3 Collection Arthur Savaête a 1 fr. 50

Politique et Littérature, Arts, Sciences, Histoire. Philosophie

et Religion

La Clef

de

«Volupté»

PAU

Christian MARECHAL

PARIS ARTHUR SAVAETE, ÉDITEUR

76, RUE DES SAINTS-PtRES, 76 Tous droits réservés

^

La Clef de « Volupté »

3 Collection Arthur Savaète a 1 fr. 50

Politique et Littérature, Arts, Sciences, Histoire, Philosophie

et Religion

La Clef

de

«Volupté»

PAR

Christian

PARIS ARTHUR SAVAÈTE, ÉDITEUR

76, RUE DES SAINTS-P$fcES, 76

SABLE COLLECTIC

SABLE

AVERTISSEMENT

Ces pages ont paru- pour la première jois au mois de fé- vrier dernier. Mes idées sur le problème qu'elles soulèvent sont restées les mêmes. Moins qu'un autre, assurément, j'accepterais de croire que toutes j les voies ne [soient pas bonnes et justifiables qui, selon V expression%de\Sainte-Beuve , conduisent « aux vallées du doux Pasteur ». Je sais en particulier que certains troubles profonds de la sensibilité sont de nature à détruire plus d'un édifice] [artificiel trop facilement élevé par V intelligence critique, et à rappeler des profondeurs de notre être, elles survivent, ces con- victions qui, même oubliées, en constituent les assises. Mais encore faut-il qu'une telle crise, toute spontanée, se déve- loppe indépendante des considérations d'un autre ordre. La situation ici n'est pas telle : les dispositions à croire sont immédiatement aperçues par une pensée critique en éveil et mises par elle au service d'un tempérament exi- geant. Le cas m'a paru intéressant et valoir d'être étudié pour lui-même et sur les textes.

Christian Maréchal.

Saint-Omer, mai 1905.

AVANT-PROPOS

m La volupté n'est que l 'orgueil des sens. » (Lamennais, Essai sur l'indifférence, I, 311).

Un prêtre, Amaury, délivré d'un penchant, d'une pas- sion, d'un vice même celui qui donne son titre à l'ou- vrage — raconte, en une sorte de confession générale, les circonstances de sa guérison. Il profite, pour écrire ce ré- cit, d'un séjour dans un monastère portugais la tempête l'a jeté, puis d'une longue traversée vers l'Amérique; et il l'adresse à un jeune homme qui, souffrant d'un mal sem- blable, sera, pense-t-il, guéri par la lecture de ses confi- dences. Tel est le thème du roman que, selon l'expression de Renan, Sainte-Beuve a si malheureusement appelé Volupté *.

L'enfance d'Amaury s'est écoulée studieuse et solitaire, sans laisser place, semble-t-il, àd'autres visions qu'à celles « du pudique amour » -. Mais déjà, dans le quatrième chant de V Enéide, dans les Odes d'Horace à Pyrrha, à Lydé, dans les Tristes d'Ovide, la rencontre de certaines

1 Ce reproche n'est pas entièrement fondé. Le titre de Volupté, nous dit Sainte- Beuve, « qui a l'inconvénient... de ne pas s'offrir de lui-même dans le juste sens, et de faire naître à l'idée quelque chose de plus attrayant qu'il ne con- vient »,... « ce titre, ayant été d'abord publié un peu à la légère (par l'éditeur) n'a pu être ensuite retiré... » Volupté, 1.

2 Volupté, 8. Cf. dans le présent travail, p. 1., p. 55-56, et la note 1.

X

expressions latines que son professeur rendait par le mot privautés, a troublé, plus qu'il n'eûtconvenu, sa candeur1. Un séjour à la campagne, au château d'un ami de son père, en le laissant triste, dépaysé, inquiet, distrait de ses habitudes régulières, développe en lui un dangereux pen- chant à la tendresse : il récite en pleurant le psaume Su- per flumina Babylonis, il se plaît à cette sorte de musique languissante et plaintive de Clarisse qu'on lit au salon ; bientôt il aborde avec charme les passages mélancoliques des élégiaques latins et rêve sur une chanson d'Anacréon2 : premier éveil du cœur, qui suit de près celui des sens. Mais il croit découvrir en lui une laideur qui, pense-t-il, s'accroîtra rapidement et doit le défigurer 3 ; il imagine des obstacles dont il nous parle avec mystère, et qui l'empê- cheront d'appliquer il le craint du moins ses facultés passionnées. Il prête alors l'oreille à de dangeureux con- seils, ses habitudes saines s'altèrent, et tout lui dit de se hâter et de n'être point difficile. Puis, quand il reconnaît, après un an au moins, qu'il a été dupe de sa fantaisie, son courant d'idées n'est plus le même, et les impressions ac- quises demeurent gravées dans son être h

C'est alors qu'entrant dans le monde à dix-sept ou dix- huit ans, à l'époque du consulat, Amaury rencontre une jeune fille de son âge, MUe Amélie de Liniers, qui vit à la campagne sous la garde de ses grands-parents 5. Ses fré- quentes visites créent entre lui et MUe de Liniers une fami- liarité indéfinie, dont le lien délicat « n'ayant jamais été pressé, pouvait indifféremment se laisser ignorer ou sentir, et fuyait à volonté sous ce nouvel enjouement qui favo- rise les tendresses naissantes » c. Il décrit, en des pages

1 Volupté, io. 8 Ibid., ii.

3 Ibid., 12 et seq.

4 Ibid., 15.

5 Ibid., 16.

6 Ibid., 20.

d'une délicieuse fraîcheur, les nuances de ce premier amour, les aveux mutuels, à peine indiqués \ et les projets d'avenir s'égare, un soir d'été, l'imagination du jeune homme, s'oublie, pour un instant, la réserve de la jeune fille 2. Mais le cruel divorce de l'imagination et des sens qui s'était déjà produit avant cette rencontre ne permet pas que d'un vœu définitif, Amaury s'y laisse en- chaîner. Ses ambitions servent de prétexte à la première de ces inconstances perfides l'entraîne déjà sa fai- blesse : au premier geste qui pourrait l'attacher, il fuit pour ne pas se fixer 3.

Invité parle marquis de Couaën dont il avait fait con- naissance à la Gastine, chez Mlle de Liniers, à venir le voir dans ses terres, il ne tarde pas à s'y rendre. Amaury avait confié au marquis ses impatiences d'action et cet état douloureux d'abaissement et d'inutilité auquel les circonstances le réduisaient, avec la jeune noblesse de son temps. M. de Couaën avait témoigné, en l'écoutant, une distinction attentive, qui « l'avait tout d'abord gagné à lui » \ « Une idée de respect et d'attente se rattachait par tout le pays à ce manoir de Couaën et à la personne du pos- sesseur. Le lieu, en effet, semblait devenu centre de beau- coup de mouvements occultes, et d'assemblées fréquentes de la noblesse \ » Le marquis lui-même y menait l'exis- tence mystérieuse d'un conspirateur; il préparait le réta- blissement des Bourbons. Après avoir fait « de longues absences » dans sa jeunesse, avoir « servi de bonne heure », s'être battu à Gibraltar, avoir pris part aux premières insurrections royalistes, et, tenté par les voyages, s'être longtemps arrêté en Irlande, il en était revenu amenant

1 Volupté, 21-22.

2 Ibid., 24 et seq

* îDia.y 24 et seq. *Ibid.i 27. Cf. p. 1., p. 11 et la note 3.

* Ibid., 28. Cf. p. 1., p. 12 et la note 7.

* Ibid., 28-29. Cf. p. 1., p. 13-

XII

avec lui « une jeune femme charmante, déjà mère, étrange et merveilleuse, disait-on, de beauté, qui, depuis trois ou quatre ans déjà, vivait toute retirée en ce manoir des intrigues politiques paraissaient s'ourdir » J. Amaury, en y arrivant très ému, y trouve le marquis seul avec sa femme et deux beaux enfants ; une conversation cordiale s'établit entre eux -. Il visite le château, qu'il nous dé- crit minutieusement 3, et trace le portrait de son hôte, noble figure déjà labourée, quelques rides, nées du de- dans, près des tempes, le nez aquilin d'une élégante finesse, l'attitude haute e*t polie, séante au commandement, des yeux dont le champ d'azur « faisait l'effet d'un désert monotone qu'aurait désolé une insaisissable ardeur » 4, ambitieux, doué d'actifs talents, d'une grande netteté dans l'audace 5, et, comme tous les hommes d'entreprise, tenant peu de compte des opinions générales de tout ce qui n'a- vait pas une personnification distincte. Il avait foi seule- ment dans l'énergie des chefs : « Sa gloire la plus désirée eût été de devenir un de ces marquants individus qui jouent entre eux, à un certain moment, la partie du monde 6 »•

1 J'oluptc, 29. Allusions aux succès précoces de Victor Hugo, à ses longues fian- çailles (l'Irlande est le symbole de Mme V. Hugo), à son mariage en octobre 1822, c'est-à-dire (en janvier 1827) environ quatre ans auparavant ; à ses sentiments royalistes, en même temps qu'aux intrigues préparant la bataille d'Hernani, enfin (Cf. G. Simon, Lettre de Sainte-Beuve à V. Hugo, Revue de Paris, 15 Dec. 1904, p. 761 et seq.)

2 Ibid., 31-32. Cf. p. 1., p. 12 et les notes 5, 6, 7, 8, 9.

3 Ibid., 29 et seq. Cf. p. 1., p. 13 et la note 2.

4 Ibid., 34. Cf. p. 1., p. 56.

5 Ibid.

6 Ibid., 35. Cf. p. 1., p. 58, et la note 1. Le lecteur de Volupté ne doit pas perdre de vue que Victor Hugo avait la prétention de rivaliser avec Napoléon, d'être le Napoléon de la littérature. Il s'expliquera ainsi bien des portions du per- sonnage de M. de Couaën. V. à ce sujet le parallèle que Victor Hugo établit en 1833, entre Napoléon et le poète attendu {Littérature et Philosophie mêlées, éd. Houssiaux, in-8, p. 338-339.) Cf. aussi Revue de Paris, Dec. 1904, p. 762-763. Sainte-Beuve, dans cette lettre à V. Hugo, compara avec insistance le poète à Napoléon et Hemani à Austerlitz.

XIII

Esprit d'ailleurs de forte volée, à Taise dans tous lès sujets, mais d'une instruction inégale, composée surtout de portions d'histoire et de politique l, M. de Couaen lit Bo- nald et l'admire-.

Quant à la marquise, c'est à peine si Amaury ose la re- garder 3 ; il nous la décrira plus tard. Mais déjà ses séjours au château se multiplient au point de n'avoir plus de nombre ; ; il délaisse la Gastine et prend ses habitudes à Couaen. Il y passe ses matinées à lire Hobbes, Hume, et sous prétexte de rechercher la vérité, ces lectures décom- posent activement son reste de croyances". Mais en même temps son cœur désœuvré, son désir aveugle, d'autant plus libres qu'aucune foi n'y fait plus obstacle, le rejettent à des pensées et à des espérances coupables, qu'il poursuit sous mille formes à travers ses rêveries, dans les bosquets de Couaen 6, tandis que ses ambitions inquiètes lui faisant craindre de s'être abusé, d'être entré, à la suite du mar- quis, dans une voie fausse et qui n'aboutirait pas, le mi- nent sourdement 7. Tel est l'état d'esprit d'Amaury lorsqu'un jour, le 6 juillet % après un service rendu qui lui a donné occasion de pénétrer dans la chambre de Mme de Couaen % il l'accompagne sur sa demande dans une chapelle elle va prier pour sa mère éloignée d'elle et malade ; elle lui parle, chemin faisant, avec abandon et confiance ,0;

1 Volupté, 36. Cf. p. 1., p. 56 et la note 5.

2 Ibid., 37. Cf. p. I.. p. 56 et la note 3. V. aussi Y Appendice, p. 109 et seq. : Bonald et Victor Hugo.

3 Ibid. Cf. p. 1., p. 15 et la note 2. * Ibid , 39-40. Cf. p. 1., p. 15.

5 Ibid., 40. Cf. p. 1., p. 15 et la note 4.

6 Ibid., 49.

~ Ibid., 50 et seq.

8 Ibid., 51. Cf. p. 1., p. 16.

9 Ibid., 52-53. Cf. p. 1., p. 16. Tout ce qui suit doit être rapporté à cette page, et le lecteur devra l'avoir présent à la mémoire afin de la compléter.

10 Ibid., 53-56. Cf. p. l.,p. 16 et la note 3.

XIV

lui-même l'encourage et la console avec plus d'émotion qu'il n'avait osé faire jusque-là ' ; et la jalousie brusque- ment éveillée dans son cœur par le baiser que le marquis dépose sur le front de sa femme, au retour, lui révèle à la fois son amour et la distance qui le sépare de celle qu'il aime 2.

Dès lors un singulier mélange d'orgueil d'un cœur qui s'était cru longtemps stérile, d'exaltation et de douleur par la représentation des obstacles, compose sa vie 3 : « Un génie, dit-il, s'éveillait en moi ; car j'étais de ceux, mon ami, dont la force tient à la tendresse, et qui de- mandent toute inspiration à l'amour... Au réveil, mon premier mouvement était de me sonder l'âme pour y re- trouver ma blessure ; j'aurais trop craint d'être guéri 4. » Mais il s'habitue vite à cette persistante blessure ; des doutes naissent en lui ; il s'étonne que ce soit la réalité de l'amour 5 : accompagner la marquise à la promenade, sur- veiller les enfants tandis qu'elle, travaillant nonchalam- ment et d'un air pensif, écoute les discours souvent inter- rompus d'Amaurv 6, la contempler longuement patienter sereine sous le regard7, est-ce tout l'amour ? Déjà le regard fixe, avide d'Amaury, ne cherche plus seulement à comprendre, il interroge, il veut être compris, et parfois se retire rebuté du calme qui l'accueille comme si c'eût été un refus 8. Alors, il fuit; il songe à un amour virginal et dans le devoir; mais c'est elle, c'est elle seule qu'il veut consulter sur son choix, et la sage résolution n'est plus

1 Volupté, 57.

2 Ibid., 58. Cf. p. 1, p. 16 et la note 4.

3 Ibid.

* Ibid., 59. Cf. p. 1., p. 54 et la note 2 ; p. 106; le Livre d'Amour, pièce I; Michaut, le Livre d'Amour, p. 43.

b Ibid.

6 Ibid., 60. Cf. p. h, p. 16 et la note 5.

t Ibid., 61.

* Ibid., 63.

XV

qu'un prétexte à le ramener auprès d'elle l. Il forme mille projets se peignent les contradictions de son àme : c'est tantôt une retraite dans la solitude -, tantôt un voyage en Irlande qui, sous couleur d'intrigues politique, lui permettra de visiter les lieux >Ime de Couaën a passé son enfance ;i. Mais une diversion se produit : le marquis, ap- pelé à Paris, y emmène sa femme et ses enfants, et Amaury les accompagne \

Ils descendent à deux pas du Val de Grâce, au cul de sac des Feuillantines, dans une communauté que dirige une tante de M. de Couaën \ Ils assistent à une revue aux Tuileries G s'aigrit la haine envieuse du marquis 7, s'accroît chez Amaury, au spectacle des triomphes de ses jeunes contemporains, le désir « du mot souverain, Je fainie»*; et déjà le jeune homme, attiré par les impu- retés d'un Paris qu'il avait ignoré jusque-là, glisse sur la pente qui conduit aux chutes les plus dégradantes 9. Il les évite cependant cette fois ; mais, après un court passage à Couaën l0, quelques pages consacrées à la mort d'un oncle maternel tendrement aimé u, l'arrestation du marquis, dont la police commençait à soupçonner les intrigues politi-

1 Volupté, 6$ 64.

2 Ibid., 66-68. L'île des Druides. S'agirait-il d'un voyage de Sainte-Beuve à Dreux, la vilk des Druides? Cf. V. Hugo, Corr., p. 17.

3 Ibid., 68-72. Allusion au voyage de Sainte-Beuve en Angleterre. Cf. Cor. de V. Hugo, p. 263 (ij sept. 1828) et Revue de Paris, 15 Dec. ir.04, Lettres de Sainte- Beuve à V. Hugo, p. 743 et seq. (Août 1828).

; Ibid., 72 et seq.

5 lbid., 82 et seq.

6 Ibid., 83 et seq. Cf. p. 1., p. 11 et la note 4. Sainte-Beuve avait assisté enfant à une revue que l'Empereur passait à Boulogne, en 181 1; il en avait ététrès frappé. Cf. Michaut, 32, et Spœlberch de Lovenjoul, Sainte-Beuve inconnu, 29-30.

7 Ibid., 84. Cf. p. L, p. 11 et la note 7 ; p. 56 et 57.

8 Ibid., 85. Cf. p. 1., p. 1 1 et la note 5.

9 Ibid., 86 et seq.

10 Ibid., 93.

11 Ibid., 94 et seq. Allusion à la mort d'une tante paternelle. Cf. Michaut, 33.

XVI

ques ', le ramené encore, à la suite de ses hôtes, dans la capitale 2. Son assiduité auprès de Mme de Couaën aug- mente, il la visite plusieurs fois par jour, il prend même souvent ses repas avec elle, et ne la quitte qu'à une heure avancée de la nuit 3. Il se plaît à la contempler dans sa dis- traction coutumière et sa rêverie ; plus il la voit, plus elle lui devient « une énigme de sensibilité et de profondeur, âme si troublée, puis tout d'un coup si dormante, si noyée en elle ou si tendue sur les deux ou trois êtres d'alentour, tantôt ne sortant pas d'une particulière angoisse, tantôt ravie en des espèces d'apathies mystérieuses et l'œil dans le bleu des nues » 4 ; semblable à un beau lac dormant et sans zéphir, « elle avait... une masse de sensibilité pro- fonde, le plus souvent flottante et sommeillante, quelque- fois bizarrement soulevée sur un objet et y faisant alors idée fixe, passion, avec tous les accidents, toutes les dis- tractions et l'aveuglement naïf de la passion et cette belle ignorance du reste de l'univers »5 ; indifférente aux choses, « dans le règne souverain de sa fantaisie, il y avait des jours de brume et de pluie elle se parait, dès le matin, avec une recherche ingénue, et des jours de gai soleil elle s'oubliait, jusqu'au moment de sortir, en son premier négligé; » 6 allait sa rêverie, se demande Amaury, quand il la surprenait ainsi, assise contre la vitre, dans les jolis

* Volupté, 107. Allusion probable à l'emprisonnement volontaire de V. Hugo mis en demeure par son libraire de lui livrer le manuscrit de Notre-Dame de Pa- ris. V. à ce sujet : Victor Hugo raconte par un témoin de sa vie, 2 e éd., t. II, p. 334 et seq. 11 « s'enferma dans son roman comme dans une prison », dit le témoin (p. 345).

* Ibid., 108.

3 Ibid., il 3-1 14. Cf. p. 1., p. 23.

4 Ibid., m. Cf. p. 1., p. 22. Tout ce passage et ce qui suit est un portrait fidèle de Mme Victor Hugo.

5 Ibid., 116. Cf. p. 1., p. 23 et la note 1.

6 Ibid., 118. Cf* Livre d'Amour, pièce XII (Poésies, I, 225); et Michaut, Le Livre d'Amour, p. 35.

XVII

jours de février, s'il arrivait un peu tard, vers une heure ? ' X'a-t-elle pas elle-même répondu, en venant lui rendre vi- site, un jour qu'il tardait trop, et consacrer, par son court passage, sa petite chambre de travail ? - Et pourtant Amaury se lasse bientôt de cette existence trop vide et clairsemée à son gré ; ; l'ambition, les sens réclament im- périeusement, les tentations de Paris le reprennent, il oublie un instant Mme de Couaén, et la chute basse, ab- surde et sans attrait se consomme ;.

Dès lors sa vie se dédouble ; sa jeunesse longtemps contenue et ses sens déchaînés se prodiguent dans une vie inférieure, submergée, engloutie ; et cependant, enca- drant celle-là, le matin il mène une existence plus active de tète, et les soirs, au retour, la vie subtile du cœur à côté de son amie \ Mais comment, en chacune de ces existences, quelques traces des autres n'apparaîtraient- elle pas ? C'est au cours de Lamarck, en étudiant Cabanis et Destutt de Tracy, qu'il nourrit son intelligence 6 ; et si Mme de Couaén s'en inquiète :, ses craintes et le méconten- tement secret de la conscience d'Amaury agitent leur in- complète harmonie ; des nuages passent sur leur amitié'. Amaury se prend à souhaiter en secret un caractère équi- voque aux témoignages de Mme de Couaën, et ne l'y trou- vant pas, il s'en irrite et s'en indigne9. Sansdoute, les scènes qu'il lui fait se terminent par des réconciliations, à la suite desquelles Amaury et la marquise s'entendent avec accord.

1 Volupté, 117.

- Ibid., 119. Cf. p. 1., p. 24 et la note 2.

3 Ibid., 120-121. Cf. p. 1., p. 24 et la not? 3.

4 Ibid., 123 et seq. * Ibid., 125.

0 Uni., 136. Cf. p. 1., p. 24-25.

7 lbid., 139. Cf. p. 1., p. 25 et la note 3.

8 Ibid., 141. Ct. p. 1., p. 25. V. aussi Consolations, v. s Ibid., 143.

XVIII

Mais la forme de cet accord nous étonne un peu. Amaury surprend la marquise occupée à relire ses anciennes lettres d'amour d'il y avait huit ans ; il se fait expliquer ces an- nées de fiançailles ; il obtient de lire quelques unes de ces lettres sacrées, et, après avoir admiré « le ton de cet amour frémissant et soumis chez un homme dont les por- tions opposées du caractère » lui étaient si connues, d'em- porter, en gage de la confidence inviolable, la garniture nuptiale tombée à terre '. Ailleurs, après un entretien dans lequel il lui a décrit minutieusement toutes les phases de la passion, tous les mouvements passés et à venir de sa passion, désintéressement d'abord, puis désir d'être vu, distingué, deviné; ensuite, liberté de prononcer le mot je vous aime, bientôt, désir et satisfaction de l'entendre, vo- lonté d'en obtenir des preuves que l'on déclare insigni- fiantes si elles ne dépassent pas certaines bornes, et, lors- qu'on les a obtenues sérieuses, confusion prochaine et délire ; après, dis-je, cette insinuante analyse qui montre si bien quelle ligne assez élastique et mobile circonscrivait alors leur amitié, Mme de Couaën ose lui proposer, rougis- sant à vrai dire de mille couleurs, de supposer que certains désirs sont satisfaits, afin de garder tout de suite le simple et doux sentiment qui doit survivre'2. Quant à lui, son attitude est aussi singulière ; s'il se déclare, afin, dit-il, de décourager son propre désir, convaincu du néant de toute espérance à l'égard de son amie, il n'en écrit pas moins au marquis une lettre dans laquelle il lui fait entendre assez clairement l'état de son cœur, avec «"Tarrière-pensée non avouée d'être plus libre désormais selon l'occasion, et plus dégagé de procédés à son égard, l'ayant en quelque sorte

1 Volupté, 166-167. Il s'agit évidemment des Lettres à la fiancée.

1 Ibid., 190-194. Ces détails, et ce qui précède, trouveraient leur place page 25 delà présente étude. Le lecteur jugera sans peine quel scrupule m'a empêché d'effectuer moi-même ce raccord, qu'il accomplira aisément à partir du troisième renvoi, p. 25, s'il le juge mile et convenable.

XIX

averti » '. Mais comme M. de Couaën, lai répond avec « la tendresse de l'homme fort », sûr de lui-même et des siens, et sans se tourmenter aucunement de cette confidence2, Amaury, « las à l'excès de l'amitié sans la possession et de la possession sans amour » \ se laisse entraîner déjà par ses coupables désirs vers une amie de la marquise, Mme R., dont il attend des satisfactions plus complètes. Le départ du marquis et de sa famille, exilés à Biois par ordre du premier consul 4, tandis qu'Amaury, de plus en plus étroitement mêlé à la conspiration de Georges % reste à Paris, cette absence favorise ses projets, et ses visites à Mm" R. se multiplient.

Ici finissait, parmi des regrets sur la jeunesse éteinte, la première partie de l'ouvrage. Amaury l'avait écrite, nous dit-il, à l'abri d'un monastère hospitalier, sur la côte de Portugal, une tempête l'avait jeté. Mais il se rembarque à présent, et les pages qui suivent sont rédi- gées au cours de la traversée reprise 6. Elles racontent d'abord la triple vie d'Amaury partagé entre les satisfac- tions grossières, les assiduités auprès de Mme R., et la correspondance, - de sa part toute remplie de figuratifs aveux qu'il entretient avec Mme de Couaën 7. En même temps les événements politiques se précipitent, Georges est traqué et bientôt arrêté dans Paris en état de siège s. Les barrières s'ouvrent alors, et Amaury, tout à l'heure repentant, court à Blois 9. Mais l'accueil trop indifférent à

1 Volupté, 195.

2 Ibid., 195 et 265. Cf. p. 1., p. 35 et les note 1 et 2.

3 Ibid., 170.

* Ibid., 184. Cf. p. 1., p. 25 et la note 4.

5 Ibid., 175 et seq. Cf. p. 1., p. 59 et la note.

6 Ibid., 207 et seq. Cf. p. 1., p. 30-31 et 69.

7 Ibid., 212 et seq. Cf. p. 1., p. 25-26, et la note 1, p. 26.

8 Ibid., 214 et seq. Cf. p. 1., p. 59 et la note. s Ibid., 2:8.

XX

son gré qu'il y reçoit l'indigne 1 ; il retourne en hâte à Pa- ris et cherche près de Mme R. une amitié tout à fait cou- pable -. Il s'abaisse, pour obtenir la honteuse réalité, qu'il SDuhaite, jusqu'à renier Mme de Couaën, jusqu'à prétendre que personne pas même elle n'avait voulu être son étoile et guider sa vie 3. La foi aux choses de Dieu, dans cette crise nouvelle, s'est bien vite envolée4 ; le nom même de la marquise lui est devenu une épine et un supplice \ et cependant il l'aime et s'il apprend, à un dîner, qu'elle est malade et bien changée, il ne peut retenir ses larmes6. Accouru auprès de ses amis en apprenant la mort de leur jeune fils Arthur, il peut constater quel vide son absence et sa conduite ont mis entre lui et ceux qu'il a si long- temps délaissés. Mme de Couaën se montre triste et rési- gnée7, le marquis, surpris de résistances inaccoutumées à ses opinions politiques, inquiet, impatient8, jusqu'au moment où, chez la marquise, la subite et symbolique ren- contre des trois êtres rivaux tour à tour préférés, des trois blanches figures d'Amélie de Liniers, de Mme R. et de Mme de Couaën, vient dénouer dans le cœur d'Amaury une situation inextricable, en le laissant isolé en présence de Mme R. 9. Il s'obstine encore avec une sorte de rage, par amour-propre autant que par entraînement des sens, à vaincre sa résistance10; il s'abaisse dans cette lutte à de

1 Volupté, 219 et seq. Cf. p. 1., p. 26-28.

2 Ibid., 224. Cf. p. L, p. 28-29.

3 Ibid., 229. Cf. p. 1., p. 28 et seq et tout le chap. ni qui a rapport à cette crise.

4 Ibid., 231. Cf. p. 1., p. 29 et la note 3.

5 Ibid., 246.

6 Ibid., 247.

7 Ibid., 256 et seq. Cf. p. 1.. p. 38-39.

8 Ibid., 264 Cf. p. L, p. 50 et les notes ; il s'agissait en réalité de discussions- religieuses et surtout littéraires. Cf. Cor. V. Hugo (1815-1835), p. 301.

9 Ibid., 266 et seq.

10 Ibid., 273 et seq.

XXI

honteuses colères '-. Peine perdue, déchéance vaine ! Mme R. déjoue les plans de sa convoitise aux abois. Il sent alors son abaissement ; l'exemple de la conversion de son ami de Normandie l'encourageant -, il est tenté de s'aller jeter aux pieds d'un prêtre :!, et la rencontre, aux Feuillantines, d'un ecclésiastique respectable, homme de pratique et d'onction, qui lui raconte la vie édifiante de l'abbé Carron ; ; des études et des lectures de plus en plus chré- tiennes % surtout la familiarité des solitaires de Port- Royal ;, en particulier de M. Hamon 7, l'amènent insensi- blement au port. L'ambition l'en écarte encore; l'espoir d'assister à quelque grande victoire et d'en partager la gloire le lance sur la route d'Allemagne à la suite d'un ami rencontré : arrivé sur le Rhin, la nouvelle du triomphe d' Austerlitz et de la paix fait s'évanouir ses derniers rêves 8. Alors, sentant la nécessité de mettre, pour guérir, entre soi et les rechutes auxquelles ses moeurs et sa pratique l'entraînent, l'obstacle souverain des sacrements, il se con- fesse et entre au séminaire 9. Il est ordonné prêtre à la Trinité '" ; mais, avant de se décider à faire le voyage de Rome, il veut revoir Couaën ll. Il y trouve la marquise mourante, et, lorsque le vaisseau qui l'emporte aborde à cette terre d'Amérique finira sa vie l2, il achève de nous

i Volupté, 279etseq. Cf. p. L, p. 39. - Ibid., 290 et seq. Cf. p. 1., p. 47. ../., 288. Ibid., 293 et seq. Cf. p. 1., p. 45 et 80. :' Ibid., 306 et seq. Cf. p. L, p. 45-46. ..!., 312. Cf. p. 1., p. 45-46 et 70-71.

7 Ibid., 315. Cf. p. L, p. 46 et 71.

8 Ibid., 529. Souvenir probable du voyage de Sainte-Beuve à Strasbourg en octobre-novembre 1829 avec le peintre Boulanger. Corr. de Victor Hugo (1S15- 1835), p. 270-271 et Revue de Paris, 15 déc. 1904, p. 752 et seq.

9 Ibid., 333. Cf. p. 1., p. 48 et 79. i0 Ibid., 347. Cf. p. 1., p. 39-40.

11 Ibid., 347 et seq.

*2 Ibid., 385. Cf.p. L, p. 80.

XXII

raconter comment lui-même, appliquant les sacrements à Mmede Couaen, la confesse, lui donne la communion et par- court et répare avec le sacré pinceau celle qu'il avait tant

aimée l.

Tel est le squelette de ce roman qui fut vécu. Eloignons d'abord, éloignons comme Sainte-Beuve nous le recom- mande lui-même, Mme R. et MUe Amélie de Liniers 2 : elles ne sont pas du même temps, et c'est ailleurs qu'il les a connues 3. Quels personnages réels cachent les autres noms fictifs ? Mais plutôt, quel lecteur des Consolations, du Livre d'Amour, de la Correspondance de Victor Hugo, n'a reconnu déjà dans Mme de Couaen, distraite et passionnée, Mme Victor Hugo, dans le marquis, confiant en l'énergie individuelle, désolé d'une inlassable ardeur, ambitieux de devenir un de ces individus marquants qui jouent entre eux à certains moments la partie du monde, Victor Hugo, dans cet Amaury, si mobile et si peu ancré, Sainte-Beuve ? Suffira-t-il donc, pour retrouver la clef du roman, de substituer aux noms de convention les véritables, et de recommencer le récit qu'on vient de lire, en transposant quelques situations ? Comprendra-t-on vraiment Volupté quand on aura montré Sainte-Beuve partagé entre les exi- gences de son tempérament et son amour sincère il le fut, assurément pour Mme Victor Hugo qu'il juge inac- cessible à certains vœux; Sainte-Beuve, incapable du

1 Volupté y 357 et seq. Cf. p. 1., p. 82, note 1.

2 Tbid., 199 :... « Comptez et distinguez ce petit nombre d'êtres; ils ont le plus influé sur moi. Eloigne^, éloigne^ davantage cette chaise de Mme R ; supposez- en une, également à distance, s'entrevoie la blanche robe de Mlle Amélie. Que Mm* de Couaën resplendisse dans l'ombre plus fixement... »

3 A certains indices, il semblerait que Mmc R. appartînt à la société d'Ulric Gut- tinguer, à Rouen ; il faudrait sans doute reporter ce qui la concerne à l'époque du voyige de Sainte-Beuve dans cette ville. Mais sur ce point nous sommes réduits aux conjectures, les obstacles qui ont empêché M. d'Haussonville de révéler son nom dans son Sainte-Beuve, subsistant toujours. Quant à Mlle de Liniers, on sait qu'il s'agit d'un amour de première jeunesse.

XXIII

reste de se fixer par un mariage, et non moins incapable d'une amitié platonique, sans compensations ailleurs, ar- rivant à travers mille défaillances de l'esprit, du cœur et des sens, à réaliser enfin par la foi qui les soumet et les bride, l'unité, la paix vainement cherchée de sa vie ? Quel rêve que cette conclusion ! Sainte-Beuve n'a pas été croyant, et sa mobilité ne s'est pas fixée à la façon du moins qu'insinue son roman. Retenons donc afin d'y moins revenir dans la suite que les complications senti- mentales qui viennent d'être résumées sont vécues ; que #Sainte-Beuve fut alors déchiré entre des exigences con- tradictoires : qu'il en ait profondément souffert, qui en doute ? Mais si ce n'est pas la foi qu'il a, fantôme fuyant, poursuivie pendant ces années troublées, si ce n'est pasen cette victorieuse unitéqu'il a cherché laguérison, quel rôle , joua donc la religion dans sa vie, que signifient ses con- versions, et quelle réalité n'a-t-il pas cessé devouloir ? La clef de Volupté sera peut-être la clef de ce mystère.

La Clef de « Volupté »

LAMENNAIS ET SAINTE-BEUVE

« ]e défie personne, excepté moi, de s'en tirer et d'en avoir la clef .

(Sainte-Beuve, Nn* Corresp.,p. 229. Lettre à Zola).

