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LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
DU MEME AUTEUR
Diadumène, Poèmes, 191'i. Kœnigsmark, Roman, Emile Paul, 1918. L'Atlantide^ Roman, Albin Michel, 1919. Pour Don Carlos, Roman, Albin Michel, 1920. Les Suppliantes, Poèmes, Albin Michel, 1920. Le Lac salé, Roman, Albin Michel, 1921.
A PARAITRE :
Mademoiselle de la Ferté, Roman. La Châtelaine du Liban, Roman.
PIERRE BENOIT
LA
CHAUSSÉE
DES
GÉANTS
ROMAN
« Eln vérité, il est eo»plèt«no«t immoral, tandis que nous retenons l'Irlande frémissante sous notre main et prête, d'un moment à l'autre, à rejeter son allégeance, de forcer l'Autriche à abauidonner ses légitimes possessions »
Victoria P%
ALBIN MICHEL. EDITEUR
PARIS — 22, RUE HUYGHENS, 22 — PARIS
r
1
Il a été tiré de cet ouorage :
175 exemplaires sur papier du Japon
numérotés à la presse de 1 h 175
375 exemplaires sur papier de Hollande
numérotés à la presse de 1 à 375
550 exemplaires sur papier vergé pur fil des Papeteries Lafuma
numérotés de 1 à 550
L'édition originale a été tirée sur papier alfa.
Esî^CaI
Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays Copyright by Albin Michel 1922
A PAUL BOURGET
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
PROLOGUE
Un après-midi de septembre 1894, j'étais avec ma grand'mère, dans la galerie vitrée du Grand- Cercle d'Aix-les-Bains, en train d'assister à une représentation du théâtre Guignol.
Les enfants qui ont été là-bas à cette époque peuvent se rappeler ce qui se joua alors, pendant vingt jours consécutifs : une revue intitulée le Diable à Aix-les- Bains.
Le jour dont je parle était beau et chaud. Comme la marionnette qui faisait la baigneuse était en train de réciter ces vers que je n'oublierai plus désormais :
Allons cueillir, avant qu'il ne soit tard. Le beau cyclamen, la fleur du Revard,
une petite fille entra dans la galerie.
J'avais posé sur une chaise, à côté de moi, mo^i béret. Quoique beaucoup d'autres chaises fussent libres, la petite fille vint droit à celle-ci.
— C'est à vous, ce béret ?
— Oui, mademoiselle, murmurai-je, rougissant ei reprenant mon bien.
8 l,A CHAUSSÉE DES GÉANTS
Ma grand'mère s'était penchée et examinait la nouvelle venue avec un étonnement sévère. Celle-ci ne prêtait aucune attention à elle. Guignol et le Di-able venaient d'entrer en scène, et la baigneuse s'enfuyait épouvantée. Les enfants gloussaient de joie. Mais le rire de la petite fille fut si sonore que tous les assistants adultes se retournèrent. Vague- ment, je me sentais gêné de me trouver auprès d'une jeune personne qui se faisait tant remarquer.
Au bout de cinq minutes, elle ne riait plus. Ayant risqué un coup d'œil prudent, je vis qu'elle bâillait.
Bientôt, je me sentis tiré par la manche.
— On s'ennuie ici. Venez jouer avec moi dans le parc.
— Je suis avec ma grand'mère, murmurai-je.
— Eh bien ! demandez-lui la permission. Je ne soufflai mot. Elle se pencha.
— Vous permettez, madame, qu'il vienne jouer avec moi dans le parc ?
Je sentis que de telles allures convenaient peu à ma grand'mère, qu'elle allait refuser la permission. A ma grande surprise, elle la donna.
— A la condition que vous n'irez pas du côté de l'eau.
— Naturellement, dit le jeune 9émon. D'ailleurs, ce n'est pas bien profond. Mais vous avez ma parole. Allons, venez, fit-elle, s'adressant à moi.
Je la suivis. Il n'était que temps. Ce colloque à haute voix commençait à soulever les protestations des spectateurs.
Au bout d'un quart d'heure, ma compagne avait jeté à terre volants et raquettes.
— Je suis fatiguée, dit-elle. Venez vous asseoir
LA CHAUSSÉE DIS GÉANTS 9
à côté de moi, là, sur ce banc. Mais regardez-moi donc en face.
J'obéis. Je n'avais d'ailleurs pas attendu cet ordre, et, à plusieurs reprises, pour l'avoir pré- venu, j'avais même manqué le volant.
— Comment me trouvez-vous ?
— Très jolie, murmurai-je en baissant la tête.
— Vrai ? — Très vrai.
— Eh bien, alors, pourquoi ne me regardez- vous pas ? Là, comme cela.
Elle avait mis son pouce sous mon m.enton, et le soulevait.
C'était une grande fillette d'environ quatorze ans, un peu dégingandée, au teint brun, aux yeux noirs, avec des cheveux aux reflets cuivrés, des cheveux de cette nuance qu'en Angleterre on appelle auburn.
Je ne l'ai jamais vue vêtue que de robes de toile, très simples, à grands cols marins, avec des jupes toujours si courtes qu'elles laissaient les genoux nus.
Elle continuait à soulever mon menton. Mes yeux rencontrèrent les siens. Alors, elle laissa retomber ma tête.
— Comment vous appelez- vous ?
— François Gérard.
— Et puis ?
— C'est tout.
— Ce sont vos prénoms. Quel est votre nom ?
— Gérard. François est mon prénom. Gérard est mon nom.
— Ah ! fit-elle, méditative.
10 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Et VOUS, demandai-je timidement, comment vous appelez-vous ?
Elle tira d'une des grandes poches de sa blouse divers objets, une bourse, un sifflet, et finalement un portefeuille qui faisait un efïet bizarre entre les mains de cette gamine.
Elle l'ouvrit, y prit une carte qu'elle me tendit gravement. J'eus le soupçon vague que, si elle ne m'avait pas demandé mon nom uniquement en vue de cette petite parade, du moins elle n'était pas fâchée d'être parvenue à l'amener.
— Prenez, dit-elle.
Ornée d'une minuscule couronne, la carte portait ces mots :
Antiope d'Antrim.
— Mon nom vous plaît ? demanda-t-elle. J'étais un peu étonné. Je cachai mon étonnement
à l'aide d'une question.
— Vous n'êtes pas Française ?
— Non, dit-elle d'un ton sec.
Il y eut un silence, je lui tendis sa carte.
— Gardez-la, dit-elle. C'est fait pour être gardé. Mettez-la dans votre portefeuille.
— C'est que...
— Vous n'avez pas dé portefeuille ? Un homme doit avoir un portefeuille. Je vous donnerais bien le mien, mais il y a mes initiales. Mettez alors ma carte dans votre pochette, là, derrière le petit mou- choir.
Elle me demanda encore :
— Quel Age avez-vous ?
— Treize an§ passés.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 11
— Tiens, moi aussi. Vous êtes né en 1881, alors ?
— Oui, le 16 juillet.
— Ah I alors, je suis plus vieille que vous. Moi, je suis née le 24 avril.
Avec une sorte de gravité, elle répéta :
— Le 24 avril 1881.
Nous restâmes quelques instants sans mot dire. Tout à coup, elle se leva en criant :
— Voilà papa I
Une voiturette s'avançait, poussée par un valet de chambre. Un homme y était assis, le buste émer- geant de couvertures de laine. Seule, la figure vivait. Le corps devait aux rhumatismes une immo- bilité qu'on devinait à peu près totale.
Je vis ma compagne approcher son front des lèvres de son père qui l'embrassa en souriant. Elle lui parlait en me désignant, mais j'étais trop loin pour entendre leurs paroles. La voiture s'était remise en marche. Quand elle passa près de moi, l'infirme m'adressa un sourire.
— A demain, François, me dit la fillette. Je suis heureuse. Papa a permis que nous nous tutoyions.
— Eh bien, elle n'a pas froid aux yeux, ta petite amie, dit ma grand'mère, qui était venue me retrouver. Que font ses parents ?
— Son père est rhumatisant. -- Tu l'as vu ?
— Oui, il m'a dit bonjour.
— Et sa mère ?
— Je ne l'ai pas vue.
— Naturellement. Pauvre petite. Ce doit être encore la fille d'un divorcé. Il jQ'y a que cela, iei.
12 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Sa mère est peut-être morte, hasardai- je.
— Peut-être. En tout cas, sortons d'ici. Il fait déjà trop frais pour toi.
Nous quittâmes le parc au moment où commen- çaient à y pénétrer les gens de la grande fête. Les devantures des magasins s'éclairaient une à une. Rue du Casino, je m'arrêtai devant un étalage.
— Grand'mère !
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Je voudrais un portefeuille.
— Un portefeuille I
— Les hommes doivent avoir un portefeuille.
— Un portefeuille, à ton âge ?
Elle avait jeté un coup d'oeil rapide sur les prix affichés dans la vitrine.
— Pas un de ceux-ci, en tout cas. Ecoute, j'ai un livre de messe à couverture de maroquin démon- table. Je te le donnerai. Il y a même, à l'intérieur, un petit porte-monnaie.
Le lendemain, j'étais exacî à noire rendez- vous. Aniiope ne fut pas trop en retard.
— Et ton portefeuille ? me dit-elle, presque tout de suite.
— Je l'ai I répondis- je triomphalement, en exhi- bant l'objet.
Je sentis que ma petite camarade était flattée de cette hâte à lui complaire. Mais elle ne voulut pas le laisser paraître.
— Il n'est pas très joli ! fit-elle avec une moue. Elle vit mon air vexé, voulut rattraper sa faute.
— Oui, mais il y a un porte-monnaie. Et le mien
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 13
n'en a pas. C'est très pratique, ce porte-monnaie. Elle ajouta :
— Tu me permets de regarder ce qu'il y a dedans ?
Il y avait deux pièces d'un franc dans le porte- monnaie.
— Veux-tu me donner une de ces deux pièces ? demanda la petite fille, d'un air mystérieux.
— Les deux, si vous voulez, répondis-je, à la vérité un peu surpris.
— Que tu es gentil ! dit-elle, me sautant au cou. Déjà, elle avait repris sa gravité.
— Il faut que je t'explique... Tu penses bien que ce n'est pas pour moi.
De son portefeuille, à elle, qui m'apparaissait en cet instant dans toute sa gloire, elle avait retiré une large feuille de papier qu'elle déplia posément. Je vis des colonnes, des noms, des chifïres.
— C'est pour une œuvre dont je m occupe, dit-elle.
Elle avait pris un crayon.
— Là, vois-tu, à la dernière colonne, j'écris : François Gérard... Un franc. C'est au crayon. Mais ce soir, dans ma chambre, je repasserai l'écriture à l'encre.
Dix jours plus tard, quittant Aix avec ma famille, je pris congé d'Anticpe. Quoique nous étant promis de nous écrire, nous avions tous deux le cœur bien gros.
— Je voudrais un souvenir de toi, murmurai- je. Elle fouilla dans sa poche. Le grand portefeuille
14 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
y était toujours. Elle y prit une image pieuse, me la tendit.
— C'est une des gravures de ma première com- munion, dit-elle.
Et elle m'embrassa.
Le soir, dans le wagon qui m'emportait, à la lueur oscillante de la veilleuse, je voulus revoir la gravure donnée par ma petite amie.
C'était une gravure quelconque. Mais, au dos, il y avait une phrase, assez longue, en anglais.
Personne, chez moi, ne connaissant cette langue, je dus attendre d'être au lycée, ce qui, hélas 1 ne tarda pas.
Le soir même de la rentrée, j'allais trouver en étude un garçon qu'on m'avait signalé comme le plus fort en anglais. Il prit ma gravure d'un air protecteur, et tenta une traduction à première lecture.
Cela ne marchait pas tout seul. Il fronça le sourcil.
— Laisse-moi ça, dit-il. Je te le rendrai tout à l'heure.
Il tint parole. Une heure après, il vint me rapporter ma précieuse image. Il y avait joint la traduction, sur papier quadrillé.
— Tiens, dit-il. Mais je te préviens que ton texte, c'est du charabia.
Longtemps, j'ai gardé cette traduction et cette image. Puis un jour, au bout de dix ans, mettant de l'ordre dans mes papiers, détruisant les inutiles, j'ai déchiré image et traduction. Antiope dans mon souvenir n'était plus qu'un fantôme lointain. Elle
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 15
n'avait pas répondu à deux de mes lettres. Je n'en avais pas écrit une troisième. Plusieurs fois, cepen- dant, il m'est arrivé de penser à elle avec la sou- daine acuité qu'on porte aux êtres dont on ne peut admettre l'éternelle disparition. Alors, de mémoire, je me récitais l'étrange phrase inscrite au dos de la gravure de première communion de ma petite amie, avec une émotion aussi forte, parce que plus obscure, que celle qui m'étreint ce soir où je pose, comme une lampe, au seuil des pages qui vont suivre, cette même phrase, si longtemps pour moi mystérieuse :
Cest le lundi du saint jour de Pâques de Vannée 1152 que Devorgilla, fille d'Antrim, femme du Turnan O'Ruarc, a contrais le crime^ ayant juste atteint ce jour-là son septième lustre. Qu'une fille d'Antrim atteigne elle aussi son septième lustre un lundi de Pâques : alors, ce jour-là, la faute de Devorgilla sera rachetée, les deux retentiront des trompettes de la délivrance, et la Chaussée des. Géants verra, avec la victoire de Finn Mac Coul, la fuite de V envahisseur.
CHAPITRE PREMIER
OU MENE LE MINGRELIEN
Le 28 août 1914, en raison d'événements qui sont encore dans toutes les mémoires, je me trouvais villégiaturant pour la journée près d'un petit village de l'Aisne, alors que je m'étais promis quatre semaines plus tôt de passer en Bretagne ce mois d'août.
Pour la commodité des souvenirs, je rappellerai que les opérations qui se déroulèrent ce jour-là et le jour suivant ont pris depuis le nom de bataille de Guise.
Pratiquement, voici à peu près comment les choses se passèrent, pour mes voisins immédiats et moi.
Il était dix heures du matin. La section était couchée le long d'un talus. Je m'occupais à tailler en tranches, avec la pelle portative, une betterave, à destination d'un misérable cheval atteint à l'enco- lure d'un coup de lance. Soudain, on commanda : en tir ailleurs. Rien n'a paru d'abord plus bizarre, à la guerre, que d'entendre les commandements ressassés pendant le temps de service et les périodes 'l'instruction. Tl faut le proclamer bien haut :
LA CHAUSSÉF. DES GÉANTS 17
jamais personne en France n'avait sérieusement imaginé qu'ils dussent servir un jour. C'est ce que l'on a nommé par la suite notre préméditation.
Le champ où nous nous déployâmes (un déploie- ment qui, en manœuvres ordinaires, eût été recom- mencé trois ou quatre fois), ce champ avait des bleuets, des coquelicots, de larges espaces d'herbe foulée. Une caille s'envola devant moi. Trois jours plus tôt, c'était l'ouverture de la chasse. En face de nous, très loin, à cinq cents mètres, il y avait une route bordée de peupliers, une route sur laquelle fuyait éperdument un motocycliste fran- çais. Je me souviens m'être répété : « Erreur, il y a sûrement erreur. Pourquoi nous fait-on nous diriger vers une route sur laquelle il y a un moto- cycliste français... »
Puis, coup sur coup, trois rafales de shrapnells vinrent me démontrer que là-bas, derrière nous, nos chefs invisibles avaient malgré tout quelques raisons de nous diriger de ce côté.
La guerre est, sans doute, après le cloître, la plus grande école d'humilité. J'ajoute que cette réflexion ne m'est venue que plus tard, sur un lit d'hôpital. Pour le moment, je gisais, privé de sentiment, le nez piqué dans la terre humide et noire.
*
Quand, revenant à moi, je relevai un peu la tête, ce fut pour bien vite m'aplatir de nouveau contre le sol. Tout autour retentissaient de rauques com- mandements. Les Allemands progressaient dans
Ig tA CHAUSSÉE DES GÉANTS
le champ. Plusieurs fois, je me sentis frôlé. Des coups de feu perçants éclataient à mes oreilles. Risquant un œil, j'aperçus à côté de moi deux feld- grau, les premiers que je voyais de si près. Un grand et un petit. Le cuir blond de leurs tempes était plaqué de sueur et de poussière. Ils haletaient. Ils lâchèrent chacun leur coup de fusil, crosse appuyée contre la poitrine, à peu près au hasard, puis un autre bond les emporta en avant. Je ne les vis plus. Puis je sentis un coup violent à la nuque. J'avais dû être heurté par la botte d'un des survenants. Je m'évanouis de nouveau.
Je ne repris mes sens que beaucoup plus tard, dans la nuit, et me trouvai dans une voiture d'ambulance française. J'appris simultanément que mon régiment ayant contre-attaque, j'avais pu être relevé, que j'avais probablement une balle dans le cou, et qu'on me dirigeait vers la première gare d'évacuation. Ainsi fut fait.
« «
N'ayant jamais souffert que relativement peu de ma blessure, je fus assez surpris d'apprendre, dans l'hôpital de Lyon oîi m'avait conduit la fantaisie du train sanitaire, qu'elle n'était pas sans gravité. La balle de shrapnell, logée profondément, près des vertèbres cervicales, ne put être extraite. Il en résulta une paralysie partielle du cou, qui m'oblige encore à l'heure actuelle à me retourner complète- ment si je veux savoir ce qui se passe derrière moi- Au mois de janvier 1015, j'étais versé dans
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 19
le service auxiliaire, et affecté, comme commis d'administration, à des tâches obscures dans les bureaux de Tétat-major de la quatorzième région.
Lyon est une ville qui offre à un soldat auxiliaire peu de relations, s'il ne veut pas se contenter de celles que lui assure la caserne. Après quelques pâles tentatives, je me résignai à consacrer au travail les heures de loisir assez nombreuses que me laissait mon service.
Au travail, c'est bientôt dit. Mais à quoi tra- vailler? Heureusement que, sur ce point délicat, je possédais un certain nombre d'idées, j'ose le proclamer, assez judicieuses.
Un écrivain contemporain, qui a eu sur la formation intellectuelle de ma génération une influence particulièrement active, a dit quelque part, en termes excellents : « Vous n'aurez rien fait, jeunes hommes, tant que cnacun de vous ne se sera pas institué une spécialité. »
Ainsi, pour échapper à l'ennui, à l'idée de ma diminution physique, à l'hostilité de cette ville inconnue, pour transformer en trésor futur ces fugitives minutes noires, je devais me spécialiser. Mais dans quoi ? Un moment, je pensai à la sigillo- graphie, à cause d'un bon manuel de Lecoy de La Marche acheté chez un bouquiniste. Mais le carac- tère un peu poussiéreux de cette science me rebuta. Je n'en apercevais pas l'aboutissant, pratique ou romanesque. Enfin, le samedi 13 mars, j'eus au coeur un immense choc joyeux. J'avais trouvé.
L'après-midi de ce jour-là, je l'avais passé à la bibliothèque de la Faculté des lettres, feuilletant
20 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
avec incertitude le catalogue. Vers quatre heures, comme la pluie se mettait à tomber à torrents, mon choix se décida. A cinq heures, je sortais, emportant sous ma capote trois volumes : Vlntro- duction à la science du langage de Pozzi ; la Lin- guistique d'Hovelacque ; et la Philologie des six principaux dialectes caucasiens, de mon fameux homonyme, Ferdinand Gérard, professeur au Col- lège de France.
Ma résolution était désormais prise : c'était dans l'étude de la langue mingrélienne que j'allais me spécialiser.
Il faisait nuit. Un vent froid chassait sur le Rhône des buées grises. Par la place des Corde- liers, je gagnai la rue de la République, désireux, avant de rentrer dans ma triste chambre de la rue Sala, de m'accorder une petite récréation. Je m'assis à la terrasse d'un café. J'y étais seul. Un garçon vint me servir en maugréant un apéritif quelconque. Les réverbères jaunes luisaient sur le trottoir trempé. Il y avait foule dans la rue, une foule allant et venant sous une forêt de parapluies, champignons noirs piteux qui s'entre-choquaient. Ah 1 soirée sinistre, solitude totale I des gens se sont suicidés pour moins que cela. Et moi, pour- tant, grâce aux trois livres dont je tâtais sous ma capote les dos basanés, j'étais heureux.
• •
On sait généralement (je l'ignorais encore le matin de ce samedi 13 mars 1915) que les langues
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 21
humaines peuvent se répartir en trois classes : langues monosyllabiques ou isolantes ; langues à flexion, qui se subdivisent en langues aryennes ou indo-européennes et langues sémitiques ; enfin langues agglutinantes.
Les langues agglutinantes sont parlées en Afrique, Amérique, Océanie, et dans les districts de l'Europe les moins civilisés, ceux qui touchent à l'Asie. A priori, je décidai que j'apprendrai une langue agglutinante. J'eus alors — toujours dans ce même après-midi du 13 mars — quelques hési- tations : le youkaghir, usité en Sibérie, me tentait, pour sa belle sonorité, ou encore Vinnuit, dont se servent les Esquimaux. Mais tout cela était réelle- ment bien excentrique. Spécialisation n'implique pas inutilisation, au contraire. Elle implique maxi- mum de déférence, quand on fera appel à vos bons offices. En l'espèce, et étant données les circonstances politiques que nous traversions dans ce début de printemps 1915, je ne pouvais vrai- semblablement rien attendre de Vinnuit, ou du youkaghir. Au contraire, il y avait de l'espoir avec les dialectes caucasiens, qui, tout le monde le sait, forment une des catégories les plus importantes des langues agglutinantes. Le Caucase est à cheval sur la Russie, la Turquie et la Perse. La Russie nous était alliée, la Turquie ennemie, la Perse neutre... Voilà de la bonne et pratique spéciali- sation.
Les dialectes caucasiens, au nombre de six, sont délimités géographiquement en deux groupes ; au nord le lesghe et le tcherkesse, au sud, le géorgien, le suane, le laze et le mingrélien. Ces pii dialectes
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ont de commun la numération vigésimale, une phonétique aussi riche en consonnes qu'elle est pauvre en voyelles. Si je choisis, parmi ces six dialectes, le mingrélien, ce fut à cause du mot lui-même, dont on ne contestera pas les vertus suggestives, et ensuite en raison d'une incursion dans un atlas de géographie antique qui me révéla que la Mingrélie tient aujourd'hui la place de l'ancienne Colchide. On voit tous les avantages d'un pareil choix. Romantisme et classicisme. Euripide et Cantemir. Les Argonautes et les Janissaires ; et surtout, pourquoi ne pas l'avouer, le dialogue unique :
Pharnace. — Vous pourriez à Colchos vous expliquer ainsi. XiPHARÈs. — Je le puis à Colchos, et je le puis ici.
Mais, tout cela n'aurait été que littérature, si je n'avais pu découvrir à la bibliothèque de la Faculté des lettres un ouvrage traitant du mingrélien. J'y perdis d'abord une heure. Je connaissais les belles études celtiques qui ont fait de Ferdinand Gérard le glorieux émule d'Arbois de Jubainville, de Joseph Loth, de Dottin, mais j'ignorais qu'il eût également consacré son activité aux langues asia- tiques. Ce fut l'aimable bibliothécaire de la Faculté qui me révéla ce détail et voulut bien me confier l'ouvrage dont j'ai parlé plus haut, ainsi que ceux de Pozzi et d'Hovelacque, destinés à me faciliter, par d'utiles généralisations, l'accès de travaux si redoutablement techniques.
Plus tard, j'eus à me procurer à mes frais les ouvrages anglais et allemands (il est peut-être bon (Je noter dès h présent que je parle couramment
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 23
ces deux langues) qui me permirent dé pousser plus avant l'étude du mingrélien. Enfin, grâce à un travail soutenu, l'année ne s'était pas écoulée que j'avais la certitude de posséder à fond ce dialecte. Ce qui me manquait simplement, et n'a d'ailleurs jusqu'à ce jour cessé de me faire défaut, c'était l'occasion de vérifier ma science. Aujourd'hui encore, un mauvais plaisant viendrait m'affirmer que le mingrélien est une invention des philologues et des linguistes, que je ne pourrais opposer à sa facétie aucun argument de fait. En tout cas, pK)ur ce qui me concernait, j'avais atteint mon but. La suite de ce récit prouvera même que, dans un sens, ce but, je l'ai dépassé.
« ♦ ♦
Un jour de février 1916, comme j'étais en train, suivant mon habitude, de travailler dans la biblio- thèque de la Faculté des lettres, mon ami le biblio- thécaire entra. Il causait avec un monsieur à moustache brune, à qui il me présenta.
C'était M. Germain Martin, professeur à la Faculté de droit de Montpellier. Il fut charmant.
— Le mingrélien ! Fichtre, dit-il, quand il apprit l'objet de mes études présentes. Et vous pensez l'utiliser à quelque chose, votre mingré- lien ? ajouta-t-il, avec ce sens des réalités qui caractérise de plus en plus les universitaires français.
— Lorsque je me rois au travail, il va y avoir un
24 LA CHAUSSÉE DÉS GÉANTS
an, je n'y songeais guère, répondis-je. Mais main- tenant, avec la tournure que prennent les événe- ments, je ne dis plus de même. Les Russes viennent d'emporter Erzeroum. Bientôt Trébizonde sera en leur pouvoir. C'est toute une politique de la mer Noire qui va être à envisager. Mon mingrélien ne me paraît plus si ridicule.
— Evidemment, dit M Germain Martin, évi- demment.
Pensif, il se caressait le menton.
— Vous êtes mobilisé à Lyon ? me demanda-t-il.
— Quatorzième section de secrétaires d'état- major, fis- je, modeste.
— Et, désirez-vous rester ici ? J'entends : un lien quelconque vous retient-il à Lyon ?
— Oh ! aucun, dis-je, avec un élan que je regrettai presque aussitôt. Je venais de voir une nuance de reproche dans les bons yeux myopes de mon ami le bibliothécaire.
— Alors, continua M. Germain Martin, vous seriez peut-être heureux d'être nommé à Paris ?
— A Paris I fis-je.
— Trois demandes, dit mon ami le bibliothé- caire, M. Gérard a adressé trois demandes de mutation pour Paris. Aucune n'a reçu de suite. Ah I monsieur Germain Martin, si vous pouviez...
— Je peux, dit le professeur. Vous avez peut-être entendu parler, messieurs, de la Maison de la Presse ?
— Oui, dit le bibliothécaire.
— La Maison de la Presse est un organe qui vient d'être créé, sur l'initiative du ministère des Affaires étrangères, pour concentrer à Paris tous
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS "'.*
les services d'information et de propagande desti- née à bien convaincre les nations non belligérantes que c'est pour le droit et la liberté des peuples que nous luttons.
— Ah 1 dis-je. Elles n'en sont pas toutes encore convaincues ?
— Pas encore.
— Après tout, tant mieux, si je dois à cette insuf- fisance de conviction de pouvoir venir à Paris. Croyez-vous véritablement, monsieur, que j'ai quelque chance d'y aller?
— Vous n'en douterez plus quand je vous aurai expliqué succinctement le mécanisme de la Mai- son, dit le professeur. Je fais partie moi-même du service appelé Information diplomatique ^ ainsi nommé parce qu'il est chargé de centraliser les documents de nature à éclairer les hommes à qui incombe le redoutable poids de diriger notre poli- tique extérieure. A côté des agents qui, comme moi par exemple pour les questions économiques, sont chargés de l'étude de ces documents, il en est d'autres qui sont chargés de les traduire. Vous sai- sissez ?
— Je commence.
— La maison n'est installée que depuis quinze jours. Vous pensez que nous ne manquons pas de traducteurs pour les langues courantes, anglais, allemand, etc. Pour le russe, nous avons M. Legras, professeur à la Faculté des lettres de Dijon. Mais pour les dialectes caucasiens, pour le mingrélien en particulier, je serais réellement étonné...
— Moi aussi, ne pus-je m'empêcher d'ajouter.
— Je vous recommande M. Gérard, dit mon ami
26 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
le bibliothécaire. Il est nécessaire pour lui qu'il
aille à Paris.
— J'y serai moi-même demain soir, dit M. Ger- main Martin. Après-demain, j'aurai vu ces mes- sieurs du ministère des Affaires étrangères. Ils feront le nécessaire auprès de l'autorité militaire. Dans huit jours, si, comme je l'espère, tout va bien, vous serez, cher monsieur, muté de la 14" section à la 22*, et j'aurai le grand plaisir de vous avoir pour collègue.
Là-dessus, cet aimable homme prit congé.
— Eh bien I me dit le bibliothécaire, dès que la porte se fut refermée, on peut dire que voilà une chance... Vous le voyez, le travail mène à tout.
— A tout, dis-je, songeur.
Je regardai les pauvres yeux, rongés par les veilles, de mon humble ami.
— Oui, à tout, répétai-je en moi-même. A condi- tion de savoir s'en servir.
» »
Le jeune Vincent Laboulbène, fils choyé du pro- priétaire d'une de nos plus importantes firmes d'automobiles, remplissait à la Maison de la Presse les délicates fonctions de planton. Je l'avais connu vers 1911, faisant comme moi ses vingt-huit jours au camp de Sissonne. Depuis, il m'était arrivé de le rencontrer à Paris. Chaque fois, m'ac- cueillant dans sa trépidante voiture, il m'avait évité gentiment métro et autobus çrâce auxquels
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 27
je m'apprêtais à me diriger vers des destinations généralement médiocres.
Le jour où je pris mon service, il poussa un cri de joie en me reconnaissant :
— Monsieur François Gérard I
J'eus tout de suite ainsi la preuve de son tact. Auxiliaire exerçant des fonctions quasi diploma- tiques, j'avais le droit de coucher chez moi et de me mettre en civil. Le jeune Laboulbène, au con- traire, simple planton, portait l'uniforme sans gloire de soldat de la 22* section. Je n'ai pas besoin d'ajouter que sa vareuse bleu horizon était de meil- leure coupe que mon veston.
Jeune homme charmant, quoique d'une igno- rance réellement fabuleuse touchant ce qu'il est convenu de nommer la culture générale, Vincent Laboulbène me fut aussitôt du plus grand secours. Quand on connaît bien la répartition par étages des services d'une administration, on n'est pas loin de connaître cette administration elle-même. La forme cadre ici sensiblement avec le fond. Vincent Laboulbène m'apprit cette science. La Maison de la Presse, rue François-I*', était un vaste et luxueux immeuble de six étages. Le bureau de l'information diplomatique, auquel j'étais attaché, était situé au troisième étage. N'ayant pour ainsi dire pas de relations, j'arrivais toujours avant mes collègues, tous gens marquants de la litté- rature, de l'Université et du haut journalisme. Le jeune Laboulbène venait alors me tenir com- pagnie.
— Comme vous avez vieilli, depuis Sissonne, me dit-il un jour, avec la simplicité die ceux à qui
28 I.A CHAUSSÉE 1>ES GÉ\N'TR
une richesse congénitale a permis de ne jamais déguiser leurs pensées.
C'était d'ailleurs exact. P. cette époque, autant du fait de l'ennui, des soucis, que de ma blessure, j'avais considérablement vieilli. Mes cheveux étaient blanchis aux tempes. Je faisais figure d'homme de quarante-cinq ans... el il en est de mieux conservés.
Cette constatation ne fut pa§ toutefois sans me vexer.
— J'ai été blessé, répondis-je avec un peu de sécheresse.
Vincent Laboulbène me regarda avec d'humbles yeux, des yeux qui auraient désarmé un membre de la commission de contrôle des effectifs. Pour me faire pardonner ma brutalité, je me mis à lui parier des belles dactylographes de la maison, sujet qui lui tenait au cœur, et sur lequel il ne tarissait pas en détails pittoresques.
— C'est égal, ajouta-t-il, après m'avoir longue ment prodigué les trésors de sa documentation en cette matière, c'est égal, c'est chic, à votre âge, de connaître, seul de toute la maison, le mingrélien, et aussi d'avoir écrit tant de jolies choses.
Je restai fort interdit. Sans doute, il y avait dans cette phrase le désir de la part du planton de racheter sa petite maladresse de tout à l'heure. Mais, enfin, les faits étaient là. Comment un illettré aussi achevé que Vincent Laboulbène avait-il pu avoir connaissance de mes travaux littéraires. Si j'ajoute qu'en 1914, lesdits travaux se bornaient en tout et pour tout à la publication, hors com- merce, de deux plaquettes de vers, et à une colla
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 29
boralion des plus décoosues à une jeune revue do tendances cubistes, les Hexagones irrégidiers, on admettra mon étonnement. Il me sembla qu'un grand mystère venait de pénétrer dans cette pièce. Je le sentais planer silencieusement, circuler parmi les meubles de chêne noirci, frôler les clas- seurs, les machines à écrire encore endormies dans leurs gaines de fer.
Mais déjà, quelques-uns de ces messieurs de l'information diplomatique survenaient. Vincent Laboulbène se retira discrètement.
De plusieurs jours, il ne me parla plus. Or, je le voyais l'air gêné, comme s'il avait envie de me demander quelque chose, sans l'oser.
Enfin, un jour, il n'y tint plus. Comme je m'ap- prêtais à prendre l'ascenseur, il vint à moi, et me posa avec une déférence craintive la main sur le bras.
— Monsieur Gérard, j'aurais un mot à vous dire.
— Eh bieni montez avec moi. Il n'y a encore personne au bureau.
— C'est que... le personnel militaire n'a pas le droit de se servir de l'ascenseur.
— Prenons donc l'escalier.
Il était maintenant devant moi, dans le bureau. Négligemment, je classai quelques papiers.
— Cet animal va-t-il se décider, pensai-je, impatienté.
Enfin, il parla.
— Monsieur Gérard, j'ai une inAritation à vous transmettre.
— Une invitation ?
âO LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Oui, une invitation à déjeuner.
— Eh bien ! me dis-je. Mais il n'y a pas besoin de faire tant de manières pour en arriver à une chose aussi banale.
J'en étais encore à l'époque où une invitation de cette sorte est rarement mal venue, en raison de l'économie qu'elle représente par rapport à un budget plutôt maigre.
a C'est chez lui qu'il m'invite », pensai-je.
Un déjeuner chez M. Hilaire Laboulbène, ave- nue de Friedland, n'avait rien pour me déplaire.
— Mais, bien volontiers, dis-je. Vous remer- cierez monsieur votre père...
— Ce n'est pas chez mon père, c'est chez un ami, ou tout comme, un client.
— Ah I fis-je, un peu déconcerté.
Le jeune Laboulbène brûla ses vaisseaux. Il avait cru saisir dans mon étonnement une nuance de froideur.
— Oui, un ami. Depuis qu'il sait que vous êtes ici, et que je vous connais, si ce n'est pas dix fois ce n'est pas une qu'il m'a chargé de vous inviter. Il apprécie ce que vous écrivez.
— Ah 1 il apprécie ce que j'écris.
Je comprenais, enfin, mais je n'en restai pas moins un peu perplexe.
— Après tout, me dis-je, quoi d'étonnant. Il s'est vendu sept exemplaires de ma première plaquette, dix de la seconde. En outre, vers le l** juin 1914, les Hexagones irréguliers avaient près de deux cents abonnés... Oui, quoi d'étonnant I
J'étais tout de même très étonné. J'essayai d'in- ierroger le planton. Mais il était visible que, lui,
LA CHACSSÉE DES GÊÂNÎS Si
il ne connaissait rien de mon effort esthétique.
— Je ne sais pas si je dois... dis-je, bien décidé en réalité à percer cette énigme.
— Oh 1 monsieur Gérard, fit le jeune homme, si vous n'acceptez pas, je croirai que c'est parce que vous ne voulez pas déjeuner avec un planton.
— Voyons, voyons, quelle idée. Et pour quand est-ce, ce déjeuner?
— Pour mercredi prochain. Je demanderai la permission de l'après-midi à l'officier d'adminis- tration.
• • ♦
Le mercredi arriva sans que j'eusse pu tirer de Vincent Laboulbène aucun renseignement précis sur notre amphytrion. Je savais seulement qu'il parlait de moi avec déférence, qu'il avait acheté le mois précédent aux ateliers Laboulbène une splendide 20 HP à conduite intérieure, et qu'il avait appris en très peu de temps à conduire, bien qu'il fût vieux et qu'il eût le bras gauche à peu près paralysé.
C'était Vmcent Laboulbène lui-même qui lui avait donné ses premières leçons. Ils avaient parlé de moi en prenant le thé ensemble, dans un éta- blissement du Bois qui venait de rouvrir ses portes. Le vieillard s'était extasié aussitôt sur la chance qu'il avait de connaître un être tel que moi.
— Ce monsieur est vraiment trop bon, dis-je, heureux néanmoins de constater qju'en dépit de circonstances aussi contraires que celles que noua
32 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
traversions, le véritable talent n'en finit pas moins par percer.
Il avait neigé toute la nuit. C'étaient les jours noirs d'angoisse où. venait de se déclancher l'offen- sive allemande contre Verdun. Midi sonnait à l'église de Montrouge lorsque l'automobile con- duite à toute allure par le jeune Laboulbène passa devant elle. Nous avions quitté la rue François-I"* à midi moins dix.
— Oui, véritablement trop bon, répétai- je. Il faudrait enfin que vous me disiez son nom.
Chose curieuse, en effet : chaque fois que j'avais, au cours de la semaine, posé cette question bien naturelle, mon compagnon l'avait éludée. Il com- prit qu'il ne pouvait plus se taire davantage,
— M. Térence. Il s'appelle M. Térence. ~ M. Térence ?
— Oui, dit Vincent, qui, juste à cet instant, eut la chance d'avoir à faire un virage savant pour éviter un énorme camion militaire en panne.
Il ajouta, en confidence, lorsque le camion fut dépassé :
— Il faut vous dire que je crois que c'est un étranger.
Par le boulevard Jourdan, l'auto gagna le parc Montsouris. Les rameaux noirs des arbres, balancés aigrement par la bise, laissaient pleuvoir une poussière de neige. De pauvres moineaux bouffis faisaient des taches sur le ciel blême.
A angle droit, Vincent prit la rue i^^ansouty et
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 33
arrêta sa voiture devant l'impasse du même nom.
— Nous sommes arrivés.
A une jeune fille qui, sur le seuil d'une porte, balayait la neige, il demanda :
— C'est bien ici qu'habite M. Térence? Ainsi le jeune Laboulbène n'était donc jamais
encore venu chez son grand ami. Ma surprise en fut moindre que celle qui m'avait saisi à voir un acheteur d'une 20 HP Laboulbène (55.000 francs !) habiter un aussi modeste quartier.
Sans répondre à mon compagnon, la jeune fille était rentrée dans la maison. Au bout de deux minutes, une vieille femme sortit.
— C'est vous qui demandez M. Térence?
— C'est moi, madame.
— Eh bien ! il m'a dit de bien l'excuser auprès de ces messieurs, et de leur dire, quand ils vien- draient, d'aller le retrouver au restaurant du Lion- d'Or, 66, avenue de Villiers.
L'automobile refit, en sens contraire, le chemin que nous venions de parcourir. En arrivant à l'avenue Latour-Maubourg, Vincent, qui devait croire que je le boudais, sans que son impression fût tout à fait fausse, osa parler.
— Il nous invite au restaurant. Il aura jugé qu'il était trop petitement installé pour vous recevoir.
— Cela n'a aucune importance, fls-je.
— Aucune, dit Laboulbène rassuré. Il n'y a qu'une chose que je regrette. Il m'avait dit qu'il avait un excellent marc de Bourgogne, et qu'il nous en ferait goûter. Voilà un plaisir fichu. Car je ne pense pas qu'il l'ait emmené avec lui au
3
34 LA CHAUSSÉE DJES GÉANTS
restaurant, son marc. Je connais le Lion-d'Or. C'est une boîte propre, où l'on n'apporte pas sa boisson
Quand nous pénétrâmes dans le restaurant de l'avenue de Villiers, je vis que mon compagnon était un peu nerveux.
— Il n'est pas encore arrivé, dis-je, avec un sourire ironique.
— Non, je ne comprends réellement pas... Maître d'hôtel, vous avez une table retenue au nom de M. Térence ?
— M. Térence ? Non, monsieur, pas que je sache. Il s'adressa à la caissière.
~- Vous n'avez pas de table au nom de M. Térence? Elle fit un signe négatif. Je vis Vincent prêt à pleurer.
— Eh bien ! lui dis-je. Installons-nous toujours. Et s'il ne vient pas, nous déjeunerons sans lui... Je commence à avoir faim.
— C'est inconcevable, inconcevable, répétait le pauvre garçon, en tordant entre ses doigts son képi fantaisie.
Douloureusement, prenant à témoin tout le per- sonnel de l'établissement, il répéta une fois de plus :
— Vous êtes certains, bien certains, qu'il n'y a pas de table retenue au nom de M. Térence ?
Alors on entendit une voix de tête qui disait :
— M. Térence ! qui c'est qui demande M. Té- rence ?
En même temps, une porte de l'office s'ouvrait.
LA CHAUSSEE DES GÉANTS 35
Un minuscule chasseur vert pomme parut sur le seuil. Il répéta :
— Qui c'est qui demande M. Térence ?
— Moi, moi, dit mon compagnon,
— Vous vous appelez ? fit le chasseur, méfiant.
— Vincent Laboulbène, M. Vincent Laboulbène. - Alors, elle est bien pour vous, dit l'enfant
vert pomme en extrayant une lettre d'une de ses poches. Il la remit avec dignité au jeune Laboulbène.
— Eh ! vilain drôle, disait cependant le gérant, tu ne peux pas rester ici, à la disposition des clients, au lieu d'aller t'empiffrer dans les cuisines ? Voilà cinq minutes que monsieur réclamait.
— Laissez, laissez, dit Vincent qui venait d'achever la lecture de la lettre. Tiens, voilà pour toi, dit-il au groom.
Il étai^un peu rouge, et me regardait avec une certaine gêne.
— Eh bien ? demandai-je. Il ne peut pas venir? Il nous demande de l'attendre ?
— Ce n'est pas cela, pas tout à fait cela. Il nous demande de l'excuser... de l'excuser, et de lui faire l'amitié de venir le retrouver tout de suite...
— Le retrouver, où cela ?
— 41, rue Gambetta.
Et Laboulbène ajouta précipitamment, comme pour se libérer d'un gros poids.
— Rue Gambetta, à Noisy-le-Sec.
— A Noisy-le-Sec, m'écriai-je. A Noisy-le-Sec ! Avec le temps qu'il fait . Et il va être une heure I
36 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Une heure moins vingt seulement, dit Vin- cent.
— Si ces messieurs m'en croyaient, commença le gérant, étant donnée la distance...
— Il y en a pour un quart d'heure, et pas même, avec mon auto, cria Vincent. Vous n'avez qu'à la regarder, et qu'à me dire si vous en voyez souvent une comme elle devant votre port«.
— Je consens à vous suivre, dis-je à Vincent, pour couper court, mais pas en Chine. Si nous ne trouvons pas C9 monsieur à Noisy-le-Sec, je vous préviens que je vous plante là, et que je rentre à Paris par le tramway de l'Opéra.
Noisy-le-Sec ! Qu'ils sont rares, ceux qui appar- tiennent aux générations expiatoires, les généra- tions venues à la vie entre 1870 et 1900, qli'ils sont rares, ceux qui appartiennent à ces générations et dans le cœur desquels il n'éveille pas un mortel écho, le nom de la sinistre gare régulatrice. Noisy- le-Sec I Combien de Français qui allaient mourir ont été dirigés vers leur destin immérité par cette lugubre écluse noire. Petits, sur les bancs de leurs écoles, on leur avait promis une ère de bonheur et de paix. Tout cela pour aboutir à toi, Noisy-le- Sec I Ah 1 bien plutôt que les champs de carnage où l'horreur est trop grande pour nous permettre de raisonner, où la nécessaire volonté d'établir les responsabilités sombre parmi les larmes, tu es bien, Noisy-le-Sec, le lieu de pèlerinage pratique
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 87
OÙ Ton rêve de conduire tous les illuminés, les grands et les petits, les rêveurs de la fraternité, les authentiques fauteurs de massacres : « Tenez, mes- sieurs, prenez donc la peine de me suivre sur cette passerelle qui domine la gare, de vous y accouder. Elle a vingt mètres de- long, peut-être moins. Eh bien 1 sous elle, durant quatre ans, dix millions d'hommes ont passé. Sur ces dix millions, deux millions sont mutilés, dix-huit cent mille sont morts. — A bas la guerre ! dites-vous. — Sans doute... Mais si vous me jurez qu'avec ce simple cri, à bas la guerre, vous êtes sûr d'éviter aux mil- lions de petits enfants roses en train de grandir dans la douce France l'horreur de passer dans dix ans, dans cinq peut-être, sans billet de retour, sous la hideuse passerelle de Noisy-le-Sec, si vous me jurez que vous en êtes sûrs, eh bien I ce cri, à bas la guerre, je vous jure, moi, de le pousser plus fort que vous, plus fort, vous m'entendez bien I... Mais, mes chers amis, il me semble que vous vous taisez. »
L'auto dirigée par le jeune Vincent d'une main plus nerveuse longeait la gare. Par-dessus les balustrades, on apercevait les voies noires des chapelets de w^agons. Sur les plates-formes s'éri- geaient de monstrueuses silhouettes de canons. Les bâches sombres étaient couvertes d'une neige qui fondait rapidement. Le cuir mouillé luisait. Les quais étaient bondés de troupes.-
Vincent Laboulbène ne soufflait mot. Sa pauvre âme d'auxiliaire guetté par les commissions de récupération, je la sentais mollir devant ce spec- tacle.
38 r,A CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Et cette rue Gambetta ? dis- je, pour rompre ce silence.
Nous finîmes par la trouver. C'était une de ces rues de banlieue lépreuse, composée de lourds immeubles alternant avec des terrains vagues. Au fond d'un café, un phonographe chantait :
Nous entrerons dans la carrière Quand nos aînés n'y seront plus...
— Tu parles ! dit un caporal qui sortait de ce café avec un soldat.
Ils jetèrent un mauvais regard h. mon automo- biliste.
— Enfin, murmura Laboulbène, arrêtant sa voiture devant la maison qui portait le numéro 41.
Il ajouta, essuyant son front :
— Ce n'est pas trop tôt.
— Entrez, lui dis-je, et demandez si c'est bien là. Moi, je ne bouge plus avant d'en être certain. Gela nous porterait la guigne.
Il obéit, revint bientôt, la mine radieuse.
— C'est bien ici. Il nous attend.
*
Le 41 de la rue Gambetta était un énorme gratte- ciel dominant la voie ferrée. Le gaz était déjà allumé dans l'escalier sombre.
— C'est au cinquième, me souffla Laboulbène.
— Je m'en serais douté, répondis-je avec aigreur.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 39
De la pièce où l'on nous introduisit, la vue s'étendait très loin sur le paysage de neige, blanc et noir. La gare était à nos pieds, avec son fourmil- lement d'hommes et de matériel. On voyait, énormes cloches à melon sombres, ces hangars à locomotives, que ceux qui sont passés par Noisy- le-Sec n'oublieront jamais.
— - Que c'est laid ! fit Vincent Laboulbène.
— L'avenue de Friedland est mieux, dis-je.
Et soudain, nous nous tûmes tous deux. Une porte s'était ouverte. M. Térence venait d'entrer.
— Messieurs, que d'excuses j'ai à vous offrir. Il répéta.
— Que d'excuses 1
— C'est vrai, nous avons bien cru que nous n'arriverions jamais à vous retrouver, fît Vincent.
La voix du jeune homme était redevenue gaie et heureuse. La mauvaise vision s'était effacée. Il fit les présentations.
— M. Gérard. M. Térence.
M. Térence me prit la main et Ja serra longue- ment.
La pièce en temps ordinaire devait être claire. Mais, par ce sombre jour d'hiver, on n'y voyait déjà presque' plus. En outre, M. Térence tournait le dos à la fenêtre. Je vis seulement qu'il était grand, que ses cheveux étaient blancs, et qu'il por- tait des lunettes foncées.
— Excusez-moi, encore une fois, monsieur Gérard. Mon désir de vous connaître est seul res- ponsable de l'espèce de guet-apens où vous voici entraîné.
Il s'exprimait dans un français très correct, mais
40 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
avec un accent étranger qu'il était impossible de ne pas constater.
— Vous devez mourir de faim, messieurs. Faites-moi le plaisir de passer à côté.
Il ouvrit la porte par laquelle il était entré. Le jeune Laboulbène ne put retenir un ah 1 de conten- tement, nous étions dans la salle à manger, et la table de notre hôte venait de nous révéler la pro- messe d'un festin des plus honorables.
— Je ne vous cache pas, dit Vincent en dégrafant son ceinturon, que je commençais à ne plus être tranquille. Mais voilà qui va mieux.
Le vieillard sourit.
— Asseyez-vous, monsieur Gérard ; je vous en prie.
Et il se mit à nous verser du porto.
Pendant ce temps, je jetais un regard rapide sur la salle à manger. Des meubles quelconques, neufs d'ailleurs. Une table couverte d'une vaisselle très ordinaire. Le tout contrastait violemment avec l'aspect du maître de céans. Je cherchai un lien quelconque entre ce logis et son propriétaire. Je ne le trouvai pas. A part, au mur, une estampe dont je ne pouvais, de ma place, discerner le détail, tout était marqué ici au sceau de la plus désolante banalité.
— Un peu plus de porto ? dit le vieillard.
— Ce n'est pas de refus, s'exclama Vincent. On gelait, sur cette route, monsieur Térence. Nous sommes venus en voiture découverte, vous savez. A propos, votre conduite intérieure^ vous en êtes toujours content ?
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 41
— Ravi, enchanté, dit le vieillard. Visiblement, il ne prêtait que peu d'attention à
mon introducteur. Ses yeux suivaient les miens.
— Curieuse gravure, n'est-ce pas, monsieur Gérard ?
Il se leva, décrocha le cadre, le posa devant moi sur la table.
— Vous reconnaissez, je pense ? me demanda- t-il en souriant.
C'était une vieille, très vieille estampe, repré- sentant le sac de la ville de Drogheda par les merce- naires de Cromwell. Au premier plan on voyait le lord protecteur avec sa lourde cuirasse, son pourpoint de buffle. Une de ses bottes s'appuyait sur le sein nu d'une femme égorgée. Au bas, il y avait, en manière de légende, une phrase de la lettre adressée en cette circonstance par Cromwell au Parlement anglais pour l'aviser de sa victoire sur les ennemis de la Religion.
Nous avions à cœur d'accomplir une grande œuvre, non par force et violence, mais par Vesprit de Dieu.
Toujours souriant, M. Térence alla raccrocher le cadre.
— Et maintenant, à table, dit-il.
Vers trois heures, nous étions sur le point d'achever de déjeuner. On avait parlé, à bâtons rompus, de beaucoup de choses. Mais, à aucun instant, à mon grand étonnement, il n'avait été question des motifs qui avaient poussé M. Térence à m'inviter chez lui. Il n'avait pas plus été fait
42 LA CHAUSSÉE MIS GÉANTS
allusion à mes poèmes que s'ils ne fussent jamais sortis des limbes où végètent les chefs-d'œuvre irréalisés.
Comme on servait le café, Vincent, qui avait bu un peu plus que de raison, se leva, et, avec emphase :
— Et maintenant, monsieur Gérard, vous allez voir ce que vous allez voir.
— Que va-t-il donc voir ? dit M. Térence.
— Voir n'est pas juste. C'est goûter, qu'il faut dire. M. Gérard va goûter à votre fameux marc
Rien ne peut donner une idée de la confusion qui, à ces paroles, se peignit sur les traits de M. Térence.
— Mon Dieu I s'exclama-t-il.
— Eh bien ? demanda Laboulbène.
— Je l'ai oublié.
— Vous avez oublié le marc I
— Oui, ce maudit déménagement — ce démé- nagement précipité. Enfin, les bouteilles sont restées rue Nansouty.
— Rue Nansouty, h côté du parc Montsouris. En voilà une affaire !
Les bras du jeune Laboulbène se dressaient, désespérés.
— Gela n'a aucune importance, voyons, dis-je.
— Je suis navré, navré, répétait M. Térence. Vincent Laboulbène s'était levé.
— Donnez-moi mon ceinturon, dit-il. M. Térence le lui donna.
— Vincent, q;u'allez-vous faire ? Il ne répondit pas.
— Si j'y vais, à cette rue Nansouty, et que je
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS '»î^
la demande de votre part à la dame que j'ai vue ce matin, est-ce qu'elle m'en remettra une bouteille, de votre marc ?
— Sans nul doute, dit M. Térence, mais vous imposer...
— C'est de la folie, ajoutai-je. Il y a vingt kilo- mètres, et avec ce temps...
Le jeune Laboulbène, superbe et un peu ivre, me coupa la parole.
— Il n'y a pas de temps qui tienne, non, ni temps ni distance pour une 20 HP Laboulbène. Faites- vous servir le café et, d'ici trois quarts d'heure, je serai ici, avec le marc 1
Nous l'entendîmes dégringoler l'escalier. Deux minutes plus tard, c'était le bruit de l'automobile qui démarrait.
Alors, M. Térence se leva. Il marcha vers le buffet, l'ouvrit, y prit une bouteille, deux verres qu'il emplit.
C'était un marc de Bourgogne comme je n'en avais jamais goûté.
— Il me semble impossible, dis-je, que celui que va nous rapporter Vincent soit aussi bon que celui-ci.
— C'est le même, dit M. Térence.
Et, comme je le regardais, il ajouta ces paroles, qui ne firent qu'accroître ma stupéfaction :
— J'avais à vous parler, monsieur le professeur, et vraiment, il n'y avait guère d'autre moyen de nous délivrer, pour une heure, de la présence de ce jeune imbécile.
CHAPITRE II
MONSIEUR TERENCE
« Monsieur le professeur I » A qui donc, en m'appelant ainsi, se figurait parler M. Térence? Tout de suite, l'idée de quelque obscur quiproquo me vint à l'esprit. Je songeai à la sottise — peut-être unique au monde — du jeune Laboulbène, et cela pourtant sans chercher à questionner 'mon inter- locuteur. Cette lugubre soirée d'hiver avait fait naître en moi une apathie morne, dans laquelle je sentais sombrer peu à peu ma primitive curiosité.
Il était à peine trois heures, et la nuit tombait déjà. Les meubles, un à un, disparaissaient dans la pièce. Je vis M. Térence se lever. Je crus que c'était pour allumer une lampe. Mais non : il était allé à la fenêtre, l'avait ouverte.
L'air froid pénétra dans la salle à manger. Je suivis à la fenêtre M. Térence. Je m'accoudai à côté de lui.
Ah 1 sinistre tableau que ce soir d'hiver. La neige avait recommencé à tomber. Ses flocons drus pas- saient, noirs, devant nous, ou soudain jaunes, lorsque le vent les chassait dans le champ des becs de gaz qui s'allumaient. Les maisons, sur le ciel de cendre, n'étaient plus que de lourds cubes bruns.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 45
De la gare montait jusqu'à nôuS uiï bruit pesant et vague.
Je m'aperçus que c'était les quais, grouillants de soldats fantômes, que regardait M. Térence. Ma propre attention se laissa alors fixer par ce spec- tacle au point de me faire presque oublier mon compagnon.
Le départ d'un train de troupes se préparait. Des volutes rouges et jaunissantes permettaient de voir la locomotive, déjà accrochée en tête. Par derrière, c'était le chapelet des wagons, fourgons à bestiaux, prolonges et plates-forrnes où s'empilait le matériel du régiment, compartiments de voyageurs enfin, avec leurs portières ouvertes.
Les appareils d'éclairage de la gare étaient allumés. Mais, badigeonnés de couleur sombre dans leur partie supérieure, ou recouverts de réflec- teurs de tôle noire, ils laissaient flotter entre eux et notre fenêtre une large bande ténébreuse, au delà de laquelle nous apercevions le sol, les trottoirs de la gare, éclairés d'une lumière blême, comme aplatie.
Cette concentration lumineuse, analogue à celle d'une rampe de théâtre, nous permettait d'ailleurs de ne perdre aucun détail de la scène qui se dérou- lait à nos pic;] a.
Les soldats, grappes gris-bleu, se tenaient devant les portes ouvertes. A un bref appel de clairon, nous les vîmes se passer de mains en mains leurs sacs, leurs fusils, puis disparaître les uns après les autres dans les wagons... Ah 1 ces exercices d'em- barquement, qu'à la caserne, les jours de pluie, on nous faisait exécuter dans les chambres, avec
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des bancs de bois simulant les compartiments de chemin de fer, ces exercices à la bonne franquette, toujours accompagnés d'accidents grotesques, générateurs eux-mêmes de gros rires enfantins... Quelle stupeur d'avoir ces formalités, jadis tant moquées, à les accomplir maintenant pour de bon...
Bientôt, il n'y eut plus sur le quai que les offl ciers, debout devant les portes de leurs comparti- ments respectifs, que quelques fourriers se hâtant dans les intervalles, et que le commandant de la gare régulatrice, que j'apercevais sous un réver- bère, avec son dolman noir et son képi à bande blanche.
Alors, le sourd murmure qui avait régné jusque-là dans la gare cessa de monter jusqu'à nous, et nous n'entendîmes plus que les halète- ments de plus en plus précipités de la locomotive.
Un regard que je risquai furtivement vers mon hôte me le fit voir l'œil immuable, les traits tendus. Il paraissait observer avec une attention forcenée ce tableau à la fois si médiocre et si grandiose.
Un autre appel de clairon, suivi de deux coups de sifflet, celui du commandant de la gare, et celui de la locomotive. Lentement, avec un bruit déchi- rant de chaînes, le train venait de s'ébranler. Nous l'entendîmes plutôt que nous ne le vîmes défiler devant nous... Ah ! les trains d'août 1914, pleins de chants et de fleurs.
