpide, d'une saveur piquante, a blanchi l'eau de sublimé; la seconde a rendu laiteuse l'eau de sublimé; la troisième a légèrement précipité l'eau de sublimé et troublé l'eau de vitriol; la quatrième a plus précipité l'eau de sublimé ; la cinquième a fait ces efi'ets encore plus fortement. II en reste dix onces fort sèches. » Tels sont les résultats visible- ment informes et sans portée dont l'Académie, pen- dant près de trente ans, chargea patiennnent ses registres. Les macérations quelquefois venaient en aide à la dislillalion. u Je suis d'avis, disait Dodart à ÉTUDE PROLONGÉE D'UNE QUESTION. 17 l'Académie, un jour où elle tenait conseil pour déter- miner et arranger l'ordre de ses travaux, je suis d'avis que l'on continue cette année à macérer des plantes. Nous ne sommes pas assurés que cette préparation confonde ou altère les principes, il est probable qu'elle les démêle; et supposé qu'elle les altère, il est bon de savoir quelle altération elle cause, et comme il n'y a guère d'apparence que les analyses nous fassent voir dans les produits ce qu'ils sont et ce qu'ils peuvent faire, il faut au moins qu'elles nous fassent voir ce qu'on peut y faire par quelque voie que ce soit; or la macération est une de ces voies et des principales. » Au lieu de promener son attention sur des communications trop nombreuses et trop rapides pour la captiver, l'Académie avait pour coutume de consacrer une séance tout entière à l'étude d'une question qui restait à l'ordre du jour pen- dant plusieurs semaines, quelquefois même pen- dant plusieurs mois de suite; elle s'arrêtait sur chaque difficulté, discutait tous les points de vue, jugeait les opinions opposées et dans les cas demeu- rés douteux faisait immédiatement appel à l'expé- rience. De telles conférences, souvent pleines d'in- térêt et de vie, si elles n'accroissaient pas toujours la science, exerçaient au moins les plus habiles et servaient à l'instruction de tous. Une des questions les plus longuement étudiées 18 LAÇA DE MIE. fut celle de la coagulation qui, pendant l'année 1669, occupa vingt semaines de suite toutes les séances du samedi. Des animaux vivants, un agneau et un cheval entre autres, furent amenés au labora- toire et livrés au scalpel. L'illustre Huyghens, dont l'esprit vif et étendu embrassait toutes les questions, proposa à cette occasion sur la nature des liquides une opinion longuement motivée et remarquable à beaucoup d'égards. La liquidité suivant lui ne consiste pas seule- ment dans le détachement des parties du corps, mais encore dans un mouvement continuel de ces parties. « Plusieurs raisons, dit-il, le rendent vrai- semblable, et premièrement cette propriété des li- queurs de se faire une surface plane et horizontale, c'est-à-dire de faire descendre toute sa masse, est une chose qu'.on ne conçoit pas qui se puisse faire par la seule petitesse et non-cohérence des parties, parce qu'on voit qu'un tas de blé ou de grains de moutarde ou de sable ne s'aplatit pas, mais de- meure en forme de pyramide; mais quand on secoue longtemps, quoique par petit coups, le vaisseau qui les contient, ce qui cause du mouvement dans tous les grains, on voit qu'ils se mettent de niveau ainsi qu'un liquide. » Huyghens dans un autre passage, à propos de la coagulation du lait, parle de la chaleur qui n'est fjU une (Kjitalion pJus violente des mêmes parties du DISCUSSIONS DIVERSES. 19 lait. Cette idée, aujourd'hui presque triomphante, qui fait de la chaleur un mouvement des molécules, a été proposée plusieurs fois devant l'Académie des sciences. On lit au procès-verbal du 23 juin 1677 : (( Il y a beaucoup d'apparence que la chaleur vient du mouvement, la forte d'un mouvement très-vif et la faible d'un mouvement assez lent... En un mot, je ne sais quel mouvement c'est que la cha- leur, mais je suppose que c'est un mouvement. » Les physiciens aujourd'hui n'en peuvent pas dire davantage. Mariette et Perraut invités à parler sur la coagulation y employèrent chacun une séance entière sans rien dire qu'on doive rapporter. Pendant que les séances du samedi étaient con- sacrées à l'étude de la coagulation, la discussion d'une machine proposée et construite par Huyghens pour mesurer la force de l'air et des liquides en mou- vement, occupait celles du mercredi. La question pour des cartésiens était liée très-intimement à la cause et au mécanisme de la pesanteur. Huyghens proposa les conjectures qui devaient peu de temps après lui inspirer le petit écrit : De causu gravi- tatis. Elles soulevèrent des contradictions, et la compagnie fut fort partagée. Roberval trouvait la question trop difficile et trop haute. On ne doit pas, disait-il sagement, prononcer sur de tels mystères; le fond en est entièrement impénétrable, et il faudrait, pour les éclaircir, quelque sens 20 L'ACADÉMIE. particulier et spécial dont nous manquons. Sans s'embarrasser dans la recherche des causes, il était d'avis qu'on s'en tînt au fait. L'Académie cependant voulut rassembler ses conseils et ses forces pour juger une question qui surpasse sans doute l'intel- ligence humaine et qu'aucune décision ne saurait trancher. Une première commission dont le rap- porteur fut Mariotte proposa des objections aux- quelles Huyghens répondit aussitôt; l'Académie alors chargea Picard de prononcer définitivement. Le prudent astronome, ennemi des discussions et des incertitudes, déclina une telle i-esponsabilité, mais Duhamel et Perraut déclarèrent longuement leurs pensées. Huyghens maintint les siennes, et la discussion qui n'eut rien que de faible se prolon- gea pendant plusieurs semaines sans autre effet, comme on aurait pu le prévoir, que d'alïermir cha- cun dans son opinion. Les travaux astronomiques étaient en même temps activement poursuivis. La construction de l'Observatoire, décidée en i6G/i, fut commencée en 1667. Le 21 juin, une commission d'académiciens détermina l'orientation de la façade. Rien n'est plus mal entendu que cet édifice. Perraut, malgré tout son talent, s'y montra plus curieux de l'harmonie et de la régularité des formes que des besoins véri- tables de la science. Des dispositions réclamées par les astronomes et dont Colbert lui-même avait CRÉATION DE L'OBSERVATOIRE. 21 reconnu l'utilité furent obstinément repoussées par lui, comme incompatibles avec la beauté de l'en- semble. L'art d'observer éprouvait d'ailleurs à ce moment une véritable révolution, et les astronomes les plus habiles n'étaient d'accord eux-mêmes* ni sur la nature ni sur le choix des instruments à y installer. Picard et Auzout auraient voulu tout disposer pour l'astronomie de précision, prendre jour par jour des mesures régulières et exactes et au cata- logue minutieux des étoiles joindre les tables des mouvements planétaires et des positions de la lune; mais leur influence devait céder au crédit de Domi- nique Cassini. C'était Picard lui-même qui, sur l'estime qu'il avait conçue de ses talents, avait récemment attiré les bienfaits de Golbert sur ce redoutable rival. Homme d'esprit et homme de quahté, facile et agréable d'humeur, habitué à la représentation et à l'éclat extérieur, Cassini obtint aisément la faveur du roi ; habile à la ménager, il excellait à charmer son imagination, h exciter sa curiosité et à la satisfaire quel qu'en fût l'objet avec une merveilleuse assurance. Un jour, une comète parut dans le ciel. Le roi désira savoir vers quelle région elle se dirigeait. Cassini qui ne l'avait observée qu'une fois, le lui dit immédiatement. La comète suivit une autre route, mais le roi ne s'en informa pas et se souvint seule- 22 L'ACADKMIE. ment que pour un homme aussi habile que M. Cas- sini les astres n'avaient pas de secrets. En décou- vrant deux nouveaux satellites de Saturne, Cassini put se glorifier d'avoir porté le nombre total des astres errants au beau chiffre de ïl\, qui avait l'honneur d'être uni au nom illustre de Louis. La flatterie eut un plein succès, et une médaille, frap- pée par ordre du roi, en consacra le souvenir. Picard et Auzout, aussi simples que modestes, empressés d'ailleurs à proclamer ie mérite et la science de Cassini, devaient paraître près de lui de bien petits compagnons. Cassini fut donc presque seul consulté par l'architecte de l'Observatoire. Il n'approuva pas tout, et ses mémoires posthumes donnent un libre cours aux critiques; mais il accorda publiquement de grandes louanges à Perraut, et les réclamations ne purent ê(re bien énergiques contre un monument dont « le dessein, la gran- deur et la solidité lui paraissaient admirables. » La solidité, résultat de l'épaisseur des murs, était un grand inconvénient; elle empêcha l'installation des deux instruments les plus utiles aux observa- teurs modernes : la limette méridienne inventée par Roemer et le cercle mural du à Picard. Tous deux en effet exigent dans la maçonnerie une ouverture continue allant de l'horizon au zénith. Cet incon- vénient est tel que cent ans plus tard un des descendants de Cassini proposait pour y remédier CRÉATION DE L'OBSERVATOIRE. 23 de raser l'édifice au niveau du premier étage. Cas- sini, qui fut le premier directeur de l'Observatoire, cherchait surtout dans la science des résultats isolés et brillants et semblait peu se soucier de préparer par d'obscurs travaux les découvertes de ses successeurs. L'imperfection des instruments de précision devait donc le gêner moins qu'un autre. JMais Picard en souffrit beaucoup , et quoiqu'en restant toujours avec Gassini dans les meilleures relations, il n'obtint que lentement les secours nécessaires pour réaliser ses projets, toujours ce- pendant utilement et largement conçus. Les astronomes de l'Académie en attendant l'achèvement de l'œuvre de Perraut ne demeuraient pas inactifs. Louis XIV les avait chargés de mesu- rer la grandeur de la terre. Picard et Auzout, en exécutant ce travail, introduisirent dans leurs ob- servations un des perfectionnements les plus impor- tants qu'ait reçus depuis deux siècles l'astronomie de précision. Ils appliquèrent pour la première fois les lunettes à la mesure des angles. Cette idée, proposée par Huyghens dans son écrit sur le sys- tème de Saturne et perfectionnée par Picard et par Auzout, devait assurer aux observations une exac- titude presque illimitée. Les lunettes avaient révélé dans le ciel à Galilée, à Kepler et à leurs successeurs d'importants détails invisibles à l'œil nu, mais cette représentation sans 24 L'ACADEiMIE. réalité, formée par les rayons lumineux après tant de déviations inégales et mal connues, ne semblait pas pouvoir indiquer même approximativement leur direction primitive. La lunette en effet montre à la fois une infinité de points différents; vers les- quels est-elle précisément dirigée? Lorsqu'on observe avec une lunette un objet fort éloigné, une étoile par exemple, la lunette montre son image formée au foyer du verre anté- rieur, nommé objectif , et la position de cette image regardée à travers une loupe, nommée oculaire, varie avec celle de l'œil de l'observa- teur. Picard pour préciser la direction place dans la lunette, à la distance même où peut se former l'image, deux fils très-fins qui se croisent perpen- diculairement; l'observateur, par le déplacement de l'instrument, doit amener le point de croise- ment à recevoir l'image de l'objet qu'il étudie. 3Iais il faut deux points pour déterminer une direction, et les deux fils, par leur croisement, n'en donnent qu'un seul. Telle fut l'objection qui, en obscurcis- sant l'invention de Picard, empêcha toujours le célèbre Hévélius de l'appliquer à ses instruments. Picard, exact au fond mais confus dans ses explications, apportait cependant une preuve déci- sive, je veux dire l'épreuve môme. L'ancienne méthode donnait des résultats d'autant plus rappro- chés des siens qu'on l'appliquait avec plus d'habi- LUNETTES APPLIQUÉES A LA MESURE DES ANGLES. 23 leté et de soin, i^'ingénieux. académicien avait en ellet complètement raison. Lorsque les fils conve- nablement disposés cachent l'image d'un point éloigné, la ligne dirigée vers l'objet est déterminée et toujours la même dans l'intérieur de la lunette dont elle est l'axe véritable; les points situés sur son prolongement ne sont pas seuls aperçus par l'observateur, mais ils sont seuls visés par l'instru- ment. Tous les observateurs aujourd'hui profitent de cette invention, et grâce à elle les plus médiocres surpassent Tycho en précision, autant et plus peut- être que Tycho surpassait ses prédécesseurs. La position de plusieurs villes du royaume, déterminée astronomiciuement par Picard, devait servir à la mesure du méridien. Quelques résultats très -inattendus suggérèrent à l'Académie le des- sein plus vaste de les rattacher à un ensemble en construisant une nouvelle carte de France. Cette résolution approuvée par Colbert fut suivie d'un prompt effet. Picard et Lahire commencèrent les travaux sans retard, mais ralentis et interrompus souvent par la nécessité des affaires, ils n'étaient pas fort avancés à la mort de Picard. Cassini eut l'honneur de continuer ce grand ouvrage dont la célèbre carte qui porte son nom et qui fut terminée par son arrière-petit- fils devait être le dernier résultat. Lorsqu'une étude entreprise se trouvait termi- 26 L'ACADÉMI!'. née ou abandonnée, l'Académie, toujours empressée à passer d'un travail à un autre, avisait aussitôt un but nouveau à atteindre et par des discussions par- fois très -prolongées s'efforçait de tracer sa route et d'y régler sa marche à l'avance. C'est ainsi que le 3 novembre 1669, quinze sujets d'expérience et d'étude furent successivement proposés. Presque tous sont insignifiants et je citerai seulement les suivants : Faire l'analyse du café et du thé pour savoir pourquoi ils empêchent de dormir. Faire l'analyse de l'urine pour savoir ce qui fait sa vertu pour les goutteux et contre les vapeurs. Chercher des purgatifs agréables au goût. Un autre jour, l'Académie n'ayant rien de mieux à faire, on proposa d'enlever la rate à des chiens, et l'on trouva pour tout résultat qu'ils étaient plus gais et urinaient davantage. L'Académie, toujours exacte à faire une expé- rience au moins dans chaque réunion du samedi, prenait souvent des chiens pour victimes. Plus d'un, piqué par une vipère, servit d'épreuve à la vertu des antidotes réputés efficaces. Ils ne mouraient pas tous, mais l'inégale gravité des morsures et la force plus ou moins grande de l'animal expliquaient suffisamment la différence des résultats. L'Acadé- mie, qui revint plus d'une fois sur ces expériences, semblait se plaire à varier le choix des victimes. ANTIDOTES CONTRE LA MORSURE DES VIPÈRES. 27 Un chat fut mordu au ventre; il vivait à la fin de la séance, mais il mourut deux jours après. Une grenouille mordue par une vipère mourut la nuit suivante. Deux vipères mordues par deux autres vipères vivaient encore à la fin de la séance, et le procès-verbal ajoute en post-scriptum : « Elles se portent aujourd'hui fort bien. » Un petit serpent fut également mordu; Il mourut le lendemain. Trois pigeons enfin ayant été mordus par trois vipères, les deux premiers moururent, le troisième survé- cut et assista à la séance suivante où l'on put con- stater c^u'il s'était formé une croûte sur la plaie. La question, on le voit, ne faisait pas de grands progrès. Elle fut reprise en 1737 à l'occasion d'un remède proposé par un charlatan et qui fit grand bruit. L'Académie sacrifia encore neuf pigeons, vingt-deux poulets, deux coqs, une oie, deux chats et huit chiens, sans donner de conclusion cer- taine. Dans l'une des séances où péiiodiquement en quelque sorte , l'Académie ayant épuisé son pro- gramme avait à se demander : Qu'allons-nous en- treprendre? Picard, après avoir tracé le tableau judicieux des desiderata de l'astronomie, proposa qu'en attendant l'achèvement de l'Observatoire, une commission fut envoyée à l^raiiibourg pour en dé- terminer exactement la position et rendre possible la comparaison des tables rudolphines de Tycho- 28 L'ACADÉMIE. Brahé avec les résultats qu'on obtiendrait à Paris. La résolution fut approuvée immédiatement par Col- bert, et Picard lui-même partit pour le Danemark. Il devait avant tout déterminer la hauteur du pôle à Uranibourg. En rendant compte des minutieuses précautions dont il s'est entouré, Picard fit connaître, pour la première fois, les singuliers déplacements que quinze ans d'observations lui avaient révélé dans la position de l'étoile polaire et qui l'ont fait toucher de bien près à l'une des grandes découvertes de l'astronomie moderne. Ces inégalités qui lui sem- blaient inexplicables n'ont plus aujourd'hui rien de mystérieux. Bradley en révélant leur cause a expliqué leur loi. Elles dépendent, en partie au moins, comme il l'a montré avec évidence, de la vitesse de la terre qui, comparable à celle de la lumière, altère inégalement aux diverses époques de l'année la direction apparente suivant laquelle nous parviennent les rayons issus d'une même étoile. Si Picard, qui ne l'a pas même soupçonné, n'a aucun droit à cette grande découverte, on en doit peut-être admirer davantage la perfection jusque-là inouïe des observations qui , en dehors de toute idée préconçue, lui ont révélé d'aussi minutieux dé- tails. La méridienne d'Uranibourg fut l'occasion d'un grand étonnement. La direction assignée par Tycho présentait dix-huit minutes d'erreur. Devait-on VOYAGE A URAiMBOURG. 29 accuser T habileté ou le soin du grand astronome ou voir dans le déplacement de la méridienne une preuve de la variation du pôle? Un trop grand nombre d'observations s'accordent à prouver le con- traire, et il fallut bien admettre chez l'exact et consciencieux Tycho une erreur rendue inexplicable par son évidence même. « Nous osons promettre à la postérité, ajoute Picard avec une légitime confiance, que si, dans la suite des temps, on trouve qu'il faille changer de plus d'une minute ce que nous avons établi sur ce sujet, ce sera pour lors que l'on pourra s'assurer de l'instabilité de la ligne méridienne. » Le voyage d'Uranibourg donna à l'Académie une force et une gloire nouvelles. Le jeune Roemer, ramené en France par Picard et introduit dans l'Académie, fut d'abord un de ses membres les plus actifs et bientôt un des plus illustres. Roemer en effet a mesuré le premier la vitesse de la lu- mière, à laquelle Picard par une voie toute diffé- rente avait touché de si près. Les satellites de Jupi- ter, en circulant autour de la planète, traversent périodiquement le cône d'ombre projeté par elle à l'opposé du soleil. Si leur mouvement était uniforme aussi bien que celui de Jupiter, les entrées ou immer- sions dans le cône d'ombre se succéderaient à in- tervalles égaux, et il en serait de même des sorties ouémersions; si la lumière se propage instantané- 30 L'ACADÉ3IIE. ment, la régularité des observations reproduira fidè- lement celle des phénomènes, mais si au contraire les rayons lumineux emploient un certain temps à parcourir la distance variable qui nous sépare de Jupiter, l'observation inégalement retardée accusera dans les intervalles des différences qui n'ont rien de réel et dont la loi est évidente. Lorsque la terre s'éloigne de Jupiter, nous fuyons pour aijisi dire devant les rayons qu'il nous envoie, le retard va en augmentant, et les intervalles apparents sont plus grands que les intervalles réels. L'effet est con- traire lorsqu'en nous rapprochant de la planète, nous allons au-devant de ses rayons. Or un examen facile de la position des astres montre que, dans le premier cas, Jupiter cachant ses satellites au mo- ment de l'immersion, l'émersion est seule visible de la terre; les immersions au contraire le sont seules dans le second cas. Si donc la propaga- tion de la lumière n'est pas instantanée, l'intervalle entre deux immersions consécutives observées doit sembler plus court que celui de deux émersions, et la différence sera d'autant plus grande que la lumière marche moins vite. C'est par ces considé- rations ingénieuses que Pioemer osa fixer à vingt- deux minutes le temps employé par la lumière à traverser le diamètre de l'orbite terrestre. Un pa- radoxe aussi hardi heurtait non-seulement l'opinion commune mais l'une des assertions les plus réso- VITESSE DE LA LUMIÈRE. 31 lues et les plus Iranchantes de Descartes; les sa- vants devaient y résister. Encore que la loi de Roemer paraisse nettement dans les moyennes, lorsqu'en approfondissant la matière on veut chercher dans le détail des obser- vations une preuve plus précise et plus certaine, l'ordre fait place à la confusion, et de continuelles anomalies en altérant les résultats prévus semblent les convaincre d'erreur. Gassini, qui entrant dans la pensée de Roemer en avait vanté d'abord la nou- veauté et la force, alléguait contre elles des objec- tions considérables. Pendant que la terre en efTet s'éloigne de Jupiter, le premier satellite s'éclipse plus de cent fois; et si, comme l'atTu'mait Roemer, la vue de la dernière éclipse est retardée de vingt- deux minutes par rapport à celle de la première, l'accroissement moyen de l'intervalle qui sépare deux éclipses est de treize secondes environ. De si petites différences ne sont pas écrites dans les phé- nomènes en caractères assez visibles, et sans parler des erreurs d'observation d'autres inégalités peu- vent, on le comprend, les effacer complètement et en renverser le sens. Roemer cependant se défendait avec vigueur et succès. On lit dans l'extrait des registres remis à Colbert en 1678 : « M. Roemer a confirmé par de nouvelles observations ses sentiments touchant la vitesse de la lumière, prétendant que son mou- 32 L'ACADÉMIE. vement ne se fait pas en un instant. Comme ce problème est un des plus beaux que l'on ait en- core proposés sur ce sujet et que M. Cassini y a trouvé quelques difficultés, on l'a examiné souvent dans l'assemblée. La compagnie a trouvé que cette méthode pour trouver le temps que la lumière des astres emploie à son mouvement est la meilleure et la plus ingénieuse dont on se soit avisé jusqu'à pré- sent. » ]Mais dans l'histoire rédigée par lui des tra- vaux astronomiques de l'Académie, Cassini tient un tout autre langage et se prononce hardiment dans un sens opposé. On a comparé, dit-il, le temps de deux émersions prochaines du premier satellite dans une des quadratures avec le temps de deux immer- sions prochaines dans la quadrature opposée de cette planète, et bien que la lumière d'un satellite à la fin de sa révolution dans la premièi'e quadrature fasse moins de chemin pour venir à la terre dont Jupiter s'approche qu'à la fin de- sa révolution dans la seconde, quand Jupiter s'éloigne de la terre et que cette difîérence monte tout au moins à trois cent mille lieues de chemin dans un temps de plus que dans l'autre, on n'a pas trouvé de différence sen- sible entre les deux espaces de temps, a Ce n'est pas, ajoute Cassini, que l'Académie ne se soit aperçue, dans la suite de ses observations, que le temps d'un nombre considérable d'immersions d'un même VITESSE DE LA LU.MIÈUE. 33 satellite est sensiblement plus court (jue celui d'un pareil nombre d'émersions, ce qui peut en eflet s'expliquer par le mouvement successif de la lu- mière, mais elle ne lui a pas paru suffisante pour convaincre que le mouvement est en effet successif. » La découverte de Roemer, aujourd'hui solide et inattaquable, a été confirmée par tous les progrès de la science ; les objections pouvaient cependant et devaient être faites, et Cassini, en suspendant son jugement, ne fait paraître aucun esprit de dénigre- ment ou de jalousie. La question vingt ans plus tard semblait en- core douteuse , et Fontenelle en analysant un tra- vail de Maraldi concluait avec lui ou bien peu s'en faut en faveur de la propagation instanta- née. « Il paraît, dit-il, qu'il faut renoncer, quoique peut-être avec regret, à l'ingénieuse et séduisante hypothèse de la propagation successive de la lumière, ou du moins à l'unique preuve certaine que l'on criàt en avoir; car une preuve manquée ne rend pas une chose impossible. » Une autre expédition plus célèbre encore que celle de Picard fut celle de Richcr envoyé à Cayenne pour y faire, sous un ciel et dans un cli- mat nouveaux, d'importantes observations astrono- miques. Plusieurs questions lui étaient particulière- ment signalées, parmi lesquelles l'observation de la planète .Mars excitait au plus haut point l'impatiente 3 34 L'ACADEMIE. curiosité des savants. L'Académie, dit Pontenelle, attendait le retour de ses missionnaires comme l'ar- rêt d'un juge appelé à prononcer sur les difficultés qui divisent les astronomes. Il s'agissait en effet de déterminer la distance de Mars à la terre pour en conclure le rayon encore inconnu de l'orbite terrestre. Les astronomes ne connaissaient que des rap- ports. Ils savaient très-exactement que la distance de Mars au soleil est une fois et demie celle de la terre au soleil, mais on n'avait sur la grandeur absolue de l'une d'elles que d'insignifiantes conjec- tures. Anaxagore, en supposant le soleil aussi grand que le Péloponèse, évaluait sa distance à la terre à mille ou douze cents lieues tout au plus. Aristarque, par des mesures ingénieuses mais fort grossières, l'avait portée à douze cents rayons ter- restres ; Descartes n'en supposait que sept à huit cents; Kepler au contraire avait triplé le nombre d'Aristarque. Les observations de Richer devaient sextupler celui de Kepler. 3[ars alors approchait autant que possible de la terre, et l'on espérait pouvoir mesurer l'angle formé par deux rayons visuels dirigés vers lui au même instant, l'un de Paris, l'autre de Cayenne. Uicn de plus facile en théorie que la déterminalion d'un tel angle. Les difficultés sont toutes d'exécu- liou. mais elles sont considérables. VOYAGE A CAVENNE. W.j Devant la dislance des étoiles, le diamètre de la terre disparaît en quelque sorte et s'évanouit ; les rayons dirigés vers l'une d'elles par deux obser- vateurs éloignés sont rigoureusement parallèles, et l'on peut par suite rapporter à une même direction et comparer par là l'un à l'autre deux rayons diri- gés vers ■\[ars de deux points éloignés du globe. Malheureusement la terre tourne et se déplace. Mars lui-même n'est pas immobile, et une seconde de retard dans une observation peut dévier de plus de quinze secondes le rayon dirigé vers lui ; si Ton songe qu'un angle de vingt-cinq secondes fait tout le dénoùment du problème , on perd l'espoir d'ob- tenir, à deux mille lieues de distance , deux obser- vations réellement simultanées. Il faut s'affranchir de cette condition, et la marche régulière de la pla- nète, soumise à des lois bien connues, permet de calculer d'après la position observée celles qui la précèdent ou qui la suivent; on doit enfin dans une recherche aussi délicate prévoir toutes les causes d'erreur et en corriger les effets. L'événement trompa d'abord toutes les espé- rances. Les. erreurs d'observation, en compensant fortuitement les différences de direction, assignèrent une valeur nulle à l'angle qu'on voulait mesurer; mais Cassini, en recherchant jusqu'à la source la cause possible d'un résultat aussi inacceptable, fut conduit à soupçonner un quart de minute d'erreur, 36 LACA.DÉMIE. en assignant à l'angle une valeur de vingt-cinq secondes que donnaient ses propres observations et qui est exacte. Cassini en elïet avait résolu le problème sans employer les observations de Cayenne. Le principe de sa méthode est ingé- nieux; puiscjue la comparaison des observations n'exige pas qu'elles soient simultanées, on peut choisir pour les comparer deux observations faites a six heures de distance dans un seul et même ob- servatoire. La terre, dans son mouvement bien connu, emporte l'observateur plus loin de sa position pri- mitive que Paris ne l'est de Cayenne, et la dilïé- rence de temps peut remplacer la distance des lieux. C'est l'observation du pendule qui devait im- mortaliser surtout le nom de Uicher et le sou- venir de son expédition. Le pendule qui bat les secondes est plus court à l'équateur qu'à Paris, et ce fait bien observé nous montre |)ar une consé- quence très assurée que la pesanteur y est moin- dre. Huyghens, en évaluant la force centrifuge pro- duite par la rotation de la terre, fit connaître une cause considérable mais non pas unique de cette diminution qui se rattache avec certitude à la forme aplatie de la terre. Mais la suite de ces déductions est accessible aux seuls géomètres, et les autres sa- vants n'y virent pendant bien des années qu'une ingé- nieuse conjecture qu'ils discutaient sans s'entendre. Il restait donc beaucoup à faire pour fixer les es- APLATISSEMENT DE LA TERRE. 37 prits et rendre la déiiionslraiion convaincante. Cin- quante ans plus lard les deux partis jugeaient né- cessaire une nouvelle expédition académique qui , pour les mettre d'accord, dut chercher des preuves évidentes et ii'réfragables dans des mesures directes et précises. Le roi Jacques II, dans une visite à l'Observa- toire de Paris le 27 avril 1690, avait rapporté l'opinion de Newton sur l'aplatissement de la terre. Les académiciens dans leur réponse invoquent as- sez singulièrement les observations de Richer pour repousser une théorie dont elle fournit la preuve la plus assurée. « On répondit, dit le procès-verbal, que cette idée était venue à quelques-uns à l'occa- sion de quelques observations de Jupiter qui a paru quelquefois n'être pas parfaitement sphé- rique, mais que la partie de l'ombre de la terre qui tombe sur la lune paraissait assez circulaire pour persuader que la figure de la terre ne s'é- loigne pas sensiblement de la sphérique, que cette conjecture avait été assez fortifiée par les observa- lions de la longueur des pendules faites par les personnes envoyées par l'Académie des sciences à Gayenne, au cap Vert et aux Antilles, où le pendule à secondes s'est trouvé constamment sen- siblement plus court que dans notre climat, mais que cette dilférence pouvait être attribuée aux tem- pératures de l'air, puisque dans un môme lieu nous 38 L'ACADÉMIE. trouvons une petite dilïérence entre l'été et l'hi- ver, n Cette explication est inacceptable, et une tem- pérature de 200 degrés au moins serait nécessaire pour produire les effets observés. Les expériences sur la transfusion du sang fai- saient grand bruit en Angleterre. L'Académie prit soin de les reproduire et de les varier. Les Anglais remplaçaient hardiment le sang d'un homme par celui d'un sujet plus robuste ou mieux portant, en espérant par là changer non-seulement le tempé- rament mais le caractère du patient. Le sang d'un lion par exemple devait enflammer l'homme le plus timide et lui donner avec une noble fierté un courage invincible. Les savants de Londres pour guérir un fou avaient remplacé la plus grande partie de son sang par celui d'un homme sain d'es- prit ; mais le malade, continuant à déi'aisonner sur tous les points sauf sur un seul peut-être, courait les rues de Londres en se disant le martyr de la Société royale. Les académiciens français opé- rèrent seulement sur des chiens. Ils ne furent pas heureux. L'animal qui donnait son sang se rétablis- sait assez bien, l'autre languissait et mourait pres- (lue toujours. Le parlement informé de ces résultats défehdit par arrêt la transfusion cunnne inutile et dangereuse. La machine pneumatique, inventée à Magde- bourg par Otto de Guéricke et apportée par Huy- MORT DE COLBERT. 39 ghens devant l'Académie, fut aussi pour elle un su- jet d'études et l'instrument d'expériences très- nom- breuses. Parmi les singularités observées on peut signaler l'effet produit sur un poisson qui, placé sous le récipient dans un vaisseau plein d'eau, tomba au fond sans pouvoir remonter, môme après la rentrée de l'air. Sa vessie natatoire s'était vidée d'air et ne fonctionnait plus. C'est Huyghens également qui annonça le pre- mier à l'Académie la force expawsive de la glace, en profitant pour la rendre sensible du rude hiver de 1668. Le phosphore de l'urine, découvert par Brandt, fut également mis sous les yeux de l'Académie et préparé par Homberg dans le laboratoire. L'Aca- démie ces jours-là devenait une école, et l'un de ses membres transformé en professeur donnait l'en- seignement à tous les autres. Colbert pendant toute sa vie se montra favo- rable à la compagnie qu'il avait fondée. Plein de ménagements et de prévenances pour elle, soi- gneux de ses intérêts comme de sa dignité, facile à ses projets et à ses entreprises, il se plaisait à lui rendre de bons offices. Informé des travaux commencés, attentif en même temps aux recherches particulières et animant chacun dans ses propres des- seins, il savait soutenir sans dii'iger; habile à juger les hommes et les éprouvant au besoin, il se faisait 40 L'ACADEMIE. le prolecteur et ra])pui, non le guide de ceux qu'il avait appréciés et choisis. Sa mort fut un grand malheur pour les savants. L'impérieux Louvois, second protecteur de l'Académie, s'occupa fort peu d'elle et fort mal. L'esprit cjui l'animait n'était pas celui de la science. Les intérêts du roi étaient pour lui la loi suprême, et le soin de sa grandeur la seule affaire de conséquence. Les bienfaits et la faveur dont il daignait les honorer imposaient aux académiciens l'obligation de se tenir toujours sous sa main prêts à servir ses projets en s'y appliquant tout entiers. Le M) février 1686 un M. de La Chapelle, délégué par Louvois et interprète de ses volontés, vint proposer à l'Académie une distinction fausse et grossière entre les recherches utiles et la science de pure curiosité, comme s'il existait deux lumières, l'une pour guider les hommes, l'autre pour charmer leurs yeux. ((J'ai déjà eu l'honneur de dire à l'Acadé- mie, dit M. de la Chapelle, que M''' de Louvois de- mande ce que l'on peut faire au laboratoire; il m'a ordonné d'en parler encore. Ne peut-on pas considé- rer ce travail ou comme une recherche curieuse ou comme une recherche utile? J'appelle recherche cu- rieuse ce qui n'est qu'une pui'e curiosité ou qui est pour ainsi dire un amusement des chimistes; cette compagnie est trop illustre et a des applications trop sérieuses pour ne s'attacher ici qu'à une simple PROTECTORAT DE LOUVOIS. 41 curiosité. J'entends une recherclie utile celle qui peut avoir rapport au service du roi et de l'Etat. » Le nouveau protecteur prétendait, on le voit, retran- cher les curiosités inutiles et les amusements de l'esprit ; où la curiosité n'est pas admise pour elle- même, il ne faut pas espérer cependant que la science se développe et reste en honneur. Mais l'Académie, accoutumée à s'incliner au moindre signe venu de si haut, n'avait pas à discuter avec un ministre tout-puissant. M. de La Chapelle avait fait connaître quelques- uns des problèmes utiles dont on désirait la solu- tion. Ne serait-il pas permis, disait-il, d'examiner les elTets du mercure, de l'antimoine, du quinquina, du laudanum et du pavot selon les différentes prépa- rations, et de faire des analyses exactes du thé, du café et du cacao dont l'usage se rend si commun, soit comme remède, soit comme aliment? M. Bourdelin, qui naguère distillait des cra- pauds, se distingua par son empressement. Quel- ques semaines après la visite de M. de La Chapelle, il apportait à l'iVcadémie l'analyse de trois livres d'excellent café. « Ces o livres ont donné, dit-il, 20 onces 7 gros de liqueur qu'on a tirée par la cornue. La première, de li onces un peu austère a rougi le tournesol. La seconde, avec un peu d'acidité, a fait couleur de vin de Chablis avec le vitriol. La troi- sième a fait couleur de minium en mettant une por- -^^ -^- 42 LAC A DK MIE. lion de vitriol sur sept de cette liqueur. La qua- trième, d'odeur de cumin austère et amère, a rendu laiteuse la solution du sublimé. Une partie de vitriol sur deux a fait couleur de minium. La cinquième partie fort acide et mêlée de sulfuré, a précipité le sublimé. Une partie de cette liqueur avec deux de vitriol a fait couleur de minium fort foncée. La sixième de 3 onces a fait etïervescence avec l'es- prit de sel, et il reste 8 onces 2 gros figés. La tête morte avait plus de volume que le café. » Une telle analyse échappe à la classification de Louvois; elle n'est ni curieuse ni utile. « Bourdelin, dit Fontanelle, aimait tant le café que sur la fin de sa vie quand les médecins le lui interdirent, il se flatta longtemps d'être désespéré pour pouvoir sans scrupule en prendre tant qu'il voudrait, n Son ana- lyse, s'il en est ainsi, ne peut suggérer qu'une ré- llexion : puisque le café était excellent, il aurait mieux fait de le boire. L'Académie reprit plus d'une fois sans succès l'étude du café. Dans un mémoire lu en 1715, on y signale des principes salins et sulfureux, en termi- nant par quelques indications plus pratiques. « L'ex- périence, dit l'auteur qui n'est autre que le premier académicien de la célèbre famille de Jussieu, a introduit quelques précautions que je ne saurais blâmer touchant la manière de prendre cette infu- sion. Telles sont celles de boire un verre d'eau LES RECHIiRCHI-S UTILES. 43 auparavant de prendre le café, de corriger par le sucre l'amertume qui pourrait le rendre désagréa- ble, et de le mêler de lait ou de crème pour en étendre le soufre, embarrasser les principes salins et le rendre nourrissant. » M. Purgon n'aurait pas mieux dit. Perraut ailecla plus de déférence encore aux vues de Louvois en apportant à l'Académie une invention fort bizarre pour doubler la vitesse d'un boulet de canon. Le projectile ordinaire, dans le projet de Perraut, serait remplacé par un second canon qui doit lancer le boulet pendant son trajet dans l'intérieur de la grande pièce, en lui im- primant outre sa vitesse propre celle que lui com- munique l'action de la poudre. Pour ne rien perdre enfin, on doit disposer à petite distance un anneau assez fort pour retenir le petit canon au passage, sans être endommagé par le choc. Malgré la juste considération qui entourait Perraut dans l'Acadé- mie, on n'ordonna pas la réalisation d'un projet dont la naïve hardiesse, en faisant sourire plus d'un homme de guerre, dut montrer à Louvois que les académiciens ne sont |)as des artilleurs et que le mieux est de laisser chacun à ses .travaux naturels. Le départ d'Huyghens après la révocation de l'édit de Nantes, la mort de Picard et la retraite de Rœmer en Danemark furent pour l'Académie 44 LAC A DÉ MIE. des perles irréparables, lille se trouva privée tout à coup de ses lumières les plus précieuses. Quoique pour la chimie la stérile abondance de Duclos eût été heureusem.ent remplacée par l'activité plus fructueuse de Ilomberg, le zèle des autres membres s'alTaiblissait ; le travail en commun devenu une gêne pour tous était abandonné peu à peu, et l'on avait peine bien souvent à occuper les deux heures de la séance. Les procès-verbaux qui naguère rem- plissaientchaque année deux volumes, l'un pour les samedis, l'autre pour les mercredis, se réduisirent au point que les comptes rendus des années 1688 à 4691, toujours écrits par Duhamel avec la même exactitude, n'occupent plus ensemble qu'un seul volume qui les réunit sans distinction. L'activité renaît ensuite, il est vrai, mais elle se déplace; chacun veut user de son initiative et déserte les routes tracées à l'avance. La lutte entre les deux systèmes, commencée dès les premières années de l'Académie, s'était renou- velée à plusieurs reprises et se déclarait de plus en plus. L'Académie, dans l'intention des fondateurs, devait absorber complètement en elle l'individualité de ses membres, produire l'unité des esprits dans la science et dans la doctrine et paraître seule au dehors, non-seulement pour prendre part aux dé- couvertes de chacun et s'en glorifier, mais en se les appropriant sans citer aucun nom. LliS TRAVAUX i:N COMMUN. 43 Avant de publier pour la première fois ses tra- vaux, laCompagnie se demanda si elle devait nommer dans la préface les particuliers qui avaient fait quel- ques découvertes; on fut d'avis de ne les point nom- mer, et il fut décidé qu'on se contenterait de dire que les découvertes ont été faites dans l'Académie. Cette étrange égalité, décrétée mais non obtenue, n'était pas sans précédent, et les expériences des académiciens del Cimento à Florence sont restées leur propriété commune. L'Académie de Paris, en s' appropriant ainsi les travaux dô ses membres, déniait à chacun d'eux le droit de les inscrire dans ses propres ouvrages. On lit au procès-verbal du 18 août 1688 : « La Compagnie, pour éviter que dorénavant les per- sonnes qui la composent n'insèrent dans leurs ou- vrages particuliers les observations et les nouvelles découvertes qui sont faites dans les assemblées, a statué d'un commun consentement qu'à l'avenir cha- cun de ceux qui voudront faire imprimer de leurs ouvrages sera obligé d'en donner avis à la Compa- gnie et d'y apporter son manuscrit pour y être exa- miné, ou par l'Académie en corps, ou par les com- missions qu'elle nomme pour cet etTet. A l'égard des ouvrages qui ont été imprimés par ceux qui la composent, la Compagnie a résolu de revendiquer ce qui lui appartient toutefois et quand l'occasion s'en présentera. La compagnie a prié M. de La 46 L'ÂCADEiMIR. Chapelle de savoir la volonté de M^"" de Louvois, protecteur de l'Académie, avant que d'insérer le présent règlement dans les registres. » Ce passage est très -remarquable. On y voit clairement l'état intérieur de l'Académie et les causes d'un affaiblissement qui frappait tous les yeux. Les mathématiciens empiétaient peu à peu sur tout le reste. Cassini, l'Hôpital, Varignon. La Hire et Tlomberg, sans s'astreindre plus long- temps à chercher la vérité en commun, produi- sent isolément et sans grand éclat, d'instructifs et nombreux travaux ; mais ils ont peine à remplir les séances. Les sciences d'observation n'y occupent plus qu'une très-petite place; tout semble aller à l'abandon. Le laboratoire est délaissé, l'Académie n'a plus de règle, et l'assiduité de ses membres di- minue sensiblement. Un grand changement était nécessaire; l'abbé Bignon, neveu du troisième pro- tecteur Pontchartrain, eut le mérite de le comprendre. Après s'être fait donner par son oncle la direction de l'Académie, il obtint de la renouveler par lui règlement qui, en accroissant le nombre de ses membres et lui donnant le droit de se recruter elle- même, la rendit à la fois plus forte et plus libre, plus florissante et plus féconde. LES HONORAFRES ET LES PENSIONNAIRES. 4- L'ORGANISATION DE 1699. L'Académie des sciences, en 1699, reçut un grand accroissement ; l'organisation nouvelle élevait de seize à cinquante le nombre de ses membres et les partageait en trois classes : celles des hono- raires, des pensionnaires et des associés; la première composée de dix membres et les deux autres chacune de vingt. A chaque pensionnaire enfin était attaché un élève qui, formé par lui et instruit près de l'Aca- démie à laquelle il appartenait par avance, devait en s'y dévouant tout entier mériter successivement le titre d'associé et les avantages des pensionnaires. Les membres honoraires étaient en quelque sorte les médiateurs de l'Académie auprès du roi et de ses ministres ; ils devaient aider leurs confrères de leur crédit, les honorer par leur présence et les encourager par leur attention. Les plus grands sei- gneurs recherchèrent ce rôle et tinrent souvent à honneur d'ajouter à leurs titres celui d'académi- 48 L'ACADÉMIE. cien. Le règlement affirmait leur intelligence et leur savoir dans les mathématiques et dans la physique, mais une grande bienveillance pour les savants et le désir exprimé d'entrer en commerce familier avec eux étaient souvent la plus grande preuve qu'on leur en demandât et la seule marque qu'ils en pussent fournir. La prééminence leur appartenait de droit dans l'Académie, et le roi chaque année choisissait pour président et pour vice- président deux des membres honoraires. Les anciens académiciens furent presque tous admis dans la classe des pensionnaires. On les par- tagea en six sections de trois membres chacune : celles de géométrie, d'astronomie, de mécanique, de chimie, d'anatomie et de botanique. Le secrétaire et le trésorier complétaient le nombre de vingt. Douze des associés étaient Français et habitaient Paris. Répartis comme les pensionnaires entre les six sections, ils portaient à cinq le nombre de leurs membres. L'Académie, pour attirer à elle toutes les gloires, pouvait choisir les huit autres associés parmi les savants étrangers. On décida par un très- sage conseil que, désignés par l'éclat non par la nature de leurs travaux, ils n'appartiendraient à aucune section. En cas de vacance parmi les hono- raires, l'Académie devait proposer un candidat à l'agrément du roi. Pour les places de pensionnaires, elle en présentait trois parmi lesquels deux au LES ASSOCIÉS ET LES ÉLÈVES. 49 moins déjà associés ou élèves. La nomination des associés se faisait comme celle des pensionnaires, et sur les trois candidats présentés, deux au moins devaient être choisis parmi les élèves ; mais la règle fut renv-ersée, et en 1116, un règlement nouveau imposa au contraire l'obligation d'inscrire sur la liste présentée au roi un candidat au moins étran- ger à l'Académie, afin que Sa Majesté pût à cha- que élection si elle le jugeait utile rajeunir et for- tifier l'Académie par l'adjonction d'un membre nouveau. Les associés prenaient part à tous les travaux de l'Académie , mais ils n'opinaient que sur les questions de science. En cas de doute sur un de leurs droits, les honoraires et les pensionnaires en décidaient en dernier ressort à la majorité des suf- frages. Chaque pensionnaire choisissait son élève et le faisait agréer par la Compagnie, qui le proposait à la nomination du roi. Plusieurs choix se portèrent, comme on devait s'y attendre, sur des fils, des ne- veux ou des frères qui furent admis sans opiwsition. Les élèves ne votaieirt jamais; ils ne devaient parler que sur l'invitation du président et ne partageaient dans les premières années aucun des droits des académiciens; mais l'apprentissage peu à peu de- vint un surnumérariat accepté et brigué par des candidats d'une science déjà éprouvée. Galois pro- 50 L'ACADÉMIE. posa Ozanam plus que sexagénaire qui conserva, jusqu'à l'âge de soixante-quinze ans, avec le titre d'élève, la situation presque humiliante qu'il lui attribuait dans la compagnie; plusieurs autres, en se distinguant par leurs découvertes, prirent dans l'Académie une légitime influence. Le titre d'élève mettait une trop grande différence entre des savants égaux souvent par le talent comme par la renom- mée; on le supprima en 1716 en créant douze ad- joints auxquels une plus grande part fut accordée dans les délibérations et dans les travaux. L'insti- tution des associés libres est de même date ; sans appartenir à aucune section et sans cultiver spé- cialement une des branches de la science, ils devaient par leurs lumières générales prêter à l'Aca- démie un précieux concours. C'est à cette classe qu'ont appartenu le chirurgien Lapeyronie, l'ingé- nieur Belidor, le magistrat astronome Dionis du Séjour et l'illustre Turgot, qui cependant aurait si bien tenu sa place parmi les honoraires. L'Académie renouvelée et agrandie fut solen- nellement installée au Louvre, et un logement spa- cieux et magnifique remplaça la petite salle de la bibliothèque du roi. Les séances, comme par le passé, furent fixées au mercredi et au samedi, mais aux recherches en commun condamnées par trente années d'épreuves médiocrement fructueuses de- vaient succéder les efforts individuels, et la libre LES TRAVAUX INDIVIDUELS. 51 inspii'ation de cliacmi remplacer les programmes qui, trop exactement suivis, avaient rompu souvent les idées originales. Plusieurs fois déjà, il est vrai, l'ancienne Académie avait réuni en un seul volume les recherches personnelles et isolées de quelques académiciens, en s'excusant alors en quelque sorte d'une dérogation aux vrais principes. « Quelque application que l'on ait aux desseins principaux que l'on a entrepris, il est difficile, disait Fontenelle, de ne s'en pas laisser détourner de temps en temps pour travailler à d'autres petits ouvrages, selon que l'occasion en fournit de nou- veaux sujets et que l'on y est porté par son incli- nation particulière. Ces interruptions de peu de durée sont toujours permises lorsqu'on s'est occupé de desseins de longue haleine, et il est même im- portant de ne pas laisser échapper les conjonctures favorables pour trouver certaines choses qu'il se- rait impossible de découvrir en d'autres temps. Il arrive souvent à ceux qui composent l'Académie des sciences de faire de ces petites pièces, pour profiter des occasions qui se présentent et pour se délasser des longs ouvrages à qui ils sont assidûment ap- pliqués. » Ces petites pièces, rassemblées dans le dé- sordre de leur production, forment la collection des mémoires, monument durable et œuvre par excellence de l'Académie. Chaque académicien, 52 L'ACADÉMIE. marchant librement dans sa voie sous la seule inspiration de son propre génie, signait son écrit, comme il était juste, et en demeurait responsable. Tout était permis excepté le repos; l'Académie, dépôt non-seulement mais foyer de la science, avait pour maxime que vivant pour elle seule, un savant doit, sans jamais s'en distraire, inventer et perfectionner incessamment et sans fin ni relâche faire paraître au moins de nouveaux efforts. Tout pensionnaire, associé ou élève qui s'éloignait pour un temps de l'étude et du travail, cessait par cela même d'être académicien. Chacun devait commu- niquer à jours fixes et à tour de rôle le résultat de ses recherches et de ses essais ; le président avertis- sait et pressait les retardataires en les privant en cas de récidive d'une partie de leurs droits acadé- miques. Sans prévoir ni admettre aucune excuse, le règlement, plus d'une fois applicjué dans sa rigou- reuse dui'eté, excluait même à jamais comme infi- dèles à la science les membres assidus ou non aux séances, qui restaient trop longtemps sans y prendre la parole. Cette loi sévère et aveugle, gar- dienne du nombre et non de la qualité des produc- tions, semblait dénier aux académiciens le droit de se dévouer k une œuvre de longue haleine et de suivre de grands desseins. On devait heureusement s'en relâcher bien vite, mais plus d'une exclusion fut prononcée et maintenue. EXCLUSIOxN DES MEMBRES INEXACTS. 