Volupté fournit à l'histoire secrète du romantisme de 1827 à 1 835 un document de tout premier ordre. L'ouvrage est, en effet, au témoignage même de son auteur \ moins un roman que des mémoires personnels où, sous un voile transparent, Sainte-Beuve, Victor Hugo, Lamennais, o'autres encore non moins illustres, occupent le devant de la scène. Pourquoi donc n'a-t-on pas cherché dans cette confession la solution de certains problèmes délicats que la critique se pose aujour- d'hui ? Ce récit au jour le jour qui reflète trois années de crise, et raconte avec une discrétion si engageante qu'elle en est presque indiscrète, tant de choses que l'auteur désirait qu'on

Volupté t qui n'est pas précisément un roman, et j'ai mis le plus que j'ai pu de mon observation et même de mon expérience... * <\. Lundis, iv, 440) ; et ailleurs : « En écrivant mon ouvrage, qui est très peu un roman, je peignais d'après de près des situations observées et senties, parce que,

même dans la transposition de L'époque et du milieu, je m'attachais a être rigou- reusement vraisemblable. Les âmes que je décrivais et montrais à nu étaient des âmes vivantes, je les connaissais, j'avais lu en elles ; M">e de Couaén n'était pas une invention ». (Port-Royal, I. 550, note).

LA CLEF DE « VOLUPTÉ H I

6

sût, et quelques autres qu'il voulait qu'on ignorât, sur tant de gens ; ce roman intime qui n'est presque pas un roman, supplée d'une manière inespérée aux graves lacunes de la Correspondance de Sainte-Beuve. Son interprétation suppose cependant que, par la détermination de quelques dates et de quelques noms propres, on aura pu, en soulevant les masques, retrouver le sens exact et la portée de certaines expressions, rendre en un mot au roman son primitif caractère de mémoires. Je voudrais indiquer d'abord quel fil d'Ariane peut nous conduire à travers ce curieux labyrinthe.

La trame du récit est constituée par les souvenirs person- nels de l'auteur. Ces souvenirs, comme l'établit sans peine une comparaison avec Joseph Déforme, remontent à 1817 ; ils nous conduisent d'abord jusqu'à la révolution de i83o> par laquelle s'ouvre le second volume ', qui nous mène à son tour jusqu'en 1 8 3 2 . Quant aux noms, il n'est pas trop ma- laisé de les mettre sur les pseudonymes : la biographie de Sainte-Beuve permet de le faire à coup sûr. Dans Amaury, on a déjà reconnu Sainte-Beuve 2, dans l'oncle d'Amaury, « qui l'a nourri du plus pur lait domestique », la tante du critique 3,dans l'ami de Normandie, Guttinguer4, dansl'ami que rêve Amaury, qui « n'aurait pas bougé, pas dépassé la ville prochaine », et qui serait un jour rentré « lévite de Dieu dans la maison de son père», l'abbé Barbet Après cette étude, on ne doutera plus, je l'espère, de l'identité des autres personnages, quron n'avait pas établie jusqu'ici : le marquis de Couaën, avec quelques retouches dont nous indiquerons les raisons, tient la place de Victor Hugo;Mmede Couaën est Mme Victor Hugo; Elie est Lamartine. Hervé, Lamennais,

1 A partir du chap. xv.

2 G. Michaut, Sainte-Beuve avant les Lundis, p. 280. Il y a cependant quelques réserves à faire sur cette attribution exclusive.

* Volupté, 97. Michaut, 280.

* Volupté, 235, 290. Port. Cont., II. 409, 410- Michaut, 280. 5 Volupté, 350, Michaut, 281.

Maurice, Béranger, Timothée sans doute l'abbé Gerbet. Fo- lupté est un livre à clefs.

Déterminer les dates de sa rédaction, c'est faire prévoir les révélations qu'il apporte. La première édition du roman com- prenait deux volumes ; la Correspondance de Sainte-Beuve nous apprend que l'ouvrage fut commencé en décembre 1S31 ', et que le premier tome et la préface furent achevés d'impri- mer en novembre i833 -. Kn comparant le texte du volume et les articles publiés par son auteur pendant cette période, on arrive à fixer avec une précision suffisante les étapes si inégales de la composition. Par exemple, tel discours de M. de Couaén \ s'affirment les sentiments caractéristiques, les idées, et jusqu'aux termes d'un article sur Sénancour écrit en janvier i832 \ est vraisemblablement de la même époque ; telles pages tout à coup surgissent de longues digressions sur la conspiration de Georges 5, sont contemporaines, sans doute, de cet article du 20 avril 1 833 e dans lequel Sainte- Beuve, à propos des mémoires de Desmarest, s'étend sur le même sujet. La même méthode est naturellement applicable au second volume, écrit d'ailleurs beaucoup plus vite, de no- vembre 1 833 à juillet i.X3_j.7. Ainsi toutes les réflexions ins- pirées souvent par des faits d'un ordre bien déterminé et bien intime, mais dans lesquelles Sainte- Beuve, à l'abri des noms empruntés de ses personnages, s'épanche plus librement qu'ailleurs, tout le contexte du récit se trouve assez aisé- ment rattaché aux événements qui l'ont provoqué et qui lui rendent sa valeur.

Lnfin ce que l'on sait déjà de Sainte-Beuve pendant c

1 "Nouvelle Correspondance de Sainte ■■Beuve, p. 19.

! H. Pavik, V. Patrie, sa jeunesse, ses relations littéraires, p. 129. lupte, 74. et seq.

4 Port. Cont., I. 144-46.

5 Volupté, p. 146, et seq. Cf. ibiJ., p. 208-9.

6 Pr. Lundis, II, 185 et seq.

' Volupté parut le 19 juillet 1834 (2 vol. in-8° Renduel. Sans nom d'auteur).

8

années si tourmentées, à ce tournant décisif de son existence, doit permettre de suivre sans s'égarer « la ligne sinueuse et cachée où, pour employer ses propres expressions, l'invention se rejoint au souvenir » l. L'ouvrage ainsi étudié éclaire d'un jour singulier, et résout non pas à l'avantage de son au- teur, mais à l'avantage de la vérité, la question si curieuse de ses velléités religieuses et de ses rapports avec Lamennais, en même temps qu'il fait la lumière sur l'histoire de sa passion pour Mrae Victor Hugo.

Ces trois problèmes sont inséparables, et c'est pour avoir essayé de les traiter isolément qu'on s'est égaré plus d'une fois le long des fausses pistes habilement tracées par le critique. 11 n'a pas sans profit personnel « fouillé les poitrines et décou- vert la jonction des vaisseaux cachés » ; il a faire souvent, au cours de ses investigations minutieuses sur les grands hommes de son temps, d'amers retours sur lui-même et sur la destinée future de sa réputation. Et comme il n'ignorait pas combien la postérité « est avidement curieuse » ~, il lui a pré- paré avec une ingéniosité singulière les matériaux d'une étude sur lui-même qu'il s'est refusé à écrire, estimant sans doute qu'elle acquerrait ainsi plus de poids. Le Livre d'Amour est une des pierres de cet édifice, et doit nous éclairer sur le sens exact et le succès de son amour pour l'héroïne qu'il immortalise à sa façon. Telles notes des Portraits Contemporains ou des Lundis ne sont pas moins tendan- cieuses : si elles nous renseignent avec assez de sincérité sur une partie du moins des sources de son inspiration reli- gieuse3, mais sur une partie seulement, la passion ; elles cherchent à nous tromper sur les origines, la nature et ie dénouement de ses rapports avec Lamennais. La rupture déjà consommée, Sainte-Beuve s'ingénie à nous faire enten-

1 Port de Femmes, 130.

2 Port. Cont., I, 8S.

3 Port. Cont., I, 170. Mais ce n'est pas pour se distraire ni s'étourdir, comme il ie prétend, qu'il se rapprocha du catholicisme à cette époque.

9

dre que les avances n'ont pas été de son fait *. Il ajoute qu'il s'y est prêté d'assez bonne grâce, mais avec réserve2. Enfin il veut nous persuader que les Affaires de Rome l'ont seules éloigné de l'Eglise et jeté dans le scepticisme \ Rien de tout cela ne résiste à l'examen d'une critique informée. Elle reprend l'édifice en sous-œuvre ; elle accepte la situation paradoxale à laquelle les adresses du critique la réduisent : elle sait qu'il n'est sincère que sous le voile, et d'autant plus sincère que le voile est plus épais et que l'écrivain s'y croit plus à l'abri des indiscrétions qu'il redoute. Elle va donc droit à l'œuvre en apparence la plus obscure, en réalité la plus lumineuse parce que, née dans une heure de sincérité, la transposition des noms, des dates et des situations qui paraissait si rassu- rante, a prolongé trois ans la durée de cette confession Sainte-Beuve crut pouvoir être vrai, pensant n'être jamais compris : et c'est par Volupté qu'elle éclaire et rectifie les Portraits et les Lundis *.

1 Ma biographie, 45, Port. Cont., I, 273, Lundis, XI, 461.

2 Port. Cont., I, 272. s Port. Cont., I, 265.

4 Tout devait, c'est probable, être épié, dans Volupté, comme l'affirme M. Michaut, mais cela ne devait pas empêcher Sainte-Beuve de tout dire, au contraire (Cf. Michaut, le Livre d'Amour, Paris, Fontemoing éd. in 18, 1905, . 150).

De l'amitié à l'amour. Première conversion. Sainte-Beuve en quête de Lamennais.

{Janvier 1827, Juillet 182g).

Dans les grandes crises sentimentales, il n'est pas rare qu'une période aiguë évoque brusquement le passé. Elle appelle malgré nous des souvenirs obscurs qu'elle éclaire, en nous y révélant la source de nos douleurs ; elle nous contraint à considérer nos faiblesses, et nous dicte la pensée des héroïques remèdes qu'elles exigent. Peu sont capables, ces violences du mal apaisées, d'exécuter les résolutions viriles qu'ils ont prises. Beaucoup ont rêvé, mais combien agissent?

Volupté fut conçu dans un de ces moments décisifs le passé nous est tellement présent, et semble nous imposer un avenir si déterminé, qu'ils nous animent d'une triple vie. Aussi les deux premiers chapitres rappellent « Joseph De- lorme » et ses jeunes ferveurs religieuses ' ; son séjour au château du comte de..., vieil ami de son père; et les tris- tesses, la mélancolie poignante qui lui arrachait des larmes au fond des bosquets où, solitaire, il s'oubliait alors qu'un nouveau monde inconnu remuait déjà dans son cœur 5.

1 Volupté, 7. Joseph Déforme {Poésies de Sainte-Beuve, Paris, Lévy., 2 vol., 8°, 1863, t. I), 7. 1 Volupté, 11. Joseph Déforme, 7.

II

Mlle Amélie de Liniers, dont le naïf et charmant amour est comme la porte d'ivoire de Volupté, n'est autre que cette jeune fille blonde, timide, rougissante, dont la présence en- tretenait en Joseph Delorme des mouvements inconnus aux- quels il s'abandonnait avec délices durant ses promenades au bois '. Il n'est pas jusqu'aux regrets d'inaction politique ex- primés en 1 8 1 7 , transposés dans Joseph Delorme en fé- vrier 1829, dont l'écho ne se fasse entendre dans les confi- dences d'Amaury, ambitieux d'aborder le monde des événe- ments et des tourmentes -. Le sacrifice « d'une union assortie » à des devoirs d'un autre ordre, dont l'éditeur de Joseph De- lorme nous entretient, Amaury nous en parle aussi, quoi- qu'il attribue sa résolution à des motifs bien différents \ Plus tard encore, mêlés à des souvenirs empruntés d'une toute autre période, comment ne pas reconnaître dans la des- cription de la revue des Tuileries, les rêveries guerrières et chevaleresques de l'enfant? Tels durent être les songes de Sainte-Beuve quand, le soir de sa première arrivée à Pari avait alors 14 ans), retiré dans sa chambre, « après avoir senti le profond silence de la maison se détacher dans le bruissement lointain de la grande ville, il rêva pour la pre- mière fois au bord de cet autre Océan » \ Enfin, Volupté nous rappelle qu'il y avait déjà place en lui pour le désir ar- dent d'un amour complet % comme aussi d'une aisance qu'il n'avait pas ", et même pour les tressaillements douloureux d'envie qu'il ressentait à chaque triomphe de ses jeunes con- temporains :.

. l'oubiions pas cependant, lorsque Sainte-Beuve écrit les

' Volupté, 16 et seq., Joseph Delorme, 7. - Volupté, 25, Joseph Delorme, 8, 9. s Volupté, 27 , Joseph Delorme, 9, 10. * Volupté, 83, 4, Joseph Delorme, 6. 7. luptc, 85. Joseph Delorme, 11. ; Joseph Delorme, IJ. : Volupté, S\. Joseph Delonne,

12

premiers chapitres de Volupté \ Joseph Delorme est mort depuis octobre 1828 - « d'une affection de cœur » 3, celle-là même dont vient de naître Amaury. Après une première éducation chrétienne, ses études philosophiques et médicales l'avaient repoussé sur ce xvnie siècle négateur par lequel, un peu trop oublieux, il nous dira plus tard qu'il avait débuté « crûment » 4; il était passé de dans le camp doctrinaire, qui lui avait ouvert les colonnes du Globe ; s'y jugeant ex- ploité, il commençait à s'en déprendre, quand deux articles sur les Odes et Ballades l'avaient, dans les premiers jours de l'année 1827, mis en rapport avec Victor Hugo 5. Celui-ci vint le voir pour le remercier, mais sans le rencontrer ; le critique s'empressa de lui rendre sa visite le lendemain matin, à l'heure du déjeuner 6.;La conversation roula sur des questions littéraires, et le poète exposa ses vues et son pro- cédé artistique à Sainte-Beuve qui fut tout de suite séduit \ Quelques jours après, Victor Hugo l'invitait à entendre une première lecture de Cromwell à l'hôtel des Conseils de guerre, chez M. Foucher, son beau-père 8.

Sainte-Beuve, en revanche, mit l'auteur des Odes et Bal- lades dans la confidence de ses premiers essais poétiques 9. Ils furent accueillis avec éloge 10, et Victor Hugo leur ouvrit « Y Album » ll. Le voisinage le poète habitait 90 et le cn-

1 En Dec. 1831 (Cf. Lettre à l'abbé Barbe. Sainte-Beuve, Nouvelle Cor r., 19).

2 Joseph Delorme, 20.

3 Joseph De1 or me, 20.

4 Port. Litt., 11, 545.

5 Michaut. 135.

6 Lundis, xi, 531.

I Port. Cont., I, 469.

8 V. Hugo, Correspondance (1815-1835), p. 261. Le billet de V. Hugo est du jeudi, 8 février 1827, et l'invitation pour le lundi 12, le soir.

9 Port. Cont., I, 469.

10 V. Hugo, Correspondance (1815-35), 262 (mi-février 1827. Sans doute le samedi 17 février).

II V. Hugo, Correspondance (1815-35), 262.

13

tique ij4, rue de Vaugirard ' favorisa le développement d'une amitié qui, de part et d'autre, devint promptement très vive, et Sainte-Beuve fit dès lors partie de ce second Cénacle auquel appartenaient aussi Alfred de Vigny, Alexandre Dumas, Antony Deschamps, Jules Lefebvre. Volupté nous a transmis les impressions du critique alors qu'il se muait en poète par la grâce de ses nouveaux amis. Dans ce château de Couaèn, qui n'est autre que le château de Wierre où, enfant, il passait ses vacances -, il a placé, les déguisant à peine, ses premières entrées au Cénacle. Le voilà s'acheminant un jour vers cette calme demeure, curieux, ému, avec un secret sentiment que sa vie devait s'y orienter et y recevoir quelque impulsion définie ; il sourit à l'idée qu'il choisit un singulier détour à dessein de pénétrer dans le monde ; le Cénacle est encore un sentier bien étroit, pense-t- il, et la route de Versailles, la grande route classique, avait être plus large et, pour nos pères, plus commode. Mais ce point de départ, du lond d'un vallon enfoui, plaît à sa na- ture romanesque et voluptueuse, amante du mystère 3. Et peut-être en 1827 s'était-il moins analysé; peut-être ses dis- positions étaient-elles plus naïvement admiratives; peut-être assurément même le cercle dans lequel un article élo- gieux, qu'il n'avait pas écrit sans intentions ni sans espé- rances, l'introduisait, cette petite société littéraire de la rue de Vaugirard lui semblait-elle brillante d'une jeune gloire qu'il paraît oublier ici, mais à laquelle il songeait alors, parce qu'elle ne la possédait pas seulement, mais encore, croyait-il, la dispensait. Mais nous devinons si bien les rai- sons pour lesquelles, en i832, ces nuances nouvelles viennent surcharger et altérer les anciennes, que nous regretterions si sa spontanéité ne nous avait donné, en les confondant, le

1 Lundis, xi, 531.

8 D'Haussonville, C. A. Sainte-Beuve in-18, Calrr.ann-Lévv, 1892, p. 138.

3 Volupté, 31.

i4 -

plaisir de les distinguer. Qu'il nous dise donc la rapidité de son initiation, et qu'il fut vite « dans le secret des iaibles et des prétentions d'un chacun » l, nous l'en croirons sans peine, surtout sur ce dernier chapitre : n'a-t-il pas pris soin de nous apprendre son goût pour les habitudes intimes, les conve- nances privées, le détail des maisons ? 2 Mais s'il ajoute : « Ce qui de loin m'avait paru une initiation considérable, n'était, vu de près, qu'un jeu assez bruyant dont les masques me divertissaient par leur confusion quand ils ne m'étour- dissaient pas » 3 ; nous comprendrons qu'il s'agit ici de son désenchantement actuel, et d'une impression qui fut loin d'être la première. Du moins, l'attrait puissant de Vic- tor Hugo a laissé des traces trop profondes pour être, même à présent, méconnu. Il n'y avait que lui « de supérieur parmi ces hommes chez qui, pour la plupart, Tétroitesse d'esprit égalait la droiture : je m'attachais à lui de plus en plus » *.

Cette amitié, d'une influence littéraire si évidente, n'était pas non plus sans action morale. Victor Hugo s'était confessé à Lamennais en 1821, rejeté vers un christianisme pratique par une grande douleur : la mort de sa mère. Il s'était lié alors avec le duc, depuis cardinal de Rohan, qui l'avait pré- senté à Lamennais au moment celui-ci, après la mort de l'abbé Carron, s'apprêtait à quitter les Feuillantines 3. Entré l'année suivante, par son mariage avec Adèle Foucher, dans une famille chrétienne, la double influence de son nouveau directeur et de sa femme avait contribué à affermir en lui ses

1 Volupté, 37, 38.

2 Volupté, 33.

3 Volupté, 38.

4 Volupté, 38.

5 Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, 1. II, chap. xxxviii. Cf. Biré, V. Hugo av. 1S30, p. 263 et seq. Je montrerai ailleurs que le récit de V. Hugo, dans ses parties essentielles, doit être considéré comme véridique, malgré la cri- tique qu'en a faite M. Biré.

15

croyances renaissantes, qui devaient s'éteindre complètement aux environs de i83o. A son tour, comme en te'moignent les Consolations, il avait contribué à un vif retour de Sainte- Beuve ver* la foi de son enfance. Il ne faudrait pas cependant, comme on Ta fait récemment l, attribuer à son influence personnelle une action exclusive : ce serait s'abuser sur la véritable portée de la préface des Consolations. Mme Victor Hugo était l'agent caché de cette conversion.

L'amour de Sainte-Beuve pour la femme de son ami n'était pas subitement en lui, mais s'y était développé avec len- teur. S'il faut en croire Amaury, telles étaient les hésitations de son cœur, qu'après six mois de liaison„il se trouvaitencore dans un grand vague d'opinion sur elle, dans une suspension de sentiment qui venait « d'un raffinement de respect et de son scrupule excessif à s'interroger à son égard : à peine osait-il lever les yeux sur cette chaste image interdite; il la voyait sans la regarder - ». Comprenons qu'il était timide. Le prin- temps de 1828 ne nous le montre guère plus avancé ; un cercle entier de saisons alors passé sur leur connaissance, le nouveau voisinage porte à porte de la rue Notre-Dame-des- Ghamps(n et 19), n'ont fait de lui qu'un vieil ami J. Mais cette amitié qui l'arrachait le matin à ses graves études phi- losophiques, et l'inclinait à sa fenêue pour voir, en bas, passer Mme Victor Hugo, se dirigeant selon sa coutume de huit heures en été vers le Luxembourg avec ses enfants •; cette amitié s'égarait déjà, chez lui, dans le sentier qui con- duit à des erreurs plus attendrissantes; elle cherchait des prétextes un passage d'anglais à demi compris et qu'il fallait se faire expliquer dans la lecture du matin , elle imaginait des motifs à des entrevues qui flattaient son secret

1 Ci. Michaut, 189, qui défend cette opinion : elle me paraît insoutenable.

2 Volupté, 37.

3 Volupté, 40.

4 Volupté, 40. 0 Volupté, 4 1 .

i6

penchant. Ces vagues aspirations du cœur \ qui sont comme une ouverture aux passions naissantes, annonçaient déjà une mélodie mieux distinguée; et si ce n'était pas l'amour % c'en était pourtant le prélude.

Ces premières notes indécises font place bientôt à des sons plus éclatants, aune conviction mieux affermie. Très pieuse, très bonne et très naïve, Mme Victor Hugo s'emploie ardem- ment à la conversion du pécheur; elle prend soin de se faire accompagner par lui dans une chapelle, afin de réveiller sa foi endormie. Hélas ! pendant qu'elle prie, il rêve, et ces vagues rêveries favorisent l'éclosion de son amour 3, comme une âpre jalousie, châtiment des amitiés indiscrètes, en révèle brusquement la naissance (6 juillet 1828) \ Dès lors cette familiarité des journées entières, ces longues conversations sur les choses de l'âme, cette surveillance attentive des enfants % ces gâteries à leur adresse, cette promenade au Jardin des Plantes dont ils n'ont pas seuls rêvé6, ne suffisent plus au cœur troublé ; il veut obtenir davantage, briser la barrière qu'oppose le calme de ce front si pur, l'indifférence de l'objet passionnément chéri au regard interrogateur que même l'enfant inattentif a pu juger singulier ; et, sous l'influence de cet amour inaperçu qui lui fait vivement sentir le besoin de se rendre plus « aimable », un premier et timide retour se produit, chez Sainte-Beuve, en décembre 1828; les Consola- tions paraissent.

La crise de 1828 est donc une conversion avant tout senti- mentale. La considérer comme sincère serait se méprendre étrangement sur elle. La religion n'a jamais été pour Sainte- Beuve, elle ne sera jamais quelques heures mises à part

4 Volupté, 43.

2 Volupté, 42.

3 Volupté, 56.

4 Volupté, 58.

5 Volupté, 60.

« Volupté, 88. V. Hugo, Correspondance (1815-35) p. 295.

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dans sa vie qu'un moyen de parvenir aux fins de sa pas- sion. Si l'on récuse comme une forfanterie de sceptique la confidence, à vrai dire cynique, qu'il en fit un jour à Mlle Allard l, si Ton prétend que la déclaration formelle de ses Cahiers 2 n'est pas une preuve suffisante, Ton en croira du moins son propre aveu dans Volupté : « Si j'avais pu à cette condition non seulement aimer, mais être aimé», dit-il, rap- pelant ses rêves et ses espoirs de cette époque, « la religion, hélas! je l'aurais accommodée sans doute aussi au gré de mon cœur et de mes sens ; j'en aurais emprunté de quoi nourrir et bercer mes fades remords; j'en aurais fait un couronnement profane à ma tendresse. Voilà, de rêve en rêve, en quel abandon j'étais venu 3 ». Tel était le prix auquel Sainte-Beuve, en s'approchant des autels, mettait sa conversion définitive : nous devinons dès à présent pourquoi elle n'eut jamais lieu.

La faute n'en fut pas à ceux qui s'y employèrent alors ; témoin l'influence discrète, mais efficace et même décisive de Lamartine. Sien 1829 la foi de Hugo chancelait déjà, celle de Lamartine, qui préparait les Harmonies, s'élargissait de plus en plus. Il voyait beaucoup Sainte-Beuve : « Il venait sou- vent chez moi, nous dira plus tard Lamartine ; j'allais chez lui avec bonheur aussi 4 ». En juillet 1829, dans des vers enthousiastes, Sainte-Beuve atteste le succès de ces entre- tiens : ce Vous m'avez par la main ramené jusqu'au Ciel ; », chante-t-il ; et Lamartine lui répond, dans une épître sévère

1 « J'ai fait un peu de mythologie chrétienne en mon temps ; elle s'est éva- porée. C'était pour moi comme le cygne de Léda, un moyen d'arriver aux belles et de filer au plus tendre amour. La jeunesse a du temps et se sert de tout ». (Sainte-Beuve ap. Michaut, 194, n. 3).

- Cahiers, 42 : « Un charme me retenait, le plus puissant et le plus doux, celui qui enchaînait Renaud dans le jardin d'Armide ».

3 Volupté, 158.

4 Lamartine, Harmonies, éd. Fume, in-S, t. Il, 209. s Sainte-Beuve, Poésies, Consolations, 218.

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pour les talents poétiques du défunt Joseph Delorme : « Tu tombais, je criai, le Seigneur te sauva ' ». L'épître était sévère, disais-je, et pourtant Sainte-Beuve l'accueillit avec une reconnaissance et une soumission dont témoigne sa Cor- respondance 2, et dont il se vengera cruellement plus tard. C'est que déjà s'ébauchait entre Lamartine et lui un projet qui aurait abouti à guérir de sa passion malheureuse ce jeune homme blond, « sensible jusqu'à la maladie, poète jusqu'aux larmes 3 j>, par un spécifique infaillible : le secrétariat de l'ambassade de Grèce, que Lamartine sollicitait alors du prince de Polignac. 11 l'aurait sans doute obtenue, si la ré- volution de i83o n'avait bouleversé leurs plans. Aussi, le ii juin i83o, Sainte-Beuve annonce dans une note élogieuse les Harmonies 4; et le 10 juin il leur consacre dans le Globe un long article 3 l'émotion religieuse est à son comble, et donne toute sa valeur à l'admiration exprimée. Qui dira pour combien cet espoir d'une situation stable, et le besoin de donner des gages de sagesse à ceux qu'effarouchait encore le souvenir des audaces récentes de ce pauvre Joseph, pour combien certaines considérations très pratiques étaient inter- venues dans cette première conversion de Sainte-Beuve, si brusquement interrompue par la révolution qui détruisit à la fois son catholicisme de fraîche date et ses ambitions diplo- matiques?

1 Harmonies, 207.

2 Lettres à Lamartine ('1818-1865), publiées par Mrae Valentine de Lamartine. Calmann Lévy, éditeur, 2e éd. 1893 : De Sainte-Beuve à Lamartine, 29 août 1829, p 73. Je signale cette lacune dans la bibliographie, d'ailleurs si complète, qui termine le remarquable ouvrage de M. Michaut sur « Sainte-Beuve avant les Lundis ».

Le même recueil contient encore une lettre de Sainte-Beuve à M. Jules de Saint-Amour au sujet de Lamartine (24 nov. 1856, p. 2811, et une lettre de Sainte-Beuve à Lamartine (13 juillet 1864), p. 304.

8 Harmonies, 209.

* Pr. Lundis, I, 318, note.

5 Pr. Lundis, I, 318.

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On ne peut donc soutenir, du moins sans de sérieuses ré- serves, que « Sainte-Beuve a été le catéchumène et Hugo l'apôtre '. Mais on comprendra mieux l'état d'àme du cri- tique à cette époque, en jugeant que sa conversion, com- mencée par Victor Hugo à partir de 1827 2, dut être achevée, pour autant qu'elle le fut durant cette période, par l'influence combinée de Lamartine et de Mme Victor Hugo. L'ambition, l'amour et l'amitié conspiraient sans doute alors pour amener Sainte-Beuve au catholicisme; mais l'amitié était déjà très chancelante; et l'on n'aura le sens exact de la préface des Consolations le poète fait hommage à son ami de sa foi renaissante 3, que si l'on y devine une habile insinuation par laquelle, se faisant convertisseur, le nouveau converti engage Victor Hugo à surveiller ses croyances, se met ainsi en bonne posture à l'égard de Mme Victor Hugo et de Lamar- tine, et fait servir par l'amitié l'ambition et l'amour.

Sainte-Beuve est donc en marche vers l'Eglise : le 26 juillet 1829 4 il écrit à l'abbé Barbe : « Mes idées qui, pendant un temps, avaient été fort tournées au philosophisme, et surtout à un certain philosophisme, celui du xvmc siècle, se sont beaucoup modifiées et ont pris une tournure dont je crois sentir déjà les bons effets. Sans doute nous ne serions pas encore sur beaucoup de points, et surtout en orthodoxie, du même avis, je le crains; pourtant nous nous entendrions mieux que jamais sur beaucoup de questions qui sont bien les plus essentielles dans la vie humaine, et même nous

1 MlCHAUT, 189.

2 A certains indices, il n'est pas malaisé de reconnaître que Mme Victor Hugo fut d'abord de connivence avec son mari dans cette entreprise. La scène de Volupté dans laquelle, à son retour de la chapelle avec Sainte-Beuve, elle s'élance vers le poète qui la serre dans ses bras et l'embrasse au front, semble indiquer cet accord que Sainte-Beuve, bien entendu, ne paraît pas avoir soupçonné (Volupté, 57).

3 Poésies, 93 et seq.

* Nouvelle Corr., \2, let. VI.

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différerions, ce serait de ma part parce que je n'irais pas jusque-là, plutôt que parce que j'irais ailleurs et d'un autre côté ». Et le 3omai i83o 1 : « Nous nous accorderons mieux sur les idées religieuses. Après bien des excès de philosophie et de doutes, j'en suis arrivé, j'espère, à croire qu'il n'y a de vrai repos ici-bas qu'en la religion, en la religion catholique orthodoxe, pratiquée avec intelligence et soumission ».

Les circonstances appelaient donc un rapprochement entre Lamennais et Sainte-Beuve. A en croire ce dernier et il tient beaucoup à sa version, sur laquelle il est revenu sou- vent — « c'a été l'homme habitué déjà dans la retraite quia été trouver... l'homme trop peu revenu ; c'a été le plus vieux qui s'est donné par avance au moins mûr » 2. « Je n'avais pas été le premier à le rechercher au début de notre liaison, dit-il ailleurs ; lui-même m'avait fait par Victor Hugo des avances dès le temps des Consolations 3 ». Ces affirmations, si caté- goriques soient-elles, appellent irrésistiblement l'examen *. L'auteur de Y Essai sur l' Indifférence avait alors près de 5o ans ; Joseph Delorme en avait 25 ; le premier en pleine gloire, le second encore obscur, cherchant sa voie, inquiet, curieux, volant à toutes les lumières, en quête de toutes les influences. On admettra difficilement que les premières dé- marches aient été de l'homme célèbre au jeune homme inconnu. La situation même de Sainte-Beuve, qui vient d'être indiquée, suggère une solution beaucoup plus vraisemblable. Il était naturel que Mme Victor Hugo, en relations avec La- mennais, songeât à hâter l'œuvre de conversion qu'elle pour- suivait en mettant son néophyte en rapports avec son direc

1 'Nouvelle Corr., 15, let. VII.

2 Volupté, 208.

3 Port. Cont., I, 275.

4 Sainte-Beuve lui même s'en rend compte : « Je dois dire, quoique cela pa- raisse disproportionné aujourd'hui, que c'est l'abbé de Lamennais qui, le premier, demanda à Hugo de faire ma connaissance » (Ma biographie, 45). Mais remarquez avec quel soin il rappelle que Victor Hugo servit d'intermédiaire : il se ménage une partie de sortie.

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teur. Qu'elle ait exprimé ce désir à l'illustre abbé, et que celui-ci, par zèle pieux ou simplement par politesse, ait ré- pondu avec une certaine chaleur à cette proposition, c'est ce qui ne paraîtra pas improbable. Sans doute Victor Hugo partit de pour dire à Sainte-Beuve que Lamennais désirait le connaître. Du moins savons-nous par le propre aveu du critique, que son attitude était alors moins passive qu'il ne voudra plus tard le laisser entendre. En 1828, il écrivait à l'abbé Barbe : « J'ai presque vu M. de Lamennais chez Victor Hugo, mon voisin et mon ami bien cher ; j'eusse été heureux de faire la connaissance de l'illustre écrivain, et je ne déses- père pas que l'occasion s'en représente encore » '. Ce vœu ne devait pas être immédiatement exaucé.

1 Nouvelle Corr., 8.

LA CLEF DE « VOLUPTE »

II

Premier assaut. Premier échec.

(Juillet 182g. Juillet 18S0)

La conversion de Sainte-Beuve n'avait pas produit les effets qu'il en attendait. Même dans les souvenirs qui l'idéa- lisent, sous les symboles qui veulent en exprimer les nuances les plus délicates, l'inquiétude, la fatigue, le découragement apparaissent avec la passion. Une grande image allégorique de Volupté, qui se rapporte aux souvenirs de cette époque, en contient l'expression voilée : Sainte-Beuve y décrit ce paysage calme et grave, vert et désert, auquel il compare la famille de Victor Hugo '. 11 a fallu traverser des gorges nues, déchirées, des ravins et des tourbières pour y avoir accès ; et l'on ne peut s'empêcher, à recueillir les impressions du voyageur en excursion, de se demander si sa secrète pensée n'est pas de regretter tant de peines. Sans doute le rocher qui symbolise Victor Hugo est gigantesque, et l'on aime à le côtoyer, à le mesurer durant des heures, à se couvrir de l'épaisseur de son ombre ; mais il est trop haut, immuable, ses profils sont bizarres et sévères, il cache au beau lac qu'il abrite tout un côté du ciel et du soleil, « tout l'Orient », s'allume cette aurore de passion qu'il n'aperçoit pas ; et les bords les plus

4 Volupté, 112, 113.

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riants du lac sont aussi les plus opposés au rocher. Le lac lui-même, ce pur lac d'Irlande qui figure Mme Victor Hugo, il est souvent sans zéphyr, il est sans fond, il est plein de mystères (lisez: d'inexplicables caprices) ; tantôt agité sans raison, tantôt couvert de brouillard par un ciel serein, tantôt, surtout, frappé comme de magique oubli, et ne réfléchissant même pas le voyageur inquiet qui glisse inaperçu sur son onde *. Il n'est pas jusqu'aux deux jolis ruisseaux, Charles et Léopoldine Hugo, auxquels l'explorateur déçu ne reproche les brusques reflux de leur cours.