Quand le dernier wagon eut passé sous notre fenêtre, je regardai de nouveau M. Térence. Je vis qu'il faisait le signe de la croix.
Mon compagnon tendit sa main vers l'ombre,
J.A CHAUSSÉE DES GÉANTS Al
dans la direction où le convoi n'était plus qu'un roulement confus, qui s'éteignait.
— Ils vont mourir, dit-il, comme se parlant à lui-même.
Ses yeux se reportèrent sur la gare, sur l'horrible réservoir où un flot de petits hommes gris-bleu affluait déjà, en vue d'un nouveau convoi.
— Ceux-là aussi, dit M. Térence, ceux-là aussi vont mourir... Tous mourront.
Il répéta, après une minute de silence :
— Tous, tous mourront... Et pour quoi? Pour quoi ?
J'entendis à peine sa bizarre question. Je flottais en cet instant dans un monde de sentiments con- tradictoires. L'un d'entre eux se dégagea, prit une forme. « On se perd, me dis-je, à Paris, partout, dans une foule de mesures ridicules pour éviter les indiscrétions au sujet des mouvements de troupes. Or, de sa fenêtre, un étranger, un ennemi peut- être, a le loisir de dénombrer nuit et jour les régi- ments qu'on dirige vers Verdun... Je serais fort étonné si, à la gare de Mayence, par exemple... »
Les premières paroles de M. Térence commen- cèrent par donner raison à ma réflexion.
— Depuis plusieurs jours, dit-il, je n'ai guère quitté cette fenêtre, non, pas même la nuit. J'ai vu passer dans cette gare tous ceux qui sont dirigés vers là-bas, vers le gouffre... Eh bien ! monsieur le professeur, vous étonnerai- je vraiment en vous disant que, dans cette multitude de capotes bleues, je n'ai pas eu à constater la présence d'une seule vareuse kaki
48 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Il répéta :
— Pas une seule vareuse kakî.
Mes tempes battaient de façon inquiétante. A quoi rimait une telle constatation ? Et toujours cette appellation étrange : Monsieur le professeur.
— Que voulez-vous dire ? murmurai-je. Il me regarda curieusement.
— Ce que je veux dire ? Rien, monsieur le pro- fesseur, rien que vous ne sachiez déjà. Il fait tout à fait nuit. Les pauvres gens auront bien à souffrir, ce soir, dans la boue du Mori-Homme et de la cote 304.
• « «
En silence, nous revînmes nous asseoir à la table. M. Térence tourna un commutateur. La lumière jaillit.
Mon hôte tira les lourds rideaux de la fenêtre, tout en la laissant ouverte. Il était visible qu'il né tenait pas à avoir de démêlés avec la police.
— Vincent Laboulbène n'est pas encore de retour, fîs-je, pour dire quelque chose.
M. Térence eut un sourire ironique.
— Il aura eu des difficultés pour obtenir son marc, avec la brave concierge de la rue Nansouty. Oui, c'est certainement cela. Car on ne saurait imputer ce retard à la 20 HP Laboulbène, qui est véritablement une des meilleures voitures actuelles.
Il était allé dans un coin obscur de la pièce. Il fouillait dans un amas de paperasses. Il revint porteur d'un numéro de lia Revue dej
Là chaussée bES GÉANÎS i^
Deux-Mondes qu'il posa sur la table, sous mes yeux, en m'en désignant du doigt le sommaire.
En même temps, j'entendais sa voix, une voix changée, émue et grave, qui laissait tomber ce simple mot :
— Merci.
Aussitôt, tout ce que la situation comportait d'inquiétant et de baroque se multiplia. Et pour- tant, je venais de comprendre. Cette appellation de Monsieur le professeur... Au sommaire de la revue que me tendait M. Térence, je lisais :
F. GÉRARD, professeur au Collège de France : La Geste héroïque des régiments irlandais en France, aux Dardanelles et en Serbie.
— Merci, répéta M. Térence.
Le vieillard était devant moi. Il m'avait pris la main, et la serrait.
— Merci, monsieur le professeur.
Cette main, je ne la retirai pas. Comment, pourquoi, alors qu'il en était encore temps, n'ai-je pas, d'un mot, dissipé une aussi ridicule méprise ? Jamais je ne l'ai compris au juste. Même aujour- d'hui je me demande si, en présence de la sim- plicité émouvante de mon interlocuteur, un autre que moi eût eu le courage de le détromper.
Le courage, la force... Ce qu'il m'en restait, je l'employais à maudire in petto l'inconcevable sot- tise du jeune Laboulbène.
Le silence qui régna alors dans cette pièce, ce fut moi pourtant qui le rompit, mais pour demander, d'une voix mal assurée :
c— Vous êtes Irlandais, monsieur ?
50 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Le sourire de M. Térence ne fut pas sans ironie.
— Je pensais que vous l'auriez deviné tout de suite, dit-il, en désignant, sur le mur, l'estampe représentant le sac de Drogheda.
Il avait pris la revue, la feuilletait.
— C'est la première fois, monsieur le professeur, qu'une publication étrangère rend justice à l'effort de l'Irlande dans cette guerre. Il était bon que ces choses fussent dites, en raison de celles qui vont suivre maintenant, et pour lesquelles on ne va pas manquer de nous accuser de félonie. Grâces vous soient rendues, monsieur le professeur.
Je demandai :
— Pourriez-vous me donner à boire 7
M, Térence se leva et me versa un verre d'eau. Puis, implacablement, il continua son hymne de gratitude.
— Je ne sais que depuis peu de temps ce que le professeur Gérard a fait, en France, en Europe, pour la cause de l'Irlande libre, dans un domaine où je n'ai guère de lumières. Je ne sais que depuis peu de temps que, dès l'origine de la Ligue gaélique, vous avez aidé de votre haute autorité les efforts de Douglas Hyde, de David Comyn, du grand Eoin Mac Neill. Grâce à vous, le monde a pu savoir que l'Irlande, terre libre, a une langue qui lui est propre, et qu'ainsi, lorsqu'elle demande une armée à elle, une diplomatie à elle, elle ne réclame que son droit. Je ne suis pas un savant, je le répète, et d'autres que moi sont plus qualifiés pour vous apporter le témoignage de la gratitude de notre patrie sur ce point. Mais votre activité ne s'est na= arrêtée là. Vous vanez de consacrer cet
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 51
article à ia mémoire des soldats irlandais tombés depuis août 1914. C'est de cet article qu'un obscur lieutenant des Irish Fusiliers prétend vous remer- cier.
— Vous étiez lieutenant aux Irish Fusiliers ! dis- je, avec un étonnement que justifiait le grand âge de mon hôte.
— Je me suis engagé le jour de la déclaration de guerre, dit négligemment M. Térence, alors que je croyais que l'Angleterre tiendrait sa parole, et que chacun des coups de fusil que nous tirerions contre l'Allemagne serait tiré en faveur de la liberté de notre pays.
— Et... vous ne le croyez plus ?
— Pour qui nous prenez- vous ? dit en souriant M. Térence.
Il continuait à parcourir les pages de mon article.
— C'est égal, murmura-t-il de nouveau, il était bon que de telles choses fussent rapportées.
Ses yeux brillaient. Je voyais un pli naître et gî'andir sur son front blême.
— Sebd-ul-Bahr 1 25 avril 1915. J'ai vu, depuis que je vis, bien des choses terribles. Mais plus que les Dardanelles, jamais 1 Ce fut le jour du débar- quement, et les Irlandais étaient en tête, naturel- lement. Au fur et à mesure qu'ils surgissaient sur les passerelles, le feu des Turcs les abattait. Des deux cents premiers, — tous des volontaires, vous l'avez bien dit 1 — cent quarante-neuf furent tués, trente blessés. Ceux qui suivaient sautèrent, pour aborder à la nage ; mais dans l'eau, invisibles, il y avait des fils de fer barbelés. Je vois encore l'agonie de ces nageurs kaki, aux pieds pris par les chausse-
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trapes sous-marines. Ils levaient leurs bras... Ils levaient leurs bras... Ils sont morts, morts... Et pour quoi 1 Pour quoi 1 Le vieillard but lui aussi un verre d'eau.
— Ce que vous ignorez, monsieur le professeur, ou ce que, le sachant, vous n'avez pu dire, à cause de votre censure, c'est qu'un si grand courage est resté anonyme. Il n'a jamais été permis, en Angle- terre, de prononcer le nom des héros irlandais. Le soir du débarquement, les dépêches de l'amiral de Robek ont tu les noms de nos régiments... Un an et demi, monsieur, nous avons combattu un an et demi, de la façon que vous savez, pour le roi d'Angleterre, notre roi de Prusse. Maintenant, c'est fini, c'est bien fini. Libre aux petits soldats bleus qui se hâtent en bas, dans cette gare, de continuer l'infernale sarabande I Pour nous, c'est fini. Notre devoir est ailleurs.
— Où est-il ? demandai-je.
— Dans les tranchées d'Irlande, monsieur le pro- fesseur. Non dans celles de France.
Le vent glacé gonfla les rideaux de la fenêtre, nous apportant un nouvel appel lugubre de clairon.
— Un autre régiment qui part, dit le vieillard. Quelle misère 1 Les pauvres gens ! Ah 1 même vain- queurs, que pèsera le souvenir de leur sacrifice autour du tapis vert de la Conférence de la paix ?
Il dit encore :
— Quelle misère 1 Quelle misère 1
— Que voulez-vous donc que nous fassions? dis-je, dans un emportement plein d'angoisse.
Il haussa les épaules avec accablement.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 53
«
Le murmure de la gare, au-dessous de nous, s'était dissipé, et, avec lui, un peu de l'émotion de M. Térence, Ce fut d'une voix à peu près calme qu'il se remit à me parler.
— Il faut dire la vérité. La vérité irlandaise actuelle n'est pas conforme à la conclusion de votre article. « Cet héroïsme, dites-vous, prouve que l'Irlande a compris définitivement qu'il est une autre méthode que celle de la rébellion pour obtenir la reconnaissance de ses droits. En ce sens, c'est un désaveu formel que les soldats des Dardanelles et de Serbie ont donné aux assassins de 1882... » Ceci, monsieur le professeur, est faux. Et je vais vous en donner tout de suite la preuve... Les gens des Dardanelles et les assassins de Phœnix-Park ne s'opposent pas. Ce sont les mêmes, animés du même esprit, les mêmes...
Il se leva.
— C'est moi, monsieur le professeur, qui, le 6 mai 1882, à dix heures du matin, ai poignardé dans Phœnix-Park lord Frederik C>avendish, sous- secrétaire d'Etat pour l'Irlande, tandis que mes compagnons se chargeaient du secrétaire d'Etat Burke. Tout cela sous les yeux du vice-roi, lord Spencer, qui, d'une fenêtre du château, assistait à cette petite rencontre sans y rien comprendre. Cette affaire n'est pas encore oubliée. Vous savez de quel opprobre le monde entier a chargé les justi- ciers. Or, voici que, trente ans plus tard, je me
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trouve loué pour avoir contribué aux Dardanelles â faire passer quelques Turcs de vie à trépas... Qu'est-ce à dire, sinon que du point de vue irlan- dais, le seul qui m'importe, c'est l'assassin qui a eu raison contre le soldat. Ce n'est pas ma faute si l'Anglais est ainsi fait, mais vous devriez le savoir, monsieur le professeur, en poignardant un de ses ministres, on a plus de chance d'arriver à une conversation fructueuse avec lui qu'en servant bêtement dans son armée, comme un mercenaire sikh ou gourka.
De son poing gauche, il frappa la table. Elle rendit un bruit métallique. Alors, je me souvins que, durant le repas, il avait gardé cette main gantée.
— Vous, du moins, vous avez acquis le droit de parler de la sorte, dis-je.
Il eut un ricanement.
— Non, non, pas où vous croyez !... Je n'ai pas 'droit au titre de blessé de guerre. Les balles m'ont épargné dans les tranchées, me laissant le loisir d'y faire mon examen de conscience. J'ai songé à nos leaders au Parlement anglais passés à la cou- verture, engageant notre sang, le donnant contre des promesses dont aucune n'a été tenue. Alors qu'on refuse à nos soldats d'avoir sur leurs bonnets notre insigne national, j'ai vu tous nos ennemis mis au pinacle, l'ulstérien Carson, le pire de tous, appelé à siéger dans le cabinet de guerre. Savez- vous qui est ce Carson, monsieur Gérard, l'homme qui au printemps de 1914 demandait au kaiser de lui envoyer des fusils pour nous massacrer, et, en retour, l'assurait de toutes ses bonnes amitiés?...
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Qii*auriez-vous fait, à ma place? Ce que j'ai fait, probablement. Je me suis fait mettre en congé, comme agriculteur. Je suis rentré en Irlande. J'y ai recommencé la lutte, la vraie, la seule, celle que nous n'aurions jamais dû abandonner. C'est dans une échauffourée avec les soldats de la Couronne que j'ai eu ce bras cassé. On m'a condamné à mort, une fois de plus. Je suis sous le coup d'une demande d'extradition. Dans huit jours, le vieux fenian peut fort bien se balancer au bout d'une corde, dans la prison de Pentonville. La police, anglaise et fran- çaise, ne me laisse guère de répit. Vous avez bien pu penser que ce n'était pas de gaieté de cœur que j'avais fait, toute une matinée, virevolter dans Paris et la banlieue un professeur au Collège de France, pour lequel j'ai, par ailleurs, le respect le plus profond. Je ne coucherai pas ici ce soir, mon- sieur Gérard. Dès que je vous aurai dit ce que j'ai à vous dire, je repartirai...
Un autre appel de clairon monta. Un nouveau train s'ébranlait.
— Ah I qu'avez-vous à me dire de plus, m'écriai-je, sinon que vous nous trahissez.
M. Térence ne broncha pas.
— Monsieur le professeur, dit-il avec un grand calme, quand la France luttait contre l'Angleterre, nous avons toujours été à ses côtés. Nous avons secondé les efforts de Château-Renault et de Lauzun, de Hoche et d'Humbert. C'est à la Légion irlandaise qu'a été due la victoire de Fontenoy. Jamais, durant six siècles, un Français n'a eu, je pense, l'occasion de nous appliquer le mot traître. Je vois qu'aujourd'hui les choses sont en passe de
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changer. Mais est-ce vraiment notre faute ? Notre ennemi commun est devenu votre allié. Soit, vous me direz que vous étiez contraint à cette alliance. Je ne vous la chicanerai pas, monsieur le profes- seur ; nous sommes de ceux qui croient qu'il n'y a pas de mauvaise alliance pour un peuple, lorsqu'il s'agit de réaliser ou de sauvegarder son indépen- dance nationale. Demain, nous serions les alliés de l'Allemagne...
— De l'Allemagne ! dis-je.
— Qu'il n'y aurait pas à nous en blâmer plus qu'il n'y a eu à blâmer la France de s'allier à l'An- gleterre. Et ce mot de blâme lui-même n'a pas de sens. Je pense que vous admettez, monsieur le pro- fesseur, qu'en une matière comme la politique où seuls les faits commandent, la terminologie morale ne saurait pas plus être appliquée qu'en physique ou qu'en géométrie. L'immoralité d'une alliance, ce serait une stupidité aussi parfaite que l'immo- ralité de la loi de la chute des corps.
Seul, un mot m'avait frappé :
— De l'Allemagne 1 répétai-je encore.
— Il n'y a là qu'une hypothèse, dit M. Térence d'un air dégagé. Elle n'a d'autre but que de m'aider à vous dire : nous ne vous en voulons pas, les faits commandant, d'avoir été les alliés de l'Angleterre. Nous croyons toutefois que vous n'avez pas su tirer de cette alliance, par rapport à l'Irlande, tout ce qu'il vous était possible d'en tirer, peut-être.
— Que voulez-vous dire ?
— Ceci, monsieur le professeur : on s'obstine, dans ce pays, à considérer la question irlandaise comme rentrant dans la politique intérieure de
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l'Angleterre, et on juge qu'il est en conséquence impossible d'intervenir. Or, rien n'est plus faux, sans doute. Mais rien non plus n'aura été plus nuisible à la France. Je vous le demande : les hommes qui ont la charge de votre politique exté^ rieure n'auraient-ils pu s'entremettre pour que les promesses souscrites par le gouvernement anglais à notre égard fussent tenues ? Vos diplomates ne sont-ils pas intervenus auprès du czar dans la question de l'indépendance polonaise ? Croyez bien que nous vous en aurions eu une certaine recon- naissance. Mais non, vous avez continué à ignorer l'Irlande. Aujourd'hui qu'elle est sur le point de sortir d'une lutte où elle n'a rien à gagner, vous ne vous souvenez d'elle que pour prononcer le mot de trahison. Et pourtant, il vous eût été si facile de vous faire entendre. Nous avons l'habitude des conversations avec l'Angleterre. Nous savons que les observations qui lui sont faites sur un certain ton sont toujours écoutées. Vous aviez tout ce qu'il fallait pour faire écouter les vôtres. Ah ! si vous l'aviez fait, vos régiments peut-être ne seraient pas seuls à s'embarquer dans l'horrible gare que voici. Deux cent mille Irlandais seraient prêts à vous apporter leur aide, au lieu d'être chez eux, en train de s'apprêter à y immobiliser un nombre égal de soldats anglais. Vous, pendant ce temps, vous célé- brez French comme un génie et Kitchener comme un sauveur. Vous ignorez que tout ce qui a été au pouvoir de ce dernier pour décourager l'enrôle- ment irlandais, il l'a mis en œuvre. Ecoutez : quand est venue la guerre, John Redmond a offert pans conditions au parlement anglais les services
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de deux cent mille volontaires irlandais. Kitchener refusa même de discuter l'incorporation de ces deux cent mille hommes. Pendant ce temps, les vôtres attendaient, dans les tranchées, l'arrivée de cette armée anglaise qui devait faire la guerre courte. Ils étaient bien un peu surpris d'entendre dire qu'à Boulogne, au Havre, à Calais, des officiers britanniques s'installaient avec leurs familles et louaient des villas pour trois et six ans. « Ce refus de lord Kitchener de Kartoum, pourquoi ?» me demanderez- vous. Je vais vous le dire : il y a pour l'Angleterre quelque chose de plus redoutable qu'un succès allemand sur le continent, c'est la perspective de cent mille Irlandais revenant dans leur patrie instruits des choses de la guerre et ayant pris conscience de leur force... Et puis, à ne pas venir en aide aux Français de façon ridiculement prématurée, on laissait Français et Allemands s'user entre eux pour le plus grand profit de l'im- perium britannique... Voilà pourquoi, monsieur le professeur, il n'y a pas ce soir une seule vareuse kaki au nombre des capotes bleues que l'on enfourne dans cette gare pour Verdun. Ah I la guerre du droit aura eu de bien singuliers dessous. Que les soldats de France continuent, si t^l est le bon plaisir de ceux qui vous gouvernent, à jouer le rôle de soldats de la civilisation I Les nôtres, monsieur le professeur, j'ai le regret de vous le répéter, ne marchent plus. Ils ont désormais un autre but : être les soldats de l'Irlande.
r.A CHATTS3ÉF. DES GÉANTS 59
• «
— Puis-je vous demander, dis-je, désireux de laisser là une conversation où je me sentais déplo- rablement malhabile, puis-je vous demander com- ment vous avez pu avoir l'idée de vous adresser au jeune Laboulbène pour...
— Pour vous amener ici ? dit en souriant M. Térence. De la façon la plus simple. J'avais ordre d'entrer en relations avec vous. A plusieurs reprises, j'ai essayé de vous rencontrer au Collège de France, mais vos cours du semestre d'hiver étaient terminés. Préférant ne pas me rendre à votre domicile, et encore moins vous écrire, j'al- lais pourtant être obligé de recourir à l'une de ces deux solutions. Mais juste en même temps l'acquisition d'une automobile me faisait faire la connaissance de Vincent Laboulbène. Il n'est ni très discret, ni très défiant, c'est une justice à lui rendre. Il me parla de vous comme d'un de ses excellents amis. J'avoue que je ne crus pas d'abord que le hasard eût pu si bien me servir. Je doutai qu'il s'agît bien de vous. Mais, en même temps, j'apprenais que vous étiez chargé à la Maison de la Presse de la traduction des documents en langue mingrélienne. Il m'était désormais impos- sible de lutter contre l'évidence. Il n'y a pas deux personnes en France, n'est-ce pas, qui portent le nom de Gérard, et qui connaissent le mingrélien.
Je baissai la tête, vaincu par un argument aussi irréfutable.
60 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Vous m'avez dit que votre mission était...
— D'entrer en rapports avec vous, et pas seu- lement, vous le pensez bien, dans l'intention de vous faire goûter à mon fameux marc. Ce serait une façon bizarre de vous prouver de quelle manière nous comptons débuter dans le domaine des réalisations.
Il tira sa montre.
— Diable 1 Notre jeune ami ne va plus tarder à nous revenir. Il me reste juste le temps de vous faire connaître l'objet de ma mission.
D'une voix aussi calme que celle dont il se fût servi pour louer les mérites de la 20 HP Laboul- bène, M. Térence dit :
— Nous sommes aujourd'hui le 8 mars, mon- sieur le professeur, j'ai l'honneur de vous apprendre que dans un mois, vers le 20 avril, l'Irlande se soulèvera contre l'Angleterre ; pour parler plus exactement, lui déclarera la guerre.
— Une telle confidence me surprend moins après la conversation que nous venons d'avoir, dis-je, faisant de mon côté tous mes efforts pour paraître calme.
— Evidemment, dit M. Térence. Mais il restait à préciser la date. C'est ce que je viens de faire.
— Que diriez-vous, fîs-je, si, en vous quittant, je me rendais au ministère de la Guerre, ou des Affaires étrangères, pour y présenter un résumé aussi complet que possible de notre entretien ?
M. Térence ne sourcilla pas.
— Ce serait sans doute une façon de comprendre votre devoir, dit-il. Je m'explique vos scrupules.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTÔ 61
Puis-je cependant contribuer à les calmer en voua faisant à mon tour un exposé de ce qui ne man- querait pas de se passer ?
— Vous seriez immédiatement arrêté.
— Ce ne serait pas la première fois, et j'ajoute que la chose n'aurait aucune importance. La seule chose qui importe, c'est le succès de nos projets. Or, à ce point de vue, votre démarche n'y chan- gerait pas un iota.
— Gomment cela ?
— C'est fort simple. Votre déposition sera immé- diatement portée à la connaissance du gouverne- ment anglais. Celui-ci demandera des explica- tions au vice-roi d'Irlande, lord Wimborne. Lord Wimborne en causera avec le secrétaire d'Etat Birrell et le sous-secrétaire Nathan. Ils s'enten- dront pour traiter la chose de racontar et de niai- serie. Je ne parle pas à la légère. Ce sont les termes mêmes qu'emploient ces trois gentlemen chaque fois qu'un rapport de police leur annonce la rébel- lion pour l'été. Telle est la compréhension qu'a le château de Dublin. Slultos fecit... Vous n'y pouvez rien, monsieur le professeur, ni moi non plus. C'est dans votre intérêt que je vous demande de ne pas chercher à vous acquérir, auprès de vos chefs hiérarchiques, la réputation d'un dangereux colporteur de ragots.
— Alors?
— Alors, je reviens à ce par quoi j'ai commencé. Je vous redis : l'Irlande va entrer en guerre contre l'Angleterre dans un mois. La guerre se fait avec deux sortes d'armes, matérielles et morales. Des premières, nous n'avons pas à nous occuper ici.
62 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Notre époque a vu le plus horrible déchaînement de force physique qu'on ait jamais connu. Mais par une hypocrisie qui restera sa caract-éristique, elle exige que ses hideura soient entourées d'ai- mables voiles juridique-s et sentimentaux : droit, respect des traités, liberté des peuples, etc. Se croyant sûre d'elle-même, l'Allemagne a méconnu initialement ce second aspect de la lutte. Ce pauvre sot de Bethmann-Hollweg aura coalisé le monde contre son pays en manifestant avec une brutale naïveté son étonnement de voir l'Angleterre entrer dans la guerre pour sauvegarder un principe de moralité internationale, au moment où elle s'ap- prêtait à ne pas tenir une promesse qu'elle nous avait faite, à nous... Mais je m'égare, le jeune Laboulbène va revenir. Soyons brefs. Dans la lutte que nous allons engager, il faut que nous ayons, comme témoins de cette lutte, quelques-uns des hommes dont la parole ne puisse être suspectée, de ces hommes en qui, selon le mot de votre Victor Hugo, la conscience humaine semble s'être réfu- giée. Aspirant à faire reconnaître notre indépen- dance, il est indispensable que nous puissions faire constater que c'est en soldats, non en rebelles que nous aurons combattu, sous le drapeau vert d'Erin, non sous le drapeau noir ou rouge des anarchistes ou des révolutionnaires.
— Ah I dis- je, et vous avez pensé...
— Nous avons pensé que, dans cette sorte de commission de contrôle préventif, où les princi- pales nations alliées et neutres auront un repré- sentant choisi par nous parmi leurs penseurs les plus respectés, nous avons pensé que nul mieux
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 63
que le professeur Gérard n'était qualifié pour représenter la France, dans l'intérêt commun de nos deux pays.
J'étais abasourdi par cette proposition au point que j'en oubliais presque qu'elle ne m'intéres- sait pas directement. Une question précise de M. Térence me rappela à la réalité.
— Acceptez-vous, monsieur le professeur?
— Je..., dis-je.
— Acceptez-vous?
— Un délai de trois jours m'est nécessaire pour...
— Ce n'est que trop juste, dit M. Térence. Parlant ainsi, sollicitant ce délai, voici à quel
parti je venais de m'arrêter, pour échapper aux conséquences d'une équipée qui commençait à prendre des proportions par trop inquiétantes : me mettre le soir même à la recherche de mon illustre et encombrant homonyme, lui conter mon histoire, le supplier de m'excuser, et le laisser en tin de compte se dépêtrer avec sa conscience.
— Trois jours de délai, ce n'est que trop juste, répéta M. Térence.
Il reprit :
— Dans trois jours, j'attends votre réponse. Soyez assez aimable pour me la porter vous-même. Pas ici, naturellement. A Paris, c'est plus com- mode ; à l'adresse suivante : M. Lucien Bertrand, 78, boulevard Malesherbes. Vous n'aurez qu'à demander M. Plante.
— M. Plante ?
— Ah I autre chose encore. Pour le cas où vous accepteriez, monsieur le professeur, il est entendu
64 LA CHAUSSÉE DES GÉANtS
que vos frais de déplacement seraient tout entiers à la charge de la République irlandaise. Quant à votre séjour en Irlande, le nom seul de votre hôte...
Au même instant, des appels perçants de trompe, montant de la rue, vinrent couper la parole à M. Térence.
— Ah ! ah ! dit le vieillard, je crois que voilà enfin notre sauvage.
C'était en effet Vincent Laboulbène, ainsi que l'attestait maintenant dans l'escalier un bruit de marches gravies quatre à quatre, accompagné de jurons de plus en plus distincts.
— Il est déchaîné, dit M. Térence en souriant. C'est à croire qu'il a bu son marc en route. Quant à votre séjour en Irlande, disais-je donc, le nom seul de votre hôte... Hé la I hé la 1 mais oe jeune énergumène va détraquer la sonnette.
M. Térence s'était levé pour aller ouvrir à Vincent.
— Le nom seul de mon hôte ? répétai-je machi- nalement.
— Oui, ce nom vous est, à lui seul, un sûr garant de la parfaite correction de l'accueil qui vous attend là-bas, monsieur le professeur.
Et M. Térence ajouta :
— Vous recevrez l'hospitalité du comte d'Antrim.
CHAPITRE III
SUR LES ROUTES DU KERRY
Erin, Erin, terre sacrée des géants et des saints. Erin, île à la harpe d'or, aux rochers gris sur le sable pâle, au ciel bleu velouté, aux prairies vertes, aux torrents bruns, aux marais noirs. Ah I de tes côtes, Erin, Irlande bien-aimée, sont partis les grands imrams aventureux, en quête de terres nouvelles. Vers elles sont venus les moines dans leurs auges de pierre, barques plus lourdes et plus légères que celle de Jésus sur le lac de Tibériade. Patrick et Colomban t'ont imprimé le sceau catho- lique. Tu lui es restée fidèle, Erin, qui pourra jamais dire au prix de quel sang versé ! Et pour- tant jamais, terre glorieuse, tu n'as cessé d'unir aux splendeurs strictes des hymnes latins la sombre beauté des mythes du Nord. Myriam de Magdala, la rousse juive romanisée, donne ici la main à Eva, princesse de Leinster, et à la reine Mab, la fée des forêts et des eaux. Elles dansent, toutes trois, le soir, Erin, dans tes clairières. Un de tes bras, ô conciliatrice, se tend vers l'Espagne ; l'autre vers le Groenland. Pour te comprendre, Erin, et pour t'aimer, il faut avoir contemplé la
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66 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Loire violette et le Rhin vert, et non pas, commis chez (Quelque marchand de la Cité, s'être borné, le dimanche, en guise de récréation, à pêcher, entre deux coups de Bible, à Maïden-Head ou à Woolwich, de petits poissons malpropres dans les eaux abjectes de la Tamise.
Le bateau-navette pour Southampton ne quittait le Havre qu'à minuit. Il était huit heures. Que faire, d'ici là, dans cette ville noire, puisque, grâce aux précautions de M. Térence, les formalités les plus fastidieuses m'étaient épargnées ? Mes papiers étaient en règle. Mon argent était anglais.
Dans un cabaret du port où j'entrai, pour tuer le temps, je me trouvai seul avec un énorme ser- gent des troupes britanniques. Il me tournait le dos. A petits coups, il buvait un verre de gros vin rouge. Je voyais sa nuque ravinée, couleur de bifteck trop cuit, ses bras beiges vers le sommet desquels montaient des brisques blanches. Dans quels bizarres pays avait pu combattre cet homme? Il redemanda un verre de vin, et, ayant tiré de sa poche une poignée de pièces d'or, fruit de quelque rengagement, il se mit à les compter avec une rigidité d'ivrogne.
— Voici l'heure.
Je m'embarquai en traversant le pont d'un autre navire, qui faisait office de passerelle. Le vent plu- vieux soufflait sur le port.
— Pourrai-je demeurer sur la dunette ? deman- dai-je à l'homme qui avait pris mon billet.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 67
— Vous n'y pensez pas, répondit-il. Je vais vous faire conduire à votre cabine.
Au garçon auquel il me confia, je demandai :
— Serai-je seul, dans ma cabine ?
— Il y a avec vous un autre passager.
Je suivis mon guide. J'étais déjà saisi par l'écœu- rante odeur de caoutchouc et d'huile à machines.
La cabine était très petite. Elle avait, l'une sur l'autre, deux couchettes. Je lançai mon manteau sur la couchette d'en haut.
— Cette couchette est retenue, dit le garçon, en prenant mon manteau qu'il déposa sur la couchette d'en bas.
— Naturellement, fis-je avec humeur : c'est la meilleure.
— Peut-être. Mais, de la vôtre, vous avez la dis- position du hublot. Il n'y a pas à songer à l'ou- vrir, naturellement, à cause des paquets de mer. Mais, au travers, tout à l'heure, vous pourrez voir un spectacle, un spectacle qui en vaut la pleine.
Il vérifia soigneusement la fermeture des rideaux.
— Il est bien entendu que vous ne les écarterez que lorsque la lumière sera éteinte dans la cabine ; sans cela, vous auriez tôt fait de nous attirer des ennuis de la part des navires de surveillance.
— C'est tout ? dis-je.
— C'est tout. Ah ! pourtant, encore : les cein- tures.
Il me montra les plaques de liège, attachées au plafond par des sangles blanches et bleues.
— Choisissez la vôtre.
— Quand arrivons-nous?
08 r,A CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Demain matin, à six heures. Normalement. Il répéta :
— Choisissez votre ceinture. Et il me laissa.
Je me mis en devoir de caser ma valise sous ma couchette. Celle de l'autre passager y était déjà. J'en profitai pour savoir comment il s'appelait. Dans l'équipée où je m'embarquais, la discrétion pouvait être laissée à la porte.
Je tirai à moi l'objet, un sac volumineux, en toile brune. Cousue sur la toile, il y avait une étiquette, maculée de cachets douaniers, une éti- quette sur laquelle je lus ces mots, tracés à la main, en grosse ronde :
Docteur Stanislas Grutu
Lausanne.
Il me sembla que ce nom ne m'était pas inconnu. Mais où l'avais- je déjà lu, entendu prononcer? Il me fut impossible de m'en souvenir.
Je remontai sur la dunette. La nuit était plus claire. Le vent semblait tomber.
— Je vais tâcher de me faire oublier ici, pensai-je.
A minuit précis, le paquebot levait l'ancre. A minuit cinq, il passait entre les deux tourelles qui marquent l'entrée du port.
Au même instant, une ombre surgissait devant moi :
— Personne sur le pont 1 c'est l'ordre. Je regagnai en maugréant ma cabine. L'électricité y était allumée. Les rideaux de la
couchette d'en haut, tirés d'un bout à l'autre de
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 69
leur tringle, m'apprirent que le docteur Grûtli était déjà installé. Comme j'enlevais mon veston, il se mit à ronfler.
— Ah ! murmurai-je, charmant 1
Je m'allongeai. Un des verres de la toilette vint tinter contre sa ceinture métallique. Le navire pénétrait en haute mer.
Sur ma tête, il y eut un grincement. Le doc- teur Grutli s'était sans doute retourné. Au gémis- sement de la couchette, je compris que mon com- pagnon devait être un homme d'un poids respec- table. Les rideaux s'étant mis à se balancer, j'en- trevis, au-dessus de moi, sur le bord de la cou- chette, un de ses pieds qui dépassait, un pied soli- dement chaussé d'une grosse bottine de cuir brun, à crochets de cuivre. La chaussette de laine, retom- bante, laissait apercevoir la jambe, grasse et velue.
Je tirai ma montre. Cinq heures me séparaient encore de l'arrivée. Je n'avais guère sommeil, et d'ailleurs les ronflements de mon compagnon me laissaient peu d'espoir d'arriver à m'endormir. A quoi mieux employer cette nuit de veille qu'à essayer de mettre un peu d'ordre dans mes pensées ?
« * *
J'avais pris le train pour le Havre à la gare Saint-Lazare, le jour précédent, 15 mars, à huit heures quarante-cinq du matin. C'était, si on veut bien se le rappeler, le 8 mars, huit jours plus tôt, qu'avait eu lieu le déjeuner de Noisy-le-Sec et ma conversation avec M. Térence.
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On se rappelle peut-être également que, devenu dépositaire d'une confidence qui ne m'était pas en fait destinée, ma première idée avait été d'aller trouver le véritable professeur Gérard pour le mettre au courant. Or, voici qu'à l'heure actuelle, je me trouvais détenteur de papiers établis pour la plupart au nom de ce savant, en route à sa place vers l'Irlande. Les gens tant soit peu friands de psychologie appliquée ne manqueront pas de cher- cher la raison d'une aussi étonnante volte-face, et je suis persuadé qu'ils la découvriront dans le fait suivant, révélé en fin d'entretien par M. Térence : c'était chez le comte d'Antrim que devaient être accueillis, au cours de leur séjour en Irlande, les membres de la commission de contrôle interna- tional instituée sous les auspices des républicains d'Irlande.
Je me calomnierais d'ailleurs en laissant suppo- ser que cette volte-face allât sans entraîner chez moi une crise de conscience. Une partie de l'après- midi du 9 mars, je me souviens l'avoir passée, square Lagarde, en faction devant le domicile de mon illustre homonyme. « S'il sort, me disais-je, je lui dirai tout. S'il ne sort pas, eh bien ! les des- tins s'accompliront : je partirai à sa place. »
Il ne sortit pas. Mais, s'il était sorti, aurais-je tenu ma parole ? Ah 1 je crois bien que je serais tout de même parti.
La matinée du lendemain me retrouva devant la maison du square Lagarde. Mais, cette fois, ma décision était prise, irrévocablement. Au bout d'un quart d'heure, M. Gérard parut, il ne me prêta aucune attention. Je le suivis. Par les
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rues Vauquelin, Claude-Bernard et Gay-Lussac, il gagna la rue d'Ulm, dans laquelle je le laissai s'en- gager. J'avais eu tout le loisir de constater que nous étions tous deux de la même taille, et que, si je ne lui ressemblais pas particulièrement, il n'était affligé du moins d'aucun de ces signes distinctifs — verrue, oreille couturée, joue vitriolée — qui eussent rendu vraiment par trop aléatoire mon usurpation.
Ce fut donc dans une sécurité d'âme à peu près complète que, les trois jours de délai convenus étant écoulés, je revis M. Térence et que je lui fis part de mon acceptation. Elle était subordonnée naturellement à l'obtention du congé de deux mois jugé d'un commun accord indispensable. De ce côté, les choses allèrent beaucoup plus vite et beau- coup mieux que je n'aurais osé l'espérer. Les digni- taires du ministère des Affaires étrangères qui avaient la haute main sur la maison de la Presse avaient l'esprit animé du plus aimable dilettan- tisme. Ils trouvèrent d'une actualité parfaitement suffisante la mission que je sollicitais d'eux pour être autorisé à aller étudier sur place l'influence des penseurs démocrates français du xix' siècle sur les hommes politiques irlandais de l'époque correspondante. J'eus même la confusion de me voir attribuer, pour cette enquête, une somme fort rondelette, que je dus accepter, sous peine d'éveil- ler les plus légitimes soupçons.
Mon départ ayant été fixé au 15 mars, je passai, comme bien on le pense, cette semaine dans les diverses bibliothèques oij je pouvais avoir accès. La tâche qui s'imposait à moi en ces quelques jours
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était double : me constituer d'abord une documen- tation aussi complète que possible sur l'histoire et la géographie de l'Irlande ; ensuite et surtout, prendre connaissance de l'œuvre du professeur Gérard. Ici, il ne s'agissait pas de plaisanter, puisque, cette œuvre, elle allait devenir mon œuvre. Elle était appréciée dans tous les milieux savants d'Europe, et il y avait neuf sur dix à parier que j'allais rencontrer des admirateurs parmi les membres de la fameuse commission de contrôle. Ils croiraient m'être agréable en m'entretenant de mes travaux, en m'en complimentant. Inutile de dire que, pour ma part, j'étais bien décidé à ne pas rechercher l'occasion de tels éloges, et à donner à ces étrangers une haute idée de la modestie des savants français. Mais, enfin, il fallait tout prévoir, même le cas redoutable où il y aurait parmi eux un spécialiste de la philologie celtique. A cet effet, j'emportai avec moi une étude redou- tablement technique consacrée à la phonétique du vieux breton. Grâce à elle, je prouvais espérer briller d'un éclat rapide, mais vivace, dans une discussion de cet ordre qui pourrait s'engager inopportunément à la table du comte d'Antrim.
— Vos papiers, messieurs.
Quelle idée de surgir ainsi, la nuit, dans la cabine des gens I Mœurs de guerre. Je tirai le portefeuille, le petit portefeuille obtenu il y avait vingt ans, dans les conditions que l'on sait. Il était devenu bien ridé, bien ratatiné, ce portefeuille. Et comme j'avais eu du mal, l'avant-veille, à le retrouver, parmi les vestiges du passé I Mais
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j'avais fini par le découvrir... Pour ce voyage étrange, je ne voulais que lui.
Mes papiers, je l'ai dit, étaient en règle. Ceux de mon compagnon invisible aussi, car leur visite en fut peut-être encore plus rapide que celle des miens. L'inspecteur sortit en nous assurant de ses excuses et en nous souhaitant une bonne fin de nuit. Presque automatiquement, les ronflements du D' Griitli recommencèrent.
Il pouvait être trois heures du matin, j'éteignis la lumière, je cherchai le sommeil.
Soudain, un coup de roulis un peu plus accentué fit osciller les rideaux qui voilaient le hublot. Le souvenir des paroles du garçon du bord me revint en mémoire. Un beau spectacle, à travers ce hublot... Pourquoi avait-il parlé d'un beau spec- tacle ?
M'agenouillant sur la couchette, j'entr'ouvris les rideaux. Une lumière blanchâtre pénétra dans la cabine.
Je tressaillis longuement. Un beau spectacle I Ce n'était pas exagéré : devant moi venait d'appa- raître le spectacle de la puissance anglaise.
Le brouillard, dru et dense, quand nous avions quitté le Havre, s'était maintenant dissipé. Sous la lueur lunaire, plus claire, semblait-il, que le jour, la mer s'étendait à l'infini, à perte de vue hérissée de navires.
Les uns, énormes et noirs, à intervalles régu- liers, observaient une ligne inflexible. Notre humble petit paquebot semblait en passer la revue magnifique. Croiseurs-boué^, forts balancés. Et pourtant, sans doute il n'y avait là, employés à
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cette besogne de vigies, que les vieux monstres démodés, les navires antédiluviens qui firent fléchir la Russie d'Hull et la France de Fachoda. Quelle devait être alors l'impression donnée par les autres, les grands premiers rôles, les puissants rapaces mobiles qui, à la même heure, sur toutes les mers du monde, pourchassaient le gibier de l'Empire 1
Ceux que je voyais, à cette heure, devant moi, étaient suffisamment générateurs de respect et d'effroi. Par instant, l'un d'entre eux disparaissait à l'œil ébloui. C'est que, balayant la mer, un puis- sant faisceau électrique venait de surgir à son flanc. Dans le brutal angle lumineux, on voyait les lames onduler, s'entre-choquer avec autant de netteté que sur l'écran d'un cinématographe. Puis, d'un coup sec, le projecteur bondissait vers les cieux. Il y traquait, très haut, l'essaim mouton- nant des petits nuages nocturnes.
Entre ces colosses, immobiles et rigides, c'était le grouillement, le fourmillement des terribles insectes marins, depuis le destroyer jusqu'au tor- pilleur. En moins d'une heure d'observation, je comptai bien une cinquantaine de ces jeunes monstres. Moins foncés que le flot, animés d'une vitesse qui les faisait ressembler à des chenilles vertigineuses, ils évoluaient de tous côtés. Leur avant piquait du nez dans l'écume blafarde. On les croyait engloutis. Et soudain ils émergeaient, loin, très loin, à toute allure, pour disparaître et reparaître encore.
Ce que je ne voyais que sur la gauche du vaisseau qui me portait se répétait aussi sue sa droite. Et
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partout, il devait en être, il en était ainsi. Partout cette haie de formidables sentinelles, transfor- mant, de jour comme de nuit, depuis un an et demi, pour combien d'années encore, Manche et mer du Nord en un énorme boulevard d'eau.
Ah 1 si, à cette heure, ce n'était pas, de par la volonté britannique même, dans les dolentes tran- chées de France qu'il fallait venir chercher la preuve de l'effort guerrier de l'Angleterre, ici, du moins, dès le premier jour, sur les voies mouvantes d'où pouvait lui venir la menace directe, cet effort guerrier, comme on sentait qu'elle l'avait donné, et bien donné. Derrière l'immense ligne de feu qui vous éclabousse, tremblez, petites gens de Pont-à-Mousson, de Fismes et de Dunkerque 1 Pen- dant ce temps, grâce à la Great Fleet, on est bien tranquille à Piccadilly, et jamais les dispositions du Stock Exchange ne se sont montrées plus favo- rables.
Le front collé au hublot, je regardais, je songeais, je supputais les millions et les millions de tonnes d'acier forgées dans la nuit rouge et bleue, le labeur, la sueur humaine, les calculs forcenés, l'égoïsme gigantesque inclus, symbolisés dans cette silencieuse armée de géants noirs. En cette minute, l'extraordinaire folie de la lutte entreprise par les amis de M. Térence m'apparut toute. « L'idée, disait-il. L'idée... » Ah 1 que peut l'idée contre le déploiement d'une force aussi infernale. Que peut- elle, la vierge blonde, liée sur le rocher autour duquel vont et viennent sans cesse les dragons de feu et les requins blindés de fer.
Et toujours, à mesure que la marche de notre
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bateau renouvelait vers l'ouest le champ de la vision, toujours de nouveaux navires de guerre, toujours...
Je ne sais l'heure qu'il pouvait être lorsque, succombant à la fatigue, je m'endormis. Quand je m'éveillai, le bruit mou de l'eau glissant contre la cloison avait fait place à un grand vacarme de treuils, de chaînes, de caisses roulées sur le pont. Nous étions à Southampton.
Mon premier regard fut pour la couchette du D*" Grûtli. Elle était vide. Mon compagnon avait quitté la cabine pendant mon sommeil. A ce mom^ent précis, je tressaillis ; je venais de retrou- ver, et de la façon la plus inattendue, le détail dont j'étais en quête depuis la veille, depuis l'instant où j'avais lu le nom du docteur sur son sac de voyage. Le D' Grùtli, je ne me trompais parbleu pas lorsque je croyais me rappeler son nom I Ce nom, je l'avais lu, et il n'y avait pas huit jours, à la Bibliothèque nationale, en me documentant sur l'œuvre de M. Gérard. Et je venais, avec épou- vante, de me souvenir du titre qui l'accompagnait : D' Stanislas Grûtli, professeur de langue et littéra- ture celtiques à V Université de Lausanne.
Savoir que, dans le monde entier, il n'y a peut- être pas en tout, le professeur Gérard compris, dix professeurs de langue celtique, et, dès mes pre- miers pas, me heurter à l'un d'entre eux, on admettra que c'était là le signe d'une malchance singulièrement inquiétante. Il m'était, en effet, par ailleurs, impossible de douter que le professeur Griitli ne fût le représentant de la Suisse dans la commission où j'avais usurpé le redoutable devoir
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de représenter la France. Pendant deux mois, il allait me falloir vivre côte à côte avec cet inquié- tant spécialiste. Dès qu'il serait informé que, parmi ses collègues, il y avait un professeur de celtique, il ne manquerait pas...
Atterré, je demeurais debout, bras ballants, dans la cabine. Jamais Français y débarquant n'a été moins soumis à cette curiosité des choses de l'An- gleterre, qui ont eu sur les libéraux de chez nous, depuis deux siècles, une influence que le temps est probablement venu de reviser.
« * «
L'itinéraire que m'avait tracé M. Térence était sans lacunes, je n'eus, point par point, qu'à m'y conformer. Paquebots, hôtels, changements de trains, il avait tout arrêté, tout prévu. Au fur et à mesure que j'avançais dans mon voyage, mes appréhensions se calmaient ; je pouvais croire m'être inquiété à tort. Ni dans le train qui me con- duisit de Southampton à Fishguard, ni sur le bateau qui me débarqua à Cork, je n'avais, même en y prêtant une constante attention, rien remarqué qui pût me rappeler le sac de toile et les bottines rouges du D' Grûtli, Pourquoi vouloir que le monde entier se fût orienté soudain vers les affaires irlan- daises I Ce brave D' Grûtli, à cette heure, il devait être, il était, j'en étais sûr, à Oxford, ou à Cam- bridge, ou mieux encore à Glasgow, où, depuis 1910, le testament du regretté Alexander Fleming
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a permis la créati5n 9'une chaire de littérature
gaélique dont l'éloge n'est plus à faire.
Il n'en est pas moins vrai que toutes les émotions que je m'étais promis de ressentir en posant le pied sur la terre d'Irlande s'étaient effacées devant la crainte de me trouver face à face avec le terrible professeur. J'allais bientôt avoir l'occasion de constater que m.es appréhensions étaient fondées.
A Mallow, où l'on quitte, pour se rendre à Tralee, la ligne Cork-Dublin, je dus changer de compar- timent ; j'étais déjà sur le marchepied de celui que j'avais choisi lorsque j'eus un mouvement de recul, je venais d'apercevoir, marquant la place de son possesseur absent, une valise, la terrible valise en toile rousse du docteur. Sa présence à Mallow ne me permettait plus désormais de me leurrer : il allait lui aussi chez le comte d'Antrim. II fallait me préparer à le voir surgir devant moi d'un moment à l'autre.
Reprenant mon bagage, j'allai m'installer dans un autre compartiment et m'y enfermai. De là, je me mis à observer le quai. Il y avait une quinzaine de personnes. En attendant le départ du train, ces gens circulaient pour se réchauffer, le temps, par extraordinaire, étant beau et sec, mais froid.
Je vis deux prêtres, des paysans, quelques femmes, un soldat de la Royal Irish Constabulary, trois ou quatre messieurs enfin. Je cherchais à deviner parmi ces derniers mon émule de Lausanne lorsque les cris annonciateurs du départ du train l'acheminèrent vers son wagon.
Le D' Grutli était un gros petit compagnon, à lunettes, naturellement ; il semblait frileux et por-
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tait plusieurs gilets supeirpôsés. Son feutre ver^ douillard s'enfonçait sur un crâne qu'on devinait tondu de très près. Il n'était pas ce qu'on appelle un joli homme, ni un homme élégant. Mais enfin sa face ronde n'était pas dénuée d'aménité.
— Après tout, me dis-je, rien ne me permet d'affirmer qu'il passera son temps h me pousser des colles sur les gloses et les racines gaéliques. Et, même si cela arrive, je suis bien libre de ne pas répondre, moi. La science française ne sera pas, en ma personne, bafouée par ce petit Helvète.
J'avais besoin d'air. Je fis glisser dans leurs rai- nures les glaces du compartiment et m'accoudai à une portière, la quittant pour aller à l'autre, y revenant, afin d'avoir du paysage une impression aussi complète que possible. Celui-ci, sous le ciel de nacre grise, était, ainsi que je l'avais espéré, à la fois sauvage et mesuré.
Le train pénétra dans les landes du Kerry, cou- pées de tourbières, semées d'étangs au-dessus desquels voletaient, en s'y reflétant avec une étrange netteté, de sombres et mystérieux oiseaux aquatiques. Le vent traversait en trombe mon wagon, ouvert comme un tube, y laissant une traînée d'odeurs de bruyères. Alors le souvenir de la bizarre petite fille vers laquelle je me hâtais m'étreignit et ne m'abandonna plus. Devant la sévère beauté des lieux à travers lesquels mon train roulait, je me mis à comprendre que seule- ment à présent j'allais savoir ce qu'était Antiope... Antiope 1 je répétai son nom tout haut, pour mieux confronter son image avec celle de sa patrie.
A ce moment, on cria le nom d'une petite station :
SO LA CHAUSSÉE DÉS GÉANTS
— Killarney.
Et je sentis que le mot glorieux ne me touchait que par rapport à elle. Killarney, plus vite le train t'aura quitté, et plus tôt je serai près d'Antiope. Plus vite je la reverrai... La revoir? Voici mainte- nant que je me prenais à en douter^ Etais-je bien sûr de la revoir, au moins ? L'incohérence de ma conduite, depuis quinze jours, était chose vérita- blement surprenante.
— « Vous m'avez dit que je recevrai l'hospita- lité du comte d'Antrim ? avais-je négligemment demandé à M. Térence. Est-ce ce comte d'Antrim à qui j'ai eu jadis l'honneur d'être présenté, vers 1894, à Aix-les-Bains ?» Le vieillard avait compté sur ses doigts et avait répondu : « C'est lui. — Il avait à cette époque une fille, d'environ treize ans, et qui faisait un joli tapage dans les jardins de la Villa des Fleurs. — Il l'a toujours, répondit avec sa gravité habituelle M. Térence, et vous avez bonne mémoire en ce qui concerne son âge ; la comtesse de Kendale doit aujourd'hui avoir trente- cinq ans. — La comtesse de Kendale, dites- vous ?... — Oui, miss Antiope a épousé, voilà six ans, lord Baxter, comte de Kendale. — Et... le comte d'An- trim vit-il avec ses enfants ? — Ils vivaient avec lui, dans son château de Dunmore, sur la côte nord de rUlster. Mais, depuis la mort de lord Baxter... — Ah 1 lady Baster est veuve ? — Depuis juin 1894. Elle a eu la douleur de perdre à cette date son mari, tué dans un accident d'automobile auquel elle n'a échappé elle même que par miracle... Depuis cette époque, dis-je, elle a quitté le château de Dunmore, qui lui rappelait trop ce tragique
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souvenir, et elle est allée avec son père habiter, à trois lieues de Tralee, dans le Munster, le château de Kendale, qu'elle a hérité de son mari. C'est au château de Kendale que vous serez reçu, et je suis content que vous m'ayez fourni l'occasion de vous donner ces détails, puisque, à proprement parler, vous serez les hôtes de la comtesse de Kendale, et non ceux du comte d'Antrim. La chose n'a d'ail- leurs aucune importance étant donnée l'affection qui unit le père et la fille, et le dévouement sans borne que la comtesse n'a cessé d'apporter à la cause de l'Irlande libre. »
Tels furent les renseignements que m'avait fournis, proprio motu, M. Térence. On comprend que je me sois refusé à risquer d'éveiller sa défiance en en sollicitant d'autres. Et puis, ceux-là, pour le moment, ne me suffisaient-ils pas?
* « *
A Tralee, près de la gare, dans un modeste hôtel, je mangeai des œufs au bacon. Le train repartait à deux heures, qui devait nous mener, à quelques milles de là, à la station où devait s'arrêter mon voyage. J'étais de retour à la gare dix minutes avant le départ du train. Je m'arrêtai devant la bibliothèque du quai pour faire emplette de quel- ques journaux. Gomme je payais, le D' Grûtli sur- vint. Je ne voulus pas avoir l'air de fuir. Je vis le philologue tourner et retourner quelques livres, aux couvertures violemment coloriées. Finalement il arrêta son choix sur She, de sir Rider Haggard,
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un des romans de la littérature d'outre-Manché qu'il est le moins permis d'ignorer. Puis, respecti- vement, nous gagnâmes nos compartiments.
A la station dont je viens de parler, et où nous descendîmes, nous nous trouvâmes tous deux seuls sur le quai. 11 m'allait être difficile d'ignorer davan- tage mon compagnon.
— Ces messieurs vont chez le comte de Kendale ? C'était, à côté du chef de gare, une espèce de
grand postillon bleu qui nous interpellait ainsi.
Sur notre signe affîrmatif, il s'empara des bagages. Le D' Grûtli lui recommanda de prendre bien soin de sa valise.
Au milieu de la place plantée de courts chênes trapus, une berline, dont la capote était abaissée, attendait.
Le postillon ouvrit la portière.
Je m'effaçai devant le docteur, qui était le plus âgé.
Il s'inclina.
— Professeur Stanislas Grïitli, 3e l'Université de Lausanne, dit-il.
Je m'inclinai.
— Professeur Gérard, de Paris, !repi3,rtis-je, jugeant décent de ne pas faire plus ample allusion aux liens qui m'unissaient au Collège de France.
Dans le ciel bleu, avec des cris déchirants, des biseaux passaient se dirigeant vers l'ouest. Mes poumons se gonflaient d'une sorte d'allégresse angoissée, en sentant la mer si proche, et à ne pas l'avoir encore aperçue.
Soudain, dans une échancrure de granit, elle surgit, immense et noire, crêtée de vagues
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blanches. Un de ces paysages démesurés que nous avons, au lycée, appris à chérir dans les Contem- plations.
Le professeur Grûtli, de leur étui, retira ses lunettes, et les ayant posément essuyées, regarda l'Océan.
— C'est plus grand que le lac de Genève, dit-il enfin, avec un sourire engageant.
— Certains jours, dis-je par politesse, d'Evian, j'ai regardé le lac, il y avait des vagues véritable- ment énormes, et on ne pouvait distinguer l'autre bord.
— Il faut véritablement qu'il y ait beaucoup, beaucoup de vent, et beaucoup de brouillard, répondit-il.
Et, tous deux, nous reprîmes le cours de nos pensées.
CoppcTy copper. C'est ainsi, paraît-il, aux termes des meilleurs renseignements que j'avais pu recueillir à la Nationale, que les petits dépenaillés d'Irlande accueillent les étrangers et poursuivent pendant des heures leurs voitures. Durant toute la route nous n'eûmes pas affaire à un seul de ces quémandeurs. Des toits des masures apparues aux coudes du chemin montait, dans le soir tombant, un maigre panache de fumée jaune, seul indice qu'elles fussent habitées.
Tantôt en déblai, tantôt en remblai, tantôt en corniche, la route où roulait notre berline coupait de grands escarpements de terre brune, sur les- quels le crépuscule naissant faisait flotter ses vapeurs. Et, tour à tour, suivant que la brise était forte ou plus faible, c'étaient les senteurs
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marines ou l'odeur des bruyères qui dominaient.
La nuit tombait avec rapidité. Le D' Grûtli ferma le livre qu'il ne pouvait plus lire, serra ses lunettes ; je vis que le moment était venu de l'af- fronter.
Aimablement, il dit :
— J'ai sans doute l'avantage de voyager avec le représentant de la France à la commission ins- tituée officieusement par nos amis irlandais ?
Je m'inclinai.
— Nos autres collègues sont-ils déjà arrivés? demandai-je.
— J'en suis tout à fait ignorant.
— Et savez-vous quelles sont les nations qui seront représentées ?
Le professeur toussa.
— Si le comte d'Antrim veut se conformer à la très ancienne coutume du Royaume-Uni qui fixe le nombre d'hôtes étrangers que peut recevoir un lord, nous serons six. Quant à dire quels sont les pays qui ont envoyé des délégués, je ne le puis. Je sais seulement — et tout à fait par hasard — que la Suède est représentée par notre éminent col- lègue Henriksen, professeur de droit romain à l'Université de Stockholm. C'est tout. Et vous ?
— Je ne sais rien, dis-je. La berline allait plus lentement. Elle gravissait
une rude côte entre deux ravins. Sous les fers desj chevaux, on entendait la fuite des petits caillou dispersés.