53 On lit par exemple au procès-verbal du 17 février 1714 : « Le roi ayant été informé que quelques-uns d'entre les associés et les élèves de l'Académie ne faisaient aucune fonction d'académicien, que même ils n'assistaient presque point aux assemblées et que, malgré les divers avis qui leur avaient été donnés, ils ne se corrigeaient pas de leur négli- gence, elle pouvait devenir d'un dangereux exemple. 8a Majesté a cru devoii' ne pas différer davantage à prononcer leur exclusion. Vous aurez donc soin au plus tôt de déclarer vacante la place d'associé anatomiste du sieur Duverney le jeune, celle d'élève anatomiste du sieur Auber, celle d'élève géomètre du sieur du Ténor. » Et le 15 décembre 1723 : (( M. de Camus, adjoint mécanicien, n'ayant sa- tisfait à aucun tour de rôle ordonné par les règle- ments, ni assisté à aucune assemblée depuis deux ans, le roi a ordonné que sa place soit déclarée vacante et qu'on procédât à la remplir d'un autre sujet. ') Un autre académicien rayé de la liste par déci- sion du régent fut le financier Law. L'Académie, qui aurait pu faire un meilleur choix, l'avait proposé comme candidat unique à une place d'honoraire. 11 fut agréé et siégea plusieurs foiSj mais son impo- pularité rapidement croissante faisant regretter sans doute cette détermination, on s'avisa que, n'étant pas Français, il ne pouvait être membre honoraire ci4 L'ACADEMIE. et que son élection était nulle. L'Académie eut la dignité et le bon goût de réclamer et de maintenir son choix. On lui envoya la note suivante, qui ne porte aucune signature : « Des jurisconsultes, plus esclairez que MM. de l'Académie des sciences en fait de lois et de formalitez, ont donné avis qu'en nom- mant M. Law pour académicien honoraire, l'élec- tion estoit nulle. Ces jurisconsultes se fondent sur ce que l'art. 3 du règlement de cette Académie porte en termes formels que les académiciens hono- raires seront tous régnicoles; or c'est une qualité qu'on ne scaurait donner audit sieur Law qui, à la vérité, avait obtenu des lettres de naturalité, mais qui, ne les ayant pas fait enregistrer à la Chambre des comptes est toujours réputé étranger, suivant le sentiment des autheurs et la jurisprudence des arrêts. » A la loi d'exactitude imposée aux académiciens s'ajoutait, dans l'obligation d'examiner les mémoires présentés par les étrangers, une fatigue à laquelle les forces des pensionnaires âgés ne suffisaient pas toujours. Par une faveur rarement refusée, ils obte- naient alors le titre de vétérans. Saurin, Jacques Cassini, Maraldi, Fontenelle, Leymery, Mairan, La Condamine et Grandjean-Fouchy l'obtinrent succes- sivement. Le pensionnaire nommé vétéran devenait libre de tout travail; il perdait, il est vrai, ses droits à la pension, mais l'Académie, par une faveur chaque fois renouvelée, lui assignait sur les fonds APPROBATIOxN IMPOSÉE AUX OUVRAGES, oo destinés à ses travaux une .indemnité équivalente. L'Académie avait interdit à ses membres de prendre sur le titie d'un ouvrage la qualité d'aca- démicien sans s'y être fait autoriser par le juge- ment d'une commission. Les approbations de ce genre sont extrêmement nombreuses dans l'histoire de l'Académie. La franchise des commissaires, sans aller dans aucun cas jusqu'à déclarer l'œuvre d'un confrère indigne de l'impression, varie et gradue les louanges avec une liberté dont la hardiesse surprend quelquefois. D'Alembert, par exemple, chargé d'examiner le quatrième volume du traité de physique de l'abbé de Molière, se borne spiri- tuellement et sans commentaires, à le déclarer digne (le faire suite aujo trois premiers. Lorsqu'il s'agissait d'un écrit de polémiciue, la loi était surtout étroitement observée, et nul ne pou- vait s'y soustraire sans encourir le blâme sévère de ses confrères. On lit par exemple au procès-verbal du 13 décembre 1780 : « J'ai dénoncé, c'est Con- dorcet qui parle, un écrit de M. Sage, imprimé sans l'aveu de l'Académie, dans lequel il se trouve plusieurs passages qui peuvent être désagréables à M. Tillet. M. Sage écrit à la séance suivante pour donner des explications, mais l'Académie décide, après avoir entendu lecture de sa lettre, qu'il n'y sera pas fait de réponse. » Quelle que fût la contrariété des opinions, les 56 L'ACADÉMIE. discussions entre confrères "devaient être courtoises. L'Académie le rappela plus d'une fois sévèrement à ceux qui semblaient l'oublier. L'astronome Lefèvre, possesseur d'un privilège pour la Connaissance des temps, ayant été repris d'erreur par Laliire, l'avait violemment attaqué et invectivé dans la préface de l'un de ses volumes. « Je ne puis me dispenser, disait-il, de répondre aux invectives d'un petit novice, auteur supposé d'une année d'Ephémén'des imprimées depuis peu de temps. Ce nouvel auteur, rempli d'un esprit de vanité de présomption et de mensonge, dit dans la préface de ses Ephémérides que le grand nombre d'opérations et de calculs dans lesquels il n'est pas possible qu'il ne se glisse quelque erreur lui fait craindre de ne pouvoir pas répondre à l'attente du public, mais qu'il espère au moins que l'on n'y trou- vera pas les éloignements du ciel aussi grands qu'on le voit dans des ephémérides qui sont fort estimées, et dans lesquelles l'auteur se trompe d'une demi- heure sur l'époque de l'éclipsé du 15 mars 1G99. On répond à ce jeune novice que l'éclipsé a été bien calculée, mais qu'on s'est trompé en prenant un logarithme. » La punition fut prompte et sévère. « M. le président, dit le procès- verbal du 17 sep- tembre 1700, a dit que dans la préface de la Con- naissance des temps pour 1701, composée par M. Lefèvre, il y avait des choses dures et olïen- EXCLUSION DE LEFEVRE. 57 santés pour MM. de Laliire père et fils qui étaient suffisamment désignés , quoiqu'ils ne fussent pas nommés. M. le comte de Pontchartrain, qui avait trouvé cette conduite entièrement contraire au rè- glement, avait voulu d'abord que M. Lefèvre fût exclu de l'Académie, et cependant à la prière de M. le président, il s'était relâché à permettre qu'il continuât d'y prendre séance à l'avenir, à condition qu'il retirerait aussitôt tous les exemplaires de son livre qui étaient chez l'imprimeur pour en échanger la préface, qu'il en ferait une autre où il rétracte- rait tout ce qu'il avait dit de MM. de Lahire et que de plus il leur demanderait pardon en pleine assem- blée. M. le président a ajouté que M. le chancelier retirerait le privilège qui avait été accordé à M. Le- fèvre pour la Connaissance des temps, parce qu'il en avait abusé. L'heure de la séparation de l'as- semblée ayant sonné avant que M. le président eut entièrement achevé de parler, M. Lefèvre n'a rien répondu et on s'est séparé. » Quinze jours après on lit au procès-verbal : (c M. le président m'a donné à lire une lettre qui lui a été écrite par M. Lefèvre. 11 lui mande que sa santé ne lui a pas permis de se trouver à l'as- semblée précédente ni à la suivante, mais qu'il se soumettra plutôt que de renoncer à l'Académie et qu'il viendra au premier jour faire telle réparation qu'on lui ordonnera. 58 L'ACADÉMIE. H Comme l'assemblée se séparait, MM. de Lahire et tous les autres académiciens ont été de leur pro- pre mouvement prier M. le président de vouloir bien dispenser M. Lefèvre de demander pardon en pleine assemblée. M. le président s'est laissé flé- chir. )) Lefèvre cependant ne reparut plus à l'Acadé- mie, et dès l'année suivante on lui appliquait rigou- reusement le règlement cjui prononce l'exclusion de tout membre absent plus d'un an sans congé. Les médecins et les chirurgiens poi'tèrent aussi plus d'une fois dans l'Académie l'esprit de haine, de dissension et d'envie dont leurs corporations ont été si longtemps affaiblies et troublées. Le triomphe des médecins depuis le milieu du xvii" siècle parais- sait définitif et complet. Dédaigneux autrefois de ce qu'ils appelaient la petite chirurgie, les maîtres chirurgiens, qui dans leurs examens de l'école de Saint-Côme avaient acquis le droit de se dire chi- rurgiens de robe longue, abandonnaient aux bar- biers le soin de saigner, d'appliquer les vésicatoires et les ventouses, de panser les plaies légères, et de soigner enfin les bosses, apostumes et contusions. Il n'était besoin pour cela ni d'une science pro- fonde, ni de culture littéraire, mais les limites étaient vagues et les fraters, plus respectueux et plus sou- mis aux médecins, étaient souvent aidés par eux à les franchir. On put -bientôt malgré les règlements et les maîtrises confondre, sans trop d'affectation. LES CHIRURGIENS ET LES MEDECINS. 39 les maîtres en chirurgie praticiens de rol^e longue avec les étuvistes et les barbiers. Ce fut la ruine de la chirurgie qui , tenue pour une profession ma- nuelle, tomba dans une dure et humiliante sujétion. L'Université, toujours favorable aux médecins, voyait en eux les maîtres et les arbitres de la chirurgie et le prouvait par un argument sans réplique : La chirurgie ne fait partie d'aucune faculté; elle ne peut donc jouir des droits réservés dans l'Université aux facultés qui en dépendent. La Faculté de médecine s'arrogeait le droit d'être l'eprcsentée aux examens des chirurgiens à l'école de Saint-Gôme et, ce qui envenimait fort la que- relle, interdisait aux candidats la robe et le bonnet. Ses prétentions allaient plus loin encore; lorsque Lapeyronie, premier chirurgien de Louis XV, obtint pour l'école de chirurgie la création de cinq démons- trateurs rétribués par le roi, il importe, disait-il, de fortifier l'intelligence des élèves et de ne rien omettre pour éclairer leur esprit. La Faculté de mé- decine, loin d'en demeurer d'accord, s'y opposait ouvertement et avec énergie; elle alléguait dans l'intérêt même des chirurgiens, que : « le mérite ne consiste pas à savoir plusieurs choses, mais à exceller dans une; )• elle les rappelait aux sages règlements, aux arrêts même du parlement qui défendaient de rien enseigner aux chirurgiens en dehors de leur profession : « (jui chirurr/os docent. 60 L'ACADÉMIE. chimrgka tanlnm doceant. » Est-il nécessaire en effet pour bien saigner de connaître la nature du sang? Avec une instruction trop étendue et trop élevée les chirurgiens seraient exposés à mépriser leur art et à le délaisser pour des études spécula- tives. La chirurgie d'ailleurs est une profession manuelle, et la raison en est évidente : chirurgie tire son origine d'un mot de la langue grecque qui signifie la main, et celui qui ne travaille que de la main ne doit aussi exercer que la main. Sans s'arrêter à de tels arguments et malgré les contradictions les plus opiniâtres, le roi autorisa l'Académie de chirurgie à publier ses mémoires, et, ce que la faculté de médecine trouva plus insup- portable encore, l'école de Saint-Côme à exiger de ses élèves la maîtrise es arts, que nous nom- mons aujourd'hui baccalauréat es lettres. Depuis longtemps déjà la chirurgie pouvait citer des hommes de grand mérite. Plusieurs chirurgiens avaient siégé à l'Académie des sciences, et leurs confrères en tiraient avantage. On demande, disaient-ils dans leur judicieuse et forte défense, on demande à la Faculté de Paris et à tous les médecins, si les mémoires de MiM. Bléry, Rohault, Lapeyronie , J.-L. Petit et Morand , imprimés parmi ceux de l'Académie des sciences, ne sont pas en aussi grand nombre que ceux que les médecins ont fournis ? l\ LES CHIRURGIENS liT LES MEDECINS. 61 Les chirurgiens et les médecins, divisés par leur humeur discordante et incompalibles ailleurs par leurs incessantes hostilités, siégeaient en effet ensemble à l'Académie des sciences qui, sans se faire l'arbitre de leurs dissensions ni les amener à une paix sincère, sut toujours les apaiser sinon les unir, en modérant l'aigreur de leurs querelles et leur imposant au dehors, avec le titre de confrère, les bons procédés qui doivent en être la suite. Le médecin Hunault était l'auteur connu et avoué d'un pamphlet anonyme ou, non content de traiter avec le dernier mépris la corporation en- tière des chirurgiens, il s'efforçait de décrier et de ridiculiser le caractère et les travaux du célèbre J.-L. Petit, son confrère à l'Académie. « Quelques personnes, dit-il dans sa préface, trouvent mauvais que j'aie critiqué des mémoires qui sont parmi ceux de l'Académie des sciences. Je sais que dans les temples des dieux les criminels étaient à couvert des poursuites de la justice, mais je n'ai pas cru que l'erreur eût de tels privilèges. » A l'inconvenance d'une telle publication, Hu- nault avait ajouté le tort beaucoup plus grave d'en olft'ir à Petit la suppression à prix d'argent. L'Aca- démie, non moins émue par la violence des atta- ques que par le récit de ce procédé malhonnête, voulut infliger à Hunault un blâme public et sévère en lui enjoignant (( de n'avoir plus à l'avenir aucun 62 LAGADEMIE. procédé semblable contre M. Petit ni aucun acadé- micien, et elle a cru en cela, dit le président, vous traiter favorablement. )> L'Académie, dans une autre rencontre, prend au contraire parti pour Hunault et réprouve la con- duite d'un confrère qui, gardien trop zélé des pri- vilèges de sa corporation, avait assisté à la saisie de divers objets d'étude et d'enseignement dont la rigueur des règlements lui interdisait la possession et l'usage, a On a parlé, dit le procès-verbal du il mars 1733, de l'affaire de M. Hunaull, chez qui les prévôts des chirurgiens, du nombre des- quels était M. Rouhault, membre de cette Acadé- mie, ont saisi le 9 de ce mois plusieurs cadavres, des squelettes et des instruments d'anatomie. On aj3rié M. Bignon, président, d'envoyer chercher M. Rouhault pour lui dire le mécontentement que l'Académie avait de sa conduite en cette occasion à l'égard d'un confrère. » PREMIERS CHOIX DE L'ACADÉMIE. 63 LES ELECTIONS. Le droit de se recruter elle-même, malgré toutes les divisions dont il devait agiter et troubler l'Aca- démie, fut une des suites les plus heureuses de l'organisation de 1699. Indécise d'abord dans ses choix et comme étonnée qu'on voulut bien la con- sulter, l'Académie dès le commencement se mon- tra cependant assez bien inspirée; l'honneur d'obte- nir ses premiers suffrages échut au médecin Fagon. « On ne pense pas, dit le procès-verbal, qu'il puisse venir aux assemblées, mais on a voulu don- ner cette distinction à son mérite et à sa personne. » Le début était bon et la distinction justifiée. Fa- gon, sans être un inventeur, connaissait à fond la botanique et la chimie de l'époque. Directeur du Jardin des plantes où sans discussion et sans con- trôle il nommait à tous les emplois, il s'y montra toujours exact, désintéressé et honorable à tous 64 L'ACADÉMIE. égards, et en remplissant sa charge à la satisfaction de tous, il sut mériter, obtenir et attacher à son nom la sympathie et la reconnaissance durable des naturalistes. L'abbé de Louvois et Tauban, élus tous deux après Fagon, complétèrent la liste des honoraires. 8i le temps a alTaibli l'éclat emprunté de l'un des deux noms, l'autre, déjà grand par- dessus ses dignités et ses titres, devait être à la fois pour la Compagnie naissante, une force, un appui et un ornement. Sur les huit associés étrangers institués par le règlement, trois seulement, Leibnitz, Tchirnauss et Gulhiemini, appartenant à l'ancienne Académie, étaient restés membres de la nouvelle. On leur adjoignit par élection Hartsœcker, les deux frères Bernoulli, Rœmer et Isaac Newton. Viviani com- pléta la liste sur laquelle ne figura jamais le nom de Denis Papin, ballotté dans la dernière élection avec celui du disciple de Galilée. Deux ans plus tard, l'Académie préférait à Papin l'obscur char- latan Martino Poli. Fontenelle, dans un éloge très- laconicjue, excuse un tel choix en l'expliquant. Pour récompenser une invention restée secrète et par «onséquent stérile, Louis XIV, avec une forte pen- sion, avait accordé à Poli le titre d'associé hono- raire de l'Académie. La volonté du roi était alors la règle suprême sous laquelle tout devait plier, et l'Académie, incapable d'opposition ou de résistance. INFLUENCE DU PRÉSIDENT. 65 se prêta avec empressement à la formalité d'une élection devenue inutile. Martine Poli, pendant deux ans assidu aux séan- ces, n'y apporta que les creuses imaginations des alchimistes. Attaquant la théorie des couleurs de Newton comme inexacte et mal fondée, il allègue qu'à quatre éléments qui composent tous les cqrps doivent correspondre quatre couleurs seulement : le rouge, couleur du feu; le bleu, couleur de l'air; le vert et le blanc enfin, couleur de l'eau et de la terre. L'une des places d'associé devint presque im- médiatement vacante. Sauveur, résidant à Ver- sailles, dut aux termes du règlement renoncer à l'Académie, en conservant toutefois, avec le titre de vétéran, le droit d'assister aux séances et d'y pren- dre la parole. « La place qu'avait M. Sauveur d'associé mécanicien étant vacante, dit le procès- verbal, M. le président a représenté qu'elle con- viendrait à M. de Lagny, qui est actuellement à un port de mer oi^i il s'attache fort à tout ce qui regarde la mécanique de la marine. La Compagnie a donc résolu de proposer au roi M. de Lagny pour la place de M. Sauveur. >♦ Telle était, aux premiers temps de l'Académie, rinfluence considérable du président. Élevé au- dessus de ses confrères par son rang, par sa nais- sance et par le choix direct du roi^ il ne pouvait 66 L'ACADÉMIE. manquer d'être fort écouté; mais il s'absentait sou- vent, et le vice-président, homme de cour comme lui, se montrait encore moins exact. L'Académie, dès la première année, pria en conséc|uence l'abbé Bignon de vouloir bien déléguer à l'un de ses mem- bres le droit de présider en son absence. Sur son refus gracieusement motivé, elle nomma elle-même Gallois et Duhamel, qui prirent le titre de direc- teur et de sous-directeur ; mais cette hardiesse ne dura que deux ans, et dès l'année 1702, le roi nomma le directeur et le sous-directeur qui « étaient électifs et ne le seront plus, » dit laconiquement le procès-verbal. L'Académie a varié plusieurs fois dans son mode d'élection. Les procès-verbaux des séances, sans rapporter aucun détail, ne donnent pas même le dénombrement des suffrages. Les académiciens eux-mêmes devaient l'ignorer; le président et le vice-président se retiraient en effet avec le secré- taire pour dépouiller le scrutin en présence d'un seul membre pensionnaire désigné par le sort et qui, chargé d'annoncer le résultat, prenait le nom d'évangéliste. Deux fois seulement, des difficultés imprévues soumises à la décision de l'Académie forcent, pour faire connaître le point débattu, à montrer distinctement par des chiffres précis tout le mécanisme de l'élection. Le 28 mars 1733, l'Académie ayant été invitée MÉCANISME DES ÉLECTIONS. G7 à nommer un associé clans la section de mécanique, on lit au procès-verbal : « La pluralité a été pour MM. Camus et Fontaine. » Mais sur des réclama- tions, au moins plausibles sans doute, élevées par un troisième candidat, on ajoute huit jours après : « On a fait réflexion qu'il pouvait y avoir eu er- reur dans le calcul par lequel M. Camus a eu la pluralité des voix le jour précédent et qu'en ce cas M. Clairaut aurait eu l'égalité; la Compagnie, pour faire cesser toute difficulté, a résolu de demander très-humblement au roi s'il voudrait les nommer tous deux ensemble. » Le titre d'associé n'étant pas rétribué, l'expédient fut aisément accepté, et sans avouer ou. nier l'erreur de calcul on sauva tous les droits et tous les intérêts. Mais l'interprétation du passage cité reste em- barrassée de deux difficultés : Que signifie une er- reur de calcul dans le dépouillement d'un vote? Comment cette erreur, en faisant perdre à Clairaut le premier rang, ne lui laisse-t-ellc pas même le second? Le règlement de 1716 explique tout d'abord ce dernier point : chaque liste de présentation devait contenir le nom au moins d'un candidat étranger jusque-là à l'Académie ; Clairaut et Camus déjà adjoints l'un et l'autre ne pouvaient donc pas com- poser la liste. Quant à l'incertitude sur le dénombrement des sufi'rages comptés à chaque candidat, le récit dé- 68 L'ACADÉMIE. taillé d'une autre élection en fait paraître une cause vraisemblable : « Le 19 janvier 1763, MM. les pensionnaires et associés astronomes ayant proposé à l'Académie pour la place d'adjoint dans la même classe vacante par la promotion de M. Legentil à celle d'associé, MM. Messier, Bailly, Jeaurat et Thuillier, on a procédé suivant la forme ordinaire à l'élection, où il s'est trouvé, en comptant les billets, que M. Bailly avait eu quatorze voix et MM. Messier et Jeaurat chacun treize, mais qu'il y avait un billet qui se trouvait nul parce qu'il ne por- tait que le seul nom de M. Jeaurat au lieu de deux qu'il devait contenir suivant le règlement. Sur quoi iViM. les officiers et l'évangéliste, ay^nt fait réflexion que si ce billet avait porté les deux noms de MM. Jeaurat et Messier, eux et M, Bailly auraient eu parfaite égalité de voix, et que si le billet avait été bon, quand même on aurait nommé M. Thuillier avec M. Jeaurat, ce dernier aurait toujours eu l'éga- lité des suffrages avec M. Bailly, M. le président est entré dans l'assemblée pour y proposer le cas, sans désigner aucun de ceux qui y avaient été nom- més et pour faire décider si l'on recommencerait totalement l'élection ou si l'on se contenterait de décider entre les deux seconds, sur quoi il a été dé- cidé que celui qui avait eu la pluralité des suffrages devait être regardé comme nommé et être présenté le premier, quel que put être le nombre des voix INFLUENCE DE LA COUR. C9 qu'aurait celui des deux seconds entre lesc|uels on allait choisir; en conséquence de quoi on a pro- noncé par scrutin entre MM. Jeaurat et Messier, et la pluralité des voix a été pour M. Jeaurat. » La franchise confiante du patronage exercé parfois sur des candidatures par les grands seigneurs et les ministres étonnerait peut-être aujourd'hui. Indépendamment des sollicitations individuelles et des discrètes recommandations qui sont de tous les temps, on procédait parfois ouvertement et publi- quement par lettres collectives officiellement adres- sées à l'Académie et qu'elle recevait fort bien en ne se défendant nullement d'y avoir égard. On lit par exemple au procès-verbal du 27 juin 1770 : « Je vous donne avis que le roi approuve que l'Aca- démie procède à la nomination d'un pensionnaire surnuméraire dans la classe de géométrie et que Sa Majesté verrait avec plaisir les voix de l'Aca- démie se réunir en faveur de M. Darcy. » M. Darcy, cela va sans dire, obtint l'unanimité des suf- frages. M. de Saint- Florentin avait écrit le !i avril 1760 : « Le prince Jablonowski demande d'être admis à l'Académie en qualité d'associé étranger; l'hon- neur qu'il a d'appartenir à la reine et le soin qu'il a toujours pris de protéger et de cultiver lui-même les lettres et les arts paraissent mériter qu'on anti- cipe en sa faveur le moment d'une place vacante 70 L'ACADÉMIE. dans la classe des associés étrangers pour l'y ad- mettre. Sa Majesté désire qu'il soit délibéré sur sa demande ; l'Académie est unanimement d'avis qu'il n'y a pas d'inconvénient à accorder cette place à condition que la première qui vaquera dans cette classe sera censée remplie par la nomination de M. le prince Jablonowski. » Huit jours après, Sa Majesté fait savoir qu'elle agrée la nomination du prince qui se trouve ainsi préféré d'avance à Linné dont l'élection fut par là retardée de plusieurs années. Le 30 avril 1758, on lit enfin : a M. de Cha- bert, lieutenant des vaisseaux du roi, désire être admis à l'Académie en qualité d'associé libre; l'in- térêt de la marine et celui de l'Académie concourent à anticiper le moment d'une place vacante dans la classe des associés libres, pour y admettre un offi- cier de marine, n'y en ayant point à présent. Outre qu'il y a plusieurs exemples de pareilles expecta- tions, les approbations que l'Académie donne de- puis si longtemps aux travaux de IM. de Chabert pour le progrès de la géographie et de la navigation le rendent encore plus favorable. Sa Majesté désire qu'il soit délibéré sur sa demande le plus tôt pos- sible. L'Académie est unanimement d'avis qu'il n'y a aucun inconvénient. » 11 y en avait au cont-raire de très- sérieux, et l'Académie ne les ignorait pas. On lit en effet au procès-verbal du IH mars J778, INFLUENCE DE LA COUR. 71 et à l'occasion d'une anticipation de ce genre : « MM. les officiers' de l'Académie ont rendu compte des représentations qu'ils ont faites à M. Ame- lot en vertu de la délibération prise à la séance précédente et de la réponse de ce ministre por- tant qu'à l'avenir il ne serait plus nommé de sur- numéraires et qu'il en donnait sa parole. » On n'en lit pas moins au procès-verbal du 5 juin 1779 : a Le roi étant informé que dans le nombre actuel des honoraires de l'Académie des sciences, il y en a plusieurs que leurs affaires personnelles et celles qui exigent d'eux des soins plus particuliers empêchent d'assister aux assemblées de l'Académie, Sa Majesté a pensé qu'il y aurait un avantage réel dans la nomination d'un honoraire surnuméraire. Sa Majesté, instruite d'ailleurs du désir qu'avait l'Académie de pouvoir compter parmi ses membres M. le président de Sarron, dont elle a été souvent dans le cas de juger les lumières et les connais- sances, a cru faire un choix qui lui serait agréable en le nommant à cette place. » Une lettre écrite par M. de Breteuil, le 24 avril i7Sh, énonce des principes assez singuliers sur les cas dans lesquels on peut faire ce que la règle ne per- met pas : « A ce sujet, dit M . de Breteuil, je vais vous écrire une lettre particulière au sujet de la nomina- tion de M. Darcet à une place d'associé surnumé- raire dans la classe de chimie ; je sais que le vœu 72 • L'ACADÉMIE. général de l'Académie était de se l'associer, et je ne vous répéterai pas les motifs qui ont déterminé Sa Majesté à lui accorder la qualité de surnuméraire plutôt que celle de vétéran; mais'je dois à cette oc- casion vous prévenir que par la suite, lorsqu'il se présentera des circonstances où l'on croira devoir s'écarter des règles et des usages de l'Académie, en faveur d'un sujet distingué et vraiment utile, tel que M. Darcet, et qu'il sera question de le nommer soit adjoint, soit associé ou pensionnaire surnumé- raire, je compte ne le proposer au roi qu'autant que le vœu de l'Académie à cet égard sera exprimé par une délibération qui réunira les deux tiers des suffrages; je vous prie d'en informer l'Académie et de vouloir bien lui rappeler qu'il faut en général se rendre très-circonspect sur ces sortes de grâces, qui ne sont pas moins contraires aux principes du roi qu'aux statuts de la Compagnie et qui entre au- tres inconvénients ont celui de détruire l'émulation et de décourager les personnes qui s'occupent de telle ou telle partie des sciences, avec le projet et l'espoir de se rendre dignes d'être académiciens. Je dois vous ajouter qu'il me paraît très-conve- nable que la condition des deux tiers des suffrages soit à l'avenir regardée comme nécessaire, non-seu- lement pour les places des surnuméraires, mais en- core pour toutes les délibérations qui ne sont pas prises en vertu des règlements de l'Académie. » CANDIDATS CHOISIS PAR LE ROI. 73 L'Académie, on doit le remarquer, avait très-régu- lièrement demandé pour Darcet une place d'associé vétéran, et la transgression contre la règle dont se plaint M. de Breteuil n'était commise que par lui. Quoique les lettres et les sollicitations adressées à l'Académie par les plus grands personnages mar- quent en attestant son indépendance une grande dé- férence pour ses suffrages, le roi , consultant par- fois le témoignage de la voix publique, ne se fit jamais scrupule de choisir librement sur la liste de présentation ; mais loin de donner à sa décision l'ap- parence d'une faveur gracieusement accordée au candidat préféré, il invoque, alors non sans raison quelquefois, sa volonté d'être juste et de protéger le mérite. Le 30 janvier 1709 par exemple, l'Académie propose pour successeur de Tournefort, Reneaume, Chomel et Magnol. Le roi choisit Magnol à cause de « sa grande réputation dans la botanique. » De telles décisions toujours acceptées sans murmure ont été plus d'une fois l'équitable tempérament des partialités et des injustices qu'aucun mode d'élection ne saurait prévenir. Parmi les candidats assez nombreux préférés par le roi, non par l'Académie, il ne s'est trouvé que le seul géomètre Lagny, qui n'ayant pas, dit-il, assez de temps libre, osa refuser une faveur accep- tée avant et après lui par des savants plus consi- 74 L'ACADÉJIIE. dérables, tels que Magnol, Vaillant, Clairaul, La Gondamine et l'abbé Nollet. Si l'influence des grands seigneurs ou la volonté du roi lui-même tenait lieu quelquefois de titres scientifiques, il arrivait aussi que par un sentiment contraire, une situation trop humble ou trop dépen- dante devint pour quelques-uns une cause d'exclu- sion. La lettre suivante, écrite par l'horloger Leroy (neveu et cousin des célèbres Julien et Pierre Le- roy) le jour même de son élection dans la classe de mathématiques, est évidemment destinée à faire disparaître des objections de ce genre : a Mon- sieur, désirant faire connaître à l'Académie mes intentions sur l'horlogerie à l'occasion de la place d'adjoint pour la géométrie que je sollicite, je me flatte que vous ne trouverez pas mauvais que j'aie recours à vous pour vous prier de me rendre ce service; à vous, Monsieur, qui êtes le doyen de cette classe et un des plus respectables membres de cette Compagnie. Permettez donc que je vous ex- pose sincèrement mes sentiments sur ce sujet. Dès l'instant que j'eus songé à solliciter une place dans l'Académie, je songeai à renoncer au commerce et à la pratique de l'horlogerie, résolution, que j'ai prié MM. Clairaut et Darcy de déclarer quand ils en trouveraient l'occasion et dont j'ai prévenu moi- même la plupart des académiciens que j'ai eu l'hon- neur de voir; mais comme je serais très-fâché LEROY RENONCE A L'HORLOGERIE. 75 d'entrer dans une Compagnie en professant un art f|ui, quoique très-beau en lui-même, pourrait dé- plaire à quelques-uns de ses membres et que je léserais encore davantage si, lorsque j'aurai l'hon- neur d'y être admis, on pourrait s'imaginer ou soupçonner que je fusse tenté de le professer de nouveau, j'ai cru cjue je ne pourrais m'expliquer d'une manière trop précise sur ce sujet; c'est pour- quoi , IMonsieur, je vous déclare par la présente que je renonce pleinement, entièrement et de la ma- nière la plus solennelle au commerce et à la pratique de l'horlogerie. Si j'étais maître horloger ou cpe j'eusse quelque autre qualité, je vous enverrais par la même occasion un acte de renonciation, mais je ne le puis n'en ayant aucune. Tels sont mes senti- ments et tels ils seront toujours. » . Dans la séance même où Mairan donna lecture de cette lettre, Leroy fut nommé adjoint de la sec- tion de géométrie. Fidèle à sa promesse, il renonça à l'horlogerie mais ne s'occupa guère de mathéma- tiques, et l'Académie n'eut en lui ni un horloger qui lui aurait été souvent utile ni un géomètre. Désireuse d'assurer l'équité des élections, l'Aca-^ demie s'y appliqua plus d'une fois. Mécontente de ses propres faiblesses, on la voit à plusieurs re- prises pour en rechercher les causes et pour les réprimer, retracer en vain dans des rapports soi- gneusement travaillés les maximes et les principes 7C L'ACADEMIE. d'impartialité et d'exacte droiture qui n'apprenaient rien à personne, et s'élever contre des abus qui re- naissaient aussitôt. Le i" avril 1778, Darcy, Mon- tigny et d'Alembert font le rapport suivant : « Nous avons observé deux sortes d'abus dans les élections : l'intrigue et l'autorité. Toutes deux peuvent remplir l'Académie de sujets médiocres, si elle n'y met ordre. Le plus siàr moyen de bannir l'intrigue est de ne pas laisser le temps d'intriguer et de diminuer le nombre des intrigants, c'est-à- dire ceux cfui doivent être proposés. Le seul moyen de prévenir les abus d'autorité est de ne présenter jamais au Ministre que les sujets dont les talents soient bien connus et qui puissent faire honneur à l'Académie. Il est très-rare que quatre sujets aient en même temps le même droit aux places vacantes dans l'Académie. En conséquence de ces principes, nous proposons le règlement qui suit pour le choix des associés libres et pour le choix des associés étrangers qui peuvent appartenir indistinctement aux dilïérentes classes : Le jour même qui aura été indiqué pour l'élection, l'Académie fera tirer au sort les noms de six académiciens pensionnaires ou associés, un de chaque classe : trois mathémati- ciens et trois physiciens, lesquels s'assembleront aussitôt pour proposer à l'Académie quatre sujets bien connus pour la supériorité de leurs talents s'ils sont régnicoles et par une grande célébrité s'ils RÈGLEMENT POUR LES ÉLECTIONS. 77 sont étrangers. De ces quatre sujets. l'Académie en élira deux au scrutin pour les présenter au roi en la manière accoutumée. Rarement on présenterait à l'Académie un plus grand nombre de concurrents sans mettre des sujets médiocres à côté des bons. Au moyen de ce règlement, s'il est régnicole, per- sonne n'aura le temps de faire écrire les ministres, les gens puissants, de faire agir ses amis, les amis de ses amis, les femmes mêmes auprès des acadé- miciens qui se croient souvent obligés de donner leur voix contre leur avis pour ne pas manquer soit à leurs protecteurs, soit à leurs amis. » Entre la plupart des candidats, le temps, il faut le dire, efTace pour nous toute différence, et des hommes considérables alors et de grande répu- tation tombés depuis longtemps dans la foule et dans l'obscurité sont devenus les égaux les plus humbles devant l'oubli commun de la postérité. Presque toujours d'ailleurs, on voit l'Académie favorable et sympathique aux véritablement grands hommes, applaudir à leurs premiers essais, leur ouvrir ses rangs au plus vite et les élever sans trop tarder au plus haut degré de sa hiérarchie. De regrettables exceptions existent cependant et pour n'en citer qu'une seule, je rapporterai simplement et sans commentaires l'histoire des candidatures académiques de Laplace. Laplace, qui brilla plus tard dans la première 78 L'ACADÉMIE. classe de l'Institut comme le représentant le plus illustre et le plus respecté de l'ancienne Académie des sciences, n'avait pas rencontré d'abord autant d'empressement et de bienveillante justice que ses prédécesseurs d'Alembert et Glairaut, et les louan- ges sont mesurées à ses premiers et excellents tra- vaux avec une circonspection presque défiante. Laplace, âgé de vingt ans, inspiré par la lecture de Lagrange et d'Euler, avait voulu dans une première communication à l'Académie expliquer, confirmer et perfectionner, pour les fondre dans un ensemble nouveau, plusieurs beaux mémoires de ceux qu'il devait bientôt égaler. Les rapporteurs de l'Académie signalent le mérite d'un tel travail sans en dissimuler les défauts. « Il nous paraît, disent- ils, que le mémoire de M. Laplace annonce plus de connaissances mathématiques et plus d'intelligence dans l'usage du calcul qu'on n'en rencontre ordi- nairement à cet âge dans ceux qui n'ont pas un vrai talent. Nous jugeons que les remarques nouvelles dont nous avons parlé méritent l'approbation de l'Académie et qu'ainsi le mémoire doit être imprimé dans le recueil des savants étrangers, en priant seulement M. Laplace d'abréger ce qui n'est pas à lui et de se servir des notations plus communes et plus commodes de M. Euler et de M. Lagrange. » Dans un rapport sur un second mémoire, Gon- dorcet et Bossut, sans produire aucune objection ni CANDIDATURES DE LAPLACE. 79 lui imputer aucune erreur précise, affaiblissent leurs louanges par un cloute formel sur l'exactitude de sa méthode. « Ce mémoire, disent-ils, prouve que IM. de Laplace réunit des talents à beaucoup de connais- sances, c{u'il a approfondi les matières les plus épineuses de l'astronomie physique, et l'on doit l'exhorter à continuer le 'travail cju'il a annoncé et où il donnera les résultats de celui-ci. Nous crai- gnons cependant que sa méthode ne soit pas suffi- sante pour résoudre complètement et sûrement par la théorie de la gravitation le problème de la varia- tion de l'obliquité de l'écliptique et pour décider irrévocablement cette grande question. Mais malgré ce qui peut rester d'incertitude, son mémoire nous paraît mériter l'approbation de l'Académie. » Et à l'occasion des mémoires suivants où se révèle clairement déjà la grandeur et l'excellence de la fin qu'il se propose : « L'impression du mé- moire de M. de Laplace sera très-agréable aux géomètres, mais le temps et la réunion de leurs suffrages pourront seuls apprendre à quel point de précision M. de Laplace a porté la solution de ces problèmes. » Ces trois rapports sont signés de Gondorcet et de Bossut. D'Alembert, à son tour, à Toccasion d'un beau et grand travail, mêle froidement à de justes louanges des témoignages de doute et de défiance. Commençant par applaudir aux efforts du 80 L'ACADEMIE. jeune géomètre, il le loue d'avoir montré une con- stance peu commune dans le travail et un grand savoir dans l'analyse infinitésimale et dans l'astro- nomie physique, mais il ajoute un peu sèchement: « Quant aux points sur lesquels il n'est pas d'ac- cord avec les géomètres qui l'ont précédé, nous ne pouvons pas prononcer s'il a raison ou tort; il fau- drait, pour juger le procès, vérifier une longue suite de calculs, discuter les méthodes d'approximation qu'on a employées jusqu'ici dans cette théorie, peser le degré de préférence qu'elles peuvent mé- riter les unes sur les autres, ce qui demanderait un travail que nous ne croyons pas que l'Académie veuille exiger de nous. Le moyen le plus simple que M. de Laplace puisse employer pour justifier l'exactitude de sa méthode est de nous donner, d'après elle, de bonnes tables astronomiques. 11 le promet et l'Académie le verra avec intérêt. » Lors même que, sans descendre des hauteurs de la science, Laplace, comme pour se délasser des calculs approximatifs, mêle à ses fermes ébauches de mécanique céleste la solution rigoureuse et par- faite de problèmes d'analyse pure, ou se joue avec l'aisance la plus subtile dans les ingénieuses théories du calcul des chances, l'Académie, par ses louanges embarrassées et ambiguës , persiste à le traiter comme un apprenti qui n'a pas encore donné le coup de maître. « Nous nous bornons à observer CANDIDATURES DE LAPLACE. 81 et conclure, disent les commissaires de l'Académie en rendant compte de l'une de ses découvertes, que ce mémoire est savant, que l'auteur résout par une méthode uniforme plusieurs équations difficiles et que ces recherches ne peuvent que tendre à per- fectionner la théorie des suites et cette branche de l'analyse. » Malgré toutes ces réserves et ces atténuations, ce n'est pas sans étonnement qu'on lit au procès-verbal du 16 janvier 1775 : « L'Académie ayant procédé à l'élection de deux sujets pour remplir la place d'adjoint vacante par la promotion de ÎM. de Con- dorcet àcelle d'associé, la classe a proposé MM. Des- marest, Rochon, de Laplace, Yandermonde et Gi- rard de la Chapelle. L'Académie ayant été aux voix, les premières ont été pour M. Desmarest, les secondes pour M. de La Chapelle. » Six mois après, l'iVcadémie procède de nouveau à l'élection d'un membre adjoint dans la classe des géomètres et vote unanimement pour Vaudermonde. Douze votants seulement sur dix-sept, en préférant Laplace à un inconnu nommé Mauduit, lui accor- dent le second rang. Le id mars 1776, l'Académie, sur un rapport de la section compétente, lui préfère dans une élection nouvelle le très-honorable mais très-médiocre Cousin. L'ennui de ces échecs et les démarches néces- saires à de continuelles candidatures ne ralentissent G 82 L'ACADÉMIE. pas l'ardeur de Laplace. Toujours animé à la pour- suite de son œuvre , sans dépit apparent , sans amertume et sans se soucier des contradictions, il fait paraître incessamment dans de nouveaux mé- moires cette abondance d'expédients et cette force presque irrésistible qui, lorsqu'elle est impuissante à surmonter ou à tourner un obstacle, le heurte de front et le brise en l'arrachant par morceaux. Émule de d'Alembert et de Clairaut, il se montre déjà seul capable en France de succéder à leur réputation, lorsque l'Académie, déclarant dans un nouveau rapport qu'il « a acquis dès à présent un rang distingué parmi les géomètres , » le nomme enfin adjoint dans la section de géométrie, en ac- cordant la seconde place sur la liste de présenta- tion au nommé Margueret, qu'elle préfère à Monge et à Legendre. Membre de la Compagnie et assidu à ses séances, Laplace y prendra-t-il le rang du à son génie? Franchira-t-il rapidement les deux de- grés inférieurs de la hiérarchie académicjue? Non, il lui faut encore avec de longs retards essuyer d'in- jurieux échecs. En 1780 il est encore adjoint, et l'Académie présente pour une place d'associé dans la section de géométrie Vandermonde en première ligne et Monge en seconde ligne, plaçant ainsi les candi- dats, en supposant qu'elle accordât le troisième rang à Laplace, dans l'ordre précisément inverse CANDIDATURES DE LAPLACE. 83 de celui que leur assigne la postérité. C'est en 1783 seulement que Laplace, âgé de trente-quatre ans, est nommé associé dans la section de mécanique, où l'Académie avait appelé déjà de préférence à lui, Rochon et Jeaurat; Jeaurat qui n'est connu par au- cune découverte et dont on ne cite qu'un seul trait : Quand il rencontrait un confrère géomètre, il lui disait du plus loin en faisant allusion à la théorie des équations : a Eh bien! c'est-il égal à zéro? » Des préférences aussi aveugles si elles étaient moins rares condamneraient à jamais le recrutement par élection, en enlevant toute autorité aux jugements académiques. Leur explication la plus apparente est, si je ne me trompe, dans les dispositions de d'Alem- bert, dont l'influence considérable alors au plus haut point ne s'exerça jamais en faveur de Laplace. Bon, généreux, loyal et ami de toutes les gloires, d'Alembert ignora toujours les sentiments d'une mesquine jalousie; sa droiture cependant, il est permis de le rappeler, n'allait pas jusqu'à l'impar- tialité. La belle intelligence et l'honorable caractère du futur marquis de Laplace imposaient plus le respect qu'ils n'attiraient l'amitié, et l'esprit hautain, qui dans la suite de sa vie acceptait si bien et exigeait presque la flatterie, devait plaire difficilement à l'observateur sardonicpe et à l'imitateur plein de verve des grands airs de M. de Buffon; d'Alembert 84 L'ACADEMIE. enfin, qui s'y connaissait, pouvait entrevoir chez ce jeune homme gravement respectueux envers lui quelques-uns des traits de l'illustre orgueilleux, qu'il aimait à nommer le comte de Tufières. RÉCLAMATIONS ADRESSÉES AU RÉ.GENT. 85 LES FINANCES DE L'ACADÉMIE. La somme totale allouée aux vingt pensionnaires de l'Académie avait été fixée à 30,000 livres, mais la répartition en était irrégulière et semblait sou- vent injuste. La lettre suivante, écrite en 1716 et signée par quatorze pensionnaires sur dix-huit, donne à ce sujet de curieux renseignements : « Convaincus, comme nous sommes, que vous n'avez rien plus à cœur que le bien de l'Aca- démie, nous vous suplions avec une vraye con- fiance de vouloir bien représenter à S. A. R., notre auguste protecteur, que, dans le renouvelle- ment de l'Académie, il y eut un fond de 30,000 li- vres destiné pour les pensions; que ce fond ne put être alors distribué également, parce que la pension considérable qu'avait feu M. Cassini en faisait partie, mais qu'on fit espérer et qu'on a tou- jours fait espérer depuis, qu'après la mort de 86 L'ACADEMIE. M. Cassini chaque académicien aurait 1,500 livres; cependant cette mort étant arrivée, il plut à M. de Pontchartrain de prendre un autre arrenge- raent. Des 30,000 livres, il n'en employa que 20,000 en pensions fixes et distribua les 10,000 li- vres restantes sous le nom de gratifications pour le travail de l'année. Nous ne vous ferons point remarquer, monsieur, que ces gratifications ne furent rien moins que données proportionnellement au travail ; vous scavez le découragement où cela jetta la plus grande partie de la Compagnie. Mais nous vous supplions instamment de vouloir bien représenter à S. A. R. : 1° que le fonds de 30,000 li- vres a toujours été regardé comme affecté aux pen- sions de l'Académie pour être distribué également; '"2" que 1,500 livres de rente ne suffisent pas, à Paris, pour mettre un homme en état de se livrer entièrement aux sciences; C|ue leurs progrès deman- deraient que les pensions fussent plus considérables et plus sûres, et qu'e les réduire à J,000 livres, c'est mettre les académiciens hors d'état de tra- vailler; 3° que l'Académie des inscriptions a été traitée bien plus favorablement. Les pensions y sont sur le pied de 2,000 livres, puisqu'elle a 20,000 li- vres pour dix pensionnaires; Ix" que la libéralité de S. A. R. peut bien s'étendre jusqu'à donner des gratifications à ceux qui les auront méritées par leur travail , mais il ne semble pas qu'elles doivent RÉCLAMATIONS ADRESSÉES AU RÉGENT. 87 être prises sur ce qui est destiné pour la subsistance des académiciens et qui y peut à peine suffire. Comme vous vous intéressez autant à nos besoins que nous-mêmes, nous osons nous promettre que vous voudrez bien donner encore plus de force à nos raisons en les représentant. » Cette lettre, écrite vers la fin de 1716, est des- tinée évidemment à être mise sous les yeux du régent. On a écrit en marge : « S. A. R. loue le zèle des académiciens et entre assez dans leur pen- sée. Mais, comme elle ne veut rien diminuer à ce que chaqu'un a touché juscju'ici, on ne saurait songer au changement proposé qu'en donnant des gratifications séparées, tant pour indemniser les quatre pensionnaires* qui perdraient suivant ce nouveau projet, que pour récompenser ceux qui se distingueront par leur travail. Pour cela il fau- drait, outre le fonds ordinaire de 30,000 livres, en destiner un nouveau de 6,000 livres au moins : c'est ce que S. A. R. ne croit pas devoir faire dans le temps qu'il diminue toutes les pensions, tant de la cour que des officiers, et le prince remet donc cette libéralité à Testât qui sera expécUé pour l'année prochaine. » Le régent en effet augmenta de 6,000 livres 1. Ces quatre pensionnaires étaient : J. Cassini , Maraldi, de Lahire et Duverney, qui seuls n'ont pas signé la requête. 88 L'ACADÉMIE. l'allocalion destinée aux pensionnaires et crut avoir dégagé sa parole; mais les abus continuèrent ou se reproduisirent, car cinquante ans plus tard une décision de Malesherbes, approuvée par le roi, fut jugée nécessaire pour diminuer l'inégalité en la réglementant. « Sur le compte que j'ai, dit-il, rendu au roy du mémoire qu'on m'a remis, par lequel l'Académie demande unanimement qu'il soit établi une nouvelle forme de distribution 'des pensions qui lui sont accordées, et où elle expose, à ce sujet, le plan qu'elle désirerait qu'on suivît. Sa 3Iajesté a bien voulu approuver le projet de distribution et agréer les vues qui ont engagé l'Académie à le pro- poser. Le roy a décidé en conséquence que chacune des six classes de l'Académie jouirait, à l'avenir, de la somme fixe de 6,000 livres, qui sera parta- gée entre les trois pensionnaires attachés à chacune d'elles, et que, par une suite de l'exécution com- plète de ce projet, il sera accordé 3,000 livres au premier pensionnaire, 1,800 livres au second et 1,200 livres au troisième. » Indépendamment des pensionnaires, fort peu rétribués comme on voit, l'Académie comptait vingt associés et adjoints, qui n'avaient aucune part à ses revenus et que les travaux les plus excellents n'éle- vaient que bien lentement dans la hiérarchie aca- démique. D'Alembert, nommé adjoint en 17/i2, ne devint pensionnaire que vingt-trois ans après, et INSUFFISANCE DES PENSIONS. 89 Lacaille, qui fut pendant dix ans une des gloires de l'Académie, mourut avec le titre d'associé. L'auteur d'un mémoire conservé dans les ar- chives semble élever la voix au nom de l'Académie tout entière pour signaler en termes formels la situation difficile et la misère même d'un grand nombre d'académiciens. Des corrections faites de la main de Réaumur permettent de lui attribuer la rédaction de cet écrit, qui est sans signature. Après avoir vanté l'utilité des sciences et dit quel avantage elles procurent à l'Etat, l'auteur attire l'attention sur la situation précaire de l'Académie des sciences. « L'Académie, dit-il, dans l'état où elle est au- jourd'huy, fait beaucoup d'honneur au royaume. Les étrangers en ont une grande idée , aussy a-t-elle découvert nombre de choses curieuses et utiles. Mais nous osons avouer qu'il s'en faut bien que le royaume n'ayt retiré de cette compagnie tous les avantages qu'il aurait pu en tirer. Nous osons dire plus, c'est que cette Académie, en si grande réputation parmy les étrangers, semble près de sa chute, si elle n'est soutenue par quelque grand changement fait en sa faveur, pareil à ceux qui ont été faits pour d'autres parties de l'Etat. On a cherché à ranimer sa langueur par de nouveaux règlements dont elle avoit besoin, mais la vraye source du mal n'étoit pas seuUement dans le deffaut des règlements. Il ne la faut chercher, la vraye 90 L'ACADÉMIE. source du mal, que dans la propre constitution de l'Académie; une grande moitié de ceux c{ui la com- posent ne peuvent prendre les occupations acadé- miques que comme des amusements; ils ont des professions qui les obligent de donner leurs soins à toutte autre chose que ce qui fait l'objet de l'xVcadé- mie. Les uns sont obligés d'être médecins, les autres chirurgiens, les autres apoticaires. Quels ouvrages peut-on attendre de sçavants contraints à passer sur le pavé de Paris des jours qu'ils devraient em- ployer dans leurs cabinets? Un homme qui arrive chez soy las et distrait est-il en état de travailler à ce qui le demande tout entier? Employera-t-il les nuits à des expériences? Malgré pourtant celte diversion, plusieurs académiciens de ces classes ont donné des choses excellentes, mais qui doivent nous faire regretter celles c{ue nous eussions eues, s'il leur eust été permis de se livrer aux recherches où leur inclination les portoit. De l'autre moitié des académiciens, une partie est obligée à enseigner les mathématiques pour subsister. Enfin, il en reste très-peu qui soient en état de faire des expériences et de vivre avec cette aysance qui met l'esprit en repos et en état de se livrer à des recherches utilles. Entre quarante-huit académiciens destinés au tra- vail, l'Académie ne sauroit compter qu'un petit nom- bi-e de travailleurs. Le seul remède à apporter seroit d'obliger tous les académiciens, ou au moins le plus INSUFFISANCE DES PENSIONS. 