L'intimité apparemment si grande qui nous est décrite en ces pages pesait déjà comme une chaîne à la mobilité, à l'or- gueil, aux sens contrariés du critique. Sainte-Beuve et Victor Hugo habitaient toujours porte à porte rue Notre-Dame- des-Champs : Sainte-Beuve allait chez le poète deux fois par jour2. Il y faisait régulièrement une première visite vers midi, à l'issue du dîner matinal; quelque temps qu'il fît, il sortait bientôt avec Mme Victor Hugo et ses enfants, pour rentrer à trois heures, les quitter, et ne plus reparaître qu'à sept heures, vers la fin du souper, à moins qu'il n'y soupât lui-même, ce qui lui arrivait bien deux fois la semaine3. Puis la soirée se prolongeait parfois au delà de minuit, non pas en un tête à tête, comme Volupté l'insinue '*, mais en causeries à trois, sur le « canapé »,au « coin du feu s »,près de la cendre éteinte ; c'est que s'échangeaient ces propos subtils, à demi voilés, la passion affamée de Sainte-Beuve tenait à lire certaines idées « d'invariable, d'invisible, et de triomphe in- térieur par l'âme 6 » qui suffisaient à entretenir sa flamme.

i j^mo Victor Hugo était très distraite. Cf. Sainte-Beuve, Poésies complètes, I, 219-225. Pons {Sainte-Beuve et ses inconnues, 58 et 62). Léon Séché, Les amies de Sainte-Beuve (Revue, 15 septembre 1904, p. 182. n. 2).

2 Ma biographie, 38.

3 Volupté, n 3.

4 Volupté, 114.

5 V. Hugo, Correspondance (18 15-3 5;, p. 26768. * Volupté, 114.

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Ces longues soirées, ce bonsoir amical et léger qui terminait l'entretien, les souvenirs familiers qui en prolongeaient l'écho, le bruit de la porte d'en bas que Sainte-Beuve fermait en partant et de sa clef dans la serrure, le son des cloches de Saint- Jacques et du Val-de-Grâce annonçant cette heure pénétrante et brève qui suit minuit, le retentissement de ses pas le long des murs solitaires, les sentiments de plénitude intérieure et d'équilibre qui l'animaient alors, ne lui suffisaient pourtant pas. « Se sentir relégué » dans le cœur de Mme Victor Hugo « à une place qui n'était ni la première, ni la seconde, mais la cinquième peut-être », ne lui semblait pas le plus intolérable ; mais, Volupté en contient formellement l'aveu, c'était, alors que tout le conviait « à l'ambition ou aux sens 1 », de se trouver comme étouffé par la supériorité écrasante du génie, et traité avec indifférence par la femme de son ami, invinciblement ravie « en d'autres pensées plus légitimes ». A ce tempéra- ment et à ces ambitions, les menus propos du jour et de la soirée, même une visite inattendue de Mme Victor Hugo % qui consacrait la retraite du critique, devaient sembler maigre chère. Nuage agréable à voir de loin, dit-il ; mais de près, cela constituait un bonheur « si clairsemé et si vide, que les pré- visions moins flatteuses s'y poursuivaient à loisir ». Com- ment consentir à se ranger, rival honteux, lâche et surtout dédaigné, à la suite de Victor Hugo? Le principe du vœu qu'il forme d'échapper à des liens trop étouffants, l'émanci- pation dont il rêve alors, il l'avoue, est « moitié orgueilleuse et moitié sensuelle 3 ». Il est « las d'un rôle 4 » qui ne rap porte rien à ses passions.

Aussi Volupté porte la trace du jeu qu'il joua à cette époque afin d'inquiéter la foi de son indifférente amie. Après l'expres- sion de sa lassitude et de ses impatiences prend place im-

1 Volupté, ii 6.

2 Sainte-Beuve habitait alors rue Notre-Dame-des-Champs avec sa mère.

3 Volupté, 120. * Volupté, 121.

médiatement le récit des erreurs d'Amaury, suivant au jardin des Plantes le cours de Lamarck, et entrant en rela- tions par^'intermédiaire d'un ancien Oratorien (Daunou) avec Cabanis et Destutt de Tracy. Ces événements de la première jeunesse de Sainte-Beuve tiennent ici, par suite de la substi- tution de dates, la place de ses premiers rapports avec les Saint-Simoniens !. Il s'amuse à exposer à Mm0 Victor Hugo les théories de ses nouveaux amis ; mais, elle, avec son clair bon sens, se borne à secouer la tête en lui disant : « Comment pouvez-vous croire à de tels récits? 2 »

De fait, y croit-il ? Son intention se trahit dans ces lignes il note avec soin le petit succès de sa manœuvre : « Quelque indifférente que je me la figurasse d'ordinaire, il y avait des moments elle portait une attention presque inquiète sur ma façon d'être et de penser 3. » Puis il rappelle le souvenir d'une altercation qu'ils eurent ensemble, et dont on soup- çonne aisément les causes secrètes, si différentes chez l'un de ce qu'elles étaient chez l'autre. L'emménagement des Victor Hugo rue Jean Goujon, au mois de mai i83o 4, semble porter un coup décisif à cette ardente amitié.

Sainte-Beuve, alors à Rouen chez Guttinguer, écrit de longues et fréquentes lettres pendant cette absence ; mais il les adresse à Mme Victor Hugo plutôt qu'à son mari : « Elle répondait une lettre environ sur trois des miennes, dit-il, courte d'ordinaire, amicale, avec sens et simplicité. Mais les formules restantes de politesse, cette appellation de monsieur, comme une voix étrangère, m'attristaient et me rattiraient au réel, et retraçaient à mes yeux les bornes sévères que j'aurais voulu, sinon franchir, du moins ne pas toujours voir. Chaque

1 Part. Cont., I, 170 et la note. Michaut, 43, 44. D'Haussonville, 18. Volupté, 136.

2 Volupté, 139.

3 Volupté, 139.

* Volupté, 184. V. Hugo, Correspondance (181 5-1835), p. 270. C'était une des rues projetées du quartier François Ier. (De l'idée de l'exila Blois, dans Voluptc)%

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dernière lettre reçue d'elle ne me quittait pas jusqu'à une prochaine ; je me levais quelquefois au milieu d'un travail ou je m'arrêtais dans la rue pour la déplier et la relire, pour y chercher, scus ces paroles bonnes et qui me disaient de venir, un indice encore plus tendre, pour y reconnaître, sous l'inflexible mot, et dans la manière dont il était placé, les nuances que la voix et le regard, en parlant, y auraient mises J ».

En vain une « Providence maternelle » lui ménage alors « avec adresse » quelques pieuses lectures qui font impression sur lui, en lui montrant le danger de ces amitiés « prétendues innocentes 2 », l'on parle même des choses de Dieu, mais il est si difficile, sur un terrain si glissant, de ne tomber jamais : le secret espoir d'un succès toujours attendu est encore vivant dans son cœur. Après cette longue absence, s'il revient brusquement, il s'attend à quelques marques d'ami- tié, à quelques mots affectueux ; mais dans la chambre la domestique l'introduit précipitamment, en vieil ami de la maison, il trouve Mme Victor Hugo debout près du lit d'un de ses enfants malade ; il est surpris qu'après un cri d'étonne- ment à sa vue et quelques brèves interrogations, elle s'étende sur la maladie de son fils qui a été pris dans la nuit « d'un étouffement violent et de toux » ; il est blessé à la pensée inévitable « qu'en ce moment... elle eût mieux aimé voir entrer le médecin 3 » que lui-même ; il s'irrite que ses inquié- tudes maternelles soient sa pensée dominante : « ainsi se passèrent cette journée et les suivantes, écrit-il, (elle) ne me faisant aucune mention des lettres reçues, pas plus de la der- nière que des autres, et moi, froissé et m'interdisant de la rappeler à ce qui m'eût d'abord été si cher ». Puis, le second jour, rassurée sur le compte de son enfant, elle ne l'entretient

1 Volupté, 214.

2 Volupté, 218.

3 Volupté, 219.

que de son mari, dont la situation l'inquiète. Très pieuse, femme et mère avant tout, d'une intelligence peu apte, semble- t-il, à comprendre toutes les finesses auxquelles s'e'vertue Sainte-Beuve, ni à deviner les sous-entendus de son amitié, elle va droit son chemin, sans voir; l'amoureux incompris le reconnaît lui-même : « Qu'avais-je à lui reprocher pourtant, à ce cœur de femme et de mère? Les lettres que j'avais trouvé hardi de lui écrire, elle ne s'en était pas étonnée et ne les avait pas jugées étranges. Elle avait accepté de moi sans défiance ce qui ri était pas exempt de quelque ruse. Elle s'en était nourrie comme d'un aliment délicat, mais simple, ordi- naire à une semblable amitié, et voilà pourquoi elle n'en par- lait pas. Elle ignora toujours ces manèges d'amour-propre et d'art plutôt que de tendresse, ces attentions que l'esprit seul rappelle, ces susceptibilités qui s'effrayent et reprochent agréablement pour mieux exciter. Elle croyait, elle acceptait tout de l'ami et ne se répandait pas en petits soins gracieux, le jugeant plein de foi lui-même \ » Ajoutons qu'avec cette intuition particulière aux femmes, elle entrevoit qu'il manque à Sainte-Beuve une certaine intelligence de la vie de famille qui met seule en garde contre les violences de l'égoïsme in- térieur ; elle sent qu'il n'est si curieux des habitudes intimes que parce qu'il les ignore et ne les a jamais vécues ; elle attribue à cette lacune chez Joseph Delorme qu'elle s'étudie à dégrossir et à guérir, des fautes de tact trop évidentes sur lesquelles elle ferme ies yeux : par bonté, par délicatesse, elle accepte et tolère beaucoup pour ne pas irriter une affection qu'elle croit sincère ; qui n'a connu autour de soi de telles in- dulgences?

Cependant Sainte-Beuve sent le ridicule et la fausseté de sa situation: entre sa jalousie contre l'un, « les oublis fré- quents et les lentes consomptions maternelles de l'autre, dit- il, qu'avais-je à faire? Quel don inutile de mon être et à quoi

1 Volupté, 229.

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leur serais-je bon, avec mes délicatesses comprimées, mes susceptibilités jalouses, et ces ressources variables d'intelli- gence et de cœur qui ne sauraient en tout point qu'orner et adoucir? » A peine a-t-il passé quelques jours auprès d'eux, il annonce déjà son départ ; que de fois il est déjà parti ainsi ! En septembre 1828, en Angleterre1 ; en novembre 1829, en Allemagne 2, en mai 1 83o, il y a quelques semaines à peine, à Rouen 3, il va retourner encore: « Ah çà, dites, quand nous venez-vous décidément ! » s'écrie au déjeuner Mme Victor Hugo ; et, bien qu'il cherche à donner à ce mot une portée qu'il n'avait pas, il les quitte « avec une joie, un soulagement, une colère intérieure, qui se combattaient, dit-il, se mêlaient en moi. et faisaient voler dans mon ciel, comme à un cliquetis excitant, des milliers d'abeilles désireuses : « Aimons, aimons, répétais-je... Aimons d'amour, mais aimons qui nous le puisse rendre, qui s'en aperçoive, et en souffre et en meure, et préfère à toutes choses l'abîme avec nous ! Les pures ami- tiés durables avec les jeunes femmes ne sont possibles, je le vois, qu'à condition d'insensibilité fréquente, d'oubli de leur part, et de détournement perpétuel de leur tendresse sur d'autres êtres qui ne sont pas nous. Puisqu'en restant atten- tives et vives, ces amitiés, au dire des conseillers rigides, ne sont jamais que prétendues innocentes, osons plus, osons mieux, ayons-les donc tout à fait coupables ! 4 »

C'est alors que commence dans Volupté la tentative de sé- duction de Mme R. Celle-ci représente dans la pensée et peut- être dans la vie de Sainte-Beuve, les aspirations vers ce qu'il appelle ailleurs « l'amour antique, fatal, violent », par oppo- sition avec « l'amour chrétien, mystique, idéal 5 », dont

1 V. Hugo, Correspondance, (1815-35) 263.

2 Volupté ', 266.

3 Volupté, 270.

4 Volupté, 223-24.

5 Léon Séché, Les amies de Sainte-Beuve fRevue, Ier octobre 1904), p. 305. On voit que l'examen de Volupté ne me permet pas d'être de l'avis de M. Léon

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Mme Victor Hugo est l'objet. Ulric Guttinguer l'encourage dans cette voie, jette parmi ses sentiments embarrassés « des mots pénétrants avec sa supériorité d'expérience 1 », et l'enhardit à tout oser. Tandis qu'il s'abandonne à cette « erreur principale - », tandis qu'il lutte pour faire partager à sa nouvelle amie ses sentiments et surtout ses désirs, mais se heurte à un sens critique en éveil, à un esprit d'analyse per- sonnelle qui, en éloignant tout abandon, met tous ses projets en défaut, « qu'était devenue, dit-il, ma foi aux choses de Dieu, la foi qui tout précédemment en mon cœur s'annon- çait comme renaissante? Quelle était loin, en fuite et au néant, chassée sans plus de bruit qu'une ombre! A certains moments d'intervalle paisible ou morne dans la vie, il n'est pas rare qu'il s'élève et se forme autour de nous comme une atmosphère religieuse... Mais que vienne la tempête, ou seu- lement une bouffée trop hardie du printemps, un flot plus ardent du soleil, et voilà la nuée dissoute et balayée. Ainsi mes sentiments avaient fui. La foi durable et vivante se compose de l'atmosphère et du rocher, et je n'avais eu que l'atmosphère 3 ». Disons, plus simplement, qu'il avait joué serré, mais perdu la première passe.

Séché, c'est-à-dire d'admettre qu'il y ait eu « séduction » de Mme V. Hugo, au moins pendant cette période.

1 Volupté, 231. Cf. Port. Cont. 409-10, l'ami de Normandie est identifié.

2 Volupté, 228.

3 Volupté, 231.

III

Le dépit amoureux : La crise Saint-Simoiiieime.

(Juillet i83o. Avril i83i).

Les événements de juillet i83o le surprirent dans cette atti- tude. A peine était-il « en rapide chemin » par la voie du Saint-Simonisme, vers ce « nouveau monde » du libéralisme Dieu l'appelle, « les rochers de Bretagne depuis deux jours disparus derrière », c'est-à-dire Lamennais depuis deux ans entrevu, et Y « Irlande », qui symbolise Mme Victor Hugo, momentanément délaissée, nous savons trop à quelles fins, « tout se mêla bientôt dans une furieuse tempête ;... elle dura trois jours », et le « brick en détresse » du Cénacle atteignit la côte fort désemparé : « ce fut un véritable naufrage » '. Sainte-Beuve nous laisse entendre que le trouble intérieur le jeta cet événement fut la seule cause de sa seconde conver- sion : « La tempête, dit-il, en me tenant à chaque instant présente aux yeux l'idée de la mort, avait ressuscité en moi toutes les images de ma première vie... ; elle avait remué... le fond du vieux fleuve et le limon le plus anciennement dé- posé » 2. Ses élans vers le Saint-Simonisme, sa première rupture avec le Cénacle se colorent maintenant de ce prétexte : il faut briser avec une existence égoïste, avec l'adoration du

1 Volupté, 207.

2 Ibidem.

3i

moi dans laquelle s'était complue cette petite assemble'e de poètes, et commençant une vie nouvelle, apprendre à se dé- vouer à la société. La tempête de i83o ne l'effraie pas seule- ment par les images d'un passé trop profane, elle en évoque aussi les faiblesses : « Toute poussière s'éveillait, dit-il, toute cendre tremblait en mon tombeau comme aux approches d'un jugement qui, même pour les plus confiants et les plus ten- dres, s'annonce de près comme bien sévère » '. Mais le re- tour, après la révolution de i83o, avait été moins rapide, et avant de se réfugier « au voisin monastère », c'est-à-dire dans le mennaisianisme, sous les influences qu'il indique et sous quelques autres encore qu'il oublie, Sainte-Beuve avait, pour des raisons moins avouables, et qu'il faut pourtant rap- peler, fourni toute une étape que nous avons à raconter.

Des trois motifs qui le retenaient aux abords du catholi- cisme, la révolution de i83o en détruisit un : le secrétariat d'ambassade s'évanouit avec la chute de M. de Polignac. L'amitié était déjà bien compromise ; et la crise de passion qu'Avril avait vu naître atteignait alors sa phase aiguë. Le 17 septembre, Sainte-Beuve se plaint à son ami Pavie «d'hor- ribles douleurs à l'âme », « de son amour sans issue ». « Mon mal et mon crime, ajoute-t-il, c'est de n'être pas aimé, de n'être pas aimé comme je voudrais l'être, comme j'aimerais l'être, aimant. C'est le secret de toute ma folle existence, sans suite, sans tenue, sans travail d'avenir » -. Trois jours après, dans un bien singulier article sur Diderot3, s'il célèbre l'amour vrai, l'amour pur comme Ta chanté « notre Lamar- tine », ces expressions prennent dans ce cadre un sens tout intime et spécial ; elles laissent assez entendre sous quelle influence il s'est épris d'abord d'une si vive amitié pour le chantre d'EIvire. La suite de l'article n'est pas moins signifi- cative : il adresse à Mme Victor Hugo des pensées qu'il dé-

1 Volupté, 207.

2 Th. Pavie, V. Pavie, sa jeunesse, ses relations littéraires, p. 79.

3 Pr. Lundis, I, 372. Cf. Michaut, p. 223.

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tache « presque au hasard » des lettres à Mllc Voland, et qui doivent la « toucher jusqu'aux larmes ». Il y jure que sa vie sera sans mensonge, qu'il ne se rendra jamais coupable d'une action avilissante aux yeux de l'amie, qu'il envoie sa pensée aux lieux elle est, et que tout s'altérera hors la passion qu'il a pour elle. Un passage de ces pensées choisies en fixe la destination : « Il y a quatre ans, que vous me parûtes belle ; aujourd'hui, je vous trouve plus belle encore » ; l'ar- ticle est du 20 septembre i83o, et les relations de Sainte- Beuve avec Mme Victor Hugo dataient de janvier 1827.

Ces tendres insinuations n'eurent-elles pas d'écho ? Le se- cond article sur Diderot (5 octobre i83o), ne permet pas d'en douter : l'amour y est devenu sévère, complet et fatal : « C'est le dernier, l'unique; on dit moins, j'en mourrai, on en meurt; »... « il est armé de jalousie ' », et par consé- quent redoutable ; car, semblable à la passion de Diderot pour Mlle Voland, c'est un de ces amours « profonds, mûris, irrémédiables, et qui ne demanderaient que des obstacles pour devenir orageux ». Que sera-ce donc, s'il a pour objet une coquette comme cette Mme Legendre, qui « avait un mari à qui elle était fidèle, ce qui ne l'empêchait pas de garder des soupirants qu'elle éludait. Etait-ce insouciance, coquette- rie, naïveté? Cela intriguait fort notre philosophe». Sans doute elle ne comprenait pas toute la valeur du mot : « Je vous aime ». Sainte-Beuve renvoie donc sa lectrice à un pas- sage où Diderot explique ce mot charmant et profond, ainsi qu'à un petit roman métaphysique « toutes les finesses de l'amour-propre et de la coquetterie, toutes les jalousies et les délicatesses de l'amitié sont en jeu, et luttent pour ou contre un sentiment profond, sincère, désespéré ». Une seule avait l'intelligence exacte de ces reproches qui la visaient comme aussi, seule, elle devait comprendre pourquoi Joseph De- lorme, « amolli dans ses propres larmes » -, c'est-à-dire déçu

1 Pr. Lundis, I, 386-87. Poésies, I, 193. Livre d'Amour, Pièce I.

2 Pr. Lundis, I, 407 (4 novembre 1830;.

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dans son ambition et contrarié dans son amour, se détachait à la fois du catholicisme et du Cénacle auquel ils le ratta- chaient.

Le Cénacle, hier un temple, n'est plus aujourd'hui qu'une prison dont il faut s'échapper à tout prix. « Le Cénacle n'était après tout qu'un salon », écrit Sainte-Beuve dans un curieux article 1 dont Victor Hugo ne saisit pas l'ironie et méconnaît les intentions cachées. Naïvement, il croit y lire le découragement et le conjure de ne pas s'abandonner ainsi, de ne pas faire fi de son génie et de sa vertu : « Songez que vous nous appartenez, ajoute-t-il, et qu'il y a ici deux cœurs dont vous êtes toujours le plus constant et le plus cher entretien » 2. J'imagine le sourire du critique à cette lecture; car son article était à double fond ; Victor Hugo n'en avait qu'une clef; seule sa femme les possédait toutes.

Sainte-Beuve, en s'y déliant d'une amitié improductive, y faisait quelques ouvertures aux Saint-Simoniens. C'est à cette enseigne que l'ambitieux déçu, l'amoureux éconduit, va chercher à la fois ses satisfactions et ses vengeances. Après avoir « défendu » le Cénacle comme une*vieillerie vé- nérable qu'il faut laisser « parmi les souvenirs de la Restau- ration », il annonce maintenant que l'art doit descendre dans l'arène « côte à côte avec l'infatigable humanité », « s'associer aux destinées presque infinies de la société régénérée..., ré- fléchir et rayonner sans cesse en mille couleurs le sentiment de l'humanité progressive » 3. Enfantin lut avec satisfaction ces formules riches de promesses ; certes il ne se doutait pas qu'elles servaient une manœuvre amoureuse. Sainte- Beuve « devenu méchant » et resté ambitieux, jouait au Saint- Simonisme pour alarmer la piété de Mme Victor Hugo, qu'il s'agissait de rendre moins cruelle, satisfaire sa jalousie contre son mari en abandonnant à grand bruit le Cénacle, et don-

1 Pr. Lundis, I, 407, 4 novembre 1830.

2 V. Hugo, Correspondance (1815-1835), 273, 4 novembre 1830.

3 Pr. Lundis, I, 406-7.

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ner une nouvelle issue à une ambition politique que les mé- comptes n'abattaient pas.

Aussi, tandis que l'auteur des Consolations, le futur diplomate, s'enfermant dans la tour d'ivoire du Cénacle, y avait, autant du moins qu'il était en lui, cherché à faire ou- blier et pardonner Joseph Delorme, le Sainte-Beuve qu'a transformé la révolution de i83o, moins aristocrate à coup sûr, fait imprimer une seconde édition de cet ouvrage qui, jadis, avait provoqué les étonnements dégoûtés du Faubourg Saint-Germain. Même, afin que nul n'en ignore, il prend soin d'annoncer cette réimpression dans le Globe l, et de l'accompagner de commentaires qui, pour n'avoir pas été compris de Victor Hugo, n'en sont pas moins significatifs : il s'y excuse de son apathie politique avant i83o, et déclare qu'il a toujours été passionné pour le pays et pour la liberté ; il marque son regret d'avoir été absent de Paris en juillet ; il fait comprendre combien il est une recrue précieuse, en rap- pelant sa soif de sacrifice ; et par la même occasion il indique aux amis dont il se détourne combien ils méritaient peu son dévouement 2. Mais surtout il insiste sur le caractère « peuple » de Joseph Delorme, par opposition aux douleurs aristocra- tiques ; et les gages qu'il donnait dans l'hiver de 1829, par les Consolations, et dans les premiers mois de 1830, par ses articles sur Lamartine, au Faubourg Saint-Germain, il les donne en décembre i83o au parti républicain et aux Saint- Simoniens.

Il devait s'engager avec ces derniers de plus en plus for- mellement, sous quelles influences combinées d'ambition et d'amour déçu, nous venons de le voir, jusqu'au mois d'avril i83i. Ses articles sur JoufTroy, la profession de foi Sainte- Simonienne du Globe, signée Pierre Leroux, mais rédigée par lui, ses page* sur la doctrine de Saint-Simon, marquent

1 Pr. Lundis, I, 404 et seq.

2 0 Pour qui, pour quoi, c'est ce qui l'inquiétait assez peu... » [Pr. Lundis, I, 410.)

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les étapes de sa conversion à la religion de l'humanité, qu'ac- compagne en sourdine une correspondance orageuse avec Victor Hugo. Sans posséder les lettres de Sainte-Beuve, on devine assez par les réponses de son illustre ami de quel ton elles étaient écrites. On y sent l'effort patient du poète pour calmer une irritation dont il n'ignore plus maintenant le secret motif. Sainte-Beuve « lui a avoué par une lettre assez confiante » (mais dont l'intention était sans doute de le brouiller avec sa femme) « le péril et les scrupules de son âme » ; seulement il n'y a pas cru, il ne s'en est pas effarouché du moins l. Il s'est même contenté d'en rire *. Tl prend plus au sérieux maintenant une passion dont il entrevoit les effets, mais il ne s'en inquiète pas davantage, ainsi qu'il ressort de ses allusions transparentes. Il se défend d'avoir dit Sainte- Beuve inconstant dans les affaires de cœur : « J'ai ma plaie, écrit-il, vous avez la vôtre, l'ébranlement douloureux se pas- sera. Le temps cicatrisera tout.» Il l'invite à venir le voir, à lui écrire toujours, à songer qu'après tout (et c'est lui-même qui souligne), il n'a pas de meilleur ami que lui 3. Une autre fois il lui affirme que leurs cœurs continuent à se voir et que rien n'est rompu*. Le 2 janvier 1 83 1 5, le remerciant de cadeaux à ses enfants, il l'invite même à dîner et s'écrie, avec quel sou- lagement : « i83o est passé ». Plus tard encore, il lui affirme qu'il ne cesse de parler de lui et d'y penser a ; ou bien il lui

1 Volupté, 265.

2 Léon Séché. Les amies de Sainte-Beuve, Revue, 15 sept. 1904, p. 190. La concordance de l'information de l'exécuteur testamentaire, dont parle M. Léon Séché, et du passage de Volupté cité plus haut, me paraît frappante, et de nature à enlever tous les doutes. Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. Qu'il me soit permis aussi de faire remarquer combien de pareilles coïncidences sont de nature à justifier la méthode adoptée dans ce travail.

3 V. Hugo, Correspondance (1815-35), p. 274 (8 déc. 1830).

4 Ibidem, p. 274-5 (24 déc. 1830).

5 Ibidem, p. 275.

6 Ibidem, p. 276 (9 mars 183 1).

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demande s'il n'a pas quelquefois l'idée qu'il se trompe S on sait trop à quel sujet; et toujours, par un raffinement de dé- licatesse, il prend soin de l'avertir qu'une autre lit ses lettres avec lui -. Pourquoi s'en étonnerait-on ? Sa générosité est celle d'un jeune mari très amoureux sans doute, mais nous le savons très aimé encore \

Sainte-Beuve ne comprend pas cette hauteur d'âme ou cette indifférence : il croit remarquer que la correspondance de Victor Hugo se fait plus pressante et plus affectueuse au moment de la publication de Notre-Dame de Paris; inter- rompue depuis le 2 janvier, elle recommence le 9 mars 1 83 1 , et si Victor Hugo signe « votre éternel ami », il a pris soin auparavant de lui annoncer son roman dont il le prie de ne pas penser trop de mal ; le 1 3 mars, il revient à la charge et lui demande catégoriquement un article4. Nous savons par les Cahiers de Sainte-Beuve ce qu'il pensait de cette insis- tance : « S'il veut obtenir de vous un service qui flatte son amour-propre, l'homme grossier est homme à faire intervenir près de vous, dans la conversation, le nom de sa femme, pour peu qu'il se doute que vous en êtes un peu amoureux; il ne voit aucune indélicatesse, mais seulement une ruse -très per- mise à cela » \ Sainte-Beuve se juge exploité, se révolte, accuse Hugo d'avoir manqué d'abandon, de confiance, de franchise ; le poète riposte en lui exprimant sa tristesse ; il lui rappelle « ce qui est connu, dit-il, de nous deux seuls au monde,... ce qui s'est passé entre nous dans l'occasion la plus

1 V. Hugo, Correspondance (1^15-35), 277 (13 mars 1831).

2 V. Hugo, Correspondance (1815-35), p. 276.

3 Je ferai remarquer aussi combien ce « geste » est dans la manière de Victor Hugo. Sur la question traitée dans ce chapitre je suis heureux de me trouver d'accord avec M. Emile Faguet dont la pénétrante étude sur Sainte-Beuve amou- reux m'est parvenue quand le présent travail était déjà sous presse (Cf. Revue La- tine, 25 janvier 1905.)

* V. Hugo, Correspondance (1815-35), 277. 5 Sainte-Beuve, Cahiers, 1,2.

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douloureuse de ma vie, dans un moment j'ai eu à choisir entre elle et vous ; rappelez-vous ce que je vous ai offert, ce que je vous ai proposé, vous le savez, avec la ferme réso- lution de tenir ma promesse et de faire comme vous vou- driez» (ne lui a-t-il pas permis de continuera les voir comme par le passé?) ; rappelez-vous cela, et songez que vous venez de m'écrire que dans cette affaire j'avais manqué envers vous de confiance, d'abandon, de Franchise 1 » l. Sainte-Beuve fit amende honorable assez promptement ; toute cette corres- pondance mouvementée se termine par un billet du 4 avril 1 83 1 , dans lequel Hugo remercie son ami de sa lettre qui lui a causé une joie réelle 2. Peu de jours après, des relations régulières se rétablirent entre Sainte-Beuve et Victor Hugo. Le critique retourna chez le poète ; et la crise Saint-Simo- nienne n'avait été si bien chez lui qu'un dérivatif et peut-être une arme de guerre contre certains scrupules, qu'aussitôt et comme par enchantement, toute trace de Saint-Simonisme disparaît de ses écrits 3.

1 V. Hugo, Correspondance (1815-35), 278-79.

2 Ibidem, 279.

3 Avril 1831.

LA CLEF DE 0 VOLUPTE »

IV

Retour et désenchantement. La deuxième conver- sion. Lamennais et Juilly.

[Avril-Novembre i83i.)

Les pages de Volupté consacrées aux souvenirs de cette époque portentlatrace dudésenchantement dont s'accompagna ce retour. Mme V. Hugo avait appris par hasard l quelle intimité d'amitié avait supplanté la leur. Elle sentait cette autre ami- tié toujours vivante et, par les espoirs qu'elle laissait subsister encore, elle la devinait parfois préférée à la sienne. Son tact délicat était prompt à déceler l'empire qu'une autre exerçait sur l'ami d'autrefois; de fugitives nuances, une hésitation d'un instant qui n'aurait pas existé jadis, à la proposition d'une promenade au Luxembourg, n'échappaient pas à sa suscepti- bilité en éveil 2. Sainte-Beuve, de son côté, se sentait « lié, gar- rotté par d'autres serments », et se disait « de bien mesurer ses paroles 3 ». Aussi leur vie n'est-elle plus qu'un perpétuel, qu'un amer retour sur le passé : en croyant exciter la pas- sion, l'amoureux a blessé, peut-être tué l'amitié; le jardin a perdu son charme : « Les terrasses exposées, les marronniers et les marbres émaillés de frimas, ces mêmes lisières des allées qu'anime le soleil d'une heure, nous revirent tout chan-

1 Volupté, 263.

2 Ibidem, 256.

3 Ibidem.

*9

gés. Je voulais prendre d'abord un autre tour du jardin ; elle insista pour les anciennes traces. Qu'étaient devenus nos promesses et nos projets de bonheur ?... Sa fille cheminait seule à nos côtés l. 11 semblait qu'elle avait dessein de subir lentement le contraste des impressions d'autrefois et de celles d'aujourd'hui, d'en tirer un enseignement austère » -. Cette situation se compliquait de furieux accès de colère contre Mme R. dont la victorieuse résistance faisait sentir plus vive- ment à Sainte-Beuve l'excès de son abaissement.

Alors, sans doute sur le conseil de M V. Hugo, dans la première quinzaine de mai i83i, Sainte-Beuve alla voir La- mennais à Juilly 3.

Il nous a conservé dans Volupté le poétique souvenir de cette première rencontre. « Un soir, fait -il dire à Lamennais, vous le savez, au mont Albane, un peu au-dessous du cou- vent des Passionistes \ non loin du temple ruiné de Jupi- ter 5 et de la voie triomphale interrompue, et les deux beaux lacs assez proches de à nos pieds G, nos destinées, mon ami, se rencontrèrent. Je vous surpris seul, immobile, occupé à admirer; en face, le couchant élargi et ses flammes débor-

1 Sainte-Beuve a introduit ici dans Volupté la fiction suivante : ses amis auraient perdu un fils, Arthur, d'une pénétrante beauté intérieure : allusion probable au roman d'Arthur, conçu par Sainte-Beuve sous l'inspiration du Cénacle, et interrompu alors. Cf. Volupté, 250. 2 Volupté, 252.

3 Lettre de Sainte-Beuve à Ch. Rogier, 16 mai 183 1 (Revue des Revues, 15 sept. 1898, t. XXXVII, p. 588;.

' Un peu après la Passion ?

5 Allusion probable aux événements de juillet 1830. Cf. Port. Cc>i!., I, : « La ruine était aux pieds, le labarum au ciel brillait toujou: Lamennais,

dans le premier article de l'Avenir : « Des décombres énormes de je ne sais combien de gouvernements écroulés, s'éleva un édifice nouveau, espèce Je temple construit à la hdtc, dans lequel les partis, abjurant leurs vieilles haines, devaient s'unir et s'embrasser. Tout cela se passait hier, et aujourd'hui l'on chercherait en vain quelques traces de ce qu'on disait affermi pour jamais : le temps roule ses flots sur ces vastes ruines ». (Avenir, \6 oct. 1830. Troisièmes Mélanges, p. 1 : . vtor Hugo et sa femme ?