Subitement, l'appel d'une trompe d'automobil retentit derrière nous, suivi de très près par 1 grondement de la voiture elle-même. La route
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éclairée par deux phares puissants, surgit, comme un ruban jaunâtre.
L'automobile arrivait à toute vitesse. Elle ralentit à peine en nous dépassant, juste assez pour me permettre d'entrevoir son conducteur, un jeune homme d'une trentaine d'années, au visage d'une beauté féminine, à demi enfoui dans un col de fourrure.
Déjà la sauvage machine avait doublé la côte. La route était redevenue noire.
— A combien sommes-nous encore du château ? demandai-je, touchant le dos de notre cocher.
— A quatre milles, dit-il.
— Dans la splendide automobile qui vient de nous dépasser, fit le professeur, nous n'en aurions pas pour dix minutes. Mais, avec cette respectable berline, nous ne serons pas arrivés avant trois quarts d'heure. Il est vrai que les automobiles sont proscrites au château de Kendale.
— Proscrites?
— Eh ! fit-il, mon cher collègue, c'est bien com- préhensible : un trop triste souvenir est attaché à ces véhicules.
Je compris à quoi il faisait allusion : l'accident qui, deux ans plus tôt, avait coûté la vie au comte de Kendale. Et il me fut obscurément pénible de songer que cet événement exerçait encore sur Antiope une telle influence...
— Tiens, dit le D"" Grûtli, voilà que nous sommes arrêtés.
C'était vrai. Deux ou trois ombres tournaient autour de la berline immobile. A une vingtaine de pas on voyait, découpée dans la nuit d'une
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maison basse, une porte éclairée, devant laquelle passaient et repassaient d'autres ombres.
Notre conducteur était descendu et avait ouvert la portière de la voiture.
— Il y a pour une demi-heure encore de trajet, et le brouillard commence à tomber, dit-il, je vais baisser la capote de la berline.
Il ajouta :
— Ceci est une auberge. Si ces messieurs veulent profiter de l'arrêt pour boire quelque chose qui les réchauffera...
— Ce n'est pas de refus, dit M. Griitli. Il avait sauté à terre.
— Venez, me dit-il, l'offre de ce brave garçon m'a tout l'air d'une supplique. Il faut savoir ce que parler veut dire.
« 1
Dans cette auberge, nous nous assîmes tous deux près du feu, au bout d'une âpre table de bois.
D'après les indications de notre cocher, on nous versa, dans de grands bols, un lait brûlant, coupé fortement de wisky. Le cocher, pour sa part, négligea le lait.
Il s'entretenait en gaélique avec l'aubergiste, sa femme, ses enfants, les quelques buveurs ras- semblés là. M. Grûtli écoutait leur conversation avec un visible intérêt. Ce celtisant était à son affaire. Quant à moi, jamais, jusque-là, je n'avais autant regretté de n'être pas le professeur Ferdi- nand Gérard.
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N'y tenant plus, pour me donner une contenance, je me levai, et m'en allai examiner, sur les murs, des chromos grossiers qui représentaient les grands hommes de l'Irlande, de Sarsfield à Par- nell, en passant par Wolf Tone. Et, tout à coup, je tressaillis violemment.
— Ah I parbleu I parbleu.
C'était la voix du D' Grùtli. Il m'avait suivi, et, ayant chaussé ses lunettes, était lui aussi en train de regarder, avec un sourire de curiosité satis- faite, l'objet dont la vue venait de me troubler si profondément.
Dans un humble cadre, sous un verre maculé, il y avait une sorte de gravure d'un enfantin coloris, représentant des trèfles formant guirlande. La couronne qu'ils traçaient était séparée en deux parties par une barre surmontée de la harpe d'Erin. A droite et à gauche, la même inscription était répétée, tracée d'un côté en gaélique, de l'autre — pour mon salut — en anglais.
— Parbleu, parbleu, répéta le docteur.
Et, à mi-voix, avec les signes du contentement le plus manifeste, il lut :
Cest le lundi du saint jour de Pâques de Vannée ii52 que Devorgilla^ fille d'Antrim^ femme de Turnan O'Ruarc, a commis le crime^ ayant juste atteint ce jour-là son septième lustre. Qu'une fille d'Antrim atteigne elle aussi son septième lustre le lundi de Pâques, alors, ce jo7ir-là, la faute de Devorgilla sera rachetée, les deux retentiront des trompettes de la délivrance, et la Chaussée des Géants verra, avec la victoire de Finn Mac Coul^ la fuite de l'envahisseur.
88 • LA CHAUSSEE DES GEANTS
Il répéta, hochant la tête, accentuant son sou- rire ravi :
— ...La fuite de l'envahisseur. Je le regardai avec effarement.
— La prophétie du Donegal, murmura-t-il.
Je ne soufflai mot. Il se méprit sur la cause de mon trouble.
— Oui, dit-il, c'est bizarre, mon cher collègue, mais c'est ainsi. La prophétie du Donegal est pla- cardée dans toutes les maisons d'Irlande. Et c'est de la sorte que se prépare, ouvertement, à la barbe de l'Angleterre, l'insurrection dont nous allons avoir à constater la loyauté et le caractère cheva- leresque. Curieux, curieux pays.
Je ne l'écoutais plus. Subitement un souvenir, un souvenir vieux de vingt ans venait de se dresser dans ma mémoire. Je me rappelai l'extraordinaire gravité avec laquelle Antiope, dans le jardin de la villa des Fleurs, m'avait dit la date de sa nais- sance : 24 avril 1881.
« Dans un mois, vers le 20 avril, m'avait dit, d'autre part, M. Térenoe, l'Irlande va entrer en lutte contre l'Angleterre. » Ah ! ce jour-là, le lundi de Pâques, une fille d'Antrim aurait atteint son septième lustre ! C'était donc elle, ma petite amie lointaine d'Aix-les-Bains, la maigre fillette brune aux jupes courtes ! C'était donc à elle qu'incombait |ii la formidable gloire d'effacer la honte séculaire ii de Devorgilla. Ah! comme maintenant j'étais fier si d'elle 1 Comme j'étais heureux d'avoir obéi à lai voix mystérieuse du souvenir 1
M. Grùtli était revenu s'asseoir devant la che-wl minée.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 89
— C'est une chose, tout de même, bien curieuse, répéta-t-il.
Je le regardai.
— Vous n'êtes pas de mon avis ? Cette prophétie est connue de tous les Irlandais. Elle est comme leur charte de liberté, comme l'annonce de leur Messie. Les petits-enfants l'apprennent à l'école. Les professeurs du monde entier la commentent dans leurs chaires. De par son ordre, la révolte, dans un mois, va éclater, aussi véritablement, aussi certainement que nous sommes ici, en train de boire du lait coupé de pothen. Et pendant ce temps, que fait-on en Angleterre? On dort. Cette tonne de fulmi-coton, Downing-Street et Scot- land-Yard n'y voient qu'un texte moisi bon tout au plus pour amuser les philologues de notre sorte. Le vice-roi d'Irlande, le chief-secrétaire à Dublin, bien tranquilles, bien carrés dans leurs fauteuils, font des cocottes de papier avec les rapports que leur adresse leur malheureuse police pour leur dénoncer l'insurrection qui s'apprête de tout côté. Curieuse, curieuse chose.
J'avais repris mon calme,
— Curieuse, peut-être, mais pas si paradoxale qu'elle vous paraît, lui dis-je. C'est cette prépara- tion de la rébellion qui, par cela même qu'elle se fait au grand jour, rassure ces messieurs. Vous avez pratiqué, je pense Edgar Poe. Rappelez-vous Dupin et la lettre volée. Cette lettre, où était-elle ? Dans un endroit si évident que personne ne s'était avisé de l'y chercher.
— Sans doute avez-vous raison, dit M. Grùtli. Puisque ces choses sont, c'est qu'il y a une manière
90 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
de les expliquer. Mais, enfin, pour envisager l'autre côté de la question, avez vous songé à la grandeur de la destinée de cette fille d'Antrim, en qui se concentrent, se résument les aspirations, les espoirs de tout un peuple ? Je ne connais pas la comtesse Antiope. Est-elle digne de ce sort pro- digieux ? Le soir, quand elle s'endort, dans sa sévère chambre de veuve, sent-elle palpiter autour de son front la pensée de l'Irlande ? Nous autres, tristes mortels, nous sommes libres de disposer de nos jours. Elle, comprend-elle qu'elle n'est pas maîtresse des siens?... Vraiment, vraiment, quelle situation extraordinaire I
A l'émotion que de tels commentaires dénotaient chez ce chétif savant, on peut deviner quelle était la mienne. Je revivais ce soir de mon enfance, ce soir humide de Savoie, où Antiope, me quittant, m'avait fait don de la gravure de première com- munion qui portait à son verso la prophétie du Donegal. Maintenant, je m'abandonnais avec délices aux événements, je faisais un crédit illi- mité aux mystérieuses forces inconscientes aux- quelles je devais de me trouver, à cette heure, sur les routes obscures du Kerry.
Soudain, dans l'auberge, les conversations ces- sèrent, pour reprendre presque immédiatement, en anglais.
Un homme, haut en couleur, coiffé d'une cas- quette à carreaux, venait de pénétrer dans la salle. Son manteau caoutchouté était maculé de boue. Il jurait en s'ébrouant.
— C'est cette damnée automobile de lord
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 91
Arbukle, expliqua-t-il. Il conduit comme un fou. Il a failli m'écraser. Tout ce qu'il y a de crotte dans le fossé a été pour mon manteau. Un rire discret courut parmi les assistants.
— Vous trouvez cela drôle, fit le nouveau venu, furieux.
— Assez souvent, dit l'aubergiste, lord Arbukle a écrasé nos poules, et vous, John, trouviez cela naturel, et même drôle. Aujourd'hui, il vous a un peu sali. Vous criez. Arrangez-vous avec lui, John. Lord Arbukle est Anglais. Vous aussi, je crois ; ces histoires, John, ne nous intéressent pas.
Et les rires coururent de nouveau.
— Anglais, Anglais, fit John avec un mauvais sourire, c'est entendu. Et pourtant, je connais quelqu'un qui sera bien heureux d'accepter sa main, à lord Arbukle, et de...
(Ici, une grossièreté saxonne.)
Un murmure s'entendit dans la salle.
— Vraiment, John ? Et qui ? dit l'aubergiste.
— Votre comtesse Antiope, parbleu.
Le murmure se fit plus fort. John posa sur sa hanche un point provocateur et ricana :
— Oui, votre comtesse Antiope.
— Tu mens, fit une voix.
C'était notre cocher qui venait d'intervenir. Un frémissement d'aise secoua l'auditoire.
— Je mens ?
— Oui, John, je dis que tu mens, et que tu le sais.
— Fais attention, Joseph.
— Je n'ai pas à faire attention, John. Je dis que tu mens. Jamais Sa Seigneurie n'épousera un'
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Anglais, quand même il s'appellerait lord Arbukle, ou lord Kitchener, ou Mr Lloyd George...
— C'est ce qu'on verra.
— Quand même elle devrait courir, en haillons, le dimanche, après l'office, dans les rues de Kil- larney.
L'évocation d'Antiope dans cet appareil eut pour effet de rendre l'assistance tout à fait hostile au Saxon. Celui-ci s'entêtait. Non sans crânerie, il défiait ses interlocuteurs. Des invectives commen- çaient à se croiser.
— Hé 1 dit tout à coup, dominant le bruit, la petite voix aigre du D"" Grûtli, je pense que la capote de notre voiture est enfin baissée. Quand repartons-nous ?
Tout le monde se tut dans la salle. Le cocher Joseph courba la tête.
— A vos ordres, Excellence.
Deux minutes plus tard, nous étions en route, sous la capote baissée qui nous cachait les rares étoiles.
Je touchai le coude de Joseph :
— Lord Arbukle, dis-je, n'est-ce pas le conduc- teur de l'automobile qui nous a dépassés tout à l'heure ?
— Oui, grom.mela-t-il. Mais ce qu'a dit John est faux, je le jure. Jamais Sa Seigneurie n'épousera lord Arbukle.
— Eh ! fit le docteur sur un petit ton léger, on aurait vu des choses plus déraisonnables. Ce lord Arbukle doit être bien riche, si j'en juge d'après la voiture qu'il conduit.
— Jamais, dit Joseph.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 93
Rageusement, il fouetta ses chevaux en répétant :
— Jamais, jamais !
Le D' Grùtli me prit le bras.
— Qu'en dites-vous ? murmura-t-il. Les pauvres arguments dont nous pouvons faire état, dans nos chaires, à l'appui de l'antinomie de ces deux races, que sont-ils auprès de la réalité !
Je ne répondis pas. Un malaise me prenait. Je me rappelais la singulière beauté du jeune homme entrevu tout à l'heure.
Un grand frémissement balancé s'élevait, à notre gauche. La mer était là, tout près, semblait-il, et la nuit nous empêchait de la voir.
Puis, peu à peu, en haut de la montée, une masse sombre se dessina sur le ciel.
— Nous arrivons, dit le cocher.
Et sans qu'il ait eu à les presser, ses chevaux prirent le grand trot.
Une clôture longue, longue, une haie d'aubépine obscure. Une haute grille dont les pointes d'or brillaient sous la lune rousse, et qui s'ouvrit, très vite, la voiture ayant eu à peine à s'arrêter. Main- tenant, la berline roulait sans bruit sur une allée sablée, entre les masses pyramidales des grands arbres noirs.
Nous tournâmes tout autour de murailles élevées dans lesquelles, de ci, de là, se découpaient des fenêtres lumineuses. Enfin la voiture fit halte devant un vaste perron à marquise.
Sur la dernière marche de ce perron, éclairé en plein par un faisceau d'ampoules électriques, un homme en smoking se tenait debout.
C'était une sorte de colosse, aux cheveux drus et
94 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
noirs tombant bas sur le front. La lumière crue rendait bleue et dure sa puissante face rasée.
Le cocher avait sauté à terre.
— Monsieur Ralph, dit-il avec un accent de crainte respectueuse, je puis vous dire que ces mes- sieurs ont fait un bon voyage.
Sans mot dire, l'homme s'inclina et nous fit signe de le suivre.
CHAPITRE IV
KENDALE
L'accident qui coûta la vie au comte de Kendale se produisit le 6 juin 1914. Le comte avait épousé Antiope d'Antrim trois mois auparavant. Le mariage avait eu lieu au manoir familial de Dun- more, près de Portrush, sur la côte nord de l'Ulster. C'était dans ce château qu'Antiope était née, qu'elle avait vécu. On n'avait pas tranché la question de savoir si les jeunes mariés iraient habiter Kendale, ou s'ils continueraient à vivre auprès du comte d'Antrim, à Dunmore. Malgré son enfance heu- reuse, Antiope désirait ne pas rester à Dunmore, dans cet Ulster protestant qu'elle détestait. Son père partageait cette haine, mais différait ,9'avis sur le parti à prendre. Il eût préféré rester. « L'Ulster, disait-il, est devenu ce qu'il est parce que les Irlandais n'ont pas fait leur devoir. Ils ont abandonné aux immigrés saxons leurs terres natales. Il faut mettre le holà à l'émigration. »
Le 3 juin 1914, le comte de Kendale s'était rendu à Belfast pour y chercher une superbe automobile qu'il venait d'acquérir. Il revint, rapportant en cadeau à sa femme un petit kodak. Il fut convenu
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qu'on expérimenterait le lendemain l'automobile et l'appareil photographique.
Le matin de ce lendemain fut clair et sans pluie. Les jeunes gens partirent. Ils emmenaient dans leur randonnée la sœur de lait d'Antiope, Edith Stewart, qui remplissait auprès de la comtesse de Kendale un rôle mixte de secrétaire et de camériste, ainsi que le frère d'Edith, le petit Robert, un enfant de douze ans.
Ce fut à deux kilomètres du château qu'eut lieu le drame. L'automobile, conduite par le comte de Kendale, suivait la route en corniche, par endroits très étroite, qui domine la grève à environ trois cents pieds. Aux coudes particulièrement pitto- resques, une des jeunes femmes descendait pour photographier l'automobile et ses occupants. A un moment, au lieu appelé Carrig-na-curra, ce fut le tour d'Antiope de photographier. Elle descendit, alla s'accoter contre le roc. Plus tard, elle devait ne se souvenir que de ces menus détails : cherchant, de ses mains arrondies au-dessus du petit carré de vitre pâle ou fuyaient les nuées, à capter la dan- sante image de l'automobile, elle se sentit gênée par le soleil qui venait de surgir. « Un peu plus à gauche, si c'est possible », dit-elle. Encore une fois, elle ne regardait pas directement l'automobile. Elle ne put pas voir. Ce furent trois cris, trois cris horribles, fondus en un seul, qui lui firent relever la tête. Une seconde, au ras de la route, elle aperçut le capot cabré, les deux pneus gris, tout neufs. Puis, plus rien.
Les pauvres restes d'Edith Stewart, ainsi que ceux du petit Robert, furent déposés, suivant la
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 97
volonté expresse d'Antiope, dans le cimetière réservé aux comtes d'Antrim. Ce cimetière, de trente pieds carrés, creusé dans une roche qui fait face à la herse du château de Dunmore, a devant lui, à perte de vue, les houles monotones de la mer du Nord. Des mouettes se posent sur ses croix. Lorsque le petit garçon et la jeune fille eurent été, par un honneur insigne, abrités là, elle, Antiope, sous ses longs voiles de veuve, conduisit par les falaises jusqu'à la gare de Portrush le convoi du comte de Kendale. Elle monta dans le train qui emportait vers les comtés du sud-ouest le cadavre de son mari. Là-bas, ce furent de nouveau les mêmes douloureuses formalités. Les paysans, au bord des haies, regardaient, chapeau bas, passer cette femme en deuil, la maîtresse désormais de la pairie de Kendale. Puis, elle s'installa dans le château. Deux mois plus tard, au moment où écla- tait la guerre universelle, les gens du pays virent un vieillard tout blanc, poussé dans une voiture caoutchoutée à travers les pelouses du parc. Le comte d'Antrim était venu rejoindre sa fille. Depuis, ils n'avaient ni l'un ni l'autre quitté Kendale.
» « «
J'avais, pauvre fou, pensé revoir Antiope dès le premier soir de mon arrivée à Kendale. Je dus déchanter. Je ne vis même pas son père.
Nous gravîmes, le D"" Griitli et moi, à la suite de l'homme en smoking que notre cocher avait nommé M. Ralph, un escalier d'honneur, très éclairé, avec,
7
98 LA CHAUSSEE DES GEANTS
à droite et à gauche, de profonds trous d'ombre. Dans un corridor, assez obscur, dont le plancher criait sous nos pas, M. Ralph s'arrêta devant une haute porte.
— Monsieur le professeur Gérard, dit-il sur un ton de politesse impérative.
La porte fut ouverte. Je me trouvai déposé dans la chambre qu'elle commandait, comme une lettre dans sa boîte.
C'était une grande, une très grande pièce. Je vis tout de suit-e que j'y serais bien. Un valet était entré avec moi dans la chambre.
Il avait déposé ma valise près de la table de toi- lette.
— Monsieur avait une malle, dit-il. Elle sera ici demain matin.
J'étais gêné. Mon habit de soirée était dans la malle. Dès cette minute, je souhaitai n'avoir pas à rencontrer Antiope avant le lendemain soir.
Nerveusement, je me mis à déballer mes pauvres petits accessoires de toilette. Devant ce domestique, je souffrais de leur médiocrité, de leur maigre nombre. Que ne s'en allait-il ! C'eût été à moi de lui en donner l'ordre. S'il restait, c'était évidem- ment qu'il avait la consigne de rester.
On frappa à la porte. Le taciturne M. Ralph surgit.
— M. le comte me charge de l'informer si mon- sieur le professeur a fait bon voyage, et s'il ne manque rien à monsieur le professeur. Sa Sei- gneurie sera heureuse de recevoir monsieur le pro- fesseur demain matin, à onze heures.
Il s'inclina.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 99
— William, que voici, dit-il en désignant le valet, est à la disposition de monsieur le professeur. Monsieur le professeur voudra bien le sonner quand il désirera être conduit à la salle à manger.
Ils sortirent tous deux.
Demeuré seul, mon premier geste fut pour ouvrir l'immense fenêtre de la chambre. Un froid très vif pénétra, avec une vivifiante odeur de sapins. Les arbres s'étendaient devant moi, en bandes noires. Ils étaient très près de la fenêtre, car il fallait lever haut les yeux pour apercevoir le ciel rougeâtre, où le vent chassait la lune, dans un floconnement de nuages jaunes.
Laissant la fenêtre, je regagnai le milieu de ma chambre. Cette chambre, à quel drame secret de mon cœur devait-elle assister ? Quelles mysté- rieuses conflagrations du cerveau et des sens allaient éclater en spectacle pour ces grands murs noirs? Un cadre doré, d'un travail vénitien, brillait au mur qui me faisait face. Il contenait, enluminée de shamroks gothiques, la prophétie du Donegal, Je la relus, comme on relit un poème qu'on sait par cœur.
Puis, je songeais que la fumée des trains du sud- buest avait accumulé, depuis Cork, beaucoup de poussière sur mes mains...
Quand j'eus terminé ma modeste toilette, je sonnai William. Il devait être en sentinelle der- rière la porte, car elle s'ouvrit presque immédia- tement.
Il me conduisit dans une salle à manger, ronde, exiguë, mais ornée de superbes boiseries de chêne et de glaces biseautées.
100 LA CHAUSSÉE DÈS GÉANTS
Deux flambeaux d'argent répandaient sur la nappe de la table la lumière douce de leurs bougies. Un homme, en smoking, assis près de la table, lisait le Daily Chronicle. Il se leva quand j'entrai, plia posément son journal, et se présenta.
— Colonel Harvey, de Baltimore.
— Professeur Gérard, de Paris, fis-je. Et nous nous serrâmes fortement la main.
Au même instant, le D' Grùtli surgissait. Pour me faire honte, il était lui aussi en smoking. Mais j'eus la consolation d'apercevoir, grimpant derrière son cou, la petite mécanique de fer de sa cravate toute faite.
Nous nous mîmes à table. D'une oreille distraite, j'écoutais le colonel Harvey qui donnait certains éclaircissements au docteur.
— Je suis véritablement charmé, docteur, véri- tablement. La Suisse est le pays du monde dont la constitution se rapproche le plus de celle des Etats- Unis.
— Vous connaissez le comte d'Antrim, mon- sieur le colonel ?
— Très bien, docteur, très bien. Mais, malgré toute ma sympathie pour lui et pour la cause qu'il représente, je serai impartial, rigoureusement impartial. Nous sommes ici pour être impartiaux, le moment venu...
— Le moment... C'est bien toujours pour le lundi de Pâques ?
— Pour le lundi de Pâques, oui. Il paraît.
— Bizarre complot, vraiment, fit le D' Grûtli, que celui qui se prépare ainsi au grand jour. Vrai-
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 101
ment très bizarre. Croyez-vous à sa réussite, mon- sieur le colonel î
Le colonel Harvey fronça ses gros sourcils, leva à la hauteur de ses yeux le verre de cristal taillé qu'il venait d'emplir de vin rose, le regarda un instant, en transparence avec la bougie, et le vida d'un trait.
— Il y a plusieurs façons de réussir, docteur, dit-il.
M. Grûtli ne releva pas cette phrase sibylline. Il était en train de dépiauter une écrevisse.
— Nos collègues sont-ils arrivés, monsieur le colonel ? demanda-t-il enfin.
— Un, seulement. Le professeur Eric Henriksen, de Stockholm. C'est un homme renfermé. Il a manifesté le désir de prendre ses repas dans son appartement. Goûtez-vous Swedenborg, docteur?
— Swedenborg ? Euh, euh I... fit M. Grûtli.
— Le professeur Henriksen est swedenborgien.
— Grand bien lui fasse, dit le docteur. Et nos autres collègues ?
— On attend demain le délégué espagnol, le sénateur Barkhilpedro, et peut-être aussi le délégué du Japon, le baron Idzumi, professeur à l'Univer- sité libre de Waseda.
— Vous connaissez ces messieurs?
— Le baron Idzumi est, paraît-il, un véritable gentleman, répondit laconiquement le colonel Harvey.
Il y eut un instant de silence, au bout duquel le D' Grûtli demanda encore :
— Avez-vous quelque idée de ce que doit être ici notre méthode de travail ?
102 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— J'ai soulevé en effet cette question avec le comte d'Antrim, dit le colonel, et il m'a chargé de vous en entretenir.
Le front du D'' Grûtli se fronça.
— Ah ! fit-il, d'un air gourmé.
Le colonel le regarda avec un peu d'inquiétude.
— Docteur, dit-il, et vous, monsieur le profes- seur, il ne faut pas prendre en mal mes paroles. Nous sommes tous ici au même titre, et on ne m'a confié aucun rôle prépondérant. Mais je connais depuis assez longtemps le comte d'Antrim. Vous savez peut-être, d'autre part, que sa santé est fort ébranlée. Il fera son possible pour remplir effec- tivement auprès de vous ses devoirs d'hôte. Mais ses forces ne sont pas toujours à la hauteur de son désir. Il m'a donc chargé de le remplacer éventuel- lement auprès de vous.
— Et nous vous en sommes, d'ores et déjà, recon- naissants, colonel ? dis-je.
Le colonel Harvey me jeta un regard de gra- titude.
— Pratiquement, demanda le D' Griitli de sa petite voix pointue, qu'aurons-nous à faire ?
Le colonel eut un geste de protestation peinée.
— Ce qu'il vous conviendra, docteur, ce qu'il vous conviendra. Si vous ne retirez pas de ce pre- mier entretien l'impression qu'ici vous êtes libres, absolument libres, c'est que je me serai mal exprimé, que j'aurai trahi les intentions du comte d'Antrim. Travaillez chacun de votre côté, comme bon vous semblera. Vous en aurez tous les moyens, puisque tout doit se passer à ciel ouvert. Nous sommes ici pour dire au monde ce que nous aurons
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 103
VU. Le comte d'Antrim insiste seulement, et c'est l'unique prière que j'ai à vous transmettre de sa part, pour que les observations que chacun de nous aura relevées fassent l'objet de rapports d'ensemble, et non de communications adressées au jour le jour aux journaux les pays que nous représentons ici. Nous sommes des hommes d'étude, non des journalistes.
— Rien de plus raisonnable, dit le D"" Grûtli sur un ton radouci.
Leur conversation prit alors un tour plus général. Vaguement, j'entendais le colonel faire l'apologie d'Amiel, et le docteur y répondre par un éloge courtois d'Emerson. Je ne les écoutais plus. Une crainte inattendue venait do surgir dans mon esprit. Je songeais que, depuis vingt ans, Antiope avait pu devenir laide.
Comme le docteur et le colonel continuaient leurs mutuelles politesses, l'homme en smoking que le cocher Joseph avait appelé M. Ralph pénétra dans la salle à manger. Voyant que nous n'avions pas terminé nos alcools, il s'éclipsa discrètement.
Le D' Grùtli lança un regard interrogateur au colonel.
— Ralph, expliqua celui-ci à demi-voix, Ralph Macgregor, l'intendant, l'homme de confiance du comte d'Antrim. Ralph Macgregor s'est engagé en 1914. Il a conquis brillamment en Flandre sa Victoria Cross. Vous voyez qu'il ne la porte d'ail- leurs pas. Actuellement, il a un grade important dans l'organisation militaire révolutionnaire. Il serait capitaine, ou même major des Volontaires Irlandais, que cela ne m'étonnerait pas. En tout
104 LA CHAUSSÉE DÉS GÉANTS
cas, deux ou trois très authentiques fils de lords de la région ont un grade inférieur au sien, sont sous ses ordres. Messieurs, nous touchons ici à un point très intéressant. Nous constatons sur le vif ce que la politique anglaise vis-à-vis de l'Ir- lande aura coûté à la cause des Alliés. Si, en 1914, le Borne rule avait été appliqué, il y aurait à l'heure actuelle cent mille Ralph Macgregor de plus dans les tranchées de France.
Le colonel se tut : l'intendant venait de rentrer. Il vit nos verres vides.
— Je suis à la disposition de ces messieurs pour les reconduire, quand ils le désireront, dans leurs appartements, dit-il.
De retour dans ma chambre, il me sembla d'abord que le voyage m'avait beaucoup fatigué. Je me couchai aussitôt. Alors, je m'aperçus que je n'avais pas à compter sur un sommeil immédiat.
J'allai à une bibliothèque dont les vitres bril- laient dans le coin le plus sombre de la pièce. J'y pris le premier volume qui me tomba sous la main, et regagnai mon lit.
C'était Tristravi Shandy. Une demi-heure, peut- être, je fus dans l'étrange et délicieux état d'esprit que l'on doit, sous le toit d'une demeure nouvelle, à la lecture d'un livre déjà lu.
Les girouettes grinçaient au dehors Comme j'en étais arrivé au chapitre intitulé : On a beau faire, quelqu'un se plaint toujours, elles se turent pour faire place à un nouveau bruit, un bruit régulier, doucement monotone.
C'était la pluie qui commençait à tomber.
J'éteignis l'électricité. Alors, un autre bruit, plus
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ample, plus profond, parvint à mes oreilles. Celui de la mer. Je mis très longtemps à m'endormir.
• «
La première journée que je passai à Kendale a son importance pour la suite de cette histoire. Je suis donc obligé, et je m'en excuse, de transcrire ici, sans discrimination, le détail, heure par heure, de ce qui arriva ce jour-là.
Je dormis mal, il faut l'avouer. Quand je m'éveillai, ce fut pour m'étonner de me trouver dans cette chambre, et pour saluer en moi un culte de l'imprévu, somme toute fort sympathique à l'époque où nous vivons.
Je poussai les volets qui s'en allèrent battre contre le mur. Le parc surgit à mes yeux, avec ses verdures noires sur lesquelles la pluie tissait un voile ondoyant. Au ciel gris, de petits nuages frangés d'or autorisaient l'espoir d'une prochaine éclaircie. Gomme je terminais ma toilette, elle se produisit, et le murmure des gouttières s'arrêta.
Je sonnai William. Il arriva, apportant mon déjeuner.
— Il n'est pas huit heures, lui dis-je, et ce n'est qu'à onze heures que j'ai l'honneur d'être reçu par M. le comte. D'ici là, j'ai l'intention d'aller me promener un peu dans la campagne.
— Votre Honneur, répondit William, pourrait aller visiter les ruines de l'Abbaye d'Ardfert, cons- truite, voilà bien longtemps, par notre grand saint
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Brandon, au retour de son voyage en Amérique. C'est à deux milles d'ici. Et on peut faire seller un cheval à Votre Honneur.
— Ce n'est pas la peine, fis-je, je préfère mar- cher. D'ailleurs pour le premier jour, je n'ai pas l'intention de m'éloigner beaucoup. La mer est tout près, n'est-ce pas ?
— Tout près, Votre Honneur. Les fenêtres de la façade ouest du château donnent sur elle. Votre chambre, ainsi que celles des autres visiteurs, est sur la façade est. M. Ralph en a donné l'ordre pour que le bruit des grandes tempêtes n'empêche pas ces messieurs de dormir... Mais si Votre Honneur aime mieux...
— Non, non, dis-je. Cette chambre me plaît beaucoup.
Ayant pris la porte du parc, je commençai par faire le tour du château. Limité au nord, au sud et à l'est par des fossés assez profonds, il était protégé à l'ouest par l'escarpement même du rocher sur lequel il était bâti.
A ses pieds, à deux cents mètres, c'était la mer, vers laquelle on descendait par des sentiers taillés en lacets dans le roc. La grande houle du large venait mourir sur une plage de sable blanc, le long de laquelle on voyait aller et venir, pas plus gros que des crabes, cinq ou six ramasseurs de varechs.
Je regardai le château. H avait eu beaucoup à souffrir des mutilations presbytériennes. En 1649, Cromwell l'avait visité, avec ses mercenaires tondus et ses artilleurs. Il ne reste guère pierre sur pierre là où est passé le vieux coquin, ainsi
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 107
qu'on nomme d'ordinaire en Irlande le lord pro- tecteur. Cromwell avait jeté bas trois sur quatre des tours du château, et brûlé une des deux ailes. La demeure, sous son aspect actuel, avait été reconstruite, soixante ans plus tard, par le comte Jacques de Kendale, sur le produit d'un pari de dix mille livres sterling gagné par ce seigneur à la reine Anne. A cette époque, le domaine qui y était rattaché était dix fois plus étendu qu'aujour- d'hui. Depuis, les confiscations et la vie à grandes guides des comtes de Kendale avaient fait leur œuvre. Tel qu'il subsistait, cependant, avec ses dix- huit cents acres de superficie, il restait un per- pétuel objet d'envie pour les gros propriétaires anglais des environs. Ceci en 1914. A partir de cette date, son passage aux mains de la maison d'Antrim n'avait plus guère laissé d'espoir aux landlords mitoyens de réunir un jour ce domaine vénérable à leurs fraîches acquisitions.
Déchirant les nuages, le soleil venait d'appa- raître. Le singulier paysage qui m'entourait se mit soudain à rayonner de couleurs humides. Je m'élançai avec allégresse à travers la tendre brise matinale.
Il y avait des chemins creux, disparaissant sous les ronciers en arceaux, au milieu desquels chan- taient des chardonnerets, aux plumes gonflées par la pluie récente. Puis, ce furent des champs bornés par des murs de terre sèche, hauts de trois ou quatre pieds, des prairies en pente... Des ruisse- lets couraient sous les herbes, avec cette hâte que leur donnent les pluies de printemps, et ce mur- mure frais et saccadé qui n'a aucun rapport avec
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celui qu'ils font entendre plus tard, en automne. Une sarcelle, que je pris d'abord pour un^ pie, s'envola.
Puis, ce furent des marais, alternant avec de larges plateaux déserts, couverts, à perte d« vue, de fougères, d'un beau brun velouté. Je marchai à travers ces fougères. Au-dessus d'elles, par moment, s'élevait un oiseau sans grâce, roux comme elles, aux longues pattes pendantes, jaunes comme l'osier... Et c'était l'hôte éternel de ces soli- tudes, le taciturne râle des genêts.
De paysans, d'humains même, je n'en vis pas trace durant les deux heures que j'allai ainsi. En revanche, trois ou quatre masures abandonnées surgirent devant moi, avec leur toit crevé, leurs murs croulants. Je pénétrai dans l'une d'elles. Herbes folles, orties, triste bruit des talons sur le sol de terre jadis battue... Quelle meilleure illus- tration de l'épouvantable politique agraire qui a trouvé le moyen de réduire de moitié, en moins d'un siècle, la triste population de cette île jadis paradisiaque I Pendant que les plâtras s'effritent sous la pluie dans la misérable ferme abandonnée, les belles ladies de l'Empire ont des palais d'ivoire et d'or.
Je suivais au flanc d'un ravin un chemin sinueux et boueux, lorsque le bruit que fait un cheval au trot m'arriva. Bientôt, je vis l'animal lui-même. Il venait à ma rencontre. J'allais m'écarter pour le laisser passer, lorsque je m'aperçus que la bête, sellée d'une selle de femme, avait les rênes pen- dantes, et cet air un peu fou des chevaux qui viennent de faire un© sottise.
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J'eus la pensée d'un accident. Aussi, lorsque l'animal passa près de moi, je saisis les rênes. 11 fit un saut brusque, qui n'eut d'autre résultat que de me couvrir de boue. Je le tenais solidement, il n'insista pas.
C'était une superbe jument noire. La selle et les rênes, de cuir très fin, les étriers étaient annoncia- teurs du luxe le plus discret.
— Il n'y a qu'une chose à faire, pensai-je, con- tinuer ma promenade du côté par où m'arrive cette belle fugitive. Je serais surpris, si bientôt...
Et je hâtais le pas, en proie à une espérance à laquelle se mêlait déjà de l'inquiétude.
Je n'avais pas parcouru cent mètres que, le che^ min ayant fait un nouveau coude, je vis venir à moi la silhouette noire d'une femme en costume de cheval. Elle portait d'un air d'ennui sur son bras gauche la traîne de son amazone. De la cra- vache qu'elle avait à la main droite, elle fustigeait nerveusement au passage les ronces du talus.
Elle poussa un cri de joie en apercevant sa mon- ture.
— Ah 1 vous voilà, miss Peg.
La jument s'était arrêtée, et, craintive, reniflait.
Sans se hâter, la cravache haute, la cavalière s'avançait. Elle eut un petit mouvement de surprise à découvrir que je n'étais pas l'espèce de paysan auquel elle pouvait s'attendre, dans ce sentier marécageux. En même temps, elle aperçut la boue dont j'étais maculé. Elle en devina l'origine. Elle éclata de rire.
— Je suis véritablement désolée, monsieur, 'de la peine que vous avez prise. Cette miss Peg est
110 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
insupportable. J'étais descendue une minute, le temps de raccourcir un peu mon étrier... Et voilà I Parlant ainsi, elle me regardait, avec un air de railleuse interrogation. Je compris que j'avais omis de me présenter. Je m'exécutai en rougissant.
— Ah I fit-elle, vous êtes étranger ?
Je ne répondis pas, j'étais en train d'admirer avec simplicité mon interlocutrice. Son âge ? Plus tard, je me suis rappelé m'être reproché comme un crime de lui avoir, en cette minute, donné trente- cinq ans. Elle était mince et grande, avec la taille très haute. De chaque côté de son canotier de feutre noir, ses cheveux blond paille faisaient à ses tempes deux houppes d'or. Les yeux bleus bril- laient, profonds, entre les paupières violettes. Les petites lèvres impérieuses, violemment fardées, étaient d'un rose qui tirait sur le lilas. Une opale retenait le plastron de piqué blanc de sa cravate de chasse.
— Vous êtes étranger ? répéta-t-elle, après m'avoir largement laissé le loisir nécessaire à cet examen.
— Français, madame.
Et je lui expliquai brièvement, pour le cas oij elle l'eût ignoré, que j'étais l'hôte du comte d'An- trim.
— Ah I fit-elle. Vous êtes à Kendale.
Au même instant, la jument fit un écart.
— Miss Peg 1 Eh bien ! voulez-vous avoir la grande bonté, cher monsieur, de tenir cette vilaine bête, pendant que je me mets en selle. Il n'y a pas d'autre façon de la faire rester tranquille.
Lestement, elle avait sauté sur la jument. Miss
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 111
Peg, gratifiée d'un coup de cravache, se mit à marcher à mon côté, sans plus d'esclandre. La jeune femme souriait en me regardant.
— Puisque vous êtes à Kendale, monsieur Gérard, nous aurons sûrement bientôt l'occasion de nous revoir. J'en serai charmée.
Je m'inclinai.
— A bientôt donc, dit-elle. Et encore mille fois merci.
Elle venait de mettre miss Peg au grand trot. Comme elle allait disparaître, au coude du sentier, elle se retourna, et, de la cravache me fit un petit signe d'adieu.
Je me mis en devoir de regagner le château. Il était plus de dix heures, et j'avais à me mettre dans une tenue convenable avant de me rendre auprès du comte d'Antrim.
Ma malle m'attendait dans ma chambre. Wil- liam était en train de la débarrasser de ses cordes. Tandis qu'il s'évertuait, je lui demandai négli- gemment :
— La comtesse de Kendale monte à cheval, sans doute ?
— Certes, Votre Honneur, tous les jours.
— Alors, c'est elle, probablement, que j'ai ren- contrée ce matin.
Je précisai :
— Avec une jument noire. William secoua la tête.
— Non, Votre Honneur, non. La jument de Sa Seigneurie est blanche.
— Ah 1 fis-je. Alors, qui pouvait bien être la
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dame que j'ai rencontrée ? Une dame blonde.
— Blonde, Votre Honneur ? Blonde et grande, sur une jument noire ? Il ne peut y avoir aucun doute : Votre Honneur a rencontré lady Arbukle.
— Lady Arbukle, répétai-je, déconcerté.
— Oui, Votre Honneur.
— Mais, dites-moi donc, j'ai eu, hier soir, en arrivant au château, l'occasion de rencontrer lord Arbukle, et de m'entretenir de lui avec votre cama- rade Joseph, qui m'a dit que lord Arbukle n'était pas marié.
— Joseph a dit vrai, Votre Honneur, lord Arbukle n'est pas marié. Aussi n'est-ce pas sa femme que vous avez vue ce matin.
— Et qui est-ce, alors ?
— Sa mère. Votre Honneur. Je regardai William de travers,
— Quel âge a donc lord Arbukle ? demandai-je sèchement.
— Dans les vingt-six ans, Votre Honneur. Il faut dire que lady Arbukle l'a eu toute jeune : elle s'est mariée à dix-sept ans. N'empêche, qu'aujourd'hui, elle est plus près de ses quarante-cinq ans que je ne le serai jamais, moi, d'avoir mille livres de rente. Mais, Votre Honneur l'a vue : il est certain qu'on ne lui donnerait pas cet âge. H y a ici une fermière, la vieille Ketty, qui vient porter le beurre et le fromage. Elle est courbée, et en outre ridée comme une pomme. Eh bien I elle n'a que qua- rante-huit ans. Trois ans de plus que lady Arbukle. Des choses pareilles. Votre Honneur, il faut les voir pour y croire.
Il répéta respectueusement :
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 113
— C'est la vérité, pourtant.
Je réfléchissais. Elle s'expliquait, cette impres- sion de déjà vu qui m'était venue avec un certain malaise en présence de lady Arbukle. Je me sou- vins des traits du jeune homme entrevu la veille, de ses lèvres rose pâle : c'était à son fils qu'elle ressemblait !
— C'est égal, elle est belle, murmurai-je. Ainsi, l'heure était venue de paraître devant le
comte d'Antrim, l'heure peut-être de revoir Antiope. L'émotion dont je m'attendais à être assailli en cette minute, je m'apercevais avec un étonnement infini qu'elle n'existait pas.
« «
Elle naquit cependant, pour devenir peu à peu très grande, lorsque, guidé par M. Ralph, je péné- trai dans un petit salon, où trois personnes se trou- vaient déjà rassemblées.
Il y avait le D' Grûtli, le colonel Harvey, et un petit homme jaune et noir, portant monocle, vêtu d'un complet gris fort élégant, et qui était le baron Idzumi, délégué du Japon.
Le colonel Harvey nous présenta.
— Ah ! monsieur, fit le petit homme dans le fran- çais le plus pur, en me serrant la main, je suis bien honoré de vous connaître. J'ai beaucoup d'estime pour vos travaux.
Je souris modestement.
— Oui, murmurai-je en moi-même. Eh bien I
114 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
cher monsieur, avec votre permission, nous en par- lerons le plus rarement possible. Mais il continuait :
— Avec Eoin Mac Neil, vous êtes le premier celti- sant du monde.
D'un geste aimable, j'arrêtai un flot d'éloges qui, — il n'était pas besoin de le regarder beaucoup pour s'en rendre compte, — ne devait guère être du goût du D' Griitli. Il avait verdi et gardait un silence hargneux.
— Nous ne sommes que quatre ? fis- je, désireux de rompre les chiens.
— Le sénateur Barkhilpedro n'est pas encore arrivé, dit le colonel. Il a tenu à passer par Paris et à s'y arrêter. Un Espagnol qui passe par Paris, vous savez, c'est son retard assuré. Quant au pro- fesseur Henriksen...
Le colonel Harvey se mit à rire.
— Eh bien ?
— Il est vraiment extraordinaire. Il dit qu'il ne veut pas être dérangé dans son travail et s'obstine à ne pas sortir de sa chambre. Dans ces conditions, qu'avait-il besoin de faire le voyage d'Irlande 1 II aurait pu travailler tout aussi fructueusement en demeurant à Stockholm. Je n'ai pas voulu me charger de l'excuser auprès du comte d'Antrim, j'ai laissé ce soin à M. Ralph.
Précisément, écartant une portière de velours foncé, l'intendant venait de nous apparaître.
— Messieurs, fît-il, de cette voix égale, avare de nuances qui était la sienne, si vous voulez bien...
L'un après l'autre, nous pénétrâmes k sa suite dans la salle d'honneur du château.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 115
De cette salle, très grande, très sombre, je n'aperçus d'abord que le feu de bois qui flambait, à l'autre bout, dans l'immense cheminée.
M. Ralph nous conduisit vers cette cheminée, devant laquelle plusieurs fauteuils étaient disposés en cercle.
Dans l'un de ces fauteuils, le plus élevé, un fau- teuil qui formait cathèdre, se tenait le comte d'Antrim. Je crois bien que partout, en toute cir- constance, je l'aurais reconnu, tant il me parut d'abord peu changé. Vêtu de noir, il se tenait très droit, le buste émergeant de l'espèce de boîte que faisait une énorme fourrure grise posée sur les deux bras du fauteuil, et retombant sur les jambes et les pieds du comte, qu'elle couvrait com- plètement. Les cheveux étaient très blancs. Le front chauve, poli comme du buis, reflétait les lueurs dansantes du foyer. Ce ne fut qu'en considérant le vieillard de plus près et avec plus d'attention que je m'aperçus de certains ravages : les joues creuses, le nez pincé aux narines, et surtout une tragique asymétrie de la figure, dont la partie droite demeurait perpétuellement immobile, comme figée. La paralysie avait passé par là.
D'un signe de la main gauche, sa main droite ïestant elle-même morte sous la fourrure, le comte nous invita à nous asseoir.
D'une voix lente, martelée, une voix où l'on devinait sans cesse le plus douloureux des efforts, il parla. Il ne dit que quelques mots.
— Messieurs, le colonel Harvey m'a excusé auprès de vous de ne pouvoir être que le triste hôte que vous voyez. J'ai souvent beaucoup souffert de
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l'état OÙ me réduisait la maladie, jamais pourtant plus qu'en cette minute oij je me trouve incapable de vous dire, comme je le voudrais, l'émotion que j'éprouve à vous souhaiter la bienvenue à Kendale. Nous nous inclinâmes. Alors, très simplement, de sa voix nette, quasi livresque, le baron Idzumi parla.
— C'est nous, mylord, qui sommes heureux et fiers d'être vos hôtes. Vous êtes le symbole vénéré d'un pays que nous aimons.
Il avait cambré sa petite taille, mais sa voix ne s'était pas haussée d'un ton.
— Le Japon est, comme la France, l'allié fidèle de la Grande-Bretagne. D'autre part, — et il regarda le colonel Harvey, — nous avons, nous aussi, une doctrine de Monroe qui nous conseille de ne pas nous mêler des affaires européennes : notre champ d'action est suffisamment étendu avec l'Asie. Malgré cela, nous jugeons que l'indépen- dance de l'Irlande est de ces questions qui inté- ressent tous les peuples. Aussi, si je suis ici, c'est avec l'espoir d'être témoin d'événements par lesquels sera effacée une anomalie, une contradic- tion gênante pour des nations dont la charte de coalition est la liberté des peupleis.
Le colonel Harvey sourit.
— Pour moi, dit-il, je ne dirai qu'un mot. Je suis originaire de Baltimore, la grande cité américaine, qui, elle-même, tire son origine de Baltimore, un des plus misérables villages irlandais. Le comte jd'Antrim sait où sont mes sympathies.
Le D' Grûtli fut plus laconique encore :
— L'Irlande, 9it-il, est, après la Suisse, le pays
LA châussék des Géants 117
du monde où les lacs sont le plus pittoresques.
Le comte d'Antrim n'avait pas bougé. Ses yeux étaient mi-clos. Un demi-sourire tordait la partie de ses lèvres non paralysée.
Mes collègues me regardèrent. D'une voix un peu tremblante, je pris la parole.
— Dans des jours encore plus lugubres que ceux que nous traversons, en 1870, un grand écrivain anglais, un écrivain que les nôtres n'ont jamais cessé de mettre bien haut, Carlyle, se promenait avec l'historien irlandais Lecky. Il lui expliquait les raisons que le monde avait de se réjouir de la défaite de la France. Il lui disait que cette défaite était la chose la plus utile qui fût arrivée dans l'univers depuis qu'il y était, et que cela lui rappe- lait comment Satan, s'avançant en soufflant le blasphème et le feu de l'enfer, saint Michel, de quelques coups de son épée étincelante, abattit le monstre dans la poussière. Or, commentant cette opinion dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle était légère, Lecky écrivit : « Je suis un peu scep- tique sur la ressemblance entre saint Michel et le comte Bismarck... En Irlande nous sommes pas- sionnément Français, — partie parce que nous pensons nous-mêmes comme les Français, — partie à cause de la brigade irlandaise qui, au dix-hui- tième siècle, se battit pour la France, — et partie parce que les Anglais sont de l'opinion opposée. » J'aime à croire, Mylord et messieurs, que, depuis 1870, les Anglais ont eu le temps de modifier leur opinion sur ce point. Mais les Français, eux, seraient injustes, si, entre l'Anglais Carlyle et l'Ir- landais Lecky, ils n'ét^iblissaient pas de différence.
118 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Il me sembla que les lèvres du vieillard remuaient, comme s'il allait prononcer un mot, un remerciement, peut-être... Mais il se tut.
— Mylord, dit respectueusement le colonel Har- vey en se levant, et nous l'imitâmes, Mylord, nous ne voulons pas abuser davantage de vos instants.
Le comte fit un geste.
— J'espère, messieurs, que vous voudrez bien me faire l'honneur d'accepter de dîner ce soir à ma table.
Nous nous inclinâmes.
— Je vous remercie. Nous souhaitons tous que le professeur Henriksen trouve le temps d'être des nôtres. Pouvez-vous vous charger de lui trans- mettre mon invitation, colonel ? Ou bien est-il pré- férable que je la lui fasse tenir directement par écrit ?
Le colonel Harvey sourit.
— C'est peut-être préférable, dit-il.
— C'est entendu. Au revoir donc, messieurs, à ce soir.
Se ravisant, il nous arrêta d'un geste.
— Inutile d'ajouter que si l'un de vous avait à m'entre tenir en particulier, je serais à son entière disposition.
C'était ce que j'attendais. Passant le dernier devant lui pour lui serrer la main, je m'arrêtai.
— J'aurais précisément à solliciter de vous la' faveur de deux minutes d'entretien, Mylord.
— Mais, tout de suite, dit-il ; Ralph, reconduisez ces messieurs. Restez, restez, monsieur Gérard, asseyez- vous.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 119
Mes collègues sortirent. Je vis le D"" Griitli se retourner et me jeter un regard furtif d'étonne- ment.
De sa main valide, le comte d'Antrim avait pris ma main. Un éclair passa dans ses yeux pâles.
— Vos paroles de tout à l'heure m'ont été au cœur, murmura-t-il, merci.
— Mylord, balbutiai-je.
— Vous avez à me parler ? demanda-t-il très dou- cement.
Je ne répondis pas. Je regardai M. Ralph qui, les visiteurs une fois raccompagnés, était revenu auprès de son maître. Il se tenait debout, indiffé- rent et froid, à côté du fauteuil.
Le comte d'Antrim vit mon regard.
— Ralph ne me quitte jamais, dit-il, c'est un autre moi-même. Si vous le désirez, cependant...
Je protestai d'un geste. Je ne tenais pas à me faire, d'emblée, un ennemi de cet homme taciturne.
— Mylord, dis-je, affermissant ma voix, si je me suis permis de rester auprès de vous, c'est pour vous rappeler un souvenir.
Il me regarda avec surprise.
— Un souvenir ?
— Oui, un souvenir, Mylord. Nous nous sommes déjà vus. J'étais, en 1894, à Aix-les-Bains, en sep- tembre, dans le parc de la villa des Fleurs.
Il parut, une seconde, réfléchir.
— J'y étais, effectivement, répondit-il. Mais vous deviez, à cette date, être bien jeune, monsieur Gérard.
— Je l'étais, en effet, Mylord. J'avais à peu près l'âge de la comtesse Antiope, avec laquelle, tout un
120 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
mois, j'ai joué, et dont je me permets ide vous demander des nouvelles.
J'avais parlé très vite, les yeux baissés. Quand je les relevai, je vis ceux du vieillard fixés sur moi, avec une expression que je pris pour de l'étonne- ment. Le visage de l'impassible M. Ralph n'avait pas bougé.
— Vous avez connu Antiope ! dit lentement le comte d'Antrim.
Un travail, pénible s'il en fut, avait l'air de se faire dans sa tête. Il était visible qu'il cherchait à se souvenir de moi. Il était trop naturel, par ail- leurs, qu'il m'eût oublié.
— Antiope, vous avez connu Antiope, répéta-t-il.
— Oui, Mylord. Et c'est même la comtesse de Kendale qui, vingt ans avant le colonel Harvey, m'a présenté à vous.
Il me regarda, hochant la tête.
— Vous avez fait du chemin, au cours de ces vingt ans, monsieur, dit-il.
Je rougis jusqu'aux oreilles. Il n'y prit pas garde. Il était tout occupé à rassembler de lointains, de lointains souvenirs.
— Oui, dit-il enfin, avec effort, je me rappelle. Je crois que je me rappelle. Le petit Gérard, un enfant, avec une vieille dame en noir, que les incar- tades d' Antiope effrayaient si fort. Je me rappelle. Mon Dieu ! Mon Dieu !
Je le regardai respectueusement.
— J'ai appris avec douleur, lui dis- je, en arri- vant ici, le grand malheur qui a frappé la comtesse de Kendale.
Il répéta :
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 121
— Le malheur ! oui, le grand malheur...
— Et, demandai- je timidement, me sera-t-il permis de lui présenter mes hommages ?
— Naturellement, dit-il, naturellement. Il respira avec effort.
— Elle dîne avec nous ce soir. C'est son rôle de maîtresse de maison, et elle n'y saurait manquer, car vous le savez, monsieur, c'est son hospitalité que vous recevez ici, que j'y reçois moi-même. Mais peut-être auparavant, seriez- vous heureux...
Il était visiblement ému par l'évocation brutale de ce passé. M. Ralph s'approcha et lui toucha l'épaule.
— Je ferai remarquer à Sa Seigneurie qu'il n'est pas raisonnable de se fatiguer aussi longtemps.
— J'ai fini, Ralph. J'ai fini. Mais ce que vient de me dire M. Gérard est si inattendu, si extraordi- naire. Je reviens à ma question, cher monsieur. Sans doute désiriez-vous, avant le dîner, revoir votre amie d'enfance ?
— J'en serais heureux au possible, Mylord.
— Eh bien, mais c'est tout naturel. Antiope monte chaque jour à cheval, après le déjeuner. Elle rentre vers quatre heures. A cinq heures, si vous voulez, on ira vous chercher pour vous con- duire auprès d'elle.
Pendant le déjeuner, je n'écoutais que bien distraitement les propos, d'ailleurs pleins d'intérêt, qui furent échangés entre le colonel Harvey et le baron Idzumi concernant le statut des Japonais de la Californie. Comme je rentrais dans ma chambre, j'y trouvai William qui était en train
122 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
de débarrasser un petit guéridon de quelques livres que j'y avais posés. Il s'arrêta dans son travail, un peu penaud.
— Qu'y a-t-il ? demandai-je.
— C'est le professeur Henriksen, Votre Hon- neur.
— Qu'est-ce qu'il me veut, le professeur Hen- riksen ?
— Le professeur Henriksen m'a chargé de lui trouver dans le château une petite table ronde et légère. H dit qu'il en a besoin, et que, si on ne la lui procure pas, il refera ses malles pour la Suède. Or, je n'ai trouvé que celle-ci. Si Votre Honneur n'y tient pas particulièrement...
— Qu'est-ce que c'est que ce vieux fou I pensai-je. William restait au milieu de la chambre, son
guéridon à la main.
— Allons, portez-la-lui, dis-je. Et demandez-lui s'il ne veut pas aussi ma table de toilette.
— Pour cela, non, Votre Honneur, répondit Wil- liam, soulagé d'un grand poids. Il n'en a qu'après les tables rondes.
* «
Je passai le reste de l'après-midi à essayer de continuer la lecture de Tris tram Shandy.
A cinq heures, on frappa à ma porte. M. Ralph parut.
— Madame la comtesse, dit-il, attend monsieur le professeur.
CHAPITRE V
KENDALE (Suite)
Le jour de la fin septembre 1894 où j'avais quitté Antiope, le soleil était en train de mourir. C'était au bord du lac, près de l'embarcadère des vapeurs qui mènent les touristes à Hautecombe. Plus tard, lisant Raphaël, j'ai essayé avec obstination d'y retrouver cet endroit, mais sans y parvenir de façon bien irréfutable : les lyriques ont dans l'âme tant d'imprécision 1
De grands arbres, aux feuilles à peines roussies, étaient si près de l'onde que la retombée de leurs branches y baignait, composant au-dessus du petit couloir d'eau une belle voûte bleuâtre, où les der- niers rayons du soleil perçaient de mouvantes lucarnes d'or.
C'était à ce soleil de Savoie que je songeais main- tenant, en suivant derrière M. Ralph le corridor qui me menait, après vingt années, vers l'image de mon enfance. Une sorte d'allégresse mystérieuse me soulevait. J'allais revoir Antiope, la revoir à la même heure que je l'avais quittée. Chaque fois que je passais devani une deâ hautes fenêtres du cor-
124 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
ridor, je regardais le soleil, ce soleil jadis témoin de nos adieux, et qui allait être, au même point de sa course, le témoin de notre réunion.
Il surgissait tour à tour et disparaissait derrière des nuées tumultueuses, au bas desquelles la nuit plaquait déjà ses ombres violettes. Le murmure de l'Océan pénétrait dans le château. La minute était austère et pleine de recueillement.
Parvenu devant une porte à double battant qui disparaissait sous une tenture de velours sombre, M, Ralph frappa.