91 grand nombre, à n'être qu'académiciens, de les mettre en état de n'avoir d'autres occupations que celles qui ont un rapport direct aux objets de l'Aca- démie. Une autre cause de la décadence de l'Aca- démie, qui tient à celle dont nous venons de parler, c'est qu'il ne se forme plus de sujets; on en fait l'expérience toutes les fois qu'on a des places vac- cantes à remplir. Il faut être né avec des talents rares pour réussir dans les sciences, et, parmy ceux qui naissent avec ces talents, combien y en a- t-il qui en puissent profiter? Un jeune homme qui veut suivre ses heureuses dispositions se trouve arresté par les clameurs de toutte sa famille et de tous ses amis; on ne veut point consentir qu'il s'abandonne à des recherches qui peut-estre luy donneroient cpelque gloire en le conduisant à mourir de faim. L'Académie fournit des exemples de cette nature : un de ses membres, habile ana- tomiste, mourut il y a quelques années à l'Hostel- Dieu. Si l'Académie a pu, pendant quelque temps, se fournir de sujets, elle le devoit à la protection que l'illustre M. Colbert avoit donnée aux sciences ; quand elle est venue à manquer, on ne s'est plus tourné de leur costé ; la pépinière s'est épuisée et il ne s'en forme point de nouvelle. A la vérité, M. l'abbé Bignon a fait, pour l'Académie et pour les sciences en général, tout ce qu'on peut attendre du zelle le plus ecclairé, mais les trésors n'étoient pas entre ses 92 L'ACADEMIE. mains. 11 y a peu d'apparence aussy que le royaume puisse se repeupler de vrays sçavants, tant que la condition, de touttes la plus laborieuse, ne mènera à rien. Y a-t-il de la justice que celui qui s'appli- que à des recherches importantes au bien de l'Etat, ne puisse espérer de parvenir à quelque fortune? L'homme de guerre, le magistrat, le marchand, peuvent se promettre des récompenses de leurs tra- vaux; le sçavant seul n'a rien à en espérer; peut- estre que le cas que les Chinois font des lettrés n'est pas à la gloire de la France. » L'auteur, qui bien vraisemblablement est Réau- mur, cherche ensuite les moyens de relever l'Aca- démie suivant lui prête à périr; il propose d'appli- quer le savoir et l'esprit inventif des académiciens au perfectionnement des arts et métiers et de l'agriculture, et, descendant même au détail des questions que l'on pourrait proposer à chacun : (( Qu'on se fasse, par exemple, dit-il, une loy de donner toujours à des académiciens la direction des monnoyes, comme le célèbre M. Newton l'a en Angleterre, et qu'on leur donne les inspections des dilférentes manufactures, les inspections géné- ralles des chemins, ponts et chaussées. Croiroit-on trop faire, si on accordoit des enti'ées dans le con- seil du commerce ou dans ceux des compagnies qui l'ont pour objet, aux sçavants qui ont fait des études particulièi'es des matières que les arts et la INSUFFISANCE DES PENSIONS. . 93 médecine nous engagent à tirer des pays étrangers; à ceux qui se sont appliqués à s'instruire à fond des manufactures du royaume, de ses productions qui se sont négligées et qu'on pourroit mettre à proffit? Un gouvernement qui a les eaux pour objet, tel qu'est celuy de la Samaritaine, ne devroit-il pas entrer dans le partage des académiciens? Ce seroit une récompense pour un de ceux qui se seroit le plus appliqué aux hydrauliques; un pareil gouvernement l'engageroit à faire une étude par- ticulière de tout ce qui a rapport à la conduitte des eaux ; ce même gouvernement seroit un appas c[ui excitteroit un grand nombre d'autres sujets à tra- vailler sur la même matière ; au moins semble-t-il qu'il seroit mieux dans les mains d'un sçavant que dans celles d'un vallet de chambre d'un grand seigneur; à la Pépinière, il y a une place de quelque revenu qui conviendroit à un botaniste. On pourroit même donner à l'Académie une es- pèce d'inspection sur tous les arts mécaniques qui, sans leur être à charge, contribueroit extrême- ment à leur progrez; un expédient assez simple rendroit nos ouvriers incomparablement plus ha- biles qu'ils ne sont, leur donneroit de l'émulation pour la perfection de leurs arts et augmenteroit par conséquent le débit de tous nos ouvrages d'industrie, car on se fournit des ouvrages de chacque espèce dans les pays où les ouvriers sont 94 L'ACADEMIE. en réputation de mieux travailler; de là est venu le grand débit des montres d'Angleterre. L'ex- pédient seroit que l'Académie proposast chaque année des prix pour ceux des ouvriers de chaque profession qui auroient inventé ou mieux fini cjuel- que ouvrage ; que ces prix fussent distribués aux arts mesmes qui semblent les plus grossiers, comme coutelliers, taillandiers, serruriers; on proposeroit par exemple aux taillandiers de chercher la ma- nière la plus simple de faire une excellente faulx et à bon marché. Le succez de ce prix nous empêche- roit peut-estre d'avoir besoin à l'avenir des faulx d'Allemagne. Le royaume se trouveroit bien indem- nisé de ce qu'il luy en coùteroit pour le prix. « Mais, à vray dire, ajoute-t-il, on ne sçauroit attendre l'exécution de si grands projets d'une com- pagnie qui n'a que 30,000 livres à cUstribuer entre plus de vingt particuliers, et qui en a une trentaine d'autres à soutenir seullement par l'espérance d'en- trer un jour en partage de cette petite somme. Les pensions n'étoient guères plus fortes du temps de M. Colbert; communément, elles étoient de 1,500 li- vres ; mais 1,500 livres alors valloient plus que cjuatre ou cinq mille aujourd'huy. Celle de feu M. Cassini était de 9,000 livres, et a seulle produit bien des sçavants; des gralifiications vinrent sou- veiil au secours de la modicité des pensions; si ce INSUFFISANCE DES PENSIONS. 9o grand ministre eust été plus longtemps conservé à la France . il eust apparemment mis sur un autre pied l'Académie dont il étoit le père; depuis qu'elle l'a perdu, elle a eu le temps d'apprendre combien on doit peu compter sur de petittes pensions, dont les payements peuvent estre suspendus par une infi- nité d'événements. « Pour faire fleurir l'Académie, il faudroit donc luy donner des fondements inébranslables, luy as- signer des fonds à l'épreuve de toutte révolution, comme sont les fonds en terre possédés par l'uni- versité d'Oxfort et de Cambridge; que ces fonds fussent suffisans pour faire vivre les académiciens d'une manière commode, leurs montrer des places distinguées où ils pussent se promettre d'arriver. « Quelques considérables que fussent les fonds assignés, l'Académie ne seroit peut-estre pas un an ou deux à en dédommager le royaume. Une seulle découverte pourroit les remplacer. » Ce plaidoyer habile et sincère resta sans résul- tat. L'Académie n'en vécut pas moins en se recru- tant souvent fort heureusement, en dépit des sinis- tres prédictions de son défenseur ; elle fut même un instant menacée de la concurrence d'une compagnie rivale, dont les membres paraissaient assez con- sidérables pour lui porter sérieusement ombrage. Vers l'année 1726, Julien et Pierre Leroy et Henri Sulli, célèbres tous trois dans l'histoire de 96 L'ACADÉMIE. l'horlogerie, instituèrent des conférences réglées sur les moyens de perfectionner leur art. Ils s'associè- rent Clairaut père et fils et un fabricant d'instru- ments mathématiques, nommé Jacques Lemaire, et convinrent de se réunir tous les dimanches dans le jardin du Luxembourg ; tout marcha bien pendant l'été; mais, à la mauvaise saison, il fallut chercher un autre asile ; on le trouva dans la cour du Dra- gon, chez un M. Puisieux, qui devint membre de la société, à laquelle Degua, Nollet, La Condamine, Grand Jean Fouchy, Renard du Tosta directeur de la Monnaie, le célèbre orfèvre Germain et le compositeur Rameau, se joignirent bientôt en l'en- gageant à étendre ses études et ses travaux à la totalité des arts et à augmenter encore le nombre des associés. La compagnie, selon les habitudes du temps, devait avoir un protecteur ; on s'adressa au comte de Clermont, qui, flatté de ce rôle, olïrit pour les séances une salle de son palais et obtint la per- mission royale, qui fut donnée en 4 730. La société, devenue de plus en plus importante et honorée des fréquentes visites du prince de Clermont, se par- tagea, comme l'Académie, en honoraires et en as- sociés, forma comme elle des sections, et nomma même des correspondants. I^'un d'eux fut l'astro- nome danois Horrebow qui, dans son livre intitulé Basis astronomiœ , imprimé en 1735, à Copenha- gue, prend le titre de membre de la Société des SOCIETE DES ARTS. 1)7 arts de Paris. Réaumur et Dufay, inquiets des succès et de rinfluence d'une compagnie nouvelle, proposèrent au prince de Clermont, dont ils étaient connus, que l'Académie s'engageât à choisir, autant qu'il se pourrait, ses sujets parmi les théoriciens de la société, à la condition de les posséder tout entiers en les autorisant seulement à garder dans l'autre compagnie le titre de vétéran. Un tel arrangement n'était pas acceptable et fut rejeté; les deux acadé- miciens déclarèrent alors nettement qu'ils feraient tomber la société. Leur moyen fut très- simple : L'Académie s'adjoignit successivement La Gonda- mine, Clairaut, Fouchy, Noilet et Degua en leur imposant l'obligation d'opter. L'eiTet ne se fit pas attendre, et la Société des arts, privée de ses mem- bres les plus actifs, ne tarda pas à s'affaiblir et à tomber complètement , sans avoir produit aucune œuvre qui en perpétuât le souvenir. L'Académie, outre les 36,000 livres destinées aux pensions, recevait, chaque année, sur le trésor royal une allocation de i2,000 livres attribuée aux dépenses générales et aux expériences jugées utiles mais employée, en grande partie, à aider ou à secourir les pensionnaires ou les associés les plus pauvres ou les plus en faveur. Ces fonds bien insuffisants paraissent d'ailleurs avoir été, pendant longtemps au moins, adminis- trés avec beaucoup de désordre. Une fois, [)ar 7 98 L'ACADEMIE. exception, en 1725, le maréchal de Tallard, pré- sident de l'Académie, avant d'approuver les dé- penses, voulut en connaître le détail; peu satisfait d'un premier examen, il nomma une commission dans laquelle siégeaient l'abbé Bignon, Réaumur et Cassini ; leur rapport est réellement curieux : « Les registres du sieur Couplet, trésorier de l'Académie, disent les commissaires, n'ont aucune forme de livre de comptable. Il rapporte unique- ment les articles de dépense, sans faire aucune mention de la recette, et c'est ou une ignorance inexcusable de sa part, ou une affectation très-sus- pecte pour éviter l'examen de ses comptes ; mais, outre ce défaut essentiel dans la forme, il y a si peu de règle dans la dépense, qu'il paroist que ledit sieur Couplet a disposé entièrement à sa fantaisie de la pluspart des fonds qu'il a reçus, comme si c'eut été son propre bien ; il a augmenté de sa propre aulhorité les gages de son domestique, qu'il a portés de 36/i à 500 livres. L'entretien de la salle des machines, qui, du temps du feu sieur Couplet père et prédécesseur, n'alloit qu'à 5 livres, il le porte à 50 livres par quartier ; pour l'entretien d'un miroir ardent, il fait monter la dépense, dans une année, à environ 500 livres, et l'on ne peut s'em- pêcher de remarquer, à cette occasion, une chose honteuse pour l'Académie et pourtant de notoriété publique : c'est l'argent qu'il souffre que son do- EXAMEN DES CO^IPTES DE COUP]. ET. 99 mestique exige de tous ceux qui vont voir celte salle des machines. (i Presque tous les articles de dépense en gé- néral sont si excessivement enflés, qu'il y en a qu'il porte au delà de trente et quarante fois leur juste valeur, comme pour le papier, plumes et ancre, etc. « On peut assurer qu'il n'y a jamais eu de re- gistre aussi mal tenu pour la forme et si deffectueux dans le fond. On peut réduire à quatre principaux chefs les observations des commissaires. <( Le premier regarde l'employ des deniers du roy, fait pour le propre usage du sieur Couplet, sans qu'il puisse produire aucun ordre qui l'au- thorise. Cet article seul monle à la somme de douze mil quatre cent dix sept livres dix sols; laquelle somme il a employée en batimens, remises, grenier, mur de jardin, remuage de terre faits à l'obser- vatoire pour son usage particulier. Le tout sans qu'il produise aucun ordre pour cette dépense en- tièrement inutile, d'autant plus qu'il a encore tout le logement qu'avoit feu son père, lequel s'en est contenté pendant trente années quoy qu'il eut une nombreuse famille, au lieu que le sieur Couplet est seuL D'ailleurs, cette dépense regarde le surinten- dant des batimens du roy et nullement l'Académie. Il est à remarquer que ces dépenses en batimens ont été faites dans un tems où les académiciens qui occupent l'observatoire ne pouvoient obtenir qu'on 100 L'ACADEMIE. leur fît les j'eparations les plus pressantes, comme des vitres, couvertures, etc. (( Le second chef regarde les dépenses faites sous le titre de dépenses extraordinaires, sans cpi'il en fasse aucun détail, ny qu'il rapporte aucune preuve justificative; elles montent à la somme de sept mil dix-sept livres quinze sois; on ne sçauroit imaginer en quoy consistent ces dépenses extraor- dinaires, d'autant plus que, dans des mémoires que l'on a trouvé excessifs et enflés, il a employé en dépense et bien en détail, le papier, les plumes, l'ancre, les ports de lettres, le remuage des poésies, les petites gratifications faites aux suisses dans les assemblées publiques de l'Académie ; en un mot, il entre dans une infinité de petits détails et énsuitte il y ajoute cette somme exhorbitante de 7,017 li- vres 15 sols. u Le troisième chef renferme les faux ou dou- bles employs dont on rapportera icy deux articles : l'un de l,olO livres pour l'envoy du cafte aux Indes et l'autre de 100 livres pour le congé d'un soldat; ces deux sommes luy ont été fournies en 1718, et, lors([ue les commissaires luy ont demandé les preu- ves de l'envoy de ces sommes, il leur a avoué qu'il n'en avoit point fait d'employ. On pourroit encore mettre au rang des faux employs une somme de 160 livres qu'il dit dans son compte avoir été em- ployée pour faire gobter le mur du coté de l'orienl EXAMEN DES CO.Ml'TES DE COUPLET. 101 de son nouveau logement, laquelle somme il a avoué depuis n'avoir point employée. (( Le quatrième chef regarde les diminutions d'espèces dont il demande le remboursement et qu'il fait monter à la somme de six mil cinq cent trente-quatre livres, dont il ne rapporte ny ne peut rapporter aucun procès- verbal, ne tenant aucun re- gistre par recette et dépense ; ce qui a empêché les commissaires de pouvoir statuer sur ce qui pouvoit luy être véritablement deu ; l'on peut aussi remar- quer qu'il passe dans son compte les diminutions, mais qu'il ne parle point des augmentations qui sont arrivées depuis 1718 jusqu'en 1722, lesquelles mé- ritoient bien qu'on y fit quelque attention, puisqu'il y en a eu qui ont porté les espèces au triple de leur ancienne valeur, c'est-à-dire depuis (xO livres le marc d'argent monnoyé jusqu'à 120 livres et l'or à proportion. Il résulte de tous les articles précédens que le sieur Couplet est redevable de vingt-deux mil six cent soixante- trois livres cinq sols pour sommes non payées et qu'il a reçues ou payées non yallablement. » La défense de Couplet, sans être concluante, atténue beaucoup, il faut le dire, la portée du rap- port en présentant les irrégularités signalées comme une conséquence toute naturelle de l'absence de con- trôle et de règle. Couplet, touchant fort irrégulière- ment les fonds de l'Académie et faisant pour elle de 102 L'ACADÉMIE. fortes avances, cherchait à diminuer le retard des rentrées en portant en compte les dépenses pré- vues; il arrivait parfois que les circonstances venant à changer, la somme touchée se trouvait sans em- ploi; mais Couplet, il le prétend au moins, l'appli- quait alors à d'autres besoins de l'Académie. 11 ne faut donc pas trop s'étonner de voir le sieur Couplet siéger vingt ans encore près de ceux qui ant signé le rapport et gérer les aiïaires de l'Académie sans que les discussions relatives à sa comptabilité se soient renouvelées. La somme de 12,000 livres annuellement ac- cordée à l'Académie aurait dû être doublée en 1757. Le régent, en 1721, avait en effet accordé à Réaumur une pension de j 2.000 livres qui, par lettres patentes et par arrêt du conseil, avait été déclarée réversible sur l'Académie. Réaumur mou- rut en 1757 ; de nouvelles lettres patentes confir- mèrent les premières, et la rente fut transférée h TAcadémie mais pour lui échapper aussitôt, car par une subtilité à laquelle on ne devait pas s'atten- dre, on la regarda comme tenant lieu de la somme^ égale assurée jusque-là chaque année sur le trésor royal et qui dès lors devenait inutile. Dans une lettre datée du 31 janvier 1759 , le duc de la Vrillière déclare, il est vrai, que, si les besoins de l'Acadé- mie exigeaient que le fonds fut excédé, il y avait lieu d'espérer que Sa Majesté voudrait bien y avoir RENTE DE REACMUR. 103 égard sur les propositions qu'en feraient MM. les officiers de l'Académie et dont il aurait l'honneur de rendre compte à Sa Majesté. L'Académie se plai- gnit, il n'en faut pas douter, et ses eiïorts furent persévérants, car, dix-sept ans après, en 1775, on voit ses représentations favorablement accueillies par Turgot et Malesherbes. Les négociations durè- rent cependant trois années encore, et c'est en 1778 seulement, vingt ans après la mort de Réaumur, que l'Académie obtint enfin justice-. La correspon- dance relative à cette affaire nous apprend que 8,000 livres sur les 12,000 qui formaient la pre- mière allocation étaient alors affectées à des aug- mentations de pensions: /i,000 livres restaient donc disponibles seulement pour les frais généraux, les expériences et les allocations demandées souvent par le libraire lorsque les volumes publiés conte- naient un trop grand nombre de planches. C'est donc avec grande raison que le roi, en accordant enfin une subvention dont le refus avait été un déni de justice, en réservait expressément l'emploi aux expériences scientifiques et autres travaux de l'Académie. « l'"' juillet 1778. « C'est avec bien du plaisir, écrit M. Amelot à l'Académie, que j'ai l'honneur de vous annoncer que Sa Majesté a bien voulu rétablir celte somme 104 L'ACADÉMIE. à compter du 1" du mois prochain. Mais son intention est que la totalité des 12,000 livres soit employée à faire des expériences, sans qu'il puisse jamais en être rien distrait pour quelque autre objet que ce soit. » L'Académie délibéra immédiatement sur le meil- leur choix des expériences à faire. Lavoisier, dont les conclusions furent adoptées, fait paraître, en po- sant d'excellents principes, des vues aussi sages qu'élevées : « Les travaux académiques me paraissent, dit- il, dans la circonstance actuelle, devoir être dis- tingués en deux classes : les uns, relatifs à des découvertes particulières que l'auteur a intérêt à garder secrètes, demandent à être suivis dans le silence du laboratoire et du cabinet. Les travaux de cette sorte appartiennent plutôt aux particuliers qu'au corps, et l'Académie ne pourrait s'engager à en faire les frais sur la simple parole des auteurs sans s'exposer à partager l'enthousiasme naturel à chacun pour les découvertes qu'il a faites ou qu'il croit avoir faites, à favoriser la suite d'une infinité de chimères qu'on aurait prises pour des réalités, enfin à autoriser un emploi secret de fonds qui aurait les plus grands inconvénients. On pense, d'après cela, que tout académicien qui voudra tenir ses expériences secrètes ne doit prétendre à aucune récompense qu'à la gloire même attachée à une HAI'PORT DE LAVOISIER. 105 découverte importante. Non pas que l'Académie doive s'ôter le droit de rembourser les frais de ces sortes d'expériences, si elle le juge à propos, mais elle ne doit statuer que lorsqu'elle en aura pris connaissance et dans la supposition où il se trou- vera des fonds libres et qui n'auront pas été des- tinés à des objets plus importants. Il est d'autres genres de travaux qui, loin de demander du mys- tère, exigent, au contraire, une sorte de publicité et le concours de plusieurs agents. Ces travaux, qui sont vraiment académiques et que le gouver- nement a eus principalement en vue lors de l'insti- tution de cette compagnie, consistent à répéter tous les faits principaux qui servent de base à chaque science, à constater toutes les découvertes impor- tantes qui se font journellement par les savants de toutes les nations, à entreprendre de ces grandes suites d'expériences qui sont au-dessus des forces des particuliers, mais qui font époque dans les sciences et qui en établissent les masses. L'Aca- démie, en reprenant ce plan, qui était celui des premiers académiciens, parviendrait à former un dépôt de faits d'autant plus précieux , que tous auraient un but relativement à l'avancement des sciences, qu'elle pourrait espérer de remplir des lacunes immenses que laissent dans ce moment la plupart des sciences physiques, enfin qu'elle par- viendrait à mettre en œuvre une infinité de maté- ^06 L'ACADÉMIE. riaux qui se multiplient de jour en jour, mais dont la place et l'arrangement sont absolument inconnus. « Ce plan, qui ne peut être adopté que pour un corps et par un corps aidé et appuyé par le gouvernement, ne conduira pas toujours à des découvertes brillantes ; mais il servira à assurer en peu de temps la marche des sciences, à dissiper le prestige des systèmes nouveaux qui ne sont point appuyés sur des preuves, à réduire toutes les choses à leur juste valeur, enfin à faire marcher les sciences en quelque façon tout d'une pièce, semblables à ces phalanges redoutables dont la marche lente mais SLire ne connaissait pas d'obstacles invincibles. Telles sont les vues d'après lesquelles on a rédigé le projet de règlement. » Cinq ans après, en 1783, lorsque le bruit se répandit qu'aux applaudissements des états du Vi- varais assemblés Joseph Montgolfier avait enlevé, sur la place publique d'Annonay, un ballon de cent pieds de diamètre, l'opinion publique en de,- mandant à l'Acadi'mie la confirmation d'une décou- verte aussi prodigieuse semblait attendre d'elle des applications sans limite et la réalisation des plus chimériques espérances. L'Académie fut invitée de la part du roi à s'occuper des expériences nouvelles en associant à ses recherches l'inventeur Montgolfier et Charles, professeur habile de physique qui , substituant l'air EXPÉRIENCES DE MONTGOLFIER. 107 inflammable à l'air chaud, s'était audacieusemcnt élevé à la vue des Parisiens effrayés et cliarmés jusqu'à 7,000 pieds au-dessus du sol. a La dépense, ajoutait la lettre de jM. d'Ormesson, pourrait être prise sur \m 42,000 livres allouées pour les expé- riences de l'Académie. » L'Académie fut doublement choquée. IMontgol- fier et Charles malgré leur mérite éminent lui étaient jusque-là restés étrangers, et ses habitudes n'étaient pas d'associer à ses travaux des savants pris hors de son sein. La dernière phrase de la lettre de d'Or- messon semblait en outre une atteinte portée à la libre disposition de ses revenus. Des observations furent adressées au ministre,' qui répondit fort gra- cieusement : (( Je n'ai pas eu l'intention de proposer rien qui pût gêner TAcadémie ou contrarier ses usages ou ses statuts. Le roi, qui connaît le zèle de l'Académie et ses dispositions à rendre utile une découverte aussi importante, s'en rapporte parfaite- ment à elle sur ce qu'elle croit devoir à des hommes estimables, dont l'un est inventeur de la machine et dont les autres ont fait avec succès les premières tentatives propres à en indiquer et à en perfectionner les propriétés. » 108 L'ACADEMIE. LES EXPÉDITIONS SCIENTIFIQUES. La somme régulièrement allouée à l'Académie était trop faible pour subvenir aux frais de voyages ou d'expéditions jugées utiles au progrès de la science. La générosité du ministre et celle du sou- verain lui-même étaient donc invoquées dans toutes les occasions importantes et elles faisaient rarement défaut. Les voyages scientificiues entrepris à la demande de l'Académie étaient défrayés par une allocation spéciale accordée chaque fois pour un but déterminé et au membre même désigné par elle. Presque tous eurent pour but le progrès de l'astronomie et de la géographie; quelques-uns cependant furent consacrés aux études d'histoire naturelle. C'est ainsi que l'on trouve dans les cartons de l'Académie une lettre non signée et datée du leS juil- let 1717, qui commence ainsi : a J'ai l'honneur de VOYAGE D'ANTOINE DE JUSSIEU. 101> VOUS envoyer la notte pour une ordonnance de /i,000 livres par rapport à un voyage de M. de Jussieu. Je vous avoueray que j'aurais souhaité le delay d'un voyage de cette nature jusqu'à l'année prochaine, les àfTaires seront en meilleur estât. S. A. R. a trouvé l'objet trop médiocre pour attendre ; pour moy je prendray seulement la liberté de vous faire remarquer que, dès que c'est là son intention, cette ordonnance est pressée, parce qu'il faut que M. de Jussieu parte à la fin de ce mois ou les premiers jours de l'autre tout au plus tard. » M. de Jussieu était Antoine, le premier des académiciens de sa glorieuse famille. Son frère Bernard, âgé alors de dix -sept ans, devait l'ac- compagner dans ce voyage, le seul qu'il ait entre- pris pendant sa belle et modeste carrière. 8a famille ne songeait nullement alors à en faire un savant et le destinait au commerce; lui-même au retour, attristé de ne pouvoir s'arrêter à aucun parti, fit une retraite au couvent de Saint-Lazare pour y mé- diter tout à son aise et sortit décidé pour la phar- macie'à laquelle succéda bientôt la médecine, mais il revint heureusement à la botanique en s'associant à son frère qu'il ne quitta plus. Si le souvenir du voyage d'Espagne décida sa détermination, on peut assurer qu'en accordant les /i,000 livres malgré le mauvais état des affaires, le régent, dont la main s'ouvrit si souvent pour favoriser la science, lui 110 L'ACADEMIE. rendit ce jour-là l'un des plus grands services dont elle doive remercier sa mémoire. La mission de Tournefort, antérieure à celle de Jussieu, eut aussi pour but l'histoire naturelle. Tournefort savait voyager. La narration de ses aven- tures est pleine de détails intéressants racontés naïvement et non sans esprit quelquefois. Obser- vateur curieux et sagace des mœurs et des coutu- mes, très-versé dans la lecture des auteurs anciens, Tournefort a composé deux volumes qui, sous forme de lettres à M. de Pontchartrain, rapportent les in- cidents de son voyage, les singularités observées, les opinions recueillies et les souvenirs éveillés par les lieux qu'il parcourt. L'histoire naturelle n'occupe pas tellement son esprit que d'autres études n'y puissent trouver place, et sa narration peut satis- faire, en même temps que la curiosité du savant, celle de l'homme politique, de l'historien et du géographe. Les appréciations toujours sincères de Tourne- fort sont parfois singulières. Tl recueille les ren- seignements et les traditions et les rapporte sans les contrôler; jamais dans l'interprétation des mo- numents anciens il ne semble apercevoir de ditfi- cultés, ou ce qui revient presque au même, il ne soupçonne pas qu'on puisse les éclaircir. L'île de Crète et le mont Ida lui rappellent la naissance et le règne de Jupiter; quelques ruines d'origine VOYAGE DE TOURNEFORT. III douteuse pourraient être suivant lui le temple où Ménélas sacrifia lorsqu'il eut appris l'enlèvement de sa femme Hélène; Texcellent vin de Candie, qui lorsqu'on en a goûté tait mépriser tous les autres, devait être le nectar que buvait autrefois Jupiter. Ces traits d'érudition naïve ne diminuent ni l'intérêt ni l'authenticité du récit des faits observés. Les mœurs et les superstitions des Grecs et des Turcs, l'animosité qui sépare les deux races, sont mis en relief par une grande abondance de détails recueillis à toute occasion. Les sympathies de Tour- nefort pour les chrétiens vont jusqu'à l'horreur des infidèles auxquels il rend parfois justice cependant, et lorsque sa bonne foi triomphe de ses préven- tions et de ses préjugés, ses récits sont loin de confirmer ses appréciations générales. « Les Turcs, dit-il en parlant de l'île de Milo, font toujours quel- que nouvelle avanie pour rançonner les pauvres Grecs, et d'ailleurs il faut leur faire des présents si l'on veut éviter la chaîne ou les coups de bâtons Les Turcs sont plus insolents que jamais dans les îles depuis la retraite des corsaires français; ainsi les Grecs ne savent qui souhaiter. Les corsaires te- naient les Turcs en raison et mangeaient le profit de leurs prises dans le pays; mais aussi les corsaires étaient parfois des hôtes incommodes, avec lesquels il n'était pas trop aisé de vivre. Les plus habiles d'entre les Grecs, après la perte de la capitale de 112 L'ACADÉMIE. leur empire, se retirèrent en divers endroits de la chrétienté; ils emportèrent avec eux toutes les sciences de leur pays et par conséquent toutes les vertus. « Voilà donc, suivant Toui'nefort, Constan- tinople privée de toutes les vertus et pour long- temps sans doute, car les sciences, cela est notoire, n'y ont pas encore fait retour. Gomment conci- lier cependant cette appréciation avec les lignes suivantes : « Comme la charité et l'amour du pro- chain sont les points les plus essentiels de la religion mahométane, les grands chemins sont ordi- nairement bien entretenus et l'on y trouve assez fréquemment des sources, parce qu'ils en ont be- soin pour les ablutions; les pauvres gens prennent soin de la conduite des eaux, et ceux qui sont dans une fortune médiocre établissent des chaus- sées. Ils s'associent avec leurs voisins pour bàlir des ponts sur les grandes routes et contribuent au bien public suivant leurs facultés. Les ouvriers payent de leur personne : ils servent gratuitement de maçons et de manœuvres pour ces sortes d'ou- vrages. On voit dans les villages, aux portes des maisons, des cruches d'eau pour l'usage des pas- sants. Quelques bons musulmans se logent sous des espèces de barrières qu'ils font construire sur les grands chemins, et là ils ne sont occupés pendant les grandes chaleurs qu'à faire reposer et rafraîchir ceux qui sont fatigués. L'esprit de charité est si VOYAGE DR TOURNEFORT. 113 généralement répandu parmi les Turcs, que les mendiants mêmes, quoiqu'on en voie très-peu chez eux, se croient obligés de donner leur superflu à d'autres pauvres. » Les pages que Tournefort consacre à la science sont souvent des plus curieuses pour l'histoire de ses progrès et révèlent plus d'une erreur singu- lière acceptée alors sans difficulté par les hommes les plus éclairés. Rencontrant à Candie une source thermale, il y plonge des œufs qui ne cuisent pas; mais au lieu d'en conclure simplement que la tem- pérature n'est pas suffisante, il y voit un caractère spécifique de cette eau et se rappelle qu'en France il a vu des soldats faire cuire une poule dans les eaux thermales du fort des Bains dans le Roussillon. « Toutes les sources d'eaux bouillantes que j'ai observées dans les divers pays m'ont paru, dit-il, également chaudes, parce que je n'avais d'autre thermomètre que ma main, et certainement je n'en ai rencontré aucune de celles qu'on appelle bouil- lantes, où j'aie pu tremper les doigts sans me brûler. Toutes ces sources fument également, ce- pendant on trouve entre elles cette différence par rapport aux œufs que,' dans les mies, ils ne s'y cuisent pas dans l'espace de deux heures, et dans quelques autres, ils se cuisent en quatre ou cinq minutes. » L'évaporation continuelle des eaux de la mer iu l^\cadi:mie. semble d'après une autre lettre complètement in- connue à Tournefort, et il s'étonne de voir la mer Noire recevoir, par les diverses rivières qui s'y déchargent, plus d'eau que le Bosphore n'en peut rendre à la Méditerranée. « Que pouvaient, dit-il, devenir les eaux qui se ramassaient ensemble jour et nuit dans le même bassin sans qu'elles eussent leur décharge. La décharge de la Méditerranée dans l'Océan est au détroit de Gibraltar, où heureu- sement les eaux trouvent plus de facilité à creuser un canal que de se répandre sur la terre d'Afrique. Le Seigneur avait laissé cette ouverture entre les monts Atlas et celui de Gadès; il ne fallait que dé- boucher les digues. » Les travaux relatifs à la forme de la terre et à la construction de la carte de France, incessam- ment discutés et repris depuis près d'un siècle, trouvèrent dans Louis XV et dans son successeur des protecteurs aussi zélés et aussi généreux que l'avaient été Louis XIV et le régent. Le problème dont l'Académie avait confié la solution à Picard semblait cF abord des plus sim- ples. La terre était pour elle une sphère dont il s'agissait de déterminer le rayon en évaluant l'arc d'un degré sur l'un de ses grands cercles. Les astro- nomes de l'antiquité et ceux du moyen âge avaient sans plus de preuves adopté l'opinion d'une sphé- ricité parfaite, et le même problème s'était présenté MESURE DE LA TERRE. 115 à eux, mais leurs déterminations inégales et par conséquent incertaines se ressentaient trop évidem- ment de la grossièreté des instruments employés. Le degré terrestre, si l'on en croit Arislote qui l'accepte des astronomes de son temps, aurait 1,111 stades de longueur. Ératosthène, qui vint après, n'en comptait plus que 700, Posidonius 666, et enfin Ptolémée 500 seulement. Les Arabes dimi- nuèrent encore l'évaluation de Ptolémée. Les astronomes assemblés par ordre d'Alma- moun ayant pris la hauteur du pôle se séparèrent en deux troupes, les uns s'avançant vers le septen- trion et les autres vers le midi, allant le plus droit qu'il leur fut possible, jusqu'à ce que l'une des troupes eut trouvé le pôle plus élevé d'un degré, et que l'autre au contraire l'eût trouvé abaissé d'un degré. Ils revinrent à leur première station pour comparer leurs observations, et l'on trouva que l'une des troupes avait compté sur son chemin 56 milles | et l'autre 56 milles juste; mais ils demeurèrent d'accord de compter le degré de 56 milles |. ce qui revient à diminuer de 10 milles environ ou de plus d'un dixième l'évaluation reçue par Pto- lénîéeV La comparaison de ces diverses mesures avec les nôtres semble d'ailleurs fort diflicile à cause de l'incertitude sur la valeur du stade ancien ou du mille des Arabes. Fernel et Snellius, sans se con- 1i6 L'ACADÉMIE. tenter d'une tradition incertaine, ont voulu à leur tour et chacun de son côté déduire de leurs obser- vations la longueur du degré terrestre. Fernel, sui- vant précisément la méthode des Arabes, partit de Paris et marcha vers le nord jusqu'à ce que la hau- teur du pôle eût augmenté d'un degré. Pour savoir alors quelle distance il avait parcourue, il monta dans un coche et compta les tours de roues jusqu'à Paris, en estimant pour les corriger de son mieux les erreurs causées par les inégalités et les détours de la route. Il trouva ainsi, pour la longueur du degré, 56,7/i6 toises de Paris, auxquelles il eut la hardiesse presque risible d'ajouter li pieds. Snellius à peu près à la même époque ne trouvait que 55,011 toises, et Norwood par une méthode toute ditïérente en obtenait 57,ù/l2. Picard, chargé par l'Académie d'obtenir une évaluation définitive, employa la méthode suivie encore aujourd'hui dans les opérations de même nature. Son premier soin fut de mesurer avec une extrême précision, sur une route pavée et parfaite- ment droite, la distance de 5,662 toises qui sépare Villejuif de Juvisy. Ce fut la première base d'une série de triangles enchaînés dans la direction du nord au sud, et que le premier côté connu permet- tait de résoudre en ne mesurant plus sur le terrain que des angles seulement, pour lesquels l'emploi des lunettes, adoptées pour la première fois, assu- CARTE DU ROYAUME. 117 rait une exactitude inconnue jusque-là aux obser- vateurs les plus habiles. L'orientation connue du réseau permettait d'ailleurs de calculer la portion de méridienne comprise dans l'intérieur de chaque triangle et enfin, par la mesure directe des lati- tudes extrêmes, la longueur d'un arc d'un nombre connu de degrés, minutes et secondes. Un arc de 1° 22' 55" ayant été trouvé ainsi de 77,850 toises, il en résulta par une proportion facile la longueur de degré 57,060 toises, et l'on fixa en conséquence la longueur de la lieue à 2,283 toises, afin qu'il y en eût 9,000 juste dans la circonférence de la terre. Les opérations de Picard n'étaient que le pré- paratif et le fondement d'un travail plus considé- rable. La construction astronomique d'une carte du royaume fut proposée à Colbert et accueillie avec grande faveur; mais la vie d'un astronome, si habile et si actif qu'il fût, ne pouvait suffire à l'ac- complissement d'une telle tâche. L'entreprise, plu- sieurs fois interrompue par des difficultés finan- cières, fut après la mort de Picard confiée à Gassini, qui devait la léguer aux héritiers de son nom, de ses fonctions et de son ardeur pour la science. Sept degrés furent successivement mesurés sur un même méridien entre Paris et Perpignan et puis entre Paris et Dunkerque. Les opérations, commencées en 1701, reprises en 1713 et termi- 118 L'ACADÉMIE. nées en 1718 seulement, s'accordaient à montrer les degrés inégaux, en assignant constamment la plus grande longueur aux plus rapprochés de l'équateur et par conséquent à la terre une forme allongée dans le sene des pôles. Ce résultat fort imprévu était conllrmé par d'au-' très opérations. Cassini de Thury , le petit-fils de Dominique , ayant mesuré en 173o l'arc de parallèle qui sépare Saint- Malo de Strasbourg et cherché en même temps l'écartement de ce paral- lèle avec le grand cercle perpendiculaire au méri- dien, fut par cette voie très-différente conduit à une conclusion que le célèbre d'Anville vint appuyer et fortifier à son tour par des considérations purement géographicjues. Il ne s'agissait de rien moins, sui- vant lui, que d'ôter 300 lieues à la circonférence de l'équateur en faisant son diamètre plus petit d'un trentième environ que celui qui réunit les pôles. La conviction de d'Anville résultait d'une com- paraison attentive des cartes les plus exactes avec les documents anciens et modernes. Les cartes con- struites géométriquement et en supposant la terre sphérique assignent toujours, suivant lui, aux lieux éloignés une trop gi'ande différence de longitude, et Kécart réel de deux méridiens est par consé- quent plus petit que si la terre était sphérique. Les travaux de la carte de France, Tétude des cartes APLATISSEMENT DES POLES. 119 lie Palestine et les opérations des missionnaires en 'Chine s'accordaient à confirmer cette opinion , en faveur de laquelle tant d'épreuves concordantes semblaient prévaloir sur tous les raisonnements. Les géomètres cependant ne cessèrent jamais de douter et de réclamer de nouvelles mesures. La théorie de Newton, qui ne s'était pas encore impo- sée à l'Académie tout entière, assignait à l'Océan la forme nécessaire d'un sphéroïde aplati, et si, conformément à l'hypothèse au moins vraisemblable qu'il adoptait en même temps qu'Huyghens, notre globe primitivement fluide a conservé sa forme ■en se refroidissant, la partie sohcle elle-même ne peut manquer d'être aplatie aux pôles. Huyghens et Newton, en signalant cet effet nécessaire de la force centrifuge, avaient tenté d'en calculer la grandeur. La méthode d'Huyghens repose sur une supposition qui ne peut plus aujour- d'hui compter de partisans, et celle de Newton mêle à ses principes solides et inébranlables une hypothèse trop douteuse pour qu'on puisse taxer •d'inexactitude nécessaire les opérations qui vien- draient la démentir et la désavouer. La question de droit était donc incertaine aussi bien que celle de fait, et l'Académie partagée agitait l'opinion pu- blique sans la diriger. Les degrés du méridien augmentent-ils ou dimi- .nuent-ils de l'équateur au pôle? La seule méthode 120 L'ACADEMIE. infaillible pour le décider était de prendre des me- sures précises et rapprochées des points extrêmes. Avant de proposer dans ce but des expéditions lointaines et coûteuses, l'Académie écouta sur la question un grand nombre de mémoires qui, sans avancer beaucoup la solution, réussirent au moins à stimuler la curiosité des ministres et du roi et à les faire consentir avec empressement aux dé- penses considérables qui leur furent demandées ensuite. Deux .commissions furent envoyées, l'une en Laponie, l'autre au Pérou, pour mesurer les de- grés dont la comparaison devait tout décider. Mau- pertuis, Glâiraut, Lemonnier et l'abbé Outhier par- tirent pour le nord. La Gondamine, Bouguer et Godin, accompagnés de Joseph de Jussieu et de Gouplet, neveu du trésorier de l'Académie, s'étaient embarqués six mois avant pour le Pérou. L'expédition du nord fut heureuse. Tous les missionnaires revinrent après avoir terminé rapide- ment leur travail dont les résultats incontestés tranchèrent la question. Aucune rivalité ne troubla leurs relations. Maupertuis, le plus ancien des trois académiciens et chef reconnu de l'expédition, s'at- tribua le mérite et recueillit l'honneur du succès; les autres le laissèrent faire sans que l'amitié ci- mentée par les fatigues et par les travaux communs en partit un instant altérée. L'expédition de l'équateur traversée par de plus EXPÉDITION DU PÉROU. 121 grands obstacles devint funeste au contraire à plusieurs de ceux qui y prirent part. Bien peu d'en- tre eux devaient revoir la France. Couplet en ar- rivant à Quito fut emporté par une fièvre maligne ; Seniergues, chirurgien de l'expédition, à la suite de querelles étrangères à la science fut assassiné au milieu d'une fête par la populace de Guença. L'as- tronome Godin accepta à Lima une chaire de- ma- thématiques que, suivant le vice-roi, il n'avait pas le droit de refuser. En promettant sur son passe- port de rendre au gouvernement espagnol tous les services qui seraient en son pouvoir, ne s'était-il pas engagé à instruire en cas de besoin les étu- diants de Lima? Un des aides-dessinateurs, nommé Moranval, resta au Pérou pour y exercer la pro- fession d'architecte et tombant d'un échafaudage mourut des suites de sa chute. L'horloger Hugot et Godin des Odonais partis pour étudier les lan- gues d'Amérique , se marièrent à Rio-13omba et restèrent au Pérou, ainsi que Joseph de Jussieu qui y exerça la profession de médecin. Godin quitta le Pérou trente-huit ans après seu- lement pour terminer pauvrement sa carrière dans une petite ville de Normandie. De Jussieu infirme et privé de mémoire fut renvoyé à peu près à la même époque. Ses deux frères l'entourèrent des soins les plus affectueux, mais ils n'osèrent jamais le conduire à l'Académie qui l'avait élu pendant 122 L'ACADÉMIE. son absence ; c'est le seul académicien c[ui n'ait jamais siégé. BoLiguer et La Gondamine rapportèrent donc seuls en France les résultats de l'expédition c|ui, retardée par des difficultés de tout genre, ne dui'a pas moins de sept années. Bouguer revint en nh'2. La Gondamine, qui fit de son retour un voyage d'ex- ploration à travers l'Amérique du Sud, ne reparut à l'Académie qu'une année plus tard. Bouguer, dès son arrivée, s'était empressé de confirmer par le témoignage de ses résultats les conclusions déjà anciennes et presque décisives de Maupertuis et de Glairaut. Cassini, après avoir avec l'aide de Lacaille revu les mesures prises en France et trouvé la cause de leur désaccord, s'était rendu lui-même à la vé- rité désormais bien constante, en sorte que La Gondamine arrivant le dernier trouva la curiosité du public épuisée et peut-être lassée sur celte question, naguère encore si ardemment débattue. Les discus- sions et les chicanes par lesquelles Bouguer et lui agitèrent si longtemps l'Académie naquirent peut- être de la mauvaise humeur qu'il en conçut. Bouguer était sans contredit le plus instruit des trois académiciens envoyés au Pérou. Sa con- naissance profonde des mathématiques et son ha- bileté depuis longtemps acquise à manier les in- struments en avaient fait le chef véritable et l'àme de tous les travaux. Inférieur à Bouguer par la LA CONDA.MINE ET BOUGLER. 123 science, La Condamine, esprit prompt et aisé, liardi à tout entreprendre, plein d'intelligence, de curio- sité et d'ardeur mais incapable d'une forte appli- cation, ne devait se préparer que lentement à la discussion approfondie des méthodes employées. Consultant souvent son savant confrère il s'adres- sait à lui, disait-il, dans le commencement surtout, comme on ouvrirait un livre qu'on a sous la main ou comme on demande Pheure au compagnon dont la montre est bien réglée; mais les services qu'il reçut ainsi sont de ceux que deux collaborateurs doivent se rendre sans les compter et sans en pren- dre avantagé. Plus habitué d'ailleurs que ses con- frères aux relations du monde, La Condamine fut dans les circonstances difficiles le négociateur de l'expédition et son représentant auprès de l'admi- nistration espagnole. Insinuant et ferme tour à tour il sut, par énergie ou par adresse, écarter les dif- ficultés de toutes sortes qui lui furent suscitées; possesseur enfin d'une fortune considérable, il mettait sans hésiter sa bourse et son crédit au ser- vice de l'entreprise, pour laquelle plus de cent mille livres furent prélevées sur son patrimoine. Dévoués tous deux à la science et d'un caractère également honorable , La Condamine et Bnuguer étaient dignes de se rendre mutuellement justice en revenant à jamais unis comme Maupertuis et Clai- raut par la longue communauté de leurs travaux. fU L'ACADEMIE. de leurs fatigues et de leurs inquiétudes. Il n'en fut rien pourtant. De longues discussions, qui dégéné- rèrent en hostilités déclarées, avaient troublé leur trop longue collaboration et rompu leur société, en ne leur laissant l'un pour l'autre que jalousie, dé- fiance et implacable ressentiment. Bouguer, dès son retour, avait loyalement fait connaître les ré- sultats sans se les approprier et sans s'attribuer une part exagérée du travail commun. La Gondamine cependant commença à se plaindre avant même d'avoir vu les communications encore inédites de son confrère. Avec la curiosité impatiente et l'humeur dominatrice qui formaient le trait saillant de son caractère il réclamait la communication de ces pièces , et sans s'adresser à Bouguer avec lequel depuis longtemps il n'avait plus de relations di- rectes, les revendiquait comme un droit près de l'Académie. Les procès-verbaux des séances sont remplis pendant plusieurs années par les plaintes, les chicanes et les protestations solennelles de La Gondamine, suivies souvent de répliques non moins fortes dans lesquelles Bouguer ne reste en ar- rière ni de récriminations, ni d'insinuations bles- santes. Sans vouloir les suivre sur ce terrain qui n'est pas celui de la science, ni remonter à la source de leurs mutuels griefs pour en faire le discerne- ment et en raconter l'interminable suite, il suffira de citer les lignes suivantes extraites du procès- LA CONDAMlxNE ET BOUGUER. 125 verbal du il juillet 1750, où La Condamine décou- vre assez visiblement, si je sais le comprendre, le vrai motif de son mécontentement et de l'aigreur de ses reproches : « M. Bouguer, en publiant son ouvrage avant le mien et sans vouloir me communiquer ce qu'il avait lu en pleine Académie en mon absence, s'est mis en pleine possession de ce qu'il a dit le premier sur notre travail commun. J'ai déjà reconnu que rien ne peut m'appartenir évidemment que ce qu'il m'a peut-être laissé à dire, en sorte que, s'il n'a rien oublié, il m'est comme impossible de rien dire de nouveau. » Mais La Condamine voulait absolu- ment parler. Après tant de fatigues supportées, de dangers affrontés et d'obstacles péniblement sur- montés, il n'entendait céder à personne le droit de les raconter au public. Il prit alors le parti singu- lier de ne pas lire l'ouvrage dont il avait avec tant d'insistance demandé la communication : « Je sais, dit-il, que le traité de M. Bouguer ayant paru depuis longtemps, j'ai été le maître de le lire et que je ne puis donner la preuve que je ne l'ai pas lu, mais j'ai la satisfaction de penser que ceux qui me connaissent m'en croiront sur ma pa- role. » Avec de l'esprit, dit La Bruyère, on peut entrer dans le ridicule, mais on en sort; c'est ce que fit cette fois La Condamine. Son esprit quoique trop 120 L'ACADEMIE. contentieux est vif et brillant jusque dans ses co- lères, sa vanité est toujours enjouée et ses invec- tives mêmes ne sont pas sans gaieté ; il sut se faire lire, et l'opinion publique, contre laquelle son savant compagnon eut quelque droit de s'irriter, lui ac- corda la plus grande part dans l'expédition dont son nom encore aujourd'hui éveille surtout le souvenir. Les travaux de la carte de France n'étaient pas encore terminés, et la solution définitive en appa- rence de la question de la forme du globe n'y servait que fort peu, sinon point du tout. Le cane- vas cependant était fait et un réseau de grands triangles reliait les principales villos de la France en fixant leur position avec certitude; mais il fallait découper chaque triangle en d'autres plus petits en prenant pour sommets toutes les villes, les villages et même les clochers intermédiaires. Cette seconde opération était de beaucoup la plus longue. Cassini de Thury, en commençant en 1750 cette nouvelle série de travaux, proposa d'y consacrer une somme annuelle de /iO,000 livres, que le roi aurait libéra- lement augmentée s'il eut été possible de trouver un assez grand nombre d'ingénieurs et de graveurs capables d'une telle tâche; on en forma peu à peu, et la di';pense annuelle s'accrut graduellement jus- qu'à la somme de 90,000 livres. Louis XY se lassa bien vite. Dès 1755, Cas- sini de Thury fut prévenu que les be-oins de la CARTE DE FRANCE. 