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dant la mer à l'horizon, noyaient confusément les plaines romaines et doraient, seule visible entre toutes, la coupole éternelle '. Une larme lumineuse baignait vos yeux; je m'ap- prochai de vous sans que vous fassiez attention, ravi que vous étiez dans l'espace, et aveuglé de splendeurs. Puis cependant je vous adressai la parole, et nous causâmes, et tout d'abord votre esprit en fleur me charma. Après quelques causeries semblables des jours suivants, je compris vite quels étaient votre faible et votre idole, vos dangers et vos désirs. Je vis en vous comme un autre moi-même, mais jeune, à demi expérimenté encore, avant les amertumes subies, à l'âge de l'épreuve, et capable peut-être de bonheur; je me pris alors de tendresse et de tristesse; ce cœur, qui se croyait fermé pour jamais aux amitiés nouvelles, s'est rouvert pour vous -.» La sympathie fut tout de suite et de part et d'autre très vive ; si Sainte-Beuve reçut de Lamennais, soit en causant, soit en l'écoutant lire YEssai d'un système de philosophie ca- tholique (qui devait plus tard devenir Y Esquisse d'une philo- sophie) des révélations d'âme à âme, ainsi qu'il l'écrira bien- tôt ; il ne manqua pas non plus, pendant ces quelques jours, de confesser au prêtre les douleurs qui l'avaient conduit à ses pieds. On peut deviner sans peine les conseils qu'il en reçut. L' Essai sur l'Indifférence avait été un immense effort pour si- gnaler et guérir le mal du siècle, le développement excessif de toutes les fonctions, et surtout de l'intelligence aux dé- pens de la volonté. Une curiosité infinie use les sens, fatigue le cœur, épuise l'intelligence, qui ne peuvent s'ar- rêter à rien, parce que le ressort intérieur qui les régula- rise étant brisé, ils s'égarent d'une course affolée, et se prennent aux séductions de toutes les erreurs. La « faculté compréhensive » doit porter la responsabilité de cette con-

1 Autrement dit : Le soleil de la passion à son couchant éclairait l'âme en lui montrant le refuge dans la foi catholique.

2 Volupté, 379-80.

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dition misérable, puisque le besoin insatiable de connaître, et par suite d'avoir tout senti, tout éprouvé, chasse l'homme de chute en chute, d'inconstance en inconstance vers les plus mortelles habitudes de la versatilité. A ce mal, Lamennais n'a trouvé qu'un remède héroïque : réveiller la volonté assou- pie en désespérant cette raison altière, et lui enlever ainsi tout prétexte à de nouveaux égarements. Son livre, ardent appel à la volonté humaine, la fait surgir de son tombeau et l'institue reine et maîtresse de l'intelligence abaissée.

C'est du haut de cette doctrine, on le sent, que Lamennais dut juger Sainte-Beuve, quand il vint le trouver « dans cette espèce de retraite forcée des circonstances passagères le confinaient l » ; c'est à cette lumière qu'il dut éclairer ses fai- blesses : volupté du tempérament, trop prompt à s'égarer en des quêtes honteuses ; volupté du cœur, trop aisément séduit par des charmes qu'on oubliera demain pour d'autres aussi troublants, mais qui font oublier aujourd'hui ceux-là mômes dont on rêvait hier ; volupté de l'intelligence qui cherche à comprendre sans croire, à « recevoir les idées ainsi que le ferait un miroir limpide, sans être déterminé pour cela, je ne dis pas à des actes, mais même à des conclusions - ». Et si, après avoir complaisamment dessiné dans sa vie ce triple vice dont il doit à Lamennais la détermination précise, il entre- voit maintenant dans un brusque éveil de sa volonté, sous l'influence d'une douleur salutaire, le remède à ses propres erreurs, c'est Lamennais encore qui lui suggère cette solu- tion : il lui montre que, puisqu'il a, « hors de ce pêle-mêle parements, quelque liaison meilleure et préférée », rien n'est perdu ; car ainsi, tout près de lui, se trouve un sentier de retour ; il doit donc se faire d'abord « de ce cœur aimé un asile contre les plaisirs épars qui endurcissent, contre les pour- suites mondaines qui dissipent et dessèchent ». 11 doit « ne

lupté, 6. Il s'agit évidemment de Juilly. -* Port Cont., I, 20C

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faire de ce culte d'une créature choisie qu'une forme trans- lucide et plus saisissable du divin Amour » ; et s'il y a entre lui et l'objet de son affection de réels obstacles, « acceptez- les, lui dit-il, bénissez-les, aimez l'absence ! Fixez le rendez- vous habituel en la pensée de Dieu, c'est le lieu naturel des âmes. Réfugiez-vous d'avance rien ne vieillit ' ». Ces mêmes conseils qu'il lui donnait à Juilly, il les inscrit encore dans une lettre qu'il lui adresse le 27 mai i83i, au lendemain de sa visite. Après lui avoir rappelé les heures qu'ils ont passées ensemble, et s'être plaint du temps qui, dans sa fuite, emporte « tout ce qui est doux », et « dépouille peu à peu de ses rieurs et de ses feuilles cette pauvre frêle tige de la vie », il ajoute : « L'âme, à l'étroit sur cette triste terre, se débat dans ses liens, regarde en haut, et de toute la force de ses dé- sirs, s'élève pour respirer... Vous êtes à l'âge l'on se dé- cide ; plus tard, on subit le joug de la destinée qu'on s'est faite, on gémit dans le tombeau sans pouvoir en soulever la pierre. Ce qui s'use le plus vite en nous, c'est la volonté. Sachez donc vouloir une fois, vouloir fortement; fixez votre vie flottante, et ne la laissez plus emporter à tous les souffles comme le brin d'herbe séché 2».

Ainsi, les exhortations que le prêtre adresse dans Volupté « à un homme arrivé jeune à un degré honorable dans l'estime publique par son esprit et ses talents 3 » nous renvoient comme un écho des entretiens dont les ombrages de Juilly ont gardé la meilleure part. Mais si bien des confidences furent murmurées d'un côté, que nous-mêmes n'ignorons plus,

1 Volupté, 283.

2 Rev. Contemporaine, t. II, 4, 25 août 1885, p. 500. Je signale ces lettres si intéressantes de Lamennais à Sainte-Beuve publiées par M. Eugène Forgues : elles n'ont pas été utilisées par les plus récents biographes du critique auxquels elles paraissent avoir échappé. Sainte-Beuve comprit toute l'importance au moins documentaire de ces conseils, pu'squ'il les reproduit en tête de sa pre- mière étude sur Lamennais. (Port. Cont.,l, 198.)

3 Volupté, 4.

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bien d'autres furent souhaitées et peut-être sollicite'es en e'change, qui, vraisemblablement, s'esquissèrent avec discré- tion et sous forme voilée, afin que le néophyte curieux d'âmes, et qui sondait indirectement l'apôtre suf cette crise déjà lointaine et pour lui salutaire, comprît « à quel point le fonds commun de nos destinées, en ce qu'elles ont de misé- rable, est le même ' ». Lamennais lui laissa donc entendre qu'il se reconnaissait en lui, « mais jeune, avant la dernière crise subie, avant la période de l'expiation et du repentir ►, Sainte-Beuve entrevit qu' « avant cette ardeur décidée pour le vrai », dont le jeune et fervent disciple fait honneur à la nature de l'apôtre, celui-ci même avait subi, le premier, « un long et lâche malaise provenant de la même cause » ; il apprit que Lamennais n'avait fait sa première communion qu'à vingt-deux ans, et qu'à l'âge des emportements et des passions, son âme ardente et tendre n'avait pas échappé à de trop excusables erreurs ni à des émotions trop vives; il sut qu'à la faveur de cette crise, un premier chaos, des doutes tumultueux prévalurent, et que le bouillant jeune homme « avait traversé une période de conviction rationnelle sans pratique », durant laquelle « le christianisme était devenu pour lui une opinion très probable, mais qui ne gouvernait plus son cœur ni sa vie - ». Il eut même connaissance de con- jectures d'un ordre inférieur que Béranger, entre autres, devait indiscrètement colporter \ et auxquelles, à part lui, il ajouta sans doute plus de foi que les convenances de sa situa- tion ne lui permirent alors de l'afficher publiquement. Du moins, il entrevit aussi, dans la vie passée de Lamennais, de grandes douleurs, et un malheur décisif qui du même coup

1 l'olupl .

\ 6- Peyrat, / et Lamennais, p. 102: -vous que, avec ce

petit corps, il a été jadis un vert-galant ? que c'est pour s'arracher aux plaisirs sensuels qu'il a endossé la soutane ? Savez-vous que cet extrait d'homme était un ferrailleur redoutable

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brisa cette âme et la rejeta dans la vive pratique chrétienne f. Afin de l'encourager à marcher dans sa voie, le prêtre souleva donc pour Sainte-Beuve « le voile épais de pudeur et de silences qui dissimulait ses jeunes années. »

Le disciple se plut, ainsi qu'en témoigne Volupté, à cette confusion de leurs destinées. Cette « pauvre petite chambre tout au haut de la maison 2 », est-ce celle de Sainte-Beuve à Boulogne, ou de Lamennais à Saint-Malo ? Qui des deux encore aborda le grec « sans secours, opiniâtrement, et, tout en l'étudiant, se berçait de l'espoir d'aller bientôt l'ap- prendre à Paris?3 » Qui des deux se passionna pour les missionnaires des Indes, les Jésuites des réductions, les humbles et hardis confesseurs des lettres édifiantes? 4 Le quel, parlant à l'autre de son premier voyage à Paris, au- rait pu dire: « Notre descente se fit à deux pas du Val-de- Gràce, en ce même cul-de-sac des Feuillantines dont vous m'avez plus d'une fois entretenu et que l'enfance d'un de vos illustres amis 5 vous a rendu cher. Que de souvenirs, à votre insu, vous suscitiez en moi, quand vous prononciez le nom de ce lieu en croyant me l'apprendre 6 ? » Même si Sainte-Beuve suppose, bien à tort 7, que Lamennais « n'a jamais vécu de cette vie qui fut la nôtre, de cette atmosphère habituelle de philosophie ec de révolution plongea le siècle. Jamais, pense-t-il, la lecture àe-Diderot ne le mit en larmes, et ne se lia dans sa jeune tête avec des rêves de vertu» ;. il n'en cherche pas moins à montrer que, par des voies diffé- rentes, ils aspiraient l'un et l'autre à un idéal semblable. C'est

1 Port. Cont., I, 2ji.

2 Volupté, 8. Port. Cont., I, 212.

3 Ibidem, 9. Port. Cont., I, 210. Pons, Sainte-Beuve et ses inconnues, 18.

4 Ibidem. Joseph Delorme. 7, Roussel, Lamennais d'après aes documents inédits,. I, 109, 111-12.

5 Victor Hugo.

6 Volupté, 82. Sainte-Beuve, Souvenirs, 25-104. Forgues, Œuvres posthumes, de Lamennais, Correspondance, t. I, Notes et souvenirs, xxn. Ibidem, V.

7 Cf. Blaize, Œuvres inédites de Lamennais, t. I, Introd. 20.

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donc à Lamennais qu'il croit pouvoir faire dire, à propos de pieux écrivains : « Ils e'taient pour moi ce qu'à vous, mon ami, et aux enfants du siècle, étaient les noms les plus glorieux et les plus décevants, ceux que votre bouche m'a si souvent cités, les Barnave, les Hoche, \Ime Roland et Vergniaud. Dites, aujourd'hui, vous-même, croyez-vous mes personnages moins grands que les plus grands des vôtres1 ? » Amaury, dans Volupté, n'est pas seulement Sainte-Beuve, comme on l'a jusqu'ici prétendu : Amaury est Lamennais, dans ses exhor- tations, Sainte-Beuve dans ses confessions ; mais souvent, surtout dans la première partie de l'ouvrage, il est à la fois l'un et l'autre *. Sainte-Beuve embrasse avec ardeur ces rap- prochements flatteurs : si Lamennais partit des mêmes écueils, pourquoi n'arriverait-il pas au même port ?

Afin de l'encourager, de le soutenir, comme il n'a pas be- soin d'être convaincu de la vérité du Christianisme « inné en lui », et dont « sa vie bien plus que son esprit et son cœur l'a éloigné », Lamennais lui cite l'exemple de l'abbé Garron 3, son ancien directeur, celuiqu'il appelait autrefois son « père » ; il lui raconte cette existence, modèle d'abnégation chrétienne et de charité. Il lui fait lire aussi saint Augustin : « Lisez, relisez le livre d'Augustin, lui écrit-il, c'est notre histoire à

1 Volupté, 8-9.

2 J'en citerai encore quelques exemples : la communauté de Mme de Cursy avec quelques religieuses {Volupté, 82-83) évoque le souvenir des Feuillantines, La- mennais descendait à Paris en compagnie de l'abbé Carron. (Cf. FoRGues, Cor- respondance de Lamennais, I, Notes et Souvenirs, p. 22 et sq.) Dans la 2e partie, l'arrivée en Amérique rappelle les projets de départ pour les Etats-Unis formés par Lamennais en 1834; (Maurice de Guérin, Journal, Lettres et Fragments, Paris, Didier, 1863, p. 256) et le précédent voyage à Baltimore, les premiers pro- jets formés en ce sens fous l'inspiration de l'abbé Brute, en 1818 {Volupté, 385. Codrcy et L\ GouRNERit, Lettres inédites de Lamennais a Mgr Brute , Nantes, Forest et Crimaud, 1862, p. 159 et Roussel, Lamennais d\iprès des docu- ments inédits, I, n3). Il y a beaucoup de Lamennais dans Amaury.

3 L'abbé Carron n'est donc pas une fiction, « un Lamennais reculé dans le passé », comme on l'a dit (Michaut, Sainte-Beuve avant les Lundis, 280).

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tous » l. Il lui conseille même de saint Augustin à Port- Royal la voie n'était-elle pasjndiquée ? il lui recommande l'austère familiarité des solitaires, des Arnauld, Saci, Nicole, Pascal, et de M. Hamon. Il fait plus : il lui prête leurs ouvrages. Lamennais avait reçu en héritage de son grand-père Pierre Lorin une belle bibliothèque sacrée; Sainte-Beuveallait le voir en novembre i83i, rue Saint-Germain-des-Prés, 10 bis, il habitait « au premier étage d'une de ces maisons sans so- leil où avait demeurer Racine, la même peut-être dont il avait monté bien des fois l'escalier inégalement carrelé, à large rampe de bois de noyer luisant. La bibliothèque rem- plissait deux vastes chambres, et renfermait, entre autres vo- lumes de théologie, un grand nombre de livres jansénistes, ou, à vrai dire, la collection complète de cette branche. Depuis le fameux Augustinus de l'évêque d'Ypres jusqu'au dernier numéro, daté de i8o3, de ces Nouvelles ecclésiastiques clan- destinement imprimées durant le xvme siècle, il n'y man- quait rien 2. J'y pus aller à loisir, continue Sainte-Beuve, pour feuilleter et mettre à part ce que j'en voudrais emporter. J'y appris bientôt en détail l'histoire de l'abbaye de Port- Royal des Champs, et l'impression fut grande sur moi d'un si récent exemple des austérités primitives 3. »

Ces exhortations, ces modèles, ces lectures l'amènent main- tenant à envisager d'un œil calme le seul remède à ses maux ; et c'est encore Lamennais qui le lui indique : à peine de re- tour à Paris, le 16 mai i83i, Sainte-Beuve écrit à Charles

1 Rev. Cont., t. II, 4, 25 août 1885, p. 500.

s Dans le « catalogue de la Bibliothèque de M. F. Lamennais » (Paris, Daubrée e Cailleux, 1836), je relève : 2178, « Nouvelles ecclésiastiques », ou « Mé- moires pour servir à l'histoire de la Constitution Unigcnitus », 3 vol. in-40. Les nos 278 à 285 sont consacrés aux œuvres de saint Augustin, y compris Y Augus- tinus dont il est ici question. Un relevé rapide m'a permis de constater combien la bibliothèque de Lamennais était riche en ouvrages concernant Port-Royal. Cf. les n°s 367, 396, 399, 409, 410, 411, 733> I739> !74o, 1741, 21:4. 2137, et Supplément, 26, 42, 60, 121, etc.

* Volupté, 312. Port-Royal, II, 258, IV, 337.

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Rogier qu'il revient de Juilly il a « puisé du calme et un éloignement de plus en plus grand pour Paris et la vie qu'on y mène » ; il entame des négociations empresséts pour une chaire à occuper en Belgique l. Mais Lamennais espère mieux encore ; ce n'est pas seulement « une fuite », c'est « quelque grande réforme..., une retraite loin de cette cité de péril » qu'il conseille et désire. « Si vos arrangements ve- naient à manquer, lui écrit-il, il me semble qu'un peu de soli- tude vous serait bonne, non de solitude absolue, mais d'isole- mentdu bruit et du tumulte étourdissantdu monde. Pensez-v. Il y a une voix qu'on n'entend point sur les places publiques, ni dans les salons ; et c'est celle qu'il importe le plus, et qu'il est aussi le plus doux d'entendre 3. »

Des exhortations semblables lui viennent à la même époque de Mm£ Victor Hugo % d'Ulric Guttinguer lui-même : « La bise du malheur ramenait à Dieu cette aile longtemps légère "J ».

Sous cette harmonieuse conjonction de tous les astres in- térieurs, Volupté fut conçu. A la douleur d'un retour dé- solé, le séjour de Juilly a substitué le calme : le cœur de Sainte-Beuve est « plus abondant, son timbre plus pur, son regard doué de plus de transparence et de clarté ». Après avoir longtemps et péniblement gravi la pente, solitaire mal résigné à sa solitude, vaguement inquiet de l'instabilité de sa pensée et des contradictions de sa vie, voici que tout à coup le ciel s'est fait plus clément, et qu' « un jour, une semaine, un mois » 6 dans son existence, il a commencé d'entrevoir une destinée plus heureuse. Alors, et comme à la faveur des premiers renoncements son àme attendrie s'est faite plus ac-

1 Dr Cabanes, Sainte- Beuv: à V étranger [Revue Us Revues, 15 sept. 1898, t. XXVII, p. 588).

3 Volupté, 288.

s Lettres inédites de Lamennais à Sainte-Bcuie, publiées par Eug. Forgues. Rev. Contemporaine, t. II, w 4, 25 août 1885, p. 501.

4 VolUptiy 29O.

5 Ibidem, 293.

« Port. Litt., I, 268, 25 sept. 18} 1.

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cueillante, il a sacrifie' sans peine ce qu'il y a d'incisif et d'amer dans la misère des négations philosophiques; il s'est senti, en ces moments d'abandon espérant et lassé, « largement crédule à l'invisible », « altéré de sources supérieures » l, il a eu hâte d'inscrire un nom aimé « sur les lames d'or » et de le mettre à l'abri « derrière les balustres de cèdre 2 » ; et, comme il aspirait au bonheur d'aimer sans bornes et sans mesure, parce qu'il y a l'infini dans ces passions détournées, il s'est porté d'une ardeur étonnante de sentiments vers un ob- jet encore incertain pour lui-même : l'amour humain contrarié lui a donné le sens et le besoin de l'amour divin. Ses ten- dances politiques et sociales s'accordant, grâce à Lamennais, avec ses nouvelles croyances et les besoins de son cœur, les violences et les grossièretés du tempérament momentanément vaincues par de plus chastes pensées, il entrevoit, réalisable, cet idéal de félicité vertueuse qu'il se proposait et qu'avaient ajourné jusqu'ici des erreurs trop vives. Decette situation nou- velle par l'unité qu'elle a subitement produite en lui, comme d'un poste lumineux, il aperçoit les faiblesses et les misères de sa vie passée, en même temps que les élans d'une voix mystique à laquelle il n'obéira pas, parce qu'il n'est pas de ceux qui comptent trop sur leurs forces, lui indique le port vers lequel le souci de sa dignité devrait orienter ses fai- blesses. C'est alors, c'est véritablement alors, que Volupté fut vécu et produit en pensée : l'action réelle en est concentrée dans cette crise de quelques mois, qui commence en avril 1 83 1 par une déception et se termine en un rêve ; une confession, des exhortations, une décision prise, voilà tout Volupté; c'en est du moins la vie, l'essence intime et la pure flamme. Mais cette lumière ne brilla qu'un moment : Amaury prit seul la résolution virile ; et Sainte-Beuve n'y viendra pas. Laissons donc le héros échapper aux navigations obscures ; il va falloir maintenant y accompagner l'auteur.

1 Port. Litt., I, 274, 25 sept. 183 1.

2 Volupté, 334.

Progrès de la passion. Premières ehutes.

(Juillet i#3i. Août i832.)

De retour à Paris, après sa retraite à Juilly, Sainte-Beuve avait naturellement retrouvé ses entrées chez Victor Hugo. L'accueil de Mme V. Hugo dut être, au récit de ses entretiens avec Lamennais et de sa résolution nouvelle, moins désolé, moins navré qu'un mois auparavant. Mais l'attitude du poète vint compliquerlasituation. Ils'apercevaitmaintenant qu'après avoir échappé à son influence exclusive, pour être revenu à lui, Sainte-Beuve n'en était pas moins][émancipé. Des discussions religieusess'élevaient entre eux ; et, tandis qu'autrefois, quand le poète s'échappait de ce côté, Sainte-Beuve « courbait la tête à son aquilon, et respectait, sans essayer de l'entamer, cette conviction orageuse tournoyait une âme inexpu- gnable », maintenant, sans qu'il pût s'expliquer comment, il se trouvait vite « en contradiction ouverte avec lui » l. C'est l'époque où, dans ses articles, il note avec un soin jaloux le scepticisme croissant de Victor Hugo, le Voltairianisme de sa mère, le philosophisme positif, persistant obscurément chez lai, même sous les symboles catholiques, et sous un christia-

1 Volupté, 260.

5o

misme de convenance et de vague sentiment ' . Quelques mots de Mme Victor Hugo, « l'accent parfois plus brusque, le regard plus errant » de son mari, « une sorte d'impatience », Sainte- Beuve présent, « qui se décela en deux ou trois circonstances légères » 2, apprirent bientôt au critique l'effet de ce malen- contreux désaccord. S'il faut en croire Volupté, un jour que Victor Hugo avait laissé Sainte-Beuve en conversation avec sa femme, rentrant une demi-heure après, il le retrouva, et, involontairement, d'un ton qui parut altéré, il lui échappa de dire : « Ah ! vous êtes encore ! 3 » De tels indices n'échap- paient pas à Sainte-Beuve : « Chose étrange, écrit-il à ce sujet, quand je lui avais avoué, par une lettre assez confiante, le péril et les scrupules de mon âme, il n'y avait pas cru, il ne s'en était pas effarouché du moins; et voilà qu'après une longue absence, après une négligence et une infidélité d'affec- tion trop évidentes de ma part, à travers une contradiction religieuse 4 accidentelle, il s'avisait tout à coup d'une ride jalouse, comme si, en ces sortes de caractères superbes, l'éveil même dans les sentiments plus tendres ne pouvait venir qu'à l'occasion d'un choc dans les sentiments plus fiers. Le particulier en ceci était que le côté orgueilleux choqué n'avait manifesté aucun émoi, n'avait gardé aucune trace ni rancune et que tout était allé retentir et faire offense au sein d'une idée si dissemblable 5 ». De fait, cet article éveilla la sagacité de Victor Hugo ; il dut se dire « qu'indifférent et désorienté » comme Sainte-Beuve l'était en matière religieuse, « pour le prendre sur un ton si inaccoutumé avec lui, il fallait qu'il y eût en lui altération et secousse dans d'autres sentiments plus se- crets » 6. L'article avait paru le 2 juillet; le 6, Victor Hugo

1 Port. Cont., I, 384 et seq.

2 Volupté, 264.

3 Ibidem, 269.

4 Le texte donne : « contradiction politique ».

5 Volupté, 264.

6 Ibidem, 254, 5.

5i

déclarait à Sainte-Beuve qu'ils devaient cesser de se voir. Il pensait, lui écrivait-il, qu'il partirait pour Liège1; mais il paraît que, de ce côté, ses négociations n'ont pas abouti : < Cet essai de trois mois d'une demi-intimité mal reprise et mal recousue,, ajoute-t-il, ne nous a pas réussi... Tout m'est un supplice à présent. L'obligation même qui m'est imposée par une personne que je ne dois pas nommer ici, d'être toujours quand vous y êtes, médit sans cesse et bien cruellement que nous ne sommes plus les amis d'autre- fois » 2. Une crise commence, analogue à celle de la période saint-simonienne, et qui durera tout le mois de juillet3; mais les rôles sont bien changés : les plaintes viennent de Victor Hugo qui n'a plus « qu'une pensée triste, amère, in- quiète4 », et qui a « acquis la certitude qu'il était possible que ce qui a tout son amour pût cesser de l'aimer 3 ».

On peut juger quels durent être les sentiments du Sainte- Beuve que nous connaissons au reçu de telles confidences. Si Victor Hugo a fait lire sa lettre du 6 juillet « à la seule personne qui devait la lire avant » son destinataire, si, en le priant de cesser ses visites, il lui exprime aussi « le vœu » de Mme Victor Hugo 6, c'est donc qu'elle redoute sa pré- sence, qu'elle n'est plus insensible, qu'elle commence elle aussi à trembler du péril. Un nouvel espoir maintenant rallume cette passion tout à l'heure à son couchant. Sans doute, au premier choc de la surprise, les résolutions viriles, les dispositions pieuses tiennent bon : Sainte-Beuve se ré-

1 16 mai 183 1. Sainte-Beuve à Charles Rogier (Revue des Revues, 15 sept. 1898 t. XXVII, 488).

2 V. Hugo, Correspondance (1815-35), 241 et seq.

3 X'est-ce pas le mois auquel Sainte-Beuve fait allusion dans l'article sur l'abbé Prévost ? : « Un jour, une semaine, un mois, etc. » (Port. Litt.} I, 268, 25 sep- tembre 183 1). Cf. plus haut, p. 47 et la note 6.

4 Y. Hugo, Corr., 286, 2 juillet 1830.

5 Ibidem, 284, 7 juillet 1831.

6 V. Hugo, Correspondance (1815-35), 282.

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signe à sa retraite; l'éloignement des quartiers (il habitait alors cours du Commerce et Victor Hugo rue Jean Goujon) servira de prétexte mondain l ; il reverra çà et le poète, il dînera quelquefois avec lui 2 ; plus tard, dans bien des années, lorsque la vieillesse aura calmé ces ardeurs qui font tant souf- frir, il rencontrera son amie ; et, jusque sous les glaces de l'âge, il pourront sans remords se sourire « dans un adieu attendri 3 ». Mais le germequi corrompra de si hautes espérances, l'idée coupable est déjà née ; elle s'insinue lentement. Cette sépa- tion absolue, si cruelle, est-elle bien nécessaire ? Mme Vic- tor Hugo n'est-elle pas le principal agent de sa conver- sion, et ne risque-t-il pas, en exagérant cette roideur de vertu qui le tient à l'écart, de compromettre l'œuvre com- mencée ? Ces prétextes, ou d'autres semblables4, durent co-

1 V. Hugo, Correspondance (1815-35), 283.

' Ibidem, 285.

9 Volupté, 284.

4 Son amour-propre était du reste en jeu, car, ainsi qu'il nous l'apprend dans Volupté (p. 323), sa brusque retraite avait fait gloser quelque peu, et il avait re- cueilli l'écho des railleries dont il était l'objet : « J'appris un jour, par une per- sonne que je rencontrai, dit-il, et à travers certains compliments embrouillés dont elle me gratina, qu'on avait daigné s'occuper de mon absence dans le monde que j'avais quitté, et qu'il s'était fait des doléances extrêmes sur la perte de tant d'agréments et sur cette infirmité dévote j'étais tombé, disait-on ; mais la personne qui me parlait n'avait eu garde de croire à un tel motif de retraite, ajoutait-elle d'un air fin, me sachant un jeune homme de trop d'esprit... Il m'était clair, d'après la brusquerie de mon éclipse, qu'on avait en gloser un peu çà et là... J'en devins troublé, aigri, révolté pour tout un jour... Si amou- reux de l'oubli qu'on soit, comme on supporte malaisément un jugement léger du monde, 1 écho lointain d'une seule raillerie. » Et il cite en note la pièce XX du Livre d'Amour (Un mot qu'on me redit...) qui répond « avec harmonie, dit- il, au sentiment du texte ». Peut-être cette pièce doit-elle en conséquence être rapportée à cette époque, et non pas, comme M. Michaut le suppose (Le Livre d'amour, p. 150), d'après un rapprochement avec une lettre de V. Hugo (Corr. 1815-35, p. 297), au mois de février 1833. En tout cas, il suffit pour expliquer son insertion dans le Livre d'Amour de remarquer que la raillerie portait sur la retraite pieuse de Sainte-Beuve qui s'efforçait de transformer son amour par le mysticisme.

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lorer ses défaillances successives. Du moment qu'il se croit aime', sa passion le pousse impérieusement au retour. Il met donc d'abord tout en œuvre pour éviter une rupture. Puis, avec quelle adresse il s'essaye à calmer son ami, à endormir ses inquiétudes ! Qu'il connaît bien ses points sensibles ! Le 21 juillet, l'orgueil paie son tribut : Victor Hugo lui envoie, sur sa demande, les vers fameux qui serviront en novembre de préface aux Feuilles d'Automne l. Sainte-Beuve les subs- titue en tête de son étude du 2 juillet 2, qu'il insère dans la Revue des Deux Mondes du ier août 3, aux renseignement bio- graphiques par lesquels elle débutait. Mais Victor Hugo tient surtout aux succès toujours espérés, toujours différés du théâtre ; sur ce terrain la lutte est encore vive ; le 5 août, « ému aux larmes » de sa générosité, le poète accepte les services de Sainte-Beuve pour la représentation de Marion Delorme *. « Ce serait impardonnable à moi de m'absenter pour ces deux jours je puis être utile à Hugo », répond Sainte-Beuve aux sollicitations de Lamennais et de l'abbé Gerbet qui l'appellent à Juilly 3. Il s'agit bien de retraite à présent ! Sainte-Beuve est redevenu poète, il écritdes vers, très profanes assurément, que les curieux liront dans le Livre d'Amour6. Et ses velléités religieuses, à dater de cette époque, ne vont plus être que l'aliment d'une passion qui se fixera, qui grandira sous leur ombre, avant de les étouffer.

1 a Ce siècle avait deux ans, etc. »

2 Elle avait paru à cette date dans la BiograpJue des Contemporains (T. IV, 331).

3 Port. Cont., I, 384.

4 V. Hugo, Correspondance (1815-35), p. 286.

5 Sainte Beuve à l'abbé Gerbet, 7 août 183 1. (Michaut, 616).

6 L enfance d'Adèle (9 août 1831J. « Trop longtemps de toi détachée ». « Que vient- elle me dire? » (itr septembre 1831). La pièce sur les lettres brûlées de Sainte- Beuve : « Oh ne let pleure point », est du 4 septembre 183 1. // est ici toujours (5 octobre). •< Elle me dit un jour » et « Sous sommes, mon amie, aussi pleins d'inno- cenre Qu'en saunant tendrement le peuvent deux mortels ». Cf. Michaut, 678-79. Chacune de ces pièces marque un progrès de la passion qui explique car il en est la cause profonde la série de t chutes » que nous décrivons maintenant.

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Le dessein primitif de « Volupté » avaitdonc fléchi déjà quand Sainte-Beuve, en décembre i83i,y mit la première main. Au lieu de cette solitude trop austère à laquelle il avait songé, il s'accommode maintenant d'un compromis entre la passion durable et des croyances qui l'excluent. Du moins rêve-t-il encore une vie de renoncement, victorieuse des sens domptés, car c'est ce « devoir de sacrifice, dont il parle à l'abbé Barbe, qui aura son bon effet, mais qui coûte bien à notre nature 1 ». Mais déjà nouveau fléchissement des ré- solutions prises, l'ambition littéraire reparaît avec toutes ses complaisances : Sainte-Beuve commence à songer à la possibilité de produire une œuvre, complète cette fois, qui l'élèvera d'un jet à l'idéal de lui-même 2, et dont l'exorde et le dénouement sont présents à son esprit. Les romans in- times, Manon Lescaut, Adolphe, Obermann, le préoccupent, il se met à les étudier; mais cette étude est un prétexte à de perpétuels retours sur lui-même : à voir avec quelle satisfac- tion, dans l'article sur l'abbé Prévost, il décrit « cette âme passionnée et par trop maniable aux impressions succes- sives », incapable de se fixer, nature déliée « qu'on traverse et qu'on ébranle aisément » sans la tenir, rejetée sans cesse «de la retraite au monde et des plaisirs aux austérités 3 », on soupçonne que l'œuvre conçue en une heure et dans une in- tention de pieux renoncement, sera moins édifiante qu'elle n'aurait l'être, qu'elle sera surtout l'évocation complai- sante d'un passé difficile, vers lequel on se retourne avec sollicitude, et auquel on adresse un long et reconnaissant adieu, parce qu'on croit en avoir désormais triomphé 4.

Enfin, chute plus haute encore, comme il faut que Sainte- Beuve s'explique à lui-même et surtout qu'il explique à une autre une préférence qui secrètement l'étonné, il ne se fait

1 Nouvelle Corr., 18, let. VIII.

2 Port. Litt., I, 268, 25 sept. 183 1.

3 Ibidem, 272.

* Cf. le début de l'art, sur Sénancour. Port. Cont., I, 143, 21 janvier 1832.

5 5

pas scrupule de diminuer maintenant son rival malheureux. Il insiste sur le scepticisme croissant du poète, sur le néant, chez lui, de croyances religieuses, de certitude philosophique ou de résultats moraux \ Car Victor Hugo lui est inférieur, en cela du moins qu'il a définitivement cessé de faire assaut avec le rocher toujours instable et retombant de la foi. Il songe déjà a*ec une secrète joie que son ami a certes une incomparable virtuosité artistique, mais qu'il n'est pas encore descendu à la vie de tous, à cette vie humaine, qu'il n'est pas encore au roman. Il reproche donc au Cénacle d'avoir égaré en des voies fantastiques son timide et mélancolique talent; il affirme son intention de se ressaisir, en s'aidant des conseils « d'amis qui ne soient pas poètes »_, et de revenir à sa sim- plicité naturelle - ; il parle de la douceur sévère et très profi- table pour l'âme d'être méconnu : « C'est, dit-il, le contraire du digito monstrari, et dicter Hic est; c'est quelque chose d'aussi réel et de plus profond, de moins poétique, de moins oratoire et de plus sage » ; mais, ajoute-t-il, si l'on y perd « l'épanouissement varié auquel se livrent les natures heu- reuses », l'on y gagne en solides avantages, qui vous dévouent a au réel, à l'effectif, au vrai 3 ». La même inspiration lui dicte à la même époque ces lignes du premier chapitre de Volupté' dans lesquelles il oppose son enfance recueillie, éloignée du mouvement du siècle, aux enfances venues en plein siècle, et que tout prédispose à l'opinion régnante; il note avec satisfaction que ces enfances trop heureuses « s'épuisent plus vite et confondent longtemps en pure 'perte leur premier feu dans l'enthousiasme général ». Il entrevoit déjà d'espérance le déclin de l'astre rival et les premiers rayons de sa propre gloire attendue : car il remarque le con- traste entre le trop de facilité de ces premières années trop

1 Port. Coût., I, 424-28, 15 déc. 183 1.

2 Port. Litt., I, 435, 24 déc. 1831.

3 Port. Cont., I, 144, 21 janvier 1832.

- -

fécondes de certains génies, qui les dispersent souvent et les évaporent, et la destinée de ceux qui ont eu le dur bonheur « d'aborder à l'écart de la société présente, par une contra- diction de sentiments qui double la vigueur native et hâte la maturité l ».