Une femme de chambre vint nous ouvrir. Ils échangèrent tous deux un signe, après quoi la femme de chambre s'effaça pour me laisser entrer.
Ayant traversé un salon très simple, je me trouvai dans la chambre de la comtesse de Kendale.
Je vis aussitôt Antiope, et ne vis qu'elle. Age- nouillée à terre, elle était occupée à déposer des étiquettes blanches sur des paquets cousus dans de la toile brune.
J'étais resté sur le seuil de la porte. Elle se releva, vint à moi, me tendit la main.
— Je suis heureuse de vous revoir, monsieur, fit-elle simplement.
Et, m'ayant fait asseoir, elle me dit :
— Excusez-moi. J'étais en train de préparer ces paquets, des colis contenant quelques douceurs, et que nous envoyons aux jeunes gens du comté qui sont là-bas, dans les tranchées de France.
J'eus un geste pour signifier que je serais désolé de l'interrompre dans une telle besogne.
— Non, non, dit-elle. J'avais terminé. Il n'y a
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 125
plus qu'à coudre les étiquettes. Et c'est Jenny qui s'en charge. Elle appela sa femme de chambre. — Jenny, emportez les paquets. Ne les faites pas partir avant que j'aie relevé la liste de leurs des- tinataires.
Elle aidait la servante à se charger des petits colis. Pendant qu'elle s'occupait ainsi, indifférente à ma présence, j'eus le loisir de la regarder.
Une des pages les plus achevées du Jardin de Bérénice est consacrée au trouble qu'on éprouve à retrouver devenue femme celle que l'on a connue enfant, à rechercher son sourire, ses gestes, à reconnaître dans la grâce feutrée de la trentième année les façons brusques et un peu sauvages de la douze ou treizième. C'était au spectacle de cette transformation que j'étais à présent convié. Si attendu fût-il pour moi, il était empreint d'un sens si profond du transitoire et de l'éphémère que je sentis mes yeux s'emplir de larmes et mes mains trembler.
Alors, j'aperçus celles d'Antiope, et j'eus l'inef- fable bonheur de constater que, sur les petits paquets de toile brune, elles tremblaient elles aussi. Je compris que je n'avais jamais eu qu'une crainte, celle de retrouver Antiope indifférente. Une Antiope douloureuse et meurtrie par la vie répondait mieux aux calculs obscurs de mon égoïsme passionné.
La nuit commençait à entrer dans la chambre, ainsi que la clameur de plus en plus forte de l'Océan. La servante sortit, chargée de paquets, et je restai seul avec la comtesse de Kendale.
126 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Elle s'assit dans le fauteuil qui faisait face à la fenêtre ; je la voyais de profil. Les dernières lueurs du jour jouaient dans ses cheveux, — ils étaient toujours les mêmes, de ce noir et de cet or dont la fusion composait un châtain foncé. Elle les por- tait en bandeaux, qui venaient, sur la nuque, former un chignon bas et lourd.
D'aussi longues, d'aussi savantes préméditations que les miennes pour aboutir à un tel silence 1
Ce fut Antiope, la première, qui le rompit.
Sa voix me parut plus douce. Le petit démon d'Aix-les-Bains s'était-il donc évanoui ?
— Je suis heureuse, dit-elle, de vous revoir.
— Vous ne m'avez pas oublié ? demandai-je.
Je vis ses mains se raidir sur les accoudoirs du fauteuil.
— Si nous étions, répondit-elle lentement, à Dunmore au lieu d'être à Kendale, je vous mon- trerais quelque chose, quelque chose à quoi je tiens beaucoup, quelque chose qui est resté là-bas, dans un des tiroirs de mon secrétaire. Les déménage- lîients, vous savez 1... On oublie souvent les objets qui vous sont le plus précieux.
— Un objet qui vous est précieux 7
— Oui, une liste sur laquelle il y a écrit ; F. Gérard, 1 franc,
— Ah 1 fis-je, vous vous souvenez de cela.
— Ce franc, dit-elle, est entré dans la composi- tion du petit pécule d'émigration destiné à une pauvre famille de fermiers catholiques de l'Ulster, que leur propriétaire avait expulsés. Ils sont partis pour l'Amérique. Nous leur avions remis oent
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS iZt
livres. Depuis, ils en ont envoyé plus de mille pour la cause de l'Irlande libre. Elle baissa la tête.
— A treize ans, dit-elle, vous nous avez déjà aidés. Bientôt, vous allez faire pour nous plus encore, beaucoup plus.
— Vous vous souvenez du parc, et du lac, et de la villa des Fleurs, dis-je, et de cette promenade que nous fîmes, un jour, aux gorges du Sierroz ?
Elle eut un geste vague.
— La dame en noir qui vous accompagnait, dit- elle, vit-elle toujours ?
— Ma grand'mère ? Non. Elle est morte.
— Ah 1 fit-elle.
Julien Sorel se jure de saisir, dans un délai déterminé, la triste main pendante de M°" de Rénal. Je m'étais juré, moi, d'appeler dès notre première entrevue par son prénom la comtesse de Kendale. De toute ma volonté, je m'y efforçais — je ne pouvais y parvenir.
— Je me rappelle cette pauvre pièce de vingt sous, dis-je enfin. Et vous, vous souvenez-vous de ce que vous m'avez donné, le soir où nous nous quittâmes ?
Elle ne répondit pas. Evidemment, ce souvenir n'était plus dans sa mémoire.
— Vous souvenez-vous ? insistai-je, impitoyable. Elle eut un murmure qui était presque un
gémissement :
— Il y a si longtemps... Et tant de choses, tant de choses depuis se sont passées.
— Une gravure, dis-j©, vous m'avez donné une gravure de votre première communion. Et, au dos
128 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
de cette gravure, il y avait une phrase qui a bien longtemps hanté mon sommeil d'enfant.
— Ah I dit-elle, oui, la prophétie du Donegal.
— Alors, je ne savais pas, fis- je, avec un élan à peine feint, je ne pouvais savoir. Depuis, j'ai su, j'ai compris. Quel merveilleux destin, voyez- vous, que le vôtre I Gomme j'ai été, comme je suis fier de vous avoir connue, d'avoir eu, comme com- pagne de mon enfance, la petite Antiope.
Le mot était prononcé. Mais j'avais triché avec moi-même, et inutilement. Si j'avais pu en effet avoir une minute l'espoir que la comtesse de Ken- dale s'emparerait de ma pauvre phrase pour me dire : « Antiope ! c'est vrai. Nous nous appelions par nos prénoms. Revenons sans tarder à un aussi doux usage », je fus bien vite détrompé.
— C'est moi, répondit-elle sur le ton le plus mesuré, c'est moi qui suis fîère d'avoir eu pour ami, quand j'étais petite, quelqu'un qui est devenu ce que vous êtes, quelqu'un à qui l'Irlande doit déjà tant, et de qui elle est en droit d'attendre davantage encore.
Ce fut tout. Que pouvais-je faire contre ces paroles d'une gratitude qui coupait court aux effu- sions même les plus discrètes? Comme le petit garçon du lac du Bourget s'était effacé devant le professeur au Collège de France ! Etait-c« le châ- timent de ma folle usurpation qui commençait? Et ne valait-il pas mieux, dès le lendemain, dis- paraître, rentrer dans mon médiocre passé, revenir à Paris, même au prix de mes pauvres bardes laissées à Kendale ?
La chambre était devenue tout à fait noire. Sou-
i LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 129
dain, par un de ces miracles qui marquent parfois la fin du jour, — sursaut suprême du soleil agoni- sant, effondrement subit d'un échafaudage de nuages qui laisse filtrer une ultime clarté, — elle s'emplit d'une lumière blême et pourpre. Antiope, surprise, se sentant vue, se raidit sur son fauteuil pour essayer de recouvrer une contenance désin- volte. Mais déjà j'avais aperçu la crispation de sa bouche. Que cette femme avait dû souffrir 1 Je songeai à son père : quelques heures plus tôt, la même contraction m'était apparue sur la face rava- gée du comte d'Antrim. Une immense pitié mêlée de respect m'envahit, à l'égard de ces deux êtres, qui sentaient peser, se résumer en eux les souf- frances, les aspirations de vingt générations oppri- mées. Je compris les angoisses qui devaient l'un et l'autre les étreindre, à mesure qu'à pas majes- tueux se rapprochait l'échéance fixée par la pro- phétie du Donegal : Si une fille d'Antrim atteint son septième lustre le lundi de Pâques, ce jour-là verra la débâcle de l' envahisseur ^ le salut d'Erin^ ton salut, Irlande bien-aimée.
Cette prophétie du Donegal I.,, La légende s'ac- cordait depuis de longs siècles avec les travaux des érudits pour l'attribuer à l'astrologue Merlin. Or, n'était-ce pas ce Merlin qui avait prédit, vers le même temps où les premiers Saxons venaient polluer l'Irlande, qu'un aigle prendrait son vol de la Bretagne et passerait les Pyrénées accom- pagné d'un vol infini d'étourneaux... Et, en 1368, Bertrand Duguesclin était venu, et s'en était allé faire massacrer en Espagne, au compte de Henri de Transtamare, les hordes des Grandes Compa-
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gnies... 1368-1916 1 Qu'est-ce qu'une différence de cinq siècles dans le domaine du surnaturel ? Le swedenborgien professeur Henriksen m'apparut sur l'heure moins ridicule.
Ni Antiope, ni moi ne parlions plus, dans l'obs- curité maintenant complète. Mais nous nous sen- tions gênés par ce silence que nous n'avions ni l'un ni l'autre la force de bannir. Les minutes pas- saient, lentes, plus lentes que je ne les ai jamais connues... La pendule qui battait dans l'ombre me paraissait ralentir de plus en plus son balance- ment. Il fallait un fait du dehors pour nous arra- cher, Antiope et moi, à cette torpeur, plus révéla- trice de nos sentiments réciproques que le plus dénudé des aveux. Ce fait se produisit.
On frappa à la porte.
C'était la femme de chambre. Antiope donna un ordre. L'électricité, brutale et bleue, jaillit.
Sur un plateau, Jenny apportait une lettre, dont s'empara la comtesse de Kendale.
— Il y a une réponse, murmura la femme de chambre.
Antiope avait déchiré l'enveloppe ; elle lisait.
Je ne la quittai pas des yeux. Elle avait com- mencé sa lecture d'un air distrait. Elle la continua avec un léger mouvement de surprise. Il y avait maintenant dans son regard de l'ironie.
— C'est Ralph qui a apporté cette lettre? idemanda-t-elle.
La servante fît un signe affîrmatif et dit :
— Il est là, dans le petit salon. Faut-il le faire entrer ?
— Attendez que je vous le dise, fit Antiope.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 131
Elle s'était tournée vers moi.
— Vous ne perdez réellement pas votre temps, monsieur Gérard. Vous ne m'aviez pas dit que, à peine arrivé ici, vous aviez déjà trouvé le moyen de vous conduire de la façon la plus chevaleresque avec la plus jolie femme du comté.
— Ah ! fis- je avec assez d'embarras, cette lettre est de lady Arbukle ?
— D'elle-même, répondit Antiope, avec une sécheresse qui me frappa.
Elle reprit.
— Je devais aller demain prendre le thé au châ- teau de Clare, chez lady Arbukle. Elle me rappelle son invitation, et demande en même temps si vous consentiriez à m'accompagner. « M. Gérard, écrit- elle, m'a rendu fort aimablement le service d'ar- rêter ce matin ma jument, qui m'avait faussé com- pagnie de la façon la plus impolie du monde. »
— J'ai fait ce que n'importe qui aurait fait, dis-je. Je ne savais pas que cette dame était lady Arbukle. Elle ne s'est même pas fait connaître.
— Vous aurez dû apprendre son nom depuis, dit Antiope, car, si j'ai bonne mémoire, c'est vous qui avez été le premier à le prononcer.
Je me mordis les lèvres. La comtesse de Ken- dale sourit.
— Dois-je répondre que vous acceptez son invi- tation ? demanda-t-elle.
— Je ne ferai rien, répondis-je à mon tour d'un ton sec, pour vous imposer, madame, ma com- pagnie.
— Vous acceptez, dit-elle doucement.
132 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Elle fit un geste. Jenny revint, suivie cle l'inévi- table M. Ralph.
— Ralph, dit brièvement la comtesse, vous direz au domestique de lady Arbukle que je ne manquerai pas de me rendre demain à son invi- tation, et que M. le professeur Gérard se fera un plaisir de m'accompagner.
L'intendant s'inclina et sortit. La pendule son- nait sept heures ; je me souvins opportunément que le dîner était pour huit heures.
— Permettez-moi, madame, de me retirer, dis-je.
Elle me tendit sa main, que je baisai.
« • «
Un chemin sablé laissait à gauche la route de Tralee pour se diriger vers l'Océan. Il filait, en chaussée, au milieu de prairies marécageuses, parsemées de petits étangs d'un vert plus sombre, sur lesquels des patrouilles d'oiseaux sauvages flottaient avec gravité.
— Nous ne sommes plus qu'à un mille du châ" teau de Glare, dit Antiope. Nous aurons peut-être, en hâtant le pas, la chance d'arriver avant l'averse.
La pluie menaçait, en effet. Le temps, qui s'était, au début de la journée, montré clément au point que nous avions décidé de nous rendre à pied chez Lady Arbukle, le temps venait subitement de s'as- sombrir.
— Si nous étions venus à cheval, comme je vous
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 133
l'avais proposé hier soir, dit Antiope, nous serions déjà arrivés. Mais mon idée n'a eu guère l'air de vous tenter. Elle ajouta :
— Sans doute n'aimez-vous pas le cheval ?
— Il serait peut-être imprudent de ma part de m'y essayer, répliquai-je. Certains mouvements violents me sont interdits, à cause de ma blessure.
— Ah ! dit Antiope, vous avez été blessé, pendant la guerre ?
— Oui.
— Alors, excusez-moi.
— Je ne vois pas réellement en quoi..., com- mençai-je.
— Non, non, dit-elle. Excusez-moi. Il me semble que j'aurais dû savoir.
Il y eut un de ces instants de silence redoutable et délicieux que je fus libre ;d'interpréter à mon gré. Entre nous, de tels instants semblaient destinés à devenir non l'exception, mais la règle. Déjà, la veille, au cours de la soirée qui s'était prolongée assez tard dans la nuit après que le comte d'Antrim se fût retiré, nous étions restés ainsi, l'un et l'autre, sans parler, assis devant la cheminée, à voir s'écrouler les bûches sur le tapis de velours blanc et cerise des cendres, tandis que les membres de la commission de contrôle, un peu excités par le Champagne, écoutaient, avec des exclamations de surprise, une extraordinaire histoire contée par le professeur Henriksen. Celui-ci, gnome lippu et broussailleux, à souliers plats et à chaussettes blanches, disait comment il avait eu en sa posses- sion, dès le début d'août 1914, le plan général de la
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bataille de la Marne, grâce à une interview métho- dique de l'esprit du général Tbrstenson.
— Tout, affirmait-il, il m'a tout dit. Et la faute de von Kliick, et la menace d'enveloppement par la gauche, jusqu'au chiffre des pertes en hommes et en canons. Une merveille de clarté et de précision. Il n'y a que l'histoire des taxis-autos de Gallieni que j'ai eu toutes les peines du monde à com- prendre. Il faut bien saisir pourquoi : les esprits n'ont à leur disposition que le vocabulaire contem- porain de l'éppque où ils ont vécu sur la terre. D'où les difficultés du grand Torstenson à com- poser, avec des vocables suédois du dix-septième siècle, une périphrase me permettant, à moi, de comprendre qu'il s'agissait de transports de troupes par voitures automobiles munies de compteurs.
Les nuées se traînaient vers l'ouest, au bas du ciel, du côté de la mer que nous cachaient de vastes croupes de terres brunes recouvertes de bruyères mduves. Quelques gouttes de pluie tombèrent, fai- sant naître des petits cercles sur les eaux des étangs. Mais l'averse en resta là.
— Nous sommes presque arrivés, dit Antiope. Voici le château.
Quand, venant de Douarnenez par Ploaré, on est près d'atteindre la calme plage du Riz, on se trouve subitement en face d'une échancrure de roches roses, surmontées de pins maritimes, entre lesquelles il y a la mer, bleue comme celle de l'Es- térel. C'est, en plein domaine de l'Océan, une para- doxale apparition méditerranéenne.
Ainsi de la plage au bord de laquelle s'élève le
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château cie Clare, de ses parcs, de ses jardins. Un château, d'ailleurs, non pas ! Une demeure riante et vaste, une villa du modèle basque, des toits bruns, des couleurs plates et claires. Rien qui pût contraster plus complètement avec le château, — assez austère, il faut le dire, — de Kendale.
Notre petite route conduisait droit à la grille du parc. Nous n'en étions plus à cinq cents mètres.
Alors, Antiope, ralentissant sa marche, se mit à sourire.
— Nous n'avons guère parlé, dit-elle, au cours de cette promenade, et pas du tout des amis chez lesquels nous nous rendons. Or, vous tiendriez peut-être à avoir sur eux ce minimum de détails qui nous permet de franchir avec quiétude un seuil nouveau... Mais, peut-être aussi, ces détails, vous les a-t-on procurés déjà ?
La raillerie du ton était certaine, mais si cer- taine aussi sa douceur que je pris, cette fois, le parti de rire.
— Je dois, dis-je, aux prévenances de M. Ralph, un valet de chambre qui a toutes les qualités du véritable confident...
Antiope leva les yeux au ciel avec une expression d'effarement comique.
— William, n'est-ce pas ? fit-elle. Ah ! le brave garçon ! Mais vraiment, comme on dit chez vous, il n'a pas inventé la poudre.
— Ce n'est pas son métier, dis-je. En revanche, il ne m'a jamais marchandé les renseignements que sa discrétion lui permettait de me donner...
— Sa discrétion ! fit Antiope avec un sourire.
— Et que la mienne, achevai-je, me permettait
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d'entendre et de demander. C'est lui qui m'a appris le nom de Lady Arbukle, j'ignorais son existence. Elle ne s'était pas nommée, je croyais que c'était vous que j'avais rencontrée. Cette fois, elle rit franchement.
— Je ne suis certes pas aussi belle que Lady Flora, dit-elle.
Je la regardai. Elle vit dans mes yeux la répro- bation de cette façon un peu sommaire de chercher à susciter un compliment. J'eus le bonheur de la voir rougir.
Elle se reprit bien vite.
— Ce brave William, dit-elle, je serai curieuse de savoir s'il vous a dit aussi l'âge de Lady Arbukle, qui ne le cache d'ailleurs pas ?
— Naturellement, fis-je, il me l'a dit : quarante- cinq ans.
— Eh ! eh ! fit-elle, c'est à peu près cela.
Elle s'était arrêtée devant une haie, ei attirait à elle la branche épineuse d'un mûrier pour y cueillir une fleur blanche.
Sans se retourner, sur un ton calme, trop calme, elle me demanda :
— C'est tout ce que vous a dit William ?
— Il m'a donné également quelques détails sur les bruits qui courent dans le pays au sujet 3e la' fortune de Lord Arbukle.
— Il ne vous a rien dit d'autre ?
— William, fis-je, pesant mes mots, me paraît le plus honnête garçon, le plus dévoué à ses maîtres. J'aurais jugé indigne de le pousser à com- mettre à leur sujet une indiscrétion.
— Eh bien ? fit-elle.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 137
— Si j'ai eu connaissance d'autres bruits, et ceux-là qui vous concernent, ce n'est pas à William que je les dois.
— Des bruits qui me concernent, dit-elle, hau- taine. A quoi faites-vous allusion ?
— A un projet d'union entre vous et Lord Arbukle, fis- je poliment.
Elle avait éclaté de rire, mais, continuant à main- tenir entre ses doigts la branche du mûrier, elle ne S'était toujours pas retournée.
— Ah I dit-elle enfin, quelle grotesque histoire I Ce pauvre petit Reginald I Mais savez-vous qu'il y a exactement entre lui et moi la même différence d'âge qui existe entre moi et Lady Flora ? Votre William aurait bien pu vous le faire remarquer.
— Madame, fis-je, — et c'était la première fois de la journée que j'usais d'un vocable aussi céré- monieux, — madame, permettez-raoi de vous répéter respectueusement que William n'a rien à voir dans cette affaire.
Et je lui fis le récit de la scène qui s'était déroulée, le soir de mon arrivée, dans l'auberge.
Elle écouta avec beaucoup d'attention. Quand j'eus terminé :
— On ne peut pas empêcher les gens de parler, se borna-t-elle à dire. Mais si vous saviez comme ce que vous me racontez est drôle. Pauvre petit Reginald ! Non, vous ne comprenez pas, vous ne pouvez comprendre... Quand vous l'aurez vu, peut- être, alors...
Elle me posa la main sur le bras.
— Tenez, le voici justement qui vient à notre rencontre.
138 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
« » «
Un jeune homme au buste moulé dans un éton- nant veston couleur fleur de pêcher s'avançait en effet au-devant de nous. Il était sans chapeau, de sorte qu'on pouvait voir ses splendides cheveux blonds bouclés. Il avait l'allure un peu 'dansante des gens qui marchent sur la pointe des pieds. Je reconnus le beau visage entrevu deux jours plus tôt dans l'automobile ; je le reconnus d'autant plus aisément que, dans l'intervalle, j'avais eu la char- mante apparition de Lady Flora.
Quand il fut près de nous, il poussa un cri d'en- fant, un cri joyeux comme s'il y avait des années qu'il n'avait vu la comtesse de Kendale.
— Antiope I Ah ! chère Antiope, comme c'est gentil à vous 1 Que maman va être heureuse I
Il disait maman^ et ce mot avait je ne sais quel charme entre ses lèvres d'un rose étonnamment semblable à celui des lèvres de Lady Flora.
Il serrait maintenant la main d' Antiope contre son cœur, et soudain, s'arrêtant dans ses effusions avec un geste d'une timidité pudique qui parais- sait bien être étudiée de la façon la plus merveil- leuse.
— Mon Dieu ! excusez-moi, monsieur le profes- seur. Antiope_, je vous en prie, voulez-vous me faire le grand honneur de me présenter à M. le profes- seur Gérard.
La présentation à peine faite, ce fut un bien autre déluge de protestations.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 139
— Que je suis fier, monsieur le professeur (vous me permettrez bientôt, j'en suis sûr, de vous dire tout simplement : cher monsieur), que je suis fier d'être admis à vous connaître. J'ai tant d'admira- tion pour vos travaux. Ici, ce n'est qu'une maison de campagne. Mais, en Angleterre, dans la biblio- thèque de notre hôtel de Ghelsea, j'ai tous vos ouvrages, tous...
Et, d'un trait, il me récita une liste qui me parut effectivement être à peu près complète.
— Bon, me dis-je. Cela prouve en tout cas qu'il ne possède pas ma photographie ; et aussi qu'il y a, au château de Clare, de bons dictionnaires bio- graphiques.
Il m'était néanmoins impossible de contester que ce jeune Anglais fût infiniment séduisant. Il ne cessait de parler.
— Si vous saviez quelle fierté est la mienne !...
— Là 1 Reginald, arrêtez-vous, dit Antiope en souriant. Vous allez faire tomber en confusion M. Gérard, qui est le plus modeste des savants.
Elle avait pris le bras de mon admirateur.
— Lady Flora va bien 7
— Bien, très bien, chère Antiope ; il lui tarde tant de vous voir arriver.
— Eh I nous n'en avons plus pour longtemps, dit la comtesse de Kendale.
Elle continuait à marcher en s'appuyant sur le bras du jeune homme avec une manière de complet abandon. Et, comme nos yeux se croisaient, elle eut dans les siens un regard railleur et rapide, un regard qui semblait dire •. « Vous comprenez, main- tenant?... »
140 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Je ne comprenais rien du tout. Je trouvais Lord Reginald beau comme un dieu, et je commençais à être d'assez méchante humeur.
a Les bruits qui couraient dans le pays au sujet de la fortune de Lord Arbukle », lorsque j'avais parlé ainsi, j'avais exagéré sciemment, espérant que cette exagération entraînerait de la part de la comtesse de Kendale une mise au point, qui serait de toute façon pour moi un précieux supplément /d'information. Mais Antiope n'avait pas relevé ma phrase. Peut-être ne l'avait-elle pas entendue.
J'en restais donc aux renseignements, fort vagues, que j'avais pu obtenir de William, et à ceux, un peu plus précis, que, me faisant fort de la conversation de l'auberge, dans laquelle il avait été partie, j'avais eu du cocher Joseph. Je savais ainsi que Lord Arbukle, le père, n'avait pas tou- jours été Lord Arbukle, ni même Sir Thomas Arbukle, et qu'avant de posséder le château de Clara en Irlande, plus le château de Bolsover, en Ecosse, et l'hôtel de Chelsea, il avait été mineur dans le pays de Galles, prospecteur au Transvaal, marchand de grains aux Indes, épuisant au cours de sa vie les multiples manières de s'enrichir que peuvent offrir les colonies britanniques à un sujet patenté de l'Empire.
Il était mort, ce robuste lutteur, assassiné, il y avait une dizaine d'années. On avait retrouvé son cadavre, chaud encore, dans une clairière, à un mille à peine du château de Glare. Un fermier expulsé et qui, devant témoins, avait proféré des menaces à l'adresse de Sa Seigneurie, avait été
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 141
arrêté. Mais il avait fourni un alibi, et on avait dû le relaxer.
Et Lady Arbukle ? D'elle, à vrai dire, je ne savais encore rien, sinon qu'elle était au contraire d'une illustre origine, étant la troisième fille de Lord Somerville. Il fallait croire, — et je sus par la Buite que j'avais raisonné juste, — que la fortune des Somerville n'était plus égale à l'antiquité de leur maison, pour qu'une héritière de ce grand nom ait dû consentir sa main à l'ancien mineur gallois. Tels étaient depuis deux jours, les objets fort peu scientifiques des investigations auxquelles je n'avais cessé de me livrer, n'abandonnant le sou- venir d'Antiope que pour courir à celui de Lady Flora, et parfois même mêlant leurs deux images. N'y avait-il pas là un abus de confiance caractérisé ? Si j'avais usurpé la place du professeur Gérard, n'étais-je pas du moins tenu à observer pour lui, à m'attacher à l'étude des choses auxquelles il se serait lui-môme arrêté ? Mais ces scrupules n'étaient guère de longue durée, et la seule évoca- tion de lady Flora dans sa prairie ou d'Antiope dans sa chambre de veuve suffisait à les mettre en fuite.
Nous étions arrivés devant le perron de la villa.
— Ah ! monsieur Gérard, dit Antiope, je vous envie de n'avoir pas encore vu ce que vous allez voir ici. Rien n'est plus agréable aux yeux que la villa de Clare. Comme notre pauvre Kendale va vous paraître noir et triste, au retour... Non, non, ne protestez pas. Attendez d'avoir vu. Et vous savez, dit-elle, en s'appuyant plus fort sur le bras de
142 ' LA CHAUSSÉE DIS GÉANTS
Reginald, c'est cet enfant qui a tout arrangé, tout combiné, tout composé... Car il a autant de goût qu'il est beau.
— Antiope, chère Antiope, murmura le jeune homme avec un sourire de gêne et de ravissement, taisez-vous donc. Vous êtes insupportable.
— Non, non, je dis ce qui est. Autant de goût qu'il est beau, monsieur Gérard. Seulement, voilà, il a de vilaines idées politiques ; qui le croirait, en le voyant si élégant et frêle ! Il est anarchiste, révolutionnaire, que sais-je encore 1 Quand j'étais petite, je croyais que les révolutionnaires étaient des gens au cou noué d'un mouchoir à carreaux, et qui chantaient des chansons excessives, debout sur les tables, au milieu de bouteilles vides. Et pourtant, Reginald est révolutionnaire. C'est à bou- leverser toutes les idées reçues ! Ce n'est pas la peine de me pincer le bras. Jurez, Reginald, que vous n'êtes pas révolutionnaire !
— Mon Dieu ! Antiope, comme vous êtes ridi- cule, dit en riant le jeune homme au veston fleur de pêcher. Et elle, cher monsieur, savez-vous ce qu'elle est ! Elle appartient à un tas de sociétés secrètes, des sociétés qui ont pour but de chasser les Anglais d'Irlande. Son nom est écrit dans une prophétie qui fait d'elle une espèce de Jeanne d'Arc irlandaise. A votre tour, Antiope, jurez que ce que je dis est faux.
— C'est vrai. Rien n'est plus vrai, dit Antiope. Cette maison où je viens prendre le thé, j'y entrerai un jour, bientôt, très bientôt, la torche à la main. Mais, vous le voyez, monsieur Gérard, en attendant, nous sommes tout de même des amis, de bons amis.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 143
Ce disant, elle caressait la joue du jeune homme. Puis, elle éclata de rire.
Il y avait quelque chose dans tout ce manège qui m'énervait. Ces manières me paraissaient inso- lites, cette gaieté forcée. Antiope se rendit-elle compte de mon impression ? Sans doute, car, d'une voix changée, une voix devenue presque dure, elle dit :
— Entrons. Assez de sottises. Il serait peut-être convenable de ne pas faire attendre davantage votre maman.
* « *
Dans la vaste galerie où nous pénétrâmes tout d'abord, là où ils se trouvent d'ordinaire, je ne vis point de portraits de famille. Et comme je sous- crivis à cette réserve ! La multiplication des effigies des Somerville n'eût servi qu'à marquer la pénurie de la branche Arbukle.
Un carrelage à damiers noirs et blancs. Une grande glace encadrée d'ébène, descendant sur une jardinière pleine d'hortensias bleus... Par la baie vitrée, on apercevait le jardin, s'acheminant en pente vers la mer, un jardin déjà noyé dans le brouillard, un de ces jardins devant lesquels aimait, en compagnie du cher Lord Henry, à rêver le jeune Dorian, lorsqu'il rentrait de quelqu'une de ses nuits crapuleuses, passées avec les dockers opiomanes et les filles de Greenwich.
Rien n'était plus déplacé que la comtesse de Kendale au milieu de ce luxe déliquescent. Mais
144 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
comme le charmant Reginald s'y épanouissait à son aise 1
— Maman, cria Lord Arbukle. Nous voici I
Il poussa le treillage de bois laqué qui tenait lieu de porte, souleva une tenture de velours, et nous fit signe de passer.
Lady Flora était accoudée sur un divan bas, en laque rouge à filets d'or, recouvert de velours noir. Elle fumait une cigarette, qu'elle jeta, lorsque nous entrâmes, dans une coupe de verre noir
Elle baisa au front Antiope, qui s'assit à côté d'elle, sur le divan.
— Ah 1 dit-elle, monsieur Gérard, dompteur de juments rebelles, comme c'est aimable à vous d'avoir répondu à mon premier appel.
Elle souriait. Un de ses bras nus rayait de blanc le divan noir.
Antiope s'était accotée aux coussins avec désin- volture.
— Reginald, dit-elle, je suis désormais trop bien pour bouger. Faites la jeune fille. Servez-nous le thé.
Avec une dextérité de fée, le jeune homme fieur de pêcher approcha la petite table sur laquelle était la théière et divers autres accessoires. Antiope se fit verser du thé. Il en prit aussi. Je choisis du porto, et Lady Flora m'imita. Déjà, du seul fait de ces choix, une sorte de correspondance commen- çait à s'établir entre nous quatre.
Lord Reginald, assis à mes pieds sur le tapis, s'amusait à taquiner, du bout d'une orchidée, une petite chienne de salon, sans queue ni tête, poilue.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 145
comme un manchon, et qui jappait après la fleur, furieusement.
— Allons, Reginald, laissez Irma tranquille, lui dit sa mère, d'une voix où se percevaient de sin- guliers échos métalliques, une voix qui devait, au naturel, être assez autoritaire.
Profitant de la minute où elle était occupée à la fois de son verre de porto, d'une cigarette qu'elle allumait, et d'une conversation menée à bâtons rompus avec Antiope, je regardai Lady Flora. Je mentirais bien inutilement en niant que l'impression qu'elle fit sur moi ne fût profonde. Jamais on ne dira trop l'influence sur de jeunes plébéiens d'une femme somptueuse et belle. Dis- tingués, par elle, ils deviendront, à son gré, de fanatiques défenseurs de l'ordre et des choses éta- blies. Dédaignés, on les verra se muer instantané- ment en fauteurs farouches de discordes civiles et de guerres intestines. Si la reine Marie-Antoinette, dont personne n'a jamais eu l'idée de contester le pouvoir de séduction, s'était avisée, vers 1788, de donner une fête où elle eût convié et traité, comme ils désiraient l'être, une demi-douzaine de polis- sons du type Saint-Just, Barnave, Fabre d'Eglan- tine, il y a à parier dix contre un que la Révolution n'eût pas eu lieu, que Bonaparte aurait terminé sa carrière comme chef d'escadron d'artillerie, et que notre Europe et notre société actuelles ne seraient pas devenues le plus beau panier de crabes qui se puisse imaginer.
Je regardai donc Lady Flora. Elle avait une robe de velours rubis. Ses cheveux coupés lui faisaient une petite crinière blond pâle, qui laissait nue son
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adorable nuque de jeune fille. Elle était très décol- letée, et ne paraissait pas l'être. J'eus besoin de regarder à nos pieds son fils pour me rappeler l'âge de cette femme, et, même alors, je n'y réussis guère. « De telles choses, avait dit mon humble confident, le valet William, il faut les voir pour y croire. » Ah 1 même les voyant, on ne les croit pas.
De sa gorge, de ses bras nus, en une invincible pente, mes yeux descendaient vers les hanches, à peine serrées par l'ample ceinture de jais obscur, plus bas encore. Une de ses jambes, dans son bas de soie dorée, était découverte. On apercevait le genou, bombé et transparent sous le tissu arach- néen. Je n'en pus voir davantage. Alors mon regard se détournant rencontra celui d'Antiope. Il était plein d'une sécheresse si railleuse que je tressaillis.
Me rendant compte qu'un certain nombre de sujets de conversation devaient être ici comme autant de chausse-trapes, je pris le parti prudent de complimenter Lord Arbukle sur les marques de goût qu^'il avait données dans l'installation de la villa.
Je sentis que mes félicitations lui allaient au cœur. Ses prunelles violettes me remercièrent.
— Vous êtes véritablement trop indulgent, cher monsieur.
— C'est sans contredit assez réussi, fit noncha lamment Lady Flora.
— Où l'on peut constater qu'on a eu de bonnes idées, dit Reginald, c'est lorsque, ces idées, un autre vous les prend. Vous connaissez sans
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doute, monsieur Gérard, Sir Phiîipp Sassoon ?
— Je n'ai pas cet honneur.
— Vraiment ? Gomme c'est curieux ! Sir Philipp est pourtant si répandu dans les milieux intellec- tuels. Enfin, peu importe. Sir Philipp est incontes- tablement un homme remarquable et un gentle- man accompli. Mais pour moi, il n'a pas été très gentil.
— Reginald, dit Lady Flora, ne dites donc pas de sottises. Sir Philipp est un ami parfait.
— Je fais juge M. Gérard, maman. Ecoutez, cher monsieur : Sir Philipp a, à Hythe, près de Folkes- tone, une villa, une superbe villa, une villa qu'il a fait construire par l'architecte qui a édifié celle-ci. Jusqu'à présent, rien que de très correct. Mais il est venu ici, et j'ai fait la sottise de lui montrer, par le menu, nies créations décoratives. A partir de ce moment, vous ne pouvez guère dire, maman, que sa conduite ait été ce qu'elle devait être.
Lady Arbukle haussa ses belles épaules.
— Vous ï>ouvez rire, maman. Ecoutez, monsieur Gérard : il y a dans la villa d'Hythe une chambre ainsi composée : boiseries grises ; murs tendus de papier rose, avec, comme frise, des smges jouant à saute-mouton avec des dauphins ; petite com- mode galbée avec glands d'argent servant de poi- gnées de tiroirs ; enfin lit d'ébène macassart, sur- monté d'un perroquet de bois vert. Des dauphins, un perroquet, ce sont, je pense, des caractéris- tiques suffisamment originales. Eh bien, monsieur Gérard, cette chambre, textuelle, vous m'entendez, textuelle, je vais vous la montrer tout à l'heure ici. C'est la chambre Glovis Hugue».
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— La chambre Glovis Hugues, fls-je avec éton- nement.
— Oui, cher monsieur. Sir Philipp me Ta prise, sans scrupule ; il me l'a prise. Autre chose... Oh ! maman, vous n'avez pas besoin de hausser les épaules, vous savez bien que ce que je dis est la vérité. Autre chose. Toujours à Hythe, il y a une salle de billard ainsi conçue . rideaux de fenêtres, toile grise à frange cerise ; tapis gris uni ; billard d'ébène à pieds d'ivoire ; divans d'angle en bois gris, recouverts de grosse soie cerise ; tables gigognes en érable gris, à bande noire ; enfin frise cerise avec orfraies et hippocampes alternés... Des orfraies et des hippocampes I Eh bien, monsieur Gérard, cette salle, textuellement, Sir Philipp l'a copiée sur ma salle de billard à moi, la salle Raffin- Dugens.
— La salle RafHn-Dugens, répétai-je. Lady Flora leva les yeux au ciel.
— Vous voyez, Reginald, M. Gérard est un homme sensé. Demandez-lui ce qu'il pense de vos excentricités. Baptiser des appartements de noms pareils... On n'a pas idée !
Le jeune homme rougit délicieusement.
— M. Gérard, j'en suis certain, répondit-il, trou- vera avec moi, maman, que nous n'aurons jamais trop d'occasions de manifester notre respect vis- à-vis des hommes désintéressés qui s'attachent à guider l'humanité vers des voies meilleures.
— Tout cela serait très joli, dit Lady Flora, si on savait encore sur quel pied danser. Monsieur Gérard, à mon tour, je vous prends pour juge. Le hall où vous êtes d'abord entré s'est appelé primi-
Là CHAUSSÉE DIS GÉANTS 14t
tivement hall Henderson, 1© boudoir où nous noua disputons, boudoir Albert Thomas, et ma chambre à moi, un comble, la chambre Vandervelde. Or, depuis la guerre, ne voilà-t^il pas qu il a fallu changer tout cela. Présentement, le hall s'appelle hall Compère-Morel, le boudoir, boudoir Marc Sangnier, et ma chambre, je vous demande un peu, chambre Kropotkine I
— Je ne pouvais pourtant, maman, fit Reginald avec une dignité froide, laisser à ces appartements les noms d'hommes qui ont trahi leur idéal, en acceptant, pour une lutte fratricide, de collaborer avec des gouvernements bourgeois.
— Evidemment, murmurai-je.
— Remarquez, dit Lady Flora, conciliante, que Reginald est un trop bon fils et que je l'aime trop pour l'empêcher de prendre son plaisir où il le trouve. Mais enfin, avouez que ces perpétuels changements sont bien désagréables pour une maîtresse de maison. Les domestiques ne s'y retrouvent plus, et, quand nous avons des amis à la villa, ils montent à la chambre Gorki le petit déjeuner destiné à la chambre André Lebey. C'est insupportable I Aussi ai-je exigé de Reginald qu'il ne donnerait désormais à nos appartements que des noms de révolutionnaires décédés. Ceux-là, du moins, on est sûr qu'ils ne renieront pas leur idéal pour devenir ministres dans des cabinets bourgeois.
Antiope n'avait pas pris part à cette controverse. Debout contre une fenêtre, elle tambourinait des doigts sur la vitre, derrière laquelle on voyait le jardin s'effacer peu à peu dans le soir.
150 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Lord Reginald, à pas de loup, alla vers elle, et la saisit brusquement par le bras.
— Eh bien ! belle conjurée, c'est toujours pour le 24 avril ?
— Quoi? dit-elle.
— Eh ! l'accomplissement de la prophétie du Donegal. N'est-ce pas ce jour-là que vous devez nous jeter à la mer?
— Oui, dit-elle, d'une voix lointaine.
— Oui ? Vous entendez, monsieur Gérard, fit Reginald, que l'indifférence de la jeune femme paraissait piquer. Vous entendez ? Ne croyez pas que ce soit une plaisanterie. Elle est sérieuse. Enfin, vous êtes au courant des choses de l'Irlande, expliquez-les-moi, car je me demande, moi, si je les comprendrai jamais. Que veulent au juste les Irlandais? Une meilleure organisation des ser- vices judiciaires ? Un régime douanier plus libé- ral ? Des écoles ? Des hôpitaux ? Ils n'ont qu'à par- ler. Nous ne demandons qu'à leur être agréables...
Je me récusai d'un geste poli.
— Voyons, Antiope, dit le jeune homme, n'êtes- vous pas bien comme vous êtes ?
— Personnellement, dit-elle, oui.
— Alors?
— Alors !...
— Dieu ! fit Lady Flora, que j'ai horreur de ce genre de discussion I Quels enfants vous faites I Monsieur Gérard, on ne peut les laisser deux minutes ensemble sans qu'ils se mettent à parler politique. Qu'est-ce que ce sera, quand ils n'auront plus personne entre eux pour les en empêcher !
La nuit était entrée dans le boudoir. Je ne voyais
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 151
plus le visage d'Antiope, ni celui de Reginald. Mais Lady Flora, qui était en face de la fenêtre, m'apparaissait encore. En terminant sa phrase, elle me jeta un sourire d'intelligence. Lord Reginald s'entêtait.
— Vous ne m'avez pas répondu, Antiope ? C'est bien le 24 avril qu'est votre anniversaire, et par conséquent l'échéance de la prophétie du Donegal ?
— Vous le savez aussi bien que moi, dit-elle.
— Bien ! maman, j'ai l'idée d'une bonne plai- santerie à faire à Antiope. Le 23 est le jour de Pâques. Nous allons donner ce jour-là une soirée, pour fêter son anniversaire. Et il faudra qu'elle y vienne, qu'elle soit ici au moment où se lèvera l'aube du lundi 24. Plus de conspiration possible, ma pauvre Antiope. On dansera, et je veux que vous ouvriez le bal avec mon ami le colonel Hart- field, qui commande la garnison de Tralee, et à qui incomberait, en cas de rébellion, l'agréable honneur de vous arrêter.
Le jeune homme battait des mains. Il avait conscience d'avoir réussi une excellente plaisan- terie.
— Acceptez-vous, Antiope ?
— Restez donc en repos, Reginald, dit Lady Arbukle, un peu inquiète de la tournure que pre- nait la conversation.
Mais lui s'entêtait.
— Acceptez-vous? répétait-il. Le 23 avril, à onze heures?... J'inviterai tous nos amis de la région. Nous souperons...
— Et si nous avons à ce moment-là des hôtes à Kendale, vous me permettrez de les amener, dit
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Antiope, car vous pensez bien que j'accepte.
— Bravo, fit Reginald. Voilà une révolution qui s'annonce bien. Il est naturellement entendu que M. Gérard sera des nôtres.
— Nous aurons d'ici là l'occasion de revoir M. Gérard, dit Lady Flora.
En cet instant, sur la vitre bleuie par le crépus- cule, nous vîmes naître et grandir les points jaunes de deux lanternes. Une voiture s'avançait dans le parc.
Reginald alla à la fenêtre.
— Une de vos voitures, Antiope. Et c'est Ralph qui la conduit. Il vient vous chercher.
— Je ne connais pas, dit Lady Flora, de domes- tique plus dévoué que ce Ralph.
En même temps, elle avait tourné un commuta- teur. Les lumières jaillirent un peu partout, de coupes, de vasques, de lanternes multicolores.
Nous nous levâmes. Antiope et Lord Arbukle passèrent les premiers dans le vestibule.
Une seconde, je fus seul avec Lady Flora. Son bras gauche était dressé contre le chambranle de la porte. Elle y appuyait sa belle tête blonde ; j'étais près d'elle, tout près.
— Je vous remercie de votre visite, dit-elle. Je gardai le silence. Elle ajouta :
— J'espère que vous reviendrez.
Et comme je ne disais toujours pas un mot, elle dit encore :
— Que vous reviendrez, si du moins on vous en donne la permission.
Je lui saisis la main.
— Demain, murmurai-je, d'une voix oppressés.
LA CHÀUSSÉa DKS GÉANTS 153
Eli© eut un petit rire.
— Demain ? C'est bien tôt. Non, justement, pas demain. Je suis seule. Reginald va à Tralee chez son cher colonel Hartfield. Après tout, pourquoi pas. Venez donc, si vous ne craignez pas de vous ennuyer. Je vous attendrai pour dîner, à sept heures et demie.
Ces quelques répliques avaie-al été échangées à voix basse et très vite. Nous étions déjà dans le vestibule où Antiope n'avait pas encore terminé de mettre son chapeau.
La voiture avait parcouru environ un kilomètre sur la route de Kendale, lorsque Antiope prit la parole.
— Ralph, dit-elle à l'intendant.
Celui-ci ralentit légèrement l'allure de l'attelage. Le bruit des roues se fit moins fort.
— Ralph, dit Antiope, j'ai parlé à Lady Arbukle. Elle veut bien donner des ordres à son gérant pour qu'un nouveau délai soit accordé à Tom Lally. Il ne paiera son terme qu'à l'échéance de septembre. D'ici là, il pourra y avoir des changements.
Elle dit encore :
— Les poursuites sont abandonnées contre la vieille Madge, qui a été surprise en train de ramas- ser du bois dans le parc de Clare... Vous voudrez bien, Ralph, rassurer ces pauvres gens.
L'intendant s'inclina et remit ses chevaux au trot.
Après un instant de silence, la comtesse de Ken- dale demanda :
154 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Vous étiez à Tralee, Ralph ?
— J'étais à Tralee, Votre Seigneurie, pour la revue des volontaires de la région, et pour la fixa- tion de la date de la prochaine séance d'exercice et de tir.
— Tout va bien de ce côté, Ralph ?
— Admirablement, Votre Seigneurie.
— Vous étiez donc à Tralee ?
— J'étais à Tralee, et, en revenant, j'ai eu l'idée que Votre Seigneurie pouvait être encore à Glare. Bien m'en a pris. Car il n'y a à Glare que des automobiles, et moi qui connais la répulsion de Votre Seigneurie pour ce mode de locomotion...
— Merci, Ralph.
Ce fut tout. Une demi-heure plus tard, nous vîmes poindre dans l'obscurité les lumières de Kendale. Durant le trajet, Antiope ne m'avait pas une seule fois adressé la parole.
CHAPITRE VI
LA CHAMBRE KROPOTKINE
Il me sembla avoir entendu le timbre d'une pen- dule. Cette impression grandit dans le demi-som- meil où je flottais, devint un ordre... Je me levai, et, encore un peu étourdi, me heurtant à d'obscurs petits meubles, aux rondes têt-es de bêtes dont les peaux étaient disséminées un peu partout sur le parquet, je me dirigeai vers la cheminée.
Des bûches achevaient de s'y consumer. Elles n'étaient là que pour le charme du feu de bois, la chambre tirant sa tiède chaleur des radiateurs dont on apercevait, dans l'ombre, contre les murs, les orgues d'émail blanc.
Des lueurs roses dansaient dans la chambre. Utilisant un des sursauts de la flamme, je pus lire l'heure à la pendulette de la cheminée : 2 h. 5.
Sur une petite table, près de la pelle et des pin- cettes, une petite table que je manquai de ren- verser, tant mes mouvements se trouvaient encore mal coordonnés, je vis luire vaguement des objets de cristal et de vermeil. Un souper était servi là. Emergeant d'un seau d'argent, j'aperçus le rugueux goulot doré d'une bouteille de cham-
158 LA CHAUSSÉE DES GfiAî<T8
pagne. D'autres, d'autres détails surgissaient de tous côtés, des détails qui m'étaient passés com- plètement inaperçus quand nous étions entrés, trois heures plus tôt, dans cette chambre, alors pourtant toute blanche de lumières.
Une des bûches ayant soudain dégringolé, l'ap- partement devint presque clair. J'entendis derrière moi un éclat de rire.
— Ah I très cher, vous n'allez pas, je pense, rester indéfinim^ent dans une pareille tenue... Il ne me sera possible d'aller vous retrouver au coin du feu que lorsque vous serez redevenu correct.
J'eus un geste comique pour exprimer mon embarras. Lady Flora rit plus fort.
— Ah ! vous me faites vraiment de la peine. Tenez, ouvrez cette porte et entrez là, où sont pendues mes robes d'intérieur. Prenez-en une, au hasard, en faisant de votre mieux pour ne pas jeter les autres par terre.
J'obéis. Ayant franchi la porte, je me trouvai dans l'obscurité, tressaillant au contact de la soie, du satin, des broderies métalliques, la tête bour- donnante des parfums qui sortaient de t-outes ces robes remuées.
A tâtons, j'en fis glisser une hors de son support de bois poli. Les manches en étaient si vastes que je n'eus aucune peine à y passer mes bras. Une lourde cordelière p)endait ; je la nouai autour de ma taille. Alors, je me hasardai à reparaître.
Lady Flora était déjà auprès de la cheminée. Accroupie devant le feu, ses mains nouées autour de ses genoux, elle avait allumé une cigarette et
LA CHAUSSÉÏ DES OÉÀNTS 157
fumait. Elle était cavalièrement vêtue d'un pyjama de satin noir. Sa joie, quand elle m'aperçut, ne connut plus de bornes.
— Ah, cher 1 comme vous êtes gentil ainsi 1... Approchez, qu'on vous admire un peu.
Une psyché me permit de me rendre compte que j'étais plus ridicule encore que je n'avais pu le supposer.
— Mais c'est qu'il a du goût... ou sinon, beau- coup de chance. C'est un de mes plus jolis désha- billés que vous avez choisi, vous savez : la robe de Nagasaki.
J'étais effectivement drapé dans un kimono cerise, surchargé de broderies d'or figurant des chrysanthèmes et des dragons. Les manches éva- sées laissaient mes bras nus, et mes épaules appa- raissaient dans la vaste échancrure du col.
— Vous êtes très bien, tout à fait bien, répéta Lady Flora, mais ce n'est pas une raison pour vous montrer orgueilleux et ne pas venir vous asseoir à mon côté, là, devant le feu.
Son rire l'avait reprise de plus belle.
— Gomment s'appelle-t-il, le directeur de votre Collège de France ?
— L'administrateur du Collège de France ? M. Maurice Croiset.
— Ah !... Eh bien, je donnerais tout de suite une de mes bagues — n'importe laquelle, au choix, n'importe laquelle — pour voir la tête qu'il ferait, votre M. Maurice Croiset, s'il vous apercevait en ce moment.
— Elle ne serait évidemment pas banale, mur- murai-je rêveusement.
158 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Mon Dieu, fit Lady Flora, ne prenez donc pas cet air navré. Vous avez ainsi, je vous le répète, beaucoup d'allure. Si notre amie Antiope était ici, elle serait de mon avis. Mais, que je suis sotte, peut- être que, déjà...
J'eus un mouvement que je réprimai aussitôt, sentant ce qu'un geste de protestation trop marqué eût, en pareille minute, contenu d'impertinent pour cette aimable femme en pyjama noir.
Mais elle avait vu mon sursaut.
— Je ne veux pas être indiscrète, dit-elle avec un sourire railleur.
Je parai en attaquant.
— La comtesse de Kendale, à ce qu'on m'a dit, doit épouser Lord Reginald, fls-je d'un air innocent.
Lady Flora haussa les épaules.
— Oh ! Reginald n'est pas jaloux, dit-elle. Et elle eut le même rire qu' Antiope.
— Il est tellement au-dessus de ces choses, le pauvre enfant !
Je la regardai, tandis qu'elle parlait avec une si tranquille désinvolture. Etait-ce donc là la même femme qui, il y avait à peine une heure... Incon- science, hypocrisie, j'étais incapable de décider. Et je me pris à songer à la phrase d'un illustre religieux qui avait exercé longtemps son ministère au Royaume-Uni. « J'ai confessé, me disait-il, des Irlandaises et des Anglaises. Or, c'est un contraste frappant que celui qui existe, malgré toutes les apparences, entre la pudeur irlandaise et l'obscé- nité galloise. Et remarquez, ajoutait-il avec un sourire, que je ne puis vous parler que des galloises catholiques. »
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 159
Faisant jouer un invisible déclic, Lady Flora avait provoqué sur la cheminée l'embrasement d'une veilleuse rose pâle. En même temps, elle avait sauté sur ses pieds avec une légèreté merveil- leuse. Maintenant, debout, la tête renversée, les bras en croix, elle s'étirait dans un mouvement de voluptueux abandon.
Elle bâilla.
— J'ai faim, dit-elle.
Elle jeta un regard sur la petite table dont j'ai parlé tout à l'heure, battit des mains.
— Ah ! fit-elle, un perdreau, un foie gras, des fruits. Cela peut aller.
Ayant aussi regardé la petite table, je m'aperçus que tout était organisé pour permettre à deux per- sonnes de prendre part au souper. J'en conçus une certaine humiliation, quant à l'intégrité de mon libre arbitre. Pas une fois, depuis mon arrivée, Lady Flora ne m'avait quitté pour donner un ordre. Il fallait donc admettre de sa part la plus complète préméditation. Elle avait décidé que je souperais avec elle, et, croyant lui imposer les miennes, je n'avais fait qu'obéir à ses volontés..
— Après tout, me dis-je, je suis bien sot d'es- sayer de compliquer sentimentalement une aussi aimable aventure. C'est avec cette manie de couper les cheveux en quatre qu'on arrive à s'empoisonner la vie. Usons simplement de la minute qui passe, et celle-ci est à tous égards délicieuse.
Sans plus tarder, j'essayai de traduire de façon concrète ma résolution. Précisément, Lady Flora, debout, me tournant le dos, était en train de découper le perdreau. Je la pris dans mes bras.
iflO LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Elle tressaillit. Son petit couteau glissa. Déjà, elle s'était dégagée en riant.
— Ah I dit-elle, ces timides !... Voyez ce que vous avez fait. J'aurais pu me couper le doigt. Et, en tout cas, vous voilà tout éclaboussé. Regardez ces petits cubes de gelée qui tremblotent sur les manches de votre beau kimono. Ce n'est pas bien d'abîmer les affaires qu'on vous prête.
Et, comme je demeurais penaud :
— Si vous désirez absolument manifester votre activité, ne vous gênez pas.
En même temps, elle me désignait le seau qui contenait la bouteille de Champagne.
— Il y a à côté une tenaille pour les fils de fer. Et faites de votre mieux, n'est-ce pas, pour ne pas ameuter les populations.
Elle disposait, cependant, sur une nappe étalée devant le feu, à même le tapis, assiettes et cou- verts.
— Nous allons souper assis par terre, dit-elle. Ce sera bien plus amusant.
A côté du seau à glace, il y avait un panier de fine vannerie dans lequel était couchée une bouteille Lady Flora me fit signe de m'en emparer.
— Au coin du feu, dit-elle. Déposez ce panier au coin du feu. Vous avez lu l'étiquette, et savez ce que ça veut dire, je pense ?
— Léoville-Poyferré, dis-je.
— 1881, compléta Lady Flora. Avec le perdreau, cela s'impose. Là, doucement, très bien.
Je venais de déboucher sans encombre la bou- teille de Champagne.
— Installons-nous, dit mon hôtesse.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 161
Prestement, elle s'assit ; j'eus le temps de lui saisir au vol le poignet et d'y appuyer les lèvres.
— Chut, fit-elle. Ne recommençons pas l'histoire de la gelée du perdreau. Sérions les questions, comme on dit chez vous.
Je la regardai avec stupéfaction. Pne telle faculté d'oubli, de dédoublement me dépassait. Mathilde de la Môle sait à merveille disposer ses cheveux de telle sorte qu'on ne peut voir le vide laissé par la mèche qu'elle a coupée, la nuit précédente, dans un moment d'exaltation. Je pus constater que Lady Flora possédait de façon parfaite cet art de se recoiffer.
— Ce perdreau est à point, dit-elle. Je vous demande pardon, mais soyez assez aimable pour ajouter une bûche au feu. Pendant que vous êtes debout, {ionnez-nous le Champagne.
J'emplis les verres.
— Il est bon, dit-elle, ayant mouillé ses lèvres. A ce propos, avez- vous lu, dans les journaux d'au- jourd'hui : les Allemands viennent encore de bom- barder Reims. Et cette pauvre cathédrale ! Quel dommage ! Si cela continue, je serai de l'avis de Reginald, qui trouve qu'il n'y a rien de plus horrible que la guerre. Qu'en pensez-vous ?
— Je pense qu'il faut être un fou ou un scélérat pour ne pas être de l'avis de Lord Arbukle, répondis-je.
Lady Flora remplit de nouveau nos verres et vida le sien d'un trait.
— Ce Champagne est réellement bon, reprit-elle. J'ai été bien inspirée d'en acheter cinq cents bou- teilles en 1914. Vous ne le croiriez pas : en mai !
1]
162 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
On aurait dit que je prévoyais les événements. Maintenant, pour s'en procurer, c'est impossible. Et qui sait même si, après la guerre, on pourra de nouveau en avoir. Toute cette région doit être abo- minablement dévastée, n'est-ce pas ?
— Oui, dis-je.
— C'est très regrettable. Mais, enfin, il vous restera les vins de Bourgogne et du Bordelais. Sous ce rapport, on ne peut pas dire que la France soit trop à plaindre. Reprenez donc du léoville. Je regrette de n'avoir pas fait monter deux bouteilles de rœderer. Vous me dites que vous n'avez pas lu les journaux d'aujourd'hui ? Les nouvelles ne sont pas fameuses. Où est donc le Times?... J'aurais voulu vous faire lire le communiqué de Verdun. Les Allemands ont pris pied dans le bois de la Cail- lette et fait prisonniers deux de vos régiments. A ce propos, pourquoi vos journaux ne publient-ils pas les communiqués allemands ? C'est un peu ridicule. Les journaux anglais les donnent bien, eux. Vous ne dites rien. Etes-vous souffrant ?