127 guerre ne permettaient plus la distraction d'aucuns fonds et que les économies du roi allaient suppri- mer toutes les dépenses d'agrément. L'une d'elles était la carte de France pour lacjuelle toute sub- vention cessait ainsi brusquement. Tant de travaux et de soins allaient être perdus sans retour. Les col- laborateurs formés à grand'peine et dont le plus grand nombre n'avait plus d'autre moyen d'exis- tence étaient menacés d'une ruine complète. Le roi était alors à Compiègne. Gassini alla l'y trouver en lui soume'ttant le plan terminé de la forêt dont la précision et l'exactitude le charmèrent, a Je voudrais, dit-il, continuer un aussi bel ouvrage, mais mon contrôleur général ne le veuf pas. C'était sous une forme gracieuse le plus formel des refus. Gassini cependant ne pouvait renoncer à son œuvre, et trois jours après il présentait au roi un projet d'as- sociation particulière C|ui, sous la protection royale, soutiendrait à ses frais et terminerait l'entreprise. Approuvés et encouragés par Louis XV, le prince de Soubise, le duc de Bouillon, M. de Saint-Flo- rentin et jM'"^ de Pompadour s'inscrivirent en tête de la liste qui, peu de jours après, comptait cin- quante noms tous considérables à la cour, dans le parlement ou dans l'Académie. Chacun des sous- cripteurs devait pendant dix ans contribuer cha- que année pour une somme de 1,600 livres, en s'engageant même par- devant notaire à fournir, -128 L'ACADÉMIE. quelle qu'elle dût être, la dépense nécessaire à l'exécution de l'ouvrage. Le sacrifice en réalité fut beaucoup moindre et ctiaque souscripteur ne donna en tout que 2,000 livres. Les pays d'États contribuèrent pour une somme importante et la vente des feuilles tirées permit d'alléger la dépense. Sur il 82 feuilles qui devaient composer la carte 166 étaient livrées au public en 1790. La situation resta la même jus- c{u'au moment oti, en 1793, Fabre d'Eglantine re- présenta à la Convention que la carte de* France, ouvrage de la ci-devant Académie des sciences et appartenant au gouvernement, était tombée entre les mains d'un particulier qui la vendait un prix excessif, de sorte qu'on ne pouvait plus se la pro- curer; et sans plus ample examen, on décida que dans les vingt-quatre heures la carte et les plan- ches seraient enlevées et transportées au dépôt de la guerre. Un rapport fait au conseil des Cinq- Cents en 1797 rétablit, il est vrai , et reconnaît complètement les droits de la compagnie pour la- quelle il propose une équitable indemnité, et un arrêté consulaire du 25 février 1801 ordonna en effet que la somme de 9,060 francs fût remboursée à chaque porteur d'actions; mais la créance, datant de l'an ii, se trouva bientôt après frappée par la loi sur l'arriéré, et la spoliation fut irrévocablement consommée. VOYAGE DE LACAILLE. 129 Le tracé de la carte de France, quoique dirigé par des membres de l'Académie des sciences, était depuis 1755 une entreprise toute spéciale à laquelle la compagnie comme coi'ps restait complètement étrangère. Plusieurs expéditions demandées et di- rigées par elle furent, comme celles de La Conda- mine et de Clairaut, accomplies avec grand succès par les membres qu'elle avait désignés. Les grands traits du système du monde étant connus et les lois des mouvements mises hors de doute, ce sont les irrégularités d'abord négligées dont l'étude minutieuse pourra désormais conduire à de véri- tables découvertes. Pour qui veut pénéti^er le secret d'un mécanisme, aucun détail n'est en eiTei sans importance, et telle oscillation imperceptible des étoiles est liée aux mystères les plus cachés de l'optique ou aux conséquences les plus profondes de l'attraction newtonienne. Les étoiles, on le sait depuis longtemps, ne sont pas fixes dans le ciel; la suite des observations les montre soumises à un lent mais continuel déplacement, qui leur fait accomplir en vingt-six mille ans la révolution complète con- nue sous le nom de précession des équinoxes. Mais des apparences illusoires et des inégalités variables se mêlent à ce mouvement pour en masquer la con- stance et en troubler la régularité ; l'aberration due à la combinaison du mouvement qui nous entraîne avec celui que nous apporte la lumière et la nutation 130 LACADEMIE. de l'axe terrestre, découverts tous deux par Bradley, la variation de l'obliquité de l'écliptique enfin, en déplaçant continuellement les étoiles que nous nom- mons fixes, rendaient les tables anciennes constam- ment inexactes et insuffisantes aux travaux de pré- cision. Préoccupé de cette lacune dans la science, La- caille employa quinze années d'observations et de calculs assidus à déterminer les positions précises de toutes les étoiles, en ayant égard à leurs dépla- cements apparents ou réels. Le désir de complé- ter son œuvre le conduisit au cap de Bonne-Espé- rance. Son dessein principal était d'enrichir son catalogue en y inscrivant les étoiles de ce nouveau ciel et de le perfectionner en observant dans des conditions plus favorables celles qui s'élèvent peu sur l'horizon de Paris. Mais loin de se réduire à l'exécution d'un dessein si fructueux pour l'astro- nomie, sa curiosité active et infatigable prêtait à tous les problèmes scientifiques autant d'attention que de patience. Lacaille, qui fut peut-être le plus exact comme le plus diligent des astronomes, rap- porta d'un voyage de quinze mois un nombre im- mense d'observations, dont l'abondance aurait sem- blé impossible à tout autre et que l'excellence et la minutie de ses précautions portaient au plus haut degré d'exactitude compatible avec les instruments imparfaits dont il disposait. 8'interdisant tout com- VOYAGE DE LACÂILLE. 131 merce inutile ou banal, Lacaille consacrait tout son temps à la science. Son premier projet avait été de déterminer les étoiles des quatre premières gran- deurs; non-seulement celte tâche ne pouvait suffire à son activité, mais par sa facilité même elle lui sembla surpasser ses forces. Trop souvent inoccupé pendant la nuit, il craignait de se relâcher et de dormir, et c'est pour se tenir forcément en haleine qu'il voulut décupler son travail. La réussite de telles opérations dépend beau- coup, on le comprend, de la pureté du ciel, et il n'y a pas de pays peut-être où l'air soit en môme temps plus tempéré et le ciel aussi clair qu'au cap de Bonne-Espérance, mais il s'en faut de beaucoup que le ciel le plus clair soit le plus propre aux ob- servations. Cette pureté est due en efiet au Cap à un vent du sud -est extrêmement violent et qui rend impossible toute observation précise avec les grands instruments; les astres paraissent confusé- ment terminés et dans une agitation d'autant plus vive que la lunette grossit davantage : u On peut juger, dit Lacaille, quel doit être le déplaisir d'un astronome de voir couler tant de nuits d'un si beau ciel sans en pouvoir profiter. » Lacaille tout entier à ses travaux n'avait pas le temps d'écrire de longues lettres à ses confrères. Sa correspondance avec l'Académie, fort intéres- sante cependant quoique très-laconique, révèle la 132 L'ACADÉMIE. rare et naïve bonté de cet homme éminent et réel- lement modeste. L'une de ses grandes préoccupa- tions est de ne pas rendre son voyage trop onéreux au gouvernement qui en fait les frais : « J'ai tou- jours, écrit-il, ménagé la dépense depuis que je suis ici, et si je n'avais pas avec moi un ouvrier qui dépense plus que moi, quoique jamais mal à propos, je n'aurais pas dépensé cinquante piastres par- dessus ma pension. » Non content d'avoir déterminé la position de près de dix mille étoiles et réuni en même temps des observations précieuses pour la parallaxe de la lune et des planètes, la longueur du pendule à seconde et les coordonnées géographiques de plu- sieurs points importants, Lacaille trouva le temps de mesurer un degré terrestre : « Je m'occupe, dit-il dans une lettre du 2G août 1752, de la mesure d'un degré terrestre. J'ai déjà fait, du 5 au 22 août, un voyage pour visiter les points de station où je dois observer et pour y placer les signaux nécessaires. Jamais pays ne fut plus propre à de pareilles opé- rations; des plaines très-étendues bordées de mon- tagnes médiocrement hautes, nues et bien détachées les unes des autres, ne laissent d'embarras que dans le choix de la meilleure disposition ; mais il ne fau- drait pas être étranger dans ce pays-ci pour profiter de ces avantages; car comme il n'y a pas ici de routes réglées, ni d'auberges, que la partie du nord VOYAGE DE LACAILLE. 133 du Cap est toute sablonneuse et peu cultivée, il faut nécessairement se réfugier dans les habitations dis- persées au loin dans la campagne et se contenter de la réception qu'on veut bien vous faire. Heureu- sement pour moi, M. Pesthier a la complaisance de me conduire partout, et comme il est connu et très-estimé dans le pays, je ne manque avec lui d'aucun secours. » « On pourrait s'attendre, dit Lacaille dans le compte rendu de son voyage, que je fisse ici quel- que desci'iption de ce fameux cap de Bonne-Espé- rance et que j'exposasse les mœurs des naturels du pays connus sous le nom de Hottentots, et que je parlasse des productions de la terre et des mers voisines; mais, outre qu'on peut juger que je n'ai eu guère de loisirs pour faire des recherches sur ce que je viens de dire, je dois avouer que mes con- naissances sont trop bornées pour être en état de satisfaire les curieux et les physiciens sur cette partie de l'histoire naturelle. Ce qu'il y a encore de plus fâcheux , c'est que l'intérêt de la vérité m'oblige à déclarer que rien n'est moins exact que ce qu'on lit sur ce sujet dans un gros livre écrit en allemand par Pierre Kolbe et dont nous avons en français un extrait en trois volumes. Kolbe était un Prussien, envoyé au Cap par feu M. le baron de Kronick pour y faire toutes les observations possi- bles de physique, d'astronomie et d'histoire natu- 134 L'ACADÉMIE. relie; il y séjourna sept années environ, mais tous ceux qui l'ont connu dans le pays assurent constam- ment qu'il ne s'est point occupé à remplir l'objet de sa mission, et que, quoi qu'il en dise, il n'a fait aucun voyage dans l'intérieur du pays. » Malgré les travaux de Richer, de Cassini et de Picard et les observations plus récentes de La- caille, la distance du soleil à la terre était encore incertaine. Un phénomène qui se renouvelle deux fois seulement dans un siècle et à huit années d'in- tervalle, le passage de Vénus sur le disque du soleil, était annoncé depuis plus d'un siècle pour l'année 1761, et les détails du phénomène soigneu- sement observés de différents points du globe de- vaient fournir, comme l'avait montré Halley, cette distance inconnue quoique tant de fois calculée. Sans proposer distinctement le détail d'une méthode hérissée de calculs, je chercherai seulement à mettre dans son jour le principe très-simple et l'esprit général de la théorie. Les cercles divisés et les horloges sont les in- struments habituels des astronomes qui dans leurs observations ne mesurent que des (emps et des angles; mais une longueur ne peut se détermi- ner que par une autre longueur à laquelle, d'une manière plus ou moins directe, on parvient à la comparer. La raison en est évidente; quelle que soit une figure géométrique, il en existe une infi- PASSAGE DE VÉNUS. 135 nité d'autres qui lui sont semblables, dans les- quelles les longueurs homologues sont augmen- tées ou diminuées dans tel rapport que l'on voudra, sans qu'il y ait aucune différence dans les angles, dont la mesure seule ne peut par conséquent ser- vir à distinguer ces deux figures semblables, si sim- ples ou si compliquées qu'on les suppose. Tant que l'on n'aura pas mesuré une première ligne , les dimensions absolues resteront indéterminées. On a donc pu, par de simples mesures d'angles, trou- ver la forme de l'orbile déci'ite par la terre au- tour du soleil, la figure des ellipses dans lesquelles se meuvent Vénus, Mercure, Mars, Jupiter et Sa- turne, les rapports précis des axes de ces diverses courbes et les inclinaisons mutuelles de leurs plans; mais en connaissant ainsi les proportions exactes de l'univers, on en ignore cependant encore la véri- table grandeur. Ce système, si bien connu dans ses détails comme dans son ensemble, pourrait être amplifié ou diminué; les planètes pourraient , sans que rien fût changé dans les apparences, rouler d'un mouvement tout semblable dans les oi'bites mille fois plus grandes ou mille fois plus petites. La dis- tance de la terre au soleil est-elle de dix mille lieues ou de mille millions de lieues? Les travaux de Co- pernic et de Kepler sur la forme des orbites plané- taires ne permettent pas de le décider mais ne laissent subsister que cette seule inconnue, en sorte '!36 L'ACADÉMIE. (|ue la détermination d'une seule distance entraînera celle de toutes les autres. Cette détermination pré- sente malheureusement des difficultés considérables et exceptionnelles. La base qu'il faut nécessairement choisir à la surface de la terre ne peut pas en dépas- ser le diamètre; les lignes qui de ses extrémités vont se réunir au centre du soleil ou sur l'une quelconque des planètes, forment un angle de quelques secondes seulement, et la plus légère erreur peut évidemment renverser l'édifice qui repose sur un fondement aussi délicat. La méthode indirecte de Halley élude mieux qu'aucune autre cette grave difficulté. Lors- que Vénus se plaçant entre la terre et le soleil vient se projeter sur son disque, les astronomes prévenus longtemps à l'avance peuvent aisément observer dans leur lunette une tache noire qui, passant d'un bord à l'autre, accuse nettement pen- dant quelques heures la position des deux astres par rapport à la terre; mais si exacte qu'elle soit, une observation isolée ne fournit aucune consé- quence. Les dimensions du système du monde pour- raient être dix mille fois plus grandes ou dix mille fois moindres, sans que cela changeât une seule seconde de temps à la durée du passage ou une seule seconde d'angle à la longueur de la corde que par- court la planète. L'astronome peut calculer cent ans d'avance, à une seconde près, si les méthodes sont assez perfectionnées, l'instant de l'entrée de Vénus PINGRE A L'ILE RODRIGUES. 137 et celui de la sortie, pour un observateur placé au centre de la terre; mais il lui est impossible de dire si, pour deux observateurs placés à Paris et au cap de Bonne-Espérance, les durées des passages diffèrent d'une minute ou de dix. Tout dépend du rapport inconnu du rayon de la terre à la dis- tance du soleil, et c'est pour cela que la compa- raison des deux observations permet de le calculer. La méthode fait connaître en outre les points du globe pour lesquels les différences plus nettement accusées doivent donner les plus grandes chances de succès ; rien n'empêche d'ailleurs de contrôler par des observations multipliées le résultat toujours douteux d'une épreuve qu'il est impossible de re- commencer. Le 6 juin 17Gi cinquante-cinq observateurs, répartis sur différents points du globe, purent observer le passage et en déterminer les circon- stances. Pingre en choisissant l'île Rodrigues pour sta- tion avait fait preuve de courage et de dévouement. « Nous sommes instruits, avaient dit les commis- saires de l'Académie, que dans toute cette partie de l'Afrique l'air, à cause de ses intempéries pen- dant la saison des pluies, est très-dangereux pour les étrangers.» On pourrait croire que, pour éviter de tels dangers à un confrère, ils vont proposer un autre poste. Nullement : (( La crainte du dérange- 138 L'ACADÉMIE. ment que la sanlé de M. Pingre pourrait éprou- ver (I leur fait désirer seulement qu'il ait un com- pagnon capable de le suppléer au besoin. » Pingre ne trouva à l'île Rodrigues aucun secours pour ses observations. Sans ouvriers pour construire un observatoire, il dut observer en plein air. Des mesures avaient été prises pour lui assurer des con- ditions plus favorables, mais la guei're qui régnait alors dans les deux hémisphères les avait déjouées en plaçant Pingre dans une position dont il se plaignit fort. Muni d'un passe-port délivré par le gouvernement anglais qui enjoignait à tous les agents et officiers de respecter les astronomes français et de les aider au besoin, Pingre se croyait inviolable ainsi que le petit navire, nommé la Mignonne, qui l'avait conduit à Tîle Rodrigues et qui l'y attendait; mais la veille précisément du jour fixé pour le départ on vit paraître un vaisseau anglais, sur lequel la Mignonne commença par lâcher une bordée. Le vaisseau, beaucoup mieux armé qu'on ne l'avait cru, s'approcha aussitôt et sans coup férir fit comprendre que la lutte était impossible. La Mignonne, déclarée de bonne prise, fut malgré les réclamations de Pingre conduite à Pondichéry. Par une détermination presque cruelle, dit -il, on le laissa à Rodrigues avec son aide, réduits tous deux au strict nécessaire. Chanoine régulier de Sainte-Geneviève, Pingre n'était habitué LE GENTIL DANS LINDE. 139 ni aux privations ni aux incommodités de la vie de voyageur, et il les supportait fort mal. « J'ai été entre autres, écrit-il à l'Académie en rendant compte de sa mésaventure, réduit à l'ignoble breuvage de l'eau, » et il demandait une réparation qu'il n'obtint pas. Le Gentil avait choisi pour station Pondichéry où le phénomène s'accomplissait au zénith. Mais plus prudent que celui de la Mignonne, le capitaine cjui le conduisait, trouvant les Anglais maîtres de la place, retourna bien vite à l'île de France. Le jour du passage Le Gentil était encore en mer; il vit le phénomène sans pouvoir l'observer. Un second passage devait avoir lieu en 17G9; Le Gentil résolut de l'attendre. La physique du globe et l'astronomie l'occupèrent utilement pendant huit années, en lui laissant le loisir de se livrer à c^uelques entreprises commerciales dont le résultat fut heureux pour sa fortune. En 1769 Pondichéry était rentré sous la domi- nation française. Le d juin Le Gentil muni d'excel- lents instruments attendait le passage dans un observatoire solide et bien disposé qui semblait donner toute garantie d'exactitude ; le temps des journées précédentes promettait une observation facile, la matinée était belle encore, mais tout à coup le vent s'éleva, et un nuage léger d'abord déroba à Le Gentil l'important spectacle qu'il atten- UO L'ACADEMIE. dait depuis huit ans et qu'aucun contemporain ne devait voir renaître. Lorsque le soleil perça les nuages, Vénus était sortie de son disque. L'en- treprise était définitivement manquée : « Je ne pou- vais, dit-il, revenir de mon étonnement, j'avais peine à me figurer que le passage de Vénus fût enfin passé. D'autres fois je pensais que quelque contre-temps pareil avait fait imaginer à Manès son système (ridicule à la vérité) des deux principes, en songeant au beau temps qu'il avait fait le matin ; pendant près d'un mois encore après, on eût été tenté de penser que la matinée du k juin avait été faite exprès pour mortifier les observateurs placés le long de cette côte. Enfin, ajoute Le Gentil, je fus plus de quinze jours dans un abattement singulier, à. n'avoir presque pas le courage de prendre la plume pour continuer mon journal, et elle me tomba plu- sieurs fois des mains lorsque le moment vint d'an- noncer en France le sort de mon opération. » Ce journal, qui devait être le seul résultat du voyage de Le Gentil n'est nullement à dédaigner. De nombreuses observations d'astronomie et de mé- téorologie, la détermination exacte de plusieurs lati- tudes importantes, l'orientation vérifiée d'un grand nombre de monuments, un tableau très-simplement tracé des mœurs de l'Inde observées à loisir par un esprit sage et éclairé, remplissent deux volumes d'un grand intérêt, dont la publication occupa Le LE GENTIL DANS L'INDE. Ul Gentil plusieurs années après son retour en France. L'histoire de l'astronomie indienne en fournit un des chapitres les plus curieux. Le calcul des éclipses était un secret transmis et conservé dans la caste des brames ; des jésuites autrefois l'avaient envoyé, disait-on, à de La Hire qui avait trouvé les calculs exacts en se disant trop âgé pour en examiner la théorie; mais Le Gentil qui raconte cette anecdote ne la tient pas pour vraie. Le Gentil questionnait sur ces méthodes les Indiens les plus instruits sans réussir à en obtenir communication. Un jour un brame, nommé Nana Mouton, vint le voir en lui faisant dire par un inter- prète qu'il pourrait satisfaire sa curiosité. Le Gentil l'ayant prié de calculer devant lui l'éclipsé du mois de décembre 1768, l'Indien revint le lendemain avec un petit paquet de feuilles de palmier et un sac de coquillages; il s'assit par terre, et tout en maniant les coquillages avec une vitesse singulière, il consultait de temps en temps son petit livret; il obtint ainsi toutes les phases de l'éclipsé en moins de trois quarts d'heure. 11 les trouva assez justes pour redoubler chez Le Gentil le désir de connaître sa méthode. L'Lidien consentit à la lui enseigner, en faisant espérer qu'avec des disposi- tions et beaucoup de travail, il pourrait, en quatre mois apprendre à calculer une éclipse de lune. Il fallait de plus s'engager au secret, car un Mala- 142 L'ACADÉMIE. bar indiscret, en abusant de la science qu'il lui avait enseignée, avait rendu Nana-Mouton extrê- mement prudent. Le Gentil promit ce qu'on voulut, et les leçons commencèrent. Tout alla bien pendant quelques jours, à cela près que ni le professeur ni l'interprète ne pouvaient donner l'explication d'au- cun terme, et Le Gentil bientôt ne comprenait plus rien. On changea trois fois d'interprète, mais sans plus de, succès; force eiàt été de renoncer à l'entre- prise sans le secours d'un tamoul chrétien, ancien élève lui-même de Nana-Mouton, qui savait le fran- çais. Les progrès furent alors rapides, mais plus l'élève se montrait capable et désireux d'apprendre, plus le maître multipliait les difficultés. Le brame évidemment voulait retenir son secret. Il dictait patiemment les nombres, les repassait et les colla- tionnait tant qu'on voulait, sans se rattacher à aucune doctrine et sans satisfaire aux questions que leur emploi faisait naître. Après un mois de patience Le Gentil le congédia en tenant sa mau- vaise foi pour certaine, mais il avait pénétré le prin- cipe de la méthode, et aidé du tamoul qui la con- naissait un peu, il parvint à s'en servir sans jamais la trouver commode. t bien rare que les Indiens se trompent. Ils travaillent avec un calme singulier, un flegme et une tranquillité dont nous sommes incapables et qui les mettent à couvert des méprises que nous autres Européens ne manquerions pas de faire à leur place. Il paraît donc que nous devons les uns et les autres garder cliacun notre métliode; il semble que la leur ait été faite uniquement pour eux. » L'abbé Chappe lors du passage de 1761 s'était rendu en Sibérie à Tobolsk. Le récit de son voyage publié avec grand luxe remplit deux gros volumes, m-li", où la science n'a pas la plus grande part. « L'abbé Chappe, dit Catherine à Voltaire, a tout vu en Russie en courant la poste dans un traîneau bien ferme. » Le pauvre abbé qui n'avait rien vu en beau devait scandaliser les amis de Catherine, en leur fournissant de nombreux prétextes pour le quereller, a II n'y a qu'une tête française, dit Grimm, à qui le ciel accorde de tout savoir sans apprendre, de tout voir sans regarder, de tout deviner sans être sorcier, de tout approfondir en courant la poste de Paris à Tobolsk et de tout trancher sans être Alexandre, fils de Philippe de Macédoine. Il serait difficile, ajoute-t-il, de réunir dans le même sujet au même degré, autant d'ignorance, de légèreté, 144 L'ACADEMIE. de goût pour les puéiililés les plus minutieuses et d'indilïérence pour la vérité. » Tout cela est injuste et dépasse le but; l'abbé académicien, un peu trop désireux, il est vrai, d'in- téresser le lecteur et se vantant de connaître ce qu'il a entrevu, aborde tous les sujets au hasard et sans ordre avec plus de prétention que de compétence et de talent. On est surpris par exemple de le voir décrire minutieusement les divertissements auxquels il a pris part et les danses où il semble fier de s'être fait remarquer; mais la sincérité brutale des récits donne à d'autres pages de son livre un véri- table intérêt, et sans prétendre y démêler le vrai d'avec le faux, on peut croire que Catherine, qui a pris la peine d'y répondre, y voyait plus d'un rayon incommode de la vérité. Rien toutefois ne trouve grâce devant Grimm dont l'aveuglement, complai- sant ou sincère, l'emporte jusqu'à la moins vraisem- blable calomnie. « L'Académie des sciences balance elle-même, dit-il, si elle doit ajouter foi à l'obser- vation astronomique pour laquelle l'abbé Chappe a été envoyé en Sibérie ; plusieurs de nos académi- ciens prétendent avoir de grands motifs de douter et de l'exactitude de l'observation et de la véracité de l'observateur. Ils supposent, avec assez de vraisem- blance, en comparant ses résultats avec ceux des' autres astronomes dispersés sur les différents points de la surface du globe, que le temps étant couvert à CHAPPE EN CALIFORNIE. 145 Tobolsk pendant tout le passage de Vénus, l'abbé Chappe n'a pas voulu perdre les frais de son voyage et a calculé dans son cabinet à peu près comment .ce passage a dû avoir lieu en l'observant à Tobolsk, et a donné à l'Académie l'approximation de ses calculs pour le résultat de ses observations. » Cette odieuse allégation n'a pas le moindre fon- dement, et l'Académie, qui n'éleva aucun doute sur la sincérité de l'abbé Chappe, lui confia huit ans après l'une des observations importantes du pas- sage de 1769. Chappe fut envoyé par elle en Ca- lifornie. Il ne devait pas revoir la France. Une maladie contagieuse envahit le village où il avait observé ; tous ses compagnons furent frappés, et lorsqu'il tomba malade le dernier, aucun d'eux n'é- tait en état de lui rendre les secours qu'ils avaient reçus de lui. Privé de médecins et sur les indica- tions d'un livre, il prit deux purgatifs qui le soula- gèrent ; il se crut sauvé et voulut observer une éclipse de lune, mais il avait trop présumé de ses forces, et il mourut peu de jours après, victime sans doute de son dévouement à la science. rj 146 L'ACADÉMIE. LES RAPPORTS. L'Académie ne prenait de décisions sur les prin- cipes de la science qu'à regret en quelque sorte et dans de rares occasions. La méthode infinitésimale par exemple et la théorie de l'attraction, adoptées par les uns et contredites par les autres, ne furent jamais jugées régulièrement par une sentence expresse ; tant que ses membres partagés conti- nuèrent à en disputer, l'Académie, sans se déclarer indifférente, demeura sagement indécise, et Ton pourrait seulement la blâmer de prolonger la pru- dence bien au delà des doutes qui l'ont fait naître. On lit par exemple au procès-verbal du 22 août 1759 : « L'hypothèse du père Berthier est tout à fait opposée ù la philosophie newtonienne, pres- que universellement adoptée aujourd'hui; mais nous croyons que cette hypothèse peut se soutenir dans l'hypothèse du plein et des tourbillons; sous ce L'ACADÉiMIE REPOUSSE LES SYSTÈMES. 147 point de vue l'Académie, qui persiste à n'adopter aucun système, nous paraît pouvoir recevoir l'iiom- mage que lui offre de son livre le père Berthier et permettre que cet ouvrage soit imprimé sous son privilège. » Dix -sept ans plus tard l'Académie, toujours dans les mêmes principes, se refusant de nouveau à étudier les causes dans les effets, écarte obstinément la recherche des lois primordiales comme une chi- mère indigne d'encouragement. « Tout le reste de l'écrit de M. Dolomieu, dit le rapporteur d'une com- mission, est purement systématique, et l'Académie n'étant pas dans l'usage de prononcer sur les sys- tèmes, nous passerons sous silence les raisonnements de l'auteur, quelque bien écrits qu'ils nous pa- raissent, parce que cela entraînerait dans de trop grandes discussions et que tous les raisonnements possibles dans l'art de traiter les mines ne valent pas un fait décrit avec clarté. L'empressement des savants à lui soumettre leurs projets et leurs travaux, comme à la maîtresse de la science dans tout le royaume, transformait peu à peu l'Académie en une sorte de conseil réglé dont la confiance publique faisait l'autorité et la force. D'après ses règlements et suivant les desseins de son fondateur, l'Académie était tenue de pronon- cer sur le mérite des machines et sur les demandes de privilège ; c'est par là que ses jugements prirent 148 L'ACADÉMIE. leur commencement, mais on lui soumit bien vile des découvertes, des inventions et des projets de toute sorte. Les commissaires désignes étaient exacts et diligents, dans les premières années surtout, à présenter en quelques paroles un rapport trop concis pour que nous ayons beaucoup à y apprendre, et qui, plus assuré dans le blâme que dans la louange, semble plus propre souvent à rebuter ou à irriter les inventeurs qu'à les enseigner et à les soutenir. Tels sont ceux-ci par exemple : « MM. Parent et Renau n'ont rien trouvé d'utile dans le livre qu'il avaient à examiner et pour la théorie elle est pleine d'er- reurs. )) « Nous avons examiné par ordre de l'Académie la manière que M. Besson lui a proposée pour relever un vaisseau submergé en lui attachant de tous côtés des tonneaux vides, ce qui, suivant la manière dont l'auteur l'emploie, nous a paru impraticable. » Réaumur chargé d'examiner un taille-plumes mécanique le décrit minutieusement et ajoute : « Il pourra être un outil commode à la plupart des gens qui écrivent peu. » Le succès d'une autre invention lui paraît plus utile qu'assuré et là se borne son approbation. On lit ailleurs au procès-verbal : a M. Lemon- nier a parlé ainsi sur le mémoire de M. Desausse- dats : L'auteur n'entend pas l'état de la question. » Quelquefois plus sévère encore, le rapporteur SÉVÉRITÉ DES PREMIERS RAPPORTS, 1^9 engage l'Académie à refuser les communications nouvelles du même auteur. « Nous avons lu par ordre de l'Académie, dit une fois le chimiste Hellot, la lettre de M Je crois qu'on fera bien de lui répondre qu'il est inutile qu'il écrive davantage à l'Académie ou à quelques académiciens; on ne doit pas établir de correspondance avec un homme sans lettres, sans principes et qui d'ailleurs est très-im- portun. » Certaines questions, telles que la quadrature du cercle, après avoir été faussement résolues un trop grand nombre de fois, furent elles-mêmes rejetées du cercle des travaux académiques, en même temps que la recherche reconnue impossible du mouvement perpétuel. Ce problème de la qua- drature du cercle se trouve placé en quelque sorte au seuil de la .science comme un appât pour les débutants incapables de comprendre dans quel sens on le tient pour si difficile. D'après un bruit populaire qui n'est pas absolument oublié aujour- d'hui, les gouvernements auraient promis pour sa solution des récompenses considérables, et un elTort heureux après quelques mois d'étude aurait pu, suivant cette fausse opinion, procurer à la fois la gloire et la fortune. Un des inventeurs osa même assigner d'Alembert devant le Parlement, comme le frustrant, par son refus d'examiner sa solution, de la récompense de 150,000 livies, qu'il croyait 130 L'ACADEMIE. obstinément promise et qu'il prétendait mériter. L'Académie, sans être jamais négligente, se montrait souvent sévère et impatiente et non sans raison quelquefois. La plupart des inventions qu'on lui propose dans les premières années sont indignes d'un jugement sérieux et au-dessous de toute cri- tique; c'est elle-même qui le déclare officiellement, en quelque sorte, dans la préface du premier volume du Recueil des savants étrangers publié en 1750. « Dès les premiers temps de l'institution de l'Académie, dit le secrétaire Grandjean Fouchy, plusieurs savants tant étrangers que régnicoles s'empressèrent de prendre part à ses travaux en lui adressant des mémoires et des dissertations sur diflerents sujets. Nous ne pouvons dissimuler que, surtout dans les commencements, l'Académie n'ait eu plus souvent à louer la bonne volonté des auteurs d'un grand nombre de ces pièces que l'excellence de leurs ouvrages. » Le nombre des mémoires présentés s'augmen- tait cependant tous les jours, et l'Académie a plus d'une fois l'occasion d'accorder judicieusement à des idées ingénieuses et utiles un précieux témoi- gnage d'exactitude et de nouveauté; mais plus d'une fois aussi, il faut le dire, elle décourage par sa prudence et son incrédulité les inventeurs qu'il aurait fallu diriger ou mettre en lumière. MÉPRISES Dli L'ACADÉMIE. loi « Ceux qui se mêlent de donner des préceptes et des conseils, dit Descartes, se doivent estimer plus habiles que ceux auxquels il les donnent, et s'ils manquent en la moindre chose, ils en sont blâ- mables. )) L'Académie le fut plus d'une fois. On lit par exemple au procès-verbal du 21 juin ilOli : « On a lu un écrit de M. Brunet qui propose des machines lithotritiques qui doivent, à la faveur d'une sonde dans laquelle elles seront comme pliées, entrer dans la vessie, là se déployer par des lamelles à ressort et articulées, prendre la pierre et la tenir ferme, après quoi une espèce de lance comprise dans la machine la brisera, ce qui la mettra en état de sortir par les urines comme du simple gravier. La composition et la difficulté du jeu de ces machines et le long temps que l'opéra- tion durerait ont fait rejeter cette idée par toute la compagnie, u L'abbé Nollet, en rendant compte d'un mémoire sur les moyens de préserver les édifices de la foudre, a l'imprudence d'ajouter : « Ce mémoire nous paraît propre à dissiper, si tant est qu'elle subsiste encore, l'espérance que quelques personnes (c'est de Franklin qu'il s'agit) avaient conçue de préserver les édifices des funestes effets du tonnerre, en épuisant la matière fulminante de la nue et la détournant à leur gré par le moyen des conducteurs métalliques dressés en l'air et prolongés jusqu'à 152 L'ACADÉMIE. terre. Nous croyons qu'il mérite à tous égards d'être imprimé avec l'approbation de l'xVcadémie. » Les registres de l'Académie contiennent près de dix mille rapports aussi divers par la forme que par la nature et par l'importance des questions dis- cutées et dont le détail serait infini. Nous avons dit et montré la sincérité un peu rude du plus grand nombre; l'indulgence de quelques autres prodigue parfois au contraire des louanges exagérées. Cer- tains rapporteurs, entrant dans la pensée qu'ils de- vraient discuter et juger, acceptent toutes les asser- tions sans s'étendre à développer le détail des preuves pour les examiner et les peser; d'autres enfin, avec plus d'assurance et plus d'autorité, contrôlent et fortifient les raisonnements, vérifient et interprètent les faits et, les rattachant aux théories dont ils sont l'occasion ou la preuve, les illuminent de nouvelles clartés. On aime surtout à retrouver Paccueil fait par l'Académie aux premiers essais des grands hommes qui font aujourd'hui sa gloire. Le 26 avril 1726, MM. Nicole et Pitot rendent compte du premier mémoire présenté jifar Clairaut à l'âge de douze ans. « Ces productions, disent-ils, qui auraient autrefois fait honneur aux plus habiles géomètres, deviennent encore aujourd'hui surprenantes lors- qu'on sait qu'elles sont l'ouvrage d'un jeune homme de douze ans et quelques mois, ce qui montre les DÉBUTS DE GLAIRAUT ET DALEMBERT. 153 progrès qu'on doit attendre de lui et combien il est estimable d'avoir acquis à cet âge tant de con- naissances dans la géométrie et le calcul différen- tiel. » (( Il est bien rare, est-il dit deux ans plus tard dans un autre rapport, de voir un jeune homme de quatorze ans entendre les découvertes faites par MM. de l'Hôpital, Wallis et Tchirnauss, et plus rare encore de voir le même jeune homme renchérir et ajouter de nouveau aux découvertes de ces grands géomètres, d Fontenelle dans les mémoires de l'Académie exprime la même pensée avec plus d'élé'gance : « Autrefois, dit-il, de pareilles productions auraient fait honneur aux plus habiles géomètres ; la louange aujourd'hui est à partager entre l'excellence des nouvelles méthodes et le génie singulier d'un enfant. » Les premiers essais de d'Alembert sont quinze ans plus tard dignement loués et appréciés par Glairaut lui-même. Après avoir analysé avec bien- veillance un mémoire dans lequel le jeune débutant rectifie une assertion inexacte du père Guinée, le rapporteur ajoute : « Ces remarques prouvent sa capacité, son exactitude et son amour pour la vérité. » En rendant compte quelques mois après d'un travail de plus grande portée mais imparfait encore, car d'Alembert s'est abstenu de le faire 154 L'ACADÉMIE. imprimer, Clairaut termine en disant : d 11 serait trop long de le suivre dans toutes les considéra- tions qu'il a faites sur cette matière; il suffît de dire qu'elles nous ont paru montrer bien de la science et de l'industrie dans l'auteur. » Lavoisier également fut soutenu et encouragé dès ses débuts; Duhamel et Jussieu disent de son premier travail : « Ce mémoire est rempli de faits bien observés, d'observations de chimie exactement exécutées, de réflexions physiques très-judicieuses qui jettent un grand jour sur la substance gyp- seuse, sur sa nature et même sur la formation des fossiles* qui sont une partie considérable de l'his- toire naturelle, d Citons encore ces lignes extraites du rapport sur le premier mémoire de Coulomb : u Tel est le précis des recherches que M. Coulomb a présentées à rx\cadémie. Nous avons remarqué partout dans ses recherches une profonde science de l'analyse infini- tésimale, beaucoup de sagacité dans le choix des hypothèses physiques qui servent de base aux cal- culs de l'auteur et dans les applications qu'il en a faites. » Maupertuis et Clairaut, en rendant compte du premier mémoire de BuITon l'elatif au calcul des probabilités, terminent leur rapport en disant : L'espoir enfin d'estimer les longitudes à l'aide du chant d'un coq attirait les sarcasmes et y prêtait un peu; mais M'' Chevalier, que rien ne décon- certe, triomphe au contraire sur ce point en invo- quant l'autorité imposante de Descartes. « Tout le monde sait, disait-il, que suivant les principes de la nouvelle philosophie tous les ani- maux sont des automates ou des machines dont la structure est d'autant plus parfaite que leur auteur surpasse infiniment tous les hommes dans la con- naissance des véritables principes de la mécanique. Cela supposé, si la structure de ce coq est telle qu'il doit chanter à la même heure qu'il chante dans le lieu où il est né, dans quelque partie du monde 182 L'ACADEMIE. qu'il soit transporté, on aurait dans ce cas, cette montre ou pendule que l'on cherche avec tant de soin pour reconnaître en mer l'heure qu'il est au lieu de départ. » Le Parlement, plein de courtoisie pour l'Aca- démie, la pria de s'expliquer sur les assertions de son adversaire pour en convenir ou en disconvenir. L'Académie se déclara, avec beaucoup de raison, prête à proposer chaque année les deux sujets de- mandés par M. Meslay qui pouvaient tous deux donner lieu à des dissertations utiles et intéres- santes. Le célèbre axiome, ab actu ad posse valet conseqiientia, était d'ailleurs une preuve convain- cante. Les travaux de Descartes, de Malebranche et de Newton ne pouvaient être le dernier elïort de la philosophie; pourquoi les découvertes de ces grands hommes ne seraient-elles pas imitées ou accrues? Et quant au second legs relatif aux longi- tudes, il suffisait de faire remarquer que depuis longtemps déjà l'Angleterre proposait 500,000 fr., la Hollande presque autant, et le régent de France 100,000 livres pour cette précieuse découverte; il faudrait donc, si elle est impossible, associer ces noms respectables aux visions et à la bizarrerie que l'on osait imputer au testateur. Le procès dura quatre ans ; l'Académie le gagna sur tous les points. Le Parlement, par une sen- tence immédiatement exécutoire, lui accorda le TESTAMENT DE ROUILLE DE :^IESLAY. 183 capital et les arrérages qui portèrent le revenu total à 6,000 livres. M" Chevalier n'accepta pour honoraires qu'un exemplaire clés ouvrages publiés par l'Académie e-t le droit d'assister à ses séances. Le Parlement avait bien jugé. Utile à l'Académie comme à la science, l'inspiration de M. de Meslay fut des plus heureuses ; le champ de recherches que les héritiers présentaient comme étroit et stérile se trouva au contraire aussi vaste que fécond ; et quoique les paroles du fondateur ne portent pas toujours jusqu'où tend son esprit, l'Académie, fidèle sans explication forcée à ses volontés évi- dentes, eut, grâce à lui pendant plus d'un demi- siècle, l'honneur de diriger les géomètres vers les plus grandes voies de la science en récompensant d'admirables découvertes qu'elle avait souvent pro- voquées. Le choix judicieux des questions proposées, l'excellence des mémoires couronnés et la juste célébrité des concurrents, devaient accroître, avec l'étendue de son influence, le renom de l'Académie des sciences de Paris. Entrant en commerce continu avec les savants les plus illustres de l'Europe, et montrant le sentier qu'ils consentaient à suivre, elle semblait marcher en quelque sorte devant eux, et partager leur gloire en la proclamant. Ses décisions un peu timides d'abord mais presque toujours reçues dans la suite avec applau- 484 L'ACADEMIE. dissemenl, devaient au début donner prise à de sévères critiques et causer bien des murmures. Nulle autorité en matière de science ne prévaut contre la vérité, et les concurrents étaient en droit de juger leurs juges. On peut croire qu'ils n'y manquèrent pas. Le début, il faut en convenir, ne fut pas heu- reux. Les concurrents devaient traiter du principe, de la nature et de la communication du mouve- ment. Jean Bernoulli concourut; l'Académie, sans comprendre la portée de son excellent mémoire, couronna le discours superficiel et insignifiant d'un M. de Grousas. L'injustice était flagrante, ou plutôt la méprise. L'Académie, en effet, ne possédait alors aucun géomètre de marque; les mécaniciens, plus habiles dans la pratique que dans la science spécu- lative, croyaient s'assurer sur les théories de Des- cartes. Leur esprit, préoccupé de ses assertions tranchantes et obscurci par ses erreurs respectées, aurait eu beaucoup à désapprendre pour prononcer avec exactitude sur des principes qu'ils entendaient fort mal. Bernoulli, irrité et blessé, protesta de toutes ses forces contre une décision qu'il ne devait oublier ni pardonner, a 11 faut, écrivait-il àMairan, en parlant de son concurrent, que son système erroné et contre la raison tombe de lui-même. Cela étant, dites-moi avec quelle justice peut-on avoir couronné son mémoire en le préférant à un autre, où je défie qui qu'il soit de montrer le moindre RÉDUCTION DES RENTES SUR LA VILLE. 185 faux raisonnement. N'est-ce pas favoriser l'erreur au préjudice de la vérité? Quelle honte! Qui est-ce qui voudra travailler désormais sur vos questions, s'il ne peut plus compter ni sur la clairvoyance ni sur l'équité de la plupart des commissaires? » Sa colère, vingt ans après, dans une lettre à Euler, s'exhale avec la même énergie, et sans se soucier du principe de la chose jugée, il se croirait fondé à revendiquer ses droits devant les successeurs des juges qui les ont méconnus. Après avoir décerné quatre prix, l'Académie rencontra un embarras imprévu : une mesure finan- cière, qu'il est permis de nommer une banqueroute, réduisit à 3,700 livres la rente de 6,000 livres constituée par- devant notaire sur les revenus de la ville de Paris, et il s'éleva une question difficile à résoudre; l'Académie ne pouvait plus satisfaire aux obligations formellement imposées par le testament de M. de Meslay. Quel usage devait-elle faire du revenu qui lui était laissé? Le Parlement consulté, sans décliner sa compétence, déclara s'en rappor- ter à la sagesse de MM. les académiciens, dont les avis furent fort partagés. Fallait-il réduire proportion- nellement la somme allouée pour chaque prix ou diminuer le nombre des récompenses? L'abandon des épices attribués aux juges aurait tout arrangé, mais l'idée n'en vint alors à l'esprit de personne. Il fut décidé, après longues discussions, que l'Académie 186 r.\VCADKMiK. décernerait chaque année, et alternativement, un prix de 2,500 livres sur une question relative au système général du monde, et l'autre de 2,000 sur un sujet touchant à la navigation. Les savants les plus illustres trouvaient alors ces récompenses fort considérables et les dispu- taient avec ardeur. Les familles d'Euler et de Ber- noulli se partagèrent près de la moitié des prix décernés par l'ancienne Académie. Lagrange, qui leur succéda, fut couronné pour trois de ses plus beaux mémoires de mécanique céleste. L'orgueil- leux Jean Bernoulli lui-même rentra souvent dans la lice ; il était fort sensible à la gloire; « mais vous savez, écrivait- il à Mairan, qu'il faut quelque chose de plus solide pour faire bouillir la marmite. » Aussi, lorsqu'il recevait le prix, ne négligeait-il aucun soin pour recevoir la somme due par la voie la plus avantageuse. « Depuis ma dernière lettre, écrit-il à Mairan (27 mai 17o/i), nous attendions toujours, moi et mon fils, d'apprendre la proclamation de nos pièces victorieuses, avant que de disposer de la somme du prix. Nous voyons présentement par l'honneur de la vôtre, du 19 mai, que la proclamation se fit à la rentrée publique, suivant la coutume, quoique nous ne sachions pas encore si elle a été annoncée au public dans la Gazette de Paris, comme cela se pratiquait les autres'fois, ce qui m'apprenait d'abord PRIX DÉCERNÉ AUX DEUX BERNOULLI. 187 le nom de celui qui avait remporté le prix par l'extrait que l'on faisait toujours de votre Gazette ;i mettre dans la nôtre. Quoi qu'il en soit, il n'y a rien de perdu, la somme qui nous a été adjugée étant en bonne sûreté, soit chez vous, soit encore chez le trésorier. Nous croyons aussi que mon seul récépissé que je vous ai envoyé suffira pour toute la somme, mais il en faudra parler à M. de Mau- pertuis, à qui mon fils écrivit la semaine passée pour lui donner plein pouvoir de retirer sa part afin que M. de Maupertuis puisse se rembourser d'une petite dette que mon fils lui doit. Le reste et ma portion ensemble pourraient nous être remis par une lettre de change qui serait tirée sur un banquier d'Amsterdam et que nous pourrions négocier ici avec plus d'avantage que si elle s'adressait immé- diatement à quelque marchand ou banquier d'ici. » Tout en veillant de son mieux à ses intérêts, BernouUi mettait l'honneur du succès à un plus haut prix encore, u Je vous avoue, dit-il, que l'événe- ment du prix échu à moi et à mon fils nous est infi- niment glorieux, aussi est-ce l'honneur que nous estimons beaucoup plus que l'intérêt pécuniaire, quelque considérable qu'il soit. C'est pour cette raison que nous désirons savoir si cet événement a été rendu public dans votre Gazette, suivant la coutume. » L'Académie dut à l'institution de ses prix l'hon- 188 L'ACADÉMIE. neur de jouer un p;rancl rôle dans l'histoire du célèbre problème des longitudes. Presque tous les gouvernements de l'Europe avaient depuis longtemps, par des promesses con- sidérables, dirigé les recherches des inventeurs vers ce difficile et important problème. Philippe III d'Espagne avait promis 100,000 écus; les États de Hollande 100,000 florins, et l'Angleterre 20,000 livres sterling à qui pourrait déterminer la longitude en mer avec l'exactitude nécessaire aux marins; une somme de 2,000 livres (50,000 fr.) était mise en même temps à la disposition de la Commission permanente chargée de juger les inventions de toute sorte que l'espoir d'une telle récompense faisait naître presque chaque jour. L'emploi du loch et de la boussole élude la question et ne la résout pas ; il consiste à détermi- ner d'heure en heure la position du navire par la grandeur et la chrection du chemin parcouru. Un flotteur nommé loch est dans ce but jeté à la mer, et l'on suppose qu'il y reste immobile; l'écart du navire pendant trente secondes étant alors multi- plié par 120 est considéré comme le chemin par- couru pendant une heure dans la direction indi- quée par la boussole. Les erreurs d'une telle méthode peuvent dans une courte traversée s'élever à plusieurs degrés. L'heure étant la môme sur tous les points d'un PROBLÈME DES LONGITUDES. 189 même méridien, il suffirait pour connaître la lon- gitude d'obtenir, directement ou indirectement, l'heure exacte du lieu d'où l'on est parti; mais si l'on songe que quatre minutes d'erreur corres- pondent à un degré, c'est là en pratique une très- grande difficulté ; construire une horloge qui , après plusieurs mois de traversée, ne laisse pas craindre d'erreur de cet ordre , semblait au xvii" siècle une entreprise impossible, et Jean-Bap- tiste Morin, qui le premier proposa une solution raisonnable du problème, doutait qu'une créature mécanique, fùt-elle l'œuvre du diable, pût atteindre une telle précision idvero, dit-il, an ipsi dœmonio possibilc sil, nescio. Professeur d'astronomie au Collège de France, Morin, quoique inventif et hardi, repoussait le sys- tème de Copernic, contre lequel, en 16/io, l'année même de la mort de Galilée, il publiait sous ce titre triomphant : Alœ telluris fraclœ, une dis- sertation devenue fort rare. JMorin de plus était astrologue, et, s'il faut en croire ses disciples, sou- vent heureux dans ses prédictions. Quoi qu'il en soit, on lui doit une idée excellente et pleine d'ave- nir. Les horloges ne pouvant donner l'heure exacte et certaine, c'est aux astres qu'il la demande, et sans recourir, comme Galilée, aux mouvements mal connus des satellites invisibles de Jupiter, il résout le problème en observant la distance de la lune 190 L'ACADEMIE. aux étoiles voisines. Malgré le rapport défavorable de la commission nommée qui déclarait avec raison la méthode impraticable dans l'état actuel de la science, une pension plus que triple de ses ap- pointements au collège royal, récompensa juste- ment l'excellente idée de Morin. Le célèbre géo- logue et théologien Whiston proposa au contraire un projet absolument ridicule dont on fit grand bruit cependant", il fut l'occasion de la récompense si considérable promise par le Parlement britanni- que , et que plusieurs commissions examinèrent très-minutieusement. Whiston proposait simplement de placer sur les routes que peuvent tenir les vaisseaux une série de navires attachés par leurs ancres, sorte d'îles flottantes de position fixe et connue, sur chacune desquelles, à minuit précis, heure de Londres, on lancerait chaque jour une fusée qui, en éclatant à 6,000 pieds de hauteur, montrerait Theure exacte ou la ferait entendre à plusieurs centaines de milles à la ronde. On fit aussi beaucoup de bruit, en France, d'une méthode proposée à Louis XIV par un aventurier suédois nommé Reussner Neystadt. L'inventeur ne voulait la livrer qu'en échange d'une riche récom- pense. 