Ces sentiments président à la conception du personnage qui tient la place de Victor Hugo (le marquis de Couaën) dans Volupté. Sainte-Beuve note son esprit de forte volée, et qui, à une certaine hauteur, manœuvrait à Taise dans n'im- porte quels sujets; son admiration du moment2 pour Bo- nald, ce gentilhomme de l'Aveyron qui devait « mettre à la raison philosophes et sauvages » 3, sa confiance exclusive dans l'énergie individuelle et dans l'adresse et la décision de trois ou quatre individus notables pour déterminer le sens du succès 4; mais il remarque aussi son instruction très inégale, composée surtout de portions d'histoire, qui faisaient ressem- bler sa culture à des fragments de chaussée romaine en une contrée vaste et peu soumise \ Du reste, il ne se borne pas, pour dérouter les curiosités, à transposer dans la politique la lutte littéraire dont il avait alors suivi les phases. Etendant à toute la carrière de Victor Hugo ce qui n'était vrai que du théâtre, il dresse en face de lui ces insurmontables obstacles que la fortune du poète n'a pas rencontrés ; il heurte ses élans à des destinées inexorables qui brisent son effort, nouent son génie, font de lui une sorte de Sénancour de la politique. Il le fait tel qu'il l'aurait voulu, tel que sa rancune et sa jalousie l'ont rêvé, tel qu'il eût été, pense-t-il, si la chance des événe- ments lui eût été moins favorable. Cette fiction lui permettra

1 Volupté, 7.

8 En 1827. V. TAppendice : Bonaldat, V. Hugo.

8 Volupté, 37.

* Ibidem, 35.

s Ibidem, 36. Cf. V. Hugo, Littérature et Philosophie mêlées, (éd. Houssiaux, in-8, 1864), p. 257, Fragment d'histoire (1S27). Cf. aussi ibid., p. 31 et seq. {Histoire).

de mettre beaucoup» de lui-même dans cette peinture, et, en poussant, en exagérant les scènes d'envie contre Chateau- briand et les luttes épiques à'Hernani pour la maîtrise de la scène, de faire exprimer au pseudo Vrictor Hugo cqs senti- ments d'irritation contre la destinée rebelle que développent en lui-même les faciles triomphes de ses illustres contempo- rains. De tels accès d'humeur dans lesquels le marquis de Couaén est manifestement le Sainte-Beuve de 1 8 3 2 , mettent leur date sur les fragments de Volupté ils se formulent, pourvu qu'on les rapproche des articles dans lesquels ils trou- vent en même temps leur expression. La même inspiration a dicté sans doute à la même époque les réflexions qui devaient encourager Sénancour dans sa lutte contre « le poids des cir- constances, la difficulté des choses l'aide infidèle des hommes », en lui faisant remarquer que, si cette oppression « nous arrête d'abord et nous refoule, quand l'arbre est fort, quand les racines plongent au loin, quand la sève con- tinue de se nourrir et monte ardemment..., les pertes seront compensées par de solides avantages, le tronc, s'épaissira, l'aubier sera plus dur, les rameaux plus fixes se noueront » * ; le même étonnement, au fond, la même envie inquiète, soit qu'elle se rassure et s'essaye à fortifier autrui, soit que, n'ayant plus de rôle à jouer, elle dévoile les secrètes profon- deurs de son désespoir, les mêmes tourments qui survivent encore au triomphe de la passion, ont fait jaillir ces pages de l'article sur Sénancour, et les imprécations dont Sainte- Beuve, par la bouche de M. de Couaén, flagelle au nom du hasard les destinées des grands hommes. S'il s'obstine à les ra- baisser, non pas au niveau commun, mais jusqu'aux virtua- lités sans exertion, aux énergies que le sort a mal soutenues, c'est qu'il hausse ainsi en idée, à la taille du géant majestueux, dominant et tout en ombrage, l'yeuse maigre et nouée du chemin dont il a fait le symbole de ses rêves de gloire avortés.

1 Port. Cotit., I, 145, 21 janvier 1832.

- >8 -

Victor Hugo, sans doute, a déclaré un jour : « Je veux être Chateaubriand ou rien » ; mais c'est Sainte-Beuve, assuré- ment, qui, « à défaut d'éclat glorieux », eût souhaité un destin « noblement et grandement contraire », lui qui maudit la médiocrité même de son infortune : car elle le condamne à mourir sergent ou peut-être colonel dans l'armée de « cet homme qui monte et grandit chaque jour », qu'il admire et qu'il hait, et dont, en dépit du mugissement public qui le salue déjà l'unique, l'indispensable, le géant de notre âge, il se veut et s'affirme obstinément l'égal r.

La passion enfin connue et « fixée » 2 dénoue donc peu à peu, défait l'œuvre du mois de mai à Juilly. Un moment viendra bientôt la religion sera pesante à cet amour dont elle a d'abord favorisé la résurrection inespérée; La- mennais, confident de certains troubles, ne sera pas moins gênant. Sainte-Beuve n'attend plus qu'un prétexte pour supprimer ces deux obstacles et consommer la dernière chute.

1 Volupté, 74 et seq. On remarquera que, comme toujours, cette page est a double entente et peut signifier r.ussi les « Vautours » de Victor Hugo contre Chateaubriand. Il ne faut pas oublier non plus que Victor Hugo avait la préten- tion de rivaliser avec Napoléon et de l'égaler d ns l'art. Il écrivait en 1833 : « Dans notre opinion, les générations présentes sont appelées à de hautes des- tinées. Ce siècle a fait de grandes choses par l'épée, il fera de grandes choses par la plume. Il lui reste à nous donner un grand homme littéraire de la taille de son grand homme politique Jusqu'ici vous n'avez qu'un profil de ce siècle, Napo- léon, laissez se dessiner l'autre. Après l'empereur, le poète. La physionomie de cette époque ne sera fixée que lorsque la Révolution française, qui s'est faite homme dans la société sous Ja forme de Bonaparte, se sera faite homme dans l'art. Et cela sera. Notre siècle tout entier s'encadrera et se mettra de lui même en perspective entre ces deux grandes vies parallèles, l'une du soldat, l'autre de l'écrivain, l'une toute d'action, l'autre toute de pensée, qui s'expliqueront et se commenteront sans cesse l'une par l'autre. Marengo, les Pyramides, Auster'itz, la Moscowa, Montereau, Waterloo, quelles épopées ! Napoléon a ses poèmes ;

le poète aura ses batailles (V. Hugo, Littérature et Philosophie mêlées, éd. Hous- siaux, in-8°, p. 338-339. Cf. Biré, Victor Hugo avant 1830, 2e éd., p. 46 et la

note).

2 Nouvelle Corr., 18. Lettre à l'abbé Barbe, 18 décembre 183 1.

VI

La chute. Rupture intérieure avec le catholicisme et

Lamennais.

{Août i832. Août i833.)

Depuis i83r, Sainte-Beuve conduit par son amour au ca- tholicisme mennaisien, politiquement orienté vers le libéra- lisme par la forme spéciale de sa foi renaissante autant que par son passé saint-simonien et par ses relations avec Ar- mand Carrel \ avait retrouvé sous le toit de Victor Hugo

1 L'épisode de Georges a été introduit dans le roman, sous la double influence, des préoccupations politiques de Sainte-Beuve, alors en relations avec Armand Carrel dont Georges, toutes proportions gardées, tiendrait la place dans Volupté ; et d'une lecture des « Mémoires de Desmarest » (chef de la police sous le consulat et l'empire), dont le critique rendit compte dans le National du 20 avril 1833. (M. D. dans Volupté, p. 149, par exemple, serait donc Desmarest). Sainte-Beuve en effet s'accuse, au début du t. II, de s'être trop longuement étendu sur l'aven- ture de Georges et de Limoëlan, et la raison qu'il en donne prouve qu'il s'est laissé entraîner par l'attrait fortuit d'une lecture : « Le désir de rattacher a mon récit une destinée si étrange d'expiation et de martyre m'a fait reprendre à tous ces détails de conspiration qui nous étaient moins nécessaires ». (Volupté, 207, 208). Mais il faut sous-entendre surtout, ce qu'il ne nous dit pas, qu'à la même époque il s'était rapproché du parti républicain, et qu'il conspirait aussi, sans grand péril à vrai dire, mais de manière à donner cependant quelques inquiétudes à sa mère par rapport aux situations officielles qu'elle rêvait pour lui (D'Haus- sonville, C. A. Sainte-Beuve, 90. V. Hugo, Corr., 181 5-1 83 5, p. 289-290). Les visites nocturnes d'Armand Carrel à Sainte-Beuve ont servir de modèle au récit de la brusque arrivée de Georges, la nuit, au domicile d'Amaury {Volupté, 175) ; et la description de Paris, barrières fermées, agité d'un extraordinaire ap- pareil de police, a certainement été suggérée par la mise en état de siège de la capitale après les événements de juin 1832. (Volupté, 210.)

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une satisfaction complète. On sait par quelle brusque volte- face le poète s'était subitement proclamé libéral au lendemain de i83o ' ; son impiété croissante n'était pas pour déplaire au critique qu'elle mettait en bonne posture vis-à-vis de Mme Vic- tor Hugo; et comme Sainte-Beuve abordait plein d'espoir le roman son rival lui paraissait inférieur, ses ambitions politiques, littéraires et sentimentales trouvaient -dans le mennaisianisme un aliment qui leur suffisait. Que la religion fût devenue assez promptement un moyen, puis qu'il l'ait considérée comme un principal obstacle, c'est un point sur lequel l'étude attentive de la question ne peut guère nous laisser de doutes. Du moins n'avait-il jamais manqué depuis lors de rendre à l'occasion hommage au christianisme ; il tenait son rôle en conscience, soit qu'il célébrât « la doctrine vraiment catholique, depuis quinze ans surtout remise en lu- mière » 2, soit qu'il écrivît un article élogieux et ému sur La- mennais 3, ou qu'il approuvât d'Ault-Dumesnil de ne conce- voir Alger tout à fait bien colonisé qu'une fois évangélisé 4, ou encore qu'il signalât pour la réprouver la croissante in- différence religieuse d'Hugo \ Alors Lamennais lui écrivait de Rome : « Il y a bien peu de jours je ne pense à vous » ; et après l'avoir remercié de « sa bonne et tendre amitié », terminait par cette formule : « Tout à vous de cœur et à ja- mais 6 ».

Le 3o août 1 832, l'Encyclique Mirari vos condamnant les doctrines de X Avenir, arrivait à Munich; elle était bientôt connue à Paris. Le prétexte était enfin trouvé. Je dis le pré- texte. Car, dès le 12 août i832, Sainte-Beuve se vantait déjà

1 Le 7 août 1830, dans une lettre à Saint-Valuy, il se déclare « libéral politique et libéral littéraire ». (V. Hugo, Corr., 1815-1835, p. 101.)

2 21 janvier 1832, Port. Cont., I, 170.

3 jer février 1832, Ibidem, 198.

* Ier juin 1832, Pr. Lundis, II, 82.

5 24 juillet 1832, Port. Cont., I, 143-144.

6 25 février 1832, Revue Contemporaine (25 août 1885), p. 501-502.

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dans une pièce de vers insérée dans le Livre d'Amour, d'avoir reçu de celle qu'il aimait « des gages si secrets, de si grands témoignages », que les croyances religieuses et Lamennais devaient seuls troubler ses espoirs grandissants '. Sainte- Beuve, alors éloigné de Mme Victor Hugo qui passait les vacances aux Roches, chez Bertin 2, marque bientôt sa désaffection pour « ce Christianisme que la ferveur des peuples semble délaisser et qu'on dirait frappé d'un mortel égarement aux mains de ses Pontifes » 3. Le retour de Victor Hugo ne pouvait qu'accentuer cette attitude ; le poète qui a besoin des services du critique pour la représentation du

1 12 août 1832, Cf. Léon Séché, Les Amies de Sainte-Beuve [Revue, ieroct. 1904)^ p. 307. Et le 22 août, dans la pièce « à la petite Adèle » (Pons, Sainte-Beuve et ses inconnues, p. 87, 88, 89) il s'accuse sans doute d'avoir sollicité ces « témoi- gnages », quand il écrit : « Mon amitié peu franche eut bien droit aux rigueurs et je plains ïoffensè, noble entre les grands cœurs » (Cf. Léon Séché, Ibidem). Je ferai remarquer à ce sujet que M. Léon Séché donne à cette pièce une inter- prétation inadmissible. Sainte-Beuve ne s'y vante pas le moins du monde d'être le père de la petite Adèle ce qui rendrait inexplicables toutes les démarches que nous avons étudiées plus haut mais il note seulement qu'elle est née au moment sa mère commençait à penser à lui. Les expressions qui paraissent avoir provoqué chez M. Léon Séché cette singulière illusion, se rapportent toutes à la paternité spirituelle du parrainage.

Cette étude était déjà sous presse lorsque j'ai pu constater que je me trouve entièrement d'accord sur ce point avec h/. . Michaut, qui défend l'opinion que je soutiens ici, dans la Note additionnelle qui termine son ouvrage : Le livre d'amour de Sainte-Beuve (Paris, Foniemoing, 1905). Du reste, la lecture de son livre m'a montré que, sur les points essentiels, nous ne différons pas d'opinion, observa- tion bien encourageante pour moi ; j'excepte cependanr la question de la valeur documentaire de Volupté, que M. Michaut me semble méconnaître encore. Mais peut-être aurai-je le bonheur de le convaincre à cet égard. Je dois faire aussi des réserves sur les conversions de Sainte-Beuve, que M. Michaut croit sincères ; mais il n'en parle pas dans son étude sur le Livre d'Amour, et peut-être a-t-il changé d'avis depuis son Sainte-Beuve avant les Lundis.

2 V. Hugo, Correspondance (1815 1835), p. 291-92. Lamennais alla y dîner à cette époque -avec Montalembert et Janin (le dimanche 23 septembre 1832), Cf. V. Hugo, Corr., Ibidem et Lundis, xi, 453.

3 Ier oct. 1832, Port. Cont., I, 305-7.

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Roi s'amuse, le traite de grand poète et de bon ami ; puis, la pièce interdite, lui demande un article sur l'ouvrage imprimé l. Voilà donc Sainte-Beuve plus étroitement repris que jamais par « le petit couvent ». Un sonnet du mois d'octobre i832 nous dit quelles impatiences sont alors les siennes : « Attendre, attendre encore, voir pâlir les beaux jours », telle est ma vie, écrit-il : « Absence de plaisir sur un fond de bonheur » 2. Sa passion a besoin d'une complète sa- tisfaction qu'elle exige.

Aussi, tandis que Lamennais charge Montalembert de « mille amitiés pour notre bon Sainte-Beuve » 3, le disciple plus perspicace distingue déjà et signale à son maître qui refuse naïvement d'y croire, l'obstination du critique à éviter sa rencontie \ Montalembert voyait juste; nous sommes arrivés à l'époque Sainte-Beuve écrit un admirable-sonnet, mais qui contient l'aveu de la faute, pour endormir les re- mords de son amie B ; c'est l'époque il renonce à chanter parce que « l'oiseau sous le feuillage aux instants les plus doux n'a de chants ni de voix c ». 11 commence donc à dé- nouer les liens par trop embarrassants d'une amitié difficile- ment conciliable avec sa nouvelle existence.

Cependant il trouve encore, et tout en se déliant, à tirer parti de la situation. Lamennais jouera le rôle qu'a tenu Victor Hugo, depuis i83o, dans des articles à deux fins. En lui insinuant la soumission, en s'instituant à son tour son directeur, Sainte-Beuve préparera la rupture, et son

1 V. Hugo, Corr., (1815-1835), p. 292-94.

2 Poésies, I, 228.

3 14 novembre 1832. Eug. Forgues, Lettres inédites de Lamennais à Montalembert , p. 23.

4 11 décembre 1832, Ibidem, 28.

5 Poésies, I, 234.

6 Poésies, I, 235. La pièce de vers publiée par Pons (Sainte-Beuve et ses inconnues p. 74), et qui avait été déjà publiée dans les Poésies complètes (I, 188), paraît bien antérieure à cette époque et avoir été écrite pour Ulric Guttinguer.

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attitude ne manquera pas de plaire à son amie. Il célèbre donc « un prêtre illustre, qui est plus à nos yeux qu'un écri- vain, dit-il, et dont le saint caractère grandit en ce moment dans l'humilité du silence » !. Mais ces éloges ne l'empêchent pas de citer au nombre des « solutions hâtives » qu'on a tentées après la révolution de i83o pour résoudre le pro- blème social, et côte à côte avec le Saint-Simonisme, « le généreux effort de M. de Lamennais » -. On ne soupçonnait pas à la Chênaie les arrière-pensées du critique ; Lamennais et l'abbé Gerbet y attendaient sa visite à peu près promise 3. Sainte-Beuve déclina leurs sollicitations aimables sous pré- texte de ses travaux. Il ne lui convenait pas de quitter Paris, encore moins d'entrer en retraite, au moment la liaison commençante de Victor Hugo avec M110 Drouet, la princesse Negroni des premières représentations de Lucrèce Borna, mettait un nouvel atout dans son jeu ;. Au contraire, il insiste sur les raisons qui, l'écartant à la fois de Victor Hugo et de Lamennais, le rapprochent, pense-t-il, de Alme Victor Huoo. Il se compte au nombre de ces esprits jeunes, studieux, in- telligents; qui, après avoir passé déjà par des phases diverses, ne croient plus* qu'il soit donné à une formule unique et souveraine d'accomplir l'enfantement de l'ordre social nou- veau, qui n'acceptent pas l'idée d'un Jiat lux social, ni qu'au- cun des guides de génie moyennant qui le progrès s'accomplit par tous, ait le droit de se croire indispensable ; il s'attribue en conséquence la tâche de tempérer, de ne pas suivre ceux qui voient à chaque pas un labarum, et de déconcerter les unités étroites et factices, et tant d'assertions téméraires et de promesses ambitieuses » \ Lamennais était directement visé

1 Port. Cent., I, 86, Ier décembre 1832.

1 Pr. Lundis, II, 123, 23 décembre 1832. L'influence de Lacordaire qui avait quitté La Chênaie le 11 décembre est sensible dans cet article.

3 Rev. Contemp., 25 août 1885, p. 502-3, 26 janvier 1833.

4 Cf. Biré, Victor Hugo après l8)ot I, 92 (2e éd.).

5 Pr. Lundis, II, 170, ier mars 1833.

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dans ces lignes. Au moment Lacordaire quittant La Chênaie rompait avec son maître 4, la critique se souvenait à temps qu'il s'était prêté, comme il le dira plus tard, non donné -; et, ce qu'il n'avouera pas, le premier feu d'enthou- siasme assoupi, prêté, en vue de ses intérêts personnels d'am- bition et d'amour.

Ce premier volume de Volupté qui s'ouvrait par les té- moignages d'une admiration sans mélange pour Lamennais, s'achève maintenant sur des leçons à son adresse, et sur des allusions claires et cruelles à sa situation. L'écho des tour- ments intérieurs et des sourdes révoltes de l'apôtre est venu par Lacordaire d'abord jusqu'à celui qui l'a tant admiré. Mais, comme il est incapable de deviner les hautes raisons morales du conflit qu'il entrevoit, il diminue ie géant à sa taille, et avec une joie mal dissimulée il croit discerner enfin la faiblesse humaine en cette conscience même qu'il s'était étonné jusqu'ici de trouver d'une hauteur d'âme toute divine. Eclairé maintenant comme il croit l'être par les entretiens qu'il vient d'avoir avec Lamennais de retour à Paris dans les premiers jours de novembre i833, il ne voit plus qu'égoïsme à la source de son inspiration : « Après tout, écrit-il \ les grands événements du dehors et ce qu'on appelle les intérêts généraux, se traduisent en chaque homme et entrent, pour ainsi dire, en lui, par des coins qui ont toujours quelque chose de très particulier. Ceux qui ont l'air de mépriser le plus ces détails, et qui parlent magnifiquement au nom de l'humanité entière, consultent autant que personne des pas- sions qui ne concernent qu'eux et des mouvements privés qu'ils n'avouent pas. C'est toujours plus ou moins l'ambition

1 Lacordaire avait quitté La Chênaie le n décembre 1832. Cf. E. Forgues, Lettres de Lamennais à Montalembert , in-8, Paris, Perrin, 1898, 29.

2 Port. Cont., I, 272.

9 Le 1er vol. de Volupté s'imprimait en novembre 1833 (Cf. Lettre de Sainte- Beuve à Pavie, 17 nov, 1833. Th. Pavie, 129). Les dernières pages du premier ^volume sont donc de cette époque.

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de se mettre en tête et de mener, le désir du bruit ou du pou- voir, la satisfaction d'e'craser ses adversaires, de démentir ses envieux, de tenir jusqu'au bout un rôle applaudi ; si l'on pesait l'amour du seul bien, que resterait-il souvent? » l. La force dont les grands hommes sont doués lui paraît à peu près aveugle, une sorte d'instinct obscur, et plus dangereux qu'utile : « Quant aux résultats qui sortent des mobiles si di- vers, je trouve que les vagues influences sociales ainsi briguées et exercées au hasard doivent trop prêter à des applications té- méraires et à de douteuses conséquences ; cette grande mo- rale aventureuse, qui ne s'arrête pas d'abord à quelque mal causé çà et là, finit-elle nécessairement par quelque bien ? i . Traduisez : cette solution hâtive de V Avenir, dont les sources étaient moins pures qu'on ne pourrait croire, et dont la mise en œuvre n'était pas sans entraîner bien des calamités et des ruines, n'aurait-elle pas abouti à des résultats néfastes ? En tout cas, comme il convient au but qu'il poursuit de tirer la morale de cette aventure et surtout de la prêcher, Sainte-Beuve oppose maintenant la pratique et Fonction, ce qu'il appelait ailleurs l'humilité du silence ", c'est-à-dire la fé- condité des œuvres, aux bruyants efforts de la polémique : « Mais, sans prétendre nier ce qui se rapporte aussi en cette voie à une part de conviction généreuse, sans contester la pa- role libre et une honnête audace à qui croit avoir une vérité, combien, selon moi, le perfectionnement graduel, la guérison intérieure et ce qui en provient, l'action, autour de soi, pru- dente, continue, effective, les bons exemples qui transpirent et fructifient, conduisent plus sûrement au but, même à ce but social tant proposé! Lorsqu'on se jette dans l'action so- ciale avant d'être guéri et pacifié au dedans, on court risque d'irriter en soi bien des germes équivoques. Jésus purgeait le

1 Volupté 205. - Volupté, 205. a Port. Cont., I, 86.

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Temple avant d'y prêcher la foule » l. S'agit-il ici de conseils ? Peut-être; mais plutôt de reproches: reproches cruels et perfides, si Sainte-Beuve n'ignorait pas les douloureux débuts de Lamennais dans le sacerdoce; conseils vains, et Ton ne peut s'empêcher d'entrevoir une ironie méchante : car, mieux qu'un autre, Sainte-Beuve connaissait le tempérament et le génie du malade qu'il prétendait guérir ; mieux qu'un autre, il savait que de pareils remèdes ne lui convenaient pas. Que penser alors du caractère de ce critique, le plus intelli- gent de son siècle, qui prêche à un homme d'action la rési- gnation passive, à un publiciste de génie, les œuvres, à un prêtre dont il n'a cessé jusqu'ici de célébrer les hautes vertus' la guérison intérieure? Que penser du moins de ses inten- tions à l'égard de celui auquel il parlait ainsi ?

La rupture avec Lamennais était donc résolue dans l'esprit de Sainte-Beuve depuis l'encyclique Mirari vos. Publique- ment, il se détache avec prudence et un art consommé d'uti- liser au mieux de ses intérêts privés la nouvelle situation qu'il adopte. Mais dans Volupté qui reflète au jour le jour ses impressions, et les différents moments de la rédaction ne portent pas de dates compromettantes, il s'épanche plus à l'aise, et dit plus brutalement sa pensée. Voilà pourquoi le premier tome du roman, qui s'imprime en novembre 1 833 2, finit sur une appréciation peu flatteuse du rôle de Lamennais. Les choses en sont au point que le solitaire de la Chênaie commence à remarquer la différence des procédés, et qu'il en souffre ; il s'étonne aussi de cette retraite depuis deux ans promise et toujours différée : « Quand je viens à penser à vous, écrit-il à Sainte-Beuve, ce que je fais souvent, je ne puis me défendre d'une certaine tristesse, semblable un peu, je crois, à celle des pauvres âmes qui s'attendent d'un monde à l'autre » 3.

1 Volupté, 205-6.

2 Sainte-Beuve à V. Parie, Th. Pavie, 129, Michaut, 626. 8 Revue Contemp., 25 août 1885, p. 504-5, 20 juillet 1833.

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L'autre monde est bien oublié ; la nuance que Lamennais représentait commençant à pâlir et même s'effaçant au souffle de l'Encyclique, les aspirations libérales du critique restent sans point d'attache avec ses tendances catholiques; et comme, à vrai dire, ses renaissantes sympathies pour l'Eglise s'étayaient sur sa passion d'une part, de l'autre sur ses opinions politiques, les communications étant coupées entre Rome et le libéralisme, il y a, dans l'ordre intellectuel, faillite religieuse chez Sainte-Beuve. Ce serait peu sans doute, si les exigences de son tempérament ne venaient ap- puyer les inquiétudes de sa pensée. Il ne reste plus en effet pour soutenir je ne dirai pas sa foi, mais ses velléités reli- gieuses chancelantes, que la voie sentimentale ; sa situation est analogue à celle d'où naquirent les Consolations 1. Mais tandis qu'il s'élevait alors de l'absolue négation à la bonne volonté de croire, il redescend maintenant d'une conviction sentimentale et même rationnelle sans pratique, à une reli- gion qu'il accommode au gré de son cœur et de ses sens de plus en plus exigeants.

II simule donc une sympathie qu'il n'a plus pour le chris- tianisme, de même qu'il tient toujours le rôle de conseiller de Lamennais, amical et prudent. Seulement sa désaffection croissante pour le catholicisme se décèle, comme son refroi- dissement pour Lamennais, sous les formules qui cherchent à les voiler. 11 constate, nous l'avons vu, au lendemain de l'Encyclique, que la ferveur des peuples semble abandonner le catholicisme frappé d'un mortel égarement ; et c'est avec une sorte d'étonnement qu'il remarque l'espérance toujours vivante de Lamartine, et sa foi qui admet encore le Dieu in- dividuel, le Dieu fait homme, les fins personnelles de chaque âme, l'ordre continu de la tradition, le rapport intime et per- manent de la créature à Dieu, et ces antiques aliments, l'hu- milité, la grâ:e et la prière -. Il loue Lerminier de renouer

rt. ConL, I, 254. 2 Port. Cont., I, 305-7, r-'r oct. 1832.

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étroitement avec la philosophie du xvme siècle et la Révolu- tion française, seules origines fécondes et génératrices pour notre âge \ Il déclare la critique incompétente, « du moment qu'elle n'accepte pas l'élément mystérieux qui dirige », à ap- précier l'opinion de M. de Carné, d'après lequel « la réforme de 89 fut chrétienne dans son principe » 2. Il écrit un article sur Casanova de Seingalt qui fait scandale dans certains mi- lieux, et déclare h Pavie qu'il ne s'en repent pas, tant il est loin d'avoir la foi 3. Voilà de graves symptômes, et l'on pressent déjà que le jour n'est pas loin la rupture se con- sommera brusquement 4.

1 Fr. Lundis, II, 123, 23 déc. 1832.

2 Port. Cont., II, 268-269, 31 mai 1833.

3 Th. Pavie, 126, 15 juillet 1833.

4 Je ne puis donc admettre, comme l'a fait récemment M. Michaut, dans son ouvrage d'ailleurs si remarquable, sur Sainte-Beuve avant les Lundis, (p. 272 et seq.), que Sainte-Beuve, à partir de la condamnation de l'Avenir, hésite pen- dant un an et se contredise plusieurs fois. Pendant près d'un an, au contraire, il s'écarte sans hésitation de la voie catholique : l'article sur Musset (janvier 1833} ne contient pas les indices que M. Michaut y découvre ; Sainte-Beuve, dans les textes indiqués, loin de condamner l'impiété des scènes dont il parle, en loue au contraire la grandeur. Même en admettant qu'il y ait une nuance de blâme, les mots impie, impiété n'ont pas dans le texte (p. 186) le sens ày irréligieux \ mais ils portent seulement sur le manque de respect pour la vieillesse. P. 192, Sainte-Beuve reproche à Musset de n'avoir pas poussé jusqu'au bout la moralité indiquée au début ; c'est, comme le prouve une note de son journal sur Musset {Lundis, xi, 468), une critique littéraire portant sur le caractère décousu de la forme, qu'il veut insinuer, plutôt qu'une critique de fond ; en tout cas le reproche d'irréligion ne s'y trouve pas formulé. S'il déclare, le 10 juin, prendre une part intime et chrétienne au deuil de Pavie, c'est que son ami, comme l'auteur de Sainte-Beuve avant les Lundis le remarque d'ailleurs, est chrétien fervent. L'article sur Heine, du 8 août 1833, auquel est emprunté le texte cité p. 275, et qui d'ailleurs est si peu concluant, ouvre la période du retour sous l'influence de Ballanche et de l'Abbaye-aux-Bois. L'article sur Turquety (ier septembre 1833) appartient à la même période, ainsi que l'article sur Achille du Clésieux (15 sep- tembre 18 3 31. Du 30 août 1832 au 8 août 1833, c'est-à-dire pendant une année, il est donc établi, je pense, que sous l'influence de l'Encyclique Mirari vos, Sainte- Beuve s'est éloigné du catholicisme et a marqué cet éloignement dans ses écrits..

Vil

L'Abbaye aux Bois. Sainte-Beuve est ramené en appa- rence à Lamennais et au christianisme.

(Septembre i833. Juillet i83-j).

Un revirement si complet hâta la rédaction du second volume de Volupté, que Sainte-Beuve commença en dé- cembre 1 833. Il sentait qu'à l'ombre du catholicisme libéral, « à l'abri du monastère hospitalier » d'où il aurait pu « dater ces feuilles » du premier volume, il s'était laissé aller à les écrire « à loisir, trop à loisir ». L'unité morale de l'ouvrage s'en trouvait déjà compromise : les deux années qu'il avait mises à le composer n'étaient pas terminées que ses disposi- tions intérieures, sous l'influence de l'Encyclique, étaient changées profondément; il était obligé de quitter son abri, de se rembarquer, et de continuer « au roulis du vaisseau », sous la menace d'une autre tempête *.

Nous n'en sommes pas cependant. Quelques lignes élo- gieuses sur Chateaubriand dans Volupté - laissent entrevoir un attrait nouveau ; quoiqu'en ait dit Sainte-Beuve, il ne lui déplut pas alors, ainsi que le racontait Béranger3, de faire échec à son ancien ami en allant droit à René. Pourquoi aurait-il ménagé Victor Hugo, quand le scandale de sa liaison,

1 Volupté, 209. Cf. p. h. Avant-propos, p. xvn.

» Ibidem, 157.

3 Port. Cont., I, 78.

LA CLEF DE « VOLUPTE » a

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qui attristait son foyer, fournissait un honnête prétexte à se séparer de lui? Sainte-Beuve introduit par Ampère à l'Ab- baye aux Bois subit donc, à partir du mois d'août i833, l'in- fluence de ce milieu d'un christianisme moins sévère que celui de la Chênaie ; on n'y eût pourtant pas toléré des né- gations trop tranchantes. Avec quelle ardeur un peu juvénile d'admiration il s'offrit aux rayons adoucis de cette discrète lumière, c'est ce dont quelques pages des plus exquises qu'il ait écrites, fixent pour nous l'inoubliable souvenir*. Elles suffisent à nous expliquer pourquoi, à dater de cette époque, le catholicisme retrouva en lui un apologiste.

Sous l'influence de ce renouveau de croyances, et comme pour s'aider à en soutenir la gageure, Sainte-Beuve se mit à des lectures pieuses. Mais tandis que dans le premier volume de Volupté, qui rappelle les souvenirs de la période d'indif- férence politique antérieure à i83o, le mystique saint Martin avait représenté la spiritualité chrétienne 3, c'est à des doc- teurs plus austères que s'adresse maintenant le critique en chemin dans la voie de la régénération sociale. Il s'est remis à l'étude de Port-Royal en cette année i834 ; et ne s'en fût-il pas confié à Ampère 4, le second volume de Volupté suffirait pour en témoigner. Dès les premières pages il justifie la complaisance avec laquelle il a rappelé un passé pourtant bien profane, par l'exemple du « célèbre M. Le Maître dans ce Port-Royal si rigoureux », qui « prenait en plaisir et en dévotion de se faire raconter par chacun des solitaires surve- nants les aventures spirituelles et les renversements inté- rieurs qui les y avaient amenés » 5. Plus loin, la question

1 Sur l'Abbaye-aux-Bois, cf. l'intéressant chapitre V de l'ouvrage si substantiel et si vivant de M. Ch. Huit sur Ballanche (E. Vitte, éd., 1904). Sainte-Beuve allait à l'Abbaye-aux-Bois deux ou trois fois par semaine (Corr., I, 30).

2 Port. Cont., I, 8 à II, 15 avril 1834.

3 Volupté, 159 et seq. * Corretp., I, 29.

5 Volupté, 208.

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des rapports de la Volonté et de la Grâce est assez longue- ment agite'e et résolue dans le sens du « grand Augustin » \ C'est par cette voie encore que Sainte-Beuve a e'té conduit jusqu'à Bourdaloue - ; il y rencontre M. Hamon 3.