Je ne souffrais pas. Je venais simplement de m'assurer, par un mouvement un peu brusque du cou. de la permanence de la paralysie laissée par le shrapnell de Guise. J'aurais été assez gêné, en ces minutes moelleuses, d'en constater la disparition.
Si mes scrupules patriotiques se trouvaient de ce fait en paix, je mentirais, toutefois, en affirmant qu'il en était de même de certains autres. Sans connaître personnellement le professeur Ferdi- nand Gérard, j'étais forcé d'admettre que la méthode de travail que j'avais adoptée depuis mon arrivée à Kendale devait différer vraisemblable-
LA GHaUSS&E DÏ.B GÉANTS 168
ment beaucoup de celle qu'il aurait suivie pour se documenter sur la légitimité des revendications irlandaises. J'étais forcé de reconnaître, clair comme jour, que j'étais en train de tromper dou- blement les plus loyaux, les plus magnanimes des hôtes. Aussi je ne prétends pas un instant esquiver, de la part de ceux qui liront ces lignes, le reproche d'immoralité. Je me borne à plaider les circons- tances atténuantes, en raison de ma faiblesse, et surtout de ma sincérité.
Si puissants fussent-ils, — et je donne ma parole qu'ils l'étaient, — on voit que les philtres de Lady Flora n'avaient pas complètement étouffé en moi la voix de la loi morale. Mais c'était d'une façon extrêmement affaiblie qu'elle me parvenait en cette minute, où, pelotonné dans ma robe de pourpre et d'or, le front posé sur les petits genoux de Lady Flora, je m'attendais, d'un instant à l'autre, à entendre le coq chanter.
» «
Lady Flora était en train de peler une poire à l'aide d'un couteau de vermeil. J'eus soudain l'im- pression assez désagréable que j'allais avoir à sur- veiller mes paroles.
— Vous plaisez- vous dans ce pays ? demandâ- t-elle négligemment.
— Je serais bien difficile si je ne m'y plaisais pas, répondis- je avec la plus parfaite hypocrisie.
Elle sourit.
— J'entends, dit-elle, et c'est fort aimable à voua.
164 U CHAUSSÉE DES GÉANTS
Mais enfin, quand vous avez décidé de venir en Irlande, vous ne saviez pas devoir m'y rencontrer. Elle n'abusa pas de son avantage.
— Eh bien, dit-elle, vous n'êtes pas comnne moi. Ici, je m'ennuie, je m'ennuie... à en mourir.
— Pourquoi restez- vous, alors? fis- je avec un peu d'aigreur.
Elle me regarda de ses beaux yeux étonnés.
— Pourquoi je reste ? Mais, par devoir.
— Par devoir ?
— Oui, à cause de la santé de Reginald. L'air de Londres ne lui vaut rien. Celui d'Ecosse est trop fort. En outre, vous avez, tout à l'heure, fait allu- sion à certain projet...
Elle s'interrompit à point pour poser sur une assiette une moitié du fruit qu'elle venait de par- tager.
— Je ne vous étonnerai pas en vous disant que j'ai déjà en vous une grande, une très grande con- fiance. Permettez-moi de vous demander de me parler en véritable ami.
— Je vous en prie.
— Eh bien, il s'agit de ce mariage. Quel est vôtre avis?
— Mon avis ? fis-je, abasourdi.
— Il n'est naturellement pas question, conti- nua-t-elle, sur le ton le plus posé, des fortunes en présence. Rarement union aura été sous ce rap- port mieux assortie.
— La différence d'a^e, peut-être ?
— Peuh ! fit Lady Flora. Antiope a dix ans de plus que Reginald, c'est vrai. Mais elle est si jeune de caractère. Ge n'est pas cela.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 165
— Je ne vois pas, alors, dis-je, non sans un cer- tain malaise.
Elle laissait, de façon bizarre, peser sur moi son regard.
— Je ne sais si je dois continuer, fit-elle. Encore une fois, j'ai peur d'être indiscrète.
— Vous avez acquis le droit de l'être, dis-je galamment.
Ses paupières ne palpitèrent même pas.
— Je le serai donc, dit-elle. Mais, au préalable, il faut me jurer que vous n'avez pour la comtesse de Kendale d'autre sentiment que cette amitié d'en- fance dont elle m'a elle-même parié. S'il en était différemment, j'aurais trop peur de vous causer de la peine, et je me tairais.
— Que voulez-vous dire ?
— Une mère a des devoirs, continua-t-elle grave- ment. Si désireuse que je puisse être de voir mon fils épouser Antiope, je m'en voudrais toute ma vie d'avoir prêté la main à la réalisation de ce projet sans avoir fait au préalable le nécessaire pour constater l'inanité de certains bruits.
— A quels bruits faites-vous allusion ?
— Oh ! je le reconnais, des choses bien indignes. Mais, encore une fois, je dois en avoir le cœur net. Vous êtes mon ami. Je me suis trop avancée main- tenant pour me taire. Dites-moi, le cœur d'Antiope, le croyez-vous libre ? Que pensez-vous d'elle ?
— Je ci'ois la comtesse de Kendale occupée uni- quement de son pays.
— Quel pays?
— Mais... l'Irlande. Lady Flora éclata de rire.
1C6 LA CHAUSSÉS DES GÉANTS
— Quel enfant vous faites ! Une femme a le jour pour s'occuper de politique. Il lui reste ses nuits.
— Je ne vois pas...
— Oh ! ne me regardez pas avec de tels yeux. Vous finirez par me faire croire que j'ai eu tort d'en user avec vous de façon si confiante. Vous pensez bien que je n'attache pas aux bruits dont il s'agit une importance exagérée. Et puis, Antiope est libre...
— Eîncore une fois, à quels bruits faites-vous allusion ?
— Des racontars, dit Lady Flora, j'en jurerais... Depuis combien de temps êtes-vous à Kendale ?
— Je suis arrivé le 24 mars, et nous sommes le 6 avril.
— Douze jours seulement, fit-elle. Mon Dieu, il me semble que je vous connais depuis si long- temps.
« C'est fort aimable, pensai-je. Mais à quoi tout cela va-t-il nous mener ? »
— En douze jours, vous avez tout de même eu le temps de vous familiariser avec les aîtres de Kendale. Vous connaissez la disposition de la chambre d' Antiope ?
— Oui, pour y être entré une fois, le lendemain de mon arrivée.
— Cett« chambre est au premier étage, à l'angle du château. L'une des deux fenêtres donne sur la mer, l'autre sur le parc.
— J'ai remarqué ces détails.
~ Voua «savez que le château est b&ti h flanc de rocher. De sorte que la fenôtre du parc est dominée
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 167
par la roche, qu'elle a, en face d'elle, à quarante ou cinquante pieds.
— Je sais, dis-je. J'ai même gravi cette roche. De son sommet, on a sur l'Océan une vue plus belle encore que des fenêtres du château.
— Bien, fit-elle, alors, vous allez comprendre à merveille. Mais que je ne voie pas dans vos regards la moindre nuance de désapprobation... Je m'ar- rêterais à l'instant même.
— Continuez, je vous en prie.
— Il y a trois mois de cela, — ou quatre, — j'avais à mon service un palefrenier. Jim était son prénom. Or, Jim avait conçu un sentiment très doux pour la femme de chambre de la comtesse de Kendaie.
— Jenny ?
— Non, Jenny est venue depuis. Celle de Jim s'appelait Jane, je crois. Peu importe.
— Peu importe.
— Bref, le soir, son service terminé, Jim courait vers Kendaie pour essayer d'y retrouver Jane. Un soir, elle n'était pas au rendez-vous. La chambre de la comtesse était éclairée. Jim eut l'idée bien naturelle d'escalader la roche, pensant que Jane était retenue par sa maîtresse, et désireux de guetter l'instant où celle-ci lui rendrait sa liberté. Or, Jim n'aperçut pas Jane. Mais en revanche...
— Mais en revanche ?
— Ah ! dit Lady Flora. Non. N'attendez pas de moi que je commette la mauvaise action de vous dire le nom de celui qui était, à cette heure tardive, avec Antiope. Quelle idée vous feriez-vous de moi ? Le nom de cet homme n'a rien S voir avec la chose.
168 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Et Jim ? demandai-je avec ironie.
— Vous pensez bien, dit-elle, que j'ai saisi la première occasion de le renvoyer.
Elle avait allumé une cigarette, et laissait la fumée monter vers le plafond, par petites saccades bleues.
— Quel est votre avis ?
— Je pense, dis-je, que Lord Reginald est telle- ment au-dessus de ces choses.
Elle sourit
— C'est également ce que je pense. Aussi ne lui en ai-je même pas parlé. Vous voyez que vous pouvez être fier de la confiance que j'ai en vous.
Il y eut un silence. En ce moment, la pendulette sonna. Lady Flora tressaillit.
— Quatre heures déjà ! fit-elle avec le plus char- mant accent de regret.
Je me levai un peu nerveusement.
— Il faut que je vous quitte.
Elle ne fît que fort peu de chose pour me retenir.
— Mon Dieu, que je suis désolée de vous con- traindre à faire ainsi une lieue dans la nuit !
Elle avait ouvert la fenêtre.
— Heureusement, il ne pleut pas.
Elle était revenue vers moi, avait posé ses mains sur mes épaules. Je n'avais qu'à avancer la tête pour avoir contre mes lèvres ses cheveux blonds.
— Vous ne m'en voulez pas?
— Vous en vouloir ! Pourquoi ?
— Si vous aviez, dit-elle, éprouvé pour Antiope un sentiment autre que de l'amitié, je ne me serais
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 169
pas pardonné ma franchise. Mais j'avais votre parole...
Je prêtai à peine attention à une aussi tranquille impudence. En cette minute, je n'avais plus qu'une pensée : mettre le minimum de ridicule à troquer contre mes vêtements la splendide robe de pourpre et d'or. Il faut rendre justice au tact merveilleux avec lequel Lady Flora me mit à même de m'ac- quitter de ces médiocres formalités.
Le long des massifs obscurs, par les allées sur le sable desquelles s'égouttaient les larm.es de la dernière pluie, Lady Flora me reconduisit jusqu'à la grille du parc.
L'ayant franchie, je m.e mis à marcher très vite sur la route. Bientôt je fus obligé de ralentir mon allure. Les ténèbres semblaient devenir plus épaisses, ainsi qu'il arrive à l'heure qui précède immédiatement l'aube.
Je reconnus l'endroit oii, la semaine précédente, j'avais été présenté à Lord Reginald. J'évoquai la silhouette du charmant ami du colonel Hartfîeld, et, à travers elle, celle de sa mère. Quelle curieuse aventure ! Je songeai au grand homme de la famille, à ce Lord Francis Somerville, tour à tour collaborateur et rival de Pitt, signataire de la paix d'Amiens, et avec qui, sous les ombrages de Saint- Gloud, Joséphine aimait à parler des mers des Antilles, sur lesquelles il avait jadis, jeune amiral, fait tournoyer ses boulets rames contre nos vais- seaux. Sa très authentique petite-fille, je venais de
170 LA CHAUSSÉE' DFS GÉANTS
la tenir dans mes bras. Un épisode aussi fortuné aurait dû me flatter davantage... Au total, il ne m'en restait que malaise et sentiment d'avoir trempé plus ou moins consciemment dans une assez vilaine petite machination.
J'atteignis la route de Tralee. Le ciel était devenu d'un brun vineux. Il n'y brillait plus aucune étoile. Le murmure du vent froid et celui de la mer se confondaient.
La route ayant tourné, j'aperçus, à environ cent mètres devant moi, une lumière.
Ce n'était ni la lampe attardée d'une maison, car cette lumière se mouvait, ni la lanterne d'une voi- ture, car j'aurais entendu le bruit des roues ou les sabots du cheval... Un cycliste, peut-être...
— Qui va là ?
Je ne répondis pas à cette sommation. Dire mon nom eût été ridicule ; je continuai à avancer.
Bientôt, j'eus sous le nez la lanterne. Derrière elle, cinq ou six ombres se pressaient.
— Qui êtes-vous ?
— Château de Kendale, répondis- je.
Cette réponse n'eût pas été faite pour aplanir les difficultés, si j'étais tombé sur un détachement de la Royal Irish Constahulary. Mais enfin, il fallait bien dire quelque chose. Le ton impératif du com- mandement l'exigeait.
Il se trouva que ma réponse était la bonne.
La lanterne s'abaissa. Les ombres s'écartèrent.
J'avais devant moi une silhouette mince, celle d'un homme très jeune, avec une petite voix fîûtée.
— Lieutenant Fitzgerald, des Volontaires de Tralee.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 171
Je me présentai, puis j'interrogeai :
— Des volontaires de Tralee ?
— Oui, c'est le bataillon des volontaires de Tralee qui fait une marche de nuit et va procéder tout à l'heure à des exercices de tir.
Il fit signe à une des ombres qui nous entou- raient-
— Conduisez monsieur au commandant. Il me salua.
— Excusez-moi de ne pas vous accompagner moi-même. Nous procédons à des exercices de flan- quement et de protection d'une colonne en marche. C'est pour cela que vous avez été interpellé. Je suis chargé de l'arrière-garde. Encore une fois, excusez-moi.
A tâtons, je suivis mon conducteur vers l'avant de la colonne. Celle-ci avait fait halte dans une partie encaissée de la route. A ma droite, le long du talus, je voyais les hommes accotés contre la muraille terreuse, s'appuyant au canon de leur fusil comme sur une canne. Pas de faisceaux, d'équipements ou d'armes.
Nous atteignîmes la tête de la colonne.
— Voici le commandant, murmura mon guide. Un homme aux épaules massives nous regardait
venir. Mains derrière le dos, il était debout au milieu de la roule.
— Monsieur Gérard 1
Je tressaillis, moins pour avoir été reconnu, que pour avoir moi-même reconnu la voix de M. Ralph.
J'avais tolAlyriient oublié qu'il possédait un grade élevé dfina l'armée révolutionnaire,
— En quoi, monsieur, puis-je voua être de quelque utilité ?
172 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Sa voix était à la fois impérative et prévenante. En outre, et c'était bien naturel, devant ses soldats, le gérant du comte d'Antrim ne s'astreignait plus à me parler à la troisième personne.
— Je suis à votre disposition, répéta-t-il. Derrière M. Ralph, le ciel se faisait grisâtre. Le
vent se calmait. Peu à peu, le jour naissait.
— Je suis à votre disposition, répéta le gérant.
— Je me suis souvenu, dis-je d'un ton dégagé, vous avoir entendu dire que les volontaires quitte- raient Tralee ce matin à quatre heures et vien- draient manœuvrer du côté d'Ardfert. J'ai désiré assister à ces exercices.
— Je vous remercie de cet intérêt, dit-il.
Il me sembla démêler de l'ironie dans sa voix. Il m'avait vu venir, et savait bien que ce n'était pas du côté de Kendale que j'arrivais. Si j'avais pu une minute penser rentrer au château inaperçu, mon espoir était à vau-l'eau.
Il faisait maintenant à peu près jour. Des flaques de pluie, sur la route, brillaient. Un vol de canards sauvages passa, très bas.
M. Ralph me fit signe de le suivre.
Nous quittâmes la route pour grimper dans le champ qui la dominait de deux ou trois mètres.
— Lieutenant Davis, ordonna-t-il, vous prendrez à ma place la tête de la colonne.
M. Ralph porta un sifflet à ses lèvres. Un pre- mier coup. Le murmure des voix bourdonnantes se tut.
Un second coup, et ce fut le piétinement de la colonne qui se mettait en marche.
Les volontaires défilèrent devant nous. Et e'étaii
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 173
un curieux mélange de laisser-aller et de disci- pline. Presque tous ces hommes étaient en uni- forme, mais cet uniforme lui-même n'était pas très unifié. D'une faç^n générale, il était composé de la vareuse, des culottes à bandes molletières, le tout gris-vert. Certains soldats étaient coiffés du feutre australien, d'autres de la casquette anglaise. Mais il y avait des volontaires qui n'avaient pas d'uniforme du tout. On aurait dit d'honnêtes chas- seurs de grives, s'ils n'avaient pas eu en bandou- lière le rifle de guerre et à la ceinture la baïonnette.
— Beaucoup, dit M. Ralph, sont d'anciens com- battants réformés ou démobilisés. Ceux-là se sont arrangés pour conserver leurs uniformes.
— Et les autres ? demandai-je.
— Leurs femmes ou leurs mères leur ont taillé leur habillement. Ils se sont équipés tout seuls.
— A leurs frais ?
— A leurs frais.
Je regardai les hommes qui défilaient devant nous. Ils étaient presque tous très jeunes. Je sentis qu'il n'y avait guère de paysans parmi eux. La plupart donnaient l'impression de petits bourgeois, commis de banques, clercs de solicitors, employés de grands magasins. Beaucoup avaient des lunettes. Il y avait dans ces regards de myopes une expression de ténacité et de volonté qu'on ne pouvait plus oublier. Ah ! dix fois, cent fois avoir à affronter une brute de métier plutôt que l'un de ces jeunes gens pâles !
Sur l'heure, les projets exposés un mois aupara- vant par M. Térence cessèrent de me paraître aussi présomptueux.
174 LA CHAUSSÉÏDSS GÉANTS
Ses mains gantées étreignanl le pommeau de son épée piquée en terre devant lui, Raîpli Mac- gregor assistait, rigide, à ce défilé. Quand le der- nier volontaire fut passé, il se pencha vers moi, et me dit avec orgueil :
— Le 17 mars dernier, pour la fête de saint Patrick, une revue a eu lieu en plein centre de Dublin, à Gollege-Green, Quinze cents volontaires, monsieur le professeur, ont défilé devant leur chef, votre collègue Eoin Mac Neill. La circulation des tramways a dû être arrêtée pendant une heure et demie. La police anglaise, bouche bée, regardait...
— Et les armes ? fis-je. Gomment parvenez- vous à vous les procurer?
Il me regarda ironiquement.
— Vous êtes inquiet, monsieur le professeur. Les armes ? Elles arrivent par les yachts privés, par les paquebots, dans les valises des voyageurs... Tenez, voyez ce fusil-là.
Nous avions repris notre marche à la queue de la colonne. Ralph fit signe à un volontaire. Il lui prit son fusil, me le tendit.
— Regardez, monsieur le professeur, c'est un fusil de guerre anglais. Inutile de demander à son propriétaire comment il se l'est procuré. Il )'a, c'est l'essentiel.
Il rendit le fusil, et me dit avec un sourire :
— Si vous avez la pensée de trouver des modèles allemands, ce n'est pas ici qu'il faut vous adresser. G'est plus haut, en Ulster. En 1914, trois mois avant la guerre, sir Edward Garson, aujourd'hui ministre dans le cabinet de guerre britannique, a sollicité contre nous l'aide d' « un puissant
LA CHAUSSÉE DES GÉAISHTS 175
monarque de ses amis », — c'est ainsi qu'il appe- lait le kaiser. Incontinent, il a reçu, par l'inter- médiaire de la Deutsche Munitionen und Waffen Fabrik, 50.000 fusils et un million de cartouches. Non, monsieur le professeur, si vous désirez trouver des Mauser, ce n'est pas ici qu'il faut chercher.
M. Ralph resta un instant songeur. Puis il ajouta avec une nuance d'amertume :
— Il y a un siècle, pourtant, nous avons accueilli des armes étrangères. C'était Hoche qui nous les apportait, et c'étaient des fusils français.
Ck>uché à huit heures, je fus réveillé par Wil- liam à onze heures. J'arrivai en retard au déjeuner qui réunissait mes collègues de la commission de contrôle. J'étais épuisé de fatigue et d'énervement.
Au dessert, le professeur Henriksen qui, depuis une semaine, s'était décidé à être des nôtres à table, prit la parole :
— Mes chers collègues, dit-il, je suis heureux de pouvoir vous communiquer les premiers résul- tats de l'enquête que j'ai entreprise, et à laquelle vous avez bien voulu vous intéresser.
Je le regardai avec étonnement. Il m'adressa un sourire aimable.
— Vous étiez absent, mon cher collègue. C'est au cours d'un dos repas auxquels vous n'avez pas assisté que j'ai eu l'honneur de soumettre à
176 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
ces messieurs le but et les méthodes de l'enquête dont il s'agit. Brièvement, à votre usage, je résume. Objet : consulter sur la question irlan- daise l'homme d'Etat le plus qualifié pour chaque nation. Mais interroger les vivants m'a paru à la fois banal et aléatoire ; les langues sont à l'heure actuelle liées. J'ai jugé plus original et plus sûr de demander leur avis aux morts, sans naturelle- ment remonter trop haut dans le cours des temps. Les avis de Gustave Vasa et d'Alberoni, par exemple, sont aujourd'hui sans portée pratique. Qui ne voit au contraire les avantages qu'il y a à connaître, pour la question qui nous occupe, le sentiment du prince de Bismarck, ou du prince Gortschakof ?
Je jetai un coup d'œil effaré sur mes compa- gnons. Le D' Grûtli sirotait posément son whisky. Les yeux bleus du colonel Harvey étaient sans expression. Le baron Idzumi avait croisé sur la table ses petites mains fripées et les considérait avec application.
— Méthode, maintenant, poursuivit le profes- seur Henriksen ; les tables tournantes, naturelle- ment. C'est un procédé qui a fait ses preuves, et que préconisent les meilleurs esprits. Victor Hugo, dans son William Shakespeare, première partie, livre II, a fait justice des imbéciles qui en raillent l'emploi. « Parlons net, a-t-il dit en excellents termes, cette raillerie est sans portée. » Les résul- tats que je viens vous soumettre, messieurs, sont la justification éclatante de la thèse soutenue par l'illustre sénateur français.
Il avait exhibé un portefeuille usagé, et était en
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 177
train d'étaler sur la table une foule de petits papiers.
— A tout seigneur, tout honneur, j'ai commencé par interroger l'esprit de M. Gladstone et celui de M. Parnell. Ainsi que je m'y attendais, ils se sont récusés. Vous comprenez, ces messieurs sont par- ties au procès. Leur refus était parfaitement cor- rect. Je n'ai pas insisté... Immédiatement, j'ai passé à l'Italie. Une consultation de M. Crispi s'imposait. Réponse nettement défavorable à l'Ir- lande. M. Crispi a même bien voulu profiter de l'occasion pour fixer un point d'histoire en me fai- sant connaître qu'il était au nombre des conjurés qui, le 14 janvier 1858, jetèrent, à l'instigation d'Orsini, des bombes sur l'empereur Napoléon III. Il estime néanmoins qu'aujourd'hui de tels pro- cédés ne sont plus de saison.
— C'est, dit le D"" Grùtli, la condamnation du système irlandais dit de la force physique.
— Parfaitement, approuva le professeur Hen- riksen. Ensuite, — ceci, monsieur Gérard, vous intéresse particulièrement, — je suis passé à la France. L'homme le plus représentatif de la poli- tique française en ces cinquante dernières années m'a paru être M. Gambetta. Voici la réponse qu'il a bien voulu me faire.
A la ronde, il fit circuler une feuille de papier, sur laquelle je lus cette phrase sibylline :
E altrettanto legittimo di vedere Visola ove nn- tuona VHekla bramare la libertà quanto scorgere Vaquila che vola verso il sole, la poana verso la tomba, la rondine verso la primavera et la pre- ghiera innalzarse verso il cielo.
12
178 LA CHAUSSÉE DES GÉANÎS
— Est-il d'usage, demandai-je, que les esprits emploient pour répondre uniformément la langue italienne ?
— Y pensez-vous ! fît le professeur. Le refus de M. Gladstone était rédigé en excellent anglais.
— Alors, cela? dis-je, en désignant la réponse du grand orateur.
M. Henriksen haussa les épaules.
— Les esprits, fit-il d'un ton sec, ont coutume de répondre dans leur langue natale.
Le baron Idzumi leva la main, indiquant qu'il voulait parler.
— La réponse, dit-il, fait allusion à Vile où gronde VHékla. N'y a-t-il pas confusion avec l'Is- lande ?
— Certainement, dit le professeur Henriksen. Confusion d'ailleurs bien excusable chez un homme tellement sollicité par la politique inté- rieure. Mais admirez, par contre, messieurs, cet admirable idéalisme qui nous permet de continuer à révérer en la France le soldat de la civilisation. Oui, aujourd'hui comme il y a un siècle,
... Le sang des fils de la France Sert de rempart à Vunivers.
Il y eut un murmure sympathique à mon adresse. Je m'inclinai légèrement, juste assez pour pouvoir constater que le shrapnell de Guise habi- tait toujours ma nuque. Mais vraiment, en cette minute, j'aurais eu mauvaise grâce à en mani- fester de l'humeur.
— Passons à l'Espagne, dit le professeur. La réponse de M. Canova est également pleine d'in-
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 179
térêt. Il est, comme M. Grispi, assez hostile aux procédés révolutionnaires.
— Cela, fit le colonel Harvey, d'un ton navré, me rappelle que le sénateur Barkhilpedro n'est pas encore parmi nous. Je commence à craindre qu'il ne lui soit arrivé quelque chose...
Successivement, je dus écouter les réponses de MM. Mac Kinley, Stamboulov et du comte Jules Andrassy. J'avais les poings crispés d'énervement quand je regagnai ma chambre.
J'y trouvai une lettre d'Antiope, avec qui j'avais projeté d'aller visiter dans l'après-midi les ruines d'Ardfert. Elle m.e disait très brièvement avoir oublié la veille, quand nous avions formé ce projet, que le lendemain était un dimanche, et qu'elle avait à assister aux offices. Sa lettre se ter- minait ainsi :
A i:cnd}edL donc. Je n'ai certainew.ent pas besoin de vous rappeler que no7is devons nous retrouver ce jour-là chez notre arnie Lady Flora, où nous sommes tous deux invités à dîner.
Le commandant des volontaires de Tralee, à n'en pas douter, avait déjà fait son rapport.
Vêtue d'une tunique de velours bleu de roi, sous laquelle on pouvait à loisir la deviner toute, jamais encore Lady Flora ne m'était apparue plus belle que ce soir, ni — pour employer un qualifîi'itif peu sympathique, mais qui dit bien ce qu'il veut dire — plus désirable. Les yeux du jeune Hegi- nald lui-même, on les voyait se détourner, s'ils
180 LA CHAUSSÉB DES g1\NTS
venaient à rencontrer d'&venturo le regard de son inquiétante mère.
Assis sur le tapis, au pied de la bergère d'An- tiope, qui laissait rêveusement reposer sa main sur Ivi tête blonde du jeune homme, celui-ci nous lisait svec des inflexions ardentes quelques-unes des plus belles pages de son livre bien-aimé.
— Vous venez toujours si horriblement tard.
— Mais je ne puis nVempêcher d'aller voir jouer Sibyl Vane même pour un seul acte. J'ai faim de sa présence ; et quand je songe à Vâme 'merveilleuse qui se cache dans ce petit corps d'ivoire, je suis rempli d'angoisse l
— Vous pouvez dîner avec moi ce soir, Dorian, n'est-ce pas ?
îl secoua la tête.
— Ce soir elle est Imogène, répondit-il, et demain elle sera Juliette.
— Quand est-elle Sibyl Vane 7
— Jamais. Reginald s'arrêta. La comtesse de Kendale venait
de se lever brusquement.
— Antiope, qu'y a-t-il?
— Qu'avez-vous, chérie ? fit Lady Flora.
— J'étouffe, dit-elle, portant la main à son cœur.
— Les fenêtres sont pourtant grandes ouvertes, dit Lady Flora, et, pour avril...
— Reginald, venez, dit Antiope, allons faire un tour dans le jardin.
Ils sortirent. Lady Flora continuait à fumer une cigarette. Nous restâmes ainsi cinq longues minutes sans parler. A la fin, avec un sourire attristé, elle me dit :
LA CHAUSSÉE DES GïiÀNTS iSl
~ Si VOUS saviez combien je suis navrée !
— Navrée?... Je ne comprends pas.
— J'ai compris, moi, fit-elle. Il ny a qu'à vous regarder.
— Qu'à me regarder?.,.
— Oui, qu'à vous regarder. Ce que j'ai eu le grand tort de vous confier l'autre soir, vous avez cédé à la tentation, vous avez fait la folie de le vérifier... Vous avez gravi la roche.
— Madame ! fis-je avec violence.
Ses yeux s'emplirent d'une surprise joyeuse.
— Non, dit-elle, réellement, vous n'avez pas fait cela ? Ah ! quel poids vous m'ôtez du cœur. Alors, il faut me promettre, et tout de suite, de ne pas essayer, de ne pas chercher...
Au même instant, Antiope et Reginald ren- trèrent.
— J'ai dû prendre froid, dit la jeune femme en souriant. Ce ne sera rien. Mais la voiture qui vient nous chercher est là, et je vais vous demander, ma chérie, l'autorisation de me retirer.
— Il n'est que neuf heures, dit Lady Flora.
— Je resterai davantage la prochaine fois.
— Je l'espère bien, fit Reginald. Nous sommes aujourd'hui le 14 avril. La prochaine fois, rap- pelez-vous, c'est le dimanche de Pâques, 23 avril. Nous devons, pour fêter votre anniversaire, danser toute la nuit. Et, au matin, nous vous laisserons toute latitude pour accomplir la prophétie du Donegal.
— Je ne l'a; pas oublié, dii-elie, si^uriaQt iou- jonre.
i82 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
La voiture qui nous emportait était conduite par le cocher Joseph. Les lanternes n'en éclairaient qu'à peine l'intérieur.
A mi-voix, je murmurai :
— C'est vrai... Dans neuf jours... Plus que neuf jours.
Je sentis Antiope sursauter.
— Plus que neuf jours? Neuf jours encore, voulez-vous dire 1
Dans un sanglot, elle s'écria :
— Ah ! je voudrais que ce fût demain.
— Qu'avez-vous ? murmurai-je, effrayé.
— Excusez-moi, reprit-elle, et je vis qu'elle s'ef- forçait de sourire. Excusez-moi. Je suis nerveuse. Voyez, je vous ai emmené d'autorité. Je n'ai même pas songé que vous pouviez avoir du plaisir à rester à Cl are.
— Madame, lui dis-je gravement, croyez-vous qu'il soit très charitable de me parler de la sorte ?
— Pardonnez-moi, dit-elle doucement. Et elle me tendit la main.
Cette main, je la conservai dans les miennes durant tout le trajet. Elle ne chercha pas à me la retirer. Je sentais la comtesse de Kendale triste, irrémédiablement triste. Et je ne comprenais pas qu'il eût mille fois mieux valu lui demander les causes de cette tristesse que de chercher à les percer par mes propres moyens.
Dans le vestibule du château, elle me quitta.
— Merci, murmura-t-elle hâtivement. Venez me voir demam ; venez... Cette promenade que nous avons remise l'autre jour, nous la ferons. A huit heures et demie, demain matin, je vous attends.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 183
Je rentrai dans ma chambre, où je pus demeurer un quart d'heure, à marcher de long en largo. Puis je sortis, ayant pris soin de laisser l'électri- cité allumée.
Ayant quitté le château, je descendis sur la plage. La lune, presque en son plein, se levait, énorme et rouge, sur la mer. Je voyais, larges rubans parallèles, les vagues venir vers moi, s'ap- procher tout près pour crouler, au dernier moment, avec un bruit d'avalanche... Pourquoi étais- je venu là ? Je ne savais.
Comme je remontais vers le château, une demie, celle de dix heures, sonna.
Je suivis la grille du parc, vers la gauche. Cette grille venait se souder dans le rocher dont m'avait parlé Lady Flora, le rocher surplombant la fenêtre d'Antiope.
Ce rocher, dernier contrefort des collines au flanc desquelles était bâtie la demeure de Kendale, était hérissé de robustes pins maritimes. Leurs branches pendantes aidaient à le gravir. D'ailleurs un sentier, à l'usage des promeneurs du château, était ménagé dans la pierre.
J'atteignis bientôt une sorte de belvédère naturel.
De ce belvédère, on voyait la chambre de la com- tesse de Kendale, mais, comme il était à peu près à son niveau, le regard n'y plongeait pas. L'es- pion de Lady Arbukle avait dû monter plus haut. C'est ce que je fis.
Je parvins enfin à une étroite marche de granit,
184 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
sur laquelle serpentaient les racines noires d'un grand pin. Je m'installai tant bien que mal entre ces racines, et je regardai.
Les vitres de la fenêtre étaient, dans leur partie inférieure, garnies de brise-bise. Mais, par leur partie supérieure, on apercevait l'appartement à peu près dans sa totalité.
Je vis Antiope, Assise devant un petit bureau, faisant face à la fenêtre, elle avait les coudes sur la table, la tête dans ses mains. Ses épaules nues semblaient secouées par des sanglots.
Devant elle, tournant par conséquent le dos à la fenêtre, un homme était debout. Il paraissait parler à la comtesse de Kendale. Que n'aurais-je pas donné pour entendre ce qu'il lui disait !
Soudain, Antiope releva le front. Ses mains, des mains qui avaient l'air d'implorer, de demander grâce, elle les tendit vers son interlocuteur.
Alors, celui-ci, à pas mesurés, marcha vers la jeune femme. Il la prit dans ses bras. Elle s'y blottit. Maintenant, il déposait sur la nuque de la comtesse de Kendale de longs, de longs baisers.
Dans un geste qu'ils firent alors tous deux, leurs visages m'apparurent en pleine lumière. Je reconnus M. Ralph.
Au même instant, un brusque craquement retentit au-dessus de ma tête. Une branche de pin venait de se briser. Il y eut un bruit de dégringo- lade. Je me sentis violemment heurté. J'eus juste le temps de m'agripper à une racine tandis que de l'autre main, je réussissais à saisir et à retenir au bord du vide le corps qui venait de manquer de m'y entraîner avec lui.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 185
— Monsieur le professeur Gérard, si je ne me trompe. Eh, mais I il me semble que je vous dois la vie.
Je reconnus avec stupeur le D' (Irùtli. Il se frottait les côtes. Il me lança un coup d'œil d'int«lligence.
— Eh ! dit-il sur un petit ton égrillard, que dites-vous des grandes dames irlandaises ? Ah ! la mâtine 1
— Qu'est-ce que vous faites ici ? dis- je avec emportement.
Il mit un doigt sur ses lèvres.
— Chut ! plus bas, plus bas, fit-il, l'endroit est peu favorable aux explications.
L'un après l'autre, il se tâtait les membres.
— Je suis moulu, ma parole !
— Je vous demande ce que vous faites à cette heure, en cet endroit !
— Je pourrais vous répondre : et vous? Mais encore une fois ce n'est pas un lieu pour éterniser une discussion. Voulez-vous m'accorder, dans votre appartement ou dans le mien, la faveur de dix minutes d'entretien ?
— Je vous suis, dis-je.
— Je vous en prie, monsieur le professeur, passez devant. Non, vraiment, je n'en ferai rien... Après vous.
CHAPITRE VII
HUIT JOURS ENCORE
La chambre du D"" Grùtli était contiguë à la mienne. Là aussi, l'électricité était restée allumée.
— Entrez, cher monsieur Gérard. Asseyez-vous. Comme chez vous, je vous en prie ; faites comme chez vous.
Cette invitation me fut adressée sur un ton qui ne fit qu'accroître mon irritation.
Le D'' Grùtli ferma les contrevents de la fenêtre. Il alla à la porte et donna un tour de clef. Puis, il revint vers moi, souriant et boitant.
— Dieu me damne ! dit-il, je me serai foulé le pied dans cette chute stupide.
Il s'était déchaussé. Je revis la chaussette blanche entrevue la nuit de la traversée, à bord du bateau- navette.
— Ma cheville, dit-il, vous la voyez. Demain, elle sera bleue, après-demain noire. Je sauhaite qu'elle soit redevenue rose et mignonne pour le jour de l'accomplissement de la prophétie du Donegal.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 187
Il prit dans un placard une bouteille et deux verres.
— Que cela ne nous empêche pas de dire un mot à ce whisky. N'est-ce pas, monsieur Gérard, monsieur le professeur Gérard ?
Il appuyait sur les mots de façon insolite, et, soudain, il éclata d'un gros rire. Maintenant, c'était une véritable crise d'hilarité qui le secouait.
— Monsieur Gérard ! Ah ! ah ! ah ! Monsieur le professeur Gérard 1
— M'expliquerez-vous? fis-je, inquiet et furieux. Tenant des deux mains sa cheville, il riait tout
ensemble et grimaçait horriblement.
— Ah ! ah ! ah ! que c'est mauvais de rire quand on souffre, mais que c'est bon ! Aïe, aïe ! monsieur le professeur Gérard, Ferdinand Gérard, n'est-ce pas?
— Je ne suis pas, dis-je d'une voix menaçante, d'humeur à goûter vos simagrées. Une bonne fois, voulez-vous, oui ou non...
— Monsieur Gérard, je vous en supplie, ne vous fâchez pas. Je serais certes navré de fâcher mon- sieur le professeur Gérard. Mais il voit en quel triste état je me trouve. Je ne puis plus bouger, non, je ne le puis. Il faut m'aider.
Il avait pris dans son gousset une petite clef qu'il me tendait.
— Là, dans le deuxième tiroir de la commode, ce coffret. Deux tours de clef, s'il vous plaît, un à droite, un à gauche, c'est cela. Dans ce coffret, une grande enveloppe jaune, pliée en deux... Soyez assez aimable pour me l'apporter. Je suis
188 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
vraiment désolé de vous mettre ainsi à contribu- tion. Un peu plus de œ whisky. N'est-ce pas qu'il est appréciable ?
Il avait ouvert l'enveloppe. J'eus la surprise de le voir en retirer un numéro de Vlllustro.tion. Un pressentiment désagréable s'empara de moi.
— Voilà qui va vous intéresser, monsieur le pro- fesseur Gérard, qui va vous intéresser tout parti- culièrement.
Son rire odieux l'avait repris.
— 25 juillet 1913, continua-t-il, ayant ouvert le numéro, et lisant la légende inscrite sous la grande photographie de la première page, M. Louis Barthou, président du Conseil, ministre de l'Ins- truction publique, visite le Collège de France. Je vous ai dit, monsieur le professeur, que ce numéro était de nature à vous intéresser particulièrement, tout particulièrement.
Je me levai.
— Donnez-moi cela, dis-je.
— Là, eh là ! doucement, mon pauvre pied ! Une photographie, monsieur le professeur, une bien belle photographie. On reconnaît tout le monde, presque tout le monde. Et puis, il y a les noms au-dessous. Voici le ministre. A côté de lui, M. Léon Barthou, directeur de son cabinet, M. Maurice Groiset, administrateur. Puis voici MM. Hadamard, professeur de mécanique ana- lytique et mécanique céleste, Morel-Fatio, profes- seur de langues et iitl^ratures de l'Europe méri- dionale, et enfin, très visible, sinon très reconnais- sable, M. Ferdinand Qér&rdj professeur de langu* et littératurtJ cclîiquog... Ah I ah ! ah î
LA CHAUSSÉS DSS GÉANTS 189
Renversé dans son fauteuil, il riait à gorge déployée.
— Taisez-vous 1 fis-je, avec une colère pleine d'épouvante.
Il ne m'écoutait pas. Il riait de plus belle.
— Non ! Non ! finit-il par pouvoir dire. Vous ne saurez jamais la peur que vous avez pu me faire, depuis l'instant où j'ai appris que vous étiez pro- fesseur de langue celtique. Quand j'y pense, j'ai envie de crier, de danser, d'appeler ce bon M. Ralph pour qu'il boive avec nous. Je parle assez couramment le gaélique, mon cher profes- seur, mais quant aux racines, à la syntaxe, à la littérature, pfft ! j'ai maudit ma malchance. Je me suis cru découvert. Je vous ai fui comme un rat pesteux. Mais il y avait ces satanés repas qui nous réunissaient, et au cours desquels j'avais toujours peur de vous voir me 'proposer un petit match philologique. Ai-je pu être assez empoisonné par votre présence, mon Dieu. Mais, j'y pense, vous- même, vous avez dû être en proie aux mêmes transes?... Ah 1 non, non, non, jamais je n'aurai vu quelque chose de plus drôle.
— Qui êtes-vous ? demandai-je d'une voix blanche.
Il me regarda finement.
— Je ne vois aucune difficulté à vous le dire, pour le cas où vous ne l'auriez pas déjà deviné. Aussi bien, nous n'avons pas à redouter de nous faire concurrence, puisque nos buts sont les mêmes. Mais que de temps perdu I Ah I s'il y avait eu une liaison plus étroite entre nos deux adminis- trations...
190 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Nos deux administrations ?
— Allons, dit-il, ne faites pas l'enfant.
Il avait pris une feuille de papier et dévissé son stylographe. Il écrivait. Je lus :
Wilkie Joyce, Metropolitan Inspector of Royal Irish Constabulary.
— Voulez-vous être assez aimable pour jeter ce petit document dans la cheminée, en prenant la peine de vous assurer qu'il y brûle bien. Ce n'est pas chose à laisser traîner ici, pour ceux qui ne tiennent pas particulièrement à se réveiller un beau matin avec trois pieds de bonne terre irlan- daise par-dessus la tête.
J'obéis.
— A votre tour, dit-il, quand je fus revenu auprès de lui.
— A mon tour ?
— Eh oui, cher monsieur Gérard, à votre tour. Lfe celtique n'est plus de saison, et je viens de vous donner l'exemple. Vous vous appelez ?
— Gorentin, balbutiai-je, Gorentin Peyrade.
— Voici le stylographe, dit-il. Ecrivez.
On ne peut s'imaginer la difficulté qu'il y a, sous une paire d'yeux acérés, à inventer sur-le-champ un nom de fantaisie. Je n'avais pu y parvenir. Une association d'idées un peu livresque venait de me tenir lieu d'imagination.
— Pourvu, pensai- je en écrivant, que cet ani- mal-là n'ait pas appris le français dans la Comédie humaine.
— Gorentin Peyrade, lut M. Wilkie Joyce, c'est parfait. Eh bien, cher monsieur Peyrade, vous ne
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 191
• uvez savoir le plaisir que j'ai à l'idée de tra- vailler de concert avec vous. Il toucha son front, puis le mien, de son index.
— Votre secret dormira ici, comme le mien doit dormir là. Avec des gaillards à nos trousses comme ce bon M. Ralph, nous avons intérêt à nous inter- peller le moins possible par nos noms véritables. Jusqu'au 24 avril, nous restons vous le professeur Gérard, et moi le D"" Grùtli. Une question encore, pourtant.
— Quoi ?
— Deuxième bureau, ou Sûreté générale?
— Plaît-il ?
— Vous me prenez peut-être pour une buse, fit aimablement le D' Griitli, et désirez voir si je sais que les services de la police politique française sont actuellement groupés en deux organes dis- tincts, l'un relevant du ministère de la Guerre, l'autre du ministère de l'Intérieur. Etes-vous satis- fait ? Je répète ma question : appart«nez-vous au deuxième bureau, ou à la Sûreté générale ?
— A la Sûreté générale.
Il me serra vigoureusement la main.
— Eh bien, mon cher collègue, j'aime mieux ça, je n'ai aucun goût pour les militaires, ni pour leurs méthodes.
Il se frotta les mains.
— Savez-vous que je crois que nous allons faire ensemble d'excellente besogne. Mais encore une fois, nos gouvernements réciproques auraient dû s'aviser mutuellement des missions qu'ils nous confiaient. Nous aurions pu nous contrecarrer, nous tirer l'un sur l'autre... Ah ! quel gâchis. Si
102 LA GHAUSSlï . DES GÉANTS
dans le domaine des choses de la guerre, il en va de même que dan? le nôtre, je m'étonne bien que le kaiser ne soit pas encore installé à Buckingham.
— Puis-je, à mon tour, vous poser une ques- tion ? demandai-je.
— Je vous en prie.
— Comment êtes-vous arrivé à m'identifier ? Il sourit.
— C'est l'enfance de l'art, dit-il. A ce propos, je me permettrai de vous faire remarquer que vous cachiez assez mal votre jeu. Vous n'étiez jamais au château. Tout le temps en courses au dehors. Une fois, vous n'êtes même pas rentré de toute la nuit. Allures bizarres, n'est-ce pas, chez un pro- fesseur. Je ne vous cèlerai pas d'ailleurs que je me suis donné l'autorisation de pénétrer dans votre chambre. Pas de livres, pas de travaux en train, pas de fiches. Ah ! si vous voyiez la chambre du professeur Henriksen, ou même celle du baron Idzumi. Bref, je me suis méfié. J'ai écrit à nos services spéciaux de me procurer une photogra- phie quelconque du professeur Gérard, et j'ai reçu hier matin ce numéro de V Illustration. Vous pensez si j'ai ri.
— Qui vous dit, fis-je, légèrement vexé, que MM. Henriksen, Idzumi et Harvez n'appartiennent pas eux aussi à la police ?
— Ceci, et ceci, et ceci, répondit-il, retirant divers documents de l'enveloppe jaune. J'ai pris également la peine de me procurer leurs photo- graphies. J'ai même poussé la conscience profes- sionnelle jusqu'à me faire adresser celle de ce curieux sénateur Barkhilpedro qui diffère sans
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 193
cesse son arrivée ici. Tenez, regardez bien son por- trait. Comme cela, nous serons tout de suite fixés à son égard, quand nous le verrons.
— Sur les événements qui se préparent, dis-je, avez-vous quelque chose que vous croyez devoir me communiquer ?
— Eh ! dit-il, je pense que vous en savez autant que moi. Ce qu'il y a de terrible dans mon cas, ce n'est pas la difficulté de rassembler ces rensei- gnements, c'est l'impossibilité de faire admettre en haut lieu qu'ils sont d'importance. Le gouver- nement, ni à Londres, ni à Dublin, ne veut croire à la rébellion, du seul fait qu'elle se prépare à ciel ouvert. J'ai beau multiplier les précisions, rien n'y fait. Votre présence me prouve que le gouver- nement français est plus clairvoyant sur ce point que le gouvernement britannique. A parler franc, je ne l'aurais pas cru. Mais il l'est, c'est un fait, et il a raison de l'être. La rébellion, voyez-vous, c'est cent mille soldats anglais immobilisés en Irlande, et un prétexte à ne plus vous envoyer de renforts qu'au compte-goutte.
— Cette rébellion, dis-je, elle éclatera sans faute le 24 avril?
— C'est réglé comme du papier à musique. Admirez comme, parfois, le hasard vient au ser- vice de la canaille. Cette prophétie du Donegal, on la dirait fabriquée pour les besoins de la cause. Les chefs du \nouvement révolutionnaire lui doivent une fière chandelle d'avoir fixé pour date le lundi de Pâques, et pas un autre jour. Remar- quez en effet, -primo, que les deux jours de fête vont permettre, — et c'est déjà fait, — de convoquer
13
194 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
les volontaires pour des exercices sans attirer l'at- tention, secundo, que les officiers et fonctionnaires seront ces deux jours-là pour les trois quarts absents de leur poste. Ah ! je vous l'affirme, ça va être du joli.
— Croyez-vous à un mouvement général ?
— Pour cela, non. Il y aura des émeutes dans le Wexford, dans le Kerry, à Cork, peut-être. Mais elles seront vite réprimées. Par exemple, à Dublin, ça chauffera, je vous le promets.
— Les chefs du mouvement, demandai-je, croient-ils au succès de leur tentative ?
M. Joyce, alias Grùtli, eut un geste dubitatif.
— Je ne sais, dit-il, je ne les suppose pourt-ant pas si enfants.
— Comment, alors, peuvent-ils se lancer dans une aventure où ils sont à peu près sûrs de laisser leur vie ?
Il haussa les épaules.
— Pour faire parler d'eux. Ah ! on voit que vous ne connaissez pas les Irlandais.
— Faire parler d'eux, dis-je, cela peut se tra- duire ailleurs ainsi : créer un mouvement d'opi- nion.
Il me regarda avec ironie.
— Eh ! fit-il, on dirait que voilà M. le professeur Gérard qui reparaît. Vos points de vue sont des plus intéressants, mon cher collègue, mais si vous les réserviez pour le déjeuner de demain ? Je suis certain que le colonel Harvey se fera une véri- table joie d'en discuter avec vous. Ne préféreriez- vous pas, pour l'instant, savoir ce que je faisais, il y a une heure, en haut de mon sapm ?
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 195
Je rougis. Cet homme avait vu Antiope dans les bras de M. Ralph. Rien que pour cela, il m'était odieux. Mais j'étais son prisonnier, et il me fallait ruser avec lui.
— Vous ne pensez pas, j'espère, dit-il, laisant clignoter ses petits yeux devenus lubriques, vous ne pensez pas que c'était uniquement pour le plaisir de contempler le spectacle que peut offrir une jolie femme aux bras d'un beau garçon ? Je commencerais à être un peu blasé, vous savez, car voilà huit soirs que j'accomplis cette petite ascension, pour voir chaque fois se rééditer la scène de ce soir, avec de temps en temps quelques variantes plus tendres, hé ! hé I hé I
Je restai impassible.
— Alors, dans quel but ? demandai-je.
— Eh ! mon cher collègue, dans le même but que vous. Pour perdre le moins possible de vue cet aimable homme qu'on appelle M. Ralph. Il vaut mieux, croyez-moi, le voir qu'être vu par lui. Mais que vais-je vous apprendre ! Puisque vous étiez là-haut, c'est que vous savez vous aussi que ce que nous pouvons arriver à recueillir d'in- téressant, c'est la surveillance de M. Ralph qui nous le donnera.
— Au juste, qui est ce Ralph ?
— Pas un prince déguisé, bien sûr. Ce ne sont pas les attraits conférés par une naissance illustre que cette petite sournoise de comtesse Antiope se plaît à chercher entre ses bras. Il en a d'autres, croyez-le, et de ceux qui font que je tiendrais fort peu à recevoir un coup de fX)ing de lui.
196 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Quel est son rôle dans le mouvement qui se prépare ?
Le D' Grûtli me frappa sur l'épaule
— Allons, allons, ce n'est pas gentil 1 Vous essayez de me faire monter à l'échelle. Tout cela, comme si vous ne le saviez pas aussi bien que moi ? Comme si vous ne saviez pas aussi bien que moi que le comte d'Antrim est l'âme du Sinn-fein. Mais il est paralysé, ce brave seigneur. Alors, oe qu'il conçoit, c'est Ralph qui l'exécute. Voilà le secret de l'importance prise par cet ancien groom, car, cher monsieur Gérard, l'amant de la comtesse de Kendale a débuté comme groom au château de Dunmore, il y a quelque vingt ans. Depuis, vous voyez, il a fait du chemin. Ah ! fichtre, il y a plus d'avancement pour les gens de maison que pour la police.
— Je suis fatigué, dis-je, je vais me coucher.
— Permettez-moi de ne pas vous accompagner, fit-il, je crois décidément que c'est une foulure que je me suis donnée. A demain, donc, mon cher eollègue. Tout est bien qui finit bien. Et gardons- nous d'oublier l'un et l'autre que notre intérêt est de marcher la main dans la main.
Il mit un doigt sur ses lèvres.
— Chut !
« «
Je ne dormis pas. Je ne me couchai même pas. L'aube blême parut peu à peu dans ma chambre. Le vent soufflait en tempête. La pluie tombait à torrents.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 197
Vers neuf heures, je descendis. Dans l'escalier, je rencontrai Antiope.
— Ah ! dit-elle, vous aviez déjà oublié que nous devions sortir ensemble, à huit heures et demie.
J'eus un geste évasif.
— Je croyais que le temps...
— La pluie et le vent, les craignez-vous ? Elle ajouta :
— Mais peut-être que cette promenade ne vous paraît qu'une fatigue inutile.
Je la regardai gravement.
— Des phrases pareilles, pourquoi ? dis-je.
— Alors, allez vous habiller. Vous savez bien que vous n'êtes pas en tenue pour arpenter les falaises. Regardez-moi.
Chaussée de hautes bottes, elle disparaissait dans un manteau de caoutchouc. Ses fins cheveux étaient invisibles sous une toque de grèbe.
— Je vous attends, dit-elle.
En dix minutes, je l'avais rejointe.
Nous descendîmes vers la plage, et, toute la matinée, nous errâmes le long de la mer. Pas un seul moment, la pluie ne cessa de tomber avec rage. Mais nous la sentions à peine, parmi le vent et les embruns.
Pendant la première partie de cette promenade forcenée, Antiope fut gaie, étrangement gaie. Mais, même au prix des efforts les plus doulou- reux, je ne pus réussir à faire écho à cette gaieté. Aux regards d'interrogation anxieuse qu'à plu- sieurs reprises elle me jeta, je sentis qu'elle se rendait compte à la fois de ces efforts et de leur inutilité. Les paroles que nous échangions, nous
198 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
n'y prêtions l'un et l'autre aucune importance. Nous savions que nous ne nous trompions pas l'un l'autre en les échangeant. Quand le mensonge est si apparent, il n'est même plus le mensonge.
Bientôt, nous ne nous donnâmes plus la peine de parler.
Arrivés devant une sorte de cap rocheux, qui tombait à pic dans la mer, nous l'escaladâmes. A cent pieds de haut, la roche formait en retrait une banquette sur laquelle nous nous assîmes. De là, pendant une heure, deux peut-être, nous assis- tâmes à la bataille furieuse de la mer et du vent. Sous le ciel noir, les grandes lames verdâtres se pressaient en rangs serrés à l'assaut de notre for- teresse. Des flocons d'écume poreuse et jaune venaient fondre à nos pieds. Avec des cris tra- giques et rauques, des mouettes surgissaient devant nous, près, si près que nous aurions pu les toucher. Nous les voyions lutter désespéré- ment contre la rafale pour se maintenir là, au même point de l'espace ; puis, elles se laissaient aller, et le vent les emportait dans ses volutes noires, pauvres choses aussi désemparées que des lambeaux arrachés à la voilure d'un navire en détresse...
— Quelle horreur !
Je tressaillis. Je regardai Antiope. La tête dans ses mains, elle était immobile. Je l'entendis qui répétait, à voix basse :
— Quelle horreur 1
— Ah 1 dis-je, qu 'avez- vous ? Parlez-moi.
Elle ne répondit pas, et je n'osai l'en presser encore. « A quoi bon 1 » m'eût-elle dit, sans doute.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 199
Et, ai elle m'avait parlé, si même elle m'avait révélé son mal, sa honte, qu'aurais-je trouvé à lui dire de consolant, alors qu'il me suffisait de l'imaginer une seconde dans les bras de Ralph pour ne savoir plus que la haïr ? Une troisième fois, elle dit encore :
— Quelle horreur I
Le monstrueux pouvoir qu'exerçait sur elle cet homme, ce valet, comment avait-il pu l'acquérir ? Je songeai à la petite amazone d'Aix-les-Bains, à cette enfant qui avait l'air d'entrer dans la vie une cravache à la main. Ah ! c'était la vie qui avait eu raison d'elle.
— Rentrons, dit Antiope d'une voix déchirante. Nous descendîmes du rocher. Elle tremblait si
fort qu'à plusieurs reprises je dus la retenir dans mes bras.
Au bout d'une demi-heure de marche silencieuse, nous étions de retour au château. Nous gravîmes ensemble le grand escalier. Machinalement j'ac- compagnai jusqu'à la porte de sa chambre la com- tesse de Kendale.
Alors, comme j'allais la quitter, Antiope me saisit la main. Sa voix était basse et saccadée :
— Plus tard, dit-elle, quelle que soit la chose que vous apprendrez sur moi, il faut me jurer de ne pas m'en vouloir.
Elle tremblait ; ses yeux suppliaient. Elle sen- tait donc obscurément que j'avais deviné son secret indigne. Ah 1 comment lui en vouloir plus long- temps ? L'occasion qu'elle me fournissait de manière inespérée, n'était-ce pas au contraire à moi d'en profiter à l'instant même, pour faire
200 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
cesser l'odieuse équivoque dans laquelle je vivais depuis un mois? Oui, le moment était venu de dire à Antiope la vérité. Après tout, si j'avais menti, si je m'étais fait passer pour un autre, c'était pour la revoir que je l'avais fait. Une femme serait-elle insensible à une telle chose ? Et, du même coup, je me libérais, je me donnais le moyen de dénoncer le pacte abominable qui me liait au faux D' Grùtli. Je mettais en échec les menaces qui se préparaient de ce côté.
— Ecoutez à votre tour, lui dis-je, et c'était au mien de trenibler de l'émotion la plus inouïe, écoutez. Supposez que quelqu'un ait pris un nom qui ne lui appartenait pas, ait usurpé un titre qui n'était pas à lui...
Elle avait brusquement arraché sa main à la mienne.
— Taisez-vous ! murmura-t-elle. Je la regardai avec épouvante.
— Supposez..., essayai-je encore de continuer.
— Taisez-vous ! répéta-t-elle, sur un ton qui me glaça.
Elle chancelait, le dos appuyé à la porte, les bras en croix.
— Taisez-vous, taisez-vous.
Et, comme je faisais un geste pour lui prendre la main, elle ouvrit brusquement la porte et se réfugia dans sa chambre. La clef tourna dans la serrure. Je restai seul au milieu du corridor.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 201
Au déjeuner, nous eûmes, pour changer, la lec- ture des consultations recueillies la veille par le professeur Henriksen ; en l'espèce, celles du chan- celier Gortschakof et du cardinal Rampolla.
En outre, le colonel Harvey nous communiqua une lettre du sénateur Barkhilpedro qui s'excusait une fois de plus de n'être pas encore arrivé. Il avait été contraint à divers déplacements pour se procurer des documents nécessaires aux travaux qu'il poursuivait. L'enveloppe de sa lettre portait le timbre de Monte-Carlo.