11 consentit néanmoins à en expliquer le principe devant une commission dans laquelle siégeaient, sous la présidence de Colbert, Huyghens, PROBLEME DES LONGITUDES. 191 Duquesne, de Carcavy, Roberval, Picard et Aiizout. Les explications fort confuses de Reussner étaient données en allemand et traduites immédiatement par Huyghens qui, dans la commission, pouvait seul les entendre. L'approbation de son projet devait faire accorder à Reussner une somme de 60,000 livres à laquelle se serait ajouté à perpétuité un droit de quatre sols par tonneau pour chaque voyage des vaissaux qui emploieraient sa méthode. Mais le projet, qu'il est inutile de rapporter ici, se trouva impraticable et fondé sur des principes inexacts ; les commissaires furent unanimes à le rejeter. Henri Sully, célèbre horloger établi en France, présenta en 172/|.. à l'Académie, une horloge marine qui ne donna pas de bons résultats; cette manière d'aborder la question sembla cependant reprendre faveur, et plusieurs artistes habiles s'illustrèrent en s'y appliquant. Sully, découragé, paraissait cepen- dant passer condamnation, (( Puisque, dit-il, le pendule lui-même a man- qué de réussir pour donner avec certitude la con- naissance des longitudes en mer et cela seulement à cause des changements auxquels les métaux sont sujets par la chaleur, le froid, les autres causes physiques, par l'inégalité de la force élastique, par l'inégalité de l'action de la pesanteur des corps et par les mouvements violents des vaisseaux sur la 192 L'ACADÉMIE. mer, quelle apparence y a-t-il qu'on trouve jamais de remède à tous ces inconvénients? Peut-on chan- ger la nature des corps? » Un simple charpentier anglais, Jean Harrison, merveilleusement doué du génie de la mécanique, entreprit à son tour de mériter la riche récompense ])romise par le parlement. Ses premiers essais datent de 1726. Il parvint à cette époque à construire deux pendules dont l'écart n'était pas d'une seconde en un mois. En 1736, une horloge présentée par lui supporta sans dérangement un voyage à Lisbonne. La Société royale de Londres lui accorda en 1737 la médaille de Copley qui, chaque année depuis cent cinquante ans, récompense l'œuvre scienti- fique jugée par elle la plus remarquable et la plus méritante. Vingt-cinq ans plus tard, en 1762, Harrison, avançant toujours daub la même voie, soumettait à l'amirauté anglaise une horloge éprou- vée par deux voyages successifs à la Jamaïque; elle fut déclarée fort utile et lui valut une récom- pense de 2,500 livres (65,000 francs). Le succès, sans être jugé complet et définitif, produisit une grande sensation. Le 16 avril 1763, M. Saint-Florentin commu- niquait à l'Académie des sciences la lettre sui- vante, écrite à M. de Choiseul par l'ambassadeur de France en Angleterre. H Je crois devoir avoir l'honneur de vous in- PROBLÈME DES LONGITUDES. 193 former qu'un Anglais, nommé Harrison, a trouvé un instrument propre, à ce qu'on croit par sa jus- tesse, à fixer la longitude. C'est une espèce de pendule qui, dans le voyage de la Jamaïque, l'aller et le retour pris ensemble, n'a souffert qu'une mi- nute cinquante-quatre secondes de variation. Cette machine va être examinée publiquement et en même temps on donnera environ 100,000 francs à l'auteur. Ces 400,000 francs seront à-compte du prix total promis à la découverte des longitudes, et la somme entière du Prœmium ne sera adjugée au sieur Harrison qu'après une nouvelle épreuve dans un voyage aux îles qu'il fera encore cet été. Les savants ou artistes qui voudraient assister à l'examen de l'instrument devront donner incessam- ment leurs noms pour être enregistrés et doivent se rendre ici de leur personne. On m'a chargé de vous demander si vous voudriez envoyer ici un Français pour être témoin et partie de l'examen, et on m'a dit qu'il faudrait que ce fût un habile et savant horloger comme sans doute nous en avons. » L'Académie, en confiant cette mission à l'un de ses membres, eut le bon esprit de lui adjoindre Ferdinand Berthoud; c'était pour l'illustre horloger français l'invitation la plus pressante à égaler, à surpasser peut-être un jour l'œuvre excellente qu'il était capable de juger et digne d'admirer sans ré- 13 194 L'ACADÉMIE. serve. Malheureusement Harrison, mécontent de ses juges, refusa de montrer les détails de son hor- loge, et le voyage fut inutile à Berthoud. Les com- missaires, presque tous astronomes, tout en jugeant l'horloge d' Harrison excellente et utile, refusèrent de la déclarer parfaitement sûre. Les observa- tions de la lune restaient indispensables suivant eux pour corriger les bizarres inégalités qui sur- viennent parfois dans les meilleurs instruments. L'horloge n'obtint donc que la moitié de la récom- pense promise, et Mayer de Gottingue reçut pour ses tables de la lune la plus grande partie de l'autre moitié. C'est dix ans plus tard seulement, qu'un nouvel acte du parlement compléta pour Harrison la récompense de 20,000 livres; il était âgé de soixante-dix ans. L'Académie des sciences, qui bien des fois déjà, par le programme de ses prix, avait rappelé à l'at- tention des savants le problème des longitudes, pro- posa de nouveau, en 1765, la recherche du meil- leur moyen de déterminer la longitude en mer. Le succès d' Harrison et la connaissance sommaire de ses procédés avaient déjà encouragé et stimulé le zèle de Berthoud qui, s' adressant directement au ministre de la marine, lui avait proposé plusieurs horloges dont sa grande renommée exigeait un sérieux examen. Le ministre organisa une expédition dont le plan tracé par les officiers de marine fut PROBLEME DES LONGITUDES. 19o approuvé par l'Académie. Mais elle avait en même temps à juger les pièces du concours auquel Ber- thoud refusait de prendre part : par l'organe de son président le marquis de Courtanvaux, elle demanda au ministre la disposition d'un bâtiment pour y faire ses études. M. de Saint- Florentin répondit, comme on aurait pu s'y attendre, qu'un bâtiment étant frété pour éprouver les horloges de M. Ber- thoud, il était très-facile d'y embarquer celles des concurrents, et que MM. les académiciens qui vou- draient les accompagner trouveraient à bord toutes les facilités et tous les égards désirables. Peu satis- fait de cette réponse, M. de Courtanvaux, président de l'Académie, se décida à faire construire à ses frais une corvette appropriée par son peu de tirant d'eau aux nombreuses relâches qu'il conviendrait de faire, et, prenant Pingre à son bord, il partit du Havre le Id mai 1767, emportant deux montres présentées au concours par P. Leroy, qui voulut les suivre lui-même et faire partie de l'expédition. Craignant que l'exactitude vérifiée au retour ne résultât d'une compensation d'erreurs, il plaça sur son itinéraire un grand nombre de points dont la longitude bien connue devait fournir des vérifica- tions. Comme il s'agissait d'éprouver les montres, non de s'en servir, elles furent placées dans le lieu le plus défavorable, c'est-à-dire le plus agité du navire. Les deux montres réalisèrent les promesses 196 L'ACADÉMIE. de Leroy; l'une d'elles, il est vrai, avait varié de 2', 2)li'^ dans les trente-cinq premiers jours, mais réglées de nouveau à Amsterdam, la première varia de 36''' seulement, et l'autre de 7^ 1/2 pendant quarante-huit jours de traversée. Elles furent jugées dignes du prix, et Leroy le reçut dans la séance publique de 1769. Berthoud n'avait pas concouru, mais sur le rapport très-favorable des comm.issaires nommés par le ministre, il obtint une pension de 3,000 livres avec le titre d'horloger de la Marine et d'in- specteur de ses horloges. L'Académie, malgré la perfection des pièces pré- sentées par Leroy, ne regardait pas le problème comme définitivement résolu, et malgré les justes louanges qu'il lui accorda, son rapporteur l'enga- geait à mieux faire encore. La même question fut proposée en 1771 et le prix n'étant pas décerné fut doublé et remis à 1773. Cette fois, pour éprouver les montres présentées au concours, le ministre mit à la disposition de l'Académie une frégate comman- dée par M. de Verdun et sur laquelle Borda, lieute- nant de vaisseau et membre lui-même de l'Académie, s'embarqua avec l'infatigable et dévoué Pingre. Outre les montres des concurrents, les commis- saires emportaient celles de Berthoud qui, tout en continuant à refuser le concours se prêtait loyale- ment à la comparaison. PROBLÈME DES LONGITUDES. 197 On se rendit successivement sur la côte d'Afrique, aux Antilles, à Terre-Neuve, en Islande et en Dane- mark. La longitude fournie par les montres fut comparée à chaque station avec les résultats astro- nomiques les plus précis. Les montres de Leroy et celles de Berthoud justifièrent cette fois encore toute la réputation de leurs auteurs : malgré le froid de l'Islande, la chaleur de la côte d'Afrique et les agitations de la mer, on n'obtint qu'un demi- degré d'erreur en moyenne pour six semaines de traversée. Le prix fut une seconde fois décerné à Leroy. Ces horloges n'étaient pas portatives, et c'était un grave inconvénient; souvent même les pièces les plus parfaites étaient gâtées pendant le transport au navire. L'Académie, toujours préoccupée des progrès de l'horlogerie, appela une fois encore sur ce sujet l'attention des savants et des artistes. Le dernier programme de prix, publié par elle en 1793, était ainsi conçu : 0 Le prix sera décerné à la meilleure montre de poche propre à déterminer les longitudes en mer, en observant que les divisions indiquent les parties décimales du jour, le jour étant divisé en dix heures, l'heure en cent minutes, et la minute en cent secondes. » Le prix devait être décerné en 1795, mais l'Académie n'existait plus alors et le concours se 198 L'ACADÉailE. trouva annulé. La première classe de l'Institut l'ou- vrit de nouveau et couronna le neveu de Berthoud. M. de Meslay eut des imitateurs. Montyon d'abord, en cachant son nom qui devait être tant de fois répété depuis, fit don à l'Académie en 1779, d'une rente de 1,080 livres, pour récompenser chaque année un mémoire soutenu d'expériences tendant à simplifier les procédés de quelque art mé- canique. Montigny, mort en 1782, légua une rente de 600 livres, destinée à établir un prix annuel dont l'objet serait de quelque art dépendant de la chimie. L'abbé Raynal enfin, célèbre, disent les pro- grammes de 1790 à 1793, par ses ouvrages, par son patriotisme et par son zèle pour les droits et le bonheur des hommes, fit don à l'Académie d'une rente de 1,20J livres, pour fonder un prix dont le sujet était laissé à son choix. L'Académie elle-même renonçant en 1777, sur la proposition de d'Alembert, aux honoraires alloués pour le jugement des prix, les consacra à fonder un prix d'histoire naturelle qui, sous le nom de prix de physique, devait être décerné tous les deux ans. M. d'Alembert a lu l'écrit suivant : « L'Académie nous ayant fait l'honneur de nous nommer commissaires du prix, MM. Cassini, Le- monnier, de Condorcei, l'abbé Bossut et moi , nous ABANDON DES HONORAIRES DES JUGES. 199 avons une proposition à lui faire que nous désirons fort de voir acceptée, parce qu'elle a pour objet le bien et le progrès des sciences. (( Les cinq commissaires du prix ont , comme on sait, un honoraire très-modique pour chacun d'eux, puisqu'il n'est que de 125 francs une année et de 175 francs l'autre; ces honoraires réunis forment en deux ans une somme de 1.500 francs; nous pro- posons de nous désister de ce très-modique hono- raire et nous invitons nos confrères, qui sans doute peftseront comme nous, à s'en désister de même pour l'avenir; il suffirait pour cela que chac|ue acadé- micien vouliàt bien y renoncer dès ce moment, ou peut-être même qu'il n'y eût sur cet objet aucune réclamation, comme nous avons lieu de le croire. En ce cas, nous proposons d'employer tous les deux ans la somme de 1,500 francs, qui proviendrait de cette renonciation, à un prix de physique qui serait proposé par l'Académie. Nous disons à un prix de physique, parce que le sujet du prix annuel ordi- naire étant prescjuc toujours de mathématiques ou physico-mathématique , les classes de physique de l'Académie, c'est-à-dire les trois classes d'anato- mie, de chimie et de botanique partageraient avec les classes de mathématiques l'avantage d'avoir aussi un sujet de prix à proposer qui pourrait aussi avoir pour objet ces différentes sciences. « Un autre somme, qui est aussi de 1,500 francs 200 L'ACADÉMIE. en deux ans, est affectée au secrétariat de l'Aca- démie par l'institution du prix. Cette somme a été accordée à M. de Fouchy, comme un dédomma- gement nécessaire des sacrifices qu'il a faits par sa retraite et comme la récompense très-juste de ses services. (( M. le marquis de Condorcet, secrétaire actuel, déclare qu'il renonce dès à présent au droit qu'il pourrait avoir un jour sur cette somme , qui servi- rait alors à augmenter ou doubler ce prix que nous proposons. » • Sans être aussi versé que Condorcet dans la théorie des probabilités, chacun pouvait com- prendre que l'importance de sa renonciation dé- pendait de la vie probable du vieux Grand-Jean Fouchy, et il eût été de meilleur goiit de ne pas provoquer aussi nettement à en faire le calcul. Les propositions cependant furent adoptées à l'unanimité. Indépendamment de ces institutions régulières, l'Académie reçut à plusieurs reprises, tant des par- ticuliers que du gouvernement , des sommes parfois considérables destinées à encourager l'étude d'une question désignée. Sans rechercher exactement toutes celles qui furent successivement offertes et acceptées, citons seulement quelques-unes des do- nations les plus remarquables : D'Alembert, en 1758, apporta à l'Académie, PRIX DIVERS DÉCERNÉS PAR L'ACADÉMIE. 201 de la part d'un donateur anonyme , une somme de 500 livres destinée à l'auteur du meilleur tra- vail sur la fabrication du verre , dont la savante compagnie était priée d'accepter le jugement, afin que l'honneur de recevoir le prix de ses mains lui donnât une valeur capable d'exciter les bons esprits à le mériter. Déjà, sans se nommer, un membre de l'Aca- démie avait proposé un prix de 1,200 livres à qui trouverait le moyen de fabriquer sûrement des pièces de flint-glass sans défaut, propres à la con- struction des lentilles achromatiques. En 1766, un citoyen zélé pour V utilité pu- blique consigna au trésorier de l'Académie une somme de 1,000 livres, qui fut doublée l'année suivante, pour l'auteur du meilleur travail sur la manière d'éclairer une grande ville pendant la nuit. Le prix fut partagé entre trois concurrents : Lavoisier, dont le mémoire a été récemment publié, concourut et obtint une médaille d'or. L'Académie, fidèle observatrice des conditions du concours , laissa les noms des autres concurrents sous les plis cachetés qui les renferment encore aujour- d'hui. Plusieurs particuliers de la ville d'Amiens pro- posèrent, en illh, un prix de 1,200 livres pour l'auteur du meilleur ouvrage sur la teinture. L'Aca- démie, jugeant sagement la question trop étendue. 202 L'ACADEMIE. n'accepta la mission qu'on réduisant le programme à l'étude et à l'analyse de l'indigo. Le sujet proposé fut une autre fois complète- ment refusé par l'Académie. Le prix de 500 livres, dont La Gondamine avait voulu faire les frais, roulait sur deux questions proposées et publiées à l'avance par les journaux, sans que l'Académie eût été consultée; l'une d'elles était puérile et fut cause du refus. On demande, disait le programme, les véritables causes des dif- férences qu'on observe dans les diverses espèces d'animaux entre les mâles et les femelles , surtout par rapport au poil et à la plume parmi les quadru- pèdes et les oiseaux. Mais la seconde cpestion, réel- lement belle et importante , pouvait hâter les pro- grès de la science et faire honneur à l'Académie. Le roi lui-même, à plusieurs reprises, fit pa- raître son estime pour l'Académie, en la chargeant de décerner des prix considérables sur des questions dont la solution importait au bien public. Citons entre beaucoup d'autres : Un prix de 2,/i00 livres, proposé en J77/i, pour être décerné à l'artiste qui présentera les instruments mathématiques les plus parfaits. Un prix de 12,000 livres, à partager inégale- ment entre ceux des concurrents qui auront préposé la meilleure manière de rétablir ou de perfectionner la machine de Marlv. PRIX DIVERS DÉCERNÉS PAR L'ACADÉ:\1IE. 203 Un prix de /i,000 livres, porté h 8,000, puis à J 2,000, à qui trouvera le moyen d'accroître, en France, la récolte du salpêtre, et de dispenser sur- tout des recherches que les salpêtriers ont le droit de faire dans les caves des particuliers. De telles récompenses, considérables pour l'é- poque, accroissaient l'importance de l'Académie qui, prudente et digne en toute circonstance, sut, par sa constante impartialité, ajouter à la valeur de ses prix Thonneur envié de tous d'être distingué par elle. I 11. LES ACADÉMICIENS, LES SECRÉTAIRES PERPÉTUELS. Le premier secrétaire de l'Académie fat un mo- deste et savant ecclésiastique choisi par Colbert à cause de sa belle latinité et habile à exposer les opinions récentes ou anciennes cju'il aimait à con- naître plus encore qu'à juger. Le rôle de Duhamel dans l'Académie fut presque borné à la rédaction des procès-verbaux résumés vers la fin de sa vie sous le titre de Recjiœ scienciarum Academiœ Uistoria dans un ouvrage intéressant qu'une traduction élé- gante de Fontenelle devait bientôt condamner à l'oubli. Lorsque l'organisation nouvelle de rx\cadémie lui imposa le devoir de la représenter chaque année dans les séances publiques et solennelles, Duhamel se hâta de résigner ses fonctions à celui que depuis 206 LES AG AD É 31101 EN S. longtemps déjà il avait choisi pour aide et pour successeur. Duhamel a donné Fontenelle à l'Aca- démie, c'est un titre à sa reconnaissance. Prolixe et disert sans être fécond, Duhamel a écrit un grand nombre de volumes que l'historien des sciences, aussi bien que celui de la philosophie, peut sans injustice passer sous silence. Duhamel, en effet, expose les idées d'autrui, non les siennes; sur aucun sujet il n'a été inventeur ou novateur, mais il avait beaucoup lu et bien lu. Soigneux de s'enquérir de toutes les opinions, il analyse les sen- timents de chaque philosophe, et sans se soumettre à aucune école, les apprécie toujours avec liberté, parfois avec bon sens. Aristote est le guide qu'il préfère, il ne s'en cache pas, mais il admet le pro- grès. Galilée, Descartes et Bacon sont cités plus d'une fois avec ses savants confrères de l'Académie, Huyghens, Cassini et Mariette, dans son livre un instant célèbre : Philosophia velus et nova. Lorsque le maître de philosophie énumère à IM. Jourdain les trois opérations de l'esprit : la pre- mière, la seconde et la troisième, en lui apprenant que la première est de bien concevoir, la seconde de bien juger par le moyen des catégories et la troi- sième de bien tirer les conséquences par le moyen des figures, c'est le traité de Duhamel qu'il com- mence à lui enseigner. De telles distinctions ne sont plus pour nous qu'un vain et ridicule jeu de pa- DUHAMEL. 207 rôles; on y voit cependant avec intérêt de quelles entraves, quarante ans après la mort de Descartes, l'esprit humain restait embarrassé, et l'on en salue avec plus de respect encore la méthode réellement scientifique, qui dès le début dirige invariablement les recherches, même les moins heureuses, de l'aca- démie nouvelle. Le livre de Duhamel dicté pendant longtemps dans les écoles était lui-même un grand progrès sur la dialectique du moyen âge. Les questions y sont posées avec clarté ; l'expérience, quand elle intervient, est acceptée comme un juge sans appel, et jamais un texte n'y est opposé à une raison. Non content d'étudier les phénomènes, Duhamel veut malheureusement en pénétrer le premier principe, et au milieu des rêveries qui y occupent la plus grande place, la science véritable, dans son livre, semble étouffée et cachée à la fois au métaphysicien peu curieux des faits qu'il accorde avec tous les systèmes, et au lecteur moderne, im- patient des vagues subtilités qui en semblent insé- parables. Deux fois par an le secrétaire de l'Académie devait, dans une séance publique, prononcer l'é- loge des académiciens morts depuis la dernière réunion. Les éloges furent composés d'abord par Fontenelle avec un inimitable talent et une exacti- tude relative, qui, malgré quelques concessions aux convenances et aux nécessités du genre, a rarement '208 LES ACADÉMICIENS. été surpassée dans les écrits analogues. Fontenelle ne fut jamais fort savant. Neveu des deux Corneille, dont sa mère était sœur, il voulut d'abord imiter ses oncles et composer des tragédies dont l'insuccès fut complet; son esprit juste et sans passion com- prit la leçon et s'y résigna; jamais auteur en effet ne sembla moins né pour la scène tragique. Les lettrés se passionnaient alors pour ou contre la supériorité des anciens sur les modernes. Fonte- nelle, dans un ouvrage où il faisait parler quelques morts illustres de l'antiquité, se rangea sans grand bruit, mais très-clairement pourtant, dans le camp de leurs adversaires. Ésope s'adressant à Homère lui reproche l'invraisemblance de ses poëmes et reçoit cette réponse singulièrement placée dans la bouche du plus vrai des poètes : « Vous vous ima- ginez que l'esprit humain ne cherche que le vrai; détrompez-vous, l'esprit humain et le faux sympa- thisent extrêmement. » Le nom que ses premiers essais lui avaient acquis fut grandi jusqu'à la célé- brité par l'ouvrage resté justement classique qu'il publia deux ans après sui* la Pluralité des mondes. Malgré les hérésies scientifiques que doit nécessai- rement contenir l'œuvre astronomique d'un dis- ciple de Descartes, cet ouvrage donne dans un style excellent, avec l'ingénieuse finesse dont le nom de Fontenelle éveille le souvenir, une exposition très- exacte et très -claire des traits les plus saillants FONTENELLE. 209 du système du monde. Le spirituel causeur, fort à l'aise d'ailleurs avec la science, rêve souvent plus encore qu'il n'enseigne. « Il ne faut réserver, dit-il, qu'une moitié de son esprit aux choses de cette espèce et en réserver une autre moitié libre où le contraire puisse être admis. » Tel est, en effet, l'état dans lequel les œuvres scientifiques qu'il devait exposer plus tard laissèrent constamment l'espritde Fontenelle. Croyant tout incertain, il croit tout possible. Sous la mo- destie du savant qui sait ce qu'il ignore, suspend son jugement et ne ci'aint pas d'en faire l'aveu, on voit percer le secret orgueil du philosophe qui marque son indépendance. Toujours clair et jamais lumineux, ses affirmations, quand il ose en faire, ne sont ni vives ni pressantes; il ne connaît pas l'en- thousiasme et loue presque du même ton l'excellent et le médiocre; non qu'il cherche à grandir outre mesure les petites choses, mais il ne prise pas tou- jours assez haut les grandes, et l'éternel sourire qu'il promène avec grâce sur la science s'adresse moins aux grandes vérités qu'il contemple, qu'aux fines pensées dont elles sont l'occasion et aux ingénieux rapprochements qu'il croit, à force d'art, rendre na- turels et simples. Sceptique d'ailleurs avec parti pris, sous la force des plus grands génies, il se plaît à montrer la faiblesse de l'esprit humain, et s'il lui arrive de dire d'une théorie : cela est quelque chose 210 LES ACADÉMICIENS. de plus que vraisemblable, il atteint ces jours-là la limite de son dogmatisme. Fontenelle, dans ses Eloges, semble s'imposer la loi de n'être ni profond ni sublime; son âme, qui ne s'échauffe jamais, n'a pas pour cela grand effort à faire, et sans s'étonner des plus grandes conquêtes de la science, il les raconte du même ton dégagé dont il expose les systèmes les plus arbitraires. Ami des études faciles il cache habilement qu'il en existe d'autres; il montre ceux qu'il peint plus dignes d'es- time que d'admiration, en en faisant d'honnêtes gens qu'il réduit à leur juste grandeur et non des héros inimitables et plus grands que nature. Sa voix qui ne s'enfle jamais s'élève quelquefois, mais un doute finement exprimé ou une locution familière font alors reparaître bien vite son accent habituel. On a le droit de se demander si Fontenelle a toujours eu la pleine compréhension des découvertes qui, sous sa plume, semblent si simples, et s'il a pénétré jusqu'au fond des théories si variées qu'il effleure avec tant d'aisance. Après avoir relu ses Éloges et une grande partie des mémoires qu'il y loue, j'oserai sur ce point dire franchement mon opi- nion : Fontenelle sans tout savoir pouvait tout com- prendre. Il connaissait, sans s'y soumettre toujours, les règles d'un raisonnement exact et sévère. Interprète de tous ses confrères, il entend la langue de chacun et sait la parler avec esprit. Il peut sou- FONT lsus de ces matières. Roberval était en outre fort inférieur par l'éduca- tion à ses trois émules. Descartes parut seul le remar- quer, et l'on vit son orgueil s'élever plus d'une fois contre un homme de si petite condition qui osait le contredire avec tant d'àpreté. méconnaître sa méthode et lui refuser tout applaudissement. Roberval a composé plusieurs écrits réellement distingués. La Cîjcldide a été pendant plusieurs années le sujet de ses études et l'occasion de ses succès. Sa méthode pour en trouver l'aire est origi- nale et de première main. JMersenne avait inutilement demandé le résultat à Galilée, qui y avait échoué. Fermât et Descartes, sur l'énoncé connu, en trouvè- rent la démonstration, mais leurs méthodes sont différentes l'une de l'autre et encore de celle de Robe'rval, de telle sorte qu'en les voyant toutes il n'est pas difficile, c'est le sentiment de Pascal, de reconnaître quelle est celle de l'auteur; « car il est vrai, dit-il, qu'elle a un caractère particulier et qu'elle est prise pai* une voie si belle et si sim|)le, qu'on connaît bien que c'est la naturelle. » Roljci'val a trouvé aussi, le premier, le volume engendré par LE MAR(JUIS DE L'HOPITAL. 239 la Cyclo'ide tournant autour de son axe, ce qui était alors, au jugennentde Pascal, un |)roblème de haute, longue et pénible recherche. Roberval, lors de la fondation de l'Académie, était âgé de soixante-quatre ans ; il en fut un membre assidu et actif. Adversaire déclaré des hypothèses et des systèmes en physique, il a contribué à maintenir la compagnie dans la voie excellente de l'observa- tion et de l'expérience; et s'il eut avec Huyghens et avec Mariette des discussions quelquefois très-vives, ils souriaient de ses emportements sans en garder rancune. Le marquis de L'Hôpital, lors de la réorganisa- tion de l'Académie en 1699, eût été digne de tenir le premier rang dans la section de géométrie. Mais ses titres de marquis de Sainte-Mesme, comte d'En- tremont, seigneur d'Ouques, la Chaise, le Bréau et autres lieux, lui assuraient une primauté d'autre sorte; on le nomma honoraire. Liitié le premier peut- être parmi les savants français à la géométrie nou- velle de Leibnitz et de Newton, nul ne travailla plus que lui à la répandre ni avec plus de fruit : corres- pondant assidu d'Huyghens et de Leibnitz, il échan- geait avec ces deux grands hommes d'ingénieux et difficiles problèmes dans lesquels, avec un moindre génie d'invention, il montre dans les détails une perspicacité souvent égale à la leur. C'est L'Hôpital surtout qui, par ses communications, a fait com- 240 LES ACADÉMICIENS. prendre à Huyghens vieillissant l'importance du calcul différentiel. Disciple de Jean Bernoulli et toujours respectueux pour Leibnitz dont il propa- geait les idées et les principes, il arrêta au calcul différentiel son excellent ouvrage sur V Analyse des infiniment petits, sans vouloir devancer, en abordant ' le calcul intégral, le livre sur V Infini que l'illustre inventeur avait promis et ne donna jamais. Newton, avec lequel L'Hôpital n'eut pas de relations directes, était l'objet de toute son admiration. Aimant à ques- tionner ceux qui avaient eu l'honneur de voir un si grand homme, il s'étonnait, dit-on, dans son naïf enthousiasme, que, soumis aux lois de l'humanité, l'auteur du livre des Principes put manger, boire et dormir comme les autres hommes. L'Hôpital mourut jeune encore, âgé de qua- rante ans à peine, sans avoir entièrement réalisé la prédiction de Leibnitz, qui attendait de lui de grandes lumières. « Il avait servi, dit Fontenelle, il était d'une naissance qui l'engageait à un grand nombre de devoirs. Il avait une iamille, des soins domestiques, un bien très-considérable à conduire et par consé- quent beaucoup d'affaires. Il était dans le commerce du monde et il y vivait à peu près comme ceux dont cette occupation oisive est la seule occupation ; il n'était pas même ennemi des plaisirs. » N'en est-ce pas assez pour qu'on doive admirer la profondeiu' de ses travaux sans s'étonner de leur petit nombre? VARIGNON, ROLLE. 241 Très-inférieur au marquis de L'Hôpital, Varignon devint cependant, par sa mort, le plus célèbre et aussi le plus habile des géomètres français; accep- tant comme lui les théories infinitésimales, il con- tribua à les répandre, sinon à les accroître et à les affermir. Lorsque, dans le sein de l'Académie, l'an- cienne géométrie, représentée par Rolle et Galois, voulut tenter un dernier effort contre les nouvelles méthodes, il les défendit aussitôt, mais avec plus de conviction et de force que de véritable talent, et la discussion fut plus longue qu'il ne convient. La géo- métrie en effet, dans les questions les plus subtiles, devrait retenir la précision qui fait son caractère propre, et ne souffrant pas l'équivoque, elle ne doit laisser aucun refuge à l'erreur. Quoiqu'en attachant son nom à un théorème devenu classique, Rolle ait acquis parmi les écoliers une sorte de notoriété de hasard, sa passion pour la science, qui fut constante et sincère, était satisfaite à bien peu de frais. Ancien maître d'écriture et de calcul, il s'était instruit seul. En pénétrant avec ar- deur dans la science des nombres, il rencontra l'al- gèbre et s'imagina avoir fait de merveilleux progrès. Mais les théories plus élevées lui restèrent inac- cessibles. Il les crut inexactes et traita de sophismes les méthodes qu'il ne comprenait pas. Infatigable à discuter et à écrire, c'est aux découvertes de Leib- nitz et de Newton qu'il s'attaquait surtout avec une 16 242 LES ACADÉMICIENS. sorte de colère. Affectant de confondre ce que les inventeurs avaient soigneusement distingué, il pré- tendait par quelques exemples mal compris ren- verser l'analyse nouvelle. Sans entrer dans le détail et sans rien opposer à la vérité des démonstrations, il reprochait vaguement et mal à propos aux nou- veaux calculs de supposer l'infini en le comprenant dans les résultats aussi fréquemment et aussi hardi- ment que le fini, et d'admettre des grandeurs infini- ment petites qui cependant peuvent se résoudre en d'autres grandeurs infiniment plus petites, et ainsi de suite à l'infini. L'Hôpital jugea inutile de ré- pondre, et laissa à Varignon tout le poids de la dis- cussion qui franchit bientôt les bornes de l'Acadé- mie. Parmi les géomètres étrangers à la compagnie, Rolle trouva des adversaires aussi convaincus et moins patients, et Saurin, qui peu de temps après devait recevoir le titre d'associé , le combattit de toutes ses forces. Joseph Saurin, moins célèbre par ses travaux scientifiques que par les vicissitudes de son exis- tence, était fils d'un ministre protestant de Gre- noble, dont il avait, fort jeune encore, voulu suivre la carrière. Orateur véhément et fort applaudi dans son parti, Saurin s'était compromis par trop de hardiesse, et plusieurs années avant la révoca- tion de l'édit de Nantes, il avait du se réfugier en Suisse. Il y fut reçu avec grande distinction et ob- SAURIN. 243 tint une cure considérable dans le bailliage d'iver- dun; mais Saurin n'était pas calviniste, sa doctrine sur la grâce était celle de Luther. On était justifié, suivant lui, dès qu'on croyait l'être avec certitude, et sans cette certitude il n'y avait pas de salut. Les théologiens calvinistes obtinrent, sur cette ques- tion et sur quelques autres, un formulaire que les ministres furent obligés de signer sous peine d'être exclus de toute fonction lucrative. Les Français réfugiés s'y refusèrent d'abord; mais le premier emportement se calma peu à peu, et tous les jours il s'en détachait quelqu'un qui, cédant à la néces- sité, se résignait à signer; Saurin ne fut pas de ce nombre, et sans refuser avec éclat, il éluda la signature, dit Fontenelle, par toutes les chicanes à peu près raisonnables qu'il put imaginer pour gagner du temps. Un ami cependant arrangea tout par une signature qu'il avait le droit de donner et dont on se contenta. Saurin, rassuré sur sa posi- tion, s'allia peu de temps après en épousant M"^ de Crouzas, à une des premières familles du pays. Toujours imprudent, il se compromit de nouveau par ses sermons, et les persécutions le menacèrent une troisième fois. Ses dissentiments avec ses con- frères firent naître des doutes dans son esprit; il demanda pour les éclaircir un entretien à Bossuet, qu'il ne connaissait pas. Les sauf-conduits néces- saires lui furent expédiés. Après de longues dis- 244 LES ACADÉMICIENS. eussions, il se déclara satisfait sur tous les points, et abjura sans contrainte, mais non sans espé- rance, se faisant pour toujours de Bossuet un puissant et zélé protecteur. M'"*" Saurin, retirée alors dans sa famille, avait tout ignoré jusque-là; les inspirations qu'elle reçut d'abord étaient loin d'être favorables à son mari. La tendresse cependant finit par l'emporter, et après bien des luttes et des difficultés, qui amenèrent même des dangers sérieux et une détention dont on ne pouvait prévoir l'issue, Saurin, fort décrié en Suisse pour son apostasie, toujours protégé par Bossuet, put enfin s'établir à Paris en terminant par là cette période agitée de son existence, qu'il appelait plus tard le roman de sa vie. Forcé de choisir une occupation, il se décida pour les mathématiques qui depuis longtemps l'at- tiraient; avant même d'y être de première force, il commença à les enseigner. C'est au milieu de ses études et dans l'ardeur d'une initiation toute récente qu'il rencontra les objections de Rolle et tint à hon- neur d'y répondre; la lutte entre eux ne fut pas courtoise, et si l'avantage reste à Saurin qui dé- fendait la bonne cause, la vivacité de ses attaques put servir d'excuse à l'aigreur de son adversaire. Las enfin de lutter contre des objections sans cesse renaissantes, il s'adressa à l'Académie pour lui demander une décision, déclarant que, si elle ne SAURIN. 245 jugeait pas dans un certain temps, il tiendrait M. Rolle pour condamné, puisque toute la faveur de la compagnie devait être pour lui. Mais l'Acadé- mie, plus préoccupée de la forme que du fond, blâma également les deux adversaires, en rappelant M. Rolle aux statuts de l'Académie dont il avait l'honneur d'être membre, et M. Saurin à son propre cœur. Peu de temps après cependant, Saurin était nommé membre associé de l'Académie. Ses nom- breux mémoires, insérés de 1707 à 1731, montrent, avec la connaissance des mathématiques pures, la préoccupation constante de faire triompher les théo- ries physiques de Descartes. Les tourbillons étaient pour lui une réalité et l'attraction newtonienne une chimère. En abandonnant les traces du maître, c'est Descartes qu'il voulait dire, on se trouvait, suivant lui, replongé dans les anciennes ténèbres du péripatétisme, dont il conjurait le ciel de nous préserver. <( On entend assez, dit Fonlenelle, qui rap- porte cette phrase, qu'il parle des attractions newto- niennes; eùt-on cru, ajoute-t-il, qu'il fallût jamais prier le ciel de préserver des Français d'une pré- vention trop favorable pour un système incompré- hensible, eux qui aiment tant la clarté, et pour un système né en pays étranger, eux qu'on accuse tant de ne goûter que ce qui leur appartient.» Loin des agitations qui avaient troublé sa jeu- nesse, Saurin pouvait se croire assuré d'une paisible 246 LES ACADEMICIENS. et douce existence ; un coup étrange et imprévu devait cependant le frapper encore. Il fréquentait un café, celui de la Laurent, dont les habitués^ presque tous érudits ou gens de lettres, étaient divisés par des rivalités et des haines violentes. Quelques couplets satiriques et injurieux coururent dans le café. J.-B. Rousseau s'en avoua l'auteur, et ils lui attirèrent de telles menaces, cp'il s'abstint de revenir. Plusieurs années après, d'autres cou- plets sans style et sans esprit, et qui semblent, à la grossièreté près, l'œuvre d'un enfant qui s'exerce à coudre des rimes, furent remis mystérieusement à l'un des habitués du café : on soupçonna Rousseau. Sans plus ample preuve , l'un des personnages insultés lui administra des coups de bâton en pleine rue. Ne pouvant obtenir ni justice ni réparation , Rousseau chercha Tauteur des couplets, et sur des indices vraisemblables, crut le trouver dans Saurin qui fut emprisonné. On produisit un exemplaire des couplets écrit de sa main; l'accusation y vit un brouillon; suivant Saurin c'était une copie. Il composa pour sa défense un mémoire considéré par Voltaire, malheureusement fort partial, comme un des ouvrages de cette nature les plus adroits et les plus véritablement éloquents. Après une détention préventive de plus d'une année, Saurin fut acquitté faute de preuves, et il serait bien plus difficile encore d'en trouver aujourd'hui dans SAURIN. 247 un sens ou dans l'autre. Quant à J.-B. Rousseau, il aurait pu se borner, comme Clément Marot, dans une circonstance semblable, à répondre à ses accusateurs : Si mentez vous bien par la gorge. Il ne sortit oncq de ma forge Un ouvraige si mal limé. Les dernières années de Saurin furent consacrées à la science et au développement des idées de Des- cartes sur la physique; mais quoique destinées à disparaître bientôt sans retour, personne ne les atta- quait dans le sein de l'Académie, où elles n'avaient pas besoin de défenseur* Il mourut en 1737, à l'âge de soixante et dix- huit ans, après avoir obtenu depuis six ans le titre de vétéran, qui le dispensait des travaux réguliers imposés aux pensionnaires. Les travaux nombreux et variés de de Lahire, auraient pu faire la célébrité d'un nom que son père, peintre habile, avait déjà porté avec honneur. De Lahire était un savant universel, géomètre, astronome, physicien, mécanicien, ingénieur, ana- tomiste et naturaliste parfois, en même temps que très-habile artiste; capable des spéculations les plus hautes comme de la pratique la plus délicate, et curieux de toutes les sciences, il a fait preuve dans toutes d'un esprit distingué, mais n'a excellé dans 248 LES ACADÉMICIENS. aucune. Pendant cinquante ans il s'associa avec une inconcevable activité à tous les travaux de l'Aca- démie. Orphelin à l'âge de dix-sept ans, il se rendit en Italie pour y compléter ses études d'artiste; quatre ans après il revint géomètre. L'étude de la perspective, en l'initiant aux mathématiques, lui avait montré sa véritable voie : il ne cessa plus de la suivre. Quelques écrits rédigés à la manière des an- ciens sur les sections coniques et la cycloïde, et qui, sans apporter un grand progrès à la science, révélèrent son secret au public, lui ouvrirent les portes de l'Académie. Attaché bientôt avec Picard aux travaux de la carte de France, il dirigea vers les applications ses connaissances théoriques déjà très-profondes, et vit avec une sorte d'indilTérence la face des mathématiques se rajeunir et se renou- veler par les découvertes de Leibnitz et de Newton, qu'il n'entendit jamais bien parfaitement; toujours passionné pour la géométrie des anciens, il en resta un des représentants les plus habiles. Son Trailé sur les épicycloïdes, publié en 1692 dans les Mémoires de l'Académie, lui assure un rang estimable parmi les géomètres, et l'application ingénieuse qn'il en fit à la construction des roues d'engrenage est aujourd'hui devenue classique. L'uniformité de mouvement, nécessaire dans un grand nombre de machines, est pécieuse dans DK LAHIRE. 249 toutes, parce qu'elle diminue la fatigue des organes Les variations de vitesse exigent des efforts propor- tionnés à leur rapidité et à la grandeur des masses en mouvement; il convient donc d'ajuster un engrenage de telle sorte que le mouvement uniforme de l'une des roues assure à l'autre une vitesse diffé- rente mais toujours constante, malgré le change- ment continuel des points de contact par lesquels les dents se poussent. Tel est le problème dont de Laliire, en le rattachant, il est vrai, à des prin- cipes moins simples et moins clairs, a donné plu- sieurs solutions élégantes, c[ue les constructeurs soigneux adoptent encore aujourd'hui. De Lahire fut, à l'Observatoire, le fondateur des observations météorologiques; de 1689 jusqu'à sa mort en 1718, les Mémoires de l'Académie con- tiennent, chaque année, le résumé de ses observa- tions sur la température et sur la quantité de pluie tombée mensuellement à Paris. Son seul but est d'ailleurs de satisfaire ceux qui, comme lui, ont de la curiosité (( pour connaître les variétés qui se rencontrent dans les saisons. » Ce travail fort péni- ble, qu'il ne discontinua jamais, l'obligeait à s'oc- cuper de physique; mais quoiqu'il y ait appliqué, à plusieurs reprises, l'activité incessante de son esprit, ses idées sur plusieurs points ne peuvent être citées que comme une preuve frappante de l'in- certitude des esprits les plus distingués de l'époque. 250 LES ACADÉMICIENS. De Lahire regarda toujours comme impossible la construction de deux thermomètres comparables en des lieux différents. Les points fixes qu'il adoptait étaient en effet les températures extrêmes des sai- sons exceptionnelles et celles des caves de l'Obser- vatoire, et il ne fallait pas songer à les retrouver dans d'autres climats. Amontons ayant reconnu, après Hooke et New- ton, que la température de l'eau bouillante ne s'élève jamais au-dessus d'une certaine limite, de Lahire, en voyant plusieurs années de suite la température maœima de l'été correspondre au même degré de son thermomètre, se demanda si l'air n'a pas comme l'eau une température maxima, qui serait précisément celle à laquelle il s'arrête pendant les étés les plus chauds? On est surpris également de voir de Lahire con- tredire, dans les Mémoires de l'Académie, une opinion émise par IMariotte, dont la vérité semble aujourd'hui trop évidente pour que l'on ose en faire honneur à aucun savant en particulier. D'où pro- vient l'eau qui coule dans les rivières? Exclusive- ment de la pluie et de la fonte des neiges. Telle était la réponse de Mariette, dont de Lahire conteste l'exactitude pour supposer de grands réservoirs intérieurs dont la chaleur terrestre élève les vapeurs, qui se condensent près de sa surface et coulent sur le premier lit de tuf ou de glaise qu'elles trouvent DE LA III HE. 2ol jusqu'à ce qu'une ouverture les jette hors du scinde la terre. En signalant les lacunes des connaissances de de Lahire sur la physique, qui presque toutes sont, il ne faut pas l'oublier, celles de son époque, il n'est pas hors de propos de mentionner un curieux travail sur la réfraction, dans lequel il croit démon- trer que les rayons lumineux décrivent dans l'atmos- phère des arcs de cycloïde. Admettant pour la com- pression de l'air une loi très-dilïérente de celle de Mariette et déduite de raisonnements fort vagues, fondés sur l'analogie avec les ressorts d'acier, il croit la densité de l'air proportionnelle à la racine carrée de la distance à la limite supérieure de l'at- mosphère. Cette loi de décroissement imposerait en effet aux molécules lumineuses une trajectoire cycloïdale; mais de Lahire le démontre par des considérations infinitésimales dont la forme étrange, incompréhensible pour le lecteur le plus familier avec les méthodes de Leibnitz et de Newton, peut servir d'excuse-, sinon de justification, à ceux qui, comme Rolle et Galois, s'obstinaient à en nier la rigueur. Citons enfin, pour donner une faible idée de la variété des travaux de de Lahire, un mémoire sur la cause pour laquelle les tiges des plantes s'élèvent verticalement, lors même que les graines sont tour- nées à contre-sens, et pourquoi les racines se retour- 252 LES ACADÉMICIENS. lient d'elles-mêmes pour s'enfoncer clans la terre. II conçoit que, dans les plantes, la racine tire un suc plus grossier et plus pesant, et la tige au con- traire un suc plus fin et plus volatil. En effet, dit-il, la racine passe, chez tous les physiciens, pour Testomac de la plante où les sucs terrestres se digè- rent et se subtilisent au point de pouvoir ensuite s'élever jusqu'aux extrémités des branches; et il ad- met ainsi que, dès les premiers jours de la vie de la plante, celle-ci se retourne et se maintient verticale, comme le fait, dans certains jouets d'enfant, un mor- ceau de liège lesté de plomb à sa partie inférieure. Tel est en abrégé le système^, dont suivant Fontenelle, la simplicité seule est une preuve. La physiologie végétale était peu avancée, on le voit, au commen- cement du xYiii*" siècle. Sauveur, nommé d'abord adjoint pour les ma- thématiques, entra à l'Académie avec des titres scientifiques fort modestes. Absolument muet jus- qu'à l'âge de sept ans, il conserva toute sa vie une grande difficulté d'élocution. Ses études chez les Jésuites de la Flèche ne furent nullement brillantes, et Fontenelle, toujours bienveillant, sans oser blâ- mer les professeurs qui désespéraient de lui, loue beaucoup la perspicacité de celui qui sut prévoir ce qu'il vaudrait un jour. Sauveur, que les écrits de Cicéron et de Virgile avaient laissé fort indifférent, fut charmé par l'arithmétique de Pelletier du Mans. SAUVEUR. 253 Tout en étudiant les mathématiques avec ardeur, il se préparait à obtenir le titre de médecin, mais on le dissuada de suivre cette carrière; ce fut Bos- suet, à qui on l'avait recommandé qui, le jugeant peu propre à y réussir, n'hésita pas à le lui dire et sut le lui persuader; il jugea qu'il allait trop directement au but en supprimant trop les paroles, et que le peu qui en restait était dénué de grâce. Sauveur, faute de trouver d'autres ressources, devint professeur de mathématiques, et malgré sa difficulté d'élocution, les enseigna avec grand suc- cès. Les géomètres, dans ce temps-là, étaient rares, et vivaient, dit Fontenelle, séquestrés du monde ; Sauveur, au contraire, s'y livrait complètement; quelques dames même aidèrent à sa réputation, et il devint bientôt le géomètre à la mode et le pro- fesseur des plus grands personnages; les enfants de France furent au nombre de ses élèves. Plein de candeur et de franchise, il sut plaire à tout le monde, et on put se demander, en le voyant si bien réussir même à la cour, si Bossuet ne s'était pas trop hâté de trouver dans ses manières un ob- stacle insurmontable à ses succès comme méde- cin. Sauveur calcula pour Dangeau, l'avantage du banquier contre les pontes au jeu de la bassette, qui étant fort à la mode, contribua à l'y mettre lui-même et lui fut plus utile qu'aux joueurs les plus heureux. Malgré la haute position qu'il avait 2o4 LES ACADÉMICIENS. SU se créer, il désira longtemps, sans oser la de- mander lorsqu'elle se trouva vacante, la chaire de mathématiques du Collège royal, occupée d'abord par Ramus et qui alors se donnait au concours; il fallait, suivant le règlement, commencer les épreuves par une harangue, et celte nécessité, dont il s'effrayait fort, écartait Sauveur de la lice. C'est en 1686 seulement qu'il osa se présenter, mais devenu célèbre alors il lut sa harangue et l'on s'en contenta. Sauveur, qui malgré ses succès comme profes- seur, resta toujours un géomètre médiocre à tous égards, devait cependant laisser un grand nom dans la science, et ses recherches sur l'acoustique le placent sans contredit au nombre des membres illustres de l'Académie. Tandis que les disciples immédiats de Leibnitz et de Newton, les frères Bernoulli, Moivre, Stir- ling, Taylor et Mac Laurin suivaient les voies nou- velles en les élargissant, les excellents écrits de L'Hôpital ne portaient en France aucun fruit. Les mathématiciens devenaient rares, même à l'Académie, et tout l'usage des nouvelles méthodes était pour les compatriotes de leurs créateurs. Sans grand succès comme sans grand talent, Camus, Nicole et Lagny apportaient de temps à autre à l'Académie quelques faciles problèmes de géométrie ou d'algèbre, et si les frères Bernoulli n'avaient DISCUSSIONS SUR LE PENDULE. 