Aventure plus étrange encore : il y rencontre aussi Lamen- nais. Celui-ci est tenu en haute estime à l'Abbaye aux Bois Mme Récamier le reçoit A, Chateaubriand, son illustre compatriote, n'oublie pas leur passé commun % Ballanche, en relations affectueuses avec lui 6, fait profession d'un chris- tianisme mystique et social assez avancé pour que même les Paroles d'un Croyant n'y déplaisent assurément pas 7. Les

1 Volupté, 210 et seq.

2 Ibidem, 215.

3 Ibidem, 315.

4 Lamennais à Ballanche : « Veuillez faire agréer mes respectueux hommages à Ma>e Récamier. Je n'oublierai jamais les trop courts instants qu'elle m'a permis de passer auprès d'elle, etc.. » (6 octobre 1834) Ap. D'Haussonville, C. A. Sainte-Beuve, p. 118. Cette visite avait eu lieu le 5 avril 1834 ; le 6 avril, Lamen- nais écrit à Benoît d'Azy : « Je rencontrai hier Chateaubriand chez Mme Réca- mier » (A. Laveille, Un Lamennais inconnu, 313).

5 Ils avaient collaboré au Conservateur et au Défenseur de 18 18 à 1820.

6 D'Haussonville, C. A. Sainte-Beuve, p. 1 17-120.

7 Après avoir indiqué que Bonald, de Maistre, Lamennais avaient d'abord agi par contradiction, surtout sur Ballanche, Sainte-Beuve ajoute : <•- Ce dernier (Lamennais) ainsi que l'abbé Gerbet est devenu son ami, et la contradiction pre- mière a cessé bientôt dans une conciliation que le Christianisme qui leur est com- mun rend solide et naturelle » (Port. Cont., II, 45, art. Ballanche, 15 sept. 1834). Et dans une lettre du 26 mai 1834 (les Paroles d'un Croyant avaient paru le 3 mai 1834 ; l'article de Sainte-Beuve dans la Revue des Deux-Mondes est du 15 mai), Lamennais charge Sainte Beuve de remercier « notre excellent Ballanche »... « des lignes que son affection pour moi lui a dictées dans la France catholique » {Rev. Cont., 25 août 1855, p. 508). Dans la même lettre il prie Sainte-Beuve de remercier Chateaubriand de « son beau et noble procédé à son égard ». Ces textes ne me permettent pas d'être de l'avis de M. Ch. Iltiit qui pense (c'est, du reste, une simple conjecture de sa part, et toute la page 253 montre qu'il con- naissait la persistance des rapports affectueux entre Ballache et Lamennais), qui suppose, dis-je, que Ballanche et l'Abbaye-aux-Bois durent être « surpris et scan- dalisés par la publication des Paroles d'un Croyant ». (La vie et les œuvres de Bal- lanche, p. 255, n. 1). Tant s'en faut : ils leur firent le meilleur accueil.

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récentes relations de Sainte-Beuve avec Lamennais furent sans doute un des titres à ses entrées, qu'il estimait à si haut prix, dans ce salon d'une nuance si rare et d'un si difficile accès.

Ainsi, au cours de cette seconde navigation entreprise d'abord un peu au hasard en août 1 832, et qui, dans la pensée de Sainte-Beuve, devait l'éloigner à la fois du Mennaisianisme et du Catholicisme, voilà qu'il les aborde tous deux, et qu'ils vont encore une fois éclairer sa route. L'attraction est trop forte pour qu'il y résiste. Dès janvier i83zj., lui qui tout ré- cemment fuyait Montalembert, s'en informe avec intérêt \ Quand Lamennais quitte Paris le 9 avril 1834 2, c'est Sainte- Beuve qu'il charge de procurer l'édition des Paroles d'un Croyant : plus tard même le critique, très fier de cette con- fiance, inventera à ce sujet une légende qu'il est bien temps de démentir 3. A peine l'ouvrage a-t-ii paru que, le ier mai,

1 Lettres inédites de Lamennais à Montalembert, 242.

2 Laveille, Un Lamennais inconnu, 313 ; il écrit à Benoît d'Azy : c'est mer- credi 9 (avril) que je pars.

3 Sainte-Beuve rapporte cette anecdote qu'il invente dans les Nouveaux Lundis, I, 41 : « Au moment de l'impression, un passage du chapitre XXXIII, est décrite une vision, me parut passer toute mesure en ce qui était du Pape en particulier et du catholicisme. Il n'entrait pas dans mon esprit que M. de Lamennais, prêtre, et, à cette date, n'ayant nullement rompu encore avec Rome, pût se permettre une telle hardiesse, fusai de la faculté qui m'avait été laissée; je pris sur moi de rayer deux lignes et de mettre des points. Ces points ont subsisté depuis dans toutes les éditions, je crois, et l'auteur ne m'a jamais parlé de cette suppres- sion ».

Cette version a toujours été reproduite de confiance dans la suite, même par les érudits les mieux informés ; je lis dans le Sainte-Beuve si personnellement documenté et si pénétrant de M. D'Haussonville : « L'ouvrage a toujours été imprimé ainsi depuis, sans que Lamennais parût comprendre la leçon, peut-être même sans qu'il s'en soit jamais aperçu » (p. 115). Et M. Michaut (Sainte-Beuve avant les Lundis, p. 297- 98). « Est-ce son goût seul qui l'inspira ? est-ce un sen- timent plus profond ? il osa de lui-même y supprimer la page la plus violente... C'était déjà un avertissement discret, et que Lamennais ne parut pas remarquer ». Telle est la légende créée par Sainte-Beuve.

D'abord Lamennais effectua lui-même la suppression, et c'est avec son consen-

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dans la Revue des Deux-Mondes, il en fait un brillant éloge *. Lamennais est maintenant, par la grâce de Chateaubriand, « l'ardent et vertueux prêtre qui lance un nouveau manifeste de ralliement et de foi ». Sainte-Beuve s'applique à justifier au point de vue religieux la publication des Paroles : il les montre composées à La Chênaie, et pour lui seul, par La- mennais abreuvé de tous les dégoûts, renonçant par con- venance et soumission à Y Avenir, et voyant s'éloigner de lui des disciples si regrettables ; puis, publiées à Paris, sous l'impression cruelle de la situation politique, au spectacle des envahissements d'un pouvoir sans morale, en face d'une jeunesse mal dirigée et qui perdrait le fruit de la victoire « si un souffle religieux et un esprit fraternel n'y pénétraient d'avance à quelque degré ». Il insiste sur le caractère à son sens purement politique de l'ouvrage, et montre combien il serait regrettable qu'il ne fût pas accepté ou toléré « comme

tement formel qu'elle demeura dans les éditions suivantes. Les Paroles d'un Croyant ont paru le 3 mai 1834 ; Lamennais a quitté Paris le 9 avril (Cf. p. h. note 2) ; Sainte-Beuve a donc été chargé de surveiller l'impression, et le manus- crit lui a été confié du 9 avril au 3 mai. Or, dans une lettre datée de Paris, le 2g mars 1834, c'est-à-dire dix jours avant son départ, Lamennais écrit à Benoît d'Azy, en lui annonçant la prochaine apparition de son ouvrage : « J'ai retranche seulement ce gui regardait directement 1e pape, parce qu'on m'aurait supposé en cela des sentiments bas qui ne sont assurément pas les miens ». (A. Laveille, Un Lamennais inconnu, p. 309). Et, comme la comparaison du manuscrit et du texte imprimé de la première édition comparaison que je viens d'effectuer moi- même ne permet pas de douter qu'il s'agisse du même passage, la conclusion naturelle est que Sainte-Beuve n'a pas pris sur lui de retrancher ces lignes ; tout au plus est-il permis de supposer si l'on tient à lui faire plaisir qu'il aurait signalé à Lamennais l'utilité de cette suppression ; mais le mérite en revient tout entier à Lamennais. Ensuite, il n'est pas vrai que les points aient subsisté depuis dans toutes les éditions ; mais le passage a été rétabli pour la première fois dans

iition in-32 de 1837 (Paris, Delloye et Lecou. Imprimerie de Béthune et Pion, 36, rue de Vaugirard. sans indication d'édition. Enfin, contrairement à ce que dit Sainte-Beuve (.Y. Lundis, I, 40), la première édition que j'ai sous les yeux, parut sans nom d'auteur. L'information même personnelle de Sainte-Beuve n'est pas toujours exacte.

1 Port. Cont., I, 231 et seq.

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une de ces paroles libres de prêtre qui ont toujours eu le droit de s'élever en sens contradictoire dans les crises so- ciales et politiques ».

Au ton de la correspondance qu'ils échangent alors, on sent combien le séjour de Lamennais à Paris, de novembre i833 au mois d'avril 1834, a rapproché Sainte-Beuve de cet autre monde l'auteur des Paroles se plaignait, en juillet i833, de l'attendre en vain1. Le 4 mai 1834, Lamennais le remerciant de son article, l'assure qu'il ne cesse de penser à lui dans sa retraite qui nourrit « tous les doux souvenirs ». Sainte- Beuve, dont le jugement reflétait les délicatesses de l'Abbaye aux Bois, lui avait reproché des expressions communes, un langage trop simple, de l'exagération dans le chapitre des sept hommes couronnés le blâme, qui ne portait que sur les chefs et nullement sur les peuples, ne lui paraissait pas équitablement réparti. En se justifiant sur certains points, Lamennais adhère à toutes ces critiques 2. Bientôt reparaît le fameux projet de retraite formé en mai 1 83 1 à Juilly, et si souvent abandonné depuis ; Sainte-Beuve fait espérer au so- litaire de La Chênaie qu'il pourra passer quelques jours en Bretagne. Le 26 mai, Lamennais lui en exprime sa satisfac- tion et l'assure qu'il aura près de lui loisir et liberté pour travailler, « avec cette sorte de satisfaction et d'expansion intime qui naîtra pour vous, ajoute-t-il, de la certitude de rendre heureux quelqu'un qui vous est bien profondément et bien tendrement attaché ». La lettre de Sainte-Beuve, si Ton en juge par le contenu de cette réponse, devait être très- enthousiaste, et marquer une complète adhésion : « J'espère^ d'après ce que vous ni écrive^ lui dit Lamennais, que mon livre ne sera pas sans fruit, et qu'il contribuera à former au fond des âmes droites et jeunes, l'alliance, qui sauvera l'ave- nir, des sentiments de justice, d'humanité, de charité, avec.

1 Rcv. Cont., 25 août 1885, p. 5°4-5-

2 Ibidem, p. 505-7.

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l'amour de la liberté, non moins nécessaire pour l'améliora- tion de notre état social et le progrès futur de la race hu- maine ». En même temps, la satisfaction qu'il marque « du bon et noble procédé de Chateaubriand », que son corres- pondant lui mande, ses remerciements à « notre excellent Ballanche » pour son article de la France catholique \ en nous faisant toucher du doigt le très favorable accueil ré- servé par l'Abbaye aux Bois aux Paroles d'un Croyant, nous expliquent l'attitude de Sainte-Beuve à l'égard de leur au- teur.

Conséquence toute naturelle, il renoue avec Lamartine dont il célèbre la Politique rationnelle et qu'il loue, aux dé- pens de Victor Hugo, il est vrai, d'être le moderne représen- tant de Virgile, Térence, Racine, Fénelon, a grands hommes, et si charmants, pris au sein même et dans les proportions de l'humanité » 2. Il est probable qu'il dut un instant faire partie de la Revue politique dont Lamartine esquisse le projet dans une lettre au comte de Virieu du 17 février 1834 : n'était-il pas de ces « atomes flottants », de ces hommes « jeunes et de toutes couleurs » qui se seraient volontiers réunis « sur le terrain des idées avancées », à la suite du poète et des collaborateurs dont il parle : Ballanche, La- mennais, Pages? 3. Il ne craint donc pas de rapprocher le nom de Lamartine de celui de Chateaubriand, comme un peu plus loin, et dans le même article, il rapproche les noms de Chateaubriand et de Lamennais 4, comme ailleurs il unit dans une même pensée Lamennais et Lamartine, « un grand et affectueux poète, son ami ». Entre la dernière évolution de René, la seconde pensée politique de Lamartine, et la troisième phase du Mennaisianisme, la connexion est trop évidente et la sympathie trop étroite pour que Sainte-Beuve

1 Rei\ Cont., 25 août 1885, p. 'jOS. Cf. p. h. p. 71, n. 7. * Port. Cont., II, 283, i«r février 1834.

3 Lamartine, Correspondance, V, 27.

4 Port. Cont., I, 247, 15 mai 1834, et Port, Cont , I, 27, 15 avril 1834.

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ne les respecte pas : « Socialement, la signification de sem- blables œuvres est grande, écrit-il à la fin de son article sur les Paroles d'un Croyant. Nous donnions, il y a quinze jours, un mémorable fragment de M. de Chateaubriand sur Y Avenir du monde, tous les mêmes importants problèmes sont soulevés, et la solution s'entrevoit assez clairement dans un sens très analogue ■; M. de Lamartine a publié, il y a deux ans à peu près, une brochure sur la Politique ration- nelle, dans laquelle des perspectives approchantes sont assi- gnées à l'âge futur de l'humanité, et bien qu'il semble y apporter, pour le détail, une moins impatiente ardeur, ce n'est que dans le plus ou moins de hâte, et non dans le but, que ce noble esprit diffère d'avec M. de Lamennais. Béranger est dès longtemps l'homme de cette cause et des populaires promesses. Ainsi, symptôme remarquable, tous les vrais cœurs de poètes, tous les esprits rapides et de haut vol, de quelque côté de l'horizon qu'ils arrivent, se rencontrent dans une prophétique pensée, et signalent aux yeux l'approche inévitable des rivages. Ne sont-ce pas aussi des au- gures ? 2 »

On s'expliquera désormais sous quelles influences la der- nière page symbolique de Volupté nous 'conduit jusqu'aux rives de la démocratie : elle nous laisse à l'entrée du port. Sainte-Beuve compare les côtes spacieuses de l'Amérique aux solitudes de Rome, les vastes horizons de l'avenir social, la liberté, à la tradition. Rome seule peut être rapprochée de l'Amérique « pour la grandeur ». Mais l'une est illimitée jeune, s'élançant en milliers d'essaims ; l'autre, enfermée dans un cadre austère est fixe, et paraît s'oublier en une pensée. « Dans les destinées qui vont suivre et par les rôles que vous représentez, seriez-vous donc ennemies, ô Reines? N'y aura-

1 Ce fragment se trouve dans les Mémoires d'Outre Tombe, éd. Biré, t. VI,, p. 55 et seq.

2 Port. Cont.j I. 247, 15 mai l834-

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t-il pas un jour devront s'unir en quelque manière in- connue son immutabilité' et ta vie, la certitude élevée de son calme et tes agitations inventives, l'oracle éternel et la liberté incessante, les deux grandeurs n'en faisant qu'une ici-bas, et nous rendant l'ombre animée de la Cité de Dieu ? ' » A ces pressantes questions, les événements ont déjà ré- pondu.

1 Volupté, 385-6. Cf. Victor Hugo, Littérature et Philosophie muées, p 267-269 (éd. Houssiaux, 8°, Paris, 1864). Dans les dernières pages du Fragment d'histoire daté par lui de 1827, Victor Hugo se demande si cette civilisation qui a déserté tour à tour l'Asie pour l'Afrique, l'Afrique pour l'Europe, ne va pas « se pencher vers l'Amérique... Pour cette terre nouvelle, ne tient- elle pas tout prêt un prin- cipe nouveau ; nouveau, quoiqu'il jaillisse aussi, lui, de cet Evangile qui a deux mille ans, si toutefois l'Evangile a un âge ? Nous voulons parler ici du principe d'émancipation, de progrès et de liberté, qui semble devoir être désormais la loi de l'humanité. C'est en Amérique que, jusqu'ici, Von en a fait les plus larges applica- tions... Aussi, si ce principe est appelé, comme nous le croyons avec joie, à refaire la société des hommes, l'Amérique en sera le centre. De ce foyer s'épandra sur le monde la lumière nouvelle qui, loin de dessécher les anciens continents, leur re- donnera peut-être chaleur, vie et jeunesse Le principe d'autorité Jera place au

ncipe de liberté, qui, pour être plus huniain, n'est pas moins divin. Je rap- pelle que la Préface de Littérature et Philosophie mêlées est d^tée de mars 1834, et que Volupté a paru en juillet de la même année.

VIII

L'Encyclique a Singulari nos ». Seconde et définitive rupture intérieure avec Lamennais et le Christia- nisme.

(Juillet i<S34).

L'Encyclique Singulari nos ', portant condamnation des Paroles d'un Croyant, a précédé d une quinzaine l'apparition de Volupté*. Sainte-Beuve ne croit donc plus que « le spec- tacle d'une trop magnifique union » soit réservé « à l'infir- mité du monde ». Ce n'est plus à ses yeux qu'un beau rêve. Sans doute il est toujours républicain d'espoir et de désir; il se demande s'il est vrai que l'Amérique contienne, « ainsi qu'on en vient de toutes parts à le murmurer, la forme ma- térielle dernière que doivent revêtir les sociétés humaines à leur terme de perfection ? 3 », et l'on sent qu'il le croit encore. Mais déjà il a définitivement renoncé à l'héritage céleste; sa tâche est désormais sur la terre, dans la critique conçue comme un sacerdoce humain : « Il y aura sous cette forme de société, ou sous toute autre, les mêmes passions qu'au- trefois, les mêmes formes principales de douleurs, toutes sortes de larmes, des penchants non moins rapides et des écueils trompeurs de jeunesse, les mêmes antiques moralités applicables toujours, et presque toujours inutiles pour les

1 1er juillet 1834. * 19 juillet 1834. 3 Volupté, 386.

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générations qui recommencent. Voilà ma part féconde ; je suis voué à ce champ éternellement labourable dans la nature des fils d'Adam l ». L'Encyclique Singulari nos, comme l'Encyclique Mirari vos, mais d'une façon définitive cette fois, le décide à rompre avec son passé catholique, et, ce qui est plus grave, avec ses amitiés chrétiennes; il leur jette un dernier adieu : « adieu au vieux monde et à ce qu'il contient d'amitiés vers moi tournées et de chers tombeaux - ». La rupture déjà méditée le 3o août 1 8 3 2 , retardée ensuite sous l'influence de l'Abbaye aux Bois, est donc désormais con- sommée dans son esprit.

Lui coûte-t-elle beaucoup? Il est permis d'en douter. C'est en août 1 882 qu'il s'est réellement détaché du christianisme, et si depuis lors il lui a convenu, après un écart, de s'en rap- procher quelque peu, c'a été un rôle habilement tenu, mais un rôle. Volupté nous fournit à cet égard de graves indices : la description de la vie au séminaire 3, œuvre, on le sait, de Lacordaire 4, et rédigée par lui dans l'été de 1834 % mais à laquelle Sainte-Beuve a fait quelques additions facilement reconnaissables, contient des remarques bien caractéris- tiques : l'auteur y note qu'au séminaire la vie de l'esprit est moins soignée que celle de rame; qu'au fond on y aurait trouvé peut-être « moins de bonheur qu'il ne semblait ; on aurait découvert des âmes tristes, saignantes ou troublées... des âmes tachées aussi... ' » Les pages symboliques par les-

1 Volupté, 386.

2 Ibidem.

3 Ibidem, 335 et seq.

4 Ibidem., appendice, 405 et seq.

6 Le 22 avril 1834, Béranger écrit : « Sainte-Beuve m'a écrit pour s'excuser de ne pas me venir voir; // achève son roman » (N. Peyrat, Béranger et Lamennais, 73). C'est donc en juin ou au commencement de juillet 1834 que Sainte-Beuve (il nous dit lui-même [Volupté, appendice, 405] que c'était en été), alla au sémi- naire d'Issy se documenter avec Lacordaire, et reçut de lui la lettre qu'il a insérée dans Volupté,

6 Volupté, 344-5.

8o

quelles se termine l'ouvrage sont, elles aussi, à double face ; Sainte-Beuve y insinue que Lamennais ferait bien, selon les conseils de Monseigneur Brute l, d'exécuter un projet qu'il caressait en janvier 1 834 2, et de quitter l'Europe pour les Etats-Unis, il recommencerait une nouvelle existence, active celle-là : Sainte-Beuve persiste donc à opposer les œuvres charitables chez le prêtre aux œuvres de la doctrine, élevant les premières aux dépens des secondes. « L'ecclésias- tique respectable » qu'il rencontre « au petit couvent», qui s'entretient de l'abbé Carron avec Mme de Cursy, et qui occupe certainement la place de Lamennais dans cette partie du récit 3, est représenté comme peu « supérieur en lu- mières », et comme étant surtout « un homme de pratique et d'onction ». Ce n'est pas sans raison non plus que Sainte- Beuve s'étend longuement sur les bonnes œuvres et la charité de l'abbé Carron *. Ailleurs, s'il pense à Lamennais et comment en douter? quand il parle « des hommes que Dieu a marqués au front, au sourire, aux paupières, d'un signe et comme d'une huile agréable ; qu'il a investis du don d'être aimés » s, c'est sans doute pour rappeler en sa place le charme de la première rencontre, qu'il a subi, mais c'est aussi pour demander au prêtre s'il a bien usé de ces dons 6.

Ses remarques sur les faiblesses des hommes de génie sont

1 Lettres inédites de J. M. et F. de Lamennais] à Mgr Brute publiées par MM. Courcy et la Goumerie, Nantes, Forest et Grimaud, et Paris, Bray, 1862,

p. 172-73.

2 Maurice de Guérin, Lettres et fragments, 256-57.

3 Volupté, 293-294. « Il était rentré en France vers 1801, et avait fort connu en Angleterre l'abbé Carron ». On sait que c'est le cas de Lamennais, rentré en France en 181 5, après avoir fait connaissance de l'abbé Carron à Londres, pen- dant son exil.

* Volupté, 294 et seq., 303 et seq.

5 Ibidem, 297.

6 Ibidem, 298 : « Oh, malheur au serviteur chargé de ces dons, malheur... s'il en use au hasard et à son vague plaisir, s'il ne fait pas fructifier au service de tous ce talent d'amour, s'il rentre tard au palais du Maître, sans ramener derrière lui une longue file priante et consolée ! »

Si

encore, partiellement du moins, à la même adresse. Je sais qu'elles visent d'abord Victor Hugo, avec lequel, décidément, Sainte-Beuve fait tous ses efforts pour arriver à une rupture. Son irritation contre lui se manifeste dans cet article sur les Mémoires de Mirabeau l, le poète n'avait pas tort de trouver « peu de bienveillance » 2 ; elle s'affirme encore dans les pages consacrées à Mme de bouza z, car il y cite un fragment de lettre de Guttinguer peu indulgent pour « nos sublimes » \ Ces sentiments aboutissent le ier avril i834, après bien des secousses,à la brouille définitive entre Victor Hugo et Sainte- Beuve 5. Elle n'eut pas lieu sans déchirement de part et d'autre : « Je l'aimais, en effet, écrit Sainte-Beuve, comme je l'éprouvai alors et de plus en plus dans la suite ; je l'aimais d'une amitié d'autant plus profonde et nouée, que nos na- tures... étaient moins semblables. Absent, cet homme éner- gique eut toujours une large part de moi-même ; je lui laissai, dans le fond du cœur, un lambeau saignant du mien, comme Milon laissa de ses membres dans un chêne. Et j'emportai aussi des éclats de son cœur dans ma chair » 6. Si la cassure

1 Ier février 1834, Port. Cont., II. 283. Cf. Lettres de Lamennais à Moutaletn- bert, publiées par Forgues, p. 242 (8°, Paris, Perrin, 1898) : « Je n'ai point vu Victor Hugo, écrit Lamennais, le 23 janvier 1834. Il vient de faire paraître des études sur Mirabeau. On dit que, sous le nom de ce grand orateur et de ses ad- versaires, il se peint, lui et les siens. Xous sommes dans le siècle de la vanité et du petit amour-propre, s'il y a un siècle pour cela n J'ai bien peur que Sainte-Beuve, dont Lamennais rappelle la visite une ligne avant, ne soit l'auteur de ces on-dit. Victor Hugo, Corr. (1815-35), 305-6, 4 février 1834.

3 15 mars 1834, Port, de Femmes. 42.

Tout ce que vous me dites de nos sublimes m'intéresse au dernier point. Vraiment ils le sont ! Ce qui manque, c'est du calme et de la fraîcheur, c'est quelque belle eau pur 2 qui guérisse nos palais écfa

6 Y. Hugo, Corr., 307.

6 Volupté, 264, Victor Hugo, dans une lettre à sainte-Beuve, du 22 août 1 emploie des expressions analogues : « Tout était encore tellement adhérent à vous de mon côté que votre lettre, en m'annonçant que je n'ai plus en vous un ami, me laisse tout à vif et tout déchiré. La plaie saignera longtemps » (V. Hugo, Corr., 301 .

82

irréparable eut lieu, c'est que beaucoup de haine accom- pagnait tant d'amitié. Les pages de Volupté dans lesquelles Sainte-Beuve se plaît à signaler « la corruption, la contra- diction de la nature spirituelle déchue » *, sensible chez les grands hommes, sont pour en porter témoignage 2. Il est pourtant impossible de ne pas remarquer que cer- taines de ces critiques touchent directement Lamennais. Les désillusions qu'il vient d'éprouver à son endroit lui dictent ses regrets lorsqu'il constate des déviations et des défectuo- sités incroyables dans les hommes de génie : « On ne s'ac- coutume à cela que plus tard, dit-il ; d'abord on veut et l'on se crée des hommes tout entiers ». Il songe encore à La-

1 Volupté, 261.

2 Sainte-Beuve, d'ailleurs, n'était-il pas un écho ? La jalousie et une disposi- tion bien naturelle à considérer comme un juste châtiment du Ciel la trahison de son mari avait réveillé alors chez Mme Victor Hugo, avec des remords, un amour apparemment éteint, au grand détriment du critique qui en avait recueilli les cendres. Toute la conduite ultérieure de Mme Victor Hugo concorde avec cette hypothèse : ses regrets augmentant, elle se crut obligée à expier ses enfantillages (Cf. Michaut. Le Livre d'Amour, p. 146 et seq.). J'explique ainsi l'irritation croissante de Sainte-Beuve contre Victor Hugo dont la trahison conjugale vient malencon- treusement bouleverser ses plans. Le rapprochement entre le critique et Lamen- nais n'avait donc pas été déterminé seulement par l'influence de l'Abbaye-aux- Bois, mais parce que Sainte-Beuve cherche alors à sauver son amour, en s'effor- çant de le transporter dans des régions mystiques et chrétiennes. L'orientation du second volume de Volupté (écrit en 1834), s'expliquerait par ; n'est-ce pas le sens de ce passage qu'a précéder de bien peu le fameux sonnet : « Si quelque blâme hélas. . » (Livre d'Amour, pièce XXIV) ? « Toutes les voies sont bonnes et justifiables, je l'espère, qui ramènent de plus en plus aux vallées du doux Pas- teur. Ainsi, mon ami, effort et courage ! Si vous aimez vraiment, si l'on vous aime, que vous ayez ou non failli de cette ruine mutuelle trop chère aux amants, relevez-vous par le fait même de l'amour ; réparez, réparez ! transportez à temps l'affection humaine encore vive dans les années éternelles... Deux êtres qui ont vécu l'un pour l'autre avec privation, désintéressement, ou expiation et repentir, peuvent s'entreregarder sans effroi, malgré les rides inflexibles, et se sourire, jus- que sous les glaces de la mort, dans un adieu attendri » (Volupté, 284). Le dénoue- ment de Volupté, la mort de Mme de Couaën assistée d'Amaury (p. 354 et seq.), est évidemment dictée par la même inspiration, et suppose les mêmes intentions.

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mennais et à ses visions prophétiques quand il montre avec quelle facilité ces grands esprits s'abstraient du temps, quel- quefois se figurant une idée qui retarde de plusieurs siècles, « encore présente et vivante » ; ou bien s'imaginant « une idée qui avance incontinent réalisable ». N'est-ce pas l'auteur des Paroles qui, découvrant une montagne à l'horizon ses com- pagnons de route ne voyaient qu'un nuage, s'écrie à chaque étape de la route : « Nous arrivons, nous sommes arrivés » ? Telles pages de Volupté ne sont maintenant qu'une longue homélie à l'adresse de Lamennais qui, du reste, n'en mécon- naîtra pas l'intention. Ce sont les passages dans lesquels Amaury, devenu prêtre, expose les raisons pour lesquelles il n'a jamais essayé de se faire « une place évidente, par des écrits, par la prédication ou autrement, dans les graves questions morales et religieuses qui ont partagé et partagent notre pays ». Ces motifs sont clairement ceux pour lesquels, aux yeux de Sainte-Beuve, Lamennais n'aurait pas se jeter dans la mêlée, ou pour lesquels il doit y renoncer. C'est lui qui n'a jamais abordé le « monde actif de ces dernières années à son milieu, l'ayant observé plutôt du dehors, de loin » ; lui, qui devrait sentir maintenant <r que le monde vrai est bien autrement vaste et rebelle à mener qu'on ne se le figure d'ordi- naire en vivant au centre d'un tourbillon » ; lui qui, en consé- quence, aurait ne plus croire « à l'influence prétendue gou- vernante de telle ou telle voix dans la mêlée >. Il devrait aussi douter « que cette influence publique, bruyante, hasardée, se glissent tant d'ingrédients suspects, tant de vains mobiles, fût la plus salutaire », car « les plus belles âmes sont celles... qui, tout en agissant, approchent le plus d'êtres invisibles ». Qui donc encore a subi « dans certaines régions secondaires de ses perspectives, des variations que l'âge seul, à défaut des vicissitudes et des bouleversements d'alentour, suffiraient à apporter?» Et celui-là n'aurait-il pas s'habituer « à se

1 Volupté, 261, 2^2. 8 Ibidem, 380.

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défier de son opinion du jour même, puisque celle d'hier s'était sensiblement modifiée, et à être peu pressé de jeter aux autres, dans l'application passagère, ce dont peut-être demain il devrait se détacher ou se repentir »? Surtout il devrait apprendre de Sainte-Beuve sans doute l'art de se détacher graduellement au lieu de rompre avec violence : « Les variations qui se font ainsi graduelles et lentes et silen- cieuses en nous, ont une douceur triste et tout le charme d'un adieu, tandis que, si elles ont lieu avec éclat, devant des témoins qui nous les reprochent, elles deviennent blessantes et dures ». Cette sorte d'impétuosité est le propre de la jeu- nesse ; elle est inconvenante dans l'âge mûr : « Dans la pé- riode de jeunesse et d'ascension impétueuse, on est rude et vite méprisant envers tout ce qu'on réprouve après l'avoir cru et aimé. La pierre la veille on a posé sa tête sert presque aussitôt de degré inférieur pour monter plus haut, et on la foule, on la piétine d'un talon insultant. Que plus tard du moins, dans l'âge mûr, à l'âge déjà on redescend la colline, cette pierre l'on vient de s'asseoir, et qu'on laisse derrière, ne soit plus insultée par nous; et que, si on se re- tourne vers elle, si on la touche encore au détour avant de s'en détacher, ce soit de la main pour la saluer amicalement, des lèvres pour la baiser une dernière fois» l. Sainte-Beuve a inauguré l'art de ces ruptures apprêtées, soignées, longue- ment mûries, composées et bénisseuses, à l'hypocrisie des- quelles tout homme de cœur préférerait un soufflet.

La leçon, d'ailleurs, ne s'arrête pas ; Sainte-Beuve fait entendre à Lamennais qu'il en vient, « par une dérivation insensible, à perdre, le sentiment vif et présent de la foi à travers l'écho des paroles, et à se relâcher ainsi de l'attention intime, scrupuleuse sur soi-même ». En deux mots il lui conseille « de se taire et de pratiquer » ï. Il lui rappelle que

1 Volupté, 382.

2 Ibidem, 383. Le commentaire de cette formule : « se taire et pratiquer », est ourni par les lignes de l'article sur les Affaires de Rome, dans lesquelles Sainte-

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ses premiers triomphes datent d'une époque l'on sacrifiait beaucoup à la phrase, « qu'après l'Empire et l'excès de la force militaire qui y avait prévalu, on était subitement passé à l'excès de la parole, à la prodigalité et à l'enflure des dé- clamations, des images, des promesses, et à une confiance également aveugle en ces armes nouvelles » l ; critique cruelle de la première manière de Lamennais, et, dans une certaine mesure aussi, de la plus récente. Tant de perspicacité, un tel souci de noter les faiblesses du grand homme montrent qu'en dépit des apparences, les liens qui les unissent encore sont renoués bien lâchement.

Il existe une preuve, à mes yeux décisive, que Sainte-Beuve a rompu à part lui avec tout ce qu'il fait semblant d'estimer. Au moment même il paraît subir l'influence politique et sociale de Lamartine, de Lamennais et de Béranger ; au mo- ment où il réunit leurs trois noms à la fin de son article sur les Paroles d'un Croyant dans une approbation sans réserve, il trace aussi dans Volupté leurs trois portraits ; mais l'éloge y est tempéré par de vives critiques, dont il n'est pas difficile de reconnaître l'adresse. Dans cet Elie2, « noble nature, na- ture tendre sans mollesse, ouverte et facile d'intelligence, élevée sans effort, égale pour le moins à toutes les situations, aumônière et prodigue avec grâce », dont « l'abord enchante comme s'il était de la race des rois », comment ne pas retrou- ver Lamartine que Sainte-Beuve loue ailleurs, presque dans les mêmes termes, d'avoir « naturellement le goût noble » 3,

Beuve décbre que, du moment Lamennais ouvrit la campagne de V Avenir, il lui fallait « tomber à la démocratie pure et à un christianisme librement interprété, ou bientôt être réduit à se taire en vertu de défense supérieure. Ce dernier résultat ne me paraissait pas, je l'avoue, ajoute Sainte-Beuve, aussi dé- plorable et aussi nécessairement infertile que l'a jugé l'illustre auteur ». [Port. Cont., 1, 251-2551. Nous le savons du reste ; il le lui a assez répél

'• Volupi . 5S5.

* Ibidem, 309.