— Nous sommes le 15 avril, dit le colonel Harvey. Sera-t-H ici pour le lundi de Pâques ? Je n'ose l'espérer. Il n'y a plus que huit jours.
— Ah ! pensai-je. Huit jours encore I
Le repas terminé, le D-" Grùtli, qui boitait déci- dément de façon inquiétante, me demanda de l'aider à regagner sa chambre. La crainte qu'il m'avait inspirée en tant que spécialiste des langues celtiques s'était muée en un solide sentiment de répulsion. Je crus prudent, néanmoins, de déférer à son désir.
Dès qu'il se fut assis, il crut spirituel de recom- mencer ses facéties de la veille.
— Malgré mon entorse, — mais oui, c'est bien une entorse, — je viens de faire un charmant déjeuner. Comprenez-moi ; c'est la première foi's que je n'ai pas craint de vous voir commencer un vers de Thomas Moore, et me prier de l'achever.
202 LA CHAUSSÉl DES GÉANTS
Et VOUS, avouez que vous aviez aussi sans cesse la même crainte. Avouez-le donc, c'est tellement comique.
— Me permettez-vous de me retirer ? fis- je.
— Eh I pas avant que je ne vous aie entretenu du petit service que j'ai à vous demander.
— De quoi s'agit-il ?
— Voici, je me trouve, vous pouvez le constater, dans l'incapacité la plus absolue de sortir, et cela par votre faute.
— Par ma faute ? Ce n'est pourtant pas moi qui vous ai fait tomber de votre arbre.
— Sans doute, mais c'est votre arrivée inat- tendue qui m'a contraint d'y grimper. On n'évite pas les responsabilités en essayant de les reculer.
— Dépêchons-nous, dis-je, je suis pressé. Encore une fois, de quoi s'agit-il ?
Le D' Grùtli me regarda avec intérêt.
— Vous êtes probablement marié, cher mon- sieur Gérard ?
— Marié ? Non. Pourquoi ?
— Je le suis, moi, hélas 1 fit-il en levant comi- quement les yeux au ciel. Mais, comme bien vous le pensez, — et il eut un sourire de biais, — cela ne m'empêche pas d'avoir — eh ! eh 1 eh I — un© petite amie.
— Je vous en félicite.
— Un ange, cher monsieur, un ange. Il suffit de voir Desdemona Parker pour l'aimer. Des che- veux d'or. Des yeux, plus bleus que la tunique d'un horse-guard. Et un esprit... Et un cœur I
— Je croyais vous avoir dit que j'étais pressé.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS £03
— J'arrive au fait. J'arrive au fait. Ayant pour Desdemona Parker l'att-achement qu'elle mérite, vous pouvez concevoir mon chagrin d'avoir dû la quitter. Ainsi, cher monsieur, depuis un mois, chaque jour que le bon Dieu fait, je lui donne de mes nouvelles. Mais aujourd'hui, je suis immo- bilisé...
— Eh bien ?
— J'ai compté sur vous pour faire partir à son adresse ce télégramme. A charge de revanche.
— Merci bien. Mais le bureau de poste le plus rapproché est celui de Tralee...
— Je le sais. Aussi est-ce à Tralee que je vous demande d'avoir la grande amabilité de vous rendre.
Pour toute réponse, je lui désignai les vitres de la fenêtre sur lesquelles la pluie s'acharnait. Le parc disparaissait dans un brouillard d'eau.
— Oh I fit-il, à peine un petit orage 1 Encore dix minutes, et l'arc-en-ciel resplendira. En outre, les voitures du comte d'Antrim ne sont pas faites pour les chiens. Le brave Joseph se fera un plaisir de vous être agréable. Aller et retour, c'est l'af- faire de deux petites heures.
Ce qui me mettait le plus en rage, c'était la désinvolture avec laquelle ce sinistre bonhomme disposait de moi. Mais pouvais-je réellement refuser quelque chose à qui avait dans son tiroir la photographie du professeur Gérard ?
Je pris mon air le plus maussade pour dire que j'acceptais.
— Je vous le répète, c'est à charge de revanche. Car vous avez bien, n'est-ce pas, vous aussi, une
204 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
petite amie, à qui il est nécessaire d'envoyer, de temps à autre, une dépêche ? Il cligna de l'œil.
— Nous nous comprenons, je pense? Il me tendit le télégramme tout rédigé ; pas ui
minute, il n'avait douté de mon acceptation. Gomme je sortais, il me rappela.
— Chut, fermez la porte. Ce qui me ravit le plus, voyez-vous, dans notre aventure, c'est l'idée que Lausanne n'est pas si loin que cela de Paris. Le professeur Gérard et le D'' Griitli sont en rela- tions, vous pouvez en être certain. Deux aussi illustres celtisants ne sauraient s'ignorer. Dire que, tandis que nous sommes ici l'un et l'autre, en train de deviser si gentiment, ils sont peut- être eux aussi réunis, à Lausanne ou à Paris, et occupés à discuter quelque passionnant problème de philologie ! N'est-ce pas drôle ? Voyons, riez. Mais riez donc !
— Allez au diable, murmurai-je, en refermant violemment la porte.
Un quart d'heure plus tard, William vint me prévenir dans ma chambre que la voiture était attelée.
— Il faut vous presser. Votre Honneur, si vous
désirez être de retour avant la nuit.
La voiture, un cabriolet, attendait devant le perron. Je montai rapidement. J'eus à peine le temps de m'asseoir : le cheval avait déjà pris le trot allongé. Nous étions en un clin d'œil hors du parc.
Alors, je m'aperçus, avec un étonnement qui
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 205
Il allait pas sans inquiétude, que c'était M. Ralph qui conduisait. Je jugeai expédient de le remercier.
— Je suis navré que...
— C'est un plaisir pour moi, monsieur le pro- fesseur.
Il parlait de sa voix monocorde, ne quittant pas des yeux les oreilles droites du cheval.
Une dizaine de minutes s'écoulèrent. Toujours sans me regarder, M. Ralph demanda :
— C'est bien au bureau de poste que je dois conduire monsieur le professeur?
— Oui, dis-je machinalement.
Et soudain, je me rappelai que je n'avais parlé à personne du but de ma course ; j'eus l'intuition qu'il valait mieux jouer cartes sur table.
— Qu'est-ce qui vous a fait deviner que j'allais au bureau de poste ?
M. Ralph ne répondit pas de façon directe.
Connaissez-vous personnellement, monsieur
le professeur, Miss Desdemona Parker?
— Miss Desdemona Parker?
— Si vous ne la connaissez pas personnellement, ce que je suis porté à croire, vous seriez sans doute bien étonné de la différence qui existe entre sa physionomie réelle et l'image que vous pouvez vous en faire. Oui, très étonné.
— Expliquez-vous.
— Bien volontiers. Mise Desdemona Parker habite Londres, Wardour Street, 47, adresse que porte le télégramme que vous avez bien voulu vous charger d'expédier. Mais là, elle n'a que sa garçon- nière^ oui, garçonnière, le mot convient très bien
206 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
à la chose. Son véritable domicile est à Whit^hall, plus exactement à Scotland Yard. J'ajouterai que Miss Desdemona Parker a six pieds de taille, de petites moustaches rousses, d'ordinaire un joli browning dans la poche droite de son veston, et qu'elle bourre sa pipe de préférence avec du 'Navy Cut. En outre, de même que le véritable nom du D' Griitli est Wilkie Joyce, le véritable nom de Miss Parker est John Gillchrist.
II parlait toujours de sa voix calme, ne cessant de surveiller les oreilles de son cheval.
Je tirai mon portefeuille.
— Voici le télégramme, fîs-je simplement.
M. Ralph arrêta la voiture et prit la dépêche que je lui tendais.
— Je vous remercie, monsieur le professeur, dit-il avec gravité.
— Vous me ferez l'honneur de croire..., com- mençai-je.
Pour la première fois, il me regarda. Il y avait dans ses yeux glacés une lueur d'ironie.
— Je vous en prie, monsieur le professeur. En toute équité, vous n'étiez pas obligé de soupçonner qu'il pouvait y avoir des espions parmi les hôtes de Leurs Seigneuries.
J'étais dépité de me sentir dans une posture aussi ridicule devant cet homme redoutable. Et pourtant, chose extraordinaire, malgré le brutal souvenir d'Antiope demi-nue entre ses bras, je n'arrivai pas à haïr complètement M. Ralph. Ma raison seule y parvenait. Mais mon cœur, je le sen- tais secrètement s'intéresser pour lui.
En cette minute, je fus sur le point de tout lui
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 207
avouer. Hélas 1 n'était-ce pas du même coup mettre Antiope au courant du triste subterfuge grâce auquel j'étais venu au château? Et je n'avais que trop vu, le matin même, avec quelle horreur elle avait accueilli ma timide tentative d'aveu I Une fois de plus, je fus lâche, je me tus. Aujourd'hui encore, je frémis, à l'idée que ce silence m'a peut- être coûté le bonheur.
La voiture était toujours arrêtée sur la gauche de la route déserte. Le vent tordait dans le ciel gris les rameaux des arbres hérissés çà et là de bour- geons malingres. La pluie ruisselait sur la toile résonnante de la capote.
M. Ralph, sans l'avoir lu, me rendit le télé- gramme.
— Je ne me permettrai pas, monsieur le profes- seur, d'en prendre connaissance avant vous. Lisez, toutefois, et vous verrez que je n'ai pas dû me tromper.
Non sans un certain ébahissement, je lus : Miss Desdémona Parker, 47, Wardour Street, Londres. — Offrez pour le lundi de Pâques un cake au petit Teddy. Mais veillez à ce qu'il n'y ait pas de raisins de Corinthe, si vous voulez que Callirhoé conserve quelques chances de gagner le prochain Derby. Vraiment vôtre. Signé : Stanislas Griitli. M. Ralph lut à son tour, se référant après chaque mot à un calepin 'de toile noire qu'il venait de tirer de sa poche.
— C'est clair, murmura-t-il.
— Tant mieux, fis-je. Il ajouta :
— C'est égal. Le D' Grûtli n'est tout de même
208 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
pas un homme absolument dépourvu d'adresse.
— Est-il indiscret de vous poser une question ?
— Je vous en prie, monsieur le professeur.
— Gomment avez-vous pu découvrir l'identité de Desdemona Parker ?
M. Ralph sourit.
— Si l'on n'avait pas des relations un peu dans tous les mondes, mieux vaudrait ne pas essayer de se mêler de politique, dit-il.
Parlant ainsi, il venait de remettre le cheval au trot.
— Je ne vois plus très bien maintenant l'utilité de notre promenade à Tralee, dis-je.
— Y pensez-vous, monsieur le professeur? Depuis trois semaines, il part une dépêche de ce genre chaque jour, et toutes fort bien documentées, ma foi. La police de Sa Majesté n'en tient aucun compte, c'est entendu, mais peut-être commence- rait-elle à se méfier le jour où elle n'en recevrait plus. Rien ne doit être changé. Jusqu'à ce jour, j'ai eu connaissance de ces télégrammes une heure après leur dépôt. Aujourd'hui, grâce à votre obli- geance, j'aurai connu celui-ci un quart d'heure avant, voilà tout.
Un quart d'heure plus tard, en effet, ma mission dûment remplie, nous étions sur le chemin du retour.
— Je viens de m'apercevoir, dit M. Ralph, que je me suis tout à l'heure conduit envers vous avec la plus complète incorrection, monsieur le profes- seur. Oui, j'ai oublié de vous donner la significa- tion de ce télégramme, qui, tel quel, ne pouvait évidemment vous dire grand'chose. Que je répare
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 209
cette omission. Par sa dépêche, le D' Grûtli informe le gouvernement anglais que le calme régnera le 24 avril prochain dans le Kerry. Il en donne la rai- son : l'opposition faite par M. O'Rahilly à toute tentative de rébellion,
— Qui est M. O'Rahilly ?
— Un honnête homme, et, j'ajouterai, un brave. Mais un timoré. Il est de ceux qui croient que si le mouvement doit échouer, mieux vaut ne pas l'entreprendre. Il est de ceux qui ignorent que certains échecs enfantent des victoires. Bref, il est hostile au mouvement. Et comme son influence contre-balance ici celle du comte d'Antrim, qui n'est pas de la région, il n'y aura pas, le lundi de Pâques, de sérieuse prise d'armes dans le Kerry. C'est regrettable, mais c'est ainsi. Le D' Grûtli est bien informé.
Il me regarda d'un air railleur.
— Ne prenez pas cet air désappointé. Nous nous rattraperons à Dublin, monsieur le professeur.
— A Dublin ?
— Oui, le premier coup de feu y sera tiré le lundi, 24, à une heure, heure exacte de l'anniver- saire de la comtesse Antiope, ainsi que le veut une prophétie dont vous avez certainement entendu parler. Ce premier coup de feu, c'est elle qui aura l'honneur de le tirer. Et il n'y aura pas de contre- ordre, je vous le certifie.
— La comtesse de Kendale a sans doute oublié qu'elle a accepté de paraître à la soirée que donne la veille Lady Flora, dis-je nerveusement. Il lui est difficile de manquer à sa promesse sans éveiller les soupçons, et...
14
210 LA CHAUSSÉE DBS GÉANTS
— La comtesse de Kendale ira chez Lady Arbukle, dit M. Ralph d'un ton sec. Elle ira. Elle dansera, si besoin est, avec le colonel Hartfield, commandant d'armes de Tralee, et le lendemain, à une heure de l'après-midi, elle tirera le premier coup de feu, sur un camarade de ce même colonel Hartfield. Ces choses, monsieur le professeur, vous les verrez d'aussi près que vous voudrez. Les dispositions nécessaires sont prises pour vous donner toutes satisfactions à cet égard, à vous et à vos collègues.
Il ajouta, avec un rire silencieux :
— Y compris le D' Grûtli.
Le cabriolet venait de pénétrer dans le parc du château, j'entendis M. Ralph murmurer :
— C'est égal, on ne peut le nier, il n'est pas sans courage.
— Qui?
— Wilkie Joyce, monsieur le professeur.
— Pourquoi dites- vous cela ?
— Vous voulez le savoir?
Il avait brusquement arrêté la voiture. Il allait parler. Mais il secoua la tête, sourit.
— Je vous le dirais beaucoup moins bien que quelqu'un que je sais. Ecoutez, monsieur le pro- fesseur, ce soir, demain, quand vous voudrez, arrangez- vous pour être seul avec William, votre valet de chambre, et demandez-lui qui est Wilkie Joyce. N'en demandez pas plus long, vous nous gêneriez. Cela suffira d'ailleurs et la réponse de William vous fera comprendre pourquoi il faut au D"^ Grùtli un certain courage pour être ici.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 211
«
— William, dis-je. Qui est Wilkie Joyce ? Nous étions tous les deux seuls, une heure avant
le dîner, dans la salle de billard. Je poussais au hasard les boules sur le tapis vert, sans idée qu'elles pussent se recontrer.
— Wilkie Joyce, Votre Honneur ?
Je ne voyais pas William. Je ne pouvais le voir, toute la salle, hors la table violemment éclairée par la lampe à réflecteur, se trouvant dans l'ombre. Mais j'entendis sa voix. Elle était pleine d'angoisse.
— Oui, Wilkie Joyce.
— Wilkie Joyce est mort, Votre Honneur.
— Gomment ? H est mort 1
Je me mordis les lèvres. Je venais d'oublier que j'avais l'ordre de ne pas poser d'autre question. Mais le bon William ne voyait pas si loin...
— n est mort, voilà vingt-cinq ans qu'il est mort. Ah ! plût au ciel qu'il vécût encore 1
— Pourquoi, William ?
— Pourquoi, Votre Honneur ? Pour pouvoir le tuer moi-même. Votre Honneur ne sait donc pas ce qu'il a fait?
— Non, William.
J'entendis dans l'ombre un soupir qui était peut- être un sanglot.
— Qu'-a-t-il fait, William ?
J'étais allé à lui. Je l'avais pris par le bras et conduit vers un divan de cuir, dans la partie
C12 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
presque ténébreuse de la salle. Il était ému au point de ne pouvoir parler.
— Je vous écoute.
Les mots sortaient par saccades de sa bouche. Son court récit, il mit à le faire le double du temps normal.
— J'étais alors tout petit enfant, Votre Hon- neur...
— Parlez plus bas, William 1
— Oui, Votre Honneur, j'étais tout petit enfant. Mon père tenait, à Wicklov/, une auberge. Il n'ap- partenait pas aux associations révolutionnaires, mais il était Irlandais, Votre Honneur, et bon Irlan- dais, de sorte que, le soir, il recevait, dans son arrière-boutique, cinq de ses compatriotes, et il ne leur ferma pas sa porte lorsqu'il eut appris que ces jeunes gens avaient résolu de faire sauter à la dynamite la tour de Londres et le palais de West- minster. C'était en 1885. Vous avez sûrement entendu parler depuis de ce complot. Il échoua, dans les conditions que vous savez. On ne put arrêter d'abord qu'un seul des conjurés, Etienne O'Grady. Alors, comme il fallait satisfaire l'opi- nion anglaise, on arrêta aussi Patrick Evans, mon père. Il était complice, c'est entendu, puisque, connaissant le projet, il n'en avait pas parlé à la police. Après un procès qui dura près d'un an, ils furent tous deux condamnés à mort. On leur fît attendre encore un an leur exécution. Et pendant ce temps, la police continuait à chercher, et à ne rien trouver.
— Plus bas, William, je vous en prie.
— Je m'excuse auprès de Votre Honneur de
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 213
mon émotion. Un matin de janvier 1888, — j'avais six ans, — le directeur de la prison entra clans la cellule de mon père= On avait laissé avec lui Etienne O'Grady. — « C'est pour demain, leur dit-il. Toutefois, si vous vous décidiez à faire une déclaration... » Il faut vous dire que si leur exécu- tion s'était tellement fait attendre, c'est qu'on avait tout essayé pour obtenir d'eux les noms des autres conjurés. Ils répondirent qu'ils n'avaient pas de déclaration à faire. — « Vous tenez pro- bablement à vous confesser? » Ils dirent que oui, et, l'aumônier de la prison étant Anglais, ils manifestèrent le désir d'avoir un prêtre irlandais. On leur répondit qu'ils auraient satisfaction.
— Continuez, William.
— A la nuit tombante, ce prêtre arriva. Il parlait à merveille le gaélique. Ni mon père, ni Etienne O'Grady ne pouvaient soupçonner, se douter, enfin... Une chose pareille 1
— Les malheureux I fis- je.
— Ce prêtre. Votre Honneur, les entendit, l'un après l'autre, longuement. A l'un et à l'autre, il donna l'absolution. Or, ce prêtre, Votre Honneur, c'était...
— C'était Wilkie Joyce !
— Oui, Votre Honneur, Wilkie Joyce. Et mon père et Etienne O'Grady lui avaient dit les noms de leurs camarades !
William se tut un instant.
— La suite de l'histoire est encore plus horrible que le commencement. Le lendemain, Patrick Evans et Etienne O'Grady furent pendus. Mais avant de mourir, on leur apprit la vérité : qu'ils
214 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
s'étaient confessés à un policier déguisé en prêtre, et qu'ils lui avaient livré les noms de leurs amis.
— Et Wilkie Joyce ? demandai-je,
— Il eut de l'avancement. Mais, un matin, deux mois plus tard à peine, comme il était en train de rédiger un rapport, assis bien tranquillement à sa table de travail, une balle venue on ne sait d'où troua la vitre de la fenêtre et vint fracasser son encrier. Un mois plus tard, c'était un bloc de pierre qui tombait d'un échafaudage et manquait de l'écraser. Je n'avais que six ans, ce n'était pas moi, c'étaient les camarades. Il prit peur. On le muta de Dublin à Londres. Deux autres attentats eurent lieu contre lui. Nous aurions bien fini par l'avoir si Dieu n'en avait décidé autrement. Un jour de juillet 1892, il conduisait une voiture légère, du côté de Greenwich. Le cheval s'emballa, l'équipage roula dans la Tamise. Les journaux de cette époque ont raconté. Votre Honneur, de la façon dont je viens de le faire, comment mourut Wilkie Joyce.
Nous gardâmes le silence. En ce moment, la cloche annonçant le dîner sonna.
Au même instant, le timbre électrique du tableau de service retentissait dans le vestibule.
William Evans se redressa.
— Je demande pardon à Votre Honneur. On m'appelle.
Et il me laissa seul..
La silhouette massive de M. Ralph surgit devant moi. '
-— Eh bien, monsieur le professeur?
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 215
— Quelle horreur I murmurai-je.
La salle de billard, je l'ai déjà dit, était dans l'ombre. Mais de l'endroit où nous étions, on voyait le vestibule et l'escalier, éclairés tous deux.
M. Ralph me toucha le bras.
— Regardez, dit-il.
En haut de l'escalier, le D' Grûtli venait d'ap- paraître. Il descendait, clopin-clopant, appuyé sur le bras de William, qui guidait sa marche avec mille précautions.
— William ne sait pas encore, dit à voix basse M. Ralph.
Il ajouta :
— Bientôt, il saura.
CHAPITRE VIII
ON SOUPE CHEZ DORIAN GRAY
« — ... Sans le vin, je crois, en vérité, continua le caporal, que nous aurions laissé nos os dans la tranchée.
— Caporal, dit mon oncle Tobie avec des yeux étincelants, pour un soldat, il n'est pas un plus beau tombeau.
— Ten aimerais autant un autre, répliqua le caporal... »
Je posai Tristram Shandy- sur la petite table proche de mon lit, et, ayant remonté les couver- tures jusqu'à leur faire toucher mon nez, je laissai vaguer un peu mon esprit. Quel curieux livre ! Rabelais et Molière avaient passé par là, le nom d'un des héros était pris à Shakespeare... Je le savais, et je ne pouvais m'empêcher malgré tout de trouver ce Tristram Shandy un livre sympa- thique, original même. Et, comme je cherchais les raisons d'une aussi grave inconséquence, j'en vins à me rappeler le cadeau que m'avait fait, vingt ans plus tôt, à Marseille, une jeune dame blonde, aux cheveux coupés court : un jeu de cubes géographiques. Avec les mêmes cubes, les
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 217
mêmes, selon qu'on les disposait différemment, on arrivait à obtenir, tour à tour, les cartes des deux Amériques, d'Asie, d'Europe, d'Afrique, d'Océanie du monde entier, enfin.
Mes pensées furent interrompues par le fracas de la tempête. Depuis huit jours, le vent et la pluie n'avaient pas cessé. Ils semblaient redoubler de violence. On eût dit que quelqu'un, au dehors, secouait mes contrevents. Des gémissements bizarres s'entendaient dans le château. Au milieu de ce vacarme, l'ampoule électrique qui éclairait ma chambre étonnait par sa rigidité.
Lorsque tout, dans une chambre, est immobile, la moindre chose qui vient à bouger attire immé- diatement l'attention. Ce fut ce qui arriva pour le verrou qui fermait la porte donnant sur le cor- ridor.
Avec le malaise que l'on peut imaginer, je vis ce verrou se déplacer horizontalement. Il était manœuvré du dehors par une clé dans une ser- rure que je n'avais pas remarquée jusqu'alors. Puis, ce fut la poignée de cuivre qui tourna sur elle-même. De haut en bas, en son milieu, une raie noire fendit la porte, qui s'ouvrit silencieu- sement.
M. Ralph entra. , Je m'étais dressé sur mon lit. Il vint à moi.
— Qu'y a-t-il ? fis- je, sans m'insurger davant<ige contre sa façon un peu leste de s'introduire.
Il mit un doigt sur ses lèvres.
— Habillez-vous.
— Mais qu'y a-t-il ?
— Chut I
218 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Il désigna la cloison.
— Le voisin ne doit pas entendre.
Je m'étais levé, et, les mains molles, je cher- chais mes vêtements.
— Les pantoufles, le pantalon, puis ce par- dessus, murmura M. Ralph. Là, c'est suffisant. Je n'ai pas l'intention de vous emmener dans la campagne. Suivez-moi.
J'obéis. Il referma soigneusement, du corridor, le verrou. Il n'était pas resté deux minutes dans ma chambre.
Nous descendîmes le grand escalier guidés par sa lampe électrique. Nous étions maintenant dans le fumoir. Il donna de la lumière.
Je m'aperçus que M. Ralph était pâle. Cette pâleur, chez un tel homme, m'épouvanta.
— Mais qu'y a-t-il ? répétai-je. Il dit :
— Ce que je vais faire, j'ai pris sur moi seul de le faire. J'ai jugé qu'il était de mon devoir d'agir ainsi. Etes- vous homme à rester, une heure durant, sans bouger, sans manifester par un signe quelconque, quelle qu'elle soit, votre émotion ?
— J'essaierai.
— Il faut promettre ; si non, remontez chez vous.
— Je promets.
— Bien, venez.
Nous arrivâmes devant une haute porte.
— Cette porte, dit M. Ralph, est la porte de la chambre du comte d'Antrim. Sa Seigneurie dort. Je vais l'éveiller. Auparavant, je vous aurai intro- duit. Au pied de son lit, il y a un coin sombre.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 219
Vous y trouverez un tabouret. Vous vous assoirez. Vous ne bougerez plus jusqu'à ce que je vous fasse signe de sortir. De là, vous verrez, et sur- tout, vous entendrez tout.
Il dit encore :
— Sur mon âme, je jure que Sa Seigneurie ignorera votre présence. Les paroles qui vont être prononcées, vous serez seul à les entendre. Si le comte d'Antrim savait que vous êtes là, il ne par- lerait pas. Il aurait trop peur de paraître jouer devant vous la comédie. Etes-vous prêt?
— Je le suis.
Il me prit la main et la serra. En même temps, il entr'ouvrait la porte.
Il régnait dans la chambre une demi-obscurité. On voyait, à droite, l'alcôve, le lit, immense, avec ses colonnes et son baldaquin. Sur une commode, une veilleuse.
Je suivais toujours M. Ralph. Il m'indiqua, entre le mur de l'alcôve et le pied du lit, l'endroit où se trouvait le tabouret ; je m'y glissai silen- cieusement, je m'assis.
Un peu de lumière vint s'ajouter à celle que dis- tillait la veilleuse. M. Ralph venait d'allumer une lampe électrique. Mais cette lampe, emprisonnée elle-même dans un abat- jour foncé, n'éclairait que fort modérément.
J'aperçus néanmoins le comte d'Antrim.
Le buste presque droit, adossé à de larges oreil- lers, il paraissait dormir. Il dormait. Je voyais ses longues mains, parallèles, sur les draps, ses cheveux blancs, les fendoni jaunea de son cou.
220 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
l'ineffable expression de son visage, faite de souf- france et de sérénité.
Ses yeux s'ouvrirent. M. Ralph venait de lui toucher le bras.
— Ralph, qu'y a-t-il ?
— J'ai cru devoir réveiller Votre Seigneurie. La chose est d'importance et ne saurait peut-être attendre jusqu'à demain matin.
— Qu'y a-t-il ?
— Votre Seigneurie, Sir Roger est là.
Le visage du comte, en sa partie vivante, se contracta.
— Que dis-tu?
— Sir Roger est là, Votre Seigneurie.
— Où est-il ?
— Dans le petit salon.
— Quand est-il arrivé ?
— A onze heures et demie, il va être minuit.
— Quelqu'un l'a-t-il vu entrer?
— Non, Votre Seigneurie, Il a pénétré dans le parc en escaladant les rochers. Puis il a tourné autour du château, a frappé à la seule fenêtre du rez-de-chaussée qui fût éclairée. C'était celle de l'office, et il n'y avait que moi dans l'office.
— Gomment est-il ici ?
— Il a été débarqué vers cinq heures, ce soir, sur la côte, par un sous-marin allemand. Il est venu droit au château. En route, il n'a rencontré personne.
— T'a-t-il dit quelque chose d'autre ?
— Il ne m'a rien dit, sauf qu'il voulait voir Votre Seigneurie le plus tôt possible. Il attend,
LÀ CHAUSSÉE DES GÉANTS Î2i
au petit salon, au coin du feu, car il était trempé de pluie quand il est arrivé au château.
— Va le chercher.
Sur les épaules du vieillard, M. Ralph disi>osait une couverture de fourrure. Seule, maintenant, la tragique tête rigide émergeait.
L'intendant sortit.
Je ne bougeais pas, et, même si j'avais bougé, le tumulte du vent aurait sans doute absorbé le grincement de mon tabouret. Le comte d'Antrim était lui aussi immobile. Sur le guéridon, à côté de lui, il y avait un verre de cristal brillant, dans lequel plongeait, brisée en son milieu par la réfraction, une longue cuiller de vermeil.
Un léger bruit. M. Ralph rentra. Il était accom- pagné du visiteur dont la venue, en cette heure tardive, avait l'air d'émouvoir de façon si inso- lite le comte d'Antrim et son lieutenant.
— Roger I Toi ici ! Maintenant 1
— Mylord, Mylord !
L'homme, sans voir le siège que M. Ralph lui avançait, était tombé à genoux auprès du lit. Il cherchait une des mains du comte. En même temps il répétait :
— Mylord, Mylord !
— Calme-tci, Roger, calme-toi, fit le comte. Il dit à Ralph :
— Laissez-nous.
Mes yeux, mes oreilles étaient tendus à ne pas laisser échapper un geste, une parole. Le grand drame était commencé. Quelles que fussent les révélations qu'il dût m'apporter, je sentais qu'au- cune ne serait plus pathétique.
S22 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Tu arrives de Berlin, Roger?
— De Berlin, oui, Mylord.
— Comment arrives-tu ? Pourquoi viens-tu ?
— J'étais malade, oui, malade ; je venais d'en- trer dans une maison de santé. C'est là que j'ai appris, il y a quinze jours, exactement le 6 avril, que le soulèvement allait éclater le lundi de Pâques. Dans l'état actuel des choses, j'ai consi- déré que le soulèvement était une folie, qu'il fal- lait tout faire pour l'empêcher. Je suis venu.
— Et, Roger, le gouvernement allemand a mis à ta disposition un de ses sous-marins, à seule fin de te permettre de venir faire obstacle à une insur- rection qu'il devrait avoir tant de raisons de souhaiter ? Vraiment, s'il en est ainsi, je suis de l'avis du comte Plunkett : le gouvernement alle- mand est un grand calomnié.
Sir Roger se tordit les mains. Sa voix, ses gestes, ses regards de bête traquée, tout cela se réunissait en une sorte de farouche déséquilibre, quelque chose de presque atroce à regarder,
— Mylord, ah I ne raillez pas.
— Calme-toi, Roger, et explique-toi.
— M'expliquer, Mylord ? Oui, je dirai tout. Mais d'abord, dites-moi que mes renseignements sont faux, que ce voyage qui va sans doute me coûter la vie, est inutile. Dites-moi, dites-moi qu'il n'y aura pas de soulèvement le lundi de Pâques.
— Il y en aura un, je te le jure, dit le comte. Le visiteur poussa un gémissement.
— C'est de la folie, de la folie ! répéta-t-il.
— Peut-être, fit le comte d'Antrim. Mais ma mémoire deviendrait-elle mauvaise ? Ou n'est-ce
LÀ CHAUSSÉE DES GÉANTS 823
pas toi qui as écrit : « Le jour où notre premier camarade allemand débarquera en Irlande, le jour où l'on verra le premier vaisseau de guerre alle- mand fendre fièrement les vagues de la mer d'Ir- lande avec le pavillon irlandais à sa proue, ce jour-là beaucoup d'Irlandais devront mourir, mais ils mourront dans la paix de Dieu avec la certi- tude que l'Irlande peut vivre. » Si ma mémoire est bonne, si ces lignes sont bien de toi, puisque, d'autre part, tu traites de folie le mouvement qui va éclater, c'est que tes espoirs, Roger, ont fait faillite, c'est que tu ne nous amènes pas l'aide que tu nous avais promise, sans que nous te l'ayons d'ailleurs demandée.
— Ne m'accablez pas ! murmura Sir Roger.
— Qu'as-tu fait en Allemagne ? dit durement le comte d'Antrim. Qu'as- tu promis? Que t'a-t-on donné ?
— Je n'ai rien promis, fit l'autre dans un cri de douleur, je n'en avais pas le droit. Je comptais obtenir de la Wilhelmstrasse qu'elle étudierait les aspirations de l'Irlande, que, le jour de la Confé- rence de la Paix, la question irlandaise serait inter- nationalisée, que...
— Enfant ! dit le comte. Les Allemands eussent été réellement bien sots... Ils t'ont fait de belles promesses. C'était leur rôle, et je les approuve. Et, en échange, ne t'ont-ils rien demandé ?
Sir Roger resta sans réponse.
— J'ai entendu parler, dit l'autre, impitoyable, d'une tentative faite par toi auprès des soldats irlandais prisonniers en Allemagne en vue de la constitution d'une brigade irlandaise destinée.
224 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Guillaume aidant, à combattre uniquement pour la cause de l'Irlande, sous le drapeau vert à la harpe d'or. Les aumôniers catholiques allemands étaient chargés de te seconder dans cette besogne. Dis-moi, Roger, sur trois mille gars de chez nous qu'il doit y avoir dans les cages de fil de fer de là-bas, combien ont répondu à cet appel ? Sir Roger baissa la tête.
— Cinquante-cinq, murmura-t-il.
— Cinquante-cinq, dit le comte d'Antrim, cin- quante-cinq ! Ainsi les humbles paysans illettrés du Munster et du Connaught ne se sont pas laissés piper là où tu t'es laissé prendre. Alors que nos raisonnements et notre savante casuistique nous égarent, le sûr instinct du peuple lui permet de ne pas s'écarter d'un pouce du droit chemin. Mais cette leçon que t'auront donnée les pauvres Irish Fusiliers, Roger, en as-tu au moins profité ?
— Oui, vous le voyez bien. J'en ai si bien profité que me voici. J'ai voulu que l'on sache ici que l'Irlande n'a pas à espérer l'aide de l'Allemagne, que le soulèvement doit donc être ajourné. Au risque de ma vie, Mylord, je suis venu.
— Tu es venu, Roger, sans doute... Mais c'est à bord d'un sous-marin allemand que tu nous arrives. L'Allemagne a-t-elle donc de surcroît tant de submersibles, qu'elle risque d'en sacrifier un uniquement pour t'être agréable, que dis-je ! pour te permettre de venir contremander un mouvement qu'elle a tant de raisons de souhaiter ?
Sir Roger garda le silence.
— Réponds, Roger, dit gravement le comte : jamais le temps n'aura été plus précieux.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 225
Et comme l'autre se taisait toujours :
— Que leur as-tu dit, pour qu'ils te laissent partir, pour qu'ils t'y aident ?
— Je leur ai donné le change, dit le visiteur. Je leur ai dit que je rentrais en Irlande, pour y pro- clamer la révolution.
— Et ils t'ont cru ?
— Ils m'ont si bien cru, Mylord, qu'ils m'ont immédiatement donné ce dont je n'avais que faire, ce que je ne leur demandais pas.
— Quoi ?
— Un transport a été armé, camouflé en navire neutre, chargé de fusils et de munitions.
La terrible main valide du comte d'Antrim surgit de sous la fourrure. Je la vis, raide et blanche, au bout d'un bras décharné.
— Ce transport, Roger, où est-il ?
— Il arrive, Mylord. Il a voyagé de conserve avec le sous-marin qui me portait.
— Mon Dieu ! murmura le comte. Il y eut un silence tragique.
— Mylord, qu'avez-vous ? murmura Sir Roger.
— Ce que j'ai, dit le comte d'Antrim, ce que j'ai?...
Un frisson secoua ses épaules.
— Ainsi, Roger, tu as cru abuser l'Allemagne ? Malheureux, malheureux ! C'est elle qui t'aura joué comme un enfant.
— Que voulez-vous dire, Mylord ?
— Qu'as-tu fait, Roger ? Qu'as-tu fait ?
— Vous avez reconnu vous-même que je ne pou- yais quitter l'Allemagne en déclarant que je partais
15
226 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
pour faire obstacle au mouvement. J'ai dû indiquer le prétexte que je viens de vous dire.
— Ce mouvement aura lieu, Roger, je te l'ai juré, je te le jure encore. Mais ce qui pouvait être fait de pire pour en diminuer l'efficacité, sois fier de toi, tu l'auras fait ! Si ce transport est en vue de nos côtes, — et, hélas ! il ne doit plus en être loin, — il sera pris avant deux heures. As-tu oublié que la flotte britannique surveille plus jalousement les côtes irlandaises que les côtes ennemies ? Tu viens, Roger, d'apporter à nos adversaires un argument qu'ils t'auraient payé bien cher. Notre révolte contre l'Angleterre ne devait pas nous aliéner nécessairement les sympathies de ses alliés. Alliés de l'Allemagne, nous devenons pour eux des traîtres. Voilà ce que tu as fait, Roger.
Celui-ci poussa un cri de douleur.
— Mylord, Mylord, j'accepte vos reproches. Mais, maintenant, du moins, avouez que c'est moi qui ai raison, que ce mouvement est folie pure, qu'il ne doit pas avoir lieu.
— Il aura lieu.
— Il aura lieu, s'exclama Sir Roger. Pour parler ainsi, Mylord, il faut donc que vous croyiez à son succès. Jurez-moi que vous croyez à ce succès. Si vous faites ce serment, Mylord, je croirai à mon tour que vous êtes fou, mais mon admiration pour vous, mon estime, n'auront pas subi la plus petite atteinte. Sinon...
— Sinon, Roger ?
— Jurez, Mylord, je vous en supplie. Ah ! vous voyez bien, vous ne jurez pas. Vous ne croyez pas au succès. Gomment pouvez-vous alors accepter
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 227
même l'idée de donner cet ordre, de le donner de votre lit, l'ordre atroce par lequel tant et tant d'hommes jeunes ne seront plus bientôt dans la terre que des os pourris, sans que vous ayez été seulement témoin de leur inutile sacrifice ?
— Je crois, Roger, que tu me parles en juge, dit le comte d'Antrim.
Sir Roger ne pouvait répondre. Les bras en croix, la tête dans les fourrures du lit, il sanglotait.
— N'importe, continua le comte avec une magni- fique majesté triste, ce que tu viens de dire, tu as eu raison de le dire. Tu m'as ainsi contraint à t'avouer mon effroyable douleur, l'effroyable dou- leur de l'homme que son âge, son impotence empê- chent de participer à la lutte qu'il va déclancher, parce qu'il la juge sainte, utile, nécessaire. La sueur de sang que je verserai alors, Roger, je te souhaite de ne jamais la connaître. L'ordre que je donnerai de prendre les armes, je le donnerai avec autant de vigueur et de netteté que si j'étais encore d'âge à les porter, mais je le donnerai avec une angoisse dont tu ne te fais pas idée, pour parler comme tu viens de le faire... Mais je t'excuse, va. J'attribue à un énervement bien compréhensible l'obligation où tu viens de me mettre d'entrer dans de telles justifications... Et puis, je sais que hors du sol de la patrie, on a tôt fait de méconnaître les réalités nationales. As-tu donc oublié Roger, le texte dans lequel tu as appris à lire? As-tu donc oublié la prophétie du Don égal ?
Sir Roger releva la tête.
— La prophétie du Donegal, Mylord, dit-il avec un accent de stupeur. Savez vous que vous me
228 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
désespérez, que vous me faites peuri Gomment, chez le même homme, le sens aigu des êtres et des choses les plus modernes peut-il s'allier au féti- chisme enfantin des vieilles fables ? La prophétie du Donegal 1 Cette pauvre légende contemporaine des archers de Crécy, qu'en attendez- vous, à l'époque des mitrailleuses et de l'artillerie lourde ? Demain, grâce à elle, Dublin va être en flammes. Nous serons vaincus, Mylord, vaincus !
— J'en ai ainsi que toi, Roger, la certitude, et la douleur dont je te parlais tout à l'heure n'en est que plus atroce. Mais quelque chose, malgré tout, vois-tu, sortira victorieux de la lutte et ce quelque chose, c'est l'âme de l'Irlande. Elle allait sombrer, Roger, elle allait disparaître. Nos libéraux l'avaient traînée dans les assemblées anglaises. O'Gonnell, Parnell, Redmond lui avaient fait perdre dans les stériles parlotes parlemen- taires le culte de l'acte dur, régénérateur, libéra- teur. Le temps des compromissions est passé. Il faut, de temps en temps, qu'un peuple renouvelle le bail conclu avec son idéal centenaire... Quand, tout à l'heure, je te parlais de la prophétie du Donegal, ce n'était pas vainement. Pour toi, pour moi, la prophétie du Donegal n'est peut-être qu'un symbole. Pour les simples qui depuis huit siècles sont morts, qui demain encore vont mourir en la récitant, elle est une réalité, plus vivante que toi, que moi, appelés dans quelques heures à n'être que poussière. Ces simples-là, Roger, est-ce à nous, est-ce à toi de les mésestimer ? Ces simples-là, ce sont eux qui ont vu clair dans les geôles d'Alle- magne. Alors que toi, Roger, on te jouait, on te
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
bernait, ils ont, eux, compris que le fusil que l'on essayait de leur mettre à la main n'était pas destiné à la libération de leur patrie. Ils ont éventé le piège dans lequel toi, l'esprit fort, tu as coupé. Contre toi, ces humbles ont eu raison. C'est pour cela, Roger, que lundi prochain, à une heure de l'après-midi, tandis que je serai ici, la main sur ce vieux cœur prêt à éclater d'enthousiasme et de douleur sauvage, les fusils de nos volontaires salue- ront dans Dublin la date fixée pour l'accomplisse- ment de la prophétie sacrée. Sir Roger releva la tête.
— Je serai avec eux, Mylord, dit-il.
Le comte d'Antrim le considéra avec tristesse.
— Hélas l Roger. Voilà où tu te fais illusion. Tu ne seras pas, tu ne pourras pas être avec eux.
— Je ne serai pas avec eux î
— Je sais que ce que j'exige de toi est terrible, dit le comte : la mort, la mort sous le voile noir, au bout de la corde infâme, au lieu de la mort, les yeux au ciel, des beaux lutteurs. Le sacrifice que je t'impose, tu le supporteras pourtant, je le sais, pour le salut de cette patrie, que tu aimes toi aussi plus que tout.
— Mylord ! que dites-vous ? C'est épouvantable.
— Epouvantable, Roger, mais nécessaire. Ecoute et comprends. Ta présence parmi nos soldats serait pour nos ennemis l'aveu d'un pacte nous unissant à l'Allemagne. Ne crois pas, je te prie, voir dans mes paroles une haine enfantine de l'Allemagne. Mes sympathies personnelles doivent se taire quand l'intérêt de mon pays est en jeu. Si je jugeais qu'à l'heure présente l'Allemagne peut nous
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servir, notre alliance avec elle n'aurait pas de plus chaud défenseur que moi. Mais je juge qu'elle ne peut actuellement que nous compromettre. Ce n'est pas pour quelques malheureux Mauser qu'on leur jette en pâture que les Irlandais abdiqueront en tout cas l'immense force morale de combattre seuls l'oppresseur. David est allé nu et désarmé au-devant de Goliath, il l'a abattu parce qu'il était dans les vues de Dieu qu'il l'abattît. Mais s'il avait été vaincu par le géant cuirassé de fer, il eût retiré d'une telle défaite un bénéfice aussi glorieux que celui que lui a valu sa victoire. La lutte que nous allons engager, elle ne doit pas être ravalée au niveau de quelque insurrection de tribu marocaine obtenue au plus juste prix par les agents de la Wilhelmstrasse .
— Que faudra-t-il que je fasse ? dit Sir Roger, dont la voix n'était plus qu'un souffle.
— Tu vas dormir ici, et essayer de puiser dans ce sommeil les forces qu'il te faudra pour ton dur calvaire. Aujourd'hui, avant l'aube, Ralph te con- duira à Tralee. Il ne faut pas qu'on sache que tu es venu ici, que nous nous sommes vus. A Tralee, tu iras chez des gens au témoignage desquels la justice anglaise te semblera devoir accorder du prix. Tu leur diras les motifs de ton retour, et que ce serait folie de notre part de compter sur l'Alle- magne. Tu feras de ton mieux. Tu ne manqueras pas d'ajouter que les fusils qu'elle nous adresse, elle ne nous les envoie que pour nous compro- mettre. Tu feras de ton mieux, dis-je, pour atténuer le mal que nous aura causé ta témérité.
— J'obéirai, dit le visiteur.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 231
Le comte d'Antrim le regarda.
— Donne-moi ta main, Roger, fit-il avec émo- tion.
Sir Roger baisa la main que lui tendait le vieil- lard. Celui-ci poussa un gémissement sourd.
— Roger, Roger, le devoir, quelle chose ter- rible, et difficile à connaître ! Nous sommes, dans cette chambre, deux hommes à n'avoir jamais eu d'autre pensée que pour le bien de notre patrie... et vois avec quelle violence nous venons tous deux de nous affronter !
Il agita la sonnette placée sur la petite table, à côté du verre. Sir Roger se releva en chancelant. M. Ralph parut.
— Vous donnerez une chambre à Sir Roger, dit le comte. Il doit être à Tralee avant cinq heures. Je compte sur vous, Ralph, pour le réveiller à temps et le conduire.
Les deux hommes sortirent. Je restai seul, cinq minutes, avec le comte d'Antrim. Il avait refermé les yeux. Toute expression avait disparu de cette face rigide. On n'y voyait même pas la trace de l'effort qu'il venait de s'imposer.
M. Ralph, revenant, éteignit l'électricité. La chambre, éclairée seulement par la veilleuse, était de nouveau presque noire.
Il vint au pied du lit, me saisit la main. A tâtons, il me guida vers la porte.
— Ralph, appela la voix faible du comte.
— Je reviens, monsieur, je reviens.
Nous étions tous les deux dans le corridor. M. Ralph fit un signe pour m'inviter à conserver le silence.
232 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Et maintenant, dit-il à voix très basse, allez vous coucher. Il faut dormir. Les nuits qui s'ap- prochent seront sans sommeil. Il faut dormir pour les supporter.
Du geste, il me désignait, au-dessus de la voûte noire de l'escalier, l'étage supérieur. Un sourire d'une extraordinaire douceur illumina une seconde son dur visage carré.
— Prenez exemple sur elle. Elle dort.
* « «
On dut faire, en celle nuit du 23 avril, une belle brèche à la réserve de Champagne de Lady Arbukle. A partir de dix heures, on avait dansé. On s'était mis à table vers une heure. Il pouvait en être trois.
Le souper groupait une quarantaine 3e con- vives. Lady Flora avait une robe de velours lilas, Antiope une robe de velours noir, à peine infléchie aux hanches par une ceinture de shamroks d'ar- gent.
Nous étions en train d'écouter le commbdore Rozel-Tower. Le commandant de la base navale de Tralee donnait des détails sur l'affaire qui passionnait depuis deux jours l'opinion publique.
— Ainsi, demanda avec nonchalance Lady Flora, ce transport avait l'intention bien nette de débarquer son chargement dans la baie de Tralee ?
— Bien nette, madame. Son commandant n'a d'ailleurs pas fait de difficultés pour l'avouer. L'équipage n'a opposé aucune résistance, ni lorsque
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 233
nous lui avons signifié de se soumettre aux for- malités de la visite, ni lorsque la véritable nature de la cargaison a été reconnue. Officiers et mate- lots avaient l'air maussade et résigné de gens qui se trouvent en face d'une corvée peu agréable, et qui ont hâte d'en avoir fini.
— En tout cas, commodore, dit Reginald, quelle drôle d'idée d'envoyer ce navire à Queenstown 1 Si vous l'aviez gardé tout bonnement dans le port de Tralee, son équipage n'aurait pas eu le loisir de le faire sauter.
— Ce n'est pas une idée que j'ai eue, cher monsieur, c'est un ordre que j'ai reçu de l'Ami- rauté, dès qu'elle a été avisée de la capture de VAud, tel est le nom du transport en question ; j'ai obéi. C'est au moment d'entrer dans le port de Queenstown que VAud a sauté, son équipage étant d'ailleurs en parfaite sécurité dans les cha- loupes du bord mises posément à la mer.
Le baron Idzumi leva la main, comme il le fai- sait quand il voulait parler.
— Me permettez-vous une question, monsieur le commodore ?
— Je vous en prie, monsieur.
— Quel intérêt pouvait avoir le gouvernement de Sa Majesté Britannique à laisser ce navire se faire sauter ?
— Quel intérêt, monsieur ? Vous voulez rire 1 fit le commodore Rozel-Tower.
— Je dis bien, monsieur le commodore : quel intérêt ?
— Notre intérêt n'était pas de laisser ce navire disparaître, monsieur. Au contraire. Tl faut mettre
234 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
la chose sur le compte d'un défaut de surveil- lance.
— L'Angleterre, dit posément le baron Idzumi, n'est pas une nation coutumiôre de ces sortes de défaillances. Lorsque des navires ennemis dont elle a la garde se font sauter entre ses mains, l'erreur qui consiste à juger volontaire ce manque de surveillance, comme vous dites, est bien excu- sable, monsieur le commodore. Veuillez donc, je vous prie, m'excuser.
J'avais pour voisin le D' Grùtli. Il me poussa le coude.
— Eh ! eh ! murmura-t-il avec un sourire, voilà un petit monsieur que vous eussiez gagné à avoir comme négociateur au moment de l'histoire de Fachoda. Heureusement que de semblables malen- tendus sont désormais impossibles entre nos deux nations. Bon, à celui-là, maintenant !... Quelle stupidité va-t-il nous servir?
Ces aménités étaient à l'adresse du beau colonel Hartfield. Au cours du souper, j'avais eu le loisir de constater que le docteur ne nourrissait pour le commandant d'armes de Tralee qu'une admi- ration très modérée.
— L'armée de mer, dit celui-ci, a eu s5n rôle dans cette affaire. Mais l'armée de terre aussi.
— Oui, c'est cela, colonel, dit Reginald, parlez- nous de l'arrestation de Gasement. Cette équipée m'intéresse au delà de tout ce que vous pouvez croire.
— Les choses n'ont pas traîné, dit le colonel. Casement a été débarqué par un sous-marin le jeudi 20 avril, à une heure et en un lieu que l'en-
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 235
quête établira. Il a passé sous la pluie, à battre la campagne, la nuit du 20 au 21. Le 21, au matin, il a été vu à Tralee. Il s'y est entretenu avec plusieurs personnes qui seront entendues ulté- rieurement. Enfin, le même jour, exactement à une heure vingt, non loin d'Ardfert, près du vieux fort Mac Kenna, mes hommes lui ont mis la main au collet. Son affaire est bonne. Je demande par- don de m'exprimer ainsi devant la comtesse de Kendale, qui peut-être lui porte quelque intérêt.
— Le connaissez-vous, ma chère ? demanda Lady Flora.
— Si je connais sir Roger Gasement? dit Antiope avec une indifférence pleine d'enjoue- ment, certainement. J'ai eu l'occasion de le voir plusieurs fois, avant la guerre.
— Mais comme c'est intéressant ! fit le jeune Reginald. Antiope, vous ne m'aviez jamais parlé de lui. Pourquoi ?
— Parce que, Reginald, nous ne pouvons pas deviner à l'avance quels hommes l'adversité va rendre illustres, en s'abattant sur eux.
— Quel homme était ce Sir Roger? demanda Lady Flora.
— Un homme comme les autres, dit la com- tesse de Kendale. Et à ce propos, colonel Hartfield, c'est à moi de vous demander maintenant de m'excuser : le gouvernement de Sa Majesté est peut-être responsable de la haine que Sir Roger lui a vouée. Il a été, je crois, fonctionnaire et n'a pas eu toujours à se louer, paraît-il, des procédés de l'administration anglaise à son égard.
— C'est la vérité, dit le major Stanton. Case-
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ment a servi dans notre corps consulaire ; je ne crois pas qu'on y ait rendu justice à ses mérites.
— Il était Irlandais, dit avec un stoïcisme aimable la comtesse de Kendale.
— Cruelle, s'écria galamment le colonel Hart- field, cruelle autant qu'injuste. Vous aussi, madame, vous êtes Irlandaise. Gela ne m'empê- chera jamais de proclamer, — parce que c'est la vérité, — que Lady Antiope est la femme la plus belle du comté.
Le D' Griitli haussa les épaules.
— Triste idiot, murmura-i-il. Lady Flora, elle, s'était mise à rire.
— C'est toujours aimable pour moi, dit-elle. Mais je ne suis pas jalouse, n'est-ce pas, monsieur le professeur Gérard ? Bravo, col&nel Hartfleld I Voyons, Antiope, qu'attendez-vous pour le remer- cier ?
— Elle me boude, dit le colonel, chère amie, elle me boude. Et savez-vous pourquoi? Parce que tout à l'heure, en dansant avec elle, je lui ai demandé si c'était toujours pour demain l'accom- plissement de la prophétie du Donegal.
Le D"" Griitli avait tiré sa montre.
— Quatre heures moins vingt, me murmura-t-il à l'oreille. Et pendant que ce crétin chamarré dit des calembredaines aux femmes, savez-vous ce qui se passe à Dublin ? Les quatre bataillons de volontaires reçoivent leur convocatiom pour ce matin, dix heures.
Le colonel Hartfield, ayant empli de Champagne sa coupe, la choquait à celle de la comtesse de Kendale.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 237
— Est-ce pour demain, voyons ? répétait-il, tant 1 trouvait la plaisanterie de son goût. Est-ce pour ■emain ?
— Ah I colonel, fit Lady Flora, cessez donc un peu de taquiner Antiope. Tenez, complimentez- moi donc plutôt sur ce charmant surtout de porce- laine de Sèvres, que je viens de recevoir de Paris.
-— Il est exquis, s'exclama-t-on de toute part.
— C'est, dit Lady Flora, une attention de mon ami Henri Seguin, le charmant folkloriste que vous connaissez tous, je pense. Je trouve que cette porcelaine française est véritablement du plus délicieux effet.
— La porcelaine de Sèvres, dit le major Stan- ton qui avait décidément du goût pour les expli- cations précises et techniques, est fabriquée près de Paris, à la manufacture du même nom. Cette manufacture est actuellement dirigée par M. Bourgeois, que j'ai connu autrefois à La Haye, alors qu'il représentait la France à la Conférence de la Paix. Quand est venue la guerre, qui infli- geait un tel démenti à sa métaphysique politique, M. Bourgeois, avec une conscience qu'on ne sau- rait assez louer, s'est retiré de la vie publique. C'est alors que le gouvernement français, soucieux de ne pas laisser improductive une pareille intel- ligence, a décidé de l'appeler à la direction de la manufacture de Sèvres.
— Monsieur, fis-je, vous me paraissez com- mettre une légère confusion.
— J'accepte toujours de façon reconnaissante les rectifications, fît le major Stanton avec un sourire aimable.
238 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Le directeur de la manufacture de Sèvres, dis-je, est M. Emile Bourgeois, professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris. Il n'a de commun que le nom avec M. Léon Bourgeois, homme politique et pacifiste français bien connu, que vous avez rencontré à La Haye. J'ajouterai que M. Léon Bourgeois n'a heureusement pas cru devoir priver notre pays de ses lumières. Il est à l'heure actuelle ministre d'Etat dans le cabinet Briand, et sénateur de la Marne, le département où se récolte le vin de Champagne.
— C'est, fit le colonel Hartfield, une person- nalité tout à fait intéressante.
— Je vous remercie, monsieur Gérard, fit sur un ton un peu pointu le major Stanton. Les similitudes de noms sont-elles fréquentes, en France ?
— Assez fréquentes, répondis-je, en rougissant.
Le souper finissait. Comme il arrive dans ces sortes de cérémonies, les uns étaient encore à table que les autres en étaient déjà sortis. Lady Flora avait poussé sa chaise à côté de la mienne et passé sans façon son bras nu à mon bras. Antiope, assise dans une bergère, riait aux propos de plus en plus tendres que lui tenait le colonel Hartfield. Le bel officier s'était emparé d'une de ses mains qu'il baisait sous les regards étonnés et désapprobateurs du jeune Reginald. Chaque fois que le bras de L^ady Flora resserrait son étreinte, il me semblait que la main d'Antiope s'appuyait plus fort contre les lèvres fardées du beau colonel.
— Vous permettez ? dis-je à mon hôtesse.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 239
En même temps, je me levai et allai vers la petite crédence où se trouvait le whisky. Là, je retrouvai le D' Grûtli qui buvait religieusement en compagnie du professeur Henriksen et de quelques officiers des armées de terre et de mer. Sauf le docteur, tout ce monde me parut assez ivre.
M. Griitli me prit le bras. D'un coup d'œil, il me désigna le colonel Hartfield. Justement, celui-ci, une main sur le cœur, était en train d'expliquer à la comtesse de Kendale ce que serait sa joie si, contraint de l'arrêter pour rébellion à Tralee, en pleine émeute, il pouvait lui rendre la liberté en fuyant avec elle.
— Nous mettrions le monde entre nous... le monde. Au fond, voyez-vous, je n'ai de soldat que l'uniforme. En réalité, je suis un poète, oui, un poète.
— Sinistre ivrogne, murmura le D' Griitli. Quand on pense qu'il a lu mes rapports, mes rap- ports qui annoncent la rébellion pour aujourd'hui une heure. Qu'en dites-vous ? Ah ! devant de telles monstruosités, notre métier, croyez-vous qu'il faille l'avoir dans le sang !
Il avait de nouveau tiré sa montre.
— Quatre heures vingt-cinq, dit-il. Je ne com- prends plus. Le train pour Dublin quitte Tralee à six heures. Ah çà ! est-ce qu'ils comptent nous diriger en habit vers les barricades !
A cet instant précis, un maître d'hôtel s'étant avancé vers la comtesse de Kendale s'inclina devant elle et lui parla bas.