2o5 répondu par plusieurs pièces excellentes et singu- lières à l'honneur d'avoir été inscrits les premiers sur la liste des membres associés étrangers, la col- lection des Mémoires antérieurs à l'élection de Glai- raut mériterait à peine une mention dans l'histoire des mathématiques. On voit par exemple pendant plus de vingt ans, les géomètres de l'Académie, non-seulement partagés, mais suspendus dans une incertitude con- tinuelle, affirmer et nier tour à tour des vérités démontrées depuis longtemps par Iluyghens et res- tées obscures pour eux dans le grand jour où il les avait cependant placées. Huyghcns avait trouvé très- exactement le temps d'une petite oscillation sur un cercle de rayon donné. Galilée d'autre part, en étudiant les lois de la chute, non sur le cercle mais sur une de ses cordes, avait trouvé, comme il le devait, un temps tout différent et parfaitement exact aussi. Parent, dans un journal scientifique qu'il pul)liait, s'avisa de signaler ces résultats comme contradictoires. Mariotte déjà, dans une lettre à Huyghens, avait fait la même confusion et commis la même erreur. Saurin, prévenu, dit-il plus tard, en faveur d'Huyghens, réfuta l'objection en mainte- nant l'exactitude des deux théories. Parent là- dessus avoue qu'il s'est trompé, mais réclame l'honneur de l'avoir reconnu seul avant les démons- trations de Saurin. C'est le sujet d'une discussion 256 LES ACADÉMICIENS. fort aigre pendant laquelle, changeant d'avis une se- conde fois, il affirme, toutes réflexions faites, que la formule d'Huyghens est inexacte comme il l'avait pensé d'abord. Saurin se laisse convaincre, est élu membre de l'Académie, et le chevalier de Louville, s' appliquant à la même question et déconcerté par les raisons contraires, suivant lui irrésistibles, les énumère sans oser conclure. Saurin, plus hardi, démontre qu'il n'y a aucun doute et qu'Huyghens s'est trompé. Aucun académicien ne réclame, et c'est dix-huit ans après la première objccîicn de Parent que la difficulté est enfin tranchée, mais non par la voie la plus courte, et que le chevalier de Louville, accordant enfin Huyghens avec Galilée, les déclare tous deux irréprochables. Mais par compensation, Louville à la même époque, réfutait une erreur pré- tendue de Leibnitz. La raison qui le détermine mérite qu'on la rapporte : (( Tant que cette erreur, dit-il, n'a été que celle de M. Leibnitz, je n'ai pas jugé à propos d'y répondre ; mais le livre de mathématiques de Wol- fius m'étant tombé entre les mains où j'y ai trouvé le même principe, j'ai cru qu'il était à propos de combattre ce faux préjugé. » Est-il besoin d'ajouter que Leibnitz n'avait com- mis aucune erreur, et que le faux préjugé est tout, entier chez Louville qui suit en mécanique les prin- cipes de Descartes? DE MOLIERES, DE GUA. 257 Dans ces discussions, qui font si peu honneur à leur savoir, Saurin, Louviile et Parent, sans mé- connaître l'évidence des principes, s'embarrassent dans la seule discussion des conséquences. L'abbé de Molières, professeur de philosophie au Collège royal et membre de la section de géométrie à l'Académie, était moins avancé encore. Son esprit court et confus refusait toute attention aux théories nouvelles, et pour expliquer la nature se conten- tait des tourbillons. Ecouté et goûté même des écoliers, il fit plus d'une fois sourire ses confrères; l'Académie refusa d'insérer dans ses Mémoires une expérience pleine d'illusion qui devait, suivant lui, réduire ses adversaires au silence. L'abbé réclama sans rien obtenir, et l'Académie, en maintenant sa décision, lui causa un tel accès d'impatience et de rage, que la fièvre le prit et qu'il en mourut sans avoir consenti à recevoir Maupertuis chargé par ses confrères de lui exprimer tout leur intérêt. L'abbé de Gua, membre comme lui de la sec- tion de géométrie , lui succéda dans la chaire du Collège royal. De Gua semble à l'Académie le conti- nuateur de Rolle. Attaché aux théories élémentaires de l'algèbre et de la géométrie analytique, il les a cultivées avec un esprit exact, mais peu inventif. Les mathématiques d'ailleurs ne l'occupaient pas tout entier; il s'était formé une théorie sur les phéno- mènes atmosphériques, en laquelle la témérité de 17 258 LES ACADÉMICIENS. ses prédictions révèle une inébranlable confiance. Il avait annoncé du tonnerre pour le 18 juillet 1756 et de l'orage pour le 22; la journée du 18 s'étant passée sans tonnerre, de Gua ne se montre nulle- ment déconcerté. On lit au procès-verbal du 19 juillet : « M. l'abbé de Gua a dit qu'il fallait recu- ler de treize heures sur les événements prédits, et que comme le tonnerre prédit pour hier s'est passé en vent, le vent prédit pour mardi se passera en tonnerre. » Nous ignorons l'événement du mardi, mais l'abbé, pour s'expliquer, crut nécessaire d'é- crire une nouvelle lettre. Clairaut et d'Alembert, admis à l'Académie, l'un en 1731, l'autre en 17/iO, sont au nombre de ses membres véritablement illustres, et la géométrie leur doit, aussi bien que la mécanique céleste, quelques-uns de ses plus grands progrès. J'ai essayé ailleurs, en esquissant les traits principaux de leur caractère, d'indiquer le sujet et l'occa- sion de leurs principales découvertes. Ces études, quoique fort courtes, dépasseraient ici notre cadre, et je me bornerai à en extraire quelques pages oii leur rôle est surtout celui de membres de l'Académie des sciences. Alexis Clairaut fut un enfant merveilleusement précoce. Son père, pauvre professeur de mathéma-, tiques, chargé d'une nombreuse famille et forcé aune grande économie, instruisait lui-même ses enfants. CLAIRAUT. *u9 Tout naturellement il leur enseignait de préférence ce qu'il savait le mieux , et la géométrie occupait une grande place dans leurs études. Les éléments d'Euclide servirent de premier alphabet à Glairaut; il se trouva bientôt capable de les entendre et d'en raisonner. Attiré par le charme des démonstrations abstraites qui lui semblaient claires et faciles, il avait lu et compris à l'âge de dix ans le traité des sections coniques du marquis de L'Hôpital. Vers le milieu de sa treizième année, il composa un mémoire sur les propriétés de quelques courbes nouvelles qui, présenté à l'Académie des sciences et approuvé par elle, fut imprimé à la suite d'un mémoire de son père dans le recueil intitulé : Miscellanea Bero- linensia. Le jeune frère de Glairaut ne donnait pas de moins précieuses espérances et semblait marcher sur ses traces. Il présenta comme lui à l'Académie un mémoire de mathématiques qui, de même que celui d'Alexis, semble comparable aux bons devoirs que font dans nos lycées les élèves de seize à dix- huit ans. L'instruction prématurément donnée par leur père avait donc avancé les deux enfants de quatre à cinq ans tout au plus, et si comme l'a écrit avec un peu d'exagération le géomètre Fon- taine, l'esprit de Glairaut, capable de réflexion dès les premiers moments de sa vie, avait vécu, à l'âge de sept ans, sept années de plus que celui des autres 260 LES ACADEMICIENS. hommes, il avait à cette époque perdu une partie de son avance. Malgré la brillante carrière d'Alexis, l'exemple d'ailleurs n'est pas encourageant, et de si grands efforts d'esprit ne sont pas sans danger pour ceux qui en sont capables. Son frère n'acheva pas sa seizième année, et Alexis, atteint peu de temps après d'une fièvre cérébrale, donna lui-même de vives inquiétudes. A l'âge de seize ans, Clairaut avait écrit un traité sur les courbes à double courbure que l'Aca- démie accueillit avec faveur. Elle présenta peu de temps après le jeune auteur comme second candi- dat à la place de membre-adjoint pour la mécani- que; on plaçait avant lui Saurin le fils, fort peu connu dans la science et qui depuis n'a rien fait pour elle. Bouguer, auteur d'un ouvrage excellent et original sur la lumière, ne fut présenté qu'au troisième rang. La place resta vacante pendant deux ans entiers , et lorsque Clairaut eut atteint l'âge de dix-huit ans, il fut choisi par le roi et dispensé de la règle qui fixait à vingt ans la limite d'âge des académiciens. Pendant les années qui suivirent sa nomination, Clairaut, satisfaisant régulièrement à ses devoirs d'académicien, inséra dans les Mémoires de l'Aca- démie plusieurs écrits, dans lesquels il se montre à la hauteur de ses confrères, sans s'élever nettement CLAIRAUT. 261 au-dessus d'eux. Son jour n'était pas encore venu. Lorsque pour terminer par une décision cer- taine la question encore douteuse de l'aplatissement de la terre, l'Académie, aidée par le ministre Mau- repas, envoya deux expéditions, l'une à l'équateur, l'autre au cercle polaire, Clairaut, âgé de vingt- trois ans, acceptant Maupertuis pour chef, consentit à partir pour la Laponie. Malgré la supériorité de son génie, Clairaut ne joua pas le premier rôle dans l'expédition. Maupertuis, présomptueux et vain, mais entreprenant et actif, avait été le chef et le guide de la commission ; il attira à lui la gloire du succès que Clairaut ne chercha pas à lui disputer. C'est Maupertuis qui rendit compte du travail com- mun et qui soutint les discussions auxquelles il donna lieu ; ce fut lui qui se fit peindre et graver, la tête affublée d'un bonnet d'ours , et aplatissant le globe de ses mains ; c'est lui enfin à qui Vol- taire, dans des vers fort ampoulés, promettait l'im- mortalité. Clairaut, qui ne rechercha pas les louanges de Voltaire, n'encourut jamais non plus sa redoutable inimitié. Il obtint une des pensions de l'Académie; le roi en augmenta le chiffre en sa faveur, et assuré d'une modeste aisance, il reprit tranquillement ses travaux. Préoccupé tout naturellement de l'étude théo- rique de la forme de la terre, Clairaut, dans un premier écrit inséré dans les Transactions phiioso- 262 LES ACADEMICIENS. jj/>i(jucs, reprend, pour la perfectionner, sans toutefois la rendre irréprochable, la méthode un peu hasardée par laquelle Newton avait déterminé, dans le Litre des principes, la valeur numérique de l'aplatisse- ment du globe. Le raisonnement de l'illustre géo- mètre, fondé seulement sur un calcul approché, supposait, sans essai de preuve, que la forme de la terre doit être celle d'un ellipsoïde de révolution. Glai- raut le démontre, ou croit le démontrer, en sacrifiant lui-même, sur bien des points, la rigueur et l'exac- titude géométriques. Dans ce premier essai encore, on reconnaît plus d'habileté à tournei- les difficultés que de force pour les surmonter. Le beau problème de l'attraction des ellipsoïdes se présente à lui comme il s'était présenté à Newton; mais Glairaut, comme lui, profite de ce que la terre ditïère peu d'une sphère, pour substituer à des calculs exacts des résultats approchés seulement, et bien plus fa- ciles à obtenir. L'ouvrage qu'il rédigea ensuite sur la même question est également le résultat de ses méditations sur les causes de l'aplatissement qu'il avait constaté au pôle. Rejetant cependant la gêne des chiffres, toujours inexacts et souvent contradictoires, il fait peu d'usage des mesures si péniblement obtenues et cherche la forme géométrique et pure d'une pla- nète liquide, soustraite aux agitations accidentelles et à la variation incessante des forces perturba- CLAIRAUT. 263 triées, sous l'influence desquelles aucun ordre ne peut subsister. En Laponie, pendant les longues nuits d'hiver et les longues journées d'été, Glairaut avait pu bien souvent ébaucher ses beaux théorèmes et en méditer à loisir la démonstration; mais s'il arriva même que, confiant dans l'habileté de ses compagnons, il leur ait quelquefois abandonné l'hon- neur et le soin de mettre l'œil à la lunette, ce fut une fructueuse paresse, cju'il ne faut pas regretter. L'ouvrage de Glairaut sur la forme de la terre vaut plus à lui seul que l'expédition tout entière. Ce chef-d'œuvre, digne de devenir classique, supé- rieur, comme l'a écrit d'Alembert, à tout ce qui avait été fait jusque-là sur cette matière, n'a pas été surpassé depuis. C'est peut-être, de tous les écrits mathématiques composés depuis deux siècles, celui qui, par la forme sévère et la profondeur in- génieuse des démonstrations, pourrait le mieux être comparé, égalé même, aux plus beaux chapitres du Livre des principes. Clairaut évidemment a lu et médité profondément l'œuvre admirable de Newton. Il s'est pénétré de sa méthode de recherche et de démonstration, et, de ce commerce intime avec un génie plus grand que le sien, mais de même famille, est sorti un géomètre tout nouveau. Les premiers travaux de Clairaut avaient donné de grandes espé- rances; le traité sur la figure de la terre les dépasse toutes, et de bien loin. 264 LES ACADÉMICIENS. La collection des Mémoires de l'Académie des sciences pour 17/i2 contient un important mémoire de Glairaut sur quelques problèmes de mécanique. Les questions sur lesquelles il s'exerce sont les mêmes, pour la plupart, qui devaient se retrouver dans le traité de mécanique, composé alors, mais publié l'année suivante seulement par d'Alembert. La méthode suivie par Glairaut, moins générale et moins complète dans son énoncé que celle de d'Alembert, n'en diffère pas essentiellement dans l'application à chaque question; et l'on comprend, en lisant son mémoire, que mis en présence d'un même problème, les deux illustres géomètres aient pu l'aborder avec la même confiance et combattre à armes égales. L'ouvrage de Glairaut sur la théorie de la lune et sur le problème des trois corps, présenté en 17ii7 à l'Académie des sciences de Paris, et couronné en 1750 par celle de Saint-Pétersbourg, offre, avec non moins d'art que la théorie de la forme de la terre, mais moins de pureté et de rigueur dans l'étude d'une question peut-être insoluble, une ha- bileté et une élégance analytique qui montrent le talent de Glairaut sous un jour entièrement nouveau. Ce n'est plus le disciple de Newton, c'est le rival de d'Alembert. Les premiers calculs de Glairaut indiquaient, pour le mouvement de l'apogée lunaire, une vitesse CLAIRAUT. 265 deux fois trop petite. Au lieu d'attribuer à l'imperfec- tion de sa méthode ce désaccord avec les observa- tions, également rencontré par d'Alembert et par Euler, Clairaut préféra accuser l'insuffisance de la loi d'attraction, et ébranlant lui-même tout son édifice, crut avoir contraint les géomètres à ajou- ter un terme nouveau au terme simple donné par Newton. Le calcul dont Clairaut faisait son fort, n'étant pas poussé à bout, pouvait à peine motiver un doute. Buffon refusa avec raison de corrompre, par l'aban- don si précipité du principe, la simplicité d'une théorie si grande et si belle. En étudiant d'ailleurs de nouveau la question avec autant de patience que de bonne foi, Clairaut, pour reconnaître son erreur, n'eut pas besoin de rectifier son calcul, mais de le continuer. L'inspiration de Buffon fut donc des plus heureuses; mais malgré toute la force que donne la vérité, il n'eut pas l'avantage dans la dis- cussion, et en s'efforçant de fonder une loi mathé- matique sur un préjugé métaphysique, le grand écrivain ne retrouva ni son éloquence, ni sa clarté accoutumée. Il est bon peut-être de montrer, par quelques passages de son mémoire, jusqu'où peut aller l'égarement d'un homme de grand talent, lorsque, cherchant ses lumières en lui-même, il ose s'aventurer dans des régions qu'il ne connaît pas. (( L'attraction, dit-il, croyant alléguer un prin- "^66 LES acadp:miciens. cipe qu'il croit incontestable, doit se mesurer, comme toutes les qualités qui partent d'un cen- tre, par la raison inverse du carré de la distance, comme on mesure en effet la quantité de lumière, l'odeur et toutes les autres qualités cjui se propagent en ligne droite et se rapportent à un centre. Or il est bien évident que l'attraction se propage en ligne droite, parce qu'il n'y a rien de plus droit qu'un fil à plomb. » La conclusion lui semble rigoureuse et indubi- table, et Buffon lui trouve, pour sa part, la force et l'évidence d'une démonstration mathématique ; « Mais, comme il est, dit-il, des gens rebelles aux analogies, Newton a cru qu'il valait mieux établir la loi de l'attraction par les phénomènes mêmes que par toute autre voie. » Non-seulement ces argu- ments ne sont ni clairs ni persuasifs, mais <( pla- cés, comme dit Montaigne, en dehors des limites et dernières clôtures de la science, » ils ne touchent pas même à la c[uestion. Clairaut répondit cepen- dant, et cette discussion eut ce caractère singulier et sans exemple, que la vérité y fut défendue par des arguments qu'il a fallu citer textuellement pour en faire connaître l'insignifiance et la faiblesse, tandis que celui des adversaires qui, en somme, se trompe, raisonne cependant avec autant de finesse que de rigueur. Quoique loin de prétendre à la perfection CLAIRAUT. 267 théorique, Glairaut eût simplement présenté ses résultats comme des approximations successives , on lui reprocha d'avoir abandonné la rigueur tra- ditionnelle des méthodes mathématiques. Fontaine était habitué à la rectitude inflexible du géomètre qui, ne souffrant rien d'imparfait, atteint, par une voie toujours droite , la vérité tout entière. En voyant cette marche timide, par laquelle de con- tinuelles et croissantes approximations font tourner, pour ainsi dire, autour d'une difficulté qui reste invincible, et ces calculs qui, n'étant jamais ache- vés et ne pouvant jamais l'être, ne prétendent ja- mais non plus à la dernière perfection, il cria au paralogisme, presque à la trahison. Mais, non con- tent de protester contre cette dérogation nécessaire à la sévère rigueur d'Euclide, il affirma que les principes de Glairaut, exactement et régulièrement suivis, assignaient à la lune une orbite circulaire. La question était facile à éclaircir, et l'erreur de Fontaine bien aisée à démontrer. Glairaut, sans abu- ser de son avantage, répondit avec autant de mo- dération que de force. Un seul point, dit- il, l'a choqué dans les critiques de M. Fontaine et lui semble révoltant. Le mot n'est pas trop fort, car non content d'indiquer les calculs à faire, Glairaut les avait effectués; et contester ses résultats, pres- que tous conformes aux observations, c'était l'accu- ser tout ensemble d'erreur et d'imposture. Pressé 268 LES ACADÉMICIENS. par l'évidence de la vérité, Fontaine n'avait rien à répondre ; il se tut en effet. Mais après la mort de Clairaut, il écrivit son éloge, dans lequel on lit les lignes suivantes : « Newton n'a pu tout faire dans le Système du monde... sa Théorie de la lune n'était qu'ébau- chée. M. Clairaut a tracé la ligne qu'elle doit suivre en obéissant à la triple action qui maîtrise son cours et qui la retient suspendue entre le soleil et la terre, il nous a montré dans des tables exactes tous les pas qu'elle fait dans les cieux. » Il est impossible, on le voit, de faire plus, complètement amende ho- norable. Vers la fin de l'année 1757, les savants com- mencèrent à se préoccuper du retour de la comète de J 682 , hardiment annoncé, soixante-seize ans à l'avance, par l'astronome anglais Haliey. L'orbite de cette comète, calculée par lui, se rapprochait assez en effet de celles des comètes de 1607 et de 1531 pour faire croire à l'identité des trois astres. Il y avait toutefois cette différence qu'il s'était écoulé plus de soixante-seize ans entre les deux premières apparitions, et un peu moins de soixante-quinze entre la seconde et la troisième. Mais Haliey expli- quait cette irrégularité par l'action des planètes rencontrées pendant ce long circuit. Il avait même ajouté que l'action de Jupiter devant vraisemblable- ment augmenter le temps de la révolution nouvelle. CLAIRAUT. 269 ses successeurs verraient sans doute l'astre errant vers la fin de 1758 ou le commencement de 1759. Une telle prédiction n'était pas sans précédent. Jacques Bernoulli en avait hasardé une plus précise encore, en annonçant le retour de la comète de 1680 pour le 17 juin 1705. Mais l'astre ne parut pas, et tous les astronomes de l'Europe restèrent en observation pendant la nuit entière et en furent pour leur peine. Glairaut, acceptant l'hypothèse de Halley, vou- lut convertir en une appréciation exacte et précise les vagues indications de l'astronome anglais. L'exé- cution d'un tel projet devait être immédiate, et après l'événement accompli, ses résultats eussent semblé sans valeur. Abandonnant tout autre travail, il commença d'immenses calculs, dont le plus grand mérite est cependant l'art avec lequel il sut les abréger ; car une heureuse avarice en pareille ma- tière est, comme l'a dit Fontenelle, la meilleure marque de la richesse, et il faut bien connaître le pays pour suivre les petil^s sentiers qui épargnent tant de peine au voyageur. Tout était terminé le id novembre 1758, et Glairaut annonçait à l'Académie que la comète, re- tardée de 100 jours par l'action de Saturne, et de 118 par celle de Jupiter, passerait au périhélie vers le 13 avril J759. a On sent, ajoutait-il, avec quel ménagement je 270 LES ACADEMICIENS. présente une telle annonce, puisque tant.de petites quantités, négligées nécessairement par les méthodes d'approximation pourraient bien en altérer le terme d'un mois. » Cette prédiction fut ponctuellement accomplie. La comète se montrant au temps préfix, passa au périhélie le 13 mars 1759. L'admiration fut universelle, mais elle ne fit pas taire l'envie, et l'applaudissement ne fut pas tout entier pour Clai- raut. Ceux qui, n'ayant pas cru à l'exactitude de la prédiction, s'apprêtaient à rire de sa déconvenue, furent les plus ardents à rapporter à Halley tout l'honneur du succès. Qui osera prétendre après cela, dit spirituellement Glairaut, que l'apparition d'une comète soit sans influence sur l'esprit humain? Le Mercure du mois d'avril, en annonçant la grande nouvelle, parle, sans nommer Glairaut, de la pré- diction heureusement accomplie de Ilalley. Dans une lettre adressée au journal encyclopédique de juillet, l'académicien Lemonnier qui, sur les glaces de la Tornéa, avait partagé les travaux de Glairaut, pousse encore plus loin le mauvais vouloir et l'in- justice. Halley, suivant Lemonnier, a tout fait et doit seul être loué; ceux qui citent, dit-il, un mé- moire lu à la rentrée publique de l'Académie en novembre 1758, n'ont jamais cité qu'un discours sans analyse, lequel n'a pas même été relu et exa- miné, selon l'usage, dans les séances particulières de l'Académie, et il ajoute, avec une intention blés- CLAIRAUT. 271 santé à la fois pour Clairaut et pour d'Alemljert : « On ne doute pas que les méthodes d'approxima- tion n'aient fait dans ces derniers temps un progrès considérable, ou du moins que dans un temps où M. Euler publie successivement tant de méthodes analytiques dont il est l'inventeur, on ne puisse pro- duire aujourd'hui des calculs d'approximation plus satisfaisants que n'ont fait quelques astronomes an- glais contemporains de Newton. » L'injustice et l'esprit de dénigrement se montrent avec tant d'é- vidence, que le public même ne dut pas s'y mé- prendre. Clairaut fut cependant profondément blessé et bien des ennuis se mêlèrent pour lui à la joie du triomphe. Une objection plus fondée fut adressée aux admirateurs trop exaltés de Clairaut. Les cal- culs sont tellement exacts, avait-on dit, que sur une période de soixante-seize ans, l'erreur est d'un mois à peine, c'est-à-dire ~ environ du tout. On répondait, et non sans raison, que l'inconnue à cal- culer n'était pas la durée de la révolution, et que la différence des deux périodes consécutives était seule en question. Cette appréciation, sans être injuste, tend à diminuer le mérite de Clairaut, et d'Alem- bert, qui lui prêta, en la développant, toute l'auto- rité de son nom, aurait mieux fait de laisser ce soin à d'autres. Clairaut répondit à ses adversaires, à d'Alem- bert surtout, avec beaucoup de sincérité, de mode- 272 LES ACADÉMICIENS. ration, de douceur même, et, pour tout dire enfin, avec la droiture d'un géomètre. Il tient à établir d'abord qu'il n'est pas l'agresseur : « Les fautes de procédé, dit-il, m'ont toujours en effet paru plus importantes que celles que l'on peut commettre dans les calculs. » Glairaut mourut, le 17 mai i765, à l'âge de cinquante-deux ans, après une courte maladie. Son père, qui lui survécut, avait perdu avant lui dix- neuf autres enfants; il lui restait une fille, à laquelle le roi accorda immédiatement une pension, en mé- moire des services rendus à la science par son illustre frère. Jean Lerond d'AIembert , né à Paris le 16 no- vembre 1717, fut exposé immédiatement après sa naissance sur les marches de l'église Saint-Jean- Lerond, située près de Notre-Dame. Le commis- saire de police du quartier, touché de sa chétive apparence, n'osa pas l'envoyer aux enfants trouvés, et le confia à une pauvre et honnête vitrière par laquelle il fut bientôt adopté complètement. Sans se faire connaître, le père de d'AIembert lui assura une pension de 1,200 livres qui, en apportant un peu d'aisance dans la maison de sa mère d'adop- tion, permit de développer par l'éducation les rares facultés du pauvre enfant abandonné. Placé à l'âge de quatre ans dans une petite pension, il y resta jusqu'à douze; mais son maître, dès sa dixième D'ALEMBERT. 273 année, déclarait n'avoir plus rien à lui apprendre et proposait de le faire entrer au collège dans la classe de seconde. La santé encore languissante du jeune écolier ne permit pas de suivre ce conseil , et ce fut deux ans après seulement qu'on le plaça au collège Mazarin, où sous la règle du plus austère jansénisme, il termina brillamment ses études. La philosophie qu'on lui enseigna fut celle de Descartes : les idées innées, la prémotion physique et les tourbillons choquèrent son esprit rigoureux et précis sans y apporter aucune lumière. Les seules leçons fructueuses qu'il reçut, dit-il, pendant ses deux années de philosophie, furent celles de M.Caron, professeur de mathématiques qui, sans être pro- fond géomètre, enseignait avec clarté et précision. Il ne fit que lui ouvrir la voie, d'Alembert la suivit seul. Cédant à son inclination naturelle, il allait, tout en faisant ses études de droit, s'instruire som- mairement dans les bibliothèques des théories ma- thématiques les plus difficiles, dont il s'exerçait ensuite à retrouver les détails dans sa tête. Celui qui peut suivre une telle méthode est bien près de devenir inventeur : d'Alembert s'élançait en effet avec tant d'ardeur vers les régions encore inconnues que, devançant quelquefois ses livres , il croyait découvrir des vérités et des méthodes nouvelles , qu'il rencontrait ensuite, avec un dépit mêlé de plaisir, dans quelque auteur plus avancé. 18 274 LES ACADÉMICIENS. Les amis de d'Alembert le détournaient des travaux mathématiques, qu'ils regardaient, non sans quelque raison, comme un mauvais moyen d'arriver à la fortune. Il se décida, suivant leurs sages conseils , à étudier la médecine , et bien ré- solu de s'y livrer tout entier, eut le courage de porter chez un ami tous ses livres de science, dont la séduction pourrait mettre obstacle à ses projets ; mais son esprit heureusement était moins soumis que sa volonté : la géométrie le poursuivait au mi- lieu de ses nouvelles études. Lorsqu'un problème venait à troubler son repos, d'Alembert, impatient de toute contrainte même volontaire, allait cher- cher un des volumes qui , peu à peu, et presque sans qu'il s'en fût aperçu, revinrent chez lui l'un après l'autre. Reconnaissant alors que la lutte était inutile et la maladie sans remède, il en prit joyeu- sement son parti ; les travaux commencés timide- ment et comme à regret furent continués sans scrupule et avec ardeur. Rassemblant bientôt ses forces, inutilement dispersées jusque-là , d'Alem- bert composa deux mémoires de mathématiques qui, à l'âge de vingt-trois ans, lui ouvrirent les portes de l'Académie des sciences; il ne fut plus dès lors question de médecine. Trois ans après son entrée à l'Académie, d'A- lembert publiait le célèbre Traité de Mécanique dont le principe, entièrement nouveau, devait re- D'ALEMBERT. 275 nouveler et changer la science du mouvement. La Théorie de la précession des équinoxes, pu- bliée en 17/i9, marque un nouveau progrès dans le talent de d' Alembert. Le phénomène de la précession des équinoxes, signalé par Hipparque, 130 ans avant notre ère, consiste dans le déplacement continu des points équinoxiaux où le plan de l'équateur ren- contre celui de l'écliptique. L'un de ces plans au moins change donc avec le temps ; la comparaison de chacun d'eux avec les étoiles montre avec évi- dence, dans le déplacement de l'équateur et par suite de l'axe terrestre, la cause du phénomène. La terre, Copernic a osé l'affirmer, ne tourne donc pas toujours autour du même axe; mais quelle peut être la cause de cette rotation si régulière et si lente, et la signification des vingt-six mille ans nécessaires pour en accomplir la perfection ? Cette recherche avait occupé et découragé l'ima- gination si hardie de Kepler, et l'honneur d'en ré- véler le secret était réservé à Newton. La terre n'étant ni homogène ni parfaitement sphérique, les forces d'attraction de la lune et du soleil qui déter- minent et troublent son mouvement elliptique ne passant pas rigoureusement par son centre, il en résulte qu'en la déplaçant dans l'espace, elles ten- dent en même temps à lui imprimer un mouvement de rotation qui, se combinant avec celui qu'elle possède déjà, altère incessamment la direction de 276 LES ACADÉMICIENS. l'axe autour duquel elle tourne. Pour calculer avec précision les lois d'un tel phénomène, il fallait créer la théorie du mouvement d'un corps solide sollicité par des forces connues ; cette théorie man- quait à Newton, et les considérations par lesquelles il tente d'y suppléer sont sans rigueur comme sans exactitude. D'Alembcrt vit dans ce nouveau pro- blème une belle application de son principe de dynamique, et après avoir fait connaître la méthode exacte relative au cas général, en déduisit habile- ment non-seulement les lois de la précession, mais celles de la nutation, récemment révélées par les observations de Bradley. En ilkl, d'Alembert avait présenté à l'Acadé- mie des sciences de Paris un mémoire sur le pro- blème des trois corps dont l'apparition marque pour la mécanique céleste le commencement d'une pé- riode nouvelle de découvertes et de progrès. La théorie de la gravitation, qui depuis la pubhcation du livre des Principes n'avait subi aucun perfec- tionnement sérieux, était reprise pour la première fois après cinquante ans, à l'aide de méthodes nou- velles et plus puissantes. Par une coïncidence sin- gulière, Glairaut, dans la même séance, présentait un mémoire sur le même sujet, dont Euler, alors à Berlin, s'occupait activement, sans en avoir toute- fois rien communiqué au public. Eu réalité, l'illustre auteur du livre des Prin- D'ALEMBERT. 277 cipcs n'avait fait, suivant d'Alembert,' qu'ébaucher les premiers traits de la matière. Quelque lumière qu'il ait portée dans l'ordre de l'univers, il n'a pu manquer, ajoute-t-il, de sentir qu'il laisserait beau- coup à faire à ceux qui le suivraient, et c'est le sort des pensées des grands hommes d'être fécondes non- seulement dans leurs mains, mais dans celles des autres. L'analyse mathématique a heureusement acquis depuis Newton, — c'est toujours d'Alembert qui parle, — différents degrés d'accroissement; elle est devenue d'un usage plus étendu et plus com- mode, et nous met en état de perfectionner l'ou- vrage commencé par ce grand philosophe. 11 suffit à sa gloire que plus d'un demi-siècle se soit écoulé sans qu'on ait presque rien ajouté à sa théorie de la lune, et il y a peut-être plus loin du point d'où il est parti à celui où il est parvenu, que du point où il est resté à celui auquel nous pouvons maintenant atteindre. D'Alembert, âgé de trente-deux ans et membre des Académies de Paris et de Berlin, ne s'était fait connaître que comme géomètre ; il trouvait sous le toit de celle qui lui servait de mère toute la tran- quillité nécessaire à ses profondes recherches. Le monde, je veux dire les sociétés brillantes dans lesquelles d'Alembert devait être bientôt recherché et admiré, était alors pour lui sans attrait; il ne le connaissait ni ne le désirait. Quelques amis dé- 278 LES ACADEMICIENS. voués, dont plusieurs devinrent illustres, formaient «a société habituelle, et le profond géomètre était cilé comme le plus gai, le plus plaisant et le plus aimable de tous. L'un d'eux, Diderot, exerça sur d'Alembert une grande influence, et leurs noms, attachés à une œuvre célèbre et grandiose, sont pour bien des gens devenus inséparables. Le dis- cours préliminaire de \ Encyclopédie^ écrit en entier par d'Alembert, contient, dit-il, la quintessence des connaissances mathématiques, philosophiques et lit- téraires, acquises par vingt années d'études. Il fut reçu avec applaudissement et considéré comme une œuvre de premier ordre. L'admiration de Voltaire et de Montesquieu, les louanges sans restriction du roi Frédéric, celles enfin de Gondorcet, ne per- mettent pas de traiter légèrement cette célèbre préface , aujourd'hui bien oubliée. La classifi- cation des connaissances humaines par laquelle il débute est cependant incomplète et arbitraire, et la manière plus ingénieuse que naturelle dont il croit les faire naître les unes des autres semble singuliè- rement choisie comme introduction à un diction- naire, où l'ordre alphabétique seul règle la succes- sion des articles. D'Alembert, peu de temps après, fut nommé membre de l'Académie française.» Vers la même époque, la réputation croissante du philosophe géo- mètre décida celle qui l'avait abandonné lors de sa D'ALEMBERT. 279 naissance à réclamer les droits dont elle était deve- nue fière. M'"" de Tencin lui fit savoir qu'elle était sa mère ; mais d'Alembcrt, la repoussant à son tour, n'en voulut jamais reconnaître d'autre que la pauvre vitrière, dont il resta jusqu'au dernier jour le fils affectueux et dévoué. Malgré ses occupations littéraires, d'Alembert ne cessa jamais d'accorder une grande place dans ses travaux à la haute géométrie. Egalement attiré par la recherche des vérités utiles et par le plaisir de vaincre les difficultés de la science, il publia, de i76J à 1782, huit volumes d'opuscules mathéma- tiques, contenant de nombreux mémoires relatifs aux sujets les plus élevés et les plus difficiles de la mécanique céleste, de l'analyse pure et de la phy- sique. La division des forces de d'Alembert ne semble pas les avoir affaiblies, et ces écrits suffi- raient pour placer l'auteur au nombre des grands géomètres. Il serait malaisé d'en faire ici le dénom- brement. Parmi les questions traitées par d'Alem- bert, nous en citerons une seulement sur laquelle il est revenu à plusieurs reprises, après en avoir fait le sujet de l'une de ces lectures écoutées avec tant d'empressement par les gens du monde. Malgré les travaux de Pascal, d'Huyghens et de Jacques Bernoulli , d'Alembert refuse d'accepter leurs principes sur la théorie des chances, et de voir dans le calcul des probabilités une branche légi- ^280 LKS ACADEMICIENS. time des mathématiques. Le problème qui fut le point de dépaH de ::Gs doutes et l'occasion de ses critiques est resté célèbre dans l'histoire de la science sous le nom de « problème de Saint-Péters- bourg. » On suppose qu'un joueur, Pierre, jette une pièce en l'air autant de fois qu'il faut pour ame- ner face. Le jeu s'arrête alors, et il paye à son adversaire, Paul, un franc s'il a suffi de jeter la pièce une fois, deux francs s'il a fallu la jeter deux fois, cjuatre francs s'il y a eu trois coups, puis huit francs, et ainsi de suite en doublant la somme chaque fois que l'arrivée de face est relardée d'un coup. On demande combien Paul doit payer équi- tablement en échange d'un tel engagement? Le calcul fait par Daniel Bernoulli , qui avait proposé le problème, et conforme aux principes admis par tons les géomètres, à l'exception du seul d'Alembert, exige que l'enjeu de Paul soit infini. Quelque somme qu'il paye à Pierre avant de com- mencer le jeu, l'avantage sera de son C(jté ; tel est dans ce cas le sens du mot infini. Ce résultat, quoique très-véritable, semble étrange et difficile à concilier avec les indications du bon sens, d'après lesquelles aucun homme raisonnable ne voudrait risquer à un tel jeu une somme un peu forte, 1,000 francs par exemple. L'esprit de d'Alembert, embarrassé dans ce paradoxe, ne craignit pas de condamner les prin- D'ALEMBERT. 281 cipes, iiiduljitables poiiilaiit, (iiii y conduisent, en |)roposanl, pour cii nier la rigueur et en contester l'cviclence, les raisonnements les moins fondés et les plus singulières objections. Il refuse , par exemple, aux géomètres le droit d'assimiler dans leurs déductions cent épreuves failes successivement avec la même pièce à cent autres faites simultané- ment avec cent pièces différentes. « Les chances, dit-il, ne sont pas les mêmes dans les deux cas, » et la raison qu'il en donne est fondée sur un singulier sophisme : « Il est très-possible, dit-il, et même facile de produire le môme événement en un seul coup autant de fois qu'on le voudra, et il est au contraire très-difficile de le produire en plusieurs coups successifs, et peut-être impossible, si le nombre des coups est très-grand. » — « Si j'ai, ajoute d'Alembei't, deux cents pièces dans la main, et que je les jette en l'air à la fois, il est certain que l'un des coups croix ou pile se trouvera au moins cent fois dans les pièces jetées, au lieu que si l'on jetait une pièce successivement en l'air cent fois, on jouerait peut-être toute l'éterniié avant de produire croix ou pile cent fois de suite. » Est-il nécessaire de faire remarquer que les deux cas assimilés sont entièrement distincts, et que jeter deux cents pièces en l|air pour choisir celles qui tournent la même face, c'est absolument comme si l'on jetait en l'air une pièce deux cents fois de suite, en choisissant après, 282 LES ACADÉMICIENS. pour les compter seules, les épreuves qui ont fourni le résultat désiré? Dans cette discussion, qui d'ail- leurs n'occupe qu'une bien faible place parmi ses opuscules, d'Alembert se trompe complètement et sur tous les points. Son esprit, toujours prêt à s'ar- rêter, en déclarant impénétrable tout ce qui lui semble obscur, était plus qu'un autre exposé au péril de condamner légèrement les raisonnements si glissants et si fins du calcul des chances. Quant au paradoxe du problème de Saint-Péters- bourg, il disparaît entièrement lorsqu'on interprète exactement le sens du résultat fourni par le calcul : une convention équitable n'est pas une convention indillerente pour les parties; cette distinction éclair- cit tout. Un jeu peut être à la fois très-juste et très-déraisonnable pour les joueurs. Supposons, pour mettre cette vérité dans tout son jour, que l'on propose à mille personnes possédant chacune un million de former en commun un capital d'un mil- liard, qui sera abandonné à l'une d'elles désignée par le sort, toutes les autres restant ruinées. Le jeu sera équitable, et pourtant aucun homme sensé n'y voudra prendre part. En termes plus simples et plus évidents encore, le jeu, lors même qu'il n'est pas inique, devient imprudent et insensé pour le joueur dont la mise est trop considérable. Le pro- blème de Saint-Pétersbourg offre, sous l'apparence d'un jeu très-modéré, dans lequel on doit vraisem- D'ALEMBERT. 283 blablement payer quelques francs seulement, des conventions qui peuvent, dans des cas qui n'ont rien d'impossible, forcer l'un des joueurs à payer une somme immense, et la répugnance instinctive qu'un homme de bon sens éprouve à admettre les condi- tions fournies par le calcul n'est autre chose au fond que la crainte très-fondée d'exposer à un jeu de hasard, même équitable, une somme de grande importance avec la presque certitude de la perdre. Honnête homme et homme de bien, d'Alembert fut aimé et estimé de tous ceux qui l'ont connu. Ses contemporains ont exalté à l'envi sa bonté et sa générosité, toujours prête, sans ostentation de vertu. Admiré et vanté, jeune encore, par les juges les plus illustres, il n'excita l'envie de personne. Il s'exerça dans les genres les plus divers, et, sans avoir produit dans tous d'immortels chefs-d'œuvre, il fut placé par l'opinion au premier rang des savants, des littérateurs et des philosophes. Sans fortune, sans dignités, malgré le malheur de sa naissance et l'humble simplicité de sa vie, il fut grand entre ses contemporains par l'étendue de son influence. L'élévation de son caractère égala celle de son esprit. Dans son commerce familier et intime avec les plus grands personnages de son siècle, il sut conserver sans froideur toute la dignité de ses manières et obtenir sans l'exiger autant de déférence au moins qu'il en accordait ; mais 284 LES ACADÉMICIENS. quoique sensible à la gloire et aux satisfactions de l'amour-propre, il ne cessa jamais, au milieu de ses succès, si nombreux et si constants, de chercher en vain le bonheur, qu'il n'entrevit qu'un instant; celui d'une afTection profonde, dévouée , exclusive , et pour tout dire enfin, égale à celle dont il se sentait capable. Lesjournalistes contemporains ont souvent alTecté de placer Fontaine à côté et au-dessus de d'Alem- bert et de Glairaut. Il n'est pas responsable d'un tel rapprochement. 11 était réellement inventif et habile, et quoiqu'il n'ait pas laissé de traces profondes dans la science, son passage y mérite au moins un souvenir. Les rares relations de Fontaine avec ses confrères montrent un caractère difficile et bizarre. Sa prétention d'étudier les vanités des hommes pour les blesser dans l'occasion aurait dû lui imposer pour lui-même une modestie qui lui manque trop souvent. « Loi'sque j'entrai à l'Académie, dit-il dans un de ses mémoires, l'ouvrage que M. Jean Ber- noulli avait envoyé en 1730, qui est un chef-d'œu- vre, venait de paraître; cet ouvrage avait tourné l'esprit de tous les géomètres de ce côté-là, on ne parlait que du problème des tautochrones, j'en donnai la solution que voici, et on n'en parla plus. » Ce tour presque sublime et ces paroles plus grandes que le sujet pourraient faire sourire ceux mêmes qui ignorent l'histoire véritable du problème. La FONTAINE, MAUPERTUIS. 285 vérité est qu'on en a souvent parlé depuis sans men- tionner la solution, exacte d'ailleurs, de Fontaine. L'empressement de l'Académie à s'adjoindre Maupertuis semble révéler de puissantes protec- tions. On lit au procès-verbal du 7 décembre 17'23 : « M. de Maupertuis est entré et a présenté deux mé- moires de lui sur des matières d'histoire naturelle. » Agé alors de vingt-trois ans , il s'adressait pour la première fois à l'Académie. Huit jours après, M. de Maurepas fait savoir à l'Académie que M. de Camus s'étant montré inexact, sa place est déclarée vacante, et l'Académie , sans élever la moindre objection, y nomme Maupertuis. Le 27 décembre suivant, on lit au procès-verbal : « Le roi a autorisé M. de Beaufort, adjoint-géomè- tre, à prendre le titre d'adjoint-mécanicien, actuelle- ment vacant, et M. de Maupertuis est nommé à la place d'adjoint-géomètre qui lui convient mieux. » Ses seuls titres étaient alors deux mémoires inédits d'histoire naturelle dont le titre même nous est inconnu. Maupertuis, académicien à vingt-quatre ans, sans avoir fait ses preuves en aucun genre, sem- bla d'abord prendi'e parti pour la géométrie, et ses premiers mémoires, sans rien apprendre aux géomètres habiles de l'époque, montrent la con- naissance exacte des méthodes et des raisonne- 286 LES ACADÉMICIENS. ments mathématiques. Dès les premières années cependant, on voit apparaître le philosophe témé- raire et superficiel prêt à trancher toutes les ques- tions sans s'être préparé à en approfondir aucune. Interrompant ses études de géométrie pour des re- cherches que sa manière de raisonner lui rendait plus faciles, Maupertuis, sans donner ombre de preuves, propose une théorie générale des instru- ments de musique : les tables, qui dans chaque cas accompagnent le corps sonore sont, suivant lui , composées défibres qui, semblables à des cordes isolées, peuvent vibrer inégalement et s'unir cha- cune à la note qui lui convient pour en accroître la résonnance. C'est cette théorie dont le père Gastel avait osé se moquer dans quelques lignes parfaitement justes, qui furent cependant trouvées insupportables. L'Académie, choquée, il est vrai, par les critiques adressées à tous les mémoires de l'année, préluda avec moins de retentissement et de .rigueur mais autant d'injustice, aux inqualifiables sévérités exer- cées plus tard à Berlin contre un autre contradicteur de Maupertuis. On raconte qu'un jour, mollement étendu dans un fauteuil, Maupertuis disait : a Je voudrais bien avoir à résoudre un beau problème qui ne serait pas difficile. » Cette parole le peint tout entier. Esprit agité sans consistance, remuant sans être MAUPERTU[S. 287 actif, incapable de contention et d'effort , il a con- servé pendant toute sa vie la science incomplète et superficielle qui lui valut ses premiers succès. Ré- pandant son esprit en paroles et en conjectures, il se piqua de littérature et de philosophie; malgré leurs vastes prétentions, ses écrits, aussi pauvres par le fond que médiocres par le style, n'appar- tiennent plus dès lors à l'histoire de la science, et le bienveillant et timide Grandjean de Fouchy, en les mentionnant dans l'éloge de Maupertuis, décline avec raison sa compétence. Prompt à saisir la fa- veur des grands et à la ménager, Maupertuis fit de sa réputation scientifique l'instrument de sa fortune. Au milieu de l'applaudissement et de la faveur dont le succès de l'expédition du Nord l'avait entouré, Frédéric crut faire merveille en lui donnant, avec des avantages extraordinaires, la direction de l'Aca- démie de Berlin. Il y brilla d'un éclat passager jusqu'au jour où l'impitoyable justice de Voltaire vint changer en un ridicule immortel le vain bruit qui avait entouré son nom. Au nombre des géomètres de l'Académie, il serait injuste de ne pas citer Deparcieux qui, sans avoir pénétré les profondeurs de la science, a su joindre à un esprit juste une persistance infatigable dans l'étude des applications utiles. C'est de lui que Voltaire a dit dans l'Homme aux quarante écus : « Mon géomètre était un citoyen 288 LES AGA.DÉMICIENS. philosophe. . . — Je lui dis : Monsieur , vous avez lâché d'éclairer les badauds de Paris sur le plus grand intérêt des hommes, la durée de la vie hu- maine. Le ministère a connu par vous seul ce qu'il doit donner aux rentiers viagers, selon leurs diffé- rents âges; vous avez proposé de donner aux mai- sons de la ville l'eau qui leur manque... » Deparcieux, en effet, a publié des tables qui pendant longtemps furent les seules sur les proba- bilités de la vie humaine en France, et un projet très-minutieusement étudié pour amener à Paris les eaux de la rivière de l'Ivette. Le début du livre de Deparcieux ne semble pro- mettre que des calculs et des chiffres exacts, et les premières lignes sont écrites pour écarter quiconque n'est pas géomètre. Soit B, dit-il sans autre exorde, l'intérêt que rapporte un certain fonds A ; P , l'argent qu'on prête annuellement Ce début donnerait d'ailleurs une idée très-inexacte de la forme de l'ouvrage et de son esprit ; cer- tains passages pourraient au contraire mériter le reproche de s'éloigner un peu trop du sujet. Deparcieux , par exemple , en blâmant moins éloquemment que Rousseau, mais vingt ans avant lui, l'habitude de confier les enfants à des nourrices étrangères, ne semble pas éloigné d'y voir la cause principale de toutes les enfances maladives en y DEPA15CIEUX, LAPLAGE. 289 rattachant, par une conséquence arbitraire, toutes les maladies et les incommodités à venir. « Telle personne, dit-il, qui, confiée dans son enfance aune nourrice étrangère, a vécu soixante-dix ou quatre- vingts ans, aurait vécu quatre*-vingt-dix ou cent ans si elle avait télé tout le lait que la nature lui a destiné : aussi voit-on bien plus de gens âgés dans les provinces éloignées qu'aux environs de Paris. » Poursuivant sa thèse jusqu'aux consé- quences les plus extrêmes, Deparcieux va jusqu'à désirer qu'une exacte police contraigne les mères à remplir « le premier et le plus cher de tous les devoirs. » Le successeur le plus illustre de Glairaut et de d'Alembert dans l'Académie fut sans contredit La- place. Marquant, dès ses débuts, la grandeur de ses vues et la hardiesse de son esprit, il rencontra pour- tant fort peu d'encouragement et la place d'adjoint dans la section de géométrie, si aisément accordée autrefois à Maupertuis pour deux mémoires d'his- toire naturelle, lui fut, nous l'avons dit, bien longtemps refusée. L'œuvre de Laplace comme géomètre est immense : il a touché aux questions les plus difficiles et saisi fortement, pour les sou- mettre à l'analyse, les phénomènes et les questions en apparence les plus rebelles. Le caractère de son talent n'est pas la perfection , et c'est par là qu'il est inférieur à Lagrange, mais il déploie souvent 19 :290 LES ACADÉMICIENS. pour atteindre son but une puissance sans égale. Quand un problème est posé, il lui faut la solution, dùt-il , comme le disait Poinsot , qui eût médité pendant vingt ans plutôt que d'accepter une telle extrémité, l'arracher avec ses ongles, ou même avec ses dents. Lagrange, membre de l'Académie de Turin, fut appelé à Berlin pour y remplacer Euler. D'Alem- bert, qui l'avait désigné à Frédéric, ne cessait de le servir près de lui en égalant ses louanges à la vérité. « Je prends la liberté, écrivait-il, de de- mander à Votre Majesté ses bontés particulières pour cet homme véritablement rare et aussi estimable par ses sentiments que par son génie supérieur. . . « Je ne crains pas d'affirmer que sa réputation déjà grande ira toujours croissant et que les sciences. Sire, vous auront une éternelle obligation de l'état aussi honorable qu'avantageux que vous voulez bien lui donner. . . « 11 nous effacera tous, ou du moins empêchera qu'on nous regrette. » Le génie droit et élevé de Lagrange, sans avoir produit ses plus beaux fruits, s'était révélé claire- ment, on le voit, à la généreuse perspicacité de d'Alembert. Quoique l'Académie des sciences de Paris ne l'ait appelé dans son sein qu'à la veille de la révolution , en 1780, elle a eu la bonne fortune de le faire Français pour toujours et de le léguer à LAG RANGE, IMONGE. :291 l'Institut, où pendant plus de quinze ans il a siégé avec Laplace. Plus modeste, mais non moins pro- fond que son illustre émule , il s'est élevé aussi haut d'un vol plus facile et plus ferme , et ses œuvres mathématiques, dont un siècle de progrès n'eût pas affaibli l'éclat, sont, aujourd'hui encore, offertes aux jeunes géomètres par un excellent juge, comme le guide le plus sur en même temps que le modèle- le^ plus accompli qu'ils puissent choisir à leur début dans la science et conserver avec grand profit, à quelque hauteur qu'ils s'y élèvent. L'Académie comptait en même temps que Laplace, et avant de s'adjoindre Lagrange, deux géomètres fort illustres aussi, mais d'ordre moins élevé pourtant : Monge et Legendre. Quoique fils d'un pauvre marchand ambulant, Monge fut élevé avec grand soin par les oratoriens de la ville de Beaune. Après de brillantes études, il fut chargé, à l'âge de vingt ans, d'un cours de physique et inspira à ses maîtres le désir de le gar- der avec eux. Mais, peu disposé à la carrière ecclé- siastique, il entra à l'école du génie de Mézières, en sachant bien pourtant que son humble origine le condamnait pour toujours aux grades inférieurs à celui de lieutenant. C'est en étudiant les fortifica- tions et la coupe des pierres qu'il conçut le premier l'idée des méthodes régulières et générales, aujour- d'hui classiques, oii tout l'art du trait est compris; 292 LES AGADÉiMICIENS. mais, pour être rendues plus faciles et plus simples, ces pratiques, jusque-là secrètes, enseignées aux officiers du génie, n'en devaient être que plus soi- gneusement cachées, et c'est par des mémoires sur le calcul intégral que Monge se fit d'abord con- naître de l'Académie, ou il fut accueilli avec grande faveur. C'est en 1783 seulement, à l'âge de trente- quatre ans, que Monge, appelé à Paris comme professeur d'une école fondée par Turgot, put deve- nir académicien. Les Mémoires de l'Académie con- tiennent de lui des travaux non moins importants que variés et son nom, placé entre ceux d'Euler et de Gauss, dans l'Histoire de la théorie générale des surfaces ne saurait être omis dans la liste des géomètres illustres, quelque courte qu'on veuille la faire. La théorie aujourd'hui classique et élémen- taire en quelque sorte des lignes de courbure lui est due tout entière, et Lagrange, en regrettant de n'en pas être l'auteur, lui a décerné un éloge qui dispense de rien ajouter. Legendre enfin, nommé membre adjoint de la section de géométrie en 1785, fut le dernier géo- mètre de grande réputation introduit dans l'an- cienne Académie des sciences. Laborieux et sagace, il a eu le bonheur d'attacher son nom à la grande théorie des fonctions elliptiques. Gréée par Euler et par Lagrange, perfectionnée depuis par les géo- LEGENDRE. 