3 Causeries du Lundi, VII, 532. Je diffère sur ce point d'opinion avec M. Joa- chim Merlant dont l'intéressant ouvrage sur le Roman personnel de Rousseau à Fro-

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de ses a goûts innés de noble aisance et de grandeur » ' ; d'être une « nature supérieure et d'elle-même généreuse » * ? Mais les critiques que Sainte-Beuve n'a pas encore formulées ou- vertement et qui, à partir de l'article sur les Recueillements, se multiplieront sous sa plume, nous les trouvons déjà énoncées quelques lignes plus loin : « Près de lui vous sentez du froid, une glissante surface qui s'interpose entre son âme et vous, des jugements légers, indifférents, contradictoires,, sur des matières il s'agit de droit inviolable et d'équité flagrante pour le grand nombre » 3. Ces reproches paraîtront plus tard en pleine lumière : Sainte-Beuve accusera Lamar- tine « de graves oublis d 4. Il signalera ses jugements indif- férents et contradictoires en politique : il rappellera qu'en 1829 et durant les premiers jours de mai i83o, alors qu'il sollicitait une ambassade du prince de Polignac, « il avait le dégoût de la presse et des discussions politiques »; mais qu'après Juillet i83o il alla à une réunion de légitimistes et bientôt fit sa brochure de la Politique rationnelle ; qu'il fut ensuite à la Chambre à peu près seul du parti social, devint conservateur en défendant le ministère Mole, passa brusquement à gauche, et prit enfin hautement position, poussant à l'avenir de toutes ses forces 3. « C'est qu'il a son habileté propre, son plan de prudence insinuante, continue Sainte-Beuve dans Volupté;... il se ménage dans des buts lointains et secondaires » 6. Re-

mentin (in- 18, Paris, Hachette, 1905) a paru pendant la première publication du présent écrit. Quoique nos deux pensées ne soient pas restées étrangères l'une à l'autre, il a cru voir dans Elie, Lacordaire. Mais il accepterait maintenant, je le sais, l'opinion que je défends ici. Je suis heureux de profiter de cette occasion pour signaler au lecteur son ouvrage, il trouvera sur un sujet par lui-même sé- duisant, une science discrète et les préludes d'un beau talent.

1 Port. Cont., I, 289.

2 Causeries eu Luudi, IV, 399.

3 Volupté, 309.

4 Causeries du Lundi, I, 31. 9 Port. Coût , I, 377.

6 Volupté, 309.

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proche identique à celui qu'il lui adressera un jour quand, après avoir attribué à l'échec de sa candidature à la présidence de la Chambre son brusque passage à gauche, il écrira : « Son grand talent cherchait une situation à sa hauteur et il pût se déployer. C'a été son mobile secret et instinctif, indé- pendamment des convictions1 ». Il n'est pas jusqu'à son opti- misme dont il ne lui fasse un crime, et qu'il n'attribue à son passage au collège du Belley : « Il ne s'indigne jamais... ; peut-être n'est-ce chez lui qu'une habitude ancienne, due à son long séjour chez les aimables pères de Turin » 2. Ces lignes nous font entrevoir une pointe cachée sous l'éloge qu'il lui adressait dans son article de i832 sur les Harmonies : après avoir célébré ce qu'il y a de primitivement affable dans son âme, il ajoutait : « On doit peut-être à cette éducation pater- nelle du Belley de n'y avoir rien déposé de timide et de fa- rouche, comme il est arrivé trop souvent chez d'autres natures sensibles de notre âge 3 ». Enfin, comme il crayonnera plus tard ironiquement « le profil roide et noble de Lamartine » r, il note aujourd'hui, dans le portrait « d'Elie », à côté de sa « dignité véritable de caractère », sa « roideur vaniteuse et infatuée » 3. Ainsi, toutes les critiques dont il sera un jour ouvertement si prodigue, Sainte-Beuve se plaît à les glisser ici en cachette, à l'adresse du poète auquel, publiquement, il ne ménage pas encore les marques de sympathie.

Lamartine, bien entendu, voyait et lisait de trop haut pour s'être reconnu dans cette peinture. Béranger, dont la susceptibilité en éveil était sans cesse à l'affût de tels inci- dents, se retrouva dans ce « Maurice » qui, croyant « à une idée supérieure à lui », s'y dévouant « comme à une chose autre que lui », vous convie à vous y dévouer, « oublie que

* Port. Cont., I, 577. 2 Volupté, 309.

* Port. Cont., I, 289. 4 Port. Cont., I, 383.

* Volupté, 310.

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c'est lui qui a engendré cette ide'e et qui chaque matin la dé- fait, la refait et la répare », et vit « en cette plénitude confuse et tourbillonnante qui vous repousse ». Un mot surtout le choqua dans le paragraphe qui suit les portraits : Sainte-Beuve y notait, en un dernier coup de crayon, « ce propos désho- norant et qui fait fuir toute divine pensée * ». On comprtnd après cela que, très chatouilleux sur les questions person- nelles, comme en témoigne sa correspondance avec Sainte- Beuve au sujet des articles que celui-ci lui consacra 2, Béran- ger ait pensé, depuis Volupté, avoir quelque sujet de plainte sur son compte. Dès qu'il appris ses griefs, Sainte-Beuve s'empressa de protester contre l'attribution du portrait 3. J'in- clinerais pourtant à croire, malgré ces dénégations, que Bé- ranger avait vu juste ; car après avoir reconnu, dans sa lettre d'explications à ce sujet, que les deux premiers portraits (Elie et Hervé) sont fort clairs, Sainte-Beuve nie que le troi- sième cache non seulement la personnalité de Béranger, mais aucune personnalité, assertion bien invraisemblable après le premier aveu. Même il conteste que chacun des traits du pa- ragraphe à la suite des trois portraits, se rapporte respective- ment à chacun d'eux. A vrai dire, ces dernières critiques sont les plus rudes, et l'on s'explique assez que l'auteur les ait pru- demment dissimulées à une place qui lui permettait de s'en réserver à l'occasion le désaveu. Mais si, comme nous l'avons vu pour Elie, et le constaterons pour Hervé, le rapport de cette adroite et cruelle surcharge aux deux premiers portraits est hors de doute, comment en serait-il autrement du troisième? Sainte-Beuve obligé de recourir à ces manifestes altérations de la vérité pour apaiser son ombrageux ami, n'avait donc pas d'original à lui désigner sous le sceau du secret, comme rien

1 Volupté.

2 Ct. Corr. de Béranger, II, 99, 107, 109 et 205. Cette susceptibilité explique le passage de l'article de 1832 Sainte-Beuve s'efforce de rassurer le chanson- nier (Port. Cont., I, 88).

3 Port. Cont., I, 136 et seq.

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ne l'en eût empêché sans doute (n'était-ce pas le moyen le plus sûr de calmer les susceptibilités du chansonnier?) » si le vé- ritable modèle n'avait pas été Béranger \ Que celui-ci se soit contenté d'une pareille explication, appuyée d'arguments si peu solides, fait honneur à son caractère, mais ne saurait obli- ger la postérité à partager ses illusions 2.

Lamennais le prit bien différemment. Le portrait d'Hervé 3, dont il est manifestement l'original, et qui fait suite à celui d'Elie, n'est pas moins sévère pour son modèle. Si Sainte- Beuve le loue d'avoir « gardé la chaleur d'âme et l'abandon de l'adolescence », c'est encore pour insinuer que l'illustre abbé fut le premier à rechercher sa liaison : « Lui qu'on serait prêt à révérer, il tombe le premier dans vos bras, il sollicite aux amitiés fraternelles ». Mais tout en assurant qu'il l'aime de plus en plus, à mesure qu'il ie connaît mieux*

1 On avait aussi parlé de Pierre Leroux. Cf. Béranger, Co/t., II, 205.

2 Les termes mêmes de la réponse de Béranger montrent d'ailleurs que, s il acceptait l'explication qu'on lui offrait, il ne la comprenait pas très bien, et d'ailleurs n'y croyait pas beaucoup. La démarche spontanée de Sainte-Beuve le touchait, semble-t-il, plutôt comme un acte de repentir, et, en souvenir de ses bons offices littéraires, il consentait à fermer les yeux. « J'aurais quelque rancune, dit-il, et Dieu sait si j'en suis susceptible! que tout serait oublié après la démarche que vous voulez bien faire auprès de moi. Aussi dois-je vous assurer que je ne vous en ai jamais voulu sérieusement du trait qu'en effet j'ai cru lancé contre moi ». 11 laisse entendre que, même si ce trait lui avait été destiné, il aurait pu ne pas s'en formaliser ; prendrait-il ce soin s'il était bien convaincu qu'il ne fût pas à son adresse ? « Un mot seul, continue-t-il dans les lignes qui me semblaient résumer les trois caractères, a pu, a me faire froncer le sourcil. Ce mot, vous le savez (c'est le terme : déshonorant). Mais on m'a assuré que, dans un autre dictionnaire que le mien, qui n'est pourtant pas tout à fait celui de l'Académie,. ce mot n'avait pas le même sens que je lui ai toujours donné. Vous dirai-je toute ma pensée ? On m'avait insinué que ce portrait n'était pas le mien, mais celui d'un homme qui me semble valoir beaucoup mieux que moi, et qui est loin d'être aussi heureux. Cet homme est aussi votre ami (Pierre Leroux)... Mais même votre lettre répond à l'idée fausse qu'on m'avait donnée en indiquant au portrait un autre original que moi j> (Corr. Béranger t 11,205-6). Mais Béranger a-t-ii lu que Sainte-Beuve indique au portrait un autre original que lui ?

3 Volupté, 309-310.

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Sainte-Beuve se plaint de trouver chez lui quelque chose qui « obscurcit ce bel ensemble, comme un vent opiniâtre qui écorche la lèvre au sein d'un paysage verdoyant. C'est que son impétuosité dans ses idées est extrême ; il s'y précipite avec une ardeur qu'on admire d'abord, mais qui lasse bientôt, qui brûle et altère. C'est son seul défaut... Le chrétien parfait est plus calme que cela, surtout dans les produits de la pensée ; il se défie de V efficace de ses propres conceptions et de sa découverte d'hier soir touchant la régénération des hommes...\ il réserve presque toute celte fièvre d'inquiétude pour V œuvre charitable de chaque journée ». Après avoir ainsi rappelé Lamennais ; car le son de cloche est toujours le même, à ses devoirs de prêtre, aux humbles devoirs d'une •charité agissante, Sainte-Beuve lui reproche « cette mesqui- nerie un peu égoïste qui émiette et pointillé, qui retranche à , la moindre action » l. La peinture était transparente, disais- $e : son auteur le savait bien, et s'en est vanté *; Lamennais ne manqua pas de s'y reconnaître. Ce fut même pour lui l'oc- casion d'adresser à Sainte-Beuve une admirable lettre 3 que le critique s'est bien gardé, et pour cause, de citer dans l'Appendice de Volupté, parmi les témoignages flatteurs qu'il y accumule : elle eût fait plus d'honneur encore à son auteur qu'à son destinataire. Comme je n'ai pas les mêmes motifs de la garder secrète, et comme elle constitue un document de premier ordre non seulement sur Volupté, mais encore sur l'état d'esprit de Lamennais au lendemain de l'Encyclique Singulari nos, le lecteur m'excusera sans doute de la citer ici tout entière :

1 Béranger fait à Lamennais un reproche analogue : « Le fend de son cœur est excellent, maigre certaines habitudes qui sentent Végoïsme naturel à sa robe, mais qui chez lui n'ont pu prendre racine qu'à la superficie » (Béranger et Lamennais, par Peyrat, p. 108).

* Port. Cont., I. 137 : « Vous n'êtes pour rien dans aucun de ces portraits, écrit Sainte-Beuve à Béranger. Il y en a deux l'endroit qu'on m'indiquait) (au chap. xxi de Volupté), de fort clairs, etc. »

3 Rev. Contemporaine, 25 août 1885, p. 509-510.

si

« La Chênaie, 30 juillet 1834.

« J'ai lu votre livre, mon cher ami. D'autres, dont le juge- ment a plus de poids et plus de prix que le mien, vous parle- ront du mérite littéraire de cet ouvrage qui occupera un rang si élevé parmi les productions du même genre. Ils loueront surtout, je crois, la vérité et la délicatesse d'obser- vation, l'analyse, quelquefois peut-être un peu trop déliée ', des sentiments les plus intimes et les plus secrets du cœur, de leurs nuances les plus fugitives, l'art infini avec lequel vous poursuivez dans toutes ses fuites et découvrez dans toutes ses retraites, pour le forcer de -se regarder lui-même et de se voir tel qu'il est, ce sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant, que Montaigne avait entrepris de peindre. Ils admireront aussi ce style si souple et si riche, cette con- naissance si profonde du tour, de la phrase, de l'harmonie et, pour ainsi parler, des mystères de notre belle langue, qui devient vôtre tant elle vous semble propre. Pour moi, je ne veux vous entretenir que de l'effet moral. Il est tel, à moi) avis, que le plus rigide censeur ne trouverait pas un reproche à vous faire. Nui ouvrage ne me semble plus propre à ga- rantir l'imprudente jeunesse de cette grande tentation de Volupté, à la retenir sur le bord de ce fleuve de feu qui em- brase la terre, comme parle Pascal. Et puis d'un bout à l'autre, mais surtout dans le second volume % on sent comme une bonne odeur de christianisme qui rafraîchit l'âme et la ranime. Le pauvre voyageur épuisé, qui serait peut-être mort sur le chemin, reprend des forces en appre- nant que là, tout près, il est un toit le plus pur amour lui prépare une tendre hospitalité; où, fatigué de la route, il trouvera le repos et un doux sommeil. De telles pages sont

1 C'est sans doute cette critique qui a donné à Sainte-Beuve prétexte d'écrire : « Le livre ne plut ni à Lamennais, qui le jugea trop subtil, ni à Lamartine, etc. » (Volupté, Appendice, 399). Le lecteur jugera lui-même si ces expressions résument fidèlement la lettre que nous citons.

1 Les intentions de l'ouvrage n'avaient donc pas échappé à Lamennais.

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une œuvre de charité, une œuvre de chrétien f. Il y a quelques endroits -, un surtout 3, que f ai pris comme une leçon, comme un avertissement de frère que vous me donniez personnellement , et je vous en remercie. Nous avons tous si grand besoin d'être avertis. Xous glissons si aisément et si vite sur la pente de notre caractère ! Il est sur qu'il y a dans le mien une certaine impétuosité opiniâtre et blâmable que je ne me suis pas asse\ appliqué à réprimer, que mes idées me préoccupent trop, que je les pousse en avant avec trop d'ar- deur. Je ferai, mon ami, tous mes efforts pour que vos bons et sages conseils, dont je vous remercie encore une fois, ne soient pas entièrement perdus \ Toutefois, je ne pense pas tout à fait comme votre personnage principal, qu'il ne faille s'occuper des hommes, pour ainsi dire, qu'en détail, et abandonner complètement le reste à une puissance fatale ou providen- tielle qui exclurait tout concours de notre action propre 5. Mais je ne veux pas entamer là-dessus une dissertation qui me mènerait trop loin et vous ennuierait beaucoup. Je finirai donc tout simplement en vous priant de m'aimer toujours un peu, et en vous assurant que mon cœur vous rend au double et au delà, cette tendre affection que je sollicite du vôtre. « F. de Lamennais. »

Cette lettre, en ne laissant aucun doute sur l'attribution, le sens et la portée des passages de Volupté que nous avons indiqués plus haut, met en lumière les vrais sentiments de

1 Je n'ai pas besoin de faire remarquer combien ces lignes sont caractéristiques un mois après l'Encyclique Singulari nos qui condamnait les Paroles d'un Croyant. 8 J'ai cherché à mettre ces endroits en lumière. Cf. p. h. p. 82 et seq.

3 Le portrait d'Hervé, évidemment.

4 La modération relative du ton dans la Préface, des Troisièmes Mélanges et dans les Affaires de Rome ne doit-elle pas être attribuée aux sages conseils de Sainte- Beuve et aux insinuantes critiques signalées, p. h. p. 85 ?

5 Allusion aux p. 383-384 de Volupté ; Sainte-Beuve y montre l'impuissance de chaque génération à mouvoir le « chariot » de la société, bien que toutes s'y attellent avec une égale ardeur, au risque de le briser, « Nous sommes tous nés dans un creux de vague ; qui sait l'horizon vrai ? Qui sait la terre ? » {ïbid., 385).

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Sainte-Beuve. Au moment même- il semble le plus épris d'admiration et d'amitié pour les trois écrivains qui person- nifient alors sa propre orientation politique, sociale et même religieuse, au moment il les comble publiquement d'éloges, nous le saisissons en flagrant délit de désaffection à leur égard. Et de ses trois « a«iis » auxquels il dit des vérités si dures, Lamennais assurément n'est pas le moins maltraité. Ses disciples eux-mêmes, et jusqu'à l'abbé Gerbet, qui paraît être l'original du portrait « de ce docile Timothée, trop mou et trop bénin de caractère, trop crédule et trop simple agneau devant les hommes f », participent de la disgrâce du maître. Il semble donc incontestable, contrairement à ce qu'on avait cru jusqu'ici % que Sainte-Beuve, après un partiel retour à Lamennais en même temps qu'au Catholicisme, s'en écarte derechef à partir de l'Encyclique Singulari ?iosy c'est-à-dire à partir de juillet 1834; et que, d'ailleurs, ses manifestations de sympathie à leur égard depuis un an, sous l'influence de l'Abbaye aux Bois, étaient plus bruyantes et plus affectées que réelles.

1 Volupté, 311. Il pourrait bien être question aussi de Potter, Bore ou la Provos- tave (Causeries du Lundi, ilotes et Pensées, t. XI, p. 453, xxv). On entrevoit ici l'influence de Lacordaire.

2 M. Michaut (Sainte-Beuve avant les Lundis, 298-299), soutient qu'il reste en- core des traces de catholicisme chez Sainte-Beuve, en 1835 ; mais les textes sur lesquels il appuie cette opinion ne me paraissent pas concluants. Le plus décisif à cet égard serait celui des Portraits de Femmes, p. 1 1 1 : « Plus tard... M™e de Staël n'eût pas placé hors de l'ancien et de Y uni que christianisme le moven de ré- génération sociale qu'elle appelait de ses vœux. » Mais « unique christianisme » ne signifie pas ici catholicisme, comme le suppose M. Michaut ; le contexte ne permettrait de lui attribuer ce sens que si Mme de Staël était devenue catholique à la fin de sa vie, ce qui n'est pas : il faut donc entendre : le seul christianisme, dont les opinions philosophiques de Mme de Staël l'écartaient encore. Si, en février 1835, Sainte-Beuve déclare que ses sentiments sont « avoisinants le ro- cher de la foi » (Xlle Cor., 28), il s'agit évidemment d'un euphémisme à l'usage de son correspondant, l'abbé Barbe ; car, en juin 1835, il avoue même à Pavie qu'il est « loin du rocher, à la merci de chaque flot » (Th. Pavie, 151). La date de l'Encyclique Singulari nos exclut, semble-t-il, toute autre interprétation^

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Rupture publique avec Lamennais.

(Août j 834-1 5 novembre 18 36).

Un autre motif va précipiter la rupture publique : l'amitié de Lamennais commence à embarrasser ses ambitions. C'est l'époque sa Correspondance nous le montre, sollici- tant de Guizot, par l'intermédiaire de Mme Lenormant, la sup- pléance d'Ampère à l'Ecole Normale, ou, à son défaut, une chaire de Faculté *. Il recueille, il est vrai, des promesses as- sez termes du ministre; mais on lui fixe un délai d'un an pour composer un ouvrage qui justifie de sa nomination -. Il est homme à comprendre à demi-mot; il sait que la condam- nation de V Avenir et celle des Paroles d'un Croyant ont été obtenues de Rome sur les instances du gouvernement 3; il sent qu'une liaison trop étroite avec Lamennais n'avancera pas ses affaires. Il recommence donc à se détacher publique- ment.

1 Sainte-Beuve, Corr., 24, 27, 29.

2 Ibidem, 24.

3 Cf. Correspondant du 25 janvier 1904. L. de Lanzac de Laborie cite un frag- ment emprunté au livre de Charles Baille sur le cardinal de Rohan (Paris, Perrin) ; l'auteur analyse une correspondance entre l'ambassadeur de France à Rome, marquis de Saint-Aulaire, et Casimir Périer, d'où il résulte que le ministère insista vivement auprès de la cour de Rome pour obtenir la condamnation de V Avenir.

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Liszt est revenu de la Chênaie, lui rapportant un mot affectueux du solitaire : « Votre retour à la poésie, que vous avez abandonnée trop longtemps, nous promet quelques- unes de ces belles joies de l'âme dont on a aujourd'hui plus besoin que jamais. Si j'étais poète, je ne ferais que chanter,, mais je voudrais être aussi musicien pour que mes chants rassemblant à la fois tous les genres d'harmonie, ébranlent simultanément toutes les puissances de l'homme. Les an- ciens, au printemps du monde, lorsque tout était rieur, ne séparaient point ces deux choses, et ils avaient raison *. »

Ces confidences de Lamennais mettent Sainte-Beuve en* belle humeur; d'un ton badin, qui contraste avec son admira- tion autrefois si respectueuse, il signale à Ampère le retour de Liszt « qui était allé chez l'abbé de Lamennais accompa- gner de son piano les méditations philosophiques du prêtre poète 2 ». Déjà même il recommence à se dérober aux mennai- siens, sous prétexte de travailler 3. Il affecte dans son article sur Molière de ne « porter ni éloge ni blâme moral » de l'in- différence religieuse de notre grand comique, qui va jusqu'à l'hostilité contre le Christianisme *. On sent que l'occasion lut manque seule d'accentuer son attitude : Lamennais va la lui fournir. Dans une lettre du 24 janvier 1 835, il annonce à Sainte-Beuve qu'il vient d'écrire « une préface qui précédera- de vieux articles que son libraire a voulu réimprimer. Vous recevrez ce volume quand il paraîtra, ajoute-t-il, c'est-à-dire bientôt3 ». Défait, la célèbre préface des Ti^oisibnes Mélanges parut en tête de ce recueil d'articles empruntés en majeure partie à Y Avenir, le 21 février 1 835 6.

1 Rev. Contemp., 25 août 1885, p. 510, 6 octobre 1834.

2 Sainte-Beuve, Corr., 29 (18 déc. 1834).

3 Correspondance inédite entre Lamennais et le baron de VitrolUs, 275, 29 dé- cembre 1834.

4 Port. Litt., II, 8 janvier 1835.

5 Rev. Contemp., 25 août 1885, 511-12.

6 Date de la Bibliographie de la France.

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Après s'être félicité de ne rien rencontrer en soi qui résiste à cette admirable impulsion par laquelle toutes les croyances évoluent, se transforment, et qui est le progrès même, La- mennais constatait que, dans l'ordre philosophique, les trois seuls systèmes concevables et relatifs aux bases de la certi- tude avaient été réprouvés par le Saint-Siège; qu'en ce qui concerne les rapports de l'Eglise et de l'Etat, sans doute le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel doivent être indé- pendants chacun dans sa sphère, mais que, pour assurer cette indépendance, il faudrait trouver un organe chargé de juger les conflits des deux puissances, le Pape ne pouvant être juge dans sa propre cause sans que l'Etat ait toujours tort ; et que cet organe n'existe pas. Dans l'ordre proprement ecclésiastique il constatait, sous le rapport de la discipline, qu'il est sans doute catholiquement nécessaire que le Pape possède dans sa plénitude la souveraine puissance de gouverner l'Eglise con- formément aux canons ; mais qu'il ne l'est pas moins que les évêques ne soient pas réduits au rôle de délégués ou de pré- fets du Pape. Par rapport à la doctrine, enfin, un Pape in- faillible lui paraissait compris dans la notion même de l'Eglise catholique ; et, comme le Pape n'est pas infaillible quand il parle comme docteur particulier, mais seulement quand il est l'organe de l'Eglise universelle, il affirmait qu'il faut en conséquence un moyen de discerner certainement dans les paroles du Pape celles qui lui sont personnellement propres de celles qu'il prononce comme organe de l'Eglise dont il est le chef; et que ce moyen n'est pas encore déter- miné. Il notait même que la dernière solution qu'il avait proposée du conflit entre les deux pouvoirs, et qui consistait à admettre que le peuple se gouverne lui-même, ne résolvait pas la difficulté, puisque, dans ce cas, il s'agissait de savoir comment l'ordre purement civil de la nation, indépendant par son essence de l'autorité spirituelle, conserverait son in- dépendance vis-à-vis de l'Eglise. Il était ainsi conduit à élar- gir le problème et posant « l'immense question des rapports

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de l'humanité tout entière avec l'autorité spirituelle catholi- quement conçue ! », à rechercher comment, « le système ca- tholique étant donné », les deux ordres de liberté et d'obéis- sance « également légitimes, également nécessaires, peuvent subsister ensemble, complets tous deux, indépendants tous deux 2 ». Sur ce point encore, il se croyait obligé de recon- naître « qu'entre la hiérarchie d'une part, et l'humanité libre, de l'autre, il n'existe aucun juge possible », et par suite « nul moyen, en cas de conflit, d'arriver par cette voie à une solu- tion 3 ».

Mais Lamennais ne se contentait pas de montrer qu'en droit les questions essentielles, vitales pour le catholicisme demeuraient irrésolues ; il prétendait prouver qu'en fait le Saint-Siège, en condamnant les doctrines de Y Avenir, en re- fusant de planter la croix à l'entrée des voies de mouvement social, de liberté, de science, le genre humain s'avance, en préférant au contraire s'appuyer sur le passé, avait sacrifié les intérêts spirituels du catholicisme à ses propres intérêts temporels. Il ajoutait que toute la politique de la papauté consiste à sanctionner soit du côté des peuples, soit du côté des rois, les résultats acquis par la force4. Enfin en politique il affirmait que désormais il ne tenait plus, comme aupara- vant, la monarchie héréditaire pour compatible avec la li- berté, mais qu'il réclamait la république, seul genre de gou- vernement désormais possible en France 5. Et il partait de pour signaler avec une véhémente indignation « les turpi- tudes, l'exploitation des places, les sales tripotages de bourse et de budget, les dilapidations, les corruptions publiques et secrètes », enfin les nécessités honteuses auxquelles au de-

1 Troisièmes Mélanges, Préface, 35.

5 Ibidem, 57.

3 Ibidem, 42.

4 Je n'ai pas besoin de faire observer que je me borne ici à un exposé stricte- ment historique, laissant au lecteur le soin d'apprécier les doctrines.

5 Troisièmes Mélanges , Préface, 91.

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dans comme au dehors le principe dynastique avait été con- duit pour sa propre conservation ' : à l'intérieur, impôts écra- sants, suppression en fait de la liberté de la presse, de la li- berté d'association, de la liberté d'enseignement, de la liberté personnelle abolie par la prévention ; à l'extérieur, effort unique pour se faire admettre au rang des légitimités euro- péennes, et dans cette intention « se faire sergent de ville et mouchard pour veiller, sous les ordres de la Sainte- Alliance, au salut de l'absolutisme a ». Jamais encore n'avait été plus violemment flétri que dans les dernières pages de cet écrit, le système « dont la France subit l'inex- primable honte 3 ».

L'amitié de Lamennais devenait compromettante : quelle situation officielle espérer, si l'on prêtait l'oreille à de telles violences? Sainte-Beuve observa donc d'abord à l'égard de cette publication retentissante un silence prudent. Mais à ses intimes à ceux du moins qu'il sait devoir faire bon accueil à de telles confidences il marque combien il désapprouve ces emportements. « Oh que je hais ces rôles d'agitateur, de tragédien, de gladiateur, comme vous voudrez les appeler 4 », écrit-il à son ami Pavie. Et il ajoute cette apostrophe véhé- mente : « Vous, prêtre, vous, sage, qu'êtes-vous devenu ? C'est que vous n'étiez, au fond, ni prêtre ni sage; c'est que vous n'étiez qu'un artiste admirable...; c'est que, si vous avez l'avantage, comme talent, de ne pas vieillir, vous avez l'in- convénient comme esprit de ne pas mûrir. » Déjà, dans son article Du génie critique et de Ba/le, Sainte-Beuve glisse un avertissement voilé à l'adresse de Lamennais : « Gare aux retours, s'écrie-t-il, que Jurieu se méfie : l'infidélité est un

1 Troisièmes Mélanges, Préface, 93.

2 Ibidem, 98.

3 Ibidem, 99.

4 Th. Pavie, 168. Biré, V. Hugo après 1830, l, 159, 26 septembre 1835. Cf Michaut, p. 299-300.

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trait de ces esprits divers et intelligents ». Ailleurs il range Villemain parmi les talents distinguée, « novateurs avec décence * ». Enfin le ier septembre i836, il e'crit à Pavie que « plante' » par Lamennais, il s'en est consolé 3. « Il nous a versés dans le fossé et nous a plantés après avoir éteint la lanterne », disait-il en faisant allusion aux doutes qu'expri- maient les Troisièmes Mélanges. La rupture est consommée et presque affichée par lui depuis cette publication. Il ne semble pas qu'il ait répondu à la lettre que Lamennais lui adressa le 24 janvier i835 4 : leur correspondance s'arrête là.

Je ne saurais donc adopter l'opinion de M. Michaut5 ni celle de M. V. Giraud 6 qui tiennent pour décisive sur l'es- prit de Sainte-Beuve la publication des Affaires de Rome et la rupture de Lamennais avec l'Eglise. Depuis la pièce de vers du 12 août i832 et l'Encyclique Mirari vos, ainsi que j'es- père l'avoir établi, Sainte-Beuve s'était détaché de Lamen- nais et du catholicisme. Comment donc une décision de La- mennais, dont il ne subissait plus l'action, aurait-elle pu in- fluer sur des croyances qu'il n'avait plus? S'agit-il même des relations entre Lamennais et Sainte-Beuve? Ce n'est pas en i836, mais bien en février i835 qu'elles ont été brusquement interrompues, et, de la part de Sainte-Beuve, pour des rai- sons d'intérêt personnel faciles à soupçonner. Mais la sépa- ration véritable, l'irréparable cassure avait eu lieu bien avant,

1 Fort. Litt., déc. 1835.

2 Port. Cont., II, 360, Ier janvier 1836.

3 Biré, V. Hugo après 1830, II, 82. Th. Pavie, 180.

4 Rev . Contemp., 25 août 1885, p. 511.

5 Michaut, Sainte-Beuve avant les Lundis, p. 308-9 : « Il serait, je crois, difficile d'exagérer l'importance que la rupture définitive de Lamennais avec l'Eglise a eu pour Sainte Beuve. » Il faudrait dire, il me semble, sur l'attitude publique, affi- chée de Sainte-Beuve ; car pour les idées et les sentiments, c'est une autre affaire.

6 Dans l'Avant-Propos de sa « Table alphabétique et analytique des Premiers Lundis, des Portraits Contemporains et des Nouveaux Lundis », in-12, Calmann- Lévy, 1903.

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dès l'apparition de l'Encyclique Mirari vos, en août 1 8 3 2 * . Comment donc cette erreur a-t-elle pu s'accréditer au point d'être admise par les érudits les plus consciencieux ?

La responsabilité en revient à Sainte-Beuve. Les Affaires de Rome lui fournirent en effet l'occasion qu'il attendait de consacrer publiquement et à son avantage la situation créée par lui. L'ouvrage avait paru le 5 novembre 1 836 ; le 1 5, Sainte-Beuve publiait dans la Revue des Deux-Mondes un ar- ticle où Lamennais pouvait lire le passage suivant :

« Je n'ai ni la prétention, ni le désir d'exercer aucune in- fluence sur l'opinion d'autrui », (dit Lamennais). «Mais quoi? de l'oubli encore? quoi? vous, apôtre par excellence, vous, l'homme de la certitude, prêtre fervent qui ne cessiez de nous exhorter, vous n'avez nul désir d'exercer influence sur au- trui ! Est-ce bien possible d'abdiquer brusquement de la sorte, et cela vous était-il permis? Rien n'est pire, sachez-le bien, que de provoquer à la foi les âmes et de les laisser à Timproviste en délogeant. Rien ne les jette autant dans ce scepticisme qui vous est encore si en horreur, quoique vous n'ayez plus que du vague à y opposer. Combien j'ai su d'âmes espérantes que vous teniez et portiez avec vous dans votre

1 II ne sera sans doute pas inutile de résumer ici, en quelques mots, cette partie de mon étude : en août 1832, sous l'influence des premiers succès de sa passion et sous prétexte de l'Encyclique Mirari vos, Sainte-Beuve s'éloigne de Lamennais et du catholicisme ; de septembre 1833 à juillet 1834, il s'en rapproche, mais en apparence seulement (comme en témoignent les pages de Volupté commentées au chap. vin de la présente étude); car sa liaison, au fond, l'en tient toujours éloi- gné ; l'Encyclique Singulari nos, en juillet 1834, fournit un prétexte suffisant pour accentuer, à l'égard du catholicisme, un mouvement de recul dont les der- nières pages de Volupté portent déjà la trace, et la préface des Troisièmes Mélanges, pour rendre manifeste, au moins dans l'intimité, la rupture avec Lamennais. Donc : rupture véritable (passionnelle) avec le catholicisme et Lamennais en août 1832 ; seconde rupture indiquée avec le catholicisme, en juillet 1834, avec Lamennais, en février 1835 ; rupture affichée, publique, retentissante, mais pour la parade seulement et la galerie des naïfs (au nombre desquels Lamennais), après les Affaires de Rome, en novembre 1836. Les ressorts cachés de tous ces mouve- ments sont la passion et V intérêt.