Le visage du D' Griitli s'éclaira d'un large sourire.
240 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Ah ! ce bon M. Ralph. L'exactitude même. Dire que j'allais être injuste à son égard. Tenez, dans le parc, sous la pluie, voilà les voitures de Kendale, et lui avec.
S'étant versé un dernier verre de whisky, le doc- teur le vida d'un trait.
* * *
Il y avait deux voitures. MM. Henriksen, Idzumi, Harvey et Grùtli prirent place dans la première. Antiope m'invita à l'accompagner dans l'autre, et elle fit signe à Ralph de monter avec nous.
Comme nous franchissions la grille du parc de Glare, la comtesse de Kendale dit :
— J'étais anxieuse, Ralph. Ne sommes-nous pas en retard ?
— Que Votre Seigneurie se tranquillise I Nous sommes en avance de cinq minutes.
Quand notre voiture s'arrêta devant le perron du château de Kendale, il était cinq heures moins dix. Antiope gagna immédiatement son apparte- ment.
M. Ralph attendit que les voyageurs de l'autre voiture fussent tous quatre dans le vestibule. Alors, à voix nette et déférente, il nous parla.
— Messieurs, je suis chargé par Sa Seigneurie le comte d'Antrim de vous confirmer ce qu'il vous a déjà appris. C'est aujourd'hui, à une heure, que s'engage à Dublin la lutte de l'Irlande contre l'An- gleterre, lutte dont vous avez bien voulu, au nom de vos pays respectifs, assumer la charge de cons- tater le caractère loyal. Nous partons tout à l'heure
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 241
pour Dublin, messieurs, et toutes les mesures sont prises, de notre chef, pour permettre à ceux d'entre vous qui désirent être du voyage de le faire dans les meilleures conditions.
— Nous partons tous, dit le colonel Harvey, sauf le sénateur Barkhilpedro, bien entendu. Pour partir, il faut d'abord être arrivé.
M. Ralph inclina la tête.
— Bien, messieurs. Dans ces conditions, je prends la liberté de vous communiquer l'horaire que nous allons suivre à partir de la présente minute, et auquel, vu l'extrême exiguïté du temps, je me permets de vous prier de vous conformer. Il est cinq heures. Vous allez remonter dans vos chambres respectives pour vous préparer. Vous voudrez bien être redescendus à cinq heures et demie. Il vous restera une demi-heure pour prendre un léger déjeuner et recevoir les adieux et les vœux de Sa Seigneurie le comte d'Antrim. A six heures...
— Mais, ne put s'empêcher de dire le D' Grûtli, le train part de Tralee à six heures, et nous sommes à près de six milles de cette gare.
— A six heures, continua imperturbablement M. Ralph, nous quitterons Kendale en automobile et nous rattraperons le train à six heures quarante, en gare de Listovel. Je vous demande, en atten- dant, messieurs, l'autorisation de vaquer à mes occupations.
— Bon, bon, me dit, en montant l'escalier, le D' Griitli qui boitait toujours un peu ; c'est très joli, tout cela I Mais il y a eu un temps où il ne fallait pas parler dans la maison de faire seule^
16
242 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
luent un mille en automobile. On change, on change...
Je revêtis rapidement mes vêtements de voyage. A part mes affaires de toilette réunies dans un petit sac, je m'aperçus que le reste de mon porteman- teau avait déjà repris place dans ma malle. Une étiquette neuve y était collée, qui attendait l'adresse du retour.
J'éteignis l'électricité et descendis rapidement. Dans l'escalier, je me souvins que j'avais omis de replacer dans la bibliothèque l'exemplaire de Tristram Shandy. J'eus de la peine à ne pas pro- fiter de ce prétexte pour revoir cette chambre, où je venais de passer le mois sans doute le plus ori- ginal de ma vie.
Le D"" Grùtli était déjà dans la salle à manger. Le baron Idzumi et le colonel Harvey nous y rejoi- gnirent. Celui-ci était porteur d'une dépêche arrivée la veille et par laquelle le sénateur Barkhil- pedro nous avisait, de Saint-Sébastien, que la maladie d'une vieille tante l'obligeait à différer encore son voyage.
— Je présume, dit le D"^ Griitli, qu'il a voulu doubler ses frais de déplacement sur les tapis verts des diverses Rivieras.
Personne ne répondit. M. Ralph entra porteur d'une feuille de papier.
— Voulez-vous avoir l'obligeance, dit-il, mes- sieurs, d'inscrire ici les adresses oii vous désirez, au cas d'événements graves, que soient retournés vos bagages.
A tour de rôle, mes compagnons remplirent cette dernière formalité. Le dernier, j'écrivis l'adresse
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 243
demandée, et je donnai celle de la Maison de la Presse, persuadé que le jeune Laboulbène se ferait un plaisir de veiller sur le sort de ma pauvre malle.
En rendant sa feuille à M. Ralph, je m'aperçus que celui-ci avait revêtu l'uniforme d'officier des volontaires.
— Messieurs, si vous voulez bien, dit-il. Sans mot dire, nous le suivîmes. Les minutes
étaient empreintes d'une telle majesté que le D' Grùtli lui-même m'en parut intimidé.
Le comte d'Antrim nous attendait dans le salon où, pour la première fois, il nous avait reçus. Der- rière lui, accoudée au dossier du fauteuil, je vis la comtesse de Kendale. Elle aussi, avec la jupe courte laissant découvertes les jambes serrées dans de hautes bottes jaunes, elle portait la vareuse grise des volontaires. A la ceinture de cuir retenue sur l'épaule droite par le mince baudrier, il y avait un étui à revolver.
Le comte d'Antrim ne prononça que quelques paroles. On sentait qu'il atteignait en parlant les limites de l'émotion humaine.
— Messieurs, les événements que vous savez vont s'accomplir. Allez et regardez. Je ne vous demande que ceci : dites au monde ce que vous aurez vu. L'Irlande n'a pas besoin d'autre chose.
Il nous serra successivement la main à tous cinq. Quand mon tour fut venu :
— Les arbres de la Villa des Fleurs, dit-il, mon- sieur Gérard, doivent avoir toutes leurs feuilles. J'aurai aimé, beaucoup aimé votre pays.
Il dit encore :
244 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Adieu, messieurs.
Et, d'un geste, il manifesta son désir d'être laissé seul avec Antiope. Il était six heures moins dix.
A 6 h. 40, nous arrivâmes à Listovel en même temps que le train venant de Tralee. Trois minutes plus tard, nous roulions vers Limerik. Deux com- partiments avaient été retenus pour notre petite troupe. La comtesse de Kendale prit place dans le premier. J'y montai également, ainsi que les quatre enquêteurs. M. Ralph monta dans le second, avec William, et deux autres serviteurs du château, James et David. Tous trois portaient, comme Antiope, comme M. Ralph, l'uniforme des volontaires, et ils avaient leurs fusils.
Dans notre compartiment, ce fut le silence. Antiope, pâle et grave, se taisait. Le D' Grûtli, gêné par la présence de cette sorte de statue tragique, n'osait pas se livrer à ses facéties accoutumées.
A Limerik, il se délassa un peu. Nous arrivâmes à 9 h. 5 dans cette gare, dont nous ne devions repartir qu'à 10 h. 15. La comtesse de Kendale s'assit dans un des fauteuils de velours vert de la salle d'attente. Dans un coin, sur une banquette, William, James et David continuaient avec une enfantine insouciance une partie de cartes com- mencée dans le train. Les soldats anglais, de ser- vice à la gare, les regardaient jouer d'un air d'envie.
Le D' Grùtli, que je cherchais toujours à fuir, et qui me rejoignait toujours, me prit par le bras.
— Voyez-moi ces imbéciles, dit-il en me dôsi-
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS S45
gnant les malheureux hommes de garde. On leur promène sous les yeux les fusils qui dans trois heures vont démolir leurs camarades, et ils n'ont pas un geste d'étonnement. Et les autres jouent aux cartes à leur barbe. Tiens ! mais à quoi jouent-ils, ces gaillards ? Il me semble que je con- nais ce jeu-là !
Il était allé vers le petit groupe formé par Wil- liam et ses camarades. Il leur parlait. Je vis les pauvres garçons se lever, très rouges, balbutier des mots que je n'entendis pas. Puis ils se ras- sirent, non sans une certaine gêne. Le D' Grûtli s'assit lui aussi. Maintenant, il battait les cartes. Il était entré quatrième dans la partie.
Comme 10 heures sonnaient, il se leva et vint vers M. Ralph qui causait avec moi.
— Je pense, dit-il, que vous ne verrez pas d'in- oonvénient à ce que je fasse dans votre comparti- ment le reste du voyage. Je viens de commencer avec ces braves gens une partie que je désire mener jusqu'au bout.
— Gomme il plaira à Votre Honneur, dit M. Ralph en s'inclinant.
— Par exemple, continua le docteur, je vais tâcher de me procurer un jeu convenable. Celui dont se servent vos subordonnés abuse vraiment du droit qu'ont les cartes de n'être pas propres.
— Il y a, sur la place, un magasin où Votre Honneur aura satisfaction. Je crois devoir lui rap- peler toutefois que nous partons dans un quart d'heure.
Le docteur sortit. Presque en même temps, de sa voix brève, M. Ralph appela :
240 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— William I
L'interpellé sauta sur ses pieds.
— Venez avec moi, William, J'ai deux mots à vous dire.
Et il le conduisit à l'écart, dans un coin de la salle d'attente.
Cinq minutes plus tard, ils revenaient tous deux. Mais le visage du valet de chambre était couleur de terre.
— Allez retrouver vos camarades, William. Au même instant, brandissant son paquet de
cartes, le D' Grùtli reparaissait dans la salle d'at- tente.
Il pouvait être 11 heures. Le front collé à la vitre de la portière je regardai, parallèles h la voie, les eaux écumeuses et jaunes du Shannon. Puis, la voie abandonna le fleuve. Ce fut alors, et brus- quement, un brutal couloir granitique, un couloir qui semblait devoir se terminer en tunnel. Le train y filait à toute vitesse, en sifflant éperdument.
Soudain, le frisson attendu m'étreignit. Je venais de voir la portière du compartiment voisin s'ouvrir et, presque simultanément, se refermer. Quelque chose, qui semblait un sac gris, en avait jailli, et était allé se broyer en face, contre la roche. Avec l'apparence de la plus complète indif- férence, je baissai la vitre, je me penchai... Mais la voie avait fait un coude. Je ne pouvais plus rien voir.
En tout cas, une chose restait certaine : la Suisse, désormais, n'était plus représentée dans la fameuse commission de contrôle.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 247
A la gare de Ballyprophy, où nous entrâmes à 11 h, 30, M. Ralph parut à la portière de notre compartiment.
— Nous voici arrivés, fit-il.
Et, comme il nous invitait à descendre, nous obéîmes, un peu interloqués toutefois, sachant qu'un nombre respectable de milles nous séparait encore de Dublin.
— Les voitures sont-elles là, Ralph ? demanda la comtesse de Kendale.
— Elles sont là, Votre Seigneurie.
Il pleuvait à torrents. Dans la cour de la gare, deux hommes revêtus de l'uniforme des volon- taires attendaient. Ils coururent vers M. Ralph qui leur serra la main.
— Je vois que tout va bien, George, (lit-il au plus grand des deux hommes.
— Tout va bien, monsieur Ralph.
— L'ordre d'appel?
— Expédié ce matin à 4 heures.
— Les bataillons?
— Ils ont dû prendre leurs emplacements à 10 heures.
George ajouta timidement :
— Et... Sa Seigneurie ?
— La voici, dit M. Ralph en désignant la com- tesse.
Les deux soldats enlevèrent leurs chapeaux. Ils étaient plus émus qu'il ne se peut dire de se trouver devant la fille d'Antrim.
— Ce sont là vos voitures ? demanda M. Ralph, arrêté devant deux énormes automobiles qui sta- tionnaient dans la cour.
248 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Oui, monsieur Ralph.
— Eh I mes agneaux, vous faites bien les choses. Mais ce sont les automobiles du Château que vous avez là I
— Pour la première, au moins, vous ne faites pas erreur. C'est une des automobiles du vice-roi. C'est Michel qui l'a empruntée ce matin, devant la porte du temple, tandis que le chauffeur y faisait ses dévotions.
— Elle marche bien ?
— En une heure, nous serons à Dublin.
— Il est onze heures et demie, dit M. Ralph. A merveille.
— L'autre, dit George, va un peu moins vite. Elle arrivera une demi-heure après, c'est une auto- mobile à nous.
— Eh bien, dit M. Ralph, en avant. l\ étendit les bras.
— Quatre places seulement à l'intérieur de la première voiture. Messieurs, en est-il un parmi vous qu'une demi-heure de retard ne dérangerait pas trop ?
— Moi, moi, fit le professeur Henriksen. Je ne tiens pas à me casser la figure pour gagner quel- ques minutes.
— Bien. Vous monterez donc dans la seconde voiture, celle que conduira Michel. Messieurs, maintenant, si vous voulez...
Il avait déjà pris place près du volant, à côté de George, qui était chargé de conduire l'auto- mobile empruntée au vice-roi.
Antiope monta, puis le baron Idzumi, puis moi. Le colonel Harvey allait en faire autant, lorsqu'il s'arrêta.
LÀ CHAUSSER DES GÉANTS B49
— Mais je ne vois pas le D' Grûtli. M. Ralph se frappa le front.
— Mon Dieu, j'avais oublié. Le D' Grûtli a absolument tenu à descendre en gare de Roscrea, pour acheter des mandarines. J'ai eu beau lui répéter que le train ne s'arrêtait que trois minutes...
Le colonel Harvey prit une mine désolée.
— Voilà la commission réduite à quatre mem- bres, dit-il. Quel ennui de penser que deux pays de l'importance de l'Espagne et de la Suisse vont être, par la faute de leurs représentants...
M. Ralph lui coupa poliment la parole :
— Nous partons. Votre Honneur.
Les maisons de la petite ville disparurent. Tout de suite, ce fut la route boueuse et jaune sur laquelle l'automobile filait furieusement au milieu d'énormes gerbes de boue.
La main droite d'Antiope serrait un chapelet de jais. Sur le gant blanc, on voyait la marche lente et régulière des petites boules noires.
*
— Déjà I ne pus- je m'empêcher de 9ire. L'automobile s'était arrêtée, et M. Ralph venait
de nous en ouvrir la portière.
— Déjà I
Les vitres, recouvertes d'une couche de boue, ne nous avaient même pas permis de nous rendre compte de notre entrée dans Dublin.
Nous sautâmes à terre.
250 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Le colonel Harvey, qui connaissait la ville, nous citait les noms.
— La Liffey, la statue d'O'Connel, Bachelors Walk.
— Messieurs, je vous en prie, dit M- Ralph. Hâtons-nous.
La porte d'une haute maison s'était ouverte. L'intendant dit à Antiope :
— On nous attend ici. Votre Seigneurie, à la maison Kelly. Plus tard, quand le signal sera donné, nous nous rendrons à Liberty Bail.
Nous entrâmes idans la maison. Une exclamation joyeuse, retentit :
— Antiope I ma bien-aimée. Vous vgilà I Que je suis heureuse.
Une femme de haute taille, à la beauté altière, vêtue elle aussi de l'uniforme des volontaires se tenait devant nous. Elle saisit dans ses bras la conitesse de Kendale et, à deux reprises, l'em- brassa.
— Que je suis heureuse, répétait-elle. Ah I puisque vous voilà, Dieu est avec nous.
M. Ralph me murmura à l'oreille :
— La comtesse Markievicz.
— J'ai eu quelque mérite à arriver à temps, dit Antiope. Savez-vous qu'il y a à peine huit heures, j'étais en toilette de soirée, en train d'écouter les galanteries d'un colonel anglais.
Tout dans l'allure et le ton de la comtesse de Kendale venait instantanément de se transformer. Son abattement avait fait place à une espèce de gaieté farouche.
La comtesse Markievicz ouvrit une porte.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 651
— La fille du comte d'Antrim, messieurs 1 annonça- t-el-le d'une voix vibrante.
Il y eut un bruit de chaises remuées. Une dizaine d'hommes se levèrent simultanément.
Nous étions dans une vaste pièce aux volets fermés, une pièce assez mal éclairée par deux lampes électriques. Aux murs, des cartes. Sur la table centrale, un immense plan de Dublin déployé. Un peu partout, des appareils télépho- niques.
Les deux femmes firent rapidement les présen- tations. M. Ralph, derrière moi, me répétait les noms. On sentait en lui, lorsqu'il les prononçait, une sorte de fierté sauvage. L'approche de la lutte rendait presque communicatif l'homme le plus taciturne que j'aie connu.
Glarke, Eamon Gennt, Mac Diarmada, et vous Mac Donagh, et vous Pearse, c'est dans cette chambre mystérieuse que j'ai entendu pour la pre- mière fois prononcer vos noms, vos noms hier encore inconnus, et demain étincelants à tout jamais de la plus pure des gloires, vos noms que les petites Irlandaises qui se hâtent sous la bruine, le dimanche, vers l'église de leur village^ portent toutes dans leur missel, imprimés en regard du nom du Seigneur.
Ils venaient, l'un après l'autre, s'incliner devant Antiope. Plusieurs la connaissaient, tous lui bai- saient la m^in.
La comtesse Markievicz avisa l'un d'entre eux, qui se tenait un peu à l'écart, un mince jeune homme au teint pâle, aux manières timides et hautaines, à l'œil de feu.
252 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Monsieur <ie Valera, dit-elle, ne venez- vous pas rendre aussi vos devoirs à la comtesse de Kendale ?
Au même instant, la poi*te ouverte bruyamment alla battre le mur. Un homme parut sur le seuil.
— Eh bien, fit-il avec un accent de joyeuse ivresse, sait-on, ici, qu'il est une heure moins dix !
— James ConnoUy I murmura M. Ralph.
De celui-là, je connaissais l'histoire. C'était lui, ce meneur socialiste, ce chef du Liberty Hall, la Bourse du Travail de Dublin, c'était lui qui avait organisé, et s'en vantait, avant les nationalistes d'Irlande, « la première force citoyenne armée publiquement au sud de la Boyne ». Il était là, debout, la face ardente de foi, les bras croisés.
— Regardez-le bien, monsieur Gérard, mur- mura la voix de M. Ralph devenue sifflante. Sauf en Allemagne, vous ne rencontrerez qu'ici ce mouton à cinq pattes : un travailliste patriote.
Il ajouta :
— De celui-là, nous avons fait le commandant général de nos troupes. Et personne de nous n'aura à s'en repentir.
— James ! dit Constance Markievicz, venez. Et, se tournant vers nous.
— Il s'est vanté, dit-elle, de n'appeler la comtesse de Kendale que citoyenne, selon la bonne tradition larkiniste. Eh bien, James, approchez, tenez votre parole !
James Connolly marcha non sans embarras vers Antiope. Mais celle-ci le devança, et, dans un geste qui fit surgir chez les spectateurs des sourires mêlés de larmes, elle lui donna l'accolade.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 253
— Une heure moins deux, dit Pearse.
— Messieurs, à vos téléphones, fit GonnoUy. Il commanda :
— Ouvrez les fenêtres.
Les fenêtres ouvertes sur le quai de la Liffey laissèrent entrer la lumière grise. Là-bas, du côté du Château, des nuées noires s'amonce- laient.
— Le signal maintenant, dit Gonnolly.
Il avait pris dans un coin de la salle un rifle qu'il arma lui-même. Puis, il conduisit Antiope vers la fenêtre ; il lui mit l'arme entre les mains.
La pendule de la chambre sonna une heure, l'heure à laquelle sept lustres plus tôt, le 24 avril 1881, la petite fille promise depuis six siècles par la prophétie était venue au monde.
— La pendule avance d'une minute, dit Clarke. En face de la maison, assis, jambes pendantes
sur la balustrade du quai, se tenait un soldat anglais, un pitoyable petit tommy jaune. Les yeux vagues, il ne voyait pas le canon de la carabine que tendait dans sa direction l'inexorable commandant général des forces révolutionnaires.
Antiope, passive, se laissait guider.
Soudain, elle sursauta. Au sommet d'un mât dressé sur le quai, elle venait d'apercevoir le drapeau rouge et bleu, le drapeau du Royaume- Uni.
Brusquement, elle redressa son arme. Le coup partit : la balle venait de trouer l'étamine de V Union Jack.
La fusillade éclata de toutes parts. La bataille était commencée.
CHAPITRE IX
YPRES SUR LA LIFFEY
— Pourrai-je, demanda le baron Idzumi, me procurer des plaques pour mon appareil photo- graphique ? J'ai déjà épuisé ma provision.
M. Ralph répondit par un ricanement.
— Les magasins doivent être fermés, à cette heure.
Et il reprit de plus belle la course dans laquelle il nous entraînait.
— Où nous conduisez-vous ? demanda le profes- seur Henriksen, qui avait peine à suivre.
— Où j'ai ordre de le faire.
Je ne parlai pas. Je ne questionnai pas. Mais je m'efforçai, autant que pouvait le permettre la sinistre nuit dans laquelle nous courions, de me rendre compte du chemin ainsi fait, pour pouvoir, au besoin, le refaire en sens inverse.
Les fusils et les mitrailleuses crépitaient sans arrêt à l'est et au sud de la ville. C'était vers le nord- ouest que nous nous dirigions.
Le ciel, au-dessus de nous, du fait des incendies, devenait orange. I^e fond des rues n'en était que plus ténébreux.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 255
Le professeur Henriksen ne cessait de grom- meler.
— On aurait dû nous prévenir. Je ne manquerai pas, dans mon rapport...
— Silence, je vous prie, fit sèchement M. Ralph. Nous allâmes encore environ deux cents mètres,
au bout desquels nous nous arrêtâmes devant une maison obscure et silencieuse, comme toutes celles de cette rue. M. Ralph, ayant fait jaillir la lumière de sa lampe électrique, murmura :
— C'est bien ici.
En même temps, il heurtait à la porte.
— Où sommes-nous, demanda le colonel Harvey, du côté de Church Street, n'est-ce pas ?
— Pas loin, en effet, monsieur le colonel ; exac- tement au n° 172 de North King Street, répondit M. Ralph, qui avait toujours montré beaucoup de déférence au délégué américain.
On avait bougé dans la maison. Une raie jaune parut sous la porte. M. Ralph frappa une seconde fois :
— Monsieur Hughes. Hé I monsieur Hughes.
— J'ouvre, messieurs, j'ouvre.
Il y eut un bruit de barres de fer enlevées. La porte s'entr'ouvrit. A la suite de M. Ralph, nous pénétrâmes tous les quatre dans un petit magasin.
— Bien le bonsoir, monsieur Hughes. Voici ces messieurs, que je vous amène au nom du gouver- nement républicain. Ce n'est pas la peine de remettre vos barres de fer en place. Je ne fais, pour ma part, qu'entrer et sortir.
M. Hughes se grattait le front. On ne savait s'il était honoré par notre venue, ou s'il trouvait cet
256 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
honneur encombrant. Au demeurant, l'air d'un très brave homme. Il pouvait avoir soixante ans.
— Vous avez été avisé, je pense? demanda M. Ralph.
— Avisé, dit M. Hughes, oui, je l'ai été. Mais...
— Mais quoi ?
— Nous ne sommes que de petits commerçants. En outre, il y a huit jours à peine que nous sommes installés ici. J'ai peur qu'il ne manque à ces messieurs bien des choses.
— Je le crains aussi, dit le professeur Henriksen, qui promenait sur la boutique un regard dégoûté.
— Ces messieurs ne sont pas difficiles, fit verte- ment M, Ralph.
S 'arrangeant pour tourner le dos au professeur Henriksen, il nous dit :
— Monsieur le colonel, messieurs, vous êtes ici conformément aux instructions données par M. Pearse, président du gouvernement provisoire. M. Pearse juge inutile de vous laisser exposés aux fluctuations inévitables de la lutte en vous logeant dans le voisinage immédiat du Quartier Général. North King Street n'est pas, pour le moment, dans la zone de combat. M. Michel Hughes, propriétaire de la maison que voici, a été en conséquence prié de vous donner l'hospitalité. Le gouvernement républicain, messieurs, est intéressé à ce que vous soyez constamment en sécurité. Il me charge de vous inviter à ne sortir d'ici que lorsqu'il en aura constaté la possibilité. Demain matin, à huit heures, je viendrai vous chercher et vous conduirai vers les endroits de la bataille où votre rôle de témoins pourra utilement s'exercer. D'ici là, pro-
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 257
fitez de cette première nuit pour vous reposer. Les autres nuits seront peut-être plus agitées... Mon- sieur Hughes !
— Monsieur ?
— Vous avez, je pense, fait préparer à dîner à ces messieurs ?
— Ma femme est en train de mettre le couvert, monsieur.
— Bien. J'ajoute, monsieur Hughes, que ces messieurs ne sont pas affiliés au Sinn-fein. Hs ne sont même pas Irlandais. Aucun désagrément ne peut résulter pour vous de leur présence ici. Au contraire.
— Au contraire, monsieur ?
— J'ai bien dit, monsieur Hughes : au contraire. La présence de ces messieurs serait pour vous et les vôtres une garantie, dans le cas, — absolument improbable, vous m'entendez bien, monsieur Hughes, absolument improbable, — où les choses ne tourneraient pas comme nous voudrions. Je ne vois plus rien à dire. Au revoir donc, messieurs. A demain matin, huit heures.
Il se coula par la porte entre-bâillée et disparut.
Nous suivîmes M. Hughes dans l'arrière-bou- tique, toute égayée çle bibelots touchants, et où M""* Hughes achevait de mettre le couvert.
M"" Hughes était une femme de cinquante ans, d'apparence modeste et douce.
— Messieurs, messieurs, dit-elle en nous voyant entrer, il faudra nous excuser. Mon mari a dû vous prévenir. Nous ferons de notre mieux. Le dîner va être prêt. Si vous désirez en attendant voir vos
17
258 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
chambres ? Vos sacs de voyage vBus y attendent. Allons, Michel, conduis ces messieurs à leurs cham- bres. Denis, reste avec moi, pour me donner un coup de main.
Denis était un grand garçon blond, en train de se chauffer devant la cheminée. Il nous jetait des regards curieux et mécontents. Notre venue avait l'air de le troubler dans ses habitudes.
M"® Hugues le présenta.
— Denis, Denis Hughes, neveu de mon mari, messieurs, soldat aux Irish Guards, et que nous avons actuellement la satisfaction de posséder pour la durée de sa permission. Il arrive de là-bas. Son régiment est devant Ypres, n'est-ce pas, Denis ?
— Oui, fit Denis en maugréant.
— Allons, Denis, sois donc aimable. Il ne faut pas lui en vouloir, messieurs. Vous comprenez : un jeune homme qui sort de la bataille pour en retrouver une autre, alors qu'il comptait pouvoir se donner un peu de bon temps 1
Denis eut un rire bougon.
— Une bataille, ça, ma pauvre tante I
— Eh 1 mon enfant, ça tape. Dieu merci, assez, pour mon bonheur et celui de ton oncle, fit M"^ Hughes, l'oreille tendue vers la fusillade.
— Ce n'est pas en tout cas cette bataille-là, 9it Denis avec une moue méprisante, qui m'empê- chera de sortir tout à l'heure.
— Tu ne feras pas cela, Denis 1
— Vous le verrez bien, ma tante.
— Mais songe donc, mon pauvre enfant, que, quoi que tu fasses, une fois dehors, tu auras des ennuis. Si tu sors en civil, les soldats anglais te
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS R59
mettront la main dessus. Si tu es en uniforme, ce seront les sinn-feiners qui te prendront à partie. Denis ricana.
— Je sortirai comme je suis, dit-il, montrant son costume.
Il avait oonsersé ses souliers de tranchée, sa culotte et ses molletières kaki, et troqué sa vareuse contre un veston civil.
Le coucou sonna.
— Huit heures ! fit M""* Hughes. Que d'excuses, messieurs, que d'excuses 1 A table, si vous le voulez bien, à table.
Le dîner commença dans le silence. Il était visible que M. Hughes n'aimait pas le bruit de la fusil- lade. Le professeur Henriksen et Denis gardaient leur mine revêche.
— Vous êtes contents de vos chambres, mes- sieurs ? demanda la bonne M"' Hughes, qui avait une nature à désirer que tout le monde autour d'elle fût heureux.
— Très contents, madame.
— Vous êtes bien aimables. Encore une fois, il faut nous excuser ; mais vous comprenez, n'est-ce pas ? Tout tombe à la fois : notre installation ici, la permission de Denis, cette histoire... Quand j'ai entendu, à une heure, les premiers coups de feu, j'ai eu une de ces émotions... Maintenant, je me remets un peu. Mais, messieurs, c'est égal, quelle histoire 1
— Les brigands ! murmura M. Hughes.
— Si je les tenais I dit Denis.
— De qui parlez-vous ? demanda le colonel Harvey.
260 LA CHAUSSÉl DIS GÉANTS
— Eh I de qui voulez- vous que nous parlions, dit Denis, sinon de ces gars maudits du sinn-fein ? Puisqu'ils ont tellement envie 'de s'amuser avec des fusils, ils n'ont qu'à aller là-bas, du côté de Pass- chendaele ou de Poperinghe... On embauche...
— Je souhaite qu'on les fusille tous, dit M. Hughes.
Le professeur Henriksen eut le petit rire aigre dont il était coutumier.
— En toute impartialité, fit-il, le Sinn-fein me paraît moins populaire à Dublin qu'on eût désiré nous le faire accroire au château de Kendale. Qu'en pensez-vous, monsieur le colonel ?
Le colonel Harvey eut un geste perplexe.
— Qu'on les fusille tous, répétait M. Hughes, je voudrais que pas un seul n'en réchappât I
La bonne M""* Hughes levait les bras au ciel.
— Voyons, Michel, fit-elle. Toi, un homme si doux ! Comment peux-tu avoir le cœur de dire des choses pareilles?
— Prendrais-tu leur parti, par hasard ? fit M. Hughes.
— H n'est pas question de prendre leur parti, Michel. Je suis d'accord avec toi pour trouver que leur conduite est folle, et que demain, à cause d'eux, beaucoup de braves gens vont être dans le besoin. Mais de là, à souhaiter leur mort, il y a loin, Michel. Ces jeunes gens, nous ne pouvons guère l'oublier, sont de notre sang, et ils croient bien faire, ce sont deux choses qui comptent. Hs sont tous, on ne peut le nier, des garçons de cœur et de mérite. Le fils Barnett, pour n'en citer qu'un, est des leurs. Or, tu sais qu'il n'y a pas un jeune
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 261
homme plus rangé, plus honnête, plus travailleur.
— Eh ! dit M. Hughes qui ne désarmait pas, ce sont toujours ceux-là qui, lorsqu'ils s'en mêlent, causent le plus de désordre.
— Vous êtes hostile au Sinn-fein, monsieur, fis-je doucement. Et pourtant, vous avez chez vous, à la place d'honneur, cette gravure.
Parlant ainsi, je désignais du doigt, accroché au manteau de la cheminée, un exemplaire tout doré et enluminé de la prophétie du Donegal.
M. Hughes s'embrouilla un peu dans ses expli- cations.
— Cette gravure ? Je sais bien, monsieur. Mais enfin, ce sont des choses d'un autre âge. Ce n'est pas que j'aime les Anglais. Mais, il faut vivre avec son époque. Je suis commerçant, monsieur, j'ai des obligations. Si mon magasin reste fermé un mois, ce ne sont pas ces petits messieurs du Sinn-fein qui se rendront chez le percepteur pour payer à ma place ma patente, n'est-ce pas ?
Sa voix mourut dans sa gorge. Le bruit de la fusillade semblait se rapprocher.
— Ce ne sont pas eux, en tout cas, dit Denis, qui m'empêcheront de me rendre tout à l'heure chez les O'Doherty.
— Il est fou, dit M"" Hughes. Messieurs, je vous assure que ce garçon est fou. Voyons, Michel, tu ne l'entends pas ? C'est ton neveu, il me semble. Aller chez les O'Doherty 1 Les O'Doherty, messieurs, sont des amis qui l'ont invité le jour de son arrivée à venir manger le pudding en famille le lundi de Pâques, aujourd'hui, par conséquent, à neuf heures. Ils ne pouvaient prévoir les événements,
262 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
n'est-ce pas ? Pense comme ils t'attendent, à cette heure, les O'Doherty 1 Et encore s'ils habitaient par ici 1 Mais songez, messieurs, que leur maison est là-bas, à Hanover Street, près des Docks, tout au bout de la ville. Tu entends, mon enfant. Tu sais bien que ce n'est pas pour te contrarier. Si Annie O'Doherty était ici, elle serait la première à m'ap- prouver.
Denis avait baissé vers son assiette son front rougissant et buté. On sentait bien que son parti était pris.
Deux petits coups, frappés discrètement au pla- fond, nous firent lever la tête.
— Mon Dieu, fit M™^ Hughes, c'est ce pauvre M. Davis que j'avais oublié. Montre que tu ne me gardes pas rancune, Denis. Va porter son thé à M. Davis, je ne peux pas abandonner comme cela ces messieurs.
Denis s'exécuta avec assez de bonne grâce.
— M. Davis, expliqua M™» Hughes, est un loca- taire de la maison. C'est un vieux brave homme qui a eu le grand malheur de perdre la vue. J'ai accepté de prendre soin de lui. H n'est pas bien exigeant, le pauvre vieux. Il habite la chambre juste au-dessus de nous. Quand il a besoin de quelque chose, il heurte le parquet avec sa canne... Bon, voilà maintenant que c'est à la porte de la rue qu'on frappe 1 Va voir, Michel.
— Crois- tu que... commença M. Hughes sans enthousiasme.
— Va donc voir, te dis-je. On ne peut laissen comme cela quelqu'un dans la rue. D'autant qu'il me semble bien reconnaître la voix de M"*' Walsh.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 263
Sitôt introduite, M"" Walsh donna les signes de la plus grande terreur.
— Qu'y a-t-il ? fit M«" Hughes.
— Nous venons, dit M"» Walsh, de recevoir lai visite d'un officier du Sinn-fein. Il nous a donné le conseil, ou Tordre, — c'est tout un, — de partir de chez nous. La bataille s'étend du côté de Ghurch Street. Et comme je lui demandais de nous indi- quer une rue tranquille, il a dit : « Pour le moment, North King Street. » Tout de suite, j'ai pensé à vous. J'ai voulu vous envoyer mon mari. Mais il était comme frappé de stupeur. M. Walsh ne pouvait bouger. C'est étonnant, l'effet que produit le bruit des fusils sur certains hommes. Alors, j'ai jeté un manteau sur mes épaules, et je suis venue. Ma bonne Noémie, vous ne nous laisserez pas dans une pareille situation, n'est-ce pas ?
M. Hughes fit entendre une petite toux.
— Evidemment, dit Mme Hughes, évidemment. Je vais vous dire, ma chère Marthe. Nous avons déjà ces messieurs, qui sont quatre, plus le vieux Davis, plus Denis. Je sais bien que Denis est un jeune homme et que...
La toux de M. Hughes s'accentua.
— Nous coucherons dans la remise, fit M"* Walsh d'une voix éplorée.
— Dans la remise, certainement non, vous ne pouvez coucher dans la remise. Enfin, commencez par arriver. On s'arrangera ensuite. Tâchez, par exemple, d'apporter quelques draps, et des tra- versins.
M. Hughes toussait avec désespoir. Le professeur Henriksen eut son petit rire.
264 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Ce n'est plus une maison, dit-il, c'est un cara- vansérail.
M"® Hughes les foudroya l'un et l'autre du regard.
— Pour ceux qui ne se trouveront pas bien ici, fit-elle, il restera toujours de la place à Church Street.
» « •
Ayant gagné ma chambre un peu après neuf heures, j'entendis les bruits de la maison s'éteindre un à un, tandis qu'au dehors le vacarme du combat se faisait plus intense.
Vers neuf heures et demie, ce que j'attendais se produisit. Des pas firent légèrement crier les marches de l'escalier. J'ouvris ma porte toute grande.
Sur le palier, en pleine lumière, Denis apparut, l'air fort penaud. Il avait ses souliers à la main.
L'ayant saisi par le bras, je l'attirai dans ma chambre.
— Ce n'est pas bien, dis-je en souriant, de man- quer ainsi de parole à votre pauvre tante.
— Je n'avais pas donné ma parole, com- mença-t-il.
J'eus un geste de détachement.
— Pour aller chez les O'Doherty, fis-je, peut- être ne paose-t-on pas très loin de Bachelors Walk?
— Pas très loin, en effet, dit-il, en me regardant avec des yeux méfiants.
— Bon. Eh bien, cher monsieur Denis, je suis décidé à fermer les yeux sur votre fugue, à la
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 265
condition toutefois que, retardant de quelques minutes le plaisir de vous trouver auprès de la toute gracieuse Miss O'Doherty, vous consentiez à faire le petit crochet nécessaire pour me déposer en route devant la porte de la maison Kelly. Cette maison fait, si j'ai bonne mémoire, le coin de Bachelors Walk et d'O'Gonnel Street. Il parut hésiter.
— Après tout, fit-il, cela vous regarde. Venez. Par exemple, il ne faut pas faire de bruit. Ma tante est dans la boutique, en train d'attendre la famille VValsh.
Cinq minutes plus tard, ayant escaladé le petit mur de la cour intérieure, nous descendions à grandes enjambées Capel Street. Bientôt, nous atteignîmes Grattan Bridge. La fusillade faisait rage. L'eau du fleuve, pleine de remous noirs, reflé- tait, jaunes et rouges, les incendies qui dévoraient les maisons des quais.
Machinalement, nous nous étions tous deux arrêtés. Une seconde nous nous accoudâmes au parapet du pont. Les flammes éclairaient nos visages. J'aperçus celui de mon compagnon, sou- dain tout contracté de surprise et d'horreur. Je sentis sa main qui saisissait la mienne.
— Ypres I murmura-t-il d'une voix rauque, c'est Ypres sur la Lifïey.
Une balle, ricochant t-out près de nous, vint nous rappeler à la réalité. Nous reprîmes notre course.
— Monsieur le professeur Gérard, si ]e ne me trompe.
Je reconnus M. Glarke, un des chefs à qui j'avais
266 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
été présenté quelques heures plus tôt, dans cette même salle de la maison Kelly. Il fumait placidement un cigare.
— La situation ? demandai-je.
— Bonne, bonne, fit-il. Nous gagnons partout du terrain. Saint Stephens Green, le Palais de Justice, le City Hall sont entre nos mains. Je viens d'avoir, cher monsieur, le grand plaisir de faire vingt-cinq prisonniers. Mais j'y pense, vous avez sans doute quelque chose à me demander. Puis-je de mon côté savoir pourquoi vous êtes ici ?
— Je m'ennuyais, dis-je, dans la chambre que je dois aux bons offices du gouvernement provi- soire. Je suis venu en Irlande pour voir précisé- ment les choses qui sont en train de se passer. Ce n'est pas le moment de rester couché.
Il sourit.
— C'est mon avis, dit-il.
— Puis-je vous demander où est la comtesse de Kendale?
— De façon précise, je ne saurais le dire. Mais vous n'avez qu'à vous rendre à l'Hôtel des Postes, dans Sackville Street. C'est là qu'est le Quartier Général. La comtesse Antiope doit être certaine- ment auprès de Pearse et de Gonnolly.
Dans le vestibule, je retrouvai Denis.
— Denis, lui dis-je, je vais à l'Hôtel des Postes. Mais je n'ose vous détourner plus longtemps de votre route. Indiquez-moi seulement...
A mon grand étonnement, Denis refusa de m'abandonner. On aurait dit qu'il avait oublié le pudding et par la môme occasion Annie O'Doherty.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 267
Je ne tardai pas à avoir l'explication de ce change- ment d'attitude.
— Il y a parfois de drôles de choses dans la vie, monsieur. Ainsi, savez-vous qui je viens de ren- contrer, dans le vestibule de la maison Kelly, tandis que vous causiez en haut avec le comman- dant?
— Qui, Denis ?
— Eugène et Edward O'Doherty, monsieur, les propres frères d'Annie. Vous pensez comme, ce soir, il peut être question de manger le pudding, dans la maison d'Hanover Street. C'est une belle course inutile que vous m'avez évitée, monsieur, en me faisant passer par la maison Kelly.
— J'en suis ravi, Denis. Mais que faisaient les frères d'Annie dans la maison Kelly ?
— Ce qu'ils faisaient, monsieur ? C'est ici que j'ai failli tomber de stupéfaction. Ils faisaient ce que font les autres. Ils sortaient de se battre, et ils y retournaient. Ils appartiennent au Sinn-fein, et je n'en savais rien, monsieur. Après tout, ça les regarde, et j'ajoute qu'en un sens ils ont raison. Où j'ai trouvé qu'ils exagéraient un peu, c'est quand ils m'ont offert un fusil pour aller me battre avec eux. Vous pensez si c'est une plaisanterie à faire à un permissionnaire... Tiens ! Mais...
Denis venait de s'arrêter net.
Nous étions tous deux engagés dans une petite rue parallèle à Sackville Street, petite rue plongée dans l'ombre, petite rue dont le silence contrastait de façon curieuse avec le déchaînement furieux de la lutte, dans les artères avoisinantes.
— Regardez, me soufHa à l'oreille le soldat.
268 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Je regardais, et je vis, accroupies devant le rideau de fer d'une devanture, deux ombres. On entendait le grignotement d'un instrument d'acier,
— Ah I cela, non, non ! hurla Denis.
Il avait bondi. A présent, de chaque main, il tenait un des pillards. Il les cognait l'un contre l'autre en répétant :
— Pas cela, pas cela !
Je lui prêtai main-forte. Mais les deux hommes se ressaisissaient. Ils luttaient en silence, désespé- rément. Les cris de rage de Denis emplissaient la rue. Bien fin qui eût pu deviner comment ce tournoi imprévu se terminerait.
Il se termina à notre avantage, grâce à l'inter- vention soudaine d'une patrouille d'insurgés. Ceux-ci devinèrent instantanément de quel côté devaient aller leurs coups de crosse. Ils ne les ménagèrent pas à nos tristes adversaires, tandis que Denis faisait de l'aventure un récit glorieux.
— Flagrant délit de pillage, dit le chef de la patrouille. Deux témoins. Bien 1 Mais vous, mes- sieurs, il faut venir témoigner.
— Où?
— A l'Hôtel des Postes.
— Allons.
Dans une pièce enfumée du Quartier Général, nous dûmes faire un nouveau récit de la scène de pillage. Nous signâmes, Denis et moi, notre dépo- sition. Je ne pouvais me garder d'un sentiment d'admiration pour ces révolutionnaires qui, dispo- sant à peine de deux mille hommes pour s'emparer d'une ville de deux cent mille habitants, trou- vaient le moyen, en pleine lutte, de prétendre
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS B69
assurer les devoirs d'un Etat sûr de son existence. Les deux pillards sortirent, escortés par six volontaires. Presque immédiatement, une salve éclata. Je sursautai. Devant mes yeux, au bas de la page où Ton venait de me la faire déposer, les jambages de ma signature dansaient.
— Serait-ce déjà?... murmurai-je.
L'officier qui avait interrogé les deux fusillés fît un signe affirmatif.
■ — Nous sommes tenus, dit-il d'une voix très douce, à la plus grande rigueur. L'honneur de la Révolution est entre nos mains. Mais, monsieur, excusez-moi, je crois me rappeler que vous m'avez manifesté le désir d'être conduit auprès de la com- tesse de Kendale.
Tandis qu'il donnait des ordres à un soldat, je cherchai des yeux Denis pour le remercier et prendre congé de lui. Mais je ne pus parvenir à le découvrir. Comme il était plus d'onze heures, je me dis qu'il avait dû rentrer se coucher, et je ne m'en occupai pas davantage.
— Votre Honneur I Votre Honneur 1
Dans le couloir où me conduisait, lanterne à la main, le soldat qui venait de m'être donné pour guide, je vis une forme blanchâtre s'agiter, se soulever.
Un homme était étendu là, sur un matelas. Quand il eut contre son visage la lumière de la lanterne, je le reconnus.
— William 1
— Je suis heureux de revoir Votre Honneur, très heureux.
£70 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Il tendait une main vers moi ; je saisis cette main.
— William 1 vous avez la fièvre.
— Oui, Votre Honneur, et aussi une balle dans la poitrine.
Je m'agenouillai. Je brûlais de le questionner» et je ne pouvais décemment le faire tout de suite. Il me fallait bien parler d'abord de sa blessure à ce pauvre diable.
De lui-même, il alla au-devant de mon désir.
— Elle va être contente de moi ? murmura-t-il. N'est-ce pas?
— Qui, William ?
— Sa Seigneurie.
— Oui, William, elle sera contente de vous, quand elle saura.
— Elle saura bientôt. Votre Honneur. Cette porte est la porte de sa chambre. Elle est sortie tout à l'heure, avec le commandant général Gon- nolly et M. Ralph, pour aller voir la bataille et parler aux blessés. Depuis, j'ai été blessé moi- même, j'ai obtenu qu'on me dépose ici, devant sa porte. Elle va rentrer. Elle me verra, elle sera contente de moi.
Je fis signe au soldat qui m'avait amené.
— Laissez-moi avec lui.
Je vis la lanterne décroître, parmi les ombres mouvantes du corridor. L'obscurité m'engloutit, ainsi que William.
Je m'étais assis par. terre, la tête contre le mur. Petit à petit, je me sentais gagner par le sommeil. Une première fois, je me réveillai : j'avais ma tête 6ur l'oreiller du blessé, à côté de la sienne. Je me
. LS GHÂUSSiE DES GÉANTS §71
redressai, pour retomber encore, et me réveiller une fois de plus. Maintenant, William avait le délire. Je l'entendais marmotter d'horribles mots sans suite.
— Un beau jeu, Votre Honneur, deux as et une dame. Ne tirez pas ainsi la langue, mon révérend. Ah I la, la, la I voilà qu'ils ont laissé la portière ouverte... On ne peut plus, on ne peut plus refermer la portière... Ah 1 là, là, là 1...
On dort, pourtant, on dort, tant la fatigue est grande. Quand, pour la troisième fois, je me réveillai, les lueurs d'une aube lépreuse trem- blaient sur les murailles du corridor. Antiope était là. Elle avait mis un genou à terre. Son front tou- chait presque le mien. Elle me regardait.
— Entrez avec moi dans ma chambre ! dit-elle. C'était une grande pièce encombrée de rayons
pleins de cartons verts, un bureau, dans lequel avaient été apportés en hâte un lit de camp, une glace, une cuvette, un broc d'eau... Le lit n'était pas défait.
— Vous ne vous êtes pas couchée 1 fis-je sur un ton de reproche.
— Ah ! fit-elîe, d'un accent où perçait une mor- telle lassitude. Il me restera toute la vie pour me reposer.
Elle s'était assise, avait enlevé son feutre. Je
272 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
vis ses beaux cheveux mordorés. Ils brillaient comme s'il y avait eu du soleil.
— Mais vous, demanda-t-elle. Comment étiez vous là, étendu à côté du cadavre de William?
— William est mort?
— Oui, dit-elle en inclinant la tête.
— Je suis venu, murmurai-je, parce qu'on ne sait pas, parce que j'ai voulu vou§ revoir encore, parce que...
— Parce que ?
Simultanément, nos paupières s'abaissèrent...
... Ah I puisque jamais, jamais, je ne me suis plus trouvé seul avec Antiope, qu'on me laisse, cette seconde de bonheur, essayer de l'éterniser ! Au dehors, dans la ville en flammes, pourquoi cet arrêt subit de la fusillade ? Mais déjà je l'entends, l'atroce chose, qui recommence 1 La seconde passe. Elle est passée... Elle ne reviendra plus jamais, jamais plus.
On frappa à la porte. M. Ralph entra. En nous apercevant, il devint lui-même très pâle.
Je m'aperçus que son front saignait.
— Ralph, s'écria la comtesse de Kendale, vous êtes blessé I
— Ce n'est rien, Votre Seigneurie, dit-il d'une voix dont il essayait de maîtriser l'émotion. Ce n'est rien.
Il ajouta :
— William est mort. Votre Seigneurie.
— Je le savais, fit Antiope.
— James aussi est jnort. Elle baissa la tête.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 273
— Et David aussi.
La tête de la comtesse de Kendale s'inclina plus bas encore.
— Je suis venu, dit M. Ralph avec effort, pour informer Votre Seigneurie que les membres du gouvernement provisoire sont réunis en bas, pour le rapport. MM. Harvey et Idzumi s'y trouvent également. Je constate, fit-il en me lançant un long regard, que M. le professeur Gérard les a devancés.
— Allons, dit Antiope. Nous la suivîmes.
Jamais je n'oublierai cette salle. Elle était nue, mais aux murs, peintes en bleu sur fond blanc, il restait les heures des levées postales, des départs des divers courriers.
Pearse, au centre, se tenait devant une petite table de bois, assis sur un tabouret. Il écrivait fiévreusement. Dans un coin, pareille à un timbre de gare de banlieue, appelait désespérément la sonnerie d'un téléphone. Quelqu'un alla vers elle, décrocha l'appareil, la fit taire.
— Asseyez-vous, messieurs, dit Pearse.
Il n'y avait pas de sièges en nombre suffisant. Alors tout le monde se leva, y compris Pearse, et la comtesse Markievicz, et la comtesse de Kendalê.
Près d'une fenêtre, j'aperçus le colonel Harvey et le baron Idzumi, je les rejoignis. Je me mêlai à la conversation qu'ils poursuivaient à voix basse.
Au dehors, de la pluie, du vent par rafale, des fumées fuyant à toute vitesse dans le ciel livide, et toujours le bruit de la fusillade, toujours.
18
274 LA CHAUSSÉE DJSS GÉANTS
— Nous venons de l'usine Boland, dit le colonel Harvey. Nous avons pu nous entretenir avec des soldats prisonniers. Ils sont unanimes à se féliciter des égards qu'ils ont trouvés chez les insurgés. Il me semble bien difficile que les Anglais puissent refuser à ces gens la qualité de belligérants.
De mon côté, je leur racontai les scènes de la nuit, l'exécution des pillards.
— Chut, fit le baron Idzumi, écoutez. Pearse, d'un geste, venait de réclamer le silence.
— Je vous dois, messieurs, dit-il, des détails sur la situation. Je ne peux mieux faire que de vous donner lecture de notre premier communiqué, qui va être publié tout à l'heure par le journal officiel de la République, les Irish War News :
Dublin, mardi 25 avril, 9 h. 30 dit matin. — Les forces républicaines maintiennent toutes leurs posi- tions, et les forces britanniques n'ont nulle part rompu nos lignes. Un combat acharné et continu a duré près de vingt-quatre heures ; les pertes de Vennemi sont beaucoup plus élevées que celles des républicains. Les forces républicaines se battent partout avec une magnifique bravoure. La popu- lation de Dublin est nettement favorable à la Répu- blique, les officiers et les hommes partout sont acclamés quand ils passent dans les rues. Tout le centre de la ville est aux m,ains de la République, dont le drapeau flotte sur VHôtel central des Postes. La plupart des communications avec la province sont coupées, mais les renseignements en mains montrent que le pays se soulève.
Pearse, ayant lu, reposa sur la table la feuille de papier et nous regarda. Personne ne dit mot. On
LA CHAUSSJIE des GEANTS S75
ne pouvait avouer de façon plus nette que l'insur- rection piétinait, était par avance vaincue.
Le silence qui pesa alors fut rompu par un cri têtu de : Vive la République! C'était James Gonnolly qui avait poussé ce cri. Il s'avança vers Pearse. Les deux hom^mes s'étreignirent.
Jamais comme en cette minute ne m'apparut plus complet le contraste qui les opposait. A un Gonnolly, il faut l'espoir constant de la victoire. Sa rude compiexion plébéienne a besoin de ce cordial. L'effort pour lui doit être accompagné de résultats immédiats et tangibles. Ces résultats, s'ils n'existent pas, il faudra qu'il se les invente. Un Pearse, au contraire, âme d'aristocrate et de poète, peut lutter en sachant qu'il sera vaincu. Son royaume n'est pas de ce monde. Ses yeux vont plus loin que la défaite proche. Il accepte de n'être pas de ceux qui verront germer le grain qu'il vient de semer.
— Messieurs, si vous le voulez bien, nous nous retrouverons ici, ce soir à cinq heures. En atten- dant, que chacun regagne son poste.
Je me retournai. Antiope n'était plus là. Je n'osai me hâter à sa recherche. Je sortis avec le baron Idzumi et le colonel Harvey.
Par les rues du nord, nous nous dirigeâmes vers North King Street. Nous marchions en silence. A chaque instant, nous croisions des volont-aires qui se hâtaient vers le sud de la ville, où nous dépas- sions des blessés hâves et taciturnes qui en reve- naient.
— Et le professeur Henriksen ? fis-je, pour dire quelque chose.
276 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Le colonel Harvey eut un geste d'humeur.
— Il a refusé de nous accompagner, dit-il. Sa conduite est inqualifiable. Le sénateur Barkhil- pedro ne nous a pas rejoints. Je ne sais où est le D' Grûtli... La carence de nos trois collègues aug- mente singulièrement, messieurs, nos obligations. Il est certain que, sans abdiquer une impartialité qui doit demeurer entière, nous devons faire de notre mieux pour accomplir à trois la tâche que nous étions primitivement six à assumer. Que pensez- vous des événements, messieurs?
— Je pense, dit le baron Idzumi, que ces jeunes gens sont braves entre les braves. Mais mon éton- nement est qu'ils tiennent encore, à l'heure qu'il est.
— C'est aussi mon avis, dit le colonel Harvey.
— Je pense encore, dit le Japonais, qu'ils peu- vent être vaincus : ils auront atteint leur but. Je ne vois plus désormais la possibilité pour un soldat britannique de se promener tête haute dans les rues que nous parcourons présentement. Telle est, messieurs, la conclusion par laquelle j'ai l'inten- tion de terminer mon rapport.
— Les événements, dit le colonel Harvey, vont se précipiter. Il ne faut plus nous quitter, messieurs. Ce matin, monsieur Gérard, nous vous avons cherché, nous ne vous avons pas trouvé. Permet- tez-moi de vous dire que notre intérêt commun est d'être ensemble. Nous n'aurons pas trop de nos trois voix réunies lorsqu'il s'agira de parler au vainqueur, de nous interposer entre les vaincus et certaines horreurs que je souhaite bien vivement ne pas voir se produire, sans trop l'espérer. J'ai votre parole, messieurs ?
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 277
* » »
Dans la petite maison de North King Street, un spectacle pittoresque et navrant nous attendait. On connaissait à deux milles à la ronde le bon cœur de M"' Hughes. On en avait abusé. Les Walsh avaient eu des imitateurs. Il y avait bien à l'heure actuelle vingt personnes réfugiées là, des gens que l'incendie ou la peur des balles avait chassés des quartiers du midi. Les femmes se lamentaient, les enfants criaient. La pauvre M™* Hughes, dans cette arche de Noé, allait de l'un à l'autre, faisant de son mieux, mais n'arrivant pas à tout.
Quand elle nous vit, elle abandonna ses hôtes d'occasion pour voler au-devant de moi.
— Ah I monsieur, monsieur, m'apportez-vous de ses nouvelles 7
— Des nouvelles de qui, madame 7
— De Denis, monsieur, de Denis ?
— Je puis dire, commençai-je, ne voulant pas abuser la malheureuse femme, qu'il est sorti hier soir avec moi, et que...
— Je le savais, monsieur, je le savais. C'est lui- même qui me l'a dit, cette nuit, à deux heures, quand il est revenu.
— Vous l'avez 8onc revu ?
— Je l'ai revu. Il avait l'air d'un fou. Il est venu, à deux heures. Il avait encore son pantalon d'uni- forme, comme vous savez. Il s'est habillé complè- tement en civil. Puis il est reparti, sans vouloir me rien ûitt.
278 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Ah I fis-je, madame Hughes, j'ai bien peur qu'il ne soit allé rejoindre ses amis O'Doherty.
— Quoi ? dit-elle.
— Oui, madame Hughes, ses amis O'Doherty, dans l'armée révolutionnaire.
Elle poussa un cri.
— Les fils O'Doherty, fit-elle. Eux aussi ? du Sinn-fein !
— Oui, madame Hughes.
Elle avait ouvert la petite porte donnant sur la cour
— Michel, tu entends, Michel, ce que dit mon- sieur. Les fils O'Doherty sont du Sinn-fein. Et Denis est avec eux.
Elle allait et venait dans la pièce. Elle prit un coin de son tablier, et se mit à frotter machinale- ment un bougeoir de cuivre.
— Mais ils seront fusillés, monsieur, ils seront fusillés. Tu entends, Michel, toi qui souhaitais hier soir qu'on les fusille.
On entendit au dehors un gémissement, c'était le vieux Michel qui sanglotait.
— Dieu est avec eux, madame, dit gravement le colonel Harvey.
Au plafond, deux pstits coups furent frappés timidement. M"** Hughes abandonna son bougeoir.
— M. Davis, maintenant ! Je l'avais oublié. C'était Denis qui lui apportait son thé. Où est-il maintenant? Ah ! le brave, le brave petit...
De ses pauvres mains vacillantes, elle disposait sur un plateau la tasse de l'aveugle.
Insensible à tout ce remue-ménage, le baron Idzumi s'était assis sur une chaise basse, près de
LÀ CHAUSSÉE DES GÉANTS 279
la cheminée. Il avait tiré son calepin, son stylo- graphe ; il écrivait.
Soudain, une commotion formidable ébranla la maison. Les piaillements des enfants s'interrom- pirent une seconde, pour recommencer, mille fois plus aigus et déchirants.