293 mètres les plus illustres, c'est encore aujourd'hui le nom de Legendre dont son étude éveille tout d'abord le souvenir. Les débuts de Legendre avaient attiré l'atten- tion. Agé de dix-sept ans et élève encore du col- lège Mazarin, le seul où l'on enseignât les hautes mathématiques, il eut la hardiesse de dédier à l'Aca- démie des sciences les thèses imprimées qu'il devait soutenir pour obtenir le grade de docteur. Les aca- démiciens, acceptant l'hommage du jeune candi- dat, consentirent à diriger les épreuves dont l'en- semble mérita les louanges de d'Alembert. Sans proposer aucune méthode nouvelle, Legendre, dans ses thèses, trace le résumé rapide de ses études ma- thématiques dont elles montrent l'étendue et la force. La présence inaccoutumée de l'Académie ne contribua pas moins que la jeunesse du candidat à l'intérêt de ce brillant exercice d'écolier. Les gazettes en parlèrent et le professeur d'éloquence du collège, le sieur Cosson, célébra l'événement dans une longue et faible pièce de vers français. Legendre lui-même, comme pour se montrer capable de parler une autre langue que l'algèbre, adressa aux académi- ciens quelques phrases respectueuses et modestes, prononcées avec grâce et sans aucun trouble. Excité et encouragé par ce premier succès, Legendre continua pendant trois ans ses études et ses recherches sans en publier les résultats. Son 294 LES ACADÉMICIENS. premier mémoire à l'Académie date de 177o. Nous nous rappelons tous, disent les commissaires, la thèse brillante que ce jeune géomètre a dédiée à l'Académie et les espérances qu'elle a conçues de ses talents. On verra avec plaisir que ces espérances se sont réalisées et qu'api'ès avoir exposé avec autant d'ordre que de précision les découvertes des autres géomètres, M. Legendre est fait pour enri- chir la géométrie de ses propres découvertes. Lagrange, Laplace, Legendre et Monge, ont été connus de nos contemporains, et il m'a été donné plus d'une fois de les entendre juger par ceux dont ils avaient encouragé la jeunesse. M. Poinsot, dans quelques lignes finement travaillées, s'était plu à marquer les traits principaux do leur caractère et de leur talent, et, malgré l'injustice très-apparente envers l'un des plus illustres, il avait assez bien réussi pour cjue dès la première lecture on n'hésitât pas un instant sur le véritable nom des géomètres A, B, G, D. A. Va d'un air simple à la vérité qu'il aime : la vérité lui sourit et quitte volontiers sa retraite pour se laisser produire au grand jour par un homme aussi modeste. B. Ne l'a jamais vue que par surprise. Elle se cache à cet homme vain qui n'en parle que d'une manière obscure. Mais vous le voyez qui cherche à tourner cette obscurité en profondeur et son em- QUATRE GÉOMÈTRES JUGÉS PAR POINSOT. 295 barras en un air noble de contrainte et de peine comme un homme qui craint d'en trop dire et de divulguer un commerce secret qu'il n'a jamais eu avec elle. C. Il faut bien, se dit-il, qu'elle soit en quelque lieu. Or il va laborieusement dans tous ceux où elle n'est point, et comme il n'en reste plus qu'un seul qu'il n'a pas visité, il dit qu'elle y est, qu'il en est bien sûr, et il s'essuie le front. D. D'un tempérament chaud, la désire avec ardeur, la voit, la poursuit en satyre, l'atteint et la viole. 296 LRS ACADEMICIENS. LES ASTRONOMES. L'astronomie, comme les mathématiques, a compté presque constamment dans l'Académie d'utiles et illustres représentants, et les noms des Cassini, de Maraldi, de Lacaille, de Lemonnier, de Delisle, deLegentil, de Pingre, deLalandeeldeMes- sier sont restés célèbres dans l'histoire de la science. Lalande, dont la justice était rigoureuse et sévère, a pu écrire en 1766 : « La collection des mémoires de l'Académie des sciences renferme le plus riche trésor que nous ayons en fait d'astronomie ; la découverte des satellites de Saturne, l'étude consciencieuse et prolongée de la grandeur et de la figure de la terre, l'application du pendule aux horloges, celle des lunettes aux quarts de cercles et des micromètres aux lunettes, des discussions continuelles et savantes sur la théorie du soleil et de la lune, leurs inéga- lités, les réfractions, l'obliquité de l'écliptique, la LEFÈVRE. 297 théorie des satellites de Jupiter, tout cela se trouve longuement développé et traité à bien des reprises dans celte collection dont l'analyse formerait, si on le voulait, un traité complet d'astronomie. » Nous avons dit ciuclle a été, dès la création de l'Académie, l'ardeur et le succès de ses premiers membres dans la poursuite des ti-avaux astronomi- ques. L'observatoire royal, construit pour rx\cadé- mie, était considéré comme une de ses dépendances, et la Connaissance des temps, constamment rédigée par ses meuibres, le fut depuis i702 sous la direc- tion même et au nom de la compagnie tout entière. M. le président, dit le procès-verbal du 7 jan- vier 1702, a nommé cette année, pour travailler à la Connaissance des temps, le père Gouye, MM. Sauveur, Homberg et Lieutaud. Ce fut en réa- lité Lieutaud qui fit tous les calculs et qui en resta chargé jusqu'en !l729.Godin, Maraldi, Lalande et Jeaurat lui succédèrent successivement. Lefèvre, à qui le privilège de la Connaissance des temps fut brutalement retiré au profit de l'Aca- démie, était un calculateur habile, choisi par Picard et formé à son école. Simple tisserand à Lisieux, il avait appris seul assez d'astronomie pour calculer les éclipses et les annoncer exactement. Picard en fut informé, et lui fit obtenir avec une petite pension le droit de publier chaque année la connaissance des mouvements célestes. Lefèvre vint à Paris et 298 LES ACADEMICIENS. renonça au métier de tisserand, jusqu'au jour où l'inconvenance de ses attaques contre de La Hire lui fit perdre à la fois son privilège et le titre d'acadé- micien. La ville de Paris, pendant le xviii' siècle, compta presque constamment huit à dix observatoires sérieu- sement organisés pour l'étude du ciel , et occupés par des observateurs exei'cés, appartenant presque tous à l'Académie. L'observatoire royal , que l'on nommait aussi observatoire de l'Académie des sciences, logeait habituellement trois ou quatre astronomes. Bernoulli, qui le visita en 1767, n'y vit que Cassini ^de Thury, Maraldi; leurs colla- borateurs, Legentil et Chappe, étaient partis alors pour observer, l'un dans l'Inde, l'autre en Sibérie, le passage de Vénus sur le soleil. Le titre d'astronome du roi mettait Lemonnier, à la même époque, en possession d'excellents instruments transportés pres- que tous à sa terre, située en Bretagne. Il conser- vait cependant et utilisait parfois chez lui, rue Saint- Honoré, les instruments de l'expédition faite en Laponie avec Maupertuis et Clairaut. Lalande ob- servait au Luxembourg; mais le mauvais état des bâtiments le força de se retirer au collège Mazarin, dans l'observatoire construit pour La Caille, et où l'abbé Marie, alors professeur du collège, lui offrit ia plus large hospitalité. L'École militaire possédait aussi un élégant ob- LES OBSERVATOIRES DE PARIS. 299 servatoire, occupù en 17G7 par l'académicien Jeau- rat ; celui de la marine, à l'hôtel de Climy, était confié à Messier, et la confrérie de Sainte-Geneviève fournissait à son bibliottiécaire, Pingre, tous les moyens d'étudier le ciel. Il 'était installé dans les bâtiments actuels du lycée Napoléon. A Colombes enfin, le riche marquis de Courtanvaux, académicien honoraire, avait installé un observatoire élégant et richement pourvu. Traitant les sciences comme un amusement, Courtanvaux les prenait et les quittait tour à tour, en variant constamment ses travaux, toujours intelligents et souvent utiles. Mais personne n'observait à Colombes, et le charmant observa- toire, en témoignant du goût d'un grand seigneur pour la science, ne lui rendit jamais de véritables services. Jacques Cassini et Cassini de Thury, directeurs héréditaires en quelque sorte de l'observatoire, por- tèrent avec honneur un nom illustre. L'achèvement de la carte de France fut l'œuvre capitale de leur vie, mais leurs noms, honorablement cités pour d'autres travaux, doivent être associés à ceux de leurs cousins Dominique et Jacques Maraldi qui, attirés par eux à l'Observatoire, appartinrent tous deux aussi à l'Académie des sciences, où ils pré- sentèrent, à défaut de théories profondes et nou- velles, un nombre immense d'observations exactes. Lemonnier, appelé très-jeune encore à l'Acadé- 300 LES ACADÉMICIENS. mie, justifia par une vie laborieuse et utile cette marque de confiance qui, très-fréquente alors, fut presque toujours heureusement et dignement placée. Compagnon de Maupertuis et de Clairaut dans leur voyage en Laponie, il fut l'observateur le plus actif et le plus exercé sans doute de l'expédition. « Obligé, dit Bailly, de choisir un état, La Caille choisit, ou plutôt on choisit pour lui l'état ecclésiastique, comme offrant plus de ressources. » L'intention épigrammatique de cette phrase est une concession aux idées du temps et de la société dont Bailly désirait les applaudissements, car l'abbé La Caille fut pendant tnule sa vie un modèle de désintéressement, de probité et d'austère abnéga- tion. Son père, autrefois dans l'aisance, ne lui avait légué que des dettes. La Caille les accepta, et grâce à des privations qui durèrent toute sa vie, n'eut besoin pour les acquitter que des modestes appoin- tements de professeur de collège, honorable et faible salaire d'un travail assidu que la célébrité crois- sante de son nom ne lui fit jamais dédaigner. Cas- sini, sachant apprécier les premiers essais scienti- fiques de La Caille, le prit chez lui à l'Observatoire, pour en faire l'émule et le modèle de ses fils. La Caille devint bien vite un astronome consommé. Il fut chargé avec Maraldi neveu, de lever géométri- quement le contour des côtes de France, puis avec Cassini de ïhury, de déterminer la suite des points LA CAILLE, BAILLY. 304 situés sur la méridienne de T Observatoire de Pa- ris. Le succès de ce doui3le travail lui valut une chaire de mathématiques au collège Mazarin et la disposition d'un observatoire créé pour lui dans le collège même; l'Académie des sciences enfin, en le choisissant de préférence au jeune d'Alembert, combla ses espérances et sa modeste ambition. La Caille était alors âgé de vingt-huit ans ; il ne vécut depuis que pour la science du ciel, dont ses travaux ont abordé et perfectionné successivement toutes les parties. Bailly, fils d'un gardien des tableaux du roi, naquit au Louvre, à la porte, pour ainsi dire, de l'Académie. Instinctivement soumis à la règle et au devoir, il montra toujours un grand éloignement pour la vie légère et dissipée dont son entourage lui donnait plus d'un exemple. Son père, homme de plaisir plus que d'étude, était peu capable de le diriger et peu désireux d'en faire un savant. Bailly aborda seul les éléments des sciences et s'y avança assez loin pour mériter l'attention de La Caille, qu'un hasard heureux lui fit l'encontrer. Non content de lui marquer sa voie, La Caille, à partir de ce jour, voulut le diriger et le suivi'e, et le rendant témoin de tous ses travaux, lui fil quelquefois l'honneur de l'y associer. Les premiers mémoires de Bailly, sans franchir l'application des méthodes connues, dont ils montrent seulement la pleine intelligence, lui 302 LES ACADÉMICIENS. ouvrirent, à vingt-sept ans, les portes de l'Aca- démie. Bailly sut prendre rang parmi ses confrères les plus illustres. L'œuvre capitale de cette période de sa vie est la théorie des satellites de Jupiter dans laquelle la géométrie la plus haute s'éclaire et s'ap- puie d'observations délicates ingénieusement discu- tées et interprétées. Mais les travaux de science pure devaient l'occuper de moins en moins. Très-dési- reux de s'élever et de jouer un rôle, Bailly, avec plus de science acquise que La Condamine et plus de talent que Maupertuis, mais avec moins d'éclat que Butïon, ambitionna comme eux la réputation d'écrivain. Encouragé d'abord par d'Alembert, il aspira longtemps, avant qu'elle fût vacante, à la place de secrétaire de l'Académie des sciences, et comme Gondorcet, qui devait l'emporter sur lui, il voulut se créer des titres en composant plusieurs éloges, dans la plupart desquels la science n'a aucune part. Ceux de Charles V, de Molière et de Corneille lui valurent des accessits à l'Académie française et à celle de Rouen; il fut plus heureux à Berlin où son éloge de Leibnitz emporta le prix. Un ouvrage de plus grande valeur, en donnant à Bailly l'occasion d'exercer et de déployer son style, le ramena vers ses premières études. L His- toire de l'Astronomie forme en tout cinq volumes d'une science exacte et sérieuse, et d'une lecture BAILLY. 303 agréable et facile. L'auteur trop souvent, à l'exemple et à l'imitation de son ami Buflbn, cherche à relever la sécheresse des faits par quelques pages, écrites de génie où se montre une imagination un peu trop hardie. Après un succès brillant, mais peu durable, les idées de Bailly'sur la science avancée d'un peuple ancien qui, disait spirituellement d'Alem- bert, nous aurait tout appris excepté son nom, ont été peu à peu abandonnées de tous. « Les tables indiennes, écrivait plus tard Laplace, supposent une astronomie assez avancée, mais tout porte à croire qu'elles ne sont pas d'une haute antiquité. Ici, je m'éloigne avec peine de l'opinion d'un illustre et malheureux ami dont la mort, éternel sujet de regrets, est une preuve atîreuse de l'inconstance de la faveur populaire. Après avoir honoré sa vie par des travaux utiles aux sciences et à l'humanité, par ses vertus et par un noble caractère, il périt victime de la plus sanguinaire des tyrannies, opposant le calme et la dignité du juste aux outrages d'un peuple dont il avait été l'idole. » Ces lignes de l'auteur de la Mécanique céleste sont pour la mémoire de Bailly le plus précieux des hommages. Nous n'avons pas à les expli(iuer en racontant l'éclat éphémère de son rôle honorable et trop court au début de la révolution, les ennuis, les tristesses qui l'ont suivi, ni à redire enfin après tant d'autres l'histoire de son assassinat juridique et la 304 LES ACADÉ3IIGIENS. dignité calme de ses derniers nnoments au milieu des injures stoïquement supportées. La famille de Lalande le destinait au barreau. Après de bonnes études faites à Grenoble, son père l'envoya demander à l'Université de Paris de plus fortes leçons sur la science du droit, mais le Col- lège royal l'attira tout d'abord; les leçons de Delisle et de Lemonnier lui révélèrent sa vocation; il fut reçu avocat, mais devint astronome. Favorisés en même temps par deux maîtres qui semblaient pour lui oublier leurs inimitiés, les débuts de Lalande furent brillants et faciles. Agé de vingt ans à peine, il fut chargé, grâce aux vives recommandations de Lemonnier, d'aller faire à Berlin, sur le méridien du cap de Bonne-Espérance, les observations que la Caille devait combiner aux siennes pour en dé- duire la parallaxe de la lune. La cour de Frédéric était ouverte à tous les aca- démiciens et leur jeune missionnaire fut traité comme eux. Dans un bal d'apparat, Lalande, qui ne savait pas danser, invita sans façon une princesse royale et brouilla toutes les figures. Malgré les vifs re- proches de jMaupertuis, il ne comprit jamais toute la gravité d'une faute oii se révèle, au début de sa carrière, un des traits caractéristiques de son esprit; dans le danseur maladroit qui, à l'âge de vingt ans, bravait si tranquillement l'étiquette, on reconnaît assez bien, en elfet, le vieil astronome qui devait, LALANDR. 305 cinquante ans pi US tard, faire annoncer dans la gazette l'heure à laquelle il montrerait sur le Pont-Neuf l'anneau de Saturne et les satellites de Jupiter. L'activité de Lalande ne soutTrait aucun repos et la prodigieuse diversité de ses travaux a étonné ses contemporains. Ses observations et ses calculs astronomiques, la rédaction de la Connaissance des temps, de nombreux articles du Journal des savants, un traité complet d'astronomie où se trouve résumé, dit-il, tout ce qui a été fait en astronomie depuis 2,500 ans, une bibliographie astronomique, véri- table trésor d'érudition où Lalande, qui a lu tous les ouvrages anciens et modernes relatifs à la science du ciel, rapporte, très-librement quelquefois, l'impres- sion qu'il en a gardée. Cent cinquante mémoires originaux publiés enfin dans le recueil de l'Acadé- mie des sciences, pourraient être le fruit complet d'une ardeur continuée pendant le cours d'une longue vie, mais Lalande avait besoin d'écrire comme quelques-uns ont besoin de parler; on le voit dans tous ses ouvrages interrompre fréquem- ment son discours pour converser en quelque sorte avec le lecteur, et Lemonnier s'est montré piquant, sans être injuste, en nommant son traité d'astrono- mie la Grande Gazette. Lalande, dont la curiosité s'étendait à tout, a composé, je dirais presque improvisé, un traité sur les canaux, un voyage en Italie où il n'est nullement 20 306 LES ACADÉMICIENS. question d'astronomie, la description de sept arts différents, un discours sur la douceur, un autre sur l'esprit de justice, gloire et sûreté des empires, un troisième enfin sur les avantages de la royauté. Il a composé de nombreux éloges, entre autres celui du maréchal de Saxe. « C'est à peine, dit Delambre, si l'on pourrait citer un personnage célèbre dont La- lande n'ait pas écrit l'éloge. » Mais s'il aimait à louer les morts, il disait toute la vérité aux vivants. On l'a repris, non sans raison, d'avoir rempli la bibliographie astronomique de décisions trop rudes et trop formelles, telle que celle-ci adressée à un livre contemporain : « C'est une suite d'absurdités.» A l'occasion d'expériences singulières mais dou- teuses, il écrit en note: «Ces expériences étaient sup- posées, nous avons su que c'était par le père Ber- thier oratorien, le Jésuite avait plus d'esprit.» A propos de Y Histoire de l'Astronomie de Weid- 1er, il dit : a C'est la seule histoire complète de l'astronomie qu'on ait eue jusqu'à présent ; elle est remplie d'érudition et de recherches. Delisle seul aurait eu dans ses manuscrits de quoi la perfection- ner pour les détails et les recherches d'érudition. Bailly en a donné une plus étendue, en cinq vo- lumes, mais celle de Weidler est précieuse par le grand nombre de faits, et celle de Bailly contient l)caucoup de phrases, d'hypothèses et de disserta- tions. Je lui représentai dès le commencement qu'il LALANDE. 307 pourrait employer son temps plus utilement pour l'astronomie. » L'ardeur de Lalande et la sincérité de ses im- pressions éclatent dans ses écrits, souvent fort né- gligés, par des expressions vives et naturelles. « Dès 17()8, dit-il dans le préambule de l'un de ses ouvrages, le citoyen Jeaurat ayant obtenu du duc de Choiseul, ministre de la guerre, la construc- tion d'un observatoire à l'Ecole militaire, je l'enga- geai à y faire un gros mur propre à recevoir un grand quart de cercle mural qui manquait à l'éta- blissement et qui était nécessaire pour l'entreprise que je méditais. Nous n'avions pas alors l'inslru- ment, mais je disais- ce que la loi des servitudes dit de la pierre d'attente , perpétua damans; et je ne me suis pas trompé. Après avoir fait des efforts inutiles auprès des ministres les plus célèbres et les plus savants, Malesherbes et Turgot, pour ob- tenir un mural, je l'obtins en 177/i de Begei'et, receveur général des finances. On voit dans l'Évan- gile que le publicain fit honte au pharisien. » Ces lignes n'ont pas besoin d'être signées, et tout lecteur familier avec les écrits des astro- nomes y reconnaîtra le cachet très-marqué de La- lande. Sous des formes brusques et âpres parfois, Lalande cachait d'excellentes et solides qualités. Mécontent souvent de lui-même et sincère envers 308 LES ACADÉMICIENS. lui comme envers les autres, il avouait de bonne foi ses défauts et son impuissance à les vaincre. En parlant d'une femme 'réellement distinguée , M'"* Lepaute, qui l'aida souvent, ainsi que Glairaut, dans ses calculs astronomiques, il dit avec émotion : « Elle supporta mes défauts et contribua à les di- minuer. )) Si cédant à son premier mouvement et poussant à bout ses avantages, il accueillit plus d'une fois trop irrespectueusement les injustes critiques de son maître et premier protecteur Lemonnier, c'est qu'irrévérencieux par nature, et discutant avec ru- desse, il pouvait s'emporter jusqu'à la colère sans imaginer mettre en péril une amitié chez lui sincère et inébranlable, et lorsqu'un jour l'irascible vieillard lui défendit de reparaître chez lui pendant une demi- révolution des nœuds de la lune, c'est-à-dire neuf ans, il lui répondit comme Antisthènes à Diogène : « Vous ne trouverez pas de bâton assez fort pour m'éloigner de vous. » Incrédule enfin et irréligieux avec passion, il n'hésita pas pendant la Terreur à cacher dans son observatoire plusieurs prêtres dont la vie était menacée. « Si l'on vient faire des re- cherches, leur dit-il, nous vous ferons passer pour astronomes. » Et comme ils hésitaient ; « Ce ne sera pas un mensonge, reprit-il; vous vous occupez du ciel autrement, mais tout autant que moi. » Pingre, religieux génovéfain et entré de bonne PINGRE, MESSIER. 309 heure dans la congrégation des Pères qui l'avaient élevé, fut pendant sa jeunesse étranger à la science; la théologie l'occupait tout entier. Accusé de jan- sénisme et relégué comme professeur de gram- maire au collège de Rouen , il apprit que l'Acadé- mie des sciences et belles-lettres de la ville ne comptait pas un seul astronome, et voyant une position honorable et utile à prendre, il aborda courageusement, à l'âge de trente-huit ans, les premières études scientifiques. L'observation très-exacte d'une éclipse lui valut le titre de correspondant de l'Académie des sciences de Paris. Nommé peu de temps après bibliothé- caire de Sainte -Geneviève , il obtint en même temps le titre d'associé libre de l'Académie, le seul que d'après les règlements pût alors obtenir un religieux régulier. Observateur exact et calcu- lateur infatigable, Pingre accepta, pour servir la science, les missions les plus pénibles, et son nom est souvent cité dans l'histoire des expéditions de l'Académie. Dans cette rapide énumération des académiciens astronomes, il serait injuste d'omettre le nom de Messier. Messier ne fut jamais fort savant dans la connaissance des théories astronomiques. Elève de Delisle, qui l'avait pris chez lui et en quelque sorte adopté, il faisait près de lui non-seulement avec zèle , mais avec passion , les observations pour les- 310 LES ACADEMICIENS. quelles il n'était pas besoin d'une grande étude. Ses yeux de lynx, épiant chaque nuit la voûte céleste, n'y laissaient rien passer inaperçu. Il observa dix- sept comètes sur lesquelles treize découvertes par lui, furent cependant toujours calculées par d'au- tres. L'utilité et l'exactitude de ces travaux faciles et subalternes méritèrent à leur auteur une célébrité européenne, et TAcadémie, après l'avoir longtemps écarté comme constamment étranger aux théories et aux méthodes mathématiques, fut entraînée. enfin par l'opinion des astronomes à lui conférer le titre d'adjoint. La révolution trouva Messier àson observatoire de Ihùtel de Cluny et ne l'y dérangea pas. Privé de ses modestes appointements , il supporta stoï- quement la misère. Delambre l'a vu plus d'une fois venir chercher de l'huile chez Lalande pour ses observations de la nuit. Au plus fort de la Ter- reur il découvrit une comète. Les astronomes dis- persés ne pouvaient lui en calculer l'orbite ; il son- gea au président de Saron qui, condamné déjà par le tribunal révolutionnaire, reçut les observations de Messier et employa les dernières heures de sa vie à en déduire les éléments de l'orbite. Passionné pour les calculs numériques, Bochard de Saron, depuis longtemps, se chargeait avec joie des plus dilliciles et rendait de véritables services aux astronomes. Riche et généreux , il n'épargnait DE SARON, DIONIS DU SEJOUR. 311 aucune dépense pour se procurer les meilleurs in- struments et les meilleurs chronomètres. C'est lui qui fit imprimer à ses frais, en 478i, le premier ouvrage de Laplace, fragment important déjà de la Mécanique céleste, dont il avait deviné la haute portée. De Saron, pendant la Terreur, vécut dans une grande retraite , en ne cherchant qu'à se faire ou- blier. Mais il avait signé une proiiestation contre la dissolution du parlement; ce fut le crime qui le conduisit à l'échafaud. Dionis du Séjour, magistrat comme Saron, montra comme lui , et avec de plus hautes aspira- tions scientifiques, un dévouement sincère et con- stant aux études astronomiques. Membre très-actif et très-influent du Parlement, il sut, sans négliger aucun devoir, jouer en même temps dans la science un rôle sérieux et important. Abordant dans toute leur complication les problèmes les plus difficiles de l'astronomie physique, il s'avançait dans les voies inexplorées avec une patience sans égale , et si ses méthodes n'ont pu devenir classiques et dé- finitives, elles restent néanmoins comme d'ingénieux exercices , témoignages incontestables du savoir le plus assuré. Dionis du Séjour, tout en se faisant un nom considérable dans la science, avait la bonté, dit quelque part Voltaire , d'être en même temps conseiller au Parlement, où l'on citait son savoir et 312 LES ACADÉMICIENS. sa droiture; il étonnait ses confrères par le nombre et la netteté des rapports qu'il pouvait faire sans fatigue. Libéral et sensé, il porta à l'i^ssemblée na- tionale l'autorité de ses talents et d'une réputation très-méritée de jiureté et de justice. On l'avait beaucoup loué sous la monarchie d'avoir su, mal- gré le texte formel de la loi, sauver la vie d'un malheureux prêtre coupable de sacrilège. Ce pauvre homme, fort grossier de langage, ayant eu de la peine à faire entrer l'hostie dans l'ostensoir, l'avait poussée avec impatience en s'écriant : « Entre donc... » et ajoutant un mot que Lalande, qui pourtant se gêne peu, n'a pas osé imprimer, il fut entendu, dénoncé, et condamné à mort. Heureuse- ment il y avait appel, et du Séjour était de Tour- nelle.. Le jugement fut cassé et l'accusé, renvoyé de- vant l'autorité ecclésiastique, en fut quitte pour une année de retraite. AMONTONS. 313 LES MECANICIENS ET LES PHYSICIENS. D'Alembert et Clairaut seront illustres à jamais dans l'histoire de la mécanique; mais, préoccupés seulement des principes et des grandes lois de la science, ils ont négligé et ignoré peut-être les secrets plus nombreux et non moins délicats des apj)lications pratiques et du détail des mécanismes. D'autres académiciens, inventeurs d'un autre genre et différemment ingénieux, représentèrent constam- ment cette branche de la science à laquelle, dès les premières années de l'Académie , s'appliquèrent Perraut et de Lahii'e. Amontons, nommé élève à l'âge de quarante ans. et demeui'c tel jusqu'à sa mort, devait conti'ibuer, par l'éclat de ses découvertes, à faire abolir ce titre qui, en 1716, par une décision du Régent, fut remplacé par celui d'adjoint. Amontons fut en elfet, pen- dant sa courte carrière, un des académiciens les 3U LES ACxVDÉMICIENS. plus actifs, et il sut se placer par l'importance des travaux accomplis, comme par la grandeur de ceux qu'il méditait, au nombre des plus considérables. Très-curieux de toutes les combinaisons mécaniques, et affligé d'une surdité presque complète qui, en le séquestrant du commerce des hommes, le laissait tout entier à ses pensées, il avait commencé bien jeune encore par chercher le mouvement perpétuel; il apprit, en y travaillant, les principes qui en dé- montrent l'impossibilité, et ne tarda pas à étudier sérieusement tontes les sciences spéculatives et ex- périmentales. Ses premières relations avec l'Acadé- mie datent de l'année ïGSli; âgé alors de vingt- quatre ans, il lui présenta un nouvel hygromètre qui fut approuvé. 11 proposa plus tard un thermo- mètre et une clepsydre d'une construction com- pliquée et dont le principe n'avait rien de nouveau. Ses travaux les plus importants sont postérieurs à sa nomination comme élève. Amontons avait eu, après Huyghens et Papin, l'idée d'emprunter à l'action du feu la force motrice des machines. « On aurait, disait-il, l'avantage de pouvoir cesser et interrompre le travail quand on veut, sans demeurer chargé du soin et de la nour- riture des chevaux et de n'en pas supporter la perte et le dépérissement. » Huyghens proposait d'em- ployer la force de la poudre, et Papin faisait agir la vapeur d'eau. Amontons eut recours à la force A M ON TONS. 315 élastique de l'air ('cliaurie. dont les lois alors très- nouvelles fuient, en partie au moins, énoncées par lui sous une forme élégante et exacte. Il constata d'abord que la chaleur de l'eau bouillante peut ac- croître la tension de l'air jusqu'à un certain degré, qui ne peut ensuite être dépassé; il en conclut que la température de l'ébullition est constante. C'était un fait considérable, dont l'étude devait avoir les plus importantes conséquences, mais qui, mal in- terprété d'abord, causa de grands embarras aux physiciens. Amontons a observé, comme il est vrai, que l'accroissement de pression d'un volume donné *d'air chauffé à la température de l'eau bouillante est pro- portionnel à la pression primitive, dont elle est envi- ron le tiers. Cette loi est exacte, étendue à toutes les températures , et combinée avec celle de Mariotte, elle écjuivaudrait à la loi de la dilatation des gaz sous pression constante, démontrée de nos jours par les expériences plus exactes de Gay-Lussac et par celles clé IMM. Rudberg et Regnault. Amontons utilise, dans sa machine, l'elïort de l'air échaulfé, pour élever de l'eau dont le poids fait ensuite tourner la roue. Pour examiner le tra- vail que l'on peut ainsi produire, il commence par déterminer celui dont un cheval est capable, et qui est, suivant lui, une force de soixante livres déve- loppée avec une vitesse d'une lieue à l'heure. C'est 316 LES ACADEMICIENS. d'après celte définition qu'il assigne à sa machine une force de dix clievaux, sans songer qu'une autre appréciation, celle du combustible consommé, se- rait indispensable pour en faire juger la valeur. Amontons s'est occupé aussi de la théorie du frottement; il a trouvé que cette résistance est pro- portionnelle à la pression et indépendante de l'éten- due des surfaces en contact. Il le prouvait par une expérience aussi simple qu'ingénieuse : que l'on place sur un même plan incliné différents corps de poids inégaux reposant sur des surfaces de même nature, mais d'étendue différente, si l'inclinaison du plan est faible, ils resteront tous immobiles; mais , que l'on vienne à l'accroître en abais- sant le plan autour d'une charnière horizontale, comme on fait au couvercle d'un pupitre que l'on ferme, les corps grands ou petits, chargés ou non de poids étrangers, se mettront tout à coup et tous ensemble à glisser, surmontant en même temps la résistance du frottement, égale pour chacun d'eux, à cet instant, à la composante de la pesanteur qui les pousse et qui, proportionnelle à la pression, ne dépend en rien de l'étendue des surfaces. Cette loi si simple élait contraire aux idées reçues par tous les mécaniciens. De Lahire l'accepta, et pour en donner une preuve plus nette encore, sinon plus certaine, il opéra, comme Coulomb devait le faire plus tard, sur de petits chariots inégalement char- AMONTONS. 317 gés et entraînés le long d'un plan horizontal par l'intermédiaire d'une poulie et à l'aide d'un poids qui, lors du départ, se trouvait toujours exactement proportionnel à la pression. Malgré ces deux dé- monstrations, dont l'accord n'aurait dCi lui laisser aucun doute, l'Académie ne fut pas convaincue, et Amontons ne réussit pas à satisfaire ses contradic- teurs. Si l'on opère, lui disait-on, sur un grand nombre de feuilles de papier superposées horizon- talement, et dont la dernière supporte un léger poids qui la presse sur les autres, on pourra, sans grand effort, retirer une des feuilles sans toucher aux autres en surmontant le frottement des feuilles voisines; mais, si l'on prend à la fois un grand nombre de feuilles non consécutives, on éprouvera, en voulant les retirer toutes ensemble, une résistance beaucoup plus grande; la pression, disait-on, est cependant toujours la même, et la surface totale sur laquelle elle s'exerce a seule changé. Quoique l'objection repose sur une assertion inexacte et que la pression totale, égale à la somme des pressions supportées par chaque feuille, croisse évidemment avec leur nombre, Amontons ne répondit pas très-nettement, et l'Académie, habituellement moins timide, laissa son excellent travail dans les procès- verbaux ma- nuscrits, où il se trouve encore, sans lui accorder place dans les mémoires imprimés. « Malgré toutes les preuves et les remarques de 318 LES ACxVDEMIGIENS. M. Amontoiis qui avaient, dit Fontenelle, dans le volume de 1703, mis son système dans un assez beau jour, nous sommes obligés d'avouer ici au pu- blic que l'Académie n'est pas pleinement persuadée; elle convenait bien que la pression était à considé- rer dans les frottements et souvent seule à considé- rer, mais elle n'en pouvait absolument exclure, comme M. Amontons, la considération des surfaces. » On voulut, ajoute Fontenelle, finement à son ordi- naire, « pousser cette matière jusqu'à la métaphy- sique et aller chercher dans les premières notions ce qu'il en fallait penser. » La métaphysique, en pareille matière, est faite pour tout embrouiller et pour prouver tout ce qu'on veut. Ses conclusions, favorables à Amontons, ne persuadèrent pas, bien entendu, ceux que l'expérience n'avait pu con- vaincre. Amontons enfin et c'est un titre considérable, a eu la première idée du télégraphe aérien ; son in- vention, sur laquelle il n'a rien écrit, est racontée ainsi par Fontenelle : u Peut-être ne prendra-t-on que pour un jeu d'esprit, mais du moins très-ingénieux, un moyen qu'il inventa de faire savoir tout ce qu'on voudrait à une très-grande distance, par exemple de Paris à Rome, en très-peu de temps, comme en trois ou quatre heures, et même sans que la nouvelle lut sue dans tout l'espace d'cntre-deux. AMONTONS, SÉBASTIEN TRUCHET. 319 « Cette proposition, si paradoxale et si chimé- rique en apparence, fut exécutée dans une pe- tite étendue de pays, une fois en présence de Monseigneur et une autre en présence de Madame; le secret consistait à disposer dans plusieurs postes consécutifs des gens qui, par des lunettes de longue vue, ayant aperçu certains signaux du poste précé- dent, les transmissent au suivant, et toujours ainsi de suite ; et ces dillerents signaux étaient autant de lettres d'un alphabet dont on n'avait le chiffre qu'à Paris et à Rome. La plus grande portée des lunettes faisait la distance des postes dont le nombre devait être le moindre (lu'il fut possible; et comme le se- cond poste faisait des signaux au troisième à mesure qu'il les voyait faire au premier, la nouvelle se tr.ouvait portée de Paris à Rome, presque en aussi peu de temps qu'il en fallait pour faire les signaux à Paris. » Le père Sébastien Truchet fut l'un des hono- raires nommé en 1699. Son humble naissance et sa qualité de frère d'un ordre mendiant ne sem- blaient pas l'appeler à figurer dans cette classe réservée aux grands seigneurs, mais son génie pour la mécanique le l'endait nécessaire à l'Académie. On lui avait donné, en le faisant membre honoraire, la seule place qu'il pût occuper, car le règlement, on ne sait trop dans quel but, interdisait l'entrée des sections aux religieux réguliers. C'est surtout 320 LES ACADÉMICIENS. dans la construction de machines curieuses , et en quelque sorte d'amusements mécaniques, que le génie créateur du père Sébastien fit paraître ses plus belles inventions. Son habileté dans l'horlogerie l'avait fait connaître de Golbert. Charles II d'Angle- terre ayant envoyé à Louis XIV les deux premières montres à répétition que l'on eût vues en France, les ouvriers anglais, pour cacher le secret de leur construction, les avaient fermées sans laisser le moyen de les ouvrir; elles eurent besoin de répa- ration, et l'horloger du roi, craignant de les gâter, refusa de s'en charger, en indiquant un jeune homme de sa connaissance fort habile dans la mécanique, et qui serait peut-être plus hardi. C'était le père Sé- bastien, à qui les montres furent confiées; il les ou- vrit en efïet et les répara sans savoir à qui elles appartenaient. Colbert voulut le lui apprendre lui- môme; il le fit mander un matin, et après lui avoir conseillé d'étudier l'hydraulique, dont les applica- tions devenaient nécessaires à la magnificence du roi, il lui accorda une pension de 600 livres; la première année, suivant la coutume du temps, lui fut payée le même jour. Le père Sébastien, per- suadé que la mécanique tient à toutes les sciences, ou pour parler mieux, que toutes les sciences sont unies, s'occupa de géométrie, d'anatomic et de chi- mie, et devint un digne membre de l'Académie des sciences, mais il n'écrivit rien sur ses inventions; VAUGANSON. 324 content de les exécuter et toujours prêt à donner ses conseils chaque fois qu'on les lui demandait, il ne cessa jamais de s'appliquer aux combinaisons ingénieuses qui avaient pour lui tant de charmes, et fut même admis plusieurs fois à l'honneur de faire admirer au roi les amusantes merveilles de son génie inventif. Le génie de Vaucanson ressemblait fort à celui du père Sébastien. Passionné pour les amusements mécaniques , il y appliqua avec un art accompli et une adresse jusque-là inconnue toutes les ressources de la science la plus exacte. Fécond dès son jeune âge eïi inventions de toute sorte , tout était pour lui occasion de construire des appareils mécaniques ou d'en perfectionner. Son ardeur, à -peine répri- mée un instant par la volonté paternelle, résista à la menace d'une lettre de cachet, et dès l'âge de vingt ans, rompant ouvertement toutes les en- traves , il présentait à l'Académie son automate joueur de flûte. La popularité rapidement acquise par les mer- veilleuses inutilités où s'était révélé son génie fut loin d'être accrue par de plus utiles et plus sérieux travaux. Vaucanson a perfectionné et étendu l'usage des machines à fabriquer la soie. Les ouvriers de Lyon,' inquiets des conséquences de son invention, le poursuivirent un jour à coups de pierres. Sa vengeance fut ingénieuse et digne de lui. Consulté 21 3-22 LES ACADÉMICIENS. sur le maintien de certains privilèges justifiés, disait-on, par l'intelligence et l'habileté nécessaires aux ouvriers en soie, il montra jiour réponse une machine avec laquelle un âne, quand on l'y atte- lait, avait l'industrie nécessaire pour fabriquer une étoffe aux plus riches dessins. Passionné jusqu'à son dernier jour pour l'étude des machines, Vaucanson avait formé chez lui et à ses frais un véritable musée de mécanique qui, légué à l'État, a été l'origine et le premier fonds de la riche collection des arts et métiers. Pitot-Delauney avait compris les vrais principes de la théorie des machines et savait les opposer avec décision aux inventeurs chimériques qui sollicitaient sans- cesse l'approbation de l'Académie. Sans avoir pénétré les théories les plus difficiles de l'analyse, il avait acquis par ses lectures une instruction mathé- matique très-solide, sinon très-étendue, et ses recherches longtemps classiques sur les lois du mouvement des eaux et sur la résistance des fluides ont été considérées comme fondamentales. Pitot s'était instruit seul ; absolument rebelle dans son enfance aux études littéraires, il avait réussi, mal- gré les soins de ses parents, à ne rien apprendre jusqu'à l'âge de vingt ans. Un livre de géométrie rencontré par hasard, et dont les figures piquèrent sa curiosité, lui révéla sa vocation. 11 étudia les sciences avec ardeur, devint astronome et mécani- PITOT-DELAUNEY, PERRONNET. 323 cien, sut mériter l'estime et la protection de Réaii- mur, qui l'employa dans son laboratoire de chimie et dont rintluence lui fit obtenir à l'Académie une place d'adjoint pour la mécanique. De nombreux travaux insérés chaque année dans les recueils de l'Académie justifient pleinement ce choix , sans donner à la science un notable accroissement. Mais Pitot était un homme de pratique et d'action, et quand à l'âge de quarante-cinq ans, sur la lecture de l'un de ses mémoires, les états de Languedoc l'appelèrent à réaliser les projets qu'il y énonçait, Pitot se trouva tout à coup un ing<';nieur de pre- mier ordre, dont les, œuvres citées encore aujour- d'hui sont montrées comme des modèles. Perronnet a pris peu de part aux travaux de l'Académie des sciences. C'est ailleurs surtout que son nom est resté illustre et vénéré. 11 fut le fonda- teur de l'école des ponts et chaussées, et le lien véritable entre les membres d'un corps dont l'es- prit qu'il a inspiré lui a survécu sans s'affaiblir. Il apporta néanmoins à l'Académie, avec l'autorité de son nom, une force réelle dans l'étude des ques- tions relatives aux travaux publics. Sous le titre de directeur du bureau des géographes et dessinateurs des plans, des grandes routes et chemins du royaume, Perronnet avait pris peu à peu la direction de tout le personnel subalterne des ponts et chaus- sées, en répandant dans tout le royaume, par des 324 LES ACADÉMICIENS. examens et des concours imposés à tous, l'esprit et les études de son école de Paris. Les étudiants de province pouvaient alors, plus aisément c|u' aujourd'hui, lutter sans désavantage contre les concurrents de Paris. On ne recevait pas à l'école des ponts et chaussées de leçons propre- ment dites ; les élèves les plus habiles instruisaient les autres, et pour les y aider, Perronnet leur allouait la très-petite somme nécessaire pour payer un répé- titeur choisi par eux, dont ils redisaient les leçons à leurs camarades. Un membre honoraire de l'Académie, Trudaine, était alors le chef officiel du corps des ponts et chaussées. Les conférences qu'il institua chez lui devinrent peu à peu un conseil régulier. Perronnet, toujours occupé de son école, y trouva la meilleure occasion d'en vivifier l'enseignement, en chargeant les élèves de lire et de vérifier les projets des ingé- nieurs de province, et jugeant par leurs observa- tions la rectitude et la portée de leur esprit, il rému- nérait, suivant leur importance, les remarques utiles et judicieuses. Lorsque l'influence acquise dans ce conseil l'éleva au plus haut grade de son corps, celui de premier ingénieur, il voulut conser- ver jusqu'à la fin de sa carrière la direction de l'école qu'il avait fondée. Il est peu de membres dans l'ancienne Acadé- mie, au nom desquels s'attache une célébrité mieux COULOMB. 325 méritée que celle de Coulomb. Esprit clair et vigou- reux, habile à suivre sans aucun détour la trace simple et droite de la vérité, tous ses travaux, excel- lents et définitifs, sont remarquables à la fois par l'importance du but, la solide simplicité des moyens employés et la netteté des résultats à jamais acquis à la science. Employé d'abord aux travaux de la Martinique, puis à ceux du port de Rochefort, comme officier du génie. Coulomb resta longtemps éloigné de l'Académie. A l'âge de trente ans, il n'avait pas trouvé une seule fois la tranquillité nécessaire à de grands travaux scientifiques, mais il avait beau- coup vu et bien vu. Son génie, miiri par la réflexion, pouvait, en abordant les questions les plus diffi- ciles, les suivre loin et les traiter de haut. Le savoir de Coulomb, qui n'apparaît que quand il le faut, se trouve à la hauteur de chaque épreuve et dans l'application du calcul mathématique à l'art de l'in- génieur, ses démonstrations, pour être simples et élémentaires, n'en paraissent que plus pénétrantes et plus fortes. Un mémoire sur le vol des oiseaux, inséré dans le Recueil des Savcmts étrangers, présente des résultats curieux et importants, dont la dé- monstration fort élémentaire ne permet pas d'ob- jections sérieuses, a L'objet de l'auteur, disent les commissaires Monge et Bossut, est de prouver que 326 LES ACADÉMICIENS. non-seulement les forces des lioninies sont insuffi- santes pour imiter le vol des oiseaux et soutenir ce travail pendant un certain temps, mais même cpiMl est impossible cju'un homme puisse s'élever dans l'air par la réaction de ce fluide contre des ailes. « Ce mémoire, disent en terminant les commis- saires, contient des recherches très-ingénieuses, les résultats qu'on y trouve sont très-curieux en eux- mêmes et peuvent être utiles en ce qu'ils sont par- ticulièrement propres à détourner d'entreprises non- seulement vaines mais même périlleuses; nous croyons qu'il mérite l'approbation de l'Académie et d'être imprimé dans le recueil des mémoires des savants étrangers. » L'auteur est conduità conclure que « ce ne serait qu'avec des ailes de trente ou quarante mille pieds carrés que l'on pourrait imiter le vol des oiseaux et qu'on peut le regarder comme physiquement impos- sible. » Les travaux qui suivirent sont de plus haute portée, .et la balance de torsion, commencement et modèle des appareils de précision en physique , fut l'instrument, presque parfait dès sa naissance, de la découverte des lois physiques les plus impor- tantes. Les lois de la torsion des fils et leur application à la mesure des plus petites forces est l'une des grandes découvertes de Coulomb. Il ne tarda pas à COULOMB, BORDA. 327 en déduire la loi jusque-là cachée des attractions électriques et magnétiques, et par des procédés admirablement précis, le mode de distribution de l'électricité à la surface des corps, dont trente ans plus tard les travaux de Poisson devaient confirmer l'exactitude en en doublant l'importance. Borda, d'abord officier du génie comme Cou- lomb, mérita par plusieurs bons travaux une place d'associé dans la section de mécanique. Autorisé, malgré les règlements et l'opposition très-vive du corps, à entrer dans la marine à l'âge de trente- quatre ans, il y fut chargé de commandements impor- tants, et sut associer sans relâche lès travaux scienti- fiques aux devoirs de sa profession. Borda était le représentant naturel de l'Académie dans les expédi- tions destinées à l'épreuve des montres marines. Il fit dans ce but, avec M. de Verdun et Pingre, un voyage dans lequel , élargissant leurs programmes, les savants collaborateurs étendirent leurs recher- ches à l'étude de tous les instruments scientifiques utiles à la navigation. Borda avait comme Coulomb un esprit sagace et géométrique, qui, préoccupé surtout des applica- tions, se servait comme lui des théories les plus hautes pour y pénétrer plus siirement et plus loin. Très-habile dans l'usage et la construction des in- struments, il a inventé le cercle répétiteur qui, par un artifice aussi simple qu'ingénieux, peut , même 328 LES ACADÉMICIENS. avec des limbes imparfaitement gradués , porter la mesure des angles à la dernière précision. Huyghens chez qui, par une merveilleuse excep- tion, tous les talents semblaient réunis et dont le' nom reste uni à une loi fondamentale et classique, représentait dignement dans l'ancienne Académie l'étude expérimentale de la physique. La réputation déjà considérable de Mariotte le fit appeler à l'Académie fort peu de temps après sa fondation; il savait s'incliner devant le génie d'Huy- ghens, sans jamais soumettre son jugement et sacri- fier son originalité. Capable de juger par lui-même et d'en appeler à l'expérience, s'il ne choisit pas toujours le meilleur parti, il se décide dans les questions les plus difficiles, par des raisons tou- jours ingénieuses, souvent concluantes et nouvelles. Le traité de Mariotte sur la nature de l'air est un chef-d'œuvre : véritablement inventeur, il sait être très-nouveau, sans cesser d'être simple, dans ces questions que trois hommes illustres, Toricelli, Pascal et Boyle, semblaient avoir récemment épui- sées. Dans un écrit sur la percussion des corps, Mariotte propose aussi des vues ingénieuses et exactes sur les actions successives de plusieurs billes en contact choquées par une ou plusieurs boules de même dimension, et plus d'un professeur aujour- d'hui encore pourrait étudier avec profit l'excellente analyse qu'il en a donnée. Des erreurs fort graves .^lARIOTTE. 