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besace de pèlerin, et qui, le sac jeté à terre, sont demeurées gisantes le long des fossés! L'opinion, et le bruit flatteur, et de nouvelles âmes plus fraîches comme il s'en prend toujours au génie, font beaucoup oublier sans doute, et consolent : mais je vous dénonce cet oubli, dut ce cri paraître une plainte 1. »

Eh bien non, ce cri n'était pas une plainte, mais une phrase. Si la rupture de Lamennais a égaré des âmes, celle de Sainte-Beuve n'était pas de ce nombre. Quand on a suivi comme nous l'avons fait ses marches et contre-marches de- puis i832 ; quand on a éclairé ses « conversions » à la lumière de Volupté, on sait trop à quoi s'en tenir ; Sainte-Beuve a abandonné Lamennais condamné avant de s'écarter de La- mennais apostat; les Encycliques l'ont dégoûté d'un catholi- cisme dont ses passions contrariées lui faisaient sentir la gêne; ce ne sont pas, comme il l'insinue, les Affaires de Rome qui l'en éloignent. Pourquoi donc cette comédie? Quand une liaison d'amitié a été ce que fut la sienne avec l'auteur de l'Essai, quand certaines paroles, certaines assurances ont été échangées, quand on a reçu certaines marques d'arfec- tion , briser avec tout ce passé ne laisse pas sans inquié- tude pour sa piopre réputation. Il faut créer un alibi moral, et faire mettre tant de dureté au compte de beaucoup de tour- ments. Aucune insinuation ne coûtera pour arriver à cette tin. Il faudra que Lamennais ait tort, non pas seulement sur le terrain des faits, mais, ce qui est beaucoup plus contestable, d'un point de vue purement logique : « Dans cette volonté de fer, dans cette chaîne logique d'airain, dans cette vie constamment austère et intègre, il y a eu un moment ou tout s'est brisé,... oui, tout 2 !... il y a. eu une paille qui a ;ait dé-

1 Port. Cont., I, 265.

2 II y .1 ici une insinuation perfide : si tout est rompu (et avec quel soin Sainte- Beuve met en relief son : oui, tout!) la vie n'est donc plus austère, ni intègre. L'insinuation prend toute sa portée si on la rapproche dn passage de son journal, datant de la même époque, Sainte-Beuve déclare que chez Lamennais « il y a

LA CLEF DE a VOLUPTÉ » 5

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faut, et les mille anneaux du métal ont jonché la terre... ' ». Et d'un bout à l'autre de ces pages le critique s'acharne à montrer que Lamennais est en dehors du développement ra- tionnel; que sa foi antécédente devait le conduire à accepter la condamnation pontificale, à croire que les germes qu'il avait semés ne seraient pas perdus, mais que, du moment le pape infaillible, agissant peut-être aveuglément et par des ressorts intermédiaires humains, mais d'après une direction divine cachée, proclamait l'entreprise inopportune, il fallait bien qu'il y eût utilité dans ce retard. Il insiste surtout sur la faiblesse de griefs de Lamennais contre Rome, qui ne sau- raient expliquer, pense-t-il, la brusque abolition de ses croyances, et qui sont tels que l'auteur de Y Indifférence ou le directeur de Y Avenir n'auraient fait que s'en jouer. Comme s'il pouvait ignorer que Lamennais avait été catholique pour certaines raisons définies dont la disparition entraînait celle de sa toi ! Mais ne faut-il pas signaler « la faiblesse de l'esprit humain, au moment du plus grand talent dans les grands hommes 2 ? »

eu solution de continuité dans la région de l'intelligence », et que « c'est par la physiologie qu'il le faut expliquer » (Lundis, XI, 450, n. 20).

1 Port. Cont., I, 258.

2 Ibidem, 271.

Dernières rencontres.

(1837-1848).

Sainte-Beuve, malgré tant d'adresse, n'en fut pas moins quelquefois embarrassé de son personnage : « Je l'ai rencon- tré depuis, disait Lamennais, dans le quartier de l'Odéon : il a d'abord balbutié je ne sais quoi, puis, tout interloqué, il a baissé la tête » 4. « Si je parus embarrassé, ce dut être pour lui et non pour moi », répondit Sainte-Beuve dans une longue note apologétique publiée à la suite de l'article sur les Af- faires de Rome dans les Portraits Contemporains 2. « De quoi pouvais-je avoir à rougir en sa présence De cet abandon public et brutal, sans respect pour votre passé com- mun, et de cette hypocrite insinuation dont Lamennais con- naissait trop bien la valeur. « Je n'avais pas été le premier à le rechercher au début de notre liaison ; lui-même m'avait fait par Victor Hugo des avances dès le temps des Consola- tions».— Avances du prêtre au pécheur, et suggérées très vraisemblablement par vous. « Je l'avais pris avec vivacité et sympathie par tous les points desquels je pouvais me rap- procher, et qui m'offraient un moyen de correspondre. » Sa- tisfaction d'orgueil et de curiosité, en même temps qu'intérêt

1 N. Peyrat, Etranger cl Lamennais (Paris, Meyrueis, 1862), 121. 1 Port. Cont.y I, 272.

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de votre passion ; vous en aviez fait votre étiquette; mais, ne vous en déplaise, la vivacité des sentiments, la sympathie vé- ritable était chez lui, non chez vous. « Je m'étais efforcé de multiplier ces « points d'attouchements » comme les appelle Lavater dans son manuel de l'amitié ». Etait-ce quand vous refusiez de l'accompagner à Rome, ou quand vous vous ren- diez introuvable pour Montalembert, ou quand vous décliniez ses invitations réitérées de le rejoindre à la Chênaie ? Ou quand vous lui conseilliez de s'embarquer pour l'Amérique? « Je n'avais eu, dès son premier pas dans le libéralisme, que d'excellents et chauds procédés envers lui. » Vous étiez Saint-Simonien, quand il rit ce premier pas ; ce fut une bonne fortune pour vous de rencontrer cette nuance de mennaisia- nisme, qui vous permit de rentrer en grâce rue Notre-Dame- des-Champs, sans vous contredire trop ouvertement. Vous vous vantez de lui avoir rendu de bons offices littéraires ? Un seul fait justifierait cette expression ? votre intervention pour supprimer certain passage des Paroles d'un Croyant ; mais justement, vous avez altéré la vérité sur ce point. « De son côté, il n'avait cessé de m 'exhorter directement ou indirecte- ment à me fixer, à croire ». Vous ne l'aviez pas recherché sous un autre prétexte. « Mais, je le demande, que pouvais- je faire lorsque je le vis aller tomber tout d'un bond du ca- tholicisme dans l'extrême démagogie? Il y avait de quoi être embarrassé, vraiment, et de quoi baisser la tête. » Nul ne le croira maintenant; car son attitude était peu mesurée sans doute, excessive, passionnée, d'accord ; elle était du moins loyale; ce n'est pas de cette épithète qu'on peut qualifier la vôtre.

Désormais Sainte-Beuve ne laissera guère échapper l'occa- sion de quelque coup d'épingle à l'adresse de Lamennais. Dans son article sur MmC de Kriidner, il rapproche son nom de celui de Fourier ' : « Je ne comprends rien..., écrit à ce

1 Portraits de Femmes, 405, Ier juillet 1837.

ICK

propos Lamennais,. au bizarre rapprochement des noms qu'il fait arriver.., En ge'ne'ral, il recherche plus la singularité que la justesse l. » En octobre 1837, Sainte-Beuve s'entretient avec Vinet, à propos de Lamennais, de « l'espèce de contradiction qu'on peut voir entre l'art, la littérature d'une part, et la mo- rale, le sérieux pratique de l'autre » -. Une autre fois, il montre Lamennais à Paris, dans une chambre de garçon, rue de Ri- voli, « pouvant méditer tout à son aise sur la ruine des re- nommées ou du moins des influences ». Il colporte à son sujet de trop évidentes et trop grossières calomnies : « On me citait de lui l'autre jour, écrit-il, un trait qui le peint, lorsqu'il était encore à la Chênaie. Il voulait se faire un ca- chet. Un chêne en éclats brisé par la fondre, avec cette devise : Je romps et ne plie pas3.» Il se moque de l'enthousiasme de Georges Sand pour lui et l'accuse de sacrifier « aux nouveaux dieux ivres de l'encensoir » 4. Il signale ailleurs, et en quels termes, le petit incident qui causa entre Georges Sand et Lamennais une brouille passagère. Lamennais se taisait. Pourtant, un rapprochement eut lieu entre eux. Sainte- Beuve rencontra Lamennais, et même dîna avec lui chez d'Ortigue ; lui-même nous l'a raconté : « Il m'engagea à le vi- siter, et je le retrouvai rue Tronchet à son quatrième, tout à fait le même que je l'avais connu autrefois, naturel et affec- tueux. Je le dis à son éloge, il m'avait tout à fait pardonné mes libertés de plume » \ Sainte-Beuve n'était pas homme à comprendre ce qu'il y avait de noblesse et de hauteur d'âme dans une telle indulgence. Les relations d'ailleurs furent presque aussitôt abandonnées que reprises : Sainte-Beuve ne revit plus Lamennais jusqu'à sa mort.

1 Port. Cont., I, 274, N.

2 Revue des Deux- Mondes, 15 oct. 1903, p. 759 (Lettres inédites de Sainte-Beuve à M. et Mnie Juste Olivier).

3 Ibidem, Ier nov. 1Q03, p. 25).

4 Revue des Deux-Mondes, icr juillet 1904, p. 144-5.

5 Port. Cont., I, 274.

io6

*

Il a suffi, j'espère l'avoir montré, de soulever le voile jusqu'ici baissé de « Volupté», pour découvrir les secrets mo- biles des conversions de Sainte-Beuve et de ses attitudes si diverses entre 1827 et i836. La vie intellectuelle n'a été porur lui, durant cette période, qu'un reflet de la vie sentimentale ; elle en exprime les inquiétudes, les contradictions, les con- trariétés et les hontes. S'il se prend d'abord d'une si ardente amitié pour Victor Hugo, c'est, indépendamment de ses am- bitions littéraires, parce qu'il entrevoit près de lui la possibi- lité d'une passion qui lui manque seule, pense-t-il, pour le consacrer poète ; et sa première conversion n'est qu'un pre- mier pas vers l'amour par le mysticisme. Lamennais lui serait alors un auxiliaire inconscient et précieux, il désire donc le connaître. Mais ses assiduités échouent devant une indiffé- rence qui l'irrite; il craint de s'être fourvoyé dans une im- passe. La révolution de juillet lui fournit l'occasion cherchée d'une bouderie habile, dont le Saint-Simonisme lait les frais. Puis, les événements prenant une tournure différente de celle qu'il avait d'abord redoutée, il se laisse ramener rue Jean- Goujon par les instances de Victor Hugo. Les circonstances de ce retour lui tont craindre un moment d'avoir commis une maladresse, et d'avoir à tout jamais détruit l'amitié de celle dont il voulait exciter l'amour : quel moyen de sauver la si- tuation, sinon de mettre à profit le trouble ces inquiétudes l'ont jeté, de se laisser convertir encore, et de s'insinuer de nouveau sous ce prétexte à moitié sincère dans une confiance en partie perdue? Lamennais est l'instrument de cette ma- nœuvre, comme les Saint-Simoniens l'étaient de la précé- dente. Celle-ci a plus de succès : Sainte-Beuve y gagne un roman s'exprimera son rêve, et résultat presque ines- péré — il obtient la réalité bien différente qu'il souhaitait. Dès lors, sa passion fixée et satisfaite, il ne songe plus qu'à se

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débarrasser des instruments dont il s'est servi. Il profite de la liaison de V. Hugo avec Mlle Drouet pour se séparer de lui. Après l'Encyclique Mirari vos, il s'éloigne de Lamennais et du catholicisme, et si l'influence de l'Abbaye aux Bois l'en rapproche un instant, après l'Encyclique Singulari nos la rupture n'en est que mieux décidée. Accomplie discrètement après les Troisièmes Mélanges, elle est publiquement dénon- cée par Sainte-Beuve dans son article sur les Affaires de Rome.

La passion est donc l'unique ressort qui fait agir, vivre et penser Sainte-Beuve pendant ces années troublées. 11 fallait, je le crois, que cette vérité fût dite et démontrée : non qu'il convienne d'abaisser une réputation qui n'a du reste plus rien à perdre à ce genre de révélations ; mais Sainte-Beuve n'a pas su ou n'a pas voulu épargner ceux-là mêmes dont il s'était le plus servi. En les quittant, il s'est efforcé de jeter sur eux le discrédit du ridicule et de l'odieux; l'épargner, c'est donc laisser peser des soupçons sur des caractères élevés, comme celui de Lamennais, de la candeur desquels il s'est joué. La critique a un rôle d'équité à remplir : il n'im- porterait certes pas de montrer que les Conversions de Sainte-Beuve ont été quelques jours de franchise mis à part d'adroites comédies, et son amitié pour Lamennais une duperie, s'il ne s'était vanté dans la suite d'avoir tenu près de ce dernier un rôle qu'il n'a pas eu, de lui avoir rendu de bons offices que, vérification faite, il ne lui a pas rendus, et s'il ne l'avait accusé de l'avoir, par sa défection, distrait d'une foi à laquelle il avait dès longtemps renoncé. De telles altéra- tions de la vérité qui n'allaient à rien moins qu'à troubler de remords injustifiés une conscience déjà profondément malheureuse et déchirée, et à mettre des armes entre les mains des adversaires d'un homme qui lui avait prodigué les trésors d'une trop confiante bonté, de telles calomnies appe- laient irrésistiblement la lumière.

Après tout, Sainte-Beuve a été quelques jours sur neuf

io8

années sincèrement ému et porté à la piété et au repentir, lorsqu'il put craindre d'avoir à jamais détruit, par une im- prudente manœuvre, les espérances de sa passion : c'est beaucoup pour lui, et il lui sera sans doute, en faveur de ce rare accident, beaucoup pardonné.

APPENDICE

Rectification se référant à la note 1, page 15.

•M. Michaut, qui me fait l'honneur de suivre avec soin ma pu- blication, me fait observer, qu'il « ne pense pas du tout que Hugo ait eu une action exclusive sur la première conversion de Sainte-Beuve, et que nulle part il n'a essayé d'éliminer l'influence de Mme Hugo.

Il est vrai qu'il a esquivé la question des rapports de Sainte-Beuve et de Mme Hugo, mais il l'a fait, me .dit-il, sciemment, et son si- lence à cet égard a pour cause la réserve à laquelle une thèse de doctorat est, sur certains sujets, condamnée. Il faut donc lire, dans une certaine mesure, à travers les lignes de son ouvrage ; voilà du reste ses explications à cet égard : « je dis Hugo, il faut en- tendre, selon les cas, Hugo seul, ou le ménage Hugo. A la page 189 si je n'ai pas cité nommément Mme Hugo, je n'ai rien dit qui Pexclue, et mon avis sur son influence est tout à fait conforme au vôtre ».

Je suis trop heureux de rencontrer sur ce point un allié, et un allié tel que M. Michaut, je craignais de trouver un adver- saire, pour ne pas fournira l'auteur de Sainte-Beuve avant les Lundis une rectification d'ailleurs si justifiée.

APPENDICE

se référant à la note 3 de la page 56.

BONALD ET VICTOR HUGO

Le portrait du marquis de Couaën, qui, dans Volupté, tient la place de Victor Hugo, renferme le passage suivant :

« Le premier jour que je l'allai visiter (c'est Amaury qui parle

I io

et il s'agit du marquis) quand nous entrâmes dans sa bibliothèque, un livre récent était ouvert sur la table : j'en regardai le titre, j'y cherchai le nom de l'auteur, depuis célèbre : « Quel est ce gentil- homme de l'Aveyron ? lui dis-je. Ah ! répondit-il, une de mes connaissances de jeunesse dans le Midi, une profonde tête, et opi-* niâtre ! Toutes les théories de morale et de politique de nos philo- sophes supposaient je ne sais quel sauvage de l'Aveyron, et n'eussent pas été fâchées de nous ramener : mais voici que l'Aveyron leur gardait un gentilhomme qui mettra à la raison philosophes et sau- vages. » Ce furent ses paroles mêmes *. »

On reconnaît sans peine dans ce philosophe de l'Aveyron, Bo- nald, l'auteur de la Théorie du Pouvoir Politique et Religieux et de la Législation primitive ; d'autre part, l'étude de Volupté ne permet pas de douter que, certaines fantaisies mises à part, qu'exigeait la texture du roman et la nécessité de dérouter les curiosités en éveil lors de la publication, le marquis deCouaënsoit Victor Hugo. Il résulterait donc des quelques lignes citées plus haut, que Victor Hugo, en 1827, c'est-à-dire l'année même il écrivit la préface de Cromwell, lisait et admirait Bonald.

La Préface de Cromwell (]e ne sache pas qu'on en ait fait la remarque jusqu'ici ?) 2, porte les traces manifestes de cette admiration. Victor Hugo part du fait que « la même nature de civilisation, ou, pour employer une expression plus précise, quoique plus étendue, la même société n'a pas toujours occupé la terre. Le genre humain dans son ensemble a grandi, s'est développé, a mûri comme un de nous. Il a été enfant, il a été homme, nous assistons maintenant à son imposante vieillesse. Avant l'époque que la société moderne a nommée antique, il existe une autre ère que les anciens appelaient fabuleuse, et qu'il serait plus exact d'appeler primitive. Or, la poésie se superpose toujours à la société 3 ». Mais, n'est-ce pas Bonald qui

1 Volupté, 37.

8 En particulier, je n'en trouve aucune mention dans la 'Préface de Cromweïï, pourtant si richement documentée, de M. Maurice Souriau (Paris, Société fran- çaise d'imprimerie et de librairie, in-18, 1897.)

a V. Hugo, Cromwell, 'Préface, éd. Houssiaux, 1864, in-8, p. 5 ; éd. Souriau,

III

écrit : « La civilisation est dans la nature de la société 1 ? » N'a-t-il pas dit: « La société, ainsi que l'homme, passe par différents états d'enfance, de jeunesse, de virilité '- ? » Et encore : v< La société passe... ainsi que l'homme, par plusieurs états différents, et que l'on peur comparer entre eux ; la société a, comme l'individu, son enfance, son adolescence et sa virilité 3. » Bonald aussi a étudié la société antérieure à la société antique, en la qualifiant de société pri- mitive, et il a recherché dans sa Législation primitive les lois qui sont naturelles à cette forme de société. Cette pensée est de lui: « La littérature est l'expression de la société comme la parole est l'expres- sion de l'homme 4 ». Il remarque « l'enfance des genres... au temps de l'enfance de la société ; l'adolescence des genres... au temps de l'adolescence de la société; la virilité des genres... au temps de la perfection de la société3 ». Le passage de la préface de Cromwell cité plus haut n'est donc qu'un résumé à peu près fidèle de ses doc- trines.

Je sais que M. Souriau en attribue l'inspiration à Mme de Staël : « Peut-être, écrit-il, tout le début de la Préface sur les oiigines des genres, et leur rapport avec les modifications sociales, est-il en par- tie un emprunt à Mme de Staël 6 ». Mais c'est là, me semble-t-il, commettre un anachronisme. En 1824, Victor Hugo subit par- tiellement d'ailleurs l'influence de Mme de Staël, et cette in- fluence est sensible dans les expressions mêmes qu'il emploie 7. En 1827, l'auteur de La littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales est oubliée par Victor Hugo, et c'est à une toute

Paris, Société française d'imprimerie et de librairie, p. 175-176; éd. définitive Hetzel-Quanlin, in 8, 1881, p. 8-9).

1 Bonald Législation primitive, III, 36 (in-8, Paris, Le Clerc, an XI, 1802).

J Bonald, Théorie du Pouvoir, \, III, V, 225 (in-8, Paris, Le Clerc, 1843).

3 Bonald, Législation primitive, I, 317.

4 Bonald, Législation primitive, II, 207. Cf. V. Hugo, Préface de Cromwell, p. 6. « L'expression d'une pareille civilisation ne peut être que l'épopée ».

5 Bonald, Législation primitive, II, 211, 212.

6 Souriau, La Préjace de Cromwell, p. 36.

7 Préface des Odes et Ballades (1824), éd. Houssiaux, in-8, 1F64, p. 22 (février 1824). Cf. aussi V. Hugo, Correspondance (181 5-1835), p. 38.

112

autre action qu'il faut rapporter les doctrines dont on lui fait hon- neur, bien à tort.

Je remarquerai à ce sujet que la théorie de la perfectibilité dans la Littérature, n'est pas du tout celle de la Préface ; outre que, dans ce dernier ouvrage, le mot de perfectibilité n 'est même pas prononcé (indice très caractéristique d'un état d'esprit bien éloigné du philo- sophisme), la perfectibilité dont il s'agit dans la Littérature est indé- finie l, tandis que le développement dont parle la Préface aboutit à Y imposante vieillesse de l'humanité -. D'ailleurs la perfectibilité dont traite Mmc de Staël est celle des idées, non celle de l'imagination ni des arts 3. Enfin les relations que Mme de Staël cherche à déterminer sont celles qui existent entre les institutions politiques et la littérature, non celles qui font dépendre les âges de l'humanité des formes littéraires 4. Il m'est donc impossible de retrouver ici l'influence de Mme de Staël.

Au contraire je retrouve dans la Préface non seulement l'inspira- tion, mais jusqu'au vocabulaire même de Bonald. A l'exemple que j'en ai donné plus haut, j'en ajouterai quelques autres. La société des temps primitifs telle que nous la décrit V. Kugo, cette société dans laquelle l'homme « touche encore de si près à Dieu », dans la- quelle « il y a des familles et pas de peuples ; des pères et pas de rois » ; dont « la prière est toute la religion 5 », cette société n'est autre que la société naturelle, correspondant à la religion natu- relle, société primitive de familles telle que Bonald nous la décrit dans ses ouvrages en des termes fort analogues et quelquefois identiques 6. S'il indique le passage de la communauté patriar- cale à la société théocratique 7 ; je reconnais la transformation de la société naturelle de production en société de conservation,

1 Œuvres complètes de Mm* de Staël (Paris, in-8, 1820), t. IV, p. 72.

2 Préface, éd. Souriau, p. 176 ; éd. Houssiaux, p. 5 ; éd. Hetzd-Quantin, p. 8.

3 Œuvres complètes de Mme de Staël, 64.

4 Œuvres complètes de Mmt de Staël, IV, 15.

5 Préface, éd. Souriau, p. 176 177 ; éd. Houssiaux, p. 5-6 ; éd. Hetzel, p. 8-9. * Bonald, Th. du Pouvoir, I, I, 1, 28-29. Législation primitive, II, 204.

1 Préface, éd. Souriau, p. 177-178 ; éd. Houssiaux, p. 6 ; éd. Hetzel, p. 9.

ir3

transformation que domine en effet l'apparition du formalisme reli- gieux, des rites, du dogme et du culte, c'est-à-dire de la religion publique !. L'importance attribuée par Victor Hugo à la double des- tinée de l'homme, à la fois « animal et intelligence, âme et corps 2», me rappelle que pour Bonald la distinction de l'intelligence et des organes chez l'homme est une des bases de la théorie sociale \ et n'est pas suivie avec moins de soin, ni moins féconde en consé- quences dans la Théorie du Pouvoir ou la Législation primitive que dans la Préface de Cromwell. Quand Victor Hugo signale le caractère « ma- tériel » de la théogonie antique dans laquelle tout est « visible, pal- pable, charnel », quand il ajoute quelques lignes plus loin: « Les héros d'Homère sont presque de même taille que ses dieux. Ajax défie Jupiter, Achille vaut Mars 4 » ; comment ne pas reconnaître l'inspiration de Bonald qui a écrit : « Ces dieux, au fond, n'étaient que des hommes, et l'imagination grossière des hommes les confon- dait avec les héros 3. » Ailleurs, s'il compare « les diverses physio- nomies de la pensée aux différentes ères de l'homme et de la so- ciété e,» c'est encore une réminiscence de Bonald, pour qui « l'homme est la société en abrégé, comme la société est l'homme général ' ».

Il est remarquable que même les théories proprement artistiques et littéraires de la Préface portent les marques de cette inspiration première. Les fameuses formules d'affranchissement de l'art : « Il n'y a d'autres règles que les lois générales de la nature, qui planent sur l'art tout entier 8 », et « Tout ce qui est dans la nature est dans l'art :' », ne font que transposer cette pensée dont tout le système de Bonald est le développement : « La nature doit être le seul pou-

1 Bonald, Th. du Pouv., I, I, IV, 72-74 et Leg. Prim. II, 228.

2 Préface, éd. Souriau, p. 183 et 222-223 ; éd. Houssiaux, p. 8 et 21 ; éd, Hetzei, p. 12 et 30.

3 Bonald, Ih. du Pouv. I, I, I. 25 ; Leg. Prim. I, 254 et ibid. 175, nu 1.

4 Préface, éd. Souriau, p. 184-186 ; éd. Houssiaux, p. 9; éd. Hetzei, p. 13.

5 Bonald. Mélanges, 420. Cf. ibid. 244.

6 Préface, éd. Souriau, p. 215 ; éd. Houssiaux, p. 18-19 : éd. Hetzei, p. 27. ' Bonald, Th. du Pouv., II. IV, VI, 221.

face, éd. Souriau, p. 252-253 ; éd. Houssiaux. p. 31 ; éd. Hetzei, p. 44. 9 Préface, éd. Souriau, p. 223 ; éd. Houssiaux, p. 21 ; éd. Hetzei, p. 31.

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voir législatif des sociétés ' ». La théorie du grotesque « comme objectif auprès du sublime, comme moyen de contraste 2 » et l'idée que la poésie vraie « est dans l'harmonie des contraires 3 », Bonald leur avait donné leur première formule, et qui n'est pas si éloignée de celle de Victor Hugo qu'on ne puisse attribuer au philosophe de l'Avey- ron la paternité des deux: « Il ne faut pas croire, dit-il, que ces contrastes entre des extrêmes n'aient d'autre raison que le motif de Tendre plus brillantes les productions des arts par un cliquetis de mots antithétiques, ou par le rapprochement de choses opposées. Ces contrastes nous présentent les extrêmes du beau, ou le beau dans les extrêmes : vérité importante qui renferme des conséquences très étendues en morale poétique ou même pratique, et dont il faut chercher la raison dans l'homme. L'homme n'est en effet qu'extrêmes et contrastes. Tel qu'il est par sa nature originelle, il se compose de qualités extrêmes, en contraste par leurs contrariétés de torce et de faiblesse, de grandeur et de misère, de lumière et d'obscurité, d'em- pire sur l'univers et de dépendance de tout ce qui l'entoure, de hautes pensées et d'indignes penchants. Tel qu'il peut être par les progrès de sa raison, l'homme se compose de qualités extrêmes en harmonie même par leur contraste... C'est le mystère de l'homme, le secret des arts, l'enseignement même de la religion \ » Enfin, il n'est pas jusqu'à la distinction des trois forn.es générales de poésie, lyrique, épique, dramatique, dont Victor Hugo décrit la succession dans la Préface de Cromwell % qui ne se retrouve, à vrai dire, ordon- née différemment, chez Bonald : « On peut, dit- il, réduire à trois espèces de composition dans chaque genre, toutes les productions littéraires, les compositions dramatique, lyrique et épique 6 ».

1 Bonald, Th. du Pouv., I, VI, III, 455.

2 Préface, éd. Souriau, p. 203 ; éd. Houssiaux, p. 14 ; éd. Hetzel, p. 21.

3 Préface, éd. Souriau, p. 223 ; éd. Houssiaux, p. 21 ; éd. Hetzel, p. 31.

4 Bonald, Mélanges (3e éd. in-8. Paris, Le Clerc, 1862), p. 245. Cf. aussi ibid, p. 256-257 ; et p. 251 : « Soit que le beau moral se trouve dans des extrêmes sé- parés, soit qu'il naisse de leur rapprochement. »

5 Préface, éd. Souriau, p. 214 ; éd. Houssiaux, p. 18 ; éd. Hetzel, p. 27. 8 Bonald, Du style et de la Uttératuie (août 1806). Mélanges, p. 181.

us

Il est donc impossible de méconnaître l'influence de Bonald sur la Préface de CromivdL Et cependant on remarquera avec surprise que ni pendant les années qui précèdent 1827 *, ni dans la Préface elle-même, ni dans les écrits ou les lettres de Victor Hugo qui la suivent immédiatement, le nom de Bonald n'est prononcé.

La raison la plus vraisemblable en est la suivante : c'est par l'in- termédiaire de Lamennais que Victor Hugo eut connaissance des œuvres de Bonald. Or, dès 1824, Lamennais constatait à propos de Bonald qu' « il est périlleux aujourd'hui de s'associer certains noms' » Communiqua-t-il cette manière de penser à Victor Hugo, alors orienté sous son influence vers le christianisme libéral ? C'est au moins fort probable; et l'on s'expliquerait ainsi pourquoi l'auteur de Cromwell, en faisant de larges emprunts ci la pensée de Bonald, se garda prudemment de citer ses sources, ou même d'y taire la moindre allusion.

1 Exception faite cependant pour la pièce Sur le Télégraphe d'octobre 18 19. (Cf. Biré, V. Hugo avant i83o, p. 151.

2 Blaize, Œuvres inédites de Lammenais (Paris, Dentu éd., in-8, 1866), I, 447.

ERRATA

P. 9 : note 4 : « comme l'affirme M. Michaut » ; ajoutez : « sur la foi de Sainte- Beuve ».

P. 16 : lignes 13, 24, 26 : 1828 ; lisez : 1829.

P. 19 : ligne 3 : l'apôtre ; lisez : l'apôtre ».

P. 24 : note 1 : Volupté, 116 ; ajoutez : Sainte-Beuve fait dire à Mme V. Hugo [Consolations, 216, juillet 1829) :

« Oq n'a pour vrais amis que son père et sa mère, Son mari, ses enfants et Dieu par- dessus tout. » Sainte-Beuve se flattait sans doute de passer avant l'une de ces cinq amitiés ; mais il n'en était pas très sûr, comme en témoigne son « peut- être ».

APPENDICE

Se référant à la page 35, ligne 3. Les lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo.

9

Au moment la présente étude a été écrite, les lettres de Sainte-Beuve à V. Hugo n'avaient pas encore paru. La très inté- ressante publication de M. G. Simon est venue depuis combler cette lacune (Revue de Paris des 15 décembre 1904, Ier, 15 janvier et 15 février 1905). Je dois dire que ces lettres confirment complè- tement, à mon sens, l'esprit de mon travail.

J'indiquerai ici les principaux raccords entre la publication de M. G. Simon et la mienne :

La Clef de Volupté, page 25 : « Sainte-Beuve alors à Rouen... » V. Revue de Paris, Ier janvier 1905,, p. 73 et seq. : Lettres de Sainte- Beuve à V. Hugo du 7 mai 1830, à Mme V. Hugo, du 16 mai.

Page 27 : « Cependant Sainte-Beuve... » V. Revue de Paris, icr janvier 1905, p. 78 et seq. : Lettres de Sainte-Beuve à V. Hugo, du 3 1 mai et du 6 juillet 1830.

Page 31 : « La crise de passion... » V. Revue de Paris, Ier jan- vier 1905, p. 80-8 r. Lettre de Sainte-Beuve à V. Hugo, du mardi 14 septembre 1830.

Page 34 : « et les gages qu'il donnait... » V. Revue de Paris, Ier janvier 1905, p. 83 et seq. ; Lettres de Sainte-Beuve à V. Hugo du 7 et du 23 décembre 1830.

Page 36 : « le 13 mars il revient à la charge... » Y. Revue de Paris, Ier janvier 1905, p. 91 et seq. Lettre de Sainte-Beuve à V. Hugo, mars 183 1.

LA CLEF DE et VOLUPTÉ » 6

n8 -

Page 37 : « Sainte-Beuve fit amende honorable... » V. Revue de Paris, Ier janvier 1905, p. 93-94 : Lettre de Sainte-Beuve à V. Hugo, 3 avril 1 83 1 , et p. 95 et seq., 14 avril 183 1.

Page 51 : « Une crise commence... » V. Revue de Paris, Ier jan- vier 1905, p. 104 et seq. : Lettre de Sainte-Beuve à V. Hugo, 7 juillet 1831.

Page 51 : « On peut juger quels durent être les sentiments... » V. Revue de Paris, Ier janvier 1905, p. 107-108 : Lettre de Sainte- Beuve à V. Hugo, 8 juillet 1831.

Page 53 : ce Qu'il connaît bien ses points sensibles... )> V. Revue de Paris, 15 janvier 1905, p. 319-320 : Lettre de Sainte-Beuve à V. Hugo, 19 juillet 183 1.

Page 53 : « Mais V. Hugo tient toujours aux succès... » V. Revue de Paris, 15 janvier 1905, p. 321-322 : Lettres de Sainte-Beuve à V. Hugo, août et vendredi 5 août 1831.

Page 59 : « Lepuis 1831... » V. Revue de Paris , 15 janvier 1905,

p. 322 et seq. : Lettres de Sainte-Beuve à V. Hugo.

Page 59 ; note. V. Revue de Paris, 15 janvier 1905, p. 327 et seq.

Page 61 : « Le retour de V. Hugo... » V. Revue de Paris, 15 jan- vier 1905, p. 331, 332, 333 : Lettres de Sainte-Beuve à V. Hugo, 13 et 14 novembre 1832.

Page 62 : ... lui demande un article sur l'ouvrage imprimé ». V. Revue de Paris, 15 janvier 1905, p. 334-335 et seq. : Lettres de Sainte-Beuve à V. Hugo, 8 décembre 1832, etc..

Page 81 : « Sainte-Beuve fait tous ses efforts pour arriver à une rupture... » V. Revue de Paris, 15 janvier 1905, p. 342 : Sainte- Beuve à V. Hugo, 21 août 1833.

Page 81 : « ... Sur les Mémoires de Mirabeau... » V. Revue de Paris, 15 janvier 1905, p. 348 et 349 : Lettre de Sainte-Beuve à V. Hugo, 6 février 1834.

TABLE DES MATIÈRES

Avertissement vil

Avant-propos ix

Introduction y

Chapitre I. De l'amitié à l'amour. Première conversion. Sainte- Beuve en quête de Lamennais (janvier 1827 juillet 1829) .... 10

Chapitre II. Premier assaut. Premier échec (juillet 1829 juillet 1830) 22

Chapitre III. Le dépit amoureux : la crise Saint-Simonienne (juillet 1830 avril 1831 30

Chapitre IV. Retour et désenchantement. La deuxième conversion. Lamennais et Juilly (avril-novembre 183 1) 58

Chapitre V. Progrès de la passion. Premières chutes (juillet 183 1 août 1832) 49

Chapitre VI. La chute. Rupture intérieure avec le catholicisme et Lamennais (août 1832 août 1833) 59.

Chapitre VII. L'Abbaye-aux-Bois. Sainte-Beuve est ramené en ap- parence à Lamennais et au christianisme (septembre 1833 juillet 1834) 69-

Chapitre VIII. L'Encyclique Singulari nos. Seconde et définitive rup- ture intérieure avec Lamennais et le christianisme (juillet 1834) ... yS

Chapitre IX. Rupture publique avec Lamennais (août 1834 15 no- vembre 1836) 94

Chapitre X. Dernières rencontres (1837-1848) 103;

Appendice 109

Errata 116

Appendice 117

Saint-Amand (Cher). Imprimerie BU5SIÈRE.