Le baron Idzumi s'était arrêté d'écrire.
— L'artillerie lourde britannique, murmura-t-il. Une seconde détonation, plus puissante encore,
semblait-il, que la première, retentit. Tous les cris s'étaient tus. On n'entendit plus que les aboiements affolés d'un chien, dans une maison voisine.
— C'est la fin, dit le colonel Harvey.
— Monsieur le professeur Gérard, qu'y a-t-il pour votre service ?
C'était la troisième fois en trois jours que, cher- chant à, retrouver Antiope à travers la ville en flammes, je me heurtais à M. Ralph. C'était la troi- sième fois qu'il m'accueillait par cette phrase.
— Je veux parler à la comtesse de Kendale, dis-je violemment, je vous préviens que vous ne m'en empêcherez plus.
Il me regarda avec ironie.
— Vous aurez satisfaction, dit-il. Je me permet- trai toutefois de vous faire remarquer qu'on a géné- ralement intérêt à tenir sa parole. Vous aviez donné au colonel Harvey votre parole de ne plus faire
280 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
cavalier seul. Si vous l'aviez tenue, vous seriez déjà auprès de Sa Seigneurie.
— Comment cela ?
— C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Il y a deux heures qu'un soldat a été envoyé par mes soins au 172 de North King Street. Il a ramené le colonel Harvey et le baron Idzumi, et même, en le bousculant un peu, le professeur Henriksen. S'il ne vous a pas trouvé avec ces messieurs, on ne saurait décemment lui en vouloir. J'ai eu alors l'idée que vous auriez sans doute cherché à revoir Sa Seigneurie à l'endroit où vous l'aviez vue mardi dernier. Il paraît que mon raisonnement était juste. Mais nous sommes aujourd'hui samedi, monsieur le professeur, et, en ces trois jours, bien des petites modifications se sont produites. Le Quartier Général, notamment, a dû changer de local. Permettez-moi de vous conduire à celui oi!i il est installé présentement.
— Faisons vite, dis-je.
— Faisons vite, en efïet, monsieur le professeur. Car, à muser par les rues, nous risquerions d'ar- river trop tard.
Jamais encore la lutte ne m'avait paru atteindre une telle intensité, en cet instant où elle touchait pourtant si près de sa fin. La fin ? Il y avait quatre jours que le colonel Harvey avait prononcé ce mot. Cette fin, il était normal alors de la prévoir pour le lendemain. Or, pendant cent heures encore, les insurgés avaient tenu. La mère Angleterre avait eu beau déverser sur eux ses tonnes de métal en fusion... Contre les obusiers, contre les mitrail-
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 281
leuses, contre la canonnière Helga, monstre de feu virevoltant sur la Liffey noire, contre les merce- naires de tout l'Empire, à un contre vingt, contre les Basset-Holm.er et les Petit-Mildred..., ils avaient tenu, eux, les petits boutiquiers, les petits professeurs, les petits saute-ruisseau, toute cette blême tourbe si méprisée des rudes mangeurs de rosbeef. Maintenant, la révolution allait mourir, elle était morte,
— Par ici, monsieur le professeur, par ici. Hé, là 1 couchez-vous. Bon, Debout. Vite, plus vite encore.
Oh 1 la farouche course au milieu de ces rues croulantes, le long de ces barricades oià des fan- tômes accroupis tirent encore, tirent toujours. Les murailles s'effondrent, les cieux s'embrasent.
— Ici, monsieur le professeur, ici ! Là, cette porte. Dépêchez- vous,,.
Par un couloir tout encombré de blessés qui râlaient, nous marchâmes vers la porte d'une pièce éclairée. Nous nous arrêtâmes sur le seuil. Un cri de joie avait salué notre arrivée. Antiope était là devant moi. Elle m'avait saisi la main. Elle allait parler, peut-être...
Une dernière fois, la dure voix de M. Ralph s'in- terposa.
— Votre Seigneurie I dit-il simplement.
Du geste, en même temps, il nous désignait la salle.
Je frissonnai devant le tableau qui m'apparut alors, et il est vrai que, de quelques instants, la pensée d'Antiope m'abandonna. Dans les rues san-^ glantes fej bouleversées que nDus venions de ïn-
28g LÀ CHAUSSÉE DES GÉANTS
verser, j'avais cru toucher au comble de l'horreur tragique. Je m'étais trompé. C'était maintenant que je l'avais devant moi.
Je vis James Gonnolly, et je vis Pearse. Gonnolly, blessé, était étendu dans un fauteuil. Pearse, debout, lui faisait lire une feuille de papier. 11 tenait à la main un porte-plume. Il s'efforçait de le faire accepter à Gonnolly. Le blessé le repous- sait. Pearse insistait. Mac Donagh, accoudé à une fenêtre, pleurait. D'autres hommes, que je ne con- naissais pas, pleuraient aussi.
Dans un coin, les bras croisés, muette et pâle, se tenait la comtesse Markievicz.
— Il faut, James, il faut ! répétait Pearse d'une voix tremblante.
A la fin, vaincu, Gonnolly signa. Puis, avec un juron de douleur, il jeta loin de lui le porte-plume.
Pearse, humblement, le ramassa. Il vint vers Mac Donagh, qui signa aussi. Alors, il apposa sa signature sous celles de ses camarades.
— Les clairons, maintenant, flfc-il d'une voix brisée.
Et, n'en pouvant plus, il s'abattit sur la table, la tête dans ses bras, pleurant comme un enfant.
Il y eut une minute vide, pendant laquelle noua n'entendîm.es plus que les sanglots de Pearse. Et puis, soudain, de la place, au bas de la fenêtre, dominant le bruit de la fusillade, une sonnerie de clairon monta.
Elle résonnait, froide et sinistre, dans l'horrible soir commençant. Puis, il y en eut deux, puis dix. Le Sinn-Fein avouait sa défaite.
Le tonnerre de l'artillerie semblait se faire plui
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 283
violent. Mais aux alentours de la place, on eût dit que le crépitement des fusils fiécnissait.
Je sentis une main sur mon bras. Le colonel Harv'ey était à côté de moi.
— Préparez vos papiers d'identité, murmura-t-il. L'instant approche où nous allons peut-être leur devoir la vie.
Il ajouta :
— Notre rôie va commencer.
Il était, je dois le dire, très beau dans son calme, ainsi que le baron Idzumi. Affalé le long d'une ban- quette, le professeur Henriksen, par contre, n'était plus qu'une sorte de loque, répugnante à voir.
Au bas de la fenêtre, un grand silence impres- sionnant avait remplacé le bruit des fusils. Sou- dain ceux-ci recommencèrent à crépiter de plus belle, là, tout près de nous.
— Cessez le feu, cessez le feu, répétait Pearse, comme si, du dehors, on avait pu entendre sa misérable voix.
Mac Donagh, à la fenëire, faisait des signes désespéré». Que se passait-ii, pour qu'il eiit sur son visage une telle expression d'admiration et d'horreur mêlées. Je courus, d'instinct, à la fenêtre, M. Ralph m'avait devancé. Nous poussâmes tous deux une sourde exclamation.
Sur la petite place, un combat extraordinaire était en train de se terminer. D'un côté, des soldats anglais, qui surgissaient de toutes parts ; de l'autre, un homme, un seul.
C'était une espèce de géant manchot. Debout sur le perron d'une maison, il tirait, d'une gibecière pendue à son cou, des grenades ; on le voyait, de sa
284 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
main valide, armer l'engin maintenu entre ses genoux, puis, avec une adresse et une force incroya- bles, le lancer sur ses adversaires. Les Britanni- ques ripostaient à coups de fusil. C'était miracle qu'ils n'eussent pas encore atteint l'homme... En moins de vingt secondes nous vîmes celui-ci lancer à toute volée quatre grenades, dont pas une ne fut perdue.
Enfin, comme il se baissait pour armer la cin- quième, une balle l'atteignit. Je vis le grand corps dégringoler le long de l'escalier. J'aperçus, une seconde, le visage du forcené...
Il eût été contraire à toutes les lois de la vraisem- blance que M. Térence se fût abstenu de placer un seul accord dans ce farouche concert finissant.
CHAPITRE X
LA CHAUSSEE DES GEANTS
Le printemps semblait être né d'un seul coup. La veille encore, on ne pouvait soupçonner sa venue aussi prochaine, dans le triste jardin aux massifs dénudés le long desquels on m'avait permis de me promener un quart d'heure, le jardin aux allées humides et noires où de lentes limaces mettaient des taches brique. Maintenant, il était là. Le ciel apparaissait bleu comme un col de ramier, dont la brise ébouriffe les douces plumes d'ardoise. Le jeune soleil riait. De mon lit, j'entendais de frais appels d'oiseaux. Il pouvait être dix heures du matin.
Une infirmière, nurse à lunettes, prisonnière dans une gaine de toile plate, gaine terminée par un col et des manchettes empesés et agrémentée de petites croix rouges et d'épingles de sûreté, s'avançait dignement vers moi. Elle n'avait point à se hâter, elle n'était point surchargée de besogne, puisque, de la douzaine de lits que contenait cette longue salle aux rideaux blancs, le mien seul était occupé.
— Le docteur est venu, dit-elle. Voua dormiez.
286 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Il n'a pas cru utile de vous réveiller. C'est vous dire qu'il juge que vous allez tout à fait bien.
— Pourrai-je sortir aujourd'hui ?
— Pas dans Dublin, sans doute. Mais vous pourrez vous lever à onze heures et faire un tour dans le jardin. Vous déjeunerez à table. Je pense que, vers le 10 mai, vous serez en état de quitter l'hôpital.
— Ah 1 fis-je, encore quatre jours !
— Eh ! riposta-t-elle avec aigreur, on dirait que vous vous êtes trouvé mal soigné. Quand on vous a conduit ici, ce n'est pas douze jours que nous pensions avoir à vous garder, mais un mois.
— Je ne me plains pas, murmurai-je.
Elle eut un geste qui signifiait : il ne manque- rait plus que cela. Elle tira un peu mes couver- tures, tapota mon oreiller et sortit, après avoir donné quelques ordres à un garçon de salle. Celui-ci, grand gaillard barbu, juché sur l'appui d'une fenêtre, était occupé à en laver les carreaux.
Cette fenêtre était précisément celle qui était en face de mon lit. La vue du jardin m'était obstruée par le dos du laveur de vitres. Il n'en finissait pas, ce laveur de vitres. J'eus l'impression que, depuis un quart d'heure, il frottait toujours le même carreau.
Au bout de dix autres m.inutes, comme il en était encore à la même victime, je ne pus contenir mon énervement.
— Combien gagnez-vous par jour ? demandai-je.
— Dix schellings, monsieur, plus la nourriture.
— Mettons quinze schellings, fis-je. Et pour combien d'heures de travail ?
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 287
— Dix, en moyenne.
— Eh bien, je pense que cela met pour l'admi- nistration la vitre nettoyée à un schelling six pence.
— C'est fort possible, dit-il. Mais l'administra- tion a intérêt à ce que le travail soit bien fait. Il y en a pour plus longtemps.
Parlant ainsi, le garçon de salle avait rangé posé- ment ses petits instruments : éponge, chiffon de laine, terrine. J'eus la stupéfaction de le voir venir vers moi et s'asseoir au pied de mon lit avec la plus parfaite désinvolture.
— Je n'aurais jamais espéré, dit-il, qu'une barbe de huit jours vous transformât autant son homme. Vous ne me reconnaissez donc pas, monsieur le professeur ?
Je sursautai.
— Vous, fis-je, vous ici !
M. Ralph mit un doigt sur ses lèvres.
— Chut ! ce n'est, comme bien vous pouvez le penser, qu'une situation d'attente, monsieur le pro- fesseur. Chut ! Parlons bas, je vous le demande comme un service personnel. J'ai l'impression que m.a tête ne revient pas à Miss Gertie, votre digne infirmière. Ce n'est pas pour suspecter son désin- téressement, mais je préfère la voir continuer à ignorer que cette tête est mise à prix.
M. Ralph s'était agenouillé. Il lavait maintenant avec méthode les dalles blanches du sol, tout près de moi.
— Nous disposons de peu de temps, dit-il. Tâchons de mettre de l'ordre dans les questions que nous pouvons avoir à nous adresser. Gomment allez-vous ? monsieur le professeur-
288 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Bien, je crois, maintenant.
— Tant mieux, vous nous avez donné de l'in- quiétude.
— Et vous, dis-je, depuis combien de temps êtea- vous ici ? On ne savait ce que vous étiez devenu.
— Eh I c'est à cela que je dois d'être encore en vie. Vous avez été apporté dans cet hôpital le 29 au soir, monsieur le professeur. J'y entrai presque en même temps que vous, mais, comme il convient, par l'escalier de service. C'est une situation d'at- tente, j'ai l'honneur de vous le répéter. Double avantage : j'économise mes modestes deniers et je reste à la disposition de nos amis.
Il eut un bizarre sourire pour me dire :
— Vous ne me demandez pas de leurs nou- velles ?
— J'en ai eu, dis-je avec effort, jusqu'à mardi dernier par le baron Idzumi et le colonel Harvey.
— Entre parenthèses, fit M. Ralph, ces mes- sieurs ont peut-être omis de vous dire que c'est à eux que vous deviez la vie. Il est équitable que je vous l'apprenne.
— Ils sont aussi modestes que bons, mur- murai-je.
— Et braves, monsieur le professeur. Je puis vous dire comment les choses se sont passées. Après l'irruption de ce fâcheux obus dans la maison, presque dans la salie où venait de se signer la capitulation, tout le monde s'est relevé à peu près indemne, sauf vous, monsieur le professeur. Vous aviez été projeté contre la muraille, votre nuque est, paraît-il, fragile, de sorte que vous gisiez par terre, privé de sentiment. Dame, vous
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 289
comprenez, le moment était mal choisi pour qu'on pût s'occuper de vous. Ceux, hommes ou femmes, monsieur le professeur, qui l'auraient le plus désiré étaient dans le même instant appréhendés par nos bons amis britanniques.
— Je sais, dis-je, c'est en cet instant que MM. Harvey et Idzumi se sont interposés.
— Leurs papiers en main, monsieur le profes- seur, ils ont fait un tapage de tous les diables; dans le même temps que le professeur Henriksen était remis sur ses pieds à coups de crosse par les sol- dats, non seulement ceux-ci ne vous brutalisaient pas, mais encore, ahuris par les injonctions de l'Américain et du Japonais, ils vous transportaient bien gentiment, colonel Harvey tonnant devant, baron Idzumi tempêtant derrière, vers des lieux plus tranquilles... Je n'en ai pas vu davantage, ayant jugé préférable de différer les explications qu'étaient parfaitement en droit de me demander les fidèles troupes de Sa Majesté George V.
— Le baron Idzumi et le colonel Harvey ont quitté Dublin il y a deux jours, dis-je. Je sais qu'avant de partir ils ont fait le nécessaire auprès du général Maxwell pour que, sitôt guéri, je puisse rentrer en France. Jamais je ne leur aurai assez de reconnaissance.
M. Ralph frottait les dalles avec application. Il réitéra sa question.
— Et les autres ? Vous ne me demandez pas de leurs nouvelles.
— Pearse ?
— Fusillé, monsieur le professeur, mercredi dernier.
19
290 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Clarke?
— Fusillé, également mercredi.
— Mac Donagh ?
— Fusillé, toujours mercredi dernier.
— Connolly ?
— Condamné à mort. Mais on est humain. On attend pour le fusiller qu'il puisse se tenir debout.
— Mac Bride ?
— Fusillé, ainsi que Plunkett, Edward Daly, William Pearse, O'Hanrahan, l'un hier, les autres avant-hier.
— Le comte d'Antrim ? demandai-je à voix basse.
— Sa Seigneurie, dit M. Ralph, d'un ton détaché sous lequel se percevait un tremblement atroce, Sa Seigneurie a été arrêtée le 26 avril et enfermée immédiatement à la prison de Tralee. Mais pour un vieillard, de telles émotions, vous comprenez. Ajoutez que, dans cette saison, les cachots sont assez froids. I^e comte d'Antrim a été trouvé mort dans le sien le dimanche 30 avril, comme le geô- lier venait lui demander s'il aurait plaisir à assister à la messe.
Nous nous tûmes tous deux. M. Ralph expri- mait dans la cuvette les gouttes brunes de l'éponge.
— Vous ne voyez personne encore sur le sort de qui, monsieur le professeur, vous désireriez avoir des nouvelles ?
— La comtesse, fis-je d'une voix tremblante, la comtesse Markievicz?
M. Ralph, ayant rassemblé son matériel, avait déjà fait un pas pour me quitter.
— La comtesse Markievicz, fît-il. Elle attend en
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 291
prison que la Cour martiale se soit prononcée sur son cas. L'arrêt ne saurait plus tarder. Il ajouta avec un sourire :
— C'est bien tout, n'est-ce pas ? Vraiment, je ne vois plus personne... Au revoir, monsieur le pro- fesseur.
Je me dressai sur mon lit avec un cri d'angoisse.
— Ah ! fis-je, Ralph, arrêtez, pour Dieu, arrêtez. Il revint vers moi. Il était blême et souriant.
— Cessez, cessez, fis - je, cette abominable comédie. Ne voyez-vous donc pas que je ne suis pas de force.
— Vraiment, monsieur le professeur.
— Assez, Ralph, assez. Dites-moi, ah ! dit-es-moi. Au même instant, un glissement discret se fit
entendre sur les dalles.
La sèche et solennelle Miss Gertie, mains croi- sées sur sa poitrine plate, venait vers nous.
M. Ralph laissa tomber son éponge.
Comme il se baissait pour la ramasser, j'en- tendis sa voix sifflante murmurer :
— Elle aussi, elle attend en prison sa sentence. Elle a du courage. Faisons comme elle.
Il se tut.
Miss Gertie était entre nous.
— Que faites-vous là ? fit-elle, soupçonneuse. Ignorez-vous que le règlement interdit aux gar- çons de salle d'entrer en conversation avec les malades ?
M. Ralph serrait d'un air contrit la cuvette contre sa poitrine.
— Je ne l'ignore pas. Miss Gertie. Mais c'est monsieur qui m'a appelé.
292 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Ah ! dit-elle, s'adressanl à moi. Esfr-ce bien vrai ? Que désiriez-vous ?
— Monsieur, dit M. Ralph en baissant hypocri- tenîent les yeux sur son éponge, monsieur désirait savoir à qui il devait s'adresser ici pour obtenir une Bible. Je me suis permis, Miss Gertie, de lui affirmer que vous vous feriez un véritable plaisir de lui en procurer une.
Elle eut un regard à la fois étonné et satisfait.
— Un plaisir, non, fit-elle majestueusement. Dites : un devoir.
* « 1
— ... Alors tout Madian, Amalec et les peuples orientaux se réunirent, et passant le Jourdain ils campèrent dans la vallée de Jezraël. Mais l'esprit du Seigneur remplit Gédéon qui, sonnant de la trompette, convoqua la maison d'Abiézer, afin qu'elle le suivît, et il envoya des messagers à tout Manassé, qui, lui aïissi...
De sa voix monotone, M. Ralph me faisait la lecture du livre sacré, que je m'étais déclaré dans l'impossibilité de lire moi-même, en raison de mes mauvais yeux. Il y avait trois jours qu'il remplis- sait auprès de moi cet office. Miss Gertie avait bien voulu alléger son service de salle, afin que le soin de mon âme fût mené parallèlement avec celui de mon corps. La digne infirmière, affligée d'une surdité assez accentuée, assistait générale- ment à nos pieux exercices. Pour l'instant, elle tricotait, la pieuse fille, ne s'interrompant que pour
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 293
rajuster ses lunettes et nous couvrir d'un regard satisfait.
— ... Or Madian et Amalec, et tous les peuples orientaux, étaient couchés épars dans la vallée comme une multitude de sauterelles...
— Rien de nouveau ? demandai-je à voix basse.
— Les chameaux aussi étaient innombrables comme le sable qui est sur le rivage de la mer..., continua imperturbablement M. Ralph.
Sur le même ton, sans avoir l'air d'interrompre sa lecture, il dit :
— Si, il y a du nouveau.
— Quoi ?
— Et lorsque Gédéon se fut avancé, quelqu'un racontait ainsi à son voisin un songe qu'il avait eu... vous quittez l'hôpital demain matin jeudi, 11 mai. C'est bien ce qui avait été prévu... je voyais comme un pain d'orge cuit sous la cendre rouler, et descendre dans le camp de Madian...
— Et ...elle?
— Cela n'est pas autre chose que le glaive de Gédéon, fils de Joas, homme d'Israël... Elle? La Cour martiale ne s'est pas encore prononcée à son sujet... Ce sera pour demain, ou pour samedi.
— Je ne veux pas quitter Dublin avant de savoir...
— Vous dites : Je ne veux pas. Mais on ne vous demandera pas votre avis. Il est décidé que vous quitterez Dublin demain soir... Quand la trompette sonnera dans ma main, vous aussi, sonnez autour du camp, et criez ensemble : Au Seigneur et à Gédéon !... Les relations par mer ne sont pas encore reprises entre Dublin et l'Angleterre. C'est pour
294 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Belfast que demain soir vous prendrez le train. Inutile de secouer la tête, cela ne servirait qu'à attirer l'attention de Miss Gertie qui est sourde, mais point tout à fait idiote... Alors le Seigneur envoya le glaive dans tout le camp, et ils se tuaient les uns les autres^ fuyant jusqu'à Bethsetta et au bord d'Abelméhula en Cebbath... Cett^ histoire est réellement pleine d'intérêt.
— Oh I fis-je, je ne pourrai donc rien pour elle !
— Vous lirez les journaux, fit sèchement M. Ralph. Et vous songerez que je suis là. Ayant pris deux hommes de Madian, Oreb et Zeb, ils tuèrent Oreb au rocher d'Oreb, et Zeb au pressoir de Zeb, et ils poursuivirent Madian... Par exemple, monsieur le professeur, peut-être pourrez-vous quelque chose pour moi, votre serviteur,
— Pour vous ?
— Pour moi. Vous quittez demain soir Dublin, je le répète. Vous arriverez vers minuit à Belfast. Le bateau pour Liverpool ne part que le dimanche 14 mai. C'est donc toute la journée de samedi que vous allez avoir disponible. Or, Belfast, je vous en donne ma parole, n'est pas ce qu'on appelle une ville à mourir de rire. Quand vous aurez tourné une petite heure autour de la Thompson Mémorial Fountain...
— Eh bien ?
— Une grappe de raisin d'Ephraïm ne vaut-elle pas m-ieux que les vendanges d'Abiézer... Je vous demande, monsieur le professeur, de prendre le train à Midland station. En deux heures, il vous mènera à Colemine et à Portrush. De là, un tram- way électrique vous conduira au château de Dun-
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 295
more. Vous savez sans doute, monsieur le profes- seur, que c'est à Dunmore qu'habitaient Leurs Seigneuries, avant de venir à Kendale.
— Je sais, Ralph.
— ...Lots donc que le Seigneur aura livré Zébée et Salmana en mes mains, je déchirerai votre chair avec les épines et les ronces du désert... Arrivé devant la grande porte du château, vous verrez, enchâssée dans la muraille, une sonnette de fer. Vous la tirerez deux fois, sans vous inquiéter de ne pas entendre résonner la cloche, qui est assez loin, à l'intérieur des bâtiments. Vous attendrez qu'on vienne vous ouvrir. Ce sera une vieille femme qui viendra. Ma mère, monsieur le professeur.
— J'irai, Ralph.
— Merci, monsieur le professeur. Ma mère n'a jamais quitté Dunmore, dont elle doit être à l'heure actuelle la seule gardienne. J'ai bien peur que là aussi, ces derniers jours, il n'y ait eu des histoires, du fait de la police. On aura sûrement perquisi- tionné, peut-être fait des dégâts... Et Gédéon mon- tant par la voie de ceux qui demeuraient dans les tentes, vers la patrie orientale de Nobé et de Zegbaa... Mais enfin, je ne peux croire qu'ils aient inquiété ma mère, elle a soixante-douze ans, mon- sieur le professeur.
— Que faudra-t-il lui dire, Ralph ?
— Ce qui s'est passé, que je suis vivant et que, dès que je le pourrai, j'irai l'embrasser. Vous lui expliquerez que, pour l'instant, c'est impossible, et que d'ailleurs ma besogne n'est pas terminée ici. Vous tâcherez de bien la rassurer, la pauvre vieille. Par avance, je vous remercie... Et revenant du
1^6 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
combat avant le lever du soleil, il prit un jeune garçon (Ventre les hommes de Soccoth... Vous serez à Dunmore vers onze heures. Le train pour Belfast ne repart qu'à six heures. Ma mère vous fera à déjeuner. Et peut-être tiendrez-vous à lui demander de visiter le château, le cimetière où reposent Leurs Seigneuries, et d'où l'on a, que le temps soit calme ou que le vent souffle en tempête, une bien belle vue sur la mer... Gether ne tira pas son glaive, Gédéon se leva et tua Zébée et Salmana. Il prit ensuite les ornements et les bulles dont on a coutume d'orner le cou des chameaux des rois.
L'infirmière s'était levée et, penchée sur l'épaule de M. Ralph, elle aussi, maintenant, elle lisait.
— Vous n'en êtes encore que là ? dit-elle.
— Effectivement, miss Gertie. Cela tient à ce que M. le professeur Gérard interrompt de temps à autre, par quelque commentaire approprié, la lecture du divin texte.
* * *
Ma bible d'une main, mon petit bagage de l'autre, je franchis le lendemain matin vers dix heures la porte de l'hôpital, j'étais accompagné des vœux de miss Gertie, mais je n'avais pu parvenir à revoir M. Ralph.
A midi, j'étais en règle avec l'autorité britan- nique. On m'avait remis, accompagné de quelques paroles sans bienveillance, mon passeport pour Belfast, où je devais le faire viser à nouveau par l'autorité militaire, l'état de siège n'étant pas sur le point de cesser.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 297
Je déjeunai rapidement dans une malheureuse taverne qui venait de faire sa réouverture. J'y étais seul. Une jeune fille tremblante me servait mala- droitement.
Par des rues effondrées, que je ne reconnaissais pas, j'essayai de gagner les endroits où j'avais passé quelques heures auprès d'Antiope ; je ne pus y par- venir. Il n'y avait plus que des décombres gardés par des sentinelles, baïonnette au canon, qui, de loin, faisaient signe de ne pas approcher.
Alors, tournant le dos aux quartiers où la lutte s'était déroulée avec le plus d'atrocité, je me diri- geai vers North King Street.
— Madame Hughes !
— Monsieur, c'est vous I
J'étais venu pour avoir des nouvelles de ces pauvres gens, qui avaient fait pour nous de leur mieux. Maintenant, je restais muet devant M'^ Hughes, toute de noir vêtue.
— Asseyez-vous, monsieur, je vous prie. Je suis contente de vous voir en bonne santé, après de si
'""•-cterribles choses.
.jr,' Elle était devenue en ces douze jours une vieille, très vieille femme, avec de tristes mains trem- blantes et une voix cassée. Je parvins enfin à prononcer un mot.
— Denis ? /',..'.> ]yjme Hughes^eut un g'este.
\ — Ils ne l'ont, pas eu, monsieur, grâce au ciel. H
i doit être quelque part, sur les routes, à l'intérieur
;•■ du pays. U ne pouvait plus être question pour lui,
ç- n'est-ce pas, de rejoindre son régiment dans les
298 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Flandres ; je n'ai pas trop de souci pour lui, parce que, maintenant, vous comprenez, après ce qui s'est passé, toute l'Irlande est avec eux. Où qu'il soit, on le cachera, on le soignera. Il a trouvé déjà moyen, en une semaine, de me faire parvenir deux fois de ses nouvelles. Ce n'est pas à lui que je songe, monsieur, c'est aux morts.
— Aux morts, madame Hughes ?
— Oui, monsieur, à mon mari, qu'ils m'ont tué.
— M. Hughes a été tué I
— Oui, monsieur, vous l'aviez vu î Un homme pareil, qui, de toute sa vie, n'a fait de mal à per- sonne... Et M. Walsh aussi, ils l'ont tué.
Elle restait debout, sans larmes, ses mains exsangues croisées sur son tablier noir tout neuf.
— C'est le samedi que ça s'est passé, peu de temps après le départ de vos amis.
Elle parlait d'une voix sans nuances, sans émo- tion presque, comme font les gens fatigués d'avoir trop pleuré.
— Les soldats sont entrés par la porte du devant, monsieur, et par celle du vestibule. Ils se préci- pitèrent vers nous en criant : « Levez les mains ! » Ils coururent dans toute la maison, fouillant la boutique, la cuisine et les chambres en haut. Nous avons dit que nous n'avions rien à faire avec le Sinn-fein. Les soldats fouillèrent les hommes. Mon mari avait quelques bijoux à nous que je lui avais confiés pour plus de sûreté. Les soldats les prirent dans ses poches et ils ne me furent jamais rendus. Ensuite ils nous ont ordonné, à nous les femmes et les enfants, de descendre au sous-sol, et emme- nèrent mon mari en haut. M. Walsh fut conduit
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 299
dans la chambre du devant au premier étage que nous venions de quitter. Quelque temps après, j'entendis en haut la voix de quelqu'un qui disait : « Pourquoi faites- vous cela? Nous ne vous avons rien fait. » Après il y eut un bruit sourd qui nous fit tressauter, comme si les soldats avaient remué ou renversé un gros meuble, comme une armoire. Je ne pensais guère que c'était l'un des deux hommes qui venait de tomber. Nous avons entendu des soldats aller et venir toute la nuit au-dessus de nous. Un soldat blessé fut apporté dans le vesti- bule, je l'ai veillé et j'ai fait tout ce que j'ai pu pour lui.
— Et puis, madame Hughes ?
— Dans la journée, j'ai été porter une tasse de thé au vieil aveugle, vous savez, comme je montais les escaliers, un soldat me cria : « Vous ne devez pas monter là. » Je commençai à devenir nerveuse et inquiète. En passant devant la porte du salon sur le devant, je m'arrêtai pour regarder par le trou de la serrure. Quelle horreur I II y avait un homme mort qui gisait près de la cheminée. Je demandai au soldat : « Qui est-ce ? » Il répondit : (f Un rebelle de l'une des maisons. » Je n'étais pas encore sûre. Je suis redescendue toute tremblante et j'ai demandé à M"" Walsh de quelle couleur étaient les chaussettes de son mari, comme j'avais pu voir distinctement les jambes de l'homme qui gisait en haut. Elle vit que j'étais terrifiée et elle commença à s'alarmer aussi. Mais je la rassurai pour quelque temps. Après cela, j'ai commencé à soupçonner la vérité et j'ai demandé plusieurs fois aux soldats : « Oîi est mon mari ? » Ils ont répondu :
300 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
« Il a été conduit prisonnier à la caserne. » J'ai insisté pour en savoir davantage et quelques-uns des soldats dirent que je devrais voir un officier. A la fin, vers dix heures du soir, un officier vint. Après une longue attente, il me permit de monter voir. Auparavant, il nous demanda une terrine d'eau et un linge et monta le premier. Certainement il voulait laver le san^ qui était sur les cadavres, car plus tard nous les avons trouvés les vêtements mouillés. Quand il eut fini, l'officier redescendit, et, portant une bougie, il m'accompagna jusqu'à la chambre en haut, où je trouvai le cadavre de mon mari.
— Ecrivez cela, madame Hughes, sans omettre aucun détail. Et peut-être ainsi la mort du pauvre M. Hughes n'aura pas été absolument inutile à son pays (1).
Vers sept heures du soir, dans la sinistre gare d'Amiens Street, toute grouillante de troupes obscures, j'eus une défaillance. Je résolus brusque- ment de rester, coûte que coûte, dans cette ville où le sort d'Antiope allait se décider. Déjà les por- tières du train qui allait partir se fermaient l'une après l'autre. Je demeurais sur un banc du quai, prostré, grelottant de fièvre. Deux ombres sur- girent alors devant moi. En quelques mots brefs, je fus invité à prendre place dans un compartiment
(1) M"* Hugues a suivi le conseil qui lui a été donné. Sa déposition devant la Commission d'enquête reproduit textuel- lement les termes du récit ci-dessus (Cf. les Massacres de Dublin. Traduit de l'anglais pour la société de documentation internationale. Paris. Déposition de M"" Hugues, veuve de Michel Hugues, n° 172, North King Street).
L\ CHAUSSÉE DES GÉANTS 30i
vers lequel ces hommes me guidèrent, me traî- nèrent presque. L'un d'eux monta avec moi. Après de telles heures, on ne redoute plus grand'chose de la vie.
* *
Le cœur battant, je tirai la vieille sonnette rouillée dont M. Ralph m'avait parlé. Deux minutes interminables s'écoulèrent. L'énorme porte s'ouvrit pesam.ment.
— Madame Macgregor, n'est-ce pas ?
J'avais devant moi une petite, toute petite vieille. Ses yeux m'interrogeaient avec une sorte d'effroi douloureux. Des yeux bleu pâle, presque aussi pâle que le ciel surplombant, à travers lequel de grands nuages blancs naviguaient avec majesté.
— Je viens de la part de votre fils Ralph. H vit. Et il est libre.
Elle joignit sur son cœur ses mains émergeant à peine de mitaines de laine noire.
— De la part de Ralph ? Ah ! monsieur, entrez, entrez.
La porte se referma derrière nous avec un bruit sourd.
— Venez, monsieur, venez.
Nous traversâmes une cour dominée par de gigantesques murailles grises. Près d'un perron de grande allure, mais vieux, mais laissant pousser des herbes entre chacune de ses pierres usées et disjointes, il y avait une niche au bord de laquelle un dogue à la chaîne sommeillait. Il devait lui aussi
302 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
être très vieux. Quand je passai près de lui, il n'eut même pas l'air de m'entëndre.
Le château de Kendale, je m'en rendais compte maintenant, était d'aspect presque folâtre auprès de celui de Dunmore.
Dans une pièce voûtée, aux murailles desquelles l'antique peinture primitive s'effaçait, je m'assis devant un feu clair, qui flambait entre de luisants chenets de fer.
— Asseyez-vous, madame, je vous en prie. Mais elle n'y consentit jamais. Elle restait là,
debout, humble femme noire. On ne pouvait com- prendre comment le colosse qu'était M. Ralph avait pu tenir la vie de cette petite chose-là.
Elle écoutait, avec des exclamations qu'elle s'efforçait de réprimer, les détails que je lui don- nais. Je faisais de mon mieux pour ne rien oublier, sentant bien que la craintive petite femme n'aurait jamais osé m'interroger.
Quand je lui eus appris la mort du comte d'An- trim et la captivité de la comtesse de Kendale, elle sembla se ratatiner davantage encore. Elle ne pleura pas. Seulement sa main droite s'écarta de sa poitrine, pour un furtif signe de croix.
— Et ici ? demandai-je, pour rompre le silence qui avait suivi la fin de mon récit.
Elle eut un geste vague.
— Des messieurs sont venus de Belfast, dit-elle, avec des soldats et des hommes de la police. Ils ont passé un jour entier à fouiller le château. Ils sont repartis en emportant une grande malle pleine de papiers. On n'a rien abîmé.
— Vous êtes seule ici, madame ?
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 303
— Oui, monsieur.
— Ralph m'a dit, repris-je après m'être tu un instant, Ralph m'a dit que vous auriez la bonté de me faire voir le château. J'ai connu autrefois, alors qu'elle était toute petite fille, la comtesse Antiope. Elle me parlait souvent de Dunmore. Je serais heureux, vraiment...
— Mais, monsieur, tout ce que vous voudrez. Elle secouait à sa ceinture un gros trousseau de
clefs.
— Ralph m'a dit aussi, fis-je en souriant, que ce ne serait pas indiscret à moi de vous demander à partager votre repas.
Elle joignit les mains.
— Oh I monsieur, je vous demande pardon. Je suis une pauvre vieille femme, voyez-vous, à qui les événements ont enlevé le peu d'idées qui lui restaient. Il faut tout me dire.
Elle eut dans ses yeux la seule lueur que j'y vis de toute la journée.
— Ralph, dit-elle, lui, il pense à tout. Il a tou- jours pensé à tout.
En même temps, elle me tendait son trousseau de clefs. Et, comme j'avais un geste de refus discret.
— Oh 1 dit-elle avec une naïveté désarmante, ces messieurs de Belfast me les ont prises. Un ami de mon fils a ici autant de droits, je pense, que les policiers anglais.
Une heure durant, j'errai dans le château. Mes pas résonnaient à travers les escaliers et les corri- dors déserts. Parvenu au second étage, j'ouvris une
304 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
fenêtre. Je m'y accoudai. La mer s'étendait à perte de vue, une mer de printemps, d'un lilas très pâle, à la surface de laquelle les courants, en teintes plus foncées, dessinaient leurs fleuves.
Je refermai la fenêtre. Avec, au cœur, une émo- tion immense, je me mis à ouvrir des portes. C'étaient toujours les mêmes sortes de pièces, en forme de nefs renversées, solennelles comme des chapelles, austèrement boisées de chêne. Au mur, des portraits. La longue suite des gentilshommes qui avaient mené au cours des âges le tragique combat contre le Saxon. Des glaces, parfois, dans lesquelles je me voyais venir de très loin, aug- mentaient encore les dimensions fantastiques de ces salles. Cette demeure, on l'avait quittée depuis moins de deux ans, et elle semblait inhabitée depuis des siècles.
Soudain, je tressaillis, ayant poussé une porte. A n'en pas douter, je venais d'entrer dans la chambre d'Antiope.
J'allai droit à une petite console de bois de rose. Dans les cadres vieillots, il y avait quelques photo- graphies. C'étaient des portraits d'Antiope enfant. Une de ces photographies la représentait avec sa petite jupe courte, sa blouse, son col marin ; je la retirai de son cadre. Au dos, je lus le nom du photographe, son adresse. Grande-Rue, Aix-les- Bains, et la date, 1894.
Je glissai le mince portrait dans mon porte- feuille et, doucement, je sortis sur la pointe des pieds.
Des pas légers s'entendaient dans l'escalier. C'était la petit-e vieille, ce ne pouvait être qu'elle.
.
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 305
Mais quel malaise m'étreignait ! Il ne cessa que lorsque je la vis surgir sur le palier et s'avancer vers moi en trottinant.
— Votre déjeuner est prêt, monsieur, dit-elle. Je dus, malgré mes protestations, m'attabler seul
dans l'énorme salle à manger où elle avait dressé mon couvert. Une buire de cristal et d'argent, rem- plie de vin pâle, projetait sur la nappe son ombre rose et diaprée. Je mangeai rapidement, en évi- tant de heurter entre eux les objets dont je me servais.
— Et maintenant, dit la petite vieille, si mon- sieur veut bien me suivre.
J'obéis. Nous descendîmes tous deux dans la cour d'honneur. Elle ouvrit la porte d'entrée, s'ef- façant pour me laisser passer. Je m'aperçus alors qu'elle avait à la main un bouquet de fleurs.
— Monsieur, dit-elle, ne m'en voudra pas de l'amener là.
Nous vînmes à traverser la route rocheuse qui serpente au pied du château de Dunmore. De l'autre côté de cette route il y avait une muraille haute d'environ six pieds avec, en son milieu, une grille de fer surmontée d'une croix.
La mère de Ralph poussa cette grille qui s'ouvrit en grinçant. A ce grincement, répondit un concert de cris rauques. Des mouettes s'étaient mises à tourbillonner autour de nous.
Nous nous trouvions dans une sorte d'enclos taillé dans le sommet de la roche. De trois côtés, c'était l'immensité bleue et blanche du ciel et de la mer ; derrière nous, s'érigeait l'âpre et majes- tueuse silhouette du château.
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306 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Dans cet enclos, rangés sur deux files, comme un énorme jeu de dominos, une vingtaine de tables de pierre se dressaient.
— Les tombes de Leurs Seigneuries, dit la petite vieille.
Et elle s'engagea dans l'allée que faisaient, de part et d'autre, les lourds rectangles gris.
Des inscriptions étaient gravées sur toutes ces pierres. Les premières étaient effacées, à peu près indéchiffrables. Au fur et à mesure que nous avan- cions, que nous descendions avec elles le cours des temps, elles devenaient plus lisibles.
La petite vieille alla vers la dernière, qui était ornée d'un bouquet de fleurs fanées. Elle enleva ce bouquet et le remplaça par le bouquet de fleurs fraîches qu'elle avait apporté. S'étant agenouillée quelques minutes, elle pria.
Autour de nous, le vol des mouettes se rétré- cissait. Rassurées, quelques-unes se posèrent.
Debout, derrière la mère de Ralph prosternée, je laissais mes regards flotter entre le ciel et l'océan. Puis, je les sentis se fixer sur la pierre tombale que nous avions devant nous. Elle était séparée en deux parties égales par une barre noire. Dans la partie gauche, je lus :
Henry Baxter, comte de Kendale, 22 novembre 1878-6 juin 1914.
Dans la partie à droite de la barre noire, il n'y
avait rien. Bientôt, la petite vieille se releva.
— Monsieur, dit-elle, a encore deux heures avant le départ de son train. Au lieu de rentrer
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 307
au château, où il n'a plus maintenant grand'chose à voir, il sera peut-être heureux de prendre le petit sentier qui descend vers la mer. Sa Sei- gneurie la comtesse Antiope, depuis qu'elle a su marcher, faisait chaque jour cette promenade. Et mon fils, s'il était ici, ne manquerait pas, j'en suis sûr, de conseiller à monsieur d'employer le temps qui lui reste à aller voir la Chaussée des Géants.
Elle dit encore :
— Je m'excuse de ne pas conduire moi-même monsieur, mais je n'ai pas le droit de rester plus longtemps absente du château. D'ailleurs, mon- sieur ne peut pas se tromper. Le sentier que voici mène tout droit à la Chaussée. Il n'y a pas pour dix minutes de chemin.
* *
Et la Chaussée des Géants verra, avec la vic- toire de Finn Mac Coul, la fuite de Venvahisseur.
Finn Mac Coul, le géant, premier comte au pays d'Antrim, le pays des cavernes, s'est vu défié en combat singulier par son rival anglais, le géant Ballendoner. Finn Mac Coul ne craint pas Ballen- doner ; non seulement il ne le craint pas, mais même pour permettre à Ballendoner de venir à lui, il a poussé la condescendance et la courtoisie jusqu'à relier par une chaussée construite de sa main l'Ecosse et l'Irlande. Ainsi Ballendoner pourra venir sans se mouiller les pieds. Ballen- doner est venu, et Finn Mac Coul l'a vaincu. On pouvait espérer que Ballendoner accepterait d'un
308 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
cœur loyal sa défaite. Il n'en a rien été. L'ère des guerres est ouverte entre la descendance des deux hommes, et quelles guerres 1 Attaquée pendant des siècles et des siècles avec une rage infernale, on a pu croire que la postérité de Finn Mac Coul serait anéantie. Aura-t-il donc été répandu vaine- ment, le sang des martyrs de Pâques ? Ballendoner chante victoire. Mais en même temps, il tend la perche de la réconciliation. Du moment qu'il fait ce geste, le bon apôtre, c'est que c'est lui qui est vaincu, et bien vaincu. Allez- vous, fils de Finn Mac Coul, en acceptant cette perche, aider vous-même Ballendoner à demeurer sur votre terre, à laquelle il se raccroche avec une énergie désespérée ?
Irlandais, voici que s'ouvre pour vous une bataille nouvelle, où le courage et le sang pro- digués ne suffisent plus pour donner la victoire. Vous qu'on a vus sans peur et souriants devant la potence et les mitrailleuses, méfiez-vous, méfiez- vous surtout du courtier sournois qui vous offre aujourd'hui la main avec laquelle, hier encore, il cherchait à vous assommer. La force ne vous a pas abattus. En avant donc, les bills hypocrites, et les équivoques projets de seulement. Irlandais, rappelez-vous les traités ainsi maquignonnés, et dont toujours « les considérants ont été dictés par la force, les clauses payées par la corruption et les signatures données par la lâcheté ».
Ce que votre ennemi a de plus loyal, ce sont encore ses balles. Oui, mille fois plutôt Strongbow que Nicolas Breakspere, Cromwell soudard que Cromw^ell apôtre, Cornwallis que Castlereagh. Ceux qui négocient avec les seconds risquent des
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS ÔOÔ
embûches plus hideuses que ceux qui luttent contre les premiers. De ce genre de conversations, ils sont sortis toujours bernés et bien souvent déshonorés. Oui, la Chaussée des Géants verra la débâcle de l'envahisseur, mais à la condition que ses fûts de basalte, qui ont jadis hâté la venue des Bal- lendoner de la guerre, rentrent à tout jamais dans les flots plutôt que de servir de passerelle aux Ballendoner de la fausse paix. Au maréchal rogomme vient de succéder le négociateur miel- leux. Regardez-le, reconnaissez-le avec ses dignes cheveux blancs, sa face rose de bon père de famille, son ombrelle d'alpaga gris, son honnête redingote de quaker. Qu'y a-t-il dans les balances que tripatouille sa main grasse ? Oh ! presque rien : sept siècles de tortures et d'iniquités. Ah ! le sang de Pearse, le sang de Mac Bride, le sang de Clarke, le sang de Mac Donagh, vous allez voir, mes bons agneaux, comme on va bien vous le financer... Passez, muscades ! On conclut, entre deux tasses de thé, deux versets de Bible, deux parties de golf, un petit accord bien anodin : « Signez, mes amis, signez ! Quoi, la confiance aurait-elle disparu de ce monde?... Là, voilà qui est fait. » Et, soudain, le bonhomme se redresse ; sa patelinerie, il la rejette comme une fausse barbe :
La Maison m'appartient. C'est à vous d'en sortir.
Quand je remontai le sentier, le crépuscule fai- sait pleuvoir sur les majestueuses orgues basal- tiques de la Chaussée son uniforme poussière
310 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
mauve. Les eaux grondantes de la marée gagnaient les fûts des colonnes géantes, recouvraient celles qui gisaient à terre, disloquées. Au loin, à l'in- fini, s'étendait la grande mer grise, la mer à tra- vers les brumes de laquelle les soldats de César, dans l'angoisse et la fierté de se sentir parvenus aux confins du monde, avaient cru entrevoir Thulé.
Comme une sentinelle qui fait les cent pas, un contre-torpilleur allait et venait sur l'eau obscure. A mesure que les ténèbres devenaient plus denses, on voyait des lueurs rouges se mêler aux épais tourbillons noirs que vomissaient ses cheminées.
« «
En attendant, dans une taverne de Coleraine, l'heure du train qui devait me ramener à Belfast, je lus dans un journal du soir les nouvelles de la journée. James Gonnolly et Sean Mac Diarmadu avaient été exécutés à Dublin le matin même. Le journal donnait en outre une liste de rebelles con- damnés par la Cour martiale aux travaux forcés à perpétuité.
Dans cette liste, je relevai le nom de M. de Valera et ceux des comtesses Markievicz et de Kendale.
EPILOGUE
— Monsieur Gérard, déjà. Nous ne vous atten- dions que demain.
Ainsi m'accueillait, sur le seuil de la maison de la Presse, le jeune Laboulbène.
Il avait raison : comme les permissionnaires qui ne se sentent pas la conscience très tranquille, j'étais rentré un jour en avance.
— Et qu'est-ce qu'il y a de nouveau, ici ? demandai-je, avec un peu d'oppression.
— Oh ! rien. C'est toujours le même petit train- train, vous savez. Ah 1 mais, que je vous dise, votre malle est arrivée. Depuis trois jours. J'ai été un peu surpris, parce que vous ne m'aviez pas pré- venu. Mais je n'allais pas la refuser, vous pensez bien. Je l'ai fait porter au garage, rue Montaigne. Vous l'y prendrez quand vous voudrez. Elle ne gêne pas.
— Je vous remercie. C'est tout ?
— Quoi encore? Vraiment, je ne vois rien d'autre.
Il baissa un peu la voix.
— Savez-vous qu'on parle sérieusement d'une troisième campagne d'hiver ?
312 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Dans mon bureau, je trouvais trois ou quatre lettres qui m'attendaient là depuis un mois. Des choses sans importance.
Je jetai les yeux sur un journal. Je parcourus distraitement un article intitulé : Préparons dès maintenant Va-pr es-guerre. A côté, il y avait des informations sur les événements d'Irlande. Je lus un sous-titre : Des officiers allemands parmi les rebelles. Est-ce que tout était aussi vrai, mon Dieu !
Brusquement, je pris mon chapeau et je sortis.
Vers deux heures de l'après-midi, je me trouvai square Lagarde, devant la maison du professeur Gérard. Je montai l'escalier. Je sonnai.
— Je vais voir si monsieur est là, dit la bonne qui prit ma carte.
Ah 1 s'il avait pu être absent ! Mais non, ne valait-il pas mieux en avoir fini tout de suite. Déjà la bonne revenait.
— Si monsieur veut bien se donner la peine d'entrer.
Le bureau du professeur était sombre. Je crois qu'en pleine lumière je n'aurais pas pu parler.
Mon récit dura une dizaine de minutes. J'avais sans doute préparé inconsciemment, depuis quelques jours, ce que je dirai, quand ce moment serait venu, car je trouvais sans trop de peine les mots qu'il fallait. Ma gorge était seulement un peu sèche.
Je terminai même avec une certaine désin- volture.
— Peut-être, monsieur, n'auriez- vous jamais
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 313
connu cette histoire, si je n'étais venu moi-même m'en accuser. Mais c'est alors véritablement que ma conduite eût été sans excuses. J'ai vu et entendu des choses qui ne doivent pas être per- dues. Ma mémoire est bonne, j'ai pris quelques notes! Je reste à votre entière disposition pour...
Tandis que je parlais, il faisait tourner son lor- gnon entre le pouce et l'index de la main droite. Pas une fois, il ne m'avait interrompu : c'était certain, il jugeait sans ménagements ma conduite. Mais je sentais en lui plus d'étonnement encore que de sévérité.
Je m'arrêtai pour lui permettre de dire quelque chose, n'importe quoi. Mais il continuait à se taire.
Je commençai à perdre un peu de mon assu- rance.
— Quant aux raisons, dis-je, qui m'ont poussé à entrer dans une telle aventure...
Il avait levé la main.
— Inutile, fît-il. Peut-être, ces raisons, je les connais.
Parlant ainsi, il avait ouvert un tiroir, il fouilla dans des papiers.
— Voici deux lettres qui vous sont adressées.
— Des lettres qui me sont adressées?...
— Eh oui ! fit-il avec une nuance d'ironie dans le regard. Il est assez naturel qu'une partie de votre courrier' soit venue au Collège de France. Je m'excuse d'avoir ouvert ces deux lettres. Mais, n'est-ce pas, je ne pouvais me douter...
Il avait quitté son fauteuil.
— Je vous demande pardon, mais je vais avoir à sortir.
314 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
Je me levai également. Il m'accompagna jusqu'à la porte d'entrée.
— Au revoir, monsieur. Vous me trouverez tous les jours chez moi à cette heure-ci. Ne me faites pas trop attendre une nouvelle visite. J'aurai en effet probablement à faire état des renseignements que vous avez bien voulu vous charger de recueillir à ma place.
Il était quatre heures. Les enfants sortaient des écoles en se bousculant. A pas lents, je remontai la rue Claude-Bernard. Puis je descendis la rue Gay-Lussac. J'avais mes deux lettres à la main. Je cherchai un endroit où m'installer pour les lire. La journée qui finissait était une adorable journée de mai, tiède, bleue, déjà pleine des effluves de l'été.
Au coin de la rue Soufflot et du boulevard Saint- Michel, je m'assis à la terrasse de la Taverne du Panthéon. J'ouvris la première des lettres.
Une élégante carte de correspondance de bristol, avec, gravée au coin gauche, une petite couronne d'or. Je lus ces quelques phrases, qui n'avaient pas dû manquer d'apporter une certaine pertur- bation dans l'esprit du professeur Gérard :
Chelsea, 14 mai 1916.
J'ai appris avec un réel plaisir^ cher ami^ que vous étiez sorti sain et sauf de Véquipée dans laquelle vous vous étiez un peu imprudemment engagé. Vous n'avez peut-être pas été avec moi tout à fait correct, mais qu'importe ! Je serai heu- reuse de vous revoir. Dans quinze jours f arriverai à Paris pour voir les modes d'été. Faites-moi donc
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 315
amitié de venir déjeuner au Ritz, en camarade^ avec votre
Flora Arbukle.
P.-S. — Reginald, qui se rappelle à votre sou- venir, me charge de vous dire qu'il serait heureux d'avoir une carte pour assister, au Collège de France, à Vun de vos cours.
Je mis cette lettre dans ma poche. J'ouvris l'autre en frissonnant : je venais de reconnaître l'écri- ture d'Antiope.
C'était une pauvre feuille de grossier papier quadrillé. Au coin gauche, à l'endroit où le bristol de Lady Flora avait sa petite couronne d'or, cette lettre portait un numéro, qui était sans doute un numéro d'écrou.
Prison de Portland, iô mai 1916.
Je viens d'apprendre que vous étiez désormais en sûreté, sauvé. Une personne amie se charge de vous faire parvenir cette lettre. J'espère que vous la recevrez.
Vous avez peut-être su que la Cour martiale m'a condamnée aux travaux forcés à perpétuité. Je ne me plains pas. J'ai du courage. Mais pour en avoir tout à fait, il faut que je me sente libérée envers vous de la dette que j'ai volontairement contractée.
Rappelez-vous : il y a trois semaines, le jour oie nous sommes revenus de cette promenade faite ensemble au bord de la mer, je vous ai supplié de
3i6 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
ne jamais m'en vouloir^ quelles que fussent les choses que vous apprendriez un jour sur moi. Les choses^ je veux moi-même vous les dire.
Vous avez été abusé. Je ne suis pas la petite fille que vous avez jadis connue en France. Je ne suis pas la comtesse de Kendale. La comtesse Antiope est morte le 6 juin i9M, dans le même accident qui a coûté la vie à son mari, et où j'ai failli moi- même trouver la mort. La comtesse Antiope repose dans le cimetière de Dunmore^ et je sais que l'autre jour, sans vous en douter, vous avez prié sur sa tombe.
Je ne suis qu'une pauvre fille qui a dû^ après l'accident, accepter de prendre la place de sa maî- tresse. Nous avons quitté Dunmore où nous étions connus. Nous sommes venus à Kendale. Il y avait la prophétie du Donegal dont il fallait sauve- garder l'accomplissement. Peut-être que des choses qui vous auront semblé obscures vous paraissent maintenant claires.
J'ai obéi. Je l'ai fait sans difficulté jusqu'à votre arrivée à Kendale. A partir de ce moment, sou- vent j'ai pensé devenir folle. Cette lettre, si je l'écris, n'est-ce pas^ c'est pour dire toute la vérité : j'ai cru que j'allais vous aimer. Mais, en même temps, je sentais que vous, vous n'aimeriez jamais que la comtesse de Kendale. C'est son souvenir que je vous voyais essayer de retrouver en moi. J'ai bien souffert.
Tout est fini. Je ne sortirai d'ici, si j'en sors un jour, que pour devenir la femme de Ralph Mac- gregor, à qui j'étais fiancée en 1914, quand s'est produite la catastrophe de Dunmore. Voiis savez
LA CHAUSSÉE DES GÉANTS 317
quHl est bon et brave. Il rrCaime, et je crois que^ de nouveau, je Vaimerai. Adieu.
Edith Stewart.
Avec lenteur, je repliai cette lettre. Comme dans un brouillard, les promeneurs passaient et repas- saient devant moi : des ouvrières, des étudiants, des permissionnaires.
— François Gérard !
Machinalement, je tournai la tête du côté où avait retenti cet appel. Je reconnus Clotilde, une jeune femme avec qui, vers 1913, je m'étais assez souvent promené la nuit dans les bars.
— Garçon, portez ma consommation à la table de monsieur.
Sans façon, elle s'était installée à côté de moi. Elle était vêtue de pauvres choses, voyantes et à bon marché. Elle aussi, à sa manière, elle avait souffert.
— Que je suis contente de vous retrouver ! Avec cette guerre, n'est-ce pas, on ne peut jamais savoir...
Elle continuait :
— Il n'est pas question de se plaindre, quand les soldats sont dans les tranchées. C'est égal, tout le monde a bien du mal.
Elle baissa la voix pour demander :
— Il paraît que les Japonais vont arriver. L'avez-vous entendu dire ?
— Clotilde, on dit tant de choses.
— Surville a été tué. Le saviez-vous?
318 LA CHAUSSÉE DES GÉANTS
— Non.
Je lui répondais h peine. Elle ne se rebutait pas. Elle continuait à me parler de nos camarades de 1914, de ceux que la terre des champs de bataille avait engloutis, — de Ribeyre, de Surville, de Mouton-Massé, de Vignerte, tandis qu'en face de nous les arbres du Luxembourg accueillaient le soleil mourant entre leurs grands bras verts et rouges.
PIN
TABLE DES MATIERES
Pages
Prologue 7
Chapitre 1. — Où mène le mingrélien .... 16
— II. — Monsieur Térence kk
— III. — Sur les routes du Kerry .... 65
— IV. — Kendale 95
— V. — Kendale (Suite) 123
— VI. — La chambre Kropotkine .... 155
— VII. — Huit jours encore 186
— VIII. — On soupe chez Dorian Gray . . 216
— IX. — Ypres sur la Liffey 25^1
— X. — La Chaussée des Géants .... 285
Epilogue 311
Paris. — Imp. Paul Dm ont (01.). — 10.2.22.
¥ 7^
'' ^^ Benoit, Pierre
2603 La chaussée des géants
E583C4.8
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