329 se trouvent, là comme ailleurs, mêlées, il est vrai , à la vérité, et l'on nous pardonnera de prouver, par une citation, l'ignorance de Mariotte en mathéma- tiques. Les lois de la chute des corps, si bien démon- trées par Galilée, ne lui paraissent ni exactes ni possibles; et après en avoir proposé d'autres, sui- vant lesquelles un corps abandonné à lui-même prend instantanément une vitesse finie , Mariotte ajoute : « Galilée a fait quelques raisonnements assez vraisemblables pour prouver qu'au premier moment qu'un poids commence à tomber sa vitesse est plus petite qu'aucune qu'on puisse déterminer; mais ses raisonnements sont fondés sur les divisions à l'infini tant des vitesses que des espaces passés et des temps des chutes , qui sont des raisonnements très-suspects, comme celui que les anciens faisaient pour prouver qu'Achille ne pourrait jamais attraper une tortue , auquel raisonnement il est difficile de répondre et d'en donner la solution; mais on en démontre la fausseté par l'expérience et par d'au- tres raisons plus faciles à concevoir. Ainsi l'on ob- jectera à Galilée que les raisonnements ci-dessus, qui sont faciles à concevoir et qui sont beaucoup plus clairs que les siens, qu'il a fondés sur les divi- sions à l'infini, qui sont inconcevables, et sur cer- taines règles de l'accélération de la vitesse des corps, qui sont douteuses, car on ne peut savoir si le corps 330 LES ACADEMICIENS. tombant ne passe pas par un petit espace sans ac- célérer son premier mouvement à cause qu'il faut du temps pour produire la plupart des eiïets natu- rels, comme il paraît quand on fait passer du papier au travers d'une grande flamme avec une grande vitesse sans qu'il s'allume, et par conséquent on doit préférer les raisonnements ci-dessus à ceux de Galilée. » Mariette ignorait, on le voit assez, l'essentiel de la géométrie, et le style précis et serré de la langue algébrique lui semble obscur et incompréhensible. Mais dans tous ses écrils, on peut le dire, le sens le plus droit et le plus fin remplace, avec succès souvent, parfois avec génie, cet instrument puissant qui lui manque, et dont toutes les règles de la logi- que sur lesquelles Mariotte a écrit un traité, ne sont, pour qui le possède, qu'un commentaire intuitif et sans vertu. Malgré les beaux travaux de Sauveur sur l'acous- tique et plusieurs expériences d'Amontons sur le frottement et sur la chaleur, les savants, dans les premières années du xviii" siècle, semblaient renon- cer à l'espoir de pénétrer plus avant dans les secrets du monde physique. Le célèbre Montesquieu disait, en 1717, à la séance de rentrée de l'Académie de Bordeaux : (( Les découvertes sont devenues bien rares et il semble qu'il y ait une sorte d'épuisement dans les MARIOTTE. 331 observations et dans les o!)scrvateurs — La nature, après s'être cachée pendant tant d'années, se montra tout à coup dans le siècle passé, monnent bien favorable pour les savants d'alors, qui virent ce c|ue personne avant eux n'avait vu. On fit dans ce siècle tant de découvertes qu'on peut le regar- der non-seulement comme le plus florissant, mais encore comme le premier âge de la philosophie qui, dans les siècles précédents, n'était pas même dans son enfance.. C'est alors qu'on mit au jour des sys- tèmes, qu'on développa des principes, qu'on décou- vrit ces méthodes si fécondes et si générales. Nous ne travaillons plus que d'après ces grands philo- sophes; il semble que les découvertes d'à présent ne soient qu'un hommage que nous leur rendons et un humble aveu que nous tenons tout d'eux. Nous sommes presque réduits à pleurer, comme Alexan- dre, de ce que nos pèi'es aient tout fait et n'ont rien laissé à notre gloire. » Ils avaient beaucoup laissé au contraire. L'as- soupissement dont se plaint Montesquieu devait être suivi du plus brillant réveil, et l'arbre immor- tel qu'il croyait desséché n'avait pas encore donné ses plus beaux fruits. Géomètre et astronome en même temps que phy- sicien, chef véritable d'une expédition célèbre dans laquelle, sans s'écarter jamais du but, il s'est mon- tré observateur attentif et sagace de tous les phe- 332 LES ACADÉMICIENS. nomènes de la nature, Bouguer doit être compté parmi les membres illustres de l'Académie des sciences. Le père de Bouguer, professeur de mathéma- tiques et de navigation au Croisic, le destinait à la même carrière et lui enseigna la géométrie dès sa première enfance. Le jeune Bouguer, professeur à l'âge de seize ans, continua au Croisic, puis au Havre, de profondes études sur toutes les parties de la science. Les prix fondés par M, de Meslay excitèrent son ardeur et l'Académie couronna suc- cessivement trois de ses mémoires, sur la mâture des vaisseaux, sur les observations en mer et sur l'aiguille aimantée. Dans un ouvrage considérable de Bouguer, publié à la même époque, sur la gra- dation de la lumière, la science mathématique la plus profonde et la plus sage dirige et interprète les expériences les plus délicates. Bouguer, dans cet ouvrage, a créé une des branches de la phy- sique : la photométrie. Bouguer a proposé un mi- cromètre fondé sur un principe extrêmement nou- veau et que son emploi commode pour déterminer le diamètre apparent du soleil a fait nommer hélio- mètre. Le livre de Bouguer sur la figure de la terre est resté cependant son œuvre capitale. Elargissant la tâche que l'Académie lui avait confiée, Bouguer montre, sur les sujets les plus divers, la solidité de son savoir et l'industrie de son esprit. Cet excellent DUFAY. 333 ouvrage, excita d'injustes réclamations qui, repous- sées avec aigreur, engendrèrent d'interminables querelles dont Lacondamine et Bouguer fatiguèrent pendant plus de dix ans l'Académie et le public. Bouguer avait raison au fond; mais les attaques enjouées et les fines railleries de son irréconciliable adversaire attiraient assez l'attention et trouvaient assez de créance pour attrister sérieusement les der- nières années de l'illustre et excellent physicien. Curieux comme Bouguer des vérités de la phy- sique et aussi exact qu'ingénieux à observer, Dufay fut un académicien plein de zèle et véritablement digne de ce nom. Voué d'abord à la carrière des armes, il y renonça jeune encore en emportant, avec l'estime de tous, de puissantes et chaudes protec- tions. Les premiers travaux de Dufay exécutés pen- dant les loisirs de sa vie militaire ne se ressentent pas d'un tel partage, et quand, au sortir du camp, l'Académie lui ouvrit immédiatement ses portes, il tenait rang déjà parmi les hommes considérables de la science. Curieux de toutes les sciences à la fois, il a laissé, dans presque toutes, la trace d'un esprit droit et éclairé. Dufay a donné d'excellents mémoires sur les sujets les plus divers. L'électricité lui doit l'hypothèse des deux fluides électriques. Il a étudié la double réfraction avec plus de soin et de précision que ses devanciers. Son mémoire sur la phosphorescence, précédé d'une 334 LES AGADKMlCIliNS. introduciion liistorique aussi savante que judicieuse, a acquis récemment une importance inattendue. M. E. Becquerel, en étendant excellemment et au delà de toute limite prévue les faits singuliers qu'il rapporte, y a montré une loi générale de la nature dont l'histoire devra mentionner à jamais le nom de Dufay. Si des expériences très-exactes n'ont pas révélé à Dufay l'explication véritable de la rosée, c'est que, mal posé par ses devanciers, le problème aurait exigé la connaissance anticipée de la théorie des vapeurs. Quelle est l'origine de la rosée? Est-ce le ciel qui la verse ou le sol qui la produit? Ces deux hypothèses sont les seules possibles et c'est entre elles qu'il faut choisir. Tel est le dilemme inexact qui, pendant plus d'un siècle, a égaré les physiciens, et dont Dufay lui-même n'a pas su se dégager. Après avoir prouvé que la rosée ne tombe pas du ciel, Dufay se montra trop prompt à en conclure qu'elle s'élève par conséquent de la terre. La con- séquence n'est pas rigoureuse, autant vaudrait dire que, dans les jours d'hiver, le givre qui se dépose à l'intérieur de nos appartements, sur les vitres des fenêtres, s'élève nécessairement du plancher de la chambre parce qu'il ne descend pas du plafond. La rosée naît dans l'air, à toute hauteur et parloiit où un corps suffisamment refroidi fait condeiiser la' vapeur qui s'y trouve disséminée. DU F AV. 33o Dufay obtint en 1732, avec le titre de surinten- dant du Jardin des Plantes, toutes les prérogatives de ses prédécesseurs. Son administration bienveil- lante sans partialité et attentive aux intérêts de la science, releva bientôt l'établissement fort amoindri entre les mains négligentes, et despotiques pour- tant, du successeur de Fagon. Chirac, premier médecin du roi, avait reçu la direction du Jardin comme une dépendance de sa charge. Inférieur à Fagon par la science, il l'était surtout en dévoue- ment et en zèle. Jaloux de tous ses droits et impé- rieusement attentif aux détails, il voulait trancher les questions par lui-môme, jusque-là qu'aucune plante ou graine ne pouvait ôtre donnée ou reçue que par lui; devenu ainsi le principe et le centre de toutes les alTaires du Jardin, il se laissa absor- ber par une clientèle toujours croissante et son incurie laissait tout périr, lorsque fort heureuse- ment Dufay lui succéda. L'étude de l'histoire natu- relle devenait pour l'habile physicien une sorte de devoir, mais curieux de contenter son esprit, non de diriger celui des autres, il laissait à chacun toute sa liberté. On lui doit plusieurs observations sur la sala- mandre et sur la sensitive. Un préjugé fort ancien attribue à la salamandre la faculté de vivre dans le feu. Maupertuis, pour en faire justice, avait jugé utile de jeter plusieurs salamandres au milieu d'un 336 LES ACADEMICIENS. brasier ardent, il les vit s'y consumer et se réduire en cendres. La démonstration était suffisante; Du- fay cependant crut la mettre dans un plus grand jour en prouvant, ce sont ses propres paroles, que non-seulement les salamandres ne vivent pas dans le feu, mais que tout au contraire elles vivent dans l'eau glacée par le froid oii elles ont gelé. La sala- mandre emprisonnée dans un bloc de glace peut y demeurer plusieurs jours et survivre au dégel. Les deux frères de Jussieu devinrent les amis de Dufay et il suivit leurs sages conseils sans avoir l'idée cependant de proposer Bernard pour son succes- seur. Le titre d'intendant, dans les idées du temps, ne pouvait convenir à un homme aussi modeste et si peu disposé à fréquenter les grands. Atteint subi- tement par la petite vérole et dans la prévision d'une mort prochaine, Dufay recommanda au roi le jeune Buffon, qui n'avait alors aucun titre à un tel choix. On sait assez qu'il en acquit depuis et que la science n'eut pas à regretter la dernière inspira- tion de Dufay. L'abbé Nollet, disciple de Dufay comme physi- cien, a beaucoup contribué, sans être un inventeur, à répandre le goût des études et des expériences scientifiques. Démonstrateur très-adroit en même temps que professeur habile, l'abbé Nollet, pen- dant plus de trente ans, a enseigné la physique avec un succès toujours croissant. NOLLËT. 337 C'est malheureusement par une discussion dans laquelle il défendait la mauvaise cause, que son nom est surtout resté célèbre. L'influence que lui donnait une réputation fort grande alors, fut em- ployée à combattre l'emploi des paratonnerres, lors- qu'ils furent proposés par Franklin. Voici dans quels termes il en rend compte dans un ouvrage qui, lors de son apparition, en 1752, ne laissa pas de faire quelque bruit et qui a eu depuis plusieurs éditions : u Un Anglais , nommé Benjamin Franklin , habitant la Pensylvanie, s'étant occupé depuis quel- ques années à répéter avec ses amis des expériences d'électricité, s'est formé sur cette matière des idées assez singulières, la plupart ingénieuses et sédui- santes au premier abord ; il a cherché à les ap- puyer sur des expériences et du tout ensemble il a fait plusieurs écrits qu'il a fait passer à Londres en dissertations. Après avoir remarqué que la matière qui part d'un corps électrisé enfile plus aisément et de plus loin la pointe d'une aiguille qu'un pareil corps qui serait arrondi par le bout, et reconnais- sant d'ailleurs une certaine analogie entre le ton- nerre et l'électricité, il ose assurer que des verges de fer pointues dressées en l'air sous un nuage ora- geux tireraient à elles la matière de la foudre et la feraient passer sans éclat et sans danger jusque dans le corps immense de la terre où elle resterait 22 338 LES ACADÉMICIENS. comme absorbée. » La nature électrique de la foudre fut constatée pour la première fois en France par Dalibard et BulTon, qui obtinrent d'un nuage ora- geux des effets extraordinaires et prodigieux, mais Franklin était leur guide, c'est à lui qu'ils rappor- taient tout l'honneur de la découverte, et ils invi- taient les curieux et les savants à assister aux expé- riences de Philadelphie. « Ce singulier phénomène, dit Nollet, ne fut pas plutôt observé et vérifié, que l'admiration monta jusqu'à l'enthousiasme. La plupart de ceux qui l'apprirejit , en se dissimulant l'énorme distance qu'il y a entre le fait et les conséquences qu'on en voulait tirer, crurent de bonne foi, sur les paroles de ceux qui le leur disaient, que les fluides du ciel seraient désormais en la puissance des hommes et que pour se garantir du tonnerre il suffirait de dres- ser des pointes sur le sommet des édifices. Quelques personnes assuraient d'un ton sincère qu'un voya- geur en rase campagne pourrait s'en défendre en mettant l'épée à la main contre la nuée. Les gens d'église, qui n'en portent pas, commençaient à se plaindre de ne pas avoir cet avantage, mais on leur a montré dans le livre de M. Franklin, qui était comme l'évangile du jour, qu'on pouvait suppléer au pouvoir des pointes en laissant bien mouiller ses , habits, ce qui est extrêmement facile en temps d'orage. » NOLLET, FRANKLIN. 339 L'opposition très-loyale d'ailleurs de Nollet ne pouvait étouffer la grande découverte de Franklin. L'Académie des sciences, quelque temps partagée, se rangea bientôt du côté de la vérité et nomma Franklin un de ses huit associés étrangers. Pendant son séjour à Paris, l'illustre représentant du nou- veau monde assista plus d'une fois à ses séances et prit même part à ses travaux. Un rapport de lui sur l'établissement d'un paratonnerre pour la flèche de Strasbourg se trouve encore dans les procès-verbaux. 340 LES ACADÉMICIENS. LES CHIMISTES. La chimie, par une destinée singulière, a passé presque tout à coup des ténèbres au grand jour, et son avènement subit au rang des sciences exactes fut peut-être le plus grand événement scientifique du xviii'' siècle. Les membres de l'Académie des sciences l'avaient cultivée sans interruption, mais longtemps sans éclat. Nous avons dit ce qu'était une analyse chimique à la fin du xvii^ siècle et quelles opérations stériles, souvent ridicules, on rencontre sous ce nom dans les premiers registres de l'Académie ; à côté cependant de ces tentatives ob- stinées dans une mauvaise voie se placent des obser- vations importantes et des preuves réelles de per- spicacité. Homberg, après la réorganisation de 1699, fut, parmi les pensionnaires, le représentant le plus éminent de la chimie. Né à Batavia, où son père, HOMBERG. 341 gentilhomme saxon ruiné par la guerre de Trente ans, était ally tenter de relever sa fortune, il fut amené jeune encore en Europe et étudia avec grand succès dans les universités de Hollande et d'Alle- magne. Jurisconsulte, astronome, mécanicien, bo- taniste et médecin en même temps que chimiste, Homberg excellait également dans toutes les études, et celle de l'hébreu avait même excité sa curio- sité. Ses parents, charmés par tant de science et fier de sa précoce célébrité, le pressèrent d'en tirer profit, et de prendre parti pour une position lucrative; mais, loin de suivre leurs conseils, Hom- berg ne songeait qu'à voyager pour s'instruire da- vantage. Il visita Otto de Guericke, àMagdebourg; vit les universités de Padoue, de Bologne et de Rome; s'arrêta en France; en Angleterre, où il travailla dans le laboratoire de Boyle; en Hollande, où il étudia l'anatomie avec Gralî. La diversité de ses projets égalait celle de ses études ; après plu- sieurs années de voyage, il prit à Wittemberg le titre de docteur en médecine ; mais, loin d'exercer sa profession nouvelle, il partit bientôt pour visiter les mines métalliques de la Bohême et de la Hon- grie; il voulut étudier ensuite celles de Suède, et se rendit à Stockholm. Ces voyages n'étaient pas sté- riles, et les travaux de Homberg, datés des contrées les plus diverses, remplissaient les journaux scien- tifiques de l'Europe. Colbert, toujours désireux 342 LEIS ACADÉMICIENS. d'accroître l'éclat de l'Académie des sciences, lui fit des offres avantageuses; il les accepta malgré sa famille et devint bientôt le membre le plus actif de l'Académie. Sa réputation d'habile chimiste, peut-être aussi celle d'alchimiste, qu'il ne repoussait pas absolu- ment, le mirent en relations avec le duc d'Orléans, qui, lui aussi, comme le dit Saint-Simon, « aimait à souffler, non pour chercher à faire de l'or, dont il se moqua toujours, mais pour s'amuser des curieuses opérations de la chimie ; » il se fit un laboratoire le mieux fourni et le plus beau que la chimie eiàt jamais vu , et y attira Homberg, auquel il donna le titre fort lucratif et fort envié de son médecin, que celui-ci, préférant l'Académie à ses intérêts, n'accepta pour- tant qu'à la condition d'être dispensé du règlement qui, à cause de la résidence à Versailles, devait l'exclure de la compagnie. Entretenant avec lui le commerce le plus intime, il se plaisait à suivre ses opérations et à y prendre part; tout cela très-publi- quement, et il en raisonnait très-volontiers avec qui pouvait y prendre intérêt. Homberg, de plus, nous dit Saint-Simon, était un homme de grande répu- tation, et n'en avait pas moins en probité et en vertu qu'en capacité pour son métier ; la calomnie se fit pourtant une arme terrible de ces relations; après la mort rapide et mystérieuse du Dauphin d'abord, puis de la duchesse et du duc de Bourgogne, on HOMBERG. 343 parla de poison et non sans vraisemblance. Les soupçons s'élevèrent jusqu'au duc d'Orléans, qui publiquement et grossièrement outragé par la popu- lace, supplia le roi de le faire entrer à la Bastille et d'y enfermer Homberg avec lui, en attendant que tout fut éclairci; le roi permit seulement, après beaucoup d'instances, qu'Homberg fût reçu à la Bastille, s'il allait s'y présenter lui-même; mais l'ordre ne fut pas donné, et Homberg, que Voltaire appelle à cette occasion, et un peu au hasard sans doute, vertueux philosophe et d'une candeur ex- trême, ne fut pas admis à se justifier. L'histoire ne mentionne aujourd'hui ces atroces soupçons que pour les écarter avec dédain ; mais ils planèrent tristement sur Homberg pendant les quel- ques années qu'il vécut encore. Les Mémoires de l'Académie contiennent un grand nombre de travaux de Homberg, presque tous sur des points de détail. Il était expérimenta- teur ingénieux et habile, et la chimie lui doit un grand nombre de faits nouveaux et bien observés, dont la théorie devait lui échapper complètement, comme à ses contemporains et à ses successeurs immédiats. Le duc d'Orléans possédait un miroir convexe d'une grande puissance, c'est-à-dire une lentille, avec laquelle Homberg fit de nombreuses expé- riences. 344 LES ACADÉMICIENS. L'or métallique, à la clialeur de ce miroir, ne tardait pas à se fondre et à se volatiliser, il croyait même le transformer en partie en un verre violet, fourni, sans doute, par la matière du vase dans le- quel il opérait et contenant peut-être une petite quantité de silicate d'or. La chaleur du soleil lui semble de nature autre que celle de nos foyers. C'est, suivant lui, une matière simple, dont les par- ties sont infiniment plus petites que celles du feu ordinaire, et qui peut s'introduire dans les inter- stices où celui-ci ne peut pas entrer, et avec lequel il a une autre différence, c'est que l'air,- étant plus pesant que la flamme, pousse celle-ci, selon les lois de l'équilibre des liqueurs, sans quoi la flamme n'au- rait aucun mouvement, au lieu que le rayon du so- leil est poussé par le soleil sans que l'air contribue en aucune manière à son action. Les Mémoires de l'Académie contiennent de sin- gulières idées de Homberg sur la nature de la cha- leur. (( On a demandé, dit-il, pourquoi le fond d'un bassin où l'eau bout n'est point chaud du côté du feu, au lieu qu'il serait chaud s'il n'y avait point d'eau : cela tient à ce que la matière de la lumière qui fait la chaleur a deux mouvements, l'un de tous côtés sphérique, qui lui est naturel, l'autre de bas en haut causé par la pesanteur de l'air; que, par le premier mouvement, elle pénètre et enfle les corps en tous sens, que, par le second, elle hérisse leur HOMBERG. Uo surface en un sens seulement, que, quand Teau est dans un bassin sur le feu, elle l'éprime et arrête en partie le mouvement sphérique de la matière subtile et l'éteint jusqu'à un certain point, mais qu'elle n'empêche pas la direction de bas en haut et le hé- rissement de la surface, et que, par conséquent, la surface entourée demeure froide et par conséquent peu chaude. » Ce passage, qui semble une parodie de la phy- sique de Descartes, est un curieux spécimen des idées théoriques des hommes les plus érainents de l'époque. Un autre mémoire de Homberg donnera une idée assez exacte des méthodes employées alors par les chimistes et de la nature des problèmes qu'ils cherchaient à résoudre. « 11 y a environ trente ans, dit-il, qu'une per- sonne de considération me demanda avec beaucoup d'instances d'essayer si, de la matière fécale, je ne pourrais pas tirer une huile distillée, sans mauvaise odeur, qui fût claire et sans couleur comme de l'eau de fontaine, parce qu'elle en avait vu, comme elle le croyait, un elTet surprenant, qui était de fixer le mercure commun en argent fin. On croit aisément ce que l'on voudrait qui fût vrai; aussi me laissai- je persuader sans beaucoup de peine d'entreprendre cette recherche et de travailler à un ouvrage qui devait nous enrichir tous deux- Pour ne pas travail- 346 LES ACADÉMICIENS. 1er sur une matière ramassée au hasard et dont je ne connusse pas les ingrédients, j'ai loué, dit-il, quatre hommes robustes et en bonne santé; je les ai enfermés avec moi pendant trois mois en une maison qui avait un grand jardin pour les prome- ner, et, pour être assuré qu'ils ne prissent autre nourriture que celle que je leur donnerais, j'étais convenu avec eux qu'ils ne mangeraient autre chose que du meilleur pain de Gonesse que je leur four- nirais frais tous les jours, et qu'ils boiraient tant qu'ils voudraient du meilleur vin de Champagne. » Homberg commença par dessécher la matière, qui se réduisit au dixième de son poids; mais, en la distillant dans une cornue de verre, à divers de- grés de feu, il n'en tirait que de l'huile rouge ou noire, toujours puante, qui ne répondait nullement au désir de son associé. II cherche alors à séparer par la solution tout ce que la substance étudiée contient de matières grossières et terreuses; il la délaye à cet effet dans de l'eau chaude, puis, après avoir décanté et filtré en évaporant jusqu'à siccité, il obtient des cristaux bien déterminés, qui ressemblent à du salpêtre et fusent au feu en donnant une flamme rouge. En distillant ce sel par degrés, il obtient une liqueur acre et acide, suivie d'un peu d'huile rousse et fétide; celle qu'il fallait trouver était blanche et sans odeur ; il abandonne encore cette marche pour HOMBERG. 347 recommencer à opérer sur la matière simplement desséchée au bain-marie, en y ajoutant ce quW nomme différents intermèdes, c'est-à-dire en la mêlant tantôt avec de la chaux vive ou éteinte, tantôt avec de l'alun, du colcothar, de la poudre de brique, etc., mais, au lieu d'huile blanche, qui était le but de son travail, il n'obtient cette fois en- core que des huiles diversement colorées et conser- vant la même féteur. Homberg alors change encore une fois de mé- thode et tente la voie de la fermentation, qui est, dit- il, une voie douce, où la violence du feu n'a pas de part. Il sépare d'abord le flegme superflu de la ma- tière par le bain-marie, pour pouvoir garder com- modément la matière desséchée et se débarrasser des quatre hommes que, depuis trois mois, il entre- tenait consciencieusement pour la fournir; pour faire fermenter la matière, ii la mit en poudre en versant dessus six fois autant de flegme qu'il en avait été séparé par la distillation, puis le tout fut chauffé en vase clos au bain-marie, pendant six semaines, à une douce chaleur; en distillant ensuite, la partie aqueuse avait perdu presque toute son odeur. Hom- berg putiien donner à quelques personnes dont le teint était gâté, et qui, en s'en débarbouillant une fois par jour, ont adouci, dit-il, et blanchi considé-. rablement leur peau. Le résidu donna enfin par la distillation une huile 348 LES ACADÉMICIENS. incolore presque sans odeur, et le peu qu'elle en avait était légèrement aromatique. Lémery, qui, pendant plus de trente ans, par- tagea avec Homberg l'honneur de représenter la chimie dans l'Académie des sciences, était élève d'un apothicaire de Rouen, puis d'un chimiste nommé Glazer, démonstrateur au Jardin du Roi, et fort avare cependant des idées obscures qu'il avait sur la science. Lémery le quitta bientôt pour se placer, pendant près de trois ans, chez un apothi- caire de Montpellier nommé Verchaut, dont les leçons l'auraient encore laissé fort ignorant, s'il n'avait trouvé moyen de s'instruire lui-même en s'aidant des livres et du laboratoire de son maître. Il ne tarda pas à ouvrir des cours qui attirèrent chez maître Verchaut tous les curieux de Montpellier, parmi lesquels se trouvaient, au grand honneur du jeune élève, des professeurs même de la faculté. Bien différent de ses premiers maîtres, Lémery ne se plaisait pas moins à révéler les secrets de la science qu'à en étaler les merveilles; il avait le don et la passion de l'enseignement, et ses cours, qui ne cessèrent qu'avec sa vie, ont servi, autant au moins que ses livres, à répandre dans toute l'Europe le goût et la pratique des opérations chimiques. Il devint apothicaire à Paris et professa chez lui dans la rue Galande. Son laboratoire, dit Fontenelle, tait moins une chambre qu'une cave et presque un LÉMERV. 349 antre magique éclairé de la seule lueur des four- neaux; l'affluence y était si grande, qu'à peine y avait-il de place pour les opérations; les dames mêmes, entraînées par la mode, ne craignaient pas de s'y montrer. Ses leçons, comme celles de Duverney sur l'anatomie, devinrent bientôt célèbres dans toute l'Europe; les jeunes étrangers venaient à Paris par centaines dans le seul but d'entendre ces deux maîtres, dont ils rapportaient au loin ,1a réputation d'éloquence et de parfaite clarté. Le traité de chimie de Lémery, qui de 1675 à 1713, a eu dix éditions, et qui fut traduit dans toutes les langues de l'Europe, ne nous aide pas, il faut l'avouer, à comprendre cette clarté si vantée des contemporains; il faudrait, sans doute, pour s'en rendre compte, le comparer aux écrits mysté- rieux et énigmatiques des chercheurs du grand œuvre. Le premier principe que Ton peut admettre pour la composition des mixtes est, dit-il immédiatement après avoir posé ses définitions, un esprit universel qui, étant répandu partout, produit diverses choses, suivant les diverses matrices, ou pores de la terre, dans lesquelles il se trouve embarrassé ; mais, comme ce principe est un peu métaphysique et qu'il ne tombe pas sous le sens, il est bon, ajoute-t-il, d'en établir de sensibles, et je rapporterai ceux dont on se sert communément. 350 LES ACADÉMICIENS. Les chimistes, on faisant l'analyse des mixtes, ont trouvé, dit-il, cinq sortes de substances, l'eau, l'esprit, l'huile et le sel, et la terre; de ces cinq, il y en a trois actifs, l'esprit, l'huile et le sel, et deux passifs, l'eau et la terre. Ils les ont appelés actifs, parce qu'étant dans un grand mouvement ils font toute l'action du mixte : ils ont nommé les autres passifs parce qu'étant en repos ils ne servent qu'à arrêter la vivacité des actifs. Toutes ces distinctions fausses ou insignifiantes, sont l'œuvre de ses prédé- cesseurs, et Lémery n'en est pas responsable; mais c'est lui-même qui parle, et avec beaucoup de sens, lorsqu'il ajoute : Le nom de principe, en chimie, ne doit pas être pris dans une signification tout à fait exacte, car les substances à qui l'on a donné ce nom ne sont principes qu'à notre égard et qu'en tant que nous ne pouvons point aller plus avant dans la division des corps ; mais on comprend bien que ces principes sont encore divisibles en une infi- nité de parties qui pourraient, à plus juste titre, être appelées principes. Le traité de chimie est la représentation exacte de la science positive à cette époque : toutes les opérations y sont clairement expliquées et décrites pour la pratique; les idées théoriques y tiennent peu de place, et, quoiqu'il définisse la chimie la science de l'analyse, la préparation des divers com- posés le remplit presque tout entier. Il se vendit, LÉMERY. 331 dit Fontenelle, comme un ouvrage de galanterie ou de satire; on le traduisit en latin, en allemand, en anglais et en espagnol; et les traducteurs, presque tous élèves de l'auteur, se plaisaient à vanter dans leurs préfaces l'habileté et la gloire de leur maître. L'autorité du grand Lémery, en matière de chimie, dit le traducteur espagnol, est plutôt unique que considérable. Les persécutions religieuses vinrent troubler la vie de Lémery. Au milieu de sa plus grande pros- périté, il reçut, comme protestant, ordre de quitter sa charge d'apothicaire. Croyant être plus tranquille en devenant médecin, il prit à Caen le bonnet de docteur, mais la révocation de l'édit de Nantes lui enleva bientôt aussi le droit d'exercer la médecine. C'est alors, dit Fontenelle, que, voyant sa fortune plutôt renversée que dérangée, l'esprit constam- ment occupé des chagrins du présent et des craintes de l'avenir, il vint enfin à craindre un plus grand mal, celui de souffrir pour une mauvaise cause en pure perte; il s'appliqua davantage aux preuves de la religion catholique et se réunit à l'Eglise avec toute sa famille. Les jours de prospérité revinrent pour lui; on ne pouvait plus lui rendre le titre d'apothicaire, mais, grâce à son mérite et un peu aussi à celui de sa conversion , on lui permit de préparer et de vendre des drogues : ses confrères réclamèrent inutilement', et il retrouva ses écoliers. 352 LES ACADÉMICIENS. ses malades et le grand débit de tiens. Estienne-François Geoffroy, entré fort jeune à l'Académie comme élève, devait y fournir une longue et très-honorable carrière. Son père , riche apothi- caire, n'épargna rien pour lui donner la plus excel- lente éducation ; il eut les plus grands maîtres en tous genres. Des savants illustres, Cassini, le père Sébastien, Duverney et Homberg, tenaient chez lui des conférences réglées, où les jeunes gens des plus grandes familles briguaient la faveur d'assister, et qui furent, dit-on, l'origine de l'établissement des expériences de physique dans les collèges.. L'édu- cation du jeune Geoffroy fut complétée par de nom- breux voyages entrepris en compagnie de plusieurs grands personnages qui, avant môme cju'il eût pris le grade de docteur, l'emmenaient avec eux pour soigner leur santé et le traitaient plus en ami qu'en médecin. La clientèle de Geoffroy, qui devint bien- tôt des plus brillantes, ne lui fit jamais négliger la science. Il avait pris au sérieux la thèse qu'il soutint devant la Faculté pour obtenir son premier grade : « Un médecin, disait-il, est en même temps un mécanicien chimiste. » En cultivant la science pure, il croyait fermement contribuer au progrès de son art. Un de ses travaux, qui attira vivement l'atten- tion, mérite une place importante dans l'histoire des théories chimiques. En disposant dans une table GEOFFROY. v 353 fort courte les diverses substances que la chimie considère, Geoffroy croyait pouvoir indiquer l'ordre de leurs préférences les unes pour les autres et, dans chaque cas, déduire à l'avance d'une règle sans exception les décompositions et compositions qui doivent se produire. Lorsque deux substances sont unies, il admet qu'une troisième qui survient, et qui a plus d'affinité pour l'une, met l'autre en liberté et lui fait lâcher prise. Si, par exemple, l'huile de vitriol décompose le salpêtre, c'est qu'elle chasse l'acide nitrique dont l'affinité pour la potasse est moindre que la sienne. Malgré bien des difficultés et des incertitudes qui suivirent, ce travail est considérable; on y voit- paraître pour la première fois une théorie plausible des phénomènes chimiques. « Les affinités de Geoffroy, dit cependant Fon- tenelle , firent de la peine à quelques-uns, qui craignirent que ce ne fussent des attractions dégui- sées, d'autant plus dangereuses que d'habiles gens ont déjà su leur donner des formes séduisantes. » La table de Geoffroy, généralement admise, a servi pendant longtemps de base à l'enseignement de la chimie. Les progrès de la science semblent donner raison toutefois, dans ce cas au moins, aux adversaires de l'attraction, et les théories de Ber- thollet devaient montrer, près d'un siècle plus tard, que, dans ces luttes engagées entre les corps, la 23 354 LES ACADEMICIENS. victoire n'est pas due à une plus grande affinité, mais aux conditions extérieures de la lutte. Les corps éliminés sont ceux qui, par leur nature, doi- vent disparaître aussitôt qu'ils sont formés, et les éléments qui les composent sont vaincus, parce que, resserrés en quelque sorte sur un terrain trop étroit, il n'en peuvent perdre la moindre parcelle sans être rejetés du champ de bataille. Après Homberg, Leymery et Geoffroy, Rouelle, Macquer, Sage et Beaumé répandirent par leur en- seignement comme par leurs écrits la connaissance des vérités de pratique que leurs théories confuses et embarrassées ne sauraient ni prévoir ni expliquer. Rouelle, dont Jean- Jacques Rousseau suivit les leçons au Jardin du roi, joignait à une infatigable ardeur, un sincère et naïf enthousiasme pour le ré- sultat de ses travaux. « On lui doit, a écrit Lavoi- sier, la plus grande découverte qui ait été faite en chimie depuis Stahl, celle des proportions diverses dans lesquelles un même acide et une même base peuvent s'unir pour former des sels. » La correspon- dance de Grimm donne de Rouelle un portrait voisin parfois de la caricature, mais tracé de main de maître : a C'est lui qui introduisit la chimie de Stahl, et fit connaître ici cette science dont on ne se doutait point, et qu'une foule de grands hommes ont portée en x\llemagne à un haut degré de perfection. Rouelle ROUELLE JUGIi PAR GRIMM. 355 ne les savait pas tous lire; mais son instinct était ordinairement aussi fort que leur science. Il doit donc être regardé comme le fondateur de la chimie en France; et cependant son nom passera parce qu'il n'a jamais rien écrit , et que ceux qui ont écrit de notre temps des ouvrages estimables sur cette science, et qui sont tous sortis de son école, n'ont jamais rendu à leur maître l'hommage qu'ils lui de- vaient; ils ont trouvé plus court de prendre, sur le compte de leur propre sagacité, les principes et les dé- couvertes qu'ils tenaient de leur maître; aussi Rouelle était-il brouillé avec tous ceux de ses disciples qui ont écrit sur la chimie. 11 se vengeait de leur ingra- titude par les injures dont il les accablait dans les cours publics et particuliers, et l'on savait d'avance qu'à telle leçon il y aurait le portrait de Malouin, à telle autre le portrait de Macquer, habillés de toutes pièces. C'étaient suivant lui, des ignoran- tins, des plagiaires. Ce dernier terme avait pi'is dans son esprit une signification si odieuse qu'il l'appliquait aux plus grands criminels ; et pour exprimer, par exemple, l'horreur que lui faisait Damiens, il disait que c'était un plagiaire. L'indi- gnation des plagiats qu'il avait soufferts dégénéra enfin en manie; il se voyait toujours pillé; et lorsqu'on traduisait les ouvrages de Pott ou de Lehman, ou de quelque autre grand chimiste d'Alle- magne et qu'il y trouvait des idées analogues aux 356 LES ACADEMICIENS. siennes, il prétendait avoir été volé par ces gens- là. » a Rouelle était d'une pétulance extrême ; ses idées étaient embrouillées et sans netteté, et il fallait un bon esprit pour le suivre et pour mettre dans ses leçons de l'ordre et de la précision. Il ne savait pas écrire; il parlait avec la plus grande véhémence, mais sans correction ni clarté, et il avait coutume de dire qu'il n'était pas de l'académie du beau lan- gage. Avec tous ces défauts, ses vues étaient tou- jours profondes et d'un homme de génie; mais il cherchait à les dérober à la connaissance de ses auditeurs autant que son naturel pétulant pouvait le comporter. Ordinairement il expliquait ses idées fort au long; et quand il avait tout dit, il ajoutait: « Mais ceci est un de mes arcanes que je ne dis à personne. » Souvent un de ses élèves se levait et lui disait à l'oreille ce qu'il venait de dire tout haut : alors Rouelle croyait que l'élève avait découvert son arcane par sa propre sagacité, et le priait de ne pas divulguer ce qu'il venait de dire à deux cents per- sonnes. Il avait une si grande habitude de s'aliéner la tête que les objets extérieurs n'existaient pas pour lui. Il se démenait comme un énergumène en parlant sur sa chaise, se renversait, se cognait, donnait des coups de pied à son voisin, lui déchi-. rait ses manchettes, sans en rien savoir. Un jour, se trouvant dans un cercle où il y avait plusieurs ROUELLE JUGÉ PAR GRIMM. 357 dames, et parlant avec sa vivacité ordinaire, il défait ses jarretières, tire son bas sur son soulier, se gratte la jambe pendant quelque temps de ses deux mains, remet ensuite son bas et sa jarretière, et continue sa conversation sans avoir le moindre soupçon de ce qu'il venait de faire. Dans ses cours, il avait ordinairement pour aides son frère et son neveu pour faire les expériences sous les yeux de ses auditeurs : ces aides ne s'y trouvaient pas tou- jours ; Rouelle criait : « Neveu, éternel neveu ! » et l'éternel neveu ne venant point, il s'en allait lui- même dans les arrière - pièces de son laboratoire chercher les vases dont il avait besoin. Pendant cette opération, il continuait toujours sa leçon comme s'il était en présence de ses auditeurs, et à son retour il avait ordinairement achevé la démonstration com- mencée et rentrait en disant : « Oui , messieurs ; » alors on le priait de recommencer. Un jour, étant abandonné de son frère et de son neveu, il dit à ses auditeurs : « Vous voyez bien, messieurs, ce chau- dron sur le brasier ? eh bien , si je cessais de remuer un seul instant, il s'ensuivrait une explosion qui nous ferait tous sauter en l'air. » En disant ces pa- roles, il ne manqua pas d'oublier de remuer, et sa prédiction fut accomplie : l'explosion se fit avec un fracas épouvantable, cassa toutes les vitres du labo- ratoire et en un instant deux cents auditeurs furent éparpillés dans le jardin ; heureusement personne H58 LES ACADÉMICIENS. ne fut blessé, parce que le plus grand effort de l'ex- plosion avait porté par l'ouverture de la cheminée. M. le démonstrateur en fut quitte pour cette che- minée et une perruque... « Rouelle était honnête homme; mais avec un caractère si brut, il ne pouvait connaître ni observer les égards établis dans la société, et comme il était aisé de le prévenir contre quelqu'un, et impossible de le faire revenir d'une prévention, il déchirait sou- vent dans ses cours à tort et à travers : ainsi il ne faut pas s'étonner qu'il se soit fait beaucoup d'en- nemis. Il ne pouvait pas estimer la physique, ni les systèmes de M. de Bulfon; il était peu touché de son beau parla ge, et quelques leçons de ses cours étaient régulièrement employées à injurier cet illustre académicien. Il avait pris en grippe le docteur Bor- deu, médecin de beaucoup d'esprit. « Oui, mes- sieurs, disait-il tous les ans à un certain endroit de son cours, cest un de nos gens, un plagiaire^ un fraler, qui a tué mon frère que voilà. » Il voulait dire que Bordeu avait mal traité son frère dans une maladie. Rouelle était démonstrateur aux leçons publi- ques au Jardin du Roi. Le docteur Bourdelin était professeur et finissait ordinairement ses leçons par ces mots : Comme M. le démonstrateur va vous le prouver par ses expériences. Rouelle, prenant alors la parole , au lieu de faire les expériences annoncées MACQUER. 359 disait : Messieurs, tout ce que M. le professeur vient de vous dire est absurde, comme je vais vous le prouver. » Macquer, l'un des meilleurs élèves de Rouelle, siégea avec lui à l'Académie et y resta longtemps après la mort de son maître. Son Dictionnaire de chimie contient, avec des faits nouveaux et bien' observés, un tableau très-clair et très-complet de la science à son époque. La théorie tant vantée de Stahl y est très-nettement exposée. Le phlogistique est la pure substance du feu, c'est la matière subtile et pénétrante qui, sous forme de flamme, s'échappe d'un corps en combustion. 11 est commun à tous les corps combustibles, le charbon entre autres le renferme en proportion considérable. Pour régénérer un corps briilé qui a perdu son phlogistique, il faut le lui rendre, et pour cela sou- vent il suffit de le chauffer dans un creuset plein de charbon. Cette interprétation telle quelle du phénomène de la combustion préparait la voie. Satisfaits de son apparence plausible, les chimistes, sans discuter ni approfondir, crurent avoir touché le but; et tous, pendant un demi-siècle, suivant sans s'en écarter le chemin battu, acceptèrent la théorie de Stahl comme exacte et indubitable. Pénétrant plus avant dans l'examen de ces matières, en apparence si cachées, et désireux de voir, non de deviner, l'esprit délicat et 360 LES ACADÉMICIENS. puissant de Lavoisier vint leur montrer pour la pre- mière fois la faiblesse de leurs preuves et les contra- dictions de leur doctrine. Les applaudissements si souvent recueillis en enseignant la théorie de Stahl étaient pour Macquer une attache qu'il ne pouvait rompre. « M. Lavoisier, écrit-il dans une lettre datée de 1772, m'effrayait depuis longtemps d'une grande découverte qu'il réservait in petto, et qui n'allait à rien moins qu'à renverser toute la théorie du phlogistique. Où en aurions-nous été avec notre vieille chimie, s'il avait fallu rebâtir un édifice tout différent ? Pour moi , je vous avoue que j'aurais quitté la partie. Heureusement M. Lavoisier vient de mettre sa découverte au grand jour, dans un mé- moire lu à la dernière assemblée publique de l'Aca- démie, et je vous assure que depuis ce temps j'ai un grand poids de moins sur l'estomac. » La volonté de Macquer, cette lettre le marque assez, était aussi opposée aux idées nouvelles que son esprit mal préparé à les accueillir ; mais il avait le sens trop droit pour n'être pas enfin désa- busé. Vaincu sans vouloir se rendre, il prit le plus mauvais de tous les partis. Gardien volontaire d'un édifice branlant, il tenta sans le quitter d'en changer la structure , et continuant à parler comme Stahl, accepta sans le dire plus d'une idée de Lavoisier. C'était pour l'illustre novateur le présage assuré d'une victoire complète. LÂVOISTER. 361 C'est de rétude des gaz que sortit surtout la lumière, et les chimistes fi'ançais, qui en comprirent trop tard l'importance, ont laissé à Boyle, à Haies et à Black l'honneur d'être les précurseurs de Lavoi- sier, comme à Priestley, à Cavendish et à Scheele celui d'être sur certains points ses émules. Les chimistes aujourd'hui comptent des cen- taines de gaz parfaitement définis, et aussi différents les uns des autres que le fer l'est du cuivre, le marbre du cristal de roche et l'eau de l'alcool ou du mercure. Ces gaz ne produisent pas seulement certains elTets extraordinaires et exceptionnels, mais il n'est pas de réaction chimi(|ue, pour ainsi dire, dans laquelle ils ne jouent un rôle actif, soit en se dégageant d'une combinaison qui contenait leurs éléments, soit en s'incorporant à une substance nouvelle. Tant qu'on ne vit en eux qu'une vaine et insignifiante fumée, la science, impuissante à rien approfondir, était condamnée aux contradictions. L'étude des divers gaz et la découverte des moyens de les recueillir devait donc être le signal d'un grand progrès. L'histoire de la chimie aurait ici à citer avec honneur les noms de van Helmont, de Haies, de Boerhave et de Cavendish; mais quoique postérieurs, les travaux de Priestley méritent un rang à part. Inventeur de l'appareil employé encore au- jourd'hui pour recueillir les gaz, il a découvert et étudié un grand nombre d'entre eux en constatant 362 LES ACADÉMICIENS. leurs propriétés trop diverses et trop tranchées pour que la confusion restât possible. Les travaux de Priestley ont exercé sur les re- cherches de Lavoisier une influence loyalement reconnue ; mais en reproduisant les phénomènes si remarquables et si nouveaux découverts par le chi- miste anglais, Lavoisier, qui les étudie la balance à la main, passe de bien loin son rival par l'interpré- tation qu'il en donne. Il comprend le premier que les réactions sont des échanges dans lescjuels rien ne peut se gagner ou se perdre, et que le poids des produits solides, liquides ou gazeux d'une opération chimique est égal, grain pour grain, à celui des agents qui leur donnent naissance. Lavoisier, dès son premier travail sur la nature de l'eau, rencontre et invoque ce principe sous une forme aussi nette que saisissante. Van Helmont rapporte qu'ayant mis dans un vase d'argile deux cents livres de terre séchée au four, et l'ayant ensuite humectée avec de l'eau de pluie, il y avait planté un tronc de saule du poids de cent livres; au bout de cinq ans ce même arbre pesait cent -soixante-neuf livres, et l'on ne s'était servi pour l'arroser que d'eau de pluie ou d'eau distillée; on avait même poussé la précaution jus- qu'à couvrir le pot d'une lame d'étain percée de plusieurs trous, pour empêcher la poussière de s'y déposer. La terre, au bout des cinq ans , n'avait LAVOISII-R. 363 perdu que deux onces de son poids; c'est donc l'eau, ajoulait-il, qui a seule fourni à l'accroissement du saule et qui s'est convertie en bois, en écorce, en ra- cines, peut-être même en cendres. L'expérience, répétée et variée de bien des fa- çons depuis un siècle, avait toujours donné le même résultat, dont la conclusion semblait fort évidente. Lavoisier en juge autrement : « Il est , dit-il , une autre source dont les végétau.f tirent sans doute la plus grande partie des principes qu'on y découvre par l'analyse. On sait , par les expériences de MM. Haies, Guettard , Duhamel et Bonnet, qu'il s'exerce non-seulement dans les plantes une transpi- ration considérable, mais qu'elles exercent encore par la surface de leurs feuilles une véritable succion au moyen de laquelle elles absorbent les vapeurs répandues dans l'atmosphère. Sans entrer pour cette fois dans un plus grand détail et sans pénétrer tout le secret, Lavoisier montre déjà, en suivant la bonne voie, une méthode aussi sûre que sévère. La transformation de l'eau en terre, annoncée et montrée par plusieurs auteurs, est une illusion dont il dénonce les causes, et leur eau solidifiée n'est autre, comme il le montre très- distinctement, que le verre du vase dissous en partie par l'ébullition prolongée. L'étude d'un phénomène fort anciennement connu et très-analogue au fond à l'expérience du 364 LES ACADÉMICIENS. vase de van Helmont, devait conduire Lavoisier à la grande découverte dont il fut l'occasion et la preuve. Presque tous les métaux, le fer, le plomb, l'étain, le mercure, augmentent de poids par leur calcina- tion à l'air : c'était depuis longtemps un fait incon- testé et dont la vérification est trop facile pour laisser place à aucune objection sérieuse. Une livre de plomb, par exemple, calcinée un temps suffisant au contact de l'air, se' brûle complètement, comme nous disons aujourd'hui, et se transforme en chaux de plomb ou litharge, qui, mélangée à du charbon en poudre et chauffée de nouveau, reproduit une livre de plomb. Quelle est la cause de l'augmentation du poids? Le métal, en brûlant, perd, suivant Stahl, du phlo- gistique, il devient plus lourd cependant. 11 y a donc là une contradiction visible. Stahl ne s'en expli- que ni ne s'en préoccupe, et ses successeurs , pré- venus par le même préjugé, avaient laissé tomber ce fait dans un oubli si complet que Lavoisier le crut entièrement nouveau. Pour prendre le temps d'affermir les preuves en s'assurant la priorité de la découverte, il déposa à l'Académie un écrit ca- cheté conçu en ces termes : « Il y a environ huit jours que j'ai découvert que le soufre en brûlant, loin de perdre de son poids, en acquérait au contraire , c'est-à-dire que d'une livre de soufre on pouvait retirer beaucoup ^ LA.VOISIER. 365 plus d'une livre d'acide vitriolique , abstraction faite de l'humidité de l'air. Il en est de môme du phosphore. Cette augmentation de poids vient d'une quantité prodigieuse d'air quî se fixe pendant la combustion et qui se combine avec les vapeurs. « Cette découverte, que j'ai constatée par des expériences que je regarde comme décisives, m'a fait penser que ce qui s'observait dans la combus- tion du soufre et du phosphore pouvait bien avoir lieu à l'égard de tous les corps, qui acquièrent du poids par la combustion et la calcination, et je me suis persuadé que l'augmentation du poids des chaux métalliques tenait à la même cause. L'expé- rience a complètement confirmé mes conjectures; j'ai fait la réduction de la litharge dans des vais- seaux fermés, avec l'appareil de Haies, et j'ai ob- servé qu'il se dégageait, au moment du passage de la chaux en métal, une quantité considérable d'air et que cet air formait un volume mille fois plus grand que la quantité de litharge employée. Cette découverte me paraît une des plus intéressantes de celles qui aient été faites depuis Stahl ; j'ai cru devoir m'en assurer la propriété en faisant le pré- sent dépôt entre les mains du secrétaire de l'Aca- démie pour demeurer secret jusqu'au moment où je publierai mes expériences. » L'assertion de Lavoisier eut le sort commun de presque toutes les découvertes réellement capitales; 366 L1^' 506. M4 B549A Bertrand L'Académie d ^-.-a.r„,ci:nrrLi,\' 506.244 B549A Bertrand L'Académie des sciences et les académiciens de 1666 à 1793